MÉMOIRES DE MADAME DE WARENS, Suivis de Ceux DE CLAUDE ANET. Publiés par un C. D. M. D. P.
Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé ce que je fus. J. J. Roussean,
Confessions. Liv.
A CHAMBERY. M. DCC. LXXXVI.
On ne cesse de répéter que la Sensibilité est le partage des ames foibles, les abus qu'on a
fait de cette qualité, le plus bel apanage du Sexe qui doit faire tout le bonheur de l'autre, semble avoir justifié cette
opinion toute injuste qu'elle est.
Elle Seroit facile à rectifier, Madame, si comme moi on avoit été à portée d'apprécier toutes lea
vertus qui ajoutent encore un nouveau lustre à la Sensibilité qui vous est naturelle, si on la trouvoit unie aux graces de la
figure, aux agrémens de l'esprit, aux charmes de la conversation, plus encore à cette affection vive qui peint
d'un seul trait la tendresse conjugale et maternelle.
C'est à tous ces titres, Madame, que je vous fais hommage des MÉMOIRES d'une femme qni ne fut
malheureuse que parce qu'elle fut sensible; la calomnte ne l'a pas épargnée même après sa mort.
C'est la venger que de permettre que la vérité paroisse sous vos auspices et les gens
sensés, aulieu de compter les Sùffrages les péseront.
Je suis avec respect,
Madame, l'Editeur de cet Ouvrage. C. D. M. D. P.
ENtreprendre de justifier Rousseau sur la composition de ses Confessions, seroit un projet
qui ne peut entrer dans la tête d'un homme sensé. Car sans parler des écrits de M. Servan sur cet objet, il sera aisé de
conclure d'après les observations de plusieurs gens de lettres, que cet ouvrage méritoit d'autant moins de confiance, que
Rousseau le composa probablement dans un de ces accès de fiévre qui lui faisoient brûler le papier, ou écrire comme un
forcené sans aucune espece d'examen.
Si quelqu'un refuse de souscrire à cette raison, m'assure que ce un libelle
se refute de lui-même; aussi n'irai-je pas remuer la cendre de cet homme à jamais fameux par ses paradoxes, par ses
écarts, par ses contradictions par les grandes vérités qu'il a semées dans ses ouvrages, pour le traduire le confondre comme
un criminel de lese-humanité .
Je suis encore plus éloigné de me ranger de l'avis des prétendus philosophes ou esprits forts, qui n'ont vu dans cet
ouvrage posthume, qu'une suite de la générosité de la grandeur d'ame de l'écrivain, qui ont crié de toutes parts, qu'il étoit
beau de voir un homme
Que J. J. Rousseau vienne de sang-froid confesser ses turpitudes chez Mlle. Lambercier, ses amusemens ses tête-à-tête avec
Mlle. Goton, qu'il vienne nous détailler la hardiesse l'effronterie avec laquelle il soutient un mensonge, perd une
malheureuse servante en la chargeant d'un vol, qui n'étoit rien en lui-même;... pour un ruban de douze sols perdre une
infortunée!... tant pis pour lui, s'il croit n'avoir plus à rougir, du moment qu'il s'en est accusé; il auroit dû savoir
qu'il est un point
Diogene, à qui ses ennemis (peut-être avec quelque raison,) se sont plûs à le comparer, Diogene, poussât-il jamais plus
loin le cynisme? si Jean-Jaques ressuscitoit aujourd'hui, permettroit-il qu'on ajoutât ces traits de morale à son Emile? son
pupille seroit-il édifié de ses aveux, lui qui ne doit voir dans son maître que l'assemblage de toutes les vertus de tous les
talens? non sans doute: de quel droit donc, sous prétexte de faire l'énumération des foiblesses qu'il regarde comme l'apanage
de l'humanité, vient-il diffamer une femme respectable
“O! si les ames dégagées de “leurs terrestres entraves, voient
Quel étrange abus de l'éloquence du talent!
Le citoyen de Geneve, timide méfiant à l'excès, fut le plus ingrat des hommes, quand il croyoit n'être que misantrope; mille faits consignés dans tous les écrits de nos jours, attesteront cette vérité; nous ne partirons point de là pour nous attirer le reproche que nous lui faisions tout-à-l'heure, nous ne troublerons point sa cendre pour l'inculper.
Il est de fait qu'il a écrit les Confessions: il est de fait que par un reste de délicatesse, dont il n'auroit peut-être
pu lui-même nous rendre compte, il n'osa les publier
Il étoit réservé à la cupidité de quelques particuliers , de mettre
On ne cesse de s'élever contre les brigandages des imprimeurs suisses hollandois qui impriment ou colportent indistinctement le bon le mauvais, qui par des vols manifestes répétés, attaquent les propriétés des gens de lettres, font du plus beau des arts, le plus vil des metiers, en se disputant les dépouilles des auteurs.
Si ce brigandage mérita souvent l'attention particuliere des gouvernemens, à cause des abus sans nombre qu'il peut faire
éclore, en est-il un exemple plus frappant que l'impression réitérée des Confessions? quoi des gens qui s'honorent du titre
de négocians, qui veulent qu'on croie à leur probité, honneur
à la bouche, trafiquent sans pudeur d'un objet, qui sans ajouter beaucoup à leur fortune, déshonore plusieurs familles,
en imprimant au nom de chacun de leurs individus, une tache inéffaçable? si la soif de l'or les tourmentoit, s'ils ont
imaginé que ce seroit une perte pour la littérature, que de ne pas laisser voir le jour à une pareille production, pourquoi
n'en ont-ils pas masqué les acteurs en leur donnant des noms supposés? Ils ont été plus loin, ils
En comparant ce qu'on à vu dans les Confessions, avec les Mémoires qu'on va lire, peut-être les croîra-t-on supposés?
Rousseau avec un air de candeur dont personne n'a su se masquer mieux que lui, à fasciné tous les yeux, à séduit tous les
esprits, on s'est accoutumé à l'envisager comme un homme extraordinaire qui s'est élevé au-dessus de tout, pour qui rien ne
fut sacré; on lui a pardonné ses écarts en faveur des lumieres
Ennemi du mensonge de la calomnie, c'est devant vous, ames sensibles vertueuses, que j'amene Mad. de Warens, c'est dans
vos mains que je mets sa cause, ou plutôt c'est à vos cœurs que j'en confie la défense. Vous allez lire l'aveu de ses
foiblesses, mais vous n'y verrez pas l'énumération Vous la reconnoîtrez à ce caractere doux, à cette sensibilité
excessive pour les malheureux, à cette bonté inépuisable, à cette humeur gaye franche qui ne s'altéra jamais même aux
approches de la vieillesse, dans le sein de l'indigence, des maux des calamités diverses .
Les Mémoires que nous offrons furent trouvés écrits de sa propre main, environ quatre ans après sa mort, dans une cassette
laissée par Claude Anet, chez de vieilles demoiselles qu'il servit après la mort de Mad. de Warens; car il paroît constant
aujourd'hui qu'il survécut de deux ans à sa maîtresse. C'est un fait que plusieurs personnes
Ecoutons-le voyons de qu'elle douleur il fut affecté, au moment où il nous assure qu'il le perdit.
“Voilà comme je perdis le plus “solide ami que j'eus en toute ma “vie, homme estimable rare “en qui la nature tint lieu d'éducation, qui nourrit dans la servitude toutes les vertus des grands “hommes, à qui peut-être “il ne manqua pour se montrer “tel à tout le monde, que de vivre “ d'être placé.
“Le lendemain j'en parlois avec
Madame de Warens parle très-peu de Rousseau dans ses Mémoires; en général, elle ne dit qu'un mot des personnes qu'elle combla de bienfaits, le citoyen de Geneve tient le premier rang dans la classe des malheureux avec lesquels elle partagea son revenu. Cette femme vertueuse auroit cru diminuer le mérite d'une bonne action, si elle l'eut mise au grand jour.
Le morceau de son ouvrage où il est question de lui, est comme le reste, écrit simplement sans enthousiasme; elle avoit accueilli ce jeune homme sur la recommendation du Curé de Confignon. Dont on trouvera la lettre à la fin de ces Mémoires.
MEs adversités m'ont éclairé, les malheurs qui m'assiegent depuis long-tems m'apprennent à juger des hommes; tranquille sur ma couche infortunée j'attends la mort.
Dieu tout puissant! c'est de toi seul que j'ai reçu le courage qui me soutient dans mes adversités, c'est par ta grace que je ne connois pas ces foiblesses, ces larmes impies ameres que la misere arrache presque toujours à la vieillesse; veille sur moi j'usqu'au terme où mon ame doit se rendre au pied de ton trône.
Le souvenir de ma vie passée, le bien être dans lequel je suis
J'ai reçu de la nature un caractere impétueux, mais sensible; j'en ai été comme on peut l'imaginer, plus d'une fois la victime, j'ai eu besoin d'une longue expérience pour détromper mon esprit avide crédule.......
Qu'elle leçon que celle du tems! lui seul, déchirant le voile qui nous avoit dérobé la connoissance vraye fidele de tous
les objets, peut nous éclairer sur la valeur de la vie humaine. D'après cette vérité, le meilleur plan d'éducation ne
seroit-il pas celui qui dirigeroit
Voilà le motif qui me détermine à jeter un regard impartial sur mes jours passés: je fais le journal de ma vie plutôt pour servir de leçon, que pour faire passer mon nom à la postérité. Je tiens trop peu à ce monde pour songer à moi, mon ame ne voit d'immortalité que dans l'autre vie.
Si ces Mémoires doivent une fois voir le jour, qu'on ne pense pas que je ne les ai écrits que pour me venger de ceux dont
j'ai été plus d'une fois la victime. Je ne veux de mal à personne, je n'attaque
L'An 1699, je nâquis au Pays-de-Vaud: les auteurs de mes jours y tenoient un rang des plus
distingués par leur opulence par l'ancienneté de leur famille. La mort prématurée de ma mere fut la source des malheurs qui
m'ont accablée dans tout le cours de ma vie, parce qu'elle fut la cause de Bernoise du meilleur caractere possible réellement faite pour être ce qu'on
appelle une Bonne; sans s'assujettir d'abord à toutes mes petites volontés, elle avoit trouvé le
talent si rare de ne me laisser faire que ce qu'elle vouloit; sans me heurter de front sans me contrarier, elle sut reprimer
mes caprices, m'amener insensiblement à ne desirer que ce qu'elle pouvoit ou vouloit m'accorder, heureuse si cette fermeté
eut été soutenue, même augmentée, à mesure que bonne l'avoit réellement été pour moi, c'est qu'en grandissant je
la chérissois sans la craindre, je ne tremblois de lui déplaire que parce que je l'aurois affligée; c'étoit fort bien pour
l'âge qui suit immédiatement l'enfance, mais je crois qu'on auroit dû par la suite me donner une autre gouvernante, car sa
trop grande douceur dégénérant en une complaisance outrée pour tous mes caprices, elle me rendit un bien mauvais service je
dois la regarder comme l'auteur involontaire des chagrins qui me dévorérent, ce
Ma premiere éducation fut à peu-près celle que l'on donne à tous les enfans: j'avois ma poupée, je l'habillois je la deshabillois, je la faisois sauter au milieu de ces graves occupations, je ne m'appercevois pas que le tems s'écouloit: enfin comme les trois quarts des personnes de mon sexe, j'entrai dans ma douzieme année sans avoir rien appris, je n'avois fait que croître.
Me voilà donc âgée de douze ans, fille unique d'un riche seigneur, assez jolie vive à l'excès. Mon pere depuis la mort de
son épouse, avoit pris pour l'étude de la chymie, un goût presque poussé jusqu'à l'extravagance; il vouloit que tous ses gens
se connussent en minéralogie; le château n'étoit
chercheurs de fortune, qui courent le monde en faisant les gens à secrets; celui qui avoit eu
l'art d'enchanter mon pere, étoit (autant que je peux me le rappeller) le plus stupide le plus ennuyeux de tous les hommes;
ce qui me le rendoit encore plus détestable, c'est que malgré son attachement pour les sciences occultes, il étoit à ce qu'il
me disoit très-amoureux de moi.
Une déclaration d'amour, dit-on, flatte toujours une jeune personne, je
Après quelques mois de travail inutile, car je n'y comprenois rien, je montrai de l'humeur au moment de la leçon; d'accord
avec ma gouvernante, je dis à notre précepteur que nous ne voulions plus de chymie, nous lui jettâmes l'une l'autre le livre
au nez. Cet Abailard enfumé avoit cru faire de moi une
“Louise, hé quoi vous voudriez quitter “Un art que, sans vous-en douter, “Vous savez tous les jours si
bien mettre en “pratique. “Quand vos yeux dans les miens lançent le “phlogistique; “N'est-ce pas à l'instant une opération?
“Quand par une douce émotion, “Vous faites passer dans mon ame “L'alkali volatil d'une amoureuse
flamme... “Quand le principe actif de vos charmes naissans.... “sans..... “Lorsque l'huile ou l'æther de vos traits
ravissans... “sans.... “Quand ce mixte en un mot dans mon cœur “se distille..... “Vous savez bien alors en praticienne
habile, “Retirer de ce tout ce sel délicieux “Qui sous le nom d'amour se connoît en tous “ lieux “.
La lecture de ce galant poulet qui n'annonçoit gueres plus le poëte que l'adepte, nous amusa singuliérement. Ma
gouvernante qui vouloit se venger de l'ennuyeux pédant, étoit décidée à le montrer à mon pere, dans le dessein de le faire
chasser: ce ne fut pas mon sentiment, outre que peut-être nous n'aurions pas réussi, il n'étoit pas dans mon caractere de
faire de la
“Votre chymie peut s'entendre, “Volontiers nous voulons l'apprendre: “Mais qu'on nous permette avant
tout, “De nous choisir un maître à notre goût. “Allez donner ailleurs votre leçon chymique, “Et nous ne voulons pas de votre
phlogistique “.
Babet, (c'est le nom de ma Bonne) s'aplaudissoit beaucoup d'avoir trouvé un pareil impromptu pour répondre à mon Adonis,
elle rioit sur-tout du mot phlogistique auquel elle attachoit sans doute plus de finesse que moi.
Cette réponse eût le succès qu'elle s'en étoit pro mis
Ainsi donc nous voilà Babet moi, dégagées de toutes les entraves chymiques, plus de bouquins à feuilleter, plus de
charbons à souffler, nous dîmes adieu aux réchauds aux alambics. Ma mere de son vivant avoit beaucoup aimé la lecture; elle
avoit laissé une bibliotheque assez bien garnie, à laquelle mon pere ne touchoit aucunement, parce qu'il n'y étoit pas
question du grand œuvre; la liberté dans la
Ici commence une nouvelle existence. O jours de mon enfance comme vous vous êtes enfuis! avant ma quatorziéme année je n'avois ressenti aucune de ces émotions qui troublent mon ame, je ne connoissois point ces sentimens brûlants inexpliquables qui me consument.
J'étois dans un état que je ne pouvois comprendre; je m'en plaignois à ma bonne, elle rioit. Quelle est me disois-je la
source de mes inquiétudes? pourquoi ces desirs
Cependant mon teint prenoit un coloris plus vif, mes yeux me paroissoient plus animés, ma gorge commençoit à s'arrondir,
en un mot, tous ces changemens me paroissoient encore plus étonnans que ceux qui se passoient dans mon esprit; chaque jour je
perdois un peu de cette étourderie enfantine qui s'égaye de tout; je devenois timide en société, je n'osois fixer personne.
Enfin le moment de déviner la cause de ce désordre, qui avoit affecté mon existence morale physique arriva, je connus la
cause de mes maux, j'étois née
Un jeune homme, M. de T***. dont le souvenir me fut toujours cher, attiré dans la maison de mon pere par un simple motif
de curiosité, ( il croyoit n'y trouver que des alchymistes, il ne vouloit que s'amuser) changea
bientôt d'intention lorsqu'il m'eut apperçu: pour avoir un libre accès dans la maison, il affecta du goût pour les sciences
sur-tout quelques connoissances en chymie; il fut bientôt grand ami de mon pere jusqu'à demeurer dans le château; dès qu'il
pouvoit s'échapper du laboratoire, il venoit nous tenir compagnie nous faire quelque lecture; ces fréquentes visites
établirent entre nous une liaison qui n'eut pas besoin d'un long terme pour se cimenter, nos
M. de T*** n'avoit sur moi que des vues honnêtes, jeune, sensible vertueux, il avoit cherché mon cœur sans vouloir me séduire: hélas! s'il eut été corrompu que serois-je devenue? ma sensibilité auroit-elle pu veiller sur ma vertu?
Toutes nos jouissances étoient celles de deux jeunes cœurs, qui ne connoissent de l'amour que ce premier sentiment qui
sait placer
La musique que possédoit assez bien mon amant, étoit l'interprête de nos sentimens; il m'en donnoit des leçons, elles
étoient plus à mon goût que celles du chymiste: je trouvois un plaisir infini à étudier les morceaux d'
Opéra analogues à la situation de mon ame; il sembloit que les sons qui partoient du clavecin quand, il le touchoit,
répondoient amoureusement aux paroles que je chantois... Charmes de la musique! naïves brûlantes expressions de l'ame...
Nos deux cœurs unis par des liens si doux, pouvions-nous prévoir que nous ne serions jamais l'un à l'autre, éleves de la nature, sans expérience, nous pensions a faire un hymen où se trouvoit les convenances du caractere de la naissance, nous ignorions que l'Etre suprême en nous donnant un pere nous donne quelquefois en même-tems un tyran, nous étions loin de soupçonner que l'homme qui a toute sa liberté pour faire le mal, rarement peut en faire usage pour se procurer le véritable bonheur.
Sans expérience, n'ayant vu le monde qu'au-travers d'une gaze, peu faite au manége d'une fille élevée vous êtes promise depuis long-tems, me dit
mon pere, en me couvrant de reproches les plus amers, il m'ajouta ensuite qu'il ne convenoit pas à une demoiselle bien née de
laisser parler son cœur sans la volonté de ses parens. Ce langage me parut inintelligible: je ne me sentois pas coupable; la
flamme qui dévoroit mon sein ne me sembloit
Quelques lettres écrites envoyées de part d'autre entretenoient cependant notre fatale liaison; nos innocentes jouissances
se changerent en gémissemens; telle est la force de l'amour, que nous trouvions encore du plaisir à nous mander, que nous
vivions l'un l'autre dans les larmes. Quelquefois nous nous flattions de voir finir nos maux, l'amour que nous nous étions
jurés étoit si fort, qu'un rayon d'espérance suffisoit alors pour rendre le calme à nos ames l'espoir de voir le terme de nos
malheurs, allégeoit pour un
Telle étoit notre situation; lorsqu'un jour (je men souviendrai long-tems) nous entendîmes le bruit d'un carosse à la
porte du château; Babet courut, je l'accompagnai, nous vîmes descendre de la voiture un jeune homme qui nous aborda demanda
s'il n'étoit pas chez M. de la T... du P... c'est mon pere lui répondis-je; le priant de me suivre
je voulois le conduire dans la maison. „Ah! Mademoiselle, me dit-il d'un ton satisfait “ respectueux, le bonheur de “vous
trouver la premiere en arrivant dans ces lieux m'est d'un “très-heureux augure, honorez-moi je vous prie de votre main, “pour
me présenter à M. votre “pere:“ l'air noble de cet inconnu, son abord, tout me parut
Qu'on observe le changement qui va se faire dans mon âme à l'égard du nouvel hôte qui nous est arrivé? d'abord sa phisionomie m'annonce la douceur la bonté: mais un moment de conversation avec mon pere, va changer mes sentimens, je ne verrai bientôt dans ce seigneur que le plus cruel des hommes.
Dès que mon pere l'apperçut, se voir s'embrasser ne fut qu'un; les expressions de la plus tendre amitié furent employées.
Il lui prend la main se tourne de mon côté, dit en me présentant. La voilà je vous la donne: puis
m'adressant la parole, Mr. de Warens ajoute-t-il est mon plus grand ami, comme il sera bientôt mon gendre,
je n'ai pas besoin de vous ordonner de l'aimer; regardez-le dès ce jour comme votre
époux votre maître.
A ce discours qui fut un coup de foudre pour moi, jugez de quel sentiment fut agité mon cœur! M. de Warens devint dès ce moment l'objet de ma haine je ne voyois plus en lui qu'un monstre, l'aurois-je haï sans l'affreuse idée que je devois être fon épouse? non sans doute, je ne le détestois pas en l'introduisant dans la maison. C'est donc ainsi que les affections de notre cœur dépendent des circonstances! les peres seroient-ils les seuls qui ne croiroient pas à ces sentimens vrais quoiqu'involontaires? s'ils sont cependant réels, les auteurs de nos jours ont-ils le droit de nous en rendre victimes?
Ma timidité, la crainte de désobéir à un pere qui tous les jours
Mon amant perdu, les ordres d'un pere, une gouvernante qui m'obsédoit pour me déterminer en faveur de M. de Warens,
l'obéissance filiale concoururent à former enfin le nœud fatal qui m'unit a une personne que je ne pouvois pas aimer, le jour
de la noce est fixé.... ô jour affreux.... Les flambeaux de l'hymen s'allument.
Mon époux (je dois le dire) n'avoit d'autre mauvaise qualité que celle de n'avoir pas été choisi par mon cœur: il étoit
rempli de soins pour moi. Jeune vertueuse, je savois de mon côté que mon devoir étoit de l'aimer parce
Quel état que celui d'une femme forcée de passer sa vie dans les bras d'un homme que toute sa vertu ne lui donne pas la force d'estimer! que les sacrifices du mariage sont horribles quand ils ne sont pas ceux de l'amour!
„O mon pere! si cette plainte “alloit jusqu'à vous, ne croyez pas “que votre fille veuille troubler votre “respectable cendre, vous vouliez “son bonheur, vous le crûtes parfait en disposant de sa main“.
Après un an de mariage de
Disposée à paroître devant l'Eternel; je crus devoir à mon époux l'aveu de mes foiblesses; comme il ne quitta pas le
chevet de mon lit pendant toute ma maladie, je profitai d'un instant que nous étions seuls pour lui faire ma confession:
saisissant un petit paquet de lettres les mettant entre ses mains, je lui dis „si je peux “vous parroître coupable, ce n'est
“que parce que j'ai conservé ces
M. de Warens loin de me faire aucun reproche, craignant peut-être mon état, ne me répondit que par un baiser; il me serra dans ses bras: soulagée par cet aveu, persuadée que je touchois à ma fin, j'étois dans la situation la plus tranquille.
L'heure de mon trépas ne sonna point, les bornes de ma carriere étoient plus éloignées, mes infirmités se dissiperent. En
vain, après mon rétablissement, je fis de nouveaux efforts pour répondre aux soins de mon époux, l'amour n'étoit
Deux longues années s'étoient écoulées depuis la célebration de mon mariage, lorsqu'une apoplexie conduisit mon pere dans
la tombe: malgré les nœuds cruels qu'il avoit formés pour moi, je fus
Après la mort de mon pere, la maison changea bientôt de face; les manipulateurs chymistes ne tarderent pas à être exclus; ce n'est pas ce que fit de plus mal M. de Warens: mais il eut la cruauté de renvoyer Babet que j'avois à mes côtés depuis ma naissance, qui journellement essuyoit encore mes larmes.
Seule, sans la moindre consolation dans le sein d'un ménage mal assorti, mon esprit s'occupoit sans cesse a chercher des
moyens de rompre cet affreux engagement.
Issue de parents protestans je suivois la même réligion qu'eux: toutes mes lectures n'étoient que des livres de piété; l'évangile m'offroit a chaque page de quoi me trouver moins à plaindre, lors qu'à près avoir médité ce livre sacré, je jettois les yeux sur moi. Les romans furent bannis de ma bibliotheque, je leur substituai des livres propres à me rendre mes peines plus supportables.
Je ne me bornai point a parcourir
Je n'ai aucun reproche à me faire, c'est à l'Eternel à me juger, maître de ma destinée n'est-ce pas lui qui la
conduit?.... ai-je été coupable de quitter la croyance de mes peres?.... sont-ils punis de
En parcourant l'histoire de l'église catholique, ce n'est pas sans étonnement que je vis que les papistes avoient institué
des maisons ou se renferment volontairement des personnes de notre sexe. Dans la situation malheureuse qui m'accabloit, je
louois avec enthousiasme une pareille institution; je me peignois ces filles du Seigneur à l'abri de
toutes les passions qui tourmentent les mondains; je me représentois le cloître comme un autre monde ou régnoit le repos la
sainteté. La religion de mes peres n'offrant aucune ressource semblable, je ne balançai
Qu'on imagine le cruel combat qui dut alors se passer dans mon cœur! Ce projet me paroissoit sûr, il m'annonçoit la tranquillité: mais comment l'éxecuter? douée d'un bon caractere, ayant toujours chéri la vertu, je ne pouvois me résoudre.
Comment pourquoi laisser un époux à qui je m'étois donnée? l'idée d'abandonner la religion de mes peres présentoit
quelquefois à mon ame indécise souffrante mon projet comme le crime le plus attroce. Il fallut quelque chose de plus que mes
malheurs mon
J'Arrivai en Savoye dans une heureuse circonstance; sans ressources ayant abandonné ma
fortune à l'époux que j'avois quitté: je trouvai à Evian le roi de Sardaigne Victor Amedée. Je ne
rencontrai point d'obstacle pour aller me jetter aux pieds de cet auguste monarque. Dans cette cour les barrieres V. Amed. ne s'en tint pas aux seuls mouvemens de la pitié, il m'accueillit avec
bonté; le souvenir de ses bien-faits ne s'effacera jamais de mon cœur: honorée par lui d'une pension de quinze cent livres de
Piémont, je fus conduite par ses ordres à Annecy.
C'est dans cette ville que réside l'ancien évêque prince de Genêve, qui n'en a aujourd'hui que le titre; c'est à ce prélat
que je fus adressée. On me fit entrer dans le couvent de la Visitation, pour m'instruire sur tous
les points de la religion
Accueillie comblée des bontés de toutes les dames réligieuses, comparant mon état à celui de mon mariage ma nouvelle
habitation au ménage que je venois de quitter, je jouissois de mon triomphe; j'attendois avec plaisir le moment de faire ce
qu'on appelle abjuration, cette cérémonie devoit rompre tous mes engagemens passés; l'image de
l'amant que j'avois adoré, n'étoit plus rien pour moi: enfin, ce jour tant desiré arriva, je prononçai mon
abjuration dans le dessein de passer le reste de mes jours au fond d'un cloître. La vie des réligieuses m'ayant jusqu'à
lors semblé exempte de troubles, je me
Je suis loin de chercher à blâmer ce qui se pratique dans la réligion romaine; mais elle me paroîtroit bien cruelle, si elle autorisoit les peres meres à ouvrir à leurs enfans des tombeaux où ils meurent chaque jour, chaque heure, chaque minute; ces sépulcres sont d'autant plus affreux que la vie s'y peut conserver, quoi qu'elle y soit cent fois pire que la mort.
Quoi de plus effrayant que de voir une jeune personne dont le cœur est encore fermé à toutes les passions, venir couronnée
de fleurs, se présenter au pied des autels d'un Dieu clément, faire un vœu qui outrage les fins du Créateur, en promettant
Me voilà libre contente de mon sort; je devois mon bonheur aux adversités qui m'avoient accablée; je ne les avois cependant pas oubliées, c'est en me rappellant ces momens de crise que je me sentis portée à épargner sans cesse sur mon revenu, pour avoir le plaisir de soulager les infortunés. Tenant tout mon bien-être de la générosité, c'étoit une vraie jouissance pour moi de retrancher sur ma dépense pour devenir généreuse à mon tour.
Passoit-il un étranger qui eut ou parut avoir des besoins, mes secours les prévenoient, afin de ne pas blesser son amour
propre. La bonté de mon ame fut bientôt connue; on m'adressoit tous les malheureux qui passoient dans cette ville, mon seul
chagrin étoit de ne pouvoir leur donner de plus
Mon tems partagé entre la priere, mon petit ménage l'heure de la société, laissoit encore une grande partie du jour à
l'oisiveté; mon esprit naturellement très-actif, cherchoit sans cesse à trouver une
Claude Anet, le domestique que j'avois chez moi, me fut d'abord d'une grande ressource, il connoissoit nombre de plantes
nous commençames
Ainsi mes jours s'écouloient dans la plus grande satisfaction; mais telle est l'inconstance des mortels, que je ne sus pas
m'en tenir à ce genre de vie. Mes études, que je ne regardois d'abord que comme un amusement, me conduisirent ensuite à
former d'autres projets; je portai mes vues bien loin, il ne s'agissoit de rien moins que d'élever des fabriques: il falloit
un aliment à mon activité naturelle; quand j'étois un quart d'heure sans m'occuper, livrée à moi même, mes réflexions me
ramenoient toujours
L'arrivée d'un de mes parents à Annecy, augmenta encore mes desirs pour une vie plus active: c'étoit M. d'Au::: homme à
projets, voyageant presque toujours pour offrir de tous côtés, le résultat de ses combinaisons pour en proposer l'exécution.
Tout le tems qu'il demeura auprès de moi fut employé à développer différens projets que nous nous communiquions l'un l'autre.
Le lieu que j'habitois ne lui parut pas une ville assez grande, ni assez riche pour ses spéculations; il n'avoit pas dessein
d'y faire un bien long séjour, il y fut cependant
Tandis que se filoit cette tendre passion, j'en étois toujours sur mes projets; Claude Anet, n'en herborisoit pas moins:
ma porte ouverte aux gens du pays à tous les étrangers, me fournissoit des occasions pour prendre de plus amples instructions
sur les différentes opérations que je voulois entreprendre: croyant tout le monde aussi franc aussi sincére que moi, le
premier venu étoit bientôt dans ma confidence, helas! j'eus le malheur
On doit imaginer que ma conduite ne manquoit pas d'exercer vigoureusement les traits de la calomnie;
La ville d'Annecy n'étoit pas celle ou je devois finir mes jours; non pas que j'eusse à me plaindre de ses habitans, ce
sont en général les meilleures gens du monde; affables sans politique, polis sans affectation, vifs enjoués, ils ne manquent
pas d'esprit; l'éducation qu'on y donne à la jeunesse, n'est cependant point comparable à celle qu'on
On trouve à Genève des enfans assez instruits qui raisonnent bien: loin de les laisser croître
Mais je reviens à moi à mon
Ma mere fit un jour une partie
J'étois trop enfant pour sentir la perte que je faisois, trop jeune pour lire dans l'avenir, je n'ai conservé le souvenir
de ce triste événement, que parce que ma bonne me l'a mille fois répété depuis; souvenir affreux que je paye encore de
larmes! ô ma mere! en donnant la plus grande marque de sensibilité, falloit-il que la leçon que
On voit par ce que je viens de dire que la plus agréable promenade d'Annecy n'étoit rien pour moi, puisqu'elle m'auroit toujours rappellé la funeste aventure, qui me priva d'une mere chérie dont l'existence m'eût épargné bien des malheurs. Quand je quittois ma maison je tournois mes pas de tout autre côté; le plus souvent je ne me promenois que dans mon jardin. Tels étoient mes amusemens à Annecy: j'y vivois paisiblement sans ambition, bien éloignée de croire que je serois bientôt obligée d'en sortir.
Mon parent M. d'Au.... y avoit été jusqu'àlors fixé par une passion presque romanesque, il fut enfin forcé d'en partir par
une suite de la même intrigue qui l'avoit retenu.
Après une histoire qui faisoit autant d'éclat, qui parconséquent rompoit toutes les liaisons de mon parent avec la belle,
il résolut de continuer ses voyages; il en revint châteaux en Espagne.
Notre voyage décidé j'arrange mes petites affaires, je me défait des ustensiles de ménage, j'emmene avec moi ma fille de
chambre mon domestique. J'ai sû depuis, que mon départ avoit excité la curiosité même la calomnie des habitans d'Annecy; ceux
qui n'étoient pas instruits de la route que j'avois pris, affirmoient que, peu contente de mon abjuration, V. Amed. étoient plus que suffisants pour m'entretenir dans l'aisance, au sein d'une petite
ville où les denrées étoient presque pour rien. De plus aurois-je été assez insensée de quitter une pension bonne certaine,
pour aller en mandier une autre, sur des terres qui m'étoient inconnues?
Ignorant les propos qui se tenoient sur mon compte, je faisois toujours chemin: ma curiositéne voyoit que le moment de toucher aux barrieres de Paris, M. d'Au... comptoit sur ses projets, moi sur les miens, nous allions toujours en avant. Le bruit qui se fait dans cette grande ville nous annonça que nous n'en étions pas bien éloignés, enfin nous y arrivâmes.
JE ne fus point trompée dans mon attente, je vis que Paris surpassoit encore l'idée que je m'en étois faite, d'après
toutes les instructions que j'avois reçues à ce sujet. Le cahos qui y regne, que tant de gens trouvent insoutenable, loin de
m'incommoder, me donnoit une espece de jouissance que je ne sais
Mon premier objet de curiosité fut de visiter les différents monuments qu'on rencontre dans cette ville, je ne m'en tins
pas à ne courir que les théâtres, la vue des fabriques me parut ensuite intéressante, quoique femme, je ne
Les bibliotheques publiques qui se trouvent en assez grand nombre dans Paris, satisfirent amplement ma curiosité: celle du roi, surtout, me parut être aussi complete que peut l'être un monument de ce genre; je fus cependant fort étonnée d'apprendre qu'elle ne s'ouvroit que deux fois par semaine, seulement deux heures le matin; je trouvai qu'un homme qui, par le besoin de certains livres rares, n'auroit pû travailler que là, n'avoit pas assez de quatre heures par semaine.
Mon parent, M. d'Au.... qui avoit fait d'autres voyages à Paris,
A Paris les jours passent comme un éclair. J'aurois desiré m'occuper à nombre de choses, je ne pouvois choisir mon tems.
La société, le théâtre, les promenades se partageoient toute mon existence. Cependant dès que je sus qu'il s'y faisoit des
cours publics en tout genre, je fus curieuse d'assister à ceux de chymie, bien assurée que je n'y trouverois pas un
démonstrateur aussi ennuyeux que celui
Monsieur d'Au.... ne réussit dans aucuns de ses projets; il jugea par conséquent à propos de tourner ses pas d'un autre côté, il me laissa à Paris, pour passer à ce qu'il me dit en Hollande, (je ne l'ai pas revu depuis.) Mes spéculations n'étant pas meilleures que les siennes, je résolus de ne rester à Paris, que le tems nécessaire pour y prendre quelques connoissances; on devine aisément que je m'arrêtai à la chymie, j'arrangeai cependant mon plan d'étude de maniere à pouvoir visiter mes connoissances mes amies.
Paris offrant chaque jour des nouveautés, mon humeur curieuse à l'excès m'arrachoit souvent de
Un genre de friponnerie assez commun, c'est une espece de devins qui lisent dans l'avenir avec un jeu de cartes, cette
fureur étoit surtout celle des femmes; je suis, ainsi que je l'ai souvent rappellé, extrêmement curieuse; la marquise De...
mon amie ne l'étoit gueres moins que moi; nous fîmes un jour la partie d'aller consulter une magicienne de ce genre; nous
prîmes des habits de négligé, nous montâmes en carosse, fûmes descendre à quelques pas de la demeure d'une
tireuse de cartes qu'on nous avoit indiqué; sans suite, sans guenon, qui tondoit un petit chien la sybille échevelée
n'attendit pas nos interrogations pour savoir le sujet de notre visite, asseyez vous, nous dit-elle, j'ai précisément un jeu
de cartes qui n'a jamais servi, vous êtes assez jolies pour avoir cordon rouge amoureux d'elle, lui feroit un sort
heureux, qu'il l'entretiendroit lui léveroit l'embarras de se donner tant de peines: cet oracle nous fit partir d'un éclat de
rire; elle faisoit l'honneur à ma compagne, de la prendre pour une aventuriere, qui ne venoit faire dire sa bonne fortune,
que par le grand desir d'en avoir une. La Marquise lui donna un louis, riant à gorge déployée elle me ramena à l'endroit ou
nous avions laissé notre voiture.
Quoique par cette scène bizarre, nous eussions été singuliérement payées de notre envie de tout voir,
Cependant ne pouvant me fixer à Paris, je pris la résolution de tout préparer pour mon départ; quoique je le quittasse avec regret, je jouissois d'un autre côté, en m'imaginant que je pourrois en Savoye, tirer parti des études que j'avois faites dans la capitale.
Les manufactures que je visitois assidûment me faisoient naître l'envie d'en élever dans le pays où j'allois; hélas! j'aurois mieux fait de m'en tenir, dans la suite, à la vie contemplative? j'eus le malheur de vouloir entreprendre; je fus toujours dupe.
J'employai les derniers jours que j'avois à passer dans la capitale de la France, à observer cette grande ville, dans un
genre de détails que je ne connoissois pas encore. A la vue des théâtres, je substituai celle des marchés; mon imagination ne
pouvoit conçevoir comment une ville si peuplée, qui consomme tant de denrées, en est toujours aussi bien fournie; à Paris on
trouve tout ce qu'on veut à toute heure; tandis qu'en province, les légumes manquent plus d'une fois, dans la plus belle
saison. Je passai une nuit à observer la halle; ce magasin qui tous les matins porte l'abondance dans les quartiers les plus
reculés, m'amusa singuliérement: le bruit des châretiers, le ton des poissardes, beaucoup de disputes presque jamais de
batailles,
J'ai connu beaucoup de personnes qui se plaignent des alimens de toute espece qui se débitent à Paris, d'après le tems que
j'y ai passé, je pense qu'ils ont un peu de tort. D'abord les boucheries y sont très-bien dirigées, une bienfaisante police
veille toujours sur la qualité de la viande qui s'y distribue, il y a peu de pays où l'on en mange d'aussi bonne. La volaille
ne manque pas à Paris, elle s'y trouve quelquefois à très-bon compte; de ce côté on n'à pas de fraude à craindre, car on ne
peut pas en changer la qualité. Le pain y est meilleur plus beau qu'en province. On y mange du poisson excellent, qui est
très-commun dans certains tems de l'année. La boisson,
Est-ce parce que Paris me plaisoit, que je le voyois toujours du bon côté? je n'en sais rien; ce que je peux affirmer
c'est que je m'y suis toujours bien portée. Je ne dis pas que tout ce que j'ai vu me parut être bien, certains objets
affligeoient quelquefois mon ame; mais je pense que ce n'est pas la seule ville qui présente des tableaux de ce genre. Le
libertinage, par exemple, y réunit tout ce qui peut révolter l'homme sensé raisonnable,
Ce désordre me faisoit faire plus d'une réflexion. Je n'ai jamais pu concevoir comment une jeune personne arrive au terme honteux d'oser vendre des faveurs, que la femme la plus sensible la plus aimante peut laisser dérober, mais ne donne jamais. Je ne sais pas comme la délicatesse d'un homme n'est par révoltée, à l'approche d'une femme chez laquelle le vice a détruit tous les charmes, qui rarement laisse sortir de ses bras le voluptueux qui s'y livre, sans le rendre victime de son aveuglement.
Le terme où je devois quitter Paris étoit arrivé, Claude Anet fut chargé de faire préparer une chaise de poste: les
voitures publiques dont je m'étois servie pour partir
Je ne manquai pas d'aller embrasser mon amie, (la jeune demoiselle dont j'ai parlé plus haut) heureuse comme je l'avois
vue jusqu'àlors, quel fut mon étonnement de la trouver dans la douleur dans les larmes! elle m'avoit fait part quelque jours
auparavant, d'un mariage qu'elle étoit sur le point de contracter, qui faisoit tout son bonheur. A ma vue elle me saute au
col, me serre dans ses bras.
“Un hasard nous a fait rencontrer, un esprit de sympathie nous “a attachée l'une à l'autre; nous “nous sommes aimées sans nous “connoître, ou du moins l'occasion ne s'est pas présentée de “nous faire part de nos aventures; “voici la mienne: en apprenant le “sujet de mes pleurs, vous jugerez “quel doit être mon désespoir.
“Je suis née dans la religion Juive; mes parents enrichis par leur “commerce, furent à portée de me “donner une éducation assez brillante; cette éducation me fit sentir l'opprobre qui accompagne, “la secte Juive chez tous les “peuples qui la souffrent sans l'estimer; ce préjugé quoiqu'injuste “m'afligea: un jeune Catholique “M. De... (c'est l'auteur de mes “infortunes) me fit, plus que “toute autre chose, sentir le désagrément de rester dans la “croyance de mes peres; ma tendresse pour lui, me donna la “force de quitter ma famille pour le “suivre.
“Comptant sur la foi de mon “amant, persuadée de devenir son “épouse, je vins avec lui à Paris, “où protestant contre la
foi de mes “ancêtres, j'embrassai la religion
“Je le pressois chaque jour pour “former les liens qui devoient rendre mon amour légitime. Pouvois-je prévoir le coup qui
devoit me percer le sein? M. De... “m'annonce enfin le jour de mes “nôces, (je vous en fis part) c'est “hier que devoit se
faire la cérémonie. Jugez de ma joye quand je “vis entrer dans mon appartement “l'homme que jadorois, suivi d'une “autre
personne d'un notaire; “mais quelle fut ma surprise lors-“que
“Javois préféré mon amant à “la fortune de mes parens; ainsi, “l'appas des richesses ne pouvoit “rien sur mon cœur:
j'avois adoré “M. De... pour lui-même, je ne “voyois que lui sur la terre qui “put faire mon bonheur; vous “devez penser
combien son procédé dut m'étonner. Ma tendresse “n'oublia rien pour le ramener à “son devoir; le souvenir de nos “plaisirs
passés, mes pleurs, mes “gémissemens, ma fureur, tout “fut inutile. Croyant me faire beaucoup de grace de me pourvoir
Ce discours qui avoit plus d'une fois été interrompu par les larmes de cette infortunée, me fit frémir, j'en étois d'autant plus affectée, que je n'y voyois aucun reméde: séduite, bientôt dans la misére, elle étoit digne de compassion, mais que peut la pitié contre de si cruelles atteintes? il lui étoit possible de prévenir la pauvreté; mais je jugeois par mon cœur que les maux du sien étoient incurables.
Lorsque je lui appris mon départ de Paris, elle me fit entendre qu'elle desiroit ardemment de pouvoir en faire
Comme elle avoit accepté ma proposition avec empressement, je me flattois que la distraction du voyage diminueroit un peu
ses inquiétudes; je jouissois d'avance du plaisir que j'aurois, lorsque tranquille avec moi en Savoye, mon amie pourroit se
venger de l'inconstance de son amant, par l'oubli
Nous montâmes dans ma voiture qui étoit à quatre places, la poste nous eut bientôt arrachées à la capitale de la France. Je voulus aller coucher à Fontainebleau, parce que j'avois des personnes de connoissance à y voir: comme cette ville n'est pas bien éloignée de Paris, que nous étions partis de très-grand matin, nous y arrivâmes de bonne heure.
Mon amie ne me parut pas si triste que la veille; je lui proposai de me suivre, ou d'aller voir le château, elle refusa
sous prétexte d'un peu de fatigue, préféra de rester dans sa chambre en attendant le souper. J'avois comme je l'ai dit, fait
emplette à Paris de
J'arrive au moment même que l'on commençoit à lui administrer tous les secours que peut fournir la médecine en pareil cas. Jugez de mon effroi lorsque j'apprends le sujet de ses vomissemens. Mon imprudence seule avoit causé tout ce désordre, elle avoit servi d'instrument à son désespoir .... Est-ce ainsi, lui dis-je, que vous reconnoissez les soins de l'amitié?
Epuisée par la violence du poison, par les remédes qu'on l'avoit forcée d'avaler, elle finit dans mes bras ses misérables
jours. Victime de l'amour, ses dernieres paroles furent encore des expressions de sensibilité de tendresse pour
Fuir ce théatre d'horreur, étoit tout ce qui me restoit à faire; je laissai les cendres de Mademoiselle *** à
Fontainebleau, je me dérobai à des lieux où je n'aurois pu rester un quart d'heure sans me procurer les plus vifs regrets. On
doit imaginer que cette affreuse scène me rendit le voyage très-importun, arrivée à Lyon, il me
J'avois besoin de regagner la Savoye, je fis mes derniers adieux à la France. Mon dessein n'étant pas de retourner à
Annecy, Chambery fut l'endroit que je choisis
Prévoyant que je ne me fixerois pas en Piémont, je jugeai a propos de laisser à Chambery ma femme de chambre Claude Anet; les apprêts de mon voyage furent bien-tôt faits je partis pour Turin.
Ce fut une grande satisfaction pour moi de parcourir les montagnes autravers desquelles la valeur d'Annibal avoit trouvé
un chemin, pour aller porter la terreur dans les
Après ce que j'avois entendu dire, je craignois peu le passage du Mont-Cenis, où je trouvai encore beaucoup de neiges
malgré que ce fut la fin de l'hiver. On me donna des
Le passage du Mont-Cenis fut on ne peut plus heureux. Je repris la voiture au pied de la montagne, les campagnes du
Piémont m'offrirent un plus riche tableau que celles de la Maurienne. Je fus sur-tout frappée détonnement, en entrant dans la
superbe allée qui conduit de Rivol à Turin; cette route de Supergue.
Turin me présenta en entrant, un tout autre aspect que les autres villes que j'avois parcourues dans mes voyages, ses larges rues, ses édifices de goût bien alignés, ses grandes places, flattent tous les étrangers.
Comme je n'avois pas dessein d'y faire un long séjour, je me pressai d'en parcourir les monumens; je fis promptement ce qu'exigoit le sujet de mon voyage, assurée des bienfaits du Prince, je revins à Chambery.
ARrivée à Chambery, mon premier soin fut de chercher une maison assez commode, pour les
projets que j'avois à exécuter: celle que j'y avois arrêtée en venant de Paris, où j'avois laissé ma femme de chambre mon
domestique n'étoit pas assez grande, sa situation me la rendoit insupportable.
Une fois fixée à Chambery, j'eus bientôt une nombreuse société chez moi. Je n'avois point perdu le goût de la musique, il ne me fut pas difficile de recommencer, mes concerts. Les premieres années que j'ai passées dans cette ville, furent délicieuses: chaque jour amenoit un plaisir nouveau, amusemens, projets, tout m'enpêchoit de sentir le dégoût ou l'ennui. Mais hélas j'ignorois que pendant ce tems on abusoit de ma bonne foi.
Je me fis de nouveau un laboratoire de chymie, j'eus ma pharmacie; différents ouvriers, que le hasard ou le besoin
attirerent chez moi, furent employés: je ne me défiois d'aucun, tout étoit dans
Claude Anet, comme je l'ai déjà dit, avoit des connoissances en botanique, je lui donnai un petit jardin pour le garnir de plantes rares médicales, je le dispensois de toute autre occupation dans ma maison. Il s'acquittoit on ne peut mieux de son petit district: outre qu'il connoissoit les simples par leur nom, il n'en ignoroit pas les vertus, par différentes préparations, il a plus d'une fois soulagé de pauvres malades.
J'allois moi même consoler les infortunés souffrants; sans m'en tenir à l'administration de quelques
Mes agens n'étant pas scrupuleux, les soins que je donnois à la culture des terres se trouvoient infructueux; quelques
fois même j'avois de la perte; ignorant d'où cela pouvoit venir, je renonçai aux spéculations de ce genre; mes études de
Paris, en matiere de minéralogie,
Les créanciers vendirent: le produit de la vente ne pouvant pas tout acquitter, j'offris une partie de ma pension. La maison que j'avois eue jusqu'à lors, me devenant trop chere inutile, j'en pris une autre. Cette derniere, (je l'habite encore) sembloit faite pour la situation où je me trouvois; quoique placée hors de la ville, donnant de tous côtés sur la campagne, elle contribuoit par sa situation à entretenir la mélancolie au sein de laquelle je voulois finir mes jours.
Dans l'intervalle de ce changement d'état, ma femme de chambre mourut; elle ne fut pas remplacée,
Tel fut le résultat de toutes mes spéculations, voilà ce que m'a valu la bonté de mon cœur. Dans mes premiers jours de
malheur, je ne cache pas que j'ai eu beaucoup de peine, un noir chagrin me dévoroit, mais une main surnaturelle l'a dissipé.
J'ai bien réfléchi sur la vie humaine, maintenant tranquille dans ma solitude, je suis si bien consolée, qu'il me semble
n'avoir rien perdu. Revenue à la lecture, je trouve de quoi m'y faire oublier la médiocrité dans laquelle je suis forcée de
vivre sur mes vieux jours: je vis parce que j'ai su apprendre à modérer mes besoins: si je regrette le bien
J'aime à jetter de tems à autre des regards sur ma vie passée; en ouvrant le livre du tems, je me plais à comparer la situation actuelle de mon ame, avec celle où elle fut autrefois. Je lis dans le passé, des foiblesses qui ne me tourmentent plus; j'y vois des erreurs qui firent mes délices, dont je ne regrette que le souvenir.
Une circonstance que je me rappelle chaque jour avec plaisir, qui me fait saire de singulieres réflexions sur les
affections de notre ame, c'est l'histoire de mes amours avec M. De T... Je l'ai adoré dans ma plus tendre jeunesse; le
sacrifice de mes jours ne m'auroit rien coûté pour lui; aujourd'hui même
Ma connoissance avec M. de T... à été brisée par mon mariage avec M. de Warens. Le respect la soumission qu'on doit à
l'auteur de ses jours me donna la force, malgré la violence de mon amour, de subir le joug affreux de l'hymen pour me livrer
à un homme que toute ma vertu ne pouvoit qu'estimer: si l'amour n'étoit qu'un besoin physique, ne m'auroit-il offert d'autre
ressource que le désespoir? Si mon amant avoit recherché d'autre possession que celle de mon cœur, n'auroit-il pas éclairé ou
trompé
Tout le tems qu'ont duré nos entrevues, les plaisirs de mon amant les miens étoient dans le fond de notre cœur; l'amour avoit l'art de donner un prix à des riens: notre imagination exaltée par cette vertueuse passion, trouvoit le bonheur dans un regard, dans un serrement de main; un billet que M. de T... me donnoit en secret, faisoit le comble de ma jouissance; la sienne étoit parfaite quand il en recevoit la réponse.
Qu'on ne croye pas qu'un amour de cette espece ne se trouve que chez les jeunes gens, que cet
Dans les premiers tems de mon établissement à Chambery, j'avois, comme je l'ai dit, grande société chez moi; j'étois par
conséquent très-connue. Deux étrangers que la curiosité attiroient en Italie furent contraints de s'arrêter dans la ville
pour faire réparer leur voiture; en se promenant un d'eux entendit prononcer mon nom, il se fit instruire de ma demeure, vint
me voir dans le même moment. Quelle fut ma surprise lorsque je vis entrer M. de T... dans ma chambre? la reconnoissance nous
arracha des larmes;
Il sortit de chez moi pour faire part de ses desseins à son ami; sans attendre ma réponse il crut pouvoir
Quoique par l'abandon de la religion protestante j'eus pu, n'écoutant que les loix, rompre les liens qui m'unirent à M. de
Warens; je crus que les mœurs me défendoient de passer dans les bras d'un autre. J'instruisis mon amant de ma façon de
penser, lui ajoutant que je ne desirois rien plus ardemment, que de partager son amitié,
Milord veut arracher son ami à la cruauté d'une semblable alliance, il veut lui persuader qu'il ne peut rester à Chambery, sans troubler ma tranquillité, sans manquer à ses engagemens en Angleterre, sans outrager l'amitié qui les attache. M. de T... emporté par la plus violente passion n'entend plus la voix d'un ami, il oublie ses devoirs, se préparant à me déchirer le cœur, ne cherche que dans la mort le remede du tourment qui le dévore.
Qu'on se peigne ma situation! sensible, non moins aimante que lui, je suis forcée de lui représenter la nécessité de respecter ses jours pour suivre son ami; par un héroïsme, que je ne conçois pas, je lui ordonne de me quitter de vivre. Milord quoique d'un caractere tranquille sent toute la force du sacrifice, il gémit sur nous, par ses sages conseils, mon amant vertueux se détermine à s'éloigner de moi.
Tel étoit notre devoir, mais jugez-nous, ames sensibles! Vous seules pouvez estimer la grandeur du sacrifice! savoir s'aimer toute la vie, avoir le courage de se respecter, est sans doute un triomphe peu commun, c'est celui de la vertu.
Depuis son départ M. de T... m'a souvent donné de ses nouvelles, cette tendre ressource diminuoit
Une passion de ce genre est inexplicable, je l'avoue. Si pourtant l'homme vouloit toujours être vertueux, sa raison lui
démontreroit, sans doute qu'il en coûte moins,
Si j'ai eu long-tems à souffrir d'une flamme brûlante; je suis persuadée d'un autre côté que je lui devois ma
tranquillité. Le souvenir de M. de T... me rendoit tous les hommes moins dangereux; quoique d'un sexe plein de foiblesses,
mon premier penchant m'a toujours rendue incapable de tendresse pour tout autre. Sans cesse entourée d'une foule de
courtisans, mon repos n'a jamais été altéré par aucun. L'image de l'amant que j'avois perdu, ne sortant pas de mon ame,
l'avoit fermée à de nouvelles passions. Voilà l'histoire de mon cœur: dans ma solitude elle
La méchanceté des hommes n'a pu m'arracher la satisfaction dont je jouis, malgré les coups qu'ils m'ont portés: les cruels
n'ont rien épargné pour déchirer ma sensibilité: Ils ont abusé de ma confiance, j'ai été trahie, volée, leurs efforts ont
voulu même me deshonnorer, ma bonté ne m'a jamais servi qu'à faire des ingrats. Une partie de ceux qui se sont
frauduleusement emparés de ma fortune,
Ce n'est pas sans horreur que je rappelle une lettre que m'écrivit (il y a quelques années) mon amie Mlle. Du Ch... qui étoit pour lors dans un couvent à Lyon. J'ai toujours conservé ce monument de la méchanceté des hommes: avant que d'en donner une copie, je dois ne pas omettre l'aventure du jeune homme dont il y est question, qui m'a si bien payée de mes bienfaits.
Pendant mon séjour à Annecy M. de P... curé des environs de cette ville, m'adressa un jeune homme qui avoit quitté Geneve
sa patrie, qui desiroit entrer dans la religion Catholique. Touchée de son état, je n'oubliai rien pour lui être utile: mes
premiers soins, je ne le cache pas, tendirent à lui faire sentir le désespoir dans le quel il jettoit sa famille en
abandonnant la maison paternelle. Mais comme il persistoit dans sa résolution, je l'envoyai à Turin pour se rendre dans un
hospice où l'on donne les instructions nécessaires à ceux qui veulent entrer dans la religion Romaine.
Après son abjuration
La nature ne peut-elle rien produire de parfai{?K}? ou se plait-elle à mêler aux dons qu'elle fait à l'homme de génie, un je ne sais quoi, qui le rappelle par fois à la classe ordinaire des autres hommes? J. J. étoit fait pour devenir célébre, mais je crois que sa façon de penser l'aura rendu malheureux.
Il réunissoit des qualités qui paroissent incompatibles. Sensible généreux, son cœur se plaisoit à soulager les
infortunés. Mais peu fait pour la reconnoissance, il oublioit facilement un bienfait: souvent même ses amis n'étoient plus
que des monstres qu'il fuyoit sans Maman qu'il me donnoit quelquefois.
Cependant J. J. partit de Chambery sans dire mot; mon amie, Mlle. Du Ch. qu'il fut voir en passant à Lyon, m'apprit ensuite
par cette lettre, qu'elles étoient les idées qu'il avoit de moi, par quel outrage Rousseau répondoit à ma générosité.
de Lyon, le
Malgré la pénétration dont tu parois susceptible, où places-tu tes bienfaits! Rousseau vient
de passer à Lyon, ce qu'il m'a dit de toi m'afflige d'autant plus, que doué de beaucoup d'esprit, ce jeune homme paroît
encore faire ton éloge en t'avilissant. Il ne donne d'autre cause à son départ de Chambery qu'une juste délicatesse de sa
part; un refus de partager ta tendresse avec le premier venu, fait dit-il, qu'il s'éloigne de toi, ton domestique même entre
pour quelque Du Ch. Injustement outragée par un homme que j'avois comblé de bien-faits, de quel coup ne fus-je
pas frappée en recevant cette nouvelle? je répondis sur le champ à Mlle. Du Ch.., lui adressant pour faire remettre à
Rousseau, la lettre ci-après, à laquelle je n'ai jamais reçu de réponse.
Monsieur,
L'Inconséquence est pardonnable, parce qu'elle ne dépend pas de nous. Je vous ai fait du bien
trop généreusement, pour vouloir me plaindre de ce que vous ne m'en avez pas remerciée: quoi Louise de Warens.
Quoique mon amie m'ait assuré que cette lettre étoit parvenue à Rousseau, je n'en ai reçu aucune réponse. Il n'a plus paru depuis au couvent de Mlle. du Ch.. nous n'avons point eu de ses nouvelles. J'eus beau vouloir n'attribuer une telle inconséquence qu'à la jeunesse, elle m'affecta cependant beaucoup dans le tems.
Maintenant j'ai tout oublié. Cinquante huit ans que j'ai sur la tête, m'ont donné des forces pour jetter un regard tranquille sur les folies humaines. J'attends dans ma solitude l'instant qui doit amener la dissolution de mon être, me donner le prix des maux que j'ai soufferts.
La main de l'Eternel qui veille sur moi m'a donné jusqu'à présent le courage de supporter mes adversités, cette grace me fait espérer qu'il m'en prépare la récompense. J'aime à promener d'avance mon ame dans le grand espace de l'éternité, l'idée d'une autre vie m'enchante, l'immortalité de l'ame fait tout le soutien de ma foiblesse. Quel seroit hélas, le sort d'un mortel qui, plongé dans la misere, ne verroit rien au delà de lui? par quel espoir pourroit-il essuyer les larmes de l'infortuné?
O Providence! ô religion sainte sacrée! l'horreur l'effroi du trépas se dissipent, l'Incrédule seul frémit à l'approche de la mort; livré à lui-même sur son lit de douleur, l'enfer n'est-il pas déjà dans son sein?
LE but de l'éducation est de donner à la société un membre qui lui soit utile: on doit donc commencer par l'éducation physique, avant que d'entreprendre l'éducation morale, il faut d'abord faire un homme, on en fait ensuite un savant ou un ouvrier.
Veut-on dégoûter un enfant des sciences, on n'a qu'à le forcer de bonne heure à apprendre par cœur du grec ou du latin. Notre sexe par bonheur, n'est point exposé à cette méthode scientifique destinée à former les hommes, cependant comparez un latiniste de douze ans à une fille de même âge, vous verrez si le garçon est le plus spirituel.
Comme les tempéramens sont différens chez tous les hommes, de même les caracteres ne doivent pas être semblables, par la même raison l'éducation doit varier chez tous les sujets.
Il faut d'abord êtudier les penchants de son éleve; beaucoup de soins peuvent dans la suite le rendre propre à l'état qu'on lui destine.
On enseigne tout aux enfans excepté ce qu'ils doivent savoir.
Avilir son éleve par le châtiment,
O hommes! apprenez à respecter la nature, ne mutilés pas ces tendres rejettons qui doivent un jour vous remplacer dans la société, faites leur voir la vertu, votre exemple les encouragera dans la suite, à la mettre en pratique.
Une société quelconque ne sauroit subsister sans mœurs: la religion ne peut servir de frein à l'homme qui ne les respecte
pas; il
Mais que sont les mœurs? elles ne sont pas ce que le cagotisme appelle dévotion, ce que l'hypocrisie nomme vertu, ce que la femme prude prend pour la décence. Avoir des mœurs, c'est faire le bien pour la seule satisfaction de le faire; c'est par elles que l'homme vertueux, toujours utile à la société, fait le charme de tous ceux qui partagent avec lui les devoirs du contrat social. Avec des mœurs, l'ordre est établi, la paix des familles n'est jamais troublée, l'oppression n'exerce aucun empire, l'innocence respectée, n'a pas besoin de faire retentir les tribunaux des justes plaintes que lui arrache la séduction.
L'homme est naturellement bon, il naît avec toutes les qualités sociales;
Pour ne pas s'écarter des bonnes mœurs, chacun a en lui son propre guide, La conscience dicte à chaque individu ses devoirs, heureux celui qui veut l'écouter; juge sévere de nos actions elle nous punit ou nous récompense toujours de celle que nous venons de faire. Si le besoin d'être vertueux peut paroître un radotage philosophique à quelqu'un, ce ne peut être qu'à un homme très-corrompu. Malheur à lui! hélas! toute la subtilité de son raisonnement n'arrachera pas, dans un tems, son ame aux remords; ces vautours rongeurs, punissent tôt ou tard le méchant.
La raison doit être le sentiment l'expression de la vertu; c'est une conséquence de se conduire de telle ou telle maniere, tirée d'après des reflexions faites sur ce qu'on doit à la divinité, à ses proches, à soi-même.
La raison ne semble pas la même chez tous les peuples, cependant l'homme raisonnable fait par-tout le bien: le sauvage qui
tue son pere ne commet cet acte qui nous repugne, que pour le préserver de tomber dans les mains des autres barbares, à qui
sa foiblesse ne le laisseroit pas échapper: ce meurtre a la raison pour cause. L'homme social qui ne respecteroit pas la
Les fols raisonnent aussi; mais leur conséquence est toujours fausse, parce qu'elle part de principes chimériques.
Quelquefois la sagesse est outrée au point qu'elle n'est plus la raison. Quelquefois aussi le monde regarde le vrai sage
comme un être qui ne devroit habiter que les petites maisons.
On raisonne suivant qu'on est bien ou mal organisé. La raison suit aussi les impressions bonnes ou mauvaises de
l'éducation. Comme on ne peut exercer les fonctions de la raison que quand on a beaucoup vu, l'exemple doit donc dans la
suite faire naître dans l'esprit d'un enfant la vertueuse ou la vicieuse
raison.
C'est par la raison que l'homme est au-dessus des autres êtres créés; c'est par elle qu'il a appris à mettre le joug sur la tête de ces fiers animaux qui le soulagent dans ses travaux.
L'envie d'acquerir plus de raison que les autres, en fait souvent franchir les limites. On ne se contente pas de raisonner selon ses forces, oubliant quelquefois sa foiblesse, on veut porter la tête au-dessus de sa sphére; l'origine des modes paroit possible à deviner, un sistême supplée aux connoissances, la punition de celui qui veut tout voir, est de finir par déraisonner.
L'homme reçoit une éducation bien différente de celle qu'on donne à la femme: l'un apprend à commander, on éleve l'autre à obéir. Tout iroit à merveille, si chaque sexe remplissoit sa tâche.
On ne cache aucune science à l'homme; on lui montre tout ce qu'il desire savoir, parce que les grandes places sont faites pour lui; il arrive cependant que la nature venge plus d'une fois l'autre sexe; l'homme apprend tout finit quelquefois par ne rien savoir, il est alors trop heureux d'arracher sa moitié à son rouet, pour lui aider à conduire ses affaires.
Il y a des pays où l'on renferme les femmes; il y en a d'autres où
L'envie de plaire aux femmes inventa tous les arts agréables. Le courage lui dut plus d'une fois son triomphe.
O femmes! si l'empire de vos charmes étoit toujours soutenu par la vertu, vous feriez le bonheur de l'Univers.
Une personne du sexe ne doit pas dédaigner de s'instruire; les charmes passent, l'esprit reste. De vraies connoissances
rendent une femme plus intéressante. Mais il y a des limites à garder, car les
Ils adoucissent les mœurs, chassent l'oisiveté, dissipent les chagrins de la vieillesse.
La poésie amuse, corrige, les leçons qu'elle donne sont d'autant plus sures, que le plaisir force à
Les arts agréables devroient être la seule étude des femmes; plus sensibles aux traits des passions, ce seroit pour elles un moyen de s'en distraire; comme l'art de plaire est un besoin pour leur cœur, je pense qu'elles trouveroient dans la pratique des arts agréables, les moyens les plus surs de l'acquerir.
Celui qui ne voyage que pour courir, revient ensuite dans ses foyers aussi instruit qu'il l'étoit
Etudier les mœurs des peuples qu'on visite, leur dérober des connoissances utiles, voilà le vrai voyageur; sa patrie le voit revenir avec joye, la reconnoissance de ses concitoyens le paye toujours de ses fatigues.
Les voyages devroient entrer dans l'éducation d'un homme riche; mais il faudroit trouver quelqu'un qui sçut rendre utiles les courses de son éleve; il est à plaindre s'il n'a qu'un pedant pour le diriger, car il faut observer sans prévention.
Beaucoup de personnes lisent, mais il y en a fort peu qui sachent lire.
Il en est de la lecture comme des voyages; si l'on est prévenu en ouvrant le livre, tout ce qu'il contient est inutile; on fait penser l'auteur soi-même, ou on ne le lit que pour se moquer de lui.
Il y a de bons de mauvais livres. Ceux qui renferment des obscénités sont les seuls qu'on doive proscrire, ils n'ont d'autre but que de faire goûter le libertinage. Malheureux celui à qui on est forcé de les défendre, car s'il étoit vertueux, il les auroit toujours méprisé.
Les romans sont dangereux pour
Une mauvaise lecture peut donner de mauvaises mœurs; mais celui qui en eut toujours de bonnes, n'a rien à craindre, il sait choisir celle qui lui convient. L'abeille ne puise-t-elle pas souvent ses trésors dans le sein d'une plante dangereuse?
Beaucoup de livres sont défendus par la seule raison qu'ils amusent; je n'approuve pas les
mortifications de ce genre. Le meilleur
Un livre n'a souvent de vogue, que parce qu'il est défendu; c'est prêter du talent à un auteur que de le persécuter. S'il a dit des sottises, il faut le laisser lire parce qu'il sera bientôt méprisé. En brulant le livre, on fait croire au public qu'on n'étouffe les propositions qu'il contient que parce qu'on ne sait pas y répondre.
On trouve non - seulement une bonne nourriture dans le regne
Mais à quoi sert-elle à celui qui ne s'y livre que par curiosité, qui sans autre but court les plaines les montagnes pour
voir des plantes? c'est une manie à la quelle on se livre facilement par l'envie de paroître observateur. C'est courir après
le nom de philosophe, le foin à la main, quand on devroit s'en tenir à le mettre bonnement dans sa
bouche.
Lorsque l'immortel Linné rassemble sous ses savantes mains, classe tout le regne végétal,
n'est-ce pas dans l'espoir que la chymie pourra profiter un jour de ses pénibles célébres travaux? imitons-le; travaillons;
mais toujours
L'art de cultiver la terre est sans doute le plus utile: ce sont les cultivateurs qui nourrissent l'état. Cependant les campagnes se dépeuplent: las de défricher, de peur de mourir de faim, déserte sa chaumiére, il accourt dans les villes, avec d'autant plus de confiance, qu'il a remarqué depuis long-tems que le fruit de ses sueurs y est emporté.
Pourquoi faut-il que celui, dont les bras demandent à la terre la nourriture des autres hommes, soit le plus misérable?
n'est-il pas du devoir de l'homme d'état de l'encourager? aulieu d'aller chercher au loin des trésors incertains
Le laboureur qui est sans avances est forcé de se faire mendiant, dès qu'il essuye une mauvaise saison: n'ayant pas le moyen d'attendre une heureuse recolte; il laisse tout; voilà des bras de moins.
C'est donc aux riches à tourner leurs regards sur l'habitant de la campagne: qu'ils n'oublient pas que si le paysan jeûne quelquefois, c'est que notre luxe engloutit tout. Chaque fois qu'une petite maîtresse se poudre, ne consume-t-elle pas au moins une livre de pain?
Qu'est-ce qu'un philosophe? est-ce un homme qui met sa gloire à combattre les principes reçus, qui par sa subtilité vient attaquer détruire l'espoir des infortunés, qui par un habit singulier grotesque se plait à tourner sur lui tous les regards? non.
Le philosophe est celui qui trouve dans sa morale les principes d'honneur, de probité, d'humanité; qui s'accommode avec
décence à tous les usages; qui cherche dans sa religion des motifs de consolation pour l'avenir; qui tend une main charitable
à l'infortune; qui n'éleve une forte voix que contre l'injustice l'oppression. Voilà la vraie philosophie. Le fanatisme
Le plus heureux est celui qui souffre le moins.
Peu de gens sont contents de leur sort: le militaire voudroit être homme de robe, ce dernier envie le
sort du laboureur, le paysan se croît le plus à plaindre. L'avare entasse en cherchant le bonheur. L'homme de lettres
l'entrevoit dans les siecles avenir.......... hélas! ..... sommes-nous ici bas pour être heureux? réfléchissons, regardons
autour de nous, n'oublions pas que nous
Je voudrois être en place, parce qu'il est aisé de faire le bien.
Je ne refuserois pas les grandeurs si elles m'étoient offertes, mais je saurois les perdre sans les regretter.
Les grandeurs n'accompagnent pas toujours le mérite, c'est là le mal. La fortune est aveugle. Le plus vertueux est celui qui laisse tourner la roue sans inquiétude.
L'homme qui vit dans les grandeurs est rarement jugé sans prévention; vu de tout le monde, il a plus d'ennemis qu'un autre; mais qu'il continue à faire le bien, c'est une douceur de faire des ingrats.
N'être riche que pour insulter à la misere, est sans contredit le comble de la cruauté. Heureux celui qui sait user des faveurs de la fortune pour soulager ceux qu'oublie cette mere aveugle.
Les richesses sont le mobile de toutes les actions. La vertu ne se vend pas, il est vrai; mais la bonne réputation s'achette. Un homme riche a bientôt des honneurs; son coffre-fort parle pour lui, ne fut-il dans le fond qu'un sot, la dépense qu'il fait, a plus d'éloquence que la raison.
Tout le monde veut de l'argent, personne n'a tort. L'usage seul peut ridiculiser celui dont les efforts
Le prodigue est coupable, l'avare ne l'est pas moins: la sagesse consiste à n'être ni l'un, ni l'autre.
O riches que vous êtes fortunés! vous pouvés tous les jours faire des heureux; le débri de vos tables peut étouffer les gémissemens du pauvre; l'or qui vous couvre peut se tourner en bienfaits.
Le sage doit savoir s'imposer des privations pour faire la charité: celui qui donne l'aumône paye sa dette à la nature.
On ne doit pas autoriser la mendicité, le paresseux abuseroit bien-tôt de la compassion, qui sait même
Celui qui ne peut pas travailler, a des droits à la commisération publique. On doit des bienfaits à ces malheureux qui n'ont pas le courage de venir publiquement exposer leur infortune.
Il y a des pays où l'on mendie par pénitence; je n'entends pas trop cela: car alors ce n'est pas celui qui demande la
charité qui souffre, c'est au contraire le pauvre ouvrier qui est forcé de travailler tout le jour, pour fournir du pain au
pénitent à large besasse. Mais, comme on dit fort bien, il y a tant de chemins qui ménent à Rome.
Il ne suffit pas de faire l'aumône; le ton qu'on y met; n'est pas moins une vertu, le malheureux est déjà
O mortels! vous serez toujours humains, si vous savez ne pas oublier que vous êtes des hommes.
Chaque être tend à sa conservation: voilà l'origine de l'art médical.
On tourne en ridicule les médecins, lorsqu'on est en état de santé; est-on malade? on les consulte comme des oracles, on les invoque comme des divinités.
Les remedes sont presque aussi à craindre que les maladies: la médecine ne s'en tient pas toujours à ne faire point de bien.
La partie de la médecine qui apprend higiéne devroit entrer dans l'éducation. Savoir vivre, intéresse tous les hommes.
Un somnambule est une personne qui dort, qui ne dort pas; c'est-à-dire, qui marche en dormant, qui ouvre, ferme des portes, se promene, travaille, écrit, toujours en dormant.
La physique la médecine sont un peu embarrassées pour trouver l'explication de ce phénomene. Elles l'auroient bien nié;
mais les somnambules son trop communs, il a fallu avouer qu'on n'y entendoit goutte.
A propos de somnambule, il me revient une aventure à laquelle cette espece de maladie a donné lieu. Une jeune femme mariée
à un vieux mari, se levoit toutes les nuits sortoit de la chambre où ils couchoient tous deux; après quelques jours, l'époux
demanda à sa femme ce qui l'obligeoit à se lever la nuit; “je suis somnambule, dit-elle, j'ai le malheur de “courir en
dormant, je crains “même de vous incommoder; “car il m'est arrivé pendant que “j'étois fille de battre cruellement “ma sœur;
je n'ai pas osé vous “prévenir, si cependant je venois “à vous faire quelque mal, n'en “soyez pas fâché, parce que c'est “une
maladie. Parbleu, reprit le “bon mari, maladie tant que vous “voudrez, peu m'inporte; je ne “veux pas me faire assommer,
L'art des augures est si ancien, qu'il tombe presque dans l'oubli. Il y a encore de bonnes gens qui y croient, des fripons qui en profitent.
On ajoute foi, même de nos jours, aux hurlemens d'un chien, aux cris d'une chouëtte; comme si ces animaux avoient quelque rapport avec ce qui peut nous arriver.
On se fait dire sa bonne-fortune
Il y a des tireurs de carte qui promettent de voir dans le jeu, ce qu'on a fait ce qu'on fera.
Ces drôles trouvent des imbécilles qui les payent.
La baguette divinatoire, le verre d'eau, le marc de
caffé, le plomb fondu, là saliere renvèrsée, le
vin tombé sur la nappe, un moine vu d'abord en se levant, sont des affaires de conséquence
pour certains pauvres croyans, parce que le hazard aura sait trouver dans une fâcheuse circonstance un moment après une telle
prédiction, ou une telle rencontre, ils ne peuvent plus être désabusés.
Hélas! l'avenir est si caché, que devins n'ont pour tout bien, que ce qu'ils
volent.
Les bienfaits que les hommes reçoivent chaque jour d'un être au-dessus d'eux, leur inspire unjuste sentiment de reconnoissance: ce sentiment s'exprime par le culte divin. Le but de toutes les religions est de rendre hommage au créateur.
On compte différens cultes dans l'Univers, tous annonçent la soumission qu'on doit au ToutPuissant. Il y a beaucoup
d'especes de religion; elles prêchent toutes la vertu; elles tendent au bon ordre. Le fanatisme seul
est un monstre dangereux.
Apprendre de bonne heure à savoir se passer du superflu, sans cesse réfléchir à l'inconstance de tout ce qui nous environne, c'est certainement le moyen de braver toutes les adversités. La maladie est la plus grande de toutes, sur-tout lorsqu'elle est une suite de nos déréglemens, car alors le remord se joint à la peine. Cependant le sage sait se consoler, il respecte la main cachée qui le frappe, la paix est toujours dans son cœur.
La vie est courte: les heureux du siecle passé ne sont plus: que leur reste-t-il de leur grandeur, de cette aisance où se délectoit leur être?
Les adversités sont un bien; l'homme égaré par une fougueuse jeunesse, apprend enfin par elles, à tourner un regard sur lui; elles lui font sentir la foiblesse humaine; s'il sait soumettre son cœur au mal qui lui arrive, ce tems de douleur n'est pas perdu, ses égaremens passés lui sont pardonnés.
Vivre dans la solitude, n'est pas se soustraire à ses devoirs, ce n'est pas refuser des secours aux malheureux. On n'a pas besoin pour être dans la solitude, d'aller s'enterrer dans des grottes, pour y rire des folies humaines vivre, au sein de la paresse de l'indolence.
Celui qui peut s'arracher au luxe
Quelque soient les devoirs d'un homme, il lui reste toujours quelque tems pour converser avec lui-même. Le méchant seul fuit la solitude; ne tremble-t-il pas de se connoître?
Celui qui sait se suffire à lui-même supportera facilement les revers de la fortune; il ne pleurera pas les grandeurs; la
privation des honneurs
Ce sont de grands endroits clos de grands murs, dans lesquels, la premiere institution défendoit l'entrée d'un sexe différent de celui qui y est renfermé.
Les retraites monastiques seroient en effet des retraites, s'il étoit défendu aux passions de s'y introduire; mais cela ne dépend pas absolument de nous. Prononcer des vœux, les tenir sont deux choses: le mortel qui compte trop sur lui, est tôt ou tard puni de sa témérité.
Les femmes quoique d'un sexe
Voici le plus fort argument qu'on pousse, en faveur de ces célibataires fermés sous clé; c'est une
ressource dit-on pour un pere de famille, qui a beaucoup d'enfants : belle raison! je suis étonnée que les peuples qui
n'ont point de couvents, ne demandent pas la permision d'assommer les leurs.
Celui qui vient au monde avec ses deux bras, apporte en naissant les moyens de prévenir ses besoins quand il sera homme:
le malheureux
Tombez monstrueux remparts, qui dérobez tant de bras à l'industrie, tant de meres de famille à la société, ou préservez-les de ces monuments intérieurs qui déchirent leur ame.
L'homme qui a bien vécu, sait toujours mourir.
La mort n'est qu'un passage, il doit être terrible pour le méchant, mais il est l'espoir du sage.
Le trépas est inévitable, tout le monde le sait; cependant peu de gens y songent. Le moment arrive, on se lamente, on
invoque les secours de la médecine qui
La mort effraie, quelque miserable qu'on soit: si l'on trouve des suicides, c'est que le furieux qui commet ce crime ne voit alors dans le coup qu'il se porte que la fin de sa peine: le suicide se tue pour ne plus souffrir; trop lâche pour supporter sa misere, il cherche le néant: mais croît-il le trouver? comment se justifiera-t-il devant l'Etre qui lui demandera compte de sa vie? comment s'acquittera-t-il envers la société qu'il aura quitté?
Laissons s'approcher le moment qui doit opérer la destruction de notre machine; faisons le bien; vivons pour nous, pour la
société; essuyons les pleurs de l'infortune;
“Oui Platon, tu dis vrai, notre ame est immortelle “telle; “C'est un Dieu, qui lui parle, un Dieu qui
vit en “elle. “Eh! d'où viendroit sans lui ce grand pressentiment “ment, “Ce dégoût des faux biens, cette horreur du néant?
“Vers des siécles sans fin je sens que tu m'entraînes; “Du monde de mes sens je vais briser les chaînes “nes; “Et m'ouvrir
loin d'un corps dans la fange arrêté “Les portes de la vie de l'éternité“.
L'homme qui ne voit rien au-delà de lui, doit être bien à plaindre. Quel est son espoir dans l'infortune?
J'aime à promener d'avance mon ame dans l'espace de l'éternité; cette idée consolante flatte mon cœur; quelles que soient mes adversités, mon ame vole au loin vers le bonheur qui l'attend.
Celui qui ne voit dans notre ame qu'un resultat d'organisation qui n'est plus rien dès que le corps a perdu le mouvement, deshonore l'humanité. Ce sistême impie ne laisse à l'infortuné que le désespoir pour ressource, il autoriseroit le vicieux à murmurer contre les loix, l'idée du néant feroit le malheur de la société.
Tout ce qui existe dans la nature nous annonce un être audessus
“Eternité! quel mot consolant terrible! “O lumiere! ô nuage? ô profondeur horrible! “Qui suis-je? où
suis-je? où vais-je? d'où suis-je tirée?
Eternité: ce mot s'entend, mais ne se comprend pas. L'idée d'une chose qui ne peut avoir de fin est au-dessus de la conception des mortels.
Le flambeau de la religion nous éclaire, c'est par elle que nous pouvons d'ici bas jetter nos regards dans l'espace
immense de l'éternité. Elle nous y montre une main
Il fut un homme estimable rare... Rousseau, Confessiont.
Liv. V.
S'Il étoit resté quelques doutes à nos
Son témoignage paroîtra d'autant moins suspect, qu'un homme simple droit, franc, qu'un homme enfin tel
que nous l'a représenté Rousseau, ne peut nous tromper, parce qu'il n'a pu être trompé, parce qu'il n'a eu aucun intérêt à le
faire quant bien même il l'eut voulu ; car quel intérêt peut-on supposer à un être isolé qui ne
connoissoit que Mad. de Warens, les bienfaits dont elle l'avoit comblé?
Sa naiveté, ses expressions, le coloris de son style nous confirmeront dans l'idée que nous en a donné
Jean - Jaques à travers de la simplicité de la bonhomie qui lui étoient naturelles, nous trouverons
des réflexions propres à justifier l'idée qu'on a pu se former de cet homme, non moins extraordinaire dans son genre, que son
disciple.
Nous n'avons rien ajouté à ces Mémoires: nous les offrons presque avec les imperfections de style que
nous y avons trouvées. Nous nous sommes bornés à retrancher quelques endroits absolument étrangers à Mad. de Warens, dans
lesquels il parloit de pharmacie, de médecine, de botanique par suite de son systême sur la formation des montagnes. Le
bon-homme ne s'imaginoit pas, quand il vivoit aux charmettes, qu'il seroit un jour choisi pour juger sa maîtresse son
disciple.
“ CLaude Anet, nous dit Rousseau au cinquiéme livre de ses “Confessions, étoit un paysan de
“Moutru qui dans son enfance herborisoit dans le Jura pour faire “du thé de suisse, que Mad. “de Warens avoit pris à son
service à cause de ses drogues, trouvant commode d'avoir un herboriste dans son laquais. Il se passionna si bien pour l'étude
des “plantes, elle favorisa si bien “son goût qu'il devint un vrai her-“boriste, Claude, Anet, étoit
sans contredit un homme rare, le seul “de son espece que j'aye jamais “vu. Lent, pofé, refléchi, circonspect dans sa
conduite, froid “dans ses manieres, laconique “sententieux dans ses propos, il “étoit dans ses passions d'une im-“pétuosité
Né en 1697, il quitta vingt ans après la maison paternelle. J'avois pour tout équipage, dit-il, ma casaque, un mauvais
chapeau, la canne de mon pere; chargé de plantes, je marchai, sans savoir où j'allois, la nuit m'ayant surpris, je couchai
dans un bois d'où je partis de grand matin. Etant arrivé sur le soir, fort tard à Lausanne, j'entrai dans une hôtellerie, où
je couchai, le lendemain, j'ajustai mes plantes pour les faire sécher, je les empaquetai ensuite comme faisoit mon pere, j'en
vendis pour du thé de suisse; c'est avec cet argent que je payai mon hôte. Il y avoit déjà quelque tems que je faisois
l'herboriste, que j'étois connu à Lausanne pour vendeur Clk.. homme plein de connoissances, il possedoit entr'autres, celle des simples à un
point qui m'inspira bien-tôt un vif attachement pour lui; pendant le peu de tems que je suis resté à Lausanne, il contribua
beaucoup à mon instruction: nous étions si enthousiasmés de la botanique, nous crûmes même l'avoir portée à un tel période,
que nous imaginions être en état de donner des leçons, à cet effet, nous avions déjà formé le projet de donner au public un
ouvrage intitulé Rudiment de botanique.
Après de sérieuses réflexions, je crus qu'un jeune paysan de Moutru,
Arrivé au lac Léman, je m'embarquai pour la Savoye, depuis cette époque, je n'ai point entendu
parler de mon anglois: j'ignore s'il a fait imprimer ses éléments de botanique, s'il est mort ou vivant.
Lorsque j'entrai dans le Chablais, j'étois sans argent, il falloit pourtant vivre; mon manuscrit à la main, je me
présentai chez un curé qui me reçut avec tant d'affabilité que je restai environ quinze jours avec lui, je m'amusai à
chercher quelques simples autour du presbitére; il s'instruisait avec moi,
Ce fut dans le cours de mes voyages; où je ne reçevois l'hospitalité que des ames bienfaisantes, que je trouvai Mad. de
Warens; le ciel sembloit m'avoir destiné cette heureuse rencontre, aussi-tôt qu'elle me vit, elle parut s'intéresser à mon
sort, elle me questionna sur mon pays, sur mon état sur ma religion, il n'en fallut pas d'avantage pour qu'elle ne
m'abandonna plus. Elle me donna un azyle dans sa maison, dès cet instant je devins son domestique de confiance; je justifiai
plus puissamment le choix qu'elle venoit de faire, lorsque le
Elle avoit pour lors à son service une jeune belle fribourgeoise nommée Merceret, qu'un fol amour
avoit écarté de la maison paternelle, elle l'appella aussi-tôt, lui recommanda de mettre la théyere auprès du feu pour y
faire infuser le thé que j'avois apporté, parce qu'elle vouloit en prendre avant de se coucher.
Je restai long-tems à Annecy avec Mad. de Warens; c'est dès-lors que j'appris à la connoître à apprécier son caractere ses
qualités. D'une beauté assez rare, sensible à l'excès, mais vertueuse, ne pouvant croire qu'il existat sur la terre des
hommes capables de tromper,
J'étois donc l'homme de confiance de Mad. de Warens, je dirigeois sa maison pendant tout le tems que j'ai passé auprès
d'elle, je ne crois pas avoir jamais démenti par ma conduite l'opinion qu'elle avoit prise de moi: si je me suis quelquefois
récrié,
Le pere de Mad. de Warens lui avoit tellement fasciné l'esprit par les prodiges des alchymistes, qu'elle croyoit
facilement à la recette du premier étranger que la faim enhardissoit à se présenter chez elle: parler chymie ou alchymie,
étoit une puissante lettre de recommandation; j'ai vu à sa table, pendant son séjour à Annecy quatorze souffleurs; il y en
avoit je crois de toutes les nations, ce qui m'amusoit d'un côté, c'est qu'ils se disoient tous d'habiles gens; mais d'un
autre part, ce qui me donnoit lieu de faire de vives représentations à
Malgré mes représentations journalieres, les fourneaux furent dressés par un Romain, vêtu comme un abbé; les creusets le
charbon furent achetés aux fraix de Mad. de Warens, cet homme ainsi costumé n'annonçoit qu'un escroc, sa mine ne me trompa
point; après une folle dépense de vingt louis, il s'en fit remettre cinquante pour aller à Geneve chercher les drogues
nécessaires à l'opération, partit de grand matin laissant sur sa table un billet à l'adresse de Mad. de Warens dans
Je portai moi-même ce galan poulet à son adresse; je croyois que cette leçon corrigeroit, Mad. de
Warens; je m'apperçus malheureusement quelque tems après de mon erreur. Elle avoit contracté ce vice dans ses jeunes ans,
elle étoit incorrigible, c'est ce qui me fit prendre la ferme résolution de la quitter; c'est pourquoi, quelques jours après
cette aventure, je me transportai dans sa chambre, les livres à la main, en lui disant que je venois lui rendre compte de mon
administration:“ vous n'avez lui dis-je que deux mille liv. de pension, vous faites néanmoins une dépense qui “excède de
beaucoup votre revenu je ne veux pas passer dans “le monde pour avoir contribué à “votre ruine; vous vous endettez
Voyant donc que je voulois la quitter, elle fit des instances pour me retenir; comme je paroissois infléxible, elle me
gagna par ses larmes je finis par en verser avec elle. Je m'apperçus mais trop tard, que je venois de m'engager pour la vie,
que la mort seule pourroit me séparer d'elle; je promis de rester,
Nous ne pensions déjà plus qu'à parcourir les campagnes pour y chercher des simples; nous avions fait diverses courses aux
environs d'Annecy, du peu que nous en avions ramassé, elle en tiroit des
La tête pleine de son projet, dans la ferme croyance d'avoir conquis le Pérou, elle tenoit table ouverte, chacun sur le bruit répandu qu'on alloit élever une fabrique de drap à Annecy, venoit donner son sentiment; tous ces écumeurs de marmite, tous ces écornifleurs, approuvoient cet établissement, il devoit enrichir tout le monde, il y eut jusques à un frere capucin qui vint offrir la maniere de dégraisser les laines, qui fut nourri chez Mad. de Warens pendant plus de six mois.
La mauvaise foi de l'auteur de cette entreprise accelera la consommation des fonds qu'on y avoit
Une seconde fois dupe de sa trop grande crédulité, elle jura d'être plus sage à l'avenir, elle abandonna absolument tout,
excepté la botanique; elle vécut tranquille dans son ménage; n'ayant autour d'elle que la Merceret
moi.
Il y avoit déjà plusieurs années
Je lus relus ces lettres, mais ma curiosité me couta cher, je sentis mon cœur s'ouvrir à la sensibilité, je poussai des
sanglots, je versai des torrens de larmes sur les infortunes passées de Mad. de Warens sur celles auxquelles je ne présageois
que trop qu'elle devoit être livrée dans l'avenir. La Merceret qui avoit entendu mes sanglots, entra
précipitamment dans le cabinet; elle m'interrogea je ne pûs lui répondre; elle courrut aussi-tôt appeller sa maîtresse;
j'étois tellement en proye à la douleur, que lorsqu'elle arriva, je n'eus pas la présence d'esprit de me désaisir des
lettres, je les tenois à la main, la tête penchée sur la table, je les mouillois de mes pleurs: elle crut qu'il m'étoit
survenu quelques
Depuis cet instant je m'attachai à elle bien plus étroitement, je pris la ferme résolution de partager ses soucis
domestiques j'ai tenu ma parole. Je l'ai vu dans l'aisance, j'ai vécu avec elle dans le faste, mais je n'ai pas à me
reprocher de l'avoir délaissée dans sa misere: bien plus, je m'y suis vu plongé avec elle; ce n'est point
Je le dis à regret, combien de personnes à Annecy qui ont profité de ses largesses, lorsque la fortune lui sourioit, qui l'ont méconnue lorsqu'elles auroient pu lui tendre une main sécourable.
Comme en toutes choses il faut être sincere, je dois avouer que si en 1732, au commencement de Juin, ma conduite parut
annoncer que j'étois reduit au désespoir, je ne le dois qu'au hasard, je m'enpoisonnai sans mauvais dessein: j'étois trop
attaché à Mad. de Warens pour l'allarmer par une aussi odieuse entreprise, je n'avalai le laudanum, que dans la ferme
croyance que je buvois de la liqueur,
Quelques mois après, de retour d'une course de quinze jours aux glacieres de Savoye où j'étois allé principalement pour recueillir du genepi, je trouvai Mad. de Warens entichée d'une nouvelle entreprise: ses associés étoient prêts à dresser des fourneaux, pour faire fondre la gueuse; ils avoient conçus le projet de faire diverses ustensiles de ménage, comme marmites, fourneaux, tourtieres autres; c'étoit au faux-bourg du reclus, dans une maison appartenante au Seigneur d'Alinge qu'on préparoît ce grand œuvre.
Cette fabrique dans son principe, parut devoir se soutenir à Chambery, les fonds étoient considérables, on y travailloit
jour nuit, on débitoit à très-bon compte les marchandises qui coutoient le double ailleurs, ce qui faisoit qu'on vendoit
beaucoup; mais une foule de gens qu'elle avoit à son service, qu'elle nourrissoit payoit bien, qui malgré cela étoient plus
attachés à leurs intérêts qu'aux siens, jointe au bon marché qu'on faisoit aux acheteurs, eurent bientôt engloutis tous les
fonds, ce qui l'obligea à faire une espece de banqueroute. Il y avoit pourtant six mille livres d'appoitemens à distribuer
entre tous les régisseurs de cette fabrique. Gouss, fondeur de cloches de profession, étoit l'homme entendu, il étoit secondé
par la Roche, Faconet Curtille; ce dernier
Cette malheureuse entreprise ne fut pas encore la derniere, l'extrême pauvreté, la disette absolue, devoient seules la
corriger; ayant quitté le fauxbourg du reclus, où les gens de distinction venoient lui rendre visite, elle se détermina à
aller demeurer aux Charmettes dans une petite maison assez commode
Après un séjour d'un an dans ce lieu agréable, il fallut le quitter venir à Nezin, habiter une maison qui appartenoit à M.
Flandin, J. J. Rousseau y eut sa chambre c'est l'à qu'il commença son Héloïse. Mad. de Warens, qui
n'avoit que très-peu d'argent, y travailloit avec lui, je sus qu'ils avoient souvent de petites disputes sur cet objet.
C'est peu après cette époque Margeria à huit lieues
de Chambery, une course dont les suites sont assez curieuses: quelque folle que paroisse cette journée, elle a été une des
belles des plus intéressantes de ma vie. Arrivé sur ce mont, après avoir fait fouiller en différens endroits dans un lieu
élevé planté de chênes parsemé de rochers, nous découvrimes une masure qui annonçoit par sa distribution sa forme ronde une
tour antique. Nous y trouvames en creusant une pierre de marbre rouge plate, quarrée, de la longueur d'un pied, épaisse de
trois pouces, écornée d'un côté portant cette inscription Diis avec ces lettres Λ Δ Π. comme nous
avions beaucoup creusé, j'apperçus en faisant de nouveau frapper la terre, qu'elle rendoit un bruit sourd, Sol Stat,
les lettres qui formoient ces mots étoient en bosse; autour de la médaille on lisoit, Virtutibus
Æternis, l'on y voyoit d'un seul côté une effigie de femme; sur la grande pierre qui couvroit le tombeau, on voyoit une
colombe traversée d'un poignard avec ces mots Laert... on ne pouvoit
Cette découverte s'étant ébruitée, on fit les contes les plus absurdes à son sujet. Les uns vouloient que cette masure eut
été un ancien temple romain dédié aux faunes, les autres que ce fut le tombeau de Laërte, qu'ils
disoient avoir été relegué dans cette tour enterré dans le tombeau, d'autres enfin que c'étoit le tombeau d'un Druide. A ces extravagances, le peuple ajoutoit les siennes; il disoit que c'étoit une maison où les
sorciers s'assembloient anciennement pour sacrifier au démon, qu'on y trouveroit de l'argent si l'on fouilloit, il se débita
même dans la ville, aux environs principalement à Nezin où nous habitions, Franc-maçon. C'est ainsi que le peuple imbécille me supposa agrégé dans une société
d'hommes distingués par leurs sentimens d'égalité de bien faisance, pour faire de moi un sorcier. Mad. de Warens rioit de
tous ces propos.
La nouvelle faisoit tous les jours plus de sensation, on couroit en foule pour voir les ruines antiques que renfermoit ce
tombeau; le peuple les antiquaires assiégeoient la maison, le premier pour voir comme étoit fait un Franc
- maçon, les autres pour examiner l'urne, la petite pierre quarrée la médaille; ce qu'il y a de singulier, c'est qu'ils
ne virent gueres plus les uns que les autres; car de tous les savans qui examinerent, il ne s'en trouva aucun qui sut
connoître le prix de ces choses.
C'est quelques semaines après cette découverte que J. J. Rousseau quitta Mad. de Warens, pour prendre la route de Paris; depuis ce moment il ne l'a jamais revue, ce qu'il y a de bien étrange, c'est qu'ayant accepté l'équipage l'argent qu'elle lui offrit, il n'ait pas daigné lui en témoigner depuis la moindre reconnoissance, n'y s'informer de sa destinée.
Quoique Rousseau eut emporté mon herbier, je ne cessai pas d'herboriser, je me livrai plus que jamais avec plus d'ardeur à l'étude de la botanique, dès-que je me fus mis en tête de faire le médecin; je n'aurois point mal réussi dans cette profession, car ayant déjà vu traité quelques malades par charité, je les avois toujours guéris.
Je n'aurois pas manqué d'avoir médecin Anet ; il avoit
raison, n'employant que les remédes que je connoissois, je ne pouvois être aussi meurtrier que lui, je méritois donc bien
qu'il me témoigna de l'humeur.
Bien loin de me dégoûter pour cela, je me mis en costume, j'endossai l'habit noir, je pris la perruque la canne, je portai
le chapeau sous le bras, c'est ainsi que je pris mon doctorat , dans cet accoutrement imposant, je
traversois avec gravité les rues: les femmes, les enfans les vieillards, il est médecin, il connoît toutes les herbes ; les demoiselles du pays qui aiment assez à se marier, me
saluoient déjà; mais ma tête n'étoit pas faite pour le mariage, je rendois froidement le salut.
Comme j'étois le seul à Chambery qui eut une legére connoissance des plantes, ce qui paroîtra fort étonnant dans un pays
qui en produit une aussi grande quantité, je résolus pour le bien de l'humanité, de former un jardin de botanique où j'aurois
donné des leçons à la jeunesse; c'étoit dans le jardin du château royal que j'avois imaginé de rassembler les plantes que je
connoissois. J'avois déjà conçu ce projet depuis longtems il ne falloit que l'agrément du souverain: amateur comme il l'étoit
des sciences des arts, j'étois presque sûr
Il y avoit déjà plus de dix-huit mois d'écoulés depuis ma course à la montagne Margeria, lorsque
le Lord Bolimb..... écrivit de Londres à Mad. de Warens pour la prier de lui envoyer les antiquités que j'y avois trouvé,
elle le fit,
Mad. de Warens ne put pas jouir long-tems de cette somme, tant le destin lui a toujours paru contraire, il étoit écrit que
tous ceux qui l'environneroient devoient la tourmenter. Est-il rien de plus étonnant que la terrible catastrophe qui lui en
fit consumer la moitié? c'est pour la Merceret, qu'un moine qui venoit souvent faire visite à Mad. de Warens avoit dérangé,
qu'il fallut en faire le sacrifice. Ce religieux qui ne recommandoit rien tant aux filles que la
Telle fut l'issue de cette funeste aventure qui auroit pu empoisonner mes derniers jours, car j'ai déjà quelques années
étant venu au monde peu de tems après Mad. de Warens. Cette femme vertueuse autant qu'infortunée est bientôt sur la fin de sa
carriere: je vois à regret que la vieillesse vient l'assieger, elle conserve pourtant toujours sa gayeté, sa fraîcheur son
embonpoint; mais hélas! chaque jour la conduit au tombeau. Je verse des larmes sur son sort,
O amitié sentiment délicieux! tu as fui la terre. Si les hommes affectent d'en prendre le masque, c'est par des motifs d'intérêts. Mad. de Warens dans la prospérité croyoit avoir des amis, son adversité a été la pierre de touche où elle les a éprouvés.
Elle se trouve dans une situation à bien anatomiser ses amis ou ceux qui se disoient tels; elle a vu que de tous ceux
qu'elle avoit acquis pendant sa jeunesse, il ne s'en est jamais trouvé qu'un à l'épreuve de l'adversité: à l'heure qu'il est,
elle a quitté le monde, il semble que lui restant peu à vivre, il ne vaut pas la peine qu'elle se donne
Si Mad. de Warens a trouvé des secours, ce n'est pas chez les gens qui lui avoient témoigné de l'amitié, encore moins chez
les grands, ordinairement durs. Montaigne avoit raison quand il disoit, qu'ils
donnent assez quand ils n'ôtent rien, il faut en convenir, ceux qui ont le pouvoir de nuire, font toujours assez de
bien, quand ils ne font point de mal.
Est-il rien de plus inouï que la conduite que tint envers Mad. de Warens, un homme d'un rang distingué, il l'avoit fréquentée dans le tems qu'elle étoit favorisée de la fortune, c'est dans ce tems qu'il s'étoit associé avec elle pour cette fabrique, il mangeoit presque tous les jours à sa table, comme il lui avoit prêté soixante louis, il a eu la cruauté de faire des procédures contre sa débitrice, d'obtenir la saisie d'une partie de sa pension, ce fut lui qui ouvrit cette voye aux créanciers, dès cette époque cette infortunée manqua même du nécessaire, elle a vécu sur ses derniers jours de ce que les mains charitables lui distribuoient, c'est moi qui étoit chargé de me rendre auprès des bonnes gens qui songeoient à ses besoins, à ces dons je joignois ce que je me procurois par le travail.
Pendant les derniers tems de sa déplorable vie, elle a vécu oubliée dans la maison de M. Flandin, qui touché de sa triste
situation de la mienne, n'exigoit aucun loyer; comme dans sa jeunesse elle avoit reçu une très-bonne éducation, qu'elle
savoit la musique, l'arithmétique, qu'elle possédoit le dessin, la broderie, elle s'occupoit à élever de jeunes filles, elle
brodoit des mousselines, faisoit la tapisserie, ne s'est jamais plainte de sa malheureuse destinée; tout
est décidé dans la nature, disoit-elle, pour comble d'héroïsme, quoique durant sa vie elle eut toujours été fort peu
occupée de sa parure, elle avoit des nippes superbes, elle voulut s'en dépouiller avant que de mourir, en orner les autels du
Dieu dont-elle avoit embrassé la religion. Elle les a brodés pour en
Sans donner dans le bigotisme elle avoit une ferme croyance; dès sa conversion elle n'a jamais témoigné le moindre remord,
elle a toujours été fidelle observatrice de la religion qu'elle avoit embrassée à Annecy où elle s'est distinguée en faisant
tout le bien possible, elle aimoit les pauvres, elle les consoloit dans leur affliction, elle les servoit lors qu'ils étoient
malades se seroit privée du nécessaire pour les soulager. Elle se montra de tout tems ennemie de la calomnie comme de la
médisance, je me rappelle toujours avec plaisir, le moment où elle expulsa le seul Moine qui continuoit de venir à la maison,
pour avoir voulu tenir
On n'a jamais vu dans la chambre qu'elle habitoit de ces meubles de luxe, on n'y voyoit qu'un lit, une table quelques
chaises, on y lisoit beaucoup d'inscriptions, on voyoit sur le devant de sa cheminée. Fais du bien à ton
prochain; garde toi, qui que tu sois, de faire à autrui le mal que tu ne voudrois pas souffrir qu'on te fit. Elle
s'occupoit chaque jour à faire des lectures. Elle avoit Montagne, la Bruyere, les Maximes de la
Rochefoucault, Bourdaloue, Massillon, les lettres de Mad. de Sévigné, les Oeuvres de Mad. Deshoulieres un Nouveau Testament
en françois dont il falloit toutes les nuits avant qu'elle se couchât que je lui lûs un chapitre. Voici la sublime
“Souveraine Puissance de l'Univers, Etre des êtres, sois moi “propice, jette sur moi un œil de “commisération, vois mon cœur “il est sans crime, je mets toute “ma confiance en ta bonté infinie, tous mes soins à m'occuper “de ton immensité, de ta grandeur de ton éternité; j'attends “sans crainte l'arrêt qui me séparera des humains, prononce, termine ma vie je suis prête à “paroître aux marches de ton trône, pour y recevoir la destinée “que tu m'as promise en me donnant la vie, que je veux mériter en faisant le bien“.
Mad. de Warens mourut presque subitement en 1759, âgée de
Il étoit déjà bien avant dans la nuit, le ciel étoit parsemé d'étoiles, la lune seule élevant son disque sur l'horison
éclairoit cette tombe fatale, tout étoit calme, mon cœur seul étoit troublé en proie au désespoir; je me fis enfin une raison
je m'acheminai vers le logis; arrivé dans l'endroit où j'avois coutume de converser avec elle, je versai encore bien des
larmes, je me jettai sur ce lit où elle avoit expiré, je souhaitois d'y
A peine le jour commençoit à paroître que je me mis à feuilletter ses papiers, je fus surpris d'y trouver le double d'une
lettre qu'elle avoit écrite à J. J. Rousseau environ six mois avant sa mort; je la lus elle lui faisoit des reproches de son
indifférence, lui disoit en suite de se garder de mettre au jour
Parmi tous les papiers qu'elle avoit rassemblés conservés durant sa vie dans une cassette fermée à clef, je trouvai
quantité de recettes, comme eaux pour les yeux, beaume spécifique, maniere de faire des médecines avec des
simples, qu'elle avoit mises en pratique durant sa vie pour soulager les pauvres; je les ai longtems conservées, mais
persuadé que je ne pouvois enfouir ce trésor sans faire un tort évident à la société, je les ai remises à une Dame de
noblesse de la ville de Chambery, fort charitable, qui incontinent les a mis en gratis aux nécessiteux: tel est l'héritage que m'a transmis Mad. de Warens que je crus devoir faire
passer dans les mains du riche.
Toujours plongé dans la plus grande affliction, j'écrivis à J. J. Rousseau, peu de jours après la mort de celle qu'il avoit tant de fois nommée sa maman. J'avois trouvé parmi ces papiers diverses réflexions écrites de la main de Mad. de Warens, je voulois les faire imprimer, mais la nécessité, la triste situation, le déplorable état où je me trouvois pour lors, puisque j'avois à peine ma subsistance, ne me le permirent pas; malgré le desir indicible que j'avois de consacrer à jamais par quelque monument public la mémoire de la plus vertueuse des femmes.
Je repris mon premier train de
Je ne pouvois plus revoir sans verser des larmes les endroits que j'avois parcourus délicieusement avec Mad. de Warens J.
J. Rousseau, comme ces courses, quoique dirigées d'un autre côté me
J'avois habité jusqu'alors la maison où j'avois vu expirer ma bien-faitrice, comme M. Flandin venoit de la vendre, je fus
obligé d'en sortir. Je vins rester en ville dans un grenier qu'une bonne femme, touchée de mon sort m'ouvrit par charité, j'y
couchois sur de la paille, elle avoit soin de partager sa soupe avec moi; c'est ainsi que j'ai vécu pendant trois mois,
traînant ma misérable existence, plié dans un chétif habit noir, qui annonçoit assez mon infortune le deuil de mon ame. Un
jour que je revenois de la promenade, je trouvai ma bonne expirante ce fut moi qui lui fermai les paupieres. Cette mort me
Il fallut sortir de ce grenier, j'étois errant, ne sachant où coucher, le destin lassé de me poursuivre, m'ouvrit une nouvelle carriere, je vins me loger chez de vieilles demoiselles, qui me reçurent chez elles pour faire leurs affaires en ville à la campagne, elles m'avoient vu souvent chez Mad. de Warens c'est ce qui les engagea à m'accueillir. C'est-là que j'acheve ma triste carriere, sans murmurer contre le sort, courbé sous le poids des ans sans remords, j'imagine me promener dans un jardin, en attendant la fin de la nuit.
Écrites d'une lieue de la Tour-du Peys, par Mad. de Warens à Mlle. de F. à Villeneuve.
Écrites d'une lieue de la TourduPeys, par Mad. de Warens à Mlle. de F. à Villeneuve.
TU m'as souvent répété, chere amie que l'amour feroit tous mes malheurs, que les nuits entieres que je donnois aux
lectures romanesques préparoient mon cœur à la tendresse, que la musique les concerts seroient funestes à mon repos; je
riois, je folâtrois quand tu cherchois à m'instruire; maintenant qu'il n'est plus tems, je voudrois t'avoir écoutée. Tu me
disois encore, s'il t'en souvient, que les hommes n'étoient que faux
Mon pere même, celui à qui je dois le jour, est de ce nombre: le cruel vient de m'annoncer qu'il faut que j'aille aux
marches de l'autel consacrer ma perfidie, m'avouer parjure aux yeux de l'Eternel, démentir du cœur ce que ma bouche pourroit
proférer. Hélas, tendre amie, tu m'entends, tu connois mon cœur, tu sais mes inclinations! eh bien, l'on veut m'unir par les
liens sacrés du mariage à un homme que je déteste autant que j'adore l'amant qui m'a fui. L'époux qu'on veut me donner est,
M. de Warens fils aîné de M. Villardin de Lausanne. On m'assure chaque jour qu'il a de la fortune,
Pour exécuter mon dessein, il ne faut que du courage de mon côté, de la complaisance de ta part. Promets moi de me
recevoir chez toi, je suivrai de près le messager qui te porte cette lettre, je n'en dirai pas un mot à ma gouvernante, elle
est à mes côtés dans le moment que je t'écris, elle me demande à chaque ligne, ce que je trace, je lui assure que c'est pour
te faire part de mon mariage auquel la cruelle m'engage, malgré 242 Lettres. l'amour dont elle
sait que je suis éprise. Tout le monde semble d'accord pour me tromper me trahir.....
Tout ce qui me fâchera en fuyant, c'est le chagrin que je vais répandre dans le cœur d'un pere qui me tourmente innocemment, s'est imaginé assurer mon bonheur; en me choisissant un époux, je m'abuse;....: que les peres sont cruels? s'ils aimoient leurs enfants, ne consulteroient-ils pas leurs inclinations? ils n'écoutent au contraire que l'ambition le vil intérêt, .... ils les sacrifient.....
O mon pere! je vais donc vous attrister, que de larmes vous allez verser sur ma fuite? quoiqu'il en soit, mon parti est pris. J'attends ta réponse, ton amie de.....
J'Étois à la laiterie, lorsque la femme qui en a le soin, me dit qu'on me demandoit; je
sortis, le messager que tu m'as envoyé, me remit ta lettre: il n'avoit pas besoin de me dire qu'elle venoit de toi, j'ai tout
de suite reconnu ton écriture; je tremblois en rompant le cachet, je craignois pour toi, quelques-unes des suites funestes
qui accompagnent ordinairement l'amour; je ne pouvois me calmer; je lus avec rapidité cette lettre: j'y ai très-bien reconnu
à chaque ligne, le style que les lectures romanesques t'ont rendu familier, les idées folles que tu as puisé dans les volumes
que tu dévor ois de nuit,
Tu sais, tendre amie, qu'une folie est bientôt faite, mais qu'elle se répare difficilement, quoi! éviter un mariage, que
ton pere croit pour toi le souverain bien, tu veux le fuir, tu veux payer les soins paternels par une étourderie, qui le
mettra au tombeau? tu veux le désespérer? songe qu'en croyant le punir d'un crime dont il est moins coupable que tu ne
Je dois te dire encore que la plupart des jeunes demoiselles qui ont soupçonné ton intrigue, ne tarderoient pas de publier
que tu as été cacher le fruit de tes amours dans l'étranger, ou que tu as suivi un amant, qui t'avoit abandonnée, pour courir
à ses genoux lui
Comment peux tu me demander un asyle, voudrois-je, pour l'Univers entier, cooperer à ta fuite?
Je renvoye le messager avec ma lettre, te recommande le mariage, telle est mon ordonnance, ... tu es jeune, belle, il n'en
faut pas d'avantage pour t'égayer dans ce lien... adieu... ne m'écris absolument
REconnois le caractere de celle que tu appellois ton amie; de quelque extravagance qu'on
l'accuse dans le monde, de quelqu'étourderie qu'elle paroisse coupable à tes yeux, elle espere toujours être digne de ton
attachement; ma conduite t'aura d'abord paru des plus blâmable. Avant de t'unir à cette foule de personnes, qui ne parlent ne
décident pour l'ordinaire, qu'après celles qui hazardent tout
Tu te rappelle le contenu de la lettre que je t'envoyai par l'exprès choisi au hameau, où je fus boire du lait avec ma
gouvernante, ut te rappelles mes plaintes, tu sais que c'est l'amour qui en étoit l'objet, que c'est à mon amant, fugitif des
contrées que j'habitois quand je ne pouvois plus vivre sans lui, que je devois le commencement du dégoût qui m'assiegeoit,
des chagrins domestiques qui m'obsédoient: que c'est à un mariage que mon pere cherchoit à me faire faire avec le cruel M. de
Warens que je devois le dessein de m'enfuir de la maison, que
Je suis loin de t'en vouloir le moindre mal, je ne prétends pas même t'en faire des reproches, on n'en fait qu'aux
coupables, tu ne l'es pas je la suis seule. Tu ne pouvois pas pénétrer dans l'avenir, ni deviner les désordres que cette
union fatale alloit entrainer, je sais
J'aurois suivi tes conseils, chere amie, même après mon mariage, si la calomnie n'eut réveillé la mauvaise humeur de M. de
Warens allumé sa jalousie, au point que je ne pouvois plus regarder personne, sans que ce fut un amant. Hélas! qu'il jugeoit
mal de mon cœur! je n'aimois que celui qui m'avoit fui, tout ingrat qu'il me paroissoit, rien ne pouvoit l'arracher de mon
cœur... oui... je l'avoue dans les bras de M. de Warens,
Enfin obsedée par le remord d'être parjure à mon amant, persécutée par mon mari, il n'en fallut pas d'avantage pour me décider à partir; à la nuit tombante je me rendis au port, des bateliers me conduisitent à Evian. C'est ainsi que je me suis soustraîte à la jalousie tyranique de mon époux m'affranchissant de l'esclavage du mariage. J'arrivai effectivement dans le Chablais, je fus présentée au Roi, je lui demandai sa protection, je l'obtins, je vins à Annecy par ses ordres, j'entrai ensuite à la visitation où je suis....
Hélas mon amie! que j'y ai besoin de tes conseils, que je voudrois t'avoir auprès de moi, .. mais hélas j'ai pris mon
parti, je ne reverrai jamais le pays de Vaud, c'est pour toujours que je l'ai fui... ce qui m'afflige dans ma solitude,
SI l'abandon que vous avez fait de votre pays à paru suspect aux gens mal intentionnés, .... ( il n'en manque pas dans le monde,) j'ai appris avec joye que vous veniez de leur fermer la bouche par un acte digne d'une grande ame, vous avez abjuré; c'est par-là que vous avez montré que votre fuite est une inspiration de l'Eternal: que vous êtes heureuse d'avoir suivi les impulsions de la grace!
Je vous envoye J. J. Rousseau jeune homme qui a déserté de son pays, il a resté un jour chez moi, je lui ai beaucoup parlé
de vous: aureste il me paroît d'un heureux caractere. Votre très-humble Serviteur. de Pontverre, Curé de Confignon.
Ecrite de la main de Mad. de Warens, trouvée au bas de la lettre
précédente.
Lorsqu'une personne peut se résoudre à quitter la réligion de ses peres, il faudroit pour éviter tout soupçon de séduction que dès l'instant qu'elle a manifesté sa volonté, on lui donna un ministre de sa réligion qui fit des objections en sa présence aux prêtres, ou autres qui l'instruisent.....
[(*) Ce grand homme à réuni tous les contrastes: on pouroit l'assimiler à un volcan,
qui s'élevant du sein d'un glacier, jete du feu, des cendres de la fumée.
Je ne sais quel
solitaire de nos jours, vient d'employer près de trois cents pages à le com. parer avec l'ingénieux auteur du Monde primitif.
Comparaison n'est pas raison, comme on dit, avec beaucoup de rhétorique d'éloquence, jamais on ne
persuadera à un homme sensé, que Rousseau errant vagabond, toujours inquiet, misantrope, autant
ennemi de lui-même que des autres, jetant quelques vérités sublimes au milieu des traits du fanatisme le plus réfléchi,
inculpant la divinité pour avoir le droit d'avilir l'espece humaine, à pû avoir quelque ressemblance avec un philosophe
simple modeste, ami des hommes qui du fond de son cabinet, à force de travail de patience, perça les nuages épais qui nous
cachoient une grande partie des merveilles de l'antiquité, qui, j'ose le dire, prépara s'il ne la fit point, une révolution
aussi extraordinaire en littérature, que celle du chevalier Newton en physique, lorsqu'il vint
foudroyer les Cartésiens dissiper les tourbillons de leur illustre fondateur.]
Illi robur æs triplex Circa pectus erat.... Hor. od. Liv. F.
(*) Je n'ai pas voulu designer par ces mots, ni les vrais amis du citoyen de Geneve, dont on à mis le nom en avant, au moment de la publication des
Confessions, ni les hommes laborieux qui ont passé leur vie à rassembler les veilles des Savans pour contribuer à
l'instruction des autres; personne ne les estime ne les respecté plus que moi, je suis bien loin de les confondre avec les
imprimeurs corsaires, les écumeurs de la littérature. J'ai peint ces
derniers avec des couleurs si vraies que j'espere qu'ils se reconnoîtront eux-mêmes que le public ne s'y trompera point. Ils
sont loin de marcher de pair avec les freres C. D. T. qui, indépendamment de leurs connoissances en littérature, ont honoré
leur commerce, en immortalisant les presses de Geneve, par la publication des meilleurs ouvrages du dix-huitieme siecle.]
[(*) Voyez les Confessions Liv. II.
(**) Mad. de Warens mourut en 1759.]
[(*) Les tems sont un peu changés. Depuis vingt ans, la philosophie a fait entendre
sa voix, l'Univers a appris par sa bouche qu'il étoit un point au-delà duquel l'autorité paternelle n'est plus rien, surtout
quand on veut l'employer à prescrire un sacrifice contraire à la nature au-dessus de la nature.]
Les Espagnols sont peut-être le seul peuple chez lequel il soit permis aujourd'hui de s'ensevelir tout vivant
dès qu'on entre dans sa seizieme année, mais un peuple dont les évêques exorcisent encore des sauterelles (comme nous l'avons
vu il y a trois ans) un peuple qui protége une inquisition, un peuple sur lequel les moines regnent avec un despotisme aussi
affreux que celui des tyrans Asiatiques, est un peuple barbare méprisable qu'on ne doit pas même plaindre puisqu'il n'a pas
le courage de briser les fers dont on l'accable.
[(*) Ceux de nos lecteurs qui ont quelquefois entendu les servantes d'un vieux
garçon, le gourmander sur ses prodigalités reconnoîtront aisément ici le langage d'un domestique affidé, qui, à raison de la
confiance qu'on lui accorde, se croit autorisé à tout dire, sans aucune espece de ménagement.
Malheur aux célibataires livrés dans leur vieillesse aux caprices d'un valet qui les gourmande en les pillant, car ceux qui
ressemblent à Claude Anet, sont bien rares.]
[(*) Diffugiunt cum fœce Siccatis cadis amici. Horatius,
Jamais sentence ne fut mieux vérifiée.]