Lettres de Stéphanie, roman historique: MiMoText edition Fanny de Beauharnais(1737-1813) data capture double keying by "Jiangsu", China encoding Julia Dudar editor Julia Röttgermann Merging of Volume 1, 2 and 3 Johanna Konstanciak 130001 3 Mining and Modeling Text Github 2020 1778 1778

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LETTRES DE STÉPHANIE, ROMAN HISTORIQUE, EN TROIS PARTIES.

PREMIERE PARTIE.

A PARIS,

Rue de Tournon, au Bureau du Journal des Dames, vis-à-vis l'hôtel de Nivernois, s'adresser à M. Dériaux:

ET

Chez les Libraires qui vendent les Nouveautés.

M. DCC. LXXVIII.

Ceux qui desireront, en province, se procurer cet Ouvrage, le recevront, franc de port, au même prix qu'il se vend à Paris, en s'adressant à M. Deriaux seulement, qui le leur fera passer. Son adresse est: Au Bureau du Journal des Dames, rue de Tournon, vis-à-vis l'hôtel de Nivernois.

AVIS DE L'ÉDITEUR.

La personne qui m'a confié ces Lettres, & qui en est l'auteur, m'avoit laissé le maître de les insérer dans mes Mêlanges. Empressé de les y faire connoître, j'ai profité de cette permission; &, en effet, la premiere partie s'y trouve, quoique très-différente de celle qui paroît aujourd'hui. On y a fait les changemens les plus heureux, & des augmentations considérables.

Quoi qu'il en soit, les premieres Lettres furent lues avec avidité; mais ensuite l'intérêt devint si vif & si pressant, qu'on souffrit de le voir suspendu. Il falloit se rappeller, d'un mois à l'autre, le fil des événemens qu'on avoit lus; & ce travail de la mémoire affoiblissoit encore une émotion qu'il falloit perdre, au moment même que le cœur ne demandoit qu'à s'y livrer.

De toutes parts, on m'invitoit à supprimer ces Lettres, par la raison qu'elles étoient trop attachantes, pour être lues séparément. Je souscrivis au vœu du Public: mais, à peine en fut-il privé, qu'il parut regretter de ne les plus avoir, même dans la forme qu'il avoit condamnée. J'ai gardé plus de cent lettres, où l'on me les redemande avec instance. C'est donc, afin de concilier cette contradiction, si honorable pour l'Ouvrage, queje prends le parti (toujours autorisé par l'Auteur) d'en faire imprimer la totalité. La premiere sensation qu'il a faite, est, en quelque sorte, le garant de son succès.

Quel qu'il puisse être, il y a long-tems, ce me semble, qu'il n'a paru une production d'un ton plus élevé, plus noble & plus sensible; où les caracteres soient plus fiérement dessinés, où la vertu soit plus touchante, où le langage des passions ait, à la fois, plus de chaleur & de délicatesse. Je ne parle que de ce qui tient à l'ame. Quant à l'invention, à la marche, à l'intrigue, aux combinaisons sans nombre, dont l'Auteur a eu besoin pour ménager toutes les vraisemblances, je n'ai garde de prévenir le jugement du Public; l'Auteur lui-même m'imposeroit silence. Il a trop de talens pour présumer de ses forces; mais, malgré ses précautions & les miennes, je crains bien que l'éclat de son ouvrage ne trahisse enfin sa modestie.

STÉPHANIE. LETTRE PREMIERE, De Miss Clarence, à la Marquise de Norsey.

J'en conviens; vos lettres restées sans réponse, vos lettres, ô mon amie! vos reproches si touchans pour mon cœur, vos instances, vos inquiétudes, votre amitié même; eh bien! oui, tout m'accuse: cependant, suis-je si coupable? ai-je pu vous le paroître? Non; je n'ai pas été à moi: comment mon silence ne vous l'a-t-il pas dit? & comment aurois-je eu la force d'entreprendre plutôt le récit que je vais essayer de vous faire? Stéphanie, dont jevous ai entretenue si souvent, & que déjà vous aimez sans la connoître, Stéphanie n'habite plus l'Angleterre. Elle est malade; elle est en danger, peut-être. Je respire à peine. Plaignez-moi. C'étoit peu d'en être séparée; je l'ai vue accablée de chagrin, sans pouvoir lui offrir que des vœux impuissans, des larmes inutiles, qui ne servoient qu'à déchirer davantage cette ame tendre & délicate. Je n'ai rien fait pour une amie: que nous sommes infortunées, l'une & l'autre! Je n'ai point son courage; je n'en veux point: de sa part, il est sublime; le mien seroit cruel. Ne me condamnez point. Je pourrois m'élever au-dessus des coups du sort, s'ils ne tomboient que sur moi: mais une autre en est la victime; & quelle autre! un Ange, une créature céleste, si digne d'être heureuse; celle qui me faisoit supporter votre éloignement; la seule qui pût me tenir lieu de vous. Et je ne détesterois pas le destin qui la poursuit, qui l'accable! Stéphanie devoit lui être un objet sacré; elle me l'est, dumoins. Apprenez, mon Adélaïde, combien d'obligations je lui ai. Votre cœur, j'en suis sûre, se rappelle, presque autant que le mien, la peine que nous éprouvâmes, lorsqu'il me fallut quitter l'abbaye de ..... où nous étions élevées ensemble, ces lieux où je vous voyois sans cesse, où les jours de notre enfance, les plus heureux de tous peut-être, s'écouloient trop vîte; ces jours précieux, dont on ne connoît les jouissances que par les souvenirs, & les biens que lorsqu'ils échappent.

Votre famille vous destina au Marquis de Norsey. Mes parens me ramenerent dans ma patrie; & mon attachement pour eux, ni votre antipathie pour le cloître, ni votre tendresse pour les auteurs de vos jours, ne purent nous fortifier contre l'amertume de nos adieux: près de trois ans n'en ont point effacé l'impression. Votre nation, plus aimable que la mienne, est aussi plus légere. Paris est le séjour des plaisirs, du tumulte; &, si je ne fus pas oubliée, jugez si vous avez dû être présenteau cœur d'une Angloise! Loin de vous, je m'abandonnai aux regrets. Je me crus certaine de ne retrouver, à l'avenir, rien qui pût vous ressembler. Conduite dans les cercles les plus brillans, toutes celles que j'y rencontrai, me confirmerent dans cette opinion. Jamais on ne fut plus étrangere au milieu de ses compatriotes; & je leur serois devenue, de jour en jour, plus insupportable, si, quelques mois après mon arrivée, je n'avois eu occasion de voir Stéphanie. Le même charme nous attira l'une vers l'autre; & bientôt mon cœur fut partagé entre elle & vous. Elle n'avoit que quinze ans alors; j'en avois deux de plus. Mais combien ses avantages sur moi me frapperent! Quelle simplicité! quelle modestie intéressante! quels exemples je lui dois! Une indulgence vraie, une générosité sans ostentation, l'amour de ses devoirs, le courage joint à la sensibilité; malgré une imagination ardente, un caractere plein de force, d'élévation & de noblesse; une douceur inaltérable; l'esprit le plus juste,le plus fin, le plus cultivé; un son de voix enchanteur, une figure charmante, une taille parfaite; la réunion des graces, des talens & des qualités; voilà ce qu'étoit déjà Stéphanie. Elle me devint un modele, & je l'en aimai plus. Quelles preuves, toutefois, lui en ai-je données? Que la dépendance est affreuse! J'ose en gémir avec vous. Mais accuserai-je celui dont l'autorité paternelle a sur moi des droits que je révere? Je dois plutôt, je dois plaindre son inflexibilité, qu'il regarde comme une vertu.

D'autres que moi ont joui du bonheur de remettre le calme dans le cœur désespéré de Stéphanie; mais quels orages, quels tourmens avoient précédé! A quelles épreuves fut mise sa tendresse pour un pere aussi malheureux qu'il est coupable, qu'elle adore, qu'elle a eu la douleur de voir détester son existence, & sur-tout l'usage qu'il en a fait, prêt à s'immoler, abandonné de ceux qui lui devoient le plus, sans espoir, sans ressource, sans consolation,ne trouvant que des ingrats, & n'osant accuser que lui ....... Mais on m'apporte une lettre ..... Ce sont des nouvelles de Stéphanie. Ce n'est point son écriture. Je tremble. Que va-t-on me dire? Si j'apprenois ..... Si le Ciel, dans sa colere...... O mon amie! mes craintes me trompoient. Cette lettre, cette bienheureuse lettre..... Le mieux se décide. Je la reverrai donc! Je vais répondre. Adieu; je vous quitte: mais demain, s'il m'est possible, si je suis rassurée tout-à-fait sur le compte de Stéphanie; demain, vous saurez quels événemens funestes viennent de me la ravir: & puissent-ils ne m'en avoir pas privée pour long-temps!

LETTRE II. De Miss Clarence, à la même.

Je rends graces au Ciel. Quoique foible encore, elle-même m'écrit: elle me conjure d'être tranquille, heureuse ...... Moi, heureuse! Ah! tant que je ne serai pas sûre de son bonheur, peut-elle en espérer pour moi? Eh! que deviendrai-je, si je ne suis pas consolée par vous, si vous gardez le silence? Adélaïde, j'aurois le droit de m'en plaindre. Mon cœur est toujours exigeant, puisqu'il vous aime toujours: un mot de plus seroit peut-être un reproche. En parlant de moi, je développe mes défauts. C'est de Stéphanie qu'il faut vous entretenir, de Stéphanie qui n'en a point, & qu'une fatalité inconcevable a poursuivie dès l'âge le plus tendre.

La perte de sa mere en fut la premiere époque. Elle n'avoit pas trois ans, lorsqueMilédi Rosemont expira, la couvrant de ses larmes, & demandant au Ciel de préserver une fille qu'elle adoroit, de tous les maux que sa tendresse alarmée lui saisoit prévoir. La vie n'avoit pour elle aucun charme: mais, en songeant que Stéphanie alloit être privée d'une mere, de la mere la plus tendre, ses forces l'abandonnerent. Cette séparation lui devint horrible. Que n'éprouvoit point alors Milord Rosemont! Un spectacle si cruel, le déchirement de son cœur, les reproches secrets d'une indifférence abjurée trop tard, l'amertume & la violence de tous ses mouvemens, penserent lui être funestes.

Pour le malheur de tous deux, il étoit trop jeune, & n'attachoit de prix qu'à la liberté, lorsqu'un pere disposa de la sienne. Uni à une femme belle, sensible, riche & vertueuse, Rosemont ne trouva point son bonheur dans ce lien. Cependant, un être dont le sort étoit en son pouvoir, devint sacré pour lui. Jamais les attentions, les soins, les égards, l'estime & la confiancequ'elle méritoit, ne se démentirent. Mais se flattoit-il que l'honnêteté de ses procédés lui feroit prendre le change sur la froideur de ses sentimens? Quelle ame tendre & sensible n'est pas avertie sur ce qu'elle inspire? Milédi, trop éclairée pour son repos, ne sut s'abuser, ni se plaindre. Il vouloit qu'elle fût heureuse; elle eut la générosité de le paroître.

Une seule personne, son intime amie, ma proche parente, recueilloit ses pleurs, & partageoit des peines dont Rosemont ne se doutoit pas. Il n'apprit même à quel point il en étoit aimé, que lorsqu'elle fut sûre qu'elle alloit cesser de vivre; lorsqu'elle lut dans ses yeux attendris, le retour dont elle étoit condamnée à ne jouir, qu'à l'heure fatale où tout va disparoître.

Les regrets de Rosemont, pendant un intervalle qui seroit immense pour la plupart de vos François, l'éloignerent de la dissipation où jusques-là il avoit vécu. Sa fille étoit l'unique objet de ses soins. Mais, hélas! il ne tarda pas à être ressaisi par lesflatteurs. Des passions impérieuses, & son ardeur naturelle pour les plaisirs, se joignirent à eux. Malgré l'ame la plus belle, une noblesse, une loyauté de sentimens rare, de très-grands talens militaires & politiques, tout fut immolé, & Stéphanie même, à des goûts dont le repentir seul lui reste. Les devoirs de citoyen & de pere, s'ils se firent sentir au milieu du tourbillon où l'on est si loin de soi, le rappellerent en vain à leur attrait, à leurs plaisirs touchans. Ses retours étoient aussi cruels que momentanés. Il fut le jouet, l'esclave, la victime de sa foiblesse. Tout, jusqu'aux circonstances, sembla concourir à sa perte; & celle de l'auteur de ses jours en précipita le moment.

Devenu un des premiers Pairs du Royaume, possesseur, par droit de succession, de trésors & de dignités, dont, à ce prix, il eût voulu ne jamais jouir, Rosemont éprouva trop tôt, que dans une extrême opulence, les écueils se multiplient. Toutes les séductions l'environnerent.Chaque jour, leur ascendant sur lui acquéroit plus d'empire. Un faste outré, la passion du jeu, son penchant pour les femmes, parmi lesquelles on dit que les graces ne sont pas toujours incompatibles avec l'intérêt, la bassesse & l'intrigue; que sais-je? ses vertus même tournerent à son désavantage. Né généreux, il prodiguoit la bienfaisance; & son excès lui en faisoit perdre le prix.

La plus grande partie de sa fortune étoit déjà dissipée, & l'autre surchargée de dettes, lorsque je connus Stéphanie. Quoiqu'il fût souvent entraîné loin d'elle, il n'avoit pu se résoudre à s'en séparer. Elle étoit chez lui, n'ignorant rien, renfermant tout, & s'affligeant pour lui plus que pour elle. Ladi Baltimore, mere de Milédi Rosemont, par tendresse pour sa petite-fille, pour veiller à son éducation, pour ne la point perdre de vue, logeoit avec son gendre, dont le dérangement l'épouvantoit. Stéphanie prévenoit ses plaintes, calmoit ses inquiétudes: elle partageoit ses soinsentre Rosemont & Ladi, en qui elle retrouvoit une mere, dont elle chérissoit la mémoire.

Malgré la contrainte qu'elle s'imposoit en leur présence, un fond de mélancholie peu naturelle à son âge, qui ne tenoit point à son caractere, me parut avoir une cause, & fit naître mes alarmes. Je la pressai, mais en vain, de n'en pas faire un secret à l'amitié. Sa confiance en moi ne lui arracha point ce qu'elle auroit voulu pouvoir se cacher à elle-même. Le Public me l'apprit. Le désordre inoui du malheureux Lord, parvenu à son comble, éclata. Ses terres, & plusieurs hôtels qu'il avoit à Londres, successivement saisis & vendus, ne suffirent pas pour payer ses dettes. Stéphanie s'engagea: ce fut à l'insu de Ladi Baltimore, de Rosemont sur-tout, qui s'y seroit opposé. Les créanciers s'appaiserent, & elle s'applaudit. Celui à qui elle venoit de faire, avec tant de joie, le sacrifice d'une moitié de sa fortune, lui paroissoit le seul à plaindre. En effet, ruiné par safaute, conservant à peine quelques légers débris d'une fortune aussi mal employée qu'elle avoit été considérable, accablé de remords, du blâme public, & commençant à voir que l'infortune éloigne toujours ceux que la prospérité attire; amis, maîtresses, droits aux consolations, il avoit tout perdu. Que n'employoit point Stéphanie, pour le distraire de ces idées cruelles, au moins pour les lui adoucir! Jamais, jamais on ne fut aussi sensible, aussi désintéressée, aussi courageuse; mais c'étoit inutilement qu'elle espéroit le calmer: tout, jusqu'aux vertus de sa fille, lui faisoit plus vivement sentir combien il étoit coupable envers elle.

Cependant, depuis quelques jours, nous goûtions une sorte de sécurité. Rosemont étoit, en apparence, assez paisible: il sortoit davantage, & rentroit avec l'air moins sombre. Sa fille, que je ne quittois point, pensoit que le moment étoit venu de lui parler de quelques arrangemens nécessaires dans sa situation. Formée par le malheur,quoiqu'elle n'eût pas dix-sept ans, elle étoit parvenue, à force de réflexion & de sensibilité, jusqu'à l'intelligence des affaires. L'hôtel que, malgré son désastre, Rosemont n'avoit point cessé d'habiter, étonnoit par sa magnificence: c'étoit le seul effet qui fût échappé à des créanciers avides; mais cet effet étoit considérable.

En cas que Milord pût consentir à s'en défaire, & qu'il voulût ensuite passer quelques années avec elle, dans une terre à quelques milles de Londres, l'unique possession de Ladi Baltimore, (son douaire y étoit assigné,) Stéphanie projettoit d'y consacrer le bien dont elle avoit hérité de sa mere, à rétablir la fortune de Rosemont, & de se refuser à tous les partis qui se proposeroient, jusqu'au jour où elle auroit exécuté son dessein. Combien cette idée avoit de charmes pour son cœur! Celui de Ladi Baltimore, ce cœur vraiment maternel, pénétré, attendri, consolé par la fille des égaremens du pere, quoiqu'elle ressentît de vives alarmes sur le sort de l'un & del'autre, remercioit le Ciel d'avoir fait naître Stéphanie si digne d'être heureuse. Nous l'admirions ensemble, & elle ne croyoit pas le mériter.

Déjà nous formions le plan de vie le plus doux. Une retraite tranquille, embellie par l'amitié, nous enchantoit d'avance: un avenir plus riant sembloit se préparer pour elle. Qu'un espoir si trompeur dura peu! Ce fut un rêve, hélas! Trop tôt évanoui, le réveil fut horrible. On vint demander Stéphanie: on ne disoit point de quelle part. Ladi Baltimore donna ordre qu'on s'en informât: un vieux domestique de confiance se présente, avec l'air triste & embarrassé. Stéphanie craint qu'il ne soit arrivé quelque nouveau malheur à son pere. Ladi veut éloigner cet homme. Stéphanie le retient, le presse, l'interroge d'une voix tremblante; & il lui apprend enfin, que le Banquier sur lequel les biens libres de Stéphanie (c'est-à-dire, ceux qu'elle n'avoit pas engagés pour Milord,) étoient placés, venoit de faire banqueroute. Eh! quoi!s'écrie Ladi Baltimore, une moitié de sa fortune ne lui appartenoit plus, & elle perd l'autre!.. Malheureuse enfant! elle tombe évanouie.

Stéphanie, qui n'est inquiete que de son état, la ranime par les plus tendres soins, ne se repent point de n'avoir consulté qu'elle en s'engageant, obtient son pardon du mystere qu'elle en a fait, & paroît tranquille pour ce qui la regarde, dès qu'elle est rassurée sur ce qui lui est cher. Je fondois en larmes; je les mêlois à celles de Ladi Baltimore. Stéphanie, toujours à ses pieds, n'en versoit que de reconnoissance, serroit mes mains dans les siennes, nous supplioit de l'épargner. Par compassion pour moi, nous disoit-elle, ne vous affligez point: c'est alors que je suis vraiment à plaindre. J'ai fait mon devoir: vous m'aimez: ce bien me reste. Rien ne peut m'accabler, que votre douleur & celle d'un pere.

Ladi Baltimore ne pouvant répondre, l'approchoit de son sein avec un attendrissement mêlé de crainte, comme si, pourcomble de maux, elle avoit appréhendé qu'elle ne lui échappât.

Mais ce jour devoit les rassembler tous sur Stéphanie. Elle venoit enfin d'obtenir de Ladi, qu'elle essaieroit de prendre quel-que repos: elle nous avoit priées de la laisser seule. L'heure de quitter mon amie étoit venue; & nous allions nous séparer, lorsque nous apperçûmes Milord Rosemont. Il rentroit: il passa devant nous, sans nous voir, défait, abattu, hors de lui: tout, dans sa personne, exprimoit une fureur concentrée, l'égarement le plus sinistre, l'affliction la plus farouche. Dieu! s'écria Stéphanie, avec l'accent du désespoir; Dieu! que vous ai-je donc fait? O mon pere! que vous est-il arrivé?-Il ne l'entendit point. Ses inquiétudes augmenterent. Dès qu'elle put se soutenir, elle se traîna jusqu'à l'appartement de Rosemont: je la suivis. Il nous sembla qu'il écrivoit. Dans son trouble, il avoit laissé la porte entr'ouverte. N'osant l'interrompre, nous y restâmes quelques instans dans l'état le plus horrible.Celui de Stéphanie ne peut se concevoir. De profonds soupirs, des mots interrompus, des exclamations qui annonçoient l'événement & les desseins les plus funestes, nous remplissent de terreur. Sa tendresse l'emporte: elle entre, accourt vers Milord, au moment même où, se croyant loin d'elle, il prononçoit son nom. Quel spectacle! quel souvenir affreux!.. La tête appuyée sur l'une de ses mains, l'autre armée ... Une minute plus tard, il n'étoit plus tems ... Elle jette un cri, s'élance: Dieu! ah! Dieu! commencez donc par m'ôter la vie; frappez, cruel! ou rendez-moi mon pere: & elle succombe ... Il reste quelques instans immobile, muet, l'œil égaré; mais bien-tôt un mouvement involontaire l'entraîne aux genoux de Stéphanie. Elle veut se précipiter aux siens. Que faites-vous, s'écrie-t-il? Vous aux pieds d'un barbare qui s'abhore, qui n'a plus de droits à votre tendresse! Ces droits si chers, ces droits sacrés, je les ai violés tous. J'ai mérité qu'ils vous devinssent odieux: ils ne sont plus que lesupplice d'un coupable.--Ce coupable est un pere, un pere adoré, s'écrie-t-elle, qui supporteroit la vie & ses peines, & même ses torts, s'il m'aimoit.--S'il vous aime, reprend-il, en lui ouvrant ses bras, & la serrant contre son sein! Mais, au comble de l'horreur, des remords & des tourmens, après les excès où m'a livré le désespoir, je serois condamné à vivre!.. Ces mots lui rendent sa fureur: il veut fuir; sa fille se jette à son passage, les bras tendus vers lui, les yeux noyés de pleurs. Il retombe anéanti ..... Une lettre qu'il tenoit à sa main, lui échappe: c'étoit celle qu'il venoit de finir, lorsque nous l'avions surpris. Stéphanie voit qu'elle lui est adressée: elle l'ouvre. En voici les termes:

„Je voulois réparer mes pertes: je viens de jouer, de tout risquer. Cette maison ne m'appartient plus; rien ne me reste. L'heure de me faire justice est arrivée. Je hâte le terme de mes jours; je le dois: c'est le seul moyen de cesser d'être criminel envers vous. J'épargne à votre cœur“ le tableau de mon repentir: mais, après mes fautes, oseriez-vous me pleurer? Je vous coûterois encore des larmes!.. O Stéphanie! croyez que ma tendresse pour vous m'eût donné la force de souffrir tous les maux, si les vôtres n'étoient pas mon ouvrage!.. Je m'arrache à vous: la tombe me présente un asyle; j'y reposerai lorsque vous recevrez ma lettre“.

Pendant la lecture de cette lettre effrayante, que les sanglots interrompirent mille fois, Rosemont étoit resté dans l'accablement le plus profond; mais, tout-à-coup, rompant le silence: Tout est connu, lui dit-il. Les biens qui vous appartenoient, & dont je n'étois que le dépositaire, je les ai tous dissipés: jouissez, du moins, &, s'il se peut, paisiblement, de ceux que ma rage n'a pu vous ôter.--Eh bien! poursuit-elle, osez m'abandonner: je ne l'ai plus, cette fortune; un revers inattendu m'en enleve une partie.--Et l'autre? interrompt Rosemont.--O mon pere! reprit Stéphanie, d'une voix timide, tremblante, & se cachantdans son sein, je vous l'ai sacrifiée; j'en ai joui. Vous me restez seul.--Stéphanie, Stéphanie! s'écrie-t-il alors, en versant un torrent de larmes, quel pere les Dieux vous ont donné!--Il ne résiste plus à sa fille; & pour elle seule, il consent de supporter la vie ... Je ne puis écrire davantage: tout ce qu'a éprouvé mon cœur pendant cette scene de douleur & d'effroi, s'y renouvelle. J'acheverai, le plutôt qu'il me sera possible, un récit fait pour vous intéresser. Dieu! aimez-moi, aimez Stéphanie.

LETTRE III. De la même, à la Marquise de Norsey.

Mon amie, je cede à mon impatience, à la vôtre, sans doute. Je reprends la suite de cette scene à laquelle l'attendrissement m'avoit arrachée, & qui sûrement vous est encore présente.

Les regrets les plus affreux succéderent aux premiers transports de Rosemont. La santé de Ladi Baltimore, qui s'affoiblissoit de jour en jour, achevoit de le désespérer. Il s'attribuoit son état; il frémissoit de lui-même, & ne pleuroit que sur ses victimes. Le courage de Stéphanie étoit surnaturel. Je la voyois devant son pere dévorer ses inquiétudes, & cacher les larmes que lui arrachoit la crainte d'une perte qui ne devoit être que trop prochaine. Hélas! quoiqu'on eût pris soin de taire à Ladi Baltimore le dernier événement, des soupçonsqu'elle n'osoit approfondir, & le revers dont Stéphanie avoit appris la nouvelle en sa présence, & l'effroi d'un avenir plus horrible peut-être, lui avoient porté le dernier coup: elle le sentoit avec amertume. Qu'alloient devenir Stéphanie & son malheureux pere? A cette pensée qui l'accabloit, venoit se joindre la peine mortelle de ne pouvoir que gémir sur leur sort. Ladi Baltimore étoit loin d'être riche. La fortune que Stéphanie avoit eue de sa mere, venoit du Lord Baltimore, son aïeul; & sa veuve n'avoit dû qu'à la générosité de Rosemont, la très-grande opulence où elle avoit continué de vivre depuis la perte de son époux. Mais, si les bienfaits de son gendre ne l'avoient point empêchée de s'exposer à lui déplaire, en lui faisant des représentations, tant qu'elles purent être utiles; dès que son malheur parut être sans ressource, il trouva en elle toutes celles de l'amitié: elle crut même lui devoir jusqu'au retour de sa santé, lorsqu'il accepta le séjour de sa terre. Leurretraite ne pouvoit être trop prompte; leur départ fut arrêté: mais il ne leur restoit rien, & il falloit se résoudre à lui être à charge. Mon cœur pressentit ce qu'ils souffroient; & ce cœur qui en étoit déchiré, le fut encore par les refus de mon pere. C'est en vain que j'osai l'implorer. O mon amie! pouvois-je penser que, sur le bien qu'il me destine, une somme digne de leur être offerte ne me seroit pas accordée? Je priai, je pressai; je lui peignis ce que j'avois vu, ce que je ressentois: mes instances, mes pleurs, mon désespoir, ne purent rien obtenir. L'austere vertu de Milord Clarence lui permit à peine de plaindre un homme qu'il avoit toujours désapprouvé. Lui faire des sacrifices, disoit-il, seroit un vol à ceux qui en méritent. En lui parlant de Stéphanie, de Stéphanie même qui l'intéressoit, je ne pus qu'émouvoir son ame, & non la fléchir. Persuadé qu'elle ne consentiroit à cet emprunt, que pour le consacrer à l'auteur de ses jours, & qu'ainsi, promptement dissipé, il netourneroit au profit ni de l'un ni de l'autre, il s'applaudit de résister à son cœur. Est-il donc d'autres devoirs que ceux qu'il dicte? Ah! quand il est honnête, & le sien le fut toujours, comment ose-t-on ne pas lui obéir? O mon Adélaïde! il fut inflexible, & moi désespérée. Jamais on n'a si cruellement ressenti le chagrin de ne rien avoir. Ce ne fut pas tout: ceux que j'avois vus chez Rosemont, que j'y avois vus le plus souvent, qu'il aimoit, qui devoient tout à son crédit, ne lui offrirent pas même les soins de l'amitié. Le plus profond mépris leur est dû; je ne leur ai point dissimulé celui qu'ils m'inspirent. Stéphanie n'a fait que les plaindre. Je n'ai point son indulgence: je n'en ai point, sur-tout pour ceux qui aspirerent à sa main, que ses refus affligeoient, & qui s'en félicitent depuis son infortune. Indignée contre mes semblables, que j'avois estimés; désolée de ne pouvoir être utile à mon amie, je ressentis toutes les peines, excepté le découragement. Je trouvai enfin de la sensibilité,de l'énergie, & le plus tendre intérêt, dans l'ame de cette parente dont je vous ai déjà entretenue, dont j'étois aimée, dont Ladi Rosemont étoit l'amie, qui chérissoit sa fille, & que le Ciel avoit, depuis six mois, ramenée en Angleterre, sa patrie, dont elle s'étoit éloignée pour suivre un époux établi en Espagne, dont il est originaire.

Dom Almanza (c'est le nom de cet Espagnol), d'une ancienne famille, mais sans fortune, sans faveur, sans illustration, distingué par son seul mérite, lui avoit paru préférable à des partis brillans qui s'étoient offerts pour elle; & ils s'en félicitoient tous deux. L'Espagnol, attaché au lieu où il avoit vu le jour, & plus encore à un pere dont il consoloit la vieillesse, ne s'en séparoit qu'avec peine. Cette fois, des affaires l'avoient exigé; & ma parente & son époux étoient, pour quelque temps encore, à Londres.

Les amis suivent la fortune: Rosemont malheureux les avoit vus disparoître avecelle. Almanza (il n'étoit pas fait pour être déterminé par de semblables motifs), Almanza, le seul qui osât lui parler avec courage, pendant sa prospérité, fut le seul que ses revers n'éloignerent point. Malgré les fautes de Milord, il démêloit ses qualités: il étoit l'admirateur de sa fille; il se voua à leurs intérêts. De toutes ses offres, on n'agréa que son amitié; & ce fut, de la part de Rosemont, avec la reconnoissance la plus touchante & la plus noble. Combien la dignité de son repentir le relevoit à nos yeux! Enfin, ils partirent tous, avec Ladi Baltimore, pour sa terre. Une seule femme de Stéphanie, qui l'avoit vu naître, & un des valets-de-chambre de Rosemont, demanderent la grace de ne point les quitter.

J'allai bientôt les rejoindre chez Ladi. O mon Adélaïde! quel surcroît de maux! Ladi, leur unique soutien, la malheureuse Ladi, étoit expirante: hélas! j'arrivai pour être témoin de sa mort. Je n'essaierai point de vous peindre l'état de Rosemont. Stéphanie rassembloit inutilement ses forcespour le consoler. Des cris involontaires lui échappoient, en songeant qu'elle venoit de perdre celle qu'à si juste titre elle regardoit comme une mere, & qui en avoit si bien les sentimens. Dona Almanza, son époux & moi, partagions leur chagrin, & ne pouvions nous résoudre à les quitter.

Cependant, le pere d'Almanza le redemandoit sans cesse. Il falloit aussi que je suivisse Milord Clarence à Oxford. Rosemont & sa fille eux-mêmes se voyoient obligés d'abandonner un séjour où la douleur sembloit encore les attacher. Baltimore n'avoit pu disposer de cette terre en leur faveur: trois cents livres sterling de rente revenoient seulement à Stéphanie sur cet effet, qui alloit appartenir à une de ses tantes, sœur aînée de Ladi Rosemont.

Milord, consumé de chagrins, ne pouvoit plus soutenir l'aspect de sa patrie, où tout l'accusoit, ni de ses amis les plus chers, dont il venoit d'éprouver l'ingratitude. Dévoré de la plus noire mélancolie, il nous fit trembler pour ses jours. Stéphaniecherchoit en vain les moyens de l'arracher à des objets tristes, importuns ou cruels. Dom Almanza fut inspiré par son cœur. Voyant l'abattement de Milord & l'affliction de Stéphanie, il ne craignit point de leur offrir, sous un ciel étranger, un asyle peu brillant, mais tranquille. Cette offre partoit d'une ame généreuse; Rosemont eut le courage de l'accepter: mais, déterminé à demeurer inconnu en Espagne, n'y pouvant soutenir la splendeur de son nom, il prit celui de Sidley. On me cacha ce projet. Stéphanie vouloit supporter seule l'instant de notre séparation. Hélas! je le pressentis. Combien de fois, lorsque je m'éloignai d'elle pour aller à Oxford, quoique cette absence ne dût pas être longue; combien de fois, ô Ciel! nous revolâmes dans les bras l'une de l'autre! Je la vois encore, baignée de ses larmes & des miennes, me quitter avec un trouble qui auroit dû m'instruire. Quel fut le mien, en apprenant son départ pour l'Espagne! & dans ce moment encore! ..... Elle estpourtant dans une position moins agitée. Ecrivez-moi donc. Je vous embrasse: adieu! .... adieu, mon amie!

LETTRE IV. De la Marquise de Norsey, à Miss Clarence.

J'arrive: je reçois vos lettres; & ne croyez point pour cela, mon amie, que j'en sois moins en colere. Il falloit me connoître, m'écrire, me répondre. Non, encore une fois, votre silence n'a point d'excuse: vous aviez des chagrins; j'avois des droits à vos épanchemens. Je vous dis que je suis furieuse. Je ne tolere point les torts de l'amitié, & j'ai un cœur qui n'entend pas raison. Si je m'en croyois, je vous gronderois pendant des siecles; mais je veux avoir, une fois dans ma vie, l'orgueil de pardonner. Abrégeons. Fatiguée d'attendre inutilement de vos nouvelles, je partis pour la campagne. Je n'y songeois pas la veille, & je me crus le lendemain dans l'obligation de m'en aller. Je boudois l'univers, vous sur-tout. J'avois défendu que l'on m'envoyâtmes lettres; me voilà revenue, on me les remet; & vous vous croyez justifiée. Ne revenons point sur les reproches: convenez seulement, sauf l'orgueil national, que vous méritez les miens. Je suis trop bonne; car je vous aime: j'aime Stéphanie. Moi qui ne tremble guere, j'ai tremblé pour elle; & sans qu'il y paroisse, je souffre avec vous. Cruelle, quoi! vous n'avez pas eu le besoin de chercher dans mon cœur, des consolations que vous étiez sûre d'y trouver! Vos regrets, votre douleur, votre amitié pour Stéphanie, tout cela fait votre éloge. En général, je me passionne peu pour les femmes que je ne connois point; mais votre amie m'inspire de l'admiration. Je me suis sentie émue de vos récits: cependant, je vous avertis que je ne pleure point; je suis plus sujette aux défauts de mon sexe qu'à ses habitudes. Stéphanie me confirme ce que j'ai toujours pensé, qu'il n'y a de courageuses que les ames sensibles. Quant à Milord Rosemont, je le plains d'autant plus que je le blâme. Il n'apas eu le sens commun, de se ruiner: mais c'est une affaire faite; & il faut bien qu'on s'y intéresse, malgré qu'on en ait. Je suis loin de voir, comme votre pere. Rosemont, dites-vous, est bienfaisant: il est sensible. Il y a de la ressource avec ces caracteres-là. Les êtres froids, qui calculent tout, qui n'aiment rien, sans enthousiasme, sans passions, sages parce qu'ils sont personnels, voilà les gens qui me révoltent. A l'égard des flatteurs qui ont perdu Milord, ils ont fait leur métier: ces monstres-là s'en éloignent, après l'avoir trompé. Rien n'est plus conséquent. Eh! bon Dieu! ne voilà-t-il pas que je m'avise de réfléchir presque autant qu'une habitante des trois Royaumes. Ah çà, parce qu'il y a des lâches & des méchans dans le monde, ne vous mettez pas, s'il vous plaît, à détester le genre humain. Il est un composé de bien & de mal. La peine que fait l'un, ne doit pas détruire le charme de l'autre. Comme vous voyez, on pense quelquefois, dans ma patrie; un peu vîte, il est vrai, mais, parhazard, très-juste. Je ne suis pas en humeur aujourd'hui de vous céder en rien, pas même pour les sentimens. Malgré cette légéreté aimable, que vous me citez avec une dignité tout-à-fait angloise, m'avez-vous vu, au sein du tumulte & des distractions, m'avez-vous vu, mon amie, vous négliger un seul instant? Je trouverai le secret de vous humilier: car ce sera d'une Françoise que vous apprendrez comme on aime. Il me vient une idée; elle m'enchante: vîte, joignez-vous à moi. Je vais écrire à Milord, à Stéphanie; je vous enverrai les deux lettres: obtenez d'eux qu'ils se rendent. Votre parente & son Espagnol, que je n'en estime pas moins, ne sont pas riches; je le suis davantage. Je suis veuve, c'est-à-dire, indépendante: ma maison est vaste, elle est commode; qu'ils daignent la partager: je me trouverai la personne du monde la plus heureuse. Que n'ai-je su, avant leur départ d'Angleterre, tout ce qu'ils ont éprouvé! Voyez, voyez combien vous m'avez fait de tort! Vous avez différé pour moi lebonheur de leur être utile. Proposez mon arrangement, & dites bien que je suis digne qu'on accepte. Adieu, silentieuse Clarence! Jouissez donc enfin du plaisir d'être rassurée sur le compte de Stéphanie: oubliez le passé, & songez davantage à moi.

LETTRE V. De Miss Clarence, à la Marquise de Norsey.

Tandis que vous formiez le projet le plus digne de vous, le sort mettoit le comble à ses persécutions. Ces deux lettres vous instruiront: ne pouvant écrire, je vous les envoie ..... peut-être, lorsque vous les recevrez, Stéphanie ne sera plus! & moi, moi ..... Adélaïde, ma chere Adélaïde! je me meurs.

De Milord Rosemont; à Miss Clarence.

Je frémis du coup que je vais porter à votre ame; mais je dois vous connoître, épargner votre sensibilité, lorsque d'elle seule peut-être vont dépendre les jours de votre amie, ce seroit vous outrager .....Ce n'est plus Rosemont, que décoroient les titres, qu'environnoit le faste, qui s'oublioit au sein des honneurs & de l'opulence: c'est Sidley obscur, prêt à perdre la vie; Sidley dans les chaînes, qui vous appelle au secours de sa fille ... de sa fille qu'il a perdue ...... Elle n'apprendra que trop tôt .... Ah! malheureux! quoi! toujours déchirer son cœur .... j'aurois dû me commander, me contraindre: mais, hélas! l'homme aigri, égaré par l'infortune, peut un instant perdre de vue qu'il est toujours sous l'œil de la Providence. Dans un de ces momens, où l'ame fatiguée des maux qu'elle a soufferts, se reporte sur les fatalités du sort, il devoit m'être permis de le trouver injuste, impitoyable envers Stéphanie. Oui, oui, je l'accusois d'aveuglement, de cruauté: ne me connoissant plus, je niois presque (& je m'en repens) qu'il y eût une Puissance protectrice de la vertu. D'odieux émissaires d'un Tribunal, qu'on appelle sacré, & qui n'est que destructeur, osent m'imposer silence.Un Anglois, un ami de la liberté, un homme enfin, ne peut souffrir la tyrannie, celle sur-tout qui déshonore le nom d'un Dieu, par des attentats contre l'humanité. On m'arrête, on m'entraîne; ma sentence se prépare. Une seule fois puni, sans être coupable, je bénirois le trépas, & même le supplice: mais Stéphanie, Stéphanie! ... une prison, des fers, la mort la plus affreuse; voilà ce qui me reste! O Clarence; je mourrois dans la rage & le désespoir, si je n'étois pas certain que vous n'abandonnerez jamais l'être sacré que j'ai rendu malheureux.

Adieu; je garderai, jusqu'à mon dernier instant, le souvenir de vos vertus, sur-tout de vos sentimens pour Stéphanie ..... Ah! qu'elle trouve à jamais un asyle au fond de votre cœur; elle n'a plus de pere, elle a besoin d'une amie.

LETTRE VI. De Dom Almanza, à Miss Clarence.

Dieu! qu'ai-je fait en les amenant dans ma patrie? Je les ai entraînés à leur perte; & je m'en applaudissois!

Nos inquiétudes venoient de se dissiper; la santé de Stéphanie se rétablissoit: son pere, qui avoit ressenti les plus vives alarmes, jouissoit, avec attendrissement, de sa convalescence; l'air de la campagne nous parut devoir achever sa guérison. Nous allâmes à quarante lieues de Madrid, chez une de mes sœurs. Après un mois de séjour, des bruits de guerre entre l'Espagne & l'Autriche firent naître à Milord le desir d'illustrer, par des actions d'éclat, le nouveau nom qu'il avoit pris. Il nous quitta pour chercher les moyens de servir en qualité de volontaire: sa fortune ne lui en permettoit pas d'autre; l'inactionpesoit à son courage. Enfin, il étoit parti pour solliciter lui-même; & son absence commençoit à nous donner de l'inquiétude, lorsque je vis paroître, avec la plus grande consternation, le seul de ses gens qu'il avoit gardé. Il m'aborda avec mystere, & demanda à me parler sans témoins. Dès que nous fûmes seuls, ses larmes m'apprirent qu'il venoit d'arriver à son Maître quelque événement funeste; & son récit me le confirma. Milord étoit au pouvoir de l'Inquisition, plongé dans un cachot, peut-être déjà condamné. Cet homme avoit marché jour & nuit pour m'en apporter la nouvelle. Hors de moi, renfermant mon trouble, j'ordonnai mon départ, & je crus l'avoir annoncé avec assez de calme; mais les mouvemens de mon ame me trahirent: celle de Stéphanie l'éclaira. Excepté Milord, tout ce qui vous intéresse est ici, me dit-elle: vous cherchez en vain à cacher votre agitation; elle est extrême. Vous nous quittez: mon pere ne revient point! Mon pere! Almanza,je vous suis: n'espérez pas m'en détourner. Je le voulus en vain. Nous partîmes; & ma femme nous accompagna. Pendant la route, les questions de Stéphanie se succéderent: mes réponses ne la rassurerent point. Mon pere est malade, me disoit-elle: par pitié, éclaircissez mes doutes. Je vis qu'elle appréhendoit tout: je saisis ce moment pour la pressentir sur l'affreuse nouvelle dont il falloit qu'elle fût enfin instruite. Stéphanie resta mourante dans nos bras, & ne reprit ses forces que pour se livrer au désespoir. Lorsque nous entrâmes à Madrid, un délire de douleur s'empara de ses sens. Qu'on arrête, s'écria-t-elle; qu'on arrête ..... A ces mots, elle ouvre elle-même la portiere, s'élance, se précipite. Avec des yeux qui peignoient l'égarement, elle demande à tous ceux qu'elle trouve sur son passage, où est le séjour de l'oppression, que jamais ne devoit habiter l'être libre & vertueux qu'on osoit y renfermer? On l'entoure. Sa beauté, ses larmes, son désordre attirent tous les regards. Nousperçons la foule; nous arrivons. L'homme qui veille sur ces cachots se présente. Que je voie Sidley, s'écrie-t-elle, en tombant à ses genoux; que je le voie: ne refusez pas à une fille le bien d'expirer près de son pere. Il résiste; mais, attendri pour la premiere fois peut-être, il cede au cri du sentiment, à celui de la nature: la crainte même ne l'emporte point dans son ame sur la compassion. Le jour baissoit; la nuit vient: il l'attend pour n'être point découvert. La fatale porte s'ouvre: Milord s'offre à nos yeux, étendu sur une pierre humide, à la lueur d'une lampe, qui n'éclaire ce lieu effroyable, que pour en redoubler l'horreur. Rosemont déjà défiguré par l'excès du chagrin, accablé sous le poids des chaînes, & toutefois dans la contenance d'un homme qui n'est pas fait pour en porter; Rosemont, dis-je, apperçoit Stéphanie: Stéphanie ..... Quel moment pour tous deux! Elle tombe dans ses bras, y reste sans mouvement. Leurs sanglots se confondent; ils ne s'expliquent que par desregards douloureux, des soupirs & des larmes; & l'instant de se séparer, arrive avant qu'ils aient pu se parler. Mais lorsqu'on annonce à Stéphanie qu'il faut se retirer: Barbare, s'écrie-t-elle, malgré vous, je veillerai sur ses jours. Mon pere, ils n'oseront point vous arracher à moi! Milord, alors, retrouve tout son courage pour la rassurer, pour montrer un espoir qu'il n'a point. Je me joins à lui: nous unissons nos prieres, nos efforts, nos instances; Stéphanie n'écoute rien. Je lui représente qu'elle augmente les périls de son pere, & elle se rend enfin à l'assurance que nous lui donnons, que ce n'est qu'en s'éloignant, qu'elle pourra le sauver. Les cris perçans de Stéphanie, lorsque la porte est prête à se refermer, auroient retenti dans le cœur le plus farouche. Les momens étoient chers. Nous volons chez les Chefs de l'affreux Tribunal. Les cruels! aucun ne fut ému. Un d'entr'eux osa dire à Stéphanie désespérée, baignée de larmes, qu'il n'étoit plus tems, & que la justice duCiel devoit être inflexible. C'en est trop, reprit-elle; c'est devant ce Ciel même que vous répondrez des jours de mon pere: mais je le sauverai sans vous, ou je ne lui survivrai pas. Après ces mots, elle revole à la prison: on ne lui permet plus d'y pénétrer. Almanza, me dit-elle, une derniere ressource me reste. Allons implorer votre Souverain; ses vertus m'inspirent de la confiance: si elle est trompée, je n'ai pas long-tems à gémir. Je l'accompagne alors jusqu'au Palais; mais le Prince y fut inaccessible à nos regards. Craignant qu'on ne hâtât l'horrible exécution*, elle me supplie de rester, m'échappe. Dona Almanza la rejoint: Stéphanie l'entraîne, & court, emportée par un mouvement dont elle n'est pas la maîtresse, vers les lieux impies où tout étoit déjà préparé. Déjà les flammes s'élevoient au-dessus des bûchers qu'entouroient les malheureuses victimes. Stéphanie écarte la foule, pénetre, s'en approche au moment où l'une d'elles y est précipitée. Elle croit que c'est son pere: elle jette un cri, & déjà s'élance sur la tombe de feu. Le malheureux Rosemont l'apperçoit: Ma fille, s'écrie-t-il, ma fille! Dieu! ô Dieu! ... C'est dans les bras de son pere qu'elle se retrouve.

Malgré les horreurs qui l'environnent, elle ressent ce bonheur. Ah! mon pere, lui dit-elle d'une voix éteinte; ah! du moins nous périrons ensemble: tous les cœurs s'attendrissent; les larmes coulent. Un de ces infâmes exécuteurs d'une loi plus exécrable encore, s'approche: il veut arracher Rosemont des bras de sa fille; elle alloit se voir enlever un pere: un murmure d'indignation s'éleve; & de loin, une voix imposante s'écrie: Arrêtez, arrêtez.... * N'importe: déjà Rosemont touche le bûcher fatal. De la part du Roi, monstres, arrêtez! reprend un jeune Héros charmant, & plus sensible encore; c'est Dom Fernand Ximenès, l'illustre descendant de nos anciens Rois de Navarre, favori de Ferdinand, & si digne d'en être aimé; c'est lui qui, cédant à un mouvement généreux, s'exposant à tout, vient sauver Rosemont & Stéphanie, qu'il appercevoit pour la premiere fois. Sa noble assurance, l'air de grandeur répandu sur toute sa personne, ajoutent encore à l'enthousiasme; des cris de joie retentissent de toutes parts: le peuple le presse, l'entoure, l'exalte, se range deson côté; le soulevement est général: on traite les Juges d'assassins; on les menace, s'ils résistent; &, dans leur effroi, le seul parti qu'ils aient à prendre, c'est d'échapper à l'horreur qu'on a pour eux. Fernand toutefois s'étoit emparé de Rosemont, & l'avoit ramené près de sa fille, évanouie dans les bras de Dona Almanza. Frappé de sa beauté, inquiet, attendri, déjà il tremble pour ses jours. Dans ce moment la Marquise de Céléria s'offre à ses regards: il fait arrêter sa voiture: lui-même y transporte la mourante Stéphanie, & elle la reçoit avec tout l'intérêt que sa position devoit inspirer. Ximenès ensuite, sans perdre de tems, emmene l'infortuné Rosemont, & se fait conduire chez le Monarque. Quelle fut ma joie. Je l'implorois pour mon malheureux ami: j'étois enfin parvenu jusqu'à ce Prince. Je viens, Sire, vous livrer un coupable: punissez-moi d'avoir osé me servir de votre nom; mais daignez protéger l'innocence & le malheur. Il lui apprend ce qu'il a vu, le spectacle dont sesyeux ont été témoins, ce qu'il a fait, & combien lui en a paru digne celui qu'à ces mots, il présente à Ferdinand. Ce Monarque l'interroge avec bonté. Les réponses de Milord, la noblesse de son maintien, semblent prévenir en sa faveur le Roi, & même le Comte Félici, proche parent du Cardinal *, premier Ministre, & tout puissant sous ses ordres. Félici, dis-je, quoique l'un des hommes le moins porté à la clémence, paroît s'attendrir. Rosemont ne se fait connoître que sous le nom de Sidley. Etes-vous donc criminel, lui dit Ferdinand, avec tant d'apparence de vertus? oui, je le suis, reprend-il, d'avoir livré à toutes les peines une fille, l'unique objet de ma tendresse, & qui, sans mes égaremens, jouiroit du sort qu'elle mérite. Le Comte Félici devient plus attentif, & le Prince lui marque plus d'intérêt. Sidley, avec une franchise courageuse, instruit Ferdinand des plaintes que lui avoient arrachées les rigueurs du destin, sur-tout celui de Stéphanie. Sidley, lui dit Ferdinand, vous ne pouvez rester libre: je desire vous absoudre; les loix en décideront. Si vous n'êtes pas coupable, vos délateurs & vos juges doivent être punis. Il commande alors, avec regret, qu'on remene Sidley dans sa prison, & lui promet de ne point abandonner sa fille. Je dois encore un exemple, dit-il, en regardant Ximenès. Vous avez osé, sans mon aveu, vous prévaloir de mon autorité: le Souverain vous exile, attendez que l'ami vous rappelle. Ximenès demande la permission de prendre congé de la Marquise de Céléria, dont il alloit épouser la fille unique: il obtient cette grace, se retire, & le Comte Félici l'accompagne. Stéphanie venoit enfin de rouvrir les yeux à la lumiere: pour premier objet, la Marquise lui présente son libérateur. A peine l'apperçoit-elle; sesforces sont encore prêtes à l'abandonner: elle les rassemble pour lui rendre graces, & lui recommander son pere. Il la conjure de se calmer, & lui apprend que le Roi lui-même daignera prendre soin de ses jours. Jamais Stéphanie ne me parut si belle & si touchante. Ximenès paroît s'arracher avec peine à un objet si intéressant. Céléria l'assure qu'elle traitera comme sa propre fille la charmante Stéphanie, & elle n'a point manqué à son engagement. Jusqu'ici on l'a trouvée trop foible pour être transportée; elle est toujours chez la Marquise. Deux jours se sont passés, depuis cet affreux événement; & sa vie paroît dépendre de celle de son pere. Que n'êtes-vous ici! votre amitié seule pourroit la calmer. L'espérance de vous voir, que nous cherchons à fortifier, est le seul moyen d'adoucir ses maux .... On m'interrompt; Céléria me demande: sont-ce de nouveaux malheurs? Fasse le Ciel que mes craintes me trompent! Je suis forcée de vous quitter ....

Ce n'est qu'aujourd'hui qu'il m'a été possible de reprendre ma lettre, commencée depuis quatre jours ....

O Miss! s'il en est tems, gardez-vous de partir; ... ces lieux ne vous offriroient que le désespoir. Stéphanie! ... Stéphanie touche à sa derniere heure, & le malheureux Rosemont ..... hélas! il n'est plus: on l'a trouvé dans sa prison percé de coups: il a osé nous laisser dans l'abyme, & se soustraire à un avenir qui pouvoit encore être heureux. Stéphanie, malgré les précautions qu'on a prises pour lui cacher ce malheur, en a été instruite par l'imprudence de Florizene, fille de Céléria. Depuis cet instant, des évanouissemens longs & multipliés ont fait tout craindre pour sa vie: une fievre brûlante vient de s'y joindre; & sans un miracle, elle ne peut nous être rendue. Je ne sais où j'en suis: je prévois votre douleur; la mienne est à son comble. Encore une fois ne venez point dans ces lieux funestes! .... Stéphanie, Stéphanie! vousméritiez un autre sort. Infortuné Rosemont, ami trop malheureux, que de larmes vous allez coûter!

N. B. On se souviendra que cette lettre fut envoyée par Clarence à Madame de Norsey, avec celle de Milord Rosemont.

LETTRE VII. De la Marquise de Norsey, à Dom Almanza.

L'état affreux où est Clarence depuis votre lettre, l'empêche de vous écrire; ce soin me regarde: on n'est point étranger l'un à l'autre, lorsqu'on s'estime; & sans vous avoir jamais vu, je ne balance point à vous implorer pour elle. Ah! du moins, Monsieur, du moins n'épargnons rien, pour la conserver. Son affliction est inexprimable. Je passe sur l'imprudence que vous avez commise. Dans le trouble où vous étiez, vous ne lui dissimulâtes point vos craintes, ni le danger de son amie: elle n'eut que la force de m'envoyer votre lettre. Je sentis ses alarmes; je ne résistai point aux miennes; je partis pour Londres, où je savois qu'elle alloit arriver. Nous y sommes ensemble; & plus je lavois, plus je crains, pour elle, l'événement que vous semblez annoncer: mais, quel qu'il soit, ne lui ôtez pas entiérement l'espérance; & s'il faut qu'un sort funeste nous enleve Stéphanie, n'en instruisez que moi. Vos lettres ne parviendront à Miss Clarence, qu'autant qu'elle n'y pourra trouver rien qui mette le comble à son désespoir; je saurai, jusques-là, les lui soustraire.

Cependant, Monsieur, votre silence l'inquiéteroit; & je vous demande de lui écrire, de l'abuser, s'il est nécessaire, pendant quelque temps. Je ne veux point qu'elle reçoive, de la main d'un autre, le coup horrible que, s'il se peut, mon cœur adoucira au sien. Je consens qu'elle vous doive les plaisirs d'une nouvelle satisfaisante: je ne me réserve que la peine de lui annoncer les autres; & c'est à moi seule que le droit en appartient. Je la crois cependant très-mécontente, de ce que je me suis jointe à Milord Clarence, pour l'empêcher de voler au secours de son amie.Il avoit consenti au départ de sa fille: la lettre de l'infortuné Rosemont l'avoit déterminé à la conduire en Espagne; & avec raison, la vôtre l'a fait changer d'avis. Mon Dieu! que seroit-elle devenue, si ces lieux ne lui avoient offert que le deuil le plus affreux? Stéphanie, trop intéressante Stéphanie!

Quelle destinée cruelle! ... que lui ont servi les avantages de la fortune, ceux d'une naissance illustre, les dons de la nature? En vain toutes les faveurs du sort lui sont dues: à dix-sept ans, elle a connu toutes les peines, souffert tous les maux; elle expire peut-être, & son malheureux pere! c'en est donc fait! ... pour la premiere fois de ma vie, je suis profondément triste. L'extrême douleur d'une amie digne de m'être chere, les chagrins, les dangers de celle qui vous intéresse, mes craintes, mes réflexions, tout oppresse mon cœur; à peine il ose espérer. Que cet état est pénible! mais, ce n'est pas moi que je plains ....Ah! ma pauvre Clarence! elle ressent ce que j'éprouverois, si elle étoit dans l'état de Stéphanie. Je l'entends; elle approche.

Je suis, Monsieur, &c.

LETTRE VIII. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Lope.

Combien j'étois impatient d'épancher mon ame dans la vôtre! qu'ai-je vu? .... Comment sur-tout vous exprimer ce que j'éprouve? ah! mon agitation ne peut être trop vive ..... Ecoutez! je suis exilé; il est même juste que je le sois: cependant je serai approuvé par Dom Lope; je dois connoître son ame: soyez certain aussi, soyez le plus que jamais, qu'avec le témoignage de la vôtre & votre estime, je braverois tout. Eh! que feroient sur moi la disgrace, le blâme général, & l'injustice, & la persécution? Un être qui, satisfait de soi, peut se refugier au sein d'un ami vertueux, est sûr de son courage: apprenez, toutefois, quels événemens ont rendu ma retraite nécessaire, autant que la cause m'en est précieuse?

Je venois de quitter Florizene & son aimable mere, c'étoit le jour d'une de ces exécutions horribles, avilissantes, qui couvrent de honte ma patrie, remplissent d'indignation tous les cœurs sensibles, & qui (je dois cette justice à mon maître) affligent le sien; il voudroit n'y avoir jamais consenti (1). Une heureuse destinée m'entraîne près de ce lieu de désastre, où devroient être exterminés ces fanatiques, ces monstres, qui me feroient rougir d'êrre homme, s'ils ne m'avoient appris qu'ils ne ne sont pas mes semblables, par la haine, par le mépris qu'ils m'inspirent, & les indignités qu'ils commettent. Des cris effroyables se font entendre. Saisi d'horreur j'allois retourner sur mes pas; les cris redoublent; un charme funeste m'attire; le Ciel permet que je n'y résiste point. O Dieu! ô mon ami! une étrangere, une jeune beauté, un être divin, s'offre à mes yeux: éperdue, baignée de larmes, prosternée devant des tigres, leur demandant la vie d'un pere qui paroissoit ne frémir que pour elle! tout ce qui l'environne ressent ce qu'elle éprouve; tout s'émeut, tout s'attendrit, tout ... excepté des barbares qui ne connoissent la voix de la nature, ni celle de la compassion. Ce souvenir fait renaître ma rage: tous mes sens se soulevent. Les infâmes! sans pitié, sans terreur, ils osent arracher, des bras de cette infortunée, l'auteur de ses jours, un pere que ses bras défaillans leur disputoient! Mais, mon cœur, déchiré par ce qu'il voit, par ce qu'il entend, mon cœur, où ses cris retentissent encore, m'inspire de leur opposer les ordres de leur Souverain. La faveur dont il m'honore, fit croire qu'en effet j'étois envoyé par lui. J'eus le bonheur de sauver deux victimes.

Ferdinand, dont l'ame est vraiment digne du trône, Ferdinand, qui dut me punir, daigna me consoler, en marquant de l'intérêt à cet étranger malheureux, chez quitout annonce la noblesse des sentimens; & de ses bontés pour moi, il n'en est pas de plus vivement sentie: mais, ce qui peut-être ne vous surprendra pas moins que tout le reste, c'est que le caractere farouche du Comte Félici a été désarmé par Sidley (c'est le nom de l'Anglois), & par la tendresse héroïque de sa fille. Je l'ai confiée à la Marquise Céléria, qui seroit mon amie, quand elle ne seroit pas mere de Florizene. Je serai informé exactement de tout ce qui regarde la belle étrangere, & celui à qui elle doit le jour. J'en attends des nouvelles, avec une impatience & une inquiétude que j'aurois de la peine à vous exprimer. L'état où je l'ai vue, me pénetre; celui où je l'ai laissée, m'alarme. Je crains, malgré la protection & l'équité de notre Monarque, je crains l'atrocité de ceux auxquels Sidley a été soustrait. Ah! Dom Lope, qu'ils sont impérieux & puissans, les droits de la vertu & du malheur! .... L'amour même l'amour en a-t-il de plus chers .... L'amour! eh! que m'importe? je n'appartiensqu'à la gloire, qu'à l'amitié ...... Oui, la nôtre, ce rapport des caracteres, plus encore, des sentimens, qui, dès les premiers jours de notre vie, nous attacha l'un à l'autre: ce lien volontaire aura toujours, pour moi, une douceur inexprimable & plus solide, je crois le sentir, que celle de l'engagement que je vais contracter ..... Peut-être aussi dois-je attribuer à la solitude, ce trouble inconnu, cette foule de réflexions qu'au milieu du tumulte de la Ville & de la Cour, j'étois si loin de faire. Incessamment, trop tôt, sans doute, je ne serai plus libre. O mon ami, pourquoi donc redoutai-je cet instant plus que jamais? n'est-ce qu'un effet de l'ardeur & des écarts d'une imagination que la sagesse de la vôtre eut peine quelquefois à réprimer? Que dis-je! ah! c'est en vain que je voudrois m'abuser davantage. Mon cœur cesse enfin d'être une énigme pour moi.

Né pour aimer avec idolatrie, ce n'est point ainsi que j'aime l'objet auquel on va m'unir. A vingt-trois ans, se charger d'unechaîne qui, trop souvent, n'est qu'accablante! .. Mais, quoi? n'ai-je pas souscrit, avec reconnoissance, avec empressement, au choix de mon Souverain, aux vœux d'un pere? Florizene n'est-elle pas belle, recherchée par ce qu'il y a de plus grand en Espagne? son alliance peut-elle être dédaignée? serois-je insensible à la préférence qu'elle me donne? Je ne puis encore me rendre compte de mes véritables impressions ...... On m'annonce un courier de Madrid; je brûle de l'entretenir: j'interromps ma lettre, pour quelques instans ....

Dieu! qu'ai-je appris? tous mes soins ont été inutiles, mes vœux trompés: mes frayeurs seules ne m'abusoient point. Pouvant leur être utile, j'eusse été trop heureux. Sidley, le cruel Sidley, a voulu perdre la vie, & va peut-être la coûter à sa fille: elle se meurt ..... Madame de Céléria me le mande: elle en parle avec admiration, elle est au désespoir. Eh! qui pourroit l'avoir vue, & ne pas la pleurer? .... Mais, quoi! le pere le plus aimé, aimé d'unecréature parfaite, d'une fille aussi tendre, a pu attenter à ses jours? .... rien n'est moins naturel. J'espere que des gens à moi, chargés de veiller à sa conservation, pourront, du moins, m'instruire. Je ne fus jamais dans une situation si affreuse; mon exil me devient un supplice; je frémis: elle se meurt! ... Elle se meurt, & je suis enchaîné! quelle étrange, quelle inconcevable révolution son danger fait en moi!

Ces yeux si touchans, si beaux, je crois les voir se remplir de larmes; après quelques instans d'un modeste embarras, je crois voir l'attendrissement & la reconnoissance les ranimer, les fixer sur moi. Hélas! déjà peut-être ils sont fermés pour toujours ..... Pourquoi, pourquoi l'ai-je connue? La Marquise cependant a quelques lueurs d'espoir, fondées sur l'extrême jeunesse de Stéphanie, & sur l'effet qu'on attend de la crise même où elle se trouve. Se pourroit-il que le Ciel n'eût fait que la montrer à la terre! .... il seroit impitoyable! Mais, quoi! ne l'est-il pas, lorsqu'avecl'existence il nous donne la sensibilité? L'homme alors, l'homme qui porteroit le poids de ses peines, est accablé sous celles de ses semblables. Environné de malheureux, d'objets funestes ou révoltans, c'en est fait, je cesse de prétendre au bonheur; mais, je ne cesse point de desirer le vôtre. Combien de temps encore vos affaires vous retiendront-elles en Castille? Jamais, jamais je n'eus autant besoin d'un ami. Adieu.

LETTRE IX. De Dona Almanza, à Miss Clarence. (1)

C'est, en versant des larmes de joie, que je m'empresse à remettre le calme dans votre cœur. Rassurez-vous, ma chere Clarence! celle que nous aimons, vivra. Eh! que ne peut-elle vivre heureuse? Enfin, elle est, sinon guérie, du moins hors de danger. Nous n'espérions plus rien. J'avois, avec ma douleur, le tourment de la vôtre. Quarante jours de la fievre la plus ardente, accompagnée d'un délire presque continuel, l'avoient conduite aux portes du trépas: une révolution soudaine la rend à nos vœux. Quel moment! ... mais, quoique bien éloignée d'être insensible à notre bonheur, elle voit, avec indifférence, son retour à la vie. Rosemont, terminant volontairement la sienne, succombant au désespoir, est toujours devant ses yeux. Pendant les accès de son transport, sans cesse elle croyoit voir, elle redemandoit son pere; elle sembloit frémir devant ses bourreaux: ses cris imploroient le Ciel, appelloient Fernand à son secours, déchiroient nos cœurs, épuisoient en elle un reste de forces. Une sorte de léthargie succédoit à cette agitation violente; & elle ne sortoit d'une espece de mort, que pour renaître aux tourmens les plus affreux.

Dom Fernand Ximenès, rappellé par son maître, peu de jours après la fin déplorable de Rosemont, n'ose plus se montrer devant elle. La Marquise Céléria, qu'il ne quitte guere, (vous n'ignorez point qu'il doit être uni à sa fille), l'aimable Céléria passe les journées dans l'appartement de Stéphanie: elle y vint une seule fois, accompagnée de Ximenès: c'étoit, dans un de ces momens d'anéantissement, qui faisoient tout craindre pour votre amie. Elle le reconnutaussi-tôt; &, comme si elle eût repris l'usage de sa raison, ranimée, tout-à-coup: Seigneur, lui dit-elle, je peux donc encore vous assurer de ma reconnoissance! mais, c'est pour la derniere fois. Je vais rejoindre celui que vous n'avez pu conserver à ma tendresse ... Félicitez-moi, je cesse de souffrir ... Eh! quoi! il n'est plus, ajouta-t-elle, fondant en larmes; il n'est plus! O mon pere, vous ne pouvez m'entendre! Puis, rentrant dans ses accès de délire; le bûcher fatal, qui la poursuivoit sans cesse, parut s'offrir à ses yeux, pour engloutir, à la fois, Ximenès & son pere. Voulant les arracher aux périls, faisant des efforts, pour s'y précipiter elle-même, fixant, avec effroi, ses regards, sur Dom Fernand; éloignez donc, s'écrioit-elle, les flammes qui environnent mon pere & son libérateur: au nom du Ciel, sauvez leurs jours! Fernand, hors de lui-même, trop sensible pour n'être pas pénétré d'un spectacle si cruel & si touchant, en s'efforçant de la rassurer, ne faisoit qu'augmenter ses terreurs. Onl'entraîna hors de cette chambre; & ce jour, plus terrible que les autres, pour Stéphanie & pour nous, pensa être le dernier des siens.

Depuis que la malignité de la fievre & les accidens de la maladie ont disparu, elle n'en est pas moins toute entiere à ces objets douloureux; en vain nous cherchons à l'en détourner. Joignez-vous à nous! elle voudroit recevoir les consolations de notre amitié; mais, jusqu'ici, elle n'en est pas susceptible; & peut-être même ne devons-nous qu'à une lueur d'espoir, qu'elle n'ose s'avouer, la force d'être docile à nos soins. Voici le trop foible motif de cet espoir. A peine Dom Almanza eut appris, que Milord Rosemont venoit de disposer de ses jours, qui nous étoient si chers, qu'il vola aux lieux où l'attiroient encore les restes infortunés de son coupable ami. On ne lui refusa point le triste plaisir de les arroser de ses larmes; mais la mort avoit tellement défiguré ses traits, qu'Almanza auroit conçu des doutes, si la réflexion ne les avoit trop tôt dissipés. Cependant, interrogé,sans cesse par Stéphanie, sur le compte de son pere, il crut devoir appuyer sur cet instant de doute, qui pouvoit tromper sa douleur; mais, il s'en repentit bien-tôt. Voyant qu'elle n'avoit embrassé qu'une erreur, son désespoir n'en eut que plus d'amertume; & toutefois cette erreur la soutient: je crois en être sûre.

Vous ne serez pas surprise, de ce qu'ici, tout le monde l'adore, & se félicite de ce qu'elle a pu échapper au danger le plus effrayant. La joie de Ximenès en est extrême; son ame s'est peinte dans la vérité de ses alarmes. Le Comte Félici, chaque jour, s'en informe & se présente à sa porte: il ne la voit pas plus que Dom Fernand. De très-vives instances, de la part de Félici, (je n'en devine point le motif,) lui obtinrent de Madame de Céléria, le jour même où Stéphanie tomba malade, la grace de lui parler, un instant. A sa vue, elle fit des cris affreux; elle le prit pour un des juges impitoyables qui avoient condamné son pere; & ses frayeurs, son indignation, son saisissement& son désespoir furent tels, qu'il fallut l'éloigner au plus vîte. La Reine elle-même a plusieurs fois envoyé demander de ses nouvelles à la Marquise. Jamais on n'inspira tant d'intérêt, & jamais on n'en mérita plus. Mais, j'entends déjà vos reproches, si je ne vous faisois point connoître ceux avec qui elle va demeurer.

Vous-même, ma chere Clarence, n'auriez pu lui donner des soins plus attentifs, ni des marques d'une amitié plus tendre, que n'a cessé de le faire Madame de Céléria. Ses appréhensions pour Stéphanie, les larmes que lui ont coûtées son état, la rigueur de son sort, & la mort terrible de son pere, m'ont, pour jamais, attachée à cette femme charmante. Personne ne m'a rappellé, autant qu'elle, Milédi Rosemont. Son ame est aussi sensible que le fut celle de mon amie: elle n'a pas moins de beauté, de douceur, de générosité. Elle est jeune encore. Quoique Florizene ait dix-huit ans, sa mere n'en a pas trente-deux. Malgré la distance d'âge prodigieuse, qui est entr'elle &son époux, (il est bien plus que septuagénaire), jamais, à aucun égard, la conduite de sa femme ne s'est démentie: elle est la personne qu'il respecte le plus; &, malgré le foible outré qu'il a pour Florizene, celle qu'il aime le mieux. D'ailleurs son aveuglement pour cette derniere, passe l'expression. Il faut vous avouer, que je ne me sens pour elle aucun attrait. Soit prévention ou justice, elle seule ne m'a point paru touchée sincérement de l'état de Stéphanie. J'ai cru appercevoir de la contrainte, à travers ses caresses & ses éloges, même une sorte de dépit de ce qu'elle lui est trop supérieure. La figure de Florizene est cependant très-bien; mais, sans noblesse, sans ce charme touchant & ces graces attrayantes, avec lesquelles Stéphanie pourroit se passer d'être belle. Le son de la voix de Mademoiselle de Céléria est désagréable. Je ne lui trouve point la candeur ni le naturel de son âge; & elle paroît trop contente de son esprit, pour en avoir beaucoup. Je doute que son ame soit élevée. Sa hauteur me semble unepreuve du contraire. Stéphanie n'en eut jamais; & cependant, elle a encore, sur Florizene, l'avantage d'une naissance plus illustre; mais nous en gardons scrupuleusement le secret. Elle la croit une personne obscure; &, je me trompe fort, ou les égards & la politesse qu'elle lui accorde, lui coûtent infiniment. Dom Almanza ne me pardonne point de la juger avec cette rigueur: peut-être ai-je tort. Quoi qu'il en soit, Céléria elle-même ne soupçonne pas à sa fille un seul des défauts qui affligeroient son cœur. En voilà trop sur ce sujet.

Stéphanie avoit le projet & le desir, dès que ses forces le permettroient, de retourner chez moi, de s'y faire transporter le plus promptement qu'il se pourroit; mais, lorsqu'elle en a dit quelques mots à Madame de Céléria, après l'avoir assurée, dans les termes les plus touchans, de sa reconnoissance, la Marquise lui a demandé, l'a conjurée, les larmes aux yeux, de ne la point quitter. Moi-même, j'ai été obligée de joindre mes prieres aux siennes.Que vous êtes loin d'imaginer, me disoit-elle, combien il me seroit douloureux de m'en séparer! Elle ne vous est pas plus chere qu'à moi. Dona Almanza, je vous devrai tout, si vous daignez me faire ce sacrifice. Croyez que je suis digne d'en sentir le prix. Vous jugez s'il m'a été possisible! L'intérêt de Stéphanie l'a voulu: l'amitié de Madame de Céléria, tendrement aimée de la Reine Isabelle, peut lui être avantageuse: mon penchant pour la Marquise, ses vertus, ses instances, & la facilité de nous voir tous les jours, m'en ont donné la force. Nous avons sollicité vivement: Stéphanie s'est à la fin rendue. C'est près d'elle, c'est pendant qu'elle repose, que je vous écris. Puisse un sommeil doux calmer un peu sa douleur! .... Elle s'éveille, & veut elle-même essayer de vous tracer quelques lignes. Je cede à ses supplications.

Stéphanie, à Clarence.

Je n'ai donc point succombé! Malheureuse! je survis à mes pertes. Ma maintremble; ... mes yeux ne voient qu'à travers un nuage. O mon amie! tout est confus dans mon cœur, excepté sa douleur profonde, & ses tendres sentimens pour vous. Hélas! nul espoir ne me reste: si j'en entrevois quelque lueur, bientôt je n'en suis que plus à plaindre. Il est donc vrai? Dieu! Ah Dieu! Il n'en est plus! ... Je ne puis continuer. Stéphanie.

Ses sanglots l'en empêchent. Je me reproche ma complaisance: est-elle en état d'écrire? Ne pourrons-nous adoucir son affliction? Comment y résisteroit-elle? Ah Clarence! servez-vous du pouvoir de l'amitié; venez à notre secours. Combien mon cœur a de motifs pour vous souhaiter impatiemment!

LETTRE X. De la Marquise de Norsey, à Dom Almanza.

Comment l'aimable Miss Rosemont n'inspireroit-t-elle pas le plus tendre intérêt? On l'admire, on l'aime: moi-même je lui ai payé ce double tribut, sans la connoître; & l'on ne m'y amene pas facilement. Me voilà donc plus tranquille pour elle & pour Clarence! M'ont-elles assez fait trembler l'une & l'autre? Il est impossible de vous peindre l'état où j'ai vu cette derniere; raison, amitié, reproches, elle n'entendoit rien; elle n'étoit qu'à sa douleur. Peut-être qu'elle m'auroit fuie, si j'avois cherché à la consoler. Nous nous désespérions ensemble. Après tant de jours d'alarmes, lorsque la lettre de Dona Almanza vint les dissiper, je crus que notre sensible amie deviendroit folle. Malgré le regard imposant de Milord Clarence, elle sautoit à soncou; elle m'accabloit de caresses. Fort bien jusques-là; mais elle auroit embrassé l'univers. Elle rioit, pleuroit, étoit saisie, vouloit parler, ne savoit ce qu'elle disoit. Elle voulut, dans ce premier moment, lui écrire, il n'y eut pas moyen: elle est cependant parvenue à finir une lettre, que j'ai vue, qu'heureusement j'ai proscrite. A coup sûr, elle ne partira point. J'agis prudemment: vous m'approuverez. J'épargne le cœur de Stéphanie; & elle me pardonnera le vol que je lui fais. Oui, oui, je l'ai dû: j'ai senti, par mon impression, combien cette lecture lui coûteroit de larmes! Tenez, moi qui, décidément, veux me les interdire, je sais trop, pour cette fois, quelle peine j'ai eu à m'en défendre. Aussi, jusqu'au retour de ses forces, je m'établis le censeur de toutes celles qu'elle recevra de Clarence.

Mais, quelque juste que soit la douleur de Stéphanie, ceux qui l'aiment, inquiets, affligés, à qui elle est nécessaire, dont elle est le bonheur, ne pourront-ils adoucir sesregrets? & d'ailleurs, pourquoi rejetter les idées qui en suspendent la peine? Je me fie à mes pressentimens; ils me disent, que des événemens heureux, inattendus, lui sont réservés. Que n'a point fait pour elle la nature? Eh bien! le sort lui-même, dont les inconséquences continuelles ne me paroissoient pas dignes de ma colere, & qu'elle seule m'a fait haïr; le sort qui la persécuta, lui prépare, sans doute, l'avenir qu'elle mérite: je me plais, du moins, à le croire. Ah! qu'elle n'aille point détruire, par son détachement de tout, le charme de nos espérances! Il en est une, à laquelle je n'ose me livrer encore: quels seroient ma reconnoissance & mon enchantement, si elle se réalisoit! Soyez, Monsieur, mon appui & mon interprete, auprès de la charmante Stéphanie. L'Espagne entiere ne peut lui offrir des sentimens plus vrais que les miens: elle lui rappelle des souvenirs trop douloureux; & sa patrie même ..... Je n'ose vous dire que la France est mille fois préférable au pays qu'elle habite. Paris est unséjour charmant; il ne seroit point pour elle un écueil. La Marquise, digne de la posséder, n'est nullement indépendante; je le suis. Stéphanie est une preuve que l'âge ne signifie rien pour la solidité: si je n'en avois point à vingt-un ans, j'y renoncerois pour toujours. Je loge avec une mere, qui est mon guide, mon amie, qui seroit la sienne: elle embelliroit ses jours & les miens. Plus à portée de Clarence, nous irions la chercher avec le même empressement: son auguste pere, depuis qu'il plaide, ne veut plus qu'elle s'absente. Faut-il, en un mot, vous l'avouer? je n'aime point à la savoir avec cette Florizene, que je crois connoître autant que si je l'avois vue. Le Chevalier de Rosenne, celui de mes freres que j'aime le plus tendrement, il y a plus d'une année, conduit par son goût pour les voyages, dans votre Espagne, y passa quelque mois, fut présenté à la Marquise de Céléria, lui fit souvent sa cour, la trouva aussi belle, aussi aimable, qu'elle est vertueuse & respectée.Il m'etourdissoit éternellement de son éloge. Dieu sait s'il auroit fini, sans un portrait de Clarence, que je lui montrai, qui le fit taire; & comme je n'avois alors, avec la Marquise, aucune relation qui pût m'y attacher, j'en fus ravie. Je reviens à Florizene. Loin de l'avoir enchanté, mille choses en elle lui avoient déplu; ses prétentions, ses mines, sa vivacité feinte, sa gaieté apprêtée, son étude continuelle, sur-tout son impatience, lorsqu'on louoit une jolie personne: en un mot, quoiqu'elle affiche le contraire, elle lui a paru n'aimer & n'admirer qu'elle. Dona Almanza la juge bien. Vous ignorez, à ce qu'il me semble, que tous les sages du monde, je ne vous excepte pas, ne posséderont jamais le tact presqu'infaillible, le coup d'œil rapide & juste d'une femme d'esprit, lorsqu'elle en apprécie une autre. J'espere que vous n'en appellerez plus des jugemens de la vôtre; &, à cette condition, j'accepte la raison que vous m'avez donnée, de votre lettre désespérante à mon amie. Il n'y avoit,dites-vous, que ce moyen violent d'empêcher qu'elle ne vînt. Que ne vous adressiez-vous directement à Milord Clarence? Oh! non: c'est encore un homme; & il s'y seroit pris encore plus mal peut-être, pour annoncer à sa fille qu'elle ne devoit plus songer à partir. Ainsi, votre excuse, au fond, n'est point trop mauvaise. Vous voudrez bien engager l'aimable Miss à réfléchir un peu à l'offre empressée que je lui fais. Qu'elle se défie, encore une fois, de l'envieuse Florizene! Son ame lui fera croire que toutes sont nobles, franches, douces & sensibles: mais la supériorité blesse les ames communes; & Mademoiselle de Céléria ne lui pardonnera point la sienne. Un seul mot; & je vais la chercher en Espagne. Je vous devrai beaucoup, si vous l'obtenez: mais, Monsieur, quelque parti qu'elle prenne, je me flatte qu'elle acceptera du moins une amie sincere! agréez mon estime ..... Clarence arrive: la voilà qui prétend qu'elle va lui écrire d'une maniere plus raisonnable. Je verrai cela.

Clarence, à Almanza.

Après avoir tant souffert: quoi! je ne puis épancher mon cœur! Elle s'est emparée de ma lettre; elle est bien absolue. Je lui ai pardonné: c'est l'intérêt de Stéphanie qui l'anime. Ah! Dom Almanza, s'il se peut, adoucissez ses maux! Vous ne pourriez la perdre, sans être privé de deux amies.

Billet de Clarence, à Stéphanie.

Stéphanie, ma chere Stéphanie, est-ce bien à vous que je m'adresse? Quels ont été mes tourmens! quelle est ma joie! ... Ma joie .... Quand vous paroissez revoir à regret la lumiere, quand vous êtes devenue insensible au plaisir de rendre la vie à ceux qui vous aiment; à moi, à moi, cruelle, qui ne pourrois la supporter sans vous, que votre douleur accable, pour qui vos maux, votre danger passé, votre état actuel, les tableaux affreux, déchiransde ce que vous avez éprouvé, de vos regrets, de votre position ...... Dieu! je frémis, en songeant .... Je m'arrête: quelques mots de plus, l'impitoyable Norsey effaceroit tout. Elle! elle, impitoyable! jamais il n'y eut d'amie plus tendre: elle est aussi la vôtre. Je lui dois tout; je n'existerois point sans elle. O Stéphanie! ne remplissez point d'amertume le bonheur si vivement senti de votre guérison. N'ai-je rien mérité? n'obtiendrai-je rien? ne suis-je pas assez à plaindre de ne pouvoir suivre mon cœur, vous aller trouver où vous êtes, vous précautionner contre Florizene, que je hais déjà, me dévouer à Madame de Céléria, assurer Fernand de mon estime? & vous, mon amie, & vous! ... je ne vous dirois rien, peut-être; je ne pourrois que répandre des larmes. Mais hélas! quand me sera-t-il permis de vous voir? Milord Clarence, retenu par un procès important, ordonne que je reste. Tout se réunit contre moi: que du moins mon vœu le plus cher ne soit pas trahi! Clarencevous en conjure au nom de sa tendresse, de ses alarmes; elle vous demande de vous ménager. Quels seroient donc les droits d'une amie, si elle ne parvenoit point à adoucir les chagrins qu'elle partage? Inquiete, loin de vous, ne sachant plus quand je vous reverrai, ô ma chere Stéphanie! combien je serai malheureuse, si vous voulez l'être toujours!

P: S. Avec quelle ardeur je souhaiterois que vous donnassiez au séjour de la France, & plutôt encore à celui de l'Angleterre, la préférence sur l'Espagne que j'abhorre. Madame de Norsey veut que je vous sollicite en sa faveur: je connois la sincérité de ses offres, la vérité des sentimens que vous avez fait naître en elle. Je vous ai entretenue de son mérite, de ses agrémens; & chaque jour je lui découvre des qualités qui m'y attachent davantage. Que je serois touchée, enfin, si vous vous décidiez pour ce qui nous rapprocheroit!Cette considération, qui est tout pour moi, ne seroit-elle rien pour vous? Adieu mon amie, ma tendre amie.

LETTRE XI. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Lope.

Sans doute que ma lettre ne vous a point trouvé chez votre beau-frere, où elle étoit adressée! Je ne sais point craindre, & sur-tout, dans ma position présente, l'oubli ou la négligence d'un ami tel que vous. Ah! Dom Lope, Dom Lope! quelle position! quelle situation que la mienne! que de mouvemens contraires ont agité mon ame! & quelle est donc la violence des sentimens qu'elle éprouve? Aujourd'hui, c'est, sur-tout, l'indignation, le mépris, la haine, la rage, le desir de la vengeance, qui la remplissent. Enfin, enfin l'heure n'est pas loin, où Ximenès, (ne craignez pas qu'il succombe) aura puni une main meurtriere. Cette seule idée me rend supportable ce que j'ai appris, & me laisse la faculté de vous en instruire. Il n'y avoit que peu d'instansque la lettre où je vous faisois part de mon exil, de mon funeste exil, sans lequel j'eusse peut-être conservé Sidley à son adorable fille; il y avoit, dis-je, très-peu d'instans que cette lettre étoit partie, lorsque je reçus de Ferdinand, de mon maître lui-même, quelques mots qui m'annonçoient mon rappel, & m'assuroient de ses bontés, dans les termes les plus glorieux pour moi, j'ose ajouter pour le Monarque qui distingue un sujet fidele, & sur le trône garde un ami. Dieu! & son ame, l'ame la plus belle ne l'avertit point que des assassins ...., que des traîtres l'environnent. Quoi! à l'abri des ténebres le crime se consomme, le vice triomphe, les cris des victimes sont étouffés, les méchans vivent, & des lâches rampent à leurs pieds. Un des plus grands Rois de la terre, Isabelle, son égale pour les vertus & l'autorité, voudront inutilement le bien: d'indignes sujets les trompent. Et moi, je garderois le silence! moi! Mais, je ne suis point fait pour être délateur. Il est une justiceplus prompte, celle que préfere le courage, & la seule qui convienne à mon cœur. Combien je dois être pénétré de l'accueil que j'ai reçu de Ferdinand & d'Isabelle, de l'intérêt qu'ils ont paru prendre à l'état de Stéphanie, & à la fin cruelle, plus cruelle qu'ils n'imaginent, de l'auteur de ses jours? ... Que deviendroit-elle, ô Dieu! si elle apprenoit que son pere, ce pere, l'objet de sa tendresse & de ses regrets, aussi à plaindre qu'elle, d'être venu parmi des barbares, a péri par les coups de l'abominable Félici? C'est lui qui est l'assassin .... Les gens qui veilloient, en mon absence, à tout ce qui se passoit dans la prison où étoit renfermé l'étranger malheureux, viennent de m'apprendre qu'ils ont enfin découvert que Félici, à force d'argent, s'étoit fait ouvrir les portes pendant la nuit, & que, le lendemain, on avoit trouvé Sidley mort, couvert de sang & de blessures. Quel a donc pu être le motif, le but de ce meurtre abominable? Il le paiera de sa vie, ou m'arrachera la mienne: je ne serai ni son bourreau,ni son accusateur; mais, je dois être, mais je serai le vengeur de la vertu, de Stéphanie, & de son pere. Le monstre! pour mieux cacher son forfait jusqu'à son départ, (il visite les côtes maritimes de l'Espagne, par l'ordre du Roi), il étoit sans cesse à la porte de l'appartement de Stéphanie; il osoit même insister pour la voir. Il étoit parvenu à m'en imposer à moi-même! Je me reprochois l'opinion que, jusques-là, j'avois eue de lui; je croyois qu'il pouvoit être sensible, au moins désarmé par l'être céleste que j'ai vu dans les bras de la mort. O mon ami! .... c'étoit son ouvrage. Eh! bien! il est venu le contempler: sa barbarie n'étoit pas satisfaite. Je frissonne ..... Lui! lui, près de Stéphanie! .... Elle étoit alors dans l'excès du délire, & ne put supporter sa présence. Hélas! je l'ai moi-même épouvantée: mais cet effroi, ce me semble, n'étoit point de l'horreur; du moins, je le crois; j'ose m'en flatter .... Qu'elle étoit belle & touchante dans le désordre de son désespoir! Quelledouleur! quel spectacle! Ah! mon ame n'avoit point d'idée de tout ce qu'elle a souffert. Sûr enfin qu'elle vivra, d'où naît le trouble soudain qui a succédé aux transports de ma joie? .... Si j'étois certain qu'elle pût redevenir heureuse, ou que, déjà, je l'eusse vengée de Félici, je serois, sans doute, plus tranquille; mais l'accablement profond où elle est, tant de malheurs, malgré toutes les vertus & tous les charmes, tant d'atrocités, tant de perfidies, que je ne soupçonnois pas, me font faire, sur le sort de l'humanité, les réflexions les plus affligeantes & les plus sombres. Un dégoût, un éloignement extrême de la société & de ses faux plaisirs en est la suite. J'ai vu Stéphanie, une seule fois, depuis qu'elle est mieux. Je m'interdis encore sa présence: celui qui avoit été assez heureux, pour lui rendre un pere, lui rappelle des souvenirs que je crains pour sa sensibilité. En m'appercevant, elle a rougi, pâli; ses beaux yeux se sont remplis de larmes. D'une voix tremblante, elle a voulu m'adresser quelquesmots. Je l'ai vue prête à succomber à son trouble. Le mien ne m'a laissé que la force de m'arracher d'auprès d'elle ..... Suis-je donc condamné à n'être toujours, pour elle, qu'un objet importun ou pénible? Je dois, je dois, peut-être le souhaiter. Que d'idées confuses! que de sentimens inexplicables! Mais il me semble que je suis plus satisfait que je ne l'étois de ceux que m'inspire Florizene: on peut, je crois, se trouver heureux de lui plaire, & d'être son époux: elle paroît charmée de la tendresse de sa mere pour Stéphanie; depuis, sur-tout, que cette derniere a consenti, vaincue par les instances de Madame de Céléria, à ne point s'en séparer, sa fille ne cesse d'en faire l'éloge, & lui témoigne encore plus d'amitié, d'attentions & d'égards. L'obscurité de la naissance de la belle Angloise afflige Mademoiselle de Céléria, & même trop: elle en parle souvent; elle trouve que le rang le plus illustre lui étoit dû. Quant à la Marquise, qui pense que la vraie grandeur est dans l'ame, elle ne desire rien, dansStéphanie: elle a tout, à ses yeux. Quelle charmante femme, que Madame de Céléria! elle ne dit pas un mot, que la raison & le cœur ne doivent approuver. J'attends, avec impatience, votre retour, ou, du moins, de vos nouvelles. L'exécrable Comte, l'auteur des tourmens de Stéphanie, revient dans deux jours. Je serai informé exactement de l'heure de son arrivée: que n'est-ce, à l'instant, à l'instant même! Je ne songe à cet homme, qu'avec une fureur que rien n'égale, que j'ai peine à contenir. Adieu, adieu, mon cher Dom Lope!

LETTRE XII. De Stéphanie, à Clarence.

Clarence, Clarence! n'accusez point un cœur au désespoir: ses maux ont dû lui ôter le courage. Votre amitié le touche, l'attendrit, & l'auroit consolé, s'il pouvoit l'être ..... Trop de souvenirs affreux me poursuivent .... C'est un pere, le pere le plus tendre & le plus malheureux que je pleure .....

Quel que soit mon sort, puisque mes jours vous sont chers, je tâcherai d'en prendre soin: mais que, du moins, (séparée de vous-même, privée de tout), je jouisse de votre bonheur! Les peines, que je vous cause, m'accablent. Hélas! sans moi, vous n'auriez jamais eu de larmes à verser ..... Quelques mots d'Almanza avoient un peu suspendu ma douleur: lui-même a vu, sans doute, que nous nous flattions en vain. Sonsilence le prouve. Eh! que peut espérer, pour moi, votre charmante amie? ..... N'importe! l'intérêt que je lui inspire, ses offres, & sur-tout, ses sentimens me pénetrent. Unissez-vous à moi, pour qu'elle veuille recevoir mes regrets, & que mes refus ne me privent point de son amitié. J'ai de l'éloignement pour Paris, à proportion des plaisirs qui s'y rassemblent. Madame de Norsey, jolie, jeune, brillante, est faite pour eux: ma tristesse les troubleroit. Ma Patrie ne me reverra point: excepté pour Clarence, je n'y serois qu'un objet de compassion ou de curiosité. Votre ame & la mienne sont faites pour aimer mieux souffrir éloignées l'une de l'autre, que de se rapprocher à ce prix. J'ai cédé (Dona Almanza elle-même l'a voulu) aux soins, aux attentions, aux égards, à l'amitié & aux instances d'une femme estimée, adorée de tous ceux qui la connoissent. Peut-être aussi, que j'aurois cherché en vain à m'en défendre. Je ne sais, mon amie, par quel charme funeste je me sens arrêtée dans ceslieux témoins de mes plus cruelles infortunes: ils nourrissent ma douleur, & je m'attache, de préférence, aux objets qui l'entretiennent .....

Cette lettre est commencée depuis hier: je l'ai, bien des fois, interrompue. Mes forces ne me permettent pas d'écrire long-tems de suite. Je prolonge ainsi la douceur de m'entretenir avec vous. O mon amie! mon amie qu'allez-vous penser de moi? Fernand Ximenès, un héros, l'appui de l'infortune, lui qui arracha Stéphanie & son pere à la mort, à la mort la plus effroyable, lui dont l'attente fut si cruellement trompée, trop généreux pour n'en avoir point eu de regrets; lui, à qui je dois tant, eh bien! je ne le vois qu'avec une contrainte, un saisissement, un trouble pénible que je me reproche, & que je ne puis vous exprimer. Le jour affreux, la perte, hélas! trop certaine, que son aspect me retrace, sa douleur qu'il ne peut me cacher; tout, jusqu'aux sentimens de la reconnoissance, me laisse à peine la force de le recevoir,de l'entendre, de lui parler. Ce matin, il a accompagné, chez moi, la Marquise: je n'étois point prévenue. En la voyant, j'ai fait un cri. Je suis devenue tremblante, il m'a soutenue; il me regardoit avec attendrissement; je n'ai pu retenir mes larmes. Une sorte de fureur s'est peinte alors dans ses yeux; & il n'a pas tardé à nous quitter. S'il me croit ingrate, il est bien injuste. Mais, moi, qu'ai-je fait, quand j'ai consenti à demeurer avec Madame de Céléria? Sans cesse je le verrai. Ah! ma raison est affoiblie par tout ce que j'ai souffert .... A quel titre, Grand Dieu! serois-je pour Florizene un objet d'envie? Elle jouit de la tendresse des auteurs de ses jours; ils vivent! .... ils vivent & la chérissent! Loin d'être telle qu'on l'a peinte à Madame de Norsey, elle paroît charmante à tous les yeux, & plus encore .... à ceux de Ximenès; il l'aime, & elle lui est destinée: tout se réunit pour son bonheur. Moi, au contraire ...... J'entends quelqu'un; c'est elle ......

Ah! mon Dieu! dans quelle inquiétude me laisse la visite de Florizene! elle vient de me faire part de ses craintes, avec une confiance, qu'assurément je ne croyois pas qu'elle eût en moi. A quoi tient donc la félicité? Je vous parlois de la sienne; un moment l'a détruite; la Marquise a été avertie (& Florizene l'a entendu), que, dans un lieu écarté, Fernand, qui ne croyoit avoir d'autres témoins que le Comte Félici lui avoit parlé du ton le plus menaçant, & que tous deux ensemble avoient pris le chemin d'un endroit encore plus solitaire. Florizene appréhende (& c'est-là ce qui l'occupe), qu'un duel avec ce Ministre, ne perde Fernand, sans retour, dans l'esprit du Roi. Ah! mon amie, je suis sure que c'est le Comte qui a tort. Ferdinand & Isabelle sont justes: mais, ô Ciel! que mon libérateur vive, & qu'il soit heureux! Quoi! toujours craindre de nouveaux malheurs? il en est donc encore pour moi? Si Fernand succomboit! ..... Je suis née sousl'astre le plus funeste; & l'intérêt qu'il doit m'inspirer, me fait frémir pour ses jours. Je succombe à mes peines. Non; ma fatale existence ne m'est plus qu'un poids insupportable ...... Pardonnez, pardonnez! mais, pourquoi suis-je condamnée à souffrir toujours? O Dieu! ô Dieu! que je n'implore plus qu'en tremblant, puisse, au moins, puisse le songe de cette nuit n'être pas un espoir trompeur!

Mon amie, je voyois Fernand, & je le voyois avec moins d'effroi. J'ignore comment nous nous sommes trouvés transportés l'un & l'autre dans un antre souterrain, & affreux. Des spectres ensanglantés, des gouffres de feu, des bûchers couverts de restes palpitans, me pénétroient d'horreur. A chaque pas, de nouveaux abymes s'ouvroient devant moi; au risque de sa vie, il m'en préservoit: j'étois prête à franchir le dernier. Florizene, Félici, paroissent armés de poignards, le regard furieux, l'air terrible. Sans que j'en sentisse la cause, j'étois l'objet de leur rage, &j'allois être leur victime. Fernand vole à mon secours; tout disparoît, je reste seule; une main invisible veut m'entraîner; des gémissemens, des cris lugubres, des accens plaintifs se font entendre ..... d'épaisses ténébres m'environnent: du fond de l'abyme, partent de longs soupirs, des sanglots; la voix de mon pere m'appelle. Viens, ma fille, s'écrie-t-il; viens te refugier près de moi! l'épouvante fait place aux mouvemens les plus doux; mon cœur tressaille; cette voix qui lui est si chere, l'attire & le console: mes maux se calment. Avec joie, je me précipite; & le réveil me rend à la douleur. Adieu, mon amie. Fernand déjà blessé, peut-être ..... ô mon pere! vos ordres me sont sacrés: je n'aspire qu'à me réunir à vous.

LETTRE XIII. De Fernand Ximenès, à Dom Lope.

Quelle sera votre surprise! quelle a été la mienne, & l'excès de ma joie! Sidley ..... Sidley, Dieu! le pere de Stéphanie ..... il respire! & ce mystere, qu'il a fallu me découvrir, va vous être dévoilé.

Vous aurez partagé l'indignation qu'excitoit en mon ame jusqu'au nom de Félici: eh bien! elle pouvoit encore s'accroître. J'étois chez le Roi, lorsqu'il y parut: à son aspect, une horreur inexprimable s'empara de mes sens, & l'obligation de la contraindre ne fit qu'augmenter la violence de mes transports. Hors de moi, prêt à les laisser éclater, & craignant moins de me perdre, que d'oublier le respect dû à la présence dé Ferdinand, je sortis, &j'allai attendre son Ministre: il ne tarda pas à me suivre.

Lorsqu'il m'apperçut, il écarta cette foule qui s'attache aux pas des gens en faveur. Les premiers mots qu'il m'adressa, furent des questions sur l'état de Stéphanie. Vous le saurez, lui dis-je; éloignons-nous, pour n'être point troublés dans cette importante explication. Dès que nous fûmes hors de la portée de tous les regards, indigne Ministre d'un grand Roi, m'écriai-je, vil assassin de Sidley, défends tes jours! Vous le dirai-je? ô Dom Lope! je le vis pâle, tremblant, prêt à fuir. J'étois le maître de sa vie; il me demanda à l'écouter; je daignai l'entendre. Alors, cherchant à couvrir sa lâcheté de quelques dehors imposans: je saurois, me dit-il, repousser l'insulte, si je ne me devois, plus qu'à moi-même, à l'Etat & au Monarque que je représente. Tant d'audace, jointe à tant de bassesse, redoublerent ma fureur. Je voulus l'interrompre; mais, en conservant toujours un ton de dignité, trop démenti parsa conduite, il se hâta de m'apprendre que Sidley vivoit, & qu'il vivoit par ses soins; qu'averti des complots de l'horrible Tribunal, qu'ayant craint que la puissance & la bonté du Monarque n'en pussent arrêter les sinistres effets, il avoit trouvé le moyen de se faire ouvrir secrétement la prison de l'Anglois, & de le soustraire aux coups dont il étoit menacé; qu'un criminel, condamné à la mort, avoit été mis à sa place, revêtu de ses habits, & exécuté sur le lieu même; qu'on avoit, à dessein, laissé une arme près de lui, & qu'elle avoit fait croire que Sidley, qu'il représentoit, venoit de terminer ses maux. Il ajouta, à ce récit, tout ce qui pouvoit l'ennoblir à mes yeux. L'imposture cependant m'en parut manifeste. Qu'étoit devenu Sidley? Se pouvoit-il qu'il eût laissé courir le bruit de sa mort, connoissant le cœur de sa fille? Félici répondit à tout; il étoit le dépositaire d'une lettre du pere de Stéphanie; il devoit la lui remettre. Malheureusement la fausse nouvelle lui étoit parvenue, avant qu'ileût pu la prévenir. Elle étoit déjà mourante, lorsque Félici s'étoit présenté. Chaque jour, il avoit insisté en vain, pour être introduit. Une seule fois, il l'avoit vue; & elle avoit été effrayée de son aspect, au point qu'il n'auroit osé risquer de la revoir. Ne pouvant découvrir qu'à elle ce qui intéressoit son pere, il avoit été contraint de partir, sans qu'elle fût détrompée; mais il desiroit ardemment qu'elle pût l'entendre. Ce sera en votre présence, ajouta-t-il; je ne prétends pas qu'il vous reste la plus légere incertitude sur les sentimens d'un homme à qui vous avez semblé digne de garder un secret, d'où peut dépendre le sort de Sidley, & qui l'est d'avoir Ximenès pour ami ..... Lui, mon ami! lui, que j'ai soupçonné d'un crime! lui, que j'ai vu, lorsque je l'en accusois, trembler de frayeur, plus que de colere! lui, je le sais trop, qui ne m'aima dans aucun temps, & qui, sans doute, ne se console d'une confiance forcée, l'ouvrage de la crainte, que par l'espoir de la vengeance! Pense-t-il m'en imposer?N'importe, quelle que soit sa haine, quels que soient ses projets, je les dédaigne. Quelqu'inexplicable, lui dis-je, que soit votre conduite, aussi coupable envers votre Souverain, qu'elle a pensé être funeste à Stéphanie, son secret, que je respecte, & que rien n'auroit dû vous arracher, ne sera point trahi par moi; mais je veux des preuves certaines de tout ce que vous venez de me révéler. Le moindre doute m'eût été insupportable. Je vole avec lui chez Madame de Céléria, & fais demander à la belle Angloise quelques momens d'un entretien particulier. Stéphanie étoit alors avec la Marquise, & Dona Almanza: elle ne consentit à nous voir, qu'en leur présence. Cette réponse fit hésiter Félici: mais moi, n'écoutant rien, ne me possédant plus, je m'élance & l'entraîne dans l'appartement de Stéphanie. Dans l'excès de mon égarement & de ma joie, je me précipite à ses genoux: elle veut fuir. Arrêtez, m'écriai-je! écoutez Félici ..... Stéphanie, Stéphanie, cessez depleurer un pere! .... Mon pere, s'écrie-t-elle, Dieu! .... elle veut embrasser mes genoux; ô mon cher Dom Lope! Elle tombe évanouie: Madame de Céléria veut en vain la secourir; elle-même reste sans connoissance auprès de son amie, & de Dona Almanza, éperdue. Déchiré par cette scene touchante, tremblant pour leurs jours, je n'étois plus à moi. Félici appelle les femmes de la Marquise; & mon agitation ne les surprit pas moins que l'état de leur maîtresse, & celui de Stéphanie.

Revenues à elles, impatientes d'interroger Félici & moi, bientôt elles firent disparoître les témoins qui y mettoient obstacle. Dieu! ne me suis-je point trompée, s'écrie alors Stéphanie? n'est-ce point une illusion? à qui dois-je la vie? & ses regards s'arrêterent sur moi. Félici lui confirma l'heureuse nouvelle que je venois lui apprendre. En l'écoutant, elle respiroit à peine, & sembloit douter encore de son bonheur; mais lorsqu'il lui remit la lettre de son pere, lorsqu'elle vit son écriture,se saisissant de cette lettre, d'une main tremblante, la posant sur son cœur, la couvrant de ses baisers, de ses larmes, assurant Félici & moi, de sa reconnoissance, priant Dona Almanza de se joindre à elle, se précipitant dans les bras de Madame de Céléria, dont les pleurs se mêloient aux siens, elle ne pouvoit suffire à tout ce qu'elle éprouvoit. Jamais, jamais il n'y eut de spectacle aussi attendrissant.

On convint enfin, lorsque Stéphanie fut plus calme, que ce secret demeureroit enseveli jusqu'au jour où Félici pourroit avouer à Ferdinand ce qu'il avoit osé entreprendre en faveur de Sidley. Mais, pouvez-vous concevoir que ce Ministre ambitieux, cruel & timide, en sauvant le pere de Stéphanie, se soit exposé lui-même? Quoi! l'humanité l'a emporté, en lui, sur son propre intérêt! Quel changement! Stéphanie, sans doute, est trop faite pour opérer un tel miracle: mais, Félici est-il digne d'être l'adorateur de ses vertus? Félici, ô Ciel! oseroit concevoir l'espérancede lui plaire! .... Ah! Dom Lope, que votre sagesse, votre sévérité peut-être, que vos conseils me seroient utiles! rappellez ma raison, si toutefois son retour est possible. Non, non; laissez-moi plutôt m'ignorer moi-même; craignez d'éclairer tout-à-fait mon cœur; gardez-vous de l'interroger, de le blâmer, ou de le plaindre, sur-tout de le croire prévenu. Vous me devez votre justice, pour l'objet de mon admiration. Si vous ne la partagiez point, si vous me laissiez entrevoir le moindre doute, enfin ..... sais-je, hélas! ce que je veux? Stéphanie, du moins, l'adorable Stéphanie ne verse plus de larmes. Son pere vit; il existe loin d'elle; mais il n'a quitté l'Espagne, que pour y revenir dans des temps plus fortunés. J'ai vu sa joie; elle a pénétré jusqu'au fond de mon ame; & son bonheur, le bonheur de Stéphanie, ne me suffiroit pas! .... Que dis-je? exauce-moi, ô Ciel! puisse, au prix de tout le mien, son repos n'être plus troublé! qu'au sein du calme qui me fuit, des adorations qu'elle mérite,ses jours soient paisibles, toujours heureux! & que moi seul .... Adieu, mon cher Dom Lope, adieu.

P. S. Je n'ai pas besoin de vous dire que le secret de Sidley est le mien: à ce titre, vous y aviez des droits: votre silence, quoiqu'il me soit pénible, ne m'empêche pont d'être juste envers un ami.

LETTRE XIV. De Stéphanie, à Clarence.

O bonheur inespéré! ...... ô ma chere Clarence! mes yeux le reverront, ... ses bras paternels s'ouvriront encore à sa fille! Ne me souhaitez plus rien; ... qu'ils seroient insensibles ceux qui me plaindroient aujourd'hui! Richesses, grandeurs, titres vains, que je dédaigne, je vous possédai sans vous appercevoir; je ne vous regrette point: qu'êtes-vous pour le cœur de Stéphanie, auprès de ce qu'elle retrouve? O vous, dont je reçus l'être, vous à qui je suis chere, cessez de vous accuser; en vous conservant à ma tendresse, vous avez tout fait pour moi: qu'ils soient à jamais anéantis de ma mémoire, ces instans si douloureux de votre infortune & de la mienne! Vous vivez! Clarence m'aime. Le duel de Fernand n'étoit qu'une fausse alarme: l'avenir le plusfortuné s'ouvre à mes regards satisfaits. Mon amie, apprenez mon bonheur à Madame de Norsey: elle y prendra part; &, s'il se peut, cette idée l'augmente. Les soins d'Almanza, de son vertueux époux, leur tendre intérêt, les bontés de Madame de Céléria, votre amitié, que d'obligations, dont je veux garder un souvenir éternel! Il semble que mon cœur soit plus sensible encore depuis qu'il est heureux. Je ne puis trop vous entretenir de Madame de Céléria: elle a ressenti, autant que moi, & mes tourmens & ma joie. Je ne sais si je me trompe? mais quelques mots échappés pourroient me faire craindre qu'elle ne soupçonnât Sidley & sa fille, de n'être point ce qu'ils veulent paroître. Je vous dirai plus: elle semble renfermer quelque secret; son cœur n'est point tranquille. Quoique sa tristesse ait disparu avec mes chagrins, son agitation se décele aux yeux de l'amitié. Lorsque nous sommes seules, je la vois garder le silence, avec effort: je crois voir qu'elle auroit plus de peine encore à lerompre. Je me tais: j'attends qu'elle me donne sa confiance; du moins, je la mériterai. Ah! mon amie, s'il se pouvoit que Florizene eût toutes les vertus de sa mere, que Fernand seroit heureux! Si son attendrissement & celui de Madame de Céléria ont pu ajouter en moi à l'impression & au trouble des momens les plus doux de ma vie, j'aurois tort de m'en étonner: je dois m'en applaudir. Pourquoi donc ne suis-je pas aussi juste envers Félici? La lettre de mon pere, que je vous envoie, qui m'a été remise par ce Ministre, & qui va vous instruire de tout, vous apprendra de quel bien je lui suis redevable: cependant, faut-il vous l'avouer? je me sens pour lui un éloignement dont la cause m'est inconnue, que je me reproche, & dont je voudrois pouvoir me rendre compte. Pardonnez-moi le désespoir de ma derniere lettre; oubliez tous mes torts, mes dangers, mes maux, tout ce qui vous affligea: livrons-nous aux délices du présent, aux plaisirs de l'espoir, & à la douceur de nous aimer.

P. S. Vous me renverrez, ma chere Clarence, ces caracteres sacrés que je vous confie: mon cœur vous les redemande.

Lettre de Milord Rosemont, envoyée à Clarence par Stéphanie.

Je serai libre, & peut-être déjà loin de vous, .... loin de vous, ma fille! lorsque vous recevrez ma lettre. Je dois tout à Félici: c'est lui qui brise mes chaînes; c'est lui qui vous rend un pere .... Dans quelque climat que me transporte ma destinée, vous ne sortirez jamais de mon cœur; & revenir digne du vôtre, est l'unique espoir qui soutiendra ma vie ..... Stéphanie, rassurez-vous; rien ne pourra m'abattre. C'est ma tendresse même qui vous répond de mon courage. Le bruit de ma mort va se répandre; & les regrets que vous donnerez à mon départ, le confirmeront. Il est nécessaire qu'on croie que je ne suis plus: sans cela, j'exposerois celui à qui je doisma délivrance. Je quitte le nom de Sidley; & je ne reprendrai le mien, qu'après avoir fait oublier mes égaremens. Ma fille, ma tranquillité ne peut renaître qu'avec ma gloire. Félici ignore qui je suis, & me distingue. Cette conduite est noble; c'est à la mienne à justifier son opinion. Ne vous affligez point: votre ami vous en conjure; le pere le plus tendre vous l'ordonne. Vivez tranquille, heureuse! ... Je ne vous ai coûté que trop de larmes; & cette affreuse idée .... Ma prison s'ouvre: Félici paroît; l'heure de s'éloigner est venue: mes forces m'abandonnent ....... Stéphanie, ma fille, ma chere Stéphanie, adieu!

N. B. A cette lettre, deux autres étoient jointes du même Milord Rosemont pour Dona Almanza & son époux; & elles étoient remplies de remercimens, ainsi que des recommandations les plus touchantes, concernant une fille adorée.

LETTRE XV. De Dom Lope, à Fernand Ximenès.

Vous me rendez justice: je ne puis jamais vous oublier: deux mots vous expliqueront mon silence & ma conduite. J'ai voulu que vous me crussiez errant; on vous l'a mandé par mon ordre. Je vous ai trompé, mon cher Ximenès! j'étois malade, & dangereusement; c'est ce que je craignois de vous dire: mais mon état passé n'est rien; c'est celui de votre ame qui m'occupe. Vos lettres m'ont pénétré d'admiration pour Stéphanie. Ses vertus, ses malheurs, ses dangers, m'ont vivement ému: j'ai ressenti vos impressions; mais combien je tremble qu'elles ne deviennent dangereuses pour votre repos, pour le sien même! ... En vain je m'imposerois avec vous une contrainte qui n'est pas faite pour notre amitié. Vous ne vous êtes pas flatté, sansdoute, que je vous aidasse à prolonger votre erreur. Que dis-je? ... O Ximenès! elle est déjà détruite; & s'il se peut que vous vous dissimuliez votre penchant, ce n'est que pour échapper à la peine de le combattre: car, plus l'objet en est digne, & plus vous vous devez cet effort.

Eh! qu'oseriez-vous attendre d'une passion que l'honneur vous oblige à renfermer toujours? Stéphanie, obscure, mais vertueuse, mérite vos égards, vos respects. L'aveu de votre amour vous aviliroit à ses yeux; ou, si elle avoit le malheur d'y répondre, il rempliroit sa vie d'amertume, d'opprobre peut-être. Non, vous ne l'avez point sauvée, pour la perdre. Malgré la violence de vos passions, je connois votre délicatesse: vous jouirez de vos sacrifices; & ils vous seront moins pénibles que le remord. Je tremblerois, pour Stéphanie, si je vous estimois moins: mais je ne vous soupçonnerai jamais d'avoir eu, un seul instant, le projet de la séduire. Craignez cependant que votre cœur ne vous égare:hâtez-vous d'y descendre. Bientôt, peut-être, il ne seroit plus tems. Ne me dites point que je m'alarme trop. Non, mon ami, vous n'êtes plus le même. Votre gaieté a disparu. Le désordre de vos lettres ne fait que s'accroître; le nom de Stéphanie y revient sans cesse: à peine vous prononcez celui de Florizene. Quoiqu'elle soit jeune & belle, quoique vous en conveniez, le moment qui doit vous unir l'un à l'autre, vous effraie. Vous le souhaitiez, avant de connoître Stéphanie. Eh! quoi! vous tromperiez-vous au point de ne pas lui attribuer le changement qui s'est fait en vous? Jusqu'à votre extrême amitié pour Madame de Céléria, Stéphanie en est devenue le motif, & vous ne louez sa fille, une seule fois, que parce qu'elle vous a fait l'éloge de sa rivale.

Mais, quelque impression qu'ait dû produire la situation si cruelle & si touchante où elle s'est offerte à vos yeux, une autre a sur vous des droits. Quand Stéphanie joindroit aux charmes de la figure & à lasensibilité, toutes les perfections du caractere; quand les caprices du sort n'auroient point mis, entre son état & le vôtre, une disproportion insurmontable; fût-elle, en un mot, votre égale, &, par son origine, dans le cas de pouvoir prétendre à l'hymen de Ximenès, l'unique héritier, si ce n'est du rang suprême qu'occupoient ses ancêtres, au moins de leur nom illustre, digne de la faveur & de l'amitié de son Souverain, & que les plus grands de l'Espagne voient encore au-dessus d'eux; quand il se pourroit, dis-je, que, sans s'abaisser, il osât faire ce nouveau choix, ses engagemens, sa parole, sa probité, les ordres d'un pere, la volonté du Monarque, tout lui prescriroit d'immoler ses vœux les plus doux. Voilà ce qu'en vous consultant, vous vous direz. Nul espoir alors ne vous restera: & qu'est-ce qu'un amour qui ne peut, qui ne doit jamais être heureux? Que d'infortunés il feroit, si la Marquise ou Florizene en avoient le moindre soupçon! Leur bonheur seroit détruit. Vous desirez que Stéphaniejouisse du sort qu'elle mérite: eh! bien! vous lui enleveriez un appui précieux, des amies qui lui sont cheres; &, si elle se consoloit de cette perte, ou des peines qu'elle causeroit, ingrate envers ses bienfaitrices, elle ne mériteroit plus que vos mépris.

Je ne vous cache point, que je désapprouve votre conduite envers Félici. Sa lâcheté vous répond de sa discrétion; mais, s'il avoit eu quelque courage, ce duel vous perdoit. Le Cardinal, quoiqu'il vous estime, se seroit déclaré pour celui dont l'élévation est son ouvrage: Isabelle est leur protectrice; & Ferdinand lui-même auroit soutenu son Ministre, & sacrifié son Favori. On n'est point délateur, on sert sa patrie, lorsqu'on apprend à celui qui gouverne, le mal qui se commet en son nom, les abus qu'il ignore, & sur-tout, les crimes qu'il doit punir. Ximenès, voyez jusqu'où la passion entraîne, à quel point elle aveugle! Dans toute autre circonstance, la honte de combattre un ennemi si peu digne de vous, auroit commandé à votre ressentiment, &même à votre valeur: mais le plaisir d'embrasser la vengeance du pere de Stéphanie, a fermé vos yeux à tout le reste; &, pour la premiere fois, le respect dû à votre maître ne vous a point arrêté. Je n'ajoute plus qu'un mot. Vous fûtes le libérateur de Stéphanie; & vous eûtes, alors, des droits à l'admiration. Ne démentez donc point le caractere le plus généreux & le plus noble. Son bonheur vous intéresse; mais c'est sa gloire, sur-tout, qu'il faut aimer.

Adieu. Je travaille à rétablir ma santé, & à finir mes affaires, pour me rapprocher plutôt de vous.

LETTRE XVI. De Stéphanie, à Clarence.

Quel est donc l'empire de l'amour? Est-il vrai, est-il bien vrai, mon amie, qu'il soit impossible de s'en défendre? .... O sentimens de la nature & de l'amitié! aimable dépendance! devoirs, les premiers des plaisirs! vous seuls enchanterez ma vie: jamais, jamais mon cœur ne veut appartenir qu'à vous ..... Puissions-nous, ô ma chere Clarence, puissions-nous éviter cette passion redoutable qui soumet les ames les plus fieres, déchire les plus sensibles, & commande à la raison même! Ce que je viens d'apprendre ne le prouve que trop, & l'on m'a permis de vous le confier.

La Marquise enfin m'a ouvert son ame, ou plutôt, la circonstance lui a arraché le secret inattendu, l'aveu pénible qui coûtoit à sa délicatesse, quoiqu'il ne lui ôte pointses droits à l'estime. J'avois donné à raccommoder un bracelet, sur lequel est le portrait de mon pere. L'ouvrier se trompe, & le rapporte à Madame de Céléria, qui s'en empare avec précipitation. Il la quitte; elle reste seule: j'arrive. Elle rêvoit trop profondément, pour m'appercevoir. Ses yeux étoient fixés sur ce portrait. O Rosemont! Rosemont! disoit-elle en soupirant ... Elle me voit, s'arrête, rougit, s'embarrasse. Ma surprise augmente son trouble. Nous gardons le silence. Je le romps la premiere. Quoi! Madame, m'écriai-je! quoi! Rosemont vous est connu. Il ne l'est, ici, que de moi seule, me répond la Marquise: ma chere Stéphanie ne m'en demandez pas davantage. Cependant, son cœur oppressé, après bien des combats, fut vaincu par mes alarmes & mes instances. Combien je dus être touchée! combien vous le serez vous-même! Oui, je veux qu'elle vous soit chere, autant qu'elle en est digne. Eh! que ne réunit-elle point? La plus belle ame, une figure charmante,l'esprit qu'on voudroit avoir pour soi. A sa fraîcheur, on ne lui donneroit que vingt-cinq ans. Quoiqu'Espagnole, elle est blonde: ses yeux sont d'une douceur intéressante; ils annoncent celle de son caractere: ses chagrins n'ont pu en altérer l'égalité parfaite. Ce n'est, ni à son rang, ni même à la faveur d'Isabelle, qui la préfere à toutes les femmes de sa Cour, qu'elle doit la considération dont elle jouit. Ce n'est que par des vertus, qu'on obtient ses regards. Malgré la haute naissance de Fernand, son mérite seul lui a fait desirer de le voir l'époux de sa fille; & la plus sincere amitié les unit.

Malgré tant de droits au bonheur, sa naissance affligea le Duc de Médina, dont elle est fille. Dès cet instant, sa destinée ne fut point heureuse. Il avoit un héritier de son nom, & ne desiroit point d'autre enfant. Pour empêcher qu'elle ne partageât les biens de ce fils, l'unique objet de sa tendresse, elle fut condamnée à prendre le voile, & renfermée, dès sa plus tendrejeunesse, dans un cloître, où elle voyoit, à peine, les auteurs de ses jours. Son éloignement pour le sacrifice qu'ils exigeoient, l'aveu qu'elle en fit, rien ne put ébranler une résolution dont elle gémissoit, sans espoir de la changer. Son frere, déjà trop honnête pour balancer entre un vil intérêt & l'estime de soi, joignit ses instances aux siennes: elles furent même plus vives, & n'obtinrent pas davantage. Ce procédé rendit à sa sœur le courage de s'immoler à sa fortune. Elle étoit dans ces nobles dispositions, lorsqu'une prise d'habit, qui attira presque toute la Cour dans l'asyle où elle alloit être immolée, y conduisit le Marquis de Céléria. Quoiqu'il fût déjà vieux, & qu'elle fût excessivement jeune, sa beauté lui fit une vive impression. Il fut touché de son sort. Il étoit veuf, jouissoit de revenus immenses, & n'avoit point d'enfans. Il demanda en mariage Mademoiselle de Médina, se hâtant d'ajouter, que nonseulement il ne vouloit point de dot, mais qu'il renonceroit, par son contrat de mariage,à toute espérance pour l'avenir. Son pere hésita quelque tems: il ne trouvoit pas la maison de Céléria assez anciennement illustrée. Cependant l'alliance du Marquis étoit honorable; il joignoit aux premieres dignités de l'Etat, les plus riches possessions; & ces avantages parvinrent à déterminer le Duc. Je ne sais point ces faits de la Marquise: elle respecte trop la mémoire de son pere, pour que je puisse les tenir d'elle. Voici son récit qui commence: ce n'est plus moi, c'est elle qui va parler.

„Je n'avois pas treize ans, lorsque j'épousai M. de Céléria, & il en avoit plus de soixante. Ses procédés durent faire disparoître son âge à mes yeux. Hélas! ma chere Stéphanie, m'estimerez-vous encore? La reconnoissance, l'amitié, le devoir, rien ne put me garantir d'un sentiment trop expié, toujours malheureux, encore à présent, vainqueur de ma raison, que le silence, le repentir même ont accru, & qui ne s'éteindra qu'avec moi. Vous me rendez du moins la justice d'être sûre quel'objet de cette passion l'ignore. Je vous dirai plus; il ne chercha point à la faire naître; il ne l'a point apperçue; il ne m'aima jamais; & son nom ajoutera encore à votre surprise.

Quelques années après mon mariage, une indisposition de M. de Céléria l'obligea de partir pour les eaux: je l'accompagnai; ce fut à Spa que nous allâmes. Les plaisirs, les fêtes s'y succédoient: la meilleure compagnie y étoit rassemblée. Plusieurs Anglois y vinrent. Le plus aimable de tous, .... l'ennemi de mon repos, .... Rosemont enfin ..... La Marquise ne put continuer; ses yeux se remplirent de larmes: elle me serra contre son sein; & notre attendrissement fut égal. Votre pere, reprit enfin Madame de Céléria, avoit alors vingt-six ans, l'extérieur le plus noble, le plus aimable, & je ne sais quel art de plaire. Ses qualités, malgré son inconduite, à laquelle j'étois loin de croire, acheverent de troubler ma raison: il ne me resta que celle de m'armer, avec lui, du dehors le plus froid.Qu'il en étoit bien vengé par mon cœur! Je n'avois d'autre idée que la sienne. Son éloge, que je souhaitois toujours, me rendoit interdite: son nom, que je ne prononçois qu'en tremblant, étoit sans cesse prêt à m'échapper. Quelque tems, une jalousie sans objet, me fit éprouver des tourmens affreux: bientôt une rivale y vint mettre le comble (il étoit déjà veuf). Trop malheureuse pour ne pas devenir injuste, je le trouvai aussi coupable, que s'il avoit lu dans mon ame: je ne le traitai plus qu'avec dédain. Quelquefois je m'abusois au point de croire qu'il en étoit désespéré; alors je m'accusois; alors je desirois son indifférence; & elle m'accabloit. La présence de M. de Céléria, ses soins, ses attentions, son estime pour moi, achevoient de me confondre. En vain j'étois poursuivie par le remord: mes combats ne tournoient qu'à ma honte, & qu'au triomphe de Rosemont. Avec quelle amertume je sentis qu'il étoit devenu le maître de ma destinée! ... O Stéphanie? .... s'il m'avoit aimée ....j'aurois eu le courage de fuir, d'embrasser ce moyen de conserver ma gloire; mais il m'en auroit plus coûté, que pour cesser de vivre. La saison des eaux finit; & il fallut partir: je crus qu'on m'arrachoit à tout. J'emportai son image, & ne retrouvai pas le repos. Douze ans depuis se sont écoulés: mais hélas! le tems peut tout détruire, hors mon malheureux amour. Malgré ma volonté, entraînée par mon cœur, je n'ai vu personne qui ait pu me parler de Rosemont, sans m'informer de son sort. Je vous aimois, je vous admirois avant de vous connoître. Instruite de ses égaremens & de votre conduite, loin de vous, je partageois vos peines. Excepté votre séjour en Espagne, & ses derniers malheurs, je n'ignorois rien de ce qui vous intéressoit l'un & l'autre. Jugez si j'ai pu méconnoître Sidley, lorsque je l'ai revu avec vous, dans quel moment, ô Ciel! concevez mon trouble, mes alarmes; concevez, ma chere Stéphanie, quelle a dû être ma tendresse pour sa fille! Sans vous,aurois-je pu survivre au bruit de sa mort? J'ai gardé votre secret: renfermez le mien. dans l'univers, il n'est connu que de vous. Aimez-moi, plaignez-moi; &, s'il se peut, ne m'estimez pas moins“.

Moi, Clarence, moi l'estimer moins! Ses combats, son repentir, ses remords, les reproches éternels qu'elle s'est faits; tout, jusqu'à la constance de son sentiment, me prouve quelle est sa vertu. Eh! qui sait si mon pere ne l'adoroit pas en secret? Peut-être que, sans le courage qu'elle a eu de lui paroître insensible, il se seroit trouvé bien malheureux de ne pouvoir être à elle: mais il la respectoit trop, pour oser le lui dire. Mon amie, s'il n'étoit point sans fortune; s'il étoit possible qu'un jour ....... Veille, ô Dieu! sur celui que ta bonté daigna me rendre! Que bientôt je puisse me précipiter à ses genoux, & dans les bras de Clarence! que je les revoie! que la tranquillité de Madame de Céléria renaisse, & que tout ce qui est estimable soit heureux!

LETTRE XVII. De Fernand Ximenès, à Dom Lope.

Cruel ami, vous étiez malade, & je l'ignorois! Vous me cachiez votre état: pourquoi m'avoir éclairé sur le mien? .... Qu'avez-vous fait? Qu'osiez-vous donc en attendre? .... Le voilà dissipé, ce nuage qu'un reste de raison épaississoit sur mes yeux. Jouissez, s'il se peut, de votre barbare franchise, mais sans nul espoir. J'adore Stéphanie: vous m'avez forcé à me l'avouer. Oui, j'atteste le Ciel, l'amour, & l'honneur, & vous-même, de garder jusqu'à la mort, le premier sentiment qui maîtrisa mon ame, le seul dont elle pouvoit s'enorgueillir, & qu'enfin je rougis d'avoir voulu méconnoître.

Stéphanie obscure, dites-vous! Ah! dans votre opinion, comme dans la mienne, savertu l'éleve au-dessus de tout. Si l'un de nous deux étoit peu digne de l'autre, ce ne seroit pas elle. Que me parlez-vous de respects & d'égards? O tribut trop foible! c'est le culte le plus pur qui lui est dû. Que craindriez-vous pour elle, quand vous m'estimeriez moins? ..... A-t-on besoin de vertu, lorsqu'on est animé par la sienne? Elle n'est, hélas! que trop gardée par son indifférence: elle l'est encore par mon amour. Sachez que les sentimens qu'elle inspire, s'ils pouvoient naître dans une ame commune, de ce moment, la rendroient capable de toutes les privations & de tous les sacrifices. Puisque ma destinée me condamne à n'aimer qu'elle, & à m'enchaîner ailleurs; puisque tel est mon sort, je vivrai malheureux; mais ..... je tiendrai mes sermens; je le veux, j'en aurai la force: pour la mériter, cet effort m'est possible. Eh! quel autre motif auroit-il? Mon cœur a-t-il choisi Florizene? cesserois-je d'être fils respectueux ou sujet fidele, en demandant à un pere & à mon Souverain,de me priver de la vie, plutôt que de la rendre à jamais infortunée. Ne m'opposez point le rang de mes aïeux. Sans les vertus qui en ont transmis la mémoire, leur nom, quel qu'il soit, seroit tombé dans l'oubli. Sans ces mêmes vertus, croyez-vous, Dom Lope, que je me fisse gloire d'en descendre? Ils revivent dignement en moi, lorsque j'aime un objet estimable. Les titres de Stéphanie sont les plus beaux de tous. Elle est bien plus que mon égale: à qui n'est-elle pas supérieure?

L'aveu d'un amour aussi vrai que le mien, n'exciteroit point sa colere, ne me dégraderoit point à ses yeux: s'il parvenoit un jour à la fléchir, l'opprobre, dites-vous, l'opprobre & le malheur seroient son partage. Dom Lope le penseroit! lui! .... Non; dans mes bras même, elle seroit respectable, vertueuse, divinisée par son amant. Rien, rien ne peut l'avilir: une foiblesse n'est pas faite pour elle; un sentiment honore, & jusqu'à sa défaite .... Que dis-je? ô Ciel! je m'égare: où m'emportentle trouble, le délire, le désordre de mon cœur? Ah! je respecterai le repos dont elle jouit, son innocence qui l'embellit encore. Elle ne soupçonnera point ce qu'il m'en coûte, pour lui cacher mes tourmens. Sa félicité, le bonheur de la voir, me feront supporter mes peines: je crois pouvoir en répondre. Je me sens le courage de m'unir à la fille de Madame de Céléria. Stéphanie loge avec elle; l'amitié les rassemble: je ne serai pas tout-à-fait malheureux. Que sa sécurité est touchante, depuis que l'auteur de ses jours lui est rendu! Elle n'imagine point avoir à craindre du sort, quelque infortune que ce puisse être. Si, dans sa patrie, il existoit un mortel assez heureux, pour lui coûter le moindre regret, son ame pourroit-elle être aussi paisible? Qu'il seroit digne d'envie, l'être que Stéphanie daigneroit distinguer! Vous êtes loin de vous faire une idée de l'intervalle immense qui est entr'elle, & tout ce que vous avez pu voir. Vous l'ai-je donc peinte assez mal, pour que vous m'enparliez avec ce sang-froid inconcevable, cet odieux flegme espagnol, qui regne dans votre lettre, & qui m'a révolté? Plutôt que d'être si injuste envers elle, oubliez-moi; ne me répondez point .... Ah! pardonnez, mon ami, pardonnez! je suis trop à plaindre, pour que vous me trouviez coupable. Vous me serez toujours cher, même en me désespérant. Jusqu'à la contrainte de votre style, me prouve que ce n'est point votre cœur que vous avez consulté, en m'écrivant ainsi: écoutez-le plus à l'avenir. Alors, vous m'approuverez autant d'avoir voulu venger le pere de Stéphanie, que de les avoir sauvés l'un & l'autre. Hélas! rien n'est à craindre pour moi, que le malheur: un sentiment juste y peut conduire, sans, pour cela, avoir moins de droits à l'estime.

Adieu, adieu, mon cher Dom Lope; revenez, portez-vous mieux; donnez-moi de vos nouvelles. L'amour, même le plus violent, ne peut affoiblir mon amitié pour vous.

LETTRE XVIII. De Florizene, à Eléonore.

Nous sommes unies par la conformité des penchans, celle des opinions, les liens du sang, & une foule de confidences, qui nous répondent l'une de l'autre. Soyez donc la seule dépositaire du trouble qui m'agite. Eléonore, votre discrétion m'a été prouvée; & plus que jamais, ma confiance va vous l'être. Mon ame est en proie à des chagrins auxquels personne n'a dû, moins que moi, s'attendre: ils s'aigrissent, en proportion du dédain que j'ai pour l'objet qui les cause. Eh! qui, à ma place, ne seroit révoltée? Tout ce que j'apperçois, tout ce que j'entends, a droit de me confondre, & de m'indigner: tout, jusqu'au sort, m'est devenu contraire. Cette Angloise, qui tombe des nues, qu'on croit une merveille, sur le rapport de je ne saisquel obscur Almanza, cette inconnue, pour qui l'on se passionne, parce qu'on lui a vu disputer un pere, sans doute coupable, à des exécuteurs de la justice; cette Stéphanie enfin, que vous avez laissée prête à mourir, est guérie, consolée, triomphante, traitée dans cette maison aussi bien que moi-même, plus chere peut-être à Madame de Céléria, que sa propre fille! & (serois-je jusques-là compromise?) Ximenès, ou je me trompe fort, Ximenès ne la voit point avec indifférence! ô comble d'abaissement! ... puis-je, hélas! puis-je en douter? sur-tout qu'il ne se flatte point que ce soit mon cœur qui m'ait éclairée. Je le suis par mon orgueil; & peut-être que les tourmens de l'amour outragé n'approchent point de ceux que j'endure. Je vous étonne! vous avez dû croire que Ximenès m'étoit cher: je ne lui conteste point ses avantages sur les autres hommes. On veut qu'il soit mieux fait, plus charmant, plus magnifique, plus aimable qu'aucun d'eux: eh bien! j'y consens; mais, que m'importe? je n'ai vu enlui qu'un époux, dont la maison posséda le trône: je n'y ai vu que la haute faveur dont il jouit, & qui doit un jour l'élever à tout. Apprenez, Eléonore, apprenez que mon cœur, moins ambitieux, moins supérieur aux foiblesses du sentiment, lui auroit préféré cet éternel admirateur de ma mere, ce Chevalier de Rosenne, ce jeune François, qui, dit-on, ne cédoit en agrémens qu'à Ximenès, qui m'intéressoit plus, qui me plaisoit davantage, qui excitoit moins d'enthousiasme, & dont l'éloge n'étoit pas si continuel, qu'il pût me devenir insupportable. Ce n'est donc point le rôle honteux d'une rivale désespérée que j'accepte aujourd'hui. De pareilles douleurs m'humilieroient trop: on dit que celles qui naissent de la sensibilité, ont un charme qui les sait adoucir. Pour moi, rien ne me console; ce n'est que l'espoir de la vengeance qui me soutient: c'est elle seule qui me donne la force de dissimuler ce que je souffre. Je me contrains au point de louer sans cesse cette étrangere, dont je n'ai pas encore apperçules perfections. La laideur vaudroit mieux que sa maniere d'être bien. La régularité de ses traits forme un ensemble trop exact. Ses cheveux noirs sont plantés avec une symmétrie dont l'œil se lasse; son teint est d'une blancheur outrée; ses couleurs sont trop tendres pour une brune: sa taille est trop à l'Angloise. On trouve le son de sa voix d'une douceur enchanteresse; il n'est que foible. Son naturel prétendu est le comble de l'art: son esprit n'est que l'habitude de voir des gens qui en ont: sa sensibilité est de l'autre siecle. Elle chante & danse, comme si c'étoit son métier: que sait-on? peut-être ..... Enfin, les apparences, mon éloignement pour elle, tout m'assure qu'elle n'est point faite pour habiter cette maison; & il ne faut point que je le témoigne; je serois suspecte; on me croiroit jalouse de la tendresse inconcevable que Madame de Céléria lui marque, ou des empressemens plus déplacés encore de Ximenès! C'est à vous que j'ai recours. Peignez sa figure; non comme on la voitici, mais comme nous la voyons ensemble. Je vous contrarierai, pour que vous insistiez. Paroissez inquiete des bruits qui se répandent sur sa conduite & sa naissance: ayez l'air d'avoir entendu dire qu'elle a eu quelque intrigue en Angleterre, qu'elle n'est point faite pour les cercles choisis où on l'a transplantée: tout cela doit être. Plaignez-la, excusez-la; l'impression n'en sera que plus sûre: insensiblement elle produira son effet; il ne s'agit que de savoir l'attendre, & de la bien préparer. En ne précipitant rien, on n'échoue jamais. Vous sentez que je vous ferai des reproches, de croire & de répéter des fables: conseillez-moi alors de l'étudier davantage, & de chercher à la connoître mieux. Ce sera la censure indirecte de ce qui m'entoure, & peut-être ne sera-t-elle pas inutile: parlez sur-tout à mon pere. Quoiqu'elle soit parvenue à l'enchanter lui-même, son adoration pour moi vous est connue. Faites-lui entendre que Stéphanie éloigne, de la fille la plus tendre, une mere que vous avezpeine à reconnoître, depuis l'arrivée de cette petite personne; &, si ces moyens doux ne réussissoient pas, il en est d'autres ..... La gaieté de Stéphanie, celle de ma mere; la joie de Fernand, car il en est au point de ressentir tout ce qui l'affecte, leur satisfaction me fait croire que Sidley ne s'est point donné la mort; qu'il s'est évadé, qu'ils en ont la certitude; & plusieurs circonstances réunies me confirment dans cette opinion. S'il étoit vrai, si je parvenois à le savoir, Stéphanie pourroit être forcée à rentrer dans l'obscurité qui lui convient. J'ai un projet; &, par exemple, tout ressentiment à part, ne seroit-ce pas servir le Ciel, que de livrer un impie aux interpretes de sa loi? Que vous dirai-je, en un mot? fallût-il me porter à toutes les extrémités, pour n'entendre plus prononcer le nom de Stéphanie, pour qu'elle disparoisse de devant mes yeux; rien ne m'arrêtera. Il est important que vous tâchiez de pénétrer quels sont les sentimens de votre oncle pour cette maudite Angloise. Cetoncle, ce farouche Comte Félici, entraîné, tout comme un autre, vers elle, tombera dans votre dépendance, si vous devenez maîtresse de son secret: on ne parvient à avoir de l'empire sur ceux qui lui ressemblent, qu'en les enchaînant par leur intérêt. Sous le masque d'une gaieté continuelle, je réfléchis plus qu'on ne croit. A dix-huit ans, j'ai déjà beaucoup observé. Mettez à profit, pour vous-même, mes découvertes: secondez-moi. Je ne doute point de votre zele; je l'attends de votre amitié. Huit jours encore à souhaiter votre retour, vont me paroître bien longs. Parlez, avant que je vous aie vue, afin qu'on ne soupçonne point notre intelligence. Débutez par vous plaindre à Ximenès, de la préférence que je donne, sur vous, à Stéphanie. Ne m'avilissez pas au point de laisser appercevoir que vous ayez la moindre alarme, ou que j'aie le moindre doute, sur ce qu'elle lui inspire; dites, au contraire, à ma rivale que Fernand m'aime avec une ardeur inexprimable: & que ne puis-je êtresûre qu'elle l'adore, pour que, dans ce moment, son supplice, s'il se peut, surpasse le mien! Enfin, ma chere Eléonore, faisons justice. Adieu, comptez sur moi à jamais.

P. S. Une Augustine, femme-de-chambre de Stéphanie, qui se croit impénétrable, a cependant laissé échapper le nom de la meilleure amie de sa maîtresse. En m'informant de ce qu'est cette autre Angloise qu'on appelle Clarence, je pourrai apprendre quelque chose de ce que je desire savoir.

LETTRE XIX- De Clarence, à Stéphanie.

Non, ma chere Stéphanie, non, il n'est point sorti de votre cœur, ce secret si cher, lorsqu'il a passé dans le mien: votre confiance en est la preuve; & je croirois vous offenser, en vous jurant de renfermer jusqu'à ma joie extrême: ô mon amie! quel jour sera jamais aussi fortuné pour moi, que celui où vous m'avez fait part de votre bonheur? Vous voyez d'ici ma surprise, mes transports, & cependant mes incertitudes. Sans la lettre de votre pere, malgré la vôtre, malgré tout, en dépit de moi-même, j'aurois conservé des doutes accablans: je n'en ai plus. Stéphanie, vous êtes heureuse; j'espere le devenir. Que dis-je? Ah! pardonnez, si, vos vœux remplis, j'en forme encore! Je sais le prix inestimable du bien qui vous est rendu:mais que le sort est loin d'être quitte envers vous! Plus vous croyez le contraire, plus vous acquérez des droits sur lui, plus vous en avez sur mon cœur; & vous seule ignorez combien il sera injuste, si vous n'êtes pas l'objet de toutes ses prédilections. Alors, j'y consens, alors je ne souhaiterai plus rien: jusques-là, ne me demandez point la seule chose impossible à mon amitié.

Madame de Norsey arrive: elle voit dans mes yeux, que c'est à vous que j'écris. C'est un plaisir qu'il ne tient qu'à moi de ne pas vous envier, s'écrie-t-elle; .... & aussi-tôt la voilà assise, une écritoire sur ses genoux: elle parle, griffonne, s'interrompt, me distrait, me querelle, m'embrasse, m'assure que je l'impatiente, que je l'étonne; qu'à cause de cela, elle m'aime; & puis se remet à écrire avec une rapidité ...... Charmante femme! sous cette apparence légere, on ne peut être plus solide, plus discrette, ni plus sensible: elle n'est Françoise que par les graces. Vous lui avez rendu justice, en lui accordantvotre confiance: celle dont Madame de Céléria m'honore m'est précieuse. Soyez satisfaite; je lui suis, pour jamais, attachée. Sa tendresse pour vous, ses vertus, ses chagrins, tout lui répond de mes sentimens: ceux mêmes qu'elle conserve à Milord Rosemont, la rendent plus intéressante pour moi. Qui n'en seroit attendri? Oseroit-on appeller un crime le penchant involontaire qu'elle s'est reproché? Sa conduite n'en a pas été moins estimable. Je la plains, & je l'admire: mais, mon amie, le récit touchant qu'elle vous a fait, ne me paroît point, comme à vous, devoir si fort nous effrayer. Je crois mon cœur à l'abri de toute autre impression, que celle de l'amitié. Parmi ce sexe, plus orgueilleux de ses vertus, que reconnoissant de nous les devoir, si j'ai distingué ceux qui préferent le charme réel de notre empire à la vaine usurpation du leur, nul ne m'a fait naître l'envie de le voir soumis au mien; & je ne souhaite que d'obtenir de Milord Clarence la grace de ne m'engagerjamais. Tel est le motif de ma sécurité: je la conserverois, même en aimant. Indifférentes ou prévenues, nous ne serons point coupables. Eh! pourquoi donc auriez-vous des craintes? les larmes du remord, ou celles qu'arrache la perte d'un ingrat, ne sont point faites pour vous. Sûre d'être adorée, de l'être toujours, au pouvoir d'un pere incapable de vous contraindre, trop fiere, trop délicate & trop sensible, pour que jamais un sentiment qui ne seroit point votre gloire, puisse entrer dans votre cœur, s'il se donnoit, il seroit heureux; & vous en auriez, pour garant, le bonheur de celui qui s'uniroit à vous. Il est, il est peut-être réservé à l'amour & à l'hymen réunis, de vous venger du sort. Je n'aurai pas du moins à gémir pour vous, de ces nœuds mal assortis, qu'avant l'âge où l'on peut réfléchir, tremblante de déplaire, ne sachant qu'être soumise, s'ignorant, ou n'osant rien prévoir, on accepte en aveugle; que bientôt, lorsqu'on est plus éclairée, mais lorsqu'il n'est plus temps,lorsque le fatal serment vous entraîne, & que la victime est livrée sans retour, suivent, hélas! les regrets, les désaveux du cœur, la peine d'être liée à des devoirs qui ne sont pas des plaisirs, la crainte d'un sentiment, &, s'il faut le combattre, l'effroi de ne pas triompher des alarmes, des tourmens sans nombre, le malheur, nul espoir, tout ce qu'enfin vous n'éprouverez jamais. Voilà, même lorsqu'elle n'aimoit rien, quelle a été la position de Madame de Céléria; mais ce ne sera, ce ne peut être la vôtre; & si vous formiez un lien, vous n'y seriez déterminée que par l'attrait. Qu'ils en sont cruellement punis, les parens qui ne le consultent point! Quels repentirs, que de chagrins ils se préparent! Quant à ceux qui, semblables au Duc de Médina, ne sont peres que d'un de leurs enfans, qu'en dirois-je? O Ciel! ... je hais trop l'injustice & les tyrans, pour ne pas les écarter même de ma pensée. Vous verrez que l'auteur des jours de la Marquise aura transmis son caractere impitoyable à cette Florizene,qui ne devroit être fille de Madame de Céléria, ni destinée à Ximenès: décidément elle me déplaît, & vous voulez en vain le contraire. Faut-il vous reprocher votre éloignement pour Félici? Seroit-il injuste? Les inspirations d'une ame aussi honnête que la vôtre peuvent-elles la tromper? Ah! plutôt, votre songe même ne seroit-il qu'un avertissement? Lui & Florizene armés contre vous? O mon amie, vous ne m'avez jamais connue foible, ni crédule; mais soyez en garde contre eux.

Eh! mon Dieu! Madame de Norsey n'entend plus raison: elle vient de finir sa lettre; elle veut qu'elle parte, avec la mienne: c'est à vous qu'elle écrivoit. J'aurois encore mille choses à vous dire; mais elle m'entraîne: on joue une piece nouvelle; il lui plaît d'y aller. Quoi! vous quitter déjà, & ne point savoir quand ce cruel procès, qui me retient, finira! On dit que presque toute ma fortune en dépend; mais c'est votre absence qui me le rend si pénible. Adieu, adieu, ma plus chere amie!

LETTRE XX. De Madame de Norsey, à la même.

Charmante Miss, votre bonheur m'enchante, & ne m'a point surprise: mon cœur le pressentoit. Clarence, au contraire, n'espere point ce qu'elle souhaite, & s'afflige de tout ce qu'elle craint: elle n'a que ce défaut; mais je le trouve essentiel, puisqu'il trouble sa félicité. Par exemple, au premier mot de votre lettre, moi, je savois tout, & elle doutoit encore! .... à présent, ne voilà-t-il pas qu'elle me prie de ne lui rien dire, pour qu'elle soit toute entiere au plaisir de causer avec vous? Si elle croit m'aimer autant qu'elle vous aime, assurément elle se trompe; si je n'étois que sensible, elle me paroîtroit fort coupable. Je ne m'en prends qu'à vous, qu'à cet attrait que vous possédez, auquel on ne résiste point; & il faut bien, malgré que j'en aie, y céder avec l'univers.

Vous nous saurez gré, s'il vous plaît, de la peine que nous nous donnons pour garder votre secret, c'est-à-dire, pour cacher notre satisfaction. Clarence, en vraie héroïne de l'amitié, n'ose sourire que quand nous sommes seules: cependant, on la trouve si belle, depuis quelques jours, qu'on lui demande si vous êtes plus heureuse. Elle jure que non. Moi, d'un air chagrin, je me joins à elle; & comme cet air-là ne me va point du tout, on me croit davantage.

Je ne reviendrai point sur des offres dont le refus ne pouvoit être adouci que par vos regrets obligeans. Mes vœux ne me donnent point de droits à l'importunité: mais, aimable Stéphanie, s'il arrivoit qu'un jour les lieux où vous êtes, vous devinssent moins agréables, daignez, en choisissant ceux que j'habite, & l'asyle de l'amitié, payer la mienne du retour qu'elle mérite. Je n'ai pas encore eu la force d'annoncer à Clarence mon prochain départ. Une mere que j'aime, desire mon retour; mon cœurse doit à son empressement, & il le partage; mais il m'en coûte, pour m'éloigner d'une amie. D'ailleurs, je dirai adieu le plus gaiement du monde à vos fameux Anglois. Je n'aime point des penseurs prétendus, qui comptent leurs femmes pour rien, qui les consultent peu, qui les écoutent à peine, & les négligent toujours: s'ils y reviennent, c'est par désœuvrement, & pour remplir les vuides de leur rage de politiquer, qui m'est insupportable. Elles ont beau être jolies, on leur préfere les papiers publics, & les sublimes entretiens des cafés. Londres, à moi, ne me conviendroit point du tout. Franchement, ôtez-lui la gloire d'avoir fait naître vous & Clarence, l'orgueil de votre patrie n'a pas trop de sens commun. Pourquoi cette admiration exclusive dont elle est possédée? Des vices & des vertus, c'est l'histoire de tous les pays, & celle de l'Angleterre, comme du reste du monde. Pourquoi tant d'ostentation, si peu d'aménité, & la petite manie de se croire supérieurs? Dans les trois Royaumes, lepeuple s'assomme, les Grands s'enivrent, les femmes s'ennuient: tout cela est fort sot & fort ridicule. Sérieusement, pour nous apprécier, sur-tout pour nous amuser & nous plaire, vivent les François (1)! Aussi toutes les nations raisonnables les prennent pour modeles (2). Leur galanterie (3) donne le ton: la beauté leur donne des loix; ils ne sont vaincus que par elle: rien ne manque à leur gloire qu'un peu plus de constance; & tant mieux encore! Grace à leur légéreté charmante, ils ne sont guere plus inquiétans pour mon repos, que vos tristes compatriotes; & je croirois le vôtre très en sûreté au milieu d'eux. Mais tenez, belle Stéphanie, la fierté espagnole, soumise par l'amour, par vos attraits & vos vertus, ne seroit-elle point infiniment redoutable? Mon Dieu! je l'avoue, un sérieux tendre, une galanterie mystérieuse, une passion qui ne se décele qu'aux yeux qui l'ont fait naître, qui s'exprime par des chants magiques, des concerts nocturnes, des soins enchanteurs, tout cela seroit très-propre à me tourner la tête. Oui, encore une fois, vous êtes sous le charme: défiez-vous-en: si peu d'hommes sont dignes de vous intéresser! .... Je n'irai point vous voir en Espagne: je tiens trop à cette insensibilité qui me rend heureuse, & que l'hymen n'a fait que fortifier. Veuve depuis deux ans, liée, pendant trois, à un époux jeune, aimable, mais qui ne savoit pas aimer, qui ne devoit pas l'être; si ses inconstances continuelles me révoltoient, jamais, du moins, elles n'atteignirent mon cœur; & le regret de sa perte est l'unique sentiment que je lui aie accordé. Cependant, sa conduite avec moi m'éclaira sur les dangers d'un engagement. La seule Clarence, jusqu'àce jour, a été instruite de ses torts; &, sans hésiter, je vous en fais l'aveu, pour que ces hommes si sujets à l'infidélité & aux trahisons, n'en imposent point, par des dehors séduisans, à votre ame peu faite pour soupçonner l'imposture. Je ne répondrois que de l'honnêteté d'un seul; & il est mon frere: mais malheureusement, ce frere, mon meilleur ami, ce Chevalier de Rosenne, qui brûle du desir de connoître Clarence, est sans fortune; & je l'ai empêché de me suivre près d'elle. Pour cet article, & peut-être pour quelque autre encore, elle ne verra point ma lettre. Je suis bien plus sensée qu'elle ne l'imagine; mais de sa vie elle n'a été aussi loin d'en convenir, que dans cet instant. Je l'oblige (il n'y a point de résistance, de sa part, qui tienne) à venir entendre avec moi une Tragédie dont on n'a point d'opinion: il n'y a que l'amant, qui se tue au dénouement; & l'on craint que la princesse ne se console. Les ennemis de cet ouvrage, pleins d'un noble enthousiasme, comptent, si la piecene tombe pas, à leur fantaisie, insulter ceux qui n'en penseront point de mal, jeter des oranges à la tête des acteurs, & signaler ainsi leur amour des Lettres & de l'humanité. Si elle me touche, comment ne pas applaudir? Dieu sait ce qui m'en arrivera.. Adieu, belle Stéphanie.

LETTRE XXI. De Florizene, à Eléonore.

Vous n'imaginez pas (je m'en flatte, au moins) que votre découragement puisse me gagner; mais il a droit de me surprendre. Comment est-il possible qu'un léger contre-tems suffise pour vous abattre, que les obstacles vous intimident ou vous arrêtent; qu'enfin vous soyez dans une telle dépendance des moindres événemens? Eh! quand il seroit vrai, comme vous le pensez, que notre conversation eût été entendue de Félici, soit qu'il sache ou qu'il ignore nos projets, en supposant même qu'il cherche à les renverser, où voyez-vous la possibilité qu'il y réussisse? Rien, d'ailleurs, ne me semble plus facile, que de l'attirer dans notre parti, de lier ses intérêts aux nôtres, & de lui faire croire qu'il n'agit que pour les siens. A quoi lui servirasa longue expérience, & sa profonde étude dans l'art de feindre, si la nature nous en a plus appris? Je ne vous demande plus s'il aime? Il m'étoit essentiel de le pénétrer; j'en ai la certitude: c'est en lui apprenant tout ce qui se passe dans son cœur, que je le forcerai de se réunir à nous. Je puis échouer; mais seule dans l'univers, mais abandonnée de vous-même, je ne renoncerai pas pour cela au soin de ma vengeance. Mon ame ne connoît point la crainte; si vous lui êtes soumise plus qu'à l'amitié, où sont donc les rapports entre vous & moi? rapports que j'avois cru voir, qui fondoient notre liaison, ma confiance, la différence que je faisois de vous au reste de mon sexe, qui ne sait se rendre supérieur aux loix, aux préjudices, ni aux revers, qui gémit de ses entraves, & les porte; de ce sexe toujours opprimé, toujours par sa faute, & qu'à ce titre, je ne plains ni n'estime. Je me rappelle, ainsi que vous, d'avoir entendu quelque bruit, près du bosquet où nous étions hier: les informationsque vous avez prises, vous persuadent que ce ne pouvoit être que Félici; &, selon vous, tout est perdu. Que diriez-vous donc, si je m'en applaudissois? D'abord, il n'a pas été question de lui; & tant mieux, pour le besoin que nous avons qu'il nous serve. Peut-être ne se croit-il point un rival tel que Ximenès: instruit de tout, s'il nous a écoutées, il lui importe d'éloigner Stéphanie de la maison où nécessairement elle le voit sans cesse; & ne doutez point qu'il ne me seconde. J'aimerois mieux, j'en conviens, qu'il ne sût point ce que nous méditons contre Sidley: adorateur de la fille, il pourroit être l'appui du pere; mais nous en serons quittes pour lui promettre ce qu'il voudra; & bientôt, si elle rejette ses vœux, (je le connois) il en deviendra le persécuteur; je le presserai de se déclarer, pour qu'il soit plutôt leur ennemi; enfin, s'il ne m'appuyoit pas, selon mon attente, malgré sa toute-puissance, je ferai parvenir, sans qu'il puisse m'en empêcher, tous les avis les plus propres à l'exécution de mesprojets. Je n'entends rien à vos alarmes. Le succès de nos premieres tentatives a surpassé mon espoir. Déjà Fernand est jaloux: en insinuant que Stéphanie avoit beaucoup de sensibilité, nous lui avons fait entrevoir que ce certain Milord Rosemont, qui ne place pas mieux son cœur qu'il n'a régi sa fortune, intéresse vivement l'Angloise. Vos remarques à ce sujet, qui me paroissent très-justes, & qui le désesperent, produisent des merveilles: déjà il évite de la voir, & presse mes parens, pour fixer le jour qui doit nous unir; déjà, Madame de Céléria, à qui mon pere, d'après ce que vous lui avez dit, aura reproché, sans doute, de négliger sa fille, a eu avec moi un épanchement d'ame qui m'a touchée moins qu'elle. L'éloge de Stéphanie, confondu avec le mien, m'a dispensée de la reconnoissance; & je suis plus que quitte avec la Marquise, puisque j'ai répondu à ses caresses. Cependant, on me croit enchantée de Stéphanie; & nous n'avons rien concerté, qui n'ait eu son effet. Rassurez-vousdonc, ma chere Eléonore; ne vous faites point une peine de l'éloignement que vous marque Ximenès, depuis que vous lui avez peint, sans la flatter, l'idole qu'il encense. Avant de la connoître, il vous distinguoit; il étoit juste, & il le redeviendra, quand nous serons parvenues à le désabuser. Je parlerai à Félici, dès que je trouverai un moment favorable, & je l'attendrai peu; je saurai le faire naître. Sur-tout je vous exhorte à vous défaire d'une foule de petites appréhensions, qui livreroient vos jours à des incertitudes & des inconséquences continuelles. Je sais haïr, autant que je sais vous aimer: ayez, s'il vous plaît, la même stabilité, le même courage, & les mêmes sentimens. Adieu.

LETTRE XXII. De Stéphanie, à Clarence.

Oui, oui, ma Clarence lira toujours dans mon ame. Je connois son amitié; je suis sûre de sa discrétion; ma confiance & mes sentimens lui sont dus: mais, combien cette même amitié vous abuse! Si j'ai des droits aux prédilections du sort, ce sont vos vœux qui me les donnent; &, pour moi, je me trouve loin de borner les miens, quand je ne desire que le bonheur de ceux que j'aime: il suffit à mon cœur. Eh! pourquoi me parlez-vous d'hymen & d'amour? Dans ma position actuelle, l'une & l'autre me sont si étrangers; moi, heureuse par eux! moi! ..... Ah! mon amie! vous oubliez donc à quel point vous me vîtes redouter un époux! Tous faisoient naître mon effroi, avant même d'avoir à objecter (pour n'en accepter aucun) la privationde cette opulence, & de ce faste que je ne veux devoir à personne. La médiocrité de ma fortune n'a point changé mon cœur; chaque jour, il s'affermit dans la résolution de se garder à vous, à un pere, à tous les sentimens auxquels il se doit: s'ils font couler des larmes, c'est du moins sans remords, sans honte, sans ces combats douloureux, dont la Marquise, j'en suis certaine, auroit fait passer le trouble dans votre ame, si elle vous avoit peint, comme à moi, ce qu'elle a ressenti. O ma chere Clarence! votre sécurité m'étonne; & les inquiétudes de Madame de Norsey me surprennent. Vous me croyez inaccessible à toute impression qui pourroit faire mon malheur: je le crois aussi, je le souhaite, je m'en flatte; mais, en répondre, me paroîtroit aussi déraisonnable, qu'il l'est peut-être à votre charmante amie, de me trouver en danger, par la seule raison que j'habite l'Espagne. Rien de ce qu'elle imagine n'est à craindre pour mon repos. S'il existe en ces lieux des êtres redoutables, sil'on y rend des soins tendres, empressés, touchans, ce n'est pas à moi qu'ils s'adressent. Deux amans, dignes, sans doute, l'un de l'autre, & prêts d'être unis; voilà ce qui frappe mes yeux, ce que je vois, à toutes les heures, à tous les instans du jour. J'ignore pourquoi je ne serois pas tranquille. Ah! soyez-en sûre; quoique Fernand paroisse aimer Mademoiselle de Céléria, plus encore qu'il ne faisoit, je puis être aussi calme, au milieu de leurs amours, que je le serois, sans doute, parmi les légers concitoyens de Madame de Norsey. Ses alarmes, si précieuses pour moi, par leur motif, ne sont donc nullement fondées: mais je vais lui répondre (1), la remercier, la contrarier peut-être; & elle n'en sera que plus charmante.

Vous ne sauriez croire à quel point Florizene est curieuse de savoir qui vous êtes? Une de ses parentes, qui ne fait grace à qui que ce soit, des détails de la passion de Fernand pour Mademoiselle de Céléria, ni de l'éloge de Félici, dont elle est niece, cette jeune personne, qu'on appelle Eléonore, m'a fait, sur votre compte, des questions incroyables. Milord Rosemont, qu'assurément elle est loin de croire l'auteur de ma naissance, l'occupe aussi beaucoup: elle est souvent tentée de le désapprouver. Vous jugez si mon cœur s'y oppose, & si Madame de Céléria se joint à moi. Toutefois, & vous en serez surprise, Fernand, son libérateur, (qui croit n'être que celui de Sidley) Fernand, le plus généreux des hommes; eh bien! je m'apperçois, avec peine, qu'il souffre, & qu'il se contraint, lorsque Madame de Céléria & moi nous nous réunissons pour le justifier. Concevez-vous cette excessive austérité de mœurs? est-elle donc faite pour un aussi beau caractere que le sien? Ceux dont les torts sont rachetés par des vertus, ont des droits à l'estime, à l'intérêt: je lui dirois même que l'indulgence est le devoir,& plus encore l'attrait d'une ame noble, si, depuis quelque tems, il n'évitoit les occasions de me parler. Ainsi, je me borne à louer, en sa présence, la sensibilité que marque Félici, lorsqu'il est question des malheurs du pere le plus aimé, &, à mes yeux, le plus digne de l'être. O mon amie! comment se peut-il que Félici soit plus porté à plaindre quelques erreurs vivement senties, & cruellement expiées, que Fernand? & d'où vient suis-je si prévenue contre l'un, qu'il me soit pénible de faire à l'autre un pareil reproche? Adieu, adieu, ma chere Clarence; votre procès m'inquiete; votre absence, & celle de mon pere, me sont insupportables. Incertaine de son sort, je sens que mon bonheur n'est point tel que je me plaisois à le croire. La joie si pure & si vraie, de ce qu'il m'étoit rendu, me faisoit illusion sur tout le reste. Mes craintes renaissent; ma tranquillité s'évanouit, & je m'étonne d'avoir pu me trouver si heureuse.

LETTRE XXIII. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Lope.

Quoi! vous pouvez différer de me répondre? Ah! Dom Lope, ne fût-ce que par égard pour mes inquiétudes, dites-moi que votre santé se fortifie, que votre amitié ne s'affoiblira point, que vous partagez ce que je souffre, que vous approuvez ce que je sens, que du moins ma confiance, & jusqu'à mes reproches, vous ont intéressé: j'ignore si je les ai mêlés de quelque amertume, jusqu'où j'ai porté la franchise, à quel point enfin m'a pu entraîner l'excès d'une passion, contre laquelle mes efforts, vos avis, le Ciel & toutes les puissances de la terre se seroient réunis en vain, sans la lumiere fatale qui ne me laisse que mon désespoir .... Je ne me rappelle, de la lettre que je vous ai écrite, que le serment d'aimer, d'idolâtrer Stéphanie: ai-je encored'autre idée distincte que la sienne? Mais, eussé-je avec vous des torts; dans une ame telle que la vôtre, l'amitié est généreuse; elle est indulgente; &, plus que jamais, ma position vous en fait un devoir. O Dom Lope! c'étoit peu de n'être point aimé, de ne devoir point aspirer à l'être, le dernier des supplices, celui de la jalousie, manquoit à mes maux; je l'éprouve. Je paierois de ma vie, le bonheur de me croire injuste; & la pensée que je puis l'être, m'accable. Hélas! mes craintes ne sont que trop fondées: cette certitude affreuse me guérira de mon amour. Ah! bientôt, je l'espere, bientôt vous n'en douterez point, & déjà je me sens assez calme, pour vous faire le récit de mes cruelles découvertes. J'étois, il y a quelques heures, avec Madame de Céléria & sa fille: Eléonore, intime amie de Florizene, parloit sans discontinuer, & sans que je l'écoutasse. Le nom de Stéphanie (quel empire elle avoit sur moi!), en pénétrant mon cœur, ramene mon attention. Eléonore,dont je ne me pardonne point d'avoir pensé autrefois trop avantageusement, l'odieuse Eléonore loue sa figure, son esprit, son maintien & tous les charmes qu'elle possede, avec des restrictions ridicules. Madame de Céléria toujours vraie, toujours adorable, sur-tout (eh bien! oui, j'en conviens; puis-je cesser d'être juste?), sur-tout depuis qu'elle connoît l'être le plus charmant, le plus parfait qui soit sorti des mains de la nature; Madame de Céléria, dis-je, confond Eléonore, en peignant Stéphanie: Florizene se joint à sa mere; le vieux Céléria lui-même en parle avec cet enthousiasme qu'elle n'inspire que trop à tous ceux qui la voient: Eléonore, seule avoit fini par dire, qu'en effet, à beaucoup d'égards, elle trouve Stéphanie bien, & même très-bien. Un tel éloge, tant d'injustice, de prévention ou d'animosité m'indignerent, & devroient révolter l'homme le plus indifférent. Figurez-vous, s'il est possible, la beauté surpassant même les efforts de l'imagination, tout ce qui faitnaître le délire, & tout ce qui lui en impose; la simplicité d'une Bergere, la taille d'une Nymphe, l'air d'une Divinité, les graces unies à la décence, à la noblesse, à ce charme touchant qui triomphe des mortels les plus insensibles, mille autres attraits, qu'un rival trop fortuné ne me fera pas haïr, que dans les jours de mon ivresse j'enviois à tous les yeux, qu'à présent encore je n'ose vous peindre, que je ne pourrois détailler à vous-même, sans en devenir jaloux: elle seule enfin ignore ses avantages. A dix-sept ans, elle sait cultiver son esprit, sans chercher à le montrer. Sa conversation enchante; sa modestie & sa douceur attirent: sans se croire indulgente pour les autres, personne ne l'est autant; & il n'y a point de talens aimables, qu'elle ne joigne à une figure & à une ame céleste. Jamais, jamais, je ne souffrirai que l'on vous outrage, chef-d'œuvre de la nature, trésor que j'idolâtrois, trésor d'un autre, qui ne deviez appartenir qu'à moi! ... Je dus être furieuxcontre la détestable Eléonore. Florizene, quoiqu'en la désapprouvant, cherchoit en vain à l'excuser. Au fond de mon cœur, (& bien injustement, sans doute), je l'accusois elle-même: je lui faisois un crime de ce que venoit de dire son amie. Mais, combien la cruelle est vengée! Non: quel-que mépris que j'aie pour sa façon de penser & de voir, quelqu'envieuse qu'elle puisse être, quelque aversion qu'elle m'inspire, elle n'auroit pas eu la barbarie d'enfoncer le poignard dans mon cœur, si elle y avoit lu le fatal secret qui n'est connu que de vous seul. Toutefois, en rougissant du dépit de se voir contrariée, elle m'assura que mes sentimens pour Florizene rendoient mon zele admirable, en proportion de son désintéressement; qu'elle voudroit seulement que l'objet m'en fût connu davantage, pour m'admirer encore plus; qu'elle voudroit sur-tout que l'opinion du public justifiât la mienne, & qu'il ne prêtât point à Stéphanie un peu trop de sensibilité pour sa gloire, & l'honneur de sesapologistes. Un regard sévere de Madame de Céléria l'empêcha de poursuivre. Je ne sais ce que j'allois répondre; j'étois hors de moi. Stéphanie arriva dans cet instant; à son aspect, je ne songeai plus à Eléonore, à ses insinuations perfides, à ses imputations coupables: mon cœur les rejettoit. Je voyois Stéphanie, & je ne voyois plus qu'elle. Le vieux Céléria lui fait des questions sur l'Angleterre, sur les personnes qu'il y connoît, sur les sociétés où elle y vivoit. Mon pere, reprit-elle, une aïeule que j'adorois, que je pleure, & une amie digne de tout mon attachement, sont presque les seuls êtres que j'y aie distingués: j'évitois les autres. Cette amie ne s'appelloit-elle point Clarence, demande Florizene?--Et qu'est-ce, s'il vous plaît, que cette Clarence? Une des plus belles & des plus intéressantes personnes du monde, répond Stéphanie. La Marquise s'étonne de la curiosité de sa fille; & avec raison, la trouve très-indiscrete. Le nom de Clarence rappelle au Marquis un Milord Clarence, qu'ila vu autrefois. Comme il a le bon esprit d'aimer les Anglois, il fait l'éloge de ceux avec qui il a été lié; il nomme enfin, (tous mes sens se soulevent, à ce nom odieux,) il nomme Milord Rosemont, un des plus grands Seigneurs de l'Angleterre, & des plus aimables, dit-il, jadis le plus riche, mais, par son inconduite, malheureux & ruiné. Stéphanie se trouble; & même il me sembla que Madame de Céléria n'étoit pas tranquille: l'une & l'autre, moins agitées, auroient apperçu mon désordre. Le Marquis continue de désapprouver Rosemont. Stéphanie alors prend la parole, avec une vivacité, une action, une sorte d'attendrissement, que mon cœur ne sut que trop bien interpréter: ce fut pour lui le trait mortel ..... Hélas! sans cette Eléonore, je n'aurois peut-être attribué qu'à la générosité seule son empressement à justifier Rosemont. A l'entendre, les qualités que l'on aime, & toutes celles que l'on doit estimer, cet Anglois qu'elle ose plaindre lorsqu'elle daigne s'y intéresser, ce Milordles réunit: s'il eut quelques torts, il est digne de les réparer .... Dieu! & je conservois quelques doutes! Non, je n'en ai plus. Vous connoissez donc infiniment Milord Rosemont (1), interrompt Eléonore? Stéphanie embarrassée tâche de se remettre. Attentif à tous ses mouvemens, j'apperçois son embarras: il redouble, lorsqu'elle ne peut plus ne pas voir à quel point j'en suis confondu. Eléonore étoit triomphante. Un sourire échappe alors à Madame de Céléria; & je ne sais quel air d'intelligence entre elle & Stéphanie, acheve de me confirmer mon malheur. La Marquise possede sa confiance; pourroit-elle approuver ses sentimens? .... Rosemont cependant est aimé; tout le prouve, jusqu'à ses égaremens, qui le rendent plus cher. C'en est donc fait; mon sort est à jamais décidé. Quoi! l'amant qui l'adoroit, qui n'eût vécu que pour elle, le seul peut-être digne de la toucher, ne lui inspirera jamais que de l'indifférence! un autre lui plaît! ... Elle seroit à lui! ... Un autre! ... Il ne l'obtiendra qu'en m'arrachant la vie.... Epargnez-moi les reproches: je le sais trop; je les mérite tous. Ai-je, sur son cœur, quelques droits? Ceux que mon amour me donne, (qu'il est loin d'être affoibli!) elle doit les ignorer: en fût-elle instruite, y fût-elle insensible, je n'aurois pas même celui de me plaindre. Il faut perdre le souvenir de tant de charmes: il faut ..... Je vais presser le jour qui doit m'unir à Florizene. Ce jour horrible, eh bien! il est devenu l'objet de mes vœux. Peut-être trouverai-je, jusques dans les maux de l'hymen, un appui contre l'amour. En un mot, je suis déterminé: le devoir est mon seul refuge ... Que dis-je? en est-il où l'on échappe à son cœur? Eh! que peut se promettre un infortuné, se supportant à peine, ne s'appartenant plus, s'abusantlorsqu'il croit pouvoir se guérir, ne l'espérant point, ne le voulant point, que l'honneur, l'amour, ses vœux secrets, ses promesses inconsidérées tyrannisent à la fois, qui n'envisage que le malheur, pour prix des sacrifices qu'il s'impose, & qu'un ami même ne peut plus qu'affliger, soit qu'il condamne ses sentimens, ou qu'il ressente ses peines? .... Que je le haïrois, ce Rosemont, s'il n'étoit pas opprimé par le sort! Mais j'ai vu Stéphanie s'attendrir sur sa position: l'envier ne me suffit point; si je pouvois le servir! .... Eh! que sais-je? Peut-être lui seroit-il indifférent à elle-même, sans la compassion, cette vertu si naturelle à son ame, & si bien faite pour elle .... Hélas! en vain je voudrois m'abuser: mon désespoir ne me laisse point d'incertitude ...... Soyez satisfait: dans peu, les nœuds de l'hymen uniront à Florizene le sort déplorable de votre malheureux ami.

LETTRE XXIV. De Stéphanie, à Clarence.

Ah! Clarence, quelle étoit mon erreur! Connoissez mes regrets & mon injustice: je ne puis vous désabuser trop tôt. Vous avez dû croire Fernand peu sensible aux peines, au repentir, aux vertus de Milord Rosemont, le désapprouvant jusqu'à la rigueur, ne pouvant souffrir qu'on l'excusât, très-loin, sur-tout, de chercher à le servir. C'est ainsi que je vous ai peint celui qui mérite mon estime, ma reconnoissance; & sachez tout ce qui aggrave mes torts. Sachez que l'Espagne entiere l'admire, que l'on n'entend que son éloge, que l'on ne voit en lui rien qui ne justifie l'enthousiasme: & moi, moi seule, j'ai pu le juger si mal! devois-je donc interpréter contre lui son silence? Ah Dieu! & ce fut le prix de ses bienfaits! Rendre un pere à Stéphanie,les sauver avant de les connoître, se déclarer leur protecteur, s'oublier lui-même, s'exposer pour eux, conserver leurs jours, & ce qui est bien plus encore, ressentir leurs tourmens, telle a été sa conduite: & toutefois, après tant de marques de générosité, d'intérêt, de grandeur d'ame, après tant d'obligations, quelle en a été la récompense? Un soupçon outrageant: & je l'ai fait passer dans votre ame! & la mienne, une seule fois coupable d'ingratitude, l'a été envers lui! Tout m'accuse, oui, tout: déja vous en êtes sûre; &, s'il vous en falloit de nouvelles preuves, je vais vous les donner. Dona Almanza, de qui je les tiens, étoit avec moi, il n'y a que très-peu d'instans. Je lui faisois part, comme à vous, du sérieux inconcevable de Fernand, chaque fois qu'Eléonore prononçoit le nom de mon pere, c'est-à-dire, celui sous lequel on le croit étranger à Stéphanie, celui, en un mot, de Rosemont. Je disois à Dona Almanza ce que je vous ai mandé, & voici ce que j'en ai appris.

Un Négociant Espagnol, correspondant de presque toute l'Angleterre, & ami intime de Dom Almanza, l'avoit beaucoup questionné sur les lieux qu'habitoit Rosemont. Il ignoroit qu'il étoit le même que Sidley, ainsi que tous ceux qui l'avoient vu en Espagne; il ne soupçonnoit pas même ce secret: mais, sachant que son ami connoissoit parfaitement l'Angleterre, il pensoit que lui seul pouvoit l'informer de ce qu'il desiroit savoir. Dom Almanza ne répondit à ses demandes, qu'en l'assurant que Milord Rosemont avoit disparu, & que toutes les lettres qui arrivoient de Londres, lui en confirmoient la nouvelle. Mais, comme Almanza l'interrogeoit vivement sur les motifs qui le rendoient si curieux d'instructions au sujet de Milord, c'est, lui répondit-il, que je suis chargé de lui faire une restitution considérable, de la part d'un homme qui ne se nomme pas. Enfin, la conversation tomba sur Dom Fernand Ximenès; & le Négociant, alors, en fit l'éloge avec une chaleur, & un attendrissementqui l'amenerent, malgré les défenses qu'il en avoit reçues, à confier à son ami, que la prétendue restitution déposée entre ses mains, & destinée à Milord Rosemont, lui avoit été remise par Ximenès; qu'il avoit même évité de se découvrir à lui, se contentant de lui recommander de n'épargner nuls soins, nulles démarches, aucunes tentatives, pour qu'un bien qui appartenoit à Milord Rosemont, lui parvînt, sans que jamais il sût par quelle voie. Jugez des transports d'Almanza, qui, sous cette feinte restitution, démêla bientôt la délicatesse du bienfait. Concevez ce que je devins en l'apprenant. Ah! mon amie, que Madame de Norsey ne dise plus, & sur-tout qu'elle ne pense jamais, qu'il n'existe qu'un seul homme, digne d'être excepté de son sexe, & distingué par le nôtre. Fernand a tant de vertus, que ses titres, son esprit, & les agrémens de sa figure, disparoissent devant elles. Comment donc se peut-il que Mademoiselle de Céléria ne s'entretienne jamais que de son origine, des richessesqu'il possede, des honneurs auxquels il est fait pour parvenir, & de l'éclat emprunté qui l'environne; tandis que, fût-il sans fortune, sans naissance, n'eût-il à lui offrir d'autre bien que son cœur, d'autre considération que celle qui tient à sa personne; unie à lui, elle auroit tout. O ma chere Clarence! ainsi que vous & Madame de Norsey, deviendrai je injuste envers Florizene? Elle est adorée de Fernand: quel éloge peut égaler celui-là? Vous voulez cependant que je sois en garde contre elle & Félici! Je n'y suis que trop portée. Ne confirmez pas en moi un sentiment que la reconnoissance m'oblige de combattre. Il faut bien vous le dire: les assiduités de Félici chez Madame de Céléria, me sont presque aussi désagréables que si j'en étois l'objet: j'espere que je n'y ai nulle part. Ce n'est sans doute qu'un effet de mon malheur, s'il s'attache à me suivre; mais combien il m'en coûte pour supporter sa présence, & sur-tout depuis que j'ai fait à Fernand, si supérieur à lui, l'injure de le croire moins généreux! Jene puis me pardonner ce que m'inspire Florizene: ce n'est jamais qu'avec le secours de la réflexion que je pense du bien d'elle. Quoi! malgré mon attachement pour Madame de Céléria, j'ai peine à aimer sa fille! ... Hélas! mes chagrins auroient-ils changé mon caractere! La Marquise me fait prier de passer dans son appartement: que va-t-elle m'apprendre? .... Peut-être l'union de Mademoiselle de Céléria & de Fernand est-elle devenue plus prochaine, & que l'on veut m'en faire part. Eléonore, toujours confiante à l'excès, ne me parle que de leur impatience: je connois, d'ailleurs, celle de la Marquise, & j'ai dans l'idée .... Mais on m'attend: il faut, ma chere Clarence, il faut m'arracher à vous.

LETTRE XXV. De la même, à la même.

Le mariage de Florizene est fixé; avant trois jours, elle sera, pour jamais, la compagne, l'épouse ..... hélas! & que ne puis-je dire, le bonheur de Fernand! Je ne me trompois point dans mes conjectures: c'étoit, pour m'entretenir de sa joie, que Madame de Céléria me demandoit. Sa fille triomphante, enchantée, étoit près d'elle. L'approche de l'heure redoutable, où elle va contracter un engagement que la mort seule pourra rompre, sembloit ne mêler aucune crainte à sa félicité: quoi! pas même l'effroi de survivre à celui qui lui est cher, ou à la perte de son cœur! Pour moi, je l'avoue, tout ce qui intéresse la Marquise, a des droits sur le mien; sa satisfaction me touche: mais la seule idée d'un lien qu'on ne peut briser jamais, dût-il vous accabler de douleurs! ... cette idée affreuse me causoit unsaisissement qui m'étonnoit moi-même. Puisse, ô Ciel! puisse Fernand être toujours heureux! Eh! peut-on en être plus digne? Je ne puis vous dire le trouble & la tristesse où m'a laissée l'air sombre, & presque le désespoir, avec lequel il a reçu le compliment que je viens de faire. Il étoit près d'entrer chez Madame de Céléria, lorsque j'en suis sortie: en me voyant, il a hésité, frémi; j'ai frémi moi-même; j'ai craint qu'il ne lui fût arrivé quelque malheur; enfin, il m'a présenté une main tremblante; je n'osois l'accepter, ni la refuser. Croyez, lui ai-je dit, que la nouvelle que j'apprends, dès qu'elle comble les vœux de mon libérateur, satisfait les miens, & que je souhaite ardemment qu'il soit le plus heureux des hommes. Moi! s'écrie-t-il, moi! .... Ah! Miss, Miss; dans l'univers entier il n'existe qu'un seul mortel aussi fortuné que je suis misérable. Vous, Fernand! ai-je répondu avec le plus vif effroi! Ah! quelle peine peut donc être la vôtre? Vous aimez, & sûrement vous l'êtes. Je lesuis, m'a-t-il répondu, avec une sorte d'égarement; je le suis ... Eléonore alors a paru: il s'est éloigné; & moi, avant de pouvoir reprendre ma lettre, je suis restée quelques momens immobile, ne pouvant ni concevoir ce que je venois d'entendre, ni me remettre de l'agitation qui en devoit être la suite. Il se pourroit que Florizene ne l'aimât point ..... que son affliction m'est douloureuse! Quel est donc ce mortel, dont il envie le sort? Ah! Fernand, Fernand! qui pourra prétendre au bonheur, si vous êtes infortuné? Non; il n'est pas possible que vos sentimens soient payés d'ingratitude: c'est l'excès de votre amour qui vous abuse; & Florizene, moins sensible que vous, peut-être, le deviendra autant, puisqu'elle va vous appartenir. Adieu, mon amie; je n'ai pas la force de m'entretenir plus long-tems, même avec vous.

LETTRE XXVI. De Dom Fernand, à Dom Lope.

Frémissez! .... mon malheur est au comble; vos conseils m'ont perdu. Je vais prononcer le serment le plus coupable, puisque mon cœur l'abhorre. Non; Ximenès, jadis votre ami, & qui en fut digne, n'est plus, hélas! qu'un insensé, que ses promesses désesperent, à qui tout est odieux, qui vous connoît à peine, qui ne se connoît plus, détaché de la vie, de l'amour, de l'amitié, de la gloire, de vous, de Stéphanie même ..... De Stéphanie! ah! malheureux! que dis-je? Par-delà le trépas, seul bien que j'attends, mon amour subsistera; elle en sera poursuivie; je serai vengé de son indifférence pour moi, de ses sentimens pour un autre: cet autre n'aura point mon idolâtrie; elle ne sera point heureuse ..... Barbare Ximenès! tupeux soutenir cette pensée. Stéphanie! être céleste, j'ai dû vous adorer, & non me flatter d'aucun espoir: mais, puisque votre cœur ne peut être à moi, du moins, hélas! du moins, ne soyez pas assez cruelle, pour me parler de bonheur. Je le sens; sa générosité me tue. Depuis quelques mots qui me sont échappés dans un moment où je n'étois plus à moi, quoiqu'elle ait attribué à Florizene le trouble où elle m'a vu, mes malheurs, dont elle ignore l'excès & la cause, paroissent la toucher. Eh! que ne m'accable-t-elle plutôt de sa haine? ce seroit abréger mes tourmens. Demain, demain, est le jour fatal; demain, je serai à Florizene. Stéphanie, elle seule, me livre aux horreurs d'un tel supplice! ... Jamais je n'eusse consenti à cet engagement, si son cœur n'eût été qu'insensible. Ai-je pu m'y résoudre, le solliciter, le vouloir? Qu'ai-je fait? .... Adieu, Dom Lope; je suis & je serai le plus infortuné des hommes.

P. S. Je ne vous recommande point decacher à l'univers l'excès de mes tourmens, & même au vertueux Almanza, qui part pour Barcelone, & qui veut vous remettre ma lettre. Hélas! quand vous la recevrez .... Adieu, adieu.

LETTRE XXVII. De Dom Lope, à Ximenès.

Eh bien! oui, je souffre avec vous; mais je ne me repens point, & nous aurions tort de nous plaindre l'un de l'autre. Quoique votre satisfaction me soit chere, j'ai dû cependant lui préférer votre gloire; j'ai dû résister à mon cœur, & m'attendre à vos reproches: j'espere, du moins, que vous me rendrez la justice d'être bien sûr que votre désespoir a pénétré mon ame, sans m'alarmer, un moment, sur votre conduite avec Florizene. Puisque son bonheur vous est confié, son bonheur est certain. Quel que soit l'empire des passions, & la violence des vôtres, vos principes sont inaltérables. Jamais le sort, ni l'amour lui-même, ni le trop intéressant objet, si funeste à votre repos, jamais rien ne pourra l'emporter, en vous, sur l'honneur. Croyez,ô mon ami! qu'il adoucira vos tourmens; qu'il vous fera trouver quelque charme, dans le lien qui vous paroît le comble de l'infortune. Je vois Florizene heureuse par vous; &, plus que vous ne pensez, on s'attache à ses propres bienfaits. Vous jouirez de sa félicité; elle sera votre ouvrage: je vais même plus loin. Ces nœuds, formés par la convenance, fortifiés par l'estime; ces nœuds, dont l'illusion ne vous aura point exagéré les douceurs, en acquerront, chaque jour, d'inattendues; & elles auront cet avantage sur celles dont l'enchantement momentané disparoît avec l'amour. N'eussé-je enfin à vous opposer que vos propres paroles; n'est-ce pas vous qui m'avez dit: L'être qui, satisfait de soi, peut se refugier au sein d'un ami vertueux, est sûr de son courage. Eh bien! le moment en est venu; &, s'il n'étoit pas pour vous, celui du triomphe; si Ximenès, que la destinée la plus brillante appelle, restoit abattu sous le poids de ses fers, s'il ne savoit point se servir de ses forces, se commander,se vaincre, devenir supérieur aux événemens, & maître de lui-même, que seroit-il, je ne dis point aux yeux d'un ami, mais aux siens? .... Combattre, s'agiter, souffrir; voila le sort des foibles mortels! Ce qui les distingue, ce n'est que leur constance à supporter leurs maux, & à garder leurs vertus. Je connois les vôtres; mais, mon ami, ne pensez pas qu'il suffise de vous immoler à elles; il y faut trouver des consolations. Quoi! affligé, jaloux, en proie aux douleurs, à la haine, peut-être, malheureux par Milord Rosemont, un mouvement sublime a fait taire, en vous jusqu'à l'amour au désespoir! Eh! quel autre, à votre place, sans y mêler nulle ostentation, sans vouloir ni reconnoissance, ni admiration, ni éloge, nul autre prix que le bienfait lui-même; quel autre, dis-je, oseroit se promettre d'avoir l'ame assez grande, pour servir un rival? Vous, cependant, vous en avez eu la force, & vous ne pourriez rien en faveur de l'amitié! Rassurez-moi; écrivez-moi: bientôt je voleraivers vous. Mes affaires n'intéressent que ma fortune: je les abandonnerai (& ce ne sera point un sacrifice) pour aller, sinon adoucir, au moins partager vos peines. Dans l'état où vous êtes, puis-je songer à moi? Dom Almanza, qui m'a remis votre lettre, à qui j'ai caché ce qu'elle contient, & qui me devancera près de vous; Dom Almanza, votre ami sincere, & le mien, vous dira tout ce que je fais pour vous revoir incessamment. Ne cherchez pas même à deviner comment je suis instruit de votre action si noble envers Rosemont; j'en garderai le secret. Celui de qui je le tiens, ne le trahira point; il restera renfermé au fond de nos ames; & quoique j'en aie la jouissance, malgré vous, ne m'enviez point le plaisir qu'elle m'a donné.

Que ne puis-je faire entendre à Dom Almanza d'éloigner Stéphanie, s'il en a le pouvoir, de la maison où le sort vous fixe! J'ose, hélas! vous le dire encore: elle n'y sera, pour vous, qu'un objet de regrets amers, qu'un écueil à votre raison, qu'unobstacle à votre bonheur. La voyant sans cesse, le trait s'approfondira chaque jour: son estime, ses vœux, sa reconnoissance, ne vous sont que des motifs de désespoir. Ah! s'il vous étoit possible de la fuir! .... Sachez, toutefois, qu'Almanza, qui n'en parle qu'avec un attendrissement, qu'avec un enthousiasme que je ne cherche point à vous taire, m'a assuré que son penchant, autant que sa position, la portoit à rester toujours libre; ainsi, quel que soit son attachement pour Milord Rosemont, car il ne donne point d'autre nom à l'intérêt qu'elle prend à lui, cessez du moins de craindre qu'elle ne devienne le trésor d'un autre. Eh! que ne pouvez-vous, heureux de son amitié, ne voir plus en elle que l'objet d'un culte pur, durable, désintéressé, digne de tous deux!

Je viens d'être interrompu par une lettre que reçoit & que m'apporte Dom Almanza .... Quelle nouvelle! quoi! une chûte qui met dans le plus grand danger le pere de Florizene, a différé votre hymen! C'estDona Almanza, qui le mande à son mari: elle y ajoute que la belle Angloise n'est pas moins touchée de son accident, que la Marquise, que sa fille, & que vous-même. Vous ne douterez point que je n'y prenne part; &, quoique j'ignore ce qui doit en résulter pour ou contre votre union prochaine, puisqu'il en est tems encore, lisez dans mon ame.

Quand j'ai cru que vous n'aviez point un éloignement décidé pour Mademoiselle de Céléria, vos obligations se sont présentées à moi, avec d'autant plus de force, que je pensois que votre cœur (il pouvoit n'être que séduit) seroit bientôt d'accord avec elles. Lorsque j'ai été certain du contraire, je devois croire que vous aviez prononcé le serment qui vous lioit pour jamais; & en effet, sans l'événement qui l'a suspendu, je n'avois plus à vous faire envisager que vos ressources, puisque je parlois à l'époux de Florizene. Je n'ai point changé de façon de penser; vos promesses subsistent. Je ne m'abuse point sur ce qu'ellesvous imposent, sur les persécutions que vous éprouverez, & que vous attirerez à Stéphanie, en vous dégageant de votre parole: je prévois les peines qui en seront la suite. Le Roi mécontent, un pere absolu & irrité, Florizene au désespoir peut-être, le public soulevé par sa famille réunie contre vous, la Marquise elle-même, aujourd'hui votre amie, ne ressentant plus que l'injure de sa fille, & encore une fois, Stéphanie, Stéphanie que vous adorez, en butte à des ressentimens, à des injustices, à des chagrins qu'elle ne pourra vous pardonner; voilà ce qu'en renonçant à Florizene, vous devez naturellement attendre, & ce qui doit suffire pour vous ôter tout espoir d'être jamais à sa rivale. Quoi qu'il en soit, & quelque parti que vous preniez, dussé-je vous rester seul, croyez que je vous suis dévoué pour toute ma vie. Adieu, mon cher Ximenès.

LETTRE XXVIII. De Florizene, à Eléonore.

Eléonore, c'est à vous maintenant d'appuyer mon courage: lui-même a peine à surmonter mes terreurs. J'ai devant les yeux un pere expirant: verrai-je, hélas! mes espérances s'anéantir avec lui? Je verse des pleurs de rage ..... Dieu! ô Dieu! si c'étoit en vain! .... Eh! quoi! je n'aurois été à la veille de l'emporter sur l'amour de Fernand, que pour accroître le triomphe de ma rivale! J'allois me venger de sa haine pour moi; j'allois être à lui: un jour, un seul jour de plus, & je partageois son rang, je portois son nom, je jouissois de sa gloire! Me voilà retombée dans les alarmes, aussi troublée, aussi incertaine, & plus malheureuse que je ne l'étois .... Qui? moi! je céderois au sort! Non: jamais; qu'il soit barbare à son gré, il faut levaincre, lorsqu'on ne peut l'adoucir: sachez ce que je viens de faire.

Vous eûtes raison de croire que Félici avoit entendu notre conversation; mais il étoit loin de penser que je le soupçonnois: je lui laissai son erreur, pour qu'il crût ma confiance volontaire; & j'attendois impatiamment qu'il la sollicitât. Hier enfin, Madame de Céléria & moi nous étions auprès de mon pere. Félici, que son état afflige, par la seule raison qu'il desire de voir la destinée de Fernand liée, pour toujours, à la mienne, Félici envoya demander à la Marquise s'il ne pourroit l'entretenir quelques instans? Nous apprîmes qu'il attendoit sa réponse dans la galerie qui précede l'appartement de mon pere ..... Elle ne vouloit point le quitter; elle me chargea d'offrir au Comte ses regrets & ses excuses. Mes pleurs les interrompirent. Ne les contraignez point, Mademoiselle, me dit alors Félici; ils sont l'éloge de votre ame: mais que diriez-vous, si je vous apprenois qu'aucuns des mouvemens qui l'agitent, ne me sont inconnus?Ah! Comte, lui répondis-je, ma douleur est juste: elle a tous les motifs; & quand je pourrois échapper à votre pénétration, vous auriez bien des droits sur ma confiance, si je n'appréhendois de vous affliger en vous éclairant. Bannissez cette crainte, interrompit-il; expliquez-vous, belle Florizene: confiez-vous à un homme qui partage vos peines, qui souhaite votre bonheur, & qui se dévoue à tous vos intérêts. Eh bien, repris-je, me pardonneriez-vous d'avoir démêlé vos sentimens? Dois-je vous apprendre que Fernand, que le seul époux qui me convienne, est votre rival? Seroit-ce en inquiétant votre cœur, que je parviendrois à calmer le mien? Oui, me répondit votre oncle, puisque c'est en nous réunissant, que nous détournerons les coups qui nous menacent .... Vous pensez donc, continua-t-il, de l'air le plus sombre, que Fernand Ximenès est moins malheureux que moi? Je pense, répliquai-je, que ce Rosemont, dont vous faites l'éloge si généreusement, est l'unique mortel qui soitcher à Stéphanie: cependant, il est, par son inconduite, errant & misérable. Celles de sa classe sont plus intéressées que tendres: sans aimer Fernand, il seroit possible qu'elle prétendît à sa main, & que, malgré la bassesse de son origine ..... Peut-être, s'écria Félici, peut-être qu'il n'y en a point de plus noble. Puis, je crus entrevoir qu'il étoit fâché de ce qu'il venoit de dire. Il ajouta que, du moins, tout l'annonçoit en elle; & il rêva profondément. Un long entretien auroit été suspect. Nous convînmes de nous revoir, d'agir de concert, d'employer tous les moyens, & jusqu'à l'autorité du Monarque & d'Isabelle, pour que l'état même de M. de Céléria ne suspendît plus cet hymen, l'objet de mon ambition, & que l'on croit celui de tous mes vœux. Il sera plus aisé ensuite d'obliger Stéphanie à quitter cette maison: votre oncle le souhaite autant que moi-même; & notre accord rend le succès plus certain. Mais, d'où vient n'est-il jaloux que de Fernand? comment ne l'est-il point deRosemont? Seroit-il instruit de ce qui regarde cette étrangere, beaucoup plus qu'il ne veut le paroître? Mille soupçons naissent dans mon esprit; je n'ose m'arrêter à aucuns: l'obscurité m'environne; elle redouble mes alarmes. Bientôt cependant j'en saurai davantage. Nous finîmes cette conversation par votre éloge. Je l'assurai que vous saviez mes secrets, que vous étiez digne des siens. Il lui importe qu'on ne devine point notre intelligence: je lui ai fait sentir de quelle utilité nous seroit un tiers tel que vous. Vous allez lui devenir nécessaire; & le voilà enfin sous votre dépendance. Il a toutefois exigé que je lui confiasse comment j'avois pu savoir que Sidley vivoit encore. Il a bien fallu ne lui point laisser ignorer, qu'une des femmes de ma mere avoit tout entendu, le jour où Stéphanie en avoit appris la nouvelle. Je l'ai vu frémir, à ces mots. Il s'est précipitamment acquis la discrétion de cette femme: je lui ai promis toute celle qu'il a voulu. Alors, il m'a avoué qu'il n'avoitpas perdu un seul mot de notre conversation. J'ai montré une surprise extrême; & je penserois qu'elle lui a semblé véritable, si, avec lui, les apparences signifioient quelque chose. S'imagine-t-il, par exemple, que je le croie susceptible de s'enflammer pour la vertu ou pour l'amour? S'il protege Sidley, c'est pour obtenir sa fille; & il n'attache qu'un prix momentané à cette conquête. Voilà ce qui m'enchante; voilà ce qui me fait lui pardonner sa prévention pour elle. Il saura lui tout promettre, tout feindre, violer tous ses sermens; & quoiqu'il n'ait rien de ce qui peut toucher un cœur, il est assez adroit, & Stéphanie assez vaine pour qu'elle succombe aux pieges que, sans doute, il lui prépare: elle sera punie; je serai heureuse. Je ne vous cache ni mes tourmens, ni mes ressources: les obstacles ne doivent servir qu'à doubler nos forces. Plaignez-moi; soutenez-moi: Pressez votre oncle de déclarer ses sentimens; & quel qu'en soit l'effet, rien n'affoiblira ceux que j'ai pour vous.

LETTRE XXIX. Stéphanie, à Clarence.

Foibles mortels, ne sommes-nous donc que les tristes jouets du sort? Hélas! si le bonheur n'est qu'un rêve, si l'espoir abuse toujours, quel présent plus funeste que celui de la vie? A peine elle commence, combien d'amertumes la troublent! Peut-on même se promettre, que, plus ou moins infortunée, elle s'écoulera sans remords? On dit les passions si tyranniques! .... Le ton de ma lettre se ressent de la situation de mon ame: depuis plusieurs jours, elle ne se repose que sur des objets affligeans. Mes larmes ne sont point taries; j'en vois répandre: mon cœur est déchiré.

Le chagrin a succédé à la joie dans cette maison. M. de Céléria est au plus mal; il vient de faire une chûte, que son grand âge rend très-dangereuse: la fievre, qui s'yest jointe, & son extrême foiblesse, font tout craindre. Madame de Céléria, au désespoir, le sert, le veille, le console, renferme ce qu'elle appréhende, attendrit tout ce qui l'environne, & se croit cependant coupable envers l'époux dont elle n'a pas cessé un seul instant de faire le bonheur. Pour Fernand, tantôt agité à l'excès, tantôt dans un accablement profond, je le crois partagé entre les inquiétudes que lui cause le Marquis, & le chagrin, sans doute, de ce qu'à la veille d'être à Mademoiselle de Céléria, il a vu différer le jour de son hymen. Eh! quelle autre pourroit être l'objet de ses sentimens? Mais tout me confirme dans l'opinion qu'elle le rend malheureux; & j'ai besoin, pour le lui pardonner, de me souvenir qu'elle va peut-être se voir privée de l'auteur de ses jours. O mon amie! l'état du sien, ce qu'elle paroît souffrir (car, je serai juste, elle n'est point à elle, depuis l'accident qui nous afflige tous), les alarmes de la fille, les vertus & les dangers du pere, me ramenent bien douloureusement surtout ce que j'ai éprouvé. O vous, de qui je reçus la vie, combien de tems m'abandonnerez-vous à la peine de votre absence, à l'incertitude de votre sort? Suis-je condamnée à languir sous un ciel étranger, seule, tremblante pour vous, séparée de ma patrie, de Clarence, de vous, mon pere! environnée d'écueils peut-être, .... & n'ayant plus, pour supporter de nouveaux tourmens, le courage que j'avois reçu de la nature, que m'a enlevé l'excès de l'infortune, & dont je ne peux devoir le retour qu'à la conviction de votre bonheur? Mon amie, on daigne en vain ne s'occuper que du mien: je me sens une profonde mélancolie. Dans les momens même où tout ce qui m'entoure se livroit à la gaieté, au milieu des fêtes, je sentois mes pleurs prêts à couler, en voyant l'orgueilleuse satisfaction de Florizene, que Fernand ne pouvoit partager: elle n'est pas assez tendre, pour un cœur comme le sien. J'étois prête à la conjurer de le rendre plus heureux. Les confidences que venoitme faire cette jeune Eléonore, dont je vous ai parlé, sur leur amour mutuel, me rassuroient peu, & ne me consoloient point: la félicité même de Madame de Céléria, d'une amie si digne de m'être chere, étoit loin de distraire ma tristesse; & Félici n'a fait que la redoubler, en venant m'apprendre que son Monarque m'accordoit une pension de 3000 piastres. S'il est vrai que je la doive à ce Ministre, puis-je m'applaudir d'une obligation, dont nul sentiment qui lui soit avantageux ne m'acquitte? J'ai reçu cette nouvelle avec une sorte d'effroi, dont il s'est apperçu. Qui ne seroit troublée par celui d'être de plus en plus ingrate? Il m'a vue interdite. Eh quoi! s'est-il écrié, Mademoiselle, le généreux Ferdinand n'a-t-il pas droit de prétendre, lorsqu'il est juste, que vous y soyez sensible? Mais peut-être que cette nouvelle auroit plus de charme pour vous, si un autre que Félici? .... Il s'est tû; il a soupiré. Daignez, a-t-il repris, daignez croire, du moins ..... Sans savoir ce qu'il alloit dire, inquiete qu'iln'achevât, je me suis hâtée de lui répondre que les bontés de Ferdinand & d'Isabelle m'étoient précieuses; que je devois rendre graces à celui qui en étoit le dispensateur, & le supplier, sur-tout, de mettre à leurs pieds mon éternelle reconnoissance. Il vouloit poursuivre ..... En le priant de m'accompagner chez la Marquise, à qui je ne pouvois trop tôt faire part de ce qui m'intéressoit, j'ai paru l'affliger; mais il s'est fait un mérite de sa soumission: je le redoute plus que jamais, depuis cet entretien. Ah! mon amie, si, pour comble de malheur, j'inspirois à Félici un sentiment! ... Eh! lequel? ... Cependant, lorsqu'il me croit d'une naissance obscure, pourroit-il, sans être sûr de m'offenser, former le projet de descendre jusqu'à moi? Je ne pense pas qu'aucun mortel ait l'ame assez basse pour ne voir en Stéphanie (fût-elle placée par le sort au dernier rang), que l'objet d'un goût momentané: mais, jusqu'aux vues les plus légitimes lui deviendroient une injure, de la part de tous ceux qui ne la croientpoint leur égale. Ainsi, mon éloignement pour Félici ne doit point m'alarmer: son amour me dispenseroit de le voir; & je ne serois point coupable envers lui. S'il n'a été qu'humain, en servant mon pere & moi, toute mon estime lui est due: si d'autres motifs l'ont déterminé, ils anéantissent ce qu'il a fait en ma faveur; & dès qu'il ne peut m'inspirer rien, dès que, par ma position, (quand mon indifférence n'y seroit pas un obstacle invincible) il ne doit pas songer à moi; l'éviter alors, seroit ma premiere obligation; & je pense, mon amie que vous m'approuverez.

Je me suis hâtée de vous faire part des bienfaits de cette Cour. J'eusse été au désespoir que vous sussiez plutôt qu'il ne me restoit rien: le peu de fortune, que le sort ne m'avoit point enlevé, fut envahi par le cruel Tribunal; & quelques pierreries que Dona Almanza étoit parvenue à sauver, m'avoient seules mise dans le cas de me soustraire aux instances génereuses & délicates de Madame de Céléria. Adieu,adieu, ma chere Clarence; je hais votre procès, vos affaires, tout ce qui m'éloigne de vous.

LETTRE XXX. De Dom Almanza, à Dom Lope.

Quand Dom Lope m'a confié le secret de son ami, il n'a fait que confirmer mes doutes: depuis long-tems, je craignois ce qu'avec raison, il a cru devoir m'apprendre. J'admire, j'estime & j'aime Ximenès: Stéphanie, la charmante Stéphanie n'est pas moins chere à Dona Almanza, & à moi, que si elle nous appartenoit. Tout ce qui regarde l'un & l'autre nous intéresse: mais eux-mêmes, soyez-en sûr, ne pourront deviner, que j'en aie la moindre connoissance. Vous m'avez rendu justice; & vous avez lu dans mon ame, puisque vous m'avez ouvert la vôtre: vous y avez dû voir, sur-tout, que Dom Almanza, malgré votre jeunesse, s'honore de votre amitié.

Ce n'est pas le moindre malheur de Fernand, que la commission dont la Courvous charge, puisqu'elle vous retient loin de lui. Je ressens sa peine & la vôtre: je vous ai vu, sans hésiter, sacrifier le soin de vos affaires, à l'empressement de le revoir, à l'espérance de lui être utile, & à celle de le consoler. Le devoir vous arrête: ceux qui vous ressemblent, n'ont rien à lui opposer. Combien cependant vous seriez nécessaire à ce jeune héros, que la gloire chérit, mais que l'amour accable, & que je vois, avec douleur, condamné à des maux & à des tourmens éternels, s'il ne parvient point à se guérir d'une passion qui ne peut être qu'infortunée! Ne tentez plus de savoir de moi ce qu'est Stéphanie. La nature a tout fait pour elle: le sort l'a privée de tout, excepté de sa vertu, de ses charmes, d'une fermeté au-dessus de son âge, de son sexe, du nôtre même, du nôtre si vain, que le sien égale souvent, surpasse quelquefois; & si ce n'est, autant que Stéphanie, assez du moins pour que, vaincus par ce sexe intéressant, nous cessions de prétendre lui donner des loix.

L'état enfin de la fille de Sidley, quel qu'il soit, est relevé par la noblesse de son ame: rien de si pur que la sienne, & que ses sentimens pour Rosemont. Vous me demandez s'il est de l'âge de votre ami, ou du vôtre? Ximenès n'a pas vingt-quatre ans; vous en avez vingt-six: Rosemont en a trente-huit. Vous vous étonnez de ce qu'après tant d'égaremens, il est l'objet de la prédilection de Stéphanie; elle le doit, à tous les titres, puisqu'il a toutes les vertus: des passions trop vives les ont obscurcies, & ne les ont point éteintes. J'ai vu son repentir; je suis certain de son retour. Toutefois que Fernand se rassure, ce prétendu rival n'est point à craindre: nul ne l'est pour lui. Stéphanie libre, & voulant l'être toujours, ne connoît point cet amour qu'elle inspire: puisse Fernand lui cacher, à jamais, le sien! C'est le plus redoutable pour elle; il n'en est aucun, qu'elle doive moins écouter. Je connois ses forces, sa délicatesse, ce que lui dicte sa reconnoissance, son amitié, toutes ses obligationsenvers Madame de Céléria; elle met son bonheur à l'union qu'elle croit bien assortie, de Fernand & de sa fille: si Stéphanie formoit des vœux contraires, ils ne pourroient être que le malheur du reste de sa vie. Vous ne pouvez le répéter trop à votre illustre ami. Je voudrois qu'il me parlât: qu'ajouterois-je cependant à la sagesse de vos conseils? & que sont-ils, hélas! contre l'ascendant qui le subjugue? comment le désordre extrême de son cœur ne frappet-il point tous les yeux? Florizene, ou je me trompe fort, n'en ignore point la cause: elle contraint son dépit; je crois l'avoir deviné. Je plains Fernand: je tremble pour Stéphanie; je n'ose l'éclairer. Mon silence est coupable. Si je le romps, je suis imprudent & cruel; je la prive de l'espece de sécurité dont elle jouit depuis si peu de tems: je l'enleve à Madame de Céléria, son amie, son appui, sa consolation. J'afflige l'une & l'autre; je détruis leur tranquillité, je désespere Fernand; & qui sait où le porteroit la douleur de sa perte? car cette perte estcertaine, & jamais il ne la reverra, du moment qu'elle sera instruite de son amour. Ah! plutôt, laissons-lui, tant qu'il sera possible, l'heureuse ignorance où elle est! Je me contente de ne point perdre de vue Florizene. Il me semble appercevoir qu'elle & Félici, quoiqu'ils s'évitent souvent, s'entendent à merveille: je ne veux point d'ailleurs me permettre de la juger. Peut-être fera-t-elle le bonheur de Fernand? peut-être n'a-t-elle que les défauts qui naissent de la crainte qu'une autre ne lui plaise davantage? Il est trop fait pour qu'on l'aime; & puisse-t-elle savoir aimer? Quant à Félici, quelque mal qu'en dise le public, il est cependant vrai qu'il a très-généreusement sauvé Sidley, & qu'il a pour sa fille des égards qui me donneront la plus haute idée de lui, si c'est la justice, & non l'amour, qui en est le principe: je le desire d'autant plus, que je sais combien cet amour lui seroit odieux. Hier, il vint chez moi; il me traite, depuis quelque tems, avec beaucoup de distinction. Après m'avoirparlé d'elle, avec une chaleur dont il m'avoit paru susceptible, il se plaignit de ce qu'elle l'accabloit de ses dédains: je cherchai à le dissuader. Il insinua ensuite qu'elle n'étoit point placée chez Madame de Céléria; qu'un établissement avantageux étoit le seul moyen convenable de la soustraire aux dépendances désagréables de sa position. Il me fit pressentir qu'il se plairoit à réparer, envers moi, les injustices du sort, si je la déterminois. Je ne promis point de l'entreprendre; & je l'assurai que je l'entreprendrois en vain. Il insista; il me dit qu'il pourroit s'offrir de tels partis pour elle, qu'ils vaincroient ses répugnances. Fasse le Ciel, pour l'intérêt de Sidley & de sa fille, que ce ne soit point lui-même! ... car elle persistera dans ses refus, & lui, dans son ressentiment. Il finit par me parler de Dom Fernand Ximenès, en homme qui le voit des yeux d'un rival. Je n'ai pas dû lui plaire; mais le comble de la bassesse est de mentir à son cœur: il y en auroit à ne paslouer votre ami, & nulle considération n'a pu m'en empêcher. J'apprends, de jour en jour, combien il mérite de l'être. Je vous ai dit que, jaloux de Rosemont, mais le sachant malheureux, sa bienfaisance l'avoit emporté sur son amour. Eh bien! quoique ses sollicitations aient obtenu de Ferdinand une pension de trois mille piastres, qui vient d'être accordée à Stéphanie, il a laissé Félici s'en faire un mérite auprès d'elle. J'ai su de quelqu'un qui possede la confiance du Roi, que Fernand l'avoit supplié de lui permettre de ne point paroître l'auteur de cette grace: mais, pour cette fois, Stéphanie n'en sera point informée par Dona Almanza. Il ne réunit que trop de moyens de séductions: tant de vertus le rendroient trop dangereux pour elle, & nous lui tairons ce nouveau trait qui nous enchante. L'état triste de M. de Céléria laisse peu d'espérance pour sa guérison. Le mariage de Florizene & de Fernand est toujours suspendu; mais il estinévitable: je desire ardemment qu'il soit heureux. Je suis aussi attaché à Fernand que vous-même; & je me voue à Dom Lope, pour toute ma vie.

LETTRE XXXI. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Lope.

Malgré ses vœux & les miens, la présence du seul ami qui connoisse mon cœur, m'est donc toujours ravie! Ah! devrois-je souhaiter votre retour? Et dans quelle situation s'offrira à vos yeux celui qui devoit peut-être prétendre à des jours plus doux?

L'emportement, le délire, les transports de mon amour, ont fait place à un morne chagrin, à une espece d'apathie plus douloureuse que tout ce que j'ai éprouvé. Je cesse de m'abuser sur ce que je dois à moi-même, à Stéphanie, à sa bienfaitrice: elle est mere de Florizene; je n'ai plus qu'à m'immoler ..... C'en est fait; vœux, projets, espoir, tout est anéanti: je ne cherche plus à échapper à mon sort, il faut le subir; & c'est mon amour même qui m'en imposela loi. Oui; c'est cet amour, plus violent qu'il ne fut jamais, c'est lui qui l'ordonne. Ce que la raison, le devoir, l'amitié même, n'eussent point obtenu, Stéphanie, la seule Stéphanie ..... Recevez l'unique aveu qui me reste à vous faire. Si je ne l'adorois point, si Florizene elle-même peut-être n'eût pas dévoilé mes véritables sentimens, sachez que, pour rompre mon mariage avec elle, je m'exposerois à tout, à la disgrace de mon Souverain, au courroux de mon pere, à de plus grands malheurs, s'il en est (non pas à de plus sensibles). Sachez de plus que, sans passion pour une autre, l'orgueil de Mademoiselle de Céléria me rendroit insensible à ses charmes; que lorsqu'elle me parle avec une sorte de tendresse (depuis quelque tems, elle y contraint sa vanité), je ne la crois pas assez vraie, pour me reprocher d'être ingrat. Avant de connoître Stéphanie, distrait, dissipé, écoutant peu mon cœur, je pensois indistinctement que, quelle que fût la femme qui me seroit destinée,elle me conviendroit: je me croyois sûr, au moins, de ne pas lui déplaire. En commençant d'aimer, je perdis cette confiance. J'ai vu, avec une peine mortelle, que je ne pouvois inspirer à Stéphanie que de l'indifférence: j'ai vu, avec joie, celle de Florizene; mais j'ai été effrayé du peu de sympathie de nos caracteres, de mes dispositions pour elle, peut-être de mon injustice. Je me suis consulté: l'éloignement qu'elle m'inspire, est à un tel point, que, guéri de ma passion, je le conserverois encore. Cependant, & vous avez raison de le croire, sûr de n'en point tendre responsable celle qui en est l'ob jet de n'oublier jamais, que les loix l'ayant mise une fois dans ma dépendance, ma probité m'en rend l'appui, &, s'il le falloit, contre moi-même: malheureux, mais résolu à souffrir sans l'affliger, n'embrassant nulles chimeres, ne croyant point à ce bonheur prétendu, que le cœur seul peut donner, renonçant à tout, cédant à ma destinée, ne voulant point de la reconnoissancede Florizene, ce n'est que pour moi que j'agirai, en la rendant heureuse, puisque je ne l'aime, ni ne puis l'aimer. Je me sens, en un mot, le courage d'associer mes malheureux jours aux siens: vous m'avez vu y souscrire avec effort; c'est volontairement aujourd'hui que je m'y décide. L'intérêt de mon bonheur ne l'emportera point sur celui de l'être adorable, à qui l'on imputeroit cette rupture, quoiqu'elle ignore son ouvrage, son empire, mes combats, mes tourmens; & que son cœur, prévenu pour un autre, ne l'éclaire point sur ce qu'elle me coûte ..... Je lui tairai jusqu'au sacrifice affreux que je fais à son repos; j'expirerai (sans avoir trahi mon secret), digne du moins de sa tendresse ..... de sa tendresse, hélas! le premier des biens, le seul, celui d'un rival, dont j'envie jusqu'aux infortunes: eh! que m'importe que Stéphanie soit déterminée à ne lui accorder jamais le don précieux de sa main, si ses refus sont adoucis par le moindre regret, s'il l'intéresse? ... Quelle différence de sonsort au mien! Toutefois, en le servant, qu'ai-je fait qui mérite tant d'éloges? Eh! que peut l'amour le plus malheureux, sur les devoirs de l'humanité? En empoisonner les plaisirs, non en arrêter les effets. Rival, ou autre, mon semblable a sur moi des droits; & peut-être sont-ils plus sacrés encore à un cœur désespéré. Sur-tout, mon ami, que cette action si simple, qui doit vous le paroître plus qu'à personne, reste au fond de votre ame; & que Stéphanie n'en puisse jamais avoir connoissance! Je ne pourrois supporter le gré qu'elle m'en sauroit. Florizene & Eléonore la louent & la caressent depuis quelque tems, au point de m'être devenues aussi suspectes l'une que l'autre: elles sont loin de pouvoir l'apprécier. Félici ose être son admirateur; &, s'il étoit susceptible d'impressions honnêtes, je penserois qu'elle a changé son caractere. La Marquise, son amie vraie, se partage entre les soins les plus rares, les plus touchans, les plus assidus pour M. de Céléria, & une sensibilité bien juste envers Stéphanie,qui ne voit personne, qui ne la quitte point, qui veille & s'afflige avec elle: le Marquis paroît moins mal depuis hier. J'ai repris quelque espérance: lui-même se flatte; & tous ceux qui le connoissent, desirent que ce ne soit pas en vain. Ferdinand pressé, sans doute, par mon pere, veut absolument que, profitant de ce mieux, l'union de sa fille & de moi se termine sans plus de délais: Almanza semble les craindre; & Stéphanie elle-même ... elle sera obéie: vous serez tous contens. Ne doutez plus de mes forces: ne me parlez point de consolation; souffrir, est désormais mon seul partage: mais vous me connoîtrez. Fernand, s'il ne peut se vaincre, sait se commander: votre estime & votre amitié lui seront toujours dues. Adieu, Dom Lope.

LETTRE XXXII. De Clarence, à Stéphanie.

Omon amie, ma tendre amie! pourquoi cette tristesse qui vous accable, & que vous avez fait passer dans mon cœur? d'où vient n'envisagez-vous plus aujourd'hui que des sujets d'affliction? Le sort, il est vrai, fut envers vous injuste, impitoyable: qui le sait mieux que moi? Cependant, lorsqu'il paroît s'être laissé fléchir, que chaque jour amene celui où vous reverrez l'auteur de votre naissance, faut-il que le passé éternise vos maux, vous rende le présent amer, & vous enleve même à l'espoir? Vous sembliez heureuse par lui. Je vous ai vue, au sein même de l'infortune, ne trembler que pour un pere, ne succomber qu'à l'erreur de sa perte; & dès qu'il vous fut rendu, ne plus former de vœux, ne m'en point permettre. Nulchangement, depuis, ne s'est fait dans votre position: eh! comment ne m'inquiéterois-je pas de celui de votre ame? Je me rappelle Stéphanie, si courageuse autrefois; Stéphanie qui soutenoit mes forces, quand elle étoit plus malheureuse qu'on ne fut jamais: n'est-elle plus supérieure à moi? Madame de Norsey m'accuse de ne prévoir que pour craindre: ah! du moins que je n'aie pas ce reproche à vous faire! Je conçois que l'état du Marquis, la désolation de ce qui lui appartient, les alarmes de Madame de Céléria pénetrent votre cœur. Cependant, le grand âge de son époux (on dit qu'il a plus de quatre-vingts ans) ne lui permettoit guere de se flatter qu'elle le conserveroit long-tems encore; & cette séparation doit être adoucie, sinon pour elle, au moins pour vous qui l'aimez, par la conduite qu'elle a toujours eue avec lui.

O combien je vous admire, vous voyant si touchée des inquiétudes de Florizene, de cette fille altiere, qui pensa vous coûterla vie, en vous apprenant, avec une imprudence, qu'un cœur sensible, ou seulement généreux, n'eût pas commise, que Sidley s'étoit donné la mort! Depuis ce jour, je l'ai jugée; je l'ai eue en horreur: tout ce qu'on m'en a dit, a confirmé mon opinion. Vous, la seule qui l'excusiez, & qui en eussiez fait l'éloge, s'il avoit été possible, vous-même m'aviez montré, à travers vos ménagemens, le besoin qu'elle a de votre indulgence. Fernand l'aime, l'adore: est-il bien vrai? Avec tant de vertus, il s'avoue son esclave; il deviendra son époux; il le veut, il le souhaite ; il s'afflige de ce qu'elle n'est pas assez tendre : c'est d'elle enfin que son sort dépend! Vous paroissez en être sûre; vous craignez qu'il ne soit pas heureux. C'est, sur-tout, sa profonde tristesse qui m'étonne: seroit-elle une preuve qu'il la connoît, qu'il n'est point abusé par son amour? Comment donc ose-t-il s'unir à elle? comment ne peut-il souffrir que ce mariage, si certain, soit seulement différé? ou plutôt, n'est-cepoint que cet hymen, qu'il lui est impossible de rompre, lui est désagréable? Pour conserver de lui l'opinion que vous voulez que j'en aie, il m'est nécessaire de le penser. Rien de plus touchant, que sa bienfaisance envers Milord Rosemont! Mais vous serez peut-être surprise de ce que Madame de Norsey, lorsque je lui ai lu cet article de votre lettre, s'est écriée: ah! mon Dieu! cette maudite Espagne! .... je le disois bien ..... tant de générosité, tant de noblesse, un désintéressement si rare .... dites-lui, recommandez-lui ..... en France, elle sera plus tranquille. Stéphanie ne se doute point ..... il faut qu'elle parte .... Et toujours des demi-mots .... je n'ai pu la faire parler plus clairement: c'etoit le moment de son départ; & bientôt nous nous sommes arrachées en pleurs l'une à l'autre. Je la regrette, & je l'aime plus que jamais, depuis que j'ai vu combien vous lui êtes chere: mais, mon amie, séparée d'elle & de vous, quelle consolation je trouverois à vous savoir ensemble!Elle vous écrira; &, si ses instances & mon amitié pouvoient obtenir ce qu'elle souhaite, votre absence m'en deviendroit moins insupportable. Il n'y a au monde que la volonté d'un pere qui puisse m'empêcher de voler vers vous. Enfin, le terme de son procès approche, ainsi que celui de mes privations: je partirai aussi-tôt, quel qu'en soit l'événement. Toutes les apparences m'annoncent le succès; mais, vous embrasser, est le premier bien pour mon cœur. Adieu, adieu, ma chere Stéphanie.

P. S. Une de mes femmes vient, à l'instant, de me rendre compte, qu'un inconnu lui a demandé l'adresse de Milord Rosemont. Imprudemment elle a dit qu'il ne portoit plus ce nom-là: heureusement qu'elle ignore sous lequel il a paru en Espagne. Elle a ajouté que Milord & sa fille avoient quitté l'Angleterre. On l'a interrogée, pour savoir le séjour de leur résidence: elle n'en est pas instruite; elle n'a pu répondre à cette question. Mais, dumoins, vous savez le lieu qu'habite Stéphanie, a-t-on repris; & l'indiscrete Justine a repliqué qu'il ne convenoit qu'à sa maîtresse, amie intime de Miss Rosemont, de l'appeller Stéphanie. Je sais bien, a-t-elle ajouté, qu'il ne lui reste plus de sa fortune passée, que l'honneur d'avoir tout sacrifié à son pere; mais, pour être pauvre, elle n'en est pas moins de la plus illustre naissance, & puis, si belle, si bonne, .... avec cela, une conduite si respectable! ... Quelque douceur qu'ait pour moi votre éloge, je suis désolée de ce que cet inconnu (ah! Dieu! s'il etoit mal intentionné!) a pu apprendre par elle, que Stéphanie n'est autre que Miss Rosemont. O mon amie! Félici & Florizene m'alarment; les lettres de Dona Almanza ne me rassurent point sur leur compte: de grace, examinez-les attentivement. Dites à Madame de Céléria, avec quelle vérité je partage tout ce qu'elle ressent. Mais, quoi! sans cette pension de la cour d'Espagne, vous n'aviez plus rien; & je l'ignorois! Ah! cruelle amie! ....

LETTRE XXXIII. De Stéphanie, à Clarence.

Vous me croyez en proie à de vaines terreurs, affligée sans motif, peut-être même je vous parois foible: mais, hélas! en tout lieu, poursuivie par les chagrins de ceux qui me sont chers, puis-je supporter mon sort? Jouir de leur bonheur m'en auroit tenu lieu: je n'avois point renoncé à celui-là; il me fuit: & je trouverois des forces! Otez-moi donc, grand Dieu! cette ame, semblable à celle de Clarence, qui, jusqu'à ce jour, ne m'a été donnée que pour le malheur de ma vie.

Après avoir reçu votre lettre, voulant vous fatisfaire, je m'efforçai de vaincre ma tristesse. Ni ma raison, ni mon cœur ne m'en offrirent le moyen: j'aimois mieux les accuser que vous; & un moment d'espérance acheva de me convaincre de mestorts. Le mieux de M. de Céléria, pendant quelques jours, remplit de joie sa maison, ses amies, la Marquise sur-tout; & leur félicité jointe à vos instances, si elle ne parvint point à calmer mon ame, la consola, du moins. On profita de cette lueur trompeuse, pour parler au Marquis de l'hymen de sa fille & de Ximenès: on crut que la douceur de les unir acheveroit de lui rendre la santé. Madame de Céléria, aussi attachée à sa fille qu'à son époux, appuyoit cet avis: Isabelle souhaitoit qu'il prévalût; elle s'expliqua. Parlerai-je ici de mes vœux? Je n'en pouvois former de contraires à ceux de Madame de Céléria; & je me réunis à elle, pour engager le Marquis à déterminer le jour de cet hymen. Dès qu'il l'eût prescrit, il sembla se ranimer, & parut même assez bien pour pouvoir être transporté dans la chapelle de son palais, où devoit se faire la célébration. Que vous dirai-je? hélas! ce jour qu'il croyoit le plus beau des siens, ce triste jour venu, on se rassembla chez lui ...... Etoit-ce un pressentiment? Jepouvois à peine me soutenir: je ne sais quel mouvement douloureux, inexplicable, me rendoit pénible le bonheur même de Madame de Céléria, Fernand, pâle, éperdu, accablé, paroissoit ne voir & n'entendre aucun de ceux qui étoient près de lui: le Duc Ximenès, son pere, l'examinoit avec surprise. Florizene & sa mere, satisfaites, heureuses, n'appercevoient ni l'étonnement inquiet de l'un, ni le désordre de l'autre, ni même l'abattement excessif d'Eléonore; il n'étoit pas moins marqué que celui de Fernand. Le reste de l'assemblée se livroit à la joie. Enfin, on n'attendoit plus qu'une seule personne, lorsqu'une foiblesse qui prit au Marquis, & qui fut longue, nous jeta dans les plus vives alarmes. Revenu à lui, voyant notre affliction, elle parut l'attendrir; il nous en assura dans les termes les plus touchans: mais, ne se sentant plus assez de forces pour assister à la cérémonie, que l'heure ne permettoit point de retarder, il fit approcher sa fille & Fernand; il appella la Marquise: Représentez-moi près d'eux,& présidez à leur bonheur, ajouta-t-il, vous à qui j'ai dû le mien, & pour qui seule je voudrois recommencer de vivre. Les pleurs empêcherent Madame de Céléria de répondre; elle fut prête de tomber à ses pieds; on l'entraîna, ainsi que Fernand: l'un & l'autre n'étoient point à eux; moi-même je ne me connoissois plus. Nous marchions cependant: on s'arrêta quelques minutes, pour laisser la Marquise se remettre de son trouble. Florizene, ah Dieu! Florizene, dans ce moment si terrible, après la scene cruelle qui venoit de se passer, me demanda presque ironiquement, si je ne souffrois pas beaucoup. Il étoit à craindre, poursuivit-elle, d'un ton plus affectueux, que, changée comme je l'étois, je ne me fisse violence pour les suivre. Fernand alors s'avança précipitamment, voulut parler, se contint. Tous les yeux s'arrêterent sur moi: la surprise seule m'auroit mise hors d'état de répondre. Dona Almanza cependant détourna l'attention de dessus votre amie interdite & tremblante,en courant donner des secours à Eléonore, qui, en effet, se trouvoit mal. Bientôt elle revint à elle. Il ne nous restoit plus que quelques pas à faire, pour arriver au lieu où les deux époux alloient prononcer le serment redoutable. Les portes s'ouvrent; Florizene vole; des cris affreux se font entendre, ils redoublent; ils partoient de l'appartement de M. de Céléria. On frémit; tout est suspendu: nous accourons; il expiroit! .... O mon amie, quelle fut notre consternation! A ce spectacle de douleur, celle de la Marquise la fit tomber dans nos bras, froide, insensible, inanimée; & elle semble n'avoir repris l'usage de ses sens, que pour se livrer encore plus à l'excès de son chagrin. Je pleure avec elle un époux digne de ses regrets, des miens, de l'estime universelle, & des larmes qu'il nous coûte. Florizene ne cesse point d'en répandre: j'ai pitié de ce qu'elle paroît souffrir; mais je ne sais pourquoi son état fait naître plus de compassion que d'attendrissement. Fernand lui marque beaucoup d'égards; il nequitte presque point Madame de Céléria: un cœur comme le sien peut-il n'être point pénétré de l'accablement où elle est? Mais, qui seroit plus que moi ingrate envers cette femme intéressante, si je ne ressentois point ses peines? Quoiqu'elle desire uniquement de voir sa fille l'épouse de Ximenès, on craint qu'elle n'y consente point, avant l'expiration des six premiers mois de son deuil. Je suis persuadée du contraire; mais l'état où elle est, a rendu jusqu'ici cette question impossible. Fernand n'en murmure point: est-ce, comme vous le pensez, que cet hymen n'auroit nul charme pour lui? Sur-tout, croyez ce qui pourra confirmer davantage l'opinion qui lui est due: peut-être le trouble d'Eléonore, égal au sien, lorsqu'il étoit prêt de se donner pour toujours, peut-être seroit-il une preuve ..... Ah! que je plaindrois Florizene, si elle possédoit sa main, sans obtenir son cœur! Que je le plaindrois lui-même! .... & qu'Eléonore seroit malheureuse!

Si cependant Fernand l'aimoit, .... eh bien, ce ne seroit, dans sa position, qu'un tourment de plus; elle ne souffriroit pas seule. Voudriez-vous donc encore, qu'au milieu des maux dont je suis le témoin, ou la victime, je puisse croire ma vie consacrée à autre chose qu'à la douleur? Celles d'un pere tendrement chéri m'ont rendu, dès mes premieres années, l'existence amere, ma patrie même, un séjour affreux. Que m'a offert l'Espagne? les flammes, le supplice, la mort; enfin, une perte plus sensible. Si j'ai respiré quelques instans; si j'ai trouvé des vertus, des soins, des amis, sous un ciel étranger, bientôt leurs pleurs ont renouvellé les miens! ils gémissent! Sais-je, hélas! si mon pere est heureux? ..... Clarence est retenue loin de moi, par un procès cruel, qui intéresse sa fortune entiere: je n'aime que pour soufftir. Assurez, Madame de Norsey, que tous les pays me sont funestes: la France me le deviendroit. J'envelopperois, dans ma destinée, votre charmante amie: il faut que la sienne soit brillante& paisible. D'ailleurs, quoique je me sente de l'attrait pour elle, retenue par un ascendant invincible, je ne puis m'arracher aux lieux où je vois des infortunés; ils ont les premiers droits sur mon cœur. Mais, que signifient ses appréhensions? pourquoi refuse-t-elle de s'expliquer? envisage-t-elle pour moi de nouvelles peines? O Dieu! n'en ai-je pas assez éprouvées? Tout m'inquiete, tout me désespere; Madame de Norsey elle-même, & vous, ma chere Clarence, vous qui prétendez appercevoir en moi un changement que ma position me justifieroit ..... si je cherchois à m'en rendre compte! devriez-vous ajouter à mes alarmes? Rassurez-vous, au sujet des informations qu'on a prises sur ce qui me regarde. Personne ici n'a intérêt de me nuire: il faut croire que Florizene & Félici en sont incapables; tous deux peuvent avoir des vertus. Quels qu'ils soient, je ne sais point les craindre, & je saurois leur pardonner. Le deuil & la tristesse de Madame de Céléria m'ont délivrée des assiduités fatigantes dece même Félici: excepté ses plus proches, elle ne reçoit que Dona Almanza, son respectable époux, le duc Ximenès, & Fernand. Adieu, ma chere Clarence! écrivez à la Marquise; elle y sera sensible: elle desire votre amitié; elle parle de vous sans cesse: je n'aurai jamais d'amie qui ne soit la vôtre. Le tems, l'absence, quelque événement que ce soit, ne poûrront nous désunir. Adieu, adieu!

Fin de la premiere Partie.
LETTRE XXXIV. De Florizene, à Eléonore.

Quand le ſort me trahit, quand tout m'accable, que me parlez-vous de remords, d'égards & de pitié? Le ſeul deſir de la vengeance ſe fait entendre à mon ame: échouer eſt ma ſeule crainte. Qui? moi, je balancerois à perdre ma rivale! .... Je ne prends point pour la vertu, les incertitudes d'un cœur qui tremble, au moment d'exécuter ſes projets. Le repentir n'eſt que foibleſſe: je ne le connois point. Mon reſſentiment eſt juſte; & ne fût-ce enfin que pour l'intérêt de votre gloire, je ne penſerai jamais que vous m'euſſiez ſervie, ſi vous m'aviez déſapprouvée.

Quoi donc! je n'aurois pas le droit d'affliger qui me nuit, de punir de mes tourmens celle qui m'y condamne! Qu'elle en ſoit, ou non, la cauſe involontaire, que fait à mon outrage ſa prétendue innocence? On l'admire, on l'adore, on me dédaigne; & je lui pardonnerois! & c'eſt elle que vous plaignez!.. Où ſont mes torts? N'ayant pour Fernand que de l'indifférence, devrois-je tant haïr Stéphanie? Mais, quelle femme n'eſt point l'ennemie de celle qu'on lui préfere? Sur-tout, revenez de l'idée où vous êtes, qu'elle ne peut prétendre à l'hymen de Fernand. Mieux qu'elle ne le croit, je ſuis inſtruite de ce qui la regarde. J'ai lu dans ſon ame; & c'eſt d'elle auſſi que j'ai appris à connoître la mienne. Avant qu'elle vînt habiter cette maiſon, je gémiſſois de toutes les dépendances de mon ſexe; je n'étois ſupérieure à rien. Les bizarreries du Public, la tyrannie des époux, l'empire des préjugés, le joug des loix, celui même des parens, qui doit ceſſer avec l'enfance, tout m'en impoſoit. J'allois, comme vous, Eléonore, victime d'une éducation timide, me ſoumettre aux erreurs de l'opinion.

Stéphanie, au prix de tout mon repos, a contraint mon ame à ſe replier ſur elle-même: elle en a développé les forces; & je m'acquitte, en eſſayant d'exercer les ſiennes. Cependant, vos frayeurs ne peuvent me rendre votre zele, ni votre amitié, ſuſpects: dans l'état où je ſuis, comment redouterois-je votre abandon? Le Ciel même s'eſt déclaré contre moi, en m'enlevant un pere.

J'avois fait agir Félici; Ferdinand & Iſabelle avoient parlé: le déſeſpoir de Ximenès, le chagrin de Stéphanie ſurpaſſoient mon attente ..... la mort impitoyable .....

O regrets, regrets peut-être éternels!... j'allois, gardant un cœur libre, enchaîner Fernand, & n'appartenir qu'à moi. Les lenteurs de Madame de Céléria, lorſque nous eûmes quitté mon malheureux pere, le plus étonnant concours de circonſtances, & juſqu'à vous-même, juſqu'à cette foibleſſe qui vous prit alors, vinrent m'arracher la victoire, en apparence, la plus certaine. Je douterois enfin ſi tout ce qui s'eſt paſſé n'eſt point un ſonge, ſans ma douleur extrême, ſans les mouvemens de rage qu'excitent en moi Stéphanie, Fernand, le ſort, & mon infortune; ſans les pleurs feints ou véritables de Madame de Céléria, qui empêchent qu'on oſe la preſſer de fixer, au plutôt, l'union qu'elle deſire.

Stéphanie, dites-vous, tremblante au ſeul nom de Roſemont, n'aime point Fernand. Elle ne l'aime point!.... vous en êtes sûre: l'obſcurité de ſa naiſſance, ſes ſentimens pour Milord, ne peuvent (ſi Ximenès formoit le vœu inſenſé d'être à elle) lui permettre d'y conſentir jamais.

Cherchez, cherchez pour l'avenir d'autres motifs de ſécurité. Stéphanie n'étoit point née pour être obſcure, & peut-être n'eſt-elle point inſenſible à l'amour de Fernand; ſurtout, je répondrois que le don de ſa main charmeroit ſa vanité. Roſemont, qui vous raſſure ..... eh bien! Roſemont .... elle eſt ſa fille, & il eſt le même que Sidley.

Blâmerez-vous encore ma haine? je ſens que cette nouvelle ne fait que l'accroître. Fernand, juſqu'à ce jour, n'en eſt point inſtruit; mais il peut l'apprendre; mais elle eſt ſon égale: il eſt libre, & je crains tout. J'aurois déjà fait preſſentir le Duc Ximenès, ſur la paſſion extravagante de l'héritier de ſon nom, ſi je n'étois certaine que les fureurs du pere, obtiendront du fils, bien moins que ſa tendreſſe. C'eſt à votre oncle (& malheureuſement je ne puis le voir), c'eſt à Félici de me délivrer, au plutôt, de celle que j'abhorre; ou, ne ménageant plus rien, le prétendu Sidley rentrera, par mes ſoins, au pouvoir du Tribunal qui l'avoit dû proſcrire: vous-même, en y réfléchiſſant, vous trouverez que ma conſcience me l'ordonne. Enfin, mon parti eſt pris; & vos tentatives, pour m'en détourner, ſeroient vaines.

N'ayez nul doute, au ſujet de la naiſſance de l'Angloiſe. On s'en eſt informé, par mon ordre, dans ſa patrie, & préciſément chez Clarence, ſon amie la plus chere.

Je ne vous recommande point de garder un ſecret qui importe à nos deſſeins: confiez-le toutefois à Félici. J'ignore quand je le verrai. Madame de Céléria s'obſtine à n'admettre que le très-petit nombre de perſonnes, dont elle ne peut décemment refuſer les viſites. Dites-lui que je la déſapprouve; dites-lui que je le diſtingue; irritez ſa jalouſie; appuyez ſur les dégoûts qu'on lui donne. Je vous ai fait connoître ſon caractere: partez de cette connoiſſance.

J'apprends, à l'inſtant même, le retour de Dom Lope. Vous ſavez combien ſon ſang-froid inſultant, ſa morale, ſa ſageſſe auſtere, ſon eſprit méthodique, & juſqu'à ſa belle figure, me déplaiſent! Il eſt cependant très-eſſentiel de le mettre dans nos intérêts: je vais ne rien épargner pour y réuſſir. Félici eſt tout-puiſſant; Dom Lope eſt ambitieux: le ſuccès lui ſera facile. Pour vous, Eléonore, en reprenant cette gaieté qui vous rend plus jolie, vous le gagnerez, ſans qu'il puiſſe s'en défendre: la mienne renaîtra, lorſque je verrai Stéphanie auſſi malheureuſe que je le ſuis devenue par elle. Prévenez adroitement Dom Lope contre elle; diſpoſez de moi, dans toutes les occaſions; & croyez qu'il n'y aura point de momens, où je ne ſois à vous.

LETTRE XXXV. De Clarence, à Stéphanie.

O mon amie! ô vous qui, chaque jour, me devenez plus intéreſſante, que j'aurois de choſes à vous dire, ſur-tout relativement à votre derniere lettre! ...

Mais, quelle ſurpriſe! on m'annonce Dom Almanza, qui vous quitte, qui me donnera de vos nouvelles, qui ne me parlera que de vous: il arrive, dit-on, & peut-être à l'inſtant même. Ah! que ne peut-il m'apprendre que vous êtes heureuſe? .... oſerai-je vous l'avouer? Brûlant du deſir de lui faire mille queſtions à votre ſujet, il en eſt ..... ô ma chere Stéphanie! ſans doute mes craintes ne ſont point fondées.

Cependant, pour la premiere fois de ma vie, j'héſite à vous ouvrir mon ame....

Liſez, liſez, du moins, une lettre de Madame de Norſey, qui vous appartient plus qu'à moi; car, c'eſt de vous ſeule qu'elle eſt remplie ..... Que j'aurois de chagrin, ſi Dom Almanza ne m'en apportoit point de vous! à peine aura-t-il annoncé ſon départ. L'état inquiétant de Milédi Belton, tante de ſa femme, l'aura déterminé ſi vîte!...

Je connois ſon ame..... j'entends.....c'eſt lui..... c'eſt lui! je vous quitte: je vole au-devant de Dom Almanza, pour m'entretenir de vous. J'écrirai à la Marquiſe; offrez-lui mes ſentimens.

LETTRE de Madame De Norsey, envoyée par Clarence à Stéphanie.

Mon Dieu! je n'en doute point: Vous me regrettez plus que jamais! Stéphanie eſt abſente; voilà le mot, le voilà dit.

Vous nous aimez l'une & l'autre. Fort bien encore! mais, tenez, Clarence, notre partage eſt plus inégal que vous ne penſez.

N'importe; je pardonne à vous, à Stéphanie même, toutes les préférences que votre cœur lui donne. Vos ſentimens pour elle me la rendent plus chere: mais, qu'elle ne s'attende point à trouver par-tout des rivales auſſi généreuſes! .... A propos de rivale, ne voilà-t-il pas Florizene qui me vient dans l'idée? Eh bien! par exemple, répétez ſans ceſſe, à votre divine amie, que cette Florizene n'eſt point capable d'avoir la même condeſcendance que moi, pour ſes triomphes, ſes droits, ſa modeſtie, tout ce qui lui aſſure des ſuccès flatteurs, & des ennemies implacables. Le Chevalier de Roſenne, (eſt-ce qu'il ne m'attendoit pas exprès, pour me raconter des merveilles d'une certaine mignature qui lui tourne la tête?) mon frere, dis-je, a cependant quelques momens de raiſon; &, dans ces momens-là, il parle de Florizene, d'une maniere, d'un ton! en vérité, il m'étonne, il m'alarme; il jure, qu'elle eſt ſi méchante! & il ſemble ne vouloir pas dire tout ce qu'il ſait. J'ai pourtant deviné, à travers ſa haute prudence, qu'elle eſt altiere, entreprenante, ambitieuſe, coquette, froide, réfléchie; qu'elle ſait feindre, qu'elle ſait même ſe taire. Roſenne eſt indigné, ſur-tout, de ce qu'elle n'aime point cette charmante Madame de Céléria, cette mere ſi tendre, & ſeulement trop prévenue en faveur de ſa fille. Je lui ai parlé des charmes, du mérite, des malheurs de Stéphanie, & de votre amitié pour elle. Florizene, s'eſt-il écrié, Florizene ne peut donc manquer de la haïr. Il craint juſques à des noirceurs; il veut que je vous le diſe; & votre amie reſte en Eſpagne!.... Si elle ſavoit, combien ſon ſéjour y peut être imprudent! Mais, comment vous montrer toutes mes inquiétudes? je vous en cauſerois de trop vives.... vous n'entendriez pas raiſon; vous me mettriez au déſeſpoir, en fureur peut-être! Enfin, il ſuffit de vous dire que je ſouhaite, plus que jamais, de voir Stéphanie embellir la France, ſe rendre à mes vœux, & s'arracher aux périls qui la menacent. Tenez! s'il ſe pouvoit qu'un homme fût tel que le Chevalier m'a dépeint Fernand, ſix chevaux, fendant l'air, pour s'en éloigner, ſeroient trop lents encore. Quoi! tous les droits à l'eſtime, toutes les ſéductions! Né pour la gloire, fait pour plaire, n'ayant, dit-il, que le ſeul défaut de ne point connoître l'amour; & puis, qu'il devint ſenſible, Dieu ſait à quel point il ſeroit redoutable! .... Quant à ſa paſſion pour Mademoiſelle de Céléria, quoiqu'ils fuſſent déjà deſtinés l'un à l'autre, s'ils s'adorent, (Stéphanie le prétend, le croit), c'étoit, au moins, avec une extrême diſcrétion! mon frere n'en a rien vu. Encore un coup, il n'a remarqué, dans Florizene, que l'orgueil d'une telle alliance. En voilà trop, peut-être, ſur cet article.... A propos, un de mes compatriotes s'aviſe d'avoir pour moi une vénération qui ne reſſemble à rien. Bon, ſi j'en étois l'objet; mais elle ne porte que fur mon ſéjour à Londres.

Jeune & jolie, dit ce Monſieur, avoir été y chercher la ſageſſe, cela eſt héroïque! Je proteſte que je n'ai voyagé que pour l'amitié: il me ſoutient le contraire. Je demande ce qu'il y a de mieux dans toute l'étendue de la Grande-Bretagne? Il s'écrie que c'eſt une nation qui penſe. Je réponds que ce n'eſt pas aſſez vîte. Il croit que c'eſt par commiſération pour ma patrie, que je n'exalte point la vôtre; &, comme je ſuis vraiment citoyenne, cet excès d'humilité (je ne puis la ſouffrir dans un François ) me donne une humeur qui ne me fait pas mal reſſembler à Milord Clarence. Vous connoiſſez, toutefois, mon eſtime pour lui: parlez-moi de ſa ſanté, de ſon procès, de ce qui vous touche. J'ai revu ma mere, avec une joie égale à la ſienne. Elle veut que vous ſoyez parfaite. Ce n'eſt pas ma faute; car je vous loue peu... Je crois faire plus, en vous aimant.

LETTRE XXXVI. De Dom Fernand, à Dom Almanza.

Falloit-il m'arracher l'aveu de cet amour, dont vous avez trop vu l'excès?

Pouvois-je me défendre de votre attendriſſement, du mien, de mon trouble? Tout ſe réuniſſoit contre moi. Je me ſéparois de vous avec peine. Vous alliez revoir les lieux où la vertu, la beauté, où Stéphanie enfin a pris naiſſance: quelques mots qui vous échapperent, à ſon ſujet, pénétrerent mon ame, me firent perdre ce qui me reſtoit de raiſon. Vous m'ouvrîtes votre ſein; & votre dangereuſe compaſſion....

Que dis-je? Avec quelle adreſſe, hélas! vous m'avez contraint à vous ouvrir mon cœur; ce cœur plus inquiet, plus agité, plus malheureux, s'il eſt poſſible, depuis cette fatale confidence! Ah! cruel! ne m'auriez-vous ſurpris mon ſecret, que pour ajouter à mes tourmens, que pour m'enlever l'unique bien que le ſort n'a oſé me ravir, le plaiſir funeſte de voir, d'adorer Stéphanie, de l'adorer en ſilence, & ſurtout, ſans nul danger pour ſa gloire, ni pour ſon repos?

Eh! pourquoi me répéter ſans ceſſe, que je ne puis être à elle? Je le ſais, n'en doutez point: mais, nul autre obſtacle, que ſon indifférence, ne ſeroit invincible à mon amour. J'aurois tout bravé, tout entrepris; j'aurois renoncé (s'il l'avoit fallu), pour elle, aux honneurs, à la fortune, à ma patrie même. Exilé, errant, proſcrit, abandonné des hommes, pourſuivi du Ciel, l'époux, l'heureux époux de Stéphanie, n'ayant que ſon cœur pour aſyle, que la vertu pour guide, auroit trouvé ſon partage digne d'envie: mais, hélas! ma poſition eſt telle que, ſi l'on nous épioit l'un & l'autre (je me ſers de votre expreſſion), il ſeroit impoſſible au cœur le plus jaloux, de n'être pas déſarmé, en contemplant les maux de ma deſtinée inſurmontable, l'inutile & l'éternel déſeſpoir d'une paſſion ſans retour. Cependant, qu'on ſe garde de me priver de Stéphanie! Rien n'eſt à craindre pour elle, en ces lieux; & ce n'eſt que ſon abſence qu'il y faut redouter pour moi. Un ſeul de ſes regards, commande à mes tranſports. Qu'aurois-je à ménager, ſi je l'avois perdue? Combien d'éclats imprudens, dont vous ſeriez la cauſe! Et, ſi ce n'étoit pas vous oppoſer aſſez, mon ſecret enfin ne vous appartient point: le renfermer eſt un devoir; la ſeule probité vous l'impoſe. Que dis-je? Ah! je ſuis devenu injuſte pour ceux mêmes que j'eſtime le plus. C'eſt, de ma conduite, que dépend la vôtre. J'ai obtenu de vous la promeſſe de ne point tromper ma confiance, ſi la mienne vous étoit donnée ſans réſerve: je garderai mon ſerment, & vous, votre parole.

Mon fatal hymen, ſelon toute apparence, ne s'accomplira point, avant votre retour; & j'en ſuis venu au point de ne ſavoir ſavoir s'il me ſeroit plus odieux de le ſubir enfin, que de l'appréhender toujours. Dom Lope oſe encore, depuis qu'il a vu Stéphanie, me faire l'éloge de Florizene! Dom Lope, lui ſeul .... O Almanza, Almanza, votre ame eſt ſenſible; n'arrêtez point les yeux ſur les horreurs qui m'environnent: l'union déteſtée qui s'apprête, l'amour malheureux qui m'aſſervit; de toutes parts, des chaînes affreuſes & indiſſolubles! Quels droits n'aurois-je pas à votre intérêt? Ah! mes ſentimens ne m'en donnent pas moins à votre amitié.

LETTRE XXXVII. De Stéphanie, à Clarence.

EH bien! mon cœur va s'efforcer d'être heureux, ou, du moins, plus calme.

Privé de tout eſpoir, on peut cependant retrouver des forces au ſein de l'amitié. Je ne le ſais que trop: elle n'enlevera point au deſtin ſa victime; mais il faut s'y ſoumettre, ſans foibleſſe, ſans murmure; & pourvu que jamais le remord ...... Non, ma chere Clarence! non: eh! qui peut, ſi vous me rendez juſtice, vous faire héſiter à m'ouvrir votre ame? ... Pour la premiere fois, une réſerve cruelle a pris la place de ces épanchemens qui m'étoient ſi chers. J'ai frémi de votre ſilence. Eclairciſſez-moi ce myſtere: quel qu'il ſoit, oſez vous montrer injuſte, plutôt que défiante.

Il me ſuffira que l'amitié m'avertiſſe; & alors, le plus ſévere examen.... Que dis-je? les dangers qu'on m'exagere, ne ſont point ſans doute ceux que me ſuſcita mon infortune. Florizene, Fernand! que peuvent-ils contre moi! Sûre d'être haïe de l'une, je ne la ſoupçonnerois pas, pour cela, de pouvoir ſe dégrader juſqu'à me nuire. Pour Fernand, il eſt peut-être plus ſupérieur encore à ſon ſexe, qu'il n'eſt poſſible de ſe l'imaginer: mais fuir ceux que l'on eſtime!...

S'il devenoit ſenſible, dit Madame de Norſey, il ſeroit trop redoutable. Eh! pourquoi s'obſtine-t-elle à le croire dangereux?

Hélas! reſter libre, paroît l'unique vœu de ſon cœur indifférent: mais, mon amie, s'il cede à ceux d'un pere, avec peine, & tout l'annonce; quel avenir il ſe prépare!

Sa douleur vous accableroit. Que vous êtes heureuſe, de n'en pas être témoin! Je ne puis la ſoutenir. En vain, il travaille à la ſurmonter; je l'apperçois malgré ſes efforts.

Tout l'afflige, Florizene, que je croyois qu'il adoroit, Eléonore, qui le cherche ſans ceſſe, moi, enfin, dont la vue devroit lui rappeller combien il a été généreux!....

Notre préſence paroît lui être pénible. Les ſoins qu'il me rend, ces ſoins reſpectueux qu'il croit devoir à mes malheurs, tant de contrainte les accompagne, que pour les lui épargner, je voudrois qu'il me fût poſſible de l'éviter toujours. Ah! que n'ai-je pu inſpirer les mêmes ſentimens à Félici?

Mon malheur a voulu le contraire. Voilà, voilà ce qu'il falloit appréhender pour moi!

Voilà ce qui me feroit abandonner l'Eſpagne, ſi le ſéjour où mon pere m'a laiſſée, n'étoit pas celui où le devoir me fixe, ſi j'en pouvois choiſir un autre, qu'autoriſée par lui. O Ciel! Félici, dont les ſeules aſſiduités m'avoient rendu les bienfaits importuns, & la reconnoiſſance pénible, jugez s'il m'eſt devenu odieux, depuis qu'il a déclaré ſon amour! Madame de Céléria, preſſée par ſa fille, a enfin conſenti de l'entendre; & il l'a conjurée de me dire qu'il s'honoroit de rendre hommage à la vertu: il veut que je le croie rempli de ces nobles ſentimens, & il n'aſpire, dit-il, qu'au titre glorieux de mon époux: il demande à ſe jetter à mes pieds. J'ai répondu que je recevrois, non ſes offres ni ſes ſentimens, mais ſa viſite, lorſqu'il m'apporteroit des nouvelles de mon pere. C'eſt ſon abſence qu'on objecte à Félici, pour adoucir mes refus; c'eſt cette abſence que Madame de Céléria lui oppoſe. Pourquoi ne pas lui ôter toute eſpérance? Eſt-ce donc à elle d'être ſéduite par les richeſſes, les places, leur appareil pompeux? Eh! qu'offrent-ils au cœur? Il ne peut jouir que par ſes ſentimens. Depuis que la Marquiſe a conſulté les ſiens, depuis qu'elle a vu que les inſtances de Félici me déſeſperent, depuis qu'enfin je lui ai montré ma répugnance extrême pour ſon amour, elle n'inſiſte que foiblement en ſa faveur. Elle connoît trop les tourmens d'une union, que le penchant n'a point formée, pour que de prétendus avantages, qu'elle s'eſt crue obligée de faire valoir, lui paroiſſent le bonheur ..... Le bonheur! ah! ce n'eſt point pour moi qu'il eſt fait. J'imagine que Fernand, peut-être, s'il en étoit inſtruit, ne manqueroit point lui-même d'appuyer la demande du Comte: mais, Madame de Céléria eſt ſeule informée de ce ſecret; Fernand l'ignore. Je ne puis vous dire combien la funeſte propoſition de Félici, quoiqu'aſſurément elle ne puiſſe m'engager, me trouble & m'épouvante. Ah! Clarence, ſi mon pere!.... Non; je mourrois à ſes pieds, avant que d'y conſentir.

Depuis quelques jours, un ami de Ximenès, appellé Dom Lope, & le Duc de Médina, frere de la Marquiſe, nouvellement revenu de l'ambaſſade de France, ont augmenté le très-petit cercle, qui convient au deuil & aux regrets de cette maiſon. Le Duc eſt âgé de quarante ans; il en a huit de plus que Madame de Céléria.

Dom Lope eſt fort jeune; mais tous deux ont les qualités les plus rares & les plus eſtimables. Le Duc eſt veuf, il y a déja quelques années, & n'eſt point conſolé de la perte d'une femme, qui méritoit toute ſa tendreſſe.

Je ne vous diſois point qu'il y a beaucoup d'apparence de guerre, entre l'Eſpagne & les Maures de Grenade. Cette nouvelle eſt vague encore; & puiſſe-t-elle ne point ſe confirmer! Quelque amour que j'aie pour la gloire, je me ſens glacée d'effroi: hélas! ce ſont, ſur-tout, ſes favoris qu'elle expoſe.

Adieu, ma chere Clarence. Au milieu de mon trouble, de mes chagrins, de l'agitation la plus douloureuſe, de mille inconſéquences qui m'étonnent moi-même, mon cœur ne s'explique plus que ſes ſentimens pour vous; ils ſeront éternels. Adieu.

P. S. Mes plus tendres complimens à Dom Almanza. Serois-je oubliée de Milord Clarence? Il ne m'a point répondu.

LETTRE XXXVIII. Du Comte Félici, à Alvarès.

Le prix de votre activité, de votre zele, de votre exactitude, doit être ma confiance; ce que peut mon crédit, ne vous paieroit point aſſez de ce que vous faites pour moi. Non que je compte mettre des bornes aux graces que je vous réſerve. Je vous récompenſerai en Miniſtre; mais, ce qui ſera plus pour vous, je vais vous parler en ami.

Juſqu'à ce jour, inſtrument aveugle de mes deſſeins, vous les avez ſervis ſans les connoître. Je vous rends juſtice; jamais on n'exécuta mes ordres avec autant d'intelligence. Sans que vous ayez pu en avoir le moindre doute, j'ai fait tenter votre diſcrétion: je me ſuis aſſuré de votre attachement, & cette épreuve a été longue. L'expérience doit rendre méfiant.

Je ne compte point les vingt premieres années de ma vie; mais il y en a trente, que les hommes ne peuvent m'étonner, qu'en m'arrachant quelque eſtime. La place que j'occupe, n'a fait qu'accroître le mépris que j'avois pour eux. J'ai cependant été ſatisfait de vous, ſur tous les points; & je vous en donne des preuves.

C'eſt à vous que j'ai remis le ſoin d'accompagner Sidley ſous le nouveau nom qu'il a pris. Ne croyez pas que ſa deſtination ſecrete fût peu importante: il falloit déterminer le Roi de France , malgré les vives oppoſitions de ſon Conſeil, à rendre, à la Couronne Eſpagnole, les Comtés de Rouſſillon & de Cerdagne, ſi long-tems redemandés par notre Cour. Il fut permis au Cardinal de charger, de cette négociation, celui qu'il jugeroit en être le plus capable: ce traité délicat fut confié au pere de Stéphanie, & vous le ſuivîtes, en France, ſans toutefois que vous connuſſiez l'objet de ſa miſſion. Le ſuccès a répondu à mon eſpoir; j'en reçois la nouvelle intéreſſante: elle n'éclatera pas encore. Bientôt vous en ſaurez plus; mais déjà je veux bien confier à votre diſcrétion, que vous voyez dans Sidley, obſcur, condamné, malheureux, un étranger illuſtre, le premier Pair d'Angleterre, en un mot, Milord Roſemont. Je le connoiſſois, lorſque je l'ai ſauvé; mais il ne pouvoit me ſoupçonner d'en être inſtruit: ainſi, mes égards lui paroiſſant déterminés par ſon ſeul mérite, n'en ont eu que plus de charme pour ſa vanité. Ce ne ſera point encore dans la réponſe que je lui fais (vous la lui remettrez vous-même), que j'aurai l'air d'être informé du ſecret de ſa naiſſance. Je lui demande ſa fille; je m'honore de cet hymen: mais, encore une fois, je veux ne lui paroître entraîné que par leurs ſeules vertus; & il en ſeroit moins sûr, il m'admireroit moins, ſi je rendois à Miſs Roſemont, l'hommage que j'offre à la fille d'un inconnu. Près d'elle cependant, cette délicateſſe, loin d'être appréciée, n'eſt qu'une offenſe pour ſon orgueil. Quelque tems, Madame de Céléria ne m'a objecté que l'abſence d'un pere, maître d'elle: voici enfin ce que j'ai ſu. La demande du Comte me fait honneur, a-t-elle dit; mais ſon ame eſt loin de connoître la mienne. Qu'il ſache que la fille de Sidley, dénuée de tout, lui fût-il poſſible de ſe réſoudre à n'apporter à un époux généreux que ſa reconnoiſſance, ſe feroit encore un devoir de ſes refus? Et, ſans daigner me ménager, elle exige que je lui donne des nouvelles de ſon pere!.... Tant de fierté, dans ſa poſition, ne vous paroîtra point naturelle. L'amour, qu'elle m'a fait connoître, (& malheur à qui le forcera de ſe changer en haine!) l'amour, oui, Alvarès, il me commande & m'éclaire. Stéphanie me dédaigne, me hait; j'en ſais la cauſe.

Son cœur (elle l'ignore peut-être), s'eſt déjà donné: mais, ſa main m'appartiendra, ou je perdrai ſon pere, elle, &, avant tout, Ximenès, mon rival, mon fléau, celui de mon ambition, celui de mon amour, que j'envie, qui me brave, qui m'a outragé, que je ne ménage encore, qu'afin de frapper plus sûrement. Déjà, pour commencer ma vengeance, je preſſe ſon hymen avec une furie, dont le caractere me fait horreur.

Ne me croyez pas toutefois dominé par l'amour, au point de lui avoir ſacrifié des intérêts plus puiſſans. Stéphanie eſt plus belle que vous ne pouvez le croire; on la dit vertueuſe: mais elle n'eſt devenue intéreſſante pour moi, qu'en raiſon des avantages que j'y trouve. Il ne manque à mon élévation, qu'une alliance illuſtre. Malgré mes richeſſes, & le faſte de ma généalogie, trop connu en Eſpagne, de ſimples gentilshommes, peut-être, croiroient m'y faire grace, en me donnant leur fille: j'en fais une à Roſemont, quoique l'égal de tout ce qu'il y a de plus grand, lorſque, malgré ſon infortune, je deſire d'être ſon gendre.

Je ſavois qu'il exiſtoit en Eſpagne, ſous un nom ſuppoſé; je ſavois & ſes malheurs & la conduite de ſa fille: j'avois déjà même quelques projets confus, avant le jour où Ximenès l'arracha aux flammes. Lorſqu'il parut chez le Roi, ſon maintien, ſa noble aſſurance, quelques mots qui lui échapperent, ſur ſes égaremens, ſur ſes torts avec une fille, qu'il ſembloit révérer, autant que l'aimer & la plaindre, me firent naître quelque ſoupçon. Je vis Stéphanie; j'admirai ſes charmes: je deſirai de n'être pas trompé dans mes conjectures: les informations que je pris, me le confirmerent.

Par mon ordre, alors vous ſéduisîtes, à force d'argent, un des gardiens de ſa priſon : vous ſavez le reſte. Jugez ſi je tiens à un ſuccès, qui ma coûté tant de riſques, & des déſagrémens qu'il m'a fallu dévorer ! S'il ſuit mon attente, l'amour, l'orgueil, le reſſentiment, qui partagent mon ame, qui s'y confondent, ſeront également ſatisfaits. Roſemont n'aura point de regrets à former: ſon état, auſſi brillant qu'il le fut autrefois, & du côté de l'ambition même, & du côté de la fortune, ne pourra exciter que l'envie; peut-être ſurpaſſera-t-il ſes vœux. Mais, diſpoſez de ſon ame, par le ſentiment de la reconnoiſſance: Anglois, indépendant, fier & malheureux, il réſiſteroit à mes offres; c'eſt ſur ſa ſenſibilité que je compte. Obtenez qu'il marque à ſa fille, pour qui rien ne ſeroit auſſi pénible que de l'affliger, qu'il ſouhaite qu'elle l'acquite envers moi. Dites que mon amour eſt extrême; dites que mon déſeſpoir l'égalera, ſi je ne l'obtiens point; que j'ai refuſé les plus grands partis de l'Eſpagne, que je dédaigne les titres, les richeſſes, tout, hors la vertu, & que j'adore celle de Stéphanie, plus encore que ſa beauté. Inventez, ſur le compte de Ximenès, tout ce qui peut le rendre odieux à Roſemont: peignez-le, vous le pouvez, des plus noires couleurs; mais, plutôt, de peur de lui donner des ſoupçons qui nuiroient à la confiance qu'il faut que vous lui inſpiriez, que d'autres que vous, le perdent dans ſon eſprit! Je rougis d'employer de pareils détours; j'ai honte de me rabaiſſer, en quelque ſorte, juſqu'à l'infernale Florizene, & une petite Eléonore, ma parente, devenue, depuis leur liaiſon, preſqu'auſſi inventive qu'elle en méchanceté: mais il s'agit de réuſſir, n'importe le moyen. Je leur laiſſe même le plaiſir de croire qu'elles me trompent; elles me ſont néceſſaires. Adieu; que la réponſe de celui que j'appelle encore Sidley, s'il eſt poſſible, ne tarde point. Songez à mon impatience; veillez à mes intérêts, & ſoyez tranquille ſur les vôtres.

LETTRE XXXIX. De Dom Lope, à Dom Almanza.

Le titre de votre ami, quoiqu'il m'enorgueilliſe, me touche bien plus encore.

Depuis long-tems, le reſpectable Almanza avoit des droits à ma confiance; il poſſédoit toute mon eſtime, lorſqu'à peine je lui étois connu. Enfin, quelle que ſoit mon amitié pour Dom Fernand, malgré ma joie de le revoir, elle n'a pu être entiere, puiſque je ne vous ai point trouvé à mon retour.

Que vous dirai-je, hélas! de ſon état actuel? Vous en avez été le témoin, le confident: lui-même vous a ouvert ſon ame; elle n'eſt point faite pour changer: que dis-je? elle ne le doit point.... Ceſſer d'adorer Stéphanie!.... O Dom Almanza! je l'ai vue: mon malheureux ami ne ſe guérira jamais. Eh! comment ſeroit-on infidele à tant de charmes & de vertus? Je cherche, autant qu'il m'eſt poſſible, à rappeller ſa raiſon & ſon courage: mais, plus ſon ame eſt ſublime & fut indifférente, moins, lorſqu'elle a trouvé enfin le ſeul objet digne de la fixer, moins il faut eſpérer qu'elle y renonce. Mes vains conſeils me révoltent moi-même. Je lui oppoſe des devoirs affreux; je le déſeſpere; je lui parois inſenſible.... Ah! plus qu'il ne le croit, je plains ſes tourmens: il m'en coûte, pour lui cacher à quel point j'admire celle qu'il adore; il m'en coûte, ſur-tout, pour me contraindre à lui faire quelque éloge de Florizene: lui, ſon époux! quelle union fut jamais moins aſſortie? Inconcevable & barbare uſage, de ſacrifier tout aux convenances des rangs, des fortunes, & d'unir les cœurs qui ne ſont pas faits pour s'aimer! Combien de maux en réſultent! combien j'appréhende pour Fernand! combien il eſt malheureux de voir Stéphanie, de la voir ſans ceſſe, ne pouvant être à elle! Eh! quoi! ſi dignes l'un de l'autre!... ne craignez pas cependant, que j'oublie tout ce qui les ſépare. Ce n'eſt ni Roſemont (à titre de rival, du moins), ni la diſtance d'état. Stéphanie n'avoit pas beſoin de naiſſance, pour être préférable à tout; mais, quelque myſtere que vous me faſſiez de la ſienne, je l'ai pénétrée. Dieu! quel enchaînement de malheurs! quelle conduite intéreſſante! que ſa poſition eſt peu faite pour elle! Enfin, ſon ſecret, que je ne vous demande point; ſon ſecret, ſans m'avoir été confié, eſt devenu le mien. Je l'avois déja preſſenti: la nobleſſe vraie, les propos, le maintien & l'éducation diſtinguée, qui me frapperent en elle, me laiſſerent peu d'incertitudes; aujourd'hui, je n'en ai plus. Elle étoit chez la Marquiſe: le Duc de Médina m'y avoit amené. Fernand ſortit, preſque auſſi-tôt que Florizene & Eléonore s'y préſenterent. Toutes les deux en parurent piquées. Madame de Céléria rêvoit profondément: nous l'imitions. Florizene adreſſoit toutes ſortes de complimens à Stéphanie (& ils avoient l'air de l'exagération, quoiqu'elle ne la louât point autant qu'elle le mérite). A propos, ajouta-t-elle, ce Milord Roſemont qui vous intéreſſe, eſt-il vrai qu'il a une fille, perſonnage, dit-on, très-médiocre, quoique très-vanté? L'étonnement, la peine & l'altération la plus vive, ſe peignirent alors ſur le viſage de Madame de Céléria: elle interrompit ſa fille avec humeur. Vous ſeriez trop heureuſe, lui dit-elle, d'avoir ſa beauté, ſon eſprit, & ſur-tout ſon ame.

Stéphanie baiſſa ſes grands yeux, les plus touchans qui ſe ſoient offerts aux miens.

Florizene, en rougiſſant de fureur, reprit, du ton le plus faux, que, de tous ſes avantages, elle ne lui envioit qu'un éloge auſſi précieux; &, en regardant Stéphanie: Miſs, vous devez être contente; car, je ſuppoſe, quoique vous ne la défendiez pas, que vous avez quelque amitié pour elle. Je ſais, répondit alors Stéphanie, ce qu'elle feroit, ſi elle pouvoit vous entendre: elle apprécieroit l'indulgence de Madame; cette indulgence lui paroîtroit un bienfait: le contraire ne lui ſembleroit point une offenſe; & ſon cœur ne ſeroit que reconnoiſſant. Ce peu de paroles, l'air modeſte & plein d'une dignité douce, dont elles furent accompagnées, les careſſes que lui fit Madame de Céléria, la malignité de Florizene, ſa confuſion, le mécontentement de la Marquiſe, & les malheurs de Roſemont, & l'attachement qu'a pour lui votre belle pupile, & je ne ſais combien d'autres motifs réunis, m'ont ouvert les yeux. Vous n'appréhenderez point que j'en faſſe part à Dom Fernand: il eſt important de lui taire ce que j'ai démêlé. La ſeule choſe qui puiſſe commander encore à ſon amour, c'eſt la perſuaſion qu'un autre eſt aimé: s'il la perdoit, il ne ſeroit plus le maître de renfermer ſes ſentimens. Stéphanie, hélas! Stéphanie eût-elle contre elle l'univers, il braveroit tout, & n'en deviendroit que plus malheureux, en la déſeſpérant: mais!... quelle compagne, ô Ciel! quelle compagne pour Fernand, que Florizene! Je me flatte toutefois, que la gloire fera bientôt quelque diverſion dans ce cœur auſſi héroïque qu'il eſt paſſionné.

La guerre s'apprête: Albohacen commence contre nous des hoſtilités que Ferdinand réprimera. Puiſſe le héros que nous aimons, toujours glorieux & triomphant, retrouver, loin de Stéphanie, le repos ſi difficile à conſerver près d'elle! puiſſe-t-il encore ne pas troubler le ſien! Florizene & Eléonore me paroiſſent liguées enſemble. La premiere n'a que de l'orgueil: l'autre, peut-être, a une ſorte d'excuſe. Je les connois enfin, & j'avoue qu'elles m'en avoient impoſé juſqu'à ce jour. A les entendre, Félici me veut un bien, dont je le diſpenſe. Il m'a fait des offres de ſervice: je l'ai prié de croire que j'étois bien loin d'aſpirer à la faveur, & que les graces méritées par des actions, étoient les ſeules que je puſſe ambitionner. Autant que ce Miniſtre en eſt ſuſceptible, je le ſoupçonne d'être l'adorateur de Stéphanie.

Le Duc de Médina, digne de lui rendre hommage, eſt auſſi ſurpris qu'enchanté d'elle. Adieu! .... L'on ne peut vous être auſſi attaché que Dom Lope.

LETTRE XL. De Florizene, à Eléonore.

Voici une lettre de Dom Fernand, que j'ai ſurpriſe: liſez....

Dom Fernand Ximenès, à Dom Almanza.

„O Dom Almanza, auriez-vous cru que je puſſe jamais vous entretenir de mon bonheur? Ferdinand va punir le manque de foi d'Albohacen, & venger la priſe de Zaphara . J'eſpere trouver au ſein de la gloire, le terme de mes infortunes. J'échappe à Florizene, à Stéphanie, à l'objet de la paſſion la plus tendre & la plus malheureuſe, à celui de mon averſion, à tous les maux, à ceux même de la jalouſie. J'ai déclaré, pour qu'on ne preſsât plus mon affreux hymen, que ſervir l'Etat étoit mon premier devoir; qu'enſuite on verroit mon ſort pour jamais fixé....... Il le ſera dans la tombe, la victoire y peut conduire.... il m'en coûte de vous quitter pour toujours. Je combattrai près de mon Souverain, de mon pere, de Dom Lope; & vous ſeul, ô mon ami, ſerez l'objet de mes regrets: vous ſeul! ... que dis-je?... Ah! vous ne le croyez point! moi, je m'arracherois ſans peine à Stéphanie! Je lui dirois tranquillement un éternel adieu!

“O divine Stéphanie, quelle que ſoit votre indifférence, vous aurez mon dernier ſoupir: mais vivre ſans eſpoir de vous plaire, vivre enchaîné à une autre que vous, vivre l'époux de Florizene!... Une pareille exiſtence ne ſeroit qu'un ſupplice: le mien n'a que trop duré: cruel .. il me falloit renfermer mon ami!.. amour, brûlant de tous ſes feux, m'armer d'un dehors calme .... vous m'avez envié juſqu'à mes tourmens! vous vouliez me guérir, conſoler mon cœur! Ah! que vous avois-je donc fait? ces tourmens, quelque affreux qu'ils ſoient, Stéphanie en eſt la cauſe.... Stéphanie! ô Ciel! ... Dom Almanza, veillez à ſon bonheur; & ſouvenez-vous toujours de l'amitié de Ximenès“. Partagez mon injure, & ſervez ma vengeance! je vous ai affranchie de ces miſérables ſcrupules, dont j'ai rougi pour vous, dont vous avez rougi vous-même: mon cœur compte ſur le votre... quoi! ce n'eſt point le deuil de Madame de Céléria, qui a différé mon hymen; c'eſt l'indigne amour de Fernand! ſa perfide lettre me décide, & par malheur, je n'en puis faire uſage contre Stéphanie! elle prouve ſeulement, qu'on l'aime, qu'on l'idolâtre, & non pas qu'elle y ſoit ſenſible: mais le moment eſt venu de perdre Sidley ou Roſemont. Félici a reçu notre parole de ne rien entreprendre, ſans lui en faire part: Eh bien! que ſignifie cette promeſſe? eſt-ce qu'il y compte? eſt-ce qu'à notre place, il y ſeroit fidéle?

S'il m'avoit délivrée de Stéphanie, ſoit en l'épouſant, ſoit en la faiſant enfermer dans un Cloître (je lui en avois fourni le prétexte), s'il avoit exécuté l'un ou l'autre de ces projets, j'aurois pu alors garder le ſilence. Qu'a-t-il fait? ſa main a été offerte & refuſée: cependant il n'eſt point encore vengé. Et je m'aſſujettirois à ſes lenteurs!

Répondez-moi: me rendrez-vous le ſervice, mais ſur l'heure, mais ſans tarder davantage, de faire agir ce mortel ſuperſtitieux, à qui le prétexte de la religion fera tout faire? Il faut que tout nous ſerve, juſqu'au fanatiſme. Cet homme dénoncerat-il Roſemont? Je me charge de ſavoir, d'ici à peu de jours, le lieu qu'il habite.

S'en emparer auſſi-tôt, ne ſera pas impoſſible: rien ne l'eſt, quand on ſait vouloir.

Vous me demandez comment Fernand peut en être ſi jaloux, ſur de ſimples conjectures? Votre queſtion m'étonne. Je croyois vous avoir appris que c'étoit grace à mon zele; & ſa lettre en prouve les heureux effets. Oui, je lui ai fait donner de faux avis, par cet Anglois que Madame de Celéria protege. Il eſt intéreſſé, plein d'adreſſe, intrigant: en lui promettant que votre oncle Félici prendroit ſoin de ſa fortune (& déjà il lui a fait donner un emploi conſidérable), je l'ai ſoumis à mes ordres. Il a dit à Fernand, qui le queſtionnoit ſans ceſſe ſur l'Angleterre, qu'on ne ſavoit point ce qu'étoit Stéphanie, mais qu'elle adoroit Milord Roſemont: il lui a fait, d'un air de vérité, les diſcours les plus faux. Il s'eſt fait preſſer pour parler; & ſes confidences ont été telles, que Fernand, ne pouvant plus les ſoutenir, a fini par lui impoſer ſilence. En voilà trop, ſur le paſſé: je n'y ajoute plus qu'un mot. Ferdinand, vous a dit Félici, en nommant le Duc Ximenès Grand-Maître de l'Ordre de Calatrava, a appuyé ſur l'importance de terminer, avant la guerre commencée, le mariage d'un fils, le ſeul héritier de ſon nom; mais ce n'eſt point aſſez: il falloit qu'il parlât en maître, & c'étoit à Félici de trouver les moyens d'y amener le Monarque. Depuis l'inſultante lettre que je vous envoie, je déteſte Fernand, plus encore qu'il ne lui eſt poſſible d'aimer: il cherche la mort, & peut-être que mes vœux, d'accord avec les ſiens.... je l'accablerai du moins des maux de ſa Stéphanie. Que je les hais tous deux, & qu'il me ſera doux de m'en venger!

LETTRE XLI. De Stéphanie, à Clarence.

Il falloit vous croire; il falloit fuir!.... eh! le pouvois-je? Une force invincible, l'aſcendant le plus cher, .... en vain, hélas! Je voudrois m'abuſer encore. Quel aveu, juſte ciel! .... mon cœur m'enchaînoit; je l'ignorois; j'ai trop long-tems craint d'y deſcendre: ô mon amie, ma tendre amie! déjà il appartenoit tout entier à celui .... ma main tremblante s'efforce de pourſuivre: je n'oſe le nommer: je frémis de moi-même. Ah! s'il faut que le plus tendre ſentiment ſoit un crime; combien je ſuis coupable! Lui ſeul, lorſqu'un ſouffle m'animoit à peine, retenoit mon ame prête à m'abandonner; ſon idée ſuſpendoit mes maux, ſoutenoit ma vie: je prenois, pour de l'effroi, le trouble extrême que me cauſoit ſa préſence; & alors, je me croyois ingrate: déja il étoit adoré. J'accuſois Florizene, moi, l'univers, de n'être point aſſez à lui: J'attribuois à mes chagrins le changement de mon ame; mon découragement ne naiſſoit que de ſes peines. Rien n'auroit dû ajouter à ma joie, quand je fus détrompée ſur le ſort de mon pere: eh! bien? celle de Fernand me la rendoit plus ſenſible. L'éviter, m'étoit douloureux; le voir près de Florizene, m'accabloit, ſoit que je cruſſe que l'amour le plus tendre alloit les unir, ou que je craigniſſe le contraire. Incertaine, affligée, combattue, oſant à peine former des vœux, je n'avois de conſolation que mes larmes; & toutefois je m'obſtinois à n'attribuer qu'à ma tendreſſe pour un pere, ce que m'inſpiroit ſon libérateur: mais, ô ma chere Clarence! ſon départ prochain m'a trop éclairée, ... les Eſpagnols marchent contre les Infideles: Dieu! les jours de Fernand (ſon nom m'échappe malgré moi), ſes jours vont être expoſés! mon déſeſpoir a diſſipé mon erreur.

L'amitié s'inquiéteroit, ſans doute; mais elle ne renfermeroit point ſes alarmes; elle oſeroit s'y abandonner. L'excès de ma contrainte, le déchirement de mon cœur, l'état où je ſuis, tout a dû m'apprendre, quel eſt ſur moi l'empire de Fernand.

Combien ſon ſort eſt différent du mien! il vole à la victoire; il n'eſt point de liens auxquels il s'arrache: ſon impatience éclate.

Madame de Céléria s'étoit affranchie des entraves de ſon deuil, pour qu'il ne partît qu'avec le titre d'époux de ſa fille: quoiqu'un mois ne ſe ſoit pas écoulé, depuis le jour, ſi affreux pour elle, d'une ſéparation qui lui eſt toujours préſente, les ſollicitations du Duc de Ximénès l'avoient déterminée. Cependant, emporté par ſa valeur, Fernand a objecté le devoir qui l'appelle: bientôt, a-t-il dit, j'aurai ſatisfait à ce que je dois à mon Souverain, à ma patrie, à moi, & à Florizene. Ceci eſt ignoré d'elle: ô ma chere Clarence, qu'elle eſt heureuſe de n'être point ſenſible! elle ſouffriroit trop, en s'appercevant qu'elle n'a pas les premiers droits ſur celui à qui ſon bonheur la deſtine, ..... Ah! que dis-je? ſon bonheur! il n'a que de l'indifférence, pour elle; ... & je ſoupçonnerois, ... & j'oſerois ſouhaiter .... trop coupable Stéphanie! Quoi! dans cette maiſon, où chacun de mes inſtans fut marqué par les bienfaits de l'amitié!... mes vœux, malgré moi, trahiſſent celle de Madame de Céléria! mon cœur l'offenſe! je ſuis, en ſecret, la rivale de ſa fille: ſa rivale! ah! grand Dieu! je ſuccombe au remord qui m'accable; ... il triomphera de mon ſentiment; il m'en punira, du moins: mais ce n'eſt point aſſez; j'éviterai Fernand. Juſqu'à ce qu'il s'éloigne, je ſaurai me ſouſtraire à l'univers, à tout: eh! que ne puis-je me délivrer de moi-même!.... Quoi! Fernand! quoi! jamais! ... Ciel! j'entends; j'apperçois.... quel eſt mon trouble! Fernand! ... où fuir? où me cacher?... ah! Clarence!...Il eſt parti...... ç'en eſt fait!... je ne puis reſpirer ...... mon ſaiſiſſement eſt affreux: des larmes ſoulageront mon cœur... Fernand, Fernand! puiſſiez-vous ne pas m'aimer! .... dans quel égarement, hélas! il s'eſt offert à moi!..... Dom Lope l'accompagnoit: ils venoient me demander mes ordres, m'a dit ce dernier. Je n'ai pu leur répondre: mes yeux, qui évitoient ceux de Fernand, les ont rencontrés alors. Le plus ſombre déſeſpoir, une conſternation effrayante, y étoient peints. J'ai voulu raſſembler mes forces: mon cœur déchiré ne me laiſſoit l'uſage de mes ſens que pour la douleur. Dès qu'il m'a été poſſible de prononcer quelques mots, j'ai conjuré Dom Lope d'abréger un moment pénible à mon ame reconnoiſſante. Je crains que Dom Fernand, ai -je ajouté, ..... il n'a pas été en mon pouvoir de pourſuivre. Dom Lope, vivement ému, l'entraîne; ils ſortent: je reſte anéantie ..... Florizene paroît, & me prodigue, avec affectation, des ſoins qui me déſeſperent ... enfin me voilà ſeule! ô Clarence! un amour coupable, un amour qui ne peut être que le malheur de ma vie, étoit le dernier coup que le ſort me réſervoit! & dans mon trouble, je n'ai pu le recommander à Dom Lope; je n'ai pu le ſupplier de veiller ſur les jours de ſon ami, ces jours que je racheterois, mille fois, des miens! infortunée! où ſuis-je?..... que vais-je devenir? Ma Clarence, que tant de foibleſſe, de ma part, ne vous effraie point! je vivrai malheureuſe, & non criminelle: j'adorerai Fernand, qui ne le ſaura jamais, qui ne me reverra plus, ..... qui ne me reverra plus! O Ciel! ... & je vivrois! & c'eſt moi qui oſe dire que je l'adore! .... Dieu! ..... ſi je n'étois plus digne de la tendreſſe d'un pere; ſi je ne méritois plus la vôtre! .... mon amie, j'ai trop long-tems retenu mes larmes; elles s'échappent en abondance: puiſſent-elles, hélas! couler dans votre ſein! elles me ſuffoquent ... adieu.

LETTRE XLII De Florizene, à Eléonore.

A deux heures après minuit.

Enfin, mon bonheur approche! que dis-je? il commence. Je jouis de l'infortune de ma rivale; je viens d'en être témoin. Elle aime Fernand, non pas plus que je ne le hais; mais ſa tendreſſe eſt telle, que déja ſes maux ſuffiroient à mon ame, ſi l'orgueuil offenſé pouvoir s'appaiſer jamais, & ſi le deſir d'une juſte vengeance devoit avoir des bornes .... O Ciel! les tourmens que je lui prépare ne pourront-ils égaler l'idolâtrie qu'on a pour elle? Cette crainte eſt affreuſe, & n'eſt que trop fondée. La lettre que je vous ai envoyée, qui vous révolta, qui me parut le comble de l'outrage, ne peut vous donner une idée de l'état où j'ai vu Fernand. Je paſſois près de l'appartement de Stéphanie: il en ſortoit, il venoit de prendre congé d'elle. Jugez de ſon déſordre, de l'excès de ſon déſeſpoir, puiſque mon indignation ne m'empêcha pas de le voir preſque auſſi puni que coupable! le diſcret Dom Lope cherchoit inutilement à le ſouſtraire à mes regards: l'un & l'autre ne pouvoient ſe diſpenſer de me demander mes ordres. Je les aſſurai de mes vœux; ils partirent: mais il m'importoit ſur-tout de connoître l'effet des adieux que Stéphanie venoit de recevoir. J'entrai chez elle; je la trouvai ſeule & preſque mourante: mieux j'en pénétrai la cauſe, moins j'eus l'air de la ſoupçonner. Je multipliai mes ſoins, en proportion de ce qu'ils la déſoloient. Muette, oppreſſée, dévorant des larmes, ne pouvant proférer une parole, elle fut aſſez long-tems dans cet état, pour qu'une autre à ma place, n'eût pas manqué d'appeller du ſecours; mais perſonne que moi n'avoit vu Ximenès ſortir de chez elle; je n'aurois pu la confondre: je n'avois que la reſſource de l'accabler par ma préſence, par ma ſurpriſe feinte, mes alarmes prétendues, mes démonſtrations & mes careſſes. Dès qu'il lui fut poſſible d'articuler quelques mots, elle m'aſſura avec embarras de ſa reconnoiſſance: & cette odieuſe Angloiſe ſe flatte de m'en devoir?

Que ſait-on? elle ſe fait des reproches peut-être! mais oſeroit-elle me plaindre?

Ah! croyez-moi: je lui apprendrai à ne gémir que ſur elle du malheur d'être ma rivale. Elle me dit enfin qu'elle ſe ſentoit mieux, & me conjura de la laiſſer ſeule: elle l'obtint. J'avois quelques inſtructions à donner à celui des gens de Ximenès, qui le trahit pour moi; je la quittai. Après quelques inſtans, je voulois retourner près d'elle, & ſuivre à loiſir tous les degrés de ſa douleur: j'appris que la Marquiſe & Dona Almanza y avoient ſuivi le chef du Tribunal, averti, graces à nous, de l'évaſion de Sidley: cette nouvelle, vous a-t-on dit, a excité ſa fureur; & ſans doute il venoit annoncer à Stéphanie, qu'il alloit ſévir contre l'auteur de ſes jours: tout me le fait croire, l'habit qu'il porte, la juſtice, ſon devoir, ſur-tout la fidelle compagnie que ma mere a tenue depuis cet inſtant à l'objet de ma haine, pour qui ſa ridicule amitié éclate de plus en plus. Elles ont paſſé le reſte de ce jour enfermées avec Dona Almanza, inviſibles à tous les yeux, inacceſſibles aux miens: ſachez même qu'en ce jour, Madame de Céléria, honorée à la fois, & du titre de Dame d'honneur de la Reine, & d'une viſite de cette Princeſſe, non contente de ne m'avoir point alors appellée près d'elle, n'a daigné m'en faire part qu'après avoir été conſoler les douleurs de ſon Angloiſe. Elles ſont donc à leur comble! & que m'importe le reſte?

Cependant, au milieu des charmes de l'eſpoir, une réflexion m'affligea. Stéphanie aura trouvé dans ſes nouveaux chagrins un prétexte au plus ſenſible de tous, à celui du départ de Fernand. Quoi qu'il en ſoit, elle paiera cher le foible avantage de tromper quelque tems encore la tendreſſe de Madame de Céléria; bientôt ſes yeux ſeront ouverts: en attendant j'empêcherai même que Félici ne puiſſe garantir cette étrangere, ſi funeſte à mon repos, du ſort que je lui deſtine. Depuis que vous avez oſé parler d'elle très-légérement, vous êtes devenue ſi ſuſpecte à la Marquiſe, que je m'apperçois de ſes inquiétudes, lorſque nous avons quelques entretiens particuliers: la prudence veut que je les évite; l'amitié nous les rend néceſſaires. J'emploie une partie de mes nuits à vous écrire: le ſommeil me fuit, mais non le courage; & ma confiance en vous l'auroit fortifié, s'il avoit eu beſoin de l'être.

A dix heures du matin.

On me remet votre lettre: quel heureux jour! quoi! vous êtes sûre que des émiſſaires, myſtérieuſement envoyés par le Tribunal qui avoit proſcrit l'Anglois, ont reçu l'ordre ſecret de faire des recherches , & de s'en emparer, dès qu'ils auront découvert les lieux où il ſe cache. Dans peu on le ſaura: dans peu ſon ſupplice & l'opprobre qui en réjaillira ſur ſa fille, me délivreront de l'un & de l'autre.... Eléonore, ma chere Eléonore, je triomphe! je n'avois point d'idée de la joie que j'éprouve. Mais comment ſe peut-il que de vaines frayeurs rentrent encore dans votre ame & la dégradent? Ah! point de remords! le ſuccès légitime tout.

LETTRE XLIII. De Dom Almanza, à Dom Fernand Ximenès.

Je ne reçois point des adieux funeſtes!...

Eſt-ce bien Dom Fernand Ximenès, l'amour & l'honneur de la Caſtille, l'illuſtre deſcendant de pluſieurs grands Rois, qui ne marche à la gloire, que pour y trouver la mort? Le mortel à qui ce reproche peut convenir, n'eſt pas même l'amant de Stéphanie; elle lui inſpireroit des ſentimens plus dignes de tous deux. Je ne reconnois point un héros, dans un homme égaré, que ſa paſſion domine, qui n'appartient ni à l'amour, ni à l'amitié, ni au devoir.

Celui d'un citoyen, d'un ami de la vertu & de l'humanité, eſt de ſe conſerver pour elle, pour la ſervir, lui être utile, & ſur-tout par des exemples. Deſcendez dans votre cœur: quels ſont ceux que vous donnez en ce jour? Oſez-vous vous prévaloir de cet oubli de l'univers, de cette préoccupation de ſoi, de ce détachement des liens même de la nature, qui nous rend perſonnels, ingrats, inhumains! Et l'on ſe croit ſenſible! & l'on oſe parler de courage, lorſque, n'écoutant que ſon déſeſpoir, on y livre ſes amis, ſes proches, hélas! & tant de malheureux, dont on eſt l'appui!

Nulle reſſource ne vous reſte, dites-vous? Eh quoi! eſt-il un plus beau partage, que de ſoulager l'indigence, de conſoler l'infortune, de lui prodiguer ſes ſoins, ſes ſecours, de lui conſacrer ſa vie? Tels ont été, juſqu'ici, les plaiſirs de la vôtre; & tels furent vos vrais triomphes: leur terme ſeroit-il venu, & faut-il déjà que je vous pleure? Daignez me croire; vous vous abuſez, lorſque vous attribuez à Stéphanie l'aveugle délire qui vous poſſede. Si, comme vous vous le perſuadez, des tourmens, dont elle eſt l'objet, vous étoient chers, ils vous feroient ſupporter le regret de ne pouvoir unir votre ſort au ſien; & ne fût-ce, en un mot, que pour protéger en elle l'innocence, que pour l'honorer par votre hommage, ſupérieur au deſtin même, quand vous êtes en droit de l'accuſer, vous ne lui auriez pas donné ſur vous l'avantage d'anéantir vos forces: Stéphanie, dont vous parlez, Stéphanie en a trouvé au plus fort de ſes peines. Oſeriez-vous lui comparer les vôtres? Tout vous appelle au faîte des honneurs; la voix publique, & votre naiſſance. Un pere, dont, juſqu'à ce jour, vous fûtes la gloire, & votre Roi, & votre patrie vous chériſſent également; les plus douces conſolations vous ſont offertes: mais, Stéphanie, l'infortunée Stéphanie, preſque ſeule au monde, privée de celle qui la porta dans ſon ſein, tremblante pour un pere à peine échappé à ſes bourreaux, loin de lui, loin des lieux qui l'ont vu naître, n'ayant d'aſyle que chez des étrangers, vivant parmi eux, ſans nom, ſans état, ſans eſpoir de bonheur: Stéphanie ſupporte tout; & vous ne ſavez rien ſouffrir! Son ſexe, je le ſais, dont nous traitons la douceur de foibleſſe, & la patience d'habitude; ſon ſexe, & ſur-tout par ſa conſtance dans les revers, a ſouvent fait honte au nôtre: mais, que ce ſoit à vous! que vous conſentiez à être au-deſſous de lui, à n'être plus qu'un homme ordinaire! voilà ce qui doit me ſurprendre & m'affliger.

Pardonnez ce langage, trop vrai peut-être: mais je ne dois rien ménager, lorſqu'il s'agit de votre gloire. J'oſe vous le dire, puiſqu'en vous l'amour lui eſt contraire, il faut l'abjurer; il faut perdre juſqu'au ſouvenir de Stéphanie! Vous le devez à vous-même; vous le devez à elle. Votre ſentiment, quelque renfermé qu'il ſoit, l'offenſe, lorſqu'il vous dégrade. Vous pouviez en faire une vertu. Alors, d'autant plus eſtimable que vous êtes plus ſenſible, auſſi grand au ſein de l'infortune, auſſi courageux que Stéphanie (car n'eſpérez pas pouvoir l'être davantage), vous euſſiez fait rougir le ſort, de vous avoir à jamais ſéparés: alors, Almanza eût partagé vos peines ſans amertume, puiſqu'il n'auroit point ceſſé de vous admirer.

Dom Lope, que vous pénétrez de douleur, Dom Lope, dans l'excès de la vôtre, a craint de vous montrer le fond de ſon ame; mais elle eſt toute entiere dans une lettre que je viens de recevoir de lui: liſez ce qu'il me mande: „Fernand, devenu cruel pour lui même, ne ſupporte aujourd'hui ma préſence, que parce qu'il ne me voit, ni ne m'écoute. Une triſteſſe farouche, le plus morne accablement, ont ſuccédé aux tranſports qui l'agitoient: j'ai cru qu'il expireroit, en quittant Stéphanie.....

“Florizene, qu'il rencontra, en ſortant de chez elle, & que je ne pus éviter (car, pour lui, il ne l'apperçut pas), Florizene n'a que trop vu, ſans doute, le déſordre inexprimable de mon malheureux ami. Dès que nous fûmes hors de cette maiſon, il ſe précipita, avec une ſorte de fureur, dans la voiture qui alloit nous entraîner loin d'elle: tous ſes mouvemens étoient convulſifs; ils ne ſe connoiſſoit plus. La foule du peuple, dont il eſt l'idole, attirée ſur ſon paſſage, s'écrioit: Ximenès, notre eſpoir, ce jeune héros va combattre... Nous ſommes sûrs de vaincre. Mille acclamations ſemblables ne le rappellerent point à lui-même.

“Lorſque nous fûmes à quelque diſtance de Madrid (juſques-là il n'avoit pas prononcé une parole), il jetta encore les regards les plus douloureux ſur cette ville où eſt renfermée celle qu'il adore: des cris lugubres lui échapperent. Avec le plus vif attendriſſement, je le ſerrai dans mon ſein: d'abord il s'en arracha. Elle n'a parlé qu'à vous, s'écria-t-il, du ton le plus amer! Puis, m'ouvrant ſes bras, & ſe précipitant dans les miens; Dom Lope, abandonnez un furieux, ſourd à la raiſon, inſenſible à l'amitié, à qui tout peſe, que tout irrite, pour qui la vie n'eſt plus qu'un ſupplice!....

“Voyant l'impreſſion que me faiſoient ces mots: Je vous aſflige, pourſuivit-il; je devois me contraindre. Reprenant enſuite un air plus calme; Croyez du moins que Ximenès ne peut ceſſer d'être votre ami; croyez que, juſqu'à ſa derniere heure,.... Il s'arrêta: je voulus haſarder quelques repréſentations; il ne parut point m'entendre: j'ai cru devoir imiter ſon ſilence; ma conſternation eſt preſqu'égale à la ſienne: je crains tout de ſon déſeſpoir; en vain il chercheroit à le contraindre. Son ſommeil même ne ſuſpend point ſes maux. Lorſqu'un léger aſſoupiſſement s'empare de ſes eſprits, il appelle la beauté qui lui eſt trop chere; il l'implore: heureux, trop heureux Roſemont, s'écrie-t-il! Ses yeux s'ouvrent; il ſemble frémir de ſon égarement, & retombe plus accablé. Demain, nous ſerons en préſence de l'ennemi: il brûle d'être à ce moment. Il ne prend nul repos; ſon impatience a je ne ſais quoi de funeſte, qui m'épouvante. Mais je partagerai ſes dangers, je pourrai l'en garantir peut-être; &, ſi c'eſt la mort qu'il cherche, nous la trouverons enſemble, &c.....“

Ah! Ximenès, Ximenès! & c'eſt ainſi qu'un héros vole à la victoire! ... N'importe; malgré vous, je m'obſtine à le croire; vous vous efforcerez de conſerver à Stéphanie un protecteur, à l'Eſpagne, un ſoutien, à Dom Lope & à moi, l'ami le plus précieux, & le plus aimé.

P. S. Je quitte demain l'Angleterre, & retourne en Eſpagne, avec la joie de laiſſer parfaitement rétablie celle dont le danger m'alarmoit.

LETTRE XLIV. De Dona Almanza, à Miſs Clarence.

Tandis qu'Almanza s'éloigne, à regret, de l'aimable Clarence, ſans toutefois (j'aime à le penſer) qu'un regret ſi juſte l'empêche d'être ſenſible au plaiſir de revoir la compagne de ſon ſort, l'amie fidelle, dont il fait le bonheur, pendant qu'il ſe rapproche de l'Eſpagne, & qu'il ſe croit heureux, il vient, hélas! de courir le riſque de n'y trouver que des ſujets d'amertume, des cœurs au déſeſpoir, & le mien même, au moment de ne plus ſentir que de l'horreur pour la patrie de mon époux.

O ma charmante couſine! telle étoit ſa poſition, ſi la trame la plus noire, ſi un complot déteſtable, qui devoit perdre, à jamais, Stéphanie, n'eût tourné à ſon avantage. Que cette aſſurance vous tranquilliſe! Le Ciel la protege; il le doit. Ne craignez rien pour elle; & n'appréhendez pas que je vous laiſſe languir dans l'impatience de ce que j'ai à vous confier.

Il n'y avoit que peu d'inſtans que j'étois arrivée chez Madame de Céléria: elle me faiſoit part du déſordre des adieux de Ximenès; ils lui cauſoient une triſteſſe profonde. Seroit-ce, me diſoit-elle, quelque preſſentiment funeſte? Cette idée lui étoit pénible; mais pouvois-je la diſſuader? Mes ſoupçons ne ſortent pas de mon cœur: puiſſent-ils n'être que l'effet d'une crainte ſans motif! Puiſſé-je, ſur-tout, être la ſeule qui oſe attribuer! ..... Reprenons mon récit. Peu accoutumée à feindre, je cherchois à répondre à Madame de Céléria, & ne trouvois rien à lui dire, lorſqu'une de ſes femmes, inquiete, éplorée, nous interrompt, pour nous apprendre que le chef de l'Inquiſition eſt chez Stéphanie! Madame de Céléria devient pâle, tremblante; mais l'amitié lui donne des forces: auſſi agitée qu'elle, je la ſuis; nous trouvons Stéphanie baignée de larmes, & preſque déſaillant, dans les bras d'Auguſtine, cette fidelle Angloiſe, auſſi attachée à ſa jeune maîtreſſe, qu'elle le fut à Milédi Roſemont. Dès que Stéphanie nous apperçoit, elle étend ſes bras vers nous: ſauvez plus pere, s'écrie-t-elle! Obtenez, ô les plus généreuſes de toutes les amies, que je prenne ſa place! C'eſt moi qui l'ai perdu; c'eſt moi qui l'ai ſouſtrait, malgré lui-même, malgré ſon reſpect pour les loix rigoureuſes..... Les forces & la voix lui manquent: elle tombe évanouie, aux pieds de Torquemada (c'eſt le nom du chef de l'odieux Tribunal); il cherchoit en vain à détourner ſes yeux d'un ſpectacle ſi déchirant: la beauté, la vertu, le malheur, ont un pouvoir auquel ne peut pas toujours échapper l'ame la plus féroce. Pendant qu'il y réſiſtoit, & que nous donnions les ſoins les plus empreſſés à Stéphanie, on accourt; on annonce à Madame de Céléria, qu'Iſabelle, Reine de Caſtille, dont elle eſt extrêmement aimée, vient l'honorer de ſa viſite. A cette nouvelle, Torquemada frémit: Madame de Céléria paroît plus calme; & l'eſpoir rentre dans mon cœur.

Stéphanie cependant ne revenoit point à elle: la Marquiſe la recommande à Auguſtine, & va recevoir Iſabelle.

Le premier ſoin de cette Princeſſe, que ſes ſujets adorent, & que l'univers admire, eſt d'apprendre à Madame de Céléria, qu'elle vient de la nommer à la place de Dame d'honneur , qu'elle auroit envié à une autre le plaiſir de lui en annoncer la nouvelle. Madame de Céléria, que tant de bontés pénetrent, tombe à ſes genoux, ſans pouvoir exprimer ſa reconnoiſſance; mais après avoir obtenu, qu'excepté Torquemada & moi, les autres reçuſſent l'ordre de ſe retirer: J'euſſe voulu, dit-elle à la Reine, conſacrer mes jours à votre Majeſté; heureuſe, trop heureuſe s'ils avoient été dignes de lui être offerts! mais au lieu des honneurs, de la gloire, de la haute faveur qu'elle daigne me deſtiner, c'eſt la plus ſévere juſtice qu'elle doit, & je vais être l'objet de ſon indignation. Torquemada, pourſuivit-elle, écoutez-moi; en préſence de votre auguſte Souveraine. Stéphanie s'accuſe du crime que j'ai ſeule oſé commettre. Inventez, s'il ſe peut, de nouvelles tortures; vous ne m'entendrez point gémir, pourvu qu'au prix de ma vie, je puiſſe ſauver la ſienne & celle de ſon pere: elle n'a pu le ravir aux dangers qui le menaçoient; elle étoit dans les bras de la mort. Reſpectez ſon innocence & ſon infortune. Je n'ai point les mêmes droits à la clémence & aux bontés de ma Reine.

Malgré mes ſermens & mon devoir, j'adorois Sidley: s'il l'ignora toujours, mon cœur n'en fut pas moins infidele; depuis long-tems il brûle d'un feu que mes remords n'ont point ſuffi pour expier: la peine m'en eſt due, & c'eſt moi en un mot qui, bravant tout, l'ai arraché de vos mains. J'oſe réclamer pour lui, pour ſa fille, & contre moi, l'équité d'Iſabelle. Ni l'une ni l'autre ne ſont coupables, m'écriai-je. Il ne me fut poſſible de proférer que ce peu de mots. La ſurpriſe, & plus encore l'admiration d'une ame ſi héroïque, avoient ſuſpendu mes eſprits. Torquemada ſembloit partager au moins mon étonnement. Iſabelle fixoit ſur Madame de Céléria des regards attendris, & gardoit le ſilence: j'attendois en tremblant ce qu'elle alloit prononcer...... Venez, ma chere Céléria, lui dit la Reine en lui tendant la main, ſur laquelle la Marquiſe ſe précipita, en l'arroſant de ſes pleurs; venez recevoir votre pardon, que m'arracheroient tant de grandeur d'ame, tant de vertus, & vos nouveaux droits à mes égards, quand vous ne les auriez pas tous ſur mon cœur. Je vous confirme le don de la place, qu'il me ſera plus doux que jamais de vous voir occuper: je prends ſous ma protection Stéphanie & Sidley, ou plutôt Milord Roſemont. S'appercevant alors de notre ſurpriſe, je ſuis inſtruite de tout, continua l'admirable Iſabelle: ce n'eſt ni la Marquiſe, ni Stéphanie, dit-elle à Torquemada interdit & qui avoit paru l'être, ſur-tout au nom de Roſemont, ce ne ſont point elles qui vous ont enlevé votre priſonnier: je fais, en s'accuſant, combien elles ſont généreuſes; le Ciel a tout conduit: n'allons point contre ſes décrets; ne cherchez point à pénétrer de quels moyens il lui a plu de ſe ſervir? Qu'il vous ſuffiſe d'apprendre que déſormais il ne dépendra plus que de Ferdinand & de moi. S'il vous falloit des preuves de ſon innocence, vos maîtres ayant décidé de l'abſoudre, n'ont rien à ajouter pour ſa juſtification. C'en eſt trop, s'écrie Torquemada: non, Madame! ne craignez pas que j'oſe combattre les diſpoſitions de votre ame magnanime.

Le Ciel vous inſpire; il ſe déclare: je cede à ſes ordres, aux vôtres. Que j'euſſe été à plaindre, s'il m'avoit fallu étouffer la voix de la reconnoiſſance! le nom de Roſemont doit m'être précieux. L'auteur des jours de celui que je croyois Sidley, ſauva aux miens l'honneur & la vie; s'il eût été coupable, mon miniſtere vouloit que je fuſſe inflexible; il n'eſt point de liens que ne doive briſer le zele de la Religion, & ma conſcience eût fait taire tout autre ſentiment: mais je les puis accorder, & je me dévoue avec joie à des intérêts, que votre appui me rend plus recommandables encore. Je ne reſpirois point pendant cet entretien: il eſt impoſſible de vous peindre l'état de la Marquiſe. Eh bien! refuſerez-vous encore, lui demanda la Reine, ce que mon amitié vous offre? Ah! Madame! s'écria la Marquiſe: elle n'en put dire davantage; mais que ſes pleurs, ſon trouble & ſon ſilence étoient expreſſifs! allez raſſurer Stéphanie, reprit Iſabelle: je veux la connoître; je veux dès demain que vous me l'ameniez, ſans toutefois, dit-elle encore à Madame de Céléria, qu'elle ſoit connue pour Miſs Roſemont: & alors cette Princeſſe adorable, laiſſant nos cœurs pénétrés de ſes bontés ainſi que de ſes vertus, emporta ce pur hommage, le ſeul digne de la vraie grandeur & de la bien-faiſance qui en aſſure les droits. Auſſi-tôt, nous volons chez la charmante Miſs. Torquemada, ſoit raiſon de politique, ou qu'une fois ſon cœur ait pu ſe laiſſer émouvoir, veut lui confirmer ce que nous brûlons de lui apprendre. Nous la retrouvons immobile, inanimée: enfin, elle revoit la lumiere. Prête à ſuccomber encore à l'aſpect de Torquemada, elle rappelle tout ſon courage, & s'indigne de ce qu'il la conſole.

Penſez-vous, lui dit-elle, que vos menaces aient pu me faire trembler pour moi? Nos tranſports lui paroiſſent inexplicables: notre trouble nous laiſſe à peine la faculté de nous faire entendre: elle n'oſe croire aux bontés de la Reine: Torquemada lui promet en vain de ne chercher qu'à les entretenir; elle craint qu'il ne l'abuſe: inſtruite enfin de ce qu'elle doit à l'ame la plus ſublime, pénétrée, ſaiſie, hors d'elle-même, elle s'élance vers la Marquiſe qui la preſſe dans ſes bras; &, ſans pouvoir ſe parler, mêlant leurs larmes, livrées à l'abandon des ſentimens les plus doux, elles m'apprirent combien des cœurs ſenſibles ſont loin de pouvoir ſuffire à tout ce qu'ils éprouvent, dans de pareils inſtans: il y en a trop peu, que tout ceci s'eſt paſſé, pour que Stéphanie puiſſe déja vous écrire; elle le voudroit en vain: cette étrange alternative de déſeſpoir & de joie, d'horreurs & de félicité, ne lui permet pas d'obéir à ſes vœux. Son ame eſt à vous pour jamais: faſſe le Ciel qu'elle ne ſoit plus déchirée auſſi cruellement! O Clarence, que d'épreuves dans ſa vie à peine commencée! Mais quelle femme que la Marquiſe! quelle amante! quelle amie! &, j'oſe même dire, quelle épouſe! Stéphanie, créature céleſte, & ſi digne d'être heureuſe! ah! quelles que ſoient vos peines, du moins les tréſors de l'amitié ne vous ſont pas ravis! Je retourne près d'elle: je ne vous quitte point, ma chere Clarence! vous êtes l'une & l'autre inſéparables dans mon cœur.

LETTRE XLV. De Clarence, à Stéphanie.

O mon amie! je frémis encore du récit que vient de me faire Dona Almanza. Quoi! toujours des aſſauts à votre ſenſibilité!

Quoi! c'eſt vous qui verſez des larmes, & dont preſque tous les inſtans ſont marqués par de nouvelles amertumes! vous, Stéphanie! .... Ah! Dieu! quel plus affreux ſpectacle, que de voir, ſans ceſſe, la vertu en bute au malheur! Le vice triomphe; &, tandis que le bonheur l'accompagne, c'eſt vous que le ſort accable & perſécute! ...

Mais pourquoi donc ne ſongé-je qu'à vos peines? Ne ſuis-je pas sûre que vous avez, dans la Marquiſe, une amie auſſi tendre que moi? Iſabelle deſire vous connoître, & va vous aimer: elle ſera votre appui; elle ſera celui de l'auteur de votre naiſſance. Vous ne devez plus avoir d'inquiétude ſur une deſtinée ſi chere; &, pour un cœur tel que le vôtre, quelle plus douce aſſurance!

Ah! combien je reſſens le plaiſir de vous voir captiver tous ceux qui vous approchent! Vos vertus ſe communiquent. Ceux même, à qui l'humanité eſt inconnue, cedent, malgré eux, à leur empire; juſqu'au chef rigoureux d'une loi horrible, entraîné (ne pouvant être attendri), ſe voit forcé à vous être favorable. Je ſuis loin de vouloir diminuer le mérite de ce qu'a fait Madame de Céléria: j'adore cette ame ſemblable à la vôtre; tout ce que ſon dévouement offre d'admirable, je ſuis digne de l'apprécier: mais vous lui donnâtes l'exemple. Sans vous, peut-être, elle n'eût été que ſenſible; près de vous, elle eſt devenue héroïque. Cependant, vous pouvez mettre en doute, ſi mon amitié vous eſt toujours due? Cette crainte, vos remords, tant de rigueur pour vous-même, voilà les ſeuls torts que vous ayez.

Mon cœur m'éclaire: ſi vous étiez coupable, il n'en ſeroit pas moins à vous; mais il ſeroit vrai. Ximenès n'a que trop de droits à vos ſentimens; vous ne l'auriez point aimé, s'il ne les méritoit tous: & ce qu'il vous inſpire, vous oſez l'appeller un crime! Ah! Stéphanie! le crime eſt-il fait pour vous?

Non: ce n'eſt point un penchant vertueux qui offenſe le Ciel; il peut remplir la vie de chagrins, détruire le repos, faire couler d'éternels pleurs: mais un penchant involontaire, combattu, renfermé, quels droits n'a-t-il pas à l'eſtime? Il accroît la mienne. Stéphanie, ma ſœur, mon amie la plus chere, ah! comptez ſur moi, plus que jamais! je ſens le prix de votre confiance; je partage les tourmens de votre poſition; ſur-tout, je ne puis ſouffrir que vous penſiez avoir beſoin de mon indulgence: eſt-ce à moi de douter de votre courage? Je ne crains point qu'une paſſion le ſurmonte.

L'honneur & la reconnoiſſance en exigent le ſacrifice; il eſt affreux, mais indiſpenſable. Vous le ferez; nous gémirons enſemble. Loin de nous la honte & le repentir: jamais du moins, nous n'aurons de tels chagrins. Hélas! il eſt trop vrai; je preſſentois les vôtres; je redoutois, pour vous, les vertus de Ximenès: votre aveu n'a pu me ſurprendre. Je ne connois point l'amour; & cependant, inſtruite par l'amitié, je liſois dans votre cœur avant vous-même.

Craignant toutefois de l'éclairer, me flattant que le mien me trompoit, je n'oſois vous montrer mes alarmes. Je reſpire enfin, depuis que la cauſe vous en eſt connue.

Si je tremblois, lorſque vous vous ignoriez, aujourd'hui je n'appréhende plus rien pour votre gloire.

Mais, ne peut-on abandonner l'Eſpagne, ſans fuir le monde entier? Avez-vous bien pu former le projet barbare de renoncer à tout, de vous ſouſtraire à tous les yeux?

Jamais, non, jamais à ceux de Clarence, ni ſur-tout à ſon cœur. Je vous en défie, cruelle! votre ame a sûrement démenti ce mouvement de déſeſpoir; l'amour ne vous a point rendue inſenſible à l'amitié. C'eſt l'eſpérance ſeule de vous revoir, qui me ſoutient: je mérite que vous y trouviez les mêmes conſolations. Venez vous refugier dans mon ſein, y dépoſer le poids de vos peines! ah! Stéphanie, Stéphanie! qui vous arrête? Eſt-il donc impoſſible, ſans l'aveu d'un pere, de quitter des lieux où vous ne ſauriez plus être que malheureuſe?

Conſultez votre raiſon: il ne pourra qu'applaudir à ce qu'elle aura dicté. Mais les bontés de la Reine de Caſtille, qui vous impoſent, peut-être, de nouveaux devoirs! mais, s'arracher à Madame de Céléria, l'affliger, & dans quel moment!... Vous ſeule, ô mon amie, pouvez concilier tant d'intérêts! Quels que ſoient mes vœux, je n'inſiſte que pour votre bonheur. Adieu, plaignez la dépendance qui m'empêche de ſuivre mon attrait, de voler vers vous: écrivez-moi, raſſurez-moi; dites à la Marquiſe, combien ſes vertus m'ont fait d'impreſſion.

Je ne tarderai pas à l'en aſſurer moi-même.

Je vais répondre à Dona Almanza. Adieu, encore une fois, ma chere Stéphanie, adieu.

P. S. Voici une Lettre de Madame de Norſey, que le Chevalier de Roſenne, ſon frere, devoit vous remettre. Il arrive; & je ne ſais trop comment, au lieu du projet qu'il avoit formé d'un voyage en Eſpagne, il a dirigé ſes pas vers l'Angleterre. Sa ſœur même l'ignore: je ne le connoiſſois point; l'extrême reſſemblance qui eſt entr'eux m'a frappée.

LETTRE XLVI. De Madame Norſey, à Stéphanie.

Je vous ai parlé, charmante Miſs, d'un frere que j'aime tendrement, d'un Chevalier de Roſenne, déjà votre admirateur, & pour qui je vous demande quelques bontés: il part pour l'Eſpagne, il vous remettra ma lettre; & sûrement il ceſſera de m'en vouloir, dès qu'il vous aura vue. Ceci a beſoin d'explication.

Autrefois j'étois l'oracle, le guide, le mentor de mon frere; à préſent, c'eſt une tête tournée, un eſprit contrariant, un cœur indocile; & c'eſt notre aimable amie, gardezm'en bien le ſecret auprès d'elle, c'eſt Clarence qui eſt la cauſe de ce changement auquel ma ſageſſe ne peut rien. Vous en ſeriez ſurpriſe; je l'ai été, je l'ai dit: enfin comme le Chevalier eſt à moitié fou, je vous l'envoie; & je tremble que vos charmes ne l'achevent. Voici l'hiſtoire de ſon départ.

Après pluſieurs conteſtations entre lui & moi, après je ne ſais combien d'extravagances dont il s'étonnoit que je ne fuſſe pas charmée, des projets ſans nombre qu'il prétendoit me faire approuver, & que je voulois qu'il abandonnât, un jour enfin, je l'avois prêché à en perdre patience: le lendemain, il m'annonce qu'il veut aller en Angleterre. Je m'y oppoſe, il s'obſtine, il me demande une lettre pour Clarence, une autre pour ſon pere; je le refuſe: il redouble d'inſtances, je ne cede point. Le voilà furieux! heureuſement que je m'aviſe, le voyant dans ſon caprice de voyages, de lui propoſer de retourner en Eſpagne! Auſſi-tôt il ſaiſit mon idée, avec tranſport, à condition que j'écrirai à Miſs Roſemont; à condition ſur-tout, qu'il ſera le porteur de la lettre. Je le promets; & le monſtre, plus enchanté que reconnoiſſant, pour la premiere fois, me quitte avec plaiſir. Mais pourquoi, me direz-vous peut-être, lui ravir le bonheur de connoître Clarence?

Ah! mon Dieu! pourquoi? Pour éviter, s'il eſt poſſible, qu'il ne devienne réellement malheureux: il croit l'être aujourd'hui, & ſe trompe. Il ſe croit amoureux d'un portrait: chimere! les femmes ont beau aimer le merveilleux; je n'entends point qu'on raffole d'une mignature, que le peintre peut avoir embellie: une telle paſſion me paroît romaneſque, invraiſemblable, abſurde même. Le Chevalier répond à cela, que je lui ai lu pluſieurs lettres de notre amie, que ſon ame y eſt peinte, que je l'ai trop entretenu des qualités qui la diſtinguent & doivent la faire adorer. Et combien je me les reprocherois, ſi des récits, que l'amitié, d'ailleurs, devoit, ce me ſemble, rendre ſuſpects, avoient pu, en effet, produire une pareille ivreſſe! Encore une fois, ſon amour n'eſt qu'un délire de ſon imagination, qu'une erreur paſſagere: mais il n'y auroit plus moyen de détruire, pas même de combattre cet amour, s'il étoit fondé ſur la connoiſſance intime des graces & des vertus de Clarence. Décidément, je ne veux point qu'il la voie: je connois les intentions & l'inflexibilité de Milord Clarence; il ne conſentira, pour ſa fille, qu'à un établiſſement auſſi conſidérable du côté de la fortune, que de la naiſſance. Celle du Chevalier eſt ancienne, elle eſt illuſtrée; mais il eſt cadet de ſa maiſon, il ne peut prétendre qu'à une légitime médiocre: & moi, trahiſſant la confiance du pere, abuſant de l'amitié de la fille, au riſque de les diviſer, j'introduirois chez eux un jeune homme, qui joint aux agrémens de l'eſprit & de la figure, l'ame la plus élevée, la plus ſenſible, tout ce qui doit faire impreſſion ſur celle de Clarence! Je ſacrifierois mon amie à mon frere! Ah! jamais leur poſition ne me permet ni l'eſpoir, ni le deſir de les voir unis; je me ſuis interdit l'un & l'autre; je l'ai dit: oui, ſi, malgré mes prieres, le Chevalier avoit perſiſté dans la fantaiſie de partir pour Londres, il m'auroit contrainte à l'affliger: j'aurois peut-être perdu ſon cœur, ſans retour; rien ne m'en auroit tenu lieu; mais le ſeul parti que l'honnêteté me dictoit, je n'aurois pas héſité à le prendre: auſſi n'eſt-ce que cet avertiſſement qui l'a fait renoncer à ſon beau projet; & n'imaginez pas, pour cela, que j'aie, ſur le Chevalier, d'autre avantage que mon ſexe & ſon amour! Je vous dis de lui tout le bien & le mal que je ſais. Amant imaginaire, ſoit, mais delicat, il ne ſe propoſoit que de voir, que d'adorer Clarence, ſans ſe déclarer, ſans même chercher à lui plaire; il vouloit garder un ſilence éternel, il croyoit le pouvoir: nouvelle erreur! L'amour, charmante Stéphanie, ſe joue des plus belles réſolutions du monde; & je craignois, pour Clarence, juſqu'à l'amitié qu'elle a pour moi. Vous m'avez promis la vôtre; je viens de vous ouvrir mon cœur; de grace, ne ménagez point celui du Chevalier! J'eſpere que vous êtes tranquille; je le ſouhaite. Vous vous ſeriez peut-être rendue à mes ſollicitations, ſi, dans les lieux que vous embelliſſez, la perte de votre repos étoit à craindre. Ah! jouiſſez de ce bien, le premier de tous; & ne croyez jamais à un ſexe maudit, eſclave prétendu, mais, en effet, tyran du nôtre; il rampe ou opprime, & dès-lors ne mérite rien. Quel préſervatif plus sûr que cette réflexion! Elle me conſole des obſtacles qui s'élevent entre Clarence & mon frere. Au fait, le meilleur mari n'eſt pas, je crois, un préſent que l'amité doive être fort empreſſée d'offrir. Eh bien, de toutes mes raiſons, voilà celle qui a le plus choqué Roſenne: quand je vous dis qu'il eſt injuſte à l'excès! Je ſais que Clarence vous a envoyé une lettre, où je me livrois, avec plus de zele que de prudence peut-être, à l'intérêt que vous inſpirez: mes motifs & votre indulgence me tranquilliſent. La réponſe que Clarence m'a faite ſur ce ſujet, eſt d'une obſcurité! ... Adieu, belle Stéphanie! Si j'oſois.... Recevez, du moins, l'aſſurance de mes ſentimens.

LETTRE XLVII. De Miſs Clarence, à Dona Almanza.

En liſant votre lettre, ma reſpectable amie, j'ai éprouvé tous les ſentimens, oui, tous; & dans cet inſtant encore, la terreur, l'admiration, l'attendriſſement, l'eſpoir, ſe font ſentir, à la fois, à mon cœur: je ne ſais lequel l'emporte. Ah! combien vous avez raiſon de dire qu'il faudroit aux ames ſenſibles, des forces moins bornées, pour qu'elles puſſent ſuffire à leurs impreſſions.

Quels hommes ſeroient capables de former un pareil ſouhait, ou de pouvoir atteindre (quelles que ſoient leurs prétentions) à cet héroïſme de pur mouvement, auſſi généreux qu'il eſt vrai, que l'orgueil, qu'une vaine oſtentation, ne dégradent point; inſpiré ſeulement par la vertu, & dont Stéphanie (je dois nommer Madame de Céléria avec elle), ſont des exemples ſi touchans? La faveur d'une Princeſſe, ſupérieure encore à ſon rang, par ſon mérite, leur étoit bien due; & je n'appréhende point que ce prix glorieux leur échappe.

La plupart des hommes (peut-être même qu'ils s'en applaudiſſent) ne dépendent que des circonſtances; ils changent avec elles: mon ſexe ne porte point d'auſſi frivoles entraves; il n'appartient qu'à ſes ſentimens.

Dès que votre Reine aime la vertu, elle ne peut ceſſer de la protéger. Non; je n'entends rien aux coutumes qui enlevent aux femmes le droit à la Couronne; & je plains fort les peuples qui ont pu le vouloir: quelque aimable que ſoit la galanterie des François, elle ne me fera point leur pardonner tant d'injuſtice. Ce n'eſt donc pas à moi de craindre que vos Caſtillans, ſous le regne de la ſageſſe & du bonheur, gouvernés par Iſabelle, par une femme, par une Souveraine digne d'être l'une & l'autre, gémiſſent encore à l'avenir des rigueurs d'un Tribunal odieux : ſi elle n'a laiſſé l'Inquiſition s'introduire dans ſes Etats, que pour contenir les Maures qui habitent l'Eſpagne; ſi ce moyen lui parut le ſeul qui pût ſoumettre ces fiers ennemis de la Religion & de l'Etat (je veux même qu'elle en ait fait la promeſſe, avant de monter ſur le trône); ſi, en un mot, Torquemada lui a caché alors les ſuites cruelles, les abus horribles de cet établiſſement, qu'il deſiroit, hélas! qu'il n'auroit pas dû obtenir; aujourd'hui qu'Iſabelle & Ferdinand voient leurs propres ſujets enveloppés dans cette loi funeſte, qu'eux-mêmes ne peuvent en arrêter toutes les innovations, ils épargneront, ſans doute, à l'humanité des larmes ameres, & à eux d'éternels regrets, en détruiſant un pouvoir qui leur eſt encore ſubordonné. Déjà le vœu le plus ardent de votre ame & de la mienne eſt rempli: nous voilà sûres enfin qu'ils n'abandonneront jamais Roſemont, au zele prétendu d'un fanatiſme impitoyable; que Stéphanie, ſinon paiſible, eſt du moins raſſurée pour ce pere, l'objet de ſa tendreſſe. Cependant, ô ma vertueuſe amie! quand jouirons-nous de ſon bonheur? Juſqueslà, n'en eſpérez point pour moi: jamais elle ne verſera de larmes, qui ne tombent ſur mon cœur. Hélas! il faut bien vous le dire: depuis qu'elle habite l'Eſpagne, le deſtin l'a toujours pourſuivie: ... s'il lui preſcrivoit de s'en éloigner!....

Chere Dona Almanza, vous ne vous oppoſeriez point à ce départ; il coûteroit à Madame de Céléria, à vous & à Stéphanie: mais, s'il étoit néceſſaire, vous ſauriez fortifier leur courage, & vous auriez celui de leur donner l'exemple d'un tel ſacrifice.

Une phraſe de votre lettre m'a fait frémir, & pour le ſens que j'ai cru qu'elle renfermoit, & enſuite pour l'avoir interprété peut-être bien injuſtement. Stéphanie & ſon pere étoient perdus, dites-vous, ſi la trame la plus noire, ſi un complot déteſtable n'avoit tourné à leur avantage: Une trame, un complot! ... vous l'avouerai-je enfin? Florizene s'eſt offerte alors à mon eſprit; elle eſt envieuſe: Stéphanie, que l'univers adore, doit exciter ſa rage; elle croit peut-être avoir à s'en venger: que ſais-je? hélas! .... je reſpecte le myſtere que vous me faites, & le ſecret des ſoupçons que votre cœur renferme; mais Mademoiſelle de Céléria peut avoir les mêmes, & attribuer le déſordre de Fernand..... O Dona Almanza, quelles que ſoient les bontés de la Reine, votre amitié, & celle de Madame de Céléria pour Stéphanie; craignez, encore une fois, que le ſéjour de l'Eſpagne ne lui devienne funeſte! Je ſuis loin de lui montrer mes craintes: juſqu'à Félici, dont vous ne me parlez point, me cauſe les plus vives alarmes. Iſabelle ne peut avoir été inſtruite de l'évaſion de Sidley, que par Félici lui-même, ou par le Cardinal Ximenès; tous deux ſont étroitement unis: le dernier, ſur-tout, poſſede l'entiere confiance de cette Princeſſe. Ah! Dieu! ſes bienfaits forceroient-ils Stéphanie à accepter Félici pour époux? Votre Reine protégeroit-elle ſon amour? Plutôt que de ſe voir contrainte, par la reconnoiſſance, à un choix qui lui ſeroit horrible, il vaut mieux fuir, s'arracher à tout, reſter ſans fortune, mais libre, qu'oſer former une union, dont les maux peuvent conduire à la perte même de la vertu. Souffrez des réflexions que je vous ſoumets; il n'eſt point d'hommages, de confiance, ni de ſentimens, que je ne vous doive; j'en offre de ſinceres à Dom Almanza; mes regrets, en le voyant partir, ont mérité les ſiens: cependant, ſon départ n'a été triſte que pour moi; il jouiſſoit du plaiſir de ſe rapprocher de l'amie ſi précieuſe, dont le ſort lui a fait préſent: loin d'elle & de Stéphanie, il ne me reſte que la douceur de penſer, qu'elles aimeront toujours Clarence.

LETTRE XLVIII. De Stéphanie, à Clarence.

COMBIEN votre lettre me touche! Ah!

Clarence, des amies telles que vous & Madame de Céléria, ſont un bienfait de la Divinité: que ne lui dois-je pas? & que ne puis-je, heureuſe enfin?... Ames tendres & ſublimes, croyez, croyez du moins que l'intérêt que vous prenez à mon ſort, tant de ſoins généreux, & votre amitié, & vos vertus pénetrent mon cœur, le conſolent & l'arracheroient, s'il ſe pouvoit, à des ſentimens, hélas! trop invincibles: mais quel que ſoit leur empire, je me rendrois à vos raiſons, à vos prieres, & j'y trouverois des charmes, ſi le plus ſaint des devoirs, le plus cher de tous, n'en ordonnoit autrement. L'Eſpagne eſt devenue la patrie d'un pere trop long-tems malheureux: Stéphanie n'enviſage que lui ſeul: ce n'eſt point qu'elle s'abuſe ou qu'elle s'arme de prétextes, faute de courage; ce n'eſt point ſon fatal penchant, qui l'arrête, qui la trompe, qui l'égare; il ne peut que la déſeſpérer. Je m'impoſe un ſupplice de tous les inſtans. O mon amie! en fuyant du moins je ne contraindrois pas mes larmes; je cacherois ma foibleſſe & mes pleurs dans votre ſein: mais voir Fernand s'engager à une autre, ſentir mon cœur déchiré, s'il s'en applaudit, ſi c'eſt le contraire, n'en être que plus malheureuſe, ne pouvoir ſupporter ſes chagrins, ni ſa joie, ni ſon indifférence, la demander au Ciel .... . en tremblant de l'obtenir, être témoin de leur tendreſſe, ou ſouffrir de leurs regrets, plus que tous deux, & cependant reſter en ce ſéjour! ... tel eſt le tourment auquel je me condamne. Vous avez ſu que les adieux de Fernand furent ſuivis de l'horrible apparition de Torquemada. Tous les maux ſe réunirent fur moi; tous me ſont préſens encore. Jour terrible, ſouvenir qui me pourſuivez, votre impreſſion eſt ineffaçable! Que dis-je? Ah! grand Dieu! ce jour, qui ſemble être le terme des chagrins de Sidley, peut-il n'être pas le plus heureux de tous pour ſa fille? ... Sa fille infortunée n'eſt donc plus que l'amante de Fernand! ... ô mon pere, il fut votre libérateur! l'amour ne pouvoit naître en moi, que des ſentimens de la nature; c'eſt elle qui l'emportera toujours. Ah! combien j'ai ſenti ſon empire, lorſque le chef d'une loi affreuſe vint vous redemander à mon cœur! s'il regrettoit Fernand, ce n'étoit que pour vous ſeul: vous perdiez un appui. Que n'éprouvai-je point, quand la femme la plus adorable vous rendit à ma tendreſſe?.. Chere amie, partagez ma ſenſibilité. Sur-tout, moins prévenue en ma faveur, ſoyez plus juſte pour la Marquiſe. Eh! qu'ai-je donc fait, hélas! qui ait pu lui inſpirer l'héroïſme d'une pareille action? L'admirer, ne l'oublier jamais, m'en rapprocher, s'il eſt poſſible, en la prenant pour modele, voilà mon partage. On vous a dit qu'Iſabelle, pour mettre le comble à ſes bienfaits, avoit permis que je lui fiſſe ma cour: elle avoit encore preſcrit, que Mademoiſelle de Céléria & Dona Almanza accompagnaſſent chez elle, la Marquiſe. Quand nous arrivâmes, une foule de courtiſans l'environnoit: mais une telle ſouveraine ne peut rien devoir à la pompe du rang; elle diſparoît devant l'éclat des vertus. Je fus pénétrée de l'accueil flatteur dont elle m'honora. Elle me paroît bien digne de votre amitié, dit-elle à la Marquiſe: ce ne ſera pas la louer aſſez à vos yeux; mais paſſez-moi de ne rien imaginer au-deſſus de cet éloge. Quels Souverains, que ceux qui ſavent aimer & le dire! les autres commandent; ce ſont ceux-là ſeuls qui regnent. Madame de Céléria parut auſſi peu vaine que vivement attendrie d'un diſcours ſi obligeant. Enfin la Reine quitta le cercle, en annonçant qu'elle deſiroit n'être ſuivie que de la Marquiſe, de ſa fille, de Dona Almanza & de moi. L'admiration & la reconnoiſſance me firent tomber à ſes pieds. Je ne ſuis que juſte, me dit cette Princeſſe: la fille de Roſemont n'a été que trop pourſuivie par le ſort; heureuſe de pouvoir changer le ſien, je veux encore que ſon cœur la mette au rang de mes ſujets. A peine mon attendriſſement me permit de répondre. Quelqu'un bien dévoué à vos intérêts, me dit la Reine, vous donnera dans peu, des nouvelles de l'auteur de vos jours. Hélas! ce ne peut être que Félici: cependant je n'ai point obtenu la grace que j'eſpérois, de m'enſevelir dans quel-que retraite inacceſſible à ſes perſécutions, &, s'il ſe pouvoit, à l'image adorée de celui..... O ma Clarence, lorſque j'implorai cette permiſſion qui fit frémir la Marquiſe, eſt-ce que vous pourriez l'abandonner, me demanda la Reine, & affliger un pere? Que puis-je pour leur bonheur, ſi vous n'y contribuez pas avec moi? M'enleverez-vous celui de les voir heureux?

Dans ce moment, que votre cœur ſentira, ma ſoumiſſion eut, pour le mien, un charme trop tôt évanoui; la réflexion le diſſipa: cette maiſon, & tous ceux qui l'habitent me retracent Ximenès ... Pardonnez au déſordre de ma lettre! Iſabelle enfin s'appercevant de la ſurpriſe inexprimable de Florizene, ignorez-vous, lui demanda-t-elle, que Sidley, ou plutôt Milord Roſemont exiſte? Son innocence ſera miſe au plus grand jour; ſes accuſateurs ſeront punis: on apprendra les ſervices qu'il vient de rendre à la couronne d'Eſpagne; & elle ſait les reconnoître. A ces mots, que devins-je?

Dona Almanza partageoit ma joie; le ſaiſiſſement de la Marquiſe étoit égal au mien: les regards d'Iſabelle peignoient la ſatisfaction & la bonté. Mademoiſelle de Céléria, non ſans quelque trouble, lui demanda la permiſſion de me féliciter; & elle aſſura cette Princeſſe que le bonheur de lui devoir une nouvelle ſi agréable, étoit le ſeul adouciſſement au chagrin de ne l'avoir pas obtenu de la confiance de Madame de Céléria & de mon amitié...... Je ſuis interrompue par l'arrivée de Dona Almanza; j'allois vous dire que la Reine l'a traitée avec toute la diſtinction qu'elle mérite: elle veut abſolument vous écrire; & elle me jure que je ne verrai point ce qu'elle vous mande. Eh! pourquoi ce myſtere? D'où vient encore me parle-t-elle ſans ceſſe du Duc de Médina, frere de la Marquiſe?

Il eſt eſtimable; mais elle a des idées déſolantes! .... Ah! que Fernand ſoit heureux avec Florizene! pour moi je n'enviſage qu'avec horreur quelque engagement que ce puiſſe être. Vous, chere Clarence, ſoyez moins indulgente à l'avenir! Ne permettez pas que je vous entretienne de lui! .... S'il ſe peut, j'éloignerai ſon idée, que ſes périls me rendent plus redoutable encore: je dois même éviter de prononcer ſon nom.... Hélas! adieu, adieu mon amie! P. S. Les armées ſont dans l'inaction; & faſſe le Ciel! .... Ah! du moins, ces vœux me ſont permis. Je dois une réponſe à Madame de Norſey: cette femme charmante me donne la plus haute idée des Françoiſes. Son frere ſeroit-il encore à Londres?

Les hommes de ſa nation paſſent pour être ſi légers!

LETTRE XLIX De Dona Almanza, à Miſs Clarence.

Moi, lui faire part de ce que je vous écris! j'ai mille raiſons de ne le pas vouloir.

Vous ſavez combien Stéphanie craint les éloges: vous ſavez encore juſqu'à quel point la triſte conviction du mal déchireroit ſon cœur! ces motifs, & pluſieurs articles de votre lettre exigent que ma réponſe ne ſoit vue que de vous ſeule.

Eh bien! vous ne vous êtes pas trompée: j'avois déja quelques indices, lorſqu'il m'échappa de vous dire qu'un complot abominable avoit penſé perdre celle qui nous eſt ſi chere. Je venois de recevoir un avis ſecret d'une main inconnue: c'étoit, me mandoit-on, la trame la plus noire, qui venoit d'expoſer à une mort infâme, l'ami toujours eſtimable, (malgré ſes égaremens), de Dom Almanza, & à l'opprobre, & à d'éternelles douleurs l'intéreſſante Stéphanie; on finiſſoit par m'aſſurer qu'on ne la voyoit qu'en tremblant reſter dans une maiſon où des ennemis implacables l'environnoient. Malgré moi mes idées s'arrêterent ſur Florizene & ſur Eléonore. Je m'indignai contre moi-même d'un pareil ſoupçon; mon amitié pour Madame de Céléria m'en faiſoit un devoir: mais je m'efforce en vain de le détruire, & ſur-tout depuis ce qui s'eſt paſſé dans le cabinet de la Reine, le jour où Stéphanie lui fut préſentée. Vous ne le ſauriez point par elle: je veux réparer tous les vols que ſa modeſtie fait à votre cœur. Lorſqu'elle parut devant cette Princeſſe, l'enthouſiaſme fut général; un murmure d'applaudiſſement s'éleva: Florizene étoit d'une magnificence exceſſive; Stéphanie l'effaçoit parée de ſes propres charmes. L'air noble & touchant que vous lui connoiſſez; ſa beauté, ſon maintien, ſes graces fixerent tous les regards. Florizene en fut déconcertée, furieuſe, &, pour la premiere fois, je la vis preſque abattue. Le Comte Félici jouiſſoit inſolemment de l'embarras de l'une & du triomphe de l'autre; le Duc de Médina n'avoit des yeux que pour Stéphanie; mais Iſabelle ſeule occupoit l'attention de cette derniere. Dès que nous fûmes ſeules avec la Reine, elle acheva de la raſſurer ſur le ſort de ſon pere, & de ſe l'attacher à jamais par les marques de bonté qu'elle lui donna. Florizene, quoiqu'elle ſe fît violence, ſouffroit au point de ne pouvoir cacher entiérement ce que ſon ame envieuſe éprouvoit. Iſabelle prenant pour de la ſurpriſe ſon air interdit & contraint, & ſe ſouvenant que la veille, elle n'étoit, ni n'avoit dû être chez la Marquiſe, pendant que cette femme généreuſe demandoit à expier des crimes prétendus; Iſabelle, dis-je, s'adreſſa à Florizene pour ſavoir ſi en effet, elle n'apprenoit qu'en ce moment les ſecrets de Sidley & de ſa fille? Le trouble de Florizene augmenta; mais, ſe remettant preſque auſſitôt, elle ſe plaignit, avec un air d'intérêt, du myſtere qu'on lui en avoit fait, & rendit grace à la Reine de l'avoir traitée plus favorablement. Iſabelle lui répondit de la maniere la plus flatteuſe. Je crus qu'elle y étoit ſenſible: elle redevint maîtreſſe de ſon extérieur; & je me reprochois de l'accuſer toujours. La Reine alors s'expliqua ſur les ordres qu'elle avoit donnés, pour découvrir les accuſateurs de Sidley, ſur-tout ceux par qui l'on avoit été informé de ſon évaſion. C'eſt à la vue de toute l'Eſpagne, ajouta-t-elle, que ſa fille a donné des marques d'une tendreſſe pour lui auſſi légitime que touchante: ceux qu'elle n'a pu déſarmer, ſont des monſtres contre leſquels la rigueur eſt un devoir. Je ne perdois pas de vue Florizene; je m'apperçus qu'elle paliſſoit.

Seule, je l'avois remarquée; ah! s'il ſe pouvoit que j'euſſe été injuſte! mais bientôt je fus diſtraite de cet affreux doute par le mouvement ſi digne de Stéphanie, qui l'entraina aux pieds d'Iſabelle. Daignez, Madame, daignez, lui dit-elle, révoquer cet arrêt.

Ajoutez encore à votre gloire & au bonheur de Roſemont, & à la vive reconnoiſſance de Stéphanie, ce nouveau bienfait.

Souffrez qu'un moment de faux zele & d'erreur reſte enſeveli dans de profondes ténebres. En pardonnant, vous avez tant de fois appris aux coupables comment on ſert le Ciel, & comment on l'imite! Madame de Céléria & moi, nous verſions des larmes de joie. Iſabelle ne put tenir à ce dernier trait: elle réleva Stéphanie, la ſerra dans ſes bras avec émotion, & lui accorda cette nouvelle grace: mais, quoiqu'elle ait ſollicité avec inſtance, celle de ſe retirer dans une maiſon Religieuſe, qu'Iſabelle honore d'une protection particuliere, cette Princeſſe s'y eſt oppoſée fortement; & ſon refus (tout flatteur qu'il a été pour votre amie), ne m'a point tranſportée autant que Madame de Céléria: Stéphanie cependant ne lui eſt pas plus chere qu'à moi; mais,....

Stéphanie toutefois a dû ſe rendre aux ordres & aux bontés de la Reine; peut-être, hélas! y a-t-elle ſouſcrit avec plus de joie qu'elle ne penſe! .... Son courage, ſa raiſon la ſoutenoient contre ſon ſacrifice qui n'étoit que trop affreux pour ſon cœur.....

Si j'oſois vous parler ouvertement,.....

pourroit-elle avoir quelques ſecrets pour vous? Mais moi dois-je chercher à ſurprendre les ſiens? Je ne les ſais point: Je n'ai que des craintes; je vous les ai déja laiſſé entrevoir, & vous ſemblez les partager: ah! que dis-je? des craintes! Stéphanie auroi-t-elle pu ſe déterminer à quitter Madame de Céléria, moi, ſes deux ſinceres amies, ſans les plus fortes raiſons? D'ailleurs, ſa mélancolie, qu'elle ne peut vaincre, malgré tant de ſujets d'eſpérer, ſa mélancolie s'accroît de jour en jour: cependant, quelle qu'en ſoit la cauſe, vous devez être auſſi tranquille que moi pour ſa gloire: le ſort peut tout lui enlever, hors ſes vertus..... Hélas! c'eſt Dom Almanza & moi, qui l'avons attirée dans ce ſéjour; & quoiqu'elle nous y tienne lieu de tout (que vous connoiſſez bien mon cœur), je l'aime pour elle-même: la ſavoir heureuſe, & s'il le faut loin de moi, voilà ce qui m'occupe. Non; je ne lui ai point caché vos alarmes: je n'ai dit de votre lettre, que ce qu'il falloit; j'y ai ajouté ce que je devois. Je n'ai pu me réſoudre à faire paſſer dans ſon ame, mes cruels ſoupçons; ils l'auroient pénétrée de douleur; elle les auroit rejettés avec effroi: enfin ils ne ſont point des certitudes. Quant à l'avis ſecret, dont je viens de vous faire part ſur le complot odieux dont elle a penſé être la victime, il l'a frappée ſenſiblement; mais cet avis inquiétant, l'inſupportable amour de Félici, votre opinion ſur Florizene, vos appréhenſions, les miennes, rien ne peut la détourner de ce qu'elle a promis. Je n'héſite point, m'a-t-elle répondu; je tiendrai la parole que j'ai donnée à la Reine: je reſterai chez Madame de Céléria; tout m'en impoſe l'obligation....

Chere Almanza, il n'eſt plus tems de quitter l'Eſpagne: bien des écueils s'offrent à moi; je ne les brave point, je les ſurmonterai peut-être; mais du moins je n'aurai pas la foibleſſe ou l'inſenſibilité d'immoler à ma sûreté les intérêts de mon pere. A ces mots, m'attendrir, l'admirer, l'en aimer mieux, & veiller à ſon ſort, plus que jamais, voilà tout ce qui reſtoit à mon zele. Ah! s'il étoit poſſible que ſon cœur ne ſe refuſât pas à des hommages dignes d'en être agréés!

Le Duc de Médina l'adore; ſon amour n'eſt connu que de la Marquiſe & de moi.

Il joint au mérite le plus rare, une haute naiſſance, de grands biens, une indépendance abſolue. Long-tems inconſolable de la perte de ſa femme, quoiqu'il n'ait point d'enfans, rien n'a pu le faire ſonger à un ſecond hymen, juſqu'au jour où il a vu Stéphanie. Elle ſeule, m'a-t-il répété bien des fois, pouvoit rendre à l'amour une ame que les regrets les plus juſtes avoient fermée, même à l'eſpérance. Stéphanie ſeroit la plus heureuſe des femmes avec cet époux: le Duc n'aſpire qu'à le devenir; mais il veut, avant de ſe déclarer, pouvoir ſe flatter de ne pas lui déplaire. Son ambaſſade le rappellera bientôt à la Cour de France: il a trop de droits à la conſidération & à la faveur, pour ne pas inquietter Félici, & même le Cardinal Ximenès; on l'eſtime, on le redoute, & on l'éloigne.

Cette union ſi convenable, qu'approuveroit Milord Roſemont, qui combleroit les vœux de Madame de Céléria, & que perſonne ne deſire plus que moi, arracheroit Stéphanie à tous ſes dangers. Réuniſſons-nous: je connois ſur elle l'empire de votre amitié. Si vous pouviez la déterminer à un hymen qui feroit ſon bonheur, je vous devrois la ſeule choſe qui manque au mien. Dom Almanza & moi, nous vous ſouhaitons ſans ceſſe, & nous vous aimerons toujours.

LETTRE L. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Almanza.

Quels ſont donc mes droits à vos ſentimens? & comment oſez-vous m'en aſſurer encore, ſi vous cherchez vainement en moi les qualités qui m'avoient obtenu votre eſtime? Ou je ne les poſſédai jamais, ou les détruire n'eſt pas même au pouvoir de l'amour: lui, me dégrader, offenſer Stéphanie! lui, cet amour extrême, n'être que le délire de mon imagination! ne pas maîtriſer mon ame, n'y pas régner avec empire! Non; vous n'avez pu le penſer; je ne vous fais point l'injure de vous croire, .... Vous m'accuſez d'être inſenſible aux devoirs d'amant, de fils, de citoyen & de ſujet, de n'en reſpecter, de n'en remplir aucuns! répondez: lequel de nous deux eſt cruel? O nature, amour, amitié même qui m'accablez également; liens ſacrés, dont les douceurs ſe changent pour moi ſeul en amertumes; qui plus que moi vous chérit?

Mais, hélas! que m'avez-vous offert? J'adore un être qui ne peut y être ſenſible: ma vie ne ſauroit qu'être affreuſe; & pour qu'elle le ſoit plus encore, tous ceux que je révere, tous ceux que j'aime, mon Souverain, un pere, des amis, des amis impitoyables prétendent m'unir à Florizene! pourquoi donc me ſeroit-il défendu de leur épagner des regrets, de me ſouſtraire à un ſerment horrible, à une paſſion ſans retour, à des tourmens certains, & à la douleur qui me conſume? Ne puis-je pas, ne dois-je pas, au milieu des haſards, que dis-je? au ſein de la victoire, mourant avec joie pour ma patrie, arracher au ſort ſa victime?

Je ſais ce que furent mes ancêtres; j'aime leurs triomphes, & ce qu'ils m'impoſent: mais, le nombre de leurs jours en a-t-il fait la gloire? &, à vingt-trois ans, n'ai-je pas aſſez vécu, ſi j'ai prouvé que je tiens d'eux plus que leur nom? Voulez-vous me connoître mieux? Il me ſemble que l'honneur de marcher ſur leurs traces, que celui d'être utile à l'humanité, ne m'enflamme que pour accroître mon infortune: tout s'envenime, dans une ame au déſeſpoir.

Juſqu'au droit d'être heureux, aggrave les maux; &, dans cette poſition, quelle reſſource me reſte? Ah! quand vous élevez Stéphanie au-deſſus de moi, combien je ſuis loin de vous contredire! A peine, hélas! eſt-ce un éloge pour elle: mais, quand vous croyez ma deſtinée moins infortunée que la ſienne, Dom Almanza, qu'ils ſont peu faits pour vous, les motifs que vous en donnez! Près d'elle, au moins, nul être ne ſera inſenſible: jamais un nœud déteſté, une paſſion malheureuſe, ne toubleront ſa vie; &, ſi je croyois qu'elle put l'être, penſerois-je à moi?

Protéger Stéphanie? la potéger, dites-vous? Quel mot! quel conſeil! Lui être aſſervi, s'honorer de prendre ſa défenſe, ſi toutefois il étoit poſſible qu'elle en eût beſoin; voilà le ſort de tous ceux qui ne ſont pas indignes de lui conſacrer leurs jours!

Cependant, que lui importent les miens?

Ah! croyez-moi; elle n'auroit pas la cruauté de vouloir que je les conſervaſſe, ſi elle ſavoit à quel point je les abhorre.

Quoi! vous exigez que je vive, pour la voir dans les bras d'un rival? Moi, moi! le laiſſer paiſible poſſeſſeur de ce bien, le ſeul que je puiſſe envier! tandis qu'aimé de Stéphanie, il s'enivrera d'un bonheur qu'il croira mériter peut-être, déſeſpéré, furieux, en proie au déchirement, à tous les tranſports de la jalouſie, il me faudra reſpecter Stéphanie dans l'objet qui lui eſt cher! Le pourrai-je? .... Je le veux, du moins: Dom Lope, Dom Almanza! vous l'emporterez!..... Eh bien! amis cruels, recevez l'un & l'autre mon ſerment, quelques peines qui m'attendent, de ne point chercher à devancer l'heure qui m'eſt preſcrite. Vous vous êtes ſervis de vains prétextes, de reproches injuſtes, pour faire illuſion à mon cœur; vous n'avez pu l'aigrir, vous ne pouviez le convaincre; mais il cede à la voix de l'amitié. Qu'on ne me parle point, toutefois, de Florizene, & bien moins encore d'arracher de mon ame l'image adorée, dont le pouvoir vous eſt ſi mal connu!

Nous ſommes près de venger la perte de Zahara , par la priſe d'une place que les Maures défendent avec acharnement: un inconnu, nommé Ramire, fait pour être diſtingué d'un Monarque tel que le nôtre, & qui vient d'être nommé par ce Prince, Grand- Maître de ſon- Artillerie, conduit ce ſiegé avec autant de prudence que de valeur; il eſt l'admiration de nos troupes, & l'effroi des Infideles. Je brûle de connoître ce guerrier; je me ferois gloire d'obéir à ſon expérience. Le Roi ne s'eſt point rendu au deſir que je lui en ai montré. L'armée de réſerve, où ſa volonté me fixe, eſt encore dans la plus cruelle inaction; & .... à l'inſtant même, je reçois l'ordre de m'en détacher, avec un corps de troupes que je commande: Dom Lope & moi nous volons aux combats ..... Adieu; dites-moi que Stéphanie eſt heureuſe.

LETTRE LI. De Stéphanie, à Clarence.

Chere amie, félicitez-moi; plaignez-moi: quel état eſt le mien! Chaque inſtant accroît mon agitation: je rends grace au Ciel, je frémis, je pleure; mon ame eſt heureuſe, & elle eſt déchirée. O mon pere! ô Fernand, Fernand! ... Chere Clarence, vous me voyez, en ce jour, raſſurée pour l'un, tremblante pour l'autre: combattue, partagée entre le plus doux eſpoir, & les plus vives alarmes, je n'oſe, hélas! m'abandonner qu'à mon trouble: ... quel prix cependant j'attache au bien que je poſſede! Dieu! une lettre, une lettre de mon pere! Et elle m'apprend que ſes peines vont finir! Ah! quoique je la tienne de Félici, croyez que ma joie ſeroit pure, croyez même qu'elle auroit diſputé mon cœur, bien mieux que mes vains efforts, à l'impreſſion qui le domine, ſi tout, pour la rendre plus douloureuſe & plus profonde, ne ſe réuniſſoit pas. Oui, Clarence, oui, me fût-il poſſible d'effacer de ma mémoire les vertus & l'image ſéduiſante de Fernand, où trouver des forces contre ſes dangers? Ils ne ſont que trop certains. On parloit de paix; on l'eſpéroit. Les Eſpagnols ont rejetté, avec hauteur, les ſoumiſſions de leurs ennemis. Je me flattois que le ſiege d'Alhama ſeroit la ſeule action de cette campagne, & que ſa priſe, que l'on dit prochaine, la termineroit: cependant, de part & d'autre, les attaques ſont auſſi vives que fréquentes. Plus de repos pour moi; Fernand eſt expoſé ſans ceſſe. Vainqueur, n'en doutez pas; mais, dans cet inſtant peut-être, atteint, percé de coups..... Hélas! que ſert le courage contre les impitoyables décrets du ſort?

Je ſuccombe à cette idée..... Dieu! grand Dieu! conſervez ſes jours! Vous me rendîtes un pere; ne puis-je vous implorer pour ſon libérateur? Daignez, daignez veiller également ſur eux. Ah! mon amie, que ſerois-je donc devenue, ſi, pour mettre le comble à mon déſeſpoir, mon pere eût partagé des périls que, ſans doute, il eût cherchés? Heureuſement, il eſt retenu en France, & ne peut..... Mais, liſez plutôt une copie de ſa lettre: ſoyez inſtruite de ce qui le concerne; connoiſſez mieux encore que jamais, combien il mérite votre eſtime, & ma tendreſſe!

De Milord Roſemont, à Stéphanie.

„Je ne vous ai point écrit; j'ai contraint mon cœur au ſilence; tout le vouloit: mais, ma chere Stéphanie, jugez ſi je vous aime! J'ai pris ſoin de mes jours; & la moindre imprudence, de ma part, expoſoit les vôtres. En un mot, un ſeul mot, qui auroit dévoilé le myſtere de mon exiſtence, le lieu où je me conſervois à vous, les raiſons qui m'y avoient conduit, vous entraînoit dans ma perte, & y précipitoit Félici, pour prix de ſes bienfaits. Quelles que ſoient mes obligations, ce fut encore dans ma tendreſſe, que je trouvai des forces pour ſupporter la peine de vos incertitudes.

“Mon ſort a changé. Peut-être le bonheur de vous revoir ne me ſera-t-il pas long-tems ravi? Je devois m'en impoſer l'éternelle privation, plutôt que de reparoître à vos yeux errant, inconnu, fugitif, ou n'ayant rien réparé. Le moment n'eſt pas loin, où je pourrai „reprendre mon nom, le porter encore „avec gloire, & vous rendre un pere digne de vous. Félici vous dira que je ſuis, en France, chargé d'un traité, encore ſecret, entre cette Cour & celle d'Eſpagne.

“L'eſtime qu'elle me marque, m'honore. Mon ame n'eſt point fermée à des témoignages ſi glorieux; une noble ambition a du pouvoir ſur elle: mais, ma fille, ce n'eſt qu'en la faiſant renaître à l'eſpérance de vous voir jouir du ſort que vous méritez, qu'on a pu la rendre au bonheur. Vous ne doutez point que je n'aie été inſtruit exactement de ce qui vous regarde. L'amitié, les ſoins de la femme charmante chez qui vous êtes, tout ce qu'ont fait pour vous Dona Almanza, & ſon vertueux époux, me pénetrent de reconnoiſſance. Voici des lettres que vous leur remettrez. L'aimable Clarence voudra bien recevoir, dans celle-ci, les hommages d'un admirateur, & j'oſe dire, d'un ami ſincere. Vous apprendrez tout ce que je dois à Félici; on ne fut jamais plus généreux: ô ma chere Stéphanie! ma vie entiere ſuffira-t-elle pour m'acquitter? Bientôt je n'aurai plus de ſecrets pour vous; mais, quoi qu'il m'en coûte, cette réſerve cruelle eſt encore néceſſaire..... Adieu, ma fille, adieu; je ne puis prononcer ce nom, ſans que mes “yeux ſe baignent de larmes“.

Eh bien! mon amie, trouverai-je une ſeule excuſe dans votre cœur, quand le mien s'afflige encore? Quoi donc! un pere ſi tendrement aimé, tout ce qu'il m'apprend, tout ce qu'il me laiſſe entrevoir d'heureux, rien ne me conſole! Il ne ſonge qu'à ſa fille: ce n'eſt que pour elle, qu'il s'applaudit d'un commencement de bonheur; & cependant, lorſqu'elle ne devroit ſonger qu'à ſe refugier dans ſon ſein, à y fuir toute autre idée que celle de la fin de ſes peines ... des ſoupirs, des ſanglots, des gémiſſemens lui échappent! O tyrannie de l'amour, exercée ſur la nature même, que vous me rendez coupable envers elle! ... Quoi! la reconnoiſſance; quoi! l'humanité, lui ſeroient un outrage! que dis-je? quand je n'aurois point le malheur d'adorer Fernand, n'eût-il pas ſauvé mon pere, n'eût-il pas oſé, en ſa faveur, bien plus que Félici; quelle ame ſeroit aſſez baſſe, aſſez inſenſible, pour ne pas s'intéreſſer à lui? Ah! ſes droits ſont ſacrés; ils n'offenſent ni l'auteur de mes jours, ni l'honneur, ni le devoir. Je ne les trahis point, je peux me ſacrifier, je peux leur immoler tout, hors le ſentiment le plus juſte. Ciel! quelle étoit mon erreur? Eh! ſur quoi fonderois-je l'eſpoir d'oublier Fernand? .... L'oublier, lui! Avez-vous pu croire à ce projet inſenſé, cruel, & dont l'exécution me ſeroit impoſſible? Trop cruellement exacte à ce que je vous demandois, vous m'avez répondu, ſans me parler de lui: j'ai relu, cent fois, votre derniere lettre ; j'y cherchois, en tremblant, ſon nom; je penſois que, malgré mes prieres, il echapperoit à votre amitié, à votre cœur qui connoît le mien; & ce nom, hélas! n'y étoit point! Que fais-je? Qui? moi! me plaindre de Clarence!... Chere amie, que ſont devenus les jours où votre amitié m'étoit due? A préſent, injuſte & coupable, n'ayant plus que des torts & des regrets, je n'ai de droits qu'à la pitié; je ne ſuis plus celle pour qui elle auroit été une offenſe; je me fais juſtice. Eh! qui ſuis-je? Chaque réſolution que je forme, eſt démentie par mon cœur. Ses vœux, qu'il doit combattre, ſes ſentimens, dont il ne peut triompher, tout m'enleve à moi-même: je ſuis aſſervie au ſeul mortel qu'il m'eſt défendu d'aimer. Je le ſens trop; vous avez rempli un devoir, & vous m'avez montré le mien, en ne vous permettant point de m'en entretenir: mais, hélas! ſi, pour jamais vous vous êtes même interdit de paroître prendre quelque part à ce qui le regarde, du moins, mon amie, épargnez-moi la peine de vous entendre former des vœux, pour que je puiſſe accepter les hommages d'un autre; il n'en eſt point qui ne me miſſent au déſeſpoir. Si Fernand m'offroit les ſiens, je les refuſerois avec autant de courage, que vous m'en voyez peu contre ſon idée. C'eſt aſſez du tourment de ne pouvoir être à lui, ſans y ajouter le ſupplice plus affreux de me donner à qui que ce fût dans l'univers. Ne ſouhaitez, ni à Médina, ni à moi, les maux d'une union qui ſeroit horrible: il mérite un cœur qui lui appartienne; & le mien, hélas! ... Madame de Céléria arrive à l'inſtant.

Elle m'annonce qu'il faut que je la ſuive chez la Reine. Dès que je le pourrai, je reviendrai m'entretenir avec vous.

Billet de Stéphanie, à la même.

O Dieu! quel moment! quel bonheur! Que viens-je d'apprendre? Mon pere, ..... où ſuis-je? eſt -il bien vrai?

Non; il n'étoit point en France; il me trompoit, pour ne pas m'alarmer; vous allez tout ſavoir. La ville d'Alhama eſt priſe: c'eſt mon pere, c'eſt lui...... Et j'étois tranquille, tandis qu'il étoit expoſé!

Chaque jour, j'entendois parler de la valeur de Ramire, de ſa ſageſſe dans la conduite de ce ſiege, de la confiance qu'il inſpiroit aux Eſpagnols, de l'admiration même de ſes ennemis: ce Ramire, eh bien! .... il n'eſt autre que le pere de votre heureuſe amie: comment ne le devinois-je pas, aux éloges qu'on lui donnoit? Ah! Clarence, j'étois fâchée peut-être de ce qu'ils ne s'adreſſoient pas à un autre.... Mon cœur en jouit enfin! & une treve au moins de quel-que tems, ajoute à ma félicité. Les Maures, abattus par la priſe d'une de leurs places les plus eſſentielles, ont demandé & obtenu cette bienheureuſe ſuſpenſion d'armes. Quel jour, quel beau jour pour moi! Autant que mon trouble pourra me le permettre, je vous ferai le récit de ce qui ſe paſſa chez la Reine. La Marquiſe ne s'expliquoit point ſur les motifs qu'elle pouvoit avoir de m'y conduire; mais ſa joie ne me préſageoit rien que de ſatisfaiſant. O mon pere! à qui devez-vous autant qu'à cette femme adorable? Puiſſe, un jour, leur union & leur bonheur me tenir lieu du mien! Dès que je parus devant la Reine (il n'y avoit avec elle que le Cardinal Ximenès & Félici), cette Princeſſe m'apprit ce que je viens de vous mander. Tomber alors à ſes genoux, ſaiſie, tranſportée hors de moi, verſer les plus douces larmes, ne me plus connoître, oublier ſa préſence, oublier tout, & ne ſuivre que les mouvemens de mon cœur, tel fut mon état. Iſabelle, attendrie, ajouta que Ramire, auſſi grand Négociateur , que bon Général, l'avoit ſervie avec les mêmes ſuccès, & la même diſtinction, ſous l'un & l'autre caractere. C'eſt Félici, pourſuivit-elle, à qui j'en dois le préſent: Stéphanie en partagera la reconnoiſſance. Je l'en aſſurai, je m'efforce de la ſentir; peut-être y parviendrai-je? La Reine enfin s'expliqua ſur ce qu'elle vouloit, que le véritable nom de Ramire, & le bonheur que j'ai de lui devoir le jour, continuât d'être un ſecret, juſqu'à l'inſtant où elle le feroit connoître; & il ne m'en a point coûté, pour lui promettre d'être, toute ma vie, ſoumiſe à ſes ordres. Chere Clarence, mon pere & Fernand vont ſe voir, s'eſtimer! Dieu! ſe pourroit-il... Ah! loin de moi, toute idée ſemblable!

Je ſens que leur bonheur me ſuffit: mais mon amie, le vôtre ne m'eſt pas moins néceſſaire. Adieu.

LETTRE LII. De Florizene, à Eléonore.

Votre erreur n'a point d'excuſe. Si j'ai paru me plier aux circonſtances, ce ne ſut point pour leur céder la victoire, ce fut pour aſſurer la mienne. Elle ſera pénible, elle peut être encore éloignée; mais en vain, Iſabelle, le ſort, une mere & vous, défendriez celle que j'ai en horreur. Il faut qu'elle ſuccombe; mon orgueil l'a prononcé; ma haine le veut. Qui? vous, la défendre, vous!... Depuis quand l'eſtime de Ximenès a-t-elle ceſſé de vous être intéreſſante?

Vous diſſimuleriez-vous, que l'eſpece de dédain qu'il vous marque, & l'éloignement que je lui inſpire, n'ont qu'une même cauſe? Notre injure enfin ne fût-elle pas commune, pouvez-vous héſiter, entre je ne ſais quels devoirs imaginaires, & les intérêts d'une amie? Vous vous croyez coupable: vous ne l'êtes qu'envers moi; & il eſt tems de me faire connoître.

Si vous aviez aimé Ximenès, ſi le même penchant vous avoit attirés l'un vers l'autre; ce que je diſpute à une idigne rivale, qui vous dit que je ne vous l'euſſe pas ſacrifié ? L'orgueil, en mon ame, commande à l'amour; mais il pouvoit céder à l'amitié ..... Eléonore, écoutez-moi. Avant que l'Eſpagne entiere, & Ximenès, fuſſent enivrés de Stéphanie, lorſqu'elle n'étoit point connue dans ces lieux, peut-être me ſuis-je alarmée de la juſtice qu'il ſe plaiſoit à vous rendre: en ai-je été moins à vous? Cependant, une ennemie me brave, mon déſeſpoir s'accroît chaque jour, & votre ame reſte indéciſe! .... N'ai-je pas aſſez dévoré le dépit de ſon triomphe? Quoi! la perte du plus doux eſpoir, le renverſement tant d'affronts, d'outrages, de tourmens, laiſſeroient mon cœur s'ouvrir à la pitié!

Vous m'en demandez pour elle! vous oſez me dire que je lui dois de la reconnoiſſance! ... ô Dieu! s'il étoit vrai, je me maudirois de ne pouvoir la déteſter davantage..... mais je ſais réduire, à ſa juſte valeur, le faſte de vertu qui vous en impoſe. Je n'ai reſſenti nulle émotion, en la voyant implorer, & obtenir de la Reine, que les dénonciateurs de ſon pere reſtaſſent inconnus. Il importoit à la sûreté de ce pere, que l'on s'aſſurât d'eux, elle devoit le vouloir, & ce que vous admirez, n'eſt, de ſa part, qu'imprudence & oſtentation.Sans ſa généroſité, ajoutez- vous, ſans Stéphanie, nous étions perdues: ah! il vaudroit mieux l'être, à jamais, que de devoir ſon ſalut à l'objet de ſon averſion. A mes yeux, cette obligation prétendue ne ſeroit qu'un nouveau crime. En un mot, il me devient, de jour en jour, plus impoſſible de lui pardonner. Toutefois, réjouiſſez-vous, en apprenant que l'étranger Ramire, élevé ſi vîte à la place de Grand-Maître de l'Artillerie Eſpagnole, qu'on exalte pour des ſuccès dus preſque toujours au haſard, qui vient de prendre Alhama, tout auſſi fortuné que ſa fille, & non moins odieux qu'elle, eſt encore ce Sidley, ce Roſemont coupable, qui déſarme l'Inquiſition même, qui ſurmonte, pour mon malheur, juſqu'aux périls d'un ſiege, & dont la deſtinée l'emporte ſur les efforts de ma haine! ... Cependant, que ma mere & mon ennemie (mon cœur pourroit bientôt ne plus les ſéparer l'une de l'autre), que toutes deux frémiſſent encore, Fernand plus qu'elles! Ce ſera lui peut-être, qui me délivrera de Ramire. Un billet, que j'ai dicté, va lui apprendre que ce guerrier fameux eſt Milord Roſemont, qu'il a en horreur: je connois la violence de ſa jalouſie. Aux champs de la victoire, il peut rencontrer Sidley, couvert de ſes armes, ne point le reconnoître, le défier au combat; & alors, de quelque côté que ſoit l'avantage, je ſerai vengée: ... je le ſerai, ſur-tout de Stéphanie. Je ſens trop l'incertitude de ce moyen; mais, pour la pourſuivre ſans ceſſe, j'en inventerai chaque jour..... C'eſt par elle & Madame de Céléria, que je viens d'être inſtruite de ce nouveau ſecret. Vous voyez combien je ſuis ſenſible aux demi-épanchemens qu'elles m'accordent. Eh! qu'avois-je beſoin de celui-là? Quoi! toujours le ſpectacle horrible de la joie d'une rivale! La treve, déclarée aujourd'hui, l'augmente encore; elle eſt même tranquille pour Fernand! Je n'ai de conſolations que dans les reſſources inépuiſables de ma haine; mais, en ſuppoſant qu'il m'en reſte dans votre amitié, travaillons enſemble, pour mieux accabler celle que j'abhorre, à l'unir avec Félici!

Vous préférez cette vengeance comme la moins dangereuſe pour nous; je ne la veux, que parce qu'elle ſera la plus terrible. Obſervons, avec une curioſité avide, les différentes impreſſions qu'elle peut faire: éloignons de Stéphanie tout autre Prétendant que votre oncle. Les hommages du mien, de ce Duc de Médina, ſi vanté par vous, n'ont point échappé à ma pénétration: j'ai ſu, auſſi-tôt que lui, qu'il adoroit l'Angloiſe. Toujours ſurpriſe de ce qu'elle enchante, toujours indignée, à chaque découverte, j'en fais, chaque jour, de nouvelles; & cependant, je n'ai ceſſé de contraindre ma triſteſſe profonde, que dans les inſtans où je me ſuis trouvée ſeule avec le Duc: il m'en a demandé la cauſe; c'étoit où je voulois l'amener. Autant qu'il l'a fallu, j'ai réſiſté à ſes prieres: je lui ai dit enfin, que mon cœur étoit déchiré.

Loin de paroître aigrie, je l'ai conjuré, il ne me tiendra que trop parole, de renfermer, dans ſon ame, une confidence que j'épargnois à Madame de Céléria, qui l'affligeroit, & qui pourroit lui rendre ſon amie moins chere. Comme il a de vieux préjugés qu'il prend pour des vertus, je me ſuis montrée ce qu'il appelle ſenſible, généreuſe, héroïque même. En lui apprenant l'amour de Ximenès, & les ſentimens de Stéphanie, j'ai fait ſur-tout l'éloge de cette derniere. J'ai vu ſon trouble & ſa douleur, il m'a plainte, ſans oſer ſe plaindre, & je m'y attendois encore: mais je n'appréhende plus qu'il cherche à devenir l'époux de Stéphanie; je ſais qu'il eſt dans la perſuaſion intime qu'une femme a beſoin, pour être heureuſe, d'aimer celui dont elle achete le nom, de ſa fortune, ou de ſa liberté, ſouvent de l'une & de l'autre. Je crois peu à cette néceſſité, & encore moins à la durée des beaux ſentimens; mais, quels que ſoient ceux de Stéphanie, elle eût pu, avec cet époux, avoir du moins des jours paiſibles: ce n'étoit pas là mon compte. Le Duc, d'ailleurs, n'a point d'enſans, ſa fortune eſt conſidérable; elle me revient de droit. De toutes façons, ce mariage étoit contre mes intérêts; &, malgré elle, il faudra bien qu'elle les reſpecte. Il eſt néceſſaire que j'aie, au plutôt, un entretien particulier avec votre oncle. Vous voyez ma confiance, malgré vos incertitudes. Soyez-y d'autant plus ſenſible, que pour ce que je ſouffre, & pour ce que je médite, je pourrois me ſuffire; mais mon ame auroit peine à ne plus diſtinguer la vôtre. Adieu.

LETTRE LIII. Du Comte Félici, à Alvarès.

J'ai lu dans votre ame plus que vous ne vous êtes permis de me le dire. Je vous ai paru téméraire rélativement à Roſemont, & en effet, ſous un gouvernement auſſi abſolu que celui de Ferdinand & d'Iſabelle, dans un Etat ſoumis à l'Inquiſition, oſer enfreindre l'autorité ſouveraine, toutes les loix, même la plus rigoureuſe, affronter, braver tout, les fers, le ſupplice, la diſgrace bien plus effrayante que la mort; tout cela conviendroit à peine à quelque jeune inſenſé, ſe croyant généreux: mais calmez vos craintes. Félici, que le tems, les hommes & l'expérience ont ſu endurcir, n'a pu, ſans de mûres réflexions, ſans un ſage retour ſur lui-même, ſacrifier à l'amour ou à ſa pitié pour un inconnu, ſon élévation préſente, qui lui a tant couté à acquérir, qu'il préfere à tout, & moins encore s'expoſer à perdre en un ſeul jour les eſpérances de ſon inſatiable ambition. Il eſt tems de vous dévoiler le myſtere de ma conduite. Non, Alvarès, en délivrant de ſes chaînes, celui que vous ſuivîtes en France, je m'aſſurois le titre d'époux de ſa fille, & je ne courois aucun danger. C'étoit l'accord même de la politique du Cardinal & de la mienne. Tout étoit à-peu-près concerté entre nous.

Je vous l'ai déja mandé; preſque auſſi-tôt que je vis Roſemont, ſous le nom de Sidley, ſa naiſſance, ſes talens qu'on m'apprit avec ſon inconduite, la célébrité des vertus de ſa fille & de ſes charmes, firent naître en moi des idées dont l'exécution, quoique difficile, ne me parut pas moins certaine. L'Europe entiere ſait quel eſt l'aſcendant du Cardinal ſur l'eſprit de la Reine, & combien à mon tour j'en ai ſur ce Miniſtre.

Les liens du ſang, dit-il, & ceux de l'amitié nous uniſſent; mais, ſoit qu'il s'abuſe, ou qu'il les faſſe ſervir de prétexte à notre intimité, dans la poſition où nous ſommes, l'intérêt, l'ambition, voilà les ſeuls mobiles dont le pouvoir ſoit, & doive être abſolu: ce ſont eux qui nous répondent l'un de l'autre. Si ma fortune eſt ſon ouvrage, s'il eſt mon appui, j'ai de mon côté ſecondé ſes intentions, ſouvent même ſes injuſtices : je lui ſuis encore néceſſaire, & c'eſt à ce titre ſur-tout que ſe maintient mon crédit.

Dès que je formai des projets d'hymen avec Stéphanie, enviſageant l'impoſſibilité d'y réuſſir ſeul, je confiai tout au Cardinal.

Frappé ainſi que moi des éloges qu'il en avoit entendu faire, flatté d'une telle alliance, ſatisfait de pouvoir montrer à la nobleſſe Eſpagnole, ſi fiere avec ſes égaux, ſi dédaigneuſe pour tout ce qui lui eſt inférieur, qu'il ſauroit, ſans avoir recours à elle, marier dans la plus haute claſſe, ſon très-proche parent, il ſongea aux moyens. Bien des obſtacles s'offroient; Sidley étoit en priſon; il étoit au pouvoir de Torquemada, inexorable juſqu'alors, de Torquemada qui travailloit à détruire, dans l'eſprit de Ferdinand & d'Iſabelle, ce même Sidley, que leur favori n'avoit pas craint de ravir à ſon ſanglant miniſtere. Malgré ces conſidérations, je ne laiſſai pas d'agir indirectement auprès de la Reine: j'appris que ſes diſpoſitions pour Sidley étoient aſſez favorables pour qu'elle eût déja parlé très-vivement à Torquemada; que même elle étoit déterminée, s'il réſiſtoit encore, à employer ſon autorité; je ſus que les ſollicitations de Madame de Céléria, celles de toutes les femmes de ſa Cour qu'elle aime le mieux, lui en avoient arraché la promeſſe. Je ſentis qu'alors je n'aurois point aux yeux de la fille, le mérite de la délivrance du pere: je ſentis que je ſervirois la Reine, en lui épargnant le petit chagrin d'affliger Torquemada qui dirige la conſcience de cette Princeſſe. Le Cardinal convint que mes obſervations étoient juſtes: je crus voir ce qu'il feroit à ma place. Comptant ſur vous, je n'héſitai plus. Sidley paſſa pour mort.

Vous ne me cachâtes point vos alarmes, vous exécutâtes mes ordres; ainſi devoit agir votre zele: mais, pendant que vous m'en donniez cette nouvelle preuve, le Cardinal, que je n'inſtruiſis de ma hardieſſe qu'après l'exécution de mon entrepriſe, apprenoit à la Reine la mort ſuppoſée de Sidley, ſon évaſion opérée par moi, & la conjuroit de lui accorder ma grace, ajoutant qu'il la ſollicitoit, tout coupable que j'étois, sûr que malgré ma compaſſion pour cet étranger illuſtre & malheureux, j'avois été animé ſur-tout par la connoiſſance des ſervices qu'il pouvoit rendre à l'Etat. Il peignit ſa fille mourante de ſa perte ſimulée, les événemens qui les avoient conduits en Eſpagne, l'obſcurité devenue leur partage, l'éclat de leur origine, & leurs vertus, & leur infortune. Iſabelle en parut touchée.

Le Cardinal profita de cet attendriſſement, pour appuyer avec l'éloquence qu'il poſſéde, ſur le repentir qui avoit ſuivi les écarts de mon zele, ſur le déſeſpoir où me jettoit l'attente d'une diſgrace que rien ne pouvoit m'adoucir, l'ayant trop encourue. La peine qu'il en reſſentiroit à jamais ne fut pas exprimée moins vivement; enfin il la ſupplia d'ordonner du ſort de Roſemont & du mien. Ce que j'avois prévu, arriva: il lui fut agréable de faire grace. Tout ceci demeura ignoré: le Roi ſeul en fut informé, & pardonna. Il falloit cependant éloigner Roſemont; Ferdinand & Iſabelle m'en donnerent l'ordre. Tous deux avoient paru embarraſſés du choix de celui qu'ils députeroient à la Cour de France: abſous, je propoſai d'y envoyer Roſemont: très-jeune, il avoit fait preuve, aux yeux de l'Angleterre, de ſupériorité dans la partie des négociations. Celle-là devoit être ſecrette.

Tout concouroit en faveur de mon avis; il étoit célui du Cardinal; il fut approuvé d'Iſabelle, agréé par le Roi. Sous le nom de Ramire, Roſemont partit; & le traité épineux, objet de ſa miſſion, fut conclu promptement. Lorſque la guerre ſe déclara entre l'Eſpagne & les Maures, vous fûtes témoin de ſon ardeur impatiente: je portai ſes vœux aux pieds du trône. Un poſte honorable, dans notre armée, fut accordé, ſans peine, à celui dont les premiers ſuccès ne pouvoient qu'ajouter à la force de mes ſollicitations.

Plus connu de Ferdinand, bientôt il obtint la place de Grand-Maître de ſon artillerie; & depuis la priſe d'Alhama, le Roi & Iſabelle me ſavent plus de gré encore de leur avoir conſervé cet homme précieux; mais, lorſqu'il conſacroit ſes jours à leur ſervice, Florizene s'occupoit de les lui faire terminer dans l'ignominie. J'ignore comment elle a été inſtruite de ſon exiſtence & de ſon évaſion, qu'elle m'avoit promis de taire?

Cependant Torquemada, averti par elle & par une autre perſonne preſque auſſi condamnable, vint une ſeconde fois porter la mort dans le cœur de Miſs Roſemont.

L'heureuſe arrivée d'Iſabelle chez Madame de Céléria, l'étrange aveu de cette femme, qui, malgré moi, de tems en tems m'étonne, détournerent le coup qu'avoit préparé ſa fille, cette même Florizene qui ſurprendroit tout autre que moi, par ſon ardeur pour la vengeance.

C'eſt de Torquemada que je tiens ces derniers détails. Curieux comme le ſont les gens de ſa ſorte, il dit l'avoir été par reconnoiſſance; il dit que le nom de Roſemont a des droits à la ſienne; & je conſens qu'il ſe pare de ce vain mot: mais, par une ſuite de ſon caractere & de ſa politique, il a pris des informations malgré les défenſes d'Iſabelle: il a ſu que Ramire, ſauvé par moi, lui avoit été dénoncé par les manœuvres de Florizene: il m'a fait l'un & l'autre aveu, s'eſt montré mon ami, a paru me croire le ſien; & notre réunion, ſi elle s'affermiſſoit, pourroit peut-être un jour balancer le crédit impérieux du Cardinal: il me force à le ſouhaiter. Se piquant, je ne ſais pourquoi, de ſoutenir Dom Fernand Ximenès, il préſerve ce favori des atteintes que je lui porte, & m'obligera même par cette conduite, qui m'offenſeroit encore, quand j'y trouverois de l'avantage, à me faire un autre parti que le ſien.

A ma priere, Torquemada n'a point éclairé Iſabelle ſur le compte de Florizene.

Quels que ſoient ſes progrès rapides dans la cruauté, la perfidie, dans tout ce qu'amenent le tems & la fréquentation des ſots humains; quoiqu'elle m'ait trahi moi-même en dénonçant Ramire, tant qu'elle me ſera utile, elle peut compter ſur une impunité abſolue; & il ne m'en coûtera nul effort.

Non que je ne ſache que ce ne ſeroit point à moi qu'elle chercheroit à unir ſa rivale, ſi elle penſoit qu'il exiſtât un mortel plus haïſſable: mais ſon opinion ne me touche point, ſa haine me ſert; &, ſans nous tromper peut-être, car vous n'imaginez pas combien elle eſt au- deſſus de ſon âge, nous ſommes ligués préſentement plus que jamais. Aujourd'hui, elle me preſſe de faire repartir Médina pour ſon ambaſſade de France; & mes intentions à cet égard ſont encore très-conformes aux ſiennes. Apprenez qu'il eſt l'adorateur de Stéphanie: eh! qui pourroit la voir ſans devenir mon rival? Mais, quoique je n'en redoute qu'un ſeul, il m'eſt eſſentiel, & pour plus d'une cauſe, d'éloigner le Duc. J'ai voulu auſſi, avec autant d'ardeur que ſa barbare niece, tirer Stéphanie de la maiſon où elle eſt.

J'ai fait donner, par une main inconnue, des avis à la prude Almanza, ſur les dangers qu'elle y court: mes tentatives ont été infructueuſes; & j'y renonce d'autant plus que la Reine deſire qu'elle y reſte. Ce n'eſt donc qu'avec le titre de Comteſſe de Félici, qu'elle en ſortira. Quelques obſtacles que ſon cœur y mette, ce moment peut-être approche. Ramire, ſans oſer s'expliquer, avant d'être sûr de ſa fille, ne me cache point que le vœu de s'acquitter envers moi, s'il n'eſt pas comblé, ſera le regret du reſte de ſa vie. Le croyez-vous? Il eſt des momens où j'ai foi à ſon amitié. J'ai cependant encore mieux démêlé l'orgueil de ſon caractere, c'eſt celui de ſa nation. Lorſque, lui demandant ſa fille, je feignis d'ignorer qu'elle poſſédât d'autres titres que ſes vertus & ſa beauté; en me répondant, il ſe hâta de m'apprendre que le nom qu'elle honoroit encore, étoit toutefois celui de Roſemont.

Vous dites d'ailleurs qu'il a été vivement touché de ma généroſité apparente. Continuez de l'entretenir dans ces heureuſes diſpoſitions; les circonſtances feront le reſte. Oui, vous avez bien fait, & je vous en avois donné l'ordre , de ne point ménager près de lui les inſinuations contre Fernand. Elles l'ont révolté, dites-vous; il les a repouſſées avec hauteur; n'importe: elles me ſerviront. J'ai plus d'ennemis qu'un autre, & Ximenès calomnié , le confirmera dans la certitude que je le ſuis. Ne croyez pas cependant que je m'abuſe. Je ne ſais que trop quel pouvoir il a ſur l'ame de Stéphanie!.. ... Soit; mais elle eſt vertueuſe: il ne ſera point ſon époux; &, ſi je le deviens, utile à mes projets, elle remplira ſes devoirs; ou malheur à ... je n'acheverai point. Stéphanie eſt la ſeule perſonne de ſon ſexe, & peut-être du nôtre, que j'eſtime. Adieu. Je vous ferai de plus en plus connoître, de quel prix eſt pour moi votre dévouement à mes intérêts, à ma volonté, à ma perſonne, & combien je ſuis à vous.

LETTRE LIV. De Stéphanie, à Clarence.

Chere Clarence! au comble de la joie, dans le trouble où je ſuis, .... Ah Dieu! pourrai-je vous la dire, cette nouvelle, cette heureuſe nouvelle? L'univers m'aura devancé.... Fernand eſt victorieux.

Non, ce n'eſt plus un amour coupable, c'eſt celui de la gloire, qui remplit mon cœur. Je ne me reproche plus rien. Je m'enorgueillis de mon ſentiment, & plus que jamais.... Quels cris d'allégreſſe! Qu'entendsje? qu'éprouvé-je? C'eſt lé nom de Fernand que l'on répete; c'eſt lui qu'à ſi juſte titre, on éleve au-deſſus des noms les plus fameux..... & je ne mêlerois pas mes larmes aux hommages de tout un peuple reconnoiſſant! je ne les dépoſerois point au ſein de l'amitié! Moi ne pas vous entretenir ſans ceſſe de mon bonheur! ....

Sans vous, pourrai-je y ſuffire? Ah! Clarence, combien tous les objets qui m'environnent, ſont embellis! combien ils m'enchantent! Que dis-je? Je crois les voir, les aimer, pour la premiere fois; & vous-même..... ô mon pere, mon pere! ai-je pu vouloir me déſendre d'une reconnoiſſance dont vous êtes l'objet, l'excuſe & le modele? Fernand a des droits ſacrés à la mienne; & Félici lui-même..... Trop cruelle envers lui, je haïſſois ſon amour; il n'étoit qu'à plaindre. Félici, Florizene, oui, oui, je fus injuſte pour tous deux. Mon cœur n'eſt point fait pour la haine; il abjure les ſoupçons: il eſt ſi heureux, que, dans ce moment, je ſerois capable, je crois, de jouir de la félicité d'une rivale; j'aimerois même ..... j'aimerois... l'épouſe de Fernand! Quoi! Fernand, quoi! le Ciel vous a préſervé! Le Dieu de mon cœur eſt celui de ſon heureuſe patrie! Le pere le plus aimé, le plus digne de mon admiration, eſt rendu au bonheur & à ma tendreſſe! Tranquille pour ce qui m'eſt cher, qu'ai-je à craindre? Ah! déſormais je bénirai mon ſort, quel qu'il puiſſe être, & je n'affligerai plus une amie.

Il eſt donc vrai que cette derniere action va terminer la guerre? Puiſſe, grand Dieu! puiſſe mon eſpoir ſe confirmer! vous n'en douterez point, en apprenant ſur quoi je le fonde, & les détails d'une journée, dont le peuple, les Grands de cette nation, & mon cœur, plus que le monde entier, admirent le héros. Mais, quel qu'il puiſſe être, s'il ne ſavoit que vaincre, s'il n'étoit pas ſenſible, bienfaiſant, généreux, qu'auroient de commun mon cœur & ſes exploits?Avec quelle vérité je me ſuis jointe à toute l'Eſpagne, pour féliciter la Marquiſe, cette amie ſi précieuſe, & ſa fille! .... Si elle eſt chere à Fernand, qu'elle eſt heureuſe de lui être deſtinée! Combien l'ivreſſe qu'il inſpire, doit avoir de charmes pour elle! Hélas! moi qui aime, ſans vouloir être aimée, ſans me permettre un vœu ſi coupable, moi qui ne ſerai jamais qu'un objet indifférent pour lui, & que ſes ſuccès tranſportent, que ſerois-je donc à la place de Florizene? A ſa place!.. Eh! quelle autre que moi pourroit porter auſſi loin l'amour de ſa gloire, de ſes triomphes, de lui ſeul? Non, Fernand, non; ce n'eſt que ſur mon ame que vous régnez avec un tel empire, & la durée de ce ſentiment ſera celle de ma vie. Chere Clarence, ceſſez de le combattre; il ne peut plus ſe vaincre, ni s'affoiblir. Mon cœur changeroit!... Ah! Dieu! perdez à jamais cet eſpoir qui m'offenſe. J'aime, avec une égale ardeur, Fernand & la vertu. Il n'eſt au pouvoir d'aucun des deux, de m'enlever à l'autre; & peut-être mériterai je de vous quelques éloges: mais ne m'en prodiguez plus, pour avoir imploré d'Iſabelle la grace des accuſateurs de mon pere: pardonner eſt un ſi doux plaiſir! Eh! qui pourroit, d'ailleurs, ne pas trouver les méchans aſſez punis par le ſupplice de ſe mépriſer eux-mêmes? Je ne m'arrête point aux idées cruelles, dont votre amitié eſt la ſeule excuſe: Florizene eſt incapable... rendez-lui votre eſtime. Aimez-moi toujours. Mon amie, je ne ſouhaite plus au monde, que de ſavoir votre procès terminé à votre avantage. S'il ſe pouvoit, vous me ſeriez, aujourd'hui, encore plus chere que vous ne me l'avez jamais été.

Je vous ai promis des détails. Voici une relation envoyée à Dom Almanza, par un de ceux qui doivent le plus à la valeur de Fernand: Clarence eſt plus digne qu'une autre, qu'on la lui faſſe connoître, & mon cœur ne peut ſe refuſer à ce plaiſir.

Fragmens d'une Lettre écrite à Dom Almanza, par Fernandès de Cordoue, gouverneur de Lucena.

Un Héros, un Dieu, Dom Fernand enfin, que vous aimez, eſt celui à qui nous devons tout. Les efforts du déſeſpoir, tout ce que la prudence ſuggere, tout ce qu'elle peut inventer, devenoit inutile.

Nous étions inveſtis par une armée nombreuſe. Boabdil, qui la commandoit en perſonne, animé autant par le deſir de donner plus de crédit encore à ſon parti , que par la perte d'Alhama, s'étoit hâté, malgré la treve accordée par Ferdinand, de faire une irruption vers Lucena. Vous ſavez combien cette place eſt peu fortifiée: ſa poſition même s'y oppoſe. A peine en eut- il commencé le ſiege, qu'Albohacen, quoique mécontent de cette entrepriſe, envoya de nouvelles troupes à ſon fils, pour en aſſurer le ſuccès: tant la haine du nom Eſpagnol l'emporte, dans ſon ame, ſur celle qui les déſunit! Ce renfort nous enleva un reſte d'eſpoir. C'en étoit fait: les Maures alloient ſe rendre maîtres, ſinon de nos perſonnes, au moins de ces murs où je commande , loſqu'un mortel invincible, lorſque Fernand accourut à notre ſecours. A ſon nom ſeul, ces fiers ennemis, que tant de fois il a vaincus, effrayés, quoiqu'ils lui fuſſent infiniment ſupérieurs par le nombre, leverent le ſiege, ravagerent les environs, & prirent la route de Loxa, chargés d'un riche butin. Fernand alors (c'étoit peu pour lui de les intimider) réſolut de les pourſuivre. De la part de tout autre, ce projet eût paru téméraire.

Son armée ne compoſoit pas la dixieme partie de celle des ennemis; mais il appuyoit ſur lui-même ſa confiance, & il a le droit de l'inſpirer. Il ſavoit que les Maures devoient paſſer un torrent, que les pluies avoient rendu très-difficile. La néceſſité de ce paſſage, qui leur étoit peu favorable, la ſécurité des troupes qui marchent ſous ſes ordres, tout lui répondoit du ſuccès de ſon entrepriſe; & tout s'éxécuta comme il l'avoit prémédité. Dès que l'armée ennemie commença de paroître à l'autre bord du torrent, pendant qu'il tomboit ſur la cavalerie qui formoit l'arriere-garde, Dom Lope, quoique peu accompagné, attaquoit, de ſon côté, l'infanterie déja en déſordre: la terreur s'en empare; elle ſe met à fuir.

Boabdil, à la tête de ſa cavalerie qui faiſoit face, oppoſe en vain des efforts incroyables à la valeur de Fernand; il y cede: cinq mille de ſes ſujets reſtent ſur la place; lui-même eſt ſon priſonnier . Jamais il n'y eut de victoire ſi complette: elle tient du prodige, & l'on ne doit pas célébrer, moins que ſon triomphe, l'humanité du vainqueur, ſes égards pour un Roi malheureux, ſa compaſſion, ſes ſoins pour les bleſſés, ennemis ou autres, & les regrets qu'il donne au petit nombre des ſiens qui ont péri dans cette journée. Tous, en un mot, tous l'adorent. Je me fais gloire d'être ſon admirateur; je le regarde comme l'appui de ſa nation, & un modele pour l'univers, &c.

Ici, Stéphanie reprend: Eh bien! mon enthouſiaſme eſt-il juſte? eſt-il partagé? Oui, vous le reſſentirez vous-même; oui, vous m'approuverez. Ah!

Clarence, Clarence! que l'éloge de Fernand a de charmes pour mon cœur!

LETTRE LV. De Clarence, à Stéphanie.

J'arrive; mon cruel procès m'a obligée à un voyage peut-être infructueux: mais je reçois, à la fois, vos deux dernieres lettres, & elles me tranſportent.

O mon amie! ſi je pouvois ſéparer mon ſort du vôtre, je vous dirois que votre bonheur me touche plus que le mien, qu'euſſé-je des peines, je m'oublierois moi-même, pour ne reſſentir que ce qui vous eſt agréable; &, ſi je me ſuis refuſé la douceur de vous entretenir de ce qui vous eſt cher, qu'ai-je fait, que me rendre à vos inſtances? N'importe; je veux bien m'avouer coupable, & de n'avoir point prononcé un nom ſi bien gravé dans votre cœur, & de m'intéreſſer au Duc de Médina, malheureux, quoique digne d'un autre ſort; & d'avoir donné des éloges à Stéphanie, à Stéphanie qui ne croit pas les mériter, qui ne veut entendre que celui de Fernand.... Enfin, le voilà donc nommé, ce héros, auſſi admirable à mes yeux qu'aux vôtres! Mais, le moyen d'approuver une lettre où cela n'étoit pas dit, où l'on n'a pas même apperçu la contrainte d'un ſilence qu'on ſavoit trop bien devoir être douloureux! Ah! Stéphanie, m'en voilà trop certaine: rien de ſi redoutable, que l'amour, puiſqu'il vous rend vous-même injuſte. Eh bien! pour vous en punir, toute entiere à votre bonheur, à la gloire de Ramire, à celle même de Fernand, & à mon amitié pour vous, je ne voudrois, afin d'être plus heureuſe, qu'avoir plus à vous pardonner. Mais, que dis-je? aurez-vous jamais beſoin de la généroſité d'une amie?

En l'accuſant, vous lui êtes encore ſupérieure. Quelle ſenſibilité, quelle ſimplicité touchante dans les aveux que vous me faites, & juſques dans vos reproches!

Votre ame eſt auſſi vraie qu'elle eſt noble; il n'eſt point de jours, point d'événement, qui n'y développent de nouvelles vertus: & Fernand pourroit aimer Florizene! ... Vous ne vous doutez point, combien vous l'offenſez! Il voit (j'oſerai vous le dire, malgré vous,) Stéphanie, l'ornement & l'exemple de ſon ſexe; Stéphanie, dont le pere eſt triomphant, dont la prétendue obſcurité va diſparoître, ſur le point d'être reconnue de toute l'Eſpagne pour Miſs Roſemont; &, ſi Florizene étoit dévoilée, plus d'obſtacles alors au bonheur de deux êtres faits l'un pour l'autre! Je ſuis bien sûre, d'ailleurs, que Roſemont & Fernand, à portée de ſe voir, déja prévenus par leur renommée, ſeront réunis par l'attrait; enfin, l'eſtime, l'amour, même le devoir, rompront un projet d'hymen, formé par les ſeules circonſtances, ſur-tout s'il eſt déſavoué par un cœur courageux. Quoi! le ſort ſépareroit, à jamais, Stéphanie & Fernand! & vous ſeriez la ſeule à plaindre!...

Non; il n'eſt pas poſſible. Si ce langage vous étonne, ne l'attribuez pas, du moins, à la crainte de vous déplaire. Je me réſoudrois même à vous affliger, pour vous être utile: mais, votre poſition a changé.

Les circonſtances ne me ſemblent plus les mêmes, & je ceſſe de combattre votre ſentiment. O ma chere Stéphanie! je n'en aurois point flatté l'erreur, ſi j'euſſe continué de n'y voir, pour vous, qu'une ſource de combats, de regrets, d'éternels chagrins. L'héroïſme généreux, qui vous les fait croire ſupportables, vous trompe; &, pour moi, je vous l'avoue, ſans l'eſpoir que vous craindriez de vous permettre, je frémirois de l'empire de Fernand ſur vous; je déteſterois juſqu'à ſes vertus, &, plus je ſuis sûre des vôtres, plus je gémirois de vos tourmens. Hélas! l'impreſſion douloureuſe qu'ils m'ont laiſſée, au moment même où j'enviſage pour vous des biens que vous n'attendez pas; cette impreſſion, dis je, effet d'une amitié qui a trop long-tems ſouffert de vos maux, doit être excuſée par la vôtre. Je vais écrire à Milord Roſemont, & vous voudrez bien vous charger de lui faire parvenir ma lettre. J'ai lu la ſienne, avec le plus vif intérêt. J'aurois voulu cependant qu'il vous parlât moins de Félici: je ne peux changer d'opinion ſur ſon compte, ni ſur celui de Mademoiſelle de Céléria.

Le frere de Madame de Norſey, ce François, auſſi honnête qu'aimable, qui les loueroit, s'ils le méritoient, qui les connoît bien, en parle de maniere à fortifier ma défiance & mes inquiétudes. Combien vous vous repentiriez de le confondre avec ſa nation légere, inconſéquente & frivole, ſi vous connoiſſiez ſon enthouſiaſme pour Fernand! ... Mon Dieu! j'entends ſa voix; la voix du Chevalier de Roſenne! Eh! d'où peut naître la douleur à laquelle il s'abandonne?.... C'eſt Madame de Norſey qui le déſeſpere. Si je pouvois l'aimer moins, ce ſeroit dans cet inſtant. Rien de moins réfléchi, de plus inconcevable, que ſa conduite. Elle m'expoſe à une ſcene inattendue, embarraſſante & cruelle; elle afflige ſon frere, me compromet, nous l'enleve! ... tout cela, ſans raiſon, ſans ſavoir pourquoi. Il avoit accepté, avec reconnoiſſance, un appartement que mon pere avoit cru devoir lui offrir. D'abord, ſon amitié pour Madame de Norſey lui ſervit de motif; bientôt il aima le Chevalier, pour lui-même. Quoiqu'il ſoit François, & que vous ſachiez l'éloignement de Milord Clarence, pour cette nation, il en étoit venu au point de préférer ſa ſociété à toute autre.

Le Chevalier nous quittoit peu; il m'entretenoit ſans ceſſe de vous, de ſa ſœur: beaucoup plus ſérieux qu'elle, il n'en eſt que plus intéreſſant. Je m'étonnois quelquefois de ce qu'il lui cachoit ſon ſéjour à Londres; mais j'inſiſtois d'autant moins, pour ſavoir ſon ſecret, que mes moindres queſtions avoient paru lui cauſer une triſteſſe, dont il renſermoit la cauſe: eh! que n'ai-je pu ne jamais la ſoupçonner? ... Il vient de me dire que mon pere lui a communiqué une lettre de mon imprudente amie: elle mande à Milord Clarence, qu'inſtruite que ſon frere eſt à Londres, & loge chez lui, elle croit devoir lui faire obſerver que, ne pouvant être deſtinés l'un à l'autre, puiſque Roſenne eſt ſans fortune, un plus long ſéjour, de ſa part, vu ſon âge & le mien, ne ſeroit pas convenable. Elle lui doit, ajoute-t-elle, avec la reconnoiſſance de ſes procédés pour ſon frere & pour elle, un avertiſſement peut-être pénible, mais sûrement plein de ſageſſe.

Mon pere liſoit cette lettre, lorſque le Chevalier entre chez lui: ſans y ajouter rien, il la lui préſente. Le Chevalier l'ayant parcourue avec effroi; Milord, lui dit-il, après la lui avoir remiſe, je vous entends.... Hélas! il le faut ..... je pars. Mon pere, à l'inſtant même, reçoit ſes adieux. Le Chevalier ſort, donne des ordres: il ne vouloit point me voir; mais, prêt à s'éloigner pour toujours, tandis que je vous écrivois, hors de lui-même, il paſſe dans mon appartement: je crois & le voir & l'entendre me faire le récit de ce qui s'eſt paſſé entre lui & mon pere. Bientôt ſes ſoupirs l'interrompent, ſes yeux ſe rempliſſent de larmes; il ſe précipite à mes genoux, & moi-même attendrie.... Oui, je vous l'avoue; la vérité de ſon action & de ſa douleur m'a vivement émue. Mon pere entre alors, & jette, ſur le Chevalier, un regard de courroux. Milord, s'écrie le Chevalier, en ſe levant avec précipitation, je le jure par l'honneur; croyez que, même aux genoux de votre charmante fille, je n'ai pas hazardé l'aveu.... elle ne ſait point..... il faut s'arracher pour jamais!.... Après ce peu de mots, il fuit, il s'éloigne, & diſparoît.

Mon pere & moi reſtons interdits; & nous nous ſommes ſéparés l'un & l'autre, ſans avoir pu rompre le ſilence. Ah! mon amie, ſoyez parfaitement heureuſe! Que Fernand le ſoit! Puiſſent tous les peres, à de faux biens, à de vaines idées de fortune, ne pas ſacrifier leurs enfans, dont le le ſort, hélas! eſt d'être, à jamais, ſoumis & malheureux! Sans Madame de Norſey, ſans elle, je ne ferois point ces triſtes réflexions. Le départ du Chevalier, moins bruſque, n'auroit troublé ni ſon ame, ni la mienne: remettez-y le calme, en m'entretenant de votre bonheur..... Vous êtes toujours le premier objet de mes vœux.

J'ai dans l'eſprit que le Chevalier ira en Eſpagne; je le ſouhaite. Il n'eſt point de maux que ne puiſſe adoucir votre préſence.

Je ſuis très-perſuadée que je ne l'aime point; mais il m'eſt néceſſaire de le ſavoir heureux. Adieu, ma chere Stéphanie. Tout annonce à mon cœur qu'enfin je vais jouir de votre félicité: puiſſe-t-elle être durable!

Adieu.

LETTRE LVI. De Dom Lope, à Dom Almanza.

Quelle nouvelle vais-je vous apprendre? Quel coup affreux, inattendu!...

Fernand eſt dans le plus grand danger....

O Dom Almanza, faudra-t-il me ſéparer de lui, m'en ſéparer pour toujours?...

Ne prive point ma patrie, ô Ciel, du défenſeur le plus généreux! n'enleve point à l'objet adoré qui lui coûtera la vie peut-être, le ſeul amant que ſon cœur ait dû choiſir! Eh quoi! au printems de l'âge, déja invincible, joignant à la valeur toutes les qualités, tous les agrémens, fait pour l'amour & pour la gloire, ſera-t-il victime de tous deux? Mais ſi je n'eſpérois plus rien, aurois-je la force de vous faire le récit de ce fatal événement?

Vous avez ſu par quels nouveaux exploits, Fernand s'eſt fait un nom immortel & le plus cher à l'Eſpagne. Ferdinand, victorieux de ſon côté, étoit deſcendu dans la plaine de Grenade, & avoit dévaſté les environs. Le Monarque, après cette expédition, parut triomphant à Cordoue, mais, avec beaucoup moins de gloire que Ximenès qui traînoit à ſa ſuite un Roi captif : cependant un Souverain tel que le nôtre, inſpire les actions héroïques, les récompenſe, les admire & les imite. Ce Prince combla ſon favori de toutes les marques d'amitié & de diſtinction faites pour tous deux. Les ſujets, à l'exemple de ſon Roi, répétoient ſon éloge, accompagnoient ſes pas, & lui rendoient des hommages, dont il étoit touché, ſans en être plus vain, ni plus heureux. La gloire même n'a pu le conſoler des peines de l'amour; & il ne s'eſt pas montré moins fidele à l'une qu'à l'autre. La réputation qu'à ſi juſte titre, s'eſt acquiſe Ramire, faiſoit deſirer à Fernand de connoître ce guerrier: la guerre les avoit éloignés; Cordoue devoit les réunir. Fernand, averti du jour qu'il y arrivoit, vole au-devant de lui: (Je tiens ce détail du Comte de Cabra qui l'accompagnoit). En chemin on lui remet une lettre, qu'il lit en frémiſſant. Ramire ſeroit Milord Roſemont, s'écrie-t-il ! Bientôt Ramire paroît; & ne pouvant être reconnu, ayant toujours la viſiere de ſon caſque baiſſée, il vole vers Ximenès, qui recule avec un mouvement d'indignation. Ah! reconnoiſſez, s'écrie Ramire, le mortel le plus incapable d'oublier ce qu'il vous doit! Vous fûtes le libérateur de Stéphanie .... Que parlez-vous de Stéphanie, interrompt-il vivement? Et de quel droit prétendez-vous partager ſa reconnoiſſance? Je les ai tous, reprend Milord. C'en eſt trop; laiſſez-moi vous fuir, s'écrie Fernand.!... Vous êtes Milord Roſemont. Oui, je le ſuis, répond-il. Et moi votre ennemi, ajoute l'infortuné Ximenès: j'ai peine à contenir ma fureur; puiſſé-je en être la ſeule victime! mais arrachez-moi des jours que je déteſte, ou craignez!... Ramire s'avance alors, découvre ſa poitrine, & s'offre à ſes coups: Ximenès reſte immobile. Frappez, lui dit tranquillement l'Anglois; & reprenez à Roſemont la vie que vous avez rendue à Sidley..... Sidley, s'écrie Fernand, Sidley! .... Ah! ne troublez point le bonheur de lui avoir été utile, en mêlant à ce nom reſpectable, celui contre lequel mon ... Eh bien! quelque ame ſe ſouleve!... odieux qu'il te ſoit, juge toi-même, pourſuit Ramire, juge, bienfaiteur cruel, ſi je peux ſéparer Roſemont de Sidley! Il leve la viſiere de ſon caſque; c'eſt Sidley qu'apperçoit Fernand. Il fait un cri: ah Ciel! ah mon pere! ſont les ſeuls mots qu'il peut prononcer. Il tombe aux genoux de Roſemont; ſon attendriſſement eſt au comble: tous deux s'y abandonnent. J'arrive alors, je leur apprends que le Roi, après avoir fait la viſite de la ville & du château de la Ronda, dont nous nous ſommes rendus maîtres, s'en retournant par un défilé, ſuivi d'une garde trop peu nombreuſe, venoit d'y être arrêté par les Maures. Soudain, nous courons vers ce lieu, avec ce que nous pouvons raſſembler de monde; nous trouvons Ferdinand, encourageant par ſon exemple ceux des ſiens qui n'avoient pas déja ſuccombé, en le défendant: notre vue les ranime. Ximenès s'élance au milieu des Maures, leur porte des coups inévitables; l'amour qu'il a pour ſon maître les dirige: l'habileté de Ramire & mon zele le ſecondent. Cependant Ximenès s'apperçoit que Ferdinand, emporté par ſa valeur, s'eſt laiſſé entourer par les ennemis, qui ne reſpectent ſes jours que parce qu'ils ſont prêts de s'emparer de ſa perſonne. Ce héros y vole, fait de ſon corps un rempart à ſon Souverain, & le dégage: les Maures ne peuvent lui réſiſter; ils prennent la fuite; &, depuis cette journée, ils ne ſongent plus qu'à obtenir la paix. Pendant tout le tems du combat, Ximenès s'étoit ſenti des forces, quoiqu'il fût dangereuſement bleſſé; bientôt elles l'abandonnent; je le vois mourant, inanimé; la nouvelle s'en répand; la conſternation eſt générale. L'affliction du Roi eſt extrême; il ne quitte preſque point notre jeune vainqueur; & enfin, bientôt après, dans un moment plus heureux que celui où je vous écris, il laiſſa éclater la joie la plus vive, en apprenant, que ſes bleſſures n'étoient point mortelles: ce fut alors qu'il lui demanda avec inſtance, le moyen de reconnoître l'attachement dont il venoit de lui donner la preuve la plus importante & la mieux ſentie? Fernand, preſſé par ſon maître, entraîné par la reconnoiſſance des marques de bontés qu'il en recevoit, n'aſpirant qu'à un ſeul bien, lui ouvrit ſon ame; lui fit l'aveu de ſon éloignement pour Florizene, de ſon amour pour Stéphanie; & détrompé de ſa jalouſie de Milord Roſemont, oublia tout ce qui s'oppoſoit encore au ſuccès de ſes vœux. Ferdinand, quoiqu'il ne s'abusât point, ne négligea cependant rien pour lever les obſtacles: ſon premier ſoin fut de preſſentir le Duc ſur les ſentimens de ſon fils; mais il remarqua qu'il s'inquiétoit peu d'un caprice, diſoit-il, qui ne devoit être que momentané. Le Roi lui apprit la paſſion de Ximenès, la naiſſance illuſtre de Stéphanie, & joignit aux conſeils les prieres, & les careſſes. Vous connoiſſez le Duc: il croit que les paſſions n'ont d'empire que ſur les ames foibles; la ſienne eſt peu ſenſible.

Eſclave de ſa parole, il s'arrêta à peine ſur la penſée qu'un fils en ſeroit la victime. En vain le Roi lui promit d'élever à tel point l'époux que choiſiroit Florizene, que fût-elle la plus ambitieuſe des femmes, elle ſeroit ſatisſaite; en vain ce Prince y ajouta qu'il feroit aſſez d'avantages à la fille de Roſemont, pour qu'elle devînt un parti auſſi conſidérable, du côté de la fortune, que de la naiſſance: le Duc ne fut pas même ébranlé. Son reſpect n'empêcha point ſa réſiſtance; & le Roi, auſſi mécontent qu'affligé, le congédia, ſans en avoir rien obtenu. J'étois auprès de Ximenès, lorſque ſon pere y arriva. Vous m'avez mal connu, lui dit-il d'un ton ſevere, ſi vous avez pu croire que l'appui de votre Souverain, vous ſervit mieux près de moi que votre confiance; mais je ne dois écouter dans cette occaſion que la voix de l'honneur. Votre probité vous lie à Florizene; c'eſt ſur la foi de votre promeſſe & de la mienne que ſon cœur s'eſt donné.

L'amour vous égare: c'eſt à moi de vous rappeller à vos devoirs; n'imaginez point me gagner ni me vaincre. Si vous fondiez quelque eſpoir ſur Milord Roſemont, ſachez qu'il vient d'être inſtruit par moi, ſachez qu'il m'approuve & qu'il m'imiteroit, en ſuppoſant toutefois que Stéphanie pût voir autrement que comme un libérateur, l'époux de la fille de Madame de Céléria, de l'amie à qui elle doit tout. Si ce n'eſt aſſez de mes raiſons, ſongez à mes ordres. Je ne ſonge plus qu'à mourir, lui répondit Ximenès. L'inflexible Duc n'entendit point ces cruelles paroles; il nous avoit déja quittés. Ximenès, à peine hors de danger, alloit dès cet inſtant ſuccomber à ſon déſeſpoir: ſes bleſſures ſe rouvrirent; il arrachoit, il repouſſoit les ſecours par leſquels on eſſayoit d'arrêter ſon ſang, qu'il perdoit en abondance; il ſe refuſoit aux conſolations; & je ne parvins à le calmer un peu qu'en lui promettant de faire partir, ſur le champ, pour Madrid, un de ſes principaux domeſtiques, un homme digne de ſa confiance, chargé d'une lettre que d'une main mourante il s'eſt efforcé d'écrire à Stéphanie. Ce moment n'étoit point celui des repréſentations: il s'agit de le ſauver, s'il eſt poſſible. Malgré une lueur de mieux, la fievre la plus ardente, les ſymptomes les plus effrayans me font tout craindre. Ferdinand eſt pénétré de douleur: celle du Duc eſt d'autant plus terrible, qu'il doit s'accuſer, & ne veut pas paroître ſe repentir. On va lever le premier appareil; les Médecins ne peuvent prononcer juſques-là. Fernand, hélas! me demande: je frémis!...

Que ce jour funeſte n'eſt-il le dernier des miens? .... Pleurons, pleurons avec l'Eſpagne entiere, Fernand prêt d'expirer, qui n'en eſt pas moins à vous, & qui veut que je vous en aſſure. Je m'acquitte, Almanza, de ce cruel devoir..... Dieu! ſeroit-ce le dernier que je duſſe remplir envers lui? .... Je n'ai donc pu le garantir, ou partager ſa deſtinée! la mienne, plus affreuſe, me condamneroit-elle à ſurvivre à ſa perte? Ah! du moins, les regrets de l'amitié ſeront éternels; éternels; &, ſi ſes vœux pouvoient être entendus;..... O Dom Almanza, Dom Almanza! faſſe le Ciel, qu'ils ne ſoient point trahis! .... Quelle conſolation vous donnerois-je alors? Il n'y en auroit plus pour moi. P. S. Puiſſe, puiſſe Stéphanie ne pas dédaigner de lui répondre! Quelques mots de ſa main, s'il n'arrivent pas trop tard, ſont la ſeule choſe capable de le rappeller à la vie.

LETTRE LVII. De Stéphanie, à Clarence.

Aurois-je, hélas! goûté quelques inſtans de bonheur, que pour en être plus miſérable? La nouvelle d'une derniere affaire ſe répand; une lettre de mon pere me la confirme: O mon amie, concevez-vous qu'on en ignore les détails? Je ne ſais: un preſſentiment affreux, une terreur inexprimable s'emparent de moi. La liſte des bleſſés eſt un ſecret; celle des morts....

Ah Dieu! mon ſang ſe glace; mes larmes coulent! Fernand ..... au moindre bruit, je friſſonne: chaque viſite qu'on m'annonce, m'épouvante. Par-tout, je crois appercevoir la contrainte: l'Univers me paroît auſſi conſterné que mon cœur. Les queſtions les plus générales expirent ſur mes levres tremblantes; mes pleurs ſont toujours prêts à me trahir: je meurs de mon incertitude..... Mais à qui m'adreſſer dans cette maiſon, pour ſavoir mon ſort? S'il étoit arrivé quelque malheur au héros, pour qui je crains, on le cacheroit à Madame de Céléria, à Florizene, à moi. On ne ſait pas à quel point ma deſtinée en dépend; n'importe: on craindroit de confier à ma jeuneſſe, quoique éprouvée par l'infortune, celle de l'épouſe future de Fernand.

Mon pere, & j'en rends grace au Ciel, eſt hors de tout danger; c'eſt du champ de bataille, qu'il m'écrit. Il m'annonce que la campagne eſt finie pour cette année; il veut que j'y compte, que je ne ſois plus inquiete, & ne ſe doute point que ſa fille, lorſqu'il garde le ſilence ſur Fernand, ..... Dieu! conſervez ſes jours; prenez ma vie!.. & que ferois-je au monde, ſi je n'y gardois pas, au milieu des tourmens de la paſſion la plus malheureuſe, l'eſpoir de jouir du moins du bonheur de ce que j'aime? Oui; sûre que Madame de Céléria, par ſes ſoins, par ſa tendreſſe, me remplaceroit près de l'auteur de mes jours; & que vous-même, ma chere Clarence, retrouveriez dans le cœur de la Marquiſe, les ſentimens du-mien; je n'offenſerois la nature, la vertu, ni l'amitié (ſi des décrets horribles ordonnoient le trépas d'un héros), en oſant m'unir à lui, dans mon cœur le ſein du repos éternel ...me dit que c'eſt le vœu du ſien.... Hélas! le jour funeſte qui m'éclaira ſur mon ſentiment, le jour de ſon départ, lorſque je reçus ſon adieu terrible, la plus ſiniſtre agitation, une ſorte de délire muet, d'affreuſes réſolutions, peut-être toutes celles du déſeſpoir, étoient exprimées, juſque dans ſon ſilence: .. prêt à revenir ſur ſes pas, égaré, éperdu; il ſembloit fuir pour jamais; .... pour chercher la mort..... la mort qui ſeule peut nous rejoindre! .... Quelles idées lugubres me pourſuivent?

Pardon, mon amie, je vous afflige. Sans doute, il vivra; &, s'il eſt heureux, je croirai l'être ..... C'eſt l'habitude du malheur, qui cauſe mes alarmes, ou plutôt, c'eſt que Fernand, chaque jour, acquiert ſur moi plus d'empire. Non, ma chere Clarence, non vous ne connoiſſez pas encore tout l'excès de mon amour. L'abſence, la contrainte, mes remords, n'ont fait que l'accroître: il ſe nourrit de mes larmes, ce n'eſt point de mes illuſions; je n'en ai aucunes: je ne me crois point aimée; ... je ne veux point l'être:.... ce ſeroit, pour Fernand, le plus affreux des maux. Mon ſentiment ne m'aveuglera jamais ſur tout ce qui nous ſépare; mais le ſort nous eût-il deſtinés l'un à l'autre, ſans que ſon cœur en fût moins indifférent pour moi; je ſens, oui, mon amie, je ſens que je l'aimerois avec la même ivreſſe. Inſenſible, je le préfere à tout; s'il pouvoit être ingrat, il ſeroit encore adoré: j'immolerois à ſa félicité, non, mes droits à ſon eſtime, à la mienne, à la vôtre, mais l'opinion publique, une conſidération vaine, des éloges faſtueux, tout enfin, tout ce dont je pourrois me voir priver, ſans être coupable ....... J'entends quelqu'un..... O Dieu! je te le demande, à genoux; fais ceſſer mes craintes ſur Fernand!... Un amour vertueux peut-il t'offenſer? .... On entre; c'eſt Dona Almanza! .... Je la vois frémir ..... le moment eſt venu de raſſembler mes forces.... Deſtin impitoyable, ſi tu combles mes maux, ce ſera du moins le dernier de tes coups!....

Je friſſonne, ma main tremble; ô Ciel! à l'inſtant où je vous parle, peut-être Fernand n'eſt plus! ..... & c'eſt moi, malheureuſe, moi, qui lui coûte la vie! Sa lettre & ma réponſe vous inſtruiront .... ô ma chere Clarence! Je ne puis achever: adieu; &, s'il faut qu'il meure!..... adieu pour jamais!

LETTRE de Fernand, & Réponſe de Stéphanie, envoyées par elle à Clarence.
Lettre de Fernand.

„Prèt à ceſſer de vivre, puis -je au moins eſpérer, que l'aveu de mon amour ne vous offenſera point?, ... O Miſs, ai-je pu vous voir, ſans vous adorer, & ſans déteſter l'union dont j'ai été au moment d'éprouver les horreurs? ... Deſtiné à une autre, vous croyant prévenue, que n'ai-je point ſouffert? J'ai été en proie à tous les ſupplices, ... à celui même de la jalouſie; & je n'ai dû qu'à mes ſoupçons, l'affreux courage de vous dérober mes tourmens.

“Vos yeux daigneront-ils, lorſque les miens ſeront fermés, s'arrêter avec quelque intérêt ſur le ſort de Ximenès, qui, même en expirant du regret de ne pouvoir être à vous, s'applaudit de vous avoir conſacré ſes jours? Et que n'oſe-t-il croire que vous garderez ſon ſouvenir? ...

“Que dis-je? Hélas! je ſerai oublié: un amant plus heureux .... Stéphanie! cette idée m'accable ..... puiſſe, du moins, puiſſe le mortel fortuné, qui ſera l'objet de votre préférence, mériter ſon bonheur?

“Mais croyez que Ximenès en étoit digne: il n'a pu vivre ſans vous; il n'auroit vécu que pour vous ſeule ..... un lit de mort eſt l'autel de ſon ſerment .... recevez-le, ô Stéphanie, objet idolâtré, objet charmant, que je ne verrai plus, ... à qui je parle, pour la derniere fois! ... que j'aimerai même au-delà du trépas!

“Eh! quel empire peut-il avoir ſur une ame immortelle, ſur une ame où vous régnez, ſur un ſentiment qui prouve lui ſeul, qu'elle doit ſurvivre à tout? Adieu?

“Souvenez-vous quelquefois combien je fus à plaindre! daignez honorer, de quelques regrets, ma derniere heure,... qui eſt encore à vous!

Réponſe de Stéphanie, à Fernand.

“Je ne puis oublier un bienfait. Vous ſauvâtes les jours de mon pere; je vous dois plus que la vie: mais, hélas! vous ignorez quels ſont les droits de la reconnoiſſance.... ſur une ame telle que la mienne, puiſque vous me parlez, ſans frémir, de votre derniere heure..... Ah! Ximenès! ..... vivez! Stéphanie vous en conjure! conſervez-vous pour ceux qui vous aiment, & pour ceux, hélas!... que vous devez aimer!

LETTRE LVIII. De Clarence, à Stéphanie.

Dieu, pour jamais, dites-vous? ... Quoi! Vous avez pu le prononcer, ce mot horrible! ... Vous, ſi chere à celui qui vous donna le jour, à Clarence qui vous auroit ſacrifié tous les ſiens, à Madame de Céléria, à Fernand lui-même; que l'eſpoir de vivre dans votre ſouvenir conſole! Je veux que l'amour vous ait enlevée à jamais aux douceurs & aux conſolations de l'amitié: vivez du moins pour pleurer Fernand!.. Voyez Clarence à vos genoux, baignée de larmes, oubliant ſes propres chagrins, ne ſuccombant qu'aux vôtre, vous conjurant de vous conſerver, d'avoir pitié d'elle, de lui rendre une amie!

Faudra-t-il toujours qu'elle vous implore?

En un mot, ſi ce n'eſt point aſſez à vos yeux, que ſa tendreſſe, ſon déſeſpoir & ſes prieres, apprenez ſa poſition. Je viens de perdre le procès, dont ma fortune dépendoit: je le prévoyois ſans vous le dire, & je vous le cacherois encore, ſi quelque choſe pouvoit me raſſurer mieux contre votre barbare projet, que le malheur que j'éprouve. Milord Clarence eſt malade; le renverſement de mes eſpérances lui a été funeſte. Il pouvoit prévenir ce coup; il n'a point voulu ſe prêter à un accommodement qui lui étoit offert. Son état, ſa douleur ſe mêlent à celle que vous me cauſez. J'aurois volé vers vous dans toute autre circonſtance. Je ſuis éternellement arrêtée, loin de vous; & dans quel moment! Vous ſeule, Stéphanie, vous ſeule pouvez anéantir ou fortifier mon courage; & c'eſt vous enfin qui allez décider mon ſort ... Ah! mon amie, que nous ſommes différentes! Je ne crois point connoître l'amour; mais combien en moi il ſera toujours ſubordonné à l'amitié! un attrait libre eſt plus fait pour mon ame. Eh! comment peut-on préférer à la compagne de ſon enfance, à la dépoſitaire fidelle de ſes penſées, à l'amie que l'on conſervera juſqu'à ſon dernier ſoupir, l'amant qu'il faut craindre, à qui l'on doit cacher ſon pouvoir, & que l'on peut perdre autrement que par la mort?

Croyez toutefois que la lettre de Fernand m'a penétrée au point que, ſi vous ne lui aviez pas répondu, je vous aurois déſapprouvée: la vertu vraie n'eſt point faſtueuſe. Il peut vous devoir la vie; & quoique vous ne lui montriez qu'un intérêt généreux, vous êtes adorée; il ſera ſoumis à vos ordres. J'attends des nouvelles avec impatience, avec effroi; & cependant j'eſpere..... Ah! ſi je pouvois vous ſavoir heureuſe! ... De grace, écrivez-moi; ou que du moins Dona Almanza ..... l'inquiétude où je ſuis, n'eſt pas ſupportable..... Adieu, trop malheureuſe, trop intéreſſante & trop ſenſible amie! Adieu....

Si Fernand, hélas! n'étoit plus; ſi le Ciel mettoit ce comble à vos infortune..... puiſſe au moins cette lettre, trempée de mes larmes, vous rappeller que mes jours dépendent des vôtres, & que j'ai fait le ſerment, au fond de mon cœur, de ne vous pas ſurvivre un ſeul moment!

LETTRE LIX. De Dona Almanza, à Miſs Clarence.

Quels objets m'environnent?.... Votre procès perdu, Stéphanie toujours malheureuſe, Fernand prêt à payer, de ſa vie, ſes triomphes & ſa gloire!... O deſtin! ſur qui tombent tes coups?.... Mais en dépit de ſes cruautés, ſachez que le renverſement de vos eſpérances, que cette nouvelle ſi triſte, ſi inattendue, a coûté, à Stéphanie, des larmes qui l'ont ſauvée peut-être: elle n'en verſoit plus; elle étoit tombée dans un accablement qui nous glaçoit d'effroi. Une douleur plus tendre lui a ſucccédé. Elle ſe refuſe moins à l'eſpoir, .... elle m'écoute, quand je l'aſſure, que celui..... (Chere Clarence, je ſais tout), quand je l'aſſure, dis-je, que Fernand eſt dans un état moins dangereux.

Enfin (ô conſolation mêlée de trop d'amertune!), ce ſont les pleurs que votre lettre a fait couler, qui l'ont rendue à la vie.

Mais, grand Dieu! dans quel état je l'ai vue?... Ce fut moi qui lui appris le péril de Fernand, de ce mortel, trop fait pour être adoré. Lorſqu'on en vint apporter l'affreuſe nouvelle à Madame de Céléria, j'étois chez elle. Son déſeſpoir alloit la conduire vers Stéphanie; elle vouloit concerter, avec elle, les moyens d'annoncer, à ſa fille, le plus grand des malheurs (car elle lui croit une ame faite pour le ſentir): elle y venoit chercher les reſſources de l'amitié, dont, pour elle-même, elle avoit tant beſoin.

La Marquiſe n'avoit point, comme moi, lu dans le cœur de ſon amie. Effrayée de ſon projet, je lui objectai que Stéphanie étoit trop ſenſible, pour ne devoir pas être ménagée ſur tout ce qui pouvoit affecter douloureuſement la bienfaitrice la plus généreuſe, & la plus aimée: j'ajoutai qu'il étoit néceſſaire de la prévenir, & je me chargeai de cette cruelle commiſſion. Stéphanie vous écrivoit, lorſque j'entrai. Elle vit que je frémiſſois, & elle ſembla preſſentir ce que j'avois à lui apprendre. Nous reſtâmes quelques momens muettes & conſternées. Enfin, avec le plus pénible effort, je romps ce ſilence terrible: Fernand, lui dis-je?... Eh bien?... Eh bien! Fernand, s'écrie-t-elle, en jettant ſur moi un regard triſte & égaré. Je me hâtai de lui dire qu'il reſpiroit encore..... A ces mots, elle éleve les bras vers le Ciel; puis, ſe ſaiſiſſant d'une de mes mains, elle la preſſe ſur ſon cœur, ſemble implorer mon indulgence; & ſans pouvoir me parler, me fait ſigne de lire ce qu'elle vous écrivoit. Auguſtine paroît alors; le trouble où elle eſt, l'empêche d'appercevoir l'état de ſa maîtreſſe: elle lui préſente une lettre. Votre malheureuſe amie cherche à ſe contraindre devant cette fille, qu'elle traite avec égard, ſans toutefois lui confier ſes ſecrets ſentimens: elle lui demande, d'une voix preſqu'éteinte, de qui eſt cette lettre? Auguſtine répond qu'elle eſt de Dom Fernand, qui ſe meurt, & qui écrit à Miſs; qu'un de ſes valets de chambre, qui n'a oſé, elle ne ſait pourquoi, ſe montrer dans cette maiſon, a marché, jour & nuit, pour l'apporter; que cet homme ſe déſeſpere, & que, ſi le Ciel n'a pitié des fideles ſerviteurs qui lui redemandent un ſi bon maître, ils vont tous mourir, du chagrin de s'en voir privés..... O ma chere maîtreſſe! je ſens cela. Si vous étiez encore malade, ajoute Auguſtine; .... & ſes ſanglots redoublent. Stéphanie étoit immobile; la pâleur de la mort couvroit ſon viſage: l'ame déchirée par ce récit, ne proférant pas une parole, les yeux fixes & attachés ſur la lettre, elle ſe détermine enfin d'une main mal aſſurée, à la prendre de celles d'Auguſtine, qui regarde alors ſa maîtreſſe, & qui s'écrie, hors d'elle-même: ah! mon Dieu! ſecourez-nous; Miſs ſe trouve mal!

Je l'aſſure qu'elle ſe trompe; je lui ordonne de nous laiſſer ſeules, & de faire dire au courier de Ximenès, d'aller chez moi m'attendre: elle nous quitte. La terreur de votre amie redouble. Prête à rompre le cachet de la lettre, elle héſite, frémit; puis, avec le mouvement le plus vif, & le plus profond ſoupir, elle la met dans ſon ſein, ſe leve: je la ſuis; elle s'efforce d'arriver juſques dans l'appartement de Madame de Céléria, qui accourt vers ſon amie. Frappée de ſon changement extrême, elle veut lui dire combien, en l'affligeant, il eſt cher à ſa ſenſibilité! Madame, interrompt Stéphanie, c'eſt trop recevoir vos careſſes & vos remercimens! Vous croyez que la ſeule reconnoiſſance me fait partager votre chagrin; vous ne connoiſſez pas encore tous mes malheurs: voyez en moi la rivale de votre fille! Vous ne douterez point que Fernand ne l'ignore toujours! ..... Daignez, hélas! vous rappeller que j'ai voulu vous fuir vous-même..... Je ne ſais, ajouta-t-elle, quel motif le porte à m'écrire? .... C'eſt à vous à décider ſi je dois le ſavoir? Et elle remet la lettre à Madame de Céléria. Quel moment pour toutes deux! Ces triſtes mots, articulés d'une voix foible & mourante, accabloient la Marquiſe, autant qu'ils paroiſſoient la confondre: en tremblant, elle ouvrit la lettre de Ximenès, n'eut pas la force de l'achever, & la rendit à Stéphanie, dont l'état horrible, pendant cette lecture, ne peut s'exprimer. Bientôt la fatale lettre tombe de ſes mains: ſes yeux ne voient plus; elle reſte ſans mouvement, ſans connoiſſance: nous lui donnons les plus tendres ſoins; & c'eſt, dans les bras de la Marquiſe, qu'elle reprend ſes eſprits. Quoi! vous m'aimez encore, lui dit-elle, du ton le plus touchant? Oui, ma chere Stéphanie, lui répond Madame de Céléria, en la baignant de ſes larmes; oui, je vous aime, autant que je vous plains, autant que je plains ma fille, & le malheureux Fernand; vous ne ceſſerez point de m'être chers tous trois: me voilà devenue auſſi infortunée que vous! O trop funeſte amour, s'écrie-t-elle! ce n'étoit donc pas aſſez d'avoir rendu ma vie affreuſe; tu me perſécutes encore, dans tous les objets de mes affections! tu ne pourras, du moins, nous déſunir. Soyez-en sûre, pourſuit la Marquiſe, en continuant de s'adreſſer à Stéphanie: votre vertu, votre honnêteté, mon cœur, tout me répond de votre courage; &, ſi le Ciel rend Ximenès à nos vœux & à nos larmes, je ne crains point.... Ah! Madame, interrompt Stéphanie; ah! croyez que ce ne ſera jamais pour être à moi! J'atteſte l'honneur, l'amitié, la reconnoiſſance, & l'amour lui-même, que je ſaurai me punir du mien: mais, hélas! Ximenès ..... Ximenès eſt expirant; & la ſeule humanité me preſcrit de lui ordonner de vivre..... Prononcez toutefois. La Marquiſe approuve. Stéphanie croit qu'elle va lui devoir le ſalut de Fernand, veut la remercier, ne le peut; & c'eſt devant elle qu'avec précipitation elle trace quelques lignes pour lui. Madame de Céléria avoit exigé, ſur-tout, qu'elle ne les lui montrât point: Stéphanie me les confie. J'avois dit à Auguſtine, d'envoyer chez moi le courier de Ximenès.

Je courus l'y joindre, & je le chargeai de cette lettre, comme ſi, moi-même, je l'avois écrite. Lorſque je revins, Madame de Céléria avoit ramené Stéphanie dans ſon appartement, pour la ſouſtraire, dans ce premier moment, aux regards de Florizene: enfin, cette femme adorable, après lui avoir dit tout ce qui auroit conſolé un cœur ſuſceptible de l'être, me laiſſant près d'elle, la quitta, pour aller au ſecours de ſa fille; mais, Florizene n'étoit point encore rentrée: une Eléonore, ſa parente, ſa confidente & ſon amie, s'étoit trouvée dans un état ſi fâcheux, par attachement, dit-on, pour Mademoiſelle de Céléria, en apprenant l'extrémité de Ximenès, que cette derniere étoit reſtée avec ſon amie.

Ainſi, la Marquiſe attendit ſa fille, quel-que tems; &, lorſqu'elle revint, la trouva inſtruite du malheur, dont elle frémiſſoit de lui porter la nouvelle.

Mais, tandis que Florizene n'en impoſoit, par ſa douleur feinte, qu'aux regards de la mere la plus tendre, la Cour, la Ville, & notre Souveraine même, honoroient, par leurs vœux & leurs alarmes, le jeune héros pour lequel nous frémiſſons: le peuple alloit en foule, dans les temples, conjurer le Ciel, de le rendre à leur Monarque, à l'Etat, & aux malheureux. O chere Clarence! comment ne s'approfondiroit pas, chaque jour, dans l'ame de Stéphanie, une impreſſion que tout juſtifie, oui, tout, & qui feroit naître, dans toute autre femme, l'orgueil d'un ſentiment, dont elle ne connoît que les maux cruels, & le tendre abandon? Deux jours s'écoulerent, pendant leſquels, mourante de ſes alarmes, & du tourment de les renfermer, nourriſſant, toutefois, au fond de ſon cœur, une ſorte de confiance au pouvoir de ſa lettre, ou, du moins, le funeſte eſpoir de ne pas ſurvivre à ce qui lui eſt ſi cher, elle trouvoit dans l'une & l'autre idée, des forces pour ſe contraindre devant l'abominable Florizene, qui careſſoit d'autant plus ſa victime, qu'elle étoit prête à la frapper. Souvent, cette artificieuſe Eſpagnole ſe renfermoit, pour ne pas nous accabler, diſoit-elle, du poids de ſa triſteſſe. Nous étions reſtées ſeules. La Marquiſe, Stéphanie & moi, nous gardions le plus morne ſilence. Florizene entre bruſquement, ſe laiſſe tomber ſur un ſiege, ſe couvre le viſage de ſon mouchoir: il eſt mort, nous dit-elle! .... Stéphanie jette un cri perçant ...... d'un ton, qui ne pourra jamais ſortir de mon ame, elle répete: Il eſt mort! .... Elle chancele; une voix s'écrie: non, il ne l'eſt point; & cette voix, ô mon amie! quel moment, quelle ſurpriſe! Cette voix eſt celle de Milord Roſemont! Il ſoutient ſa fille; tous deux ſe précipitent dans les bras l'un de l'autre: il la couvre de ſes pleurs, de ſes careſſes, retient ſon ame prête à l'abandonner, pour toujours. Mon pere!... Ah! ma fille! ... ma chere fille! je vous revois!... ſont les ſeuls mots qu'ils peuvent ſe dire. Je ne cherchois point à retenir mes larmes; la Marquiſe, pâle & tremblante, étoit preſqu'auſſi changée que Stéphanie: mais, que n'éprouvâmes-nous point, lorſque, malgré ſa joie de revoir un pere qu'elle adore, nous remarquâmes l'égarement le plus ſiniſtre, dans toute ſa perſonne? Ses yeux le peignoient. Florizene, qui avoit diſparu à l'arrivée de Roſemont, la cruelle Florizene lui avoit porté un coup mortel. En vain, un pere au déſeſpoir, & Madame de Céléria l'aſſure, que Fernand n'eſt pas tout-à-fait hors d'eſpérance; perſuadée qu'on l'abuſe, frappée de ces paroles terribles, il eſt mort, ... rien n'en pouvoit détruire l'impreſſion: elle ne regardoit ſon pere, qu'avec l'effroi le plus douloureux. Je ſuis trop malheureuſe, s'écrioit-elle, pour qu'une vue ſi chere ne ſoit pas une illuſion: elle frémiſſoit de la voir s'évanouir; & alors, comme ſi on avoit voulu l'arracher à ſa tendreſſe, elle ſe jettoit dans ſon ſein; elle le ſerroit dans ſes bras, pouſſoit des gémiſſemens, lui demandoit pardon de ne pouvoir vivre, répétoit, il eſt mort!... & retomboit anéantie..... La douleur de Roſemont, trop éclairé par cet état déplorable, mais plus affligé encore, les diſcours pleins de tendreſſe qu'il tenoit à ſa fille, rien ne pouvoit la rappeller à elle-même. Il ſe jette aux pieds de la Marquiſe. Pendant qu'il lui rend grace, de ce qu'elle joint ſes inſtances aux ſiennes, pour tâcher de calmer Stéphanie, elle s'y précipite avec lui. Oui, oui, s'écrie-t-elle, d'une voix que nous reconnoiſſions à peine; oui, mon pere, c'eſt à cette amie généreuſe, que je dois tout; & que ne m'eſt-il permis de vous dire? ... Elle vous tiendra lieu de la malheureuſe Stéphanie.... Roſemont & la Marquiſe, tous deux également troublés, fondoient en larmes, & imploroient, de nouveau, l'un ſa fille, & l'autre ſon amie: mais, hélas! étoit-il en ſon pouvoir de leur obéir? Ce fut enfin, de cette agitation pénible, qu'elle paſſa à une ſorte d'anéantiſſement plus terrible encore. Nous appréhendions, trop juſtement, que ſa perte ne fût inévitable & prochaine.

Son pere s'en accuſoit ſeul: il étoit auſſi infortuné qu'elle. Votre lettre les a ſauvés tous deux. Elle pleure, .... elle commence à eſpérer: des nouvelles plus heureuſes acheveroient ſa guériſon; & rien, avant ce jour, n'annonçoit qu'elle fût poſſible. Mais, voici quelqu'un! ... c'eſt mon meilleur ami, c'eſt le nôtre; c'eſt Dom Almanza!... Il vient de recevoir des lettres de l'armée..... Ah! ſon air ne me préſage rien que d'heureux. Puiſſe Fernand nous être rendu! ..... O ma charmante couſine, remercions le Ciel! Fernand ... je laiſſe à Dom Almanza le plaiſir de vous l'apprendre: je vous aime à jamais; & je cours embraſſer Stéphanie.

Continuation de la même Lettre, par Dom Almanza.

Ne doutez point, aimable Miſs!

Ximenès eſt infiniment mieux; la fievre commence à céder: on eſpere beaucoup.

Il eſt docile aux ſecours de l'art; il reçoit les ſoins de l'amitié: tout ce changement s'eſt fait depuis qu'il a reçu quelques marques d'intérêt de votre charmante amie.

Dom Lope me mande qu'après un accès du délire le plus effrayant, il lui avoit pris une foibleſſe, qui ne laiſſoit plus d'eſpérance. La lettre de Stéphanie arriva alors: Dom Lope, au déſeſpoir de ce qu'elle venoit trop tard, eſſaya cependant de ſe faire entendre de ſon malheureux ami. Le nom de Stéphanie, répété pluſieurs fois, frappe enfin ſes oreilles, & ranime ſon cœur, qu'environnoit déja le froid de la mort: il ouvre les yeux; il eſt rappellé, par l'amour, des portes du tombeau. Son ami lui montre la lettre, & lui nomme Stéphanie. Dieu! s'écrie-t-il, avec plus de force qu'on n'en devoit attendre de ſon état; je n'oſe croire ..... cette lettre ſeroit, .... elle pourroit être? .... Ah! ſi elle n'eſt point de Stéphanie, laiſſez-moi mourir. Dom Lope, en l'embraſſant, le raſſure, la lui préſente; il s'en ſaiſit: une lettre! ... une lettre, s'écrie-t-il encore! une lettre de Stéphanie! ..... Ximenès expirant, eſt plus heureux qu'il ne le fut jamais. Avec une ardeur inexprimable, il la baiſe, il l'ouvre précipitamment. Songez, lui dit Dom Lope, qui craint qu'il ne ſe flatte trop, ſongez, quelque choſe qu'on vous mande, que c'eſt beaucoup de vous écrire. Ximenès ſerre la main de ſon ami: ſes yeux, qui découvroient à peine les autres objets, diſtinguent aiſément des caracteres adorés; des baiſers de flamme ont couvert chaque mot, chaque ligne, que Stéphanie a tracés. Hélas! que d'indifférence pour tant d'amour, dit-il, après l'avoir lue! Mais elle m'ordonne de vivre: ah! fût- ce pour ſouffrir éternellement, je le veux, je le dois; puiſſe-t-il en être tems encore! ..... Il apprend que Stéphanie a paru affligée de ſon état; Auguſtine a cru tout ſimple d'en rendre compte à ſon valet de chambre. La joie & les tranſports, auxquels ils s'abandonne, font trembler pour ſes jours; mais, loin de lui avoir été funeſtes, ils l'ont ſauvé, ſans doute...... O ſort qui les ſépares, à jamais, ſort injuſte, qui n'as point ceſſé de les pourſuivre, & qui opprimes Clarence, quelle eſt donc ta rigueur? .... En la reſſentant, que ne puis-je l'adoucir!

P. S. J'apprends, à l'inſtant même, qu'Eléonore, parente de Félici, & de Mademoiſelle de Céléria, vient de ſe jetter dans un cloître, & de s'y conſacrer à Dieu.

Rien ne m'a plus étonné, que cette nouvelle; mais ce n'eſt pas à moi de chercher à en pénétrer les motifs. Vous verrez peut-être bientôt le Duc de Médina, frere de la Marquiſe; il doit faire quelque ſéjour en Angleterre, avant de retourner en France.

L'état où vient d'être Stéphanie, l'a pénétré d'une douleur profonde. Nous ignorons comment il en a eu connoiſſance? Cet état a été un ſecret pour l'univers; & ce n'eſt point la Marquiſe qui l'en a inſtruit. O charmante Miſs! pourquoi les ames, comme la vôtre, ſont-elles ſi rares?

LETTRE LX. De Stéphanie, à Clarence.

Clarence.... ma Clarence! il vivra! ...... je n'en puis plus douter: je renais...... Il vivra! le Ciel, nos vœux ardens, mes inſtances peut-être l'ont ſauvé.

O Dieu! que j'euſſe été barbare, de ne pas répondre à ſa lettre! ſes jours pouvoient en dépendre..... Oui, oui, mon amie! ſi Madame de Céléria, moins ſenſible & moins généreuſe, avoit déſapprouvé que je lui écriviſſe, je le ſens, je le ſens même avec joie, elle m'auroit vue tomber morte à ſes pieds. On peut s'immoler à la reconnoiſſance, à l'amitié ſurtout, ſe vouer au malheur, s'impoſer les loix les plus cruelles: mais l'amour, l'amour, hélas! n'en acquiert que plus de violence; chaque ſacrifice qu'on lui arrache, lui donne de nouveaux droits, & tel eſt le mien: ſon excès égale ſes tourmens..... Ses tourmens! que dis-je? ô mon amie!

Fernand m'eſt rendu ..... mais il ſe doit à une autre! .... Eh! ne l'aimé- je pas pour lui ſeul? .... Faſſe le Ciel, qu'heureux par elle, heureux à jamais, m'oubliant pour toujours, conſolé en même tems que guéri, goûtant un bonheur pur aux pieds de ma rivale, mon dernier ſoupir lui appartienne encore, ſans que déſormais je lui en coûte un ſeul, & ſans qu'il puiſſe ſoupçonner à quel point j'ai vécu malheureuſe! .... Ah! grand Dieu! quel eſpoir m'abuſe? Son cœur, trop ſemblable à celui de Stéphanie, auſſi tendre, auſſi fidele, deſtiné au même ſupplice (& c'eſt le comble du mien); ce cœur, puiſqu'il s'eſt donné, quels que ſoient ſes maux, gardera ſon ſentiment..... Hélas! m'en voilà donc certaine; je ſuis aimé:!.... O douleur pleine de charmes! ſon amour & m'accable, & m'enchante. Tantôt, je verſe des larmes ameres, en ſongeant qu'il eſt malheureux; je voudrois avoir pu, inviſible à ſes yeux, le connoître, l'adorer, ſouffrir ſeule, & que jamais Stéphanie, ſi funeſte à ſon repos, ne ſe fût offerte à ſes regards: tantôt, hélas! je m'enivre de la douceur de penſer que la même ame nous anime, que nos vœux, nos pleurs, nos ſoupirs nous uniſſent, malgré tout, malgré la fatalité des circonſtances, & la tyrannie du devoir, & la rigueur de notre deſtinée..... O Ciel! ſa vie ſeroit infortunée, comme la mienne! .... Plutôt, je répete, oui, mon amie, plutôt mille fois, s'il le falloit, avoir l'apparence des torts, pour le détacher de moi, pour le rendre à lui-même, à ce qu'il ſe doit, & au bonheur!.... Je n'ai plus que des idées confuſes; leur déſordre m'effraie; je ne ſuis point à moi: l'état d'où je ſors..... ô ma chere Clarence! qu'il a été affreux! Oſerai-je vous le dire? dans les bras de mon pere, du pere le plus adorable (le Ciel m'eſt témoin ſi je l'aime), je formois des regrets; il m'échappoit des ſoupirs; je portois la mort dans ſon ſein! ..... égarée, ne me connoiſſant plus, dénaturée peut-être, je me refuſois aux conſolations de ſa tendreſſe; .... il n'a revu ſa fille, que pour verſer des larmes ſur elle. Sa bonté me pénétroit en vain; mon cœur vouloit & ne pouvoit lui obéir. Mourir avec Fernand, étoit le ſeul eſpoir de ce cœur coupable envers la nature, envers l'amitié, envers Clarence.... Eh! quels ſont donc les éloges que je mérite? Livrée à une paſſion que n'autoriſa point l'aveu d'un pere, que je ne devois point reſſentir pour le mortel (quelque parfait qu'il ſoit) deſtiné à la fille de Madame de Céléria, de l'amie, de la bienfaitrice, dont je ne puis prononcer le nom ſans attendriſſement;... il falloit armer mon cœur contre cet amour qui l'afflige, l'inquiete, la déſole: en vain elle cherche à me le cacher; .... il falloit, du moins, trouver, dans les ſentimens qui ſont des vertus, aſſez de forces pour le vaincre: en ai-je eues? Qu'ai-je fait pour ceux qui m'aiment, pour les objets qui doivent m'être les plus ſacrés, pour vous qui m'êtes ſi chere? Vivrois-je enfin, ſi Fernand n'étoit plus?.... O combien je ſuis humiliée de me trouver ſi loin de moi!.... tout me déſeſpere: rien ne me conſole: votre procès perdu! ..... Chere & tendre amie, cette cruelle nouvelle m'a fait verſer bien des larmes, dans un tems où cette triſte marque de ſenſibilité étoit même anéantie en moi. On dit que j'approchois du terme de mes peines, ſans ces larmes ſi douloureuſes: mais, hélas! à ce prix, je déteſterois le jour, ſi je n'étois sûre que la privation la plus ſenſible pour votre cœur, ſeroit celle d'une amie, d'une amie ſincere, & qui voudroit s'appartenir, pour être encore plus à vous.

Milord Roſemont, (ce n'eſt plus Sidley ni Ramire), mon pere,..... mon pere, que je ne puis voir aſſez, que je vois ſans ceſſe, (il loge chez Madame de Céléria); eſt auſſi vivement touché que moi, de votre chagrin & de celui de Milord Clarence: que ne vous dit-il point à l'une & à l'autre?

Votre amitié pour ſa fille le pénetre; il connoît tous vos droits au bonheur, à l'intérêt le plus tendre, à tous les ſentimens que nous vous conſervons, & que Madame de Céléria partage: vous êtes adorée juſques dans ces lieux.

Le Chevalier de Roſenne eſt arrivé hier.

Je n'ai oſé juſqu'ici répondre à tout ce que vous m'en avez mandé: peut-être ſavois-je, avant vous -même, combien il lui ſeroit pénible de quitter l'Angleterre. Madame de Norſey eſt moins coupable que votre cœur ne ſe l'imagine: on ne peut avoir une ame plus honnête que la ſienne, ni qui vous ſoit plus tendrement dévouée. O ma chere Clarence, comment ſon frere peut-il ſe plaindre d'elle? Ne partagez point ſon injuſtice; ne partagez jamais; .... puiſſiez-vous, inſtruite par mes malheurs, vous défendre, mieux que je ne l'ai fait, de toute impreſſion qui troubleroit le repos de votre vie, & enleveroit à la mienne la conſolation de vous ſavoir au moins tranquille!

Mon pere, (que tant de ménagemens & de bontés augmentent mon embarras)! mon pere ne me dit rien de l'état déplorable où il m'a vue; non que je me flatte qu'il puiſſe s'en diſſimuler la cauſe. Quand nous ſommes ſeuls, prêt à me parler, il héſite, il attend que je rompe le ſilence; & je n'ai pu encore m'y réſoudre..... déjà les vertus, les charmes de la Marquiſe, ſon eſprit, ſa douceur, tout ce qu'elle réunit, eſt devenu l'objet continuel de ſon admiration. Devant lui cependant, elle ſe contraint: il n'apperçoit point ſon trouble; il ne ſait pas combien il eſt heureux! Un jour viendra, je l'eſpere, où elle pourra enfin ſe livrer à ſon penchant, s'en applaudir, aimer ſans remords, & le dire, ſans honte. Pour moi, condamnée à ne jamais jouir de ce bonheur, ce n'eſt plus que par celui de ce qui m'environne, que je peux ſupporter mon ſort: tel qu'il eſt, cependant il pourroit ſatisfaire un cœur ambitieux. La Reine de Caſtille me comble de plus en plus de ſes bontés. Par ſon ordre, j'étois préſente, lorſqu'au milieu de toute ſa Cour, cette Princeſſe a déclaré que Ramire vainqueur, étoit Sidley proſcrit dans cette même Eſpagne, où il n'avoit cherché à confondre ſes ennemis & ſes accuſateurs, qu'en ſe couvrant de gloire; elle a ajouté, qu'il ne vouloit reprendre le nom qui lui appartient, qu'après l'avoir encore illuſtré. Elle a fait connoître ſa fille: mais qu'étoit-ce pour mon cœur, en comparaiſon des éloges adreſſés à un pere, que ceux dont, ſans doute, hélas! je ne ſuis plus digne? La promeſſe des premiers grades militaires, celle de l'Ordre de Calatrava, & d'une très-forte penſion, lui ont été faites dans le même moment. Le Comte Félici a ſecondé les intentions de ſa Souveraine, avec le zele le plus vif: mon pere le voit ſouvent; il l'eftime, il le doit. Chaque jour, Félici acquiert des droits à ma reconnoiſſance; & s'ils m'étoient pénibles, ..... Je n'oſerois me l'avouer. Perſonne plus que lui, ne rend juſtice à Fernand; c'eſt toujours avec tranſport qu'il en parle. Auſſi charmé que le public de la guériſon de ce héros, il n'eſt pas moins ſon admirateur, que celui de l'auteur de mes jours; sûrement il ne s'enflammeroit point pour leurs vertus, s'il n'en avoit lui-même. Vous ſavez que ſa niece, qu'Eléonore aimable, jeune, faite pour plaire, vient de prendre le parti de ſe conſacrer à une retraite éternelle? ... Hélas! un ſoupçon, toujours renaiſſant, quoique je l'aie toujours rejetté, m'a rendu cette nouvelle plus frappante que je ne puis vous le dire: peut-être s'arrache-t-elle à un objet trop redoutable; ... peut-être ſa vertu cherche un abri? Et j'oſe la plaindre? Ah! c'eſt à moi de l'envier ..... Mais un pere comme le mien, mais une amie, telle que Clarence, .... qui? moi! je pourrois les abandonner? Non, jamais, jamais! je le jure par-tout ce qui doit me les faire préférer à moi-même. Adieu! donnez-moi de vos nouvelles & de celles de Milord Clarence? .... Depuis notre ſéparation, depuis ce jour de peine, je les ai éprouvées toutes. Que mon cœur eſt oppreſſé......

Adieu, adieu! Quand vous verrai-je, hélas?.....Voici dona Almanza qui veut vous écrire.

Dona Almanza reprend: Quel nouveau chagrin pour notre intéreſſante & malheureuſe amie; ſi elle ſavoit ce qui vient de ſe paſſer chez la Marquiſe! Nous nous entretenions du Duc de Médina: ſa ſœur plaignoit le ſort de ſon amour. Florizene paroît: croyant m'appercevoir qu'elle a quelque choſe de particulier à dire à la Marquiſe, je m'éloigne; elle m'arrête. Vous ne ſerez point de trop, me dit-elle, pour une explication indiſpenſable; votre amitié excuſera difficilement la conduite que tient dans cette maiſon Stéphanie, qu'il vous a plu d'y établir: & vous-même, Madame, en s'adreſſant à ſa mere, malgré votre vive tendreſſe pour elle, quand vous ſaurez combien elle en eſt indigne, peut-être vous ferez-vous quel-que reproche? La Marquiſe veut l'interrompre; Florizene pourſuit: l'état où vous l'avez vue, ſes cris, ſon délire faux ou véritable, lorſqu'on a cru Fernand mort, auroient pu déja vous éclairer; mais je me mettrois peu en peine de ce qu'il lui inſpire, ſi elle ne m'enlevoit ſon cœur; & il eſt tems que le vôtre ſe décide entre elle & moi. La Marquiſe cherche à diſſuader, & plus encore, à conſoler ſa fille, qui croit lui apprendre que, pendant le danger de Ximenès, un de ſes gens a été député vers Auguſtine, & que même on l'a vu lui remettre une lettre, ſans doute adreſſée à Stéphanie: d'ailleurs, continue-t-elle, en voici une ſeconde qui lui eſt encore écrite; le hazard l'a fait tomber entre mes mains; elle atteſte aſſez leur intelligence. La Marquiſe pâlit, en fait la lecture avec trouble, & en la rendant à ſa fille: cette lettre prouve au contraire, lui dit-elle, que Stéphanie n'eſt point coupable; que Fernand eſt malheureux,.... Je ſens, hélas! combien vous l'êtes, & peut-être ma fille, ajouta-t-elle, en contraignant ſes larmes, qu'une ame bien courageuſe, n'imputant rien qu'au ſort, le dégageroit de ſes ſermens.... Florizene à ces mots, oublie en ma préſence tout ce qu'elle doit à ſa mere, mais non ſa fauſſeté profonde; car je ne puis croire à un ſentiment qui s'exprime avec tant d'amertume & de fureur. Me parler d'un ſemblable ſacrifice, s'écrioit-elle, avec des convulſions de rage, c'eſt me demander ma vie: quelle mere eſt donc la mienne? Elle me deſtine à ſouffrir, pour qu'une étrangere ſoit heureuſe; elle m'aſſaſſine; elle adore un monſtre d'ingratitude, ne reſſent ni mon injure, ni mon déſeſpoir, ... elle en jouit peut-être! ..... Je l'arrêtai enfin; je ſentois mon indignation s'accroître en voyant l'état cruel de la Marquiſe. Combien j'admirai la douceur de ſes plaintes! Pour la premiere fois, ſa fille (ah! le Ciel lui en devoit une autre), avoit commencé de ſe dévoiler à ſes yeux; mais ſon cœur l'excuſe encore, partage ſa peine; ſa tendreſſe l'aveugle; elle rejette ſur ſon amour l'emportement le plus condamnable, & prend, hélas! pour du repentir, quelques ſoumiſſions contraintes, jointes à la promeſſe qu'elle lui a faite, de ne parler de rien à Stéphanie. L'aſſurance que jamais elle ne ſeroit à Fernand, ayant paru calmer Florizene; dès qu'elle nous eût quittées, la Marquiſe, pénétrée de douleur, me conjura d'oublier, s'il ſe pouvoit, cette ſcene ſi cruelle pour une mere. Elle me demanda, de plus, un éternel ſecret avec Milord & ſa fille, ſur ce que je venois d'entendre.

Me préſerve le Ciel de les déſoler par un tel récit! Dans l'eſpérance que je les en accablerois, Florizene a voulu que je fuſſe préſente; cette méchanceté de ſa part n'aura point encore le ſuccès qu'elle en attend.

Mais je tremble pour Stéphanie; je gémis ſur une mere plus infortunée qu'elle ne le croit. Elle s'eſt déterminée à parler à ſon amie, en faveur du Duc de Médina; elle eſt perſuadée que ce mariage rendroit heureuſes ſes deux filles, c'eſt ainſi qu'elle les nomme, & rameneroit Fernand à celle des deux qui ne mérite pas ce titre. J'ai cherché en vain à la détourner d'une démarche inutile; jamais je ne fus plus alarmée....

J'entends Stéphanie: de peur qu'elle ne me demande à voir ma lettre, je finis; adieu, mon aimable couſine. Au nom de tout, venez dans ces lieux, dès que la ſanté de Milord Clarence vous le permettra.

LETTRE LXI. De Florizene, au Comte Félici.

Quand on ne peut s'en impoſer l'un à l'autre, que ſert de feindre? Je vous rends graces de vos proteſtations d'attachement; mais n'avons-nous pas des garants plus certains d'un zele réciproque? peut-être votre amour pour ma rivale, & sûrement la haine que je lui dois, voilà ce qui nous réunit; c'en eſt aſſez.

Raſſurez-vous. Je ne trahirai aucuns de vos ſecrets, pas même ceux que j'ai pénétrés, ſans votre aveu. Fernand, par exemple, dont on vous croit l'admirateur, & que vous louez pour plaire à celle que j'abhorre, Fernand vous eſt odieux. Ses triomphes vous bleſſent, ſa renommée vous importune, & ſa faveur vous alarme encore plus que ſon amour. Vous vous êtes flatté de ſa perte, & moi-même.... croyez du moins que je n'aurois pas honoré d'un ſeul regret le trépas d'un perfide.

Toutefois, puiſque la mort a trompé ſon attente, puiſqu'elle ne l'a point affranchi des ſermens qu'il m'a faits; à la bonneheure; qu'il aime, qu'il ſe déſeſpere! que me fait ſa douleur? Sa foi m'appartient, & mon orgueil la réclame; mon cœur le dégage du reſte. Oui, Comte, avant qu'il m'eût offenſée, lorſqu'il ne connoiſſoit point Stéphanie, & qu'il étoit, ſinon tranſporté, du moins ſatisfait d'être à moi, lorſqu'enfin j'aurois pu l'aimer ſans honte; l'ambition ſeule de ſon rang avoit déterminé mon ame. Aujourd'hui le deſir de la vengeance vient s'y joindre, & me le fait plus que jamais vouloir pour époux. Cependant craignez, ſi vous n'êtes celui de Stéphanie, avant le retour de Ximenès, craignez que tous nos projets ne ſoient renverſés par l'accord de leurs ſentimens!

Déja Madame de Céléria n'eſt pas loin de les approuver: déja ils s'écrivent; une de mes femmes, ſecondée par l'obſcurité, a eu l'adreſſe de ſe faire prendre pour Auguſtine, & s'eſt emparée d'une lettre de Fernand : après que vous l'aurez lue, ſi vous perſiſtez dans vos lenteurs éternelles, préparez votre courage au ſpectacle du nouveau triomphe qu'il va remporter ſur vous!

Voici ſa lettre.

Dom Fernand, à Stéphanie.

„Stéphanie daigne m'écrire! ſa main a tracé ces mots! Sa voix me rappelle du ſein de la mort; elle a frémi de la mienne! .. O Miſs, Miſs! quoi! vous voulez que je vive? .... J'obéirai, s'il m'eſt poſſible; mais, ô Ciel! qu'exigerez-vous encore? Au nom de tout ce qui vous eſt cher, ne me ménagez point; &, ſi j'étois condamné à ne vous inſpirer jamais que de l'indifférence, ordonnez-moi d'être à une autre. Cet arrêt, de la part d'un pere, m'a conduit aux portes du tombeau; je l'implore de vous plutôt qu'un long ſupplice. O Stéphanie, Stéphanie! quelquefois j'oſe me flatter, que peut-être, ſans d'affreuſes circonſtances, votre cœur ..... Pardonnez, je m'égare. Je le ſais trop, nul mortel n'en eſt digne: mais ne penſez pas, quel que puiſſe être le culte que l'on vous rend, Stéphanie, non, non, n'eſpérez jamais trouver autre part que dans mon cœur, celui qui vous eſt dû, ce délire, cette ivreſſe, cette idolâtrie, ce feu victorieux des approches même du trépas, cette flamme dévorante pure, qui ne pouvoit être allumée que par vous, que rien ne pourra jamais éteindre! Ah! ſi je ſuis aſſez infortuné, pour qu'elle vous offenſe; ſi vous y êtes inſenſible, je vous le demande en frémiſſant, haïſſez-moi, plutôt que de me plaindre, ſans m'aimer! O vous, qui voyez mon trouble, ſouveraine abſolue de Ximenès, ſi je ne vous parois pas digne d'indulgence, eh bien! accablez-moi; ôtez-moi juſqu'aux moindres illuſions; mais, ne me défendez point de vous adorer.

“Ce ſeroit le ſeul de vos ordres, qu'il ne fût pas en mon pouvoir d'exécuter.

“Les cruels veulent que je ceſſe de vous écrire: on m'arrache, .... hélas! à tout.

“Un peu de fievre encore & beaucoup de foibleſſe font appréhender à Dom Lope.. Eh! que craint-il pour moi? quand Stéphanie daigne s'intéreſſer à mes jours; quand un mot de ſa main a rendu des forces à mon cœur; quand c'eſt elle qui me preſcrit de me conſerver?

“Ciel! pour qui? ... Je n'oſe achever.... Hélas! je crains tout; je n'eſpere rien; “& je ne dois pas en être moins reconnoiſſant des bontés dont m'honore l'objet charmant, l'objet ſacré, pour qui ſeul j'exiſte encore... Adieu!“

(Ici reprend la Lettre de Florizene.)

Tant de paſſion, ſoit qu'il l'exagere, ou qu'il la reſſente, ne peut que charmer enfin l'amour-propre de celle qui en eſt l'objet: eh! comment eſpéreriez-vous l'emporter ſur un tel rival, ſi vous ne prévenez ſon retour, ſi vous n'êtes lié pour jamais à Stéphanie, avant qu'il ait pu lire dans ſes yeux, tout ce que la folle jalouſie de Milord Roſemont l'a empêché d'y voit?

Il eſt déſabuſé. Roſemont eſt connu pour ſon pere: Fernand ſait qu'il intéreſſe; il ſe flatte, & de plus, ... d'où vient vous diſſimulerois-je qu'il eſt cher à Stéphanie, ſur-tout qu'il éblouit ſa vanité? Quand il vous en coûteroit quelques ſoins pour détruire cette impreſſion (à dix-ſept ans elles ne ſont que paſſageres), votre ſuccès n'en auroit que plus de gloire, &, s'il étoit incertain, maître de régler la conduite de ſa femme, s'aviſe-t-on de mettre de l'importance à ſes ſentimens? L'Angloiſe d'ailleurs vous enchante moins qu'elle-ne vous convient; c'eſt ſon époux, que vous voulez être, & non pas ſon amant: mais, pour y parvenir, ne comptez point trop ſur Milord Roſemont; craignez ſur lui l'aſcendant de Madame de Céléria. Je ſoupçonne, que dis-je? j'ai ſurpris quelques regards, même de la contrainte, lorſqu'il eſt préſent: ſans moi, elle ne ſe ſeroit point déterminée à lui offrir un appartement ici.

J'eſpérois alors m'emparer de ſa confiance; vain projet auquel il m'a fallu renoncer!

Après ſa fille, qui eſt ſon idole, c'eſt ma mere, qu'il trouve belle, ſpirituelle, adorable, & toute auſſi fraîche, quoiqu'elle ait trente-deux ans, que lorſqu'elle en avoit vingt. Il l'a vue aux eaux de Spa, il y a pluſieurs années: ſouvent il lui parle de ce voyage; & elle eſt alors d'un embarras!.... L'amour du pere & de la fille me ſeroient-ils donc également funeſtes? Mais pourquoi citez-vous, à tout propos, la figure noble (ſi vous voulez) de ce Milord, & ſes vertus auxquelles vous ne croyez pas? Juſqu'à ce que vous ayez obtenu de ſa reconnoiſſance la main de Stéphanie; il doit paroître, aux yeux de l'Eſpagne, & ſur-tout aux vôtres, le plus ingrat des hommes.

Laiſſez-là vos éloges éternels, ſongez plutôt à l'éloigner de ma mere. Encore une fois, elle ne vous eſt pas plus favorable qu'à ſa fille. Apprenez qu'en feignant de partager ma peine, elle m'a conſeillé le ſacrifice généreux de Ximenès; puis, voyant l'impoſſibilité de l'obtenir, j'ai lieu de préſumer que c'eſt au Duc de Médina qu'à préſent elle voudroit unir ſon amie. Preſſez le départ du Duc; obſédez plus que jamais Roſemont; & faites agir le Cardinal, votre parent, auprès d'Iſabelle. Il m'a paru indiſpenſable d'écrire à Fernand, ſur ſa maladie: ſans lui montrer le moindre ſoupçon, j'ai eu l'air de rejetter ſon ſilence ſur ſon amour pour la gloire: je ne m'abaiſſe point à lui faire des reproches. La ſeule lettre que j'aie reçue de lui depuis ſon départ, étoit froide, & ne ſignifioit rien: mais je n'ai point voulu paroître m'en être apperçue; ma fierté, ainſi que mes projets, m'ont impoſé cette conduite. A l'égard d'Eléonore, je lui connoiſſois l'ame la plus flottante & la plus incertaine, ſuſceptible de remords, de paſſion, de crainte, de réſolutions foibles, de retours plus foibles encore. Avant qu'elle me l'eût dit, je ſavois qu'en ſecret elle étoit ma rivale; mais je ne l'ai haïe, qu'un ſeul moment, sûre bientôt qu'elle ne ſeroit jamais aimée, que ſon amour lui feroit partager mes reſſentimens, & que je pourrois le tourner à mon profit. Je ne devois point m'attendre à ſon incroyable retraite: mais j'avoue que je l'avois liée à mes intérêts, de façon qu'elle ne pût m'échapper, qu'en renonçant à tout; &, s'il en réſulte de nouveaux déſagrémens pour moi, ne pouvant être heureuſe, j'empêcherai du moins que tous ceux qui s'y oppoſent, le deviennent jamais. Nulle autre que moi, vous en êtes ſans doute inſtruit, n'a perſécuté Roſemont & ſa fille. Eléonore me ſeconda; je la ſupportois: elle ſe repent; je la mépriſe.

Jugez ſi je perſiſte! voici cependant mes conditions de paix. Que Stéphanie ſoit à vous; que Fernand m'appartienne; je ceſſerai alors d'être leur ennemie: mais, tant qu'ils ſeront la ſource de mes chagrins, je ne vivrai que pour leur en cauſer de plus amers, s'il eſt poſſible, que ceux que j'ai reſſentis par eux. Adieu, Comte.

P. S. Je ne dois point vous laiſſer ignorer qu'Eléonore, dans le tems de notre intelligence, a remis entre mes mains des lettres adreſſées à vous, qu'elle a ſurpriſes, & qui vous brouilleroient ſans retour avec le Cardinal, s'il pouvoit en avoir connoiſſance: c'eſt un dépôt que je garde, afin que nulle ſorte de crainte ne trouble la ſécurité où je ſuis, en vous ouvrant mon ame, ſans réſerve. Voulez-vous bien faire remettre à Eléonore la lettre injurieuſe qu'elle m'a écrite; au bas de laquelle j'ai fait une réponſe plus tranquille? Vous aurez pris, je n'en doute point, les précautions néceſſaires pour l'empêcher d'avoir aucune correſpondance hors de ſon cloître: rien n'eſt plus important qu'une telle prévoyance.

LETTRE d'Eléonore, à Florizene.

Avant de mettre, entre le monde & moi, une barriere éternelle, avant de voler, du ſein du déſeſpoir, dans celui d'un Dieu; tremblante des dangers auxquels j'échappe, n'aſpirant plus qu'à expier mes crimes, & n'étant raſſurée que par mes remords; ſi ce n'eſt l'amitié, l'honneur veut que je vous parle ſans détour.

Florizene, ceſſez de vous abuſer. Cruelle, vindicative, implacable, c'eſt alors qu'on eſt foible: je le fus; ſans doute, lorſque je réſiſtai à la voix de mon cœur, lorſque j'écoutai la vôtre, lorſqu'en un mot, combattue en vain, éclairée par l'effroi de moi-même, je ſuccombois avec horreur à vos inſtances. Ni la paſſion qui m'a rendue ſi coupable, ni vous, ne m'aveuglâtes jamais, en me conduiſant aux forfaits. Cédant, ſans être trompée, vous ne me laiſsâtes pas même la douceur d'une illuſion: mais je dois vous dire, combien je frémis de la vôtre! la religion me l'ordonne.... Moi, votre amie! En a-t-on, lorſqu'on eſt ſans vertus? Sachez que, ſi j'avois pu concevoir un plus profond mépris pour une autre que moi, vous en euſſiez été l'objet! Malgré ma jalouſie, Stéphanie étoit celui de ma vénération; je lui enviois juſqu'à votre haine! Plus encore que je n'adorois Fernand, je le plaignois de vous être deſtiné. En effet, jalouſe ſans amour, emportée ſans excuſe, fille ſans tendreſſe, &, s'il ſe peut, plus criminelle encore que moi, votre déſeſpoir & vos fureurs n'eurent jamais d'autre ſource que votre orgueil.

Sans vous, je n'euſſe été que malheureuſe.

J'aimois, j'étois née ſenſible; j'euſſe été eſtimable. Ce furent vos conſeils qui me rendirent barbare. Vous n'aviez cependant ſur moi que le triſte avantage d'être mon refuge, lorſque rougiſſant de moi-même, je cherchois à me ſouſtraire à la honte, au repentir, aux ſeules armes qui me reſtoient contre le vice. Ni votre exemple, ni mes égaremens n'ont obtenu ma perte du Ciel, cette perte fatale que je voulois, d'accord avec vous; .... il daigne m'appeller à lui; mais je n'ai point encore mérité, qu'il m'ôte mon amour. C'eſt aux pieds de ſes autels, par le jeûne, les larmes, dans les auſtérités, ſous le cilice, que cet amour va s'éteindre; & je n'oſe lui demander d'en abréger les maux, en terminant ma vie... Hélas! les excès où je me ſuis portée avec vous contre Milord Roſemont & ſa fille, ne ſont pas les ſeuls reproches que me faſſe mon cœur: il a pu s'abbaiſſer au point de deſirer votre union avec Fernand, par l'eſpoir qu'un jour, à titre honteux de maîtreſſe, je pourrois le conſoler du malheur d'être votre époux. Eléonore avilie, ne ſe reſpectant plus, oſa ſouhaiter ce bonheur coupable: elle ne vous ſervoit que pour vous trahir, ne vous careſſoit que pour vous mieux tromper, & ne pourſuivoit inhumainement Stéphanie, que parce qu'elle étoit trop sûre, ſi Fernand s'enchaînoit à elle, par des nœuds légitimes, qu'ils ſeroient toujours adorés...... Malheureuſe que je ſuis!... ah! ce n'eſt point vous, qui m'avez perdue: je l'étois déja, lorſque je recherchai votre amitié, ſans attrait, ſans eſtime pour vous, ſans autre motif que mon amour: quel amour! la parole de Fernand le lioit à vous; ſon cœur l'entraînoit vers Stéphanie: & comment, juſte Ciel, prétendois-je l'emporter ſur l'une ou l'autre? Mais ſongez qu'en m'accuſant, je me punis. Florizene, ſongez qu'un Dieu vengeur (il eſt juſte) vous parle peut-être par ma bouche. Il ne pardonne qu'au repentir. En vous implorant pour Stéphanie, je vous implore pour vous-même: que ſa vertu vous déſarme; que mon exemple vous effraie! Voyez couler mes pleurs, & ne rejettez point la derniere demande d'une infortunée, pour qui eſt enfin arrivé le jour de ſe connoître, & pour qui ce jour eſt affreux!... O Florizene, Florizene, ſi vous me croyez trop tard, tremblez qu'il ne ſoit pour vous bien plus terrible! Réponse de Florizene, au bas de la Lettre d'Eléonore.

Je vous pardonne vos torts avec moi (ils ne m'étoient pas inconnus), vos projets ſur Fernand, que j'ignorois, & votre opinion ſur mon compte, & même votre lettre; mais non, vos alarmes. Nos poſitions ne ſe reſſemblent point. Je ne ſerai jamais égarée par l'amour, ni, faute de courage, ſemblable à vous. Gardez, j'y conſens, votre vénération pour Stéphanie; moi, je la hais, & je le dois. Sa conduite ne m'offre qu'ingratitude, oſtentation, hypocriſie. Déjà le public, revenu de ſon aveugle enchantement pour elle, apperçoit ſon manege, & juge ſon cœur. Une mere qu'elle abuſe; que dis-je? qu'elle indiſpoſe; un époux qu'elle m'enleve, les droits de la reconnoiſſance, ceux même de l'hoſpitalité, qu'elle a violés, voilà ſes titres à ma bienveillance!

Les maux qu'elle me cauſe, durent m'animer contre elle. La vengeance me fut permiſe; elle eſt l'arme que la nature a miſe dans nos mains. Je n'en ai fait uſage, qu'offenſée dans tout ce qui devoit m'être le plus ſenſible. Vous, on ne vous enlevoit rien, que quelques jours d'illuſion. Fernand ne vous étoit point deſtiné. Par fierté, ſi ce n'étoit par vertu, il falloit l'arracher de votre ame; & Stéphanie, aimée de lui, n'en étoit que plus obligée de fuir, & de s'immoler. Vains motifs que ceux qui l'ont retenue! Avant de ſe devoir à un pere, c'eſt à ſoi-même qu'on ſe doit. L'une & l'autre vous m'avez trahie, & ne m'avez pas trompée. N'imaginez plus qu'il ſoit en votre pouvoir d'intimider mon ame. Vivez & mourez tranquille ſur mon ſort.

Adieu.

P. S. C'eſt au bas de votre lettre que je vous réponds. Elle dépoſe contre vous; je vous la renvoie.

LETTRE LXII. De Stéphanie, à Clarence.

Pourquoi donc, ô ma plus tendre amie, ne m'avez-vous point répondu?

Milord Clarence ſeroit-il plus malade? ou bien, hélas! me faudroit-il craindre pour vous-même? Je ſuis d'autant plus alarmée, que votre cœur m'eſt connu. Pour la premiere fois, je voudrois en être moins sûre; je voudrois, négligée de Clarence, oubliée de Fernand, .... que ma poſition eſt affreuſe!.....Aimée de tout ce qui m'eſt cher, je n'en ſuis que plus à plaindre. Un pere, un ami, oſerai-je le dire? un amant .... un amant adoré, reſſentent mes maux! Cette idée les augmente. O Dieu! qui m'accables, fais-moi, du moins, ſouffrir ſeule! j'en ſerai digne, par mon courage: mais, voir les regards de celui à qui je dois le jour, ne s'arrêter ſur moi qu'avec la plus vive douleur, ſentir que j'en ſuis la cauſe, être celle de vos chagrins, & du déſeſpoir de Fernand, .... chere Clarence, quel état!

Fernand, pour qui je donnerois ma vie; Fernand, que j'aime, s'il ſe peut, plus encore que je n'en ſuis aimée; malheureux par moi, malheureux à jamais! ..... ſon ſort dépend de mon retour; ma confiance égale ma tendreſſe, je crois à la ſienne, je l'adore: cependant, ce retour, qu'il a ſi bien mérité, qui feroit ſon bonheur, qui combleroit ſes vœux; ce retour, dont je voudrois pouvoir l'aſſurer à l'inſtant même, dût-il être le dernier des miens, l'aveu en ſeroit un crime. L'honneur, les droits les plus reſpectables, ceux de la nature & de la reconnoiſſance, tout m'impoſe l'obligation affreuſe d'immoler mon amant..... O Ximenès! mon cœur ſe déchire. Sa voix m'accuſe, elle m'entraîne; elle me feroit braver le malheur, la mort, les ſupplices, & peut-être,.. je frémis de ce que je vais vous dire, peut-être, hélas! juſqu'à la vertu! ... Non, jamais! je le jure à l'amitié, à l'honneur, à vous. Eh bien! vertu cruelle! je ne ſuis plus que ta victime; je ne reſſentirai plus tes conſolations; il n'en eſt point pour moi..... Déſeſpérée, je cede à ton empire: ne te flatte point d'eſſuyer mes larmes; elles couleront juſqu'à mon dernier ſoupir. Chaque jour, elles ſeront plus ameres.... ... Je ne me connois plus; ô mon amie, prenez pitié de mon trouble: mes devoirs ſont horribles; mes dangers s'accumulent, & mes maux s'accroiſſent, ainſi que mon amour. Je porte l'affliction, & dans les cœurs qui ſont à moi, dans ceux qui me ſont fermés. Florizene ſait tout. Un hazard, dit-on, a fait tomber entre ſes mains une lettre de Fernand, qui m'étoit adreſſée: elle ne me voit plus qu'avec peine. Hélas! je lui pardonne de me haïr; mais, non de me ſoupçonner. Un jour, elle me connoîtra..... Il faut donc interdire, à Fernand, juſqu'à la moindre eſpérance! Mourante de ſes chagrins, plus encore que des miens, il faut me forcer à lui paroître inſenſible; ſi ce n'eſt aſſez, pour le rendre à Florizene,.... chere Clarence, partagez mon effroi; que dis-je? ignorez à jamais!....

Je frémis: pardonnez à mes terreurs, à mon trouble! ... Plaignez-moi, plaignez-moi: je me meurs. Quoi! je pourrois me réſoudre! .... Je n'oſe pourſuivre. Tout eſt confus dans mes idées: un projet .... l'exécution m'en ſera-t-elle poſſible? .... Que d'incertitudes! que de tourmens!... Il eſt affreux d'affliger..... même une rivale! Je ne ſerai jamais la cauſe volontaire du malheur de qui que ce puiſſe être, & moins encore de la fille de Madame de Céléria. Je lui dois tout, mon pere peut retrouver tout en elle. Si je reſte encore dans cette maiſon, trop fatale & trop chere, ce n'eſt que pour lui ſeul; eh! qu'y ferois-je, ſans cette conſidération? Je n'y ſuis plus, pour la mere & pour la fille, qu'un ſujet de douleur, de diſcorde peut-être.... Mademoiſelle de Céléria, & moi, ſans nous parler, nous ſouffrons en préſence l'une de l'autre: je la plains, & elle eſt loin de me rendre juſtice. Félici, à qui, de jour en jour, j'ai de nouvelles obligations, inſtruit par elle de l'amour de Ximenès, n'a rien épargné pour la calmer, & n'a pu y réuſſir. Plus malheureux qu'elle, ſi je dois croire à ſes diſcours, & non moins jaloux, ne pouvant déſormais ſe ſentir que de l'éloignement pour Fernand, ni ceſſer d'être ſon admirateur (j'ai trouvé cette conduite noble), il m'a proteſté que jamais on ne le verroit l'ennemi d'un héros, ſur-tout du libérateur de Stéphanie, & de ſon pere; qu'il ſe dévouoit à nous ſervir, & même Fernand, contre ſes intérêts les plus chers.

C'eſt le Comte encore, qui m'a remis ſa lettre. Confident de Florizene, inquiet de ſavoir entre ſes mains, une arme qui pouvoit m'être contraire, il l'a obligée, par ſes ſollicitations, de la livrer à ſa prudence. En agiſſant ainſi, il s'oublioit lui-même, & paroiſſoit ne ſouffrir que pour moi. Avec une délicateſſe, & des ménagemens, dont je ne le croyois pas ſuſceptible, il eſt parvenu à diminuer l'embarras extrême, que me cauſoit ſa démarche. Le moindre doute ſur ſon honnêteté ſeroit, aujourd'hui, le comble de l'ingratitude. En me quittant, il m'a conjurée de diſpoſer de lui, de ſon crédit, de ſon obéiſſance à mes ordres; & m'a priée de croire que, fût-ce l'effort, ſans exemple, de travailler au bonheur d'un rival.... Non, lui ai-je dit, en l'interrompant, celui que vous appellez votre rival, ne peut, ni ne doit être à moi. Ni lui, ni aucun mortel... Pourquoi cet arrêt barbare, s'eſt-il écrié?

Cependant, ne craignez point, qu'à l'avenir je vous entretienne d'un amour digne de vous peut-être, mais qu'il faut, à jamais, renfermer. Ah! Miſs, il n'y a rien que je ne puiſſe endurer, plutôt que de vous déplaire. Depuis, je l'ai toujours vu plongé dans un accablement extrême; d'ailleurs, toujours fidele à ſa parole, & dévoué aux intérêts de mon pere: mais, hélas! y auroit-il donc, quoique l'on faſſe, des répugnances invincibles! Mon amie, par quelle fatalité que je ne conçois pas, inſpiréje de l'amour? Eh quoi! des yeux obſcurcis par les larmes, devroient-ils porter, au fond des cœurs, quelqu'autre ſentiment que celui de la pitié? N'ai-je reçu le don funeſte de l'exiſtence, que pour voir des peines autour de moi? Le frere de mon amie, ſi eſtimable, sûr d'être heureux, s'il avoit aimé toute autre que l'infortunée Stéphanie, le Duc de Médina eſt malheureux; & c'eſt encore par moi! La Marquiſe m'a ouvert ſon cœur ſur ce nouveau chagrin, hélas! qui eſt mon ouvrage.

Plus qu'elle ne le vouloit, j'ai vu la peine que je lui cauſe. Ses alarmes pour ſa fille, ſa tendreſſe pour elle, ſon amitié pour moi, lui font deſirer de pouvoir concilier le bonheur de Florizene, & le mien; elle voudroit qu'il fût poſſible que je lui appartinſſe davantage: elle alloit m'en dire plus, & me propoſer la main de ſon frere; mes pleurs l'en ont empêchée: je me ſuis jettée dans ſes bras, en la conjurant de m'épargner un refus trop douloureux. L'ame préoccupée de la plus forte paſſion; eh! ne le dois-je pas ce refus, à elle, au Duc, & à moi? J'ai renouvellé à la Marquiſe, le ſerment de ne jamais accepter les vœux de Ximenès, de tâcher d'en être haïe, s'il le falloit; & alors, mes larmes, mes ſoupirs, mes ſanglots, confondus avec les ſiens .....

J'entends quelqu'un; on m'interrompt.... Dieu! c'eſt mon pere! je tremble: s'il demandoit à voir ma lettre! le moment ſeroit-il venu de l'explication la plus redoutée, la plus terrible pour tous deux?

Ah! ma chere Clarence! je ne ſais où j'en ſuis..... Pouvois-je l'appréhender cette explication ſi cruelle, & ſi conſolante! .... De quel ami, de quel pere le Ciel m'a fait préſent! Hélas! ſa fille autrefois en étoit digne; ..... elle ne l'eſt plus! Combien de fois il m'a répété que je n'avois perdu aucuns de mes droits ſur ſon cœur! Mes maux, s'il ſe peut, ont accru ſa tendreſſe, ſa tendreſſe indulgente, attentive, adorable .... & la confiance n'a pas été mon premier mouvement! Quelle crainte m'arrêtoit?... Que mes regrets ſont vifs! combien je me trouve coupable! O mon pere! c'en eſt fait; je ſupporterai tout, je vivrai pour vous, pour vous ſeul. Et que ne puis-je être heureuſe, pour ajouter à votre bonheur! Vous jouirez, du moins, de ma tendreſſe, de mes ſoins, de mes ſacrifices; je vous cacherai ce qu'ils me coûtent: ce myſtere ſera le ſeul que je vous faſſe jamais; & il ſera poſſible à mon cœur, pour la tranquillité du vôtre. Que dis-je? hélas! plus que jamais, elle eſt loin de lui, cette tranquillité que je paierois de tout mon ſang; c'eſt moi qui l'ai détruite; c'eſt moi qui fais couler ſes larmes!

A peine me reſte-t-il des forces, pour vous dire ce qui vient de ſe paſſer. O ma chere Clarence! l'amour le plus malheureux ne peut donc enlever une ame honnête & ſenſible, aux douceurs de la nature! Lorſque mon pere s'offrit à ma vue, dans mon trouble, je continuois toujours de vous écrire; bientôt, je m'excuſai ſur ce tort: & que n'eſt-il le ſeul, m'écriai-je, emportée par un mouvement, dont je ne fus pas la maîtreſſe! Il s'approcha de moi, me prit la main, avec attendriſſement: je me ſaiſis de la ſienne, je la baiſai; mes pleurs la couvrirent. O ma fille, ma chere fille! ſi en effet vous aviez des torts, me dit mon pere, craindriez-vous de les confier à votre meilleur ami? Je craindrois de l'affliger, lui répondis-je. Et votre ſilence feroit ſon malheur, interrompit Milord. Je ſuis donc bien criminelle, de l'avoir gardé ſi longtems, repris-je, en me précipitant à ſes genoux! Tout eſt réparé: vous ne l'êtes plus, me répondit-il, en me relevant; ma chere Stéphanie, ouvrez-moi votre cœur.

Je me jettai dans ſon ſein: il pleuroit; je me mourois: ſa bonté me raſſura. Je lui appris ce que vous ſavez, mes réſolutions cruelles, mes combats inutiles, les progrès de mon amour, celui de Fernand, l'excès de mon déſeſpoir & du ſien: je lui montrai ſes deux lettres, & le peu de mots que, de l'aveu de Madame de Céléria, je lui avois écrits. J'oſois ne point craindre de reproches; mais je ne me croyois plus ſuſceptible de conſolations; j'en ai trouvées dans ſon cœur. Il approuve ma conduite; il gémit ſur mes ſentimens: il ne m'a point caché que ceux de Fernand lui étoient déja connus; que, trompé par le nom de Roſemont, il l'avoit cru ſon rival; & qu'alors, une explication, très-vive entr'eux, l'avoit trop éclairé. O Dieu! Fernand, l'ingrat Fernand peut penſer que ce n'eſt pas lui qu'on adore? La découverte de ſa paſſion pour moi, affligea mon pere. De ce moment, il craignit ce que ſon arrivée dans ces lieux, & l'état horrible où il me trouva, ne tarderent point à lui apprendre.

Les vertus de Fernand, me dit- il avec bonté, juſtifient, ſans doute, les ſentimens qu'il vous inſpire; les vôtres ſont plutôt un malheur qu'un tort: mais quand ſon pere, attaché à ſa parole, m'auroit ſemblé moins inflexible, vous & moi, ma chere fille (& alors il me ſerra dans ſes bras), devons trop à Madame de Céléria, pour que la réſolution que vous avez priſe, ne ſoit pas indiſpenſable, & la ſeule digne de vous. O ma Stéphanie, nous ſouffrirons enſemble; trop heureux, ſi mes larmes, en ſe mêlant aux vôtres, pouvoient en adoucir l'amertume! Je ne vous parlerai point de Félici. S'appercevant alors que je frémiſſois; ſi votre cœur eût été libre, ajouta-t-il, je lui dois l'honneur & la vie; vous lui devez le pere le plus tendre; en vous accordant au Comte, je lui donnois bien plus encore que je n'en ai reçu. Il n'y faut plus ſonger: je ne ſacrifierai point, à mes intérêts, ceux d'une enfant qui m'eſt plus chere que tout. O mon pere, m'écriai-je! rien pour vous ne me ſera impoſſible; &, s'il les avoit acceptés, quels ſacrifices, grand Dieu! j'étois prête à lui faire!

loin de le permettre, mon pere m'apprit, qu'en ce jour même, Iſabelle lui ayant laiſſé voir combien elle deſiroit cette union, il avoit conjuré cette Princeſſe d'ajouter à toutes les bontés dont elle l'honore, la grace, non moins précieuſe, de ne jamais contraindre mon cœur: il a prévenu le mien. Il a obtenu de la Reine qu'elle ne me parleroit d'aucun engagement; &, en l'aſſurant de l'effroi que me cauſoit la ſeule idée d'un lien, dont je n'enviſageois encore que les peines, il l'a détournée d'employer, ſur mon ame, non ſon autorité, mais même le pouvoir de ſes inſtances.

O Clarence, ô mon amie! quels reproches je me fais ſans ceſſe, de n'être pas entiérement à un tel pere! Je ſens que je l'aime davantage; mais, hélas! Ximenès n'en eſt pas moins adoré.... Adieu; plaignez-moi, aimez-moi; & ne m'abandonnez pas, dans l'horrible ſituation où je ſuis.

Adieu.

LETTRE LXIII. Du Comte Félici, à Alvarès.

Tout vous paroît déſeſpéré pour moi.

Eh bien! je touche au ſuccès de mon entrepriſe. Stéphanie cependant ſe refuſe à mes vœux: Roſemont, quelle que ſoit ſa reconnoiſſance, m'a déclaré, ſans détour, que jamais il ne la contraindroit. Cet orgueilleux Anglois croiroit s'abaiſſer, en diſſimulant, & ſur-tout avec ceux qui peuvent, à leur gré, le deſſervir ou lui être utiles. Ne croyez pas même, qu'il ſe ſoit rendu aux inſtances de la Reine: mais tout cela ne prouve rien contre l'exécution de mon projet. Penſez-vous donc que Roſemont ſouſcrivît impunément aux refus de ſa fille, ſi je n'étois sûr d'en triompher?

Oui; malgré les apparences qui vous trompent, malgré les obſtacles qui vous effraient & les ſentimens de Stéphanie, & la condeſcendance de ſon pere à ſes moindres volontés, inceſſamment ſoumiſe aux miennes,.... que dis-je? Ah! ſachez Alvarès, qu'il ne tient qu'à elle de me ſoumettre à l'aſcendant de ſes vertus, de ſa beauté.

Je le ſens, ſon heureux époux, ſi elle daignoit l'aimer, s'avoueroit ſon eſclave. Je me croyois ſupérieur à tant de foibleſſe....

Il eſt donc un pouvoir invincible! Stéphanie le poſſede. Sa douceur touchante, la nobleſſe de ſon caractere, juſqu'à ſa ſenſibilité, quoiqu'un autre que moi en ſoit l'objet, tout ſert à fortifier dans mon cœur, l'impreſſion de ſes charmes. Elle m'a fait connoître ce que je ne ſoupçonnois même pas, la beauté modeſte, la vertu ſans faſte, des principes à l'épreuve du malheur & des paſſions. Mon ame fermée depuis long-tems aux erreurs, aux plaiſirs, aux peines & aux impoſtures de l'amour, reprend ſa chaîne: ſoit que j'aie cherché à la rompre, ou que je m'étonne de la porter, Stéphanie ſemble me punir du mépris que j'eus toujours pour ſon ſexe. Félici toutefois, trop long-tems dédaigné, deviendroit bien-tôt le tyran de celle qui a pu le forcer à l'eſtime & le contraindre à l'amour. Autant que mon ſort peut dépendre d'une femme, le mien dépendra d'elle; mais ſa deſtinée m'en répondra. Je ceſſerois d'être amant, ſi je l'étois ſans eſpérance: plus elle m'auroit aſſujetti, plus j'aurois à m'en venger. Un délire aveugle, une obéiſſance que ne laſſent point les rigueurs, ou un amour qu'elles ne puiſſent jamais éteindre, s'ils conviennent à l'âge de Ximenès; ne ſont pas faits pour moi. Enviſageant un terme prochain aux ennuis de l'attente, je reſpecte les ordres de Stéphanie; j'ai l'air de ne lui demander que la grace de lui être utile. Sans la fatiguer de mes plaintes, je lui laiſſe voir mes regrets; je fais plus, & vais ſans doute vous étonner. Contraire à mes propres vœux, je lui jure de n'obéir qu'aux ſiens, de travailler même pour mon rival, ſi elle en formoit pour lui. Cette conduite l'étonne, & la touche; elle me reçoit, elle m'écoute: la reconnoiſſance des ſervices que j'ai rendus à ſon pere, a ceſſé de lui être auſſi pénible. Je ne dois ce changement, il eſt vrai, qu'à l'intérêt que j'ai paru prendre au triomphe odieux de Ximenès, à ſes dangers, qui malheureuſement ont diſparu, enfin à leur amour, que je ferai tourner contre lui ſeul. Je ne me repais point d'illuſions. Pour premier progrès, j'ai déja preſque vaincu l'éloignement que Stéphanie ſembloit d'abord avoir pour moi; j'ai même été plus loin.

Je ſuis, malgré elle, devenu le confident, au moins de l'amour qu'elle inſpire, en perſuadant à Florizene, de me confier une lettre de Fernand, dont très-à-propos cette fille audacieuſe s'eſt emparée. L'ayant déterminée à me remettre ce dépôt, je m'en ſuis fait un mérite auprès de Stéphanie. Un autre à ma place eût appréhendé l'attendriſſement que devoit lui cauſer cette lettre, où reſpire une paſſion peut-être vraie; mais, indépendamment de ce qu'elle en étoit déja trop sûre, le moment n'eſt pas venu de détruire Fernand dans ſon eſprit. Le ſupplanter, eſt le point important;& ce moyen a eu tout le ſuccès que je m'en étois promis.

Cette nouvelle obligation, ajoutée à ſon eſtime pour moi, me donne quelques droits à ſa confiance. Fernand lui eſt trop cher, pour que, me ſachant inſtruit de ſon amour, elle ne me voie pas avec une ſorte d'intérêt. Il paiera cher le bonheur d'être préféré! Cependant, aux yeux de Stéphanie, rival généreux, & amant délicat, je ſuis encore un ami zélé. Elle ignoroit que Florizene fût informée de tout. La Marquiſe, ſur cet article, avoit impoſé à ſa fille le ſilence le plus pénible: mais enfin, voilà Stéphanie certaine qu'elle porte le trouble dans une maiſon, dont il faudra qu'elle s'éloigne. Elle doit ſentir la néceſſité de s'y réſoudre; & je ſens, à mon tour, combien il eſt eſſentiel de lui faire accélérer le moment d'une pareille ſéparation. Celui que je redoute, & que je déteſte d'autant plus, que je ne puis le confondre avec les autres hommes, Fernand ſera bientôt en état d'être tranſporté. Il brûle de revoir ces lieux. Il faut prévenir ſon retour; il faut le frapper du dernier coup. Voyez votre parente, religieuſe dans le même couvent, où la crédule & malheureuſe Eléonore s'eſt retirée. Qu'elle continue de n'épargner rien pour s'emparer de ſa confiance. Elle peut paroître tenir de vous, que Mademoiſelle de Céléria, plus animée que jamais contre Miſs Roſemont, redouble d'efforts pour la perdre. Sans m'expliquer davantage, j'attends tout de cet avis. La hardieſſe du moyen me plaît; comptez qu'elle ſera juſtifiée par l'événement. Eléonore, d'ailleurs, n'écrira rien qui ne me ſoit remis: je me ſuis aſſuré de la Supérieure du Couvent, & Florizene, à cet égard, doit être fort tranquille; mais elle l'eſt beaucoup trop, ſur un autre point plus inquiétant pour elle.

Elle croit avoir repris à Eléonore toutes les lettres qu'elle lui a écrites; cependant il lui en reſte une, qu'il lui a paru ſage de ſouſtraire. Ou je me trompe, ou cette lettre & l'avis que je vous recommande, doivent être funeſtes à Dom Fernand, auſſi bien qu'à Florizene; &, j'en conviens, punir la méchanceté de l'une, me ſera preſque auſſi doux, que d'accabler l'autre.

Elle ne ceſſe point de me recommander le départ de Médina. Plus clairvoyante, ou moins préoccupée de ſes intérêts, ſentant que ceux de ma politique & de mon amour doivent être conformes aux ſiens, elle s'en rapporteroit à moi: elle me preſcrit ſur-tout d'éloigner de ſa mere Milord Roſemont.

L'un & l'autre ſont jeunes encore; je comprends ſes motifs; mais j'en ai pour vouloir leur union. Vous n'imaginerez pas ſans doute, quoique je m'apperçoive qu'ils s'aiment, quoique je trouve qu'ils ſe conviennent, que ce ſoit le deſir frivole de leur bonheur qui m'occupe; mon intérêt ſeul, ſur cet article, me fait réſiſter à Florizene.

Elle ſe plaint au ſurplus de mes lenteurs, & penſe ne me faire agir que pour elle!

Je ris de ſes plaintes, & j'ai pitié de ſa préſomption. Quoique ſes artifices & ſa fermeté ſoient vraiment au-deſſus de ſon âge, à dix-huit ans on eſt moins habile qu'elle ne le croit: je ſais qu'elle eſt dépoſitaire de quelques lettres , qui m'obligent de la ménager encore. Je cede aux circonſtances, je veux bien deſcendre à la tromper, & je la défie de me croire l'auteur du chagrin que je lui prépare. Si je n'échoue point bientôt, je ſerai ſa ſeule reſſource; & nous verrons alors, ſi elle ſera tentée de me nuire. Le Cardinal m'apprend à l'inſtant que la Reine conſent avec joie à doter Stéphanie, quelque ſoit l'époux qu'elle choiſiſſe. Nous venons de convenir qu'il ne lui en porteroit la nouvelle, que dans un moment que je penſe devoir être déciſif. Il pourra y joindre alors quelques mots en ma faveur. La vénération qu'elle a pour lui, jointe à la force des événemens, me fait tout eſpérer. Je conviens que, ſi elle avoit moins de vertus, rien ne ſeroit ſi déraiſonnable que ma confiance; elle n'eſt pas de ma part ce qui doit le moins vous ſurprendre. Adieu. Si j'obtiens Stéphanie belle, jeune, richement dotée, d'un ſang illuſtre, chere à notre Reine, faite pour fonder les plus hautes prétentions d'un époux ambitieux, aurai-je été égaré par l'amour? Jugez-moi enfin; &, au jour du ſuccès, que Fernand meure de regret, que l'univers m'envie, & qu'Alvarès me félicite!

LETTRE LXIV. De Fernand, à Stéphanie.

Seroit-il vrai? Ne m'a-t-on point trompé? Quoi! l'amant le plus tendre, le plus enivré... Il ſe pourroit?... O Miſs, pardonnez! ... Mon trouble, mon déſordre, mon délire, mon raviſſement m'ôtent l'uſage de la raiſon. Que dis-je? Ah! je n'en eus jamais davantage, & je voudrois qu'il me fût poſſible de vous adorer, plus encore que je ne l'ai fait juſqu'à ce jour. Non; je ne dois plus vous implorer en vain; je ne puis reſter dans mon incertitude. Après l'eſpérance que j'ai oſé concevoir, il faut que je meure à vos pieds, de l'excès de mon bonheur, ou de celui de mon infortune: mais, hélas! J'ai penſé combler la vôtre! O Stéphanie, c'étoit à vous que l'on préparoit le tourment le plus affreux, le ſupplice d'un pere! On vous perſécutoit, j'en étois la cauſe! j'ignorois mon crime; & je frémirai de vos dangers, le reſte de ma vie..... Ah! quelles que fuſſent les rigueurs de mon ſort, le ſupporter, chérir ma malheureuſe exiſtence pour veiller à votre bonheur, au moins pour vous défendre, voilà quel étoit mon devoir; & tandis que, loin de vous, j'oſois ſonger à moi, tandis que j'oſois me plaindre, vous accuſer peut-être, & m'abandonner à mon déſepoir, vous étiez expoſée aux fureurs d'un monſtre que je haïſſois déja, que je mépriſe, que j'abhorre! Je n'y puis ſonger, ſans que des mouvemens de rage... Vile & implacable ennemie de ce qu'il y a de plus charmant au monde, vas, tu me fais horreur! Quelle ame atroce! La vertu ne la déſarme point: ce n'eſt pas même l'amour qui l'égare. Pour ſatisfaire ſon orgueil, ne reſpectant rien, ni le malheur, ni l'innocence, fauſſe & cruelle, & ſans remords & ſans pitié, devant tout à votre poſition, &, ſi elle en avoit été digne, à vos exemples, elle ne travailloit qu'à vous déſeſpérer, qu'à vous perdre; &, pour y mieux réuſſir, elle traînoit dans l'abîme une infortunée, dont j'oſe vous envoyer la lettre! Ce n'eſt que votre intérêt ſeul, qui me détermine à vous en faire part. Je riſque de vous déplaire; ô Stéphanie, puis-je mieux vous prouver mon amour? Eléonore, à Dom Fernand.

Il m'eſt enfin devenu poſſible de ſubir la honte, plutôt que de garder un ſilence coupable. Arrête, malheureuſe!

Tu vas être haïe, mépriſée, mépriſée de Fernand! mon cœur ſe croyoit des forces; mais cette idée horrible... O Dieu! ne m'abandonnez pas à mon trouble, à ma foibleſſe! & vous, à qui ces lignes ne parviendront qu'effacées par mes larmes, s'il ſe peut, liſez, & connoiſſez-moi!

Vous vîtes Eléonore parée, au moins des charmes de ſon âge. Il fut un tems où elle y joignoit des vertus. Alors, l'eſtime de Ximenès en étoit le prix: ce tems, hélas! cet heureux tems ne peut renaître.

Ma jeuneſſe a diſparu; déja mes pleurs l'ont flétrie. Le remord me conſume. Quand votre mépris m'eſt dû, à peine oſé-je prétendre à votre pitié.

Séparée des humains, les fuyant tous, ne pouvant me ſupporter moi-même, oubliée, enſevelie pour l'éternité au fond d'un cloître, j'y cherche en vain l'innocence & la paix. Imploré-je le Ciel? mes cris l'offenſent. Eſt-ce à Dieu que j'appartiens? Proſternée, mourante à ſes pieds, eſt-ce lui que j'adore? O ſource de tous mes égaremens, amour funeſte! ... Quel mot m'échappe! Duſſiez-vous m'en trouver moins odieuſe, ne cherchez point à pénétrer cet affreux myſtere. L'honneur (au ſein des tourmens, je m'applaudis de lui être rendue), l'honneur me commande l'aveu de mes forfaits & non celui.....Ximenès, quel que ſoit mon trouble, lorſque vous ſaurez combien je ſuis criminelle, mon déſordre, mon déſeſpoir, ma douleur profonde ceſſeront de vous étonner. Celle que vous adorez, & qui ne m'en a toujours paru que trop digne, dont je ne ceſſai point d'admirer les vertus, dont j'enviai les tourmens, eut en moi, une ennemie cruelle: mais je dois vous avertir, qu'il lui en reſte d'implacables. La crainte qu'elle n'y ſuccombe, eſt le motif de ma lettre. Connoiſſez ſes dangers & les vôtres. Connoiſſez ſur-tout la femme qu'on vous deſtine. Vous flattez ſon ambition, ſon cœur vous hait; (vous, Ximenès, vous êtes haï)! Vous ne le poſſédiez pas même, alors qu'il ne vous reprochoit rien. Auſſi-tôt que vous peut-être, elle a démêlé votre paſſion pour Stéphanie. Soudain le dépit s'empara de ſon ame; le déſeſpoir égara la mienne; & je ne partageai que trop ſes reſſentimens.

J'étois en proie à la plus affreuſe jalouſie; la vôtre fut l'ouvrage de nos inſinuations; elles détruiſoient votre bonheur & non pas votre amour. Ne parvenant point, malgré nos efforts; à vous détacher de Stéphanie, n'ayant pu éloigner d'elle Madame de Céléria, Florizene réſolut de la couvrir d'opprobre. D'abord, je combattis ſon projet; j'y fus forcée par l'aſcendant de la vertu. Mon foible cœur ſe rendit enfin, & devint complice des complots les plus noirs. L'inflexible Tribunal fut averti de la mort feinte; & de l'évaſion de Sidley; je n'y eus pas moins de part, que Florizene. Déja elle étoit triomphante; déja.... hélas! qu'oſé-je eſpérer? Le ſuccès affoibliſſoit mes remords. Les ordres les plus rigoureux étoient donnés de ſe ſaiſir de l'infortuné Milord. Son ignominie, ſa perte, celle de ſa fille nous ſembloient inévitables. Le Ciel renverſa nos projets: nous devions en être les victimes; & nous l'euſſions été, ſans Stéphanie. Lorſque la Reine voulut qu'on n'épargnât rien, pour découvrir les dénonciateurs barbares de Sidley, ſon intéreſſante fille, quoiqu'elle n'imaginât pas connoître les coupables, d'avance implora leur grace, & l'obtint.

Tant de grandeur d'ame acheva de me confondre! vingt fois je fus prête à me jetter à ſes pieds: mais Florizene poſſédoit le ſecret fatal de reſſaiſir ſa proie. Abuſant contre moi du ſentiment, que dis-je, de la paſſion la plus violente & la plus coupable, que, pour mon malheur, elle avoit pénétrée, elle en fit un des inſtrumens de ſa vengeance, juſqu'au jour où j'appris que vous étiez expirant. A cette affreuſe nouvelle, perdant tout eſpoir, enlevée à un reſte d'illuſion, m'accuſant même de votre état, l'excès de ma douleur m'éclaira ſur tous ceux où je m'étois portée. Sans ceſſe, hélas! vous vous offriez à moi, pâle, ſanglant, ſaiſi d'indignation à mon aſpect, rejettant mes ſoins avec horreur. Mourante à vos pieds, je vous voyois à ceux de Stéphanie! Tous deux, vous me refuſiez impitoyablement le trépas que j'implorois. J'allois me ſouſtraire à mes tourmens, à mes remords: j'allois mettre le comble à mes crimes:... je vis pour les expier. Heureuſe, dans mon malheur, ſi j'obtiens le pardon d'un Dieu que j'ai tant offenſé! Heureuſe, ſur-tout, ſi je trouve bientôt, dans la tombe, un refuge contre l'image adorée qui me pourſuit! .... & un terme à mon ſupplice! J'eſpérois du moins qu'un exemple auſſi effrayant que le mien, produiroit quelque impreſſion ſur Florizene; mais elle s'enorgueillit d'y être inſenſible; elle a bravé juſqu'à mes dernieres ſupplications: elle m'oblige à révéler ſes fureurs. Je ſerois reſponſable des maux qui ſuivroient votre union avec elle; je le ſerois de ceux dont elle accableroit Stéphanie, ſi j'avois héſité de vous inſtruire....

Tremblez pour elle-même, qu'elle n'accorde ſa main & ſa foi à tout autre qu'à vous! Dignes l'un de l'autre, entraînés par le même penchant ..... (on peut s'en rapporter à mes yeux, .... hélas! & à mon cœur), vivez pour Stéphanie! vivez l'un & l'autre auſſi fortunés, que je ſuis miſérable! Puiſſiez-vous ſonger à moi ſans horreur, ne pas dédaigner mon repentir, & accorder quelque compaſſion aux larmes, ou du moins à la fin prochaine d'une coupable, qui ne doit plus vous paroître qu'infortunée!P. S. Ne méritant point de vous inſpirer de la confiance, je joins ici une ſeule lettre de Florizene, qui m'eſt reſtée, ainſi que la copie de l'une des vôtres . Je connois votre ame; elle eſt trop généreuſe pour que je puiſſe craindre, qu'en rompant avec elle, vous compromettiez ſa réputation: vos vertus, ô Dom Fernand, & celle de Madama de Céléria, me répondent de vos égards pour ſa fille; puiſſe le Ciel toucher enfin ſon cœur! Ne répondez point à ma lettre; ce ſeroit inutilement .... Je viens de prononcer votre nom, pour la derniere fois. (Ici reprend la Lettre de Fernand.)

Oui, adorable Stéphanie, oui, vous plaindrez, autant que je le fais, la victime d'une furie; mais, malgré l'attendriſſement qu'elle me cauſe, tout cede en moi à l'idée inſupportable des maux que Florizene, peut-être, vous prépare encore: bientôt mes forces me permettront de ne pas la craindre; bientôt, près de vous, ... Dieu! quel moment! ... Quoi! mes yeux vous reverront! .... Stéphanie, Stéphanie! Non; je ne vous quitte plus: aux tourmens de l'abſence ſe joindroient de trop vives alarmes.

Je vous garantirai de l'abominable Florizene!... Que je plains Madame de Céléria!

Depuis que j'ai montré cette lettre à mon pere, l'hymen qu'il deſiroit, ne l'épouvante pas moins que moi; lui-même va dégager ma parole & la ſienne. Plus d'obſtacles enfin, ſi je n'en trouve point dans votre cœur. O vous, à qui, heureux ou malheureux, le mien appartiendra juſqu'à ſon dernier ſoupir, c'eſt de vous, à préſent, de vous ſeule, que dépend mon ſort!... Dieu! pourriez-vous craindre d'être à l'amant qui vous adore; de le voir toujours plus reconnoiſſant, toujours plus enivré de ſon bonheur, croire à chaque inſtant qu'il vient de l'obtenir pour la premiere fois; en jouir ſans ceſſe, & ſans ceſſe le ſentir mieux; ne vivre que pour vous, n'appercevoir que vous dans l'univers; à force d'amour, vous mériter, faire naître le vôtre, &, dans vos bras, ou à vos pieds, éprouver, quels que ſoient déja ſes tranſports, qu'ils peuvent encore s'accroître? Non; vous n'avez point de devoirs à m'oppoſer en ce jour; il n'y a que l'indifférence la plus invincible qui puiſſe m'accabler d'un refus cruel: mon déſeſpoir ne s'y méprendra point; & ſi tel eſt mon malheur..... O Stéphanie, je ne ſais point me prévaloir des conjectures d'Eléonore: mais nos cœurs (j'oſe m'en rapporter au mien, je ne crois, je ne conſulte que lui) nos cœurs ſont faits pour s'aimer; je dois, ſans doute, avoir pour rivaux, tous ceux qui vous ont vue: mais nul ne peut vous idolâtrer, comme Ximenès; & votre réponſe fixera pour jamais ſa deſtinée.

LETTRE LXV. De Stéphanie, à Clarence.

Qu'ai-je lu? ..... quel ſecret affreux viens-je d'apprendre? .... Ne me demandez rien! .... Je crains de vous affliger, de vous inſtruire, de compromettre; .... je crains même de vous conſulter; vous voulez trop mon bonheur. Je me prive de vos conſeils, de ceux d'un pere: la tendreſſe de tous deux me ſeroit trop favorable. Il ne me reſte que mon deſeſpoir; & c'eſt lui qui me décide..... O ma chere Clarence, ce cœur, ce cœur déchiré, que, pour derniere épreuve, tous le feux de l'amour diſputent au devoir; c'en eſt donc fait, il va s'immoler, renfermer ſa douleur, contraindre ſes larmes: eh! peut-on trop ſe punir, lorſqu'on en fait répandre? J'expierai celles de l'amitié; je ſatisferai la haine: mon ſort horrible, en la déſarmant, rendra peut-être à la vertu, celle ... que dis-je? ..... En vain m'abuſerois-je? Un tel effort m'eſt impoſſible..... Fernand, pour moi, n'eſt-il pas l'univers? n'a-t-il pas tout anéanti pour mon cœur? .... Et je ſacrifierois ſa deſtinée! Ah! s'il faut être coupable, ... ce n'eſt point envers l'amant qui m'adore! C'eſt à lui que je dois tout, ſon ſentiment, le mien, des vertus, de funeſtes douceurs au comble de mes peines! oui, juſqu'au courage horrible de le mériter au prix du malheur, naît encore de l'excès de mon amour. Cependant, renoncer à lui, eſt trop peu; il faut qu'il ignore que ma ſeule conſolation ſera d'en ſouffrir plus que lui-même. L'art odieux de feindre, la diſſimulation, le menſonge, voilà donc mon partage! Eh! qui peut m'impoſer un tel ſupplice? Seroit-ce le Ciel? il abhorre l'impoſture: la reconnoiſſance n'y oblige point; elle eſt coupable aux yeux de l'amour. Non, non; jamais!... Infortunée Stéphanie! où t'égarent tes vœux?

N'eſt-il donc plus pour toi d'autre maître, que cet amour fatal, d'autre intérêt que le ſien? Reconnois les droits les plus ſaints: ſuffit-il de les chérir? Vois une amie conſternée, & qui va l'être davantage, ſi tu acceptes la foi qui fut promiſe à ſa fille! Pour te rendre un pere, pour ſauver ſes jours, elle a pu s'accuſer, offrir ſa vie: le ſang de cette femme généreuſe coule dans les veines de ta rivale; & tu héſites?.... Rougis, & n'accuſe que toi! Florizene, avant que ſa mere daignât t'adopter, Florizene étoit heureuſe; & ſans doute alors, elle méritoit de l'être. Ah! Clarence! d'où vient ſuis-je venue dans cette maiſon? Quelle fatalité m'y a conduite? que d'infortunés j'y fais? & combien je le ſuis moi-même! ....

Eléonore, Eléonore! laquelle de nous deux eſt la plus à plaindre? Ainſi que moi, victime de l'amour, que ſon ſort & ſon courage, dont, hélas! je ſuis trop loin, me touchent & m'attendriſſent! Son repentir ſur-tout m'a pénétrée. Au degré où eſt le ſien, il n'eſt point de fautes qu'il n'efface: heureuſe, trop heureuſe, ſi je pouvois l'en convaincre, adoucir du moins ſes regrets, ſes peines, ramener le calme dans ſon ame, &, lorſqu'elle ſe croit ſeule dans l'univers, la forcer d'y compter une amie! Déja j'ai volé à ſa retraite. Languiſſante, malade, ne ſortant de ſa chambre, que pour aller aux pieds des Autels, elle eſt inacceſſible, même à ſes plus proches.

Impitoyable pour elle ſeule, puiſſe-t-elle ne jamais ſavoir combien ſes aveux, ... ſes aveux que j'eſtime, me ſeront funeſtes! .... O mon-amie! Fernand ſoupçonne, il ſait, il eſt sûr peut-être,...que ne puis-je vous dire!..... Souffrez cette réſerve cruelle: peut-être, juſqu'à nos épanchemens me ſeront bientôt interdits....

Clarence, Clarence! Cette dangereuſe lettre que j'ai reçue, le trouble qu'elle m'a laiſſé, l'eſpoir qu'il faut que je détruiſe, ma douleur, mes obligations, mes incertitudes, mes ſentimens, tout m'accable: un ſacrifice au-deſſus de mes forces, un ſacrifice épouvantable m'eſt impoſé, ſans doute, par la circonſtance. Eh bien! pour me ſauver de ma propre foibleſſe, déja trop dévoilée à celui qui en eſt l'objet, ſi je ne peux me ſuffire, s'il faut me réſoudre,...je choiſirai le parti le plus affreux..... Chaque projet qu'enfante mon imagination troublée, dès que ma raiſon l'approuve, mon cœur le déteſte. Il ne s'écoule pas une heure, pas une minute, que je n'imagine devoir m'apporter la certitude de la rupture du mariage de Mademoiſelle de Céléria & de Ximenès; ...... Eſt-ce donc à moi de la redouter? Duſſé-je être condamnée au dernier des malheurs, je m'y dévouerois pour empêcher leur union: elle ne l'aime point; elle n'eſt pas digne,.... je tremblerois pour lui, ſi cet hymen....

Dieu! que vois-je? Madame de Céléria, baignée de larmes, entre chez moi: mon pere, pâle, tremblant, eſt avec elle! .... Chere Clarence! quel nouveau coup!.... Je ſuccombe.Plus d'eſpoir pour votre malheureuſe amie! Ah! Clarence, Clarence! la nature, l'amitié, pour moi ſeule funeſtes, ... l'une & l'autre m'ont perdue: qu'ai-je fait? que deviendra Fernand? Nos deſtins ſont affreux: je frémis de ſa douleur. Je le vois, ô mon amie, m'accuſer,... hélas! ſans me haïr. Mes larmes, mes ſanglots, ſes cris que j'entends, ſes plaintes juſtes, ſes regrets inutiles, l'horreur des miens, tant de maux réunis me laiſſent à peine la force de vous cacher ceux que je prévois....Ai-je donc pu jurer à Florizene?... Eh! que lui devois-je, grand Dieu! non que je ne lui pardonne ſes complots, ſes attentats, ce qu'a oſé ſa haine, ſon implacable orgueil, & tout ce dont elle me menace encore; mais je veux qu'elle me ſache inſtruite de ſa coupable indifférence pour un mortel adoré de l'univers. J'irai lui déclarer que, ſi elle me laiſſe vivre, j'accepterai, ſans me reprocher rien, le don d'un cœur, que ſon dépit ſeul réclame. Oui, oui, je le ſens trop, à mon trouble, à mes terreurs; oui, ma promeſſe fut inſenſée: le projet d'affliger mon amant, l'ame de ma vie, le Dieu de mon cœur, le ſeul être qu'il ait pu diſtinguer, ce projet affreux ne s'accomplira point.... O mon amie! j'outrage même le Ciel: ... je ne ſais ce que je deviendrai, où je ſuis, ce que je ſens..... Eh quoi! une mere trop vertueuſe, & trop vraie, ſur-tout, pour n'être pas trompée ſur le compte de ſa fille, une mere ſi tendre ſeroit déſabuſée, & le ſeroit par moi!

Malheureuſe, j'enfoncerois le poignard dans le ſein d'une femme charmante, qui m'a recueillie, ſecourue, prodigué des ſoins généreux; &, ce qui eſt bien plus encore, des ſentimens qu'elle me conſerve! ... Elle m'aime, elle eſſuya mes larmes; & j'aurois vu en vain couler les ſiennes? ... Je ſerois un obſtacle invincible à ſon bonheur, à celui de mon pere! ... O mon amie, ma généreuſe, ma tendre amie! la ſcene douloureuſe qui vient de ſe paſſer, ne me laiſſe que le choix entre leurs maux & les miens. Lorſque tous deux interrompirent mon entretien avec vous, leur douleur acheva de m'accabler. Qu'il fut terrible le ſilence que nous avions peine à rompre!

La Marquiſe enfin me préſenta une lettre qu'elle venoit de recevoir du Duc Ximenès, & que Florizene, croyant ou feignant de croire pour elle, avoit lue la premiere. Le Duc, en peu de mots, lui rendoit ſa parole, reprenoit & la ſienne & celle de ſon fils, & n'appuyoit fortement que ſur le regret de ne pas appartenir à Madame de Céléria. Quoique je duſſe m'y attendre, pénétrée de ſon affliction, de celle de mon pere, je veux dire quelques mots; ils expirent ſur mes levres tremblantes. La Marquiſe fait le mouvement de ſe jetter à mes genoux; Milord l'en empêche: il tombe aux ſiens; & moi, défaillante, inanimée, que n'expirai-je alors!

Dès que j'en eus la force, qu'exigez-vous de la malheureuſe Stéphanie, m'écriai-je?

Prononcez l'un & l'autre! elle vous remet ſon ſort: ah! ſa vie eſt à vous. Mon pere ne put me répondre, qu'en me ſerrant dans ſes bras, avec une ſorte d'effroi. Votre vie eſt la nôtre, s'écria la Marquiſe, d'une voix étouffée par les ſanglots. Ma chere Stéphanie, ma fille, ſouffrez ce nom; mon cœur vous le donna toujours: mais le Ciel me fit mere d'une infortunée, que l'on brave, que l'on abandonne pour vous. Je l'ai en vain exhortée au courage; l'amour le lui rend impoſſible.

Florizene a ſu perſuader à cette ame céleſte, à cette ame crédule, puiſqu'elle eſt ſenſible, que ſes jours dépendent du retour de Fernand: la Marquiſe ſe flatte, ſi je lui ôte tout eſpoir, qu'il reprendra ſes premieres chaînes. Je réclame, ajouta-t-elle, votre amitié, votre pitié même: rendez à une mere au déſeſpoir, ſa fille qu'elle eſt prête de perdre!

Je ne crains point de vous l'avouer, ajouta-t-elle, maudiſſant le jour où j'ai connu Stéphanie & Roſemont, dans la fureur qui l'égare, elle m'accuſe moi-même: mais elle vous aima, & trop à plaindre pour être coupable, elle eſt digne d'intérêt, elle l'eſt au moins d'indulgence....

Dieu! pouvois-je l'éclairer? Quel que fût mon état déplorable, quels que fuſſent mes combats, & le déchirement de mon cœur, je liſois dans les yeux de mon pere ce qu'il attendoit du mien: j'allois m'y conformer, tout promettre.... Florizene alors paroît, l'air auſſi terrible que dans ce ſonge dont vous avez partagé la terreur. Félicitez-vous, me dit-elle, de l'outrage que je reçois!...

Depuis long -tems vous me le prépariez; &, ſi je me bornois au ſoupçon, c'eſt qu'il me ſembloit trop honteux pour vous, de n'être venue dans une maiſon où l'on vous a accueillie, avant de ſavoir que vous y euſſiez d'autres droits que l'infortune; de n'y être venue, dis-je, que pour y porter le trouble, la diſcorde, l'infidélité, la mort! Elle me ſera plus douce que la vue d'une trahiſon qui vous rend odieuſe à l'univers, autant qu'elle me rend miſérable; mais dont l'atrocité, du moins, ne bleſſera pas long-tems mes yeux. D'un mot, d'un ſeul mot, je pouvois la confondre. Sa mere, une bienfaitrice, une amie, déſarma mon cœur; je préférai mon ſupplice. Je reſpecte en vous, lui dis-je, celle qui vous donna le jour: & la reconnoiſſance & l'amitié ont du pouvoir ſur moi....

Plus que vous ne le penſez, j'en donne des preuves. Je n'ai flatté, d'aucun eſpoir, l'amour de Fernand: il ſe dégage envers vous .... Quelle que ſoit la cauſe de ſon changement, je n'en ſerai point le prix. Je le jure à l'objet qui doit vous être ſacré; & vous lui avez, dans ce jour, plus d'une obligation. Surpriſe, inquiete même à ces mots, elle ne tarda point de joindre ſes excuſes à celles de ſa mere, dont je ne vis jamais mieux l'amitié pour moi.

Milord Roſemont reçut, de la part de l'une & de l'autre, les mêmes aſſurances de regrets; & il ne les crut pas également ſinceres, quoique cependant je lui aie caché des horreurs, dont la conviction m'eſt bien pénible: il en ſeroit accablé. O ma chere Stéphanie, me dit le meilleur des peres!dès que nous fûmes ſeuls, il ne convient plus à vous ni à moi de reſter dans cette maiſon. Ce n'eſt pas aſſez encore, il faut abandonner l'Eſpagne. Ximenès change: on ſaura que vous en êtes la cauſe; bientôt on vous accuſera d'en être complice. Vous avez le courage de renoncer à lui: je vous reconnois, vous admire, & vous plains.

Mais que ſais-je? il eſt libre, & vous l'êtes; vous en devez, l'un & l'autre, un compte plus ſévere de vos démarches: que ſais-je? ſi vous demeurez à portée de vous voir, Florizene, le public, la Marquiſe, auroient peut-être l'injuſtice de craindre que ſon amour ne triomphât de vos réſolutions.

La fortune, les grandeurs, tout ce qui m'eſt offert dans ces lieux, un ſentiment même, plus puiſſant ſur moi que l'ambition, depuis, (je ne vous apprends rien, ſans doute,) depuis, dis-je, que j'ai revu la Marquiſe, je le ſacrifie à ma tendreſſe pour vous: l'honneur nous en fait un devoir. Arrachons-nous à un ſéjour trop redoutable: puiſſé-je vous en adoucir les regrets! Ne craignez point les miens.... O ma fille, ma chere fille! je retrouverai tout en vous. C'eſt à moi, m'écriai-je, à moi ſeule, de me vaincre.... Mon pere, mon reſpectable ami! non, vous ne connoiſſez pas encore le cœur de votre fille.

Mes larmes m'empêcherent de pourſuivre, les ſiennes, de me répondre. Il m'ouvrit ſes bras; je m'y précipitai: j'y puiſai des forces...... Quelles forces, ma Clarence!

Dieu! ô Dieu! qui ſavez ce qu'elles me coûtent, daignez donc inſpirer auſſi à Fernand celle de punir mon ingratitude, au lieu de la pleurer; de percer le cœur qu'il va croire barbare!... Qu'expirante, de ſa main, l'adorant, lui rendant grace, je puiſſe mourir, connue, regrettée par lui! vain eſpoir!.... Eh bien! je ſerai, du moins, je ſerai, je le répete, plus malheureuſe que lui-même. Condamnée à l'affliger, je ne veux que des tourmens. Les plus horribles, je les préfere: je le forcerai à me plaindre.

Je vengerai l'amour, en m'immolant à la nature. Je ne quitterai point des lieux, chers à l'auteur de mes jours, & où il a retrouvé tout.... En eſt-il, d'ailleurs, où Fernand, inſpiré par ſon cœur, attiré par le mien, ne me découvrît, & ne sût l'emporter ſur mes promeſſes? Pour les remplir, je ne vois qu'un moyen: je me lierai par des devoirs ſi affreux..... Je friſſonne; mes larmes coulent, mes ſanglots me ſuffoquent: n'importe, je ſubirai l'horreur de ma deſtinée: il le faut; tout le veut: .... elle aura un terme; cette idée me conſole.... Que me parle-t-on du Duc de Médina? je ne le hais point ..... Heureuſe, trop heureuſe, au comble du déſeſpoir, de me ſentir un éloignement, une averſion, un effroi injuſte ou non, qui me décide! ... L'uſage de la raiſon m'eſt ravi: je ne ſais ce que je ſouhaite, ce que je ferai..... Puiſſe, puiſſe mon pere, aux yeux duquel ma triſteſſe m'a donné la force de paroître tranquille, puiſſe-t-il ne jamais lire dans mon ame! il ignore ce que je médite. Félici m'a fait demander la grace de me voir: Félici! Félici!... O Clarence! qu'il vienne! je l'attends. Mon amie, ma tendre amie, ... raſſurez-vous: on vient, .. on l'annonce.... Le voici: je me meurs....

LETTRE LXVI. De Miſs Clarence, à la Marquiſe de Céléria.

Ah! Madame, daignez, daignez m'entendre! je ne prends conſeil que de mon déſeſpoir. Vous êtes ſenſible & généreuſe: non, je ne crains point de vous implorer en vain. Dieu! S'il étoit trop tard! ... Je tremble; & vous-même,... vous-même, hélas! frémiſſez! .... Stéphanie qui vous intéreſſe, & qui m'eſt ſi chere, cette infortunée, qui ſe ſacrifie à vous, à votre fille, ... à Florizene, ô Ciel!... pardonnez à mon trouble! Craignant tout, pour l'amie la plus aimée, je mérite votre indulgence... Madame, empêchez, du moins, qu'elle ne s'uniſſe à un homme qui va rendre ſa deſtinée affreuſe, à l'homme le plus faux, ſans doute, le plus cruel, à Félici, enfin! je le juge mieux qu'elle. Trompée par les ſentimens & le ſouvenir des ſervices qu'il a rendus à ſon pere, elle croit l'eſtimer, quoique ſon cœur l'éclaire, quoique que ce cœur ne puiſſe vaincre l'averſion qu'il lui inſpire: ... loin d'être de moitié dans ſa reconnoiſſance, je ne partage que cet éloignement invincible, &, croyez-moi, qui ne ſera que trop juſtifié, ſoit qu'il obtienne Stéphanie,.. (lui, grand Dieu!) ſoit que ma lettre, mes inſtances, mes ſupplications arrivent aſſez tôt pour détourner le plus grand des malheurs. Tout, dans la derniere lettre qu'elle m'a écrite, tout me l'annonce.

J'ignore, dans l'état où je ſuis, comment j'ai pu retrouver des forces pour vous demander la vie? Oui, Madame, elle eſt attachée au ſort de mon amie. On ne fut jamais auſſi à plaindre.... Vous ne ſavez pas combien ſon ame eſt ſublime, combien elle eſt courageuſe, juſqu'à quel point elle s'immole! & à qui?.... Elle vous doit tout, & ne peut être plus admirable que vous le fûtes envers elle; mais, plus elle adore ſon pere & vous, moins l'un & l'autre vous devez permettre des nœuds horribles, auxquels, pour ne vous point déſunir,.... déja peut-être elle s'eſt dévouée.... O Dieu!... mes larmes, hélas! & les vôtres, & celles de l'auteur de ſes jours, doivent couler à jamais, s'il faut que cette union.... Ne pouvant être à ce qu'elle aime, c'eſt la plus redoutée qu'elle choiſira. Avant de mourir des maux qu'elle lui cauſe, les éprouver tous, eſt le vœu de ſon cœur. Mais penſez-vous, pouvez-vous croire, qu'en ſe faiſant votre victime, elle rende à ſa premiere chaîne l'amant qui l'idolâtre? Ce n'eſt point Stéphanie que l'on ceſſe d'aimer.

Fernand, s'il en étoit capable, ſeroit vil à mes yeux, & ne tarderoit point de l'être aux vôtres. Le cri de la nature s'eſt fait entendre le premier: l'amitié, l'humanité même, la juſtice enfin, auront leur tour. Voyant ſouffrir ſa fille, craignant de la perdre, une mere à dû s'épouvanter; & juſqu'à votre vertu, tout eſt funeſte à votre amie. A ſa place, vous vous ſeriez ſacrifiée comme elle: vous avez accepté ce que vous auriez offert, & n'avez pas ſongé, j'oſe le dire, que Mademoiſelle votre fille, & Ximenès, fuſſent-ils unis, ne peuvent plus déſormais être heureux; qu'un époux ingrat eſt le comble de l'infortune; que, plus elle auroit aimé le ſien, plus ils auroient ſouffert tous deux. Votre cœur, partagé entre Stéphanie & l'être que vous avez porté dans votre ſein, les croyant livrés au même amour, & aux mêmes douleurs, ce cœur héroïque & tendre a fait ſon devoir. Il a pu craindre, ſans doute, qu'on ne vous accusât d'avoir préféré votre fille d'adoption, à celle qui a ſur vous les droits du ſang. En un mot, Madame, votre conduite, dictée par l'honnêteté, autoriſée par votre poſition, quelles que ſoient votre erreur & ma peine, forceroit mon cœur à l'eſtime, quand elle ne vous ſeroit pas offerte par le plus doux attrait. Cependant, vous m'avez acceptée pour amie; ce bienfait me fut cher; Stéphanie me l'eſt plus que tout au monde: ce double titre m'impoſe des devoirs, des devoirs affreux..... Daignez cacher à Stéphanie ce que ſon intérêt & le vôtre même me forcent à vous découvrir ...... Ah! Madame, qu'il m'en coûte! Le pourrai-je? je le dois; ... il le faut. Sachez, ... oui, ſachez que Mademoiſelle de Céléria auroit fait ſon bonheur, d'appartenir à un autre que Ximenès, ſi elle n'avoit conſulté que ſon penchant. J'en mépriſerois l'objet, s'il m'en avoit fait l'aveu. Je trahis ſon ſecret; mais il ne me l'a point confié. Une lettre, qu'il a perdue, m'a inſtruite; elle me fut remiſe, après ſon départ de Londres, par une de mes parentes, que ſon extrême jeuneſſe empêcha de réfléchir ſur l'indiſcrétion de lire & de garder un billet qui ne s'adreſſoit point à elle. Un Dieu peut-être a tout conduit. Jamais, toutefois, ſans des circonſtances trop cruelles, ce myſtere ne ſeroit ſorti de mon cœur. Il reſſent la peine du vôtre; il ſe déchire, en vous envoyant le billet écrit au Chevalier, dont vous ne reconnoîtrez que trop les caracteres.

Florizene, au Chevalier de Roſenne.

Je condamne,..... que dis-je? je déteſte les raiſons de votre ſilence. Mon hymen prochain, des ſoins de convenance, des devoirs que vous dites reſpectables, vous paroiſſent un obſtacle à ceux de l'amitié? Ce langage eſt celui de la froideur ou de la jalouſie...... Eh bien! je veux croire une fois ce que je ſouhaite, & vous délivrer des craintes que je vous ſuppoſe.

Mon cœur ne verra jamais dans Ximenès, qu'un époux: un autre m'enchanta, dès le premier inſtant où je l'apperçus. Mes yeux, mes lettres, mes reproches, le lui ont dit, & ſur-tout ma fierté vaincue, en eſt la preuve; mais en eſt-il bien digne? l'ingrat!

A-t-il ſu deviner les ſentimens qu'il a fait naître; & s'il les devine, s'occupe-t-il de les partager? Vous, Chevalier, vous devenu mon confident, oſez chercher encore des prétextes vains, pour ne me pas répondre!...

Vous n'auriez plus d'excuſe à mes yeux; & je ſens qu'il en coûteroit, .... même à mon cœur, pour vous trouver coupable.

Adieu!

(Ici reprend la lettre de Clarence.)

Quelle confidence, hélas! ai-je oſé faire au cœur le plus vertueux? Mais, quoiqu'elle ſoit horrible, elle étoit trop néceſſaire. Croyez du moins, Madame, je vous le jure, que Stéphanie ne la partage point; ſes périls me l'arrachent. Je ſais, ſi elle pouvoit en avoir connoiſſance, quelle ſeroit l'amertume de ſa douleur, & combien peut-être je l'indiſpoſerois contre moi! N'importe: je préſere ſon bonheur à tout,..... à ſon amitié même, à d'autres intérêts puiſſans, dirai-je, à ceux de l'amour?.... Me faiſant gloire de répondre à la confiance dont vous m'avez honorée , je ne vous cacherai point la peine que j'éprouve, lorſque je trahis un Madame de ſecret (tout en sûreté qu'il eſt dans le cœur d'une mere), qui appartient au mortel, que je diſtingue le plus, ..... que j'aime peut-être; & qui, ſans doute, va m'en vouloir à jamais...... La préférence que je donne à Stéphanie, & ſur-tout à Stéphanie malheureuſe, ſur le Chevalier, n'empêche point que lui ſeul ne pût me rendre chere la perte de ma liberté. Toutes ſortes de raiſons me déterminent néanmoins à ne m'engager jamais (& je n'héſite point, Madame, à vous le dire), s'il étoit poſſible que M. de Roſenne fût heureux avec Mademoiſelle de Céléria, je ſurmonterois la douleur d'apprendre leur hymen; il rendroit au bonheur, & Stéphanie, & ſa charmante bienfaitrice: & que ne puis-je en former le vœu? non, qu'aucun retour ſur moi-même m'en éloigne: mais, je ne dois que vous éclairer ſur les ſentimens véritables de Mademoiſelle votre fille. Le ſort & votre prudence diſpoſeront des événemens. Je m'interdis au reſte toutes réflexions ſur les droits de l'amante la plus tendre & la plus adorée: je n'inſiſte que ſur l'importance de ne point permettre à ſa généroſité, à ſon courage, à ſa vertu, d'attenter contre elle, au point de s'unir à l'homme, qu'elle ne pourroit, & peut-être qu'elle ne devroit jamais aimer. Dans l'accablement où me jettent ſes chagrins & les vôtres (ſur-tout lorſque c'eſt moi qui vous afflige), portant, avec plus d'impatience que jamais, les entraves qui me retiennent loin des lieux où vous ſouffrez, hélas! je l'avoue, l'inutilité de mes regrets, de mes craintes & de mes larmes, me rend la vie un fardeau auquel je ne tiens plus, ſi ce n'eſt par l'eſpoir, trop ſouvent trompé, de voir Stéphanie heureuſe, & vous, Madame, s'il ſe peut, autant que vous le méritez!

Daignez ne me point haïr; daignez me plaindre & me pardonner ma lettre! Je pleurerois le reſte de ma vie, la perte de votre bienveillance.

P. S. Je vous ſoumets quelques lignes pour M. de Roſenne: je me ſuis crue obligée de ne lui point taire l'eſpece d'uſurpation, dont je ſuis coupable envers lui;... ou plutôt, Madame, je vous conjure de lui dire, en mon nom, ce que vous jugerez convenable. Craignant ſa réponſe, mécontente de mon billet, je viens de le déchirer. Vos bontés me ſerviront mieux; je m'en repoſe entiérement ſur elles: enfin, je vous demande une derniere grace. Incertaine du ſort de mon amie, c'eſt à vous, Madame, que j'adreſſe une lettre pour elle, hélas! qui ne ſeroit qu'affligeante & ne peut plus lui être remiſe, s'il faut que je vous aie implorée trop tard. O Ciel! ſi ſes maux ſont à leur comble, y ſuccomber la premiere, ſera mon ſeul eſpoir.

LETTRE LXVII. De Dom Almanza, à Dom Lope.

Votre arrivée, dites-vous, & celle de Fernand, ſuivront de près votre lettre: il ſe livre au plus doux eſpoir, & vous le partagez.... Ah! Dom Lope! quel eſpoir trompeur!... Tremblez! retenez Fernand; il ne faut point qu'il parte: c'eſt à l'amitié de trouver des prétextes qui l'arrêtent.

Rien de plus eſſentiel pour lui, pour tous ceux dont il eſt aimé, que du moins juſqu'à ce que j'aie pu le voir; .... l'aſpect de ces lieux lui ſeroit horrible. Apprenez, j'héſite à vous le dire, apprenez qu'aujourd'hui même, Félici va recevoir la foi (ô courage trop héroïque!) de l'infortunée Stéphanie: ... à peine aura-t-elle prononcé le ſerment fatal que, par ſon ordre, je m'éloignerai à l'inſtant, pour aller vous rejoindre, ſeconder vos ſoins près d'un ami, le conſoler, s'il ſe peut, & lui remettre quelques mots de la main la plus chere. C'eſt la vertu qui les a dictés; elle ne commande point d'être barbare....... Gardez-vous ſur-tout de déſapprouver Stéphanie. Je l'avois trop prévu, qu'une fois inſtruite des ſentimens de Ximenès, elle s'en puniroit bientôt de la maniere la plus cruelle. Je redoutois la force de ſon ame; j'étois certain que, ſans nul ménagement, elle l'exerceroit contre elle ſeule, ſi la reconnoiſſance lui en faiſoit un devoir.

Dès qu'on apprit la rupture du mariage de Florizene; humiliée, on la plaignit; auparavant, on la haïſſoit. Cette foule de ſots, qui, au haſard, blâment ou applaudiſſent; cette autre, moins nombreuſe & plus vile, de méchans, les gens foibles, les femmes ſur-tout, & les envieux, accuſerent Stéphanie. Toutes ſortes de fauſſetés ſe répandirent ſur ſon compte. On les crut, ou l'on feignit de les croire; & elles s'accréditerent. Renfermée alors, évitant Florizene, la Marquiſe même, Dona Almanza & moi, n'ayant d'appui qu'elle ſeule, elle méditoit déjà le plus affreux ſacrifice; elle s'y eſt enfin déterminée. Quoique, devant ſon pere, elle contraignît ſa douleur, elle n'avoit pu tromper ſa tendreſſe. Inquiet pour une fille qu'il adore, il avoit réſolu de fuir avec elle, d'abandonner les eſpérances de ſon ambition, peut-être de plus cheres, & de s'exiler, une ſeconde fois.

Quelqu'affligé que je fuſſe de ce projet, pouvois-je le combattre? Comme lui, je penſois, que, dans la poſition de ſa fille, non-ſeulement elle devoit quitter une maiſon, où, ſans être coupable, elle avoit, pour prix des bienfaits, porté le trouble & la peine; mais, je convenois, de plus, avec ſon pere, que l'intérêt de ſa gloire & l'empire de la reconnoiſſance l'obligeoient encore de renoncer à la patrie de Ximenès.

Roſemont par cette fuite, perdoit tout, l'appui de nos Souverains, l'amitié de Félici, des bontés plus néceſſaires à ſon bonheur: il ne fut pas même ébranlé par ces réflexions. Il n'enviſageoit que ſa fille, &, en s'immolant, la premiere, elle a ſu, du moins, accorder le devoir & la nature.

Fixée, déſormais, en Eſpagne, par des nœuds, ſans doute, horribles pour ſon cœur, elle force ſon pere d'y reſter; & toutefois, craignant qu'il n'y mît obſtacle, ce n'eſt qu'en donnant ſa parole à Félici, qu'elle s'eſt aſſuré l'aveu de l'auteur de ſes jours. J'avois vu, avec chagrin, Roſemont deſirer cet hymen; & je ne lui avois point caché, alors, l'opinion inquiétante des Eſpagnols, ſur le compte de ce Miniſtre.

Roſemont, qui juge les hommes, non, ſur les bruits vagues & incertains de la multitude (il les dédaigne même juſqu'à l'opiniâtreté); mais, ſur leurs actions, ſur leur conduite (& en effet, toute celle de Félici, relativement à lui & à ſa fille, a été parfaitement noble & ſoutenue), Roſemont, dis-je, confirmé, d'ailleurs, dans ſon eſtime pour Félici, par celle d'un grand homme, m'oppoſa l'amitié que lui conſerve le Cardinal, de très-grandes places, la fortune étonnante qu'il a faite, enfin ſon mérite perſonnel. Voilà, dit-il, ce qui excite l'eſpece de déchaînement général, dont vous avez ſouvent été le témoin; & il ſe fonde d'autant plus, à n'y avoir aucune confiance (puiſſe-t-il n'être point dans l'erreur!), qu'il m'apprit, à ce ſujet, combien Fernand, de tous les mortels celui qu'il admire le plus, celui (s'il n'avoit conſulté que ſon cœur) qu'il auroit choiſi pour gendre, combien ce héros étoit lui-même calomnié; & voilà, par exemple, ce qui me confond! Je n'ai jamais entendu que ſon éloge. Cependant, Roſemont, trop sûr que ſa fille ſouhaitoit de ne s'engager jamais, qu'elle ne pouvoit, qu'elle ne devoit point être à Fernand, que l'hymen de Félici lui ſeroit auſſi odieux que tout autre, n'avoit confié ſes regrets qu'à moi. Stéphanie ne pouvoit, tout au plus, que les ſoupçonner. Enfin, je m'étois chargé, avec la plus vive douleur, des préparatifs de leur départ; c'étoit la France, qu'il avoit choiſie pour refuge: il venoit de quitter ſa fille. Après une ſcene, que je ne vous répéterai point, la plus touchante, de la part de la Marquiſe, & la plus horrible, de la part de Florizene , dès que Stéphanie fut ſeule (pendant que ſon pere & moi nous étions enſemble), Félici lui fait demander de la voir; elle le permet: il arrive, avec le Cardinal Ximenès. Ces deux Miniſtres lui apprennent que leurs Souverains, quel que ſoit l'époux qu'elle préfere, lui accordent une dot ſi conſidérable, que vous en ſerez vous-même étonné. Félici ajoute alors, avec le déſintéreſſement le plus généreux, que cette grace, dont je ſais qu'elle lui a l'obligation toute entiere, la dégageoit, envers lui, de la compaſſion même d'un amour qu'elle ne vouloit pas écouter; que s'il oſa, lorſqu'elle étoit ſans fortune mettre la ſienne à ſes pieds, tout eſpoir maintenant lui étoit interdit. Que n'ajouta point le Cardinal, en faveur de ſon parent?

Vous connoiſſez la ſéduction de ſon eſprit: il fit valoir ce ſacrifice; il ne diſſimula point à Stéphanie, qu'Iſabelle & Ferdinand avoient été déterminés par les ſollicitations du Comte. Comme il a des vertus, il en ſuppoſe; & il peignit fortement celles dont Félici (je dois en convenir) a fait preuve dans cette occaſion. Puiſſe-t-il ne les point feindre! Stéphanie, dans cet entretien, parut au Cardinal bien plus qu'une mortelle. La juſte admiration, avec laquelle il en parle, eſt digne de lui: mais, quel fut l'étonnement de Milord Roſemont, quel fut le mien, d'apprendre, par la joie du Cardinal & par les tranſports du Comte, que Stéphanie venoit d'accepter (ſi Milord daignoit y conſentir), les vœux de celui qu'il appelle ſon bienfaiteur! Sans être ingrat, il ne pouvoit l'accabler par un refus.

Stéphanie exigeoit l'aveu de ſon pere; le Cardinal & Felici l'imploroient: le malheureux Milord fut forcé de ſe rendre.

Elle, cependant, montroit un viſage tranquille! Sa pâleur ſeule annonçoit l'état de ſon ame. Sa voix étoit affoiblie, & ſa contenance ferme. Elle eſſuyoit les pleurs de Roſemont, ceux de la Marquiſe & de Dona Almanza. Le Cardinal n'a pu ſe défendre de la plus vive émotion; &, pour moi, je ne puis bien vous dire encore ce que je ſens, ce que j'éprouve, ce que je redoute. O ſublime Stéphanie, faſſe le Ciel que le cœur de Félici ſoit digne de ce qu'il obtient! qui ne deviendroit vertueux près d'elle?....

Eh quoi! dans une heure, le ſerment irrévocable ſera prononcé! Félici ſera ſon maître, & peut-être, ſon tyran! Je friſſonne; mon effroi eſt égal à mon attendriſſement ....

Les alarmes de Roſemont, quoiqu'il s'abuſe plus que nous, ſes alarmes ſont cruelles .... Non, il n'appartient qu'à un ſexe enchanteur d'atteindre à tant de vertus.....

Mais, hélas! par malheur, lorſqu'il contrarie la nature, lorſqu'il s'abandonne au vice, il nous ſurpaſſe encore; & deux exemples trop frappans de ce qu'il eſt, dans le bien, comme dans le mal, s'offrent ici à mes yeux.... Stéphanie, Ximenès, que je vous plains, & vous auſſi, ſenſiblé & généreux Dom Lope!... Dona Almanza tremblante m'avertit que voici la cérémonie qui s'apprête: l'inſtant terrible eſt arrivé. Ah? Dom Lope! Dom Lope!.... au lieu de prendre du repos, je pars, à l'entrée de la nuit. Bientôt, je ſerai près de vous. Le Chevalier de Roſenne, pénétré des vertus & de la ſituation de Fernand vient avec moi. Adieu, il faut vous quitter.

On n'attend plus que le Cardinal; c'eſt lui qui unira les deux époux. Hélas! prêt d'être ſexagénaire, & né ſenſible, je dois connoître la peine..... mais, je ne me ſuis jamais ſenti ſi accablé.

P. S. Sans parler de ma lettre à Dom Fernand, montrez-lui quelque crainte que ſon bonheur ne ſoit troublé par des circonſtances inévitables; & ne craignez pas qu'il puiſſe être inſtruit, avant mon arrivée. Ce n'eſt que d'aujourd'hui, que la nouvelle éclate: rien n'a été plus ſecret, juſqu'à ce moment.

Fin de la ſeconde Partie.
LETTRE LXVIII. De Madame De Céléria, à Miſs Clarence.

Admirable & cruelle Clarence, en vain vous avez déchiré mon cœur; hélas! vous l'avez éclairé trop tard. Je ne puis conſoler le vote; & c'eſt le comble de ma peine. Je reſſens votre affliction, malgré l'état où je ſuis; jugez, ſi vous avez des droits ſur mon ame! Je vous plains autant que moi: je vous pardonne ce que je ſouffre; & vous me devez les mêmes ſentimens: que dis-je? je ſuis cauſe du maleur de votre amie..... C'en eſt fait! le titre de la ſienne ne peut déſormais que m'accabler; elle eſt, ... Dieu! elle eſt ma victime! Ah! que n'ai-je été ſa rivale! j'aurois joui de tous mes ſacrifices.

Faire ſon bonheur, m'en auroit tenu lieu.

M'en trouvant moins digne qu'elle, je n'euſſe été que juſte, & je n'en ſerois que plus heureuſe. Mais, Clarence, qu'une mere s'abuſe aiſément! mon cœur prévenu ſe ſeroit reproché un ſoupçon. Florizene étoit, à mes yeux, tendre, ſenſible, vraie, malheureuſe ſur-tout, & condamnée à périr, s'il falloit qu'elle s'immolât; j'excuſai .... juſques à ſes fureurs: ſes larmes couloient; mon ſein les recueilloit. Me ſentois-je partagée entr'elle & Stéphanie? je me croyois coupable envers ma fille; & la crainte de la perdre acheva de faire triompher la nature, & de la raiſon, & de la plus tendre amitié. Ne pouvant lui rendre des forces, je deſcendis à ſa foibleſſe; je ne l'ai que trop partagée. Ce fut alors, que j'implorai la vertu même.... J'en obtins le ſacrifice affreux, que ma barbare tendreſſe ne ſolliciroit qu'avec effroi. Oui, je l'euſſe accordé, à la place de Stéphanie; mais, à la mienne, je le ſens trop, elle n'eût point abuſé de ſes prétendus bienfaits. Mon erreur n'étoit point une excuſe; laiſſez-moi la pleurer. Vous futes obligée de la détruire, ne vous repentez point de l'avoir fait; vous avez rempli les devoirs d'une amie. Jouiſſez, du moins, de cett conſolation, tandis qu'il n'en eſt plus pour moi, tandis qu'il ne me reſte que le déchirement, l'éternel remord des maux dont je ſuis cauſe, & le regret trop inutile de mon aveugle condeſcendance, plus inexcuſable encore que ma crédulité. Pouvoisje penſer, en effet, que, dans l'âge de la candeur, ne m'en ayant jamais donné que des preuvres, cette dont, hélas! je ſuis mere, dont je méritois d'être l'amie, pût feindre, avec moi, des ſentimens qu'elle n'éprouvoit pas, en nourrir dans ſon cœur qu'elle me cachoit; vouloir, ſans l'aimer, un époux qui renonçoit à elle, ne le diſputer que par orgueil, & n'avoir pas celui de renfermer un penchant qui peut naître, malgré nous, je ne le ſais que trop, mais qu'on oſe à peine s'avouer à ſoi-même, quand l'honneur, la vertu & le ſoin de ſa gloire..... Ah! Miſs, Miſs! que cet affreux myſtere demeure, à jamais, enſeveli entre vous & moi!... Le Ciel devoit permettre que je fuſſe inſtruite plutôt. L'hymen fatal venoit de s'achever, lorſque votre lettre m'eſt parvenue. L'intéreſſante, l'infortunée, l'incomparable fille de Roſemont.... étoit déja l'épouſe de l'homme, hélas! le plus craint, le moins aimé, à qui, en frémiſſant, je l'ai vue s'unir. Non que je ne le croie eſtimable, mais elle a contraint, & non pas vaincu ſa répugnance pour lui. Ses combats, ſes terreurs, ſes tourmens, que j'apperçois, malgré ſon courage, ... tout ce que je vous dis ne ſert qu'à vous déſeſpérer..... O Stéphanie, Stéphanie, que je vous ai vendu cher quelques foibles ſervices! elle & Fernand malheureux!

Pour toujours ſéparés, ..... & ſéparés par moi! ils devoient s'attendre, de ma part, à plus de généroſité. Que leur ſert mon déſeſpoir, mes pleurs, & les reproches que je me fais? Ah! je leur rends juſtice.

S'ils liſoient dans mon ame, ils n'en ſeroient que plus infortunés. Croyez, du moins, croyez, je vous le répete, que je ne les ai pas ſacrifiés à moi! Après avoir reçu les adieux de Milord Roſemont (il ſe croyoit prêt à quitter l'Eſpagne), lorſque je ſus que ſa fille le fixoit dans ces lieux en acceptant la main de Félici; quelque cher que le premier me ſoit, je n'épargnai rien pour la détourner de cette union. Médina, en l'apprenant, mon frere, dont l'amour timide & reſpectueux, autant qu'il eſt tendre, avoit craint de ſe déclarer (malgré lui, j'avois trahi ſon ſecret), Médina, dis-je, entraîné par le ſeul intérêt de ce qu'il adore, vola vers elle. Belle Stéphanie, lui dit-il, ſans chercher à pénétrer vos ſentimens, ſans oſer même vous parler des miens, je viens vous offrir, ſous le titre d'époux, un ami, un refuge, un appui, un confident de vos peines, ſi vous l'en trouvez digne, & qui les partagera en ſilence, ſi votre cœur lui refuſe le bonheur même de les adoucir.

L'amant ne ſe montrera point à vos yeux.

Se déclarant pour la premiere & la derniere fois, il ſe ſeroit tû toujours, s'il ne vous ſavoit déterminée à prendre un engagement. Quels que ſoient les motifs qui vous y portent, je les reſpecte, & ne veux point d'autre félicité, que de vous rendre moins amere cette obligation, peut-être indiſpenſable pour vous, mais qui deviendroit trop affreuſe, ſi vous apparteniez à un deſpote, à un tyran. Daignez plutôt agréer l'eſclave de vos charmes, & plus encore de vos vertus! Hélas! lui répondit Stéphanie, du ton le plus pénétré, ma reconnoiſſance ſera éternelle. Heureuſe la femme digne de faire votre bonheur! Je ne peux que vous admirer: ſouffrez que je rempliſſe mon ſort, & que je tienne ma parole. Je me joignis au Duc, & Dona Almanza ſe joignit à moi: ce fut inutilement. Nos inſtances, nos larmes ne purent vaincre ſa réſolution. Hier, ... hier eſt le jour terrible où Félici a reçu ſon ſerment. Mon frere, au déſeſpoir, avança ſon départ de quelques jours, ne ſe ſentant point la force d'en être témoin. Diſpenſez-moi des détails.

Je n'étois point à moi; j'y ſuis bien moins encore, depuis votre lettre. J'ai rempli vos intentions: elle s'adreſſoit à Miſs Roſemont; je n'ai point du en faire part à la Comteſſe Félici. Je ne puis prononcer ce nom, ſans un ſerrement de cœur inexprimable. Félici cependant ſemble être déja changé par le pouvoir des vertus de l'Etre céleſte qui vient d'unir ſon ſort au ſien.

Je demande au Ciel qu'il ſache apprécier le don unique qu'il en reçoit. Stéphanie, Clarence, que l'infortunée Florizene eſt loin de vous deux! Ce ſeroit même en vain que Ximenès reviendroit à elle: je m'oppoſerois aujourd'hui à leur union.

Pour le Chevalier, il m'a ouvert ſon cœur: il ſera fidele autant que Fernand; & vous ſeule pouviez en douter. Sachant combien vous êtes généreuſe, j'eſpere que ma malheureuſe fille, quels que ſoient ſes torts,... Dieu! en auroit-elle plus que vous ne m'en avouez? Quelques mots de votre lettre m'ont pénétrée de crainte. J'éloigne cette idée accablante... J'eſpere, dis-je, que vous ne me refuſerez point, pour elle, votre indulgence: hélas! peut-être qu'un jour elle la méritera. Plaignez une mere, obligée d'implorer une ſi humiliante commiſération. En déſapprouvant l'amie de Stéphanie, plaignez-la; ſon cœur le mérite.

Réuniſſons nos vœux; pleurons enſemble: aimons-la, plus que jamais, & ne croyez pas même au pouvoir de l'amour de me rendre heureuſe, quand Stéphanie ne l'eſt point. O Miſs! Adieu; je dirai à Roſenne ce que vous voulez. Dites-moi, s'il vous eſt poſſible, que vous m'aimez encore.

LETTRE LXIX. De Madame de Norsey, à Miſs Clarence.

J'y étois réſolue; je ne voulois plus vous aimer. Furieuſe de votre ſilence, après avoir été déſolée de vos refus, je m'étois interdit juſqu'à la douceur du reproche: mais je reçois une lettre de mon frere, &, en apprenant vos peines, je ne reſſens plus que votre affliction. L'affreux hymen de Stéphanie déſeſpere Roſenne & moi.

Que ne m'avez-vous, du moins, confié ce projet inconcevable! j'y aurois oppoſé des ſentimens; ils obtiennent toujours plus que les raiſons. J'aurois dit à votre admirable amie, qu'elle ne pouvoit ſe rendre victime, ſans que vous le fuſſiez; que mon frere & moi, dépendant de votre ſort attaché au ſien, avions le droit d'empécher qu'elle s'immolât. Pour peu que cela n'eût pas ſuffi, je l'aurois mandé à Félici lui-même. Je ne ſaurois ſouffrir que cet homme ambitieux ſoit ſon époux; non que je ne ſois certaine qu'elle doit ramener le mortel le plus farouche; mais un tel événement me confond, & m'afflige d'autant plus, que ma douleur même n'adoucira point la vôtre..... Ingrate, n'avez-vous donc qu'une amie? Je mérite pourtant quelque retour. Eh bien! à peine même on rendoit juſtice à ma prévoyance, lorſque je cherchois à arracher la charmante & malheureuſe Stéphanie à cette vilaine Eſpagne, où je ne la voyois qu'avec la plus vive inquiétude: on ne m'écoutoit point. On me croit frivole, inconſéquente; rien n'eſt plutôt dit: entrons dans l'examen.

Vous m'avez d'abord déteſtée, lorſque, malgré ce qu'il en coûtoit à mon cœur, ſachant que j'allois déchirer celui de mon frere, j'exhortai Milord Clarence à l'éloigner au plutôt, afin que ſon départ ne vous devînt point encore plus pénible.

Depuis la perte de votre procès, conſolée de ce malheur, par le ſeul eſpoir de partager avec vous la fortune que je dois à l'amitié tendre du pere de M. de Norſey, je ſentis alors que j'allois commencer d'en jouir. Lorſqu'en mourant il me fit ſon héritiere, lorſque ſes parens, tous fort éloignés, très-riches, & plus généreux encore, me confirmerent dans la légitimité de cette ſucceſſion, vous avez ſu & mes inſtances pour les faire rentrer dans mes droits, & la nobleſſe de leur conduite: mais combien elle avoit acquis un nouveau prix, à mes yeux, par l'uſage que mon cœur en vouloit faire! Je me flattois que Clarence ſe verroit, ſans peine, la ſœur de ſon amie, & l'épouſe d'un amant paſſionné, peut-être même aimable. Je croyois que, paſſant nos jours enſemble, réunis par l'amour, par l'amitié, n'ayant qu'une même ame, qu'une même fortune, nul n'accepteroit de l'autre, & que tous les trois étant réciproquement heureux, c'eſt encore moi qui devrois tout: cette idée me charmoit. Non, m'avez-vous répondu, je ne veux point, je ne voudrai jamais que mon Adelaide, en aſſurant ce qu'elle poſſede, renonce à enrichir un époux digne de ſes vœux.

Jolie, charmante, (car voilà les contes que vous me faites) elle mérite tous les ſentimens: un jour, elle connoîtra l'amour qu'elle inſpire. Non, non, encore une fois (non eſt votre mot favori), je n'accepterai point ce que m'offre ſon amitié généreuſe; & j'eſtime trop ſon frere, pour n'être pas sûre, &c.

Vous y ajoutez, de plus, que Milord Clarence, qui a des vues d'établiſſement pour vous, renonceroit en vain à ſon projet, pour adopter le mien; que, ſecondée par lui, je n'obtiendrois pas davantage; que vous êtes déterminée à n'être à perſonne; que vous attendez, pour le lui apprendre, un moment où vous eſpérez en avoir le droit. Pas un mot, dans tout cela, qui me paroiſſe raiſonnable. Je ne ſuis point généreuſe; c'eſt à mon bonheur que je ſonge, en travaillant au vôtre; &, ſenſible, comme vous l'êtes, ce n'eſt pas à vous d'en douter. Jolie ou non, malheur à qui s'aviſera d'avoir, pour moi, de l'amour! mes amis ſeuls me ſont chers. Les amans ne m'amuſent, que lorſqu'ils ſoupirent en ſilence. Se ſont-ils déclarés, quel-que compaſſion, & beaucoup d'ennui, voilà le ſeul effet qu'ils font ſur moi. J'ai l'avantage trop rare de ſavoir lever le maſque intéreſſant dont ils ſe couvrent, lorſqu'ils cherchent à nous plaire. Je n'apperçois donc, en eux, qu'ingratitude, infidélité, impoſture, tyrannie même, tout ce qu'ils ſont, dès que le bonheur les rend à leur aimable naturel. L'amour eſt ſujet aux caprices; j'ai bien aſſez des miens. Jamais, lui & moi, ne pourrions nous accorder enſemble. L'hymen eſt pis encore. Reſtoit, pour mon cœur, l'amitié; je m'y abandonnois; elle-même me contrarie. Eh! ne voilà-t-il pas que le Chevalier s'aviſe d'avoir un cœur ſemblable au vôtre? Oui; quoiqu'il vous adore, il refuſe, à ſon tour, les foibles dons de la plus tendre amie.

Tous deux vous m'affligez; tous deux, je devrois vous haïr. Je veux cependant que vous liſiez dans l'ame de ce frere, du ſeul amant, qui convenoit à la vôtre; je veux vous punir, par vos regrets, ſi vous ne l'êtes point par les miens. Mais, me direz-vous, je reſte libre, je vous imite, vous devez m'approuver. Je vous arrête encore. Quelle différence de votre poſition à la mienne! Mon cœur, vous dis-je, eſt inſenſible à l'amour; & le vôtre.... Ah! Clarence, voulez-vous donc être auſſi infortunée que Stéphanie? Adieu, je laiſſe parler le Chevalier. Voici la lettre qu'il m'a écrite. Vous y verrez, bien des fois, le nom de Stéphanie; mais, quelque adorable qu'elle ſoit aux yeux de l'univers, & aux ſiens, le titre de votre amie eſt, pour lui, le premier de tous, & le plus cher. Cependant, il ſe plaint de vous: la ſœur & le frere en ont plus d'un motif: n'importe.

Il y en a tant, pour vous admirer, qu'il faut bien vous aimer, & plus que jamais, lorſque vos chagrins, s'il eſt poſſible, vous rendent plus intéreſſante encore.

Adieu, ... adieu, mon aimable Clarence.

Je ne puis vous exprimer ce que je ſouffre pour Stéphanie & pour vous. Rendez juſtice à mes ſentimens. Vous me plaindrez moi-même, ſur-tout après avoir lu ce que me mande le Chevalier.... Son récit m'a pénétée. Adieu, encore une fois; réfléchiſſez, de nouveau, à vos refus cruels pour mon cœur. Ecrivez-moi, raſſurez-vous. Stéphanie déſarmeroit la cruauté même; & il n'y a que Florizene ſeule....

Parlez-moi de ce qui vous eſt cher, de vos peines que je partagerai toujours, & ſongez que je peux vous devoir tout.

Du Chevalier de Roſenne, à la Marquiſe de Norſey.

Ah! ma ſœur, à quelle épreuve vous mettez le frere le plus reconnoiſſant, le plus tendre, & l'amant le plus épris? Non, quels que ſoient les vœux & les regrets de mon cœur, non, ne preſſez point l'inſenſible Clarence d'être le prix ineſtimable du ſacrifice que vous m'offrez ſi généreuſement. Je l'adore, il eſt vrai; mais, pour que je jouiſſe de votre fortune, que ce ſoit à vous ſeule qu'elle appartienne. Gardez tout autre don que celui de votre amitié, c'eſt le plus précieux pour moi. Combien je fus injuſte! combien vous êtes vengée! Etoit-ce donc à moi de vous en vouloir, lorſque vous m'obligeâtes de m'arracher à Clarence? Son indifférence eſt invincible. Je ne puis être trop loin des lieux qu'elle embellit. Près d'elle, le trait chaque jour ſe ſeroit approfondi: le tems, l'abſence peut-être.... que dis-je? l'abſence! ah! je n'en eſpere rien. Sans ceſſe, elle eſt devant mes yeux: je porte ſon image dans mon cœur, & ne vois qu'elle en ce ſéjour, ſi ce n'eſt cependant l'être infortuné, l'être adorable... qu'elle préfere à tout. Non, vous ne pouvez, ſans l'avoir vue, croire à tout ce qu'elle réunit. C'eſt à la fois la beauté la plus parfaite & la plus touchante. Les yeux mêmes de ſon amie ne ſont pas plus beaux que les ſiens.

elle eſt auſſi grande que vous; &, s'il étoit poſſible, poſſible, elle ſeroit faite encore plus légérement. Le ſon de ſa voix eſt ſemblable à celui de Clarence; il porte le trouble au fond des cœurs. Son eſprit eſt comme ſa figure; ſon ame eſt céleſte; & ce tréſor.... quoi! tant de charmes, tant de vertus, appartiennent à ce Félici, vieilli dans l'intrigue, blaſé par le tems, dont l'ambition a endurci le cœur, auſſi peu fait pour lui plaire que pour l'aimer! lui, poſſeſſeur de Stéphanie! Je viens d'aſſiſter à l'impoſante & terrible cérémonie de leur mariage. Accablé encore de ce ſpectacle inoui, reſſentant dejà la douleur de Miſs Clarence, lorſqu'elle va en être inſtruite, j'ai de plus l'ame déchirée de l'état où, malgré le courage le plus étonnant, n'a pu manquer d'être l'amante la plus tendre, l'amante enfin de Fernand!

Nul autre que lui, n'eſt digne d'elle; j'ai démélé le ſecret de leur amour; Dieu! qu'ils ſont infortunés, l'un & l'autre! Je ne me trompe point. Son trouble, lorſque, devant elle, on prononce le nom de iménès, ſa profonde mélancolie, le ſentiment qui ſe peint dans ſes yeux, cette langueur tendre que je n'ai jamais vue, qu'un ſeul inſtant, dans ceux de ſon amie, tout décele, qu'une grande paſſion l'agite, la préoccupe, fait ſon malheur. Eh! quels ſont donc les motifs qui la forcent d'immoler ſon amant, elle-même, & Clarence? O trop cruelle Stéphanie! .. à force de généroſité, d'héroiſme & de grandeur d'ame, que de malheureux elle va faire? Sacrifiés, à qui?... à une rivale prétendue, dont la haine & l'amour font également horreur; qu'on ne ſupporteroit point, qu'on accableroit de mépris, ſans ſa mere, cette femme charmante & trompée, qui, ſans cela, n'auroit point ſouffert.... Elle a été inſtruite trop tard.... Je la reſpecte trop pour m'expliquer davantage. Preſque auſſi à plaindre que Stéphanie, elle s'accuſe; & c'eſt Stéphanie déſeſpérée qui la conſole, qui raſſure un pere, qui enchante, attendrit, partage, entre l'admiration, la ſurpriſe & la douleur, tous ceux qui la voient! La pompe de ſes noces a ſurpaſſé tout ce que je pourrois vous en dire. Le faſte de Félici s'y eſt déployé, ſans nulle réſerve. La Reine ſſabelle & Ferdinand les ont honorées de leur préſence. Leur Cour y étoit dans tout ſon éclat.

Félici, prodigieuſement riche, auſſi amoureux qu'un homme de ſon caractere peut l'étre, &, ſur-tout, d'une oſtentation exceſſive, Félici, quoiqu'il ſoit libéral dès que ſa vanité eſt en ieu, a cependant étonné, par la magnificence preſque incroyable de ſes dons. Stéphanie, ſi elle étoit moins belle, auroit été effacée par la quantité de diamans qui ornoient ſa parure. Quoique pale, abattue, pouvant à peine ſe ſoutenir, (Clarence abſente), il n'y avoit pas une femme que l'on pût trouver jolie auprès d'elle. La joie maligne de Florizene l'enlaidiſſoit à un point extréme! Cependant les éloges que, de tous côtés, elle entendoit donner à Stéphanie, troubloient cette joie déteſtable. Lorſque les voitures arriverent au lieu de la célébration, le Duc imenès, qui accompagnoit Ferdinand, ſe vit entouré par le peuple, qui, d'une voix unanime, lui demanda des nouvelles du jeune héros dont il eſt pere, du plus charmant des mortels, du plus à plaindre, de Dom Fernand enfin. A ce nom, des cris d'enthouſiaſme s'éleverent de toutes parts: quel moment pour Stéphanie! il déchira ſon cœur; ſes forces penſerent l'abandonner.

Elle étoit alors près du Duc Ximenès, qui la ſoutint. Pour la premiere fois, peut-être, on lui vit l'air le plus attendri. Ses regards ſembloient ne s'arrêter qu'avec dédain ſur Florizene, & qu'avec regret ſur la belle Angloiſe. Lorſqu'elle fut aux pieds de l'autel, où ſon ſort alloit être irrévocablement décidé, elle éleva, vers l'Etre ſuprême, des yeux où l'on voyoit écrits les troubles de ſon ame. Devoit-il lui donner la force d'achever cet affreux ſacrifice?

Mais, au moment où le redoutable Félici approcha ſa main de celle de ſon épouſe, au moment, où il fallut prononcer le ſerment éternel, ſon frémiſſement involontaire nous remplit de terreur! Un mouvement, qui échappa alors à ſon pere, comme pour l'empêcher de ſe faire violence, & la retenir ſur le bord du précipice, lui rendit ſon courage, & l'intéreſſante victime, en jettant ſur l'auteur de ſes jours le regard le plus tendre & le plus douloureux, acheva de ſe dévouer. Jamais un ſilence, ſi impoſant, n'a régné dans le temple ſaint! la conſternation s'y peignoit ſur tous les viſages. Milord éperdu, ſaiſi, avoit les yeux fixés ſur ſa fille, & paroiſſoit n'être point à lui-même. Madame de Céléria, proſternée, cachoit ſes pleurs; ſes ſanglots la trahiſſoient. Dom Almanza, ſa femme & moi, nous étions tremblans, oppreſſés, nous ne reſpirions que par nos ſoupirs; &, juſqu'à l'air de triomphe, avec lequel Félici avoit d'abord contemplé ſa proie, ne tarda point à céder, malgré lui, au reſpect qu'impriment la vertu & la beauté malheureuſes.

Pendant tout ce tems, je me peignois Clarence, faiſant des vœux pour Stéphanie, demandant au Ciel ſon bonheur! Ah! comment le Ciel peut-il être ſourd, quand c'eſt l'ame la plus pure qui l'implore? Je me la figurois, ſe flattant quelquefois, ſe livrant à des illuſions, hélas! trop tôt évanouies; tantôt cherchant à tromper ſa douleur, tantôt verſant des larmes! Plus d'une fois je lui en ai vu répandre ſur le ſort de ſon amie; mais lorſqu'elle apprendra.... Sa douleur m'eſt affreuſe! Trop belle & trop chere Clarence! plus vous rempliſſez mon cœur, plus Stéphanie & Fernand y ont de droits. Je vole au ſecours du dernier. Dom Almanza part dans quelques heures pour l'aller trouver. J'ai ſollicité & obtenu la grace de le ſuivre. D'abord, il s'eſt refuſé à mes inſtances; mais il s'eſt laiſſé vaincre, & m'a jugé digne de garder les ſecrets d'un héros, & de chercher à adoucir ſes peines.

Non, je n'ai pu ſupporter le malheur de vivre loin de Clarence; &, n'ayant pas l'eſpoir de lui plaire, j'ai au moins celui d'être utile à ce qui lui eſt cher. C'eſt ce motif qui m'a déterminé, en la quittant, à venir en Eſpagne, & qui a triomphé de mon éloignement pour des lieux qu'habite l'indigne rivale d'un être qui mérite des adorations. Oui j'y reſterai (ne fut-ce que pour contenir ſes fureurs!), malgré le chagrin que me cauſe ſon ſeul aſpect. En marquant à Ximenès le zele, l'intérêt & l'attachement ſincere qu'il mérite, en rempliſſant ce devoir, j'obéis encore à mon ſentiment. Les jours de celle qu'il idolâte, je n'en doute point, dépendent des ſiens; & Clarence, pour qui je donnerois ma vie avec joie, Clarence adorée, n'exiſteroit point, privée de ſon amie. Je me conſacre à elle & à ſon amant; & toutefois celle que mon cœur idolâtre, me verroit ſans peine l'époux d'une autre! quoi! d'un monſtre. ... Je ne puis vous rendre compte d'une lettre qu'elle a envoyée à Madame de Céléria; mais, ma ſœur, ma chere ſœur, que je ſuis à plaindre moi-même!.. On vient me dire, que Dom Almanza m'attend; nous ne pouvons nous éloigner trop tôt. Si Fernand arrivoit, avant d'être prévenu; dans le premier moment, dans l'excès de ſon déſeſpoir, il ſe perdroit peut-étre, & perdroit Stéphanie, en puniſſant ſon indigne époux.

Adieu, adieu, la plus aimée de toutes les ſœurs, & la plus digne de l'être.

LETTRE LXX. De Dom Almaza, à ſa Femme.

Jamais, mon amie, jamais voyage n'a été ſi néceſſaire, ni ſi cruel, que celui dont je dois, à votre cœur, un compte qu'il deſire, & qui ſoulagera le mien. Toujours affligé, lorſqu'il faut que je m'éloigne de vous, déplorant le ſort de Stéphanie, pénété de ſon état, de la peine qu'il vous cauſe, rempli d'alarmes pour Ximenès, je vous quittai avec le plus vif chagrin. Le Chevalier de Roſenne & moi, nous marchames, avec la même triſteſſe, les mêmes inquiétudes, la même impatience; nous ne voulumes point nous arrêter: malheur à qui pourroit prendre du repos, quand ſes amis ſont dans l'infortune! Ce ne ſeroit pas, du moins, ce jeune François, ſenſible, eſtimable, intéreſſant. Il m'a confié ſes ſentimens pour notre chere Clarence; & j'imagine que vous penſerez, comme moi, à ce ſujet.

Avant d'arriver à Loxa, où Ximenès fut tranſporté, dans le tems de ſes bleſſures, & où l'état dangereux qui nous a cauſé tant d'alarmes, l'a depuis retenu; à quel-que diſtance de la ville, nous trouvâmes un des gens de Dom Lope, qu'il avoit chargé de l'avertir, dès que je ſerois arrivé.

Il me conjura, de ſa part, de ne pas aller plus loin: je l'attendis; il ne tarda pas à paroître. Egalement affligés, nous nous précipitâmes dans les bras l'un de l'autre, ſans pouvoir nous rien dire. La préſence du Chevalier, qu'il ne connoiſſoit point, le ſurprit, & parut l'embarraſſer. Roſenne s'en apperçut. Les ames, faites pour s'eſtimer, s'inſpirent promptement de la confiance: elle s'empara, d'abord, du cœur de Roſenne; & quelques mots, qui lui échapperent, l'eurent bientôt rendue mutuelle.

Nous parlâmes de la belle, de l'infortunée Stéphanie: nos larmes coulerent ſur ſon ſort, & ſur celui de ſon malheureux amant.

LETTRE LXX.

„Hélas! me dit Dom Lope, l'heure fatale eſt donc arrivée, où il va voir diſparoître les douces illuſions qui ſoutenoient ſa vie! réſiſtera-t-il à leur perte? J'ai moins d'eſpoir, & plus de crainte que jamais, depuis une converſation que j'ai eue avec lui. Votre lettre me fit tant d'impreſſion, que Ximenès, même en m'entretenant de ſon bonheur, s'apperçut de ma triſteſſe. Eh quoi! me dit-il, ma joie ſemble vous être pénible! Dom Lope, ai-je mérité que vous y preniez ſi peu de part? Je ne me juſtifiai de ce reproche, qu'en lui avouant l'effroi que me cauſoient des obſtacles qu'il avoit ceſſé d'appercevoir. Non, s'écria-t-il, non, il n'en eſt plus pour moi.... il n'en eſt qu'un ſeul; .... &, ſi je ne ſuis point haï!.... Stéphanie, reprenoit-il, l'adorable Stéphanie me haïroit?..... Puis, avec le tranſport le plus impétueux, partons, à l'inſtant.

“Ce n'eſt que dans les lieux qu'elle babite, que pourra s'achever ma guériſon; vous-même en êtes convenu: que me parle-t-an de mes bleſſures? ..... Ah! Dom Lope, c'eſt là, ajouta-t-il, en poſant la main ſur ſon cœur, c'eſt là qu'eſt la plus dangereuſe & la plus profonde. C'eſt de Stéphanie ſeule, que je recevrai la vie ou la mort; & il faut qu'à ſes pieds .... Déjà, ne ſongeant plus qu'à revoler vers ce qu'il adore, il donnoit des ordres pour ſon départ. J'étois au déſeſpoir; je lui repréſentois, en vain, que ſon pere avoit exigé qu'il reſtât encore quelques jours; qu'obligé de ſuivre le Roi, il m'avoit fait promettre de ne point abandonner ſon fils, & même, de ne pas ſouffrir qu'il ſe mît en route, juſqu'à ſon entiere convaleſcence: hélas! ajoutai-je, il comptoit ſur le pouvoir de l'amitié.

“Il ne m'écoutoit plus; je n'obtenois rien. Une réflexion, qu'heureuſement je lui ſuggérai, l'arrêta. Voulez-vous, lui dis-je, voulez-vous déplaire à Stéphanie?

Attendez, du moins, qu'un mot d'elle vous éclaire ſur ſes intentions, ſi ce n'eſt ſur ſes ſentimens. Depuis que vous êtes hors de danger, a-t-elle répondu à vos lettres? Savez-vous, ſi votre amour ne lui ſemble pas une offenſe? Qu'iriez-vous réclamer? ſa pitié, ſa généroſité? vous n'en doutez point: mais, quelle marque de retour vous a-t-elle donnée? Ce langage lui parut cruel: il s'en plaignit, rentra dans ſes incertitudes, dans ſes tourmens; je ne partageai que les derniers.

“Je n'ai eu garde d'entretenir quelques inſtans d'erreur; & il fut encore raſſuré par ſon amour. Cette conduite, de ma part, lui déplaît, le ſurprend, l'irrite peut-être; &, aujourd'hui, il craint, il évite ma préſence“. Néanmoins, cet ami fidele cherchoit avec nous les moyens de m'annoncer à notre jeune héros, lorſqu'on vint l'avertir que Ximenès avoit ordonné ſon départ, & n'attendoit plus que lui. Nous accourûmes: arrivés au Gouvernement où il loge, Dom Lope ſe montre le premier. Il n'eſt pas tems de partir, dit-il à ſon ami, en le ſerrant étroitement; & Almanza vous dira... Je parois; Dom Fernand reſte immobile.

Je m'approche; il recule, avec une ſorte d'épouvante. Vous! en ces lieux, s'écrie-t-il: qui vous y amene? L'ordre de Stéphanie, repris-je ..... Vous frémiſſez, interrompit Fernand! O Ciel! ajoute-t-il, l'exécrable Florizene, ce monſtre affreux! .... Ses jours me répondront .... Stéphanie, Stéphanie! ..... Elle exiſte, lui dis-je, elle exiſte, & vous plaint ..... Elle me hait donc, s'écria-t-il avec l'accent du déſeſpoir!

Ah! je n'en doute plus; c'eſt la mort que vous m'apportez ..... Puis, avec le calme le plus ſombre, Dom Almanza, me dit-il, ſans vous troubler, achevez de fixer mes deſtins! obéiſſons, l'un & l'autre, à Stéphanie.J'héſite encore quelques inſtans; mais enfin je me déterminai à lui remettre la lettre, dont elle m'a chargé pour lui. Voici, ajoutai-je en l'embraſſant, voici le moment du courage. J'en aurai, répliqua Fernand: donnez cette lettre. Voici donc, pourſuit-il lorſqu'elle fut entre ſes mains, voici les caracteres ſacrés qui m'ont arraché au trépas!

la même main ms replonge.... je vais ceſſer de ſouir! ... Ces derniers mots furent prononcés d'un ton d'autant plus effravant, qu'il afectoit d'étre tranquille. Il décachete la lettre; &, à peine il en a lu quelques mots, qu'il palir, friſſonne, & ne peut plus nous cacher l'effroi, le trouble, l'horreur qui l'agitent.

Stéphanie, à Dom Fernand: “Ximenès, il faut perdre, à jamais, le ſouvenir de Stéphanie... Il ſemble que le ciel n'ait formé ſon cœur, que pour les plus affreuz ſacrifices. La reconnoiſſance, les ſentimens de l'amitié, ceux même de la nature, tout lui impoſe des devoirs .... qu'il lui a fallu remplir. Le vôte eſt d'être généreux. Il eſt, ſur-tout, de vous conſerver: je l'exige; je vous l'ordonne .... votre mort, j'en fais le ſerment, ſeroit auſſi-tot ſuivie de la mienne .... Il ſuffit que vous avez été mon libérateur, pour que cet aveu n'offenſe point ma gloire: vous la reſpecterez, ſi je vous fus chere.

“Dans la poſition, où le ſort m'a réduite, oublier, éviter même l'épouſe de Félici, eſt déſormais la ſeule preuve que vous puiſſiez donner à Stéphanie de la ſincérité des vœux que vous lui aviez offerts. Félici, dans peu d'inſtans,.... recevra ma foi....

“On ne m'a point contrainte; vous devez me haïr. Sachez même, .... ſachez que je le ſouhaite! Votre amour ne peut plus que vous rendre malheureux. Il ne me ſeroit qu'un ſujet de déſeſpoir, & je n'ai point mérité que vous ajoutiez à mes peines. Il me ſeroit affreux de vous eſtimer moins. Il me l'eſt de vous affliger.... mais, combien je vous aurois mal connu, ſi l'amour le plus infortuné vous rendoit inhumain! .... Puiſſé-je vous ſavoir heureux! C'en eſt fait! .... Ximenès!

“Ximenès! il faut donc vous dire un éternel adieu!.....“.

Après cette lecture, Ximenès reſte abîmé, ſans nous voir, ſans nous entendre, tendre, ſans nous répondre, inſenſible à force de tourmens! Tout ce que la fureur & le déſeſpoir ont de plus terrible, ſuccéda bientôt à cet anéantiſſement qui reſſembloit à la mort. Félici, s'écrioit-il, Félici poſſeſſeur du bien le plus précieux! lui! ce mortel mépriſable, le plus lâche des hommes, le plus fourbe, le plus cruel!

Elle eſt à lui! elle eſt à lui! pour jamais!

Stéphanie! ... Non, je ne la connois plus: Stéphanie dans les bras d'un autre,... dans les bras de Félici! Elle a perdu ſur moi, tout ſon empire. Devant elle, à ſes yeux, j'immolerai ſon indigne époux; ſes cris ſeront inutiles; je ſerai ſourd à ſes prieres: eh! ne l'a-t-elle pas été aux miennes?

Je la délivrerai de moi-même ...... C'eſt Félici qu'elle me préfere; & elle s'abaiſſe à feindre! .... En m'aſſaſſinant, elle me conjure de vivre! quoi! pour être miſérable toujours! En renonçant à l'amant le plus tendre, elle a donc craint de ne pas l'accabler aſſez! C'étoit peu d'être à jamais perdue pour moi; un barbare eſt devenu ſon maître! .... Malheureuſe Stéphanie! ..... eh! bien! ſi ſa vie dépend de la mienne, ſi elle ne m'a point trompé, bientôt nous ſerons réunis par des nœuds éternels..... Après ces mots, il veut nous fuir. Notre douleur, nos inſtances pour l'arrêter, ne paroiſſoient qu'ajouter à ſon égarement. Furieux, il avoit jetté, loin de lui, la lettre de Stéphanie: je la reprends; il me l'arrache, d'un air farouche. Vous n'en étiez pas digne, lui dis-je; vous me forcez de rougir d'en avoir été le dépoſitaire; j'ai cru qu'elle s'adreſſoit à un cœur ſenſible. Je ne puis trop promptement déſabuſer Stéphanie. Vos peines auroient troublé ſon repos; votre barbarie vous ôte tous vos droits à ſes regrets, &, plus que vous ne penſez peut-être, elle va lui être utile. Me regardant alors, oui, oui, je la lui rendrai, pourſuit-il, en m'interrompant; je la lui rendrai cette lettre affreuſe; mais trempée dans le fang de Félici; &, pour mieux la ſatisfaire, tout le mien verſé devant elle ..... Je peux vous épargner tant de crimes, repris je; & bientôt, inſtruite par moi, Stéphanie, ſuccombant à ſa douleur, préviendra vos coups.

Reliſez ſa lettre, & vous n'en douterez pas: je ſais qu'elle contient le ſerment de ne point ſurvivre à ſon libérateur. Alors, incertain, frémiſſant, dévorant ſes ſoupirs, couvrant d'une main ſes yeux, où ſe peignoit le chagrin le plus ſombre, il tomba dans un accablement profond, dans cette tranquillité morne, plus terrible que le déſeſpoir.

Rien d'auſſi déchirant que ſon état; je n'y pus réſiſter. Ximenès, m'écriai-je, voyez la ſituation où vous réduiſez l'ami le plus fidele! En prononçant ces mots, je lui montrai Dom Lope, pâle, tremblant, verſant des larmes, ſe connoiſſant à peine: prenez compaſſion de lui, de moi-même, de Stéphanie; elle vous parle, par ma voix je ne crains point d'abaiſſer, devant vous, le front d'Almanza, blanchi par les peines, plusque par les années, & dont heureuſement la vie touche bientôt à ſon déclin. Lorſqu'il vous implore pour Stéphanie, eſt-ce en vain qu'il embraſſe vos genoux? & j'y tombai. Cette action, jointe à l'excès de mon attendriſſement, parvint à l'attendrir lui-même. Mon pere, s'écria-t-il en me relevant, avec une ſorte de confuſion!.... que faites-vous; Ah! vous n'avez déjà que trop abuſé du pouvoir qu'auront toujours ſur moi l'amour & l'amitié. Vous-même, ô Ciel! vous-même m'avez trahi, puiſque vous ne vous êtes pas oppoſé! .... Je lui appris alors les éclats, les tranſports, les réclamations injurieuſes de Florizene, lorſqu'elle avoit vu s'anéantir ſes eſpérances, fondées ſur la promeſſe la plus légitime, & la plus ſolemnelle. Je lui appris la douleur de Madame de Céléria, celle de Milord Roſemont, le ſoulevement du public contre Stéphanie, l'obligation où ſon pere s'étoit trouvé de fuir avec elle, pour échapper aux accuſations, & au danger d'y donner lieu. J'ajoutai qu'elle n'avoit pu ni dû ſouffrir de le voir s'immoler. Je lui appris tout, excepté les ſentimens de Stéphanie. Je ne lui cachai point cependant l'effort qu'elle avoit paru ſe faire, en ſe déterminant au plus grand ſacrifice. Des larmes coulerent enfin de ſes yeux; & cette expreſſion involontaire de ſes peines profondes, nous toucha plus encore, que n'avoit fait le délire, où nous l'avions vu s'abandonner. Bientôt, loin de s'emporter contre Stéphanie, ce fut lui ſeul qu'il accuſa. C'eſt donc moi, s'écria-t-il, d'une voix étouffée par les ſanglots, c'eſt moi, malheureux, qui ſuis la cauſe de ſa perte! oui, c'eſt moi ſeul qui ſuis coupable.

Je le ſuis, d'avoir pu ménager cette exécrable Florizene (il ne pouvoit prononcer ce nom, ſans des accès de rage).

Je le ſuis, de n'avoir pas appris au Roi, à ſa mere, à toute l'Eſpagne, que l'honneur, autant que l'amour, m'obligeoit de rompre avec ce monſtre! Mais, ô mon amie, de quelles horreurs Ximenès m'a fait part! Stéphanie les ſait, les renferme, & s'immole. O vertu trop héroïque & trop fatale, au-deſſus, je l'avouerai, de tout ce que j'avois pu concevoir! Stéphanie, l'adotable Stéphanie, à mes yeux, eſt plus qu'une mortelle. Voilà ſon malheur & celui de ſon amant. Mais, ô Dieu! que deviendroitelle, ſi elle ſavoit que la vie de cet amant, ſi digne de l'amour qu'il inſpire, n'eſt aujourd'hui qu'un affreux ſupplice?

Il a juré, toutefois, de ne le pas abréger volontairement, de reſpecter, s'il lui étoit poſſible, non pas un époux qu'il abhorre & qu'il dédaigné, mais des ordres ſacrés pour ſon cœur. Le Chevalier dé Roſenne, qui ſe montra, dès que Ximenès conſentit à le recevoir, s'eſt joint à Dom Lope & à moi; & peut-être a-t-il plus obtenu. Il lui eſt plus permis qu'à nous, de charmer la douleur de cet amant. Milord Roſemont ne lui a rien confié; il n'eſt point le dépoſitaire du ſecret de Stéphanie, & ne la trahit point, en hazardant ſes conjectures, en laiſſant entrevoir à Fernand le pouvoir qu'il a ſur elle, & en trompant ainſi, pour quelques inſtans, les ennuis mortels d'un héros infortuné. Bientôt, hélas! Stéphanie appartenant à Félici, Stéphanie obligée de céder à ſes tranſports, revient s'offrir à lui, & lui rend toute ſa fureur. Il eſt étonnant qu'il n'y ſuccombe point. La lettre qu'elle lui a écrite, ne lui paroît pas même une preuve qu'elle le diſtingue, & le regrette. Elle n'a voulu, nous dit-il, qu'adoucir ma douleur: ſe ſeroit-elle donnée à un autre, ſi je ne lui avois pas été indifférent? La cruelle! ô mes amis, elle n'eſt que reconnoiſſante & généreuſe. Sent-il, quelque tems après, renaître un moment de raiſon; ce n'eſt plus ſa peine qui l'occupe; il ne voit, il ne plaint que Stéphanie... Enfin, il ne doit qu'à ſa jeuneſſe, à la force de ſon tempérament, l'exiſtence funeſte que chaque jour il ſemble déteſter davantage. Nous eſpérons le déterminer à un voyage de quelques mois; nous ne l'abandonnerons point. Il en coûtera, ſans doute, à mon cœur, & au vôtre; mais, mon amie, je ſuis sûr que vous m'approuverez. S'il ſe peut, raſſurez-moi ſur Stéphanie; tâchez de la tranquilliſer. O Dieu! quelle eſt leur deſtinée? Ils ne peuvent ceſſer ni de s'aimer, ni d'être malheureux. Combien ſur-tout l'avenir m'effraie! Le retour de Fernand, l'horreur qu'il a pour Félici; cette horreur trop réciproque peut-être, & l'amour qu'il reſſent; & celui qu'il inſpire, & Florizene me font trembler..... Stéphanie, déjà victime, le ſeroit-elle plus encore? ..... Je ne peux vous exprimer mes appréhenſions pour elle, & pour ſon amant. Leur état, Clarence, Roſemont, Madame de Céléria, votre chagrin, la privation de vous voir, tout m'accable; & je vous quitte avec un ſerrement de cœur affreux... Adieu, mon amie, adieu. Ecrivez-moi; je n'ai de conſolation que vous.

LETTRE LXXI. Du Comte Félici, à Alvarès.

Elle m'appartient!... Vous me croyez heureux; je me force à le paroître: ſoyez détrompé! Tout ce que l'eſpoir trahi, tout ce que l'orgueil & l'amour offenſé réuniſſent de tourmens, me déchire à la fois. Des furies m'agitent; la haine, ſon poids affreux, le beſoin horrible de la vengeance, l'obligation de la ſuſpendre, la crainte enfin, que dis-je? la certitude, lorſque j'aurai puni Fernand, de l'envier encore, tant de ſupplices auxquels je me ſuis livré moi-même, ne me laiſſent point la liberté du remords; l'enfer eſt dans mon cœur. Stéphanie, Stéphanie, qui m'abhorre, qui me brave, que, d'un mot, je pourrois ſoumettre, en m'indignant par ſon courage, m'en impoſe par ſa vertu!

Certain de lui déplaire, je crains de l'irriter. Elle m'inſpire ce reſpect qu'on a pour quelque choſe de céleſte. Son époux enfin, fait pour lui donner des ordres, ſe contraint, dévore ſa rage, ſe ſouleve contre lui-même, frémit, ménace, & obéit!

Me reconnoiſſez-vous, à la honte d'un tel aveu? Il n'eſt pas le ſeul que j'aie à vous faire. A l'inſtant, où Stéphanie oſa promettre d'être à moi, ce fut, avec un trouble, un ſaiſiſſement, une ſorte d'horreur, qui ne put m'échapper. J'avois cru ſa répugnance, au moins affoiblie par mes ſoins, par tout ce que j'avois fait pour elle. Le Cardinal, charmé de ſon conſentement, qu'il attribuoit peut-être à ſes ſupplications, ne vit, dans ſon déſordre, que de l'embarras: moi, je ne m'y trompai point. Trop sûr de la réſiſtance que m'oppoſoit ſon cœur, le reſſentiment étoit déjà dans le mien.

Malgré une longue habitude de me contraindre, mes yeux devoient l'exprimer.

Sévere, pour la premiere fois, l'air de Stéphanie m'inſpiroit un dépit, une terreur que je ne pouvois définir. Je ne ſus même, ſi je devois continuer de lui rendre grace, ou la prier de reprendre ſon bienfait. Mon orgueil prévalut. L'ambition & l'amour l'emporterent; & il faudra, du moins, qu'elle ſerve l'un des deux. Depuis ce jour cruel, juſqu'au jour plus fatal encore, où elle a prononcé le ſerment, dont rien ne peut la dégager que ſa mort ou la mienne, elle n'a point ceſſé, ſi ce n'eſt devant Madame de Céléria, & ſur-tout devant ſon pere, elle n'a point ceſſé, dis-je, de garder le ſilence le plus morne, & elle ne l'a rompu, que pour conſtater à jamais mon infortune. L'entretien dont il s'agit m'eſt trop préſent, l'impreſſion en eſt trop profonde, pour que j'aie oublié une ſeule des paroles qu'elle m'a dites. L'amour & la fureur, à la fois, les ont écrites, en traits de feu, au fond de mon ame outragée.

Lorſque, débarraſſé d'une foule importune, ſeul avec elle, oubliant que j'étois haï, oubliant même que j'avois un rival aimé, ne voyant que ſes charmes, déjà m'en croyant maître, brûlant de deſirs, je ne ſonge qu'à m'abandonner à leur ivreſſe ....

Arrêtez, me dit-elle, daignez m'écouter, & connoiſſez mon cœur. L'amour de Fernand n'eſt déja plus un ſecret pour vous: apprenez le mien.

Avant de ſavoir qu'il m'aimât, je l'adorois; mon cœur l'auroit ſuivi juſques dans les bras mêmes d'une épouſe. Lui eût-elle été chere, j'aurois renfermé mon amour; mais jamais je n'aurois pu l'éteindre: de ſa vie dépend la mienne. Je n'ai point dû toutefois immoler à ce ſentiment les droits de l'honneur, ceux de la reconnoiſſance, de l'humanité, de la nature, tous les devoirs, toutes les obligations, tous les nœuds qui m'attachent & me déchirent. Je déſeſpérois, en l'éclairant, le cœur d'une mere; j'éloignois de Madame de Céléria l'auteur de mes jours; je les accablois tous deux. Verſer des larmes éternelles, être à jamais déſunis, vivre & mourir dans les regrets, étoit leur ſort. Soit que j'acceptaſſe les vœux de Ximenès (je ne le pouvois, ſans juſtifier ſa rupture avec la fille de ma bienfaitrice), ſoit que, pour fuir le danger de le voir, m'exilant avec mon pere, je le rejettaſſe dans de nouveaux malheurs, je voyois l'abîme ouvert ſous leurs pas; moi ſeule, je pouvois les en garantir; mais ce n'étoit qu'en m'y précipitant; je l'ai fait. Je n'ai frémi que pour l'amant dont j'allois être ſéparée, hélas! ſans retour & ſans eſpoir. Mourir de ſa douleur m'eût été trop doux; &, pour me punir, je n'ai pas attendu qu'il m'accusât. Le ſeul bien qui me fut cher m'étoit interdit; le choix d'un autre m'étoit impoſé; & malgré tout ce que je dois à vos bienfaits, ce ne fut que dans mon déſeſpoir, que je trouvai la force d'être à vous! Contrainte d'affliger celui qui regne ſeul ſur mon ame, condamnée à ce tourment horrible, je ne cherchai plus qu'à le venger, par l'excès de mes maux. Les augmenter, s'il ſe pouvoit, me devint un beſoin funeſte. A ce prix, vous obtîntes ma foi! elle ſera pure, telle que je vous l'ai promiſe, digne d'un époux & de moi: mais, n'eſpérez pas, que le tems, l'abſence, les procédés les plus généreux, puiſſent changer un cœur que Fernand poſſede & qu'il poſſédera juſqu'à mon dernier ſoupir. C'eſt à vous! à vous-même que je le jure! mon amour extrême, mes ſacrifices affreux, il ignorera tout. Ma douleur va me conſumer dans le ſilence. J'aurois rougi de vous laiſſer dans l'erreur. Je ne ſais point feindre, & je ſaurois encore moins vous tromper. Rendez-moi auſſi malheureuſe qu'il vous plaira; ordonnez où vous voulez que je vive, ou que je meure; je ſuis prête. Et puiſſe ma ſoumiſſion vous tenir lieu de mon amour! Je n'ajoute plus qu'un mot. A préſent, que vous avez lu dans mon ame, oſez vous eſtimer aſſez peu, pour exiger rien de moi, pour vouloir d'un triomphe aviliſſant... Et, quand mon cœur s'ouvre à vos yeux, empreint des traits chéris d'un amant adoré, oſez, Félici, vous prévaloir des droits d'un époux! Concevez toute l'horreur de ma ſituation! Emporté par des mouvemens contraires, ſon injurieuſe franchiſe excitoit mon courroux; ſa beauté allumoit mes tranſports, &... (qu'eſt-ce donc que l'aſcendant de la vertu!) je me ſentois comme enchaîné par la ſienne; elle me ſubjuguoit encore, en m'outrageant! L'œil ardent de fureur & d'amour, je tremblois, je rougiſſois, je déteſtois ſon audace, j'idolâtrois ſes charmes, & ne ſavois à quel parti m'arrêter! Ma fierté me décida. J'aimai mieux être malheureux que vil. Une ſorte de généroſité m'inſpira l'orgueil d'égaler ſon courage; & je lui fis, avec une rage concentrée, le ſacrifice d'un bonheur... que, d'avance, elle avoit détruit, par la hardieſſe de ſes aveux. Quoi donc! elle n'a été déterminée que par l'horreur qu'elle a pour moi!

Elle ne m'a choiſi que pour en être plus fidelle à ſon amant? Eh bien! Alvarès, qu'elle s'applaudiſſe. Je juſtifierai ſa haine.

Sa poſſeſſion m'eût enivré; j'y renoncel'a renonce à jamais! je ne ſerai point aſſez bas, après les confidences qu'elle m'a faites, inſtruit de l'éloignement que je lui inſpire, sûr de ſon amour extrême, pour lui arracher des faveurs, qu'aujourd'hui j'aime mieux regretter toujours, que d'avoir une ſeule fois à les ſolliciter. Je perds tout; elle m'a tout enlevé; elle m'a privé de tous mes plaiſirs!.. il faut que je les retrouve dans la vengeance. Mon honneur, mon repos ne peuvent me paroître en ſureté, ſans que Fernand périſſe. Il jouira, moins qu'elle ne penſe, de la poſſeſſion d'un cœur dont, peut-être, il ſoupçonne le penchant. Si le chagrin qu'il doit reſſentir de la perte de ſes eſpérances ne me délivre point de lui, s'il réſiſte à ce coup, Florizene peut lui en porter d'inévitables: c'eſt à moi de les diriger & de l'exciter à tout contre lui, ſans qu'elle-même puiſſe croire que c'eſt mon ouvrage. Dans l'état horrible où je ſuis, il n'y a que mon ambition ſeule, qui puiſſe commander encore à mon amour, devenu féroce, implacable. Pendant quelque tems je m'impoſe la feinte & la modération!... Dès qu'il le faudra, vous me ſeconderez. Frémiſſez juſqu'à ce moment du ſupplice que j'endure! de jour en jour je ſuis plus sûr de vous, & & je vous le prouve, en vous ouvrant ce cœur, qu'on deſeſpere, qu'on déchire, mais qu'il ne ſera pas plus poſſible de fléchir, qu'il ne l'eſt de l'humilier.

LETTRE LXXII. De la Comteſſe Félici, à Miſs Clarence.

Clarence, Clarence! après avoir immolé tout, liberté, eſpoir, repos, bonheur, & mon amant même, ... en eſt-ce aſſez, grand Dieu! ... il me faut encore, pour accroître mon ſupplice, quand je meurs de mes peines, il me ſaut dévorer mes larmes..... Ah! que du moins, elles puiſſent couler devant vous, &, s'il ſe peut, ſans remords!... J'ai donc pu jurer d'être à Félici!.. Ciel! ô Ciel! étois-je à moi? ... qu'ai-je promis? Quoi! lorſqu'un autre... c'en eſt fait; ma main ne tracera plus ce nom, ... ce nom, hélas! gravé dans mon cœur, en traits ineffaçables! mon amie, c'eſt pour la derniere fois que vous allez y lire, dans ce cœur à qui il importe de ſe juſtifier à vos yeux.

Je ne me reproche rien, que de m'être trop abandonnée à mon déſeſpoir, dans la derniere lettre que je vous ai écrite. Déja il ne m'étoit permis de pleurer qu'avec vous mon fatal ſacrifice. On ne me l'eût point laiſſé achever, ſi l'on avoit vu ce qu'il me coûtoit. Fatiguée de me contraindre, ſans nul ménagement je me livrai à mon trouble, à l'horreur qui m'accabloit. Hélas! quel plus funeſte préſent pouvois -je vous faire, que celui de ma confiance? Juſqu'à ce regret me déchire..... Vous vîtes enfin mes combats, mon déſordre cruel, & l'empire adoré du mortel qui le mérite ſi bien.

Enivrée plus que jamais, le préférant à tout, ne pouvant ſuffire ni à l'excès de mon amour, ni à celui de ma douleur, ce fut alors que je le ſacrifiai, que je l'immolai au devoir, & que je choiſis, je ne m'en repens point, celui qui me feroit arriver plutôt au terme de mes infortunes. Ah! s'il pouvoit renaître encore quelques douceurs pour moi, je les retrouverois dans cette idée, la ſeule que je puiſſe ſupporter avec courage, ayant déſeſpéré ce que j'aime. Toutefois, après avoir remporté cette victoire horrible; m'étant vouée aux tourmens de l'amour, je ne crains point ſes foibleſſes; je les ſurmonterai:.... il ſe peut qu'il m'égare au point de me rendre affreux juſqu'aux droits de l'honneur; mais ils ſont ſacrés, il ſuffit. Mon funeſte ſerment ne fut donc point téméraire; le violer m'eſt impoſſible; &, quand vous aurez lu une lettre de mon époux à mon pere, vous ſerez sûre que le don de ma foi, malgré le déſaveu de mon cœur, a pu lui être accordé, ſans que je duſſe reſſentir la crainte de le voir malheureux.

Du Comte Félici, à Milord Roſemont, lorſqu'il portoît le nom de Ramire, & qu'il étoit en France.

Vous ne me devez, Monſieur, que des ſentimens; heureux, trop heureux d'avoir pu vous ſervir, je n'ai été que juſte: & que ne puis-je vous dire encore, que l'eſtime ſeule anime mes démarches?

C'eſt elle du moins qui les déterminera toujours; & mon amour lui-même eſt l'ouvrage de cette eſtime. Il ne m'eſt plus poſſible, Monſieur, de condamner au ſilence l'admiration qui me pénetre pour votre charmante fille. Qui que vous ſoyez l'un & l'autre, ſans fortune, je veux même que vous puiſſiez être ſans naiſſance, votre mérite & ſes vertus vous mettent, à mes yeux, au-deſſus de tout. Duſſiez-vous m'accabler par un refus, venger l'honnéteté des perſécutions révoltantes du ſort, eſt mon devoir, & ſera ma conſolation. Songez cependant que Stéphanie, quoiqu'elle ſoit la plus belle perſonne du monde, quoiqu'elle mérite tous les hommages, doit craindre qu'ils ne ſoient pas tous auſſi ſinceres que le mien. Mon ſeul regret eſt de ne pouvoir mettre à ſes pieds que des richeſſes, un état brillant peut-être, & un cœur vertueux; j'y voudrois joindre le don de plaire, l'éclat du jeune âge & ſes agrémens. Je ſuis loin de m'abuſer. Le mien n'eſt point celui où l'on inſpire de l'amour. Auſſi, en obtenant ſa main, ne prétendrai-je qu'à ſon eſtime. Fût-elle prévenue en faveur d'un autre (il ſeroit poſſible que cet autre ne pût ni ne dût jamais être ſon époux ), ſon cœur noble & reconnoiſſant me répondroit de ſa vertu, & encore une fois, Monſieur, la garantir des pieges qui doivent environner ſes attraits, lui offrir un aſyle convenable, puiſqu'elle y ſeroit ſouveraine, la placer à un rang, ſinon aſſez élevé pour ſon ame, au moins aſſez tranquille pour la ſouſtraire aux ſéductions d'un monde perfide, & aux atteintes d'une injuſte deſtinée, ſeroit un trop beau partage, pour ne pas combler les vœux de Félici.

Stéphanie reprend: O mon amie, cette lettre étonnante, cette lettre, qui deviendroit inexplicable, ſi elle n'étoit pas l'effet d'un mouvement plus généreux que tendre, en m'inſpirant de l'eſtime, en me raſſurant contre l'appréhenſion d'affliger l'époux que j'étois sûre de ne jamais trahir & de ne jamais aimer; cette lettre, dis-je, m'a autoriſée à choiſir le joug affreux que mon cœur abhorroit, en ſe l'impoſant: mais ce cœur (croyez, hélas! qu'il eſt injuſte dans ſes averſions), s'honore du moins de s'être montré ſans détour à Félici.

Lorſqu'une fatalité trop inévitable (puiſſé-je en être le ſeul exemple), m'a contrainte de l'accepter pour époux, mon ſilence, mon déſordre, ma terreur, que je n'ai pas même cherché à lui cacher, tout a dû l'inſtruire. Je devois plus, je l'ai fait. J'ai dévoilé à ſes yeux, les motifs de mon courage, l'oppoſition de mon cœur, mes regrets, mes combats, la violence de mon amour, l'excès de mes tourmens ....

O Clarence! je vous vois frémir: mais, ſans cette confidence terrible, grand Dieu! quels maux épouvantables, quel ſupplice inoui me ſerois -je préparés? Ne m'eût-elle pas paru un devoir, elle m'auroit été arrachée dans le plus odieux moment! .... Encore une fois, ſans cet aveu, ſans les fureurs qui l'ont ſuivie.... Juſte Ciel! je friſſonne!... O vous que je ne nommerai plus, vous qui ne ſavez point aimer comme moi, ſi vous oſez m'accuſer, vous à qui ſeul j'appartiens, puiſque c'eſt vous ſeul dont l'empire m'eſt cher, non, non, ſans en mourir, je n'aurois point livré votre amante à des tranſports déteſtés, effrayans, horribles, s'ils ne ſont pas adorés. La loi veut (ce n'eſt pas du moins le Ciel qui l'ordonne), elle veut, ma Clarence, que malheureuſes & déplorables victimes, ſans ſecours, ſans défenſe que nos larmes, notre déſeſpoir, la révolte de nos ſens, de notre cœur; elle exige enfin que, nées libres, & ne pouvant ceſſer de l'être que par l'amour, ne pouvant voler que par lui au-devant de notre défaite, nous ſoyons contraintes de céder aux droits de l'hymen, euſſions-nous en horreur le mortel qui oſe les réclamer....

De tels droits ſont atroces! Commander, avant de plaire, eſt d'un barbare; pouvoir s'y ſoumettre ſeroit la honte & le regret de toute la vie, pour moi ſur-tout, pour moi, qui ne peux ſéparer de mon cœur l'image de mon amant. Oui, je l'aurois portée dans les bras de mon époux; &, doublement criminelle, en m'aviliſſant moi-même, je les aurois trahis tous deux.

Je rendrai juſtice à Félici. Quelque fût ſon courroux, il n'a pas du moins eu la baſſeſſe de chercher à remporter ce triomphe affreux; il s'eſt borné aux menaces: elles ne m'effrayerent point. Ce n'étoit point ſa haine, que je redoutois; j'ai tout fait pour l'exciter, & il me la doit autant que ſon eſtime. Il me verra toujours ſoumiſe à ſes volontés, jamais à ſes tranſports. Qu'il dirige mes actions, mes démarches; qu'il diſpoſe de mes jours; mes ſentimens ſont hors de ſon attéinte. Je les garderai tant qu'un ſouffle m'animera. Je ne ſerai parjure ni à l'amour, ni au devoir. Même, par ce qu'ils me coûtent, je peux répondre de leur être également fidelle. Puiſque mon malheur eſt ſans reſſource, puiſque le fatal ſerment eſt prononcé, & que rien ne peut m'en affranchir que le trépas; Dieu! ô Dieu! après tant de rigueurs, auriez-vous encore celle de prolonger mon ſupplice? ... il ne me ſera donc plus permis de parler, même à Clarence, de l'amant malheureux dont le ſort me déſeſpere plus que le mien?

Jamais, hélas! jamais ma plume tremblante à ſa ſeule idée, n'exprimera ce que mon cœur ne ceſſera de ſentir, qu'en ceſſant d'être! plus d'épanchemens, plus de conſolation pour mes maux! .... Infortunée!

encore .... encore ce ſacrifice!

O ma chere Clarence, dans l'état où je ſuis, à peine oſé-je ſouhaiter de vous voir.

Mon cœur inconſolable vous méconnoîtroit vous-même, ſi vous cherchiez à adoucir ſa douleur. Juſqu'à l'eſpoir, tout m'eſt ravi! mes jours, mes nuits, mon réveil, mes ſonges, chaque moment qui s'écoule, celui qui va fuir, ceux qui ſuccéderont, tout m'eſt affreux. J'ai écrit quelques mots à l'objet adoré dont je vous parle...

Pour la derniere fois! on voudroit me faire croire que ma lettre a mêlé quelque charme à ſon affliction. Clarence, chere Clarence, il ſouffre autant que moi; je ſerois moins accablée, ſi je n'en étois pas certaine. Dieu que j'implore, créez pour moi quelque ſupplice, s'il en eſt qui ſurpaſſe ceux que j'éprouve; & qu'à ce prix, mon amant redevienne heureux! ..... Oubliez tant de foibleſſe! .... Tous mes ſentimens, renfermés déſormais dans le fond mon cœur, ne s'expliqueront que par mes larmes.

Elles m'empêchent de pourſuivre; je ne vois plus ce que j'écris.... Ah! Clarence, vous m'aimez; & je vous accable de mes maux.

Adieu. Je tâcherai, quelque inſupportable que me ſoit l'exiſtence, de vous conſerver, s'il m'eſt poſſible, l'amie la plus ſincere & la plus infortunée.

P. S. Le Chevalier de Roſenne (je n'oſe vous dire tout le bien que je penſe de lui), eſt avec Dom Almanza, auprès du héros dont je ſuis à jamais ſéparée..... Croyez qu'il n'appartient qu'à des cœurs vertueux, d'être attirés vers lui.... Adieu, adieu, mon amie! Ah! du moins ſoyez heureuſe!

LETTRE LXXIII. Du Comte Félici, à Alvarès.

Vous vous étonnez que je me ſois ſoumis à ce que vous oſez appeller un caprice!

Comment une femme, dites-vous, a-t-elle le pouvoir d'enchaîner mes deſirs, & ſur-tout d'affliger mon cœur? Le trouble, l'agitation, les tourmens du mien, lorſque d'un mot je pourrois être obéi, vous ſurprennent, vous font douter, ſi c'eſt bien moi, dont l'orgueil s'abaiſſe juſqu'à dépendre, tandis que j'ai le droit de commander!

Je pardonne à votre zele ſes erreurs & ſes écarts; mais apprenez de moi que Stéphanie n'a rien de commun avec les autres femmes. Duſſé-je la punir, lorſqu'il en ſera tems, jamais je ne pourrai la confondre avec le reſte de ſon ſexe. Il m'eſt permis de l'accabler: l'outrage autoriſe la vengeance, non l'injuſtice; &, même en la déſeſpérant ſans ceſſe, je crains d'être forcé de l'admirer toujours. Cependant, loin de moi toute indigne foibleſſe! Je lui rendrai bien tous les tourmens auxquels me livre ſon averſion; & ce ne ſera point, Alvarès, en lui arrachant ce que ſon cœur me refuſe. Mes tranſports ne ſont plus que de la rage. Il me ſemble que je la hais, chaque fois que ſa vue les allume! ſa poſſeſſion ne me ſeroit qu'un bonheur honteux, empoiſonné;... je n'en veux point. J'en veux d'autant moins, que je la deſirois avec plus d'ardeur & plus d'avidité. Il eſt vrai, je ſavois ſon cœur prévenu; mais je ne le croyois point inflexible. Que ne trouvois-je point en elle? Seule, elle réunit tout, la beauté la plus rare, la naiſſance la plus illuſtre, eſprit, vertus, fortune enfin, puiſque les bontés de la Cour lui en tiennent lieu. Tout ſurpaſſoit mes eſpérances. Le ſort avoit ſervi mon entrepriſe; l'exécution en paroiſſoit impoſſible; j'avois vaincu les obſtacles, la réſiſtance même de ſon cœur.

Je devois eſpérer du moins qu'il étoit déterminé par la reconnoiſſance; &, voulant chaque jour m'acquérir de nouveaux droits à la ſienne, sûr de ſa vertu, j'aurois dédaigné le vain empire de Fernand, dont, au reſte, un long exil pouvoit me défaire.

Déja j'y travaillois; déja ... ce châtiment ſeroit trop doux aujourd'hui: c'eſt ſa mort que je veux. Mais le moment n'en eſt pas venu, ni même celui d'opprimer Stéphanie. Il faut auparavant qu'elle ſente toute l'horreur de perdre ce qu'elle aime. Vous vous trompez encore; ce n'eſt point l'amour qui me force à différer; c'eſt l'ambition. Toute l'Eſpagne a vu la conſidération dont jouit celle qui a oſé devenir mon épouſe.

Malgré ſon extrême jeuneſſe, elle a vu l'affection tendre que la Reine a pour elle. J'ai beſoin qu'elle ſeconde les projets que je forme: elle apprendra enſuite, ſi l'on me brave impunément. Ne me flattez point que ſon cœur puiſſe ceſſer d'être ingrat & rébelle.

Tout me confirme ce qu'elle m'a dit. Chaque jour ſa ſombre mélancolie m'irrite davantage... S'il ſe pouvoit ſeulement qu'elle daignât feindre! Elle ne m'a pas même laiſſé lareſſource d'une illuſion. Elle s'eſt fait connoître, & me connoîtra à ſon tour: mais, quelle que ſoit mon impatience, je ſaurai diſſimuler. Je ſerai prudent, & n'en ſerai que plus inexorable. Voici une lettre de Florizene: connoiſſez cette ame atroce.

Vous y verrez que ſa pénétration ſinguliere n'empéchera point qu'elle ne rempliſſe mon attente. Faites tenit à Eléonore un billet qu'elle lui écrit; ce ne peut être que pour l'accabler; je veux qu'elle le reçoive à l'inſtant. Je plains ſon ſort: mais elle ſait mes ſecrets; malgré mes précautions, elle peut les trahir. D'ailleurs, ſa vie eſt affreuſe; ſon intérêt & le mien ne ſont point de ménager ſes jours. De plus, je ſens que le déſeſpoir a fermé mon ame à la pitié. Je ſens que mon amour ſur-tout ne peut plus que devenir funeſte à celle qui en eſt l'objet. Elle ſeule pouvoit m'adoucir; c'eſt elle ſeule que je rendrai reſponſable de toutes mes fureurs.

De Florizene, à Félici.

Oui, Comte, plus vous m'aſſurez de votre attachement, plus je vous ſoupçonne, d'avoir déterminé, par des moyens indiſcrets (tels ſont toujours les vôtres), l'inſolente rupture de Ximenès. On m'auroit rendu ce qu'on me doit; on auroit feint, du moins des regrets, ou plutôt le Duc auroit perſiſté, ſans quelques noirceurs qui l'ont détourné de ſa réſolution. Il aime ſur-tout dans ſon fils, le ſeul héritier de ſon nom; mais on l'a vu toujours inflexible, même pour ſon propre cœur, lorſque ſes principes lui ont ſemblé compromis. De l'armée, il m'écrivoit ſans ceſſe, & ſans ceſſe il me raſſuroit contre mes inquiétudes qui lui étoient connues. A peine ſon fils a-t-il été hors de danger, qu'il m'a renouvellé ſa parole que ce fils ſeroit mon époux. Depuis ſon retour, il a affecté de ne voir que la Marquiſe, & de ne lui dire froidement que les choſes d'uſage, dont il ne pouvoit ſe diſpenſer. Quant à moi, non-ſeulement il m'évite; mais je crois démêler, dans ſes regards, une ſorte d'indignation. Un changement ſi inattendu, un tel manque d'égards ont une ſource. Vous, cependant, vous avez pu penſer qu'une rupture outrageante & prompte ſouleveroit le public contre Stéphanie, qu'elle lui ſeroit attribuée, ſur-tout par moi; que j'éclaterois en reproches, que ma mere joueroit la douleur, Milord Roſemont, l'attendriſſement; que ſa fille ne pouvant réparer le mal dont elle ſe ſentiroit la cauſe, voulant toutefois échapper aux imputations les plus déshonorantes, & toutes fondées peut-être, que ſa fille alors ſe donneroit à vous. Si tel a été votre calcul, l'événement l'a juſtifié. J'avoue que mes yeux n'atteignoient point juſques-là. Si mes intérêts m'avoient ſemblé moins unis aux vôtres, il m'étoit facile de faire veiller à vos démarches; & alors vous n'auriez point tenté de me nuire, ſans que je vous euſſe prévenu. Quoi qu'il en ſoit, les lettres qui dépoſent contre vous, & dont je vous ai déja dit que j'étois gardienne, ſont toujours entre mes mains; & je ne cherche point à éclaircir mes doutes: .... mais, ſi les pitoyables ſcrupules de votre mauſſade Eléonore l'avoient portée à donner des avis, ou à Fernand ou à ſon peré, quel autre que vous eût fait parvenir ſa lettre? .... Toutes celles qu'il reçoit, toutes celles qu'elle écrit, vous avez ſu vous en rendre le maître; & ſi je m'arrêtois à cette penſée! .... Je l'éloigne. Nous pouvons encore être néceſſaires l'un à l'autre. Déja vous m'avez vengée de Stéphanie: ellé vous appartient, & paroît avoir la plus forte averſion pour vous. D'ailleurs, en ſuppoſant que Ximenès ne cherchât point à réparer mon offenſe par ſon retour; reſtant libre, il doit vous faire plus d'ombrage. Qui peut mieux que vous le perdre dans l'eſprit du Roi & d'Iſabelle, leur rendre ſuſpecte l'ivreſſe qu'il excite, leur faire remarquer que la nation l'adore plus que ſes Souverains, qu'on ne célebre que ſes victoires, & en un mot.... Mais, loin de vous donner des conſeils, rendre juſtice à votre ſupériorité dans ce genre, eſt ce que je vous dois. Croyez de plus, croyez que nous aurions tort, quels que ſoient nos ſentimens, & notre pénétration réciproque, de nous déſunir jamais. Adieu, Monſieur le Comte.

P. S. Sûre qu'Eléonore ne reçoit que les lettres qu'il vous plaît, en voici une encore que je vous adreſſe pour elle. On dit que les événemens du monde ne lui parviennent point dans ſa retraite: j'ai cru devoir lui apprendre que Stéphanie, qu'elle deſiroit peut-être de voir unie à Fernand, eſt devenue votre épouſe. Je m'empreſſe de la féliciter.

LETTRE LXXIV. De la Comteſſe Félici, à Miſs Clarence.

Qu'avez-vous fait? ... O Clarence, quel cœur vous avez déchiré! ... Eſt-ce bien vous qui avez pu, en détruiſant les illuſions de la mere la plus tendre, la faire devenir la plus malheureuſe de toutes?

Eſpériez-vous donc me ſouſtraire à mon ſort, moi qu'il pourſuit dès ma naiſſance, moi dont les yeux ne ſont ouverts que pour répandre des larmes, moi qui n'ai compté mes jours que par le nombre de mes infortunes! Heureuſe au moins de ce qu'elles ſont à leur comble! Puiſqu'il faut attendre, ſans la devancer, l'heure preſcrite, oui, l'excès de mes maux me fait eſpérer que leur terme approche: mais, falloit-il chercher à l'éloigner, aux dépens de celle qui m'a voulu ſacrifier, je ne dis pas ſeulement une deſtinée brillante, les honneurs, l'eſpoir fondé d'un amour trop long-tems malheureux?... Sa vie, vous le ſavez, ſa vie fut offerte pour racheter la mienne! elle renonçoit à tout, elle s'accuſoit, elle demandoit à mourir pour Stéphanie & pour Roſemont; & tous deux ont rempli d'amertume tous ſes inſtans; & ſon amour pour l'un, ſon amitié pour l'autre, n'ont point ceſſé de lui coûter des combats, des alarmes, des remords & des pleurs. A peine les a-t-elle connus, qu'elle eſt devenue, s'il ſe peut, preſque auſſi à plaindre qu'ils le ſont eux-mêmes. Vertueuſe, elle trouvoit dans ſes devoirs, des jouiſſances pures. Une image adorée (ô mon pere, vous ignorez encore que c'eſt la vôtre), l'enleva pour jamais au repos: ſon extrême tendreſſe pour ſa fille, l'eſpérance de la voir mériter de plus en plus les ſoins qu'elle lui prodiguoit, ... enfin, l'hymen le plus deſiré, tout ſembloit ſe réunir pour charmer ſes peines: Stéphanie, cette infortunée, ſans laquelle peut-être Florizene ſeroit encore vertueuſe, traitée par cette femme adorable, comme ſi elle avoit eu le bonheur de l'avoir pour mere, Stéphanie (vous ſavez grand Dieu! ſi elle fut coupable) n'a trouvé dans ſon ſein unrefuge, que pour le percer des plus ſenſibles coups... l'amour le plus fatal, le plus tendre, ... hélas! le plus réciproque...

Que dis -je? ô Ciel! mon cœur doit renfermer à jamais.... malheureuſe, je l'ai promis ... quoi! même avec vous, un mot échappé ſeroit un crime?... Ah!

Clarence, les pleurs dont ma lettre eſt trempée, vous le diront malgré moi... Je me ſens plus accablée, plus abattue que jamais... mon trouble, mes remords peut-être,... mon déſordre m'épouvante! mon ame ſe déchire... mes larmes, les ſoupirs qui m'oppreſſent, mes ſanglots m'interrompent....Chere & tendre amie, hélas! en m'immolant à la bienfaitrice la plus aimée, je n'ai donc rien fait pour ſon bonheur. Hier, nous étions ſeules; je cherchois à lui cacher ma triſteſſe. Elle attachoit ſur moi des yeux inquiets, attendris; l'affliction y étoit peinte. M. de Félici avoit ſuivi le Roi, dans un de ſes voyages: on vient m'apprendre ſon arrivée plus prochaine que je ne l'avois cru.... A ce nom redouté, à ce retour plus craint encore, je pâlis, je friſſonne; un tremblement affreux me ſaiſit, une horreur involontaire s'empare de mes ſens, mes genoux fléchiſſent... La Marquiſe s'en apperçoit, jette le cri le plus douloureux, me ſerre dans ſes bras, me preſſe contre ſon ſein: Ma chere Stéphanie, me dit-elle, ah! du moins ceſſez devant moi, de contraindre vos larmes; ſouffrez que les miennes s'y confondent. Autant que vous êtes généreuſe, je fus coupable: je connois vos tourmens, je les partage; je ſais tout. J'étois interdite: elle me fait part de pluſieurs articles de votre lettre; ah! trop imprudente amie! ... Elle étoit prête à prononcer le nom le plus cher;... prenant pitié de mon trouble, elle l'a épargné à mon cœur ... puiſſe du moins le ſien n'être pas bientôt plus déſabuſé encore, ſur le compte d'une fille, qu'en gémiſſant de ſes torts, elle aime toujours! Non; vous n'imaginez point ce qu'a occaſionné, entre Madame & Mademoiſelle de Céléria, ſi différentes l'une de l'autre, votre avertiſſement & la lumiere affreuſe que vous avez portée dans l'ame le moins ſuſceptible de ſoupçons & de méfiance: ce qui la déſeſpere le plus, c'eſt que ſa fille n'a marqué ni trouble, ni confuſion, mais ſeulement de la ſurpriſe & de la fureur contre Roſenne; lorſqu'elle a vu ſa lettre dans les mains de la Marquiſe. Elle a froidement écouté ſes repréſentations; elle n'a point paru touchée de ſa douleur, & n'a montré que de l'humeur, de ſes reproches. Perſuadée que ſa mere ne pouvoit tenir cette preuve de ſes ſentimens, que de celui à qui elle n'a pas craint de les avouer, s'eſt-il flatté, a-t-elle dit, que la fantaiſie de recevoir quelques lettres d'un homme, que d'ailleurs, je ne ſouhaitois, ni ne comptois revoir, pût amener la plus riche héritiere de la Cour a vouloir pour époux, un cadet de ſa maiſon, dépourvu de fortune, & que je ſaurois accabler de dédains, s'il oſoit élever ſes vues juſqu'à moi? Vous jugerez de tout ce qu'a dû éprouver, de tout ce qu'étoit faite pour répondre alors la perſonne du monde que ce diſcours a dû indigner davantage! Je me ſens d'autant moins la force de vous faire ce récit accablant pour mon cœur, que le vôtre ſe feroit trop de reproches, ſi vous ſaviez juſqu'où a été portée cette ſcene, & combien elle a dû être douloureuſe à la plus intéreſſante des femmes! Ah! ſi, dans mon trouble, je vous en ai trop dit, du moins ne lui laiſſez jamais entrevoir d'horribles vérités, qui la jetteroient dans le déſeſpoir. Par égard pour elle & pour votre malheureuſe amie, laiſſez-la ſe flatter encore! Il n'y a pas long-tems, s'écrioit-elle, en fondant en larmes, que je jouiſſois du bonheur de me croire deux filles: la honte de l'une, & le malheur de l'autre, feront celui du reſte de ma vie. O Stéphanie! a-t-elle ajouté, après avoir cauſé votre perte, mérité-je encore que vous acceptiez de moi ce titre funeſte & cher que vous donna mon cœur? Mais, hélas! pourriez-vous auſſi abandonner une mere qui, peut-être, n'a plus que vous? Oui, oui, ſoyezla, me ſuis-je écriée, ſoyez-la toujours!

Eh! que ne l'eſt-elle en effet? Je vous ai dit, je crois, ou j'ai dû vous dire que je loge avec mon pere; il n'étoit pas convenable qu'il demeurât, ſans moi, chez la Marquiſe. Son arrivée nous rendit quelques forces, celle au moins de lui cacher des tourmens qui le rendroient trop malheureux. Combien elle eſt vengée des jours où il ne la voyoit qu'avec indifférence! Il n'a achevé de m'ouvrir ſon ame, il ne m'a montré l'excès de ſon amour pour elle, que depuis que mon ſort eſt fixé: tant qu'il a craint que je ne me ſacrifiaſſe à lui, (eh! que n'a-t-il point fait pour l'empêcher?) il cherchoit à tromper mon cœur, ſur ce que coûteroit au ſien cette ſéparation: la lui épargner, étoit mon devoir; &, même en expirant de mes maux, je m'applaudirois de mon courage. Le Marquis de Cadix eſt ſon rival. Depuis long-tems, il brûle, en ſecret, pour Madame de Céléria, & n'oſe pas ſe déclarer plus que Milord. Faſſe le Ciel, qu'inceſſamment unis l'un à l'autre, une chaîne de félicités ſe forme pour eux; & que, dans le même inſtant, la mort briſe la mienne! .... Je n'attends, je ne ſouhaite, je ne peux plus enviſager, avec joie, que le moment où mon cœur, rendu-à ce qu'il adore, jouira, ſans être coupable, de ſon dernier ſoupir.... Hélas! je ſuis pénétrée de votre douleur; &, malgré les reproches que je vous ai faits, les motifs de votre lettre me ſont chers. Quoi! mon amie, vous renonciez, pour moi, à un amant qui vous mérite! Ah! c'eſt trop peu que ma reconnoiſſance. Madame de Céléria deſire que vous ſachiez, qu'ayant voulu qu'il lui avouât s'il avoit donné lieu à la lettre déſolante que lui a écrite ſa fille, la confidence de ſon éternelle adoration pour vous, a été ſa ſeule réponſe.On dit, hélas! que, de jour en jour, l'infortunée Eléonore tombe dans le dépériſſement le plus inquiétant pour ſes jours.

Son ſort & ſon état déplorable peſent ſur mon ame. Toutes mes tentatives pour la voir, ont été ſans ſuccès: quoique Félici ne me le diſe point, elles ont paru lui déplaire.

Malgré ſa contrainte continuelle, j'ai beſoin, lorſque mes yeux oſent s'arrêter ſur lui, d'appeller intérieurement à mon ſecours le Ciel qui lit dans mon cœur.....

Hélas! il ſemble toujours fixer une coupable; & lorſqu'il paroît prêt à s'adoucir, je frémis encore plus. Je n'ai pas cependant la crainte d'être la victime de ſes tranſports; je ne me ſuis livrée qu'à ſon reſſentiment. Si je n'avois pas ſenti en moi la force, l'énergie, le courage néceſſaire pour le ſoumettre à mes vœux, des moyens plus sûrs encore m'auroient fait échapper au déſeſpoir d'être infidelle à un amour,... ô Dieu! qui ne m'eſt plus permis, mais qui ne peut s'anéantir qu'avec mon être...

Clarence, chere Clarence? qu'ai-je dit? il faut, hélas! il faut vous quitter... Adieu.

LETTRE LXXV. De Miſs Clarence, à la Comteſſe Félici.

Stéphanie, ma chere Stéphanie.!... en vous donnant ce nom, je cherche en vain à tromper mon déſeſpoir; il eſt, il doit être à ſon comble: juſqu'aux reproches de mon cœur, ſont affreux..... O Dieu! combien je ſuis coupable! mais, ce n'eſt point envers Madame de Céléria, ce n'eſt point de l'avoir éclairée: je l'ai dû; je devois plus encore. C'étoit à moi, pour empêcher de s'accomplir un ſacrifice horrible, de voler à votre ſecours, de vous préſerver de votre propre vertu, de ne me rendre ni aux ordres, ni aux prieres; de ne voir que vos périls, de ne ſentir que vos maux, de n'obéir qu'à mon cœur; d'oſer, en un mot, tout quitter, tout enfreindre, tout abandonner, oui, tout.... que dis-je? abandonner un pere, ... un pere affligé, ſouffrant! .... Vous euſſiez repouſſé votre amie; & elle-même vous auroit approuvée..... Mais, je pouvois, du moins, en confiant à Milord Clarence vos dangers, votre amour & vos ſecrets, le forcer à vouloir mon départ. Quel vain ſcrupule, quelle odieuſe délicateſſe m'a retenue? Eh! qu'étoit-ce que l'appréhenſion de trahir votre confiance, auprès de la crainte horrible de gémir à jamais de votre infortune? Ah! ce n'eſt pas ſeulement par le ſort que vous fûtes accablée. Hélas! Madame de Céléria, Milord Roſemont, moi enfin, Fernand lui-même; tous, en vous adorant, tous, nous vous avons précipitée dans l'abîme: vous y ſuivre eſt juſte.

Votre malheur m'accable; il me révolte.

Le partager, m'en pénétrer, m'en nourrir, eſt mon unique conſolation. J'aime, j'eſtime, & même j'excuſe Madame de Céléria; je ne puis plaindre que vous .... Seule, vous avez fait votre devoir. N'épargnez point ma ſenſibilité: croyez-moi digne d'être plus malheureuſe encore, s'il eſt poſſible, par mes regrets, que par vos tourmens. O ma chere Stéphanie, ceſſez, ſur-tout, de craindre, en m'ouvrant votre ame entiere, que vous puiſſiez être criminelle. Vous n'aurez jamais de ſentimens, qui ne ſoient des vertus; vous êtes peut-être la ſeule femme à qui il ne ſoit plus permis de ſe méfier de la ſienne: cependant, toujours injuſte pour vous-même, ſi vous imaginiez avoir beſoin d'un appui, n'ai-je pas mérité, ô trop cruelle amie, que vous le cherchiez dans mon cœur? Enfin, n'appréhendez point d'y trouver un adouciſſement à vos peines: vous voudriez qu'il fût en votre pouvoir de les accroître.... Eh bien! barbare, eh bien, raſſurez-vous. Je le ſens trop; mon amitié ſe flatteroit vainement de rendre vos larmes moins ameres; mais, quand je meurs de votre état, daignez, du moins, les confondre avec les miennes: pourquoi me ravir les épanchemens de votre ame? ... Si vous attendiez de cet effort un heureux changement dans votre cœur, quoi qu'il en pût coûter à vous & à moi, vous me verriez, pour vous rendre au repos, me priver, s'il le falloit, ..... me priver, hélas! de nos entretiens. Mais, je connois votre courage: lorſqu'il n'a pu vaincre votre amour, rien ne pourra l'affoiblir: dès que vous m'en fîtes l'aveu, j'en fus certaine; je n'eus que l'effroi de votre malheur; je n'en eus point pour votre gloire. Elle m'eſt chere; je ſoutiendrois bien moins encore que vos larmes, ce qui pourroit la compromettre. Je ſens qu'elle vous condamne à renfermer à jamais vos ſecrets ſentimens; mais devois-je m'attendre à être enveloppée dans cette loi générale?

Stéphanie, Stéphanie, je ne ſuis donc pas une autre vous-même? Ah! n'ayez que ce remord! Vous fûtes tendre, ſublime, héroïque envers un pere & une bienfaitrice; ſoyez encore généreuſe pour une amie! A quoi ſert de vous impoſer avec elle une contrainte inutile? Nuls des mouvemens de votre cœur ne peuvent échapper au mien; &, n'en doutez point, vous vous tromperiez vous-même plus aiſément que moi. Oui, j'ai frémi des aveux que vous avez faits à votre époux;.... cependant, après avoir enchaîné, par votre vertu, l'emportement même de ſon amour, quand il ne peut ſe défendre de vous admirer; quand un pere, & Madame de Céléria, & Clarence, ſi vous ne daignez pas vivre pour eux, jurent de mourir avec vous; lorſque Ximenès, en un mot, ne ſoutient le poids de ſes jours, que par le funeſte plaiſir de vous adorer, quoique ſans eſpérance: au lieu de trouver, dans ces réflexions, des douceurs qui n'offenſeroient point l'amour, & qui conſoleroient l'amitié, deviendrez-vous impitoyable pour tous les deux, vous, Stéphanie, vous, qui en avez déployé l'héroïſme plus qu'il ne le fut jamais! Mais, mon ſort eſt tellement attaché au vôtre, que vous conjurer même de vivre, deviendroit peut-être, de ma part, une foibleſſe. Que ne m'a point dit de vous le Duc de Médina? Il s'eſt fait préſenter à Milord Clarence, pendant le très-petit ſéjour qu'il a fait à Londres. Je l'ai vu très-ſouvent: hélas! je regretterai toujours.... Perſonne, du moins, n'eſt plus digne que lui de vous apprécier. Vous jugez (accablée, comme je le ſuis, de votre ſituation, mon cœur n'y ajoutât-il aucun autre obſtacle) vous jugez, dis-je, ſi je pourrois ſonger à un engagement. Vainement mon pere m'a déclaré, qu'il me deſtinoit à Milord Sérimours, l'un des plus riches Pairs de la Grande-Bretagne, le moins jeune & le plus intéreſſé. Ce mariage s'arrangea entre Milord Clarence & lui, avant la perte de mon procès. Le projet en fut formé, ſans qu'on m'en eût fait part: en l'apprenant, je n'ai répondu que par mon ſilence. J'attends, pour m'expliquer, l'arrivée prochaine de Sérimours. Bientôt mon pere ne doutera point de mes intentions; & je ne differe à l'en aſſurer, que par des motifs que je crois fort ſages. Aujourd hui, l'hymen même le plus cher n'auroit pour moi que de l'amertume. Je ne puis plus reſſentir que vos maux. Tous les ſupplices de votre ſituation, je les éprouve; & même, quelques perſécutions que j'endure, ce ne ſont que vos larmes qui font couler les miennes.

Eh bien, oſerez-vous encore n'avoir pas le beſoin de les répandre dans le ſein de la plus tendre amie? Accordez-les, du moins, à ſon cœur. O ma Stéphanie, ma chere Stéphanie, quoi! vous craindriez de me voir! Ah! cruelle! ... Non, il n'eſt pas poſſible; non, je n'aurai pas cette douleur de plus! ... Adieu!... adieu, mon amie, ma tendre amie!

Billet de Clarence, à la Comteſſe Félici.

Bintot, ma chere Stéphanie, bientôt je cauſerai plus long-tems avec vous.....

Enfin, Milord Sérimours, ainſi que je m'y étois attendu, a cherché des prétextes pour rompre: la perte de mon procès a été funeſte à ſon amour prétendu. Décidée à ne jamais être la compagne de ſon avarice, j'aimois mieux cependant que ce fût lui lui qui obligeât mon pere à le prier de reprendre ſa parole: il l'a fait, avec beaucoup de hauteur. J'ai vu qu'il avoit quelque confuſion d'avoir voulu, ſi mal à propos, me contraindre: j'ai profité de ce moment, pour lui apprendre la réſolution que j'ai priſe, de ne m'engager jamais. Je ne voulois qu'une occaſion de le rendre favorable à ce deſſein; & il l'a combattu, ſans humeur, quoiqu'il eſpere m'en faire changer.

C'eſt à vous ſeule, ô mon amie, que je me dévoue.

Des ſoins indiſpenſables, des affaires (&, dans peu, vous ſaurez leſquelles) m'arrachent à la douceur de vous entretenir....

Soyez tranquille: je ne dévoilerai point l'abominable Florizene, ce monſtre qui jouit sûrement de notre malheur.... Mais, ſans vous & ſans ſa mere... Non, non; rien n'approche de mon horreur pour elle, que ma tendreſſe pour vous... Chere & ſenſible amie.... hélas! quand me ſera-t-il permis de voler dans votre ſein?

LETTRE LXXVI. De la Comteſſe Félici, à Miſs Clarence. A deux heures après minuit.

Oma chere Clarence! ne vous reprochez rien. Que n'avez-vous point fait pour moi, puiſque vous m'aimez? N'accuſons que le ſort: ne vous plaignez point de mon cœur! N'eſt- ce pas toujours, dans votre ſein, que je me refugie? Et même, hélas! euſſé-je le malheur de n'y pouvoir plus trouver de conſolations, .... ce ne ſeroit point le crime de l'amitié .... jamais cette amitié ne fut plus tendre; jamais je ne ſentis mieux le prix de la vôtre: mais, mon affreux deſtin, dont le fardeau, chaque jour, s'appeſantit; les horreurs qui m'environnent, les maux que j'ai cauſés, ceux que je ſouffre, le ſpectacle déchirant dont je viens d'être témoin, tout doit me rendre inſupportable la durée de mes triſtes jours...

O Dieu! des accens lugubres ſemblent ſe joindre à mes ſanglots! Infortunée Eléonore, ce n'eſt donc plus, qu'au fond de mon cœur, que retentira votre voix plaintive & mourante! ... Le calme qui regne, à l'heure où je vous écris, le repos de la nature, dont je ſuis ſi loin, le ſilence & les ténebres ajoutent à mes terreurs! je frémis; je me ſens glacée d'épouvante Quel eſt donc l'effroi qui vient me ſaiſir?...

Un voile funebre me ſemble étendu ſur tous les objets qui me ſont chers.... O mon Dieu! qu'il ne tombe que ſur moi; prenez ſoin des jours de Fernand! ... Et vous, ma Clarence, vous, ma tendre amie, ſoit que le Ciel prolonge ou termine mes maux, ſi vous m'aimez, conſervez-vous! ... Trop ſenſible Eléonore, oui, je vous regrette; mais je dois ceſſer de vous plaindre. Déja l'éternité a commencé pour elle; déjà ſes peines, ſes remords, ſa jeuneſſe, ſes graces, ſon amour même, tout eſt anéanti: le Ciel n'a pas daigné la rendre à mes vœux; il a exaucé les ſiens ..... J'ai reçu ſon dernier ſoupir; c'eſt dans mes bras.... Souffrez ce détail cruel! Vous vites combien ſon état malheureux, ſon repentir & ſa douleur me l'avoient rendue intéreſſante! Jamais il n'y eut de retour à la vertu, plus vrai, plus courageux, & plus touchant. Mon eſtime lui étoit due; mes ſoins la lui auroient prouvée. J'eſpérois même qu'ils parviendroient à adoucir ſes chagrins. Elle n'a voulu me voir, qu'à l'inſtant où je ne pouvois plus que la pleurer..... Son amour auroit-il donc preſque égalé le mien? ....

Non, non; il n'eſt pas poſſible: mais elle me ſurpaſſoit en généroſité.... Sûre qu'elle alloit paroitre devant ſon Dieu, prête à répondre à ſon Juge, elle l'invoquoit pour moi, plus encore que pour elle.... Ses bras défaillans s'ouvroient à ſa rivale, qu'elle baignoit de ſes pleurs; .... elle adoroit même, dans cette rivale malheureuſe, ... elle idolatroit encore celui..... Ah! tant d'amour ne peut être inſpiré que par un ſeul mortel!..... Eléonore, Eléonore, ô vous, à qui j'ai coûté des peines ſi cruelles, hélas! & peut-être la vie, que n'avez-vous été aimée de Fernand? Je ſerois, à votre place; je ſerois morte déſeſpérée: ... mais je n'aurois point la douleur de me reprocher votre perte. Vous méritiez d'être heureuſe, & plus que moi, ſans doute, puiſque le Ciel a daigné vous rappeller à lui: ... moi je reſte! Il me condamne au tourment de vivre, d'affliger tout ce que j'aime; & telle eſt la rigueur de mon ſort, qu'une rivale n'en a pu ſoutenir l'aſpect affreux! J'ai trop vu ſes appréhenſions généreuſes. Quoiqu'elle s'efforçât de ne me montrer que ſon repentir, l'impreſſion que lui a faite mon mariage, ſemble lui avoir porté le coup mortel.

Inquiete & affligée de ſon état, je venois d'en envoyer ſavoir quelques détails. On vient m'annoncer qu'elle me demande, & que je n'ai plus une minute à perdre, ſi je veux la revoir. Troublée, ſaiſie, hors de moi, précipitamment je me fais conduire au monaſtere, où elle n'étoit encore que poſtulante. Dès que je m'y préſentai, les portes me furent ouvertes. Tout paroiſſoit dans la conſternation; le ſilence n'étoit interrompu que par des larmes: Eléonore y étoit adorée. Auſſi-tôt la Supérieure m'introduiſit dans la cellule où l'infortunée reſpiroit à peine. En entrant dans ce lieu impoſant, douloureux & terrible, un tremblement affreux s'empare de moi: je veux raſſembler mes forces; des ſanglots m'échappent. Je ſuccombe, en approchant d'elle, en la voyant déja éteinte, ſans couleur & ſans voix; ... cette image cruelle eſt toujours devant mes yeux: je ne pus que la ſerrer dans mes bras, & l'arroſer de mes larmes. Elle jetta ſur moi des regards, où la mort & l'attendriſſement ſe peignoient à la fois. Eléonore, m'écriai-je! enfin, vous n'avez donc voulu m'accepter pour amie, qu'au jour horrible!... Mais j'attends tout du Ciel; il peut encore vous rendre à nos vœux ...... Elle me prend la main avec émotion, l'approche de ſa bouche déja froide. Je tombe à genoux, près de ce lit funebre; j'y demeure immobile: nos pleurs ſe confondent. Un moment, elle paroît ſe ranimer: Madame, me dit-elle, votre généroſité vous trompe; c'eſt, de mes crimes, qu'il faut gémir, & non de mon trépas. En me puniſſant, le Ciel fut juſte; mais il n'eſt point inexorable, puiſqu'il abrege le cours de mes maux. Je vais ne l'implorer que pour vous, & pour un objet trop cher.... Mon cœur ne pouvoit ceſſer d'être criminel, qu'en expirant. Ne ſouhaitez point que je vive; mon heure eſt venue. Je ne mérite point vos regrets: daignez ſeulement me dire que vous me pardonnez!.. Ah! je ſuis la plus coupable, furent les ſeuls mots que je pus lui répondre. Vous, coupable, reprit-elle!

Puis ſoulevant ſes regards vers la Supérieure, qui ne nous avoit point quittées, & une jeune Religieuſe qui étoit auprès d'elle (toutes deux fondoient en larmes), après les avoir fait approcher, après leur avoir fait promettre que tout le couvent ſeroit inſtruit de ce qu'elle alloit leur apprendre, cette infortunée s'accuſa ſeule e ce qu'elle appelloit ſes forfaits envers moi, & de ſes motifs, & de ſon amour, que ſes remords (ajouta-t-elle), ſans la honte d'un tel aveu, n'auroient pas ſuffi pour expier.

Après cet effort, elle eut une foibleſſe.

J'étois reſtée toujours la téte appuyée ſur ſon lit, ſes deux mains dans les miennes: on fit des efforts inutiles pour m'en arracher; elle s'en apperçut. O ſublime Stéphanie! me dit-elle, d'une voix qui s'effoibliſſoit à chaque inſtant, combien vous méritiez un autre ſort! .... A quel horrible ſacrifice vous a contrainte votre vertu? .... J'eſpérois avoir détoumé es mauz où je n'ai eu que trop de part.....

Pouvois-je y ſurvivre? Puiſſiez-vous, du moins, éviter des pieges funeſtes, & en garantir un héros!... Mon cœur encore .... ô mon Dieu! A ces mots, elle retombe, me preſſe, pouſſe un proſond ſoupir....

Lorſqu'on m'eut rappellée à moi, elle n'étoit plus; ... elle n'étoit plus, & je vis!...

Mais, ô ma chere Clarence! un Dieu n'eſt point implacable: c'eſt du ſéjour céleſte, que la voix d'Eléonore m'appelle! .... Hélas! brûlant des mêmes feux, victime du même amour, je n'ai plus qu'à ſouhaiter de la rejoindre. Ah! pardon, ma Clarence! me ſéparer de vous, m'en ſéparer pour toujours, me ſeroit douloureux. Je ne ſuis ni fille, ni amie, ... ni amante ſans tendreſſe: croyez que je le prouve, en reſpirant encore! Ce n'eſt plus que pour des objets qui me ſont ſacrés, que je ſupporte l'exiſtence.

Mais, comment ne ſuccomberois-je pas au déſeſpoir d'une vie miſérable, & qui ne peut plus ceſſer de l'être? .... O paſſion fatale, ſans laquelle une des plus charmantes perſonnes, que la Caſtille ait vu naître, en ſeroit encore l'ornement, ſupplice adoré des cœurs ſenſibles, offrez du moins à Fernand des conſolations, dont je ſuis moins ſuſceptible que jamais! Je ſens mes tourmens s'accroître. Ce fut mon malheur, qu'Eléonore s'attribuoit, qui acheva de précipiter ſa jeuneſſe dans la tombe: cette penſée m'eſt inſupportable.

Mon cœur eſt livré au déſordre le plus affreux. Jamais l'image de Fernand ne fut, pour moi, ſi redoutable qu'en ce jour ....

Aurois-je penſé qu'elle pût me devenir encore plus chere? ... Que ſert, en effet, de ne pas le nommer, lorſque chaque mot de ma lettre exprime la contrainte de mon cœur, & ſon éternelle préoccupation pour celui qui en eſt le maître, à jamais? En me rendant aux prieres d'une amie, quand tous mes ſecrets lui appartiennent, offenſé-je mon époux? ... Ne lui ai-je pas montré l'excès de mon amour, plus encore, s'il ſe peut, qu'à vous-même?

Enfin, je me ſuis conſultée: arrivât-il, dans cet inſtant, s'il deſiroit de voir ce que je vous écris, je n'héſiterois pas à le remettre dans ſes mains.... Non, ſans doute, non; & plus je lui verrois former, contre moi, des projets ſiniſtres, moins il me verroit trembler.... Ah! quelquefois ſes regards furieux, quoiqu'il les contraigne, font naître en moi l'eſpoir, .... le ſeul eſpoir qui me reſte.... Lorſqu'il a appris que la malheureuſe Eléonore avoit expiré dans mes bras, j'ai cru lui voir des alarmes, & même du mécontentement. Il étoit déja plus morne, &, s'il ſe peut, plus terrible, depuis que je m'étois refuſée à des démarches qu'il exigeoit de moi, auprès de la Reine. Je le devois; mais ceci eſt ſon ſecret, & non le mien. Depuis ce refus, dis-je, il s'abandonne davantage à ſon caractere, excepté, j'en rends grace au Ciel, excépté en la préſence de mon pere; & puiſſe-t-il n'être point déſabuſé! ... Mais, hélas! que devient Fernand? Il plaindra Eléonore, tandis qu'il m'accuſe; bientôt il apprendra qu'elle eſt morte pour lui.

Moi, je languirai dans le déſeſpoir, ſans qu'il le ſache; j'expirerai loin de ſes yeux,... oubliée peut-être! O Clarence, Clarence!

vous avez exigé que je fuſſe cruelle, que je vous peigniſſe mes plus ſecrettes impreſſions.... Eh bien! ſachez que mon amour & ma douleur ne ſont plus qu'un délire coupable: ... au trouble de mon cœur, ſe joint celui de mes idées ..... Vous aimez ma ma gloire; & ce n'eſt pas aſſez de mes actions, ſi mes vœux la trahiſſent.... Souhaitez, ſouhaitez donc mon anéantiſſement!

Adieu, mon amie; hélas! adieu: évitez mes tourmens; n'acceptez jamais un époux que vous ne puiſſiez aimer! qu'au moins je vous ſerve d'exemple; & frémiſſez enfin des affreuſes confidences que vous m'avez arrachées.

LETTRE LXXVII. Du Chevalier De Rosenne, à Madame de Norsey.

Ma ſœur, mon aimable amie, combien il faut que je vous aime, pour vous pardonner la gaieté déſeſpérante, avec laquelle vous me répondez, lorſque je vous peins les tourmens de mon amour! Heureuſement, ce ton que j'ai en horreur, n'eſt que celui de votre eſprit. Votre ame eſt ſenſible, généreuſe; elle mérite tous les éloges: eſt-ce à moi d'en douter? Mais que ne vous dois-je pas, ſur-tout lorſque vous partagez les chagrins de l'objet charmant de mon culte, & les rigueurs du ſort de la belle Stéphanie, & le déſeſpoir du héros dont elle eſt idolâtrée? Ah! ma ſœur, ſi vous pouviez vous repréſenter l'état horrible (au point d'être quelquefois inconcevable pour moi-même) de cet amant malheureux; oui, s'il s'offroit à vos yeux, ce jeune conquérant, que la nature ſembla ſe plaire à former, qu'elle combla de ſes dons les plus rares; ſi, comme moi, vous le voyez méconnoiſſable, abattu, chaque jour plus différent de lui-même; tantôt livré aux emportemens convulſifs de la douleur, tantôt morne, égaré, preſque ſtupide à force d'accablement, ne paroiſſant revenir à lui, que pour former, en ſecret, des projets affreux contre lui-même, n'étant retenu que par nos larmes, & ſur-tout par le nom ſacré de Stéphanie; oui, encore une fois, oui, vous-même, témoin de ce qu'il ſouffre, vous euſſiez été loin de me déſapprouver d'avoir oſé rendre une lueur d'eſpoir à ſon amour. Son infortune eût arraché à votre rigueur, au moins quelque conſolation. Hé! ma ſœur! raſſurez-vous. La gloire de Stéphanie n'eſt point compromiſe. Ma prudence l'a ménagée plus que vous ne pouvez le croire.

Je n'ai point donné mes doutes pour des certitudes: Fernand, d'ailleurs, aime trop, & eſt trop malheureux, pour ſe flatter.

Hélas! en haſardant quelques-unes de mes conjectures, j'ai ſeulement ſoutenu ſa vie, cette vie ſi précieuſe, ſi chere, & dont le ſouffle étoit prêt à s'exhaler. Mais, toujours généreux, malgré les maux qui l'agitent, il reſſent mes chagrins; il en paroît attendri. Quelle ame, à la fois, douce, forte & ſenſible! Dom Almanza, cet homme reſpectable, qui chérit également l'inhumaine Clarence, & le malheureux Fernand, & l'infortunée Comteſſe; ce vertueux Caſtillan, & Dom Lope, l'ami le plus vrai, le plus courageux, le plus tendre, ne s'intéreſſent pas moins que Ximenès à mon amour. Nous ne parlons que de l'adorable Clarence, & des objets de ſes affections. Devant l'amant de Stéphanie, on n'oſe prononcer le nom fatal, qui eſt devenu le ſien: une ſeule fois, il m'eſt échappé, en ſa préſence. De qui me parlez-vous, me demanda-t-il, hors de lui?

D'une barbare, que je dois, que je veux oublier! ... Stéphanie, ajouta-t-il, divine Stéphanie, objet toujours adoré, ah! pardon, pardon!...

On lui cache la mélancolie profonde où elle eſt plongée: ſon époux, qu'il regarde comme le plus vil des hommes, lui inſpire une fureur jalouſe, que rien ne peut calmer.... Ah! ma ſœur, combien il eſt à plaindre! Mais, Dom Lope, Dom Lope, accablé des peines d'un ami, s'oubliant lui-même; Dom Lope aime, il adore peut-être Stéphanie. Je crois avoir pénétré ce ſecret, quoiqu'il le renferme; & ... Quelqu'un vient; on m'interrompt; c'eſt lui, accompagné de Dom Almanza. Auroient-ils déterminé Fernand au voyage dont nous lui avions preſque arraché la promeſſe? ... Ils paroiſſent conſternés: ah! Ciel! Miſs Clarence ſeroit-elle malade?...

Je ne ſais où j'en ſuis. Ximenès a diſparu, avec un ſeul valet de chambre. On ne l'a point trouvé, à l'heure où il avoit donné ordre qu'on entrât chez lui: concevez notre inquiétude. Eh quoi! fuir ceux dont il eſt aimé; les abandonner à des alarmes mortelles! Que veut-il? quel eſt ſon deſſein? que lui avons-nous fait, pour nous traiter ſi cruellement? Dom Almanza eſt ſaiſi d'effroi; Dom Lope, déſeſpéré, & moi! Ah! ma ſœur! ... Adieu, adieu; mon trouble eſt inexprimable: adieu....

P. S. Nous reſpirons enfin: on remet à Dom Lope une lettre de Ximenès.....

Sans détruire entiérement nos alarmes, elle les adoucit; il implore le pardon de l'amitié: très-inceſſamment il promet à Dom Lope de l'informer des lieux qu'il habite. Perſuadé que c'eſt vers Madrid que myſtérieuſement il a dirigé ſes pas, cet ami fidele vouloit auſſi-tôt aller l'y rejoindre. L'avis de Dom Almanza a prévalu: tous deux nous partons; il n'y aura point d'aſyle où nous ne parvenions à le découvrir.... Dom Lope attendra ici, du moins pendant quelques jours, la lettre qu'il lui annonce.....

J'emporte l'image enchantereſſe de Clarence, & tous mes ſentimens pour mon aimable ſœur.

LETTRE LXXVIII. De Miſs Clarence, à la Marquiſe De Norsey.

Concevez, mon Adelaide, concevez mon trouble, mon ſaiſiſſement; hélas!

je n'oſe dire ma joie! ... C'eſt de Madrid que cette lettre eſt datée; c'eſt du lieu où languit, mais où reſpire Stéphanie, qu'elle eſt écrite. Oui, je l'ai ſerrée dans mes bras; nos larmes, nos ſoupirs, nos cœurs ſe ſont confondus: je l'ai revue enfin: .... j'ai revu Stéphanie!.. O comment vous rendre ce moment ſi cher à toutes deux? elle n'y étoit point préparée. Ma tendreſſe ayant formé le projet de la ſurprendre, ſans lui en faire part, je quittai Londres. Déja livrée à toutes les alarmes, ſa derniere lettre m'avoit jettée dans un déſeſpoir égal au ſien. Jugeant enfin, avec trop de raiſon, qu'abſente de Stéphanie, aux maux qu'elle fouffroit, ſe joindroient tous ceux de mon imagination, témoin de mon inquiétude, craignant de me perdre, Milord Clarence lui-même, ordonna mon départ. Je tombai à ſes pieds; tout autre remerciment eût été trop foible; il me rendoit la vie. Bientôt il viendra me rejoindre; & j'ai eu, pour compagne de mon voyage, cette femme reſpectable, qui a préſidé à mon enfance.

Pendant une route éternelle, je ne diſtinguai nul objet. J'allois me retrouver près de Stéphanie; j'allois ne m'en rapporter qu'à moi, du ſoin de veiller .... même, à ſon exiſtence, (hélas! faut-il vous le dire?) pour laquelle ſans ceſſe je frémis! J'allois jouir peut-être de la douceur de ſoulager ſes tourmens: jugez de mon agitation, de l'impatience où j'étois! .... en un mot, j'arrivai, & ne fus plus à moi. Au lieu de deſcendre chez Dona Almanza, où je loge, je l'aurois dû ſans doute; au lieu de faire prévenir Stéphanie, ne ſongeant qu'à la voir, j'arrête à ſa porte, ſans m'informer ſi elle y eſt? Je demande que l'on me conduiſe chez elle: quoique ſes gens ne ſuſſent point mon nom, je défends qu'ils m'annoncent. Elle étoit ſeule, un livre ſur ſes genoux, ne liſant point, la tête appuyée ſur une de ſes mains, & rêvoit ſi profondément, que j'entrai, ſans qu'elle me vît.

Au cri que je fais, elle treſſaille, m'apperçoit, veut faire quelques pas. Stéphanie! ... Clarence! ... quoi! chere amie!... ſont les ſeuls mots, qu'en nous précipitant dans les bras l'une de l'autre, nous puiſſions articuler. Ses forces l'abandonnent; & mourante moi-même, j'en retrouve pour la rappeller à la vie. Où étiez-vous, mon Adelaïde? Dès que mon cœur put ſe rendre compte de ſes mouvemens, il vous deſira.

Long-tems, Stéphanie & moi, fûmes hors d'état de nous dire que quelques paroles, ſans ſuite. Cette premiere entrevue ſe paſſa dans les embraſſemens, dans les larmes, & la mutuelle reconnoiſſance de nos cœurs...,

Que je ſerois heureuſe de pouvoir adoucir les amertumes du ſien! jamais un être auſſi intéreſſant ne fut, hélas! auſſi à plaindre.

Rien cependant, rien n'altere ſa douceur, ſon égalité parfaité, ni même ſes charmes que ſon abattement & ſa mélancolie rendroient, s'il étoit poſſible, plus touchans encore.... Chere Adelaïde, tout retentit, dans ces lieux, de ſon éloge, & de celui de ſon amant infortuné.... Ah! qui a pu ſe flatter d'être à elle, ne ſauroit vivre que miſérable. Je ſais, par Dona Almanza, à quel point Ximenès l'eſt devenu! je tremble pour lui, & n'en frémis que plus pour elle. Vous ne ſûtes point, par moi, leur funeſte amour; cependant, vous en êtes inſtruite. Eh bien! il eſt vrai; tandis qu'elle n'a que des craintes, qu'elle n'oſe former des vœux, & ne garde aucun eſpoir, enchaînée, toujours contrainte, tyranniſée peut-être, ... & ne s'abreuvant que de ſes pleurs, ſon courage n'eſt abattu que de la penſée que Fernand ſouffre autant qu'elle.

En vain je l'aſſure, qu'étant ſoutenu par la gloire, eſtimé de ce qu'il adore, plus libre qu'elle, & d'un ſexe moins ſenſible que le ſien, il eſt le moins malheureux, ſon cœur l'avertit. Par ſes ſoupirs, elle compte ceux qu'elle lui coûte. Tremblante à ſa ſeule idée, dès qu'elle m'en parle, auſſi-tôt elle s'accuſe. Quoiqu'il ne lui ait été poſſible de concilier ſon amour & ſa vertu, qu'au prix des tourmens; cette ame pure, pour qui le remord n'eſt pas fait, eſt encore déchirée par lui. Madame de Céléria ne ſe conſole point de ce qu'elle s'eſt ſacrifiée: accablée de ſes peines, elle ne peut s'arracher à ce douloureux ſpectacle. Je la vis, dès le jour dont je vous parle. Nous étions encore dans les premiers momens du délire de l'amitié, lorſque Madame de Céléria, Milord Roſemont, & le Comte Félici ſucceſſivement arriverent. Nos tranſports apprirent mon nom à la Marquiſe; elle vint la premiere: ce ne peut être que Miſs Clarence, s'écria-t-elle! ſon accueil pour moi fut le plus tendre & le plus rempli de ſenſibilité. Ne ceſſez jamais de m'admettre en tiers dans vos épanchemens, nous diſoit-elle, avec le ton de l'ame. La ſienne ſe peint dans ſes diſcours, dans ſes moindres actions, & embellit encore ſa figure, l'une des plus ſéduiſantes que j'aie rencontrées. Que n'ajouta-t-elle point? elle eſt, à tous égards, au-deſſus encore de l'opinion que je m'en étois formée. Mais, hélas! que l'amour, qu'elle inſpire à Milord Roſemont, coûte cher à Stéphanie! En me voyant, il a marqué une joie inexprimable. Me ſavoir près de ſa fille, ſemble ſoulager ſes inquiétudes; car elle le trompe ſur ſa douleur, moins qu'elle ne s'en flatte. Vous voyez, m'a-t-il dit, d'un ton triſte & pénétré, ce qu'elle a fait pour moi. Cependant, ô Dieu! que ne me laiſſoit-elle expirer cent fois, plutôt que de la voir infortunée!... En diſant ces mots, il regardoit, avec un égal attendriſſement, ſa fille & la Marquiſe. Stéphanie s'efforçoit de le raſſurer, le conſoloit, du moins par ſes careſſes, s'abandonnoit aux fiennes, & dévoroit ſes pleurs: ni ſon pere, ni la Marquiſe, ne pouvions retenir les nôtres. Félici parut .... chere Adelaïde; fût-il mon époux, ſon aſpect ne m'auroit pas conſternée davantage. Le coup d'œil le plus farouche & le plus ſombre, l'air féroce & terrible! ... c'eſt en vain qu'il cherche à l'adoucir. Dès qu'il ſut qui j'étois, cachant, ſous une feinte politeſſe, ſon éloignement pour moi, qui perçoit à travers ſa fauſſeté profonde, il me propoſa un logement chez lui: je le refuſai. Chaque fois que mes yeux oſent ſe fixer ſur les ſiens, en dépit de lui-même, il s'embarraſſe, ſe compoſe un maintien, croit me tromper, s'abuſe, & me redoute preſqu'autant qu'il eſt craint de Stéphanie. Interdite en ſa préſence, elle eſt même épouvantée, lorſqu'elle ſait qu'il va paroître. On diroit toujours qu'elle attend de lui l'arrêt du plus affreux ſupplice; & en effet, il ſemble, ſur-tout lorſqu'il affecte de n'être point irrité, ne ſuſpendre ſes coups ſur ſa victime, qu'afin de découvrir l'endroit le plus ſenſible, pour la frapper. Malgré lui-même, ſa vertu lui en impoſe: on dit qu'il l'aime éperdument..... Eh! quoi! l'on oſe appeller amour, l'offenſant deſir de l'objet, ſéparé de celui de ſon bonheur, une paſſion effrénée, trop jalouſe, trop tyrannique, trop cruelle dans ſes effets, pour n'être pas étrangere à l'ame; celle enfin d'un tigre qu'affament les privations, & qui ne peut faire naître que l'effroi, le déſeſpoir & l'horreur!

S'il l'aimoit, ſachant, ayant vu, même avant de s'engager, quelle affreuſe poſition la livroit à lui, généreux, du moins, il ſeroit devenu pour elle un protecteur, un pere: ... elle eût été forcée de le chérir. Eh! qui peut donc contempler ſon ſort, ſans s'attendrir, & ſans l'admirer? Se fut-elle donnée témérairement, c'eſt le tort d'une ame ſublime. Ah! combien je m'applaudis de n'avoir pas même ſongé en venant en Eſpagne pour y mourir peut-être du ſpectacle de ſes maux, que, de plus, mon cœur s'expoſoit encore (le vôtre eſt incapable de me trahir) au péril de revoi votre aimable frere! Il n'y eſt point; mais il y eſt attendu inceſſamment.... Eh bien, oui: cette idée me trouble: elle n'a pu toutefois, ni dû m'arrêter. D'ailleurs, mon amie, ne vous flattez point que je change de réſolution.

Stéphanie, que vous avez miſe dans vos intérêts, en vain s'eſt jointe à vous: Stéphanie eſt malheureuſe; elle l'eſt, hélas! pour toujours; & l'on ne me vetra point accepter quelque conſolation que ce puiſſe être. De grace, ceſſez de m'en vouloir.

Si je vous aimois moins tendrement, croyez que Roſenne n'eût pas été auſſi dangereux pour moi: quelque eſtimable qu'il ſoit, le titre de votre frere, fut ſa premiere ſéduction. Je ne vous dis pas encore adieu; je ne fermerai point ma lettre aujourd'hui: je vous quitte toujours avec peine.....

Il eſt donc, pour Stéphanie, & pour Clarence, quelque douceur! Je reviens à vous, moins infortunée que je ne l'étois.

Deux jours ſe ſont paſſés, ſans que j'aie pu reprendre ma lettre; & ils ont preſque fixé le bonheur de Madame de Céléria, & de Milord Roſemont. De douces larmes ont coulé des yeux de ſa fille; & la nature a, du moins pour quelques momens, charmé les maux de l'amour. Roſemont avoit, pour rival, le Marquis de Cadix, qui, partageant, près de ſes Souverains, la conſidération & le crédit du Cardinal, Miniſtre de cette Cour, eſt également illuſtre par ſa naiſſance & ſon mérite. Depuis long-tems, Madame de Céléria avoit fait, ſur lui, une impreſſion profonde. Deſirant d'unir ſon ſort au ſien, ce fut à Milord qu'il s'adreſſa, pour appuyer ſes vœux. L'amitié qu'elle a pour ſa fille lui faiſoit croire que Roſemont n'étoit attiré, ſans ceſſe, vers cette femme adorable, que par la reconnoiſſance; mais, p'us il le conjuroit de s'intéreſſer à ſon amour, plus il le peignoit avec force, & plus Milord accablé, ſe contraignant, reſſentoit la crainte que cet amour ne fût fondé ſur quelque eſpoir: enfin, le Marquis lui arracha la promeſſe de parler, dès le même jour, en ſa faveur. Dès qu'il s'offrit aux regards de la Marquiſe, tremblant, agité, hors de lui-même (je tiens d'elle ce détail), avec effroi, elle lui en demanda la cauſe. cauſe. Le trouble des réponſes de Roſemont l'eut bientôt confirmée dans la penſée cruelle, que Stéphanie en étoit l'objet: vouloir voler chez ſon amie, fut ſon premier ſoin. Roſemont alors, digne même de la confiance d'un rival, n'épargna rien pour faire valoir ſes ſentimens & ſes droits à la préférence qu'il ambitionnoit ſur ſes rivaux. La Marquiſe, dont l'ame étoit déchirée par cet excès de zele, n'avoit pas la force de l'interrompre: Roſemont, en frémiſſant, la ſollicitoit de s'expliquer. Eh bien! lui dit-elle enfin, avec une douleur qu'il n'apperçut pas; eh bien! oui, j'eſtime & j'apprécie.... Ah! s'écria-t-il, c'en eſt aſſez, & je vais.... cacher, loin de vous, des ſentimens qui ne pourroient devenir qu'importuns, puiſque jamais, hélas! ils ne ſeront partagés. Vous n'empécherez pas, du moins, qu'ils ne me ſuivent juſqu'au tombeau. Dans une ame profonde, les impreſſions que vous faites, ſont auſſi durables que la vertu qui les fait naître. En achevant ces mots, ne ſe poſſédant plus, il ſe jeta à ſes pieds, & lui fit l'aveu de ſa paſſion, renfermé avec tant de peine dans cette ame courageuſe & tendre, digne & de l'amour & du bonheur. Il s'attendoit au courroux de la Marquiſe; mais ce qu'elle avoit appréhendé, ce qu'elle entendoit, un paſſage ſi rapide de la douleur à l'enchantement, ne lui permit point de diſſimuler ce qu'elle éprouvoit. Il lut dans ſon cœur, & l'ivreſſe des tranſports auxquels il s'abandonna, ne fut diſſipée que par le refus d'unir ſon ſort au ſien, & la défenſe de lui parler déſormais de ſon amour. Elle ne lui en dit point la cauſe. Stéphanie déméla aiſément que ſon amie, qui, mieux que ſon pere, connoît ſes chagrins, & ſe les reproche ſans ceſſe, vouloit éloigner, pour elle-même, toute idée d'un ſort plus heureux. L'admirable Stéphanie, dont la deſtinée eſt de mettre de l'héroïſme dans toutes ſes actions, eut recours aux bontés de la Reine de Caſtille, qui, de jour en jour, paroît l'aimer davantage. Déja elle avoit parlé pluſieurs fois à la Marquiſe de cet hymen, ſi bien juſtifié & par ſes ſecrets ſentimens, & parceux qu'elle avoir inſpirés. Cette fois, en ſe chargeant d'avoir elle-même un entretien avec le Marquis de Cadix, elle en eſt venue juſqu'à joindre les ordres les plus flatteurs aux prieres de Stéphanie, & aux vœux d'un amant aimé. Dans deux jours, ils ſeront l'un à l'autre. L'exécrable Florizene en paroit furieuſe. Pour éviter ce monſtre, j'ai différé, tant qu'il ma été poſſible, d'aller chez Madame de Céléria.

Aujourd'hui enfin, j'ai rempli ce devoir.

J'ai reculé d'effroi, lorſque ſon odieuſe fille eſt venue au-devant de Stéphanie. Ce mouvement ne lui aura point échappé, ſans doute. Tous ceux de Florizene ſe décelent aſſez, non pour la faire parfaitement connoitre, mais pour que ceux qui la voient déteſtent juſqu'à ſa beauté. Son regard eſt toujours faux, dans les momens où il n'eſt pas hardi. Le ſon de ſa voix eſt aigre: ſon ſourire eſt amer, & ſon maintien audacieux. Je lui trouve avec Félici un air d'intelligence, qui me fait frémir pour StéStéphanie.... Ah! je veillerai de ſi près à toutes leurs démarches, qu'ils perceront mon cœur, avant d'arriver au ſien. Non, il n'y a pas juſqu'à la mort d'une jeune parente de Félici, dont je ne ſoupçonne Florizene d'être la cauſe, & peut-être l'inſtrument. Stéphanie ſeule la regrette:... mais enfin, elle jouit, dans ce moment, par la nature & par l'amitié, de quelque ombre de bonheur. Environnez-la, grand Dieu! des feuls biens qui lui reſtent!

Adieu, mon amie, aimez -moi: vous m'êtes bien chere, & vous me le ſerez toujours.

LETTRE LXXIX. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Lope.

Vous vous oppoſiez tous à mon départ: cependant vous me conjuriez de virre; la cruelle Sréphanie l'ordonnoit!...

Pour ſatisfaire l'amour, l'amitié, le ſort qui, à meſure que mes jours ſont miſérables, ſemble plus attentif à les prolonger, il me falloit revoir l'inhumaine, paiſer, dans ſes yeux, avec de nouveaux tourmens, de nouvelles forces; la contempler, lorſqu'elle ne peut plus être à moi, lorſqu'elle a voulu me ravir juſqu'à la trompeuſe eſpérance de la toucher peut-être un jour, du moins, par l'excès de mon infortune; lorſqu'enfin, pour me prouver à quel point je lui ſuis odieux, c'eſt Félici, .... Félici, ô Dom Lope, qu'elle a préféré à moi! Elle veut que je ſupporte ce comble d'abaiſſement, le ſupplice de ſa perte, celui de ſa cruauté, celui .... de ſon malheur ..... Son malheur! ô trop barbare Stéphanie! vous le ſaviez qu'il ſeroit le comble du mien! Il y manquoit la vue douloureuſe de ſes charmes, ... que je ne peux ceſſer d'adorer, tandis qu'un autre en eſt le dépoſitaire & le tyran.... O Dieu! qu'une telle foibleſſe m'indigne, & que j'ai honte de moi-même!

Par cette vue trop affreuſe & trop chere; par les regrets, les tranſports, les fureurs, l'ivreſſe qu'elle a excités en moi, j'ai voulu, à mon tour, repaître mon déſeſpoir de tout ce qu'il peut offrir de plus déchirant.

Ah! qu'elle en ſoit sûre, je n'exiſte plus que par la violence de ce déſeſpoir; & elle frémiroit de ce que mes yeux voient encore la lumiere, ſi elle ſavoit à quel prix! Toutefois, ne penſez pas que l'amant dont elle eſt idolâtrée, qui la mérite, même lorſqu'il l'accuſe, ait pu riſquer de la compromettre! ... Malheureux que je ſuis! elle a renoncé au bonheur; ... mais ſon repos m'eſt ſacré. Oui, je l'ai vue,... ſans vouloir être apperçu d'elle, ... je l'ai vue; ah! mon ami, dans quel inſtant, dans quel lieu?... Le même, hélas! où, pour jamais, elle a engagé ſa foi, ... ſa foi qui m'appartenoit, qu'elle devoit à moi ſeul, dont elle n'a pas craint de diſpoſer, en faveur du mortel qui en étoit le plus indigne; & c'eſt moi qu'elle force à le reſpecter! ... O pouvoir fatal! elle commande encore à l'amant qu'elle outrage!...

Dieu! qu'elle étoit belle! ... ſa langueur, ſon abattement, appaiſoient mon ame irritée, embraſoient mes ſens, aggravoient mes maux..... Et Roſenne, Roſenne a pu, non me tromper, mais s'abuſer aſſez pour croire qu'elle ne m'a point ſacrifié, ſans que ſon cœur en ait gémi?... Ah! ſi elle verſe des larmes, c'eſt ſur ſon choix, ce n'eſt point ſur ma perte; je ne ſais même, ... elle m'a réduit au point de la ſouhaiter ingrate, impitoyable, inſenſible, plutôt qu'infortunée! ...

Vous concevrez ce que j'ai ſenti, en me retrouvant dans le ſéjour qu'elle habite!

Dédaignant, pour elle, les honneurs du triomphe, j'y arrivai, ſans qu'on pût même ſoupçonner mon retour. Au moment où je deſcendis de voiture, un cortege pompeux attiroit la foule du peuple; j'ignorois quelle force invincible m'entraînoit à la ſuivre. C'étoit, bientôt je l'apprends, l'heure de la célébration du mariage de Madame de Céléria, & de Milord Roſemont. Je me dérobe aux yeux du Roi, de toute la Cour, à ceux même de mon pere. Le tremblement qui me ſaiſit, même avant que mes yeux diſtinguaſſent Stéphanie, me l'annonce. Sous le déguiſement qui me ſert, je pénetre dans le temple; ... ô Dieu! elle y étoit.... Quel moment, pour moi, de trouble, ou plutôt d'aliénation! Quels combats, quel déſordre, quels mouvemens furent les miens! Je treſſaille d'horreur, en voyant Félici près d'elle: l'amour furieux eſt prêt d'armer mon bras; l'aſcendant de Stéphanie le retient. Lorſque Roſemont & Madame de Céléria jurent d'être l'un à l'autre, les yeux de Stéphanie, qui, pluſieurs fois, s'étoient tournés de mon côté, s'y arrêtent encore. Je m'apperçois qu'elle ſe trouble, qu'elle palit; le délire le plus funeſte s'empare de mon cœur; un ſeul inſtant, je penſai que le ſien partageoit mon amour & mes maux. Eh bien! terminonsles enſemble, me dis-je alors; à la face du Ciel, uniſſons-nous par le trépas; ... jouiſſons d'un moment de bonheur: ... nos derniers ſoupirs vont ſe confondre, nos ames s'exhaler au ſein l'une de l'autre; & nul n'oſera ſéparer les cendres de Stéphanie de celles de Ximenès. J'allois ... me frapper à ſes yeux, lui donner l'exemple: j'allois... Dieu! ô Dieu! ton plus parfait ouvrage ſeroit détruit; ta gloire eſt intéreſſée à me punir d'en avoir formé le vœu barbare. Que plutôt, je meure loin d'elle, devenu l'objet de ſa haine, de ſon indignation, même de ſon dédain! .... Hélas! c'étoit donc ſans me reconnoître, que ſes regards..... ah! Dom Lope, comment ai-je pu les ſoutenir, & ne pas tomber à ſes genoux?.. Egaré, n'eſpérant rien, ne m'étant jamais poſſédé moins, qui m'arrêtoit?... Son amant auroit flétri ſa gloire, lui! ... Sachez bien plus: lorſqu'elle s'eſt éloignée de mes yeux, ſachez que, même alors, je ne l'ai point arrachée des bras de ſon indigne époux. Mon ſang bouillonnoit dans mes veines; la rage & la douleur me tranſportoient: l'amour encore m'enchaîna.

Trois jours que je paſſai dans la retraite de cet honnête vieillard, à qui je dois les premiers ſoins de mon éducation, ne furent, pour moi, ni moins affreux, ni moins agités, que celui dont je vous parle. Maudiſſant la lumiere, je ne commençois à vivre, que lorſqu'à la faveur des ténebres, je pouvois errer autour de l'enceinte où elle reſpire, arroſer de mes pleurs, & réchauffer, par des baiſers de flamme, la pierre froide & inſenſible qui la déroboit à ma vue. Une de ces nuits cruelles, dans mon égarement, il me ſembla que j'appercevois, à travers l'obſcurité, une jalouſie s'entrouvrir. Sans oſer croire à l'illuſion, l'embraſſant toutefois, étendant en vain mes bras dans le vague des airs, me précipitant aux pieds de celle qui n'étoit préſente qu'à mon cœur, je portai la frénéſie juſqu'à me figurer que des ſoupirs répondoient aux miens, que des ſanglots même ..... Bientôt tout diſparut; l'erreur ſe diſſipa, l'horrible vérité en prit la place: je rentrai au ſein de l'infortune; &, plus que jamais, je me crus ſeul dans l'univers! Hélas! une lettre de la déteſtable Florizene m'a forcé à quitter la ſolitaire demeure où, du moins, je ne contraignois pas mes profonds ennuis.

Ce fut à mon Souverain lui-même, à qui j'oſai me confier. Lorſque ſes courtiſans furent réunis, daignant me faire un mérite de ce qui n'étoit que l'ouvrage d'une paſſion qu'il connoît & qu'il plaint: Ximenès, leur dit -il, inſtruit qu'on a voulu me rendre ſuſpecte l'ivreſſe qu'il inſpire à cette nation, une ſeule fois ne m'a pas rendu juſtice; il n'eſt rentré que ſecrettement dans ma capitale, pour ſe ſouſtraire aux tranſports de mon peuple; mais il n'échappera point à ceux du Monarque, ou plutôt de l'ami reconnoiſſant qui lui doit le jour.

Ah! quels que ſoient mes tourmens horribles, puiſſé-je n'expirer qu'en puniſſant juſqu'au dernier des ennemis de ce Prince, auſſi grand qu'il eſt adorable!... Eh quoi!

Stéphanie ne paroît même pas chez la Reine!... la cruelle abhorre ma préſence!... Roſenne, encore une fois, Roſenne en vain m'a voulu flatter du contraire:... il a retrouvé ici Clarence, qu'il ne peut adorer trop, Clarence, qui eſt l'amie la plus chere de Stéphanie; ... mais cette joie a été troublée cruellement par la perte de ſon frere, de l'aîné de ſa maiſon, qu'il chériſſoit. Que j'aime à trouver dans ſon ame toutes les vertus qu'elle annonce!

L'immenſe fortune dont il va jouir, eſt bien loin de le conſoler de ce malheur.

O mon cher Dom Lope, votre ami furieux, déſeſpéré, ne ſe connoiſſant plus, vous regrette, & vous deſire: jugez s'il eſt à vous!

Adieu.

P. S. Vous ne pourrez lire, ſans indignation, la lettre que je vous envoie: faſſe le Ciel que le monſtre qui l'a écrite, n'afflige plus mes yeux! Prétextant une maladie, elle n'étoit point au mariage de ſa mere.... Stéphanie, Stéphanie perſécutée par elle..... Eléonore, hélas! qui n'eſt plus!.... & tant de crimes ſont impunis!...

Ah! pourquoi Milédi Roſemont a-t-elle donné le jour à cette furie abominable?

De Florizene, à Dom Fernand.

Eſt-ce bien moi qui veille encore à vos intérêts? moi que vous avez outragée, moi enfin,... dont peut-être vous prîtes la fierté pour de l'indifférence!... N'auriez-vous été qu'injuſte?... Que dis-je? vous fûtes cruel!

N'importe: je me ſuis nourrie trop long-tems de la douceur de croire que mon ſort ſeroit à jamais uni au vôtre, pour qu'il ait ceſſé de m'être cher. En vain vous voulez ma haine; en vain je vous la dois: ne craignez que celle d'un être ambitieux, perfide, & même jaloux. Quoique Stéphanie, en acceptant ſa main, lui ait donné la préférence ſur tous ſes rivaux, mon cœur, qui vous a découvert dans ce ſéjour où vous vous cachez à tous les yeux, pénetre tous les ſecrets dont votre deſtinée peut dépendre. Croyez à cet aveu: ne craignez point de m'accorder quelques inſtans d'un entretien, ſans doute le plus pénible pour moi, dans la poſition où nous ſommes, mais le plus intéreſſant pour vous. Adieu.

Que ne puis-je vous voir heureux, & gémir ſeule! Tel eſt le vœu ſincere d'une ame généreuſe, à qui l'on ne pourra imputer des torts, dont elle n'aime à ſe juſtifier que par des bienfaits.

Réponse de Fernand à Florizene.

Je ne ſais point craindre; j'ai renoncé à être heureux: il m'en coûte de diſſimuler avec des objets qui me font horreur. Je reſpecte celle qui vous donna le jour, & j'obéis à ce que j'aime; en gardant le ſilence ſur des crimes dont ne frémiſſent point ceux qui les commettent. Adieu pour toujours. Billet de Florizene au Comte Félici.

D'après la lettre inſolente que je reçois de Ximenès, je ne doute plus que votre Eléonore, qui fut pieuſement atroce, ne lui ait fait parvenir quelque avertiſſement; &, en cas que vous y ayiez eu part, il eſt juſte que vous en receviez de moi à votre tour. Apprenez que l'amant de votre femme a paſſé pluſieurs jours dans ces lieux, inviſible à tous les regards, excepté à ceux de la vertueuſe Stéphanie, & peut-être de ſa fidelle Clarence. Il ſeroit inutile de vous cacher à quel point tout ce qui tient à la premiere, m'eſt devenu odieux. Si je pardonne à ſon époux, c'eſt parce qu'elle le trahit. Je dois le ſoupçonner, je puis le perdre: qu'il ſe garde donc d'abandonner le ſoin de ſa vengeance, ou de ne pas ſeconder la mienne. Votre liaiſon avec Torquemada s'affermit de plus en plus. Ximenès a violé la Religion, & inſulté ſes Miniſtres, lui entr'autres qui en eſt le Chef, lorſque, ſoulevant le peuple, il a dérobé aux ſlammes l'époux de celle que je ne nomme plus ma mere. Pour l'intérêt de votre honneur, pour celui de votre ambition, qui vous eſt encore plus, faites enſorte que je puiſſe m'applaudir de votre réponſe. Le contraire vous ſeroit auſſi funeſte, qu'il le ſera à votre rival de m'avoir bravée. Adieu.

LETTRE LXXX. Du Comte Félici, à Alvarès.

Mon reſſentiment ne peut plus avoir de bornes; & néanmoins celle qui l'excite, la cruelle Florizene, à force de m'inſpirer de l'indignation, de l'horreur & du mépris, me feroit haïr juſqu'à la vengeance, ſi tout ne ſe réuniſſoit pour m'en impoſer la loi. Pénible ou non, je jure de m'y ſoumettre. Florizene croit m'aſſujettir à tous les mouvemens de ſa haine, & de ſon dépit: laiſſons-lui ſon erreur; j'ai beſoin de lui donner, ſur moi, cet avantage apparent, & je ne cherche point à le lui diſputer. Stéphanie, dit-elle, a vu Fernand, pendant ſon ſéjour myſtérieux ici: je ſeins d'en être perſuadé, & cette feinte me ſert pour hâter la perte de mon rival. Cette furie va en être, à la fois, & l'inſtrument, & la victime. Tout veut qu'il périſſe: Ximenès & Félici ne peuvent jouir enſemble de la lumiere du jour. Mais, Alvarès, croiriez-vous qu'au fond de mon ame, au milieu de mes plus grandes fureurs, je ſuis forcé de rendre hommage à ſes vertus? Lorſque l'amour s'indigne des préférences ſecrettes qu'on lui donne, lorſque l'ambition s'alarme des triomphes publics qu'il accumule, lorſque tous deux le condamnent, & qu'il s'y joint le ſouvenir d'une inſulte que je n'ai dévorée long-tems que pour mieux la punir: ô contrariétés du cœur humain! il eſt, dis-je, des momens où je plains ſon ſort, où je ſonge, avec quelque commiſération, aux larmes éternelles que je vais coûter à mon ingrate épouſe, en déchirant le cœur qui, ſeul, a des droits ſur le ſien! Mais elle ne m'a point épargné, dans les aveux qu'elle m'a faits; je lui devois un ſupplice, un ſupplice affreux! ... Je l'ai trouvé; ce ſera le trépas de ce qu'elle aime. Cependant, j'euſſe encore différé. Déſarmé, malgré moi, par l'idée horrible de ſon infortune, j'aurois ſuſpendu, quelque tems, le trait cruel qui, enfin, va m'échapper, ſans le refus qu'elle m'a fait, d'employer, auprès de la Reine, ſon crédit contre le Cardinal. Voilà, ſurtout, ce qui a précipité les effets de mon averſion pour Fernand, trop bien juſtifiée, d'ailleurs, & par la féception qu'il a reçue de ſon Souverain, & par l'enthouſiaſme du peuple; enthouſiaſme, je vous l'avoue, qui m'a ſemblé le ſignal de ma ruine, & dont il eſt tems d'anéantir l'objet. C'eſt moins l'amour outragé, & l'honneur même, puiſqu'une fois dans ſa vie il a cru me faire grace, que l'ambition prévoyante, qui a dicté ſon arrêt. Cette ambition inquiete, qui, depuis que je me ſuis connu, a été le tourment de ma vie, en eſt devenue le C'eſt encore de l'hiſtoire du duel, dont il parle. beſoin. Jetté, preſqu'en naiſſant, dans le dédale des Cours, l'habitude de pourſuivre, de diſputer, de ſaiſir la faveur, m'en a rendu l'eſclave, plus que jamais.... M'y maintenir, eſt ma vie, & je ſens que je ſuccomberois à la douleur de me la voir arracher.

J'habite un tourbillon qui me maîtriſe; je lui obéis, bien moins qu'il ne m'entraîne.

Plus il eſt ſujet aux orages, plus il convient à mon infatigable activité. Craindre, prévoir, tromper, agir, déployer, tour-à-tour, l'audace ou la ſoupleſſe, ſelon les circonſtances, reſter ſous le maſque, ou ſe montrer hardiment ſous ſes véritables traits, ſacrifier tout à ſoi, n'avoir que des principes qui plient ſous les événemens, n'être citoyen que par faſte, généreux que par politique, ſujet en idée que pour gouverner en effet, faire taire le remord, mettre à profit juſqu'à ſes vices; en un mot, ſe jouer des choſes & des hommes: tels ſont les devoirs d'un ambitieux, d'un courtiſan; tels ſont les miens. Moins flatté de tous les titres que je réunis, que bleſſé du ſeul qui me manque, je ne veux plus qu'il y ait d'intermédiaire entre moi & le Souverain. Un abîme immenſe nous ſéparât-il, je voudrois ou le franchir, ou m'y perdre.

Cette inſatiable ambition, cette ſoif continue, cet élément de feu, qui, en me dévorant, me nourrit, ne ſe reſſent point du déclin de mes ans; c'eſt la paſſion de tous les âges, de tous les inſtans: l'homme naît, vieillit, & meurt avec elle. Mais, Alvarès, elle s'irrite d'autant plus, en moi, que rien ne peut plus m'en détourner. Fatigué de ſes ſecouſſes violentes, & de ſon inquiet délire, je cherchois à repoſer mon ame dans un ſentiment plus doux. Surpris, vous l'avez vu, & frémiſſant d'aimer, j'aurois toutefois abandonné quelques momens à cette foibleſſe, qu'un ſeul objet au monde pouvoit m'inſpirer: elle n'eſt que ma honte.

Il faut que l'ambition m'en conſole, & que, ſous l'éclat des dignités, j'enſeveliſſe, à jamais, mes remords, mes affronts, je dirois preſque mon amour, ſi l'on pouvoit nommer ainſi un ſentiment aigri par l'injure, & qui n'aſpire plus qu'à la vengeance.Non, non; mon ame, un moment dépendante, a reſſaiſi l'empire. S'appartenant toute entiere, elle ſe rend aux objets, aux ſeuls objets qui doivent l'occuper, & la remplir. C'eſt du ſang qu'il faut à ma rage; c'eſt une élévation ſans bornes, qu'il faut à mon orgueil: je verſerai l'un, & je dois atteindre l'autre. Ximenès favori, ou plutôt ami du Monarque qui n'arrache de moi qu'un zele intéreſſé, Ximenès m'eſt encore plus odieux, à ce titre, qu'à celui d'amant qu'on me préfere.

Il m'en coûtera quelques combats, ſans doute, même quelques regrets; mais, de ſi foibles freins doivent-ils m'arrêter, quand Florizene, dans l'âge de la candeur, n'a pas même la timidité du crime; lorſque le poignard, qu'elle tient ſuſpendu ſur des victimes telles que Ximenès & Stéphanie, ne chancele pas entre ſes mains, & que ſon front, quand ſon ame eſt en proie aux forfaits, peint le calme & la ſérénité? Quant aux lettres, dont elle eſt dépoſitaire, & qui peuvent me nuire, je ſais un moyen de m'en rendre le maître. Sans qu'elle s'en doute, elle n'agit que par les reſſorts myſtérieux que je fais mouvoir. Je ſuis le mobile inviſible de ſes démarches; & ſa conduite, dont elle s'applaudit, n'eſt que le réſultat de mes combinaiſons. C'eſt moi, moi ſeul, Alvarès, qui lui ai fait inſinuer d'écrire à Fernand. J'étois bien sûr que, s'il répondoit, ce ſeroit avec tant de dédain, qu'elle ne garderoit plus aucune meſure; que, dans l'excès de ſon dépit, elle vengeroit, à quelque prix que ce fût, & ſon orgueil offenſé, & la honte inſupportable pour elle, de s'être en vain compromiſe. Elle compte ſur moi; & moi, je prétends que ce ſoit elle ſeule qui s'expoſe.

Chargez-vous de lui dire que Torquemada a des émiſſaires à ſes ordres. Ce chef redoutable d'un Tribunal inflexible, peut ſe ſervir de prétextes. Au nom de la Juſtice divine, ces Religieux mortels font couler le ſang; & la terre tremblante, adore, en ſilence, & le Miniſtre & le Dieu. Faites auſſi entendre à Florizene, que, par une foibleſſe étrange (ayez grand ſoin de la déplorer devant elle); faites-lui, dis-je, entendre que j'aime mieux travailler à la diſgrace, qu'à la mort de Ximenès: c'eſt un moyen sûr pour la preſſer de parler à Torquemada; le moment eſt propice. Une commiſſion honorable, dont, au nom du Roi, j'ai chargé Dom Lope, lui enleve un ſoutien dans un ami: Milord & Milédi Roſemont partent pour la France, où les appelle l'extrémité du Duc de Médina. Florizene peut ſe diſpenſer de ſuivre ſa mere; elle n'a qu'à feindre une indiſpoſition: jamais ſa fauſſeté n'aura été plus néceſſaire.

Ajoutez, il le faut, qu'une fois inſtruit du complot formé contre Ximenès, je n'héſiterai point à me joindre aux pieuſes manœuvres de Torquemada, & que je me verrai, avec joie, délivré du fléau de mes jours. Ce Torquemada eſt entiérement à moi; nous ſerons d'intelligence. A peine Fernand mort, nous tournerons nos forces contre le premier Miniſtre: & enfin, Alvarès, nul être, ſous le Ciel, ne s'offrira plus à mes yeux, dont le nom m'importune, dont la faveur m'éclipſe, dont le crédit balance le mien. Parent ou bienfaiteur prétendu, que m'importe, s'il m'arrête, un ſeul inſtant, dans la vaſte carriere qui me reſte à parcourir? ou, le premier degré, après le trône, ou le cercueil, voilà l'une des deux places qu'il faut que j'occupe.

Adieu! Fernand bientôt .... L'inſtant de mon triomphe approche: au défaut d'un amour heureux, j'aſſouvirai ma vengeance; & .... Je ne vous recommande point tous ces ſecrets; en vous les confiant, je les enſevelis au fond de votre ame, qui m'eſt dévouée, & j'éléverai ſi haut votre fortune, que je devrois votre zele & votre ſilence à votre propre intérêt, quand je ne le devrois pas à votre attachement. J'y compte; j'en aurai beſoin: ma vie eſt un combat; &, ſi j'y ſuccombe, c'eſt dans votre ſein que je veux exhaler mon dernier ſoupir;... ce n'eſt plus qu'au tombeau que s'anéantira la fureur de mes reſſentimens.

LETTRE LXXXI. De la Comteſſe Felici, à Miſs Clarence.

O ma Clarence, ma conſolation, mon amie, il faut nous voir moins! On me condamne; ... cet ordre eſt affreux! Notre amitié, plus que jamais néceſſaire à ma malheureuſe exiſtence; eh bien! notre amitié même eſt ſuſpecte à celui dont j'ai pu vouloir dépendre. Qu'ai-je fait? que deviendr ai-je ne pourrai ſuffire à tant de maux: ma propre demeure n'eſt plus qu'une priſon horrible. Hélas! mon amie, avois-je mérité l'injurieuſe défenſe d'en ſortir? ... Félici pouvoit l'épargner à lui & à moi, puiſque je l'avois prévenue, en apprenant le retour du ſeul mortel qui pût faire mon bonheur, & auquel je me ſuis arrachée....

O Dieu! que ſes peines, dont je ne ſuis que trop sûre, le tourment de le fuir, le mépris d'un époux ..... aſſez cruel pour me priver de ma Clarence, de ma vie; qu'une deſtinée ſi déplorable me laiſſe peu de forces! Ce coup m'eſt d'autant plus douloureux, qu'il met le comble au déchirement, au déſeſpoir que j'ai éprouvé, en me ſéparant de mon pere, & de Milédi Roſemont. Tous deux ne pouvoient me quitter: je me refugiois dans leur ſein; je les couvrois de pleurs; je les preſſois de mes bras défaillans; je cherchois à retenir mes appuis, mes protecteurs, tout ce qui m'eſt cher, tout ce qui m'a coûté des larmes.... Ils m'échappent? ... Quand je les ai vus s'éloigner, le cri le plus perçant, le plus funebre, a été mon unique adieu; & un moment après, en revenant à moi, je me ſuis trouvée ſeule au monde, ... ſeule, hélas! avec ma douleur & Félici! Je voudrois voler vers vous, donner un libre cours à mes pleurs, dans le ſein de l'amitié: on veut qu'il me ſoit fermé; on m'enleve juſqu'à cette douceur funeſte. Je n'ai pas même la permiſſion de ſoulager mon cœur, en épanchant mes peines dans celui d'une amie! ... C'en eſt trop: je ſens que je me meurs; la conſternation regne autour de moi: je vis dans un tombeau. Si je voulois m'y ſouſtraire, le ſoupçon, la jalouſie, la rage inflexible m'y replongeroient à l'inſtant. Il ſemble que les murs qui m'environnent, s'élevent pour toujours entre moi & ce que j'aime; c'eſt une éternité de malheurs, qui s'ouvre devant mes yeux intimidés, couverts de larmes: voilà mon ſort! Acheverai-je? .... vous dirai-je le preſſentiment épouvantable qui me pourſuit? .... Je ne ſais quel effroi pour les jours de Fernand.... Ah! grand Dieu! ſauve ce héros; veille ſur ton image; dirige le poignard contre ce cœur qui ne reſpire que pour l'aimer! Je ſuccombe; malgré moi, ma main s'arrête; .... un morne accablement..... Je ne puis pourſuivre.

Adieu, Clarence, adieu, vous que peut-être je ne reverrai plus!

Billet de la même à la même.

Dieu! ô Dieu! mes craintes, mes terreurs, mes preſſentimens ... ils étoient trop juſtes! ... Ximenès, Ximenès,... on attente à ſes jours .... Ciel! s'il n'étoit plus. Moi, moi j'héſiterois! Ah! tems!... Clarence, duſſé-je me perdre, je vole à ſon ſecours. J'oppoſerai mon cœur à tous les coups de ſes aſſaſſins: puiſſé-je! ... Je ne me connois plus:.... je vais .... Adieu.

LETTRE LXXXII. De Dom Ferand, à Dom Lope.

Quel trouble, quel délire, quels tranſports douloureux & chers m'agitent! ...

Privé de Stéphanie, la vie m'étoit un ſupplice affreux; mais, elle s'y intéreſſe, elle me l'a conſervée! ... Oui, oui, le jour, l'air que je reſpire, mon exiſtence entiere, eſt un bienfait de ce que j'aime, de ce que j'idolatre.... Sans Stéphanie, ſans elle, votre ami ne ſeroit plus. O comment vous faire ce récit! Je ne ſuis point à moi....

A peine je reſpire. Mon cœur brûlant d'amour, enivré de reconnoiſſance... Dieu! Dieu! ſerois-je aimé? Je m'en flatte, hélas! trop vainement: n'importe! n'importe! ... être ſacré, femme céleſte, divine Stéphanie, je vous dois trop, pour qu'il me ſoit permis d'oſer vous reprocher rien! N'eſt-ce oas déjà un bonheur, qu'une reconnoiſſance dont vous êtes l'objet?.. O Dom Lope! & je ne devrois qu'à la ſienne ce ce qu'elle a daigné faire pour moi! ... Eh bien! ſi tel eſt mon ſort, je vivrai plus miſérable encore, s'il eſt poſſible, que je ne l'étois: mais, je me plairai à ſouffrir; je prendrai ſoin de mes jours, de mes jours que je lui dois: Stéphanie, ô ciel! Stéphanie s'eſt expoſée elle-même pour les défendre N'eſt-ce point une erreur? Quoi! j'étois à ſes pieds! j'ai joui, un inſtant, de la vue & des alarmes de l'objet que mon cœur a déifié! j'ai pu embraſſer ſes genoux! elle a pu lire, dans mes regards, tout l'amour qu'elle m'inſpire... Ah! je le ſens; j'ai puiſé dans ſes yeux, à ſes genoux, une ame nouvelle, brûlante de plus de feux encore.... plus emportée.... plus ſoumiſe, plus dévorée de deſirs, plus capable toutefois de les lui ſoumettre, abjurant la plainte, pour l'admiration, adorant ſa vertu, & juſqu'à ſa cruauté courageuſe, en un mot, digne d'elle; voulant ſupporter, voulant même chérir les tourmensmens qu'elle m'impoſe & que peut-être.... Stéphanie, Stéphanie, étions-nous faits pour être ſéparés?.. Le tems, du moins, ma perſévérance, mon idolâtie étemnelle auroient déſarmé votre rigueur. Votre ame eſt trop généreuſe pour n'être pas ſenſible.

Hélas! ſans l'affreuſe chaîne dont vous vous étes liée, l'amant qui mérite le mieux quel-que retour, auroit joui enfin du bonheur de l'obtenir; mais, ſachez tout. Ma main tremble, mon cœur palpite, & je baignerai de mes larmes, chaque mot que je vais écrire. J'avois dédaigné quelques lignes d'une main inconnue, par leſquelles on m'exhortoit à ne ſortir que très-accompagné. Ce n'eſt point, lorſqu'on déteſte l'exiſtence, lorſque ſon poids accable, que de ſemblables avis ſont écoutés. Après le coucher du Roi, j'allai chez Roſenne; nous avions parlé de Stéphanie; & la nuit s'étoit écoulée, ſans même que je m'en fuſſe apperçu: le jour commençoit à paroître, lorſque je le quittai. Je retournois chez moi occupé, profondément occupé de l'être enchanteur, toujours préſent à mon ame & à ma penſée.

Une troupe d'hommes armés m'enveloppe: ſeul, je déſarme les uns; les autres ſont prêts à prendre la fuite. Un plus grand nombre vient à leur ſecours; & je n'avois plus que la reſſource de leur vendre chérement ma vie, lorſque des accens, dont mon cœur treſſaille encore, ſe font entendre. Frémiſſez, malheureux, des coups que vous allez porter, s'écrie Stéphanie! c'eſt elle, pâle, échevelée, tremblante.... Fernand, Fernand! ... à ces mots, elle ſe précipite entr'eux & moi. Sa beauté les frappe; ſa douleur les émeut: il ſembloit qu'un Ange deſcendu des Cieux, ſuſpendît, tout-à-coup, leur rage & leur deſſein.

O Dom Lope! pardonnez à cette illuſion, j'ai cru, oui, j'ai cru voir couler ſes larmes. Que dis-je? je ne diſtinguois plus rien; j'étois à ſes pieds preſque ſans connoiſſance, ſans mouvement, ſans voix, ne frémiſſant que pour elle. A ſon ſeul aſpect, ces ſcélérats étoient reſtés immobiles.

Tombez, leur dit-elle, aux genoux du héros, dont vous oſiez verſer le ſang; ce ſang précieux, qui, tant de fois, a coulé pour ſa patrie! Leur repentir éclate; ils s'accuſent. L'un d'eux nomme Florizene; & juſqu'au pardon que j'accorde à cette furie, ne m'a point été pénible: je la hais moins, depuis que ce n'eſt plus qu'à ma vie qu'elle attente. Sans qu'il m'en coûte, je renfermerai cette trame qui donneroit le coup de la mort à ſa malheureuſe mere, ou plutôt à celle qui en a, pour Stéphanie, tous les ſentimens. Cher Dom Lope, délivré des meurtriers, ſauvé par elle, demeuré ſeul avec ma bienfaitrice, je retombai à ſes pieds, ne m'exprimant que par mes ſoupirs, m'ignorant moi-même, ne voyant que Stéphanie ..... J'oſai ſerrer ſes deux mains, les approcher de mon cœur, les couvrir de baiſers, de larmes;... quelques inſtans, elle garde le ſilence; puis, tout-à-coup, s'arrachant à moi, avec frayeur, ſans proférer une parole, d'un ſigne, d'un regard, elle me défend de la ſuivre; & ſon amant, au déſeſpoir, auroit cru commettre un crime, de réſiſter à ſes ordres. Cependant, ô Dom Lope! pour qui me quittoit-elle? quel eſt ſon aſyle? En me fuyant, elle alloit retrouver un époux: que dis-je? un tyran affreux; & dans ſes bras peut-être.... O douleur, ô regrets, ô tranſports jaloux! je ſens que vous êtes prêts de ranimer mes fureurs .... Tandis cependant que mes yeux & mon cœur la ſuivent, Miſs Clarence vole à ſa rencontre: auſſi-tôt Dom Almanza & le Chevalier me joignent. Avec quelle peine, quel déchirement je quittai la place qu'elle occupoit! Mais, du moins, du moins, chaque endroit où ſes pas ſont tracés, a été trempé des larmes de l'amour...

O mon ami! je brûle, je languis, je meurs; je ne ſuffis point à ce que j'éprouve; & j'ignore comment on y peut ſurvivre.

Adieu, adieu, mon cher Dom Lope; apprenez encore que Stéphanie a été avertie de ce complot par Auguſtine: une des femmes de Florizene l'avoit inſtruite. J'ai ordonné, à l'une & à l'autre, le plus profond ſilence: elles feront plus. Récompenſées, enrichies par moi, elles veillent à la sûreté de celle qui m'a fait connoître la crainte, l'effroi, tous les maux, ... tous les plaiſirs, & tous les ſentimens: ... vous connoiſſez les miens pour vous. Adieu, encore une fois; adieu, mon plus cher ami. Billet du Comte Félici, à Alvarès.

O rage, ô déſeſpoir, qu'à peine la vengeance pourra calmer!... Tout le ſang de la coupable, verſé de ma main, ſeroit trop peu encore. Elle a oſé m'enlever ma proie; elle trompe ma haine, ne ſert point mon ambition.... Son amant a lu, dans ſes yeux, & peut-être appris de ſa bouche, qu'il eſt adoré! .... héſiter, ſeroit foibleſſe. Je ne frémis plus que de ne pas pouvoir ſupaſſer l'offenſe, par la punition: mais, je le répete, une prompte mort ſeroit trop douce; elle n'arrivera qu'à pas lents. Dans la tombe où je vais l'entraîner, elle paiera cher la douceur d'avoir ſauvé ce qu'elle aime.....

Eh bien! il vivra..... Il vivra, grand Dieu!... Mais, du moins, ce ſera pour déteſter le jour: ce ne ſera qu'après avoir retourné, à plaiſir, le poignard dans leur cœur, qu'ils expireront enfin, & me délivreront d'eux..... J'ai beſoin de vous à l'inſtant. Dites à Mademoiſelle de Céléria qu'elle diſpoſera du ſort de ma perfide épouſe, dès qu'elle aura remis, dans vos mains, les lettres que je puis craindre. Je jure, à vous-même, de lui tenir parole; &, ſi elle refuſoit d'y croire, elle n'auroit pas long-tems à m'inquiéter.... Dans la fureur qui m'agite, je ne connois plus d'égards, de remords, de pitié, ni même de prudence.... Je vous attends: adieu.

LETTRE LXXXIII. Du Chevalier De Rosenne, à la Marquiſe De Norsey.

Ah ma ſœur! quel événement funeſte vais-je vous apprendre?.... Clarence, hélas! au déſeſpoir, Ximenès prêt à expirer de l'excès de ſa douleur, & moi-même enfin,...

Qui ne ſeroit accablé d'un pareil coup?...

Stéphanie, la belle, l'infortunée Stéphanie vient de diſparoître; ſon barbare époux l'a enſevelie:..... juſte Ciel! on ignore en quel lieu? Ah! qu'a-t-elle fait en s'uniſſant à lui? Je frémis, à la fois, pour l'amant malheureux dont elle eſt idolâtrée, pour elle .... ah! Dieu! pour les jours de ſon adorable amie, & pour les ſiens .... Déjà on a attenté à ceux de Ximenès; tout ce que j'imagine eſt affreux: Dom Almanza, ſa femme, ſont inconſolables; il n'y a pas un être ſenſible, qui ne ſouffre de leur affliction. Eh! qui peut connoître Stéphanie, ſans partager leurs vives inquiétudes? Je n'ai pas vu d'exemple d'un intérêt ſi univerſel. Mais Clarence, Clarence, dans quel état je l'ai laiſſée! il déchire mon cœur; &, s'il étoit poſſible, je ſens qu'il ajouteroit encore à mon amour. C'eſt, par Auguſtine, celle des femmes de la Comteſſe qui lui eſt la plus chere, que nous avons appris cette infortune auſſi cruelle, qu'elle étoit imprévue.

Cette fille arrive, rempliſſant l'air de ſes cris; Miſs Clarence, avant d'en ſavoir la cauſe, avant de pouvoir la lui demander, y répond par les ſiens. Sa maîtreſſe qu'elle adore, ſa maîtreſſe, nous dit-elle, eſt partie, à l'inſtant, accompagnée d'Alvarès, d'un fourbe vendu à ſon tyran, & de nouvelles femmes, dont la ſeule phiſionomie inſpire l'effroi. Aucune de celles qui la ſervoient, ne l'ont ſuivie, pas même Auguſtine, qui ne l'a point quittée, depuis le jour de ſa naiſſance. Ses vains efforts, continuetelle, n'ont pu empêcher que Stéphanie, preſque mourante, n'ait été arrachée de ſes bras, & portée dans une voiture, que ſix chevaux auront déja entraînée bien loin: elle n'a pu que lui remettre une lettre pour Clarence qui, à ces mots, ſe jette deſſus, s'en empare, & tombe, à l'inſtant même, dans un évanouiſſement, dont on a craint de ne pouvoir la tirer: reprenant enfin l'uſage de ſes eſprits, dès qu'elle a pu proférer quelques paroles, que je voie Fernand, s'eſt-elle écriée; qu'au moins, je rempliſſe les intentions de Stéphanie! Non, ma ſœur, rien, rien ne peut vous donner une idée de cette entrevue .....

Des ſoupirs, des ſanglots, des momens d'un ſilence horrible, interrompu par des gémiſſemens ſourds, par des cris lugubres & déchirans! Clarence! ôDieu! Clarence, ſans rien obtenir, aux pieds de Ximenès, de Ximenès inflexible, jurant la mort de Félici! .... L'amour égaré, furieux, l'amitié tremblante, éperdue, l'affreux délire de l'un, les pleurs de tous deux, les tranſports de la rage & les larmes du déſeſpoir!...

Telle fut cette ſcene effrayante, & dont je puis même ſupporter le ſouvenir! Ximenès, toutefois, n'a pu redemander Stéphanie à ſon indigne époux. Le Roi, averti par nos ſoins, & ceux de ſon pere, lui a donné, pour priſon, la ville de Tolede, en commandant que Dom Lope allât auſſi-tôt l'y joindre. Ce Prince a exigé de ſon favori qu'il y attendit les effets de ſon amitié: puiſſe l'amour ſe ſoumettre à cet ordre!

A peine les forces de Clarence l'ont permis, qu'elle a volé chez Félici; mais, elle n'en eſt revenue que plus affligée encore. Hélas! ma chere ſœur, tout m'accable: que me ſert que Milord Clarence, arrivé depuis peu, protege enfin mon amour?

Je n'examine point, ſi c'eſt au changement de ma fortune, que je dois celui de ſon ame. Sa fille, ſon adorable & cruelle fille, que de ſemblables motifs ne déterminerent jamais quoiqu'elle faſſe couler mes larmes, qui a daigné en répandre avec moi ſur d'odieuſes richeſſes, dont je ne ſuis devenu poſſeſſeur, qu'au prix des jours d'un frere, que je chériſſois, que je regretterai toujours...

Clarence, hélas que les maux ſeuls d'une amie arrachent aux vœux de l'amant qui l'adore, quand, à ſes genoux, j'ai oſé les lui offrir, ſans ſe montrer irritée, ſans y paroître inſenſible: je diſtingue votre hommage, m'a-telle dit; il n'en eſt point auquel je ne le préfere: mais, hélas! ma deſtinée eſt inſéparable de celle de Stéphanie; ſon ſort eſt le mien. La ſuivre dans ſes peines, & juſques dans la tombe; voilà ce que mon cœur lui a juré. Plaignez, oubliez, laiſſez à ſa douleur la malheureuſe Clarence, & n'y ajoutez point l'éternel regret de la vôtre. Ah Dieu! & elle ſe flatteroit d'être obéie! En m'ôtant l'eſpoir, elle m'a trop fait connoître tout ce que je perds. Jamais je ne ceſſerai de l'adorer; je m'unirai, du moins, à ſes tourmens. Ma ſœur, ma chere ſœur, je ſuis plus infortuné que ſi j'étois hai. P. S. L'abominable Florizene, demeurée dans ces lieux, malgré l'abſence de ſa mere, fait naître en mon eſprit tous les ſoupçons...

Elle vient de refuſer la main du Comte de Cabra, heureux qu'elle ne l'ait point acceptée! Malgré ſa prétendue indiſpoſition, elle m'a fait dire d'aller la voir. Vous jugez ſi je me ſuis rendu à cette horrible priere!

Mais, Dieu! que va devenir l'intéreſſante femme qui lui a donné le jour, & le malheureux Milord Roſemont?

LETTRE LXXXIV. De la Comteſſe Félici, à Miſs Clarence.

Au nom de notre amitié, au nom de ma douleur, vivez, conſolez-vous; &, s'il ſe peut, adouciſſez à l'amant que j'adore, le coup horrible que va lui porter mon départ!... Jamais, hélas! jamais je ne le reverrai.... Quels mots affreux!.. O ma Clarence, que deviendra-t-il?... Mes yeux ſe noient de pleurs; je me ſens ſuffoquée; un friſſon mortel me ſaiſit. Serois-je aſſez heureuſe? ... Vain eſpoir! je vis encore; ... je vis pour expirer loin de lui....

Cher auteur de mes jours, les cris de votre fille n'arriveront pas juſqu'à vous! ſes larmes ont coulé pour la derniere fois dans votre ſein.... Nature, amour, amitié, on m'enſevelit vivante, on m'arrache à vous!... Ah! que m'importent les lieux où l'on m'entraîne, & le ſort que l'on m'y deſtine? Séparée d'un pere, d'un amant, d'une amie, je défierois juſqu'à la Divinité, ſi elle pouvoit être cruelle, de me faire ſentir de plus horribles tourmens. Non; celui qui oſe me punir d'avoir ſauvé les jours de ce que j'aime, ne me connoît pas, s'il croit, par les ſupplices, m'amener au repentir. Souffrir pour Fernand, s'il ignoroit que je ſouffre, me ſeroit cher. Quel que ſoit le reſſentiment qu'il me faut ſubir, ſon excès n'égalera point celuî de mon amour. Songez ſur-tout que la loi permet à Félici d'être mon tyran; que mon cœur l'offenſe, & lui en a fait l'aveu; qu'il a pu, au gré du ſien, être ou généreux ou barbare; qu'enfin toute démarche en ma faveur, qui lui ſeroit contraire, offenſeroit ma gloire. O mon amie, s'il eſt aſſez malheureux pour être ſans vertu, ſi je ne lui dois rien, je reſpecte cependant le titre fatal que je lui ai donné; j'attends de vous & de Fernand le même courage; je l'exige, je l'implore. Je ceſſerois de me croire aimée, ſi je ne pouvois l'obtenir..... Lorſqu'Alvarès eſt venu m'annoncer mon exil, &, je l'eſpere, ma derniere infortune, je lui ai répondu ſeulement, que je croyois néceſſaire à la sûreté de celui dont il exécutoit les ordres, que je vous écriviſſe quelques mots. Peu d'inſtans après, il eſt revenu, de la part de Félici, m'en apporter la permiſſion. L'inſtant qu'on m'a donné, m'échappe; on vient: ... il faut tout abandonner; il faut vous dire un éternel adieu...

La mort me ſera moins douloureuſe.....

Je vous recommande mon pere & ſa ſenſible épouſe, & le héros que j'aime, cet objet ſi cher, cet amant adoré, l'ame de ma vie.... Quel jour affreux, s'il n'eſt pas le dernier des miens! .... Dites à Dom Almanza, & à ſa femme, ..... On me preſcrit de vous quitter.... Barbares, ſouffrez encore que j'aſſure une amie! .... Je ne vois que des pleurs; je n'entends que des gémiſſemens: Auguſtine ſur-tout, ...

bientôt, hélas! les vôtres & ceux de Fernand.... Quel nuage couvre mes yeux?... Mon cœur déchiré.... O Clarence, Clarence!...

LETTRE LXXXV. De Miſs Clarence, à Milord Rosemont.

Que ne puis-je épargner à votre cœur les maux que je ſouffre? Il m'eſt affreux d'y enfoncer le poignard: avec ma douleur, je reſſens celle du pere le plus tendre, le plus aimé, ... du pere de Stéphanie....

J'ai peine à pourſuivre ..... baignée de larmes, je frémis encore pour vous....

Votre fille ..... ô ſort cruel! Félici, ce monſtre, ce barbare la traite en criminelle, la ſépare des humains! Ce tigre l'arrache à mon cœur, au vôtre! ... Ah! grand Dieu! s'il avoit prononcé ſon arrêt! ... Pardon! je m'égare; je vous fais voir tous les malheurs que je redoute: eſt-ce donc ainſi que je vous conſole, & que je m'acquitte de ce qu'une amie a exigé de moi? Mais, hélas! dans l'état où ſon deſtin me jette, ai-je l'uſage l'uſage de ma raiſon? A l'heure que je vous écris, Stéphanie eſt ſeule, abandonnée, ... mourante peut-être de ſa douleur, livrée au ſupplice de votre abſence, de vos alarmes, à la certitude de notre déſeſpoir, & de celui, ... je peux, à vous-même, je peux nommer Fernand: ſon amour pour lui eſt devenu une vertu. Vous le ſavez, Milord; & ce n'eſt pas à la nature, ſur-tout, à ſe plaindre de ſa victime.... Cependant, déchirée par ſon propre cœur, tyranniſée par un indigne époux, traînée, par ſon ordre, dans quelque ſolitude affreuſe, inacceſſible, ... que ſais-je? hélas! j'ignore même le lieu où il l'a fait conduire..... Mais le droit vous appartient de la lui redemander; vous êtes ſon ſeul appui; & du moins, elle l'acceptera..... Aux pieds du trône, mes cris auroient, ſans doute, obtenu juſtice: Stéphanie l'a prévu; d'avance, elle s'y eſt oppoſée. Fernand ne ſe poſſédant point, n'écoutant rien, vouloit la faire, cette juſtice; & elle eût été ſanglante. La ſageſſe & l'amitié du Roi ont ſuſpendu les effets de ſon déſeſpoir Il faut que vous appreniez tout: j'ai tenté d'inutiles efforts, près du perſécuteur de Stéphanie. D'un œil ſec, il a vu mes larmes! ſans le fléchir, je l'ai imploré!

Toujours maître, ſinon de ſon extérieur, du moins, de ſes diſcours, d'abord il a feint d'être ſurpris de mon trouble, de mon affliction, & n'a point voulu convenir qu'il eût obéi à ſon reſſentiment.

Quand je lui ai dit que votre fille infortunée, arrachant Ximenès à la mort, n'avoit fait que s'acquitter d'un devoir envers le libérateur de ſon pere, à ce titre, m'a-t-il répondu, j'ai acquis, ſur elle, plus de droits que Fernand lui-même; &, à celui d'époux, je penſois que n'oſer aucune démarche, ſans mon aveu, étoit encore ſa premiere obligation. Cependant, je ne lui en veux point, d'avoir prévenu mes intentions généreuſes. Son abſence m'a ſemblé néceſſaire à ſa gloire & à ſon repos; elle m'eſt pénible; elle ne ſera que momentanée, & nous la reverrons bien plus promptement, que vous ne paroiſſez le troire. Tandis qu'il prétendoit me raſſurer, ſon regard affreux me rempliſſoit de terreur. Perdant enfin l'eſpérance d'en rien obtenir, je lui ai ouvert mon ame; il y a vu le mépris & l'effroi qu'il mérite; & en effet, ſi la perſécution d'un époux eſt roujours odieuſe, eut-il à ſe plaindre de torts réels, dont, pour l'ordinaire, c'eſt lui qu'il faut accuſer d'être la cauſe, que ſera donc celſe d'un deſpote, qui punit des ſentimens involontaires, comme s'ils étoient des crimes; que la beauté, la vertu, que rien ne déſarme; que des vœux, même combattus, irritent; d'un tyran occupé à les épier, attentif à les ſurprendre; &, s'il en eſt sur, ſe croyant diſpenſé d'être humain? ....

O Milord, Milord! venez au ſecours de l'être le plus vertueux, le plus intéreſſant!

Félici oſeroit-il la refuſer à un pere? Hélas! il en eſt trop capable, & je tremble.....

Sa fureur mérite peut-être les attentats les plus horribles. Craignez, ſur-tout, craignez de différer; quelque peu que ce ſoit, .... ce ſera trop encore. Elle n'a de refuge, de protecteur, que vous ..... Dieu! ſi vous n'obteniez rien! .... Déja ſa douleur la conſume; je ne puis me réſoudre à vous dire à quel point elle eſt dénuée de conſolations...... Mais, que fais-je? Ah! le cœur d'un pere n'a pas beſoin d'être ſollicité. Puiſſiez-vous cacher à Milédi Roſemont ce dernier malheur! je ſoupçonne, d'y avoir contribué, un monſtre qui lui appartient de trop près..... Adieu, Milord; hélas! adieu.

LETTRE LXXXVI. De Milord Rosemot, à Miſs Clarence.

O Miſs, vous n'attendez point qu'un pere au déſeſpoir vous conſole: mais, combien vous lui auriez fait injure, ſi vous ariez cru poſſible de lui adoucir le coup le plus affreux! ... Oui, oui; ſauver Stéphanie, ou la ſuivre, eſt le ſerment que je lui dois.... Ma Stéphanie, ma fille, l'unique objet qui puiſſe diſputer ma tendreſſe à l'épouſe la plus chérie, ma fille, ô Dieu!.. ſous le poids des fers, en proie aux injuſtices d'un oppreſſeur, d'un barbare!....

Victime trop infortunée d'un ſort cruel!... que dis-je? malheureux! elle n'eſt que la mienne! je lui ai rendu horrible l'exiſtence que je lui ai donnée: tous ſes jours n'ont été marqués que par ſes larmes; elle n'a vécu que pour en répandre. Ce fut toujours mon crime; & vous tremblez, en enfonçant le poignard dans mon cœur! ... Soyez plus juſte: accablez un coupable; ajoutez à ſes remords, &, s'il ſe peut, à ſon déchirement!... Pour s'être immolée à moi, Stéphanie eſt arrivée au comble des maux; & ſon pere, quels que ſoient les ſiens, ne mérite pas d'être plaint. ... O Roſemont, Roſemont, voilà le fruit de tes égaremens! vois ta fille,... ta fille peut-être expirante!...

Contemple ton ouvrage; ſouffre, gémis, meurs déſeſpéré! ... Mais, hélas! ſers, du moins, d'exemple à tous ceux que des paſſions tyranniques enlevent à des devoirs ſacrés! Qu'ils frémiſſent de mes tourmens: que la mémoire s'en perpétue; & qu'elle les arrête au bord de l'abîme, dont l'amour lui-même ne peut me tirer!... En vain j'adore la femme charmante qui a daigné unir ſa deſtinée à la mienne; en vain j'en ſuis aimé; Stéphanie, dans le tems même où je n'étois qu'alarmé ſur ſon ſort, juſques dans les momens les plus doux à nos cœurs, ma chere Stéphanie nous arrachoit des larmes, que mutuellement nous cherchions à nous dérober. Quelque ſoin que j'emploie, quelque effort que je ſaſſe pour lui cacher ce dernier malheur, elle n'eſt que trop avertie par ſa tendreſſe pour ma fille & pour moi: afin de me conſoler, elle paroît me croire. Tous deux nous affectons un calme dont nous ſommes trop loin.... Si je n'avois plus de fille, .. bientôt, hélas! elle n'auroit plus d'époux... ma triſteſſe le lui dit, malgré moi, & nos cœurs déchirés s'entendent..... Dès aujourd'hui je pars; je m'atrache à elle, & pour jamais peut-étre.... Ah! n'en doutez point. Je vole vers Félici: je cours lui redemander mon ſang, ma vie, l'être vertueux qui ne ſeroit point dans ſa dépendance, ſi elle m'avoit moins aimé. Ai-je pu l'en croire digne? ... lui! ô Dieu!...

Un ſeul mortel l'étoit de Stéphanie; .... mais il n'y avoit que Félici au monde, qui pût devenir ſon tyran. Il n'a donc conſervé mes jours; il n'a feint des vertus; il n'a, ſur-tout, cherché à obtenir ma fille, que par un excès de cruauté & de perfidie, dont j'aurois frémi de le ſoupçonner! ....

Mais moi, moi, devois-je permettre qu'elle diſposât de ſa main? J'avois lu dans ce cœur trop tendre; j'avois, tant de fois, éprouvé qu'il étoit courageux, plein de généroſité, capable d'un dévouement héroïque.....

Non; ce n'étoit point à moi, de me laiſſer vaincre par ſes ſollicitations: d'ailleurs, fût-elle coupable (ô Miſs! ne craignez pas que je l'appréhende), jamais, jamais elle ne ſeroit abandonnée par ſon pere.... Je n'oſe m'arrêter aux ſoupçons que vous me faites naître ſur Mademoiſelle de Céléria: je n'entrevois que des horreurs; mon ame eſt en proie aux plus affreuſes agitations! Le tems ſe perd; & ma fille, .... ma fille, hélas! ... par-tout je vais la chercher, la retrouver, ou mourir.

LETTRE LXXXVII.

De Milédi Rosemont, à Miſs Clarence. Quel eſt donc le malheur que l'on me cache? Je les appréhende tous ..... Dès que je parle de Stéphanie, on ſemble frémir, & l'on cherche en vain à me raſſurer .....

Son pere, hélas! ..... il eſt parti ..... déja il s'éloigne; ..... où va-t-il? d'où naît ce myſtere? ..... Je connois ſon cœur; ce ne peut être que pour m'épargner des tourmens, qu'il a des ſecrets pour moi ....

Eh! croit-il donc pouvoir tromper ma tendreſſe? .... Quoique mon frere ſoit mieux, Milord ne me permet point de le ſuivre: on a gagné juſqu'à Médina lui-même, qui m'a conjurée de ne le point quitter encore....

Cruel Roſemont, c'eſt vous qui l'avez voulu! ..... mais, je vous aime trop, pour que vous m'abuſiez jamais! Sa fille!.... que dis-je? elle eſt devenue la mienne, ſeroitelle malade? ſeroit-elle en danger? ....

O Clarence! ſon pere mourroit de douleur;..... & moi, moi ..... vivrois-je ſans eux?..... Son infortune me pourſuit; chaque jour, elle m'accable davantage: hélas! je m'en accuſe; .... & tout m'en fait craindre de nouvelles!.... Madame de Norſey, cette Françoiſe charmante, qui ne me quitte preſque point, ſi je lui marque des inquiétudes ſur le compte de votre amie, de l'enfant de mon cœur (une autre n'en eſt que le tourment); Madame de Norſey s'efforce de ſourire, pâlit, héſite, ſe contraint, & ſouffre preſqu'autant que moi. Mais Roſemont, Roſemont!.... l'air abattu, hors de lui-même, dans une ſorte d'égarement concentré, Roſemont, oſant me fuir, lorſqu'il paroît déſeſpéré, comme s'il ne devoit plus me voir, me preſſoit contre ſon cœur, retenoit ſes larmes, ne répondoit aux miennes, que par ſes ſoupirs; &, pour la premiere fois, depuis que le plus tendre amour nous unit, réſiſtoit à mes prieres ..... il s'eſt arraché à moi, ſans vouloir rompre ce ſilence affreux! .... Je n'ai point aſſez de force, pour l'état où je ſuis .... Madame de Norſey arrive; .....elle achevera ma lettre ....

Je ne puis reſpirer; je ne puis écrire; ... je meurs, s'il faut que je reſte dans une telle incertitude .... O Clarence, vous qui n'éprouvez point l'horreur du doute, ſeroit-il donc poſſible, que vous fuſſiez encore plus à plaindre que moi? Les forces me manquent: adieu.

Continuation de la même Lettre, par Madame de Norſey.

Mon Dieu! que fais-je? & qu'ai-je beſoin de vous écrire? Ne ſais-je pas que mon déſeſpoir, celui du Chevalier, que ſon amour, mes ſentimens, ma douleur n'obtiendront, de vous, qu'une reconnoiſſance qui vous trompe? car elle vous fait croire, que nous ne ſommes pas étrangers à votre cœur. Je vous dis, moi, cruelle, que l'amant & l'amie, ne vous inſpirent que de l'indifférence: vous n'appartenez qu'à un ſeul objet.... Je voudrois n'avoir jamais connu, ni vous, ni même l'intéreſſante Milédi Roſemont, que jamais mon frere n'eût vu vos charmes, que Stéphanie fût heureuſe; je voudrois ſur-tout ne point ſavoir qu'il exiſte, au monde, un être voué à l'infortune, avec tous les droits au bonheur. Vous m'alarmez, vous m'affligez; je vois & je reſſens les chagrins de la belle Roſemont, ceux de ſon époux. Votre état, les ſupplices & les dangers de votre céleſte amie, tout me déſole! Florizene m'indigne; &, à l'égard de Félici, ce ſeroit à lui, & non à vous, d'expirer dans les tourmens, s'il arrivoit quelque choſe de funeſte à la malheureuſe Stéphanie ..... Oh! que je hais un lien, qui autoriſe les méchans à ſe livrer à leur caractere, avec impunité! Ainſi, l'on ſe diſpenſe d'êtregénéreux, dès que l'on eſt époux!

Maître de pardonner, ou de punir, combien il faut avoir l'ame baſſe & cruelle, pour ne pas faire le choix qui protege la foibleſſe, & honore l'humanité! Oui, oui, la loi & les hommes ont rendu l'hymen odieux: il m'a toujours révoltée; à préſent, je l'abhorre. Quoi donc! la femme la plus vertueuſe, Stéphanie gémit, à ſon tour, dans ſes entraves funeſtes! Nous ſommes tous déſeſpérés; ſon époux triomphe; & vous n'eſpérez point que le Ciel la venge! il le faut, il le doit: ſa gloire le veut, & mon cœur y compte. Le moment, où Roſemont a reçu votre lettre, ceux qui l'ont ſuivi, enfin celui de la ſéparation la plus touchante, m'ont fait une impreſſion, dont à peine je pourrois vous donner une idée. Je ne ſuis guere plus à moi que vous-même: je cherche à cacher mon trouble à la ſenſible Milédi; je crains qu'elle ne me devine: mais l'art de la diſſimulation m'eſt inconnu, & ſur-tout, hélas! quand je tremble pour une amie, pour vous, ingrate, pour vous, qui menacez ma tendreſſe de vous perdre!

Quoi! vous pourriez devenir barbare! ah! fi vous ne vous conſervez point, vous me ferez mourir; & je vous demande la vie: adieu!

FRAGMENS écrits par la Comteſſe Félici à Clarence, & qui ne lui parvinrent point.

I.

C'est du déſert le plus affreux que je vous écris; ..... ah! combien il eſt conforme à la ſituation de mon ame!.....il inſpire l'effroi, l'horreur; ..... mes tourmens s'y accroiſſent;...... ſon ſeul aſpect eſt un ſupplice: je me plais à le contempler..... Des monts qui ſe perdent dans les nues, le rendent preſqu'inacceſſible à tous les regards: l'œil humain n'y diſtingue qu'un abîme; la terre y eſt morte, l'air empoiſonné: le ſilence n'y eſt interrompu que par le chant lugubre de quelques oiſeaux ſiniſtres ...... Dans ce ſéjour d'épouvante, rien n'adoucit les regrets de l'amitié, ... ni les larmes de l'amour: ... l'on y gémit ſans eſpérance: ... mes chagrins y doivent trouver leur terme.... Voici donc ma derniere demeure....

II.

Sur-Tout, chere amie, ne croyez point que l'excès des maux m'ait rendue inſenſible. Nul pouvoir, nulle perſécution ne peut changer mon ame: je n'aimai jamais autant & mon pere & vous; ... ma tendreſſe pour Ximenès eſt devenue de l'idolâtrie. Si je m'accuſe, c'eſt d'avoir ſongé à moi. J'étois trop malheureuſe, pour devoir appréhender de l'être long-tems. Prête à tout quitter, ſur la fin du ſonge le plus horrible, lorſque je touche au réveil, ... objets chers & ſacrés, c'eſt pour vous ſeuls que je frémis! ... Bientôt j'aurai vécu: ... Stéphanie .... hélas! qui ne vous verra plus, aura, dans peu, ceſſé de verſer des pleurs:.... mais les vôtres... me déchirent; votre affliction m'accable, & tout mon courage m'abandonne.....

III.

Chaque jour, je reviens à vous; mais c'eſt une conſolation, dont je ne peux jouir que des inſtans. La tyrannie, la haine, la vengeance, me pourſuivent juſques dans mon tombeau. Des gardiennes inflexibles ne me laiſſent point ſeule à ma douleur, hors dans les momens où le ſommeil les force à ſuſpendre leur vigilance cruelle: on compte mes ſoupirs & mes ſanglots..... Une des femmes de Florizene, celle qui, d'abord, m'inſpiroit le plus d'horreur, eſt cependant la ſeule qui ſe ſoit montrée ſenſible à mon infortune. Dès qu'elle a pu m'entretenir ſans témoin, ſe jettant à mes genoux, daignez, Madame, me diſtinguer de ce qui vous entoure, m'a-t-elle dit; daignez croire que je n'ai accepté l'emploi le plus horrible, que dans la vue de vous être utile.

S'il eſt des cœurs faux & impitoyables, ... il en eſt, du moins, a-t-elle ajouté, qui adorent la vertu: ... Elle fondoit en pleurs, me baiſoit les mains, ... m'attendriſſoit, & m'a perſuadée..... Secrettement, elle m'a procuré les moyens de vous écrire; mais cela ne m'eſt poſſible, que lorſqu'elle eſt auprès de moi, ſans ſes compagnes.

O

O Clarence! je vous recommande cette honnête créature ..... D'où vient, hélas!

tremble-t-elle pour moi, ... pour moi qui ai tout perdu?... Que puis-je appréhender encore, ſi ce n'eſt de vivre?...

IV.

En quoi! je ne m'affoiblis que par degrés! Que la mort eſt lente pour une infortunée qui ne ſouhaite plus qu'elle!...

Que dis-je? je l'attends, je l'implore;... & juſqu'à mon dernier ſoupir, ſera douloureux. Une amie ne le recevra point; mes yeux ſe fermeront, loin d'un pere ....

loin d'un amant adoré! ... Eléonore, je n'ai ni votre courage, ni votre vertu! ...

En vain, ſon ombre, en pleurs, s'attache à mes pas, & par ſes cris plaintifs ſemble encore prendre part à mes tourmens:... même, en aſpirant à la rejoindre, je ne peux l'imiter. Le trépas lui fut cher. Elle aimoit un mortel, & cependant lui préféroit ſon Dieu. Mais, hélas! pour Stéphanie, en eſt-il un autre que Fernand? .....

Puniſſez-moi, ô Ciel! ſi toutefois on peut l'être davantage. Eſſayez de redoubler mes maux, mais ne m'ôtez point mon amour.

Que tout s'anéantiſſe en moi, hors ce ſentiment profond, cruel, & pourtant idolâtré; hors l'image charmante du héros qui l'a fait naître! .... Faites-en plutôt mon ſupplice éternel, que de l'arracher de mon cœur! Souffrir à jamais pour Fernand, me ſeroit moins affreux que de ceſſer de l'adorer. Quel que ſoit l'excès de ma miſere, malheureuſe, perſécutée, expirante pour lui, j'y trouverai des charmes....

O ma Clarence, vous voyez mon déſordre, mon égarement: vous me déſapprouvez ſans doute? Eh bien! juſqu'au remord dont Ximenès eſt la cauſe, je le préfere à une vertu qui me coûteroit mon amour....

V.

Non, ne verſez point de larmes;.... ceſſez d'accuſer Félici! .... L'empire de mon amant étoit ſi abſolu, qu'il pouvoit m'entraîner à l'oubli de tout, & de ma gloire, & de mes affreux ſermens. Depuis que j'ai vu couler ſes larmes, depuis que mes mains, preſſées dans les ſiennes, ont ſenti palpiter ſon cœur, l'ivreſſe de ſes feux avoit paſſé dans le mien..... Tout ce qui s'oppoſoit à l'aveu de mon ſentiment, & l'honneur même, ne m'étoit plus qu'un ſupplice. Déteſter ſes devoirs, c'eſt n'être pas loin de les trahir. Le Ciel a tout conduit; il a empéché ma perte. J'ai ſauvé les jours de ce que j'aime; je lui rends grace.....

O mon amie! vos regrets ne doivent point avoir d'amertume, ni votre amitié être inconſolable! ... Peut-étre j'ai mérité mon ſort. VI. Je me ſuis trouvée ſi mal aujourd'hui, que mes ſurveillantes paroiſſent reſſentir des alarmes, dont je ne les croyois pas ſuſceptibles.... Enfin, ma captivité va finir; je vais être dégagée d'un lien qui me faiſoit horreur. Hélas! que je me ſens attendrie, en ſongeant que ces mots ſeront peut-être les derniers que Stéphanie vous adreſſera! je vous aime, au point de le craindre.

Chere & parfaite amie, je ne pourrois ſupporter l'appréhenſion d'être oubliée de vous: ... ce n'eſt que votre déſeſpoir que je redoute..... Mais, enchaînée à jamais par le ſerment le plus horrible, & aſſervie par l'amour le plus malheureux, je vivois dans des tourmens continuels; & le moment qui va les terminer, s'il n'étoit point douloureux à tout ce qui m'eſt cher, ſeroit le plus fortuné des miens.... Si vous m'aimâtes, conſervez-vous, pour garder ma mémoire .... je crains de ne pouvoir plus vous en prier..... Conſolez mon pere, & celle à qui je dois les mêmes ſentimens; remettez-lui cette lettre .... Je leur jure, & à Fernand, & à Clarence, de tâcher, s'il m'eſt poſſible, de prolonger mes triſtes jours;... en cas que le Ciel en ordonne autrement, recevez l'adieu, le tendre adieu de Stéphanie.

LETTRE LXXVIII. De Stéphanie, à Dom Fernand.

Lorsque vous recevrez cette Lettre, je ſerai affranchie de mes liens: ... j'aurai ceſſé de ſouffrir.... Déja le titre effrayant d'épouſe de Félici diſparoît; le ſeul (cet inſtant, doux & terrible à la fois me permet de l'avouer), le ſeul qui me reſte, eſt celui d'amante de Fernand.... D'amante de Fernand!... Oui, oui; duſſé-je offenſer le Ciel qui voit mon cœur; oui, même au prix de mon trépas, j'aime le droit de vous le dire, & j'ai celui d'exiger qu'il vous ſoit cher.... O vous, dont j'ai cauſé le malheur, ne verſez plus de larmes! ... ſachez que mes jours, mes ſermens, mes ſacrifices furent affreux! ..... J'ai ceſſé d'exiſter, depuis le moment horrible où il me fauut renoncer à vous. Je vias être rendue à moi-même; ce n'eſt plus qu'à vous que j'appartiens; ... & c'eſt à l'heure d'expirer, que je commence à vivre....

Connoiſſez mon ame toute entiere.

Dès l'inſtant qui décida mon ſort, celui où vous vous offrîtes à mes regards, lorſque peut-être vous ne preniez à moi que cet intérêt généreux ſi digne de vous; mon cœur, qui, ſans doute, s'ignoroit encore, crut ne voler que vers ſon libérateur....

Ah Dieu! m'euſſiez-vous haïe, perſécutée, ... je n'aurois pu recouvrer mon indifférence; ... & la perte de mon repos étoit ſans retour.

Chaque moment ajoutoit à mon trouble, ſans que je m'en expliquaſſe la cauſe....

J'appris, en ſoupirant, que vous étiez deſtiné à faire le bonheur d'une autre: ... étoit-ce à moi de ne vous pas croire adoré? Suppoſant à Florizene tous les ſentimens que j'éprouvois, combien elle me ſembloit à plaindre, lorſqu'un ſeul de vos regards ne s'adreſſoit pas à elle! Lui diſiez-vous un mot, il me paroiſſoit une preuve qu'elle vous inſpiroit la plus forte paſſion.

Il ſera heureux, penſois-je alors. J'aurois donné ma vie pour en être sûre; & mes yeux ſe rempliſſoient de larmes, & mon cœur étoit déchiré.

Votre hymen fut prêt à s'achever; je cherchai d'autres motifs au déſeſpoir où il me réduiſit. Vous me diſputiez même à la nature: n'importe; je n'attribuois qu'à elle tous mes chagrins. Votre départ pour la guerre m'enleva un reſte d'erreur, que je cherchois à prolonger: ... le déſordre de votre ame paſſa tout entier dans la mienne... il fallut alors m'avouer mon amour. J'enviſageai tous les maux qui en ſeroient la ſuite, tout ce qui nous ſéparoit, vos engagemens, les devoirs de ma reconnoiſſance, les ſentimens que je vous croyois pour Mademoiſelle de Céléria. L'abîme étoit ouvert,... & je m'y vis plongée ſans reſſource. Crainte, remords, rien ne put vous arracher de mon cœur. Un ſeul inſtant je voulus fuir votre image; combien vous fûtes vengé! avec quel effroi je la redemandai au Ciel même, comme ſi elle n'avoit pas été inſéparable de mon exiſtence!..

Tant que vos dangers durerent, tout, juſqu'à l'enchantement de vos triomphes, me rempliſſoit de terreur...... Que vous dirai-je? hélas! du moment où je reçus votre lettre, où j'appris, ... que j'étois aimée,... que j'allois vous perdre: ... ah! Fernand, ... il n'y a point d'expreſſion pour vous peindre l'état de la malheureuſe Stéphanie!... Le retour d'un pere né détruiſit point mon égarement..... Oui, je mourrai conſolée par la certitude de vivre dans votre cœur: mais, ſi vos derniers ſoupirs avoient précédé les miens; s'il m'avoit fallu vous ſurvivre quelques inſtans, ... habiter un univers, d'où vous auriez diſparu,... y reſpirer ſans vous,... jamais, jamais je n'aurois pu ſuffire à l'horreur d'un ſi cruel ſupplice. Dieu! ô Dieu! je te rends graces de n'avoir plus à le craindre.... Que ne m'en coûta-t-il point, de ne vous écrire que des mots dictés par le devoir, tandis que mon ame étoit en proie à l'amour, & déchirée par la douleur? Le Ciel vous rendit à mes vœux, & me condamna preſque auſſi-tôt à m'immoler.... N'adorant que vous, ... j'oſois réſiſter à ſa voix, à celle de la nature & de la reconnoiſſance: j'allois, vaincue par votre amour, enivrée du mien, oubliant le reſte, ... dédaignant ſur-tout le blâme public; eh! que n'ai-je eu à braver que lui! .... j'allois, dis-je, remettre la lettre d'Eléonore entre les mains de mon pere, & même de celle à qui, après lui, je dois davantage..... J'euſſe fait couler des larmes éternelles.... J'aimai mieux en répandre; & je ne m'en ſuis repentie, qu'en ſongeant à celles que je vous ai coûtées.

J'ai choiſi Félici, parce qu'il m'étoit plus odieux encore, que tout autre mortel.

Je ne ſouhaitois plus que des tourmens: je les voulois horribles; je voulois que rien ne pût les égaler. Il a rempli mon eſpoir, mais non pas le ſien..... Juſques dans ces tourmens, j'ai trouvé mieux que des conſolations; ma tendreſſe s'eſt plu dans leur excès..... Préte enfin de me ſouſtraire à ſon deſpotiſme cruel, je ne lui reproche rien. Punie, pour vous avoir aimé, j'éprouve qu'il eſt des jouiſſances pour le cœur le plus malheureux.... Mais, ô Fernand!... objet idolâtré, que je ne verrai plus, que je pleure, en entrant dans le tombeau, n'allez point croire (vous me rendriez amer juſqu'à mon trépas), ne croyez jamais, mon cher Fernand, que j'aie pu donner à mon époux d'autres droits que celui de me tyranniſer! ... Je vous le jure, par l'honneur, par l'amour, par les vœux ardens & légitimes que je vous adreſſe à mon dernier ſoupir; je vous le jure, par l'éternité redoutable, qui s'offre à moi, ſans me préſenter rien que votre image. Je me ſerois donné la mort, à ſes yeux, plutôt que de ſouffrir ſes tranſports déteſtables.... Dans ſes fers, je me ſuis conſervée à ce que j'aime; & malgré le plus tendre amour, fidelle à ce que je lui dois, vous ne connoîtrez votre empire ſur Stéphanie, que lorſqu'il ne reſtera d'elle que ſes cendres.

Le jour où mon pere s'eſt uni à la charmante Madame de Céléria; ce jour, eſt-ce aux yeux d'une amante que l'on échappe?...

En vain votre déguiſement vous cachoit à tous les yeux: eh! qui auroit pu vous dérober aux miens? Je vous reconnus; je tremblai, je rougis: je ne vis plus que vous; & involontairement mes yeux ſe couvrirent de pleurs Mais, que devins-je, lorſque je vous apperçus dans les ténebres, errer autour de la priſon, où m'enchaînoient la rage, la défiance & la jalouſie? ...

Vous auriez entendu mes cris, s'ils n'avoient été étouffés par mes ſanglots.....

Cher amant! ... peut-être qu'il n'y avoit que la mort qui pût me ſauver de ma foibleſſe.... Que je fus heureuſe, lorſque je vous préſervai d'un fer, ... d'un fer homicide, qui ne pouvoit atteindre votre cœur, ſans percer le mien! .... Je vis l'amour & la reconnoiſſance l'emporter ſur vos peines ..... O Fernand! quel ſouvenir! .... Vous, vous, à mes pieds! .. vos yeux attendris, fués ſur les miens! ...

Ces élans mutuels de deux cœurs percés des mêmes traits, unis par les mêmes infortunes, conſumés des mêmes feux, qui brûlent de ſe confondre, vos larmes, vos regards muets, & ſi bien entendus, je ne ſais quel trouble enchanteur, tout, juſqu'à votre ſoumiſſion, vous donnoit ſur moi trop d'empire; & même, à cette heure de déſeſpoir, me ſentant affoiblir, de jour en jour, environnée d'objets épouvantables, captive, mourante, ſéparée de l'univers, & prête à le quitter, vous n'en êtes pas moins dangereux pour ma vertu, s'il en eſt une autre, pour moi, que de vous aimer..... Las de verſer des pleurs, mes yeux ſe ferment-ils quelques inſtans? Le plus tendre délire m'abandonne à ce que j'aime; le remord m'arrache à un ſi doux menſonge; la frayeur me réveille; .... je paſſe, d'une illuſion ſi coupable, à des vœux qui ne le ſont pas moins. Tout me ramene au déſeſpoir; & l'amour, l'amour fatal, que j'aime à nourrir dans une ame expirante, cet amour que j'idolâtre, & qui me tue, répand, autour de moi, je ne ſais quel charme, je ne ſais quelle volupté intérieure, dont je me pénetre avec délice.....

Elle vous rend plus redouté, plus cher, moi plus malheureuſe; & je crois pouvoir vous faire cet aveu, au bord du cercueil qui va ſe refermer ſur moi..... Fernand, ... Fernand! ... c'en eſt donc fait! je ne vous verrai plus.... Ah! grand Dieu! ceſſerai-je de vous adorer? ... Si je pouvois le craindre, ... que la mort me ſeroit affreuſe! Je n'ai pu ſoutenir la rigueur de mon ſort; je ſoutiendrois bien moins l'éternité de ſupplices qui s'ouvriroit à mes regards, ſi mon amour devoit s'anéantir avec moi.... Non, non, il me ſurvivra; & puiſſe-t-il adoucir vos peines!...

Si ma mémoire vous eſt chere, vous reſpecterez, dans Félici, l'homme dont j'ai porté le nom, à qui je pardonne, ſans effort, les maux qu'il m'a faits: je le plains d'être barbare; mais je l'offenſois, & je l'excuſe .... Souvenez-vous toujours de Stéphanie; regrettez-la, vous le devez; ... mais, que ce ſoit ſans amertume! Quel étoit ſon partage? des combats pénibles, des ſouffrances continuelles, des torts ou des tourmens! .... Elle s'étoit, pour jamais, ſéparée de vous. Un maître impérieux la tenoit ſous ſa puiſſance; ... elle eſt délivrée de ſa vue & de ſon autorité: ... elle ne ſe reproche plus ſon ſentiment; elle peut vous le dire: .... puiſſiez-vous, conſolé par cette idée, être à jamais heureux! .... Que, dans aucun tems, votre oubli .... ſi vous pouviez en aimer une autre, ... ah! ſongez qu'elle n'aura point mon cœur!... Fernand, Fernand! ... adieu .... mes larmes coulent; .... mes forces m'abandonnent.... Je vous adore; .... j'expirerai, en vous le répétant... Adieu, ... adieu, tout ce que j'aime!... Cher amant! ... adieu.

LETTRE LXXXIX. De Dom Lope, à Dom Almanza.

Je n'ai pu vous écrire encore.... O Dom Almanza, que la douleur d'un ami eſt accablante! Je frémis qu'il n'y ſuccombe;... & pour le malheureux Dom Lope.... non, vous ne ſavez pas,... nul ne ſaura jamais;.... ce ſecret ſera toujours renfermé.... Quel vain retour ſur moi-même! tandis que l'être le plus parfait, le plus charmant de tous, Stéphanie..... eſt ſous le couteau d'un barbare! .... Qu'importent mes chagrins? qu'importe, hélas! qu'à mes alarmes pour elle & pour le héros qui l'adore, il ſe joigne des tourmens,...dont je dois rougir de m'occuper?

Nous ne ſommes plus à Tolede: j' arrivai en même tems que Ximenès.....

Preſqu'auſſi-tôt, cédant à ſon agitation affreuſe, à l'excès ſi juſte d'un amour & d'un déſeſpoir, dont tous les ſymptomes deviennent, de plus en plus effrayans, il réſolut, bravant tout, d'employer le peu de lumiere qu'il avoit tiré de ſes recherches, pour voler au ſecours de Stéphanie. J'obtins, avec bien de la peine, qu'il différât, d'un jour, afin de demander au Roi la permiſſion de voyager, ſans ſortir d'Eſpagne; & il l'obtint, à condition qu'il ne ſe rapprocheroit de Madrid, que par l'ordre de Ferdinand. C'eſt, de l'autre côté, des montagnes, qui ſervent de barriere à ce Royaume, que nous dirigeâmes nos pas.

O Dom Almanza! c'eſt dans ce déſert immenſe, où gémit, ... où peut-être expire Stéphanie. C'eſt là que nous ſommes; c'eſt là que ſon amant la cherche, la pleure, & jure de ne lui pas ſurvivre. Tant que le jour éclaire ces lieux horribles, il gravit des rochers, deſcend au fond des abîmes: par-tout où s'offrent, à ſa vue, quelques veſtiges de pas humains, il en ſuit la trace; elles ne l'ont conduit encore qu'à de triſtes chaumieres, où l'on n'a pu lui donner aucun aucun des renſeignemens qu'il deſire: chaque tentative infructueuſe redouble ſa fureur contre Félici. Rien ne laſſe, rien n'affoiblit ſon activité; ni l'ardeur du ſoleil, ni les injures de l'air, ni le peu d'habitude d'une marche continuelle, ne le forcent à prendre du repos. Lorſque les ténebres l'obligent à s'arréter ſur une terre brilante, que ſes larmes arroſent, il attend, dans une agitation douloureuſe, le retour de la clarté.

Telle eſt, hélas! la ſituation déchirante de ce jeune héros; jugez de la mienne! Mais mon amitié même l'irriteroit, ſi je cherchois à le conſoler. Je joins mes ſoupirs aux ſiens; ce langage aujourd'hui eſt le ſeul qu'il entende. Je vous écris, pendant qu'il interroge un habitant de ces déſerts, qui vient de lui éte amené par le ſeul de ſes gens à qui il air permis de le ſuivre.

Puiſſe-t-il enfin, plus éclairé, .... moins malheureux! ... Je vais m'informer.....

Juſte Ciel! pourrois-tu permenre?... Félici! .... monſtre impitoyable! .... quel doute éleve en nos ames le récit funeſte qu'on vient de nous faire? Puiſſe la crainte nous abuſer!... Hélas! ſi ce lugubre ſéjour étoit le dernier aſyle de la beauté, des graces, des vertus! ... bientôt la même terre engloutiroit les deux amans les plus infortunés... Cher Almanza, ô Ciel! quoi!

Stéphanie ne ſeroit plus!... Que deviendriez-vous, & ſur--tout ſi, comme moi, vous voyiez le malheureux Ximenès?....

La mort eſt dans ſon cœur, & dans le mien.... L'homme dont il eſpéroit des éclairciſſemens, chargé, nous a-t-il dit, de porter les lettres dans quelqu'une des habitations de ces horribles ſolitudes, nous a parlé d'un réduit preſque inacceſſible, où l'on cache à tous les yeux, où l'on garde à vue, où l'on tient priſonniere une jeune perſonne, dont le nom même eſt ignoré....

Cependant, on la lui a dépeinte...... O Dieu! elle n'eſt que trop ſemblable!....

Mais, a-t-il ajouté en s'attendriſſant, ſi elle avoit des chagrins, ils ſont finis.....

Les femmes qui la ſuivoient, l'ont aſſuré qu'à peine pouvoit-elle avoir quelques heures à vivre.... Elles lui ont recommané de revenir promptement; & il ne s'en eſt pas encore ſenti le courage.... Fernand l'écoutoit en ſilence, muet & abimé dans un état pire que les lames! ſans ſe plaindre, ſans pouvoir parler, les yeux fixés vers la terre,.. paroiſſant s'y ſentir entainé, il n'aſpire plus.... Cn foible eſpoir me luit; ... nous allons éclaircir cet afee myſtere.... il le veut, ... & ie doi ....

L'ardeur ſeule de la vengeance lui a anaché quelques cris interrompus & étoufſés paſon ſaiſiſſement.... Lout, juſqu'à la rage, cede à ſa douleur. Dans l'ameree de la mienne, je ne crains plus de vous le dire, s'il me faut perdre & l'ami le plus cher, ... & l'unique, la ſeuie femme que je n'aie pu me défendre d'acorer, ... o Dom Almanza, ſouhaitez-moi de les rejoindre....

Mes incertitudes vont être diſſipées....

Adieu.

LETTRE XC. De Miſs Clarence, à Milédi Rosemont.

Au comble du déſordre, des alarmes, de la joie & de la douleur, ſouffrez, Madame, ſouffrez des mots ſans ſuite! .... Stéphanie eſt retrouvée..... Ah! grand Dieu! dans quel moment!... dans quel horrible état! ... Mais elle exiſte; & ma lettre ſeule a déja dû vous le dire: ... elle exiſte! ... Je la vois, je lui parle; elle eſt dans les bras d'un pere, ... dans ceux d'une amie: combien elle vous aime, & vous plaint!... Baignée de pleurs, j'implore le Ciel:... puiſſe ſa bonté, ſa juſtice, nos vœux, nos ſoins, nos larmes, l'arracher des bras de la mort! ... Ne nous l'auroit-il rendue, que pour nous la ravir, à jamais? .... Dieu puiſſant, daigne entendre nos cris! Proſternés devant toi, nous te redemandons ton iage: ah! n'avons-nous donc pas aſſez ſouffart? ....

Milord Roſemont; ... hélas! il n'eſt point à lui: ... en vous quittant, il vola en Eſpagne. Le moment de ſon arrivée fut celui de notre entrevue. Vous ne jugerez que trop combien elle fut horrible! .. mais le récit en ſeroit top cruel.... Il alloit forcer le plus indigne épou à lui rendre l'objet de note tendreſſe & de nos regrets;.... il en fut détoumé par un avis que nous reçimes..... Le moindre délai devoit nous faire frémir, .... nous partimes.... Daignez me diſpenſer d'aures détails!... Quand il ſeroit poſſible à ma tendre amitié de vous apprendre tout ce qui s'eſt paſſé, comment nous avons découvert la retraite effroyable & les dangers de Stéphanie, comment enfin nous ſommes parvenus près d'elle: le trouble où je ſuis, ne me le permettroit point.... Fernand..... c'eſt à lui que nous devons tout.... Je me meurs, en ſongeant ..... O crime affreu ſans l'amant le plus tendre, ſon pere & ſon amie n'auroient embraſſé que ſon ombre ſanglante & fugitive, que des reſtes froids, & qu'un cœur inanimé. Ah! Madame, puiſſiez-vous ne jamais être inſtruite! ...

L'état de Fernand ne peut ſe dépeindre: il la croit morte, s'il eſt un ſeul inſtant ſans la voir. Il y auroit de la barbarie à l'éloigner de la chambre où elle eſt: Milord & moi, qui n'en ſortons ni le jour ni la nuit, n'avons pu lui refuſer la grace d'y reſter avec nous; mais il ſe dérobe à ſes yeux.

Elle n'eſt point en état de ſoutenir cette vue qu'elle adore, & qu'elle ſe reprocheroit. Auſſi pâle, auſſi abattu, auſſi malheureux, auſſi mouranr qu'elle, frémiſſant au moindre bruit, n'oſant pas même reſpirer, de peur de perdre juſqu'à ſon plus léger ſouffle, il attendriroit l'ame la plus inſenſible. Quelquefois elle prononce ſon nom, puis s'arrête; ... elle n'oſe pourſuivre. Je le vois prêt à tomber à ſes genoux. Avec quelle peine il ſe contraint! ... Ah! jamais il n'y eut un amour auſſi intéreſſant, ni plus infortuné..... Je ne puis reſter plus long-temps loin d'elle.... Croyez, Madame, croyez que vous m'avez inſpiré l'attrait de tous les ſentimens qui vous ſont dus!... Faſſe le Ciel que je puiſſe bientôt raſſurer votre cœur! Hélas! le mien eſt déchiré. Bille de Milord, à Milédi Roſemont.

Notre enfant reſpire; ... Je vis encore pour vous aimer: ... je la dois à Ximenès.... Laiſſons un voile impénétrable ſur tout le reſte... O moitié de moi-même, obtenons du Ciel ſa conſervation:... à ce prix, le bonheur, l'amour & tous les ſentimens me fixeront à jamais à vos pieds.

LETTRE XCI. De Dom Fernand, à Dom Almanza.

Que n'éprouvai-je point? que n'ai-je point ſouffert? .... Tout, pour moi, ſe change en ſupplice, juſqu'à la ſuprême félicité.... Vous qui m'avez créé une ame, & qui l'avez déchirée, .... par l'horrible appréhenſion de votre mort, .... chere amante! ... Oui, Almanza, je puis enfin lui donner ce nom; ... je ſuis aimé....aimé de Stéphanie!... Je ne peux ſuffire à mon bonheur, ni à mes tourmens; ils m'arrachent mon ſecret. Je le dépoſe au ſein du plus eſtimable des hommes, d'un ſecond pere pour Stéphanie! .... Non, non; je n'offenſerai ni l'amour, ni la vertu, en épanchant mon ame dans celle d'un ami tel que vous.... Ah! je n'en doute point; vous verſerez des larmes, en apprenant quel fut le ſort, quels furent les dangers de cette femme adorable.... même à l'heure que je vous écris, je ſuis accablé d'inquiétudes & de douleur.... En vain ceux qui la chériſſent, ſe flattent; ... ſon extrême foibleſſe me fait tout craindre: ... on ne peut parvenir à raſſuter le cœur qui l'idoltre. Sachez, ſachez tout ce qui a ſuivi la lettre de Dom Lope. Elle vous fut écrite du fond d'un aſyle, ou plutôt d'un déſert preſque impénétrable, dans des lieux horribles, où un barbare, que toutes les tortures ne puniroient point aſſez, un monſtre pire que les tigres, enchainoit Stéphanie, pour la dévorer lentement. Pluſieurs informations m'y attirerent. J'errai quelques jours, incertain, trompé dans mon eſpoir, dans mes vœux, dans mes recherches, à chaque pas plus déſeſpéré. Un récit épouvantable (& Dom Lope vous en a fait part), dans lequel je crus entrevoir des rapports frappans, m'eût bientôt déterminé.... Il me fut facile de gagner celui de qui je le tenois: à force d'inſtances & d'or, il me conduiſit.

Dès que j'apperçus la triſte enceinte, où, d'après le récit qu'on m'avoit fait, frémiſſant pour Stéphanie, je tremblois de ne trouver que ſon ombre, quels mouvemens, quelles idées funebres m'agiterent!.... Je me ſentois ſaiſi d'horreur.

Enfin, à travers tous les obſtacles, (en eſt-il qui ne diſparoiſſent devant l'amour?) j'arrive; je pénetre juſqu'aux lieux terribles où elle touchoit à ſon dernier moment...

A peine y entrois -je; ô terreur! .... j'en friſſonne encore: échevelée, furieuſe, la menace dans les yeux, un poignard à la main, une Furie, une Euménide, une femme abominable, par le côté oppoſé, s'élance ſur Stéphanie: .... c'étoit Florizene! Je jette un cri, je vole, je la déſarme, & veux la percer du ſer que je lui arrache.

La rage dans le cœur, elle échappe à la mienne, à toutes les pourſuites, à tous les reſſentimens. Le yoile d'un myſtere impénétrable avoit couvert ſa marche. On ignore depuis quand elle étoit dans ces lieux; comment elle y étoit parvenue. Sa fauſſeté profonde avoit tout conduit. Je ne ais point maintenanr où elle a porté ſes pas, ſa fureur & ſes inutiles complots. Son départ n'eſt pas moins myſtérieux que l'a été ſon apparition: mais, que m'importe?...

Eit-elle ici des intelligences ſecrettes, je dédaigne ſes efforts, même ſon retour. Stéphanie, du moins, eſt en sûreté; elle eſt ſous la garde de ſon amant! C'eſt moi, Almanza, c'eſt moi qui veille à la sureté de ce dépôt adoré: l'honneur, l'amour en répondent, & toutes les puiſſances de la terre ne pourront me l'enlever. Concevez ce que je devins après cette ſcene épouvantable! Je reſtai quelque tems immobile, anéanti; mais bientôt Stéphanie ſans mouvement, ſans connoiſſance, occupe ſeule mon cœur, & le rend à de nouvelles alarmes.

En m'appercevant, elle s'efforce de ſoulever ſes bras, de les étendre vers moi:... une foibleſſe ſoudaine la rend aux langueurs du trépas. La paleur de la mort ſe peint ſur ſon viſage;... ſes yeux ſe ferment; elle perd l'uſage de ſes ſens.... O Almanza, je l'appellois, je pleurois, je ſanglottois...

A genoux près d'elle, ne reſpirant plus, avec quelle joie j'aurois verſé tout mon ſang, s'il avoit pu la ranimer! Tout ce qui nous environnoit, fondoit en larmes,... & croyoit déja qu'elle n'étoit plus.... Proſterné devant ſon lit, mes levres collées ſur ſes mains, ſentant que mes maux étoient à leur terme, ſi le ſien étoit arrivé, je lui faiſois le ſerment de la ſuivre, comme ſi elle eût pu m'entendre. Un nouveau bruit me frappe. N'enviſageant plus alors que des complots affreux, mon imagination épouvantée me repréſente le barbare Félici; je me précipite: ô Ciel! c'eſt Milord Roſemont & Clarence qui s'offrent à ma vue!

En vain je voulus leur parler; ma voix ſe perdoit dans mes ſoupirs. Tremblans, éplorés, craignant tout, ils accourent, la ſerrent dans leurs bras, l'arroſent de larmes. Enfin, elle reprend ſes eſprits: quels objets devant elle! ſon amant, ſon pere, ſon amie! Malgré ſon accablement, elle voudroit s'élancer vers nous; elle retombe: elle cherche à nous adreſſer quelques mots; ils expirent .. Ces momens, ô ſur ſa bouche....

Almanza, ſont toujours préſens à ma penſée; mais ils n'égalent point celui où je m'emparai, avec un tranſport que je ne puis vous peindre, d'une lettre adreſſée à moi, à moi, cher Almanza! ... Elle étoit tombée des mains défaillantes de Stéphanie, dans cette foibleſſe où elle fut, hélas! aſſez long-tems pour nous ôter toute eſpérance.

Muni de ce tréſor, je ſouffre que l'on m'arrache à ſa vue, & que l'on m'éloigne d'elle pour quelques inſtans.... O Dieu! à peine je ſuis ſeul, je tremble, je frémis, j'eſpere; mon cœur déchiré palpite avec violence: mais, dès les premiers mots, éperdu, enivré, hors de moi, je les dévore, ces caracteres ſacrés dont elle ne me croit point poſſeſſeur; ... je les couvre de baiſers de flamme, des pleurs de l'amour, hélas! & de ceux du déſeſpoir. Sans ceſſe, cette lettre eſt devant mes yeux; elle eſt écrite en traits immortels au fond de mon cœur reconnoiſſant; elle me rend horribles & cheres mes éternelles privations! ... Je la conſerverai juſqu'à mon dernier ſoupir.

Tant qu'un ſouffle m'animera, je trouverai en elle, & mon ſupplice & mon bonheur: elle ſera donc ma ſeule jouiſſance! ....

Stéphanie, Stéphanie! & il me faudroit vous perdre! & vous me ſeriez ravie!...

Ce ne ſeroit qu'au prix de vos jours, que j'aurois appris vos ſentimens! ... Almanza, cette lettre, cette précieuſe lettre, je ne devois la recevoir ... qu'après ſon trépas!...

Je ſuccombe à cette horrible idée..... O vertu, dont elle ſeule eſt capable! ... O courage héroïque!... vous ne ſavez pas à combien de titres il m'attendrit & me condamne! Almanza, cher Almanza! mon pere, mon ami, un autre que ſon amant n'en a point uſurpé les droits; elle n'a point permis à l'hymen d'enlever rien à l'amour!...

Séparés, ... du moins nous ne ſommes pas déſunis; ... peignez-vous mes tranſports, concevez mon bonheur! heureux & infortuné Ximenès! .... Etois-je digne de Stéphanie?... moi qui l'accuſois, moi que mon cœur n'éclairoit point ſur le ſien; moi, j'oſois me plaindre!... Je l'ai vue mourante, ſans qu'un murmure ſoit ſorti de ſa bouche.... Stéphanie, ame céleſte, image de la perfection, agréez mes regrets, mon repentir, ma reconnoiſſance & mes larmes!.

Mais devoit-elle m'ordonner de vivre? eh! le pouvois-je, ſans elle? ... Objet adoré, plus adoré encore que jamais, ton amant le voudroit en vain; nos ames ſont inſéparables! va; il n'eſt au pouvoir du Ciel, ni au tien même, de me faire exiſter un ſeul inſtant après toi.... Je vais la retrouver, ſans cependant, hélas! me remontrer à ſa vue: on me l'ordonne; ſon état l'exige: mais n'eſt-ce rien que de reſpirer près d'elle? ... Adieu, cher Almanza!...

Billet de Milord Rosemont, au Comte Félici.

Vous m'avez mis en droit de demander juſtice: j'ai même celui de me la faire....

Juſqu'à vos bienfaits furent affreux. Qui ne rougiroit de vous avoir eſtimé? ....

Les inſtances généreuſes de ma fille, loin de déſarmer mon reſſentiment, ne ſervent qu'à l'aigrir; & vous ne devez ma modération qu'à mon mépris. Cependant, l'abus cruel de votre autorité l'anéantit à jamais: j'oblige Stéphanie à rentrer ſous la mienne.

Oſez l'arracher des bras d'un pere! ſon ſein eſt l'aſyle qu'elle ne quittera qu'à mon dernier ſoupir.

LETTRE XCII. De la Comteſſe Félici, à Milédi Rosemont.

Dienfaitrice chérie, à combien de titres je vous dois le premier uſage de mes forces! .... Non, non; ne craignez plus rien pour ma déplorable exiſtence! le voile éternel qui déja m'environnoit, vient d'être écarté par les mains de la nature, de l'amitié, ... par celles de l'amour! ... Je ſens qu'ils m'attachent à la vie.... Douloureuſement frappée de plus d'un ſouvenir pénible, ineffaçable, fait pour troubler ma raiſon & déchirer mon cœur, il eſt cependant, il eſt des liens que je ne pouvois voir prêts à s'enéantir, ſans regretter juſqu'aux maux qu'ils cauſent...... Que dis-je? hélas! je rentre ſous l'empire du devoir: tous les miens ſont affreux; tous ſont contraires à ce que j'aime ..... Du moins, lorſque je touchois à mes derniers inſtans, ... les droits d'un époux, mes horribles promeſſes, enfin ce qu'on nomme vertu, ... le ſacrifice cruel des plus doux ſentimens, ceſſoient de m'enchaîner;... ma foi m'étoit rendue. Sans remords, j'étois toute entiere à mon amant; j'oſois le lui dire.... Ce jour de bonheur eſt le ſeul que le Ciel m'ait accordé: la crainte même qu'il ne m'en punît, ne me troubloit point: j'aurois cru l'offenſer, ſi j'avois pu alors le redouter un ſeul moment. Quel hommage plus pur à ſes yeux, que celui d'un cœur ſenſible! Sans effroi, ſans défiance, heureuſe de pouvoir être vraie, & de laiſſer lire dans mon ame celui qui en eſt le maître, je m'applaudiſſois ſur-tout de n'en avoir plus d'autres que lui,.... & le Dieu qui s'eſt plu à le former. En revoyant la clarté, je renais au tourment de faire le ſien.... Hélas! eſt-ce donc vivre? ... Le tems néanmoins eſt paſſé d'une odieuſe diſſimulation.... O Milédi, Milédi! ....

Fernand ſait que je l'adore; ... mais, hélas! plus je trouve de charme à le penſer, & plus le beſoin même de ſon eſtime me condamne à de nouvelles rigueurs, dont peut-être un jour il ſe conſolera, ... ſans que jamais elles puiſſent ceſſer d'être mon ſupplice. Tant qu'a duré l'eſpece d'anéantiſſement qui m'avoit conduite aux portes de la mort, déſeſpéré, hors de lui, tremblant pour mes jours, il déteſtoit les ſiens: il ne m'a point quittée. Cependant, mes yeux appeſantis & mourans, que je n'entr'ouvrois avec peine, que pour jouir encore de ſon aſpect, mes yeux n'ont pu l'appercevoir que dans un ſeul moment...dont il me ſeroit impoſſible de vous rendre compte. On craignoit pour moi ſa préſence: eh! quelle autre m'eût ſauvé la vie!.. Plus que je ne peux vous le dire, je la lui dois...

Près de lui, quoique je n'euſſe point le bonheur de le voir, ſon idée m'enchantoit, me ſoutenoit, & rappelloit mon ame fugitive. L'air que je reſpirois, animé par ſon ſouffle, pénétroit juſqu'à mon cœur.

Clarence, mon pere même ne m'avoient jamais été ſi chers. Juſqu'à la priſon où je ſuis, ne m'offroit plus rien d'effrayant. Enfin, une circonſtance dont je rougis, mais que je ne puis vous taire, lui ſervit de prétexte pour ſe montrer à mes regards ... qui le demandoient toujours. Voulant relire une lettre que je lui adreſſois, & qu'il ne devoit recevoir que lorſque j'aurois ceſſé de vivre, je la cherchai long-tems, ſans la trouver. Déſolée, inquiete, j'interroge tout ce qui m'environne. Pernand alors ne pouvant ſoutenir mes alarmes, oubliant tout, la préſence de Clarence, celle de mon pere, & leurs prieres, & ſes promeſſes, Fernand tombe à genoux près de mon lit; & avec un tranſport .... qui n'échappa point à mon cœur expirant, ne la cherchez plus, s'écria-t-il, cette lettre qui eſt ma vie; elle eſt entre mes mains; c'eſt l'heureux Fernand qui la poſſede; c'eſt l'amant le plus ſoumis, le plus reſpectueux, qui vous ſupplie de ne la lui point ravir! il aimeroit mieux mourir mille fois, que de s'en ſéparer un ſeul moment.

Que pouvois-je? ... Je le regardai.. ſans colere, & n'oſai lui répondre. Autoriſé, enhardi par mon ſilence, il la conſerve, il la lit, la relit ſans ceſſe: elle repoſe ſur ſon cœur.... Je ne ſais: c'eſt un nouveau crime peut-étre; mais je vous avoue que je ne me ſuis point ſenti la force de la lui redemander. Hélas! plaignez-moi, plaignez Fernand: j'ai eu celle d'exiger qu'il ne me parlât plus de ſon amour.... O Milédi, Milédi, ... je vois ce qu'il ſouffre ... & je ſens ma foibleſſe. On croyoit néceſſaire d'attendre encore, pour me tranſporter....

Il faut partir; ... il le faut.....

Je ſerai à Paris, à vos pieds, dans vos bras, avant même que vous receviez ma lettre.... Vous ſaurez ſi mon cœur vous aime..... Mais, Fernand, ... je l'aurai quitté alors;... nous ſerons ſéparés; .... nous allons l'être pour jamais! Jours, qui fuyez ſi rapidement, vous ne renaitrez plus! Horrible ſolitude, qui m'eût dit que je vous chérirois? ... O vous, qui me rendez une mere, reſpectable & tendre amie, croyez que je ne ſuis point ingrate. Je vous ſouhaite, je vous regrette, je reſſens vivement les alarmes que je vous ai cauſées, & les peines cruelles que, ſans moi, vous n'euſſiez jamais connues. Mais, s'arracher à Fernand, eſt plus difficile que de mourir:.. votre bonheur & celui de mon pere, en ſe rapprochant de vous, ... ſoutiendront ma vie.

LETTRE XCIII. De Dom Fernand, à Dom Almanza.

D'autres climats la poſſedent, d'autres yeux que les miens l'admirent; tous les cœurs vont l'adorer; le ſien ſe ſouviendra-t-il toujours qu'il n'en eſt qu'un ſeul qui la mérite? ... Cher Almanza!

Stéphanie ne peut m'entendre ... les accens de ſa voix ne charmeront plus mes maux; l'Eſpagne ne m'offre plus qu'un déſert....

Elle eſt partie ... ô Ciel! elle m'eſt ravie au moment où je la retrouve; & je ne ſuis aimé, que pour en être plus malheureux!

Au ſein même des alarmes, ſi j'ai goûté quelques biens, ils s'évanouiſſent pour toujours. Mes ſouvenirs ne font qu'accroître mes tourmens.... Hélas! ces ſoupirs, ce trouble involontaire, ces regards ſi tendres, ſurpris par l'amour à la réſiſtance du devoir, cet embarras enchanteur, ſi doux pour un amant, juſques aux larmes qu'en vain elle s'efforçoit de me cacher, tout ce qui trompoit ma douleur, tous mes plaiſirs ſont finis.... Jamais je n'ai été ſi loin d'elle, je ne fus jamais plus ſeul dans l'univers! ... Que dis-je?... Regretterois-je le tems où elle languiſſoit captive, malheureuſe & mourante? Sans ſes dangers, ſans le trouble & la déſolation d'un pere, aurois-je obtenu la grace de reſter près d'elle?...

Barbare Ximenès! & tu reviens ſur ces jours horribles! ... Stéphanie! objet d'une idolâtrie qui n'eut point de modele, qui n'aura jamais d'exemple, vivez heureuſe?...

Heureuſe loin de moi! ... Et ſi vous ne pouvez le devenir qu'en m'oubliant ....faſſe même le Ciel ... je ne puis achever... & mes vœux & mes regrets, tout eſt pénible & douloureux pour mon cœur! Mais, quoi! elle m'aime, & je me plains! & je deſire ſon repos au prix de ſon amour!

Mon cœur déſavoue un ſouhait affreux, dont frémiroit le ſien.... Le ſort nous a fait tout le mal qu'il pouvoit nous faire; mais en vain, il nous ſépare: il ne peut du moins nous ôter nos tourmens. Oui j'aime, oui j'adore juſqu'à ſa vertu; ſa vertu cruelle qui m'enleve à l'eſpoir.... O exécrable Félici, indigne époux! jugez du pouvoir qu'elle a ſur moi, puiſque je le reſpecte, lui qui a été ſon bourreau! lui enfin qui met, entre Stéphanie & moi, une barriere dont l'amour, ſoumis à l'honneur, doit éternellement gémir. A peine je commençois à reſpirer ſur ſon état, qu'elle s'apperçut de la perte de cette lettre chérie, gravée à jamais dans mon ame, de cette lettre relue ſans ceſſe, à qui ſeule je dois la force de ſoutenir ſon abſence. Témoin de ſes alarmes, je ne ſentis plus qu'elles.

Vous le dirai-je? ſes pleurs alors ſe joignirent aux miens; ils ſcellerent mon pardon; mais le ſerment, l'épouvantable ſerment de renfermer mon amour, me fut arraché! Ce fut à cette condition ſeule, que je la vis, pendant le peu de jours qui s'écoulerent, depuis ce moment, juſqu'à celui, hélas! où je l'ai perdue. Ah! combien je les regretterai, le reſte de ma vie, ces jours chers & cruels, ces jours qui précéderent l'inſtant funeſte, le terrible inſtant de nos adieux! O mon cher Almanza! il doit être ſenti par vous. Tout étoit prêt; elle alloit m'être enlevée, elle étoit ſeule.....

Frémiſſant, déſeſpéré, je m'élance. Les yeux noyés de larmes, jettant des cris perçans, je vais tomber à ſes pieds. Stéphanie, c'en eſt donc fait! Stéphanie! j'avois ſaiſi, je tenois, je ſerrois une de ſes mains.

O raviſſement! ô trouble! par un mouvement dont elle ne fut pas maîtreſſe, elle la porte ſur ſon cœur; ſon viſage ſe panche vers le mien. O Dieu! nos pleurs alloient ſe confondre! Tremblante, elle s'arrache de mes bras, elle fuit! ... Eperdu, égaré, hors de moi, je la retiens: Roſemont entre alors. Défaillante, pâle, ſe ſoutenant à peine, Stéphanie ſe jette dans ſon ſein.

O mon pere, mon pere, s'écrie -t-elle! ayez pitié de moi; arrachez votre fille....

Elle ne peut pourſuivre. Enfin, malgré mon déſeſpoir, mes ſanglots, mon déchirement, ..... on l'entraîne, preſque ſans connoiſſance! ..., Et, comme enchaîné par l'excès de la douleur, je reſte à la place qu'elle occupoit, dans une ſituation .... que vous concevrez mieux que je ne pourrois vous l'exprimer. Depuis cette horrible ſéparation, cher Almanza, je n'aurois pas exiſté un ſeul inſtant, ſans l'amitié, ſans les ſoins fideles de Dom Lope, malheureux comme moi, & qui, comme moi, auroit beſoin d'être conſolé. Dans un moment où mon ame anéantie tâchoit de lui exprimer ſa reconnoiſſance, je ne veux point vous tromper, me dit-il, ni uſurper vos éloges. Oui, ſans doute, je vous aime; mais ce n'eſt pas votre douleur ſeule qui cauſe la mienne. J'adore Stéphanie. Son aveu, quoiqu'affligeant pour tous deux, eſt auſſi reſpectable que ſa conduite, & ne me le rend que plus cher; mais il manquoit à mes maux de ſavoir qu'un ſi parfait ami, qu'un rival ſi généreux eſt preſque auſſi à plaindre que moi....

Stéphanie, Stéphanie! il ne me reſte donc plus que l'impreſſion adorée, cruelle, ineffaçable, qu'a produite en moi le trop rapide inſtant d'abandon, où vous n'étiez plus qu'à votre amant, à ſa douleur, à la vôtre, à ſon amour!... Aux larmes que je répands, ſe joignent des tranſports, une ivreſſe, un délire.... Mes ſens .... mon ame.... toutes mes facultés m'entraînent loin de moi; toutes vous appartiennent.

Mon déſordre eſt au comble. Chere amante! objet idolâtré, ſe pourroit-il que l'amant le plus paſſionné, le plus tendre & le plus fidele, ne vous poſſédât jamais!

Billet du Comte Félici, à Alvarès.

Ma victime m'échappe! ma chûte peut-être ſe prépare: tout a changé pour moi, hors mon ame. J'y retrouve la même force, autant d'ardeur pour la vengeance, & l'ambition, l'emportant encore ſur le reſſentiment.... Si je n'échoue point dans mes nouveaux deſſeins, le moment viendra de punir l'altier Milord, dans ce qui lui eſt le plus cher, & Florizene ſur-tout, pour n'avoir porté que des coups mal aſſurés.....

Je ſuis indigné de leur peu de ſuccès, ſur-tout en me rappellant le jour où, pour prix des lettres qu'elle m'a rendues, elle obrint de moi une ſorte de droits ſur Stéphanie... qu'alors j'avois la foibleſſe de plaindre.

Préparez-vous à exécuter mes ordres.

Auſſi-tôt que j'aurai repris quelqu'aſcendant ſur Iſabelle & le Cardinal, qui ne me paroiſſent plus les mêmes pour moi, reſſaiſir l'amante de Ximenès, les envelopper tous deux dans des pieges certains, me ſera facile; & ſi .... Mais chaſſons les noirs preſſentimens qui m'agitent: ... rien ne m'épouvante, que la perte de mon crédit...

Quoi qu'il en ſoit, Alvarès, j'ai pour tous les événemens, les reſſources qui conviennent au courage, & ſur-tout à l'ambition trompée. Adieu.

LETTRE XCIV. De Madame De Norsey, au Chevalier de Rosenne.

Par exemple, mon cher Chevalier, je conçois à merveille, qu'en amant tendre, prudent, & preſque diſcret (car vous l'êtes devenu), vous ayez imaginé qu'il ne falloit point que votre départ d'Eſpagne ſuivît de trop près celui de Clarence. Je dirois encore, s'il ne me plaiſoit point d'en faire honneur à votre délicateſſe, que vous ignoriez quel ſéjour embelliſſoient ſes charmes, & que peut-être l'on court riſque de s'égarer, lorſque malheureuſement on n'a point d'autre guide que ſon cœur. Mais que me répondrez-vous, & qu'eſt-ce qui pourra juſtifier votre abſence, quand je vous aurai appris qu'elle eſt chez moi, qu'elle y eſt avec ſon pere, que nous ſommes réunis, que vous êtes, ſinon deſiré, au moins attendu; qu'enfin elle eſt dans une ſituation plus tranquille? ....

Jugez, je vous prie, ſi je la partage, moi, dont vous connoiſſez l'averſion pour le chagrin! Ah! mon Dieu! combien j'ai été contrariée! Le déſeſpoir de mon amie, les pleurs de Milédi Roſemont, les tourmens, les dangers de ſa charmante bellefille! mon cœur n'oublie point les ſoucis de votre amour. Voilà-t-il aſſez de peines!...

C'eſt un ſentiment qui ne me va point.

N'y ſongeons plus. Je me flatte que tout ce que j'aime ſera heureux, & il ne me faut que cela pour l'être. Oui, oui, je la connois enfin cette ſéduiſante Stéphanie! en dépit de tout ce qu'elle a éprouvé, de ſon abattement, de ſa profonde mélancolie, je n'ai rien vu d'auſſi enchanteur, ni d'auſſi touchant: grace, beauté, nobleſſe, décence, elle réunit tout. Tenez, moi je ſuis volontiers de votre avis, quand, par haſard, vous avez raiſon. Il n'y a guere que ma Clarence, que l'on puiſſe trouver belle auprès de ſen amie. Il eſt impoſſible de la voir, de l'entendre, & de ne pas s'indigner de tout ce qu'elle a ſouffert. Quel être féroce que ce Félici! un monſtre qui épouſe, sûr de n'être point aimé, qui ne ſe rend point digne de l'être, & qui devient furieux, parce qu'on eſt juſte! La voilà dans le lieu où je la deſirois depuis long-tems; & puis elle y eſt arrivée ſi à propos! je ne ſavois plus que devenir.

Médina étoit comme un inſenſé; Milédi Roſemont, à chaque inſtant, ſe déſeſpéroit davantage. Des lettres de Clarence & de Milord, l'avoient jettée dans les plus vives inquiétudes; elle n'en avoit point reçue depuis celles-là. Je craignois qu'elle ne ſuccombât à ſa douleur. Pour y mettre le comble, ſon indigne fille qui, je n'en doute point, n'a feint d'être malade que pour ſe diſpenſer de la ſuivre, confiée par elle alors à une de ſes proches parentes, reſpectable par ſon âge & ſes vertus, venoit de diſparoître (lui mandoit cette Dame), ſans qu'aucune de ſes recherches eût pu l'éclairer ſur ſes motifs, ni ſur les lieux où elle avoit porté ſes pas.... Puiſſe cette mere trop malheureuſe l'ignorer toujours!... Enfin, je la voyois livrée à toutes les alarmes: je ne me ſentois point le courage de la conſoler; & je l'aurois eu inutilement. Tout à coup elle entend le bruit d'une voiture, du mouvement, des cris! elle croit que c'eſt quelque nouvelle facheuſe; elle frémit; moi, je tremble par complaiſance; toutes deux nous nous précipitons: la porte s'ouvre.

Quels objets! quelle joie! quel moment!

c'eſt Roſemont & Stéphanie! L'un & l'autre ſe jettent dans les bras de la ſenſible Milédi: Clarence tombe dans les miens. Médina ſe proſterne aux pieds de la belle Angloiſe. Des larmes, des ſoupirs, ces mots, ces élans de l'ame, tout ce que ne comprennent point les cœurs indifférens, fut leur ſeule expreſſion...

Pour moi, j'embraſſois juſqu'à Milord Clarence! j'étois ſaiſie, tranſportée.... Je riois; &, pour la premiere fois de ma vie, j'ai pleuré (de joie, s'entend). Milédi regardoit ſon époux: ſa fille remercioit le Ciel: elle vouloit parler à Roſemont, la voix lui manquoit. Milord attendri répondoit à tout ce qu'il liſoit dans ſon cœur. Pour ce pauvre Duc de Médina, il la contemploit en ſilence; & il ne lui en falloit pas davantage pour être heureux. Mais, hélas! dès le lendemain de ce jour, le plus charmant de ma vie, la cruelle Comteſſe que cependant j'approuve, s'eſt retirée dans un couvent. Elle a choiſi celui où Clarence & moi avons été élevées. Sa poſition & ſes ſentimens lui ont fait un devoir de cette retraite. Une ame auſſi tendre, ſéparée de ce qui lui eſt cher, ne ſupporte que la ſolitude. C'eſt chez le Duc de Médina que loge Milord Roſemont. La dignité d'Ambaſſadeur, jointe aux qualités perſonnelles, lui attirent toute la France. Sa maiſon ne pouvoit convenir à la Comteſſe. Jamais elle ne ſort. Nous ne pouvons nous empêcher d'aller la voir tous les jours: elle y eſt ſenſible, & n'en eſt pas moins affligée.

Le nom ſeul de Fernand lui cauſe un trouble, une agitation, & ſoudain la jette dans une réverie ſi intéreſſante!... Mais, quel eſt donc ce Fernand, pour mériter de lui plaire à ce point? Vous, mon cher Roſenne, ne vous fâchez plus de ma gaieté: ſuis-je obligée de vous dire quand je ſouffre?

Croyez ſur-tout que vous me verriez auſſi tiſte qu'il vous plait, ſi je n'avois l'eſpoir de votre bonheur. Mais revenez.

Adieu.

LETTRE XCV. De Dona Almanza, à la Comteſſe Félici.

Oui, chere enfant, ſachez combien nous vous aimons, ſoyez-y toujours ſenſible; mais ceſſez de vous accuſer des larmes que vous nous avez fait répandre. Ce n'eſt là que le crime du ſort. Eh! qui pourroit même aujourd'hui ſonger tranquillement à tout ce que vous avez ſouffert? Ni Almanza, ni moi, ne l'oublierons qu'en vous voyant heureuſe ..... & puiſſions-nous jouir un jour de ce bonheur!

Malgré les maux que vous a cauſés votre cruel époux, je connois votre ame; elle n'eſt point faite pour triompher de ſon infortune. Hier il fut arrêté par ordre de la Reine; on s'empara de tous ſes papiers. Le Marquis de Cadix eſt chargé de cet examen.

Torquemada, ſur lequel votre perſécuteur ſembloit compter beaucoup, ſe décide hautement contre lui. Le Cardinal garde le ſilence; on dit le Roi très-irrité, la Cour eſt en ſuſpens. Quoiqu'on déteſte Félici, le plus grand nombre attend l'événement pour ſe déclarer. C'eſt à Florizene que l'on attribue ſa diſgrace. On parle de Lettres qui doivent le perdre, & qu'elle a cues en ſa poſſeſſion: elle s'applaudit de ce que, les lui ayant rendues, elle n'en reſte pas moins maîtreſſe de ſon ſort.

Grace à ſes ſoins, & à ſa méchanceté infatigable, des copies en ont été remiſes au Marquis de Cadix, au Cardinal, même à la Reine. Ces lettres enfin contenoient des détails, dont Félici ſeul pouvoit avoir eu connoiſſance, & il étoit impoſſible de douter qu'elles ne fuſſent écrites d'après les ſiennes. Le Cardinal, à ce que l'on aſſure, y eſt offenſé griévement: mais, barbare pour vous, faut-il s'étonner que Félici ſoit ingrat envers ſon bienfaiteur? Je ſais combien votre exil avoit déplu à ce dernier! il s'en étoit expliqué. Félici lui avoit répondu comme à Clarence & à moi, que votre retour devoit être prochain, & que votre abſence devenoit utile à votre gloire. Le reſte a été enſeveli, grace à votre généroſité, & vous n'êtes pour rien dans le coup qui l'a renverſé pour jamais.

Sans doute le Ciel l'a conduit. Cet homme ſi vain, ſi altier, abattu juſqu'à l'excès, m'a-t-on dit, a dévoilé, par ſa contenance humiliée, le ſecret de ſa foibleſſe: il s'eſt ſenti comme frappé de la foudre. Le malheureux! il ne voyoit rien au-delà des jouiſſances de ſon ambition, ſi toutefois on peut honorer de ce nom la baſſe intrigue, l'amour de ſoi, & non du Souverain & de ſa patrie; en un mot, la ſoif d'acquérir, & non de mériter, qui ne peut naître que dans une ame ſans élévation, ſans délicateſſe, que la perfidie accompagne, que doit ſuivre l'ingratitude, & dont la trahiſon démaſquée, ne laiſſant que la honte, doit conduire au déſeſpoir. Tel eſt le partage de ces ambitieux prétendus, qui ne ſavent ſupporter ni la faveur, ni la diſgrace. L'inſtant qui les montre tels qu'ils ſont, eſt celui de leur chûte, & alors ils reſtent ſeuls dans l'univers. Vous, ma chere Stéphanie, vous y aurez à jamais des amis, des admirateurs, & j'ajouterois des conſolations, ſi votre courage pouvoit vous ſervir à oublier, ou du moins à ſonger ſans amertume ..... Hélas! vous ne m'entendez que trop ... croyez que mon cœur vous plaint plus encore que je ne peux vous le dire, & que Dom Almanza & moi nous vous chériſſons avec la plus vive tendreſſe. Adieu, mon aimable fille, ma charmante Stéphanie, adieu. Combien Milédi Roſemont eſt malheureuſe d'avoir donné le jour à Florizene! on ignore entiérement où elle s'eſt refugiée. Celle de ſes femmes qui a donné avis à Auguſtine de la trame formée contre le héros que vous ſauvâtes alors, eſt la même qui a averti Milord Roſemont & Clarence du lieu où vous étiez enſevelie; & peut-être eſt-ce encore par elle qu'il tranſpire que Félici a été de moitié dans tous les complots de Florizene.

LETTRE XCVI. De la Comteſſe De Felici, à Dona Almaza.

Respectable amie, dont les bontés & les vertus me pénetrent également, ah! vous me rendez juſtice, lorſque vous êtes sûre que rien ne pourra jamais affoiblir dans mon ame les droits de l'humanité.

Hélas! ceux de l'honneur s'y joignent.

L'hymen m'engage à Félici; je ſais ce qu'il m'impoſe. Ce moment eſt le ſeul où il ne m'ait point fallu de courage pour m'y ſoumettre. Je m'applaudis ſur-tout de ce que la meſure de ſes torts devient celle de ma compaſſion; & combien je voudrois qu'il fût en mon pouvoir de le ſervir! ...

Mais, abſente de la Cour, on en eſt ſi-tôt oubliée! Fernand eſt le ſeul.... Eh! à qui donc aurois-je recours? ... C'eſt lui que Stéphanie implore. En vain ſon barbare époux voulut attenter à la vie de ce héros.... en vain même il le ſépare à jamais de celle dont il eſt adoré, Fernand, puiſqu'il eſt digne de mes éternels regrets, le ſera de ma priere, & juſtifiera ma confiance. Son ame eſt généreuſe, élevée. Il a toutes les vertus, & il ne les doit pas même à l'amour.

Votre Monarque n'aime, & n'eſtime autant que lui aucun de ſes ſujets: à ſa priere, il adoucira ſon arrêt contre Félici. J'oſe eſpérer plus. Il faut encore lui ſauver le déſeſpoir, la peine inſupportable de devoir tout au mortel charmant, hélas! & trop dangereux, qu'il a en horreur .... Jugez, chere Almanza, jugez, quand je n'héſite point pour une telle demande, quand je ſuis sure de ſon ſuccès, combien eſt inutile le vœu cruel que vous formez. Moi, que j'oublie Fernand!... que je n'aie pu être à lui, ſans que je ſois chaque jour plus malheureuſe! .... Ah! ne m'enviez point mes affreuſes, & cependant mes ſeules conſolations. Ma reſpectable amie, liſez mieux dans un cœur où vous êtes toujours préſente. Voyez-le, percé de tous les traits de l'amour, & ſe complaire dans ſa douleur, & ne tenir à la vie, que par le charme cruel qu'elle trouve dans une paſſion infortunée.Quelle femme, grand Dieu! quelle femme adorable, que celle dont Florizene fait couler les pleurs! Et vous ne voulez point que je m'accuſe! Hélas! chere Almanza, ... tout me déſeſpere;... mais je n'en ſerai pas moins attachée, jnſqu'à mon dernier jour, à vous & à votre vertueux ami. P. S. Clarence, mes parens, Madame de Norſey même, vous chériſſent, & vous ſouhaitent. Cette jolie Françoiſe joint à la raiſon la plus aimable, l'ame la plus ſenſible: elle m'en donne des preuves continuelles. Le cœur de votre Stéphanie, de votre fille, fermé pour toujours au bonheur, ne le ſera jamais à tous les ſentimens qu'il vous doit.

LETTRE XCVII. De Dom Fernand, à Stéphanie.

Stéphanie m'implore.... Eſt-ce bien vous qui m'avez fait dire ce mot affreux, dont mon cœur eſt déchiré? ... Que vous connoiſſez mal l'amant ſur qui vous régnez! que vous ſavez peu combien eſt abſolu l'empire que vous avez ſur lui, & juſqu'où va le charme de ſon obéiſſance à vos moindres volontés! Ne s'eſt-il pas ſoumis, même à vos rigueurs ſi douloureuſes, ſi pénibles, peut-être à tous deux?.. Vous l'avez trop vu; déſeſpoir, fureurs, tranſports, l'excès de ſon ivreſſe, celui de ſes tourmens, rien ne l'a emporté ſur la déférence continuelle de ſon amour.... Ah! il méritoit de vous un ordre, & non pas une priere. Mais avez-vous donc pu croire qu'un vœu que vous formiez ne fût pas preſſenti, ou plutôt prévenu par Fernand?... Aimé de vous, élevé à ce bien ſuprême, eſt-on encore un mortel? ... Oubliez, ſur-tout, que je fus généreux. Je ne ſuis, je ne veux être que paſſionné; il n'y a d'impoſſible pour moi, que de vous déplaire.

Sans doute j'abhorre Félici; s'il n'avoit attenté qu'à ma vie, ſoit orgueil ou commiſération (il eſt malheureux), je lui aurois pardonné: mais il vous arrache à moi, le barbare! ... J'ai tremblé pour vos jours, & c'étoit ſon crime! ... Je n'ai pu demander ſa grace qu'en frémiſſant qu'elle ne me fût accordée: n'importe, je l'ai fait....

Pénétré de vos vertus, enivré de vos charmes, j'ai ſenti ce qu'elles m'impoſoient, ce que vous deſiriez, ce que vous deviez attendre de moi. Lorſque Dona Almanza m'a parlé en votre nom, je m'étois déja jetté aux pieds de mon Souverain.

Surpris, touché de ma demande, il fut toutefois long-tems inflexible. Il ne faut point vous le cacher, les preuves contre Félici étoient telles, que ſi on lui avoit fait juſtice, le ſauver n'étoit point même au pouvoir de ſon Monarque. La loi le condamnoit. Correſpondances ſecrettes, intelligences coupables avec des Cours, ennemies de la nôte, l'oubli de ſes devoirs, l'abus de la confiance de ſes maîtres, le mettoient dans le cas d'être puni avec la plus extréme ſévérité. Ferdinand & Iabelle réunis vouloient qu'elle fût exemplaire.

La bonté, l'amitié, j'oſe ajouter la reconnoiſſance du Souverain, que j'ai été aſſez heureux pour rendre à ſes ſujets, ont à la fin cédé à mes ſupplications. J'ai donc obtenu que Félici ne fût qu'exilé dans une de ſes terres, avec défenſe d'y recevoir qui que ce puiſſe être, & vous ſeule, ô Stéphanie, aurez connoiſſance de la main qui a rendu moins profond l'abîme où il eſt tombé. Cependant, jugez, jugez à quel point je vous ſuis aſſervi! J'empêche la mort de celui dont la vie eſt mon ſupplice de tous les inſtans; &, comme ſi ce n'étoit pas aſſez de cet effort horrible, de votre abſence, de votre éloignement chaque jour plus inſupportable, on vouloit encore diſpoſer de ma main! Dieu! avec quel effroi j'ai appris qu'elle venoit d'être offerte à la fille du Duc d'Albe, & même acceptée! En vain elle eſt l'alliée très-proche de mon Roi; ô Stéphanie, je vous le jure par l'amour, par l'honneur qui nous unit, & qui m'enflamme, ne pouvant être à vous, condamné à ce tourment éternel, du moins je ne ſerai jamais à perſonne. Je l'ai dit à un pere abſolu; ſes inſtances réitérées ne m'arracheront point l'affreux conſentement qu'il eſpere. S'il ſe pouvoit, je braverois plus encore. Ma foi, mes ſermens, mon cœur, vous appartiennent juſqu'à mon dernier ſoupir. Ce cœur déſeſpéré a repris ſes droits, l'autorité s'arrête... aux ſentimens qui l'honorent. Je ne puis, je ne dois aimer que vous ſeule, & du moins je vivrai libre de vous pleurer....

Que dis-je? je pleure, & je vous ſuis cher...

Ah! jouiſſons au moins de ce bonheur, le premier de tous, & ſi bien ſenti par votre amant! J'en ſuis digne, Stéphanie: j'ai l'orgueil de l'amour, quand il eſt extrême, & qu'il eſt parvenu à jouir même de ſes ſacrifices les plus douloureux. Les miens ſont horribles; je n'ai point aſſez de mon ame pour y ſuffire. Hélas! quel eſt notre ſort? Exiſterons-nous ſans ceſſe loin l'un de l'autre? Nous ſouffrons, vous languiſſez, je me meurs..... & ſur-tout de la penſée de votre infortune. N'avez-vous pas aſſez ſacrifié aux devoirs, & votre amant, & vous-même? Vous les rempliſſez tous, excepté envers lui. L'amour, ô Stéphanie, n'a-t-il donc pas les ſiens, &, s'il régnoit ſur vous comme ſur moi, pourriez-vous? ... auriez-vous eu la force de me le cacher ſi long-tems? A quel prix, ô Ciel! à quel prix m'en avez-vous fait l'aveu? ...

Depuis ce jour, n'êtes-vous pas redevenue maîtreſſe de vous-même? hélas! & vous croyez aimer! Que fais-je?... qu'ai-je dit? où m'emporte le délire d'une ame.... trop à vous pour ſavoir ſe contraindre & ſe poſſéder? Je brûle, ... je languis.... Ah! du moins, n'accablez point un coupable qui s'accuſe, ſe repent, ſe déteſte... Non, je ne doute point de votre cœur.... Eh bien, chere amante, ſoyons heureux; le Ciel le permet, l'amour l'ordonne..... tous ſes feux coulent dans mes veines; je m'égare; je ne me connois plus.... O pourquoi, pourquoi m'éloigner des lieux où vous êtes? Que devez-vous à votre époux, ſi vous ne lui devez point votre eſtime? Lui, votre époux!.... ah! vous n'en avez point d'autre que moi.... Pardonnez, Stéphanie, pardonnez à mon déſordre; il eſt votre ouvrage. Je ne veux que vous obéir; je déſavoue tout le reſte; ne m'en puniſſez point par votre colere. J'ai oſé vous écrire, malgré votre défenſe. Je frémis que vous n'exigiez que ce ne ſoit la derniere fois; mais vos ordres, duſſent-ils me coûter la vie, ſeront la loi ſacrée d'un cœur qui vous adore, & qui ſe fait au moins un bonheur de vous être ſoumis....

LETTRE XCVIII. De Stéphanie, à Fernand.

Pus que jamais je vous dois tout....

Eh! comment ſe peut-il qu'un amour auſſi vivement ſenti par mon cœur, ... ſoit ſi foiblement apprécié par le vôtre? ... Mais ſoyez, s'il ſe peut, plus coupable encore; vous n'en ſerez puni que par ma douleur.

Ah! Fernand, Fernand, c'étoit elle qu'il falloit craindre, & non pas ma colere....

Quels que ſoient vos torts, ma reconnoiſſance me décide; il faut n'écouter qu'elle...

C'eſt pour Stéphanie une obligation ſacrée, que de vous rendre graces, lorſque vous venez de ſauver les jours de ſon époux..... Oublions qu'il fut barbare....

Criminel au point où il l'eſt devenu, il n'eſt que trop à plaindre. Stéphanie, m'écrivez-vous, ne connoît pas votre cœur.... Hélas! ſi je l'avois moins connu, vous aurois-je donné le droit de m'affliger ainſi? Toute entiere à ma confiance & à l'eſtime, autant qu'à la paſſion la plus aveugle, n'ai-je pas toujours compté ſur vos vertus! Oui, cruel, il m'eſt impoſſible d'avoir les moindres alarmes ſur la vérité de vos ſentimens; &, ſi j'étois aſſez malheureuſe pour douter un ſeul moment de mon pouvoir ſur vous, ce ne ſeroit que l'injuſtice de vos reproches qui pourroit m'y forcer. O Dieu! quelle eſt la vôtre? excepté envers vous, il n'eſt point de devoirs que je n'aie remplis..... Voilà ce que vous m'oſez dire, vous, Fernand, vous!... quand je n'ai été fidelle qu'à mon amour, quand c'eſt à lui ſeul que je ſuis encore ſoumiſe! L'honneur m'ordonnoit de ſuir l'Eſpagne, ... dès le premier inſtant où je vous vis. Mon cœur ne put ſe rendre aux conſeils, à la voix de l'amitié, à celle de la raiſon, & bien moins encore de la crainte. Vivre malheureuſe, & même coupable, me paroiſſoit moins horrible, que d'exiſter loin de vous. Je reſtai. Prévoyant tous mes maux, je les chériſſois, parce que je ne pouvois tenir à vous que par eux....

J'étois privée d'un pere, du pere le plus tendre & le plus aimé: vous l'emportiez même ſur lui; & ce ne fut qu'en m'immolant à la nature, que je la vengeai du crime de l'amour. Parjure à mon époux, au Ciel peut-étre, j'ai fait le ſerment à tous deux de n'aimer jamais que Fernand. Expirante, je vous l'ai dit; malgré mes remords, je vous le répete!.. c'eſt moi, oui, c'eſt moi ſeule que j'accuſe des forfaits, de l'infortune de Félici, de l'atrocité de Florizene, des pleurs de ſa mere, ... hélas! de vos tourmens; &, quelque affreux que ſoient les miens, mon déſeſpoir, mes larmes, mes éternels chagrins, tout m'eſt cher.... J'adore vote idée; elle me fait ſupporter juſqu'à votre abſence! Avec cette idée ſi charmante, j'euſſe été ſeule, même au milieu du tumulte de Paris; mais, loin de vous, j'ai ſenti une ſorte de joie de pouvoir me ſouſtraire à tous les regards:... enfin, ſans eſpoir d'être à vous, je vis.! Vous l'avez voulu; & vous doutez, ingrat, de votre empire!...

Qui? moi, je pourrois le croire! ... O mon cher Fernand, vous le ſavez trop, quelle douceur j'aurois trouvée à dépendre de vous.... Enivrée de mon bonheur, & plus encore du vôtre, j'euſſe été fiere de vous donner ma foi, & de vous conſacrer mes heureux jours. Ah! qu'avez-vous beſoin d'éprouver le cœur le plus vrai, le plus tendre, le plus ſenſible? Vos tranſports ceſſeroient-ils d'avoir cette délicateſſe qui peut ſeule être digne & de vous & de moi, la ſeule ſéduction qui ſoit permiſe à l'amour?

La gloire de Stéphanie doit vous être plus chere, s'il ſe peut, qu'à elle-même....

Peut-être que mon trouble, mon délire, mon déſordre ſurpaſſe le vôtre.... Oſez abuſer de cet aveu; ou plutôt, rougiſſez de me l'avoir arraché. Pardonnez, je vous offenſe...... Malheureux pour toujours, mais dignes, hélas! d'un ſort plus doux, juſqu'au déchirement de nos cœurs, nous ſemblera préférable à un bonheur que déſavoueroit la vertu, & qu'empoiſonneroient les pleurs du repentir. Oui, Fernand, c'eſt votre courage que j'implore; c'eſt lui qui doit raffermir le mien: nous ne devons nous voir, ni nous écrire; ..... il le faut: cette lettre ne me rend déjà que trop coupable..... Ah Dieu! ce n'eſt donc qu'au prix des ſacrifices les plus douloureux, que j'ai reçu la vie! O vous, vous que j'adore, à qui mes yeux, à qui ma bouche ne doivent plus le dire, plaignez, plaignez Stéphanie; ſur-tout ne l'accuſez jamais!...

Que le tems, ſon malheur, que l'abſence, ni un autre choix, ne l'effacent point de votre ame!... Sûr qu'elle ne reſpire que pour vous, vivez pour la gloire & pour elle ... Non, non, je ne feindrai point un ſentiment qui eſt loin de mon cœur; je ne chercherai jamais à porter le vôtre vers un lien déteſté; j'en connois trop les maux; ... & ſi vous pouviez l'accepter ſans horreur, vous ne ſeriez digne, ni de moi à qui votre changement coûteroit la vie, ni de celle qui vous rendroit parjure à la plus tendre amante, à la malheureuſe Stéphanie. J'exige que Dom Lope m'écrive, qu'il m'entretienne de vous.... Mes larmes coulent en abondance, & me dérobent juſqu'aux derniers mots que je vous adreſſe.

Il faut vous dire adieu, tout quitter, rentrer au ſein de l'abîme! ... Cher amant!... ſommes-nous aſſez infortunés?

LETTRE XCIX. Alvarès, à ſa Femme.

O mon amie! ... je cede au remord; je ne puis plus porter le fardeau qui m'accable, & il eſt tems que je le dépoſe dans un cœur qui me plaigne & me pardonne: c'eſt trop ſervir le crime, & affliger la vertu. La perfidie, jointe à l'audace, a pu m'ébranler, & me ſéduire: mais je n'étois point né pour être coupable. Sachez tout, & connoiſſez le monſtre qui m'a traîné dans l'abîme d'où cet effort va m'arracher.

Vous ſavez quelle impreſſion terrible avoit faite ſur Félici la nouvelle de ſa diſgrace, & l'arrêt de ſon exil. Un jour, un ſeul moment l'avoit dénaturé; tant les moindres événemens influent ſur le caractere de ceux qui n'ont d'autre force dans l'ame, que celle qu'ils reçoivent du mouvement de l'ambition! Impatient d'échapper aux regards, deſirant de ſe fuir lui-même, il partit précipitamment avec moi, & n'amenant de toute ſa maiſon ſi nombreuſe & ſi brillante qu'un ſeul domeſtique: il ſembloit qu'il craignit de multiplier les témoins de ſon humiliation. Arrivé dans ſa terre, la plus belle des ſiennes, celle qu'il préféroit, & dans laquelle même il avoit fait bâtir ſon mauſolée, avec ce faſte inoui qui perçoit dans ſes moindres actions, il me défendit, ainſi qu'à l'homme qui le ſervoit, de laiſſer pénétrer un ſeul étre dans une retraite, qu'il regardoit déja comme ſon tombeau.

C'eſt là qu'en vain il a cherché quelque tems à lutter contre le morne accablement où l'avoit laiſſé la perte de ſes titres & de ſon crédit. Abſorbé dans une rêverie ſiniſtre & continue, à peine, dans tout le jour, m'adreſſoit-il une ſeule fois la parole. il ſe promenoit à grand pas, & d'un air farouche. Toujours errant, ſolitaire, caché au fond de ce bois qui termine ſon parc, il en revenoit quelquefois pâle, oppreſſé, anéanti; alors il ſe renfermoit, ſans vouloir prendre aucune nourriture.; &, ſi la laſſitude du chagrin lui procuroit quelques heures de ſommeil, il ſe réveilloit bientôt avec une agitation, une fureur, & un égarement qui ne permettoit pas de l'approcher. Les mots qu'il articuloit dans ces momens étoient des eſpeces de cris, parmi leſquels on diſtinguoit les noms de Fernand & de Stéphanie. La ſeule ardeur de ſe venger d'eux, paroiſſoit renouer, par intervalles, la trame de ſes jours épouvantables. Voyant enfin que le ſort trompoit ſes reſſentimens, & que ſes victimes lui étoient ſouſtraites pour toujours; par un excès de foibleſſe, tous ſes complots ſe tournerent contre lui; & il ne ſongea plus qu'à finir des tourmens, qu'il n'avoit pas le courage de ſupporter.

La nuit étoit avancée; je couchois à côté de ſa chambre; je m'entends appeller d'une voix mourante & funebre; j'accours.

Je le vois dans les convulſions de la douleur, ſe débattant, par un inſtinct invelontaire de la nature, contre la mort qu'il s'étoit donnée. La foible lueur d'une lampe attachée au chevet de ſon lit, répandoit un reflet affreux ſur ſon viſage méconnoiſſable. Cette ſcene d'horreur pourſuit encore mon imagination effrayée. Un inſtant de calme ſuccéda à ces déchiremens douloureux, que lui cauſoit le poiſon qu'il avoit pris. „Alvarès, me dit-il, d'une „voix éteinte, & dont le ſon parvenoit “à peine juſqu'à moi, vous voyez le terme “des grandeurs, & le châtiment de l'ambition! la vengeance & l'amour s'y étoient joints. Je ne pouvois réſiſter plus longtems à toutes les furies déchaînées contre “moi. Si j'ai différé mon trépas, c'étoit “dans l'eſpérance de pourſuivre encore Fernand: mais ſa gloire & ſon courage le mettent à l'abri de mes coups; l'aſcendant de ſa vertu m'écraſe; celle de ſtéphanie m'importune; leur compaſſion “me feroit horreur; le tombeau ſeul peut „mettre une barriere entre mon orgueil, “& la pitié inſultante des mortels ... que j'ai protégés.... Il eſt tems de quitter “un univers que je hais, & qui me déteſte .... Voici des papiers qui aſſurent “votre fortune, & acquittent ma reconnoiſſance. Approchez, Alvarès, recevez le dernier ſoupir de Félici.... Je meurs“.

A ces mots, il expira; & j'arroſai longtems, de mes larmes, le cadavre inanimé de cet homme que j'avois preſque vu Souverain, & revêtu de tout l'éclat du rang & de la faveur! je lui devois trop, pour me rappeller ſes torts; ce n'étoit point à moi de juger celui qui m'avoit comblé de bienfaits.Le jour ne faiſoit que de paroître; je ne pouvois quitter la chambre où mes pleurs ne ceſſoient de couler ſur les malheureux reſtes de Félici, lorſque le domeſtique, dont je vous ai déja parlé, & qui, cette nuit-là même, avoit diſparu au moment qu'il avoit ſu ſa mort, vint m'apporter un billet ſans ſignature, conçu en ces termes: „Je ſais tout; mais nul que moi n'eſt inſtruit. Les plus grands intérêts exigent que j'aie un entretien avec vous. Venez donc me parler, à l'inſtant. Je tiens à tout dans l'Eſpagne, je puis tout pour vous; un refus vous perdroit. Je n'ajoute qu'un mot: ſi vous aimez la vie, gardez-vous d'ébruiter un événement qu'il m'importe de cacher. Obéiſſez ou tremblez, je vous attends“.

Concevez ma ſurpriſe, mon trouble & mon inquiétude! je vis qu'il n'y avoit point à balancer, & qu'il falloit me ſoumettre aux ordres de l'anonyme qui m'écrivoit d'un ton ſi abſolu. Son adreſſe étoit au bas de la lettre, & le lieu où je devois me rendre étoit peu éloigné de la terre de Félici. Je confiai donc la garde de ſon corps au ſeul homme ſur qui je pouvois m'en repoſer, & je m'acheminai vers l'endroit qui m'étoit indiqué. Mais, ô mon amie! de quel étonnement demeuré-je frappé, quand, pour premier objet, j'apperçus Florizene!.. Immobile, tremblant, je ne pouvois proférer une parole, & ne revenois point d'une ſi étrange apparition!

Raſſurez-vous, me dit-elle; je ſuis ici chez une vieille parente, qui, preſqu'en enfance, ne peut veiller ſur mes démarches. Elles ſeront, ſi vous me ſecondez, auſſi myſtérieuſes que je le deſire. L'homme qui vous a remis ma lettre m'eſt vendu; les raiſons les plus fortes m'engagent à cacher la mort de Félici, juſqu'à ce que le Duc Ximenès ait forcé ſon fils à s'unir avec la fille du Duc d'Albe. Vous avez ſervi long-tems ſous le mortel le plus ambitieux; vous devez l'être. Servez-moi, & je vous jure d'élever votre fortune auſſi haut qu'elle puiſſe aller, ſinon (je vous l'ai déja écrit) vos jours me répondront de ma vengeance, & de mon ſecret. Décidez-vous, & parlez.

Incertain quelque tems, je ne ſavois à quel parti m'arrêter. Mais, vous le dirai-je? l'air, la hardieſſe, l'aſſurance de cette femme inconcevable, la menace qui éclatoit déja dans ſes regards effrayans, je ne ſais quelle éloquence impérieuſe, répandue dans ſes geſtes, dans ſes diſcours, ſans doute l'orgueilleux eſpoir d'arriver au degré d'élévation qu'elle m'annonçoit: toutes ces cauſes réunies m'arracherent le ſerment coupable de la ſervir! alors elle m'accabla de nouvelles proteſtations, & m'inſpira, pour remplir ſes projets, l'ardeur dont elle étoit elle-même dévorée.

Je la quittai, vaincu par ſon aſcendant, & retournai rendre les derniers devoirs à Félici, avec la ferme réſolution d'enſevelir, juſqu'à de nouveaux ordres, la moindre trace de ſon trépas. Aſſiſté de ce même homme qui avoit tout appris à Florizene, & qu'ainſi que moi, elle avoit mis dans ſes intérêts, je le dépoſai dans le tombeau qu'il avoit fait conſtruire, & qu'il ne croyoit pas ſitôt occuper. Aucuns regards ſuſpects ne pouvoient éclairer cette trame ténébreuſe. Lui-même, en arrivant, avoit congédié juſqu'à ſon concierge, & ſes jardiniers; & comme ſon château avoit été inacceſſible, le peu de jours qu'il y avoit vécu, on ne ſongeoit pas ſeulement à s'informer de ce qui ſe paſſoit dans ſon enceinte.C'eſt dans cet abandon, ce ſilence pénible, cette ſolitude profonde, que je vis depuis près de deux mois, n'ayant pour compagnon qu'un vil mercénaire, & pour ſpectacle qu'une tombe, où j'ai moi-même deſcendu mon maître & mon bienfaiteur.

Mon amie, cette odieuſe exiſtence eſt pire que tout ce que je pourrois craindre de la fureur de Florizene. Ainſi, duſſé-je y ſuccomber, je ſuis réſolu à tout révéler.

D'ailleurs, en me taiſant, je prolongerois l'infortune d'un héros, & d'une femme qui à toutes les vertus réunit tous les charmes. Les reproches de ma conſcience, ſont plus forts que ma crainte. J'écris à Fernand même, qui recevra ma lettre à ſon retour de l'armée. Il eſt généreux, il aura pitié de ma foibleſſe, & deviendra mon protecteur. Le crime m'eſt étranger, je le ſens à mes remords, & j'aime mieux faire courageuſement l'aveu de ma faute, que de m'endurcir dans l'habitude des forfaits.

Adieu, mon amie, j'abandonne enfin cette ſombre habitation, où tout ce que je je vois, me déchire, m'accuſe & m'épouvante. Quelque ſort qu'on me réſerve à Madrid, j'y vole, je vous rejoins; j'arriverai preſqu'auſſi-tôt que ma lettre. J'ai beſoin de cacher dans votre ſein mes larmes, ma honte & mes regrets. Adieu.

LETTRE C. De Fernand, à Stéphanie.

Orépnant! Stéphanie! veillé-je? où ſuis-je? Le Ciel permettroit-il?.. Rien n'eſt égal au trouble de mon cœur, & tout eſt encore confus dans mon imagination, au fond de mon ame, hors l'excès de mon amour, au moins égal à mes tourmens! puiſſé-je vous apprendre le premier ce dont on vient de m'inſtruire: Alvarès...

ô Ciel! ... ſachez tout.

Plein d'une mélancolie profonde, & du preſſentiment d'un malheur éternel, je reliſois la derniere lettre que j'ai reçue de vous. Je me pénétrois de cette triſteſſe d'une ame tendre & paſſionnée; je trempois de mes larmes chaque mot que mes yeux dévoroient; je prononçois votre nom, je m'enivrois de mes ſouvenirs: les tranſports les plus violens de la flamme la plus immodérée cédoient à l'attendriſſement que me cauſoient vos peines. Hélas! je n'y voyois point de terme, j'en frémiſſois, je maudiſſois le ſort, je déteſtois la lumiere, je m'abhorrois moi-même... J'étois, dans ce moment, plus infortuné encore que je ne l'avois jamais été ... lorſqu'on m'apporte une lettre écrite du lieu où je ſavois que Félici étoit exilé! je me précipite ſur cette lettre, je l'ouvre. Ah! Dieu! Dieu, que devins-je, en parcourant ce billet ſigné d'Alvarès! „J'ai fait un crime; c'eſt à un héros que j'en fais l'aveu, j'oſe compter ſur mon „pardon. Depuis deux mois Félici n'eſt plus; ſéduit par Florizene, j'ai caché ſa “mort. Il eſt tems qu'elle éclate, &, duſſé-je „être puni de l'avoir tenue ſecrette, je ſerai conſolé, ſi Fernand m'accorde quelque “eſtime pour le prix de mon repentir....“

Félici n'eſt plus! ... ô Stéphanie! ... je ſais trop qu'il n'a aucun droit à vos regrets; mais je ſais auſſi combien ſont nobles, généreux, héroïques tous les ſentimens qui vous animent. Ce n'eſt donc point le moment de revenir ſur les maux qu'll vous a faits; je dois ſonger à tout ce que votre poſition vous impoſe; je dois renfermer ce que m'inſpire la mienne; je dois contraindre & dévorer des feux .....que ſembleroient pourtant devoir mettre en liberté de plus légitimes eſpérances.....

Je dois enfin, brûlant d'amour, craindre encore de vous en parler ... & le deſtin de Fernand eſt de toujours s'immoler à vos vertus! Cependant me ſera-t-il permis de fixer un inſtant vos yeux ſur une révolution auſſi étonnante qu'inattendue? Le Ciel paroît s'être adouci, vos larmes l'ont déſarmé; nos ſoupirs ont monté juſqu'à lui. Il n'a pu voir deux êtres que tout rapproche, ſéparés plus long-tems par les circonſtances les plus horribles. La mort de Félici n'eſt pas le ſeul événement où ſoient marqués ſes deſſeins ſur nous. Il nous délivre à la fois de tous nos perſécuteurs.

Florizene, furieuſe de voir tous ſes projets renverſés, toutes ſes eſpérances évanouies; Florizene, trahie par Alvarès, ſachant le refus que j'ai fait d'épouſer la fille du Duc d'Albe, ne pouvant plus ſe venger de vous, ni de moi, eſt tombée dans des convulſions de rage, qui ſe ſont changées en une véritable folie. Elle en a déja eu pluſieurs accès terribles, accompagnés des ſymptomes les plus effrayans. Quelquefois votre nom & le mien lui échappent.....

Ses yeux alors s'allument, ſe couvrent de ſang; toutes ſes veines s'enflent; ſes membres ſe roidiſſent; &, ſi dans ces criſes fréquentes on ne la chargeoit de chaines, elle déchireroit tout ce qui s'offriroit à elle. Pour comble de ſupplice, elle a des intervalles où, reprenant entiérement ſes eſprits, elle voit toute l'horreur, toute la honte de ſon état, & meſure d'un œil fixe la profondeur de l'abime où elle eſt plongée! Il ſemble que le Ciel, attentif à la punir, ne lui laiſſe ces lueurs de raiſon, que pour mettre le comble à ſon châtiment, lui rappeller tous ſes crimes, & la recueillir, malgré elle, ſur le ſentiment de ſon infortune. La cruauté la plus inventive n'auroit pu lui créer un tourment plus affreux, & ſon plus grand malheur eſt encore de ſentir qu'elle a tout mérité! ...

O Stéphanie! adorable Stéphanie, le Dieu, dont vous êtes l'image, devoit traiter ainſi celle qui a pu vous haïr & vous perſécuter. Quel avenir j'oſe entrevoir! je ne puis l'enviſager, ſans une ivreſſe, un raviſſement, un déſordre, auquel je n'oſe me livrer. Cependant ... Félici n'eſt plus .... Florizene eſt punie! ... L'amour le plus tendre gémit à vos pieds; il attend vos ordres, pour vous parler d'un bonheur ... auquel des ſiecles de peines nous ont peut-être donné quelques droits.....

Pardonnez; mais il me ſemble qu'il n'y a plus rien au monde qui nous ſépare. Quand pourrai-je voler vers vous, repoſer enfin mes regards ſur l'être vertueux, ſur l'objet ſacré que je n'ai pu juſqu'ici appercevoir que des momens.... Une langueur ſecrette me conſume, le ſommeil même, ô Stéphanie, ne me ſauve point de vous. Mes ſonges ſont pleins de vote idée, ils ne m'offrent que vote image. Par-tout elle me pourſuit, par-tout elle m'enchante: mais, hélas! plus elle me ravit, plus elle ajoute à mon ſupplice! J'expire dans vote abſence; la gloire même m'importune. Ce n'eſt qu'à vos pieds qu'elle me deviendra chere, & alors il me ſemblera que je n'en ai point aſſez acquis pour vous mériter.

O Stéphanie! ... Stéphanie, un mot, un ſeul mot de vous, & je quitte l'Eſpagne: ce mot eſt ma vie; ne me le refuſez pas....

Que dis-je? aurai-je la force de l'attendre? je ne ſuis point à moi; je ne puis rien promette. Le verrai-je éclore enfin ce jour, ce beau jour, où, chargé de vote deſtinée, je mettrai mes ſoins étemnels à la rendre auſſi fortunée, qu'elle a été malheureuſe?

O qu'il doit étre aimé du Ciel, qu'il doit être vain & ſuperbe, le mortel favoriſé auquel il confiera le bonheur de Stéphanie!

Les alarmes n'approcheront donc plus de cette ame faite pour l'amour, l'héroiſme & la vertu: des pleurs de joie brilleront ſeuls dans ſes yeux enchanteurs, ſi long-tems voilés par les chagrins, & s'il lui échappe des ſoupirs.... Le délire où je ſuis m'emporte plus loin que je ne veux....

Mais, Stéphanie, Stéphanie, gardez-vous de m'accuſer. Plaignez-moi plutôt; plaignez-moi d'avoir renfermé, dans ce moment, la moitié des tranſports qui m'agitent .... je ne ſais où je ſuis. Un nuage me dérobe vos devoirs, mes obligations, & ne me laiſſe voir, ne me laiſſe ſentir, que mon amour ... dont tout juſtifie enfin l'enchantement, les vœux, le trouble & l'idolâtrie.

LETTRE CIe. & Derniere. De la Marquiſe n Norsey, à Dona Almanza.

A trois heures après minuit.

Je l'ai toujours dit, à la longue, le Ciel eſt juſte! Ah! Madame, de quel ſpectacle raviſſant j'ai été témoin! des têtes perdues, des amans enivrés, des époux réunis, un frere, une amie tranſportés.... du trouble, des ſoupirs, des larmes, le délire du bonheur! ... Perſonne que moi n'eſt en état de vous écrire.... N'attendez cependant ni raiſons, ni détails; je ſuis trop enchantée pour avoir le ſens commun. Votre cœur y ſuppléera. C'eſt depuis ce matin que nous extravaguons de joie, & rien ne me paroît plus raiſonnable.

Tant qu'a duré cette maudite guerre, Clarence & moi ne quittions preſque point la retraite où Stéphanie & Milédy Roſemont ne recevoient que nous. L'une y étoit tremblante pour l'amant le plus adoré, & le pere le plus chéri; l'autre frémiſſoit des dangers de ſon époux, & des torts de ſa coupable fille: toutes deux cherchoient en vain à contraindre leur douleur, & à s'offrir de mutuelles conſolations. Stéphanie reçoit une lettre divine, cela va ſans dire, car elle eſt de ſon amant. Vous voyez d'ici ſon ſaiſiſſement, ſon trouble, & ſur-tout en apprenant que Félici n'eſt plus. Sa fin déplorable la touche, & moi qui n'avois garde de regretter ce monſtre-là, je ne ſavois trop comment faire pour renfermer, devant elle, toute ma ſatisfaction. Quelques jours s'écoulent; &, malgré ſa triſteſſe, je ne ſais pas trop comment il arrivoit qu'elle devenoit, à vue d'œil, plus fraîche, plus charmante, plus céleſte que jamais. N'oſant donc point la féliciter ſur l'événement dont elle ne vouloit pas abſolument que je fuſſe ravie, il falloit bien, pour la diſtraire, que je lui parlaſſe de Fernand. Alors elle rougiſſoit, s'embelliſſoit encore, reliſoit ſa lettre, m'embraſſoit & me conjuroit de l'épargner. Je m'obſtinois à pourſuivre. Nous entendons du bruit, la porte s'ouvre, on annonce: Milord Roſemont paroît! Je ne me ſens pas la force de vous peindre tout le pathétique de cette entrevue. Vous devinerez, ſans que je m'en mêle, que la fille, que l'épouſe ſe précipitent dans le ſein de Roſemont: mais Dom Lope ſeul l'accompagne. Seul! on s'inquiéteroit à moins ....

Auſſi notre aimable Stéphanie ne tarda t-elle pas à trembler. Elle craint .... que ſais-je, moi? .... tout ce que craint l'amour, quand il eſt extrême. Elle pâlit, elle héſite, elle ſemble nous demander à tous l'objet attendu par ſon cœur. Deſirant pouvoir la préparer à la vue la plus chere, Milord avoit exigé que Ximenès n'entrât que quelques inſtans après lui. Vains projets!...

L'émotion de Stéphanie lui arrache le nom qu'elle adore! ... A ce nom, il s'écrie, il s'élance, l'amour ne conſulte plus rien: Fernand tombe à ſes genoux... & puis la voilà qui ne peut plus ſuffire à ce qu'elle éprouve; elle perd l'uſage de ſes ſens. De l'ivreſſe, il paſſe aux alarmes. Bientôt la voix de ſon amant, cette voix, ſi puiſſante ſur ſon cœur, la rappelle à la vie. Tous deux ſe regardent avec une expreſſion! ...qui ne peut ſe decrire. Nous les embraſſions l'un & l'autre, ſans qu'ils s'en doutaſſent.

Roſemont, avec l'attendriſſement le plus vif, prend la main de ſa fille, celle de Fernand, & les unit. Que ſon embarras étoit enchanteur! qu'elle étoit belle! la pudeur la diſputoit encore à l'amour; il triomphe!

Fernand la ſerre dans ſes bras, avec des tranſports auxquels enfin elle s'abandonne.

Tous deux ſe jettent aux pieds de Milord.

Quels pleurs délicieux j'ai vu couler! Milédi n'étoit plus à elle; Clarence ne pouvoit reſpirer, moi je faiſois des cris de joie.

Dom Lope, quoiqu'il parût prendre la part la plus ſincere à leur bonheur, n'en ſoupiroit pas moins. En cas que cet héroïque ami ſoit un amant malheureux, je me charge de l'égayer. J'avois fait avertir Roſenne: il accourt, & Clarence, hors d'elle-même, lui permet le plus doux eſpoir. Fernand & Stéphanie, tant que la journée a duré, n'ont apperçu qu'eux, quoiqu'ils fuſſent ſans ceſſe au milieu de nous. même ivreſſe, plus timide de la part de Stéphanie, plus emportée, moins contrainte de celle de ſon amant; mais également vraie, également tendre & touchante.... Perſonne ici ne dormira de long-tems, pas même la fidelle Auguſtine, dont c'eſt le grand plaiſir. Elle étoit comme le jour où elle a retrouvé ſa belle maitreſſe...

On ne m'avoit point dit aſſez combien eſt charmant le jeune héros qu'adore Stéphanie. Il a l'air, le port, la démarche d'un Dieu, & je ne lui crois pas les défauts d'un homme. Rien de ſi majeſtueux que ſa taille, de ſi parfait que ſes traits: tenez, je me crois la ſeule femme à qui ſon regard ne cauſera point un trouble dangereux. Tous ſes mouvemens ont quelque choſe de ſi tendre, de ſi paſſionné! Il ſe met à genoux avec tant de grace & d'abandon!... Quand il parle, quand il ſe tait, quand il regarde... même quand ſes yeux ſe rempliſſent de larmes ... tout en lui reſpire la ſéduction, & vraiment il n'y avoit que Stéphanie, au monde, qui fût digne d'en être aimée. Demain, quelle félicité! ils ſe leveront pour ſe voir; chaque jour amenera celui de leur bonheur; juſqu'au ſommeil, ne ſervira qu'à leur en offrir l'image. Oh! je le jure, je reſterai libre le reſte de ma vie. Il n'y a que leur amour qui puiſſe me paroître préférable à l'indépendance, & cet amour-là eſt unique comme eux. Quelle douce chaîne ils vont ſerrer, dès que ces maudites bienſéances le permettront! alors, nous volerons tous vers vous. Ils brûlent de vous revoir, & moi, Madame, de vous connoître. Les careſſes, la préſence d'un époux, la félicité de ce qui lui eſt cher, adouciſſent le coup qu'a porté à Milédi l'état affreux de ſon exécrable & malheureuſe fille. J'éloigne cette idée; ce jour n'en doit offrir que de riantes. Ceux qui lui ſuccéderont, & juſqu'à l'attente du plus charmant de tous, me cauſent un raviſſement! ... Pardonnez-moi le déſordre de ma lettre.... celui dont je viens de jouir, avoit quelque choſe de magique.... Il m'a gagnée. Mon frere auſſi, mon frere & Clarence ſeront heureux. Ah! Madame, combien je vais l'être!

Dom Almanza, comme de raiſon, eſt de moitié dans toutes les aſſurances dont mon cœur ne ſe borne pas à être l'interprete.

Nota. Au terme où Fernand & Stéphanie purent s'unir, ils retournerent tous en Eſpagne, où ſe célébrerent les noces des deux amans, ainſi que celles de Clarence & de Roſenne. Madame -de Norſey les accompagna, & fut témoin d'un bonheur d'autant plus vif, qu'il avoit été acheté par plus de peines. Chaque jour ne fit qu'y ajouter de nouveaux charmes.

Fin de la troiſieme & derniere Pantie. De l'Imprimerie de la Veuve Thieoust, Imprimeur du Roi, place Cambrai.
[* On ne sait pourquoi, dans l'occasion dont il s'agit, cette sorte de procédure, la plus lente de toutes, fut si précipitée. On n'en pourroit point eiter un autre exemple.] [* Quoique, par les loix de l'Inquisition, les Rois même ne pussent faire grace à ceux qu'elle avoit condamnés, Ferdinand le Catholique & Isabelle, qui la reçurent (ils régnoient alors),se réserverent cependant le droit de l'adoucir; & c'est leur seule excuse. Qu'objecter d'ailleurs à un fait? La révolte des Espagnols, dans cette circonstance, n'est pas moins certaine, & est vraisemblable. L'Inquisition étoit parmi eux, comme par-tout ailleurs, l'objet du mépris & de l'aversion des Grands & du Peuple. Plusieurs Rois d'Arragon avoient tenté vainement de l'établir; & elle ne le fut solidement en Espagne, que vers la fin du regne où tout ceci s'est passé.] [* Le Cardinal Ximenès, premier Ministre d'Espagne, ne descendoit point de la maison royale de Ximenès: sa naissance, dont je parlerai, étoit commune; son mérite supérieur lui en tint lieu, & le fit parvenir à to [(1) Fernand étoit trop attaché au Roi Catholique, pour mettre en doute ses regrets, en voyant les suites horribles de l'entrée du Tribunal qu'il avoit souffert dans ses Etats.] [(1) Il y a ici une lacune de quelques Lettres, qu'il n'a pas été possible de retrouver.]

[(1) Je parle d'autrefois.

(2) Les François de ce tems-là se prisoient trop, pour être des copies. Cette empreinte originale & précieuse, que chaque jour ils s'efforcent de perdre, n'avoit point fait place à mille singeries étrangeres, dont ils s'avisent sans cesse, au-lieu de perfectionner ce qu'ils ont reçu de la nature.

(3) Cette galanterie, un peu loin de nous, étoit pourtant bien aimable.]

[(1) Cette Lettre ne s'est point trouvée parmi celles contenues dans ce recueil.] [(1) On doit se souvenir que le Marquis de Céléria a vu aux eaux Milord Rosemont. On a dit qu'il aime les Anglois: il est assez simple qu'on parle chez lui d'un des plus remarquables, à tous égards] Dans ce ſiecle-ci, Madame de Norſey auroit eu de l'humeur contre plus d'un François. Charles VIII régnoit alors en France, par la mort de Louis XI. On ſe ſouviendra que le Cardinal Ximenès, parent de Félici, ne l'étoit point de Dom Fernand Ximenès. Cette réponſe ſe verra dans la ſuite de ce recueil. * Cette hardieſſe étoit déja extrême; mais, depuis, l'autorité de l'Inquiſition a été telle, qu'il n'y a eu perſonne, dans les Etats du Roi Catholique, qui n'ait tremblé au ſeul nom de ce Tribunal. Nomme-t-il un déſagrément, la honte du jour où Ximenès l'appella en duel? Albohacen, dix-neuvieme Roi Maure, ce la maiſon des Almahares. Profitant des occupations du Roi de Caſtille, & de la négligence du Gouverneur de Zaphara, fortereſſe conſidérable, Albohacen l'enleva aux Eſpagnola; & ce fut cette premiere hoſtilité des Maures, qui entraîna leur chûte entiere. Il eſt preſque impoſſible de ſe ſouſtraire aux pourſuites de l'Inquiſition, ſur-tout en Eſpagne, où elle eſt plus ſévere plus exacte que par-tout ailleurs. L'Hermandad ſe met à la ſuite des malheureux qu'elle réclame, avec une opiniâtreté à qui rien n'échappe. Jean de Torquemada, de l'Ordre des Dominicains, étoit Confeſſeur de la Reine Iſabelle: ce fut lui la porta, ainſi que Ferdinand, à établir l'Inquiſistion dans tous le Etats qui dépendoient des deux couronnes d'Arragon & de Caſtille. Il en fut récompenſé par la Cour de Rome qui le fit, dans la ſuite, Cardinal. *Elles ſont quatre à cette Cour: on les appelle Camérieres. Ces quatre premîeres places ne ſont occupées que par des Grandes d'Eſpagne. *C'eſt un des griefs ſoumis au jugement de ce Tribunal, que de ſauver ceux qu'il retient; l'on porte, ſur cela, les choſes ſi loin, que fût-ce un frere, un pere, un mari ou une femme, on eſt ſoi-même alors expoſé à toutes les rigueurs de l'Inquiſition. On ſait que c'eſt Félici qui a briſé ſes chaînes, de quelle maniere il l'a fait. *Je le répete encore: Ferdinand Iſabelle venoient d'établir l'Inquiſition dans leurs Etats; elle n'y étoit pas affermie, ou ne l'étoit que par eux: ainſi, l'on ne doit pas s'étonner de ce qu'ils en furent plus maîtres que leurs ſucceſſeurs. Depuis, elle fit de ſi grands progrès, que les Rois mêmes, s'ils avoient entrepris de choquer ſon pouvoir, ne l'auroient pas fait impunément. Ce qu'elle oſa contre la mémoire de Charles-Quint, en eſt la preuve. La ville de Zahara fut ſurpriſe, par les Maures, aux Eſpagnols, qui, par repréſailles, leur enlevereut la forte place d'Alhama: cette place, très-importante pour eux, étoit une des portes du royaume de Grenade. Cette derniere lettre de Clarence, dont Stéphanie parle, n'eſt point non plus dans le recucil. On voudra bien ſe ſouvenir, que Ramire fut chargé ſecrettement, par Félici, du traité qui réunit, à la Couronne Eſpagnole, les Comtés de .....-- Crdaivne. On doit connoître aſſez l'ame de Florizene, pour ne point douter de la fauſſeté inſidieuſe de cette aſſurance: il n'y a peut-être que ce moyen d'empêcher qu'Eléonore ne lui échappe; elle l'emploie. de tous nos projets, l'imbécille admiration de la Cour, celle enfin de Madame de Céléria, autoriſée même par Iſabelle, quoi! Ferdinand, ſurnommé le Catholique. Ce qu'un homme du caractere de Félici appelle injuſtice, eſt, à coup sûr, le contraire. On ſait que cette autre perſonne eſt Eléonore, aſſez proche parente de Félici. Cet ordre eſt énoncé dans la premiere lettre qu'on a déja vue, de Félici, au même Alvarès; &, pour nepas rendre ſuſpect ſon confident, il lui recommande de le faire exécuter par d'autres que lui. Quel plus bel éloge de Fernand, que cet aveu! Ce Boabdil, ſurnommé le petit Roi, fut élu, au préjudice d'Albohacen, ſon pere, par le gros de la nation; mais Malaga, pluſieurs autres villes, garderent à Albohacen une fidélité courageuſe. Fernandès de Cordoue, gouverneur de Lucena, étoit un des plus vaillans hommes de ſon ſiecle. Cette action mémorable a été attribuée, par pluſieurs Hiſtoriens, au Comte de Cabra. On voit clairement qu'ils ſe ſont trompés. Il n'y a de très-exact que l'hiſtoire ſecrete, où j'ai puiſé tout ceci. *Boabdil, dont on a vu la défaite. Albohacen, ſon pere, le redemanda, mais avec des propoſitions ſi déraiſonnables ſi fieres, qu'elles furent rejettées avec indignation. Le Conſeil de Caſtille ayant cependant balancé les raiſons de part d'autre, la politique de la Reine Iſabelle, du Cardinal Ximenès, du Marquis de Cadix, du Comte Félici, fut plus pénétrante plus déliée que celle du parti contraire: ils prévirent que la liberté de Boabdil ſeroit un préſent fatal, qui les feroit périr par leurs propres armes; elle leur fut accordée. Fernand, trompé par le nom de Sidley, ainſi que par les manœuvres de Florizene, croyoit Milord Roſemont ſon rival, ſon rival aimé. On a vu Fernand enlever Sidley aux flammes, &, par conſéquent, arracher à la mort Stéphanie expirante du danger de ſon pere. La reconnoiſſance de Roſemont avoit pour objet ſa fille plus que lui-même; Fernand, jaloux de Roſemont, devoit s'en indigner. C'eſt cette même lettre, qu'en préſence de Donà Almanza, Florizene a montrée à Madame de Céléria. On a vu, dans la lettre de Florizene à Félici, que ce ſont des lettres qui le perdroient. Il y a ici une lacune de quelques lettres. Cette lettre eſt celle que Fernand écrivit à Dom Almanza, avant de partir pour l'armée. On a vu que Florizene l'avoit ſurpriſe, envoyée à Eléonore. Céléria permit à Stéphanie, de confier à Clarence le ſecret de ſon ſentiment pour Milord Roſemont. Il l'étoit, près de Roſemont, par les ſoins de Félici. On voudra peut-être bien ſe rappeller que les amis d'Alvarès étoient les exécuteurs de l'ordre de ce Miniſtre artificieux. Une lettre de Stéphanie rend compte à Clareuce de cette ſcene ſi cruelle. *Cette Lettre eſt celle dont Félici parle à Alvarès dans la premiere des ſiennes, qu'on a annoncée devoir ſe trouver dans la ſuite du recueil. *On doit ſe ſouvenir que Félici, quoiqu'il connût l'origine de Milord Roſemont, feignoit alors de l'ignorer, pour lui paroître plus généreux. *Cette adroite inſinuation étoit néceſſaire, puiſque déja il ſoupçonnoit ſon penchant pour Ximenès. *Ce billet à Eléonore, ne s'eſt point trouvé. On ſe ſouviendra de la lâcheté dont Félici fit preuve, lorſqu'il fut appellé en duel par Dom Fernand; voilà ce qu'il appelle une inſulte. Cet intermédiaire étoit le Cardinal, premier Miniſtre, ſon bienfaiteur ſon parent proche Cette Lettre de Stéphanie à ſon pere, eſt encore une de celles qu'on n'a pu retrouver. C'eſt cette lettre qu'on a déja lue, que l'Editeur a cru devoir placer dans l'ordre où elle ſe trouve dans cet Ouvrage. Stéphanie avoit prévu (elle l'a dit) qu'elle arriveroit avant ſa lettre à Milédi Roſemont. Clarence ſe trompoit: ce Tribunal ne fut point aboli; mais elle étoit dans l'âge heureux, où l'on ne doute que du mal.

NOTE DE L'ÉDItEUR.

Queques mois s'écoulerent dans cette même poſition des deux amans. Pendant cet intervalle, les Eſpagnols entreprirent le ſiege de Grenade, & la priſe de cette place acheva la perte des Maures. Milord Roſemont y donna de nouvelles preuves de valeur & d'habileté. Fernand, ſous les yeux de ſon Maître & de la Reine Iſabelle, animé encore par l'amour, y fit de nouveaux prodiges. L'on peut même ajouter que le renverſement de cet Empire, défendu par une nation brave & réduite au déſeſpoir, fut l'ouvrage de ce jeune Héros. Son ſeul exemple fit renaître l'ancienne valeur des Eſpagnols: ſa préſence ſembloit multiplier leurs forces, redoubler leur courage; & la gloire qu'ils s'acquirent dans cette grande expédition, lui ſeroit attribuée, ſi d'autres Hiſtoriens que moi avoient lu les Mémoires ſecrets qui m'ont été communiqués.

Malgré la joie des triomphes de Fernand, on juge des alarmes de celle dont il eſt adoré: ſes vœux ſe partageoient entre ſon amant & ſon pere.

Milédi Roſemont, livrée aux mêmes craintes & au mêmes ſentimens pour ſon époux, ſe retira, tant que dura cette guerre, dans la retraite qu'habitoit Stéphanie. Cette campagne fut terminée en moins de trois mois. L'on a ſupprimé les Lettres qu'elles écrivirent alors: elles ne contiennent que des détails, qui, répétant des ſituations qu'on a déja vues, n'auroient pu que foiblement intéreſſer.