Naufrage des Iles Flottantes: MiMoText edition Étienne-Gabriel Morelly(1717-1782) data capture double keying by "Jiangsu", China encoding Julia Dudar editor Julia Röttgermann Merging volume 1 and 2 Johanna Konstanciak 86483 2 Mining and Modeling Text Github 2020 Naufrage des isles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpai Étienne Gabriel Morelly Messine 1753 1753

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NAUFRAGE DES ISLES FLOTTANTES, OU BASILIADE DU CÉLÉBRE PILPAI. POĒME HEROIQUE Traduit de l'Indien par Mr. M******. TOME PREMIER. A MESSINE. Par une Société de Libraires. M. DCC. LIII.
EPITRE DÉDICATOIRE A LA SULTANE REINE.

TA HAUTESSE, Magnifique Sultane, Incomparable Houri * du Monarque des Musulmans, m'a fait commander de traduire les Ouvrages inestimables du Philosophe la Lumiére de l'Inde, le plus sage de tous les Visirs.

Je me suis incliné avec respect devant tes ordres; j'en ai porté le seau sur mon front & sur ma poitrine. Tu as voulu voir les beautés ravissantes de ce Poëme divin, travesties à la Françoise. Quelle gloire pour ma Nation & pour ma Langue, de servir d'interpréte aux nobles amusemens aux-quels ta grande ame se livre dans ces jardins délicieux, où tu brilles au milieu d'une foule de Graces, comme l'Astre, emblême de cet Empire, entre les célestes flambeaux!

Je ne sais, Souveraine de tant de Nations, si j'aurai dignement retracé les charmantes peintures de cet excellent Original.

Mais que TA HAUTESSE daigne agréer l'encens que les foibles étincelles de mon génie te brûlent sur cet autel, puisque tu veux & permets que les prémices de ce trésor précieux, ignoré depuis tant de siécles, te soient offerts par celui qui a eu le bonheur d'en faire la découverte.

Ici, suprême Aseki, * me prosternant humblement, je baise le seuil de la sublime Porte qui dérobe à nos foibles regards la lumiére trop vive de tes éblouissans appas.

LETTRE A LA MÊME Sur la vie & les Ouvrages de Pilpai, avec les Avantures du Traducteur.

TU m'ordonnes, Magnifique Sultane, de répondre, sans préambule d'ennuyeux complimens, à toutes les questions que tu me fais faire par ton Kislar-Aga, * j'obéis.

J'etois à Dehli † au service de ThamasKouliKhan, lorsqu'il s'empara de cette riche Capitale, où bientôt une émeute imprévue, ou suscitée à dessein, fournit à ce cruel usurpateur le prétexte d'assouvir la soif du sang & de l'or qui le brûloit. Je n'eus heureusement aucun ordre qui m'obligeât à prendre part à la sanglante & barbare exécution qui ravagea cette malheureuse Ville; mais je me trouvai du nombre de ceux qui furent commandés pour enlever les trésors & les meubles précieux de la Couronne. Moins empressé à ce pillage, qu'à considérer la magnificence des appartemens du Monarque Mogol, ma curiosité me conduisit dans une sale où étoit renfermée sa bibliothéque, & dès l'instant je méprisai tout le reste.

Je savois la langue du Pays, & mon goût pour l'étude m'auroit fait donner tout l'or de l'Inde pour ces richesses de l'ame. Je parcourois à la hâte les titres de quelques livres; mais je fus bientôt interrompu par une foule de pillards, qui, les dépouillant brutalement de leurs couvertures en broderie, n'en firent qu'un monceau de lambeaux. Je ramassois quelques-uns de ces précieux débris; j'aurois souhaité que mes forces eussent pu suffire pour les emporter tous: je m'attachai à ceux qui me paroissoient les plus curieux; mais incertain du choix, j'en prenois un que je rejettois, puis un autre que j'abandonnois encore. Mes avides compagnons se moquoient de moi, quand l'un d'eux ayant découvert une armoire secréte, en tira une boite d'or massif, garnie de pierreries. Il l'ouvre, & y trouva, au milieu de quantité d'aromates dont le parfum se répandit dans la sale, des tablettes à l'Indienne manuscrites en lettres d'or. J'étois proche de lui: Docteur, me dit-il d'un ton railleur, je ne me pique pas même de savoir lire l'inscription des Roupies d'or, * explique-moi le titre de ce livre, je le crois de conséquence. Y ayant donc jetté les yeux, j'apperçus cette étiquette, ou plutôt cet éloge mis en forme de frontispice: Ouvrage merveilleux de l'incomparable Pilpai, la perle des Philosophes de l'Indostan & de toute la terre. Plus bas étoit écrit: Ce livre contient des vérités qui ne sont pas bonnes à dire à tout le monde; que les Sages ne prodiguent pas aux stupides; que les Rois estiment, mais qu'ils n'écoutent pas volontiers: il n'y a qu'une ame intrépide qui se fasse gloire de les tirer de l'obscurité.

Ceci fait ton éloge, Sublime Sultane, puisque tu aimes tant la lecture de ces vérités.

Au nom de Philosophe Indien, mon soldat furieux jetta les tablettes par terre, en s'écriant: Quoi! traiter avec tant de respect les Ecrits de ce chien d'Idolâtre! cet honneur n'appartient qu'à ceux de notre divin Prophéte. A ces mots il me quitta, & me laissa ce que je n'aurois pas changé contre sa boite.

Je connoissois la réputation & le mérite de ce célébre Poëte. Ses Ouvrages ont été traduits presqu'en toutes langues; ce sont de sages leçons de l'art de regner que ce prudent Ministre Philosophe Gymnosophiste donne à son Roi Dabschelin. Pour rendre ces instructions agréables, il en a fait des fables ou dialogues entre animaux de différente espéce. On donne à ce livre, &, par conséquent, à son Auteur, deux mille ans d'antiquité, d'autres le font plus moderne. Je ne m'arrêterai point ici à discuter ce point.

Je poursuis mon récit. Je me retirai dans ma tente avec mon précieux butin pour le contempler à loisir. Je me flattois de posséder l'original de ces fables si recherchées. A peine l'eus-je ouvert, que je reconnus que ce n'étoit point cela, & bientôt je me trouvai plus riche que je ne croyois. Une dissertation sur le véritable titre de ce livre, m'apprit que c'étoit un autre Poëme de Pilpai qui n'avoit point encore été rendu public. Voici ce qu'elle contenoit:

„Le Naufrage des Isles flottantes est „le véritable Homaioun-Nameh, ou „ Livre auguste, autrement Giavidan-„Khird, Khird, c'est à-dire, la Sapience de tous les tems: c'est le regne, le triomphe de la vérité, toujours une, toujours constante, toujours lumineuse „malgré les efforts de l'erreur & des „préjugés pour l'obscurcir; c'est l'écueil contre lequel l'instabilité, l'incertitude des fausses vertus, l'apparence fantastique des chiméres que „révérent les mortels, séduits par le „mensonge, viennent rompre les fragiles fondemens de leur tirannie. Ici „Pilpai ne fait point parler de vils animaux, mais la vérité & la nature „elles mêmes: il personifie, par une „ingénieuse allégorie, ces fidéles interprétes de la Divinité; il les fait „présider au bonheur d'un vaste Em-„pire; par elles il dirige les mœurs & „les actions des Peuples qui l'habitent, & du Héros qui les gouverne; „il leur oppose, sous diverses emblêmes, les vices conjurés contre elles, „mais artisans de leur propre destruction.

Le Glossateur ajoutoit que Dabschelin allant, comme il en avoit été averti en songe, pour prendre possession du trésor que Huschanck, un de ses ancêtres, lui avoit laissé, trouva dans une caverne, avec quantité de richesses, des préceptes que Pilpai lui expliqua d'abord par des fables; mais que ce Philosophe, peu content de cette explication donnée par les organes d'un Renard, d'un Chien, d'un Loup, d'un Bœuf, d'un Oiseau, &c. s'avisa, pour donner plus de force à la vérité & à la nature, de leur faire elles-mêmes prononcer leurs oracles dans ce Poëme admirable.

Ce préambule flatteur me fit conjecturer que cet Ouvrage pouvoit fort bien n'être pas de celui auquel on l'attribuoit. L'on sait que quelques Auteurs, comme les Corsaires, arborent divers pavillons pour surprendre, ou pour s'esquiver; ainsi il n'est pas nouveau de voir paroître des ouvrages sous un nom emprunté, soit pour en mettre les défauts à l'ombre d'une réputation étrangére, soit pour faire tomber cette réputation même, ou enfin pour piquer par cette annonce, la curiosité du Lecteur sottement prévenu, qui ne trouve rien de bon que ce qu'un tel a dit, & qui préféreroit les plus grandes impertinences de ce Quidam en vogue, aux plus excellentes leçons que proféreroit une bouche inconnue. J'achevai de lire cette Piéce si bien préconisée, & je reconnus à différens traits, ou qu'elle n'étoit point de Pilpai, ou que cet Auteur avoit vêcu dans des tems bien moins reculés. Au reste, quelque soit l'Auteur de cette production, je ne la trouvai point indigne de porter un grand nom, ni des honneurs que les Princes Mogols lui rendoient. Je crois même que si Alexandre * goûta la harangue que lui firent les Sytes, Porus auroit achevé de le convertir en lui envoyant ce livre. Sans doute que cet imitateur d'Achile eût délogé le Chantre de ce Héros, pour donner son bel appartement † au Chantre Bramin; & si l'infortuné Muhammed se fût avisé de le faire lire à son Vainqueur, peut-être auroit-il adouci le cœur de ce tigre. Tout dans cet Ecrit répond parfaitement à la haute idée que le Prologue s'efforce d'en donner. On y trouve une excellente morale rappellée à des principes incontestables, & revêtue des plus magnifiques ornemens de l'Epopée. Cette lecture m'avoit rempli de ces pensées, & j'étois surpris que les fables du même Auteur eussent fait tant de bruit, tandis que cette belle allégorie étoit demeurée ensevelie dans un pompeux oubli. Mais la réflexion m'apprit bientôt que je venois de me tromper dans mes conjectures sur la docilité de ces deux célébres Brigands, & me fit aussi appercevoir la cause d'une préférence qui me sembloit sidéplacée: elle me fit souvenir de ce que j'avois vu au premier aspect de ce livre, que les maîtres de la terre, ainsi que la plûpart des hommes, n'aiment que des vérités masquées ou apparentes, dont le langage ambigu puisse leur servir d'excuse: ils aiment un miroir faux pour rejetter sur cette glace les défauts de leurs visages, ou pour se les déguiser. Si quelquefois ils révérent la sagesse, c'est comme les Fetfa, ou Décrets de certains Mouphtis, qu'on encaisse proprement sans les lire. Une fausse politique apprend aux Rois que l'homme redevenu ce qu'il devroit naturellement être, le pouvoir souverain deviendroit inutile: ils s'imaginent que là où regneroit l'équité naturelle, l'autorité n'étant plus qu'une concession volontaire de l'amour des peuples, n'auroit plus la stabilité d'un droit établi par la force & maintenu par la crainte.

Tu m'as permis toutes ces réflexions, Sublime Sultane, & tu veux que je passe à d'autres sur le génie de nos Ecrivains. Je puis dire, sans hiperbole, que chez nous les arts & les sciences expérimentales ne parviendront peut-être jamais à un plus haut point de perfection, ou, si je me trompe à l'égard des bornes que je mets à leurs progrès, au moins est-il certain qu'elles ne peuvent être traitées d'une maniére plus agréable & plus capable d'inspirer à la raison du goût pour la vérité. Ici l'esprit libre de se livrer tout entier aux charmes de cette Belle, leurs amours ne peuvent rien produire que d'une beauté accomplie.

Quant à la morale, la plupart de ses fondemens sont posés sur tant de faux appuis, que presque tous les édifices érigés sur ces fonds, manquent de solidité: ceux d'entre nos Ecrivains qui en sentent le foible, n'osent creuser; la politique & la superstition craindroient la chute de leurs maximes tiranniques; l'ignorance & l'imposture se verroient démasquées; d'autres se croient bonnement en terre ferme, & s'étaient comme ils peuvent; enfin, à l'exception d'un petit nombre assez courageux pour s'aider du vrai, le reste lui substitue dans ses écrits une foule d'ornemens dont il habille, comme il peut, les ridicules idoles qu'encense le vulgaire.

Faut-il après cela s'étonner des fades leçons que la plûpart de nos Poëtes nous débitent en termes pompeux? Imitateurs ou copistes les uns des autres, l'un prend le Diable pour son Héros, & l'intrigue à faire manger une pomme à nos premiers Parens; l'autre, à force de machines bizarrement ajustées dans tout son Poëme, transporte un Avanturier aux Indes Orientales; plusieurs célébrent les extravagances des vieux Paladins; celui-ci fait un fort honnête homme de son Héros, fort zélé pour le bien de ses Sujets, mais entiché de mille préjugez qui peuvent l'empêcher de travailler efficacement à leur bonheur, & le faire devenir la dupe du premier hipocrite; il lui enseigne l'art de pallier les maux & les vices d'une société ordinaire, mais non les moyens d'en couper la racine, ni le secret d'en perfectionner l'économie. Parlerai-je de celui qui vient de chanter les barbares conquêtes des Esclaves de leurs propres Dervis?* ou des leçons fanfreluches de la Morale en falbala de cette Chronique scandaleuse † pretentaillée des ridicules portraits d'environ deux cens fols?

Si Ta Hautesse ouvre nos Romans, elle n'y trouvera presque rien capable de contenter ton esprit sublime. Ici tu verras une Prude livrer de longs combats contre ceux qui s'efforcent de la délivrer d'une gênante virginité; tu lui verras étaler le pompeux galimatias qu'on nomme beaux sentimens; dans d'autres, & presque dans tous, on semble prendre à tache de faire valoir toutes les capricieuses maximes qu'inventa l'humaine folie pour répandre l'amertume sur les courts instans de ses plaifirs: tout cela est accompagné d'une infinité de catastrophes bien ou mal trouvées, tristes ou gaies, sanglantes ou heureuses, suivant l'imagination qui les enfante: ailleurs on nous présente sous le nom d'allégorie mille impertinentes rêveries, dont il seroit impossible de faire l'application; enfin, de combien de fadaises n'inonde t-on pas le Public de nos Contrées? Toutes semblent conspirer à mettre en honneur & en crédit ce qui fait l'opprobre de la raison, & à avilir les facultés de ce don précieux de la Divinité.

Cependant, grace au goût pour la vérité, que l'étude des Sciences a insensiblement répandu chez nous, il se trouve des génies capables d'éclairer l'Univers: quelques uns ont eu le courage de le tenter, mais le plus grand nombre, soumis en apparence à un joug qui leur ôte la liberté, n'ont, comme ces terres fertiles auxquelles on refuse la matiére d'une utile fécondité, produit au hazard rien que de propre à la retraite & à la nourriture des reptiles.

Je puis donc, sans donner, suivant la coutume des Traducteurs, des louanges outrées à mon Original, demander ce que sont, vis-à-vis de lui toutes nos rapsodies Occidentales, & dire en parodiant un ancien Poëte: Muses Européennes; cessez de vanter vos Gothiques merveilles. *

Je quitte, Puissante Aseki, des réflexions déja trop longues pour passer à mes propres Avantures qui deviennent interessantes, puisque Ta Hautesse m'en ordonne le récit: peut-être la singularité des événemens qui m'ont procuré l'honneur de devenir ton interpréte, t'amusera-t-elle.

Avantures du Traducteur.

DEstiné, par ma naissance, au métier des armes, dès que je fus en âge de les porter, j'en fis l'apprentissage sous un de mes parens qui commandoit un vaisseau de Roi: il étoit d'une Escadre qui avoit ordre d'escorter des Marchands qui alloient sur les côtes d'Afrique, faire le commerce des Négres. Dans ce Pays barbare le Prince vend ses Sujets, & le Pere ses propres enfans. Comme nos jeunes gens du bel air, que nous nommons Petits-Maîtres, ont pris goût à se faire servir par cette espéce enfumée, je demandai la permission à mon Parent de me mettre à la mode: je fis donc emplette d'un jeune Négre de treize à quatorze ans, qui me paroissoit d'une humeur fort gentille: c'étoit un très-beau garçon dans son pays, c'est-à-dire, l'Antipode de la beauté Européenne; son adresse, sa facilité à apprendre notre langue, l'attachement qu'il témoignoit pour son nouveau Maître, me le firent prendre en amitié; mais je pensai le perdre pendant le trajet que nous fimes au retour de notre expédition. Nous avions relâché à l'embouchure d'une riviere pendant un calme qui nous arrêtoit; la chaleur & l'eau douce inviterent plusieurs de l'Equipage à prendre le bain; mon Esclave s'y jetta comme les autres; nous les regardions de dessus le pont; & j'allois moi-même les imiter, lorsque nous les vimes en fort mauvaise compagnie. Plusieurs Requiens ou chiens de mer s'étoient mis de la partie: ces poissons monstrueux sont fort friands de chair humaine; mais comme ils ont la machoire inférieure placée fort bas sous un long bec ou muséau, ils ne peuvent guère saisir leur proie que lorsqu'elle sort de l'eau; aussi ne l'attaquent-ils ordinairement que dans cet instant: tant qu'un homme nage, ils rodent autour de lui & le suivent sans marquer aucun mauvais dessein: il faut donc, pour échapper à leur triple rangée de dents fort tranchantes, se faire enlever avec une extrême promptitude. Nous jettames pour cela des cordages à nos gens; ils s'en lierent, & nous les sauvames heureusement de ce pressant danger, à l'exception de mon pauvre Esclave, qui n'ayant pas été tiré assez vite, fut atteint entre les jambes par un de ces furieux poissons, légérement, à la vérité, mais assez cruellement pour y laisser toutes les distinctions de son sexe. La force de son temperament, les soins que je fis prendre de sa guérison, & l'habileté du Chirurgien lui sauverent la vie. La reconnoissance me l'attacha si fortement, qu'il me suffisoit, pour le punir de quelques fautes, de le menacer de me défaire de lui.

De retour en France, quelque disgrace & le désir de voyager, m'en firent sortir. Mon Esclave auquel javois rendu la liberté, me conjura de lui permettre de ne point me quitter: j'y consentis, & nous devinmes compagnons de fortune.

Après avoir parcouru quelques Etats voisins, nous passames en Moscovie, où nous apprimes que l'on envoyoit des secours en Perse. Thamas-Kouli-Khan s'étoit fait déclarer Régent de cet Empire, après avoir fait déposer Schah-Thamas, & mis en sa place Abbas III. encore enfant. Je souhaitois de considérer de plus près ce fameux Avanturier, dont la réputation commençoit à faire tant de bruit; je voulois voir les plus beaux Pays de l'Asie, sans courir les risques d'un voyageur ordinaire. Je sollicitai quelque emploi distingué dans le corps de troupes qu'on lui envoyoit, & l'obtins. L'accueil favorable que ce Général fit aux Moscovites & à ceux d'entre eux qui avoient quelque talent, m'engagea avec d'autres volontaires à rester à son service, même après que le secours eut été retiré. Nous le suivimes donc, & dans les expéditions qui lui frayerent le chemin au Trône de ses maîtres, & dans les conquêtes qu'il fit sur les traces d'Alexandre le Grand, dont il se disoit l'imitateur. La premiere guerre m'enleva mon fidéle Esclave, qui fut fait prisonnier; la seconde me rendit témoin oculaire du pillage de Dehli, & me fit possesseur du riche trésor sur lequel j'ai déja entretenu Ta Hautesse; enfin, la derniere guerre de Perse contre cet Empire m'a fait subir le sort de mon Esclave.

Je fus amené dans cette Capitale avec d'autres captifs: le BostangiBachi me prit pour travailler aux jardins du Serrail. Je passois un jour seul assez près d'une terrasse qui répond aux appartemens de tes Esclaves, au bas de laqu-elle j'apperçus un papier qui paroissoit jetté à dessein: ce fut pour moi un sujet de crainte & d'espérance; celle-ci fut la plus forte; elle meurt la derniére dans le cœur des malheureux; la moindre lueur favorable les séduit. Me croyant donc sans témoins, je ramassai ce papier; il m'apprit qu'une de tes femmes m'observoit depuis quelque tems, & m'avoit reconnu pour être de sa nation; que des avantures assez semblables à celles de nos Romans, l'avoient conduite au Serrail: elle me prioit de tâcher de faire avertir notre Ambassadeur de sa captivité; qu'elle étoit dans le cas de pouvoir obtenir sa liberté, appartenant à Ta Hautesse qui peut disposer de ses Esclaves; que ses raisons & le nom de sa famille détermineroient l'Ambassadeur à faire solliciter près de Toi. On promettoit pour récompense, de rompre mes fers, &, en termes généraux, quel-que chose de plus flatteur, si j'étois ce que je paroissois être; enfin, tout cela étoit signé d'un nom fort illustre, mais emprunté. On avoit pris la précaution de me jetter ce billet lorsqu'on me vit à portée de le prendre sans être vu; malheureusement elle devint inutile. Je fourrai avec précipitation ce fatal écrit dans mon sein, & me retirai à l'écart pour le lire: mais presqu'aussi-tôt dénoncé que coupable, & aussi-tôt saisi qu'accusé, convaincu par cette piéce autentique, qu'allois-je devenir, ô Refuge assuré des affligés! Sans un ordre tout-puissant de ta part, qui suspendit l'arrêt d'une mort cruelle, & prescrivit de me garder, sans me faire de mal, jusqu'à nouvel ordre? Hélas! Tes bontés ne firent alors qu'augmenter mon tourment: je ne crus mon supplice différé que pour le rendre plus terrible. Quelque tems après, la vue de Kislar-Aga, accompagné d'une nombreuse troupe, me fit frémir. On m'avertit de me préparer à une opération qui me ravissoit à moi même sans m'ôter la vie. On se met en devoir de l'exécuter: déja le fatal rasoir est levé, quand un voix impérieuse en arrête le coup. La frayeur m'avoit ôté le sentiment. Revenu de mon évanouissement, je ne me vois environné que d'objets affreux, que des horreurs d'une cruelle attente. Je demande qu'on m'en délivre par une prompte mort: tout est sourd à ma voix, tout est muet, immobile; enfin, par une révolution des plus surprenantes, j'entens prononcer ma grace: le Chirurgien replie son effrayant appareil; on me délie; il m'ouvre la veine & me donne tous les remédes capables de dissiper & de prévenir les suites dangereuses de la frayeur; on me met dans une infirmerie.

Accablé de réflexions & de recherches sur la cause subite de tant de précipices ouverts & refermés, je m'étois assoupi, lorsque je m'entendis éveiller par une voix qui m'adressoit ce compliment en bon François: „Monsieur, me dit-elle, les traits „d'un Afriquain ne sont pas faciles à „reconnoître; mais les vôtres, profondément gravés dans mon cœur, „ne s'en sont point effacés: reconnoissez votre ancien Esclave: le ciel „favorable semble vous avoir conduit „dans ces lieux pour me procurer le „bonheur de vous prouver ma reconnoissance: que je m'estime heureux „de me voir à portée de vous servir „utilement!“ C'étoit le Kislar-Aga en personne qui me tenoit ce discours. Un stupide étonnement me faisoit croire que je rêvois, quand saisissant une de mes mains, il l'arrosa de larmes de joie. Je me jettai précipitamment à son col: ô mon cher Libérateur! m'écriai-je, est-ce donc vous que je retrouve? est-ce à vous à qui je dois ce que mille vies ne pourroient aquitter? Vous ne me devez rien, reprit-il: les efforts de mon zéle auroient été vains sans les bontés de la Souveraine de cet Empire. Après nous être dit tout ce que l'amitié ne se lasse point de redire, après tous les épanchemens de cœur les plus vifs: Racontez-moi, je vous prie, luidis-je, par quel miracle vous vous trouvez aujourd'hui mon Ange tutélaire. Je ne suis pas seul, répondit-il; mais attendez, mon cher ancien maître, il faut que je vous informe des circonstances qui m'ont acheminé à cet heureux événement. Il continua donc ainsi.

Lorsque je fus fait prisonnier, le Chef du parti qui m'enleva, ayant reconnu mes qualités naturelles & aquises, * ajouta-t-il en riant, me destina pour le Serail de Sa Hautesse; mes services ont été agréables à notre Sublime Sultan; il m'a élevé au poste où je suis. Moins gardien de la porte sacrée des appartemens de la Suprême Aseki, que destiné à exécuter ses ordres, elle me commanda de lui acheter quelques livres François & une Esclave de cette nation, qu'elle aime beaucoup. J'allai pour cela chez un marchand du Serrail; il me présenta une fille, laqu-elle, à ce qu'il me raconta, s'étoit échappée d'un Couvent où ses parens la retenoient de force; espérant rejoindre son Amant, qu'elle croyoit encore en Italie; elle s'étoit déguisée & embarquée à Marseille. Il me rapporta qu'à l'attaque du vaisseau qu'il avoit pris, elle avoit fait paroître une valeur qui l'auroit fait prendre pour un homme, si l'usage de dépouiller les Esclaves, n'avoit découvert son sexe. Ce vieux Corsaire avare m'assuroit, pour faire valoir sa marchandise, qu'il la croyoit encore vierge, & qu'il n'avoit jamais rien vû de si beau. Effectivement, l'accablante tristesse qui paroissoit sur son visage, n'en avoit presque point altéré les charmes. Je fus touché du sort d'une des compatriotes du maître, dont le souvenir m'étoit toujours cher. J'aurois voulu, en l'arrachant des mains de son ravisseur, pouvoir lui rendre la liberté; mais j'étois accompagné & observé par des yeux jaloux de mon élévation, qui n'auroient pas manqué de me faire un crime de cette démarche, pour profiter de ma disgrace. Vous savez qu'à cette redoutable Porte les moindres fautes sont capitales: d'un autre côté, achetant cette Belle, je craignois de causer de l'ombrage, & d'indisposer contre moi notre Sublime Sultane: mais réfléchissant que son ame généreuse étoit inaccessible aux bassesses de la jalousie, & que rien n'étant au-dessus d'elle par les qualités qui enchantent les yeux & ravissent les cœurs, elle ne redouteroit point qu'une Rivale lui enlevât celui d'un Monarque que mille & mille Beautés lui avoient vainement disputé. Cette pensée me rassura; & ayant payé le marchand, je tâchai de calmer les craintes de cette nouvelle Odalique, * & de lui faire espérer que, sans que sa pudeur courût aucun risque, elle pourroit mériter l'affection de sa puissante Patrone, des bontés de laqu-elle elle obtiendroit par la suite sa liberté, puisqu'étant absolue dans ses appartemens, elle pouvoit renvoyer ses femmes quand il lui plaisoit. Je présentai donc cette nouvelle Dame d'atours, qui gagna bientôt les bonnes graces de la Suprême Favorite. Quoique Sa Hautesse n'eut rien à craindre des appas de la Françoise, elle lui sut cependant gré du soin qu'elle prenoit de les négliger, & de les déguiser même. Cette fille soupiroit toujours pour sa liberté; elle s'efforçoit de la mériter & de l'obtenir des bontés de l'Aseki: elle lui étoit souvent promise, mais toujours différée par amitié; quelquefois même sa Patrone lui reprochoit obligeamment son peu d'attachement: elle me pressoit aussi sécrétement de travailler à rompre les fers d'une personne de votre Pays, en considération de l'affection qu'elle me savoit pour vous, dont je l'avois souvent entretenue. Malgré la crainte des dangers auxquels je m'exposois, j'avois résolu de lui rendre ce service; mais son impatience me prévint: elle crut avoir trouvé des moyens plus prompts de sortir de servitude. J'ignorois alors que vous fussiez devenu Bostangi: elle vous remarqua, vous reconnut pour un Francois; elle espéra plus de votre activité que de la mienne.

Hier j'étois dans la chambre de la Sultanne, dont je prenois les ordres, lorsque je vis cette fille venir toute éplorée, se précipiter aux pieds de son sopha: Souveraine des Souveraines, lui dit-elle, je viens humblement me prosterner à tes pieds; que ton Esclave daigne trouver grace devant tes yeux! fais retomber sur ma tête tout le poids de ton courroux ponr un crime dont je suis seule coupable; ordonne, je t'en supplie, que l'on épargne la vie d'un malheureux Esclave qu'ont arrêté tes Bostangis, & qui va, sans doute, périr par ma faute. Elle avoua aussi-tôt tout ce qu'elle vous avoit écrit cette seule fois: elle ajouta qu'elle s'étoit apperçue que vous aviez été vu ramassant sa lettre, & arrêté presqu'aussi-tôt. La Sultane se laissa fléchir, & fit commander de suspendre tout châtiment. Le Sultan rendit ce jour-là visite à sa chere Favorite: elle lui demanda la grace de sa Françoise; elle l'obtint avec pouvoir d'en disposer comme elle jugeroit à propos. A votre égard, mon cher maître, il fut arrêté que pour avoir violé les loix sévéres de ces redoutables lieux, vous seriez mis au nombre des Eunuques blancs. J'eus ordre de vous y préparer. Mais quelle fut ma douleur, quand je reconnus mon bienfaiteur exposé à cette ignominie! Je volai offrir ma tête: je peignis si vivement tout ce que je vous devois, & votre innocence, dont je m'efforçai de donner des preuves, qu'on me permit enfin de vous délivrer, en vous recommandant d'être plus réservé.

Voilà, Magnisique Reine des nations, ce que j'appris de ton Esclave, quand il m'eut tiré des mains de mes bourreaux. Je restai encore quelque tems sous les ordres du BostangiBachi, mais exempt de tout travail, à la recommandation du Kislar-Aga: je traduisis, par ses conseils, le Poëme que je te consacrai, avec la permission du Sublime Sultan. Cet Ouvrage qui m'a mérité le don précieux de la liberté, & tant d'autres graces de tes bontés infinies, m'étoit heureusement resté, lorsque je fus fait captif; l'ignorance du soldat me conserva ce rare trésor.

Ce qui acheva de mettre le comble à ma félicité, c'est qu'au moment que le Chef des Eunuques m'annonça que j'étois libre: Je ne sais, me dit-il, si votre cœur ne vous a rien dit au récit que je vous ai fait de l'histoire de la belle Esclave? Oui, répondis-je, j'ai été sensible à ses malheurs; & pénétré des généreux efforts qu'elle a faits pour sauver un inconnu, je voudrois qu'il me fût possible de lui en marquer dignement ma reconnoissance: mais je veux partager avec elle les libéralités de Sa Hautesse. Gardezles, reprit-il; elle n'exige que votre cœur. Eh, comment le puis-je? d'impénétrables obstacles s'y opposent: tu sais d'ailleurs, cher Ami, que fugitif, après m'être vengé d'un odieux Rival, je me suis vu séparé pour jamais de celle que j'aimois: ses barbares parens l'ont soustraite à toutes mes recherches: depuis ce tems je n'ai pu en recevoir aucune nouvelle consolante: mon cœur gémit encore de cette perte: la tristesse qui m'a accompagné dans tous mes voyages, m'a fait mépriser tous les avantages de la fortune, & la vie même, dont je ne pouvois goûter les douceurs qu'avec l'aimable N***.

A peine achevois-je ces plaintes, que parut une femme voilée. Je tremblai me de voir encore exposé à de nouveaux dangers: mais quittant tout-à-coup son voile, je reconnus celle pour laqu-elle je les aurois affronté tous, celle que je regrettois. Il m'est impossible de décrire tout ce que je sentis à cet aspect, ni la tendresse de nos transports: il n'y a que des Amans réunis, après mille traverses & une longue absence, qui puissent en juger. J'appris donc de cette bouche chérie qu'elle m'avoit reconnu à travers les jalousies des appartemens; qu'elle m'avoit écrit sous un nom emprunté, craignant que, guidé par la vivacité de ma passion, je ne m'exposasse témérairement à des tentatives dangereuses. Elle se sentoit, dit-elle, assez riche par les libéralités de sa Puissante Patrone, pour me tirer d'esclavage, lorsque les sollicitations de notre Ambassadeur, jointes aux favorables dispositions de Ta Hautesse, l'auroient rendue libre. Se piquant seule de la gloire de l'entreprise & du succès, elle n'en avoit point averti notre ami l'Aga; elle craignoit que par timidité, il ne la détournât de ce dessein, ou ne la secondât trop lentement. Elle m'assura qu'elle avoit pensé mourir de douleur, quand elle s'étoit apperçue des dangers que je courois; & qu'ayant été gardée à vue pendant quelque tems, son désespoir étoit extrême de ne pouvoir parler au premier Eunuque, pour l'engager à prier pour moi. Élle finit par un détail de ses avantures, que mon Ami ne m'avoit récitées que d'une maniere générale & équivoque, parce qu'il se réservoit le plaisir de me surprendre agréablement. Enfin, pour comble de bonheur, ton premier Eunuque m'apprit que l'aimable N*** étoit libre ainsi que moi.

Telles sont, Sublime Sultane, les tempêtes & les vicissitudes qui assiégerent ma vie errante, auxquelles ton ame céleste, semblable à ces astres brillans qui conduisent heureusement le nautonnier au port, vient de faire succéder le calme le plus doux.

Si cette Histoire peut amuser Ta Hautesse, toute véritable qu'elle est, quelque Poëte, ou quelque Faiseur de Romans, ne manqueront pas d'en tirer parti: c'est un canevas tout préparé; il n'y manque que la broderie.

J'ajoute, si tu le permets, encore un mot sur le titre de cet Ouvrage, & sur le dessein du Poëte Indien.

J'aurois pu, en traduisant mon Original, changer la Métaphore Orientale, Naufrage des Isles flotantes, en cette explication du sujet de l'Allégorie, Ecueil des Préjugés frivoles. Comme ce Livre porte aussi la pompeuse dénomination d' Auguste, qu'il mérite par les excellentes instructions qu'il donne aux Rois, le titre de Basileïde ou Basiliade lui convenoit assez, suivant les terminaisons de nos Poëmes anciens & modernes, ou bien celui de Zeinzemeïde, tiré du nom de son Héros. Une autre inscription qui décoreroit fort bien le frontispice de ce merveilleux édifice, seroit la Badeïde du mot Persan Badi, qui signifie merveille. Il se présente encore une autre étiquette fort noble: Abriz, signifie or pur à vingt - quatre carats; ainsi en faveur du mérite de ce Livre & de la beauté de sa morale, on peut l'intituler Abrizeïde.

Ta Hautesse rira, sans doute, de la torture que je donne à mon imagination, ainsi qu'aux mots pour intituler dignement ce Poëme; mais c'est la mode chez nous, comme en Orient, d'orner la premiere page d'un livre de dénominations pompeuses: souvent cette affiche fait tout le mérite de l'Ouvrage.

Au reste, Magnifique Sultane, celuici n'a pas besoin de cette vaine ostentation; le nom de son Auteur en fait l'éloge. Je passe au but que ce Sage s'est proposé.

Je crois qu'il n'est pas difficile de conjecturer, que Pilpai a eu en vue de montrer, quel seroit l'état heureux d'une société formée selon les principes de son excellente morale: le contraste de ses peintures fait sentir l'énorme différence qu'il y a de ses leçons, à celles de la plûpart des Législateurs, & reléve les méprises grossiéres de tous les prétendus Réformateurs du genre humain, qui tournent le dos & s'éloignent de la fin qu'ils semblent se proposer; puisque loin de guérir nos maux, leur incapacité les multiplie; loin de travailler à nous rendre heureux, la multitude de leurs vains préceptes, en accumulant les préjugés & les vices, ne font qu'approfondir l'abime de nos miséres.

Enfin, l'action entiére de son Poëme prouve la possibilité d'un sistême qui n'est point imaginaire, puisqu'il se trouve que les mœurs des Peuples que gouverne Zeinzemin, ressemblent, à peu de chose près, à celles des Peuples de l'Empire le plus florissant & le mieux policé qui fut jamais; je veux parler de celui des Péruviens.

La noblesse, l'harmonie & la force du stile de ce célébre Indien, la vivacité de ses expressions, comme la magnificence de ses tableaux, la beauté des Episodes, la singularité, la nouveauté des discriptions & de l'invention, la sagesse de la conduite de ce Poëme, sont au-dessus de tout ce que j'en pourrois dire, ô Sublime Sultane! Tout a plû à Ta Hautesse.

ARGUMENT DU CHANT I.

EXposition & invocation. Description d'une Terre fortunée: ses habitans la cultivent en commun; raison de cet usage. Travaux de ces peuples; leurs jeux, leurs opinions sur la divine bonté, leur nourriture: ce qu'ils conjecturent de leur état après leur mort: quelle idée ils ont de la Divinité; comment ils raisonnent sur sa bonté, sa présence intime à tous nos sens: ce qu'ils pensent de l'Amour. Premiéres tendresses des Amans; leurs caresses: leurs parens les épient, les félicitent de leur bonheur: la Jeunesse s'assemble autour d'eux, chante leurs amours. Peinture allégorique des plaisirs qui président à la formation de l'homme. Description du Temple de la Vie. En quel tems l' homme connoit véritablement les douceurs de l'Existence. Ce qu'est le mariage chez ces peuples: ne connoissent ni jalousie, ni débauche, ni pudeur, ni le nom de Marâtre, ni inceste, ni adultere. Autres crimes inconnus à cette Nation.

NAUFRAGE DES ISLES FLOTTANTES. CHANT I.

JE chante le regne aimable de la Vérité & de la Nature, établi pour jamais sur un Peuple fortuné, & le Héros qui le gouverne, préservés, par ces puissantes Dives, * des atteintes des Vices dont elles délivrent le reste de la Terre.

C'est toi que je célebre, Ruisseau fécond d'une source divine, toi sans laqu-elle rien n'existe, Vérité, mere de la Nature & de toute Harmonie, de toute excellente Beauté; tu es plus transparente que le cristal azuré de la voûte qui environne le Monde; c'est par toi que furent développés les pompeux ornemens de ce riche pavillon; c'est sur des bases inébranlables que tu en appuyas les fondemens: ton éclat surpasse celui de mille soleils réunis: l'obscurité disparoîtroit moins promptement devant eux, que tu ne la dissipes aux yeux de ceux qui s'empressent à chercher tes regards salutaires.

Je t'invoque, fille chérie de la Divinité, daigne m'inspirer cette force victorieuse d'expressions qui ravit les esprits & entraîne les cœurs avec la rapidité d'un torrent impétueux, qui se précipite avec bruit du sommet des montagnes, & renverse tout ce qui s'oppose à son passage; fais que de même mon discours arrache & déracine ces fantômes chéris, dressés par l'Imposture & la Tirannie; fais que le Mensonge se dissipe, comme de foibles vapeurs aux approches de l'astre qui ramene le jour. Fuyez à mes accens, comme au bruit du tonnerre, audacieuse témérité d'une Politique insensée, qui osez publier qu'il n'est pas permis de dévoiler aux hommes vos affreux mystères. Princes & Grands de la terre, reconnoissez enfin que tôt ou tard, malgré vos impuissans efforts pour imposer silence aux timides Sectateurs de la Vérité, elle couvrira vos forfaits & de honte & d'opprobre aux yeux de l'Univers.

Vous, Génies, qui n'êtes vastes que parce que les autres sont resserrés; victimes de vos propres préjugés & des rêveries que vous vous efforcez vainement d'embellir; Poëtes, quittez les chimériques Allégories que vous ornez d'un pompeux langage: il n'appartient qu'au Vrai de s'énoncer avec dignité, ou plutôt c'est du vrai que toute éloquence tire son éclat & son lustre: vous prétendez instruire les hommes en cherchant à leur plaire; ne voyez-vous pas que vous encensez avec eux des Idoles que vous devriez terrasser? cessez, cessez vos Chants fastueux; ils ne sont point dictés par celle qui m'inspire; écoutez & admirez ses divines leçons.

Sois-moi donc propice, auguste Vérité; raconte-moi comment tu fis tout-à-coup disparoître ces Isses infortunées, perpétuels jouets de la fureur des vents & des tempêtes; ces Isles, le repaire affreux de tous les monstres, enfans de l'Imposture, que tu confondis aux yeux de l'Humanité & de la Raison, arrachées à leur tirannie, & que tu précipitas pour toûjours dans de ténébreux cachots; aide-moi à faire dignement le récit de tant de merveilles.

Au sein d'une vaste Mer, miroir de cette profonde sagesse, qui embrasse & régit l'Univers; au sein, dis-je, d'une vaste Plage, toujours calme, exempte de funestes écueils, est un Continent riche & fertile: là sous un ciel pur & serein, la Nature étale ses trésors les plus précieux: elle ne les a point, comme dans nos tristes climats, resserrés aux entrailles de la Terre, d'où l'insatiable avarice s'efforce de les arracher pour n'en jouir jamais: là de fertiles & spacieuses campagnes, à l'aide d'une légere culture, laissent sortir de leur sein tout ce qui peut faire les délices de cette vie; ces plaines parées des plus magnifiques tapis de l'abondance, sont entrecoupées de montagnes, dont l'aspect n'est pas moins agréable; leurs pentes sont couvertes d'arbres toujours verds, chargés de fruits délicieux, toujours renaissans & toujours annoncés par des fleurs: sur leur sommet s'éleve avec pompe le Cédre incorruptible, & le Pin sourcilleux: leurs têtes altières paroissent soûtenir la voûte des cieux; ils semblent autant de colomnes où s'appuie un lambris orné d'azur & de pierreries: du pied des décorations de cette superbe scène découlent de reservoirs abondans, une multitude de ruisseaux & de fleuves; leurs eaux transparentes roulent avec un doux murmure sur un sable mêlé d'or & de perles dont elles relevent l'éclat; ces eaux pures se chargent de sucs aromatiques & odoriférans; elles portent par une infinité de canaux secrets vers les racines des plantes, les principes de leur fécondité; leurs productions nourries de ces parfums agréables, les répandent dans un air salubre: il ne fut jamais corrompu par ces influences malignes, funestes véhicules d'infirmités, de maladies douloureuses, que la Mort fait marcher devant soi.

Ce séjour fortuné étoit la demeure d'un Peuple que l'innocence de ses mœurs rendoit digne de cette riche possession: l'impitoyable * Propriété, mere de tous les crimes qui inondent le reste du Monde, leur étoit inconnue: ils regardoient la Terre comme une nourrisse commune qui présente indistinctement le sein à celui de ses enfans qui se sent pressé de la faim: tous se croyoient obligés de contribuer à la rendre fertile; mais personne ne disoit, voici mon champ, mon bœuf, ma demeure. Le Laboureur voyoit d'un œil tranquile, un autre moissonner ce qu'il avoit ensemencé, & trouvoit dans une autre contrée de quoi satisfaire abondamment à ses besoins.

Dieu, disoient-ils, n'a créé plusieurs hommes que pour s'entre-secourir. Si, comme les arbres & les plantes, il les eût fait pour être séparés de toute société, ils tireroient, comme ces productions, des sucs nourrissiers de la terre: la Providence ne les auroit laissé dépourvus de rien; le fils n'auroit pas besoin des secours du pere, & le pere ne sentiroit pas pour le fils ces tendres empressemens que suggére la Nature; tous les hommes enfin naitroient munis de tout ce qui est propre à leur conservation, & l'instinct leur en montreroit aussi-tôt l'usage.

Les intentions de la Divinité ne sont point équivoques: elle a renfermé toutes ses libéralités dans un même trésor; tous courent, tous s'empressent pour l'ouvrir; chacun y puise, selon ses besoins, sans s'inquiéter si un autre en prend plus que lui. Des voyageurs qui étanchent leur soif à une source, ne portent point d'envie à qui, pressé d'une ardeur plus grande, avale à longs traits plusieurs vases de cette liqueur rafraichissante. Veut-on élargir les bords de cette source précieuse? plusieurs bras réunis l'exécutent sans peine, & leur travail est libéralement recompensé: il en est de même des dons de la Nature.*

Telles étoient les premieres & constantes maximes de cette Société heureuse: nul ne se croyoit dispensé d'un travail que le concert & l'unanimité rendoient amusant & facile. Comme on voit, au retour de la saison des fleurs, la diligente Abeille se disperser dans une vaste prairie pour en ramasser les parfums, elles voltigent par troupes autour de la même plante; elles semblent s'encourager par leur bourdonnement, jusqu'à ce que le déclin du jour ternissant les brillantes couleurs qui parent les campagnes, elles volent avec empressement reporter leur butin au magazin commun de cette laborieuse république; on voyoit de même, au retour du printems, ces Peuples s'empresser avec joie à seconder la fécondité de leurs campagnes: piqué d'une généreuse émulation, celui-là s'estimoit heureux qui avoit tracé un plus grand nombre de sillons. Que j'ai de joie, disoit il, mes amis, d'avoir le plus contribué à l'utilité commune! S'agissoit-il de recueillir les fruits d'une abondante moisson? une infinité de bras amonceloient en d'énormes montagnes ces dépouilles chéries. A tous ces travaux succédoient les jeux, les danses, les repas champêtres; une copieuse variété de fruits délicieux en composoit les mêts succulens; l'appétit en relevoit infiniment les délices; enfin, les jours consacrés à ces occupations, étoient des jours de fêtes & de réjouissance,* auxquels succédoient les douceurs d'un repos que ne goûta jamais le faste tumultueux de nos plaisirs.

Le Bœuf, en échange des secours qu'il prêtoit au Laboureur, en recevoit un ample salaire, & sembloit partager avec son maître les fruits de son travail: libre, après ses services, il n'avoit point à craindre que, par la plus noire ingratitude, un barbare couteau versât son sang pour remercier la Divinité d'une recolte abondante: non, ces Peuples ne s'étoient jamais imaginé que l'on pût honorer l'Auteur de la vie par la destruction cruelle de quelque Etre vivant. Leurs mœurs pures & innocentes ne leur laissoient pas soupçonner que l'Etre suprême s'irritât jamais contre les humains. Le bruit terrible du tonnerre, qui porte par-tout ailleurs l'effroi, & répand la terreur dans les cœurs coupables, étoit écouté, non comme la voix d'une Puissance irritée, mais comme les accens majestueux d'un Souverain bien-faisant qui fait quelquefois éclater sa grandeur.

Cette Nation douce & vraiment humaine, ignoroit aussi l'usage féroce de se nourrir de la chair des animaux: *ils ne firent jamais couler dans leurs veines, avec les funestes principes de corruption & de mort, cet esprit furieux qui anime l'homme contre l'homme même. La Genisse payant le tribut de son lait, & la timide Brebis fournissant sa laine, non à d'inutiles ornemens, mais pour contribuer aux douceurs & aux commodités du repos, ne se voyoient point avec leurs tendres nourrissons destinés à devenir la proie d'une cruelle voracité. Les Oiseaux dont les chants variés charment les fatigues des divers travaux, dont leurs amours & leur industrie nous annoncent les saisons, n'avoient point à redouter les atteintes de ces funestes machines auxquelles une ingénieuse méchanceté a trouvé le secret de donner des aîles. Le fer n'étoit point aiguisé pour ces usages meurtriers; il étoit devenu l'instrument des commodités de la vie, & non de sa destruction. Le tendre Rossignol, qui s'efforce de nous plaire par la douceur de sa mélodie, occupé de ces foins officieux, ne craignoit point de se voir ravir ses chers Petits. Le chien, cet animal caressant & fidèle, n'étoit point dressé à donner à son maître le spectacle affreux de l'innocence abattue sous les efforts d'une injuste fureur. Les Animaux même les plus féroces sembloient imiter les pacisiques humains, & attendre de leur libéralité ce que leur refusoit la foiblesse de leur instinct.

L'essence précieuse que renferme l'Epi, * préparée de mille façons différentes avec le lait & le miel, les fruits & les légumes les plus succulens faisoient la nourriture de ces Peuples heureux: leurs organes abreuvés de liqueurs douces & onctueuses, conservoient leur vigueur & leur souplesse jusques dans une extrême vieillesse, sans en laisser appercevoir les rides. Nous dépeuplons la terre & la mer pour satisfaire nos goûts dépravés par l'intempérance: l'avarice court nous chercher aux extrémités du monde, des poisons pernicieux & subtils que nous avalons à longs traits: nous goûtons une volupté perfide, qui cache sous des fleurs les pas précipités de la mort, dont elle hâte la course: furieux contre nous-mêmes, nous nous déchirons imperceptiblement nos propres entrailles: aussi cette impitoyable Destructrice vient nous attaquer, précédée des plus cuisantes douleurs; mais chez ces sages Mortels, ses approches sont semblables aux doux abattemens que cause le sommeil; aussi le trépas ne les effraie-t-il point.

Venez, mes chers enfans, dit un pere à ses fils, venez, je sens les approches d'un éternel repos. J'ai fourni la carrière que m'a prescrit la Providence; je vais rentrer pour toûjours dans le sein de notre mere commune. Je n'étois utile sur la terre que jusqu'à ce que d'autres moi-mêmes fussent en état de secourir leurs freres. Un autre ajoûtoit en mourant: Je vais faire un long voyage dans l'étendue de cet Univers, dont je ne connois à présent qu'une petite portion; je reviendrai, sans doute, un jour; je reverrai, je cultiverai, je moissonnerai ces champs fertiles; & nouvel Habitant de ces heureuses Contrées, je prendrai part aux jeux & aux repas de mes Compatriotes; je pourrai peut-être les amuser par le récit des merveilles que j'aurai vûes dans un autre séjour. Oui, disoit un Ami, vous allez dans un Pays encore plus heureux, où nous nous trouverons tous réunis: la longueur de l'absence & l'agréable surprise de nous revoir, augmenteront notre joie & resserreront les liens de notre tendresse. Peut-être quittons-nous cette vie pour redevenir ce que nous étions avant que de naître, & peut-être en d'autres tems nous reverronsnous encore ce que nous avons été.* Jamais cette diversité d'opinions n'excita de querelles entre eux: un bon sens incorruptible leur dit qu'il est libre à tout Mortel de faire quelle conjecture il lui plaît sur son sort futur; & que, quelqu'il ait été décidé par la Bonté suprême, il ne peut être qu'heureux. C'est avec ces douces espérances qu'ils cessent de vivre. Leurs parens, leurs amis ne déplorent point l'état de celui qui vient d'expirer; ils l'envisagent sans horreur & sans crainte: s'ils regrettent la perte de sa compagnie, ils ne gémissent point sur une situation qui ne leur paroît point affligeante pour la personne chérie.

Ce que ces Habitans pensoient de la Divinité, étoit digne de la droiture & de la bonté de leurs cœurs: ils reconnoissoient un Etre suprême, principe sage & fécond de tout ce qui existe. Nous voyons, disoient-ils, des choses qui étoient avant nous. Nos peres nous disent que depuis l'antiquité la plus reculée elles furent toûjours ce que nous les voyons. Il y a des Etres qui commencent & finissent sans jamais reparoître; d'autres que nous voyons se développer, s'accroître & dépérir pour recommencer encore: tels sont nos moissons & nos fruits. Nous ignorons par quel ressort secret un arbre, une plante est successivement graine, herbe, fleur & tronc robuste. Ces merveilles ont une cause permanente; elle opere constamment les mêmes effets: nous ne savons pas à quoi attribuer cette cause admirable: nous n'osons assurer qu'elle soit ce que nous voyons dans l'Univers qui ne change point comme le Ciel & les Astres: ces choses nous paroissent trop assujetties, ce n'est sûrement que le voile, derriere lequel cette cause bien-faisante demeure cachée.

L'épreuve presque continuelle que nous faisons de nos forces, de nos raisonnemens, de nos délibérations; l'ordre & le choix que nous mettons dans nos actions; le plaisir & la satisfaction que nous cause le succès, nous font juger avec fondement, que le Principe à qui nous devons l'Etre, est quelque chose qui a les mêmes facultés que nous; mais aussi supérieures à notre foiblesse, que la vaste étendue des Cieux les tient éloignés de la Terre. Quel que soit enfin le Tout-Puissant Auteur de tout ce qui croît & respire, ses bontés égalent son pouvoir; tout nous fait ressentir ses effets bienfaisans; le Ciel & la Terre s'unissent pour nous montrer le plus admirable spectacle; spectacle toujours nouveau, toujours nouvellement orné: nous ne sentons aucun besoin, aucune inquiétude qui ne nous annoncent un plaisir; point de plaisir qui ne manifeste les libéralités & la présence du Bienfaiteur: sous combien de formes délicieuses ne se présente-t-elle pas? le gout seul en peut fournir une infinité d'exemples éclatans. O homme! peux-tu faire le moindre mouvement que tu ne sentes la présence d'une Divinité? Ta reconnoissance, ton amour pour cet Etre ineffable, sont aussi inséparables de toi-même que la respiration de la vie. En effet, peux-tu t'occuper de quelque objet qui te plaise? peux-tu rien désirer? peux-tu faire aucune action, qui ne lui rende hommage?

Il est vrai que nous ne pouvons connoître, ni désigner l'Auteur de tant de biens, comme nous pouvons distinctement connoître & désigner un Pere, un Ami; mais qu'est-il besoin que nous connoissions de la sorte ce qui s'offre à nous par tant de sentimens pressans? Si cet Etre est plus puissant que nous, il est, sans doute plus grand que la capacité de nos conceptions. Si ce que nous considérons en nous comme une étincelle de cette Lumière infinie, nous est incompréhensible, comment, à l'aide d'une foible clarté qui nous ébloüit, pourrions-nous voir un océan de splendeur? S'il ne nous est pas possible de connoître la Divinité autrement que par ses dons, profitons de tous les instans de la vie qui peuvent nous procurer quelque plaisir délicat. Plongés dans une mer de délices, livrons-nous à ses flots, sans essayer vainement d'en sonder les profondeurs: le sein de la Divinité est immense *.

O toi, passion divine! toi sans qui rien ne respire; parcelle de l'Esprit Créateur de l'Univers; vivifiante activité qui fait que l'homme ressemble à la Divinité; mais moins par la sublimité de ses pensées, que par les fendres mouvemens d'un cœur qui se transtorme en ce qui lui est cher; c'est par toi que l'Etre suprême semble revêtir l'homme de son pouvoir: il lui fait produire son semblable au milieu d'un torrent rapide de volupté, au milieu de mille ravissemens, dont le souvenir lui rend si cher cet autre lui-même.

O amour! ces Peuples se livroient sans crainte, comme sans crime, à tes délicieux transports: les autres Nations rendent hommage à leurs Divinités furieuses par l'effusion du sang des victimes; ceux-ci honoroient la Puissance génératrice de l'Univers, en augmentant le nombre de ses admirateurs.

On taisoit, il est vrai, tes doux mystères, à cet âge trop tendre pour y être initié; mais si-tôt que parvenus à ce printems, où tu commences à faire sentir tes premieres ardeurs, de jeunes cœurs commençoient à éprouver tes feux, on ne leur faisoit point un crime de leurs desirs.

Une tendre mere étoit charmée de reconnoître dans sa fille, ces premieres inquiétudes que cause la surprise d'un sentiment jusqu'alors ignoré.

Un pere voyoit avec le même plaisir, les premieres impressions des charmes de la beauté sur son fils.

Tous deux épioient ces amans, non pour les contraindre, mais pour jouïr de la vûe de leurs caresses innocentes & naïves, de leurs tendres dialogues, & enfin du spectacle touchant de leurs transports mutuels. L'orgueil d'une noblesse chimérique, ni l'intérêt avide, ne mettoient point de distinction entre les conditions. La pudeur hipocrite, ni une fantastique bienséance, ne défiguroient point, par un tas de pompeux haillons, les charmes de la beauté: elle faisoit gloire de paroître toute nue, parée des ornemens de la Nature. Quand frappés de ses charmes naissans, deux jeunes cœurs se sentoient mutuellement épris, ils ne rougissoient point de promener leurs avides regards sur toutes les merveilles que, secondée par l'amour, elle leur faisoit remarquer pour la première fois. D'où vient, disoit un amant, le subit changement que j'apperçois? Pourquoi à l'aspect de cette aimable fille me senté-je si puissamment émû? Pourquoi mes yeux, accoûtumés à la voir sans surprise, y remarquent-ils tout-à-coup tant d'attraits? Pourquoi se remplissent-ils d'un feu, qui répand dans mes sens une si douce émotion? L'amante étonnée faisoit les mêmes questions à l'auteur de son trouble. Pourquoi, lui dit-elle avec un tendre sourire, vous vois-je paroître avec tant de joie par-tout où je porte mes pas, soit que je m'amuse avec mes compagnes, soit qu'excitée par une rêverie dont j'ignore la cause, je cherche à m'aller occuper seule de mes pensées dans ce bosquet, ou près de cette fontaine? Pourquoi, me regardant dans le cristal de ses eaux, me sais je bon gré de me trouver belle par rapport à vous? D'où vient le doux saisissement que je ressens, quand vous glissant le long de ces brossailles, vous venez me surprendre au moment que je désire votre retour? Par quel charme secret nos deux cœurs semblent-ils éprouver de concert les mêmes mouvemens? A ces délicieux accens, l'amant vole dans les bras de son amante; il la couvre de baisers ardens; il la presse tendrement contre son cœur; leurs bouches confondues exhalent des soupirs plus suaves que les parfums les plus exquis: il semble que leurs ames s'efforcent de changer de demeure. Arrêtez, s'écrie l'Amante d'une voix foible & entrecoupée, ne troublez plus par vos transports le plaisir que j'ai de vous entretenir; satisfaites ma curiosité: j'allois vous demander pourquoi cette différence que la Nature ... Mais quoi! vous redoublez encore vos caresses? ... Ah! cessez, ou je vais expirer: j'éprouve des plaisirs qui me furent inconnus: ils sont trop vifs pour n'avoir rien de douloureux: une ardeur secréte se répand dans mes veines: cessez d'allumer un feu qui deviendroit un tourment... Mais que faites-vous, cruel? ... votre fureur m'effraie: voulez-vous me ravir la vie? voulez-vous dévorer celle qui vous aime? ... Ah! je me meurs .... Quelles ravissantes délices!..... Redouble, cher amant: que ces tendres liens ne sont-ils éternels! Mais tu ne m'aimes plus. Ne m'as-tu fait éprouver ces douceurs que pour m'en priver à l'instant? Quoi! tu redeviens sensible! ma joie est extrême. Acheve, cher amant; mais modere la rapidité de tes transports; ménage de si précieux instans..... Ah!... Ah!... Moi-même.... Acheve... Fais que nos ames confondues.... Ciel! est-il possible que ta bonté ait rendu tes créatures susceptibles de tels ravissemens!

Tandis que ces heureux amans oubliant le reste de l'Univers, semblables à ces précieux métaux que dissoud l'ardeur d'un feu violent, coulent & s'unissent pour ne former qu'un corps; tandis que plus fortement liés, que n'est le lierre à la plante qui le soutient & le nourrit, ils font des efforts pour ne devenir qu'un même corps; ceux à qui ils doivent la vie, cachés derriére un arbre, les observent d'un œil curieux & content; ils sortent tout-à-coup pour applaudir à leurs succès; le visage de ces Amans ne se couvre point d'une rougeur que répand la honte d'une action criminelle;* la joie au contraire la plus vive y répand la sérénité. Venez, disent-ils, venez être témoins de notre bonheur: nous n'ignorons plus la cause de votre tendresse pour nous: nous ne connoissions jusqu'à présent d'autres plaisirs que de respirer & de jouir de la lumiére: enfin, nous comptons les premiers instants de notre vie de ce moment heureux. Oui, chers enfans, répondent ces approbateurs, vous êtes maintenant au nombre des concitoyens: de vous sortiront les gages chéris de votre tendresse: que votre postérité puisse s'accroître au point de pouvoir se charger seule de tous les soins de la société. Que j'aurai de joie, ma chere fille, s'écrie la mere en la serrant entre ses bras, quand je pourrai répandre sur le cher nourrisson, en qui tu te verras renaître, des caresses dont mon amour ne sauroit se rassasier sur toi!

La nouvelle du bonheur de nos Amans se répand bientôt. Une foule de Jeunesse, initiée comme eux à ces doux mistéres, les environne, les couronne de fleurs. Après mille félicitations, mille souhaits heureux, ils forment autour d'eux un cercle de jeux & de danses; les jeunes filles & les jeunes hommes accordant leurs voix, chantoient ces paroles: ô Divinité! disoient-ils, tu as révélé à ce couple heureux tes secrets adorables; tu les as conduits par de secrétes inspirations, au dégré suprême de la Félicité des Mortels; tu as plongé leurs ames éprises de tendres feux, dans ses bains les plus voluptueux;* tu les as comme associés au plaisir éternel que tu prens à produire des créatures pour les rendre heureuses. Cette aimable fille, reprenoient ses compagnes, augmentera notre nombre d'une jeune Beauté, qui fera un jour les délices d'un Amant: nous l'emporterons sur votre sexe; nous aurons l'avantage de multiplier vos plaisirs: la Nature bien-faisante nous rendra toujours supérieures, par les moyens qu'elle nous fournira, d'exciter en vous des mouvemens d'amour & de reconnoissance, mais qui n'égaleront jamais votre tendresse pour les possesseurs de nos cœurs. Vous vous flattez vainement, cheres Moitiés de nous-mêmes, disoient les jeunes hommes, vous vous flattez vainement de l'emporter sur nous: les plaisirs vifs & récens que vient de lui faire éprouver un de nous, rangent cette Beauté de notre parti: elle nous donnera un fils, qui fera expirer plus d'une Belle sous les efforts de ses tendres embrassemens.

Pourquoi, s'écrie l'un d'eux, ô généreux Amans! vous disputer l'avantage de rendre une Personne chérie plus heureuse dans vos bras que vous ne désirez l'être, livrés aux dévorantes caresses de son amour? Cessez ces obligeantes disputes; écoutez mon récit, il vous prouvera que la Nature, cette juste dispensatrice, a fait les choses à peu près égales. On dit qu'autrefois, secondée par les Plaisirs, elle produisit deux chefs-d'œuvres, votre sexe & le nôtre; mais l'ouvrage achevé, il s'éleva une contestation entre ces Génies, ministres zélés des intentions de cette mere commune; chacun vouloit s'attribuer la gloire de quelque invention. L'un disoit: C'est moi qui ai tracé ce trait noble & hardi; l'autre, C'est moi qui ai formé ce que la simétrie de ce contour a de gracieux; ceux au contraire qui avoient assemblé & fourni les matériaux de ces beaux édifices, prétendoient en avoir tout l'honneur. Mes enfans, leur dit la Nature, vos secours m'ont été tous également nécessaires; & je prétens vous faire connoître que vos efforts seront impuissans, s'il ne regne entre vous une union parfaite: & pour que vous en sentiez tout le prix, je vais vous séparer de demeure, en laissant entre vous, pour médiateur, le Désir continuel de vous rejoindre. Elle divisa donc la troupe charmante des Plaisirs en deux parts: Allez, leur dit-elle, animer & faire mouvoir ces deux abrégés de l'Univers: que ceux-ci président au feu qui prépare la composition d'un nouvel Etre, & aux canaux qui sont la source de l'Existence:* ceux-là auront pour demeure le séjour de la Vie. * Permettez-moi belle Jeunesse, de vous décrire ce lieu charmant.

Dans une Contrée parsemée de lis & de roses, s'éléve une éminence doucement arrondie, qui se sépare de part & d'autre en deux coteaux d'une forme & d'une beauté ravissantes: l'herbe fine & légére qui croit au bas de ces monts, reléve la blancheur des fleurs qui les couronnent, & l'incarnat de celles qui bordent le vallon qu'ils laissent entre eux, au milieu duquel est un antre taillé avec un art admirable; à l'entrée préside sur un Trône de pourpre, le roi & le plus exquis de tous les sens: c'est-là, dis-je, le Palais de la Vie, le lieu où à l'aide des désirs, elle rassemble la troupe des plaisirs auparavant divisée. La Volupté les unit par les liens les plus doux. Tous concourent avec une égale ardeur, au but chéri que se propose leur Souveraine, sans qu'aucun de ces aimables Artistes pût s'attribuer plus de gloire que l'autre.

C'étoit sous cette noble & riante image que cet ingénieux Paranimphe * représentoit aux jeunes Epoux les délices de l'union conjugale. Oui, ajoutoit-il, mes chers compatriotes, l'Etre suprême a placé au centre de nous-mêmes la source de l'Existence; il en a disposé les organes avec un art merveilleux; il en a fait la résidence des plaisirs les plus vifs & les plus délicats; & pour nous porter, par un attrait tout-puissant, à nous perpétuer nous-mêmes, il a voulu que nous ne commençassions à connoître distinctement que nous sommes, que quand nous commençons à désirer de contribuer à la production d'une nouvelle créature; † & c'est en donnant l'Existence à d'autres nous-mêmes, que nous sentons dans toute leur étendue, les douceurs & les charmes de cette base de toute félicité & de tout sentiment agréable; mais il est bien difficile de décider quel sexe ressent plus vivement les douces atteintes de cette charmante ivresse, dans l'instant heureux où il en est possédé. Vous conviendrez tous que de deux Amans, celuilà est redevable, sur qui les plaisirs font l'impression la plus vive.

Aussi-tôt toute cette Jeunesse enjouée applaudissoit à cette ingénieuse allégorie; souvent même, l'imagination pleine de ces agréables idées, chaque couple d'Amans couroit faire une douce expérience de ces judicieuses réflexions, puis se rassembloient pour achever la fête.

C'étoit par de tels divertissemens que se célébroient les nôces de ces heureux Epoux; ces jeux se terminoient par un repas, dont la joie livrant les cœurs aux plus doux épanchemens, leur faisoit promettre d'être inséparables tant qu'ils s'aimeroient. Eh! Qui pouvoit les empêcher de se chérir toujours? Ils ignoroient l'art de feindre ce qu'ils n'étoient pas, & les grimaces affectées de ce que nos préjugés nomment mérite, vertu, bienséance; ils ne cachoient point de caprices sous les dehors trompeurs d'une feinte douceur, non plus que la bizarrerie sous le nom de délicatesse, & la difformité sous un tas de vains ornemens. * Leurs promesses étoient dictées par la sincérité, & scellées par mille baisers de flamme, non par d'inutiles sermens, vains efforts d'une résolution chancelante, qui, convaincue de son impuissance, s'impose elle-même de foibles chaines que rompt bientôt un honteux parjure. Oui, disoient ces Amans d'une voix entrecoupée de soupirs, tant que nous nous aimerons, nous serons inséparables: ce sera donc toujours, reprenoient-ils. Car comment peut-il arriver que des feux si doux puissent jamais s'éteindre?

En effet, quoique chez ces Peuples fortunés, l'Himen ne fût point un éternel esclavage, * il étoit rare de voir des Epoux se quitter pour passer dans les bras d'un autre: la trame des liens qui les unit, est dèslongtems trop fortement ourdie: les parens attentifs aux moindres marques des penchans qui assortissent les cœurs, favorisoient la naissance de ces premiers feux qui ne s'éteignent presque jamais. S'ils étoient quelquefois ralentis; si ces Epoux se quittoient,* une indifférence, une froideur, qui n'avoit rien de la haine, ni d'un mépris injurieux, étoit cause de cette séparation: souvent même l'habitude réunissoit des personnes qu'une inconstance passagére n'avoit séparées que pour rallumer leur amour.

Vous étiez inconnue chez ces Peuples, cruelle Jalousie, en qui l'Amour produit les mêmes effets que la haine la plus envenimée; Vipére, ton sein est perpétuellement déchiré par mille soupçons cruels, & par les accès furieux d'une fiévre brûlante, dont tu chéris le poison dévorant. Et vous, noirs Caprices, enfans de l'Erreur & de la Bizarrerie; vous, Dégoûts, funestes effets d'une débauche qui porte dans nos veines une corruption infectée, vous n'émoussates jamais la pointe exquise de leurs sens délicats, non plus que cette affreuse contagion, * dont les sels pernicieux minent secrétement nos organes, de même que ces insectes imperceptibles qui dévorent le tissu des plantes que nous voyons dessécher & languir.

Et toi, orage grossi par mille vents contraires; torrent impétueux, trop long-tems suspendu, qui porte le ravage & non la fécondité dans les campagnes; frénésie causée par les vapeurs des mêts corrompus que dévore l'avide intempérance; débauche abreuvée de mille liqueurs subtiles & tranchantes, tu n'allumas jamais dans ces cœurs innocens tes feux impurs & furieux. Lubricité, fille des loix frivoles, qui changent en désordres les plus doux penchans de la Nature; toi qui recherchant des plaisirs que tu ne ressens plus, te transformes en mille postures infames qui marquent la stérilité de tes efforts impuissans, tu n'infestas jamais ces heureuses Contrées.

Toi, masque des desirs les plus empressés sous le nom de Pudeur, qui semble avoir horreur de ce que la Nature forma de plus parfait; vous, Honneur, Bienséance, Retenue, Modestie, ridicules vertus dont le Sexe se pare chez nous, & dont il déteste secrétement la gêne, vous ne fardates jamais l'ingénuité des aimables compagnes de ces sages Mortels. Chez eux la Nature, quoique sans joug, n'étoit point effrénée; ses désirs n'étoient point déréglés, parce qu'ils étoient aussi-tôt satisfaits que conçus: les douces inquiétudes d'une passion tendre, les avertissoient de recourir aux plaisirs, non avec une avidité brutale qui les dévore sans les goûter, mais avec un apétit délicat qui savoure à longs traits ce qu'ils ont de délicieux.

Enfin, ô Humanité! deshonorée par-tout ailleurs par les idées injurieuses d'infamie, de honte & de crime, attachées à ta conception, tu ne fus jamais traitée avec cette indignité chez ces véritables Sages; ils admiroient au contraire, les magnifiques préparatifs de ton Etre.

Jamais une jeune Beauté ne rougit de devenir mere, & ne fit de criminels efforts pour éviter de le paroître: elle s'estimoit heureuse de donner un Citoyen à la Patrie, & se faisoit gloire de reconnoître le véritable Auteur de ce gage chéri de ses premiéres amours. L'Amant n'étoit pas moins flatté de ce don précieux; ou il devenoit Epoux, ou ses feux ralentis lui laissoient voir sans peine sa Maîtresse passer en d'autres bras.

Les enfans de plusieurs meres étoient également aimés d'un même pere: celle qui lui étoit actuellement unie, les chérissoit comme son propre sang; elle s'affectionnoit pour les fils de celles qui l'avoient précédée dans la possession du cœur d'un Epoux alors tout à elle; elle se regardoit comme héritiére du glorieux titre de mere & des prérogatives qui y sont attachées; elle se faisoit un devoir de mériter les tendres hommages & les tributs de reconnoissance de la part des nourrissons qu'elle adoptoit. Les causes funestes de la haine d'une Marâtre, & de la discorde entre les freres, n'eurent jamais d'accès dans ces familles heureuses.

On ignoroit les termes infames d'inceste, d'adultére & de prostitution: ces Nations n'avoient point d'idées de ces crimes: la sœur recevoit les tendres embrassemens du frere, sans en concevoir d'horreur; ils resserroient quelquefois les liens du sang par ceux de l'amour. L'âge, le respect, des désirs satisfaits, ou moins vifs, & non la crainte du forfait, empêchoient une mere de recevoir de son fils, des caresses qui lui rendissent un époux enlevé par le trépas: un pere n'étoit point épris des charmes naissans de sa fille; ils aimoient mieux voir ces rejettons chéris former d'autres tiges, & leur retracer les plaisirs de leurs premiéres années, que de les anter de nouveau sur un tronc déja affoibli par les ans.

Tous les autres maux qui ravagent la terre, étoient également inconnus. Point de vols, point d'avarice, point d'intérêt sordide, parce que point d'indigence, ou présente, ou à craindre: Point de désunion entre les parties admirables de ce tout, parce que point de supériorité monstrueuse & disproportionnée n'en trouble l'harmonie. Jamais une fastueuse vanité n'étala ni ne fit respecter la pompe méprisable du vice en habit de théâtre: jamais la noire calomnie ne fit pâlir l'innocence: jamais une injuste chicane ne traina l'équité au tribunal de l'ignorance: jamais une barbare vengeance n'arma un bras meurtrier, ni une brutalité féroce & sanguinaire ne fut honorée du vain titre de point d'honneur: jamais une fureur destructive n'éleva son trône sur les cadavres des peres, pour regner sur les enfans: jamais la tirannie ne s'y fit des esclaves: jamais un sang impur, infecté des vapeurs d'un fol orgueil, ne se crut sorti d'une source divine: jamais enfin, l'imposture, ornée des ridicules atours de la superstition, les yeux tendrement élancés vers le ciel qu'elle outrage, le cœur plein du désir de dominer & de ruses perfides, ne leur débita, en termes pompeux, des éloges injurieux à la Divinité.

Telles étoient les maximes & les mœurs de ces heureux enfans de la Nature, sans passions impétueuses, sans forfaits & sans loix, ignorants même qu'il en pût être autrement chez le reste des Mortels.

ARGUMENT DU CHANT II.

QUels étoient chez ces peuples les rangs, les distinctions; & ce qui les faisoit mériter. Sur quels droits étoient fondée l'autorité du Chef; comment il en usoit; quelles étoient ses fonctions, & les motifs de l'obéissance à ses ordres. Qualités du Prince qui regnoit: services qu'il avoit rendus à la Société, & instructions qu'il lui donnoit. Inconvéniens de la multitude des Loix. Leçons que le Prince donne à son Fils; il le recommande en mourant à son Ami: Discours de ce Sage pour consoler le jeune Prince; funerailles du Roi son Pere: réjouissances des Peuples à son avénement. Portrait du sage Vieillard qui le conseille; il lui raconte l'histoire de l'origine de sa Nation. Description des désastres arrivés autrefois dans ces Contrées: plusieurs Isles flottantes se détachent de ce Continent; il n'y reste que deux enfans; leur désespoir; ils trouvent une retraite; comment ils y subsistent; leur industrie. Découverte de la plante qui produit le Blé, & de la maniére de la cultiver. Crainte de ces enfans pour l'avenir: comment ils découvrent les moyens de se donner une postérité; comment ils occupent & instruisent leurs enfans. Invention de l'usage du fer & de divers instrumens. Le Sage termine ce récit par exhorter son Eléve à conserver les loix de la Nature, & à voyager dans son Empire pour veiller au bien de ses Sujets. Il demande la permission de se retirer: le Prince la lui accorde avec peine. Comparaison des bornes d'une amitié privée, à l'étendue de celle qui doit occuper le cœur d'un Monarque, & qu'il doit mériter chez les hommes. Comparaison de l'Amitié & de l'Amour.

NAUFRAGE DES ISLES FLOTTANTES. CHANT II.

QUoique chez ces Peuples regnât l'équilibre d'une parfaite égalité, * cependant le Fils reconnoissant dans son Pere l'auteur de sa naissance & le conservateur de ses tendres années, se sentant redevable du développement de sa raison, aux sages préceptes de ce bienfaiteur, payoit ces tendres soins d'un amour respectueux. L'Epouse, soumise à l'adorateur de ses charmes, ne croyoit point s'aquiter, même par les caresses les plus vives, par des égards empressés envers l'artisan de son bonheur. Celuilà, entre les Concitoyens, étoit le plus considéré qui ouvroit un meilleur avis sur les moyens de procurer à la Nation les commodités de la vie, & dont le génie fertile en inventoit les expédiens les plus prompts. Bref, les bienfaits étoient les seuls titres de noblesse; la reconnoissance, l'amitié, l'admiration, le respect & l'estime, étoient les dégrés d'hommage que l'on rendoit à cette véritable grandeur.

Néanmoins le premier rang étoit déféré dans ces Contrées, à une ancienne famille qui avoit conservé sur toutes les autres une autorité paternelle: c'étoit d'elle qu'étoit sorti ce Peuple nombreux: les branches de cette tige féconde respectoient l'antiquité de leur tronc, non par le ridicule préjugé qui fait respecter aux autres Peuples l'obscurité fabuleuse d'une longue suite de siécles, mais parce que toute la Nation étoit aussi redevable à cette famille de quantité de génies industrieux, inventeurs des usages les plus utiles à la Société.

Ce n'étoit donc, ni par les droits chimériques de la naissance, ni par une prétendue possession non interrompue, que cette Race autorisoit sa prééminence; la qualité seule de bienfaitrice, sa sagesse, sa prudence, l'amour des peuples, étoient les fondemens inébranlables de son pouvoir suprême; c'étoient ces aimables qualités, dont elle s'étoit toujours montrée jalouse, qui faisoient tout son lustre; & l'art de captiver les cœurs faisoit toute sa politique.

Les Héros de ce sang se transmettoient de pere en fils, les secrets séduisans de cet art enchanteur, & ajoutoient aux découvertes de leurs ancêtres, celles de leur propre expérience: ils ne regardoient point leurs Peuples comme l'héritage d'une multitude d'Esclaves, échus à un seul maître, pour servir humblement ses orgueilleux caprices; ils se croyoient, au contraire, l'héritage de leurs Peuples. Le Prince se nommoit le pere immortel de la Patrie: en effet, les liens du sang n'ont rien de plus fort que l'affection qui lioit les Sujets & le Monarque. Cet heureux préjugé avoit dans leurs cœurs des racines aussi profondes que l'amour paternel & filial. Le Prince étoit donc, non par une vaine ostentation, ni par le mouvement machinal d'une bienveillance passagére, mais par principe & par habitude presque innée, le plus accessible & le plus humain de tous les mortels. Ses soins, ses attentions, ses faveurs, ne se bornoient pas à quelques centaines de vils adulateurs: il auroit cru ne regner qu'à demi, si un seul membre de la famille dont il étoit Chef, n'eût pas ressenti des effets de ses bontés. Il n'avoit pas besoin, pour se faire respecter, de faire marcher devant soi la pompe éblouissante & tumultueuse des autres Rois de la terre, ni de cacher des foiblesses ou des vices dans la solitude de ces spacieux tombeaux qu'on nomme Palais: il n'étoit point nécessaire qu'il fît inculquer, ou par crainte, ou par les sophistiques maximes d'une morale tirannique, que les Princes sont les images d'une Divinité terrible & redoutable, plutôt que bien-faisante. Ses ordres, pour être exécutés avec empressement, n'étoient conçus qu'en ces termes: Il vous est utile, chers enfans de mes Ancêtres & les miens. Il n'étoit pas nécessaire d'employer la violence, où le crime étoit inconnu, & où l'obéissance étoit l'accomplissement d'un désir excité par le zéle.

Les fonctions de la Monarchie étoient d'indiquer, & les tems, & ce qu'il étoit à propos de faire pour le bien commun; il ne s'agissoit que de régler les mouvemens d'une unanimité toujours constante. Ces Peuples connoissoient l'importance de cette vérité: tous les membres d'un même corps s'entre-aiment; mais lorsqu'il est question de s'entre-secourir, quand ils pourroient agir sans les directions du Chef, ils ne pourroient le faire, ni utilement, ni à propos: la main se remueroit, lorsque ce seroit au pied à faire cette fonction; & l'œil se fermeroit, lorsqu'il faudroit éclairer la main. Nul équilibre, nul accord, nul ordre dans les fonctions animales. Il en seroit ainsi, disoient-ils, d'un Peuple sans Chef.

De même donc qu'à la voix d'un sage Pilote, on voit, comme par enchantement, mouvoir les maneuvres d'un Vaisseau; de même à la voix du Prince, ce corps si sagement organisé, animé du même esprit, travailloit avec un concert admirable au bien commun. Falloit-il recueillir une abondante moisson, cultiver, ou ensemencer telle campagne? Etoit-il saison d'amasser certains fruits; de mettre eu usage quel-que nouveau moyen d'adoucir & de faciliter ce que ces opérations ont de pénible, de régler le nombre de ceux qui devoient être destinés à chaque occupation? Les décisions du Prince étoient religieusement observées; & ses ordres respectés étoient portés de bouches en bouches jusqu'aux extrêmités de son Empire. Comme il étoit l'ame de toute économie, de tout ordre, de tout embellissement, il l'étoit aussi de tous jeux, de toutes réjouissances, de tous plaisirs: il marquoit les tems de leur célébrité, de leur durée; il prescrivoit ce que leur ordonnance devoit avoir d'agréable, d'ingénieux & de divertissant par la variété & la pompe du spectacle.

Quelqu'un avoit-il un avis utile à proposer? Il étoit écouté avec bonté: les louanges & l'approbation du Prince, en présence de la Nation, étoient d'un prix inestimable pour celui qui en étoit honoré: cette faveur étoit d'autant plus singuliére, qu'elle n'étoit jamais accordée qu'à juste titre; & elle animoit les spectateurs à s'en rendre dignes par leur zéle pour le bien public.

Ces Rois heureux n'étoient point environnés d'une foule d'esclaves, ni de flatteurs importuns: les soucis, les noirs chagrins, causés par les continuels efforts d'une puissance qui ne se fait obéir & respecter que par contrainte; la gêne d'une grandeur qui semble vouloir tout ôter aux penchans naturels de l'humanité; la crainte d'un fer conduit, ou d'un poison versé par une main scélérate, ne troubla jamais la sérénité de leur front; leur personne chérie n'étoit point escortée d'une garde nombreuse, qui n'empêche point la mort de renverser les trônes.

Celui qui regnoit alors, faisoit les délices de son Peuple. A la majesté de sa personne se joignoient les plus éminentes & les plus aimables qualités d'un Prince né pour le bonheur de sa Nation. Ses occupations les plus douces, étoient de perfectionner tout ce qui pouvoit rendre la vie heureuse. Ses Sujets étoient redevables à son industrie, à ses recherches, aux soins qu'il prenoit de faire exécuter de bons conseils, de quantité d'usages très-commodes: il leur avoit appris à apprivoiser certains animaux pour en tirer des secours; il leur avoit montré l'utilité de quantité de plantes, auparavant négligées ou inconnues; il leur avoit enseigné à les cultiver, à les embellir, à les multiplier, aussi-bien que l'art d'en préparer, ou les fruits, ou les sucs. Exact observateur des saisons, il leur marquoit les instans propres à procurer l'abondance, & à recueillir ses libéralités, pour en conserver les provisions. Sa profonde connoissance de mille secrets de la Nature, le faisoit admirer. Cette aimable mere de l'Univers sembloit avoir épuisé sur la personne de ce Prince, ses dons les plus rares, & lui dévoiler ses mistéres, pour le rendre digne de regner sur un Peuple qu'elle préféroit à toutes les Nations, & sur lequel elle avoit pour toujours établi son empire: c'étoit elle qui lui avoit fait concevoir de la Divinité, une idée telle que la capacité de l'esprit humain peut la comprendre.

Ces Peuples, auparavant grossiers, se figuroient souvent quelque chose de Divin, dans les objets sensibles de leurs plaisirs, de leurs inclinations, de leurs goûts; & ne suivant que les premieres impressions, ils prenoient un effet agréable pour la cause bien-faisante. Ce sage Prince par des maximes, par des raisonnemens proportionnés à la portée des génies les plus pénétrans, comme des plus foibles, avoit, par des discours pleins de dignité & de sens, réuni les esprits; il leur avoit appris à reconnoître, non la Divinité dans ses dons, mais les effets d'une cause infiniment bonne, qui ne veut être connue de ses créatures, au moins en cette vie, que par l'évidence pénétrante des plus douces impressions.

* Princes & Législateurs, vous vous dites les Juges & les Pacificateurs de vos Peuples; dites plutôt que vos Loix mal conçues, mal digérées, productions sistématiques de vos propres rêveries, font naître une multitude prodigieuse d'intérêts, de préjugés divers, éternels sujets de discorde & de crimes auparavant inouis. Vous êtes obligés de calmer des disputes, des querelles, des plaintes, & de réprimer mille injustices excitées par les leçons qu'en donnent vos propres réglemens; vous êtes, à chaque instant, contraints d'abroger ceux-ci par d'autres contradictoires. Mauvais Architectes, vous replâtrez un bâtiment qui croule. Les mœurs de vos Sujets, semblables à ces liqueurs que trop de ferment agite, se débordent de tems en tems; vous ne pouvez les contenir qu'en opposant de foibles digues: cet échafaudage mal construit, loin de produire l'effet que vous en espériez, sert de retraite à quelque monstre nouveau qui le mine, le renverse, & ouvre le passage à une foule de désordres: vous ne pouvez plus suffire pour les arrêter. Vous êtes accablés du poids de vos emplois, dont vous avez vous-mêmes appesanti le fardeau; il faut que vous vous en déchargiez sur de vils esclaves. Vous livrez vos Sujets aux caprices tiranniques de ces insensés; c'est avec justice alors qu'on vous accuse des maux qu'ils leur font. Votre excuse, que les détails immenses du gouvernement d'un Etat sont audessous de la dignité du Monarque, est frivole; votre mauvaise économie, votre fausse politique, les ont multipliés, ces détails minucieux & embarrassans, & les opinions bizarres de vos Ministres, de ceux dont vous prenez conseil, les multiplient encore: quand leur probité seroit intégre & reconnue, opiniâtrement attachés à des préjugés qui leur sont communs avec vous, peuvent-ils éviter de tomber dans l'erreur? Vous prétendez réformer la Nature, lui prescrire des régles; vous la rendez furieuse en l'assujettissant à d'inutiles devoirs. Ses loix sont courtes, précises, énergiques, uniformes & constantes; le cœur humain en suivra toujours avec plaisir les sages directions, si rien d'étranger ne vient ternir la beauté de ces tables divines. L'évidence de leurs décisions n'a pas besoin de nouvelles lumiéres: ô Monarques! n'en soyez point les interprétes, mais les conservateurs.

Tels étoient les Princes de ces heureuses Contrées; tel étoit celui qui regnoit pour lors, vraiement l'ornement de ces tems fortunés: ses Peuples, suivant leur coutume de désigner les personnes par leurs qualités les plus aimables, le nommoient Alsmanzein. * Comme jamais cette furie, qui sous le nom d'Equité, dépéce par lambeaux les élémens mêmes pour donner à chacun le sien, n'excita d'inimitiés, de jalousies, ni de querelles chez ces Peuples: leurs Princes n'étoient point leurs Juges, mais les Présidens de leurs plaisirs, & des occupations qui en faisoient continuellement les préparatifs. Le méchanisme de cette admirable société se regloit sans efforts, sans peine, & presqu'au premier signal, tant étoit parfait l'arrangement de tous ses ressorts.

Le Ciel, pour récompenser la sagesse des Sujets & de leur Chef, avoit donné à celui-ci, avec un long regne, ce qu'il accorde de plus précieux aux Rois qu'il favorise, un ami, nommé Adel * pour la droiture de son cœur, & un successeur digne de lui. Son fils, au sortir de l'enfance, sembloit être formé par les mains de l'Amour même; mais son extrême beauté n'étoit qu'un léger extérieur d'une ame, dont les charmes naissans faisoient concevoir de ce jeune Prince les plus hautes espérances; elles le rendoient digne du nom de Zeinzemin, * qu'il portoit, & qu'il mérita.

L'affection tendre & respectueuse des peuples pour le Pere, alloit jusqu'à la passion pour cet aimable Fils. Paroissoit-il en Public? Les transports de leur joie & de leur admiration étoient excessifs: femmes, enfans, vieillards, faisoient retentir l'air de leurs acclamations: par-tout où il portoit ses pas, ils couroient rassasier leurs avides regards; ils jonchoient la terre de fleurs; ils lui présentoient leurs plus beaux fruits; ils le nommoient leurs délices, l'aurore d'un beau jour, l'astre levant de leur félicité. De si doux épanchemens de cœur faisoient verser des larmes de joie à ce Pere fortuné; & prenant quelquefois son Fils entre ses bras: Que tu es heureux, lui disoit-il, d'exciter, par ta présence, de si agréables délires! Puisses-tu mériter d'en voir croître les transports! Et vous, Peuple chéri, puissiez-vous le compter pour le meilleur de vos Peres!

L'éducation de ce jeune Prince étoit confiée aux soins de cet Ami, sans les conseils duquel le Monarque n'entreprenoit rien; son grand âge même ne lui permettoit plus d'agir que par ce fidéle second: enfin, se sentant prêt à payer tribut à la Nature, il appelle Adel: Je sens, lui dit-il, cher compagnon de tout ce que j'ai fait de bien en cette vie, que je vais te quitter; le sommeil appesantit mes yeux: j'ai long-tems joui de tout ce qui peut abreuver le cœur humain de délices; le mien, comme rassasié des faveurs du Ciel, n'en peut plus gouter ici-bas; il est comblé; il faut que le repos vienne élargir ses bornes, étendre sa capacité pour lui faire éprouver d'autres biens: je sors du festin, prens soin de celui qui va tenir ma place; continue-lui la tendre amitié qui nous a toujours si intimement unis. Toi, mon fils, ajouta-t'il en l'embrassant, c'est par les soins officieux de cet autre Pere que ton ame a reçu les premiéres impressions de la sagesse; c'est par ses prudens avis que ta raison développée va jouir de toutes ses prérogatives: apprens de lui l'art de regner sur les cœurs par des moyens plus efficaces que les impressions d'un extérieur aimable. C'est peu de chose que la pénétration & la vivacité d'esprit sans expérience: celle-ci ne s'acquiert souvent que par bien des erreurs, & le tems ne l'améne qu'à pas lents & tardifs, quand on la cherche sans guide; celle de mon Ami vient au-devant de toi; suisen les directions: sa tendresse t'est assurée comme la mienne; mérite-la; perpétue envers lui celle que tu me portes; consulte-le comme moi-même. Adieu. Un doux soupir semblable à ceux de la joie, enleva ces derniéres paroles.

Après que l'amitié sincére & la tendresse filiale eurent honoré quelque tems cet éternel adieu de leurs larmes & de leurs regrets, l'Ami généreux prenant la parole, consola en ces termes le jeune Prince: Cessez de vous attrister sur un sort qui n'a rien de fâcheux pour la personne qui le subit; ou c'est un néant insensible à la joie comme à la tristesse, ou c'est un passage à un état meilleur que celui que nous quittons: dans cette supposition qui est la plus vraisemblable & la plus conforme aux idées que nous avons des bontés infinies de l'Etre suprême, après avoir satisfait aux mouvemens de notre cœur, qui gémit de l'absence de ce qui lui est cher, il faut que la raison le délivre d'une douleur dont la durée deviendroit importune sans réparer notre perte, & paroitroit faire injure à la personne que nous croyons dans un état heureux. Céder aux premiéres impressions de la nature qui se sent affligée, est un bien, c'est faire effort pour sortir d'une situation violente; s'obstiner dans l'affliction, ce n'est plus vouloir se délivrer d'un mal, c'est en accumuler les tourmens. Pour distraire & calmer votre douleur, tournez-vous vers des objets qui vont toucher bien agréablement un cœur comme le vôtre; vos Peuples vont s'empresser de transmettre au Fils un amour, éternel monument de la gloire du Pere & des Ayeux.

Tandis que ce discours, dicté par la plus douce persuasion, semblable aux rayons du soleil qui dissipent les nuages, raméne le calme & la sérénité dans le cœur du jeune Prince, les Sujets rendent les derniers devoirs à leur Monarque. Sa pompe funébre n'est point accompagnée de lugubres gémissemens: porté sur les épaules des plus respectables d'entre le Peuple; étendu sur un lit de fleurs, il étoit suivi d'une foule qui chantoit des himnes en son honneur. Nous te regretterions, disoient les uns, Prince aimable, s'il n'y avoit pas de l'ingratitude de n'aimer nos bienfaiteurs que pour nous-mêmes, & d'être fâché qu'après avoir travaillé à nous rendre heureux, ils nous quittassent pour l'être eux-mêmes: Non, tu ne nous quittes pas; ton ame généreuse n'est, sans doute, sortie de ce corps que pour s'unir plus intimement à ce qui lui est cher; elle respire dans ton heureux Fils. Voyez, disoient d'autres, la même sérénité brille encore sur son front sacré; pendant le sommeil il conserve toujours cet air qui répandoit l'allégresse dans nos cœurs, cet air qui nous encourageoit dans nos travaux, qui animoit & soutenoit notre espérance: Oui, il vit encore; les bons Princes ne meurent jamais.

Après que le Pere eut, par ce triomphe, été conduit au tombeau de ses Ancêtres, le Peuple courut en foule baiser la main du Successeur. Chacun, non par superstition, mais par amour, regarde cet honneur comme un des plus heureux présages: enfin, ils le proclament Pere de la Patrie, & célébrent son avénement par tout ce que la joie a de plus expressif; ici par des repas abondans & délicats, simboles de la prospérité du nouveau regne; là de tendres Amans entre les bras de la volupté, semblent inviter de nouvelles créatures à naître dans ce siécle heureux; dans un autre endroit ce ne sont que danses, que ris, que jeux folâtres, qu'agréables railleries: ceux qui aiment les délices de la bonne chére, badinent ceux qui se livrent aux douces langueurs de l'Amour; ceux-ci reprochent aux autres qu'ils ne sont heureux qu'à demi.

C'est sous ces heureux auspices que le jeune Monarque commence son regne. Plein du désir de soutenir la haute opinion que ses Peuples avoient conçue de lui, il s'attacha à suivre en tout les sages conseils du respectable Vieillard, que son Pere lui avoit recommandé de prendre pour guide.

Cet héroïque Personnage ne portoit d'autres marques de son grand âge, que des cheveux blancs: sa gravité douce & affable, la majesté de son port, la vivacité de ses yeux annonçoient quelque chose de divin, ainsi que la douceur de ses discours, qui portoit dans les esprits une persuasion toujours victorieuse. Son illustre Eléve ne se lassoit point de l'entendre. Un jour qu'il le pressoit obligeamment de l'instruire des devoirs d'un Roi: J'ai toujours cru, grand Prince, lui répondit-il, que le Ciel favorable aux humains, ne leur donnoit pour chef que des ames sublîmes, que la Divinité forme avec complaisance; elles naissent ce que les autres hommes deviennent par beaucoup de travail. Les rares qualités dont je vous vois orné, sont un brillant exemple de cette vérité. Je ne vous tiendrois point ce discours flatteur, s'il n'étoit dicté par la réalité de votre mérite, & si je ne connoissois qu'il allume dans votre cœur une nouvelle ardeur de vous signaler. Mais puisque votre amitié exige de mon zéle des avis que vous pouvez prendre de vous-même, l'Histoire de la Nation que vous gouvernez, vous apprendra mieux que moi la façon de la régir: daignez, Prince, en écouter le récit.

On dit qu'autrefois cette Terre fut infestée d'une multitude de Monstres, qui après en avoir séduit les malheureux Habitans, les retenoient opprimés sous le poids des chaines dont ils s'étoient chargés eux-mêmes, ou qu'ils s'étoient laissé imposer. Un déluge de maux & de crimes, dont, graces au Ciel, vous ignorez le nom même, & dont il ne s'est conservé parmi nous qu'un souvenir confus; ces maux, dis-je, ravageoient ces tristes climats. La Vérité & la Nature firent de vains efforts pour engager ces Peuples à s'affranchir de la domination de ces maîtres furieux: ils furent sourds à la voix salutaire de leurs libératrices. Nulle liaison entre les membres de cette Société confuse, prête à se dissoudre; chaque particulier n'est plus retenu dans les devoirs de l'humanité, que parce qu'il ne se sent pas assez fort pour pouvoir seul écraser le reste des hommes; son cœur cruel verroit avec joie périr le monde entier, s'il en pouvoit seul recueillir les dépouilles. Le désir d'obtenir des autres, par de feintes caresses, ce que leur avidité ne peut impunément ravir, empêche ceux-ci de s'entre-dévorer; elle cache sa violence sous de faux égards & de perfides ménagemens chez ceux dont une lâche timidité fait l'innocence; ceux-là, au contraire, n'ont de l'intrépidité que pour commettre le crime; le plus vil intérêt les aveugle sur les dangers; il arme leurs bras de poisons, de fer, ou de feux, pour établir leur bonheur sur les ruines de toute humanité.

La Vérité, indignée de tant d'horreurs, abandonne ces Mortels furieux; la Nature, privée de cette tendre mere, languit bien-tôt sans force & sans vigueur; elle fuit éperdue dans les bras de sa mere: C'en est fait, lui dit cette puissante protectrice, tu vas être vengée.

A ces mots le Ciel s'obscurcit d'épais nuages, l'air gronde, d'horribles mugissemens se font entendre dans les entrailles de la terre, mille échos en multiplient l'épouvantable bruit, les campagnes semblent des mers agitées, & la mer irritée souléve ses flots en d'énormes montagnes; la vapeur ardente, qui sort avec impétuosité de mille gouffres entr'ouverts, va s'unir aux feux dont la voûte des Cieux paroît embrasée; l'onde en fureur se précipite avec un horrible fracas dans les vastes canaux qui lui sont ouverts de toutes parts; un feu dévorant semble conspirer avec elle pour lui faire passage; il creuse les plus profonds abimes, & sapant les fondemens des plus durs rochers, il leur donne la légéreté de la ponce.

Les malheureux Habitans fuient éperdus par-tout où la frayeur les précipite; ils courent vers les bords de la mer; ils pensent y trouver la solidité que n'ont plus les campagnes; mais bientôt ils se sentent emportés: le terrein flotte sous leurs pieds; il se détache de ce vaste Continent une infinité d'Isles emportées par les flots, chargées des hommes & des animaux qui s'y sont refugiés.

C'est ainsi que la juste colére d'une Puissance à laqu-elle rien ne résiste, retrancha les branches pourries de cet arbre: elle éloigne pour jamais ces Peuples infidéles de leur Patrie, & ne leur laisse pour demeure que des monceaux de pierres calcinées qui les sauvent du naufrage. Survivez, dit-elle, à votre châtiment pour en sentir tout le poids; indociles à ma voix, obéissez aux chimériques fantômes qui vous oppriment; & vous, Monstres, regnez à votre gré sur ces frêles & stériles éponges, ma juste indignation est satisfaite. Elle dit, & à l'instant l'air reprend sa sérénité, les flots suspendus retombent, un profond silence succéde au bruit de l'Univers, prêt à rentrer dans le néant.

Une partie considérable de cette Terre infortunée étoit demeurée attachée à ses fondemens: c'est-là que la Vérité se prépare à rétablir avec plus d'éclat, la magnificence de son empire. Elle console en ces termes la Nature affligée: Retourne, ma chere fille, dans ces Contrées, qui désormais vont faire mes délices & les tiennes; vas leur redonner une nouvelle fécondité; épuise-y, s'il est possible, tes libéralités; enrichis les fleurs des plus belles couleurs; fais couler dans les plantes les sucs les plus salutaires; rassemble-y les plus rares productions; redonne aux oiseaux les chants les plus mélodieux; ôte aux animaux les plus cruels leur férocité, & aux reptiles leur venin; vas, fais regner en ces lieux un éternel printems; vas m'y préparer une demeure qui renferme en abrégé toutes les beautés de l'Univers.

Deux jeunes personnes, ou plutôt deux enfans, un frere & une sœur, déplorable reste du Peuple nombreux qui s'efforçoit d'éviter par la fuite les terribles coups de la colére céleste, se trouverent séparés de cette multitude par un précipice qui s'ouvrit devant eux: ils tendent les bras à leurs tristes parens, les supplient de ne les point abandonner, mais vainement; un bord de ce gouffre s'éloigne de l'autre, & semble fuir; bientôt leurs gémissemens ne sont plus entendus; une vaste étendue d'eau leur fait perdre de vue la masse flottante, avec l'espérance de tout secours; ils restent seuls habitans de la Terre qu'épargne la tempête.

Oh! mon cher Frere, s'écrie la Sœur éperdue, qu'allons-nous devenir dans ces tristes déserts? Qu'avons-nous fait au Ciel qui nous arrache des bras de nos chers Parens? Que ne nous laissoit-il périr avec eux! Car sans doute, la mer vient de les engloutir; je ne les apperçois plus. Hélas! du moins, il nous auroit été plus doux de mourir dans leurs bras. La vie ne nous est-elle conservée que pour nous être cruellement arrachée par quelque bête féroce, ou par la faim encore plus terrible? Le frere, abattu de douleur, ne lui répond que par de tristes sanglots: un déluge de larmes obscurcit leurs yeux; ils poussent mille cris lamentables qui ne sont entendus de personne: le silence de cette solitude les saisit de frayeur; ils succombent à leurs maux, ils tombent évanouis; mais bientôt la vigueur de leur âge leur rend l'usage de leurs sens: ils rouvrent les yeux à la lumiére; ils portent autour d'eux leurs regards étonnés. Quoi! nous vivons encore, disent-ils! Ah! que la mort n'achevoit-elle de nous délivrer de tant de peines!

Insensiblement la violence de leur désespoir se ralentit. Le Frere, plus robuste, se léve & présente la main à sa Sœur: Viens, dit-il, viens, un rayon d'espérance semble tout-à-coup me luire: sans doute qu'il reste encore quelques-uns de nos malheureux Compatriotes; cherchons-les, ma chere Sœur; leur compassion nous prêtera quelques secours; ou si nous sommes restés seuls, nous trouverons encore quelques fruits échapés aux ravages de la tempête, & quelques provisions qu'avoient amassé ceux qui viennent de nous être enlevés. Cet espoir ranime ce tendre couple; ils marchent au hazard vers les lieux qu'ils jugent avoir été habités; ils n'y trouvent que des tas affreux de ruines; ils montent sur des hauteurs, d'où ils portent par-tout leurs tristes regards; ils s'efforcent de faire entendre leur voix: les échos qui leur répondent, les trompent; ils courent vers l'endroit d'où il leur semble que la voix est partie. Après avoir long-tems erré vainement, ils alloient retomber dans leurs premiéres afflictions, quand le hazard, ou plutôt la nature, qui s'interesse à leur conservation, les conduit dans un lieu délicieux, que la fureur de l'orage semble avoir respecté. Au milieu de ces déserts arides ils apperçoivent des fleurs & des fruits renaissans; l'herbe reprend sa verdure, & les arbres dépouillés repoussent de nouvelles feuilles. Ils s'avancent, un vallon charmant s'offre à leur vue; le penchant des collines est couvert de vergers, & la plaine de plantes nourrissantes, arrosées par le cours paisible de quantité de ruisseaux qui y serpentent.

Vois, s'écrie le Frere, vois, ma chere Sœur: si le Ciel irrité a puni nos Parens pour quelques crimes, sans doute il n'a pas voulu envelopper notre innocence dans ce commun désastre: hélas! sa bonté propice nous offre une abondance de secours inespérés. Essuie tes larmes, & prens part à ma joie. Eh bien, si nous sommes restés les seuls habitans de cette Terre, nous jouirons paisiblement de ses dons. Seul avec toi, je vivrai heureux, tu me tiendras lieu de tout.

Que ta compagnie m'est précieuse, mon cher Frere! Que serois-je devenu sans toi! Leur amitié s'épanche ainsi en discours consolans; ils venoient de verser des larmes de désespoir, ils en versent de joie: leur cœur ne regrette plus que la perte de leurs Parens; ils désirent de leur voir partager avec eux les douceurs de la vie douce & tranquile qu'ils se proposent de mener dans ce reduit charmant. En parcourant l'étendue de leur petit domaine, le creux d'un rocher leur ouvre une retraite contre les injures de l'air; ils s'empressent d'aller reconnoître les appartemens de cette demeure; ils en prennent possession; ils y amassent un tas de mousse tendre, dont ils composent leur lit. Près delà une fontaine leur offre ses eaux, reçues dans un bassin que leur chute s'est creusé: les fleurs & les arbustes qui l'environnent & l'ombragent, annoncent leur fraicheur & leur salubrité.

Ces deux jeunes personnes étoient à cet âge où l'homme commence à sortir de l'enfance, & se sent en état de s'aider lui-même. * Bientôt la nécessité, mere de l'industrie, jointe à quelque souvenir de ce qu'ils avoient vu pratiquer à leurs Prédécesseurs, leur apprit à se pourvoir des choses nécessaires à la vie; la campagne voisine les leur offre. S'ils ignoroient les services que nous tirons du feu, ou comment on en rappelle les secours, le choc fortuit de deux cailloux, & les ravages récens de la foudre, leur montrerent les moyens, & de faire éclorre, & d'entretenir ce fluide subtil: sans doute qu'aux premiéres étincelles qui brillerent à leurs yeux, présentant à cet élément fugitif diverses matiéres séches, ils en trouverent enfin une qui le fixa: l'usage dut bien-tôt les instruire des effets de ce premier instrument de toutes nos commodités.*

Ainsi, pendant que le Frere se charge du soin d'amasser des provisions, la Sœur rassemble & allume quelques feuilles séches, quelques branches, & corrige sur un brasier la crudité des fruits & des racines; elle leur fait prendre par cette préparation, un gout plus agréable; & en attendant le retour de son cher compagnon, elle dresse avec soin l'appareil des rafraichissemens qu'elle lui destine avec complaisance. C'est dans ces petits repas, assaisonnés de mille tendres égards, de mille attentions prévenantes que le cœur leur suggére, qu'ils concertent sur de nouveaux moyens d'en varier les mêts. J'ai découvert, dit le Frere, un fruit qui me semble meilleur que celui-ci; demain nous en ferons l'épreuve. Mon Frere, répond la Sœur, ne vous éloignez point trop de notre demeure; je crains que vous ne vous égariez; je tremble lorsqu'il me semble que vous tardez à revenir: que deviendrois-je si j'avois le malheur de vous perdre par quelque accident funeste! Souffrez que je vous accompagne par-tout; que je partage votre travail: mes secours ne vous seront peut-être pas inutiles; je pourrai au moins vous aider par mes conseils: Soyons, je vous prie, inséparables.

L'union de ce couple heureux en rendoit chaque part insensible pour soi-même; elle ne paroissoit respirer que par l'autre. Occupés du soin de se rendre réciproquement heureux, leur industrieuse affection leur apprenoit chaque jour quelque chose de nouveau. Le gout, fidéle interpréte de ce qui convient au soutien de notre vie, les instruit des qualités bien-faisantes de quantité de productions. Ils rassemblent près de leur demeure les plantes qu'ils jugent les plus nourrissantes. Des racines, jettées par hazard dans une terre remuée, venant à pousser des rejettons, leur apprirent à les transplanter: ce qui vient de favoriser l'accroissement de ces plantes, leur indique ce qu'ils doivent faire pour rendre cette mere féconde: les graines qu'ils voient éclorre & sortir de son sein, les avertissent de ce qu'ils peuvent faire pour la rendre encore plus libérale & pour perpétuer ses dons.

Une herbe, entre toutes les autres, croit au-dessus de celles qui l'environnent; sa tête, artistement ornée, sort du milieu de plusieurs enveloppes qui lui servoient comme de voiles; elle s'éléve en une piramide qui soutient quatre rangs de vases d'émeraude, que l'influence de l'astre du jour change bien-tôt en or. * Ces enfans examinent cette plante, & la trouvent chargée de quantité de grains, pleins d'un lait agréable: sans perdre sa blancheur, il quitte sa fluidité, épaissie par la chaleur. Ils amassent quelques-uns de ces grains, les dépouillent de leur écorce, & les reduisent avec la pierre en une poudre qu'ils essayent de préparer de diverses manières. L'ardeur du feu donne à l'argile de leur foyer une solidité qui leur a déja appris l'art d'en former des vases, dans lesquels ils cuisent avec l'eau, ce précieux aliment, source principale du sang qui coule dans nos veines, dont l'usage continuel n'est point sujet à causer de dégoût.

Bientôt les plantes qui produisent cette nourriture salutaire, auparavant éparses & confondues avec les autres, se trouvent réunies en peuplades: leur excellence leur fait mériter d'occuper avec distinction, la plus grande partie des campagnes; elles deviennent la plus chere espérance du Laboureur.

C'est par ces degrés que ces heureux nourrissons de la Nature en reçoivent les utiles leçons. Exacts observateurs de tout ce qu'elle leur présente, ils imaginent, ils tentent plusieurs expériences, dont le succès les enrichit. Ceux d'entre les animaux qui se plaisent en la compagnie des hommes, & paroissent en attendre des secours que la Nature leur refuse, viennent se ranger près de ces bienfaiteurs: le Bœuf & la paisible Genisse, la timide Brebis & le léger Chevreau, viennent paître autour de leur demeure; ils leur laissent partager le lait qu'ils donnent à leurs petits.

Mais l'âge, en les instruisant, fortifie leur raison & leurs sens: & comme l'humanité ne goûte guères de plaisirs sans mélange, ils éprouvent tous deux des inquiétudes, des désirs, dont ils ne peuvent démêler ni le but, ni la cause. De tristes réflexions viennent troubler leur repos. Nous vieillirons, disent-ils; hélas! qui sera pour lors le soutien de nos jours? Si la mort cruelle vient enlever l'un de nous, (Ah! nous préserve le Ciel d'un tel malheur! qu'elle tranche plûtôt du même coup la trame de notre vie!) dans quel funeste état se trouveroit celui qui survivroit à l'autre partie de lui-même? Bannissons, poursuivoit le Frere, ces tristes pensées: la Divinité qui nous protége ne nous abandonnera pas. Il rassure cette chere compagne par ses caresses; il s'efforce de dissiper ses craintes par de tendres baisers: un feu, jusqu'alors inconnu, se glisse dans leurs ames; ils y sentent tout-à-coup naître quelque chose de plus puissant que les sentimens d'une simple amitié; ils ignoroient encore la véritable cause de la mutuelle tendresse des Epoux; ils ignoroient quels en étoient les plaisirs, les effets & les gages. Les douceurs qu'ils trouvent, pour la première fois, dans des embrassemens qu'ils ne se lassent plus de réitérer, excitent dans leurs cœurs une inquiétante ardeur: leurs désirs s'irritent & ne sont point satisfaits. Mais comme on voit une onde doucement épanchée s'étendre & prendre insensiblement la route que lui marque une pente; de même, inspirés par la Nature, & guidés par le plus exquis de tous les sens, de caresses en caresses, ils rencontrent bientôt la source des plaisirs, auteurs de notre vie, qui en sont quelquefois les délices, qui la perpétuent en quelque manière, qui sont la première cause de la tendresse des peres pour leurs enfans. Les doux saisissemens d'un court trépas leur firent comprendre qu'ils s'alloient voir renaître.

Prince, c'est aux puissantes leçons de ces maîtres délicats que votre famille est redevable de son origine; & c'est par la fécondité de ses branches que s'est accrue la Nation sur laqu-elle vous regnez.

Les vœux de nos premiers Ayeux furent comblés: ils se virent bientôt une nombreuse postérité; ils lui communiquerent, avec l'innocence & la pureté des mœurs, qui se sont conservées jusqu'à vous, leurs utiles découvertes; ils eurent même le plaisir de voir leurs enfans transmettre à cette société naissante un des plus importans secours de la vie, & le premier de tous les moyens qui, en abrégeant les travaux, en procure abondamment les commodités.

J'acheve, Prince, mon récit par ce trait intéréssant. Je vous ai dit que les deux enfans, tristes restes qu'avoit épargné la vengeance céleste, s'étoient trouvés les seuls habitans de cette Terre à un âge, à la vérité, capable de s'aider, & capable de conserver la mémoire de quelques-uns des usages les plus communs & de plus facile exécution. Mais trop jeunes pour réfléchir sur d'autres, leurs mains, qui n'étoient encore accoutumées à aucun travail pénible, n'en avoient manié aucun instrument; & la tempête, qui venoit de ravager leur demeure, avoit totalement détruit ou enseveli les ouvrages des hommes. Le hazard seul, leur montrant, comme je l'ai dit, les moyens de rendre la terre fertile, leur fit imaginer de se servir de bois aiguisé par le feu, ou de pierres tranchantes, pour la remuer. Le fer leur étoit inconnu, ou, peut-être, n'avoient-ils qu'un souvenir confus de cet utile métal: ils ignoroient donc, & d'où il se tire, & la façon de le préparer. Voici comment ils l'apprirent.

Les premiers soins de ces tendres époux, à mesure qu'ils virent leur famille s'accroître, furent de former de nouvelles dispositions pour rendre leurs enfans heureux, & de les mettre en état de s'entre-secourir. Lors donc que l'âge les eut rendu capables de quelque occupation utile, ils les instruisirent, par l'exemple, & les chargerent de tâches proportionnées à leur force & à leur adresse: remuer la terre, planter, sémer, en recueillir, en serrer les fruits, amasser du bois, construire une cabane, aiguiser avec le feu ou la pierre le bois propre au labourage, paitrir l'argile, en former des vases, prendre soin des animaux qui fournissoient leur lait, préparer des nourritures, des rafraichissemens & toutes les douceurs du repos, étoient autant d'emplois sagement partagés entre les Membres de cette petite République. La parfaite union & la tendresse qui les unissoit tous, faisoient de ces exercices, non des travaux, mais des amusemens variés. Cette concorde étoit le fruit des leçons de leurs Parens. Chers enfans, leur disoient-ils sans cesse, aimez-vous toûjours; le sang qui coule dans vos veines est le même; c'est un sentiment qu'il doit vous inspirer. Reunissez-vous toûjours tous, lorsque votre bien commun exige que vous fassiez des efforts communs; partagés entre plusieurs bras, ils en deviennent moins pénibles: dans d'autres tems occupez-vous chacun de soins divers, mais également distribués; vous profitez tous des dons de la Providence: elle ne répand ses largesses que sur un travail qui en fait sentir les douceurs; nul ne peut se dispenser de contribuer de tout son pouvoir, à sa propre félicité; & c'est pour nous y encourager tous, qu'elle l'a inséparablement attachée à celle de nos freres. * Ce peu de préceptes simples, évidens, inculqués dès l'enfance, appuyés de cette autorité douce & persuasive de la tendresse paternelle, se graverent profondément dans les cœurs des enfans, & la pratique en fit leur plus forte habitude; ces maximes, dis-je, conséquences réfléchies d'un sentiment naturel, passerent elles-mêmes chez les descendans pour des principes qui naissent, se développent & s'accroissent avec nous. Heureux préjugé, Prince, qui, de bouche en bouche, est parvenu sans corruption jusqu'à nous, & s'est accrû comme la Nation!

Ces sages avis faisoient sur les cœurs une impression pareille à celle de la douce influence de cet élement, principe secret du mouvement & de la vie, dont l'agréable & brillante activité récrée les sens, & leur donne une nouvelle vigueur: cette heureuse famille les écoutoit un jour, assemblée autour d'un spacieux foyer, quand tout-à-coup quelqu'un apperçut un feu liquide couler, comme d'une source, sur le sable d'alentour; il recule, effrayé de ce prodige; mais bientôt cette liqueur ardente suspend son cours, se durcit, prend la forme de la surface sur laqu-elle elle s'étoit répandue, & perd sa chaleur.

Le Pere, attentif à ce qui peut devenir utile, s'avance, examine ce corps; il est surpris, & de son extrême dureté, & de la figure que le hazard a fait prendre à quelques morceaux détachés; il remarque que cette matiére a entrainé avec elle quelques parties de la terre qui environne le foyer; que cette terre commençoit à s'amollir, & à devenir fluide comme le reste avant l'écoulement de ce petit torrent enflammé; il considére, avec étonnement, cette argile merveilleuse à demi transformée. Mes enfans, s'écrie-t'il avec joie, le Ciel propice nous indique un moyen sûr de soulager nos travaux: cette matiére dure, qui se dissoud à l'ardeur du feu, & devient susceptible de différentes formes, peut prendre la figure de divers instrumens de bois & de pierre, dont nous nous servons; elle peut devenir pointue ou tranchante, ronde ou plate, selon le vase ou le creux dans lequel elle sera reçue. Sa grande dureté la rendra propre à résister aux efforts, à vaincre les obstacles contre lesquels la plupart de nos instrumens ordinaires se brisent, ou s'émoussent; elle nous servira à diviser & à tailler facilement tout ce que nous sommes obligés de rompre & d'arracher avec beaucoup de peine & de sueur; elle nous servira même à polir ce que nous ne pouvions auparavant rendre qu'informe & raboteux. Amassons donc quantité de bois & de cette terre précieuse; sa couleur me fait connoître qu'il s'en trouve abondamment dans ces environs: essayons encore de la dissoudre par un grand feu.

A ces mots, vous eussiez vu toute cette Jeunesse, pleine d'espérance, semblable à la laborieuse Fourmi, empressée pour le bien commun, fouir & transporter le minéral, creuser & arrondir une large ouverture, autour de laqu-elle ils placent cette matiére, qu'ils couvrent d'un énorme bucher: ils l'allument avec de grandes acclamations; une flamme dévorante, paroissant seconder leurs efforts, s'éléve avec bruit en de vastes tourbillons: ils ne cessent d'apporter & de lui fournir des alimens; mais pendant que les uns en entretiennent l'ardeur, d'autres façonnent & moulent avec le sable & l'argile, les empreintes de divers ustenciles, tels que l'imagination, qui n'a point encore d'autre modéle qu'elle-même, les leur fait inventer, & prévoir les services qu'ils pourront en tirer. Enfin, la matiére dissoute & rassemblée dans le centre d'un brasier ardent, ils la tirent de ce réservoir à l'aide de longues perches, enduites de terre, au bout desquelles ils ont emmanché des vases de pierres pour la verser dans leurs moules, ou se servent de ces moules même qu'ils ont fait cuire à cette fournaise, pour la puiser.

Quelques-uns s'appercevant que cette matiére, en devenant solide, reste molle & flexible jusqu'à ce qu'elle ait perdu sa chaleur, tachent, à coups de pierre, de la plier & de l'applatir à leur gré. Ce travail heureusement achevé, ils s'empressent d'éprouver leurs outils: l'un essaie de couper une branche; cet autre de fouir la terre pour en tirer des racines; celui-ci s'efforce de détacher un rocher; celui-là de creuser ou de polir une pierre; enfin, l'usage leur apprend ce qu'il manque à ces inventions, encore grossiéres: ils remarquent que ce métal s'use & se lime par le travail; qu'étant aminci vers les bords, il devient plus tranchant. Cette observation leur découvre le moyen d'aiguiser & de polir le fer. Si son fil vient à s'émousser ou à se rompre, ils savent déja qu'en chauffant cette masse, elle se ramollit & s'étend sous les coups. Cette expériecce leur fait appercevoir que plusieurs fois travaillée & battue, elle s'affine & devient moins cassante. Lorsqu'ils la mouillent à dessein de la refroidir plus promptement, une subite extinction, en la rafermissant, apprend l'utilité de la trempe. C'est ainsi, Prince, que la Providence, attentive aux besoins des hommes, leur présente à chaque instant, & leur met, comme devant les yeux, des objets qui réveillent leur industrie, leur fait faire des conjectures utiles que l'épreuve confirme, & les méne, par dégrés, de découvertes en découvertes: souvent même un expédient, qui n'a qu'un but fort naturel & fort simple, les enrichit tout-à-coup de l'invention la plus importante. L'homme ne peut donc trop attentivement suivre pas à pas, la nature, toujours prête à lui découvrir ses plus beaux secrets.

Je ne vous entretiendrai pas plus long-tems de quantité d'autres détails, dont j'ai eu tant de fois occasion de vous parler. Je me contenterai d'appuyer sur ce que j'ai déja dit, que le tronc de cette grande famille, dont vous faites maintenant la tige principale, s'est accru, sans interruption, jusqu'à vous, de premier né en premier né, c'est cette tige qui réunit & lie ensemble toutes les branches de ce grand arbre, entretient & nourrit la séve de leur mutuelle tendresse. Vos Peuples, Prince, en jettant les yeux sur votre auguste Personne, se regardent tous comme les fils d'un même pere: maintenez donc une concorde qui ne s'est encore jamais démentie; affermissez-en à jamais les nœuds, rendez-les indissolubles. Il est à propos pour cela, que vous parcouriez les différentes Contrées de votre Empire, & que votre présence, comme l'astre du jour, anime, échauffe, & donne de la vigueur à tous les membres de ce grand corps.

Votre sagesse n'a plus besoin d'autre guide que d'elle-même: mon âge demande quel-que repos; il ne me laisse pas le pouvoir de jouir de votre compagnie dans ce voyage; permettez que je me retire. L'homme, après s'être aquitté des tendres devoirs de l'amitié, & de ceux de bon Citoyen, se doit quelque chose à lui-même: il peut jouir dans le loisir paisible de la retraite des richesses de son propre cœur, & du plaisir de méditer sur les grandeurs de la cause souveraine de son Etre.

Le jeune Prince, opposant à cette résolution tout ce que l'amitié a de plus pressant: Ne me refusez pas, je vous prie, poursuivit ce vénérable Vieillard, la grace que je vous demande: si je demeure quelque tems éloigné de votre personne chérie, j'aurai peut-être dans peu, le bonheur de prouver, plus fortement que jamais, avec quel zéle je m'interesse à votre gloire: une courte absence rendra notre amitié plus vive. Souffrez que pour gouter l'agréable surprise de vous revoir bientôt dans ma demeure, je ne vous en désigne point les lieux: les soins que vous allez prendre de vos Peuples, vous y conduiront infailliblement.*

Vous connoitrez, ô fortuné Zeinzemin! qu'il est encore des sentimens plus forts que ceux qui nous unissent. La Nature n'a pas mis tous les hommes à portée d'en éprouver les douceurs; elle a jetté dans les cœurs des particuliers, les premiéres semences d'une bienveillance générale; mais leurs racines les plus fortes, ne s'étendent qu'à quelque distance. Un petit nombre de personnes qui nous environnent, viennent verser dans nos ames les tendres épanchemens de leurs affections; elles reçoivent les nôtres: quoique cette circonférence ne s'étende pas fort loin, nous ne tardons pas à la perdre de vue. Il n'en est pas de même des cœurs que la Nature a faits pour gouverner, & pour être le centre & le mobile de tous les autres: un seul, ou quelques objets d'une amitié intime, ne peut remplir leur capacité; ce n'est pour ces ames généreuses qu'un point d'appui de leur activité immense: le soleil, fait pour éclairer l'Univers, ne renferme point sa lumiére dans son sein.

Allez donc, Prince, allez, quittez quel-que tems un Ami fidéle, pour éprouver combien il est doux de devenir celui de tout le genre humain. Si l'homme goute tant de délices à chérir son etre, son existence, n'est-ce pas ajouter infiniment à ce plaisir? N'est-ce pas étendre les bornes de cet etre, que de voir tout ce qui respire, en souhaiter comme nous la durée?

Il est encore d'autres feux, dont vous n'avez point ressenti les délicieuses atteintes. Une simple ressemblance, avec ce que nous aimons en nous-mêmes, des qualités qui paroissent applaudir aux nôtres, forment les nœuds de la simple amitié: la réflexion nous fait trouver agréable ce qui nous imite, ou ce que nous voulons imiter; mais on veut être ce qu'on admire. Telle est, Prince, la différence entre l'amitié & l'amour. L'amitié n'a qu'un objet de complaisance; l'amour a l'Univers entier. La beauté, l'ordre, l'harmonie qui regnent dans ce Tout admirable, qui en vivifient les parties, ne nous rendent la vie précieuse que parce qu'elle nous place au milieu de tant de merveilles; c'est dans cet attrait tout-puissant que la Nature a voulu que l'homme trouvât le principe de son Etre; c'est un feu où son cœur, semblable à cet oiseau * qui se consume pour renaître de sa cendre, cherche à s'embraser pour l'immortalité de son espéce.

Vous ressentirez bientôt, Prince, les effets enchanteurs des charmes de ce Sexe, que la Nature a si excellemment pourvu des beautés trop dispersées ailleurs, pour ne pas enfin fatiguer nos regards; elle les a toutes rassemblées en cet objet pour nous les rendre toujours présentes avec un égal plaisir; c'est pour lui que vous serez épris de ce feu vivifiant; alors vos Sujets vous presseront avec joie d'assurer leur bonheur présent & à venir. Adieu. Ne différez plus de si heureux instans.

ARGUMENT DU CHANT III.

ZEinzemin part, accompagné de l'élite de la Jeunesse, pour visiter les Provinces du Royaume, suivant une ancienne coutume. Description du Coursier qu'il monte. Il est le premier qui dompte les chevaux: il raconte à ses amis comment il y a réussi. Tableau des belles qualités de ce jeune Prince. Il s'entend faire le récit de ses belles actions par une personne qui ne le connoit pas. Description des travaux qu'entreprend la Nation pour la construction des grandes Routes. Description de l'ordre que le Prince établit dans la distribution de tous les Edifices, tant publics que particuliers, par-tout l'Empire, dont il fait une grande Ville réguliere. Division des Provinces: distribution des habitations, des familles. Partage de la culture des terres. Accueil que les Sujets font à leur Roi par-tout où il passe. Il aime la Maîtresse d'un de ses Sujets : il se propose de l'épouser. Désespoir de cette Fille: représentations qu'elle lui fait. Généreuse résolution qu'il prend de la rendre à son Amant: il l'exécute. Le Prince se fait connoître à celui qui lui raconte toutes ces choses: comment il récompense cet èloge.

NAUFRAGE DES ISLES FLOTTANTES. CHANT III.

L'Amour de la Patrie arrache enfin le jeune Prince des bras de l'amitié. Il part, accompagné de la plus florissante Jeunesse de son Empire: animés du même esprit, & par l'exemple de leur Monarque, ils alloient avec lui observer d'un œil attentif, ce que produisoit ou l'art, ou la nature dans chaque Province, soit pour faire part à leurs Compatriotes de leurs utiles observations, soit pour transmettre à ceux dont ils alloient rechercher l'amitié & les conseils, d'autres pratiques, ou d'autres usages en échange de leurs sages avis. Tel étoit l'obligeant commerce qui régnoit entre toutes les parties de ce Royaume.

Les Peres de famille de chaque Contrée, se députoient réciproquement leur Jeunesse, pour la former, & lui faire prendre de bonne heure des liaisons qui perpétuassent la bonne intelligence & l'union intime de tous les membres de ce grand Corps. C'étoit encore une coutume ancienne que le Prince séjournât une année entiére dans chaque Province de ses Etats, qui en étoit alors la Capitale, & la suivante il en parcouroit un certain nombre d'autres. C'étoit même par ces révolutions bien-faisantes que se comptoient les années: * ainsi le Roi de la lumiére échauffe & récrée alternativement les différentes zones: les saisuivent son char, & raménent la vie & la fécondité où le froid des hivers avoit répandu sa langueur.

Telle sembloit la brillante compagnie du jeune Héros. Une troupe nombreuse l'escortoit, montée sur de superbes coursiers; les uns environnoient le Prince; d'autres le précédoient de loin, & couroient répandre la joie avec l'heureuse nouvelle de son arrivée: son port majestueux, sa taille noble, avantageuse & légére, le font distinguer au milieu de cette Elite, comme le palmier entre de tendres mirtes. L'impétueux animal qu'il monte, paroit se glorifier du poids qui le charge: il éléve & recourbe fiérement son col, couvert d'une criniére brillante, qui semble un beau voile négligemment ajusté, voltiger au gré des vents: son poitrail, large & vigoureux, annonce sa force, & son attitude son courage; sa croupe, ornée des flots épais d'une longue queue, présente avec ses flancs, les plus belles proportions; ses jambes fines & déliées, lui donnent la légéreté du cerf; sa tête séche & dégagée, la vivacité de ses regards, le font ressembler à l'aigle; ses yeux ardens témoignent qu'il foule avec dédain la poussiére, & voudroit traverser les airs: il paroit libre malgré le frein qui le gouverne, & n'obéir qu'à une main capable de le dompter: aussi admire-t'on l'adresse & la dextérité de celle qui le guide. Ceux qui approchent de plus près Zeinzemin, voulant lui rappeller le souvenir agréable d'un important service rendu à tout le genre humain, & jouir des charmes de sa conversation, lui adressent ce discours: Prince, votre auguste Pere, dont la mémoire nous est toujours chere, & qui revit en votre personne, a soulagé nos travaux champêtres en nous procurant les secours du bœuf laborieux: Vous avez doublé ces secours en nous apprenant à dompter ce fougueux animal, également propre à porter ou traîner des fardeaux, & à nous épargner les fatigues d'une longue marche. Dites-nous, de grace, comment votre grand courage parvint à s'assujettir ce qui paroissoit auparavant si redoutable.

Je vais, reprit le Prince, mes chers compagnons, satisfaire votre curiosité sur un fait qui me flatte, puisqu'il vous est devenu utile. Je sortois des amusemens de cette agréable folie, qu'on nomme enfance, & ma raison s'éveillant comme d'un songe, commençoit à considérer d'un œil plus attentif, les beautés de l'Univers: sans quitter encore les amusemens, je ne fis qu'en changer; il me semble que je me proposois d'en tirer quelque profit. Les uns aiment à considérer les productions inanimées de la Nature, les fleurs, les plantes, les fruits; d'autres aiment à la contempler animée: je l'admirois à ces deux égards; mais sous ce dernier aspect, elle avoit plus d'attraits pour des yeux encore aussi peu pénétrans que les miens. Je me plaisois donc à nourrir & apprivoiser les animaux qui fuient ordinairement notre compagnie; je parcourois les campagnes & les forêts pour découvrir leurs retraites; j'imaginois mille stratagêmes pour les surprendre, ou leur enlever leurs Petits. Quoique je me reprochasse en cela une espéce de cruauté, je croyois les dédommager de la perte de leur liberté, par le soin que j'avois de leur épargner la peine de chercher leur nourriture: d'ailleurs, je leur laissois une sorte de liberté; oiseaux, quadrupédes de chaque espéce, étoient enfermés dans de vastes enceintes, où je leur faisois trouver tout ce que je savois convenir à leur instinct, à leur industrie naturelle. Je me faisois un plaisir d'étudier leurs inclinations, d'observer leurs travaux, leurs ruses, leurs cris, leurs chants, leurs amours.

Un jour que je parcourois une forêt pour découvrir quelques-uns de ses habitans, j'arrivai dans une profonde vallée, qui, s'applatissant en plaine, étoit environnée de toutes parts de grands arbres fort touffus; au milieu serpentoit un ruisseau; il nourrissoit de sa fraicheur l'herbe & les fleurs d'une prairie qui bordoit son rivage. Je fus frappé de la beauté de ce lieu charmant; j'y promenai agréablement la vue; mais je fus encore plus surpris d'y voir paître tranquilement une troupe d'animaux, dont j'admirai la taille & la figure. Je n'en avois point encore vu de cette espéce: dans ces tems ces animaux farouches se tenoient fort à l'écart. Je demandai à ceux qui m'accompagnoient, pourquoi on n'avoit pas encore essayé de les apprivoiser: j'observai que, puisqu'ils paissoient l'herbe, ils ne devoient point être voraces, ni absolument farouches. On me répondit, que leur extrême vitesse les avoit, aussi-bien que les cerfs, rendus inaccessibles; qu'il seroit même dangereux de s'exposer aux coups redoutables de leurs pieds. Je ne me rendis point à ces raisons; les difficultés exciterent mes désirs; je crus qu'il me seroit glorieux de les surmonter, & je pris dès-lors la résolution secrette de me rendre maître de quelques-uns d'eux. Ce dessein formé, je me rendois souvent seul dans cette solitude: les premiéres fois, ces animaux disparoissoient à ma vue; peu à peu ils s'accoutumerent à ne la plus redouter; insensiblement même, ils me laissoient approcher à quelque distance d'eux: je remarquai que levant la tête, ils me regardoient avec quel-que attention; leurs regards, quoique vifs, n'avoient rien de féroce; je crus leur reconnoître de l'inclination à se familiariser avec les hommes. Pour confirmer mes conjectures, j'essayai de leur présenter quelques poignées d'herbes, & quelques-uns s'avancerent comme pour recevoir mon présent: je le leur jettois en m'éloignant un peu: ces offres réitérées les habituerent à venir recevoir ces bienfaits de mes mains. Celui que je monte à présent, fut un des premiers qui eut cette confiance; aussi étoit-il un de ceux dont je recherchois le plus les bonnes graces. Cette premiére réussite me fit imaginer un moyen de lui tendre des piéges & à quelques autres: je pris avec moi les secours que je crus nécessaires pour l'exécution de ce projet; je préparai des liens & des entraves à ces nouveaux amis; je fis cacher ceux qui m'accompagnoient, & m'avançai seul, présentant à ces animaux une main séduisante, qui les attira où je leur avois tendu des lacs capables de les arrêter ou de les abattre; je les laissai plusieurs jours dans cette situation, & pris moi-même soin de leur donner à manger pour achever de les habituer à leur captivité. J'avois recommandé le secret à ceux qui m'aidoient, & nous délibérames sur les moyens de nous faire suivre par force: nous trouvames celui d'assujettir le cheval, par la tête & par la bouche. Fier de cette capture, je la fis conduire à mon Pere, que je surpris agréablement: il donna des éloges à mon adresse. Sa pénétration, sa sage prévoyance & son amour pour le bien public, lui faisant appercevoir de quelle utilité seroient ces robustes animaux: Mon fils, me dit-il, je loue la hardiesse de votre entreprise; mais ceux que le Ciel destine à prendre soin du reste des humains, ne doivent rien se proposer que de relatif à cette fin glorieuse: vous avez, sans doute, prévu l'usage que l'on pourroit faire de ces nouveaux domestiques. Le même, lui répondis-je, ô mon Pere! que nous faisons de l'animal qui laboure nos champs. Il approuve ma pensée, & m'invite à en faire l'essai.

Je contraignis donc mes vigoureux prisonniers à traîner de pesants fardeaux; je m'avisai même de les en faire charger, & malgré leurs premiéres répugnances, ils devinrent dociles. La faim, la crainte, les récompenses, les caresses même, semblent faire sur les Brutes, ce que produit en nous la raison & l'amour de la société. On remarque dans le cheval quelque sensibilité pour la gloire & les bienfaits: celui-ci en est une preuve. Il s'étoit singuliérement attaché à moi; je pouvois le mener où il me plaisoit; je pouvois seul l'approcher; du reste, fougueux, ombrageux, indomptable, il ne souffroit que la bride & ne la recevoit que de ma main: on avoit vainement tenté d'en tirer quelques services; on étoit même prêt à lui rendre la liberté, lorsqu'un désir téméraire de me signaler, me fit trouver une façon toute nouvelle de se servir de ces animaux, & de les assujettir.

Un jour en présence de mon Pere & d'un grand nombre de nos Concitoyens, à l'entrée d'une vaste campagne, couverte de sable mouvant, j'améne cet orgueilleux coursier: il me suit, attiré par quelque nourriture que je lui présente; je le flatte, je lui mets doucement le mords, lui passe les rênes, & d'un saut léger je m'élance sur son dos; je lui presse fortement les flancs des cuisses & des jambes; j'entortille autour de mon bras sa longue criniére; je résiste à tous les premiers efforts qu'il fait pour secouer son fardeau: il se cabre, il saute, il bondit, mais en vain; je me tiens aussi fortement attaché, que le vautour à la proie qu'il a saisie. Tout le monde épouvanté, craint pour ma vie: on me crie d'abandonner cette dangéreuse entreprise; & déja je me sens emporté comme sur les aîles des vents; j'entens mille cris lugubres, qui insensiblement cessent de frapper mes oreilles.

Ce coursier rapide traverse la plaine avec la vitesse d'un oiseau: un nuage de poussiére s'éléve sous ses pas: guidé par sa seule fureur, il court par-tout où elle l'emporte, jusqu'à ce que ses forces épuisées l'arrêtent; alors je le flatte, je lui fais entendre ma voix: il marche quelque tems d'un pas tranquile, puis essaye encore de s'affranchir du joug; enfin l'extrême fatigue me rend maître de ses mouvemens; je lui sais sentir les impressions du frein. Je menace, je châtie, je le caresse quand il céde; insensiblement je le tourne, je dirige & modere ses pas à mon gré, je le ramene soumis & paisible. L'affection de mes chers Compatriotes me reçoit au milieu des acclamations de joie; mon Pere m'embrasse tendrement; je n'entends de tous côtés que des applaudissemens, des éloges flatteurs dont il me sieroit peu de vous faire le récit.*

Voilà, chers compagnons, l'utile exemple que j'eus le bonheur de donner aux jeunes gens de mon âge; ils firent bientôt voir par leur adresse & leur courage dans ces exercices, qu'ils ne me cédoient que l'honneur de les avoir précédés.

C'étoit sur des récits de quantité d'inventions nouvelles, qui rendoient la société heureuse, & sur les justes louanges de leurs inventeurs, que rouloient les conversations amusantes de ces jeunes voyageurs: les Pays qu'ils traversoient, leur en fournissoient une ample matiere: quantité de merveilles s'offroient à leurs yeux: l'Empire qui avoit commencé à fleurir sous le regne du Pere, prenoit tout son lustre à l'aurore de celui du Fils. Ce grand Prince avoit un esprit capable de former & d'exécuter les plus magnifiques projets: il n'entreprenoit rien sans les conseils des plus sages & des plus expérimentés; il faisoit choix des meilleurs avis, avec un discernement exquis; il saisissoit avec promptitude, ce qu'il y avoit de judicieux dans un raisonnement; il en développoit les conséquences, faisoit appercevoir ce qui n'avoit pas été observé, concilioit plusieurs idées, plusieurs expédiens, prévoyoit & résolvoit les difficultés; comme il étoit l'ame de toutes les délibérations, il étoit entre les jeunes gens de son âge, le plus souple, le plus adroit aux exercices du corps; dans les jeux & les divertissemens, le plus gai, le plus enjoué, comme le plus laborieux dans les affaires sérieuses.

Tant d'excellentes qualités ne tarderent pas de produire par tout ce vaste Empire des effets merveilleux. Mais quel éloge plus digne des grandes actions de ce jeune Héros, que celui qu'il s'entendit faire par une personne dont il n'étoit pas connu? plaisir vif & délicat bien sensible pour un cœur généreux. Celui de Zeinzemin jouissoit déja des succès rapides de quantité de glorieuses entreprises, lorsqu'un jour s'étant écarté des siens, la nuit le surprit sans qu'il pût les rejoindre: l'obscurité ne l'empécha pas de trouver bientôt une retraite. Les devoirs les plus humains de l'hospitalité étoient chez ces Peuples souverainement en honneur par une suite nécessaire de leurs usages. Le Prince se retira donc dans la demeure la plus prochaine*; il y fut reçu avec cette joie pure & sincere, qui n'a rien des égards apparens & forcés, sous lesquels un sordide intérêt cache le dépit de n'oser refuser un service.

Jeune Voyageur, lui dit le Chef de famille, le tems du repas public est passé*; je n'aurai pas le plaisir de procurer celui de votre compagnie à nos Concitoyens: quoiqu'il en soit, daignez agréer avec le repos, les mêts que nous pourrons vous offrir. On prépara aussi-tôt, & on servit avec empressement à cet Etranger, ce qui se trouva de meilleur & de plus capable de rétablir ses forces: on l'excite obligeament à en faire usage.

Pendant le repas, Zeinzemin, moins par désir de s'entendre louer, que pour s'informer de ce qui pouvoit manquer au bonheur de ses Peuples, demande à son Hôte ce que l'on pense du Prince en ces Contrées. O cher Compatriote! lui répondit cet homme, heureux ceux qui vivent ou naissent dans ces tems fortunés! nos descendans loueront à jamais la mémoire du grand Zeinzemin. Le Ciel toûjours propice n'a point cessé de nous donner dans nos Chefs des peres tendres & affectionnés: celui-ci réunit aujourd'hui la sagesse de tous ses ancêtres, & rend présente toute la félicité de leurs regnes: ses Peuples désireroient que le sien fût immortel. Vous, aimable jeune homme, que le désir de connoître & de devenir sage, fait, sans doûte voyager, pouvez-vous ignorer aucune des grandes actions de notre Prince, & l'effet qu'elles produisent sur tous les cœurs?

Je sais, reprit le feint Etranger, ce qu'il a fait par amour pour ses Peuples; mais j'ignore encore s'il est partout également approuvé. Votre âge & votre expérience, généreux Citoyen, vous rendent capable de juger de ce qui est véritablement louable, parce qui est utile: instruisez-moi, je vous prie, de ce qu'il a fait de meilleur.

Le Convive de Zeinzemin commença donc ainsi: Il est doublement agréable de raconter des merveilles: on admire & on jouit d'un plaisir que l'on communique à la personne qui nous écoute. Vous avez dû rencontrer à chaque pas des marques récentes de la grandeur & de la sagesse de notre Monarque; elles doivent encore être comme présentes à vos yeux. Je vais, puisque vous le souhaités, vous en entretenir, & comparer l'état présent de la Patrie à ce qu'elle fut autrefois. Le généreux Alsmanzein avoit conçu le dessein de l'embellir; son grand âge en empêcha l'exécution: cette gloire étoit réservée à l'aimable Zeinzemin.

A son avénement le zèle des Concitoyens, réunissant une multitude innombrable de bras, entreprit d'ouvrir de longues routes, dont les unes conduisissent jusqu'aux extrémités du Royaume, & d'autres vinssent se rendre, comme autant de branches, à ces troncs principaux, pour lier communication entre toutes les parties même les plus écartées de la fréquentation des Habitans. Pour faciliter à leur Prince bien-faisant l'accès de toutes ses Provinces, & marquer l'empressement qu'ils avoient de jouir de sa présence, ils perçoient des rochers, applanissoient des montagnes, combloient des vallées, ou les couvroient de ponts d'une structure hardie.

Dans les temps que la terre montre au laboureur oisif, l'espérance d'une abondante recolte, recompense de ses travaux, femmes, enfans, vieillards, comme les plus robustes, tous quittoient leurs habitations, & se divisoient par troupes nombreuses, pour construire ces beaux ouvrages; les uns creusent la terre, la transportent & la répandent; d'autres détachent & roulent des pierres énormes, les taillent & les posent; ceux-ci plantent aux bords de ces levées, les arbres qui donnent le plus promptement un ombrage touffu; cependant le sexe & l'âge le plus foible construisent des cabanes de branches entrelassées, les ornent de fleurs & de feuillages, dressent des lits, des tables & des siéges de gazon & de mousse, apprêtent toutes sortes de rafraîchissemens: la campagne est couverte de longues chaînes d'habitans, qui s'encouragent & s'entr'aident: il regne dans cette multitude tant d'ordre, tant d'intelligence; les occupations y sont si bien distribuées, que des travaux immenses s'exécutent avec une promptitude aussi merveilleuse; ils paroissent des jeux, & suffisent à peine pour occuper quelques jours cette Nation laborieuse: chacun avec une joie égale à son admiration, voit ces ouvrages commencés çà & là, comme au hazard, s'avancer avec un progrès rapide, se réunir & s'entre-couper avec la régularité des fils d'un réseau; nos chemins s'élever en larges terrasses, pavés & revêtue de pierres polies, ou de briques solidement cimentées.

On redresse par des digues, le cours tortueux des rivières; on creuse des canaux pour dessécher & fertiliser les endroits marécageux, pour arroser les plaines arides; on construit des aquéducs, des bassins, des fontaines; on érige des colomnes, des obélisques pour marquer la distance des lieux, & en mémoire des Citoyens qui ont bien mérité de la Patrie. Toutes ces choses rangées avec tant d'art & de simétrie, font des campagnes autant de jardins agréables, entrecoupés d'allées, divisés-en de spacieuses plates-bandes, qui présentent avec ordre & distinction les nuances de différentes verdures & de différentes fleurs. A côté des moissons qui paroissent, lorsque le vent les agite, les flots d'une mer d'or liquide, se voyent des vergers, des bosquets, des prairies assortis comme autant de compartimens.

Zeinzemin anime ces merveilleuses entreprises: présent à tout, son génie sublime invente & ordonne, dirige toute cette magnificence, lui suggére mille expédiens heureux; la bonté de son cœur lui fait en même-tems modérer l'ardeur que la douce persuasion qui coule de ses lévres, vient d'inspirer; mais toutes puissantes, pour exciter au travail, ses exhortations peuvent à peine porter son Peuple à prendre quelque repos.

Il y avoit déja quelque tems que du sein de l'abondance étoit né le gout qui cherche à mettre de l'ordre, du choix & de la variété dans ses plaisirs; ce goût, qui se plait à embellir les dons de la Nature, avoit déja inspiré à nos Citoyens la pensée de se bâtir des demeures agréables; il leur avoit appris à polir la pierre, & à donner quelque régularité à leurs édifices: auparavant ils habitoient de simples cabanes, ou se creusoient des retraites spacieuses & commodes dans des rochers, sans ornement, sans beauté: ils avoient donc quitté ces logemens rustiques, pour se construire des maisons, choisissant au hazard une place voisine d'un ruisseau, d'un bois, d'une prairie: ces maisons, d'une architecture grossière, étoient éparses çà & là. Zeinzemin vient de faire naître l'amour du bel ordre: il a fait raser ces bâtimens mal rangés, peu uniformes, pour leur donner une situation & une figure qui plaisent également à la vûe; lui-même a pris plaisir d'en tracer les plans. Ainsi, c'est encore par ses soins que les routes, qui, comme je viens de dire, divisent cet Empire en une infinité de quarrés spacieux, sont bordées, à distances égales, de quelques habitations champêtres, agréables retraites où le Voyageur, ceux qui cultivent & moissonnent nos campagnes, vont, pendant la chaleur du jour, prendre quelque repos ou un léger repas.

A chaque division de ces chemins somptueux, une large esplanade, en forme de terrasse, environnée de plusieurs rangées d'arbres, est occupée par plusieurs vastes bâtimens simples, mais propres, uniformes & réguliers: ils servent de demeure commune à certain nombre de familles réunies, sans être séparées des autres: au milieu une place couverte de berceaux ou de portiques, ornée de fontaines, sert à leurs jeux & à leurs repas.

Il y a toujours un nombre suffisant de ces habitations distribuées autour d'une plaine, pour que les familles qui les occupent en puissent entretenir, sans fatigue, la fertilité. Vous avez vû, sans doute, ô jeune voyageur! ajouta celui qui venoit de donner retraite au Prince sans le connoître, le pompeux appareil de nos labours & de nos moissons. S'agit-il d'ouvrir le sein fécond de la terre? le bord alligné d'une campagne est aussi-tôt couvert d'un grand nombre d'attelages qui, partant tous au même signal, commencent & achévent ensemble la révolution des sillons. Faut-il recueillir ce que la mere commune nous rend avec usure? notre Jeunesse, couronnée de fleurs, rangée dans le même ordre, s'avance vers la plaine en chantant les louanges du souverain Bienfaiteur des humains. On voit quelquefois cent mille faux dépouiller les champs d'une forêt d'épis, aussi rapidement que la flamme d'un incendie, tandis qu'une foule de jeunes Beautés en rassemble & lie les gerbes.*

Au centre de chaque territoire est un vaste édifice, réservoir commun des alimens & des délices de la vie; mais ces partages des terres ne sont point pour nous des possessions absolues; nous avons horreur de ce que l'on dit avoir été la cause des maux qui désoloient les premiers Habitans de ce Pays: ce ne sont donc que des portions d'un travail amusant que chacun de nous se hâte de finir pour aider nos voisins. Nos Provinces se disputent la gloire de voir leurs champs mieux cultivés, & celle de se prêter des secours: elles s'envoyent réciproquement les plus beaux fruits, ou ceux qui ne croissent pas également partout. Quelque contrée n'a-t-elle pas répondu aux espérances du laboureur? on s'empresse de toute part à réparer cette disette, & elle se trouve la plus abondamment pourvûe. Tels sont les effets de l'amitié, de l'union cordiale & sincere qui regne avec harmonie entre toutes les peuplades de cet Empire; telle est l'inclination bien-faisante, qui de proche en proche se répand dans toute son étendue.

Une parsaite concorde s'est toujours conservée parmi nous depuis l'origine de la Nation. L'aimable Zeinzemin vient d'en resserrer & d'en raffermir les liens; il a étendu la régularité & le bel ordre des choses inanimées jusques sur toutes les Professions, soutiens ou agrémens de la vie: sans altérer la pureté ni la douceur des mœurs, il en a fait disparoître la simplicité grossiére; une unanimité auparavant confuse, est devenue un concert prudent & mesuré, dont la beauté encourage*

Tel fut l'éloquent éloge que Zeinzemin eut le bonheur d'entendre d'une bouche inconnue; louanges peu suspectes, dictées par la dignité & la grandeur de l'objet dont l'ame est vivement frappée. En effet, qui ne seroit épris des vertus d'un Prince qui fait de son Empire une grande Ville plus réguliere que celle dont l'Euphrate arrose les murs? Qu'êtes-vous, orgueilleuse Babylone*, comparée à cette immense Cité, où le bel ordre des édifices égale celui des vases dans lesquels l'industrieuse Abeille dépose son miel? Que sont vos murs, vos terrasses, vos jardins suspendus près des ornemens d'une Ville, dont chaque quartier est une Province abondante, & chaque Province un jardin délicieux, environné d'agréables demeures? Ne vantez point vos Temples, vos Palais; vous avez aussi d'affreuses prisons: à quoi serviroient ces édifices, où la superstition, la tirannie & le crime sont inconnus? Votre commerce vous rend les Nations tributaires; & cette Ville, sans Professions mercenaires, posséde toutes les richesses; chacun de ses Citoyens jouit de celles de toute la société.

Furieux Conquérans, vous couvrez la Terre d'armées nombreuses: quel ordre, quelle simétrie entre les parties de ces grands corps! Leurs mouvemens réglés frappent agréablement la vûe; une ravissante simphonie les accompagne. Est-ce l'ouverture d'une fête? tant d'hommes rassemblés vont-ils célébrer les louanges de l'Auteur de la vie? Non, c'est le triste appareil des sanglantes funérailles d'une Nation entiere.

Zeinzemin, vraiment Héros, fait servir la pompe & la magnificence de ce bel ordre aux travaux qui procurent le soutien de notre Etre, & vous l'employez à sa destruction; vous montrez à vos victimes un agréable spectacle qui va les priver pour toûjours de celui de l'Univers.

Vous, Monarques, paisiblement indolens, que sont vos Empires? Un amas de masures & de chétives cabanes entre lesqu-elles s'élevent confusément quelques grandes Villes percées d'un labyrinte de rues tortueuses, bordées de maisons aussi inégales, aussi peu uniformes que les conditions de leurs Habitans; ouvrages bizarres de l'orgueil du riche à côté des foibles efforts du pauvre; lieux où au mouvement tumultueux du faste & du luxe, se mêlent les empressemens inquiets d'une avarice insatiable, les travaux perpétuels de la misère; lieux funestes où se font entendre, avec les ris & les réjouissances de l'oppresseur injuste, les plaintes & les gémissemens de l'opprimé.

Au récit agréable qui répandoit la joie sur le visage du jeune Prince, en succéda un autre, qui, touchant aux plaies encore récentes de son cœur, lui firent pousser de tristes soupirs, dont l'Hôte ne comprenoit pas la véritable cause. Je viens, continua-t-il, de vous montrer le Héros, je vais vous montrer le Citoyen généreux.

Zeinzemin, le magnanime Zeinzemin parcourant ses Etats pour hâter l'exécution de ses projets, voit ses Peuples en rendre les succès plus prompts que ses désirs. S'arrêtetet-il quelque temps dans un endroit? il est surpris en arrivant dans une autre Province, de voir que ses ordres ont été prévenus: des admirateurs attentifs aux actions de ce grand Prince, le devancent, en portent au loin la renommée; elles sont aussi-tôt imitées: on accourt en foule sur son passage; on s'empresse de voir un Héros, le plus bel ornement de la Patrie, qu'il prend soin de décorer de tant de chefs-d'œuvres immortels: par-tout il est reçu au milieu des acclamations que la joie éleve jusqu'au Ciel: une brillante jeunesse des deux sexes, chantant ses louanges, vient, ornée de fleurs, en joncher la terre sous ses pas: il n'est point de belle qui ne cherche dans ses yeux la route de son cœur: tous ses Sujets marquent avec quelle ardeur ils souhaitent de le voir devenir sensible, & que son choix les assure d'un digne Successeur; ses amis les plus familiers l'en pressent: il céde enfin à tant d'instances, ou plûtôt il y est tout-à-coup entraîné par les charmes vainqueurs d'une beauté, qui, à la tête d'une troupe de jeunes filles, vient lui offrir des présens de fleurs & de fruits. Frappé des graces naïves qui brillent sur toute sa personne, & de la douceur des accens de sa voix, son cœur épris dicta à sa bouche cet obligeant discours:

O aimable Fille! Astre de ces heureuses Contrées, que les dons que mes Peuples m'offrent par vos belles mains, me sont agréables! Ces yeux divins ont fait sur mon ame la même impression que les premiers rayons du soleil sur la rose prête à s'épanouir. Oui, ces traits occupent toutes les puissances de mon ame; ils s'y sont peints pour ne s'en effacer jamais. Que ces fleurs que vous me présentez, ont une odeur délicieuse! l'Amour lui-même en a composé les parfums. Souffrez que je leur fasse l'honneur de couronner vos appas. Il m'est bien doux de me voir si favorablement accueilli; mais que je serois heureux si quelque inclination plus forte qu'une estime générale, m'attiroit vos bonnes graces!

Tout le Peuple applaudit par de grands cris de joie. Notre Prince, disoit-il, ce généreux Bienfaiteur, jusqu'à présent uniquement occupé de notre bonheur, veut donc éprouver lui-même ce que c'est qu'être véritablement heureux! celui dont le doux Empire subjugue tous les cœurs, céde enfin la victoire à de beaux yeux! O Fille d'une heureuse mere! vous allez devenir celle de toute la Nation; votre tendresse va faire la félicité de notre Prince! Quittez, quittez ces dons, trop foibles marques de notre reconnoissance; vous seule pouvez nous acquitter envers lui: chargez-vous du soin de lui faire connoître combien il est aimé. Qu'il éprouve par vos tendres caresses les passions réunies de tous ceux qui le chérissent.

Cependant la rougeur qui s'étoit répandue sur les joues de la jeune beauté à laqu-elle s'adressoient tous ces vœux, relevoit infiniment l'éclat de ses attraits: cette altération n'étoit point l'effet de cette fausse pudeur qui a honte de paroître sensible: elle partoit d'une cause bien plus légitime, qui fit bientôt succéder une triste pâleur à ce vif coloris. Elle accepte, en tremblant, la main du Prince, qui la conduit vers le lieu des assemblées publiques: seule, au milieu d'une allégresse générale, elle est plongée dans une prosonde mélancolie; ses beaux yeux obscurcis ne jettent que des regards languissans. Le Monarque la presse tendrement de consentir à partager avec lui les honneurs du Diadême; elle ne répond que par de profonds soupirs. Arrivés au lieu où se doit célébrer cette auguste cérémonie, son nouvel Amant la laisse quelque tems aux caresses de ses Compagnes: elles l'environnent, la félicitent & s'empressent à relever ses charmes par mille ornemens: sa mere la tient entre ses bras, la couvre de baisers; elle ne l'entretient que de son prochain bonheur; mais surprise de son silence: pourquoi, lui dit-elle, ma chere fille, parois-tu si peu sensible à ma joie & à celle de tous nos Concitoyens? Helas! répondit-elle, que ne puis-je aimer l'Illustre Zeinzemin autant qu'il est aimable & qu'il m'aime! Pourquoi mon cœur ne peut-il être également occupé de deux objets! Vous savez qu'élevée avec le fils d'un ami de mon pere, dès nos plus jeunes ans, nous étions inséparables; nous nous aimions, sans démêler encore, ni la cause, ni les effets de la tendresse; elle s'est accrue avec nous; nos cœurs ont commencé d'en gouter avec discernement les délices: si le sien éprouve les mêmes sentimens que le mien, je sens qu'il n'est pas possible de rompre des liens si doux; la mort même ne pourroit les dissoudre. Pourrois-je oublier mes promesses! Pourrois-je oublier les tendres adieux que nous nous fimes pour une absence de quelques jours, lorsqu'à la nouvelle de l'arrivée du Prince, il vola à sa rencontre avec une troupe de jeunes gens empressés de voir ce Héros! Que cette absence a été cruelle pour moi, quelque courte qu'en ait été la durée! Je ne pouvois en supporter les instans. Que seroit-ce si nous étions séparés pour toujours! J'en mourrois de douleur, & il me suivroit bientôt au tombeau. Quoi! Je serois cause de la mort d'une personne si chere! Cette pensée me fait frémir. Vous avez vu avec quelle joie j'allois moi-même au-devant du Pere de la Patrie, parce qu'il me ramenoit cet Amant chéri. Je ne savois comment reconnoître ce bienfait: chargée de lui offrir les hommages de tous, je croyois lui payer le seul tribut de ma reconnoissance. Pourquoi ce peu d'attraits m'a-t'il attiré son attention! Pourquoi à ce moment fatal a-t'il conçu un amour dont je ne suis pas digne, & auquel je ne saurois répondre! Pourquoi a-t'il choisi la moindre de mes Compagnes! J'ai vu, j'ai vu, lorsqu'il m'a fait l'aveu de sa flamme, mon triste Amant la douleur peinte sur le visage: bien-tôt mes yeux le cherchoient vainement pour l'assurer de ma constance; il étoit disparu; hélas! il est allé mourir, & il me croit coupable.

Elle n'en put dire davantage; les sanglots lui coupent la voix. Sa mere mêle ses larmes aux siennes; & après avoir laissé quel-que tems un libre cours à ses plaintes: Ma fille, lui dit-elle, imitez votre Amant; sans doute que par un effort généreux, l'amour du Prince & de la Patrie l'emporte dans son cœur sur son propre panchant: plus ce qu'il céde lui est cher, & plus le présent lui paroît digne de son Roi. Il en coute, sans doute, infiniment à sa tendresse; mais quelqu'autre Belle le dédommagera de la perte de son Amante. Pour vous, ma fille, après quelques regrets vous l'oublierez dans les bras d'un Prince aimable. * Que dites-vous, il pourroit m'oublier? Je pourrois cesser de l'aimer! Je cesserois aussi-tôt de vivre. Cessates-vous jamais d'aimer mon pere? Non, non, la Patrie, le centre de notre bonheur, elle qui nous inspire de tendres sentimens, parce qu'elle associe tous ceux qu'elle nourrit dans son sein, n'exige point de tels sacrifices, & notre Prince a l'ame trop grande, pour n'être pas touché de mes peines; il ne me refusera pas....

Elle alloit poursuivre, lorsque Zeinzemin parut: elle vole embrasser ses genoux. O Image de la Divinité! lui dit-elle, serois-je la seule qui seroit malheureuse sous votre regne! Vous, les délices de tous les cœurs, voudriez-vous attacher votre félicité à en posséder un qui ne peut se donner qu'au respect, à l'admiration & à l'amitié la plus zélée pour votre auguste Personne, mais qui ne peut répondre à votre amour? Oui, ajouta-t'elle, un de vos Sujets s'est emparé d'une ame qui ne devroit respirer que pour vous, ou plutôt son infortune l'a rendu votre Rival: nous nous aimons dès nos tendres années. Ah! s'il eût pu prévoir que vous daigneriez m'honorer d'un regard, son respect l'auroit fait dès long-tems renoncer à me rendre sensible, & je pourrois gouter sans trouble le plaisir de ne l'être que pour vous. C'est, sans doute, ce respect, grand Prince, qui éloigne de vous un de vos fils, qui craint que sa présence ne vous soit plus agréable; daignez lui pardonner une offense involontaire; il s'en punit sans doute, mais il est le moins coupable: c'est moi que vous devez punir; cependant j'implore vos bontés; unissez deux Amans qui ne peuvent vivre séparés.

Qu'entens-je, reprit vivement Zeinzemin? Quoi! la Beauté même suppliante devant moi! Quoi! celle de qui je voudrois recevoir des graces m'en demande! Ah! c'en est trop, divine Mortelle; c'est un crime pour moi d'avoir osé troubler le bonheur de deux si parfaits Amans; mais quoiqu'il en dût couter à mon cœur, je vais réparer cette faute. Où est-il ce fortuné Rival? Qu'il paroisse: puisqu'il a le bonheur de vous plaire, quel qu'il soit, il est digne de toute ma tendresse. A ces mots, le Prince regarde autour de lui; il s'informe où est cet Amant; & comme on lui apprit qu'il s'étoit retiré dans un bosquet voisin: Allons, chers Compagnons, dit-il, allons porter la joie dans un lieu où un de nos Amis a porté la tristesse; allons-y célébrer l'union de cet heureux couple.

Il prend, en soupirant, la main de cette Amante pour la conduire à celui qu'elle aime. Il le trouve couché au pied d'un arbre, plongé dans une si profonde tristesse, qu'il est déja près de celui qu'il va consoler, sans en être apperçu. Quoi! lui dit-il, cher Ami, as-tu pu soupçonner un instant que je voulusse te priver d'un bien plus précieux que la vie? Non, non, je serois indigne de posséder un cœur sur lequel tu as de si justes prétentions. Je te le restitue donc ce bien inestimable, sois heureux, promets à ta fidéle Amante une tendresse égale à la sienne. Le jeune homme admirant tant de générosité, s'éveille comme d'un profond sommeil; l'excès de douleur & de joie sont deux extrêmités entre lesqu-elles son ame demeure suspendue, immobile. Il veut ouvrir la bouche pour exprimer sa reconnoissance; mais les sentimens en sont si vifs, qu'ils font expirer les paroles sur ses lévres: il s'efforce en vain de parler, ses accens entrecoupés ne sont que des exclamations, des soupirs. Tous deux saisissent les mains bien-faisantes de leur Prince, & les baisent avec transport, tandis que le Peuple fait retentir de toutes parts les louanges du généreux Zeinzemin. Pourquoi, leur dit-il, célébrez vous une action qui n'a rien que d'humain? J'ai fait pour cet Ami ce que je voudrois que fît pour moi un Rival à qui je serois préféré: louez plutôt l'action de ce Concitoyen qui me sacrifioit, sans se plaindre, ce qu'il a de plus cher. Que ce bel exemple serve à jamais, répondit l'Assemblée, de loi qui assure parmi nous le bonheur des Amans, & que jamais l'Himen n'unisse que des cœurs assortis par l'Amour. C'est depuis ce tems, mon cher Convive, qu'il est établi que toutes les fois que notre Monarque paroîtra dans une Province, alors tous les Amans s'assembleront & viendsous les heureux auspices de sa présence, se promettre d'être Epoux.* Après cette action héroîque, le jeune Prince quitte ces Contrées pour aller répandre sur d'autres de nouveaux bienfaits; mais il emporte le trait qui l'a blessé.

Je vois, ô cher Compatriote! que cette histoire vous touche, ajoute celui qui vient de la raconter; elle fait en vous l'impression qu'elle doit naturellement produire sur une ame bien née; je loue votre sensibilité; mais il est tems que vous preniez quelque repos.

Des témoignages si sincéres d'estime & d'admiration pour son Prince dans un sujet, étoient, sans doute, dignes d'une illustre récompense; mais ces appas de l'intérêt, inventés pour exciter des malheureux à en servir d'autres; ces funestes appas, qui, selon la force de l'attrait, font pancher les Mortels en faveur de l'innocence ou du crime; ce mobile d'une volonté languissante, que la propriété a rendu nécessaire, étoit inutile où regnoit Zeinzemin. A quoi serviroient de vains dons où personne ne manque de rien, où l'humanité trouve dans ses propres sentimens, ses motifs & ses récompenses, & où la reconnoissance n'a pas besoin des secours d'une inutile libéralité, qui par-tout ailleurs répand sur quelques têtes coupables, & souvent ingrattes, & le sang, & la sueur des Peuples?

Sitôt que le chant des oiseaux eut annoncé le retour de la lumiére, Zeinzemin, empressé de rejoindre ceux que son absence allarmoit, se léve; & prenant congé de son Hôte officieux, il lui adresse ces paroles en présence de plusieurs Habitans de ces lieux: Fils de la Patrie, reconnoissez celui dont vous venez de louer les actions: pour vous marquer ma reconnoissance, je confie à votre sagesse le soin d'encourager ici vos Concitoyens à seconder mon zéle pour le bien public. Ce soin m'appelle à présent ailleurs. Adieu. Que votre affection ne s'efforce point de me retenir. Zeinzemin part aussi-tôt; & sans donner le tems aux Spectateurs de revenir de leur surprise, la vitesse de son coursier le dérobe à leur vue.

ARGUMENT DU CHANT IV.

PEndant que Zeinzemin parcouroit son Empire, la Nature se prépare à récompenser ce Prince & Adel. Description des ornemens dont elle se revêt pour aller trouver la Beauté. Description des lieux enchantés, demeure de ces Dives: quels en sont les habitans. Occupations de l'Amour. La Nature invite la Beauté, sa fille, à favoriser Zeinzemin: celle-ci part avec l'Amour; elle lui fait remarquer le jeune Héros: l'Amour lui décoche un trait dont la Beauté modére le coup. Quels avoient été les effets & les suites de cette premiére blessure. Le Prince avoit résolu de ne plus aimer: ses Amis l'y invitent de nouveau : un d'eux lui fait le portrait de la plus belle personne du Royaume, nommée Zavaher. Zeinzemin veut se ranger au nombre de ses Amans, en cachant sa Qualité: il se dérobe aux siens pour la chercher : dans le même instant la Beauté avec sa suite, vient trouver cette fille sous la figure de ses Compagnes. L'Amour, changé en fleur, lui inspire de la passion. Zeinzemin arrive où elle se promène. Tous deux sont épris; mais ils l'ignorent : inquiétudes que cette incertitude cause à ces Amants. Description de la solitude où Zavaher se retire pour rever: le Prince l'y rencontre par hazard. L'Amour, sous la figure d'un agneau qu'elle aime, fuit comme épouvanté, se jette dans un ruisseau : Zavaher veut l'en retirer, y tombe elle-même: son Amant la secourt, & en est favorablement écouté. Il reconnoit qu'Adel est le pere de sa Maîtresse, & que le Rival auquel il a généreusement cedé n'a guères, est aussi le fils de cet ami. Réjouissances des Peuples à la nouvelle du mariage de leur Prince. La prospérité du Héros touche à de grands malheurs.

NAUFRAGE DES ISLES FLOTTANTES. CHANT IV.

LA Nature, car c'étoit elle-même, c'étoit cette Dive, * ce puissant Génie qui inspiroit le Vieillard respectable qui avoit pris soin d'élever Zeinzemin; c'étoit elle, qui, par l'organe de ce sage Mortel, avoit fait couler dans le cœur du jeune Monarque ces sentimens héroïques, ces précieuses teintures qui divinisent les humains, parce qu'elles les rendent bienfaisans.

La Nature, dis-je, qui forme les inclinations de chaque âge, ayant fait naître à Adel le désir de retourner jouir dans le sein d'une famille caressante & chérie, des douceurs du repos, avoit allumé dans l'ame de son Eléve cette activité, cette ardeur qui venoient de faire briller aux yeux de ses Peuples étonnés tant d'actions immortelles.

Dès l'instant de ces travaux, vraiment glorieux, ainsi que cet oiseau courageux, qui, s'élevant au-dessus des nues, fixe, sans s'éblouir, d'immobiles regards sur le sein de la lumiére, & voit avec joie ses Petits nouvellement sortis de l'aire, imiter sa hardiesse & la rapidité de son vol; de même la Mere de l'Univers voit avec complaisance son cher Favori, accompagné d'une troupe brillante, entrer & marcher à grands pas dans la carriére des Héros: portée sur les aîles des Zéphirs, elle favorise les succès des nobles entreprises de ce jeune Prince, elle l'accompagne ou le suit quelque tems des yeux, anime & excite ses desseins, hâte l'exécution des magnifiques projets de cet heureux génie. Par-tout où elle passe, naissent, se succédent & se renouvellent, & les fleurs & les fruits; elle se plait à répandre l'abondance dans les lieux où Zeinzemin établit, ou se propose de porter le bel ordre: enfin, contente des soins généreux qu'il a du bonheur de ses Peuples: Il est tems, dit-elle, ô cher Zeinzemin! de te préparer une digne récompense, & de l'étendre sur celui dont les sages avis t'ont disposé à la mériter. pour elle, & qu'il se méconnoîtroit bien, s'il demeuroit court dans l'affaire dont il s'agissoit. En esset, il se sentit bien-tôt une nouvelle vigueur, & se mettant à la caresser, il fut fort surpris de voir qu'elle tâchoit de se dérober de dessous lui. Il crut d'abord que c'étoit des façons: mais les efforts qu'elle faisoit continuellement ne le tenant pas incertain davantage de la vérité, il ne voulut pas faire davantage le coup de poing avec elle, & lui demanda froidement, d'où venoit tant de changement? Comment, lui dit-elle toute en colere, vraiment vous m'alliez faire de belles affaires! J'allois commettre une inceste, si je n'y eusse fait réflexion: vous êtes parent de mon mari, & il auroit fallu que j'eusse été à Rome.

Il fut impossible à l'Archevêque le s'empêcher de rire à ce discours. Il lui dit cependant, qu'elle étoit bien simple de dire ce qu'elle disoit: Qu'il n'offre rien que d'aride & de stérile; leurs masses informes, entassées, ne les font paroître qu'une seule montagne; mais ils dérobent à la vue le sanctuaire de la Mere de l'Univers, & cachent les secrets de ses plus riches trésors. Ces ramparts impénétrables bornent de tous côtés le vaste horison d'un Ciel aussi brillant que le saphir, qui sert de pavillon à une campagne riante, où croissent en abondance des fleurs, des arbrisseaux, des aromates, & des arbres rares, plus précieux & plus beaux que tout ce que produisent les plaines heureuses de l'Arabie & les rives fertiles du Gange: ils y conservent toujours leur fraicheur, leur fécondité, comme les ornemens variés qui la précédent: une infinité de ruisseaux serpentent dans de spacieux vallons, environnés de petites collines, qui, doucement arrondies, semblent de superbes sophas autour d'une sale pompeuse: leurs eaux pures & transparentes, figurent sur un fond d'argent, d'or ou de perle, le cours des différens fleuves qui arrosent l'Univers, & vont se perdre dans de grands bassins, dont les contours retracent les rivages des mers qui baignent divers Continents. Il sort du sein des plaines quantité de petites éminences de marseulement à lui en parler. Ainsi les choses allerent le mieux du monde, & dans peu il prit dans son cœur la place que Roquelaure y avoit tenue. La raison en étoit plausible: c'est, qu'il n'avoit point de femme avec qui il couchât tous les jours; raison qui, comme nous avons dit ci-devant, avoit arraché l'autre de son cœur. Roquelaure avoit trop d'esprit pour être long-tems sans s'appercevoir de ce commerce, & comme la chose lui tenoit au cœur, il fut chez la Duchesse, qu'il accabla de reproches. Elle se retrancha sur la négative, l'appella mille fois impertinent: mais toutes ces injures ne lui ayant pas fait prendre le change, il sortit outré, la menaçant de la perdre.

La Duchesse en avertit aussi-tôt l'Archevêque, qui ne voulant pas donner le tems à Roquelaure de faire quelque folie, le fut trouver, & lui dit, qu'ayant toûjours été de ses amis, il espéroit qu'il lui accordesuivre les traces mesurées de l'Elégance & de la Simétrie. * Là se trouvent réunis tous les desseins que l'Art fournira jamais à l'imagination des Mortels pour l'ornement des jardins, des murs & des lambris des plus somptueux Palais: tous les contours, les compartimens, les entrelas les plus gracieux, les plus légers, y sont figurés par des avenues, des bosquets, & par l'arrangement d'une infinité de plantes immortelles, qui étalent aux yeux, dans ces lieux enchantés, sur un fond d'émeraude, la variété infinie de leur coloris; il est relevé & multiplié par les miroirs de quantité de fontaines jaillissantes à travers des canaux de cristal, formés par les sels transparens dont elles s'enveloppent: les voûtes, les arcades, les colonades liquides de ces eaux bondissantes, acquierent en quelques endroits une solidité limpide, où brillent les filets de tous les une femme qu'il avoit tant de sujet de haïr, sur-tout après la déclaration qu'il venoit de lui faire lui-même: Qu'il falloit du moins le laisser dans l'incertitude, & non pas l'accabler par un aveu si choquant: Qu'il tomboit d'accord, que les Dames n'étoient pas obligées d'aimer toûjours: mais que si elles vouloient qu'on en usât honnêtement avec elles, il falloit que de leur côté elles en usassent bien aussi avec ceux à qui elles avoient donné leur amitié: Que si la Duchesse d'Aumont vouloit rompre avec lui, elle devoit du moins l'en avertir auparavant; mais de n'apprendre les choses comme il venoit de faire, que quand elles étoient faites, c'étoit le pousser un peu trop, pour qu'il pût répondre de sa discretion.

C'étoit quelque chose d'assez surprenant, que de voir deux Rivaux raisonner ainsi ensemble sur leur bonne fortune: mais la difference de profession de l'un & de l'autre, faisoit entrelassées, dont ils varient chaque fois les décorations. Son char, composé d'un seul onix, taillé par les mains adroites de l'Elégance, est un ouvrage plus précieux que la matiére; les roues en sont d'ivoire, garnies d'or & de diamans; il est trainé par des tourterelles, dont le plumage imite les couleurs de l'Iris.

C'est, je le repéte, dans cette admirable demeure que la Nature a renfermé la source intarissable de toutes les richesses dont elle pare l'Univers; c'est-là que l'Aurore vient se revêtir de son manteau tissu d'or & parsemé de perles, quand elle va ouvrir les portes de l'Orient; c'est-là que le Soleil vient se couronner des traits dont il éclaire le Monde; c'est dans ce réservoir qu'il puise les favorables influences, les principes vivifians qu'il répand par-tout; c'est delà que découlent, avec la sensibilité, les délices & les soulagemens des Mortels.

Dans un réduit secret, l'Amour qui se plait aux mistéres, sous l'ombrage épais d'un labirinte de mirtes, d'orangers, de lauriers, de benjoins, environné de la troupe des tendres Regards, des Soupirs, des Caresses folâtres & vives, du Toucher délicat & exquis, sur lequel s'appuient les Langueurs ragarde de lui promettre. Pourquoi donc, Monsieur, lui répondit la Duchesse? C'est une chose à quoi la considération vous engage; outre qu'il est toûjours honnête à un homme d'en bien user avec une femme qu'il a aimée. Mais ne sauroit-on savoir qui c'est? & vaut-elle assez la peine de vous mettre dans l'inquiétude où je vous vois? Non, Madame elle ne le merite pas. C'est la Duchesse d'Aumont, puisque vous le voulez savoir, & elle ne vaut pas mieux que ses sœurs, qui s'en font donner par Roussi, & par le Chevalier Tilladet. Ah! Monsieur, s'écria en même tems la Duchesse, treve de raillerie, & ne m'épargnerez-vous pas plus que les autres? la Duchesse d'Aumont! un exemple de vertu & de sainteté, & à qui il seroit à désirer que toutes les femmes ressemblassent. Dites, Madame, plûtôt un exemple de tromperie & de perfidie; je la ferai connoître devant qu'il soit peu, & puisque l'Archose de plus parfait; il naitra une Belle qui attirera tous les regards; mais son cœur insensible fera vainement soupirer une foule d'Amans, jusqu'à ce qu'un Héros digne d'elle, fasse cesser cette indifférence. Il est ce Héros accompli; unissons-les pour le bonheur des Peuples: Zeinzemin est digne de ta chere Zavaher; ce Monarque n'a eu jusqu'à présent, d'autre passion que le bien de ses Sujets; qu'il goute les douceurs de l'Amour. Il approche des lieux dont ta Favorite fait le plus bel ornement; ils ignorent encore le prix de tes dons, & le pouvoir de ton fils; qu'ils le ressentent; fais-toi accompagner de cet aimable enfant; qu'il allume dans leurs cœurs ses plus beaux feux. Elle dit....

Aussi-tôt la Beauté fit appeller l'Amour: il achevoit la délicieuse confection dont il enivre les ames; il l'enferme dans une urne de topase; il arrive & vole avec légéreté sur le sein de sa mere, qui en reçut un nouvel éclat. Prens, lui dit-elle, mon fils, tes armes les mieux acérées, mais celles qui font des blessures aussi douces que profondes; trempeles de ton baume précieux, & suîs-moi; je te méne à une glorieuse conquête. Elle fait atteler son char par les Graces, tandis que les Désirs empressés revêtent l'Amour de ses armes d'or; ils partent enfin avec toute leur Cour.

La Beauté, en traversant les airs, fit remarquer à l'Amour Zeinzemin, qui recevoit alors, par les mains de la Belle dont elle fut subitement épris, les hommages de ses Peuples. Quoi! dit ce Génie avec un soûris malin, voyons si ce Mortel seroit impénétrable à mes traits? Essayons.... qu'il aime. A ces mots la flêche vole & frappe. La plaie auroit été profonde, si la Reine des appas n'eût modéré le coup, en retenant le bras de son fils. Arrête, lui cria-t'elle; veux-tu rendre malheureux celui qui ne t'offensa jamais? Veux-tu qu'il brûle pour une personne qui ne peut plus répondre à sa tendresse? Faut-il, pour te venger de celui qui ignore la douceur de ton empire, troubler le bonheur de ce couple soumis à tes loix?

Non, ma mere, répliqua l'Amour, je ne veux lui faire éprouver que les premiéres atteintes de mes feux; je veux que devenu Rival d'un des siens, il trouble quelque instant les plaisirs de ces Amans pour les rendre plus vifs, qu'il les couronne lui-même, & mérite par cette action généreuse, le cœur de la belle Zavaher, que je lui destine, & dans les yeux de laqu-elle vous m'ordonnez de l'aller attendre pour lui porter des coups plus certains. Tels sont souvent tes jeux cruels, ô Amour! tu te plais à faire précéder tes faveurs de bien des peines cuisantes, & tu n'assortis les cœurs qu'après les avoir exposés aux dures épreuves de l'indifférence.

Telle étoit, dis-je, la triste situation du magnanime Zeinzemin, lorsqu'il fuyoit des lieux où il venoit de sacrifier sa passion aux devoirs de l'humanité, & lorsqu'il rejoignit ses compagnons, desquels sa rêverie l'avoit écarté le jour précédent: sa blessure, quoique légére, n'étoit point encore refermée: ceux qui l'environnent gardent un profond silence; & non par une imitation de courtisans flatteurs qui copient machinalement l'humeur du Prince, ils étoient véritablement touchés du malheur d'un Ami; ils n'osoient, par respect, le tirer de la rêverie profonde où il paroissoit plongé; enfin, il rompit ainsi le silence. Chers Compagnons, je dois désormais éviter la rencontre de deux beaux yeux: je sens trop ce qu'il en coute à mon foible cœur (si l'on ose nommer la sensibilité une foiblesse;) sans doute ils y feroient quelques nouvelles plaies qu'ils refuseroient de guérir: ne vous empressez donc plus d'annoncer ma venue dans les lieux où nous allons passer. Je ne veux plus que les honneurs, que le zéle de mes Peuples s'empresse à me rendre, m'exposent aux traits perçans de ce Sexe enchanteur; je ne veux plus courir les risques d'aimer, sans espérer de retour.

Quoi! Prince, reprit l'un d'eux, vous voulez renoncer aux douceurs de l'Amour pour cette petite disgrace? Il est dans votre Empire une infinité de Belles qui vous la feront oublier. Nous avançons vers une des plus belles Provinces; c'est là, sans doûte que le Ciel vous destine une Epouse digne de vous. Cet heureux climat est moins célèbre par sa fertilité, que pour avoir été le berceau de toute la Nation. On dit qu'assez près du rivage de la mer, est une solitude charmante, où l'on voit encore le lieu de la demeure des deux enfans, reste d'un Peuple nombreux qui fut enlevé par une tempête.*

Ce tendre couple devint la tige féconde qui repeupla cet Empire. La première & la plus belle branche de cet arbre renaissant, celle qui a couvert tant de Provinces de son ombre bien-faisante, est celle qui s'est accrue sans interruption jusqu'à vous, ô aimable Zeinzemin! On dit que dans ces lieux de notre origine, embellis par la Nature & par les mains d'un Sage, en respectant toûjours les précieux monumens de nos premiers Ancêtres, s'est aussi conservée une famille respectable qu'on croit être, après vous, le plus près rejetton de celle des Peres de la Patrie. Voilà, en général, ce que l'on sait sur ce sujet dans nos Provinces. Au reste, Prince, vous en allez bientôt être plus particulierement informé; mais cet heureux climat est encore célèbre pour avoir donné naissance à une personne d'une rare beauté. Il semble, à ce que publie la Renommée, que les graces ayent épuisé sur elle toutes leurs richesses: la voir & en être éperdu, est une même chose. Jamais la Nature ne forma rien de plus parfait, jamais aussi ne produisit-elle rien de si indifférent; rien de plus tendre & de plus touchant que ses regards; rien de plus doux & de plus séduisant que ses paroles & ses actions; rien de plus aimable que ses mœurs; & personne n'est moins susceptible d'amour: ses Amans l'aiment, & trouvent de la douceur à l'aimer, même sans espérance. Elle les plaint avec bonté; elle se défend de leurs caresses d'une façon plus obligeante que les autres n'accordent des faveurs. Pourquoi, leur dit-elle, vous obstinez-vous à offrir des hommages à une personne qui n'en peut sentir tout le prix? Vous me dites qu'il est doux d'aimer & d'être aimé: hélas! pourquoi suis-je forcée d'être ingrate? Pourquoi la Nature m'a-t-elle refusé le don de devenir sensible à un bien que tant de témoignages me font juger si grand? Pourquoi mon ame n'est-elle point émûe des transports que vous trouvez si délicieux? Mais autant ses divins appas causent de tourmens, autant ses maniéres généreuses font d'heureux. Je ne sais par quels charmes secrets elle a une autorité si souveraine sur les cœurs, que lorsqu'elle ordonne ou marque le désirer, on aime tout-à-coup celle de ses Compagnes qu'elle veut que l'on aime: le présent d'un cœur offert de sa main, est précieux: on regarderoit comme un bien infini le bonheur de lui plaire; mais on estime comme le plus grand qui puisse arriver à un Mortel, celui de recevoir des chaînes de ses Amies. Son discernement pénétre si subtilement les caractères, démêle si adroitement les ressemblances délicates, ces convenances qui peuvent exciter de douces simpaties; elle sait si bien rapprocher ces puissances secrétes, que l'effet en est aussi prompt que la vûe; deux personnes qu'elle veut rendre Amans, brûlent aussi-tôt des mêmes feux. Non, l'Amour même ne prescrit pas de loix aussi ponctuellement suivies. Cet heureux talent la rend également chere aux deux Sexes. C'est, sans doute, à vous, grand Prince, qu'est reservé le pouvoir de la rendre sensible.

Ce discours piqua la curiosité de Zeinzemin. Sur ce simple récit, son cœur se sent susceptible d'une nouvelle tendresse pour cette belle inconnue. Ah! ne me flattez pas, répondit-il, mes amis; qu'ai-je au-dessus de vous pour mériter la préférence auprès d'une personne digne de tels éloges? Un rang que m'a donné la naissance, auquel je ne veux point être redevable des faveurs de l'Amour: non, je ne veux point les devoir aux égards que m'attire cette distinction, non plus qu'à quelque estime, quelque réputation acquise par des actions que l'on loue trop: elles ne font que remplir des devoirs prescrits par la Nature. Cette estime, ces égards pourroient tenir lieu des sentimens que j'ambitionnerois de faire naître dans un cœur; & j'ai déja éprouvé que la tendresse est toute autre chose que de simples respects. L'Amour est l'impression vive d'une flamme divine, que la Nature seule a le pouvoir d'allumer par les yeux, sans que l'objet qui l'excite ait d'autres annonces que sa présence. Quelques qualités peuvent, il est vrai, alimenter & entretenir ce feu; j'avoue même que sans elles il languiroit bientôt; mais il brille déja avant que le flambeau lui fournisse la matiere. On est sûr d'être aimé, & dans peu doublement chéri, quand on a le bonheur de plaire avant que la raison ait reconnu qu'on le mérite. Ainsi, chers Compagnons, plus de distinctions, je vous prie, entre nous; je veux me mettre au rang des adorateurs de cette Belle, & qu'elle ignore qui je suis.

Le Prince parloit encore, & commençoit à faire plusieurs questions à différentes personnes de sa suite, lorsqu'arrivant dans la Patrie & près de la demeure de l'aimable Zavaher, il fut interrompu * par une troupe de jeunes gens, qui venoient, selon la coûtume, faire accueil à ces Etrangers. Zeinzemin profite des premiers instans de cette obligeante réception; il se dérobe aux siens, & vole vers les lieux où le porte déja un secret penchant.

Zavaher, assise à l'ombre au bord d'une prairie émaillée de fleurs, y respiroit le frais vers le déclin du jour, quand la Beauté l'apperçut du haut des airs; elle la montre à l'Amour, il est lui-même surpris de tant d'appas. O ma mere! s'écrie-t-il, cette fière Mortelle ne le céde qu'à vous. Oui, mon fils, reprit-elle, hâtons-nous de soumettre son cœur. Aussi-tôt elle dirige le cours de son char vers un bosquet voisin; elle y descend avec la vîtesse de ces astres qui paroissent se précipiter, en laissant une longue trace de lumière: là elle ordonne à toute sa suite de prendre la figure de quelques-unes des compagnes de Zavaher; elles courent à elle: sous ce déguisement elle les prend pour ses amies; elle les caresse, se joint à elles pour cueillir des fleurs: ces feintes compagnes en composent des guirlandes & des couronnes dont elles se disputent l'honneur de la parer.

L'Amour, fécond en stratagêmes toûjours nouveaux pour surprendre les cœurs, s'étoit glissé sous une touffe épaisse de quantité de fleurs différentes: il dénoue l'écharpe de son carquois, dont la blancheur est teinte de quelques taches du sang des Amans qu'il y essuie en remettant ses traits lorsqu'il les retire de la plaie; il ajuste artistement cette draperie sur sa tête, & prend aussi-tôt la forme agréable de la Reine des parterres, qui exhale l'odeur exquise du girofle: * ainsi que cette plante éleve sa tige, richement panachée, au-dessus de toutes les autres, telle paroît Zavaher au milieu des Belles qui l'environnent. La mere des Graces, sous l'apparence de sa plus chere Favorite, lui adresse ce discours flatteur:

O la plus précieuse de toutes les fleurs! † c'est à juste titre qu'on vous a donné ce nom! Y en a-t-il quelqu'une ici capable de relever vos charmes? Feignant aussi-tôt d'en remarquer une singuliére, elle court la cueillir; elle la pose sur le sein d'albâtre de Zavaher. Quelle place, ajoute-t-elle en folâtrant, peut-être plus digne de cette fleur merveilleuse? Goutez, chere amie; que cette odeur est suave! il semble que tous les parfums réunis y ayent été prodigués; elle ne le céde qu'à la douceur de vos soupirs.

Zavaher se défend obligeamment de toutes ces marques d'affection; elle veut à son tour parer ses amies des mêmes ornemens dont elle se dépouille; elle soutient qu'elles méritent mieux qu'elle de tels honneurs; elle veut même se priver de son plus beau bouquet pour celle qui le lui a offert. Gardez, gardez, lui dit en riant la Dive, cette fleur, puisqu'elle est unique ainsi que vos attraits: elle lui en fait en même-tems respirer l'odeur; son teint en acquiert une nouvelle vivacité; ses yeux se remplissent des feux humides d'une tendre langueur. L'Amour, couvert de ce bel œillet reposant sur son sein, épuise tous ses traits sur son cœur. Mes cheres Compagnes, s'écrie-t-elle, quel trouble nouveau s'empare tout-à-coup de mes sens? Pourquoi éprouvé-je un plaisir inquiétant, dont les douceurs imparfaites excitent des désirs qu'elles ne satisfont point? Otez-moi cette fleur dangereuse; c'est elle, sans doute, qui me cause cette ivresse; c'est quelque poison agréable; mais non, s'il est mortel, que la mort qu'il cause doit être délicieuse!

A ces mots toute la troupe déguisée applaudit en riant à cette naïveté. Cependant Zeinzemin s'avançoit vers ces lieux; & ayant apperçu quantité de jeunes filles badinant dans la prairie, il y soupçonne celle qu'il cherche avec empressement; il la reconnoit bientôt à l'éclat éblouissant de ses attraits; il la trouve autant au-dessus de sa renommée, que supérieure aux autres Belles. Il s'arrête étonné; tous ses sens sont passés dans ses yeux, & réunis pour admirer. Zavaher elle-même considére la bonne mine de cet Etranger. L'Amour, du haut du trône où il est assis, du milieu des fleurs qui parent un sein d'ivoire, prend un des traits qu'il a plongés dans le cœur de cette Belle, & en perce celui du jeune Prince.

Les premiers instans d'une passion tendre intimident un cœur: alors la bouche, semblable à ces vases trop resserrés, ne laisse qu'une foible issue à des sentimens empressés de paroître: on craint; on est muet; parce qu'on ne peut assez dire. Cette timidité, qu'augmente la présence de tant de personnes, retient Zeinzemin: il n'ose aborder celle dont il fait, & redoute l'indifférence; il se souvient encore de ses premières blessures. Agité de mille irrésolutions, il se promene à quelque distance de la troupe enjouée qui erre dans la plaine, les yeux attachés sur celle à qui la Beauté même vient de céder: cette Dive & sa suite, sous leur déguisement, rient de son embarras; & l'Amour profitant des approches de la nuit, engage malicieusement Zavaher à s'éloigner de ces lieux; il laisse à Zeinzemin un violent désir de la suivre, & la foiblesse de n'oser l'entreprendre. C'est ainsi que cet adroit Génie, pour augmenter l'ardeur des feux qu'il vient d'allumer, emploie les soupirs, les regrets d'une première occasion manquée; il en prive les Amans même qu'il favorise le plus, pour les rendre empressés à en chercher de nouvelles; il leur fait faire des fautes légères qu'ils croient irréparables, pour les hâter à mériter des faveurs.

Zeinzemin retourne vers les siens, plein de pensées qui le désespérent. J'ai vû, j'ai vû, dit-il secrétement à un de ses intimes Confidens, la trop aimable & la trop insensible Zavaher: c'en est fait, cher Ami, je sens que je ne peux plus vivre, si cette divine Personne me traite comme vous dites qu'elle traite ses Amans. Falloit-il que je vinsse mettre le comble à des maux que je n'ai déja que trop vivement éprouvés? Helas! du moins, si en expirant, j'espérois émouvoir sa pitié, mon ame s'envoleroit contente d'un seul de ses soupirs: mais mon malheur est certain; j'ai vû cette Cruelle fuir ma présence pour éviter mes regards.

Cet Ami s'efforce en vain de calmer la tristesse du Prince; elle le prive, & de la gaieté des festins, & de la douceur du repos. Il ignoroit que l'aimable Zavaher éprouvoit les mêmes inquiétudes. Sitôt le lever de l'Aurore, elle se rendit dans une retraite champêtre & solitaire pour y démêler la cause de son trouble. Elle s'étoit assise sous une arcade de rochers, naturellement ornée de différens arbrisseaux rampans, qui formoit le vestibule d'un antre peu profond, où la lumière, au plus haut point du jour, ne paroissoit jamais que le doux crépuscule d'une belle matinée: ses murs étoient couverts d'une mousse molle & légére, & sa voûte revêtue de cristaux & de coquillages: un gazon tendre, & quantité de fleurs aromatiques qui se plaisent à l'ombre, tapissoient son entrée, couverte de part & d'autre par les tiges réunies du chêne & de l'ormeau, dont l'épais feuillage formoit un pavillon impénétrable aux ardeurs du soleil. Cette tente de verdure, ouverte du côté de la plaine, laissoit appercevoir l'agréable perspective d'une campagne entrecoupée de jardins, de bosquets, terminée par la surface unie d'une mer paisible, & par le contour d'une chaîne de collines verdoyantes, d'où découlent quantité de ruisseaux qui fertilisent ces beaux lieux. Le tranquile silence qui y regne, une douce fraîcheur, une majestueuse simplicité, émeuvent l'ame, & l'excitent à se livrer librement à ses pensées. C'est là, ô Amour! que Zavaher t'adressa ces plaintes: Pourquoi, dit-elle, l'image de cet aimable Etranger m'est-elle toûjours présente? Pourquoi me plais-je à m'occuper sans cesse de son idée? Pourquoi me retracé-je avec tant de complaisance la noblesse de son air, de ses traits, la douceur & la vivacité de ses yeux? Pourquoi souhaité-je qu'il pense à moi, & même qu'il paroisse dans ces lieux? O Amour! je reconnois enfin ta puissance; oui, j'aime: je voudrois envain me déguiser une passion qui se fait plus vivement sentir que toutes les descriptions que j'en ai oüi faire. Mais, hélas! douce liberté que je regrette, pourquoi m'êtes-vous si cruellement ravie? Doux sommeil de l'indifférence, pourquoi êtes-vous troublé par un si fâcheux réveil, qui ne me présente un objet aimable que comme un rayon de lumière que fait disparoître une ombre obscure? Hélas! il est peut-être, déja loin de moi cet Etranger chéri, je ne le reverrai plus; sans doute que son cœur vole vers l'heureuse Mortelle qui le possede.

Telles étoient les plaintes & les soupirs de cette Amante; l'Amour lui faisoit éprouver ces premières amertumes pour lui faire gouter, à longs traits, les délices qu'il lui prépare; il étoit resté avec la Volupté dans ces lieux.

Zavaher avoit apprivoisé un agneau: cet animal la suivoit partout, venoit manger dans sa main, se reposer près d'elle; enfin, il sembloit reconnoître par mille petites caresses, ses bienfaits: sa laine, aussi blanche que la neige, étoit douce & fine comme de la soie; elle se plaisoit à l'orner de fleurs, ou bien à la teindre de diverses couleurs avec le jus de quelque plante ou de quelque fruit. Cet animal paissoit alors tranquilement près de l'endroit où elle s'entretenoit de sa passion naissante. L'Amour, qui l'observoit, lui dérobe ce favori, l'endort & le cache sous des feuillages; il en prend la figure, en imite la douceur, s'approche d'elle, il lui paroît sensible à ses peines, quand quelque bruit s'étant fait subitement entendre aux environs, il court comme effrayé, se précipiter dans un ruisseau qui couloit près delà. Sa maîtresse allarmée, veut le sauver du péril; & mal affermie sur un bord glissant, elle tombe dans une eau profonde, elle se croit perdue; mais quelle est sa surprise, quand reprenant ses sens, elle se trouve dans les bras de celui qu'elle aime!

Plus étonnée de cet heureux hazard, que de l'horreur du danger qu'elle venoit de courir, la vivacité de son teint se ranime, & sa pâleur semble être passée sur le visage de son Amant tremblant, éperdu. Quoi! c'est vous à qui je dois!... Vous ne me devez rien, repartit Zeinzemin, détournez

De Termes ayant fait ce que vous venez de lire, il y en eut qui le trouverent bien, d'autres mal, disant que cela étoit trop sérieux. Il répondit, qu'on ne s'en prit pas à lui, mais à Roquelaure, qui avoit voulu, comme ils savoient, qu'il fit quelque chose de moins libre, que ce qu'il avoit envie de faire. La Ferté dit que Roquelaure étoit un sot, dont tout le monde convint, & lui-même tout le premier, quoique ce ne fût que sous cape. C'est pourquoi il jura, qu'il ne chanteroit que les couplets de la Princesse de Conti, & de Madame de Maintenon. Chacun savoit aussi bien que lui, que c'étoient les meilleurs: mais comme on commença à entonner depuis le premier jusques au dernier, il fut obligé de faire comme les autres. On eut bien-tôt appris par cœur ces Noëls nouveaux, & ils coururent bien-tôt dans les meilleures compagnies. Le Prince de Condé, qui contre son ordinaire avoit puissantes qui inondent mon cœur d'une joie qu'il ne peut contenir.

Il n'en put dire davantage; l'excès de ses transports le force au silence; il se précipite aux pieds de sa chere Zavaher; il embrasse tendrement ses genoux; il couvre ses belles mains de baisers ardens; il s'éleve jusqu'à sa bouche vermeille dont il adore les oracles de sa félicité; il en interrompt, ou plutôt il en respire les soupirs ravissans. Leurs ames se confondent, un doux frémissement s'empare de leurs sens, leur présage des plaisirs plus grands: l'Amour les y plonge, les enivre de ses faveurs les plus pénétrantes, les plus exquises; il les transforme enfin en leurs propres plaisirs*; mais l'instant qui comble les désirs de ces heureux Amans, leur en voit succéder de nouveaux; & ceux-ci contentés, ils désirent encore. Zeinzemin, l'heureux Zeinzemin trouve dans sa chere Zavaher tantôt une Amante qui semble expirer dans ses bras, tantôt une pas encore connu. Cependant on ne manqua pas d'attribuer cela à la Cabale, comme étant capable de toutes sortes de sottises, & s'y trouvant un fauxfrere, de Termes fut décelé, & abandonné au ressentiment du Prince de Conti, qui, sans attendre le conseil du Prince de Condé, s'étoit déja déterminé sur la connoissance qu'il en avoit eue, à le récompenser de ses peines. En effet, il lui fit donner des coups de bâton, & le Duc de la Ferté en auroit eu sa part pour l'approbation qu'il avoit donnée à ce couplet, s'il ne se fût allé jetter à ses piés & lui demander pardon. Quoique la punition fût un peu rude pour de Termes, personne ne le plaignit, & l'on trouva qu'il la méritoit bien, puisque à l'âge qu'il avoit, il étoit assez fou pour oser médire d'une Fille, qui appartenoit de si près au Roi, & qui d'ailleurs étoit mariée à un Prince du Sang.

Si les Noëls étoient devenus pureux Mortel.... Il me tarde de voir l'auteur du plus beau de mes jours, & de mériter.... N'en doutez pas, chers Epoux, paroissez; mon cœur vous est garant de sa tendre amitié. Aussi-tôt ce couple charmant, le plus accompli de tout l'Empire, quitte l'antre, sanctuaire de leur doux himenée, dont l'Amour & la Volupté furent les seuls témoins: ils s'avancent vers la demeure voisine de celui qu'ils s'empressent de rencontrer. A peine ont-ils fait quelques pas, que parut un Vieillard respectable: Zavaher court l'embrasser avec transport. Source de ma vie, lui dit-elle, je viens vous présenter mon Libérateur & mon Epoux; votre tendresse ne me fera plus de reproches..... Elle reste étonnée de l'apparente froideur de deux personnes chéries. Le Vieillard & Zeinzemin, quelque tems immobiles, ne peuvent croire leurs yeux; ils se précipitent dans les bras l'un de l'autre; leurs visages se couvrent de larmes de joie; ces premiers mouvemens ne leur permet que de s'écrier: O mon pere! ... O mon fils! .... Par quel bonheur m'êtes-vous rendu, ajoutent-ils de concert?

Adel, car c'étoit ce sage instituteur des tion pendant quelques jours: mais comme tout s'oublie avec le tems, on n'en parla plus au bout de trois semaines, & il n'y eut que ceux qui y prenoient intérêt qui s'en ressouvinssent. Cependant il étoit arrivé du changement dans les amours du Comte de Roussi, & du Chevalier de Tilladet, aussi bien que dans celles du Marquis de Biran. Roussi s'étoit rebuté de sa maîtresse pour un méchant présent qu'elle lui avoit fait, & quoiqu'elle l'eût reçû de son mari, il ne voulut pas s'exposer davantage à acheter ses faveurs à un tel prix. La Duchesse de Ventadour qui avoit filé doux sur la débauche de son mari pour la couverture qu'elle en avoit, n'en ayant plus besoin se mit à pester contre lui, & ses parens lui conseillerent de suivre l'exemple de la Duchesse de la Ferté, sa sœur, qui s'étoit separée du sien. Mais elle n'en voulut rien faire, esperant que Roussi reviendroit à elle, & qu'ainsi elle en auroit encore bequ'il vient de resserrer les liens du sang & de l'amitié qui nous unissent. Pourquoi m'avez-vous si long-tems laissé ignorer que vous êtes comme moi, un des premiers descendans des deux aimables enfans, fondateurs de cet Empire? Pourquoi me laissiez-vous ignorer les charmes de la divine Zavaher? Pourquoi, mon Pere, en expirant....

Votre Pere, cher Zeinzemin, a pensé, sans doute, que vous n'ignoriez plus ce que je vous étois, & j'ai pensé moi-même que vous pouviez en être instruit dès long-tems: d'ailleurs nous étions plus occupés de notre amitié que des dégrés fortuits d'une parenté qui ne pouvoit l'accroître. Lorsque partagé entre son Peuple & vous, le généreux Alsmanzein m'appella pour se reposer sur moi des soins paternels, il n'eut égard qu'à quelque réputation de sagesse que m'avoient accordé mes Concitoyens; pour remplir dignement cet emploi important, je me déchargeai des mêmes soins sur mes amis; ma fille fut élevée dans ces lieux, & j'envoyai mon fils dans une autre Province. Assuré, en vous quittant, de vous revoir bientôt, j'attendois, Prince, à vous les faire connoître, que l'âge les eût rendu tit Couvent au fauxbourg S. Jacques, qui sert ordinairement de retraite à toutes les filles qui ont eu quelque affaire, & à toutes les femmes qui sont mal avec leurs maris pour quel-que galanterie. Il lui fit accroire que c'étoit une femme de qualité; & celuici qui ne connoissoit pas encore Paris, la trouva si à son gré, que pendant un mois entier il ne fut point de jour sans lui rendre visite.

La Dame ne manqua pas de lui témoigner de la reconnoissance, & cela l'ayant rendu encore plus amoureux, il la pria de vouloir sortir de ce Couvent, où il ne la pouvoit voir si commodément qu'il vouloit. La Dame le voyant tout-à-fait engagé, feignit de se rendre à ses raisons, & étant allée chez une de ses amies qui ne valoit pas mieux qu'elle, elle lui fit valoir pour une grande grace la permission qu'elle lui donnoit de l'y venir visiter. Dès la seconde fois il y trouva le Duc de Ventadour, & deux ou trois au-de ce touchant spectacle, ce sont là tes miracles. Les uns restent saisis d'admiration, les autres versent des larmes de tendresse, d'autres transportés de joie, courent répandre cette agréable nouvelle; elle est portée par-tout sur les aîles de l'allégresse. Le sage Adel, disent les Peuples dans leurs chants, est digne de sa prospérité; son fils est digne de la tendresse constante d'une Amante qui le préfére à notre Monarque; la beauté de Zavaher n'est comparable qu'à elle-même; le Ciel la destinoit, sans doute, à celui en qui l'homme aimable surpasse le grand Roi: le cœur de cette fleur ne pouvoit s'ouvrir qu'aux rayons de cet astre. Toi, généreux Zeinzemin, tu n'est comparable qu'à ta propre grandeur, & celle-ci à l'excès de notre amour; mais que ta félicité croisse encore au-delà de nos vœux.

Quel bonheur pouvoit égaler alors celui de ce jeune Monarque? Mais telle est la condition des Mortels, que le plus haut point de leur élévation est le penchant de leur ruine. Souvent, hélas! au milieu des plaisirs, ils n'apperçoivent pas le glaive suspendu sur leur tête, qui va, par sa chute, ensanglanter la scène. Que dis-je, ô divine Sagesse! ta bonté leur cache des événemens qui répandroient l'amertume sur toute leur vie, s'ils étoient prévus. Qui auroit pu croire qu'une prospérité qui ne tenoit rien des caprices de ce fantome que nous nommons Fortune; qu'une prospérité, l'ouvrage de la Sagesse, si fortement unie à celle d'un Peuple nombreux, dût bientôt souffrir les plus tristes revers? Mais tu ne le permis, auguste Vérité, que pour la relever avec plus d'éclat, & en affermir à jamais les fondemens; tu n'exposas le grand Zeinzemin à mille dangers, que pour faire briller son mérite & la grandeur de son courage.

ARGUMENT DU CHANT V.

VIces, messagers du Mensonge, qui parcourent l'Univers. Description de leur marche & de leur cortége : leur dépit à la vue des Régions fortunées: vains efforts qu'ils font pour y pénétrer: comment ils en sont repoussés : ils retournent au séjour du Mensonge. Description de ces lieux & de son Palais. Quels monstres l'habitent: leurs portraits: à quoi ils s'occupent. Les Emissaires font récit au Mensonge des prospérités de l'Empire de la Vérité: il assemble les Furies. Description de leur affluence, du lieu de leurs assemblées & du trône; portrait de leur Souverain : il les exhorte à venger l'affront de ses Envoyés : leur frayeur au nom de la Vérité. L'Orgueil les rassure, propose d'attaquer cette ennemie à forces ouvertes. La Flatterie approuve son conseil. La Ruse propose d'user de stratagême. La Témérité s'y oppose : il s'éléve une sédition: la Flatterie l'appaise; le Mensonge veut envoyer reconnoître les forces de l'ennemie: la Fureur & la Cruauté ne veulent point qu'on différe le combat. La Ruse leur représente qu'il est de leur intérêt de la laisser agir: elles y consentent enfin.

NAUFRAGE DES ISLES FLOTTANTES. CHANT V.

TAndis que ces illustres Epoux goutent les premiéres douceurs de l'Himenée, la Frivolité toujours empressée, toujours occupée d'inutiles soucis; l'Inconstance mobile, qui n'est bien que là où elle ne se trouve pas; l'Incertitude toujours curieuse, & jamais persuadée; l'irrésolution timide & chancelante, avec l'indiscréte Renommée, messagére du Mensonge, parcourent l'Univers, portées sur les aîles des Vents & des Tempêtes: elles étoient accompagnées du cortége affreux de l'Infortune, des Malheurs, de l'Imprudence, des Chagrins cuisans, de l'Inquiétude, de l'Insomnie, des Douleurs, des Regrets, des Craintes, des Maladies, des Contagions, enfin de la Mort même: ces cruels ministres portoient par-tout les ordres de leur Souverain, entretenoient l'activité, la vigilance de tous les maux qui habitent son Empire. Tout tremble à leur aspect, tout obéit: ils portent par-tout l'horreur; ils ne suspendent quelquefois leur fureur, que pour rendre l'attente de leurs coups plus redoutable. Ces Monstres considérant un jour du sein des airs, la vastitude de leurs conquêtes, fiérement appuyés sur un de ces nuages obscurs, que l'extrême éloignement ne laisse voir au matelot que comme un point presque imperceptible, * il pâlit de cet effrayant présage d'un naufrage prochain; il plie promptement les voiles de son frêle vaisseau; & tel que le liévre appercevant un aigle qui plane, prêt à fondre sur lui, il il fait mille efforts pour éviter ce péril suspendu sur sa tête: un jour, dis-je, que du haut de ce terrible nuage, ces Monstres promenoient leurs regards furieux sur l'étendue de leur domination, ils apperçurent avec étonnement un grand Pays autrefois du domaine de leur Souverain, mais soumis alors au doux Empire de la Nature & de la Vérité. Ces Furies ignoroient que cette Terre, autrefois séparée de la leur, subsistât encore: elles virent donc avec une surprise mêlée de rage, la Nature occupée à verser sur ces heureux Climats, ses plus douces influences; elles en frémissent, & la fureur précipite leur vol vers ces Contrées avec la rapidité de la foudre; l'air s'obscurcit, les vents mugissent, l'éclair brille, le tonnerre mêle ses sons effrayans au bruit des mers soulevées; mais leurs efforts sont vains. Ces lieux paisibles leur sont rendus inaccessibles; l'air pur & salutaire qu'on y respire, est pour ces Monstres nourris de vapeurs infectées, un poison pernicieux. Du centre lumineux de l'Univers, où la puissante Protectrice de cet Empire a établi son trône, elle apperçoit leur funeste dessein; & versant tout-à-coup l'éclat éblouissant de ses rayons vivifians, ils n'en peuvent soutenir l'éclat; ils fuient avec la rapidité d'un tourbillon furieux qui se venge sur la poussiére de la résistance invincible d'un rocher immobile; ils courent vers ces tristes Climats, où jamais l'Astre du jour n'éclaira que d'une foible & pâle Aurore: c'est-là que leur ténébreux Monarque a fixé son séjour.

Là, sous un Ciel toujours obscurci de nuages, sur la surface immobile d'une vaste étendue d'eau condensée par le froid, le Mensonge s'est élevé un Palais, bâti & décoré par les soins de l'Illusion, sa Favorite. Cet édifice n'a rien de somptueux que son énorme apparence: comme le Tiran s'efforce d'imiter la vérité, il prétend en égaler la magnificence.

Sur un amas prodigieux de glaces entassées, mille colonnes semblables à ces tourbillons de nuages que l'on voit sur la mer * pomper les ondes à grand bruit, s'élévent d'une hauteur prodigieuse, & forment un labirinte de portiques, dont les détours tortueux, tracés par la Ruse, se perdent en une infinité d'issues, qui n'offrent que de vastes déserts & de profonds abimes. Ces aujourd'hui, se fondant sur ce qu'une femme qui a été feconde pendant son mariage, le seroit encore s'il étoit vrai qu'elle eût tant de penchant à la galanterie. Quoi qu'il en soit, il n'y avoit plus des trois sœurs que la Duchesse d'Aumont, qui eût encore son compte, & l'Archevêque s'en aquitoit si bien, qu'elle avoüoit qu'il n'y a rien de tel que les gens d'Eglise pour faire les choses comme il faut. Son mari qui étoit toûjours à la Cour, & qui d'ailleurs n'avoit garde de se défier d'une femme qui continuoit de porter de grandes manches & de visiter les Hôpitaux, disoit aussi à tout le monde qu'il avoit sujet de se loüer de son choix: que dans le siecle où l'on étoit il n'y avoit rien de plus rare que d'avoir une femme vertueuse; & que c'étoit une chose dont il avoit à rendre grace au Ciel particulierement. Personne n'avoit garde de lui contredire; la Duchesse avoit si bien joüé son rôle qu'elle étoit encore regardée comédifice résident, avec le Mensonge & l'Erreur, l'infame Calomnie au regard malin & perfide, la Flatterie rampante, l'Illusion au corps fantastique, le Sophisme entortillé, l'Equivoque à double visage, le Phanatisme furieux, l'Hipocrisie, la Tirannie, l'Envie, la Perfidie, la Discorde & mille autres Monstres. C'est dans ce repaire que quittant leur fureur, ils semblent s'accorder tous pour travailler à la perte des foibles Mortels; tous y sont, comme de concert, occupés à former le tissu de quelque cruel projet. La Calomnie y médite sur les moyens de noircir l'Innocence; la Flatterie y prépare avec art ses doucereux poisons; l'Illusion s'exerce à prendre à chaque instant diverses formes séduisantes; la noire Perfidie étudie & contrefait les airs de l'Amitié, de la Sincérité, de la Candeur, pour leur tendre des piéges; le Phanatisme & l'Hipocrisie y paitrissent le fard de leur masque; ils y peignent les traits de la Vertu: c'est à leur aide que l'Imposture & la Superstition inventent mille folles visions, qu'elles substituent dans l'esprit des Peuples, à la véritable idée de la Divinité & aux hommages qui lui sont dûs: la Tirannie y prépare des chaines & toutes les rigueurs d'un honteux esclavage; la Discorde, fille de l'Intérêt, aidée des Caprices, enfans de la Mélancolie, extrait des plantes vénimeuses les sucs les plus subtils & les plus pénétrants; les Soucis, les Chagrins, les Craintes frivoles, les Espérances téméraires, rafinent la malignité de ces tristes breuvages; la Fureur compose avec mille matiéres combustibles, l'artifice de ses incendies; elle y aiguise le fer, y invente les tortures & les crimes: la Haine, la Jalousie, les Soupçons, animés par la Vengeance, y concertent les moyens de surprendre les objets de leur rage: l'Envie seule, toute oisive qu'elle est, ne cesse d'encourager ces Furies, & de la voix, & par le siflement de ses serpens; tout autre succès que les leurs, la feroit frémir de dépit: non, elle est saisie d'une joie forcenée au récit, ou de leurs barbares desseins, ou de leurs barbares expéditions, & de leurs horribles préparatifs: enfin, autour de ces redoutables Puissances voltigent un nombre prodigieux de fantômes divers, & de funestes Préjugés, ministres de leurs ordres.

C'est dans ces lieux terribles qu'arrivent les Emissaires du ténébreux Monarque; ils l'abordent d'un air consterné & confus: C'est vainement, grand Prince, lui dirent-ils, c'est vainement que vous vous flattez d'avoir étendu votre empire sur tout l'Univers, & banni d'entre les humains votre fiere Ennemie: il est encore des Peuples qui ne respectent point vos ordres, des Peuples soumis à la Nature, son orgueilleuse fille; ils habitent en liberté un vaste & fertile Continent, qui faisoit autrefois partie de votre Domaine: cette puissante Rivale prépare en secret la ruine de votre souverain pouvoir.

C'est assez, reprit le Tiran en frémissant, je reconnois d'ou partent les coups; mais courons à la vengeance. Il ordonne aussi-tôt d'assembler ses Sujets furieux: ils accourent en foule par toutes les portes de son Palais; l'affluence de leur multitude fait un bruit semblable à ces eaux bondissantes, qui viennent de rompre la digue qui les retenoit; les écos nombreux de cette vaste caverne en mugissent avec un fracas épouvantable. Au centre des portiques de ce labirinte est un lieu spacieux, au milieu duquel s'éléve sur un tas de sable mouvant, amassé par l'Avarice, le trône du Mensonge; quantité de morceaux de verres & de clinquans fragiles font les ornemens de ce siége, dont le corps n'est qu'un chétif assemblage de foibles roseaux. C'est dans ce salon décoré de toutes ces pompes fantastiques, semblables à celles que les songes offrent aux crédules Mortels pendant leur sommeil, que se rendent les Grands de cet Empire; c'est-là que vient s'asseoir le Tiran qui le gouverne. Il s'avance appuyé sur la Crainte & l'Incertitude, accompagné de l'Illusion, de la Flatterie & de la Ruse, ses plus intimes Favorites. Malgré une taille gigantesque que l'on croiroit robuste, son corps débile se soutient à peine, & marche d'un pas chancelant.

Sur les replis tortueux de deux longues queues de serpent à demi rampantes, à demi érigées, s'éléve le tronc hideux d'un des plus vils animaux: c'est le corps d'un énorme Singe, surmonté d'une tête humaine, dont les traits, avec quelque régularité, mélent aux apparences d'une beauté fade, les caractéres malins d'une phisionomie basse, abjecte & scélerate, mais susceptible de tous les airs imposans d'une feinte douceur. C'est à l'adresse qu'il a de composer son visage & ses discours, selon les inclinations des vices, qu'il est redevable du premier rang qu'il tient entr'eux. Ses yeux sombres & hagards roulent incertains, & ne fixent jamais leurs regards: * il craint qu'à travers ces organes, on ne lise dans son cœur le contraire de ce que sa bouche profére: sa langue double ne prononce qu'en hésitant des discours ambigus. Telle est la difformité de ce Monstre, que la Vanité cache sous les mêmes ornemens frivoles qui décorent son trône. Il est fils de la Crainte & de l'intérêt. Son pere s'est fait ériger des autels chez les foibles humains, & lui a laissé le soin de maintenir son culte. Il est vrai que cet affreux Monarque est détesté sous son véritable nom; mais il n'en regne que plus absolument sous quantité de titres honorables.

Malgré le désordre qui doit nécessairement regner entre les Vices, il s'observe quelque apparence de subordination; chacun y a un rang proportionné au dégré de sa méchanceté. Sitôt que le Monarque eut fait signe qu'il vouloit parler, alors on entendit insensiblement diminuer le fracas tumultueux de cette turbulente assemblée, comme le bruit des flots, lorsque le calme fait reprendre à la mer une surface tranquile; un profond silence lui succéde, semblable à celui qui regne pendant une nuit obscure dans ces déserts remplis de ruines, antiques monumens d'une grande Ville ravagée par le fer & le feu. Le Tiran parla donc ainsi d'une voix qui fit trembler les voûtes de son foible Palais.

Il est donc certain, fidéles appuis de mon trône, que la fatale Ennemie, je ne puis prononcer son nom sans frémir, que j'obligeai autrefois de fuir & de quitter la Terre, ou de demeurer cachée dans quelques déserts sans Partisans, sans Amis, sans Sujets, sortant de dessous les ruines dont la puissance de mon bras l'avoit accablée, prépare celles de ma puissance. Quoi! malgré les énormes efforts qu'elle fit alors pour ébranler la stabilité de mon pouvoir, & ne me laisser que les débris flottans d'un Empire que je la forçois de quitter, a-t'il pu lui rester de ce naufrage quelque demeure constante? Quoi! cette retraite aura pu jusquà présent échaper à mes vigilans regards? Et malgré le faux éclat dont elle se pare, & qui auroit dû la trahir, a-t'elle pu demeurer si long-tems cachée?* On dit qu'elle n'a encore osé ouvertement paroître dans les régions qui la récélent; mais sa fille, la Nature, prépare les cœurs des Habitans à devenir rebelles à mes ordres: elle a même osé repousser avec audace ceux de mes fidéles Sujets qui vouloient prendre possession de cette nouvelle Terre. Quelque méprisable que paroisse cet Ennemi secret, prévenons de plus grands malheurs. Redoutables Furies, faites éclater votre zéle pour mon service; indiquez-moi les moyens d'écraser promptement la Vérité, cette foible adversaire.

A ce nom redoutable tous ces Monstres se sentirent frappés comme de la foudre; leur caverne leur parut ébranlée, & prête à tomber sur leurs têtes. Leur Souverain même, malgré le faste imposteur de ses insolens discours, paroissoit saisi de la même frayeur; mais bientôt l'Orgueil ranimant leurs courages abattus: Quoi! lâches, leur dit-il, vous paroissez redouter un vain nom? Quoi! la force invincible de vos armes n'oseroit attaquer qui n'a pour toute défense, que quelques éclats d'une lueur obscurcie qui n'ose plus paroître? Quoi! vous perdez courage long-tems même avant le signal du combat? Que sont devenus vos feux, vos serpens, vos poisons, vos tortures? Que servent dans vos mains ces inutiles instrumens, si ne les employant qu'à vous faire craindre des foibles humains, vous n'osez vous en servir contre celle qui veut les soustraire à votre obéissance? Et vous, Prince, si vous ne pouvez soutenir l'aspect odieux de votre Rivale, que vous servent les épaisses ténébres dont vous pouvez vous envelopper quand il vous plait? Employez-les au moins à l'empêcher d'être reconnue par les traitres qui voudroient suivre son parti. Ne savez-vous pas vous revêtir, à votre gré, de tous ces dehors séduisans dont elle se pare? Où sont donc la Ruse, le Sophisme, la Fraude? Qu'est devenue l'habileté de cette Politique, qui sait renverser les projets les mieux concertés? Employez-la à creuser un précipice à votre ennemi, si vous ne pouvez le terrasser par la force.

L'Orgueil ayant cessé de parler, toute l'assemblée poussa des cris d'applaudissemens. La Fureur, la Rage, la Discorde, secouent leurs flambeaux, font sifler leurs serpens, & déploient leurs aîles énormes, avec le bruit de plusieurs voiles agités par les vents: déja même les bruyans Aquilons sont retenir le bruit terrible des instrumens de guerre; tous ces Monstres n'attendent plus que l'ordre du Souverain, quand la Flatterie faisant entendre les tons doucereux d'une éloquence fardée:

Secondez, dit-elle, grand Prince, le zéle de vos vaillans Sujets, parlez, & vous les verrez à l'instant reduire l'Univers en poudre. Est-il possible que l'on ait pu un moment douter de la victoire, après les brillans avantages que vous avez remportés sur votre foible Ennemie? Paroissez seulement, & vous verrez ses frivoles desseins confondus; vous la verrez tremblante, éperdue, dépouillée d'une lumiére importune, implorer le secours de vos propres ténébres, pour y cacher sa honte.

Votre espérance vous éblouit, lui répondit la Ruse, & vos désirs vous emportent trop loin. Nos succès, j'en conviens, ont été éclatans, l'Ennemi a été forcé de disparoître; mais ignorez-vous que sa fuite avoit tout l'air d'une victoire? Ignorez-vous qu'en quittant le champ de bataille, il ne nous a laissé, pour tout butin, que les lambeaux déchirés de ce qu'il ne pouvoit plus conserver? Ignorez-vous que cet Empire flotte au gré d'une instabilité qui ne nous permet jamais d'en réunir les forces? Ne vous souvient-il plus de ce jour mémorable, où le vaincu ensévelit presque le victorieux sous les ruines de sa conquête? Son désespoir pensa vous être fatal; & malgré la grandeur de votre courage, vous pâlites, & la victoire balança. Un Ennemi, quelque abattu qu'il soit, n'est point à mépriser tant qu'il n'est point anéanti. Votre valeur s'en promet, sans doute, une défaite prompte & aisée par la force des armes; mais s'il est aussi foible qu'on le dit, qu'est-il besoin de si puissans efforts pour le charger de fer? C'est l'avertir de se soustraire une seconde fois à une éternelle captivité. Si, comme on le dit, cette Puissance est encore maîtresse d'un Empire, dont les fondemens immobiles pénétrent au plus profond des mers; si nos vaillans Emissaires ont vainement tenté d'y pénétrer, je pense qu'il ne faut rien entreprendre au hazard: reconnoissons les forces de l'Ennemi avant que de le combattre; il est même plus glorieux de s'en défaire par stratagême que par la force.

L'Imposture, l'Hipocrisie, la Crainte, mere du ténébreux Monarque; la Perfidie, la Fraude, la Calomnie, ses plus cheres Compagnes, applaudirent à cet avis par de grands cris; le Souverain même y paroissoit incliné, lorsque tout-à-coup la Témérité, la Discorde, l'Envie, la Cruauté, la Vengeance, toujours altérées de sang & de carnage, indignées que l'on osât proposer de suspendre les effets de leur impatiente rage, font retentir les airs de leurs cris séditieux; leurs yeux terribles semblent autant de fournaises ardentes; des goufres de leurs bouches impures sortent, avec le Blasphême, les flots d'une écume empestée; leurs corps secs & arides, teints des plus hideuses couleurs, paroissent tout sillonés de ruisseaux d'un sang infect, dont l'impétueux bouillonnement gonfle leurs veines. Ce fut alors que, pour le bonheur de l'Univers, ces Monstres parurent prêts à s'entre-dévorer eux-mêmes: on n'entend plus fut rapporté au Roi, qui avoit dans Paris des gens exprès pour l'avertir de tout ce qui se passoit; & il est aisé de juger combien cela augmenta l'estime qu'il avoit pour eux. Néantmoins comme il aimoit M. le Grand, il lui dit qu'il veillât un peu mieux à la conduite de son fils: Qu'il seroit fâché pour l'amour de lui, qu'il continuât dans ses débauches. Mais quoi que pût faire Monsieur le Grand, c'étoit vouloir s'opposer au cours de la riviere que de prétendre le retenir.

Les Dames étoient alors bien inutiles: non-seulement nos trois sœurs voyoient leurs intrigues décousues, mais les autres n'étoient pas plus heureuses qu'elles; toute cette jeunesse naissante faisant gloire de les mépriser. Cependant il lui arriva un petit désordre: étant allée dans un honnête lieu, il y vint des Mousquetaires qui lui firent quitter la partie; & comme elle n'avoit que de petits couteaux à son côté, il fallut filer doux. Le lend'indignation: C'est donc ainsi, dit-il, que sans égard pour ma présence, & au mépris de mon souverain pouvoir, on ose vouloir décider, par la violence, sur des projets qu'il n'appartient qu'à moi d'approuver ou de rejetter? Je devrois, pour vous punir d'un tel attentat, vous laisser en proie à votre fureur insensée, vous livrer même à la cruelle Ennemie.... Mais non, je veux bien attribuer ces excès à votre zéle pour la gloire commune. Animé des mêmes sentimens, je ne prétens pas que personne soit frustré d'une part à cette gloire; je ne suspens les coups de votre courroux que pour qu'ils deviennent plus terribles à celle qu'ils doivent écraser, & pour les rendre plus sûrs & plus utiles à l'affermissement de cet Empire. Je vous destine à chacun, sur mes nouvelles conquêtes, des emplois & des récompenses proportionnés à vos services, à vos talens & à vos inclinations. Mais tandis que je vais envoyer la Ruse reconnoître les forces de ma Rivale, & disposer ses Sujets à rentrer sous mon obéissance, allez vous préparer aux différens départemens que je vous destine. Vous, habiles Artistes de mille déguisemens divers, Hitous les jeunes gens se régloient sur lui. Toutes les Dames qui prétendoient en beauté étoient fâchées de n'avoir pas été du tems du pere; ou qu'il ne lui ressemblât pas. Ce n'est pas que le Roi n'aimât encore son plaisir: mais l'âge avoit temperé ces grands feux de jeunesse; de sorte qu'il ne lui en falloit plus tant. Enfin comme elles étoient prêtes à se désesperer, Monsieur le Dauphin s'évertua, & ayant trouvé une certaine femme de chambre de Madame la Dauphine à son gré, il se leva fort honnêtement d'auprès de sa femme pour aller coucher avec elle, lui ayant fait dire auparavant par un valet de chambre les sentimens qu'il avoit pour elle. La Dame étoit trop sensible à l'honneur qu'il lui faisoit pour le refuser. Elle tâta du beau Prince dans la chambre même de Madame la Dauphine, où elle étoit couchée: mais Joyeuse, valet de chambte qui y couchoit pareillement, s'étant apperçû du comlui-même le ministre aveugle de vos volontés; vous éleviez & vous renversiez, à votre gré, les plus vastes Empires; vous tiriez de déserts affreux des peuples endurcis & disciplinés par la férocité; vous les animiez par l'espérance de riches possessions, vous les rendiez maîtres de Contrées délicieuses, dont vous chassiez les lâches Habitans, & bientôt vous en chassiez à leur tour ces nouveaux venus: votre impétueuse activité étoit dans un continuel exercice. Par-tout les Conquerans & les Peuples vaincus, vous dressoient des autels; mais tous ces travaux, toutes ces révolutions lasserent enfin l'homme: son orgueilleuse Raison lui fit refuser de vous obéir, lui rendit odieux le titre de victorieux; elle lui fit préférer le repos au tumulte des armes; & possesseur de ce qu'on n'osoit plus lui disputer, l'avidité que vous lui aviez inspirée, satisfaite, il s'imposa à lui & aux autres, la nécessité de ne plus usurper: * alors il quitta le fer ensanglanté pour l'employer à cultiver la Terre.

Que seroit donc devenu votre pouvoir? N'alloit-il pas s'anéantir, si à l'aide de la séduction, nous n'eussions trouvé près de la Raison impérieuse, des motifs pour engager les Humains à vous demeurer soumis? L'Imposture ne leur suggera-t'elle pas mille fois d'égorger leurs propres freres? Les loix où nous sumes adroitement répandre l'obscurité & l'ambiguité, & que nous substituames à celles de votre Ennemie; l'Intérêt que nous fimes adorer sous tant de formes diverses, punissent & excitent également les crimes. Si à présent, au moins en apparence, les hommes ne se massacrent plus de sang froid pour honorer vos autels, n'avons-nous pas l'art de lui en suggérer les prétextes? * Ne les tirons-nous pas de notre propre Ennemie? La Raison elle-même ne les trouve-t'elle pas dans l'espérance du gain, dans une offense reçue, dans des droits établis sur des principes & des préjugés que nous la forçons de respecter comme incontestables, & cependant toujours contestés? Tout cela, dis-je, ne vous donne-t'il pas à chaque instant occasion d'exercer vos fonctions vengeresses? N'avez-vous pas les principales dominations dans les Isles déja soumises à notre Empire? Vous, Forfaits, enfans du Désespoir, l'Indigence ne vous prépare-t'elle pas des victimes? Vous, Avarice, votre avidité ne trouve-t'elle pas toujours dequoi envahir? Vous, noire Envie, ne voyez-vous pas avec joie la plupart des hommes travailler par nos conseils à se rendre malheureux? Vous, redoutable Discorde, n'est-ce pas pour vous que nous agitons leurs cœurs de perpétuelles contrariétés? N'est-ce pas en appesantissant le joug de la contrainte, que nous faisons jaillir des passions qui ne seroient que des mouvemens trop réglés pour favoriser vos troubles impétueux? Vous, invincible fille de la Mort, ne portez-vous pas maintenant les titres glorieux de noble ambition, de bravoure, d'intrépidité, de point d'honneur; titres que nous vous avons adroitement ménagés? Ne versez-vous pas du sang quand il vous plaît? Vous, toutes enfin, Furies, vous regnez; & que vous importe sous quel nom? Laissez-nous donc vous préparer la conquête de Peuples trop prévenus en faveur de leur Souveraine, aussi peu disposés à se soumettre à votre gouvernement, * qu'ils auroient en horreur les tentatives que vous feriez à présent, si vous faisiez les mêmes efforts qu'autrefois pour terrasser votre Ennemie. Laissez-nous auparavant employer l'exemple de vos Peuples pour détruire ses fatales maximes trop fortement enracinées dans les cœurs de ceux-ci. †

Ainsi parla la Ruse, secondée du Sophisme; elle réussit à faire gouter ses pernicieux avis à ces Furies, & part pour préparer par ses sourdes menées, une route à leur ravage.

ARGUMENT DU CHANT VI.

LA Ruse s'introduit dans les Etats de Zeinzemin, y répand les premiéres semences de discorde : elle se montre en songe au Prince, lui conseille de réformer le Gouvernement sur le modéle qu'elle lui donne de celui des autres Peuples. Le Monstre disparoit aux approches du jour. Le Prince s'éveille inquiet, va se promener sur le bord de la mer, y admire les ouvrages du Créateur, rencontre Adel, à qui il fait récit de son songe: ce Vieillard réfute les sophismes de la Ruse par un apologue; exhorte Zeinzemin à maintenir les loix de la Nature : ce Monarque apprend les désordres naissans chez ses Peuples par les plaintes qu'on vient lui faire; ce qu'il répond à ces plaintes: il prend la résolution d'aller remédier à ces maux : son amour lui en fait différer l'exécution ; Adel l'y détermine. Adieux de Zeinzemin & de Zavaher : moyens efficaces qu'il emploie pour faire rentrer ses Peuples dans le devoir. Le bon ordre est rétabli par tout son Empire.

NAUFRAGE DES ISLES FLOTTANTES. CHANT VI.

LA Ruse, accompagnée de l'Illusion & du Sophisme, après avoir long-temps erré dans le vuide des airs, découvrit enfin le Pays fortuné, séjour de la Nature; ils s'y introduisirent à la faveur d'une nuit obscure; & s'y cachant sous mille formes diverses, bientôt leur souffle empoisonné y répandit une contagion subtile, d'autant plus pernicieuse, que les progrès en étoient imperceptibles. Déja le Sophisme y répandant les premiéres semences de l'erreur, avoit ralenti dans les cœurs l'amour du bien général de la société; il suggéroit les premières leçons d'un funeste intérêt: déja le fils ne chérissoit plus si tendrement le pere, ni l'épouse le mari: la concorde entre les freres s'affoiblissoit sensiblement; chacun d'eux commençoit à s'excuser, sous divers prétextes, des devoirs de l'amitié & des secours mutuels; les empressemens officieux se ralentissoient entre les membres de chaque famille comme entre les Concitoyens. Pourquoi, disoit l'un, irai-je entreprendre folement un pénible travail, du fruit duquel il ne me revient qu'une modique portion? Ma famille étant peu nombreuse, je prendrai un terrain suffisant pour la nourrir; je l'aurai bientôt ensemencé; après quoi, sans me soucier de ce que font les autres, je me reposerai. Celui-là disoit: Nous sommes beaucoup plus de monde qu'il n'en faut pour cultiver cette Contrée, pour bâtir cette maison, pour fournir les ustenciles de cette Profession; ainsi je puis me dispenser de me trouver au travail. Quelques-uns alléguoient qu'ayant aidé aux labours, ce n'étoit point à eux à faire les moissons.

Ce sont là les dangereuses maximes qu'inspiroit ce Monstre, enfant de l'Erreur & de l'Intérêt, secondé de l'Illusion. Il commençoit à persuader à ces Habitans qu'il seroit à propos que les terres fussent partagées entre les chefs de chaque famille, & la Nation distribuée en différentes Peuplades qui n'eussent rien de commun entr'elles. Déja les termes odieux de change, de commerce, de salaire, prenoient dans le langage la place de secours généreux de l'amitié: on connoissoit & on vouloit faire usage du tien & du mien, ce fatal couteau des liens de toute société, qui peuvent à peine se rejoindre quand ils en ont éprouvé le tranchant mortel: on entendoit prononcer, sans frémir, le funeste signal de toute discorde.*

Ces criminelles pensées restoient pourtant encore sans exécution. Les ordres d'un Monarque respecté & chéri, ne laissoient encore à personne la liberté de s'ériger en réformateur: que dis-je? en corrupteur des loix sacrées de la Nature. Quelques-uns des Anciens & des plus expérimentés d'entre le Peuple, avoient résolu de lui proposer leurs avis sur cela; mais il ne s'étoit encore rien innové dans l'économie générale de la République. On s'en étoit tenu à de simples discours.

Il est tems, dit la Ruse, impatiente de la lenteur de ces premiers succès, il est tems de frapper les grands coups; les cœurs sont disposés à recevoir mes loix: persuadons celui qui peut les faire exécuter. Elle saisit l'instant que tandis que l'Aurore répand la fraîcheur de la rosée, le sommeil y mêle ses liqueurs assoupissantes. La Ruse donc empruntant le masque de l'Illusion, ajoute à ses talens séducteurs les dehors imposans de la Sagesse; elle se montre au Prince endormi au sortir des bras de l'Amour, & lui parle en ces termes:

Souverain, favorisé du Ciel, il m'envoie vers toi pour seconder ton zèle; ton application à rendre les hommes heureux, te le rend propice: apprends donc qu'il manque encore beaucoup au bonheur de tes Sujets; l'innocence & la simplicité de leurs mœurs sont louables, mais elles tiennent encore trop d'une stupide grossiereté; elles leur laissent ignorer quantité de choses utiles, que les autres Peuples de la Terre; (car vous n'en êtes pas les seuls Habitans) même les moins policés, rougiroient d'ignorer: fais en sorte qu'ils te soient redevables de mille sages établissemens; deviens le fondateur de ton Empire; rends ton nom immortel; fais que la postérité la plus reculée, chérisse ta mémoire; apprends donc de moi l'art de regner.

Tout, jusqu'à présent, a été confus dans la société qui t'obéit; nul rang, nulle dignité que celles de la Nature & de l'âge; tout ce qui est utile est commun, partant sujet à devenir indifférent. Les liens sacrés du sang, si respectés chez les autres Nations, sont profanés par des alliances illicites; les familles sont à peine distinguées: les peuplades errantes s'arrêtoient & changeoient de demeure quand il leur plaisoit; tu les a fixées; mais ce n'est point assez: use de ton autorité, partage les terres entre les familles, fais que l'une ne puisse plus posséder ce qui est à l'autre, fixe à chacune les bornes de son patrimoine, tu les rendras par-là attentives à le faire valoir: le désir de se voir plus à leur aise, plus richement pourvûes les unes que les autres, excitera l'émulation entr'elles; tu verras alors regner par-tout l'abondance. Une autre importante maxime du gouvernement, c'est que dans un Etat il n'est pas utile que tout le monde soit également partagé, tous les Sujets également à leur aise; il faut que la crainte de manquer, excite celui qui a moins à aider celui qui a plus, pour engager celuici à suppléer par ses largesses, ou par recompense, à ce qui manque au plus pauvre. Les plus grands Princes de la terre observent encore que le bien général l'emporte sur le particulier. On ne doit pas s'embarrasser si ce Particulier souffre; ces détails minucieux sont indignes d'un Roi: il est nécessaire qu'entre les membres d'une société, les uns possédent beaucoup, les autres peu, ou même rien du tout.

Après ces fondemens de l'harmonie de tout Etat policé, bâtis de grandes Villes, érige des Palais; pour décorer ces édifices, tire des entrailles de la terre, & fais valoir des trésors jusqu'ici inconnus ou négligés, dépouille certaines plantes de leur écorce, & certains arbres du duvet qu'ils produisent, les Brebis de leur laine, les Insectes de leur soie; qu'une main industrieuse en compose des étoffes; fais chercher au fond de la mer de quoi les teindre des plus riches couleurs; fais que l'or, l'argent entremêlés aux tissus de ces étoffes, se joignent aux pierreries pour en relever l'éclat; orne de ces parures la Nature, jusqu'à présent toute nue, ou trop grossierement couverte; elles sont faites pour en relever la beauté.

Tes Sujets ne navigent encore que sur leurs rivieres ou leurs canaux dans de frêles barques; fais abattre le pin de dessus les montagnes, construis-en des maisons flottantes, qui, portées par les flots & les vents, te rendent accessibles toutes les Contrées de l'Univers; échange tes richesses contre celles des Nations les plus éloignées: tes Sujets ne commercent dans chaque canton, qu'avec l'amas commun de toutes leurs provisions, sans égard à la valeur de ce qu'ils prennent ou de ce qu'ils fournissent.*

Ils distribuent indistinctement le travail de leurs mains & les fruits de la terre *; fixe le prix de toutes ces choses, leur poids, leur mesure: tu viens de régler les divers travaux de tes Peuples, regle aussi leurs rangs, leurs droits & leurs prérogatives, alors tu verras croître ton autorité. Fais sur-tout que chaque Citoyen soit en perpétuelle possession, ou de ce qui lui sera transmis par ses Ancêtres, ou de ce que son industrie lui aura acquis: établis de sévères châtimens contre ceux que l'indigence aura induits au crime; que rien ne s'obtienne gratuitement. Les Arts & les Sciences ne tarderont pas de naître; & avec le désir de posséder beaucoup, fleurira le commerce, & brilleront le luxe & la magnificence; reléves-en l'éclat de la majesté royale; que chaque Sujet y contribue; qu'on ne t'aborde plus qu'avec une crainte respectueuse; qu'environné d'une Cour nombreuse, ceux que tu daigneras y admettre, s'efforcent d'en augmenter la pompe.

Mais ce n'est point assez, Prince, que l'on redoute ton autorité & celles des loix; ce ne seroit qu'une foible barrière aux désirs des hommes que tu prétends gouverner: il faut faire intervenir la Divinité; il faut, en multipliant leurs devoirs, appésantir le joug qui les y assujettit. Ce n'est point assez de cette idée générale d'une Divinité bien-faisante, que tes Ayeux ont fait concevoir à tes Peuples; il faut encore leur faire comprendre que qui n'obéit pas aux loix humaines, irrite la Puissance suprême, & qu'elle prépare des châtimens aux transgresseurs; il faut même faire passer quelques-uns de ces ordres pour divins: fais donc révérer cet Etre Souverain, comme on révere les Rois de la Terre; que la pompe extérieure d'un culte cérémonieux le fasse redouter: le Vulgaire grossier & stupide, ne se conduit que par un sensible frappant; il est à propos qu'il ne se conduise que par-là. Bâtis des Temples, éleve des autels, fais couler le sang des victimes; que les Prêtres mistérieusement ornés, imposent par leur gravité, & paroissent médiateurs entre l'homme & la Divinité; qu'ils paroissent toûjours prêts à suspendre les coups redoutables de sa vengeance. Toi-même, malgré ton pouvoir, parois devant les tiens révérer ces appuis du Trône; que l'enfant à la mammelle soit élevé selon les préceptes de leur doctrine; que l'homme, toûjours incertain du dégré de faveur qu'il mérite près du Monarque de l'Univers, coure inquiet & tremblant, au moindre présage, consulter ces oracles; qu'ils décident en Souverains de ses actions, de tous les mouvemens de son cœur.

Considére maintenant combien le gouvernement de ton Empire est éloigné de ce point de perfection, à combien peu de chose se reduit ton autorité: tes ordres une fois donnés pour le travail, tu n'es plus qu'un simple Particulier; encore souvent ces ordres prévenus, font-ils oublier qu'il y a un maître qui commande. Rien ne se fait par contrainte: on ignorera donc toujours que tu as la puissance coactive: l'on te respecte parce qu'on t'aime; mais que deviendroit ce respect, sans ce foible motif qu'un instant peut changer en haine? Il n'en est pas ainsi des autres Rois de la Terre, la crainte & le respect marchent toûjours devant eux: ils peuvent se passer de la compagnie de l'amour; leurs Sujets tremblent, quoiqu'ils haïssent, ou ils aiment souvent sans savoir pourquoi. Sur quoi est fondé ton pouvoir? Il n'y a nulle propriété dans ton Empire. Sera-ce sur l'antiquité de ta famille, sur la reconnoissance des services qu'elle a rendus à la société? mais tu n'as point de Sujets qui ne puissent s'arroger les mêmes prétentions: d'ailleurs, qu'est pour toi cette foible Royauté? un travail continuel pour le Chef qui dirige les Membres de ce grand Corps. Imite les autres Souverains, repose-toi de ces soins fatiguans sur des Ministres de tes volontés absolues; regarde ton Etat comme un vaste domaine que tu fais valoir par les mains de tes esclaves; jouis tranquilement, au milieu des plaisirs, des honneurs du diadême.

Mais pour parvenir à cette heureuse tranquilité, commence par exécuter mes conseils, sors des bras d'une honteuse foiblesse, bannis l'amour de ton cœur; c'est l'écueil des Héros; accoutume-toi par cette premiére victoire à cette fermeté d'ame, à cette fiere gravité qui te fasse redouter; sacrifie tout sentiment, la pusillanime humanité à ta grandeur.*

Ce Monstre parloit encore, quand l'Aurore ouvrant les portes de l'Orient, laissoit appercevoir ces premiéres nuances de la lumiére, qui, comme une eau limpide & pure, commençoient à chasser devant elles les plus épaisses parcelles du noir limon des ténébres. La ruse frémit à cet aspect; sa foible paupiere ne peut supporter ces premieres lueurs; le trouble fait expirer les paroles dans sa bouche perfide. Zeinzemin s'éveille, & n'entend que les cris lugubres d'un hibou qui fuit. Il se leve, agité de mille pensées confuses; il laisse sa chere Zavaher livrée à un doux sommeil, & va se promener sur le rivage.

Déja la splendeur du jour avoit partagé l'Hémisphere avec la nuit qui retire ses sombres voiles; les astres qui l'accompagnent, ne brillent plus que d'une lueur pâle aux approches de leur Roi; la vaste étendue des eaux tranquiles paroît un amas immense d'or liquide; la terre semble par sa verdure & ses fleurs, une émeraude, où s'enchassent une infinité de pierres précieuses, dont l'éclat animé est relevé par la blancheur des perles de la rosée: du fond des vallons qui font comme l'ombre de cette riche broderie, s'éleve la gaze légere des vapeurs transparentes qui adoucissent la vivacité des couleurs: le gazouil varié des oiseaux célèbre avec leurs amours, l'Auteur de tant de merveilles.

Les charmes de ce ravissant spectacle suspendent quelque temps les soucis de Zeinzemin. O Divinité! s'écrie-t-il, que tes ouvrages sont grands! Quels yeux peuvent se lasser d'en admirer la magnificence! Cependant, comme si ta bonté infinie vouloit se surpasser, tu interromps sans cesse cette merveilleuse annonce de ton pouvoir immense, pour nous la faire paroître toûjours nouvelle; tu revêts chaque jour la Nature de nouveaux ornemens; tu lui laisses tirer ces vêtemens pompeux de tes trésors inépuisables: & pour que tout ce qui respire soit également frappé de cet appareil de tes bien-faits, tu veux que le calme du repos prépare ses sens à des émotions toûjours plus délicieuses; enfin, tu multiplies notre existence comme tes dons précieux; tu fais plus envers moi, tu daignes m'instruire dans l'anéantissement même du sommeil....

A ces mots il apperçut le sage Adel qui s'avançoit vers lui: il court l'embrasser: Sans doute, dit-il, mon Pere, que le Ciel favorable dirige vers moi vos pas pour que vous m'aidiez encore de vos prudens conseils. Quelque chose de divin sous une forme humaine, sous votre ressemblance (nos rêves nous montrent souvent les objets de notre amitié) cette ombre, dis-je, m'a fait connoître que mon Peuple n'est point aussi heureux qu'il pourroit l'être; elle m'a, par une faveur singuliere, instruit de quantité de choses que j'ignorois: ce ne sont point des images sans liaison présentées par l'erreur d'un songe ordinaire, qui se sont offertes à mon imagination; ce sont des raisonnemens pleins de sagesse. Je ne suis embarrassé que de quelques expressions, de quelques termes qui me sont inconnus: * votre expérience m'en éclaircira le sens. Il lui récite alors le discours séduisant de la Ruse. Que vous en semble, ajouta-t-il? ne paroit-il pas dans ces dispositions un ordre, une économie admirable, & une variété infinie dans les ressorts* qui meuvent une République ainsi constituée? Quelle fécondité de ressources ne résulte-t-il pas de tous ces moyens! Que d'avantages, que de biens ne procurent-ils pas aux heureux Mortels qui sont dirigés par de si sages préceptes! Je ne vois dans notre société qu'une uniformité ennuyeuse qui nous laisse ignorer la plûpart des choses qui rendent la vie délicieuse.

Ah! Prince, s'écria douloureusement Adel, que dites-vous? laissez, laissez vos Peuples daus cette heureuse ignorance; elle fait toute leur félicité: imitez en cela nos premiers Peres; quoiqu'ils se souvinssent d'une partie des causes funestes † du désastre qui les avoit seuls épargnés, ils ne parloient point à leurs enfans des crimes qui venoient d'être punis; ou ils vouloient en effacer totalement les monstrueuses idées, ou ce qu'ils leur en disoient, n'étoit que pour leur en inspirer une éternelle horreur. Je ne vous ai point encore informé que c'est dans les mêmes vûes, qu'à présent même il n'y a qu'un certain nombre de personnes sages dans toute la Nation, qui ayent quelque connoissance des anciens forfaits; encore n'est-ce qu'à un certain âge qu'on leur confie ce secret, qui souvent meurt avec eux: on ne leur découvre les dangers que peut courir le cœur humain, qu'en leur recommandant d'en écarter adroitement le reste des Concitoyens; le commun du Peuple ne connoit, de tous les maux passés, que la propriété, pour la détester souverainement.

Pour vous, ô Zeinzemin! vous voyant, dès l'âge le plus tendre, toute la sagesse des vieillards, je n'ai point craint de vous apprendre des choses qu'il étoit important pour la Patrie que vous sachiez. Je n'entrai point alors dans un détail des conséquences pernicieuses que j'ignorois moi-même; le discours imposteur que vous venez d'ouïr en songe, me fait appercevoir tout le venin de ces sources empestées; le vrai qui est mêlé dans ces raisonnemens, est un parfum qui enveloppe un poison subtil; le bonheur apparent des autres Peuples de la terre, est un malheur réel: préservezen les vôtres. Qu'arriveroit-il, hélas! si vous partagiez entre les hommes ce que la Nature a voulu qui soit commun? Écoutez, Prince, cet Apologue.

On dit qu'autrefois aucuns des animaux n'étoient voraces; tous se contentoient d'une innocente nourriture: on voyoit le fier Lion, le Tigre, l'Ours, le Loup, mêlés indistinctement avec les timides Brebis, les Bœufs, les Cerfs & les Chevaux, paître l'herbe. Un jour se trouvant rassemblés dans une plaine fertile en paturages: Partageons, dirent-ils, cette prairie. La mere, qui allaitoit trois Petits, demanda trois parts; celle qui n'en avoit point encore, se contenta d'une: il arriva que la premiére mourut, & ne laissa qu'un Petit, qui se mit seul en possession des trois parts par droit d'héritage. Celle qui n'avoit point été féconde, eut ensuite une nombreuse postérité. Ses nourrissons devenus grands, & reduits à vivre avec leur mere, de la part qui suffisoit à peine pour elle seule, prierent l'Animal qui venoit d'hériter de trois portions, de leur en céder au moins deux pour les garantir de mourir de faim. Je ne suis point cause de votre indigence, leur répondit celui auquel ils s'adressoient; les partages ont été faits avant que nous fussions nés, & il faut que les choses demeurent comme elles ont été réglées par nos Peres. Pourvoyez-vous, comme il vous plaira, je ne prétens point que vous veniez paître sur le terrain qui m'est échu: s'il m'est plus que suffisant à présent, je le réserve pour mes enfans. Cette impitoyable cruauté fit périr de faim cette race nombreuse qui demandoit quel-que secours. Ce mauvais exemple devint fréquent. On vit donc bientôt la famine, au sein même de l'abondance, obliger les plus forts à dévorer les plus foibles. On fit des réglemens pour réprimer ces désordres; ils diminuerent le mal, mais ils n'en ôterent point la cause. Ceux des animaux qui étoient devenus voraces par nécessité, resterent tels par habitude; les plus pacifiques reconnurent, mais trop tard, l'erreur de leurs prédécesseurs; ils ne cesserent de partager les paturages, mais demeurerent exposés à la fureur des plus violens.

Il en doit être de même, Prince, chez les Peuples où regne la dure, l'insensible propriété; elle est la mere de tous les crimes, enfans du désespoir & d'une indigence furieuse: leurs législateurs punissent souvent le malheureux, & épargnent le coupable: leurs loix chétives ne font que pallier les maux; elles châtient des actions perverses; elles ignorent les moyens de les rendre impossibles; elles devroient être faites pour empêcher d'imprudentes conventions, causes de l'inconstance de la volonté; mais imprudentes elles-mêmes, ou elles en aggravent le joug, ou elles lui imposent de nouvelles obligations; souvent pour appuyer leur foible autorité, il faut qu'elles changent en crimes des actions innocentes.

Je vous le repete encore, ô cher Zeinzemin! & peut-on trop souvent le redire? Les loix éternelles de l'Univers sont, que rien n'est à l'homme en particulier, que ce qu'exigent ses besoins actuels, ce qui lui suffit chaque jour pour le soutien ou les agrémens de sa durée; le champ n'est point à celui qui le laboure, ni l'arbre à celui qui y cueille des fruits; il ne lui appartient même des productions de sa propre industrie, que la portion dont il use; le reste, ainsi que sa personne, est à l'humanité entiére.

Voilà les loix que votre autorité doit constamment maintenir; tous ordres contraires à ces divins décrets, sont des crimes eux-mêmes. Si les Peuples que l'erreur d'un songe vous a fait paroître heureux, se gouvernent par d'autres régles, elles sont, à la vérité, des conséquences nécessaires de leurs coutumes bizarres; mais qu'étoit-il besoin de les introduire ces coutumes, contre lesqu-elles la Nature reclame sans cesse dans tous les cœurs; La Providence l'a permis, j'en conviens; & c'est pour relever l'excellence & la douceur de son empire sur ses créatures, & l'ordre admirable établi dans le monde: si elle ne fait point un crime aux Nations de porter le joug qu'elles ont subi, peut-elle ne pas approuver de nous voir obéir aux divins préceptes qu'elle nous prescrit par la voix touchante de la Nature?*

Vous, Zeinzemin, soyez le généreux défenseur des droits de l'humanité: les plus respectables loix sont ses doux sentimens; les crimes ou l'esclavage sont des actions, ou un assujettissement contraire à ces oracles de nos cœurs; loin de les faire taire, loin de resserrer les bornes de leur autorité par de pernicieux usages, étendez-les encore, s'il est possible. Si vous mettez de l'ordre & de l'économie dans la société, ne rompez jamais l'union intime de ses parties par des distinctions qui rendent l'homme étranger à l'homme même; n'introduisez des Arts que ceux qui rapprochent les Concitoyens, qui les rendent complaisans & aimables; ignorez pour jamais le pouvoir tirannique de la contrainte: quiconque regne sur des ames qui ne sont point corrompues, ne redoute point les caprices de l'inconstance.

Laissez dans le sein de la Terre d'inutiles métaux, ou ne les employez qu'aux ornemens de nos vases & de nos demeures.

Ah! sans doute, les Monstres que la Vérité chassa autrefois de ces Contrées, essaient d'y rentrer; c'est l'un d'eux qui vient de tenter de vous séduire par un songe flatteur.

Peu après de si salutaires avis, Zeinzemin apprit les désordres causés par le soufle empesté des Furies qui avoient tenté de l'en infecter lui-même; il vit, pour la premiére fois, non sans douleur, plusieurs de ses Sujets accourir de différentes Provinces, lui porter leurs plaintes, le prier de décider leurs contestations, & de terminer leurs querelles.

Alors son front débonnaire s'obscurcit pour la premiére fois, des nuages de l'indignation: Allez, leur dit-il, insensés, je ne veux point écouter les violateurs des droits sacrés de l'humanité: à quoi serviroient mes décisions, mes conseils, pour qui n'écoute plus la voix de la Nature? Quelles sont vos plaintes, artisans de vos propres maux? Pouvez-vous ignorer pourquoi la paix ne regne plus entre vous? & si près de l'état heureux d'où vous sortez, ne voyez-vous déja plus ce que vous devez faire pour y rentrer? Retirez-vous; ce n'est point ici que je veux vous entendre. J'irai, j'irai vous couvrir de honte aux yeux de vos Concitoyens. Quoi! déja l'on ose s'approprier? ... On se refuse des secours? ... On dispute avec aigreur? ... Le nom d'adversaire prend la place de celui d'ami? ...

Ce peu de parolles, pleines de sens & de dignité, pénétrerent les cœurs avec plus de rapidé, que le feu d'un éclair ne traverse l'épaisseur des ténébres d'une nuit orageuse.

Que l'homme seroit heureux, s'il n'avoit pour préjugés que des vérités constantes! Si le faux, tourné en habitude, a tant de pouvoir sur son ame, quel bien une persuasive évidence de ses vrais intérêts ne doit-elle pas produire! Un mot, un clin d'œil qui l'avertit des approches du vice, peut la préserver ou la guérir de ses atteintes.

Tel fut l'effet des reproches que Zeinzemin fit à ces Concitoyens désunis, qui étoient venus pour se plaindre. Ils rougissent de cette démarche, ils en détestent les funestes motifs: l'amitié, la concorde se raniment entre eux; il ne leur reste que le regret d'avoir osé les altérer; ils retournent chez eux reprendre les moyens de les rendre désormais inviolables.

Zeinzemin a déja formé le glorieux dessein d'aller reprimer ces désordres naissans; mais sur le point de l'exécuter, il hésite, il différe, son cœur s'allarme de l'instant douloureux qui va le séparer de ce qu'il aime. Zavaher triste, éplorée, est pour lui un objet qui lui perce l'ame; il ne peut se résoudre à lui apprendre qu'il va la quitter, il n'ose porter à cette personne chérie un coup dont il va doublement ressentir tout le poids affligeant. Le sage Adel remarque son irrésolution, il en démêle aisément la cause: Partez, Prince, partez, lui dit-il, hâtez-vous d'arrêter les progrès de la contagion; je sçais ce qu'il en doit couter à votre cœur; mais pouvez-vous balancer un instant, lorsqu'il s'agit du salut de la Patrie? A ce nom sacré, tout autre sentiment doit se taire chez le généreux Zeinzemin. Le Prince ne répond que par un profond soupir.

Il fait avertir la Jeunesse, qui l'accompagne dans ses voyages, de se rassembler; & précipitant le moment fâcheux dont l'attente lui est plus cruelle que le mal qu'il va ressentir, il va préparer sa chere Zavaher à recevoir ses adieux. Un grand nombre de personnes accourt voir ce spectacle touchant, & mêler leurs larmes à celles de ces illustres Epoux. On avertit le Monarque que tout est prêt pour le départ; son fier Coursier, impatient de voir paroître son maître, frappe la terre & fait retentir l'air de ses hennissemens.

Ils paroissent enfin, ces deux ornemens de l'Empire, flétris par la douleur; toute l'assemblée fond en pleurs. Hélas! qui auroit pu n'être pas pénétré? telle qu'on dit que quelquefois l'humaine cruauté mena des victimes humaines à l'autel, telle on voit la triste Zavaher: Zeinzemin tremblant soutient à peine les pas chancelans de cette aimable Epouse; sa tête, le siége des graces les plus ravissantes, languissamment panchée sur le cœur qu'elle adore, ainsi qu'une fleur qu'un vent impétueux vient de rompre, ne conserve plus que sa blancheur; le vif incarnat qui l'animoit, s'est dissipé comme le coloris vermeil d'un léger nuage, lorsque le Soleil cesse de l'éclairer en cessant de donner le jour; sa bouche, ce doux & éloquent organe d'une ame bien-faisante, entr'ouverte par les sanglots qui étouffent sa voix, paroit expirante; ses beaux yeux, demi éteints, ne brillent plus que par des larmes qui les inondent; ils fixent leurs foibles, mais tout-puissans regards, sur ceux de Zeinzemin, auxquels ils semblent redemander la lumiére; mais la majesté de ce Héros est elle-même obscurcie par les plus sombres nuages de la consternation. Je pars, dit-il, ô chere moitié de mon ame! ainsi l'exige le bien de la Patrie. Voulez-vous donc, pour une absence de quelque tems, accabler des plus cruels tourmens cette triste partie de moi-même que le devoir arraché de vos bras? Calmez, je vous en conjure, par cet amour qui la cause, une douleur qui redouble mes peines; que la douce espérance de vous revoir bien-tôt, & sans laqu-elle j'expirerois, vous ranime; pensez que Zeinzemin vous quitte plus épris que jamais des charmes de votre ame & de votre personne; pensez que votre divine image est aussi inséparable de mon cœur, qu'il est lui-même inséparable de ma vie; pensez enfin, chere Epouse, que dès l'instant qui me sépare de vous, je me hâte de revoler vers l'objet de mes plus chers désirs.

Il est une douleur dont on se plait à voir & à ressentir les effets, celle qui prouve que nous aimons & que nous sommes aimés; il est aussi une sorte de plaisir à se voir privé d'un bien avec l'espoir de se voir bientôt rendre cet objet cheri: alors la situation de notre cœur est pareille à une soif ardente, qui attend un délicieux breuvage qu'on lui prépare: telle est, dis-je, la situation de ces deux Amans.

Les tendres discours de Zeinzemin fixent sur cette consolante idée, l'ame de l'aimable Zavaher; elle lui redonne la force de prononcer un adieu, que ce Prince lui-même ne peut exprimer que par des baisers arrosés de larmes; il saisit cet instant, s'arrache à lui-même, il fuit. La tristesse & les soucis qu'il emporte, altérent la douceur de son visage. Un Roi qui marche à la tête d'une nombreuse armée pour aller châtier des rebelles, n'est pas plus redoutable qu'il le parut aux yeux des novateurs, & de ceux qui, séduits par l'erreur, avoient osé donner atteinte aux loix sacrées de la concorde des Concitoyens. Rien de plus terrible que l'indignation d'un pere que l'on chérit. Le bruit s'est déja répandu que Zeinzemin parcourt son Empire, non plus comme autrefois pour louer & encourager le zéle de ses Peuples, mais pour ranimer ce zéle prêt à mourir.

A son arrivée les coupables, saisis de crainte, n'osent paroître; ils n'accourent plus au-devant de lui avec des acclamations de joie; leur amour pour le Prince n'est point ralenti; mais la honte de mériter des reproches, le tient renfermé dans les cœurs: où Zeinzemin trouve ces dispositions, il ranime la confiance en ses bontés; il les plaint de s'être laissés surprendre à de fausses apparences; il feint même d'attribuer leur conduite à un amour peu prudent du bien public; il leur fait envisager les dangers auxquels ils exposoient la société, en introduisant des usages qui alloient en rompre les liens: ici il encourage, ailleurs il étonne, il effraie par les menaces les plus capables d'intimider une Nation affectionnée à son Chef. C'en est fait, dit-il à ceux qui s'excusent sous différens prétextes de contribuer à l'utilité commune; cherchez qui désormais se charge des soins pénibles de votre bonheur. Je renonce au vain titre de Pere de la Patrie, puisque des fils dénaturés veulent déchirer son sein. Je vous laisse en proie à l'aveugle fureur de la propriété: partagez entre vous, s'il est possible, l'air infecté que vous respirez. Si je ne suis plus écouté du reste de mes Peuples, j'irai jouir dans une paisible retraite d'un repos que je ne dois plus interrompre pour qui refuse de prêter des secours à ses freres, ou si j'en trouve encore, que votre funeste exemple n'ait point corrompus, je les assemblerai pour ériger un monument éternel de votre honte; j'environnerai vos Contrées d'un mur impénétrable * qui préservera le reste de la Nation, de la contagion de vos mœurs: je voudrois pouvoir détacher vos campagnes de ce Continent, comme autrefois la Vérité irritée, en détacha ces Isles infortunées, qui emporterent ceux qui s'étoient rendus coupables des mêmes forfaits.

Ces paroles foudroyantes portent la consternation dans les cœurs, suivie d'un utile repentir: Zeinzemin veut se retirer, il est environné d'une foule de Concitoyens, qui le conjurent avec larmes, de ne les point abandonner; ils le supplient d'oublier une erreur qu'ils détestent; il résiste à leurs instances; leur désespoir redouble; il céde enfin tel qu'un pere attendri par tant de marques de douleur, & par les promesses les plus solemnelles de rentrer dans le devoir.

C'est ainsi que, par une éloquence insinuante ou rapide, soutenue de cet air de magnanimité, de cette dignité douce & sévére que la Divinité imprime sur le front des Héros, Zeinzemin se rend maître des volontés avec plus d'empire que les plus fiers Conquerans ne les subjuguent par la crainte: la Vérité elle-même l'inspire, parle par sa bouche, & brille dans ses yeux. Enfin, les foibles efforts que les Vices viennent de faire pour effacer les loix de la Nature, ne font que donner un nouveau lustre à leurs sacrés caractéres; l'amitié entre les Concitoyens, la tendresse dans les familles, l'harmonie entre tous les Membres de l'Empire, l'amour de la Patrie revivent plus fortement que jamais.

Fin du premier Tome.
ARGUMENT DU CHANT VII.

L A Ruse, irritée de l'obstacle que Zeinzemin apporte à ses desseins, prend la résolution de se venger: elle part pour aller rendre compte de son expédition au Mensonge: effets que son récit produit sur l'Envie & l'Avarice. La Renommée vapublier chez les Peuples des Isles flottantes la découverte d'une nouvelle Terre: ces Peuples se hâtent d'aller la reconnoître, font les préparatifs d'une flotte nombreuse; ils s'embarquent, arrivent heureusement. Surprise de Zeinzemin & de ses Peuples à la vue des vaisseaux qui abordent, des Etrangers qui débarquent, & des marques de respect avec lesquelles ils approchent de ce Prince. Discours artificieux que lui adresse l'un d'eux en qualité d'Ambassadeur. Réponse que le Prince fait à leurs offres; ils en admirent la sagesse, & la simplicité des mœurs de ses Sujets. Zeinzemin les conduisant à son Palais, s'entretient avec eux de leurs coutumes, & de celles de sa Nation; il leur explique comment la pratique des véritables devoirs de l'humanité passe en habitude chez ses Peuples; il ne reconnoît point d'autres vertus; il plaint ces Etrangers de ce qu'il faille chez eux contraindre les hommes à être bienfaisans; les invite à venir s'établir dans ses Etats. Description de la magnificence du Palais & des jardins de Zeinzemin. Comment ses Hôtes y sont reçus: il leur permet de charger leurs vaisseaux de tout ce qu'il leur plaira. Les Habitans du Pays leur apportent toutes sortes de provisions; il les négligent, pour amasser de l'or & des pierreries. Un Sage entr'eux nommé Fadhilab, recherche l'amitié de Zeinzemin. Caractère de ce Sage.

NAUFRAGE DES ISLES FLOTTANTES. CHANT VII.

LA Ruse avoit entendu les discours que le sage Adel adressoit a Zeinzemin, & voyoit avec quels prompts succès celuici détruisoit ce qu'elle s'étoit efforcée de persuader: Quoi! dit-elle, en frémissant de rage, ce sera donc vainement que j'aurai employé les réssorts tout-puissans de mon art? Quoi! je verrai mes projets renversés par ces foibles & ingrats Mortels? Loin de travailler à leur grandeur, en servant mes desseins, ils osent les traverser: tournons-les contre ces téméraires; faisons périr cette odieuse famille; portons les premiers & les plus terribles coups de notre vengeance sur cette tête orgueilleuse; rendons aisée notre victoire sur ce Peuple imbécile, puisqu'elle ne dépend que de la chûte de ce chétif obstacle.

Elle part à ces mots, honteuse de sa défaite; mais cachant son dépit sous une feinte joie, elle retourne annoncer au Mensonge ses prétendus avantages; elle l'excite à seconder encore ces premiéres entreprises; aidée par l'Exagération, elle fait une description pompeuse d'un Pays délicieux, qu'elle dit déja soumis au pouvoir du Tyran. L'Envie, attentive aux traits frappans de la peinture que l'on fait du bonheur des Habitans de cette Terre fortunée, sent les noirs soucis, les chagrins dévorans, qui lui rongent la poitrine, redoubler leur fureur; ils rouvrent son sein infect, d'où découlent, avec un sang noir, le fiel & le venin; ils livrent à ses mains arides son propre cœur, couvert de mille ulcéres, & toujours renaissant, pour devenir la proie de sa dent dévorante.

L'Avarice au teint pâle & livide, éternelle Compagne de la Pauvreté, sa plus cruelle ennemie, assise avec la Faim sur le fumier qui cache ses trésors, ouvre un œil avide au récit qu'elle entend faire des richesses de cette nouvelle Terre; sa bouche béante & toujours altérée, exhale en longs soupirs la brûlante ardeur de ses désirs insatiables. Tous les Monstres les plus cruels tressaillent d'une maligne joie; ils se promettent d'ouvrir une nouvelle carriére à leurs ravages; ils pressent à grands cris leur Souverain de hâter ses conquêtes. Il envoie à l'instant la Renommée & l'Exagération publier dans les Isles soumises à son empire, la découverte d'un Pays jusqu'alors inconnu, où l'or, les perles & les pierreries, aussi communes que le sable, étoient méprisés de ses Habitans sauvages, où la terre fertile produisoit presque sans culture, les fruits les plus beaux & les plus rares.

A cette nouvelle, tels qu'on voit une foule de Rivaux, à l'aspect d'une jeune Beauté, s'empresser à prendre possession de son cœur, chacun brûle d'impatience de la voir prononcer en sa faveur, & de dépit de n'être pas le seul instruit de ses charmes, chacun craint d'être prévenu; de même, chaque Potentat se hâte d'envahir cette riche Contrée. Le Marchand calcule déja le profit immense qu'il espére retirer en y envoyant ses vaisseaux; le Pauvre regardant sa Patrie comme une marâtre qui le maltraite, se propose d'aller chercher dans ces heureux climats une fortune aisée; son imagination mesure d'avance l'étendue du champ qu'il lui sera libre de prendre pour sa part; enfin, de vastes espérances occupent tous les cœurs, les animent à amasser de toutes parts les préparatifs d'une nombreuse flotte: ici les forêts retentissent du bruit des coups redoublés du Bucheron; le chêne & l'orme, endurcis par les ans, cédent en gémissant au tranchant de la hache; ils chancélent, ils tombent; un bruit terrible multiplié par les échos, annonce au loin leur chûte, image expressive de celle des grandeurs passagéres, jouets de la fortune: à côté le pin porte sa tête sublime jusques dans les nues, & ne semble rien redouter; mais un sort pareil l'égale bientôt aux moindres arbrisseaux: plus loin sur le rivage de la mer, une multitude d'atteliers différens, & d'énormes tas de divers matériaux, feroient croire qu'on les destine à la construction d'une grande Ville: là les carénes dressées sur leurs chantiers, pour recevoir la charpente, paroissent de gros serpens prêts à s'élancer dans la mer, ou les corps prodigieux de plusieurs monstres marins échoués par la tempête: l'ouvrage s'achéve enfin; les appuis qui suspendent ces lourdes machines sont renversés; alors, comme on voit un rocher miné par la rigueur des hivers, se détacher du sommet d'une haute montagne, glisser sur son panchant au milieu d'un épais tourbillon de poussiére, briser & renverser tout ce qui se trouve sur son passage; de même ces masses entraînées par leur propre poids, se précipitent dans les eaux, environnées d'une épaisse fumée qu'excite la violence de leur mouvement;* le flot recule épouvanté, & l'onde entr'ouverte fuit en mugissant, pressée par leurs vastes poupes. Les cables se tendent, la voile se déploie, & le Nautonier téméraire ne laissant entre lui & la mort qu'une foible barriére, s'expose d'un œil sec à la fureur de cet élémént inconstant.

O Mortel! pourquoi quittes-tu ta famille, une Amante, une Epouse éplorée? Pourquoi fuis-tu les plaisirs, le repos d'une vie douce & tranquile, pour courir tant de dangers? Animé du désir de devenir sage, vas tu en chercher des leçons? Admirateur des œuvres de ton Auteur, parcoures-tu l'Univers pour en connoître la magnificence? Non; de vils morceaux de métal ou de verre sont les puissans appas qui te font traverser les abîmes; tes longues courses, tes travaux immenses, la fréquentation de tous les Peuples, n'ont point adouci ta barbarie, ni ta férocité.

De pareils sentimens animoient les Habitans des Isles livrées aux mouvemens d'une mer orageuse; ils voguent, & les malheurs qui les tirannisent ordinairement, suspendent leur fureur, & favorisent leur navigation, ou bien, peut-être, poursuivent-ils ailleurs, une autre proie que celle-ci; ces avides Etrangers touchent enfin les bords fortunés du Continent où régne la Nature.

Zeinzemin touchoit aussi aux termes de ses heureuses conquêtes sur les cœurs; il étoit prêt de retourner rendre la joie à sa chere Zavaher, lorsqu'un jour il apperçut du rivage ces machines flottantes & aîlées: il les prend pour des animaux extraordinaires; & tandis qu'il s'arrête étonné de ce prodige, les vaisseaux ont déja jetté l'ancre; on voit sortir de leurs flancs une foule d'hommes, ou plutôt de monstres de différentes figures, qui ne ressemblent à l'homme que par la tête: cette apparence d'humanité rassure le Peuple, prêt à fuir. Il approche du rivage; il considére ces Etres, dont les uns lui paroissent des statues de fer animées. Ces spectateurs en voyant d'autres diversement habillés, prennent leurs vêtemens pour des ornemens naturels; ils s'imaginent que les hommes naissent ainsi dans des régions lointaines: quelques-uns considérent, avec surprise, la construction de leurs armes, & les différentes formes que la cruauté a données à ces instrumens de sa fureur, dont ils ignorent l'usage.

Les Etrangers s'avancent, & demandent quel est le maître qui domine dans ces Contrées: quoiqu'ils parlent la Langue du Pays,* Ces mots ne sont point entendus. Ils demandent encore quel est celui qui gouverne dans ces climats. Alors on leur montre le Prince; ils le cherchent long-tems des yeux sans le discerner; ils le reconnoissent enfin, quoique confondu, sans distinction, dans la multitude, aux égards respectueux que ses Peuples ont pour lui; ils sont frappés de là majesté & de la beauté de sa personne, de sa taille avantageuse, élégante & robusste, de l'air de douceur & de dignité qui brille dans ses yeux, de la sérénité de son front, qui ne porte d'autre diadême que l'empreinte d'une ame grande & bien-faisante. Accoutumés à trembler devant leurs Souverains, ils l'abordent avec crainte; ils tombent à ses pieds: le Prince recule étonné de ce geste; mais l'humanité lui inspire de relever des gens qui paroissent défaillir; ils lui font comprendre que ce sont des marques de respect dûs à son rang: ces usages nous sont inconnus, leur dit-il; parlez, ô Etrangers! que souhaitez-vous?

Grand Prince, répondit l'un d'eux, nos Souverains nous envoyent pour contracter alliance avec vous, votre réputation, la gloire de votre régne volent jusqu'aux extrêmités de la terre; le Ciel favorable vous a comblé de richesses dont il nous a privés, & nous en avons peut-être d'autres qui vous sont inconnues. C'est ainsi que la Providence voulant unir tous les Peuples de la Terre par les liens d'une mutuelle correspondance, a diversifié ses dons; elle n'accorde pas les mêmes à toutes les Nations, pour qu'elles puissent s'entre-secourir; c'est par-là, dis-je, qu'elle les rapproche, quelque éloignées qu'elles soient. Nous venons donc, en échange de choses que l'abondance vous rend indifférentes, apporter à vos Sujets les productions de notre Pays; permettez que dès cet instant commence entre eux & nous, une éternelle amitié; mais il est encore des motifs plus relevés que ceux de l'intérêt, qui nous excitent à la rechercher: il y a chez nous des Sages, comme il s'en trouve parmi vous; il est des vertus, des maximes, que les hommes se communiquent: nous venons nous instruire de la pureté & de l'innocence de vos mœurs, & vous faire part de ce que vous trouverez d'utile dans nos usages, dans nos coutumes. En recevant votre or & vos pierreries, nos Sçavans apporteront à vos Peuples des vérités infiniment plus précieuses. Pour moi, Prince, en qualité d'Ambassadeur, je ne suis chargé que de négocier des intérêts communs de vos Peuples & des nôtres; accordez-nous un libre accès dans votre Empire pour y commercer: & pour resserrer de plus près les liens de cette alliance, souffrez que nous établissions par la suite des Colonies sur quelques-unes de vos côtes, pour servir d'entrepos aux dons mutuels que nous nous ferons.

O hommes! leur répondit le Prince, puisqu'une figure approchante de la nôtre, la parole & la raison nous assurent que vous en êtes, la Providence a fait de la Terre la Patrie commune de tout ce qui respire: si elle n'a pas placé dans votre Pays tout ce qui est nécessaire aux besoins de la vie, sa bonté vous dédommage par les magnifiques moyens qu'elle vous a donnés de vous procurer ces choses, & en vous faisant découvrir ces lieux, où vous trouverez abondamment de quoi pourvoir à ce défaut. J'admire la beauté, l'utilité de ces machines qui vous ont apportés, & l'industrie qui les a construites.

Quoique j'ignore que nous manquions de rien, cependant je ne refuse pas les ofres généreuses que vous faites de nous communiquer vos richesses, vos vertus, vos maximes. Si ce sont quelques productions meilleures que celles de nos campagnes, & qui puissent augmenter nos commodités & nos agrémens, nous vous offrons en retour tout ce qui peut vous être de quelque utilité. Vous demandez de l'or & des pierreries, je comprens à vos ornemens que vous estimez beaucoup ce que nous nommons du sable brillant & des pierres colorées. Il est vrai que ces matiéres plaisent à la vûe; mais ne leur connoissant pas d'autre utilité, nous nous en servons à orner les dedans & les dehors de nos maisons, & à entretenir la propreté de leurs environs: il vous sera libre d'en amasser tant qu'il vous plaira.

Le Prince entretenant ainsi ses nouveaux Hôtes, les conduit vers le lieu de sa demeure, où il les invite à venir prendre quelque repos. Ils admiroient la sagesse & la solidité de ses raisonnemen, la justesse de ses réponses judicieuses, l'élévation & la noblesse de ses sentimens, la pénétration de son génie, & ce qu'il leur disoit des coutumes & du gouvernement de ses Peuples.

C'est ainsi que la Nature & la Vérité percent les épaisses ténébres des préjugés, & nous éclairent dans ces momens paisibles, où ces maîtres impérieux laissent quelque liberté à notre cœur. O malheureux Mortels! que ne profitez-vous de ces heureux instans, de ces exemples frappans, pour secouer le joug: mais non; trop accoutumés au poids de vos chaînes, vous retombez dans votre premier esclavage. Ingrats, vous traitez de grossiéreté & de barbarie cet état heureux qui rend l'homme véritablement ce qu'il est & ce qu'il doit être.*

En effet, ces Etrangers d'abord surpris de la simplicité des mœurs de ces heureux Habitans, convenoient qu'il n'étoit point de Peuples plus sages; mais ils trouvoient extraordinaire que leur Prince non plus qu'eux, n'eut presqu'aucune idée de loix ni de vertu. Celui qui lui avoit le premier adressé la parole, continua en ces termes:

Grand Prince, remarquant dès notre arrivée, qu'il régne dans vos Etats une union, une concorde si parfaite entre vos Sujets, tant de douceur & d'humanité dans leurs actions, tant d'amour & de respect pour votre Personne, il est extraordinaire qu'ils ne soient pas redevables de ces louables dispositions aux sages constitutions de vos Ancêtres & aux vôtres; il est surprenant, dis-je, que pratiquant si bien toutes les vertus sociales, ils n'aient aucune idée de leurs principes: vous-même, Prince, vous prenez tous ces termes pour les noms de quelques productions matérielles que nous vous offrons pour quelque chose d'aussi grossier. L'amitié, la sincérité, la candeur, la bonne foi, la paix, les secours mutuels, les devoirs respectifs, les droits des Nations sont chez nous fondés sur des maximes incontestables, sur des loix, c'est-à-dire, sur des conventions de faire ou de ne point faire telle ou telle chose, sous peine, pour celui qui voudroit s'affranchir de cette régle, de voir toute la Sociétè liguée contre lui, le contraindre à l'observer, ou le punir de s'en être écarté. Il est des Princes comme vous, Seigneur, dont l'autorité redoutable fait la force & le pouvoir de ces réglemens: vous admireriez avec quelle prudence toutes ces choses sont ordonnées. Que seroit-ce si vos Peuples, observateurs exacts des loix de la Nature, & portés au bien par un heureux, mais aveugle penchant, étoient instruits & pratiquoient des vertus raisonnées; si enfin ils étoient possesseurs de nos Arts & de nos Sciences?

A ces traits Zeinzemin reconnut combien ces Etrangers étoient fortement prévenus pour les funestes maximes dont il venoit d'arrêter les progrès dans son Royaume; & affectant l'ignorance qu'ils lui croyoient: Si ce que vous nommez vertus, reprit-il, sont l'amitié, la sincérité, l'empressement à s'entresecourir, convenant vous-mêmes que nous possédons toutes ces choses, & que nous les pratiquons commepar un panchant aveugle de la Nature, je ne vois pas qu'il soit besoin de préceptes, de longs raisonnemens, ni de contrainte pour nous les faire observer, non plus qu'il n'y en a que faire pour exciter l'homme à boire ou à manger quand il en a besoin: il trouve de la douceur à recevoir des secours des autres; & son cœur agréablement affecté, peut-il se refuser de sentir un bien? Il remarque de la joie, du plaisir dans ceux qui lui rendent les premiers services de la vie, & il s'habitue à en prendre lui-même lorsqu'il oblige les autres, & à gouter les douceurs des tributs affectueux de la reconnoissance. Ne mettez aucun obstacle* à cet heureux panchant, écartez ceux qui pourroient se rencontrer, il faut qu'il ait son cours; & comme on voit les flots d'une onde agitée, porter au loin l'impression du choc qu'ils ont recu, cette réciprocité de bienfaits s'étend jusqu'aux limites les plus reculées. C'est la sensibilité dans l'homme, ainsi que dans les animaux, qui donne naissance à ce que vous nommez vertu; & la Divinité, je le répéte, ne l'a fait sensible que pour cette fin. Voici comme une heureuse semence jettée sur ce fonds fertile, éclot, se développe & s'accroît.

Le pere dit à son fils dès ses plus tendres années: Aide ton frere pour en être secouru à ton tour; aime-le comme il t'aime. Il ne donne point à son enfant un sentiment, une faculté qui est chez lui; il ne fait que les réveiller, les soutenir, en fortifier les mouvemens par un continuel exercice, précédé de l'exemple. Le voisin ou l'ami se font des offres obligeantes. La vûe d'une figure humaine, qui se meut & respire, nous dit qu'elle est ce que nous sommes; que des bienfaits l'émeuvent à nous en rendre; car désirer quelque chose d'agréable, l'obtenir, fait, comme je viens de dire, une impression qui a son contrepoids; c'est une pierre polie & transparente, exposée aux rayons du soleil qu'elle réfléchit. Si l'homme étoit assez stupide pour ne pas intimement être pénétré de cette vérité, le chien & le cheval lui en feroient leçon.

Nous poussons encore plus loin la pratique qui donne naissance à ces raisonnemens. Les bienfaits chez nous n'ont pas besoin d'être immédiats, ni que nous connoissions de quelle main ils partent, pour nous exciter à être bienfaisans. Celui qui aux extrêmités de l'Empire, cultive un fruit qui ne croît point ailleurs, ne se contente pas de ne travailler à en amasser que pour lui; il sçait qu'en le multipliant il oblige quelqu'un, quel qu'il soit, qui en fait quelque part autant pour lui. L'ouvrier qui façonne un vase propre à servir des mets délicieux, sçait qu'il y a quelqu'un qui lui prépare de ces mêmes mets. Ces pensées, jointes à une occupation choisie par goût, encouragent nos Concitoyens. Si ces personnes viennent à se rencontrer, elles s'aiment, parce qu'elles sçavent qu'elles se sont rendu des services sans se connoître, & qu'elles l'auroient fait de même, si elles s'étoient singuliérement connues. Ces considérations font que chaque Corps de Profession s'estime, se révére, & se pique d'une émulation généreuse. Tous ces motifs sont si publiquement connus, qu'ils retentissent par tout dans les chants qui célébrent nos fêtes, animent nos travaux dans ceux même qu'une tendre mere emploie pour procurer le sommeil à son cher nourrisson: aussi à peine ses pieds chancelans commencent-ils à s'affermir, à peine sa foible langue commence-t'elle à bégayer les expressions de ses désirs, qu'il est imbu de ces vérités. Vous dites qu'il est chez vous des Sages qui les inculquent aux autres, & il n'est point ici de Citoyens qui ne se les repétent sans cesse par des effets. Jugez donc si une expérience continuelle ne doit pas infailliblemenr accoutumer notre raison à réfléchir sur ce que vous nommez vertu. Vous ajoutez que chez vous l'autorité les fait respecter par la crainte: est-il donc possible qu'il faille contraindre les hommes à être bons? Peuvent-ils donc cesser de s'aimer eux-mêmes?

Oui, Prince, répondit l'Etranger, l'homme peut se nuire par un imprudent amour de son Etre: il y a dans son cœur des semences vicieuses, un panchant au mal qu'il faut déraciner. Il ne peut cesser d'aimer le bien, je l'avoue; mais il s'en forme de fausses idées: delà viennent les déréglemens de ses désirs. Leur mettre un frein, lui apprendre à combattre, à dompter ses passions immodérées & fougueuses, c'est lui donner des leçons de vertu: ce mot ne signifie qu'une courageuse résistance, une force qui le rend maître de ses inclinations.

Que dites-vous, reprit vivement Zeinzemin? Y a-t'il chez vous quelque maladie qui prive l'homme de l'usage de sa raison, & qui le fasse sortir de cette situation tranquile, qui n'est quelquefois interrompue que par les légéres & même agréables inquiétudes, qui le font pourvoir à sa conservation & à ses plaisirs, comme la faim, la soif, la lassitude, les feux de l'amour, l'ennui de la solitude, ou de l'oisiveté, les regrets de l'absence d'un objet aimé, ou la douleur de sa perte, les langueurs d'une indisposition? Ce sont les seuls troubles que je sache que la Sagesse suprême permette que nous éprouvions, pour nous exciter à jouir des biens que sa libéralité verse abondamment sous nos pas. Sentez-vous ces émotions plus vivement que nous? Si quelque accident emporte vos Compatriotes au delà de ces justes bornes, je les plains, & je bénis la Providence de nous avoir exemptés de ces maux: mais ne seroit-ce pas lui faire injure, que de croire qu'elle nous eût traités à ces égards plus favorablement que les autres Nations? Vous voyez donc que nous n'avons pas besoin des remédes que votre humanité nous offre, parce qu'elle nous croit sujets aux mêmes infirmités que vous. Il est même inutile que vous m'entreteniez plus long-tems de ces idées affligeantes; je ne puis que compâtir à vos malheurs: il ne tiendra qu'à vous de vous en délivrer, en venant respirer dans nos Contrées un air plus pur.

Que fais-tu, Prince infortuné? Tu invites des monstres à venir te devorer le sein, tu vas bien-tôt ressentir les effets de leur perfidie & de leur noire ingratitude.

Discourant avec ces Etrangers, Zeinzemin arrive à son Palais; mais non, ce n'étoient point de ces somptueuses demeures que la servitude éléve à l'orgueil; une multitude de misérables, couverts de sueur & de poussiére, n'avoient point été chercher aux entrailles de la Terre ces énormes masses de marbre, de porphire, ou de jaspe, pour les entasser, à grands frais, les unes sur les autres, à travers mille périls & mille travaux accablans.

Les Princes de cette Terre fortunée, fils aînés de la Nature, n'avoient presque dans chaque Province, que des Palais, dont le corps étoit érigé par ses mains: l'art n'y suppléoit qu'à son défaut; l'affection des Sujets recherchoit pour les surveillans à leur félicité, les situations les plus heureuses, les plus riantes, les séjours les plus délicieux. S'y rencontroit-il quelque rocher isolé, propre à être percé en portiques, en spacieux appartemens, en reduits commodes, à devenir enfin tout ce que peut embellir & varier avec grace, l'industrie, secondée d'un zéle qui ne trouve rien de difficile ni de pénible? une multitude de bras, armés de ciseaux, faisoient perdre à ce rocher sa forme brute & grossiére.

Mais celui vers lequel Zeinzemin portoit alors ses pas, n'avoit presque eu besoin d'aucun ornement de la main des hommes, c'étoit une de ces merveilles où le hazard avoit réuni une infinité de beautés. Cette montagne s'élevoit seule au milieu d'une plaine, assez près du rivage de la mer; percée de tous côtés par cent spacieuses arcades, elle offroit l'agréable variété d'autant de points de vue & de lointains charmans: les murs & les colonnes rustiques qui soutenoient ces voûtes, étoient, à la vérité, un amas confus de tous les matériaux précieux qui peuvent entrer dans la composition des plus pompeux édifices; mais ce mêlange même en fait tout l'ornement: tous les sucs minéraux semblent s'être alliés pour former ces supports: ici l'or le cristal & l'azur, rassemblés par de communs lien, font une masse où ils serpentent de mille façons differentes: là le marbre d'une blancheur éblouissante, contraste avec d'autre veinés de toutes les couleurs. De quelque côté que le Soleil éclaire le monde, soit au sortir des mers, ou prêt à s'y plonger, comme au plus haut de sa carriére, ses rayons ont une libre entrée dans ce Palais, il y répandent une splendeur que la vue peut à peine soutenir; & repétant autant de fois sa magnificence, qu'ils rencontrent de surfaces unies, ils en ressortent avec plus déclat. Un labirinte de grottes incrustées des mêmes matiéres, & qui communiquent de l'une à l'autre, éclairées d'une lumiére plus douce, sont les chambres de cette admirable demeure. Ses dehors, quoique plus simplement ornés, répondent par leur majesté, aux beautés intérieures: des fentes de plusieurs lits de rochers sortent quantité de fleurs & de feuillages, qui entrelassant leurs tiges rampantes, forment autant de rangées de festons & de guirlandes naturelles.

Pour accompagner cette demeure digne d'un si grand Prince, on avoit rassemblé aux environs tout ce que la terre produisoit d'excellent & de rare en differens Pays: ici de vastes champs defleurs qui se succédent comme les saisons, sont environnés de bosquets, d'arbrisseaux, d'où découlent des gommes précieuses & les baumes les plus recherchés, qui en exhalant leurs parfums, défendent de plus tendres plantes de l'ardeur du Soleil: ils servoient aussi de retraite à un grand nombre d'essains d'Abeilles, qui suspendant leurs rayons aux branches de ces arbustes, paroissoient leur disputer la gloire de produire une essence plus excellente, ou bien ces laborieuses Artistes se logeoient dans des urnes de pierres transparentes, taillées pour servir d'ornement à ces jardins, & d'habitations à ces animaux républicains, qui étoient le simbole de cet Empire. Dans un autre endroit l'olivier, l'oranger se trouvent mêlés avec les ormeaux, qui servent d'époux à la tendre vigne: parmis les cédres, les chênes & les palmiers, s'eleve, avec le pin, le cocotier, cet arbre admirable, qui pourroit seul fournir à tous les besoins de l'homme:* leurs avenues mêlangées sont quelquefois interrompues par des berceaux de différens arbres à fleurs, & par ceux que forme celui dont les branches recourbées prennent racine sans être séparées du tronc. † Sous l'entrelas serré de quelques-uns de ces berceaux, sont retenus captifs une infinité d'oiseaux, aussi remarquables par le coloris de leur plumage, que par la beauté de leurs chants. De vastes parcs, remplis d'animaux de toutes espéces, offroient, d'un coup d'œil, à une utile ou amusante curiosité, le spectacle de presque toute la Nature animée. La beauté de ces lieux enchantés étoit encore relevée par le miroir des eaux, dont le cours, dirigé par l'art, se prêtoit à toutes les commodités & les agrémens possibles.

C'est là que les nouveaux Hôtes de Zeinzemin, aussi surpris qu'un aveugle dont les yeux s'ouvriroient subitement à la lumiére, ne savent où fixer leurs regards étonnés: tout ce qu'ils voyent, leur paroît un songe. On les fait asseoir sur des lits de soye, parsemés de fleurs: on leur sert dans des vases d'agathe ou d'albâtre, les fruits & les breuvages les plus délicieux.

Après ces premiers témoignages d'humanité, on leur permet de charger leurs vaisseaux de tout ce qui peut leur agréer: on leur apporte même sur le rivage tout ce que le Pays produit de meilleur; mais l'on est surpris de leur voir négliger tous ces dons pour ne s'occuper qu'à amasser un sable brillant ou des pierres colorées. Les Habitans les aident, en riant, à la recherche de ces chétives richesses. L'avidité de ces Etrangers est plus embarrassée que satisfaie; ils trouvent leurs navires trop petits pour contenir ces trésors; ils se hâtent de les remplir pour revenir encore.

Cependant un seul d'entre eux, nommé Fadhilah,* admirateur attentif de tout ce qu'il voyoit de merveilleux dans cette Terre fortunée, de vraiment aimable dans les Sujets, & de grand dans la personne du Prince, négligeant les vains amusemens de ses Compatriottes, n'étoit occupé que de la sagesse des discours de Zeinzemin. Il avoit conçu la plus haute estime des qualités de ce Héros, & s'appliquoit à mériter la sienne. Le Prince, qui avoit remarqué en lui une conduite si différente de celle des autres, se plaisoit à converser avec lui; il lui faisoit plusieurs questions sur les mœurs, & les usages de son Pays. Ces conversations ne tarderent pas de faire naître entre eux la plus forte amitié.

Fadhilah étoit un de ces heureux Mortels, d'un commerce doux, liant, faits pour être les plus aimables Citoyens de l'Univers: il aimoit les hommes, mais détestoit leurs vices: il avoit l'art, ou de les reprendre sans les choquer, ou de les éviter sans marquer de mépris. Quoique né & nourri au milieu de leurs erreurs, il avoit eu assez de pénétration & de force d'esprit pour les reconnoître de bonne heure, & pour s'en affranchir: il rioit en secret des folies des Mortels, sans offenser les idoles qu'ils encensent: il savoit se conformer à des pratiques indifférentes, & se délivrer prudemment de ce qu'elles avoient de ridicule. Libre au milieu de l'esclavage même, il n'avoit d'autre maître qu'une volonté, sagement réglée par les loix du bon sens, & d'une raison éclairée, sans ambition, sans envie, sans avarice: une parfaite égalité d'humeur, une parfaite tranquilité d'ame, l'exemptoient des troubles de toutes passions violentes: il recherchoit les plaisirs des sens, & en usoit avec modération; mais il ne chérissoit rien tant que les charmes de la vérité: il étoit ami fidéle, officieux & sincére, généreux sans faste, complaisant sans honteuses bassesses: tel étoit, dis-je, le rare Personnage entre les Etrangers, que l'avidité du gain avoit attirés dans ces Contrées: il étoit le seul que le désir des richesses inestimables de la Raison avoit amené avec ces Barbares.

ARGUMENT DU CHANT VIII.

F Adhilab demande à Zeinzemin la permission de rester près de lui; l'esclavage de la raison dans sa Patrie, lui fait résoudre de la quitter. Il fait au Prince le récit de ses voyages. Peinture allégorique de l'Intérêt, Idole que l'on révére par toute la Terre, & description de son culte. Etablissement de ce culte; ses conséquences. Causes du Brigandage & du Scélératisme. Origine des Vertus sociales. A quels objets & à quelles pratiques l'Opulent & le Pauvre, les Grands & le Vulgaire ont attaché des idées de vertu & vice. Description générale des mœurs des Isles flottantes. Sur quels principes sont appuyées les loix. Description d'une Isle extraordinaire, au gouvernement de laqu-elle Fadhilah compare les procédés de la Politique & de la souveraine Puissance: ce qu'est ce Pouvoir, cequ'il a été endifferenstems. Ce qui a rendunécessaire l'inégalité des recompenses pour les services rendus à la Société, ainsi que les tributs que les Peuples payent à la Puissance qui les protége. Premiéres causes des guerres. Description de leurs ravages. Fadhilah fait un tableau raccourci de tout ce qu'il vient de décrire.

NAUFRAGE DES ISLES FLOTTANTES. CHANT VIII.

LOrsque les compagnons de Fadhilah se préparoient à retourner dans leur Patrie, fiers des riches trésors qu'ils y portoient, ce Sage, épris d'une passion plus noble, désiroit de fixer son sejour dans celle de Zeinzemin; il prioit ce Prince de lui accorder la permission de vivre près de lui. J'y consens volontiers, répondit le Monarque, je vous aurois proposé moi-même de ne me plus quitter, si vous ne m'aviez prévenu; mais satisfaites pleinement ma curiosité sur ce qui se passe dans ces régions lointaines d'ou vous venez: si je n'atribuois à votre amitié la demande que vous me faites, je serois surpris de la résolution que vous avez d'abandonner pour toujours une Patrie à laqu-elle les hommes sont ordinairement attachés par tant de liens.

Helas! Seigneur, quel attrait peuvent avoir pour moi les malheureuses Contrées où je suis né? Ce n'est qu'un misérable ramas d'Isles qui n'ont aucune stabilité, perpétuellement agitées par les vents & les tempêtes, comme les cœurs de leurs Habitans sont agités par celles du mensonge & de l'erreur: on dit qu'elles furent autrefois séparées d'un riche Continent par la colére du Ciel: on prétend même que c'est de celui que vous habitez. Je puis donc, sans ingratitude, renoncer à une Patrie qui n'est point véritablement la mienne.

Il est vrai, dit Zeinzemin, qu'autrefois nos Climats furent infectés de Monstres qui désoloient les Peuples; mais la Vérité sçut les en purger. Etes vous donc Habitant de ces lambeaux malheureux qu'elle détacha de notre Terre, & qu'elle éloigna de nous pour jamais?

Oui, Prince, répondit Fadhilah, c'est donc ici que je retrouve ma véritable Patrie; mais je poursuis le récit que vous souhaitez entendre. Ces Isles, suspendues de toutes parts par des vents contraires qui les empêchent d'être emportées par la rapidité des courans, & même de se briser les unes contre les autres, sont séparées par un labirinte de détroits célébres par des naufrages; elles forment ensemble un vaste Empire. Les mœurs, les coutumes, ou plutôt les vices, sont par-tout à peu près les mêmes; ils ne différent que par le génie particulier des Puissances subalternes qui travaillent pour un commun maître: quoique chacune ait son domaine absolu en particulier, toutes néanmoins tendent à une même fin. La Raison humaine, séduite ou opprimée, gémit sous le joug de ces Tirans, ou se prête lâchement à leurs caprices; elle n'ose plus, qu'à leur gré, faire usage d'une ombre d'autorité souveraine: si elle regne encore quelque part, avec quelque étendue de pouvoir, c'est sur un bien petit nombre de Sujets. Il est encore chez nous des Sages, mais dont les uns ne lui obéissent qu'à certains égards; du reste, le poids des préjugés les raméne au commun du plus bas vulgaire: si quelques autres sont entiérement soumis à ses loix, ils sont forcés de la servir en secret. Je ne sais, Seigneur, si le Ciel m'a fait naître un de ces fortunés Mortels, empressés à la recherche de la Vérité; mais j'ose dire que sitôt que mes foibles yeux commencerent à discerner les objets, je me sentis un de ses plus zélés Partisans.

Plein du désir de connoître, je voyageai dans toutes nos Contrées; & pour m'instruire à fond de la vanité de quantité de choses que je soupçonnois revêtues d'une fausse apparence, je pris pour guides de mes recherches, ou ceux des Sages chez qui la raison ne s'en laisse point imposer, ou ceux que je trouvai n'être point prévenus sur ce que je me proposois de leur demander.

Je vais donc, Seigneur, vous entretenir de ce que mes voyages m'ont appris de l'état de ma triste Patrie. Je remarquai d'abord que par-tout on avoit érigé des Temples & des Autels, tous à peu près de même forme, à une Divinite monstrueuse. Figurez-vous, Prince, un Géant d'une grandeur énorme; ses pieds semblent descendre dans l'ombre du néant; ils sont appuyés sur un tas immense d'ossemens de cadavres; sa statue orgueilleuse est représentée comme s'élevant dans un vuide, dont on n'apperçoit point les limites, au milieu duquel est suspendu un vaste globe. Mille têtes, dont les visages sont animés de passions qui changent à chaque instant; mille têtes, dis-je, aveugles, entées sur ce tronc démesuré, dirigent au hazard les mouvemens d'une multitude de bras, dont les mains sont remplies, les unes de vases fragiles, pleins de sable ou de vapeurs; d'autres, d'ornemens que nous nommons Sceptres, Tiares, Couronnes; toutes enfin, d'une infinité d'objets bizarres de la folle cupidité des Peuples qui l'adorent.* Sur sa poitrine est écrit ce mot plusieurs fois repété, ENCORE. † Sur le globe suspendu, qui lui sert d'Autel, paroit un nombre prodigieux d'animaux que leur extrême petitesse, en comparaison de cette masse, & le grand éloignement, rendent presqu'imperceptibles. Animés par le soufle qui sort des bouches du Géant, on les voit d'une activité surprenante; la longueur des chaines qui les attachent à l'Idole, leur laisse assez de liberté pour parcourir le globe qu'ils habitent; les uns paroissent unis des mêmes liens, & se mouvoir de concert; d'autres, par des efforts contraires, s'empressent à rompre leurs communes attaches; quelques-uns de ces animaux, malgré leur petitesse extrême, occupent seuls de grandes places sur cette boule; ils y paroissent encore inquiets & trop resserrés; chacun d'eux est occupé à repousser l'enceinte de sable dont il s'environne; le plus grand nombre d'autres, rebuts de cette fourmilliére, ont à peine la liberté d'occuper chacun le petit espace que peut mesurer leur corps: persécutés, chassés par ceux de leur espéce, ils errent çà & là; on en voit d'un autre côté acharnés avec fureur à s'entredétruire, pour se rendre maîtres, ou d'une place vacante, ou pour en chasser les possesseurs. Une grande quantité de ces petits animaux, emportés par des vents impétueux, tombent comme des nuées de sauterelles, dans l'abime obscur & fangeux qui est aux pieds du Colosse; d'autres, prêts à s'y voir précipités, tâchent de rester attachés à la surface glissante qui les supporte; plusieurs même se précipitent par les imprudens efforts qu'ils font pour parvenir, à l'aide de leurs chaines & de celles des autres, vers les mains de cette Divinité, dont ils attendent des dons: enfin, la courte durée de ces insectes, à peine éclos, est marquée par l'écoulement de quelques goutes d'un Clepsidre.*

Voilà, Prince, la Divinité monstrueuse qu'adorent les Habitans de nos Isles malheureuses; tels sont les attributs de son pouvoir & de son culte, son nom est l'Interêt. Ce n'est point, helas! celui que je vois regner dans ces lieux fortunés; celui qui, fils de la Nature, ne montre aux hommes que des biens solides, & des moyens assurés & faciles de les acquérir; celui qui ne leur inspire que les désirs légitimes de la conservation commune d'un bien-être toujours présent; c'est un feu sacré que vous ne laissates jamais éteindre, & que vous entretenez sans peine: notre funeste Interêt, au contraire, ne nous offre que des appas trompeurs, qu'une vaine ombre de biens, vers lesquels il nous conduit par des routes fausses, pénibles & dangereuses, qui nous rendent réellement malheureux, sans jamais ralentir les tourmens de l'espérance que nous avons de cesser de l'être.

Mais considérons de plus près cette Idole. Le vuide qui l'environne, par la contrariété la plus étrange, est son Temple, c'est-à-dire, une demeure consacrée à son culte; & la terre presqu'entiére, son Autel; ces animaux si petits & si foibles, sont les Hommes, ses sacrificateurs & ses victimes: ils se plongent dans les malheurs pour y chercher la félicité; ils se livrent aux plus grands maux dans la vaine espérance de s'en délivrer.* Cet amas confus de frivolités, qu'il tient dans ses mains, sont les libéralités, les faveurs que les Mortels attendent de lui, & qu'ils obtiennent rarement: la courte durée de leur vie ne les empêche pas de rester attachés à ce Fantôme, même au delà du trépas.

Voici, Prince, de quelle maniére on dit que la Propriété, épouse successive du Pouvoir arbitraire & du Sort, mere de ce Monstre cruel, & marâde la triste Indigence, établit le pouvoir de ce fils. Assise sur un amas de biens devenus inutiles, elle adresse ces paroles à cette fille infortunée qui lui demande quelque secours: Pourquoi le Sort t'a-t'il donné le jour, lorsque mes bien-faits sont distribués? Mes dons sont irrévocables, tu n'as plus rien à prétendre sur la terre: vois ces campagnes fertiles, ces arbres couverts de fleurs & de fruits; il ne t'est plus permis d'y toucher. J'en ai fait le partage de mon fils bien-aimé; tu ne dois plus rien attendre que de lui; mérite ses faveurs par d'immenses travaux. L'affreuse nécessité de périr, ou son utilité, & la tienne, voilà tes guides; choisis. Ton frere n'exige point d'amour, de tendresse, ni de zéle: maître de tout, ta perte est inévitable sans ses secours: une invincible loi t'oblige de lui prêter les tiens: s'il ne t'est pas libre de les lui refuser, il ne doit t'en savoir aucun gré. Veux-tu que ces moissons appaisent la faim qui te dévore? amasse-les sur ses greniers, & attens de ses liberalités quelque légére portion pour ta subsistance: veux-tu voir renaître cette abondance que tu envies? cultive à force de bras, ces campagnes, défriche cette terre inculte, desséche ce marais, perce cette montagne, tire-en les marbres & les métaux, érige des Palais à l'Oisiveté & à la Mollesse, mes compagnes: si les forces de ton bras ne suffisent pas, consulte l'Industrie, emprunte de ses conseils, les moyens de te rendre utile, multiplie les besoins du Riche, en multipliant des plaisirs que tu ne gouteras point toi-même; invente les moyens de rendre sa demeure commode: les sueurs & les travaux sont ton partage; imagine, si tu peux, des expédiens pour remuer ces masses, façonner ces métaux; fais sortir de ces matiéres informes, des copies de tout ce que la Nature offre aux yeux de plus charmant: telles sont les uniques ressources qui te restent. Tu ne pos, séderas rien sur la terre, ô Partie infortunée des Mortels! que ce que ton adresse sçaura rendre nécessaire à celui qui posséde beaucoup. Esclave comme toi de l'Interêt, ne crois point l'émouvoir par le triste appareil de ton sort indigent; son cœur sera insensible à la Pitié; que l'Interêt & la Cupidité t'animent comme lui, vens-lui cher des services, que son indolence, & l'impuissance ou l'incapacité de soutenir par lui-même le poids de ses affaires, lui rendent nécessaires.

De telles dispositions, Prince, devoient inspirer aux hommes une fureur destructive, capable d'en éteindre l'espéce. On les vit à l'instant de cet injuste arrêt, s'empresser à rendre les honneurs divins au Monstre, d'une avidité égale à sa taille gigantesque: les passions qui animent la multitude de ses visages, passerent dans les cœurs de ses adorateurs: alors la terre entiére ne suffit plus pour nourrir ses Habitans; bientôt un seul Particulier envahit d'énormes possessions, & arracha au reste des humains les choses même les plus nécessaires à la vie: mais tout insensible qu'il est au malheur des autres, il se seroit bientôt vû dans l'impuissance de jouir des fruits de sa rapacité, si la pauvreté ne lui avoit fait trouver des secours forcés; il ne dut plus qu'à l'affreuse misére des autres, les soulagemens que la Nature tendre & compâtissante, inspiroit aux hommes de se communiquer.

Le croiriez-vous, enfin, ô heureux Zeinzemin! les hommes presque nulle part ne s'entre-aident, parce qu'ils s'aiment, mais parce qu'il faudroit périr sans cela: voilà quels sont chez nous les tristes liens de toute société; voilà l'affreux principe de nos vertus & de nos vices. L'espérance ou la crainte nous portent à des ménagemens ou à des excès.

Sans doute que dans les premiers tems, chez la Partie des Mortels, favorisée des dons de cette Divinité aveugle que nous nommons Fortune, ceux en qui la crainte de s'en voir dépouillés, domina, ne virent dans les autres que des ennemis jaloux qu'il falloit opprimer, retenir dans leur bassesse, ou détruire: d'un autre côté le malheureux en qui le vif sentiment de ses miséres, & la crainte de s'y voir perpétuellement enchaîné, l'emporterent sur toute autre considération, ne vit plus dans le possesseur d'un riche héritage, qu'un injuste usurpateur, un violateur des droits de la Nature, ou celui en faveur duquel elles avoient été violées au préjudice des autres. Il appella de cette tirannie à son propre désespoir. Animé de l'espérance, ou de sortir d'une vie languissante, ou d'en faire cesser les douleurs, il s'arma contre celui qu'il crut heureux à ses dépens; & celui-ci frémissant de crainte de se voir arracher ses biens, & précipité dans la fange d'où l'autre s'efforçoit de sortir, combattit avec autant de rage pour sa défense, que l'autre pour cesser de vivre infortuné.

Ainsi, comme du choc violent de deux rochers, jaillit une infinité d'étincelles, de l'opposition de ces sentimens impétueux, naquirent les forfaits & les crimes; & de même qu'on voit les flots d'une mer en furie, se pousser & s'entrechoquer pour occuper de nouvelles places, comme si son vaste sein ne pouvoit les contenir tous, on vit les hommes se disputer avec acharnement un morceau de terre: tels durent être les premiers effets de la Propriété & de l'Interêt, & les premiers sacrifices offerts à ces cruelles Divinités.

Je viens, Seigneur, de vous expliquer l'origine du Scélératisme & du Brigandage, je vais vous raconter comment de cette même source sortirent les vertus que révérent les foibles humains.

Le culte monstrueux de l'Interêt une fois établi, voici comment l'Erreur & le Mensonge en ordonnerent les cérémonies, & gouvernerent la terre par une foule de Préjugés.

Les hommes réfléchissant enfin sur des maux qui ne faisoient qu'empirer leur condition, chercherent des moyens plus doux, les uns pour conserver ce que le sort leur avoit donné en partage, les autres pour obtenir des secours: ceux en qui les passions se trouverent moins vives, en donnerent l'exemple aux autres; mais oubliant la cause premiére de leurs fureurs précédentes, ils en eurent horreur & s'en excuserent sur la Nature même; ils crurent que le cœur humain naissoit impregné de leurs poisons, avec une cruelle soif d'avoir, & un penchant pervers à la rapine. Le pere, peu attentif aux premiéres impressions de ses funestes exemples sur l'âge le plus tendre, voit ses enfans se disputer avec colére une place au Soleil, un chétif amusement; il les croit, comme soi, d'une nature méchante & corrompue, parce qu'il n'a pas remarqué qu'en mille occasions ses dons, ses préférences versent sur eux les premiéres semences de la contagion, dont ses peres l'ont infecté lui-même.

Sur ces principes les hommes raisonnerent, ou agirent comme s'ils avoient raisonné ainsi: Nous naissons méchans; mais quelque dépravés que nous soyons, nous sommes sensibles aux bienfaits ou aux caresses de la reconnoissance; les soins de nos Peres, & nos soumissions à leur volonté, nous le font éprouver. Agissons de même, dit l'Indigent, envers celui que le sort a placé avantageusement; tâchons d'obtenir de lui, par des égards flatteurs, des secours qu'il nous couteroit trop cher de prétendre obtenir par force. Le Riche dit: N'irritons point le Malheureux, ne lui faisons point sentir la rigueur de son état; essayons même, au moyen de quelques légéres récompenses, d'en tirer des services. Donnons, dirent les uns & les autres, ces exemples de modération & de retenue à nos enfans, reprimons dès cet âge tendre, les mauvaises inclinations qu'ils apportent en recevant le jour. En raisonnant ainsi, ils n'apperçurent pas, je le repéte, que des motifs aussi imparfaits laisseroient toujours assez d'irrégularité à leurs actions, pour porter dans les cœurs qu'ils veulent former, un levain funeste qu'ils s'obstinent de croire naturel.

C'est de la sorte, Prince, qu'un léger rayon de vérité, à côté de l'erreur, donna l'Etre à la plupart de nos Vertus sociales, vertus factices que la seule considération d'un vil interêt fait pratiquer, sans que le cœur y ait aucune part. Le Favori de la Fortune, ne se voyant plus disputer ce qui lui étoit injustement échu, prit pour le Pauvre quelques stériles sentimens de pitié, auxquels il ajouta quelquefois des secours passagers, & se crut par-là quitte envers l'humanité. Quelques libéralités prirent bientôt les titres fastueux de générosité, de faveurs & de graces. Le Riche, le Puissant se crut au-dessus du reste des hommes, à proportion qu'il s'imagina leur être utile, ou en état de leur nuire par des refus. Ceux qui en espérerent ou en reçurent quelques dons, rechercherent à se le rendre ou à se le conserver propice par des souplesses qui favorisassent cette erreur. Telle fut la premiére origine des rangs, des dignités, des grandeurs, trophées fragiles que la misére affamée érigea à ceux qu'elle vit épris de ces fumées; & ceux-ci enivrés, furent souvent dupes de ces égards peu sincéres: souvent aussi, à leur tour, les Grands les payent de mépris & de dedains mortifians pour ceux qui leur offrent ce vain encens; mais leur orgueil, leur fierté inspirant de la jalousie à leurs pareils, ou causant la désertion de leurs cliens, leur rendit nécessaire l'usage d'une vertu que nous nommons modération dans la prospérité; quelques revers les en instruisent, ou bien le désir de s'attacher un plus grand nombre de Partisans, les rendit affables, au moins, par ostentation.

Le plus grand nombre des hommes, & partant les plus malheureux, cesserent, à la vérité, d'être jaloux du sort des premiers, quand ils les virent trop élevés pour y pouvoir atteindre; mais envieux du dégré de faveur de quelques-uns de leurs égaux près de ces Grands, s'empressant de les prévenir, ou de les supplanter, ils enchérirent sur les hommages interessés de leurs rivaux; & ce vulgaire en est venu à ce dégré de folie, de ne vouloir trouver du mérite que dans ceux qui possédent beaucoup. Il attribue aux Idoles qu'il encense, toutes les vertus chimériques que son utilité lui fait révérer: l'Inférieur nomma les bassesses auxqu-elles il se soumit près du Supérieur, zéle, amour sincére, sidélité, attachement.

De ce commerce de vertus illusoires, sous lesquelles se cache l'intérêt particulier, qui n'aime que soi-même, & feint d'aimer le reste des hommes, se formerent mille petits vices, qui ont besoin du contrepoids de mille autres vertus minucieuses, que les Grands & les Petits regarderent comme des moyens d'augmenter, d'affermir, d'avancer leur fortune. Au faste, à la vanité, à l'arrogance, à la grossiéreté, on opposa la politesse, la décence, la gravité, la fermeté, la dignité.

L'estime que les premiers voulurent acquérir chez les Peuples, & le Peuple près de ceux qui tiennent les premiers rangs, exhala le Point d'honneur; mais ce Point d'honneur, de considération, est une poussiére, une vapeur agitée par les vents contraires de mille opinions; quelque chose enfin qui ne peut se définir que par une idée vague, attachée à quelque objet aussi volatile: chaque rang, chaque condition, chaque sexe même se pare de cette étiquette indéchiffrable; chacun veut se faire respecter & valoir à proportion du mérite qu'il se croit, &, pour y parvenir, feint d'avoir pour les autres les mêmes égards. Cette même idée de mérite est encore affichée à tant d'objets ou d'actions opposées, que qui croit ici se mettre en quelque réputation, se fait mépriser, & ailleurs se fait considérer par le même ridicule. Les hommes sont si bizarres dans leurs procédés, que tout désireux qu'ils sont de la fumée d'une vaine gloire qu'ils ne peuvent obtenir que des autres, ils insultent à celui même duquel ils attendent ce parfum. Ceux, au reste, qui savent saisir le vrai moyen de se faire estimer, c'est-à-dire, qui savent se parer de ce qui est le plus en crédit dans l'opinion des hommes, font bien de s'en servir pour se maintenir, ou pour s'élever au-dessus de la misére: cette conduite est une vertu que nous nommons Prudence, par opposition aux folies d'une sotte vanité qui se rend odieuse.

Toutes ces frivolités ne sont que les premiers acheminemens au bien-être parmi les hommes: il est encore bien d'autres démarches pour y parvenir. Je ne m'arrêterai qu'aux plus importantes. Comme aucun secours, aucun bien réel ou idéal ne s'accorde plus gratis, & tous les cœurs étant plus enclins que jamais à l'ingratitude, les principales vertus devenues nécessaires, sont la probité, la bonne foi, c'est-à-dire, des dispositions à ne point frustrer les autres de ce qu'il leur appartient, à ne point leur nuire, ni ouvertement, ni par ruse, à remplir exactement ses promesses, ou les obligations aux quelles on s'est soumis. Ces sentimens ne sont ordinairement inspirés que par la seule considération qu'on ne voudroit pas recevoir soi-même un pareil traitement. On sait un gré infini à ceux qui observent ces préceptes. Je demande si les hommes devroient avoir besoin de pareilles leçons, si ce n'étoit la mauvaise économie de la plûpart des sociétés? De pareilles vertus ne font-elles pas la honte de notre espéce? Un homme méritet'il des louanges pour n'être pas un perfide, un traître, un voleur, un brigand, tel qu'une bête féroce qui raviroit même à ses Petits la proie qui les alimente? ou devroit-il être exposé aux dangers qui l'induisent à ces crimes? Cependant combien de fois l'interêt ne donne-t'il pas atteinte à ces foibles restes d'humanité? Combien ne faut-il pas d'examens pour s'assurer que celui avec lequel nous traitons, est ce que l'on nomme honnête homme? Combien de garans pour prouver qu'il l'est, ou pour l'obliger au moins à agir comme s'il l'étoit? Et c'est par ce même interêt qu'on l'y engage; c'est ce même motif honteux qui forme les fragiles liens d'amitié ou d'alliance entre les Particuliers, en prescrit les devoirs; il assemble également, ou dissoud les factions, les partis, les cabales les plus odieuses.

Enfin, Prince, il seroit infini de vous faire une énumération exacte de toutes les pratiques, de toutes les considérations auxqu-elles une multitude d'interêts compliqués & d'intrigues entortillées, fit donner le nom de vertus, aussi-bien qu'il seroit impossible de déterminer les nuances de ces coloris des vices. L'inconstante vicissitude de tous ces mobiles du cœur humain, forme un concours de désirs, de vues, de projets, dont le mêlange produit les événemens les plus inattendus, les révolutions, les catastrophes les plus étranges; accidens que la plûpart des hommes attribuent à une fatalité aveugle,* parce qu'ils ont la mémoire ou la vue trop courte pour démêler quel est le premier caprice de la fantaisie humaine, qui a donné le branle à ces mouvemens extraordinaires, ou qui en change subitement les directions, & ce qui vous étonnera encore, c'est que souvent le plus bizarre de ces caprices, méne à des dénouemens, ou plus heureux, ou plus tragiques que tout ce que la prudence ou la malignité des Mortels pourroit concerter avec art.

Vous voyez, sage Prince, dans l'état actuel du genre humain, quel prodigieux appareil de foibles motifs il a fallu aux hommes, pour s'empêcher d'être méchans, ou pour tempérer leur malice; combien de précautions pour s'en garantir, parce qu'ils ont manqué ou détruit l'unique & solide moyen de devenir bons, ou de ne point cesser de l'être.

Mais pour fortifier toutes ces vertus artificielles, on tâcha d'y accoutumer l'homme dès l'enfance. Quelques-unes ayant pris racine dans son cœur, à côté des vices qu'on y croyoit innés, on s'imagina par la suite que ces vertus étoient aussi des productions naturelles du même fonds; & lorsque rien ne s'offrit à son ame avant la vénération qu'on lui inspira pour certaines opinions, ni avant l'apprentissage de quelques pratiques, il se persuada lui-même que ces préjugés étoient autant d'éternelles vérités.

Voilà, je le repéte, la multitude d'erreurs, ou plutôt l'enchaînement de conséquences d'une seule méprise qui composent le tissu de la Morale.* Je ne confonds point la nôtre, ô grand Prince! avec ces divines maximes si sagement pratiquées dans ces heureuses Contrées, avec cette lumiére vive & pure, qui se rend sensible aux yeux les moins pénétrans, & qui brilleroit chez nous dans toute sa splendeur, si la Nature rentroit dans ses anciens droits.

Notre morale, appuyée sur les débiles fondemens des conventions tacites, & des préjugés dont je viens de vous entretenir, modéra, à la vérité, les fureurs du Scélératisme & du Brigandage, en rendant odieuse, toute action violente; mais elle ne détruisit point la cause fatale qui contraint souvent le malheureux à y avoir recours: elle devoit trouver des moyens sûrs de faire cesser toute misére, & elle ne s'appliqua qu'à chercher d'inutiles consolations que n'écoutent ni la faim, ni la cupidité; elle n'oppose au crime que d'inefficaces exhortations, motivées par la honte, ou par des spéculations idéales de biens, peu capables de balancer un sentiment actuel de douleur, ou de désirs excités par la présence d'un objet attrayant. Il fallut donc donner aux préceptes de cette Morale une force menaçante qui inspirât la crainte. Ils devinrent des loix qu'il ne fut plus permis de violer, qu'en subissant des peines plus rigoureuses que le mal qu'on voudroit éviter en leur desobéissant; mais alors, semblables à de timides reptiles, les forfaits se cacherent comme sous l'épais feuillage de cette forêt de préceptes & de préjugés; ils se couvrirent de toutes les machines inventées pour les détruire, & s'en armerent quelquefois.

On vous a parlé, Seigneur, d'une Autorité suprême, établie chez nous pour le maintien des loix, & qui a la force de contraindre les hommes à les observer. Pour tracer une peinture exacte de cette Puissance, & de la façon dont elle exerce son pouvoir, permettez-moi de vous faire récit de ce que j'ai remarqué dans une de nos principales Isles mobiles, aussi singuliére par sa figure, que par son gouvernement.

Cette Isle est un vaste terrein circulaire, qui environne un grand lac, au milieu duquel est une autre petite Isle, environnée elle-même de plusieurs enceintes de terres, séparées les unes des autres, par des eaux larges & profondes, qui se répandent autour. Les plus intérieures de ces enceintes s'élévent par dégrés les unes au-dessus des autres: le terrein en est aussi par dégrés plus riche & plus fertile; elles communiquent toutes entr'elles par ponts sans parapets, extrêmement étroits & d'un passage dangereux. Le plus extérieur de tous ces cercles est le plus stérile & le plus bas, quoique le plus peuplé. Les Habitans y sont misérables, & le travail le plus pénible leur fournit à peine chaque jour une très-chétive subsistance: aussi s'empressent-ils de passer dans une autre enceinte, où ils se trouve plus commodément pour la vie; mais à des fatigues qui ne diminuent que peu ou point du tout, se joignent de perpétuelles inquiétudes de retomber dans leur premiére condition. S'ils peuvent encore se rapprocher du centre, alors leur état plus fixe & plus certain, devroit leur faire gouter quelque repos, si des concurrens, des envieux de leur sort, la proximité d'une situation qu'ils imaginent encore plus heureuse, ne leur faisoit naître de nouveaux désirs, & ne leur inspiroit à eux-mêmes les passions qu'ils redoutent dans les autres. Il y a donc chez ces Peuples, avec des mœurs qui ne différent point des nôtres, une perpétuelle concurrence pour changer de demeure: aussi à l'entrée des ponts étroits qui y conduisent, voit-on une foule de personnes faire des efforts pour passer; mais les uns sont repoussés par l'affluence; d'autres, à moitié chemin, sont obligés de retourner sur leurs pas, ou sont précipités par le choc de ceux qui marchent à leur côté, ou qui les croisent: tel est parvenu à l'issue du pont, qui la trouve fermée par quelque obstacle, ou par l'opposition de ceux qui la gardent; très-peu enfin parviennent à s'établir dans une Contrée meilleure que celle qu'ils veulent quitter; un plus grand nombre, dépouillés de ce qu'ils possédoient dans une terre fertile, sont obligés de repasser sur un terrain sec & aride.

Vous jugerez, Prince, quelle confusion horrible regneroit dans cette Isle, si des loix appuyées d'une Autorité absolue, ne régloient & ne modéroient le flux & reflux de cette vicissitude; mais c'est à cela seul qu'elles bornent leur emploi: elles devroient faire qu'il n'y ait que des heureux autant que le permet la condition des Mortels, ou au moins mettre plus de proportion entre les dégrés de fortune, & imposer des bornes à l'avidité des Particuliers: elles se contentent de marquer les voies permises de satisfaire cette avidité; c'est à quoi se reduit leur tout-puissant pouvoir dans les principes de la Morale sur lesquels elles sont établies.

Je viens, Seigneur, à la souveraine Puissance qui gouverne dans ces Contrées; la Personne en qui elle réside, habite la petite Isle qui fait le centre commun de toutes les autres; elle est aussi le centre de l'abondance & des plaisirs; mais ses bords sont escarpés de toutes parts en précipices fameux par la chute inopinée de plusieurs de ses Habitans, enivrés de leur prospérité, ou par une ambition démesurée: l'accès en est très-difficile, & la sortie périlleuse. Le maître de cette petite Isle, par la constitution même de la Société où il domine, & par les honneurs importuns dont l'accablent ceux qui l'environnent, est obligé de demeurer oisif; il n'est accessible qu'à un très-petit nombre de gens que l'on nomme Courtisans ou Ministres, qui ont soin d'écarter de lui le reste de la multitude; il est élevé dès sa plus tendre enfance, dans les préjugés qui régnent chez ses Peuples, & dans ceux qu'ont intérêt de lui inspirer les gens qui l'environnent; il est contraint de ne rien voir par ses yeux, ou l'on en détourne adroitement ce qui pourroit lui inspirer le désir de connoître; il est assujetti à ne rien dire, à ne rien ordonner qu'à ceux, & que par l'organe de ceux qui l'obsédent. Quelque absolue que soit son autorité, quelques sages que soient ses intentions, il ne peut presque rien commander qui soit ponctuellement exécuté, sinon ce qui touche immédiatement sa personne, ce qui intéresse ceux qui exécutent ses ordres, ou ce qu'on ne peut lui cacher. Souvent se fiant aux marques de respect & de soumission qu'on lui témoigne, il se croit obéi, & il n'en est rien. On ne lui parle que du bonheur de ses Peuples, de leur affection pour sa personne, de la prospérité de son régne; on ne lui parle que du bien public, de la gloire de la Nation, de sa propre grandeur; on ne l'entretient que de ces idées vagues qui n'ont rien de réel; on ne délibére, on ne forme devant lui que des projets qui paroissent tendre à ce but; & on lui fait en conséquence, approuver des ordres tiranniques, conçus dans les termes d'une tendresses paternelle, qui colore les vues intéressées du Ministre, son ambition, ou celle des Grands; on a soin d'écarter ceux qui pourroient dissiper l'illusion: s'ils parviennent à lui montrer le contraire de ce qu'on s'est efforcé de lui persuader, on lui représente ces personnes comme des séditieux, des mutins, qui veulent donner atteinte à son pouvoir. On ne lui découvre que la superficie des affaires; veut-il les approfondir? on les entortille, on les lui déguise, on lui en rend l'examen pénible & laborieux, on lui offre adroitement des plaisirs qui le distraient; on le contraint ainsi à se reposer sur des gens qui savent profiter de cette confiance, ou qui s'excusent auprès du Peuple de ce qu'il y a d'odieux, sur la volonté absolue du Prince. Veut-il parcourir ses Etats? on a grand soin de ne le conduire qu'où l'on sait qu'il ne sera point offensé de spectacles affligeans. Voudroit-il étendre ses dons jusqu'aux extrêmités les plus reculées de son domaine? ils sont retenus par tant de mains, que jamais ils n'y parviennent: la flatterie lui exagére tout ce qu'il fait pour le bien de ses Sujets; elle lui fait mesurer ses bienfaits, non sur le nombre des personnes qui s'en ressentent, mais sur la grandeur de ses largesses; on lui fait entendre que la plus grande marque d'un pouvoir absolu, est d'élever un Sujet au suprême dégré d'honneur, ou de l'en faire décheoir; mais on lui cache soigneusement l'impuissance où il est de rendre également tous ses Peuples heureux. Un Roi, dit-on, est grand à proportion que ceux qui approchent de sa personne, deviennent riches & puissans par ses bienfaits. C'est ainsi que l'ambition attire à elle toutes les libéralités du Prince: il donne par ostentation, & comble de biens celui qui posséde déja des richesses immenses. Ce Particulier obtient seul ce qui pourroit faire la fortune de cent mille personnes.

Vers le Monarque, comme le sang vers le cœur, se portent, se rassemblent toutes les richesses de l'Etat; mais ce sang reversé sans économie, regorge en certains vaisseaux, ne se porte qu'en très-petite quantité dans d'autres, & laisse toujours les extrêmités dans une froide paralisie, sans force, sans vigueur.

Telle est à peu près, ô Prince! le triste état des Potentats qui nous gouvernent; telle est entre leurs mains la souveraine Puissance. On ose, après cela, comparer à une Divinité bien-faisante, une foible splendeur, dont les rayons interceptés par quelques corps environnans qui les absorbent, portent à peine leur influence au-delà de leur source. Qu'est la grandeur de ces Souverains, comparée à la votre, ô Zeinzemin! Quels Protecteurs d'une Patrie délabrée, esclaves de la flaterie & d'une vaine ombre d'autorité que possédent des Grands ou des Ministres insolens, qui deviennent eux-même esclaves de leurs propres créatures, comme les Peuples le sont de la misére & du joug qui les opprime sous le nom d'un Maître qui les croit heureux! Quelques-uns de nos Monarques tentent de gouverner eux-mêmes, & ont assez de capacité & de courage pour se charger de ce fardeau, combien de difficultés ne trouvent-ils pas à rompre les fers de cette honorable captivité? combien d'obstacles ne rencontrent-ils pas quand ils veulent rendre à l'humanité les services généreux qui leur méritent véritablement le titre de Héros? combien de résistances à vaincre de la part d'une infinité de volontés dépravées par les préjugés & les vices? Quelle force! quelle sublimité d'ame pour n'être pas eux-mêmes infectés de ces préjugés, ou pour s'en dépouiller! Combien de fausses maximes, de coutumes folles ou pernicieuses à détruire dans la constitution ordinaire des sociétés qu'ils gouvernent? combien enfin de discernement pour ne pas juger eux-mêmes sur des apparences trompeuses, ni projetter sur des moyens ruineux?

La souveraine Puissance dans quelques-unes de nos Contrées, semble aux Peuples plus éclairée, plus vigilante, & son autorité plus douce, parce qu'elle est partagée entre plusieurs têtes, & qu'elle laisse une apparence de liberté que l'homme idolâtre, toute imaginée qu'elle est: ce pouvoir divisé, ne change rien à l'inégalité monstrueuse que la propriété & l'intérêt ont mise entre les conditions; & le malheureux n'a, tout au plus, dans ces sortes de gouvernemens, que la triste consolation de pouvoir se plaindre hautement. Il y a quelquesois moins d'indigens que dans un Etat où regne un seul maître; mais l'infortune est toujours le partage du plus grand nombre: les Peuples n'y sont point esclaves des caprices du pouvoir arbitraire; ils n'en sont pas moins soumis à la rigueur des loix, qui sont par-tout à peu près, ou les mêmes, ou aussi insuffisantes, aussi incapables d'adoucir nos maux. Les maîtres que ces Peuples se donnent à leur gré, peuvent, en se conformant à la sévérité de ces régles, opprimer le Peuple par principe d'équité, de devoir, & mériter des éloges en exerçant une tirannie contre laqu-elle on ne peut reclamer sans abroger ces loix.

Enfin, ô grand Roi! cette Puissance qui devroit être la protectrice des droits de la Nature & de l'humanité, telle qu'elle est en vous, & qu'elle fut, dit-on, autrefois à la naissance de chaque Peuple, où l'autorité paternelle établissant une parfaite égalité entre les freres, montroit au reste de la Nation l'exemple du plus doux des gouvernemens; cette Puissance, dis-je, après avoir été dans les tems de barbarie la proie du plus fort & du plus audacieux, un pouvoir presque aussi inhumain & aussi cruel envers ceux qui s'y soumettoient librement, qu'envers ceux que la force des armes rendoit ses esclaves, a pris dans les tems plus calmes, une teinture des vertus apparentes & des vices mitigés, selon lesquels les hommes se sont avisés de régler leur conduite.

Vous m'avez dit, interrompit Zeinzemin, que les richesses d'un Etat se rassembloient vers cette Puissance souveraine. A quoi tient-il donc, que dépositaire de ces biens, elle ne les reverse également sur les hommes, qui doivent être tous égaux à ses yeux, quelque prééminence que leur rang leur donne les uns sur les autres? Ou si cette autorité n'a pas le pouvoir de faire rentrer les choses dans l'ordre naturel, que ne laisse-t'elle ces richesses entre les mains de ceux auxquels il en est échu quelque portion? Vous me parlez aussi de Peuples soumis par la force des armes, je ne comprens pas quelle est cette façon d'assujettir les hommes.

Les mêmes préjugés, Seigneut, répondit Fadhilah, qui ont mis des distinctions qui ne devoient point être entre les Mortels, en ont mis entre les professions, les talens; ils ont avili les uns, & fait valoir les autres, comme ils ont avili l'ame, l'esprit par l'ignorance & la grossiéreté chez ceux qui se sont vus les rebuts de l'humanité; ils ont réveillé, animé l'industrie chez ceux qui ont pu concevoir l'espérance de sortir de la fange, ont élevé le courage & enflammé l'imagination chez ceux qui se sont crus au-dessus du reste du vulgaire, & prétendent s'y maintenir.

On a nommé vils Artisans, les personnes continuellement occupées à repousser la misére, & qui ne sont appliquées qu'à des travaux pénibles, rustiques, bas & serviles, qui n'ont besoin que de la direction d'un instinct naturel, un peu plus relevé dans l'homme que dans la bête. On a nommé Artistes, ceux qui se sont rendus nécesaires aux Riches & aux Pauvres, par l'invention de quelque commodité, de quelque soulagement pour les uns, & de quelque nouveau plaisir pour les autres. On a nommé Sages, Savans, Législateurs, Hommes d'Etat, ceux qui ont réfléchi, raisonné, sistématisé, réduit en art, en préceptes toutes nos prétendues vérités, réglé nos pratiques, nos usages, le méchanisme de nos sociétés, de notre Gouvernement.

Chez vous, hélas! l'ame libre, satisfaite dans tous les humains, dégagée des peines, des inquiétudes, des afflictions, comme de tout ce qui l'offusque ou l'atriste chez nous, se montre dans tous les Sujets, également vive, élevée, attentive, pénétrante; ses facultés soutenues, fortifiées par un ordre, une succession d'idées frappantes, toujours vraies, encouragées par un véritable amour pour son bien-être, exercent leurs fonctions avec un discernement exquis: le génie brille, à quelque différence près, également par-tout, heureux effet de votre excellente Police. Les services que vos Citoyens rendent à la Patrie, sont par-tout également estimés: ce n'est qu'à elle qu'ils paient un tribut qu'elle leur rend avec usure; personne ne travaille pour soi, qu'il ne travaille en même-tems pour la société entiére, & celleci s'occupe toute de l'intérêt de chaque Particulier.

Dans nos climats, au contraire, les intérêts de la Patrie n'étant plus les nôtres, que dans un éloignement qui nous en rend les effets imperceptibles, nous lui rendons des services dont l'importance n'est plus mesurée sur la réalité des peines que nous prenons pour elle, mais sur la dignité idéale de la Profession que nous exerçons. C'est sur cette considération seule que se mesurent nos services, & sur les besoins actuels que se proportionnent nos récompenses. Ainsi le Pauvre est contraint, par la nécessité, de se contenter d'une fort modique rétribution; & le Riche, qui peut demeurer oisif, ou ceux dont l'opinion a mis les talens en crédit, se font amplement payer de peines fort légéres. Or, la Puissance souveraine, qui a besoin de l'aide de tous ces talens pour gouverner, verse sur eux des dons qu'elle est obligée de lever sur les plus malheureux: delà cette énorme disporportion, avec laqu-elle les richesses de l'Etat qui coulent vers le Monarque, se répandent & se portent vers les parties qui ont la force de les attirer, sans compter ce qu'en absorbe la faveur ou l'avarice des Grands: delà cette fatale distinction entre les richesses de l'Etat & celles du Particulier.

Est-il possible de dire dans l'ordre naturel, que le cœur est foible, & les membres vigoureux, ou qu'un cœur plein de force, puisse laisser les membres sans vigueur? Cela arrive pourtant dans l'ordre de notre Politique, au moins alternativement: delà cet éloignement, cette espéce de haine du Sujet pour la Patrie, & cette dureté de la Patrie pour le plus grand nombre de ses enfans. Qu'ai-je affaire, dit le Malheureux que l'on me persécute pour contribuer au besoin de l'Etat, de sa prospérité, si elle est pour moi un néant sans aucune influence favorable? Qu'il périsse; ses malheurs ne peuvent augmenter les miens; peut-être même des débris de sa chute retirerai-je quelque avantage. Qu'importe, dit le Politique, ou celui sur lequel ne tombe point le poids de ce qu'exige le gouvernement, que quelques milliers d'hommes périssent de misére, ou traînent une vie déplorable, pourvu qu'en général, la République soit florissante?

Outre les secours que la Puissance protectrice, & des Peuples, & des Loix, emprunte de ses Sujets pour entretenir le méchanisme intérieur du gouvernement, elle est souvent obligée de les contraindre à prodiguer leurs biens, & de prêter leurs bras pour la défense de tout le Corps.

Dans les tems malheureux où les homme s'aviserent de partager entre eux les campagnes, les forêts, les pâturages, les animaux domestiques, les riviéres même & les lacs, il ne se conserva plus que quelque apparence d'union ou de concorde entre celles qui se trouverent rassemblées dans une même Contrée, & s'accoutumerent à y vivre paisiblement ensemble, parce que les intérêts particuliers, quoique divisés, n'étoient point alors assez considérables, ni assez multipliés pour porter les membres d'une même société, à des ruptures sanglantes, puisqu'il s'observe quelque discipline même entre des brigands rassemblés. Mais à mesure que les Peuples changerent de demeure, & s'éloignerent les uns des autres, les Nations devenues respectivement étrangéres, ne se regarderent plus que comme des animaux de différente espéce. La fureur de s'approprier, modérée, retenue par quelques égards entre gens d'un même Pays, se crut tout permis contre ceux avec qui ils n'avoient rien de commun; chacun même pensa rendre service à sa société, en détruisant ou éloignant un autre Peuple de son voisinage, en lui ravissant la place qu'il occupoit. Delà, Prince, les guerres injustes & cruelles entre les Nations, maux terribles, qui coulerent de la même source qui cause les moindres animosités, les moindres querelles entre nos propres enfans.

De quels traits, Seigneur, pourrai-je vous dépeindre ces horreurs, dont la voracité des animaux, même les plus cruels, ne firent jamais voir aucun exemple? Une espéce entiére ne se rassemble point pour détruire l'autre. Deux Nations couvrent leurs frontiéres d'une multitude prodigieuse d'hommes, plus serrés que les arbres d'une épaisse forêt; le fer brille; la fureur & la rage poussent mille cris menaçans, mille hurlemens affreux: on se rencontre, on se choque avec une impétuosité aveugle: le sang ruissele de toutes parts: bientôt les campagnes sont jonchées de morts & de mourans, parsemées de membres épars encore palpitans. Au cliquetis des armes se mêlent le bruit des acclamations du parti qui se sent supérieur, les gémissemens de ceux qui, percés de mille coups mortels & douloureux, supplient l'ennemi de les délivrer d'un reste de vie plus insupportable que la mort. De même que deux courans opposés d'une onde rapide qui se précipite des montagnes, accumulent leurs flots dans le vallon qu'ils inondent, jusqu'à ce que quelque ouverture leur donne un libre cours, telle on voit la victoire balancée, suspendue entre deux partis acharnés: la terreur, la violence ou le poids de la multitude rompt la digue; une troupe de timides colombes fuit avec moins de précipitation devant l'épervier, que ceux qui, un instant auparavant, couroient avec joie au dernier des dangers: dispersés çà & là, les uns cherchent leur salut dans la vîtesse que leur imprime l'amour de la vie, réveillé par la crainte d'une mort douloureuse; les autres, la pâleur sur le visage, le regard fixe, la bouche béante, les cheveux hérissés de frayeur, humblement prosternés, supplient l'ennemi, qui, sourd à leur voix, leur plonge le fer dans le sein, ou les charge des fers d'une honteuse captivité. Rien alors ne s'opposant plus à ce torrent, il se répand dans des Provinces entiéres, brûle, ravage, massacre indistinctement tout ce qu'il rencontre. Les Habitans éperdus & tremblans, viennent vainement implorer le vainqueur: ou sa vengeance, ou son avidité n'est point encore assouvie; le trépas ou l'esclavage sont les dures conditions qu'il accorde à ces infortunés. Si quelques-uns se renfermentdans de foibles enceintes, ces murs, bientôt battus & renversés par mille machines qu'inventa une malice rafinée, laissent un libre passage au tranchant de l'épée: l'enfant est égorgé dans les bras de sa mere, & le même coup perce le sein qui l'allaitoit, ou arraché de son berceau, il est jetté contre terre; le lait, & non le sang qui jaillit de ses tendres veines, trempe la main barbare qui le précipite & l'écrase: un pere, pâle & tremblant, demande de mourir le premier de sa famille, & son cœur atteint d'autant de coups qu'il en voit porter à ses enfans, attend, en palpitant, celui qui va le délivrer du dernier des malheurs. On a vu, helas! des humains se baigner avec joie dans mille cruautés, insulter avec raillerie, aux malheureuses victimes de leur rage. Je passe rapidement, Seigneur, sur les traits affreux de cette peinture. La fureur plus lasse que rassasiée de carnage, se ralentit: le vainqueur, au milieu des tas de cadavres & de ruines fumantes, s'endort ou se livre aux festins; tigres, vous avez près de vous dequoi y fournir abondamment; ou si vous avez en aversion ces mêts horribles, pourquoi égorgez-vous vos freres avec moins de répugnance que les animaux que dévore votre intempérance? Quelques malheureux échappés au tranchant du glaive, sortent demi-expirans, des souterrains & des tombeaux où ils ont été chercher un azile contre la mort; ils trouvent quelque pitié près de leurs assassins. Quoi! Mortels sanguinaires, pouvez-vous être touchés de ces tristes restes? pouvez-vous faire cet honteux aveu de votre barbarie? Ce procédé bizarre est cependant traité de clémence; TOME II ridicule vertu dans un injuste aggresseur, comme dans celui qui s'est attiré une offense, & modération qui ne devroit point être louée dans celui qui peut se venger d'une injure, toute injuste qu'elle est.

Vous savez déja, ô Zeinzemin! pour quels frêles avantages, pour quel chétif butin, les hommes commencerent à se porter à ces détestables excès. Si quelquefois la nécessité les y contraignit, ils se firent bien-tôt une habitude, une gloire de s'y livrer sans prétextes & sans causes. A proportion que les plus hardis & les plus méchans se rendirent redoutables, même à leurs propres Compatriotes (car qui ne craint point de perdre la vie, est maître de celle des autres) autant ces téméraires se virent respecter des plus timides, & de ceux dont ils se dirent les défenseurs, ou la force: il n'y eut aucun honneur que ne s'attribua leur arrogance, soit près des leurs, soit près des vaincus: on prodigua à une féroce brutalité des titres, qui dans le vrai ne signifient que ce que sont ces ames cruelles, mais auxquels on attacha des idées honorables: on fit une vertu de la bravoure de l'intrépidité. Il est vrai que depuis que la guerre fut devenue un mal nécessaire, au moins pour une juste défense, il fallut exciter une partie des hommes par des motifs de gloire ou d'intérêt, à s'exposer aux plus cruels dangers pour conserver une Nation.

Mais pourquoi prodigua-t'on les mêmes honneurs à ceux dont les brigandages contraignirent les Peuples à repousser par la force une injuste violence? Pourquoi même vit-on des Nations entiéres se disputer l'honneur d'être la plus méchante? Ce furent, sans doute, la crainte ou l'étonnement qu'inspira la frénésie, que l'on nomme valeur guerriére, autant que les services qu'elle rendit à ceux qu'elle protégea ou enrichit, qui firent diviniser cette manie, & le nom terrible de Conquerant, qui devoit être le plus infâme de tous les noms. Bien plus; les hommes par l'enchaînement d'erreurs qui les précipiterent dans ces désordres, & dans la nécessité de subsister par des crimes, devenus odieux à eux-mêmes, se crurent odieux à la Divinité: ils firent des idoles de tout ce qui les épouvanta, ou leur fut utile, & pousserent la folie jusqu'à décorer l'Etre suprême de tous les attributs qu'ils révérent dans les plus détestables créatures, les menaces effrayantes, la colére & une vengeance impitoyables.

C'est par la forte impression de ces préjugés sur les esprits, & en général par tous ceux qui excitent dans l'homme le désir de dominer, aussi-bien que par l'appas du gain, qu'il fallut engager des Citoyens qui ne tiennent plus à la Patrie par un amour sincére, à lui rendre des services périlleux; c'est encore pour cette raison, Seigneur, que la souveraine Puissance, laqu-elle chez la plûpart des Peuples ne dut ses établissemens qu'à la cupidité d'acquerir, ou au besoin de se défendre par la force des armes, exige des Peuples de quoi entretenir de nombreuses armées, dequoi récompenser les Chefs & le soldat, dequoi ceindre nos Villes frontiéres d'épaisses murailles & de fortes tours.

C'est encore par les mêmes préjugés, que ceux qui nous gouvernent, étant ce que nous sommes, gouvernés eux-mêmes, ou par la flatterie, ou par le malheureux esprit de propriété & d'intérêt qui régne dans l'Univers, disposent des richesses, employent les forces de la société au gré de leur ambition. Si à présent les Peuples moins féroces, ne s'attaquent plus sans sujet; si même on a réglé dans quelles circonstances les hommes peuvent légitimement s'égorger; je demande si la gloire de la Nation, sa prééminence, ses prétentions, mille autres prétextes que l'on nomme raison d'Etat, & plus que tout cela, la grandeur particuliére d'une seule famille, qui fait entreprendre des guerres ruineuses, sont dans la réalité autre chose qu'un extérieur pompeux qui couvre nos miséres?

Voilà, ô Zeinzemin! l'océan de maux, où, depuis que, séduit par les appas de la propriété, l'homme a abandonné la stabilité des principes de la Nature, il vogue sans autre guide que l'erreur & le mensonge, perpétuellement battu des vents opposés des préjugés, des répugnances du bon sens, des contrariétés de sa raison avec son cœur, de ses désirs avec ses actions, de celles-ci avec ses vrais intérêts, & de ces intérêts avec ceux du reste des Mortels. C'est sur cette affreuse plage que l'on voit une infinité de malheureux dans de frêles barques, agitées des flots de perpétuels travaux, de perpétuelles craintes, arriver au tombeau à travers les afflictions, les douleurs, ou humblement assujettis à l'orgueil, à la vanité d'un plus Puissant, travailler à vaincre la résistance de l'onde pour un maître dur & impérieux tranquillement assis; c'est là que l'on voit l'Ambitieux élevé sur la pointe d'une énorme vague, environné de soucis dévorans, de projets futiles & téméraires, disparoître avec cette montagne fluide; c'est dans cette mer parsemée des écueils de la jalousie, de la haine, de la perfidie & de mille passions, couverte d'un faux calme, qu'on voit les hommes s'attirer, se pousser sur ces bancs dangereux par des avis trompeurs, ou s'y conduire les uns & les autres par de détestables ruses: ailleurs on les voit livrés à des courans rapides qui les entraînent vers des gouffres tournoyans qui engloutissent leurs esperances; tel qui vous a secondé tant que votre navigation a été heureuse, vous abandonne sur le point du naufrage; tel autre, prêt à périr lui-même, insulte à votre malheur: le pere, & les fils même, sacrifient à leurs succès tous sentimens de tendresse, ou flottant sur les débris d'une fortune échouée, ils se refusent des secours; tous, enfin, courent vers ce bonheur, qui leur semble une côte assurée; il fuit continuellement devant eux, ou leur ôte la vue du danger. La Morale n'offre aux plus prudens que la lueur incertaine d'un phare lugubre; les loix, soutenues du souverain Pouvoir, n'ouvrent un port assuré pour personne; & pour comble de maux, ces flots souvent teints & grossis du sang que fait couler le fer, laissent tomber dans leurs abîmes une multitude de victimes d'une fureur destructive.

C'est, je crois, Prince, la triste comparaison que l'on peut faire de nos mœurs avec l'état naturel de nos Isles mouvantes; mais outre cette instabilité de notre sort actuel, nous sommes tourmentés de bien d'autres incertitudes plus cruelles....

ARGUMENT DU CHANT IX.

Z Einzemin est invité à venir être témoin d'une fête que célébrent les compagnons de Fadhilah, sur le point de leur départ. Description des préparatifs de cette fête. Le Prince demande l'explication de ces cérémonies: il les croit inutiles: il défend les sacrifices sanglans: il apprend à Fadhilah quels attributs ses Peuples reconnoissent dans la Divinité; quels sont les principes & les cérémonies de leur culte: il développe la cause des différens cultes des Isles flottantes, & celle de leurs erreurs sur les attributs divins. A cette occasion Fadhilah lui décrit la formation d'une Isle, nommée la Stérile: quelles sont les mœurs de ses Habitans; quelle est l'étendue de leur domination sur tous les autres Peuples; & fait un parallèle de leurs procédés avec ceux des Habitans de l'Isle que l'on nomme la Dominante.

NAUFRAGE DES DES ISLES FLOTTANES. CHANT IX.

FAdhilah alloit poursuivre son récit, quand ses compagnons vinrent inviter le Prince à être témoin d'un spectacle nouveau. Le rivage étoit couvert d'un grand nombre de victimes, ornées de fleurs: on avoit préparé quantité d'offrandes de fruits, de liqueurs, de parfums, enfermés dans des vases précieux: on avoit apprêté tous les instrumens des sacrifices, érigé des tribunes, des autels, ornés de statues d'or & d'argent, & pompeusement décorés: chacun de ces autels étoit environné de barriéres & de limites, qui formoient autant de sanctuaires séparés. Une foule de Peuple, accouru pour voir cet appareil, bordoit le tour d'une vaste plaine, au milieu de laqu-elle ces Etrangers, autant par vanité, que pour faire honneur au Souverain, avoient dressé un trône, couvert des plus riches étoffes, où Zeinzemin ne voulut point s'asseoir; il se contenta d'un siége de gazon sur une petite éminence, pour voir plus facilement toute cette pompe. Alors sortirent séparément de chaque vaisseau, des troupes de personnes, qui, venant prendre ce qui étoit apprêté sur le rivage, le portoient en cérémonie, chacune vers la place qu'elle avoit choisie pour son Temple. Toutes étoient distinguées par leurs habillemens, toutes chantoient différentes hymnes: on remarquoit encore quantité de personnes, dans chaque bande, les unes tristes, pâles & défigurées, tant par leur air, que par leurs vêtemens pauvres ou extraor dinaires; les autres pompeusement vêtues, marchoient avec gravité Arrivés près de leurs autels, les uns s'en approchoient avec confiance, d'autres s'en tenoient éloignés, debout ou prosternés; chacun, enfin, avoit une façon particuliére de marquer sa vénération.

Que signifient toutes ces cérémonies, demanda Zeinzemin à son nouvel Ami, qu'il avoit fait asseoir près de lui? Seigneur, répondit Fadhilah, nous célébrons aujourd'hui une fête pour remercier la Divinité d'une heureuse navigation, & la prier de nous accorder un pareil retour. Tous ces préparatifs que vous voyez, vont être consumés en partie par le feu allumé sur ces tables que nous nommons Autels, en partie par les Chefs & par le Peuple, auquel il en sera distribué quelque portion. Par la destruction des Etres vivans & inanimés, immolés ou offerts à la Divinité, nous reconnoissons son souverain pouvoir, son domaine absolu sur toutes les créatures; c'est par ces hommages que nous lui rendons avec ses propres dons, que nous marquons notre reconnoissance; c'esten mê me-tems pour lui demander qu'il continue de répandre ses libéralités, ou pour appaiser sa colére irritée par nos crimes. Ces différentes enceintes servent à ne pas confondre un culte qui lui est vraiment agréable, avec un culte profane, & qui l'offense.*

Quoique j'approuve, répondit Zeinzemin, ces expressions extérieures de reconnoissance, je suis surpris qu'il faille chez vous tant de démonstrations, soit pour en réveiller le sentiment, soit pour marquer la réalité d'une sincére gratitude; il faut que les cœurs soient bien froids, & les esprits bien stupides. Quoi donc, les hommes oublient-ils quelquefois qu'ils tiennent tout d'une Cause souverainement bien-faisante? oublieroient-ils aussi quelquefois qu'ils respirent? ils lui demandent, dites-vous, de nouvelles faveurs, comme si cette Bonté suprême pouvoit cesser de l'être: ils pensent qu'elle interrompt ses libéralités, parce qu'ils la croient susceptible de colére & de ressentiment. Mais je ne vois pas, ô sage Fadhilah! quel rapport, quelle proportion il y a entre les dons que nous lui voyons offrir, & sa grandeur infinie.

A juger de la Divinité, même par nos propres sentimens, comme je vois que vos Compatriotes en jugent, rien de ce qui lui est présenté, ne pourroit l'émouvoir. Les dons ne nous obligent que quand nous sentons des besoins; & selon vos mœurs, le présent de l'inférieur n'est agréable au maître, que parce qu'il exempte cet homme oisif de la recherche ou de l'aquisition de quelque chose d'utile, & parce que cette marque de soumission flatte l'orgueil de cet arrogant, & reconnoît en lui une supériorité qui pourroit lui être contestée. Mais pourrions-nous méconnoître celle du Souverain de l'Univers? pouvons-nous offrir à qui posséde tout, rien qui puisse ajouter quelque imperceptible sentiment de plaisir à cet Etre infiniment heureux? Je sais que ce n'est pas le prix du don, mais la marqne de la reconnoissance qui peut lui plaire: ne peut-il donc pénétrer dans nos cœurs? & peuvent-ils se taire un instant?

Vous me parlez de destruction d'Etres vivans; sont-ce ces animaux que je vois conduire aux autels, ausquels on va ôter la vie? Seigneur, répondit l'Etranger, vous allez voir couler leur sang. Que dites-vous, interrompit vivement Zeinzemin? est-ce donc ainsi que l'on honore chez vous la source de la vie? Que l'on aille dire que nous avons horreur de cette cruauté, & que jamais cette terre ne fut souillée du sang d'aucun animal paisible; que l'on consume en leur place, des productions inanimées de la terre; étant destinées à notre conservation, elles exprimeront mieux notre reconnoissance.

Les ordres de Zeinzemin ayant arrêté les sacrifices sanglans, pendant que les autres cérémonies s'achevoient, Fadhilah l'entretint des différentes opinions que les Peuples de son Pays avoient de la Divinité, des dogmes & du culte des diverses Religions; il lui parla aussi des haines, des dissentions & des cruels ravages du Phanatisme dans presque tous les tems; enfin, de l'aversion mutuelle que se portoient encore toutes ces Sectes, se regardant réciproquement comme ennemies du Maître de l'Univers, que toutes s'efforçoient d'honorer.

Zeinzemin ayant attentivement écouté ces récits surprenans, répondit en ces termes: Je n'aurois rien compris, sage Ami, à tout ce que vous venez de me dire, si vous ne m'aviez précédemment instruit de vos mœurs, & j'aurois peine à croire que la raison humaine pût se livrer à de pareils égaremens. Je vais, à mon tour, vous apprendre ce que mes Peuples & moi pensons de l'Etre suprême, & quel est le culte que nous lui croyons dû. Dégagé de préjugés comme vous l'êtes, & quand même vous en seriez le plus fortement prévenu, vous ne pourriez n'être pas frappé de l'évidence & de l'aimable simplicité des leçons que la Nature nous donne sur ce devoir; vous jugerez aussi de quelques réflexions que vos sages discours m'ont donné lieu de faire.

Nous convenons de la nécessité d'une reconnoissance expressive envers la Divinité que vous nommez culte, puisque nous sommes persuadés que l'homme même, avec les plus simples notions naturelles, ne peut se refuser à cet hommage. Sitôt que nous commençons à nous connoître, le monde nous annonce un tout-puissant Auteur, auquel, par un effet de cette faculté de connoître & de sentir, que nous regardons comme le point d'appui de toute félicité, de tout bien, nous attribuons ce que nous estimons de plus excellent, la Raison, mais une Raison infinie qui a tout arrangé.

C'est, disons nous, cette Raison suprême qui a développé cette vaste étendue qui nous environne, & qu'elle a rempli de tant de merveilles; c'est cette Raison unique, éternelle, qui n'est semblable qu'à elle-même, qui a donné l'être à la nôtre, & qui en a fait le miroir de ses grandeurs.

C'est ainsi que ce divin cristal réfléchissant en nous les rayons de la majesté de cet Etre, nous le fait proclamer Tout-Puissant, infini en sagesse.

Le Tout-Puissant, nous crie-t'elle, m'a faite pour me montrer le spectacle ravissant de ses ouvrages; pourrois-je me refuser à un si agréable étonnement? Il m'a donc destinée à l'admirer; quel motif de reconnoissance!

Elle a fait plus; cette Cause excellente, pour conserver l'admirateur, a doublé ses bienfaits, elle m'a donné des sens qu'elle a enivré de mille douceurs avant que je pusse comprendre d'où ils venoient; & comme s'il eût eu besoin de mon amour, comme s'il eût cherché à le mériter, il s'est montré bienfaisant à mon égard avant que de m'ouvrir les yeux sur sa magnificence.

Il me souvient de ces soins rendres, prévenans qu'il a inspirés à mes peres: j'ai gouté mille fois les qualités délicieuses qu'il a mises dans les Etres inanimés: je vois qu'il a traité à peu près de même toutes ses créatures; puis-je donc refuser à cette source infinie de bien,, l'aimable qualité de Bon? Oui, certes, il posséde par excellence tout ce que je trouve en moi de meilleur, les inclinations qu'il m'a données de faire comme lui du bien aux Etres qui m'environnent.

C'est de la sorte, cher Ami, que notre raison, à chaque instant imperceptible, comprend & se dit à elle-même ce que je ne puis vous développer que par des expressions trop foibles.

Vous dites que toutes les Nations publient l'Etre suprême aussi sage, aussi puissant que bon; cet aveu général est donc la voix de la Nature, ou plutôt la voix de son Auteur; nous ne pouvons donc nous tromper.

Celui auquel appartiennent toutes les créatures, n'a besoin de rien de leur part; mais comme nous sommes sensibles aux bienfaits parce que nous avons une Raison, sans doute la Raison, infiniment sage & essentiellement bonne, qui n'a besoin de rien, se plait à prodiguer ses dons à ses créatures, & à les en voir pénétrées; elle aime à les voir agréablement affectées; elle aime à les voir reconnoissantes: c'est un même feu qu'elle allume dans les cœurs; c'est le feu de son culte qui brille sur cet autel vivant. En voici les cérémonies.

L'Univers est la demeure de la Divinité; toute sa capacité est son temple; nous n'ouvrons point les yeux à la lumiére au sortir des bras du sommeil, que nous ne soyons éblouis de ce voile de sa grandeur: nous la célébrons quelquefois par des chants, & sans cesse par des pensées plus éloquentes & plus rapides que l'harmonie; premier hommage que nous rendons à sa souveraineté.

Nos tables, couvertes des fruits délicats, de breuvages exquis, sont nos autels & nos victimes; nos sacrifices sont l'emploi que nous faisons de ces choses à notre conservation & au plaisir qui lui est inséparablement attaché; nos sens sont nos Prêtres; ils nous disent, de la maniére la plus persuasive: Mortels, soyez pénétrés des bien-faits du Créateur, imitez ses bontés. Toutes les fois que nous nous écrions: que cette chose est belle, agréable, délicieuse! nous exprimons des mouvemens de gratitude. Nos forces réunies pour les travaux nécessaires à la vie, sont les ministres qui préparent nos sacrifices; le repos & la joie sont nos fêtes; toutes nos actions, enfin, sont un culte perpétuel, inséparable de notre état.

Si tous les Peuples ont trois premiéres idées de la Divinité pareilles aux nôtres, le culte nécessaire qui s'ensuit, est universel; il seroit par-tout le même, si ces Nations s'en étoient tenues à ces idées évidentes & communes. Vous m'avez appris que ces trois notions faisoient les premiéres bases de tous les cultes, quelque différens qu'ils soient; je comprens que cette diversité ne vient que des idées prises hors de la Nature, qui ne sont point celles que Dieu a eu intention de donner de lui à toutes ses créatures, puisqu'elles ne leur sont point communes.

Ce qui a conduit les Nations à charger l'idée générale de la Cause premiére de nouveaux titres, c'est que nous attribuons à Dieu ce que nous estimons: concevant de l'estime pour des choses hors de l'ordre naturel, notre estime est fausse, & l'idée que nous attachons à la Divinité, en conséquence de cette estime, étend notre erreur sur le culte que nous lui rendons en cette considération.

Jugez, cher Ami, si ne nous étant jamais écartés des premiéres intentions du Monarque, auteur de l'ordre invariable de la Nature, les honneurs que nous lui rendons, ne sont pas les seuls dignes de lui.

Par ce que vous m'avez dit des mœurs de vos Peuples, & par ce que je vois, je juge des attributs qu'ils donnent à la Divinité, & de la différence de votre culte au nôtre. La propriété & le partage des choses qui doivent être communes, les a fait sortir de l'ordre naturel; &, par conséquent, venant à faire estime de choses qui sont des suites de ce mauvais principe, ils ont attaché à l'Etre infiniment bon, des idées qu'ils croient bonnes. Depuis que l'intérêt & les préjugés ont fait aimer les dons, les honneurs; depuis que l'homme s'est plu à voir son semblable, bassement humilié devant lui, il a cru que la Divinité étoit touchée des mêmes hommages. Sur les idées d'une justice distributive, qui régle les rangs, les dignités, les possessions & les droits de chaque personne, s'est formé l'idée d'une équité, qui, toute arbitraire & muable qu'elle est dans ses réglemens, a prêté ses intentions à l'Etre qui ne change point: elle punit des actions criminelles, rélativement à l'ordre qu'elle établit, parce qu'elles le renverseroient; & elle croit que l'intelligence infinie se prétant à ses foibles vues, s'irrite & punit les mêmes crimes. Les vengeances, la colére de cette équité sont inéxorables, elle imagine dans l'infinie Bonté les mêmes excès de sévérité.

Des mesures mal prises, entraînant nécessairement avec elles beaucoup de désordre, sont suivies d'une alternative continuelle d'offenses & de réparations entre les membres d'une société réglée sur des principes qui n'ont point de stabilité.

Vos mœurs vous agitent perpétuellement de passions douces & violentes, & de fautes & de repentirs, de peines & de pardons; vous avez cru le suprême Repos agité des mêmes passions; les objets qui appaisent & irritent en vous ces mouvemens inconstans & contraires, qui vous font successivement passer de la fureur à la pitié, de la sévérité à la clémence, de la cruauté à la douceur, vous ont paru propres à produire les mêmes effets sur l'immortalité même.

Les Citoyens de vos Contrées se font un jeu, ou se voyent continuellement forcés par des considérations soudaines, ou par des accidens imprévus, de s'offenser, ou d'oublier l'injure reçue, d'agir avec sincérité ou perfidie; ils croient trouver en Dieu un Etre irrité, prêt à s'appaiser après mille fautes réitérées, au moyen des dons & des sacrifices qu'ils lui offrent, après des protestations d'un repentir peu réel ou peu durable; & c'est en cette bizarre facilité qu'ils font consister sa compassion pour les foibles Mortels.

Dans vos Républiques, un homme ne peut réparer le tort fait à un autre, reconnoître le domaine ou la supériorité d'un maître, qu'en se dépouillant des choses qu'il a ravies, ou en se dépouillant lui-même de ce qui lui appartient, ou qu'en s'abstenant des choses qui distinguent son supérieur; & il croit émouvoir le divin Possesseur de tout par la privation de quelque bien: il ne peut rien lui donner, il détruit, il anéantit, comme par dépit contre soi-même, ce qu'il offre a la source de tous biens, comme s'il prétendoit par-là faire rentrer ses présens dans ce sein immense.

Comparons à présent, ô sage Fadhilah! nos idées à celles de vos Compatriotes. Dieu donne l'Univers à toutes & chacune de ses créatures, & chaque créature d'une espéce à cette espéce entiére: ses bienfaits sont si grands, que toutes ensemble ne peuvent les épuiser, ni se nuire dans cette possession en agissant de concert: ce sont-là les réfléxions qui nous donnent l'idée d'une cause infiniment juste, dont la Sagesse a réglé ce qui doit appartenir, non à chaque Etre en particulier, mais à chaque espéce entiére.

Dans vos Isles, par une contrariété étrange, on place dans la Divinité une justice infinie, qui d'après vos opinions, partageroit ses créatures aussi inégalement que vous.

Dans ces régions éloignées on met une sévérité inexorable à côté d'une clémence infinie. Ici je suis le seul qui puisse avoir ces idées, cher Ami, parce que je connois la fâcheuse différence de ces climats aux nôtres, mais je vois aussi que ces idées monstrueuses répugnent à la Divinité, & se contredisent.

Vous m'avez aussi appris à donner differens noms à l'excellente qualité de la cause rélative à notre bonheur; personne à cet égard, n'a chez nous que la seule idée d'un Dieu infiniment bon.

Ne nous étant jamais écartés des loix de la Nature, nous ne voyons en nous qu'une force, qu'une sagesse, qu'une bonté, au moins proportionnée au Gouvernement & à la conservation de notre vie, dont la Divinité nous a fait comme les arbitres. Semblables aux gouttes d'eau qui forment un océan, un nombre prodigieux d'humains, inséparablement liés par les mouvemens d'une volonté toute dévouée au bien commun, & par les facultés de la raison qui les dirige vers ce but, & leur montre l'unique moyen d'y parvenir, cet assemblage forme un tout d'une force, d'une sagesse que rien ne sur passe que la Divinité; ce qui est borné dans les membres, devient presque infini dans le corps. Nous trouvons cette union bonne, parce qu'étant ce qu'elle doit être, elle nous maintient ce que nous sommes. La Cause premiére, disons-nous, de cette excellente concorde, est elle-même infiniment supérieure à son effet par des qualités pareilles à celles qu'elle y a mises. Il ne se peut faire que nous attribuions à Dieu ce dont nous n'avons point d'idées: nous ne connoissons point de crimes d'injustice, non plus que de colére ni de vengeance dans le Pere de la Nature.

L'équité, la justice, selon vos propres idées, sont les qualités d'un Etre qui véritablement ne sort point de sa nature, ou que vous croyez n'en être point sorti. Votre état & le nôtre prouvent que l'homme peut changer comme l'idée de ce qui est bon & juste, rélativement au parti qu'il aura pris; il n'est pas ainsi de la justice divine, elle est immuable, inséparable de la bonté; la mutabilité, l'inconstance des créares infinies, n'influent point sur la Cause qui n'a point de limites.

Dieu, mon cher Fadhilah, a marqué aux hommes un point fixe de bonheur, la Nature; les hommes peuvent s'en écarter: quitter ce sentier heureux, est erreur, crime & punition en même-tems.* Les calamités, les douleurs & les regrets, les remords dans le calme des passions, ne sont point une inutile vengeance d'un Maître qui satisfait son ressentiment, ce sont des avis de rentrer dans l'état auquel on compare alors sa misére.

Les hommes, sortis du sein de la Mere commune, qui se sont soustraits à ses tendres caresses, ne rencontrent que maux, conséquence infaillible de leur erreur; ils les en châtient.

Les Habitans de vos Isles ont divisé l'humanité; ils l'ont affoiblie par cette violence; ils ont voulu assujettir ses portions dépecées à des régles qui cessent d'être pratiquables quand le Tout ne subsiste plus: c'est prétendre fixer un sable sans liaison. Elles disent à l'homme: Tu périras, si tu deviens coupable, & elles le mettent dans la nécessité de le devenir.

Les terribles menaces de vos loix n'empêchent point qu'on ne les viole; celles que l'on a faites de la part de vos Divinités, sont encore plus redoutables, elles n'arrêtent pas les crimes; & chez nous, les seules loix de la Nature écartent toute idée de forfaits. Je conçois même qu'aucune action dénaturée ne peut être possible que parmi vos Citoyens, que ce qui porte à ces actions, est un mouvement de fureur qu'aucune considération n'arrête; que s'il y a quelqu'un de bon, de bienfaisant, c'est indépendamment de toute crainte. Il étoit donc inutile que pour aggraver les miséres des Mortels, on les effrayât de malheurs futurs, étendus jusqu'au-delà du trépas. Qui n'offre rien d'affligeant, n'a pas besoin de menaces pour se faire obéir. Il en est ainsi de la Bonté suprême; & je crois qu'elle n'a laissé imaginer aux hommes ces terreurs, que pour exciter une répugnance, qui, choquant la raison, la portât à rectifier en elle l'idée du Créateur, & celles des vrais biens de la créature.

Vous m'avez parlé de l'ame, cher Ami, comme d'une étincelle divine qui ne s'éteindra jamais. Nous aimons à la considérer au-delà de l'ombre du trépas, à nous la représenter libre, dégagée des soins de conserver une demeure passagére, sans besoins, sans passions, toute livrée au seul plaisir d'exister & de connoître, étendant son Etre autant que l'Univers, le parcourant, l'embrassant tout entier dans la capacité de ses conceptions, dont les bornes élargies, n'ont plus au-dessus d'elles que l'intelligence qui n'en a point.

Nous jugeons par l'activité présente de notre raison, de celle qu'elle aura n'étant plus retenue: joignons, si vous voulez, à cet épanouissement, à cette vaste diffusion, ce qu'ajoutera à cette félicité la comparaison de qu'elle a été avec ce qu'elle est alors. L'instinct presque seul, la guidoit dans l'enfance; un peu plus tard elle commence à discerner; ses idées développées, lui indiquent les objets qui l'occupent le reste de la vie à des recherches, des examens toujours nouveaux & toujours imparfaits. Enfin, le voile tombe; tout alors lui est subitement offert avec évidence, tout la touche, tout la ravit. Nous croyons que l'Etre souverainement bon, ainsi qu'un Pere, se plait à graduer ses caresses.

Pourquoi ailleurs qu'ici, l'ame précipitée d'erreurs en erreurs, des malheurs de ce que vous nommez fortune, dans ceux du crime, & du crime dans les remords ou les supplices, prétend-t'on, encore que dépouillée d'un vêtement qui la tenoit à l'étroit, délivrée de la gêne & de la contagion qui dépravoient ses inclinations relatives à un genre de vie, auquel elle ne tient plus; pourquoi, disje, veut-on que délivrée de ces maux, elle conserve encore quelques traits d'une malignité qui ne l'intéresse plus?

N'est-il pas plus raisonnable de dire que sa reconnoissance pour son Libérateur, son admiration pour le Pere de la vérité, doivent être proportionnées à l'horreur des ténébres qu'elle quitte? N'apperçoit-on pas quelle sagesse, quelle bonté de la Raison suprême! de remettre dans un ordre inviolable quelques-unes des créatures qui s'en écartent pendant les courts instans de cette vie?

Où il ne subsiste plus d'erreurs, il ne peut plus subsister de vices; où il n'y a plus d'égarement, plus de punition.

Ainsi qu'un fer plongé dans une fournaise, peut contracter divers dégrés de chaleur, de même des fautes légéres, des vices, ou des crimes, emportent avec eux un inséparable dégré de châtiment Retirez le fer du brasier, & l'homme du lieu ou de l'occasion qui le rendoit coupable, l'un cesse d'être ardent, & l'autre cesse de sentir des craintes & des douleurs, en cessant d'être méchant.

D'imprudentes précautions des hommes pour l'entretien d'une courte durée, sont un néant qui n'apporte aucun obstacle aux desseins infiniment sages de leur Auteur. Pourquoi s'irriteroit-il de ce qui ne peut lui résister?

Les arrangemens mal entendus de vos sociétés, causent des désordres qui ne regardent qu'elles, qui ne résistent qu'à leurs intentions; elles en punissent les hommes, parce qu'elles ne peuvent les rendre bons; elles s'en délivrent; ainsi le châtiment est une marque d'impuissance en elles. En peut-on dire autant de la Divinité? Elle ne châtie point, elle absoud du châtiment, en délivrant de l'erreur: c'est un même mal sous deux noms différens; elle déteste l'un & l'autre; mais ce n'est point par les mouvemens d'une indignation semblable à celle des Mortels, c'est par une bonté qui rend l'innocence inaltérable à cette partie immortelle de l'homme, qu'elle tire de la boue des crimes qui offensent une société, par le pouvoir même qu'elle lui laisse de les punir.

Si la Justice suprême se venge, vous & vos erreurs, ô Nations! êtes ses ministres; sans donc, je le repéte, que vos désordres, que vos forfaits passagers ternissent la beauté de ses desseins, elle emploie, pour ainsi dire, ces vils instrumens à sa gloire.

Si la Providence à établi un ordre perpétuellement variable à l'égard de ses créatures, un ordre qui par une continuelle révolution, revienne sur lui-même, ou qui se perde dans l'infini, sans cesser de couler, tout ce qui est contraire aux régles de ce cours, est immanquablement puni, soit par l'erreur & les maux qui la suivent, soit par le néant.

Si ensuite sur ce fleuve paisible, la divine Sagesse laisse notre raison voguer avec une espéce d'indépendance qui n'est rélative qu'à elle-même; si elle lui permet chez différentes Nations de régler sa conduite selon différentes vues, cette même Providence permet aussi que par une espéce de ressemblance de ce gouvernement, de cet ordre de la créature avec le sien, & par des conséquences nécessaires de ce petit domaine, tout ce qui s'oppose aux loix humaines, soit infailliblement reprimé, modéré ou détruit par ces mêmes loix. Dieu permet donc, sans qu'il soit besoin qu'il s'irrite contre le coupable, que le châtiment suive infailliblement toute action dénaturée ou contraire aux loix humaines.

Mais si, par les vicissitudes de ces deux ordres, la Divinité méne ses créatures à un état qui ne change plus, il faut que sitôt que les flots de ce courant touchent les bords de cette mer immuable, toute erreur cesse avec le crime & le châtiment. Où régne l'évidence, où se terminent tous besoins passagers, cesse tout dessein criminel. Non, mon cher Fadhilah, notre ame ne peut plus être méchante. Hélas! pourquoi seroit-elle malheureuse?

Ne croyez pas, cher Fadhilah, que de pareilles vérités soient capables chez nous de porter personne à une licence effrénée. Rien n'intéresse nos Peuples à devenir méchans: quand même ils sauroient n'avoir rien à redouter d'une Divinité vengeresse, l'ombre des crimes connus dans vos Isles, n'est pas soupçonnée dans cet heureux Continent; si elle étoit entrevue, elle feroit horreur.

Si de telles vérités étoient connues des vôtres, ils ne deviendroient pas plus dépravés que vous ne me les avez représentés; puisque, malgré vos loix, malgré les terreurs qu'on leur inspire de la Divinité, dès la plus tendre enfance, il est encore possible qu'ils ne meurent pas d'épouvante de se voir tachés du moindre vice. Si leurs intérêts, si la crainte de la Puissance mortelle qui les gouverne, les retient dans le devoir plus fortement que celle de la colére d'un Dieu, ce n'est sûrement pas ce Maître souverain de l'Univers qui menace aussi inefficacement. Que diriez-vous d'un de vos Rois, qui, pouvant, d'un clin d'œil, arrêter une action dénaturée, la laisseroit achever pour la punir ensuite?

Zeinzemin ayant discouru de la sorte: J'admire, Seigneur, reprit Fadhilah, la force pénétrante d'une raison qui n'est point offusquée, avec quelle promptitude elle saisit le vrai, avec quelle facilité elle le développe & le rend comme palpable. Le faux au contraire, fond devant elle, & se dissipe comme un nuage aux rayons de l'Astre du jour.

Vous avez découvert les véritables causes du culte monstrueux que nous rendons à la Divinité. Ce n'étoit pas assez que l'affreuse idole du honteux Intérêt se fût fait rendre par-tout des honneurs sous la forme de mille fantômes de vertu ou de grandeur, auxquels les humains sacrifient; il a poussé l'insolence jusqu'à porter ses adorateurs à honorer l'Etre suprême comme ils l'honorent, & à revêtir l'ineffable bonté de ses infâmes attributs. Une détestable Propriété a osé se comparer à celle de cette bien-faisante Toute-puissance, qui appartient plus à ses créatures par ses dons, qu'elles ne lui appartiennent par leur reconnoissance. Cette Furie a persuadé aux hommes que celui qui enveloppe toutes ses créatures, & les échauffe dans son sein, étoit un maître aussi dur, aussi impitoyable qu'elle.

Ces personnes que vous voyez, dont la variété d'habillemens singuliers vous étonne, autant qu'elle vous amuse par son ridicule, ont été presque de tout tems les hérauts de ces erreurs, eux qui nedevroient l'être que de la vérité: mais qu'en auroit-elle besoin, si elle étoit connue de nos Peuples comme elle des vôtres?

Oui, Seigneur, comme vous l'avez sagement observé, depuis que l'homme s'est avisé de ne croire dans les Divinités qu'il s'est forgées, que ce qu'il révére, estime, ou redoute dans ses maîtres mortels, ou depuis qu'on s'est efforcé de le lui persuader, il n'a plus traité avec Dieu que comme avec les hommes; mêmes respects timides, mêmes basses humiliations, même crainte, aussi peu de confiance & de sincérité.

Les Monarques terrestres, enfermés dans de vastes & pompeux Palais, ne se sont rendus accessibles qu'à un très-petit nombre de gens, choisis le plus ordinairement par caprice, par fantaisie, que leur offre le hazard. On a cru de même honorer la Divinité, en lui érigeant des Temples, des Sanctuaires.

Les Sujets ont été obligés pour obtenir des faveurs de leurs Princes, de les émouvoir par des dons, des louanges: ils en ont agi de même envers la source de tous biens; ils ont vu que leurs dons, pour être recommandés, pour devenir agréables, devoient passer par les mains de quelques Favoris, & que les bienfaits du Monarque ne pouvoient parvenir à eux que par l'entremise de ces Courtisans; & ils ont imaginé qu'il en devoit être de même de celui qui chérit également toutes ses créatures.

Les Peuples se sont donc choisi des médiateurs & des intercesseurs près d'un Bienfaiteur prévenant, qui occupe la Nature entiére des soins du moindre Etre; ils ont chargé de cet emploi ces hommes, qui, dispersés par toutes nos Contrées, n'ont cependant rien de commun avec nous que leurs intérêts cachés sous les apparences d'un faux zéle pour tous tant que nous sommes, ils sont Habitans d'une Isle que l'on nomme la Stérile pour plusieurs raisons,* Prince, que je vais vous raconter.

On dit que cette Isle ne s'est formée que depuis que toutes celles que nous habitons, ont été détachées de votre Continent; depuis que les hommes se sont avisés de rendre à la Divinité des honneurs mesurés sur des préjugés qui ternissent l'idée de sa majesté infinie. On prétend donc qu'un prodigieux amas de cendres de sacrifices & d'offrandes, en ont composé le sol, qui, par-là incapable de rien produire, lui a fait donner le nom qu'elle porte; peut-être aussi est-ce parce que ses Habitans eux-mêmes sont ou doivent demeurer inféconds; on pourroit dire aussi, que c'est à cause de leur oisiveté, devenue inutile au reste des hommes. Cependant cette Isle n'en est ni moins riche, ni moins peuplée; toutes nos autres Isles y contribuent.

Partie de ces Habitans sont divisés en une infinité de petites peuplades isolées, qui n'ont rien de commun entre elles, qu'une jalousie & une aversion secréte les unes pour les autres. Ces passions sont couvertes d'une apparence de zéle pour une seule opinion; du reste, elles sont encore aussi différentes par leurs pratiques, que par la variété bizarre de leurs habillemens, dont vous voyez dans cette plaine quelques risibles modéles.

Les membres de chacun de ces corps témoignent beaucoup d'attachement pour lui: en y entrant, ils renoncent à tout autre affection envers les personnes les plus cheres aux autres hommes; aucun d'eux ne posséde rien en propre; quoiqu'ils ne s'aiment point, il paroit régner entr'eux une union parfaite, malgré cette contrariété qui sembleroit devoir dissoudre cette concorde apparente. C'est par l'émulation des Sujets qu'elle se soutient; chacun dans ces petites Républiques, comme dans nos grandes, s'efforçant de se rendre important & nécessaire à son état, tâche par-là de parvenir aux honneurs & à la prééminence

Et comme en général chez nous l'homme, quelque malheureux qu'il soit dans une condition, la préfére à toute autre, quand il ne peut en changer, les Citoyens de ces peuplades, perpétuellement liés à leurs corps, s'en forment une idée vague, une chimére qu'ils idolâtrent, sous l'ombre de laqu-elle ils servent leurs propres cupidités, leur propre avarice; l'amour du bien de ce fantôme sert de prétexte à leurs vices, ou leur fait illusion sur des motifs d'un faux zéle & sur leur désintéressement personnel.

Il y a ordinaire ment dans ces assemblées, entre toutes sortes de caractéres, des fourbes & des dupes; les premiers dirigent & conduisent les autres selon leurs vues, leurs intrigues ambitieuses, leur soufflent des visions fanatiques, & ceux-ci les répandent chez les Peuples: c'est par-là que beaucoup de ces sociétés s'emparent souvent des plus riches possessions.

Quelques-unes de ces troupes n'ont aucun bien; mais au moyen de mille frivolités, dont ils amusent les hommes, ils ne manquent de rien.

Une autre partie de ces Habitans, qui prétendent au premier rang dans cette Isle, ne tiennent entr'eux par rien de pareil à ce que nous venons de dire, ni à aucune société, quoique tous ceux-ci, comme les précédens, meurent sans héritiers, au moins qu'ils osent avouer; leur avidité pour les richesses & pour les distinctions n'en est pas moins grande; du reste, n'étant point personnellement assujettis, l'oisiveté, la mollesse & le faste sont des marques qui les distinguent de l'intriguante activité des autres, cachée sous un dehors modeste.

Le caractére commun de tous ces Habitans, sont l'esprit de domination & une haine implacable contre quiconque ose attaquer leurs erreurs ou démasquer leurs vices. Les offenser, c'est offenser un maître du nom duquel ils se parent, quoique souvent ils respectent fort peu ses ordres. Ces ressentimens sont bien naturels; leur domination ne subsiste que par l'ignorance des Peuples. Que deviendroit-elle, s'ils appercevoient qu'on les trompe?

Leur autorité s'étend sur toutes nos Isles. Comme le séjour de la leur est assez triste par sa stérilité, on les voit dispersés çà & là, ils s'insinuent par-tout par leurs souplesses, par des préjugés dont ils ont sçu profiter, ou qu'ils ont eu l'art d'introduire & de faire respecter; ils se sont rendus si puissans près des Peuples & de leurs Princes, qu'on a souvent vu ceux-ci obligés de s'aider du pouvoir des Habitans de notre Isle aride, pour gouverner.

La terreur des loix humaines n'étant point assez forte pour contenir la multitude, ceux qui les ont établies, voulant les affermir, soit artifice, soit qu'ils fussent persuadés eux-mêmes, ont eu recours aux idées grossiéres que le vulgaire a attachées à la Divinité, ou qui lui ont été suggérées. C'est donc sur ces opinions favorables à leurs desseins ambitieux ou conçus pour le bien public, que les Législateurs ont fondé leurs réglemens; ils se sont aidés & ont fait valoir l'autorité naissante ou déja accreditée des Habitans fameux de l'Isle Stérile.

Outre cette espéce d'association entre la Politique ordinaire qui gouverne les Peuples, & celle des gens qui prétendent leur procurer les bonnes graces de la Divinité, ces deux artificieux mobiles ont chacun leurs maximes & leurs ressorts secrets. Comme divers Potentats, divers Empires se disputent la gloire de l'emporter sur les autres, ou par les richesses, ou par l'étendue de leur domaine, de même différentes Sectes, dispersées dans l'Isle dont je viens de parler, mutuellement jalouses, tâchent d'attirer à elles les Sujets d'un parti opposé, en leur persuadant qu'ils sont dans des erreurs pernicieuses; elles inspirent, au contraire, à leurs Sectaires une haine mortelle, & pour les opinions, & pour les partisans de leurs rivales, ce qui a souvent causé les guerres les plus cruelles, & fait commettre des horreurs qui font frémir la Nature.

Jugez par-là, Seigneur, & de l'énorme pouvoir de ces prétendus Favoris des Dieux, & de l'imprudence des Rois qui se sont associé des gens qui prétendent être au-dessus d'eux, les gouverner avec leurs Peuples, & les tenir assujettis aux mêmes préjugés; ces ambitieux qui ont quelquefois eu l'audace de fouler aux pieds des fronts ceints du diadême, & qui en comptent parmi les victimes que leurs couteaux ont immolées.

J'acheverai, ô Zeinzemin! de vous faire connoître le caractére de ces subtils & dangereux Mortels, que la stupidité des Nations a rendu respectables, comparant leurs procédés envers nous à ceux des Habitans d'une petite Isle, dont je vous ai déja entretenu, & que l'on nomme la Dominante,* parce que la souveraine Puissance y réside.

Les fiers Citoyens de ces deux Isles se croient au-lessus de tous les autres, à proportion qu'ils approchent ou croient approcher de la Puissance qui gouverne un Pays, ou de celle qui gouverne le Monde; ils ont, suivant les dégrés de proximité de la grandeur souveraine, mortelle ou immortelle, réglé leurs rangs & leur dignité; mais s'il y a quelque chose de réel dans les prétentions des uns, il n'y a rien que de chimérique dans celles des autres.

Même ambition, même avarice, même orgueil, même faste, même jalousie, même haine, mêmes fourberies, mêmes spécieux prétextes, même dureté, même cruauté dans les Habitans des Isles Dominante & Stérile; que dirai-je, enfin? même insensibilité dans le cœur, sinon pour opprimer l'humanité.

Les uns accumulent de grandes richesses, soit aux dépens de leurs créatures, ou de ceux qui cherchent à le devenir, soit aux dépens des Peuples; les autres, au moyen des dons dont ils se font porteurs près de celui qui se suffit à lui-même.

Les premiers font quelquefois charger les Sujets de tributs onéreux en apparence, pour les besoins d'un Etat; & ceux-ci ont l'art de lever de continuels présens, pour soulager les malheureux; & leur oisive, leur feinte pauvreté, ou leur avarice en profitent.

Tous, ou pour la plûpart, imposteurs, soit par piété, soit par flatterie, font obéir par crainte à des ordres respectables, mais suggérés ou supposés, aux quels ils n'obéissent point eux-mêmes; ils chargent la multitude de pratiques, de régles, dont ils savent adroitement s'exempter; tous, enfin, ont l'adresse de faire de leurs intérêts personnels la cause du Maître ou le bien du Sujet. Le croirez-vous, Seigneur? ils ne cessent de crier aux oreilles des Peuples, contre l'intérêt, le mensonge & l'erreur, & eux-mêmes révérent ces affreuses idoles sous les noms les plus respectables.

C'est ainsi, grand Prince, que comme il y a un ordre, un rapport de conformité dans les principes, une liaison admirable entre toutes les conséquences de la vérité; de même il y a un déplorable enchaînement de vices, de désordres & de maux, & une honteuse ressemblance entre les leçons de l'erreur.

L'amour seul de la vérité, ô généreux Zeinzemin! m'a fait peindre les monstres qui nous persécutent, de toutes leurs hideuses couleurs, m'a fait creuser & pénétrer avec son flambeau jusques dans leurs plus sombres retraites. Oui, Prince, j'aime les hommes autant que je déteste & deplore leurs égaremens. C'est avec la même sincérité que je vois avec moins de douleur que ces calamités ne nous inondent pas de toutes parts avec la même violence; sous la surface agitée de cette fange & de ce sable mouvant, se découvre encore en plusieurs endroits, le fond solide de la Nature.

Nos vertus & nos vices, aussi inégalement partagés que les biens de cette vie, laissent çà & là quelques intervalles entre le bonheur & la derniére misére, entre la malice & la bonté. Ici les préjugés deviennent utiles, parce qu'ils tiennent lieu de vertus; là, nos vertus, tout faux qu'en est le premier principe, procurent aux sociétés des avantages proportionnées aux dégrés qui les tiennent le moins éloignées du vrai; les défauts même qui s'enveloppent de ces ombres, n'osent ou ne peuvent quelquefois sous ce déguisement, faire autant de mal qu'ils en feroient à nud.

Le plus grand nombre des hommes, malgré leur aveuglement, aiment la vérité; ils la cherchent mal, mais, enfin, ils la cherchent; & de tout ce qui approche de cette divine clarté, de tout ce qui n'en a que la simple apparence, il ne peut résulter que de bons effets pour l'ordre établi par notre Morale ou nos Loix.

Chez quelques-uns l'esprit est prévenu, mais le cœur n'est point gâté: ailleurs, un cœur impétueux est modéré & dirigé par une raison éclairée à certains égards. Il y a des personnes en qui cette raison moins assujettie, est assez d'accord avec le cœur; ce sont ceux qui entre toutes les vertus que nos erreurs ont rendu nécessaires, s'attachent aux moins foibles & aux moins infructueuses: on les nomme gens de bien; ceux qui ne le sont pas, veulent au moins le paroître, & ces efforts ralentissent leur méchanceté.

Dans tous les états, Prince, il est des gens persuadés qui se conduisent en conséquence de certaines maximes, de certaines opinions, qui n'ont d'autres défauts que de n'être pas vraies, mais qui tendent à mener les hommes vers un bien qu'ils ne verroient pas avec d'autres guides.

De l'amour naturel de la société, qui ne s'est point encore éteint dans tous les cœurs, mis à côté d'un amour-propre rafiné, ou moins mal entendu, naissent des actions qui seroient héroïques, si elles étoient placées à propos.

De l'arrangement de tant de piéces dépareillées, il s'est formé un tout, une machine qui se meut assez bien pour l'état présent de l'humanité dans nos contrées; & ceux-là méritent véritablement parmi nous le nom de Sages & de Grands, qui, sincérement portés pour le bien de leur Patrie, ont tenté de rassembler les précieux débris des loix de la Nature, ont essayé de tailler, de polir & de placer les matériaux qu'ils ont trouvé défectueux, ne pouvant les rendre meilleurs, & qui se sont utilement servi de mauvais instrumens.

C'est par l'industrieux arrangement de tant de ressorts compliqués, de tant de contrepoids, qu'il semble que la Providence, pour faire briller la grandeur de sa puissance par celle des créatures raisonnables, leur ait laissé le soin de créer & de gouverner un second Univers: les imperfections & les vicissitudes, les irrégularités de ce point mouvant dans l'Infini, n'influent en rien sur l'immutabilité des perfections de son œuvre.

Qu'est donc ce petit monde arrangé par notre raison, près de celui qu'a construit la suprême Intelligence? Une coque qu'un ver portant au hazard çà & là, sa foible tête entortille d'un fil dont il ne pourroit retrouver ni la trace, ni le bout; c'est à peu près de même que l'homme ne peut développer seul ce qu'une infinité de raisons telles que la sienne, ont construit, sans s'être consultées, &, par conséquent, sans se trouver d'accord. Voilà le hazard à nos yeux; mais que sont les irrégularités de cette trame pour celui qui l'employera dans le tissu de son ouvrage?

Enfin, Seigneur, cette même Providence qui laisse les hommes dans cette vie, marcher à la lueur d'un flambeau qui leur suffit pour éclairer leur demeure, permet qu'il se trouve encore chez nous des Sages, qui savent faire comparaison de cette foible lumiére à la splendeur de sa source immortelle, des Monarques dignes de régner, des Courtisans zélés pour le bien des Peuples, &, peut-être, des Ministres des Autels bien intentionnées, dont le cœur, l'esprit & les actions sont d'accord.

ARGUMENT DU CHANT X.

L Es Compagnons de Fadhilah sur le point de leur départ, envoient remercier Zeinzemin, & lui offrir des présens: de quelle maniére il les reçoit: il va seul avec son Ami visiter leurs vaisseaux: en y allant, le Prince s'entretient avec ce Sage des divertissemens de ces Etrangers, lui décrit leurs débauches, lui récite quelques-unes de leurs avantures. Fadhilah lui fait, à son tour, la description de l'Isle des Plaisirs, quelques détails de ce qui s'y pratique, & lui explique en général la cause de l'abus & de la dissolution des plaisirs. Arrivés à la flotte, tandis que le Prince est occupé avec son Ami à parcourir l'intérieur du vaisseau sur lequel il est monté, la Ruse, sous la figure d'un des Chefs de ces Etrangers, leur persuade de le retenir & de lever l'ancre: ils l'exécutent, Les cris des Peuples répandus sur le rivage, l'avertissent de son malheur. Efforts qu'il fait pour recouvrer la liberté: on le charge de chaînes. Les reproches qu'il fait à ses ravisseurs, ni les représentations de Fadhilah, ne sont point écoutés. Ces traîtres tâchent d'appaiser leur Prisonnier par des promesses. Le bruit de la captivité de Zeinzemin répand la consternation par tout son Empire. Avec quel désespoir Zuvaber en reçoit la nouvelle: ses plaintes. Adel, pere de cette Princesse, tâche de calmer sa douleur. Les Peuples députent vers ce Sage, lui offrent la couronne; il la refuse, & il établit un Sénat pour gouverner l'Empire.

NAUFRAGE DES ISLES FLOTTANTES. CHANT X.

LEs fêtes & les jeux qui leur succéderent, étant finis, les Etrangers se préparerent à mettre à la voile, députerent quelques-uns des leurs pour aller remercier Zeinzemin du favorable accueil qu'il leur avoit fait, & pour lui porter quelques présens. Comme ils ne pouvoient lui offrir rien de précieux qui ne se trouvât dans son Empire, ils lui envoyerent quantité d'ouvrages curieux, dont le Prince examina & loua avec beaucoup de discernement, & l'usage, & l'exécution. Vous me surpassez, leur dit-il, en générosité: je n'ai pu vous offrir, ou vous n'avez rien voulu recevoir, en quoi je connusse d'autre mérite que le brillant. Vos dons, au contraire, selon notre maniére d'estimer les choses, sont au-dessus des miens par les beautés de l'art & par l'utilité que j'y apperçois: j'y reconnois les ingénieux constructeurs de ces machines merveilleuses qui vous ont apportés de si loin, dont je n'ai encore vu que l'extérieur.

A ces mots, connoissant le désir du Prince, ces Députés l'invitent à venir sur leur bord, les uns restent pour l'y accompagner, les autres vont faire préparer leurs gens à le recevoir avec pompe. Il part, suivi de quelques-uns des siens, & précédé de ces Etrangers. Fadhilah, qu'il ne se lassoit point d'entendre, marchoit à ses côtés, Continuez, dit-il à cet Ami, de me raconter quelques particularités de votre Patrie; tout y est pour moi rare & extraordinaire; mais auparavant expliquez-moi, je vous prie, pourquoi après des fêtes où il a paru régner beaucoup d'ordre, & de ce que vous nommez retenue, modestie, a-t'on vu une espéce de tumulte, dans lequel vos gens étoient devenus comme insensés: ce n'étoient que sauts, que courses, luttes, mouvemens violens, par lesquels ils représentoient diverses images des horreurs de la guerre, que vous m'avez décrites: tout cela a été suivi de repas où retentissoient avec des chants confus, des cris, des hurlemens furieux, leurs mêts, leurs breuvages leur ôtoient la santé ou la raison au point d'exciter des querelles, que les Chefs pouvoient à peine appaiser: est-ce donc ainsi que l'on honore vos Divinités?

Vos Compatriotes se livroient, à ce que m'ont raconté quelques-uns de nos Citoyens, aux plaisirs de l'amour avec un emportement qui ne nous est point ordinaire: l'humeur & les maniéres de leurs femmes nous ont paru aussi peu raisonnables; les unes ne reçoivent les caresses de leurs Amans les plus soumis, qu'avec une fierté affectée, ou les rebutent avec un vrai mépris; les épouses n'aiment point leur mari: il y a, dit-on, des filles qui paroissent aimer à la fois plusieurs Amans, le leur font accroire à chacun en particulier, & se moquent de celui qui les quitte avec celui qui survient; il y en a d'autres, qui, avides d'un certain morceau de métal brillant, accordent indistinctement leurs faveurs au premier venu qui leur fait présent de ces piéces, & avec lequel elles passent des caresses aux injures & aux moqueries; toutes, enfin, malgré une apparente aversion pour l'amour & pour notre Sexe, qui, à ce que l'on rapporte, leur est inspirée dès l'enfance, se livrent en secret aux plaisirs de cette douce passion avec une brutale indifférence, sans aucune tendresse ou réelle, ou constante, comme sans choix.

Sur tous ces récits & quantité d'autres, continua le Prince, j''ai compris que chez vous on regarde l'amour & ses plus doux mystéres, comme quelque chose d'infame, que personne n'ose avouer qu'avec honte, comme un désordre, dont on craint de proférer le nom, & non comme un mouvement de la Nature.

Un homme ne voudroit pas pour femme, d'une fille qui n'est plus vierge, & on le voit traiter comme épouse celle qui auroit cessé de l'être une infinité de fois, s'il étoit possible. Personne ne veut de partage en amour, & tous sont rivaux & tâchent de se ravir leurs femmes ou leurs maîtresses. Les mariages sont des promesses solemnelles, en présence de la Divinité, de s'aimer toujours, & même après la rupture de cette promesse frivole ou imprudente, on reste éternellement lié. Que d'étonnantes contrariétés, cher Ami:

J'ai aussi appris une action cruelle que j'aurois certainement empêchée si j'en avois été informé plutôt: ce crime a presque rendu six jeunes personnes malheureuses pour le reste de leurs jours. Celui des miens qui me contoit cette histoire, ne pouvoit s'empêcher de verser des larmes, & j'en etois aussi touché que lui.

Deux couples d'Amans, me dit-il, s'aimoient avec une tendresse qui étoit admirée de ces Etrangers; leurs parens se haïssoient de part & d'autre, de maniére que le pere d'une des deux Amantes, ennemi du pere du jeune homme qu'elle aimoit, étoit ami du pere de celui qui aimoit une autre Belle: ces quatre peres, ajouta notre Citoyen, qui traitent leurs enfans plus durement, à cet égard, que nous ne traitons nos animaux domestiques, les ont contraint à prendre pour compagne la personne qu'ils n'aimoient pas. J'ai vu, il y a quelques jours, conduire ces quatre Amans devant une masse de pierre, qu'ils nomment autel: là chaque personne tenant par la main celle qu'elle n'aimoit pas, les yeux en pleurs & tristement tournés vers le cher objet qu'on la forçoit de quitter, promettoit à celui de son indifférence de lui demeurer unie pour jamais.

Une autre fille avoit deux Amans, mais elle n'en aimoit qu'un: celui qui n'étoit point aimé, va trouver le pere de la fille, lui offre une grande quantité du sable dont nous avons chargé leurs maisons flottantes: ce pere prend aussi-tôt la résolution d'arracher sa fille des bras de l'Amant aimé, pour la donner à son Rival; l'Amante apprend au premier cette désespérante nouvelle; il vole aux pieds du pere de sa Maîtresse, lui offre avec tout ce qu'il posséde du même sable, sa vie, le conjure avec gémissemens de l'unir à sa fille: celle-ci joint ses priéres à celles de son Amant; mais ce pere barbare, voyant que le tas d'or que lui offre ce suppliant, est moindre que celui qu'on vient de lui offrir, ordonne durement à sa fille d'obéir. Ne permettez pas, Pere commun de nos chers enfans, qu'il leur soit jamais fait rien de pareil. Mais, ô Pere de la Patrie! ajouta ce bon Citoyen, vous approuverez, sans doute, ce qui vient d'arriver. Les six personnes, cruellement séparées, rompant leurs odieux liens, se sont réunies & enfui bien loin dans l'intérieur de vos Etats, où nos Compatriotes les ont cachées aux inutiles recherches de leurs parens, qui sont demeurés avec la honte d'avoir mérité la haine de ceux qui leur doivent des jours qu'ils s'efforçoient de rendre malheureux.

Reconnoissez, Seigneur, répondit Fadhilad, dans ces deux avantures à quel point l'intérêt rend les cœurs dénaturés, & la funeste cause de l'amertume qu'il répand sur le plus doux des liens, qu'il change en de pesantes chaînes, que détestent chez nous les époux en se détestant eux-mêmes.

Quant à ce que vous me dites de l'impétuosité de nos divertissemens & du tumulte de nos plaisirs, ils partent de la même cause. Vous avez vu, Prince, une image de ce qui se passe dans une de nos Isles, qui n'est pas moins extraordinaire que toutes celles que nous habitons. Elle est située assez près de celle qui porte le nom de Stérile; on la nomme Isle des Plaisirs; nos Sages l'appellent l'Isle de la Frivolité & de la Licence: on la dit formée d'un amas de choses nécessaires à la vie, dont la Propriété a privé l'Indigence, & que la Prodigalité a jetté dans nos mers: ainsi, au contraire de celle dont le terrain cendreux est sec & aride, le sien doit être extrêmement gras & fertile; aussi produit-il des fruits fort délicieux & des plantes agréables, mais avec des propriétés malfaisantes. L'air y est fort varié: ici, il cause de l'assoupissement, de la langueur, de l'ennui, des dégouts; là, sa vivacité donne des vertiges; en général, cet air contagieux plonge pendant quelque tems l'ame dans un oubli d'autant plus fâcheux, qu'il est toujours suivi de tristes souvenirs.

Cette Isle, environnée d'une mer orageuse, pleine d'écueils & de gouffres absorbans, n'est constamment habitée par personne, mais fréquentée en différens tems par toutes les conditions.

Les soucis, les inquiétudes, les chagrins, les maux continuels, & de corps, & d'esprit, les mouvemens des passions qu'enfantent les préjugés ou la misére, régnent per pétuellement dans toutes nos autres Isles. Leurs Habitans passent dans celle-là pour donner quelque relâche à ces maux: on dit que les Grands, les Riches & les fameux Habitans de l'Isle Stérile y abordent fort souvent, & plus facilement parce qu'ils y sont portés par de plus forts navires que le commun des Peuples, & qu'ils en connoissent mieux les routes; mais on dit que les agrémens qu'ils goûtent dans ce séjour, leur deviennent insipides par le fréquent usage: les Pauvres, au contraire, y éprouvent des plaisirs proportionnés aux efforts qu'ils font pour y arriver; les uns n'en touchent jamais que les côtes les moins fertiles, d'autres tentent d'y parvenir, & se perdent en chemin: tel, qui entre heureusement dans le port, en ressort pour faire naufrage, ou incapable par trop d'excès d'y jamais revenir.

Je viens, Seigneur, à ce qui se pratique dans cette Isle célébre. Ceux qui se sont associés pour faire le voyage, dépouillés, en y arrivant, de tout autre souci, respirent d'abord un air de gayeté & de joie, qui dissipe les plus sombres humeurs; le cœur s'épanouit, s'ouvre, pour ainsi dire, à la sincérité & à l'amitié; il semble que l'humanité rentre dans tous ses droits.

Lorsqu'on avance sur ces terres enchantées, la Nature, semblable à ces ressorts violemment tendus, se sentant déchargée du poids qui la retient, court, vole, se précipite entre les bras de l'Intempérance & de la Débauche. Faut-il s'en étonner, Seigneur? Notre ame faite pour tout ce qui méne vers les plaisirs par une pente douce & facile, perpétuellement privée ailleurs de ces breuvages de l'Existence, en contracte une soif si ardente, qu'elle se suffoque pour l'étancher. Les Loix & la Morale ont beau crier alors; elles ne sont plus écoutées; il faut qu'elles tolérent des excès, ou qu'elles ont imprudemment occasionnés, ou qu'elles n'ont pas eu la prudence de prévenir; & c'est en cela qu'il semble que la Providence se plaise à manifester la foiblesse des loix humaines, & les punir de l'excuse injurieuse de leur peu de pouvoir, en accusant la Nature d'être imparfaite ou vicieuse. C'est envain que ces réformatrices tâchent de remédier aux déréglemens des plaisirs qu'ont corrompu l'Intérêt & la Propriété, tant qu'elles ne renverseront pas ces idoles: ce sont les premiers monstres qu'elles devoient attaquer, & elles les défendent; elles devoient les étouffer dès leur naissance, & elles semblent favoriser l'épanchement de leur venin.

Si-tôt que ces impérieuses maîtresses, prétendant régir l'homme contre le gré de la Nature, ont eu fait un crime, une infamie de l'amour, quand il ne se trouveroit pas conforme à leurs réglemens, & qu'au lieu de prévenir ce qui pouvoit le corrompre, elles eurent introduit tous les préjugés qui pouvoient le deshonorer; il est devenu volage, lascif, effronté, dissolu.

Elles ont voulu étouffer le plus doux, le plus paisible, comme le plus puissant des sentimens de notre ame, sa respiration, sa vie, sous les dehors de bienséance, de modestie, de pudeur; elles ont voulu l'assujettir, comme toute autre passion, au culte de l'Intérêt, aux préjugés d'honneurs, de rangs, de dignités, parce qu'elles ont prévu que si elles le laissoient libre, il ne pourroit s'accorder à toutes ces chiméres; & c'est précisément en le voulant rendre leur esclave, qu'elles en ont fait une débauche effrenée. Otez l'amour de l'odieuse compagnie de ces vices,* il cesse d'être un volage, un infidéle, un séducteur.

Vous ne rougiriez plus, Sexe aimable, fait pour brûler de ses feux, & pour les allumer dans nos cœurs; vous ne rougiriez plus de les avouer, & de faire valoir les appas dont vous a pourvu la Nature: notre Sexe, que vous nommez trompeur, ne vous donneroit plus l'exemple de le tromper lui-même; il ne mépriseroit plus des faveurs aisées à obtenir, parce qu'il ne les devroit qu'à une véritable tendresse. Injuste envers vous, cruel envers lui-même, un Amant ne chercheroit plus à mériter votre cœur; en souffrant des rebuts, des dédains réels ou apparens; il n'exigeroit plus que vous lui fassiez acheter ce bien par des épreuves de constance & de sincérité de sa part, & par de pénibles combats de la vôtre, contre une inclination en sa faveur qu'il n'estime, qu'il ne croit réelle qu'autant qu'elle lui coûte, comme à vous, de peines & de soupirs. Où il n'y a plus de préjugés, plus de feintes, plus de soupçons, ou régne la candeur, il n'est plus besoin d'une honteuse défiance, ni de déguisemens affectés.

Par ces réfléxions, grand Prince, je vous décris toutes les contrariétés ridicules, toutes les pratiques frivoles, nécessaires en amour, dans quelques cantons de notre Isle enchantée, occupés par ce que l'on nomme Amans tendres & délicats.

Assez près delà est une autre Contrée, fréquentée par gens oisiss, qui ne s'amusent qu'à chanter, à raconter aux autres de froids dialogues amoureux, des avantures vraies ou imaginaires, occasionnées par toutes les traverses, par tous les bizarres caprices, qui transforment l'amour en tourment, & bientôt en ces débauches qui sont en usage dans notre Isle de la Frivolité, à peu pres telles qu'on vous les a dépeintes.

Ce seul exemple me suffit, Seigneur, pour vous montrer qu'il en est de même de tous nos autres plaisirs devenus turbulens, excessifs & amers comme nos maux, dépravés comme nos mœurs, sujets aux regrets, aux remords comme nos crimes, ridicules comme nos opinions.

Enfin, pour accumuler folies sur folies dans cette Isle des faux Plaisirs, il y a des personnes qui nous représentent au naturel nos actions risibles ou méchantes;* ils se moquent de nous, & nous en rions avec eux.

Des préceptes donnes d'un ton plus sévére, ne sont pas plus respectés. Le disciple & le maître, au sortir d'une instruction qui blâme tous plaisirs licencieux, courent dans cette Isle, où ils résident, l'un pour lever le masque de l'hypocrisie, & l'autre continue de n'en point porter.

Cette conversation conduisit le Prince & Fadhilah sur le bord de la mer, où on les reçut dans un esquif, qui les porta vers le plus gros des vaisseaux. Zeinzemin y monte sans défiance; son cœur n'en étoit pas susceptible: on le conduit par-tout; il admire la mer veilleuse structure & la capacité de cette machine, s'en fait expliquer le méchanisme; il passe ensuite dans les appartemens somptueux d'un des Chefs; sa surprise redouble à l'aspect des peintures qui en font l'ornement: cet art divin étoit encore dans son enfance parmi ses Peuples; mais un tableau entre tous, attire plus particuliérement son attention: on y avoit représenté les mœurs & les actions de tout un Peuple gouverné par les simples loix de la Nature, telles que nous les avons célébrées dans ces Chants. Zeinzemin est frappé de la nouveauté de ce spectacle; il ne peut comprendre par quel secret merveilleux l'homme peut si parfaitement imiter les ouvrages du Créateur, ou plutôt il croit ce tableau tracé par une main divine; il y reconnoît presque tous les attributs de sa chere Patrie. Il adresse la parole à des personnages que la vivacité des couleurs lui fait croire animés: Quoi! dit-il, nous croyons que la Raison suprême a construit l'Univers d'après les modéles que sa sagesse s'en est formés: les seroient-ce là, ces divins modéles? Seriez-vous assez heureux pour en être les dépositaires? ou bien, ces ombres muettes, mais vivantes, seroient-elles celles de nos Ancêtres, qui, dans un éternel repos, paroissent néanmoins vous donner des exemples de ce que vous nommez vertus? Ces sages ombres seroient-elles devenues vos amies, vos compagnes? parcourent-elles avec vous le monde dans ces demeures mobiles?

Ce que vous voyez, lui repartit son Ami, n'est qu'une agréable illusion que fait à la vue un liquide coloré, répandu, appliqué avec art sur ces tables, qui s'y séche en conservant avec sa vivacité, la place où on le pose, ce n'est ici que l'ouvrage de la main des hommes; c'est, dit-on chez nous, une fiction de ce qu'ils étoient autrefois, parce qu'on n'imaginoit pas, Seigneur, avant la découverte de votre Pays, qu'ils pussent vivre dans cette aimable innocence, sinon dans les premiers âges du monde.

Mais, dit Zeinzemin, malgré tout ce que vous m'avez appris de vos mœurs, je ne puis comprendre comment vous connoissez si bien les nôtres; c'est, sans doute, parce que la Divinité a mis dans les cœurs de tous les hommes des sentimens inaltérables, qui, quoiqu'obscurcis par les erreurs qui régnent dans vos contrées, se rallument de tems en tems, échauffent l'imagination qui produit ces excellentes copies de la vraie Nature. Pourquoi donc, pouvant faire une comparaison aisée de sa sagesse avec leurs abus, les hommes, ou ceux qui les gouvernent, ne les corrigent-ils pas?

Pendant que le Prince considére ces objets, la perfide Ruse saisit, avec joie, l'occasion d'assouvir la vengeance qu'elle avoit méditée contre celui qu'elle n'avoit pu séduire.* Elle s'étoit embarquée avec ces Etrangers; & sous la figure d'un de leurs Chefs des plus expérimentés, qui n'étoit point de ce voyage, elle avoit avec eux traversé les mers, dans le dessein de surprendre sa proie; pour y réussir, elle avoit suggéré aux Députés d'inviter celui qu'elle vouloit perdre, à venir sur la flotte prête à faire voile; elle avoit fait reconduire à terre, sous divers prétextes, le petit nombre de personnes qui l'accompagnoient dans l'esquif qui l'amenoit: alors ne dissimulant plus, elle adresse ce discours à ses compagnons & à l'équipage secrétement assemblé: Nous quittons cette Terre si fertile en métaux précieux, avec de grandes richesses; mais ne nous flattons pas d'y retrouvet le même accès: notre empressement à ramasser ce que ces Peuples méprisoient, nous a trahis, & leur ouvre les yeux sur leurs propres intérêts; sans doute qu'à notre retour, ils nous vendront bien cher ce qu'ils nous donnent à présent si libéralement; mais si vous y prenez garde, vous êtes maîtres de rentrer dans ce beau Pays, & de vous l'assujettir quand il vous plaira: vous tenez en vos mains un puissant otage de la soumission & de la prompte obéissance de ces Peuples: vous savez l'amour & la vénération qu'ils ont pour leur Prince; que ne feront-ils pas pour obtenir qu'on leur rende une Personne si chere, la seule qu'un préjugé aussi ancien que la Nation, fait croire capable de gouverner? Il n'est point à craindre que pendant son absence, quelqu'autre s'empare de l'autorité souveraine, ni puisse leur faire oublier leur Prince: la noble ambition qui, par-tout ailleurs, fait quelquefois regarder comme une action héroïque l'usurpation ou la conquête d'une Couronne, leur est inconnue. Ce Monarque & son Peuple vous accorderont tout ce que vous désirerez, pour racheter une liberté que vous pourrez, à votre retour, ne lui rendre qu'en apparence. Une garde nombreuse, sous prétexte de lui faire honneur, vous répondra des démarches de cet Esclave couronné; sous l'ombre de son nom & de son autorité, vous vous établirez & affermirez votre domination dans ce riche Pays. D'ailleurs, qu'avez-vous à redouter pour le présent, d'un Peuple qui ne peut vous poursuivre? Vous n'aurez pas plus à craindre dans la suite d'une foible Nation qui ignore ou déteste l'usage des armes. Ne laissons donc point échapper une si belle proie; levez l'ancre, & éloignons-nous promptement du rivage; hâtons de reporter chez nous d'immenses richesses, avec un gage qui nous assure du pouvoir d'en amasser de nouvelles.

De tes conseils ne pouvoient qu'inspirer de l'horreur: ce fut aussi le premier effet qu'ils produisirent. Les plus grands scélérats même frémissent de la pensée du crime qu'ils vont commettre; mais la Perfidie, sans s'étonner de ce foible retour des cœurs vers l'humanité, sûre d'en voir disparoître les sentimens devant les motifs tout-puissans de l'intérêt déguisé sous le nom d'un faux honneur, poursuivit ainsi: Quoi! vous paroissez hésiter? Sachez que tout est juste contre un Peuple sauvage & barbare, & quand il s'agit de servir la Patrie: quelle obligation ne vous aura-t'elle pas de cette importante expédition, & de ce trait de prudence, qui, sans verser de sang, la met en possession d'un Empire? Le Ciel peut-il vous offrir une occasion plus favorable de donner à vos Concitoyens des preuves de votre zéle? Eh! que servoit-il donc d'entreprendre tant de travaux, de courir tant de dangers pour quelques richesses, qui, bientôt dispersées, ne vous laisseront que le regret de ne pouvoir plus aller puiser librement à leur source? Vous ne pouvez pour le présent, laisser des colonies, & vous ne voulez pas vous assurer des moyens d'en transporter? Craignez-vous, je le répéte, qu'on ne vous accuse d'avoir manqué de foi envers ceux qui n'ont aucune idée d'équité ni de droit? Allez, allez, les loix ne sont point faites en faveur de ceux qui n'en connoissent pas: on vous reprocheroit bien plus justement l'utilité publique, la vôtre même, sacrifiée à de vains scrupules.

C'est ainsi que cette Furie acheva de persuader le plus noir de tous les crimes, l'Ingratitude: l'Avarice, qui s'étoit secrétement jointe à la Ruse, acheva d'empoisonner les cœurs de son soufle aussi brûlant que le venin de l'Hypsade.* O soif cruelle de l'or! tu leur fis dans un instant oublier les bien-faits les plus signalés, & violer dans la Personne qui vient de les en combler, les droits les plus sacrés de la Nature. Ils déplient leurs voiles, lévent l'ancre; un vent favorable fait fuir la côte à leurs yeux.

Le Peuple, répandu sur le bord du rivage, considére avec quelle vîtesse s'éloigne ce qu'il prend encore pour de prodigieux oiseaux marins, qui, secondés de leurs aîles & de leurs nageoires, glissent rapidement sur la surface des eaux; mais subitement ce Peuple pousse les cris les plus perçans; les flots d'une mer en furie, ne se font point entendre avec autant d'éclat que la voix de cette multitude; le matelot en est effrayé, malgré l'éloignement; il se croit poursuivi, il court aux armes: ce tumulte attire Zeinzemin sur le pont; il ne soupçonne point encore son malheur; il demande tranquilement qu'on le reconduise sur le bord; mais le silence de ceux qui l'environnent, lui apprend enfin qu'il n'est plus libre. Il veut se jetter dans la mer; on le retient; la vigueur de son bras, quoique sans armes, terrasse, écrase, ou précipite dans la mer tout ce qui s'oppose à ses efforts; mais, envain, il est forcé de céder au nombre dont il est plutôt accablé que vaincu: on le saisit enfin, on le charge d'indignes liens; il ne lui reste plus que la liberté de se plaindre.

Après quelques momens d'un silence irrité, jettant des regards qu'ose à peine soutenir cette troupe scélérate: Quel nom, dit ce Prince infortuné, donnerai-je à votre action? quel nom vous donnerai-je à vous-mêmes? êtes-vous des hommes, ou quelques animaux voraces, sous cette figure? avez-vous faim de ma chair? êtes-vous altérés de mon sang? ne tardez pas de vous en rassasier; délivrez-moi par une prompte mort, de la vue de tels monstres. Pourquoi différez-vous plus long-tems? ôtez-moi la vie, ou me rendez la liberté. Que voulez-vous faire de moi; je ne suis pas de l'or? Quoi! de doux traitemens apprivoisent tous autres animaux, & vous rendent, au contraire, malfaisans & cruels? Quel triste plaisir trouvez-vous à nuire à une créature qui devroit, au moins, vous êtes indifférente, parce qu'elle ne vous a point offensés? A plus forte raison, pourquoi outragez-vous qui vient de vous combler de tout ce que vous chérissez le plus? Rendez un Pere à sa famille éplorée, laissez-vous toucher par les cris de mon Peuple. Si entraînés par les vents, vous ne pouvez plus retourner vers le rivage, laissez-moi me servir de mes bras pour fendre les eaux; je ferai mes efforts pour mourir ou pour aller essuyer tant de pleurs.

Le sage Fadhilah, qu'un tel attentat avoit saisi & pénétré de la plus profonde douleur, joignant ses représentations aux justes reproches de son illustre Ami, conjuroit ses compagnons avec larmes & par tout ce qu'il y a de plus sacré, de remettre leur bienfaiteur en liberté; il leur retraçoit, de la maniére la plus touchante, la générosité des procédés de ce grand Prince à leur égard: Quoi! disoit-il, vous chargez des marques infames de la captivité & de l'esclavage, celui auquel vous souhaitiez que vos Maîtres ressemblassent; celui que vous disiez, il y a peu, digne du sceptre du monde; celui que vous avouïez être le modéle & l'exemple des Monarques les plus accomplis. Les plus grands scélérats épargnent au moins celui qu'ils dépouillent de ses biens, quand ils n'en ont rien à craindre; & vous enchaînez une Personne dont les libéralités ont été au-delà de vos désirs. Quel motif vous engage à vous couvrir de cette infamie aux yeux de vos Concitoyens & de tout l'Univers? Ne craignez-vous point que ceux en qui il reste encore quelque équité, ne fassent punir, à votre arrivée, cette action barbare par les supplices les plus honteux; que les plus méchans mêmes, pour profiter des fruits de votre crimes, ne feignent de le détester? Ou si vous espérez que vos richesses vous méritent l'impunité, pourront-elles effacer la tache deshonorante qui vous rendra odieux? Qui voudra désormais entrer en société avec gens perdus de réputation? qui voudra se fier à vos promesses? Cessez, cessez d'être coupables, il en est encore tems. Le magnanime Zeinzemin vous croira innocens, dès qu'il vous verra écouter une raison qui sait à propos reprimer d'injustes désirs. Vaincre une résolution funeste, est changer le crime en vertu, & l'opprobre en gloire.* Que ne puis-je, chers Compagnons, aux dépens de mon sang, produire dans vos cœurs cet heureux changement!

C'est en vain que ce Sage espére émouvoir ces ames féroces. Qui est insensible aux justes plaintes de l'offensé, écoutera-t'il les exhortations de celui qui parle en sa faveur? Non, l'avarice a fermé leurs oreilles; le même vent qui éloigne le Prince de sa chere Patrie, emporte avec lui tout ce que leur reproche la bonne foi violée, & ce que leur représente une tendre amitié. Quelquesuns néanmoins de ces barbares paroissent touchés & avoir honte de la noirceur de leur trahison; ils tâchent de calmer la juste indignation du Monarque, & de modérer sa douleur.

Prince, lui dirent-ils, vous reverrez cette Patrie que vous regrettez si vivement, & vous nous saurez gré un jour de l'innocente tromperie dont nous nous sommes servis, pour vous engager à venir confirmer vous-même à nos Souverains, l'alliance durable qu'ils veulent contracter avec vous. Nous respectons trop en vous le caractére sacré des Têtes couronnées, pour former le dessein de vous priver pour toujours de la liberté: vous devez vous attendre à l'accueil le plus favorable de la part de nos Compatriotes, & à des honneurs dignes de vous. Après ces preuves, Seigneur, que notre procédé, tout injuste qu'il vous semble à présent n'a rien en soi de criminel; après que vous aurez jugez par vos yeux de quantité de merveilles que nous n'avons pu vous décrire; après vous avoir donné chez nous toutes les marques possibles de notre reconnoissance, vous serez maître de revenir dans vos Etats, où nous nous ferons un plaisir de vous reconduire. Pardonnez à notre zéle, pour votre conservation, la violence dont votre désespoir nous a obligé d'user.

C'est ainsi que la Politique sait colorer ses vues intéressées, & tâche d'excuser ses perfidies. Ce discours, tout grossier qu'en étoit l'artifice, étoit capable de faire impression sur une ame aussi peu susceptible de défiance, que de honteux détours. Ces promesses calment sa colére; il témoigne qu'il les croit sincéres: on rompt aussi-tôt ses liens; on affecte de le traiter avec tout le respect dû à qualité. La douce espérance de revoir sa Patrie, sa chere Zavaher, ranime quelque tems son courage abattu; mais il retombe dans la plus profonde tristesse, quand il considére combien son malheur présent met de distance entre lui & l'instant fortuné qui doit le rendre aux objets, & de sa bonté paternelle & de son amour. Hélas! si un cœur est sensible & délicat à proportion qu'il est grand & courageux, comment la fermeté dans d'affligeant revers, peut-elle l'empêcher de succomber aux tourmens qu'elle irrite? comment celui de Zeinzemin n'est-il pas mortellement atteint des affreuses pensées de la désolation de ses Peuples? Une tendre Epouse expirante, ou prête à expirer de douleur; son cher Adel, ce sage & respectable Vieillard, affoibli par les ans, ressentant à la fois tant de maux, pourra-t'il n'y pas succomber? pourra-t'il par de consolans discours, rappeller à la vie son aimable fille, & lui conserver ce gage précieux de son amitié? O! mon Peuple, s'écrie Zeinzemin, tu peux être heureux sans moi, & je ne puis être que malheureux sans l'adorable Zavaher.

Ces tristes images n'offroient rien à l'esprit de ce Prince qui égalât la consternation des Peuples, qui s'étoit annoncée par les cris perçans dont retentissoit le rivage. Si-tôt qu'on s'apperçut que le Prince n'étoit point de retour, les uns se jettoient contre terre, & se rouloient comme s'ils eussent perdu le sens; d'autres couroient çà & là, éperdus, sans savoir où ils alloient; plusieurs s'avançoient jusques dans la mer, en tendant les bras, comme s'ils eussent voulu arrêter ou poursuivre les ravisseurs.

Ces premiers excès de désespoir pareils à celui d'une Ville prise d'assaut, sont comme tout-à-coup étouffés par un morne silence, qui n'est interrompu que par un murmure sourd de pleurs & de gémissemens, dont le son est semblable aux sifflemens que fait encore la fureur expirante d'un violent tourbillon. Enfin, cette multitude éplorée, les regards fixés sur l'étendue des eaux, long-tems même après que sont disparus les monstres qu'elle croit avoir englouti sa chere Espérance, se sépare, se disperse; chacun s'embrasse, se fait des adieux, comme allant au trépas: mais par-tout où est porté cette funeste nouvelle, recommencent & se suivent mêmes excès de désolation, de plaintes: c'est un incendie qui se répand avec bruit dans une vaste forêt, & n'y laisse qu'un feu lent, caché sous des tas de cendres; les plus vifs regrets se renferment dans tous les cœurs. Tout l'Empire ressemble à une Contrée ravagée par la peste: plus de jeux, plus de plaisirs, les terres sont à peine cultivées; tout le monde semble avoir oublié les besoins les plus pressans d'une vie qu'on néglige de conserver; chaque Citoyen, au milieu de sa famille, pleure avec elle la mort de la Patrie dans la perte de Zeinzemin.

Mais que devîntes-vous, aimable Zavaher, quand vous apprites la cause de tant de maux? C'est en vain qu'on veut la lui cacher; son tendre cœur la lui fait pressentir; quelques plaintes échappées en sa présence, la lui décélent. Ah! s'écrie-t'elle, Zeinzemin n'est plus.... A ces mots elle tombe mourante entre les bras de ceux qui l'environnent; ses yeux s'éteignent, son corps n'est plus qu'un beau marbre, sa bouche n'exhale plus que de foibles soupirs, & son ame, prête à fuir avec eux, est à peine retenue par les secours les plus empressés.

Comme un grand arbre, après avoir long-tems résisté au souffle furieux de mille vents déchaînés, sur le penchant de sa ruine, balance & ne se soutient plus que par l'égalité de leurs efforts contraires, de même le sage Adel, pâle, sans voix, l'œil sec & tristement attaché sur Zavaher, qu'il croit mourante, semble attendre que le dernier des soupirs de son aimable fille, porte le dernier coup à son cœur déchiré par tant de traits mortels; son ame courageuse, déja presque accablée du poids des calamités de la Patrie, n'attend plus que cet effrayant signal pour rompre ses liens.

Enfin, rouvrant la paupiére pour laisser le passage à un torrent de larmes, Zavaher, la plaintive Zavaher d'une voix entrecoupée de sanglots, ne fait entendre que le nom de son cher Zeinzemin, qu'elle ne cesse de répéter; elle le redemande à tous ceux qu'elle voit autour d'elle: Ah! je le vois, reprend-t'elle d'une voix lamentable, vos pleurs confirment mes malheurs .... Que vous êtes cruels! Pourquoi m'arrachez-vous à l'ombre du trépas? Que ne laissez-vous mon ame se réunir à sa vie! l'Univers n'est plus qu'un affreux tombeau.

Quelqu'un lui ayant dit tristement que Zeinzemin vivoit encore: C'est en vain, reprit-elle, que par une inutile pitié vous essayez de soulager mes maux; par cette feinte vous ne faites que les aigrir.... Mais puisqu'il respire encore, où est-il?... Que ne me conduisez-vous vers ce cher objet? ... Va-t'il cesser de respirer? J'irai mourir avec lui.... Vous vous taisez.... Que lui est-il arrivé de funeste? .... parlez.... craignez-vous d'augmenter mes douleurs? elles ne peuvent croître .... Mais non, je me sens une soif ardente pour ce mortel breuvage, rassasiez-en mon ame .... ne me déguisez rien, portez à mon cœur les coups les plus terribles, arrachez-moi à une odieuse vie. O! mon Pere, s'écria-t'elle en s'adressant à Adel, apprenez-moi, je vous conjure, quel est le sort de mon cher Zeinzemin, arrachez-moi aux tourmens de l'incertitude; lois-je espérer, dois-je? .... Vivez, ma chere fille, vivez, répondit ce respectable Vieillard, votre Epoux respire encore. Nous ne craignons point pour ses jours, nous ne pleurons que son absence. Des Etrangers, lit-on, venus des régions inconnues, sur d'énormes barques, l'ont emmené avec eux au-delà des mers. Peut-être que conduit par le désir de connoitre, son grand cœur ne trouvant rien d'humain au-dessus de ses forces, a-t'il entrepris ce long & pénible voyage à dessein de s'instruire des choses qu'il croit nécessaires au bonheur de ses Peuples; il veut que l'humanité entiére lui doive un nouvel Etre. Vivez, chere Zavaher, laissez renaître votre espérance, conservezlui des jours qui lui sont plus précieux que les siens: il vous aime, l'amour vous rendra ce tendre Epoux; vivez, enfin, pour un pere qui vous aime. Je touche à la fin de ma carriére, n'en précipitez point douloureusement le cours. Oui, je reverrai encore, j'embrasserai avec vous ce cher fils: j'allois mourir de tristesse, j'expirerai de joie. Comparez, chere Zavaher, quel sera l'excès de la vôtre aux tourmens que viennent de vous causer vos craintes: vous les chérirez alors ces peines cruelles, vous en rappellerez agréablement le souvenir, vous vous plairez à faire le récit de ces preuves de votre amour.

A ces mots, la douleur de Zavaher parut ralentie; & prenant les accens modérés & touchans de la langueur, elle exprime ainsi ses tendres regrets: O cher Auteur de mes jours! que l'espoir que vous me faites concevoir est doux! Mais quel vuide affligeant entre celui qui éclaire mes malheurs & celui qui les verra finir! Ces Contrées vont être pour moi un affreux désert; Zeinzemin n'y paroîtra plus; en vain les campagnes se pareront de leurs richesses, je ne verrai plus rien qu'à travers les plus sombres nuages des soucis & des chagrins les plus amers. Zeinzemin, cher Zeinzemin, ornement de mes pensées, joie de mon cœur, ton absence couvrira pour moi la Nature entiére d'épaisses ténébres; quand viendras-tu les dissiper? ô lumiére de ma vie! quand te reverrai-je? quand entendrai-je les sons ravissans de ta voix?...

Ces plaintes furent interrompues par l'arrivée d'une troupe de respectables Vieillards, les soutiens de cet Empire & la gloire de leur Souverain: c'étoient ceux mêmes que le sage Zeinzemin avoit choisis pour être, comme lui, les Peres de ses Peuples, ceux dont il consultoit l'expérience, ou aux-quels il confioit l'exécution de ses prudens desseins. Assez long-tems avant que la Princesse apprît le funeste accident qu'on lui cachoit, ces Sages, chacun dans leurs Provinces, avoient tâché de consoler les Peuples par les mêmes motifs d'espérance qu'Adel venoit d'employer près de sa fille; ils représentoient à leurs Concitoyens que le Prince n'avoit entrepris un voyage au-delà des mers que dans des vues dignes d'un grand Roi, mais ils n'avoient pu que foiblement les détourner de croire ce que ne soupçonnoit pas encore leur Reine; que ces Etrangers avoient attenté à la liberté de Zeinzemin; leur méchanceté & la dépravation de leurs mœurs commençoient à être connues. Hélas! disoient quelques-uns, nous n'avons que trop vu d'exemples de lacruauté de ces monstres sous une apparence humaine, & l'aimable Zeinzemin en avoit horreur aussi-bien que nous; auroit-il pu se résoudre à vivre en leur compagnie? Ils se sont, sans doute, saisi de ce qu'ils ont trouvé de plus excellent dans nos Contrées, pour l'offrir à leurs Divinités barbares. Non, disoient d'autres, peut-être qu'admirant ce grand Prince, dont nous les avons entendu faire des louanges, nous ont-ils ravi notre Roi pour en être gouvernés; mais qui désormais présidera à la culture, à la fertilité de nos terres? qui réglera, qui encouragera nos travaux? qui ordonnera nos fêtes? qui embellira nos demeures? qui entretiendra la vigueur & l'industrie de nos arts? qui sera le centre de l'union & de la concorde qui régnent entre nous? qui rassemblera les prudens conseils de nos peres de famille? qui pourra, de mille sentimens divers sagement conciliés, former les plus beaux & les plus utiles projets? qui sera la raison de tous les esprits & la volonté de tous les cœurs? Il n'y a plus que le sage Adel.

C'étoit donc vers lui que de cent vastes Provinces de ce florissant Royaume, on avoit député pour lui offrir les rênes du gouvernement. Généreux Adel, lui dit celui qui portoit la parole, les désirs de nos Peuples sont d'adopter pour Pere celui qui forma autrefois l'ame du grand Zeinzemin; que la vôtre nous guide pendant l'absence de cet Astre, qui, peut-être, hélas! ne brillera plus sur nos têtes: restes précieux du sang de nos Monarques, régnez, transmettez à vos fils les soins de notre félicité.

Chers Citoyens, leur répondit Adel, qu'exigez-vous d'un Mortel chargé d'années & d'afflictions? de quelle utilité peuvent être à la Patrie quelques jours d'une languissante vie? seroit-ce répondre aux marques que vous me donnez de sa tendre affection, que d'entreprendre de la mal servir? Mes fils, ainsi que moi, élevés dans les devoirs d'une vie privée, ignorons ceux que remplissoit si dignement l'aimable Zeinzemin. J'ai pu dans ses premiers ans lui apprendre à être Citoyen; mais il avoit pour régner l'exemple de ses Ancêtres & ceux de son auguste Pere; il les a surpassés; Zeinzemin est le plus grand de nos Rois; qu'il soit le dernier. Qu'avez-vous besoin de guide dans la route aisée que son génie sublime vous a tracée? il n'étoit personne avant lui capable des hautes entreprises qu'il vient d'exécuter, & il n'est à présent personne de vous qui ne puisse facilement suivre ses sages dispositions. J'avoue qu'il seroit glorieux pour ma famille & pour moi, de répondre à l'opinion que la Patrie conçoit de notre zéle, en marchant sur des traces aussi illustres; mais il est plus glorieux encore de faire connoître que Zeinzemin a formé un Peuple de Rois: souffrez donc, sages organes de notre Monarque, qu'usant un instant des droits du titre dont vous voulez m'honorer, je vous donne un conseil. Retournez dans vos Provinces; ne vous écartez point de l'uniformité du bel ordre qu'un Prince, dont vous chérissez la mémoire, vient d'établir sur des loix simples & naturelles, qui ne se sont jamais altérées parmi nous; maintenez cette concorde entre les Concitoyens qu'il vient récemment d'affermir; rassemblez-vous quelquefois pour connoître si l'unanimité est par-tout entiére, & qu'alternativement l'un de vous soit l'ame de cette unanimité; qu'il aille l'échauffer & l'entretenir par tout l'Empire. Les Peuples croiront alors avoir retrouvé en vous autant de Héros semblables à celui que vous regrettez avec eux. Allez, zélés Peres de la Patrie, annoncez-lui qu'en quelque lieu du monde que soit Zeinzemin, s'il respire encore, il n'est point d'obstacle que ne surmontent son courage & sa sagesse, pour venir se rendre à vos vœux; & s'il a subi le sort commun des Mortels, faites dire par-tout que Zeinzemin n'a point de Successeur, parce qu'il a affermi pour jamais le bonheur de ses Peuples.

ARGUMENT DU CHANT XI.

L A Nature va prier la Vérité de venger l'attentat commis contre Zeinzemin: la Vérité lui en explique la cause, l'envoye vers la Puissance qui préside aux tempêtes: occupations de cette Dive. La Vérité marque à la Nature ce qu'elle doit ordonner à la Dive des tempêtes. La Vérité dépeint quel est l'esclavage de la Rai son dans une Isle où elle veut faire aborder Zeinzemir; elle apprend à la Nature quels sont en général ses desseins. La Nature part pour exécuter les ordres de sa Mere; elle rencontre la flotte ennemie, tourmentée d'une affreuse famine; elle voit Zeinzemin empêcher ses ravisseurs de se manger les uns & les autres, & sauver la vie à son ami Fadhilah; elle pour suit sa route. De scription du séjour des tempêtes & portrait de leur Reine. Tempête qui fait périr la flotte ennemie: Zeinzemin est sauvé du naufrage.

NAUFRAGE DES ISLES FLOTTANTES. CHANT XI.

L'Aimable Dive qui préside à la Nature, frémissant d'horreur au moment de l'ingrate perfidie des Ravisseurs de Zeinzemin, étoit allée promptement implorer la vengeance de son auguste Mere. A peine ouvre-t'elle la bouche pour se plaindre, que la Vérité,* aux yeux de laqu-elle rien n'est caché, la console en ces termes: Je sais, ma chere fille, l'attentat des Monstres, compagnons du Mensonge, contre mon pouvoir suprême: ils cherchent à s'introduire de nouveau dans une Terre dont je les ai bannis pour jamais; ils n'osent l'attaquer à force ouverte; ils ont déja tenté de séduire les Peuples & le Prince que je protége; ils ont vainement employé les foibles stratagêmes de la Ruse. Cette Furie irritée de ce mauvais succès, se venge, & croit s'être ouvert les moyens de subjuguer la Nation, en captivant son Roi. Ses Conjurés, avertis que Zeinzemin est en son pouvoir, ont conçu les plus flatteuses espérances: armés des masques dont se couvre leur rage, ces reptiles, sortis de leurs repaires, se sont répandus dans les Isles où ils dominent. Ce n'est plus par les bruits incertains de la Renommée qu'ils excitent les Peuples qui leur sont soumis, à porter leurs mœurs corrompues chez les miens; c'est par les fermes assurances d'une prochaine possession des faux biens pour lesquels ils ont enflammé leurs désirs, & c'est par les motifs les plus imposans, qu'ils les animent à porter, avec le ravage, leurs pernicieux exemples dans ces Contrées, d'où la Ruse vient d'enlever Zeinzemin. Au bruit du retour d'une flotte richement chargée, les côtes de ces Isles sont couvertes d'un nombre prodigieux de vaisseaux nouvellement construits; les villes & les campagnes sont désertes, & les mers vont être couvertes d'habitans.

Mais tu vas comprendre comment je me joue des foibles efforts de ces chétifs ennemis. Je te remets ta vengeance & la mienne; prens mon char, au centre de ses roues réside le mouvement que j'imprime aux Astres qui éclairent l'Univers: vas vers ces régions où brille quelquefois pendant la nuit une sombre aurore; c'est le pole de la Terre, tu y trouveras la Dive à laqu-elle j'ai confié le soin de la faire mouvoir sur son axe; je lui ai donné l'Empire des Vents & des Mers; c'est elle qui, inclinant le vaste bassin des eaux,* en arrose alternativement les côtes de divers Continens; c'est elle qui, tandis que tu te reposes, laisse aux hyvers le soin de préparer les campagnes à la fertilité; c'est elle qui leur ordonne de passer successivement en différens climats, ou qui les rassemble dans le séjour qu'elle habite; c'est elle, enfin, qui préside à toutes les influences, & de l'air, & des eaux les plus violentes, comme tu commandes aux plus douces. Tu fais mouvoir dans tous les Etres les ressorts de la vie, elle meut le cercle de la vicissitude des Etres: tu régnes sur les Zéphirs, peres des fleurs, elle régne sur les tempêtes. Je lui ai ordonné de les occuper à tenir éloignées de ces Contrées paisibles, les Isles malheureuses qui sont devenues leur jouet; je lui ai permis de laisser quelquefois les vents impétueux obéir à la fureur des Monstres qui châtient eux-mêmes les Mortels qu'ils ont séduits; je puis donc, quand il me plaira, les employer à la destruction des séducteurs.

Pars, ma fille, vas trouver cette Puissance redoutable, ordonne-lui de briser avec les vaisseaux préparés pour une nouvelle descente, cette odieuse flotte, sur le retour de laqu-elle mes téméraires ennemis fondent leurs espérances; qu'aucun de ceux qui traînent en captivité un Prince que tu favorises, n'échappe à ton juste courroux; que les flots leur arrachent leur proie avec la vie; que ces flots le portent dans une Isle, où, malgré les efforts de l'Illusion, mon nom est encore respecté.

Tu sais que quoique l'aveuglement d'une partie des Mortels m'ait forcé de les abandonner, je régne encore sur quelques-uns d'entre eux par cet Etre immortel, qui préside & dirige toutes leurs actions, & les rend semblables à mon divin Auteur. Le feu immatériel qui anime cette Puissance, malgré l'oppression des épaisses ténébres qui l'offusquent, fait de continuels efforts pour rompre les liens qui enchaînent son autorité; & quoique cette autorité ne soit plus employée par l'Illusion qui l'obséde, qu'à favoriser l'Erreur, à donner du poids à mille contrariétés révoltantes, à une infinité de spéculations, de maximes, de préceptes faux ou vicieux, la Raison sent encore la réalité de mes droits & la force de mes leçons éternelles; mais elle gémit de n'oser les défendre, ou de se voir contrainte à chaque instant d'user des facultés dont je l'ai pourvue pour combattre ou obscurcir l'évidence. Elle gémit d'être contrainte de prêter son aveu aux vices, qui n'osent quelquefois paroître que revêtus de ses couleurs; tu la trouveras errante dans une de ces Isles mobiles aux environs d'un Temple qui me fut autrefois consacré; tu la verras au milieu d'une troupe de Dives, ses filles, qui président aux opinions que les humains de ces Contrées qualifient du nom de sciences; elles sont, comme leur mere, livrées aux irrésolutions, aux agitations de l'incertitude, tantôt défiantes, tantôt crédules, prenant souvent de fausses lueurs pour les lumiéres de l'évidence. Tu remarqueras encore en ces lieux les sentimens humains, transformés en fantastiques vertus, au lieu des loix que tu graves dans les cœurs; tu verras les monstrueux sistêmes qui traitent ces sentimens de désordres: ces Dives, enfin, qui ne devroient s'occuper qu'à instruire les Mortels de mes leçons & des tiennes, que leur apprendre à jouir des vrais avantages de leur Etre, ne font, au contraire, que les embarrasser de vaines recherches, qui multiplient leurs travaux & leurs peines avec leurs erreurs. Les tems approchent d'affranchir la Raison, & ses filles de leur esclavage & de leur aveuglement, & de dissiper les fantômes qui se disent ses enfans légitimes.

C'est dans cette Isle que je conduirai Zeinzemin; c'est là que je lui ferai trouver des secours inespérés; c'est au sortir de ces lieux que, muni par les conseils du Sage contre les impressions des vices & de l'erreur, tu lui feras parcourir les divers domaines de ces monstres, oppresseurs de l'humanité: il jugera par ses yeux, mieux que sur des récits, des mœurs des Habitans de ces tristes Contrées: connoissant déja ce qui fait le solide bonheur des humains, il admirera ce que j'ai dessein de faire pour les délivrer de la cause de leurs miséres. Vas, ma fille, ajouta la Vérité, avant que le Soleil ait quatre fois parcouru le cercle de ses demeures, Zeinzemin reverra sa Patrie. Du reste, mes résolutions te sont connues, cours en hâter le succès.

La Nature à l'instant, portée sur le char merveilleux de sa divine Mere, traverse avec une extrême rapidité les espaces qui séparent les régions fortunées, demeures de la Vérité & la sienne, de celles qu'elles ne fréquentent presque jamais; elle apperçoit du milieu de cette spacieuse carriére, la flotte ennemie qui paroît à ses yeux, telle qu'une foible troupe d'hirondelles qui rasent la surface des eaux; elle modére la vîtesse & la sublimité de sa course; elle s'enveloppe d'un nuage; elle dirige son char plus près des vaisseaux: elle venoit n'a guères de voir le généreux Adel refuser un diadême, lui qui pouvoit conserver la splendeur d'un ornement, la honte & l'avilissement de tant de Rois qui en ternissent l'éclat; elle verra bien-tôt le Héros, auquel personne ne se croit capable de succéder dignement, faire trembler en maître les lâches qui prétendoient l'asservir.

Un vent favorable enfloit leurs voiles; leurs Pilotes leur faisoient espérer un heureux & prompt retour: la Dive les entend pousser des acclamations d'allégresse; fiers des immenses richesses qu'ils reportent chez eux, ils s'attendent à y être reçus avec les plus grands honneurs: En quelle considération, se disent-ils, n'allons-nous pas être près de nos parens, nos amis, nos citoyens? Quelle gloire pour nous, d'avoir heureusement pénétré dans des Pays jusqu'à présent inconnus & inaccessibles! Tous les Héros que célébrent nos histoires, n'ont rien fait qui égale la grandeur de cette entreprise. Que d'admirateurs au récit des merveilles que nous avons vues! Mais la gloire n'est rien sans l'utile, reprennent quelques-uns, nous éblouirons bien autrement les yeux par tant de trésors: les hommes ne valent qu'autant que l'or leur donne de poids; que sera-ce, quand nous annoncerons pour premiére nouvelle, que nous avons chacun une si prodigieuse quantité du plus précieux métal? Ha! s'écrie celui dont l'avarice n'est point satisfaite, que ne sommes-nous encore à cette source abondante! que n'y puisions-nous une plus grande quantité de biens! quand y reviendrons-nous? De ces entretiens pleins d'une sotte vanité, & des objets d'un sordide intérêt, ils se livrent à l'intempérance des festins. Chefs & Matelots tombés dans le délire, dévorent indiscrétement le peu de provisions qu'ils ont pris pour leur voyage;* l'Avarice leur avoit fait négliger de s'en pour voir abondamment, & la faim, sa cruelle compagne, s'étoit avec elle glissée dans leurs vaisseaux. Ce Monstre, couvert d'une peau aride & transparente qui laisse appercevoir ses os décharnés, dont le vaste estomac déchiré par les vapeurs les plus pénétrantes, ne peut être rassasié, les avoit aussi infectés de son souffle consumant, & leur débauche ne tarda pas de leur ôter les moyens de se défendre des plus cruelles attaques de la famine: la Nature qu'ils ont outragée, & qui va leur préparer un juste châtiment, les voit donc déja livrés aux plus affreuses extrêmités, par les vices mêmes qui les ont rendu criminels.

Zeinzemin, auquel, par considération, feinte ou réelle, ils avoient abandonné une provision des seules nourritures dont il n'eut point d'horreur,* productions inanimées de la terre, touché des commencemens de leur disette, n'en réservant qu'une portion fort modique pour lui & pour son cher Fadhilah, le seul dont la compagnie lui rendît son infortune supportable, leur avoit généreusement distribué le reste, qui bien-tôt englouti, ne fit qu'irriter leur appétit vorace, & exposa ce Prince à ressentir les mêmes maux; mais la Dive qui le protége, en modére les atteintes. Enfin, les tourmens d'une faim qui ne trouve pas même pour se satisfaire les alimens les plus vils, allument dans ces malheureux les désirs furieux de s'entre-dévorer; ils se regardent mutuellement, comme un tigre considére une proie, dont sa cruauté ne peut ou n'ose encore se saisir; ils ne tardent pas de délibérer sur l'horrible projet de faire décider par le sort quel sera celui d'entre eux, dont les membres dépécés serviront à repaître leur faim. Chefs & Matelots doivent subir cette loi rigoureuse; Zeinzemin même n'en est point excepté, & paroît s'y soumettre. On s'assemble. Ceux auxquels il reste encore quelques forces, aident les autres à se traîner à cet affreux conseil: on y porte ceux que la langueur à rendus immobiles, dont quelques uns sont expirans; au milieu de ce cercle de cadavres vivans, dont les uns se soutiennent à peine, les autres sont tristement couchés, est posé un poignard près de l'urne fatale: on y jette les sorts: on entend quelque tems un triste murmure; on se tait; on s'entre-regarde avec des yeux, où, à travers les ombres de la mort, paroissent les fureurs de la rage. Les cœurs alors sont agités de mouvemens divers: celui-ci se flatte que le sort lui sera favorable; celui-là, qu'il va être délivré d'une vie douloureuse. Ceux, au contraire, en qui il reste encore quelque vigueur, craignent de servir à ranimer les mourans; quelques-uns, enfin, s'écrient d'une voix foible: Hé! qu'est-il besoin que le sort prononce? Attendez, compagnons, n'ensanglantez point vos mains; nous n'avons plus qu'un instant à vivre; la mort elle-même vous prépare dequoi conserver votre vie.

La cruelle & perfide Ruse, sous le déguisement qui la cache, contemple d'un œil content, ce terrible spectacle; elle ne se soucie pas de voir périr ses partisans, pourvu qu'elle assouvisse sa vengeance; elle se prépare à faire adroitement tomber le sort sur les deux têtes qu'elle veut perdre; mais la Nature, qui du haut du nuage qui la cache, pénétre ses pernicieux desseins, se prépare à couvrir cette Ennemie de honte.

Le moment affreux où chacun doit aller puiser dans l'urne la vie ou le trépas, est enfin arrivé: tout tremble, tout frémit; la frayeur s'empare fortement de tous les cœurs; nul n'ose le premier aller consulter ce fatal oracle. Alors Zeinzemin ranimant son grand courage, l'indignation & la colére lui rendant ses premiéres forces, s'avance, relevant d'une main le poignard, il plonge l'autre dans le vase, en tire, contre le gré de la Ruse, une boule dont la blancheur est le symbole d'un sort favorable. Son Ami, le sage Fadhilah, le suit avec une intrépidité qu'inspire aux grandes ames une noble indifférence, qui ne sait ni craindre ni chercher le trépas.

Voyons, cher Ami, lui dit Zeinzemin, si ce que vous nommez le sort, aura décidé comme moi. Fadhilah tire, sans en être effrayé, la triste annonce, qu'il doit cesser de vivre: il la montre avec fermeté & d'un visage serein à toute l'assemblée. O mon illustre Ami! dit-il au Prince, si vous n'aviez horreur de nos mêts sanglans, je m'estimerois heureux de contribuer à la conservation de vos jours aux dépens des miens.

Zeinzemin à l'instant dépouillant toute feinte, & faisant briller en ses mains le poignard dont il s'est saisi: Non, Fadhilah, dit-il, vous ne mourrez pas, le meilleur des humains ne servira point de pâture à ces bêtes féroces: les décisions de ce fer sont plus sûres que celles de ces chétives boules: Vous avez cru, peut-être, ajouta-t'il en s'adressant à ses Ravisseurs, que je me prêterois à vos détestables résolutions; vous avez osé me proposer de m'y assujettir avec mon Ami; vous prétendiez, peut-être, m'y contraindre; mais vous m'avez appris l'art de feindre, & de me défier de vous. Quand vous m'avez enchaîné indignement, vous m'environnâtes, vous me surprîtes, vous calmâtes ma juste colére par des discours flatteurs, par des promesses que je crus sincéres; sans quoi, ou vous ne seriez plus, ou je reverrois ma chere Patrie. Sachez donc qu'à présent je n'ignore ni votre imposture, ni votre méchanceté; mais je sais aussi les moyens de les réprimer. Je vois que chez vous régne la volonté du plus fort; je suis donc votre maître; tremblez, lâches; le premier qui ose tenter d'assouvir sa faim par le crime, déchiré en piéces, deviendra le jouet des flots. Quoi! vous savez commettre des forfaits, & vous ne savez pas en souffrir le châtiment? Votre imprudente folie, voisine des dangers que la raison vous disoit d'éviter, n'en peut supporter les attaques. Mangez votre or, que vous avez préféré au soutien de votre vie; mourez tous, inutile poids de la terre: qu'importe à la Nature, que de tels monstres que vous subsistent? Ces paroles prononcées d'une voix de tonnerre, jettent dans tous les cœurs une frayeur qui les glace; tous néanmoins admirent la grandeur héroïque de ce courage.

En effet, l'auguste visage de Zeinzemin, séjour d'une douceur affable, s'étoit tout-à-coup couvert des plus redoutables sillons de la fureur; ses yeux étincellans sembloient lancer la foudre & les éclairs à travers un sombre nuage, ou plutôt ses sourcils froncés laissent appercevoir deux fournaises ardentes; sa stature haute & majestueuse annonce une force extraordinaire; enfin, l'effroi le fait paroître encore plus grand à ceux qu'il intimide.

La Dive qui protége Zeinzemin, contemple avec plaisir celui qu'elle a doué des plus éminentes qualités, & de l'ame, & du corps, au milieu de ses ennemis, tel qu'un chêne sourcilleux entre de foibles roseaux; elle voit la Ruse elle-même confondue* & tremblante: Oui, dit-elle, reprenant les derniéres paroles de son Héros, je vais purger la terre de ces viles créatures: elle redonne au mouvement de son char sa premiére célérité; il s'élance aux plus hautes régions des airs; il les traverse plus promptement que la vue; le mouvement de ses roues égale celui du centre de la lumiére; aussi en paroissent-elles rayonnantes. La Puissance qui les dirige, voit, en passant, les Isles infortunées, éparses çà & là comme des feuillages flottans sur la surface des eaux; elle les voit, avec indignation, couvertes d'un risible mêlange de Palais, de Temples, de masures, de vanité, d'orgueil, de misére & de bassesse; elle voit, avec une pitié mêlée d'indignation, les humains soustraits à ses loix, regardant comme de sinistres présages des châtimens de leurs folies, tout ce qui leur paroît extraordinaire; elle les voit, dis-je, prenant sa splendeur pour un de ces astres que leur stupide ignorance croit être des signes de malheur, courir aux pieds de leurs autels, implorer la clémence de leurs Divinités qu'ils croient avoir offensées, avec la secréte réserve de recommencer encore, quand ils les imagineront fléchies par leurs superstitions.

La Nature arrive, enfin, à la froide demeure des tempêtes.* Là au milieu d'une mer mugissante s'éleve un rocher caverneux, environné de sinuosités profondes, hérissées de pointes, contre lesquelles l'onde en furie, poussée par des courans impétueux, vient se briser avec un bruit qui ressemble à la chute d'une montagne: tantôt attirés de toutes parts par les mouvemens tortueux de quantité de tourbillons, les flots vont en foule se précipiter dans des gouffres qui les revomissent; les antres profonds de cette montagne en retentissent au loin; l'air qui circule dans mille canaux entortillés, allume, entretient dans quelques-unes de ces cavités de spacieuses fournaises remplies de matiéres combustibles; dans d'autres sont entassés les frimats des hyvers, avec le nitre, le souffre & les exhalaisons subtiles qui servent à composer la foudre.

C'est dans ces lieux que la Reine des tempêtes & des vents, les rassemble & les tient enchaînés; elle en occupe une partie à forger le tonnerre ils allient pour cela les principes les plus incompatibles, & du froid, & du chaud; ils enferment dans les fels qui servent à fixer la fluidité des eaux, les ressorts les plus impetueux de l'air; ils plongent ces masses dans un souffre liquide, ou dans d'autres bitumes les plus inflammables: ces foudres ainsi préparés, passent en d'autres gigantesques mains, qui les enveloppent d'énormes boules d'épais nuages, qu'elles accumulent les unes sur les autres, comme autant des montagnes: leur Souveraine employe aussi un grand nombre de ces robustes Agens, à transporter ou à reverser dans les entrailles de la terre, les sucs de différens minéraux, ou ceux dont se sert la Dive qui préside à tout ce qui végéte, pour nourrir les plantes & les animaux: le reste de cette troupe turbulente est attaché au rocher que traverse l'axe du globe qu'habitent les Mortels, & ne cesse de faire tourner cette lourde machine. Les plus furieux des ouragans, chargés de même de pesantes chaînes, attendant que quelque ordre divin les en dégage, exercent seur impétuosité autour du rocher qui sert de trône à celle qui les gouverne: ils secouent leurs liens, ils frappent, ils entortillent les flots, ils les élévent jusqu'aux nues. Ainsi le Lion terrible, encore redouté, tout captif qu'il est, effraye du seul bruit de ses rugissemens, quiconque ose l'approcher, mais paroît craindre lui-même à l'aspect de son maître. C'est avec bien plus de soumission que les vents obéissent à celle qui tient le pesant gouvernail de la Terre: assise au milieu d'eux, elle marque & dirige leurs mouvemens avec son sceptre de fer; autour de sa tête élevée brille un cercle d'étoiles qui environnent celle qui guide le nautonnier.

A l'aspect de l'aimable Nature, avec laqu-elle elle partage le gouvernement du monde, cette redoutable Dive fait taire les vents; leur bruit cesse aussi subitement qu'un feu léger s'éteint: & par respect pour leur Souveraine & pour celle dont la présence porte par-tout le calme, ils laissent doucement retomber les flots qu'ils accumuloient; ils rentrent dans le creux de la montagne; les Zéphirs seuls ont la liberté de voltiger autour du char de la Nature. Elle aborde la Dive Polaire, & lui parle ainsi: Ma chere Compagne, celle de qui nous tenons notre pouvoir, m'envoye pour exciter votre zéle à le venger. Voyez cette flotte qui s'approche des Isles mobiles que vous retenez suspendues par ses ordres; les perfides qui montent ces vaisseaux, se sont rendus dignes de toute sa colére par la plus noire ingratitude.... C'est assez, reprit vivement la Maîtresse des mers; qui offense l'auguste Vérité, court à sa perte & mérite de périr.... Faut-il les réduire en poudre par le feu de mes traits? faut-il les plonger pour jamais au sein des meis? Ordonnez.... Sur quels coupables doivent tomber mes coups: Faites-moi suivre, dit la Nature, par le plus impétueux de vos Sujets; commandez-lui de m'obéir, je me charge, à cet égard, de l'exécution des ordres de notre sublime Souveraine; il vous est réservé, ma chere Compagne, une plus haute entreprise.

Les Monstres qui habitent ce fragile Palais, qui s'éléve entre votre demeure & ces Isles dispersées sur lesquelles ils dominent, ont formé de téméraires projets contre l'Empire de la Vérité, dont ils espérent follement se rendre maîtres; ils vous croyent, ces insensés, disposée à les favoriser, parce que devenus les séducteurs & les bourreaux de leurs esclaves, vous avez quelquefois permis aux vents de seconder la fureur de ces Tyrans: leur insolente Témérité viendra vous prier de les faire porter vers les lieux qu'ils prétendent attaquer; secondez alors leur aveugle imprudence; ordonnez à vos tempêtes, qu'en approchant des lieux où elles conduiront ces Furies, elles les chargent de chaînes, & les traînent devant celle qui veut écraser ces insectes; ne faites épargner que les malheureux Habitans de ces Isles, que sa bonté veut délivrer de leurs tourmens; mais, en attendant que ces ennemis viennent implorer votre secours, laissez ces régions paisibles. Ainsi parla la Nature.

La puissante Dive des Orages appelle le plus formidable d'entre eux; il sort de la plus spacieuse des cavernes; il est d'une grandeur démesurée; sa tête s'éléve jusqu'aux nues; ses yeux foudroyans lancent de continuels éclairs; les accens de sa voix sont ceux du tonnerre; son corps est grossi de cet air comprimé & furieux, dont les secousses font trembler la terre comme une onde, bouleversent les montagnes, déracinent les forêts: les mers les plus profondes n'atteignent que sa ceinture; il déploye ses aîles, mille torrens en découlent; elles s'étendent jusqu'aux extrêmités de l'horizon, elles lui donnent une légéreté & une vitesse que rien n'égale. Sa Souveraine lui ordonne de suivre la Nature, & d'obéir à ses intentions. La Dive conservatrice prend congé de sa Compagne, & montre au Ministre de sa vengeance, la flotte qu'elle veut faire périr. Un vent favorable la faisoit tranquilement voguer; ses matelots, peu après l'action héroïque de Zeinzemin, avoient confusément apperçu leurs côtes; cette vue avoit fait revivre la joie & l'espérance dans tous les cœurs; les plus affoiblis par la faim, se faisoient porter sur le pont; d'autres s'y traînoient pour jouir de cette vue délicieuse; leur langueur pousse des cris qui ressemblent plus à des gémissemens qu'à des marques d'allégresse; quelques-uns même en expirent, heureux d'être délivrés des nouveaux malheurs qui leur sont préparés.

Vas, dit la Nature à la Tempête, qui n'attend que ses ordres, vas, n'épargne aucun de ces vaisseaux, pas même ceux qui sont rassemblés dans les ports; que personne n'échappe, que deux Mortels que tu reconnoîtras à leur intreprédité au milieu des dangers, tu les porteras dans cette Isle élevée, où je vais descendre. Aussi-tôt part la terrible Messagére. Au premier pas qu'elle fait, les vents favorables fuient, & laisse retomber les voiles contre les mâts; l'air, jusqu'à son arrivée, n'est plus agité du moindre souffle qui puisse rider la surface des eaux; la mer, blanchissant d'écume, ressemble à une plaine couverte de nége: ce triste présage replonge les matelots dans leur premier désespoir; ils s'apprêtent néanmoins à parer les coups qui les menacent; des rochers leur dérobent encore la vue de l'ennemi qui vient les attaquer; il ne se fait entendre que par un bruit sourd, pareil à celui d'une forêt agitée; mais, enfin, ils apperçoivent vers les bords de l'horizon, l'effroyable tête de l'Orage: il accourt avec furie, roulant devant soi des montagnes liquides; derriére lui une sombre nuit étend ses voiles pour augmenter les horreurs du danger; c'est en vain qu'on tente d'éviter ou de sou enir ses premiéres fougues: il atteint la flotte, sans presque donner le tems aux matelots de se reconnoître; & comme l'Aigle, qui du haut des airs apperçoit une Tortue, fond sur elle, l'enléve pour la briser contre quelque pierre, de même les flots soulevés portent leurs vaissaux au-dessus des nuages, pour les laisser retomber dans les plus profonds abîmes; les uns y restent plongés pour toujours; d'autres, rapportés au voisinage du Tonnerre, sont réduits en poudre; d'autre, enfin, long-tems roulés par les flots, sans mâts, sans gouvernail, entr'ouverts de toutes parts, sont brisés contre les écueils; partie est dévorée par la fureur des ondes; les éclairs laissent, par intervalles, appercevoir la mer couverte de débris & de cadavres qu'elle absorbe & remontre à chaque instant; quelques malheureux luttent encore au milieu de ses larges sillons.

Le vaisseau qui portoit Zeinzemin, étoit le seul reservé aux derniers efforts de la tempête; il est emporté bien loin entre les Isles infortunées, dont l'obscurité ou les nuages ôtent la vue: les vents qui changent à chaque instant, lui font parcourir les détroits tortueux qui séparent ces écueils: avant que de le mettre en piéces, ils le conduisent vers les bords contre lesquels il leur est ordonné de le briser. Le Héros & son fidéle Fadhilah sont les seuls que le danger trouve insensibles. Ses Ravisseurs pâles, muets & tremblans, dans la derniére consternation, attendent, immobiles, un sort pareil à celui de leurs compagnons.

Une ame vraiment grande & généreuse, sait avec courage reprimer les forfaits, ou se défendre d'un injuste aggresseur: mais voit-elle son plus cruel ennemi dans les derniéres calamités, elle ne sait point se réjouir de ses maux, ni insulter à son malheur; son cœur bienfaisant se ferme à tout ressentiment pour s'ouvrir tout entier à l'humanité: la personne qui vient de l'offenser, lui devient alors chere; il lui tend une main secourable: est il environné des mêmes infortunes? il oublie qu'il est malheureux pour ne s'attrister que du sort des autres.

Tant qu'il avoit été possible de résister aux coups de la tempête, Zeinzemin prenant lui-même le timon que le Pilote avoit abandonné, & gouvernant avec autant d'adresse que de force, il sembla, pendant quelque tems, maîtriser les flots, jusqu'à ce que cette puissante machine brisée dans ses mains, ôta, enfin, toute espérance.

Alors d'un air serein & tranquile, il adresse ce discours à ceux qu'il ne peut plus secousir: Mes Amis, leur dit-il, si la mort est quelque chose pour vous de si effrayant, n'attendez pas qu'elle vienne vous envelopper sous les ruines de votre vaisseau: devez-vous, après tout, la craindre, vous qui connoissant l'inconstance des eaux, vous exposez si gayement à ses caprices? Pour moi, après la perte de ma chere Patrie, je regarde la fin de ma vie comme celle de mes maux. Les terreurs du trépas sont plus cruelles que lui-même. Imitez-moi. Pour vous en délivrer, jettez-vous en ses bras: c'est, peut-être, au sein du péril, au milieu de ces ondes que vous trouverez votre salut. Il dit, & s'élance d'un saut léger dans la mer. Presque au même instant une vague impétueuse achéve de submerger le vaisseau qu'il quitte. Mais respectant celui que le Ciel favorise, elle le porte en roulant vers le rivage, se retire en découvrant le sable où elle le laisse: la tempête cesse, & le ciel redevient serein.

Le courage le plus ferme, le plus intrépide, est quelquefois obligé de céder à le continuité opiniâtre de ses malheurs: il paroît écrasé de leur poids: l'ame comme ensévelie sous ces ruines, reste dans un stupide engourdissement? insensible, irrésolue, toutes ses puissances, violemment suspendues, restent immobiles. L'infortuné Zeinzemin se voit, avec surprise, arraché, malgré lui, à une mort qu'il croyoit certaine: jetté seul sur un rivage inconnu & désert, sans espérance d'aucun secours humain, la nuit ne lui laisse appercevoir aux environs qu'une triste solitude: le silence, & des vents, & des flots, la rend encore plus lugubre; rien n'arrête, rien ne fixe ses regards incertains; enfin, accablé de fatigue & de douleur, le sommeil vient le priver pour quelque tems du sentiment de tant de maux.

ARGUMENT DU CHANT XII.

Z Einzemin retrouve son Ami après le naufrage; il est conduit avec lui au Roi de cette Isle: discours qu'il lui adresse: comment il est traité à la Cour: il s'en retire; il retourne avec Fadhilah dans leur retraite; ils parcourent les environs d'un ancien Temple de la Vérité: description de l'aspect de cet édifice. Fadhilah apprend au Prince que les Dives qui président aux Sciences, habitent dans ces lieux: il conduit Zeinzemin dans une bibliothéque; il lui explique en quoi les caractéres simboliques ou hiérogliphes différent de l'écriture. Réflexions du Prince & de son Ami sur la multitude des Ecrits. Fadhilah fait le portrait de la Dive qui préside à la Métaphisique: ce qu'il pense des livres qui traitent de la Divinité; il expose les principales opinions des Philosophes sur ce sujet, & les causes de leur diversité; il fait un précis de celles qui regardent ce qui constitue l'essence de l'Etre suprême. Monumens de la multitude des Loix. Peinture des Dives qui président à la Morale. Occupations des Moralistes & des Législateurs; ce qu'en pense Zeinzemin. Tableau des événemens historiques. Asservissement de l'Histoire & de l'Eloquence. Le Prince & son Ami s'avancent vers le Temple de la Vérité, & en trouvent les chemins rompus.

ARGUMENT DU CHANT XII.

Z Einzemin retrouve son Ami après le naufrage; il est conduit avec lui au Roi de cette Isle: discours qu'il lui adresse: comment il est traité à la Cour: il s'en retire; il retourne avec Fadhilah dans leur retraite; ils parcourent les environs d'un ancien Temple de la Vérité: description de l'aspect de cet édifice. Fadhilah apprend au Prince que les Dives qui président aux Sciences, habitent dans ces lieux: il conduit Zeinzemin dans une bibliothéque; il lui explique en quoi les caractéres simboliques ou hiérogliphes différent de l'écriture. Réflexions du Prince & de son Ami sur la multitude des Ecrits. Fadhilah fait le portrait de la Dive qui préside à la Métaphisique: ce qu'il pense des livres qui traitent de la Divinité; il expose les principales opinions des Philosophes sur ce sujet, & les causes de leur diversité; il fait un précis de celles qui regardent ce qui constitue l'essence de l'Etre suprême. Monumens de la multitude des Loix. Peinture des Dives qui président à la Morale. Occupations des Moralistes & des Législateurs; ce qu'en pense Zeinzemin. Tableau des événemens historiques. Asservissement de l'Histoire & de l'Eloquence. Le Prince & son Ami s'avancent vers le Temple de la Vérité, & en trouvent les chemins rompus.

NAUFRAGE DES ISLES FLOTTANTES. CHANT XII.

LE Soleil éclairoit à peine le sommet des montagnes, lorsqu'une multitude de Peuples est attirée sur le rivage, pour considérer les ravages de la tempête; mais quel spectacle! on n'apperçoit çà & là que corps pâles, défigurés, souillés de fange & de vase, sans mouvement, sans vie; on ne voit que des débris dispersés de mâts, de cordages, mêlés de fragmens de vaisseaux & de quelques restes précieux de leur charge: les uns ramassent avidement ce peu de richesses, en regrettant celles que la mer vient d'engloutir; d'autres, par des sentimens plus humains, déplorent le sort de tant de malheureux, cherchent s'il n'en est point encore que les secours puissent faire revivre; celui-ci, reconnoissant un ami, ceux-là, un pere, un frere, un mari, poussent jusqu'au Ciel mille cris lamentables. Ce bruit confus éveille Zeinzemin; il se voit environné de gens qui le considérent avec étonnement; il les prend pour ses perfides compagnons, qu'il ne regarde plus comme ennemis; il les félicite d'être échappés au naufrage; il les exhorte, les encourage, leur propose même des moyens de subsister dans cette Terre, qu'il croit encore inhabitée; mais les secours qu'on lui offre à lui-même, les questions qu'on lui fait, l'étonnement que causent ses réponses, le tirent d'erreur: tout le monde admire le peu qu'il raconte de son Pays, de ses avantures; on le prend pour un de ces hommes qui, venus de ces extrêmités de la terre, paroissent au Peuple ignorant d'une autre nature & d'une autre espéce.

Le Prince se ressouvient alors de son fidéle ami; il demande à son tour à quelques-uns, s'il est le seul qui se soit sauvé du naufra ge, & s'ils n'ont pas trouvé un de leurs Concitoyens, qu'il leur dépeint. Zeinzemin parloit encore, quand tout-à-coup un homme, fendant la presse, vient se jetter entre ses bras. Ah! mon illustre Ami, ô mon Roi! s'écrie cet homme, je vous cherchois, & je comptois pour rien la faveur que le Ciel me fait de me rendre à ma Patrie par une espéce de prodige, si sa bonté n'eût accordé à mes vœux, celle de vous revoir sain & sauf.

Zeinzemin reconnut avec une égale joie, son cher Fadhilah. Ils s'écartent tous deux de cette foule importune, qu'ils laissent occupée d'autres objets; & se racontant l'un à l'autre les horreurs encore récentes de leur commun danger, ils s'avancent vers un lieu champêtre fort agréable, assez près du rivage de la mer, où, au milieu d'un petit bois, paroissoit une demeure simple, mais propre & avantageusement située.

Voilà, grand Prince, dit Fadhilah, l'humble, mais paisible retraite que vous offre mon amitié, en attendant que mon zéle puisse trouver les moyens de vous faire revoir les régions fortunées dont vous faisiez les délices.... A ces mots Zeinzemin jetta un profond soupir, & ne put retenir ses larmes. Ils arriverent, enfin, dans ces lieux, où le Sage, le seul des humains affranchi de toute tyrannie, jouit en liberté des avantages de l'être. Roi d'un cœur exempt de trouble, & d'une raison éclairée, l'une lui soumet toute la Nature, & l'autre lui prépare & lui fait goûter des plaisirs toujours purs.

Soutenu de la douce espérance de retourner dans une Patrie où il ne faut point fuir la société des hommes pour être heureux, Zeinzemin se livre, enfin à la gayeté qu'inspire à son généreux Ami le plaisir délicat d'obliger.

Aux agréables projets que forment ces deux Sages pour sortir de leur exil, ils mêlent les occupations amusantes de leur solitude, & la variété de mille entretiens intéressans; mais ils ne tarderent pas d'être tirés de ces lieux écartés pour paroître à la Cour du Souverain de cette Isle. Ce Prince informé du désastre extraordinaire arrivé sur les côtes de ses Etats, voulut s'instruire des particularités de ce naufrage, & voir l'Etranger qu'on lui dit être seul échappé au danger avec Fadhilah, aussi connu qu'estimé pour sa sagesse, mais aussi négligé que l'estime de la plûpart des Grands est stérile.

Ces deux Amis sont donc conduits avec honneur vers le Monarque. Notre sage Insulaire en conçoit des espérances favorables pour le Prince qu'il affectionne.

Zeinzemin, le grand Zeinzemin, dont la magnificence est aussi étendue que ses vastes Etats, voit, avec surprise, au centre de la misére des humains, une demeure pompeuse, un trône éblouissant, où il cherche long-tems quelle est la Divinité à laqu-elle on rend de tels hommages: il l'apperçoit enfin, couverte d'ornemens; mais il étonne lui-même les spectateurs par les graces & la majesté de sa Personne. Au premier aspect l'admiration lui attire tous les yeux: le Prince même qui se l'est fait amener, ne peut s'empêcher de prendre des sentimens favorables pour ce Héros; il le prévient par ce discours:

O aimable Etranger! puisque le Ciel, sans doute pour quelque crime, n'a pas permis qu'aucun de nos Compatriotes échappât au trépas; puisqu'il vient de les faire tous périr à la vue de leur Patrie, dites-nous si vous êtes de ces Régions éloignées qu'ils avoient entrepris de découvrir, & dont on raconte tant de merveilles. Nos vaisseaux étoient-ils aussi richement chargés qu'on le croit? Pour vous, quelque perte que vous ayez faite, elle sera aisément réparée par les bons traitemens que vous recevrez ici: je vous mettrai au nombre de mes Esclaves* les plus chéris, & qui approchent le plus près de ma Personne.

Je crois, comme vous, répondit Zeinzemin, que le Ciel, qui s'intéresse à la conservation de ses créatures, se plaît à détruire des monstres qui cherchent à nuire par de feintes caresses; c'est de la sorte que ceux que vous nommez vos compatriotes, m'ont cruellement arraché à ce que j'avois de plus cher; c'étoit, sans doute, pour nous préserver des atteintes de ces Ravisseurs, que la Divinité avoit mis, entre votre Pays & le nôtre, un espace d'eau aussi étendu que celui que parcourt le Soleil: j'admire encore comment ils ont pu franchir ces obstacles; mais les animaux malfaisans sont ordinairement les plus industrieux. Ce que l'on vous raconte de notre Patrie, n'a rien de merveilleux, ni rien que les libéralités de la Nature n'ait répandu par-tout pour la subsistance des hommes: ce sont vos climats, au contraire, qui doivent paroître extraordinaires, puisque depuis le peu de tems que j'y suis, je m'apperçois que vous avez besoin de quantité de choses dont nous nous passons sans peine. Je ne suis plus surpris de l'avidité des vôtres, & de leur empressement à ramasser une matiére que vous paroissez chérir jusqu'à ne pouvoir vous en séparer; vous vous couvrez de ce que vous nommez or, argent, pierreries, avec autant de soin, que si vous en vouliez faire partie de vous-même: si ce sont là ce que vous nommez richesses & biens précieux, je vous avoue que votre perte est considérable, puisque vos vaisseaux en étoient si chargés, que, pour retarder quelques instans une mort certaine, on jetta des quantités prodigieuses de ce sable brillant dans la mer. Je pensois même d'abord que vos gens lui faisoient ce présent, pour appaiser sa fureur. Vous voulez, dites-vous, réparer mes malheurs; je ne vous demande autre chose, sinon que vous me rendiez à mon Peuple; car je juge aux égards que l'on a pour votre Personne, que vous êtes ici ce que je suis dans ma Patrie, c'est-à-dire, le Bienfaiteur & le Pere des autres hommes, mais si, instruit par les malheurs de ceux qui viennent de périr, personne n'ose plus tenter de repasser les mers, je resterai parmi vous; j'y vivrai séparé de toute compagnie, content de peu de choses nécessaires au soutien de la vie, selon les mœurs innocentes de mon pays. Je ne connois que trop, hélas! puissé-je l'avoir toujours ignoré! par tout ce que j'ai vu pratiquer à ceux qui montoient vos vaisseaux, quelle est la férocité de vos usages; j'y ai appris la signification inhumaine & odieuse du mot d'esclave, dont vous m'offrez l'emploi auprès de votre Personne. O Chef d'un grand Peuple! je sais que vous dégradez l'humanité, en l'assujettissant durement à vous prêter des secours involontaires, que vous ne devriez attendre que d'un amour sincére, excité par des bienfaits. Osez-vous bien proposer un tel avilissement à un homme né libre comme vous, & comme le reste des mortels? Je n'ai jamais connu que le doux nom d'amitié qui pût indissolublement unir les cœurs: méritez donc que je m'attache à votre Personne par des liens si doux; & fournissez à mes désirs l'occasion de mériter que vous m'aimiez. Frere aîné de la Nation chez laqu-elle je suis né, à peine ma langue commençoit-elle à articuler quelques paroles, & mes oreilles à distinguer les sons, que l'on m'apprit que j'étois destiné à travailler au bonheur des autres, aux dépens même de mon propre repos. Si vous êtes ici chargé des mêmes fonctions, mes secours, mes conseils ne vous seront, peut-être, pas inutiles, & j'apprendrai de vous ce que j'ignore encore.

La sincérité & la franchise, qui n'osent plus paroître devant le trône des Rois que sous des dehors bouffons, ou qui sont forcées, pour se faire écouter, d'emprunter le langage de la flatterie, plurent infiniment dans la bouche de ce Prince sauvage. La timide servitude, qui n'ose lever les yeux devant ses maîtres, entend, avec plaisir, les leçons qu'une noble assurance ose faire à ses tyrans: elle applaudit secrétement à ce que sa lâcheté n'oseroit entreprendre; & telle est la force de la Vérité, qu'elle ne sauroit déplaire aux plus fiers Monarques, quand elle leur est dite avec cette liberté naïve dans laqu-elle ils ne soupçonnent pas d'intention de les offenser, quand ils reconnoissent cette candeur qui ne leur parle que de devoirs qu'elle pense qu'ils pratiquent, & de qualités dont elle les croit ornés; elle plaît, dis-je, parce qu'elle ne marque point de dessein de déplaire.

Tel fut l'effet que produisit le discours de Zeinzemin. On le trouva plein de cette force & de cette grandeur que la seule Nature peut prêter aux expressions des mortels. Le Roi devant lequel il paroissoit, & toute sa Cour, fut étonné. On conçut la plus haute idée de ce Prince, que l'on croyoit barbare. Le Souverain lui fit les plus magnifiques promesses & les traitemens les plus honorables; les Courtisans imiterent leur Roi; mais cette premiére chaleur ne tarda pas de se ralentir. Insensiblement on s'accoutuma à regarder ce qu'il y avoit d'héroïque dans cet Etranger comme quelque chose qui ne pouvoit être d'usage que dans un Pays que l'éloignement faisoit regarder comme imaginaire & fabuleux: on différa, ou on éluda, sous différens prétextes, ce qu'on lui avoit promis; on le négligea enfin; & les Grands, qui, semblables aux oiseaux de passage, suivent les vicissitudes des saisons de la fortune, oublierent celui qu'elle cessa de favoriser.

Fuyons, dit alors Zeinzemin, fuyons, cher Fadhilah, fuyons de ces lieux empestés, où sous des lambris dorés regnent tous les vices qui deshonorent l'humanité, & tous les maux qui la tourmentent; ces lieux où la pompe n'est qu'un verre fragile, où la grandeur n'est que le plus méprisable des avilissemens; ces lieux où la souveraine puissance ne sait, ni se faire obéir, ni se faire aimer; ces lieux, enfin, où tout est faux, vain & perfide. Retournons dans notre paisible retraite, allons-y attendre que le ciel daigne décider de mon sort. Hélas! s'il ne doit point changer, ce n'est que dans cette aimable demeure, ce n'est que près de vous que je puis oublier mes malheurs.

En marchant vers ce séjour tranquile, ces deux Amis découvrirent une plaine entrecoupée, dont le paysage varié ne laissoit pas d'avoir quelque agrément. Malgré l'ennuyeuse solitude qui paroissoit y regner, il y avoit çà & là quelques habitations solitaires, dont les unes étoient assez spacieuses & ornées, d'autres étoient environnées de brossailles & de terrains pierreux & inégaux: on appercevoit à peine le sommet de ces édifices; on en voyoit aussi de placés au milieu de quelques champs arides & sabloneux,

De toutes ces habitations, autant de routes plus ou moins tortueuses, aboutissoient au pied d'une haute montagne, qui paroissoit hérissée de pointes de rochers, amoncelés comme des tas de ruines, les uns nuds & blanchis par les eaux, les autres couverts de mousses ou de ronces; des fentes de cette montagne escarpée sortoient, en divers endroits, des buissons, des arbustes, à travers lesquels on appercevoit comme de vastes pans de murs; ailleurs on voyoit les canaux de quantité de ravines creusées par des torrens. Sur le sommet de ce mont, courbé en précipice, s'élevoit entre des arbres aussi anciens que la terre, un Temple à demi démoli, mais d'une structure qui laissoit encore voir des marques de sa premiére magnificence: ce lieu, tout négligé & désert, conservoit encore un air de grandeur qui inspiroit, avec du respect & de la vénération, le regret de n'en voir que les restes. Zeinzemin s'arrêta à les considérer.

Ces lieux, dit Fadhilah, sont la demeure des Dives ou Génies, qui, à ce qu'on prétend, président aux Sciences: c'est aussi celle des humains qui se disent favoris de ces Sœurs, qu'ils croient toutes Filles de la Vérité.* Vous appercevez son Temple; mais, hélas! qu'est devenue sa splendeur? Depuis que l'auguste Vérité, fuyant la compagnie des hommes, a quitté ce Sanctuaire, on ne voit plus sur ses murs que des traces à demi effacées de son ancienne beauté: vous voyez mille routes qui y conduisent; mais tous les accès en sont bouchés, ou par des ruines confusément entassées, ou par des précipices formés par la chute de quelque rocher. Si celles que l'on prétend Filles de la Reine de l'Evidence, se plaisent dans la triste solitude de cet ancien bois sacré qui environne ce Temple, l'entrée leur en est fermée; quelques-uns seulement en approchent le dehors, pour y contempler quelques vestiges tracés par les mains de cette Reine.

On dit que ces Dives ont appris aux hommes à méditer & à réfléchir sur les propriétés de chaque Etre, aussi-bien que sur les facultés de leurs ames, & à ne jamais porter de jugement que dicté par l'évidence: plusieurs d'elles, ajoute-t'on, ont donné des maximes & des préceptes sûrs pour l'exécution de tout ce qui peut être utile au genre humain.

Voulez-vous, Prince, que nous parcourions quelques-unes de ces demeures? les divers emblêmes sous lesquels nos Sages nous dépeignent les Dives dont ils se sont déclarés les Disciples, auront de quoi vous distraire de vos ennuis.

Le premier endroit où Fadhilah fit entrer Zeinzemin, étoit un vaste édifice, où quantité de personnes étoient si occupées, qu'à peine s'apperçurent-elles de l'arrivée de ces deux Etrangers. Voyez, dit le Conducteur du Héros, cet amas prodigieux de piéces d'une étoffe mince & légére, ou d'écorces d'arbres les plus fines, les unes roulées en volumes, les autres assemblées en tablettes appliquées les unes sur les autres.* Cririez-vous, Prince, que, comme par une espéce d'enchantement, ces frêles lambeaux sont les plus durables & les plus estimables monumens de l'esprit humain? Rien n'est plus capable de faire sentir son immortalité, que ces oracles qui nous font entrer en conversation avec les Sages qui ont vêcu dans les tems les plus reculés; car, en ouvrant ces volumes, nos yeux y voyent les pensées & les propres paroles de ceux qui se sont appliqués à instruire les humains; nous ne faisons que leur prêter les sons de notre voix; ces ames sublimes revivent en nous; elles nous font ce qu'elles étoient; elles s'énoncent par notre bouche, elles plaisent, elles charment, elles touchent, elles persuadent; en repétant leurs discours, nous sommes leurs auditeurs.

Mais je vais, Prince, faire cesser votre surprise: il n'y a en cela rien que de fort simple & de fort naturel, & c'est précisément ce qui en fait le merveilleux. Chez vos Peuples, dont les besoins ne sont pas si étendus que les nôtres, quelques signes suffisent pour communiquer les idées des choses nécessaires à la société, & l'image de cette chose,* ou quelque autre simbole, annonce au Citoyen, d'une façon précise & sensible, ou ce qu'il veut connoître, ou ce dont il doit être instruit. Pour nous, un petit nombre de signes nous indiquent tous les sons simples que la voix humaine peut faire entendre; tracés les uns à côté des autres, ils nous montrent des articulations que nous repétons facilement comme elles ont été prononcées; les combinaisons de ces peincures de sons articulés, nous annoncent les termes qui expriment nos idées précisément de même que nous les proférons dans nos entretiens; enfin, ils forment ensemble un tableau de discours, de raisonnemens suivis, & nous pouvons alors, prêtant notre voix à ces images, nous redire ces pensées, telles qu'elles seroient énoncées par la personne qui nous les communiqueroit de bouche.

Que vous être heureux! reprit vivement Zeinzemin; ô mon cher Fadhilah! si toutes vos connoissances égalent l'utilité de celle-ci, que j'aurai de joie, si je puis un jour reporter à mes Compatriotes ces précieuses découvertes!

J'admire avec vous, dit ce Sage, ce présent que la Providence a fait aux hommes; mais vous le dirai-je, Prince, excepté, peut-être, un petit nombre de volumes, qu'est-ce que tout le reste? un amas confus & sans ordre de toutes les fausses opinions, de toutes les erreurs dont je vous dis autrefois que nous sommes infectés, redites mille fois, puis redites encore; des loix, une morale qui n'ont point de sens déterminé, & que chacun interpréte à sa fantaisie; des préceptes, des maximes qui se contredisent, ou continuellement démentis par nos actions; une infinité de fables, de récits, productions monstrueuses ou de l'imposture, ou de la folie: presque tout ceci, en peu de mots, est un profond abîme d'incertitude, de doutes, au milieu duquel flotte l'esprit humain, sans savoir où aborder.

Il faudroit, Prince, que dans une Société telle que celle que vous gouvernez, il n'y eût qu'un seul volume, où après une exposition simple, courte & inaltérable de votre excellente morale, de votre sage police & de ce que vous pensez de la Divinité, fussent réunies toutes les connoissances utiles aux commodités de la vie: cet oracle public seroit dans les mains de tous les Citoyens, & il ne seroit permis d'y ajouter rien de pareil à ce qui s'y trouveroit déja dit: on n'y insereroit d'âge en âge que des vérités nouvellement connues, ou que ce qu'auroit inventé une industrieuse expérience.*

Ah! cher Ami, s'écria Zeinzemin, quand pourrai-je exécuter cet excellent projet? Mais que font ces hommes que je vois ici plongés dans une profonde méditation? Leur ame, dit Fadhilah, semble avoir abandonné sa demeure ordinaire pour suivre la Dive † dont ils reçoivent les leçons; ils prétendent qu'elle tient le premier rang entre ses sœurs, par la sublimité & la rapidité de son vol, par la vivacité & l'étendue de sa pénétration; selon eux, elle s'éléve jusqu'au sein même de la Divinité; elle ose contempler, d'un œil fixe, l'essence de cette Cause suprême; elle perce la nuit du néant; elle voit les Etres qui peuvent en sortir; elle léve les voiles qui environnent la nature de ceux qui existent; elle développe, elle expose à la vue de l'esprit, toutes ces profondeurs; elle s'échappe de la multitude de ces objets, s'éléve au-dessus d'eux pour les confidérer comme un tout qu'elle modifie à son gré; c'est elle, enfin, qui a donné aux hommes les idées sublimes du Souverain de l'Univers.

Quoi demanda le Prince, ces volumes contiendroient le magnifique portrait des grandeurs, pour ainsi dire, personelles de ce tout-puissant Monarque? Hâtez-vous, cher Ami, de m'ouvrir ces précieuses & divines images. J'y vais donc apprendre, au moins sur des récits fidéles, ce qu'est cette Cause infinie; je vais, sans doute, en discerner quelques traits frappans, comme j'apperçois l'extérieur de ses ouvrages; je vais connoître, enfin, celui qu'adorent toutes les Nations.*

Son Guide, surpris de ces transports, lui répondit en souriant: Il ne sera pas besoin, Seigneur, que nous parcourions aucun de ces volumes grossis de disputes, de questions vagues & ridicules, de conjectures hazardées, d'opinions risibles, de sistêmes obscurs, mal conçus, mal développés, de discours vains sur de faux attributs prêtés à cette Sagesse incompréhensible, d'après les suggestions des plus honteux préjugés; à travers cette multitude de visions, vous auriez peine à reconnoître si ceux qui les ont produites, admettoient véritablement une Divinité.

Il me sera aisé de suivre avec vous le vol si vanté de la Dive sublime. Depuis tant de siécles, à peine a-t'elle pu percer la plus légére surface de cet Océan infini de grandeur. Tout ce qu'elle a appris aux mortels, peut se réduire à deux opinions; quelque variés qu'en aient été les déguisemens chez différentes Nations & chez ceux auxquels on donne le nom de Sage, examinées de près, on les retrouve toujours les mêmes.*

En effet, que peut pronnoncer la Raison sur cet Etre ineffable, sinon qu'il est un Agent tout-puissant, infiniment aveugle, ou infiniment sage? Elle n'a point de milieu; tout ce qu'elle en dira de plus, est relatif à l'un de ces deux sentimens.

Ecoutons-la d'abord, cette prétendue fille de l'Evidence, exposer ce que seroit une Divinité privée de tout entendement. Son essence, dit-elle, est d'agir & de se mouvoir dans une espace sans bornes: elle est de toute éternité avec la matiére: la matiére est son vêtement, ou plutôt elle en est une propriété inséparable: elle forme avec elle l'Etre qui embrasse tous les Etres: la variété de ses productions n'a point de bornes, non plus que la diversité des mouvemens, qui mesurent l'infinité de la durée de ce Tout merveilleux.*

Ces mouvemens, cette force active de la matiére, opérent dans toute l'étendue de leur empire, aussi-bien sans ordre, sans arrangement, sans simétrie, qu'avec poids, mesure & régularité, puisque toutes combinaisons imaginables, aussi-bien que celles que nous ne pouvons concevoir, doivent se trouver dans l'alternative infinie d'une vicissitude immense; elles doivent produire, tantôt constamment une économie admirable, tantôt constamment un af. freux chaos: là où regnent de belles dispositions, se trouve ce que nous appellons le Monde; c'est là aussi, peut-être, que succéderont, par la suite, les ténébres de la confusion pour faire place ailleurs à un autre Univers, qui peut encore changer de place, s'il n'est pas lui-même infini.

Mais si le Monde n'a point de bornes, ce que nous admirons fut toujours ce qu'il est: le désordre est un néant qui n'exista jamais dans un ordre éternellement infini. Si l'activité de la matiére produit quelque altération successive dans le particulier, ou c'est un changement invariablement le même, ou un ordre renouvellé qui tient imdiatement, & sans interruption à celui qu'il remplace.

Si la raison bornée des humains, effet comme tout le reste, d'un méchanisme d'organes, dont la constitution résulte d'une éternelle économie qui est elle-même sa directrice; si, dit la Dive méditative, cette raison apperçoit quelque irrégularité qui lui donne l'idée de néant, c'est parce qu'au delà de ses limites, rien ne lui paroît plus exister. Cette idée de non-être n'est que pour elle; la réalité, qui ne la touche plus, en est indépendante; ainsi ce qui nous paroit une imperfection, un vuide dans quelques parties mal discernées, mal conçues, n'en est point une pour le Tout immuable, qui n'admet en effet aucune privation d'être.

Comment, repartit Zeinzemin, moi, la plus chétive, la plus foible partie de ce Tout, je pense, je veux, je choisis, je délibére, j'arrange mes actions, je connois l'Univers, je sens, je jouis du bien de l'existence? & l'Etre suprême (tel que le montre cette opinion) Puissance aveugle, ne sait, ni si elle est, ni si elle agit? le bel ordre éternel est fait pour être quelque-tems le spectacle de mes yeux, & l'existence n'est point pour son Auteur? Je suis libre, & il est esclave d'une immuable nécessité? Je veux convenir qu'il n'y ait dans la Divinité, ni choix, ni délibération, ni changeante liberté, parce que tout est présent, tout est déterminé devant elle; au moins ne peut-on lui refuser la Sagesse infinie de concevoir que c'est elle qui est la cause inaltérable de ce Tout. Du reste, que l'on place cette faculté où l'on voudra, il sera vrai de dire que sa réalité est indépendante de toutes les fictions que vous me racontez.

Sont-ce là, poursuivit le Prince, les monstrueuses idées que vos Sages conçoivent de l'Auteur des beautés qu'ils admirent? Quoi! la Dive dont ils sont Sectateurs, fait-elle de si puissans efforts pour enfanter de telles rêveries? C'est donc à cela que se terminent les lumiéres que j'espérois tirer de ces volumes? O cher Ami! qu'une profonde & stupide ignorance est préférable à ce savoir! Je ne m'étonne plus si la Dive qui préside à ces feuilles entassées, fragiles tableaux d'idées absurdes, n'est qu'un vain fantôme, qui comme ces oiseaux nocturnes, voltige autour des ruines du Temple que nous appercevons.

On dit, Seigneur, repliqua Fadhilah, que cette Fille infortunée de la Raison, dont mille préjugés n'ont que trop souvent obscurci les regards, ou plutôt qu'une lumiére trop vive éblouit, parce qu'elle les y tient trop fortement attachés, n'enfanta ce prodigieux sistême, que dans un excès de douleur & de désespoir, lorsque la Vérité eut abandonné ces tristes Contrées, & qu'elle les vit inondées des maux & des vices qui prêtent à la Divinité leurs infâmes attributs: séduite elle-même par les apparences imposantes de l'imposture, elle chercha quelque-tems à concilier les contrariétés étranges, que nos dogmes mettent dans l'Etre infiniment bon; mais ne reconnoissant point dans la conduite que lui impute notre morale, les aimables perfections de cet Etre bienfaisant, elle douta quelquetems qu'il fût doué d'intelligence; la Raison même ne se crut plus l'effet d'une Sagesse suprême; elle ne se regarda plus que comme une périssable vapeur, une parcelle agitée d'un Tout infiniment parfait, parce qu'il est assujetti aux loix inviolables d'une constance qui ne voit rien, pas même ses propres mouvemens; enfin, parce qu'elle s'étoit persuadé, d'après ses leçons, de l'erreur, que tout étoit mal dans la Nature, elle en faisoit l'ouvrage d'un Etre dont on ne pût se plaindre.

Je viens de vous exposer, grand Prince. les sentimens désespérés qu'ont adopté quelques Sectateurs de cette Dive, saisis, comme elle, des transports trop outrés d'une juste indignation contre le vice en honneur, tandis que le mérite est couvert d'opprobre. C'est ainsi que pensent ces Philosophes que vous voyez assis aux pieds de ces éternels ciprès qui couvrent des tombeaux. Les uns sont plongés dans une sombre tristesse, d'autres dans une morne indifférence pour tout ce qui les environne; quelques-uns, au contraire, se livrent, avec empressement, à tous les plaisirs que peut leur offrir la courte durée d'une vie, après laqu-elle ils n'attendent que les ombres d'un néant insensible.

Ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que cette Secte, que l'on nomme impie, loin d'être une société d'hommes méchans & pervers à l'égard des autres hommes, ne donnent dans une opinion monstreuse, que parce qu'ils voyent que les Mortels les plus scélérats admettent une Providence aussi sage que terrible & redoutable. Comment, disent-ils, si cela étoit, pourroit-elle souffrir vos crimes? ou vous seroit-il possible d'en commettre?

Ceux qui tremblent au nom d'un Dieu vangeur, sans pourtant changer de conduite, regardent cette Secte comme digne de toute la colére céleste.

Pour moi, dit Zeinzemin, je la crois plus digne de dérision, que de colére; tout est pour eux l'effet d'un aveugle hazard, parce que leur paresse n'examine rien, parce que leur incapacité ne leur laisse appercevoir qu'une superficie teinte des couleurs de leur mélancolie.

Mais si la Divinité s'irrite des pensées des Humains sur l'essence de son Etre, quel doit être le feu de son courroux contre les ingrates créatures, dont les détestables opinions en font la plus bizarre & la plus cruelle de toutes les Intelligences? quelle doit être sa fureur contre ces insensés, qui, comme vous me le dites autrefois, deshonorent sa Majesté infinie, par les propres attributs des vices qu'ils révérent? Je vous demande, cher Ami, à juger un instant de l'Immortel par nous-mêmes, lequel des deux nous offense le plus, de celui qui nous croit agir sans réflexion, sans jugement, ou de celui qui nous taxeroit de quelque action dénaturée, & qui prétendroit nous revêtir, comme des titres glorieux, de qualités dont notre raison auroit horreur? A ce que je vois, ô sage Fadhilah! les premiers agissent comme s'il croyoient une Intelligence souveraine, & ceux qui sont persuadés de la réalité d'une Providence, se comportent comme s'il n'y en avoit pas: la Secte impie est folle, & la Secte superstitieuse est véritablement impie.* Mais continuez, je vous prie, de m'apprendre s'il n'en est point de plus sensée.

Oui, Seigneur, répondit le sage Insulaire; la Dive dont la douleur & l'indignation contre la superstition, firent éclorre l'opinion qui fait un Dieu de la matiére, modérant les mouvemens d'un dépit trop amer, & rappellant le souvenir des sages leçons de la Nature, moins irritée contre les Humains, essaya encore d'instruire ceux de nos Sages qui se représentent les choses sous des idées moins tristes & moins lugubres; ils apprirent donc d'une réflexion exempte des fougues impétueuses de la mélancolie, que la raison, ce don précieux, quand il est employé à son véritable usage, & lorsqu'il est contenu dans de justes bornes, est en nous l'effet de quelque chose dont il nous suffit de sentir l'existence, & dont nous devons nous contenter d'éprouver les opérations, sans tenter de vaines recherches sur la nature de ce qui les produit. Ils comprirent que cette Puissance, qui gouverne en nous un abrégé de l'Univers, étoit, autant que l'on peut comparer le fini à ce qui ne l'est pas, quelque chose de semblable au souverain Auteur de tous les Etres. Tous nos sens obéissent aux impressions intimes de notre Ame, comme l'outil aux mains de l'ouvrier; tout céde à leurs efforts; tout s'arrange, tout se place à leur gré; animaux, plantes, métaux, les vents même & les flots se soumettent à notre industrie; tout prend forme, figure, mouvement: nous rassemblons, nous associons les choses les plus incompatibles; nous rapprochons les plus éloignées; enfin, notre pouvoir n'a presque point de limites: nous jouissons du plaisir de sentir nos forces, d'en contempler les effets: sans doute, que ce qui anime le tout dont nous sommes partie, est quelque chose qui jouit des mêmes avantages: cette Intelligence infinie voit en nous & dans le monde entier, l'œuvre d'une Sagesse aussi puissante que constante & invariable dans ses desseins.

Je viens de vous développer, Seigneur, continua Fadhilah, les deux seules opinions qui, comme je l'ai d'abord observé, sous quelques formes qu'elles ayent paru dans le monde, sont les seules que l'esprit humain ait pu concevoir d'une Divinité. La premiére est la production d'une raison inquiéte & turbulente, qui, pour fixer ses incertitudes, donne tout au hazard; & celle-ci, grand Roi (digne hommage que la créature rend à son Auteur) est le fruit d'un Esprit, qui ayant plus d'égard à la magnificence du spectacle qui l'environne, qu'à quelques petites irrégularités qu'il croit moins des défauts dans l'objet que dans sa vue, se laisse persuader avec le reste des mortels, que quelque soit l'Architecte de cet excellent édifice, il ne peut être inférieur à son spectateur; cet Esprit sensé ne peut imaginer que l'Artisan soit aussi insensible que les décorations de son ouvrage: il conçoit que la beauté & l'ordre des choses inanimées, ne sont point de leur essence; quelles en peuvent être dépouillées, & qu'il ne faut pas moins d'intelligence pour produire quelque chose de bien rangé, que pour en connoître les assortimens.

C'est de ces deux sentimens, enfin, que sont découlés les raisonnemens ennuyeux, diffus, répétitions continuelles les uns des autres, qui enflent une partie des volumes rassemblés dans ces lieux.

Nos Sages, peu contens de la simple persuasion de l'existence d'un Principe, ont voulu en approfondir la nature.

Ceux qui n'admettent pour toute cause, que la matiére, l'étendue, la durée & le mouvement, ne voyentque l'extérieur de ces idées; & quelques tentatives qu'ils ayent faites pour expliquer nettement toutes ces choses, ils n'ont pu ni percer l'enveloppe de leur essence, ni même s'assurer si tous ces attributs sont inséparables d'un même Etre.

Ceux qui prétendent qu'une Intelligence régle tout, ne s'en sont point tenu à en juger par comparaison. Quelque chose d'inétendu, d'indivisible, qui est par-tout sans occuper de place; quelque chose de purement idéal, une idée même, ou plutôt la faculté qui la reçoit, sans être rien que l'on puisse comparer à la matiére; une substance enfin incorporelle, active, sont des idées aussi sublimes qu'obscures, que nos Sages ont prétendu concevoir, & de l'Etre suprême, & de ce qui porte en nous quelque trait de la Divinité.

Quelques-uns n'appercevant en cela rien que l'esprit humain pût saisir, rien que d'aussi vague que l'onde la plus agitée, ont cru que l'essence de toute Intelligence consistoit à être un feu subtil, la matiére elle-même la plus pure, la plus simple, la plus mobile, douée, par excellence, du souverain pouvoir, & de toutes les facultés que nous admirons dans les effets les plus merveilleux de cette Cause toute-puissante.

D'autres avouent, enfin, que quelque soit la nature de cette Cause, elle a pu communiquer une portion de son pouvoir à la matiére. Cette Puissance infinie, ajoutent-ils, n'a rien tiré du néant, de toute éternité elle a eu devant elle les matériaux de ses ouvrages; de toute éternité active & sage, elle fait regner l'ordre que nous admirons.

D'autres prétendent que, se suffisant à elle-même, & renfermant son activité dans son sein, contente de contempler sa propre grandeur, elle ne s'est déterminée, que dans certain tems, à rompre les barriéres qui retenoient les Etres ensevelis dans une nuit profonde.

Grand Dieu! s'écria Zeinzemin, que les foibles efforts des humains qui veulent te connoître, prouvent bien tagrandeur! Qu'il nous suffise, cher Ami, de savoir qu'il est une mer dont nous ne pouvons sonder les profondeurs. Qu'importe à l'homme, assuré par son existence qu'il y a une Divinité, de savoir ce qu'elle est en elle-même? Qu'il jouisse de ce qu'elle lui fait sentir qu'elle est à l'égard de ses créatures. Sortons de ce labirinte, où la pensée se perd, & s'obscurcit & s'éteint; gagnons, s'il est possible, ces respectables ruines du Temple de la Vérité, il me tarde de contempler ces précieux vestiges.

En avançant vers ce lieu désiré, ces deux Amis traverserent une place remplie de colonnes & de tables chargées d'inscriptions en lettres d'or, les unes assez entiéres, les autres à démi effacées, celles-ci souillées de boue & de poussiére, celle-là tracées sur des frêles lambeaux, voltigeoient au gré des vents, semblables à des toiles d'araignées, déchirées en plusieurs endroits par les insectes, que ces foibles liens ne pouvoient retenir; un grand nombre enfin de ces inscriptions étoient gravées sur les traces encore visibles de plusieurs caractéres; les traits anciens & récens, confusément croisés les uns dans les autres, ne se pouvoient plus lire.* A travers tous ces monumens à demi ruinés, ils parvinrent à la porte d'une grande sale, où paroissoit assise une femme d'un visage triste & sévére. †

Ils entrerent, & le Prince fut frappé d'un spectacle nouveau. Au fond de cette sale étoit représentée sur un trône somptueux, mais à demi ruiné par les ans, une autre femme, les yeux bandés, qui tenoit en ses mains quelque chose de suspendu en équilibre:* elle étoit accompagnée de trois autres personnes de son sexe, assises à ses côtés; l'une avoit les yeux fixés sur un morceau de verre, l'autre appuyée sur un tronçon de colonne, tenoit en ses mains un fer tranchant, & la troisiéme enfin un petit vase. Ces quatre femmes étoient environnées de vieillards de différentes nations, respectables par leurs cheveux blancs: ils étoient attentifs aux leçons que leur dictoient ces Dives.

Reconnoissez, Seigneur, dit Fadhilah, sous ces peintures simboliques, les Dives qui président à nos vertus, à nos loix, qui examinent & réglent nos actions, qui les approuvent ou les condamnent: rappellez-vous, Prince, ce que vous voulutes apprendre de nos mœurs.

Celle qui se couvre les yeux pour n'être point séduite, est cette Equité devenue nécessaire depuis que l'Intérêt & la Propriété ont corrompu nos Peuples. Suivez, dit-elle aux hommes, les rigoureux devoirs que vous vous êtes imposés; que chacun posséde ce qu'un hazard aveugle lui donna en partage, & n'en fasse part à personne qu'en exigeant de fortes assurances d'un pareil retour.

Celle de ses compagnes qui tient un miroir, instruisoit autrefois les hommes à jouir attentivement de l'aspect des beautés de la Nature, & à profiter de ses dons; à présent elle les avertit de se préserver de mille dangers, à connoître leur propre cœur devenu une mer orageuse, voir dans le miroir de cette onde agitée ce qu'ils ont à redouter, & d'eux-mêmes, & des autres.

Celle que vous voyez appuyée sur une colonne, armée d'un fer tranchant, apprenoit au genre humain à ne se point lasser de travailler, à se procurer les commodités de la vie, à fertiliser le sein des campagnes, & nos travaux étoient toujours abondamment recompensés: à nos travaux succédoient les douceurs d'un repos exempt d'inquiétude: à présent elle enseigne au malheureux à supporter courageusement ses maux, à lutter continuellement contre les efforts furieux de la Nature outragée. Ce fer, simbole de la fécondité, de soc qu'il étoit, est devenu dans ses mains un instrument de mort; il sert à reprimer & punir des forfaits par d'autres.

La Dive enfin qui tient ce petit vase, montroit l'usage modéré des plaisirs, & la maniére d'en gouter avec ménagement toutes les délices; à présent elle avertit de se préserver par l'épargne, des fâcheuses attaques de l'indigence; elle tient un frein pour modérer ou réprimer les passions corrompues par les vices, depuis qu'une innocente liberté opprimée, est devenue un libertinage criminel.

Les Sages qui environnent ces Dives, sont les Moralistes & les Législateurs; les uns prétendent sonder les sombres replis du cœur humain; ils vont y chercher la cause & l'origine de ses désordres; ils regardent ce sanctuaire de l'amour de notre Etre comme une retraite d'insectes venimeux, enfans de l'Amour-propre: une morale au front sévére, leur dit que la source de nos passions est empoisonnée dès son origine: que font-ils? au lieu d'en ôter le limon fangeux, au lieu d'écraser les reptiles qui versent dans ses eaux un ferment orageux & mortel, ils veulent tarir cette source, ils veulent en arrêter le cours: c'est à quoi ces Sages travaillent depuis tant de siécles; les uns s'occupent d'un infructueux examen de nos maux, & se méprennent toujours sur la véritable cause; les autres se contentent de satiriser ou de déplorer la condition des hommes; plusieurs imaginent mille projets pour réformer nos mœurs. Mais qu'opposer à la multitude des vices? Préceptes d'amitié, d'amour de la Patrie, d'amour filial, conjugal; préceptes de générosité, d'équité, de reconnoissance, de grandeur d'ame, de courage, de fermeté, de valeur, de patience, de modération; préceptes de soumission, d'obéissance, de fidélité, de douceur, de complaisance; loix d'honneur, de probité, d'intégrité, de justice, de désintéressement, de bonne foi, de bienséance, de pudeur: telles sont les leçons qui se dictent dans ce Temple de la Vertu.

Zeinzemin ne put s'empêcher de rire de cette énumération. Oh! mon cher Fadhilah, dit-il, si je régnois dans ces Contrées, avec une autorité aussi absolue qu'est celle que vos Rois croient avoir, je suivrois vos conseils; je renverserois l'Idole & le Temple de l'intérêt, fils de la propriété; j'abolirois toute distinction imaginaire; je rendrois l'homme libre; & tous ces préceptes deviendroient inutiles ou frivoles.

Vous épargneriez, Seigneur, reprit Fadhilah, bien des peines aux Législateurs. Je pense vous avoir déja dit qu'ils s'occupent à imaginer divers expédiens rigoureux de rendre les hommes sociables, & les prennent dans des préjugés & des vices les plus capables de dissoudre toute union.

Mais, cher Ami, continua le Prince, que signifient tous ces monumens chargés d'inscriptions, que nous avons traversés en venant ici?

Ce sont, répondit le Sage, les vestiges des ouvrages de ces derniers; ce sont des loix publiées en différens tems, peu après contredites ou abrogées, puis remises en vigueur, pour être encore enfreintes, négligées, méprisées, ou totalement oubliées, parce que ce qui étoit criminel autrefois, a cessé de l'être; ce qui étoit sévérement défendu, est maintenant permis; telle action détestée dans ces lieux, est ailleurs innocente & honnête. Nous allons encore passer au millieu de quantité d'autres ruines que vous appercevez; ce sont des restes de Palais, de Colonnes, de Statues & d'Obélisques, chargés de sculptures à demi rompues.

Parlant ainsi, ils avancent vers un autre édifice, dont les murs étoient couverts de peintures d'événemens mémorables: ces tableaux étoient rangés selon l'ordre de ces événemens; mais la suite en étoit interrompue en beaucoup d'endroits: entre ce qu'il en restoit, les premiers n'offroient qu'un petit nombre d'objets fabuleux, ou si effacés par les tems, qu'il n'en paroissoit plus que quelques traits; mais en approchant des peintures les plus recentes ou les mieux conservées, on y voyoit une multitude confuse & fatiguante d'objets; on s'appercevoit même que quantité de ces tableaux avoient été retouchés ou altérés par différentes mains ignorantes ou trompeuses, qui avoient mal-adroitement ajouté ou retranché aux faits représentés dans ces tableaux, ou couvert quelques endroits d'une draperie grossiére. Fadhilah fit remarquer toutes ces choses à son Ami, puis il ajouta: Quoi qu'il n'y ait rien dans tout ceci qui puisse faire beaucoup d'honneur à la mémoire de nos ancêtres devant des yeux aussi éclairés que les vôtres, voyez néanmoins en combien d'endroits l'imposture & la fourberie de ceux qui prétendent instruire ou gouverner les hommes, ont recouvert la honte de certaines actions que le tems commençoit à découvrir par quelque chose encore de plus honteux. Considérez, Seigneur, cette femme assise dans le dernier de ces tableaux, comme spectatrice de toutes ces peintures; il semble qu'elle n'ose considérer de trop près, ni trop attentivement les objets qui l'environnent; elle n'a la liberté que de porter la vue dans le lointain. A côté d'elle paroit un veillard ailé, * des mains duquel ella a peine à arracher des lambeaux qu'il lui dispute: elle écrit d'après ces piéces tronquées, l'histoire de tous ces événemens; elle est, comme la plupart des autres Dives, filles de la Raison; esclave des préjugés ou de l'Intérêt, il ne lui est presque jamais permis de dire la vérité, où de la dévoiler; elle loue ou blâme les actions des hommes, selon ce que l'opinion ou l'erreur a mis en crédit chez différentes nations: elle ne peut parler du passé que selon les fables qu'on en raconte, & il lui est défendu de raconter le présent tel qu'il est: ses récits ne sont donc qu'un enchaînement perpétuel de faussetés, si l'on en excepte quelque date & les faits, qui heureusement se trouvent d'accord avec les loix auxqu-elles elle est assujettie par ses tirans.

D'un autre côté cette femme qui paroit adresser la parole, avec tant de dignité, à une multitude attentive, est chargée de faire gouter aux hommes par les graces séduisantes d'un discours orné & harmonieux, ce que ses sœurs ne leur enseignent que d'une façon simple & unie: celles-ci lui fournissent la matiére, elle embellit leurs pensées en les revêtant de tous les attraits sensibles de ce que la Nature offre de plus beau à l'imagination; elle loue, elle persuade, elle encourage, elle blâme avec des charmes presque toujours victorieux.

Mais je comprens, répondit Zeinzemin, que ses sœurs ne lui fournissant guères que des sujets peu solides, elle fait précisément ce que le luxe & la vanité font chez les Puples de ces Contrées; ils parent de pierreries & de dorures les plus méchans ou les plus insensés de vos Concitoyens; votre éloquente Dive fait de même, elle décore des têtes hideuses, le Mensonge & l'Erreur, des couleurs & des charmes de la Vérité.

Quel seroit votre mépris, Seigneur, poursuivit Fadhilah, pour les emphatiques riens que nous admirons dans la bouche de nos Orateurs, si vous les entendiez prononcer les éloges de nos Héros, de nos Grands? Ces fols, diriez-vous, sans doute, esclaves de la Flatterie, ne la servent pas fidélement; car ils cherchent plus à se faire applaudir, que ceux qu'elle leur ordonne de célébrer; & pour comble de ridicule, ils louent souvent les hommes de tout ce qui les rend réellement méprisables.*

En achevant ces réfléxions, le Héros, suivi de son fidéle Compagnon, s'avance à grands pas vers le panchant de la montagne, où se réunissoient de toutes parts diverses routes; les unes finissoient au pied de quelques rochers escarpés, d'autres par beaucoup de détours, menoient assez près du sommet, mais aucune n'y arrivoit.†

* Ceci peut s'appliquer à la plûpart de nos Harangueurs, &c.

† Allégorie qui exprime bien l'incertitude de la plûpart des sciences humaines.

ARGUMENT DU CHANT XIII.

Z Einzemin découvre le sentier qui conduit au Temple de la Vérité ; il y arrive avec son Ami. Description de l'intérieur de cet édifice: Inscriptions qui s'y lisent: pourquoi les tableaux qu'intituloient ces inscriptions, ont été enlevés ou détruits: extérieur de ce Temple. Le Prince & Fadhilah descendus de la montagne, arrivent dans un lieu désert ; des Pêcheurs leur offrent l'hospitalité ; avec quels égards ces gens les traitent: Z einzemin explique à ses Hôte, pourquoi il ne mange de la chair d'aucun animal ; il leur apprend qui il est: leur admiration, leur respect pour ce Héros ; ils le prient d'agréer qu'ils le reménent dans son Royaume. Pendant que l'un d'eux va avec Fadhilah amasser des provisions pour le voyage, le Prince s'entretient avec le plus jeune ; ce que chante ensuite ce Pêcheur, donne occasion au récit de son histoire : étant Berger, le hazard lui procure la faveur de son Roi : il quitte sa Maitreße & son Ami pour aller à la Cour : des disgraces le font revenir près d'eux: peu après ce récit, son beau-pere revient avec Falhilah : Zeinzemin s'embarque avec son Ami & cette famille : la Nature lui fait heureusement traverser les détroits qui séparent les Isles flottantes. Caractéres de différens Peuples.

NAUFRAGE DES ISLES FLOTTANTES. CHANT XIII.

ZEinzemin plein d'un impatient désir de voir les lieux, autrefois respectable demeure de la brillante Dive qui préside à la réalité des Etres; lieux dont la solitude & les pompeux débris annoncent encore tant de magnificence, n'est point arrêté par les effrayans obstacles qu'il rencontre; ils ne font qu'enflammer son grand courage: il s'arrête pour penser aux moyens de les surmonter; il considére attentivement si quelque inégalité ne lui présentera point d'aide pour monter; si quelque fente, quelque ravin ne lui ouvrira pas un passage, lorsqu'un coup de vent agitant une épaisse touffe de brossailles qui couvroit une énorme roche, lui laissa appercevoir une large ouverture: il court avec son Ami; ils rompent ou détournent les branches qui leur font obstacle, & pénétrent enfin dans un chemin creux, bordé des deux côtés, de grands tas de décombres, & couvert comme d'une voûte de buissons fortement entrelassés, qui par dehors ôtoient entiérement la vue & l'accès de cette voie; quoique jonchée d'une couche épaisse de feuilles qu'y ont précipité les hyvers, ils remarquent en quelques endroits qu'elle est pavée d'un marbre blanc fort uni: elle les conduit bientôt par une pente douce, à un superbe frontispice, mais offusqué comme tout le reste, & inaccessible par tout autre endroit: l'obscurité de cette entrée leur en déroboit presque toutes les beautés. On lisoit au-dessus de la porte distinctement: Se'jour .... le reste presque totalement effacé, faisoit lire en caractéres tronqués, du bonheur des humains. Hélas! s'écria Fadhilah, à présent triste solitude.

Ils entrent; & au sortir d'un passage sombre, leurs yeux furent agréablement frappés d'une vive splendeur, leurs sens ravis d'un saisissement délicieux, & toutes les facultés de leurs ames furent divinement émues: de quelque côté qu'ils tournent la vue, ils ne savent d'où vient ce beau jour; ils pensent être entrés au sein même de la lumiére.

Ce merveilleux Sanctuaire étoit bâti d'un albâtre qui surpassoit la blancheur de la neige; ses murs transparens, sans autre ouverture que la porte, sans laisser rien voir du dehors, admettoient, de toutes parts, une lumiére éclatante; ils en étoient pénétrés comme un fer embrâsé; mais cette lueur ne fatiguoit point les regards; sans rien perdre de sa vivacité, elle avoit la douceur de celle qui perce à travers d'un léger nuage, ou de celle qu'admet la vaste étendue d'un air pur & serein, un peu avant que le soleil commence à sortir des bords de l'horizon; cette clarté ravissante empêche l'œil de discerner où s'arrêtent les limites de cette profondeur; de même l'éclat de ces murs brillans empêcha d'abord Zeinzemin de discerner où se terminoit leur circonférence; elle paroît s'élargir, quand il en approche, & se resserrer, lorsqu'il s'en éloigne.

La forme intérieure de ce Temple étoit un hemisphére d'une rondeur parfaite, repété par un pavé aussi luisant que le cristal d'un miroir, qui faisoit que les spectateurs se voyoient comme suspendus au milieu d'un globe spacieux: au centre étoit un cube, aussi d'albâtre; sur ses faces étoit écrit en lettres brillantes: Base de la fe'licite': à côté étoit une colonne renversée & brisée par tronçons, sur l'un desquels étoit un fragment de médaillon avec cette inscription titulaire: Unique prin cipe du bonheur constant des Mortels. Le reste étoit entierement disparu.

Sur la circonférence des murs on lisoit, à une certaine hauteur: Bornes de l'act ivite' d'une e'tincelle au centre d'une lumie're infinie. Dans l'épaisseur transparente des pierres de la voûte, des traits d'une blancheur moins éclatante que le fond, & qui paroissoient dans un grand éloignement, marquoient: Jusqu'ici peuvent s'etendre tes sages conjectures sur les bonte's de l'Etre supremea ton egard; mais tu tenterois en vain de penetrer au de - la. Le reste de la voûte paroissoit avoir été rempli d'inscriptions pareilles, entre deux fonds transparens; mais elles étoient devenues indéchifrables. Sous le cercle qui déterminoit les bornes de l'esprit humain, on voyoit sur une large bande: Varie't'e des objets de ta fe'licite': cette inscription régnoit tout autour; & plus bas on remarquoit de spacieux quarrés dans lesquels avoient été incrustées, avec beaucoup d'art, de très-riches peintures, dont de foibles vestiges, sans suite, quoique peu reconnoissables, étoient d'une beauté & d'une magnificence sans égale: il n'y avoit plus rien d'entier, qu'autant de médaillons attachés à des guirlandes de fleurs en festons, au-dessus de chaque tableau: ces guirlandes, sculptées avec une délicatesse & une légéreté qui imitoient parfaitement la nature, avoient été émaillées du coloris le plus parfait; mais à peine en paroissoit-il quelque nuance; chacun de ces médaillons portoit un de ces titres: Objets des de'lices du cœur. Objets des de'lices de la raison. Objets d'un pouvoir qui ne ce'de qu'a la toute-puissance. Moyens qui rendent la possession de ces biens aise'e. Au-dessus de la porte intérieure, les yeux étoient frappés en sortant de cet important avis: Vas, admire et jouis. *

Toutes ces inscriptions en relief, étoient entiéres; elles avoient le brillant & la dureté du diamant, & ne faisoient qu'un corps avec l'albâtre, sur lequel elles étoient appliquées. Quoi! dit Zeinzemin, ne restet'il donc que ces annonces aussi tristes, aussi affligeantes, que leur beauté fait sentir le prix inestimable d'un bonheur qui n'est plus? Hélas! divine lumiére, vous n'éclairez ces lieux charmans que pour avertir les mortels qu'ils sont disparus ces objets de délices. Que sont devenues ces divines images dont l'aspect ravissant pouvoit rendre sage & heureux!

Il est aisé de comprendre, reprit Fadhilah, que ces précieuses peintures dont la réalité s'est conservée chez le grand Zeinzemin, ont été arrachées de ces lieux si-tôt que la Reine de l'Evidence & de la Certitude eut cessé d'en faire sa demeure; peut-être en furent-elles enlevées par ses ordres, ou bien l'Intérêt & le Mensonge qui nous tirannisent, détruisirent la plûpart de ces tableaux, pour leur substituer les fantômes de l'illusion & de l'erreur: ils ont contrefait ou falsifié le reste: s'ils en ont conservé quelque partie, ce n'est que pour attribuer à l'Imposture les œuvres d'une main respectable, ou pour faire révérer sous un nom sacré, ses monstrueuses productions. Nous en pouvons juger, Seigneur; vous n'avez rien vu que digne de mépris ou de pitié dans ces environs fréquentés par nos Sages: il n'y en a cependant presque point qui ne prétendent posséder les divins originaux de ce Temple admirable; tous, aussi-bien que moi, ont tenté mille fois d'y pénétrer, mais vainement; il n'étoit accessible que pour vous, grand Prince, illustre Favori de la Nature; votre amitié y a guidé mes pas incertains; espérez tout de si heureux présages.

Après quantité de regrets sur le désastre d'une merveille dont Zeinzemin & son Ami ne se lassent point de contempler la magnificence, ils sortent du Temple pour en voir les dehors; ils franchissent avec une extrême difficulté, les bords escarpés qui en cachent l'entrée; ils font le tour de ce vaste édifice. Sur ses murs environnans paroissent plusieurs vestiges de relief, qui étoient autant de représentations des plus belles, des plus rares & des plus exquises productions de la Nature, mais toutes tronquées pour lors; ils observent avec admiration, que les tableaux qu'ils croyoient incrustés en dedans, avoient été ingénieusement appliqués sur la surface extérieure de ces murs, & profondément insérés dans leur épaisseur diaphane, de sorte qu'on les voyoit d'un côté en peinture plate, & vivement colorée, & de l'autre en sculpture relevée en bosse, sans autre coloris que leur blancheur: il n'y avoit que les inscriptions instructives, entiéres, ou demi effacées qui ne paroissoient point par dehors: ce nouveau miracle redouble leur surprise, & leur fait détester la barbarie qui avoit endommagé ce chef-d'œuvre.

Tournant ensuite la vue sur ce que leur découvre l'élévation de cette montagne, Fadhilah montre au Prince la situation des Isles infortunées dont il lui a décrit les mœurs; il lui indique tout ce que l'éloignement lui permet de discerner de remarquable; enfin ils s'enfoncent dans le bois sacré qui environne ces lieux; le silence n'en est pas même interrompu par le chant des oiseaux; l'ombrage épais de cette antique futaye inspire à l'ame un recueillement qui ne l'attache qu'à des pensées sublimes. Ces Amis séparément occupés de diverses réfléxions, marchent en imitant cette muette & profonde tranquillité. Un sentier creusé par les eaux, les méne insensiblement au bord de la mer, sur une plaine sabloneuse & aride que laissoit au milieu d'elle une anse formée par une chaîne de montagnes couvertes d'épaisses forêts: vers l'endroit le plus reculé de cet arc, s'éléve à perte de vue, le sommet où est placé le sacré parvis de l'Evidence. Le jour étoit sur son déclin, & les rayons du Soleil rasant la surface traquille des eaux, le faisoient paroître une colonne enflammée, mais prête à s'éteindre. Zeinzemin & son Ami cherchent des yeux quelque habitation, quand dans l'enfoncement de cette profonde vallée, ils apperçurent au pied du plus éminent des rochers, une cabane, & virent sortir d'un bâtiment léger qui étoit à l'ancre, deux hommes qui portoient leurs pas vers cette humble demeure. Ils vont à leur rencontre; ils les prient de leur indiquer une retraite. Vous ne pourriez que fort tard sortir de ces lieux déserts & peu fréquentés, leur répondirent ces hommes: cette cabane, si vous l'agréez, vous servira d'azile pour cette nuit. Nous ne pourrons pas, ô respectables Etrangers! vous y traiter comme vous paroissez le mériter; mais ayez égard à notre bonne volonté. Cette offre obligeante acceptée, Zeinzemin leur raconte en peu de mots ce qui les a conduits dans cet endroit écarté, & quelques particularités de ce qu'il venoit de voir avec son Ami. O Mortels fortunés! s'écrient ces gens, est-il bien possible que vous ayez pu parvenir sur le sommet de ce Mont sacré, aussi révéré des Habitans de cette Isle, qu'il leur est inaccessible! L'on dit qu'il n'y a que des hommes d'un mérite accompli qui puissent y atteindre; & ce que vous nous apprenez des merveilles de ce sanctuaire, nous persuade que nous devons nous féliciter de posséder de tels Hôtes. Entrez, nous vous en prions, la Sagesse se plaît quelquefois à loger sous le chaume qui sert d'abri à la pauvreté.

Une femme qui joignoit aux graces de la beauté un air aussi modeste que ses vêtemens, étoit appliquée à apprêter une nourriture frugale pour ces deux hommes, dont l'un etoit son pere, & l'autre son mari: à l'accueil favorable qu'elle leur voit faire à ces Etrangers, elle court promptement chercher dequoi rendre ce champêtre repas plus abondant & plus délicat; au laitage, aux herbes & aux fruits choisis dont elle couvre la table, elle ajoute quelques poissons; mais le Prince ni son ami ne touchent point à ces derniers mêts; leurs Hôtes les invitent d'y goûter, & se plaignent de n'avoir rien de meilleur à leur offrir.

Il faut, dit Zeinzemin, que je vous délivre d'une inquiétude que vous cause votre générosité. Je suis d'un Pays où l'on a en aversion toute nourriture préparée aux dépens de la vie des animaux: * ce n'est point précisément que nous croyions que ce qui nous anime, en quittant notre corps, en aille habiter d'autres; si ce principe de vie change ainsi de demeure, il est vraisemblable qu'il n'en prend point d'une espéce differente de celle qu'il habitoit: nous ne prétendons point non plus examiner pourquoi la Divinité permet que quelques animaux en dévorent d'autres; nous observons seulement que ses intentions sont, que tout animal pacifique se contente, pour subsister, d'herbes, de fruits, ou de racines: si cela est, disons-nous, certainement l'homme, que la raison doit éloigner de toute cruauté, & même de ce qui en a l'apparence, ne doit point, pour soutenir sa vie, l'attacher à des Etres qu'il voit, comme lui, sensibles à la douleur, & chérir leur conservation. La principale raison de notre abstinence est donc d'éloigner de nous toute ombre d'action dénaturée: d'ailleurs, la terre ne nous fournit-elle pas abondamment une délicieuse subsistance, & beaucoup plus salutaire que la corruption qui suit presque immédiatement la mort des animaux? Ces deux destructrices ne doivent-elles pas s'accompagner jusques dans les entrailles de ceux qui se repaissent de leur chair? & ne semblent-elles pas, en abrégeant les jours du meurtrier venger l'Etre vivant qui vient de périr sous ses coups? La plûpart des plantes & des racines, au contraire, contiennent des sucs doux & onctueux qui donnent de la force & de la souplesse à nos organes; le goût & l'odorat nous avertissent de leurs qualités bien-faisaintes? & leur insensibilité nous dit qu'elles sont faites pour se prêter, sans regret, à la conservation des autres Etres. Je ne blâme point cependant un usage que la nécessité & l'habitude paroissent autoriser chez vous; mais il me semble que la nature doi trouver cette nécessité fâcheuse.

Les Hôtes trouverent ce raisonnement plein de sagesse; ils prierent Zeinzemin de leur apprendre qu'elle étoit sa Patrie: il leur fit un court récit de ses infortunes, mais avec cette dignité & ces charmes qui brilloient dans ses moindres discours. Attendris sur le sort de ce Héros, autant qu'épris d'admiration & de respect pour une personne qu'ils craignoient d'avoir traitée avec trop peu d'égard: Pardonnez, Seigneur, disent-ils, si notre ignorance & notre pauvreté ne nous ont pas permis de répondre dignement à la faveur que le Ciel vient de nous faire, en conduisant un si grand Monarque sous le chaume qui nous couvre: nous avons été témoins, & nous en frémissons encore, de l'affreuse tempête qui vous a vengé des Violateurs des droits sacrés de l'hospitalité; & la réputation de votre sagesse, qui ternissoit la fausse gloire d'une Cour que vous venez de quitter, répandue, malgré l'envie, dans toute cette Isle, a pénétré jusques dans nos déserts; elle publie par-tout qu'un grand Roi, enlevé par une perfidie aux Peuples des régions fortunées dont il faisoit les délices, délivré par le Ciel des traîtres qui le captivoient, & préservé des dangers par une Main divine, est abordé seul dans ce Pays. Puissions-nous mériter, Seigneur, d'être du nombre de vos Sujets les plus affectionnés! Disposez dès-à-présent, & de nous, & de tout ce que nous possédons. Ce foible navire, ajouterent-ils, dont nous nous servons pour chercher au sein des eaux dequoi nous aider à subsister, est presque le seul qu'ait respecté la fureur de vents; sans doute, grand Prince, que la Divinité le destinoit à vous reporter dans votre heureux Empire: ordonnez, indiquez-nous vers quel point de l'horizon nous devons gouverner; nous franchirons, sans crainte, les plus vastes mers en votre compagnie.

Mes Amis, répondit Zeinzemin, il me tarde déja d'être en pouvoir de reconnoître un tel bien fait, & de vous conduire dans un pays où l'on ne va pas chercher le bonheur dans un désert.

Le fidéle Fadhilah, transporté de joie, est étonné de trouver de tels sentimens dans de pauvres Pêcheurs; il en fait mille éloges que le tems du repos vint enfin interrompre. Le lendemain au lever de l'aurore, ces Hôtes transportent sur une barque légére, tout ce qu'ils ont de propres à échanger pour les provisions de leur voyage. Fadhilah les invite à venir y ajouter celles qui se trouveront dans sa retraite; Zeinzemin voulant partager ce travail avec eux, le plus âgé le prie de rester avec son fils, pendant qu'il ira, avec l'Ami zéle de ce Prince, faire ces préparatiss.

En attendant leur retour, le Héros parcourt la solitude qui environne la cabane de ces Pêcheurs; il loue leur laborieuse industrie, qui a su fertiliser la pointe même des rochers arides; il loue sur-tout l'union tendre qui paroît régner dans cette petite société: Vous êtes, ajoute-t'il, les plus heureux & les plus sages Habitans de cette Isle; depuis que j'y suis, je ne vois les hommes qu'occupés de travaux, de projets qui me faisoient croire qu'ils ne mouroient point, & je les vois mourir sans avoir jamais joui, ni des agrémens de la vie, ni du fruit de leurs peines.

S'entretenant ainsi, le Prince alla s'asseoir au bord d'une fontaine, & fit placer près de lui le Pêcheur, qui lui adressa ces paroles: Si vous le permettez, Seigneur, j'exprimerai d'une maniére qui pourra vous amuser un instant, combien je sens le prix d'un sort que vous jugez heureux: alors, accompagnant de la voix une musette qu'il faisoit résonner avec beaucoup de grace il chanta sur un air fort tendre ces paroles:

“Sombres forêts, rochers suspendus, “collines couvertes de verdure, vallons où “l'onde des mers, toute inconstante qu'elle “est, vient chercher le calme, retentissez “des sons de ma musette.

“Tranquille solitude, où le repos ne fut “jamais troublé par les tristes soucis qui “voltigent dans les Palais des Rois, je “vous préfére à leur ennuyeuse pompe, “leurs faîtes orgueilleux sont voisins du “tonnerre, & les cabanes des Bergers n'en “redoutent point les coups.

“Il n'est permis qu'à toi, interpréte de “mes ravissemens, & au mélodieux Rossignol d'interrompre ou plutôt de charmer le silence de cette demeure champêtre, pour chanter celle qui fait l'ornement de ces lieux & ma félicité.

“Ah! si les plaisirs que je goute dans “ces paisibles retraites, étoient connues des “Grands .... Mais non, demeurez ignorée, “volupté pure, vous seriez enviée, vous “cesseriez donc d'être délicieuse.

“Je vous ai trop long-tems méconnu, “divin breuvage d'une ame libre & contente: j'étois insensible à vos douceurs, “mais courant après les faux biens que “promet la Fortune, & qu'elle ne donne “jamais, je n'appercevois pas marchant “sur de superbes tapis, les perfides rasoirs “de la calomnie, & les pointes envenimées de l'envie.

“Tu te taisois alors, tendre musette, “agrément de mes plus beaux jours, faite “pour célébrer d'innocens plaisirs, tu refusois de te faire entendre sous ces riches “lambris où réside la flaterie.

“Une folle ambition fit que je t'oubliai; “je quittai la Beauté à laqu-elle tu adressois mes vœux, & ton silence me reprochoit mon ingratitude.

“J'ai reconnu mon crime & mon erreur, j'ai fui; ne me rappelle plus ce fâcheux souvenir, ou imitant l'Abeille, “transforme l'amertume de cette absinthe “en un miel le plus doux.

“Raméne-moi toujours à cet heureux “instant, où, rendu à moi-même, je revins près de celle dont le cœur généreux “daigna oublier mon offense; raconte-moi “comment animée par l'amour, tu sus fléchir sa juste colére, comment tu attendris sur des malheurs qui la vengeoit, “celle dont je préfére un seul regard à la “faveur des plus puissans Monarques.

Zeinzemin sensiblement touché de la beauté & de la douceur de ces chants, ne se lassoit point de les entendre: il lui semboit adresser les mêmes paroles à sa chere Zavaher. Après se les être fait plusieurs fois repéter: O fortuné Mortel! s'écria-t'il, quand pourrai-je, saisi des transports du beau feu qui vous anime, raconter mes malheurs passés à celle sans laqu-elle tout l'Univers est pour moi une affreuse solitude! Hélas le Ciel me l'a-t'il conservée! ....

Mais apprenez-moi, ajouta-t'il après quelques momens d'un triste silence, quels sont les dangers auxquels vous vous félicitez d'être échappé; faite-moi, je vous prie, concevoir par ce récit, l'espérance d'un sort pareil au vôtre,

Seigneur, répondit le Pêcheur, * né dans une condition à peu près semblable à celle où vous me voyez, je la quittai, pour aller chercher le bonheur dans des lieux qu'il n'habite point. Je gardois un troupeau dans ces environs, & assis à l'ombre, près du rivage, j'en faisois souvent retentir les échos des sons de ma musette: le Maître de cette cabane, s'occupant à pêcher sur ces bords, prenoit plaisir à m'entendre; nous devinmes amis; il venoit passer près de moi ses momens de repos, & je trouvois des charmes dans la conversation de ce Sage: je vis son aimable fille, j'en fus épris, & tâchai de lui plaire par mes chants & mes soins assidus; je réussis: son pere approuva notre amour; mais l'âge encore tendre de sa chere fille, la crainte que, changeant de demeure, je ne le séparasse de cette unique consolation de sa vieillesse, le faisoient différer de nous unir. Tandis qu'il retardoit mon bonheur, un jour, il m'en souvient encore, aux bords même de cette fontaine où nous sommes assis, je charmois mes ennuis, en accordant ma voix à cet instrument; un Chasseur vint se reposer près de moi, & se plut à m'entendre; ensuite il me fit plusieurs questions sur les soins que je prenois de mon troupeau, dont il admiroit l'embonpoint; il trouva mes réponses sensées: nous parlions encore, quand une foule de Courtisans accoururent l'environner, & leurs respects me firent connoître sa qualité. Adieu, me dit-il, Berger, je te trouve capable d'un emploi plus relevé que la garde d'un troupeau; quittele, viens à ma Cour, je veux te faire un de mes Ministres: à ces mots il s'éloigna.

Déja plein de l'idée de ma grandeur prochaine, je cours vers mon Ami; je lui annonce, avec des transports de joie, ce que j'allois devenir; je lui promis de l'associer bientôt à ma fortune. Je suis content de la mienne, me répondit-il froidement; & si tu en crois ma sincére amitié, tu n'imiteras point cet aveugle, qui prit pour son bâton, un serpent engourdi par le froid, qui ne tarda pas de lui faire sentir ses piquûres mortelles; tu ne quitteras point tahoulette pour monter, à l'aide des ronces & des épines, sur un rocher glissant, environné de précipices.

Ecoute, cher Ami. J'étois ce que tu es, lorsque m'ennuyant d'être heureux, je vendis mon troupeau pour devenir commerçant: je réussis d'abord; mais le désir des richesses croit avec elles comme la soif avec l'hydropisie. Pour profiter plus promptement, je courus les mers: leur inconstance ne tarda pas de me dépouiller de la plus grande partie de mes biens: l'infidélité des hommes m'enleva le reste, à l'exception de quelques débris de ma fortune qui me conserverent ce petit vaisseau, qui ne s'éloigne plus d'un rivage tranquille: il me fait retrouver plus de richesses que je n'en ai perdu, parce qu'il fournit à des désirs modérés.

Je ne connus jamais la Cour, que par ce que l'on publie des fréquentes disgraces qu'on y éprouve, & des malheurs qui les suivent; elle est, dit-on, encore plus inconstante & plus orageuse que la mer même: crois-en donc un Ami qui t'aime; ne coure point ces dangers; je pourrois me plaindre de toi; je ne te donne que des conseils salutaires.

Je ne les écoutai point, Seigneur, ces sages avis; la cruelle ambition me ferma les oreilles, l'Amour même lui céda dans mon cœur; je vis, presque sans être touché, couler les larmes d'une tendre Amante, & je n'en versai, que parce que j'en voyois répandre; je méritois toute sa colére, & de justes reproches de mon ingratitude; sa naïve innocence n'exhala sa douleur qu'en de tendres regrets; je protestai que je l'aimerois toujours, & que je ne tarderois pas à lui en donner des preuves éclatantes; je renouvellai les mêmes promesses à son généreux pere: je partis. Le Courtisan oublia ce qu'avoit promis le Berger. J'ose pourtant assurer, grand Prince, que la prospérité ne corrompit point mes mœurs: le faste tumultueux qui environne les Grands, la variété prodigieuse des affaires ou des frivolités qui les distraient, m'empêcherent de penser à des personnes qui devoient m'être les plus chères; mais des envieux qui me furent plus utiles que nuisibles, me rappellerent à moi-même. Le Roi écouta leurs accusations; ils me crut d'immenses richesses injustement acquises; il fit en sa présence chercher dans les endroits où l'on me soupçonnoit de les avoir cachées; on n'y trouva que mes habits de Bergers: les avertissemens de mon Ami n'avoient point été totalement infructueux. J'avois, en revêtant la pourpre, déposé ces précieux ornemens où l'avare enferme ses trésors, résolu de les reprendre au moindre revers. M'en étant aussi-tôt saisi devant toute la Cour: Permettez-moi, Seigneur, dis-je au Monarque, de redevenir ce que j'étois: il m'est glorieux de voir mes ennemis confondus en votre présence: que sais-je? ils pourroient, peut-être, réussir une autre fois à me perdre, parce que je pourrois cesser d'être innocent: accordez-moi, Prince, la faveur singuliére de me retirer avec vos bonnes graces; c'est la plus précieuse recompense que je puisse obtenir.

C'est ainsi qu'endormi par l'ambition, éveillé par les dangers, je quittai les honneurs comme l'on sort d'un songe; ainsi que les ombres de la nuit, disparurent ces faux amis dont j'étois environné un instant auparavant: quand ils me virent abandonner le poste éminent que j'occupois, ils me regarderent comme celui qui en auroit été précipité par la disgrace. Loin de m'en plaindre, je sentis combien je méritois ce traitement, moi qui dans l'élévation avoit lâchement négligé mon plus sage & mon plus fidéle Ami; j'en rougis de honte; l'amour & l'amitié outragés exciterent dans mon cœur les plus cuisans remords. Je n'osai retourner vers des personnes que je crus justement irritées; je n'osois m'exposer à leur juste mépris: j'allai me cacher presqu'aussi loin d'eux que de la Cour.

Celui dont je redoutois les reproches, ayant appris que j'avois renoncé à toute grandeur, me cherche, me découvre, vient à moi les bras ouverts: A présent, me dit-il, que je vous vois devenu sage, je vous redemande votre amitié, & viens vous marquer que rien n'altéra jamais celle que j'ai pour vous. Interdit & confus, je voulus m'excuser, & ne le fis qu'en bégayant. Vous n'êtes point coupable, interrompit-il; je vous ai plains dans un état environné de chagrins, de soucis & de peines, mêlés de quelques plaisirs qui relévent l'amertume de ces maux; vous m'avez oublié, & vous deviez le faire: que pouviez-vous m'offrir que j'eusse voulu accepter, puisque vous n'étiez plus à vous-même? mais à présent que vous êtes libre, rendez-moi la compagnie d'un Ami; c'est le bien que je viens maintenant briguer près de vous: je ne vous parle point d'une Amante .... Ah! m'écriai-je, votre aimable fille peut-elle encore aimer le plus ingrat des mortels! Non, je mérite toute sa haine; je ne pourrai soutenir ses regards. Oui, mon fils, reprit ce tendre pere, elle t'aima toujours: hâte-toi de venir essuyer ses pleurs; viens rapporter la joie dans les lieux d'où ton absence l'avoit bannie. J'y volai, Seigneur, mériter mon pardon, & c'est cet heureux retour que je viens de célébrer par des chants qui font le plus doux de mes amusemens.

J'allois sortir de la Cour de notre Souverain, quand vous y arrivates; je n'eus point le plaisir d'être un de vos admirateurs: vous avez fui, grand Prince, des lieux que la Vérité ne fréquenta jamais, pour courir à son Temple: il n'étoit ouvert que pour vous; & c'est au pied de ce mont sacré qu'étant venu chercher un asyle contre une envieuse calomnie, j'y rencontre un Héros.

Ami, reprit Zeinzemin, si dans ces Con. trées barbares je mérite des éloges, je ne suis dans ma Patrie que ce que l'homme doit véritablement être; c'est-là que vous trouverez autant d'amis sincéres que de Concitoyens; c'est-là que vous n'aurez point à craindre les revers que vous avez éprouvés; c'est-là que la crainte de se voir inférieur en bienfaits, & le désir de n'avoir point d'égal en générosité, mille ingénieux moyens d'obliger font, si je puis leur donner ce nom, l'envie, l'ambition & les intrigues d'une Cour où je compte autant de Favoris que de Sujets.

Peu après ces entretiens, arriverent Fadhilah & le chef de cette aimable famille: tous s'empressent à l'instant à charger le petit navire des provisions qu'ils avoient apportées: tout est prêt, enfin, pour cet heureux départ: la joie, la satisfaction la plus parfaite se fait sentir dans tous les cœurs; & brille sur tous les visages de cette assemblée aussi illustre que peu nombreuse. Alors le grand Zeinzemin prenant la parole: Chers amis, leur dit-il, avant que de quitter ces bords autrefois heureux, mais à présent infortunés, resserrons, à la vue de cet auguste Temple par de tendres embrassemens, la sincére & inaltérable amitié qui va désormais nous unir pour toujours: si le Ciel daigne quelquefois avertir les mortels par d'heureux présages, nous n'en pouvons recevoir de plus favorables que les doux sentimens dont mon ame est maintenant saisie.

Je vous reverrai donc, chere Patrie; toi, sage Guide de mes premiers ans, & toi, chere partie de mon cœur: venez, venez, aimable compagne de ce sage Berger, digne fille de votre généreux pere, vous trouverez dans la tendre Zavaher une amie qui vous fera oublier les charmes que vous goûtiez dans cette solitude; venez, mes libérateurs, venez voir un Peuple qui m'affectionne, m'acquitter envers vous des devoirs d'une reconnoissance qu'il croira toujours au-dessous du bienfait.

Après ces tendres assurances, ces Amis s'embarquent; ce n'est cependant pas sans pousser quelques soupirs, que les Hôtes de ce désert quittent leur retraite: Ces regrets, leur dit le Prince, ô mes chers Compagnons! seront pour vous comme le reste d'un doux sommeil pour celui que réveille un beau jour; mais déja leur léger vaisseau traverse la plaine liquide avec la rapidité du faucon qui poursuit une proie.

Peuples, dont l'avarice ou une fureur meurtriére ne trouve rien d'inaccessible, ne vantez point vos flottes nombreuses, ni la capacité de ces machines, trop petites encore pour votre avidité, ni les énormes flancs que couvrent vos poupes dorées; ils vomissent sur les bords où ils abordent, ce que le Ciel peut envoyer de plus funeste pourchâtier les Humains; & cette foible barque porte ce que sa faveur accorde de plus précieux aux Nations, le héroïsme, la sagesse, la constante amitié & l'amour le plus tendre.

Ce nautile * vole à travers les dangers de mille détroits tortueux, poussé par les Zéphirs qu'envoye la Dive protectrice de Zeinzemin: elle étoit descendue près de l'ancienne demeure de la Vérité, au moment que la tempête apportoit dans cette Isle le Héros sur lequel cette Dive de la vie ne cesse d'attacher des regards, dont la douce influence gouverne & conserve les Etres par des loix que leur simplicité rend admirables; c'est avec la même sagesse qu'elle fait rencontrer à ce Prince des moyens aussi glorieux que faciles de recouvrer sa liberté: elle-même anime, encourage secrétement ces navigateurs; elle les fait seconder par les vents les plus favorables; ils leur font franchir, sans périr & sans crainte, les pas les plus dangereux; ils semblent porter leur vaisseau sur leurs aîles par-dessus les écueils les plus redoutables.

Tandis qu'ils errent entre les Isles qui environnent celle qu'ils viennent de quitter, le sage Fadhilah fait remarquer à Zeinzemin les caractéres particuliers qui distinguent les Peuples de ces Contrées, quoiqu'en général leurs mœurs, leurs vices & leurs préjugés soient par-tout à peu près les mêmes, ou ayent en général une cause & une origine commune.*

Les premiéres côtes où ils relâcherent, pour y prendre quelque repos, & renouveller leurs provisions, étoient plusieurs cercles de petites Isles soumises à autant de maîtres unis ensemble pour dominer sur un Peuple d'esclaves: ces petits Princes reconnoissoient un d'entre eux pour leur Chef; ils avoient pour lui autant de respect que peu d'obeissance. Voyez, Prince, dit le Sage, cette Nation dont l'air & le génie ressemblent aux productions du Pays qui la nourrit: des sucs enveloppés de sels difficiles à dissoudre, font couler le sang avec une froide lenteur, dont l'esprit se ressent ainsi que du poids de l'esclavage. Ces Peuples sont industrieux, inventifs, parce que la plûpart sont misérables; mais les productions d'un génie qui ne sait que ramper, ne peuvent être que brutes & grossiéres. Si quelques-uns parmi eux s'appliquent aux sciences, l'embarras d'une ame peu élevée s'apperçoit dans la maniére contrainte & prolixe de développer ses pensées. Comme personne ne peut ici parvenir qu'en se rendant agréable à un maître fier, impérieux, infatué de sa noblesse, l'étude principale des savans est de disputer sans cesse sur les droits, titres, prérogatives & prétentions de chacun de leurs Souverains particuliers. Jugez, Seigneur, de l'énorme multitude des riens dont l'esprit s'occupe dans ces lieux.

De-là ils passerent à une Isle placée sous un ciel plus doux, mais dont l'air presque toujours chargé des vapeurs de la mer, n'est que difficilement échauffé des rayons de l'astre du jour. La Nation qui habite cette Terre, dit Fadhilah, participe au flegme de la précédente; il est réveillé par une piquante mélancolie qui donne à l'esprit une vivacité triste, inquiétante & desagréable, qui rend quelquefois la vie ennuyeuse. Le génie de ces Peuples est propre à l'exactitude & à la correction dans les Arts, appliqué & profond dans les Sciences: mais que peuvent produire sur ce fonds lugubre les préjugés & les vices qui leur sont communs avec les autres Habitans des Isles mobiles? Cette Nation libre, spirituelle, mais turbulente, a deux immortels tirans, sa raison & sa liberté; l'une aussi sombre que son humeur, est embarrassée de la multitude de ses idées & de sa fécondité, elle est comme absorbée par les flots de sa méditation; l'horreur que l'autre a de la servitude, lui est aussi à charge par les continuels efforts quelle fait pour lui boucher toute entrée par quantité de loix, de réglemens & de constitutions plus gênantes que ce qu'elle redoute.

Près de cette Isle il en est une autre que nous ne tarderons pas de découvrir, avec laqu-elle elle dispute l'honneur d'être la plus riche demeure de la Propriété & de l'Intérêt. Dans toutes deux effectivement se trouvent les plus magnifiques Temples de ces Idoles; mais c'est dans celle dont nous commençons à reconnoître les côtes, que le culte de ces monstrueuses Divinités est le plus religieusement observé. Voyez ce terrain bas & marécageux où jamais les moissons ne fleurirent: il est environné d'une multitude de vaisseaux qui viennent de toutes parts, faire des présens à la fortune, ou en recueillir les dons. Les Peuples de ces marais sont les stupides adorateurs des richesses: leur caractére dominant est l'amour du gain, passion soigneusement fomentée par une mesquine frugalité, dont les mêts grossiers & abrutissans les rendent pesamment attentifs aux mystéres de leurs divinités: leurs autels sont de larges tables chargées de biens dont ils n'osent jouir.

Portés vers des régions plus tempérées. Zeinzemin & ses compagnons voguoient en rasant les côtes d'un Pays étendu & fertile: ils s'y arrêterent quelque tems pour y respirer un air pur, vif & serein; ils y trouverent aussi des fruits & des liqueurs d'une saveur plus délicate que par-tout ailleurs. Les Habitans leur parurent plus affables & plus enjoués; ils en demanderent la cause au sage Fadhilah: Nous nous trouvons, dit-il, dans le plus juste milieu de la température, entre des climats trop froids ou trop brûlans: ces Peuples participent à toutes les qualités de ceux qui les environnent: leur caractére est la mobilité même. Cette Nation est active, laborieuse, prompte & expéditive; la seule variété d'occupations fait son repos; un génie fléxible la rend propre à saisir ce que les Arts & les Sciences ont de plus relevé; mais sa légéreté ne s'attache qu'à ce qu'elle y trouve d'agréable, d'amusant & de superficiel: ici rien ne s'approfondit trop, rien ne se traite trop sérieusement: ce qu'une application pénible invente ailleurs, vient s'embellir & se perfectionner; ce que les mœurs ont de frappant & d'outré dans d'autres pays, perd ses nuances trop vives chez ces Peuples; ils n'ont point de ces vertus enthousiastes qui rendent l'homme dur, farouche & insupportable à lui-même, ni de ces vices grossiers qui le rendent féroce, insociable, ou d'un commerce dangereux. Une humeur gaye, un air d'enjouement & de cordialité, rendent chez eux les défauts supportables, & relévent les bonnes qualités. Tout frivoles que sont leurs jeux, leurs amusemens, leurs plaisirs, si on les prend pour un délassement d'esprit, ils ne sont que ce qu'ils doivent être: il entre beaucoup de ridicule dans leurs maniéres & leurs gouts; mais ils sont accompagnés de graces tellement propres à ces Habitans, que les Etrangers qui veulent les imiter, manquent les meilleurs traits, & méprisent par dépit les originaux. Enfin, Seigneur, cette Nation est assujettie sans être esclave; elle respecte les Grands sans encenser leurs défauts; elle les raille sans les outrager, plus par plaisanterie que par malignité; elle aime ses Princes par habitude; & ils seroient les plus heureux Monarques, s'ils savoient toujours mériter ce qu'ils doivent à l'humeur généreuse de leurs Sujets.

Au-delà de cet Empire, poursuivit Fadhilah, il y a une Isle remplie de restes de monumens somptueux d'un orgueil qui subjugua autrefois tous les autres Peuples; mais la Nation qui l'habite, subjuguée à son tour, devenue aussi timide qu'elle étoit entreprenante, n'a hérité de ses ancêtres que la souplesse & la ruse qui suppléent au défaut de courage. La chaleur du climat y a perpétué le goût pour les Arts qui demandent beaucoup de vivacité d'imagination: elle occupe ces Peuples de pompes, de cérémonies, de décorations, & à construire de somptueux bâtimens, où se trouve fastueusement logée une pauvreté réelle; des débris échappés aux injures des tems, leur fournissent des copies d'une grandeur qu'il n'a point respectée: la domination des Habitans de l'Isle Stérile* a achevé d'avilir la plus grande partie de cette Contrée autrefois si florissante.

La derniére Terre qu'aborda le Héros avec ses fidéles compagnons, étoit moitié cultivée, moitié déserte. Son Ami lui fit remarquer l'orgueil, la vanité & la paresse de ses Habitans: Je ne sais, dit-il, si un ciel trop ardent, des nourritures trop vaporeuses ne leur causent pas, avec cette espéce d'assoupissement, des vertiges qui les rendent fiers, présomptueux & graves. On accuse ces Peuples de beaucoup de superstition, maladie d'un esprit sujet aux rêverios, qui, joint à une profonde ignorance, les tient assujettis à l'infâme tyrannie des plus vils Citoyens de l'Isle Stérile.

Peu après ce dernier trait des caractéres des différens Peuples qui se sont rencontrés sur la route, le vaisseau qui porte l'amour & l'espoir d'un grand Peuple, quitte cette triste plage & vogue à pleines voiles vers les Régions fortunées.

ARGUMENT DU CHANT XIV.

A Près le départ de Zeinzemin pour retourner dans sa Patrie, la Nature se fait connoître aux Dives qui président aux Sciences, & les enméne avec elle aux Régions fortunées. Les Vices recommencent à conspirer contre ces Pays. Discours que leur fait la Témérité; elle va avec l'Imprudence implorer le secours de la Dive des Tempêtes pour réunir les Isles flottantes à leur ancien continent: la Dive ordonne aux Vents d'enchaîner les Vices, de les transporter dans la presqu'Isle qu'habite la Nature, & de faire échouer les Isles flottantes. De quelle maniére les Vents exécutent ces ordres: ils érigent un trophée des dépouilles de ces Isles, sur lequel ils enchaînent les Vices. De scription de ce trophée. La Vérité descend sur la terre: son éloge. Les Dives s'assemblent autour d'elle; elle brûle en leur présence tous les Monstres enchaînés: une Piramide d'or s'éléve en la place de ce bucher. Ce que la Vérité prescrit à l'humanité, aux Dives des sciences, à la Religion, à la Royauté, à l'amour; elle remonte sur son trône: ses Loix se trouvent écrites sur la Piramide d'or: description des ornemens de sa base. Zeinzemin & ses compagnons abordent dans un Golphe situé entre la presqu'Isle où est cette Piradime & son Empire: il ne reconnoît point ces côtes: il va avec Fadhilah à la découverte: ils admirent la magnificence de la Piramide & de ces beaux lieux qui leur paroissent inhabités: ils reviennent à leur vaisseau, où un de leurs compagnons leur apprend que le Pays au-delà de ce Golphe est habité. Le Prince & ses Amis se mettent en route pour y aborder. Celui qui a fait la découverte, ne raconte qu'en général ce qu'il a remarqué dans ce Pays; & lorsqu'ils y débarquent, il annonce que Zeinzemin rentre dans son Empire.

NAUFRAGE DES ISLES FLOTTANTES. CHANT XIV.

AU moment que la Mere commune * de tout ce qui respire étoit descendue sur la montagne près de l'ancien Temple de la Vérité, elle n'avoit fait sentir sa présence dans ces tristes Contrées que par des jours plus calmes & plus serains. Le sein des froides & stériles campagnes qui ne récompensoient presque jamais abondamment les travaux du laboureur, échauffé par ses regards, en devint plus fécond. Elle ne s'étoit point encore montrée aux Dives errantes dans le bois sacré, occupées depuis tant de siécles à de vaines recherches; * mais lorsqu'elle eut confié aux Zéphirs le soin de reconduire Zeinzemin dans sa Patrie, alors la gayeté dissipant le léger nuage qui l'environne, la fit paroître avec tous ses charmes divins. Si les filles de la Raison ne la reconnurent pas d'abord, elles furent frappées du pouvoir de ses puissans attraits: elle les assemble, toutes s'empressent autour d'elle, toutes lui demandent par quelle faveur le Ciel leur envoie une si aimable Protectrice. Suivez-moi, leur dit-elle, vous allez être informées de ses desseins. Elle marche à leur tête vers les ruines du Temple de sa mere; les obstacles qui en bouchoient l'accès, disparurent: elle y entre avec elles; & assise sur la base qui est au centre, † sans leur laisser le tems de revenir de cette agréable surprise, elle leur adresse ce discours:

Dive, arbitre des humaines pensées, § & vous, Filles infortunées d'une mere trop long-tems assujettie aux loix de l'Opinion & de l'Erreur, ce sont elles qui ont ravagé ce Temple, & vous en ont fermé l'entrée; je vous le rouvre pour vous faire connoître que ce n'étoit qu'en marchant sur mes pas que l'on pouvoit autrefois pénétrer dans ces lieux. Vous en admirez les beautés, vous en déplorez les désastres; mais consolez-vous, ce n'est qu'une ombre de la véritable grandeur de celle de qui dans peu vous recevrez les divines leçons. Elle m'envoie pour rompre vos fers, je vais vous délivrer de la tirannie des monstres qui persécutent les humains, & vous forcent au silence, ou à défendre des droits injustement usurpés. Quittez ce lugubre séjour, venez être mes compagnes, venez gouter les douceurs d'une liberté parfaite; on ne la rencontre qu'où l'aimable Vérité regne avec un pouvoir absolu. Elle se léve à ces mots. Ces sœurs, transportées de joie & de reconnoissance suivent leur libératrice; elle les fait monter avec leur mere dans son char brillant & spacieux, & les méne dans les délicieuses Contrées qu'elle habite avec la Beauté, l'Amour & les Plaisirs,*

Le départ de la Nature rendit au triste climat qu'elle abandonne, sa premiére rigueur. Les Furies, compagnes du Mensonge, n'avoient osé paroître tant que cette puissante Dive y avoit été présente. La Ruse, au moment du naufrage auquel étoit échappé le Héros qu'elle vouloit perdre, * quittant tout déguisement, s'étoit enfuie sur les aîles de la Frayeur: elle demeuroit cachée dans les plus sombres réduits du Palais du Tiran, honteuse du peu de succès de ses folles entreprises. Sitôt donc que tous ces Monstres connurent l'absence de la Dive, ainsi que le serpent ressort de sa caverne pour chercher à nuire quand il ne voit plus le milan planer dans les airs, de même les Vices commencent à relever leurs têtes orgueilleusés: ils se rassemblent dans le fragile Palais de leur sombre Monarque. La Ruse tente encore de proposer divers stratagêmes, elle n'est plus écoutée.

Pourquoi, dit l'audacieuse Témérité, recourir à des moyens de surprendre l'ennemi, quand nous pouvons le vaincre à force ouverte? Pourquoi nous servir davantage de l'entremise des foibles mortels? Ils ne peuvent plus retourner dans ces Pays éloignés dont ils auroient pu se rendre maîtres la premiére fois qu'ils y aborderent: nos flottes ont été brisées, en ferons-nous équiper de nouvelles? elles auront le même sort. Non, ô Puissances de ce redoutable Empire! ne nous arrêtons plus à ces lenteurs; allons nous-mêmes à une victoire aisée; profitons de la mobilité de ces Isles; qu'elles nous servent d'autant de navires; leur légéreté, vous le sçavez, ne peut être submergée: une tempête peut les diviser & les rompre; mais les morceaux en seront toujours de spacieuses Provinces, couvertes de Peuples nombreux. Arrivés sur les bords du Continent auquel ces terres furent autrefois unies, leurs Habitans belliqueux abandonnant aux flots ces demeures mouvantes pleins du courage que nous leur inspirerons, subjugueront aisément un Peuple timide qui n'ose verser le sang même des plus vils animaux. Ce projet vous paroit hardi, sans doute l'exécution en sera d'autant plus glorieuse. Mais toutes mobiles que sont ces énormes portions de la terre, comment pousser ces masses à travers tant de mers? comment gouverner ces prodigieux vaisseaux? comment notre ennemie les a-t'elle séparés des Régions qu'elle habite? comment les en retient-elle éloignés? Ne pourronsnous pas comme elle, implorer le secours des vents & des tempêtes? La Dive qui les gouverne, ne nous a point jusqu'à présent été contraire. Vous le sçavez ô Puissances guerriéres! compagnes de la Mort; vous, Discorde, Fureur, Vengeance, Terreur, Crainte, n'est-ce pas sur les aîles des Vents que son portés vos traits les plus terribles? * ne sont-ils pas les guides de tous les émissaires de notre puissant Monarque & de l'adroite Imposture? Les Opinions, les Songes, les Visions, les Préjugés ne sont-ils pas portés par ces légers messagers? Vous, tout-puissant Interêt, adoré de tous les mortels, ne sont-ce pas les vents qui ménent vos adorateurs aux extrêmités de la terre pour enrichir vos Temples? Si quelquefois ils les font périr, ne sont-ce pas autant de victimes qu'ils vous immolent? n'est-ce pas par leurs mains qu'ont été érigés les murs de ce Palais? Si la Dive à laqu-elle ils obéissent, vous paroît nous être contraire; si sollicitée par notre ennemie, elle a fait périr nos flottes, c'est moins par haine contre nous, que par un effet de son inconstance naturelle: contente de mouvoir, à son gré, ce globe immense, sa puissance se joue avec indifférence de tout ce qui en couvre la surface; sachons profiter de son aversion pour le repos; prions-la de nous accorder les secours de ses plus robustes Sujets: ils font rouler la terre comme un char léger; ils rassembleront ces Isles éparses, & les pousseront vers la terre ferme aussi facilement que la mer pousse sur ses bords une écume légére.

Ainsi parla l'insolente Témérité; tous les Monstres l'aprouverent à grands cris: elle part, accompagnée de l'Imprudence. Ces deux intrépides Furies tremblent, pour la premiére fois, en approchant de la demeure des Tempêtes: elles frémissenr de crainte au bruit épouventable que fait le mouvement de la terre: leur féroce & aveugle courage ne les soutient plus: elles s'avancent d'unpas chancelant vers le trône de la Reine des Mers: elles n'osent presque soutenir ses terribles regards: cependant la Témérité empruntant le langage de la Flatterie, lui adresse ce discours:

Redoutable Dive, vous connoissez combien mes compagnes & moi sommes zélées pour votre gloire: Maîtresse des Tempêtes, vous l'êtes aussi de la révolution des Empires; le mouvement de votre sceptre en marque la durée; vous régnez sur toutes les vicissitudes; vous ordonnez celles de la fortune des Peuples comme celles des saisons: Souveraine absolue de tout ce qui se meut, les passions humaines doivent vous obéir aussi-bien que les vents; & comme ils éxécutent vos ordres sur les choses inanimées, c'est nous qui agitons les hommes, & les rendons ennemis d'un honteux repos. Il en est peu que nous n'exposions, soit sur mer ou sur terre, à ressentir les effets d'un pouvoir qu'ils ignoreroient s'ils demeuroient soumis à une tranquile oisiveté. Mais tout étendu qu'est votre domaine sur les mers qui environnent votre trône, il en est encore de soumises à un calme paisible. Vous faites mouvoir la terre entiére; & des nations nombreuses, dans une tranquillité profonde, ignorent que vous méritez des autels: nous tentâmes autrefois de leur faire respecter votre nom; mais une Puissance jalouse nous en éloigna & sembla vouloir imposer des bornes à votre autorité suprême. Vengez-vous de cet attentat; daignez, Reine de tout changement subit & effrayant, seconder notre empressement à vous servir; prêtez-nous les secours des impétueux Ministres de vos volontés; ordonnez-leur de rapprocher nos demeures mobiles des lieux d'où nous voulons bannir un repos qui vous offense: il séduit les humains & les soustrait à votre obéissance; il leur fait oublier qu'ils doivent vous craindre.*

La Dive fut presqu'irritée de cet impudent discours; mais méprisant de si foibles ennemis: Allez, leur dit-elle avec un soûris moqueur, dites à votre puissant Monarque & à vos vaillantes Guerriéres, que dans peu je les mettrai en présence de leur foible ennemie. Elle appelle alors les vents les plus furieux; ils s'assemblent autour de leur Souveraine comme un essain d'abeilles: le respect ne leur permet pas d'élever plus haut leur murmure. Chassez, leur dit-elle, ces monceaux de limon & de ponce* qui nagent sur ces mers; poussez-les vers les côtés immobiles des Régions fortunées; mais respectez la magnificence de ces beaux lieux. Toi, dit-elle à leur Chef, vas prendre dans le creux de cette montage de glace, les Monstres qui en font leur retraite, & transporteles dans une presqu'Isle de ce Continent, opposée aux rivages contre lesquels tes compagnons vont faire échouer ces masses. Ils te suivront ensuite chargés des dépouilles de ces Isles; vous les assemblerez aux pieds de ma Souveraine. †

Ces ordres prononcés, tous les vents déploient leurs aîles, & font retentir l'air du bruit éclatant de leurs applaudissemens; ainsi qu'une troupe de faucons que le chasseur lâche à la poursuite d'une proie, ils partent; le Ciel est obscurci de leur ombre gigantesque; ils environnent la retraite des Vices, ils en enlevent, ils en dissipent les voûtes comme une poussiére. La multitude de ces Monstres hideux paroît un tas de reptiles qu'un rocher renversé par un tremblement de terre, laisse à découvert; ils s'agitent, se débattent sans savoir où fuir: alors le Chef des ouragans leur fit un traitement pareil à celui que l'on fait à d'infâmes corsaires: il les enveloppe d'un épais nuage comme de la voile d'un navire, * & les charge sur ses épaules capables de porter le globe de la terre. Achevez, dit-il à ses compagnons, d'exécuter ce que notre Souveraine vous a commandé. Il vole aussi-tôt en leur marquant la route qu'ils doivent suivre pour le venir joindre. Ils réunissent donc leurs forces, & poussent devant eux les Isles dont ils viennent de captiver les Tirans. Ces Contrées auparavant flottantes, mais retenues par la contrariété d'une infinité de courans rapides, franchissent ces obstacles & voguent comme ces spacieux radeaux couverts de gazon, chargés d'éléphans & de soldats, avec lesquels des armées nombreuses traversent le Gange, * ou de même que quand le soleil redonnant le jour au Septentrion, vient déchaîner les mers de Scytie, on voit d'énormes masses d'eaux solides chariées par les flots; c'est de la sorte que nagent ces Isles inconstantes, & qu'elles sont précipitées par des vents furieux, vers des côtes qui les réduiront en de spacieux bancs de sable. Pendant cette rapide navigation, partie des ouragans ravagent les campagnes, déracinent les forêts, renversent les Temples, les Palais, en enlévent les richesses dans leurs tourbillons, les habitans abandonnent leurs maisons, leurs villes, fuient dans les plaines: celles de ces terres dont le fonds n'étoit que de cendres † ou des superfluités amassées par l'avarice, & dissipées par la prodigalité, disparurent, l'une avec de fourbes & orgueilleux habitans, & l'autre avec ses peuples oisifs; les autres Isles n'étant plus que de rases campagnes dépouillées de tout ornement, comme par les ravages d'un incendie, vont enfin se briser contre les Régions fortunées. Le Ciel, qui ne permet que l'homme soit malheureux que quand il renonce lui-même à son propre bonheur, & qui ne le dépouille de faux biens que pour lui faire tetrouver les vrais dans le sein de la Nature, sauva la plûpart des Peuples, en faisant échouer sur les bas fonds de cet heureux Continent, ces masses supportées par les flots; une multitude prodigieuse de ces infortunés quittent les débris de leur naufrage, & se répandent sur ces bords fertiles, dont les Habitans s'empressent à les secourir avec humanité.

Les vents alors modérant leur violence, s'éloignent de la surface des terres, & volent, chargés de leur butin, où leur Chef leur a ordonné de se rendre. Là dans une plaine spacieuse & élevée, champs couverts d'une verdure perpétuelle, émaillés de fleurs richement colorées, qui ne se flétrissent jamais, & environnés des avenues qui conduisent aux jardins enchantés de la Nature & de la Beauté, dont on découvre les magnifiques perspectives: au milieu, dis-je, de cette plaine riante, séjour digne de l'immortalité, arrivent les Géans aîlés; ils y perdent leur humeur impétueuse & turbulente; ils retiennent, par respect, leur souffle bruyant; ils n'employent leurs forces qu'à accumuler, par les ordres de leur Général, le prodigieux butin qu'ils ont enlevé; ils en forment une montagne élevée: alors sur ce tas d'or, de pierreries, de vases précieux, de riches étoffes, mêlés d'armes de toutes espéces, & d'une multitude innombrable de frivoles écrits, ils jettent, en riant, tous les Vices chargés de pesantes chaînes. Sur le sommet de cette pile sont placés, avec le Monstre à mille têtes & autant de bras, l'insolente Propriété, le Mensonge, l'Avarice & la Ruse, enchaînés des mêmes liens. Plus bas sur des lambeaux poudreux de volumes déchirés, d'habits de Théâtre & de Pantomime, sont liées avec les peaux infectes de leurs serpens, l'hipocrite Imposture, la Superstition, l'Enthousiasme fanatique, avec la honteuse Stérilité, la Débauche lassive, la Gloutonnerie, la Paresse, l'Orgueil avide de déférence, de respect & d'obéissance aveugle. On a arraché à tous ces Monstres le masque enduit d'un fard religieux & modeste qui couvroit leurs affreux visages. Autour d'eux sont jettés de petits fantômes sous une infinité de formes différentes, entortillés de toiles d'araignées; ce sont les Visions, les pieux Stratagêmes, les secrétes Cabales, les vains Scrupules, les artificieuses Apparences, les Prétextes spécieux, une Curiosité souple & insinuante qui sonde les cœurs pour connoître & profiter de leurs foibles. Les Ministres de la Dive des Mers ajoutent, en raillant, à cette bizarre multitude de vermines, les folles Opinions & les vains Préjugés, dont il seroit infini de décrire les difformités. A l'autre côté de cet infâme groupe, ils attachent sur des débris d'armes, de chariots, de tronçons d'épées, de piques, de poignards & de javelots, la Discorde, l'Envie, la Haine, la Vengeance, la Perfidie, l'Ambition, la barbare Fureur des combats, le Despotisme, la Tirannie, la Gloire, le Faste, l'Orgueil: ils les chargent des jougs qu'ils imposoient aux mortels, & associent à ces fiers ennemis des nations, les miséres dont ils les accabloient auparavant, l'Indigence couverte de haillons, la Crainte, la Terreur, l'Esclavage & le Désespoir furieux; tous ces Monstres presqu'expirans exhalent encore des gouffres de leurs bouches impures, des vapeurs noires & mortelles, pareilles à celles que vomissent des volcans.

Cependant la Dive qui préside au mouvement de la terre, tournoit les Régions, où elle fait ériger ces trophées à l'auguste Vérité, vers les premiers rayons de son trône brillant: * une large bande de ces traits lumineux s'étend du centre du monde vers les bords de l'horizon de ces beaux lieux. Sur cette route éclatante la Souveraine des Dives bien-faisantes † traverse en un instant l'espace immense qui sépare l'astre du jour de l'habitation des mortels; elle arrive aux champs de sa victoire.

O Reine incomparable de la réalité des Etres! ô toi, Existence immuable de leur souverain Amour! qui peut, sublime Vérité, dignement décrire tes divins attraits? toi, l'ornement & l'éclat de la lumiére même, peut-elle, dans un objet chéri, montrer à l'Amant le plus passionné rien qui égale tes charmes ravissans? Ton front est le trône d'une majesté infinie; tes yeux, une source de splendeur & d'évidence; leurs regards sont ceux de la Providence même; ta bouche est le sanctuaire de ses sacrés oracles, & ses sons mélodieux sont le principe de toute harmonie; ton cœur est le foyer ardent de l'amour vivifiant du Créateur pour ses créatures; ton sein fécond est l'inépuisable origine de toute félicité; tes mains bien-faisantes sont les artistes de tout ordre admirable; & tes pieds, l'inébranlable appui de l'Univers.

Si-tôt que cette Dive adorable parut dans ces lieux, toutes celles qui les habitent accourent autour d'elle, transportées de joie: elle s'avance sur son char radieux; à ses côtés sont assises la Nature & la Beauté; le tendre Amour la suit immédiatement, accompagné des Jeux & des Ris, donnant les mains à l'Humanité & à la naïve Candeur: le restes des Dives environnent cette auguste troupe. Sitôt qu'elle fut proche de l'affreux monceau des Monstres enchaînés: Vous allez voir, dit la Vérité, disparoître ces objets odieux. A l'instant un éclair partant de ses yeux, embrâse cette masse aussi rapidement que le feu prend aux matiéres les plus combustibles; de vastes tourbillons de flamme s'élevent à perte de vue, & voltigeant comme celle d'un flambeau prêt à s'éteindre, disparoissent avec une épaisse fumée qu'emportent les vents en retournant dans leurs demeures.

A la place de ce bucher des Vices, paroît une Piramide d'or: celles que vante l'Egypte, n'ont rien de comparable à sa grandeur, son sommet est plus élevé que les plus hautes montagnes de la terre, & sa base occupe autant de place que l'enceinte d'une grande ville.*

En réduisant en poudre tes foibles ennemis, dit la Vérité à la Nature, j'érige ce monument éternel de ta vengeance: j'ai aussi affaissé & applani les montagnes qui fermoient l'isthme qui joint ta demeure à l'Empire que tu protéges: * ses Peuples & ses Rois viendront librement ici pour y apprendre, non à être heureux, mais à l'être constamment, & à accroître leur bonheur. Quant aux Nations des Isles infortunées, qui ne sont plus que du sable, affranchies de toute autre passion que du désir de leur conservation, je les ai toutes disposées, ainsi que l'homme qui vient de naître, à n'obéir désormais qu'à tes loix.

Sois maintenant libre, douce & paisible Humanité; ne forme qu'un corps organisé par les accords d'une unanimité parfaite; que la variété infinie de désirs, de sentimens & d'inclinations, se réunisse en une seule volonté; qu'elle ne meuve les hommes que vers un unique but, le bonheur commun; que semblable à la lumiére, cette félicité s'étende également à tous. Sois la Mere commune d'une famille heureuse; que rien n'appartienne qu'à toi; qu'une multitude de bras rassemble dans tes trésors les fruits de l'abondance, & les ouvrages de l'industrie; qu'ils y reversent sans cesse plus que n'y peuvent puiser les besoins de la Nature.

Dive de la raison, tu ne seras plus asservie à l'incertitude d'une foule d'opinions absurdes ou honteuses; tu ne seras plus obsédée d'une foule de préjugés insensés; tu ne seras plus tiranniquement forcée de renoncer à tes propres lumiéres pour admettre, ou pour concilier des contrariétés révoltantes; tes yeux ne seront plus fascinés des fausses apparences de l'illusion; nuls nuages ne t'empêcheront plus de distinguer sûrement l'évidence réelle de celle qui te laissera entrevoir* tout ce qui peut être véritablement digne de ton divin Auteur.

Vous, Filles de cette Intelligence, vous ne serez plus occupées de vaines recherches, de questions folles & risibles: la Nature vous mettra sous les yeux une infinité d'objets dignes de votre attention: vous en développerez les voiles, vous pénétrerez ses secrets jusqu'où elle vous les laissera accessibles; vous en instruirez les hommes; vous leur apprendrez à jouir de ce qu'ils admireront; vous travaillerez de concert avec les Arts & la Beauté, à orner leur demeure, & à diversifier leurs plaisirs.

Vous, Vertus affranchies de toute contrainte, redevenez ce que vous futes autrefois, les disciples de la Nature, & les compagnes fidéles de l'Humanité; ne tirez que de ses tendres sentimens vos préceptes & vos motifs.

Toi, qui présides aux hommages que les mortels rendent à la Divinité, trop long-tems esclave des Monstres qui la feignoient semblable à eux-mêmes, tu n'érigeras plus des Temples au Monarque des Cieux: l'Univers est le moindre ornement de son sceptre: tu es moins destinée à lui faire rendre de vains honneurs, qu'à porter les hommes à exécuter ses intentions: fais qu'ils s'aiment, qu'ils s'entre-aident comme fils d'un même pere: touchés des bienfaits réciproques, pourront-ils méconnoître ceux de la Cause premiére?* Ce seul culte lui est agréable. Tu n'auras point d'autres autels que les cœurs; tu n'auras point d'autres prêtres que les Plaisirs & les Dives qui instruisent les hommes des merveilles de la Nature: chaque objet de leur admiration est une strophe de l'hymne immortelle que chantent les admirateurs en l'honneur du Tout-Puissant: chaque sensation agréable est un parfum que ces Ministres ne cesseront de te fournir, ô Dive d'une éternelle reconnoissance! & tu ne cesseras de le répandre sur tes sacrés foyers: tu ne seras plus nommée le joug des cœurs, † la chaîne des volontés & des consciences, mais leur vie & leur mouvement.

Viens, continua la Vérité, parlant à une autre Dive qui se tenoit éloignée, les yeux tristement baissés; elle avoit le front ceint d'un diadême enrichi de diamans, sa robe d'une étoffe précieuse, en étoit toute brillante elle portoit d'une main un sceptre d'or, & de l'autre une épée: Approche, lui dit la Dive législatrice; tu ne fus jamais malheureuse que parce que la Flatterie t'empêcha mon accès. Crois-tu, suprême Arbitre du gouvernement des Peuples, que détruisant les Monstres, qui corrompant les hommes, te forçoient d'exercer par la crainte & le châtiment, un pouvoir tirannique; penses-tu, dis-je, que j'aye prétendu te dépouiller de ta puissance? Non, je ne l'ai qu'affermie. On ne te désobéïra plus; on te redoutoit; tu seras chérie comme la tendresse d'un pere: de vils adulateurs te fascinoient les yeux sur tes vrais avantages; ils t'arrachoient cette autorité que tu regrettes; ils en profitoient, & ne t'en laissoient que la honte. Combien de fois n'as-tu pas gémi sur le trône, quand ton cœur s'ouvrant aux sentimens d'humanité, au désir de répandre des bienfaits, un pompeux esclavage te lioit les mains? Toute-puissante lorsqu'il falloit punir ou opprimer, qu'elle étoit ta foiblesse pour récompenser? Combien pour un heureux en laissois-tu dans la misére, ou faisois-tu d'infortunés? Vas, romps ce fer cruel; je vais te faire connoître tes véritables droits & les titres éminens de ta grandeur.

L'Adulation, dont les respects ne sont que d'injurieux mépris, les louanges de sanglantes railleries, & la soumission des piéges tendus pour te surprendre, te nommoit image de la Divinité, & vouloit te faire ressembler à ses infâmes idoles; & moi Vérité, je vais t'apprendre ce que c'est que ressembler au Monarque surprême. Sache qu'en quelque sorte il est moins grand par sa puissance infinie, que par sa bonté: celle-ci ordonne, la premiére exécute: elle a fait toutes ses créatures intelligentes, égales, également dignes d'être heureuses; * imite-la, maintiens cet ordre, perpétue ce bienfait, oblige l'Humanité entiere, en rendant son bonheur constant. Quelle sera la multitude de tes courtisans zélés & sincéres? quelle sera l'étendue de ton Empire? Sois la protectrices de tes Compagnes, fais observer uniformément leurs leçons faciles & leurs préceptes aimables. Cette uniformité que tu régiras d'un clin d'œil, fait l'essence de tonpouvoir: muni des attraits invincibles d'un bien manifestement reconnu, qui pourra lui résister? Il sera aussi possible de voir où il n'y a plus de maux ni de forfaits, des fils attenter à la vie de l'Auteur de leurs jours, que de voir un ambitieux conspirer, ou des Sujets rebelles soulevés contre toi.

Vous, douce Parenté des cœurs, Amitie tendre & prévenante, Amour ardent & délicat, je ne vous prescris rien; exercez sur les créatures tous vos charmes; partagez avec moi l'autorité que m'a donné la Providence.

Après ces discours pleins d'une énergie victorieuse, la Vérité retourne sur le trône éclatant, d'où elle ne cesse d'éclairer les Dives auxqu-elles elle laisse le soin de gouverner les humains. Ce qu'elle venoit de prononcer, étoit écrit en caractéres plus durs & plus brillans que le diamant, sur le riche trophée, qui venoit de s'élever à sa gloire du milieu des cendres impures de tous les Vices.

Chaque face spacieuse de la base de cette Piramide incorruptible, étoit ornée de plusieurs quarrés de magnifiques peintures. Dans le premier, la Perspective épuisant les secrets de son art enchanteur, s'étoit efforcée de renfermer dans un espace infini, une étendue presqu'immense: en effet, l'œil se perdoit dans cette profondeur parsemée d'une infinité de centres embrasés, autour desquels rouloient, avec ordre, plusieurs Globes: † il sembloit que tous ces points, auparavant centres d'un repos immobile, fussent devenus, par une éruption subite, autant d'appuis d'une force divisée & dispersée çà & là, qui s'étoit emparée de ces divers fondemens. L'activité rapide de cette Puissance étoit marquée par des traits éclatans, lancés de toutes parts du milieu de chacun de ses domaines: par-tout où elle s'étoit établie, elle repoussoit les corps environnans, les tenoit éloignés de ses trônes, & suspendus à des distances proportionnées à la surface qu'ils présentoient à ses efforts. Mais soit que ces masses tendissent d'elles-mêmes à rétourner vers les lieux d'où elles venoient d'être chassées avec le repos, ou soit que leur indifférence les livrât à une multitude d'efforts contraires qui les retenoient suspendues, ces corps trouvant à chaque instant une résistance égale à leur poids, étoient par de continuels détours contraints de rouler dans des courbes d'une vaste circonférence; leurs révolutions marquoient la durée des tems. Les grandeurs & les distances de ces astres errans étoient représentées par de justes proportions: on remarquoit entre les plus petits l'habitation des mortels, & cette petitesse faisoit naturellement conjecturer que les plus spacieux de ces corps n'étoient pas sans spectateurs des diverses Contrées de ces plaines azurées.

Au bas de ce tableau étoient tracées les positions, les aspects divers de ces astres par rapport à la demeure des hommes, & ces combinaisons les avertissoient des tems de leurs travaux, de leurs délassemens & de leurs plaisirs.

Plus loin la terre auparavant presqu'imperceptible, paroissoit se rapprocher tout-à-coup, enveloppée de l'air qui l'environne: une teinte extrêmement légére, marquoit la finesse de ce fluide dans lequel nageoient les méthéores; on voyoit naître & se rassembler les exhalaisons qui les formoient: plusieurs traces très-déliées annonçoient le cours & la direction des vents; des signes particuliers marquoient leurs saisons & leur durée: à travers cette gaze s'appercevoient les mouvemens de la surface des mers & des fleuves, avec les Isles & les Continens qu'ils arrosoient.

A côté, ce même Globe ouvert en des parts égales, coupées en différens sens, faisoit voir avec la profondeur des mers, l'intérieur de la terre: on distinguoit les couches qui composent ce solide, les creux & les cavités qu'elles laissent entre elles, & les richesses qu'elles renferment: on pouvoit remarquer les mouvemens secrets des eaux; comment des entrailles échauffées de cette mere commune vers la surface molle & tendre dont elle couvre & fomente les racines, s'élevoient les sucs nourrissiers des plantes, & par quel artifice l'air les faisoit monter dans leurs canaux; comment sa mobilité rassemblant les vapeurs, en répandoit ensuite les favorables influences sur l'extérieur des campagnes; les deux élémens transparens * montroient aussi la variété infinie de leurs Habitans.

Sur la seconde face de la base de cet obélisque précieux, la peinture avoit développé en forme de superbes tapis, les ornemens dont les saisons revêtent la terre; sur ces riches vêtemens étoient représentées, par ordre, les différentes sortes de plantes, avec les caractéres qui les distinguoient, & les progrès de leurs accroissemens: près d'elles paroissoit une multitude d'animaux de toutes espéces, que l'on reconnoissoit autant aux différentes marques de leurs instincts, qu'à l'exactitude des traits qui les figuroient.

Enfin, les deux autres côtés de ce support étoient couverts de tout ce qu'offre de plus merveilleux à l'esprit & à l'industrie des hommes cette science qui renferme toutes les autres, cette émanation pure de l'évidence, mere féconde des beaux arts, qui mesure, pése, nombre & combine tout ce que renferme l'Univers, qui dispose, à son gré, de l'étendue & de l'infini même, * pour laqu-elle rien n'est inaccessible: elle régit le mouvement; elle l'assujettit à ses loix; tous les élémens la servent & lui obéissent: ici sont rassemblés tous les traits qui marquent les propriétés des figures, les rapports des grandeurs & tous les objets de ses sublimes spéculations; là sont tracées toutes ses opérations miraculeuses, avec l'ingénieux appareil de tous les moyens qui la rendent maîtresse de donner de nouvelles formes à la matiére, de l'organiser & de la faire agir comme si elle étoit douée d'intelligence.

Tels étoient les excellens ornemens de la Piramide, digne ouvrage de sa divine Architecte: son éclat éblouissant avoit de fort loin servi de phare au vaisseau qui portoit Zeinzemin. Les vents faisant échouer les Isles infortunées, avoient, par les ordres de leur Souveraine, laissé tranquille l'espace des mers que traversoit cette barque: les seuls Zéphirs la conduisirent heureusement dans un golphe qui séparoit une partie de la presqu'Isle des Dives du Continent. Le Prince ne reconnut point ce rivage; mais si-tôt qu'il y fut abordé, il s'empressa d'aller avec son ami Fadhilah, reconnoître la merveille qu'ils appercevoient; leurs autres compagnons resterent à bord. Arrivés aux pieds de la Piramide, leur étonnement fut égal à la richesse de la matiére, à la magnificence des décorations de cet édifice; & des lieux qui l'environnent: ils ne peuvent rassasier leurs regards errans; ils les fixent, enfin, sur les objets qui ont le plus d'attrait pour le Sage.

Le Prince reconnut, avec joie, les loix que respectent ses Peuples. Son Ami lui explique les divers sujets des rares peintures qui les accompagnent, comme autant de récompenses promises aux nations qui observent ces préceptes divins. Ah! s'écrie Zeinzemin, que les miens ne possédent-ils les trésors de ces excellentes connoissances!

Après avoir long-tems contemplé avec ravissement ces beautés, surpris de n'appercevoir aucune trace d'habitation dans ce séjour enchanté, ils le quittent en soupirant; le seul amour de la Patrie en arrache Zeinzemin. Descendant de ce lieu élevé, pour retourner vers leurs compagnons, ils apperçurent le fond du golphe & l'isthme qui joignoit cette Terre à un autre Pays: Passons, dit le Prince, sur le bord opposé, peut-être apprendrons-nous quelle Nation est voisine de ces jardins délicieux; sans doute que ce lieu respectable n'est fréquenté que les jours de plaisirs, & lorsque ces heureux Citoyens veulent s'instruire des œuvres du Tout-Puissant, & des devoirs humains.

De retour près de leurs compagnons, ils les trouverent aussi empressés qu'eux à traverser le trajet; ils lévent l'ancre: Zeinzemin plein des idées dont il est épris, ne cesse d'exalter ce qu'il vient d'admirer: ils atteignoient presque l'autre rive, quand le plus jeune de ses conducteurs parla ainsi: Permettez, Seigneur, que je vous récite mes découvertes. J'ai été, pendant votre absence, à l'aide de la chaloupe, reconnoître le Pays où nous allons descendre. M'étant avancé quelques milles dans les terres, j'ai rencontré une troupe de personnes que j'ai reconnu être de nos Compatriotes: ils marchoient vers une habitation spacieuse: je me suis mêlé parmi eux: on nous a introduits dans le lieu des assemblées publiques, où étoient cent vieillards, ou plutôt cent rois, non par la magnificence de leurs vêtemens, mais par la majesté de leurs personnes. A côté d'un d'entre eux qui n'étoit distingué des autres que par les égards que ses égaux avoient pour lui, étoit assise une Princesse d'une rare beauté, qui paroissoit être sa fille. Un de ceux avec lesquels j'étois, parla ainsi à cette respectable assemblée:

Seigneurs, les Peuples des Provinces maritimes de ce florissant Empire ont secouru avec une humanité que nous ne cessons d'admirer, la multitude de malheureux que le Ciel irrité, ou plutôt sa clémence a jettés sur ces bords fortunés. Mes compagnons m'envoyent vous supplier, grands Princes, de les compter au nombre de vos Sujets: daignez, pour que nous ne soyons plus à charge à nos bienfaiteurs, nous accorder pour azile quelques Contrèes où nous puissions subsister de notre travail; faites que devenus Concitoyens, nous contribuyons de toutes nos forces à l'utilité commune.

Celui que l'on estimoit le plus sage leur fit, au nom de tous, cette courte & obligeante réponse: Dites à ceux qui vous envoyent, que les biens de la Nature sont communs à tous les hommes qui n'ont qu'une même Patrie. Mais pour qu'un trop grand nombre d'habitans n'occupent pas un terrain insuffisant pour fournir à leurs besoins, ils seront distribués par familles dans toute l'étendue qu'occupe la nôtre, & n'en feront plus qu'une avec elle; du reste, qu'ils se conforment à nos mœurs.

Grand Roi, ajouta celui qui faisoit ce rapport, la Divinité va récompenser le procédé généreux de ces Peuples humains; elle leur rend votre Personne chérie, & ce vaisseau touche les bords de votre Empire. Zeinzemin, comme au sortir d'un songe, ne peut croire ce qu'il entend; ses compagnons le lui confirment tous en embrassant ses genoux; ils l'assurent que le sage Adel & la divine Zavaher présidoient à cette illustre assemblée. A ces mots il les reléve, les embrasse avec tendresse, & prend terre avec eux, en tressaillant de joie; son excès ne lui laisse proférer que ces mots: Hâtez-vous, chers Amis, de venir partager mon bonheur.

Fin de la Basiliade.
[* Fille du Paradis destinée, selon Mahomet, à faire plaisir aux bons Musulmans.] [* Favorite.]

[* Chef des Eunuques noirs.

† Quelques-uns prétendent qu'il faut prononcer Dilli.]

[* Monnoie du Mogol qui vaut argent de France 24 livres 14 sols.]

[* Alexandre conquit à peu près les mêmes Pays que Thamas-Kouli-Khan; & Muhammed regnoit où Porus avoit regné autrefois.

† Alexandre portoit avec lui & mettoit sous le chevet de son lit l'Iliade enfermée dans une boëte d'or pareille à celle qui renfermoit le Poëme de Pilpai.]

[* Le Mexique conquis, Poëme baroque.

† L'Ecole de l'Homme.]

[* Barbara Pieridum sileant miracula ....

Parodie de ce Vers de Martial:

Barbara Pyramidum sileant miracula] ....

[* Les Eunuques noirs sont la plupart totalement dépouillés de ce qui pourroit laisser quelque marques saillantes de leur sexe.] [* Les Odaliques sont des filles du Serrail, qui, quoique destinées aux plaisirs des Sultans, passent quelquefois leur vie sans recevoir le mouchoir, & servent celles sur lesqu-elles est tombé ce signal de faveur.] [* Les Dives ou Peris sont chez les Orientaux ce que nous nommons les Génies.] [* Ici, comme dans tout son Poëme, Pilpai rejette le principe ou faux ou mal entendu de la plûpart des Moralistes, qui ont fourré leur cuique suum par-tout où il ne devroit y avoir ni tien ni mien.] [* Cet article & le suivant sont les principes fondamentaux de l'excellente Morale de Pilpai.] [* Les mêmes usages s'observoient chez les Péruviens.] [* Pilpai étoit de la secte des Bramines, Philosophes Indiens, qui observent cette abstinence; & l'on prétend que ce fut chez eux que Pytagore l'adopta.] [* La Farine.] [* Que pouvons-nous deviner de plus sur notre sort futur? & pourquoi les hommes se sont-ils si souvent égorgés pour en savoir davantage; semblables aux Nouvellistes, qui, prétendant être mieux informés ou plus pénétrans que d'autres, se ruinent par de folles gageures?] [* En comprimant les opinions métaphisiques de deux ou trois mille ans, tout ce qui en sortiroit de raisonnable & de sensé se reduiroit à ce que notre Poëte vient de dire sur la nature de la Divinité.] [* Le dicton, Omne animal post coitum triste, a fait prendre pour une pudeur innée une simple langueur, une lassitude; ou plutôt c'est sur cette belle observation que nos Moralistes appuient leur opinion; étranges effets de certains préjugés qui sont tels, que si on s'avisoit d'inculquer à quelqu'un, dès l'enfance, qu'il est honteux de remuer certains fardeaux; lorsque cela lui seroit arrivé, il croiroit que la fatigue de ce travail seroit un effet de la honte naturelle qui y est attachée. Qu'on regarde comme infame toute action qui tend à la destruction de notre Etre ou de notre Espéce, cela est dans l'ordre.] [* Cette comparaison métaphorique est, sans doute, tirée de l'opinion de quelques Peuples des Indes, qui croient que la Divinité se repose tranquilement sur la surface d'une mer de lait.] [* Il est aisé de deviner les mots de ces deux belles énigmes; mots qu'un sot usage a deshonorés & qu'il ne prononce qu'en périphrases.]

[* C'est celui qui fait les honneurs d'une nôce.

† On dit en badinant, que c'est à cet âge que l'esprit vient aux filles; & il est effectivement vrai que c'est alors que se développe dans tous les animaux, soit raison, soit instinct.]

[* Tous les Peuples de la Terre sont vêtus, ou couvrent certaines parties de leur corps: Donc, disent les Moralistes, il est une pudeur naturelle qui veut que ces parties soient cachées. Je suis sûr que Pilpai leur répondroit: Tous les Peuples de la Terre s'habillent en tout, ou en partie, selon que le froid les y oblige, ou bien la sensibilité & la délicatesse de quelques parties de leur corps. Ce besoin naturel est devenu un précepte nécessaire de Morale, quand vos beaux réglemens ont commencé à introduire les désordres & la débauche.] [* Le plus grand nombre des Législateurs, & même ceux que l'on estime les plus sages, n'ont point rendu le Mariage indissoluble; tous ont senti la dureté & les inconvéniens d'une loi qui assujettit à l'impossible, c'est-à-dire, à remplir les conditions d'un contract, quand il arrive que ce qui en fait la base & l'essence, ne subsiste plus. Or, pourquoi l'indifférence ou la haine ne romproient-elles pas aussi-bien que la mort ou l'impuissance, une convention qui n'est fondée que sur l'amour réciproque des parties? Cependant ce sentiment qui dans les sistêmes ordinaires de Morale, souffre des difficultés, n'en souffre aucune dans celui de Pilpai, puisque toujours d'accord avec lui-même, ses principes détruisent toutes les causes prochaines ou éloignées qui rendent les divorces fréquens, comme ce qu'il en pourroit résulter de fâcheux pour les familles.] [* Il est sûr que dans une République telle que celle de Pilpai, ces moyens de prévenir le divorce, ou l'infidélité, doivent être infaillibles.] [* Il faut, sans doute, que la maladie dont parle ici le Poëte, soit la lépre ou l'éléphantiasis, maladies fort communes autrefois, & que l'on croit être le mal vénérien.] [* Il paroît que dans tout ce Chant, le Poëte a eu en vue de relever les bévues de tous ceux qui se mêlent de raisonner sur l'inégalité des conditions: ils conviennent qu'à la vérité, la nature les fait toutes égales; mais comment bâtir une République avec cette égalité? Il faut y mettre mille cruelles restrictions, en graduant habilement la misére des particuliers. Pilpai leur indique ici le vrai moyen de former une société, en laissant subsister les justes distinctions que la nature elle-même a mises entre les hommes.] [* Pilpai reproche ici à ceux qui prétendent régler les mœurs & dicter des loix, que quand ils auroient pris à tache de saper les fondemens de toute morale, ils ne pouvoient rien imaginer de plus efficace que la plupart de leurs rares & ingénieuses constitutions.] [* Alsmanzein signifie ornement du siécle; c'est un mot composé de zein, ornement, & de alzaman, qui signifie siécle.] [* Adel signifie juste. Comme j'avois d'abord traduit ce Poëme de l'Indien en Persan, pour me perfectionner dans cette langue, qui est la plus douce & la plus gracieuse de toute l'Asie, j'ai laissé ici les noms propres dans la même langue, pour qu'ils paroissent moins barbares.] [* Zeinzemin signifie ornement de la terre.] [* Robinson, jetté dans une Isle déserte, tire de son vaisseau échoué, des secours sans lesquels l'Auteur se trouvoit embarrassé de le faire subsister; notre Indien fait ingénieusement découvrir à deux enfans, dépourvus de tout, les premiers élémens des arts nécessaires à la vie. Je crois que ce Philosophe a voulu développer toutes les circonstances, toutes les rencontres na turelles & fortuites qui ont pu conduire une société naissante, d'expériences en expériences, aux inventions de tout ce qui meuble, pour ainsi dire, le gente humain.] [* C'est vraisemblablement ainsi que les premiers hommes purent être instruits de cet important usage.] [* Expression orientale, qui exprime la figure, le premier état d'un épi naissant, & sa maturité. On sait que la couleur de l'émeraude est le verd.] [* Ce préjugé, fortement inculqué chez une Nation, devenu la base de la constitution d'une République, un de ces principes affermis par l'habitude que personne ne conteste, passé en loi, que personne ne s'avise d'enfreindre, puisque par ses dispositions même, elle n'impose que des obligations très-peu gênantes; cette première maxime, dis-je, simple & naturelle, auroit seule autant d'effet que tous les ressorts de la Politique ordinaire: elle produiroit un encouragement universel chez tout un Peuple; elle feroit naître, avec ce que nous nommons politesse, douceur des mœurs, les arts & les sciences; bien-tôt à l'utile elle feroit succéder les recherches de l'agréable. Les plus beaux projets, qui, chez nous, loués & approuvés de tout le monde, manquent cependant d'exécution, & par l'impuissance de celui qui les enfante, & parce que chacun s'en tient à une stérile admiration, trouveroient souvent dans une République, telle que celle de Pilpai, les secours de cent mille bras. De plus, dans son hypothèse on peut démontrer que la communauté de tous biens, de tous secours, fondée sur une unanimité générale, sagement économisée, peut remuer plus efficacement les hommes, que les tristes motifs d'intérêts particuliers qui les retiennent assujettis à des craintes frivoles, à des espérances, à des vûes fort bornées, à de timides entreprises, à de basses intrigues, & ne les occupent que des soins, des soucis & des peines d'un avancement, d'une fortune, qui n'influent presqu'en rien sur le bien de la société; ces tourmens les découragent d'y travailler à cause du peu qu'ils en attendent. Quoi! dira-t-on, le commerce qui lie des Concitoyens & les Peuples de la terre, tout fondé qu'il est sur des intérêts particuliers, n'est-il pas une source féconde de commodités, de délices, de richesses, de magnificence, d'industrie, de bon goût, de politesse, &c? Oui; mais il n'y a pas un tiers des hommes qui en profite; le reste a pour lui les travaux & les inquiétudes, avec à peine dequoi ne pas mourir de faim. Et puis, est-il plus difficile de faire prendre racine à la maxime de Pilpai, qu'à une infinité de préjugés extraordinaires, de contes de vieille, dont on n'imagineroit pas que l'esprit humain pût être entiché, si l'expérience ne nous en assûroit? Il faut avouer avec l'Auteur des Lettres Persanes, que la plûpart des Législateurs étoient des génies bornés, qui connoissoient bien peu le cœur humain.] [* Le Poëte emploie le premier Chant, & le commencement de celui-ci, à décrire le lieu de la scene: il vient d'entamer l'action par le premier instant du regne de son Héros; il attache ici les premiers fils du tissu de l'intrigue.] [* Le Phénix.] [* Si ce Poëte eut vêcu dans notre siécle, il auroit, sans doute, ajouté: maniére bien différente de voyager des Princes d'à présent; aussi inaccessible aux malheureux, que les cabanes où loge la misére, leur sont à eux-mêmes inaccessibles: ils traversent leurs Etats, sans voir, ou presqu'être vus de personne; ils visirent, tout au plus les murs de quelques Villes, voient quelques parades militaires, assistent à des fêtes, à des repas, à des spectacles; font, par ostentation ou par politique bienséance, quelques dons de portraits, de montres & de tabatiéres, qui marquent moins leur libéralité, que les bornes de leur pouvoir, lorsqu'il s'agit de faire du bien.] [* Cette partie du récit de Zeinzemin feroit juger que Pilpai vivoit du tems d'Alexandre le Grand, ou peu après; ou que lorsque ce Prince entreprit de dompter Bucephale, il n'osa que ce que firent les premiers qui entreprirent de monter un cheval.] [* La même avanture est arrivée à quelques-uns de nos Princes; mais au lieu d'entendre faire des éloges de leur gouvernement, ils n'apprirent que de mortifiantes vérités; & je crois qu'il en est peu à présent qui voulussent tenter une pareille épreuve.] [* Ces Peuples, comme on verra dans ce Chant, étoient divisés par cantons, composés d'un certain nombre de familles qui prenoient leurs repas réglés en commun, & qui cependant étoient libres d'avoir chez eux des provisions, ou d'en tirer du magazin public de chaque contrée.] [* La même coutume s'observoit chez les Péruviens: les labours & les moissons étoient des jours de fête, & la recolte étoit commune.]

[* Ce qui est dit ici & dans le reste du Poëme sur la police que Zeinzemin établit chez ses Peuples, fait assez comprendre que le systême général de cette police est à peu près le même que celui dont nous allons donner un court exemple.

Mille hommes, ou tel nombre que l'on voudra, de tous Métiers & de toutes Professions, se trouvent habitans d'une Terre suffisante pour les nourrir. Ils conviennent entr'eux que tour sera commun; & pour qu'il n'y ait point de confusion dans cette communauté, & que chacun y puisse contribuer pour sa part au nécessaire, sans dégout, sans ennui, sans fatigue, ils s'arrangent ainsi:

Tous ensemble cultivent les terres, ramassent, serrent les moissons & les fruits dans un même magazin. Dans l'intervalle de ces opérations, chacun travaille de sa Profession particulière. Il y a un nombre suffisant d'Ouvriers, soit pour façonner & préparer les productions de la terre, soit pour fabriquer tous meubles & ustenciles de différente espece. Les corps d'Ouvriers, pourvûs par le Public, d'outils & de matiere comme de subsistance, ne s'embarrassent que de la quantité de ce qu'ils doivent fournir, pour que personne ne manque de rien; & cette quantité est également distribuée entre les membres de ce corps. Les ouvrages de l'art, comme toute autre provision, sont mis en magazin commun, ou bien on prépose des gens pour les distribuer à qui en demande.

Passons aux conséquences d'une telle police. 1. Il y a une réciprocité de secours qui n'est jamais interrompue. 2. Elle peut être observée dans toutes les Provinces d'un Empire comme dans une seule. 3. Personne n'est surchargé d'ouvrage, & tous les Citoyens sont encouragés. 4. Les Provisions de toute espece s'accumulent; & il ne faut, par la suite, qu'un travail modéré pour entretenir celles qui ne sont pas d'un continuel usage, ou qui sont de durée. 5. Quoique tout soit commnn, rien ne se prodigue, parce que personne n'a intérêt de prendre plus que le nécessaire, quand il est assuré de le trouver toujours; car que feroit-il du superflu, où rien n'est vénal? 6. Les Provinces du même Etat s'entre-communiquent ce qu'elles ont de surabondant, non par échange, ni par prêt, ni par vente, mais par des dons simples, ou mutuels. 7. Cette Nation peut, sans difficulté, commercer avec des Etrangers chez qui la police seroit toute différente, par un certain nombre de ses Citoyens, auxquels elle fournit les fonds de son commerce, & qui rapportent les marchandises à la communauté. Ce qui précede prouve que rien ne pourroit exciter de tels Commissionnaires à devenir infidèles, parce qu'il n'existeroit dans cette République aucun des motifs qui causent ordinairement l'infidélité: de plus, ces Négocians publics, secourus de toute la Patrie, animés du désir de se signaler, pourroient faire les entreprises les plus heureuses. Ajoutons à tout ceci, qu'un tel arrangement politique couperoit racine à une infinité de vices.]

[Voilà, dira-t-on, un fort beau systême bien imaginé pour être placé dans la fable d'un Poëme: nous voulons même accorder à Pilpai que tout cela est vrai en spéculation, mais impossible en pratique. Cette objection tombe, si l'on prend garde que le but de ce Philosophe n'est que de faire voir d'où vient cette contrariété entre la vérité de sa spéculation & le faux de la pratique ordinaire, fondée sur la morale vulgaire.

* La magnificence de cette Ville ne devoit pas être inconnue à notre Poëte.]

[* Notre Poëte, toujours d'accord avec lui-même, ne nous représente point ici une mere qui essaie par des vues ambitieuses, de forcer les inclinations de sa fille, mais elle lui donne simplement des avis que sa tendresse croit bons, laissant du reste une entiére liberté à cette Amante.] [* La même coutume s'observe dans quelques Contrées de la Guinée; c'est le Prince qui fait les mariages.] [* Nous avons déja dit que les Dives sont chez les Orientaux ce que les Fées étoient chez nos Romanciers, & les Demi-Dieux chez les Anciens: ils en racontent de même mille fables ridicules; il y en a de bien-faisantes & de mauvaises. Voyez sur cela la Bibliothéque Orientale de Bordelot, ainsi que sur ce que j'ai dit dans la Lettre à la Sultane au sujet de Pilpai, ou Bidepai: cette derniére prononciation est la meilleure, mais j'ai suivi la plus en usage.]

[J'observerai ici que ce Poëte célebre a été plus judicieux, & dans le choix de son sujet qui est universel, & dans le choix de ses fictions, que la plupart de nos Poëtes anciens & modernes. Il personifie des idées morales & métaphisiques, qui sont de tous les tems & de toutes les nations; allégories, auxquelles l'imagination se prête toujours volontiers, parce qu'elles lui présentent une peinture emblématique des actions & des pensées des hommes, comme des biens & des maux qui les environnent. Mille Divinités chimériques, les Centaures, les Harpies, les Sirènes, les Pégases, les Méduses, &c. sont des choses qui ne signifient rien, non plus que les Hippogrifes, les Ogres, les Géans, les Magiciens, &c. nul Monstre chez notre Poëte dont les membres prodigieusement assemblés, n'aient une signification énergique.

Il en est de certaines fictions comme des modes; elles plaisent chez le Vulgaire où elles ont cours, après quoi elles deviennent fades & insipides: on les pardonne à ceux qui les ont employées dans leurs Poëmes, parce que l'usage l'exigeoit alors: on les excuse, dis-je, de ces peintures puériles, parce qu'ils les ont fait valoir par le dessein & le coloris, & parce qu'entre ces grotesques on trouve d'autres tableaux, dont les sujets sont dans le vrai, & noblement exprimés.

On pourroit donc mettre les meilleurs ouvrages des Anciens & de ceux qui les ont imités, au rang de l'Histoire de Richard sans peur, si on n'étoit quelquefois dédommagé du fratras de mille contes peu vraisemblables par les agréables peintures de l'Amour, des Ris, des Jeux, &c. comme par les descriptions touchantes du deuil, des soucis, de la vicillesse, de la faim, de l'indigence personifiés.]

[Pilpai, sans donner dans les visions outrées de son Pays ni de son tems, suit l'opinion reçue presque chez toutes les Nations, qu'il y a de bons & de mauvais Génies; mais il la rectifie de maniére à la faire gouter par-tout; il prend pour ses Dives bien-faisantes les Puissances qui régissent l'Univers, & qui devroient gouverner les hommes; il les expose aux préjugés & aux vices qui les tirannisent: tout est vrai dans ses tableaux. Il personifie ici la Nature, la Beauté, l'Amour & leur suite à peu près comme ont fait la plupart des Poëtes Grecs, soit qu'il ait été informé de leur maniére, en conversant avec leurs Philosophes qui voyageoient fort souvent en Asie, soit parce que tous les hommes ayant les mêmes idées sur ces choses, elles ne peuvent se peindre que sur les mêmes desseins; mais l'on peut dire que Pilpai a renchéri sur la variété, la délicatesse & la nouveauté même des ornemens.] [* Sous l'ingénieux emblême d'un jardin, dont les compartimens représentent une carte géographique, Pilpai vient de peindre le beau désordre de la Nature répandu sur la surface de notre Globe: pour completter son tableau, il y ajoute les ouvrages de l'art, & fait adroitement sentir en quoi cette imitatrice différe de celle qui lui fournit les modéles, ou lui donne occasion de les imaginer.] [* Voyez le second chant.] [* Par cette interruption Pilpai suspend adroitement le dénoûment de cet Episode.]

[* L'œillet: cette fleur a, dit-on, beaucoup de ressemblance avec ce qui fait chez le Sexe les marques de la virginité, cette belle chimère que les hommes recherchent avec tant d'empressement.

Zavaher signifie fleur précieuse.]

[* On sera, sans doute, surpris du progrès rapide des onquêtes de Zeinzemin sur le cœur de Zavaher; mais l faut remarquer que les gradations méthodiques que nos Belles font observer à leurs Amans, n'étoient point en usage dans un Pays où regnoit la simple Nature.] [* Ce nuage se nomme pour cela œil de bœuf : il est un présage assuré d'un violent ouragan; il paroît grandir à mesure qu'il descend, & occupe, enfin tout l'horizon.] [* Les trompes marines: ce phénoméne est fréquent sur la Méditerranée & sur les côtes des Indes.] [* Ce trait caractérise bien le Mensonge; car ordinairement ceux qui mentent, ne regardent point fixement la personne à laqu-elle ils parlent, & souvent en les fixant, on les déconcerte.] [* Voyez le récit d'Adel Chant II. page 57 & 58.] [* La plupart des loix contre l'usurpation, ont été faites par les usurpateurs; & tel qui s'est enrichi par les injustices les plus criantes, sait un gré infini aux Puissances de réprimer le vol.] [* Ils publient auparavant de beaux manifestes, fort éloquemment raisonnés.]

[* Il seroit en effet bien difficile de faire goute r nos maximes à des Peuples tels que ceux qui sont dépeints dans ce Poëme.

† Ce discours de la Ruse fait voir que la plupart de ceux qui ont travaillé à dépouiller les Peuples de leur barbarie, loin de les rapprocher de la Nature, n'ont fait que substituer des vices fardés à des vices brutaux; ils ont, pour ainsi dire, changé les frénésies des Nations en des maladies de langueur, qui les conduisent insensiblement à leur ruine, ou les raméne à leur premier état.]

[* Le bel axiome, Cuique suum: c'est dommage que les parts n'en puissent jamais être égalés: à quoi servent donc les balances de la Justice?] [* Le Poëte n'a point parlé de la navigation, ni de cette sorte de commerce dans le récit des réglemens que Zeinzemin a faits dans ses Etats, Chant III. Pour ne point charger ce discours de trop de détails, il observe par-tout, comme ici, suivant le précepte d'Horace, de laisser toûjours quelque chose à dire dans un autre tems.] [* Voyez les réflexions que nous avons faites sur cette espece de Commerce au Chant III.] [* En traduisant ce discours, que l'Auteur met dans la bouche de la Ruse, j'avois fait dessus quelques réfléxions; mais lisant peu après celles que fait Adel, j'effaçai les miennes, à l'exception de celle-ci: que c'est pourtant sur la pratique de pareilles maximes que sont moulés & façonnés les panégyriques de la plûpart des Héros anciens & modernes.] [* Effectivement le discours de la Ruse ne devoit pas être fort intelligible pour Zeinzemin: le Poëte néanmoins observe de la faire parler comme si elle étoit entendue; il fait par-là délicatement appercevoir qu'en voulant surprendre ce Prince, elle se trompe elle-même.]

[* En Morale & en Politique, ainsi qu'en Méchanique, les machines les plus simples sont les plus estimables & les meilleures.

† Voyez Chant II. page 55 & 56.]

[* Cette réflexion justifie le Poëte d'avoir mis dans la bouche profane de la Ruse la plupart des maximes de notre Morale; Morale d'institution humaine qu'on peut, en quelque sorte, regarder comme criminelle & attentatoire, en comparaison des loix invariables que la Divinité a dictées à la Nature; & on peut dire dans ce sens que des Peuples qui vivroient sous ces loix sacrées, seroient coupables & insensés, s'ils leur en substituoient d'autres.] [* Le Poëte a, je pense, pris cette idée de la fameuse muraille de la Chine de 500 lieues de longueur, qui enferme cet Empire du côté de la Tartarie.] [* Lorsqu'on lance un vaisseau à l'eau, on frotte le chantier sur lequel il glisse, de suif ou de savon, sans cela la violence du frottement y mettroit le feu.] [* On a vu, Chant II, que les Habitans des Isles flottantes étoient originaires du Pays où ils abordent; c'est pour cela que Pilpai leur fait parler la même Langue.] [* Nous lisons tous les jours avec admiration ce qu'on nous dit de la sagesse des Peuples que nous nommons Sauvages, sans que cela influe sur nos mœurs, ni nos coutumes; pourquoi? c'est que nous sommes policés, & qu'ils sont raisonnables.] [* Zeinzemin entend par ces obstacles, les funestes exemples de mille préjugés, qui habituent l'homme dès l'enfance à faire divorce avec toute son espéce.]

[* On dit que cet arbre fournit de quoi bâtir des maisons, les couvrir & les meubler en vaisselle plate; il donne aussi du chanvre; sa séve est une liqueur qui sert de vin; la noix qui renferme son fruit, sert de tasse, & ce fruit donne une nourriture fort agréable.

† C'est une espéce de siguier sauvage qui croit aux Indes Orientales, & dont un seul pied peur, par ce méchanisme, devenir une forêt.]

[* Pilpai nous a montré dans Adel & dans Zeinzemin la Raison, non-seulement exempte de tous faux préjugés, mais même qui les connoît à peine: dans le personnage qu'il introduit ici par épisode, il va peindre le caractére d'un homme qui a eu la force d'en secouer le joug. Fadhilah en Persan signifie vertu, ou, si l'on veut, le Sage ; car, selon l'opinion de notre Poëte, il n'y a point d'autre vertu, d'autre sagesse que celle qui dompte, non les passions, mais les préjugés, qui l rendent impétueuses & nuisibles.]

[* Je crois que Pilpai a pris modéle de cette peinture sur une Idole à peu près de même figure que l'on adore au Japon.

† Ce mot marque l'avidité de l'Interêt.]

[* Horloge d'eau.] [* Comme Fadhilah présume que Zeinzemin ne sait ce que c'est que Temple, ni Prêtre, ni Victime, il lui explique ce qu'il entend par ces termes,] [* Mr. de Voltaire, Siécle de Louis XIV. édit. de Berlin, tome 1. page 465. attribue à cette sorte de fatalité, les révolutions politiques, qui n'arrivent souvent que par le caprice d'un Moine, d'une Maîtresse, d'un Favori, d'un Ministre, qui gouvernent nos maîtres. Il ne s'est pas rappellé l'influence que peut avoir sur le sort des Nations, une insolence telle que celle du Jésuite Espagnol, qui dit à un Grand: Vous me devez du respect; je vois votre Souveraine à mes pieds, & tiens votre Dieu dans mes mains. Il ne s'est pas souvenu de la paire de gants qui avança la disgrace de Milord Marleborough, & contribua au salut de la France. ] [* Il y a long-tems que l'on demande & que l'on cherche une Morale mathématiquement démontrée; celle que Pilpai oppose à la nôtre dans tout ce Poëme, est, peut-être, la seule susceptible de cette démonstration, puisqu'il indique la cause premiére de tous les maux qui inondent la terre, & le seul reméde spécisique qu'il seroit possible d'y apporter.] [* Je n'aurois point traduit ce Chant de Pilpai, ni le précédent, si je n'avois considéré que ç'auroit été estropier son Poëme, si je n'avois fait réflexion que c'est un Indien qui parle des mœurs & des religions de son Pays, qui n'ont rien de semblable aux notres, & que cet Auteur prête ses opinions à ses Héros; ainsi on peut prendre ces deux Chants comme une simple relation de voyageur, qui raconte les façons de penser de différentes Nations. Au reste, s'il en est des coutumes Asiatiques, comme Pilpai en parle, je conseillerois aux Peuples & aux Potentats, chacun chez soi, que pour remédier à ses désordres, ils raffemblassent tous leurs livres de Morale, de Controverse, de Jurisprudence, tous les papiers & parchemins que La Bruyére appelle honte de l'humanité, & qu'ajoutant à cet amas tous les habits de leurs Bonzes, Dervis, Faquirs & autres Bateleurs, ils y missent le feu avec ces deux Chants du Poëme de Pilpai, & se conformassent au reste de sa Morale.] [* Il faut remarquer que c'est par-tout en ce sens que Pilpai dit que la vérité a puni les Habitans des Isles flottantes, dont il dépeint les malheurs comme une suite nécessaire d'une imprudente conduite.] [* Tout ce que dit Pilpai dans le reste de ce Chant, peut s'appliquer aux différentes Sectes de Réligieux & de Prêtres idolâtres de Malabar, du Coromandel, de Siam, de la Chine, du Japon, &c. c'est sur quoi je ne ferai point d'autre commentaire, parce que je ne suis pas Pilpai. Il vivoit il y a 2000 ans,] [* Voyez le Chant précédent, page 57.]

[* Rousseau a dit:

Otez l'Intérêt de la terre, Et vous en bannirez la guerre; L'Honneur rentrera dans ses droits.

La pensée sera vraie si l'on met:

La Nature & l'Amour rentreront dans leurs droits.]

[* Pilpai veut, sans doute, parler des Comédies & autres Piéces de Théâtre qui ont presque toujours été en usage chez les Nations Orientales, comme chez nous, ainsi que les fades Rapsodies Romanesques.] [* Voyez les Chants VI. & VII.] [* Petit Serpent, dont la morsure cause une soif ardente qui, en bûvant, s'augmente avec le mal au point de faire comber les chairs en pourriture avec des douleurs excessives.] [* Fadhilah parle aux siens sélon le préjugé ordinaire, qui fait que l'on loue les hommes de n'être pas méchans.] [* Il faut se souvenir que Pilpai feint des Dives ou Génies qui président au gouvernement des différentes parties de l'Univers, auxquels il donne le nom de leurs emplois, & que, sous le nom de la Vérité, il personifie un des principaux attributs de la Divinité.] [* Pitagore, le Pere de la saine Phisique & de l'Astronomie, regardoit le Soleil comme un feu ou un centre lumineux de notre Monde, la Terre comme une Planette qui tourne autour; il remplissoit l'Univers d'une in^#.finité de sistêmes planétaires, pareils à celui-ci: il est le premier qui ait imaginé que les Cométes sont aussi des Planettes, dont les retours se sont dans de très-longues périodes; il a le premier connu dans les mouvemens des Corps célestes, ce qu'il mommoit harmonie, c'est-à-dire, une correspondance] [en rapport à leurs masses & à leurs distances; il enseignoit aussi que la Terre est d'une figure sphérique, & dans une position oblique: il est donc vraisemblable que notre Poëte, son contemporain, ou son successeur de fort près, étoit instruit de cette Phisique, dont il laisse appercevoir plusieurs traits dans cet ouvrage. Il s'en présente ici un singulier sur la cause du flux & reflux de la mer; il paroît l'attribuer au mouvement de vacillation de l'axe terrestre: effectivement, comme notre globe est un corps composé de parties fort hétérogénes en pesanteur, qui font que son centre de gravité n'est pas celui de sa rondeur, ce qui cause son obliquité à l'égard de l'équateur céleste, dans lequel il se meut; sa révolution journaliére autour de son axe, peut bien l'obliger à chercher continuellement un nouvel équilibre que lui rendroit la fluidité alternative des eaux d'un pole vers l'autre: ainsi la cause de ce balancement & celle du mouvement périodique des mers seroit la même. Je ne sais, au reste, si quelques-uns de nos Phisiciens modernes n'ont point déja fait l'observation que notre Poëte Indien me donne lieu de faire,] [* Cet événement est préparé dès la fin du VII, Chant; le Poëte veut aussi donner ici un exemple remarquable de ce qu'il a dit ailleurs, que le crime porte avec soi son châtiment.] [* J'ai déja remarqué que Pilpai, suivant l'usage des Bramines, fait observer à son Héros & à ses Peuples l'abstinence de la chair des animaux; j'ajouterai ici que cela est conforme à l'état naturel de l'homme, qui n'est point fait pour être un animal carnacier. D'habiles Anatomistes mêmes ont reconnu que ses organes ne sont point conformés comme ceur les animaux voraces. Voyez les Transactions philosophiques l'Angleterre, n. 269. & dans l'Abrégé, tome 5. chap. 1.] [* Pilpai caractérise fort bien la Ruse; elle n'est pas ordinairement compagne de la Bravoure.] [* Je ne dirai rien sur toutes les descriptions que l'on va lire; je laisse aux Lecteurs la latisfaction de juger de la magnificence de ces tableaux, & de les comparer à ce qu'il y a de plus frappant chez nos meilleurs Poëtes; peut-être donnera-t'on la préférence à notre Homére des rives du Gange.] [* Pilpai fait tenir à ce Prince le langage des Princes Orientaux, dont tous ses Courtisans sont des Esclaves: nos Gens de Cour Européens ne différent guères que de nom.] [* Voyez le Chant précédent, pag. 166.] [* On sait qu'anciennement on écrivoit sur des écorces fort minces d'un arbre nommé Papirus, & que l'usage du papier tel que celui dont nous nous servons, est fort ancien dans les Indes Orientales; on sait aussi que. Je mot de Volume vient de la maniére de rouler tout d'une piéce la longue feuille sur laqu-elle on écrivoit de suite tout un ouvrage.] [* On nomme cette maniere d'écrire hiérogliphique. Les plus anciens monumens qui en restent, sont d'Egypte, où après que cette écriture eut cessé d'être vulgaire, les Prêtres en furent faire leur profit.]

[* Sage précaution qui couperoit racine à bien des impertinences profanes & des visions réputées sacrées que l'on débite in-folio, laissant néanmoins une entiére liberté au vrai génie & à une solide pénétration de se produire & de trouver place dans cet excellent code des véritables Sciences.

† La Métaphisique.]

[* La surprise de Zeinzemin paroît bien naturelle. Il n'est guêres de Métaphisiciens, ni de Théologiens qui ne nous promettent dans leurs ouvrages tout ce que ce Prince en espére avant que dé les connoître; mais combien n'en trouve - t'on pas à rabattre, quand on vient à examiner les niaiteries dont leur ignorance nous bercent?] [* Fadhilah va exposer les deux opinions sur la Divinité, qui ont fait le plus de bruit chez les Philosophes anciens & modernes.] [* Le Matérialisme est, à ce que l'on prétend, l'opinion favorite de la plûpart des Philosophes Orientaux, & sur-tout des Chinois] [* Je crois qu'en Orient comme en Occident, le sistême monstrueux du Matérialisme est moins un effet du libertinage & de la débauche la plus outrée; je dis même, d'un scélératisme qui veut s'aveugler sur l'horreur de ses crimes, que l'emportement d'un dépit outré contre les impiétés & les contradictions révoltantes que reléve ici Zeinzemin: le déréglement des mœurs presque de tout tems & dans presque toutes les Religions, attaché comme par malédiction aux personnes destinées à instruire les autres, & aux gens que l'on nomme Dévots; ce déréglement, dis-je, non, à la vérité, manifeste & scandaleux, mais cette rouille qui déprave intimement les cœurs; cette malice étudiée, jointe aux opinions de Calvin, de Jansenius, &c. ont plus fait d'Athées, que jamais n'en feront Aristote, Spinosa, ni Confucius.]

[* Le Poëte a pris cette idée de l'usage où ont été presque de tout tems les Peuples, d'afficher leurs Loix, ou de les faire graver sur des tables de différens métaux, attachées à des colonnes ou piramides; & il entend par ces inscriptions surchargées, la multitude de gloses & de commentaires, d'interprétations & de modifications dont le texte de ces Loix est inondé, ou bîen, comme il l'expliquera dans peu, cette confusion vient de leurs fréquens changemens.

† La Morale.]

[* Les quatre Vertus que l'on nomme Cardinales.] [* Le tems & la Dive de l'Histoire.] [* Pilpai fait adroitement entrer dans ces Inscriptions les titres des différentes parties de sa morale.] [* Voyez la Remarque, page 171.] [* Pilpai a tiré de ses propres fables les avantures qu'il met ici en épisode; il ne fait qu'en amplifier & orner le récit. Voyez les imitations qu'en donne La Fontaine dans ses Fables, du Berger & du Roi, & du Berger & de la Mer.] [* Le nautile (ce petit vaisseau) ou nautilus, est un poisson dont l'écaille a la forme d'une gondole, à l'aide de laqu-elle cet animal vogue sur la mer.] [* Voyez le Chant VIII.] [* Voyez le Chant IX. page 108. & suivantes. Je vais, comme la plûpart des Commentateurs, hazarder quelques conjectures sur ces tableaux allégoriques de mon Indien. Je crois qu'il a voulu y caractériser différens Peuples d'Asie, dont il connoissoit, sans doute les inclinations. Ne seroit-ce point les Mogols, les Japonois, les Peuples des côtes maritimes de la Chine, les Persans, ceux du Pays du Grand-Lama & les Habitans superstitieux des rives du Gange? Comme il arrive souvent que des Nations, quoique fort éloignées, se ressemblent, on pourroit ici reconnoître quelques traits de nos Européens.] [* La Nature. Voyez le Chant précédent.]

[* Les Dives qui président aux Sciences. Voyez les Chants XI. & XII. page 165. & 203.

† Voyez le Chant XII. Il n'y a point de siége plus digne de la Nature que cette base de la félicité.

§ La Dive qui préside à la Raison.]

[* Voyez-en la description Ch. IV. t. 1. p. 129. & suir] [* Voyez Chant XI. page 187.] [* Voyez le Chant V. Tout ceci s'accorde parfaitement à ce que le Poëte y dit des vents & des tempêtes qui secondent ces Furies. La Vérité Chant XI. page 165 explique pourquoi elle permet que ces se cours leur soient accordés.] [* Tout artificieux qu'est ce discours que le Poëte fait tenir à la Témérité, il est parfaitement dans son caractére: elle parle précisément comme ces scélérats, qui se faisant gloire de leurs qualités malfaisantes, croyent faire l'éloge de quelqu'un en lui prêtant ces mêmes qualités; c'est le Rat & l'Eléphant de la Fable.]

[* On a déja vu Chant II. que le fonds de ces Isles étoit un amas de rochers calcinés par des feux souterrains, qui devinrent capables de surnager comme la pierre-ponce.

† La Vérité, la plus puissante des Dives.]

[* Pour punir des corsaires pris en mer, on les enveloppe quelquefois dans la grande voile de leur vaissean pour les noyer.]

[* Aux Indes les armées sont souvent composées de plusieurs centaines de mille hommes & d'un grand nombre d'éléphans: on leur fait passer les fleuves sur des radeaux couverts de gazon, pour ne leur point laisser appercevoir qu'on les embarque, sans quoi ces animaux résisteroient.

† L'Isle Stérile. Voyez le Chant IX. page 109. & l'Isle de la Frivolité. Voyez le Chant X. page 130.]

[* Expression digne de la magni^#.ficence du sujet, qui signifie, selon le sistême de Pitagore, à présent celui de Copernic, que le Soleil se levoit pour ce Pays-là, puisque, selon cette hipothèse aujourd'hui démontrée, quand le Soleil paroît se lever pour quelque endroit, c'est que ce point de la terre tournant avec elle vers le Soleil, commence à en être éclairé, & les rayons étant pour lors horizontaux à l'égard de ce lieu, forment, en effet, comme un pont entre lui & cet astre.

† Il faut remarquer que Pilpai varie & périphrase souvent le nom de la Vérité & des autres Dives.]

[* Tout est grand & sublime dans la Basiliade. Nous avons déja dit que le Poëte n'avoit point recours à des fictions triviales ou peu vraisemblables: c'est la Nature même, & tous ses attributs allégorisés avec la premiére perfection de l'Etre suprême. Il tire tous les ornemens de son Poëme, de la dignité & de la grandeur de son sujet, & ce sujet ne devoit lui inspirer que les idées les plus relevées: ses tableaux & leurs contrastes n'offrent rien que de magnifique à l'imagination: tout y est aussi extraordinaire que d'une heureuse invention; tout y est non seulement dans la vraisemblance, mais dans le vrai: ses machines y jouent avec un artifice aussi industrieux que nouveau & surprenant; & je ne doute pas qu'il n'ait fourni dequoi exercer nos plus habiles pinceaux mieux que sur des modéles tirés de Virgile & d'Homére.] [* Voyez le Chant IV. tome 1. page 129. Le Poëte a voulu par ce voisinage du sejour de la Nature & de la Beauté, enfermé par de hautes montagnes, marquer l'état d'une Nation dont les mœurs sont douces & simples, mais encore grossiéres. Quand les Arts & les Sciences commencent à polir & à perfectionner ces bonnes qualités, c'est alors que disparoissent les barriéres qui retenoient ces Peuples dans l'ignorance de la belle Nature.] [* Il y a deux sortes d'évidences, la réelle & la conjecturale; la premiére montre ou prouve manifestement qu'une chose est, la seconde démontre qu'une chose peut être sans assurer qu'elle est. La Vérité promet ici à la Raison un moyen sûr de perfectionner les Sciences humaines, en assignant à chacune de ces évidences leurs départemens.]

[* C'est en cela seul que consiste l'essence de toute vraie Religion; tout le reste n'est qu'une artificieuse imposture par laqu-elle on élude les intentions de celui qui, infiniment bon, veut absolument n'être honoré que par les services effectifs & réels par lesquels tous les hommes doivent réciproquement se préserver, non-seulement de toute indigence, mais de toute crainte, de toute inquiétude & de tous soucis temporels.

† Le mot de Religion signifie presqu'en toute Langue comme en Latin Religio du mot religare, enchaînement, captivité. Pourquoi a-t'on donné ce nom injurieux à la chose du monde qui devroit être la plus libre?]

[* Pilpai entend par cette égalité parfaite celle des moyens sûrs & aisés, accordés indistinctement à tous les hommes, de se procurer avec la subsistance, tous les agrémens de la vie, chacun selon son gout: il n'admet dans sa république, comme on l'a vu Chant II. d'autre distinction que celle des talens qui enrichissent la société de quelque utile découverte: encore veut - il que cette supériorité ne recoivent que de libres hommages de la reconnoissance, &, en général, que le mérite n'ait besoin d'autre récompense que de sa propre excellence.] [* L'Air & l'Eau, les Oiseaux & les Poissons.] [* Le Soleil. † Tout ce Poëme contient, sous de magnifiques alllégories, la métaphisique la plus saine, une morale susceptible de démonstration, & une phisique qui n'étoit pas ignorée de notre Poëte, disciple de Pitagore, non plus que les opinions qu'ont adopté nos modernes sur la pesanteur. Pilpai prend un juste milieu, sans s'embarrasser de vuide ni de plein. Il paroit attribuer ce phénoméne à l'action de plusieurs forces centrales epposées l'une à l'autre. Ces forces, selon les loix du mouvement, agissent & doivent agir réciproquement les unes contre les autres, & retenir suspendus les corps qui sont entre elles: du reste, une légére connoissance des méchaniques, fera aisément comprendre comment ces puissances toutes environnantes & environnées, déterminent ces corps intermédiaires à prendre une direction moyenne, & comment elles peuvent anticiper plus ou moins, l'une sur le domaine de l'autre; de sorte que celle-ci agissant dans son département, produit la force centrifuge en poussant en dehors, & celle-là usurpant plus ou moins sur la juridiction de sa voisine, communique à ce qu'elle y rencontre une force centripéte.] [* Les Mathématiques qu'on peut nommer, à cause de leur étendue, la science universelle; c'est sur-tout dans les méchaniques que brille leur utilité.]