Les Sacrifices de l’amour: MiMoText edition Claude-Joseph Dorat(1734-1780) data capture unknown encoding Amelie Probst editor Julia Röttgermann 69716 Mining and Modeling Text Github 2020 Les Sacrifices de l'amour Claude-Joseph Dorat 1771 1771

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PARTIE 1 LETTRE 1

Le chevalier, au Baron De *. Que je vous porte envie, mon cher baron! Quoique vous soyez encore dans l'âge où l'on ne renonce à rien, vous avez quitté Paris, pour vivre dans vos terres: vous préférez à son tumulte la douceur d'une retraite philosophique et tranquille. C'est là que votre ame s'éleve, qu'elle se fortifie contre les besoins factices qui désolent les sociétés. Car tout me prouve que l'homme social est puni par les goûts même dont il avoit espéré ses plaisirs. Vous voilà hors de la tourmente. Vous n'avez point de liens (j'en excepte ceux de l'amitié) qui mettent votre repos à la merci des autres. Une fortune considérable ne vous rend dépendant des hommes que par le bien que vous aimez à leur faire. Vos vassaux sont heureux. Vous animez le travail: l'industrie naît de l'encouragement que vous lui donnez. La fertilité des campagnes est le luxe de votre domaine; et votre bonheur est, pour ainsi dire, réfléchi dans tous les êtres qui vous environnent. Quelle riante perspective! Mais plus mes yeux m'y portent, plus les circonstances m'en écartent. Le calme n'a jamais été si loin de moi. Qu'allez-vous penser en lisant ma lettre! Est-ce là le ton de mon âge? Que voulez-vous? Mon style prend la teinte de mon ame: cette ame, si ardente, est triste, mélancolique, et n'en est pas moins agitée.

Il y a six ans que je suis entré dans le monde. L'ardeur de m'avancer, un goût vif pour le plaisir, l'effervescence de la jeunesse, une imagination brûlante, m'ont jusqu'ici répandu hors de moi. Dans l'âge où j'ai paru, tout plaît, tout enivre; les souvenirs du passé sont doux, le présent transporte; on voit l'avenir en beau; la tête fermente, le coeur s'allume, on vit dans un monde enchanté. Heureux tems où l'on jouit pour jouir encore, où les lueurs d'une raison momentanée ne montrent que les agrémens de la vie, sans en éclairer les écueils! Mon ami, je sors des jardins d'Armide, le désert étoit au bout.

Ne croyez point, encore une fois, que cet état soit un état de langueur: c'est au contraire l'inquiétude vague d'une ame avertie d'un plaisir nouveau.

Je n'ai point à me plaindre de la fortune. J'ai un régiment; je plais à une des femmes de la cour dont on vante le plus l'esprit et la figure: son crédit augmente de jour en jour; ma position fait des jaloux, et ne me rend point heureux. Vous l'avouerai-je? C'est cette même femme dont le zele m'a été si utile, et qui d'ailleurs possede tous les charmes, toutes les séductions, c'est elle en partie qui est la cause de mon chagrin. Vous l'avez rencontrée quelquefois: il est impossible de réunir plus d'avantages extérieurs et de moyens d'être aimable. Elle a, pour plaire, des secrets qui ne sont qu'à elle. Elle est belle, et l'on seroit tenté de l'en dispenser. Elle a tant de grace, que sa beauté lui devient presqu'inutile. Mais, hélas! Tout cela n'est que la magie du moment; le caractere est celle de tous les jours. Le sien est léger, superficiel, altier. Sa tête la trompe sur les mouvemens de son coeur: Dieu sait ce qui résulte de ce faux calcul. Elle est jalouse avec hauteur, exigeante sans tendresse, capricieuse à un excès que je peindrois mal; et le caprice est presque toujours chez les femmes en proportion de leur froideur. Il est en elles, je l'imagine au moins, une espece de révolte contre la nature; elles se vengent de n'être pas sensibles, et nous punissent de ne pas réussir à leur créer un coeur. La Marquise D'Ercy joint à tous ces défauts une ambition démesurée, qui la subordonne en quelque sorte à toutes les variations du crédit. Son ame, osons le dire, est gâtée par l'intrigue, par ce besoin de briller, le poison des vertus douces, des plaisirs vrais et de toute félicité. Vous voyez que je ne l'aime plus, puisque je la juge. De là les idées sombres qui s'emparent de moi. Je lui ai les plus grandes obligations, et, avec celles de son âge, vous savez qu'on ne s'acquitte que par l'amour. De jour en jour le mien s'éteint; mais il semble que ma reconnoissance augmente à mesure qu'il diminue. D'après ce que je vous confie, je suis trop honnête pour n'être pas très-malheureux. Je n'ai pas envisagé un seul instant que, si je blesse son amour-propre, je m'expose à sa vengeance; je ne me souviens que de ses bontés passées; elles laissent dans mon ame des traces profondes. Je pleure la perte d'une illusion qui me voiloit ce qui me détache. J'aurois voulu la garder jusqu'au dernier soupir, et pouvoir transformer toujours en vertus les défauts de ma bienfaitrice. Plaignez-moi, baron, plaignez-moi: le mal est sans remede. J'aide moi-même la fatalité qui m'entraîne vers cette ingratitude que je me reproche. J'aime un autre objet. J'ai le double tourment d'un amour qui expire, et d'une passion qui va naître. L'embarras de quitter une femme, la crainte de ne pas plaire à une autre, la satiété de tout ce qui n'est pas elle, le combat des principes contre les sentimens, voilà ce que j'éprouve, ce qui me désespere; et cette situation est peut-être l'époque la plus intéressante de ma vie, par le degré d'importance que j'attache au nouveau penchant qui m'occupe. Vous connoissez celle qui en est l'objet. Que dis je? Vous l'avez toujours estimée. Je me rappelle avec délice les éloges que vous m'en faisiez autrefois. Ils me sembloient outrés. Que je les trouve foibles aujourd'hui! Après tout ce que je viens de dire, ai-je besoin de vous nommer la Vicomtesse De Senanges? C'est elle, oui, c'est elle qui va me fixer pour jamais.

Il y a deux mois environ, que je me trouvai chez la Princesse De *. L'assemblée étoit nombreuse, en femmes sur-tout. Quelques-unes étoient jolies, toutes croyoient l'être, pas une ne me sembloit intéressante. On annonça Madame De Senanges. Comme j'en avois beaucoup entendu parler, et que je la rencontrois pour la premiere fois, je me félicitai en secret de l'occasion qui s'offroit de la connoître. À peine fut-elle entrée, les regards se tournerent vers elle, ceux des hommes pour l'admirer, ceux des dames dans une autre intention. Après l'examen le plus curieux et le plus sérieusement prolongé, ne pouvant se dissimuler des charmes qui frappoient tous les yeux, elles ne furent plus maîtresses de leur dépit, et le laisserent éclater dans leurs propos, dans leurs gestes, leurs questions, leurs réponses, ou l'affectation de leur silence. La princesse elle-même, qui n'est plus dans l'âge des prétentions, trouvoit que Madame De Senanges étoit vraiment trop jolie ce jour-là, et que l'on ne tombe pas ainsi dans un cercle de femmes pour les éclipser toutes, à l'heure qu'elles y pensent le moins. Je m'apperçus de la conjuration, et n'eus garde d'en être complice. La conversation languissoit. Elle ne se réveilloit que par ces tristes monosyllabes qui annoncent l'ennui. Madame De Senanges commençoit à se déconcerter. Ses beaux yeux erroient de toutes parts avec un embarras qu'elle ne se donnoit pas la peine de cacher; elle sembloit implorer une indulgence dont elle a si peu besoin. Je vins à son secours, je mis l'entretien sur les événemens qui occupoient alors la société. Je n'oublierai jamais le regard qu'elle me jeta, comme pour me remercier de mon adresse. Son ame y étoit toute entiere; et la modestie qui l'accompagnoit, n'enlevoit rien à son expression. Ce regard me perdit. Madame De Senanges fut charmante tout le tems de sa visite. Elle parla avec cette négligence que vous connoissez, et le son de sa voix pénétroit jusqu'à mon coeur. Il lui échappa une foule de traits spirituels que je fis valoir pour les autres, et que je recueillis pour moi. Elle se vengea de ces dames en les faisant oublier, et ramena par sa gaîté douce quelques-unes de celles qu'elle avoit aigries par sa figure. Après ce triomphe, auquel j'étois ravi d'avoir contribué, elle sortit, et je la suivis, par une de ces imprudences dont on ne se rend pas compte, et que j'ai regardée depuis comme l'indiscrétion d'un coeur qui ne m'appartenoit déjà plus.

Depuis ce moment, l'image de Madame De Senanges m'étoit toujours présente. La chercher au bal, au spectacle, n'y regarder qu'elle, être sans cesse à son passage, c'étoit là mes seuls plaisirs. Plus de courses, de soupés; plus de ces tournées fatigantes que l'on nomme visites, et que je suis tenté de nommer à présent un commerce d'ennuis entre des esprits froids et des coeurs désoeuvrés. Comme tout change aux yeux des amans! L'amour fait un univers pour les ames qui sentent. C'est cet univers-là que j'habite. Au milieu de la foule, je suis seul.

Six semaines s'étoient écoulées depuis notre premiere entrevue. Je ne pouvois plus souffrir de ne la voir que dans les lieux où tout le monde va. J'abhorre les regards publics; il me semble qu'ils profanent ce que j'aime. Enfin j'appris que le vieux Duc * mon parent, alloit souvent chez elle, et qu'il étoit depuis long-tems au nombre de ses plus intimes amis: je le priai de m'y présenter. Il me promit d'en parler, me tint parole, obtint ce que je desirois avec tant d'ardeur, et m'y mena quelques jours après. Voilà où j'en suis, mon cher baron; je la vois deux ou trois fois par semaine. Que les autres jours sont tristes! Je jouis de sa conversation, je m'enivre d'amour auprès d'elle. Je n'ai pas encore osé me découvrir. Rien ne perce dans mes discours: elle n'a pas l'air d'entendre mes regards; mais je la vois, je suis heureux. Je vous ouvre mon coeur; je vous expose sa situation, pénible d'un côté, inquiete de l'autre. Je me jette dans les bras de l'amitié. Vous le savez, mon ami, je ne vous ai jamais rien caché. Pour prix de ma confiance, parlez-moi de Madame De Senanges, et sur-tout ne me conseillez jamais de renoncer à mon sentiment. Une autre grace que je vous demande, c'est de lui écrire et de... je ne sais ce que je dis; mais vous êtes indulgent, n'est-ce pas? Et d'ailleurs les amans ne sont-ils pas des êtres privilégiés, à qui l'on doit tout pardonner? Vous avez été lié, vous l'êtes encore avec Madame De Senanges, vous avez mille détails à me mander; tous sont intéressans pour moi. Concevez-vous les bruits qu'on fait courir sur cette femme charmante? Est-il vrai qu'elle soit coquette? Est-il vrai... non, non. Je ne crois rien de ce dont on l'accuse. Les femmes supérieures sont enviées, calomniées: ne cherchez point à me désabuser. Je ne crois, baron, qu'à mon amitié pour vous, et à mon amour pour elle.

PARTIE 1 BILLET

Du Chevalier De Versenai, à Madame De Senanges. Je vous envoie, madame, les anecdotes de la cour de *; ce livre mérite votre attention.

Les héros d'une cour galante et polie seront sans doute de votre goût. Vous trouverez dans cet ouvrage, des amans vrais et des femmes sensibles. Vous ne croyez pas aux uns, vous craignez de ressembler aux autres: puissiez-vous ne pas penser toujours de même!

PARTIE 1 LETTRE 2

Du chevalier, à Madame De Senanges. Ah! Vous avez beau dire: vous avez beau condamner à l'amitié les hommes qui vous connoissent; tous ne vous obéiront pas. Lorsqu'on réunit aux attraits qui enivrent, les qualités qui attachent, il faut s'attendre à un sentiment plus vif, sur-tout ne s'en pas défier : c'est votre terme favori, et il ne vous échappe pas une expression que mon coeur ne retienne. Que vos préjugés sont cruels! Qu'ils sont peu fondés! Sachez vous juger mieux; ils seront bientôt évanouis. Eh quoi! Madame, si quelqu'un vous aimoit comme vous méritez de l'être, quoi, jamais l'excès, ni la vérité de sa passion ne pourroit vous inspirer de la confiance? Vous feriez à l'amant le plus tendre l'injure de ne lui croire que de l'adresse; et il faudroit, avant d'arriver à votre ame, qu'il dissipât tous les ombrages de votre imagination? N'importe... je m'expose à tout, même à votre colere: c'est sur moi que doivent tomber vos soupçons. Oui, mon sort aujourd'hui dépend de vous; et quelqu'affreux qu'il puisse être, je suis trop heureux qu'il en dépende. Si cet aveu vous déplaît, il faut m'en punir. Parlez-moi avec la naïveté de votre caractere; désespérez-moi sans pitié. Il me restera toujours une consolation, celle d'idolâtrer un objet charmant, de nourrir en silence un sentiment que rien ne peut changer, et d'avoir à vous sacrifier tout le bonheur de ma vie. Du moment que je vous ai vue, madame, j'ai senti le desir de vous connoître; je ne vous ai pas plutôt connue, que toutes les autres femmes ont disparu pour moi. Si vous condamnez mon amour, vous ne pourrez attaquer les motifs qui l'ont fait naître. Je ne vous parlerai point de vos agrémens personnels... eh! Qui en réunit plus que vous? ... C'est votre ame qui m'a décidé, et je m'estimerois bien peu, si je savois résister à un charme de cette nature. Un autre, madame, vous demanderoit pardon d'un pareil aveu; moi, je m'excuse de l'avoir différé. Tout attachement vrai a des droits, sinon au retour, du moins à l'indulgence de celle qu'on aime; et il n'y a que de petites ames qui rougissent d'avouer ce qu'il est glorieux de sentir. Encore une fois, ne craignez point de m'affliger: je m'attends à tout... mais, de grace, ne m'affligez que le moins qu'il sera possible... je n'ai pas, je crois, besoin de signer pour être reconnu.

PARTIE 1 LETTRE 3

De Madame De Senanges, au chevalier. Vous me demandez, monsieur, de ne vous affliger que le moins possible; et vous m'affligez, vous! Quand je le croyois mon ami, quand cette idée faisoit mon bonheur, il n'est... n'importe: je vous rends justice; vous êtes honnête, sans doute, et plus qu'un autre: mais l'amour ne m'en fait pas moins une peur affreuse. Eh! Comment ne lui pas préférer l'amitié? Son charme est pur, il ne doit rien à l'illusion, ne tient point au caprice; l'estime en forme les liens, le tems les resserre, jamais aucun remords n'en trouble la douceur; car enfin on ne nous permet pas d'aimer, à nous autres femmes. L'usage n'a point détruit le préjugé: malgré l'exemple, il subsiste dans nos coeurs. Sans doute à plaindre lorsque nous lui sacrifions notre penchant, sûrement méprisées alors qu'il nous entraîne, nous sommes condamnées à être coupables ou infortunées. Voilà le sort des femmes, et on les croit heureuses! Elles qu'on attaque si souvent par air, qu'on soumet sans reconnoissance, qu'on calomnie si légérement! Elles qui ont à craindre, en aimant, non seulement l'inconstance, l'indiscrétion d'un seul, mais encore le blâme de tous! Croyez pourtant que je sais faire des différences, et que j'apprécie tout ce que vous valez. Ma défiance n'est pas désobligeante; elle ne roule que sur un seul article: je serois bien fâchée de la perdre; fût-elle injuste, elle est nécessaire. Réfléchissez-y; votre âge, vos liaisons, les circonstances où je me trouve, tout devoit vous défendre un sentiment pour moi; tout sembloit au moins devoir vous en interdire l'aveu.

PARTIE 1 LETTRE 4

Du chevalier, à Madame De Senanges. Eh bien, madame, je vais donc me faire une étude de dissiper au moins vos préventions; et quand votre défiance aura disparu, vous conviendrez qu'elle n'étoit pas l'ennemi le plus cruel que j'eusse à combattre.

Quoi qu'il en soit, je ne puis me repentir. L'aveu qui m'est échappé est une jouissance pour mon coeur; il me donne au moins des droits à votre amitié, et tout sentiment qui part de votre ame ne peut être indifférent à la mienne. J'ai connu quelques femmes: presque toutes aimoient mieux inspirer des desirs que de l'amour. Vous seule avez rempli l'idée que je me suis faite de l'être avec qui je voudrois passer ma vie: vous seule avez tout; et il semble que, dans vous, les graces aient pris plaisir à parer la vertu. Combien je veux vous aimer! Combien, hélas! Je voudrois vous plaire! Je veux, au moins, que vous disiez un jour: pourquoi n'ai-je pu m'attacher à lui? Peut-être il eût fait mon bonheur, et j'étois sûre de faire le sien.

PARTIE 1 LETTRE 5

Du chevalier à Madame De Senanges. Si vos beaux yeux se sont ouverts trop tôt, refermez-les. La répétition du nouvel opéra-comique n'a point lieu. Les acteurs sont malades, les rôles ne sont point sus, l'auteur se plaint, moi, je me désespere, et vous, madame, vous allez vous rendormir. Votre voyage est-il toujours fixé à demain? Vous partez, pour huit jours! Que de siecles! Votre société a pour moi un charme inexprimable, et je n'envisage qu'avec le plus vif regret le tems de votre absence. Si vous pouviez lire au fond de mon coeur, et savoir à quel point il vous est dévoué, vous me pardonneriez des sentimens aussi purs que l'ame céleste à qui j'en dois l'hommage: ils feront mon malheur, sans doute; mais il est impossible que vous m'en fassiez des crimes. Que de choses, à propos d'une répétition d'opéra-comique! ... Je ne sais plus ce que je dis; je ne sais trop ce que je deviendrai: mais ce que je sais à merveille, c'est que je ne cesserai jamais de vous aimer.

PARTIE 1 LETTRE 6

De Madame De Senanges, au chevalier. Du château de *.

Je mene ici une vie bien sage. Je me couche de bonne heure; je joue peu; je m'enferme pour lire: nous avons beaucoup de monde; nous avons, hélas! Un certain monsieur, dont je vous ai parlé. Il est plus métaphysique que jamais; il disserte à tort et à travers, tant que la journée dure. Je l'écoute quand je peux: je le comprends rarement. Je ne le contrarie point, sa poitrine est plus forte que la mienne; il prend ma foiblesse pour de la docilité, il est assez content de moi. La position du lieu que j'habite est fort agréable, sur-tout celle d'un pavillon délicieux, que la riviere borde, et où nous allons prendre l'air, comme s'il ne faisoit pas froid. Malgré tout cela, je reviendrai à Paris avec plaisir. Les printems ne sont plus que des hivers prolongés. Mille graces des trois lettres que vous m'avez écrites.

À propos, la Duchesse De *, dont le château est voisin de la maison où je suis, est venue nous voir hier: elle nous a amené les personnes qui étoient chez elle. La Marquise D'Ercy, avec qui, dit-on, vous êtes extrêmement bien, en étoit. L'entretien est tombé sur vous; vous devez être content, monsieur, très-content de l'intérêt avec lequel elle en a parlé. J'ai cru vous plaire, en ne vous le laissant pas ignorer. Il y a toute apparence que vous obtiendrez la place qu'elle sollicite pour vous à la cour. Je vous en fais mes complimens, ainsi que de votre constance: elle augmente la bonne opinion que j'avois de cette dame, et l'estime que j'ai pour vous.

PARTIE 1 LETTRE 7

Du chevalier, à Madame De Senanges. Si j'étois extrêmement bien avec la Marquise D'Ercy, comme vous avez l'air de le croire, madame, je n'aurois point risqué près de vous un aveu qui ne pouvoit échapper qu'à l'amour le plus tendre, et le plus résolu à tous les sacrifices. Je ne vous dissimulerai point le goût très-vif que j'ai eu pour elle: vous n'ignorez pas, non plus, les services qu'elle m'a rendus. Le goût est passé, il ne reste que la reconnoissance; et votre coeur n'est point fait pour désapprouver ce qui honore le mien. Croyez, madame, que mon ame étoit libre, lorsque j'ai osé vous l'offrir. C'est maintenant qu'elle est enchaînée, et qu'elle l'est pour toujours. Qu'ils étoient foibles, les noeuds qui m'ont retenu jusqu'ici!

Que je les ai rompus avec joie! Je finirai par haïr tout ce qui n'est point vous. Que ne suis-je assez heureux pour que vous m'imposiez des loix! Avec quelle promptitude et quel transport vous seriez obéie! Mais hélas! Vous ne m'ordonnez rien; et c'est froidement que vous soupçonnez un coeur, où vous sûtes allumer une passion dont j'aime jusqu'aux tourmens. Il est pur, ce coeur, puisqu'il est à vous; il est digne de recevoir votre image, votre image adorée, qui éclipse tout, à laquelle rien ne peut se mêler, et qu'on profaneroit en la comparant. Je vous idolâtre. Jamais sympathie plus douce, ni plus forte, n'a emporté un être vers un autre. Au comble du malheur, vous me verrez chérir le lien qui m'aura déchiré, me complaire dans mes larmes, et vous offrir ce douloureux hommage, le seul peut-être que vous voudrez accepter... de grace, fermez l'oreille aux propos, aux conjectures du public; elles seront fausses, toutes les fois qu'elles attaqueront mon honnêteté. Détestez avec moi les moeurs d'un monde persécuteur et cruel, où la vertu est toujours jugée désavantageusement, parce que c'est toujours la corruption qui la juge... vous êtes mon ame, ma vie, mon univers. Je pourrois être bien plus aimable; mais il est impossible d'aimer mieux. Encore un coup, disposez de moi, servez-vous de votre empire; ayez des volontés, des caprices même; je mettrai mon bonheur à les satisfaire. Un billet de deux lignes, un regard, un mot de vous, m'éleve au comble de la félicité; et si vous m'enlevez tout, jusqu'à l'espoir de vous fléchir, au moins ne m'ôterez-vous jamais cette mélancolie douce, qui naît d'un mal dont on adore la cause.

PARTIE 1 LETTRE 8

Du baron au chevalier. Quand votre ame souffre, mon cher chevalier, vous avez raison de l'épancher dans la mienne. Quoique l'expérience m'ait aguerri contre de certaines foiblesses, je connois les larmes qu'elles coûtent, je plains les maux qui en résultent. Je hais ces philosophes chagrins, qui croient s'approcher de la perfection, à mesure qu'ils s'endurcissent; je pense, moi, qu'ils s'en éloignent par cette cruelle apathie, cet égoïsme révoltant, qui brise les liens de la société et en détruit tous les rapports. J'ai tourné en tous sens dans le tourbillon où vous êtes: je connois le tourment d'être pressé entre une double intrigue; d'obéir tantôt à son coeur, tantôt au procédé qui le contrarie; d'avoir à filer une rupture, une intrigue à nouer, et deux amours-propres de femmes à mener de front. C'est à force d'avoir éprouvé le mal-aise qui naît de ces combats, la satiété des jouissances, la crise des infidélités, que j'ai appellé la raison à mon secours. Je me suis lassé d'être esclave; j'ai voulu être homme; je le suis, et je ne date, pour m'en arroger le titre, que du moment où j'en ai resaisi les privileges. Je me compare à un voyageur qui, après avoir erré long-tems dans le creux d'une vallée aride et brûlante, respireroit enfin l'air frais et libre des montagnes.

Mon pauvre chevalier, vous êtes encore au fond de la vallée; je vous domine, et c'est pour vous être utile. L'oeil de l'amitié vous suit dans ce dédale où le fil échappe à chaque instant. Si elle n'éclaire pas toujours, elle console au moins. Mes yeux sont ouverts; j'ai arraché le bandeau qui les couvroit; mais je le reprends pour essuyer les larmes de mon ami. Souvenez-vous de la conversation que j'eus avec vous, quand je vis naître votre liaison avec la Marquise D'Ercy: j'ai prévu ce qui vous arrive. Elle a un rang à la cour, des entours brillans, une figure qu'on cite, un crédit qu'elle a prouvé; en un mot, comme vous dites vous autres, elle est sur le grand trottoir . Tout cela étoit fait pour déranger une jeune tête. À votre âge, on est plus vain que sensible. On se livre à ce qui flatte; on est amusé, le premier mois; languissant, le second; ennuyé, le troisieme; et l'on finit par briser avec scandale l'idole qu'on s'étoit faite par vanité.

Le moyen que vous pussiez aimer long-tems une femme absorbée dans les calculs de l'intrigue, les incertitudes des projets, et qui remplit les vuides de l'ambition par le manege de la coquetterie! La Marquise D'Ercy est ce qu'on appelle une femme d'affaires . C'est dans ce siecle sur-tout que s'est multipliée cette espece d'intrigantes, qui ont leur cabinet d'étude, ainsi que leur boudoir; qui raisonnent, décident, se jettent à corps perdu dans la politique, et rêvent essentiellement , en faisant des noeuds, aux abus de l'administration.

Où vous êtes-vous embarqué, mon cher chevalier! Quelle maîtresse vous aviez choisie! Je vous blâme de l'avoir prise, et non de la quitter. Vous vous exagérez votre ingratitude. À dieu ne plaise que je vous conseille un procédé même équivoque! Mais, croyez-moi, la reconnoissance ne condamne pas aux angoisses d'une éternelle fidélité. L'amour est une maniere de s'acquitter qui s'use trop vîte. L'indépendance de ce sentiment le rend incompatible avec le joug des bienfaits. La Marquise D'Ercy vous a fait avoir un régiment, procuré une existence à la cour; elle vous a prôné, présenté par-tout: vous lui êtes redevable de quelques démarches; fort bien jusques-là: mais elle vous a pris, affiché, tourmenté; vous avez apporté dans cette liaison, une figure charmante, de l'esprit, un nom, et de la jeunesse. Vous voilà quitte. Enfin, tout en admirant des scrupules qui ne peuvent naître que dans une ame délicate, je ne veux point que vous soyez victime d'un excès d'héroïsme. Votre ame est noble, honnête, sensible; mais elle est neuve, ardente et foible; on peut la corrompre, et la Marquise D'Ercy en est très-capable: je crains l'influence de son caractere sur le vôtre; je crains que son élégance perverse ne vous gagne; et, dût-elle être premier ministre et vous prendre pour adjoint, je dois vous arracher, s'il est possible, à ses dangereux artifices. Il n'y a point de principes dont une femme adroite ne vienne à bout.

Qu'il est à craindre, l'être enchanteur et perfide qui abuse des momens sacrés de sa jouissance et du bonheur, pour inviter au vice qu'il rend aimable, et endort la vertu, aux accens même de la volupté!

Venons à Madame De Senanges: oui, sans doute, je la connois, c'est vous dire que je l'estime. Son amitié pour moi est un des souvenirs doux et purs qui me suivent dans ma solitude. Vous me demandez des détails; je consens à vous en donner; viendront après les conseils que je vous dois, autant pour elle que pour vous; car vous m'intéressez l'un et l'autre au même degré. Ne vous impatientez pas, lisez ma lettre avec attention, et sur-tout faites-en votre profit.

Madame De Senanges est fille du Marquis De *, militaire distingué, qui, resté veuf de bonne heure, s'appliqua tout entier au soin de son éducation. Il l'aimoit avec tendresse; mais il ne consulta pas assez son goût, dans l'établissement qu'il lui fit faire. Séduit par le rang du Vicomte De Senanges, il combattit fortement la répugnance de sa fille, témoigna le desir de la vaincre, et malheureusement y réussit. Il ne prévoyoit point les suites funestes d'une pareille union, les larmes qu'elle alloit coûter, les maux trop certains qui naîtroient de ces noeuds mal assortis; il en fut la premiere victime. Il se reprocha bientôt l'infortune de sa fille, détesta l'abus de son autorité, et mourut de chagrin, deux ans après le mariage qu'il avoit souhaité si ardemment. Puisse-t-il servir d'exemple à ces peres cruels ou inconsidérés, qui armés de leurs droits, forcent l'inclination de leurs filles, les traînent aux autels comme des esclaves, et justifient d'avance tous les désordres où elles se plongent! Ils en sont les premiers artisans.

La fille du marquis n'avoit pas quatorze ans, quand elle épousa M De Senanges, qui en avoit déjà cinquante-cinq. Comme il passe la moitié de sa vie dans son gouvernement, vous n'avez peut-être pas eu l'occasion de le voir, et de le connoître.

C'est un homme d'une taille extraordinaire. Sa figure est imposante et dure, son ton impérieux et brusque; quand il prie, on diroit qu'il commande. Le peu d'attention qu'il a toujours mis dans le choix de ses maîtresses, a fortifié en lui le mépris raisonné qu'il a pour les femmes; il croit que la vertu est étrangere à ce sexe, et qu'avec lui il faut être dupe ou tyran. Ce systême atroce, joint au penchant naturel, a développé dans son coeur la jalousie la plus injuste dans son principe, la plus affreuse dans ses effets. Je ne vous peindrai point toutes les scenes horribles qu'elle a occasionnées, et dont Madame De Senanges m'a fait le récit. Peignez-vous une jeune femme honnête et timide, au pouvoir d'un vieux despote, qui la méprise et ne l'envisage jamais qu'avec ces yeux dont on effraie les coupables qu'on cherche à pénétrer. Il ne lui échappoit pas un mot qui ne fût mal interprété, un regard qui ne fût suspect. Son silence étoit le recueillement d'une ame qui veut tromper. Parloit-elle? C'étoit une séduction qu'elle essayoit, et dont elle vouloit s'armer contre lui. Le barbare! Il tyrannisoit jusqu'à son sommeil; il veilloit à côté d'elle, avec la pâle inquiétude du soupçon, pour tâcher de surprendre dans ses rêves quelques sentimens cachés, qui pussent servir à sa rage, de prétexte ou d'aliment.

Telle fut sa vie de sept années: pendant cet intervalle, elle n'a pas cessé d'être un modele de douceur, de décence et de modération. On la privoit même de ses larmes; tout retomboit et pesoit sur son coeur. N'importe. Elle se défendoit jusqu'au murmure; elle croyoit, à force de bons procédés, adoucir le tigre auquel elle étoit unie. Vain espoir! Il acquéroit un degré de fureur à chaque vertu nouvelle qu'il découvroit dans sa charmante compagne. Lasse enfin d'être maltraitée, avilie, épiée dans les heures même de son repos, elle se refugia dans la maison de M De Valois, son oncle, chez lequel elle loge encore aujourd'hui. C'est de là qu'elle implora et qu'elle obtint une séparation, à laquelle M De Senanges consentit, je ne sais par quels motifs. Elle lui proposa d'aller dans un couvent, ou de rester chez le respectable M De Valois. Il lui permit le dernier asyle, et lui assura une pension assez modique, qu'elle accepta avec transport: c'étoit le gage de sa liberté.

Depuis cette époque, Senanges a presque toujours vécu dans son gouvernement; mais il fait de tems en tems à Paris quelques voyages secrets, pour observer les démarches de sa femme, et s'enivrer, sans qu'elle le sache, du plaisir de la voir; car ce forcené aime! Il est puni de sa jalousie, par les fureurs de son amour; on m'a même assuré qu'il brûle de se réconcilier avec elle. Quel étrange contraste dans le coeur de l'homme!

Telle est, mon ami, la position actuelle de la femme que vous aimez, et à laquelle, si j'ai quelques droits sur votre coeur, vous allez renoncer pour toujours; oui, pour toujours. Vous êtes jeune; un goût vif peut avoir à vos yeux tous les caracteres d'une passion, la tromper, vous tromper vous-même, vous perdre tous deux; et puis n'allez pas vous mettre dans la tête, que vous ayez entrepris une conquête facile. Madame De Senanges est aguerrie contre l'amour, par tout ce qu'elle a souffert, et par ses propres réflexions. Elle fut trop long-tems assujettie, pour ne pas trouver le bonheur dans le charme de l'indépendance. Les horribles liens qu'elle a traînés pendant sept ans, ont laissé dans son ame une impression de crainte, qui l'avertit de n'en plus prendre de nouveaux. Elle respire, elle est libre, elle est heureuse.

À ses yeux, les choses les plus indifférentes deviennent des plaisirs. Les spectacles qu'elle embellit, les fêtes qu'elle anime, les hommages qu'elle attire, tout lui plaît, tout l'enchante. Elle aime mieux être amusée qu'attendrie, distraite qu'intéressée. Durant sa longue servitude, son ame ne s'est point aigrie, elle s'est armée. Une coquetterie d'instinct plus que de projet, la sauve de sa sensibilité qui seroit extrême; ou plutôt, cette coquetterie n'est qu'une sensibilité déguisée, qui n'osant se concentrer sur un seul, se répand sur différens objets, et devient flatteuse pour plusieurs, sans être dangereuse pour elle. Une femme tendre ne jouit que de son amour: celle qui n'aime point, rencontre un trophée à chaque pas; elle est plus en valeur , parce qu'elle est moins préoccupée; elle jouit de tout, et ne risque rien. Le coeur est bien défendu, tant qu'il reste sous la garde de l'amour-propre. Ne pensez pas, au reste, que l'ame de Madame De Senanges se borne à ces frivoles amusemens. Elle lui rend d'un côté, ce qu'elle lui enleve de l'autre. La bienfaisance, qui est sa passion favorite, lui fournit sans cesse des plaisirs aussi purs que la source dont ils émanent. L'ostentation ne se mêle jamais au desir qu'elle a d'être utile; elle fait le bien, par la seule impulsion de sa nature, et préfere son approbation secrete à l'orgueil d'être louée par la multitude.

Tel est, mon ami, l'être estimable dont vous croyez troubler le repos, et renverser les résolutions. Cessez de vous livrer à des idées aussi folles que présomptueuses; vous échouerez, je vous en avertis. Vous êtes aimable, séduisant, amoureux peut-être; vos agrémens, vos graces, votre amour, tout cela ne pourra vous servir auprès de Madame De Senanges. C'est une ame honnête, éprouvée par le malheur, et qui n'est heureuse que par l'oubli délicieux et profond des goûts qui vous étourdissent, ou, si vous l'aimez mieux, des sentimens qui vous occupent.

Ainsi, je vous conseille de n'y plus songer, d'après la certitude où je suis, que vous ne réussirez pas; et je vous le conseillerois davantage encore, si je pouvois croire à votre succès. Ne vous pressez point de crier au paradoxe. Quels reproches affreux, éternels et mérités ne vous feriez-vous pas, si, après l'avoir rendue sensible, vous cessiez un jour de l'être! Qui, vous, vous chevalier, vous pourriez porter le trouble dans un coeur paisible, arracher au bonheur une femme respectable, qui fut malheureuse si long-tems, la séduire pour la perdre, l'exposer à toutes les horreurs d'un abandon qui seroit suivi de sa mort, et ne pourroit être expié que par la vôtre!

Mais ne perçons point dans un avenir si triste. Dans ce moment-ci, êtes-vous libre?

Croyez-vous que Madame D'Ercy vous laisse aller sans éclat, et que son orgueil compromis ne réclame point le coeur qui lui échappe? Je suppose que Madame De Senanges vous écoute: dans quel labyrinthe vous jetez-vous? Je connois votre facilité; les cris de la marquise vous en imposeront; vous serez rappellé par le souvenir de ses bienfaits prétendus, vous voudrez conserver celle que vous n'aimez pas, vous tromperez celle que vous aimez; vous serez faux, malhonnête et malheureux. Je romprai tout-à-fait avec la marquise, m'allez-vous dire: vous le promettez, et ne le tiendrez pas; vous vous récriez, je vous crois. Vous voilà le plus tendre, le plus fidele des amans. Madame De Senanges n'en sera pas moins la plus infortunée des femmes. L'oeil perçant et jaloux de son mari éclairera vos démarches, dévoilera vos secrets, saisira l'occasion d'une vengeance juridique; et vous pleurerez en larmes de sang la perte de votre maîtresse, son déshonneur, et l'inutilité des conseils de votre ami.

Armez-vous de fermeté. Plus vous aimez Madame De Senanges, plus vous devez la fuir: c'est un effort digne de vous, et dont vous vous applaudirez un jour. Je ne veux point que la femme qui m'est la plus chere, soit malheureuse par l'homme que j'aime le plus. Voyez-la moins, attendez que votre amour se change en amitié, et vous jouirez alors avec délices d'un sentiment d'autant plus flatteur, qu'il sera le prix d'un triomphe pénible, et le garant d'un coeur courageux. Je vous embrasse.

PARTIE 1 LETTRE 9

Du chevalier, au baron. Il n'est plus tems, baron, mon secret m'est échappé. J'aimois, je l'ai dit, et j'aime davantage. Ecartez la triste lumiere de l'expérience. Je me plais dans mon aveuglement, dans mon délire; la raison n'y peut rien. Sûr d'être malheureux, sûr de l'être toujours, je n'en serois pas moins affermi dans mon sentiment. Que dis-je! Il n'y a de vrais malheurs à craindre, que quand l'amour est foible. L'excès de la passion fait tout supporter; la mienne ne connoît ni conseils, ni frein. Je ne sais si les pressentimens de mon coeur me trompent; mais l'avenir ne m'effraie pas. Quoi que vous disiez, Madame De Senanges peut devenir sensible. Si jamais! ... Ah, dieu! Avec cet espoir, il n'est rien que je ne surmonte. Cher baron, j'ai besoin d'une ame où je puisse déposer mes peines, mes plaisirs, mes craintes et mes espérances. J'ai choisi la vôtre, et j'ai bien choisi. Je vous dirai tout, ne me plaignez pas: j'aime trop, pour ne pas mériter l'envie. L'amour, au degré où je le ressens, est la perfection de l'humanité. Qu'elle est belle Madame De Senanges! Quelle ame! Je ne puis prononcer son nom, sans une émotion, un trouble, un frémissement universel. Ce nom répond à mon coeur. Ah! Baron, votre calme ne vaut pas mon désordre; je le préfere à tout; et si l'on m'offroit une suite de longs jours paisibles et sereins, ou un seul de bonheur, c'est-à-dire, un seul où je serois aimé, je n'aurois plus qu'un jour à vivre.

PARTIE 1 LETTRE 10

De la Marquise D'Ercy, au chevalier. Du château de *.

Savez-vous bien, chevalier, que vous devenez un homme insoutenable? D'honneur, je suis fort mécontente de vous. Voilà quinze jours que je suis ici, et que vous restez, vous, dans votre ennuyeux Paris, comme si rien ne vous rappelloit ailleurs. Mais je n'ai garde de vous en faire des reproches. Les querelles m'excedent, les bouderies sont misérables . Venez quand vous voudrez, et ne croyez pas que je fasse résonner les échos des tendres regrets de votre absence. Je ne suis pas bergere, comme vous savez; et si je l'étois, j'aurois toute la coquetterie qu'on peut avoir au village. L'univers est ici. La duchesse y donne des fêtes continuelles; toutes les femmes y sont arrangées , il n'y a que moi qu'on abandonne impitoyablement, et qui ai le courage d'en rire... nous avons la présidente, qui joue l'agnès, baisse les yeux, rougit tant qu'elle veut. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'avec cette pudeur et cette petite décontenance naïve, elle change d'amans tous les jours. Hier à soupé, on lui demanda une chanson, il fallut la prier pendant des siecles; elle fit toutes ses mines, se cacha sous sa serviette, déploya ses graces enfantines, et finit par nous chanter, avec toute l'ingénuité convenable, les paroles les plus scandaleuses du monde. La Baronne De * nous est arrivée, il y a quelques jours, escortée de son éternel époux, qui a l'air de rouler quand il marche, et qui, quand il a fait, tout en roulant, le tour du parterre, se récrie sur l'utilité de l'exercice, et le plaisir de vivre à la campagne. Oh! La bonne histoire que j'ai à vous conter! Le lendemain de leur arrivée, on chassa le sanglier. Poursuivi de toutes parts, et près d'être forcé par les chiens, il s'élança dans l'enceinte destinée aux calêches des dames, et vint heurter sans ménagement celle où se trouvoit la baronne. Elle jeta des cris exécrables , s'évanouit ou en fit semblant, et se permit toutes les simagrées d'une frayeur, dont personne ne fut la dupe. Mais ce n'est pas là le plus plaisant. Le soir, quand on fut rassemblé dans le sallon, tandis que les parties se disposoient, le gros baron s'avisa de s'approcher d'elle, comme elle avoit le dos tourné. Ne voilà-t-il pas que l'insupportable créature renouvelle la scene du matin, et s'imagine qu'elle voit encore le sanglier? Nous avions beau lui dire que c'étoit son mari: elle s'obstinoit toujours à le prendre pour la grosse bête; et je vous avouerai, moi, qu'au fond du coeur, je lui savois quelque gré de la méprise. Pour comble d'infortunes, il nous est tombé sur les bras une maniere de petit seigneur, qui pense être profond parce qu'il n'a jamais pu devenir léger: cet homme a la manie des vers; il croit aux siens. L'infortuné fait de la prose sans le savoir! Il vous débite d'un ton de législateur, les grands principes de la séduction, méprise les femmes, et tranche du philosophe. J'oubliois un descendant du pasteur Céladon, qui a son teint, sa fadeur, et s'efforce d'avoir son ame. Il brûle respectueusement pour des divinités subalternes, dont il est fier de baiser la main. Son culte est divertissant: il se croit le sacrificateur, lorsqu'il est la victime. Quand il parle, on sourit de pitié, et il se figure que c'est du plaisir de l'entendre: toujours content de lui, rarement des autres, il les persiffle, il s'en flatte du moins; on s'apperçoit qu'il le voudroit, on le lui rend... il ne s'en doute pas; plus simple, il auroit peut-être de l'esprit; mais il ne seroit pas si amusant.

Voilà, chevalier, le tableau vrai des originaux qui me réjouissent ici; mais ce coup-d'oeil superficiel et rapide ne m'empêche pas de songer aux graves objets qui m'occupent. Je fais mes dépêches tous les matins, et je remue l'état du fond de mon cabinet de toilette. J'ai des intelligences dans tous les bureaux; il n'y a point de ministre qui ne connoisse mon écriture, point de commis qui ne la respecte. Je propose des idées, on les contrarie; je les discute, elles passent; et en demandant toujours, j'obtiens quelquefois même ce que je n'ai pas demandé. Nous attendons M De *. Vous connoissez l'influence qu'il a sur les affaires. Je dois avoir un travail avec lui, et vous n'y serez point oublié. Mais, vous êtes charmant! Tandis que je me tourmente pour vous être utile, vous êtes, vous, d'une sécurité que j'admire! Réveillez-vous, s'il vous plaît: d'honneur, vous avez une délicatesse ridicule, une probité cruellement gothique. Pour moi, je n'estime pas assez mon siecle, pour prendre tant de mesures avec lui. Jetez un moment les yeux sur le tableau de la société; vous verrez que l'intérêt personnel est tout, et vos principes gigantesques, rien. On est intrigant, ambitieux, exclusif; on n'a point de ces consciences timorées, qui vous arrêtent à moitié chemin, et vous empêchent d'aller au grand. De la philosophie, chevalier, de la philosophie! Elle étend les idées hors des limites vulgaires, leve ces scrupules meurtriers qui retardent la marche, anéantissent les ressources, et vous mettent un homme à cent pieds sous terre. Devant elle, les préjugés disparoissent, ainsi que toutes ces petites vertus de convention auxquelles on ne croit plus. Vous ne savez donc pas que, dans ce siecle de lumieres, on a renouvellé la morale? Soyez de votre tems: dans le naufrage public, saisissez votre débris, comme un autre; regardez encore une fois, et vous rougirez d'être timide. Que de médiocres usurpent les places qui appartiennent au génie! Que de nains sur des piédestaux! Entrez dans la carriere, ne fût-ce que par indignation, et pour enlever à la sottise ce qui n'est dû qu'à l'esprit et aux talens. La fureur me gagne... je me tue à vous prêcher, et vous n'en profitez pas. Vous êtes désespérant ! Tâchez de quitter votre Paris, et de venir nous voir. J'ai trop d'amour-propre pour vous croire infidele, et trop de franchise pour vous répondre de ne pas l'être, si vous vous conduisez toujours avec cette nonchalance. Faites vos réflexions, et ne me laissez pas le tems de faire les miennes; je suis terrible, quand je réfléchis.

À propos, nous avons été derniérement faire une visite au château de *. Il y avoit quelques femmes qui ne valent pas la peine d'être citées, si ce n'est pourtant la Vicomtesse De Senanges. Les hommes que nous avions menés, en raffoloient jusqu'au scandale; ils prétendent qu'elle est de la plus jolie figure du monde; je n'ai point vu cela. Ils soutiennent que, dans la conversation, il lui est échappé une foule de traits spirituels; je n'en ai rien entendu. Il se peut, qu'à la rigueur, cette femme ait, dans sa personne, quelques détails assez passables; mais je ne puis me faire à son ensemble; il est gauche, à faire horreur! Et je parie qu'elle croit avoir des graces: on devroit bien la désabuser. Chargez-vous de ce soin, chevalier, si vous la rencontrez jamais... la rencontrez-vous? Non; j'imagine qu'elle va fort peu, elle n'est point présentée , et je ne crois pas qu'elle prétende à l'être: c'est ce qu'on appelle une existence fort équivoque. Informez-vous-en, je vous prie; et si vous trouvez quelqu'occasion de l'humilier, pour l'amour de moi, ne la laissez point échapper; il faut faire justice. Adieu.

PARTIE 1 LETTRE 11

De Madame De Senanges, au chevalier. Je suis fidele à ma parole; la voilà, monsieur, cette heureuse Madame De Lambert, qui avoit de la raison sans effort, et qui en conseille à son sexe. Lisez-la, mais lisez-la bien; et vous verrez si les femmes doivent aimer, et si les hommes méritent un sentiment, le grand nombre du moins. Je sais qu'il y a des exceptions; le danger seroit de les appliquer; et Madame De Lambert, par exemple, n'eût pas approuvé cela. Quelle ame elle avoit reçue de la nature! Rien ne lui coûtoit sûrement. Je l'ai lue avant de me coucher, quoique je vous eusse promis de n'en rien faire. Je ne sais point mentir; oui, je l'ai lue, et peut-être que je ferois bien de la garder.

PARTIE 1 LETTRE 12

De Madame De Senanges, au chevalier. Je rentre dans le moment, monsieur, plus fatiguée qu'amusée de tout ce que j'ai fait aujourd'hui. Je me suis levée presque de bonne heure; j'ai dîné au couvent, soupé à la campagne; puis un triste wist! Et un partenaire qui étoit méchant, mais bien méchant! Je joue mal, moi; je suis distraite, et ce monsieur n'entend pas cela, il dit qu'il faut songer à son jeu; il faisoit un bruit, un vacarme! Il comptoit toutes mes fautes; oh! Il avoit de l'ouvrage. Cet homme est sévere, je vous en réponds. J'ai pourtant respecté son âge, autant que si j'étois née à Lacédémone; car il est vieux comme le tems, et triste comme celui d'aujourd'hui. Enfin, me voilà, et je reçois votre billet; c'est parler de choses plus agréables. Je suis bien au-dessous de vos louanges, et cependant il est des instans où je trouve qu'elles m'égalent à tout, non par l'opinion que j'ai de moi, mais uniquement par celle que j'ai de mon panégyriste. Ces instans d'amour-propre sont courts; la réflexion me ramene au vrai. Vous êtes honnête, indulgent, peut-être prévenu; et votre suffrage, tout précieux qu'il m'est, ne m'empêche pas de sentir ce qui me manque. Oui, je me rends justice, et j'y ai du mérite. Il est difficile de se défendre des éloges, quand c'est vous qui les donnez.

PARTIE 1 LETTRE 13

Du chevalier, à Madame De Senanges. Je reçois votre second billet, qui m'annonce que je ne pourrai pas vous voir aujourd'hui. Il ne me reste donc que le plaisir de causer avec vous, et j'y consacre ma soirée. Je la tiens enfin cette Madame Lambert si vantée, cette pédante éternelle, qui érige l'indifférence en dogme, qui ne sentant rien, voudroit anéantir le sentiment dans les autres; qui crie contre l'amour, parce qu'elle ne l'inspiroit pas, et nous prêche la raison , parce qu'apparemment on n'en vouloit point à la sienne! Vous ne l'aurez de long-tems, votre régente d'insensibilité. J'en brûlerai tous les jours un feuillet, en l'honneur du dieu qu'elle a si mal traité, et que vous abjurez pour elle. À quel propos cette femme-là s'est-elle avisée d'écrire? Que je lui en veux! Je ne suis plus étonné de la sévérité de votre morale, de la cruauté de vos principes: c'est de ceux de Madame Lambert, que votre coeur est armé; et toutes les nuits, hélas! Vous mettiez vos armes sous votre chevet, pour effaroucher, sans doute, jusqu'aux rêves qui pouvoient vous retracer les délices d'un tendre attachement. Mais que dis-je! Je serois trop heureux, si vous ne deviez vos forces qu'à une lecture, dont, à la longue, on pourroit détruire l'impression. Votre ame n'a besoin que d'elle-même, quand elle s'aguerrit contre moi. Les moralistes ont beau dire: la nature n'a donné aux femmes que ce qu'il faut de courage pour résister quelque tems; elles n'en ont jamais assez pour se vaincre tout-à-fait, lorsqu'elles chérissent le penchant qu'elles ont à combattre. Si vous étiez sensible, je vous rendrois votre volume, et je ne le craindrois pas. J'en suis trop sûr, votre raison n'est que de l'indifférence... je ne prononce pas ce mot, sans découvrir toute l'étendue de mon infortune. Je vous le répete, madame; vous êtes l'objet unique et sacré des affections de mon ame. Je ne puis respirer, penser, agir que par vous; il ne vous échappe pas un regard qui n'aille à mon coeur, pas une parole qui ne s'y grave, pas une volonté qui ne devienne la plus douce des loix pour mon amour. Oui, sans doute, oui, je tiendrai ma promesse; je serai tout ce que vous voulez que je sois, c'est-à-dire, bien malheureux. Ma passion a trop de délicatesse, pour que les transports qu'elle fait naître ne conservent pas le même caractere. Les privations de mon coeur sont des jouissances pour le vôtre; je me les impose toutes; et je serai payé des efforts cruels de l'obéissance, par le plaisir d'avoir obéi.

Rien n'est égal à l'agitation que j'éprouve; et je vous avouerai qu'il se mêle à mes alarmes le plaisir le plus vif que j'aie jamais senti, celui de me savoir susceptible de cette même passion, qui me réduira peut-être au désespoir. Ne rebutez point l'expression d'un attachement aussi vrai. Avant que vos beaux yeux soient fermés par le sommeil, reposez-les avec quelqu'intérêt sur ma lettre, quelque longue qu'elle puisse vous paroître. Interrogez votre ame, laissez-y pénétrer la voix du plus tendre amour; qu'il veille dans votre coeur, tandis que vous dormirez; qu'il en chasse, s'il est possible, la crainte, la défiance, tous les monstres, enfin, qui le gardent, l'assiegent, et m'empêchent d'en approcher.

Demain, madame, que devenez-vous? Et que deviendrai-je? Je ne puis finir ma lettre... que de tems écoulé sans vous voir! La tête me tourne. Ayez pitié de moi, et pardonnez le désordre de mes sentimens, en faveur de leur vivacité.

PARTIE 1 LETTRE 14

Du chevalier, à Madame De Senanges. Quelle lettre, et quel charmant procédé! Vous saviez que votre absence m'alloit faire passer un jour bien triste, vous avez trouvé le moyen de l'embellir, du moins de me le rendre supportable. Voilà de ces miracles qui n'appartiennent qu'aux ames délicates. Plus je lis dans la vôtre, plus j'y trouve de perfections qui échappent malgré vous au voile de la modestie, et donnent bien de l'orgueil à celui qui sait les découvrir. Votre coeur s'est ouvert à moi; vous m'avez marqué de la confiance... tout mon amour est payé.

Je pense comme M De Valois: une femme ne peut être heureuse sans l'estime des autres, sans la paix du coeur et la pratique de ses devoirs. Mais un attachement honnête n'exclut ni le repos, ni la considération, ni l'amour des bienséances; il suppose même tout cela, puisqu'il ne va jamais sans la vertu. Telle est ma morale, et sûrement la vôtre. Votre raison vous la déguise, mais ne la détruit pas. Oui, croyez-le, madame, l'instinct confus d'une ame sensible est plus puissant sur la conduite, que toutes les réflexions. On applaudit à cette importune raison, qu'on ne suit pas. On blâme ce que le coeur veut, et on l'exécute.

Voilà ce qui arrive à tout le monde, et ce qui ne vous arrivera point, hélas! J'en suis bien sûr. N'importe; aujourd'hui je ne me plains de rien: vous avez su me rendre heureux, en dépit de votre absence... ah! Ne me parlez plus de raison: un seul de vos regards détruit tous les conseils que vous donnez.

PARTIE 1 LETTRE 15

De Madame De Senanges, au chevalier. Vous m'avez promis, monsieur, que vous songeriez à faire les démarches nécessaires pour la place de... me tiendrez-vous parole? Votre négligence sur vos intérêts m'afflige. Vous ne vous montrez point assez à la cour; et l'on ne réussit dans ce pays-là, que par la constance et l'importunité. Les protecteurs s'y endorment bien vîte, quand on n'a pas le soin de les réveiller; et souvent les amis de la veille n'y sont plus ceux du lendemain. Vous avez des concurrens dangereux, non par la solidité de leurs prétentions, mais par la chaleur de leurs démarches; la médiocrité est toujours active, le mérite toujours paresseux. Irons-nous voir la piece nouvelle? La jouera-t-on demain? Aurez-vous la bonté de vous en informer? Bon. Une chose importante, une misere ensuite, voilà les femmes! Comme les contraires se succedent dans leur tête! Quelquefois des philosophes; d'autres fois des enfans. Tour-à-tour solides, inconséquentes, légeres et réfléchies! De la justesse par instinct, de la franchise par caractere, de la dissimulation par principes; frivoles, parce qu'elles sont mal élevées; ignorantes, parce qu'on ne leur apprend rien; foibles en apparence, et plus courageuses que vous dans les grandes occasions; très-portées à s'instruire, quoiqu'on ne leur tienne compte que de leurs graces; tantôt sacrifiant le plaisir à l'étude; et puis, passant d'une lecture grave, à l'arrangement d'un pompon! N'est-ce pas ainsi qu'elles sont faites? À qui la faute? Mais si, malgré tous nos défauts, les hommes sont à nos pieds; s'ils sont rachetés, ces défauts, par de grandes vertus; si la science est douteuse, et le sentiment sûr, nous n'avons rien à vous envier, ni rien à regretter. Enfin, dites-en ce qu'il vous plaira: plus de régularité dans les détails ne formeroit peut-être pas des ensembles aussi piquans, ne fût-ce que par les contrastes. Quelle lettre! Comme elle vous ennuiera! Je n'aime point à moraliser, et je ne sais pourquoi je m'en avise. Vous m'avez trouvée aujourd'hui bien sérieuse... hélas! Oui, je l'étois... adieu, monsieur.

PARTIE 1 LETTRE 16

Du chevalier, à Madame De Senanges. Oserois-je vous demander, madame, pourquoi vous dites tant de mal des femmes? Il est singulier que j'aie à les défendre contre vous. Je leur trouve, moi, une philosophie charmante, une prudence à toute épreuve, du calme dans le coeur... tant de courage pour combattre ce qu'elles inspirent! Ah, que notre raison est folle! Et que leur folie est sensée! Elles jouent avec les passions qui nous tourmentent, nous font croire tout ce qu'elles veulent, ne veulent rien croire de nous, et nous désesperent en attendant qu'elles nous oublient. Nous avons juré tous deux de faire des portraits, mais il falloit bien que je défendisse les femmes. Vous prouvez qu'il en est de parfaites. Allons, madame, je ferai quelques démarches, puisque vous l'exigez; je serois coupable, en ne vous obéissant pas. Dieu! Qu'il me sera doux de me dire: je n'agis que par ses ordres! Si je desire les honneurs, c'est pour les mettre à ses pieds; elle épure mon amour-propre, en le subordonnant à mon amour!

Oui, tout ce qui n'est pas vous me devient étranger. Qu'est-ce, hélas! Que la gloire, quand le coeur est vuide, isolé par l'orgueil, et qu'on ne jouit point de cette gloire, dans le sein d'un objet aimé? L'ambition n'est que le dédommagement des êtres froids. N'ayant ni vertus qui les invitent à se recueillir, ni sentimens qui les y forcent, il leur faut des erreurs qui les jettent au dehors, et les enlevent à eux. Je suis bien reconnoissant de l'intérêt que vous daignez prendre à moi; puisque l'amitié fait penser et écrire avec tant de délicatesse, il faut encore la remercier, ne point se plaindre, et adorer l'ame généreuse qui renferme tous les sentimens, hors celui qui en est la perfection.

PARTIE 1 LETTRE 17

De Madame De Senanges, au chevalier. Vous défendez si bien les femmes, que je ne puis me refuser à vous en marquer ma reconnoissance. Que notre raison est folle, dites-vous! Et que leur folie est sensée! Le magnifique éloge! Il peint à merveille la modestie de votre sexe; j'observerai cependant, si vous le voulez bien, que ces hommes si vantés brillent plus par le raisonnement que par la raison. Ils analysent ce que nous pratiquons; ils ont imaginé des loix assez injustes, et nous les jugeons, même en nous y soumettant; ils sont nos esclaves ou nos tyrans, et nous leurs amies; ils ont trouvé plus commode d'être des despotes que des modeles, et de commander à nous qu'à leurs passions. Enfin ces êtres foibles (je parle comme eux) qu'ils déchirent, qu'ils trompent, qu'ils dédaignent, qu'ils adorent, l'emportent sur leurs maîtres, par cet attrait supérieur au pouvoir. Oui, tout usurpé qu'est le leur, nous ne daignons pas briser nos chaînes; nous avons et le courage, et peut-être l'orgueil de les porter. Qu'ils s'en fassent un triomphe; régner sur nous-mêmes, voilà le nôtre. Régner sur soi! Ah, que cela est bien dit, et qu'on seroit heureuse d'y régner toujours! Que je plains les personnes, dont les combats ne font souvent qu'accroître ce qu'elles voudroient détruire! Ah, plaignez-les avec moi, monsieur! L'objet qui plaît, quelque vrai, quelqu'honnête qu'il soit, n'en est pas moins susceptible de changer. Plus son amour est vif, et plus on doit craindre qu'il ne s'affoiblisse, si c'est un des malheurs de l'humanité de se lasser du bien qu'on a le plus fortement desiré, s'il n'a plus les mêmes charmes aux yeux de celui qui le possede; si... eh, mon dieu, que de si! Je ne voulois que mettre les femmes au dessus des hommes; où cette fantaisie m'a-t-elle conduite!

PARTIE 1 LETTRE 18

Du chevalier, à Madame De Senanges. Eh! De quoi les hommes sont-ils coupables? Je ne les défendrai pas tous. Mais, s'il en est un, un seul, qui, en commençant d'aimer, se soit juré d'aimer toujours, qui souffre avec une sorte de volupté, plûtôt que de déplaire à ce qu'il aime, ne m'avouerez-vous point que celui-là mérite une exception? Eh bien, madame, il existe; et vous n'êtes pas, sans doute, à vous en appercevoir. Mais, hélas! Vous voyez tout, et n'êtes sensible à rien... j'entends de ce qui tient à l'amour. Régner sur vous-même, voilà le triomphe qui vous flatte! Pourquoi donc cette guerre affligeante du préjugé contre le bonheur? L'amour le plus vif, dites-vous, peut s'affoiblir.

Ah! Ce n'est pas quand on vous aime. Il seroit impossible avec vous d'échapper à la séduction, et que la constance ne devînt pas la source des plus grands plaisirs. Pour moi, madame, je m'abandonne à vous; vous ferez le sort de ma vie. Je ne raisonne point, je sens vivement; je vous aime avec excès; je ne vous vois jamais sans vous aimer davantage; et je préfere les tourmens que vous me donnez, au bonheur que je tiendrois d'une autre.

PARTIE 1 LETTRE 19

De Madame De Senanges, au chevalier. Vous voulez aller en Angleterre; vous voulez me quitter! Combien mon amitié est plus tendre que votre amour! Combien je le hais cet amour! Il rend injuste et même cruel; n'est-ce pas l'être, que de vouloir priver ses amis de soi? Ah, si vous ne m'aviez pas souhaité aujourd'hui l'état le plus obscur, que j'aurois mauvaise opinion de vous! Mais vous l'avez si délicatement motivé ce souhait, il peint si bien votre ame, que la mienne est partagée entre la reconnoissance la plus vraie, et une colere tout aussi juste contre cette fantaisie angloise qui vous a pris hier, dites-vous. Hier! Eh, pourquoi? Parce que je vois des gens sur lesquels il me semble que le public ne sauroit avoir d'idées. Je ne vous en expliquerai pas la raison; je ne m'en rends pas compte, je m'étourdis sur beaucoup de choses. Ah! Je ne cours pas encore assez. Vous parliez tantôt d'obscurité: oui, souvent elle est un bien. Sommes-nous donc si fortunées? On observe nos moindres démarches; et si nous voulions ne vivre que pour un seul objet, le pourrions-nous? De tristes visites, d'ennuyeux et grands soupers, des parties de plaisir, où l'on n'en a point, qui ne satisfont point l'ame, qui y laissent un vuide affreux; voilà le bonheur des femmes, voilà ce dont on les croit tout enivrées. Heureuses quand cette vie dissipée suffit à leur coeur, quand elles la menent par goût, et non par systême, non pour se préserver d'un attachement dont elles craignent l'excès, les peines, les remords ou la publicité! N'ai-je pas le malheur d'aller à *? Je n'ai pas osé refuser; j'ai craint, j'ai réfléchi, j'ai dit oui; et vous croirez que cet arrangement m'enchante. Eh bien, tant mieux, croyez-le... bon soir, monsieur...

PARTIE 1 LETTRE 20

Du chevalier, à Madame De Senanges. Ah, madame, que je suis heureux! ... Voici la premiere faveur que je reçois de vous; mais elle est bien douce, bien sentie. Quoi, je vous inspire quelqu'intérêt? Quoi, mon éloignement seroit douloureux à votre amitié! ... Je ne songe plus au voyage de Londres. Moi, vous quitter et mettre les mers entre nous! Moi qui ne peux souffrir d'être séparé de vous pendant un jour seulement, qui voudrois vivre à vos pieds, qui mourrois cent fois dans votre absence! Je cherchois une femme qui pût me fixer, je l'ai trouvée; je ne desire plus rien. Le seul reproche que j'aie à vous faire, c'est d'attirer trop les yeux. Oui, oui, je le répete, je voudrois que vous fussiez moins brillante, j'aurois moins d'alarmes, parce que votre ame, cette ame si belle, vous appartiendroit davantage; je n'aurois pas à vous disputer à tous les voeux, à tous les hommages, aux distractions de toute espece. L'éclat des charmes nuit quelquefois à la solidité des sentimens. L'amour-propre amuse, dédommage de la perte des vrais plaisirs, de ceux dont la source est dans le coeur, de ceux qui sont faits pour vous. Mais quel triste dédommagement! Que parlez-vous de craintes, de remords? Que craint-on, quand on est belle et adorée? ... Quels remords peuvent naître d'un penchant délicat, honnête et vrai? Votre ame s'effarouche trop aisément. Si vous aimiez jamais, vous seriez heureuse, vous le seriez toujours.

Pour moi, je suis au comble de mes voeux; votre lettre m'a enivré de joie, et le ravissement où elle m'a laissé, nuit à l'expression de ma reconnoissance.

PARTIE 1 LETTRE 21

De Madame De Senanges, au chevalier. Je ne suis plus surprise, monsieur, que vous m'ayez quittée tantôt si brusquement, ni que vous vous soyez refusé au desir que j'avois de passer avec vous le reste de la soirée. Non, rien à présent ne sauroit m'étonner. Des engagemens plus anciens, plus chers, les seuls peut-être qui vous intéressent, vous appelloient ailleurs; et moi, qui en ignorois la force, je voulois... je croyois... je ne veux, je ne crois plus rien. J'ai appris bien des choses, dans la maison où j'ai soupé: on a parlé de votre constance; et ce seroit une vertu, si, le coeur rempli d'un objet, vous n'aviez pas cherché à troubler la tranquillité d'un autre. Quand je disois du mal des hommes, si vous saviez quelle distance je mettois entr'eux et vous! Ô ciel, je me trompois! Je ne l'aurois jamais imaginé. Que m'importe après tout? ... Ah, que je suis heureuse de ne connoître que l'amitié!

PARTIE 1 LETTRE 22

Du baron, à Madame De Senanges. Si je vous écris rarement, ma belle amie, c'est par discrétion, bien plus que par négligence.

Qu'auroit à vous mander un solitaire qui cultive ses champs, et ne sait plus trop comment va ce monde-ci? Mais tout rustique que je vous parois, croyez que je songe à vous, et toujours avec attendrissement. On peut perdre de vue les personnes qui ne sont que jolies; on n'oublie jamais celles qui sont aimables: vous êtes l'un et l'autre; je me le rappelle à merveille, et le solitaire se laisse de tems en tems gagner par les souvenirs de l'homme du monde. Je mêle votre idée à l'image d'une matinée bien fraîche, d'un jour serein, en un mot, à tous les objets rians que me présentent les scenes variées de la campagne. Vous êtes toujours pour quelque chose dans la foule des beautés qui me sont offertes par la nature.

Les éloges d'un habitant de la campagne sont simples comme elle. Eh bien, ils n'en sont peut-être que plus piquans pour vous. L'odeur qui s'exhale des prairies, vaut mieux que ces parfums composés et vaporeux, qui enivrent les sens, les accablent, et finissent par les émousser. Le bon M De Valois me donne de tems en tems de vos nouvelles. Je sais par lui que vous êtes toujours libre, toujours raisonnable, c'est-à-dire toujours heureuse. Ah! Conservez long-tems, n'abandonnez jamais ce systême d'indépendance, que vous devez à vos malheurs, autant qu'à vos réflexions. Ne vous laissez point séduire aux hommages, ils masquent des perfidies. Jouissez de votre beauté, respirez l'encens; mais prenez garde qu'il ne vous entête.

Avec la sensibilité que je vous connois, vous seriez perdue, si vous cessiez d'être indifférente. Je ne suis point un pédant qui pérore en faveur des préjugés; je suis l'ami le plus tendre, et c'est votre cause que je plaide. Croyez-moi, j'observe dans le silence des passions et des petits intérêts qu'elles multiplient; j'observe bien. Votre position, la trempe de votre ame, celle même de votre esprit, tout vous défend de vous lier. Vos chaînes seroient légeres d'abord, leur poids se feroit sentir avec le tems.

Au reste, qu'est-il besoin de vous armer contre l'amour? Les hommes tels qu'ils sont aujourd'hui, font votre sûreté bien plus que mes conseils, et peut-être que vos principes. Quels hommes! Quelle race dégénérée! Comme ils sont vains, inconsidéres, orgueilleux sans élévation, cruels sans énergie! Ils ne tiennent pas même au caractere de la nation, par cette effervescence de courage, qu'autrefois il falloit réprimer, et qu'en vain voudroit-on aiguillonner aujourd'hui. Ils ne font plus, dans le feu de la jeunesse, de ces fautes brillantes qui promettent des vertus pour l'âge mûr. Leur ame s'endort dans le vice, se réveille dans le découragement, et se corrompt tout-à-fait par l'exemple. Le moyen de rencontrer, dans ce tourbillon méprisable, un être qui soit digne du titre d'amant, qui sache estimer ce qu'il aime, et s'enflammer pour ce qu'il estime! Mais si, par hasard, il s'en trouvoit un qui eût sauvé son ame de la contagion, qui attachât les regards par le mêlange des agrémens et des qualités... ah! Défiez-vous, sur-tout, de celui-là: c'est le sentiment que je crains pour vous; l'homme qui peut en inspirer le plus, est celui dont vous devez vous garder davantage. Dans l'amant le plus honnête, la chaleur de la passion, sa vérité même n'en garantit point la durée. La différence que je fais de lui aux autres, c'est qu'il pleure son illusion, c'est qu'il regrette ce qu'il abandonne, c'est qu'il aime encore, même en le quittant, l'objet qui ne l'enivre plus. Eh! Qu'est-ce qu'un procédé, pour une ame vertueuse, dont la vie est l'amour, et qui est liée par ses sacrifices? Que font les larmes d'un ingrat qui n'essuie pas celles qu'il fait couler? Que signifie une commisération stérile pour une femme qu'on rend malheureuse, après l'avoir accoutumée à une sorte d'idolatrie, au délire du sentiment, et à l'orgueil de n'avoir point de rivales!

Ce tableau n'est que trop fidele, et je suis sûr de l'impression qu'il fera sur vous. C'est dans les coeurs tels que le vôtre, que l'amour s'approfondit, et fait ses affreux ravages; il glisse sur les ames corrompues. Les femmes aiment, à proportion de leur honnêteté. Combien ce que je dis est menaçant pour vous! Croyez-moi, nous ne valons pas les risques d'un attachement. D'ailleurs, la nature n'est nulle part si contrariante, que dans ce qui regarde l'union des deux sexes; les hommes aiment mieux, avant; les femmes, après: comment voulez-vous que tout cela s'accorde? Amusez-vous; faites les délices de la société, et dominez sans jamais vous laisser dominer vous-même. Adieu, ma belle amie: vous avez éprouvé des malheurs nécessaires et forcés, n'en ayez point qui soient de votre choix: ce sont les seuls pour lesquels il n'y ait pas de consolation.

PARTIE 1 BILLET

Du chevalier, à Madame De Senanges. J'ai passé chez vous hier, dans l'espoir de vous faire ma cour: on m'a dit que vous étiez sortie: il m'a semblé pourtant que la voiture du Marquis * étoit à votre porte. C'est sans doute une méprise de vos gens. Que je leur en veux! Ils m'ont privé du plaisir de vous voir; j'espere que je serai plus heureux aujourd'hui. Autre billet du chevalier. Voilà huit jours de suite que je me présente à votre porte, sans pouvoir vous rencontrer, tandis que le marquis... pardonnez à mon trouble... ô ciel! Quel avenir j'envisage! ... Pourriez-vous? ... Mais non... cependant vous me fuyez, vous ne répondez pas même à mes lettres... quelle froideur! Quel dédain! L'ai-je mérité? ...

Autre billet du chevalier. J'oublie un moment toute mon infortune, pour ne m'occuper que de vos intérêts. Apprenez, madame, les bruits qui courent et qui m'indignent. On dit que le marquis... je mourrai avant de le croire; mais le public, cet inexorable public! ... Imposez-lui silence, ménagez votre gloire, et, s'il le faut, ajoutez à mon malheur. Le marquis! ... Il auroit su vous plaire! Lui! Vous ignorez peut-être... ah! Connoissez-le tout entier; voici une lettre qu'il a écrite, il y a quelques mois, et dont lui-même a donné des copies; ainsi je ne le trahis point. Vous y verrez l'opinion qu'il a des femmes, vous verrez son systême de scélératesse avec elles, vous verrez enfin s'il devoit même vous approcher.

Copie de la lettre du Marquis *, au chevalier de *. Es-tu fou, chevalier, avec tes sermons, que tu qualifies de conseils, et ton intolérance sur tout ce qui regarde la galanterie? Tu veux que l'on soupire toujours, qu'on ne trompe jamais, qu'on soit de bonne foi, et avec qui? Avec les femmes! Pauvre chevalier! De la bonne foi avec des êtres dont l'essence est le manege, et qui estiment l'amour, bien plus par les ruses qu'il suggere, que par les jouissances qu'il donne! Tu vas te rejeter sur les exceptions; j'y croirai, si tu l'exiges; mais, que veux-tu? Je n'en ai jamais rencontré.

Quant au plaisir de changer, tu ne l'as point assez approfondi, mon cher, pour le discuter avec moi. Le plus volage est, sans contredit, le plus philosophe; et cette philosophie, par exemple, est merveilleusement adoptée par ce sexe charmant, dont tu es le tendre apologiste. Une sauvage, abandonnée à l'impulsion de la nature, change pour satisfaire aux lubies de son tempérament; une femme policée, pour tâcher de s'en faire un. L'une obéit à ce qu'elle a, l'autre cherche ce qu'elle n'a pas: toutes deux vont au même but, ont les mêmes principes, et emploient les mêmes moyens, comme les plus sûrs dans tous les cas. Il n'y a point de caractere à qui l'inconstance ne réussisse. La coquette change par systême; elle a l'air de multiplier ses charmes, en multipliant ses adorateurs. La prude, par équité: elle s'impose extérieurement tant de privations, qu'il est juste que son intérieur n'en souffre pas; rien au monde n'est plus exigeant que l'intérieur d'une prude. Les étourdies y trouvent leur compte; ce sont toujours quelques bluettes de bonheur qu'elles attrapent en courant. Les femmes voluptueuses, et je pourrois te citer ce qu'il y a de mieux dans ce genre, m'ont juré dans des quarts-d'heures d'épanchement, que le physique y gagnoit, et que la volupté n'y perdoit pas.

Tu vois que je m'appuie d'autorités respectables; et d'ailleurs, j'ai sur cela une pratique soutenue, qui complete l'évidence de mes raisonnemens. Voilà donc les femmes décidées volages. Pourquoi diable veux-tu que nous ne le soyons pas? Ce sentiment romanesque, dont tu me parles, quand il est porté à un certain excès, est, en quelque sorte, le néant de l'ame; il éteint son feu que tu prétends qu'il concentre; il l'endort, lui ôte le mouvement, la vie; et je ne connois que l'infidélité, qui puisse rétablir la circulation. Encore est-il des coeurs désespérés, sur lesquels elle ne peut rien. Eh, que devient l'honnêteté, vas-tu me dire? Tout ce qu'elle peut, chevalier: tu verras qu'il est très-honnête de mourir d'ennui, de tenir à un lien qui pese, de se piquer d'un héroïsme bourgeois, et de s'abrutir par délicatesse. Connois-tu rien de plus lourd à porter, qu'une chaîne où le procédé vous retient, quand le plaisir vous appelle dans une autre? La vie est un éclair, il faut que nos goûts lui ressemblent, qu'ils soient brillans et rapides comme elle. Tu as peut-être rencontré quelquefois dans la société, de ces couples soi-disant amoureux et arrangés depuis des siecles, qui, en secret excédés l'un de l'autre, se gardent par ostentation, et pour donner un vernis de moeurs à leur commerce? Ne conviendras-tu point que ces prétendus traits d'un amour exemplaire, sont révoltans pour un homme un peu profond, et qui a réfléchi sur la portée du coeur humain?

Je voudrois qu'il y eût peine de bannissement pour tous ceux qui s'aimeroient plus de vingt jours de suite. Je me défie des femmes trop tendres, et dissertant à perte de vue sur les charmes d'une union durable, sur l'assortiment des ames, et ces lieux communs de la vieille galanterie. Ces raisonneuses-là sont quelquefois plus perfides que d'autres. Vivent les folles! Les théologiennes, en fait de sentiment, sont au coeur, ce qu'est au palais d'un buveur, de l'eau bien clarifiée: on est, avec elles, désaltéré si tristement! On languit dans leurs bras, et l'on a soif d'autre chose.

Toi qui, je l'espere, nous soutiendras bientôt qu'il est monstrueux d'être infidele, sais-tu qu'il faut l'être, pour l'intérêt même des femmes qu'on aime? Ayez une maîtresse que rien n'inquiete, que rien n'alarme: sûre de vos hommages, convaincue de votre sentiment, elle en accepte les preuves avec tranquillité, c'est-à-dire sans reconnoissance. Une femme tranquille ne tarde pas à être froide. Sa sécurité devient présomption, elle se fie à ses charmes, regarde l'amour comme une dette, croit l'amant trop heureux quand il s'acquitte. Vous lui êtes cher, si vous voulez; mais vous cessez d'être piquant: elle-même ne fait plus de frais, elle est aimable quand elle peut, pense toujours l'être assez, se repose de tout sur votre ivresse, et finit par perdre la sienne. Donnez-lui une rivale; tout se réveille et se ranime: sa haine pour celle qui lui ravit votre coeur, met en action l'amour qu'elle a pour vous; vous redevenez intéressant, les insomnies commencent, viennent ensuite les billets du matin. On s'emporte, on se désespere, on pleure, et l'on s'embellit en pleurant. Pour mettre ces dames tout-à-fait dans leur jour, il est d'obligation de les tourmenter; leur esprit y gagne, leur ame aussi. Les femmes quittées sont surprises elles-mêmes des ressorts de leur imagination; elles font plus cent fois pour ramener un infidele, qu'elles n'avoient fait pour le séduire; et je ne les trouve vraiment aimables, que quand elles sont très-malheureuses. Qu'en arrive-t-il? Les consolateurs surviennent, on les écoute, on se familiarise avec leurs propositions: on y cede, et ce sont des effets qui rentrent: le commerce va, les désoeuvrés y trouvent leur compte, tout le monde est content. D'ailleurs, une femme qu'on force à faire un nouveau choix, doit conserver une reconnoissance éternelle à l'amant qui lui procure le charme inexprimable de la vengeance. Ma morale est bonne, je t'en réponds; je change par indulgence pour moi, et par égard pour les autres. Il ne m'est jamais arrivé de me reposer plus d'un instant sur une même impression. Quand, par hasard, je vais au spectacle, j'y apporte toujours trois ou quatre intentions qui m'occupent, m'exercent et me tiennent en haleine; j'y brave celle que j'ai eue, je lorgne celle que je veux avoir, et j'inquiete celle que j'ai. Voilà les entr'actes remplis. Ce mouvement éternel fixe les yeux sur moi; les unes me prônent, les autres me déchirent, toutes me citent; et dans le vrai, celles qui ne m'ont pas eu, ne connoissent pas encore toutes leurs ressources. Une de mes folies, à moi, c'est de faire faire aux femmes des choses extraordinaires; il n'y en a pas, qu'en les prenant dans un certain sens, on n'amene au dernier période de l'extravagance; et quand il s'agit de se distinguer par quelque bonne singularité, les plus réservées deviennent intrépides.

J'ai, depuis quinze jours (cela commence à être mûr), une petite femme qui n'a que le souffle. C'est l'individu le plus frêle que je connoisse; il semble qu'on va la briser quand on la touche. Son caractere a l'air d'être aussi foible que son physique est délié, délicat et fragile; elle a peur de tout, ne va point au spectacle, de peur des reculades; craint le colisée (où il ne va personne), à cause de la foule. Eh bien, cette femme si craintive, si peu aguerrie, a eu le courage de me prendre; elle a celui de me garder, et elle aura celui de me planter là, si je ne la gagne de vîtesse. Mais ce n'est rien encore: je vais te conter, à son sujet, une anecdote curieuse qui pourra servir à l'histoire raisonnée et philosophique des femmes de ce siecle. L'idole en question s'avise d'aimer éperdument la musique. Je lui fis naître, un soir, la fantaisie de s'enivrer des délices de l'amour, au son des instrumens les plus voluptueux, placés à une certaine distance, pour toutes sortes de raisons. La voilà folle de cette idée, toutes les nuits elle ne rêve qu'à l'exécution du projet. Nous prenons jour, et nous choisissons exprès, afin d'avoir des difficultés à vaincre, celui qui en offroit davantage. Elle étoit priée à un grand souper, chez la jeune Duchesse De *; son mari devoit en être. Comment se tirer de là? Je le répete, dans les jours d'action, rien n'est tel que les femmes timides; elles font des prodiges de valeur. On mit d'abord la duchesse dans la confidence. Il s'agissoit de tromper un mari; tout devient facile alors. On sert, on annonce, on se met à table. Ne voilà-t-il pas que mon héroïne joue les convulsions, l'évanouissement? Tous les convives se levent et cherchent à la secourir. L'intelligente duchesse s'en empare, la conduit dans son appartement, la fait sortir par une issue secrétement pratiquée pour son usage, et lui confie la clef d'une porte, par laquelle on pouvoit s'évader en cas de besoin. Après cette expédition, elle revient, rassure tout le monde, certifie que la malade est couchée, et s'adressant au mari: soyez tranquille, dit-elle, je vous renverrai demain votre femme dans le meilleur état. Tu vois d'ici la jolie pélerine, ensevelie sous son coqueluchon, emprisonnée dans de petites mules bien étroites, exposée à toutes les gaîtés nocturnes des aimables libertins qui voyagent à cette heure dans Paris, trembler, frémir, chanceler à chaque pas, et de transes en transes, s'acheminer vers ma demeure. Je l'attendois à l'entrée de la rue où je loge; j'apperçois la voyageuse, et la recueille enfin plus morte que vive.

Elle me suit sous de longues galeries fort obscures (car on avoit discrétement éteint les lumieres), et je la conduis avec des précautions tout-à-fait magiques, jusqu'à l'intérieur de mon appartement. La volupté elle-même avoit pris soin de le décorer. Le jeu des lumieres, multiplié par le reflet des glaces, le choix des peintures les plus analogues au moment, tout sembloit y inviter au plaisir. Elle ne vit rien de tout cela. À peine fut-elle entrée, qu'elle se laissa tomber sur la plus molle, la plus sensuelle et la plus employée des ottomanes, où, pendant plus d'une heure, elle resta sans mouvement. Ce n'étoit pas là mon compte.

Mes clarinets commencerent à jouer; ils la tirerent de sa léthargie. Elle reconnut et comprit à merveille ce signal des grands événemens de la soirée. J'avois recommandé que les premiers airs fussent bien sourds, bien lents, et interrompus par intervalle, afin de ne pas ébranler trop tôt des organes affoiblis par la fatigue. Ses sens se remirent, par degrés, à l'unisson , et heureusement pour moi, reprirent leur activité. Après ce prélude, le souper sort de dessous le parquet, sur une table couverte de fleurs, et éclairée par des girandoles. Tu t'imagines bien que jamais souper ne fut plus délicat, ni plus irritant. Tant qu'il dura, la musique fut vive, gaie, pétulante, quelquefois même un peu bachique; elle se radoucit peu à peu, et nous indiqua le moment d'entrer dans le boudoir. J'aime bien mieux te peindre le triomphe, que de t'en décrire le lieu. Mon orchestre, alors, part comme un éclair. Une musique animée, rapide, expressive, figure la chaleur, la vivacité, et l'intéressante répétition des premieres caresses. Ce calme passionné qui leur succede, cette langueur, ce recueillement de l'ame, où l'oeil détaille ce que la bouche a dévoré, ces momens où l'on jouit mieux, parce qu'on est moins pressé de jouir, sont imités par cette harmonie douce, languissante, entrecoupée, qui ressemble à des soupirs. Enfin, de transports en transports, d'extases en extases, je parvins à lasser mes musiciens. Ma belle et nonchalante maîtresse leur demandoit encore quelques airs, et m'auroit volontiers chargé de l'accompagnement; mais l'aurore qui commençoit à paroître, vint l'arracher à son ivresse. Je la reconduisis chez son amie, et pendant le chemin, elle m'avoua naïvement que jamais concert ne l'avoit tant amusée. Le lendemain, on la renvoya à son benêt d'époux. Ce qu'il y a de réjouissant, c'est qu'elle contraignit cet imbécille-là d'écrire à la duchesse, pour la remercier du service qu'elle lui avoit rendu, et des soins tout particuliers qu'elle avoit eus de sa femme.

Tu t'imagines bien que ce coup d'éclat finit l'intrigue. Il est impossible qu'après cette soirée Madame De * fasse quelque chose de saillant. J'en ai tiré, je crois, tout le parti possible, et je la rends de grand coeur à la société. Avoue, chevalier, qu'en mille ans, ton raffinement de sensibilité ne te donneroit pas des plaisirs aussi vifs, aussi piquans, et sur-tout aussi neufs. Adieu. J'ai été bien aise de t'initier une fois, dans des mysteres inconnus aux amans vulgaires. Cette lettre est une espece de code que je compte publier un jour, pour l'encouragement des dames et l'instruction des hommes. Il faut bien éclairer son siecle, et mériter le beau titre de citoyen.

PARTIE 1 LETTRE 23

De la Marquise D'Ercy, au chevalier. Oh, l'excellente découverte! Ne craignez rien, chevalier: je serai discrete; je respecterai le motif de votre séjour à Paris, et le secret de vos amours. Vous voilà donc infidele? Je n'en voulois rien croire, plus par bonne opinion de moi, que par confiance en vous. Mais ce qu'il y a de tout-à-fait amusant, c'est que ce soit Madame De Senanges que vous me donniez pour rivale! Vous avez dû bien rire de ma derniere lettre. Je m'adresse à l'amant de cette femme, pour lui confier tout le mal que j'en pense; c'est son chevalier, que je charge de punir son petit orgueil. Dans quel piege vous m'avez conduite! Avouez que le tour est leste . Je ne vous croyois point de cette force-là. Je suis votre dupe; c'est un triomphe, je vous en avertis; les dupes comme moi sont rares. J'avois pensé que, de nous deux, c'étoit moi qui aurois l'esprit de tromper la premiere; vous m'avez prévenue, et cela me donne un grand respect pour vous. Vous vous attendiez peut-être que j'allois éclater en reproches? Non pas, s'il vous plaît; je ne suis pas persécutante, de mon naturel; je prends les choses plus gaîment. D'ailleurs, des objets trop graves m'occupent, pour que j'aie le tems de jouer un désespoir en regle; je n'ai pas deux minutes à donner à ce qu'on appelle un dépit amoureux. Ce sang-froid, sans doute, est piquant pour vous; mais il est commode pour moi; et au terme où nous en sommes, il est juste que nous nous mettions tous deux fort à notre aise. Vous vous imaginez bien que, dans l'abandon cruel où vous me laissez, je ne tarderai point à trouver des consolateurs. Comme je suis encore infiniment jeune, que je ne tombe pas tout-à-fait des nues, et que, sans être belle comme Madame De Senanges, je suis, dit-on, d'une figure assez passable, je ne m'alarme point sur mon sort, et je suis consolée de votre crime; (car les femmes prétendent, je ne sais trop pourquoi, que l'infidélité en est un) j'en suis consolée, dis-je, par la facilité de la vengeance. Cependant, comme un reste d'intérêt me parle encore pour vous, je dois vous avertir charitablement, de ce qu'un odieux public débite sur le compte de votre nouvelle conquête. On ne lui dispute point sa jeunesse; elle en a toute la gaucherie, et l'on auroit tort de la chicaner sur cet article; mais on lui reproche de n'être rien moins que naïve, et d'avoir la rage de faire l'enfant. On prétend que rien, si ce n'est son ame, n'est plus artificiel que son teint. Au reste, ce sont des mysteres de toilette, dans lesquels il ne nous sied pas de pénétrer. On me soutenoit, l'autre jour, et j'en étois furieuse, que sa douceur n'est que de l'hypocrisie; que son caractere tient le milieu entre la prude et la coquette (toujours en y ajoutant la nuance de la fausseté); que très-incessamment son coeur deviendra banal; et qu'enfin tout son esprit est composé de réminiscences. Pardon, chevalier! Mais, comme l'amour est aveugle, et que tous ceux qu'il blesse ne voient guere mieux que lui, j'ai cru devoir vous fournir quelques lumieres sur l'objet de votre idolatrie; je suis sûre que vous m'en saurez bon gré. Levez un coin du bandeau, vous verrez peut-être ce que la passion vous cache.

À propos, on prétend que Madame De Senanges veut vous assujettir aux chimeres d'un amour purement spéculatif. Vous voilà déclaré sylphe; je vous en félicite. Mais gare les gnomes, chevalier! Ils profitent de certains momens; et Madame De Senanges, que l'on calomnie toujours, a, dit-on, plusieurs de ces momens-là dans la journée.

Je vous ennuie, et je ne conçois pas moi-même pourquoi je vous ai écrit une si longue lettre. Ce n'étoit pas mon intention; je ne voulois que vous éclairer sur le compte de Madame De Senanges, et vous tranquilliser sur le mien. Adieu, chevalier.

PARTIE 1 LETTRE 24

Du chevalier, à Madame D'Ercy. Votre sang-froid ne me pique point, madame; mais il me consoleroit, si quelque chose pouvoit consoler un homme honnête, d'avoir à rompre le premier, des noeuds auxquels il a dû quelques intervalles de bonheur. L'ironie soutenue de votre lettre, me prouve combien votre ame est maîtresse d'elle-même, et le peu d'importance qu'elle attachoit à mon sentiment: je vois, par la maniere dont vous y renoncez, le principe secret de mon inconstance. Votre froideur a commencé mon crime, les circonstances l'achevent, votre ton le justifie. Je ne serai point faux en cherchant à pallier mes torts. Je suis reconnoissant, je le serai toujours, de la vivacité que, souvent malgré moi, vous avez mise à me servir; je ne prononce votre nom qu'avec attendrissement. D'où vient donc suis-je infidele? Est-ce votre faute, est-ce la mienne? Ah! Je le sens, votre caractere ne pouvoit sympathiser long-tems avec le mien. Les détails de votre ambition, ceux de votre coquetterie, vous laissent les graces nécessaires pour conquérir, mais nuisent chez vous, aux moyens de conserver. Vous aimez en courant; l'amour n'est pour vous qu'une distraction, une sorte de relâche à l'intrigue; et quand il n'est pas l'affaire la plus importante de la vie, il en est la plus frivole.

Je ne m'expliquerai point sur l'espece d'attachement que j'ai pour Madame De Senanges; mais je la connois, je l'estime, je la respecte; et c'est assez pour repousser l'injustice qui l'attaque. Je serois à la fois inhumain et lâche, si je la laissois immoler aux propos d'un public méchant et mal instruit. Vous ne faites sans doute que le répéter; car je ne puis croire que vous ayez rien inventé des horreurs dont votre lettre est remplie. L'amour-propre blessé peut rendre injuste; il ne rend point atroce et barbare. Encore une fois, je vous plains d'une erreur, je ne vous accuse point d'une infamie. Madame De Senanges est enviée, vous êtes crédule, intéressée à l'être; par-là, tout s'explique. Vous avez pris le poignard de la main de ses ennemis, et vous n'êtes que l'instrument aveugle dont on se sert contre l'innocence. Voulez-vous voir Madame De Senanges telle qu'elle est? Imaginez le contraire du portrait que vous m'en faites. Je laisse à la nature, à qui elle doit tous ses charmes, le soin de venger son teint des outrages de la jalousie; c'est son ame qu'il importe de faire connoître et respecter. La sienne est trop belle pour être fausse. Qu'auroit-elle à cacher? Croit-on lui enlever ses qualités, en lui supposant des vices qui sont si loin d'elle? Croit-on la juger, quand on la calomnie? Combien vous rougirez, madame, d'avoir cru si légérement des bruits qu'il étoit si aisé de détruire! Avec quel plaisir (c'en est un digne de vous) vous justifierez Madame De Senanges aux yeux même de ses accusateurs! Eclairée par son expérience, combien vous tremblerez pour vous-même, puisque les moeurs, l'honnêteté, l'élévation des sentimens ne mettent pas celles qui honorent le plus votre sexe, à l'abri des plus noires imputations! Au reste, madame, si on vous attaquoit jamais (car je crois tout possible, après ce qui arrive à Madame De Senanges), jugez, par la chaleur avec laquelle je viens à son secours, du zele que je mettrois à vous défendre.

PARTIE 1 LETTRE 25

Du Chevalier De Versenai, à Madame De Senanges. Qu'ai-je donc fait, madame? Car vous êtes trop honnête pour me traiter avec tant de rigueur, si je n'étois pas infiniment coupable; et j'aime mieux me supposer tous les torts, que d'oser vous en imaginer un. Encore une fois, qu'ai-je donc fait? Voilà trois semaines que votre porte m'est fermée, que vous ne répondez point à mes lettres, et que vous recevez, presque tous les jours, un homme sur le compte duquel vous devez être éclairée. J'ai beau chercher dans ma conduite les motifs de la vôtre; je ne les y trouve point. À dieu ne plaise que je regarde votre sévérité comme le jeu d'une coquetterie barbare, qui n'amene l'amour à l'excès de l'ivresse, que pour déchirer ensuite le coeur sensible qu'elle a blessé! Je mériterois ce qui m'arrive, si j'avois nourri un seul instant cette idée outrageante pour vous. Non; vous me punissez de quelque faute involontaire, et je n'ai pas même le droit de me plaindre. Ils ont peu duré, ces beaux jours où vous me donnâtes des preuves de confiance et d'amitié. Par combien de tourmens vous m'avez fait expier ce plaisir, hélas, si rapide! C'est depuis cette époque de félicité, que tout a changé dans votre coeur et pour le mien. Quelle en est la cause? Je m'interroge, je ne me reproche rien, et je pleure un crime que je ne connois pas. Je suis bien malheureux! Ne me faites pas du moins l'injure d'en douter. Quelques autres circonstances se sont mêlées à ma disgrace; je n'ai apperçu, je n'ai senti que les peines qui me venoient de vous. Mon ame est inaccessible à toute autre impression: je n'en ai qu'une, elle est affreuse; mais elle tient à vous, je m'y attache, j'aime à l'approfondir, à m'y concentrer. J'enfonce avec délice le trait qui me tue, et je trouve un charme funeste à entretenir la douleur dont vous êtes l'objet.

Hélas, qu'est devenu cet intérêt si doux, que répandoit sur toutes mes actions l'espoir de ne vous pas déplaire? Que de nuages brillans et perfides me cachoient un avenir que je ne croyois pas si prochain! Rien, alors, rien ne m'étoit indifférent. Vous chercher, vous attendre, vous appercevoir, obtenir un regard de vous, c'étoit mon bonheur; les rêves de la nuit, les événemens du jour, tout vous retraçoit à mon imagination, tout occupoit mon coeur... dans quelle solitude vous m'avez laissé! Maintenant tout me fuit, jusqu'à l'espérance, ce bien qui trompe et console. Je ne tiendrois plus à la vie, sans le plaisir de répandre des larmes, et de sentir, par l'excès de ma peine, à quel excès vous auriez pu me rendre heureux. Qu'on ne me parle plus de fortune, de gloire, de ces vains honneurs dont je ne briguois la possession tumultueuse, que pour me parer de quelques avantages aux yeux de celle qui les a tous. Tourment de l'ambition, fievre des coeurs arides, les amans heureux te dédaignent; les infortunés t'abhorrent. Ah, madame! Vous m'avez rendu affreux ce qui distrait les autres hommes.

Au nom des pleurs dont je mouille ce papier, instruisez-moi du moins des motifs qui vous font agir. M'a-t-on calomnié auprès de vous? Ne me cachez rien; je puis me justifier de tout; je ne crains que l'obscurité de mes accusateurs, et le mystere que vous m'en faites. Que vous a-t-on dit? Parlez... je meurs, si vous ne me répondez pas. Accablez-moi tout-à-fait; j'en suis réduit à envier un malheur qui ne puisse plus croître. L'incertitude où je suis, est plus affreuse que le désespoir.

PARTIE 1 LETTRE 26

Du Marquis De *, au Chevalier De Versenai. Je ne sais quel attrait, chevalier, me ramene toujours à toi, quand j'ai quelque bonheur à confier; car, sans me vanter, je n'ai pas besoin de confident pour mes peines. Tu te rappelles peut-être une certaine lettre que je t'écrivis, il y a quelques mois; elle fit un bruit, un scandale! ... On se l'arrachoit. J'en ai moi-même distribué des copies, afin de satisfaire à l'avidité des amateurs. Eh bien, il en est tombée une entre les mains de Madame De Senanges. J'aurois cru, d'après l'inflexibilité de ses principes, et la dignité de ses moeurs gauloises, qu'elle pouvoit en être effarouchée. Point: depuis cette lecture, elle a redoublé d'intérêt pour moi, et me traite mieux que jamais. Elle me prêche un peu; mais avec tant d'aménité, un organe si doux, qu'elle détruit elle-même tout l'effet de ses sermons. Je crois, dieu me pardonne, qu'elle auroit quelqu'envie de me convertir. C'est un secret que je dépose dans ton sein, et tu suivras avec moi, mon cher chevalier, toutes les gradations de mon bonheur. J'ai eu jusqu'ici de ces femmes accommodantes, expéditives et faciles, qui donnent plus de vogue que de consistance. Ma réputation est plus brillante que solide; il est tems de la conduire à sa maturité, et d'en imposer à ces dames, qui, je ne sais pourquoi, se sont avisées de me croire superficiel. Madame De Senanges a justement ce qu'il me faut pour cette opération. Plus je la vois, plus je la trouve estimable. Avec une apparence de légéreté, elle a des goûts solides, de la supériorité dans l'esprit, de l'héroïsme dans l'ame, une noblesse vraie, répandue sur toute sa personne: c'est une femme qui mérite qu'on la distingue; et en lui sacrifiant un mois plein, il est possible de se faire avec elle un très-grand nom.

Comme tu l'as cultivée (très-inutilement il est vrai, mais assez pour la bien connoître), je te demanderai quelques instructions préliminaires. Quand je tombe dans l'embuscade des honnêtes femmes, je t'avouerai que je me trouve dans un pays perdu. Chevalier, tu me serviras de fanal, tu m'aideras de tes conseils; je te crois miraculeux pour la consultation.

À propos, l'on ne te voit plus chez la belle vicomtesse. Te boude-t-on? Serois-tu absolument éconduit? J'en serois désolé. Je voudrois te voir là, pour applaudir à mes progrès, et encourager mon inexpérience. Je me dispose à jouer un rôle brillant; mais il me faut un théatre et des spectateurs. Quel guerrier aimeroit la gloire, sans l'aiguillon des témoins? Il en est de même des amans. Bonjour.

PARTIE 1 LETTRE 27

De Madame De Senanges, au Chevalier De Versenai. J'apprends, monsieur, que vous êtes brouillé avec Madame D'Ercy, et je dois vous porter à la revoir. Elle a du crédit, sans doute des qualités. Vous lui avez rendu des soins, elle a pu vous être utile; elle pourroit vous l'être encore: pourquoi rompre avec elle? ... Si elle alloit vous desservir! Mais non, je suis injuste. L'intérêt que je prends à ce qui vous regarde, me rend tout ce que je n'ai jamais été. Vous ne l'aimez donc plus, Madame D'Ercy? ... Qu'elle est à plaindre! ... Si pourtant elle vous aime encore! Ah! Ménagez son amour-propre, sur-tout sa sensibilité; il est dangereux de blesser l'un, il est plus affreux d'affliger l'autre. Vous êtes honnête, votre coeur vous guidera mieux que personne. Enfin, monsieur, retournez chez elle... s'il le faut. Non que je vous conseille de feindre ce que vous ne sentez plus; changer est un malheur; tromper, une bassesse: mais que vos égards la consolent de ce qu'elle a perdu, vous acquittent de ce qu'elle a fait, et vous conservent une amie. Si j'étois moins la vôtre, je n'entrerois pas dans tous ces détails. Vous me les rendez intéressans.

Je me suis bien consultée, et je me livre à mon amitié pour vous, parce qu'elle est pure, méritée; parce que je n'en redoute plus rien. Je vous l'avoue, j'ai craint votre amour, je me suis craint moi-même; je vous ai fui, j'ai eu avec vous l'apparence des torts; j'ai voulu l'avoir, pour vous détacher de moi. Ma porte vous a été fermée, j'ai reçu le marquis avec une affectation dont vous ignoriez le motif; et j'ai moins appréhendé l'opinion qu'une telle conduite vous donneroit de mes principes, que je ne me suis reproché d'avoir écouté l'aveu de vos sentimens. Je devois vous imposer silence. Comment ne l'ai-je pas fait? Comment ai-je eu l'imprudence de recevoir vos lettres et d'y répondre? C'est un tort, un tort réel... enfin, monsieur, je puis vous revoir... je le puis sans danger; vous sentez à quelles conditions; et si je vous suis chere, vous n'hésiterez point à vous y soumettre. Mon coeur n'est point fait pour l'amour. Eprouvée par des chagrins vifs, armée de l'expérience des autres, soutenue par de bons conseils, heureuse, sur-tout, du calme dont je jouis, je me suis interdit pour toujours une passion, dont les commencemens peuvent être doux, mais dont les suites m'effraient. La perte de l'honneur, celle du repos, et peut-être un jour l'abandon de l'objet auquel on a tout sacrifié; voilà le sort des infortunées, qui paient d'un siecle de peines, quelques instans de bonheur. Et quel bonheur encore, que celui qu'on se reproche, qu'on dérobe aux yeux de tous, qu'on voudroit pouvoir se cacher à soi-même! ...

Je méprise trop, pour en parler, les êtres qui n'ont plus de remords. Je me connois: si je devenois sensible, ma vie seroit affreuse. Je ne m'appartiendrois plus, je dépendrois d'un geste, d'un mouvement, d'un regard: tout porteroit sur mon coeur. Alarmée sans soupçons, déchirée sans preuves, si je ne me défiois pas de mon amant, je me défierois de mes charmes; je ne m'en trouverois jamais assez pour lui plaire uniquement; nous serions tourmentés tous deux... eh! Quel seroit alors, quel seroit mon appui? Il n'en est point pour celles qui tremblent de descendre dans leur intérieur... encore une fois, je tiens à mes résolutions; j'y tiens plus que jamais, puisque je consens à vous recevoir. Vous, monsieur, renoncez au vain espoir de porter le trouble dans une ame contente d'elle-même, assez douce pour vous pardonner d'avoir eu le projet de lui enlever son repos, mais affermie dans ses principes, et toute entiere à l'amitié. P. S. Reverrez-vous Madame D'Ercy? On prétend qu'elle ne m'aime pas... n'importe... ce que je vous ai dit, je vous le répete; et si vous suivez mes conseils, je ne pourrai que vous en applaudir. Si vous imaginiez cependant que votre présence lui causât de la peine ou de l'embarras! ... Enfin, vous savez mieux que moi ce qui sera le plus convenable dans votre position; et je pourrois, avec les meilleures intentions du monde, me tromper sur le genre de procédés qu'elle doit attendre de vous. Je vous renvoie la lettre du marquis: je l'ai parcourue; elle ne m'a inspiré que de la pitié. Croyez que personne au monde n'apprécie mieux que moi ces êtres frivoles, orgueilleux et cruels, la honte de leur sexe, le mépris du nôtre, et désavoués par tous deux. Ils ne sentent rien, ils sont punis.

PARTIE 1 BILLET

Du chevalier, à Madame De Senanges. Vous consentez à me revoir, et vous m'offrez votre amitié... je n'examine rien, je me soumets à tout, je supporterai tout. Je suis trop affecté pour vous répondre. Je sors, et vais tomber à vos pieds.

PARTIE 1 LETTRE 28

De Madame De Senanges, au baron. Votre souvenir, vos conseils, tout ce qui m'assure votre amitié, m'est précieux; j'aurois dû vous en remercier plus tôt. Mais, baron, la vie que je mene est si dissipée! Des devoirs, des bienséances, quelquefois des affaires, tout m'enleve à moi-même, et j'en suis bien loin, quand je ne suis pas à mes amis. Que j'envie la paix de votre solitude! Que vous êtes heureux! Votre ame est calme, c'est le plus grand des biens; c'est le fruit de la vertu. Vous en deviez jouir, vous en jouirez toujours, et votre bonheur consoleroit presque de votre absence. Donnez-moi de vos nouvelles, donnez-m'en souvent: j'ai besoin d'en recevoir. Je cours beaucoup, et je ne m'amuse pas. Il est si peu d'êtres vrais, tant d'apparences trompeuses! La bonne foi est si rare! Je le crains du moins. Si je le croyois, j'irois habiter un désert. J'en conviens avec vous, tout sentiment trop vif est pénible. Il faut se commander, se vaincre, s'estimer toujours, et dédaigner les hommages, souvent faux, toujours intéressés de la plupart des amans. Les écouter est un tort; les croire, seroit un malheur. Mon indépendance m'est chere, ma gloire me l'est plus; je les conserverai toutes deux. Moi, j'aimerois! Moi, si malheureuse autrefois, j'entrerois dans une nouvelle carriere de peines! D'où viennent vos alarmes? Si vous saviez quelle opinion j'ai des hommes, combien les voeux qu'ils nous adressent me paroissent plus offensans que flatteurs! Si vous le saviez, vous seriez rassuré. Je n'en ai rencontré qu'un seul, qui se soit préservé du danger de l'exemple. Il n'a point les défauts de ses semblables, il est votre ami: mais je suis juste pour lui, sans qu'il soit dangereux pour moi. Mes réflexions m'ont armée contre tous. Je ne connois, je ne veux connoître que l'amitié. Le chevalier, si j'ose le dire, a puisé dans votre ame, il vous apprécie, et c'est pour cela que je le distingue. Nous avons souvent parlé de vous ensemble; peu de personnes sont dignes d'en parler comme lui. Mon oncle doit vous écrire. Ne le croyez pas, s'il vous mande que je suis triste. Ses bontés, sa tendresse pour moi, lui font de ses craintes, des réalités. Cet oncle adorable est un pere, et quel pere! Qu'il vive plus long-tems que moi! C'est le voeu de mon coeur. On dit que le chevalier a aimé Madame D'Ercy. Peut-être il l'aime encore: cela me paroît tout simple, elle est belle; elle doit l'enchaîner. Votre lettre m'a alarmée. Je me suis examinée; je suis contente de cet examen, et pénétrée du motif de vos inquiétudes; mais soyez tranquille, j'ai votre amitié, que me faut-il de plus?

PARTIE 1 LETTRE 29

Du baron, au chevalier. J'ai reçu, chevalier, une lettre de Madame De Senanges, et j'exige de vous que vous vous taisiez sur la confidence que je vous en fais. Elle a l'air d'être bien aise de vous connoître; mais il seroit nécessaire que nous causassions ensemble sur l'esprit général de sa lettre. Je ne vous en dirai rien par écrit; je sens pour vous l'importance d'un entretien détaillé. Si vous le desirez, cet entretien, vous vous arracherez pour quelques mois au tumulte, au vertige de Paris et de votre imagination, pour venir respirer dans ma solitude. Ma proposition vous révoltera d'abord. Je sais avec quel empire on est retenu par les liens d'une passion naissante, et le perfide espoir d'un bonheur trop souvent plus qu'incertain; mais je connois encore mieux pour vous les dangers du séjour, que je ne conçois les horreurs de la séparation. L'habitude prolongée devient aussi impérieuse que l'amour même. On se familiarise avec l'idée vague d'un plaisir qui n'arrive point, avec des peines dont le sentiment s'émousse, et dégénere en une langueur pire que les tourmens de l'activité. On use ainsi son courage en plaintes stériles, sa force en inquiétudes fatigantes. Le ressort de l'ame se détend, on s'accoutume à être foible; insensiblement on devient lâche; on perd l'estime de soi, et c'est alors que tout est perdu. L'être infortuné qui se méprise, n'a d'asyle que le tombeau. Je peins sans ménagement, parce qu'avec les hommes de votre âge, l'amitié vraie mesure la force de ses conseils à celle des passions qu'elle doit diriger ou détruire. Voici la belle saison: c'est un moment de chaleur et d'énergie pour toute la nature. N'y auroit-il que les ames qui ne participassent point à ce renouvellement général? Croyez-moi, chevalier; venez reposer vos sens dans ma retraite. Venez-y rafraîchir, si j'ose m'exprimer ainsi, une ame desséchée par la crainte, enflammée par l'espérance, brûlée par toutes les ardeurs de l'âge, et d'une imagination éblouie. Vous trouverez ici un beau ciel, un site pittoresque, des côteaux paisibles, une forêt majestueuse, le spectacle des travaux et des vertus champêtres, le mouvement d'une vie occupée, le tableau de l'innocence et la gaîté qui l'accompagne; vous y trouverez des moeurs, du calme, un air salubre, des livres et un ami. Vous ne connoissez pas encore le plaisir de se lever avec le jour, d'aller, un montaigne à la main, se promener sur les bords d'un étang solitaire, de fortifier les leçons du philosophe par le recueillement de l'homme sensible, par cette admiration religieuse qu'inspire l'aspect des campagnes, et de n'être interrompu dans ses utiles rêveries que par la rencontre d'un mortel vrai qui vous serre dans ses bras, partage vos plaisirs, et ne craint point d'entrer dans le secret de vos peines.

C'est dans mes prairies que croît le baume salutaire à vos blessures; c'est en s'enfonçant dans l'obscurité des bois, en y ouvrant son coeur à la voix d'un honnête homme, qu'on affermit le sien, qu'on apprend à se créer des plaisirs nobles, qui dédommagent des efforts qu'ils ont coûté, et sur-tout à respecter les principes de la femme vertueuse qu'on aime, et qu'on cherchoit à dégrader.

Mon ami, le bonheur n'est que la récompense de la force mise en action.

Croyez-vous y atteindre, tant que vous respirerez l'air envenimé de la capitale? Le désordre y est autorisé par l'exemple, la foiblesse y est en quelque sorte indispensable. On suit la pente, l'abyme est au bout. Les bons naturels luttent quelque tems; mais à la fin, le torrent les emporte, et ceux qu'il entraîne sont d'autant plus à plaindre, qu'il se joint au remord d'un vice qui leur est étranger, des retours impuissans vers l'honnêteté qu'ils ont perdue. Corrompre, et être corrompu, disoit Tacite, voilà ce qu'on appelle le train du siecle. Il semble qu'en écrivant cette sentence foudroyante, le peintre des Nérons et des Tiberes ait deviné la plaie incurable de nos moeurs, et l'état actuel de notre société. Tous les liens y sont rompus, tous les principes renversés. À force de généraliser la vertu, on parvient à l'anéantir. Sous prétexte d'être philosophe, on n'est ni pere, ni époux, ni citoyen. L'adultere n'est plus qu'un vieux mot de mauvais ton. Ce qu'il désigne est reçu, accrédité, affiché même, en cas de besoin. La probité pleure, la vertu se cache, la scélératesse leve le front, et il n'y a plus de frein à attendre pour la corruption, quand une fois la pudeur du vice a disparu.

À propos, voyez-vous encore le Marquis *? Défiez-vous des hommes qui lui ressemblent, ils m'ont toujours fait horreur. Quand je les avois sous les yeux, je les appellois les chenilles du dix-huitieme siecle. Redoutez de pareilles liaisons; n'hésitez pas à les rompre. Point de mollesse, point de ces misérables bienséances de société, qui mettent une politique coupable à la place de cette sévérité courageuse, la sauve-garde des moeurs, et de la dignité du citoyen. Pardon, chevalier: cet élan d'indignation vient de mon amitié pour vous. Encore une fois, arrachez-vous pour quelque tems à tous les dangers qui vous environnent. J'ai des raisons pour vous en presser. Mon coeur vous desire, l'ombre de mes forêts s'épaissit pour vous recevoir; la consolation vous y attend. Venez renaître à la nature, à vous-même, et retrouver le bonheur dans les embrassemens de votre ami.

PARTIE 1 LETTRE 30

Du chevalier, au baron. Ô respectable ami! J'ai baigné des larmes de la reconnoissance chaque ligne de votre lettre, de cette lettre, où la vertu respire, où vous me donnez les conseils les plus sages, les plus attendrissans, que ma raison adopte, hélas! Et que mon coeur rejette. Ce coeur est enchaîné; il s'attache à son lien. Je pleure de ne pouvoir aller vers vous; je pleure, et je reste... ma félicité, ma vie est aux lieux que Madame De Senanges habite. Elle vous a écrit. Peut-être avez-vous entrevu que je serois malheureux... n'importe; je ne puis la quitter. Sa porte m'a été fermée; ce n'est que depuis quelques jours qu'elle consent à me recevoir, et je m'éloignerois! Et je ne profiterois pas des instans de mon bonheur! ... Qu'est-ce donc qu'elle vous a mandé? Que vous êtes cruel! ... Suis-je haï? Dites... non, gardez-vous de me l'apprendre; j'en mourrois: laissez-moi mes chimeres, mon espérance; elle est mon seul plaisir, ne m'en privez point. Puisque vous l'exigez, je vous garderai le secret sur la confidence que vous me faites. Eh! Pourquoi ne voulez-vous pas? ... Pardonnez à mon trouble, à mon inquiétude; mes idées se croisent, se combattent, se brouillent: tout est confus dans mon esprit, à mes yeux! Ils ne voient bien que Madame De Senanges. Si vous saviez quelles cruelles conditions elle m'impose! J'y souscrirai, je la toucherai par ma soumission, si je ne puis la désarmer par l'excès de mon amour. Moi, ne pas respecter ses principes! Moi! Fiez-vous-en à cette femme adorable pour épurer le feu qu'elle inspire, pour élever jusqu'à elle le coeur qu'elle embrase, pour n'y rien laisser que de noble, de délicat d'héroïque même. Oui, qu'il s'ouvre un champ d'honneur; je suis un héros pour la mériter. Je me croyois honnête avant de la connoître, et je rougis aujourd'hui de ce que j'étois alors. Il semble qu'elle m'ait fait une ame exprès pour l'aimer. Ô pouvoir sacré du penchant qui m'occupe! Ô sentiment d'un coeur exalté! Enthousiasme de l'amour! Tu rends capable des efforts les plus pénibles, et des plus grands sacrifices!

Ne craignez rien, baron; l'époque honorable de ma vie, est l'instant où j'ai connu Madame De Senanges. Je me sens digne de lui plaire; et par ma présomption même, vous pouvez juger de mon retour à la vertu. Oui, oui; je romprai avec le marquis; je ne l'ai cru qu'étourdi; il est vicieux, j'y renonce. Adieu, baron. Excusez le désordre de ma lettre. Ô vous le modele des amis, ne m'oubliez pas; ne m'abandonnez jamais: je suis hors d'état d'écouter les conseils; mais je crains bien d'avoir besoin de consolations.

PARTIE 1 LETTRE 31

Du chevalier, à Madame De Senanges. Ah! Pardon, pardon, madame, si je vous écris, malgré votre défense. C'est un mouvement involontaire; c'est le besoin de mon coeur: il m'est impossible d'y résister. Je viens de relire votre derniere lettre. Cette lettre qui m'a enivré dans l'instant où je l'ai reçue, m'afflige aujourd'hui; j'en ai recueilli toutes les expressions, ma mémoire les a fidélement retenues; elle ne contient pas un seul mot qui ne me désespere. Soyez mon ami, dites-vous; moi, votre ami! Moi, madame! Avez-vous bien songé à cet arrêt, quand votre main l'a tracé? Mais non, l'ordre vous est échappé, sans le moindre retour de votre part sur les peines de l'exécution. Je ne vous ai point assez dit à quel excès je vous aime. Vous êtes l'être enchanteur que mes desirs ont cherché long-tems, sans pouvoir le trouver. Mon coeur a été distrait, souvent fatigué, le voilà rempli. Je connois, comme vous, les avantages de l'amitié; ses chaînes sont douces, ses jours tranquilles; mais que l'amour a de charmans orages! L'amitié! ... Non, je ne puis, je ne pourrai jamais m'en contenter; elle est si froide, si paisible! Dans certains momens, la vôtre même ne me satisfait point. Je renonce au traité, je maudis la raison, j'abjure ma promesse; ensuite je me rappelle vos ordres, et j'expie par mes remords la révolte de mes sentimens. Mais comment vous entendre parler, vous voir sourire, sans éprouver ce trouble involontaire, ces impressions délicieuses, dont il est impossible de triompher? Comment se fait-il que, de jour en jour, je découvre en vous de nouveaux moyens de plaire et de séduire? J'ai détaillé tous vos traits; chacun d'eux renferme un charme qui lui est propre, que je crois connoître, dont j'emporte l'image en votre absence. Vous revois-je? Mes yeux sont frappés d'une foule d'attraits qu'ils n'avoient pas encore apperçus. C'est dans votre esprit, c'est sur-tout dans votre ame, qu'il faut chercher le secret de votre physionomie... dieu! Qu'il seroit doux de l'y trouver!

Cessez, madame, de me condamner à un sentiment réfléchi, modéré; ce rayon de la divinité, cette flamme immortelle qui me brûle et m'anime, n'est autre chose que l'amour; et vous pouvez me l'interdire! Et vous osez le combattre! Vous redoutez l'abandon de l'objet auquel vous auriez tout sacrifié! Ah! Cessez de craindre; vos charmes vous répondent du présent, vos vertus de l'avenir. Si j'étois jamais aimé, si je pouvois en obtenir la douce certitude, ce bonheur ne feroit que resserrer mes liens; il ajouteroit l'ivresse de la reconnoissance à l'égarement de l'amour. L'ingratitude la plus coupable est celle d'un amant qui s'arme de sa félicité même contre l'objet auquel il la doit, et devient plus cruel, à mesure qu'on le rend plus heureux. Les moindres faveurs d'une femme qu'on aime, sont des bienfaits inestimables; et les ames délicates s'enchaînent par les mêmes causes qui détachent celles qui ne le sont pas. Mais quel tableau vais-je vous faire? Peut-être va-t-il exciter votre courroux? Encore une fois, pardon; j'ai tort de me plaindre, je m'en repens, je m'en accuse. Puisque vous m'avez permis de vous revoir, je suis heureux! Souffrez seulement que je vous écrive, et ne me privez point de vos lettres. C'est dans le développement de votre ame honnête, que je puise le courage nécessaire à la mienne; vos lettres seules me donneront la force de vous obéir. Je me défends toutes les prétentions de l'amour: ah, laissez-m'en les soins!

P. S. Non, madame; malgré votre conseil, je ne reverrai point Madame D'Ercy, j'y suis résolu.

Ce n'est pas un sacrifice que je vous fais, vous ne voudriez pas l'accepter; c'est un devoir que je m'impose. Si vous saviez quelle lettre elle m'a écrite! ... Mais c'est trop long-tems parler d'elle; je ne veux m'occuper que de vous... de grace, répondez-moi, deux lignes, deux mots, un seul! ... Je tremble de n'être pas écouté.

PARTIE 1 LETTRE 32

De Madame De Senanges, au chevalier. Oui, monsieur, c'est un parti pris. Je ne veux plus entendre parler de l'amour (même du vôtre), je ne le voudrai jamais. Je serois bien fâchée de m'apprivoiser avec lui; je le crains tous les jours davantage; et cette crainte, je cherche à l'augmenter. Aidez-moi dans mon projet: cet effort est digne de vous, et je vous promets, en récompense, tous les sentimens de l'amitié. Un moment: ne criez pas à l'injustice. Je ne suis que raisonnable, et je vais vous en donner la preuve. Vous aimez mes lettres, vous le dites au moins: elles vous sont nécessaires; vous y puiserez le courage que j'exige de vous... oh! Tant mieux; je continuerai de vous écrire; mais, songez-y, c'est à condition que vous serez bien courageux. Plus de lettres, pour peu que votre foiblesse recommence; voilà qui est dit. Il ne faut pas vous enlever tout en un jour; et puis, il n'y a point de mal à causer avec son ami. Je vous prêcherai souvent, je vous ennuierai quelquefois, je n'y vois d'inconvénient que pour vous. Encore un coup, je vous accorde cet article. N'est-ce pas que je suis bien bonne? Trop peut-être; comment se corriger? Y travailler est pénible, le succès incertain; de là le découragement, état fâcheux, le plus fâcheux de tous. Je vous tiens parole; voilà déjà un petit trait de morale; il n'est guere amené, celui-là. Combien de choses inexplicables! On n'est pas femme pour rien.

PARTIE 1 LETTRE 33

Du chevalier, à Madame De Senanges. Vous ne recevez plus le marquis! J'étois bien sûre, madame, que vous ne le souffririez pas long-tems dans votre société. Ils ne sont pas dignes d'y être admis, ces êtres dont la fatuité s'exagere les succès, qui se vantent de tout, ne méritent rien, et finissent par se faire accroire ce qu'ils ont tant d'envie de persuader aux autres. Je suis loin de penser que des conseils timides, et quelques réflexions de ma part, vous aient déterminée au parti que vous venez de prendre. Vous n'avez besoin que de vous-même pour vous décider, et l'on n'a pas plus d'influence sur vos actions que sur vos sentimens.

Quoi qu'il en soit, et vous me permettrez d'en convenir, je jouis de la disgrace du marquis. Il me désespéroit, lui, son babil, ses déclarations et ses bonnes fortunes! ... Il avoit la rage de vous baiser la main: enfin il en va perdre l'habitude.

Quelle étoit donc cette femme qui est restée avant-hier si long-tems chez vous? Elle avoit de l'humeur, elle déclamoit contre l'amour; et vous, madame, vous l'écoutiez! J'abhorre les prudes, et celle-là de préférence. Elle disserte sans cesse, elle analyse tout; moi je n'analyse rien; je serois bien fâché d'analyser le sentiment. Cette femme est de marbre. Ses calculs sont froids, ils doivent être faux. La derniere fois que nous causâmes ensemble, vous m'avez ordonné d'être moins triste, et je fais ce que je peux pour vous obéir; mais puis-je me commander? ... Ah, madame! Je ne me reconnois plus; chaque instant de ma vie est troublé; le bonheur de vous voir l'est par la crainte qu'il ne s'évanouisse, et je redoute, en arrivant chez vous, l'instant cruel où il faudra vous quitter. Quel déchirement j'éprouve, quand nous nous séparons! Avec quel trouble je vous revois! ... Avec quelle émotion je pense à vous! Ma passion m'égare, elle me rend injuste; vous n'arrêtez les yeux sur personne, que le regard le plus rapide ne me laisse une inquiétude affreuse. Vous valez mieux que tout, vous me tenez lieu de tout, vous m'avez fait tout oublier! ... Hélas! Je m'en apperçois; je m'étois promis, pour vous plaire, de ne vous entretenir que de choses indifférentes... je n'ai pu vous parler que de mon amour.

PARTIE 1 LETTRE 34

Du Marquis *, au chevalier. Je n'entends plus rien ni aux hommes, ni aux femmes. Tu es singlier, au moins, avec les bonnes qualités de ton coeur, et les bizarreries de ta conduite. Je me trouve dans un moment de crise. Poursuivi par une meute aboyante de créanciers, j'ai, pour appaiser le grand feu de ces messieurs, besoin de trois cents louis; tu me les envoies de la meilleure grace du monde; je te sais gré de l'à-propos, je vais te chercher, et ne te trouve point; tu m'éludes dans les lieux publics, et il semble que tu affectes d'échapper à ma reconnoissance. T'explique qui voudra. J'ai pourtant d'excellentes choses à te dire. Ma vie est un tissu d'événemens qui se font valoir les uns par les autres, et j'ai peine moi-même à en suivre le fil, tant il se mêle de jour en jour. Premiérement, je suis chassé de chez Madame De Senanges. Cette femme est indéfinissable. Elle te congédie, et me reçoit; elle te rappelle, et m'expulse. Il y a là-dedans un jeu croisé, une coquetterie étourdissante, qui me piqueroit, sans le prodigieux usage que j'ai de ces galantes révolutions. S'acharner à une femme, c'est le moyen d'en perdre vingt. Ta Madame De Senanges étoit pourtant ce qu'il me falloit pour le moment. Je cherchois une maîtresse à principes; j'en avois besoin pour achever ma célébrité; elle ne veut se prêter à rien, ma gloire ne la touche pas; que veux-tu que j'y fasse? J'en suis tout consolé; et tu conviendras que j'ai de quoi l'être. On m'a mené chez Madame D'Ercy, où j'ai déjà fait des progrès incroyables. Voilà ce qui s'appelle une femme! Affaires, intrigues amoureuses, ruptures, perfidies, elle concilie tout, fait tout aller. Elle culbuteroit un royaume en cas de besoin. Je l'aime avec une tendresse peu commune; et tout ce que je crains en la prenant, c'est qu'il ne soit difficile de la quitter. Elle a je ne sais quoi qui retient, et je passe fort bien une heure avec elle, sans trop souhaiter d'être ailleurs. Je ne conçois pas que tu l'aies abandonnée avec autant de courage et de sang-froid. C'est un coup de maître que je t'envie, et je me sens toute la chaleur de l'émulation. Elle a vraiment du crédit. Elle promet à tout le monde, ne tient parole à personne, raisonne politique, dieu sait!

Un de ces matins, elle m'avoit donné rendez-vous chez elle de très-bonne-heure. J'arrive, on me dit qu'il n'est pas jour: je parle à ses femmes; on m'introduit, et, préliminairement, on me fait passer dans la salle d'audience . Je ne pus m'empêcher de rire en la traversant. Elle étoit pleine de gens de toute espece. L'un tenoit un placet, l'autre un mémoire; on me montra le curé de la paroisse, et à côté du prélat, un histrion de province, qui sollicite un ordre de début dans les rôles de Crispin. À travers cette foule béante qui attendoit, avec une impatience respectueuse, le réveil de la marquise, je pénetre jusqu'au sanctuaire où elle repose. Je ne connois point de chambre à coucher plus voluptueuse, d'alcove plus séduisante; les glaces y sont placées avec toute l'intelligence d'une femme qui aime à savoir ce qu'elle fait. Tandis que j'admirois le temple, on en réveille la déesse. Son premier mot est pour gronder. Elle souleve ses longues paupieres, ouvre les yeux, les referme, les ouvre encore, m'apperçoit, veut me quereller, éclate de rire, et s'appaise. Sa coëffure de nuit étoit un peu dérangée et n'en étoit que mieux; son teint me parut animé de ce vif incarnat que développent le calme et la fraîcheur du sommeil; les rubans de son corset flottoient négligemment, et laissoient mes regards errer sur toutes les graces d'un désordre médité. Je t'avouerai que, sans ces femmes... mais il fallut être décent en dépit de moi, et que sais-je? Peut-être en dépit d'elle. Après quelques entreprises peu suivies de ma part, et quelques minauderies de la sienne, on fit entrer le singe et les deux secretaires. Chacun se mit à son poste. Le singe sauta sur le lit, y fit cent gambades, cent impertinences, et pensa me dévisager, parce qu'il est jaloux. Les secretaires se placerent aux deux côtés du lit: elle leur dictoit tour-à-tour, à l'un, le vaudeville courant et quelques vers libertins faits par un abbé; à l'autre, des instructions et des notes pour le prochain voyage de la cour; moi, j'y ajoutois de tems en tems quelques apostilles. Les secretaires rioient sous cappe, le singe grinçoit des dents, les femmes de la marquise bâilloient, et tout contribuoit à la perfection du tableau. Enfin Madame D'Ercy se leve. Par des mouvemens étudiés, elle me laisse voir une foule de charmes qu'elle me supplie de ne pas regarder; et voilà mon joli ministre à sa toilette, en peignoir élégamment rattaché avec des noeuds couleur de rose. On fait entrer alors les pauvres aspirans de l'anti-chambre. Elle dit un mot, jette un coup-d'oeil, caresse le crispin, ne prend pas garde au curé, reçoit étourdiment ce qu'on lui présente, m'ordonne de tirer tous les cordons de ses sonnettes, demande ses chevaux, renvoie son monde, s'habille, me congédie, et part pour V où, s'il faut l'en croire, on ne finit rien sans elle.

Cette description, chevalier, ne te donne-t-elle pas des remords effroyables? Madame D'Ercy est unique. Elle m'a déjà procuré des renseignemens merveilleux, et conseillé je ne sais combien de petites noirceurs, qui réellement sont d'un très-grand prix, par le mouvement qu'elles vont donner à la société... elle possede, au suprême degré, l'érudition des cercles, manie avec une dextérité rare le stilet du ridicule, et nous sommes de force pour bouleverser Paris à nous deux, quand la fantaisie nous en prendra.

Ce qui me déplaît en elle, c'est son obstination, que rien ne peut vaincre. Par exemple, elle veut absolument que j'aie eu Madame De Senanges. J'ai beau l'assurer que cela n'est pas, que j'en serois sûrement instruit; elle prétend que cela est, que cela doit être, que le contraire est fabuleux, et qu'il faut en tout observer les vraisemblances: elle me met dans une fureur! Si j'avois été bien avec Madame De Senanges, tu sens à merveille, que je ne serois pas assez enfant pour le taire; je n'aurois pas manqué sur-tout de t'en faire part; ce sont de ces procédés qu'on se doit entre amis; mais d'honneur, j'ai échoué, et je l'avoue avec une sorte de confusion. À dieu ne plaise, que je calomnie jamais ce sexe infortuné, qui n'a de vengeance que ses pleurs, et auquel sa foiblesse physique et morale ne laisse pour toute arme, que la probité des attaquans, ou la sensibilité des vainqueurs! Au reste, tous ces bruits n'auront qu'un tems, et Madame De Senanges ne sera point perdue pour m'avoir sur son compte. Tout ce que j'y vois de fâcheux pour elle, c'est qu'elle en aura l'étalage, sans en tirer le profit: aussi tu conviendras qu'elle est mal conduite. On lui suppose une tête vive, c'est le grelot qui attire; on croit que la folie n'est pas loin, on court, on arrive, et l'on est pris pour dupe.

Adieu, chevalier: quand te verrai-je? Ne sois point inquiet de ton argent: tu es un ami bien essentiel, et je n'ai garde de l'oublier. Ce souvenir me sera utile dans plus d'une occasion.

PARTIE 1 BILLET

Du chevalier, au marquis. Vous connoissez l'opinion que j'ai de Madame De Senanges. On doit du respect à une femme comme elle, et je regarderois comme des offenses personnelles tous les propos légers que vous tiendriez sur son compte. Je vous supplie d'y faire attention un peu plus sérieusement qu'à la dette dont vous me parlez, et que j'oublie.

PARTIE 1 LETTRE 35

De Madame De Senanges, au chevalier. Je ne vous écris, monsieur, que pour vous faire part du retour du Maréchal De *; allez le voir, il est prévenu. C'est un homme qui vous servira, sans mettre d'importance à ses services; il a beaucoup de franchise, une grandeur vraie, et une ame un peu paladine, dans un siecle où il y a si peu de chevalerie! Puisque vous demandez, ne négligez donc pas les démarches pour obtenir: il est indispensable que je me mette à la tête de tout cela, et que j'agisse, à votre défaut; le voulez-vous bien? Oh! Oui, vous consentirez que je partage avec Madame D'Ercy le bonheur de vous être utile. J'ai des amis solides; ils sont peu courtisans, mais fort estimés à la cour; ils promettent rarement, mais tiennent toujours ce qu'ils promettent. Que je serois heureuse s'ils pouvoient réussir! Il est juste que l'amitié ait ses jouissances comme l'amour. Vous avez raison, je n'ai consulté que moi, en congédiant le marquis; vos réflexions n'ont pu que précipiter l'effet des miennes. Le ciel préserve de me conduire jamais par un mouvement étranger! À votre âge, on peut donner un bon conseil; mais, pour une femme, il n'est presque jamais bon de le suivre. Vous m'aviez conseillée pour vous peut-être; je n'ai dû agir que pour moi... eh! Pouvois-je recevoir long-tems le marquis, après ce que j'en sais et ce que j'en ai vu? Ah! Monsieur, profitez de son exemple, gardez-vous bien de lui ressembler. Séduire, feindre, tromper, mentir sans cesse, et mentir, à qui? Au coeur qui nous est ouvert; jouir des larmes qu'on fait répandre, s'honorer de ses perfidies, les compter pour des triomphes, associer des êtres dignes d'un meilleur sort aux créatures les plus méprisables: quels affreux plaisirs! Et voilà les hommes à qui la plupart des femmes confient leur bonheur, leur réputation! Quels hommes! Quelles femmes! Quel monde! Il faut le fuir, ou du moins le juger. Eh, mon dieu! Quelle belle colere me transporte! Mais enfin, je n'en suis pas moins sensible à tout ce que vous m'écrivez; vous ne pensez point comme les monstres dont je parlois tout-à-l'heure, j'en suis sûre, et voilà pourquoi je n'ai pas craint de vous mettre de moitié dans mon indignation contre eux. Vous n'avez qu'un défaut, c'est de croire que l'amitié ne vaut pas l'amour; tâchez donc de vous corriger.

PARTIE 1 LETTRE 36

De Madame De Senanges, au chevalier. En rentrant, monsieur, j'ai trouvé votre nom sur ma liste, et j'ai été sincérement fâchée de ne m'être pas trouvée chez moi pour vous recevoir. À quelle heure êtes-vous donc venu? J'ai sorti le plus tard que j'ai pu, et je ne sais pourquoi je suis mécontente de ma soirée; je l'ai passée à m'ennuyer, à faire les plus tristes visites, hélas! À voir des gens tout aussi fiers d'avoir des échasses, qu'un mérite à eux; et puis des ames foibles à qui cet extérieur en impose; et puis, des petites ames, pour lesquelles c'est tout, et la vertu rien; la morgue fait pitié, la bassesse indigne.

J'ai été souper dans une maison de deuil; je croyois trouver des gens tristes... je n'en cherchois point d'autres. Ah, quels coeurs il y a dans le monde! Une femme qui vient de perdre sa mere, une mere regrettable, et qui me disoit à l'oreille: je n'ai jamais tant souhaité d'aller au bal, que depuis que cela m'est impossible. Ah! Madame, lui ai-je répondu, dites-le bien bas.

Cette femme cependant est liée avec des prudes, jouit d'une bonne réputation, annonce l'exactitude à ses devoirs. Qu'on juge encore sur les apparences! J'aimerois mieux qu'elle eût une tête bien folle: je pardonne plutôt des fautes continues de légéreté, qu'un instant de mauvais naturel.

Ne parlez point de cela, je ne le dirai qu'à vous; je serois bien fâchée de donner d'elle une idée désavantageuse: il est possible aussi qu'elle ne soit qu'inconsidérée dans ses propos. J'aime à croire tout ce qui justifie, et je me sens plus que jamais portée à l'indulgence.

PARTIE 1 LETTRE 37

De la Marquise D'Ercy, au Marquis De *. Convenez donc que vous êtes un homme bien odieux. Je vais souper à la délicieuse maison de campagne de Madame *, dans l'espérance de vous y rencontrer; et l'on n'entend pas parler de vous! C'est le séjour le plus riant, mais la société la plus morne! J'aurai des vapeurs pour quinze jours, et vous en serez cause. Au reste, voici l'histoire de mon voyage. Vous savez, ou vous ne savez pas, que, pour arriver là, il faut passer un bac; imaginez-vous que mes chevaux, par un caprice qui n'a pas laissé que de m'étourdir, vouloient absolument me mener tout droit dans la riviere; ils étoient vraiment mal-intentionnés ce jour-là; et comme je ne nage pas bien, j'ai mieux aimé descendre de voiture, pour ne les pas gêner. Un charretier bien ivre, scandalisé de leur fantaisie, s'est mis à les fouetter de toute sa force, par bon procédé pour moi; un de mes gens a attrapé un coup de fouet: il a battu le charretier qui a juré de son mieux, et ce mieux-là, je ne le connois pas encore. Nous voilà donc dans le bac, avec beaucoup d'humeur les uns contre les autres. Mes compagnons de voyage étoient des paysans qui rioient de bon coeur, et puis, un gros bon-homme, coëffé d'une perruque rousse, vêtu d'une redingote grise, et monté sur un cheval: le malheureux (c'est l'homme dont je parle) est sourd au point qu'un de ses amis qui causoit avec lui, ne pouvoit s'en faire entendre, quoiqu'on l'entendît de l'autre côté de la riviere. J'oubliois un monsieur en habit verd, en parasol verd, dans un cabriolet verd-pomme, qui regardoit couler l'eau, d'un air tout-à-fait attentif. Cet homme est un sage, ou un amant malheureux, ou un sot, pour le plus sûr. Il n'a pas levé les yeux une seule fois. Le plus beau ciel, de jolies femmes, tout cela lui est égal: il n'en voit rien. J'arrive enfin; je trouve six femmes faisant un cavagnol. Ces six femmes sont des siecles: la plus jeune a quarante ans, et elle se seroit fort bien passé de mon arrivée. Les autres la traitoient comme un enfant, et il est doux d'être grondé à pareil prix. Etes-vous assez content de moi? J'entre dans des détails, je m'occupe de vous, voilà qui est tendre à faire peur! J'aurois presqu'envie de vous fuir, pour m'épargner la peine de vous aimer. D'honneur, vous devenez inquiétant pour mon repos: vous avez des desirs qui ne tiennent point à votre coeur, un coeur qui ne tient à rien; ce décousu-là me séduit, me donne à rêver, et finira par me perdre. Et Madame De Senanges, qu'en faites-vous? Sérieusement, votre aventure avec cette femme vous fait un tort cruel. Vous avez eu le très-petit malheur d'échouer; mais au moins falloit-il avoir la présence d'esprit de soutenir le contraire. Vous n'en avez rien fait; voilà qui est criant! Connoissez-vous une femme d'un certain genre, qui voulût se laisser donner un homme à qui Madame De Senanges a fait éprouver un dégoût aussi marqué? Savez-vous bien que je la hais infiniment? Elle a osé être ma rivale; je ne serai pas fâchée de la tourmenter un peu, le tout pourtant sans trop d'humeur. Je veux bien que ma haine puisse lui nuire; mais je ne prétends pas qu'elle m'attriste. Bon soir.

PARTIE 1 LETTRE 38

Du marquis, à Madame D'Ercy. J'ai été désolé, madame la marquise, de ne pouvoir vous accompagner au château de *. J'aime les vieilles femmes, sur-tout quand elles jouent. Leurs yeux éteints pour l'amour, se rallument pour la cupidité. Comme elles n'ont plus que ce plaisir-là, elles s'y accrochent avec une sorte de fureur très-aimable. Ne pouvant plus être tendres, elles deviennent méchantes; et quand je le peux, ma grande volupté est de les agacer, de les aigrir les unes contre les autres, et de leur procurer au moins les sensations dont leur âge est susceptible. J'ai frémi du danger que vous avez couru dans votre voyage, mais bien ri de la description que vous en faites. Ce monsieur, qui regardoit la riviere, est sans doute un amant au désespoir; il cherchoit à se familiariser avec sa derniere ressource. J'ai relu vingt fois, madame, l'article important de votre lettre, et j'avoue ingénument, que je suis embarrassé pour y répondre. J'en conviens, il étoit nécessaire, pour ma réputation, qu'on pût citer Madame De Senanges au nombre des femmes qui ont eu des bontés pour moi. Le public m'attendoit là: je sais qu'il ne pardonne rien; mais il me jugeroit avec plus d'indulgence, s'il savoit que je n'ai jamais eu d'autre idée, en allant chez elle, et qu'elle ne m'a pas même donné le tems d'ébranler ses principes. C'est une femme extraordinaire que Madame De Senanges! On ne sait par où la prendre, à moins que ce ne soit par un sentiment vrai, et c'est à vous seule qu'il étoit réservé de m'en inspirer un de cette nature. Eh quoi, madame, mon revers auprès d'elle pourroit faire quelqu'impression sur vous! Je ne demanderois pas mieux que d'avoir Madame De Senanges, pour vous en offrir le sacrifice; mais comment reparoître chez elle? Oublions-la, ne songeons qu'au sentiment qui nous emporte l'un vers l'autre; que tout s'anéantisse à nos yeux; et ne soyons que deux dans l'univers! Cédez à l'amour, madame, ne fût-ce que par coquetterie; car je crois qu'il vous siéroit à merveille. Je tombe à vos pieds, j'y plaide sa cause. C'est la vôtre, c'est la mienne: j'expire, si vous ne m'écoutez pas. Je suis avec respect, etc.

PARTIE 1 LETTRE 39

De Madame De Senanges, à Madame *, son amie. Chere amie, vous la dépositaire fidelle de mes sentimens, et la consolation de mes peines; vous, dans le sein de laquelle j'ai tant de fois caché les larmes que m'arrache encore quelquefois une union respectable, mais détestée; vous enfin qui lisez dans mon coeur (peut-être mieux que moi), concevez-vous l'embarras, la contrainte même que j'eus hier avec vous? Nous causâmes trois heures ensemble; tout ce que la confiance a d'affectueux, étoit dans vos discours; j'avois de la tristesse, vous m'en demandiez la cause; je voulois parler, et je ne sais quoi m'en empêchoit: j'ai pu craindre de vous ouvrir mon ame! Seroit-elle moins pure? Ah! N'allez pas le penser. Qu'est-ce donc qui pese sur mon coeur? Il redoute un épanchement qui le soulageroit, et des conseils dont il a besoin... non, je ne redoute rien; je vole au devant des secours et des lumieres de l'amitié. Mon amie, votre morale est douce, mais vos principes sont séveres; si vous n'étiez qu'indulgente, je vous aimerois autant, et ne vous consulterois pas. Je ne sais pourquoi je vous craignois hier: j'aurai plus d'assurance en vous écrivant; et vous-même vous pourrez me répondre avec plus de liberté. Deux amies qui se parlent, ont bien de la peine à se juger.

Vous étiez chez moi, quand le Duc De * me présenta le Chevalier De Versenai. Vous lui trouvâtes de l'agrément, de l'esprit, le meilleur ton, sur-tout un air de sensibilité préférable à tout le reste. Après cette premiere visite, il continua de me rendre des soins, et j'eus lieu de croire, en le recevant plus souvent, que le premier coup-d'oeil ne nous avoit pas trompées. Je me livrois avec plaisir, et sans la moindre défiance, à l'intérêt tout simple que j'éprouvois en sa faveur. Ses attentions (et il est impossible d'en avoir de plus délicates) me flattoient sans m'inquiéter; j'aimois à le voir, mais je m'appercevois peu de son absence; enfin il m'avoit amenée à une amitié vraie, quand j'appris le genre de ses sentimens pour moi. Moins je pus douter de leur sincérité, plus ils m'affligerent; la douleur de perdre un ami m'aveugla sur le danger d'écouter un amant. Ses lettres étoient si tendres, si respectueuses, que je me crus obligée de lui répondre; j'y trouvois même une sorte de plaisir, et j'étois loin de me croire coupable, en plaignant un homme honnête que je rendois malheureux. Cette illusion fut courte; vos avis, ceux du baron, des retours sur moi-même, tout vint m'effrayer à la fois; et je pris quoiqu'à regret, le parti de ne plus voir le chevalier. Ma porte lui a été fermée pendant assez long-tems; il n'a point cessé, durant cet intervalle, de m'écrire des lettres qui n'étoient que trop faites pour m'attendrir. Il a choisi, pour rompre avec Madame D'Ercy, le moment où je le traitois le plus mal; et ce procédé, je l'avoue, a fait sur moi une impression dont il m'a été impossible de me défendre; enfin, me reprochant de le désespérer, persécutée d'ailleurs par ses instances, je me suis examinée. Mes réflexions ne m'ont point alarmée, et je me suis cru assez forte pour le revoir. Je vous ai dit que je ne l'aimois pas, je l'ai écrit au baron; je me le suis persuadé. Vous aurois-je trompé tous deux? Me serois-je trompée moi-même? Hélas! Depuis que le chevalier revient ici, je ne retrouve pas tout-à-fait le repos sur lequel j'avois compté. Je suis inquiete, incertaine, rêveuse; ma conduite m'étonne plus qu'elle ne me tranquillise. Je blâme son amour, et je souffre qu'il m'en parle; il m'écrit, je lui réponds, je projette de le fuir, et il m'en coûte de passer un jour sans le voir. Mon amie, mon unique amie, l'aimerois-je? Voilà ce qu'il m'importe de démêler; voilà ce qu'il faut me dire, et ce que je tremble d'apprendre.

PARTIE 1 LETTRE 40

De Madame *, à Madame De Senanges, son amie. Vous voulez que je vous éclaire sur la situation actuelle de votre ame; écoutez, et ne vous fâchez pas. Avec tous les symptomes que vous me donnez, l'éclaircissement ne me paroît point difficile. Ma charmante amie, c'est de l'amour que vous avez; consolez-vous... un malheur n'est pas un crime. Je vous assure que, si mon mari ne me rendoit pas la plus heureuse des femmes, si je ne trouvois pas, dans le lien sacré qui m'attache à lui, toute la douceur, toute la vivacité d'une union indépendante, je sentirois peut-être, comme une autre, le besoin d'aimer.

La sévérité de mes principes vient de mon bonheur même, et je dois à quelques réflexions sur les foiblesses du coeur, l'indulgence de ma morale.

Oui, vous aimez, je vous le répete; mais je ne vous l'apprends pas. Vous avez trompé le baron, le chevalier, moi, et vous ne vous êtes pas trompée vous-même. Je m'explique. Votre imagination vous étourdissoit sur les avertissemens de votre coeur, sur cet instinct secret et confus qui va toujours son train, à l'insu même de la raison, accoutumée à prendre ses combats pour des victoires, et pour des triomphes durables, ses résolutions du moment.

Vous voilà sensible; il est question maintenant d'être prudente. Vous conseiller d'étouffer votre amour, ce seroit y donner un degré de plus; et ce n'est pas mon intention. Aimez, puisque tel est votre destin; aimez, ma chere amie: mais, si vous le pouvez, renfermez votre sentiment; jouissez-en pour vous, et ne l'érigez pas en trophée pour celui qui l'a fait naître. Tout ce qu'à la rigueur on auroit droit de demander à notre sexe, c'est de ne pas succomber; moi j'exige davantage. Si tous les amans étoient vraiment ce qu'ils paroissent, je vous dirois: laissez-vous deviner, et peut-être vous serez heureuse. Mais ces méchans hommes, si ardens quand ils veulent nous plaire, deviennent si froids, dit-on, quand ils sont sûrs d'y avoir réussi, qu'il faut les aimer, s'il est possible, sans qu'ils en sachent rien. Je parle pour eux, puisque c'est un moyen de les rendre toujours aimables; j'imagine pourtant que, si ce secret venoit à prendre, ils seroient bien embarrassés. N'allez pas croire, d'après un avis dicté par l'amitié, que j'aie mauvaise opinion du chevalier; au contraire, il me paroît très-aimable. Son caractere est noble, ouvert; je le crois susceptible d'un attachement. Chez lui, les écarts de la jeunesse ont été courts, et son retour m'a l'air d'être bien vrai; mais, mon amie, je vais au plus sûr. Une femme honnête n'avoue point qu'elle aime, sans perdre quelque chose à ses yeux, peut-être même aux yeux de l'homme dont les pleurs ont arraché l'aveu. Elle satisfait son coeur et compromet sa dignité: c'est un mauvais compte. Etre estimée, s'estimer soi-même, voilà le premier bonheur. C'est celui que vous connoissez, que vous connoîtrez toujours. Ne vous désespérez pas; le sentiment est l'apanage de notre sexe, et n'en est point la honte; mais que vous le surmontiez, ou qu'il vous entraîne, vous me trouverez toujours prête à vous applaudir de vos efforts, ou vous plaindre de vos foiblesses.

PARTIE 1 LETTRE 41

De Madame De Senanges, au chevalier. J'approuve, monsieur, votre intimité avec Madame D'Ercy, et le besoin que vous avez de lui dire des secrets au spectacle; cela est tout simple, mais il l'est peut-être moins de m'avoir assuré que vous n'alliez plus chez elle, quand j'ai des preuves du contraire; quand vous me paroissez plus que jamais attachés l'un à l'autre, et que rien ne vous obligeoit à me le taire. Je n'ai point prétendu vous arracher au bonheur de la voir; je vous y engageois au contraire; j'étois bien aveugle! Quoi, je vous donnois des conseils! Je me croyois du pouvoir sur vous! C'est le premier de mes torts; il est irréparable. Combien vous avez été embarrassé de mon apparition! Vous ne m'attendiez guere, vous ne me souhaitiez pas. Madame D'Ercy avoit l'air triomphant, sa gaîté l'embellissoit à vos yeux; ma vue sembloit l'augmenter; je lui prêtois de nouveaux charmes; et vous avez pu ne pas rester avec elle! Vous vous en êtes allé sans venir dans ma loge; vous osiez à peine me regarder. Ah! Je le crois: on doit rougir devant l'objet qu'on trompe: le moment qui l'éclaire est la fin de son estime, et l'on regrette même le bien qu'on avoit usurpé. Il me faut donc renoncer à l'opinion que j'avois de vous, il le faut: je ne croirai plus à personne. Avec tant d'apparences de candeur, on peut donc n'être pas un ami vrai! ... Vivez heureux avec Madame D'Ercy, et cessez de feindre ce que vous ne sentîtes jamais... mais dites-moi, quels motifs cruels vous portoient à me tromper? Quel prix de ma confiance! Que vous avois-je fait, pour chercher à m'inspirer un sentiment qui n'étoit point dans votre coeur, et qui, peut-être... j'eusse été la plus malheureuse des femmes; voilà le sort que vous me prépariez! Combien je m'applaudis d'avoir eu aujourd'hui l'idée d'aller au spectacle! Je suis désabusée, il est toujours tems de l'être; pourquoi ne serois-je pas contente? Je n'ai perdu qu'une erreur.

PARTIE 1 LETTRE 42

Du chevalier, à Madame De Senanges. Cessez de feindre ce que vous ne sentîtes jamais . Est-ce bien vous, madame, est-ce vous qui les avez écrits ces mots affreux? Sous quels traits vous me peignez! Voilà donc tous les progrès que j'avois faits dans votre estime! Moi, j'ai conservé quelqu'intimité avec Madame D'Ercy! Vous en avez des preuves! Oserois-je vous les demander? Vous avez des preuves que je la trompe pour vous, que je vous trompe pour elle; c'est-à-dire, que je suis faux et VIL avec vous deux! Ô ciel! Et vous le pensez, et vous n'hésitez point à me le dire! J'ai tout perdu. Une conversation au spectacle, une entrevue importune, voilà sur quoi vous appuyez des soupçons qui m'arrachent le bonheur de ma vie! Voulez-vous bien que je vous raconte l'histoire d'hier, comme elle s'est passée? Daignerez-vous m'entendre? Hélas! Daignerez-vous me croire?

La toile étoit levée: je passois dans le corridor, pour aller prendre ma place: je m'entends appeller, j'accours, et j'apperçois Madame D'Ercy, dont je n'avois pas même reconnu la voix. J'eus beau lui dire que je voulois voir la premiere scene: elle me fit entrer dans sa loge, affecta de me parler, de me dire cent riens qui me tuoient, et qu'elle recommençoit toujours. Sans doute elle pressentoit votre arrivée; vous avez paru, mon embarras a redoublé, aussi bien que sa joie cruelle. Vingt fois je me suis levé pour sortir; vingt fois elle m'a retenu par des instances ironiques, un persifflage inhumain, et mille questions désespérantes, auxquelles il m'étoit impossible de répondre. Que je détestois ses ris immodérés, que je la détestois elle-même, et que je m'en voulois, sur-tout, d'être tombé dans une pareille embûche! Je craignois de rencontrer vos regards, je redoutois la jalouse pénétration des siens; j'étois au supplice, elle en jouissoit; et vous, madame, vous ne vous en doutiez pas. Enfin, j'ai trouvé l'instant d'échapper à ma furie; mais je n'ai pas eu la force de rester au spectacle. Comment aurois-je osé monter à votre loge? Je n'étois que malheureux, et je me croyois coupable. Quand on aime comme moi, on se reproche jusqu'aux hasards qui peuvent déplaire à celle qu'on aime; on s'accuse de tout, on se punit même des apparences; mais, hélas! Le motif de mes actions vous échappe; vous les voyez d'un oeil sévere, vous les jugez de même. Ah! Si votre coeur avoit quelque part à votre lettre, combien me deviendroit précieux tout ce qu'elle renferme! Combien je chérirois votre courroux, vos alarmes! Je bénirois jusqu'à mes tourmens, je retrouverois tout dans leur cause, et serois consolé par ce sentiment intérieur qui mêle un charme secret aux pleurs qu'il fait couler. Que ce songe est doux! Mais que le réveil est horrible! Eh quoi, madame, vous me défendez jusqu'à votre présence! Vous ne voulez pas même être témoin de mon infortune! Au moins, rendez-moi votre estime; je meurs si je ne l'obtiens. J'attends votre réponse; je la crains; je la desire: tout se combat en moi. Vous pouvez m'accabler; mais je vous défie d'enlever jamais rien à mon amour; il me restera, en dépit de vous, et il sera mon tourment, s'il n'est pas ma consolation.

PARTIE 1 LETTRE 43

De Madame De Senanges, au chevalier. Je ne croirai plus rien, je ne serai plus injuste. Pardon: je vous ai soupçonné, je suis bien coupable; mais vous avez souffert, et je suis trop punie. Qu'allez-vous penser de ma lettre? Que je m'en veux de l'avoir écrite! Je commence à détester même l'amitié... elle est inquiete, défiante; elle a des défauts que je ne lui connoissois pas. Pour être heureux, il faudroit fuir tout sentiment.

PARTIE 1 LETTRE 44

De Madame D'Ercy, au Chevalier De Versenai. Ne suis-je pas bien haïssable? Je vous ai joué un tour sanglant, n'est-il pas vrai? J'en ai ri de bon coeur. Vous appeller, vous retenir dans ma loge, vous accabler de mon babil indiscret, tandis que la jalousie concentrée de Madame De Senanges figuroit vis-à-vis de nous! Voilà de ces choses inouies, qu'on ne pardonne pas, contre lesquelles on devroit sévir, comme attentatoires à la liberté des citoyens. Quoi, vous n'êtes pas plus avancé que cela dans l'usage du monde et des femmes! Ce pauvre chevalier, il étoit d'un embarras, d'une gaucherie! Vous n'osiez ni regarder, ni parler, ni répondre; souriois-je, vous frémissiez. Madame De Senanges, qui ne sourioit point, vous avoit pétrifié d'un coup-d'oeil. Je vous sais gré de cette candeur tout-à-fait enfantine; mais convenez donc que vous étiez parfaitement ridicule. Quoi, vous ne savez pas encore vous tirer de ces incidens-là! Deux femmes qui se croisent vous déconcertent, vous anéantissent! Vous ne savez pas payer d'effronterie; vous succombez à la situation, et vous donnez gain de cause à toutes deux! Je vous croyois mieux stylé. Quand on a l'esprit de faire une infidélité, il faut avoir le courage de la soutenir. Dans tout ceci, j'ai trouvé le moyen de vous faire jouer le petit rôle. Vous êtes le volage, je suis l'infortunée; et c'est moi qui triomphe! Il ne faut pourtant pas vous désespérer; je suis bonne, moi, et je veux bien vous aviser de votre bonheur; car, sûrement, à la maniere dont vous saisissez les choses, vous êtes encore à vous en appercevoir. Madame De Senanges, dit-on, vous martyrise par ses lenteurs, son extrême réserve, et sa pudeur, presqu'égale à la vôtre. Eh bien, cette petite aventure lui épargnera les transes d'un aveu, et à vous, la peine de le solliciter; elle vous aime à la rage; c'est moi, chevalier, qui vous l'apprends; vous pouvez vous conduire en conséquence, et vous rendre aussi coupable qu'il est en vous de l'être; je vous réponds de l'impunité. Vous ne voyez donc rien, depuis que vous aimez cette femme-là? Vous n'avez donc point vu son dépit à travers sa feinte tranquillité; et malgré son affectation à ne pas tourner ses regards vers ma loge, je ne suis point la dupe de son petit dédain simulé. Quelle mine elle faisoit aux acteurs, comme s'ils eussent été complices de ce qui lui arrivoit! Je crois même qu'elle a tiré son flacon! ... Oh, pour le coup! Si vous tenez à un pareil indice, il vous plaît d'ignorer à quel point vous êtes heureux. Eh bien, chevalier, me boudez-vous encore? C'est moi qui vous procure une lumiere que vous auriez peut-être repoussée, par délicatesse. C'est moi qui vous confie que vous êtes adoré! C'est-à-dire, que toutes les fois que vous aimerez une femme, pour savoir ce qu'elle en pense, vous aurez besoin d'être instruit par une autre. Donnez-moi la préférence, je vous prie; vous me la devez, à tous égards. Vous pourrez juger par ma lettre, que je ne suis pas courroucée contre vous. Quant à Madame De Senanges, c'est autre chose; vous me permettrez de la haïr, et de le lui prouver dans l'occasion. Il faudra peut-être aussi que je vous dise pourquoi; mais je me tairai sur cet article, si vous le voulez bien; c'est le seul que j'abandonne au talent rare que vous avez pour deviner.

PARTIE 1 LETTRE 45

Du chevalier, à Madame De Senanges. Hier, dans l'ivresse de ma joie, transporté du billet que je venois de recevoir, je vole chez vous; vous étiez à votre toilette; vos cheveux échappés au ruban qui les retient, flottoient en boucles, et tomboient jusqu'à terre. Enhardi par un sourire que vous m'accordiez, pour dissiper entiérement l'impression de mes peines, je vous renouvelle en tremblant, la priere que je vous fis en vain, il y a quelques mois. Vous gardez le silence, j'insiste; vous hésitez, je deviens plus pressant, et vous me dites avec un son de voix enchanteur: je verrai, chevalier... ah, madame! Vous m'avez oublié.

J'ai tant souffert! Songez, de grace, à tout le chagrin que vous m'avez donné. Je sens bien vivement le prix de ce que je demande; et c'est peut-être un titre pour l'obtenir. Hélas! Souvenez-vous de ces mots: je verrai, chevalier . Moi, je ne les oublierai de ma vie, pas même après le don. Seriez-vous assez cruelle pour me refuser? Oh, non! Je crois vous voir sourire encore, et vous acquitter enfin de ce que vos yeux m'ont presque promis.

PARTIE 1 LETTRE 46

De Madame De Senanges, au chevalier. Non, je ne souris point à votre demande, je n'en ai nulle envie: je l'ai de refuser, d'être plus raisonnable que vous. Quoi, parce que monsieur a eu un chagrin d'un moment, vîte il lui faut une consolation; et de quel genre encore? Voilà donc comme vous êtes, vous autres! Vous profitez de vos peines pour augmenter vos droits. Quand je vous dis que les hommes demandent toujours! D'abord, ce n'est que la permission d'aimer, puis un sentiment, puis un aveu; et il ne seroit pas fait, peut-être on recommenceroit à se plaindre. Ah, celle qui a l'imprudence d'écouter, de disputer, de compter sur elle-même, s'expose à bien des dangers! Je songerai pourtant à ce que... non; je vous trompe, je n'ai rien promis; ne comptez sur rien, je vous le défends. Adieu.

PARTIE 1 LETTRE 47

Du chevalier, à Madame De Senanges. Que seroit-ce donc qu'un présent de l'amour, si les dons de l'amitié jettent l'ame dans l'ivresse qui me transporte! Je la possede enfin, cette tresse si ardemment desirée; c'est une conquête que j'ai faite sur votre raison; et jamais vainqueur n'a été plus fier de son trophée, que je ne le suis du mien. Que dis-je! Ce n'est point de l'orgueil, c'est un sentiment plus doux. Malgré toute ma fierté, je suis encore aussi loin de concevoir de l'espérance, que vous êtes loin de m'en donner... n'importe... ma délicatesse me fournit des moyens de bonheur; et mon coeur est content, si le vôtre les devine... que faut-il à l'amant vrai? Tout, sans doute, oui, tout; mais que de riens consolent et charment pour lui les rigueurs de l'attente! Que ces riens sont importans! Qu'il est infortuné, l'ingrat qui n'en connoît pas le prix! Est-il une faveur légere? En est-il une seule qui ne soit tout aux yeux d'un amant... digne de sentir l'amour? Je les ai baisés mille fois, ces beaux cheveux, dont l'amitié m'a fait le sacrifice! Je me les représente flottans encore sur mille charmes, interdits même aux regards les plus respectueux... le coeur me bat; un feu soudain court dans mes veines; je languis; je brûle... ô délices de l'amour! Ravissemens au dessus de l'expression humaine! Croyez-moi, madame, ce sentiment que vous craignez, est le charme de la vie; il diminue les peines, il double les plaisirs, il rend la vertu plus aimable; c'est le besoin des belles ames; c'est la source de l'héroïsme; c'est l'attrait de toute la nature. Pourquoi voulez-vous donc contrarier son voeu le plus doux, et le moins fait pour être combattu? Est-ce bien moi qui ose me plaindre? ... Aujourd'hui, dans ce moment... souveraine absolue de toutes mes affections, quelque pénibles que soient vos loix, soyez sûre d'être obéie. J'ai, dans mon coeur, de quoi jouir, malgré vous; et en me défendant d'être heureux, vous ne pouvez m'empêcher de l'être. À ce soir. Comme les heures où je vous vois sont rapides! Comme elles se traînent dans votre absence!

PARTIE 1 BILLET

De Madame De Senanges, au chevalier. On m'attend; il faut que je parte, et cependant j'écris. Ce don de l'amitié vous rend heureux, dites-vous, et pourtant ne suffit pas; vous voudriez le tenir d'un sentiment que je crains. Vous voudriez... que ne voudriez-vous point? Et moi, moi dont la sévérité se permet trop de choses (je dis la sévérité, pour dire comme vous) moi qui vous parois si cruelle, je suis bien mécontente de moi, je le suis... je dois l'être. Mais vous, monsieur, mais vous, comment se peut-il qu'aujourd'hui vous ayez pu un seul instant vous plaindre? Vous êtes injuste! Et dans quelle occasion vous l'êtes! La reconnoissance n'est pas votre vertu.

PARTIE 1 LETTRE 48

Du chevalier, à Madame De Senanges. Il vous vient, madame, une idée assez peu favorable au genre de mes sentimens pour vous; vous m'en faites part, elle m'afflige; je le témoigne, parce que je ne sais rien feindre; et au lieu de me plaindre d'un chagrin, vous m'accusez d'une bouderie qui seroit un véritable tort. Oh! Vous aurez beau faire; de ceux-là, je n'en aurai jamais. À vous entendre, je vous ai su mauvais gré d'une franchise de caractere... que j'avois déjà devinée; car il n'y a pas une seule bonne qualité dont je ne vous soupçonne, et ce que je découvre est toujours au dessus de ce que j'imagine.

Vous avez donc juré de vous contraindre, et de fermer votre coeur pour que la vérité n'en sorte pas? Quel serment! Ah, madame! Où sont donc les inconvéniens que vous voyez à me la dire? Vous craignez sans doute que cela n'ajoute à mon bonheur, et vous aimez mieux avoir une vertu de moins, que de me donner un plaisir de plus. Non, non, je n'en crois rien, vous êtes trop sensible pour tenir long-tems à cette résolution. Si vous n'avez point d'attrait vers moi, vous ne ferez jamais de projet contre; vous gémirez, au fond de votre ame, d'un malheur que vous causerez malgré vous, et vous me laisserez le charme de la confiance, pour me consoler des peines de l'amour. Voilà comme vous êtes; convenez-en: voilà ce qui me transporte, ce qui m'enchaîne à vous. Quel seroit votre embarras, s'il vous falloit mettre de l'adresse dans votre conduite, et de l'artifice dans vos discours! Alors que deviendroient vos graces, qui sont toutes si naturelles? Votre physionomie même y perdroit; elle n'est aussi séduisante, que parce que votre coeur s'y peint avec toute sa pureté, sa candeur et sa délicatesse.

PARTIE 1 LETTRE 49

Du baron, au chevalier. Rassurez-vous, chevalier; je ne m'aviserai plus de combattre votre amour. J'ai rempli les devoirs de l'amitié; votre passion résiste à tout; puisse-t-elle être heureuse! Je me contente, à cet égard, de quelques voeux secrets. Mes conseils rouleront sur un autre article. Toutes vos lettres sont pleines de belles maximes, qui annoncent bien plus la préoccupation de votre coeur que la justesse de vos idées. Vous dédaignez les honneurs, les titres, la fortune; votre sentiment vous entraîne et vous aveugle; son activité est la cause de votre nonchalance sur le reste: vous ne voyez que l'ennui des démarches, et non l'avantage du succès. Un nuage que vous avez formé vous-même, s'éleve entre vous et la société. Vous vous déguisez ce qu'elle exige, et vous affectez du mépris pour des devoirs dont l'importance vous effarouche. À votre âge, on croit qu'on a tout, quand on aime. Ah! Chevalier, cette effervescence dure peu; et quand elle cesse, sur quoi s'appuyer, dans le vuide qu'elle laisse après elle, si l'on n'est pas entouré de soutiens qui la remplacent? Il faut étendre ses relations, multiplier ses ressources, fournir à sa sensibilité plus d'une sorte d'aliment, et se ménager de loin, au défaut de l'ivresse, des jouissances pour la raison.

L'amour est l'enchantement de la jeunesse; l'âge viril s'enflamme pour la célébrité; servir ses semblables, assure le bonheur de toute la vie. La bienfaisance est sans contredit le plus noble de nos penchans. L'on reconnoît bientôt, à la joie intérieure qu'elle donne, la pureté de son origine.

Il est des citoyens condamnés par leur naissance, à parcourir une sphere peu étendue. Pour être obscurs, ils n'en sont pas moins estimables, quand ils remplissent le rôle qui leur fut assigné; et l'oeil qui voit tout, est ouvert sur leurs actions, comme sur celles du monarque qu'ils servent et qui les ignore. Il en est d'autres qui tiennent de plus près à la grande chaîne de la société, qui lui doivent davantage, parce qu'elle a plus fait pour eux; et leurs vertus destinées à l'éclat, sont en quelque sorte un fonds qu'ils doivent faire valoir, au profit de l'humanité. Mon ami, vous êtes de ce nombre. La probité désintéressée de vos aïeux ne vous a pas laissé une de ces fortunes immenses, qui rendent suspects les moyens par lesquels elles furent acquises, et presqu'odieux ceux qui en héritent; mais vous tenez d'eux les vrais biens, une succession d'honneurs légitimes, un nom cher à la France, et qui, arrivé sans tache jusqu'à vous, vous impose la noble obligation de le transmettre à l'avenir dans la même intégrité. Je vous vois entouré de parens peu riches, dont vous êtes l'espérance, et dont un jour vous pourriez devenir l'appui. Croyez-moi, mon cher chevalier, on ne refuse pas, sans une sorte de honte, le courage qui demande le prix de la vertu. On m'écrit qu'il est question pour vous, d'une place à la cour; mais que vous ne mettez aucune chaleur à la solliciter. Songez donc que cette place vous approche de la personne de votre maître, et rougissez de ne pas briguer avec empressement tout ce qui peut vous donner des droits à sa confiance.

Seriez-vous, par hasard, dans cette erreur commune, que l'ambition ne se concilie presque jamais avec l'honnêteté? Si vous y êtes, revenez-en; et si elle ne vous a point gagné, ne l'adoptez jamais. Un des malheurs du genre humain, c'est que des hommes dépravés profitent presque toujours du repos de ceux qui sont honnêtes, pour usurper ce qui est dû à ces derniers, et ce qu'ils laissent échapper, par une modestie qui n'est plus une qualité dans l'homme, quand elle nuit à l'activité du citoyen. Au lieu de gémir sur l'abus de la faveur, de pleurer sur la plaie du gouvernement, que n'agissent-ils? Une audace noble, des démarches permises, des sollicitations appuyées par des titres, leur épargneroient des larmes; à l'état, des malheurs; et au chef, une injustice qu'il ne fait que parce qu'on prend leur masque pour le tromper. Que m'importe une probité infructueuse et nonchalante, qui se resserre au lieu de se répandre? Elle devient coupable de tout le mal qu'elle pouvoit empêcher; elle est nulle au moins tant qu'elle sommeille; c'est l'or au fond de la mine. Quand on est dans le cas de parvenir aux places élevées, quand on y est porté par les circonstances, comment ose-t-on les dédaigner? Peut-on n'être pas enflammé de l'enthousiasme du bien public, à la vue de ces postes honorables, qui donnent tant d'exercice au sentiment de la bienfaisance? C'est de là qu'on peut envoyer des secours au mérite qui se cache, qu'on peut tendre la main aux malheureux qu'opprime l'autorité subalterne: c'est de là que la vérité part quelquefois, pour aller jusqu'aux pieds du trône, réveiller la conscience du prince, et plaider la cause des sujets. Quand je réfléchis à tous ces avantages, je ne conçois pas comment ceux même qui, par des moyens illicites et bas, franchissent, si l'on peut le dire, ces hauteurs de la société, n'y respirent point un air nouveau, et ne secouent point, en y arrivant, toutes les passions viles qui les y ont conduits; comment leur ame rétrécie par les petites intrigues, ne s'étend point à l'aspect des grands objets; comment enfin, tout vicieux qu'ils furent, le pouvoir et les occasions de faire le bien, ne les rendent pas à la vertu.

Vous allez me dire que je moralise toujours, et m'objecter ma propre conduite pour réfuter mes raisonnemens: il seroit trop long de vous en détailler tous les motifs: qu'il vous suffise de savoir qu'une indifférence prétendue philosophique n'y est jamais entrée pour rien. Si j'eusse été à votre place, si les voies m'eussent été applanies comme à vous, je jouirois aujourd'hui, ou d'une disgrace honorable, ou des services que j'aurois tâché de rendre à mes concitoyens. Tout vous rit, vous n'avez pas même besoin de faire naître les circonstances; je ne vous invite qu'à leur obéir. Allez en avant, mon cher chevalier. Vous êtes jeune, vous avez une belle ame, je vous crois digne d'être ambitieux. Si l'ambition d'un scélérat est un fléau pour la société, celle d'un honnête homme doit être un sujet de joie pour tous ceux qui lui ressemblent. J'aime, dites-vous, et il faut à l'amour un coeur tout entier. Eh bien, agissez pour l'intérêt même de votre sentiment! Laissez aux amans ordinaires des soins efféminés, une tendresse oiseuse, une galanterie banale et froide: ou je connois mal Madame De Senanges, ou ce fade protocole ne la touchera point. Offrez-lui dans vous des qualités que le public estime, des honneurs qui en soient la récompense; épurez votre amour, en l'associant à la gloire; et qu'elle ne puisse le rejeter, sans s'accuser d'une injustice. M'avez-vous tenu parole? Avez-vous cessé de voir le marquis? À l'égard de Madame D'Ercy, défiez-vous-en; à force d'être frivoles, ces femmes-là deviennent cruelles. On peut les prendre sans conséquence; mais il faut s'en séparer avec précaution: comme elles n'ont, pour masquer le vuide de leur ame, que les hommages qu'on leur rend, elles ne se consolent pas d'en perdre un seul; et il faut plus de soins alors pour enchaîner leur amour-propre, qu'il n'en avoit fallu pour obtenir des preuves de leur amour.

Je me souviens qu'autrefois elle voyoit Senanges dans quelques maisons; elle pourroit nuire à la femme charmante que vous aimez. Je ne cesse de dire; mais vous pardonnerez mes sermons, en faveur du zele qui les inspire et les anime.

PARTIE 1 LETTRE 50

Du chevalier, au baron. Ô mon guide! Ô mon ami! Cher baron, vous ne m'écrivez pas une seule lettre, que je ne la regarde comme un bienfait. Votre morale m'éleve et m'échauffe; elle joint la véhémence qui entraîne, à l'attrait qui persuade: mais à présent que je suis foible pour m'y rendre, et sur-tout que je me plais à l'être, tout ne sert qu'à enfoncer plus avant le trait qui s'attache à mon coeur; les illusions de mon amour me sont plus que toutes les vérités ensemble; et pour mieux m'enchaîner, il prend les caracteres de la vertu. Oui, je suis plus vertueux, depuis que j'adore Madame De Senanges. On ne l'aime point comme on aime les autres femmes; et je n'ai plus de l'amour l'idée que vous vous en faites, que peut-être je m'en faisois moi-même. Ô sentiment qui les réunis tous, émanation céleste, charme unique des êtres jetés sur ce triste globe; seul dédommagement des peines de la vie, je te venge, autant qu'il est en moi, des attentats de la raison, par les impressions tendres et profondes que tu me fais éprouver! Ce sont elles que je vous oppose, mon cher baron: si vous saviez ce qu'un seul regard de Madame De Senanges porte de plaisir à mon coeur, si vous pouviez concevoir l'ivresse où je suis, si vous vous rappelliez jusqu'à la volupté des peines qu'on souffre en aimant, vous envieriez mon bonheur, loin de chercher à le détruire; et vous avoueriez enfin que l'homme a tout, quand il idolâtre, quand il divinise un objet qui lui fait tout oublier. Que les soins ambitieux sont froids, pour se mêler à ceux de l'amour! Plaire à Madame De Senanges, lui consacrer ma vie, n'exister que pour elle, voilà ce que je veux, ce que je desire; tout le reste me paroît languissant et importun: le besoin de briller, de m'agrandir, je ne l'éprouve plus; je n'ai plus que celui d'aimer et d'être aimé.

Ah! Croyez-moi, la bienfaisance ne m'en paroît pas moins le devoir le plus saint, le plus doux à remplir. Je suis digne de goûter les délices qu'elle promet et qu'elle donne; mais pour être bornée, est-elle anéantie? N'est-ce rien que de se rendre digne du coeur honnête qu'on a choisi, d'épurer ses affections pour le mériter; d'être vertueux sans témoins, pour l'être davantage; de faire le bien dans le silence; de ne pas desirer les regards publics, et de ne jamais descendre aux bassesses de l'amour-propre qui détruit le charme des plus belles actions, en attaquant leur principe? Tous les retours sur soi sont autant de larcins à ce qu'on aime. Cher baron, ma façon de penser n'est pas si éloignée de la vôtre qu'elle paroît l'être d'abord. Je me disois foible, il n'y a qu'un moment: plus je m'examine, et plus je m'applaudis de mon courage. Que de liens honteux j'ai brisés, depuis que mon coeur s'est rempli d'amour pour Madame De Senanges! Elle y a réveillé ce tact intelligent et prompt, qui avertit de ce qu'il faut fuir, de ce qu'il faut chercher; qui représente toutes les bienséances, munit contre les séductions dangereuses, et devient une espece de conscience pour toutes les délicatesses de la sensibilité. Sans cette femme adorable, je languirois encore dans les chaînes de Madame D'Ercy; j'aurois fini peut-être par me vouer à l'intrigue, m'endurcir dans le luxe, et acquérir un triste crédit aux dépens de la considération. Sans elle je verrois encore le marquis; je me serois familiarisé avec sa morale; et pour courir après l'éclat du moment, j'aurois perdu les moeurs, le trésor de toute la vie. À peine l'ai-je connue, j'ai pris en horreur tout ce qui ne lui ressembloit pas; mes yeux se sont détournés de ce qui portoit l'affiche de l'indécence et de la fausseté, pour se reposer sur les idées de l'honnête et du vrai, les seules qu'on puisse avoir, quand on l'approche. J'habite un monde nouveau qu'elle a créé pour moi; et je me suis estimé davantage, à mesure que je l'ai plus aimée. Eh bien, baron, direz-vous encore du mal de l'amour, quand il produit de si nobles effets? Que sont, auprès de ce que je sens, les vaines jouissances de l'ambition? Vous aviez pourtant trouvé le moyen de me réconcilier avec elle; c'étoit de me la faire envisager comme un secret de plaire à Madame De Senanges: oui, qu'elle ordonne, qu'elle ait seulement l'air de desirer; il n'est rien que je n'entreprenne; il n'est point d'élévation où je n'arrive, dans l'espoir de lui en offrir l'hommage, et de lui dire: vous m'avez fait ce que je suis; si l'état a un citoyen de plus, c'est à vous qu'il le doit: ma gloire est l'ouvrage de vos charmes, et je n'en jouis que parce qu'elle est un garant de plus pour mon amour.

J'aime avec un excès... dont je ne me croyois pas susceptible. Je n'imaginois pas que, dans le tumulte du monde, on pût se recueillir, s'isoler, être entiérement à un seul objet. Tout ajoute à mes sentimens, tout, jusqu'à la comparaison de ceux qui m'ont effleuré jusqu'ici. À l'instant peut-être où vous m'écriviez des conseils, cher ami, je m'enivrois de l'espoir de plaire; pouvois-je vous entendre? Devois-je vous écouter? Oui, oui; j'ai cru entrevoir un rayon de bonheur... Madame De Senanges! ... Je ne puis me résoudre à vous rien cacher; votre ame est un sanctuaire où je déposerois avec confiance jusqu'aux foiblesses de la divinité que j'aime... eh bien, Madame De Senanges... elle ne sera pas toujours insensible; quelques conversations, sa tristesse quand elle me voit affligé, sa joie quand mon front est plus serein, les querelles charmantes qu'elle me fait; le dirai-je! Des mouvemens de jalousie qu'elle n'a pu me cacher, me livrent aux plus douces espérances. Ô dieu! Je serois aimé! Je lirois dans ses beaux yeux, l'expression d'un sentiment que j'aurois inspiré! Mon coeur tressaille; tous mes sens sont agités, et je ne suis plus, je ne veux plus être qu'à l'amour.

La fin de votre lettre m'a alarmé; qu'aurois-je à craindre de Madame D'Ercy? Elle a connu, dites-vous, M De Senanges; voudroit-elle l'instruire? ... Ô ciel! Quel soupçon! Avez-vous pu le former? Puis-je l'avoir moi-même? Non; je ne puis prendre sur moi de refuser toute vertu à une femme qui m'a rendu sensible: non, mon ami, nous nous trompons tous deux; je n'envisage aucuns malheurs; les moindres que je coûterois à Madame De Senanges, seroient le terme de mes jours. Laissez-moi l'aimer, et croyez qu'un amour comme le mien, suppose toutes les qualités dignes de me conserver un ami tel que vous.

PARTIE 1 LETTRE 51

De Madame De Senanges, à Madame *, son amie. Mon amie, quand je vous ai fait l'aveu de mon sentiment; quand nous en avons parlé, vous m'avez cru du courage; je m'en croyois; vous étiez dans l'erreur; je me trompois moi-même: lisez dans mon ame; sachez tout. Maîtresse encore de mon secret, je tremble, à chaque instant, qu'il ne m'échappe; sa douleur me tue; il est malheureux; il l'est par moi, sans se plaindre, sans l'avoir mérité; il m'est tout, et je l'afflige! Ma situation est affreuse, je ne sens que ses peines: il l'ignore, il ne saura jamais que je donnerois ma vie pour qu'il fût heureux: jamais... puis-je en répondre? En aurai-je la force? En ai-je bien la volonté? Ah, ne me ménagez point! Faites-moi envisager ce que je n'apperçois plus qu'au travers d'un bandeau qui s'épaissit de jour en jour. Raison, devoir, prudence, tout ce qui me rassuroit, m'abandonne; vos conseils même... auront-ils assez de pouvoir? Mon amie, il n'y eut jamais d'exemple d'un amour comme le mien; ma résistance, mes combats l'ont accru; et ce penchant si doux, que je n'ai pu vaincre, que rien ne pourra détruire, que le ciel condamne peut-être, je dois le renfermer toujours. Eh, pourquoi? Seroit-ce donc un crime de dire à l'objet qui en est digne: je vous aime, je suis trop vraie pour vous le cacher? Ma confiance est fondée sur la pureté de mon sentiment, et sur l'estime que j'ai pour vous... le chevalier est si honnête! Oh, oui, j'en réponds; je suis sûre de son coeur, il ne veut qu'être aimé; il ne seroit pas heureux, si j'avois un reproche à me faire; et d'ailleurs, s'il osoit, si jamais... il cesseroit d'être dangereux pour moi. La vertu m'est chere, me l'est autant que lui; et l'ennemi de ma gloire ne m'inspireroit que du mépris.

Combien je l'aime, et que j'aurois de plaisir à le lui dire! Son bonheur m'éleveroit au-dessus de moi-même. Se pourroit-il qu'il me fît perdre quelque chose dans son opinion? Concevez-vous ce que je souffre, lorsque son silence, ses soupirs, ses yeux me peignent sa tristesse, et qu'il me faut contraindre jusqu'à l'expression des miens? Toujours prête à me trahir, toujours craignant d'avoir trop dit, et plus malheureuse de n'en pas dire assez, mon coeur se déchire, je suis toute à l'amour, et je lui parle d'amitié! Il s'en va désespéré, me laisse plus à plaindre que lui, et me croit insensible. Ah, j'avois raison de redouter le moment où je cesserois de l'être! Mon amie, vous êtes ma seule consolation; plaignez-moi; aimez-moi, ne m'abandonnez pas.

PARTIE 1 LETTRE 52

De Madame *, à Madame De Senanges, son amie. Vous avez voulu revoir le chevalier; j'avois envie de vous en détourner, j'aurois mieux fait; l'intention étoit bonne, il falloit la suivre: vous m'auriez approuvée sans doute; mais les suites, peut-être, eussent été les mêmes. On a beau chasser un amant destiné à plaire, je ne sais comment il arrive qu'il revient toujours; et une fois revenu, il a des droits d'autant plus solides, qu'on avoit fait plus d'entreprises contre lui. Tout cela tient à une sorte de fatalité; chacun a la sienne, qu'il est impossible de vaincre; mais si le sentiment est involontaire et forcé, la conduite dépend de nous. Ainsi ne vous désespérez pas: ce maudit chevalier n'est pas si avancé qu'il le croiroit bien. Autre chose est d'aimer, ou de succomber à l'amour: vous ne pouvez empêcher l'un; mais vous pouvez très-fort vous dispenser de l'autre. Les êtres qui n'ont à se défendre de rien, plus heureux, sont moins estimables; et la lutte du coeur contre une impression chérie, annonce des qualités incompatibles avec le calme de l'indifférence. Mon amie, vous voilà au moment d'une action décisive; puisez dans la conviction même de votre foiblesse, le courage nécessaire pour en triompher. Prouvez-nous que, dans une ame attachée à ses devoirs, l'honneur seul peut résister à tout, et que la fatalité même n'a point de prise sur la vertu. Croyez-moi, l'agitation de l'amour épure à la fin le coeur qu'elle a bouleversé; je l'imagine au moins. Pour connoître ses forces, pour en jouir avec confiance, il faut avoir trouvé des occasions de les exercer, et le port n'est doux, qu'après tous les risques de la tempête. Ainsi, je vous répete, non pas d'étouffer votre amour, mais de le renfermer. Vous me remercierez, à chaque effort que vous coûtera cette contrainte, et l'orgueil d'un pareil sacrifice vaudra bien pour vous le plaisir d'avoir cédé.

Je viens de relire votre lettre, elle me décourage. C'est l'épanchement de l'ame la plus tendre et la moins disposée à combattre le sentiment qui la remplit. Mon amie, ma chere amie, profitez du moment qui vous reste; vous avez juré à un homme de n'être qu'à lui, mais c'est le ciel qui a reçu le serment, c'est l'amitié qui vous le rappelle, et votre gloire qui le réclame. Arrêtez-vous un instant sur le bord de l'abyme, et voyez-en la profondeur; rejetez-vous en arriere, il en est tems encore. Mes bras sont ouverts pour vous recevoir, et mon coeur est prêt à recueillir vos larmes. Les pleurs sont biens moins amers, quand ce n'est pas le déshonneur qui les fait couler. Songez à vous, et comptez sur votre amie.

PARTIE 1 BILLET

De Madame De Senanges, à son amie. Mes pleurs coulent, et je mérite à peine qu'ils s'épanchent dans votre sein. J'aime, et je n'ai plus la force de le cacher... j'aime... ô mon amie! Ce seul mot m'épouvante, et mon effroi ne me garantit de rien. Vous voulez que je renferme mon amour. Hélas, il n'est plus tems! Il paroît dans mes regards, mes discours le respirent, mon silence le trahit; encore une fois, il n'est plus tems... tout ce que je puis vous promettre, c'est d'ennoblir ma foiblesse; vous m'estimerez, et je n'aurai pas tout perdu.

PARTIE 1 LETTRE 53

De Madame De Senanges, au chevalier. Ah, que vous me causez de chagrin, et que je serois fâchée cependant de ne vous pas connoître! Le présent me trouble, l'avenir m'alarme; et malgré votre délicatesse, vos sermens et ma confiance, si j'étois prudente, je ne vous verrois plus: mais, hélas, il m'est si nécessaire, si doux de vous voir! Tout ce qui m'amusoit, m'importune aujourd'hui: d'où vient donc ce changement? Je veux l'ignorer toujours; je ne veux jamais que vous le sachiez: pourtant ne croyez pas que ce soit ce que je redoute, ce que je n'ai jamais senti. Je n'y conçois rien. Craindre le danger, et n'avoir pas le courage de s'y soustraire! Peut-on être plus foible, plus inconséquente? Oui, je le suis: ah, que n'ai-je plus ou moins de raison! Quoi, ne pouvoir ni éviter, ni vaincre ce qu'on ne cesse de combattre, et n'avoir à espérer pour prix de ses combats, qu'une victoire détestée! Le malheur, ou des torts, quelle perspective! Le désordre de mon ame est extrême; ne l'augmentez pas, je vous en conjure: au nom de votre amour, au nom de l'amitié la plus tendre, d'une amitié... comme il n'en fut jamais, plaignez-moi; mais ne vous plaignez pas de moi. Nous ne nous voyons que des instans; croyez-vous être le seul à vous en appercevoir? La vie que je mene me déplaît; elle ne m'a pas toujours déplu, j'étois tranquille alors, et me croyois heureuse. Actuellement, je ne sais plus ce que je suis! ... Je tremble de le savoir! Je tremble sur-tout, que vous ne deviniez... ce qui n'est pas.

PARTIE 1 LETTRE 54

De Madame De Senanges, au chevalier. Il est vrai, je suis triste; ne m'en demandez point la cause; je serois au désespoir s'il vous arrivoit de la pénétrer. Je forme des projets contre vous, contre moi, et je n'en exécute aucun. Je ne suis plus la même; cette froideur, dont peut-être j'étois vaine, s'il falloit la perdre! Comment fuir, comment le pouvoir, comment même le souhaiter? Pourquoi vous êtes-vous attaché à moi? Tout autre ne m'eût pas inquiétée. Si vous étiez, comme nous, asservis à des loix cruelles, vous ne me demanderiez point d'où peuvent naître mes alarmes; et si vous ne preniez pas le repos pour le bonheur, vous tiendriez du moins à cet abri des peines les plus sensibles; le charme de l'indépendance, qui est une chimere peut-être, mais toujours celle d'une ame haute, la force des préjugés, la tyrannie du devoir, tout vous armeroit, si rien ne pouvoit vous défendre; et tant d'efforts, toujours douloureux, quelquefois inutiles, déchireroient votre coeur. Oui, je le répete; vous concevriez alors combien doit être affreuse la position de celles qui doivent, qui veulent se vaincre, et se reprochent un combat affligeant pour deux personnes à la fois. J'ai remené, ce soir, le vieux Duc De *, votre parent; il vouloit absolument que je le chargeasse de quelque chose pour vous: eh, que lui aurois-je dit? Si j'aimois malgré moi, je le cacherois à vous, à moi, à toute la nature; je renfermerois du moins ce que je ne pourrois détruire; je souffrirois de vos peines, je chérirois peut-être le principe des miennes; je serois bien à plaindre!

Je me sens, depuis quelques jours, d'une mélancolie qui m'effraie; j'évite le monde, je redoute la solitude; plus on est seule quelquefois, et moins on est seule. Je me crains plus que tout; mais j'ai beau me fuir, c'est moi que je retrouve par-tout. Ah, que j'étois différente, quand je n'aimois que mes amis! Je les aime toujours; je suis encore heureuse; je suis... oui, je suis fort tranquille.

PARTIE 1 LETTRE 55

Du chevalier, à Madame De Senanges. Si vous aimiez, vous le cacheriez à moi, à vous, à toute la nature... eh! Madame, d'où peut naître cette résolution? Je connois les bienséances, les préjugés qui captivent un sexe dont vous êtes l'ornement; mais je connois encore mieux les droits d'un amour honnête, et je sais que rien au monde ne balance l'attrait d'un coeur courageux, qui veut jouir de lui-même en se donnant, et qui se donne en dépit de l'univers. Hélas, que vais-je vous dire! ... Est-ce de l'amitié, de la froide amitié, qu'on exige de pareils sacrifices? Vous craignez... ah! Soyez tranquille; vous n'aimez pas. L'amour, je le sens trop, ne craint rien que de n'être point partagé.

Qu'est-ce donc qui vous arrête? Si jamais je parviens à vous inspirer quelque retour, reposez-vous sur moi pour envelopper mon bonheur de cette ombre qui en est le charme: je voudrois vous dérober à tous les regards, borner mon existence à vous, la concentrer dans mon amour, et l'anéantir pour le reste. Vains souhaits! Vous vous plaisez à me voir malheureux; les soupirs qui échappent à mon coeur n'arrivent pas jusqu'au vôtre; et ce que vos lettres semblent quelquefois me faire entrevoir, est bientôt détruit par vos discours. Je ne puis plus suffire à ce que je souffre. Ah! Madame, ajoutez à mes maux, ou daignez les terminer.

PARTIE 1 LETTRE 56

De Madame De Senanges, au chevalier. Je suis restée, depuis l'instant où vous êtes sorti, immobile à la place où vous m'avez laissée: je n'ai rien pensé, rien senti. Je retrouve enfin des forces, et je les emploie à vous écrire. Eh bien, monsieur, il est dit ce mot! Vous me l'avez arraché... applaudissez-vous de votre ouvrage; jouissez de ma peine, soyez heureux, si on peut l'être quand on vient d'affliger ce qu'on aime. Mais que vous faisoit l'aveu que je ne voulois, que je ne devois jamais laisser échapper? Ne m'aviez-vous pas devinée? Me conduisois-je avec vous comme si j'eusse été indifférente? Et n'étois-je pas assez enchaînée par mon sentiment? Que ne me laissiez-vous l'espoir peut-être insensé, mais consolant, d'être maîtresse de mon secret, et sur-tout l'orgueil de n'avoir rien à me reprocher? Vanterez-vous encore mon courage, ma raison, ce que j'avois, ce que je n'ai plus? J'ai trop compté sur mes forces. Des combats pénibles, une résistance coûteuse, votre douleur, vos plaintes, votre injustice, tout ce qui vous accuse, en un mot, tout vous a servi. Je vous ai aimé malgré moi, je vous l'ai dit malgré tout, et mon repentir ne peut changer mon coeur... c'en est fait, ils sont finis pour moi ces jours tranquilles, où je n'avois rien à cacher, où je n'avois besoin de la discrétion de personne. J'étois calme, exempte de crainte, ainsi que de remords; et rien aujourd'hui, rien ne peut me rendre à la douceur de cet état. Que mon ame est agitée! Quel pouvoir vous avez sur elle, puisque vous l'avez emporté sur tant d'efforts! Puisque cette ame que vous venez de déchirer, est entiérement à vous! Cependant n'espérez pas de moi d'autres foiblesses; je vous fuirois au bout du monde: je vous fuirois, n'en doutez pas, si vous exigiez la moindre preuve de ce que j'ai eu tant de peine à vous cacher. Ah! Pourquoi vous l'ai-je dit? Je crains de descendre en moi-même; je crains tous les yeux, sur-tout les vôtres; et je me punirai d'une foiblesse... qui pourtant me seroit chere, si vous me juriez qu'elle suffira toujours à votre bonheur.

PARTIE 1 LETTRE 57

Du chevalier, à Madame De Senanges. Ô la plus adorable, la plus aimée des femmes, la plus digne de l'être! Mon ivresse est au comble! Vous m'aimez, je vous idolâtre, et vous pleurez! Ah dieu, vous n'osez, dites-vous, descendre en vous-même; vous craignez de lever les yeux sur moi! Non, ne redoutez point votre coeur; vous y retrouverez encore la gloire que vous croyez avoir perdue. L'honneur dans une ame tendre, délicate et passionnée, survivroit... même à la défaite. Votre réputation est un dépôt que vous m'avez confié; il est sacré pour moi, il le sera toujours. Que demain votre réveil soit calme. Soyez fiere d'avoir vaincu un préjugé barbare qui n'est point la vertu, qui n'en est que le masque. Le crime dont vous vous accusez n'existe que dans votre imagination ardente et encore étonnée. Vous coupable! Vous! Si vous croyez l'être, je le suis donc bien davantage. Ecartons ces idées, ne répandons point d'amertume sur des instans délicieux... que ne suis-je le témoin de votre repos! Que ne puis-je attendre votre réveil, m'offrir le premier à vos regards, y trouver l'expression de l'amour, et non du repentir! Pour moi, je n'ai point fermé l'oeil; mais quelle ravissante insomnie! Quelle voluptueuse agitation! Je me croyois dans un monde nouveau, je me suis recueilli dans mon bonheur, je m'en suis rendu compte. Tous les sentimens que le ciel nous donne pour charmer et embellir la vie, se disputoient mon coeur; la plus tendre, la plus douce, la plus pure des illusions me reportoit à vos pieds: je croyois encore vous parler, vous entendre, serrer votre main, fixer sur vous des yeux brûlans d'amour, et j'étois bien aise de tenir mon ame éveillée, pour la reposer plus long-tems sur l'image de mes plaisirs. Ô vous qui êtes tout pour moi, cessez de pleurer, de rougir; ne sachez qu'aimer.

PARTIE 1 LETTRE 58

Du chevalier, à Madame De Senanges. Votre mélancolie, dites-vous, est le seul bien qui vous reste. Eh! N'est-ce rien que d'aimer, que de jouir du bonheur de ce qu'on aime? ... Tout le mien s'évanouit, si vous n'êtes pas heureuse... je ne la puis souffrir cette importune tristesse où vous semblez vous complaire; je hais le repentir qui vous y attache; je hais le charme que vous y trouvez peut-être, et cette révolte du coeur contre un aveu que la bouche seule a prononcé... vous voulez donc que je pleure une victoire, hélas! Trop incertaine; que je gémisse de vos bienfaits, et que j'essuie vos larmes, quand votre main a séché les miennes? Non, l'impression que vous éprouvez est involontaire. C'est une inquiétude vague, produite en vous par une habitude d'indifférence que vous preniez pour le bien suprême, et dont la perte vous afflige, sans que vous sachiez même ce que vous regrettez. Ah! L'amour, l'amour le plus vrai dissipera ces nuages; il parviendra, sans doute, à vous tenir lieu de la tranquillité froide que vous avez perdue. Ne me dites plus, ne me dites jamais que vos peines sont mon ouvrage. Ne mêlez point à la douce expression de la tendresse, l'amertume des reproches les plus sensibles. Si vous souffrez par moi, eh, quels sont donc, je le répete, quels sont les plaisirs que vous me supposez? Croyez-vous qu'il me fût possible de m'isoler dans la possession d'un bien qui, pour être senti, goûté, digne de nous, exige l'accord des volontés, des ames, et cette ivresse mutuelle, sans laquelle l'amour n'est qu'une chimere, une erreur des sens, une imposture qui promet tout, et ne donne rien aux malheureux qu'elle a trompés? Idole de ma vie, vous par qui je respire, vous l'ame de mon ame, reprenez votre sérénité. Vos inquiétudes me désesperent, vos regrets m'humilient. Donnez-moi votre confiance, c'est tout ce que mon amour ose exiger du vôtre.

PARTIE 1 LETTRE 59

De Madame De Senanges, au chevalier. Ce repentir qui vous blesse et qui me tue, hé bien, je sens qu'il m'attache encore plus fortement à vous. Pardonnez-moi mes peines, et mes craintes, et mes reproches. Souffrez que je me plaigne à vous de vous aimer trop. Souffrez les derniers efforts d'une cruelle et impuissante raison, qui n'agit sur moi que pour me déchirer. Ah! Laissez-moi jusqu'à mon chagrin; d'ailleurs je suis plus tranquille depuis tout ce que vous m'avez promis... je vous en rends grace, et pourtant vous en êtes plus dangereux pour moi. N'abusez pas de ma reconnoissance, n'en abusez jamais; c'est à vous que je veux tout devoir. Je compte sur vous bien plus que sur moi-même. Votre honnêteté, ma confiance, mon amour, je dirois presque ma foiblesse, tout vous lie; et ce lien qui seroit sans pouvoir sur la plupart des hommes, aura des droits sur vous. Je reçois votre seconde lettre à l'instant... que j'en suis mécontente! Pourquoi cette affectation à me parler sans cesse d'un autre que vous? On m'accuse, je le sais, d'avoir aimé le Prince De *; je ne me justifie point d'une telle calomnie: sa passion fut vraie, et mon indifférence connue. Cette inquiétude, ce premier avertissement de l'ame, l'émotion, le trouble qui effraient et charment la mienne, c'est vous, mon cher chevalier, vous seul qui me les avez fait connoître; aimez votre ouvrage... mais non, vous soupçonnez ma tendresse; ah, que j'aurois bien le droit de ne pas croire à la vôtre! Et j'ai pu céder à l'amour, j'ai pu l'écouter cet amour qui rend injuste, qui fait qu'on a du chagrin, et qu'on en donne! ... C'est un dieu, dit-on, un dieu! Lui! Il n'en a que le pouvoir, il n'en a pas la bonté. Je le jure à ses pieds, où je ne voulois jamais être; j'y vais en révoltée, et j'y prends des chaînes nouvelles. Douce et respectable amitié! Quand vous remplissiez mon coeur, quand vous lui suffisiez, la défiance n'y trouvoit point de place. Aujourd'hui, j'ai des torts, des alarmes, même des soupçons... mon état est bien changé!

PARTIE 1 LETTRE 60

Du chevalier, à Madame De Senanges. Oui, oui, l'amour est un dieu; je n'ai qu'à vous regarder pour le croire, et m'interroger pour le sentir. Quoi, cette inquiétude, ce premier avertissement de l'ame, ces émotions, ce trouble que vous peignez avec des couleurs si vraies, je suis le premier, je suis le seul qui les aie fait naître en vous! ... Je jette des regards de dédain sur tout ce qui m'environne, et je sens, pour la premiere fois, que l'orgueil peut être un plaisir. Je n'ai plus d'inquiétude, je n'en eus jamais. Je connois, je respecte votre vertu; ce qui séduit tant de femmes, ce qui les éblouit, les mouvemens de vanité qu'elles prennent si souvent pour de l'amour, ne pouvoient agir sur vous; vous n'êtes point susceptible de ces prestiges qui fascinent la raison, étourdissent sur les risques, et nuisent presque toujours, sans intéresser jamais; c'est un coeur qu'il falloit au vôtre. L'amant honnête et sensible que vous avez daigné choisir, veut se croire supérieur à tout, puisque vous l'avez préféré.

PARTIE 1 LETTRE 61

Du chevalier, à Madame De Senanges. Hier, je ne vous ai vu qu'un instant; aujourd'hui, je ne vous verrai pas, ou du moins, ce ne sera qu'avec tout le monde: demain le spectacle, après-demain une autre distraction. Ah dieu! Comment ne haïssez-vous pas ce tourbillon qui vous enleve à moi, vous étourdit sans vous plaire, vous emporte sans vous fixer, n'occupe que votre tête, et laisse au fond de votre coeur un vuide que vous sentez, sans vouloir le remplir? Se donner, se donner à ce qu'on aime! Que trouvez-vous donc là de si effrayant? ... Ah, cruelle, si le mot vous fait peur, que le sentiment vous rassure! Il donne des forces contre le préjugé, il écarte les défiances, il détruit, par un charme secret, toutes les subtilités de la raison, de cette froide raison qui ne vaut pas l'instinct aveugle d'un coeur tendre. Cependant vos craintes me sont cheres; j'aime jusqu'à vos alarmes. Elles me confirment ce que j'avois toujours pensé; elles constatent l'aveu le plus charmant que vous ayez pu me faire. Non, si vous aviez aimé, vous ne redouteriez pas tant d'aimer encore. Le premier pas enhardit au second; les scrupules, qui se sont épuisés dans les efforts d'une premiere résistance, ne se renouvellent que foiblement à une autre attaque: vous auriez moins de courage, si vous connoissiez mieux le plaisir de succomber... c'est pour moi, pour moi seul, que vous cessez d'être indifférente! C'est moi qui fis éclorre votre sensibilité! Cette idée m'enivre. Que l'inexpérience du coeur est précieuse, dans la femme qu'on aime!

Avez-vous songé à ce que vous me promîtes hier? Pourrai-je enfin vous voir, sans craindre les témoins, toujours importuns, souvent indiscrets, et qui m'arrachent les plus doux instans de ma vie?

Une seule chose peut adoucir mes peines, je me soumets à tout, mais j'ose... oui, j'ose exiger votre portrait, pour prix de mes sacrifices. Il me consolera du moins en votre absence; mes yeux qui n'arrêtent sur vous que des regards timides, pourront à loisir se reposer sur votre image; elle ne sera point, comme vous, armée d'une raison cruelle; je pourrai lui peindre mes desirs, la couvrir de baisers, la tremper de larmes, sans craindre de voir repousser ou mes caresses, ou mes soupirs. Si vous me refusez, je doute de votre amour, et tout finit pour moi.

PARTIE 1 LETTRE 62

De Madame De Senanges, au chevalier. Douter que je l'aime! Lui, en douter! M'envier jusqu'à un reste de raison qui m'a si mal défendue! Homme injuste... non, vous ne méritez pas cet abandon de l'ame que vous comptez pour rien; la mienne est à vous, elle n'est plus à moi; j'aime à vous la laisser toute entiere, et vous vous plaignez! J'ai beau détester la contrainte à laquelle je suis assujettie, regarder comme anéantis pour moi tous les momens que je passe loin de vous; vous ajoutez vos reproches à mes privations! Elles ne sont pour vous que des raisons pour craindre, des titres pour douter, et non des motifs d'aimer mieux. Vous qui êtes si honnête, vous qui avez toutes les vertus, excepté une seule, qu'encore il vous est permis de ne point avoir, ayez pitié de mon désordre, rendez-moi, s'il se peut, à mes devoirs; et puisqu'il n'est plus tems de fuir, puisque je ne le peux plus, que je ne le veux plus, soyez généreux, soyez digne d'un amour souvent contraint, toujours combattu, et dont je crains l'excès. Ne m'accusez point de froideur, n'ébranlez pas une résolution qui ne me coûte que trop. Sûr d'être aimé, sûr de l'être plus tendrement que je n'ose vous le dire, n'arrachez pas à ma tendresse ce qu'on refuse avec douleur, mais ce qu'on n'accorde pas sans crime. Je vous implore pour moi contre vous-même... hélas! Contre tous deux. Non, jamais, jamais je ne risquerai de perdre le seul bien qui m'attache à la vie, l'estime de ce que j'aime; cette crainte suffiroit pour me rendre malheureuse: voudriez-vous que je le fusse? Si quelque chose peut réparer mes torts, c'est le courage de n'en avoir pas de plus grands. Vivre pour vous aimer, vous en donner à chaque instant des preuves innocentes, en chercher, en inventer de nouvelles, voilà tout ce que je puis vous promettre, et ce qui doit vous satisfaire. Dites; si vous aviez le pouvoir de former un être pour votre bonheur, lui donneriez-vous des émotions qui ne tiendroient qu'aux sens? Seriez-vous assez peu délicat, pour les préférer à celles dont l'amour seroit le créateur, qui sont l'ouvrage de l'amant, qu'il fait naître, qu'il développe, qui seroient ignorées sans lui, qui existent par lui, et n'existent que pour lui? ... P. S. Avez-vous songé à l'importance de la demande que vous me faites? Mais vous serez malheureux si je vous refuse; je suis bien embarrassée!

PARTIE 1 LETTRE 63

De Madame De Senanges, au chevalier. Direz-vous encore que je ne songe pas à vous? Eh bien, oui, la voilà cette copie d'une femme dont le courage vous paroît surnaturel, mais dont le coeur est bien foible! Puissiez-vous en être content! Puissiez-vous attacher assez de prix au don que je vous fais, pour n'en plus desirer d'autre! Ah, du moins, que ce présent de l'amour le plus tendre, vous prouve à quel point vous m'êtes cher, et l'excès de ma confiance, et l'abandon de tout ce qui peut s'accorder sans remords! Je vous aime, je vous le dis, je vous écris sans cesse, je vous donne mon portrait, enfin je n'ai que des reproches à me faire, et je m'applaudis, hélas! De quoi? De n'avoir pas les plus grands torts. Il se réduit à cela, ce courage qui vous chagrine, vous étonne, me coûte, et qui mieux apprécié, ne seroit que de la foiblesse. Ah! Dites-moi que vous serez assez reconnoissant pour ne rien exiger, mais jamais rien. Mon dieu! Les prieres d'un amant qui est aimé, qui l'est comme vous l'êtes, ne sont que de la tyrannie. Rassurez-moi; que toute entiere au plaisir de vous voir, je n'aie plus d'effroi. Que mon image, en vous rappellant le sentiment qui m'attache à vous, n'en soit pas la preuve, sans être ma sûreté. Je passe ma vie à craindre ce qui feroit votre bonheur, à me reprocher ce que je sens, à vouloir ce que je dois, à souhaiter peut-être le contraire. Sont-ce là les douceurs que vous m'aviez promises? Aimez, disiez-vous, et nous serons heureux: moi, heureuse! Ah, oui, si vous l'êtes; oui, si votre amour est aussi tendre, aussi vrai qu'il le paroît; et quoiqu'il m'ait ôté le repos, le calme, tout ce qui me fut précieux, je ne regrette rien, pas même la liberté à laquelle je tenois tant, et que j'ai perdue sans retour.

PARTIE 1 LETTRE 64

Du chevalier, à Madame De Senanges. Veillai-je? Est-il bien vrai? C'est elle! La voilà, cette image adorée, ce trésor que mon coeur attendoit, ce gage sans prix d'un amour qui fait tout mon bonheur! ... Hélas, combien le peintre est resté au-dessous de son modele! Ce sont quelques-uns de vos traits; mais votre ame, où est-elle? Où est l'expression, la vie? Ah, que le pinceau est impuissant, pour rendre ces graces inexprimables, que l'esprit donne, que l'imagination multiplie, et que perfectionne la sensibilité! Je vous tiens, et je vous cherche encore! N'importe, ce qui manque au portrait, mon coeur l'ajoute. Puissiez-vous (c'est vous qui parlez) attacher assez de prix au don que je vous fais, pour n'en pas exiger d'autres! Que vous me rendez peu de justice! Ce ne sont point les privations qui m'effraient; tant qu'elles ajouteront à votre bonheur, je souffrirai tout ce qu'elles enlevent au mien; mais, cruelle, voulez-vous commander aux mouvemens involontaires de l'ame? Voulez-vous enchaîner ce feu qui la dévore, l'embrase, et s'augmente par les efforts qu'on fait pour l'éteindre? Pour vous former un amant à votre choix, il faudroit donc anéantir l'amour. Ce que je vous dis n'est point la satyre de votre systême; je le trouve barbare, injuste peut-être; cependant je le respecte: n'étant pas le fruit du caprice, il est l'ouvrage de la vertu; et toutes les fois qu'il ne s'agira que de moi, vous êtes bien sûre du sacrifice; ma vie est à vous. Eh, quel seroit mon triomphe, s'il étoit payé de vos larmes! Je ne veux point d'une félicité qui vous arracheroit des soupirs; je ne veux point dérober à la foiblesse ce que la volonté me dispute, ce que le voeu du coeur ne m'accorde pas; j'aime mieux souffrir toujours, oui toujours, que de mériter un reproche par une témérité peu délicate, et des emportemens qui humilient, quand ils ne sont point partagés. Mais en me réduisant à cette façon d'aimer, ne croyez pas que j'en sois plus paisible, moins inquiet, ou moins difficile: les besoins de l'ame se multiplient, à proportion de ce qu'on ôte aux sens; l'amour ne veut rien perdre, il n'y a point de privation qui ne doive lui valoir une jouissance. Ce que vous m'ôtez d'un côté, vous me le rendrez de l'autre; moins je suis exigeant sur les preuves, plus je le serai sur les sentimens, et vous devez m'aimer d'autant plus, que vous me rendez moins heureux.

PARTIE 1 LETTRE 65

Du chevalier, à Madame De Senanges. Ciel! Qu'éprouvai-je? Quelle ardeur séditieuse s'allume dans mes veines, y coule avec mon sang? D'où vient mes yeux sont-ils chargés d'un nuage qui leur dérobe tout, excepté vos charmes? Je ne puis me les rappeller, sans un trouble enchanteur et cruel à la fois; ils tyrannisent ma pensée, ils sont toujours présens à mon coeur; et quand je m'arrache à vous, j'emporte avec moi leur image et mon supplice; oui, mon supplice! Mes jours, mes nuits, tous les instans de ma vie sont marqués par une agitation douloureuse, par les tourmens d'un amour contraint, et qui renaît toujours plus vif, pour vous être toujours immolé. Les rêves même les plus doux, ne sont que des lueurs rapides qui me replongent plus avant dans l'infortune: une réalité barbare me fait expier... jusqu'à mes songes; et peut-être voudriez-vous m'enlever encore ces fantômes de mon imagination... oh, si vous saviez ce que je souffre, de combien de larmes secretes, de soupirs brûlans il me faut payer le triomphe inhumain dont je meurs, et dont peut-être vous vous applaudissez! ... Qu'ai-je promis, ô dieu! Quel horrible serment! Aurai-je la force de le tenir? Quel complot avons-nous fait à l'envi contre les droits de la nature et de l'amour! En vain je m'encourage à remplir cet engagement odieux; je soupire, malgré moi, après l'instant du parjure. Ah, pardon! ... Je m'égare; je vous offense, je me déteste; mais jugez vous-même de ma situation; rappellez-vous notre derniere entrevue. Vous m'aviez ordonné de vous faire la lecture d'un ouvrage nouveau. Hélas, une distraction bien pardonnable ramena mes yeux sur vous; ils s'y arrêterent avec un attendrissement que je ne pus cacher, et le livre échappa de mes mains, sans qu'il me fût possible de le reprendre! Après quelques momens d'un silence... qui disoit tout, j'allai tomber à vos pieds. Par un mouvement dont je ne fus pas maître, je pris une de vos mains, que je baignai de larmes: mon trouble augmenta, je vous serrai contre mon coeur, et il sembloit qu'il alloit s'ouvrir pour vous recevoir. C'est alors que vos yeux, ces yeux si doux s'armerent de sévérité. Vous m'enviez jusqu'à l'innocente expression d'un sentiment dont vous souffrez l'hommage, et vous condamnez son excès, qui seul peut en ôter le crime. Ah, cruelle, défendez donc à mon coeur de palpiter d'amour en votre présence! Défendez donc à vos regards d'y rallumer sans cesse cette flamme que le respect y tient renfermée, et qui s'irrite par l'obstacle! Pourquoi tous vos mouvemens semblent-ils dirigés par les graces, et peignent-ils la volupté? Pourquoi votre haleine seule suffit-elle pour enflammer l'amant qui vous approche? Pourquoi cette bouche si fraîche, semble-t-elle appeller le baiser qui l'effarouche? Hélas! Si vous voulez m'imposer toutes les privations, pourquoi m'environner de tous les attraits... il faut donc que mon tourment naisse du sein des délices; il faut que je me précautionne en vous abordant, contre les élans de l'ame, le charme des yeux, et les écarts même de la pensée! Vous n'allumez le desir, que pour en exiger le sacrifice: tous ces effets de l'amour, qui deviennent sacrés par leur cause, toutes ces émotions du coeur, dont les sens ne sont que les interpretes, tous ces tributs de la sensibilité, vous paroissent autant de crimes; et quand je ne suis que le plus tendre des hommes, vous m'en croyez le plus coupable! ... Et vous m'aimez! Non, vous vous êtes trompée, sans doute... reprenez l'aveu qui vous a tant coûté... que dis-je! Ah! Gardez-vous de me croire: plaignez le désordre où je suis, et laissez-moi votre amour, dussé-je mourir de mes tourmens.

PARTIE 1 LETTRE 66

De Madame De Senanges, au chevalier. J'ai trop attendu... mais je prends enfin ce parti qui m'est plus affreux que la mort. Je vais vous éviter... il le faut, je le sens... ah! Pourquoi, cruel, m'y avez-vous forcée? C'en est fait, je renonce au bonheur, à la vie, à vous. Je ne passerai plus mes jours à vous souhaiter, à vous attendre, à vous voir. Mes yeux ne rencontreront plus les vôtres; et mon coeur, le coeur vrai dont vous doutez, lorsqu'il est tout entier à l'amour le plus tendre, ce coeur qui n'est rien pour vous, si la honte n'en accompagne le don, malheureux par vous et jamais guéri, conservera toujours un souvenir cher et des regrets douloureux du bien dont il se prive. Je me trompois, hélas! Je cherchois à me tromper. J'osois compter assez et sur vous et sur moi, pour me consoler d'un aveu, dont la délicatesse de vos sentimens me voiloit le péril et le crime. Vaines chimeres d'un coeur qui s'abusoit! Elles sont évanouies; je vous fais souffrir, je ne puis soutenir cette idée; j'ai du courage, sans doute; et si le supplice de refuser ce que j'aime ne tourmentoit que moi, je trouverois des forces pour le supporter; mais votre peine m'est horrible: ce n'est qu'en vous fuyant, qu'il me sera possible de n'y pas céder. Quels reproches vous m'avez faits la derniere fois que nous nous sommes vus! Quelle lettre vous m'avez écrite aujourd'hui! Plaignez-moi, sans me haïr, sans m'accabler davantage. Je dois lever le bandeau qui me sert trop bien: voyez-moi telle que je suis; vous ne croirez plus alors que ma perte soit irréparable. Vous fûtes heureux avant de me connoître, et vous le serez, hélas! Sans moi... il est des femmes plus séduisantes; aucune ne vous aimera autant; mais vous accordant plus, elles vous conviendront mieux. Vous plairez, vous aimerez, vous m'oublierez... je le veux; oubliez-moi; laissez-moi en mourir, et payer avec joie votre tranquillité, de la perte de ma vie. Eh, puis-je y être attachée? Elle va m'être affreuse. Je m'arrache à l'objet dont j'aurois voulu ne me séparer jamais. Je n'ai plus rien à craindre, ni à regretter.

Gloire imaginaire, devoirs affreux, préjugé que j'abhorre et respecte, vous me privez de mon amant. C'est donc à vous que j'immole aujourd'hui bien plus que moi... non, jamais je ne l'aurois pu, si je n'avois pas vu hier que le sentiment le plus tendre, et dont je vous donne des preuves si vraies, faisoit bien plus votre tourment que votre félicité. Mes forces m'abandonnent. Jamais je ne vous ai tant aimé; et si je disois un mot de plus, ce seroit peut-être... ne nous voyons plus... adieu...

PARTIE 1 LETTRE 67

Du chevalier, à Madame De Senanges. Quel affreux réveil! Qu'ai-je éprouvé en lisant votre lettre! Un frémissement universel s'est emparé de moi, et dans ce moment j'eusse desiré mourir, si j'avois pu serrer votre main, lire mon pardon dans vos yeux, et emporter la satisfaction d'être encore aimé... vous, m'éviter! Ne me plus voir! ... Ô ciel! Vous le voulez... un coup de poignard m'eût été moins sensible que cet arrêt... le voilà donc ce bonheur que j'attendois de l'amour le plus tendre! Il faut renoncer à tout... il faut vous fuir... je ne puis prononcer ce mot sans la plus profonde douleur. Je voudrois que vous puissiez entendre mes cris, et les sanglots d'un coeur que vous assassinez... je tombe à vos pieds. Ma généreuse, mon adorable amie, s'il vous reste une étincelle d'amour, que dis-je! ... Si la pitié vous parle en ma faveur, pardonnez-moi, pardonnez des reproches que je déteste, dont je rougis, dont je suis la victime... aimez-moi toujours, ne m'abandonnez jamais... je vous jure dans cet instant sacré, dans cet instant de pleurs, de déchirement et de désespoir, que je vais mettre mon étude éternelle à vous faire oublier le crime trop excusable, hélas! De mon ivresse et de vos charmes. Je vous plairai par mes sacrifices: ils ne me seront point pénibles, non, encore une fois, ils ne me le seront pas, recevez-en le serment... ne m'accablez point, ne me livrez point à moi-même. Si vous êtes inflexible, je pars, je cours m'ensevelir... je suis hors de moi, je ne me connois plus... voulez-vous ma perte? Daterai-je mon infortune du jour où je me suis enivré d'amour pour vous? Hélas! Je suis assez puni; et vous-même, cruelle, vous-même, si vous pouviez me voir, vous croiriez que je le suis trop. Ecrivez-moi, je vous en conjure, et permettez-moi d'aller sur-le-champ me jeter à vos pieds, ou vous deviendrez coupable à votre tour. Je vous croirai barbare, si vous n'êtes pas sensible dans le moment où je mérite le plus que vous le soyez. Gardez-vous de m'interdire votre présence; elle est ma vie. Ma faute m'éclaire, elle va épurer mon coeur... il sera délicat, désintéressé, il sera digne de vous. Haïssez-moi, méprisez-moi, si je trahis ma promesse. Vous que j'adore, que j'idolâtre, ne craignez point que je manque de courage. L'excès du sentiment me soutiendra: il me donnera la force de souffrir, ou plutôt il suffira pour mon bonheur. J'attends votre réponse, elle va decider de mon sort, songez-y; je tremble... les minutes vont me paroître des siecles... adieu... seroit-ce pour jamais? ... Je n'en puis plus; je tombe d'accablement, et à force de pleurer, je ne vois plus ce que j'écris.

PARTIE 1 BILLET

De Madame De Senanges, au chevalier. Hélas! Non, je ne suis point barbare. Votre douleur, votre lettre, vos promesses, je cede à tout cela, je vous verrai... ah! Puis-je vous affliger? Songez à vos sermens, mon coeur les reçoit, il ose y compter. Mon état ne differe pas du vôtre... je vous aime plus que ma vie, je vous verrai aujourd'hui, je vous verrai, j'y consens... ah dieu! ... Résister à vos larmes! Je ne le puis... de Madame De Senanges, au chevalier. Ah, plaignez-moi! Ne suis-je pas obligée d'aller passer quelques jours au château de *, chez Madame De * ma parente? Je vais la voir tous les ans dans les premiers jours de septembre, et c'est un devoir dont je ne puis me dispenser. N'allez pas m'en vouloir. Je vous quitte, hélas! ... Vous n'êtes que trop vengé.

PARTIE 1 LETTRE 68

De Madame De Senanges, au chevalier. Quand je suis arrivée ici, on étoit à la promenade. J'ai passé deux heures à relire vos lettres, à songer à vous, et j'attendois sans impatience le retour de plusieurs personnes qui sont, comme moi, habitantes de ces lieux. Qu'elles sont heureuses, toutes les femmes avec lesquelles je suis! Je les crois indifférentes; rien ne trouble leur repos, leurs jours sont sereins, leurs nuits tranquilles, elles jouissent de tout; et moi, dans l'ombre des forêts, comme au milieu du tumulte de Paris, je suis toujours la même. Le calme de la campagne n'en apporte point à mon coeur. Il n'est qu'un plaisir, qu'un bien, qu'un bonheur pour moi; mes yeux même n'apperçoivent plus le reste. J'étois hier dans un bosquet où la lumiere pénetre à peine, inaccessible à tout, excepté à l'amour. Votre image l'embellissoit, votre absence m'y faisoit soupirer; et malgré ce que j'y desirois, j'aimois à y être. Le silence de ce lieu, son obscurité, un ruisseau dont le murmure invite à la rêverie; tout s'y rassemble pour charmer les indifférens, et enivrer ceux qui ne le sont plus. J'y restois, je ne pouvois le quitter; et j'y serois encore, si l'on n'étoit venu m'en arracher: mais tout cela n'est rien, sans ce qu'on aime. Quand les autres admirent, moi je regrette. La nature feroit un effort pour moi, elle deviendroit plus belle et plus riche, elle étonneroit davantage l'univers, qu'elle ne m'offriroit que mon amant.

PARTIE 1 LETTRE 69

Du chevalier, à Madame De Senanges. Enfin vous voilà de retour! Je renais... l'air qui m'environne m'est moins nécessaire que votre présence: me tiendrez-vous parole? Exécuterons-nous le charmant projet que nous avions formé avant votre départ? Que j'ai de choses à vous dire! J'ai reçu des lettres de Madame D'Ercy, je vous les montrerai... elle a déjà chassé le marquis, et ne demandoit pas mieux que de me rappeller; vous jugez comment cette fantaisie prendra sur moi. Elle est déchaînée contre vous; elle s'exhale en menaces, et jure de vous poursuivre jusqu'à son dernier soupir. Le caractere de cette femme m'épouvante; mais n'en redoutez rien. Je veillerai sur ses démarches, et je saurai bien vous mettre à l'abri de ses noirceurs, je ne voulois pas y croire. Le marquis part avec le Maréchal De * son oncle, nous allons en être débarrassés. Quels êtres! Oublions-les, pour ne nous occuper que de notre amour; songez à ce que vous avez promis; je vais donc vous revoir!

PARTIE 1 LETTRE 70

De Madame De Senanges, au chevalier. Eh bien! Venez, mon cher chevalier, venez souper ce soir avec moi: nous serons seuls; vous l'avez souhaité, j'y ai réfléchi, et j'y consens. Je trouve au fond de mon coeur tout ce qui peut m'assurer du vôtre, et, dans le sacrifice d'une vaine chimere de bienséance, le plus doux des plaisirs. Mon amour est pur, le vôtre n'est pas moins honnête; ma conscience est tranquille: elle s'endort dans le sein de la probité. Je suis sous la sauve-garde de mon amant; l'ombre du doute seroit injurieuse à tous deux; et si jamais je dois craindre l'un de nous, il est impossible que ce soit lui. Tout nous sert, le ciel même nous favorise; je ne l'ai jamais vu si serein; pas un nuage qui l'obscurcisse. Depuis que vous m'aimez, la nature est plus riante: on se plaint aujourd'hui de la chaleur; eh bien, l'abattement où elle me jette a du charme pour moi; et puis, j'ai une idée, un projet qui m'enchante. Nous souperons dans le joli bosquet qui est sous mes fenêtres; nous aurons le plus beau clair de lune du monde; sa lumiere est faite pour l'amour. Point de riches tapis, point de lambris dorés; des gazons bien frais, des palissades de chevrefeuilles et de jasmins, des arbres bien verds, voilà le lieu où vous serez attendu. Nous n'y regretterons point l'art; et nous jouirons à la ville, de la simplicité des campagnes. Tout ce que les indifférens n'apperçoivent point, sera senti: nous serons ensemble. Non, il n'est de volupté vraie que celle qui est pure; l'ame ouverte au remords est fermée au bonheur. Nous nous aimerions moins, si nous avions quelque chose à nous reprocher. Combien j'aime à me dire: je lui confie le soin de ma gloire; elle lui est aussi chere qu'à moi-même: son coeur est ma vie; il le sait, et ne peut l'oublier! Il ne ressemble point aux autres hommes; je l'aime, il est heureux: ma confiance est fondée. Celui qui mérite un sentiment, n'exige point de preuves; l'aveu du mien n'est pas un tort, mon amant est vertueux.

Mais comment ai-je pu combattre un penchant dont vous étiez l'objet? Il m'affligeoit, je vous ai craint; que j'étois injuste et malheureuse!

Adieu; je sors pour affaires, je rentrerai pour vous recevoir. Mon coeur est pénétré d'une joie bien douce; nulle alarme ne s'y mêle. Que j'aurai de peine à ne pas dire votre nom à mes juges! Vous m'avez donné l'être; un néant affreux m'environnoit; j'existe enfin, je vis pour vous.

PARTIE 1 LETTRE 71

Du chevalier, au baron. Qu'ai-je fait, malheureux! J'ai trahi la confiance, l'amour; je dirois presque la probité, s'il étoit possible que l'être qui la respecte en vous, l'eût tout-à-fait perdue. Non, mes remords n'ont point assez expié ma faute. Je me condamne à rougir devant vous. La honte est le supplice, et le besoin du coupable qui appartient encore à la vertu: je me dégrade à vos yeux, pour me réhabiliter aux miens. J'étois heureux; j'avois l'espoir de l'être davantage; j'ai tout détruit. Par où commencer un récit affligeant pour votre ame, flétrissant pour la mienne? ... Ah! Cette foiblesse est un tort de plus... vous le savez, je m'applaudissois des impressions que je faisois par degrés sur le coeur de Madame De Senanges; chaque jour développoit un sentiment en elle, et voyoit éclorre un plaisir pour moi. Je crus que je ne pourrois survivre à l'aveu de sa tendresse. La rigueur des devoirs qu'elle m'imposoit étoit adoucie par le charme de lui obéir; les retours sur moi-même étoient plutôt des recueillemens de l'amour, que des desirs d'en augmenter les droits. Je luttois contre des sens actifs, un physique tout de feu, par le secours d'une ame plus ardente encore, et je me nourrissois de cet orgueil délicat qui fait jouir de ce que le coeur sacrifie. Madame De Senanges alla passer quelques jours à la campagne. Je l'avois suppliée, avant son départ, de me donner à souper tête à tête avec elle, le soir même de son retour (c'étoit hier); elle me l'accorda, par un excès de confiance qui la peint, qui m'accuse, et me rend plus criminel. Jamais malheur ne fut précédé par des apparences si riantes, hélas! Et si trompeuses. Tout étoit préparé sous le berceau le plus solitaire du jardin. La lune qui perçoit à travers les charmilles, sembloit se plaire à éclairer de ses rayons mystérieux le bonheur de deux amans. Un vent frais agitoit à peine les bougies, mais nous envoyoit tous les parfums dont l'air étoit embaumé. Les étoiles brilloient du feu le plus doux. Je voyois la nature plus intéressante, je la voyois à côté de Madame De Senanges; et tout ce qu'elle embellissoit, me sembloit être son ouvrage. Avec quel attendrissement je contemplois cette femme charmante, à qui j'étois redevable d'une existence dont je n'avois pas encore d'idée! Vous peindrai-je sa gaîté douce et spirituelle à la fois? Elle se livroit à son amant avec la sécurité de l'innocence, l'estimoit assez pour n'en rien craindre, et croyoit trouver sa sûreté dans la naïveté même de son abandon. Je ne sais quelles délices ignorées jusqu'alors, couloient au fond de mon ame, et la pénétroient d'une joie inexprimable et profondément sentie. Après le souper, nous nous perdîmes dans le petit bois; et quoique je fusse embrasé de tous les feux du desir, je n'eus pas à me reprocher la tentation d'une témérité; je n'imaginois pas que mon bonheur pût aller plus loin... j'étois à côté d'elle; j'étois seul avec elle; j'étois aimé. L'excès de ma félicité sembloit m'interdire une espérance qui, en me promettant des plaisirs plus vifs peut-être, m'en auroit ôté de plus délicats. Un enthousiasme secret m'élevoit au dessus de moi-même; il est des momens où l'amour a quelque chose de sublime.

L'heure où elle se couche, cette heure fatale vint à sonner, et je crus soudain qu'un rideau se tiroit sur toute la nature. J'obtins cependant que nous ferions encore un tour de promenade, avant de nous séparer. Un seul moment qu'elle m'accorda fut la cause de mon crime. Je ne remarquai qu'alors une des portes du jardin, par laquelle on peut sortir de chez elle; je me souvins qu'une fois, en plaisantant, j'avois essayé de l'ouvrir avec une de mes clefs, et que j'y avois réussi; ce souvenir me fit naître l'idée bien innocente dans son principe, mais affreuse dans ses effets, de rester jusqu'au jour, et de respirer, au moins, le même air que Madame De Senanges. Je la reconduisis, et la quittai avec moins de regret, dans l'espérance de veiller près d'elle. Alors je feignis de me retirer; et sans que ses gens m'apperçussent, je me glissai dans le jardin, où je me félicitois d'une supercherie que justifioit à mes yeux la pureté de mes intentions. J'atteste ici l'honneur, j'en jure par Madame De Senanges elle-même; j'étois aussi loin de former un projet qui pût l'offenser, que de renoncer à mon amour pour elle. Je me livrois à l'enchantement de ma situation; j'ouvrois mon ame à une foule de sensations inconnues aux amans ordinaires; mon imagination se remplissoit d'une féerie voluptueuse; tous les rêves du bonheur venoient enivrer mes sens et aliéner mes esprits... je n'habitois plus la terre. Le silence de la nuit, son calme attendrissant, la clarté sombre des cieux me partageoient entre l'extase et le délire; je me croyois dans un sanctuaire, dont Madame De Senanges étoit la divinité. Les fenêtres de sa chambre étoient restées entr'ouvertes, à cause de l'excessive chaleur; on n'avoit baissé que les jalousies. Je m'en approchai en tremblant: je retenois mon haleine; mon coeur palpitoit; des larmes brûlantes tomboient de mes yeux; et sans m'appercevoir du desir, j'étois comme accablé par l'excès de mon amour. Revenu de ces défaillances, de ces langueurs passionnées, j'allois chercher les vases de fleurs qui ornent le parterre, et je les plaçois sous sa croisée, afin que leurs parfums pussent arriver plus vîte jusqu'à ma belle maîtresse. Enfin, le jour se leve et m'avertit de m'éloigner. Je ne sais quel démon ennemi de mon bonheur, me suggéra le desir coupable de la voir, de l'admirer pendant son repos. Les fenêtres de sa chambre sont fort basses et presqu'au niveau du jardin; voici l'instant du forfait, de la honte et du repentir.

Un frémissement s'empare de moi; je m'arrache de ce lieu, j'y suis ramené; je le quitte encore, j'y reviens toujours. D'une main à la fois audacieuse et timide, je leve les jalousies; je franchis ce foible obstacle, et me voilà dans l'asyle que j'aurois dû respecter! Quel tableau! Madame De Senanges endormie! C'est la peindre que la nommer! Jamais rien de si ravissant ne s'offrit à mes regards! Ses paupieres formoient un voile qui, en cachant l'éclat de ses yeux, n'empêchoit pas qu'on n'en devinât la beauté. Une gaze légere laissoit appercevoir la blancheur de son sein... que dis-je! Son attitude, quoiqu'abandonnée, étoit encore décente; la pudeur ne peut la quitter, même pendant le désordre du sommeil. J'étois immobile d'admiration et de plaisir; je n'entrevoyois pas même la possibilité d'attenter à ses charmes. C'étoit mon ame qui jouissoit; mes sens étoient enchaînés par le respect, et je m'étois prosterné devant cet ange, dont je n'osois approcher. Acheverai-je, ô ciel, ai-je pu survivre à cet oubli de moi-même! Cher baron, tandis que je m'enivrois à genoux d'une vue aussi dangereuse, Madame De Senanges me parut agitée d'un rêve qui lui arrachoit par intervalles quelques mots confus et inarticulés. Parmi ces paroles peu distinctes, je lui entends prononcer mon nom. Je ne peux vous exprimer ce que je sentis dans ce moment: mes yeux ne voyoient plus, un nuage m'environnoit; il sembloit que mon coeur se détachât de moi pour s'élancer vers elle; je crus qu'elle m'avoit appellé; je crus que ses bras s'étendoient pour me chercher; je m'y précipite; mes levres ardentes se collent sur les siennes; je couvre son sein de baisers, et mes caresses alloient ne plus connoître de frein... elle s'éveille avec des cris affreux et un effroi... que je méritois d'inspirer... combien la vertu est imposante! Que son indignation est terrible! Madame De Senanges me reconnoît, me foudroie d'un regard, et m'anéantit avec ce seul mot: lâche, et c'est ainsi que tu aimes! Mes yeux se noient de larmes, je veux répondre, et ne le puis; ma voix se perd dans les sanglots; je sors avec la confusion, le trouble, le déchirement et les remords d'un VIL scélérat qui vient de profaner un temple, et de commettre un sacrilege.

Heureusement aucun des gens n'étoit encore levé. Me soutenant à peine, je descends dans le jardin, dans ce jardin si beau il n'y a qu'un instant, et qui me parut affreux alors: je gagne la porte, je l'ouvre et m'échappe. Rentré chez moi, je m'évanouis: le fidele Dumont me donne en vain du secours, je reste sans connoissance pendant près de deux heures, et je ne la reprends que pour vous faire ce récit, qui contient ma destinée. Je ne vous demande point de conseils; il n'en est plus pour moi. Accablez-moi de reproches; je les mérite. J'ai tout perdu; je suis le plus coupable des hommes. Mon ami, perdrai-je aussi votre estime?

PARTIE 2 LETTRE 1

De Madame De Senanges, au chevalier. Je doute si je veille... j'ouvre des yeux presqu'éteints par les larmes; je les referme avec effroi: je voudrois me dérober au jour, il m'est horrible; il n'éclaire plus que mon déshonneur, ou plutôt le vôtre. Vous que j'abhorre aujourd'hui, qui êtes-vous? Je ne vous connois plus... que dis-je! Mon malheur est de vous connoître, de vous haïr... sur-tout de vous mépriser... quoi, je m'étois avilie jusqu'à t'aimer, jusqu'à t'en faire l'aveu! Je t'en croyois digne; et cette erreur que tu m'arraches, que tu as eu la barbarie de m'arracher, hélas! Je la regrette... elle ne peut renaître. Vous n'excitez plus en moi que de la colere, de l'indignation, je dirois de la pitié, si vous étiez susceptible de remords: mais celui qui voulut abuser de mon sommeil, qui put ne pas respecter l'asyle de l'innocence, et le coeur qui s'étoit confié à lui, n'est pas fait pour le repentir. Jouissez des pleurs que vous me coûtez, de mon désespoir et de ma honte. Moi, de la honte! Je n'en ai que pour vous... je suis pure à mes yeux; ma vertu est toute entiere, je l'ai conservée au milieu de vos transports: vous êtes le seul coupable, le seul à plaindre.

Ah, que ne puis-je, au prix de ma vie, effacer de la vôtre l'instant qui vous dégrade! Je vais partir; le séjour que vous habitez m'est odieux; votre présence me seroit insupportable. Je ne puis vous fuir trop tôt; je ne serai jamais assez loin de vous. Que j'aimerai les lieux où l'on ne vous connoît pas, où l'on est assez heureux pour ne pas vous connoître, où je n'entendrai pas prononcer votre nom! ... J'y retrouverai le bonheur... que dis-je! Il n'en est plus pour moi; il ne peut rentrer dans le coeur d'où vous êtes sorti. Je pleurerai toujours mon sentiment, l'opinion que vous m'avez forcée de perdre; et si je vous pleurois, vous! Ce seroit le comble de mes maux... je me défie de la haine que j'ai pour toi; serois-je assez infortunée, pour t'aimer encore? Quel empire vous aviez sur l'ame que vous venez de déchirer! Le ciel me punit; vous m'étiez plus que tout, plus que lui-même. Combien j'en rougis! Ne me répondez point; accordez-moi cette derniere grace. Je sentirai le tourment de vous avoir une obligation; mais il faut m'y soumettre: eh! Que ne vous dois-je pas? Vous m'avez éclairée, vous me rendez à moi-même: mon ressentiment s'affoiblit, mon amour expire... je suis tranquille... je vous pardonne.

PARTIE 2 LETTRE 2

Du chevalier, à Madame De Senanges. Vous avez trouvé le secret d'ajouter à l'horreur de ma situation. Je m'attendois à des reproches; plus ils sont cruels, plus ils m'ont semblé doux; mon coeur les imploroit, il souhaitoit que votre propre main déchirât sa blessure. Coupable d'un crime envers vous, profanateur de la vertu même, j'avois besoin de votre courroux; mais le calme qui lui succede, votre affreuse tranquillité, votre froid pardon, sont des rafinemens de vengeance que je n'imaginois pas. J'aime mieux votre haine, que de vous voir, un seul moment, insensible à mes torts, que dis-je! À mes forfaits. C'en est un d'avoir passé la nuit chez vous, sans que vous le sussiez, et de vous avoir exposée à tous les soupçons qu'entraînoit une pareille imprudence; c'en est un autre d'avoir forcé votre asyle; l'audace qui suivit, les réunit tous, et vous êtes paisible! Et c'est moi qui suis obligé d'exciter votre ressentiment! Ah! Vous êtes plus barbare que vous ne croyez l'être. Vous me méprisez, dites-vous! ... Non, non; vous ne me méprisez pas. Le délire des sens n'est point une bassesse du coeur. Je n'ai point eu de projet, je le jure à vos pieds: je peux manquer de raison, jamais de vertu; l'homme honnête ne s'en écarte un instant que pour y revenir avec plus d'ardeur. Pouvois-je donc être insensible à la vue de tant de charmes? ... Ils m'ont perdu, ils me justifient. Où m'égaré-je encore? Ô vous, l'arbitre de ma vie, ô vous, mon juge suprême, excusez un transport que mon coeur dément! Il est loin de s'absoudre, ce coeur qui vous adore, qui vous a offensée, et qui ne se plaint de rien, que de n'être pas assez puni. Si vous daignez encore me voir, la pâleur de mon front, l'abondance de mes larmes, le remords vrai qui me tourmente, tout vous prouvera trop à quel point je m'accuse, combien mon supplice me semble mérité... est-il vrai? Vous allez partir? Vous? Je ne vous verrois plus? Gardez-vous d'accomplir cette résolution; craignez un amant que l'amour rendit insensé, et qui le deviendroit encore plus par le désespoir... je ne sais où je suis... je frémis, je pleure, et crains tout... est-il un désert, une rive sauvage, un antre inhabité, où je ne vous suivisse? La terre a-t-elle une solitude où je n'allasse vous chercher? Après le crime qu'elle m'a fait commettre, ma passion est capable de tout; elle croît parmi mes torts, mes regrets, mes sanglots. Vous voir ou mourir, voilà le voeu, voilà le cri de mon coeur; il doit retentir dans le vôtre. Vous me défendez de vous écrire; peut-être vous ne me répondrez pas! Cette idée m'accable; je frissonne; je ne puis achever... adieu, cruelle.

PARTIE 2 LETTRE 3

Du baron, au chevalier. Laissez-moi, ne m'écrivez plus; qu'ai-je besoin de vos confidences? J'aimois à vous croire supérieur même à l'opinion que j'avois de vous; j'embrassois cette chimere. Si vous ne suiviez pas tous mes conseils, au moins vous en connoissiez le prix, et j'étois consolé de l'excès de votre passion, par la délicatesse que je supposois dans vos sentimens. Aujourd'hui, qu'ai-je à espérer, qu'ai-je à vous dire? Si l'amour n'est pas plus pur ni plus noble dans votre coeur que dans un autre, êtes-vous digne encore de l'amitié? Vous manquez à tout, en blessant cet amour, qui devoit être en vous le gage de toutes les vertus. Vous insultez à la plus respectable des femmes, vous affligez votre ami et le sien; vous vous fermez le coeur de tous deux, et vous n'osez rentrer dans le vôtre. Le voilà, cet héroïsme dont vous étiez si vain! Il enflammoit votre tête, sans échauffer votre ame. Ô ma vertueuse amie, j'étois bien inspiré, quand je voulois vous précautionner contre des soins perfides, et vous détourner d'un piege couvert de fleurs! Combien vous devez pleurer en vous rappellant ma derniere lettre! Je pleurois en l'écrivant; il sembloit que je prévisse l'outrage qu'un ingrat vous réservoit.

Falloit-il choisir Madame De Senanges, pour la rendre le jouet de vos desirs effrénés, et la victime de votre emportement? Vous n'aviez point de projet! ... La belle excuse! Si vous en aviez été capable, je ne daignerois pas vous montrer de la colere; vous seriez VIL, et je me défendrois de prononcer jusqu'à votre nom. Je n'ai jamais été un moraliste chagrin; mais je suis inexorable sur les foiblesses qui attaquent le bonheur d'un être et la probité d'un autre. Si Madame De Senanges étoit une femme ordinaire, je vous blâmerois, parce que l'abus de la confiance est toujours condamnable; mais vous n'auriez affaire qu'à mon esprit; mon coeur ne seroit point affecté... il l'est plus que je ne puis vous le dire. Quelle femme vous rendez malheureuse! Songez donc à ses combats, à ses peines, à tout ce qu'elle a souffert avant l'aveu, au repentir qui l'a suivi. Pour comble de maux, vous la forcez à vous haïr, quand elle commençoit à attendre son bonheur du plaisir de vous aimer.

Je ne m'arrêterai point sur cette image; je deviendrois dur, je ne veux être que vrai. Si mon ton vous déplaît, vous êtes perdu. Ressouvenez-vous de ma liaison intime avec votre pere; ses dernieres paroles furent pour me recommander son fils; et c'est dans son coeur expirant que j'ai déposé le serment de l'amitié. J'ai suivi avec complaisance les progrès de votre éducation; mais c'est pour votre début dans le monde, que j'ai gardé mon zele. J'ai rempli jusqu'ici, et je remplirai jusqu'à la mort, les engagemens que j'ai pris; seriez-vous jamais assez vicieux, pour me forcer au parjure? Votre lettre m'a indigné d'abord; elle a fini par me toucher, parce que je vous estime encore assez pour vous croire très à plaindre. Il est question maintenant de réparer. Il faut que Madame De Senanges puisse estimer un jour l'être qui fut un moment méprisable à ses yeux. Qu'elle retrouve un amant digne d'elle, et vous êtes sûr alors de retrouver un ami.

PARTIE 2 LETTRE 4

Du chevalier, au baron. Je vous ai fait l'aveu de ma faute, quand je pouvois vous la taire; et qui ne craint point de s'humilier devant son ami, est digne de le conserver. Le ton de votre lettre m'a affligé, et c'étoit, je crois, votre intention; mais il ne m'a point aigri. Je sais tous les droits que vous avez sur mon coeur; et le premier, à mes yeux, c'est cet attrait indépendant, cette pente si douce, cette sympathie qui indique à une ame celle qui lui convient le plus, pour recevoir les épanchemens de ses plaisirs, de ses peines, même de ses foiblesses. Toute autre considération m'auroit maintenu dans le respect, et n'eût jamais arraché de moi les tendres preuves de l'amitié. Vous êtes l'ami de mon choix, et non des circonstances. Plaignez-moi, ne m'accablez pas; je me meurs, je voudrois n'être plus, je n'ai plus rien à attendre, rien à espérer; le présent me tue, et je saurai bien abréger l'intervalle qui le sépare de l'avenir... elle ne m'écrit point, elle ne me répond point, elle refuse de lire mes lettres; voilà tout ce que je vois, ce que je sens. Ne me demandez pas un courage impossible. La cruelle! Est-elle assez vengée? Sa barbarie est au point, qu'elle me fait paroître moins criminel. Qu'ai-je donc fait, ô ciel! Qu'obéir à l'amour, au délire, au plus doux penchant de la nature? Vous-même, à ma place, auriez-vous pu vous contenir dans les bornes d'une froide modération? Tout ce que la beauté a de séduisant s'offroit à moi; je croyois m'entendre nommer par Madame De Senanges; tous ses mouvemens développoient à mes regards une foule de charmes... et mes yeux et ma bouche ne les auroient pas dévorés! Une intelligence céleste eût alors retrouvé des sens; elle eût renoncé à la perfection de son essence, pour le plaisir de devenir coupable... eh quoi, son premier regard ne m'a-t-il pas arrêté? À travers l'égarement de mes desirs, mon coeur n'a-t-il pas reconnu sa voix? Cet amant si audacieux n'est-il pas tombé à genoux devant elle? Elle ne se rappelle que mon attentat, et ne veut point se souvenir de mon respect et de mes larmes. Il est des momens où je regrette de n'avoir pas profité du désordre de l'amour, pour en arracher tous les droits. Ô liens intimes de la jouissance, noeud sacré, bonheur au dessus de l'homme, qui attires deux ames l'une à l'autre, les unis, les pénetres, les confonds à jamais, tu m'aurois laissé une partie de la sienne; et celle-là, du moins, ne pourroit m'échapper! ... Où suis-je? Qu'ai-je dit? ... Ah! Je n'ai plus de raison, je n'en veux plus avoir. Ne me faites pas de reproches; craignez mon désespoir; traitez-moi, baron, avec le ménagement que l'on doit aux malheureux.

PARTIE 2 LETTRE 5

De Madame De Senanges, à M De Valois. Mon protecteur, mon ami, ne soyez point inquiet de votre malheureuse niece. Je pars pour ma terre, et je serai déjà loin, quand vous recevrez ma lettre. J'ai craint vos représentations, vos prieres; j'ai craint l'ascendant que vous avez sur moi, je ne sais point vous résister, et j'ai besoin de fuir. Le plus noir chagrin me poursuit; j'aspire après la solitude, et les rochers de... conviennent à la situation de mon ame: cette ame est profondément triste; mais elle emporte votre image, elle n'est pas tout-à-fait infortunée. Je renonce à tout, excepté à vous aimer; je ne tiens plus qu'à vous. Gardez-moi le secret sur ma retraite; j'implore cette grace... ô vous qui me tenez lieu de pere, combien il m'en coûte pour m'éloigner! ... Aimez-moi, je le mérite; les sanglots me suffoquent; vous seul me restez dans l'univers. Adieu.

PARTIE 2 LETTRE 6

Du chevalier, à Madame De *. Ah! Madame, vous êtes l'amie de Madame De Senanges; vous m'avez témoigné des bontés. Qu'est-elle devenue? Où est-elle? Il seroit inutile de vous cacher à quel excès je l'adore; vingt fois je me suis trahi; jugez de ma douleur! Elle a quitté son oncle, il ne sait pas lui-même quel séjour elle habite; je vis dans les transes, je cours, j'erre comme un homme égaré; je demande Madame De Senanges à tout ce qui m'environne, hélas! Et je ne la trouve que dans mon coeur. Elle ne vous cachoit rien: je m'adresse à vous; rendez-moi le repos, la raison, la vie. Je succombe à mon désespoir: ayez pitié de moi, instruisez-moi, et soyez sûre que, jusqu'à ma derniere heure, je garderai le souvenir d'un tel bienfait.

PARTIE 2 LETTRE 7

De Madame De *, au chevalier. Votre lettre, monsieur, m'a trouvée dans les larmes; je suis aussi inquiete, aussi tremblante que vous. Madame De Senanges est ma meilleure, que dis-je! Ma seule amie; je connois ses vertus, je les adore, je donnerois ma vie pour elle. Quelle nouvelle infortune me l'arrache? Je pleure, et son éloignement, et le mystere qu'elle m'en a fait. Dieu! Si vous en étiez la cause, que je vous haïrois! Je vous redemanderois la douceur de mes jours, vous me répondriez des malheurs de mon amie. J'ignore tout; voyez, pressez, interrogez; et si quelque lumiere vous parvient, hâtez-vous de m'en faire part. Je ne dors plus, ou si je sommeille un instant, c'est pour être tourmentée par des rêves affreux. Que je plains les ames sensibles! Et cependant je serois bien fâchée de changer la mienne, à moins que ce ne fût pour celle de Madame De Senanges. Quelle femme! ... Je pleure, et c'est ainsi que je la loue.

PARTIE 2 LETTRE 8

De Madame De Senanges, à son amie. Du château de *.

Comment vous avouer ce que je voudrois me cacher à moi-même? Comment dévoiler sa honte? ... Je ne l'estime plus; connoissez tous mes malheurs. L'idole que mon coeur s'étoit faite, celui que j'adorois, cet homme que je croyois un dieu, n'est qu'un être VIL... il a trompé ma confiance... il a voulu profiter de mon sommeil! Je m'étois mise sous la garde de ses sentimens, quelle imprudence! Elle m'a perdue, mon amour est éteint... un désespoir affreux me reste, et jusqu'au souvenir des jours de mon innocence, tout m'est horrible... que les siens coulent en paix! L'inhumain n'est pas digne de partager mes tourmens... que le repentir n'approche pas de son coeur! Qu'il soit heureux! Je suis vengée. Je le haïs... je le méprise... il a pu m'y forcer! Je détesterois même sa douleur... qu'il ignore à quel point je l'aimois, à quel point... je suis infortunée! Mais que m'importe son bonheur, ses regrets, ce qu'il pense, ce qu'il sent? Ma gloire est pure, je l'ai sauvée de son audace et de ma foiblesse; j'oublie jusqu'à son nom, ne m'en parlez jamais... c'en est fait, je ne le reverrai plus; j'ai renoncé à l'univers entier; je fuis les regards, j'y crois voir les reproches écrits. L'aveu de mon sentiment fut un crime, je dois m'en punir. Je finirai mes jours dans cette retraite, hélas! Loin de mon oncle, de vous. J'ai quitté tout ce qui m'est cher, et je vis! ... Mon amour est expié... j'habite un désert, c'est ce qu'il me faut, je le voudrois plus triste encore. Cette chaîne de montagnes, qui le dérobe presqu'à tous les yeux, ne me cache point assez; le jour m'afflige, la nuit me désespere, le calme de la nature ne peut me rendre au repos. Je me condamne à la solitude, je m'arrache à tout, et son image me poursuit! ... Est-ce ainsi qu'on haït? Ah! Lorsque M De Senanges m'a abandonné une terre dont je m'étois promis de ne jamais approcher, qui m'eût dit qu'elle seroit mon asyle? Qui m'eût dit, sur-tout, que j'y regretterois les jours que j'y ai passés près de lui? Persécutée alors, mais irréprochable, je n'avois à me plaindre que du sort; j'étois bien avec moi-même, et me croyois au comble de l'infortune. J'y suis arrivée... l'avez-vous vu? Vous a-t-il écrit? S'il étoit malheureux! ... Quoi, je serois assez foible, assez lâche pour m'y intéresser! Non; c'est par un motif noble que je ne lui souhaite point de mal, et je m'en applaudis; il en est plus coupable. De grace, qu'il ignore ma retraite. Jugez, par l'importance du secret que je vous révele, du tendre attachement de votre malheureuse amie. P. S. Comme je ne sais si le Maréchal De * est à Paris ou dans ses terres, voulez-vous bien envoyer cette lettre à son adresse? Il ne saura point le lieu d'où j'ecris. Je voudrois qu'il pût réussir dans ses sollicitations pour la place que demande... je n'ose le nommer; j'aurai sûrement du plaisir à le haïr, si je peux lui être utile.

PARTIE 2 LETTRE 9

De Madame, à Madame De Senanges. Quelle joie j'ai ressentie en recevant votre lettre! Mais qu'elle m'a affligée, quand je l'ai lue! Mon amie, ma chere amie, quoi, cent lieues nous séparent! Je ne puis voler dans vos bras, vous porter les consolations de l'amitié! Que vous m'avez donné d'inquiétude! Hélas! Je ne suis pas plus tranquille. Victime intéressante de l'amour et de l'honneur, que vous avez de droits sur mon ame! Ô ciel! Le chevalier fut aimé, et c'est lui qui cause tous vos chagrins! Il a pu trahir votre confiance, manquer à la probité, et vous le pleurez! Et vous daignez le fuir, vous intéresser à lui, solliciter, à son insu, la place qu'il ne mérite plus d'obtenir! Il ne mérite que l'indignation, ou plutôt un entier oubli. Vous, l'oublier! Vous qui ne me parlez que de lui! Vos protestations de haine sont des transports d'amour. Vous détestez le crime, et adorez le coupable; vos reproches partent d'un coeur brûlant de passion, et l'image de l'ingrat vous suit moins pour vous irriter que pour vous attendrir. Ah! Ne le haïssez pas tant; c'est le moyen de vous en détacher plus vîte. Avez-vous cru vous guérir, en vous éloignant? Mon amie, vous n'avez fait qu'une imprudence inutile à votre repos, et qu'il ne tient qu'à un monde cruel de mal interpréter. Vous voilà livrée à vous-même, au milieu des montagnes, parmi des rochers solitaires, qui retentissent de vos regrets; vous avez cru que cette nature sauvage vous affermiroit contre les foiblesses du sentiment. Que vous vous êtes trompée! Les asyles de la mélancolie nourrissent l'amour dans les coeurs tendres, par la tristesse même qu'ils leur inspirent. On y est seul avec son coeur, on pese sur le trait qui le blesse, les impressions s'approfondissent, les larmes coulent, on y trouve un charme funeste, et le mal s'aigrit par le remede qu'on y vouloit apporter. Revenez parmi nous, vous y trouverez des distractions, des conseils, des ames qui parleront à la vôtre; tout est muet où vous êtes, excepté votre coeur, dont la voix est contre vous, en faveur du perfide que vous cherchez peut-être, en croyant le fuir. L'amour malheureux soupire, sans qu'il s'en apperçoive, après un recueillement qui l'augmente. Nous vous préserverons ici de ces illusions de la sensibilité. Si ces motifs ne vous touchent pas, pourrez-vous résister à la douleur de M De Valois? Il est au désespoir; il y a quelques jours qu'il vint chez moi; il m'interrogea sur le mystere d'un si brusque départ; je ne savois que lui dire; nous pleurions ensemble, et les yeux baignés de larmes, je voulois le consoler. Mon amie, vous lui devez trop pour ne pas finir sa peine, et mettre votre réputation à l'abri des conjectures malignes. Vous êtes jeune, belle et vertueuse; que de titres pour être calomniée! Ne laissez point de prise aux propos, et n'ayez pas contre vous le crime des apparences. Pour tranquilliser Monsieur De Valois, j'ai imaginé de lui dire que Monsieur De Senanges étoit secrétement à Paris, avec le dessein de se raccommoder avec vous, et que peut-être vous aviez voulu échapper à ses poursuites. Je ne me reproche point un mensonge qui vous justifie. Encore une fois, quittez votre lugubre habitation; je tombe à vos genoux pour vous en prier. J'ai remis moi-même votre lettre au maréchal, qui m'a chargée de vous mander que l'affaire du chevalier prenoit la meilleure tournure. Et c'est vous qui l'obligez! Quelle femme vous êtes! Et que, dans vos foiblesses, vous me paroissez supérieure, même à la vertu des autres! Adieu: je croyois qu'il m'étoit impossible de vous aimer davantage; mais vos malheurs m'ont fait sentir les progrès de l'amitié.

PARTIE 2 LETTRE 10

Du Chevalier De Versenai, au baron. Elle est partie! ... Elle emporte mon ame avec elle: je n'existe que par le sentiment de la douleur. Tout m'afflige; je n'envisage plus la possibilité d'être heureux. Elle est partie! ... Et l'on ignore le lieu de sa retraite! Ah, baron! Quand j'ai appris cette affreuse nouvelle, mon sang s'est glacé, ma raison s'est perdue, je ne voyois qu'à travers un voile funebre. Revenu de ce premier saisissement, j'ai interrogé tous ceux qui pouvoient me donner quelqu'indice, et satisfaire mon avide curiosité. J'ai erré de toutes parts, j'ai fait des recherches dans tous les couvens de Paris et des environs, et n'ai, pour fruit de mes soins, que de nouvelles inquiétudes. Aux éclats de mon désespoir a succédé un chagrin sombre, et la plus affreuse mélancolie. Cher baron, par quels forfaits ai-je donc mérité tous les maux que j'éprouve? J'aime à faire le bien, j'honore les hommes vertueux, je sens qu'ils m'inspirent une noble émulation: tout mon crime est d'être sensible. Dieu! Si la sensibilité est un don, tu fait payer cher tes présens! Cause mystérieuse et cachée, moteur suprême, être des êtres, pourquoi nous as-tu jetés sur ce globe, puisque les passions que tu nous a données, sont autant de pieges où nous sommes attendus; puisque des sentimens aussi purs que toi, s'aigrissent dans les coeurs les plus honnêtes et les plus doux, puisque l'amour lui-même, qui devroit être le charme de la vie comme il en est la source, la remplit de troubles, d'amertume, et déchire les ames où il devroit verser la consolation? Cette idée me plonge dans une rêverie qui, pour peu qu'elle se prolongeât, me meneroit au tombeau. Peut-être en ce moment, Madame De Senanges pleure! Et c'est moi qui fais couler ses larmes, moi qui l'adore moi qui, mourrois avec délice, si un seul de ses regards honoroit mes derniers momens! Nous nous tourmentons tous deux, avec le desir de notre mutuelle félicité: qu'a-t-elle à me reprocher? Un mouvement, un transport indépendant de ma volonté, et qu'a désavoué mon coeur, dès que j'ai été le maître de ma raison. À quoi tient le bonheur? Mon ami, je m'abandonne à mes réflexions; elles me soulagent, en m'enfonçant dans ma tristesse. Je ne crains point qu'elle vous importune; quand elle m'accable, je rejette mon fardeau sur vous, et vous ne le repoussez jamais. Ô sublime amitié! Un des avantages de l'infortune, est de forcer l'homme battu par la tempête, à se refugier dans ton sein; et qui n'a pas été malheureux, n'est pas digne encore d'avoir un ami.

PARTIE 2 LETTRE 11

De Madame De Senanges, à Madame *. Vous déchirez mon coeur, vos instances me désesperent; il m'est affreux de m'y refuser, il me l'est de vivre séparée de vous; mais n'espérez pas m'en détourner. Moi, je m'exposerois à le voir! ... Hélas! Il n'est point haï; ma colere me trompoit; lui haï! ... Plus coupable encore, je sens qu'il n'en seroit pas moins adoré... votre amie n'a plus qu'à s'ensevelir dans cette retraite: mon funeste amour m'y condamne. Je n'ai pu le vaincre, je pourrai davantage; je pleurerai ici, jusqu'à mon dernier soupir, mon égarement, son crime, et mon oncle, et vous. Ma situation est affreuse; chaque jour, chaque instant en redouble l'amertume. J'erre dans ces lieux abandonnés, seule, loin de ceux que j'aime, privée de tout, et ne puis échapper au cruel; il me suit jusques dans mon sommeil; je m'en indigne, je veux en vain m'y soustraire; tous mes efforts ne servent qu'à rendre plus profonde la blessure que rien ne peut guérir. Sachez plus: son forfait dont je me punis, et que je déteste... le croiriez-vous? ... J'ai surpris en moi, au milieu de mon déchirement, même de mon indignation, j'y ai surpris avec effroi, avec horreur, le voeu coupable de me retrouver dans ses bras. J'en meurs de confusion. Je vais perdre entiérement votre estime; mais je l'aime mieux que de vous surprendre un sentiment; votre amitié me restera, votre pitié m'est due. Jugez à présent, si je dois quitter ce séjour baigné de mes larmes, témoin de mes sanglots, de mes combats et de ma foiblesse... ah! Jamais... quoi, je ne pourrai l'oublier! Quoi, son souvenir, toujours repoussé, toujours présent! ... Mon oncle... ah, ciel! ... Je reçois une lettre... on me mande... mon oncle se meurt! Je vole auprès de lui, je m'accuse de son état, je déteste mon absence, je frémis de mon arrivée. Si je ne le serre pas dans mes bras, si je n'embrasse qu'une ombre! ... Si... conservez ses jours, grand dieu! Et prenez ma vie. N'enlevez point à l'humanité votre plus parfaite image; ce que je ne mérite pas d'obtenir, je vous le demande pour vous-même. Je ne sais où je suis, je sens tous les maux à la fois. Ah, j'ai pu le quitter! Je ne me le pardonnerai jamais. Mon amie, une fluxion de poitrine! ... Il est expirant! Le sort me réservoit ce dernier coup, et j'y succomberai; je n'ai plus que cet espoir. Retourner dans le lieu que cet homme habite! Quel supplice! N'importe, j'y cours... mes projets, mes résolutions, mon intérêt même, tout est oublié... un avenir affreux s'ouvre devant moi; mais c'est sur le plus sensible, le plus honnête, le plus respectable des hommes, que je pleure; je le redemande au ciel, à toute la nature: mes cris seront-ils entendus? Trahie par ce que j'adorois, tremblante pour le digne objet de mes plus tendres affections, suis-je assez infortunée? Non, cruel, non, je ne pense plus à toi; je ne songe qu'au danger de l'être le plus vertueux, de celui qui te ressemble le moins. Hélas! J'avois retrouvé en lui un second pere, il en avoit les bontés; je l'aime trop, pour parler de ma reconnoissance; mais vous savez, mon amie ce qu'il a fait pour moi; mon bonheur fut son ouvrage. Je lui devrois plus, je lui devrois toutes les vertus, si j'avois suivi son exemple. Et je ne le reverrois pas! Ses yeux seroient fermés pour toujours! J'en serois privée... privée à jamais! Je ne puis, je ne saurois soutenir cette accablante idée. Combien de jours doux et paisibles j'ai passés auprès de lui! Hélas! Ils ne peuvent renaître; mais qu'il vive, que je le voie, que chacun de mes instans soit marqué par de nouveaux soins, et je supporterai tout. Quel moment de désordre et de douleur! Que de tourmens! Et que j'ai peu de force! Chere amie, je n'avois qu'un asyle, qu'un seul appui; peut-être, à l'heure que je vous parle, peut-être je n'en ai plus. L'abyme s'ouvre, il va se refermer sur moi; je retombe au pouvoir de M De Senanges. Oui, si M De Valois m'est arraché, j'ai tous les malheurs à craindre, je les envisage tous; mais je ne sens, je ne redoute que celui de le perdre. Tout est prêt... adieu, mon amie. Jugez si je vous aime! Je vous en assure, au milieu de tant d'agitations, de trouble et d'alarmes. Que vais-je apprendre? ... Je viens de me trouver bien mal... je suis mieux; je pars.

PARTIE 2 LETTRE 12

Du baron, au chevalier. Malheureux jeune homme! De quoi vous plaignez-vous? Cette même sensibilité qui cause vos peines, peut-être un jour doublera vos plaisirs. Vous êtes dans l'âge où l'on s'exagere tout, et particuliérement ses infortunes, où l'on n'oublie que ses torts. Le revers dont on est la cause, est toujours le crime de la providence; on ne se reproche rien, elle seule a tout fait, et il se joint à une légéreté pardonnable, une ingratitude qui ne l'est pas. Croyez-moi; vous êtes trop heureux d'être sous l'empire de cette providence toujours agissante pour le bonheur même de ceux qui l'attaquent: vous la calomniez; moi, je la bénis; elle veille également sur nous deux. N'est-ce pas elle qui a mis sur votre route un ami qui s'offroit pour vous conduire, et que vous n'avez pas écouté? N'est-ce pas elle qui vous le représente dans vos chagrins, qu'il est prêt à partager? Cessez donc de vous livrer à des murmures injustes, à la rêverie d'un coeur malade, et aux sophismes d'un esprit faux. Quoi qu'il en soit, votre lettre m'a vivement affecté. Je suis ému de votre situation: vous ne pouvez l'imputer qu'à vous; mais elle n'en est que plus affreuse, et je n'en suis pas moins attendri. Quoi, Madame De Senanges a disparu, et l'on ignore où elle s'est retirée! Que je la plains! Cruel homme! Dans quel coeur avez-vous jeté la désolation! Mais je suis loin, en ce moment, de m'élever contre vous; il me vient une idée, n'en abusez pas; je ne vous la dis que pour vous tranquilliser. Je soupçonne qu'elle est allée dans une terre qu'elle a dans le *. C'est un séjour sauvage, fait exprès pour une ame triste et passionnée. Au nom de l'amitié, n'abusez point de ma conjecture; la moindre indiscrétion, en déshonorant Madame De Senanges, vous perdroit, sans retour, dans son coeur et dans mon esprit. Calmez-vous, supportez le mal que vous vous êtes fait; ayez du moins la philosophie du malheur: elle consiste dans le courage; et il n'est point d'extrêmités dans la vie, où il soit permis d'en manquer. P. S. Vous ne me parlez plus de Madame D'Ercy: que devient-elle? C'est une tête légere, vous le savez; un coeur gâté. C'est moi qui vous le dis, prenez vos précautions; je vous le répete. Adieu.

PARTIE 2 LETTRE 13

De Madame D'Ercy, au chevalier. Qu'est-ce donc que vous faisiez avant-hier, mon cher chevalier, dans le bois de *? Vous marchiez à grands pas; vous aviez l'air égaré, un geste convulsif, et une allure tout-à-fait sauvage: dès que vous m'avez apperçue, vous vous êtes enfoncé dans une allée sombre, comme si l'aspect des femmes vous étoit devenu antipathique. D'honneur, vous ressemblez à un certain prince triste , qui figure dans je ne sais plus quel roman, ou à ce fou de Roland, qui déracinoit des arbres, parce que sa maîtresse étoit infidelle; ou, si vous l'aimez mieux, à Dom Quichotte dans la forêt noire; il ne vous manque plus qu'un palefroi pour monture, une princesse à désenchanter, et des géans à pourfendre. Quand on est ridicule, il faut l'être à ce degré là; cela devient amusant pour les autres. C'est donc une affaire arrangée; vous voilà paladin dans l'ame. Madame De Senanges doit bien rire de toutes vos extravagances; elle vous a ôté votre raison, votre figure, vos graces, et en dédommagement, que vous a-t-elle donné? Rien. À merveille! Elle vous traite en véritable preux: on dit plus; pour être tout-à-fait dans le costume, elle s'en est allée bien loin, bien loin... on n'a pas pu me dire où; c'est une chose consacrée dans les archives des Esplandian, des Amadis et des Polexandre, qu'il doit y avoir cent lieues au moins, entre les soupirs d'un chevalier, et les beautés de sa dame: vous voilà tous les deux dans les grands principes, vous adorant à une distance convenable. Je raffole de cette maniere d'être. Raillerie à part, chevalier, pourquoi donc Madame De Senanges vous a-t-elle inhumainement abandonné? Il y a mille tournures à donner à cette absence là: je ne suis pas encore au fait des meilleures. J'ai moi-même été passer quelques jours à la campagne; il faut que je me remette au courant. Tout ce que je sais d'avance, c'est que Madame De Senanges ne vous échappe, soyez-en bien sûr, qu'afin que vous ne lui échappiez pas; et, puisqu'elle a pu vous ensorceler au point où vous l'êtes, je suis tentée, moi, de la croire capable de tout. Au reste, comptez toujours sur mon amitié: je vous regarde comme un homme qui auroit deux ou trois siecles sur la tête: qu'est-ce que cela fait? On inspire de la vénération et de la curiosité: tout est au mieux. Adieu, chevalier; avant peu je vous donnerai des preuves non équivoques de mon affection; il faut bien pardonner.

PARTIE 2 BILLET

De Madame De Senanges, à Madame *, son amie. Je suis arrivée hier au soir: je respire: M De Valois est mieux; je l'ai tenu embrassé pendant un quart-d'heure, sans pouvoir dire une parole: il ne m'a point fait de reproches; il m'a reçue avec bonté; j'ai goûté un instant de joie. Demain je serai chez vous, à votre lever; ce seront encore quelques momens de bonheur. Hélas, qu'ils passeront vîte! Adieu. Du chevalier, à l'amie de Madame De Senanges. Est-il vrai? Madame De Senanges est de retour? Je n'ose lui écrire; j'ose encore moins me présenter chez elle. J'ai recours à vous: ayez pitié de mon trouble; mon état est fait pour attendrir l'ame la plus insensible; la vôtre est bien loin de l'être. Je vous ai conté naïvement l'histoire et les progrès de ma passion: je ne vous ai point caché mes torts; vous m'avez écouté avec indulgence, et n'y avez vu que ceux de l'amour. Ah, madame! Si vous daigniez dire un mot en ma faveur! ... Sans vous je n'ai plus d'espoir. J'attends votre réponse: je tremble d'un refus; mais j'espere que vous excuserez ma demande. Je suis au désespoir! Il faut me plaindre, et non me juger.

De l'amie de Madame De Senanges, au chevalier. Madame De Senanges étoit chez moi, monsieur, quand j'ai reçu votre lettre; elle a reconnu votre écriture, et est tombée dans mes bras, presque évanouie. Revenue à elle, elle m'a défendu de prononcer votre nom, et je n'ai eu garde de la contrarier. Ne lui écrivez point; ce n'est pas là le moment: qu'on ne vous voie point autour de sa maison: attendez tout du tems, et sur-tout de votre bonne conduite. Vous m'intéressez, parce que je vous crois honnête, malgré votre égarement; mais vous avez blessé l'ame de mon amie, et je ne puis vous promettre de lui parler pour vous.

PARTIE 2 LETTRE 14

De Madame De Senanges, à son amie. Eh bien, suis-je assez foible, suis-je assez malheureuse? Je ne puis voir même son écriture, sans être émue jusqu'au fond de l'ame. Je voulois aller chez vous ce matin; mais à peine suis-je remise du trouble dont vous avez été témoin... qu'est-ce donc qu'il vous écrivoit? Le perfide! Que peut-il avoir à vous dire? Que je m'en veux de vous avoir imposé silence, quand vous étiez prête à m'en parler! Falloit-il m'en croire? Vous étiez bien sûre du plaisir que vous m'auriez fait, en bravant une défense douloureuse à mon coeur, et qui devoit être interprétée par le vôtre. Mon amie, je l'aime plus que jamais. Ces lieux où je l'ai vu si souvent à mes pieds, cette chambre, témoin de son crime et de sa soumission tout ensemble, ce jardin où je me suis égarée tant de fois en rêvant à lui, tous les objets qui m'environnent ne me retracent que son image; tout m'invite à l'adorer, tout prend une voix pour le défendre.

Hier, je causois avec mon oncle au chevet de son lit. Le chevalier, me dit-il, a eu pour moi des attentions que je n'oublierai jamais; il a passé lui-même deux fois par jour, pour savoir de mes nouvelles; et quand les accidens avoient redoublé, il s'en retournoit les larmes aux yeux. Mon amie, si mon oncle m'avoit regardée dans ce moment, il auroit vu les miennes couler. Je le quittai brusquement, pour aller pleurer à mon aise dans un coin de la chambre. Ce bon M De Valois ne se doutoit pas, en me parlant ainsi, de l'impression profonde qu'il alloit laisser dans le coeur de sa niece; il ignore que cet homme si sensible pour lui est le dieu qu'elle s'est choisi, et que sa tendresse pour moi rejaillit sur tout ce qui m'appartient. Ses traits sont altérés, dit-on, et c'est mon ouvrage! Quoi, ces traits charmans, si bien gravés dans mon coeur, le chagrin les a flétris! J'en suis la cause! Et j'hésite à lui pardonner, à le voir! ... Le cruel! Il ne m'a pas écrit; je ne l'ai point apperçu! Ah, sans doute il a craint que je ne lui renvoyasse ses lettres, il a tremblé de me déplaire! Et j'allois l'accuser d'un tort, quand il me donne la preuve la plus délicate de son attachement!

Dieu, quelle nouvelle! Mon amie, combien je vais jouir! La place de * est accordée au chevalier: concevez-vous mes transports? Ne nous plaignons point des tourmens de l'amour, puisqu'ils amenent de si grands plaisirs. Il ne sait rien des démarches que j'ai faites; je ne serai point connue, je serai doublement heureuse. Je vous quitte pour écrire au maréchal, et le remercier de ses soins; il ne sait pas toute l'étendue de son bienfait.

PARTIE 2 BILLET

Du Maréchal De *, à Madame De Senanges. Vous êtes très-aimable, madame; mais vous vous intéressez pour des gens qui ne sont guere sages. J'ai vu ce matin le Chevalier De Versenai, il avoit l'air d'être furieux de la faveur de la cour; il vouloit remercier le ministre; et sûr à peine d'avoir obtenu, il songeoit à sa démission. Je n'y conçois rien. J'ai tâché de lui remettre la tête, je lui ai fait entendre qu'il manquoit à ses amis, que c'étoit mal payer leur zele que de faire un pareil éclat; je vous ai nommée... j'ai cru qu'il étoit devenu fou; il s'est enfui sans me dire un mot, et m'a laissé tout stupéfait d'une scene qui, je crois, n'a pas encore eu d'exemple. Vous m'expliquerez peut-être cette énigme: j'espere toujours que le chevalier voudra bien pardonner au roi, de l'avoir préféré à ses concurrens; et de quelque maniere que la chose tourne, je ne me repentirai pas des démarches que j'ai faites par vos ordres.

PARTIE 2 LETTRE 15

Du chevalier, à Madame De Senanges. Ô ciel! Ajoute aux facultés de mon ame, fournis-moi des expressions dignes de mes transports, et sois toi-même, en m'inspirant, l'organe de ma reconnoissance! Dans cet instant, le plus beau de ma vie, vous me pardonnerez, madame, d'oublier vos ordres, de n'obéir qu'à mon coeur... je ne me connois plus, je mouille de larmes le papier que j'écris en tremblant. Image de la divinité, vous qui n'opposez à l'offense que des bienfaits, il est impossible que vous rejetiez mon hommage. Quoi, du fond de votre solitude vous songiez à m'être utile! J'occupois votre souvenir! Et je voulois refuser une place que j'obtiens par vous! Et je n'ai pas deviné la main d'où partoit un tel service! Je ne me le pardonnerai jamais. Si mon coeur étoit aussi grand, aussi sublime que le vôtre, je ne m'y serois pas trompé. Combien vous l'emportez sur moi! Vous m'accablez par des vertus; je vous défie d'être plus vengée: vengée! Dieu! Seroit-ce là votre projet! J'en frémis! Tout pénétré que je suis de vos dons, si le coeur n'y avoit point de part, ils me seroient affreux: je les accepterois par obéissance; mais j'irois mourir à vos pieds, décoré du titre que je tiendrois de votre générosité, et non d'un autre sentiment. Rassurez-moi; permettez-moi d'aller tomber à vos genoux; que je lise dans vos regards, ou mon pardon, ou mon arrêt. Souvenez-vous des momens où vous juriez de m'aimer toujours; une faute que l'amour fait commettre, ne doit être punie que par l'amour. Daignez seulement me recevoir; votre premier regard vous convaincra mieux que tous mes discours, de la vérité de mon repentir: voyez-moi, c'est tout ce que je veux.

PARTIE 2 BILLET

De Madame De Senanges, au chevalier. Eh bien, monsieur, je vous verrai, j'y consens; mais j'exige que vous alliez prendre Madame De *, et que vous veniez avec elle. Ne me parlez point de reconnoissance; si je vous ai servi, c'est moi qui vous dois. Je vous remercie de l'intérêt que vous avez pris à la maladie de M De Valois; il vous acquitte de tout ce que j'ai fait pour vous.

PARTIE 2 LETTRE 16

Du chevalier, à Madame De Senanges. Quelle scene attendrissante! L'impression m'en est restée toute entiere. C'en est fait, vous m'avez élevé jusqu'à vous; je n'apperçois plus la difficulté des conditions, je n'envisage que la gloire de les remplir. J'ai retenu toutes vos paroles; mon ame avide les dévoroit, à mesure que vous les prononciez.

Chevalier, m'avez-vous dit, je vous pardonne, c'est déclarer assez que je vous aime; je vous en renouvelle l'aveu, et j'en fais le serment entre les mains de mon amie; mais elle recevra le vôtre, et je l'exige en sa présence, que vous respecterez toujours mes devoirs, mes principes, le noeud fatal qui me lie. L'amitié sera témoin de vos promesses; l'honneur en sera le sceau, l'amour la récompense; et si vous y manquez, vous blesserez à la fois, l'amour, l'honneur et l'amitié.

Non, mon adorable amie, non, je n'y manquerai jamais: je vais employer à vous mériter, l'ardeur que je mettois à vous obtenir. La certitude que je vous en donne, est fondée même sur ma faute; elle m'a appris que je pouvois m'égarer, et ma force dépend aujourd'hui de la connoissance de ma foiblesse. Chaque degré de perfection qui me rapprochera de vous, sera une jouissance pour mon coeur; plus les desirs que vous ferez naître seront ardens, plus il me sera doux de les enchaîner à vos pieds, et je mesurerai mon plaisir aux tourmens du sacrifice. Vous aimer, être aimé de vous, vous rapporter toutes mes actions, épurer mes pensées en vous les adressant, acquérir quelques qualités pour me rendre digne de vos vertus, ce bonheur me tiendra lieu de tout, il fera le vôtre, et je chercherois une autre volupté! Non, une étincelle de votre ame a passé dans la mienne. J'adopte vos affections, vos goûts, vos sentimens. Déplorons seulement, mais pour la derniere fois, déplorons ensemble le malheur de deux êtres tels que nous, entraînés l'un vers l'autre par le penchant de la nature, et séparés par l'autorité des loix. Il faut que vous gardiez à votre tyran, que dis-je! À votre bourreau, des charmes qui n'appartiennent de droit qu'à l'objet aimé! Il faut que celui dont la tendresse vous déifie, respecte le cruel dont la jalousie vous outrage! ... Il faut... ô tyrannie du préjuge! Source intarissable de larmes... mais laissons le voile sur ce tableau de l'infortune... il n'en est plus pour moi. J'ai lu ma grace dans vos yeux; tout est riant aux miens; la peine est déjà loin, quand la félicité commence. J'oublie tout ce que j'ai souffert; les ames sensibles ont ce privilege sur les autres, que, parvenues au comble des malheurs, elles conservent dans sa pureté la source des grands plaisirs.

PARTIE 2 LETTRE 17

Du Vicomte De Senanges, au commandeur de Senanges. C'est trop endurer; mon parti est pris, commandeur. Je ne vous écris point pour vous demander conseil, mais pour vous instruire de ma résolution qui est inébranlable. J'aime Madame De Senanges plus que jamais; mon sang, à son nom seul, s'enflamme et me suffoque. Je me suis séparé d'elle, par un mouvement d'orgueil, ou plutôt, parce que j'étois fatigué moi-même des tourmens que je lui faisois souffrir. Mon ame, en retombant sur elle de tout son poids, a senti le besoin de se livrer à sa passion, dussé-je en mourir, et entraîner avec moi celle à qui le sort m'unit. La jalousie, affreuse quand on s'y abandonne, est la plus infernale des furies lorsqu'elle est concentrée. Au défaut d'un autre aliment, mon coeur se dévore lui-même. Vous n'imaginez pas le supplice que j'éprouve. J'ai beau me distraire par des exercices violens, passer ma vie à la chasse, me plaire à détruire des animaux, n'ayant point d'autres êtres à tyranniser; le trait empoisonneur me suit, il me brûle, il s'attache plus fortement à mon coeur à mesure que je veux l'en retirer: chaque effort est douloureux; tous sont vains. Je trouve Madame De Senanges sur le roc que je franchis, et dans l'autre où je vais me cacher. Tantôt je la vois parée de tous ses charmes, dignes des hommages de l'univers; et toutes les fougues de l'amour s'emparent alors de moi: tantôt je me représente les jours de son infortune; je la vois mourante à mes pieds, qu'elle arrose de larmes, et palpitante sous le poignard que je leve sur son sein. Ce souvenir seul m'arrache des cris, je frissonne, je pleure, et, le croirez-vous? Je suis plus malheureux de m'être privé de mes fureurs, que je ne l'étois en les exerçant sur elle! Ô dieu! Avec quelle ame m'as-tu fait naître! L'excès de la sensibilité mene donc à la barbarie! Mon amour m'épouvante, et je serois désespéré d'en guérir. Il est de ma destinée d'être le fléau de ce que j'aime; celle de Madame De Senanges est de vivre avec moi. Les autels ont reçu nos sermens, je les réclame: je resaisis ma victime; elle m'appartient; j'use de mes droits, puisque je n'ai pu rien gagner sur ses sentimens. Eh quoi, tandis que je souffre, tandis que mes jours sont tissus d'horreur et d'amertume, les siens coulent dans la paix et l'indépendance! Celle qui est à moi, fait l'enchantement de tout ce qui n'est pas moi! Je l'adore, et elle peut me haïr avec sécurité! Que dis-je! Elle peut insulter à ma peine, dans les bras d'un autre! Ô rage! Prenez pitié, mon frere, d'un malheureux qui vous aime, qui respecte les liens du sang, obéit aux impressions de la nature, ouvre son coeur à l'amitié, et qui n'est devenu féroce que pour trop sentir l'amour. Une femme que j'ai rencontrée quelquefois à Paris, et qui me prie de ne la point nommer, me mande que Madame De Senanges est plus aimable, plus belle, plus fêtée, plus brillante que jamais; cependant sous l'apparence du zele le plus vrai et le plus désintéressé, elle me donne des soupçons horribles sur sa conduite. Je crois tout, je pars, pour l'épier moi-même, pour m'enivrer du poison qui me tuera. Cette femme me recevra secrétement; je vous verrai chez elle. Ne parlez point de mon projet; j'ai besoin du mystere le plus profond. Quel est donc ce chevalier si assidu auprès de Madame De Senanges? C'est la premiere fois qu'un homme la voit avec autant de suite. Que veut dire le séjour qu'elle a fait à sa terre? Tout m'alarme, tout m'irrite; le volcan fermente depuis assez long-tems, il faut qu'il éclate: je veux être éclairci, vengé, quitte à pleurer ma vengeance. Malheur à tout être qui, plus heureux que moi, me fera mieux sentir mon infortune! Elle est au comble; ne suis-je pas pour vous-même un objet d'effroi? Vous devez me plaindre, vous devez m'aimer: suis-je le maître de l'astre qui me domine? Suis-je le maître des bouillons de mon sang, et de la fievre ardente allumée dans mes veines, depuis que j'ai la faculté de sentir? Ah! Quand tu me verras, serre-moi dans ton sein, ne me fais point de reproches, ne me donne point de consolations; les uns me seroient odieux, les autres inutiles.

PARTIE 2 LETTRE 18

Du commandeur, à son frere. S'il en est tems encore, gardez-vous de partir. Que voulez-vous faire? Ô dieu! Dans quel abyme vous jetez-vous! Je crois deviner quelle est la femme qui vous a empoisonné de soupçons, et le motif du zele atroce dont elle se pare. La conduite de Madame De Senanges me paroît irréprochable. Faut-il que vous soyez furieux, parce qu'elle est tranquille? On ne peut commander au bouillon du sang, dis-tu! Eh, malheureux, fais-toi saigner.

Votre lettre m'a rempli de terreur, et pour vous, et pour l'objet intéressant que le sort a mis en votre pouvoir. Sans doute je voudrois vous voir retourner avec Madame De Senanges, si vous pouviez vous vaincre; mais je vous arracherois moi-même d'entre ses bras, si vous conserviez les mêmes dispositions. Infortunée créature! N'a-t-elle pas assez souffert? Êtes-vous digne de l'aimer encore? Vous qui l'avez tyrannisée sept ans, sans qu'elle vous ait donné le sujet d'un reproche légitime! Rougissez et tremblez de vos nouveaux transports. Je vous aime, oui, je vous aime; mais je protege l'innocence, la foiblesse et la vertu. Ah! Mon cher frere, devrois-je avoir à les protéger contre vous? Adieu.

PARTIE 2 LETTRE 19

De Madame De Senanges, au chevalier. Je suis sûre enfin de la pureté de votre amour: le mien peut éclater. J'ai reçu vos sermens, votre probité en est le garant, mon amie le témoin. Je vous rends la confiance, le passé est anéanti, l'avenir ne m'alarme plus, je m'enivre du présent. Dieu! Combien la vertu m'est chere! Votre retour vers elle me donne le droit de vous dire à quel point, à quel excès je vous aime. Oui, j'adore jusqu'aux maux que j'ai soufferts; ils sont ma sûreté. Une autre hésiteroit peut-être à se fier encore à vous; mais la défiance est le partage des ames communes, les coeurs généreux pardonnent. C'est votre faute qui me répond de votre courage. Vous me connoissez d'ailleurs; vous savez que votre estime m'est plus que vous-même: s'il me falloit perdre l'un ou l'autre, mon choix seroit bientôt fait, et je n'y survivrois pas. Cher amant, tous les feux de l'amour sont dans mon coeur, mais la vertu n'en sortira pas plus que votre image. Etre digne de vous, l'être toujours de tous deux, m'agrandir à mes propres yeux, pour m'élever aux vôtres; voilà le motif de ma résistance: ma force est votre ouvrage, elle surmontera tout. Gardez-vous de m'accuser de froideur; vous, m'en soupçonner! Vous! ... Ah! S'il m'étoit permis de voler dans vos bras, de vous ouvrir les miens, d'obéir à l'attrait le plus doux, si je le pouvois sans remords, sans vous couvrir de ma foiblesse, sans rougir devant vous, avec quel transport, avec quel abandon je devancerois vos voeux! Je m'immole au devoir, n'en murmurez point: cet effort incroyable, s'il nous coûtoit peu, s'il étoit ordinaire, seroit-il fait pour nous? Soumettons-nous au sort, il ne nous a pas unis. Je dois respecter le noeud qui m'accable; vous me le rendez plus pesant; mais rien ne peut le rompre: pour être haï, en est-il moins sacré? Cette voix intérieure, ce juge inflexible qu'on porte en soi, et qu'on ne surprend jamais, quelquefois m'intimide et me trouble; vous l'emportez cependant, et votre pouvoir (quel est donc ce pouvoir? ) Est plus fort que le sien; je lui soumets ma conduite, mes principes; je lui soumets tout, excepté un sentiment que ni le ciel, ni les jugemens des hommes, ni mes efforts ne sauroient m'arracher. Eh quoi, je me ferois des reproches! Maîtresse de ses actions, l'est-on de son coeur? Le mien est pur; le mal est de céder, non de sentir. Ce que vous m'avez inspiré ne peut être criminel. Ce fatal serment, pourquoi, pourquoi n'est-ce pas à vous que je l'ai fait! Inutiles regrets! Nos ames sont confondues: quel bien vaut celui-là? Ah! Livrons-nous à d'innocens transports: nous nous aimons, nous sommes vertueux; nous avons tout. Que je suis contente! Je m'abandonne à mon amant, je ne le redoute plus; mes frayeurs sont dissipées, mon ame est tranquille, votre empire plus absolu; vous avez recouvré mon estime; j'ai retrouvé ma gloire; elle tient à la vôtre. J'ai cru l'avoir perdue, dès que vous avez été coupable. Adieu. Si j'étois susceptible d'une seule pensée contraire à ce que je dois, c'est à vous que j'aurois recours, pour m'aider à en triompher.

PARTIE 2 LETTRE 20

Du chevalier, à Madame De Senanges. Que d'élévation, de noblesse et d'héroïsme dans ce que vous m'avez écrit! Vous êtes la seule femme qui puisse ainsi changer en faveur précieuse la plus cruelle des privations. J'ai lu jusqu'au fond de votre ame; vous m'en avez ouvert tous les trésors. Qu'elle est belle! Qu'elle est noble et tendre à la fois! Votre courage n'est point imposant et dur; il attire, il se communique, il invite à l'imiter: une seule pensée mêle de l'amertume à mon bonheur. Un autre que moi a possédé vos charmes, un devoir atroce a légitimé pour vous les embrassemens d'un monstre! Vous avez pu accorder au plus cruel des hommes, ce que vous refusez à votre amant! Ecartons cette idée, elle détruiroit tous mes plaisirs. Ah! Votre ame alors, cette ame dont je jouis, que personne n'a connue avant moi, se retiroit en elle-même, et ne se laissoit point approcher: c'est à moi seul qu'elle s'est donnée; et je desire, et je regrette! Ah, pardon! Je suis aimé, dois-je me plaindre? Vous trouvez le secret de contenter l'amour, sans rien prendre sur la sainteté du serment. Ô serment redoutable! Chere amante, je l'abhorre, parce qu'il vous lie; je le respecte, pour vous égaler. Oui, oui, je serai digne de vous, je le veux. J'aurai toujours avec moi la lettre que vous venez de m'écrire; et si les desirs m'égarent, je la relirai; elle me donnera la force de me vaincre... qu'est-ce donc que vous voulez dire, avec ce juge inflexible qui vous alarme quelquefois? Ah! Qu'a-t-il à vous reprocher? Ne parlez jamais de remords; ils ne sont pas faits pour vous.

PARTIE 2 LETTRE 21

De Madame De Senanges, au chevalier. C'est de l'état le plus affreux que je passe à la douce tranquillité; et si l'horrible souvenir de ce que j'ai souffert se présente à moi, c'est pour me faire mieux sentir le bonheur de mon état présent. Mes maux sont effacés; les vôtres seuls, ceux que je vous ai causés, me restent. Je voulois renoncer à vous! Moi, dont vous êtes l'ame, qui vous ai donné la mienne avec si peu de réserve et tant de bonne foi, que vous êtes le confident comme l'objet de mes pensées, de mes voeux, de mes peines, ah, des plus doux plaisirs, et de tous mes sentimens! Ah, je ne cherche point à la reprendre! Au milieu de mon désespoir, voulant me séparer de toute la nature, et rentrer dans son sein; désespérée, anéantie, je n'en étois pas moins à vous. Au comble du malheur, je craignois de vous affliger; je vous cachois une partie de ce que je souffrois; je mourois de ma douleur, sur-tout de la vôtre, du mépris affecté que je vous marquois. Puisque j'existe, je n'ai pas cessé de vous estimer; j'étois à genoux devant le dieu dont je brisois l'autel. Mais, dites, mon ami, est-ce qu'on raisonne quand on sent? Ah, vous connoissez peu l'amour, si vous vous étonnez de ses inconséquences, de son désordre! Mille fois dans un même instant, on accuse, on se repent; on est en proie à l'impression qu'on déteste, à l'erreur qui vous tue, et à l'idée qu'on rejette. Aujourd'hui je suis heureuse... puisse, hélas, ce calme charmant, être aussi durable que mon amour!

PARTIE 2 LETTRE 22

De Madame De Senanges, au chevalier. Voilà deux jours que je ne vous ai écrit: vous êtes fâché, et c'est avec raison; mais vous le serez bien davantage, quand vous saurez ce que j'ai fait. J'ai été voir ce matin une religieuse de mes amies: elle n'a cessé de me parler contre l'amour. Quoi, cher amant, ce seroit un mal de vous adorer? Non, non, je n'ai garde de le croire. Nous sommes heureux, et le ciel est trop juste pour s'offenser du bonheur. Ne me suis-je pas assez immolée? D'où vient donc que ma conscience... ah! Elle n'intimide mon amour que pour l'augmenter. Moi, des remords! J'aime et n'ai point cédé... qui peut les faire naître? Je n'en sais rien: je sais seulement que vous en triomphez, c'est bien plus que de les détruire. Dussé-je en être accablée, je n'en voudrois pas un de moins, puisque c'est à mon amant que je les sacrifie. Si l'amour est un crime, ne m'enviez pas le bien d'être coupable pour vous. L'excès de sensibilité, qui fera peut-être le tourment de mes jours, m'est peut-être plus cher que la vie, s'il est le charme de la vôtre. Que dis-je! Je sens qu'une éternité de peines qui ne tomberoient que sur moi, ne sauroit balancer dans mon coeur l'objet que j'aime; et (j'en demande pardon à l'etre souverain qui m'entend) sûre de sa colere, je n'en serois pas moins à vous: je ne craindrois que pour vous, et je le remercierois, s'il m'accabloit de tous les maux, pour vous en préserver.

On vous a donc fait hier mon éloge, et vous l'avez écouté avec plaisir? C'est ce dernier article qui me touche. Je ne sens que les louanges qu'on vous donne, et ne peux jouir de celles qu'on daigne m'accorder, qu'autant qu'elles vous intéressent. C'est pour vous seul, c'est pour vous plaire, que je voudrois réunir tout; et si j'enviois quelque chose aux autres, ce seroit pour vous offrir davantage, non pour avoir plus.

PARTIE 2 BILLET

De Madame De Senanges, au chevalier. Je hais tout ce qui me distrait de votre idée. Je voudrois retrancher de ma vie les instans que je passe loin de vous; et je préférerois un désert où, seule avec mon amant, je pusse le voir toujours, à cette foule d'hommages, faux ou vrais, dont on me croit si enchantée.

À propos de désert, on me contoit ce soir, qu'un homme qui étoit seul dans une loge à l'opéra, et ne se croyoit pas entendu, s'écrioit, à la vue d'une forêt: ma chere maîtresse, que n'y suis-je avec toi! L'heureuse femme! J'en veux à l'homme qui a dit cela. Ce transport et ce mouvement de sensibilité sont des larcins qu'il a faits à votre coeur.

PARTIE 2 LETTRE 23

Du chevalier, au baron. Ah, cher baron, je vous ai tant de fois accablé de mes peines! ... Il est bien juste qu'enfin je vous fasse part de mon bonheur. Je vous ai instruit de mon raccommodement avec Madame De Senanges; vous avez su les conditions qu'elle y a mises, et le serment qui l'a confirmé: je me soumets à tout. J'obéis, je combats, je souffre, et n'en suis pas moins heureux. C'est un secret particulier à cette femme unique, d'exciter les desirs les plus vifs, et de les enchaîner par un attrait plus doux, s'il est possible, que la félicité qu'ils promettent... quelquefois un trouble inexprimable m'agite; le désordre de Madame De Senanges augmente le mien; je ne raisonne plus, ne vois plus, et suis prêt à tomber dans ses bras. C'est alors qu'un seul de ses regards, imposans quoique toujours tendres, m'avertit, m'arrête, et me peint sa reconnoissance, pour me dédommager du sacrifice: alors les desirs se taisent, il ne me reste plus à côté d'elle que cette émulation d'héroïsme et de délicatesse à qui je dois tous mes plaisirs. Elle est loin d'être insensible à l'ardeur que je renferme. Quelquefois des larmes furtives tombent de ses yeux... elle veut en vain me les cacher: cache-t-on quelque chose à ce qu'on aime! Que de femmes succombent avec froideur! Quelle ame dans sa résistance! Elle allie tous les transports de la passion à toute la dignité de la vertu. Elle a le délire de l'amour, sans en avoir les foiblesses: elle me donne ce qu'elle peut donner; et plus ses devoirs sont horribles, plus elle se croit obligée de les remplir. Il n'entre dans cette conduite, ni manege, ni coquetterie, ni fausse gloire: elle est honnête, parce qu'elle ne jouiroit de rien, si elle ne l'étoit plus. Le suffrage public est moins ce qu'elle ambitionne, que la volupté secrete d'être bien avec soi-même, et toujours estimable aux yeux de son amant. Concevez-vous rien de plus sublime, qu'une femme jeune, belle, et sur-tout sensible, assez courageuse pour immoler sa jeunesse, ses charmes, ses sentimens, au tyran qui la persécute, et qu'elle abhorre? Elle haït son époux, elle m'aime; elle est fidelle à l'un, et pleure dans le sein de l'autre les maux dont elle est à la fois et la cause et la victime! Que dis-je! Elle n'est fidelle qu'à ses principes. Non, non; ce n'est pas Monsieur De Senanges qui l'arrête... ô ciel! Il conserveroit de pareils droits sur mon amante! Cette idée m'indigne, elle suffiroit... attendons tout du tems et de l'amour; peut-être que son ivresse l'emportera sur de cruelles résolutions; peut-être... ah! Renfermons dans mon ame ce voeu coupable, ce voeu toujours renaissant, toujours plus enflammé. Dois-je avoir une pensée qui puisse offenser ce que j'aime? Baron, ne redoutez plus rien des fougues de mon âge; tout est soumis, tout est dompté. Madame De Senanges purifie le feu qu'elle allume; je m'éleve à sa hauteur; mon ame a tant à jouir, elle est si délicieusement occupée, que les sensations n'agissent sur moi qu'à son insu; elles s'anéantissent dans le sentiment, et je m'accoutume à un bonheur qui n'a pas besoin d'elles pour être entier, durable, et presqu'au dessus de l'humanité.

Combien j'en connois le prix! Que je le goûte avec reconnoissance! Il me semble que je vois se développer devant moi, une suite brillante de jours paisibles. Que ce calme est doux! Je chéris jusqu'à l'orage auquel il succede. Adieu, baron. Soyez toujours heureux; votre ami commence à l'être.

PARTIE 2 LETTRE 24

De Madame De Senanges, au chevalier. Je reçois, en rentrant, un billet de mon beau-frere, qui m'inquiete extrêmement: il me demande un rendez-vous pour demain au soir; eh! Que peut-il avoir à me dire? Je l'ai vu hier: il étoit embarrassé, contraint: si c'étoit! ... Si son frere l'avoit chargé de me parler! S'il avoit l'effroyable fantaisie de se raccommoder avec moi! ... Ah! Plutôt... la mort, plutôt tous les supplices ensemble, que celui d'être arrachée à mon amant, de rentrer dans l'esclavage, et de gémir encore sous le poids insupportable de la tyrannie! J'en ai trop été la victime. Je m'y suis soustraite; j'ai échappé aux chaînes de fer dont m'accabloit l'homme cruel qui vouloit être craint et ne pouvoit être aimé: jamais, jamais prieres, promesses, menaces, jamais rien ne me fera renoncer au parti que j'ai pris. De quel oeil reverrois-je M De Senanges? Comment supporterois-je sa présence, aujourd'hui qu'il auroit quelques reproches à me faire, et que son injustice ne seroit plus, comme autrefois, ma consolation? ... Pourquoi ma tendresse pour mon pere fit-elle taire en moi tout autre sentiment que la crainte de l'offenser? ... Ce fut cette crainte, ce fut la timidité de l'enfance, qui m'entraîna aux autels; et j'y jurai, en frémissant, de chérir celui que j'osois déjà détester. Peut-être ce premier tort causa tous les siens; sûr de n'être pas aimé, sa fureur, sa violence, des emportemens incroyables le vengerent de mon coeur, et affermirent un éloignement que je ne pus ni ne daignai lui cacher. Quel tems de ma vie, grand dieu! Combien votre amie, combien votre amante fut malheureuse! Cet homme fut le tourment de mes jours, comme vous en êtes le charme; je le crains, je le redoute davantage, depuis que je vous adore. Il eut des droits affreux... lui! ... Cette idée redouble une horreur que je ne croyois pas susceptible d'augmenter. Mes nouveaux soupçons, ses persécutions passées, mes torts présens, tout me le rend un objet d'épouvante. Que dis-je! Je lui pardonne les larmes qu'il m'a fait répandre, mais non le despotisme de son cruel amour; il est révoltant pour un être libre, dont la fierté s'indigne, et dont la délicatesse gémit, qu'on prétende l'asservir, au lieu de le mériter... quoi, Monsieur De Senanges? ... Ah, qu'il soit heureux, qu'il le soit loin de moi! Je me respecte trop pour faire part au public de mes sujets de plaintes. De quelque maniere qu'on me juge, je ne me justifierai point à ses dépens. Je n'en dirai point de mal, et je m'applaudis de ce que, même dans le tems où j'en ai le plus souffert, je ne lui ai souhaité que du bonheur; mais jamais je ne retournerai avec lui. Non, non, je ne quitterai point la maison du meilleur des hommes; je passerai ma vie chez lui, je la passerai auprès de lui; et si le ciel reçoit mes voeux, il abrégera mes jours, s'il le faut, pour prolonger les siens. Il me seroit moins douloureux de finir que de le perdre... pardon, cher ami; je vous attriste et je m'alarme peut-être mal-à-propos; mais ce billet me donne la fievre, je n'en dormirai pas; et puis, ce commandeur... depuis deux ou trois jours, il a des conférences secretes avec mon oncle. Dans le trouble où je suis, mon coeur avoit besoin de s'épancher. Parlons de vous; j'aime à reposer mon ame sur ce qui me fait remercier le ciel d'en avoir une. Ne vous effrayez pas; vous savez que je suis extrême dans mes craintes, comme dans ma tendresse; gardez-vous de partager les premieres; souffrez seulement que je les adoucisse en vous les confiant. Laissez-moi mes terreurs, je ne supporterois pas les vôtres. Ne portez votre imagination que sur des objets doux et rians, et plaignez-moi sans vous affliger. Je vous manderai demain si j'en suis quitte pour la peur.

PARTIE 2 BILLET

Du chevalier, à Madame De Senanges. Non, non, il ne se confirmera point ce pressentiment qui vous agite. Les maux qu'il nous annonce sont trop affreux, pour que j'ose seulement les imaginer. Ah! Dissipez vos alarmes, ne mêlez point d'amertume à l'ivresse de l'amour, à la sécurité du bonheur, à l'innocence de notre attachement. Sur quel motif M De Senanges... mais je ne veux pas même prononcer son nom; je ne veux m'arrêter que sur le bonheur d'être pardonné, de jouir de votre ame, de vous livrer la mienne, d'être tout entier à vous. Que je suis heureux! Non, non, je ne crains rien. Que dis-je! Vous vous effrayez, vous tremblez, et je suis tranquille! ... Je vous trompe; est-il possible que votre coeur ait une peine qui ne réponde au mien? Je vous verrai ce soir, et j'espere que vos inquiétudes s'évanouiront dans cette entrevue.

PARTIE 2 LETTRE 25

De Madame De Senanges, au chevalier. Ah, mon ami! Quelle affreuse scene je viens d'essuyer! J'avois raison de craindre; mes pressentimens ne me trompoient pas. Impatiente de savoir ce que le commandeur avoit à me dire, j'arrive, je cours à son appartement: le premier objet qui frappe ma vue, j'en frémis encore, c'est mon persécuteur, mon tyran, l'homme qu'il m'a fallu jurer d'aimer, qui fit tout pour être haï; l'être qui ne m'inspira jamais que de l'effroi, Monsieur De Senanges enfin. Dieu, quel moment! Je me suis crue en son pouvoir. L'horrible serment qui me lie, mes malheurs passés, mes torts actuels (si c'est un tort d'être sensible), sa présence m'a tout retracé; et mon amour même en eût acquis des forces, s'il en pouvoit prendre de nouvelles. Tremblante, éperdue, j'ai cru voir mon tombeau s'ouvrir, j'ai cru voir le barbare m'entraîner, m'arracher à vous. J'étendois les bras vers mon amant, je le demandois à tout ce qui m'environnoit; et dans mon égarement, je l'eusse peut-être demandé à Monsieur De Senanges lui-même, si je n'étois pas tombée sans connoissance à ses pieds. Revenue à moi, je l'ai trouvé aux miens; ses mains pressoient une des miennes, je l'ai retirée en frémissant, elle ne lui appartient plus... je ne connois de maître que le ciel et vous.

Madame, m'a-t-il dit, ma vue vous effraie; c'est ma faute et mon tourment. Je vous ai persécutée; l'amour au désespoir est cruel. Votre indifférence fut la source de mes fureurs; votre douceur ne put les calmer; votre vertu ne vous mit point à l'abri de ma jalousie. Je fus injuste, soupçonneux et haï; vous fûtes vengée; mais je peux me vaincre pour vous plaire. Je vous regrettai, je vous adorai toujours; je vous aime plus que jamais. Daignez me pardonner, revenez avec moi, rendez-moi digne de vous, et vous me rendrez au bonheur. Je repars dans deux jours, je compte que vous me suivrez. Ces derniers mots ont ranimé mon courage. Non, monsieur, non, lui ai-je dit, je ne vous suivrai point; vos sentimens me pénetrent de reconnoissance; je ne me souviens pas que vous ayez eu des torts avec moi; mais j'eus celui de ne vous pas convenir; je l'aurois toujours: nous serions malheureux l'un par l'autre; nos caracteres ne sympathisent point; la raison nous a désunis. Vous m'avez permis de demeurer chez mon oncle, souffrez que j'y reste. Il m'a interrompu avec emportement, et d'un air terrible: je sais, a-t-il repris, je sais la cause de vos refus... je suis instruit, je le suis mieux que vous ne pensez. Si j'ai dissimulé d'abord, un reste de bonté pour vous m'y portoit; je voulois éviter un éclat déshonorant pour tous deux; mais quand je vous promettois des jours sereins auprès d'un mari offensé, je vous trompois; et si vos chaînes vous ont paru pesantes dans le tems que je vous estimois, elles le seroient davantage aujourd'hui... vous avez perdu le droit de vous plaindre; j'ai acquis celui d'être inhumain et juste. Tremblez; je vous aime, vous en êtes indigne: je vous punirai de vos torts et de ma foiblesse; vous n'attendrez pas long-tems les effets de ma vengeance. Je les attendrai en paix, lui ai-je répondu; je vous estime trop pour vous redouter. Il est sorti brusquement: le commandeur l'a suivi. Après avoir cherché inutilement à l'appaiser, il est revenu fort alarmé de ses menaces. J'ai repris mes sens pour lui faire les reproches les plus vifs. Mon frere, m'a-t-il dit, s'est mis à mes genoux, pour m'engager à vous demander, sans m'en expliquer le motif, un rendez-vous chez moi: j'ai eu beaucoup de peine à y consentir; mais ses instances ont été si vives, et il me paroissoit si repentant du passé, si enivré d'amour, il m'a tant juré que vous seriez contente de cette entrevue, qu'il a fini par me convaincre.

Le commandeur est honnête, mais il est foible; il aime son frere; il voudroit que je retournasse avec lui. Ah, dieu! Je le dois, dit-il; et à qui le dois-je? Au public? Il peut m'accuser, non me contraindre. À M De Senanges? L'abus de son pouvoir lui a tout ôté, il ne commande pas à mon coeur; il ne m'est rien. Non, le ciel ne veut pas mon malheur. Je crois satisfaire l'etre suprême et mon devoir, en pardonnant au tyran et fuyant la tyrannie. Tout m'éloigne de lui. Je vous adore, c'est l'offenser; et je vivrois avec lui! Vous, si aimé, si digne de l'être, je vous abandonnerois! J'irois baigner de mes larmes, des lieux que vous n'habiterez jamais, des lieux où il me faudroit, avant d'expirer de douleur, trouver l'enfer dans ses bras... j'ai prononcé en tremblant, dans un âge où l'on se connoît à peine, un serment que je détestai toujours; celui qui ne m'en a fait sentir que le poids, en a brisé les liens: mon coeur a choisi; le crime seroit de trahir mon amant; et c'est à vous, à vous seul, que je veux être fidelle.

PARTIE 2 LETTRE 26

Du chevalier, à Madame De Senanges. Ô la plus courageuse, la plus infortunée des femmes, mais sûrement la plus aimée! Quoi, vous avez résisté aux prieres aux menaces, aux emportemens du cruel qui vouloit vous arracher à moi! Ne vous repentez point de cet effort: l'amour nous soutiendra... nos ames sont d'autant plus unies, que la vertu seule a serré le lien qui les attache. Oui, barbare! Tu auras beau faire, tu ne pourras nous enlever le sentiment immortel qui nous anime. Ô vice effrayant de notre législation! Par-tout des entraves, des préjugés, et le malheur! Le coeur par-tout en contradiction avec la loi! La tyrannie, toujours sacrée, quelque forme qu'elle prenne; et la nature prostituée aux plus viles conventions des hommes!

Les femmes ont raison, quand elles trahissent, quand elles déshonorent, quand elles diffament un sexe orgueilleux, cruel et absolu, qui soumet des êtres sensibles à la force, les réduit à souffrir ou à tromper, les punit de leurs maux, et venge sur eux ses propres crimes. Une jeune fille, tremblante sous l'autorité d'un pere, s'avance à l'autel, comme une victime qui marche au sacrifice. Le respect et la crainte lui arrachent le mot fatal interrompu par ses sanglots; et la voilà chargée de chaînes éternelles, parce qu'il lui échappe un serment qu'il est affreux d'exiger, et contre lequel son coeur réclame, en même tems que sa bouche le prononce! Le vôtre est resté libre en dépit du pouvoir paternel et des fers de la coutume: vous me l'avez donné, il est mon bien, mon trésor, ma vie; je les défendrai contre toutes les puissances de l'univers. Eh! Quels sont donc enfin les droits de votre despote? Elle est nulle votre promesse. On l'a surprise à l'inexpérience d'un âge qui ne sait ni résister, ni combattre, ni sur-tout prévoir. Pouvoit-on disposer de votre coeur, à l'insu de votre raison? Réflexions, hélas, trop inutiles! Peut-être en ce moment votre persécuteur travaille à nous désunir, et prépare le poignard dont il doit nous immoler tous deux: qu'il tremble! S'il vous ravit à mon amour, il rompt tous les noeuds qui me retiennent, il laisse un champ libre à ma fureur; je ne vois plus en lui qu'un indigne rival, et non le mortel que vous m'ordonnez de respecter: son sang ou le mien... ah! Pardonnez, pardonnez à des mouvemens de rage, que je retiens à peine... mais qu'il faut encore que je vous sacrifie. Le monstre! Il vous est sacré, il doit me l'être. Ô ciel! ... Et ce droit précieux, ce droit consolant de l'homme qu'on outrage, la vengeance m'est interdite par l'amour! Eh bien, si votre époux se portoit aux extrêmités que nous craignons, j'irois, oui j'irois tomber aux pieds de l'inhumain; je l'assurerois moi-même de votre innocence; j'aurois le ton qu'on a lorsqu'on dit la vérité; je saurois le convaincre, ou mourir de ma main, si ce n'étoit pas de la sienne... vous voyez quel est mon trouble. Votre lettre m'a mis hors de moi; je suis en proie aux terreurs, au courroux concentré, à l'amour le plus tendre... hélas, qu'il a peu duré, le calme dont nous jouissions, et dont je m'applaudissois! J'étois si heureux! Je croyois l'être toujours! Vous m'aimez, je le suis encore... ce bonheur est indépendant du ciel, de la terre, et des orages de la destinée. Adieu.

PARTIE 2 BILLET

De Madame De Senanges, au chevalier. Quel réveil! Qu'ai-je appris! ... Cette nuit! ... À l'heure précisément que vous êtes sorti de chez moi... deux hommes se sont battus... voilà ce que mes gens ont entendu dire ce matin, et ce qu'ils m'ont répété... si c'étoit... grand dieu! Je n'ose vous faire part de mon soupçon, tant il m'effraie... ecrivez-moi, parlez-moi vrai, je vous l'ordonne, je veux être éclaircie... le doute me tue.

Du chevalier, à Madame De Senanges. L'aventure d'hier n'est point effrayante. Puisque vous l'exigez, je vais vous la conter telle qu'elle est. En vous quittant, comme le tems étoit beau, j'eus la fantaisie de marcher, et fis suivre ma voiture. Elle étoit déjà assez loin, lorsqu'un homme s'élance comme un furieux de la petite rue attenante à votre maison, en me criant, défendez-vous. Il avoit l'épée à la main, je tire la mienne; mes gens entendent le cliquetis des armes, ils accourent. J'eus beau leur imposer silence, ils appellent, jettent des cris. Mon adversaire alors rompt la mesure, se renfonce dans la rue d'où il étoit sorti, et disparoît; je remonte en voiture, et rentre chez moi, surpris, mais peu troublé de cet événement. C'est quelqu'un qui se sera trompé: en s'appercevant de son erreur, il aura craint d'être connu; voilà comme j'explique l'énigme de ce combat. Revenez à vous: tant que ma vie vous sera chere, j'aurai le courage de la défendre.

De la même, au même. Voilà deux jours que je ne vous vois point, je meurs d'inquiétude... quel est donc ce mystere? Expliquez-vous; vos billets ont quelque chose de contraint, de mystérieux... que penser, que croire? ... Tout ce que j'imagine me fait trembler; ne me trompez pas. Ce matin Dumont avoit l'air alarmé... cher amant, seriez-vous... je frémis, et n'ose achever... mes pleurs coulent malgré moi: rassurez-moi; je suis au désespoir...

PARTIE 2 LETTRE 27

De la même, au même. C'est lui! ... Je l'avois deviné! Votre domestique l'a reconnu, il vous l'a dit; vous vous en doutiez, mais vous avez feint de n'en rien croire.

Ah, cruel! Je sais tout; je succombe... une nuit affreuse m'environne. Oui, j'ai fait venir Dumont, et j'exige que vous ne lui en disiez rien. Il n'a pu résister à mes instances, il a parlé; cet instant a pensé me coûter la vie. Ô vous, qui m'êtes bien plus qu'elle, vous êtes blessé, peut-être en danger... M De Senanges... le barbare! Qu'il connoît bien mon coeur! Pour le déchirer mieux, ce n'est pas mon sein qu'il perce; et je n'ai pu détourner vers moi le coup qui me fait mourir mille fois! ... C'est maintenant que cet homme est mon bourreau. Il me laisse vivre, pour me faire sentir tous les maux, hélas! ... Le supplice d'être liée à lui, et le désespoir de trembler pour vous.

Il y a trois jours, en vous quittant, j'étois loin de prévoir ce qui alloit se passer. Et c'est moi qui vous adore, moi qui suis la cause de cet affreux événement! Sans moi, vos jours seroient heureux, rien n'en troubleroit la douceur; c'est moi qui vous assassine! Pourquoi vous ai-je connu? Vous m'avez donné l'être, et votre sang a coulé pour moi! Moi, qui paierois, de tout le mien, une seule de vos larmes! Qui donc a instruit Monsieur De Senanges? D'où peut-il savoir? ... Eh! Que sait-il? Je ne l'aimai jamais; je ne lui enleve rien; ce qui fut à lui, je le refuse à l'amour... à vous! Que pouvois-je de plus? N'importe, le cruel est mon époux, et je vous demanderois le silence le plus profond sur sa fureur, si votre générosité ne m'avoit pas prévenue. Je suis ma lettre, je cours; ni lui, ni les circonstances, ni les périls ne peuvent m'arrêter; le blâme de l'univers, le courroux du ciel, tous les maux ensemble devroient fondre sur ma tête, que je volerois au devant d'eux pour arriver jusqu'à vous. J'ai obéi aux bienséances; j'ai été la victime du devoir: vous souffrez, je n'en connois plus. Mon incertitude, mon saisissement, ma douleur... dans une heure, je saurai... je vous verrai. Je n'ai plus la force d'écrire; je vole chez vous.

PARTIE 2 LETTRE 28

Du même, à la même. Je bénis et ma blessure et mes maux passés, et la fureur de Monsieur De Senanges; c'est à lui que je dois le plaisir le plus vif que j'eusse encore goûté. Vous m'êtes venu chercher jusques chez moi; je vous ai vue assise auprès de mon lit; j'ai vu vos larmes couler! Le bonheur ne peut aller plus loin. Ne vous repentez pas d'une démarche qui vous honore; tout s'ennoblit par le sentiment. Il est mille femmes qui tiennent plus aux bienséances qu'à la vertu; mais qu'il en est peu qui, comme vous, s'affranchissent des entraves de l'étiquette, et dédaignent le blâme d'une action, quand elles sont sûres, et qu'elles peuvent être fieres de son principe. Oui, vous venez d'ajouter à mon admiration. Combien je remercie le sort, que, dans mon aventure avec Monsieur De Senanges, l'avantage lui soit resté! Si j'eusse versé une goutte de son sang, j'élevois une barriere entre nous deux... ah, que plutôt il repande tout le mien! Ne craignez plus la rage de votre époux; sans doute elle s'est épuisée sur moi. Que je me trouve heureux! Je suis entiérement guéri: c'est l'effet de votre présence.

PARTIE 2 BILLET

De la même, au même. Je ne vous dirai rien ce soir qui ne soit triste comme moi; je ne suis pas encore revenue de tous les événemens qui depuis quelques jours agitent ma destinée. Pourquoi donc vous écrire? ... Hélas! Pour parler à vous, pour vous dire combien je vous aime, pour me dédommager du peu de tems que nous passons ensemble, et charmer le regret d'en être éloignée. Voilà bien des raisons, lorsqu'il ne faudroit que deux mots; je vous écris, parce que je ne peux m'en empêcher, parce que c'est l'attrait de mon coeur, son plaisir, ou sa consolation. Il est deux heures après minuit, je ne puis me résoudre à me coucher; je suis pénétrée d'une terreur secrete... je crains de perdre un seul des momens où je puis vous assurer de mon amour.

De la même, au même. Une lettre de cachet, un ordre du roi... je ne vous verrai plus. Ô dieu! C'en est fait... de quel crime suis-je donc coupable? ... Plaignez-moi, conservez-vous, ne vous affligez pas... respectez Monsieur De Senanges; ou vous me perdez sans retour... on entraîne votre amante... où? Dans quel lieu? ... Je ne sais; mais votre image, mon amour et mon innocence m'y suivront... j'emporte vos lettres, votre portrait, le seul bien qui me touche, le seul que je posséderai désormais; j'abandonne le reste... on me laisse à peine le tems de vous écrire... mon désordre, mes larmes... quand vous recevrez ma lettre, quand vous apprendrez... sort barbare, je te pardonne tout, si tu épargnes ce que j'aime! Adieu: je vous adore: vivez pour m'aimer. Adieu, adieu; ce mot affreux! ... Il est peut-être le dernier que je vous dirai... cher amant! Je me meurs... soyez tranquille; je prendrai soin de ce qui vous est cher.

PARTIE 2 LETTRE 29

Du chevalier, au baron. Décence, honnêteté, vertu, rien n'est sacré... pleurez, baron, pleurez le crime des loix, le renversement des principes, l'outrage fait à l'amour, à l'amitié, à tous les sentimens. On vous enleve votre amie, on me ravit ce que j'adore... Madame De Senanges est au couvent, elle y est depuis huit jours. Dans le premier moment de cette horrible catastrophe, je n'ai pu vous la mander; j'étois insensible à force de maux; mes yeux ne voyoient point, ma main tremblante ne pouvoit écrire; mon désespoir étoit stupide et morne... impitoyable Senanges, tigre qui me déchires, es-tu content? Ta rage est-elle assouvie? Nous ne la verrons plus, cette femme adorable! Elle a disparu de la société: l'univers n'existe plus pour elle. Ses larmes coulent dans la solitude, et elle n'a personne qui les essuie.

Baron, cette idée m'accable; je ne puis la supporter. Ah! Quand cet homme m'attaquoit avec tant de fureur, pourquoi son épée ne s'est-elle pas plongée toute entiere dans mon sein? Pourquoi n'a-t-il pas joui de mon dernier soupir? D'où vient existé-je encore! Que dis-je! ... Hélas! Si je n'étois plus, quel coeur resteroit à Madame De Senanges? Qui répondroit à ses gémissemens?

Elle souffre! Vivons pour souffrir avec elle: mon malheur surpasse le sien, c'est ma seule consolation.

Baron, je ne voulois pas vous croire, quand vous vous livriez à vos soupçons sur Madame D'Ercy... eh bien, c'est elle, j'en frémis! ... Oui, c'est elle qui a tout fait; c'est elle qui a instruit M De Senanges, qui l'a reçu, qui a conspiré ma perte. Je viens de lui écrire et de la confondre. Elle a poussé la noirceur jusqu'à indiquer le couvent de *, dont sa parente est abbesse... la cruelle! C'est sous l'éclat des charmes les plus séduisans, qu'elle cache l'ame la plus atroce. Beauté, prestige trompeur, je te déteste, depuis que tu as servi de masque à un coeur faux et méchant... et j'ai aimé cette femme! J'ai aimé celle qui désespere Madame De Senanges! Je suis contraint de respecter les jours du mortel qui l'assassine! Elle me l'a ordonné avant de partir! Il faut me soumettre à ses ordres! Il le faut... concevez-vous, baron, une situation plus épouvantable? Ce n'est pas tout: je nuis à ce que j'aime, en le défendant. On déshonore la vertu même, et je ne fais qu'appesantir ses fers, quand j'éleve la voix pour elle! Je suis entouré d'hommes foibles et cruels, qui, sans verser une larme sur la victime, donnent toujours raison à celui qui l'égorge; de femmes impitoyables, idoles languissantes pour tout bien, qui ne se raniment qu'au mal d'autrui, et dont la coquetterie jouit avec délice du désastre de celle qui les éclipsoit toutes... ah, baron, baron, quel monde! Et mon devoir m'y attache! Je le quitterai, je le fuirai; Madame De Senanges ne l'embellit plus, je n'apperçois que ses vices. Etre sacré, tendre objet de la plus amere douleur, toi, dont je connois l'ame, dont le courage est au-dessus du mien, va, je te jure que tes malheurs m'attachent encore plus fortement à toi; mon amour se nourrit de sa tristesse, se complaît dans ses déchiremens: ma vie t'appartient jusqu'à son dernier souffle. Puissent mes sanglots pénétrer dans la tombe anticipée où tu es descendue! Puissent-ils te répondre du coeur qui t'idolâtre!

Cher baron... je peux aussi l'assurer du vôtre... elle est malheureuse, vous l'aimez davantage, vous l'estimez toujours. Dieu! Que vais-je devenir? Il est impossible que mes lettres lui parviennent; n'importe: je lui écris à tous les instans; je me satisfais, je répands mon ame, je m'adresse à la sienne; j'épanche un sentiment profond, il me semble que le papier s'anime sous l'expression de mon amour.

Quoi, baron! N'est-il aucun moyen de tirer Madame De Senanges de sa prison? Tout est-il donc fini pour elle et pour moi? Ses yeux ne rencontreront-ils plus les regards de son amant? Vous avez conservé quelques connoissances qui peuvent la servir, faire valoir les droits de la vertu, appuyer vos prieres, et confondre l'injustice. Parlez, agissez; je saisis ce rayon d'espoir, mon respectable ami! Je vous devrai tout. S'il existe encore des êtres sensibles, Madame De Senanges trouvera des protecteurs. Vous les remplirez de votre ame, vous les toucherez par votre éloquence; vous sécherez les larmes de deux amans, et vous serez le dieu de l'amitié.

PARTIE 2 LETTRE 30

De la Marquise D'Ercy, au chevalier. En vérité, chevalier, on ne s'attend point à un assaut comme celui-là. Je suis encore toute émue de vos reproches: vous êtes d'un pathétique effrayant; et si cela continue, vous deviendrez un vrai fléau de société. Vous ne savez donc pas que j'ai de misérables nerfs qu'un rien agace? Ils avoisinent le coeur; tout se tient dans le monde; et vous venez, avec votre douleur, vous jeter, sans ménagement, tout au travers de ma sensibilité. Je conçois vos peines; mais il est indiscret de m'en accabler; et parce que vous souffrez, il ne faut pas que je suffoque. Par exemple, vous m'accusez d'avoir trempé dans l'horrible tort que vient d'avoir Monsieur De Senanges avec sa femme: comment voulez-vous que je ne sois pas affectée d'une pareille imputation? Moi, ne pas respecter vos amours!

Moi, vous enlever ce que vous aimez! Est-ce ma faute, si celle que vous adorez a un mari jaloux, et sujet à quelques vivacités? Il est vrai que la derniere est un peu forte; cet homme-là devient difficile à vivre; et je n'imagine rien de plus gênant pour vous, que la maniere dont il se conduit: mais en suis-je responsable? Quand ces maudits maris ont une fois le travers de trouver mauvais que leurs femmes aient des amans, il n'est plus possible de leur faire entendre raison. Que voulez-vous? On ne peut que gémir alors sur le sort des infortunées que ces emportés-là persécutent. J'ai reçu secrétement Monsieur De Senanges, dites-vous; oh, la bonne idée! Ce seroit la premiere fois que j'aurois mis de la discrétion à quelque chose. Croyez-moi, je l'ai reçu sans mystere; je l'ai vu, parce que telle a été ma fantaisie; il est amusant avec ses fougues et son désespoir. Un jour qu'il étoit bouffi de colere, (je l'aime comme cela) il me dit qu'il alloit faire renfermer sa femme. On ne s'attend point à ces sortes de boutades; il étoit trop furieux pour que j'osasse le contredire; je me contentai de gémir intérieurement. Vouliez-vous que je me fisse étrangler? Je le répete, il n'est pas douteux que cet incident-là ne vous dérange horriblement... il faut prendre patience, mon cher chevalier. Savez-vous bien que votre situation a même un côté très-avantageux? Si Madame De Senanges fût restée dans le monde, vous vous seriez, à coup sûr, familiarisé avec ses charmes; (on se fait à tout) elle seroit devenue moins piquante à vos yeux: cette catastrophe renouvelle et ses attraits et vos sentimens. Une femme n'est jamais si belle, que quand on la voit dans la perspective; l'imagination s'enflamme; on embellit ce qu'elle a, on lui prête ce qu'elle n'a pas. D'ailleurs, un peu de chagrin ne messied point; nous en contractons nous autres une sorte de langueur touchante, qui est une arme de plus pour la coquetterie, et qui intéresse par l'altération même de la beauté. Autre motif de consolation: telle femme dont on ne disoit rien lorsqu'on l'avoit sous les yeux, devient, quand elle disparoît, le sujet de tous les entretiens; ceux qui ne l'ont pas eue, triomphent; ceux qui s'arrangeoient pour l'avoir, se désesperent. Ses rivales exagerent ses torts, ou l'accablent de leur pitié. On en parle, elle occupe; et s'il faut aller plus loin, je trouve, moi, que c'est un état que d'être au couvent. Je ne plaisante point; pourvu qu'on y reste un peu long-tems, on doit tirer un grand parti de cette position. Elle épouvante d'abord, et elle a ses agrémens, comme mille autres choses. C'est en étendant ainsi ses idées, qu'on se met au dessus des événemens; mais vous êtes, vous, d'un sombre désolant; c'est un abyme que votre coeur; on n'osera plus en approcher. Consolez-vous, mon pauvre chevalier; sur-tout ne m'écrivez plus des lettres lugubres; ces lamentations-là me serrent le coeur, me noircissent la tête. Si vous ne changez pas de style, je finirai par ne plus vous lire; et vous sentez que ce seroit pour moi la plus affreuse des privations.

PARTIE 2 LETTRE 31

Du baron, au chevalier. Je ne vous fais plus de reproches, mon cher chevalier, je ne raisonne plus, je pleure. Croyez que votre austere ami sait donner des larmes à l'infortune. Celle de Madame De Senanges est affreuse; la vôtre... ah! C'en est fait; tant que vous souffrirez tous deux, il n'est plus de bonheur pour moi. N'en doutez pas, je vais agir. J'avois rompu toute communication avec les gens en place et les personnes qui sont avec eux les dépositaires du crédit; je reprends toutes mes relations, pour tâcher de vous être utile. J'ai déjà écrit à la Maréchale De *: c'est une femme vertueuse sans pédantisme; elle ne juge point sur les apparences, et me croira: elle a d'ailleurs la plus grande influence sur ce qui se passe à la cour, et je suis sûr de l'intéresser en faveur de l'être charmant qu'on accable. J'ai un autre projet qui réussira, si Senanges n'a point perdu tout sentiment d'humanité. Hé bien! Avois-je mal prévu? Avois-je raison de vous détourner d'un attachement qui ne pouvoit manquer d'avoir des suites cruelles? Ne revenons point là-dessus... combien je vous plains, combien je suis à plaindre moi-même! En vain j'ai cru, dans ma retraite, jouir quelque tems d'une ame tranquille; la mienne n'est plus à moi: vous en disposez; vos soupirs s'y répetent. Les fleurs de mes champs, l'ombre de mes bois, n'ont plus de charmes pour moi; vos chagrins ont tout flétri, tout empoisonné. On peut se mettre soi-même hors de la portée des coups du sort; mais quel est le mortel dur que n'atteint point le malheur d'un ami?

PARTIE 2 LETTRE 32

De Madame De *, au Chevalier De Versenai. Les barbares! Ils vous l'ont arrachée! Ils vous l'ont ravie! Qu'a-t-elle fait? Ô mon cher chevalier! Cette nouvelle est venue jusqu'à la campagne où je suis; chacun en parle à sa maniere; les uns sont pour Madame De Senanges, les autres pour son mari; ceux-là sont des monstres. Ah, que ne pouvez-vous m'entendre! Dès qu'on me contrarie, j'entre dans une colere! ... Si l'on insiste, mes larmes coulent, et mon attendrissement persuade plus que mes raisons. Je ne puis souffrir qu'on rie autour de moi; l'aspect des heureux me choque; mon amie est dans les pleurs. Hélas! Pourquoi l'avez-vous aimée? Que ne respectiez-vous son repos? Je m'en prends à vous, à moi, à tout l'univers; elle souffre, il est coupable. Le sacrifice le plus courageux de la passion la plus vive, voilà donc ce qu'on punit en elle! On ne sait pas combien elle est vertueuse, on ne le sait pas, et on la calomnie! Elle est le jouet du monde, qui confond le tort et l'infortune! On lui fait bien expier ses charmes, hélas! On lui ôte jusqu'à ses vertus. J'ai le coeur serré, je l'épanche avec vous; j'en avois besoin. Malheureuse femme! Comment lui écrire? Sans doute les ordres les plus rigoureux sont donnés, pour empêcher les lettres d'arriver jusqu'à elle; mais quel est l'obstacle qui ne soit applani par l'amour? Si les vôtres lui parviennent, ô mon cher chevalier, soyez auprès d'elle l'interprete de mes chagrins, de mon désespoir; dites-lui bien que tout ce qui lui arrive, ne fait qu'ajouter à mes sentimens; dites-lui, répétez-lui cent fois, que je l'aime plus, et ne l'estime pas moins. Oui, oui, plus on se déchaîne contre elle, plus je m'y attache. Je connois son honnêteté, je lui dois hommage. Tant qu'elle a joui de quelque repos, je l'ai chérie: on me la rend sacrée, depuis qu'on la persécute. Hélas! Que ne puis-je pénétrer dans sa retraite, partager sa solitude, et lui prouver, par les soins les plus tendres, qu'une infortunée peut garder une amie! Je fais gloire d'être la sienne; donnez-moi de ses nouvelles; jusques-là, je vais languir, détester tout ce qui m'environne. La campagne me paroît affreuse; je vois toujours Madame De Senanges abandonnée, gémissante, séparée de ce qu'elle aime, et je ne jouis qu'à regret d'une liberté qui me rappelle son esclavage. Et M De Valois, que dit-il? ... Que je le plains! J'attends votre réponse; ma seule amie, ma respectable amie! Hommes injustes! ... Adieu: je m'attendris, je m'afflige; et votre douleur n'a pas besoin du surcroît de la mienne. Que voulez-vous? L'ame que je crois la plus attachée à Madame De Senanges, est celle où j'aime à répandre le regret de l'avoir perdue.

PARTIE 2 LETTRE 33

Du baron, au Vicomte De Senanges. Vous serez surpris d'abord, vicomte, de la démarche que je risque auprès de vous; mais lisez ma lettre jusqu'à la fin; et si vous ne l'approuvez pas, il sera toujours tems de me repentir.

J'ai connu Madame De Senanges, lorsqu'elle étoit encore enfant; j'allois souvent chez son pere; je suivois, avec une complaisance attentive, le développement de cette ame noble, courageuse et pure: je l'aimois, comme si elle eût été ma fille; et j'avois de moins le bandeau de l'amour paternel, si épais pour cacher les défauts.

Pendant les premieres années de votre mariage, vous me permîtes de la voir. Je vous ai plusieurs fois ouvert les yeux sur ses bonnes qualités. Plus d'une fois j'ai réprimé vos premiers transports; vous commenciez par être furieux, vous finissiez par être reconnoissant. Aujourd'hui, le mal est fait; mais qui répare, n'est plus coupable; et le mal même dont on rougit, est une leçon précieuse qui tourne au profit de la vertu. De quelque maniere que vous me jugiez, un homme désintéressé qui vit à la campagne, loin des relations, des intérêts, des intrigues, et qui, du fond de sa retraite, éleve sa voix pour votre femme, ne peut être que votre ami. C'est à ce titre que je vous parle; c'est à ce titre que vous devez m'entendre. J'apprends par la voix publique, que vous venez de faire mettre Madame De Senanges au couvent; et moi, vicomte, je vous demande à vous-même quel est son crime. Je vois, d'ici, la passion qui s'apprête à me répondre; mais c'est à votre raison que je m'adresse. L'une agit en aveugle; c'est l'autre qui juge. Encore une fois, quel est le forfait que vous punissez dans Madame De Senanges? L'hymen vous unit; (voilà votre malheur et le sien! ) L'hymen impose des devoirs, elle les a tous remplis; des sacrifices, rappellez-vous ceux qu'elle a faits: mais vous vouliez de l'amour! Eh! Soyons justes: se commande-t-il? L'attrait peut-il naître de l'autorité? Connoissez-vous, vicomte, une puissance qui puisse détourner l'instinct irrésistible de la nature? C'est elle qui produit le charme que nos conventions contrarient; c'est elle qui avertit le coeur de ce qu'il lui faut pour être heureux; c'est elle qui fait rêver une jeune personne; et tout est perdu, quand une réalité triste dément les douces chimeres dont elle s'étoit bercée. Que pouviez-vous attendre de Madame De Senanges? De la vertu. La disproportion de vos âges devoit nécessairement exclure la sympathie, ce noeud secret qui lie les ames, comme le contrat unit les fortunes. Madame De Senanges vous regardoit comme un guide qui devoit la conduire, la préserver des écueils, et lui donner le fil du labyrinthe où elle alloit entrer; mais ce guide pouvoit être son ami... qu'a-t-il fait pour le devenir?

Quand les parens se lasseront-ils d'immoler leurs filles aux vils calculs de l'avarice, de peupler la société d'époux qui se haïssent, d'enfans peu chéris, et de tyrans et de victimes? Il est des momens où je serois tenté de défendre les femmes, même dans l'excès de leurs égaremens. Elles ont à couler quelques jours de bonheur, et l'on y répand l'amertume; on les condamne aux devoirs les plus rigoureux, dans l'âge où elles n'ont que la force de sentir. Le coeur trompé s'aigrit et se révolte; ce qui n'eût été en elles qu'un penchant naïf, le garant de leur innocence, devient un goût effréné qu'elles pleurent, qui les dégrade, et qu'elles ne suivent que pour être, même dans leur désordre, fidelles encore à la voix de la nature. Daignez me répondre. Madame De Senanges s'est-elle jamais laissée entraîner à l'exemple d'une telle conduite? Pendant sept ans que vous avez vécu avec elle, l'oeil perçant de votre jalousie a-t-il pu lui découvrir un tort? Elle gémissoit de vos fureurs, sans songer à s'y dérober. Des gémissemens concentrés, triste consolation de l'infortune timide, doivent-ils servir de prétextes pour l'accuser?

Lassée de vos persécutions et de vos malheurs, encore plus que des siens, elle a desiré une séparation à laquelle vous avez consenti; elle a vécu à Paris, sous les yeux de son oncle, d'une maniere irréprochable; et c'est après quelques jours passés dans le calme, que sa vie devient plus orageuse que jamais.

Vous croyez les propos, vous vous fiez aux conjectures, vous vous laissez infecter de soupçons; et sans autre preuve, vous flétrissez, vous emprisonnez, vous déshonorez avec éclat un être vertueux, qui s'est toujours respecté, et ne s'est jamais armé de vos torts, pour s'autoriser à une foiblesse. Je sais que vous croyez le contraire; je suis mieux instruit que vous, et je dois vous désabuser. Si Madame De Senanges est sensible, elle a un droit de plus sur vous; elle vous a immolé son sentiment: j'en ai la certitude, et je serois coupable, de taire une vérité qui peut être utile à l'innocence. Croyez que je ne la défendrois pas, si sa conduite eût même été suspecte. Revenez à vous, vicomte; rendez à votre femme la liberté, la gloire, ce qui lui est dû, ce que vous ne pouvez lui arracher sans barbarie, sans vous préparer d'éternels remords. Convenez hautement que vous avez été trompé. Qu'il sera honorable, cet aveu! Qu'il sera digne de vous! Quelle impression il fera sur l'ame de Madame De Senanges! Vous êtes malheureux, vous allez cesser de l'être. Si vous saviez combien une belle action soulage! ... Mais, vous le savez, vous êtes généreux, vous n'avez besoin que d'un ami assez ferme pour mettre un frein aux passions qui vous emportent. N'obtiendrai-je rien? La belle Madame De Senanges, que vous avez aimée, que vous aimez encore, languira-t-elle dans l'ombre d'un cloître? Est-ce là le tombeau que vous lui préparez? Faudra-t-il qu'elle y descende vivante, et qu'elle y soit traînée par vous? Non, vous serez plus humain; et je sens, à mes pleurs qui coulent, que vous êtes attendri vous-même.

PARTIE 2 LETTRE 34

Du Vicomte De Senanges, au baron. J'approuve ce que vous me dites, baron, et ne puis faire ce que vous me conseillez. C'est à force d'infortune que mon ame est inflexible. Je crois à la vertu de Madame De Senanges, j'en ai même la conviction; et plus j'y crois, moins je veux me rétracter. Si elle avoit des torts réels, peut-être les lui pardonnerois-je plutôt que mes fureurs, plutôt que mes injustices produites par son indifférence. Je sens tous les feux de l'amour, et je suis haï... n'est-elle pas assez coupable?

Faut-il donc que je souffre seul? Elle ne songe à moi qu'avec horreur; mais elle y songe au moins. Ses peines lui rappellent mon image; et cette jouissance atroce plaît au coeur désespéré qui n'en peut obtenir une autre. Croyez que je me suis plus d'une fois attendri sur un supplice que j'ordonne; mais cet attendrissement se tourneroit en rage, si j'imaginois qu'elle pût en être instruite. Je pleure sur ses fers, à condition de ne jamais les briser. Au reste, j'ai une espérance, c'est que je cesserai bientôt d'être: que dis-je! J'en ai un pressentiment, et je m'y plais. Ce même homme, qui ne respire que pour la tourmenter, ne souhaite la mort que comme la fin de ses tourmens. Le croiriez-vous? Au moment où je vous écris, mes larmes coulent, et je persiste dans ma résolution. Je maudis le ciel de l'ame qu'il m'a donnée. Combien les passions y sont brûlantes! Combien le chagrin s'y approfondit! Votre lettre a fait sur moi tout l'effet qu'elle pouvoit faire; elle m'a attendri, sans me changer. Adieu; je suis moins vengé que puni.

PARTIE 2 LETTRE 35

Du chevalier, au baron. Quel moment de regret, d'ivresse, de douleur et de charmes! Après ce que j'ai fait pour l'amour, il ne me reste plus que d'en instruire l'amitié... je veux que mon coeur aujourd'hui épuise tous les plaisirs... je viens de la voir... oui, je l'ai vue. La grille, les verroux qui l'enferment, les fossés qui l'entourent, tout a été vain... je l'ai vue, jugez de mon ravissement! Cette aventure est accompagnée de circonstances intéressantes, et je ne veux ni ne dois vous en taire aucune.

Avant-hier, dans un accès de la plus noire mélancolie, abhorrant les devoirs auxquels je suis attaché, et le mouvement d'une cour qui me fait mieux sentir la solitude de mon coeur; lassé de tout, à charge à moi-même, je pris soudain le parti de fuir, de m'éloigner d'un monde bruyant, et de me rapprocher du désert où languit le seul objet qui m'attache encore à l'existence. Je me jette dans ma chaise, accompagné de l'honnête Dumont, et pars pour le village de *, qui est à vingt lieues de Paris, et à une demi-lieue du couvent de Madame De Senanges. Je descends à la premiere auberge, j'y laisse Dumont, je lui dis de m'attendre, de n'être pas inquiet; et seul, je m'achemine vers le lieu fatal, unique but de mon voyage. Ah, baron, quel séjour!

Il a en perspective, d'un côté, une forêt antique et sauvage; de l'autre, il est dominé par un côteau aride, où sont épars çà et là quelques sapins dont le feuillage attriste. De là tombe avec un bruit effrayant une source qui semble gémir, au lieu de murmurer.

L'horizon resserré de toutes parts, n'offre rien à l'oeil que de lugubre. On diroit que le ciel craint de se montrer à cette terre ingrate et abandonnée. Cet asyle a l'air d'être destiné pour des criminels, et c'est la vertu qui l'habite, c'est Madame De Senanges qu'on y renferme! Quand j'y arrivai, le jour étoit sur son déclin. Il s'étoit élevé un vent affreux: tout servoit à augmenter pour moi l'horreur du tableau. Je m'arrête à quelque distance de cette prison, et mesure des yeux la hauteur des murs qui la défendent. Cet aspect, en m'épouvantant, m'attache, me fixe, et je reste immobile dans cette contemplation, espérant toujours que je pourrois être apperçu de Madame De Senanges... peut-être en ce moment, disois-je en moi-même, peut-être occupai-je sa pensée. Elle ne me croit pas aussi près d'elle; et quand le plus court intervalle nous sépare, elle gémit de mon absence... pressentimens de l'amour, parlez à son imagination; avertissez son coeur, dites-lui que son amant erre autour de sa retraite. J'étois absorbé dans cette idée, lorsque je vois sortir d'une des portes du couvent, un paysan jeune, d'une figure gaie, franche et ouverte, et qu'aux outils dont il étoit chargé, je reconnus pour le jardinier de la maison. Il s'avance vers une chaumiere qui étoit à quelques pas, et que j'avois déjà remarquée; une femme, c'est la sienne, dont le travail et les intempéries de l'air n'avoient point altéré les traits, filoit sur le seuil de la cabane. Un enfant déjà robuste jouoit à ses côtés. Du plus loin qu'elle voit son époux, elle vole à lui.

Son enfant, qui couroit déjà, dans un âge où les nôtres savent à peine marcher, est aussi-tôt qu'elle dans les bras de son pere, qui les caresse, les baise tour-à-tour, et trouve ainsi dans le plaisir qu'il fait à deux êtres innocens, la récompense de ses travaux.

Ce tableau, devant lequel mon coeur se seroit épanoui dans tout autre tems, le resserre, le replie sur lui-même, et m'abandonne à des réflexions qui m'étoient personnelles.

Ils s'aiment, disois-je, ils jouissent de la nature, et des sentimens qu'elle inspire. Ils s'aiment sans être troublés dans leur amour. Leur simplicité même assure leur bonheur; et Madame De Senanges... et moi... à ces mots, il m'échappe un soupir qui, entendu de ces bonnes gens, leur fait prendre à moi plus d'attention... je m'en apperçois, m'éloigne, malgré je ne sais quel instinct secret qui m'invite à me rapprocher d'eux. Je crois, baron, que les infortunés contractent insensiblement quelque chose de farouche; ils brûlent de dire, et tremblent d'être devinés... la nuit commençoit à être plus sombre: je m'enfonce dans la forêt. Le croiriez-vous? Les ténebres, le silence, qui n'étoit interrompu que par le bruit des vents, l'horreur du lieu, le risque que je courois, n'ayant pris aucune arme, rien ne put m'arracher au charme qui m'y retenoit. J'y passai toute la nuit: ma rêverie m'emportoit loin de moi... j'étois, si j'ose le dire, gardé par mon infortune. Il semble que les malfaiteurs respectent les jours du mortel qui est aux prises avec le sort, ou que lui-même ne veuille pas se dessaisir de sa victime. Je me rapprochois du couvent, je me rengageois dans le bois, et me livrois au cours de mes pensées. Soudain le son d'une cloche funebre retentit dans les airs. C'est alors que je connus l'effroi. Alors une sueur froide se répand sur tout mon corps, je crus que j'allois expirer. Mon imagination noircie, effarouchée, me représente Madame De Senanges mourante, succombant à sa douleur. Ce son que j'avois entendu étoit pour moi le signal de ses derniers soupirs; j'erre, et poussant des cris, je me traîne jusqu'à sa prison: je me jette aux pieds des murs qui nous séparoient; je les baigne de pleurs... et crois embrasser son tombeau.

Le jour paroît enfin, et dissipe par degrés les vapeurs sombres dont j'étois environné. Par un de ces mouvemens qu'on n'explique pas et qui trompent rarement, je jette les yeux sur la chaumiere d'où devoit partir ma consolation. Le jardinier en sort en chantant; et me retrouvant sur son passage, il m'observe avec la plus avide curiosité.

Mes cheveux étoient épars, mon air égaré, mon front pâle encore des terreurs de la nuit. Il voit des pleurs tomber de mes yeux; il s'attendrit, s'approche, me demande, du ton le plus compatissant, s'il peut m'être utile. Je gémis; il me presse; je sanglotte, et m'efforce en vain de lui répondre; je verse un torrent de larmes; il ne peut s'empêcher d'y mêler les siennes, et je ne sus pas résister à cette marque de sensibilité.

Mon ami, lui dis-je, homme humain et généreux, tu vois mon désespoir, connois-en la cause, tu es digne de la connoître: tout ce que j'aime est là (et je lui montrai le couvent). Je lui nommai Madame De Senanges; mais je crus, baron, devoir lui dire qu'elle étoit ma soeur... j'ai eu recours à ce stratagême, pour éviter les indiscrétions, et sur-tout ne pas dégrader aux yeux de cet homme respectable, les services qu'il pouvoit me rendre et que j'en attendois. Un mari sévere et jaloux, continuai-je, m'a arraché cette soeur chérie... toute sa famille la pleure; elle n'est point coupable: garde-toi de le penser, tu commettrois un crime... au nom de Madame De Senanges, il avoit eu de la peine à ne pas m'interrompre. Madame De Senanges, s'écria-t-il, après que j'eus cessé de parler, cette jeune dame si prévenante, si douce! ... Oh! Oui, oui... je garantirois bien son innocence. Tout le monde l'aime: mais si vous la regrettez, elle n'est pas moins touchée de votre absence. Hier, en travaillant dans une allée solitaire du jardin, je l'ai surprise au travers d'une charmille, tandis qu'elle baisoit un portrait, qui sûrement étoit le vôtre: elle pleuroit de si bon coeur, que j'en étois tout attendri; et je m'en retirai le plus doucement qu'il fut possible, pour lui laisser ignorer que je l'avois apperçue.

Concevez, baron, concevez, s'il est possible, le ravissement où me jeta l'éloge naïf et le récit de cet honnête paysan.

Hé bien, mon dieu tutélaire! Tu peux nous servir, me rendre la vie, jouir toi-même de tout le bien que tu auras fait. Le barbare auquel elle est unie, a défendu qu'on lui remît aucune des lettres qu'on pourroit lui écrire. Favorise notre secrete correspondance. Sers l'amitié, la vertu, et le malheur. Ton nom paroîtra sur la premiere enveloppe de mes lettres que je t'adresserai; sur la seconde sera le nom de ma soeur: tu auras soin de les lui faire tenir, et tu prendras les siennes pour me les envoyer. Il consent à tout: je lui demande son nom, je lui apprends le mien. La joie étinceloit dans ses yeux, et il avoit l'air de m'être redevable, à l'instant même où il étoit le plus tendre, le plus zélé des bienfaiteurs.

Ma fortune est à toi, lui dis-je... que dites-vous, repliqua-t-il avec une sorte de douleur? Ne me proposez rien, vous m'ôteriez tout le plaisir.

Ce n'est pas tout; il faut qu'avant que je parte, tu me fasses voir Madame De Senanges. Ce soir, au coucher du soleil, quand les religieuses iront à l'office, ne pourroit-elle point paroître à la croisée de son appartement? Je ne veux qu'un regard, je suis heureux; parle à Julie sa femme-de-chambre, dis-lui que je suis ici. Mon ami, mon cher René... (c'est son nom) tu auras consolé deux coeurs à la fois... quelle jouissance pour le tien!

Il me promet de travailler à ce que je lui demande, et me conseille de disparoître jusqu'à la fin du jour: il entre alors dans le couvent; mais avant de me quitter, il m'avoit montré l'appartement de Madame De Senanges. En m'éloignant, je le regardois toujours.

À peine ai-je fait quelques pas, je vois de loin accourir le pauvre Dumont, tremblant, hors d'haleine: il s'étoit égaré en me cherchant dans la forêt. Il me gronda bien fort, de l'inquiétude où je l'avois mis, et je me la suis plus d'une fois reprochée. Pour sa consolation, je lui contai mon aventure avec une confiance qu'il méritoit.

Arrivé à notre auberge, il me pressa en vain de prendre quelque repos: je comptai, avec l'impatience du desir, toutes les minutes qui s'écoulerent jusqu'à l'heure où je devois être instruit du succès de mon message; long-tems avant qu'elle sonnât, je me mis en marche. Le premier objet que je rencontre, est l'honnête René, qui venoit au devant de moi pour m'informer de tout ce qu'il avoit fait. Julie étoit instruite; elle étoit montée chez sa maîtresse, elle en étoit descendue, toujours en sautant de joie: le rendez-vous étoit fixé sous les fenêtres de sa chambre, à l'heure où dans cette saison le jour commence à tomber. Dans la crainte de laisser échapper l'instant d'où dépendoit ma vie, je n'eus garde de m'éloigner. M'écartai-je d'un pas, je reviens avec précipitation, l'oeil toujours fixé sur l'endroit où devoit m'apparoître ma belle et infortunée maîtresse. Je tremble au bruit le plus léger, je frémis du moindre son; je crains tous les regards; j'espere, je languis, j'attends, je me meurs: elle se montre enfin... les forces me manquent. Jamais deux amans ne se trouverent dans une situation plus douce et plus cruelle à la fois: elle me parloit des yeux; il sembloit qu'elle voulût se précipiter dans mes bras; je lui tendois les miens, j'étois à genoux; mes soupirs inarticulés montoient jusqu'à elle; ses sanglots leur répondoient. Qu'elle étoit belle et touchante! Sa douleur ajoutoit encore à ses charmes! Elle se retira un moment, et me fit signe de rester: bientôt elle reparut, et me jeta un billet conçu en ces termes: "dieu! C'est vous! ... Je n'ose en croire mes yeux; mon coeur m'en assure: que ne puis-je mourir de ma joie! Mais fuyez, fuyez, cher amant! ... Votre danger, ma gloire, la vôtre même... fuyez, emportez ma vie: voyez couler mes larmes, et n'y résistez pas... je ne peux suffire à tout ce que j'éprouve; mon ame est prête à m'abandonner! ... Adieu... " je couvris cette lettre de baisers et de pleurs: le plaisir, la douleur, le trouble et la crainte se confondoient dans mes sens, dans mes esprits et dans mon coeur: une porte du couvent, s'ouvrant avec fracas, força Madame De Senanges de disparoître: la croisée se ferma; tout disparut pour moi, et je demeurai comme anéanti. Après quelques momens, je repris mes sens, et me traînai vers la chaumiere de René. Je me jetai dans son sein, sans proférer une parole... il comprit ce silence. Sa femme étoit touchée jusqu'aux larmes. Le souper de ces bonnes gens étoit préparé; ils me proposerent de le partager avec moi; je l'acceptai. Jamais le banquet le plus splendide ne me parut si délicieux, que ce repas frugal et champêtre, apprêté par la nature, offert par la bonhommie, et qui me retraçoit la simplicité des premiers âges du monde. Notre souper fini, Thérese (c'est le nom de la femme de René) se leve, prend la lampe, et me conduit au berceau de son enfant; elle vouloit voir s'il reposoit: convenez donc, me disoit-elle, qu'il ressemble bien à son pere; et elle baisoit le pere, à cause de la ressemblance. Baron, je laisse à votre ame le soin de développer ce tableau; je vous l'indique, il est fini pour vous. Cher enfant de mes bienfaiteurs, m'écriai-je, pressé par la plus tendre émotion, tant que je vivrai, l'infortune ne flétrira point tes jours; né dans le sein de la candeur et de l'innocence, tu as tous les titres. Dors, dors avec sécurité; d'aujourd'hui je te prends sous ma protection. Madame De Senanges et moi, nous ne t'abandonnerons jamais. Alors je me courbai sur son berceau pour le caresser à mon tour, et j'y laissai, sans qu'on s'en apperçût, un rouleau de cinquante louis. Il falloit bien payer le port des lettres que René alloit recevoir pour moi, et qu'il devoit remettre à leur destination. Dumont m'attendoit; je me fais un effort pour quitter ce couple respectable; je ne pouvois me détacher de leurs embrassemens, et je voyois sur le front de René la satisfaction intérieure d'échapper à la récompense. Je pars enfin; mais, avant de m'éloigner, je retourne vingt fois la tête vers cette croisée où Madame De Senanges avoit paru, et que je ne voyois plus qu'avec les yeux de l'ame... pour lesquels les ténebres n'existent point.

Cher baron, je suis encore au village de... c'est de ce lieu que je vous écris. Ici je suis seul, inconnu, j'y suis près d'elle: que ne puis-je y rester, y mourir, y être enseveli! Je m'en arrache demain, et c'est avec un serrement de coeur inexprimable. J'ai pourtant, ô ciel, des graces à te rendre! Un rayon de bonheur m'a lui, dans l'abyme où je suis tombé; j'ai vu encore une fois celle que j'aimerai jusqu'au dernier soupir; j'ai trouvé moyen de lui faire parvenir l'épanchement de ma douleur: j'ai apporté quelque soulagement sous un toit rustique et dans la demeure du pauvre! ... Je ne suis pas tout-à-fait malheureux.

PARTIE 2 LETTRE 36

De Madame De Senanges, au chevalier. Je vous ai vu! ... Dieu, quel moment! Et comment vous peindre mon trouble, ma joie, ce doux frémissement, ces larmes délicieuses, qui n'ont jamais coulé que pour vous... mes craintes même étoient des plaisirs. Ah! Ces souvenirs adorés ne sortiront jamais de mon coeur: il est brûlant d'amour ce coeur, il est tout entier à votre image. Sous le poids des chaînes il me fait sentir que je suis libre, puisque je vous idolâtre. Où êtes-vous? Je vous appelle en vain, vous ne pouvez plus m'entendre. À chaque instant qui s'écoule, à chaque pas que vous faites, vous vous éloignez de moi! ... Tout-à-l'heure devant mes yeux, près de votre amante! ... À présent, hélas! ... Ciel! Voilà une lettre de vous! Cher amant, vous m'aimez! ... Et vous osez me plaindre! L'ingrat! Il ne sait donc pas que la mort la plus affreuse me seroit douce, si je la souffrois pour lui. Ah! Calmez-vous; apprenez à vaincre le sort, soyons au-dessus du nôtre. Ne me faites plus l'injure de vous affliger. Peut-on nous séparer, quand l'amour le plus tendre nous unit? Et pensez-vous que je regrette un monde qui avoit déjà disparu pour moi? Que l'univers, que mon persécuteur, que le ciel même me portent envie! J'ai, dans ma prison, votre estime, le témoignage de ma conscience, et les preuves les plus touchantes de votre tendresse: que m'importent l'injustice d'un homme et le blâme de tous? Je n'ai à rougir à mes yeux, ni aux vôtres... je rends graces à mon tyran. Oui, ces grilles, ces verroux, le recueillement de ce cloître, ces impuissantes barrieres, je les chéris; elles me sauvent de ma foiblesse, et peut-être redoublent mon sentiment. Tout, dans ces lieux, tout l'accroît. J'y suis loin d'une foule importune. J'y passe mes jours à relire vos lettres que je couvre de baisers: votre portrait, je le presse sur mon coeur palpitant, qui le dispute à mes regards; et ce n'est point encore assez pour moi. Je vous vois dans tous les objets qui s'offrent à mes yeux; et je les fermerois à tout, si je cessois de vous y trouver. Ô vous! Qui m'êtes apparu comme un dieu bienfaisant; vous, dont la présence vient d'enchanter, d'embellir ma vie, ma solitude, tout ce qui m'environne; cher amant, mon bien suprême, mon seul, mon unique bien! Que ne vous dois-je pas? Les fureurs de la jalousie, l'austere vigilance de mes gardiennes, rien n'a pu vous arrêter, ni m'enlever au bonheur de vous revoir... c'est le ciel qui vous a conduit; il protege la vertu; il pardonne à la sensibilité que l'innocence accompagne. De quoi nous puniroit-il? S'aimer comme on l'adore, c'est lui offrir l'encens fait pour lui plaire. Oui, sa bonté veille sur nous; il nous envoie ce paysan respectable, plus grand dans sa misere, que bien des êtres qui le dédaignent. Cet homme d'ailleurs vous a vu, il vous a parlé... jugez de ce qu'il acquiert à mes yeux! Combien je l'aime! Il dit que mon frere est charmant; il l'a dit à ma Julie: je me suis fait répéter cent fois ses moindres paroles... mon frere, mon ami, mon amant, vous qui m'êtes encore plus, combien je vous sais gré du détour dont vous vous êtes servi! Le mensonge cesse d'être une lâcheté, quand il ennoblit les services que notre bienfaiteur nous rend, et qu'il lui conserve la dignité de son caractere. J'admire, j'apprécie votre délicatesse, mais elle ne m'étonne pas. Julie est convenue avec lui qu'elle iroit tous les jours, pour qu'on ne les vît point ensemble, porter mes lettres et chercher les vôtres à une place indiquée. Comment les payer assez d'un tel bienfait? Ne nous plaignons pas: le mystere de notre commerce y répand un nouveau charme. Plus libre, on peut devenir coupable. Qui sait même, qui sait si, me voyant tous les jours, vous m'auriez autant aimée? Ah! Je bénis ce qui m'arrive, si je vous en suis plus chere. Adieu, adieu... soyez calme; que je vous inspire un sentiment doux! Jouissez des plaisirs qui se présenteront, ils seront les miens: mais donnez des momens à l'amour, à son recueillement, à mon idée: soyez heureux! ... Ah! Dites, pourriez-vous l'être sans moi?

PARTIE 2 LETTRE 37

Du chevalier, à Madame De Senanges. Où suis-je? D'où vient m'avez-vous forcé de fuir, d'abandonner votre désert? Qu'il est affreux celui où je me retrouve! Combien j'y suis isolé, au milieu de la multitude qui s'agite autour de moi, et que je déteste, parce qu'elle me distrait, parce qu'elle envenime encore la profonde blessure de mon coeur! Où m'a-t-on entraîné! Quels devoirs pénibles me lient! Quelle froide étiquette m'enchaîne! Ames stériles et glacées, combien je souffre d'être parmi vous! Tout de vous est menaçant, jusqu'au rire de douleur qui avorte sur vos levres perfides; vous ne devinez le malheureux que par le desir de lui échapper. C'est dans la cabane de René, qu'on trouve les épanchemens d'une ame sensible, et les tendres larmes de la commisération; c'est là que j'ai joui d'un instant de bonheur: me voilà retombé dans les ténebres de la mélancolie... hélas! Qu'est devenue celle que j'adore? Elle pleure, et ma main ne peut sécher ses larmes! Elle gémit, et ses gémissemens ne peuvent arriver jusqu'à moi! On l'a enlevée aux voeux d'un monde qu'elle embellissoit; on flétrit sa jeunesse, on la condamne aux ennuis d'une solitude... éternelle peut-être! On attaque jusqu'à sa réputation; et c'est pour moi, c'est par moi, qu'elle est malheureuse et déshonorée! Et je vis! Et je ne vais pas expirer sur le lieu qu'elle habite! Que fais-je ici, où l'on insulte à vos chagrins, où l'on ferme l'oreille à la voix de vos défenseurs! Ce sont vos ordres que j'exécute. Quand je vous accable, il est juste que vous m'en punissiez... ah! Ma peine est trop cruelle. Quels objets attristent mes regards! Que l'aspect du vice est effroyable, lorsqu'on entend retentir de loin les soupirs de l'innocence! Tandis que tant de femmes, le crime dans le coeur et l'audace au front, consultent dédaigneusement sur le choix de leurs plaisirs, vous languissez dans les tourmens de la servitude! Que dis-je! Vos fers sont glorieux, et leurs jouissances empoisonnées. Votre honnêteté vous reste; le remords ne les quitte pas: elles se méprisent... elles sont les infortunées. Mais quoi! N'est-il aucun moyen de briser vos fers, de s'armer contre l'injustice, de vous rendre à votre amant? ... Ecoutez, je puis tout oser, je puis tout entreprendre, la foule des périls est un aiguillon de plus pour mon amour. Je vous arracherai à votre persécuteur; nous fuirons ensemble sous des climats où la vertu sera respectée, où la honte ne sera pas le prix des plus doux sentimens; nous rentrerons dans tous les droits de la nature. C'est le choix du coeur qui fait la véritable patrie. En quittant la vôtre, vous secouerez le joug des petits préjugés, des misérables bienséances qu'elle adopte, et qui ne deviennent sacrés que par le pli de l'habitude, ou les terreurs de l'éducation... vous serez à moi. Des amans tels que nous ne sont nulle part étrangers; ils se retrouvent toujours; jamais ils n'ont rien perdu. Ce projet me transporte, il m'enivre; dites un mot, il est accompli.

À quoi pensé-je! Ces chimeres de mon imagination, vous ne voudrez point qu'elles se réalisent. Au moins, gardez-vous de les condamner. J'aime à repaître ma tristesse de ces illusions qui la soulagent et la trompent; j'aime à me figurer des lieux où, sous un ciel pur et parmi des êtres sensibles, nous serions libres de nous aimer. Laissez-moi habiter un monde enfanté par ma rêverie; laissez-moi vous y suivre en idée; et puisque le sort nous sépare, souffrez qu'une erreur innocente nous unisse un moment. Hélas! Hélas! Mes larmes coulent; me voilà rendu à la vérité. Plus vous affectez de calme dans votre derniere lettre, dans cette lettre où vous commandez à votre douleur, pour épargner la mienne, plus vous ajoutez à mon déchirement. Que je sois heureux, moi! Que je sois heureux! C'est vous qui me le recommandez! Vous voulez que je goûte les plaisirs qui se présentent! Ah, cruelle! ... Vous pleurer le jour, vous pleurer la nuit, m'abymer dans mes regrets, chérir tout ce qui les augmente, retourner sans cesse dans ces promenades solitaires où je vous ai quelquefois accompagnée, vous y appeller, y chercher les vestiges de vos pas, couvrir de baisers les gages précieux de votre tendresse: les voilà mes plaisirs; je n'en ai, je n'en veux point avoir d'autres. Je hais les femmes dont je suis environné; il me semble qu'elles sont toutes complices de vos malheurs; je vous les compare; jugez si je vous suis fidelle! Dans la lettre que je vous ai écrite avant de sortir du village de *, et que René a dû vous remettre, je vous parlois de l'odieuse Madame D'Ercy; vous ne m'en dites rien. Ah! C'est un être VIL, que vous n'appercevez pas. Ô ciel! Et j'ai pu l'aimer! Moi, destiné à vous adorer! Moi, qui devois sentir un jour l'enthousiasme de la vertu! Que faites-vous dans ce moment? Tournez-vous vos regards vers le lieu où je me suis prosterné devant vous? Les laissez-vous s'égarer sur la forêt ténébreuse où j'ai passé la plus longue des nuits? Sentez-vous, comme moi, toutes les horreurs de notre séparation?

PARTIE 2 LETTRE 38

De Madame De Senanges, au chevalier. Je voudrois vous consoler, je n'en ai plus la force. Votre présence, ce moment de bonheur m'avoit élevée au-dessus de mes maux; mon courage a disparu avec vous; un accablement profond lui succede... hélas, nous sommes séparés! ... Cette porte redoutable, c'est peut-être pour toujours qu'on l'a fermée sur moi! Je ne vois point de terme à mes peines... les ai-je donc méritées? ... Je suis privée de tout, je suis loin de vous; ma réputation est flétrie, mon oncle désolé, je fais couler les pleurs d'une amie, et j'ai, avec tous mes malheurs, celui d'affliger ce que j'aime! ... Ah! Quand je vous ai dit que j'étois tranquille, quand je m'applaudissois de pouvoir vous tromper, c'est en versant un torrent de larmes que je vous reprochois les vôtres... moi, chérir des lieux que vous n'habitez point, revoir tous les jours la lumiere, et jamais mon amant! ... Vous chercher même dans les ténebres, et toujours en vain! Etre innocente et soupçonnée, malheureuse et sans espoir! Enchaînée ici, quand mon coeur vole vers vous, et que je vous ai défendu, que j'ai dû vous défendre d'y reparoître! Moi, ne pas haïr des tourmens dont vous souffrez, que votre douleur me rend horribles, que je ne soutiendrois pas, si vous cessiez de les partager! ... L'effort humain ne peut aller jusque-là... je viens de relire votre derniere lettre, et je suis plus calme. Qu'elles sont tendres vos lettres! Combien vous méritez d'être adoré! Et je me laisse abattre par le chagrin! N'ai-je pas tort, puisque vous m'aimez? Oubliez un moment de foiblesse; sur-tout ne m'imitez pas. Donnez de mes nouvelles à Madame De *. Il m'en coûte de ne lui pas écrire: mais si je multiplie les messages, je crains qu'on ne découvre le mystere de notre commerce; et je résiste aux mouvemens de l'amitié, je me prive de ses consolations, pour me conserver au bonheur de m'entretenir avec vous. Dites-lui les raisons de mon silence et mes regrets: son coeur fera grace au mien; je la connois; elle pardonnera à l'amante, sans douter de l'amie. Je ne vous ai point parlé de Madame D'Ercy, et vous vous en étonnez! Vous honorez de votre haine un objet de mépris! Ce n'est pas votre fureur, c'est votre pitié, qu'elle doit faire naître. Le coup horrible qu'elle nous a porté, l'avilit à ses propres yeux. Quelques années encore, et elle deviendra l'opprobre de ceux dont elle est l'idole. Ses adorateurs disparoîtront avec ses charmes, ses vices lui resteront, elle sera seule dans la nature... nous serons trop vengés. Vous, ne perdez jamais le souvenir du sentiment qu'elle vous avoit surpris, ni des services qu'elle vous a rendus. Rien ne dégage une ame honnête de la reconnoissance; et dût-elle s'armer contre moi, en me défendant, il vous faudroit la respecter. Oh, mon ami! Que ces déserts sont lugubres! Que d'infortunées y gémissent en silence! Que de voeux forcés, ou suivis d'un désespoir qu'il faut dévorer! Les soupirs y sont interdits; on s'y cache le jour; les nuits sont interrompues par des sanglots, ou plutôt les nuits y sont éternelles! Hé bien, ces redoutables asyles, je les ai chéris un moment. Mes yeux sont toujours attachés sur la place que vous y occupiez, mes larmes l'ont marquée, je ne l'envisage point sans un battement de coeur, une émotion, un frémissement dont on s'appercevroit, si je ne fuyois pas tous les regards. Julie est ma seule compagnie; je n'en veux point d'autre. Elle me parle de vous; j'écris tous les jours à mon oncle, il m'est prescrit de n'écrire qu'à lui. Cette occupation m'est bien douce: je partage mon tems entre mon amant et cet homme respectable. Combien il m'inquiete! Les soins de sa niece lui manquent; on l'a arrachée de ses bras comme une criminelle; sa délicatesse et son coeur ont souffert; sa santé mal affermie... de quelque côté que je me tourne, des sujets de douleur s'offrent à moi. Que nous sommes loin l'un de l'autre! Que je suis à plaindre, et que j'ai peu de fermeté! Soyez plus courageux que moi. Ce n'est pas ma situation qui me désespere, c'est votre absence. Ménagez vos jours, si vous voulez reculer le terme des miens.

PARTIE 2 LETTRE 39

Du commandeur, à Madame De Senanges. M De Senanges, chez qui je suis, ma chere soeur, vient d'écrire à l'abbesse de votre couvent, et je mets ma lettre sous la même enveloppe que la sienne, afin qu'elle vous soit remise plus sûrement. Je suis attendri de votre infortune, et je ne néglige pas vos intérêts. J'aime mon frere; mais la tendresse que je lui dois n'a point étouffé celle que j'ai pour vous. Je vous plains; je fais plus: depuis votre détention, je n'ai point quitté votre mari, dans l'espérance de le fléchir, de lui ouvrir les yeux, et de vous rendre la liberté. Le malheureux! Au milieu de ses fureurs, il est dévoré par son amour. M De Valois lui a écrit, il a reçu une lettre du Baron De *, qui tous deux garantissent votre innocence; il en est convaincu. Quelquefois il déteste sa violence, des pleurs roulent dans ses yeux, et il est tout prêt à pardonner; mais soudain un sentiment contraire s'empare de lui, et il se livre à des emportemens qui me font trembler pour sa vie.

Elle me hait, dit-il, et je serois sensible à ses maux! Qu'elle gémisse, qu'elle expire dans les larmes, qu'elle expire en me maudissant! Que m'importe sa vertu? C'est son amour que je voulois... que dis-je? Sa vertu! Elle aime un autre que moi; et je ne les ai pas tous deux poignardés de ma main!

À ces mots il rougit, ses veines s'enflent, tout son corps est agité de convulsions; je cours à lui, je veux le consoler, le secourir: il me repousse d'un air farouche, et quelquefois il s'enferme six heures de suite, sans que personne ose approcher de son appartement. La chasse est la seule distraction qu'il veuille souffrir, et il semble qu'il ne la préfere qu'avec le projet d'y hasarder ses jours. Il affecte de monter les chevaux les plus ombrageux, et de s'abandonner à leur fougue dans les routes les plus impraticables. Il aime à s'écarter de ses gens, et à s'égarer seul dans l'épaisseur des bois. Je vous l'avouerai, l'état de mon frere m'attendrit jusqu'aux larmes. Sa passion en a fait un tigre; mais alors même qu'il vous persécute, il est plus infortuné que vous: cependant c'est dans sa passion même, toute féroce, toute effrénée qu'elle est, que je trouverai les moyens de le désarmer. Ces sortes de caracteres, quand ils ont été fatigués par de fortes secousses, deviennent susceptibles d'émotions tendres. La même sensibilité qui leur met le poignard à la main, les détermine à la compassion: c'est là que je veux l'amener; j'en ai la certitude, si vous voulez seconder mes efforts, mes prieres, et n'être pas impitoyable à votre tour. Il vous a proposé de retourner avec lui; voulez-vous y consentir? J'obtiens tout. Avant deux jours vous êtes libre; vous rentrez dans tous vos droits aux yeux d'un monde pour lequel vous êtes faite, et où vous reparoîtrez avec éclat, quand votre mari vous aura fait lui-même la plus authentique réparation.

Ma chere soeur, réfléchissez un moment, et voyez à quels maux vous vous exposez, en persistant dans votre animosité contre un homme de qui dépend votre existence. Il peut vous enlever jusqu'à la considération, si précieuse pour une ame comme la vôtre. Vous êtes au plus beau de votre carriere: voulez-vous la finir dans les larmes, les regrets, et j'ose dire, le déshonneur? La femme la plus innocente ne l'est plus aux yeux du public, dès que son mari sévit contre elle. Ce public, souvent si injuste, devient équitable alors, parce que, ne pouvant scruter le fond des coeurs, il est obligé de juger sur les apparences.

Je sais tout ce que vous avez eu à souffrir de mon frere. Je connois ses emportemens, la violence de ses transports, et la rage de sa jalousie; mais il a tant souffert lui-même, que ses tourmens ont dû lui servir de leçons, et dompter son coeur... qui vous aime avec idolatrie. Tirez au moins cet avantage de votre solitude, de voir les choses avec plus de sang-froid et sous un jour plus vrai. Personne au monde ne sait mieux que moi, combien vous êtes honnête et irréprochable; mais prenez-y garde: votre fermeté actuelle n'est que l'effervescence du sentiment nouveau qui vous occupe. L'amour, dans une ame comme la vôtre, ne va point sans une sorte d'héroïsme qui ennoblit tout ce qu'il suggere, qui soutient pour le moment, et peut égarer pour le reste de la vie. Vous avez immolé au devoir la passion la plus tendre, et l'orgueil de cette victoire vous tient lieu de tout... même du bonheur. Aveugle que vous êtes! Qui sait si vous ne pleurerez pas un jour ce qui vous console aujourd'hui? Celui que vous aimez est jeune, ardent, jeté dans un tourbillon où l'inconstance est presque de nécessité. Qui sait si, après les premiers regrets de votre absence, il ne se laissera point aller aux séductions d'un monde qui corrompt tout ce qui l'approche? Qui sait si un établissement avantageux ne l'emportera point sur les rêves affligeans d'une passion sans espoir? Je ne cherche point à vous effrayer; mais il court déjà des bruits qui pourroient donner du poids à mes conseils, si je voulois y croire. Encore un coup, cessez de vous faire un dieu, d'un être qui, après tout, n'est qu'un homme, c'est-à-dire, toujours à la veille d'être infidele. Je vous parle avec une franchise un peu dure; mais je la crois nécessaire pour fixer votre esprit sur les objets qui doivent l'attacher davantage, et le détourner de ceux qui vous trompent en vous enivrant. Rentrez en vous-même: donnez à votre vertu des motifs aussi nobles et plus solides. Mon frere a des vices, j'en conviens: tâchez de les vaincre à force de bons procédés, de douceur et de modération. Il est une adresse louable qui peut suppléer au défaut de l'attrait, et il est permis d'abuser le malade qu'on veut guérir. Vous ne pouvez aimer celui qui fit si long-tems, et qui fait encore le supplice de vos jours; mais vous pouvez le plaindre, ne le point haïr, le ramener par degrés, et devenir sa bienfaitrice, en vous l'acquérant pour ami. Ô combien je jouirois de sa félicité... de la vôtre! Qu'elles seroient douces les larmes que je répandrois dans votre sein, si je pouvois vous voir unis, si je pouvois vous rendre à la société, pour laquelle vous êtes perdus tous deux!

Si vous persistez dans votre résolution, mon frere est condamné à une vieillesse affreuse, que vous aurez peut-être à vous reprocher; et vous, au printems de vos jours, vous perdez votre état, l'estime des honnêtes gens, les hommages dus à vos charmes, et tout le fruit de vos vertus. C'est pour vous, pour vous seule, que j'insiste maintenant. Pour briser vos fers, c'est à vous-même que je m'adresse. Dites un mot, ils vont tomber: vous recouvrez vos avantages, vous sauvez mon malheureux frere, et vous me rendez la vie, en assurant le bonheur de la vôtre. Répondez-moi. Senanges a mandé à l'abbesse qu'il vous permettoit de m'écrire; j'attends votre lettre avec la plus vive impatience; elle décidera de votre sort; jugez combien elle m'intéresse!

PARTIE 2 LETTRE 40

De Madame De Senanges, au commandeur. Cher commandeur, que j'aime votre lettre, et votre procédé! Il me prouve qu'il est encore des ames honnêtes. Il m'apprend qu'on n'oublie pas toujours ceux que l'autorité opprime, et que le sort persécute. C'est le frere de M De Senanges qui s'occupe de mes malheurs, qui songe à les terminer! Tout son sang n'est donc point soulevé contre moi! Ah! Prenez garde, il finira par vous haïr, s'il peut se convaincre que vous ne me détestez pas. Il voudroit m'enlever le peu d'amis qui me restent; il voudroit mettre le dernier trait à mon infortune, en me fermant tous les coeurs qui me plaignent et cherchent à me consoler.

Dieu, quelle proposition vous me faites! Vous ne connoissez pas encore M De Senanges, puisque vous me conseillez de retourner avec lui. J'ai été, pendant sept ans, en bute aux orages de cette ame inexplicable et féroce. Les moyens de douceur que vous me suggérez, je les ai tous employés. Combien de fois je me suis jetée à ses pieds! Combien de fois je les ai trempés de mes larmes, pour implorer, je ne dis pas sa justice (il n'en connoît point), mais sa pitié, sa commisération pour un être qu'il accabloit, sans qu'il le méritât! Il sembloit que son courroux s'accrût à proportion de mes efforts et de mes prieres.

Dispensez-moi de vous raconter les extrêmités auxquelles il se portoit. En refusant de me réconcilier avec lui, ce sont peut-être des crimes que je lui épargne; ce sont, au moins, des cruautés inouies, et qui surpassent toute expression. Son caractere peut changer... non, commandeur, non, jamais; il s'est aigri avec l'âge. Il est, dites-vous, convaincu de mon innocence... il paroît l'être; c'est un piege qu'il tend à votre crédulité; il n'a plus de droits sur la mienne. À peine aurois-je consenti, que je verrois toutes ses fureurs se rallumer, et elles acquerroient un nouveau degré de force, par la contrainte même de cet instant de dissimulation. C'est alors que mes jours seroient affreux, que mes nuits se consumeroient dans les sanglots, que tous mes momens seroient marqués par les horreurs de son despotisme. Si dans le tems que mon ame, toute entiere à la douleur, ignoroit jusqu'au nom de l'amour; si dans ce tems-là, dis-je, il se défioit de mes moindres mouvemens, de mes gestes, de mes regards, de mes paroles les plus innocentes, que seroit-ce à présent que mon coeur est agité par la passion la plus vive qu'on ait jamais sentie? Il entendroit mes soupirs les plus secrets; il liroit dans mes yeux l'expression involontaire de mon amour; il interpréteroit mon silence, souvent plus passionné que les discours, et surprendroit, avec une rage dont j'aurois tout à craindre, jusqu'aux mysteres de ma pensée. Oui, oui, commandeur, il me devineroit à tous les instans du jour, et peut-être moi-même n'aurois-je pas la force de lui rien cacher. On peut abuser le malade qu'on veut guérir. Moi, l'abuser, moi! J'aimerois mieux lui donner mon coeur à dévorer, que de flétrir ce coeur qu'il n'a jamais connu par l'ombre même de la feinte. Elle me seroit insupportable; la pureté de l'intention ne corrigeroit point ce qu'elle a d'odieux pour moi, et je serois vraie, dût la mort la plus horrible être le prix de ma sincérité! Me voilà telle que je suis. Plaignez mes malheurs; respectez mes principes. Après des raisons aussi fortes, pourriez-vous encore m'engager à un raccommodement qui ne seroit qu'un prétexte à des atrocités nouvelles. Je le sais bien, et je le sens avec une profonde amertume, M De Senanges m'a enlevé la considération dont je jouissois, et, j'ose le dire, le prix de ma conduite; il m'a ôté, non pas l'honneur, mais la gloire, cette gloire qui tient à l'opinion; il m'a privée de tout, et il me fait passer par un tombeau pour arriver à un autre. Je n'ai plus de relations avec les humains; ils me méprisent; ils ignorent l'étendue de mon infortune et la force de mes sacrifices; mais le témoignage de ma conscience me reste. Il me tranquillise, il m'aguerrit contre cet opprobe apparent, qui est le vice de notre société, et non un châtiment qui doive effrayer l'innocence; on n'est jamais punie que par son coeur; le mien est pur. Il existe un mortel qui partage mes affections, mes peines, et mon courage; un seul homme vertueux, qui rend justice à mon honnêteté (qui en est la victime peut-être): voilà mon juge, voilà mon univers. Oui, j'aime, commandeur, et cet amour est trop noble pour que je rougisse d'en faire l'aveu. Etois-je donc la seule femme au monde que la nature condamnât à ne rien aimer? On a livré mon enfance au plus impitoyable des époux; je n'ai connu, avec lui, que les frémissemens de la crainte, les terreurs de l'antipathie, et la rigueur des devoirs, qu'aucun charme n'adoucissoit. Après cette épreuve épouvantable, j'ai joui d'un moment de liberté: j'ai cru qu'elle étoit le bien suprême; j'ai épuisé tous les plaisirs de la dissipation; j'ai, en quelque sorte, effleuré la surface du bonheur: mais le calme où mon ame sommeilloit, devint bientôt une langueur pénible. J'apperçus, ou plutôt je sentis le vuide de ces amusemens frivoles qui m'avoient séduite; des soupirs, qui n'avoient point d'objet, m'échappoient quelquefois, et je souhaitois involontairement de rencontrer un être à qui je pusse les adresser. Il s'en présenta un qui, comme moi, ennuyé de la pompe et du bruit, aspiroit à la douceur d'un sentiment dans lequel il pût se recueillir. Je ne sais quelle sympathie, je ne sais quelle voix secrete du coeur, nous avertit des rapports qui se trouvoient entre nos deux ames, et les attira l'une à l'autre. J'ai rencontré chez lui tout ce que l'amour a d'honnête, de délicat, et de généreux; il ne s'est point effarouché des devoirs que j'avois à remplir, et auxquels, avant tout, je voulois être fidelle. Il s'est soumis aux conditions les plus cruelles qu'on puisse imposer à un amant; et j'ai jugé de sa tendresse par le respect qu'il avoit pour ma gloire. Son attachement n'a rien coûté à mes principes; il est ma vie; que dis-je! Il m'est bien plus qu'elle; il me rend mon malheur supportable. Je prononce le nom de ce que j'aime, et mes peines se calment. C'est à vous, c'est au frere de M De Senanges que je fais de pareils aveux; jugez si je vous estime, jugez si ma confiance est entiere, et si je crains qu'elle soit jamais trompée. Ah! Commandeur, mon cher commandeur, ne cherchez point à détruire un sentiment sans lequel je ne serois plus. Tout le monde a droit de m'accabler, de m'accuser... mon honneur est en dépôt dans le coeur de mon amant. C'est là que je n'ai rien perdu; c'est là que je jouis de tous mes droits: c'est là que l'intérêt le plus vif, et que l'estime la plus méritée me dédommagent des affronts de l'univers: et vous voudriez me faire renoncer à la seule douceur qui me reste! Non, non; ne l'espérez pas: gardez-vous de croire aux bruits qui se répandent; ils ne peuvent être que faux... il sait ce que j'ai fait pour lui; il voit à quels maux je me suis exposée, plutôt que de m'arracher à mon amour; il sait que, dans cette solitude, je n'ai d'autres ressources, pour exister encore, que de penser qu'il m'est fidele. Et il seroit ingrat! ... Il ne pourroit l'être, sans devenir le plus inhumain des hommes, sans avoir quelques traits de ressemblance avec mon persécuteur. Pourquoi voulez-vous me donner des alarmes? Croyez-vous me guérir en m'effrayant? Il est impossible qu'un coeur comme le mien se détache; je n'ai donné que lui, mais je l'ai donné sans réserve, et la mort viendra le glacer, avant qu'il soit volage ou moins sensible. En me rendant le chevalier suspect, ne croyez pas me ramener à un mari que je ne dois point haïr, mais que je ne puis aimer, et que je ne tromperai jamais.

M De Valois, cet oncle si tendre, cet ami si vrai, ce bienfaiteur si généreux, M De Valois m'a fait les mêmes instances que vous; mais j'ai vu aux caracteres effacés de sa lettre, que sa main trembloit en les traçant, et qu'il les avoit mouillés de pleurs. J'ai vu qu'il frémissoit lui-même du conseil qu'il me donnoit, et qu'il m'engageoit à rentrer en grace avec M De Senanges, comme on encourage une coupable au supplice qu'on lui prépare. M De Senanges! ... Son idée seule me fait frissonner. Plutôt, plutôt expirer mille fois dans cette retraite, que de passer mes jours déplorables avec lui! Ici, du moins, un regard vengeur et formidable ne s'attache point à toutes mes actions; la tyrannie ne s'étend point jusqu'aux émotions que mon coeur éprouve. Je puis songer librement à ce que j'aime, je puis me reposer à loisir sur son idée, pleurer sur son image; je puis m'abandonner aux délicieux épanchemens de l'amitié.

Une jeune personne, qu'un amour infortuné traîna dans cette retraite, où elle va bientôt se lier par des voeux, a deviné mes peines, et m'a confié ses tourmens. Nous gémissons, nous soupirons ensemble, et nous trouvons, dans cette confidence intime de nos malheurs mutuels, la plus douce des consolations. Hélas! Je prie le ciel qu'il me conserve cette précieuse amie. Sa santé languissante me fait sans cesse trembler pour ses jours, et je serois au désespoir qu'elle me fût arrachée.

Laissez-moi ici, puisque vous n'avez pas d'autre moyen de m'en tirer. Puisse seulement mon exemple être utile à celles dont les parens voudroient forcer l'inclination! Puissé-je être la derniere victime des noeuds mal assortis; et que mes pleurs ne soient pas perdus pour un sexe trop foible, trop opprimé, et presque toujours malheureux! Combien de femmes, à ma place, se seroient abandonnées aux désordres les plus excessifs, et auroient peut-être mérité leur sort, par le scandale de leur foiblesse! L'honneur m'a soutenue, mais en suis-je moins accablée? Irréprochable à mes yeux, suis-je moins criminelle aux yeux des autres? Mes fers en sont-ils moins pesans? Ô mon pere, mon pere! Si ceux qui ne sont plus prennent quelque part aux maux de ceux qui habitent ce triste globe, combien tu dois souffrir! Combien mes gémissemens doivent troubler le calme de la tombe où tu es renfermé! Vois ta fille emprisonnée, avilie aux yeux de la société, en proie aux fureurs d'un barbare... vois-la déchirée par tous les combats de l'honneur le plus inflexible contre la passion la plus ardente. Que dis-je? Où m'égaré-je? Va, je ne te reproche rien; tu n'as point prévu les suites de ma complaisance, et de l'union fatale dont les avantages t'avoient ébloui! Au comble des revers, j'ai du moins la satisfaction de n'avoir jamais manqué au respect que je te devois, et de t'avoir prouvé, par mon obéissance, combien tu étois aimé.

Cher commandeur, ma lettre est couverte de larmes, et je ne sais si vous pourrez la lire. Combien mon coeur est oppressé! Hélas! Je vous remercie de l'intérêt généreux que vous prenez à moi; mais je ne puis vous offrir ma reconnoissance. J'attendrai que M De Senanges prenne enfin pitié de la malheureuse créature qu'il ne se lasse point de poursuivre; j'attendrai qu'il me permette de retourner chez l'adorable M De Valois. Sinon je resterai ici, j'y pleurerai, s'il le veut, jusqu'à mon heure suprême, qui peut-être ne tardera pas long-tems. Vous, cependant, veillez sur les jours de votre frere; je suis loin d'en souhaiter la fin: je desire son bonheur, sa tranquillité, dussé-je l'acheter de la mienne.

Tout ce que je vous demande, c'est de solliciter mon retour chez mon oncle. Si vous l'obtenez, je vous devrai plus que la vie, et j'emploierai le reste de la mienne à me rendre digne d'un tel bienfait.

PARTIE 2 LETTRE 41

De Madame De Senanges, au chevalier. Cher amant, que je suis heureuse! Je viens de vous faire un sacrifice nouveau; je viens de vous donner une preuve nouvelle de mon amour! J'ai reçu une lettre du commandeur; il me propose ma liberté, si je veux retourner avec M De Senanges: il est sûr, dit-il, de le fléchir: mais moi, j'ai frémi de cette proposition; je l'ai rejetée. J'aime mieux gémir quelque tems ici, que d'être condamnée à ne vous voir jamais. Si je me réconciliois avec M De Senanges, nous serions séparés pour toujours; ma captivité seroit cent fois plus dure que celle où je languis. Vous m'aimez, je vous adore. On agit pour moi, plusieurs personnes emploient en ma faveur tout ce qu'elles ont de crédit; peut-être réussiront-elles; peut-être vous reverrai-je encore. Enfin, j'ai le plaisir de m'immoler pour vous: c'en est un que vous devez sentir, puisque vous connoissez l'amour; le mien s'augmente à tous les instans. Votre idée me suit, elle m'enchante; je la porte aux pieds du sanctuaire; vous êtes le dieu que j'y implore. Mon culte est de l'idolatrie, vous la méritez: que ne puis-je vous dresser des autels! Que ne puis-je voir le monde à vos pieds, et lui donner l'exemple!

Combien un sentiment tendre s'approfondit dans la solitude! Rien n'y distrait l'esprit, tout y parle au coeur; tout y entretient cette rêverie qui reporte l'ame sur les plaisirs passés, et lui fait un plaisir encore de sa réflexion sur les maux présens. Oui, cher amant, oui, quand je songe à vous, votre seule image répand autour de moi un charme inexprimable; je suis heureuse de l'excès de mon amour, et de l'assurance du vôtre: je suis heureuse en dépit de M De Senanges, de ma prison, de ce cloître formidable et du délaissement de l'univers. Vous m'aimez, vous me le dites, vous m'en donnez les preuves les plus tendres: ah! Si je pleure, mes larmes n'ont point d'amertume. Que je chéris le bon René! Avec quel intérêt je suis tous ses travaux! Sa femme ne le quitte pas; elle est aussi laborieuse, aussi active que lui; le desir d'aider son mari lui donne des forces; ils s'aiment, ils ne s'apperçoivent point de la peine, et je suis jalouse de leurs plaisirs. Que ne suis-je condamnée à cultiver moi-même un petit enclos que j'habiterois avec vous! Combien aisément alors mes mains s'accoutumeroient aux occupations rustiques! Jouets d'une pompeuse tyrannie, que de femmes, ainsi que moi, préféreroient aux palais où elles gémissent, un simple champ où elles pourroient se rendre à la nature, sentir l'amour, et fuir ces goûts dépravés qui ne leur offrent pas même une fausse image du bonheur!

Voilà plusieurs jours que vous ne m'avez écrit; ce souvenir m'afflige et m'effraie malgré moi. Ce cruel commandeur! Ne dit-il pas que vous pouvez changer? Vous, changer! Vous, je vous soupçonnerois d'un crime! Tout me rassure et vous justifie. C'est moi qui suis coupable; il est impossible que vous le deveniez. Adieu: je compte ces jours-ci écrire à Madame De *; je m'y détermine, et je lui dois cette preuve d'amitié. Je lui donnerai l'adresse de René, qui me remettra sa lettre. Quand il est absent, sa femme qui est instruite, est aussi exacte que lui. À propos, elle vous remercie de votre libéralité. René en a été furieux, et Julie a eu bien de la peine à le consoler.

PARTIE 2 LETTRE 42

De Madame De Senanges, au chevalier. Quelle nuit! Quelle horrible nuit! Le jour lui succede; mais l'effroi m'en est resté. Ô mon ami, que cette solitude commence à me paroître affreuse! Il me semble que je suis seule dans l'univers: il semble que toutes les tempêtes se soient fixées sous ce ciel ténébreux. Cette nuit, à travers le murmure des vents et le tumulte des airs, j'ai cru entendre des soupirs plaintifs et inarticulés; je me suis levée avec précipitation; je ne sais quelle illusion me faisoit reconnoître votre voix dans les sons lamentables qui arrivoient jusqu'à mon coeur. J'ouvre la croisée de ma chambre, je regarde, j'écoute, et m'apperçois de mon erreur. Mais d'où vient suis-je tourmentée par des rêves lugubres? D'où vient qu'à mon réveil je verse une abondance de larmes que rien ne peut tarir? Pourquoi le deuil de toute la nature semble-t-il m'annoncer quelque désastre, qui se laisse pressentir sans que j'ose l'imaginer?

Je suis restée à ma fenêtre jusqu'au lever du jour, les regards fixés sur la place que vous avez occupée un instant, ou sur la forêt qui est voisine de ces lieux, et dont l'aspect mélancolique entretient mes ennuis.

J'ai vu René sortir de sa cabane; je lui parlois des yeux, et il m'a répondu, par un signe de tête, qu'il n'avoit rien à me remettre. Hélas, vous ne m'écrivez plus! Craignez-vous d'être découvert? Est-ce que vous m'abandonnez? M'aimeriez-vous moins, depuis que je suis bien malheureuse, et que je le suis pour vous? Pardonnez, pardonnez: je souffre, je vous le dis: à qui me plaindrois-je, si ce n'est pas à vous? J'espere que j'aurai de vos nouvelles aujourd'hui. Que les heures sont longues ici! Vous seul pouvez les abréger. Je dépends de vous seul; un mot, et ma tristesse s'évanouit. Je souffre trop, pour que vous négligiez les occasions de me consoler. La lettre que le commandeur m'a écrite me désespere. Il court des bruits, dit-il, qui pourroient donner du poids à ses conseils. Ah, dieu! Eh, quels sont donc ces bruits? Je me forge mille chimeres; je me livre à mes terreurs, et m'alarme sans pouvoir vous accuser. Hélas! Prenez pitié de ma situation: elle est assez cruelle, sans que votre silence ajoute à son horreur. Mon ami, dans le monde entier, je n'ai plus que vous. Dites, que voulez-vous que je devienne, si vous m'ôtez votre coeur? Vous devez savoir que la vie ne me seroit rien sans votre amour. Adieu... adieu: je n'ose vous dire à quel excès je m'inquiete; je crains de vous accabler du fardeau de mes peines. Y seriez-vous moins sensible? ... Ai-je tout perdu?

PARTIE 2 BILLET

Du baron, au chevalier. Qu'est-ce donc, chevalier, que le bruit qui se répand dans Paris? Vous épousez, dit-on, la Baronne De *. Je vous estime trop pour le croire; mais prenez garde que ce bruit ne vienne aux oreilles de Madame De Senanges: il porteroit la mort dans son coeur. Il y a un siecle que je n'ai entendu parler de vous; quelle est la cause de votre silence? J'ai reçu une réponse de Senanges. Le malheureux! Il est impossible de le désarmer. J'écris tous les jours vingt lettres; je presse, je sollicite: la maréchale agit; je n'ai pas un moment de repos, et je serois bien fâché d'être tranquille. Adieu.

PARTIE 2 LETTRE 43

De Madame De Senanges, au chevalier. Vous me restez seul dans l'univers, et vous m'abandonnez à mes incertitudes! Trois lettres sans réponses! Hélas! Je ne connoissois pas le doute: que son supplice est horrible! ... Moi douter! Douter de votre amour! Ah! Pardonnez, je suis injuste. Pardonnez, cher amant; je connois votre coeur; le soupçon n'approche pas du mien... d'où vient donc que mes larmes coulent? ... Que signifient votre silence et ces pressentimens qui m'épouvantent? ... Ah! Je les rejette. Ô ciel, j'ai pu m'y arrêter! Vos affaires, des voyages à la cour, les devoirs de votre place, que sais-je enfin? ... Il vous a été impossible de m'écrire, puisque vous ne l'avez pas fait... on m'apporte une lettre de M De Valois... dieu! Il me mande... ai-je bien lu? ... Quelle affreuse nouvelle! ... Le bruit court que vous épousez la Baronne De *; mon oncle semble le croire, mon oncle prétend... on l'a trompé; mais on n'abuse point une amante... ne craignez pas que je vous accuse: je suis trop malheureuse pour ne pas compter sur vous. Rien ne peut altérer ma confiance... cependant... ah! Si... votre changement seroit pour moi la mort, et pour vous le regret de toute la vie... non, je ne me fixe point à cette insupportable idée. Ecrivez, écrivez-moi: dites-moi ce que je souhaite, ce que je sais; dites-moi que vous m'aimerez toujours, que cela seul est vrai; que le reste... ah, mon ami, quelle imposture! Encore une fois, je n'y crois pas... je vous adore... je suis aimée.

PARTIE 2 LETTRE 44

De Madame D'Ercy, à l'abbesse du couvent de *. M De Senanges vous recommande, ma chere cousine, de veiller plus que jamais sur tous les pas, tous les mouvemens, toutes les démarches de sa femme... eh bien, dites-moi, comment s'accommode-t-elle de sa solitude? Est-elle bien changée? Il seroit étrange qu'elle ne le fût pas. Je sais bien, pour moi, que, si l'on m'enfermoit, je serois bientôt laide à faire peur. Commence-t-elle à l'être un peu? Ecrivez-moi ce qui en est: les moindres détails me semblent intéressans... quand ils me viennent de vous. Je n'ai point de nouvelles à vous mander, si ce n'est le mariage du Chevalier De Versenai, avec la jolie Baronne De *, jeune veuve d'un homme de qualité, très-fêtée à la ville, et très-puissante à la cour. Adieu, ma chere cousine: j'irai vous voir incessamment; j'ai grand besoin de vos conseils.

PARTIE 2 LETTRE 45

De Madame De Senanges, au chevalier. Ah! Pourquoi me rappeller au jour? ... Julie, ma Julie, si mon sort te touche, laisse-moi mourir. Oui, j'abhorre tes funestes secours. Tes soins, ta pitié même, tout m'est un supplice... il est vrai, il est possible! ... Vous m'avez trompée, vous! ... La bonne foi n'habite donc point sur la terre! Je n'ai que l'espoir de rentrer dans son sein. Vous le voulez, vous m'y condamnez; vous ne me laissez que cet asyle! Je ne le voulois pas croire. Une religieuse qui m'a toujours marqué plus d'affection que les autres, vient de me faire part d'un billet de son frere; je vous l'envoie.

Billet du Comte De * à sa soeur, religieuse au couvent de *. "Je vous apprends, ma soeur, le mariage de la Baronne De *, notre parente, avec le Chevalier De Versenai, qui est déjà très-avancé, dit-on, et fait pour aller à tout. Il avoit une grande passion dans le coeur pour une certaine femme qu'on a enlevée, et qui est, je crois, dans votre couvent; mais les charmes et le crédit de la baronne ont tout éclipsé; le roi même desire ce mariage, et le chevalier paroît enchanté d'un établissement qui lui promet la plus haute faveur. Comme je connois l'intérêt que vous prenez à tout ce qui nous arrive, je me suis hâté de vous instruire d'un événement dont toute notre famille paroît très-satisfaite." Et la cruelle pense m'avoir servie! ... Ô ciel! ... Les bruits du public arrivés jusqu'à M De Valois, qui est maintenant à cinquante lieues de Paris; ceux que l'abbesse a répandus dans le couvent; mes pressentimens affreux, tout ce que votre silence m'annonçoit, tout est confirmé! Je regrette jusqu'aux tourmens de mon incertitude! ... C'en est fait: mes yeux s'ouvrent à la profondeur de l'abyme où vous m'avez entraînée... je ne l'appercevois pas: les fers, l'opprobre, la prison, tant de peines endurées pour vous, je les aurois chéries jusqu'à mon dernier jour: plus mon sort avoit d'horreur, plus je me croyois sûre de votre foi. Je dédaignois l'opinion des hommes; j'aurois bravé la vengeance céleste: ma récompense, ma gloire étoient dans votre coeur. Que m'étoit l'estime des autres? J'avois la vôtre. Mais aujourd'hui, que me reste-t-il? Dites, ai-je, dans l'univers, ai-je un seul appui? Tomberai-je aux pieds d'un dieu que j'offense, hélas! Que j'offenserai toujours, puisque je ne cesserai jamais de vous aimer? Porterai-je à M De Senanges le repentir de vous avoir mal connu, des voeux coupables, un coeur désespéré, et dont le dernier battement sera pour vous? Soutiendrai-je la présence d'un homme qui m'a soupçonnée, d'un public qui me méprise? Suis-je digne encore de mes amis? Je les ai quittés pour vous; jamais, jamais je ne les reverrai. C'est dans l'abandon de tout ce qui m'est cher, que je finirai mes jours, ces jours que vous m'avez rendus épouvantables! Vous me plaindriez, cruel, vous me plaindriez, si vous aviez un coeur. Combien mes maux se multiplient! Votre crime me rend présens tous ceux que j'ai soufferts; il remet sous mes yeux, avec plus de force encore, le spectacle funebre dont ils ont été les témoins.

Hélas! Dans ce séjour funeste, j'avois trouvé une amie. L'attrait qui emporte l'un vers l'autre deux malheureux, le rapport de nos situations, celui de nos sentimens, tout nous avoit rapprochées; je goûtois une secrete douceur à m'affliger avec elle, et de ses peines, et des miennes. Eh bien, j'en suis privée pour toujours! Elle m'a été ravie, l'infortunée! Elle espéroit trouver le repos aux pieds des autels; trompée jusques dans cet espoir, elle n'y trouva que l'image du perfide qui l'avoit abandonnée.

La retraite, l'exemple, les austérités, rien ne put calmer sa douleur; l'amitié même ne put l'adoucir; son ame étoit mortellement blessée. Victime d'une passion payée de la plus noire ingratitude, je l'ai vue consumée de chagrin, s'éteindre dans les pleurs: je n'en versois que sur elle... alors je m'applaudissois de vous aimer. Je l'ai vu mourir dans mes bras qui essayoient, en la serrant, de la retenir à la vie. J'ai vu tomber, j'ai recueilli sa derniere larme; elle étoit encore pour l'amour... pour le barbare que la beauté, la candeur, la vertu ne purent enchaîner. Elle est morte en prononçant son nom, en demandant au ciel de veiller à son bonheur. Je n'oublierai jamais le regard tendre et prolongé, qu'avant d'expirer elle a jeté sur moi; ce regard lugubre s'est fixé sur mon coeur, il n'en sort point; il sembloit m'avertir que, trahie comme elle, j'irois bientôt la rejoindre... c'est le voeu que je porte sur sa tombe... amie trop malheureuse, toi, si digne d'un autre sort, toi que j'ai perdue, sans doute parce que tu m'aimois, parce que tu me consolois, et que je suis née pour souffrir! ... Je te regretterai toujours!

Mais, quoi! Elle a fini désabusée, et je la pleure! Il faut la suivre... il est donc un port assuré contre vous... il en est un! Il est un terme au malheur, et j'y touche... je ne me connois plus; rien n'égale le désordre et l'égarement où je suis. Ma gloire même, qui l'a emporté sur mon amour, sur vous! ... Oui, je la déteste, et je voudrois vous en avoir fait le sacrifice, pour que vous fussiez plus coupable... pardonnez, grand dieu! Cet élan criminel, involontaire, et promptement désavoué: mais pour m'être immolée au devoir, en suis-je moins punie? ... Qui, moi, j'oserois me croire innocente! ... Hélas! Je suis au pouvoir d'un cruel; je brûle pour un autre! ... C'est le plus inhumain des deux qui est adoré. Je mérite mon sort... ecoutez.

Dans ces instans affreux, je n'ai plus rien à cacher. J'ai perdu votre coeur; croyez-vous que je veuille de votre estime? Quand je faisois couler vos larmes, quand je vous résistois, savez-vous que je partageois vos voeux? ... Oubliez ce que je viens de vous dire; oubliez tant d'abaissement, de foiblesse... jusqu'à mon nom... ô ciel! Tandis que je meurs désespérée, vous vous enivrez d'amour auprès d'une autre! Vous vous occupez des projets de votre ambition, et ce que je souffre est peut-être une jouissance pour vous deux! Mais quelle ame seroit assez dure pour vouloir d'un tel hommage? Elle ignore, sans doute, ce qu'elle me coûte. Puisse-t-elle ne le jamais éprouver! Vos lettres, votre portrait, je vais m'en séparer; je ne vous suis plus rien, je ne veux rien de vous. Ah! Si en les éloignant de moi, je pouvois parvenir à vous oublier! ... Tu le voudrois, ingrat! Tu es capable de m'envier jusqu'au plaisir de mourir pour toi!

Recevez du moins sans aversion cette lettre trempée de mes larmes, la derniere que je vous écrirai. Jouissez de tous les biens dont vous me privez; ces caracteres que ma main trace avec peine, vous ne les reverrez plus... vous l'avez voulu... vous allez être à une autre! ... Ne me répondez pas... vivez aussi fortuné que j'ai vécu misérable.

PARTIE 2 LETTRE 46

De Madame De Senanges, à son amie. Ah! Mon amie, ma tendre amie, souhaitez-moi la mort; je n'ai plus à attendre qu'elle. L'auriez-vous cru? Auriez-vous seulement osé l'imaginer? Il m'abandonne; il se marie! Il m'a menée dans l'abyme, il m'y laisse! Il insulte à mes larmes! Qu'ai-je donc fait... que l'adorer? Heureuse ou malheureuse à son gré, je ne connoissois que lui dans l'univers: la pauvreté, la misere, l'abaissement, si j'y eusse été réduite pour lui, je les aurois préférés à l'empire du monde, dont je n'aurois voulu que pour le mettre à ses pieds, que pour vivre sous ses loix. Il étoit mon bonheur, je ne faisois des voeux que pour le sien: et voilà la femme qu'il trahit, qu'il dédaigne, qu'il oublie! ... Prenez pitié d'une infortunée en pleurs, qui ne tient plus à rien, qui se voit délaissée de toutes parts, et qui respirant encore, sent d'avance les horreurs du néant. C'est mon dernier soupir que je vous envoie. Encore un coup, ne me plaignez pas de mourir; plaignez-moi d'aimer, plaignez-moi d'idolâtrer l'ingrat qui me tue: il est le seul homme, le seul... qu'on ait jamais aimé à cet excès. En finissant à tout, je ne m'arracherai qu'à lui. Jugez de mon égarement! Je viens d'apprendre que M De Senanges a fait à la chasse une chûte qu'on m'assure être fort dangereuse: et ce n'est pas lui qui m'occupe! Combien je suis coupable! Tout barbare qu'il fut, il est mon époux; je dois le plaindre, je dois trembler pour lui; je dois oublier tout, puisque ses jours sont en danger. Ah! Je frémis de moi-même, ma foiblesse m'épouvante, et mes remords ne servent qu'à l'augmenter... cruel amant! Jouis à present de tous les maux que tu m'as faits! Ce souvenir m'arrache des cris... qu'allez-vous penser de moi? Dites que vous m'aimez toujours, que vous ne me méprisez pas! J'ai besoin de cette assurance... je l'obtiendrai. Je ne doute pas de votre coeur, il connoît le mien. Vous savez trop, si j'ai jamais mérité l'opprobre dont je suis couverte, les chagrins qui ont flétri mes jours, et le coup qui les termine. L'espoir de la faveur, un VIL motif d'ambition; voilà donc ce qui m'enleve ce que j'aime! ... Cette conduite est si atroce, qu'il y a des momens où je ne puis le croire coupable; mais les bruits qui ont couru, que M De Valois m'a mandés, qui sont parvenus jusqu'à l'abbesse de ce couvent; le billet, l'odieux billet que j'ai lu... tout dépose contre lui. Son crime n'est que trop avéré. Cependant j'ai envoyé à Paris le jardinier de la maison; on l'a laissé aller: il est parti sous le prétexte qu'il vouloit voir son pere, qui est infirme et mourant: il doit s'informer de tout. Je l'attends... je me meurs; son retour décidera de mon sort... ma main s'affoiblit, mes yeux s'obscurcissent. Ô mon amie, je n'ai que la force de vous dire un adieu... sans doute éternel!

PARTIE 2 LETTRE 47

De Madame De *, à Madame De Senanges son amie. Est-ce bien vous? ... Est-ce vous qui m'écrivez? Que ces caracteres me sont précieux! Votre main les a tracés: votre ame y respire, la mienne s'y attache, mes pleurs les arrosent; je les recueille dans mon sein; je ne veux plus m'en séparer. Oh, que vous me connoissez bien! Que vous m'avez bien jugée! Oui oui, je vous aime, je vous estime toujours. Les actes de despotisme et de violence sont des preuves contre la sensibilité des hommes, et non contre la vertu des femmes. Votre lettre m'a pénétrée de douleur et d'admiration. Quelle générosité dans les reproches que vous vous faites au sujet de M De Senanges! Vous le plaignez, et je vous approuve: mais votre honnêteté l'accuse; et c'est le ciel qui le punit... revenons à l'objet qui vous est cher, qui vous adore, que vous soupçonnez, et qui sûrement ne l'a pas mérité. Non, il est impossible que le Chevalier De Versenai soit coupable d'un crime; il est impossible qu'un misérable intérêt d'ambition ait avili son ame, dénaturé son caractere; on ne change point ainsi. Revenez à vous, vous n'êtes point trahie, vous êtes encore aimée, vous le serez toujours. Dans la solitude, l'imagination s'effarouche aisément, et le caractere de l'infortune est de saisir les sujets de chagrin bien plus avidement que les motifs de consolation. Croyez-moi; le retour de l'homme que vous avez envoyé, dissipera vos inquiétudes. Je réponds du chevalier; autant je m'en suis défié autrefois, autant je l'estime aujourd'hui. Vous voilà donc séparée de la nature entiere, loin d'une société dont vous étiez les délices, loin d'un monde à qui l'on vous proposoit pour modele! Une terre aride, un horizon borné, voilà ce qui s'offre à vos regards! Et moins vos yeux parcourent d'espace, plus vous vous perdez dans le vague de vos idées. Au nom de mes pleurs, tâchez de leur commander: que ne puis-je aller vous consoler moi-même! Quelle prison devroit être inaccessible à l'amitié? Si la mienne vous est chere, recevez-en le tendre témoignage: puisset-t-il adoucir vos maux! Combien leur souvenir m'afflige! Combien je vous regrette! Quel vuide vous laissez dans ma vie! Que sont devenus nos entretiens si tendres, ces épanchemens si vrais, où se déployoient pour nous tous les charmes de la confiance, tous les trésors de la douce amitié? Quand le bonheur est perdu, que les souvenirs en sont amers! Je suis encore à la campagne; je crains de retourner à Paris; je crains de voir tous les lieux qui me retraceront votre image... adieu, ma tendre amie! J'espere, j'ai un pressentiment que vos maux finiront bientôt. Le chevalier n'est point ingrat; j'en suis sûre, je vous le répete: le fantôme n'est que dans votre esprit; c'est à votre coeur à le combattre. Si vous le pouvez, écrivez-moi; ne craignez point de me parler de vos peines; j'aurois tant de plaisir à les partager!

PARTIE 2 LETTRE 48

De Madame De Senanges, au chevalier. René ne revient point! Vous ne daignez pas même m'assurer de votre inconstance... ah! Le coup est porté... à l'heure où je vous écris, vous êtes aux pieds de votre maîtresse: offrez-lui ma douleur; offrez-lui ma vie; elle ne sera pas longue. Oui, je suis sûre, ingrat, que tu me verrois expirer plutôt que d'y renoncer, et que tu ne recueillerois mes derniers soupirs, que pour la joie de les porter à ma rivale. Tu pleureras un jour le coeur que tu déchires... non; ne versez point de larmes, n'en versez jamais; laissez-moi pleurer seule l'erreur que j'adorois, l'amant que j'ai mal connu, que j'ai trop aimé. Cette femme que vous me préférez est sans doute plus belle que moi; mais a-t-elle plus fait pour vous? Est-ce donc mon infortune qui l'embellit? Sont-ce mes tourmens qui assurent son triomphe? Ne devoir qu'à vous tous les chagrins qui m'accablent, est-ce un titre pour en être abandonnée? Je suis loin de vous reprocher mes sacrifices. Haïe, méprisée de l'univers, si j'expirois entre vos bras, si mon amant m'étoit fidele; et l'univers, et les fureurs d'un époux, et l'avilissement même, rien ne m'empêcheroit de bénir mon sort... ah! Puisque vous n'étiez pas l'être sensible que le ciel devoit au coeur le plus tendre, pourquoi vous ai-je connu? N'étoit-ce que pour remplir mes jours d'amertume, que vous vous êtes fait adorer? L'amitié de quelques personnes, l'estime de toutes, l'indépendance qui m'étoit chere, et la paix de l'ame; voilà ce que j'aurois dû conserver: cependant, vous le savez, en vous immolant tout, qu'ai-je regretté? Peines, blâme, danger, rien ne m'arrêtoit: je ne connoissois que la crainte de vous perdre. Avez-vous ignoré une seule de mes démarches? Une autre idée que la vôtre m'occupa-t-elle jamais? Combien de fois, détestant le joug des bienséances et des préjugés, et tout ce qui m'enchaînoit, j'ai envié l'état le plus obscur, j'ai souhaité d'être ignorée de tous, de ne fixer l'attention de personne, et d'habiter une cabane où, ne voyant, ne recevant que vous, j'eusse été trop heureuse! ... Hélas, vous avez tout oublié! Que ma situation est horrible! Il est trois heures après minuit: je suis seule; le silence effrayant de ces lieux m'abandonne à l'horreur de mes réflexions: un abattement morne a succédé au déchirement d'une ame désespérée; je ne distingue rien; mes yeux sont fixes, et ne voient plus; je n'ai point d'idées, point de mouvement: la lampe, à la lueur de laquelle je vous écris, va s'éteindre; je vais me retrouver dans les ténebres. Je n'aspire plus qu'après celles du tombeau; et j'aurois déjà terminé ma vie, si je pouvois cesser d'être, sans cesser de vous aimer. Mon sentiment m'attache à ma douleur: mais il est tems, grand dieu, que vous me délivriez d'une existence importune et détestée! Je finirai jeune ma carriere, et je la finirai avec joie, si vous vivez heureux. Heureux, vous! ... Non, cruel, ne l'espérez pas. Quand je ne serai plus, quand vous aurez perdu l'amante la plus vraie, quand un sommeil éternel aura fermé à la lumiere des yeux qui ne s'ouvroient qu'à vous; quand le coeur où vous régnez ne sentira plus l'amour ni le malheur, vous le regretterez, et ne le retrouverez jamais... adieu.

PARTIE 2 LETTRE 50

De Dumont, à Madame De Senanges. Madame la vicomtesse, c'est par l'ordre de mon maître que je prends la liberté de vous écrire; il est d'une si grande foiblesse, qu'il lui est impossible de tenir une plume et de s'en servir. J'ai eu l'imprudence de lui dire, ce matin, que René étoit là, et qu'il venoit de votre part; il m'a ordonné de l'introduire. À peine l'a-t-il apperçu, qu'il a jeté un cri de joie, et fait un bond dans son lit. René s'est approché, et m. Le chevalier l'a tenu embrassé pendant un quart-d'heure. Ils pleuroient tous deux; et je suis encore attendri, seulement d'y songer. René m'a demandé s'il étoit vrai que m. Le chevalier allât se marier. Je vous assure, madame la vicomtesse, qu'il n'en a jamais été question. Pendant tout le tems de sa maladie, mon pauvre maître n'a été occupé que de vous; dans son transport, il ne faisoit que prononcer votre nom. Je n'ai pas osé lui remettre vos lettres, parce que j'ai craint, madame la vicomtesse, que cela ne lui fît une révolution. Il n'est pas encore hors de danger, et j'aimerois mieux mourir que de le perdre. Je ne lui ai pas dit le sujet du voyage de René; j'ai craint de lui donner de l'inquiétude. D'abord qu'il sera en état de lire, madame la vicomtesse, je lui remettrai vos lettres. L'apparition de René lui a donné tant de plaisir, qu'il en est plus malade aujourd'hui; mais j'espere, qu'avec l'aide du ciel, il ira de mieux en mieux... j'ai l'honneur d'être, dans cette espérance, madame la vicomtesse, avec le plus profond respect, votre très-humble, etc .

PARTIE 2 LETTRE 51

De Madame De Senanges, au chevalier. Que de coups accablans viennent frapper mon coeur! Comment ai-pu y survivre! Vous étiez malade, expirant... peut-être, hélas, vous l'êtes encore, et je vous ai soupçonné de la plus noire trahison! Je ne fais que changer de supplice... me faudra-t-il toujours trembler? Vous qui méritiez une maîtresse plus confiante, vous que j'ai offensé, recevez mes larmes, mon repentir; j'ai expié mon injustice. Vous m'avez pardonné, j'en suis sûre; mais moi, croyez-vous que je me pardonne jamais? Je meurs si je n'ai pas de meilleures nouvelles. Vivez, fût-ce même pour me haïr, vivez pour une autre, s'il le faut! ... Plutôt expirer de votre inconstance que de votre perte! Je suis comme une folle, comme une insensée... cette maison de silence et de paix retentit de mes gémissemens. Prosternée aux pieds des autels, je vous demande à un dieu que j'ai trop oublié... pourroit-il ne pas vous rendre à mes voeux? J'ai assez souffert, il est tems enfin que j'éprouve sa bonté. Ah! Si vous saviez dans quel moment votre coupable amante ne l'invoque... que pour vous! M De Senanges est à l'extrêmité. Ô ciel! ... Conserve aussi mon barbare époux... ne prends que moi pour victime!

PARTIE 2 BILLET

De Monsieur De Senanges, à Madame De Senanges. Peut-être ne serai-je plus quand vous recevrez ma lettre. Je bénis mon trépas; il termine vos maux. Tout votre crime est de n'avoir pu m'aimer; tout mon malheur, de n'avoir pu supporter votre haine. J'avois de l'emportement à proportion de votre indifférence; la nature nous justifie tous deux. Elle m'absoud en vous délivrant de moi. Je me ranime pour vous rendre justice. J'emploie mes derniers soupirs à solliciter la fin de votre servitude. Puissent ces mots, tracés de ma main mourante, déposer contre votre tyran, et vous servir d'apologie! Tous mes vices venoient de la chaleur de mon sang... la mort le glace... je redeviens vertueux.

PARTIE 2 LETTRE 52

Du chevalier, à Madame De Senanges. Moi, infidele! Vous l'avez pu penser? Vous avez pu croire ce qu'on vous a écrit! Je vous l'avoue, on m'a pressenti sur ce mariage; j'ai frémi quand on m'en a parlé; voilà comme j'ai répondu. Ah, dieu! L'ambition auroit pu me changer à ce point! Pour courir après la faveur, je me serois rendu coupable de la plus noire ingratitude! J'aurois perdu votre coeur, ma propre estime, tout ce que j'aime, tout ce qui m'attache à la vie! Cruelle! En lisant vos lettres, j'ai cru que l'ombre de la mort venoit encore m'envelopper: elles ne contiennent pas un mot qui n'ait été trempé de mes larmes. Ainsi donc, innocent ou coupable, je cause toujours vos peines! Le sort me plonge à demi dans le tombeau, et il ne me rend au jour, que pour vous offrir mourante à mes yeux, d'un soupçon que vous n'auriez pas dû former, et qu'il m'étoit impossible de détruire! Objet unique de mes pensées, de tous mes voeux, de tous mes sentimens, que votre coeur me venge de lui-même! Le sang qui brûle dans mes veines s'arrêteroit, si vous cessiez de m'aimer; il se glace, dès que vous me soupçonnez. Pendant tout le cours de ma maladie, votre idée, votre seule idée a charmé mes maux; il sembloit que mon ame abandonnât mon corps à la douleur, pour être plus entiere à l'amour. Dans le délire qui m'agitoit, c'étoit vous que j'appellois, que je voyois sans cesse: tantôt je croyois vous défendre contre des monstres prêts à vous dévorer; tantôt, sous les plus rians ombrages, je vous couronnois de fleurs; votre vertu moins sévere se laissoit désarmer à la voix de l'amour; je vous pressois contre mon sein; mon coeur étoit enivré, je vous adorois, et je sauvois ainsi la plus pure partie de moi-même des approches de la destruction. Ciel! Qu'ai-je lu? Que m'apprend-on? Que vient-on de m'écrire? Monsieur De Senanges... est-il vrai? ... Monsieur De Senanges n'est plus! Je succombe... vous voilà libre... pardonnez... je n'ose en dire davantage. Où suis-je? Est-ce le même monde que j'habite? Quelle barriere immense s'abaisse devant moi! Les ténebres qui m'environnoient s'éclaircissent, et me laissent appercevoir... n'est-ce point un rêve qui m'abuse? Ou plutôt n'est-ce point que mon mal se prolonge, et que je retombe dans le délire qui en fut la suite? ... Non; le ciel protege les amans vertueux... non, ce n'est point un prestige... dois-je vous consoler? Dois-je... que voulez-vous que je fasse? Je m'égare... le désordre de mes sens... une foiblesse soudaine... dieu! Veille sur mes jours; ce n'est pas le moment de les terminer.

PARTIE 2 LETTRE 53

De Madame De Senanges, au Chevalier De Versenai. Je respire! ... Je ne tremble plus pour vos jours... votre seconde lettre m'en assure. Vous le savez, et je vous le répete avec une douleur bien vraie, la mort a terminé ceux de Madame De Senanges. Quelle lettre il m'a écrite avant d'expirer! L'émotion qu'elle m'a causée dure encore. Je ne puis y songer, sans un attendrissement que je serois au désespoir de ne pas sentir, et que je suis incapable de vous cacher. Que l'hymen est puissant sur les ames honnêtes! L'infortuné! Je voudrois pouvoir le rappeller à la vie! Ses fureurs ne me rendoient que malheureuse; son repentir me rend coupable. Cette lettre où il l'a déposé, cette lettre fatale et révérée, oui, oui, je l'ai couverte de pleurs. Ah! Mon ami, vous ne pouvez les condamner. Un amant tel que vous, chérit jusqu'aux devoirs dont il est la victime... je vous aime plus que jamais; mon amour s'est accru par mes malheurs, par votre danger, par mes alarmes; mais je dois le renfermer; je dois rejeter jusqu'à l'espérance d'un bonheur qui seroit empoisonné de regrets trop légitimes. Tant que Madame De Senanges a vécu, j'ai gardé la promesse que j'avois faite au pied des autels, de n'être qu'à lui; je ferai plus, je respecterai sa mémoire; je justifierai ce qu'il a fait pour moi. Il a employé ses derniers soupirs à protester en faveur de mon innocence: je suis libre; je n'en abuserai pas. Je sors de ce couvent pour rentrer dans un autre: je vous écrirai à tous les instans du jour; je vous permettrai de me répondre: mais il faut, pour quelque tems, me priver de votre vue, et m'arracher à ce que j'aime... ce dernier effort est le plus horrible de tous; la bienséance, l'honneur me le commande, et c'est à vous de m'y laisser des doutes sur ma conduite; je les ferai disparoître. Si je prends un soin plus particulier de ma gloire, c'est parce qu'elle vous intéresse plus que jamais; c'est parce que, devant vous appartenir, je veux être irréprochable aux yeux de l'univers. J'afflige votre amour, pour m'assurer votre estime. Pendant cette séparation volontaire, et dont je gémirai plus que vous, vous ne sortirez pas un instant de mon coeur. Je vous fais ici le serment inviolable de ne respirer que pour vous, de ne penser qu'à vous, de m'en occuper sans cesse, jusqu'au jour où des liens sacrés uniront deux coeurs si bien faits l'un pour l'autre, et dignes de leur félicité par l'étendue de leurs sacrifices. J'ai reçu hier une lettre de M De Valois; il revient de la campagne où il étoit resté depuis que je suis ici; il compte me retrouver chez lui, et se livre d'avance au plaisir d'embrasser sa niece. Son espoir sera trompé; mais je suis sûre qu'il m'en applaudira. Il me remarque que Madame D'Ercy vient de perdre un procès qui lui enleve plus des trois quarts de sa fortune; il ajoute que les changemens arrivés dans le ministere lui ont ôté tout son crédit. Ah, mon ami, la belle occasion de nous venger! Tâchez de lui être utile. C'est elle qui a été la cause de tous mes maux; c'est elle qui, en dernier lieu, sur l'indice le plus vague, a fait courir exprès le bruit de votre prétendu mariage. Ce billet fatal dont j'ai pensé mourir; eh bien, il avoit été concerté entre la religieuse et elle. Cette religieuse est une fille de qualité; on l'avoit séduite par l'espérance d'une abbaye, et en lui disant que c'étoit une oeuvre pieuse de m'arracher par ce moyen à la passion que j'ai pour vous. Après tant de noirceurs, Madame D'Ercy mérite bien que nous la fassions rougir par nos bienfaits.

Adieu, le plus aimable et le plus adoré des hommes: je compte sur votre courage; et ma tendresse elle-même vous est le garant du mien. P. S. N'oublions pas le pauvre René; il me sera toujours cher: qu'il me tarde de le voir heureux!

PARTIE 2 LETTRE 54

Du Marquis De Versenai, au baron. C'en est fait, cher baron! Nous sommes unis; elle est à moi! ... Des organes mortels ne suffisent pas à mes transports; concevez l'excès de mon ivresse... c'est hier que le ciel a reçu notre serment. Ce serment solemnel, si formidable pour tant d'autres, et si fortuné pour nous, nos coeurs l'avoient fait bien long-tems avant que nos levres l'eussent prononcé. Que cette cérémonie m'a paru auguste et riante à la fois! Comme nos malheurs étoient devenus publics, il falloit bien qu'on s'intéressât à leur terme. Il sembloit qu'une fête qui n'étoit que pour Madame De Versenai et moi, fût celle de tous. J'entendois dire autour de nous, qu'elle est belle! Qu'il est heureux! J'attachois sur elle des yeux enivrés d'amour; les siens, baissés avec décence, laissoient échapper quelques rayons de la joie la plus pure. Son émotion l'embellissoit encore. Combien il est doux d'avouer son bonheur à l'univers, et de voir justifier son choix par le suffrage unanime! Ô mon respectable ami, vous avez été le témoin, le confident de nos peines; soyez de moitié dans nos plaisirs. Les voilà sur le rivage, ces êtres qui vous sont chers, et qui furent tant de fois sur le point de périr. Nous logeons chez M De Valois: sa niece ne veut jamais le quitter; et vous, cher baron, voudrez-vous bien nous recevoir? Nous partons dans huit jours. Ma femme, ma maîtresse, celle que j'idolâtre plus que jamais, vous menera son amie; nous passerons avec vous le plus beau mois de l'année. Préparez vos berceaux; que vos parterres s'émaillent et se parfument pour la recevoir. Je vous présenterai, dans sa seule personne, la vertu, les graces, l'amour et l'amitié.