Sophie de Beauregard, ou Le véritable amour: MiMoText edition Comtesse de Lagrave (1770-1820) data capture double keying by "Jiangsu", China encoding Julia Dudar editor Julia Röttgermann Merging volume 1 and 2 Johanna Konstanciak 53300 2 Mining and Modeling Text Github 2020 Sophie de Beauregard, ou Le véritable amour Comtesse de Lagrave Paris Le Prieur 1798 1798

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SOPHIE DE BEAUREGARD.

SOPHIE DE BEAUREGARD, OU LE VÉRITABLE AMOUR. Par L. C. L. G.

Tel que tu sois, voici ton maître; Il l'est, le fut, ou le doit être. Volt.

TOME PREMIER. DE L'IMPRIMERIE DE LEGRAS ET CORDIER. A PARIS, CHEZ LE PRIEUR, RUE DE SAVOIE, N° 12. AN VII.

SOPHIE DE BEAUREGARD, OU LE VÉRITABLE AMOUR. LETTRE PREMIÈRE. Sophie de Beauregard à Emilie d'Armincourt.

Serons-nous éternellement séparées, ô mon amie! les infirmités de ta mère te retiendront-elles toujours éloignée de l'amie de ton cœur? Depuis un an que je suis mariée, je n'ai pu jouir que du bonheur de t'écrire. Tu me demandes continuellement si je suis heureuse? Oui, sans doute, je le suis. Un mari qui m'adore et qui ne néglige rien de tout ce qui peut flatter les fantaisies d'une femme; c'est une grande tâche assurément! mais elle est facile à M. de Beauregard; son immense fortune et mon peu de caprice, font que ses attentions et ses cadeaux sont toujours au-delà de mes vœux. Tu vas me répéter encore que les diamans, les fêtes de toute espèce ne font pas le bonheur; j'en conviens; mais comme je suis sans desirs et sans passions, ma tête se remplit de ce vague agréable que l'on appelle plaisirs du monde: je suis aimée d'un mari que j'estime: il a, à la vérité, vingt ans plus que moi; mais que m'importe? ... Un homme de quarante ans qui a encore de la figure, qui est aimable, doux, et qui rend sa femme heureuse, est mille fois préférable, et vaut mieux à tous égards, que ces aimables du jour qui sont d'une fatuité et d'un ennui assommant. Crois, mon amie, qu'ils ne seront jamais dangereux pour moi. M. de Beauregard m'accorde la plus grande estime et la plus parfaite confiance. Il fait bien, je n'en abuserai jamais; il a tous mes sentimens et toutes mes affections: je suis heureuse enfin, et très-heureuse .... Mais je le serais davantage, ma chère Emilie, si tu pouvais partager mon bonheur, et venir vivre avec moi: tu sais que ce sont les vœux que j'ai formés depuis mes plus jeunes ans; ne se réaliseront-ils jamais? Adieu, mon amie; écris-moi, et crois que les plaisirs ne peuvent t'effacer du cœur de ta Sophie de Beauregard.

LETTRE II. Emilie d'Armincourt à Madame de Beauregard.

Je reçois tes lettres avec un plaisir toujours nouveau, mon amie, et, te l'avouerai-je? une crainte toujours nouvelle: ma tendresse pour toi n'est distraite par rien au monde; je vis dans la solitude la plus profonde, près d'une mère toujours malade; et toi seule, mon aimable Sophie, occupes mon cœur et mon esprit .... Te le dirai-je enfin? j'ai des craintes pour ton bonheur à venir: tu aimes ton mari, je le crois; mais enfin tu l'as pris sans amour .... Tu vas me dire à cela que l'on peut être heureuse en ménage sans idolâtrer son mari, que la tendre amitié et l'estime suffisent au bonheur: oui, pour beaucoup de femmes cela peut être; mais cela sera-t-il toujours suffisant au cœur de mon amie? ... Tu es jolie, tu as de l'esprit, des grâces .... Tu seras attaquée, poursuivie dans un pays de corruption où le vice se pare des couleurs les plus séduisantes; dans cette capitale enfin où les femmes sont sans pudeur, et les hommes sans frein, ne se plaisant qu'à diviser les époux les plus unis. Ils s'en font un plaisir barbare .... Ah, ma chère amie! j'ai frémi quand je t'ai vu quitter notre paisible province; j'ai cru te voir courir au-devant de ton malheur, et le cœur de ton Emilie en a soupiré plus d'une fois.

Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même; le premier battement de ton cœur fera le sort de ta vie: prends garde, mon amie; sois prudente; songe que la moindre étincelle produit un incendie; qu'un cœur qui n'est prévenu pour personne, peut se laisser aller à la première illusion. Tu as trop de sécurité .... Je te parle en véritable amie: j'ai dix ans plus que toi .... plus d'expérience .... On la paye bien cher cette fatale expérience! et quand on l'a acquise aux dépens du bonheur de sa vie, à quoi nous sert-elle? à rien .... à gémir sur le sort des aveugles humains: toute l'expérience possible ne peut servir à nos amies; on n'est jamais riche que de celle que l'on a acquise à ses propres dépens: et combien nous coûte-t-elle! ... Je vais te quitter: je suis, ce soir, accablée de mille idées tristes. Adieu, mon amie; aime ton Emilie, écris-lui souvent, et ne cesse jamais de mettre ta confiance en elle. Je t'embrasse, et suis toute à toi pour la vie Ton Emilie d'Armincourt. P. S. Dans ta dernière lettre, tu ne me parles pas de ton frère; se porte-t-il bien? C'est un homme que j'aime et que j'estime; je l'ai vu très-peu. Toujours absent, je ne l'ai fait qu'apercevoir; mais je le crois un homme essentiel, si je l'ai bien jugé. Les plaisirs de Paris ont-ils beaucoup d'empire sur son ame?

LETTRE III. Sophie de Beauregard à Emilie d'Armincourt.

Je serais presque tentée de rire de tes craintes, ma belle amie: comment! tu trembles pour mon cœur? Quelle folie .... et quelle injure pour mon époux et pour moi! Je te pardonne ces singulières idées; la vie que tu mènes est bien capable d'en faire naître de toutes les façons; d'ailleurs, l'amitié active que tu as toujours eue pour moi, te met mille chimères en tête.

Je me rappelle les inquiétudes que tu as éprouvées, lorsque je devins l'épouse de M. de Beauregard: chère Emilie! tu étais en larmes .... et tu ne cessais de me répéter: „Prends garde, mon amie; est-ce sans répugnance? te plaît-il? songe que c'est pour la vie .... pour la vie, sans doute! Avec qui serais-je plus heureuse? cela est impossible. Il faut pourtant que je t'avoue que j'ai reconnu, dans le caractère de mon mari, une petite nuance de jalousie à laquelle je ne m'attendais pas.

A notre arrivée, j'ai été présentée à toute la famille des Beauregard, jeunes, vieux, laids et beaux; il a fallu tout voir et tout recevoir; c'était repas sur repas, d'un ennui, d'une monotonie .... presque tous robins ou financiers, c'est tout dire. M. de Beauregard m'a fait paraître avec un faste inoui; par conséquent je me suis trouvée en butte à la jalousie des femmes et à la galanterie des hommes. Un certain chevalier de Saint-Hilaire, parent de M. de Beauregard, s'est particulièrement attaché à ma personne avec une sorte d'affectation; il a fini par venir s'établir chez moi sans cérémonie, au point que j'en étais obsédée. Mon mari l'a trouvé plusieurs fois à ma toilette: hier enfin M. de Beauregard lui a fait un accueil extrêmement froid, et j'ai remarqué sur le visage du chevalier un certain embarras .... Le soir, quand nous fûmes retirés dans notre appartement, mon époux me parut embarrassé; il avait de la peine à rompre le silence, et pourtant je voyais qu'il avait quelque chose à me dire; enfin, il me demanda comment je trouvais sa famille? si j'avais distingué quelques femmes pour en faire ma société particulière? Je lui avouai que non ... Effectivement, elles sont d'une bégueulerie repoussante.--Il me parla des hommes, et me demanda comment je trouvais le chevalier de Saint-Hilaire? Cette question avait l'air de lui coûter ....--Mais, mon ami, lui dis-je, très-ennuyeux et très-obsédant.--Eh bien, dit-il, vous m'obligerez de ne pas le recevoir si souvent.--Oh! très-volontiers, en vérité: j'ai cru qu'à titre de parent il ne me convenait pas de manifester de la répugnance pour ses visites.--Mon amie, c'est un homme sans mœurs, sans principes, ayant la plus mauvaise réputation, et dont les assiduités nuiraient à la vôtre. Je lui ai dit que je me ferais une loi de suivre en tout ses volontés. Je t'assure, mon amie, que cela n'est pas un sacrifice; ce chevalier de Saint-Hilaire me déplaît on ne peut davantage: il est bel homme, mais son air avantageux est insupportable; il semble qu'il dise aux femmes: „Vous m'aimerez, cela ne se peut autrement; on ne me voit pas sans perdre la tête.“ Si M. de Beauregard croit cet homme-là dangereux pour moi, il se trompe beaucoup, je t'en réponds.

Mon frère me charge, mon amie, de te présenter son hommage, et de te dire combien il est sensible à ton souvenir. Tu me demandes si les plaisirs de Paris sont pour lui d'un grand prix? Point du tout; il déteste le grand monde; il fuit toutes les assemblées bruyantes, et vit très-sédentaire.--Adieu, ma tendre amie; aime-moi toujours; écris-moi souvent, et crois à l'inviolable attachement de ta Sophie de Beauregard.

LETTRE IV. Emilie d'Armincourt à Sophie de Beauregard.

Je n'ai qu'un moment à moi, ma chère amie; ma mère est beaucoup plus incommodée, et je n'ai que le tems de te dire deux mots.

Nous ne sommes pas du même avis sur la conversation que tu as eue avec ton mari: je ne vois nullement de jalousie dans ce qu'il t'a dit au sujet de ce chevalier de Saint-Hilaire; je ne vois qu'un homme prudent qui connaît le monde, et qui n'ignore pas que la vie d'une femme tient beaucoup aux gens qui l'entourent.

Un homme sans mœurs perd une femme de réputation dans le monde quand il a des assiduités chez elle, et ses discours corrupteurs peuvent à la fin altérer la pureté de ses sentimens.--Il n'est qu'une porte pour la vertu; il en est mille pour le vice .... O mon amie! les femmes, les femmes n'ont que deux partis à prendre, céder toute leur vie, ou la passer à combattre .... Cruelle alternative sans doute! mais enfin ce premier pas si glissant, quand il est fait, on va de chûte en chûte .... Songe que tu es jeune, à vingt ans, jolie et faite pour être aimée à tous égards, ayant un mari dont l'âge fera l'espoir de tes courtisans, et qui sera même plus d'une fois l'objet de leurs plaisanteries .... Ah! ne le souffre jamais .... songe que ta position exige infiniment de retenue; songe que la moindre légèreté peut troubler à jamais ton repos et celui de ton mari: moins de sécurité, ô mon amie! c'est le vœu de ta fidèle et sincère amie Emilie d'Armincourt.

LETTRE V. M. Darcy au Comte de Belleville.

Pardonnez, mon respectable ami, si je ne vous ai pas écrit depuis long-temps: soyez sûr que ni ma vive amitié, ni ma confiance en vous, n'ont souffert de ce silence. J'ai trouvé beaucoup de changement à mon retour. Vous devez vous rappeler que le tuteur de ma sœur me fit part, lorsque j'étais près de vous, de son prochain mariage avec M. de Beauregard? J'ai trouvé la chose faite à mon arrivée: je souhaite que cela soit pour son bonheur. Son mari a vingt ans de plus qu'elle, et je trouve cela très-disproportionné. M. de Beauregard l'idolâtre: M. de Beauregard ne voit rien au-dessus de sa femme; il fait pour elle tout ce qui est en son pouvoir pour la rendre heureuse; mais il a vingt ans de plus!

Il l'a amenée à Paris, et lui a prodigué tout ce qui peut flatter la vanité d'une femme. Le luxe le plus étonnant règne dans son hôtel, et ma sœur est couverte de diamans. Je trouve cela fort beau; mais cela fait-il le bonheur? Je n'en crois rien.

Elle a l'air d'aimer beaucoup son mari: elle l'a pris d'ailleurs de sa propre volonté. Je ne trouve pas cela étonnant: elle a passé sa vie au couvent, et de là dans le château de ma tante, où jamais figure humaine n'est entrée .... M. de Beauregard l'a vue, s'en est épris, a offert sa main, une fortune immense; d'ailleurs d'une figure passable, on l'a trouvé très-bien, et on l'accepte: elle paraît contente; mais combien cela durera-t-il? Voilà ce qui m'inquiète. Dans les différentes conversations que j'ai eues avec ma sœur avant mon départ pour l'Allemagne, je lui ai reconnu une profonde sensibilité, s'étant fait de l'amour le tableau le plus séduisant: et quand, dans nos épanchemens, nous jetions un œil curieux sur l'avenir, elle parlait avec feu d'une honnête médiocrité, pourvu qu'elle soit partagée avec un objet aimé. Une douce rêverie s'emparait alors de son ame, et elle gardait le silence.

Où est-il cet objet aimé? Ce n'est pas M. de Beauregard: c'est l'objet de sa raison; ce n'est pas celui de son cœur ... Ah! qu'il ne paraisse pas; le sort de ma sœur serait décidé.

Dans ce moment, le tourbillon l'entraîne, l'éclat l'éblouit; les fêtes, les bals, les grands repas, les spectacles; que sais-je? Je vais peu dans ce fatras. Vous connaissez mon caractère? Le monde, et sur-tout celui de la capitale, me répugne infiniment. Quelques amis essentiels suffisent à mon cœur. Je vois donc très-peu de monde. J'observe ma sœur. Elle a la plus grande confiance en moi, et j'espère beaucoup lui être utile. M. de Beauregard ne peut pas être avec elle sans cesse. Sans que l'on s'en doute, je me suis rendu le mentor. Je veille sur son bonheur, et j'observe ceux qui l'entourent. Je ne vois encore rien d'inquiétant dans ses adorateurs. Je la connais assez pour être sûr qu'un homme futile, ce qu'on appelle enfin homme du bon ton, ne sera jamais dangereux pour elle. Voilà un an qu'elle est mariée; elle est toujours ce qu'elle doit être pour le bonheur de son mari et pour le sien.

Vous voyez, mon cher camarade, que je me dédommage. Voilà une lettre très-longue. Je vous ai toujours ouvert mon cœur. Soyez sûr que vous serez à jamais le dépositaire de mes plus secrètes pensées. Votre goutte vous laisse-t-elle du relâche? Donnez-moi de vos nouvelles, et n'oubliez jamais le meilleur de vos amis. Tout à vous pour la vie, Darcy.

LETTRE VI. Sophie de Beauregard à Émilie d'Armincourt.

Tu as mieux jugé M. de Beauregard que moi, ma tendre amie; je suis fâchée de l'avoir soupçonné d'un sentiment qui ne faisait ni son éloge, ni le mien. Tes réflexions m'ont éclairée; ne me les épargne pas, et crois que ton amie recevra toujours tes avis avec une parfaite soumission; je reconnais l'ascendant de ta raison sur la mienne.

Jetée dans le monde depuis ta tendre jeunesse, tu le connais mieux que moi. Ta lettre m'a rendue rêveuse .... Serait-il possible? quoi! parce que je n'aime pas M. de Beauregard avec cet excès qui caractérise une passion, je pourrais, par cela même, être susceptible d'en ressentir pour un autre? .... Cette idée me donne un étouffement. Moi, je pourrais éprouver un sentiment qui ne serait pas pour mon mari? ... Un autre .... Non, cela me paraît impossible. J'enfoncerais un poignard dans le cœur du plus respectable des hommes, d'un homme qui m'adore, d'un homme dont la tendresse et les soins passent tout ce que l'on peut imaginer .... Ta lettre m'a fait tressaillir; elle a jeté un jour dans mon cœur qui m'a fait trembler .... Tu as raison, ma chère amie; je ne puis trop me veiller, je ne puis trop prendre garde à ceux qui m'entourent. Je crois pourtant ma vertu bien établie: je connais mes devoirs, et la mort me paraîtrait préférable à l'idée d'y manquer. J'ai satisfait au desir de mon digne époux; j'ai fait fermer ma porte au chevalier de Saint-Hilaire pour le temps où je suis seule dans mon appartement: du reste, il peut venir aux heures des assemblées. Il est venu hier au soir; les parties étaient formées: un léger mal de tête m'avait empêché d'en être, et j'étais auprès du feu. Il s'est approché de moi avec un air demi-piqué, et m'a dit qu'il s'était présenté le matin, mais qu'il avait trouvé porte close.--Il est vrai, monsieur; le matin je ne reçois personne; les ordres d'un mari sont sacrés.--Mais, madame, vous ferez exception à la règle, a-t-il ajouté avec un rire moqueur. Un regard long et sévère, qui s'est arrêté sur lui, a été toute ma réponse.

M. de Beauregard, par la position de la table où il était, tournait le dos à la cheminée; et, par quelque mouvement qu'il fit sur son siége, je me doutai qu'il n'était pas sans inquiétude. Je me levai sans affectation, et fus me mettre auprès de lui. Il ne me regarda pas dans le moment; mais j'aperçus de côté un léger sourire sur ses lèvres.

Pour le chevalier, il remplit tout le sallon de sa personne: un mot à celui-ci, un air avantageux à celle-là; des mots à l'oreille des autres avec des rires étouffés .... Je t'avoue qu'il me déplut au-delà de tout ce que je puis dire.

Trouves-tu, mon amie, que je me sois bien conduite? J'avoue que je suis assez contente de moi; je ne croyais pas que ma timidité pût jamais me permettre de manisfester ma façon de penser d'une manière aussi positive.

Tout le reste de la soirée, j'ai été très-grave; cela m'a attiré du très-présomptueux chevalier des plaisanteries auxqu-elles je n'ai répondu que par le rire du mépris: il a fini par prendre un air insolent et moqueur.

La fin du souper m'a heureusement débarrassée de cet audacieux personnage.

Je crois que ce manége-là n'a point échappé à M. de Beauregard: il ne m'en a pas parlé lorsque nous avons été retirés; j'ai imité sa retenue. Adieu, ma chère amie: aime-moi toujours, et crois que tes avis me seront toujours chers. Je t'embrasse du plus profond de mon cœur, et suis à toi pour la vie. Sophie de Beauregard.

LETTRE VII. Le Chevalier de Saint-Hilaire au Vicomte Hector.

Jour de Dieu! mon ami, quelle découverte a fait le butor de Beauregard! Imagine-toi qu'il s'est épris d'une belle passion pour une petite provinciale jeune et jolie comme l'amour. Il en serait le père, ou le diable m'emporte. Il l'a épousée et amenée à Paris en triomphe. Il a déployé pour elle tout le luxe de nos lourds financiers. Quand elle est parée, elle effacerait la châsse de notre bienheureuse patronne .... J'ai été tomber dans cette maison, avec tout l'espoir qu'il est permis de prendre quand on voit une pareille union. J'ai cru que l'ascendant d'un homme qui, je puis dire, est assez bien, et qui a devers lui des milliers de conquêtes qui l'affirment; j'ai cru, dis-je, que les premières armes de cette jolie enfant m'étaient réservées; que j'allais introduire cela dans le monde avec un certain éclat ...... Brrrr! ... j'ai compté sans mon hôte. Le mari est jaloux, la femme est bégueule et indifférente: elle n'a des yeux que pour son Adonis suranné. C'est une drôle de maison, que celle de mon cher cousin! Il y a là un frère .... mais un frère comme il y en a peu; de beaucoup l'aîné de sa jolie sœur, ayant servi, voyagé; de plus, philosophe, penseur, fort silencieux, ce qui le rend très-observateur. Ce diable d'homme a les yeux continuellement attachés sur vous. Il a l'air de lire dans le fond de votre cœur. Ses regards me gênent; et je me suis aperçu, quand il est quelque part, que je suis moins à mon aise; ma légèreté devient plus lourde; j'ai moins d'idée, moins de brillant dans l'esprit. Tout le monde rit aux éclats de mes bons mots. Cet homme est d'un sérieux glacial ...... Tout cela, mon ami, ne m'empêchera pas de tout tenter près de mon adorable. Voilà le moment de mettre toutes les ruses en campagne. Je veux la posséder, ou mourir .... Enterre bien vîte ton père, et viens m'aider. Ne va pas vouloir me couper l'herbe sous le pied. D'ailleurs, tu connais ton homme. Viens me seconder, et compte sur moi quand tu en auras besoin: à mon tour je te servirai de compère. Adieu, l'ami. Tout à toi. Chev. de Saint-Hilaire.

LETTRE VIII. Sophie de Beauregard à Emilie d'Armincourt.

Voila deux courriers de passés, et point de tes nouvelles! As-tu perdu ta respectable mère? Je suis d'une inquiétude affreuse. Un mot, ma chère amie, un seul mot calmera mes agitations. Tu connais mon cœur? tu sais combien je t'aime? J'ai passé deux nuits sans dormir. Si tu avais vu la tendre sollicitude de M. de Beauregard sur ma santé, parce que ma figure était fatiguée! Je ne lui ai pas caché ce qui causait ma peine. Il m'a offert, si le troisième passait sans nouvelle, d'envoyer un exprès.

Oh! combien je lui ai d'obligation! Qu'il est bon! et qu'il met d'empressement à voler au-devant de mes moindres desirs! Cela m'attache à lui chaque jour davantage.

Nous avons été hier à l'Opéra, et de là souper chez une certaine madame de Fierville, veuve jeune encore d'un de ses parens. Voilà plusieurs invitations qu'elle nous fait; M. de Beauregard les a éludées jusqu'à présent; mais enfin, forcé dans ses retranchemens, il a fallu se rendre. Je me suis aperçue que ce souper était pour lui une vraie corvée. Je lis dans sa figure le maintien que je dois avoir, et je me suis très-peu livrée à cette bruyante société, composée de têtes à l'évent. La maîtresse de la maison est d'une coquetterie .... et grimacière à l'excès .... Le chevalier de Saint-Hilaire tient là le haut bout: il tranche sur le tout; chacun écoute avec admiration ses fades plaisanteries. Mon mari n'a pas été épargné: il a soutenu cela en homme d'esprit; mais je suis sûre que son cœur était à la gêne. En revenant à l'hôtel, il n'a pas dit un mot: moi-même je n'avais rien à dire, et cela faisait le plus beau silence du monde ...... Au moment d'entrer dans la cour, il me demanda comment je trouvais cette société? Détestable, lui dis-je. Il ne m'a rien répondu, m'a serré la main, et cela s'est terminé là. Tout le reste de la soirée, il a été sérieux et silencieux. Je crois que Paris ne plaît pas infiniment à M. de Beauregard: je le desire; la vie de la campagne est plus de mon goût: on s'y procure tant de jouissances! Ah! s'il pouvait lire dans mon cœur, et que ce goût fût le sien! Ce fatras insipide serait bientôt laissé là. Adieu, ma tendre amie. De tes nouvelles, au nom de Dieu. Je ne tiens plus à mes inquiétudes. Je t'embrasse, et suis pour la vie ta fidèle amie Sophie de Beauregard.

LETTRE IX. Émilie d'Armincourt à Sophie de Beauregard.

Tu dois être inquiète, mon amie, du long silence que j'ai gardé. Ma mère a éprouvé une crise si violente, que j'ai cru que c'était la dernière. Le ciel a en pitié de ma douleur, et m'a rendu la plus digne des mères. Grace lui soit rendue ... Elle va infiniment mieux, et j'espère même un entier rétablissement. Cette heureuse perspective m'a rendu un peu de liberté d'esprit. Je me suis occupée à mettre au net l'événement de ma vie qui a jeté un voile funèbre sur ce qui m'en reste à parcourir. Tu vas connaître l'étendue des infortunes de ton amie: si souvent tu m'as trouvée plongée dans de sombres réflexions, crois que j'ai plus d'un sujet pour en faire de cruelles .... Tu étais trop jeune pour que je pusse te les communiquer; cela seul a causé ma retenue; cela n'était ni manque de confiance, ni manque d'amitié. Tu verras, mon amie, par les malheurs qui me sont arrivés, combien les passions sont fatales, et que, lorsque l'on s'y livre, on le paie du repos de sa vie ....

Je te ferai passer le récit avant peu. Adieu, ma chère amie; porte-toi bien; aime-moi, et que l'aveu de mes égaremens ne diminue ni l'estime, ni l'amitié que tu as toujours eues pour ton Emilie d'Armincourt.

LETTRE X. M. Darcy au Comte de Belleville.

J'apprends avec plaisir, mon respectable camarade, que votre santé est entièrement rétablie, et que votre maudite goutte a enfin lâché prise.

Vous paraissez, d'après votre lettre, être entièrement de mon avis sur le mariage de ma sœur. Je ne vous cacherai pas que l'avenir me donne quelquefois de l'inquiétude. Jusqu'à présent elle se conduit avec une délicatesse infinie vis-à-vis de son mari, qui, je crois, commence à la trouver trop jolie pour son repos. Ils sont très-répandus, et ce grand monde, dans lequel ma sœur n'a été que trop remarquée, finit par lui donner de l'ombrage. J'avoue qu'elle est jolie et faite pour séduire. Un certain air d'abandon et de volupté que peu de femmes possèdent est son plus grand charme. Elle est vivement poursuivie par un parent de son mari, nommé le chevalier de Saint-Hilaire; homme roué, dans toute l'étendue du terme, et qui attaque cette femme par tous les moyens possibles. Elle ne le supporte pas, à la vérité; mais son mari soutient avec peine un pareil individu si près de sa chère et très-chère épouse, qu'il couve des yeux avec la passion d'un amant et la tendresse d'un père.

Depuis quelques jours, j'avais trouvé à M. de Beauregard l'air sombre et rêveur.--Il me fit prier hier de passer dans son appartement: il m'avoua avec fran-{?K} chise qu'il desirait soustraire pour quelque temps sa femme à cette cohue de gens sans mœurs et sans principes. Mais, dit-il, une chose qui m'inquiète, c'est que je ne voudrais pas gêner madame de Beauregard; si elle trouve du plaisir dans le tourbillon, qu'elle y reste; j'aime mieux que mon repos soit compromis que son bonheur. Si elle n'avait pas de répugnance pour la vie de la campagne, j'ai une terre charmante en Bourgogne, que je puis faire embellir de tous les agré mens possibles. La société y est excellente et bien choisie; mais il faudrait que madame de Beauregard le desirât absolument; car si cela vient de moi, que dira-t-elle? Que je l'ai épousée pour la soustraire à tous les yeux. Et que dira le monde? ... Ah! cela me désole. On dira que je suis un vieux jaloux, que je rends ma femme malheureuse. Monsieur, obligez-moi, continua-t-il en me serrant la main, et les yeux pleins de larmes. Consultez votre aimable sœur, sans que cela ait l'air de venir de moi. Quand elle aura prononcé, nous verrons comment nous nous en tirerons pour éviter que l'opinion publique ne me soit désavantageuse .... Quelle folie, lui dis-je! Comment! un homme d'esprit n'est point au-dessus de ce ridicule préjugé? Vous serez l'esclave de l'opinion des hommes? Et quels hommes! .... Vous êtes-vous marié pour eux ou pour vous? Et que vous importe ce qu'ils pourront dire?

D'ailleurs, je réponds d'avance que ma sœur n'aura jamais d'autre volonté que la vôtre. Je lui en parlerai comme vous le desirez, c'est-à-dire, de façon à ne pas lui laisser croire que cette idée vient de vous. A ces mots, il s'est jeté dans mes bras, m'a serré tendrement, et j'ai vu qu'il venait de soulager son cœur d'un poids énorme .... Mon ami, plus je vois les hommes de près, plus ils m'étonnent Ils passent par-dessus tous les préjugés pour satisfaire leurs passions; sont-elles satisfaites, ce sont des enfans qui craignent les regards des autres, parce qu'un sentiment intime leur montre l'énormité de leur sottise .... Eh! pourquoi ne pas calculer les convenances quand il s'agit du bonheur de la vie? Ma sœur aura beau se bien conduire, si son mari est craintif sur tout, il sera malheureux, et elle-même sera fort à plaindre: sa délicatesse souffrira beaucoup de voir qu'elle fait le tourment d'un homme à qui elle doit tout et qu'elle chérit tendrement .... Si on réfléchissait davantage, que de maux on s'éviterait! ... En voilà bien long, mon ami; mais je ne puis épancher mon cœur que dans le vôtre. Je cache à ma sœur toutes mes réflexions; vous seul êtes le dépositaire de mes secrètes pensées .... Je vais parler à madame de Beauregard, et je puis dire d'avance que je suis sûr de son consentement. Je connais son goût pour la campagne: elle aime à monter à cheval, elle aime la solitude; en voilà plus qu'il n'en faut: qu'ils soient heureux, et je serai content.

Adieu, mon cher et respectable ami; n'oubliez jamais le lien qui nous unit. Je suis pour la vie votre sincère ami d'Arcy.

LETTRE XI. Sophie de Beauregard à Emilie d'Armincourt.

Nos lettres se sont croisées: enfin j'en tiens une de toi, ô ma tendre amie! Ta digne mère est donc dans sa convalescence? J'en rends grace au ciel du plus profond de mon cœur.

Tu te détermines enfin à ouvrir ton ame à ta fidèle amie. Tu as éprouvé des malheurs? .... J'en ai toujours eu l'idée; mais ta retenue avec moi m'a condamnée au silence, et j'ai respecté ton secret .... Tu peux me le confier en toute sûreté; regarde-moi comme un second toi-même; que ton ame s'épanche dans celle de ton amie; son sein est ouvert pour recevoir le dépôt sacré que tu veux lui confier .... Tu as été malheureuse! ah! qui mérite moins de l'être? figure, talens, esprit, un cœur, une ame si belle! ... Pour qui le bonheur sera-t-il fait? .... Sont-ce ceux qui le méritent le mieux qui l'obtiennent le moins? .... Que ces idées sont fatigantes! ..... Mon amie, j'ai eu hier une longue conversation avec mon frère. Il m'a demandé comment je me trouvais du tourbillon du monde? Je lui ai dit naturellement que, dans le premier moment, cela m'avait paru un vrai tableau magique; mais qu'à la longue, on s'apercevait que cela laissait un vuide affreux dans le cœur et dans l'esprit. Il a souri .... et m'a dit que je devrais proposer à M. de Beauregard d'aller dans quelques-unes de ses terres passer la belle saison; qu'elle s'avançait à grands pas, et que, sûrement si je manifestais là-dessus le moindre desir, il en serait de cela comme de toute autre chose, qu'il se ferait un vrai plaisir de prévenir mon goût. J'avoue que cette idée m'enchante. Je ne sais pourquoi Paris me déplaît si fort .... mais tout me devient à charge; il semble qu'il manque quelque chose à mon bonheur .... C'est en vain que je cherche ce que cela pourrait être. Je n'ai rien à desirer, et pourtant je desire ... Quoi? je l'ignore, en vérité! mais le monde me déplaît, et je ne sais pourquoi .... Ah! courons à la campagne; allons nous enfoncer dans les forêts solitaires. C'est là où l'ame acquiert une nouvelle existence; on est plus avec soi-même. Je ne me rappelle pas sans plaisir nos promenades au clair de lune dans le parc de Saint-Aman (t'en ressouvient-il?), où toutes les deux nous nous tenions sous le bras et marchions des heures entières sans dire un mot.--Il t'arrivait souvent de soupirer; je soupirais aussi; tu avais une cause, je n'en avais pas, pourtant je soupirais; mais le calme de la nuit, cette lune brillante dans un ciel pur et serein, le bruissement des feuilles légèrement agitées par le vent, et ce doux jabotage des oiseaux qui ont l'air de se dire encore un petit mot de tendresse avant de s'endormir. Tout cela porte à l'ame une douce mélancolie qui vaut mieux cent fois que le faux éclat du monde qui fatigue les yeux, et ne va pas jusqu'au cœur ....... Je n'ai pas perdu de temps, ma chère amie; j'en ai parlé sur-le-champ à M. de Beauregard, qui a saisi avec un empressement extraordinaire cette occasion de m'être encore agréable: qu'il est bon! ..... Il m'a demandé trois semaines pour mettre une terre qu'il a en Bourgogne en état de me recevoir. Il part dans deux jours: il voulait emmener mon frère; mais j'ai fortement insisté pour qu'il reste près de moi. Je me promets bien de ne pas sortir pendant ce court intervalle, et je ne recevrai personne. Nous voilà au commencement de mai; nous irons prendre l'air aux environs de Paris. Je ne puis te dire, ma chère amie, combien ce projet me charme.

Adieu, ma tendre amie; envoie-moi plutôt que plus tard ce que tu m'as promis. Que je pleure sur tes peines; les larmes que je verserai ne seront pas sans charmes pour le cœur de ta sincère amie Sophie de Beauregard.

LETTRE XII. Le Chevalier de Saint-Hilaire au Vicomte Hector.

Ho! de par tous les diables! je suis hors de moi, mon ami; voilà tous mes projets manqués, renversés ..... Je suis dans une telle rage, que je me battrais, je crois, contre ce vieux fou de Beauregard, contre le grand flegmatique de frère, et que je dirais mille injures à la beauté qui cause ce bouleversement dans mon esprit. J'imagine .... non, je ne puis achever; j'en brise ma plume dans mes doigts ... Bon, voilà mon écritoire renversée! que diable, je ne sais où j'en suis ... Cet infernal Beauregard! ... Ah! qu'il le paiera cher! Imagine, mon ami, que cet extravagant ... emmène sa femme à la campagne ... A la campagne, grand Dieu! oui, au bout du monde, en Bourgogne. Il est parti pour préparer les lieux, et recevoir madame dignement. Il est parti, et pendant ce temps, elle est enfermée avec son argus, avec son pédant, avec son frère enfin ... Madame ne voit personne; j'ai su tout cela par une parente, une espèce de petite bête que le mari aime beaucoup, et à qui il a conté tout cela. Pour moi, me voilà hors de mesure: j'étais en si beau chemin! Non, quand j'y pense, j'entre dans une frénésie .... J'avais arrangé un souper chez une de mes vieilles aventures; une Madame de Fierville, femme à toute main, parente du bon homme. Pendant le souper, nous avons versé le ridicule à pleines mains sur le mari. Quand l'amour-propre d'une femme est blessé dans l'être qui lui tient de plus près, il devient bientôt, sinon l'objet de son aversion, au moins celui de son mépris. J'avais détaché notre petite de Fierville après notre jolie prude; on commençait à se faire écouter; la petite a du jargon, de la vivacité, j'en espérais l'impossible .... Chimère! .... ils vont partir; ils vont s'enterrer en tourtereaux dans le fond de quelque bois solitaire, et la tendre colombe va être réduite au doux ramage de son vieux hibou .... Non, cela ne sera pas; non, te dis-je.

Je me doute que je ne serai point invité à aller les voir; mais je ferai des pieds et des mains pour déterrer dans ce pays quelques vieilles connaissances. Si je n'y réussis pas, je prends la petite de Fierville dans ma voiture, et nous allons tomber chez eux: il faudra bien nous recevoir; on ne refuse pas des parens, et alors nous verrons. Adieu; je tempête ... j'enrage; mais l'espoir n'est point entièrement perdu. Je n'ai plus besoin de toi; reste avec ton éternel père, et moi je poursuivrai seul mes brillans projets. Tout à toi, De Saint-Hilaire.

LETTRE XIII. Emilie d'Armincourt à Sophie de Beauregard.

Je reçois ta lettre, ma douce amie: je suis enchantée du projet que tu as d'aller à la campagne: je ne te voyais pas dans le grand monde de la capitale, dans ce tourbillon de gens inconsidérés, sans un fond d'inquiétude. Ce n'est pourtant pas lui qui a causé mes malheurs; je ne le connais que par le récit que l'on m'en a fait, et cela m'a suffi pour le croire dangereux.

Je joins à cette lettre le récit de ma fatale aventure: puisses-tu n'être jamais dans le cas de connaître l'amour, et d'en éprouver les rigueurs! Adieu, ma tendre amie. Ma mère va toujours de mieux en mieux, et cela me rend heureuse autant qu'il m'est possible de l'être. Lis, et frémis .... et que le ciel te préserve d'un pareil sort.

Histoire d'Emilie d'Armincourt.

Tu n'ignores pas, mon amie, que lorsque je perdis mon père, j'étais encore dans la plus tendre enfance; mais ce que tu ne sais pas, c'est que j'avais une sœur plus âgée que moi de quatre ans. Quand nous eûmes atteint un certain âge, ma mère se reposa sur mon aînée des soins domestiques. Elle avait alors vingt ans, et j'étais dans ma seizième année: nous avions reçu la même éducation; et quoique vivant dans sa terre, ma mère s'était procurée tous les maîtres qui s'étaient trouvés à sa portée. Plus studieuse que ma sœur, je fis tous les progrès imaginables, et par-là devins l'objet de sa plus cruelle jalousie. Depuis la mort de mon père, ma mère avait vécu très-retirée; mais l'âge où nous étions la força de recevoir ses voisins, et d'aller souvent chez eux, sentant la nécessité de nous établir ...

Cela rendit le château fort gai, et nos plaisirs communs rapprochèrent ma sœur de moi. Jusques-là, elle avait conservé un air de supériorité qui, plus d'une fois, avait affligé mon ame. Je le cachais à ma mère avec soin, pour lui éviter le déplaisir que l'on éprouve quand l'union la plus parfaite ne règne pas entre les enfans.

Parmi nos voisins, il y avait un ancien ami de mon père, appelé le marquis de Monrose, qui avait un fils de l'âge de ma sœur. Je pensai plus d'une fois que la secrète intention de ma mère était de l'unir avec elle. L'amour se rit de tous ses projets; le jeune Monrose me distingua, de manière à ne laisser aucun doute sur les sentimens que je lui avais inspirés. Il fit le même effet sur mon cœur; sa vue m'avait souvent troublée, et j'éprouvais à son approche une émotion que je ne pouvais cacher.

Ma sœur ne tarda pas à s'apercevoir de nos mutuels sentimens, et plus pénétrante que nous, elle savait ce qui se passait dans nos cœurs, que nous n'en avions encore nul soupçon.--La femme qui nous servait lui était entièrement dévouée, et j'étais souvent questionnée par elle sur ce que je pensais de Monrose. Je convins que, de toute la jeunesse qui venait au château, lui seul me paraissait fait pour plaire.--Tant pis, me dit-elle un jour, mademoiselle; car il est destiné à mademoiselle votre sœur. Vous n'êtes encore qu'une enfant, et M. de Monrose ne peut jeter les yeux sur vous; je sais d'ailleurs qu'il est amoureux de mademoiselle d'Armincourt, et que l'intention de madame est de les unir sous peu.--Cette conversation porta une lumière dans mon cœur qui me fit frémir: je ne pus rien comprendre; mais sur-le-champ mon visage fut inondé de larmes ..... Peste! comme vous prenez feu, me dit madame Gontier! (c'était le nom de notre gouvernante). Mais savez-vous, mademoiselle, que si je disais cela à madame, vous seriez mise sur-le-champ au couvent pour le reste de vos jours? Convient-il à une fille bien née d'aimer sans l'aveu de sa mère? et qui encore? son beau-frère futur: en vérité, cela fait frémir ... Chaque parole me glaçait d'effroi; je me croyais criminelle; je me jetai dans les bras de ma bonne, et lui demandai, en sanglotant, le plus grand secret sur ce qui venait de se passer.--Ma sœur parut à l'instant, et j'ai toujours cru qu'elle avait entendu la conversation. Elle me dit d'un ton moqueur: Nous devons aller au bal ce soir; y venez-vous?--J'espère que maman m'y menera.--Moi, dit-elle, j'ai un bouquet charmant que Monrose vient de m'envoyer, et je vais me parer de façon à être la mieux de l'assemblée. Elle fit effectivement une toilette des plus recherchées. Pour moi, mon cœur était si oppressé, que très-volontiers je n'aurais pas été de la partie. Ma mère nous fit dire de descendre, que je n'avais pas encore pensé à m'habiller: j'étais restée rêveuse et absorbée dans mes idées; l'amertume de ma destinée s'était présentée à mon esprit dans toute son étendue ... Monrose, l'époux de ma sœur, et moi, enfant coupable et volontaire, j'osais le distinguer, l'aimer enfin (j'en étais convenue avec moi-même), quand tout me défendait d'y penser! Par un sentiment involontaire, je portais le trouble au sein de ma famille, et j'affligeais une mère que j'adorais; mes larmes ne pouvaient se tarir. Il fallut enfin me tirer de ces idées accablantes, et m'occuper de ma toilette: elle ne fut pas longue. Je posai à la hâte un chapeau de paille sur ma tête; une simple robe de linon et une ceinture bleue firent tous les frais de ma parure.--J'ignore quel charme avait ce négligé; mais en me rendant près de ma mère, ma sœur, qui y était déjà, fit une grimace qui annonçait son mécontentement.

Pourquoi donc, Emilie, me dit ma mère, être si long-tems pour une toilette de bergère? Elle accompagna cela d'un sourire tendre .... Cela n'est pas l'embarras, dit-elle; cela sied mieux à la jeunesse que tant de colifichets.--Nous partîmes.--Lorsque nous arrivâmes chez la dame qui tenait assemblée, Monrose se présenta sur la porte; et lorsqu'il eut reconnu la livrée de ma mère, il se précipita à la portière, éloigna le laquais, nous présenta la main. Il vint d'autres hommes, et me trouvant la dernière à descendre, je me trouvai donner le bras à Monrose, qui me conduisit ainsi jusqu'au sallon de l'assemblée. Ma sœur se retourna souvent d'un air inquiet; je marchais tremblante, et je crus m'apercevoir que Monrose tremblait aussi. Il me pria en chemin pour la première contredanse. J'acceptai en balbutiant, et nous entrâmes ....

Il ne me quitta pas jusqu'au moment de prendre place. Il me demanda si j'avais été malade, que ma figure était altérée? Je lui dis que non, et les larmes me roulaient dans les yeux .... Il s'en aperçut.--Qu'avez-vous donc, ma belle Emilie? Quoi! vos beaux yeux sont obscurcis par des larmes? Ah! elles retombent sur mon cœur .... vous le déchirez .... Jamais il ne m'avait tenu un pareil langage; mais que mon cœur l'avait bien entendu! ... Enfin nous dansâmes. Il vint me remettre à ma place, et s'assit près de moi. Votre air affligé me met au désespoir, me dit-il tout bas; je vous aime depuis long-temps, et craignais de vous en faire l'aveu: si votre cœur est insensible, j'en mourrai; mais si vous agréez mes sentimens, une union éternelle peut faire notre bonheur. Daignez me répondre un mot.--Quoi! monsieur! ... Je ne pus achever; un trouble affreux s'empara de tout mon être: il ménagea ma timidité, et continua à m'assurer de la violence de ses sentimens. Il m'avoua que depuis long-temps il cherchait l'occasion de me faire cet aveu, mais qu'il ne l'avait jamais rencontrée. Il finit par me presser de lui dire au moins un mot; mais ma sœur s'approcha alors de nous avec une colère mal dissimulée: Vous ne dansez pas? lui dit-elle.--Pardonnez-moi, mademoiselle. Il se leva, me présenta la main, et nous prîmes place. Il me parla encore de ses sentimens: je lui serrai légèrement la main; cela fut toute ma réponse; mais cela parut l'enchanter .... Le lendemain, il vint au château. J'étais seule dans l'appartement de ma mère lorsqu'il entra; mon trouble fut inexprimable: il s'en aperçut, et vint à moi avec une rougeur charmante. Il me parla de son amour, et me demanda une réponse qui devait, disait-il, décider du sort de sa vie. Je ne lui cachai pas l'intérêt qu'il m'inspirait, et je lui parlai de ma sœur.--Il m'assura qu'il n'avait jamais pensé à elle, et qu'assurément il n'en voudrait jamais pour sa femme. Et ce bouquet d'hier, lui dis-je? Quel bouquet?--Quoi! ce n'est pas vous qui le lui avez envoyé?--Non, en honneur. Je lui contai alors l'histoire de la veille. Il frappa du pied, et dit avec une sorte de colère: O les femmes! ... les femmes! ... Non, mon Emilie; je n'ai jamais aimé que vous, et je vous aimerai toujours ..... Depuis cette explication, Monrose vint me voir assidument; il me demanda à ma mère, et obtint son consentement pour notre union aussi-tôt que ma sœur serait mariée ....

Mais il ne se présentait pas de parti: elle ne dissimulait pas son dépit, et j'étais en butte au plus cruel tourment. Cela dura une année entière: plus d'une fois la patience de Monrose et la mienne étaient à bout. Je cachais à ma mère les chagrins que ma sœur nous causait; je voulais ménager sa trop grande sensibilité.

Les choses en étaient à ce point, lorsque ma mère fit venir un peintre pour réparer un pavillon qui était peint à fresque. C'était un homme grand, robuste, et jeune encore. Ma sœur était continuellement avec lui: cette assiduité nous étonnait beaucoup, Monrose et moi.

Un jour que nous nous promenions dans le parc, Monrose entendit quelqu'un venir. Le jour commençait à tomber. Il me fit signe de me taire. Les voix s'approchaient, et nous reconnûmes ma sœur et ce Dumont (c'était le nom du peintre). La conversation était très-vive, et nous ne pûmes distinguer autre chose, sinon qu'elle lui dit, en élevant la voix avec colère: Dumont, si je ne suis satisfaite, je ne ferai jamais rien pour vous.

Ce mot me fit trembler. Je me levai avec précipitation; j'entraînai Monrose, et nous regagnâmes le château. Ma mère était en affaire; nous restâmes sur une petite terrasse. Mon amant se jeta à mes pieds, et me dit avec attendrissement: O ma chère Emilie! votre sœur trame quelque chose contre nous; il faut que vous soyez ma femme au plutôt, ou je ne vous posséderai jamais. Ses larmes étaient abondantes; les miennes coulaient aussi. Nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre, et, pour la première fois depuis notre amour, je me livrai aux tendres embrassemens de mon cher Monrose. Ses caresses avaient jeté mon ame dans un trouble qui m'était entièrement inconnu.

Le lendemain, il me rencontra dans un petit bois qui tenait à la maison. Il saute à bas de son cheval, m'entraîne dans un endroit écarté, me serre dans ses bras, me couvre de mille caresses .... Puis-je le dire, grands dieux! ce moment suprême décida du sort de ma vie. J'oubliai tout; je ne vis que mon amant, et lui accordai tout ce que son amour pouvait desirer ..... Quand je fus revenue de mon égarement, je versai un torrent de larmes. Monrose me calma, et me dit que le lendemain il avouerait tout à ma mère, et qu'il lui demanderait de nous unir sans délai.

Je ne voulus jamais qu'il me reconduisît au château. Je ne me sentais pas le courage de paraître avec lui devant ma respectable mère: il céda à mes desirs; je rentrai seule, et fus m'enfermer dans ma chambre, pleine de trouble et d'effroi.

Il n'y avait pas un quart d'heure que j'y étais, que j'entendis mille cris remplir le château. Je cours ..... Ciel! Monrose que l'on rapportait mourant .... Monrose percé de plusieurs coups de poignard .... Je tombai sans connaissance, et je ne revins à moi qu'avec une fièvre ardente et le délire le plus cruel.

Je passai trois semaines dans cet état terrible. Ma convalescence fut longue, et je ne pouvais rien obtenir de positif sur les événemens qui s'étaient passés. Enfin, un digne ministre que l'on avait mis près de moi, se chargea de porter à mon cœur le coup fatal. Il m'apprit que Dumont avait assassiné Monrose, et enlevé ma sœur; que ma mère avait manqué de mourir de chagrin, mais qu'elle était beaucoup mieux. Je ne pouvais suffire au torrent de douleurs qui venaient assiéger mon ame. Pour y mettre le comble, je m'aperçus que je renfermais dans mon sein une preuve non équivoque de ma faiblesse. Ma mère, ma digne et respectable mère partagea toutes mes peines. Enfin, mon amie, je mis au monde, au bout de quelque temps, le fruit du plus tendre et du plus malheureux amour. Le ciel n'a pas voulu me laisser cette triste consolation; la mort me l'enleva quinze jours après sa naissance. Je me retirai au couvent, dans l'intention de prendre le voile. C'est là où je t'ai connue. Je n'ai pu rester dans cette paisible retraite; ma mère a exigé de moi que j'aille consoler sa vieillesse. Je remplis mon devoir. Je ne tiens à la vie que pour cela. Voilà douze ans d'écoulés depuis cette malheureuse catastrophe; et depuis ce temps, mon triste cœur n'a pu se consoler: il est fermé au bonheur, et la mort seule est l'objet de tous mes vœux.

LETTRE XIV. M. d'Arcy au Comte de Belleville.

Quelle funeste lumière j'ai acquise, mon cher camarade, depuis le départ de M. de Beauregard! Sa femme s'est enfermée depuis ce moment, et nous avons resté à philosopher au coin du feu; car le temps le permet encore. Je suis en vérité très-content de ma sœur; elle a beaucoup lu, et lu avec fruit; elle s'est orné l'esprit, et je puis dire qu'elle joint l'utile à l'agréable.

Dans nos conversations journalières, nous sommes revenus souvent sur les qualités de son mari. Elle fait l'éloge de son cœur et de son ame, de manière à ne laisser aucun doute sur la tendresse qu'elle éprouve pour lui. Je lui dis un jour: Il ne manque plus qu'un tendre rejeton pour cimenter encore mieux ton bonheur et le sien. Je crois qu'il serait bien sensible à cet événement. Il t'aime avec trop de passion pour ne pas le desirer. En disant ces mots, je jette les yeux sur elle .... et je fus fort étonné de la voir extrêmement rouge. Je lui en fis quelques plaisanteries, qui augmentèrent son embarras .... Elle finit par me demander grace, et m'avoua avec une ingénuité charmante, qu'elle le croyait impossible ...... Impossible! lui dis-je, plus étonné que jamais ...... Enfin, mon ami, elle me fit l'aveu que la nature avait traité son mari avec inhumanité, qu'elle était encore mademoiselle d'Arcy ..... Revenez-vous de cela, mon ami? pour moi, je n'en reviens pas; et cet homme s'est marié! et cet homme a pris une jeune femme! Mais il est fou .... j'en reste confondu. Il croit .... mais une femme a beau être vertueuse, elle n'est point un ange; les esprits célestes n'habitent pas sur la terre. Je vous dirai franchement que, plus que jamais, l'avenir m'épouvante. M. de Beauregard entourera sa femme de toutes les féeries possibles, les fêtes .... mais les fêtes amusent l'esprit .... Mais il faut quelque chose de plus pour le cœur. Je vous dis cela, parce que je sais qu'il est parti pour en préparer une brillante pour l'ar rivée de sa femme. Mais qu'est-ce que tout cela? à quoi cela menera-t-il? Je l'ignore, en vérité: mon cœur est triste: quelle existence pour une jeune femme! c'est un corps vivant attaché à un corps inanimé. Cette union est une monstruosité qui ne peut être que fatale pour ma sœur, malgré les immenses richesses qu'elle a trouvées. Je ne vous cache pas que je suis très-affligé: j'admire ma sœur, et lui trouve vraiment de la vertu.

Adieu, mon ami. J'apprends avec plaisir le gain de votre procès: portez-vous toujours bien, et croyez à l'éternelle amitié de votre affectionné d'Arcy.

LETTRE XV. Sophie de Beauregard à Emilie d'Armincourt.

Je reçois ta lettre et ton histoire. Quel événement, grand dieu! qu'il est déchirant! .... Il m'a fait verser un torrent de larmes, et je ne puis penser à toi sans que mon visage n'en soit inondé. Pauvre Emilie! malheureux Monrose! ... Un amour si pur devait-il être si fatal aux cœurs généreux qui en étaient embrasés? Non, mon amie, tes égaremens ne diminuent rien à l'estime que tu m'as inspirée. Douze années de regrets et de larmes payent avec usure l'erreur d'un moment .... Que les passions sont dominantes! Quel est l'être qui, lorsqu'il se laisse entraîner par elles, osera dire: Je serai toujours vertueux? .... et comment pouvoir s'en garantir? A ton âge être victime de l'amour sans l'avoir prévu, l'éprouver dans toute sa violence, être l'esclave d'un maître impérieux que l'on ne connaît point encore! Ma tête est un chaos .... Tes malheurs pèsent sur mon cœur comme s'ils étaient les miens .... Je vois Monrose jeune, intéressant, et ressentant pour toi la plus violente passion, faire passer dans ton ame les feux dont la sienne était embrasée .... Au moment d'être unis .... au moment de toucher à la suprême félicité; car cela doit en être une bien grande, sans doute, que de se lier pour la vie à l'objet que l'on idolâtre ..... Une chose qui, je crois, doit inquiéter, c'est qu'elle ne soit pas assez longue pour jouir de tout son bonheur .... Toucher à ce moment si desiré, et perdre, par le plus grand des malheurs, son ami, son amant, son époux! ... Te le dirai-je, Emilie? une seule chose m'étonne; ne te fâche pas, je te prie .... c'est que tu aies survécu à cet événement. Je ne connais pas l'amour; je demande au ciel de ne le connaître jamais .... Si j'avais ce malheur, si je perdais .... Ne parlons pas de cela; je n'y tiens pas ..... Lis ma lettre si tu peux; elle est couverte de larmes.

Adieu, mon amie: tes chagrins sont les miens; je les sens avec une vivacité que je ne puis te rendre: ils sont un motif de plus pour moi pour t'aimer davantage: je ne le croyais pas possible. Adieu, infortunée Emilie: compte à jamais sur la tendresse de ta Sophie de Beauregard.

LETTRE XVI. Emilie d'Armincourt à Sophie de Beauregard.

Que ta lettre m'a attendrie, ma chère Sophie! comme elle a renouvelé mes peines! Ah, Monrose! ... Tu es étonnée de ce que j'ai survécu à mon amour; c'est un malheur de plus, sans doute. Mais est-on maître de mourir quand on veut? Si le ciel avait exaucé mes vœux, j'aurais été rejoindre le plus aimé des hommes, et le plus fait pour l'être; mais il a été sourd à mes prières, et m'a laissé de longs jours pour perpétuer mes tourmens, et pleurer ma faiblesse. J'ai oublié mes devoirs, et j'en ai été punie d'une manière trop rigoureuse peut-être.

Le bonheur n'était pas fait pour moi: le moment où mon cœur s'est ouvert à l'amour, a été le signal de toutes les calamités qui ont assiégé ma pénible existence. Je n'ai fait qu'apercevoir le bonheur, et suis retombée pour jamais dans l'oubli et dans l'abandon.

Je ne tiens plus au monde que par ma tendresse pour ma mère. Puissé-je exister assez long-temps pour lui fermer les yeux, et aussi-tôt après aller rejoindre l'époux que mon cœur avait choisi!

Adieu, mon amie. Si tu desires communiquer à ton frère les chagrins que j'ai éprouvés, je t'en laisse la maîtresse: je l'estime trop pour douter de la pitié qu'il m'accordera. Adieu encore. Je t'embrasse mille fois, et suis pour la vie Ton Émilie d'Armincourt.

LETTRE XVII. M. de Beauregard à sa Femme.

Du Château d'Ormilly (*). Je reçois votre lettre, ma chère amie, avec un plaisir que je ne puis vous rendre. Toutes celles qui me viennent de vous portent un ravissement à mon cœur que je ne puis vous peindre comme je le sens.

Vous me remerciez avec vos grâces ordinaires de ce qu'il vous plaît appeler mes attentions pour vous? Tout vous est dû, ma tendre amie. Je n'ai qu'un chagrin; c'est de ne pouvoir davantage, et de sentir mon insuffisance auprès de tant de charmes: mais vos rares vertus vous mettent au-dessus des faiblesses attachées à votre sexe. Vous rendez justice au cœur de votre époux, et la générosité du vôtre vous fait un devoir de le consoler de ses infortunes. Vous seule, hélas! pouvez adoucir la rigueur de ma destinée. Traité par la nature avec barbarie, cela n'ôtait point à mon cœur le besoin d'aimer; ... cela n'ôtait point à mon ame le desir de se communiquer, et de s'unir à une compagne aimable et vertueuse, pour m'aider à supporter le fardeau de la vie, qui est trop pesant pour s'imposer la tâche de le porter seul. Il me fallait un être bien-faisant qui voulût partager mon existence. Depuis long-temps je le cherchais: je vous vis ... il fut trouvé. Dès-lors je calculai que mon rôle, près de vous, était celui d'un père tendre et d'un ami sensible. Si souvent le mot d'amour est sorti de ma bouche profane, c'est que le ciel inhumain s'est plu à rassembler dans mon cœur les feux qu'il aurait dû répartir dans mon être à portion égale .... L'élévation de votre ame et la délicatesse de vos sentimens (car je n'oublierai jamais ce que vous m'avez dit de consolant sur les chagrins que cela me causait); votre délicatesse et votre générosité, dis-je, vous rendent la seule femme propre à jeter quelques fleurs sur la vie d'un malheureux qui, sans vous, n'aurait jamais trouvé de bonheur sur la terre. Mon rôle, mon amie, je vous le répète, est de vous entourer de tous les prestiges de la vie, et de tâcher de vous faire oublier la nullité de la mienne; encore me trouverai-je toujours en reste avec vous.

Dans huit jours, à compter de la réception de cette lettre, prenez la poste avec votre cher frère, que j'embrasse du plus profond de mon cœur: venez me joindre; tout sera prêt pour vous recevoir.

Prenez vos deux femmes dans votre berline; le reste de vos gens viendront, dans la voiture, de suite.

Avez-vous fait faire des habillemens de campagne? Qu'ils soient élégans, je vous prie: je veux que ma femme paraisse comme elle mérite; rien à mes yeux n'est assez beau pour elle. Adieu, ô la plus chérie des femmes! conservez-moi le bonheur dont je jouis; ma vie tient à la continuation de votre tendresse. Votre sensible et malheureux époux Edouard de Beauregard.

LETTRE XVIII. Sophie de Beauregard à Emilie d'Armincourt.

Je n'aurais pas osé, ma chère Emilie, communiquer à mon frère tes tristes aventures, si tu ne me l'eus permis; je n'aurais pas même osé t'en faire la demande, dans la crainte que tu ne la regardas comme indiscrète. J'ai profité de ta permission; j'ai fait lire à ce cher frère le récit que tu m'as envoyé.

Il a fait sur son cœur le même effet que sur le mien; il a donné des larmes à ton sort et à celui de ton infortuné époux. Il m'a chargé de te dire combien il était sensible à la confiance dont tu avais bien voulu l'honorer, et que tu lui aies donné l'occasion de verser des larmes sur la vertu malheureuse. Tu n'as rien perdu dans son esprit, et l'amertume de ta destinée n'a fait qu'accroître l'estime que tu lui as inspiré au moment où il t'a connue.

J'ai reçu, il y a quelques jours, une lettre de M. de Beauregard: celle-là m'annonce enfin mon prochain départ; c'est après demain que je monte en voiture avec mon frère, et que nous allons à Ormilly; c'est après demain que je quitte enfin cet ennuyeux séjour.

Je ne puis te dire, mon amie, ce qui se passe dans mon cœur à cette idée; il semble qu'une voix secrète me dise: Partez, partez? Eh bien! je pars, et je pars avec un plaisir inexprimable. J'aime tant la campagne! ... j'y trouve tant de charmes! si je puis t'écrire en route, mon amie, je le ferai: un voyage de 68 lieues ne se fera pas d'un seul tour de roue; d'ailleurs, je n'aime pas à me trouver en voyage la nuit.

Je te quitte à la hâte, afin de donner des ordres. Tout est en combustion dans l'hôtel; tout le monde va, vient, parle sans s'entendre; chacun a ses petits arrangemens, et c'est bien naturel quand on part pour long-temps, car je ne compte pas revenir si-tôt. Adieu; on m'étourdit, je ne sais plus où j'en suis: aime ton amie, et crois, mon Emilie, que je suis pour la vie ta sincère et fidèle Sophie de Beauregard.

LETTRE XIX. Le Chevalier de Saint-Hilaire au Comte Hector.

Elle est partie, mon ami; c'est enfin une affaire terminée. Paris ne va plus être à mes yeux qu'un désert effroyable... Ne voilà-t-il pas un commencement pompeux? ... Je veux que le diable m'emporte si je ne l'aime réellement. Est-ce que cette femme m'aurait ensorcelé, moi? Mais non, je me trompe ... Jamais femme n'a effleuré mon cœur; c'est l'amour-propre blessé qui est seul cause de l'angoisse que j'éprouve. J'ai vu vingt femmes plus belles qu'elle; ô oui, plus belles; mais elles n'étaient pas si jolies, et puis un certain air enchanteur; cet air enfin qui commande l'amour sans s'en douter ... Non, mon ami, je ne l'aime pas; je la veux, et je l'aurai. Elle serait la seule femme qui m'eût résisté; et si elle résiste, elle le paiera du repos de sa vie, et son sot époux aussi: j'ai mis toutes mes batteries en campagne.

Je sais que la terre qu'elle va occuper n'est qu'à deux lieues de Dijon; si je ne trouve personne de ma connaissance dans les châteaux voisins, je vais à Dijon même: je me faufilerai avec quelques principaux de la ville; on me menera dans les environs, comme c'est l'usage en province, et de suite tu me vois dans la société de monsieur et de madame de Beauregard, sans qu'ils puissent y trouver à redire: ce projet me duit davantage que d'aller chez eux. Comme mon air conquérant n'a pas plu, qu'il a effarouché cette vertu provinciale, je vais prendre celui d'un tendre agneau: je serai si doux, si modeste; cela sera charmant! Que veux-tu, mon ami? j'ai pris à gauche, mais cela n'est pas sans remède. Alors, si je ne puis rien par la douceur, je l'enlève. Je ne me laisserai attendrir ni par les cris, ni par les larmes; si elle me met au désespoir par ses rigueurs, son sort est décidé.

Adieu, mon ami; je vais languir jusqu'au bienheureux moment qui me rapprochera, je ne dis pas de la plus aimée des femmes, mais de la plus desirée. Tout à toi De Saint-Hilaire.

LETTRE XX. Sophie de Beauregard à Emilie d'Armincourt.

De sens, à 7 heures du soir. Me voilà à la couchée, ma chère Emilie: nous sommes partis à 4 heures du matin, et nous avons fait nos vingt-huit lieues sans arrêter. Les guides ont été bien payés, et nous allions comme le vent; nous avions pris des rafraîchissemens dans la voiture, et nous n'avons éprouvé de délais, que ce qu'il fallait pour changer de chevaux. Un de mes postillons me sert de courier; il entend cette besogne, et nous n'avons rien à desirer; mon cocher et deux palfreniers mènent mes chevaux à petites journées; ils sont partis depuis plusieurs jours, et seront probablement arrivés avant moi. Ainsi, j'espère que M. de Beauregard sera content de ma ponctualité: il tient beaucoup à ces petites choses là, et je me fais un devoir de le contenter sur tout ... Bon soir, mon amie; nous allons souper, et je ne serai pas fâchée de trouver un lit; je me sens un peu fatiguée. Demain je te dirai où j'en suis de mon voyage: puissent mes bavardages te procurer quelques distractions! Je t'embrasse.

De Cussi-les-Forges, à 8 heures du soir. Dans quel triste endroit nous sommes arrivés ce soir, ma chère amie! Je voulais arrêter plutôt pour trouver un meilleur gîte; mais mon frère n'a pas voulu, et j'ai cédé. Il prétend qu'il faut que la dernière journée soit moins longue, pour arriver de bonne heure, et avoir le temps de faire une espèce de toilette avant de se rendre à Ormilly. J'ai acquiescé à tout; je vois bien que c'est un arrangement pris entre mon frère et M. de Beauregard. La maîtresse de la poste me cède son lit, n'en pouvant trouver ailleurs un convenable. On ouvre une malle, et je vois une fort jolie toilette qui se prépare pour demain; un chapeau de velours bleu, orné d'un beau panache; une lévite de mousseline brodée, garnie d'une superbe dentelle, la jupe bleue garnie de même. Ton amie sera fort bien: je n'ose tenter la discrétion de mon frère, mais je vois bien que je trouverai à mon arrivée grande société au château.

Nous partirons demain à huit heures du matin, pour être à deux près de M. de Beauregard, qui nous attend sans doute avec impatience. Il a sûrement calculé le temps qu'il fallait pour faire la route; je le vois s'acheminer à notre rencontre vers l'heure où il compte que nous arriverons. Comme il va être content de me voir! et moi, j'avoue que je serai charmée de me trouver près de lui ... Il est si bon, si aimant! il a besoin de toute ma tendresse pour être heureux, je le sais, et je me promets bien de passer ma vie à travailler à son bonheur.

Adieu, ma chère amie; écris-moi au château d'Ormilly en Bourgogne, près Dijon. Nous en sommes à deux lieues; on dit cette ville très-agréable. Adieu encore; mille assurances d'amitié de la part de ta sincère amie Sophie de Beauregard.

P. S. Je vais faire toujours partir cette lettre, et je reprendrai la relation de mon fameux voyage aussi-tôt après mon arrivée. Ecris-moi, je te prie.

LETTRE XXI. Sophie de Beauregard à Émilie d'Armincourt.

Du Château d'Ormilly. Voila trois jours que je suis arrivée, mon aimable amie, et voilà trois jours tellement employés par les plaisirs, que je n'ai pu trouver un moment pour te donner de mes nouvelles.

Je puis enfin disposer d'une heure, et je vais l'employer à te peindre, si je puis, la réception que m'a fait M. de Beauregard. Nous sommes arrivés à deux heures, comme je te l'avais écrit, à un demiquart de lieue d'Ormilly. Un valet m'attendait à cheval: aussi-tôt qu'il eut reconnu ma voiture, il partit comme un trait, et fut m'annoncer.--Lorsque nous fûmes dans l'avenue, mon frère m'invita à mettre pied à terre, et nous descendîmes. A peine avions-nous fait vingt pas, que je vis sortir de la grille du château des garçons et des filles vêtues de blanc, et portant chacun une corbeille de fleurs ou des bouquets. M. de Beauregard parut au milieu de cette jeunesse, suivi d'une société nombreuse. Une jeune et très-jolie personne me présenta un bouquet, et me fit un compliment des plus flatteurs (c'est la fille d'un seigneur du voisi nage, appelé le comte d'Auterive: il a un fils de vingt-un ans, qui ne cède en rien à sa sœur, en grâces et en agrément). On me mena en triomphe au château, au bruit d'une mousqueterie formidable, qui même ne m'amusait pas infiniment. Nous entrâmes dans un sallon très-galamment meublé. Aussi-tôt une musique invisible se fit entendre; chacun s'empressait autour de moi; j'étais enfin la reine du lieu.--Pendant ce temps, les yeux de mon époux étaient attachés sur moi, et on y voyait briller la satisfaction. Pour moi, mon amie, je t'avoue que de ma vie je n'ai éprouvé un pareil embarras; j'étais d'une contrainte, sans savoir à quoi l'attribuer; je crois pourtant que cela était de voir tant de regards fixés sur moi seule. Nous passâmes enfin dans la salle à manger: le repas fut long et somptueux; on tint table jusqu'à la nuit. Alors M. de Beauregard me prit la main, et me fit passer dans la pièce dans laquelle j'étais entrée en arrivant: une porte s'ouvrit, et je vis le parc illuminé. Au bout de l'allée qui nous faisait face, il y avait un transparent sur lequel on lisoit les vers les plus galans. Tout le monde fut invité à prendre le plaisir de la promenade; je donnai le bras à M. le comte d'Auterive, et M. de Beauregard, qui nous précédait, nous conduisit dans un bosquet charmant: chacun prit place sur des bancs de gazon, et l'on commença une petite scène pastorale infiniment intéressante. De là on fut dans un pavillon magnifique, où l'on trouva des rafraîchissemens, et duquel nous vîmes un feu d'artifice extrêmement beau. Après cela, chacun se livra à la promenade; on rentra au château, et l'on dansa.--Je m'en dispensai, me trouvant très-fatiguée.

Hier, il y eut encore grand monde; aujourd'hui nous allons chez M. d'Auterive.

M. de Beauregard est d'une satisfaction; il ne cesse de me demander si je suis contente? Je serais très-difficile, si je ne me trouvais flattée de tant de soins; mais s'il a fui la capitale pour jouir de la campagne, il me semble qu'il faudrait être plus simple dans ses plaisirs. J'espère que ce fatras finira: je le desire; je suis étourdie; je ne sais si j'existe. J'ai quitté Paris avec plaisir, comptant jouir de plus de repos; je suis moins tranquille que jamais. Il me semble pourtant qu'un peu de calme plairait plus à mon cœur; M. de Beauregard le fait pour m'être agréable, je le sais, et je n'ose lui faire voir que cela ne me plaît pas infiniment.

Ecris-moi donc, mon amie; tout cela a dérangé notre corres pondance, et j'en ressens une grande peine. Mon frère t'offre ses respects. Adieu, mon amie; de tes nouvelles, je te prie; je suis d'une inquiétude affreuse. Aime-moi, et compte à jamais sur la tendresse de ta Sophie de Beauregard.

LETTRE XXII. Le Chevalier d'Auterive au Chevalier de Valbelle.

Du Château d'Auterive. C'est fait de ton ami, ô mon cher de Valbelle! .. Tous les projets de mon père et les miens sont évanouis sans retour. C'est donc en vain qu'un préjugé dont il s'est plu à nourrir mon cœur, et que j'ai cherché moi-même à fortifier, a été jusqu'alors mon égide. J'ai vu la plus délicieuse des femmes, et voilà ton ami l'esclave d'un sexe trompeur et perfide, dont il avait bien promis de ne faire qu'un plaisir, et qui va faire le tourment de sa vie .... Oui, le tourment ... car, qui aimé-je? une femme enchaînée dans les liens sacrés du mariage ... une femme qui a embrasé mon cœur, et qui, si elle était capable de céder à la violence des desirs qu'elle fait naître en moi, perdrait à mes yeux la moitié de ses charmes. Oui, elle a fait naître dans mon ame deux besoins à-la-fois; celui de l'idolâtrer, et celui de l'estimer. Qu'elle est intéressante! elle seule allie une aimable gaîté avec un ton de sensibilité qui a l'air d'être l'essence de son être ... Madame de Beauregard enfin, femme d'un ancien ami de mon père avec lequel il a été élevé.

Depuis quelque temps il est arrivé dans sa terre, pour la préparer à recevoir cette femme qu'il a épousée depuis dix-huit mois. Il vint à Auterive, et fit part à mon père de son mariage. Mon père le regarda avec étonnement, et lui demanda si il était fou; qu'il savait bien ... que ... (*). Je ne compris pas ce qu'il voulait dire; enfin, il nous invita de nous trouver à l'arrivée de Madame de Beauregard, avec toutes les personnes qu'il avait priées pour assister à la fête qu'il préparait pour elle, fête dont je trouvais les préparatifs extravagans, et qui, à son arrivée, me parut trop au-dessous de l'objet pour qui elle était faite.

N'attends pas de moi des détails; non, mon ami, je ne puis parler que d'elle ...

Ma sœur, mon aimable sœur, fut destinée à lui présenter un bouquet, et à lui faire un compliment sur son heureuse arrivée; j'étais près d'elle ... Quel saisissement! ... quel tremblement se fit sentir en moi! ... ma bouche se dessécha sur-le-champ ... toutes les facultés de mon être se rassemblèrent dans mes yeux ... Regarder madame de Beauregard, la regarder encore, et toujours, fut la seule chose dont je me sentis capable ... Tout le monde s'aperçut de ma stupéfaction. M. de Beauregard, trop occupé des détails de la fête, ne fit pas à moi la moindre attention .... Mais, mon père, mon père, je ne pouvais jeter les yeux sur lui que je ne trouvasse les siens attachés sur moi ... Pour cette femme céleste, deux ou trois fois elle me regarda, et chaque fois elle rebaissait les yeux avec une promptitude extrême; et pour cacher son embarras, elle parlait à ma sœur, flairait son bouquet, et j'étais sans doute l'objet qui l'occupait le moins.

Le soir, elle donna le bras à mon père pour faire un tour de promenade dans le parc. Qu'il était heureux! Quand elle l'eut quitté, je m'approchai de lui, et sans affectation, je passai ma main sous son bras, pour toucher un moment l'endroit qui avait été touché par elle. Mon père me regarda, et sourit ... Lorsque l'heure de se retirer fut venue, au lieu d'aller me coucher, un sentiment involontaire me fit descendre dans le parc, et je fus m'asseoir vis-à-vis les fenêtres de la chambre à coucher de cet ange ... Mais l'idée fatale que son mari ... ce mari qui l'adore ... La foudre n'est pas plus prompte que l'horreur qui s'empara de mon ame ... Un tremblement universel se fit sentir dans tous mes membres; je me sentais défaillir ... Mon père parut.--Que faites-vous là, chevalier? ... Etes-vous fou?--Oui, mon père ...--Venez vous coucher, me dit-il; je vois ce qui se passe dans votre ame. Mon ami, je voulais faire de vous un homme, et je vois que toutes mes leçons vont être oubliées. Vous voilà dans un état où je n'aurais jamais voulu vous voir. Il n'y a peut-être plus de remède; mais j'espère que vous n'oublierez pas que de Beauregard est mon ami, et sa femme doit être sacrée pour vous, quoiqu'il ne soit pas digne d'elle. Je voulus parler .... Je sais qu'elle est charmante, dit mon père. Mais vous avez vu des femmes aussi jolies?--Oh! jamais, jamais! fut toute ma réponse. Il me ramena dans ma chambre; mais le sommeil ne put approcher de mes yeux. Le lendemain, je la revis encore, et le trait s'est enfoncé dans mon cœur encore plus avant.

Je ne lui ai pas dit un mot; je ne m'en sens pas la force; je crois que si la main de cette femme me touchait, je tomberais mort à ses pieds .... O délire des passions! que l'on a raison de vous craindre!

Elle vient demain chez mon père; je serai obligé ... non, je ne paraîtrai pas. Il faudrait lui parler, lui faire les honneurs; non, cela m'est impossible. Plains ton malheureux ami; j'ai la tête égarée; je sens que si cet état-là durait long-temps, je ne pourrais y résister. Combien tu t'es moqué de mes projets d'indifférence! Tu avais bien raison, mon cher Valbelle; me voilà perdu, me voilà dans un abîme, et j'ignore quel en sera l'issue .... Attends-toi à des lettres fréquentes; tu es le seul dans le sein duquel je puis épancher mes peines. Adieu, mon ami: plains le malheureux Félix d'Auterive.

LETTRE XXIII. Sophie de Beauregard à Emilie d'Armincourt.

Il est donc décidé que je ne recevrai pas de tes nouvelles? Cela me jette, mon amie, dans une inquiétude que je ne puis te rendre; tout m'est à charge; je suis fatiguée de tout ... Depuis mon arrivée, je n'ai pas pu jouir d'une demi-journée de solitude. Ce parc est si beau! j'aurais tant de plaisir à me promener le matin dans ces bosquets délicieux! être enfin avec moi-même! .. j'en ai besoin ... Je le disais hier à M. de Beauregard; ou plus de solitude, ou retournons à la ville. Il rit de mon goût pour la retraite, et je ne puis rien obtenir là-dessus. Je voulais, mon amie, te parler de nos alentours; je ne sais ce que je t'en dirai; les femmes me paraissent aimables, et les hommes très-honnêtes. Ce n'est pas cet air avantageux de nos aimables de la capitale; air que je déteste dans un homme, en vérité; mais ils sont très-bien; ce sont presque tous militaires: en général, leur ton est fort aimable en société, quand ce sont des gens bien nés. La maison avec laquelle M. de Beauregard est le plus lié, est celle des d'Auterive: il a été élevé avec le père, qui est resté veuf fort jeune, avec deux enfans, une fille de dix-sept ans, un fils de vingt-un. La jeune personne est extrêmement intéressante; elle joint à une charmante figure une gaieté naïve qui est très-agréable. Le fils a le maintien décent, une grande timidité; il arrive de son régiment, et n'a pas cet air étourdi de nos jeunes officiers; il a beaucoup de ressemblance avec sa sœur. Je ne sais pas pourquoi je me suis mis dans la tête que Monrose devait lui ressembler; qu'il devait être intéressant ... Cela m'a fait penser à toi plus douloureusement, et m'a donné un nouveau besoin de recevoir de tes nouvelles. Ecris-moi donc, mon amie: si tu savais combien une de tes lettres me ferait plaisir!

Nous avons été hier chez M. d'Auterive. On nous a reçus magnifiquement; la société était très-nombreuse; le jeune chevalier ... a très-peu paru; il a l'air un peu sauvage ... A la promenade, M. de Beauregard l'avait appelé pour m'aider à passer un petit pont; il est revenu sur ses pas pour me présenter la main. Un tremblement affreux s'était emparé de toute sa personne; moi-même j'étais si troublée .... Il a voulu parler, et n'a pu trouver une parole; et moi, j'étais dans un état de saisissement que je n'ai éprouvé de ma vie. Il est bien, très-bien; mais cette grande timidité lui donne un air d'embarras qui lui fait tort: il est vrai qu'il est bien jeune; c'est un enfant, mais un enfant bien intéressant.

Que Monrose devait te paraître aimable, s'il lui ressemblait! Donne-moi donc de tes nouvelles, ô mon Emilie! mon cœur a besoin de secours; je suis d'un mal-aise indéfinissable. Il y aura bal, dans huit jours, chez des parens du comte d'Auterive: j'en suis invitée; il s'est offert de m'y conduire; j'aurais voulu m'en dispenser: M. de Beauregard a exigé que j'y fusse. Je ne sais pourquoi je redoute cette assemblée; moi qui aime tant la danse! A force de m'entourer de plaisirs, je crois qu'on m'en a dégoûtée. Ah! que ne suis-je près de toi! je serais plus heureuse. Adieu: j'attends une lettre de toi avec une impatience qui tient à la folie. Adieu, ma chère Emilie; adieu, je t'embrasse mille et mille fois, et suis pour la vie ta Sophie de Beauregard.

LETTRE XXIV. M. Darcy au Comte de Belleville.

Du Château d'Ormilly. Voila déjà quelque temps que nous sommes à la terre de M. de Beauregard, et je n'ai point encore pu trouver, mon ami, un instant pour t'écrire. Nous sommes dans un tourbillon de plaisirs qui, vraiment, finit par devenir fatigant. Ma sœur elle-même en est très-lasse; elle en parlait dernièrement à son époux, qui n'est rien moins que d'humeur de la laisser à elle-même. Il s'est fait apparemment ce plan en se mariant, de tant fatiguer sa femme des plaisirs de la journée, qu'elle n'ait plus en se couchant qu'à penser au repos, qui devient alors extrêmement nécessaire. Je ne sais si cela sera suffisant pour sauver ma sœur du malheur de sentir le besoin d'aimer. J'ai fait une connaissance assez intime avec un ancien camarade d'étude de M. de Beauregard, dont la terre est à deux pas de celle que nous occupons; c'est un homme de quarante-cinq ans, militaire distingué, de l'esprit, mais beaucoup de préjugés. Sa famille est composée d'une fille de dix-sept ans, qui est toute charmante; un fils de vingt-un, et une vieille tante qui sert de mère à la jeune personne. (Madame d'Auterive est morte jeune, et a laissé ses enfans en bas âge). Voilà la maison avec laquelle M. de Beauregard est particulièrement lié, et je ne vous cacherai pas, mon cher camarade, les craintes que j'éprouve. Je tremble pour ma sœur: le jeune d'Auterive est grand, parfaitement bien fait, de la tournure la plus leste et la plus distinguée, de superbes cheveux blonds qui frisent naturellement, des yeux noirs et pétillans, la bouche belle et bien ornée, un teint frais et vermeil: joignez à cela un air timide et tendre, et vous vous serez fait une juste idée du chevalier d'Auterive.

Le premier abord de ma sœur l'a jeté dans une espèce d'extase; il n'a pu détourner les yeux de dessus elle un seul instant; il n'a pas proféré une parole, et depuis plusieurs jours il est le même, silencieux et contemplatif .... Je me suis aperçu que Madame de Beauregard ne voyait pas cette affectation sans un trouble qu'elle avait beaucoup de peine à dissimuler. Elle a même l'air de craindre sa présence; je la trouve plus sérieuse que de coutume, et sa figure me semble un peu altérée. J'ai voulu plusieurs fois faire tomber la conversation sur lui; cela m'a été impossible; elle rompt sur-le-champ l'entretien, et cela me prouve qu'elle redoute que je ne lise ce qui se passe dans son cœur. A qui l'ouvrira-t-elle? ... Ah! voilà donc tout ce que je crains arrivé: elle va connaître l'amour pour un homme très-honnête, je le crois; mais où cela le menera-t-il?

M. de Beauregard ne se doute de rien; il n'a remarqué ni le trouble du chevalier, ni celui de sa femme. Ah! tant mieux; c'est déjà trop de deux victimes: pour M. d'Auterive le père, je ne crois pas que les sentimens de son fils lui soient échappés. Il arrête les yeux sur lui quand il regarde ma sœur et qu'il étouffe ses soupirs: alors il fronce le sourcil; son fils le regarde et rebaisse les yeux, et peu de temps après les reporte sur l'objet de toute son attention.--Le caractère du comte d'Auterive est fort singulier; j'ai plusieurs fois parlé avec lui: il a des principes fort plaisans; il trouve l'amour ridicule, et prétend qu'il dégrade la dignité de l'homme. Il ne passe ce sentiment qu'aux femmes, qu'en général il n'estime pas. Il n'a pas voulu se mêler de l'éducation de sa fille, mais il a fait celle de son fils; il a formé ses mœurs sur les siennes, qui sont très-sévères; il a voulu faire passer dans son cœur toutes les glaces du sien; mais la vue de ma sœur a dérangé l'échafaudage de cette éducation bizarre: la nature a des droits imprescriptibles, et le jeune homme a payé le tribut. Il a heureusement des principes d'honneur inébranlables, et cela me tranquillise un peu; mais ils n'en seront pas moins très à plaindre. Je ne puis vous dire, mon ami, combien je crains l'avenir. Je n'ose lever un coin du rideau qui le cache à ma vue. Le sort de ces deux enfans là me déchire le cœur. Que sommes-nous venus faire en Bourgogne? Prenez part à ma peine; aimez-moi, et croyez à l'inviolable attachement de votre ami et camarade Darcy.

LETTRE XXV. Émilie d'Armincourt à Sophie de Beauregard.

Au Château d'Ormilly. Tu me demandes des lettres à corps et à cris: mais, mon amie, donne-moi donc le temps de recevoir ton adresse. Je reçois toutes les tiennes à-la-fois, et ne perds pas un moment pour te répondre. Ta dernière m'a fait jeter un cri d'effroi .... Ah, Sophie! ma chère et malheureuse amie! tu vas donc subir le sort destiné aux ames sensibles? Tu as donc trouvé un être qui t'a fait éprouver un trouble ..... un tremblement? ... Ah! c'est l'amour: oui, voilà ce que j'ai ressenti à la première vue de Monrose ....

Fuis, mon amie; tu n'as pas un moment à perdre; fuis ... que nulles considérations ne t'arrêtent: tu as le pied sur le bord de l'abîme. Plus l'homme est timide, plus il est dangereux pour une femme honnête. Ma chère amie, que de larmes tu vas me faire verser! Depuis la perte de mon cher Monrose, mon cœur n'a plus été sensible qu'à l'amitié. J'éprouve ce sentiment pour toi dans toute sa plénitude. Tu vas faire le tourment de ma vie. Je te vois aux prises entre l'amour et tes devoirs .... Tu y périras. Je connais ta délicatesse. Oui, mon amie, ton sort sera peut-être aussi à plaindre que le mien.

Ne cache point à ton estimable frère ta position; je te le demande en grace; il te donnera des conseils, et peut te sauver du précipice où tu es prête à tomber ..... L'heure de la poste presse: je ne puis t'en dire davantage. Adieu, mon infortunée amie; adieu: je vais prier le ciel de jeter sur toi un regard de pitié. Toute à toi pour la vie, Ton Émilie d'Armincourt.

LETTRE XXVI. Le Chevalier d'Auterive au Chevalier de Valbelle.

C'en est fait, mon ami; je suis à madame de Beauregard pour la vie. Cette femme adorable ne me voit pas, je crois, avec indifférence.

Tu te rappelles qu'elle devait venir chez mon père? Je m'étais promis de me trouver peu auprès d'elle. Malgré la quantité de monde qui était invité, je tremblais que quelque circonstance ne m'en approchât trop .... et qui sait alors ce qui se serait passé en moi? Je tremblais de me perdre, en montrant à tous les yeux l'empire qu'elle avait déjà sur mon ame. L'heure du repas me força de paraître. Lorsque j'entrai, je la saluai avec un embarras ... Elle se leva pour me rendre le salut; mais quelle aimable rougeur sur son visage! quelle douce agitation dans toute sa personne! Qu'elle était belle! ... Je vais tâcher de te peindre cet ange de lumière; car il me semble que dans ma première lettre je ne t'ai pas parlé de ses charmes.

Madame de Beauregard est d'une moyenne taille, très-bien faite, et d'une aisance dans ses moindres mouvemens, qui lui donne mille grâces: elle ne fait rien comme une autre ..... Une forêt de cheveux châtains, bouclés des mains de la nature, et toujours arrangés sans art, ornent une tête charmante; de très-grands yeux noirs qui, alternativement vifs ou tendres, pénètrent jusqu'aux moindres replis du cœur; une bouche fraîche, ornée des plus belles dents, sur laquelle un léger sourire va toujours voltigeant; une figure ovale, une gorge .... ah! une gorge arrondie par l'amour ..... Voilà, mon ami, une légère peinture de cette femme adorable. Mais ce que je ne puis te rendre, c'est cet abandon qui annonce la volupté, ce son de voix qui va jusqu'à l'ame .... tout cela se sent, mais ne peut se décrire. Elle avait une toilette aujourd'hui qui était faite pour elle; un chapeau blanc, couronné d'un panache, était posé négligemment sur ses beaux cheveux; une robe brune, garnie de blonde, pressait sa taille charmante, et ne laissait rien à desirer de ses formes enchanteresses.

Un jupon de crêpe bleu ne dérobait pas tout-à-fait la vue d'un pied extrêmement joli. C'est à cette femme-là qu'il était réservé d'allumer un volcan dans mon cœur; je me sens calciné par le feu dont elle m'a embrasé.--Mon père m'en a parlé; il m'a recommandé la plus grande retenue ..... Ah! j'ai tout promis; jamais je ne chercherai à troubler son repos: si j'obtiens un regard, un sourire, je me croirai assez récompensé de ce que je souffre pour elle. Mon père voulait que je retournasse à mon régiment. O mon père! je vous donne ma parole d'être discret: mais la quitter serait l'heure de ma mort ..... Tu ne te nourriras donc que de chimères? me dit-il avec humeur.--Je m'en nourrirai; mais je ne la quitterai pas .... Il m'a traité d'extravagant, et m'a quitté. Me voilà bien loin de ce que je voulais te dire. Je reviens; le soir on fut se promener: mon père met un plaisir indissible à faire voir son jardin anglais. J'y fus avec la compagnie; mais je m'étais écarté avec ma sœur. Je lui parlais de l'impression violente que cette femme avait fait sur mon cœur. Nous avions passé un petit pont, lorsque j'entendis M. de Beauregard, qui venait d'un autre côté avec elle et d'autres personnes, m'appeler pour donner la main à sa femme. J'hésite; ma sœur me pousse: je retournais sans savoir ce que je faisais. Je lui présente le bras. A l'approche du sien, je sentis tout mon être se décomposer; un tremblement affreux m'ôtait la force d'avancer. Je voulus parler; ma voix expira sur mes lèvres. Hélas! elle n'était pas plus tranquille: une rougeur extrême couvrait son charmant visage. Elle voulut me remercier; mais je ne pus entendre ce qu'elle me dit. Sa voix était si altérée! ... Je la saluai très-mal, car mes jambes ne pouvaient me porter; et l'épaisseur du bois dans lequel je m'enfonçai déroba mon trouble aux personnes qui étaient auprès d'elle. Je tombai à peu de distance sur le gazon, et là un torrent de larmes soulagea un peu mon triste cœur.

Oui, mon cher de Valbelle, je crois que son ame s'est émue à mon approche: je le sens, elle est faite pour la mienne, et rien que la mort pourra les séparer. J'ai appris, par ma sœur, qu'elle s'était trouvée un peu incommodée en rentrant de la promenade. Belle et tendre Sophie! je te jure amour, constance, fidélité et respect. Ton amant sera digne de toi; c'est beaucoup dire, sans doute.

Adieu, mon ami. Je me sens très-fatigué: je vais tâcher de prendre du repos .... Mais non, il n'en est plus pour moi. Adieu encore. Je suis pour la vie ton sincère ami Félix d'Auterive.

LETTRE XXVII. Sophie de Beauregard à Emilie d'Armincourt.

Que ta lettre m'a fait verser de larmes, ma très-chère amie! Quoi! c'est l'amour qui s'est emparé de mon cœur? C'est en vain que je voudrais le dissimuler; je suis en proie à toutes les agitations; et, pour comble de malheur, je suis aimée ... c'en est un bien grand ... Je sens que, malgré son silence et ma retenue, nos cœurs et nos ames correspondent, et s'entendent peut-être plus que je ne voudrais.

Avant-hier, je devais aller au bal chez madame d'Ormants, parente de M. d'Auterive: il devait m'accompagner; mais un léger accident qui lui est arrivé à la chasse l'en a empêché. M. de Beauregard lui a tenu compagnie, et a exigé que j'y allasse malgré cela. Je n'osais dire ce qui se passait en moi. Aller avec le chevalier, sa sœur, sa tante! ... Mon frère, à la vérité, venait avec moi. Enfin, ils vinrent me prendre. Je ne puis te rendre de quel saisissement je fus atteinte lorsque je les vis arriver. La charmante Henriette s'était chargée des excuses de son père. Je ne pus trouver un mot à répondre. Lorsqu'elle me dit qu'il espérait que je voudrais bien recevoir à sa place le cavalier qu'il m'envoyait, je jetai les yeux sur le chevalier. Dieux! qu'il était séduisant! Sa taille était prise dans un uniforme très-élégamment fait; ses beaux cheveux blonds, bouclés naturellement, tombaient agréablement sur ses épaules. Je vis qu'il n'avait pas fait cette toilette sans prétention. Il me salua: son embarras me parut extrême; le mien n'était pas moindre. Je vis que j'avais besoin de tout mon courage: je rassemblai toutes mes forces prêtes à m'abandonner, et nous montâmes en voiture. Le hasard l'avait placé vis-à-vis de moi. J'étais, je crois, très-déconcertée. Plusieurs fois mes yeux tombèrent sur lui, et je le vis chaque fois rougir ou pâlir. Chaque émotion qui se peignait sur son visage, se faisait sentir à mon cœur, et je crois que j'éprouvai la même variation sur le mien. Nous gardions un silence absolu; Henriette soutint la conversation avec mon frère, qui, je crois, n'a jamais été si gai.

Enfin, nous arrivâmes. Ces dames me témoignèrent la plus grande satisfaction de me voir, et me firent mille amitiés. J'étais hors d'état de répondre à leurs politesses: il a fallu danser. Henriette, avec son air folâtre, m'amena son frère, en m'annonçant qu'elle dansait avec le mien .... lui qui n'aime pas la danse! O Henriette! vous faites des miracles ..... Je me levai; mes jambes ployaient sous moi. Je n'osais regarder le chevalier, qui était dans un état aussi cruel que le mien: quelle position!

Il me dit d'une voix basse et émue: Je suis bien heureux, Madame; c'est aujourd'hui ... le plus ... beau jour ... de ma vie ... Ce son de voix si tendre retentit dans le plus profond de mon cœur; et plus prompte que l'éclair, l'image de mon amie et de Monrose vint se présenter à mes esprits. Tes malheurs! Monrose sanglant! ... O ciel! ... d'Auterive! ... Je ne pus tenir à ces idées sinistres; un froid mortel se glissa dans mes veines, et je tombai sans connaissance dans les bras du chevalier. Je m'y retrouvai en rouvrant les yeux. On m'avait portée dans une pièce voisine; j'étais entourée d'Henriette et de mon frère, qui me prodiguaient mille soins; l'inquiétude la plus vive était peinte sur leurs visages. Pour le chevalier, il était méconnaissable; deux ruisseaux de larmes coulaient sur ses joues décolorées; il me tenait une main qu'il pressait violemment contre son cœur: mon frère vit ma peine. Sans affectation, il prit la main que le chevalier tenait, et par cette attention, me soulagea de l'embarras dans lequel j'étais. Le silence n'avait été rompu par aucun de nous quatre. Madame, me dit le chevalier, mon indiscrétion ... ma hardiesse ... Pourrez-vous me pardonner? .. Mon désespoir ... Mon frère l'interrompit. C'est bien, chevalier, on vous pardonne: allons, plus de force, et de caractère; vous avez besoin l'un et l'autre de tout votre courage. N'oubliez jamais que la vertu rend capable de tout. Il nous regarda tous deux avec bonté, et dit en souriant: Allons danser. Le chevalier se releva avec force, se précipita dans ses bras, le serra fortement contre son cœur, et s'éloigna. Ces dames parurent pour savoir de mes nouvelles; j'étais beaucoup mieux, et je rentrai dans le bal. Mon frère vint s'asseoir près de moi, et m'engagea à prendre davantage de force sur les sentimens que je pouvais éprouver; qu'il me parlerait dans un moment plus convenable; qu'il fallait danser, et tâcher de secouer l'impression que tout cela avait laissé dans mon ame. Il me quitta, et fut à la recherche du chevalier. Il le ramena au bout d'un moment avec un air assez paisible; j'ignore ce qu'ils se dirent. Je quittai le bal de très-bonne heure, ne voulant pas passer la nuit; d'ailleurs, la position dans laquelle j'étais me rendait une assemblée nombreuse très à charge. Nous partîmes; le jour était tombé, et cela me mettait plus à l'aise dans la voiture. Le chevalier était encore en face de moi: il vint un cahos violent; il s'avança pour me soutenir, et mon visage se posa sur le sien: je fis un cri; il prit ma main, la pressa sur son cœur, et y imprima un baiser brûlant, que je sentis se propager dans toutes les parties de mon être, comme l'électricité ... Il m'est impossible de te décrire ce qui se passa en moi ... Tu me dis de fuir, mon amie? Il n'est plus temps; mon sort est décidé: je ne manquerai jamais à mes devoirs; mais je mourrai près de l'homme que j'idolâtre; c'est le seul bonheur que j'envisage, et le seul qui me soit permis. Il sait que je l'aime; il le voit; cela sera la seule consolation que mon amour pourra lui accorder. On me trouve un peu de fièvre ... Ah! puisse la mort venir bientôt me débarrasser d'une vie qui ne peut plus être que coupable ou malheureuse! Plains ton amie, et crois qu'elle sera toujours digne de ton estime. Adieu, chère Emilie; aime ton infortunée Sophie de Beauregard.

LETTRE XXVIII. Le Chevalier d'Auterive à Madame de Beauregard

Pardonnez, madame, à un malheureux qui vous adore, et qui, dans l'égarement de sa passion, n'a pu parvenir à vous cacher ce qui se passait dans son ame ... C'est en vain que j'avais promis de renfermer dans le plus profond de mon cœur les sentimens que vous y avez fait naître ... Oh! croyez que mon respect égal mon amour ... et que jamais ... non, madame, jamais je ne vous en parlerai ... L'effort sera pénible; mais je me sens capable de tous les sacrifices, pour ne pas troubler votre repos ... Je connais vos devoirs; ils me sont sacrés: si votre ame daigne s'ouvrir pour moi à la pitié, je serai dédommagé au-delà de mes souffrances .... Que ne ferais-je pas pour vous! La mort .... ah! la mort même me serait agréable, si elle était nécessaire au repos de votre vie: un seul de vos regards peut faire ma suprême félicité! O femme trop aimée, et trop faite pour l'être .... mon sort est entre vos mains .... Faits l'un pour l'autre .... et pourtant sans espoir .... il faudra mourir sans avoir vécu. Je mourrai ... mais votre image chérie survivra à jamais dans le cœur de votre infortuné Félix d'Auterive.

LETTRE XXIX. M. Darcy au Comte de Belleville.

Il n'est que trop vrai, mon ami, ma sœur aime, et aime avec violence le jeune d'Auterive.--Je crois que je ne suis pas plus raisonnable qu'elle. La sœur du chevalier a fait sur mon cœur une impression à laquelle je ne m'attendais pas, et que j'ai de la peine à vaincre; cela prouve que l'on ne peut répondre d'un sentiment. Je ne suis pourtant pas homme à passion; je ne suis pas non plus comme M. d'Auterive, qui jette les hauts cris contre l'amour; je crois qu'il peut faire le bonheur de la vie quand il est guidé par la raison, et la mienne se rend toujours maîtresse au logis ... Henriette d'Auterive est un enfant, mais un enfant charmant, dont la gaîté folâtre, soutenue par un esprit naturel, m'a mis tout-à-fait hors de ma froide philosophie. Elle touche à sa dix-huitième année; j'en ai trente passés: cela me paraît disproportionné. Le sort de M. de Beauregard me fait trembler; il est vrai qu'il y a une très- grande différence entre nous deux ... et cela me console; d'ailleurs, je ne me déterminerais à épouser cette jeune personne que si j'étais bien sûr de son cœur.

Je crois qu'elle m'a distingué; cela me flatte, et vous devez sentir que si j'avais le bonheur d'être aimé, toutes les difficultés seraient levées.

Croyez-vous, mon ami, que je me trouve, sans le vouloir, le confident de ma sœur et de son jeune amant, qui, en vérité, est plein de mérite et de vertu? C'est l'ame la plus pure qui soit au monde; il aime avec une violence et une candeur qui intéresseraient, je crois, même M. de Beauregard ... Un dernier événement m'a forcé de parler au chevalier (*) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je lui ai représenté combien il devait d'égards à ma malheureuse sœur, et combien il devait faire d'efforts pour lui cacher l'excès de sa passion. Il m'a fait lire dans son ame, et m'a assuré que ses sentimens l'emportaient souvent, malgré lui, hors des bornes de la raison; qu'il se sentait pourtant la vertu nécessaire pour ne jamais exposer celle de ma sœur ... mais qu'il ne pouvait vaincre les différentes agitations qui le troublaient à son approche.--Je n'ai pas cru nécessaire de lui cacher combien le cœur de madame de Beauregard s'intéressait à lui. Il ne peut s'y méprendre; mais cet aveu dans ma bouche ne pouvait qu'exciter sa générosité avec elle. Sûr d'être aimé, un amant délicat est suffisamment heureux quand il a des vertus, qu'il respecte l'objet de son adoration, et qu'il n'ignore pas les devoirs rigoureux auxquels une femme vertueuse est obligée.

J'ai été parfaitement content de ses réponses, et je vous avoue qu'il m'intéresse infiniment.--Je me proposais de parler à ma sœur aujourd'hui; mais elle est un peu accablée; une petite fièvre l'a retenue au lit: d'ailleurs, je ne suis pas fâché de laisser à ses esprits le temps de se remettre. Que je la plains! .... Pour M. de Beauregard, sa conduite m'étonne. Depuis que nous sommes à la campagne, il s'occupe infiniment moins de sa femme; les travaux de sa terre semblent absorber toutes ses facultés. J'en suis charmé pour ma sœur: moins près de son mari, elle éprouve moins de contrainte, et cela doit soulager son cœur.

Qu'allez-vous penser de moi, mon ami, et de l'aveu que je vous fais de mon goût naissant pour la jeune Henriette d'Auterive? Parlez-moi sans contrainte; je recevrai vos avis avec plaisir: je n'en suis point encore à devenir fou comme le chevalier; mais je crois qu'elle pourra m'inspirer un sentiment tendre et durable, si j'ai le bonheur de lui plaire, comme quelquefois je pourrais m'en flatter.--Adieu. Donnez-moi des nouvelles de tout ce qui vous intéresse, et croyez à la sincère amitié de votre affectionné Darcy.

LETTRE XXX. Emilie d'Armincourt à Sophie de Beauregard.

Ton mal est donc sans remède, ma très-chère amie? Les malheurs qui sont prêts à fondre sur toi ont renouvelé toutes les plaies de mon cœur. Je ne cesse de verser des larmes sur ton sort: que deviendras-tu? Quelle issue aura cette fatale passion? Un mari, d'un côté, à qui tu dois compte de toutes tes actions; de l'autre, un homme trop aimable pour n'être pas aimé: quelle position cruelle! ... eh! combien je te plains!

Rassemble toutes tes forces, ma chère Sophie; s'il n'y a aucun espoir de te guérir; au moins conserve-toi pure, et ne fais pas comme ta malheureuse amie: que les reproches ne viennent jamais assiéger ton ame: c'est de tous les malheurs de l'amour celui qui est le plus poignant pour une femme vertueuse.

Si l'on n'est pas maîtresse de fermer son cœur au sentiment, on est maîtresse au moins de ne jamais s'exposer à perdre ce que l'on a de plus cher au monde; c'est l'estime de soi-même.

D'après ta lettre, ma chère amie, il semblerait que ton frère n'a pas vu avec indifférence les attraits de la jeune Henriette d'Auterive. J'en serais charmée pour elle: si cette union se faisait, elle pourrait se regarder comme heureuse d'être la compagne d'un homme aimable et estimable. Je crois ton frère trop réfléchi pour se marier, s'il n'était pas sûr du cœur de la jeune personne. L'exemple de M. de Beauregard doit lui faire faire beaucoup de réflexions.

Ton mari ne s'est donc pas aperçu de l'amour du chevalier? Ah! que le bandeau reste long-temps sur ses yeux. S'il les ouvrait sur ce qui se passe autour de lui, cela lui donnerait le coup de la mort. Quoique je le connaisse peu, il me semble que, d'après la manière dont il se conduit avec toi, il mérite un meilleur sort.

Mais, mon amie, on ne peut éviter sa destinée, et toute la prudence humaine ne peut rien contre les événemens qui nous sont réservés. Je t'invite à la patience et au courage: dis mille choses de ma part à ton frère. Aime-moi, mon amie, et que ton ame s'épanche sans retenue dans le cœur de ton Emilie d'Armincourt.

LETTRE XXXI. Le Chevalier d'Auterive au Chevalier de Valbelle.

Je ne m'étais pas trompé, mon cher chevalier; madame de Beauregard m'aime .... Quel mot, grands Dieux! .... Oui, elle m'aime, et partage toute la violence de ma passion; mais sa vertu lui impose la loi de le cacher avec soin ... Ah! que je lise mon sort dans ses yeux, et je suis content: un regard tendre de cette charmante femme me transporte .... Il y a quelques jours que je l'accompagnai au bal; la route fut pour moi un passage continuel de délire à la plus affreuse contrainte. J'étais dans la voiture vis-à-vis d'elle; je pouvais à mon aise contempler à loisir ce charmant assemblage de tous les charmes et de toutes les grâces; mes yeux dévoraient ses appas; si j'en eusse cru les transports qu'il faisait naître en moi, je me serais précipité vers elle, et l'aurais couverte d'un million de baisers dévorans ....

Quand nous fûmes arrivés, ma sœur aida ma timidité, et me présenta pour danser avec elle. Elle accepta, mais avec une émotion .... sa respiration était haute .... et la palpitation de son cœur donnait une impulsion à son sein .... Je ne pus voir cela sans éprouver un trouble dans tous mes sens .... Je lui dis, d'une voix faible et tremblante, combien j'étais heureux .... Elle ne put tenir à cet état; je la vis pâlir, chanceler, et tomber dans mes bras sans connaissance .... La saisir avec impétuosité, et la porter dans l'appartement voisin, fut si prompt, qu'à peine s'aperçuton de ce qui venait d'arriver .... Quel délicieux fardeau! Tout mon être se doubla dans ce bienheureux moment, pour savourer avec délices tout le plaisir que j'éprouvais à la presser contre ce cœur qui l'idolâtre ....

Il me fut impossible de résister au desir véhément qui s'empara de mon ame, de poser mes lèvres assez près des siennes pour les effleurer par un léger attouchement ....

O charmes inexprimables de l'amour! à peine eus-je touché cette bouche charmante, que je sentis tout mon corps se dissoudre: je crus que c'était le dernier moment de ma vie .... Ah! je ne l'aurais pas regretté; je sens que je préférerais la mort à l'état dans lequel j'existe. Passer ses jours dans les angoisses d'une passion dévorante, est un supplice prolongé, et j'ignore si j'y pourrai tenir long-temps ....

Pour en revenir à ce que je te disais, mon ami, j'étais dans un état d'ivresse, lorsque le bruit que fit son frère et ma sœur en entrant, remit mon esprit dans une espèce d'équilibre. Je ne fus plus sensible qu'à l'état dans lequel elle était, et les larmes vinrent inonder mon visage. Elle revint à elle; ses yeux se tournèrent vers moi avec une langueur ... Je voulus lui parler; mais j'étais si troublé! .... Je ne me rappelle pas ce que je lui bégayai. Son frère m'interrompit, me fit sentir mon égarement, et je m'éloignai avec promptitude .... Qu'il est bon, M. Darcy! qu'il est aimable! qu'il est heureux d'être le frère de cette femme divine! Il vint me rejoindre un moment après, et me parla avec la franchise d'un galant homme. Il a lu dans mon cœur, et m'a plaint. Il ne m'a pas caché que sa sœur me voyait avec un trop vif intérêt pour son repos; il m'a montré l'énormité de l'abîme entr'ouvert sous nos pas .... Ah! je ne l'ignore pas, et mon œil n'en peut observer la profondeur qu'avec effroi .... La mort, la mort seule peut mettre un terme à mon fatal amour. Idolâtrer Sophie et ne pouvoir la posséder, est au-dessus des forces humaines ....

Je crois que ma sœur voit avec intérêt M. Darcy; je crois que lui-même est sensible aux grâces de cette aimable enfant: ils seront heureux; et moi .... jamais, jamais. Voilà plusieurs jours que l'aventure du bal est arrivée. J'ai su, par M. de Beauregard, que sa femme était incommodée, et ne sortait pas de sa chambre. Tout le monde ici a été la voir; moi seul je m'en suis dispensé: mon père approuve ma retenue. J'ai toujours peur que ma passion ne me fasse sortir des bornes que je me suis prescrites. Que je souffre! ... Quelquefois il me prend envie de fuir, et d'aller loin d'elle finir ma déplorable destinée: mais où irais-je? Mon cœur ne me suivrait-il pas? J'emporterais par-tout mon amour et mes souffrances ... Restons; au moins je la verrai, ne fût-ce que rarement. Un instant de bonheur fait oublier une année de peine. Adieu, mon ami. Je ne doute pas de l'intérêt que tu prends à ma position. Je te connais bon et sensible: plains-moi, et crois que ton ami ne cessera de l'être qu'à son dernier soupir. Félix d'Auterive.

LETTRE XXXII. Le Chevalier de Saint-Hilaire au Comte Hector.

De Dijon. J'arrive, mon très-cher ami: je ne suis qu'à deux lieues de mon inhumaine. Je vais me reposer quelques jours; après quoi je me mets en campagne, et tâcherai de déterrer les moyens d'arriver jusqu'à elle.

Oh! combien les difficultés irritent mes desirs! ... Je crois que je deviens fou ... Plus les obstacles sont grands, plus je me sens de courage pour les vaincre. Malheur, cent fois malheur à qui pourrait s'opposer à mes projets! Je renverse tout ... et semblable au torrent, je me fais un passage à travers les plaines et les montagnes: j'arrive jusqu'à elle; je l'entraîne dans mes vagues écumantes; et dût-elle y périr ....

Oui, madame de Beauregard, plus votre sécurité est grande, plus j'ai d'espoir: l'orage s'amasse sur votre tête; la foudre tombera à vos pieds au moment où vous vous en douterez le moins; vous vous repentirez, mais trop tard, d'avoir dédaigné les vœux du chevalier de Saint-Hilaire .... Mon ami, quand je pense à cette femme, il me prend en honneur des accès de colère, dont je ne me croyais pas capable; mais elle a mis toutes mes passions en fusion: la lave bouillonne, et je sens que l'explosion sera terrible.

Adieu. Je suis fatigué; en reposant mon corps, je vais laisser à mes esprits la faculté de trouver les moyens qu'il me faut employer. Je suis ton ami,

Le Chevalier de Saint-Hilaire.

LETTRE XXXIII. Sophie de Beauregard à Emilie d'Armincourt.

Je n'ai pas répondu à ta dernière lettre, ma chère Emilie: ma santé n'a pas été bonne depuis plusieurs jours. Je suis restée chez moi, et n'ai pas même pris le plaisir de la promenade; mon frère et son aimable Henriette m'ont tenu fidèle compagnie; je vois très-clairement qu'un intérêt mutuel les anime. Qu'Henriette est heureuse! elle peut laisser aller son cœur au sentiment qu'elle éprouve pour mon frère, sans être coupable. Je suis loin de ce bonheur; je sens même avec peine que les efforts que je fais sur moi-même pour vaincre ma passion ne font que l'irriter.

Ma santé s'affaiblit, et je ne gagne rien sur ma raison; je me sens très-mal à l'aise, sans être précisément incommodée; une espèce de langueur s'est emparée de mon ame; mon frère m'en fait la guerre, m'excite au courage; mais c'est inutilement, je sens qu'il m'abandonne ... Je ne vois plus le chevalier ... il n'est pas venu chez moi depuis le jour du bal; je crois qu'il fait bien; mais je ne lui en aurais pas cru le courage: je n'ose m'informer de ses nouvelles. Mon frère, ce frère si bon, et qui aime toujours tendrement son indigne sœur, a la bonté de m'en donner, avec l'air de n'y pas penser. Il m'a dit hier qu'il était changé, qu'il le voyait peu, qu'il vivait très-retiré ... Il est changé! ... Ah, chevalier! ... vous mourrez de votre côté, et moi du mien. Le même sort pèse sur nous, et nous accable. Dernièrement, j'étais seule, je me mis le soir à ma fenêtre pour prendre l'air (la chaleur avait été excessive). Ma chambre à coucher est au rez-de-chaussée; je crus entendre quelque bruit dans le feuillage d'un bosquet de chèvre-feuille, qui n'est qu'à dix pas de mon appartement; un frissonnement subit s'empara de tout mon être; un secret pressentiment me dit que c'était le chevalier ... Croirais-tu, mon amie, que cette idée me charma? Penser qu'il était si près de moi, jeta mon cœur dans une espèce de ravissement, et mille soupirs involontaires vinrent se précipiter sur mes lèvres; je crus même en entendre d'autres se perdre dans les airs .... Je revins à moi; je sentis ma faiblesse, et me retirai avec précipitation, en fermant ma fenêtre. Je crus alors entendre un cri douloureux qui retentit jusqu'à mon cœur, et qui le brisa ... Un torrent de larmes vint à mon secours.

Voilà donc la vie qui m'est réservée! La passer à gémir sur les égaremens d'un cœur que toute la raison humaine ne peut maîtriser! ... Je suis coupable ... et j'aime la vertu ... Malheureuse Sophie! vous parlez de vertus, et vous brûlez d'être plus coupable encore!

Non, mon amie, non; je ne le serai pas davantage: je vois qu'il faut savoir mourir.

M. de Beauregard ne se doute nullement de ce qui se passe dans mon cœur. Il a pris son appartement séparé du mien; il a la folie des travaux de la campagne; il fait bâtir, et, tout à ses ouvriers, il ne s'est jamais moins occupé de moi; cela soulage un peu mon triste cœur. Plus libre, je puis baigner ma couche des larmes de l'amour et du repentir. J'ai reçu une lettre du chevalier .... je te l'envoie; tu jugeras du cœur de cet aimable et trop aimable homme. Adieu. Je suis toute à toi pour la vie: je t'embrasse de tout mon cœur. Sophie de Beauregard.

LETTRE XXXIV. M. Darcy au Comte de Belleville.

Je reçois votre lettre, mon cher camarade, et je ne puis vous cacher le plaisir qu'elle m'a fait.

Comme on aime à se voir approuver dans ses faiblesses! si pourtant on peut appeler ainsi le tendre attachement que l'on prend pour une femme intéressante et estimable. Je ne doute plus des sentimens que j'ai eu le bonheur d'inspirer à mademoiselle d'Auterive.

Elle était venue, il y a quelques jours, tenir compagnie à madame de Beauregard, qui est toujours languissante. Lorsqu'elle fut au moment de s'en aller, je lui demandai la permission de l'accompagner, et elle l'accepta. (Il faut vous dire que les deux châteaux se communiquent par une avenue très-courte). En chemin, je hasardai de lui parler des sentimens qu'elle avait fait naître dans mon cœur, avec toute la retenue que l'on doit à son sexe et à son âge; et je lui demandai si j'avais en le bonheur de lui plaire. Elle me répondit avec une candeur et une franchise qui me charmèrent, que, si son père consentait à nous unir, elle se trouverait heureuse d'être ma femme. Charmante enfant! .... Mon ami, cet aveu si doux m'a déterminé. Mon intention est de la demander à M. d'Auterive; et, s'il me l'accorde, je crois que nous pourrons être heureux. Cette perspective a de quoi me charmer; mais, mon ami, je vous avoue que la position de ma sœur empoisonne ce que ma situation a d'agréable. Je vois deux êtres également sensibles, également aimables, enfin, faits l'un pour l'autre, mourir d'amour par un excès de vertu bien rare dans ce siècle ... Ce sont deux belles fleurs qui périront sur leurs tiges avant d'avoir été cueillies.

A peine si l'on aperçoit le pauvre chevalier .... toujours renfermé, ou dans des promenades solitaires. Je le trouvai hier, par hasard, qui s'enfonçait dans un bois assez épais; je dirigeai mon cheval de son côté; je l'appelai à haute voix; rien ne pouvait le tirer de la sombre rêverie dans laquelle il était. Enfin il m'aperçut: j'eus peine à le reconnaître. Ce visage si frais était presque éteint. Je l'abordai, et tâchai, par mes discours, de remettre un peu de calme dans son ame: cela me fut impossible sa passion: le mine et le mène au tombeau à pas lents et douloureux. Je ne pus tenir à ce triste tableau; je vous dirai franchement que je l'engageai à venir voir ma sœur. Il me dit qu'il ne pourrait prendre sur lui de paraître devant elle. Je me suis chargé d'être son conducteur. Je ne tiens point à leurs peines mutuelles; elles me déchirent le cœur.

Ah! M. de Beauregard, se marie-t-on pour laisser une femme dans un état pire que celui de fille? Quel devoir a-t-on à remplir avec un mari qui n'en a que le titre? N'est-ce pas être morte au monde?

Mon ami, ne me désapprouvez pas, je vous prie: je sais que vous êtes bon, et vous-même ne pourriez voir souffrir ces deux innocentes créatures, sans en être attendri. Je compte beaucoup sur leurs vertus .... Adieu, mon ami. J'espère être bientôt le mari de ma charmante Henriette: votre approbation me rend encore plus heureux. Recevez, je vous prie, l'assurance de ma sincère amitié. Votre affectionné ami Darcy.

LETTRE XXXV. Le Chevalier d'Auterive au Chevalier de Valbelle.

Il y a long-temps, mon cher ami, que tu as reçu de mes nouvelles: pardonne à un infortuné qui ne peut disposer de son être. Accablé sous le joug d'une passion malheureuse, j'oublierais presque que j'existe, si les déchiremens de mon cœur ne m'en faisaient ressouvenir. Je t'ai dit dans ma dernière lettre, que je n'osais me présenter devant l'objet de mon malheureux amour. Mon seul et unique plaisir était de sortir le soir, et d'aller errer autour de l'asyle de ma divine Sophie. Souvent je l'apercevais de loin nonchalamment assise dans sa chambre qui est au niveau du parc. Depuis plus de quinze jours, elle y est retenue par le dérangement de sa santé. L'entrevoir un moment, remplissait mon cœur d'une joie que je ne puis te dépeindre. Quel charme pour mon ame, de voir cette adorable femme dans l'abattement, et de savoir que j'en étais l'objet! Si j'étais capable de vanité, cela suffirait pour l'exciter; mais je ne saurais tirer avantage de ses sentimens; j'aimerais mieux souffrir seul, et n'être pas la cause de ses chagrins.

Un de ces soirs, elle était seule chez elle: je risquai de m'approcher davantage, pour jouir plus facilement du plaisir de la contempler. Je m'étais caché dans un bosquet qui touche presqu'à ses fenêtres, lorsqu'un dieu bien-faisant l'y amena pour prendre l'air. Comme la lune donnait de mon côté, je fis un mouvement pour me cacher, et je crois que je fus entendu; car, sur-le-champ, je la vis se retourner du côté où j'étais. Elle resta long-temps dans cette position, et quelques soupirs qui vinrent jusqu'à moi, ne m'annoncèrent que trop que nos cœurs s'étaient entendus. Après ce doux moment d'extase, elle revint à elle, se retira promptement, et ferma sa fenêtre. Un cri involontaire m'échappa; alors le plus violent desir d'aller me jeter à ses pieds, et d'y mourir, s'empara de mon ame. Je m'approchai tout près de la croisée, et je vis ma trop infortunée amie qui versait un torrent de larmes .... Et c'est moi qui les fais couler! moi qui l'idolâtre, et qui suis son esclave; moi qui voudrais la placer sur le trône de l'univers! Ah, femme trop aimée! ne pleurez pas; vos chagrins sont cent fois plus douloureux pour moi que tous ceux que je pourrais éprouver.

Je m'étais imposé la loi rigoureuse de ne point aller chez elle, malgré les instances de M. de Beauregard, qui est bien loin d'imaginer ce qui se passe dans nos cœurs. Le changement qui se fait en moi est si remarquable, que mon père commence à s'en inquiéter. Il m'a conseillé d'aller repaître mes yeux du bonheur de la voir: ce sont ses termes. Enfin, hier, j'ai trouvé M. Darcy à la promenade; il m'a surpris dans un moment de mélancolie si profonde, que je ne l'avais pas vu venir. Il m'aborda, me prit la main avec une affection qui me toucha jusqu'à l'ame ... Il me parla de sa sœur avec le plus vif intérêt, et m'engagea d'aller la voir. Je lui dis combien je redoutais de paraître devant elle; il eut la bonté de me dire qu'il m'y menerait. Effectivement, aujourd'hui il est venu me prendre: je ne pouvais me soutenir en approchant de chez elle; il fut obligé de me donner le bras. Arrivé à la porte du sanctuaire, je n'osais en franchir le seuil; il fallut entrer; un mouvement involontaire me fit tomber à genoux; ma belle Sophie poussa un cri, et vint à moi pour me relever. O doux moment! le plus beau de ma vie, où je voyais la plus charmante des femmes pâle et languissante, attacher sur moi ses yeux remplis de l'expression du plus tendre sentiment!

Nous parlâmes très-peu, et pourtant nous dîmes beaucoup de choses. M. Darcy cherchait à égayer notre conversation, et ne put jamais nous tirer de l'état de contemplation dans lequel nous étions tombés. Ma sœur arriva. On fit un tour de promenade: j'eus le bonheur de donner le bras à ma belle amie. J'osai le serrer deux ou trois fois, et chaque fois un soupir m'annonça ce qui se passait en elle.

Qu'il faut peu de choses, mon ami, pour satisfaire un cœur bien épris! Je me sens heureux aujourd'hui; il semble que j'aie retrouvé une nouvelle existence: je l'ai vue, je lui ai parlé, sa douce voix a frappé mon oreille; je ne desire plus rien: me voilà au comble de la félicité. Prens part à mon bonheur, mon cher de Valbelle; il est aussi grand qu'il puisse être. Je crois que je dormirai un peu cette nuit. Adieu. Je suis pour la vie ton ami Félix d'Auterive.

LETTRE XXXVI. Emilie d'Armincourt à Sophie de Beauregard.

Ta santé est donc bien mauvaise, ma chère amie? Que c'est avec amertume que je te vois la victime d'un amour qui ne laisse aucun espoir! Mais l'état où tu te trouves ne serait-il pas une preuve que tu vas acquérir un titre de plus aux yeux de M. de Beauregard en le rendant père? Il serait, je crois, très-sensible à ce bonheur; il doit même le desirer. Je ne le souhaite pas pourtant; il me semble qu'à ta place cela m'affligerait beaucoup. Il faudrait s'y soumettre, si cela était; mais je pense que le chevalier aurait de la peine à supperter un pareil événement.

Tu m'étonnes infiniment, quand tu me dis que M. de Beauregard s'occupe moins de toi depuis votre séjour à la campagne. D'où vient ce changement dans sa conduite? Sa tendresse ne serait-elle plus la même? Quelle en pourrait être la cause? Je ne puis m'ôter de l'esprit, ma chère amie, qu'il s'est aperçu de la passion du chevalier. D'ailleurs, le changement qu'il doit voir en toi, doit lui donner matière à réflexion: moins de gaîté, moins de goût pour les plaisirs; une figure qui s'altère; si rien de cela ne le frappe .... c'est que l'attachement qu'il avait pour toi est bien diminué ........ Les travaux de sa terre ne peuvent prendre tellement son temps, qu'il ne trouve celui de te voir et de te parler. Alors, par quel hasard reste-t-il insensible à ta position? Il me semble qu'il devrait être très-inquiet de te voir si différente de toi-même ....

Je me perds dans mes conjectures; non, je ne conçois rien à son changement de conduite. Tu devrais faire des efforts pour savoir d'où cela provient.

Tu es donc sûre à présent que ton frère et mademoiselle d'Auterive s'aiment? J'en suis charmée, je t'assure; il faut espérer que leur bonheur ne sera pas différé encore long-temps. Je prends le plus grand intérêt à l'aimable Henriette, quoique je ne la connaisse pas. Le sort des femmes est en général si à plaindre! Je desire qu'elle soit plus heureuse que toi et que ta malheureuse amie. Adieu, ma chère Sophie: du courage; il t'en faut beaucoup. Dis mille choses de ma part à ton frère, et crois-moi pour la vie toute à toi, Emilie d'Armincourt.

LETTRE XXXVII. Sophie de Beauregard à Émilie d'Armincourt.

Je l'ai vu, ma chère Emilie: c'est à mon frère, à mon bien aimé frère que j'ai cette obligation. Il a eu la bonté d'amener chez moi ce malheureux chevalier. Oh! comme il est changé! mais que ce changement est touchant! que cette jolie figure est intéressante par sa pâleur! Il est encore plus dangereux que jamais ... J'ai fait un grand effort de courage; je l'ai reçu, et j'ai assez bien soutenu sa présence.

Nous avons été faire un tour de promenade avec sa sœur et mon frère: il m'a donné le bras: ta Sophie était dans ce moment au comble du bonheur. Mon amie, je ne le crains pas; je sais que ses principes sont purs, et cela me donne une sécurité qui me rend moins malheureuse. Ce qui m'a le plus fait trembler, lorsque j'ai trouvé dans mon cœur des sentimens incompatibles avec mon devoir, c'était la crainte de me trouver entraînée dans des démarches tout-à-fait contraires à ce que je me dois à moi-même et à M. de Beauregard; mais j'ai le bonheur de m'être attachée à un homme dont l'ame est remplie de délicatesse, et à qui ma vertu est aussi chère qu'à moi-même. Mon frère est témoin de nos petits entretiens; son père ni sa sœur n'ignorent pas nos sentimens, et je puis dire qu'ils s'y intéressent. Cela a remis un peu de calme dans mes esprits. Hier, nous avons fait une partie de cheval; nous avons été voir mesdames d'Ormont. Tu ne devineras jamais qui nous y avons trouvé? Le chevalier de Saint-Hilaire dont je t'ai déjà parlé. Il est venu à moi avec un air aussi doucereux qu'il avait l'air présomptueux à Paris. Il a beaucoup regardé le chevalier: je ne sais si c'est prévention; mais j'ai cru apercevoir que, dans ces momens-là, sa figure prenait un sombre effrayant.

Il a voulu faire beaucoup d'accueil à mon frère, qui l'a reçu avec son froid ordinaire. C'est un homme qu'il ne peut souffrir; il m'a semblé même que sa présence l'a un peu étonné.

Comme M. de Saint-Hilaire est bel homme, et qu'il a affecté de s'occuper beaucoup de moi, j'ai vu mon cher d'Auterive dans un état pénible. J'ai pensé qu'un peu de jalousie s'était emparé de son cœur .... Serait-il injuste avec une femme qui l'adore? Ah, chevalier! que vous rendriez peu de justice à votre Sophie! ... Pour remettre le calme dans son ame, je me suis plus occupée de lui, et j'ai vu combien il était sensible à cette attention de ma part. Qu'il ne doute jamais de mon cœur; je ne mérite pas le soupçon.

M. de Saint-Hilaire nous a dit qu'il était à Dijon pour des affaires de la plus grande importance; qu'il espérait les finir à son avantage, malgré les obstacles qu'il y trouvait, et auxquels il ne s'était point attendu, et qu'avant son départ, il nous demanderait la permission de venir prendre nos ordres pour la capitale.

Je ne sais pourquoi j'ai éprouvé une sorte de crainte à l'approche de cet homme. Soit ce que m'en a dit M. de Beauregard, soit prévention, mais sa présence a jeté un trouble dans mon ame dont je n'ai point été maîtresse ... On se prévient quelquefois mal-à-propos: ce qu'il y a de certain, c'est que je lui trouve un maintien beaucoup plus décent. J'attends une lettre de toi, ma chère Emilie. Je vais toujours faire partir celle-ci. Adieu, mon amie. Je t'embrasse mille fois du plus profond de mon cœur; et je suis toute à toi pour la vie, Ta Sophie de Beauregard.

LETTRE XXXVIII. Le Chevalier de Saint-Hilaire au Vicomte Hector.

O désespoir! .... ô rage! .... L'enfer est dans mon cœur .... Je suis dévoré par toutes les furies ... Cette femme indigne, ce monstre que j'abhorre, et qui payera cher les tourmens qu'elle me fait éprouver .... cette madame de Beauregard enfin, que je voudrais que l'enfer engloutît .... eh bien, mon ami, elle a trouvé un vainqueur .... oui, un vainqueur. Rien ne m'a échappé; j'ai vu de mes deux yeux l'aimable adolescent qui a trouvé le moyen d'apprivoiser le petit tigre femelle. Imagine-toi Adonis sous les habits de Mars. Petit scélérat! il vous sied bien de plaire à la femme que je me destine! ... Tremblez, couple maudit! ... Je ne le crois pas encore heureux: il n'a l'air que d'un postulant; et je réponds sur ma tête qu'il faudra que le chevalier de Saint-Hilaire soit descendu chez Pluton avant que cela arrive .... Je m'égare ... Je sens que je ne sais où j'en suis ... Mais je ne puis mettre d'ordre dans mes idées; mes esprits sont bouleversés ... respirons ....

J'avais enfin trouvé, mon ami, le moyen de m'introduire dans une maison qui n'est qu'à trois quarts de lieue de la terre de Beauregard. J'en étais à ma première visite; je m'informais si les environs étaient sociables, lorsqu'un bruit de chevaux me fit retourner la tête du côté de la grille du château .... Que vois-je? Madame de Beauregard, son frère, une jeune personne très-jolie, auprès de laquelle sa froideur paraissait s'échauffer, et un jeune homme fort agréable (et assurément je ne le vois pas avec des yeux prévenus), donnant la main à madame pour descendre de son palfroi. Plus loin, je vois rouler d'une voiture le pesant et sot de Beauregard, avec un vieux militaire, qui est le père du jeune homme et de la jeune personne ..... Tu vas dire que cela ne signifie rien? Non, sans doute ..... Mais ce qui signifie beaucoup, ce sont les tendres regards .... c'est une certaine émotion .... Cette femme a des yeux, mais des yeux d'une expression ... Une langueur touchante se faisait remarquer sur sa figure, moins de gaîté: on voit que le cœur est agité; un air quelquefois inquiet .... puis rêveur.

Pour le jeune homme, soumis, respectueux, ayant l'air de faire son bonheur d'un regard jeté sur lui, ou d'une parole qu'on lui adresse.

Madame de Beauregard se trouva incommodée d'un bouquet qu'elle avait à son côté. Monsieur le prit, et le mit dans sa poche furtivement; mais rien ne m'échappait .... Il me paraît encore très-écolier. Est-ce qu'un amant heureux s'amuse à ces bagatelles? Il m'a l'air d'être à ses premières armes: je me charge de lui donner de l'expérience. Il les faut à madame en sortant du collége. Oh! je m'y oppose ... je suis là ... et il n'aura pas cet honneur.

Pour le grand frère, sa petite fille est assez jolie; et si je n'avais pas tant de besogne auprès de madame de Beauregard, pour me venger de son air froid et insipide, je la lui soufflerais; mais j'aime mieux attendre qu'elle soit sa femme, cela sera plus piquant.

Enfin, après une visite d'une heure, le cadrille amoureux a remonté à cheval. Cela faisait une fort jolie partie quarrée: et Saint-Hilaire resterait spectateur! ... Non, mon ami; je veux jouer un premier rôle.--J'ai fait toutes mes combinaisons .... Je vais aller m'établir dans quelqu'endroit voisin du château, et à l'aide de quelque déguisement, j'observerai ce qui se passe; et lorsque je croirai l'occasion bonne, tu m'entends? ... Si je ne puis posséder cette femme de bon gré, je le répète, je l'enleverai, si je n'ai que ce moyen. Adieu, mon ami. Je te manderai incessamment où j'en suis de mes vastes projets. Tout à toi. de Saint-Hilaire.

LETTRE XXXIX. M. Darcy au Comte de Belleville.

Je vois avec plaisir, mon ami, que vous vous intéressez au sort de ma sœur et du chevalier d'Auterive; je vous jure que leur candeur et la pureté de leurs sentimens fait cet effet sur ceux qui ne peuvent ignorer ce qui se passe dans leurs cœurs, c'est-à-dire, M. d'Auterive et son aimable fille. On voit avec intérêt deux êtres entraînés par un amour qu'ils ont combattu de toutes leurs forces, et qu'ils n'ont pu vaincre. On voit en même temps l'ascendant de la vertu qui leur impose la plus rigoureuse retenue, et dont ils ne s'écartent jamais: le moraliste le plus sévère n'aurait pas le plus petit mot à dire.

Qui de nous ignore que l'on ne peut répondre de son cœur? ... On peut se rendre maître de ses actions; on peut les soumettre à la froide raison; mais les sentimens, jamais.

La vie que nous menons ici est douce; la proximité des deux terres d'Ormilly et d'Auterive fait que, chaque jour, les deux familles se réunissent. Mon aimable sœur voit tous les jours l'objet de son amour, et paraît heureuse, quoique souvent je l'ai surprise les yeux baignés de larmes. Elle a beaucoup à combattre: quand les passions sont aux prises avec la raison, on est vraiment à plaindre. Le chevalier soutient moins bien les privations dans lesquelles il est obligé de vivre; dans la fougue de l'âge et des desirs, voir chaque jour une femme adorée, et qui est faite pour les faire naître, est une position cruelle. Je le vois avec chagrin changer beaucoup, et prendre un sombre et une mélancolie qui peut finir par le faire tomber dans le marasme. Tout cela n'échappe point à ma sœur; elle voit les combats de son amant, les partage, et je ne doute pas que ce ne soit là le sujet qui lui fait verser des larmes, que je crois bien amères. Ils ne me parlent ni l'un ni l'autre de ce qui se passe d'affligeant dans leurs cœurs; ils veulent avoir l'air d'être heureux; mais leurs peines ne peuvent m'échapper.

Je me suis déclaré au comte d'Auterive. Il a reçu la demande que je lui ai fait de sa fille avec un vrai plaisir. Je pourrais être heureux très-incessamment; mais je suis trop nécessaire à ma sœur pour la quitter dans ce moment-ci.

Je ne sais si je vous ai parlé d'un chevalier de Saint-Hilaire, qui a suivi ma sœur avec affectation dans le commencement de son mariage. Il fut éconduit, et en conserve, je crois, un violent ressentiment. C'est un de ces hommes sans mœurs, de ces roués consommés qui sont capables de tout. Cet homme est venu à Dijon, et je me trompe fort s'il n'a pas des projets. Nous l'avons trouvé dans une maison voisine de celle-ci: son air ne m'en a point imposé; il a pris un masque débonnaire, dont je ne suis nullement la dupe. Depuis long-temps il me flagorne; mais j'ai toujours repoussé ses empressemens avec un froid et un mépris que tous ces hommes-là m'inspirent. Il nous a parlé des affaires qui l'avaient amené à Dijon, dans un style énigmatique que j'ai fort bien senti: je l'ai vu plus d'une fois très-décontenancé de l'air avec lequel je semble lire dans son cœur.

Il faut veiller ses actions et ses moindres démarches; rien n'est indifférent de la part de cet homme-là. Je cacherai avec soin au chevalier d'Auterive mes soupçons; je ne veux point compromettre avec un scélérat consommé cet intéressant jeune homme; il mettrait moins de prudence et de sang-froid que moi, et il en faut beaucoup pour être sur ses gardes, ne rien faire d'éclatant, et tâcher de prendre ce monstre dans les piéges qu'il aura tendus.

Vous voyez, d'après cela, mon ami, que ma présence au château d'Ormilly est très-nécessaire, et le devient d'autant plus, que M. de Beauregard est obligé de partir pour Paris. Il a reçu un exprès: on le mande, sans délai, pour assister aux derniers momens d'une tante dont il est seul héritier. Il n'a pas voulu emmener sa femme, qui a eu le courage de lui offrir de l'accompagner: il préfère qu'elle reste à la campagne, et je crois, entre nous, qu'elle n'en est pas fâchée; mais il ne faut pas avoir l'air de voir cela. M. de Beauregard m'a beaucoup recommandé de la soigner, et sur-tout (il a fortement appuyé sur cet article) ne pas souffrir les visites du chevalier de Saint-Hilaire. Il peut s'en rapporter à moi; je réponds du poste. Adieu, mon respectable ami: croyez à mon inviolable attachement, et soyez sûr du plaisir que j'aurai à vous mener ma chère Henriette quand elle sera ma femme. Je suis votre affectionné ami Darcy.

LETTRE XL. Le Chevalier d'Auterive au Chevalier de Valbelle.

Quels êtres sommes-nous donc, ô mon cher de Valbelle! ... Faibles mortels! nous parlons de vertu, nous la chérissons .... mais que cette tâche est pénible! je puis même dire qu'elle est au-dessus de nos forces.

Mon ami, je vois tous les jours ma Sophie, tous les jours je l'entends; ses yeux, ses beaux yeux me disent continuellement qu'elle partage l'excès de mes sentimens; sa bouche adorable me le confirme quelquefois .... et je ne suis point heureux ... Dévoré de desirs qu'il faut passer ma vie à réprimer, je me sens mourir .... Le feu qui me dévore me mine et absorbe chaque jour une parcelle de mon être ... Je n'ai bientôt plus le courage de soutenir cette cruelle position: je me sens quelquefois des accès de fureur qui me porteraient à aller me jeter aux pieds de cette femme adorable, et de lui demander le bonheur ou la mort.

Je ne sais ce qui me retient; mais une crainte mortelle s'empare aussi-tôt de tous mes sens, et je m'arrête au bord du précipice. Une voix secrète me dit de ne pas profaner cet assemblage parfait de toutes les grâces et de toutes les vertus .... Ah, Sophie! ne crains rien; ton amant saura mourir; il descendra au tombeau avec ton estime, et se croirait un monstre, s'il pouvait ouvrir ton cœur au repentir.

Je ne doute pas, mon ami, des combats que madame de Beauregard éprouve; je les vois, je les sens, et cela ne fait qu'augmenter encore les déchiremens de mon ame.

Quelle funeste barrière élevée entre elle et moi! Est-il permis d'envisager les moyens de la franchir? Non, ou il faudrait se perdre. Elle ne me pardonnerait jamais de l'avoir entraînée dans l'oubli de ses devoirs. Je connais sa délicatesse; moi-même je me ferais horreur, si j'étais capable de mettre cette femme adorable dans la dure nécessité de ne plus oser lever les yeux: elle ne verra jamais en moi qu'un amant tendre et soumis; je ne serai jamais son séducteur.

Que de femmes seraient encore vertueuses, si elles avaient trouvé des amans retenus! Mais nous autres hommes, nous cherchons à plaire, et quand un cœur tendre s'est ouvert au sentiment, nous n'avons plus de repos que nous n'ayons amené la victime sur le bord de l'abîme: nous l'y précipitons .... et puis nous la laissons dans l'abandon et les remords.

Nous avons souvent la barbarie d'accabler de mépris l'objet que nous avons séduit. Non, jamais l'amant de Sophie ne tombera dans un pareil égarement. Je mourrai, mon ami, je le sens; mais je mourrai vertueux. Le cœur de ton infortuné ami est alternativement déchiré par des passions contraires. Ma vie n'est qu'un combat continuel. Je sens qu'il ne faudrait qu'un moment d'ivresse pour nous perdre, et je suis réduit à me redouter moi-même, à craindre et à desirer l'occasion qui pourrait la faire naître. Quelle position! je ne pourrais souhaiter à mon plus grand ennemi un état plus pénible.

Nous avons été dernièrement chez mesdames Dormont. Il y avait un homme de Paris nommé le chevalier de Saint-Hilaire, parent de M. de Beauregard. Sa figure m'a singulièrement déplu: il avait l'air de vouloir se faire remarquer de ma belle amie. Il a recherché l'occasion d'être souvent près d'elle. Je commençais à trouver cette conduite peu de mon goût; Sophie s'en est aperçue; et avec cette bonté qui lui est naturelle, elle a cherché à me tranquilliser par un peu plus d'attention particulière. Que je lui ai su gré de cette délicatesse! Ah! je ne suis pas jaloux: je sais que son cœur n'a jamais éprouvé de passion que celle que j'ai eu le bonheur de lui inspirer. Malgré cela, je ne souffrirais pas qu'un homme fût assez hardi pour former le projet de lui plaire. Je sens que je ne pourrais vivre heureux avec elle au milieu d'un monde bruyant. Elle doit inspirer à chaque homme qui la voit au moins une partie des sentimens que j'éprouve; et je pourrais supporter l'idée qu'un autre que moi portât un œil d'envie sur tous ses charmes! Si je pouvais le croire, rien ne m'empêcherait de me couper la gorge avec un être assez audacieux pour cela.

Ah! c'est mon bien: que dis-je? ... ce devrait l'être au moins, si la possession d'un pareil trésor appartenait à celui qui en sent davantage le prix.

Pour en revenir au chevalier de Saint-Hilaire, ce qui m'a donné à penser, c'est l'air froid et sec de M. Darcy; lui qui est affable et plein d'urbanité dans ses manières; vis-à-vis de qui enfin? d'un proche parent du mari de sa sœur. M. de Beauregard lui-même a froncé le sourcil lorsqu'il l'a aperçu. Il faut, mon ami, qu'il y ait quelque chose là-dessous de fort extraordinaire. Je veux l'approfondir. J'en ai parlé à ma belle amie, qui m'a assuré que mes idées étaient fausses. Je compte en parler à son frère, qui sûrement ne me cachera pas la vérité.

Je te dirai, mon ami, que M. de Beauregard est parti pour Paris. Il n'est pas gênant: c'est un bon homme qui s'occupe moins de sa femme que je n'aurais pu le soupçonner, d'après la manière dont il l'a reçue ici. Je ne le crois pas capable de sentir le prix du bien qu'il possède.

Cette lettre est longue, mon ami; mais il faut pardonner à un amant d'être un peu verbeux. Il est facile de tomber dans ce défaut quand on parle de ce qu'on aime. Le cœur est si plein! ...

Adieu. Mille amitiés à nos camarades. Tout à toi pour la vie. Félix d'Auterive.

LETTRE XLI. Sophie de Beauregard à Emilie d'Armincourt.

Nos lettres se sont croisées, ma chère Emilie: j'ai reçu la tienne deux heures après le départ du courrier ....

Tu me demandes si ma santé affaiblie ne serait pas un commencement de grossesse? Non, mon amie; je ne peux avoir là-dessus nulle espèce d'inquiétude. Cela doit te paraître étonnant, sans doute. Si tu savais! mon amie, j'ai un secret que je n'ai jamais osé te communiquer. Il est des aveux qui répugnent à la délicatesse. M. de Beauregard ..... mon mari .... n'en est que le simulacre .... Je suis madame de Beauregard, et pourtant je ne la suis pas. Une maladie violente à l'âge de vingt-un ans, a mis M. de Beauregard dans l'impossibilité de profiter en aucune manière des prérogatives du mariage, sans fermer son cœur au besoin de s'attacher. Il m'a trouvé un air de modestie et de pudeur qui l'ont déterminé à me prendre pour femme, dans la vue seulement d'avoir une amie et une compagne honnête et vertueuse.

Je ne te dissimule pas, mon amie, que, dans les premiers momens de notre union, l'aveu qu'il me fit me donna matière à réflexion.

J'ai vu couler ses larmes. Plus sensible que moi à cette cruelle privation, je me suis crue engagée encore davantage à le combler d'amitié, pour lui faire oublier toute l'amertume de sa destinée. Je t'avoue même, mon amie, que, dans la circonstance où je me trouve avec mon cher chevalier, je bénis le ciel de pouvoir me conserver pure à son amour: quoique dans les liens du mariage, je suis toujours digne de lui.

L'état de mon époux ôte beaucoup de ressort à son imagination. Mon frère le prétend; cela fait qu'il a été promptement refroidi de l'amour qu'il avait pris pour moi: cela n'était vraiment qu'une bluette de son esprit. Il m'aime encore de tout son cœur, je n'en doute pas; mais j'ai cessé d'être l'objet unique de ses facultés morales.

Il se livre à mille distractions que la campagne lui procure. Il n'est inquiet sur aucun objet, et me laisse à moi-même tant qu'il me plaît d'y être.

Voilà, ma chère amie, ce que je n'avais jamais osé te dire. A présent, tu vois que la conduite que M. de Beauregard tient avec moi est toute naturelle. Ne te casse pas la tête pour approfondir d'où vient son changement. Il n'a pris aucun soupçon sur le chevalier. M. de Saint-Hilaire occupe davantage son imagination: la rencontre que nous en avons faite l'inquiète beaucoup. Il m'a demandé avec instance de ne pas le recevoir pendant son absence.

J'oubliais de te dire qu'il est parti pour Paris. Une de ses tantes qui se meurt, le mande sur-le-champ. J'ai cru devoir lui offrir de l'accompagner; il m'a refusé avec toute l'amitié possible, en m'assurant qu'il n'avait aucune inquiétude sur ce qui me concernait, mais seulement qu'il craignait les tentatives de son cousin, qu'il connaît trop bien pour ne pas soupçonner quelque projet dans son apparition subite dans nos environs; que si je ne pouvais lui fermer ma porte, et qu'il fût assez hardi pour violer mon asyle, que je n'avais qu'à me retirer chez M. d'Auterive. Mon frère l'a fortement tranquillisé, en l'assurant que M. de Saint-Hilaire n'était pas si méchant qu'on se plaisait à le croire. Je ne vois pas effectivement que cet homme soit si dangereux. M. de Beauregard a l'imagination frappée à ce sujet là, et il voit tout en noir. J'ai mon frère près de moi, et ne crains rien, en vérité. Adieu. Aime-moi, et crois-moi pour la vie ta fidèle amie Sophie de Beauregard.

LETTRE XLII. M. Darcy au Comte de Belleville.

J'ai bien fait, mon ami, de mettre du monde en campagne pour suivre à la piste notre chevalier de Saint-Hilaire ... Vous devez vous rappeler que, dans ma dernière lettre, mon projet était de le veiller de près. Je ne sais si vous vous ressouvenez d'un nommé Lafrance, qui est depuis long-temps à mon service, en qui j'ai la plus grande confiance, et qui la mérite à tous égards. C'est un Normand adroit et fin, et d'une intelligence rare.

Je lui ai fait un de ces matins part de mes inquiétudes, et l'ai envoyé à Dijon pour découvrir la demeure de M. de Saint-Hilaire, et savoir quelles étaient à-peu-près ses habitudes. Il a trouvé effectivement l'endroit où il a logé; mais il n'y est plus depuis quelques jours. Il s'est absenté avec un seul valet. Lafrance est venu m'instruire de cela.--C'est fort bien; mais où est-il?--Ho ho! monsieur, me dit-il avec l'air tout satisfait d'être à la tête d'une pareille besogne, je le découvrirais, fût-il dans les entrailles de la terre: vous pouvez vous fier à moi, et dormir tranquille: il ne nous jouera pas impunément; et Lafrance en fait son affaire. Il ne m'a pas menti, mon ami; il est venu ce matin me dire qu'il avait découvert la mêche.

Il faut vous mettre au fait de tout. Il y a une des femmes de ma sœur à laquelle mon laquais fait sa cour. Avant-hier soir, sur les dix heures, en se promenant avec elle au clair de lune, il vit quelque chose passer dans les arbres, et gagner le côté de l'appartement de madame de Beauregard. Il laisse là sa chère Victoire, va dans le bois, et suit à pas de loup l'objet qu'il avait entendu. On s'approcha effectivement des fenêtres et portes de dégagement qui donnent sur le derrière de l'appartement. Lafrance veut sauter sur un homme qu'il aperçoit: les feuillages l'embarrassent: on entend du bruit; on s'enfuit, et l'on gagne une grande allée qui se termine par une haie vive: on la franchit; mon laquais en fait autant, et suit de près l'homme qui courait grand train, et qui gagnait la prairie qui est dominée par le parc. Comme le chemin était éclairé par une lune superbe, Lafrance ralentit son pas, coupe à court, et gagne un sentier bordé de haies, devant lequel l'homme était obligé de passer, et qui, ne se croyant plus poursuivi, allait lui-même assez doucement. Il passa si près de l'endroit où était blotti mon Lafrance, que celui-ci le reconnut pour le chevalier de Saint-Hilaire, qui était habillé en paysan. Il resta à son poste, d'où il voyait très-loin; et à une centaine de pas de l'endroit où il était, il vit notre chevalier frapper à une porte, et un grand homme, vêtu dans son genre, lui ouvrir: probablement c'est son laquais. Il n'y a pas de doute qu'il ne soit venu dans l'intention de reconnaître les lieux pour faire quelques tentatives nocturnes; mais nous serons sur nos gardes. J'ai mon second qui est brave; et, mon parti est pris, nous veillerons.

Je me garderai bien de dire la moindre chose à ma sœur, ni au jeune d'Auterive, qui a déjà tenté de me sonder sur M. de Saint-Hilaire. J'ai été très-prudent. Il s'enflammait. Un mot indiscret de ma part pourrait nous plonger tous dans le deuil et la douleur. Son indigne rival en étoufferait deux comme lui. Le chevalier d'Auterive a les passions violentes. La jeunesse est entreprenante! Il se verrait attaqué dans l'objet de son amour; et qui sait les suites que cela pourrait avoir? Je me réserve de mettre à la raison notre chevalier errant. Je suffirai à tout avec Lafrance. Il se charge du valet, et moi du maître. Soyez sans inquiétude, mon ami; je suis prudent. La poste me presse. Je vous manderai par le premier courrier ce qui nous sera arrivé de nouveau. Je vous embrasse de toute mon ame, et suis pour la vie, mon cher camarade, votre affectionné Darcy.

LETTRE XLIII. Émilie d'Armincourt à Sophie de Beauregard.

Je reçois ta lettre, ma chère amie, et ne perds pas un moment pour y répondre. Que m'as-tu dit, grand dieu! au sujet de M. de Beauregard? Je ne puis plus l'estimer. Pardonne, mon amie; mais cela m'est impossible. Je plains ses malheurs du plus profond de mon ame; mais ce n'est pas une raison pour que j'approuve sa conduite. Comment! un homme qui est à moitié mort au monde, épouse une jeune et jolie femme, et par cette union burlesque, la condamne au célibat! Oh! quelle barbarie! ... Il voulait une compagne! il fallait qu'il prît une femme de soixante ans ....

J'admire ta vertu, ma chère Sophie; mais tu as plus de droits qu'il n'en faut pour faire casser ton mariage. Je suis très-étonnée que cette idée ne soit pas venue à M. Darcy. Tu épouserais alors le chevalier d'Auterive. Tu as assez de fortune pour être un bon parti. Il ne faut pas les millions d'un financier pour être heureux. Je suis même sûre que si l'on vous consultait l'un et l'autre sur ce point, une chaumière vous paraîtrait préférable à un palais, pourvu que l'on vous y mît ensemble.

Mais je ne reviens pas de M. de Beauregard! ... La lecture de ta lettre m'a jetée dans une stupéfaction .... Ah! tu n'es pas sa femme, et j'en suis charmée, puisque ton cœur s'est déterminé pour un autre. Pauvre Sophie! ... Mais comment cela finira-t-il? Est-ce que tu vas passer tes plus beaux jours à languir près de cet égoïste personnage? Il faut l'être furieusement, pour sacrifier le bonheur d'un objet intéressant à la fantaisie de passer pour le mari d'une jolie femme! Mon amie, c'est un homme qui a de l'amour-propre, et pas autre chose. Il se glorifie de t'avoir en sa puissance, et te laisse dans l'abandon le plus révoltant. Non, je ne puis l'estimer. J'avoue qu'il m'avait intéressée. Je ne t'ai même pas dit tout ce que j'en pensais. Je le plaignais de ne pas posséder le cœur de sa femme; mais il ne le mérite pas. Je trouve sa conduite très-blâmable, et j'admire beaucoup celle que tu as eue avec lui.

Pardonne, mon amie, si je te parle si franchement; mais il me serait impossible de te cacher ma façon de penser. Adieu. Je t'aime tendrement, et te plains du plus profond de mon cœur.

Je pourrais bien aller te voir, et passer quelque temps avec toi, si ma mère continue à se bien porter. Je suis en attendant, mon aimable amie, Ton Emilie d'Armincourt.

LETTRE XLIV. M. Darcy au Comte de Belleville.

Je n'étais pas dans l'erreur, mon cher camarade, lorsque j'ai craint quelques tentatives nocturnes de notre entreprenant chevalier. J'ai veillé encore cette nuit avec Lafrance; j'avais des armes à feu, bien déterminé à m'en servir, si la nécessité m'y forçait.

Je vis hier, dans la journée, le jeune d'Auterive. Il avait l'air sombre et inquiet; cela frappa ma sœur, qui, malgré l'empire qu'elle a sur lui, ne put obtenir l'aveu de ce qui se passait dans son ame. Je craignais qu'il n'eût fait quelque découverte, et qu'il n'eût l'intention d'avoir quelque affaire avec son indigne rival; cela finit par m'inquiéter moi-même: s'il arrivait un malheur au chevalier, ma sœur en mourrait. Je sortis un moment pour donner l'ordre à Lafrance de le suivre lorsqu'il s'en retournerait, et de venir m'avertir, s'il soupçonnait quelque chose. Si j'en avais trouvé le moment ces jours derniers, j'aurais prévenu le comte d'Auterive; mais il a peu resté chez lui; je n'ai pu le joindre en particulier. Lafrance revint me dire que tout paraissait tranquille, et que je pouvais l'être moi-même sur le compte du chevalier.

Enfin, cette nuit, sur les une heure, j'entendis un bruit sourd à une porte de dégagement qui donne dans l'appartement de ma sœur. J'étais dans le vestibule; j'avais laissé toutes les portes de communication ouvertes, de façon que le moindre bruit que l'on pouvait faire en-dehors, parvenait jusqu'à moi. Je me tins ferme à mon poste, et j'envoyai Lafrance, par la cour sablée qui donne sur le derrière du parc, en ouvrir la petite porte, pour donner aux chiens de garde la faculté de faire leur ronde. A peine y eurent-ils mis leurs nez, que des aboiemens affreux m'annoncèrent qu'il y avait réellement quelqu'un. Je m'avançai alors du côté de la garde-robe où j'avais entendu du bruit. La porte était ouverte, et je ne m'en étais pas douté. J'avance, et me heurte contre un homme qui fuyait: je lâche mon pistolet, qui fait long feu, et l'on s'échappa.

Les hurlemens des chiens avaient mis des valets sur pied, qui venaient voir ce qui arrivait. Nous ne vîmes rien dans les appartemens, tout avait disparu. On se dispersa dans le parc; les chiens étaient toujours en avant, et toujours aboyans. J'entends le bruit d'une arme à feu; mon pauvre Lafrance n'était plus là; je craignais qu'il ne fût victime de son zèle. Je cours, on poursuit toujours, et dans une allée, nous trouvâmes un chien qui avait été tué d'un coup de pistolet. Lafrance revint enfin haletant, et le visage couvert de sang; il s'était colté avec le laquais de Saint-Hilaire, qu'il avait trouvé sur son passage; mais c'est un drôle de cinq pieds sept pouces, fort et vigoureux, et qui, après l'avoir terrassé, a gagné la campagne.

Eh bien, mon ami, est-on plus hardi que cet audacieux Saint-Hilaire? Quoi! je souffrirais qu'un pareil homme violât l'asyle de ma sœur! Non, je le veux joindre, et qu'il me fasse raison de ses barbares entreprises.

En rentrant au château, j'ai trouvé madame de Beauregard sans connaissance, dans les bras de ses femmes. Elle est revenue à elle, entendant le son de ma voix; elle me croyait mort. Tout le monde ici est dans la persuasion que ce sont des voleurs, et je maintiens cette erreur pour de bonnes raisons: j'ai recommandé à Lafrance la plus grande discrétion, même avec sa prétendue.

Vous voyez, par cette lettre, mon ami, que je ne m'étais pas trompé sur les coupables intentions de ce Saint-Hilaire; mais il faudra qu'il les abandonne, ou qu'il ait ma vie; j'y suis tout décidé. Adieu: aimez-moi, et plaignez-moi; ma position est pénible. Quand on est à la veille de se marier avec un objet aimable .... Je vois que nous sommes au moment de quelque catastrophe .... Cet homme me paraît capable de tout. Adieu encore, mon ami; croyez à la sincère amitié de votre dévoué Darcy.

LETTRE XLV. Le Chevalier d'Auterive au Chevalier de Valbelle.

C'est en vain, mon ami, que je me suis adressé à M. Darcy pour connaître la cause du froid accueil que l'on a fait à ce chevalier de Saint-Hilaire; il m'a répondu avec une réserve qui m'a frappé. A coup sûr, il y a quelque chose que je ne puis approfondir; il s'est sans doute rendu coupable de quelque grand tort vis-à-vis de madame de Beauregard, et sûrement il n'est venu dans ce pays qu'avec quelque projet. Tu imagines sans peine que, s'il est assez hardi pour en former, cela ne se passera pas en paroles. Ne pouvant tirer aucune lumière, j'ai fait mes diligences; j'ai été à Dijon, et j'ai pris des informations. Depuis huit jours, il est absent, et on ignore où il est: j'ai laissé un homme de confiance, pour m'avertir du moment où il paraîtra; et si l'on peut savoir à présent où il est, j'en serai instruit.

Je ne peux concevoir d'où vient la retenue de M. Darcy avec moi: me croit-il capable de le laisser seul en danger, s'il peut y en avoir? N'est-ce pas à moi qu'il appartient ... Sophie n'est-elle pas mon bien? Ah! qu'il se ménage pour ma sœur; ils peuvent être heureux, et moi, ma vie ne peut être mieux employée qu'à défendre l'objet de mon amour de la hardiesse d'un téméraire.

Hier, j'étais auprès d'elle; j'étais auprès de cette femme que j'adore, et rien ne pouvait me distraire des idées sombres qui m'accablaient. Elle s'en aperçut, et me demanda avec une tendresse infinie la cause de ma tristesse. J'ai senti la nécessité de lui dissimuler ce qui se passait dans mon cœur; il m'en coûtait de résister à sa volonté; mais je ne pouvais faire autrement: cela parut l'affliger. Nous étions seuls; je lui demandai mille pardons de mon silence, et l'assurai qu'avant peu elle saurait la vérité. En lui disant cela, j'osai prendre sa main, qu'elle laissa aller avec le plus tendre abandon. Mille baisers se précipitèrent sur cette main charmante.--Ah, chevalier! me dit-elle avec une voix émue, finissez, je vous prie: pourtant elle ne retirait pas sa main. Un mouvement impétueux me jeta à ses genoux: elle voulut me faire relever; elle se pencha vers moi; son divin visage était couvert de la plus charmante rougeur; ses yeux baignés de douces larmes enivraient mon cœur de toutes les voluptés; ses lèvres tremblantes prononçaient mal quelques mots que je ne pouvais entendre. Egaré ... éperdu ... ne pouvant plus maîtriser la violence de mes desirs .... j'osai .... ô moment d'extase! ... j'osai jeter mes bras autour de cette taille divine, la serrer contre mon cœur, et prendre sur ses lèvres de rose le plus délicieux baiser .... Mes forces m'abandonnèrent, et je tombai inanimé sur son sein. Elle-même, ô grand Dieu! sans couleur et sans force, était penchée sur son siége; elle me repoussa d'une main froide et tremblante, et me dit d'une voix faible: Chevalier! je ne vous croyais pas capable d'un pareil oubli de vous-même; vous voyez votre empire et ma faiblesse: si vous m'aimez réellement, n'en abusez jamais, ou je prendrais le parti de vous fuir ... J'avais rappelé tous mes esprits, et depuis un moment, je m'étais éloigné d'elle. Elle versait un torrent de larmes, et moi-même je ne pouvais retenir les miennes; je pleurais mon bonheur, comme un autre aurait pleuré sa défaite .... Je lui fis les plus grands sermens que je ne serais jamais aussi hardi. Cela était de bonne foi, en vérité; les chagrins que je venais de lui causer me déchiraient le cœur.

Quelle affreuse position! Être aimé d'un objet que l'on idolâtre, éprouver les mêmes desirs, et ne pouvoir s'y livrer! .. ah! je saurai les réprimer, les renfermer dans le plus profond de mon cœur! Si elle me fuyait, si j'étais privé du bonheur de la voir, cela serait ma mort; je ne pourrais y résister. Je lui ai écrit à ce sujet, pour tranquilliser cette ame vertueuse et sensible. O Sophie! Sophie! ... que vous me faites éprouver de tourmens de tous les genres!

Je ne puis te peindre, mon ami, tout ce qui se passe en moi ... L'amour, les desirs ... la crainte de l'affliger par un triomphe que son cœur est tout prêt à m'accorder, et dont le repentir le plus amer viendrait troubler tous les charmes.

Ma délicatesse égale ma passion, et les remords succéderaient aux ravissemens de mes sens ... Pourquoi l'ai-je connu? ... ah, quel blasphême! Non, Sophie, je ne m'en repens pas .... Si un jour heureux peut luire pour moi, je ne l'aurai pas acheté par trop de sacrifices ... S'il fallait payer le bonheur de vous posséder du reste de mes jours, que le ciel m'accorde cette faveur, et je mourrai satisfait.

Adieu, mon ami; tu devrais obtenir un congé, et venir me voir; je crois que tu me trouverais bien changé. Je ne suis plus cet étourdi qu'un rien amusait: triste et rêveur, mon cœur oppressé n'est plus susceptible que d'amour pour ma Sophie. Il ne m'a pourtant pas fait oublier mon ami; tu m'es toujours cher, et tu me le seras toujours. Je suis pour la vie ton infortuné Félix d'Auterive.

LETTRE XLVI. Le Chevalier d'Auterive à Madame de Beauregard.

C'est à genoux, madame, que je vous écris, pour vous demander pardon de l'égarement involontaire dans lequel je suis tombé. Croyez, femme adorable, que mon estime et mon respect égalent mon amour: c'est tout vous dire. Jamais le projet de vous égarer n'est entré dans le cœur de votre fidèle amant.

Le ciel m'est témoin que votre vertu m'est aussi chère qu'à vous-même .... Si près de vous, pouvais-je maîtriser la fougue de mes sens? ... Ils m'ont perdu. J'ai osé cueillir sur vos lèvres un baiser qui a embrasé tout mon être ... O Sophie! pardonnez-moi ... pardonnez un malheureux qui ne cesse de combattre la violence de ses desirs pour ne point effaroucher votre pudeur, et qui meurt et languit de l'excès de sa passion, sans oser vous en faire connaître toute la force.

Un seul moment d'oubli ne pourra-t-il trouver grace dans votre cœur? Vous avez été témoin, mon amie, des efforts que j'ai faits pour rappeler ma raison égarée .... Ah! loin de moi une victoire qui coûterait des larmes à ma divinité! ... Un seul baiser ... Eloignons cette idée; elle fait circuler dans toutes mes veines un feu dévorant qui me consume ... Non, Sophie, jamais votre amant ne sera assez vil pour triompher d'un moment de faiblesse ... S'il doit être heureux, il ne veut le devoir qu'à votre seule volonté.

Recevez le serment que je fais de respecter toute ma vie vos moindres ordres, et de m'y soumettre sans résistance.

Votre fidèle et passionné Félix d'Auterive.

P.-S. Je n'oserai paraître devant vous, que vous ne m'ayez accordé le pardon que je réclame.

LETTRE XLVII. Sophie de Beauregard au Chevalier d'Auterive.

Vous me demandez pardon! Ah, chevalier! mon cœur vous l'accorde, et ma raison en murmure ..... Je sens toute l'étendue de ma faiblesse, et je la redoute ..... Ce n'est point assez d'avoir ouvert mon cœur à un sentiment illégitime, j'ai tout avoué à mon vainqueur, et me suis livrée, par cet abandon, à toutes les entreprises de son amour .... Je vous aime, chevalier; vous n'en pouvez douter .... mais je vous estime: je vous crois incapable d'abuser de l'empire que vous avez sur mon ame.

Je vous ai vu combattre la violence de vos transports dans un moment où tous mes sens séduits me livraient à l'impétuosité des miens ....

Je n'oublierai jamais ce noble effort; je me réfugie près de vous, pour me sauver de moi-même.

Ayez pitié de la plus malheureuse femme qui soit au monde; protégez-la contre votre amour et contre le sien: sauvez-la de ses propres faiblesses; elle-même à genoux vous en conjure. Ne repoussez pas votre Sophie suppliante, qui vous demande, inondée de larmes, de la sauver du précipice qui est ouvert sous ses pas; cette grace que j'implore m'a forcée à prendre la plume.

Ah! je deviens chaque jour plus coupable. Chevalier, prenez pitié de mes égaremens; je suis à vos pieds; ne fermez pas votre cœur à mes prières.

Ne m'écrivez plus, je vous en supplie, je ne recevrais pas vos lettres: j'y suis décidé; elles me tuen

Nota. Madame de Beauregard reçoit plusieurs lettres de son mari; mais le peu d'intérêt qu'elles renferment nous oblige de ne les point communiquer au lecteur.

fin du tome premier.

SOPHIE

DE BEAUREGARD, OU LE VÉRITABLE AMOUR.

LETTRE XLVIII.

Le Chevalier DE SAINT-HILAIRE au Vicomte Hector.

J'AI été découvert, mon ami; j'ai été dépisté. Ce M. Darcy, avec son sangfroid, n'est pas si engourdi que je l'ai cru! il m'a fait surveiller, parce que mon séjour dans ce pays lui a sans doute paru suspect. S'il ne s'agissait que de me mesurer avec lui pour emporter la victoire que je desire, ça serait bientôt fait, mais cela ne m'avancerait pas; ça détruirait tous mes projets; car, s'il me tuait, au diable la fin de mon aventure, et si je le couchais sur le carreau, une prompte fuite serait le seul parti qu'il me resterait à prendre: donc il faut que nous vivions encore quelque temps tous les deux; moi, pour chercher un autre moyen que celui que j'ai employé, et lui, pour ſaire le guet.

Cela lui fait du bien; ça ſonette un peu son sang, et le tire de ses méditations philosophiques. Je te dirai, mon ami, que j'avais quitté Dijon, et que, sous l'habit d'un paysan, ainsi que mon grand Charles, nous avons été demander l'hospitalité à une vieille paysanne, en lui disant que nous étions des déserteurs: je lui ſis là-dessus une histoire si touchante, que la vieille édentée en fondait en larmes. Le premier soir, je fus reconnaître le local: je vis avec plaisir que l'appartement de madame de Beauregard était dans une aile du château, et qu'une allée très-sombre venait se terminer de ce côté, tout près de plusieurs petites portes de dégagement. J'en trouvai une ouverte; je me glissai, et je vis que c'était une garde-robe qui donnait près de sa chambre à coucher. J'en pris la clef; je fais encore le tour; et comme je me livrais au plus doux espoir, un homme, je ne sais qui, s'approcha assez près de moi. Je pris le large: je suis leste; je franchis une haie, et l'on est sur mes talons: je gagne de vîtesse, et l'on abandonne ma poursuite. Il était alors dix heures du soir: je reviens sur les minuit: tout était dans le plus grand calme: j'examinai à mon aise la position de l'appartement, qui est au rez-de-chaussée, et je pensai qu'au plus profond de la nuit, je pourrais venir, avec Charles, m'introduire pendant qu'il ferait le guet, la surprendre dans son premier sommeil, en jouir ... lui dire que c'est moi, obtenir mon pardon (car il n'y a que le premier pas qui coûte avec les femmes); me voir enfin auprès de cette enchanteresse avec tous les droits que depuis long-temps je desire avoir sur son cœur; profiter pendant quelque temps de mon bonheur, et la laisser après au petit bonhomme, qui sera encore trop heureux de l'avoir après moi... Voilà un beau rêve, n'est-ce pas, mon ami? Mais j'en suis bien loin. Le lendemain, je devais mettre mes projets à exécution.--J'arrive à deux heures de la nuit, rempli du plus brillant espoir: je me trompe de porte; je mets la clef dans une autre; cela fait un peu de bruit...

J'écoute; j'attends pour voir si personne n'est éveillé: aucun mouvement ne se fait entendre... je reviens à la véritable; j'ouvre ... A peine ai-je mis le pied dans le petit corridor qui conduit à la garderobe, que je me sens vivement heurté: on tire un coup de pistolet sur moi; il rate, et je m'enfuis à toutes jambes. Deux énormes chiens étaient déjà aux trousses de mon grand Charles, qui lâcha un coup de pistolet qui en mit un hors de combat.

A point sauvé de la dent de ce féroce animal, un homme lui saute au collet; mais il le terrasse, et nous gagnons notre chaumière, pas pour long-temps, comme tu le penses bien: revenir à Dijon, prendre ma voiture, et partir, fut l'affaire de très-peu de temps.

J'ai été plus loin: j'ai changé de nom, et je vais m'occuper de quelqu'autre projet, puisque celui-là a manqué. Je te fais grace des imprécations que j'ai distribuées au ciel, à la terre, etc. etc. etc. J'ai juré, dans ma fureur, que, s'il ne fallait que tuer le frère et l'amant de cette femme, qu'ils tremblent! ils ont vécu.

Je suis désolé de ne t'avoir pas près de moi. Charles est brave, ça a servi; mais cela n'est bon que pour un coup de main; cela n'a pas d'imagination .... Adieu.

out à toi pour la vie, Chevalier de Saint-Hilaire.

LETTRE XLIX.

SOPHIE DE BEAUREGARD à EMILIE D'ARMINCOURT.

J'ai reçu ta lettre, mon aimable Emilie. Je m'empresse d'y répondre; mais mon cœur est si plein, que je ne sais par où commencer. Tant de choses me sont arrivées depuis quelques jours, que j'ai fort peu d'ordre dans mes idées: je vais pourtant faire mes efforts pour en mettre, et me rendre intelligible.

D'abord, je vais commencer par te gronder de la manière dure avec laquelle tu traites mon infortuné mari ... Mon amie, tu as un bon cœur, et je suis bien étonnée que ses malheurs ne t'aient pas touchée: je sais que tout ce que tu dis n'est que relatif à ton amitié pour moi, et que la position où je me trouve te force à le juger avec plus de rigueur. Mon Dieu, est-ce sa faute si mon triste cœur est devenu coupable, et que, si au lieu d'avoir pris une amie, comme il s'en était flatté, il n'a pris qu'une femme qui brûle d'amour pour un autre, et qui, à chaque instant, est prête de consommer tous ses crimes?.. Oui, mon amie, je n'ai plus qu'un pas à faire pour être perdue; je n'ai d'espoir que dans les vertus de mon amant. Tous les principes de la sagesse m'ont abandonné: ta Sophie n'est plus ce que tu l'as connue; elle vole au.Croirais-tu, devant de sa défaite...

oui, je veux le dire à ma honte, que mon amant, que mon cher chevalier sait prendre sur la violence de ses desirs un empire que je ne connais plus? ....

Ah! s'il pouvait lire dans mon cœur, il verrait son triomphe ... Un mot, et ton indigne amie serait perdue ... Il v a quelques jours qu'il se trouva seul avec moi (ce qui n'arrive jamais): il prit ma main et la baisa; chacun de ses baisers jetait un trouble dans mon ame.

Il se mit à mes genoux; je voulus le faire relever; mais au lieu de céder à ma volonté, me prendre dans ses bras, et me donner le plus doux des baisers, fut toute sa réponse ... Je ne vis plus ce qui se passait autour de moi; un voile épais se répandit sur ma vue, et je tombai presque sans connaissance. Mes esprits revinrent, et je vis les efforts qu'il faisait pour vaincre sa faiblesse et la mienne. Ses yeux étincelans d'amour osaient à peine s'arrêter sur moi ... O le plus aimé des hommes!

ce trait seul suffirait pour m'attacher à vous; votre générosité ne sortira jamais de ma mémoire.

Il m'a écrit, mon amie; son ame est à découvert dans sa lettre: je l'ai couverte de baisers: elle ne me quittera jamais, et toujours sur mon cœur... Mon Dieu, qu'on est faible quand on aime!

Il est venu me voir depuis cet événement: nos yeux n'osaient plus se rencontrer.... Pourtant, à la fin, nous nous sommes regardés, et nos ames ont correspondu par un langage muet qui n'est pas sans charmes. Faut-il tant s'aimer et se craindre? Quelle situation!

qu'elle est pénible pour deux cœurs tendrement épris! Je ne te cache pas, mon amie, qu'il y a des momens où la vie ne me paraît qu'un fardeau insupportable...

Viens donc près de moi; viens donc m'aider à maîtriser ma passion; viens me donner du courage: j'en ai besoin plus que jamais; les forces m'abandonnent; je sens que je m'égare, et qu'il ne faut qu'un moment pour consommer ma perte ... J'allais oublier de te dire que j'ai manqué être assassinée. Des voleurs s'étaient introduits dans le château, et avaient déjà forcé mon appartement, lorsque mon frère entendit du bruit: il vint armé, suivi de son laquais; ils mirent les scélérats en fuite. J'étais endormie, lorsque j'entendis un coup de pistolet à mon oreille: mes femmes vinrent, et dans la confusion des voix, j'entendis nommer mon frère. Je crus qu'il était assassiné; je restai sans connaissance; il revint un quart d'heure après, et remit le calme dans mes esprits, en m'assurant que le danger était passé. Si tu avais vu le lendemain le chevalier, la fureur étincelait dans ses yeux: je ne le croyais pas si violent: il avait l'air furieux; il parlait avec mon frère dans une pièce voisine avec une véhémence.... Mon frère se tuait de lui dire: Mais, plus bas ...

plus bas, je vous prie .... Ce pauvre chevalier! Que je suis heureuse qu'il ne s'y soit pas trouvé! il se serait fait tuer...

Pour cette chère Henriette, elle a versé tant de larmes, quand elle a appris le danger auquel mon frère s'était exposé!

combien elle l'aime, et combien il y est sensible! Je t'assure que je n'aurais jamais cru mon frère capable de sentir une passion si vivement; leur bonheur me fait envie: je n'en aurai jamais un pareil.

J'ai reçu une lettre de M. de Beauregard. Il n'attendait que le dernier moment de sa tante lorsqu'il m'a écrit. Il me mande que ses affaires le retiendront encore quelque temps à Paris, et qu'il ne reviendra que lorsque tout sera terminé.Adieu, mon amie. Je vis dans l'espoir de te voir incessamment, comme tu me le fais espérer. Toute à toi pour la vie, Ta Sophie de Beauregard.

Lettre L.

M. Darcy au Comte de Belleville.C'est inutilement, mon très-cher camarade, que j'ai cherché à rejoindre M. de Saint-Hilaire pendant que Lafrance prenait un moment de repos. Je vous ai instruit de ce qui nous était arrivé dans la nuit. Aussi-tôt que je crus pouvoir m'éloigner du château sans donner de soupçon, je montai à cheval, et Lafrance me suivit. Je m'étais muni d'armes propres à mon projet. Nous avons été droit à la maison du paysan; nous n'avons trouvé qu'une vieille femme, qui, après mille questions, nous a avoué qu'elle avait donné asyle pendant peu de jours à deux malheureux déserteurs, dont l'histoire nous aurait bien attendris si nous l'avions sue. Sans m'amuser à entendre le récit que la bonne mère ne demandait pas mieux de nous faire, j'ai piqué des deux, et ai été droit à Dijon, bien déterminé à lui demander raison de sa conduite. La france me mena à son auberge; mais il n'était plus temps.

A la pointe du jour, il avoit pris des chevaux, et était parti. J'avoue que ce contre-temps me fit beaucoup de peine: j'aurais voulu terminer cela. Je sens bien que cet homme reviendra à la charge, et que nous n'en sommes pas quittes.

Cela m'afflige beaucoup, je vous assure.

Mon cœur éprouve un mal-aise pénible ..... Tant d'objets qui me sont si chers, et qui sont tous intéressés dans cette affaire!.... Une sœur que j'aime tendrement, un jeune homme que j'aime aussi à plus d'un titre, le frère de mon aimable Henriette, et qui d'ailleurs excite le plus vif intérêt ... ma maîtresse enfin, que je chéris plus que ma vie, et dont les alarmes ont été si vives! Quand elle a appris l'histoire des prétendus voleurs, elle me disait, en attachant sur moi ses beaux yeux pleins de larmes: Mais si on vous eût tué, j'en serais morte de chagrin..... Aimable et trop aimable enfant! votre tendresse me rend encore la vie plus précieuse..... Pourtant je me dois à mon honneur outragé dans la personne de ma sœur, et l'amour ne peut me faire manquer à ce qu'un galant homme se doit à lui-même.

Quand je pense, mon ami, que ce chevalier de Saint-Hilaire tient le repos et peut-être la vie de quatre individus dans ses mains, cela me donne un noir que je ne puis vaincre.... Tant que je l'ai vu à ma portée, que j'ai pu soupçonner ses projets et les contrebalancer, je n'étais pas fort inquiet; mais à présent, où est-il? que fera-t-il? Je l'ignore, et voilà ce qui me désole; pour comble de malheur, ce n'est plus un mystère pour le chevalier. L'abord froid que l'on a fait à Saint-Hilaire a éveillé ses soupçons. Il a envoyé à Dijon, et a su qu'il n'y était plus; mais heureusement il ignorait qu'il fût notre voisin si proche.

Ma réserve à répondre à ses questions a augmenté ses doutes. Il n'a pas été dupe un instant de l'histoire des voleurs: il m'en a parlé sans contrainte, et avec ne chaleur qui m'a confirmé dans la forte présomption où j'étais que sa tête le menerait loin s'il était instruit des projets de son rival.... J'ai très-peu répondu à ce qu'il m'a dit à ce sujet. Je craignais que ma sœur n'entendît cette conversation. La malheureuse n'a pas besoin de nouvelles peines: elle est déjà dans une assez cruelle position. Je la vois prête à tomber en langueur, et cela m'afflige beaucoup. Elle attend une amie intime qui lui a promis de venir passer quelque temps auprès d'elle: cela lui causera un peu de distraction. Quand elle n'aurait que le plaisir de parler pendant vingt-quatre heures par jour de l'objet de sa tendresse! J'ai toujours entendu dire que ce n'était pas trop pour une femme sensible.

La tante de M. de Beauregard est morte: nous en avons reçu la nouvelle ce matin. Les affaires vont encore le retenir quelque temps à Paris. C'est un homme qui aime l'argent; non par avarice, mais par un esprit de faste. Il aime une grande représentation. Je suis sûr qu'il ne s'est marié que pour pouvoir couvrir une femme de toutes les recherches du luxe.... Quelle manie! Il ſant n'avoir autre chose dans la tête. Voilà une succession qui va de beaucoup augmenter sa fortune: en sera-t-il plus heureux? Et ma sœur, ma malheureuse sœur!... Mon ami, je ne puis vous dire tout l'intérêt qu'elle m'inspire. Je lui voudrais en honneur quelquefois moins de vertu.

Adieu, mon ami; continuez à vous bien porter, et mandez-moi si vous êtes toujours content de la terre que vous avez achetée. Aimez-moi, et croyez à l'inviolable attachement de votre affectionné ami Darcy.

LETTRE LI.

EMILIE D'ARMINCOURT à SOPHIE DE BEAUREGARD.

Je suis déterminée, mon amie, à aller passer quelque temps avec toi. Ta position m'afflige; je vois que tu as besoin d'une amie qui t'aide à supporter tous les sacrifices que tu es obligée de faire.

Ma mère, qui se porte très-bien, consent à me laisser aller près de toi.

Je verrai enfin l'objet qui a su trouver le chemin de ton cœur. Le destin vous sera-t-il toujours contraire? Ne recevrezvous jamais le prix d'autant de courage? Il n'est pas consolant pour l'humanité de voir le crime prospérer, pendant que la vertu languit sous le joug rigoureux des circonstances. J'ai reçu une lettre de ma malheureuse sœur.....

elle a renouvelé toutes les plaies de mon cœur. J'ai cru devoir la cacher à ma mère; son grand âge ne lui permettrait pas de supporter les aveux humilians qu'elle renferme.... Hélas! je lui pardonne les maux qu'elle m'a faits; l'infortunée les a pavés trop cher, et les malheurs dont elle a été la victime, ne m'ont que trop vengée des maux qu'elle m'a faits. Je t'envoie cette lettre; tu verras ce que c'est que de s'abandonner à de mauvais conseils.

Notre vieille gouvernante, madame Gontier, est presque la cause de tous nos chagrins: d'ailleurs, tu verras par toi-même de quoi cette femme était capable.Adieu, ma chère amie: dans huit jours j'espère t'embrasser. En attendant, je je te renouvelle l'assurance de toute ma tendresse, et suis à toi pour la vie, EMILIE D'ARMINCOURT.

LETTRE LII.

ANGÉLIQUE D'ARMINCOURT à sa Sœur.

Du Couvent de ***.

C'est au lit de la mort, ô ma sœur!

(permettez-moi encore ce nom) que je vous écris; c'est au moment de rendre compte à l'auteur de mon être des forfaits dont je me suis rendue coupable, et dont je vous demande mille pardons, que j'ose vous adresser cette lettre.

Je sens qu'elle va rouvrir les plaies mal fermées de votre cœur; mais je vous dois l'aveu de toutes mes fautes; et cette expiation est trop légère pour compenser les chagrins que je vous ai causés. Vous allez apprendre des choses que vous ignorez, et qui vous ſeront frémir. Vous devez vous rappeler la dame Gontier, notre gouvernante: elle s'était particulièrement attachée à moi, m'ayant eu à soigner bien avant vous, puisque j'étais votre aînée. La confiance que notre respectable mère avait en elle, fit qu'elle se reposa entièrement sur cette femme des soins de notre première éducation.Lorsque vous vîntes au monde, cela lui fit beaucoup de peine; et quoiqu'alors je fus fort jeune, elle ne cessait de me répéter dans son style: „Voyez quel malheur que ma fille ne soit pas unique! elle aurait été seule héritière: nous avions bien besoin de cette petite morveuse!“ Ces sots propos, et beaucoup d'autres, m'étaient si souvent répétés, qu'à la fin, je fus assez hardie pour vous croire de trop dans la famille.

Le penchant que j'avais à la hauteur et à l'indépendance, ne faisait que croître par les conseils de cette perfide, qui ne cessait de me dire qu'un mariage fait avec un homme de mon rang, serait pour moi un joug affreux; que lorsqu'une femme pouvait faire la fortune d'un mari qui, bien né, était au-dessous d'elle, elle pouvait toujours commander, et qu'il se trouvait trop heureux de faire sa volonté. Vous devez imaginer, ma sœur, combien cette idée devait flatter mes esprits altiers.

Je ne vous voyais pas croître en grâces et en talens, sans éprouver un déplaisir mortel: la jalousie s'était emparée de mon cœur; et vous n'avez point oublié sans doute combien je vous rendis victime de mes caprices, et avec quelle douleur vous avez toujours souffert mes injustices. La dame Gontier m'avait souvent parlé d'un de ses neveux qu'elle disait un garçon charmant. Elle avait ſait naître en moi le plus grand desir de le voir. Ma tête était facile à s'enflammer; la violence de mon caractère me portait à tout saisir avec enthousiasme: c'est ce qui m'a perdue, et ce qui a été cause de tous vos malheurs.

Alors Monrose venait souvent au château: il m'avait toujours été indifférent.

Notre gouvernante savait si bien se rendre maîtresse de mes idées, qu'elle les avait toutes tournées vers un objet inconnu. Son ambition et la facilité qu'elle trouvait à guider un esprit dont elle s'était rendue maîtresse, lui faisait croire facilement que je ferais la plus haute des sottises, et qu'un mariage inégal, qu'elle me ſerait contracter avec son parent, la mettrait dans l'opulence, ainsi que sa famille.

Voilà ses prétentions, lorsque la jalousie que je nourrissais dans mon cœur contre vous, vint déranger tous projets. Je m'aperçus que Monrose vous aimait, et que vous-même le regardiez avec intérêt: quoiqu'il me fût réellement indifférent, mon amour-propre se trouva très-blessé de la préférence qu'il osait vous donner sur moi. J'en parlai à madame Gontier avec toute l'amertume d'un cœur offensé. Elle voulut combattre le sentiment qui m'animait. J'entre en fureur; et la crainte de perdre son empire et ma confiance, la ramena bien vîte à approuver ce qui se passait en moi. Elle alla jusqu'à flatter mon sot orgueil, me promit de vous parler avec sévérité, et d'employer tous les moyens ui seraient en son pouvoir pour vous empêcher d'être heureuse, puisque votre bonheur m'était à charge.

Effectivement, nous ne négligeâmes rien l'une et l'autre pour affliger votre cœur sur ses sentimens naissans. Monrose vous demanda en mariage: vous lui fûtes promise, et aussi-tôt après mon établissement il devait vous épouser.

L'année qui suivit cette époque ne fut remplie pour vous et pour votre infortuné amant, que de peines et de chagrins de tous les genres, que je me plaisais à vous faire essuyer. J'eus même avec lui plusieurs explications très-vives, où je lui dis, que tant que je serais au monde, vous ne seriez pas sa femme.

La haine que j'avais conçue pour vous deux remplaçait dans mon cœur toutes les frénésies d'un amour dédaigné. Madame Gontier crut qu'il était temps de me faire connaître l'objet qu'elle s'était toujours proposé d'attacher à mon sort, et dont elle avait nourri mes idées depuis plusieurs années.

Elle parla à ma mère de réparations à faire à un pavillon, et tourna si bien sa volonté, qu'elle parvint à introduire dans le château son neveu, qui était peintre. Elle me dit qui il était, et m'assura que c'était l'homme qu'il me fallait; qu'il m'adorait depuis long-temps; qu'il m'avait vu à la ville, et qu'il me serait dévoué jusqu'à la mort; qu'il se chargeait de mettre à votre union tous les obstacles possibles, et qu'il s'engagerait à périr, ou à satisfaire mes moindres volontés. Je vous jure, ma sœur, et à l'heure de ma mort je ne voudrais pas me souiller d'un mensonge, que je ne crus pas alors que les choses iraient si loin. Je ne prévoyais que des empêchemens ordinaires, et je n'aurais jamais pensé à des suites si funestes sans horreur. J'eus donc de fréquentes conversations avec ce monstre de Dumont, que je ne regardais pas d'un œil favorable. Mon cœur n'était pas disposé à l'amour: je ne le considérais que comme une créature qui m'était entièrement dévouée, et cela flattait mon caractère despote. Aussi astucieux que sa tante, et se conduisant par ses conseils, il se fut bientôt emparé de toute ma confiance.

l feignait un air de bonté qui me charmait, et sa docilité à mes moindres desirs, m'était un sûr garant de mon bonheur futur. Nous n'épargnâmes rien de ce qui pouvait altérer dans le cœur de Monrose l'amour qu'il avait pour vous. Les lettres anonymes, les rapports les plus désavantageux, tout fut employé, et tout ſut inutile. Un jour il me parla de ce qui se passait; il me dit franchement qu'il savait d'où partaient ces lâches intrigues; qu'il était fâché de parler ainsi à la sœur de celle qu'il aimait; mais qu'il m'annonçait que je pouvais renoncer à tous ces vils stratagêmes, parce que rien au monde ne pouvait l'empêcher de devenir votre époux; que la mort seule pouvait y mettre obstacle.

A ces mots, ma colère ne connut plus de frein. Je me rendis près de mes deux complices, et il fallut chercher de plus grands moyens: je m'arrêtai à un qui me parut remplir tous mes projets. J'engageai Dumont à vous enlever, et à vous mener dans quelques pays éloignés, pour que Monrose, croyant que vous le quittiez pour un autre, se décidât à renoncer à vous. Je m'engageai à lui fournir l'argent nécessaire pour se procurer voiture, chevaux, etc. etc.

Il parut très-mécontent de cet arrangement, et s'y refusa long-temps avec une sorte de volonté; mais j'insistai à mon tour avec un ton qui ne lui permettait pas la moindre objection. Il céda, et c'est Monrose et moi qui furent victimes d'un projet qui ne devait tomber que sur vous. Je me trouvai prise dans mes propres ſilets.

Dumont et son indigne tante ne s'arrangeaient point de votre enlèvement, et ils prirent tous deux un autre parti.

La voiture fut achetée, et tout fut arrangé selon mon desir; mais l'issue n'en devait pas être le même.

Ces deux monstres voulaient se défaire de vous et de Monrose, et s'emparer de ma personne, bien sûrs qu'un pareil forfait serait promptement assoupi, puisque je paraissais tremper dedans; que les biens de mes parens m'appartiendraient alors sans partage, et qu'une faiblesse pour Dumont à laquelle on espérait m'amener, rendrait notre union nécessaire. D'après ce projet infernal, on chercha les moyens de vous surprendre ensemble, et de faire deux victimes....

Mais Monrose, l'inſortuné Monrose fut la seule que l'on sacrifia; et madame Gontier et Dumont m'enlevèrent, malgré qu'ils n'eussent pas tout-à-fait réussi.

On en avait trop fait pour reculer; il n'y avait pas un moment à perdre pour fuir, et je me trouvai exposée à toute la noirceur de ces deux scélérats, qui, outrés de n'avoir pu consommer leurs crimes, me firent éprouver les traitemens les plus rigoureux.Ah! c'est alors que le bandeau que j'avais sur les yeux se détacha, et qu'en jetant un coup-d'œil en arrière, je vis le précipice que la plus perverse des femmes avait creusé sous ses pas.

Je voulus lui faire des reproches; mais elle me ferma la bouche avec un ton impérieux, bien différent de l'air doux et patelin qu'elle avait toujours eu avec moi quand elle flattait mes vices. Je vis toute l'horreur de ma situation, et ne pus l'envisager sans frémir .... Ils me menèrent en Allemagne, et me forcèrent à prendre le parti du théâtre; et, le poignard sur la gorge, ils me livrèrent à un seigneur qui m'avait achetée. Je ſis de vains efforts pour me soustraire à leur tyrannie: je cherchai à toucher l'homme auquel on m'avait vendue; je lui fis le récit de ma déplorable aventure; il ne fit que rire des larmes que je versais. Dur comme tous les libertins, il ne pouvait croire ni à mes vertus, ni à mes remords: je fus obligée de passer plusieurs années dans cette fatale position: j'étais continuellement livrée à la honte et aux regrets. Madame Gontier mourut (on l'avait fait passer pour ma mèie); je crus alors qu'il me serait ſacile de me soustraire à Dumont, mais je m'étais trompée; il était encore plus rigide que sa tante. Il se lassa enfin de me surveiller, et un jour il s'enfuit, et me laissa avec le peu de hardes que je portais sur moi: je me trouvai dépouillée de tout; j'en rendis graces au ciel: je me voyais libre de pouvoir renoncer à l'infamie dans laquelle on m'avait forcée de vivre. Je fus me jeter aux pieds de madame de..

,abbesse de ....; je lui confiai mes malheurs, et la priai de me recevoir au nombre des sœurs servantes de sa maison. Comme je lui avais déclaré mon nom, elle eut de la peine à acquiescer à ce que j'entrasse dans un état si humiliant: je lui demandai cette grace, pour pouvoir expier, le plus que je pourrais, tous les crimes dont j'étais coupable. Voilà six ans que j'y suis, et chaque jour j'ai demandé au ciel de me retirer d'un monde auquel je dois faire horreur. Il exauce enfin mes vœux: je touche à ma dernière heure; j'emploie le peu de temps qui me reste pour vous écrire, ô ma sœur! vous demander pardon, et vous prier d'engager ma mère à m'accorder sa bénédiction: qu'elle ne refuse pas une malheurese qui va descendre au tombeau. Pardonnez-moi, ô ma mère! ô ma sœur! J'implore ma grace du fond de l'abîme: ne rejetez pas les vœux d'une infortunée qui se repent du plus profond de son cœur des chagrins qu'elle vous a causés.... Adieu, ma sœur .... Quand vous recevrez cette lettre, Angélique d'Armincourt aura déjà paru devant son juge.

LETTRE LIII.

M. DARCY au Comte DE BELLEville.C'EST dans le plus grand accablement, mon ami, que je prends la plume pour vous écrire. Les malheurs qui nous sont arrivés, et dont mon infortunée sœur sera peut-être la victime, m'ont ôté jusqu'à ce jour la faculté de mettre de l'ordre dans mes idées. Je vais tâcher de me rappeler les faits, pour vous apprendre l'événement fâcheux qui a eu lieu ... Vous savez que madame de Beauregard attendait une amie intime? elle est arrivée il y a huit jours. Ce moment ſut pour ma sœur le plus beau qu'elle ait eu depuis long-temps. Madame d'Armincourt est d'un rare mérite; comme elle est remplie de talens, on a fait beaucoup de musique au château: ma sœur pince de la harpe, son ami joue du forté; le chevalier et sa sœur ont aussi des talens dans ce genre, et je voyais avec plaisir que cette distraction faisait un peu diversion aux peines de l'ame de nos pauvres amans...

Comme la saison est encore belle, il prit fantaisie à madame de Beauregard de faire transporter les instrumens dans un pavillon superbe qui est dans le parc; et depuis quelque temps, chaque journée se terminait par un concert. Il y a quatre jours que nous venions de nous livrer à cet amusement, et que nous étions à jaser paisiblement, lorsqu'une balle dirigée contre d'Auterive, lui rasa le crâne, enleva la peau, et lui couvrit le visage de sang. La commotion le fit tomber; madame de Beauregard poussa un cri perçant, se jeta dans ses bras, et v perdit connaissance.

Notre premier soin, au comte et à moi, fut de porter secours à ces deux malheureux.--Henriette remplissait l'air de ses cris; mademoiselle d'Armincourt était tombée en faiblesse d'un autre côté, et nous ne savions quel parti prendre; heureusement que l'arrivée des domestiques, attirés par le bruit de l'arme à feu, nous mit à portée de multiplier nos soins: occupés de l'événement, on ne pensa pas à chercher les assassins.

On tenta vainement de rappeler madame de Beauregard à la vie; elle fut plus de quatre heures sans connaissance: on fut obligé de la transporter ainsi dans son appartemtent. On avait envoyé chorcher un chirurgien, et le chevalier, qui n'avait éprouvé que la secousse du coup, ne voulut jamais qu'on lui donnât le moindre secours, de ma sœur n'eût recouvré ses sens. L'autorité de son père n'a pu rien gagner sur lui; le désespoir s'était emparé de tous ses esprits; il avait l'air d'un fou.

Mais, à force de lui représenter l'effet que produirait sur madame de Beauregard la vue de son visage couvert de sang, il se laissa panser. Pour Henriette et mademoiselle d'Armincourt, elles fondaient en larmes. La rage étincelait dans les yeux de M. d'Auterive et dans les miens. Nous sentions d'où le coup était parti, et notre vengeance ne pouvait trouver l'objet sur lequel nous aurions desiré l'assouvir. Après mille secours prodigués à ma malheureuse sœur, elle a rouvert les veux, mais elle n'a reconnu personne; la fièvre et le délire s'étaient emparés d'elle: elle voit d'Auterive mort, elle l'appelle à grands cris; il est près de son lit, et elle ne le reconnaît pas. On n'a jamais pu l'éloigner de ce tableau déchirant. Quoique fort incommodé lui-même, et avec de la fièvre, il est impossible de l'arracher d'auprès de ma sœur: il a voulu la veiller, malgré toutes les représentations qu'on lui a faites. Le chirurgien qui est le plus habile du canton, et qui ne paraît pas très-ignorant, prétend que, s'il n'y a pas de mieux d'ici à quelques jours, elle pourrait bien n'en pas revenir. Elle éprouve quelques momens de calme; mais alors elle est dans un accablement si grand, que l'on croirait qu'elle dort. En s'approchant très-près d'elle, on l'entend parler à voix basse; elle nomme d'Auterive: il a essayé de lui parler dans ces momens-là, mais elle n'entend rien du tout.

J'ai écrit à M. de Beauregard que sa femme était très-malade: ma lettre était à peine partie, que j'en reçus une de son homme d'affaire, qui me mande qu'il est très-incommodé, et qu'il desire voir ma..Que d'événemens fâcheux!

dame..

quel parti prendre? Je l'ignore: je vous avoue que mon courage est à bout.

L'état de ma sœur me déchire l'ame: celui où se trouve le chevalier n'est pas moins affligeant. Son père et sa sœur sont au désespoir: il ne veut ni manger, ni se coucher: il est impossible qu'ils ne tombent pas malades.

Pour mademoiselle d'Armincourt, ses larmes ne tarissent pas: elle aime ma sœur tendrement, et le rapport qu'il v a dans l'état actuel de madame de Beauregard, et celui dans lequel elle s'est trouvée elle-même, a renouvelé dans son cœur toutes les amertumes de sa vie. Le château ne présente que pleurs et gémissemens. Malheur au chevalier de SaintHilaire, ou à moi! mais je jure que si jamais nous nous rencontrons, il faudra que l'un des deux reste sur la place: cette nécessité me fait pousser plus d'un soupir vers mon aimable Henriette.

Le bonheur n'est donc pas ſait plus pour nous que pour les autres. Mon ami, je fais des réflexions bien sombres.

Je ne vous dis pas adieu: le courier ne part que demain, et j'aurai le temps de vous écrire encore un mot.

Suite de la Lettre de M. Darcy.

A peine avais-je quitté la plume, que des cris perçants qui partaient de l'appartement de ma sœur, me firent y accourir au plus vîte. Elle éprouvait une crise terrible, qui faisait trembler pour sa vie...

Le chevalier était dans un désespoir si violent, que les forces de son père ne pouvaient suffire pour le retenir et l'empêcher de se tuer .... Je fus obligé d'employer moi-même toutes les miennes ...

Mon Dieu, quel spectacle! ma sœur mourante d'un côté, son malheureux amant ayant perdu l'usage de la raison, deux femmes désolées que rien ne peut apaiser, M. d'Auterive dans la plus noire mélancolie, et moi ... moi, mon ami, je ne puis vous dire ce qui se passe dans mon ame; elle est, pour ainsi dire, affaissée sous le poids des circonstances.

'oute la maison est en deuil; chaque valet a la douleur peinte sur la figure.

Ma sœur est aimée ... Dans ce moment, elle est dans le plus grand accablement; le chirurgien prétend qu'elle dort, et espère beaucoup; il tire un augure favorable de l'état de son pouls.

Si elle reprenait connaissance, la vue du chevalier porterait à son mal un baume efficace; mais le pauvre malheureux est méconnaissable; ce n'est plus le même homme; ses yeux sont éteints; son teint est jaune et plombé, ses joues creuses...

et un désordre de toilette... sa tête empaquetée, dont la guérison n'avance nullement. En vérité, il ſait frémir à regarder: quelle vue pour ma sœur, si la raison lui revenait!

Mais, que dites-vous, mon ami, de . de Beauregard, qui est malade de son côté? Quand il apprendra que sa femme est très-mal, c'est capable d'augmenter de beaucoup sa maladie. Lorsque je lui ai écrit, j'étais loin de prévoir l'état dans lequel il était.

Il faut se soumettre à tout. Je me persuade plus que jamais que toute la prudence humaine ne peut rien contre les événemens: il faut attendre tout du temps. Adieu, mon ami; cette lettre est bien longue; mais je connais votre amitié pour moi, moi, et je sais d'avance qu'elle ne vous paraîtra pas telle. Je ne vous laisserai rien ignorer de tout ce qui arrivera. Je suis toujours votre plus sincère ami Darcy.

LETTRE LIV.

Le Chevalier De SAINT-HILAIRE au Comte Hector.

JE suis comme un fou, mon ami: il est arrivé un événement qui me fait grincer les dents de rage ... Je veux bien me battre avec toute la terre pour madame de Beauregard; je veux bien l'enlever et la posséder à tous les prix, mais je ne veux pas être un assassin.... Je suis un roué, j'en conviens; je dirai même plus, je m'en fais honneur. Je trouve très-naturel d'employer toutes les ruses et tous les moyens pour obtenir les ſaveurs d'une femme: celle qui résiste le plus, est celle qui desire davantage sa défaite; car, avec toutes leurs vertus, plaisez-leur ....

c'est une aſſaire finie; voilà une vérité incontestable. Or donc, il faut plaire; et quand on ne plaît pas, il faut aider à la lettre: voilà l'art essentiel auquel je me suis attaché.

Je m'étais retiré, comme tu dois te le rappeler, à une plus grande distance du château, lorsque je me vis découvert dans ma retraite. J'envoyai, il y a quelque temps, Charles, ce grand coquin de valet, pour tâcher de voir ce qui se passait au château: il prit un cheval pour éviter la poursuite; je voulais qu'il tâchât de s'informer si la surveillance est toujours la même, et si je pouvais tenter quelque entreprise. Les jours commencent à être courts.--Ce scélérat s'était introduit dans le parc: il voit dans un pavillon madame de Beauregard, son frère et la famille d'Auterive. Il s'était muni de pistolets, en cas de mauvaise rencontre...

Est-ce qu'il n'a pas eu l'infernale idée d'en tirer un coup au chevalier d'Auterive? Il l'ajuste par une fenêtre, et le voit tomber sous la balle meurtrière.

Dans le tumulte que cela cause, il regagne son cheval, et vient au grand galop me conter cette infamie, avec la joie féroce d'un coquin ... Je ne puis te dire l'horreur qu'il m'inspira. Mon remercîment fut de lui sauter à la gorge, de le jeter par terre, et de le fouler à mes pieds.

J'ai chassé ce drôle, et je ne puis te dissimuler que, depuis ce moment, mon cœur est bourrelé. Que j'aie avec le chevalier un combat singulier, à la bonne heure; mais être un lâche assassin!...

jamais. Cela dérange infiniment mes projets: je ne puis te dire à quel point je rage.

Est-ce que je ne pourrais pas venir à bout de cette entreprise? Les obstacles grandissent; mon esprit ordinairement si inventif me fait ſaux bond.

Adieu, mon ami: il faut que je me plonge dans mes réflexions; peut-être quelque chose d'heureux se présentera-t-il.

Adieu encore. Tout à toi, De Saint-Hilaire.

LETTRE LV.

Le Chevalier D'AUTERIVE au Chevalier de VALBELLE.

Je suis perdu .... Ma tête égarée ne peut rassembler deux idées. Je ne pensais pas à t'écrire; mon père le veut: que te dirai-je? ma Sophie... ah! ma Sophie se meurt: elle croit que je n'existe plus; sou délire l'empêche de reconnaître son fidèle amant... Ne me pas reconnaître... moi!..

On m'a tiré un coup de pistolet; mais je vis encore, et je vis pour souffrir, et pour compter les instans qui entraînent ma Sophie au tombeau. Je vois la mort barbare planer sur le lit de cette céleste créature, qui avait trop de perfections pour vivre sur la terre. Le séjour des anges est son domaine: pure et chaste comme eux, elle est faite pour y habiter.

Attends-moi, ô mon amie! ne laisse pas sur la terre ton infortuné amant!

Qu'elle ouvre son sein, et nous reçoive dans le même cercueil. Unis alors étroitement, les siècles passeront, et nous serons encore ensemble. Ciel! j'entends du bruit. Adieu, mon ami; j'y vole: si je meurs, mon père te le dira. Je t'aime, et suis ton ami D'Auterive.

LETTRE LVI.

M. DARCY au Comte DE BELLEVILLE.

MON cœur enfin se dégage de l'oppression sous laquelle il gémissait ...

Ma sœur, mon anti, mon aimable sœur n'est plus en danger. La sombre tristesse qui habitait Ormilly, a fait place à une joie qui tient presqu'à l'ivresse.

Je n'entreprendrai pas de vous rendre l'état du chevalier; il n'a fait que changer d'extravagance: il court, il rit, et parle, tout cela à-la-fois; il répète sans cosse la même chose; il a encore l'air d'un ſou, mais d'un autre genre ...

Pour reprendre les choses de plus haut, je vous dirai que madame de Beauregard, après plusieurs crises très-alarmantes, a repris sa pleine connaissance ... Pour épargner à ses organes affaiblis la présence subite du chevalier, nous l'avons fait retirer, et Henriette et mademoiselle d'Armincourt se sont chargées de lui apprendre avec ménagement qu'il se porte bien, et qu'il n'avait de peines que celles que lui avait causé sa maladie.

Vous savez que les femmes ont une délicatesse exquise pour ces sortes de conversations; leurs ames douces et sensibles savent ménager à des sens trop délicats de trop rudes secousses.

Madame de Beauregard ne se ressouvenait de rien; il a fallu lui ranpeler, mais avec ménagement... Enfin, quand elle commencé à classer ses idées, elle a appris avec une joie si vive que son cher chevalier se portait bien, que cela lui a été plus salutaire que tous les secours de l'art.

Pendant cet entretien, c'est tout ce que nous pouvions faire, M. d'Auterive et moi, de retenir son ſils. Il faisait les plus grands efforts pour nous échapeur.

Il a été jusqu'à nous menacer de se jeter par la fenêtre, si nous persistions à l'empêcher de voler auprès de sa Sophie (voilà le nom qu'il lui donne.) Il a fallu lâcher ce furieux, qui a couru, comme un extravagant, se jeter à genoux près du lit de ma sœur. Les cris, les folies de ce jeune homme me faisaient trembler; je craignais que cela ne produisît sur elle un effet dangereux, en secouant trop son ame: mais non; elle a soutenu les transports de son amant avec une joie calme; ses joues se sont teintes d'un léger incarnat, et j'ai vu avec plaisir le baume circuler dans ses veines.

Elle a trouvé le chevalier très-changé, et a témoigné la crainte qu'il ne tombât malade. Je réponds bien à présent qu'il n'y a pas de danger pour lui.--Vous ne pouvez même, mon ami, vous ſaire une idée du changement qui s'est opéré en lui. Doux fois vingt-quatre heures en ont fait un autre homme; il est rayonnant; sa figure, animée par la joie la plus vive, a repris tout son éclat accoutumé.

Comme les passions violentes produisent des effets contraires en peu de temps, il faut en être témoin, pour juger ce qu'est la machine humaine; elle se monte et se démonte à vue chez les gons fortement agités... Ma sœur m'a demandé des nouvelles de M. de Beauregard; j'ai cru devoir lui cacher qu'il était malade. J'ai reçu encore une lettre de son intendant; il me mande qu'il a été très-affecté de l'état de sa femme; qu'il la recommande à mes soins plus que jamais; qu'il compte sur mon amitié; que sa maladie augmente: la paralysie s'est déclarée: il me semble, d'après ce que l'on m'en dit, qu'il n'est pas bien. J'ai voulu voir à ce sujet jusqu'à quel point la délicatesse de notre chevalier pourrait aller, en parlant entre nous de l'état fâcheux de M. de Beauregard; j'ai laissé entendre qu'il laisserait peut-être une veuve avant peu. En disant ces mots, je le ſixais: il a rougi, soupiré, et est venu se jeter dans mes bras, en versant des larmes. Ah! dit-il, cela pourrait me laisser l'espoir d'un jour heureux.. .Mais le ciel lit dans le fond de mon cœur; il est témoin si je suis capable de faire le moindre vœu pour établir mon bonheur sur la perte de qui que ce soit..

.Intéressant jeune homme! ... il m'avait ému jusqu'au plus profond de mon cœur; je l'ai serré dans mes bras, et malgré moi, une larme vint mouiller ma paupière.

A présent, mon ami, nous n'avons plus rien à attendre que du temps, qui seul peut rétablir les forces de ma sœur.

Je ne vous rendrai pas combien j'ai été sensible à l'intérêt que vous prenez à ce qui nous touche. Je reconnais votre cœur aux expressions dont votre lettre est remplie. Croyez que le mien ne reste point en arrière, et que vous êtes et serez toujours le meilleur de mes amis.

Adieu. Recevez l'assurance de mon plus sincère attachement. Tout à vous pour la vie, Darcy.

LETTRE LVII.

Le Cheralier d'AUTERIVEe au Chevalier de VALBELLE.

Que le ciel soit à jamais glorifié, ô mon cher chevalier! Ma Sophie, ma très-aimée et très-adorable Sophie est hors de danger: elle a enfin reconnu, entendu son fidèle amant, qui, à deux genoux près de son lit, en mouillant des larmes de la joie et du délire une de ses mains, lui a dit combien il était heureux de la voir rappelée à la vie.

Quand je pense que c'est par amour pour moi qu'elle a manqué la perdre!... Ciel!

sera-t-il jamais en mon pouvoir de lui faire connaître toute l'étendue de ma reconnaissance? Non, Sophie; non, jamais votre amant ne pourra s'acquitter avec vous... Si tu savais, mon ami, ce qui se passe en moi! je ne suis plus le même être.

Il semble que chaque place que j'occupe soit trop petite pour me contenir.

Je me trouve un géant, de paumée que j'étais il y a quelques jours: alors toutes mes facultés étaient deployées les unes sur les autres, et mon cœur comprimé pouvait à peine battre dans mon sein.

Mais aujourd'hui ce cœur éprouve des secousses d'une violence.... Mon ame a pris un essor.... O amour, amour!

si souvent on est accablé sous le poids de tes chaînes, que de jouissances n'accordestu pas!

Que je suis heureux, mon ami! je la vois tous les jours; à chaque instant mes yeux attendris peuvent se fixer sur elle; à chaque instant elle peut lire dans mes regards l'expression de mes senti mens. Il me semble que je n'ai plus rien à desirer. J'ai le plaisir de la voir revenir par degrés: je puis calculer à chaque minute le mieux qui s'opère en elle: je vois ses joues et ses lèvres décolorées prendre imperceptiblement une teinte légère de carmin. Quel spectacle enchanteur!... Je ne croyais pas, mon ami, que mon amour pût augmenter: je me trompais; ce que je sens pour elle est au-delà de tout ce que je nuis dire. Lorsque je t'écrivais, je trouvais des expressions; mais aujourd'hui elles m'échappent; rien ne me paraît propre à peindre mes idées; tout ce que je dis me paraît faible. ... Ah! si cela continue, je jeterai là ma plume, et je penserai....ou, pour mieux dire, je sentirai. Adieu, mon ami; prends part à mon bonheur: aime-moi, et crois à l'amitié de ton sincère ami Félixd'Auterive.

LETTRE LVIII.

M. DARCY au Comte De Belleville.Tout va fort bien, mon ami; ma sœur est dans une parfaite convalescence, et chaque jour elle reprend de nouvelles forces.--Il s'en faut de beaucoup que M. de Beauregard soit aussi heureux: voilà deux lettres que je reçois, et elles sont l'une et l'autre très-peu consolantes; la dernière même annonce qu'il y a du danger. Je ne puis quitter ma sœur; la position où elle se trouve me force impérieusement de rester près d'elle. Il m'est impossible de faire le voyage de Paris, et elle-même est hors d'état de l'entreprendre: la saison commence à être très-rigoureuse, et elle est extrêmement faible. Je n'ai pu lui cacher plus long-temps que son mari est très-malade. A cette nouvelle, la bonté de son cœur s'est fait connaître; elle a regretté sincèrement de se trouver dans l'impossibilité d'aller lui donner ses soins: elle lui a écrit relativement à cela la lettre la plus aimable. Le chevalier a approuvé cela avec une sorte de joie, comme flatté de voir dans celle qu'il aime des sentimens délicats. Si jamais le sort les unit, ce sera deux belles ames ensemble. Cela ne me paraît pas impossible: je le desire; mais je ne me permettrai pas de le souhaiter.

J'attends avec impatience la fin de tout ceci: je crois qu'il est temps que je pense à moi. Mon aimable Henriette ne dit rien; mais je crois qu'elle ne serait pas fâchée que notre union se décidât.

J'ai la promesse de son père, à la vérité, et sûrement je n'aurais qu'à dire un mot à M. d'Auterive, pour que le jour fût fixé. Il sait les raisons qui m'ont empêché de terminer, et sa fille ne les ignore pas; mais la position de madame de Beauregard, l'éloignement de son mari, les tentatives de M. de Saint-Hilaire, tout cela a reculé mon bonheur. Je crois que je serai heureux avec mademoiselle d'Auterive; elle est bonne, sensible, gaie avec décence; ce caractère cadre parfaitement avec le mien: je me trouverai bien d'avoir une femme qui me tire quelquefois de mon sérieux: elle m'aime, et je vois qu'elle aura mille égards pour moi: de mon côté, je vous réponds qu'elle n'aura point à se plaindre.

Je veux chercher tous les moyens de lui plaire, et de la rendre heureuse: mais quand? Les obstacles se multiplient, et cela fâche Henriette autant que moi; mais il faut de la patience, un jour heureux viendra peut-être.

Adieu, mon ami: joignez vos vœux aux miens, pour que je sois bientôt l'époux fortuné de ma chère Henriette.

Donnez-moi promptement de vos nouvelles, et croyez que je suis pour la vie votre affectionné camarade Darv.

LETTRE LVIII.

Le Chevalier D'AUTERIVE au Chevalier DE VALBELLE.

Je n'ai rien que d'heureux à t'annoncer, mon ami: ma chère Sophie continue de se bien porter, et mon ame goûte en paix la plus douce des satisfactions. Mon père est toujours étonné de me voir quelquefois tomber dans ce qu'il appelle des accès d'amour. Tu connais ses principes? Il faut que je te rapporte une conversation que nous avons eu ensemble à ce sujet; comme elle est récente, je m'en ressouviens mot à mot .... Mon amie prenait un peu de repos, et je profitai de ce moment là pour aller prendre l'air; ma rêverie me porta machinalement dans le pavillon du parc où j'ai été blessé. Depuis ce moment, il n'a pas été beaucoup fréquenté. J'entrai, et me jetai sur un siége où j'ai vu plusieurs fois ma Sophie.

Un ruban qui lui a servi se présente à ma vue; je le prends avec précipitation, le couvre de baisers, et le cache dans mon sein. Je parcourus après d'un œil curieux la pièce où j'étais, pour voir si je ne découvrirais rien qui lui ait appartenu: mais que vois-je? mon père qui, sur un siége, les bras croisés, me fixoit avec une attention particulière. Je lui demandai s'il v avait long-temps qu'il était là?

--J'y étais quand vous êtes entré, et je suis resté pour vous admirer. Vous avez perdu l'esprit; vous voilà dans un état de folie qui vous met au rang des insensés. Si vous eussiez suivi mes conseils, vous seriez un homme: qui êtes-vous à présent? De quoi êtes-vous capable?

'out ce qui n'est pas votre amour est disparu à vos yeux; voilà votre vie perdue. Votre passion a absorbé toutes vos facultés; vous n'êtes plus qu'un enfant, qu'un rien fait rire ou pleurer; enfin, vous voilà un être nul dans le monde.

--Mais, mon père, ai-je volé au-devant de ma défaite? N'est-ce pas un sentiment involontaire auquel je n'ai pu résister? J'avais promis de ne point aimer; je le desirais, je croyais alors que l'on pouvait commander à son cœur; mais je vois trop que cela est impossible.

Le premier coup-d'œil de madame de Beauregard ne m'a-t-il pas blessé au moment où je le prévoyais le moins? Vous le savez vous-même; ai-je été le maître de résister? Vous avez lu dans mon cœur plus vîte que moi-même; vous avez vu l'impression violente qu'elle m'a faite...

Où sont mes torts?--Ils sont de ne vous être pas éloigné d'elle sur-le-champ.

Vous savez que je vous avais conseillé de partir pour votre régiment: je ne l'ai point exigé, je le pouvais; je n'aime point à user de mon autorité. Je voulais que les conseils d'un père, d'un ami, soient suffisans pour éclairer votre raison. Vous avez résisté, et vous voilà dans l'abîme. Je vois bien que le mal est aujourd'hui sans remède.--Eh bien, mon père, j'en mourrai, mais je sens que mon amour sera éternel.--Je vous l'ai dit, il fallait que la raison vînt à votre secours.--La raison, la raison ne peut rien contre un sentiment violent.--Non, mon cher chevalier, quand il a pris tron d'empire sur notre ame; je sais tout cela comme vous; mais c'est précis ément ce qu'il fallait empêcher. La vertu ne serait qu'un vain nom, si la raison ne soutenait l'homme au milieu des orages des passions. Quel est celui qui peut se flatter de n'avoir pas été fortement tenté de faire des choses contraires à tous les principes?

Qui est-ce qui l'a soutenu dans ce momentlà? La raison. S'il ſallait toujours céder à de certains penchans qui, involontairement, se font sentir au fond de notre cœur, que deviendrait la société?

cela serait un chaos. L'homme est porté naturellement à toutes les erreurs; mais les principes d'honneur et l'éducation qu'il reçoit le mettent en garde contre les faiblesses, et l'empêchent de faire des choses déshonnêtes....--Quelle comparaison, mon père! vous allez me parler de passions viles et déshonorantes! mais l'amour mène à toutes les vertus.--Et à tous les vices: c'est selon l'objet qui l'inspire.--Mais madame de Beauregard est remplie de qualités estimables; sa vertu ...--Heureusement: le saviezvous, mon fils, lorsqu'elle a fait sur Olt vous la première impression?--Non, à la vérité.--Chevalier, si elle eût été une femme sans principes, qu'en serait-il résulté? Elle vous aurait égaré de toutes manières, d'après la connaissance qu'elle aurait acquise de l'empire qu'elle avait sur votre ame. Vous auriez porté le trouble et le déshonneur dans la maison de mon ami: et qui sait si vous n'auriez pas fini par quelque action révoltante?

--Ah, mon père! pouvez-vous me dire des choses comme celles-là?--Mon ami, je vous dis la vérité. La raison est notre sauve-garde; mais il faut savoir l'employer à propos. Tenez, je vais vous faire quelques comparaisons qui ne devront pas vous paraître choquantes, car toutes les passions se ressemblent...... Vous vous mettoz à table, on vous sert d'excollent vin; il flatte votre goût, et vous en usez avec plaisir; mais si vous sentez qu'il peut vous incommoder, votre raison vous dit de cesser, ou bien vous vous enivrez. Un homme raisonnable peut-il tomber dans un pareil excès? ...

Le jeu vous amuse et vous plaît; mais si vous cédez au plaisir que vous v prenez, et que vous risquiez plus que votre fortune ne vous le permet, vous vous ruinez, et tombez dans la misère et l'ignominie; car la misère avilit l'homme qui n'est pas né pour s'y trouver, ou il faut qu'il ait des principes bien robustes.

Quand la raison est le guide de nos actions, on n'a point à craindre de pareilles erreurs. Pourquoi voit-on tant de gens, même d'esprit, passer leur vie entre le vin et les cartes, et entretenir un commerce scandaleux avec des femmes méprisables, parce qu'ils ont donné l'essor à leurs passions, et qu'ils n'ont pas eu le courage d'y mettre un frein salutaire?

Il faut savoir s'arrêter au bord du précipice: si l'on avance un pied téméraire, on ne peut plus calculer les suites; on est entraîné presque malgré soi.--Vous n'avez donc jamais aimé, mon père?

-- Mais j'aurais aimé tout comme un autre, si j'avais voulu croire mon cœur.

J'ai su fuir le danger; voilà tout mon mérite, et je m'en suis bien trouvé. Je n'ai jamais fait verser de larmes de regret à personne; je n'ai jamais porté le trouble au sein d'une famille. J'ai été jeune comme un autre; j'ai vu de ces femmes que l'on prend sans plaisir et que l'on quitte sans regret: elles sont à-peu-près toutes comme cela. Pour vous, mon ami, le ciel seul sait où vous menera le délire de votre imagination. Vous vous êtes attaché, par le plus grand miracle, à une femme vertueuse, ce qui est très-rare. Les chagrins que vous avez déjà éprouvés l'un et l'autre, et ceux qui vous sont réservés, ne peuvent plus être prévus. Il faut suivre le torrent qui vous entraîne; vous vous arrêterez où vous pourrez. Je ne vous cache pas que cela m'afflige beaucoup. Soyez toujours vertueux; je vous y engage. Alors il se leva, et sortit.

O Sophie! que tous ces vains raisonnemens sont faibles! Votre empire est cent ſois au-dessus de celui de la raison: régnez à jamais sur mon ame; et quand tous les malheurs de l'univers devraient m'accabler, j'en bénirais la cause, puisqu'elle viendrait de l'amour que vous m'avez inspiré. Ne serais-je pas suffisamment pavé de mes peines, puisque vous m'aimez?...

Tu vois, mon ami, par ce que je viens de te rapporter de mon père, que la sévérité de ses principes ne se dément pas: est-il heureux d'avoir pu les suivre?

C'est ce qu'il ne faudra pas donner à résoudre à celui qui connaîtra madame de Beauregard, et qui en sera aimé.

Adieu. Je vole près d'elle: je ne suis bien que là. Pardonne, mon ami, tous mes rabachages. Je ne suis plus capable que de deux choses, la voir ou en parler.

Aime-moi, et compte sur l'attachement de ton ami.

Félix d'Auterive.

LETTRE LX.

Le Chevalier de SAINT-HILAIRE au Comte Hector.

Je reçois à l'instant une lettre de Paris, qui m'annonce que M. de Beauregard est à toute extrémité.

Il va donc laisser sa femme libre de combler les vœux du chevalier d'Auterive; et je le souffrirais!... Non, mon ami; je suis plus déterminé que jamais à mettre les plus grands obstacles à cette union. 'aurai beaucoup moins de considération à garder. Madame de Beauregard, veuve et sans enfans, me devient tout-à-fait étrangère: enfin, elle n'est plus la femme de mon parent, et je puis me mettre sur les rangs. Rien ne peut m'empêcher de lui présenter mes hommages.

Je puis marcher à découvert: alors si le petit d'Auterive veut me barrer le chemin, nous serons deux. Il n'est rien tel que de voir son ennemi en face. Je vais être à l'affût des événemens; et de Beauregard mort, je parais.

Je verrai alors de quelle manière on me recevra. Si le frère montre la moindre humeur, je lui parlerai de manière à me faire entendre. De quel droit s'est-il rendu le tuteur de sa sœur? M. Darcy, vous n'êtes pas si dangereux; on peut vous tenir tête.

D'ailleurs, je verrai quelle marche je prendrai: les circonstances seront ma loi. Adieu, mon ami. Je retourne à Paris; et d'après ce qui se passera, je dresserai mes batteries. Tout à toi, ton ami De Saint-Hilaire.

LETTRE LXI.

M. DARCY au Comte de BELLEVILLE.

Vous devez être étonné, mon ami, de n'avoir pas reçu de lettres de moi depuis long-temps: celle-ci sera longue, car j'ai infiniment de choses à vous dire. Je vous apprendrai la mort de M. de Beauregard, arrivée depuis trois semaies. Ma sœur en a été vivement affectée: malgré cela, je ne la crois pas inconsolable ..... Elle a cru devoir, par bienséance, éloigner le chevalier d'Auterive, et m'a chargé de le prier de s'abstenir de venir au château pendant quelque temps. Il a reçu cela avec résignation; et malgré qu'il s'y soit soumis, on voit la peine que cela lui fait. J'ai fort approuvé ma sœur: les environs ont eu les yeux ouverts sur leur mutuel sentiment; et dans les premiers momens du veuvage, il ne serait pas décent qu'elle le reçût.

Vous ne vous douteriez jamais, mon ami, qui est-ce qui s'est donné la peine de venir nous annoncer la mort de M. de Beauregard? (que nous savions, puisque l'on nous avait envoyé un exprès jour et nuit) vous ne devinez pas? Le chevalier de Saint-Hilaire....

La foudre serait tombée à mes pieds, que j'en aurais été moins étonné. Je me sentis rougir et pâlir. Il s'en aperçut fort bien, et sa hardiesse parut un instant chanceler. Pour madame de Beauregard, elle se leva avec un mouvement prompt, et lui dit d'un ton ferme: „Monsieur, j'ignore ce que M. de Beauregard aura décidé sur mon sort; mais en attendant que je remette cette terre à sa famille, je suis encore chez moi; et à ce titre, je suis étonnée de vous y voir venir sans m'en avoir demandé la permission. Je vous prie de vouloir bien m'épargner le désagrément de vous faire sentir une seconde ſois que votre présence ici ne convient point à la veuve de votre cousin, à moins que votre intention ne soit de me forcer à vous céder la place.“ Elle lui fit une profonde révérence, et se retira dans un autre appartement. Pendant ce petit compliment, elle avait pris un air de dignité que je ne lui connaissais pas encore.Je restai seul avec cet homme qui cherchait à vaincre une rage violente qui s'était emparée de lui. Mon sang-froid me servit mieux que jamais. J'avais mille choses à dire; mais je crus à sa place de le laisser commencer. Je me doutais bien qu'il parlerait. Il ne s'était point assis, et l'agitation qu'il éprouvait le força à faire quelques pas dans la pièce où nous étions. Pour moi, debout contre la cheminée, les yeux fixément arrêtés sur lui, je pouvais juger de tout ce qui se passait dans son ame.

Enfin il me regarda, et me dit: „Eh bien, monsieur, que pensez-vous de cette réception? (Je ne lui répondis pas un mot; je le regardais de façon que cela finit par le gêner.) Mais, monsieur Darcy, d'où vient ce silence? Monsieur de Saint-Hilaire, de ce que je suis ici chez ma sœur, chez madame de Beauregard; qu'il ne me convient pas de me mêler de ce qu'elle fait chez elle; qu'elle est libre, et très-libre; que je soutiendrai ces mêmes droits de liberté de tout mon pouvoir, contre quiconque voudrait les contraindre. Voilà ce que je pense; dans tout autre lieu je pourrais en dire davantage; mais ici, cela m'est impossible.--Eh bieu, monsieur, sortons?--Je ne le puis pour le moment; mais dans une heure je vous rejoindrai où il vous plaira.--Mais, pour parler, dit-il... Je l'interrompis.--Je ne parle pas sans armes aux gens qui se mettent en embuscade, et qui prennent les hommes au gîte, comme les lièvres.

Vous devez m'entendre? .... -- Monsieur, je suis homme d'honneur. -- Je le desire, et dans une heure je le saurai.

Trouvez-vous dans le chemin qui mène à la croix des Haies; je m'y rendrai. Je le saluai, et sortis.

Je trouvai ma sœur qui m'attendait.

Elle me prit la main, et me conduisit en silence dans l'appartement opposé à celui où était resté M. de Saint-Hilaire.

Elle pleurait beaucoup, et me demanda ce qui s'était passé? Rien du tout, lui dis-je; cela ne me regarde pas.--Ah, mon frère! s'il faut que vous ayez une affaire avec cet homme-là, vous me mettrez au désespoir. Prenons plutôt une voiture; allons à Dijon, et laissons-le ici, s'il veut y rester.

J'eus, mon ami, la plus grande peine à remettre le calme dans ses esprits; enfin, j'en vins à bout, et la laissai avec mademoiselle d'Armincourt. Je passai chez moi m'habiller pour monter à cheval, et je partis, suivi de mon fidèle La france. Je suivis mon homme au lieu du rendez-vous. Il était seul. Vous êtes deux, dit-il?--Oui, c'est mon valet; mais il est ici pour vous comme pour moi; car je n'ai pas l'usage d'armer mes gens pour ma cause. Un regard expressif le mit dans le cas de juger que j'étais fort bien instruit. Je lui demandai quelles étaient les armes qu'il préférait?--L'épée, me dit-il...--L'épée? Je vous croyais, monsieur, plus familier avec le pistolet? Un second regard le mit hors de lui-même.

Monsieur, me dit-il avec fureur, vous me prenez pour un scélérat? Je vous prouverai....--Vous ne me prouverez rien, monsieur. L'honneur n'a qu'un sentier très-éclairé; quiconque prend dans les ténèbres des chemins détournés, peut être violemment soupçonné, et n'a pas le droit de s'en plaindre. En finissant ces paroles, je me mis en garde. Il tomba sur moi comme un furieux; mais je parai avec facilité: il n'y était plus.

Alors des cris d'hommes qui venaient vers nous, montés sur des chevaux qui allaient à toute bride, nous forcèrent de terminer notre combat. J'avais été dis trait par le bruit, et je reçus un coup d'épée dans le bras. Pour M. de SaintHilaire, sauter sur son cheval, et s'enfuir ventre à terre, fut l'affaire d'un moment. Je me vis sur-le-champ entouré de tous les domestiques du château, que ma sœur m'avait dépêchés. Elle avait chargé une de ses femmes de m'observer, et par le rapport de plusieurs paysans qui travaillaient dans la campagne, on fut aisément sur mes traces. Je suis trèsfâché que l'on m'ait empêché de tuer cet homme, qui peut encore donner de la suite à ses détestables projets.

Je fus obligé de retourner au château; mais j'avais de l'humeur, car, dans toute autre circonstance, mon escorte m'aurait paru risible. Figurez-vous une douzaine d'hommes à cheval, armés, chacun selon son emploi, de fourches, de bâtons, de balais, de vieux fusils tout rouillés, et, je crois, non chargés. Il v avait jusqu'à un marmiton, qui, monté sur un âne de la ferme, et une broche à a main, jouait très-bien son rôle. Enfin, j'enfilai l'avenue au milieu de cette plaisante cavalcade. J'y trouvai madame de Beauregard qui courait sans savoir où, suivie de mademoiselle d'Armincourt et de ses femmes. Quel bruit! quel esclandre! que les femmes sont creelles avec leurs maudites craintes! On ne peut rien faire avec elles; elles font de la chose la plus simple, une affaire très-importante.

Quand ma sœur vit que j'étais blessé, elle jeta des cris ... mais des cris ....

'étais, en honneur, prêt à sortir de mon caractère; d'ailleurs, c'est que la blessure était très-légère: elle ne m'a semblé cruelle, mon ami, que parce u'elle m'a ôté le plaisir de vous écrire, et de vous renouveler les assurances de mon amitié.

La maison d'Auterive, vous devez le croire, a été promptement instruite de cet événement. Ma chère Henriette m'a fait des reproches très-amers, et a beaucouppleuré. Depuis ce temps-là, elle est d'un sombre qui m'afflige, et que je n'ai pu dissiper.

Le comte, en preux et vaillant chevalier, s'est trouvé très-offensé de ce que je ne l'avais pas fait avertir pour me servir de témoin. Pour le jeune d'Auterive, une fureur concentrée en disait plus que tout au monde. Il marchait à grands pas, se rongeait les ongles, et avait l'air d'étouffer de fureur. A la fin, il vint me prendre la main, et me dit: Je suis fâché du peu de confiance que vous avez en moi; une affaire comme celle-là me regardait seul: je ne souffrirai jamais qu'un autre s'expose, quand il s'agit de la sûreté et de la tranquillité de madame de Beauregard. Il a raison, dit M. d'Auterive... Pendant ce combat de générosité, ma sœur fondait en larmes; elle nous a fait promettre, au chevalier et à moi, de ne jamais avoir d'affaire avec M. de Saint-Hilaire. Nous lui avons promis; cela ne coûte rien.

Je me porte à présent très-bien, c'estàdire, mon bras est guéri, et mon premier soin, aussi-tôt que j'ai pu toucher ma plume, a été, mon ami, de vous donner de mes nouvelles, et de vous faire part de cet événement. J'ai mis du monde à la poursuite de notre brave. Je voudrais pour beaucoup le retrouver, et éviter au chevalier d'Auterive de se charger de cette affaire; car deux furieux ensemble s'enferrent quelquefois l'un et l'autre.

Mais il n'est point à Dijon: je ne le crois pourtant pas loin: quelque hasard heureux le remettra peut-être sous ma main, je l'espère.... Adieu, mon ami.

Je vous avais promis une longue lettre, et vous voyez que je vous ai tenu parole. Donnez-moi de vos nouvelles, et croyez-moi pour la vie votre affectionné ami Darer.

LETTRE LXII.

Le Chevalier De SAINT-HILAIRE au Vicomte Hector.

Je crois, mon ami, que tous les démons de l'enfer sont déchaînés contre moi: rien ne me réussit. Je croyais pouvoir profiter de la mort de Beauregard pour aller à la terre où sa femme est restée, en me chargeant de lui annoncer cette nouvelle; mais j'ai été trompé dans mon espoir. Madame m'a reçu avec un air de fierté.... et m'a dit sans façon qu'elle me priait de ne pas rester chez elle. La honte et le dépit se sont fait violemment sentir dans le fond de mon cœur.

La rage s'était emparée de mes esprits, lorsque la vue de ce M. Darcy, qui était planté devant moi comme un spectre, me tira de mon égarement. Je lui adressai quelques paroles, auxquelles le digne personnage no se donna pas la peine de répondre. A la fin, il s'expliqua de façon à me faire entendre qu'il desirait un entretien plus particulier: de mon côté, je ne demandais pas mieux; car il fallait que le dépit qui ne pouvait retomber sur cette femme, retombât sur quelqu'un. Nous nous rendîmes dans un chemin désert à peu de distance du château: il me lâcha quelques mots très-piquantes avec son air froid, qui ne faisait que doubler ma colère; et assurément il allait payer cher ses froides plaisanteries, quand un tumulte affreux qui se fit entendre, nous força de remettre nos épées dans le fourreau. Je me suis éloigné trèspromptement, et me suis retiré au-delà de Dijon; mais je jure sur ce qu'il y a de plus sacré, que cette affaire ne restera pas là. Ma fureur est à son comble.

Je sens que mon heure est venue; je suis déterminé à tout: il en arrivera ce qu'il pourra: je ne serai point impunément la dupe du frère, de la sœur et du petit amant, qui ne se montre pas souvent, mais que je saurai joindre. Il faut qu'un de nous trois périsse: si c'est moi, mon parti est pris. Je me trouve dans une position où je ne puis plus reculer; il faut que je sois vengé, ou que je meure.

Adieu: porte-toi bien. Si, d'ici à quinze jours, tu ne reçois pas de mes nouvelles, c'est que ton ami Saint-Hilaire ne sera plus de ce monde. Adieu encore.

LETTRE LXIII.

Le Chevalier D'AUTERIVE au Chevalier De VALBELLE.

L'ivresse de mes esprits, ô mon cher de Valbelle, m'a empêché depuis quel-que temps de t'écrire. Enfin, l'aurore d'un beau jour s'est levé pour moi: ma divine Sophie, cette femme tant aimée, est libre.... Quel mot, grands dieux!

oui, mon ami, elle est veuve depuis quelque temps. Je plains M. de Beauregard d'avoir perdu la vie, puisqu'elle était sa femme: mais en reportant les veux sur moi, quelle perspective s'offre à mes regards!... Sophie! vous pourrez donc un jour combler les vœux du plus passionné des hommes; un jour.... Mes forces m'abandonnent à cette idée. Je me sens dévoré du feu qui circule dans mes veines. Si jamais je puis atteindre au faîte du bonheur.... Mon ami, je n'ai qu'une crainte; c'est de n'avoir pas la force d'y résister.... Je crains que la mort ne vienne mettre un terme.....

Non, les facultés d'un mortel sont tropn fragiles pour supporter l'excès d'une ſélicité tant desirée.

Que ma position est changée! Cette femme que je n'osais envisager sans frémir; cette femme séparée de moi par un obstacle impossible à surmonter, eh bien, mon ami, un moment l'applanit; un seul moment change mon sort: je puis arriver jusqu'à elle .... je puis aspirer au bonheur de la posséder pour jamais.... Mon ame s'affaisse sous le poids de ma félicité.

Je ne puis te rendre ce qui s'est passé daits dans mon cœur en apprenant la mort de M. de Beauregard. J'avoue que mon premier mouvement fut un élan de mon ame vers le jour fortuné où je pourrais...

Mais la réflexion m'a fait rougir: je me suis repenti de ce que ma première pensée était si peu délicate. Lorsque M. Darcy vint nous faire part de cet accident, il ne dit rien de ce qui aurait pu donner de l'espoir à mon amour; mais mon père me regardait avec une affectation qui, deux ou trois fois, me ſit perdre contenance. Le soir, quand les domestiques furent retirés, il me dit: Chevalier, que penses-tu de la mort de Beauregard? ....--Rien, mon père.

--Ce pauvre diable! j'en suis fâché, parce que je l'aimais. Je crois que tout le monde ne doit pas voir cela du même œil?.. u ne dis rien? Je vois que tu le regrettes du fond de ton ame.

Sais-tu bien que sa femme pourra faire le bonheur de quelque honnête homme?

Elle est jeune, aimable, et sûrement se remariera. Si elle veut suivre mon conseil, ce sera plutôt que plus tard...

Mais réponds-moi donc quelque chose?

--Mon père, je vous prie de m'épargner: vous savez..... que.... Je ne pus achever; l'air de mon père m'avait tout-à-fait mis hors de moi. Il vit que je souffrais, et finit les railleries que, je t'assure, je n'étais pas en état d'entendre: mon cœur était dans une agitation .... Je ne sais, mon ami, ce qui se décidera sur mon sort; je ſlotte entre la crainte et l'espoir: ma tête est fati..Sophie est dans la retraite guée... depuis la mort de son mari. Sa présence m'est interdite; les jours me paraissent des siècles, et les nuits sont d'une longueur.... Je m'étais fait une si douce habitude de la voir! Je n'ose diriger mes pas vers Ormilly; je crains qu'un mouvement involontaire ne m'entraîne jusqu'à ses pieds. Je ne veux point enfreindre ses ordres, malgré qu'il m'en coûte.

Adieu, mon ami. Je suis reconnaissant de l'intérêt que tu prends à ce qui me regarde: je te connais sensible; le langage de mes lettres n'est point étranger à ton cœur.

Compte à jamais sur le mien. Ton ami et camarade Félit d'Auterive.

LETTRE LXIV.

M. DARCY au Comte DE BELLEVILLE.NOUS avons enfin reçu, mon ami, les papiers par lesquels M. de Beauregard explique ses dernières volontés. Il joint au douaire de sa femme, qui est de dix mille livres de rente, la terre d'Ormilly.

Il l'engage, dans son testament, à se remarier promptement: il la remercie du bonheur qu'elle lui a procuré, et espère qu'elle ne se refusera pas à faire la félicité d'un homme plus digne que lui de la posséder, etc. etc.

Ma sœur n'a pu entendre l'expression des sentimens de son époux sans verser un torrent de larmes. Je crois, sans peine, qu'elles se tariront.... Je lui ai fait entendre (quelques jours après) qu'elle pouvait recevoir du monde: elle a compris ce que je voulais lui dire, et a paru fort émue.

J'ai été hier chez le comte d'Auterive; je lui ai dit que je croyais prudent de hâter le mariage de nos jeunes amans, tant pour leur bonheur, que pour ôter à ce Saint-Hilaire toute espèce d'espoir.

Il m'a très-fort approuvé. Voilà trois mois que ma sœur est veuve; on est moins sur l'étiquette dans la province; d'ailleurs, personne n'ignore l'état dans lequel était M. de Beauregard, et l'on s'attend à une prompte union. Qui est-ce qui ne sait pas l'amour du chevalier?

ſout le monde desire de voir cet aimable couple réuni; ils inspirent le plus vif intérêt. M. d'Auterive a fait appeler son fils, et lui a demandé s'il voulait épouser mademoiselle Darcy? ... Comment, mon père, mademoiselle Darcy!....--Oui: est-ce que tu ne la connais pas? Il nous a regardé l'un et l'autre avec un air fort étonné, et ne paraissait pas comprendre ce qu'on lui disait; enfin, on lui a expliqué cette énigme. Si vous aviez vu les folies dans lesquelles il est tombé! je craignais, en honneur, pour sa raison.

Quand il a eu débité toutes les extravagances qui peuvent se passer dans une tête exaltée, il nous quitta, et se mit à courir comme un fou du côté d'Ormilly.

Son père le rappela; mais il n'y eut pas moyen de se faire entendre; nous n'eûmes d'autre parti que de le suivre le plus près que nous pouvions.

Nous arrivâmes trop tard pour l'empêcher de se livrer à toutes les démences de l'amour. La présence de mademoiselle d'Armincourt et de sa sœur, qui étaient auprès de la mienne, ne put l'empêcher de se jeter à ses pieds en entrant dans l'appartement, de couvrir ses mains de baisers et de larmes, et de dire ... de dire ... ce que ni lui, ni personne ne pouvait comprendre; c'était le langage de la déraison ... Quand nous entrâmes, nous vîmes trois femmes déconcertées, madame de Beauregard, particulièrement, dans un trouble inexprimable.

M. d'Auterive lui demanda sa main pour son fils; j'ajoutai qu'il fallait que cela fût conclu incessamment. Elle voulut obtenir du temps; mais le chevalier n'entendait pas raison; il la pressa avec un feu: quelle tête! ... Madame de Beauregard était d'un embarras; elle me faisait réellement peine. Je profitai de ce moment pour prier le comte de vouloir bien permettre que le même jour qui unirait son fils à ma sœur, fût celui où je recevrais la main de mon aimable Henriette. A ces mots, la belle fille soupira, rougit, et baissa les yeux. Il m'assura avec intérêt que ce jour serait le plus beau de savie: alors je m'approchai d'elle, et lui demandai si elle consentait à mon bonheur, et si elle serait encore triste?

--Non, me dit-elle d'une voix tremblante, si vous me promettez de ne jamais vous battre....--Aimable et tendre enfant!

croyez que je ménagerai une vie à laquelle vous prenez intérêt; je ferai mon bonheur de vous la consacrer toute entière.

Elle m'abandonna alors sa jolie main, que je baisai tendrement. Sans être aussi exalté que mon futur beau-frère, je sens tout le prix d'un attachement réciproque: je desire ardemment l'union de quatre êtres qui, sûrement, trouveront dans les doux nœuds de l'hymen la félicité que l'on peut espérer d'un lien formé sous les auspices de l'amour. M. d'Antorive a été dans les environs faire part de l'alliance de sa ſamille avec la nôtre; tout le monde y a pris la plus grande part. Depuis quinze jours, nous recevons les visites de félicitation. On ne peut arracher le chevalier une seule minute d'auprès de sa chère Sophie: il est amoureux jusqu'au délire. Il répète avec un plaisir si bien exprimé qu'elle n'est pas madame de Beauregard! on voit aisément combien il est flatté d'être le premier objet qui ait triomphé de ses charmes.

Ils seront heureux et le méritent; ils sont dignes l'un de l'autre: c'est beaucoup dire. Je compte que les premiers jours du mois de mai sera l'époque heureuse que nous attendons tous avec impatience.

Adieu, mon cher et respectable camarade: donnez-moi plus souvent de vos nouvelles, et croyez à l'éternelle amitié de votre affectionné DARCY.

LETTRE LXV.

Le Chevaliar d'Auterive au Chevalier DE VALBELLE.

PREND part à ma joie, ô mon cher de Valbelle! mon bonheur est assuré; tous les arrangemens sont pris, et avant peu de jours, je serai le plus fortuné des hommes. Oui, mon ami, je vais épouser l'adorable, l'incomparable Sophie; ma félicité est encore plus grande que tu ne le peux croire. Madame de Beauregard est encore mademoiselle Darcy, circonstance très-extraordinaire. Ma divine amie sera à moi .... toute à moi, sans partage, et le trop heureux d'Anterive sera son seul et unique époux. Ma satisfaction est si grande, que je ne pose pas à terre; je passe mes jours à lui répéter mes continuelles protestations d'amour; elle y répond avec sensibilité; mais sa modestie lui impose la loi de me cacher une partie de tout ce qu'elle éprouve; ses veux seuls m'expriment ce qu'elle pense.

Quelle volupté pour moi de pouvoir lire dans ses regards vifs et tendres l'expression d'un sentiment qui fait tout mon bonheur! Pourras-tu jamais te faire une idée des sensations que j'éprouve? Non, je ne le crois pas; mon cœur nage dans un torrent de délices.... Dans quinze jours, tout le bien qui peut arriver à un mortel, ton ami l'aura éprouvé. C'est encore bien long; mais il a été impossible de hâter ce bienheureux moment. Mon père a fixé à cette époque mon mariage avec Sophie, et le même jour ma sœur épouse M. Darcy. Ils sont très-satisfaits, car ils s'aiment tendrement; mais quelle différence d'eux à moi! Personne n'est capable de sentir ce que j'éprouve; c'est un feu dévorant que vous seule, mon adorable Sophie, êtes capable d'allumer...

Que nous serons heureux! Lorsque j'envisage la félicité à laquelle je suis près d'atteindre, je crois que c'est un songe; je n'ose me livrer à l'espoir que cela réussira; il me prend quelquefois des craintes...

mon cœur se resserre... Hier encore je me suis endormi avec cette idée, et mon sommeil fut d'une agitation! Je me voyais près d'un précipice avec ma Sophie: un monstre passait, la pousse; elle tombe: je veux la retenir; je me sens entraîné avec elle; je jette des cris horribles; je me réveille comme un furieux, je cours par ma chambre. Elle est peu éloignée de celle de mon père. Il arrive au bruit, son épée d'une main, et une bougie de l'autre. Il me demande ce que j'ai? Je lui conte mon rêve... Graces au ciel, dit-il en s'en allant, vous êtes aussi fou en dormant qu'en veillant; je croyais que l'on vous assassinait .... Je me remis au lit; mais je ne pus trouver une minute de repos. J'ai été de grand matin chez mon amie; il ne faisait pas encore jour chez elle; enfin ses beaux veux se sont ouverts à la lumière. J'ai fait demander la permission d'entrer, ayant à lui dire quelque chose de trèspressée: cela me fut accordé. Pour la première fois, depuis son retour à la santé, je la voyais au lit. Qu'elle était belle!

quelle fraîcheur! La rose qui s'épanouit aux premiers rayons de l'aurore, a mille ſois moins d'éclat. Sa vue me fit oublier toutes les inquiétudes qui m'avaient amené de si grand matin. Elle avait beau me demander ce qu'il y avait de nouveau, je ne me ressouvenais plus de rien; je ne pus que la regarder; mon ame toute entière la contemplait, et planait, si j'ose m'exprimer ainsi, sur tous ses charmes.

Le feu de mes regards la jeta dans un embarras... Elle sonna, et me pria de passer chez son frère, pendant qu'elle allait se lever. Je suivis ses ordres; mais que ce moment fut cruel! comme elle m'arrachait avec inhumanité à la plus délicieuse extase!

Ce ne fut qu'à t'heure du déjeûner, où, tous réunis, je lui contai le rêve cruel qui m'avait amené si matin. Elle sourit; mais d'un sourire si tendre, en disant: Mon Dieu, chevalier, que l'on a de peine à savoir ce que vous avez!

Jamais ce matin vous n'avez voulu me le dire: je suis fâchée contre vous.--Ah, Sophie! ce matin je n'avais de facultés que pour vous regarder. En disant ces mots, je pris une de ses mains, que je couvris de mille baisers. Elle serra la mienne, et jeta sur moi un regard...

Quel regard! ... il pénétra tout mon être. ... Elle ne m'aurait pas regardé ainsi une heure plutôt..... Que quinze jours sont longs!!!!!

Adieu, mon ami: fais donc tes efforts pour venir me voir dans ce temps: que j'aurais de plaisir à t'avoir pour témoin de mon bonheur! Compte à jamais sur l'amitié de ton camarade et ami Félix o'Auterive.

LETTRE LXVI.

Le Chevalier DE SAINT-HILAIRE au Comte HECTOR.

QUE j'ai de choses à t'auprendre, mon cher comte! que de lumière j'ai acquis depuis huit jours!

Je m'étais retiré de ma dernière aventure avec M. Darcy assez mécontent, et ne sachant comment je sortirais victorieux de mon entreprise sur madame de Beauregard. Mais, par le plus grand hasard du monde, j'ai découvert un homme qui m'a servi avec une intelligence rare. C'est une espèce de paysan renforcé, qui fait un petit commerce de bestiaux, et qui va dans toutes les fermes pour cet objet; fin matois, aimant l'argent, buvant long-temps sans qu'il v paraisse, et faisant jaser à volonté ceux avec qui il se trouve; rancuneux comme tous les paysans, sur-tout avec leur seigneur. Il a été vassal de Beauregard, et a eu des différends avec lui; ce qui lui a fait quitter la terre d'Ormilly. Je me suis emparé facilement de l'esprit de cet homme: je lui ai fait voir les choses sous le jour qu'il m'a plu de les lui présenter; et il s'est rendu trèsvolontiers l'espion de ce qui se passait au château, dont il connaît plusieurs valets. Il m'a appris que, sous huit ou dix jours, par une double alliance, madame de Beauregard et son frère finissaient, l'une au petit chevalier, et l'autre à la jeune d'Auterive...

.Quel charmant quatuor! Tu sens bien que le mariage de l'insipide Darcy avec la petite fille m'est d'une parfaite indifférence. Mais à coup sûr l'autre ne se fera pas, puisseje mettre le feu au château. Je ne souffrirai pas que ma belle cousine fasse le bonheur d'un autre... Je suis très-sûr qu'ils n'ont point anticipé sur le respectable nœud qu'ils vont former. La première raison, c'est que le jeune amant est timide, et la seconde, c'est que la femme qui veut du mariage, ne s'avisera pas de donner mauvaise idée d'elle à son futur époux. Je connais les femmes..tout est calcul chez elles; celle qui cède à ses projets, et celle qui résiste à ses projets encore. Celle-ci d'ailleurs est une prude fieffée, qui meurt d'envie que l'on lui sauve la honte d'une faiblesse. Elle s'est attachée à un sot; ce n'est pas ma faute. Si elle avait voulu m'accorder la préférence, il y a long-temps que je lui aurais appris à être heureuse, et à secouer tous les sots préjugés dont on nous emmaillotte l'esprit: mais ce qui est différé n'est pas perdu; sous un maître tel que moi, elle fera des progrès surprenans.

J'ai roulé mille projets dans ma tête, et je me suis arrêté à un qui me paraît le meilleur. Je l'enleverai dans une de ses promenades. Comme elle ne va, dans les environs, qu'en voiture, je me mettrai en embuscade avec quelques hommes déterminés. J'aurai une chaise de poste toute prête: comme on ne peut arriver chez elle sans passer par des bois, j'apposterai des gens qui feront du bruit, des cris. On volera à leur secours en preux chevalier; et alors je m'empare de sa personne. Mes gens contiendront ceux qui seront restés près d'elle, et j'emmène ma très-chère cousine sans résistance. Ses éternelles compagnes pleureront; mais les larmes des femmes ne me touchent guères. Si les hommes revenaient assez vîte pour me faire craindre de manquer ma proie, nous serons plusieurs armés, de façon à ne rien craindre. Tout est prévu, tout est arrangé. Je sens que je prends un parti violent; que ce sera un coup d'éclat; mais il me faut la possession de cette femme, ou la mort. Mes passions sont tellement enflammées, qu'il faut triompher ou périr. Je ne négligerai rien pour réussir. Je t'écrirai; si je ne t'écris pas, c'est que je n'écrirai plus. J'ignore le sort qui m'attend; mais cela m'est égal.

Adieu: tout à toi, Chev. De Saint-Hilaire.

LETTRE LXVII.

M. DARCY au Comte DE BELLEville.

Je comptais, mon ami, ne vous écrire qu'après le jour qui doit faire quatre heureux à-la-fois. Il approche à grands pas; dans huit jours, nous serons tous récompensés de notre longue attente.

Il faut que je vous fasse part du projet de madame de Beauregard, qui prouve combien cette femme est aimante, et combien elle aime à faire des heureux.

Elle a fait une fondation suffisante pour marier quatre filles du village aux garçons qu'elles aiment. Ces mariages se feront le même jour que les nôtres, et chaque année, à pareille époque, il y aura quatre nouvelles unions. Pour avoir part à ce bienfait, il faut que les filles soient pauvres, et qu'elles soient sages; elles ne seront dotées qu'à ces conditions.

Ma sœur a mandé sur-le-champ le pasteur, et lui a communiqué son projet, en lui demandant de l'éclairer sur le choix qu'elle devait faire. Il a beaucoup applaudi, et lui a dit que, dans la journée, il ferait assembler les pères et mères dont les filles se trouvaient dans le cas d'avoir part à ses bontés. Nous étions tous occupés de cette agréable idée, lorsqu'un vieillard fit demander la permission de parler à madame de Beauregard.

Elle le fit entrer; il pleurait, et lui demanda, en versant des larmes, d'avoir pitié de lui; qu'il avait un fils, seul soutien de sa vieillesse; qu'il s'était éloigné du village depuis plusieurs jours, parce qu'il était amoureux de Claudine, fille du meûnier; qu'elle était riche, et que le père ne voulait pas qu'ils se mariassent ensemble; que, si elle voulait avoir la bonté de doter son fils, cela leverait peut-être les difficultés; qu'il n'aurait pas alors le malheur de perdre son cher enfant. Où est-il? dit madame de Beauregard.--A Dijon. Madame, il ne veut pas revenir..... Elle jeta un coup-d'œil sur le chevalier, qui, les yeux fixés sur elle, avait l'air de la dévorer de ses regards. Il se leva: Que faut-il faire? Elle lui tendit la main avec un air reconnaissant d'avoir été devinée. Il faut l'aller chercher, dit-elle; il faut que tout le monde soit heureux de notre bonheur.

Soyez tranquille, digne homme, en s'adressant au vieillard; vous ne vous repentirez pas d'avoir mis votre confiance en moi. Le chevalier partit comme un trait. Le pauvre Mathurin (c'est le nom de ce bon père) nous dit que le meûnier était fier; qu'il ne savait pas s'ilvoudrait y consentir.--Je lui parlerai, lui dit ma sœur; il faudra bien qu'il y consente.

Effectivement, elle fit dire au meûnier et à sa fille de venir au château sur les six heures. Elle prit le père en particulier, et lui persuada sans peine de consentir au mariage de sa fille; qu'elle levait la difficulté de la fortune, puisque c'était la seule objection qu'il y eût à ſaire contre le jeune garçon. Elle annonça cette nouvelle à la jolie Claudine, et la garda près d'elle pour être témoin de l'entrevue des deux amans. Le chevalier ramena le pauvre garçon: il n'avait pas voulu le mettre au fait de ce qui se passait, pour laisser à madame de Beauregard le plaisir de lui annoncer cette bonne nouvelle.

Quand il entra, et qu'il vit sa maîtresse, il manqua tomber de l'autre côté. On lu lui dit qu'il allait l'épouser. A ces mots, il se jeta aux pieds de ma sœur, et lui témoigna une si vive reconnaissance, qu'elle en fut attendrie jusqu'aux larmes; pour la pauvre fille, rouge et confuse, le coin de son tablier lui servait à essuyer ses beaux yeux; mais elle n'osait parler.

Le curé arriva avec les autres filles et les autres garçons. Ma sœur leur fit un petit discours sentimental; elle leur fit envisager le bonheur dont ils allaient jouir dans l'union qu'ils allaient contracter; que le jour qui s'approchait serait doublement heureux pour elle, puisque, en faisant la félicité de plusieurs, ce serait l'époque où elle allait elle-même devenir l'heureuse compagne du chevalier d'Auterive. A ces mots, sa voix s'altéra, et elle porta son mouchoir à ses veux, pendant le temps que le chevalier, près de moi, me tenait une main, et l'œil fixé sur son amie, respirait à peine.

Des sons entrecoupés se faisaient entendre quelqueſois, et on distinguait....

Qu'elle est belle!... qu'elle est bonne!...

A chaque exclamation, ma pauvre main était pressée par des mouvemens convulsifs. Je fis de vaines tentatives pour la retirer. On a raison de dire qu'un fou a des forces surnaturelles.

Madame de Beauregard a atteint dans ce moment un degré de bonheur qu'il est difficile de décrire: elle jouit quand elle fait des heureux; et puis le motif qui la conduit est si pur, si délicat!

Depuis que le jour du mariage est fixé, et qu'elle peut donner à son ame tout l'essor qui lui est propre, c'est toute une autre femme. Il semble qu'un rayon émané de la divinité soit venu se fixer dans ses yeux; plus elle approche du moment où elle doit faire le bonheur d'un être qu'elle adore, plus elle prend un air de fierté; il semble qu'elle se dise à elle-même: J'ai vaincu par des efforts surnaturels les faiblesses attachées au plus violent amour; j'ai eu le courage de résister à sa passion et à la mienne.

J'arrive au but sans reproche; je suis contente de moi... je suis digne de lui...

Que cette idée est douce pour une ame vertueuse! Effectivement, peu de femmes se sont trouvées dans une position plus pénible: aussi était-elle contrainte; ses regards mal assurés laissaient voir l'anxiété de son esprit; tout la faisait trembler; réduite à se craindre elle-même, elle n'osait se livrer à la chose la plus innocente.Mais à présent, plus sûre d'elle, elle a repris toute la sérénité qui convient à une ame pure. Fière de sa victoire, elle est avec son amant plus libre et plus calme: on voit qu'elle marche d'un pas ferme dans le sentier qu'elle a su se frayer: plus il a été pénible, plus elle a de gloire d'en avoir vaincu les obstacles.

Je ne vous parle point, mon ami, du chevalier; ma plume est novice pour un pareil sujet; c'est, pour tout dire en un mot, le délire de la passion. Vous pouvez vous figurer ce qui peut en résulter, quand on a vingt-deux ans, qu'on a une tête bouillante, un cœur brûlant ....

Toutes ses actions, ses paroles, ses démarches sont celles d'un homme dont l'esprit est aliéné.

Je le plains réellement; il doit souffrir: il est changé; sa figure a perdu un peu de cette aimable fraîcheur qui lui seyait si bien: j'espère que la conclusion du mariage rétablira l'équilibre dans ses organes. Sans l'événement qui le rapproche de ma sœur, je crois que ce malheureux aurait perdu la raison ou la vie.

J'espère que cette lettre ne m'attirera pas le reproche que quelquefois j'abrége les détails; ceux-ci sont amples. Trop heureux si cela porte quelque distraction à la solitude dans laquelle vous vivez.

Adieu, mon ami: continuez à vous bien porter, et croyez-moi pour la vie votre ami et camarade Darcy.

LETTRE LXVIII.

Le Chevalier D'AUTERIVE au Chevalier De VALBELLE.

Le terme approche, mon ami; encore huit jours, et je serai l'époux de ma Sophie. Cette femme acquiert à chaque instant un nouvel empire sur mon ame.

Mon père a fini par convenir avec moi u'elle mérite tous les sentimens et tous les hommages: cet aveu dans sa bouche est le plus bel éloge que l'on puisse faire de madame de Beauregard.

Elle vient de faire une fondation; quatre mariages chaque année renouvelleront le jour heureux de notre union: dans huit jours, quatre couples fortunés nous accompagneront à l'autel, ma femme et moi.... Ma femme! que ce nom est doux à mon cœur! Nous nommerons le premier né de ces mariages.

Un des jeunes garçons qui doit avoir part à ce bienfait, s'était éloigné du canton, ne pouvant, par la médiocrité de ses moyens, épouser la fille qu'il aimait. J'ai pressenti que ma chère Sophie desirait que je me chargeasse de ramener ce pauvre malheureux. Je l'ai été chercher à Dijon, et l'ai conduit aux pieds de sa bienfaitrice. Il a été si reconnaissant de ce qu'on faisait pour lui, qu'il est venu ce matin me demander de s'attacher à moi, et d'entrer à mon service. Mais madame de Beauregard ne le veut pas. Comment! dit-elle, un homme qui ne dépend de personne, qui peut gagner sa vie honorablement du travail de ses bras, voudrait se rendre l'esclave des fantaisies d'un maître?

Sa reconnaissance l'égare, et je ne le souffrirai pas. Je n'ai jamais pu comprendre comment tant de paysans quittent les champs pour venir remplir l'antichambre des citadins, v puiser tous les vices, et v vivre dans une paresse qui dégrade l'homme. Je ne méprise pas les domestiques à un certain point; il v a des gens qui, sans talent et sans moyen, sont obligés de servir leurs semblables: c'est un malheur.

Mais quand on a de l'énergie, et que l'on peut l'employer à gagner le pain dont on a besoin, si on ne le fait pas, on est vil. Il n'y a que la paresse ou la bassesse qui puisse conduire à l'état de domesticité. Un paysan qui cultive la terre mérite toute ma considération; sa profession est libre et honorable; s'il la quitte, je ne puis l'estimer.

Je vous prie, chevalier, de lui faire sentir qu'il se dégraderait, et que vous ne pouvez l'avilir au point d'accepter ses offres. M. Darcy, à ces mots, lui serra la main avec une douce satisfaction. Qu'elle a de délicatesse dans ses sentimens! elle commande la vertu à tous ceux qui l'entourent. O Sophie, Sophie! que je suis loin de vous! Mon ami, elle a eu la bonté de me donner son portrait, mais avec une grâce qu'elle seule possède. Il tient à un brasselet de cheveux; elle l'a elle-même attaché à mon bras. Depuis ce bienheureux moment, mon ame a été se réfugier sous ce divin brasselet: c'est là où j'existe, jusqu'à l'instant où, plus heureux qu'aucun mortel de la terre, je pourrai posséder son charmant original, et mourir du bonheur de pouvoir ..Grands la presser dans mes bras....

dieux! cette idée me met hors de moi...

Adieu, mon ami; je te quitte: mes esprits s'égarent; je ne sais plus où j'en suis. Tout à toi pour la vie, ton ami Félix d'Auterive.

LETTRE LXIX.

M. DARCY au Comte DE BELLEVILLE.

Il ne faut compter sur rien dans ce monde, mon cher ami. Les plus grands obstacles s'aplanissent quelquefois, contre toute espèce de probabilité, et au moment où l'on se croit arrivé au but, on en est repoussé par des événemens que l'on ne peut ni prévoir ni surmonter. Tout l'édifice de notre bonheur est écroulé; un seul moment a suffi pour nous plonger dans un abîme de maux dont nous ne savons par où sortir. C'est ce scélérat de Saint-Hilaire qui est seul cause du malheur qui nous accable.

Il avait fait le détestable projet d'enlever ma sœur; et quoique nous ayons perdu les traces de cette infortunée, nous avons au moins la consolation de savoir qu'elle n'est point au pouvoir de ce monstre. Il y a quatre jours que nous revenions de voir un vieux militaire, ami intime de M. d'Auterive. Mademoiselle d'Armincourt, Henriette d'Auterive et ma sœur, étaient dans un phaéton, mené par cette dernière, et nous autres hommes, nous étions à cheval; deux seuls valets nous accompagnaient. Nous étions distans d'Ormilly d'une demi-lieue; le jour commençait à baisser, et nous nous trouvions dans un bois assez touſſu, quand, tout-à-coup, des cris perçans se firent entendre. Nous nous arrêtâmes pour écouter ce que ce pouvait être. Madame de Beauregard, toujours sensible, nous engagea à voler au secours des malheureux dont les gémissemens lui ſaisaient la plus grande peine. Comme depuis long-temps nous ne marchions qu'armés, et que j'en ai fait prendre l'habitude au chevalier, toujours en cas de rencontre de ce Saint-Hilaire, nous cédâmes au desir de ma sœur, et sur-le-champ nous dirigeâmes nos chevaux du côté d'où le bruit était venu. Elle envoya les domestiques très-imprudemment à notre suite, et attendait dans la route le résultat de sa générosité, quand elle voit sa voiture entourée de quatre inconnus à cheval, dont un s'approche de la portière, et d'un bras vigoureux l'enlève par-dessus, et la jette dans une chaise de poste qui s'était présentée tout-à-coup; les trois autres hommes étaient occupés à empêcher Henriette et mademoiselle d'Armincourt de jeter le moindre cri.

Mais cette dernière, très-courageuse, en poussa de très-violens, malgré les horribles menaces que l'on lui faisait. La chaise s'éloignait d'une vîtesse extrême, et les coquins qui avaient fait le rapt attendirent un moment pour donner le temps à la voiture de gagner chemin. Le bruit que firent nos chevaux, comme nous revenions à toute bride, ramenés par les cris de mademoiselle d'Armin court, les firent s'éloigner. Quel spectacle! Henriette évanouie! ma sœur disparue, et son amie dans un désespoir violent, pouvant à peine proférer une parole, et nous indiquant du geste le côté qu'avaient pris les ravisseurs. Le chevalier partit comme un furieux, son père le suivit de près: je donnai des ordres pour ramener ces deux malheureuses femmes à Ormilly, et j'eus bientôt rejoint messieurs d'Anterive. Le bruit des chevaux qui étaient devant nous, nous guida. La nuit commençait à s'épaissir, et la lune, dans les nuages, ne nous laissait que par intervalle distinguer les objets.

A peine eûmes-nous fait un quart de lieue, que nous trouvâmes la route barrée par quatre hommes à cheval. Le chevalier d'Auterive veut passer outre: une voix se fait entendre, et dit: Si vous avancez, vous êtes mort.--Le chevalier de Saint-Hilaire! m'écriai-je.--SaintHilaire? dit d'Auterive.--A moi, coquin; il y a long-temps que je desire t'exterminer. En disant ces mots, il saute à bas de son cheval.--Un moment, dit M. d'Auterive, aussi prompt que son ſils: Monsieur, si vous êtes homme d'honneur, éloignez vos gens, et videz votre querelle. Saint-Hilaire fit un geste pour éloigner son monde, et s'avança sur d'Auterive. Son père lui dit d'un ton ferme: Chevalier, du sang-froid. En disant cela, il se plaça pour voir le combat. Ils s'élancèrent l'un vers l'autre avec une même fureur: d'Auterive ne se possédait pas. Saint-Hilaire, aussi furieux, s'abandonnait sans règle ni mesure. Le comte se tuait de crier à son fils: Du sang-froid!..

.. Pour moi, mon esprit était dans une perplexité difficile à décrire; je tremblais pour les jours de l'amant de ma sœur, quand je vis Saint-Hilaire tomber mort à ses pieds.

Toujours bouillant, toujours emporté, sans se donner la peine de nous dire une parole, il remonte à cheval, part comme le vent, et nous laisse, son père et moi, sur la route avec le corps de Saint-Hilaire.

Nous fûmes sur-le-champ à Dijon faire notre déposition de l'enlèvement de madame de Beauregard. Le lendemain, le comte d'Auterive est parti pour, de son côté, faire quelques démarches, et voir s'il n'apprendra rien sur le compte de mon infortunée sœur. Moi, je suis resté près de deux femmes désolées. J'attends quelques nouvelles, pour voir le parti qui me reste à prendre. Ce malheureux chevalier, qui court les champs, sans savoir où il va! J'espère qu'il nous donnera de ses nouvelles. Que le sort de ma sœur m'inquiète! qu'est-elle devenue? Que de larmes elle doit verser, si près d'un bonheur si bien mérité et acheté par tant de sacrifices!.... Mon cœur est accablé. Henriette ne cesse de fondre en larmes. Le sort de madame de Beauregard, celui de son frère, l'éloignement de son père, le mien qu'elle craint; toutes ces peines réunies remplissent d'amertume cette ame neuve qui n'est point accoutumée à de violentes secousses. Pour mademoiselle d'Armincourt, morne et pensive, on ne peut la tirer de l'abattement dans lequel elle est tombée.

Un moment a détruit toute l'harmonie qui existait ici. Si près d'un beau jour, nous voilà tous dispersés!... Quand nous rejoindrons-nous? quand et comment? Mon ame est fatiguée. Adieu, mon ami: aussi-tôt qu'il y aura quelque chose de nouveau, je vous le ferai savoir.

Je suis pour la vie votre dévoué ami Darcy.

LETTRE LXX.

Le Comte D'AUTERIVE à M. DARCY.

Je m'empresse, monsieur, de vous faire part de mes démarches. Je suis revenu à Dijon en vous quittant, et me suis adressé à un des chefs de la justice, avec lequel je suis entré dans les plus grands détails sur toutes les menées de ce coquin de Saint-Hilaire. Pardonnez-moi ce terme, mais il échappe à toute l'indignation que le souvenir de cet homme excite dans mon cœur. Par le moyen de quelques gens habiles que l'on a envoyés par la ville, on a découvert un homme qui lui a appartenu; on l'a fait venir, et on l'a fortement menacé, pour qu'il nous dît ce qu'il pouvait savoir: il nous a juré qu'il ne savait rien des projets de Saint-Hilaire, au service duquel il avait seulement resté huit jours; mais que, pendant ce temps, il avait porté deux fois des lettres à la poste pour un comte Hector, dont il avait entendu souvent parler entre son maître et le domestique qui était plus avant dans sa confidence; qu'il n'avait été pris que pour avoir soin des chevaux, pendant que l'autre était toujours à la suite du chevalier de Saint-Hilaire. Cet aveu nous a paru naturel: je vais sur-le-champ prendre la poste: je connais le comte Hector; c'est le fils d'un de mes anciens camarades; la terre de son père n'est qu'à vingt lieues d'ici; il faudra qu'il me fasse l'aveu de tout, ou mon intention est de ne le pas plus ménager, que mon fils n'a fait de son ami. Je vous demande pour toute grace, monsieur, de ne point abandonner ma fille; songez que vous lui restez seul au monde, jusqu'au moment où la fortune lui ramenera un père et un frère dont le sort est dans ce moment-ci très-incertain: je sais que l'on peut la confier à votre loyauté: sa tante est si avancée en âge, que l'on peut la regarder comme seule. Je ne puis vous rendre l'inquiétude où je suis sur le sort de mon fils; je tremble que sa tête ne le mène plus loin qu'il ne faut; plus de sang-froid seconderait mieux ses vues. Le seul espoir qui me reste, c'est qu'à quelqu'endroit que l'on ait conduit madame de Beauregard, elle ne sera pas prisonnière, et elle donnera sans doute de ses nouvelles; à moins que l'incertitude où l'on sera sur le sort de son ravisseur ne la fasse garder avec plus de soins par ceux à qui il se sera confié.

Dans tous les cas, cela ne peut pas être bien long: j'ai bien peur que nous n'ayons plus de peine à retrouver le chevalier...

Je compte beaucoup sur ma visite au comte Hector. Adieu, monsieur. Mes respects à madame d'Armincourt. J'embrasse mon Henriette, et suis avec la plus haute considération, Le Comte d'Auterive.

LETTRE LXXI.

Le Chevalier D'AUTERIVE à M. DARCY.

DEPUIS le moment où je me suis éloigné de vous et de mon père, en sortant de laver dans le sang du plus odieux des hommes l'outrage fait à la plus respectable des femmes, je ne me suis livré à aucun repos, et je n'ai pris de nourriture que ce qu'il fallait pour soutenir ma pénible existence. Après vous avoir quitté, j'ai (les deux éperons dans les flancs de mon cheval) continué la route sur laquelle nous étions. A une certaine distance, un chemin fourchu s'est présenté, et mon embarras a été extrême.

Je me suis arrêté un moment; j'ai prêté l'oreille; un roulement éloigné que j'ai cru entendre, m'a ſait prendre celui qui était à droite. Mon cheval volait; mais à quoi m'a servi sa vîtesse? Sur les minuit, j'ai atteint une voiture; je me croyais au moment de rejoindre votre malheureuse sœur; mon espoir a été trompé ... Je n'ai vu qu'une méchante cariole qui renfermait un bon curé avec son valet. Je leur demandai s'ils avaient vu une chaise de poste? Ils me dirent .Où aller? de quel côté dique oI...

riger mes pas? Je pris le parti de quitter la grande route, et je me jetai dans une route de traverse qui se présentait. Je fis encore à-peu-près deux lieues, et à quatre portées de fusil d'un village qui s'offrit à ma vue, mon cheval fondit sous moi, et mourut sur la place. Je le gagnai à pied, non sans peine; ma fatigue était extrême. Je frappai à la première porte que j'aperçus; mais on refusa refusa de m'ouvrir. Je ſus à une autre; même refus. Je pris le parti de me jeter sur un banc de terre qui se trouvait là.

Exténué de besoin, de fatigue, et le cœur déchiré par la plus amère douleur, je me déterminai d'v attendre le jour. Qu'il m'a semblé long à paraître! J'ai cru cette nuit éternelle: enfin l'aurore se fit apercevoir...J'essayai de me lever de la terre humide sur laquelle j'étais assis, et cela me fut impossible. La grande chaleur que j'avais eue, et le froid qui m'avait saisi, m'avaient donné une courbature. Un fusan ouvrit sa porte, et me demanda ce que je faisais là? Je lui contai la perte de mon cheval, et m'informai du lieu où j'étais. Il me dit le nom du village, et je vis que j'avais fait dix lieues en fort peu de temps. J'ai laissé Dijon sur la gauche à six lieus de l'endroit où je suis. Ce bon homme vit bien, à mon uniforme, que je n'étais pas un aventurier: il m'aida à entrer chez lui, alluma un grand feu de sarment, me fit prendre un petit verre de liqueur forte, et cela me remit un peu. Je fis demander au pasteur du lieu de vouloir bien me recevoir. Il eut l'honnêteté de venir au-devant de moi; je me nommai; mon père lui est très-connu. Il me fit bassiner un lit; mais je ne pus trouver une minute de repos: il n'en est pas pour moi, tant que je serai séparé de mon infortunée amie: je ne puis me livrer qu'à la douleur et au désespoir: je jure malheur à ceux qui la retiennent. Le curé m'a fait avoir un bidet de fermier, que l'on dit excellent. Je me remets demain sur les traces de ma chère Sophie: il faut que jo la retrouve, ou que je meure. Je descendrais aux enfers, comme un second Orphée. Je vous envoie cette lettre par un exprès. Vous aurez la bonté, ô le meilleur de mes amis, de lui remettre dix louis que le curé m'a prêté. Je ne vous dis rien pour personne; ils connaissent tous mon cœur. Je suis pour la vie votre Félix d'Auterive.

LETTRE LXXII.

Un Anonyme à M. DARCY.

Monsieur,

Pardonnez à la liberté que je prends de vous écrire ces lignes. Vous saurez que j'ai de grands reproches à me faire; mais, grace au ciel, je puis les réparer: je me suis laissé prendre aux belles paroles d'un homme bien méchant. Dieu veuille avoir son ame: mais il m'a fait accroire de vilaines choses, dont je vois bien le contraire aujourd'hui. Madame ne méritait pas qu'on lui fît tant de peine, elle qui est si bonne et qui fait tant de bien, ainsi que monsieur le chevalier!Je vous dirai donc, monsieur, avec tout le respect que je vous dois, qu'elle est peut-être bien, comme je le crois, à seize lieues de chez elle par-delà Châlons, chez un nommé le chevalier d'Aurigne, qui demeure dans sa terre. C'est moi, malheureux que je suis! qui ai porté la lettre par laquelle le méchant homme dont je vous parle, lui faisait savoir qu'il conduirait madame de Beauregard chez lui. Ce n'est pas l'embarras; ce monsieur le chevalier a l'air d'une bonne personne. Madame sera bien; il ne lui manquera de rien. Mais sûrement qu'on lui a fait accroire, comme à moi, que les étoiles brillaient dans le plein cœur du midi: car il faut dire tout; ce M. Saint-Hilaire (je n'ose pas à peine dire son nom) était un fin monsieur, voyez-vous! Cet homme-là parlait comme un prédicateur; rien que de l'entendre, on croyait tout ce qu'il disait: c'était merveille; mais au bout de tout, comme dit l'autre, la tricherie revient à son maître; et dame, cela se voit bien; car, je dis, il a été puni tout comme il le méritait. Bien des excuses, monsieur, si j'ai osé prendre la liberté de vous écrire; mais mon cœur me reprochait que j'avais fait comme une mauvaise action au vis-à-vis de madame de Beauregard, qui est si bonne, qu'elle apprivoiserait des pierres. C'est dans ces sentimens que j'ai l'honneur d'être avec respect votre respectueux serviteur, Monsieur. Dame, monsieur, je n'ose signer; je suis trop honteux; mais c'est tout de même, je vous dis bien la vérité.

LETTRE LXXIII.

M. Darcy au Comte De Belleville.

QUE d'événemens se sont passés, mon cher camarade, depuis la lettre par la quelle je vous ai mandé l'enlèvement de madame de Beauregard! Je vous ai dit que le chevalier nous avait laissés, son père et moi, et était parti sans savoir où il allait. Il m'a écrit: je vous envoie sa lettre, ainsi que celle que j'ai reçue du comte; vous prendrez, par ce moyen, connaissance de ce qui se passe.

J'étais toujours livré à la plus affreuse inquiétude, lorsque le jeune paysan dont je vous ai parlé, et qui doit épouser la fille du meûnier, est venu, tout hors d'haleine, me dire qu'il allait partir avec ses trois camarades, et qu'ils juraient qu'ils ne reverraient pas le village d'Ormilly qu'ils n'eussent retrouvé madame de Beauregard et le chevalier..... Ils sont partis sur-le-champ avec une ardeur qui m'a touché sensiblement. Le lendemain soir, je reçus une lettre d'un homme qui ne s'est pas nommé, mais dont le style annonce la profession: il me donnait avis que ma sœur était sûrement chez un nommé le chevalier d'Avrigne.

Malgré que je ne pusse le croire (car vous devez vous rappeler que lorsque notre régiment était à Strasbourg, nous l'y avons vu, et qu'il a l'air d'un très-honnête homme), j'étais résolu d'aller chez lui, et j'avais fait préparer une voiture à cet effet. J'allais monter dedans, lorsque j'entendis des cris et des clameurs qui me jetèrent dans le plus grand étonnement; je sortis pour voir d'où venait ce bruit. Quelle ſut ma surprise! Madame de Beauregard dans une petite charrette d'osier qu'entouraient tous les habitans du canton, et les quatre jeunes garçons portant des branches d'arbres tout enrubanées. Ma sœur, aussi-tôt qu'elle me vit, fit arrêter, se précipita hors de cette voiture, et vint se jeter dans mes bras en versant un torrent de larmes. Je la pressai contre mon cœur avec la plus douce sensation: que j'étais heureux de la revoir!... Le bruit avait attiré Henriette et mademoiselle d'Armincourt: je ne puis vous dépeindre la scène dont j'ai été témoin; la joie de ces trois aimables femmes, leurs caresses, leurs tendres embrassemens, tout cela est au-dessus de ce que je pourrais vous dire. Le sentiment a une manière de s'exprimer qui lui est propre, et qui perd infiniment de son prix quand on veut le dépeindre. Ma sœur s'arracha enfin des bras de ses amies: elle demanda une chaise; et en la présentant aux gens qui étaient dans la voiture, elle leur demanda mille pardons de les avoir oubliés si long-temps. Je vis descendre un bon vieillard et une femme qui ne paraissait pas beaucoup moins âgée. Ma sœur les obligea à lui donner le bras, et voulut les mener ainsi au château. En chemin, elle nous dit qu'elle leur devait tout, et qu'elle ne l'oublierait jamais. A ces mots, si vous eussiez vu Henriette et mademoiselle d'Armincourt s'empresser autour de ces bonnes gens!... Les villageois en faisaient tout autant; on avait peine à tenir à cet attendrissant spectacle. Quand nous eûmes gagné le perron, madame de Beauregard se retourna, et dit à la foule qui la suivait: Mes amis, mes chers enfans, je vous donne à dîner à tous: apportez des provisions, je payerai tout: que chacun s'empresse, et s'occupe de cette fête; je dînerai avec vous. La joie la plus vive éclata sur tous les visages.

Chacun court, et s'empresse pour satisfaire la volonté d'une femme si chérie....

Nous entrâmes: ma sœur fit asseoir ces bons vieillards à côté d'elle; nous l'accablions de question: Je vous dirai tout, nous dit-elle; mais avant, contez-moi ce qui s'est passé. Où est le chevalier?

A cette demande, nous nous regardâmes.

Frappés du plaisir de la revoir, nous n'avions rien prévu.

Mademoiselle d'Armincourt me dit: Il n'y a rien à dissimuler; il faut lui dire la vérité; elle n'a rien d'affligeant.

Elle lui conta sur-le-champ l'histoire du chevalier et de Saint-Hilaire. Au moment où elle parla du combat, madame de Beauregard porta les mains à ses yeux avec violence, en criant: Je ne veux rien entendre. On eut la plus grande peine à lui remettre l'esprit: à la fin, elle se calma. Je lui montrai la lettre du chevalier; elle n'éprouva plus que la douleur de le savoir loin d'elle, sans être à portée de lui apprendre son heureux retour. On vint nous annoncer que les ordres u'elle avait donnés étaient exécutés, et que tout était prêt. Tout le monde s'v était prêté avec joie et satisfaction. Dans une des grandes allées du parc, on avait rassemblé toutes les tables longues du village, et on les avait placées au bout les unes des autres: des bancs mis de chaque côté pouvaient recevoir la multitude, et formaient un long cordon de convives.

On avait préparé à la hâte, mais avec intelligence, la place de madame de Beauregard, au bout du banquet. Des guirlandes de feuillages, suspendues aux arbres, lui formaient une espèce de dais, d'où pendait une couronne. Un fauteuil élevé, et dont la forme était dérobée sous d'autres guirlandes, avait l'air d'un trône de quelques nymphes des bois. L'aspect de cette petite fête était des plus agréables, et portait à l'ame cent fois plus de charmes que toutes celles où l'on ne voit que la prodigalité de l'argent, et où le sentiment n'a aucune part.

La joie tumultueuse et bruyante de toutes ces bonnes gens, le plaisir pur et naïf qu'ils témoignaient à la vue d'une femme qui les avait comblés de mille bontés, depuis le temps qu'elle habite dans le canton; on était pénétré d'une émotion douce et flatteuse ... C'est dans ces momens-là, momens bien rares dans la vie, où l'on sent tout le charme de son existence, où l'on peut compter, pour ainsi dire, toutes ses facultés intellectuelles. Plus on est proche de la nature, plus on est susceptible de ces sentimens doux, que les ames corrompues et vicieuses ne connaissent plus: elles ont perdu l'idée d'un bonheur vrai que l'on ne trouve que dans l'innocence des mœurs. Pardonnez cette digression; mais je vous avoue, mon ami, que cette fête a laissé dans mon esprit une teinte agréable qui n'est point encore effacée, et qui me plonge dans mille réflexions.

Pour madame de Beauregard, elle ne put tenir aux expressions d'attachement qui venaient à chaque pas frapper son oreille. Quand elle fut arrivée, et qu'elle vit la place qui lui était destinée, la plus vive émotion parut sur son visage: son ame sensible était attaquée sur tous les points; elle ne put proférer une parole.

Son regard attendri et caressant se promena sur toute l'assemblée; et ce silence sentimental en dit plus mille fois que toutes les phrases d'un grand rhétoricien.

Aussi-tôt qu'elle fut assise, la couronne qui était suspendue, et qui tenait à un fille, tomba doucement, et vint se poser sur sa tête. Dans ce moment, des cris mille fois répétés de vive notre bonne dame! éclatèrent de toutes parts. A ce dernier trait, ma sœur ne put résister à l'émotion qui vint s'emparer d'elle: elle se leva, et tendant les bras aux bonnes gens qui l'entouraient, elle leur dit: Mes amis, mes chers enfans, vous ne me ménagez pas; mon cœur ne peut plus résisaux douceurs dont vous l'enivrez: je n'y tiens plus ... En disant ces derniers mots, son visage s'inonda de larmes.

J'étais près d'elle: O mon Dieu! que je suis attendrie! me dit-elle; que ce moment a de charmes! Le chevalier n'est pourtant pas ici...Cette idée étendit un nuage de mélancolie sur sa figure, et empoisonna tout le plaisir qu'elle aurait pu prendre à l'expression des sentimens de tendresse que chacun s'empressait à lui témoigner.

Sa santé fut portée mille et mille fois avec cette franche gaieté que les gens de la campagne possèdent seuls. Elles avaient placé avec distinction le digne homme et la digne femme qui l'ont ramenée. Ils ont eu leur part de toutes les attentions, et on n'a cessé de leur témoigner la reconnaissance qu'ils inspiraient pour les services qu'ils ont rendus à madame de Beauregard. J'oubliais de vous dire qu'au moment du repas, on n'a pas trouvé nos quatre jeunes garçons; ils ont dit qu'ils ne pouvaient que travailler à la fête, mais qu'ils n'v participeraient pas, et qu'ils ne seraient contens, que lorsqu'ils auraient retrouvé monsieur le chevalier. Ce dernier trait a touché ma sœur, au point qu'elle manquait d'expressions pour manifester toute sa reconnaissance. Quand nous fûmes rentrés, elle se livra à mille inquiétudes sur le sort de son amant. Où est-il?

quand reviendra-t-il? Tous les accidens qui peuvent lui arriver sont prévus, et sa tendre inquiétude la livre à mille chimères qui toutes lui paraissent des réalités. Je n'en suis pas exempt moi-même, je connais sa tête; il est homme à ne mettre de bornes à ses recherches, que le bout du monde. Adieu, mon ami: voilà un volume; mais les détails qu'il renferme ne vous paraîtront pas fastidieux.

Je connais votre cœur. Je joins ici le récit de ce qui est arrivé à madame de Beauregard. Adieu encore: donnez-moi de vos nouvelles, et croyez à l'attachement sincère de votre ami DARCY. Détails de ce qui est arrivé à Madame De BEAUREGARD après son enlèvement, écrits par elle.

Apeine avais-je eu le temps de m'a percevoir que nous étions environnés d'inconnus, que je me sentis saisir par un bras vigoureux, et que l'on m'enleva par-dessus la portière du phaéton dans lequel j'étais avec mes amies. L'effroi que j'eus m'ôta la faculté de jeter le moindre cri: je reconnais l'odieux Saint-Hilaire, aux paroles hardies qu'il osa proférer en me portant à la voiture qui m'attendait. Je n'y fus pas placée, que mes sens m'abandonnèrent, et je ne les recouvris que bien long-temps après.

Je sentis que l'on me tirait le bras, et je distinguai une voix inconnue qui me disait: Madame!... Madame! écoutez donc! ô madame!..

.J'ouvris les yeux; je me retrouvai dans la chaise où l'on m'avait mise, et je sentis à la fraîcheur qui m'avait saisie, que la nuit était avancée. Je n'osais proférer une parole: le postillon me dit: (car c'était lui qui me rappelait à la vie) Madame, où voulez-vous aller? O mon ami! qui que vous soyez, ayez pitié d'une in fortunée qui n'a d'espoir que dans votre générosité; et croyez que la récompense que je vous donnerai sera bien au-delà de votre espoir.--Ce n'est pas cela qui me guide, me dit-il avec franchise. Il paraît que nous ne sommes pas suivis.

Il est deux heures du matin. Je me suis arrêté dans cette plaine. Je n'entends rien venir. Je crois que mon maître n'a pu se soustraire aux personnes qui vous accompagnaient, et qui l'ont probablement rejoint: les autres sont dispersées, à ce qu'il me semble. Il m'a pris à son service depuis peu: je ne me suis prêté à ce qu'il m'a ordonné qu'avec répugnance. Si je puis vous obliger, diteslemoi; que faut-il faire?--O généreux homme! m'écriai-je, s'il est vrai que vous soyez de bonne-foi, comme j'aime à le croire, il faut me soustraire aux recherches de votre odieux maître, qui, d'un moment à l'autre, peut nous rejoindre. Mais où aller? A peine eus-je fini ces mots, qu'un bruit de chevaux qui se fit entendre, me glaça d'effroi.

Mon homme ne délibère pas; il saute sur son cheval, et prend la plaine à toute bride. J'avais beau lui demander où il me menait? il ne m'entendait pas: il pressait les chevaux du fouet et de l'éperon. La voiture volait, malgré les sillons, qui, pris en travers, me faisaient éprouver les plus rudes secousses.

Je m'étais cramponnée, et j'attendais, non sans impatience, qu'un chemin plus uni se présentât. Il y avait une heure à-peu-près que nous allions ce train-là, lorsque je vis le postillon diriger ses chevaux vers un bouquet de bois assez touffu.

Ils ne l'ont pas atteint, qu'il fit claquer son fouet à plusieurs reprises avec une joie extrême. Il se retourna de mon côté en parlant; mais je ne pus distinguer ce qu'il disait. Je crus m'apercevoir que sa figure annonçait de la satisfaction. Après deux ou trois détours, il prit une allée assez sombre qui descendait avec roideur à un bourg. Le jour qui commençait à poindre, me permit de voir les maisons ça et là. Je ne puis rendre le confus de mes idées: je n'en avais pas une de stable: je flottais de la crainte à l'espoir.

Enfin, nous arrivâmes à une chaumière assez isolée: mon postillon saute à bas de son cheval avec un air de triomphe, et se met à crier: Ho, mon père! alerte: holà! père Mathieu; dépêchonsnous. Il avait ramassé une pierre, et frappait à la porte à coups redoublés.

Il se retourna de mon côté, et me dit d'un air content: Ils seront bien malins, s'ils viennent nous chercher ici! Allez, madame, je réponds de vous à présent sur ma tête, ou que je sois débaptisé....

La porte s'ouvrit, et je vis sortir de cet humble asyle un vieillard respectable qui se frottait les yeux: Quoi! c'est toi, Philbert?--Oui, mon père; mais dépêchonsnous, et je vous dirai de quoi il est question. Alors on me fit descendre, et j'entrai dans la maison, non sans une crainte qu'il m'était impossible de vaincre. Le froid m'avait gagné; on se hâta de faire du feu, et pendant que je me réchaufſais, on fut cacher la voiture et les chevaux dans une grange peu éloignée.

Le bon Mathieu ne cessait de me regarder, et faisait à son fils mille questions; mais l'autre, tout en vaquant à sa besogne, lui disait: Nous avons le temps: madame n'a pas soupé, ni moi non plus; il faut faire cuire des œuſs frais.

Allez chercher ma tante Cateau, et nous parlerons de tout cela. On fut chercher cette bonne vieille, dont les soins touchans ne sortiront jamais de ma mémoire.

Quand tout fut prêt, mon libérateur me demanda la permission de s'asseoir, et conta à son père et à sa tante l'histoire de mon enlèvement. Bonne sainte Vierge!

s'écria la mère Cateau, et tu t'es prêté à cela? Mais, mon garçon, le ciel ne te bénira pas: il fallait laisser là ton vilain maître, plutôt que de faire une si méchante action. Philbert assura qu'il ignorait qui j'étais; que l'on lui avait fait entendre que c'était de mon aveu; que ce ne fut qu'au moment du rapt qu'il s'était aperçu de ce qui en était, qu'il avait reconnu ma livrée, et que, dans le même moment, il s'était bien promis que, s'il pouvait m'être utile, qu'il le ferait ....

Ah! bon ça, mon ami, dit la tante; voilà comme il faut penser pour que Dieu nous bénisse. Je pris alors la parole, et les assurai que mes bienfaits outre-passeraient leurs espérances. Ils n'eurent tous trois qu'un même sentiment, et dirent ensemble: Et, madame!

pour qui nous prenez-vous? Nous serons assez assez heureux de vous rendre à votre famille; la récompense sera assez grande comme çà. Tant de générosité de la part de gens qui ne sont pas sans besoin, me fit verser des larmes. Je pressai ces respectables gens contre mon cœur; toute autre manière de m'exprimer aurait été au-dessous de ce que j'éprouvais. On délibéra sur ce qu'il ſallait faire: il fut décidé que j'irais chez la mère Catcau, où j'occuperais la chambre de sa fille, jusqu'à ce que l'on se fût procuré quelques renseignemens sur ce qui s'était passé avec le chevalier de Saint-Hilaire. Elle voulait qu'on en parlât au curé. Philbert ne voulut pas: Il a, disait-il, chez lui une vieille bavarde; ce serait bientôt la nouvelle du canton. D'après cette résolution, la mère Cateau fut chez elle prendre une petite robe d'indienne, un bonnet simple, tel que sa fille les portait aux grands jours. Je me vêtis de ces habits modestes, et je me rendis chez elle: elle me prépara un lit, et je me couchai; mais l'incertitude dans laquelle j'étais sur le sort de mon frère, du chevalier, et de mes deux amies, m'ôta le repos. Philbert vint le lendemain matin me dire qu'il allait envoyer un de ses cousins savoir ce qui se passait, parce qu'il n'osait pas paraître.

Au bout de quatre jours, ce même cousin revint. Comme on lui avait dit avec précaution ce qui s'était passé, parce que l'on craignait que d'imprudentes recherches ne nous remissent au pouvoir de ce maudit chevalier de Saint-Hilaire, il ne prit que de légers renseignemens: il nous dit que tout était tranquille à Ormilly, et que l'on n'avait pu lui donner aucune nouvelle de M. de Saint-Hilaire; qu'il le croyait en fuite. Je manifestai le desir de revenir chez moi, et Philbert se chargea de m'y faire revenir sans danger. Il emprunta une petite charrette d'osier.

Son cousin nous devait mener, et le lendemain je me suis mise en route avec le bon Mathieu et la bonne Cateau, qui n'a cessé d'avoir pour moi des soins que je n'oublierai jamais. Comme le cheval qui nous menait avait besoin de se rafraîchir, on s'arrêta dans un village à deux lienes de chez moi. Je m'étais réfugiée dans le fond de notre petite voiture, et j'étais très-inquiète d'entendre des hommes parler très-haut, et me nommer. Je fis appeler le conducteur, et lui demandai ce que c'était: Ce sont quatre drôles, dit-il, qui boivent làdedans, et qui demandent si l'on ne vous a pas vue? ils ſont un tas de questions: dame, c'est que je leur ai rabattu leur caquet; mais c'est que je ne les crains pas, voyez-vous, quoiqu'ils soient quatre.... Ils m'ont l'air de grands drôles payés par ce Saint-Hilaire; mais ne craignez rien; allez, madame, je réponds de vous. Comme il finissait de parler, je vis à travers le carreau de côté paraître deux de mes protégés; je les appelai, ils vinrent, et quand ils m'eurent reconnue, ils montèrent après les rayons des roues pour me parler. Mon charretier qui vit cela, vint pour les battre: je ne pouvais interposer silence, et il y a eu quelques coups de donnés: enfin, on s'entendit; je donnai de l'argent, pour qu'en buvant tous ensemble, ils pussent se raccommoder.

Ils furent couper des branches d'arbres, les enrubanèrent, et l'on se remit en marche avec des chants et une joie inexprimable: c'est ainsi que je fis mon entrée à Ormilly.

Me voilà rendue à ma famille; mais je ne suis pas sans inquiétudes, et j'ignore combien elles dureront.

LETTRE LXXIV.

Le Chevalier D'AUTERIVE à M. DARCY.

C'est avec la plus grande peine, mon digne ami, que j'obtiens la permission de vous écrire. Après avoir couru nuit et jour sur de ſaux renseignemens, je suis tombé très-malade: voilà quinze jours que je suis dans un état affreux; j'ai donc été obligé de mettre un terme à mes recherches. O Sophie! Sophie! faudra-t-il mourir sans vous voir, sans savoir votre sort? Trop aimable femme! où êtes-vous?

que de larmes elle doit verser! Je vois ses chagrins, j'entends ses gémissemens; j'en ai l'ame déchirée, et je ne puis voler à son secours ... Mon ami, je me jette à vos pieds, à ceux de mon père; partez tous les deux, que tout le monde la cherche. Ah! rendez-moi mon bien: c'est ma femme, c'est mon amante. On veut m'ôter ma plume, mon papier. Les barbares! ah! ils me feront mourir.

LETTRE LXXV.

M. DARCY au Comte DE BELLEVILLE.

Si j'ai été si long-temps sans vous écrire, mon ami, n'en accusez que les circonstances; mais cette lettre va vous dédommager amplement. Je vous annoncerai d'abord le retour du comte d'Auterive. Il a trouvé le comte Hector, qui lui a communiqué les lettres de Saint-Hilaire. Il dit que c'est un tissu d'horreurs; mais elles ne parlent pas du lieu où il comptait mener ma sœur, et si nous ne l'avions pas retrouvée, cette démarche aurait été tout-à-fait inutile.

Depuis quinze jours qu'elle est de retour, nous avions fait toutes les démarches possibles pour nous procurer quelue lumière sur le sort du chevalier.

Avant-hier, pendant que j'étais à Auterive, un homme vint me demander. Ma sœur, toujours inquiète, veut savoir ce que c'est; on lui remet une lettre: elle la décachète; c'était du chevalier: mais, quelle lettre! Elle annonçait qu'il était tombé malade à vingt lieues d'Omilly; et d'après le rapport de l'exprès envoyé par les personnes chez lesquelles il est, madame de Beauregard le crut à son dernier moment: elle s'est trouvée très-mal; on m'a envoyé chercher: elle m'a conté, en fondant en larmes, l'état dans lequel était ce pauvre chevalier. Je me suis offert pour partir sur-le-champ, et aller près de lui, mais elle n'a pas voulu: tout ce qu'elle a pu m'accorder, c'était de l'accompagner. On a envoyé chercher des chevaux de poste, et nous nous sommes mis en route.

Si vous l'aviez vue dans la voiture faire des mouvemens précipités pour accélérer le train des chevaux! vous l'auriez prise pour une folle; la tête tantôt à une portière, tantôt à une autre, en criant: Mais allons donc, nous n'arriverons jamais! Ah! que ces gens-là sont terribles!

rien ne les touche. Mon ami, je donne un écu de guide; allons, plus vîte....

J'aurais défié à tous les potentats de l'univers d'aller un plus grand train: il lui semblait qu'on n'allait qu'au pas.

Elle retombait dans le fond de la voiture anéantie.--Non, mon frère, je ne le verrai pas; nous arriverons trop tard; mais si nous allions à pied? il me semble que j'irais plus vîte .... Elle croyait que ses jambes iraient comme son imagination. Je lui laissai dire patiemment tout ce qui lui passait par la tête.

Enfin, mon ami, nous sommes arrivés.

Elle saute à bas de la voiture: les maîtres de la maison viennent pour la recevoir; elle ne voit, n'entend rien; elle entre, manque se briser les jambes sur une chaise, un enfant, un chien qui étaient sur son passage; elle passe à travers tout cela, trébuche, se rattrape. Où estil? où est-il? Je me précipite moi-même pour l'arrêter, et lui faire comprendre ce que peut avoir de dangereux une apparition si subite. Je ne pus l'atteindre; un instinct aveugle la conduit droit à la chambre du chevalier: le voir, et se précipiter sur lui, fut si rapide, que personne n'eut le temps d'y mettre obstacle.

Il prenait un peu de repos; il ouvre les yeux, se sent inondé de larmes, et couvert de mille caresses: il jette un cri: „Sophie! ah, Sophie!“ et tombe sans connaissance; elle-même avait perdu le sentiment; on l'éloigna, et on leur prodigua à chacun des secours en particulier. Elle revint la première, et demanda avec instance à le voir. Je lui ſis sentir qu'elle pouvait augmenter l'incommodité du chevalier, en lui faisant éprouver de trop grandes émotions. On.

vint me chercher de sa part; aussi-tôt qu'il me vit, il me dit d'une voix faible: Elle est ici! où est-elle? où est ma femme? Il prononça ce mot avec un si grand plaisir! Je lui pris la main, et lui dis: Tranquillisez-vous, mon cher chevalier, vous allez la voir: il y a long-temps que vous seriez réunis, si on avait su où vous trouver: voilà quinze jours qu'elle est de retour....--Mais qu'elle vienne! que je la voie! Comme il disait cela, je lui vois tendre les bras; je me retourne, elle était déjà derrière moi, mais pâle et tremblante. Elle s'approcha; ils ne se dirent rien; mais elle se jeta dans ses bras. On n'entendait que soupirs et sanglots; personne ne put retenir ses larmes, et si je m'en souviens bien, je crois que j'eus la faiblesse d'en faire autant. Le chevalier finit par l'éloigner, en lui disant: Ah! laissez-moi, Sophie; vous allez me faire mourir; mon ame est prête à m'abandonner.

Elle se jeta dans un fauteuil qui était près de son lit, et ne cessait de pleurer amèrement. Je lui demandai ce qu'elle avait à pleurer? Le voilà, lui dis-je; vous voilà réunis pour toujours; il n'est plus malade.--Non, mon amie, dit le chevalier, je ne suis plus malade, puisque je vous vois; nous partirons quand vous voudrez. Elle le regarda un moment, lui prit la main, la posa sur son cœur, et lui dit avec l'expression la plus tendre: O d'Auterive! ne nous quittons jamais! entends-tu? jamais...--Non, jamais, dit-il ... Ils se regardèrent, et restèrent dans le silence... Le médecin vint à propos pour faire cesser une scène trop fatigante pour tous deux, et je dirai même plus, pour les spectateurs: il ordonna du repos au malade, et on se sépara. Pendant qu'ils dorment, ou ne dorment pas, je vous écris cette lettre; je la finirai demain, et vous donnerai des nouvelles de notre chevalier. Adieu, mon respectable ami; adieu pour ce soir.

Suite de la précédente.

On est venu de très-bonne heure me réveiller de la part de notre malade.

Je me suis empressé, comme vous le pouvez croire, mon ami, de me rendre à son invitation. Je lui ai trouvé un très-bon visage, et le pouls très-calme.

Il a fallu lui conter ce qui était arrivé à madame de Beauregard. Il ne pouvait modérer la joie qu'il éprouvait de la générosité du postillon, qu'il va prendre à son service. Je ne lui ai point laissé ignorer la démarche que son père a faite: il fallait charmer son impatience de voir ma sœur, en l'entretenant d'elle. Enfin, elle a paru: une légère confusion de ce qui s'était passé la veille, se laissait voir sur son visage. A son arrivée, le chevalier lui tendit les bras; au lieu de s'y jeter, elle lui prit la main, et la lui serra, en lui demandant de ses nouvelles avec un intérêt tendre, mais réservé. Il nous regarda tous deux avec émotion: Que veut dire cet accueil? ne suis-je plus d'Anterive? n'êtes-vous plus Sophie? Qu'une nuit a porté de changement en vous! Ah!

il fallait garder vos caresses d'hier, ou me les continuer aujourd'hui... Vous me déchirez le cœur.... L'altération la plus forte se faisait voir dans ses yeux, qui étaient baignés de larmes; ma sœur en parut pénétrée. Que vous m'affligez! lui dit-elle, mon ami: que vous êtes exigeant!

Hier, j'étais trop inconsidérée; je crains même d'avoir choqué la bienséance: les personnes qui étaient près de vous ont dû prendre de moi une très-mauvaise idée.

--Mais non, mon adorable amie, dit le chevalier; ils savent nos malheurs: j'ai tout dit; n'êtes-vous pas ma femme?

ne la seriez-vous pas déjà sans le sort qui nous a séparés? N'êtes-vous pas à moi?--Ah! oui, dit-elle, pour la vie. Il se pencha sur son lit, la prit dans ses bras, et l'embrassa avec une vivacité qu'elle ne put réprimer. Je fus obligé d'employer toute ma raison pour la faire entendre à cet aimable étourdi; enfin, je vins à bout de me faire écouter, et nous parlâmes de notre départ. Le docteur vint, qui, connaissant la cause du mal, et voyant dans madame de Beauregard le remède, nous assura que la fièvre ayant cessé, il pouvait, sans danger, se mettre en route. Nous partons demain.

Adieu, mon ami: j'espère trouver une lettre de vous à Ormilly: en attendant ce plaisir, recevez l'assurance d'une amitié qui ne finira qu'avec ma vie. Je suis votre ami le plus sincère Darcy.

LETTRE LXXVI.

Le Chevalir D'AUTERIVE au Chevalier De VALBELLE.

QU'IL y a long-temps que je ne t'ai écrit, mon cher chevalier! et que j'ai de choses à te dire! Tu verras que j'ai manqué perdre mon adorable amie: enfin, le ciel nous a rejoints dans un moment où fatigué de corps et d'esprit, j'étais tombé malade (*) ...............

.....................

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Je suis à présent habitant sous le même (*) Le chevalier d'Autcrive conte à son ami ce que nous avons vu dans les lettres précédentes, relativement à l'enlèvement de madame de Beauregard, et son combat avec Saint-Hilaire, etc. etc.

toit avec celle que j'aime. Mon père et ma sœur sont venus prendre domicile à Ormilly; tout se prépare pour notre union: c'est dans trois jours qu'elle sera ma femme, et j'aurai connu le bonheur.

Dans trois jours enfin, son ame et la mienne n'en feront plus qu'une. D'ici à ce moment, pour lequel seul j'existe, mon être a perdu toutes ses facultés; je ne puis ni manger, ni dormir, ni parler; je pense, je sens, je la regarde, je contemple ma proie avec une avidité!!!!!

Souvent mon regard lui fait baisser les yeux.Ah, Sophie! dans trois jours nos regards confondus.... Hier j'étais allé à Auterive donner quelques ordres; je reviens, et ne la vois pas dans le salon avec le reste de la compagnie. Je vole à son appartement; elle n'y était pas non plus: je m'informe, on ignore où elle est. Je vais dans le parc, et je la trouve, après mille tours et détours, assise dans un bosquet de lilas: elle tenait un papier à sa main: elle me voit, le cache (c'était une lettre de moi), et se lève avec précipitation. Elle me dit: Allez-vous-en; allez-vous-en, au nom de Dieu.--Mais, Sophie, dans trois jours.....--Oh! non; allez-vous-en, mon cher chevalier; je vous le demande en grace. Je demandai un baiser.--Je le veux bien, dit-elle; mais donnez-moi votre parole d'honneur, que sur-le-champ nous sortirons d'ici. Je fus obligé de la donner; je reçus un baiser charmant; je la pris dans mes bras, et lui en donnai un si tendre...... Elle pâlit, me regarda tendrement, me serra elle-même contre son cœur, et me dit: Chevalier, j'ai votre parole d'honneur.

Ce mot me fit frémir.--Ah! que vous êtes cruelle, lui dis-je, d'avoir exigé de moi une chose si sacrée, quand dans trois jours ..... Elle me mit la main sur la bouche, me prit par le bras, et je me laissai entraîner ...... Que cette femme a d'empire sur moi! Nous rentrâmes: mon père, qui nous vit revenir ensemble, nous regarda avec des yeux malins, et fit quelques plaisanteries sur notre promenade. Sophie était confuse du soupçon; moi, je l'étais de ce qu'il était si mal fondé, et notre embarras fit qu'on me crut plus heureux que je ne l'étais; mais quand on me vit le reste du jour aussi sérieux que de coutume, cela détruisit toute idée. Mon père me demanda, en nous retirant le soir, s j'avais anticipé? Un soupir profond lui fit voir combien il s'était trompé. Il me dit en me serrant la main:--Eh bien, tant mieux, mon ami; n'en sois pas fâché; ton bonheur, pour être retardé, n'en sera que plus grand. Le ciel t'a réservé une femme comme peut-être il n'en existe pas; aime-la toujours: elle mérite vraiment l'amour d'un honnête homme.

Il avait l'air pénétré en me disant cela: je me suis jeté dans ses bras, et l'ai tant baisé, mon bon père..... Ah! qu'il est doux pour moi de lui voir approuver tous les sentimens que j'éprouve! Combien il faut que cette femme soit méritante, puisque mon père lui-même......

Je suis trop heureux, mon ami; ma félicité est trou grande. Adieu, adieu.

Prends part à mon bonheur, et aime toujours ton ami Félix d'Auterive.

LETTRE LXXVII.

M. DARCY au Comte de BELLEVILLE.VOUS avez vu, par ma dernière lettre, mon ami, que nous nous proposions de ramener notre malade à Ormilly; effectivement, nous nous mîmes en route, et notre aimable convalescent était aussi dispos que s'il n'eût pas eu la fièvre pendant plusieurs jours.

Le desir d'aller vîte en allant, avait bien changé chez madame de Beauregard pour le retour. Elle voulait qu'on allât au pas; elle le tenait à côté d'elle bien chaudement, tremblait que la moindre secousse ne l'incommodât, et cela lui donnait occasion de lui prendre souvent la main, pour voir si la fièvre ne revenait pas; comment était le pouls; s'il n'avait point trop chaud ou trop froid; que vous dirai-je? tous les soins et toutes les attentions ont été prodigués au chevalier, qui était dans un état de ravissement que je ne pourrais vous peindre. Nous sommes enfin arrivés à Ormilly; la joie a été des plus vives. Mademoi selle d'Armincourt ne pouvait se lasser de serrer ma sœur dans ses bras: cette intéressante fille ne peut plus être heureuse que du bonheur de son amie.

. d'Auterive le père, qui se porte assez bien, a fait à son fils l'accueil le plus tendre. J'ai vu avec plaisir que la double union qui se prépare ſait goûter à son cœur paternel la plus douce satisfaction; pour mon aimable Henriette, elle était si contente de voir tout ce qu'elle aime réuni, elle a tant embrassé son frère, et ma sœur, et son père; sa joie était si vive, que, dans le doux épanchement de son ame, elle est venue à moi, et m'a embrassé. Que ce moment m'a semblé doux! L'aimable .. la candeur et la naïveté enfant!... sont la base de son caractère; elle est sans détour, et son ame ingénue se montre dans ses moindres actions.

C'est demain, mon ami, que je deviens son époux; c'est demain que je formerai un nœud pour lequel je n'ai jamais eu beaucoup de goût. La connaissance des femmes m'avait donné pour lui un éloignement très-grand; mais Henriette d'Auterive, avec toutes ses grâces naïves, sa jolie mine, sa raison, déjà solide pour son âge, et le goût que j'ai eu le bonheur de lui inspirer, a fait disparaître tous mes préjugés.

Je n'entreprends pas de vous peindre l'état l'état du chevalier; il ne mange pas, ne parle pas, et ne dort guère; il passe les trois quarts de la nuit dans le parc; il prend quelquefois la main de ma sœur, la serre dans les deux siennes, et, les yeux attachés sur elle, il reste ainsi des heures entières. Je crains qu'il ne puisse aller jusqu'à demain: plus le moment approche, plus son agitation se manifeste. Je ne sais comment il soutiendra la cérémonie qui se prépare. Ma sœur n'est point à son aise: elle a passé la journée enfermée avec mademoiselle d'Armincourt: le chevalier, pendant ce temps, se promenait à grands pas dans le parc. M. d'Auterive s'est chargé de faire tous les préparatifs de la fête, que son fils trouve très-ridicules: Tant de monde, dit-il, ne peut que gêner, au lieu d'être libres un jour comme celui-là! Mon père a des idées bien singulières! Moi, j'ai e aaue puinuan e lu au dont nous jouirions; elle m'écoutait les yeux baissés; et plus d'un soupir qui lui sont échappés, m'ont prouvé que son cœur répondait parfaitement au .. Adieu, mon ami. Je vous mien.... ferai part incessamment de tout ce qui se sera passé. Je suis pour toujours, et à jamais, le meilleur de vos amis, Darcy.

LETTRE LXXVIII.

Le Chevalier D'AUTERIVE au Chevalier De VALBELLE.

Il est minuit: chacun s'est retiré chez soi; j'ai été forcé d'en faire autant. La nuit est orageuse, et je ne puis aller promener dans le parc; pour me coucher, cela m'est impossible: mon corps peut-il se livrer au repos, quand mon esprit est agité au point où est le mien? .... Je prends la plume, mon ami, et je vais m'entretenir avec toi. Le silence le plus profond règne ici: qu'ils sont heureux!

Sophie dort peut-être, ou bien elle pense que demain à pareille heure elle ne pourra réclamer ma parole d'honneur: dans douze heures! a-t-on jamais vu un pareil laps de temps, avant que d'arriver au bonheur? J'ai avancé toutes les pendules, et j'ai donné un louis au sonneur pour avancer l'horloge de la paroisse; mais qu'est-ce que c'est qu'une heure?

On nous mariera à onze heures, au lieu d'être mariés à midi: je voulais que cela fût sur les huit heures du matin; mais mon père veut qu'il v ait grand monde: il a invité tout l'univers: quelle extravagance! que nous allons être gênés! quelle contrainte! Je suis ce soir d'une humeur affreuse. Imagine-toi, mon ami, que je n'ai pas vu aujourd'hui ma Sophie de la journée. Aussi-tôt après le dîner, elle s'est enfermée avec son amie, et n'en est sortie qu'à huit heures du soir: elle avait les yeux fort rouges; je suis sûr qu'elle a pleuré; et de quoi?

Mon père dit que je la chagrine, parce que je ne mange pas: ce soir j'ai un peu soupé, et j'étouffe. Que je trouve la journée de demain longue à venir!

Je vais compter les heures: qu'elles vont se traîner lentement!..

.. Et demain, elles s'envoleront avec une rapidité .... c'est-à-dire, demain soir ... Mais eu attendant, que je vais être contrarié, mon ami! Mon père a fait des préparatifs de feux d'artifice, de bals, de concerts, des repas qui vont être d'une longueur...

Ah! si Sophie veut me croire, nous les laisserons; car je crois que cela sera fort ennuyeux..... Voilà une heure qui sonne: jamais le jour ne viendra.....

Je viens d'ouvrir ma fenêtre; le ciel est beau; le temps s'est éclairci: je vais aller, mon ami, prendre l'air; je sens que j'en ai besoin. Adieu. Si je survis au bonheur qui m'attend, je te donnerai de mes nouvelles. Tout à toi pour la vie, ton ami Felix d'Auterive.

LETTRE LXXIX.

M. DARCY au Comte DE BELLEVILLE.Je suis enfin, mon respectable ami, l'heureux époux de mon aimable Henriette. Voilà huit jours que nous sommes unis, et je ne doute pas que ce ne soit pour notre bonheur à tous. Madame Darcy est extrêmement douce et complaisante; j'ai de mon côté l'humeur fort égale; je crois que notre sort sera doux: ma sœur sera très-heureuse aussi. Le chevalier a du mérite, des vertus; mais pour le moment sa passion le domine, et je le crois enclin à une grande jalousie; cela se calmera; pour le moment, cela lui est pardonnable: il possède, et il possède avec enthousiasme, un objet long-temps desiré, long-temps aimé; il voudrait que personne ne lui parlât, ne la regardât: il semble que l'on lui dérobe une partie de sa propriété. Je vous ai mandé que M. d'Auterive s'était chargé des préparatifs de la fête; il a fait plus, il a voulu faire faire les robes de ses deux filles. Le matin où nous devions être unis, je le rencontrai dans le salon, qui donnait des ordres: il me prit par la main, et me dit avec tendresse: Bonjour, mon fils. Je l'embrassai: ce mot me toucha dans la bouche de cet homme respectable. Le chevalier entra, mais pâle et défait; il nous frappa: son père lui demanda ce qu'il avait? Je suis fatigué, dit-il; je n'ai pas dormi. Nous lui témoignâmes notre étonnement, qu'un jour si flatteur pour son amour, il eût un air triste et pensif: son père l'envoya faire sa toilette, et lui dit: Dépêche-toi; je veux que tu sois ici quand ta Sophie entrera; entends-tu? je le veux; il est dix heures, et tout le monde va venir. Cela fit jeter un gros soupir au chevalier, ui se retira. Je fus de mon côté me préparer; je revins au salon à onze heures; je trouvai très-grand monde: le chevalier arriva un moment après, joli comme l'amour; cette pâleur le rendait des plus intéressans: il vint à moi, et me demanda où étaient ces dames? Le comte dit: Vous êtes prêts, messieurs? je vais chercher mes deux petits anges, et vous les amener. Au bout d'un moment, il revint, tenant sa fille et ma sœur chacune par une main: il vint nous les présenter: Voilà, dit-il, mes chers amis, deux belles vierges que je vous amène; leur vêtement est l'image de leur candeur; recevez-les de la main d'un père qui vous donne à tous quatre sa bénédiction; soyez heureux, et rendez-les heureuses.

Il ne put finir ce peu de mots sans verser une larme. Il est donc des sentimens auxquels le cœur le plus froid ne peut se fermer!...

. Mademoiselle d'Armincourt fondait en larmes; ma sœur était oppressée; Henriette était très-rouge: je lui pris la main, je la posai sur mon cœur, et je la baisai; pour le chevalier, il se jeta aux pieds de ma sœur: le monde ne l'arrêta pas; il prit ses deux mains, celles de son père, il posa son visage sur ces quatre mains réunies, et resta dans cette position assez long-temps: il se releva, fit un mouvement pour embrasser mademoiselle de Beauregard, s'arrêta, et fut se jeter dans les bras de son père.

Ces deux vierges, comme les appelle le comte, étaient habillées de même; elles avaientune couronne de roses blanches sur la tête, une robe blanche garnie d'une guirlande pareille, et tout le reste de l'ajustement était blanc: mes yeux n'ont jamais vu un couple plus intéressant.Les quatre filles destinées pour nous accompagner à l'autel, vinrent prendre Henriette et ma sœur; les quatre garcons entourèrent le chevalier et moi. M.

d'Auterive nous précédait, et mademoiselle d'Armincourt tenait lieu de mère à nos deux jeunes épousés. Nous fûmes dans cet ordre jusqu'à la paroisse: le chemin était jonché de fleurs, et les cris d'alégresse qui éclataient de toutes parts, auraient amolli des cœurs de bronze.

En entrant dans l'église, nous fimes accueillis par une musique militaire.

Au moment de cette imposante cérémonie, je remarquai que ma sœur était très-pâle; je craignais qu'elle ne se trouvât mal: elle se recueillit un moment, et reprit plus d'empire sur son ame. Madomoiselle d'Armincourt était à côté de M.

d'Auterive, et leurs yeux attachés sur nous avec attendrissement, prouvaient combien ils prenaient de part à cette chaîne indissoluble que nous formions.

Si chaque être qui contracte cet engagement aux pieds des autels était pénénétré des devoirs qu'il impose, peu de gens peut-être oseraient se marier. Je ne fus pas exempt d'un serrement de cœur; l'étendue des devoirs auxquels je m'engageais se déroula aux yeux de mon imagination: je me chargeais dans ce moment du bonheur d'un être faible, qui n'avait d'espoir qu'en moi, et du sort des enfans qui peuvent naître de cette union. Quelle tâche à remplir pour un honnête homme!

Vous savez, mon ami, que je ne suis pas dévot; mais dans ce moment auguste, mon ame s'éleva vers le créateur, et je lui demandai avec ferveur de bénir le lien que je formais.

Nous fûmes reconduits au château par une musique champêtre. M. d'Auterive donnait le bras à sa bru, et moi, je le donnais à mon aimable femme; nous n'étions tristes ni les uns ni les autres; nous n'étions pourtant pas gais; nous éprouvions tous un sentiment tendre et religieux, qui nous rendait plus sérieux. Le repas fut brillant, et il v a eu de la musique dans les intervalles. Le parc et les cours étaient remplis de tables, où tous les habitans prirent place.

Il y a eu concert, feu d'artifice et bal.

Madame d'Auterive l'ouvrit avec son beau-père, et se retira peu de temps après. Le chevalier ne voulut jamais danser: son père les embrassa tous deux, et les reconduisit jusqu'à leur appartement.

Je me retirai aussi de très-bonne heure; et mademoiselle d'Armincourt resta avec le comte pour faire les honneurs. Ainsi finit pour nous une journée commencée sous les plus heureux auspices: les fêtes continuèrent pendant quelques jours, et ce qui me fit soupçonner que le chevalier n'était pas exempt de jalousie, c'est qu'à différens bals qu'il y eut, il eut l'air fort triste, parce qu'un jeune officier, qui demeure à Dijon, affecta de prier plusieurs fois madame d'Auterive. Je le fis remarquer à ma sœur, pour qu'elle évitât de faire de la peine à son mari. Depuis ce temps, elle n'a plus dansé, et j'ai vu combien cela lui avait redonné de gaieté.

Il ne peut la quitter une seconde: on lit dans leurs regards tout le bonheur dont ils jouissent: le chevalier a repris sa fraîcheur, et a l'air d'une joie .... Il embrasse sa femme des milliers de fois par heure. Il a été décidé, mon ami, que je ne quitterais pas M. d'Auterive; il m'a demandé avec instance de m'établir dans sa terre, et de vivre près de lui: j'v ai consenti de tout mon cœur. Nous menons la vie la plus heureuse. Mademoiselle d'Armincourt a promis à ma sœur que, lorsque le ciel aurait disposé des jours de sa mère, elle viendrait finir ses jours à Ormilly. Le seul chagrin que nous ayons tous, d'après l'estime et l'amitié qu'elles nous inspirent, c'est de ne pouvoir éclaircir les nuages qui obscurcissent sa vie.

Adieu, mon ami. Madame Darcy me charge de vous dire qu'elle vous aime déjà de tout son cœur, parce que vous êtes l'ami de son bien-aimé.

Recevez l'assurance de ma sincère amitié, et croyez que je suis pour toujours votre sincère et affectionné Darcy.

LETTRE LXXX.

Le Chevalier D'AUTERIVE au Chevalier DE VALBELLE.

OUI, mon ami, je suis le plus heureux des hommes; je possède enfin depuis quinze jours la plus délicieuse des femmes, la plus aimée et la plus desirée. Je me suis enivré à longs traits dans la coupe de la volupté. O plaisirs de l'amour!

à quoi peut-on vous comparer? Plaisirs jusqu'alors inconnus, et dont on ne peut se faire d'idée que lorsque l'on vous éprouve ... Qu'est-ce que la jouissance quand le cœur n'est point embrâsé de vos feux? Un besoin de la nature que l'on satisfait matériellement ... Mais quand les ames se communiquent, et que les facultés morales s'identifient l'une dans l'autre, que vous jouissez comme les esprits célestes, et que le repos de l'amour est encore au-dessus de ces plaisirs, il semble que l'ame se multiplie, et que vous en ayez une pour chaque sensation...

une dans vos yeux pour contempler les charmes de votre amante... une à chaque doigt pour palper ses appas.... une sur vos lèvres pour presser sa bouche charmante, et v puiser le délire du sentiment .... Ah, Valbelle! c'est en vain que je voudrais te peindre mon bonheur; les expressions me manquent. Avant de connaître ma Sophie, je n'avais aucune idée de la félicité à laquelle un mortel puisse atteindre.

Je dis avec Bernard: Ah! qui pourra jamais la décrire Cette ivresse de mes esprits?

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On a tant d'ame pour sentir, Et si peu d'esprit pour le dire!

Mon ami, cette femme que j'idolâtre partage tout l'excès de ma passion; ses beaux yeux ne peuvent se détacher de mou ses regards attendris viennent se confondre avec les miens; mon cœur est enivré de délices, quand elle me prend dans ses bras, qu'elle me serre contre son sein, qu'elle m'embrasse, et qu'elle me dit d'une voix tendre: Ah! d'Auterive, que je t'aime! que je suis heureuse! m'aimeras-tu toujours?

Peut-elle en douter? qu'elle ne fasse jamais cette injure au cœur de son amant!...

L'amour ne nous quittera plus; il marche devant nous, dans la carrière de la vie, et je jure de ne me point écarter de sa route; son flambeau va guider mes pas jusqu'au moment fatal où il faudra descendre au tombeau .... Ouoi! il faudra mourir? Cette sombre idée est déjà venue plus d'une d'une ſois assiéger mon esprit: il faudra que l'un ou l'autre..

Al!

mourons ensemble, puisque c'est le sort de la triste humanité, et que rien ne nous sépare. Les vrais amans devraient être immortels. Adieu, mon ami: viens me voir; je n'ai pas le temps de t'écrire souvent: je t'aime toujours; mais nous ne pouvons pas être long-temps séparés... Mon père paraît très-content: rien ne lui fait plus de plaisir que de prendre par-dessous le bras madame d'Auterive d'un côté, et madame Darcy de l'autre: Voilà mes filles, dit-il, avec une vraie satisfaction.

Adieu encore; mais viens me voir, ou je me fâcherai. Tout à toi pour la vie, mon cher ami, FELIX D'AUTERIVE.

FIN DE LA SECONDE ET DERNIÈRE PARTIE.
[(*) Depuis le départ de M. de Beauregard, il a écrit plusieurs lettres à sa femme, et en a reçu; mais elles sont trop insignifiantes pour intéresser le lecteur.] [(*) Il paraît par ce peu de mots de M. d'Auterive, qu'il n'ignorait pas combien peu le mariage était fait pour M. de Beauregard.] [(*) M. Darcy parle de la scène du bal que nous avons vu dans la lettre de madame de Beauregard à Emilie.]