Julie ou l’heureux repentir, anecdote historique par M. d’Arnaud: MiMoText edition François-Thomas-Marie de Baculard d’Arnaud(1718-1805) data capture unknown encoding Amelie Probst editor Julia Röttgermann 17121 Mining and Modeling Text Github 2020 Épreuves du sentiment François-Thomas-Marie de Baculard d’Arnaud Paris Le Jay 1773 Julie ou l'heureux repentir, anecdote historique par M. d'Arnaud François-Thomas-Marie de Baculard d’Arnaud 1767

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Le systême avoit entraîné la ruine de beaucoup de familles, qui sembloient, par leur condition ou par leur opulence, ne devoir point appréhender les suites de cette révolution singulière. Monsieur De Gourville et sa femme furent du nombre des citoyens malheureux qui, parmi nous, ont signalé cette époque si fatale aux intérêts et aux vertus de la nation. Ils ne s'apperçurent que trop du changement rapide qui avoit influé jusques sur les esprits, de la nouvelle face qu'avoit prise la capitale, de la dégradation universelle des moeurs née du bouleversement monstrueux des biens et des rangs; ils virent que jamais la richesse n'avoit été plus insolente, et l'indigence plus humiliée et plus écrasée. L'avarice en effet s'étoit montrée à découvert et dans tous les transports convulsifs de sa hideuse cupidité; plus de frein, plus de pudeur; la passion de l'or s'étoit répandue de Paris dans le royaume entier, comme une contagion dévorante, et avoit infecté tous les états; tout tendoit à l'ardeur de s'enrichir; c'étoit l'unique travail, l'unique émulation, l'unique objet; la vertu, la décence, le sang, la nature n'avoient plus de droits. On eût dit que les français avoient changé de religion, et que la fortune étoit devenue leur idole; aucune divinité du paganisme ne reçut plus d'hommages et ne fut entourée de plus de victimes. Cet évenement a trahi, en quelque sorte, le secret de l'homme; il a prouvé jusqu'à quel excès l'intérêt pouvoit l'agiter et le corrompre; et l'expérience de trois mois a détruit tous ces sophismes ingénieux qu'une philosophie complaisante avoit répétés depuis tant de siécles en faveur du coeur humain.

Au lieu de s'exhaler en déclamations inutiles, et de jouer le triste personnage de frondeurs, nos deux infortunés résolurent avec sagesse de fuir un tableau affligeant pour la probité, et de se dérober aux regards insultants d'une nouvelle espèce d'hommes qui avoit paru tout-à-coup sortir de la terre.

Monsieur De Gourville se retira donc avec sa famille dans un bourg voisin d'une ville de province éloignée. Là, ils subsistoient des faibles débris de leur bien. Le mari s'étoit voué, sans en rougir, à l'espèce d'avilissement qu'un orgueil stupide et ingrat a jetté sur les habitants de la campagne; il ne dédaignoit pas de descendre à la grossièreté des travaux rustiques; l'agriculture est la première et la plus noble des occupations; ce genre de vie ne l'effrayoit point; avec de la vraie philosophie, et cette résignation éclairée que l'honnête homme doit opposer au jeu bisarre des événements, on parvient, sans que les forces de l'ame en soient attaquées, à plier sous l'ascendant des circonstances. Notre sage ne souffroit pas pour lui-même, mais pour une épouse qui lui étoit chere; il craignoit, avec quelqu'apparence de vérité, qu'elle n'eût de la peine à prendre l'esprit de sa situation, qualité nécessaire à quiconque veut tirer parti du songe de la vie, et que bien peu de gens possèdent; et puis, ce sèxe, dont l'art de plaire semble être l'emploi principal, supporte avec moins de patience que nous le joug du malheur. L'infortune est une sorte d'humiliation pour la beauté. Il est vrai que Madame De Gourville adoroit son époux; et à quelles épreuves ne se soumet pas l'amour! Il porte souvent le courage et l'héroisme plus loin que la vertu même et que la raison; la tendresse véritable ne connaît pas de bornes dans ses sacrifices. Cette femme estimable avoit sçu se combattre, dévorer ses larmes, les cacher sur-tout aux regards de son mari; d'ailleurs le temps et les fonctions si importantes de mere, apportèrent quelqu'adoucissement à son chagrin, et l'accoutumèrent à l'humble médiocrité; elle s'étoit livrée toute entière à l'éducation d'un fils et d'une fille dont les premières années récompensoient déjà les soins paternels; ces deux enfants promettoient de marcher sur les traces de leurs parents. Julie, c'étoit le nom de la fille, annonçoit des agréments enchanteurs que chaque jour développoit, et son frere faisoit espérer une ame forte et vertueuse, et un esprit moins brillant que solide.

Un homme de condition qui avoit connu Monsieur De Gourville dans son opulence, fut amené par le hasard dans le bourg où demeuroit cette famille respectable: flatté d'avoir retrouvé ce solitaire oublié du monde, il lui offrit de se charger de la fortune de son fils, et de le placer dans le service. Monsieur De Gourville étoit le plus tendre des peres; il se voyoit revivre, pour être plus heureux, dans son enfant. L'amour paternel a des douceurs qui sont encore plus senties dans la retraite, que dans le fracas des villes; la nature nous y devient plus nécessaire; tout ce qui appartient à l'humanité y touche davantage, et les besoins du coeur moins répandus en acquièrent plus de force et de vivacité. CependantMonsieur De Gourville céda à la proposition; l'intérêt de son fils l'emporta: il s'immola lui-même pour ne s'occuper que de l'avancement de cet enfant chéri, qui enfin quitta le sein de ses parents, tout baigné de leurs larmes, et comblé de leurs caresses.

Julie alors réunit toutes leurs attentions; ils suivoient, pour ainsi dire, d'un oeil satisfait, le progrès de ses charmes et de ses vertus; une figure éblouissante, les graces d'un esprit naturel, l'élégance et la noblesse de la taille, l'extrême sensibilité, des yeux à la fois vifs et attendrissants, le trait de la séduction, tous ces détails ravissants qui forment l'art de plaire, et qui sont cent fois au-dessus de la beauté, ne donneroient encore qu'une faible idée des agréments de Julie; adorée de son pere et de sa mere, elle les aimoit de même.On seroit tenté de croire, nous l'avons déjà dit, que ce qu'on appelle la fortune est un génie ennemi, acharné à persécuter l'honnête homme, et à se rassasier du spectacle de ses douleurs et de ses tourments. Elle se réveilla pour porter des coups encore plus accablants à Monsieur De Gourville; il eut à essuyer un procès qui acheva de le ruiner, et qui le plongea dans les horreurs de l'adversité. Le mari et la femme supportèrent cette nouvelle catastrophe avec une constance héroïque; il sembloit que leur ame s'aggrandissoit à mesure que s'augmentoient leurs disgraces; la vertu et la religion les soutenoient, et ce double appui est inébranlable. Ce couple malheureux s'aimoit, s'estimoit et se consoloit mutuellement: mais quand ils venoient à jetter les yeux sur leur fille, ils n'envisageoient pour elle qu'un avenir affreux; ils la voyoient ne recueillant d'autre héritage que leur malheur obstiné, la honteuse victime, peut-être, de la misère; à cette image, ils détournoient avec effroi leurs regards, et cédoient à l'excès du désespoir.

Une parente de Madame De Gourville, qui demeuroit à Paris, est instruite de leur déplorable situation; elle leur écrit, et les presse de lui envoyer leur fille. Se séparer de Julie! La détacher de leur sein où elle entretient un souffle de vie prêt à s'exhaler! Abandonner sa jeunesse à des soins étrangers! Car quelle tendresse approche de celle d'un pere et d'une mere? Qui peut avoir leur vigilance, leurs précautions, leur sensibilité?

Qu'est-ce qu'une parente auprès de ceux dont on tient la naissance? Et qui les soulagera dans leur pauvreté, quand leur fille ne sera plus avec eux? Qui daignera prendre intérêt à leur sort misérable? De qui recevront-ils des caresses? Qui les assistera au lit de mort? Ils expireront, sans que leurs derniers regards s'attachent et meurent sur leur enfant.

Telles étoient les diverses réflexions qui agitoient Monsieur et Madame De Gourville; ils ne pouvoient absolument se résoudre à ce sacrifice. Le pere représentoit à sa femme qu'il falloit aimer Julie pour elle-même, que sa vertu et sa beauté lui procureroient à Paris un parti avantageux; il s'appuyoit d'une infinité d'exemples, et en parlant ainsi, cet infortuné laissoit échapper des pleurs; son coeur ne démentoit que trop des raisons qui ne pouvoient convaincre son épouse; une mere est encore plus tendre qu'un pere. Enfin, après bien des combats, des gémissements, des résolutions aussi-tôt détruites que formées, après plusieurs lettres toujours plus pressantes et plus vives de la part de cette parente, ils sont déterminés à envoyer Julie.

Ils touchent au moment de ce cruel départ; ils serrent leur enfant dans leurs bras, n'ont que la force de la regarder, sans pouvoir s'exprimer, et fondent en larmes. Non, chers auteurs de mes jours, je ne me séparerai point de vous, s'écrie Julie; je vous dois la vie, l'amour de la vertu; c'est à moi de vous soutenir sous le fardeau de nos disgraces; il n'est d'état VIL que celui qui entraîne avec soi le vice: je me soumettrai, sans répugnance, à tout, à tout, pourvû que j'adoucisse les maux de mes tendres parents (et elle les embrasse avec transport,) faut-il labourer la terre, m'abbaisser aux fonctions de domestique? Faut-il servir, ajoûte-t-elle en pleurant avec plus d'amertume? J'y vole, si je puis vous être de quelque secours. Je ne demande qu'à dérober à mes travaux un moment dans la journée pour venir vous voir, vous adorer, pleurer dans votre sein, pour vous dire que votre fille ne connaît d'autre bonheur que de vivre dans les lieux que vous habitez... je jouirai de votre présence; nous serons malheureux ensemble. C'en est trop, ma fille, dit Madame De Gourville, votre pere et moi, nous vous aimons plus que nous-mêmes; c'est cette tendresse qui ne finira qu'avec nous, qui nous force de vous arracher de nos bras; le ciel nous présente une occasion d'être moins infortunés: notre chere enfant ne partagera pas l'horreur de nos peines; nous sçaurons qu'elle vivra auprès de ma parente, dans un état plus conforme à sa naissance: cette idée nous fera subir notre sort avec plus de résignation... nous serons heureux, quand nous serons instruits que vous nous aimez toujours. Eh! Mere adorable! Interrompt Julie, pensez-vous que votre fille puisse jamais perdre un seul des sentiments qu'elle vous doit? Si je vous quitte, c'est pour me soumettre à vos volontés, c'est dans l'espérance que je vous serai utile, que je pourrai... oh! Tendres parents, quel bonheur, quel plaisir pour moi, si ma nouvelle situation me permettoit d'adoucir vos chagrins, d'essuyer vos pleurs, d'acquitter ma tendresse, ma reconnaissance, mon amour! L'instant de la séparation est arrivé; Madame De Gourville prend alors un ton plus imposant: vous allez nous quitter, Julie! Ne perdez jamais de vûe les leçons d'une mere, d'une amie qui vous portera toujours dans son coeur; souvenez-vous que la vertu est préférable aux richesses, à la vie; que j'aimerois mieux, poursuit cette tendre mere avec un ruisseau de larmes, apprendre votre mort que votre deshonneur; ma fille, nos jours ont un terme, et l'opprobre est éternel. Hélas!Vous allez dans une ville où il est aisé de s'égarer, où tout respire la séduction: Paris est le séjour du crime, et ce qui le rend plus dangereux, il y cache sa difformité; on ne voit la profondeur du précipice, que lorsqu'il n'est plus temps de s'en retirer: mais j'aime à croire que notre exemple vous sera toujours présent; embrassez-moi encore, chere enfant; embrassez votre pere, et demandez-lui sa bénédiction.

Julie tombe aux genoux de Monsieur De Gourville; il étend sur sa tête une main tremblante, et ne peut proférer que quelques mots interrompus par ses pleurs; ils conduisent leur fille au carrosse de voiture, lui donnent encore les conseils les plus touchants, les baisers les plus tendres, la suivent long-temps des yeux; enfin ils ont cessé de la voir, et ils se retirent pénétrés de la plus vive douleur. Une vieille domestique nommée Mariamne, avoit accompagné Monsieur et Madame De Gourville dans leur retraite; plus sensible que toutes ces sociétés perfides, dont l'éducation et la fausse politesse ne font que colorer l'ingratitude et l'inhumanité, cette fille qui annoblissoit son état, avoit porté la vertu jusqu'à immoler ses intérêts; et des sacrifices de cette espèce sont bien rares, sur-tout dans cette classe d'hommes. Mariamne n'avoit pas hésité à partager la misère de ses maîtres, quoiqu'elle eût pu les quitter et trouver un autre service moins désavantageux. En vain Monsieur et Madame De Gourville la pressoient de chercher une nouvelle condition, en lui représentant que leur indigence ne leur permettoit pas même de la nourrir: eh bien!Mes chers maîtres, répondoit en pleurant cette respectable domestique, j'emploierai à travailler les moments où vous n'aurez pas besoin de moi; je prendrai sur mes heures de repos, et par ce moyen, je me procurerai ma subsistance; il me faut si peu de chose pour vivre! Du moins je vous verrai; je ne vous demande d'autre récompense que le plaisir de vous servir; non, je ne vous quitterai point; je veux mourir avec vous; hélas, que ne puis-je adoucir vos maux! Je donnerois ma vie pour vous être de quelque utilité. Monsieur etMadame De Gourville pénétrés jusqu'aux larmes, embrassoient Mariamne qui ne vouloit que leur baiser les mains; elle avoit vû naître Julie, et elle l'aimoit autant que si elle eût été sa fille: le sentiment ne connaît pas de distinction; malheur aux inhumains qui, dans une ame honnête et sensible, n'envisagent que le rang de domestique! Mariamne n'étoit pas moins affligée que Madame De Gourville du départ de sa jeune maitresse; Paris lui inspiroit les mêmes allarmes; son peu de lumières ne l'empêchoit point de prévoir les périls auxquels Julie alloit être exposée; elle fut chargée de l'accompagner jusqu'au terme de son voyage, et de la remettre dans les mains de cette parente, qui ne cessoit de solliciter son arrivée. Mariamne et sa pupille pleuroient beaucoup dans la route. Ma chere Mariamne, redisoit cent fois Julie, assure bien mes tendres parents qu'ils seront toujours présents à mon coeur, que leurs bontés et leurs sages leçons n'en sortiront jamais; si je m'arrache de leurs bras, c'est pour soulager le fardeau de leur adversité; Mariamne, que je serois heureuse de leur témoigner ma tendresse! Mademoiselle, répliquoit en sanglottant Mariamne, je ne suis qu'une pauvre domestique: mais permettez-moi de vous parler comme à mon enfant: vous allez dans une ville où il n'y a ni moeurs ni religion: on n'a pas le temps d'y penser à Dieu; je m'en suis bien apperçue, quoique je sois une fille grossiere; j'ai entendu tant de discours scandaleux, vû tant de mauvais exemples, que je tremble pour ma chere fille... mademoiselle, vous me pardonnerez ce nom, mais je vous ai reçue dans mes bras lorsque vous vintes au monde, et vous avez une mere si respectable! Quels gens, ajoûtoit Mariamne avec un soupir! C'est l'honneur, la probité, la vertu même... comme ils vous aiment!Oh! Ils mourroient de douleur, si vous tombiez dans la moindre faute!

Enfin elles arrivent à Paris chez Madame De Subligni: on appelloit ainsi cette parente; Mariamne s'en retourne baignée des larmes de Julie, et avec mille protestations de sa part qu'elle écrira souvent à son pere et à sa mere, et qu'ils lui seront toujours plus chers.

Cette Madame De Subligni étoit restée veuve sans enfants, avec un bien très-médiocre, qui suffisoit cependant à son entretien; elle aimoit le monde à la fureur, et toute la reconnaissance dont le monde pouvoit la payer, étoit de la supporter. D'une gaieté bruyante et sans esprit, ne sçachant prendre le caractere ni de son âge, ni de sa situation, elle avoit passé quarante ans, c'est dire, si l'on veut sacrifier à l'exactitude historique, qu'elle touchoit à la cinquantaine, et on la voyoit toujours à la suite des femmes les plus jeunes et les plus dissipées; se jettant à corps perdu au-devant du plaisir qu'elle ne saisissoit jamais, et tourmentée de l'unique travail de promener son embonpoint bourgeois, et l'assoupissement de sa triviale existence; d'ailleurs sans nuls principes, ne suivant qu'un instinct machinal, qui lui tenoit lieu de raisonnement, incapable de concevoir une idée, aveugle sur l'avenir, n'ayant pas même les yeux du moment: telle étoit la femme avec qui Julie alloit demeurer.

Madame De Gourville ne connaissoit, en quelque sorte, que de nom, sa parente; cette ignorance fut une faute irréparable que cette tendre mere eut à se reprocher jusqu'au dernier soupir. Mariamne, malgré sa simplicité peu éclairée, avoit eu le talent de sentir ce qu'un autre eut pensé de Madame De Subligni; ses rapports auroient dû allarmer sa maitresse: mais les personnes vertueuses ont de la peine à se livrer à la défiance: elles jugent d'après leur coeur, c'est-à-dire qu'elles établissent sur l'exception ce qui caractérise le général: voilà la raison qui les rend presque toujours étrangères dans le monde, et qui leur fait commettre des imprudences dont elles ne sont que trop punies.

Julie reçut une nouvelle éducation bien différente de la première: on ne lui offroit plus les charmes de la vertu et de la sagesse; on ne l'entretenoit plus de ses devoirs; elle étoit dans sa seizieme année: que de piéges entourent cet âge! Qu'il est difficile de ne pas céder à des séductions de tout genre! Et que la nature, dans ces premiers moments où l'on commence de sentir l'attrait de l'existence, sert mal la raison et la vérité! Julie voyoit fuir de ses yeux l'image honnête de son enfance, comme un songe léger qui bientôt ne laisse plus de traces dans la mémoire; l'amour de soi-même avoit remplacé l'amour paternel, et ce n'est pas à Paris qu'on sçait goûter le charme de ce dernier sentiment. Sa beauté étoit dans sa fleur; elle n'avoit pas tardé à prendre ce ton aisé et superficiel qui n'est connu que dans la capitale, et qui fait le principal mérite de ce qu'on appelle l'esprit du jour. Répandue dans le monde, Julie crut enfin à toutes ses illusions. Par-tout c'étoit une répétition d'éloges toujours plus flatteurs et plus dangereux sur ses agréments, sur ses divers talents de plaire.Ces expressions outrées, ces compliments enflés d'hyperboles, sans goût et vuides de sens et de vérité, toutes ces phrases parasites, le protocole des agréables et des élégants , que l'on peut nommer les sots à la mode, retentissoient sans cesse à ses oreilles; ce fade jargon, insupportable pour les gens qui réfléchissent, à consulter la vanité, n'a rien que de naturel et de raisonnable: Julie parvint à n'être pas fâchée de l'entendre. De ce premier pas, elle marcha, sans s'effrayer et sans le prévoir, à sa perte; elle s'enivra du poison de ces louanges imbéciles et perfides. Souvent elle se regardoit dans son miroir, et l'on imaginera aisément qu'elle se trouvoit encore plus belle qu'elle ne l'étoit aux yeux mêmes de ses adorateurs. Que Julie avoit altéré cette innocence d'ame qu'elle avoit apportée du sein de sa famille! Quels progrès avoit déjà faits la séduction! La fille de parents estimables, qui devoient lui avoir appris à se glorifier d'une honorable pauvreté, gémissoit en secret de ne pouvoir ajoûter les embellissements de l'art à ses graces naturelles; la vertu n'est-elle pas la premiere parure d'un sèxe jaloux de plaire, et sans cet ornement indispensable, que sont les autres charmes?

Julie accompagnoit Madame De Subligni aux spectacles, aux promenades: cette femme étoit entraînée dans une infinité de connaissances qui la mettoient de leurs parties. Il est facile de deviner que le plaisir d'avoir la jeune personne n'étoit pas la moindre raison du goût que l'on témoignoit pour sa parente; les hommes sur-tout s'appercevoient lorsque la tante n'étoit point accompagnée de la niéce; et ils avoient soin d'en avertir Madame De Subligni, qui vouloit absolument s'aveugler, et qui, de la meilleure foi du monde, pensoit avoir quelque existence dans la société.

Comment Julie auroit-elle résisté à de si puissants ennemis, la jeunesse, la coquetterie, et la beauté? Rentrée dans son appartement, elle s'interrogeoit sur ses charmes; elle se voyoit toujours plus aimable, et toujours plus humiliée par le défaut de parure que lui refusoit sa situation. Alloit-elle aux thuilleries, au palais-royal: ses yeux cherchoient quelque personne de son sèxe, élégamment ajustée; l'avoient-ils rencontrée: qui est-elle, se demandoit Julie avec empressement? C'est, sans doute une femme du premier rang; elle entendoit dire: c'est Mademoiselle * fille d'une naissance obscure: mais sa figure, ses grâces l'ont vengée des caprices du sort; elle jouit d'un état brillant, tient une très-bonne maison; toute la France va souper chez elle; les femmes de qualité réglent leur goût sur le sien; c'est elle qui met en réputation une coëffure, une mode, un bel esprit, une actrice: elle est même considérée. Considérée, se disoit Julie que cette façon de penser étonnoit! J'avois imaginé, jusqu'à présent, que c'étoit à la vertu seule qu'on accordoit de la considération: mes parents me l'avoient toujours dit, je l'ai même lu dans des livres. Les propos qu'on tenoit au-tour d'elle, établissoient des principes bien différents! Ils ne tendoient qu'à mettre dans tout son jour ce systême fondamental de la société:-la vertu! Oh! Qu'est-ce que la vertu pour qu'on la considère? On ne doit avoir d'égards que pour ce qui plaît et est utile: et la vertu est si froide, si isolée! C'est un superflu dont il est si aisé de se passer, et qu'il faut abandonner à d'ennuyeux misantropes! On vit si peu, qu'on n'a point assez de temps à donner au plaisir; en vérité, ne voilà-t-il pas un être bien intéressant qu'une honnête femme, qui sur-tout n'a pas de maison? Que son imbécille de mari en raffole; à la bonne heure! Qu'ils végétent ensemble; ils sont bien faits l'un pour l'autre: mais qu'un tel couple tient peu à la société! La richesse est l'ame universelle qui fait vivre, qui embellit tout; une jolie figure ensevelie dans une cornette unie perd les trois quarts de ses charmes: rien n'approche tant de la grisette subalterne. Qu'importe que Mademoiselle * ait été l'héroïne de vingt histoires? Si elle étoit moins aimable, on en parleroit moins; il n'y a que la laideur et la pauvreté dont on ne dise mot; et puis, qu'est-ce que ce préjugé d'honnêteté dont les sots et les faiseurs de livres nous rebattent tant les oreilles? L'honnêteté... l'honnêteté est pour le peuple.

Ces discours empoisonnés se répétoient à Julie sous vingt expressions différentes, qui au fond ne signifioient que cet axiome établi dans l'esprit des gens comme il faut : "la richesse et le plaisir sont tout, et la vertu rien, ou bien peu de chose; tout ce qu'on peut faire, c'est d'en adopter quelquefois l'apparence, quand la nécessité l'exige." Julie ne pouvoit ouvrir les yeux, qu'elle ne vît de ces femmes qu'avoient perdues ces maximes dépravées. Peu à peu les sentiments que ses parents avoient tracés dans son ame, s'affaiblissoient, s'effaçoient: c'étoit un tableau dont chaque moment emportoit le coloris précieux. Elle auroit bien voulu suivre exactement les sages leçons dont l'avoient imbue les auteurs de ses jours: mais avoir seize ans, être citée pour ses grâces, pour sa beauté; et loin d'avoir des diamans et un état, posséder à peine le nécessaire, afficher l'infortune, étiquette qui mortifie et blesse toujours la vanité, c'étoit pour ses forces une épreuve cruelle, et à laquelle son amour-propre ne pouvoit plus résister. Il y avoit des instants où il lui échappoit des larmes de dépit. Qu'il en coûte d'être vertueux, lorsqu'on ne sçait pas mettre un noble orgueil à faire le bien, et à se contenter de sa propre estime! Il est bien étonnant que l'amour de soi-même soit si mal-adroit, et qu'il ne sçache point se passer du secours d'autrui! Quel est le prix de la vertu? La vertu même.

Ces sentiments, gravés dans les ames pures et bien constituées eussent paru à Julie une suite naturelle des excellents préceptes de sa famille, lorsqu'elle vivoit dans ce bourg, l'asyle d'une pauvreté respectable: mais Julie à Paris étoit si changée, qu'elle auroit traité de pédantisme tout ce qui l'eut rappellée à ces sages principes dont elle s'éloignoit à grands pas.

Les sociétés de Madame De Subligni ne contribuoient pas peu à lui faire prendre cet esprit si contraire aux éléments de son éducation; elle fit des connaissances, et s'attacha entr'autres à une Madame De Sauval, qui entraîna dans le vice un coeur combattu et arrêté par ses premiers sentiments d'innocence.

Madame De Sauval étoit de cette espèce de femmes, que, sans les admettre, on reçoit par-tout, et qui sont qualifiées de bonnes créatures , toute ronde, paraissant franche, et d'une fausseté soutenue et qui ne se démentoit point, parlant beaucoup et disant peu de chose, flattée qu'on lui confiât des secrets, et empressée à répandre les siens dont on se soucioit peu, entrant dans les détails les plus minucieux, et couvrant tout cela d'un air d'intérêt et de sensibilité qu'elle sçavoit jouer assez à propos: il faut si peu de talent pour employer le manège de la finesse! C'est la partie faible de l'esprit. Du reste, accoutumée à traîner une réputation équivoque, aguerrie au scandale, endurcie sur le vaudeville, et parvenue, à force de faire du bruit, à ne laisser plus rien à dire à la médisance: une femme de ce caractère n'eut pas de peine à se lier étroitement avec l'imbécille Madame De Subligni.

La niéce étoit enchantée de répandre les premiers mouvements de son ame dans le sein d'une amie: car toutes les sociétés prennent, aux regards de la jeunesse, les traits intéressants de l'amitié; la sensibilité à cet âge s'abandonne à l'inexpérience: le besoin d'aimer n'est pas une des moindres causes de ses fautes et de ses malheurs; elle s'attache à tout ce qui l'environne; ses moindres goûts ont la profondeur et le charme des passions. On demandera peut-être pourquoi cette Madame De Sauval ne se contentoit pas d'être flétrie par le mépris public, et vouloit faire partager sa honte et sa mauvaise réputation à une jeune personne qui se débattoit encore contre l'ascendant du vice. Qu'on porte la lumière dans le coeur des méchants: on y découvrira, en frémissant, que leur détestable plaisir est d'étendre le progrès du mal, et d'augmenter le nombre de leurs complices; ce sont des pestiférés qui, avant que d'expirer, goûtent une joie infernale à communiquer leur venin, et à voir tomber des mourants à leurs côtés. L'intérêt, dont si peu d'ames sçavent repousser la bassesse, est encore un puissant motif qui arme la corruption vieillie dans le crime, contre la jeunesse et l'innocence; et comme on verra dans la suite, ce n'étoit pas la seule dépravation de moeurs qui sollicitoit Madame De Sauval à préparer la chûte de Julie.

Elle saisissoit toutes les occasions d'égarer sa faible amie; la coquetterie de la jeune personne, son desir extrême de plaire, de briller, de fixer les yeux n'avoient point échappé à la vûe pénétrante de cette femme, que sembloit humilier l'honnêteté, et qui aspiroit à s'en venger: c'étoit un génie corrupteur attaché aux pas de Julie, et impatient d'entraîner sa perte. Julie s'entendoit dire sans cesse: eh bon dieu! Comme vous êtes faite! Voilà une robe qui n'est pas supportable! Ce linge est d'une grosseur indécente! Les ajustements sont notre nécessaire. Vous ne jouissez point des agréments que vous a donnés la nature; vous les ensevelissez dans une simplicité maussade, au lieu de les faire sortir par une parure de goût. Oh! Que ne suis-je à votre âge! Je sçaurois bien tirer parti de mes charmes; et tout de suite Madame De Sauval se proposoit pour modèle; c'étoit des confidences dictées par un attachement désintéressé; elle avoit été jeune; elle avoit eu de ces agréments qui sont au-dessus de la beauté, et elle s'étoit trouvée peu favorisée de la fortune; en s'applaudissant de sa philosophie , (car c'est l'expression à la mode, depuis le sot à talons rouges, jusqu'à la petite femmelette,) elle avoit eu le courage, poursuivoit-elle, de vaincre le préjugé et de laisser parler; et quelle valeur ont ces propos vagues qu'il faut toujours avoir l'assurance de traiter de calomnies ou de rapports absurdes? Lorsqu'on parvient à penser par soi-même, on sçait faire peu de cas des jugements du public; d'ailleurs, un des premiers talents est de lui en imposer par quelque audace: avec le temps, il s'accoutume à ces prétendus égarements qu'il vous reproche d'abord, qu'il vous pardonne dans la suite et qu'il finit par oublier. C'est la pauvreté qui est l'objet d'un mépris éternel: oh! Voilà ce qu'on ne pardonne jamais. Quelques marques de complaisance, continuoit l'intrigante, pour un honnête homme qui méritoit son estime, et qui étoit dans l'intention de l'épouser, avoient changé sa situation; de ce moment, elle s'étoit vûe une existence, une maison, une société, des diamans, et elle avoit observé que les diamans étoient la magie de la beauté (à ce mot de diamant, un profond soupir de la part de Julie. ) Je ne vous le cache pas, reprenoit Madame De Sauval à laquelle ce soupir n'étoit point échappé, à votre place, je me déciderois. Qu'attendez-vous de votre tante? Gardez-vous de concevoir des espérances; elle a peu de bien; elle ne sera pas éternelle. Jolie comme vous êtes, et avec de la naissance, iriez-vous vous abbaisser à l'emploi de femme-de-chambre? À ce mot de femme-de-chambre, Julie ne peut retenir un mouvement d'indignation, cette même Julie, qui, lorsqu'elle étoit avec ses parents, auroit embrassé avec joie la condition la plus vile, s'il eût fallu ce sacrifice pour conserver la pureté de ses moeurs. L'adroite panégyriste du vice ajoûta: quand vous seriez dans l'état domestique, un phoenix de vertu, un prodige de sagesse... on n'y croira pas; ce sont-là de ces miracles qu'on n'a point encore vûs. Non, il n'est pas possible qu'une jeune personne malheureuse, qui est jolie, manque de sens au point de préférer la misère au bien-être; il en coûte si peu d'avoir quelque fortune et du plaisir! Et puis, je ne cesserai de vous le répéter: le malheur est si désagréable, si avilissant! Il entraîne de si cruelles mortifications! Il vous rapetisse tant au-dessous des autres! C'est un état contre nature! N'allez pas au moins vous mettre dans la tête que les livres, et ces prétendus honnêtes-gens, pédagogues du genre humain, disent un seul mot de vrai. Tout cela, c'est pour faire briller leur esprit, et pour donner avec faste un démenti aux usages reçus. Ma fille... je vous aime comme mon enfant: ouvrez les yeux, et ne voyez, n'écoutez que le monde; voilà le livre véritable, le seul qui soit nécessaire, et où vous trouverez le plan d'une conduite sûre.

Apprenez qu'il n'y a que l'opulence et le plaisir qui soient recherchés, et tous les deux se donnent la main. Je sçais à ce sujet les belles réflexions qu'on pourroit m'opposer: il y en a d'admirables! Mais, encore une fois, je vous montre la vérité; ni vous ni moi n'aurons le privilège de corriger les hommes: il faut donc vivre avec eux tels qu'ils sont, et se borner à les faire servir d'instruments à notre bonheur et aux agréments de la vie; que ce soit-là notre unique objet; tout le reste n'est que pure rêverie, songes ingénieux qui peuvent amuser pour un instant, et qu'il faut finir par mettre à côté de nos contes de fées.

Comment, s'écrie Julie! Je manquerois à ma famille, à l'honneur! ...-Très-bien écrit, mon enfant! J'ai dit la même chose que vous; je me suis répandue dans les mêmes déclamations; moi, qui vous parle, j'ai eu aussi une famille, un honneur, des moeurs, des moeurs, oh! Tout comme une autre! Et... ils ont pensé me laisser mourir de faim. Ma chere Julie, à votre âge, on a l'ame d'un roman: tout s'offre aux yeux sous des couleurs flatteuses; le sentiment sur-tout est la chimère devant laquelle on s'extasie; voilà l'idole des coeurs neufs et qui existent sur parole: mais il faut revenir à l'histoire de l'humanité et de l'expérience; on n'est pas toujours jeune, ma belle amie; les années volent, le repentir marche à la suite du malheur, et il n'est plus temps de réparer sa sottise. Être livrée aux regrets est en vérité une bien triste situation! Au reste, vous ne m'avez pas peut-être bien entendue: dans toutes les démarches de la vie, il y a des arrangements à prendre, des tournures à employer, une certaine façon de se sauver du grand jour, sans sacrifier la réalité, le grand art des convenances... c'est un art qu'il vous est permis d'ignorer encore, et que l'habitude et le monde vous apprendront; laissez-vous conduire. Allez, on s'occupera de votre bonheur... embrassez-moi, ma bonne amie, et sur-tout un secret inviolable. Vous le voyez, je vous donne des preuves de tendresse... quand vous seriez ma propre fille, je ne vous parlerois pas avec plus de franchise et de zèle; abandonnez-vous à mes conseils; vous ne sçauriez mieux faire. Je veux absolument que vous soyez la plus aimable et la plus heureuse des femmes.

Ces entretiens corrupteurs produisirent leur effet. Croiroit-on que dans les sociétés distinguées, celles qui jouissent davantage d'une réputation saine et irréprochable, il se rencontre de ces femmes si dangereuses pour la jeunesse? Parents, qui vous faites une affaire importante de veiller à l'éducation de vos filles, craignez moins notre sèxe que le leur; voilà où leur perte sera conjurée; ce seront leurs compagnes, leurs amies qui détruiront le fruit de vos bons exemples et de vos sages préceptes; elles leur feront aimer le vice, et les entraîneront dans un désordre d'autant plus irréparable, qu'il n'aura point été prévu.

Julie d'abord reculoit au tableau que lui présentoit Madame De Sauval; c'est ce qui arrive aux jeunes personnes dont les sollicitations du vice n'ont point encore triomphé; ensuite elle s'en approchoit, trouvoit la peinture moins effrayante, gémissoit de son état borné, couroit à son miroir, s'occupoit de ses charmes, et retournoit auprès de sa perfide séductrice.

Madame De Subligni n'avoit aucune crainte sur la liaison de Julie avec cette femme; elle s'obstinoit à promener dans le monde, qui ne daignoit pas y faire la moindre attention, son oisiveté, son ancien visage à la romaine, et son maintien monotone et fastidieux; il est vrai que la présence d'une niéce jeune et charmante corrigeoit l'ennui de ce spectacle fatigant, et, en sa faveur, on oublioit les désagréments de la tante.

Ce n'étoit pas sans dessein que la méprisable Sauval avoit semé ces conversations, recueillies avidement par une ame novice, où la vertu n'avoit pas encore jetté de profondes racines. Nous avons laissé entrevoir la fin principale de cette trame si bien tissue. Un homme de rang avoit vû Julie à la promenade, il en étoit devenu éperduement amoureux. On s'attend bien qu'il mit Madame De Sauval dans ses intérêts, et qu'il n'eut pas de peine à se la concilier; il avoit fait agir tous les ressorts qu'on met en oeuvre dans ce genre de médiation. Julie souvent demeuroit des journées entières avec cette femme: c'étoient incessamment les mêmes entretiens, les mêmes piéges; et tous les jours Julie plus faible, s'avançoit davantage vers sa chûte.

Le hasard amène le marquis de Germeuil dans la société de Madame De Sauval. On devinera aisément quel étoit ce marquis de Germeuil, et qu'il n'y avoit jamais eu d'événement plus concerté que ce hasard. On se doute bien encore que c'étoit un de ces séducteurs à la mode qui possédent tous les artifices du métier ridicule et criminel de tromper un sèxe sensible, en sçachant lui plaire, et qui cachent sous des dehors attirants un coeur perfide, et un systême suivi de scélératesse. Germeuil étoit un des plus connus de cette espèce d'hommes méprisables, qu'on devroit punir, au défaut des loix, d'une flétrissure deshonorante; il avoit porté la honte et la désolation dans le sein d'une infinité de familles; des femmes de qualité, les actrices célébres, les beautés du jour étoient sur la liste de ses conquêtes: le nom de Julie y manquoit, et la vanité du marquis étoit intéressée à remporter ce nouveau triomphe. Il reste seul quelques moments avec Julie; il lui fait, avec tous les transports les mieux étudiés, l'aveu de sa prétendue passion: car la peine de ces imposteurs est de ne point aimer. On ne lui répondit pas: mais ce silence ne servit qu'à augmenter les charmes de la jeune personne; le marquis mit en usage tous les secrets de son art: il réussit; il parvint enfin à s'entendre dire de la bouche même de Julie qu'il ne lui étoit pas indifférent. C'étoit être beaucoup avancé dans une première entrevûe; l'adroit corrupteur ne poussa pas plus loin ses succès; il sçavoit trop bien que ce n'est que par degrés qu'on affaiblit la vertu dans une ame étrangère encore aux impressions du vice, qu'il faut se garder de l'effaroucher, lorsqu'on veut hâter sa ruine, et sa victoire ne lui eut point paru complete, s'il n'avoit dû qu'à la surprise et à la force ce qu'il desiroit devoir au seul amour.

Julie cependant ne pouvoit éloigner de son coeur le souvenir de ses premières années et l'image de ses vertueux parents; malgré sa faiblesse, elle détournoit la tête pour jetter des regards sur son berceau: elle le voyoit entouré de l'honneur et d'exemples respectables; elle sentoit que son innocence s'altéroit, qu'elle alloit céder à la tendresse d'un homme qu'elle aimoit déjà. La coupable Sauval la trouvoit quelquefois versant des larmes, et la plume à la main, dans le dessein d'écrire à son pere et à sa mere: l'intrigante la rentraînoit bientôt dans le piége d'où elle vouloit se débarrasser; elle lui faisoit valoir tous les avantages d'une conquête comme celle de Germeuil, lui répétoit incessamment qu'à son âge il ne falloit s'occuper que de la fortune et du plaisir; elle intéressoit à la fois sa vanité et ses sens, et l'assuroit sur-tout que sa liaison seroit couverte des ombres du mystère.

La tante, sans le sçavoir, fortifioit de son imbécillité l'abominable adresse de son amie; elle ne se doutoit pas du sujet qui ramenoit tous les jours chez elle le marquis, et elle étoit de toutes les parties où l'on travailloit à la perte de sa niéce, dont le malheur étoit décidé.

On les invite à un souper brillant, dans une maison de campagne près de Paris: c'étoit un de ces réduits galants du vice où sont déployés tous ses enchantements corrupteurs, et que l'on connaît parmi nous sous le nom de petite-maison ; l'éclat de la richesse se réunissoit dans celle-ci à la délicatesse du goût; on n'y pouvoit faire un pas, qu'on ne ressentît une langueur secrete qui sollicitoit au plaisir. Quel piége pour la malheureuse Julie! Elle étoit dans une admiration, dans un étourdissement continuel; jamais Germeuil n'avoit été plus aimable et plus dangereux; on sçait faire disparaître à propos, pour quelques instants, Madame De Subligni. La perfide Sauval avoit ourdi tous les fils du complot. Enfin trahie par la confiance et par son propre coeur, après bien des combats, oubliant tout ce qu'elle se devoit à elle-même, la fille de l'infortuné et estimable Monsieur De Gourville, est devenue la maitresse du marquis deGermeuil.

Une voix sourde reprochoit sans cesse à Julie qu'elle avoit outragé ses parents, qu'elle s'étoit deshonorée: mais cette voix étoit bientôt étouffée par le fracas des illusions du monde, qui sembloient à l'envi prévenir même ses desirs. C'en étoit fait: il ne lui étoit plus possible de retourner sur ses pas; d'ailleurs elle aimoit et se croyoit aimée; elle ressembloit à ces malades qu'a frappés une accablante léthargie, qui n'ont que la force de r'ouvrir un instant les yeux, et les referment ensuite pour jamais.

Ceux de Madame De Subligni furent forcés de se dessiller; elle ne put se dissimuler sa honte et celle de sa niéce; elle eut des évanouissements, pleura beaucoup, fit des menaces sans effet à Julie, représenta au marquis toute l'indécence de son procédé, l'accusa d'avoir séduit une jeune personne qu'elle regardoit comme sa fille. Germeuil promit qu'un prompt mariage répareroit tout; on le crut; le calme revint, et l'on ne parla plus que de s'amuser. C'étoient tous les jours de nouvelles parties, de nouvelles fêtes. Il y avoit cependant des moments où Madame De Subligni vouloit se fâcher: mais cette femme sans esprit, sans caractère, qui étoit la faiblesse même, s'appaisoit bientôt, et retomboit dans son impuissante condescendance; elle eut seulement la précaution de recommander à Julie de tenir cette aventure aussi cachée qu'elle pouvoit l'être, et sur-tout de se taire sur sa famille, jusqu'à l'instant où un engagement sacré justifieroit cet attachement aux regards de son pere et de sa mere.Julie avoit oublié les auteurs de ses jours; l'amour étoit tout ce qu'elle voyoit, tout ce qui remplissoit son ame. Quelle funeste passion pour un jeune coeur, quand la convenance et l'honnêteté ne l'avouent point! Ce qui, peut-être, fait les délices de notre existence, le principe du vrai bonheur, des talents, des vertus, devient la source de nos imperfections, de nos fautes, et souvent de nos malheurs et de nos crimes: c'est un breuvage salutaire qui se convertit en un poison mortel.

Madame De Subligni pressoit vainement le marquis de remplir sa promesse; elle vint à craindre que les parents de Julie ne fussent éclairés sur son horrible situation; elle prit le parti de leur écrire que sa niéce avoit succombé à une maladie de langueur, espérant que, lorsque Germeuil auroit tenu sa parole, elle auroit le plaisir de détruire une nouvelle si affligeante pour Monsieur et Madame De Gourville. Confinés dans le recoin obscur d'une province, aux limites du royaume, ils devoient en croire aveuglément le rapport deMadame De Subligni; ce qu'elle leur annonça mit le comble à leur infortune; ils verserent leurs larmes dans le sein de Mariamne, cette fidelle domestique qui étoit leur unique amie; la seule espérance de revoir leur fils arréta leur dernier soupir; ils en recevoient des lettres pleines de tendresse; ces témoignages de sentiment les flattoient d'autant plus que le frere, bien différent de sa soeur, étoit l'exemple du militaire autant par sa conduite irréprochable, que par sa bravoure et les connaissances de son métier. Madame De Subligni, malgré sa lâche faiblesse, ne pouvoit repousser le chagrin dont elle étoit consumée; elle commença trop tard, sans doute, à s'appercevoir que Germeuil lui en imposoit. Pour sa niéce, elle s'abandonnoit à tout l'excès de son égarement; sa tante la fatiguoit de représentations inutiles; c'étoit dans le sein de l'indigne Sauval qu'elle déposoit toute l'ivresse d'un amour criminel; elle y puisoit de nouveaux poisons, et ce charme funeste qui l'avoit ravie à elle-même. Il étoit temps que la malheureuse Subligni recueillît le prix de sa sotte fureur pour le monde, et de ses honteux ménagements. Au sortir d'un de ces grands soupers, qualifiés si improprement du nom de soupers délicieux, elle se retira fort incommodée: sa maladie augmenta, devint sérieuse; elle mourut enfin, après avoir fait quelques remontrances triviales à sa niéce, qui ne tarda pas à les oublier et à essuyer ses larmes.

C'est alors que Julie bannit la décence, le remords, le respect de soi-même, et se livra à tout le délire scandaleux qu'entraîne une semblable conduite. Germeuil disposant à son gré de sa conquête, et impatient de la proclamer pour satisfaire son amour-propre, promena sa maitresse de spectacle en spectacle; elle fut suivie dans les jardins publics, appellée à toutes les fêtes; elle fit l'admiration des hommes, et le désespoir de ses rivales; son deshonneur, en un mot, comme son triomphe fut complet; la richesse, le luxe, tous les plaisirs cherchoient à réveiller ses goûts; l'élégance et la mode accouroient lui payer leurs tributs; sa vie étoit une dissipation continuelle: à peine avoit-elle le temps de se demander ce qu'elle desiroit. Peut-être aussi n'étoit-elle pas fâchée de s'étourdir et de se fuir elle-même; nous pouvons mentir aux autres: mais il est une vérité cruelle qui vit en nous, et dont le cri nous afflige et nous persécute, lorsque nous cédons à de coupables impressions.

Ce n'étoit pas la seule Sauval qui précipitoit Julie dans le vice: tout ce qui l'environnoit conspiroit à sa perte; elle n'entendoit que des conversations assaisonnées de flatteries ingénieuses, des graces de l'esprit du jour, de ce que les sots ont appellé le bon ton ; dans tous ces entretiens aussi méprisables que frivoles, il ne se prononçoit pas un seul mot qui rappellât une malheureuse fille égarée, dans le chemin de la vertu. Croiroit-on que des gens de lettres mêmes, des hommes, qui par leur état et par leurs lumières, devroient être les précepteurs du genre humain, et lui donner des exemples d'une vertu fiere et incapable de se plier au manege et à la souplesse, croiroit-on qu'ils furent les premiers à entretenir Julie dans cet abrutissement, et à consacrer tout haut par une bassesse révoltante, l'éloge de ses faiblesses criminelles?

Il arriva à Germeuil ce qui arrive aux amants de sa sorte. La vanité, beaucoup plus que la tendresse, l'avoit attaché à Julie: possesseur de ses charmes, il s'en dégoûta, la garda encore quelque temps par habitude, et la quitta pour une nouvelle conquête, qui n'avoit d'autre mérite que celui d'être plus décriée que la malheureuse victime de sa séduction. Julie avoit aimé de bonne foi le marquis; sans expérience, elle ne croyoit ni à l'infidélité ni au changement; ce coup pensa être pour elle celui de la mort. La voilà désolée, pleurant Germeuil jusqu'à vouloir s'enfoncer dans une profonde retraite, prête enfin à r'ouvrir son coeur à ce remords que jusqu'alors elle s'étoit efforcée d'écarter: le malheur ramène à la vertu.

Le bandeau est tombé: l'illusion s'est évanouie; Julie reconnaît qu'elle n'a point été la femme du marquis, qu'elle ne la sera jamais: car il y avoit eu des moments où cette erreur l'avoit abusée; elle voit avec douleur qu'elle n'a été que sa vile maitresse, qu'elle n'est qu'une fille deshonorée. Quelle image pour Mademoiselle De Gourville! La criminelle Sauvalaccourt, se sert de son pouvoir, de tout son esprit, ou plutôt de toute la basse scélératesse de son ame pour arrêter les larmes de son amie, et pour l'arracher au desir estimable de retourner à la vertu; elle lui parle sur-tout de sa beauté: que ce moyen a d'empire sur le coeur d'une femme! Elle arme contre le repentir l'amour-propre allarmé, et replonge enfin sa docile éleve dans ce sommeil coupable dont elle vouloit se dégager.

Elles vont au spectacle; Madame De Sauval fait appercevoir à sa pupille une de ces créatures livrées au mépris public, couverte de pierreries. Voilà, lui dit-elle, une petite effrontée bien impudente! Observez-vous qu'elle s'est placée là tout exprès pour vous insulter, et pour vous écraser de ses diamans?

Ces entretiens répétés de Madame De Sauval rendent Julie à toute la bassesse de son faux orgueil; l'intrigante lui présenta Dorival, et lui fit entendre qu'il falloit absolument se venger de Germeuil et des femmes hardies qui oseroient afficher plus d'éclat qu'elle, et combattre de rivalité.

Dorival étoit du nombre de ces favoris insolents de la fortune qui nâgent dans un fleuve d'or, et qui pensent que tout s'acquiert avec de l'or. Il acheta en effet à très-haut prix le mérite d'être le vengeur de Julie; la corruptrice Sauval présida à l'arrangement; Julie fut surchargée de diamants, et tout s'éclipsa devant elle.

La corruption étoit parvenue au plus haut degré; Julie n'avoit plus rien à desirer; sa passion pour la parure et le faste étoit rassasiée; l'ennui, cette rouille qui s'attache aux richesses et à tout ce qui tient à l'éclat et à la fausse félicité, commençoit à porter son noir poison dans son ame; tout l'importunoit, la fatiguoit: juste punition des plaisirs mensongers, le partage d'une société dissolue! C'est alors que cette voix qui n'avoit cessé de murmurer dans le fond de son coeur, fut plus articulée; Julie eut la force de s'interroger; elle se demandoit en vain ce qu'étoit devenue cette Julie élevée dans le sein de l'honnêteté et de l'innocence; souvent elle se surprenoit, laissant couler des pleurs; l'instant approchoit où elle alloit sortir de cette léthargie du vice, et sentir tous les regrets qui suivent la perte de la vertu. Une occasion singulière hâta cette heureuse révolution.

Elle se trouve en grande loge à l'opéra; sa beauté remportoit les applaudissements de la salle; la confusion des femmes que leur secret dépit trahissoit, ajoûtoit à son triomphe; son orgueil s'épanouissoit dans toute son arrogance: elle entend à ses côtés dans une loge voisine deux jeunes-gens tenir cette conversation: qu'en penses-tu, disoit l'un? N'est-ce pas un prodige de grâces? Que ne suis-je ce Monsieur Dorival! Car ces sortes de filles ne s'obtiennent qu'à prix d'argent. Ces sortes de filles: quelle expression pour les oreilles de Mademoiselle De Gourville! Sans contredit, répondoit l'autre, je n'en vois point ici de plus aimable: c'est la beauté même! Ah! Mon ami, faut-il que le vice défigure tant de charmes? Qu'il est malheureux de ne pouvoir aimer véritablement de pareilles femmes! Il n'est point de tendresse sans honnêteté: qui pourroit avoir le front d'offrir sa main à une telle personne? La fille la plus pauvre, la plus abjecte qui a conservé son honneur, ne lui seroit-elle pas préférable? Qu'elle est à plaindre de ne pas rougir de l'attention qu'elle excite! Prendroit-elle une frivole curiosité pour de la considération? Ces propos, et d'autres qu'il est inutile de rappeller, portèrent dans le coeur de la malheureuse Julie autant de traits assassins. Ce qui sur-tout l'avoit blessée vivement, c'étoient les paroles du second interlocuteur, d'autant plus cruelles pour sa sensibilité, qu'elle n'avoit pu s'empêcher d'éprouver en sa faveur cet intérêt qui nous affecte quelquefois malgré nous-même, et nous fait desirer de plaire à l'objet d'une heureuse prévention. Julie va se renfermer chez elle, et donner un libre cours à ses larmes; c'est alors qu'elle contemple avec effroi l'énormité de ses égarements, et la profondeur de l'abîme où l'ont jettée sa jeunesse et l'yvresse des passions; elle éclate en sanglots, elle s'écrie: j'ai entendu mon arrêt! Un coup de foudre m'a ouvert les yeux; quelles horreurs m'environnent! Je suis donc dans la classe de ces filles sans pudeur, qui sont à la fois l'amusement et le mépris du public! Cette parure recherchée, ces diamants, tout ce vain éclat ne peuvent en imposer sur le deshonneur qui m'avilit à mes propres yeux! La dernière des femmes a plus de droit que moi à l'estime de ces hommes que, tous les jours, je vois à mes genoux! Ils viennent m'apporter leurs adorations, et je suis l'objet de leur dédain, le dégoût des sentiments vertueux! Que ce jeune inconnu m'a percé le coeur! Faut-il que ce soit lui qui ait fait remarquer à quel point je suis humiliée? Sa physionomie m'avoit tant prévenue! Personne sur la terre, non, personne ne peut m'aimer, m'estimer, me plaindre! Ô mes chers parents, je vous ai deshonorés! Je suis votre opprobre, moi, qui avois reçu de vous une réputation sans tache! Vous êtes dans l'infortune! Ah! C'est votre fille, c'est votre coupable fille qui connaît, qui ressent le malheur véritable! J'ai perdu un bien qu'il ne m'est plus possible de recouvrer; j'ai offensé, j'ai souillé la pureté de ma naissance, de mes moeurs; j'ai dégradé la noblesse de l'ame; peut-être, en ce moment pleurez-vous ma mort.Hélas! Si vous sçaviez que je respire, ô mere si tendre! Ô pere si respectable! C'est sur ma vie que vous verseriez des pleurs. Ô mon frere, existes-tu pour partager ma honte?Dans cet avilissement, reconnaîtrois-tu bien ta soeur? Mais je n'ai plus de parents; je ne tiens plus à rien... dans l'univers: quelle pensée! Je suis une infortunée, une criminelle que tout doit rejetter, que tout doit punir; la terre, le ciel même, tout est intéressé à mon châtiment.

Madame De Sauval, à la suite de ces réflexions accablantes, s'offrit enfin aux regards de Julie sous les traits ignominieux qui la caractérisoient; épouvantée des crimes de cette femme, elle rompit avec elle, et les reproches les plus durs et les plus mérités accompagnèrent cette rupture éclatante. Julie vouloit absolument écrire à sa famille; la plume lui tomboit des mains. Annoncer son repentir à ses parents, c'étoit leur apprendre ses égarements criminels, tandis qu'ils la croyoient dans le cercueil. Eh! Se disoit Julie, ne vaut-il pas mieux pour ces chers parents et pour moi qu'ils me comptent au rang des morts? Que ne suis-je en effet dans le tombeau! Ce n'est que là, dans le centre de la terre, que je puis me sauver de la honte qui me poursuit.

Cette infortunée aspiroit à s'arracher à tous ces liens corrupteurs qui l'attachoient au vice, et la force lui manquoit. Il faut un courage supérieur pour se rendre à la vertu, lorsqu'on a eu le malheur de l'abandonner; on la voit de loin comme un port desiré: mais pour y atteindre, il seroit nécessaire de tenter des efforts, de les redoubler; et l'on demeure en pleine mer exposé à la tempête: souvent on périt en soupirant après le rivage.

Combien de mes lecteurs reconnaîtront ici leur faiblesse! Que de femmes, sur-tout, qui se sont laissées entraîner dans les mêmes égarements que la fille de Monsieur DeGourville, et qui tiennent en ce moment cet écrit dans leurs mains, gémiront avec Julie de manquer de fermeté! Puissent les larmes que je leur fais répandre, échauffer le mouvement heureux qui les sollicite en faveur d'un retour à la vertu! Qu'elles soient bien persuadées que le repentir est un titre d'expiation aux yeux de l'être suprême et même à ceux des hommes. On ne sçauroit refuser sa pitié, son estime à quiconque entend la voix des remords; et quand la nature humaine auroit assez d'injustice et de barbarie pour ne lui pas accorder ce sentiment qui lui est dû, qu'il réclame le témoignage de son coeur, il se trouvera suffisamment récompensé. L'aveu d'une conscience satisfaite est sans contredit le seul bonheur réel qu'il nous soit permis de goûter.

La santé de Julie souffroit de ce trouble intérieur; ses charmes s'altéroient; cette gaieté aimable qui ajoûtoit tant à ses grâces, s'évanouissoit de jour en jour; une sombre mélancolie détruisoit tous ses agréments; son amant, ses adorateurs, et ce peuple là est nombreux autour d'une jolie femme, s'obstinoient en vain à lui demander la raison d'un changement si extraordinaire: elle étoit bien éloignée d'en révéler la cause. Julie avoit assez de connaissance de la société pour sçavoir que, si elle eût découvert ce qui se passoit dans son coeur, on l'auroit traitée de femme qui joue la dignité : ce qui bien loin de lui gagner la compassion et l'estime, lui auroit attiré un ridicule ineffaçable; et Julie n'étoit pas assez près de l'élan sublime du repentir, pour oser lutter contre le ridicule: c'est avec la mode un des premiers tyrans de l'esprit français; le braver est le commencement de la vertu; ce noble effort n'appartient qu'à des ames vigoureuses; et d'où naissent la plûpart des erreurs et des crimes? De la faiblesse. Guérissez ce mal attaché au coeur humain; vous le rendrez susceptible des plus grandes actions, et vous l'éleverez au comble de l'héroïsme.

Un de nos étourdis titrés, qui environnoient Julie, entre chez elle avec cet air familier et insolent qu'il a plu aux sots d'appeller le bon air . Eh bien, reine! Lui crie-t-il du seuil de la porte, a-t-on toujours de ces vapeurs noires, qui gâtent en vérité tous vos charmes? Et de quoi diable vous avisez-vous avec cette mine agaçante et ce petit nez retroussé de vouloir nous parler raison? Car, depuis quelque temps, vous ne vous appercevez pas que vous nous prêchez morale, sur mon honneur. Vos sermons, je n'en doute point, seroient très-beaux, admirables; vous avez de l'esprit comme un ange: mais, croyez-moi, tenez-vous en à l'art de plaire, c'est votre lot; un de vos regards nous touchera plus que ces réflexions qui visent au sublime. Ah, parbleu! Puisque vous aimez tant le raisonner , on a le moyen de vous faire sa cour.

Toute la réponse de Julie à ces absurdités, étoit un sombre silence interrompu par quelques soupirs. Demandez-moi vîte, continue Delcourt, c'étoit le nom du fat, ce que le desir de vous être agréable m'a fait imaginer; on peut être indifférente, insensible: mais il faut nécessairement qu'une jolie femme ait de la curiosité; je vous mets à la torture, n'est-il pas vrai... or vous sçaurez, belle Julie, que j'ai dans mon régiment un philosophe de la première classe; il n'a pas vingt ans, et c'est... un Caton, un exemple de sagesse, oh! Parlant comme un livre; cependant il y a tout lieu de penser que vous lui avez tourné la tête; je ne sçais où il vous a vûe: mais il brûle, sans doute, de tomber à vos genoux, et moi, je vous l'amène poings et mains liés; jugez si l'on peut aimer avec plus de délicatesse: car je vous aime à la folie, et je m'immole, je sers mes rivaux; j'enchaîne la philosophie à votre char... je l'attends ici pour vous le présenter.

Delcourt n'avoit pas achevé qu'on le demande; il sort, et revient aussi-tôt suivi d'un jeune officier qui ne ressembloit point au courtisan; la modestie respiroit dans tout son extérieur; sa figure noble étoit encore plus intéressante par des marques de tristesse qu'il laissoit échapper malgré lui. Voilà, charmante, reprend Delcourt, Monsieur Daumal que je vous présente comme un de mes bons amis; c'est un sage au moins, quoique je ne lui croie pas un coeur invulnérable. Quel trait a frappé Julie! Elle reconnaît ce même jeune-homme qui, au spectacle, a tenu ce propos dont l'impression si sensible est restée dans son ame; elle cherche à se remettre de son trouble; elle voudroit se venger, et montrer à Daumal une froideur repoussante; elle ne peut que céder à des mouvements, qu'elle n'avoit pas jusqu'alors ressentis; Julie enfin se sent dominer par un doux attendrissement plus impérieux peut-être que la flamme impétueuse de l'amour. L'officier partageoit son émotion: il l'aborda avec cette timidité, hommage si flatteur pour un sèxe dont la sensibilité délicate ne laisse rien échapper de ce qui peut assûrer son triomphe. La conversation fut vague et indéterminée, telle que sont ces entretiens privés de chaleur et de vie, assemblage de mots vuides de sens, qui suffisent à la société pour faire circuler son ennui, et qui n'ont qu'un vain agrément de convention. La liaison deJulie et de Daumal prenoit chaque jour un nouveau degré d'intérêt. Malgré les efforts de l'amour-propre qui n'oublie guères ses ressentiments, Julie, dans le fond de son coeur, avoit pardonné à l'officier, et elle-même s'en étonnoit. Ils ne s'étoient point encore trouvés seuls. La malheureuse fille de Monsieur De Gourville n'avoit pas manqué d'observer que Daumal faisoit entrer adroitement dans tous ses discours l'éloge de la vertu; c'étoit adresser à l'infortunée Julie un reproche assez direct sur ses égarements. Rendue à elle-même, que de larmes elle versoit! Et elle ne pouvoit haïr la main qui lui perçoit ainsi le coeur. Quelle étrange situation! Julie, un jour, se livroit plus que jamais à ces réflexions désolantes qui lui présentoient l'excès de ses fautes, et laissoient dans son ame le tourment secret du remords; elle entendoit les gémissements de sa famille; elle voyoit couler ses pleurs; elle avoit horreur d'elle-même: c'est dans ces affreux moments queDaumal s'offre à sa vue. Elle est déconcertée, et n'ose lever les yeux; un frissonnement la saisit; Daumal s'apperçoit de son agitation: il veut se retirer. Non, monsieur, lui dit Julie: restez, restez; votre présence... adoucira peut-être le poison répandu sur ma vie; et en prononçant ces mots, elle craignoit de regarder Daumal, qui n'éprouvoit pas un moindre embarras; l'un et l'autre demeurent quelque temps sans parler. Daumal sort le premier de ce silence, la plus vive expression du sentiment:-quoi, mademoiselle! Seroit-il possible que vous eussiez des chagrins, et qu'il fût en mon pouvoir de les adoucir? Mon trouble vous instruit assez de ce qui se passe dans mon coeur. Il y a long-temps que je brûle de trouver une occasion où il me soit permis d'épancher mon ame: elle n'est remplie que de vous seule; vous avez excité en moi un intérêt si tendre, si respectueux, si délicat! C'est l'attachement le plus touchant, le plus pur qui m'anime... monsieur, interrompt Julie d'un ton attendri, vous avez bien changé de façon de penser à mon égard! Vous ne m'annonciez pas de tels sentiments...-comment, mademoiselle!-Quand vous me vîtes au spectacle, les réflexions dont vous fîtes part à votre ami... Daumal ne la laisse pas achever, et se jette à ses pieds:-je vois, mademoiselle, je vois que vous m'avez entendu: je n'irai point vous en imposer par un VIL mensonge; oui, mademoiselle, j'ai tout dit contre vous; regardez-moi comme le plus coupable des hommes; mais lisez dans mon coeur: votre premier regard suffit pour assurer votre empire sur moi; jamais je n'avois été frappé de tant de charmes; tout m'arrachoit en vous l'hommage le plus éclatant; pardonnez à un transport dont je n'ai pas été le maître: je me suis indigné contre le sort, de ce qu'à cet assemblage de perfections, il n'a pas joint... vous pleurez, mademoiselle!-Oui, monsieur, je sens que je ne possède rien: j'ai perdu la vertu... je l'ai connue, monsieur, et la douleur, la honte, l'opprobre seront attachés à ma vie pour toujours! Ah! Que vous avez eu bien raison de me mépriser, de me haïr! Moi-même...-vous mépriser! Vous hair, mademoiselle! Puisque vous êtes capable d'ouvrir les yeux sur vos erreurs...-dites, monsieur, sur mes crimes; eh! Je ne pourrai les expier!-Non, mademoiselle, non, vous n'avez point à craindre le mépris; votre ame s'ouvre au repentir; c'en est assez pour que vous méritiez l'estime.-L'estime, monsieur! Jamais, je ne recouvrerai un bien si précieux; hélas! Autrefois on ne me l'eut pas refusée.-Soyez assurée qu'on vous estimera, si vous avez la force de céder aux mouvements heureux qui dans cet instant vous agitent... mais me seroit-il permis, mademoiselle, de vous interroger? Comment, par quelle fatalité, par quelle funeste circonstance, avec une ame aussi noble, aussi sensible, avez-vous... l'adorable Julie étoit faite pour être un modèle de vertu.-Sans doute, j'aime la vertu, j'en sens tout le prix; je n'avois qu'à marcher sur mes premières traces; je me suis égarée; le monde, la jeunesse, l'exemple, une amie, une indigne amie, tout m'a séduite, m'a précipitée dans un enchaînement de désordres continuels... qui me coûteront la vie. Il y a long-temps, monsieur, que je gémis en secret sur mon sort, qu'un faux éclat, que la société, que tout m'importune, hors votre présence, qui m'est devenue nécessaire, quoiqu'elle semble me reprocher mes fautes; reprochez-les-moi, monsieur; ne ménagez point ma sensibilité; montrez-moi sans nul déguisement combien je suis coupable; ne me cachez pas le degré de bassesse où je suis descendue; oh! Vous ne sçauriez me punir assez, me déchirer assez le coeur; mes larmes, mes larmes ne toucheront ni le ciel, ni les hommes; c'en est fait, ma honte est éternelle... je suis avilie à tous les yeux, à mes propres regards!-Encore une fois, mademoiselle, un retour généreux à la vertu nous rend l'estime publique, l'estime de nous-même... vous n'êtes pas la seule que la séduction et le mauvais exemple aient égarée; plus d'une famille pleure encore sur la perte de jeunes-personnes que leur naissance et leur éducation paraissoient devoir attacher pour jamais à l'honnêteté.

À ces dernières paroles, Julie regarde Daumal, et laisse échapper un profond soupir.-Eh! Monsieur, c'est-là le trait mortel qui m'assassine! J'ai une famille... une famille respectable, et j'ai fait son deshonneur; mes parents...-il faut, mademoiselle, les revoir, aller tomber à leurs pieds, rentrer dans le sein de la vertu; vous lui prêterez des charmes; vous la ferez aimer.-Quoi! Vous croyez que mon désespoir, que mes remords vifs et sincères pourroient obtenir mon pardon de ces vertueux parents que j'ai couverts d'opprobre?-N'en doutez point, mademoiselle; et quels coeurs de si nobles sentiments ne vous gagneroient-ils point? ... Ah! Si ma soeur pensoit comme vous...-vous avez une soeur?-Qui cause tous mes malheurs, mademoiselle, dont les coupables égarements me conduisent au tombeau; elle y a plongé ma mere; elle va y faire descendre un vieillard infortuné, mon pere, qui pleuroit sa mort, qui depuis, sans pouvoir découvrir le lieu qu'elle habite, a sçu qu'elle vivoit, et qu'elle vivoit pour nous deshonorer; elle m'a forcé, ajoûta Daumal en fondant en larmes, elle m'a forcé de changer de nom...-Daumal n'est point votre nom! Il se pourroit...-non, mademoiselle.-Ô dieu! ... Et... vous vous appellez? ...-Gourville...-Ah! Mon frere! Et Julie tombe sans connaissance. Daumal reste frappé de la foudre. Julier'ouvre les yeux, et se précipitant aux genoux de son frere: oui, mon frere, vous voyez cette soeur malheureuse, cette soeur criminelle, la fille de Monsieur De Gourville, qui n'a plus que la mort à desirer, dont le dernier soupir sera pour vous, pour la vertu; je foule aux pieds ces témoignages de ma honte! (Elle arrache ses diamants, son collier, toutes ses parures, et les rejette avec indignation loin d'elle. ) Mon frere, je ne mérite plus que vous me donniez le nom de votre soeur: mais si vous ne m'aimez pas, si vous ne m'estimez pas, du moins vous me plaindrez... je cours embrasser l'état le plus VIL... je ne pourrai y retrouver mon honneur; hélas! Je l'ai perdu, poursuit-elle suffoquée par les sanglots! Je l'ai perdu! Daumal en la serrant dans ses bras, et gémissant avec elle, n'a que la force de dire: ah, ma soeur!-Quoi! Tu m'appelles encore ta soeur, frere trop généreux! Voilà où m'ont amenée ma faiblesse, l'amour de la fortune, et de quelques agréments qui me sont devenus odieux! Ils sont la source de tous mes malheurs, de ma perte! Mais parle, ces chers parents... je frémis à leur nom seul; je les vois toujours s'élever contre moi... quoi! J'ai causé la mort de ma mere! Mon frere, laisse-moi expirer à tes pieds; je ne puis plus supporter la vie; je ne suis digne ni du jour, ni de toi; je veux, je veux mourir, ici, à tes genoux, dans les larmes... laisse-moi. Daumal en la relevant, et la regardant avec attendrissement:-le repentir, je vous l'ai dit, peut réparer les fautes... viens... que je te conduise au lit de mort de notre malheureux pere.-Que dis-tu? Mon pere...-il touche au dernier moment; ils ont appris... ce que nous devons oublier; ma mere en est morte de douleur, et mon pere est venu à Paris pour s'informer... pour mourir dans tes bras, ma soeur; ne te livre point au desespoir: il te verra encore; il te pardonnera, il t'aime.

Tous deux se tenoient embrassés en pleurant avec amertume; ils vouloient se parler, et les sanglots leur ôtoient l'usage de la parole; enfin Julie reprend la voix: tu verras, mon frere, que j'étois faite pour mériter de t'appartenir... pourquoi suis-je entrée dans cette funeste ville? Malheureuse parente! Ne puis-je te rendre tes perfides bienfaits, et retourner à cette indigence qui m'honoroit? Julie quitte son frere, renvoie ses diamants à ses séducteurs, congédie ses domestiques, fait vendre ses meubles, prend l'habillement le plus simple, et court à Daumal.-J'ai quelqu'argent: mon pere en auroit-il besoin? Que me proposez-vous, repart le jeune homme avec une sorte de colere? Faites distribuer cet argent aux pauvres; puisse-t-il expier! ...-Arrête, mon frere; ne suis-je pas assez humiliée? Ta délicatesse n'est que trop juste; j'ai craint que mon pere... tant que j'aurai une goutte de sang dans les veines, réplique Daumal en élevant la voix, je la vendrai pour mon pere: mais vous l'offenseriez...-n'achève pas; ne me dis rien; ne me dis rien; je sçais... ce que je suis, une créature malheureuse, dégradée des droits de l'humanité, dévouée au mépris, le rebut de la nature entière, une infortunée... qui ne mourra point assez-tôt; mon frere, n'enfonce pas le poignard dans mon coeur; j'ai encore peu de jours à vivre... mais de quel oeil me verra mon pere?-Avec tendresse... comme sa fille.

Daumal fit part à sa soeur de tous les détails qui le regardoient. Monsieur De Gourville avoit appris par des voies indirectes qu'elle vivoit, et qu'elle démentoit sa naissance et son éducation; il flottoit encore dans l'incertitude; il étoit venu à Paris, où le chagrin consumoit ses jours, pour être éclairci sur le sort de Julie, et pour la ramener à ses principes d'honnêteté, si elle avoit eu le malheur de s'en écarter.

Un ecclésiastique accourt:-je vous ai enfin trouvée, mademoiselle. Daignez me suivre, vous et monsieur votre frere; il n'y a point de temps à perdre; vous ne sçauriez faire une meilleure action; vous rétablirez le calme dans une ame agitée. Daumal et sa soeur paraissent hésiter; l'ecclésiastique les presse: ils cèdent; il les conduit dans une voiture; ils descendent à l'extrêmité d'un fauxbourg, montent par une allée obscure et étroite à un cinquième étage, entrent dans une espèce de grenier où tout présentoit le tableau de la misère; une voix mourante sort du fond d'un lit qui annonçoit les horreurs de la pauvreté:-Ah! Mademoiselle, que j'ai de grâces à rendre à Dieu, puisqu'avant que d'expirer, je puis vous demander pardon de tous mes crimes! Voilà, monsieur, poursuit la personne expirante, en se tournant du côté de l'ecclésiastique, et d'une voix étouffée par les sanglots, voilà la vertu même que j'ai corrompue, que j'ai entraînée à sa ruine par mes abominables sollicitations... Madame De Sauval, s'écrie Julie! Dans quel état!-Oui, mademoiselle, je suis cette misérable qui vous ai poussée dans le désordre, qui vous ai précipitée dans l'abîme du vice; j'en ai déjà reçu un châtiment, qui n'est peut-être que l'avant-coureur d'un supplice éternel. Vous voyez mon affreuse indigence: c'est le fruit de cinquante ans de souillures et d'intrigues criminelles, et je vais dans le moment rendre compte de ces cinquante ans au juge suprême. Il n'y aura pas dans toute ma vie, un jour, un seul jour qui ne dépose contre moi. (Elle s'efforce de ranimer sa voix éteinte. ) J'ai sçu, mademoiselle, que vous aviez retrouvé monsieur votre frere; que vous étiez rendue à la vertu, à ce dieu qui me frappe, et auquel je vous ai arrachée; votre repentir le désarmera: mais moi, malheureuse! Que dois-je attendre de sa miséricorde? Non, je n'ai point de grace à espérer; c'est pour jamais, pour jamais que je suis rejettée! Je ne contemple... qu'une éternité de tourments!

À ces mots, elle laisse tomber sa tête sur ses mains, et verse un torrent de larmes. Le charitable ecclésiastique cherche à la consoler; il lui expose un dieu clément, infini dans ses bontés, toujours prêt à ouvrir son sein paternel au repentir. Madame De Sauval l'écoutoit avec attention, baisoit avec transport le crucifix; puis reprenant toute la fureur du desespoir, le repoussoit loin d'elle:-il est impossible qu'il me pardonne! J'entends ma condamnation retentir à mes oreilles! Je vois la fosse qui s'ouvre... qui m'engloutit! Ils m'entraînent... ils m'entraînent... où me cacher? Où fuir?

Cette malheureuse femme, toute pâle, tremblante, égarée, qui n'étoit plus qu'un squelette vivant, s'élance vers Julie. Aussi-tôt emportée par la compassion, oubliant son aversion pour une misère dégoûtante, n'envisageant plus que l'infortune dans la perfide amie qui avoit causé sa ruine, Julie lui tend les bras, l'arrose de ses pleurs. Ne le voyez-vous pas, s'écrioit Madame De Sauval épouvantée?-Reprenez vos esprits, madame, reconnaissez-moi; croyez que je suis sensible à vos peines, que je ferai tout au monde pour les adoucir.-Ah! C'est vous, mademoiselle, c'est vous que j'ai voulu perdre avec moi! Je suis coupable de tous vos égarements; Dieu va m'en punir... pour toujours! Elle s'adresse à Daumal: monsieur, je le déclare ici: je suis la seule criminelle; j'ai mis tout en usage pour détruire les sentiments vertueux de mademoiselle votre soeur, pour l'enlever à sa famille, à l'honneur, à la religion, dont je sens aujourd'hui tout le pouvoir.-Ne parlons point de nos fautes, interrompt Julie en pleurant; ne songeons qu'à appaiser la colere du ciel. Hélas! Si j'avois été aussi vertueuse que vous le dites, je ne me fusse jamais écartée du chemin que m'avoit tracé une famille irréprochable. (Elle se jette ensuite à genoux avec vivacité) ô mon dieu! J'implore ici notre pardon pour toutes deux; nous t'avons offensé: daigne entendre nos cris; qu'ils montent jusqu'à toi. Joignez-vous à ma prière, madame; le ciel aura pitié de nous: nos remords le fléchiront. L'ecclésiastique etDaumal étoient demeurés immobiles d'étonnement. En effet c'étoit un spectacle bien digne d'attacher et d'intéresser, qu'une jeune personne, qui, dans tout l'éclat de la beauté, pénétrée de repentir, noyée dans les pleurs, dans l'abbaissement le plus profond, s'adressoit au ciel avec cette onction si peu sentie des ames mondaines. Daumal veut relever sa soeur.-Non, mon frere, je ne sçaurois inonder assez la terre de mes larmes; n'aurois-je pas dû avoir la force de résister, de combattre, d'empêcher même cette infortunée de courir à sa perte? C'étoit à moi de soutenir sa faiblesse; votre soeur, la fille de Monsieur De Gourville étoit faite pour servir d'exemple, et pour rappeller à la vertu ceux qui s'en éloignoient.

Madame De Sauval retombe dans ses terreurs; les traits d'une mort effrayante sillonnoient déjà son visage; son agitation redouble; ses cheveux se hérissent; elle crie: sauvez-moi, sauvez-moi. L'ecclésiastique répand sur elle de l'eau-bénite.-Je brûle... la flamme me dévore... ô mon dieu! ... Tu m'as condamnée! ... Je tombe... je roule dans un abyme... secourez-moi!

Elle expire enfin en poussant des hurlements épouvantables, et devient un objet hideux que Julie et Daumal, frappés de consternation, s'empressent de fuir.

Ô dieu, disoit Daumal! Quelle est la fin du crime! La faiblesse, la terreur, le désespoir assiégent ses derniers instants! Quelle différence de la vertu, qui, toujours calme, toujours sûre d'elle-même, rend son ame sans effort, sans agitation, comme un dépôt que le ciel lui a confié! C'est à cette épreuve, ma soeur, vous en êtes le témoin, qu'il faut attendre ces prétendus heureux, dont on nous vante le bonheur, et qui souvent excitent bien mal à propos notre envie. Quel être sensé desireroit cinquante ans d'une vie noyée dans l'opulence et les plaisirs, que devroit terminer une pareille mort? Et quand il n'y auroit pour les vicieux d'autre supplice que le trouble continuel attaché à leur existence, qui ne préféreroit à leur situation, la tranquille conscience d'une vertueuse pauvreté?

Ils arrivent à la demeure de Monsieur De Gourville. Une petite chambre précédoit la pièce où étoit le vieillard. Daumal entre; Julie veut le suivre; il l'arrête:-ma soeur, attendez ici quelques instants.-Quoi! Retarder le moment de voler aux pieds de mon pere!-Vous le verrez, ma soeur: mais, vous concevez... épargnez-moi la peine de vous rappeller... cette entrevûe, ma soeur, exige des ménagements.

Des ménagements, se dit Julie seule! Et voilà donc où mes fautes m'ont conduite! Un enfant être obligé de reculer l'instant de se montrer aux regards paternels! Craindre de les offenser! Ah! Misérable Julie, reçois-tu assez de blessures? La porte s'ouvre: quelle est la personne qui sort, et que reconnaît cette infortunée, en poussant un cri, et en voulant se cacher le visage? Mariamne, Mariamne, qui, plus estimable, plus attachée que jamais à Monsieur De Gourville, vouloit mourir à son service, qui avoit vû Julie vertueuse:-c'est vous, mademoiselle!

Julie tombe sur son siége, accablée de sa situation. Avoir à rougir, être couverte de confusion à l'aspect d'une domestique: quel supplice! C'étoit Mariamne qui jouoit le rôle de la fille de Monsieur De Gourville, et Julie étoit, en ce moment, au-dessous de la créature la plus abjecte. Oui, Mariamne, répond-elle en baissant la tête dans son sein, et en pleurant amérement, c'est moi... c'est moi, qui n'ose vous regarder... que votre présence m'humilie! Mariamne... vous ne vous êtes point égarée, et votre malheureuse maitresse... elle n'a pas la force de poursuivre.Mariamne se jette, en versant un torrent de larmes, au cou de Julie:-mademoiselle... mademoiselle, pardonnez-moi ce mouvement; vous nous avez causé bien du chagrin! Hélas!Madame en est morte, en prononçant votre nom, en demandant au ciel de revoir, d'embrasser encore sa chere enfant; elle vous plaignoit... c'est cette Madame De Subligni qui a tout fait. Oh! Je m'en doutois bien que le séjour de Paris, et cette tante vous seroient préjudiciables. Mais, ma chere maitresse, ajoûte-t-elle en la serrant contre son sein avec transport, ne vous abandonnez pas à la douleur; vous êtes bien repentante, n'est-il pas vrai?-Ah! Mariamne, Mariamne, qu'est-ce que le repentir au prix d'une vie irréprochable?Il faut que je meure, que je me cache dans les entrailles de la terre.-Calmez ce désespoir, mademoiselle; monsieur vous reverra avec plaisir; il vous pardonnera; il est si bon! Dieu n'est-il pas miséricordieux? Il ne faut plus songer qu'à consoler monsieur votre pere, qui est toujours dans l'infortune; il est au lit: vous le trouverez plus malade encore de douleur que de vieillesse. Mon cher maître! Que ne puis-je conserver sa vie aux depens de la mienne!

Et les larmes de Mariamne se confondent avec celles de Julie.

À peine Daumal a-t-il paru dans la chambre de son pere:-eh bien! Mon fils, as-tu des nouvelles à me donner? ... Elle me fait mourir! N'auroit-on pas cherché par un faux rapport à me percer le coeur? Ma fille auroit à ce point outragé sa famille! Tu ne me réponds pas! Tu pleures!-Tout n'est que trop véritable. Elle vit, s'écrie Monsieur De Gourville! Et ma fille nous a deshonorés! Ah! Que je ne la voie jamais! Daumal... mon fils, et sçait-elle combien elle me coûte de pleurs?-Elle sçait que vous êtes le pere le plus respectable, le plus sensible, le plus digne d'être aimé, qu'elle est la plus coupable des filles: mais, mon pere, le remords nous ramène Julie; elle reconnaît, elle pleure ses fautes, et ne demande qu'à mourir de repentir après vous avoir vû.-Non, Daumal, je te l'ai dit: que je ne la voie jamais... ce sont-là de ces erreurs inexcusables... et elle sent toute l'énormité de sa détestable conduite?-Elle en est pénétrée, mon pere.-Elle doit l'être. Avoir reçu une éducation aussi sage, avoir été élevée dans le sein de la mere la plus vertueuse, et passer tout à coup à une telle dépravation! ... S'est-elle informée de moi? Hélas! Mon sort doit peu l'intéresser.-Ce n'est que vous, mon pere, qui l'attachez encore à la vie; je vous le répéte: elle meurt de son repentir, et c'est à vos genoux qu'elle voudroit expirer.-Ah!Daumal, c'est à moi de finir une carrière de douleurs... sa vûe empoisonneroit mes derniers instants... ne dis-tu pas qu'elle est repentante? ...-Elle a le coeur déchiré des plus vifs remords; elle excite la compassion...-mon fils, Dieu pardonne: si je croyois qu'il eût éclairé cette malheureuse fille... la faiblesse de son âge, le mauvais exemple l'auront entraînée au vice plus encore que son coeur; elle étoit née pour aimer la vertu, et ne s'en jamais écarter. Mon fils... et où est cette fille... qui m'étoit si chere? À vos pieds, mon pere, s'écrie Julie qui avoit entendu ces dernieres paroles, et se précipitant au-devant du lit, à vos pieds, le visage prosterné contre terre, accablée de ses fautes; elles sont énormes! Implorant votre clémence comme celle de Dieu même, n'aspirant qu'à mourir en votre présence... ma fille, dit Monsieur De Gourvilleen lui tendant les bras! Ma fille! ... C'est toi! ...-Ah! Je me suis rendue indigne de ce nom; je vous ai couvert d'opprobres; j'ai manqué à tout, à l'honneur, à la terre, au ciel; j'ai porté le coup mortel au sein de ma mere... ma vie est irréparable; il ne me reste plus qu'à m'ensevelir dans la retraite la plus obscure: mais avant que d'entrer dans le tombeau, j'ai souhaité vous voir, vous adorer encore, vous dire qu'au milieu de mes égarements, vous n'êtes jamais sortis de mon coeur, ni vous, ni une mere infortunée... mon pere! Mon pere! Je vous demande à Dieu et à vous un pardon... Dieu ne me le refusera point... mon pere, daignez me l'accorder aussi; que j'expire avec cette consolation! Julie étoit toujours à genoux, arrosant la terre de ses larmes; Monsieur De Gourville n'ayant pas la force de parler, la regarde avec attendrissement, semble un moment balancer, lui tend avec bonté une de ses mains; elle la presse contre sa bouche, et la mouille de ses pleurs; toute la réponse du vieillard est de se soulever, et de serrerJulie entre ses bras. Ce silence si touchant, si expressif, n'est interrompu que par des sanglots; Daumal et Mariamne y mêlent les leurs; le vieillard enfin s'écrie: ma fille... puisseDieu te pardonner, comme je te pardonne! Julie ne peut que dire: ô mon pere! Vous ne me rejettez pas de votre sein! Vous me pardonnez! Je mourrai donc avec le nom de votre fille!

La douleur et la joie produisirent sur Monsieur De Gourville des effets également dangereux pour sa santé. Julie ne quittoit point le chevet de son lit; la source de ses pleurs étoit intarissable; son pere pleuroit avec elle, et la reprenoit sans cesse dans ses bras.Tu m'es rendue, lui disoit-il! Tu recevras mon dernier soupir!-Ô mon pere! C'est moi qui touche à la fin d'une vie, que je ne sçaurois expier! Vous ne mourrez point, mon pere, vous vivrez pour m'accorder quelques regrets. Je me flatte que mes derniers instants vous feront oublier... ah! Le souvenir de mes honteux égarements me survivra; tout l'excès de mes remords ne me sauvera pas d'une mémoire à jamais flétrie! Le vieillard, toujours plus dominé par l'amour paternel, s'efforçoit de consoler Julie, en lui parlant de sa tendresse, et de la bonté sans limites de l'être suprême. Enfin il approche de cet écueil redoutable où tout ce qui existe, va se briser et s'anéantir. Daumal et sa soeur s'abandonnent à tout l'emportement de la désolation. Mes enfants, leur dit Monsieur De Gourville, soyons chrétiens, regardons le ciel; c'est-là que nous serons dédommagés des vains songes de la terre; la mort n'est rien; c'est notre destinée future qui nous doit occuper; je remets la mienne entre les mains de mon Dieu; il me fait mourir content, puisque j'ai retrouvé ma fille, et qu'elle pleure sincérement ses erreurs. Julie, connais, sens tout le prix de la vertu: voilà la source des vrais plaisirs! Tu l'éprouveras; tu verras que toutes les illusions du monde ne valent pas le bonheur d'être bien avec soi-même, et c'est Dieu seul qui nous procure cette félicité. Ô mon Dieu!Continue le vieillard expirant, en versant de douces larmes, mon cher bienfaiteur, achève ton ouvrage; ne lui retire pas ta grace si puissante, si consolante! Daigne protéger mes enfants, qu'ils retrouvent en toi leur soutien! Hélas! Je les laisse malheureux sur la terre.

De temps en temps, il pressoit Julie et Daumal contre son coeur; il levoit les yeux au ciel. Mon Dieu, reprenoit-il, j'ai recours à ta clémence; pardonne, ô mon Dieu! Pardonne; misérable créature que je suis! J'attends tout de ta bonté.

Jamais Monsieur De Gourville ne déploya plus la dignité de l'homme; jamais il ne fut plus sensible, plus reconnaissant, et n'eut un front plus serein; c'étoit lui qui consoloit, qui exhortoit ceux qui l'entouroient; il reçut les secours de l'église avec cette ferveur qui part d'une ame nourrie de vertu et de religion; et après avoir donné sa bénédiction à son fils et à sa fille, et leur avoir recommandé la fidelle Mariamne, il mourut dans leurs bras, comme s'il tomboit dans ceux du repos; c'étoit un fruit sain qui, ayant acquis son degré de maturité, s'étoit détaché sans effort; sa candeur, l'innocence de sa vie, la pureté de ses moeurs, sembloient respirer encore sur son visage. Quel spectacle pour les gens du monde! Et quelle mort à opposer à celle de cette malheureuse Sauval! Ô vertu, tu n'es donc pas une chimère! Et quand on ne retireroit d'autre avantage de soixante-dix ans qui t'ont été consacrés, que d'avoir le droit de mourir ainsi, ne devroit-on pas te préférer à tout ce que les plaisirs nous offrent de plus flatteur? Daumal éprouva un violent désespoir; Mariamne expiroit dans les sanglots: mais la désolation de Julie ne sçauroit se représenter: elle se précipitoit, les cheveux épars, en se frappant la poitrine, sur le corps de son pere; elle l'embrassoit; elle poussoit des hurlements. Mon pere, s'écrioit-elle! Ô mon pere! C'est moi qui ai avancé la fin de ta carrière infortunée! C'est ta fille qui t'immole, mon pere! Ce crime me manquoit! Non, disoit-elle à son frere et à Mariamne qui vouloient l'arracher à cette situation, vous ne me séparerez point du plus chéri des peres; je veux être ensevelie dans le même cercueil; et que serois-je sur la terre? Je ne puis plus soutenir le fardeau de l'existence; le tombeau est mon unique asyle... mon frere, ne m'ôte pas la consolation d'exhaler le soupir qui me reste, à côté de l'auteur de nos jours. On rendit les derniers devoirs à Monsieur De Gourville. Julie, malgré Daumal et toutes ses représentations, courut se vouer à une clôture éternelle; elle fit choix de cet ordre rigide où l'on est obligé de coucher dans sa biere; elle prit un habillement grossier, ne vivant que de pain et d'eau, ou plutôt de ses larmes, et quand elle avoit rempli les plus humiliantes fonctions, on la trouvoit au pied des autels, implorant avec des cris, la clémence divine, et désespérant de la toucher en sa faveur. Mariamne la suivit au couvent où elle s'attacha en qualité de soeur converse. Mademoiselle, lui dit cette domestique si estimable, je comptois mourir au service de vos chers parents: le ciel nous les a enlevés; je n'ai plus d'autre maître à servir que Dieu: il n'empêchera point que je ne vous chérisse jusqu'au dernier soupir. Ah, Mariamne! Répondoit Julie avec des gémissements, tu n'as point à désarmer un juge irrité: c'est dans le sein d'un pere tendre que tu te jettes; il ne me pardonnera jamais; Mariamne, je l'ai trop offensé!

Ces deux femmes, exemple de la piété la plus vraie et la plus vive, étoient animées d'une louable émulation pour les austérités et les autres pratiques de la vie religieuse. Julieredisoit sans cesse: des conventions purement terrestres, m'avoient élevée au-dessus de Mariamne; la vertu l'a faite ma maitresse et mon modèle; que je serois heureuse d'être son égale!

Daumal voyoit souvent sa soeur; elle lui avouoit que son bonheur avoit commencé du moment qu'elle s'étoit retirée dans le cloître:-mon frere, il y a bien peu de temps que je vis; je trouvois dans la société une mort continuelle; quelle fausse joie! Que ces plaisirs qui m'avoient tant séduite, sont faibles et languissants au prix de cette ivresse pure et délicieuse dont se remplit une ame pénétrée de Dieu! Croiriez-vous, ajoûtoit-elle, que je dors dans mon cercueil avec plus de satisfaction que dans ces lits que me préparoit la mollesse? C'est-là que j'embrasse l'image ravissante d'un maître bienfaisant qui a daigné me rappeller à lui. Lorsque j'étois livrée à mon aveuglement, je ne pouvois imaginer queMadame De La Vallière, éloignée d'une cour enchanteresse, oubliée du plus puissant des monarques, soumise à toutes les rigueurs de la pénitence, ne fût pas la plus malheureuse des femmes: ah! Mon frere, que je m'abusois!

La soeur Louise de la miséricorde jouissoit du bonheur suprême; eh! Quels rois de la terre valent celui du ciel? J'ai été dans le fracas du monde, surprise et persécutée par une conscience indomptable, dont la voix sourde se faisoit entendre au milieu de mes égarements; un trouble secret et invincible empoisonnoit pour moi ces moments de tumulte qu'on appelle des fêtes; mon ame incessamment me découvroit de nouveaux besoins, et s'élançoit vers quelqu'objet qui pût fixer et calmer ses desirs vagues et inquiets, et cet objet si attendu, si souhaité, fuyoit comme une ombre impalpable que l'on poursuit, et qu'il est impossible de saisir. Daumal, ici je commence et j'achève la journée dans les douceurs d'une félicité pure, qui, sans doute; est un avant goût de la félicité céleste; j'ai atteint ce bonheur fugitif qui trompoit mes voeux et s'échappoit devant moi; je ne crains plus de m'interroger sur ce que je ressens; je connais le repos, le calme du coeur, plaisirs si peu connus du monde! Bien différente de cette Julie qui redoutoit la solitude, je vole après les instants qui me rapprochent de moi-même; tous les jours sont beaux à mes yeux: ils m'élèvent à l'idée sublime et attendrissante de l'immortalité. Je me jette toute entière dans le sein de la bonté divine; j'espère que mes larmes, un repentir sincère, mon amour, mon tendre amour pour le plus grand, pour le meilleur des êtres répareront mes désordres passés; puissé-je mourir, mon frere, dans cette confiance! Ô mon Dieu, poursuivoit-elle! Faut-il que mon pere ait été la victime d'une fille trop coupable? Oui, c'est moi qui lui ai causé la mort; je brûle de le rejoindre. N'en doutons point: ce Dieu si juste l'aura récompensé de ses vertus, de ses souffrances, du pardon généreux qu'il a bien voulu m'accorder.

Tels étoient les discours et la nouvelle vie de la soeur de Daumal.

Quel pouvoir n'a point l'exemple! Et qu'il est nécessaire à la nature humaine qu'elle ait devant les yeux des images imposantes qui l'échauffent et l'élèvent à la perfection! On vint un jour avertir Julie qu'on demandoit à lui parler; elle fit des questions au sujet de la personne qui desiroit la voir: on ne put lui donner que de faibles éclaircissements: c'étoit un inconnu qui avoit refusé absolument de dire son nom, et l'objet de sa visite; on avoit seulement observé qu'il étoit jeune, que son extérieur étoit des plus simples, et qu'il paraissoit dans l'abbatement. Julie hésita d'abord si elle se rendroit à sa demande: un mouvement subit la détermina; c'est peut-être, dit-elle, quelque infortuné qui a besoin de consolation; si je ne puis l'obliger, du moins il est en mon pouvoir d'essuyer ses larmes, et de lui faire sentir les douceurs d'une religion compatissante.

Julie court au parloir. Qui s'offre à ses regards, pâle, défiguré? Le marquis de Germeuil, scélérat aux yeux du ciel et de cette vérité à laquelle on ne sçauroit en imposer, et envisagé par le monde comme un homme à la mode, et comme un modèle de noblesse et d'agrément. Vous, monsieur, s'écrie Julie en reculant de crainte! Votre perfidie vient-elle me poursuivre jusqu'en ces lieux? Je viens, reprend le marquis, vous admirer, vous demander pardon d'une conduite trop criminelle, et répandre à vos pieds une ame qui vous doit son changement, et qui brûle de vous imiter.-Que dites-vous, monsieur? ...-Je suis l'auteur de vos égarements; je vous ai entraînée dans le vice; j'ai employé l'art infâme des séducteurs: j'ai commis tous les crimes. Vous n'êtes pas la seule dont j'aye causé les malheurs et les désordres; il n'y a point d'excès où je ne me sois porté; content d'avoir aux yeux des hommes le masque d'une probité apparente, je ne croyois ni au ciel ni à la vertu. Votre exemple a été pour moi un coup de lumière; je me suis contemplé dans toute l'horreur de mon aveuglement: j'ai frémi du péril, et je cours m'enfoncer dans une retraite religieuse, et y pleurer à jamais une vie qu'il me sera impossible d'expier. Je donne tout mon bien à mes parents. J'ai voulu vous voir, avant que de dire un éternel adieu au monde, et vous apprendre enfin une conversion qui est votre ouvrage. Ô mon Dieu, dit Julie en levant les yeux au ciel, tu me combles de tes bienfaits! Quoi! Monsieur, ajoûte-t-elle en s'adressant à Germeuil, vous reconnaissez vos erreurs! Que je vous vois avec plaisir rempli de tels sentiments! J'approuve fort cette espèce d'abjuration que vous faites de la société: mais, si vous m'en croyez, au lieu d'aller vous ensevelir dans un cloître, osez rester au milieu de ce monde, pour lui présenter un exemple éclatant de vertu et de piété véritable. Vous êtes connu, monsieur; vous possédez un revenu suffisant: moi, je n'étois qu'une infortunée, sans un nom qui attache les regards, hors d'état d'offrir une image frappante, et de répandre le bien; je n'avois d'autre parti à prendre que celui de la retraite: pour vous, c'est une conduite différente que vous devez adopter. Je vous le redis: soyez pour tout ce qui vous environne un objet d'instruction. Vous parlez de vous désaisir de vos richesses! Eh! Monsieur, comptez-vous pour rien l'avantage de secourir les pauvres, de donner du pain à une famille expirante de besoin? Messieurs vos parents sont dans l'opulence: entendez ces malheureux qui vous exposent leurs infortunes, ces orphelins qui vous redemandent un pere, ces jeunes personnes que l'affreuse nécessité... Julie s'arrête à ce mot, et ne peut retenir ses larmes: Germeuil, reprend-elle, vous m'avez entendue; allez, connaissez l'esprit de la religion: édifiez; ajoûtez sur-tout la bienfaisance à la prière, et soyez assuré que l'être suprême, à ce prix, fera grace à votre repentir.

Germeuil étoit dans une sorte d'extase; Dieu lui-même parloit: il court embrasser le genre de vie que Julie lui avoit tracé; il revenoit quelquefois la voir, et réchauffer son zèle dans ses pieux entretiens; des austérités volontaires qu'il s'étoit imposées, le conduisirent au tombeau. Avant que d'expirer, il écrivit à Julie une lettre qu'elle eut toujours devant les yeux; jamais la religion ne s'étoit exprimée avec plus d'onction et d'énergie. Julie, durant vingt-cinq années, eut la force de persister dans sa ferveur, d'autant plus admirable, que d'une sévérité excessive pour elle-même, cette digne religieuse n'avoit pour les autres que de la douceur et de l'indulgence.Voilà bien le caractère de la vraie dévotion! La piété fausse se fait reconnaître à sa férocité intolérable, et à son peu de ménagement pour les faiblesses d'autrui. On ne voyoit point dans Julie cet orgueil qui souvent s'attache à la vertu, et lui ôte de sa noblesse et de sa pureté; elle pratiquoit l'humilité qu'annonçoit son extérieur; son plus grand sacrifice étoit de soutenir les regards de Mariamne, et elle en cherchoit avidemment les occasions pour se confondre et s'anéantir davantage. Au bout de ces vingt-cinq ans d'une pénitence éclatante, elle se ressouvenoit encore de ses fautes, et en gémissoit profondément.

Enfin Julie arrive à ce terme où tout s'évanouit autour de nous, hors la vérité qui, d'une main qu'on ne sçauroit repousser, vient nous présenter le flambeau de la mort; elle demanda à être couchée sur la cendre; ce futMariamne qu'elle chargea de l'étendre sur ce lit d'humiliation. Toute l'assemblée fondoit en larmes; on n'entendoit que des sanglots: la seule Julie montra cette fermeté qui n'appartient qu'à une religion sublime, et que ne donne point la sagesse mondaine. Elle expira, en tendant la main à Mariamne, et en priant Dieu de lui pardonner ses erreurs, et de conserver les jours de son frere. Daumal ne put se consoler de cette perte, et pleura sa soeur jusqu'au dernier soupir. Pour Mariamne, accablée de douleur, elle ne tarda guères à suivre sa maitresse au tombeau, et fit une fin aussi édifiante: c'est-à-dire que cette fin fut exemte également et de faste et de faiblesse, et que Mariamne mourut comme doivent mourir les vrais chrétiens.

Accablée de douleur, elle ne tarda guères à suivre sa