Lucie et Mélanie ou les deux sœurs généreuses: MiMoText edition François-Thomas-Marie de Baculard d’Arnaud(1718-1805) data capture unknown encoding Amelie Probst editor Julia Röttgermann 13017 Mining and Modeling Text Github 2020 Épreuves du sentiment François-Thomas-Marie de Baculard d’Arnaud Paris Le Jay 1773 Lucie et Mélanie ou les deux sœurs généreuses François-Thomas-Marie de Baculard d’Arnaud 1767

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La mort de Louis XII avoit, en quelque sorte, changé l'esprit de la nation. Un nouveau règne apporte presque toujours avec soi de nouvelles moeurs. Les cabales, les intrigues signalerent l'avénement de François Ier au trône. L'état a long-tems gémi des suites funestes de la haine irréconciliable qui divisa la duchesse d'Angoulême, et le connétable deBourbon; les guises ne furent pas moins animés contre les Montmorencis. Ces différens démêlés produisirent des mécontens. Il arriva ce qu'on doit nécessairement attendre des factions et des animosités personnelles: les créatures de chaque parti furent sacrifiées aux intérêts opposés des chefs.

Le marquis de Rumigni, allié aux premieres maisons du royaume, dégoûté de la cour, avoit sçu prévenir les orages qui alloient s'y former. Fatigué d'être en butte à des révolutions continuelles, éclairé sur la petitesse et la fausseté de ce qu'on appelle postes éminents, grandeurs, dignités, las enfin d'un esclavage dont l'ambition même ne sçauroit rendre le joug moins pesant, et moins insupportable, voulant sur-tout jouir de la nature, de la vérité, et de lui-même, il s'étoit retiré dans un de ses châteaux en Picardie; il donnoit ses moments de loisir à la chasse, à la pêche, et aux plaisirs innocents de l'agriculture, s'occupant du soin de contribuer au bonheur de ses vassaux, attaché à leur faire aimer leur maître et la patrie, et fuyant d'ailleurs tout ce qui pouvoit lui rappeller l'insipide et dangereux séjour où il avoit vécu. Cette espece de philosophie, qui ne manquera pas d'étonner dans un courtisan jeune encore, n'empêchoit point le marquis de recevoir la meilleure compagnie de la province; il étoit resté veuf avec deux filles; une de ses parentes, qui demeuroit avec lui, leur servoit de mere, et veilloit à leur éducation. Toutes deux avoient leur caractère, leurs vertus, leurs attraits particuliers. Lucie étoit de ces beautés impérieuses qui subjuguent le coeur bien plus qu'elles ne le touchent; tout annonçoit en elle le desir de dominer; elle n'avoit qu'une façon de plaire, et ne sçavoit qu'imposer des loix; cependant sous un air fier et dédaigneux, elle cachoit une ame noble et sensible. Mélanie au contraire attiroit les hommages, sans les forcer; on eût dit qu'elle ignoroit ses charmes; une douceur aimable se répandoit dans toutes ses actions: ce qui lui prêtoit un pouvoir bien au-dessus de celui de la beauté, l'intérêt du sentiment. Ses graces se multiplioient à l'infini, tandis que Lucie n'étoit que belle. L'aînée, en un mot, paraissoit commander qu'on l'aimât, et la cadette inspiroit l'amour le plus tendre, lorsqu'on ne croyoit lui accorder que le simple tribut de l'estime.

Une tendresse réciproque lioit ces deux soeurs; elles se confioient jusqu'à ces bagatelles qui cessent de l'être pour des ames neuves, dont la sensibilité n'attend que le premier objet pour se déterminer. Il est inutile d'ajoûter qu'elles étoient dans cet âge heureux, si aisé à s'enflammer, où l'amour est une nouvelle vie, une seconde existence. Leur pere étoit dans l'intention de marier l'aînée, et plusieurs gentilshommes prétendoient à sa main, quand le comte d'Estival parut dans la société du marquis de Rumigni.

Le comte étoit du petit nombre de ces hommes heureux qui n'ont à se plaindre que de la fortune; il jouissoit d'un bien très-médiocre: mais la nature l'avoit dédommagé: il en avoit reçu une naissance illustre, et ce qui, sans doute, est bien supérieur à des titres de noblesse, le mérite personnel, revêtu de tous ces agréments égaux presqu'au mérite même. L'esprit en lui n'altéroit point le sentiment; il cherchoit moins à briller qu'à émouvoir; ses moindres expressions attachoient; il suffisoit de l'entendre, pour éprouver une émotion que le tems ne détruisoit point; il possédoit sur-tout un grand art, celui de sembler prendre tous les tons en les donnant, et de plaire à tous les cercles.Cette femme, la plus belle de son siécle, que l'idolâtrie eût nommée la déesse des graces, et qui joignoit à la beauté une ame généreuse et sublime, Diane de Poitiers avoit distingué D'Estival dans la foule des courtisans qui l'entouroient; c'est annoncer le comte avantageusement, et prévenir qu'il pouvoit sans témérité aspirer aux plus flatteuses conquêtes. Après un tel portrait, on ne doit pas être surpris que D'Estival excitât de vives impressions sur les deux soeurs. Voilà un nouveau jour qui vient les frapper, de nouveaux desirs qui les agitent. La nature céde à l'amour. Toutes deux aiment en secret le comte, et la dissimulation naît au même instant que la tendresse; Lucie et Mélanie se cherchent avec moins d'empressement; elles ont moins de riens à se communiquer; elles tombent dans la rêverie, et elles s'écartent l'une de l'autre pour rêver avec plus de liberté.

Mélanie fut la premiere à s'appercevoir que Lucie n'étoit plus la même à son égard: soit qu'elle fût éclairée par son extrême attachement pour sa soeur, ou plutôt soit qu'elle ressentît, sans trop le sçavoir, cette vive étincelle de jalousie qui s'allume avec l'amour. Ce dernier sentiment étoit encore resserré dans le coeur de Mélanie; elle sembloit fuir les occasions de s'interroger; elle ne pouvoit cependant se cacher que D'Estival étoit aimable, et elle commençoit à éprouver qu'il y auroit un plaisir bien doux à lui faire partager le trouble délicieux, que sa vue seule produisoit; elle cherchoit sa présence, et la craignoit. Malgré tous les nuages qui s'élevoient de plus en plus dans son ame, son amitié pour Luciela força de rompre un silence qu'elle eût voulu garder. Ma soeur, dit Mélanie, je céde au mouvement qui m'emporte, et que je ne puis plus dompter. Il y a long-tems que je combats; ma tendresse ne sçauroit se taire... que vous ai-je fait, ma chere soeur? Vous ne me voyez point du même oeil! Vous me repoussez! Je vous deviens étrangere! Vos secrets ne sont plus les miens! Et les miens, vous ne cherchez plus à les pénétrer! Parlez, ma soeur, ma chere soeur, je vous en conjure au nom de notre amitié; bannissez avec moi les détours; daignez m'apprendre mes torts.Aurois-je pu vous offenser, moi, qui ne crains rien tant que de vous déplaire? ... Si j'ai eu le malheur de commettre quelque faute contre ma chere Lucie, je lui en demande un sincere pardon, je la réparerai. Mélanie laissoit tomber quelques larmes sur les mains de sa soeur, qu'elle serroit contre sa bouche, et qu'elle baisoit. Lucie, quoiqu'occupée déjà de sa passion, éprouva que la nature avoit ses droits; elle fut étonnée des discours et de la tristesse de Mélanie.-Ma soeur, vous ne m'avez point offensée; je vous aime toujours: mais il y a des moments où l'on s'abandonne à une espece de mélancolie, dont on ne peut gueres se rendre compte; soyez persuadée que je suis toujours la même pour vous. Comment, poursuit Mélanie! Avez-vous des chagrins dont la cause ne vous soit pas connue? ... Ma soeur, me permettrez-vous de parler? Parlez, lui dit Lucie avec une sorte de curiosité et d'embarras.-Vous ne vous fâcherez pas?-Je vous le répéte: vous pouvez vous expliquer librement.-Ma soeur, je vais vous donner les plus grandes preuves de sincérité et de tendresse; songez que vous me le permettez; je me trompe, peut-être; je crois m'appercevoir que depuis que le comte... que voulez-vous dire, interrompt brusquement Lucie troublée, et en rougissant?-Rien, ma soeur... rien... mais... le comte est aimable...-il est aimable... eh bien! Reprend Lucie avec un air de dépit qui la trahissoit, qu'a de commun D'Estival dans tout ceci? N'allez-vous pas imaginer, mademoiselle... que je l'aime? Oui, vous l'aimez, continue Mélanie en la regardant attentivement... et il vous aime, ajoûta-t-elle avec des pleurs qu'elle repoussoit. Eh! Quand il m'aimeroit, quand je l'aimerois, répart l'aînée avec vivacité...-vous n'auriez assurément aucun tort ni l'un ni l'autre, poursuivit la cadette; le coeur... vous me quittez ma soeur! Oui, répond Lucie, je vous quitte, et indignée de votre procédé; prétendre que je connais l'amour, que j'aime le comte! Voilà une conversation tout-à-fait étrange! Elle l'aime, s'écria Mélanie seule, et je n'en puis plus douter! Jusqu'à ce moment fatal, j'avois cherché à fuir la vérité qui me frappoit les yeux... qu'ai-je entrevu dans mon ame! Me voilà donc rivale de Lucie, la rivale d'une soeur que j'aime, à qui je dois les sentimens les plus tendres! Est-il possible? Est-ce bien moi? . Ah! D'Estival, pourquoi vous ai-je vû? Pourquoi êtes-vous venu troubler la paix de deux coeurs que l'amitié unissoit encore plus que les noeuds du sang? Hélas! Cette amitié faisoit notre bonheur; elle suffisoit à nos désirs; nous goûtions des plaisirs innocents, le premier des biens, la tranquillité, la tranquillité... je l'ai perdue pour jamais! Quels transports m'agitent! C'est donc l'amour que je ressens! Qu'ai-je dit? ... Et... je ne suis point aimée! Non, je ne suis point aimée.

Mélanie alors laissa couler ses larmes: du moins je puis pleurer librement; mes pleurs seroient-ils un crime? Ah! Ma soeur! Que vous connaissez peu mon coeur! Je le réduirai, je le dompterai... c'est en vain qu'il se soulève contre mon devoir. Non, je ne serai point votre rivale; non, ma chere Lucie, je sçaurai vous immoler ma vie... je suis bien à plaindre!Eh! Je n'ai personne à qui je puisse découvrir mes maux! Moi-même, j'ai de la peine à déterminer la nature de mes sentiments... et ne se font-ils pas assez connaître? Ils éclatent trop! Ils éclatent trop! Malheureuse Mélanie! Que l'amour change les coeurs!

D'Estival, quelques jours après, surprit Mélanie dans cette agitation qu'elle ne pouvoit cacher; il en est attendri, et l'aborde en tremblant: son embarras le trahissoit: oserois-je, mademoiselle, lui dit-il d'une voix timide et entrecoupée, vous demander la cause de ce chagrin subit où je vous vois plongée? Me seroit-il permis de le partager? Monsieur, lui répondit Mélanie avec une sorte de dureté, si j'avois des chagrins, je vous en épargnerois la confidence.

Elle n'eut pas achevé ces mots, qu'elle se retira en laissant le comte immobile d'étonnement; il ne pouvoit pénétrer le motif d'un pareil procédé; il y fut d'autant plus sensible, que sa passion pour Mélanie augmentoit tous les jours. Lucie avoit été l'objet de ses premieres démarches; il étoit sollicité vivement par son pere de presser un mariage auquel sembloit être attaché le destin de sa maison. D'ailleurs l'établissement de la fille aînée du marquis de Rumigni devoit nécessairement précéder celui de sa soeur; il y auroit eu une indiscrétion mal-adroite à demander la main de celle-ci, quoique D'Estival eût d'abord été frappé de ses charmes; il ne pouvoit même douter qu'il n'eût essuyé un refus, et ce coup auroit ruiné toutes ses espérances de fortune et de grandeur. L'ambition dans les premiers moments étoit venue s'élever contre l'amour. Le comte s'étoit déterminé à faire part à son pere de sa cruelle situation; il lui envoyoit, en quelque sorte, dans ses lettres, ses larmes, son ame déchirée de tous les combats, et il recevoit des réponses foudroyantes qui lui défendoient absolument la liberté du choix. À chaque instant, il étoit prêt de se déclarer, de porter à la maitresse de son coeur tous les hommages qu'il avoit adressés à Lucie.C'en étoit fait, si dans cette derniere entrevue Mélanie ne se fut hâtée de se dérober à ses regards: la passion du comte eut éclaté. Il faut donc, se disoit-il, que je me sacrifie aux vues ambitieuses de ma famille, aux volontés tyranniques de mon pere! Quel état horrible! Ô mon pere! Mon pere! Qu'exigez-vous de moi? Lucie est digne d'être aimée: mais qui peut égaler Mélanie? Elle me fait sentir tous les transports de l'amour; et il faut renfermer cette ardeur, la laisser ignorer à celle qui en est l'objet, m'en interdire jusqu'à la pensée, ne point aimer Mélanie! . Je vous obéirai mon pere, je vous obéirai: oui, je serai l'époux de Lucie; ma mort ne tardera pas à suivre un himen formé sous d'aussi malheureux auspices. J'aurai vécu pour satisfaire à mes devoirs, pour l'intérêt de ma famille, pour me soumettre aux ordres d'un pere qui m'est cher... je mourrai pour la seule femme qu'il soit en mon pouvoir d'adorer. Mélanie, rendue à elle-même, n'étoit pas moins troublée; elle s'accusoit d'avoir manqué aux bienséances, elle craignoit de dire, à l'amour. Il y avoit des moments où cédant à sa faiblesse, elle auroit voulu que D'Estival lui eût redemandé d'où naissoit sa douleur; cette douleur étoit si vive, qu'elle devoit exciter un intérêt puissant; la curiosité seule eut suffi pour engager D'Estival à en rechercher la cause: mais tout est indifférent dans un objet qu'on n'aime point, qui déplait; et... je ne suis point aimée du comte; peut-être lui suis-je odieuse? N'en doutons point, je l'intéresse peu, il me hait. Tels étoient à peu près les discours secrets que tenoit Mélanie. Il y avoit d'autres instants où plus sévère, elle se faisoit un crime du moindre sentiment qui l'entraînoit en faveur du comte, et lui-même, il lui auroit paru coupable, s'il avoit osé risquer une expression, un regard qu'on eût pu soupçonner d'amour. Elle le cherchoit, l'évitoit, appréhendoit de le voir, et le regardoit cependant. C'étoient deux ames bien opposées qui la tyrannisoient tour à tour. Enfin partagée entre son amant et sa soeur, livrée à tous les orages, succombant sous une passion qu'elle s'efforçoit inutilement de subjuger, elle tomba malade, et sa maladie devint dangereuse. Lucie aussi-tôt sent toute sa tendresse se réveiller; elle n'écoute plus que la voix du sang; elle vole au lit de Mélanie, la prend entre ses bras, l'arrose de ses pleurs. Qu'as-tu, ma chere Mélanie, lui dit-elle avec ce ton si expressif de la sincérité et de l'effusion du sentiment? C'est moi, à mon tour, qui veux lire dans ton ame. Depuis quelques jours, tu es dévorée d'une sombre mélancolie!Ta maladie a une cause que je ne puis deviner! Parle-moi avec franchise: nous sommes seules; songe que c'est à ta chere Lucie, à ta tendre soeur, à ta meilleure amie, que ton ame va se dévoiler. Ah! Ma soeur, dit Mélanie en jettant un profond soupir, et fixant sur Lucie un regard mêlé de tendresse et de douleur, ma soeur... laissez-moi mourir.-Non, ma chere Mélanie, non, tu ne mourras point; mes jours sont attachés aux tiens; parle; ta situation me pénétre.-Vous vous intéressez à mon sort!-En peux-tu douter? Tu as des peines; fais m'en part, ma chere Mélanie: oui, elles seront les miennes.-Vous voulez, ma soeur, que je vous confie mes maux... vous ne les guérirez pas!-Eh! Pourquoi désespérer? Pourquoi ne pas tout attendre de mon amitié?-Votre amitié sera offensée.-Elle ne sçauroit l'être.

Encore une fois, ma chere Mélanie, ouvre-moi ton coeur.-Ma soeur! ... Ma soeur! ... Est-ce à vous que ce coeur doit se montrer?-Et qui peut te secourir, te consoler, t'aimer plus que ta soeur?-Vous me pressez?-Je t'en conjure avec des larmes.-Eh bien! S'écrie Mélanie, en cherchant à se soulever sur son bras, ce coeur va se développer: vous le voulez... apprenez, ma soeur, que j'aime, que j'adore... qui, demande Lucie, d'une voix agitée? Qui? ...-Ce D'Estival que vous aimez, qui sans doute vous aime...-que dites-vous?-Je ne veux point, ma soeur, m'opposer à ce penchant mutuel... que ma raison approuve; je ne veux qu'une grace: je vous le répéte, laissez-moi mourir. Seulement, que personne au monde que vous ne soit instruit de ma faiblesse, de mon crime: car c'en est un de vous déchirer le coeur; je l'ai percé d'un trait mortel, je le vois trop. Cachez sur-tout la source de mes malheurs et des vôtres à D'Estival; notre honneur y est intéressé. Me le pardonnez-vous, ma chere Lucie? Vous avez un coeur; vous sentez que ma faute est involontaire; j'en suis bien punie! Je vais rendre les derniers soupirs dans le sein de ma soeur; vivez pour aimer le comte, pour en être aimée... vous aimez D'Estival, répond Lucie avec un torrent de larmes! Ma soeur... elle s'arrache de ses bras avec une sombre douleur, y revole avec la même précipitation. C'est à vous, ma soeur, c'est à vous de vivre, poursuit Lucie; s'il le faut... je vous sacrifierai mon amour; je n'épouserai point le comte... non, soeur trop généreuse, lui dit Mélanie en lui tendant les bras, je n'abuserai point de votre tendresse, ou plutôt de votre pitié; je serois cruelle, barbare; c'est à vous que D'Estival est destiné; c'est à vous à recevoir sa main... et... c'est à moi d'expirer... dieu! Qu'avez-vous? La pâleur de la mort sur votre front! ... Mélanie sonna; l'on emporte Lucie dans son appartement; elle avoit perdu connaissance; revenue à elle-même, sa générosité triomphe; elle retourne avec empressement chez sa soeur.-Pardonnez à ma faiblesse, ma soeur; mon courage s'est affermi; je puis répondre de moi. Oui sans doute, j'attacherois ma félicité à me voir l'épouse du comte...Mélanie... je l'aime, et me seroit-il possible de le dissimuler? Tout, sans doute, décéle une malheureuse passion: mais que seroit mon bonheur, s'il te coûtoit la vie? Va, je sens que l'amitié dans mon coeur peut égaler l'amour... ma chere soeur, détourne tes yeux de mes larmes; n'entends point mes soupirs; ne vois point ces affreux combats, ces déchiremens de mon ame, et revis pour être aimée de ta soeur, de ton amie.-Ah! Ma soeur, plus vous me faites de sacrifices, et plus je dois m'armer contre vos bontés, contre moi-même.Tant de vertu ne sert qu'à me rendre odieuse et condamnable à mes propres regards. Oui, je vous en conjure, laissez finir des jours que je déteste, et vivez pour me plaindre, pour m'aimer... pour épouser... Mélanie ne peut achever, et sa rivale tombe en pleurant dans ses bras.

Lucie ne quittoit point sa soeur, qui persistoit toujours à montrer autant de délicatesse et de grandeur d'ame. Y a-t-il pour la faiblesse humaine un effort plus grand et plus digne d'admiration que de s'arracher à un sentiment qui flatte, qui remplit le coeur, et de vouloir le bonheur d'autrui aux dépens du sien propre? N'est-ce pas le comble de l'héroïsme?

Ma soeur, dit quelque tems après cet aveu si cruel Lucie à Mélanie, je me suis interrogée; j'ai essayé mon coeur: je crois qu'il pourra recevoir la loi que je lui imposerai. Vous promettre davantage, ce seroit vous tromper; ce seroit m'abuser moi-même. Ma chere Mélanie, je me sens pour votre bonheur, du moins j'ose le croire, je me sens la force de renoncer à D'Estival, oui, de ne point l'épouser, dirai-je de ne pas l'aimer? Hélas! Je l'adorerai en secret... mais le voir dans les bras d'une autre; qu'une autre en soit aimée, soit son épouse; que ma soeur... non, je ne soutiendrois point ce spectacle. Mélanie aura-t-elle bien le courage de me faire ce sacrifice? Et elle la regarde avec attendrissement. En doutez-vous, répond Mélanie? Oui, poursuit-elle avec une noble assurance, je veux... que vous soyez son épouse, que vous fassiez son bonheur et le vôtre; c'est un engagement solemnel que je contracte avec moi-même, et je forcerai mon coeur à y consentir... que je sois seule malheureuse, et que ma soeur jouisse d'un sort que méritent ses vertus!

Ces deux femmes étoient un modèle de la plus rare et de la plus haute générosité. Mélanie, touchée du procédé de Lucie, revint à la vie, ou plutôt elle eut la fermeté de s'arracher à la mort qui alloit la frapper. Sans remporter une victoire décidée, elle paraissoit triompher; et c'en étoit assez aux yeux de Lucie et aux siens propres, pour qu'elle n'eût rien à se reprocher.

Cependant sa passion, loin de s'affaiblir, prenoit tous les jours de nouvelles forces; elle fuyoit D'Estival: mais l'image de son amant étoit dans le fond de son ame, et y combattoit sans cesse ses généreuses résolutions; elle étoit sur-tout attentive à rejetter toutes les occasions de se trouver seule avec lui, avec cet homme qu'elle adoroit, et qu'il étoit de son devoir de regarder d'un oeil indifférent; elle ne put pourtant éviter ce tête-à-tête si dangereux pour un coeur qui ne s'en impose point sur sa faiblesse. Le comte saisit ce moment funeste pour Mélanie. Où courez-vous, mademoiselle, lui dit-il, en s'opposant à son passage, et en se jettant à ses pieds? Daignez m'écouter un instant, un seul instant... non, vous ne me quitterez pas; il n'est plus temps de vous le taire; je vous adore; je vous aime avec fureur; je ne vis, je ne respire que pour vous. Des convenances, que dis-je, l'ordre d'un pere m'avoit fait porter mes voeux à mademoiselle votre soeur: elle est aimable, respectable; l'estime, j'en conviens, l'amour lui sont dus; ma famille auroit desiré notre union; tout m'en faisoit une espece de loi. Mais, belle Mélanie, je ne sçaurois me contraindre davantage; tous les jours, je vous vois avec de nouveaux charmes, et de nouvelles vertus; ce seroit tromper Lucie, puisqu'une autre passion me domine; vous êtes l'unique objet de cette tendresse que chaque moment augmente, et qui m'enflammera jusqu'au dernier soupir; parlez, divine Mélanie, parlez, j'attends à vos genoux la décision de mon sort. Il est tout décidé, monsieur, répond Mélanie en pressant D'Estival de se relever: vous avez offert votre main à ma soeur; vos soins l'ont touchée; l'honneur même vous commande de l'aimer. C'est à Lucie seule qu'il convient de porter le nom de votre épouse. Tout ce que je dois, tout ce que je puis, c'est d'être votre amie. N'oubliez point que je suis celle de ma soeur; et vous-même, monsieur... je vous ai tout dit. Après ce mot, ne nous parlons plus. Pour moi, je me tairai, à condition que vous ensévelirez dans un profond silence ce que vous venez de me confier; et... adieu, monsieur; que j'évite à jamais votre présence.

D'Estival vouloit répondre: mais Mélanie étoit déjà dans son appartement.

Alors l'amante reparut toute entiére; elle s'écrie: je puis enfin pleurer en liberté, exhaler mon ame dans mes larmes, m'abandonner à toute ma faiblesse, à tout mon amour, à toute ma douleur! Ici je n'offense point Lucie; je puis être à moi. Qu'ai-je appris? Quoi! Le comte m'aime! Je l'adore, et il faut que je l'arrache de mon coeur! Il faut que je lui parle de ma soeur, de sa tendresse; que je ne laisse échapper aucuns transports de la mienne, pas le moindre sentiment; que je lui montre les froideurs de l'amitié, de l'amitié si indifférente! Ah! Malheureuse Mélanie! Quel fardeau pour moi que l'existence! Allons, mourons dans les pleurs, dans les sanglots: mais faisons voir qu'une femme peut se vaincre, qu'elle peut immoler l'amour à la nature, à l'amitié, à une générosité qui m'étonne, et me flatte, quand j'expire la victime... oui, Lucie, oui, ma soeur, dirai-je ma rivale, je suis ta victime... tu l'emporteras; tu sentiras mes maux, l'horreur de ma situation: tu connois l'amour!

Mélanie employoit tous les moments à se combattre. Implacable ennemie d'elle-même, elle repoussoit dans son coeur la plus faible étincelle qui s'élevoit; elle cherchoit à l'y étouffer. D'Estival lui envoya plusieurs lettres, qu'elle s'obstina de refuser. Fatiguée de ces assauts continuels, prête à succomber, plus éprise que jamais du comte, et plus que jamais attachée à sa soeur, elle rappelle enfin son courage, et disparoit de la maison paternelle. Sa fuite plonge sa famille dans le plus sombre chagrin; Lucie inconsolable s'abandonne au désespoir; les derniers coups lui sont portés; elle reçoit cette lettre: "ma fuite, ma soeur, ne doit point vous surprendre. Tout m'ordonne de vous éviter, et de me détacher du monde: plût au ciel que je pusse m'arracher à moi-même! J'ai pris un parti, le seul qui me restoit; il m'est permis enfin de parler avec franchise... il n'est plus tems de vous tromper, ni de me tromper. Je vous aime; j'adore D'Estival; je ne puis être son épouse, et c'est à vous, c'est à vous que ce nom appartient. J'ai donc fait choix du seul époux que j'eusse la liberté d'aimer. Je vais me consacrer à Dieu, le nommer l'objet de toutes mes affections; quel mot! Tandis que je tiens sur la terre par tant de noeuds! Pourra-t-il les briser ces noeuds qu'à la fois je chéris et je déteste? Il lira dans mon ame; il en aura pitié; il y raménera le calme; nos coeurs sont son ouvrage: il changera le mien; il domptera cet amour malheureux que je traîne au pied des autels, qui, au moment que je vous écris, s'allume dans mes larmes, s'irrite par mon désespoir, plus que jamais me tourmente et me rend coupable. Dieu me consolera peut-être de la perte du plus aimable des hommes! Sans doute D'Estival en est le plus aimable; mon ame n'est que trop remplie de cette idée qui me tue! Qu'ai-je dit? Soyez heureuse, ma chere soeur, et aimez-moi. Que le comte même soit mon ami; je puis, sans vous offenser, sans blesser votre délicatesse, contribuer à son bonheur, qui sera le vôtre; je vous donne mon bien à tous deux: il achevera de vous mettre dans un état convenable à votre naissance et à votre rang. Je me flatte que mon pere ne désavouera pas mes intentions. Ne vous informez pas de ma nouvelle demeure; il vous seroit impossible de la découvrir. J'ai déguisé mon nom et mon rang; j'ai employé tous les moyens pour m'assurer un rempart insurmontable contre vos sollicitations et votre tendresse, contre celle de mon pere de qui je chérirai toujours les bontés, contre moi-même enfin dont je me défie plus que de tout autre. Je connois mon peu de force, et j'ai voulu prévenir des retours humiliants pour ma vertu; je mourrai du moins avec la satisfaction d'avoir rempli mes devoirs, et d'avoir ajoûté à votre félicité.Adieu, ma soeur, adieu au monde, aux passions, adieu pour jamais à... je ne dois plus le nommer, il faut l'oublier, il le faut, et n'avoir plus devant les yeux que mon cercueil; c'est-là que se renfermeront tous mes maux, toutes mes faiblesses, tous mes égaremens... mon amour... ah! Ma soeur, ma soeur, je vous écris baignée dans les larmes, expirante de mille morts... c'est la derniere lettre de moi que vous recevrez." Cet excès de générosité étoit pour Lucie un trait perçant qui revenoit toujours la déchirer; l'idée de causer le malheur éternel de sa soeur la jetta dans une espece d'anéantissement; elle en sort, en poussant le cri de la profonde douleur:-non, ma chere Mélanie, je n'aurai pas moins de courage que toi! Je ne formerai point ces noeuds, que je dois haïr et rejetter, puisqu'ils te rendroient malheureuse; tu n'échapperas point à mes recherches; je découvrirai cette retraite qui te cache à mes larmes; je la découvrirai: j'irai t'en arracher; je te ramenerai dans ces lieux, dans le sein de ta famille; tu verras D'Estival, tu l'aimeras! Ah! S'il le faut... sois son épouse; c'est à moi de mourir.

Le comte s'offrant alors aux yeux de Lucie:-Monsieur, asseyez-vous, j'ai à vous parler. J'aime à me flatter, monsieur, que je vous ai inspiré quelque sentiment; peut-être seriez-vous assuré de mon retour, et verrois-je avec plaisir notre union: mais je vous offenserois, je manquerois à la nature, à l'honneur, à moi, je vous manquerois à vous-même, si je ne vous faisois point envisager mon affreuse situation. Vous n'ignorez pas combien j'aime ma soeur; elle a pour moi une égale tendresse; oui, sans doute, elle m'aime... ma soeur, monsieur, ajoûte Lucie avec un torrent de larmes, vient de s'ensevelir pour jamais dans un couvent que nous ne pouvons découvrir; elle me donne son bien; elle n'est occupée que de moi; elle me presse de m'unir à vous. Ce n'est pas tout encore: apprenez, comte... que Mélanie vous aime. Cet aveu ne sçauroit lui faire aucun tort; elle immole son bonheur au mien; elle se sacrifie, s'anéantit toute entiere pour sa soeur; jugez de l'état horrible où je suis; mon coeur est pénétré; la mort y entre de toutes parts. Je pourrois me trouver heureuse de me voir votre épouse, de contribuer à votre fortune, D'Estival! ... Mais, ma soeur... ma soeur... ah! Dieu! Ames adorables! Ames célestes! Mélanie m'aime! S'écrie le comte! Mon bonheur fait le comble de mes tourmens! Non, je n'acheterai pas ma félicité aux dépens de celle de deux coeurs qui méritent les hommages les plus purs; je mourrai de douleur plutôt que de vous posséder à ce prix... quoi! Mélanie est malheureuse pour jamais, et c'est moi qui suis l'auteur de ses maux! Et l'on ne pourra la retirer de cette prison où elle va mourir!D'Estival, ainsi que le marquis de Rumigni, tenterent toutes les perquisitions imaginables: elles furent sans effet. Le marquis, accablé de tristesse, fit part de sa situation au pere du comte; il l'engagea par des lettres pressantes à venir auprès de lui pour hâter le mariage de Lucie avec D'Estival; il espéroit, écrivoit-il, que l'établissement de la seule fille qui lui restoit, pourroit apporter quelque soulagement à sa douleur. Quoique la fortune du comte fût des plus bornées, il devenoit un parti intéressant par sa naissance et par les emplois considérables auxquels il lui étoit permis d'aspirer: son pere se rend aux sollicitations du marquis; il arrive; il trouve son fils plongé dans une sombre mélancolie, le coeur dévoré d'une passion d'autant plus déchirante, que le devoir, la probité, la pitié même lui ordonnoient de la cacher. En effet auroit-il pu, sans une cruauté inouie, ouvrir les yeux d'une fille estimable qui l'adoroit, et qui se croyoit aimée? Lucie ignoroit à quel point Mélanie étoit chere à D'Estival; elle prenoit pour des témoignages de compassion, pour les larmes de l'humanité, les pleurs de l'amour le plus violent. Le comte cependant alloit désabuser Lucie, lui apprendre qu'elle avoit une rivale, lorsque son pere s'offre à sa vue.

C'étoit un de ces militaires inflexibles qui pensent qu'il est aussi facile de lutter contre les passions, que de combattre les ennemis de l'état; il avoit entiérement perdu le souvenir de l'amour; ou s'il s'en rappelloit l'idée, c'étoit pour le regarder comme une des folles illusions de la jeunesse; son sang ne s'enflammoit que pour l'honneur; il avoit donné, dans sa lettre, sa parole au marquis de Rumigni pour le mariage de son fils avec Lucie: il ne voyoit donc que sa promesse, et il n'aspiroit qu'à la voir remplie. En vain D'Estival lui montre les blessures de son ame, les malheurs de Mélanie, sa tendresse pour cette fille infortunée: mon fils, lui répond le vieillard inexorable, c'est assez m'exposer votre faiblesse; je ne doute point que Mélanie n'ait sur vous un empire absolu; je ne le vois que trop; je plains sa destinée et la vôtre; j'ouvrirai même mon sein à vos larmes: mais prenez-y garde, qu'elles ne coulent qu'aux yeux seuls d'un pere; craignez que votre pusillanimité ne se décele. Vous devez épouser Lucie, satisfaire à ma parole, à l'honneur, consoler le marquis, vous occuper en un mot du bonheur de votre famille, dont l'élévation est attachée à ce mariage; vous devez m'obéir; marchez à l'autel; c'est moi qui vous l'ordonne; et ne vous remontrez à mes yeux qu'avec le nom du gendre du marquis de Rumigni.-Mais mon pere...-j'en ai trop entendu.-L'amour...-l'amour? Qu'est-ce que l'amour comparé à l'honneur? Ma promesse est sacrée: vous épouserez Lucie, ou... vous n'êtes point mon fils.-Mon pere, est-ce à vous à m'accabler? Ah!Je suis votre fils; je le sens au respect, à la tendresse qui m'inspirent pour vous... permettez du moins que j'essaye mon coeur à ce sacrifice affreux.-Des délais! Point de retardement... D'Estival, tu me causeras la mort; encore une fois, obéis; cède à la nécessité d'accomplir ma promesse, la tienne, ton devoir... mon fils, tu vois mes larmes; veux-tu faire mourir ton pere?-Ah! Mon pere! Je vous obéirai. Mélanie, enfermée dans une sombre retraite, en étoit peut-être plus livrée aux orages dont elle avoit voulu se sauver. Elle avoit cru trouver dans un asyle saint quelque apparence de repos; hélas! Elle avoit emporté son coeur; l'amour la poursuivoit jusqu'au pied des autels; elle les embrassoit avec fureur, les arrosoit de torrents de larmes; D'Estival étoit tout ce qu'elle voyoit, tout ce qu'elle aimoit, tout ce qui remplissoit son ame. En vain crioit-elle à Dieu, en lui offrant ses pleurs et son désespoir: ô dieu! Ne m'abandonne pas; épuise tes rigueurs sur moi; arme-toi de tous les châtiments contre une infortunée qui te trahit, qui t'immole à ses affections criminelles; il y a des moments où je suis prête de quitter ces lieux, de voler vers ceux qu'habite D'Estival, de lui parler de mon amour... de mourir à ses pieds. Que devient ma vertu, ce secours céleste que j'implore? Ô mon dieu, mon dieu, pardonne! ... Non, ma soeur, non, je n'irai point troubler votre bonheur; aimez, D'Estival; qu'il vous aime: que des noeuds enchanteurs vous unissent l'un à l'autre: pour moi, je sçais quels liens me sont réservés; je porterai ce joug terrible; je m'y soumettrai... ô mon dieu! C'est dans tes bras que je me jette, loin du monde, loin de moi-même! Image que je dois bannir, qui me persécutes plus que jamais, te retrouverai-je toujours entre le ciel et moi? Ah! D'Estival, laisse-moi du moins expirer vertueuse! Lucie n'éprouvoit pas moins d'agitation; tantôt elle rappelloit dans son coeur Mélanie, et sembloit s'accuser auprès d'elle; tantôt elle repoussoit jusqu'au souvenir de sa rivale; quelquefois elle avoit une espèce d'effroi de sa tendresse; elle ne pouvoit se dissimuler que sa soeur mouroit sa victime; elle la pleuroit: mais que la nature est faible près de l'amour! Lucie adoroit le comte, et bientôt ses voeux n'avoient plus d'autre objet que son mariage.

Enfin le jour est fixé; tous deux sont conduits à l'église par leurs parents. Le pere du comte l'entretenoit des avantages

que cet établissement lui procuroit, de la joie qu'il causeroit à toute sa famille: quels avantages, répondoit D'Estival, d'une voix éteinte! Vous l'ordonnez, mon pere! Il suffit; je me traîne à la mort.-Lucie, mon fils, n'a-t-elle pas des charmes, des vertus?-Lucie a tout pour être adorée: mais... elle n'est point Mélanie, ajoûte-t-il avec un profond soupir. Il n'importe! Vous allez connaître, mon pere, combien je respecte vos volontés et jusqu'à quel point vous m'êtes cher; il n'est plus tems de reculer; je vous obéis; je marche à l'autel; j'y vais former des noeuds... ils sont votre ouvrage; je m'immole pour vous; que seulement, après ce sacrifice, il me soit permis de donner à ma douleur le peu de jours que j'aurai à vivre. Ces dernieres paroles n'étoient pas achevées que D'Estival attendoit au pied de l'autel l'instant qui alloit le lier pour jamais à une autre que Mélanie. Lucie, poursuivie du même trouble, prononce ses serments comme s'ils eussent été l'arrêt de sa mort; elle est unie cependant à tout ce qu'elle aime; on la laisse seule avec son amant, devenu son époux. Frappée de l'idée accablante que son bonheur va coûter la liberté, la vie peut-être à sa soeur, elle ne peut goûter les douceurs de sa nouvelle destinée; une sombre tristesse empoisonne ses plaisirs; D'Estival ne partage que trop sa douleur; il y avoit des moments où elle auroit voulu qu'il eût été moins touché de l'infortune de Mélanie. Mais que Lucie, malgré ses chagrins, étoit encore éloignée de prévoir les coups terribles qui la menaçoient! Elle ignoroit que sa rivale étoit aimée, et que cette rivale étoit sa soeur. La nouvelle du mariage de D'Estival et de Lucie pénétre jusques dans la solitude deMélanie. Il n'est point d'expressions qui rendent les divers transports qui l'agiterent; c'est dans cette affreuse conjoncture qu'elle eut besoin de toute sa vertu; elle court aux autels, s'y prosterne avec tout l'abandon de la douleur, y meurt dans les larmes; sa voix se perd dans ces sanglots, les accents de la profonde désolation:-c'en est donc fait! C'en est fait! Mon malheur est décidé; le comte est l'époux de ma soeur; il est mon frere! Il faut y renoncer pour jamais... l'oublier! Eh! Le puis-je? Ah! Cruel D'Estival, devois-tu former ces liens? Soeur barbare, étoit-ce à toi de me porter ces coups? ... Qu'ai-je dit malheureuse? Où m'égare une passion trop funeste? Lucie, D'Estival, pardonnez-moi, pardonnez-moi ces derniers transports; ils vont expirer avec l'infortunée Mélanie; vous sçaurez où sera mon tombeau; vous y viendrez répandre des pleurs; ma cendre y sera sensible; me refuseriez-vous cette consolation? Mon dieu! Mon dieu! Est-il sur la terre de plus cruelles épreuves?

Cette victime du malheur ressentoit le bouleversement des passions les plus violentes; la haine, la fureur, la vengeance, tous les poisons, tous les feux de la jalousie la dévoroient successivement; et c'étoit toujours l'amour qui rentroit dans ce coeur éperdu, ou plutôt il n'en sortoit jamais.

Elle fait quelques pas pour abandonner sa retraite:-Sortons de ce tombeau où je ne respire que pour mourir sans cesse. Allons du moins attendre ma fin aux pieds du comte. Il verra ma douleur, ma tendresse... eh! Il ne peut être mon époux. Elle revient en poussant des sanglots; son ame est la proie de mille résolutions différentes; enfin elle s'arrête au noir projet de se délivrer d'une vie si déplorable: elle fait choix de la mort la plus affreuse; la corde fatale est déjà entre ses mains. Voilà, se dit-elle, le seul moyen de subjuguer un malheureux amour, qui n'étoit qu'une faiblesse, et qui aujourd'hui est un crime! Tout, sur la terre, m'a abandonnée, tout! ... Le ciel lui-même s'est déclaré contre moi. Hélas! Je l'ai imploré avec des larmes, des gémissements, des cris, et il ne m'a point écoutée! Il a repoussé mes prieres! J'aime! Je brûle plus que jamais! . Qui me débarassera d'un si pesant fardeau? La mort. La mort! ... Qu'a ce mot qui doive m'épouvanter? N'est-ce pas la fin de tout être? La mort est le repos de la vie, et qu'est-ce que l'existence, lorsqu'elle est éprouvée par de pareilles tortures? Ma soeur! Mon amie! Ajoûte-t-elle avec un sombre accent... elle connaissoit mon coeur, toute ma sensibilité, tout mon désespoir: devoit-elle épouser D'Estival, quand je l'adorois, quand je lui immolois? ... Elle est donc sa femme! ... Allons, hâtons-nous de finir des jours qui me sont en horreur... que vais-je faire? M'ôter la vie! Mais cette vie est-elle mon bien? Je me trouve enfermée dans un cachot affreux. M'est-il permis d'en sortir? Qui m'y a plongée? Qui m'y retient enchaînée? Un maître qui n'a point de compte à nous rendre de ses volontés, l'être suprême... qui seul doit décider de mon sort. Sans doute, il veut que mes larmes coulent, que mon sein soit déchiré, que j'expire dans les tourments.

Elle tombe à genoux en pleurant avec amertume:-ô mon dieu! J'obéis donc à tes décrets incompréhensibles; je vivrai, je vivrai, je sécherai dans les pleurs, dans le désespoir; mon existence sera une mort éternelle; je t'ai offensé, en voulant hâter un moment préparé à tous les humains: hélas! Ma vie te vengera assez; je serai assez punie: tu me laisses mon coeur.

Lucie, malgré la force de son amour, ne se laissoit aller qu'en frémissant dans les bras de son mari; l'image de sa soeur l'y poursuivoit; le comte cherchoit par des égards sans nombre à la dédommager de cette tendresse qu'il sentoit trop que son coeur infidèle lui refusoit; il la plaignoit, l'estimoit: mais il n'aimoit en elle que la soeur de Mélanie. Quand il arrivoit à son épouse de prononcer ce nom, elle recevoit du comte des caresses plus vives; il devenoit plus sensible. Comment une femme, dont les yeux sont presque toujours éclairés par la jalousie, pouvoit-elle rester dans cet aveuglement? Soumis à son pere, ainsi qu'au devoir et à la probité, D'Estival se contentoit de gémir en secret: mais l'ame, et sur-tout celle des malheureux, a besoin de s'épancher; nos larmes, versées dans le sein d'autrui, perdent de leur amertume; elles y acquiérent même une douceur qui devient une sorte de plaisir: la compassion est la jouissance de l'infortune. Le comte avoit à Paris un ami intime, à qui, jusqu'à ce moment, il avoit confié ses moindres secrets: dans le dessein de soulager la contrainte qu'il s'étoit imposée, il avoit commencé une lettre adressée à cet ami, et conçue à peu près en ces termes: "oui, mon ami, je suis marié; je suis riche; j'ai l'espérance de parvenir aux plus brillants emplois; et je suis le plus à plaindre des hommes. Mon épouse a tout pour être aimée: beauté, graces, noblesse, talents, vertus. Mais est-on le maître de son coeur? Ma femme a une rivale... "cet écrit finissoit à ce mot. Lucie, par un de ces jeux cruels du hazard qu'on s'attache peu à prévoir, entre dans le cabinet de son mari, trouve cette lettre qu'il y avoit oubliée, la lit, et tombe évanouie à cette derniere ligne. C'est dans cette horrible situation que D'Estival la revoit; il n'a pas de peine à deviner la cause de cet évanouissement; la foudre même, si l'on peut le dire, l'avoit éclairé: la lettre étoit aux pieds de Lucie. Elle ouvre un oeil mourant:-je ne suis point aimée! ... Ah! Comte, je me jette à vos genoux, je les embrasse, je les arrose de mes pleurs... cruel! J'ai une rivale, une rivale qu'on me préfere! Et quelle est cette rivale? Quelle est-elle? Parlez. Le comte égaré d'étonnement, de douleur, veut relever sa femme. Non, je ne les quitterai point que vous ne me l'ayez nommée; quelle est la barbare qui m'a osé enlever votre coeur, à moi, à moi qui vous adore? Ingrat! Qu'elle vienne percer, déchirer mon sein... une rivale! Ô ciel! ... Quelle affreuse lumiere! Seroit-il possible? Je me meurs... ces coups me seroient-ils réservés? Je ne me trompe point... je n'en suis que trop certaine... Mélanie... ma soeur... à ce nom, le comte tombe comme écrasé du tonnerre aux pieds de Lucie.-Vous aimeriez ma soeur! ... Je le vois... je le vois... ne me le cachez pas... osez m'avouer; osez... encore une fois, parlez... je vous en conjure... dites... oui, répond D'Estival d'une voix étouffée dans les larmes, voilà ce que je voulois vous dissimuler, à vous, à moi-même; oui, telle est mon affreuse destinée! Je sens tout le prix de vos charmes, de vos qualités; vous méritez les hommages dûs à la femme la plus estimable, la plus adorable... mais...-achevez... achevez.-Ma tendresse s'étoit décidée pour Mélanie, avant que j'eusse reçu votre main. J'aurois renfermé cette funeste passion dans un silence éternel; par une suite cruelle de mes malheurs, mon secret vous est connu; plaignez-moi; puis-je espérer que vous m'accorderez du moins de la pitié? ... Les ombres de la mort sur ton front, ma chere Lucie! Vois ton époux qui meurt à tes genoux; il vaincra ces sentiments qui t'offensent; il t'aimera.

Lucie ne revient de cet évanouissement que pour dire, en attachant une paupiere presqu'éteinte sur D'Estival: vous aimez ma soeur! Et elle retombe.

Bientôt une fiévre ardente allarme pour ses jours; elle s'obstine à taire la cause de son mal; elle n'avoit pas la force de parler à son mari; elle ne faisoit que lui serrer tendrement la main, et lui lancer de ces regards pénétrants, qui chargés de douleur et d'amour, portent le désespoir et la mort dans le coeur. Ah! C'est trop de générosité, lui disoit D'Estival!Femme incomparable! Quoi! Je suis ton assassin! Et tu crains encore de révéler mon crime au marquis, à mon pere! Qu'ils en soient instruits, qu'ils le publient, que toute la terre m'accuse et me condamne!

Le marquis de Rumigni et le pere du comte entrent suivis d'un médecin.-Monsieur, et vous, mon pere, il est inutile de rechercher les secours de l'art, pour s'éclairer sur le principe de la maladie de la comtesse: vous en voyez l'auteur.-Comment!-C'est moi qui lui ai enfoncé un poignard dans le sein. Apprenez tous mes malheurs, poursuit-il en pleurant. Je suis le plus infortuné des hommes! J'aimois sa soeur, avant même que nous fussions unis; je m'efforçois de réprimer ces transports; ils ont éclaté aux yeux de Lucie, et c'est moi qui la fais mourir! Non, chere épouse, tu ne mourras point: tu vivras pour être aimée, pour être adorée de ton mari. Promets-moi de me pardonner, promets-moi de m'aimer. Le marquis et le pere du comte pleurent avec lui; ils vont ensuite ouvrir leurs bras àLucie; ils veulent la consoler; ils tentent tous les moyens d'adoucir cette sombre jalousie dont le poison dévorant consumoit ses jours; sa soeur, lui disent-ils, a choisi le parti de la retraite, et il y a tout lieu de croire qu'elle ne reparaîtra point dans le monde; quelles espérances ne doit-elle donc pas concevoir? Ses agréments, ses vertus, sa constance lui feront prendre sur le coeur de son époux l'empire que Mélanie lui disputoit; ses nobles procédés et le temps acheveront de lui ramener D'Estival.-Ah! S'écrie la malheureuseLucie, que de faibles remèdes contre le trait qui me déchire! C'est-là qu'est mon mal, (en mettant

la main sur son coeur,) et ce mal ne se guérit point. Non, je ne puis plus vivre; je donnois des larmes au sort de ma soeur; insensée! J'ignorois que je pleurois une rivale chérie! ... Il est inutile de me flatter; le comte ne changera point; on ne dompte point l'amour, je le sens trop! Si je ne consultois que ma raison, peut-être me rappelleroit-elle à la vie: c'est ma tendresse qui m'entraîne au tombeau... tout est décidé.

Il est impossible de tracer une image des divers mouvements qui agitoient cette femme expirante; elle accabloit de reproches Mélanie, comme si elle eût été en sa présence; elle lui demandoit pardon de ses fureurs jalouses, l'assuroit d'une amitié éternelle, l'accusoit encore; elle appelloit son mari dans ses bras, le repoussoit avec dépit, l'invitoit à l'aimer, le conjuroit de l'oublier; toutes ces différentes scènes de douleur finissoient par des torrents de larmes, et par une espèce d'anéantissement. Les soins du comte, ceux de son pere et du marquis, leurs prieres, leurs caresses, leur profonde affliction, rien ne put rétablir Lucie, et lui rendre la santé; toutes les ressources de la médecine furent infructueuses: les maladies de l'ame sont encore plus incurables que celles du corps.

La comtesse sentit avec fermeté la mort approcher; c'est dans ces moments qu'elle déploya à la fois l'excès de l'amour et de la générosité. Je vais mourir, dit-elle à son pere, ainsi qu'au pere du comte et à D'Estival qui entouroient son lit, et cherchoient à lui dérober leurs larmes: ne me cachez point ces marques de sensibilité; j'aime à me flatter encore que je vous suis chere; ce sont les derniers pleurs qu'une infortunée vous fera répandre. Mon pere, aimez votre fille; daignez quelquefois vous en ressouvenir pour la plaindre; vous vous consolerez de sa perte: il vous reste encore une fille... que Mélanie elle-même me plaigne, qu'elle me pardonne; elle sçait ce que c'est que l'amour: elle me pardonnera: j'emporte au tombeau cette espérance. Mon pere, me permettrez-vous de donner au comte un faible témoignage de ma malheureuse tendresse? Le marquis, en la serrant fortement contre son coeur, ne peut que prononcer le nom de sa fille, de sa chere fille. Elle poursuit: je vous laisse, comte, le bien dont je puis disposer.-Que parlez-vous de fortune, ma chere Lucie? Vous vous occupez de mon bonheur! En peut-il être pour moi, pour votre malheureux époux, s'il vous perd? Tout lui seroit enlevé, tout...-non, comte... Mélanie...-n'achève pas, épouse trop estimable; tant de vertu sublime me rend à toi, te fait régner seule dans mon coeur; mon adorable Lucie, tu en seras à jamais l'unique souveraine. Eh! Quelle passion l'emporteroit sur un sentiment si légitime, si pur, si vif? ...-Cher époux, interrompt Lucie, en tendant à D'Estival une de ses mains qu'il presse dans les siennes, et qu'il couvre de baisers et de larmes, voilà les moments les plus doux de ma vie! Je sens tout le prix d'un effort si généreux: mais... je connais l'amour... ma soeur vous sera toujours chere.

Le comte veut parler: elle continue: pardonnez, je vis encore, je vous aime... et ma cruelle jalousie me surmonte: il faut la vaincre. C'est peu de vous prier, du consentement de mon pere, d'accepter mon bien; cherchez à sçavoir où s'est retirée ma soeur; épousez-la, épousez ma rivale... je ne la hais point. Vivez pour être heureux, pour m'estimer... puisque je n'ai pu mériter votre tendresse; vous accorderez du moins des larmes à ma cendre: c'est l'unique récompense que j'ose vous demander d'un amour... qui me coûte la vie; adieu mon pere. Elle s'adresse ensuite au pere du comte:-adieu, monsieur, vous qui m'avez témoigné tant de bonté... c'en est donc fait! Tous nos noeuds sont rompus... approchez, cher D'Estival; vous pleurez! ... Mélanie essuyera vos larmes.

Ce furent les derniers mots que prononça Lucie; on peut dire que sa jalousie ne finit qu'avec ses jours; le marquis confirma la donation qu'elle avoit faite à son mari.

D'Estival étoit tombé dans un accablement inexprimable. Il falloit que sa douleur fût bien profonde, puisqu'il y avoit des moments où il croyoit avoir oublié Mélanie; ses yeux, toute son ame étoient fixés sur le cercueil de son épouse: cette sombre image remplissoit ses sens; il s'accusoit d'inhumanité; il se nommoit à haute voix l'assassin de Lucie; le marquis même étoit touché de son état. Ce pere infortuné, en pleurant sa fille, espéroit qu'un jour Mélanie rendue au monde, viendroit consoler sa vieillesse, et soutenir ses derniers pas aux bornes de la vie.

Un bruit sourd se répand que Mélanie a suivi sa soeur dans le tombeau. Aussi-tôt le chagrin saisit ce malheureux pere, qui, peu de tems après, succombe à une maladie de langueur, et expire dans les bras du comte, en l'appellant son fils, et en l'instituant son héritier.

D'Estival, frappé de tant de coups, est prêt à suivre le marquis au tombeau; son amour, à la funeste nouvelle de la mort de Mélanie, s'étoit réveillé avec toute sa

force; il pleure sa femme, son amante; lui-même auroit eu peine à déterminer les transports qui l'agitoient. Son pere le tenoit sans cesse contre son sein; il touche enfin au moment d'exhaler une ame anéantie par tant d'infortunes. Une religieuse, que l'amitié attachoit à Mélanie, lui apprend la déplorable fin de sa soeur, et n'obmet aucune des circonstances qui rendoient cette mort encore plus touchante; Mélanie, en un mot, n'ignore point que les derniers soupirs de Lucie ont été partagés entre elle et D'Estival, et que cette femme généreuse, s'élevant au-dessus de la nature, a pressé son mari, lorsqu'elle ne seroit plus, d'épouser sa rivale. Cet effort de la plus haute vertu suffisoit pour accabler une infortunée qui se reprochoit, à chaque instant, la cruelle destinée de sa soeur.

Mélanie demeura, quelques jours, dans un abattement léthargique: on ne lui entendit point proférer la moindre parole; elle ne versa pas une seule larme; enfin son désespoir s'échappe de ce sommeil de mort: une abondance de pleurs et de sanglots prévient sa voix.-Non, malheureuse Lucie, non, je ne vous céderai point en générosité; c'est moi, c'est moi qui vous tue... c'est moi qui vous vengerai; je veux vivre, pour m'occuper toujours de votre vertu, de cette tendresse qui nous unissoit, et que j'ai trahie; pour avoir le coeur percé de mille traits, déchiré d'éternels remords; pour être une victime continuelle, que je vous immolerai. Elle vous est dûe, soeur trop généreuse que je précipite dans le tombeau, elle vous est dûe. Ah!Mes larmes passent-elles jusqu'à toi? Il n'est pas possible que ma douleur te rappelle à la vie! Je mourrois cent fois pour te rendre un seul jour d'existence; tu verrois combien je souffre encore plus que toi; tu verrois combien tu m'es chere... je quitterai ces lieux pour aller mourir sur ta tombe; que j'y sois ensevelie à tes côtés! Que mon coeur soit près du tien! Tu n'es plus... je pourrois... ne crains point, ma chere Lucie, je connais mon coeur, ma faiblesse: je sçaurai te prouver que ta soeur étoit digne de toi; Lucie... je ferai plus que de mourir. Elle se jette à genoux.-Mon dieu! Ne m'abandonne pas; j'ai besoin de ton secours, d'un appui céleste: ô mon protecteur, mon seul et unique ami, prends pitié d'une infortunée qui se réfugie dans ton sein, qui te demande du courage, une ame nouvelle pour remplir ses devoirs!

Mélanie prononce ce dernier mot du ton de fermeté qui décele une décision irrévocable. La mort de son pere qu'elle apprit dans ces affreuses circonstances, vint lui porter de nouveaux coups.

Dans les premiers moments que s'étoit répandue la nouvelle de la triste fin de Lucie, on avoit appréhendé que Mélanie n'eût le même sort; elle avoit passé pour morte pendant trois jours. Ce fut sans doute cette malheureuse erreur qui, adoptée par la parente de Mélanie, étoit parvenue jusqu'au marquis de Rumigni.

L'état du comte n'étoit pas moins cruel.

Son pere avoit perdu toute sa rudesse; ce n'étoit plus qu'un vieillard sensible, agité de toutes les frayeurs paternelles, qui pleuroit sur le sein de son fils mourant.

Un domestique accourt:-elle n'est point morte, monsieur...-Mélanie! ... D'Estival n'avoit pu prononcer que ce mot, et s'étoit élancé d'entre les bras de son pere. Elle vit, continue le domestique, et l'on a même découvert le lieu de sa retraite; on vous y conduira.-Mon ami... mon pere, je verrai Mélanie, je lui dirai... allons, mon pere, que j'aille tomber à ses pieds; je revis pour l'aimer, pour l'adorer.

Le pere veut retenir son fils, le prie de différer de quelques jours, d'un seul jour, d'une heure: il est impossible de résister à l'impatience du comte; on le porte dans une voiture, accompagné de son pere. C'en est fait: D'Estival ne voit plus le tombeau de la malheureuse Lucie; plein de l'ivresse de l'espoir le plus séduisant, il a repris la vie; il ne voit que l'autel où vont se former les noeuds qui l'enchaîneront pour jamais à Mélanie; son ame a volé aux pieds de la maitresse de son sort; il lui parle du coeur, il lui répéte tous les serments d'une tendresse que l'absence et le malheur ont encore fortifiée. D'Estival accusoit la lenteur des couriers; il auroit été emporté par des chevaux aîlés, il se seroit plaint encore de leur retardement. On arrive enfin au couvent de Mélanie; on demande à la voir: Mélanie fait prier le comte et son pere de revenir dans trois jours; quel siécle de tourments pour D'Estival! Que doit-il penser d'un arrêt si cruel? Mélanie l'auroit-elle oublié? Elle ne l'aimeroit plus, tandis qu'il vole à ses genoux, qu'il brûle de consacrer son amour par le plus saint engagement! Il redouble ses instances, répand des larmes, représente que sa vie ne tient plus qu'à son dernier soupir: on s'obstine toujours à lui rendre la même réponse.

Le terme expiré, il accourt avec son pere à la grille. Mélanie paraît. Ô dieu, s'écrie le comte! Que veut dire cet habit?

-Que je ne suis plus maitresse de ma destinée. Que nous apprenez-vous, interrompent à la fois D'Estival et son pere?-J'ai prononcé hier mes voeux.-Vos voeux! Le comte n'en peut dire davantage, et tombe dans les bras de son pere qui étoit resté immobile d'étonnement. Oui, c'en est fait, continue Mélanie avec la même fermeté, je suis enchaînée àDieu... pour jamais, et je ne pouvois avoir d'autre époux. Vos voeux, répéte D'Estival en s'efforçant de reprendre la parole!-On ne m'a point caché la fin déplorable de ma soeur, celle de mon pere. J'ai fait mon devoir: je me suis liée aux autels. Ma parente m'a favorisée dans mes projets. J'ai sçu enfin... ah, monsieur! Quels reproches n'ai-je point à me faire? J'ai sçu que ma soeur n'expiroit que pour moi... et je m'ensevelis pour elle à jamais dans ce tombeau.-Vous m'êtes enlevée pour toujours!-Il ne me convenoit point, monsieur, de porter le nom de votre femme, quand j'ai plongé la mort au sein de ma malheureuse soeur; je n'ai voulu vous voir,

que lorsque j'aurois élevé entre nous une barriere insurmontable, éternelle... D'Estival, jugez de mes efforts et de mon tourment: je vous aimois: je vous le dis sans rougir, parce que mon coeur ne peut plus être à vous, ni à moi-même; je ne vous demande que des sentiments d'amitié, ou plutôt de compassion. Pleurons ensemble la triste Lucie; que nos larmes pénétrent jusqu'à sa tombe! Hélas! Nous lui devons ces pleurs. Je confirme avec plaisir le don qu'elle et mon pere vous ont fait de notre bien. Plaignez notre sort; ressouvenez-vous de deux infortunées que l'amour a fait mourir pour vous: car ma mort suivra bientôt celle de ma chere Lucie, et de mon malheureux pere. Adieu, monsieur; adieu, D'Estival... sur-tout ne nous revoyons jamais. Quoi! S'écria le comte fondant en larmes, c'est Mélanie qui m'ordonne de ne la plus revoir!-Ne cherchons point à nous attendrir... séparons-nous... votre présence me rend coupable à mes yeux, aux yeux de ce Dieu, à qui seul j'appartiens; ce mot vous a tout dit; il me punit, et je reconnais l'effet de sa justice! Elle ne peut trop se manifester: oui, c'est moi qui ai enfoncé le poignard dans le sein de Lucie; je sens l'excès de mon crime... encore une fois ne nous voyons plus, et... adieu pour toujours. Eh! Cruelle, reprend D'Estival, vous n'envisagez que la perte de votre soeur: vous ne parlez point de ma mort. Pensez-vous que je puisse survivre un instant à cette fatale entrevue? Vous plaisez-vous à déchirer un coeur, qui jusqu'ici n'a vécu que pour vous? Daignez seulement jetter un regard sur moi... contemplez votre victime: elle est expirante... c'est vous, ma chere Mélanie, c'est vous qui m'allez conduire au tombeau!-J'y ai précipité ma soeur; je l'entends, je la vois qui s'éleve de son cercueil, qui me montre le linceuil dont je l'ai couverte... ses gémissements, ses reproches retentissent jusques dans ce triste asyle où le repos m'est interdit; qu'osiez-vous me proposer? Que sur la cendre d'une infortunée... cette cendre, D'Estival, n'est point encore refroidie, et j'aurois formé des liens! ... L'époux de ma soeur... j'eusse été votre femme! Allez, fuyez ces lieux, n'excitez point ma haine. Je me fais horreur à moi-même.

Elle étoit prête à sortir: le comte l'arrête par le bras. Monsieur, dit Mélanie au pere du comte, j'implore votre secours contre lui, contre moi; D'Estival, ajoûte-t-elle, en le regardant avec des yeux couverts de pleurs, n'ai-je pas assez trahi mon devoir? Il me défendoit de vous voir, de vous entendre, de penser à vous; D'Estival, si vous m'aimez, si je vous suis encore chere... qu'ai-je dit, malheureuse? Laissez-moi mourir, sans être plus criminelle. Non, vous ne sçaurez point tous les tourments que vous m'avez causés; ils sont affreux! Et il n'y a que le trépas qui puisse y mettre fin. Le comte se jette à ses pieds:-voyez votre amant...-mon amant! Qu'entends-je! Ô ciel! Lucie! Ô mon dieu! ... Partez, fuyez, vous dis-je, fuyez pour toujours; oubliez-moi; oubliez-moi... ah! C'est trop donner à ma faiblesse! Adieu, D'Estival... adieu, monsieur... bientôt vous pleurerez tous deux ma mort.

Aussi-tôt elle se retire du parloir avec une espèce d'élan, comme pour s'arracher à elle-même.-Mélanie, un mot, un seul mot, daignez m'entendre: Mélanie, un moment, s'écrie le comte. Mélanie s'étoit dérobée pour jamais à leur vue. D'Estival perd l'usage des sens, et son pere l'entraîne à sa voiture.

L'infortunée Mélanie avoit eu la force de quitter tout ce qu'elle aimoit: car il étoit aisé de voir que de toutes les agitations qu'elle ressentoit, celle de l'amour étoit la plus violente; elle avoit sçu se sauver de la présence du comte: mais elle le suivoit et lui parloit encore des yeux; tous ses regards étoient portés, réunis sur le plus aimable des hommes qu'elle auroit pu aimer, qu'elle auroit pu épouser, sans l'ascendant de cette vertu inflexible qui revenoit toujours s'opposer à sa tendresse, et cette vertu cruelle, qui faisoit son supplice, l'eût peut-être abandonnée, si sa vûe fut restée plus long-tems attachée sur D'Estival. Quelle image en effet pour une amante, et y en avoit-il de plus tendre et de plus malheureuse que Mélanie? Le comte expirant, qu'elle ne reverroit plus, qui, sans doute, après cette entrevûe, alloit perdre la vie, qu'elle-même immoloit et précipitoit dans la tombe, que d'un mot elle eût pu faire revivre et rendre le plus fortuné des mortels: voilà le spectacle affreux qui l'accabloit! Quel plus grand sacrifice pouvoit exiger une soeur dont l'ombre sembloit incessamment pousser des cris plaintifs?

Enfin, quand D'Estival est dans la voiture, qu'elle s'est éloignée, qu'elle a disparu; quand pour jamais il a quitté ces lieux, Mélanie tombe à terre, comme frappée de la foudre; elle y demeure quelques moments évanouie, se relève, cherche encore des yeux le comte, le rappelle dans son coeur, et retombe, noyée dans une abondance de larmes.-Je ne le verrai donc plus! Je ne le verrai plus! Et c'est moi qui lui ai prononcé cet arrêt! Moi, moi, qui brûle encore! Es-tu content, ô ciel? Lucie, ai-je été assez inexorable, assez barbare? Mon coeur s'est-il assez soumis à une loi dont il pressentoit toute la rigueur? J'aurois pu être unie à D'Estival, et je meurs, je m'éteins enchaînée à ces autels où je réclame des forces suffisantes pour me vaincre, où l'amour... non, je ne mourrai point! Cet amour qui fait mes tortures, qui se nourrit de mes pleurs, retient mon dernier soupir, et c'est pour irriter mes souffrances! Ma situation est si affreuse que la mort est le seul bien que je puisse espérer, et ce trépas si attendu ne vient point, il ne vient point me délivrer d'une existence insupportable! C'est en vain que je l'implore! C'est en vain que j'embrasse mon cercueil, que je voudrois m'y ensevelir pour jamais! Un jour trop odieux revient frapper ma paupiere, et me rendre à mes égarements... à tous mes crimes. Ah! MalheureuxD'Estival, le redirai-je en vain? Il m'est défendu par l'honneur, par la religion, de te voir, de t'aimer, de songer seulement à toi; la moindre pensée est une offense... grand dieu! Pourras tu me la pardonner? Ô dieu! Dieu! Prends pitié de mes maux, de mes faiblesses, de mes remords... qui suis-je, misérable créature? ... L'amour reviendra-t-il sans cesse dans un coeur, qui ne doit plus être à lui?

C'étoit inutilement que Mélanie s'armoit de la vertu et de la piété pour combattre un souvenir qui livroit des assauts continuels à son ame, et y dominoit avec plus d'empire: il ne lui étoit pas possible d'oublier D'Estival; sa main même ne put se défendre de le dessiner d'après l'image qui n'étoit gravée que trop profondément dans son coeur. Elle prend le crayon, le rejette en accusant sa faiblesse, le reprend, ramenée vingt fois de ce portrait aux autels, et des autels à ce monument de sa passion, le laisse échaper encore, pour s'en resaisir avec plus de promptitude; enfin l'ouvrage est achevé au milieu des combats, des gémissements et des orages successifs de la religion et de l'amour. Autant de coups de

crayon, autant de larmes et de remords. Oui, s'écrie Mélanie, voilà bien les traits du plus cher des mortels, du plus fidèle des amants! ... Quel mot ai-je prononcé? Être suprême, pardonne, pardonne. Hélas! T'offenserois-je en laissant couler mes pleurs sur une vaine image? Cette faible consolation me seroit-elle interdite? Suis-je coupable? ... Suis-je coupable? Eh! M'est-il permis d'en douter, ô mon dieu? Ma faute, qu'ai-je dit, mon infidélité s'élève toute entiere contre moi; je ne puis m'aveugler! Toutes mes pensées sont autant de parjures! Portons dans mon coeur une lumiere terrible: il se plaît dans son crime; il recueille et flatte tout ce qui peut entretenir une idée... je ne le sens que trop! Elle occupe, elle remplit mon ame. Non, je n'aurai point ce fatal portrait devant les yeux; je ne le conserverai point pour nourrir une criminelle tendresse... que je dois étouffer... il faut que je le repousse, que je l'éloigne de mes regards, que je le détruise, qu'il sorte, s'il se peut de mon coeur.

Elle veut exécuter cette généreuse résolution: sa main tremble: elle regarde encore ce portrait si dangereux, soupire, le remet dans son sein, l'attache en quelque sorte à son coeur même; tous les jours elle promettoit à Dieu d'anéantir ce témoignage d'un sentiment qu'elle condamnoit, et à chaque instant, elle revoyoit cette image, l'arrosoit de ses larmes, et lui adressoit ses plaintes et ses regrets, comme si elle eût parlé à D'Estival lui-même. Le comte ne revenoit point de l'accablement où l'avoit jetté sa nouvelle disgrace; les représentations, les caresses, les larmes d'un pere ne pouvoient le rappeller à la vie; il s'enfonçoit dans sa mélancolie; il s'obstinoit dans sa douleur: et comment eut-il reçu les moyens de la soulager? Elle lui étoit chere: lui-même, il se plaisoit à l'irriter. Les peines de l'amour ont un charme qui n'est senti que par les coeurs qui sçavent aimer. Non, s'écrioit D'Estival, non, mon pere, qu'on ne me parle point d'arracher le trait qui me fait mourir! Que ma blessure soit encore plus profonde, et qu'elle me plonge au tombeau! J'éprouve une sorte de satisfaction à me dire en secret que j'expire pour Mélanie, et c'est le seul plaisir qu'il me soit permis de goûter... mon pere, je ne puis posséder Mélanie, et vous voulez que je vive! J'exhalerai mon dernier soupir, le coeur plein de cette image que j'idolâtre. La cruelle! Elle a fait tous mes maux, et je baise encore la main qui m'assassine! ... Mais croyez-vous, mon pere, qu'elle ne se laissera point fléchir, que ses refus seront éternels? Ces voeux, ces voeux qui sont l'arrêt de ma mort, ne sçauroient-ils se rompre? Est-ce un engagement irrévocable, un lien indissoluble? N'y a-t-il point des exemples? ... N'a-t-on pas vû? ... Malheureux! Je n'ai plus de raison; où vais-je m'égarer? Ah! C'est pour jamais, oui, c'est pour jamais que j'ai perdu Mélanie! ... Mon pere, du moins, s'il m'étoit permis de la voir... que je la voye! Obtenez-moi cette grace; si elle refuse de me parler, que mes yeux, que mes yeux puissent se lever sur les siens!

Qu'elle jouisse du spectacle de mes larmes! Que je rende mon dernier soupir à ses pieds! Le pere de D'Estival court au couvent; il ne peut absolument parvenir à Mélanie; en vain prodigue-t-il des instances pressantes, des pleurs; il ne sollicite qu'un moment, un seul moment d'entrevûe: tout lui est refusé. Mélanie, déchirée par sa situation, va tout en larmes tomber aux pieds d'un religieux respectable, lui demande des forces pour se combattre, lui montre son ame livrée à des agitations mortelles, lui déclare qu'elle succombe, qu'elle est prête à revoir le pere du comte, le comte lui-même, implore à genoux tout l'appui de la religion; cet homme compatissant verse des pleurs avec elle, la ramène insensiblement à son devoir, l'empêche enfin de céder au desir de voir seulement le pere de D'Estival. Mélanie triomphe: mais sa victoire n'étoit qu'apparente; ce sacrifice lui coûtoit trop pour qu'il ne fût pas suivi d'une mort continuelle. Depuis cet instant, on ne l'entendit plus se plaindre; ses larmes s'étoient taries; quelquefois seulement il lui échappoit de ces gémissements étouffés, les accents du sombre désespoir.

L'amour est de toutes les passions celle qui conserve davantage sa violence; la solitude ne sert qu'à l'irriter. C'est dans la retraite et le silence que se forment et se développent ces grands mouvements des ames sensibles: le recueillement du cloître, quand l'enthousiasme sacré de la religion ne les domine point, les ramène sur elles-mêmes, leur fait essayer et connaître toute leur énergie, et les emporte souvent à des éclats extraordinaires que la mort seule peut réprimer. Sommes-nous détachés de ce qui entoure les autres hommes: l'imagination alors s'intéresse et s'échauffe de concert avec le coeur pour nous rendre encore plus aimable et plus cher un objet qui nous est enlevé; nous embellissons le tableau, afin de justifier nos regrets à nos propres yeux, et en exaggérant la perte, nous goûtons une sorte de plaisir à nous pénétrer de la tristesse qu'elle nous cause. Tel étoit, à peu près, l'état où se trouvoit Mélanie; elle ne mettoit point de bornes à sa douleur, et c'étoit, peut-être, l'unique consolation qui lui restoit.

On lui apporte une cassette qui contenoit une lettre et une boîte d'argent; elle est empressée à se saisir de la lettre, reconnaît avec effroi l'écriture du comte, et lit ces mots: "je vous ai obéi; je vous ai sacrifié mon bonheur, mes jours: je ne vous ai plus revûe, et je ne pouvois vivre sans vous voir; osez lire cette lettre: lorsque vous la recevrez, j'aurai rempli mon sort. Cesserois-je de vous aimer? Mon ame pourroit-elle perdre ce sentiment, ce sentiment unique qui l'absorbe toute entiere? Le ciel ne s'offensera point de mon amour: il n'en peut être un plus pur et plus digne du suprême auteur qui nous avoit créés l'un pour l'autre; je n'ai pu être à vous, et je ne pouvois être qu'à vous! J'ai tenté tous les moyens pour vaincre une passion que les obstacles n'ont fait qu'irriter; j'ai appellé à mon secours toutes ces chimères, qui s'évanouissent devant la vérité du sentiment. Eh! Qu'est-ce que l'ambition près de l'amour? Qu'est-ce que la raison même? Qu'un seul de vos regards avoit bien plus d'empire sur mon coeur! Le premier moment qui vous offrit à mes yeux avoit décidé du reste de ma vie; je devois être le plus infortuné des hommes. Mais ce n'étoit pas assez de souffrir tous les tourments, de brûler pour vous sans l'espérance de nous voir jamais unis, d'être porté par un devoir barbare dans les bras d'une autre, d'être obligé de dévorer mes larmes, de cacher mon désespoir; non, tous ces coups ne suffisoient pas à mon supplice: j'ai entraîné les malheurs de votre famille; j'ai donné la mort à votre soeur, à ma femme; j'ai précipité votre pere sur son cercueil; c'est ma main, c'est ma main qui a serré cette chaîne si accablante dont vous êtes liée pour jamais; je vous ai immolés tous les trois; vous ne m'en avez que trop puni! Je n'avois qu'une seule ressource; je l'ai saisie avec transport. J'attends de vous une grace: conservez l'unique présent qu'il vous soit permis d'accepter, et le dernier que puisse vous faire ma tendresse. Adieu, ma chereMélanie. Vous offenseriez-vous de cette expression? Songez que je meurs sans le nom de votre époux." D'Estival. Mélanie égarée, confondue, anéantie sous ces nouveaux coups, demeure quelque temps immobile, laisse ensuite tomber ses mains sur la boîte: un mouvement involontaire, cette espece d'ascendant, qui semble appeller le malheureux au-devant du trait qui le frappe, la sollicite, la presse de sçavoir ce que cette boîte contient, quel est ce présent qu'on lui annonce; elle ouvre, non sans éprouver un frémissement affreux: ce billet s'offre à ses regards: "voilà ce coeur qui vous a adorée et qui n'a respiré que pour vous: l'inflexible Mélanie lui refusera-t-elle quelques larmes? " Le coeur deD'Estival, s'écrie Mélanie! C'étoit en effet le don funeste qu'il lui envoyoit; elle perd l'usage de la parole, des sens; on la transporte dans son lit où elle expire peu de jours après, n'ayant pu prononcer que ces mots: ô D'Estival! Ô mon Dieu!