Elisabeth: Roman Par Madame ***: MiMoText edition Françoise-Albine Puzin de La Martinière Benoist(1724-1809) data capture volume 3 double keying volume 3 by "Jiangsu", China encoding Julia Dudar editor Julia Röttgermann Merging volume 1, 2 and 3 Johanna Konstanciak 77779 3 Mining and Modeling Text Github 2020 Elisabeth, roman. Par madame *** Françoise-Albine Puzin de la Martinière, Mme Benoist Amsterdam Arkstée & Merkus 1766 1766

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ÉLISABETH. LETTRE I. D'ELISABETH, sà Madame d'ALBI.

Dans quel lieu es-tu donc, chere Henriette, depuis huit jours que j'attends de tes nouvelles? que me préſage ce ſilence? ſerois-tu malade? Ah Dieu! ce chagrin viendroit-il troubler ma joie? que dis-je, ma joie? ce mot ne rend point e que j'éprouve.

Tu ſais combien ta préſence me fut toujours chere: mais qu'elle me devient néceſſaire en ce moment

Enfin, pour la premiere fois, j'ai un important ſecret à te confier.

Je t'avoue que j'en ſuis ſi fort affectée, que je crains ſans ceſſe qu'il ne m'échappe. Reviens donc; hâte-toi de préſerver ton amie de quelqu'imprudence: viens partager & combler ſon bonheur!..... Je ne puis y ſuffire toute ſeule. Depuis trois jours le ſourire ne m'a point abandonnée. Je me refuſe au ſommeil, crainte de perdre le ſentiment de ma ſituation: tout ce qui m'environne me ſemble embelli. Il n'eſt point d'objet qui ne ſoit paré des riantes couleurs de mon imagination; les choſes, les hommes, tout me paroît perfectionné. Il n'y a pas juſqu'à la mauſſade humeur de mon oncle, qui ne me ſemble agréable; & toi-même, chere Henriette, te l'avouerai-je? le croiras-tu? je t'aime quatre fois davantage; ... oui, ſi tu étois-là, je te donnerois mille baiſers: mais cet excès de tendreſſe ne t'explique rien. La mienne pour toi a toujours été ſi vive depuis que je t'ai connue, depuis cet inſtant heureux où l'amitié donna la vie à mon cœur, que je n'ai reſpiré que pour t'aimer.

Un ſertiment ſi vif n'auroit-il pas dû captiver toutes les puiſſances de mon ame? & devois-je attendre ſi tard pour te donner un rival? car tu ſals (il eſt inutile de te le rappeller,) que j'ai vingt-quatre ans, & quoique ma bien bonne amie, je te défie d'oublier cette date. Ne me trouves-tu pas ridicule d'aimer à mon âge pour la premiere fois de ma vie? Cependant ne te preſſe pas trop de me condamner; je ſuis pas encore ſûre que ce ſoit de l'amour; au moins puis-je en douter, ſi j'en juge par ce que j'ai lu & entendu dire juſqu'à préſent: toi-même qui l'as éprouvé, ne m'as-tu pas dit cent fois, que les premiers effets de ce ſentiment ſont de rendre triſte, rêveur; moi au contraire j'ai une gaieté continue; je ne réfléchis plus malgré l'extrême penchant que tu me connois aux réflexions. Mon cœur palpite de plaiſir dans l'abſence & en préſence de l'objet. Si je penſe encore quelquefois, ce n'eſt que pour me rendre compte de mon bonheur. Enfin tu ne voudras pas me croire: mais en vérité je ne trouve point de différence entre ce que j'éprouve pour ce nouvel objet, & ce que j'ai ſenti pour toi, excepté que les premiers jours nos regards n'oſoient ſuis pas encore ſûre que ce ſoit de l'amour; au moins puis-je en douter, ſi j'en juge par ce que j'ai lu & entendu dire juſqu'à préſent: toi-même qui l'as éprouvé, ne m'as-tu pas dit cent fois, que les premiers effets de ce ſentiment ſont de rendre triſte, rêveur; moi au contraire j'ai une gaieté continue; je ne réfléchis plus malgré l'extrême penchant que tu me connois aux réflexions. Mon cœur palpite de plaiſir dans l'abſence & en préſence de l'objet. Si je penſe encore quelquefois, ce n'eſt que pour me rendre compte de mon bonheur. Enfin tu ne voudras pas me croire: mais en vérité je ne trouve point de différence entre ce que j'éprouve pour ce nouvel objet, & ce que j'ai ſenti pour toi, excepté que les premiers jours nos regards n'oſoient ſe porter l'un ſur l'autre. Maintenant il ne nous eſt plus poſſible de les détourner. Mais l'abſence, qui, dit-on, eſt le plus grand des maux pour les amants, ne m'a cauſé nul chagrin; quoiqu'en huit jours il y en ait eu quatre où des eſpaces immenſes nous ont ſéparés.

Cependant tu ſçais comme je pleurois chaque fois que je te voyois partir, & combien tes plus courtes abſences m'ont coûté de larmes...Tiens, Henriette, ſonge à tout cela & tu conclueras ſûrement que ce n'eſt que de l'amitié.

Au reſte, quelle que ſoit la nature du ſentiment qui m'anime, il me cauſe tant de plaiſir, que je me félicite de l'éprouver. Il ne manque à mon bonheur, pour être parfait, que de t'avoir auprès de moi.

Quand finira donc ce malheureux ſervice? En vain ma vive impatience compte & recompte les jours; ſon calcul ſemble éloigner ce terme au lieu de l'abréger......

Abandonneras-tu ton amie dans un moment, où ſa ſécurité n'eſt peut-être qu'une erreur dont les ſuites lui ſeront funeſtes? Ton grave mari ne pourroit-il remplir les devoirs de ſa charge, ſans t'obliger d'habiter un pays où il n'y a que des corps ſans ame, par rapport à toi;tu ne dois vivre qu'à demi, avec des perſonnes pour qui l'exiſtence d'un ccœur ſincere eſt un être de raiſon.

Perſuade donc à ton tranquille mari, que malgré ſon amour pour l'ordre, il ſeroit convenable de te laiſſer à Paris pendant ſon ſéjour à Verſailles: mais je le connois; il eſt homme à paſſer huit jours à examiner la propoſition, quinze à prendre une réſolution, trente à la communiquer; deſorte que j'aurois le temps de mourir de joie ou de douleur avant qu'il eût pris un parti. Ainſi il ne me reſte d'eſpoir qu'en ton amitié; ſi elle étoit auſſi vive que la mienne, il n'eſt point de ſacrifice que tu ne me fiſſes. J'ai éprouvé cent fois qu'on eſt trop heureux, lorſque l'on n'a que des obſtacles à vaincre pour obliger ſes amis. Fais donc un miracle en faveur de ton Eliſabeth, détermine à l'inſtant monſieur d'AIbi, fais le conſentir à ton départ, & viens, non pour pénétrer le ſecret de mon ccœur puiſque tu le ſçais; mais pour m'éclairer ſur ſa véritable ſituation, car je m'y perds moi-même & crains de m'égarer. Ton expérience & l'intime connoiſſance que tu as de mon ame, te mettront à portée de me donner de ſalutaires conſeils.

Tu vois que la raiſon, d'accord avec l'amitié, te fait un devoir de ſe courir ton amie.

Je vis hier, pour la premiere fois, depuis que je ſuis ſortie de mon tombeau, c'eſt-à-dire, du couvent, je vis monſeigneur mon grandiſſime couſin, décoré, je pourrois dire chargé, des marques diſtinctives de ſa nouvelle dignité; car il avoit l'air d'en bien ſentir le poids.) Tout cela ſurmonté d'un ſuperbe maintien & d'un haut ton de cérémonie. A toutes les phraſes, toutes les queſtions,-.... Madeautant de fois moiſelle... je répondois affectueuſement, mon couſin, mon cher couſin ......

Je m'apperçus que je mettois ſa dignité à la torture par la familiarité de mon ſtyle; car il devint plus précieux, & quelle qu'ambition que je lui connoiſſe, je crois qu'en ce moment il ne m'auroit pas appellée ſa couſine pour la tiare. Par ſes diſcours je vis que ſa grandeur avoit beaucoup de regrets de ne pouvoir me nommer madame l'abbeſſe, comme on ſe l'étoit promis dès mon enfance.

Ne trouves-tu pas, ma chere, que cet homme tiens bien de la famille à tous égards? Je me ſouviens, que jamais mes parents ne m'ont donné le doux nom de leur fille, pas même celui d'Eliſabeth.

S'ils parloient de moi préſente ou abſente, ils diſoient toujours mademoiſelle de Chamdermant. Il me ſemble que des perſonnes, ſi attachées à un vain extérieur d'étiquette de grandeur, doivent avoir le cœur fermé à tous ſentiments d'amour. Je demande pardon de la réflexion à mes chers parents, mais la violence qu'ils ne craignoient pas de faire à mon inclination, en me forçant d'être religieuſe, eſt une triſte preuve de ce que je dis. Mais je dois reſpecter leur volonté & non examiner ſi elle étoit juſte; ainſi point de récrimination, puiſque j'ai le bonheur d'être libre, oui, très-libre; car mon oncle ne ſe propoſe pas, je crois, de me marier contre mon gré. Adieu, chere & aimable Henriette; tout ce que j'aime eſt abſent: mais ſonge que je deſire mille fois plus ta préſence que celle de........

LETTRE II. De Madame d'Albi, à ELISABETH.

QUOI! pas même nommer l'objet d'une ſi charmante ſituation; tant de retenue ne s'accorde guere avec l'eſpece de délire où tu ſembles livrée! Ton imagination ſeule eſt ſéduite, tu parles de félicité & tu ne dis rien de celui qui l'a fait naître.

Taire ce qu'il étoit ſi important que je ſçuſſe; non, Eliſabeth, tu naimes point! Que la raiſon déſabuſe ton imaginatton, & je te réponds de la liberté de ton cœur.

Si tu aimois, l'éloge de ton amant oût précédé ou ſuivi l'aveu de ta tendreſſe. Tu m'aurois éblouie d'un beau portrait. Tu l'aurois peint non ſeulement comme un homme accompli, mais tu en aurois fait un héros, un dieu peut-être; car les amants, dans les premiers tranſports de leur amour, ne peuvent concevoir qu'il finira, ni regarder comme un être mortel l'objet de leur adoration. Ils le diviniſent pour confirmer leur bonheur. Les hommes font cette apothéoſe dans la bonne foi que leur flamme & la beauté de leur maîtreſſe ſeront éternelles. Les femmes ne la créent que par amour-propre & pour autoriſer leur tendreſſe. Le moyen d'être inſenſible au mérite d'un homme à qui l'on ſuppoſe toutes les perfections d'un ange! Rien de ſemblable ne t'eſt échappé. Le ſilence, que tu gardes ſur cet heureux inconnu, me prouve que tu n'as pas encore ſenti les traits de l'amour: car pour peu que tu en euſſes été atteinte, tu te ſerois plu à détailler les avantages de ce nouvel objet.

Je ſçais bien que, par pudeur, tu n'aurois oſé louer ſa beauté. Tu m'aurois dit, avec le plus de modeſtie qu'il t'eût été poſſible, il a le port noble, la phyſionomie ſpirituelle, le maintien modeſte, l'air doux, le ſourire fin, les yeux vifs & tendres, la taille au-deſſus de la médiocre. Tu te ſerois bien gardée de parler de ſa belle jambe! mais à cela près, tu n'aurois rien négligé pour me faire entendre qu'il eſt de la plus aimable figure.

Je connois le manege de l'amourpropre à cet égard, & ſur-tout l'indiſcrétion d'un cœur bien épris. Le mien ne manifeſte rien de conforme à cette ſituation; au contraire, plus j'examine ta lettre, plus je trouve de quoi me raſſurer pour ton repos...... Vas, chere Eliſabeth, ſi jamais ton cœur n'eſt plus ſenſiblement bleſſé, je puis me croire pour la vie l'unique objet de ton affection. Tu ſçais combien je ſuis jalouſe de la poſſéder; & ſûrement mon intérêt m'éclaireroit ſur l'exiſtence d'un ſentiment qui nuiroit à notre amitié.

Tu me demandes ſi je ne te trouve pas ridicule d'aimer. Non; mais ſi cela t'arrivoit un jour, je te croirois bien malheureuſe; parce qu'à ton âge les penchants ſont des paſſions, & que la raiſon, quoique dans toute ſa force, loin de nous guider, ajoute au preſtige. Hélas! ſéduite elle-même, elle nous perſuade que nulle illuſion n'embellit l'idole de notre cœur: ainſi loin de guider l'amour elle met le comble à ſon délire. Mais que te disjelà? des choſes que je t'ai répétées cent fois, depuis que guérie d'une malheureuſe paſſion, j'ai reconnu l'abyſme d'erreurs où mes propres raiſonnements m'avoient conduite.

Ah, Eliſabeth, te préſerve le ciel de faire une ſemblable épreuve! non, nous ſerions trop à plaindre; car je ſouffrirois tous tes maux, & ils me retraceroient les miens. Que ma tendreſſe ſeroit allarmée dans ce moment, ſi ton propre caractere ne me raſſuroitl J'ai vu ton ame inſenſible à l'amour, aux ſoins des hommes les plus aimables. Ton amour-propre ſeul étoit flatté de leur hommage. Je ne t'ai jamais vue touchée de leurs ſentiments, Je gaerois que l'inconnu n'a d'autre avantage ſur cette foule, que d'avoir ſu te louer à ton gré. Il aura mis plus d'art dans ſes éloges, peut-être plus de délicateſſe. Il n'en faut pas davantage pour te ſéduire & pour te livrer à l'erreur où je te vois; mais crois-en ton Henriette qui s'y connois, tu n'aimes point; par conſéquent mes conſeils te ſeroient inutiles.

Je conviens, je ſens même que ma préſence te ſeroit néceſſaire pour achever de détruire ce phantôme de bonheur: mais peux-tu bien exiger, que j'abandonne monſieur d'Albi, dans un lieu où ma compagnie eſt le ſeul dédommagement capable de lui faire ſupporter les ennuyeux devoirs de ſa charge.

Tu me dis que ſi mon amitié étoit auſſi vive que la tienne, je n'héſiterois pas: ce ſeul trait peint ton ame, je t'y reconnois parfaitement.

Je ſçais, que toujours prête à faire les plus grands ſacrifices à l'objet aimé, tu ne vois que lui lorſqu'il eſt queſtion de ſon bonheur. Mais, ma chere Eliſabeth, ce qui eſt une vertu par rapport à l'amitié, eſt quelquefois un vice pour la ſociété.

Tu ſçais auſſi bien que moi qu'il n'eſt pas permis de faire la félicité de qui que ce ſoit, lorſqu'elle nuit à autrui; néanmoins tu veux que ta tendreſſe prévale ſur tout. Ton cœur n'eſt affecté que de ce ſentiment, ce qui fait que ſouvent tu es injuſte, même en faiſant les actions les plus héroïques.

Pardonne cette accuſation en faveur du motif; c'eſt mon amitié pour toi qui m'y a forcée. Il falloit te démontrer que je ne puis répondre à tes vœux ſans bleſſer l'équitéTu ſçais tout ce que je dois de reconnoiſſance à mon mari, le ſincere attachement qu'il a pour moi, le plaiſir qu'il goûte à ma compagnie: pourrois-je l'en priver, ſans me rendre coupable de la plus mépriſable ingratitude? Malgré tout cela, crois, chere Eliſabeth, que la juſtice ſeule emporte la balance dans mon cœur, & que, ſi je ſuivois mon penchant, nous ſerions bien-tôt réunies pour ne nous plus ſéparer .... Quand viendra ce bien-heureux moment? je le deſire plus vivement que tu ne penſes .....Ingrate, ſi tu ſçavois tout ce que je fais pour y parvenir, oh que tu m'aimerois! Mais je ne veux pas trop allumer ton imagination par un eſpoir qui ne te laiſſeroit point de tranquillité juſqu'à ce qu'il fût comblé. Adieu, ma bien-aimée Eliſabeth, je te ſouhaite le bon ſoir ou le bon jour, car il eſt trois heures après minuit. Si monſieur d'Albi ſçavoit que j'écris ſi tard, il diroit que cela bleſſe l'économie du bon ordre, & il ne manqueroit pas de faire une belle diſſertation; pour prouver que les anciens avoient raiſon de ſe coucher de bonne-heure & de ſe lever matin; qu'ils faiſoient de meilleures choſes que nous, qui avons jugé à propos de ſubſtituer des caprices aux principes conſtants & raiſonnables qu'ils ſuivoient. En vérité tu rirois quelquefois de voir l'intérêt qu'il met à ces diſcuſſions. A cette petite manie près, c'eſt le plus digne mari qu'on puiſſe voir.

Tu trouves donc l'humeur du baron ton oncle plus agréabſe; la cauſe de cet heureux changement ne vient point, comme tu l'imagines, de ta nouvelle ſituation; elle vient de l'extrême tendreſſe que ce cher oncle a pour toi. Je me ſuis apperçue pluſieurs fois qu'il faiſoit violence-à ſon propre caractere devant toi. Il n'oſoit s'emporter contre ſes valets crainte de te faire de la peine, ni refuſer des ſervices qui étoient en ſon pouvoir, mais qu'il n'eût pas rendus, ſans la crainte de t'affliger, parce que ſa vanité n'y trouvoit aucun avantage. J'ai encore remarqué mille bons effets de ſon amitié; mais je n'ai pas aſſez de temps aujourd'hui pour les mettre ſous tes yeux, ni pour te convaincre que dans tous les points par leſquels tu veux prouver le charme de ton cœur, il n'en eſt pas un qui n'ait ſa ſource hors du ſentiment dont tu prétends être affectée.

A propos, j'allois fermer ma lettre ſans te raſſurer ſur ma ſanté, ſans t'inſtruire des raiſons qui m'ont empêchée de t'écrire. Nous ſommes allés dîner preſque tous les jours à R.... ce qui m'a mis dans la néceſſité de m'occuper d'ajuſtements; parce qu'il y avoit comédie & bal.

Juge de mes impatiences: tu ſçais combien ma pareſſe me fait déteſter la parure. De plus je n'avois pas un ſeul moment à moi pour penſer ni pour t'écrire. Enfin tout n'a pas été perdu, ces fêtes faiſoient plaiſir à monſieur d'Albi. Je m'y ſuis conformée. J'éprouve chaque jour, que le lot d'une femme raiſonnable eſt un état de ſacrifice perpétuel: mais la conſcience trouve tant de quoi s'applaudir, que ces efforts, tout rigoureux qu'ils ſont, valent encore mieux que les tourments & les délices de l'amour.

LETTRE III.D'ELISABETH,à Madame d'ALbI.

Henriette, Henriette, que les progrès de l'amour ſont rapidesl Je ſerois effrayée de ſes ſuccès ſi j'en croyois tes triſtes prédictions: mais j'ai pius de motifs que toi pour être incrédule. Tu prétends done que je n'aime pas, parce que je ne t'ai point fait l'énumération des graces de l'inconnu. Que t'auroit prouvé ce détail; ſinon que mes ſens avoient été ſéduits par l'éclat d'une belle figure. Eſt-ce à mon âge & ſur-tout avec mon caractere, que le cœur ſe laiſſe ſurprendre par leur preſtige. Non, un ſentiment plus ſublime s'eſt emparé de tout mon être; un charme divin qui ne peut que ſe ſentir, un attrait céleſte, une analogie intellectuelle & permanente qui enchaîne irrévocablement deux cœurs faits pour s'aimer. C'eſt l'ame qui s'unit à l'ame, qui ne deſire qu'elle, qui borne ſa félicité à cette ſpirituelle poſſeſſion. Se voir, s'entendre, ſe communiquer ſes plus ſecrettes penſées; abſent, s'occuper de l'objet chéri, amirer ſes vertus; enfin jouir perpétuellement ſans poſſéder: voila ce qu'éprouve ton Eliſabeth; voila les ſeuls liens qui captivent ſon cœur. D'après ce ſincere aveu, juge comme j'étois éloignée de ſonger à la beauté de l'heureux inconnu, comme il te plait de le nommer.

J'avois penſé ſi confuſément à cet article, qu'à peine aurois-je pu rendre un compte exact de ſa figure, juſqu'à la lecture de ta lettre. Mais le portrait, que tu as tracé d'après ton imagination, m'a paru ſi agréable, qu'il m'a conduit à faire un examen dont je ne m'étois point encore occupée. J'ai été ſi frappée de la reſſemblance, que je ſerois tentée de croire que tu as vu le chevalier de Luzan quelque part.

Cependant je ſuis bien ſûre que tu étois abſente quand mon oncle me le préſenta. Il eſt vrai qu'il m'en a parlé pluſieurs fois en ta préſence, lorſque nous étions au couvent: mais comme il m'entretenoit plus de ſon mérite que de ſa perſonne, je ne conçois pas par quelle magie tu as ſi bien deviné; à moins que dès ce temps là je ne décelaſſe par ma curioſité des diſpoſitions que je ne ne m'avouois pas à moi-même. Tu ſçais qu'alors, condamnée à faire des vœux que j'abhorrois, mon oncle qui n'ignoroit pas la violence que l'on me faiſoit, venoit ſouvent m'exhorter à ſa réſignation.

Il me promettoit un bonheur auquel il ne croyoit pas, comme la ſuite nous l'a prouvé. Il me citoit l'exemple du chevalier, qui étoit entré dans l'ordre de Malte par pure obéiſſance. Il me parloit avec tant d'admiration de ſes mœurs, de ſes ſentiments, que non ſeulement je l'eſtimai ſur parole; mais la conformité de notre ſort m'intéreſſa pour lui. Je le plaignois plus que moi-même. De la pitié, Henriette, c'étoit déja trop pour ma poſition! je ne ſçais ſi ce ſentiment n'auroit as ſuffit pour me troubler dans ma retraite, ſi la mort de mon pere, & la généroſité de mon oncle, n'euſfent changé ma deſtinée. Ton mariage, les plaiſirs que le baron me procuroit, les fêtes & la foule de viſites qu'occaſionna ton nouvel état, m'amuſerent ſans me faire perdre l'idée du chevalier. J'y ſongeai toujours, furtivement à la vérité; car j'avois une ſecrette honte de m'occper d'un homme que je ne verrois peut-être jamais, & dont j'ignorois les ſentiments.

J'étois flattée, comme tu l'as très bien remarqué, des hommages de ceux qui s'empreſſoient à me plaire; mais en m'examinana, je ſentois: que c'étoit le chevalier que je cherchois en eux. J'avois une ſi haute opinion de ſon mérite, qu'aucun des hommes, que je voyois, ne pouvoit répondre à l'idée fublime que je m'en étoit formée; ainſi ma helle chimere me garantiſſoit d'une autre erreur. Je lui devois toute linſenſibHlité de mon cœur, que tu attribuois bonnement à mon indifférence. J'at été vingt fois ſur le point de te déſabuſer; mais je ne ſçais quelle crainte mêlée de confuſion m'arrétoit, dès que je voulois t'en parler.

Telle étoit ma ſituation d'eſprit, lorſque ton départ précipité me livra à moi-même & me fit re ſſentit plus de chagrins, que jamais l'amour malheureux ne pourroit m'en canſer. La maladie dangereuſe de mon oncle, qui ſurvint, comme tu Pas ſçû, peu de jours après ton départ, mit le comble à ma donleur.

Tant de maux réunis auroient peut-être effacé de mon ſouvenir le chevalier; mais étroitement lié d'amitié avec le baron, il lui écrivoit ſouvent. Mon oncle reçut une lettre de lui, les premiers jours de ſa maladie; il me chargea d'y faire réponſe, je m'en défendis. Il inſiſta ſur ce que Luzan ſeroit trop inquiet, s'il ne recevoit point de ſes nouvelles: j'écrivis. Par l'exactitude du chevalier, & ſur-tout par ſa lettre, il étoit aiſé de voir que le baron l'avoit ſouvent entretenu de moi. Tu ſçais que peu inſtruit, & réfléchiſſant peu, ſa reſſource ou plus tôt ſa manie eſt de parler de lui & de ceux qu'il aime.

Le chevalier s'y prit ſi bien, que je fus obligée de lui récrire; enſorte que, ſous le prétexte de l'informer des progrès de la maladie de mon oncle, notre correſpondance fut très exacte pendant trois mois. Il ne parloit point de ſon retour. Je n'oſois le queſtionner, quoique je ſouhaitaſſe plus que jamais de le voir; car ſes lettres avoient beaucoup ajouté à la haute opinion que j'avois de lui. Il y regnoit un ton d'honnêteté qui me charmoit; elles étoient affectueuſes ſans être exagérées; c'étoit un mélange de candeur & de fineſſe, de naïveté & de prudence, de raiſon & de préjugés, qui n'intéreſſoit pas moins mon eſprit que mon cœur. Il me ſeroit difficile de dire quel étoit le caractere des miennes: tout ce que je ſçais, c'eſt que quoique je m'attachaſſe à les écrire avec bae coup de réſerve, il m'échappoit ſûrement des choſes dont le chevalier devoit être flatté.

Je murmurois déja de ſon abſence, comme ſi mes ſentimeuts, qu'il ignoroit, m'euſſent acquis des droits. Je me propoſois de ne pas faire réponſe à une lettre que je venois de recevoir, pour me venger de ſon peu d'empreſſement, lorſqu'on me l'annonça; je fus ſi faiſie, le cœur me battoit d'une ſi grande force, qu'il me fut impoſſible de répondre au domeſtique que par un ſigne. Mon embarras & ma rougeur m'auroient décelée aux yeux de Luzan, s'il eût été en état des'en appetcevoir: mais auſſi embarraſſé que moi, il articula à peine quelques mots que je n'entendis point. ne ſçavoit ſur quel ſiege saſeeo.Il ohangea deux ou trois ois de place, il ſe leva pour aller voir mon portrait.

Revenue de mon trouble, je parlai en riant de notre correſpondance, ce qui renit notre converfation très agréable & fort animée.

Depuis cet inſtant, la gaieté a touours été l'ame de nos entretiens: nous paſſons rapidement dune matiere à l'autre, & quelque ſérieuſe qu'elle ſoit, nous la traitons touours gaiement, ou pour mieux m'expliquer, le plaiſir & le ſourire ne nous abandonnent jamais. Je t'avouerai confdemment que nous philoſophons quelquefois; le chapitre du cœur humain eſt celui que nous traitons le plus ſouvent. Nos principes ſont ſi conformes, notre maniere de voir ſi ſemblable, qu'on diroit qu'une même ame nous anime. Quand l'un parle, il ſemble que ce ne ſoit que pour exprimer la penſée de P'autre. Hiet nous cauſions ſur l'amitié, nos ſentiments étoient ſi fort à l'uniſſon, que dans le raviſſement de ce parfait accord, nos mains ſe ſaiſirent, ſe preſſerent, nous nous regardames en ſilence .... Ah! Henriette, que le cœur eſt éloquent, lorſque ſon extenſion enchaîne l'organe de la voix!.... oui nos yeux s'en dirent plus que la bouche n'auroit pu oſé jamais en proférer. Le baron entra, qui nous propoſa la promenade; Luzan m'y donna la main, j'y marchai trois heures ſans m'en appercevoir, quoique tu m'aies vu ſouvent fatiguée après un quartd'heure de marche. Après tout cela oſe dire que je n'aime pas. Garde-toi de le nier déſormais; ce doute m'affligeroit plus que le reproche que tu me fais, & dont tu me demandes pardon ſi orgueilleuſement; car c'eſt ton amitié qui, dis-tu, t'a forcée à démontrer mon injuſtice.

Cela ſerpit-il? oui je dois t'en croire, tu es incapable de m'accuſer pour le ſeul plaiſir de m'humilier ....

Ah Dieu! je ſerois injuſte & j'aurois l'eſtime de Luzan, lui qui me croit toutes les vertus, lui qui les poſſede toutes à un ſi haut dégré, que je ne puis concevoir comment un mortel peut réunir tant de perfections! Chere Henriette, montre moi, je t'en conjure, tous mes défauts; je n'eus jamais un plus vif deſir d'être parfaite. Je dois à l'amitié ce qu'il y a de bon en moi.

Tu ſçais que le deſir de te plaire & de me rendre digne de ton cœur me faiſoit acquérir chaque jour quel-que vertu. Maintenant guidée par Le plus puiſſant des motifs, juge comme tes conſeils ſeront efficaces.

Fais donc mon examen, ne me diſſimule rien; je réponds que l'amour achevera le ſalutaire miracle ue l'amitié avoit commencé.

Tu m'as trop bien prouvé la néceſſité où tu es de reſter à V.... pout que j'oſe murmurer; je ne puis que former des vounx à cet égard: maie ne pourrois-je pas me plaindre du yſtere que tu me fais ſur les moyens que tu emploies pour nous réunir à jamais. Chere Henriette, fais moi au moins jouir par l'eſpérance; tu ſçais que je chéris ſon empire; ſes charmes, ſelon moi, ne ſont point trompeurs, ils nous font jouir perpétuellement, ſans émouſſer l'aiguillon du deſir. Ne ſeroit-ce pas là le comble du bonheur, ſi l'on pouvoit ſéparer la crainte de l'eſpoir. Pauvre Henriette, eu ne t'en donc pas amuſée aux fêtes de R...

Cependant on m'a dépeint la maîtreſſe du logis une beauté fort à la mode, c'eſt-à-dire, d'une maigreur tranſparente & toujours parée d'une couleur imitée de ſes prairies; ſemblabe à elle à qui notre bon roi Henri IV, dit malignement, qu'il la remercioitt d'avoir employé le vert & le ſec pour ſerendre plus agréable: elle ajoute à cela un air de dignité & nne magnificence qui aura ſans doute glacé ton imagination.Tu n'aimes que les plaiſirs ſimples. Si, comme ton Eliſabeth, tu portois par-tout le ſouvenir 'un objet aimé, je te déſierois de t'ennuyer nulle part: mais ce ſentiment n'a plus d'attrait pour toi. Adieu, charmante Henriette, dis mille choſes de ma part à m. dAlhi. Il m'auraque des millions de compliments de moi, juſqu'à ce qu'il t'ait ramenée à Paris. Je ne puis me réſoudre à l'aimer de bon ccœur, tant que nons ſeronsſarées.

Si ma lettre n'étoit déja trop longue, je t'aurois entretenue encore une heure, & ſi tu étois auprès de moi, je ſens que je ne ceſſerois de te parler de Luzan. Il a tant de belles qualités, qu'on ne ſçauroit tarir ſur ſon éloge; en vérité tu en ſerois charmée toi-même.

LETTRE IV.De Madame d'ALBI, à ELISABETH.

PLUT au ciel que je puſſe encore douter de ton malheur! Cen eſt fait, Eliſabeth, tu aimes, & qui? un homme que mille obſtacles auroient dû éloigner de ton cœur.

Songes-tu que ds vœux ſacrés & la fortune mettent une éternelle barriere entre vous? Quelle félicité te promets-tu d'un attachement que les loix condamnent? ſur quoi fondes-tu ton bonheur? La ſituation de ton cœur m'afflige d'autant plus que tu n'en connois pas le danger.

Crois moi, un amour vertueux & ſans but eſt un être de raiſon; je frémis d'une paſſion conçue ſous de ſi malheureux auſpices. Ton délire te faſcine les yeux ſur ſes funeſtes ſuites: mais qui ſçait, ſi de l'impoſſibilité même d'être heureux, vous n'en ferez pas un droit pour braver les décrets du ſort?

Pardonne à ma craintive tendreſſe: mais elle eſt plus juſtement allarmée que tu ne penſes. Il y a tout à redouter pour toi, ſi tu ne fuis ton vainqueur. Fais ce ſacrifice à ton repos, à la raiſon, à la veru, qui l'exigent. Hélas! je te demande peut-être déja plus que tu ne peux. Pourquoi, chere Eliſabeth, m'avoir caché ce qui ſe paſſoit dans ton cœur; toi qui es ſi franche, qui ne peux rien taire?

Je t'aurois aidée à bannir un ſentiment, que le ſilence & le temps n'ont fait qu'accroître. Si tu pouvois réfléchir un moment ſur ton propre caractere & ſur les circonſtances qui accompagnent ton amour, tu ſerois effrayée des maux que tu te prépares; toi, à qui l'amitié a déja fait verſer plus de larmes, que jamais l'amante la plus infortunée n'en pourroit répandre.

Que ſera-ce donc, quand des obſtacles ſans ceſſe renaiſſants ſeront gémir ta tendreſſe? Ah! trop ſenſible amie, que ne ſuis-je auprès de toi pour t'arrêter au moins ſur le borc du précipice! Mes vceux & mer raimtes te paroîtront frivoles ou imaginaires; cependant tu ſçais que j'ai failli payer de ma vie, le fatal roit de ſçavoir la vérité à cet égard.

Oni, j'ai trop appris qu'une paſſion où les convenances du monde ne ſe trouvent pas, où l'on ne conſulte que le penchant, eſt une ſource de maux qui ne peut tarir qu'avec nos jours. Telle eſt la bizarrerie de notre deſtinée: il ſemble que plus la nature a mis de rapports entre deur créatures, & s'eſt plu à former leurs cœurs pour s'unir, plus lopinion les ſépare. Envain recrimineronsnous contre les préjugés dont nous ſommes preſque les ſeules victimes. Malheur à toute femme qui s'en écarte, elle paye du repos de ſa vie un inſtant de bonheur.

Pour ſe ſouſtraire aux entraves d la ſociété- & ſe paſſer de ſen avantages, il faut plus de force que notre ſexe n'en a: mais trop foibles pour nous ſuffire à nous-mêmes, nous éprouvons chaque jour que ſon joug nous eſt moins onéreux, que ſes plaiſirs ne nous ſont néceſſaires. Il eſt de notre devoir de remplir la tâche qui nous eſt aſſignée par le ſort. Tu vois ce que le tien te preſcrit. Encore un coup fuis le chevalier. Il en coutera à ton cœur, à ton amour-propre même; car ſouvent il eſt le plus re belle, lorſqu'il faut faire des ſacrifices où il croit ſes droits. bleſſés: mais ſi tu differes un moment, ton malheur eſt comblé, ta perte inévitable.

Tu n'as pas oublié que ton oncle a des vues pour ton établiſſement; quoiqu'il ne ſe ſoit pas expliqué clairement, il n'y a point de doute qu'il a fait un choix & s'il eſt abſolu abſolu dans ſa volonté, oſeras-tu lui réſiſter? ou iras-tu aux pieds des autels te parjurer & promettre une foi que ton cœur déſavouera?

Toi qui es la vérité même, tu pourrois vivre & trahir tes ſerments? O mon Eliſabeth! ce ne ſont pas-là les ſeuls maux que tu te prépares, ſi tu ne renonces à tori amourAvec quelle impatience j'attendrai ta réponſe! que va-t-elle lapprendre? puiſſe ta réſolution: être digne du courage que je te connois ! Souviens toi que tu fus prête à former des vœux que tu regardois comme le plus grand des malheurs, & que la généroſité de ton oncle fut ſans doute le prix de ton obéiſſance. N'aurois-tu joui de ta liberté, que pour la perdre dans des liens plus attrayants que les premiers “ il eſt vrai; mais plus ſuneſtes? Hâte-toi de m'écrire & de diſſiper mes craintes.

LETTRE V.D'ELISABETH, à Madame d'ALBI.

Quel trouble ta lettre auroit evoqué dans mon ame, ſi une juſte confiance & la pureté de mes ſentiments n'euſſent effacé l'effrayante peinture des maux que tu me préſages. Se peut-il, chere Henriette, que tes allarmes ſoient ſinceres? Non, ta tendre amitié a voulu me faire craindre tous les malheurs, pour m'épargner juſqu'au plus léger: mais ſi tu cornoiſſois le chevalier, ſi tu me connoiſſois bier moimême, eu n'aurois rien à redouter de notre mutuelle tendreſſe; ſa cauſe eſt trop belle pour que ſes effets puiſſent-être coupables. Non, je ſens que le véritable amour, loin de conduire à des foibleſſes, fait germer toutes les vers. Oui ce feu divin, en enflâmant le ccœur, éleve l'ame & nous égale aux dieux, au moins par le vif deſir qu'il nous inſpire d'être auſſi parfaits qu'eux; je n'en puis douter, puiſque je n'aimai jamais la vertu avec tant d'areur, que depuis l'heureux inſtant où je vis le chevalier: jamais elle m'eut tant de charmes pour moi, ſur-tout cette vertu ſi recommandée mon ſexe. J'ai lieu de me convaincre chaque jour, que l'éducation lui donne l'être, mais que l'amour ſeul lui donne la vie. Commênt ne l'aimerois-je pas ? Luzen lui-même l'adore, la pratique, c'eſt ce qu'il chérit le plus en moi. Tu pourras en juger par une lettre que je reçois de lui dans le moment, & que je joindrai à celle-ci. Tu ſera convaincue que, nous voir, nous parler avec une intime confiance, ſonger l'un à l'autre, eſt toute notre félicité. Nous ne voyons rien au-de-là: mais ſi mes deſirs aſloient plus loin, ils ne ſeroient pas ſans eſpoir; le chevalier n'a point prononcé ſes vœux, il eſt abſolument libre par les loix, il n'eſt engagé que par la démarche qu'il a faite pour, complaire à ſa mere; mais comme la mort vient de lui ravir ſon frere aîné, qui étoit la ſeule eſpérance de ſa famille, cet évenement pourroit changer ſa deſtinée. Cependant le comte de...... ſon grand-pere, ne lui a rien encore témoigné à cet égard, & il attend avec autant d'inquiétude que de ſoumiſſion l'arrêt de ſon ſort; car ſa mere a la paſſion d'avoir: un fils chevalier de MalteMais comme la fortune emporte la balance dans preſque toutes les délibérations, le chevalier eſpere que ſon grand-pere, qui deſtinoit un riche-héritage à ſon frere, lur ſera quitter ſon état en faveur du deſir qu'il a de perpétuer ſon nom. Il ſe flatte encore que quelque répugnance & quelqu'obſtacle que ſa mere voulût aporter à cet échange, le comte la feroit condeſcendre à ſa volonté, parceque la marquiſe tenant tout de ſa généroſité, elle ne s'expoſeroit point à perdre ſes bienfaits par un refus qui le bleſſeroit dans la choſe qui le touche davantage; ainſi tu vois qu'à le bien confidérer, il n'y a que patience à prendre, & conſtance à garder.

J'avoue que tout cela eſt fort incertain; mais aſſez heureuſe pour ſçavoir jouir du préſent, je n'empoiſonne point les plaiſirs actuels, par la crainte d'un avenir que je ne verrai peut-être jamais.

Je puis encore te raſſurer, ſur les obſtacles que tu me fais prévoir du côté de mon oncle; rne m'a plurs parlé de ſes projets, il ne paroît pas même qu'i ſonge à me marier ſitôt: ſon amitié pour moi ſemble s'accroître de plus en plus, & ſans les inſtants d'humeur qui lui paſſent ſubitement & dont je ne puis démêler la cauſe, je ſerois très heureuſe avec lui; excepté cependant qu'il m'ennuie ſouvent par l'éternel récit des amitiés, des honneurs qu'il a reçus, des éloges qu'on a faits de lui.

Il a au moins deux miſle connoiſſances; il n'y en a pas une ſelon lui qui ne l'aime à la folie; les hommes, les femmes, tous ſont ſes amis intimes; perſonne n'eſt exempt de de ſes détails. Il excede tout le monde par l'énumération de ſes goûts, de ſon genre de vie, de ſes proſpérités; car il eſt trop vain, pour convenir jamais qu'il a la moinre iſgrace. Le chevalier Pécoute avec une patience, que j'admire ſans pouvoir l'imiter. Je me ſuis apperçue que cette complaiſance de ſa part lui valoit toutes les vertus dans l'eſprit du baron, & je crois que ſon amitié pour Luzan eſt principalement fondée ſur ce point. N'importe, cette découverte peut nous être d'un grand ſecours dans la ſuite, & ſi le chevalier eſt aſſez heureux pour changer d'état, comme il y a lieu de l'eſpérer, mon oncle eſt homme à ſacrifier les trois quarts de ſa fortune pour ſe l'attacher, en me faiſant une dot capable de remplir les prétentions de ſa famille.

Sois donc tranquille, chere Henriette, ſur le préſent & ſur l'avenir.

Tu vois, que ſans trop me flatter, je puis me livrer à un eſpoir charmant, fondé ſur des poſſibilités réelles: réjouis toi donc avec ton Eliſabeth de ſon bonheur. Ah Henriette, c'en eſt un bien grand d'aimer! lui ſeul vaut mieux que tous les autres réunis. Il n'en eſt aucun qui ne laiſſe quelque choſe à defirer; celui-là occupe toutes les facultés de l'ame, il comble tous les vœux. Je ne forme nul ſouhait ſi ce n'eſt celui de te voir; mais je dois encore à l'amour la force de ſupporter ton abſence.

Je parle ſouvent de toi à Luzan, mon plus grand plaiſir eſt de l'entretenir de la ſincere arnitié qui regne entre nous. Je m'apperçois que ma vive tendreſſe pour toi ne contribue pas peu à lui donner une bonne opinion de mon cœur. Il a le plus grand empreſſement de faire connoiſſance avec toi; cela n'eſt point étonnant; il ſuffiroit de parler de toi pour exciter la curioſité de lhomme le plus indifférent.

Juge, ſi Luzan, né ſenſible & idolâtre du mérite, doit être impatient de te voir. Quand ce jour ſi vivement deſiré viendra-t-il? Ah! chere Henriette, ta préſence nous rendroit trop heureux; mais tu partagerois notre bonheur, ſans cela nous ne pourrions y ſuffire.

L'heure de la poſte me preſſé, je n'ai lu que deux fois la lettre de Luzan, renvoie-la moi, je t'en prie.

Adieu.

LETTRE VI.Du Chevalier de Luzan, à ELISABETH.

HIER après vous avoir quittée, je trouvai chez moi une lettre de mon grand-pere, qui me marquoit de partir ſur le champ pour A....

Jamais ordre ne me coûta tant à exécuter. Accoutumé dès long-temps à ſacrifier mes goûts à la ſatisfaction de mes parents, leur volonté étoit mon unique loi: mais qu'elle me parut rigoureuſe! elle m'éloignoit de vous. La lenteur, que je mis à me déterminer, me fit arriver tard. Il y avoit nombreuſe compagnie, le comte me querella, les femmes me firent des plaiſanteries, axquelles je ne pus répondre, tant j'étois ſurpris de l'impreſſion qu'elles me faiſoient, & occupé à comparer. Je puis dire ſans vouloir flatter Eliſabeth, qu'elle me parut ſi ſupérieure aux perſonnes que je voyois, que je me perſuadai qu'elles n'étoient pas de ſon ſexe, ou qu'elle-même étoit une divinité.

Ce qui me confirme dans ce ſentiment, c'eſt la certitude qu'aucune iIluſion ne l'a fait naître.

Je vous trouve belle ſans doute, & trop peut-être pour mon repos.

II eſt impoſſible de voir vos graces ſans en être touché; mais ce que j'admire le plus en vous, c'eſt cet eſprit juſte & pénétrant, c'eſt cette ra iſon éclairée & ſublime ſi rarement départie à votre ſexe; mais ſur-tout ce que je chéris le plus, c'eſt cette vertu non pas ſontenue par le préjugé, mais fordée ſur la ſageſſe même qui vous rend adorable ..... Oui, divine Eliſabeth, quand je ſonge à la beauté de votre ame, ſes perfections font le raviſſement de la mienne. Cette délicieuſe contemplation épure ſans ceſſe mon hommage & le rend digne de vous. Ma paſſion ne ſçauroit vous offenſer, puiſqu'elle eſt fondée ſur l'amour de la vertu. Oui, c'eſt-elle, c'eſt la vertu même que 'adore en vous aimant: mon cœur vous le jure; & ſi jamais le pouvoir de vos charmes me faiſoit oublier ſon ſerment, puniſſez-moi de votre haine. Ah! Eliſabeth, que je ſerois malheureux, & que le ſouvenir de ma félicité préſente ajouteroit à mon déſeſpoir! mais il ne ſe peut que ce malheur m'arrive; les ſentiments, que vous m'avez inſpirés, ſont ſi purs & me font jouir d'un bonheur ſi parfait que nul deſir ne ſçauroit le troubler. La crainte de vous déplaire, eſt la ſeule choſe capable d'altérer ma félicité. Vous voir, vous adorer, vous le dire, fait le charme de ma vie; que puis-je ſouhaiter de plus? Heureux par ce qui fait le ſupplice des amants vulgaires, mon cœur, loin de gémir de la certitude que vous ſerez conſtamment vertueuſe, vous chérit mille fois davantage.

LETTRE VII.De Madame d'Albi, à ELISABETH.

JE ne puis plus te condamner, chere Eliſabeth, je ne puis que te plaindre. Il eſt vrai que la poſition du chevalier te laiſſe quelqu'eſpérance; mais qu'elle eſt mêlée d'incertitude, & qu'il faut avoir beſoin de croire pour ſe ſatisfaire d'une ſi foible lueur! Tu apprendras, mais trop tard, que les obſtacles en amour ſont cent fois plus cruels que les impoſſibilités, parce qu'ils laiſſent le trompeur eſpoir de les vaincre, & qu'on n'en triomphe preſque jamais, ſur-tout lorſqu'ils viennent de la fortune; & il y a tant de diſparité de la tienne à celle de Luzan, que ... mais en vain te retracerois-je tout ce qui s'oppoſe à votre commun bonheur; je te ferois craindre mille maux ſans te garantir d'un ſeul. Il n'eſt plus temps, ton ſort eſt commencé, il faut que ſon tiſſu s'acheve. Le préſent t'enchante, l'avenir te promet, & d'ailleurs ta félicité actuelle eſt, ſelon toi, ſi indépendante des ſens & des événements, que tu la crois inaltérable. Le chevalier tient le même langage, ſa lettre eſt une vive expreſſion de la flamme la plus pure, il montre plus de paſſion pour ta vertu que pour ta beauté; cependant tu es aſſez jolie, même de l'aveu des femmes, pour que tout homme rende prenierement hommage à tes charmes; l'eſprit, la vertu, le bon caractere, n'obtiennent communément que le ſecond tribut. Ainſi je t'avoue que la ſublime métaphyſique du chevalier m'eſt un peu ſuſpecte; & duſſé-je affliger ton cœur en y élevant des doutes, ton intérêt & mon amitié exigent que je t'éclaire ſur ce qu'il eſt important que tu connoiſſes. Il me ſemble que Luzan a peu d'amour, ou que cet extrême ſpiritualité de ſentiments, qu'il manifeſte avec tant d'éclat, n'eſt employée que pour te fermer les yeux ſur les dangers d'une paſſion qu'aucune circonſtance ne promet de couronner; ou s'il eſt abuſé lui-même ſur la nature de ſon penchant & qu'il ſoit de bonne foi, tu dois plus encore t'obſerver; car l'enthouſiaſme de la vertu égare plus d'amants que la volupté n'en ſéduit, parce que nulle défiance ne les garantit du péril.

Si, dans une paſſion parvenue à ſon comble, les conſeils n'étoient auſſi ſuperflus que les menaces, je te recommanderois beaucoup de retenue, & ſur-tout je te prierois de cacher une partie de ta tendreſſe à celui qui l'a fait naître: mais je connois trop la vivacité de ton imagination & l'impétuoſité de tes ſentiments, pour eſpérer cette ſalutaire précaution. Ton cœur, ſemblable à un volcan, ne vit que par Pexploſion de ſa flamme; il meurt ſi ſon feu n'éclate; tu veux exprimer tout ce que tu ſens ...... Ah Eliſabeth! que l'on paye cher le plaiſir de dire combien l'on aime!

Souviens-toi que l'amour a beſoin, pour ſubſiſter dans toute ſa force, d'eſpoir, de crainte & d'alarmes.

La certitude & la paix l'affoibliſſent, & malheureuſement il ne s'éteint pas pour tous deux en meme temps. Nous, à qui il en coûte tant d'aimer; nous, foibles & ſenſibles, reſtons ſeules chargées d'un ſentiment, qui, après avoir fait notre bonheur, fait notre plus cruel ſupplice, lorſqu'il n'eſt plus partagé.

Tu diras que je ne m'occupe qu'à prévoir des malheurs; mais ce dernier étant le plus redoutable & dépendant abſoiument de ta conduite, j'ai cru devoir t'indiquer les moyens de le prévenir. Je te félicite de la vive amitié du baron, & t'engage à la ſoutenir par la complaiſance. Le plaiſir, qu'il a à dire du bien de lui, eſt un ſoible moins révoltant, que la méchanceté de ceux qui ne reſpirent que pour calomnier; ſes perpétuelles vanteries ſont bien plus ſupportables que les triſtes déclamations de ceux qui ne parlent des hommes que pour s'en plaindre. Lui, au contraire, prétend avoir toujours à s'en louer.

J'avoue que c'eſt par vanité. Qu'importe le motif; il ſuffit que le réſultat en ſoit bon. Aie donc un peu plus d'indulgence pour de légers travers, qui au fond ſont très riſibles; car je t'aſſure que le baron m'a ſouvent amuſée, par les merveilleux récits qu'il faiſoit ſur ſon compte. Tu me cajoles, bonne Eliſabeth; en me parlant de l'empreſſement du chevalier à me connoître; mais ſans t'expliquer tout ce que je devine la-deſſous, je ſuis bien aiſe de te prévenir que je n'en ſerai pas moins ſincere toutes les fois que tu me feras juge de tes ſentiments: je ne ſuis point intéreſſée à m'y tromper. Sa lettre m'a laiſſé une impreſſion que je ne puis définir, ſi ce n'eſt que ma confiance pour lui eſt abſolument inquiette & incertaine: je crois qu'il te ſeroit très falutaire d'être dans le même cas.

LETTRE VIII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI.

Oui.... appelle-moi bonne ....

méchante Henriette! Me montrer des doutes offenſants pour ce que j'honore le plus après toi. Soupçonner d'artifice Luzan! lui dont la candeur & l'honnêteté ont ſeules ſéduit mon cœur! Que ne peux-tu le voir & l'entendre! tu te reprocherois tes ſoupçons! Tu ſembles deſirer que j'aie ta défiance. Ah Dieu! c'eſt me dire de renoncer à mon amour; ce ſeroit m'en ôter tout le charme. Non, plus-tôt mourir que de me défier du chevalier.

Au ſouhait que tu formes, je ne reconnois plus l'excellence de ton cœur; je t'aſſure que ton bon eſprit ſe déprave depuis que tu habites ce charmant & dangereux pays, où le menſonge regne ſouverainement, où l'art ſublime eſt de déguiſer ſes ſentiments, de pénétrer ceux d'autrui; où on aimeroit mieux être injuſte envers mille, que d'être trompé d'un ſeul; où la grande maxime eſt de s'obſerver, comme ſi l'on étoit environné d'un peuple d'ennemis: penſes-tu que jamais un cœur droit puiſſe ſuivre de tels principes, même avec les indifférents? & cependant tu me conſeilles de la diſſimulation avec Luzan. Ah! ſi tu avois été témoin..... Ce matin, il eſt arrivé de la campagne couvert de ſueur & de pouſſiere, il a franchi la ſale en un ſaut, s'eſt précipité à mes pieds, a pris une de mes mains, puis me regardant avec des yeux où l'amour & la joie ... O mon Eliſabeth, éclatoient... permettez-moi ce titre à quoi je puis aſpirer maintenant, ſi vous daignez conſentir à mon bonheur: je vais être entierement libre, mon grand-pere veut que je quitte l'ordre de Malte, il me nomme ſon ... Dieu! que je lui héritier.... dois de reconnoiſſance! non pour la fortune dont il va me combler, mais par la félicité qu'il m'aſſure en m'uniſſant à vous...... Que nous ſerons heureux, lui ai-je dit avec un tranſport que je n'ai pu retenir!

Le comte eſt-il inſtruit de votre penchant, & conſent-il?..... Non, j'ai été interrompu au monent qu'encouragé par le deſir qu'il me témoignoit de me voir marié, j'allois lui déclarer mon amour; il m'a ordonné d'aller prévenir ma mere de ſes intentions; & ſi vous me le permettez, jé vais faire part à votre oncle de cet heureux événement, nous ferons parler au comte par un ami commun. Je ne doute pas qu'il n'approuve le choix de mon cœur. Je ne crains d'autres difficultés que la paſſion de ma mere pour l'état que j'ai pris; car, quand une mauvaiſe fortune ne m'y auroit pas néceſſité, elle P'auroit exigé de moi: mais j'eſpere que mon grand-pere, à qui elle doit tout, vaincra les obſtacles qu'elle pourroit mettre à mon bonheur. Enfin je vais tout employer pour avoir ſon agrément; elle ne pourra réſiſter à mes ardentes ſollicitations. Oui, je ſens que je la perſuaderai, puiſqu'il s'agira de vous obtenir.

Je lui ai demandé quel puiſſant motif pourroit obliger ſa mere, à s'oppoſer à tout ce que la fortune pouvoit offrir de plus favorable pour lui. Il m'a appris que la marquiſe avoit été mariée contre ſon gré, non que ſon cœur fût prévenu pour un autre; mais parce qu'ayant paſſé ſes premieres années au couvent, & étant deſtinée à y finir ſes jours, elle avoit une inclination naturelle pour le célibat: la mort d'un frere unique avoit déterminé ſes parents à la marier; ce ſacrifice lui avoit infiniment coûté. La ſeule choſe qui la conſola, conſola, en ſe mariant, ce fut l'eſpérance d'avoir des filles & de les faire religieuſes; perſuadée que l'on ne peut être heureux que dans cet état. Elle a abuſé de la reſpectueuſe ſoumiſſion de ſon fils, pour le faire entrer dans l'ordre de Malte, d'ailleurs autoriſée par la ruine de ſa maiſon. Luzan n'a rien eu juſqu'à préſent à oppoſer à ſa volontéIl m'a confié tous les malheurs de la marquiſe. Son infortune eſt ſi grande, qu'il ne lui reſte en propre, pas même la faculté de vivre dans une communauté; mais le comte, ſon beau-pere, touché de la triſte ſituation où l'inconduite de ſon mari l'avoit laiſſée, lui procure une aiſance convenable à ſon rang, ſans cependant l'avoir gratifiée d'aucune poſſeſſion; elle eſt dans une abſolue dépendance. Cette circonſtance, mortifiante pour la marquiſe, eſt avantageuſe pour le chevalier: c'eſt même le ſeul point ſur lequel il fonde quelqu'eſpoir, parceque ſon grand-pere étant abſolu dans ſes volontés, il ſe flatte que peut-être il forcera la marquiſe à ſe prêter à ſes vues. Il m'a proteſté que, ſans le vif deſir qu'il a d'unir ſon ſort au mien, il refuſeroit tout autre parti plus-tôt que d'affliger ſa mere. Je l'ai prié de ne rien dire à mon oncle juſqu'à la réponſe de la marquiſe, parce qu'au cas de refus, il ſeroit dangereux de commettre ſon amour-propre par des démarches inutiles. Cependant je dois compter ſur un bon ſuccès, ſi j'en crois l'amour du chevalier. Tu vois la ſincere ardeur qu'il met dans ſes rœux: oſe maintenant l'accuſer d'adreſſe. Vas, bientôt ton admiration pour lui ſera égale à la mienne ..... Aimable Henriette!

je te dois de tendres remerciements pour la ſage leçon que tu ne donnes au ſujet de mon oncle. Tu me fais ſentir, avec autant d'art que de bonté, le tort que j'ai eu de critiquer un ridicule qui ne préjudicie à perſonne; tandis que j'ai paſſé ſous ſilence pluſieurs qualités eſtimables, qui devroient prévaloir dans mon eſprit & mériter tout mon reſpect. Que je ſuis confuſe de mes impatiences & de ma prompte malice à m'en venger!

heureuſement elle ne m'eſt point échappée devant Luzan. Que je rougirois s'il avoit quelques défauts à me pardonner. J'ai beſoin de l'indulgence de mon amie, mais je veux l'amiration de mon amant; ſon amour, je le ſens, ne peut être parfait qu'à ce prix. Avec cette perſuaſion, juge de quels efforts je ſerai capable pour perfectionner mon caractere. Continue donc, chere Henriette, de remplir la tâche que tu t'es ſi généreuſement impoſée de m'avertir de mes fautes.

Ton amitié ſçait m'épargner l'amertume des reproches, tu badines en me corrigeant, tes reprimandes ſont des careſſes. Oh que tu es aimable! & que tu ſerois parfaite, ſi tu voulois rendre juſtice à Luzan!

Il eſt parti ce bien-aimé, cet homme divin. Je ne ſçais pour combien de jours, mais ſon abſence m'oppreſſe un peu, & mon cœur ne reſpire point à ſon aiſe .... Quelle réponſe aura-t-il? Le cœur me bat... quand j'y penſe, je paſſe tour à tour de la crainte à l'eſpoir, mais je me livre le plus ſouvent à ce dernier: c'eſt d'un bon augure; qu'en dis-tu?

Bon Dieu! comme je vais être émue l'ouverture de cette lettre! je t'avoue que l'abſence commence à me paroître un peu dure, & ſi elle étoit longue, je ſens que je ne pourrai la ſupporter: n'ajoute donc pas à mon chagrin par tes injuſtes ſoupçons.

LETTRE IX.De Madame d'Albi, à ELISAbETH.

APPAISE toi, chere Eliſabeth demain je vais à Paris, demain nous ferons la paix; demain j'abjure mes erreurs, demain tu me parleras tant & tant que tu voudras de cet aimable chevalier: je ſuis aſſez contente du déſordre de ſa parure, & de ſon empreſſement à t'annoncer la réſolution de ſon grand-pere; ſon langage eſt celui du cœur; à ſes expreſſions je reconnois le véritable amour. Quand à toi, j'aurois ſouhaité que tu euſſes mis un peu plus de dignité dans les témoignages de ta ſatisfaction; mais je conçois aiſément que le plaiſir de montrer toute ta tendreſſe l'a emporté ſur l'honneur de paroître reſpectable. Tu veux, dis-tu, l'admiration de ton amant; je t'approuve, & cet orgueil me plait; mais ſçache que tu as en cette occaſion manqué ton objet, car ſûrement l'exclamation de ton ame tranſportée aura charmé le cœur de Luzan, mais t'a privée de cet hommage de vénération dont tu parois ſi jalouſe.

Arrange-toi la-deſſus; c'eſt le prodige le plus rare de la beauté que celui d'inſpirer autant de reſpect que d'amour. L.e ſeul moyen d'opérer ce miracle eſt de voiler ſoignenſement l'excès de notre tendreſſe. Mais j'oubliois que tu nommes cette réſerve diſſimulation, ainſi je ne veux plus en parler, de crainte que notre querelle ne recommence & ne trouble la ſolide paix que je veux faire demain avec toi. Je compte arriver à midi; je deſcendrai chez ton oncle. Il n'y a pas apparence que nous faſſions connoiſſance, ce voyage, avec le chevalier; car je ne vais à Paris que pour deux fois vingt-quatre heures. Une affaire aſſez déſagréable m'y attire. Notre avocat nous a écrit que ce malheureux procès, dont tu as tant entendu parler, va enfin être jugé. Il nous marque qu'il faut abſolument que nous allions ſolliciter nos juges; j'ai inutilement témoigné à monſieur d'Albr combien je répugnois à cette démarche. II prétend que ce ſeroit bleſſer l'ordre des choſes que de s'en diſpenſer; que, puiſqu'il étoit d'uſage de s'aſſurer de la protection pour une bonne ou mauvaiſe cauſe, i falloit faire comme tout le monde. Je lui ai repréſenté que ſouvent malgré cette précaution on n'en perdoit pas moins; cela eſt égal, m'a-t-il dit tranquillement, pourvu que l'on ne ſe ſoit point écarté de la grande regle, l'on doit être ſatisfait, lorſqu'on n'a rien à ſe reprocher ſur ce point. N'ayant rien à répliquer, j'ai ſouſcrit: mais je t'aſſure que je rougis, je ne ſçais ſi c'eſt de de honte ou de dépit, quand je ſonge qu'il faut aller prier des hommes intégres de me rendre juſticeEn vérité j'ai beaucoup de reſpect pour les vertus de monſieur d'Albi, mais je ſuis très révoltée en cette occaſion, de voir comme ſon amour, pour ce qu'il nomme le bon ordre, l'aveugle ſur l'indécence de ce procédé. Enfin il faut obéir: chere Elizabeth, ta préſence me dédommagera amplement de ce ſacrifice; je ſuis toute tremblante de joie de ſonger à ce doux moment. Je ne ferai aucune viſite, ſi ce n'eſt à nos juges, pour ne point te quitter.

Si ton oncle pouvoit ſe priver de ta compagnie quelques jours & te laiſſer venir avec moi, il ſeroit bien, comme il le croit, le plus aimable homme du monde. Tu verrois que le pays que j'habite n'eſt point tel que tu te le figures. Il y a des hommes vrais, des femmes ſinceres ... mais je ne veux pas achever, tu en jugeras toi-même; cela te perſuadera mieux que le plus beau panégyrique. Adieu, chere & charmante amie. Commence à preſſentir le baron ſur ce petit voyage. Je voudrois bien être auprès de toi, quand tu recevras la lettre du chevalier; car ſurement tu la déchireras pour enlever le cachet, & ton impatience te fera perdre la phraſe la plus tendre, du moins tu le croiras. Que cet avis modere ta vivacité! je te recommande encore de te promener une heure dans le jardin avant mon arrivée; car, ſi tu étois dans ton appartement, je craindrois que tu ne te précipitâſſes pour m'embraſſer plus tôt. Chere Eliſabeth! ton ardente amitié a les tranſports de Pamour, & la mienne n'en a que la tendreſſe. Cependant, malgré cette différence, quelles femmes s'aimerent jamais plus ſincerement que nous? Je ſens que chaque jour ajoute à ce doux-tien. Cela ne ſçauroit être autrement: tu es le ſeul objet qui donne l'activité à mon cœur; ſans toi je ne goûterois plus que la tranquille ſacisfaction de remplir mes devoirs, derniere reſſource d'une ame honnête & ſenſible. Qu'il me tarde de te voir! J'at mille choſes à te dire, à demain le jour heureux. Fais donc arriver le chevalier, pendant que je ſerai à Paris. Je t'avoue que je ſuis d'une curioſité extrême de voir cette mine dont tu ne me parles point; elle doit être friponne, quoique tu défendes ton cœur de s'y être laiſſé ſurprendre. Nous verrons s'il n'a que l'ame de belle. S'il eſt d'une jolie figure, je t'avertis que je te fais une guerre terrible, pour t'apprendre à mettre plus de bonne-foi dans tes confidences.

LETTRE X.Du Chevalier, à ELISABETH.

ÉLISABETH! ma chere Elizabeth!..oui, toutes les puiſſances humaines ne ſçauroient déſunir nos cœurs. Le mien eſt à vous pour jamais, j'en jure par cette immortelle ſympathie, qui me fit vous aimer avant que de vous avoir vue; j'en jure par vos divins attraits, que je ne puis ceſſer d'adorer ſans ceſſer de vivre ..... Quelle autre pourroit me plaire après vous avoir admirée? vous poſſedez tout ce qui peut charmer le cœur & l'eſprit.

La nature, prodigue envers vous, vous a douée de toutes les graces propres à ſéduire l'inconſtance même. Oui, divine Eliſabeth, vous ſeule réuniſſez tous les charmes de votre ſexe. Il ne reſte rien à aimer, dès qu'on vous a vue. Je ſens que tant de beauté, de vertu, & de tendreſſe, mérite plus que l'hommage d'un mortel: mais mon amour, mon pur amour, a ſçu vous toucher.....O moment plein de charmes, que celui où vous conſentites avec tranſport à unir nos deſtinées! Souvenir délicieux, vous ne ſortire? jamais de ma mémoire!

Trop aimable Eliſabeth! ſource de ma félicité & des premieres peines que mon cœur ſouffre! comment vous exprimer ma ſurpriſe & ma douleur? J'avois craint quelque réſiſtance de la part de ma mere; mais je n'avois pas prévu qu'elle ſeroit inflexible. A peine je lui ai appris les deſſeins de mon grandpere, qu'elle m'a regardé avec indignation Elle m'a accuſé de légereté & d'artifice; elle prétendoit que j'avois ſollicité l'autorité du comte pour enchaîner la ſienne. Je lui ai repréſenté avec reſpect, la foumiſſion aveugle que j'avois toujours eute pour ſes moindres volontés; le ſacrifice que je lui avois fait en prenant un état ſi oppoſé à mon inclination; le ſilence que j'avois gardé à cet égard depuis dix ans, & que je n'aurois jamais rompu, ſans les nouvelles diſpoſitions du comte. Touchée de la ſincérité de mes ſentiments, elle s'eſt appaiſée & a pris un ton plus doux, mais cent fois plus redoutable. O mon fils, je reconnois ta candeur, m'atelle dit en me ſerrant dans ſes bras; mais ne me refuſe pas la ſeule ſatisfaction qui me reſte: mets le plus haut prix à ton obéiſſance, en ſacrifiant la fortune qui t'eſt offerte.

Tu me ſauras gré un jour de t'y avoir obligé; crois-en la tendreſſe éclairée d'une mere qui te chérit plus que ſa vie: le ſort heureux, dont mes oncles ont joui dans l'état que tu veux quitter, m'aſſure de ton bonheur. Cette certitude fait toute ma conſolation; confirme mon attente, ou tu répands l'amertume ſur le reſte de mes jours. Tu connois mes malheurs; toi ſeul peux les adoucir par ta réſignation.

Je bénirai la providence de m'avoir ſoumiſe à un joug malheureux, ſi mon fils eſt dans la voie de ſon falur...... Ses pleurs, qui couloient en abondance, m'ont percé l'ame ...... ô Dieu! qui peut réſiſter aux larmes d'une mere? quel cœur aſſez barbare pourroit les voir couler & y être inſenſible?

Je verſerois tout mon ſang, pour épargner la douleur à celle qui m'a porté dans ſon ſein; mais comment lui ſacrifier le bonheur de vous poſſéder, après l'avoir eſpéré de votre aveu? c'eſt un effort dont je ne me ſens point capable. Ah! ma mere! que vos careſſes ſont cruellesl que ne pouviez-vous employer cette ſévérité implacable, ſi puiſſante ſur les ames ſerviles, & foible ſur un cœur généreux: je ſerois moins malheureux & mon choix ſeroit déja fait. Mais je ne puis que gémir & non me plaindre de la prévention de la marquiſe; ſoit tendreſſe ou préjugé, elle eſt perſuadée qu'elle ne deſire que ma félicité, & cependant mon cœur ſe déchire à la ſeule penſée du ſacrifice qu'elle me demande. Elle exige que je faſſe des vœux ſans délai, que je cache à mon grand-pere la part qu'elle à à cette fubite réſolution........ O douloureuſe alternative! faire un ſerment qui me ſépare à jamais de mon Eliſabeth, ou cauſer le deſeſpoir d'une mere reſpectable juſque dans ſon erreur: & pour comble de maux, ne pouvoir ni réſiſter ni ſuccomber...... oui, mon irréſolution fait mon plus grand ſupplice. Pardonnez, chere Eliſabeth, pardonnez à votre malheureux amant s'il balance entre la nature & l'amour; mais une mere tendre & infortunée eſt la ſeule rivale qui fût digne de vous, la ſeule qui pût vous être oppoſée. Cependant, gardez-vous de croire que l'une de vous puiſſe triompher.

LETTRE XI.D'ELISABETH,au Chevalier.

Ah! ſans doute l'union de nos cœurs ſera éternelle; j'en ai la confiance. Oui, je ſens que la fortune, le préjugé, le ſort même; rien n'eſt capable de rompre une chaine dont la vertu eſt le plus fort lien. Mais, que cette douce certitude eſt mêlée d'alarmes! quel trouble mortel les ernieres lignes de votre lettre m'ont cauſé! Je frémis & j'admire tout à la fois vos héroïques ſentiments; hélasl ils font mon deſeſpoir & mon raviſſement. Ah, Luzan, idole de mon ccœur, charme de ma vie, cher Luzan, votre amour fait mon honheur, & votre vertu ma gloire!..... Oui, l'hommage d'un eur vertueux, comme le votre, eſt plus flatteur pour moi que celut e l'univers entier. Vous implorez mon indulgence; ah! comment pourrois-je ne pas excuſer votre irréſolution; elle me prouve également & l'excès de votre tendreſſe & votre reſpectable piété; votre ame ne peut avoir de ſi nobles ſentiments, ſans être capable du plus parfait amour; plus vous honorerez votre mere, plus je ſerai ſûre que vous aimerez Eliſabeth. Croyez donc que loin de m'offenſer de votre douloureuſe perplexité, je rends hommage au juſte ſentiment qui la cauſe: je ſens trop qu'une mere infortunée & ſenſible, quoiqu'aveugle en ſa tendreſſe, mérite le ſacrifice de nos plus chers intérêts. Le pouvoir, que la loi vous donne de lui réſiſter, doit être un droit pour elle & un motif de plus, pour déterminer votre cœur généreux à faire pencher la balance en ſa faveur. Je ne croirai point, puiſque vous me le défendez, que l'une de nous puiſſe l'emporter ſur l'autre; mais je vous conjurerai, par tout ce que l'amour a de plus cher & de plus ſacré pour vous, de céder aux vœux de la marquiſe, s'il eſt impoſſible de la faire changer de réſolution. Non ſeulement vous lui devez plus qu'à moi, mais plus qu'à vous-même. D'ailleurs, ſoyez perſuadé que la paix intérieure, que vous obtiendrez en vous immolant à ſa volonté, eſt mille fois préférable aux charmes de l'amour, lorſque ſa jouiſſance peut affliger ceux qui nous ont donné le jour. O vertu, quel ſacrifice tu exiges des ames ſoumiſes à ton empire!

Hélas! le bonheur s'eſt montré à nous un moment; un ſeul moment, nous l'avons pû eſpérer.

Qu'il eſt affreux d'y renoncer! cependant il le faut; oui, Luzan; & nous ſerions peu dignes de nousmêmes, ſi nous préférions notre félicité à notre devoir. Que dis-je? pourrions nous être heureux en nous écartant de ce que la raiſon nous preſcrit? non, ſans doute, & le vœu de mon cœur eſt que la ſageſſe nous guide, comme ſon ſerment eſt de vous adorer juſqu'à ſon dernier ſoupir.

J'attends ma chere Henriette, & deux jours ſe ſont écoulés depuis celui qu'elle m'a indiqué pour ſon arrivée. Je ſuis dans la plus vive inquiétude; je crains tout ce qui peut m'affliger; c'eſt trop de maux à la fois pour mon ſenſible cœur.

Hâtez-vous de m'écrire & de m'apprendre le parti que vous aurez pris; quel qu'il ſoit, il me ſemble qu'il me ſera plus ſupportable, que la douloureuſe incertitude où je ſuis. Je tremble que madame d'Albi ne ſoit malade; cependant je vais lui envoyer un exprès pour être iformée plus tôt de la vérité. La certitude d'un malheur m'eſt moins affreuſe que la crainte; ſouvenez-vous donc bien de ne jamais me déguiſer ce que je puis redonter...

Voila le baron qui entre; je lui laiſſe croire que je vous écris des nouvelles, & ſur-tout que je vous parle beaucoup de lui. Je ſuis obligée de fermer ma lettre, car ſa curioſité me paroît extrême, & il faut, plus que jamais, lui cacher notre intelligence.

LETTRE XII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI.

POURQUOI, chere Henriette, laiſſes-tu Eliſabeth dans la plus tourmentante inquiétude? depuis trois jours je t'attends avec la plus vive impatience; & tu ne viens, ni ne m'écris. Que veux-tu que je penſe? que les plus fâcheux accidents te ſont arrivés ſans doute, puiſque j'ignore ce que tu fais. En vain tu m'as juré de m'avertir ſur le champ ſi tu étois malade; cette promeſſe ne me raſſure point; ou ſi j'y compte quelquefois, ce n'eſt que pour me tourmenter davantage, parce que je crains alors le pire des maux; que la mort ne t'ait ravie à ma tendreſſe...

Mon Dieu! que je ſuis malheureuſe d'avoir des ſentiments ſi exceſſifs! La nuit-du jour heureux où je t'attendois, je ne fermai pas l'œil, je me levai à cinq heures du matin, je me mis cent fois à la fenêtre, j'allai autant au jardin; le bruit de chaque voiture me cauſoit des treſſaillements qui m'ôtoient la reſpiration, & dès que je n'entendois plus rien, mon impatience redoubloit: je m'avanois juſqu'à la porte de la rue pour ranimer mon eſpoir, par la vue de quelqu'objet propre à le ſoutenir; & d'auſſi loin que j'apperçevois un carroſſe, je me flattois que c'étoit celui de ma chere Henriette. Toujours déçue & jamais rebutée, je crois que j'aurois paſſé la journée entiere à la cour & au jardin, ſi l'on ne m'eût forcée de monter pour dîner. Tu concevras aiſément 'efferveſcence de mon cœur, quand tu ſçauras que non ſeulement j'attendois mon unique amie, mais ue le même jour, le même moment je comptois ſur une lettre du chevalier. Elle arriva cette lettre, & ſi les ſerments de l'amour le plus endre, faits par l'homme le plus aimable & le plus aimé, pouvoient conſoler des inquiétudes que cauſe abſence d'une amie adorée, j'aurois dû retrouver le calme, qui ne peut r' être rendu que par tes nouvelles ou ta préſence. Pars donc, ſi tu le peux, auſſi-tôt ma lettre reçue; je n'eus jamais plus beſoin de ſecours pour m'aider à ſoutenir une vertu, qui n'eſt je crois point dans mon caractere. Il faut t'expliquer l'énigme. Tu ſçais avec quelle joie, mêlée de pou de crainte, j'attendois la réponſe de la marquiſe, & combien j'avois lieu d'eſpérer qu'elle nous ſeroit favorable, me flattant que ſa prévention fortifiée par une mauvaiſe fortune, céeroit bientôt aux offres avarttageuſes du comte. Mais vain eſpoir! elle eſt, s'il eſt permis de parler ainſi, invulnérable dans ſon préjugé, & le ciel, qui peut tout, a mis en elle l'aſſemblage des vertu les plus touchantes, & des défauts les plus déſeſpérants pour ceux qui font ſous ſa dépendance. Elle eſt douce, tendre, ſenſible, dévote & opiniâtre à l'excès; & pour comble de diſgrace, elle met tant de bonté dans ſon obſtination, que Luzan eſt forcé de la reſpecter juſque dans ſes refus. J'honore, il eſt vrai, ſa piété filiale, car il n'a pas un ſentiment qui ne ſoit une vertu.

Mais, voici Pexplication promiſe. Ecoute le plus profond ſecret de mon ame. J'admire & j'abhorre ſa perplexité; tout mon ſang s'allume à la ſeule penſée qu'il balance entre ſa mere & moi. Eh bien! malgré ma haine pour ſon aveugle ſoumiſſion, je l'ai conjuré d'obéir à la marquiſe, de prononcer ſes vœux; mon cœur ſe déchire en lui faiſant cette priere & je t'aſſure que l'arrêt de ma mort m'eût bren moins coûté: mais que ne ferois-je pas pour augmenter l'eſtime de Luzan? de quoi ce deſir ne me rendroitil pas capable? je ſens que je puis tout immoler à cet eſpoir.

Quel ſecret je te révéle, & que d'autres à ma place ſe feroient un mérite de ce ſacrifice fait à l'amour, en laiſſant croire qu'il n'eſt fondé que ſur la vertu! mais je ſçais, chere Henriette, que tu préferes la vérité, telle qu'elle puiſſe être, au faux éclat de l'hypocriſie. D'ailleurs, je n'imagine pas avoir beſoin d'indulgence, lorſque je ſacrifie mes plus chers intérêts au deſir d'accroître l'admiration de mon amant. Le motif eſt aſſez beau, & cette gloire vaut bien à mon ſens elle d'un conquérant, d'un miniſtre, d'un auteur, d'un martyr même...... oui, d'un martyr; car il me ſemble qu'animée d'un ſaint zele pour la religion, il me ſeroit moins douloureux d'être la proie des flammes, que de renoncer au bonheur de devenir l'épouſe de Luzan...

Pourquoi ai-je joui de ce doux eſpoir? avant ce cher & fatal inſtant, l'intelligence de nos ames eût ſuffi à ma félicité: ſatisfaite de la poſſeſſion de ſon cœur, je n'aurois peut-être pas porté mes vœux plus loin. J'entrevoyois à peine l'eſpérance d'unir nos deſtinées, & je ne me livrois à ce rayon que pour autoriſer ma tendreſſe: l'honnêteté m'en faiſoit un beſoin bien plus que mon cœur; car, en vérité, j'étois ſi heureuſe par mes propres ſentiments, que je ſuis perſuadée que j'aurois paſſé ma vie à eſpérer ſans me plaindre e ne rien obtenir. Mais à préſent, comment ſe faire une raiſon? Quel parti prendre, ſi le chevalier fait ſes vœux, comme il y a lieu de le craindre, d'après mes inſtances & la réſolution déterminée où il eſt de ne point déſobliger ſa mere?

Cependant, il me dit, que je me garde bien de croire que l'une de nous puiſſe triompher. Que penſes-tu de ce langage? que ſignifie-t-il?

Je frémis de l'interprétation qu'il faut y donner. Il ne veut ni renoncer à moi, ni déſobéir à ſa mere: qu'eſpere-t-il donc? mourir, ſans doute... .. Ah! Henriette, que deviendroit ta malheureuſe amie, ſi ce deſeſpoir ...... mais que deviendraije encore, s'il fait l'éternel ſerment qui ſéparera à jamais notre ſort? Me ſera-t-il permis de le revoir, & m'expoſerai-je à rougir de mon amour, après en avoir fait ma gloire? non, & quelque vive que ſoit ma tendreſſe, je crois pouvoir répondre que je mourrois avant que ſon charme me portât à rien qui pût me cauſer des remors. Cependant, s'il eſt vrai, comme on le prétend, que la paſſion & la ſageſſe ſoient incompatibles, je me ſuis trop engagée; car je ſens qu'il ne m'eſt pas plus poſſible, quoiqu'il arrive, de ceſſer d'aimer Luzan, que de ceſſer d'adorer la vertu ....

Chere Henrrette, toi qui lis ſi bien dans mon cœur, & qui prévois trop bren l'avenir, qu'apperçois-tu dans mes diſpoſitions? quelles en ſeront les ſuites? Hélas! il faut te l'avouer, je tremble pour moi-même, malgré la pureté de nos ſentiments; parce que, comme tu Pas judicieuſement obſervé, le danger eſt d'autant plus grand, que l'approbation intérieure couvre les piéges qu'une conſcience allarmée montre par-tout où ils ſont. Je ſuis dans une mortelle agitation. Je ne ſçais où porter mes craintes & mon eſpoir. Crois-tu que le chevalier condeſcende aux volontés de ſa mere? crois-tu qu'elle-même ne ſe laiſſe point fléchir aux ardentes prieres de ſon fils? Elle exige de lui qu'il faſſe ſes vœux, ſans en informer le comte, & ſans l'inſtruire de la part qu'elle a à cette contrainte: cette dure condition eſt très honorable pour Luzan; elle prouve juſqu'où va ſa délicate probité, puiſque, dans la choſe d'où dépend ſon bonheur, il eſt réſolu de ne point enfreindre la loi impoſée par la marquiſe, quoique ce fût le ſeul moyen par lequel il pût ſe flatter de la déterminer.UnUn homme, ſi ſévere ſur tout ce qui tient à l'honnêteté, eſt capable des plus vertueux efforts. Je P'y encouragerai de tout mon pouvoir, ſi les réſolutions de ſa mere ne changent point, & dût-il m'en couter la vie, je veux, s'il eſt poſſible, que ma vertu l'emporte ſur la ſienne.

Ne penſe pas, ma chere, que ce ſouhait vienne d'un ſentiment d'orgueil. Non, le vœu de mon cœur eſt d'être adorée de Luzan, & je ſens par moi-même, qu'il ne peut m'aimer comme je le deſire qu'autant que je ſerai parfaite à ſes yeux.

Chere Henriette, tu ſçais que je formai un ſemblable vœu, dès que je t'aimai. Je t'avouai de bonne foi mes défauts & la ſincere envie que j'avois d'y ſubſtituer de bonnes qualités, pour être plus aimée de toi... ..Amour, amitié, que je vous dois de reconnoiſſance, pour les nobles ſentiments que vous avez fait germer dans mon cœur! Si quelqu'un au monde étoit aſſez malheureux pour n'avoir nulle vertu, je lui conſeillerois d'aimer, ſi toute-fois il étoit ſuſceptible d'une véritable amitié: je réponds qu'il deviendroit bientôt délicat, honnête, franc, généreux, diſcret, indulgent, humain, modeſte; en un mot, il acquerreroit toutes les vertus ſociales, excepté cependant la plus eſſentielle au bien commun, je veux dire l'équité: car je crois que les amants, (il eſt vrai que l'on peut ſéparer les amis) ne connoiſſent gnere la juſtice; les contradictions, qu'il y a dans ma volonté par rapport à Luzan, en ſont la preuve, J'amire & je loue ſon extrême condeſcendance pour ſa mere; je Pen aime mille fois davantage, & l'inſtant d'après je le blâme, & je voudrois que ſon amour prévalût.

Pour me contenter, il faudroit qu'il pût vaincre & céder tout à la fois à ſon penchant. Y a-t-il rien de plus injuſte que ce conflit de vouloir?

Enfin, quelque ſoit le parti qu'il prenne, je ne démentirai point l'opinion que je lui ai donnée de ma réſignation. Je l'ai fortement engagé à m'informer tout de ſuite de ce qui ſeroit réſolu. Je ſerai peut-être pluſieurs jours à attendre ſa réponſe, juge de mon tourment, ont tu ne connois pas encore toutes les cauſes. J'ai fait une fatale ...Plut au ciel que découverte... je me fuſſe trompée dans mes remarques! c'eſt ce que tu m'aiderois à éclaircir, ſi tu étois ici. Je te répete la fervente priere de venir ſur le champ, ſi cela eſt en ton pouvoir. Adieu, chere Henriette, que j'aime autant & plus peut-être que mon bien-aimé; il eſt dix heures du ſoir, & l'obligeant Lapierre, qui m'a vue tous les jours les larmes aux yeux, en demandant s'il n'y avoit point de lettres de madame d'Albi, veut partir ſur le champ pour te rendre la mienne.

Il aura le temps, dit-il, de m'apporter des nouvelles, avant que je me couche. Elles ſeront ſi bonnes, aſſure-t-il, qu'elles procureront le ſommeil à ſa bonne maitreſſe, qui ne dormira point tant qu'elle ſera en peine de ſa chere madame d'Albi. Je t'avoue que je n'ai pas aſſez de généroſité pour m'oppoſer au zéle de ce fidele garçon. Je le laiſſe donc aller, il aura un peu de mauvais temps, mais s'il penſoit comme moi, il s'eſtimeroit très heureux puiſqu'il aura le bonheur de te voir. Comme il ſera près de deux heures quand tu recevras ma lettre, je ne te preſſe plus de partir ſur l'inſtant, je craindrois pour ta délicate ſanté, qui ne peut être en danger, ſans y mettre ma vie. Mais conſole au moins ton Eliſabeth, par l'aſſurance d'un prompt départ.

Très certainement Lapierre me trouvera encore levée, & ſi la pluie ceſſe je ſerai au jardin ....

Où es-tu donc dans ce moment? & Luzan que fait-il? Vous occupez ſans ceſſe l'un & l'autre ma penſée.

LETTRE XIII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH.

JE ſuis fâchée, chere Eliſabeth, de t'avoir cauſé tant d'inquiétudes.

La vive peinture, que tu m'en fais, pénétre mon cœur; tu me fais éprouver les divers mouvements de ton ame agitée. Que ne donneroisje pas pour avoir prévenu tes allarmes, s'il eût été en mon pouvoir!

mais je n'ai pu diſpoſer d'un ſeul inſtant pour t'écrire. Madame d'Albi eſt tombée malade, denx heures avant celle que j'avois arrêtée pour mon départ: une fievre ardente & de fréquents vomiſſements ont mis ſa vie en danger & nous ont fait craindre de la perdre juſqu'à ce moment, où, graces au ciel, elle eſt rendue à nos vœux.

La bonté de ton cœur te fera aiſément concevoir que je ne pouvois m'en repoſer ſur des ſervices étrangers, ſans bleſſer le devoir le plus ſacré. Des gardes, des médecins & des prêtres, ſont des objets ſi triſtes, lorſqu'ils ne nous environnent que par la néceſſité de leurs miniſteres, qu'en vérité, je plains un malade s'il eſt entiérement livré à eux.

Abuſé par les uns, effrayé par les autres, je ne vois pas de ſituation plus malheureuſe & qui ait plus de droit à la pitié: auſſi quand je n'aurois pas été portée d'inclination, comme je le ſuis, à tenir fidelle compagnie à ma belle-mere, l'humanité ſeule eût ſuffi pour m'y déterminer. Cette chere femme eſt ſi touchée de mes ſoins, qu'elle bénit le ciel mille fois le jour, de ce que dans ſes maux, elle trouve une ſi douce conſolation en moi.

Mon air, ni riant ni triſte, mais ſenſible, eſt, dit-elle, ce qui convient auprès des malades. Point d'importunes queſtions, encore moins de gémiſſements; une compaſſion plus active que tendre, des diſcours vrais, nulle fauſſe terreur pour le préſent & pour l'avenir: voila ce qui la charme & ce qu'elle a la bonté d'admirer en moi.

Je ſuis trop heureuſe, ma chere, d'adoucir la ſituation de cette bonne maman, par des ſentiments qui me ſont naturels. Nous ſommes fort ſatisfaites l'une de l'autre; & ſi je n'étois preſſée par la circonſtance, & que je puſſe entrer dans les détails, tu admirerois l'héroïque fermeté de madame d'Albi, & ſur-tout ſa tranquillité & la juſteſſe de ſes réflexions, dans des moments où la crainte & la douleur manifeſtent communément toute la foibleſſe humaine.

Mais j'entends Lapierre dans l'antichambre, qui s'agite beaucoup.

Le pauvre garçon, il brûle de te porter de bonnes nouvelles comme il te l'a promis. Il pourra te rendre un bon témoignage de ma ſanté, elle eſt meilleure que jamais. Elle n'a ſouffert aucune altération des veilles que je n'ai pas diſcontinuées depuis la maladie de ma belle-mere. J'éprouve ſenſiblement que, lorſqu'on eſt conduit par le cœur, la ſatisfaction qui en réſulte, eſt un ſouverain palliatif à tous les maux où nous expoſent quelquefois les vertueuſes inſpirations.

Ce que tu m'apprends des tendres & opiniâtres refus de la marquiſe, ne me ſurprend point; c'eſt une ſuite naturele de ſon caractere.

Elle eſt dévote, dis-tu, & ſûrement elle l'eſt avec excès; ſans cela, j'aurois une très bonne opinion de ſon cœur, d'après le portrait que tu m'en as fait: mais je vois d'ici qu'elle perſiſtera ſaintement dans ſon obſtination; perſuadée que, ſi elle empêche ſon fils de ſe marier, c'eſt une victime qu'elle enleve au démon. Ne te flatte donc point de ce côté-là.

Quant au chevalier, il y a un nuage entre ſes diſcours & ſes actions, qui m'empêche de pénétrer ſes véritables ſentiments. Je ne puis rien prononcer ſans avoir obſervé de près cet homme-là. Un amour ſi ardent, ſi ſincere, & cependant ſubordonné à une obéiſſance dont le motif eſt puérile, me paroît une choſe ſi incompatible, que je ſuis preſque tentée d'expliquer ce que je ne puis comprendre, par un peu d'hypocriſie de la part de Luzan; ou du moins, je vois très clairement qu'il préfere le ſuffrage de la multitude, à celui du petit nombre: car aſſurément, ma chere, toi & moi l'applaudirions beaucoup, s'il repréſentoit à ſa mere que raiſonnablement il ne doit pas ſacrifier une grande fortune, ni l'eſpoir d'étendre ſa poſtérité, au goût déterminé qu'elle a pour le célibat; qu'il n'y eſt point appellé par ſon penchant, mais u'au contraire, il ne fera point ſon ſalut dans un état pour lequel il ne ſe ſent nulle diſpoſition pour en remplir les devoirs.

N'eſt-il pas vrai, Eliſabeth, que tu approuves ce raiſonnement, quoique tu aies admiré la piété filiale du chevalier? Ton motif eſt nouveau pour l'encourager à s'y maintenir. Je t'avoue, qu'à mon avis, c'eſt payer trop cher une vénération & une eſtime qui te ſont dues à tant d'autres titres. N'es-tu pas belle à ſouhait, aimable à tout charmer, ſouverainement vertueuſe, & d'une vertu vraiment eſtimable, puiſque tes vertus ſont ton propre ouvrage? tu es bonne par excellence, modeſte ſur-tout; à l'égard de ton eſprit qui eſt on .. Je n'acheverai ne peut plus... ſûrement pas le portrait; quoiqu'il y ait encore mille choſes admirables en toi. Je trouve qu'il eſt auſſi fade que ſuperflu, de donner des louanges à ceux que nous aimons de tout notre cœur. Sa vive tendreſſe, s'il eſt vertueux, fait aſſez leur éloge.

Puiſque je ſuis ſur le chapitre des vérités, permets-moi, chere bonne amie, de t'obſerver que tu es un peu trop ſenſible aux compliments. Je n'ai pas encore pu démêler ſi c'eſt défaut ou excès d'amour-propre. Peut-être que ne connoiſſant pas tout ton mérite, & n'y comptant point, tu as beſoin qu'on te raſſure. Eh! de grace, ſois tranquille à ce ſujet! Une fois pour toutes, crois-en ton Henriette, qui ne te feroit pas un menſonge pour l'empire du monde, & ne vas plus te mettre dans la tête de faire des ſacrifices pour augmenter l'admiration de Luzan. Comment pourroitil ne la pas porter au plus haut point? puiſque, moi femme, je me ſurprends quelquefois des heures entieres dans la contemplation de tes merveilleuſes qualités.

Je relis ta lettre, & je ſuis embarraſſée de répondre à deux queſtions importantes. Sçavoir, ſi tu dois revoir Luzan, au cas qu'il ſuive la volonté de ſa mere. Enſuite, tu deſires que je te diſe ce que je penſe de tes diſpoſitions préſentes par rapport à l'avenir ...... Une foule d'idées ſe préſentent à mon eſprit ſur ces deux articles; mais il me faudroit plus de temps que je n'en ai pour te faire part de celles qui méritent quelqu'attention. D'ailleurs je ferois des prophéties, je donnerois des conſeils, je t'effraierois ſur les dangers de ta poſition, tout cela envain. Ton amour eſt ſi extrême, & ſes effets ſont ſi ſinguliers, que je crois qu'il vaut mieux, avec le fond de raiſon que je te connois, te livrer à tes propres lumieres.Ne crois pas, chere Eliſabeth, que ſemblable à ces amis inhumainement prudents, je n'oſe donner un conſeil dans l'incertitude du ſuccès, ou la crainte du reproche.

Non, ma très chere, ſi je ne t'enſeigne rien dans cette occaſion, c'eſt que je ſçais tout ce qu'il y a à attendre d'une ame noble, qui a la gloire de ſe diriger elle-même.

Je ne te céle point que je redouterois le grand empire que l'amour a pris dans ton cœur, ſi je n'étois ſûre que la vertu te tiendra lieu de ſageſſe.

Tu m'inquietes par cette fâcheuſe découverte que tu dis avoir faite, & dont j'ignore la cauſe. Je ne ſais ſi je me trompe, mais je crois la deviner, parce que j'ai vu des choſes que je n'ai oſé interpréter dans le temps, & dont je n'ai pas cru néceſſaire de t'inſtruire, pour ne pas t'inquiéter, peut-être par de fauſſes conjectures.

Je ſuis auſſi impatiente que toi de la réponſe de Luzan: envoie la moi, je t'en conjure, ſitôt que tu P'auras reçue; je n'ai pas beſoin d'ajouter, & lue. Si elle tarde quelques jours, je la lirai à Paris, car mon voyage aura lieu dès que ma belle-mere ſera entiérement rétablie. Adieu, chere Eliſabeth, tu vas dormir ſans doute; pour moi, je vais paſſer une grande partie de la nuit, & ſûrement je ne ceſſerai de de penſer à toi & à tout ce que tu m'as écris; je relirai ta lettre au moins quatre fois.

LETTRE XIV.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI.

GRACES au ciel, qui veille à la conſervation d'une perſonne ſi chere & ſi précieuſe que celle de mon aimable Henriette; l'événement me prouve toujours que j'ai eu tort de prendre de ſi vives inquiétudes ſur ſon compte, & plus encore, de les lui faire partager par les indiſcrets récits de mon céœur allarmé. Je ſuis confuſe, de voir que mon extrême ſenſibilité n'épargne point la tienne, & me faſſe rrop oublier ce qu'un ſentiment délicat ne devroit jamais me faire perdre de vue, qui eſt de cacher ſoigneuſement à l'objet aimé, les chagrins dont il n'eſt que la cauſe involontaire; auſſi te promets-je de ma part, d'être plus réſervée & plus tranquille; & j'eſpere de la tienne, qu'en quelque lieu, en quelque poſition que tu ſois, tu m'écriras ces mots...... Chere Eliſe, je me porte bien, je t'aime ...

Ce n'eſt aſſurément pas trop exiger.

Tu acceptes la condition, n'eſt-il pas vrai?

Je n'ai reçu que quatre lignes du chevalier; elle ſont écrites en ſtyle d'oracle. Et moi, qui me crois avec raiſon, le dieu qui l'inſpire, je n'y ai rien conçu. La ſeule choſe qui ſoit intelligible, c'eſt qu'il me fait entrevoir l'eſpérance de venir bientôt à Paris, ou de m'écrire quel-que choſe de poſitif. C'eſt mal répondre à la priere que je lui ai faite, de me tirer inceſſamment de la cruelle incertitude où je ſuis: cet état étant le plus inſupportable, pour une imagination auſſi vive que la mienne.

Je t'avoue que cette conduite fait naître des allarmes inconnues à mon cœur juſqu'à ce jour, joint à tes dernieres obſervations, qui, ſans me convaincre, m'ont frappé l'eſprit, ainſi qu'une lumiere éblouit nos yeux après une iongue obſcurité; ſon éclat, dans le premier moment, eſt la ſeule impreſſion dont nous ſoyons ſuſceptibles. De même, le mot pocriſſe a ſaiſi mon entendement, ſans me laiſſer la liberté de croire ou de rejetter tes ſoupçons. Seroit-il vrai en effet que Luzan fût hypocrite? ſeroit-il poſſible qu'il fût coupable du vice que j'abhorre le plus, & qui, ſelon moi, eſt le plus dangereux pour la ſociété?

Quoi! toutes les vertus que j'ai admirées en lui, ne ſeroient qu'une vaine apparence? Quelle plaie douloureuſe pour mon cœur, ſi nos craintes étoient fondées! Mais il ne ſe peut que l'objet de ma plus haute eſtime, ne ſoit qu'illuſion.

Non, nous ſommes trop promptes l'une & l'autre à l'accuſer. Sans doute que quelques puiſſants motifs, dont je ſerai bientôt inſtruite, briſeront le nuage qui t'offuſque, & feront voir clair dans une conduite que nous ſuſpectons injuſtement. Je m'arrête à cette derniere penſée, comme à la ſeule que je puiſſe ſupporter; car c'eſt mettre mon cœur à la torture, que de douter de celui du chevalier. Non, jamais je ne ceſſerai de croire à ſa ſincérité.

Tu as raiſon, chere Henriette, de t'en repoſer ſur moi-même pour les ſuites de la dangereuſe ſituation ont les circonſtances me menacent. Cette honorable opinion de ta part ſuffiroit ſeule pour me faire acquérir une vertu dont tu me rois capable. Cependant, je te demanderai toujours l'aſſiſtance de tes conſeils; un nouvel événement me les rend très néceſſaires, parce qu'il eſt plus beſoin de prudence que de toute autre vertu. La découverte, dont je t'ai parlé dans ma derniere lettre, n'eſt que trop vérifiée. Ce matin, comme j'achevois de lire le billet du chevalier, mon oncle eſt entré bruſquement dans mon cabinet, & ſe ſaiſiſſant de la lettre que je tenois encore, j'ai ſenti ſes mains tremblantes; il s'efforçoit de rire pour dérober ſon agitation.

Pourquoi donc ma niéce me faites vous un myſtere .....? C'eſt, ſans doute, pour me priver des choſes obligeantes que le chevalier vous dit de moi: car je ſçais que ſon eſtime eſt ſi grande pour ma perſonne, qu'il en parle continuelement.Vous verrez, monſieur, lui ai-je dit malignement, parce que j'étois piquée de ſon procédé, que ce n'eſt pas moi qui vous prive des éloges du chevalier.

Oui je vois ...... fort bien, ma niéce ...... quoique je ſois fâché de l'oubli de Luzan, je ſuis bien aiſe de ne pas trouver ce que je craignois, parce que j'ai des vues qui vous ſont très avantageuſes, pourvu que vous ne vous y oppoſiez pas.

Je ſuis ſenſible, comme je le dois, à la bonté que vous avez de vous occuper de mon bonheur.

Vous m'en avez déja donné de ſi généreuſes preuves, que ma reconnoiſſance eſt .....--Ne parlons pas de reconnoiſſance, elle fait tort à un ſentiment dont je ſuis plus jaloux.--J'oſe vous aſſurer, monſieur, que mon reſpect égale ma gratitude, & que ....--Ce n'eſt pas encore du reſpect qu'il s'agit; je me contente de la conſidération qu'on ne peut refuſer à un homme de mon caractere.--Vous méritez beaucoup--Je le ſçais; & vous ſçavez auſſi combien je ſuis aimé de tous ceux qui me connoiſſent, comme je ſuis deſiré par-tout; mais tout cela eſt peu pour moi, ſi.... à ſi...“.“ Il n'a pu continuer. Il a mis ſon chapeau devant ſes yeux pour cacher, ſans doute, ſon embarras. Il a touſſé cinq ou ſix fois, puis ſe remettant de ſon trouble.......Ecoutez, ma niéce, parlez-moi ſincérement; depuis deux ans que vous êtes avec moi, vous trouvez-vous ſatisfaite de votre ſort?

Je dois mille actions de graces au ciel, & à vous, monſieur, de m'avoir procuré une heureuſe ſituation.Vous me raviſſez, chere Eliſe; votre contentement eſt ce que j'ai le plus à cœur. D'ailleurs il me confirme dans l'opinion que j'ai toujours eue que l'on ne peut me connoître particuliérement, ſans s'attachercher à moi. Comptez que je ferai tout ce qui ſera en mon pouvoir pour vous rendre heureuſe. Je puis donc me flatter que vous ne craindrez pas de paſſer vos jours avec un homme qui ne s'occupera que de votre bonheur. Dites, y conſentezvous? Ce fut mon intention, lorſque votre généreuſe bonté m'épargna l'horreur de faire des vœux quej'abhorrois Auriez-vous la même averſion pour des engagements tout oppoſés, & refuſeriez vous de.....

Il a plié un genou, & s'alloit nettre à mes pieds, pour achever ſans doute ſa déclaration, ſi je 'euſſe reculé d'effroi. Heureuſement des viſites ont mis fin à cette ſinguliere ſcène; je dis ſinguliere, ar te ſerois e tu jamais imaginée qu'il pût entrer dans l'eſprit du baron d'épouſer ſa niéce? Je m'étois déja apperçue que ſes attentions pour moi étoient au-deſſus de celles d'une ſimple amitié. Mais j'eſpérois que, renfermant ſes ſentiments dans les bornes qu'exigeoit ſa qualité d'oncle, il ne porteroit pas plus loin ſes prétentions.

Les liens du ſang, joints à un âge ſi diſproportionné, ne devroient-ils pas être un obſtacle pour ceux de l'amour? Eſt-il poſſible que les loix tolérent d'une part ce qu'elles condamnent de l'autre?

Mon oncle, appuyé ſur la poſſibilité d'un mariage ſi mal aſſorti, ne s'occupe qu'à obtenir mon conſentement. Je ſuis doublement affligée d'un ſi bizarre projet: il ruine les eſpérances que j'avois fondées ſur ſa généroûtté, au cas que la famille u chevalier alléguât mon peu de fortune.

D'un autre côté, je ſerai ſans ceſſe expoſée à des perſécutions, d'autant plus cruelles, que je ne pourrai m'y ſouſtraire qu'en me privant de la ſeule protection qui me reſte. Mes peines augmentent, ſe multiplient, & mon eſpoir diminue chaque jour. Juſqu'à ce moment, je n'avois vu d'obſtacle que du coté du chevalier; maintenant, je ſuis effrayée de ceux qui s'élevent du mien. Que ma poſition eſt fâcheuſe! comment me conduire avec le baron? J'éluderai le plus qu'il me ſera poſſible une déclaration ouverte de ſa part: mais puis-je me flatter de lui en faire perdre e deſſein? Conſeille-moi, chere amie, ce qu'il y a de mieux à faire ans une occurrence ſi délicate.

Mes inquiétudes redoublent ſur la réſolution du chevalier. S'il obéit à ſa mere, je n'ai d'autre parti que celui de rentrer au couvent, non pour y conſacrer à Dieu un cœur qui n'eſt plus à moi; mais pour éviter les dangers auxquels nous expoſeroit peut-être un malheur ſans reſſource...

Adieu chere Henriette, mon cœur eſt ſi oppreſſé par la douleur, & mon imagination ſi troublée par la crainte, que je ne puis t'en écrire davantage pour aujourd'hui. J'attends inceſſamment des nouvelles du chevalier: ah! Dieu! je ſuis ſaiſie juſqu'au fond du cœur, quand je ſonge à ce qu'elles vont m'apprendre. Compte que je t'en ferai part ſur le champ.

LETTRE XV.De Madame d'ALBI, à ELISABETH.

DANS le chagrin qui t'accable, chere Eliſabeth, tu exageres tes maux & les périls de ta ſituation.

Les uns ne ſont pas plus au-deſſus de tes forces, que les autres au-deſſus de ta ſageſſe.

Il y a long-temps que j'avois ſoupçonné le penchant du baron; mais craignant de me tromper, je n'ai pas voulu te cauſer de l'inquiétude par de fauſſes allarmes. D'ailleurs, je penſois comme toi, qu'arrêté par les liens du ſang & ſur-tout par la grande diſproportion d'âge, il n'oſeroit jamais faire éclater ſes ſentiments. Mais puiſque nulle bien-ſéance n'a pu retenir cet homme extravagant, (pardonne ſi je nomme ainſi ton cher oncle,) & de plus un adorateur de tes charmes; puiſque, dis-je, il n'a pas craint de faire connoître ſa foibleſſe, il faut éviter, comme tu te le propoſes, une déclaration plus formelle, ménager beaucoup ſon amour-propre, le flatter même, ſi cela ſe pouvoit ſans bleſſer la vérité; & ſi ton extrême franchiſe te permettoit de dire plus que tu ne penſes ; ſi tu ne peux éluder une explication ouverte, que le degré d'alliance qu'il y a entre vous, ſoit employé, comme le ſeul point ſur lequel portent tes refus.

Si tu pouvois te réſoudre, non pas à lui dire, mais à lui laiſſer croire, parce qu'il eſt aſſez vain pour s'en flatter, que, ſans le bonheur que tu as de lui appartenir, tu ne mettrois point d'obſtacle à ſes vœux; je te réponds que nous parviendrions à le guérir de ſa folle paſſion, par une plus frivole à la vérité, mais moins dangereuſe. Je le connois aſſez, pour être ſûre que l'on peut tout attendre de la bonté de ſon cœur. Je ne redoute que l'excès de ſon amour-propre. Il eſt donc eſſentiel de diriger tes procédés de ce côté-là. Si je vais bientôt à Paris, comme il y a lieu de l'eſpérer, parce que la ſanté de madame d'Albi va de mieux en mieux, je te promets que je ne partirai pas ſans t'avoir délivrée des enflammées perſécutions du baron. Avec les perſonnes indifférentes, & pour le ſervice de quelqu'un qui m'eſt auſſi cher que mon Eliſabeth, je ne crains pas de te dire que je ne me pique pas d'autant de ſincérité que toi. Je répéterai tant de fois à ton oncle, qu'il eſt dommage que tu ſois ſa niéce, que dans cette circonſtance, votre amitié mutuelle feroit de vous les plus heureux époux; mais que ces ſortes de mariages, attirant juſtement la cenſure publique, troubloient à jamais le repos de ceux qui les contractoient, parce que le tourment de la confcience étoit une fuite invincible du blâme général. Après l'avoir intimidé par ces conſidérations, je lui dirai encore qu'il eſt dommage que vous ſoyiez ſi proches parents, qu'il feroit le meilleur des maris, le plus excellent des peres. Laiſſe-moi faire, je te promets de ſi bien nourrir ſa vanité & l'accroître à un tel point, que toutes ſes autres paſſions ſeront ſubordonnées à celle-là. Calme donc tes vives inquiétudes à ce ſujet, & ne t'occupe plus du triſte projet de retourner au couvent.

Cet azyle te fut trop odieux pour que jamais tu doives penſer à le choiſir. Si nous ne ramenions pas le baron à la raiſon, comme je m'en flatte, ta ſincere amie, ton Henriette t'offre auprès d'elle une retraite, qui ſeroit charmante pour l'une & l'autre, puiſque nous nous verrions ſans ceſſe; mais j'eſpere que nous ne ſerons point pouſſées à cet extrêmité quoiqu'agréable dans un ſens. Il vaut mieux nous réunir ſous de plus heureux auſpices.Le chevalier eſt déſolant, avec ſon ton énigmatique. Cependant, je ſuis aſſez portée à croire qu'il y aura été forcé par quelque motif de prudence. Dans la conjoncture, c'eſt une protection viſible de l'amour, qu'il n'ait pas écrit comme on avoit lieu de l'attendre. Tout étoit perdu, ſi le baron eût découvert votre intelligence; pluſieurs motifs auroient allumé ſon courroux. D'abord il auroit été piqué, de ce que l'on ne Iui auroit pas fait confidence d'une inclination myſtérieuſe, & romaneſque par rapport à l'état du chevalier. Tu ſçais comme il aime tout ce qui eſt ſingulier, & ſur-tout comme il eſt jaloux d'y être mêlé pour quelque choſe. De plus, il auroit été choqué de la préférence; car il ne lui vient pas même à la penſée que nul oive l'emporter ſur lui. Il eſt donc indiſpenſable de te bien obſerver juſqu'à ce que nous l'ayons ſubjugué à force d'éloge. Je ne me fais point de ſcrupule d'entretenir ſon foible, puiſqu'il n'y a rien d'honnête que l'on n'obtienne de lui, en le prenant de ce côté-là. Je n'ai pas beſoin de te dire que ſi c'étoit un vice qu'il fallût flatter, je ne m'y réſoudrois jamais, quand ton bonheur & le mien en dépendroient.

Ranime tes eſpérances, chere Eliſe. Je te répête & t'aſſure que je ſerai bientôt à Paris. D'ici, je partage tes peines; mais là, je mettrai tout en cœuvre pour les faire diſparoître.La marquiſe, dévote & opiniâtre, ne changera rien à ſes ſaintes réſolutions, parce qu'elle ſe perſuade que le ciel a ſeul part à la force qu'elle a de réſiſter aux prieres de ſon fils. Mais ce fils pieux, quoique ſoumis, s'il eſt tendre & ſincere, comme il te le jure, ne pourra ſe réſoudre au ſacrifice qu'on exige de lui.

Mais toi-même tu fui ordonnes de le faire ...... non, ce n'eſt pas ce que tu ſouhaites. Tu veux ſeulement qu'il te tienne compte de cet héroïſme; mais au fond tu deſires qu'il n'accompliſſe pas ce que ta bouche lui preſcrit: car certainement ton cœur n'a point contribué à cette fervente & menteuſe priere.

Tu m'as permis, chere Eliſabeth, & même engagée à relever tes fautes. C'en eſt une très grande, ſelon moi, d'avoir ſollicité Luzan contre le vœu de ton cœur. Si l'effet répond à tes fauſſes inſtances, je vois déja par ta crainte & ta douleur, tous les regrets que tu te prépares pour une action digne d'eſtime en elle-même, mais blâmable, puiſqu'un ſentiment factice en eſt le ſeul mobile.

Qu'il eſt humiliant pour nous, de voir que les choſes louables nous cauſent des repentirs, lorſqu'elles contrarient nos penchants.

L'affreuſe ſituation, que celle de ſe reprocher le bien que l'on a fait, au lieu de s'en applaudir! Souvienstoi, chere Eliſe, de ne jamais t'expoſer à ce tourment; que ton ame deſire & veuille fortement ce que ta bouche prononce. Ne perds jamais de vue cette triſte vérité, que nos divers intérêts empêchent que le bien ſoit toujours tel par rapport à chaque individu...

Cette propoſition demande des details, dont je te laiſſe le ſoin. Tu aimes tant à réfléchir qu'il faut bien te laiſſer quelque choſe à développer; je me borne à te fournir matiere. La lettre, ou le retour du chevalier, tiennent furieuſement mes idées en ſuſpens. Je n'oſe hazarder une ſeule prophétie, quoique j'aie quelquefois le don de lire dans l'àvenir. Si Luzan t'écrit, la poſte ſeroit trop tardive: ſouris gracieuſement à l'officieux Lapierre, auſſi-tôt il volera pour m'apporter cette importante miſſive, où l'arrêt de ton ſort doit-être prononcé; car ta joie ou ta douleur dépendent de la réſolution qu'il aura priſe. Adieu, chere Eliſabeth, je fais des vœux ardents pour qu'elle ſoit conforme, non à tes trompeuſes prieres, mais à tes deſirs.

LETTRE XVI.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI.

FAVEUR du ciel ...... récompenſe de la vertu ...... charme delamour.chere Henriette, ſélicite ton Eliſabeth, embraſſe-la mille & mille fois. Que ton cœur partage la joie du mien! l'eſpoir m'eſt rendu, cet inſtant me paie e tous mes maux ...... Luzan eſt de retour, Luzan m'adore ..-.

Mais que dis-je? cette expreſſion eſt trop foible pour rendre les ſentiments qu'il a pour moi.......Toi, qui ſçais comme il eſt aimé, juges quelle eſt ma félicité; il ne fera point ſes vœux: non qu'il déſobéiſſe à ſa mere, non qu'elle-même ſe ſoit départie de ſa tyrannique volonté; mais la crainte ſans doute, d'attirer juſque ſur elle les diſgraces du comte, ſi le chevalier décidoit de ſon ſort ſans ſa participation, l'a déterminée à permettre de diffèrer juſqu'à ce qu'il ait obtenu ſon conſentement. C'eſt avoir tout gagné; car, Luzan eſt intimement convaincu, que ſon grand-pere n'acquieſcera point aux diſpofitions de la marquiſe. C'eſt un homme qui, dans le ſein de ſa famille, eſt ſi jaloux de ſon autorité, que ſans aucun motif particulier, il ſuffit qu'il ait fait connoître ſa volonté, pour prétendre qu'elle ſoit ſuivie; la plus légere oppoſition l'offenſe & lui fait croire que l'on veut braver ſon pouroir. D'après ce caractere, tu vois que que nous avons une certitude morale, qu'il ne conſentira point aux vœux de ſa brue, ſur-tout après avoir déclaré qu'il vouloit marier le chevalier.

Luzan attend ici le retour de ſon grand-pere, qui eſt allé à B.... prendre les eaux. Il ſe propoſe de confier le ſecret de ſon cœur à quelqu'un, pour l'engager à faire une démarche à mon ſujet, auprès de lui: mais il voudroit que ce fût une perſonne, non ſeulement diſcrete, mais que le comte ne pût ſoupçonner être de la connoiſſance de ſon fils, parce qu'il eſt eſſentiel de le mettre dans le cas de croire que la choſe deſirée vient uniquement de lui. I faudroit, pour cette délicate négociation, quelqu'un d'habile & de prudent; ſans cela, ce feroit me ommettre en pure perte.

Que penſes-tu de ce projet? il enchante mon cœur; mais il ne ſéduit pas ma raiſon. Il y a tant de difficultés à vaincre; ma mauvaiſe fortune, peut-être les refus de mon oncle; car, quoique tu puiſſes me promettre, je ne le crois pas homme à renoncer généreuſement à ſon bizarre deſſein. Cependant il ſe pourroit, comme tu l'imagines, qu'en le flattant beaucoup, ſur-tout en lui perſuadant que c'eſt une choſe héroïque & digne de ſa grande ame de triompher de ſon amour; il ſe pourroit, dis-je, qu'il ſe retrouvât dans le chemin de la raiſon, en ſuivant la route de la folie. Mais pourrai-je me réſoudre à jouer ce rôle auprès de lui, moi qui aimerois autant être condamnée à la torture, qu'à dire ce que je ne penſe pas? Non, je ne puis rien ſans ton aide. Viens donc, comme tu me l'as promis; que je ſois auſſi heureuſe que le chevalier, qui verra demain, après trois ans d'abſence, le marquis de Saintré, ſon unique ami. Que ſon ſort eſt digne d'envie! Ils ſont, dit-il, liés de la plus ſincere amitié dès la plus tendre jeuneſſe. Il m'a ſouvent parlé de lui avec une eſtime & une tendreſſe, qui ne le cede point à la nôtre. Henriette, n'es-tu pas de mon avis? une amitié, qui, ſelon ce que Luzan m'a dit, ſubſiſte depuis ſeize ans ſans la moindre altération, & à laquelle le temps n'a fait qu'ajouter de plus forts liens, & de nouveaux charmes, eſt un favorable paſſe-port pour un homme qui entre dans la carriere de l'amour.

J'ai cru devoir cacher au chevaer les ſentiments du baron, parce qu'outre que c'eſt une foibleſſe de ſa part, & que par cela ſeul, je ſuis obligée à la diſcrétion, on trouve qu'il eſt meſſéant & ridicule à une femme d'annoncer eile-même ſes conquêtes, à moins qu'elle n'y ſoit forcée par les circonſtances. Je ſuis donc bien déterminée au ſilence.

Cela me ſera d'autant plus faciſe, ue mon oncle s'obſerve beaucoup devant le chevalier. Il n'en eſt pas toujours ainſi.

Hier an ſoir, il étoit ſeuſ avec noi; ſon début ordinaire, comme au ſçais, eſt ſon éloge. Après m'avoir parlé de vingt maiſons où il étoit invité & deſiré à la campagne; il ajouta qu'il ne pouvoit ſe ſéparer n inſtant de moi, il s'efforça 'engager la converſation ſur le redourable ſujet. Je fus aſſez heureuſe por l'éluder, en détoumnant ſon uttention ſur un tableau de fleurs que je venois d'achever. Il s'extaſia, & outra ſes compliments, comme ſi c'eût été pour lui-même. Enſuite voulant, dit-il, rendre hommage à la belle main qui avoit exécuté de ſi belles choſes, il la baiſa avec une ardeur que Luzan n'a jamais oſé exprimer. Cette offenſante liberté m'a fait remarquer que dans un âge avancé, l'amour, ſi Pon peut ſans le profaner appeller tel les dernieres étincelles des ſens, 'amour n'a plus cette aimable pudeur qui caractériſe l'innocence & Phonnêteté des jeunes perſonnes.

Paſſé la premiere jeuneſſe, les hommes ſubſtituent l'audace au reſpect, le cyniſme à la décence, ou la honte à la timidité. De-là, je conclus que l'amour, ce ſentiment divin, cette ie des cœurs tendres, cette verte des belles ames, ne convient qu'au printemps de nos jours; tout ce qui eſt au-de-là des bornes de cet heureux paſſage, n'en merite pas le nom...... Mais c'eſt trop m'arrêter à de fâcheuſes réflexions. Un point plus important m'occupe l'eſprit. C'eſt le reproche que tu me fais ſur ce que tu appelles une très grande faute.

Selon toi, j'ai eu tort de conjurer Luzan d'obéir à ſa mere, puiſqu'au fond je ſouhaitois le contraire. Je ne penſois pas que l'on fût répréhenſible, en faiſant un ſacrifice ſans la participation du cœur. Je croyois, au contraire, que le défaveu intérieur immolé aux loix de la vertu, faiſoit tout le mérite de l'holocauſte.Tu prétends que, ſi l'effet eût répondu à mes menteuſes prieres, aurois eu des regrets d'avoir fait nne action louable en elle-même.

Je ſuis forcée de convenir que tu as trop bien lu dans mon cœur: mais quelqu'humiliants que ſoient des reproches de cette nature, ils font doux en comparaiſon de l'amertume des remords.

Tu traites de ſentiment factice le deſir que j'ai d'augmenter l'eſtime de Luzan; j'eſpere, avec le temps, me ſi bien juſtifier à cet égard, que tu ſeras forcée de le croire inné. C'eſt la feule vengeance que je veuille tirer de tes mortifiantes qualifications.

Méchante Henriette, tu as beau ſophiſtiquer, enroreiléer, paſſe-moi le terme, tes malignes réflexions, j'ai pénétré leur véritable ſens.

Voila qui eſt fini: j'ai ſoulagé mon cœur, n'en parlons plus.

Je t'envoie le fidele Lapierre comme tu l'as defiré. Ton empreſſement à être informée de tout ce qui me touche me prouve le vif intérêt que tu prends à mon bonheur. Tu ne doutes pas combien je fuis reconnoiſſante, quoique je ne te faſſe jamais de remerciments.

Je t'en ferois mille & plus, ſi je n'étois ſûre que ton amitié rend ce ſentiment auſſi eſſentiel à ton cœur, que l'air l'eſt à ton exiſtence.

Dans le premier tranſport de mon cœur, j'ai oublié de t'inſtruire de ce qui avoit donné lieu au billet inconcevable de Luzan. Sa profonde triſteſſe, m'a-t-il dit, avoit inquiété ſa mere, ſans cependant qu'elle lui en demandât la cauſe; mais il s'étoit apperçu qu'elle obſervoit ſes moindres démarches. I avoit craint qu'une tendre curioſité L ne la portât à s'éclaircir elle-même du ſujet de ſon chagrin, avant que de lui en parler: c'eſt ce qui l'a déterminé à m'écrire d'une maniere inintelligible. N'admires-tu pas cet adorable caractere, de ſi bien interpréter tous les ſentiments de la marquiſe?

Il ne ſçauroit être un ſi digne fils, ſans devenir le plus excellent des maris. Adieu .... non, je ne veux plus te dire ce triſte mot, il me fait ſentir trop vivement notre ſéparation.

LETTRE XVII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH.

Tu m'as cauſé une vive émotion, par les premieres lignes de ta lettre.

Mon cœur a délicieuſement treſfailli, en liſant ces mots: faveur du ciel, récompenſe de la vertu J'ai cru que tu touchois au ſceau de ton bonheur: j'ai cru, choſe incroyable, j'ai cru que le chevalier avoit fléchi ſa mere, j'ai cru que la dévote marquiſe avoit révoqué l'arrêt de mort, prononcé contre le plus beau point de la vie ce ſon fils; j'ai cru que lui-même, preſſé par ſon amour & ſon déſeſpoir, avoit ſollicité & obtenu de cette ſcrupuleuſe femme, la permiſſion d'aimer; j'ai cru enfin, que ton mariage étoit arrêté, & qu'il ne reſtoit à mon amitié, que le ſoin de faire célébrer vos amours & votre hymen par quelque poëte fameux.

Au reſte, j'aurois été embarraſſée; les déclamateurs prétendent qu'il n'y en a plus: mais, ſouci ſuperflu, je te vois auſſi éloignée de lheureuſe concluſion, que je t'en ... Pauvres croyois proche .... amants, vous voila bien, toujours extrêmes dans la joie ou le chagrin!

Un rayon d'eſpoir vous ouvre les cieux, un obſtacle imprévu vous accable: ainſi vous flottez perpétuellement ſur une mer de délices ou de douleurs, & ne retrouvez le port qu'après avoir perdu votre tendreſſe. En vérité, chere Eliſabeth, je m'étonne, qu'avec une raiſon éclairée & l'habitude de réfléchir, tu n'aies pas acquis plus d'empire ſur ton cœur; les moindres circonſtances te tranſportent d'un excès à l'autre. Nen accuſe pas uniquement l'amour; le mal vient entrerement de ton propre caractere.

Ton ardente imagination, à laquelle tu te livres trop, faſcine ton jugement, & t'empêche de voir les choſes comme elles ſont-...

Toujours des accuſations, diras-tu, un peu confuſe? Oui, charmante amie, quelque pénible que ſoit cette charge, je ne me laſſerai jamais de te dire les vérités qui intéreſſent ton bonheur. N'as-tu pas confié à mon amitié le ſoin de t'éclairer ſur tes défauts? & quoiqu'il en puiſſe couter à ton amourpropre, ne dois-je pas te montrer les trop fortes ombres du tableau, pour te mettre en état de les adoucir? Aſſurément, il n'y eut jamais un être mortel, qui réunit plus de vertus & de brillantes qualités que toi; mais je t'avoue, que ce qui excite l'émulation, & éleve le courage de ceux qui t'admirent, c'eſt que, s'il n'eſt pas poſſible de te ſurpaſſer, au moins l'eſt-il de t'atteindre. Cette vérité t'afflige peutêtre, parce que tes vœux tendent au mérite ſuprême, ſur-tout depuis que Luzan t'a ſçu inſpirer le deſir de lui plaire. Mais conſole-toi, tu n'as preſque de défauts, que ce qu'il en faut pour faire croire à tes perfections. Bien différente de ces êtres de raiſon, qui ſont ſi ornés, ſi ſurchargés de mérite & de vertus par leur créateur, qu'ils n'attirent qu'un ſtérile hommage, parce que leurs apologiſtes ont toujours la maladreſſe de les repréſenter ſi parfaits, qu'à force de les rendre ſublimes, ils les rendent incroyables: ou ſi l'amour du beau captive quelques inſtants notre crédulité, il arrive qu'après une infructueuſe contemplation, on détourne triſtement ſes regards de l'objet divin, en ſongeant à l'extrême diſtance qu'il y a de notre foibleſſe à un être ſi parfait. Alors, n'ayant plus que le ſentiment de ſon inſuffiſance, on conclut qu'il eſt impoſſible d'atteindre à des vertus ſi angéliques.

Il n'en eſt pas ainſi de toi, chere Eliſe: quiconque te connoitra telle que tu es, ſera comme entraîné à t'imiter, ſans ſonger à te prendre pour modele. Travaille donc, non à te rendre parfaite, parce que cela n'eſt pas au pouvoir humain; mais à diminuer le nombre de tes défauts, pour être plus heureuſe, & ſur-tout pour n'avoir pas à te reprocher les fautes de cetix qui ſuiront ton exemple; car, un mérite éclatant, expoſant plus aux regards du public celui qui le poſſéde, il le rend reſponſable à la ſociété de ſes moindres foibleſſes. Et comme je puis t'aſſurer, ſans flatterie, que tes qualités ſixent l'attention générale, tu es obligée à plus d'exactitude que tout autre: tire de ce puiſſant motif le deſir de te perfectionner. Je ne puis te diſſimuler que, non ſeulement il eſt plus louable, mais plus efficace que celui qui t'a été inſpiré par l'amour, parce qu'en ceſſant d'aimer, tu négligeras peut-être d'acqtérir des vertus que tu regarderas comme ſuperflues, n'ayant plus le même objet: au lieu que, te repréſentant l'œil du monde toujours ouvert ſur tes actions, ce ſentiment te ſoutiendra dans toutes les circonſtances de la vie. Ce chapitre m'intéreſſe ſi fort, que ſi le zélé Lapierre n'attendoit ſans doute avec impatience ma réponſe, tu ne ſerois pas encore quitte de mes réflexions; mais j'y reviendrai quelqua our.

Tu m'apprends que Luzan va-demain voir ſon unique ami; tu deſirerois être auſſi heureuſe que lui: eh bienl réjouis-toi, félicitemoi; demain, oui demain je ſerai à Paris. Ne crains plus de revers: madame d'AIbi eſt parfaitement rétablie. Monſieur d'Albi, qui n'a pas perdu ſon amour pour ce qu'il appelle le bon ordre, veut toujours que j'aille ſolliciter: ainſi prépare modérément ton cœur à la douce joie dont nous allons jouir en nous embraſſant. Je remets à ce moment heureux l'explication de mon avis, ſur les démarches que Luzan veut faire auprès du comte. Je ſuis ravie 'arriver en même temps que ſon ami, l'un m'aidera à juger l'autre, & ton charmant chevalier ſeroit trop habile, s'il continuoit d'échapper à ma pénétration. Quand à l'amoureux baron, j'eſpere toujours le ramener à la raiſon, en le faiſant paſſer, comme tu dis, métaphoriquement par la route de la folie: ſois tranquille, je me charge u prodige. Je fais réflexion qu'il ſeroit dangereux que mon air d'aſſurance te perſuadât à un certain point, parce que ſi les choſes ne tournoient pas à notre gré, tu ne ſerois pas aſſez prêparée à la patience qu'il faut oppoſer aux perſécutions de ceux que nous devons reſpecter. Si ton oncle s'obſtinoit à vouloir t'épouſer en dépit de nos ſages projets, le ſeul parti qu'il y auroit à prendre, ce ſeroit de ....

Mais point d'arrangements ladeſſus, les circonſtances pourroient les rendre inutiles. D'ailleurs, pourquoi troubler le plus doux moment de ta vie? N'es-tu pas dans l'eſpérance que le chevalier ſera approuver ſon choix au corte, ou pour mieux dire, qu'il s'y prendra ſi adroitement, que ſon grand-pere lui preſcrira lui-même une alliance où tendent tous vos vœux? Cet eſpoir eſt charmant, faſſent les dieux qu'il ne ſoit pas déçu!.....

Que de choſes il me reſte à te dire! mais le papier ne ſçauroit contenir tout ce que je ſens quand je penſe à toi. Demain nous nous verrons, chere Eliſabeth, ſois-en certaine, oui, très certaine.

LETTRE XVIII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH.

CROIRAS-TU, chere Eliſe, que cette ſéparation m'a mille fois plus coûté que la précédente? quelle différence! je n'ai paſſé que trois ſemaines avec toi, & la premiere fois il y avoit ſix années que nous vivions enſemble, ſans nous être quittées un jour tout entier: mais lorſque mon mariage nous força à nous ſéparer, je t'avoue que je ne reſſentis pas la moitié du chagrin que j'éprouve aujourd'hui.

Soit que les careſſes d'une nouvelle famille aient des charmes vainqueurs pour une ame ſenſible, ou que la perſpective de mille objets nouveaux ſéduiſe l'imaginâtion d'une perſonne qui ne connoît pas le monde; ſoit enfin, que ces circonſtances réunies à l'eſpoir, dont on me flattoit alors, de revenir demeurer à Paris, contribuaſſent à diminuer ma douleur, je ſens qu'elle ne peut être comparée à celle qui m'accable. D'ailleurs, dans ce temps que je pourrois appeller heureux auprès de celui-ci, je croyois te laiſſer heureuſe & tranquille ſous la protection d'un oncle, dont la vive amitié me ſembloit vraiment paternelle. Ses tendres ſoins pour toi, quoiqu'un peu trop recherchés dès-lors, me faiſoient eſpérer que tu-n'aurois jamais qu'à te féliciter de ſa généreuſe bonté.

Il diſoit ſi ouvertement le deſſein où il étoit de vivre dans le célibat, & de te faire ſon unique hêritiere, que je n'enviſageois pour toi qu'un avenir agréable. Mais, que les choſes ſont changées! & que de nouveaux motifs m'attachent à toi; ton infortune, ton amour, mes conſeils, tes trop juſtes allarmes, tes chagrins mêmes, ſont autant de liens qui forment une nouvelle chaîne pour mon cœur. Je ſçais que dans les liaiſons vulgaires, on ſe tient compte des ſuccès de la fortune, & que l'on proportionne l'eſtime au degré de proſpérité; mais j'éprouve bien ſenſiblement, qe la vraie amitié s'accroit par le malheur. Oui, fidelle amie, je ſens ue tu ne me fus jamais ſi chere; j'en fis hier la douce & triſte expérience. Il me ſembla que mon ame, fortement unie à la tienne, m'abandonnoit à l'inſtant de notre ſéparation. Il me ſembla, & je le ſens encore, que je ne puis vivre éloignée de toi: je ne ſçais ſi c'eſt le charme inexprimable de ta ſociété, la douceur enchantereſſe de ton caractere; car; c'eſt une de tes vertus acquiſes que tu pratiques au ſuprême degré: je ne ſçais, dis-je, ſi ce ſont tes nouvelles perfections, ou le beſoin de mes conſolations, qui ont rendu ta préſence eſſentielle à mon bonheur; mais je ſens que je n'aurai nul repos, juſqu'au moment où nous ſerons réunies.

Mon amitié n'eſt plus ce ſentiment doux & paiſible, qui affectoit délicieuſement mon cœur, ſans répandre de P'amertume ſur mes devoirs oppoſés à ſes intérêts: elle s'eſt changée en paſſion, j'en ſuis convaincue par les tourments, la douleur, les allarmes, que j'éprouve depuis l'inſtant où je t'ai quittée: j'ai les plus vives inquiétudes ſur ton ſort, à préſent que je ne te vois plus, je m'identifie par anticipation, & je ſouffre tous les maux que les plus fâcheuſes circonſtances pourroient te cauſer. Il me ſemble, que ſi j'étois auprès de toi, ma vigilante amitié te garantiroit de tous les malheurs que ta ſituation me fait craindre. Cependant, je ſuis un peu raſſurée du côté de ton oncle, par le court entretien que j'ai eu avec lui. Après t'avoir dit adieu, il me ſuivit dans mon cabinet pour m'engager à prendre des ivres, pour leſquels j'avois témoigné quelque curioſité. Je les acceptai dans l'intention d'uſer du prétexte de le remercier, pour lui écrire & lui faire mes vives repréſentations, au cas qu'il perſiſte dans la réſolution d'un mariage ſi meſſéant. Mais je commence à me flatter que tu ſeras moins perſécutée. Je lui parlai beaucoup du chagrin que j'avois de te quitter & du deſir que j'aurois de vivre avec toi. Je le crois, dit-il, c'eſt une fille adorable: outre ſes vertus, ſes talents, & les admirables qualités de ſa perſonne, elle a un agrément dans Peſprit au-deſſus de tout ce que j'ai vu. On applaudit ſouvent à mes ſaillies, mais je ſuis forcé de convenir qu'elle eſt bien ſupérreure à tous égards. Les plus indifférents ne peuvent l'entendre ſans une ſorte de plaiſir, & les autres l'écoutent avec extaſe. Elle parle de tout avec n une ſagacité ſurnaturelle pour une femme: ſa converſation a des charmes pour les caracteres les plus oppoſés. Quel meurtre c'eût été d'enſevelir tant de perfections dans le cloître, & de priver le monde, par ce ſacrifice de ſon plus bel ornement! Que je me ſçais bon gré de l'y avoir attirée! Son mérite ſublime contribue à ma gloire, & ſa compagnie fait toute ma félicité ...... Ici je le fixai avec une vive inquiétude; il s'en apperçut, il changea de couleur, ſes yeux ſe remplirent de larmes .... Vous avez un cœur excellent, lui dis-je, en lui preſſant le bras pénétrée de ſa ſenſibilité, & de plus, voulant lui faire croire que je la regardois comme un heureux préſage de a victoire qu'il devoit remporter ſur lui--Votre opinion ne vous trompe point, madame, & je fais ferment de----.... Je crus qu'il alloit prononcer l'éternelle abjuration de ſon deſſein; mais après un long ſoupir exhalé avec violence ..„-.. Je ne puis jurer de rien. Cependant ſoyez ſûre, chere madame d'Albi, que j'ai ume ame.

--Oui, baron, je ſçais que vous en avez une capable des plus vertueux efforts, lorſqu'elle eſt animée par de certains ſentimnts, je l'ai toujours dit.--Vous m'avez rendu juſtice, madame, & de toutes les perſonnes qui me connoiſſent, votre feriez la ſeule qui ne m'accorderiez pas quelqu'admiration; mais ſoyez certaine que je ..... Nous fumes interrompus par la viſite de Lnzan & de Saintré, je ne les vis 'un inſtant, l'heure de mon dpart étant déja trop retardée. Noe adieux avec le chevalier furent très énergiques; quoique contraints par la préſence du baron, nos cœurs s'entendirent par l'expreſſion de nos yeux. Le mien lui recommandoit ton bonheur, lui faiſant entendre qu'il dépendoit uniquement de lui. De ſon côté il imploroit avec confiance ma protection, en cas de fâcheux événement. Le bon Saintré ajouta à ce dialogtte muet les effuſions de ſon cœur obligeant, & nous conjura, avec aſſez peu de précautions, d'être tranquilles ſur le ſupcès que nous deſiripns; que ſi cette voip ne réuſſiſſoit pas, ſon zele lui en infpireroit quelqu'autre plus henreuſe.

Si tu avois vu avec quel air ſerein & aſſecueux il m'aſſuroit de tout ela, tu n'aurois pu te défendre, ' prendre confiance. Ce jee homme, en vérité, ma chere, a une belle ame; je dirois la plus belle, fi Luzan, dans ton opinion, n'avoit le ſublime des perfections excluſivement à tout, même à ſon ami.

Par les remarques que j'ai eu occaſion de faire en me ſéparant e ces eſtimables amis, j'ai acquis une parfaite connoiſſance de leurs caracteres; elle m'a mis en état de tenir la promeſſe que je t'ai faite de tracer leurs portraits; mais ce ſera pour une autre fois: j'ai maintenant trop de trouble dans le cœur, & pas aſſez de liberté d'eſprit, pour entreprendre cette peinture. Il me faut quelque temps, non pour détruire mon chagrin, car je coute que cela ſe puiſſe; mais pour m'accoutumer à le ſouffrir. Puiſſe la loi de la néceſſité avoir autant de pouvoir ſur moi en cette occaſion, qu'elle en a eu dans la plus intéreſſante de ma vie. Aſſurément, chere Eliſe, je ſuis tentée de croire que tu m'as communiqué la chaleur de ton impétueuſe imagination.

Je ne me reconnois plus. Je ne retrouve plus en moi cette heureuſe froideur de la nature, qui me faiſoit ſupporter mes peines avec une patience qui les diminuoit beaucoup. Mes plaintes, ma douleur, ont éclaté juſque devant monſieur d'Albi. Aufſi ſurpris qu'affligé de ce changement, il m'a offert de vendre ſa charge, mais comme il ne le pourroit dans ce moment ſans un grand déſavantage, je l'ai prié de n'y point penſer, à moins qu'il ne ſe préſentât quelque favorable occaſion. Tu vois qu'heureuſement je n'ai pas tout à fait perdu la raiſon, ni renoncé à la juſtice, puiſque je n'ai point abuſé de la complaiſance de mon mari, ſentant bien qu'il ſeroit injuſte qu'il me fît un ſacrifice qui nuiroit à la fortune de ſes onfants. Si j'étois leur mere, peut-être ſerois-je moins délicate, parce qu'étant libre de leur donner une éducation à mon gré, je tâcherois de leur inſpirer des ſentiments propres à les rendre heureux, indépendamment des richeſſes: mais, ma qualité de belle-mere me rend extrêmement ſcrupuleuſe ſur tout ce qui a rapport à l'intérêt de ces pauvres enfants, qui ſont fort à plaindre d'être privés des ſoins maternels. Ainſi, tu vois que, quorue j'aime mon Eliſabeth avec une paſſion peut-être blamable par ſon excès, je n'en fuis pas moins fidele à mes premiers devoirs.

Il n'y a que vingt-quatre heures que je t'ai quittée; cependant, je me figure déja mille choſes arrivées depuis mon départ. Le comte eſt-il à Paris? La ſaiſon des eaux eſt finie.

D'ailleurs, il avoit marqué au chevalier qu'il ſeroit de retour le 16.... du mois .... & nous ſommes an . Je ſuis bien impatiente““de ſçavoir quel ſera le réſultât de cette négociation, ſur laquelle Luzan & Saintré ſe repoſent avec tant de confiance. Le dépoſitaire e votre ſecret me paroît anſſi habile que l'on puiſſe le deſirer, mais je lui voudrois un peu plus de chaleur dans l'imagination. Les eſprits méthodiques ne ſont guere propres à enflammer les gens paſiſionnés.Par le portrait que tu as fait du caractere du comte, il eſt évident eae le deſpotiſie eſt ſa paſſion dominante. Ainſi il faudroit un génie chaud, pour fermenter cette paſſion de laquelle dépend votre deſtinée. Que n'ai-je pu moi-même entreprendre cette miſſion; j'oſe me flatter que aurois réuſſi: de quoi un zéle ardent, conduit par l'amitié, ne vient-il pas à bout?

Mais, vœux ſuperflus! une triſte bienſéance s'oppoſe au plus cher des devoirs. Plaçons donc notre eſpérance en ce qui eſt praticable.

Monſieur de P.... nous a promis ce miracle; il faut y croire. Ce qui m'y engage, c'eſt la certitude que le grand-pere du chevalier ne peut avoir le moindre ſoupçon, que monſieur de ...... ſoit lié avec Luzan. Je ſuis toujours d'avis que votre digne ambaſſadeur parle de toi au comte, comme de l'héritiere unique du du baron. L'on peut, ſans fauſſeté, faire valoir cet avantage. Si ton oncle conſent à ce mariage, je réponds de ſa généroſité. D'ailleurs, il eſt eſſentiel de ſubjuguer d'abord le comte, dès qu'il ſera arrive; & la négociation faite, je te ſupplie de m'envoyer Lapierre.

De mon côté, je vais m'occuper des moyens de ſatisfaire mon cœur.

L'offre de vendre cette maudite charge, qui nous retient ici, ne ſera pas vaine; il ne s'agit plus que de trouver un acquéreur, dont la vanité paye libéralement l'honneur d'être eſclave ſix mois de l'année.

Je veux conſidérer un inſtant le riant tableau de l'avenir, tel que nous le deſirons. Eliſabeth de Chamdermant, épouſe de JeanJule-George, chevalier de Luzan; Henriette d'Erfac d'Albi, réſidente à Paris, logeant auprès ou ſous le même toit de ſon unique amie, ne ſe ſéparant plus que pour quelques jours, l'aimant & lui tenant fidelle compagnie juſqu'au dernier ſoupir.

Tu vois, chere Eliſabeth, qu'il n'y a rien là que de très poſſible; c'eſt cependant où ſe bornent tous nos vœux. Ils ſont trop juſtes pour ne pas être exaucés. Dût cet eſpoir me tromper; j'ai trop beſoin de ces flatteuſes promeſſes, pour me tenir en garde contre ſes perfidies. Je ne connois que ce moyen d'adoucir mes peines.

LETTRE XIX.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI.

JAMAIS les tendres expreſſions de ton amitié ne furent ſi vives.

Que de douceur & de peine tu me fais éprouver à la fois! Voir ta tendreſſe auſſi extrême que la mienne, c'eſt-à-dire, ne trouver de bonheur qu'en elle, fut le plus ardent de mes ſouhaits: mais je me le reproche, puiſque ſon accompliſſement trouble ton repos. Oui, la certitude d'être ſouverainement aimée de ron Henriette, ne peut-être une félicité pure pour moi, dès que ſa tranquillité en eſt altérée. Tes tendres plaintes m'ont pénétrée juſqu'au fond de l'ame. Tes murmures, que tu as fait éclater aux yeux du plus généreux des maris, m'effraient pour les ſuites. Quel doit-être ton tourment? toi, que j'ai vue juſqu'ici douce, modérée, renfermant diſcretement tes peines, conſervant tant d'empire ſur toi-même dans les plus fâcheuſes adverſités, qu'on étoit auſſi porté à t'admirer qu'à te plaindre. Ah! chere amie, par pitié pour mon ſenſible cœur, qui me reprocheroit la perte de tes vertus, redeviens ce que tu étois; laiſſe à ton Eliſabeth le trouble, la crainte, les allarmes. L'impatience, & l'impétuoſité de ſon caractere, ſera ſon excuſe. Mais toi, chere Henriette, le calme eſt ton élément, comme l'agitation eſt le mien. Redeviens donc, encore un coup ce que tu étois, ſi tu le peux ſans affoiblir ta tendreſſe: car, elle m'eſt trop précieuſe, trop néceſſaire, pour que je puiſſe me réſoudre à en ſacrifier la plus légere partie. C'eſt peut-être demander l'impoſſible. J'avoue que je ne reconnus jamais plus ſenſiblement la folie & l'inconſéquence des vœux humains. Nous n'appercevons que le beau côté de la choſe deſirée, & notre trompeuſe imagination nous ſéduit, par les charmes ſans mêlange qu'elle prête à tout ce ...Cette que nous n'avons pas... vérité, reconnue de tous ceux qui réfléchiſſent, ne rend ni plus modéré, ni plus impartial dans les ſouhaits, & moi-même qui aurois pû me citer pour exemple, à la droite de ceux qui raiſonnent ſur l'erreur des paſſions, ſur les maux qu'elles attirent à ceux qu'elles gou. je m'expoſe à leur verntent. joug; car ne ſuis-je pas ſous l'empire de la plus redoutable? L'amour, ce ſentiment que je croyois deſtiné à faire le charme de mon exiſtence, ne m'a-t-il pas déja fait craindre, gémir, répandre des larmes? ..... Eh! qui ſait encore les malheurs qu'il me prépare, puiſque tout ſemble ſe réunir pour ruiner nos eſpérances! le comte ne vient point à Paris.

Vaine prudence humaine! nos projets ſont évanouis, il va paſſer pluſieurs mois à ſa terre; pays aride & ſauvage, ſi jamais il en fut. Cependant il préfére ce ſéjour à celui de la ville, parce qu'il y exerce un empire abſolu; faiſant oublier à ſes vaſſaux, par ſa rigueur, ſon faſte, & ſa libéralité, qu'ils ont un maître au-deſſus de lui.

Il a écrit à ſon fils de partir ſans délai. Monſieur de P.... qui n'y eſt point invité, & qui ne pouvoi pas l'être de cette année, eſt preſqu'auſſi fâché que nous, de voir rompre nos meſures. Outre le plaiſir que cet excellent homme trouve à obliger, je me ſuis apperçue qu'il a un goût déterminé à ſe mêler des affaires d'autrui. Il y attache une ſinguliere importance. S'il étoit inſtruit du deſſein où eſt monſieur d'Albi de vendre ſa charge, je ſuis perſuadée qu'il prendroit la poſte pour aller vous offrir ſes bons ſervices, & certainement ce ſeroit un très habile agent; il eſt vrai qu'il eſt méthodique, comme tu l'as remarqué. Néanmoins il ſe paſſionne pour toutes les choſes qu'il entreprend, & met une grande gloire à les faire réuſſir. Qu'il eſt fâcheux qu'un homme de ce caractere ne puiſſe agir pour nos intérêts, dans ne circonſtance délicate.

Le chevalier part demain; il ignore le terme de ſon abſence. Je le crois fort inquiet, quoiqu'il s'efforce de le cacher, de l'ordre précipité de ſon grand-pere ...

Henriette, il n'y a que cinq jours que je jouiſſois de ta préſence, que j'étois environnée de tout ce qui m'eſt cher; ton abſence m'a privée de la moitié de mon honheur, demain l'autre m'eſt ravie; demain je reſterai ſeule, peut-être expofée aux perſécutions de mon oncle, livrée à l'incertitude, à mes craintes, que ce contre-temps imprévu augmente ...... Mais, s'il eſt vrai que deux douleurs aiguës émouſſent néceſſairement leurs traits, par le choc continuel des différentes atteintes qu'elles portent au cœur, je dois me trouver moins malheureuſe de perdre tout-à-la-fois les plus chers objets de ma tendreſſe: car, que me reſte-t-il en comparaiſon de ce que je poſſédois il y a .. Que me reſte-t-il? cinq jours?... ingrate!..... Taiſez-vous, ma ſombre imagination, laiſſez parler mon cœur: ne me dit-il pas que je ſuis ſincerement aimée d'Henriette, que je ſuis idolâtrée de Luzan? Puis--je, ſans ingratitude, me trouver tout à fait infortunée? Non: d'ailleurs n'ai-je pas l'eſpoir le plus flatteur? la réſolution où tu es de faire vendre la charge de monſieur d'Albi, pourvu qu'il trouve à s'en défaire avantageuſement, n'eſt-elle pas une ſaveur ſur laquelle je n'oſois compter? D'une autre part, non ſeulement j'ai lieu de tout eſpérer des ſentiments du chevalier; il m'aſſure qu'il n'a rien à redouter, depuis que ſa mere à conſenti qu'il ne fit pas ſes vœux ſans l'agrément du .Mais le baron ſeracomnte,til auſſi raiſonnable que tu ſembles t'en flatter. Depuis ton abſence il s'eſt aſſez bien conduit; je n'ai rien à lui reproc her, excepté la profuſion de préſents dont il m'accable depuis quelques jours. Il a droit de me les offrir, puiſque je tiens tout de ſa généroſité. Cependant, je friſſonne à chaque nouvelle choſe qu'il me donne; mon embarras eſt extrême; je crains de l'offenſer, ſi je refuſe, & je crains plus encore que ſa vanité ne lui faſſe tirer avantage de ma réſerve, ſur-tout, s'il s'apperçoit de ma répugnance à les accepter. Il ne lui échappe pas un mot du déſolent ſujet. Quel peut-être ſon but? Se flatte-t-il d'intéreſſer ma reconnoiſſance, & de m'amener par degré à ſes vues. S'il pouvoit lire dans ma penſée, s'il pouvoit ſentir combien une offrande intéreſſée révolte un cœur généreux, il ſe garderoit d'employer ce moyen. Celui qui, ne pouvant ſe faire aimer, donne, pour engager au retour, peut obtenir d'une ame vile les apparences de l'amour; mais, à coup ſûr, avec la plus abjecte, comme avec la plus noble, ſa folle & injurieuſe libéralité ne fera jamais naître une véritable tendreſſe: ce ſentiment s'inſpire, & ne s'achette pas ...... J'eſpere, avec ſe temps, que mon oncle connoîtra cette vérité .... Mon Dieu! comment finira cette triſte ſcene?

Si tu étois auprès de nous, comme tu le deſires, je ne doute pas que ta préſence ne le contînt dans le reſpect qu'il ſe doit à luimême. L'envie d'attirer les louanges que tu ſçais ſi bien donner ſans bleſſer la vérité, le ſoutiendroit contre ſon malheureux penchant.

Enfin, ſi Luzan parvient à faire agréer ſon choix au comte, comme il ne reſtera vraiſemblablement d'obſtacle que du côté de mon oncle, parce que la marquiſe n'oſera s'oppoſer aux volontés de ſon beau-pere; ſi, dis-je, l'événement eſt tel que nous le deſirons, j'implore d'avance ton généreux ſecours. Il n'y a que toi, dont l'incomparable prudence & la perſuaſive douceur, puiſſent déterminer le baron au ſacrifice de ſa paſſion.

J'eſpere que monſieur d'Albi ne te refuſeroit pas la liberté de venir à Paris quelques jours, pour une ſi importante affaire, quand il ſeroit inſtruit des motifs. Son amour pour le bon ordre lui perſuaderoit facilement qu'il eſt plus conforme à ſes loix & à celles de la nature, qu'une jeune perſonne ſoit unie à un homme de ſon âge qui eſt vertueux, plein de belles qualités, aimable, charmant & aimé, qu'à un parent preſque ſexagénaire, peu favoriſé du côté de la figure, & dont les vertus, quelque eſtimables qu'elles ſoient, ne ſont point aſſez éclatantes pour effacer les défauts.

N'eſt-il pas vrai, chere Henriette, qu'avec la plus grande impartialité, ces choſes ne peuvent être enviſagées ſous un autre point de vue?

N'es-tu pas forcée de convenir que Luzan eſt un compoſé de tout ce qu'il y a de plus admirable? La promeſſe, que tu m'as faite de tracer ſon portrait, eſt une charmante tâche à remplir: les yeux ne ſeront frappés que d'agréables traits, & ton pinceau n'a qu'à choiſir entre les plus belles couleurs. Sans ſortir de l'allégorie, n'eſt-il pas vrai que ſi les peintres avoient de ſemblables modeles, ils ſe plaindroient moins ſouvent de l'amour-propre des femmes, & ſur-tout de leurs adulateurs, qui trouvent toujours la copie au-deſſous de l'original.

Ta juſte eſtime pour le bon Saintré me donne lieu de penſer que tu feras une admirable peinture de ſes vertus: mais ſi le portrait étoit plus beau que celui de Luzan, je t'avoue que mon cœur ſeroit ſenſiblement bleſſé ... je dis mon cœur, chere Henriette; ne ſoupçonnestu point que ce fût plus tôt amour-propre? Quelque ſoit mon motif, tu l'excuſeras; il eſt ſi naturel & ſur-tout ſi néceſſaire, de deſirer toutes les perfections à celui en qui nous plaçons notre tendre confiance, que je ne fais pas difficulté de dire que l'amour eſt un ſentiment criminel, s'il n'eſt fondé ſur la perſuaſion d'un mérite abſolu.

Je t'aſſure, dans toute la ſincérité de mon ame, que, ſi je découvrois des défauts graves à Luzan, quoiqu'il en pût coûter à mon cœur, je renoncerois à lui pour jamais. Mais, pourquoi cette fâcheuſe ſuppoſition, au moment où j'ai mille ſujets d'admiration?Je trouve tant de plaiſir à te comuniquer mes idées, qu'il ne faut pas s'étonner, ſi je te rends compte de tous mes ſentiments: d'ailleurs, il y a tant à gagner pour moi; tu me ramenes quand je m'égare, tu me fortifies quand je ſuis foible, tu éclaires ma raiſon, tu ranimes mon courage, tu éleves mon ame, ou du moins, c'eſt ce que j'éprouve quand je penſe à toi. Que ne dois-je pas attendre de ton amitié? ſans elle & l'amour, j'aurois peu de ces vertus que tu as la bonté de trouver en moi.

Tu es peut-être curieuſe de ſçavoir quels ſont les nouveaux motiſs que j'ai d'admirer Luzan; mais je ne crois pas devoir t'en inſtraire avant l'exécution de ta promeſſé, parce qu'il me ſemble que tu as un aſſez riche fond pour le tableau.

D'ailleurs, les choſes dont il eſt queſtion n'étant que des beautés d'accident, il ſeroit peut-être imprudent de les ajouter à ſon véritable mérite, & ce ſeroit imiter la futile futile précaution de celles qui empruntent la couleur du Iys & de la roſe pour ſe faire peindre, de maniere, que ſi elles oublioient malheureuſement un jour de ſe revêtir de ce charme factice, le portrait ne reſſembleroit plus au modele.

Le chevalier emmene Saintré chez ſon grand-pere. J'aurois deſiré qu'il reſtât, pour m'entretenir avec ti de ſon précieux ami, comme il le nomme. Mais, outre qu'il ſeroit cruel de priver Luzan de la ſeule douceur qu'il aura dans un lieu où il ſe déplait, j'aime mieux que ce ſoit lui qui ait l'occaſion de parler de moi ſans ceſſe. Tu devines aiſément la raiſon de cette préférence; ajoute à cela le plaiſir que j'ai de paroitre généreuſe au chevalier, en refuſant le ſacrifice qu'il vouloit me faire de la compagnie de ſon ami. Tu ſçais, ſi jamais je fus capable de préférer la ſatisfaction d'autrui à la mienne. Vois de combien de vertus je ſerai redevable à l'amour. Tu m'as dit quelque part, qu'il pourroit arriver que je les perdiſſe avec ce ſentiment. Non, raſſure-toi, ce ne ſera pas en vain que mon cœur aura contracté la douce habitude des bonnes actions; convaincue, comme je le ſuis, par le contentement que j'éprouve, lorſque j'ai fait des choſes louables, qu'il n'y a de vraie félicité que dans la pratique conſtante du bien, il ne me ſera plus poſſible de m'en ecarter. Ce mot, bien, ſeroit vague, ſi les devoirs mutuels n'aſſignoient ſon véritable ſens. Il eſt le plus beau lien ſocial, puiſque c'eſt lui qui nous engage réciproquement à faire ce qui eſt utile aux autres. Si ſon principe étoit univerſellement ſuivi, nous ſerions tous heureux: mais, celui qui viole ce ſaint traité, quelqu'avantage paſſager qu'il y trouve, & quelque tort qu'il faſſe à ceux qui en ſont les victimes, eſt plus miſérable qu'eux, s'ils ont le témoignage de leur propre cœur .....Conſidere, chere amie, qu'avec la conviction de cette vérité, tu ne dois pas caindre que ton Eliſabeth perde jamais le goût des vertus qu'elle a acquiſes par les ſentiments de P'amitié & de l'amour.

Il faut ſix jours pour que je puiſſe avoir des nouvelles du chevalier, juge de mon impatience; mais elle ne ſçauroit être plus vive que celle que j'ai de recevoir ta réponſe. Je crains que ta ſanté ne ſoit altérée par les vives agitations de ton cœur. Cependant, je me plais à croire que tu auras recouvré le calme qui eſt, comme je te l'ai dit, ton élément. Sois ſûre que je le deſire ſincérement, j'irois même juſqu'à ſouhaiter que tu m'aimaſſes moins, ſi cela étoit eſſentiel à ton ... M'aimer moins! ah repos... Dieu! quel parjure! ne m'en crois pas, mon cœur dément ma bou. mais, comment ſupche...porter l'idée de ſçavoir mon Henriette malheureuſe, par ſon amitié pour moi?

LETTRE XX.De Madame d'ALBI, à ELISABETH.

FORT bien, généreuſe Eliſabeth! fort bien! vous iriez donc juſqu'à ſouhaiter que je vous aimaſſe moins?

Prenez garde qu'à force de vouloir montrer de la généroſité, vous ne me faſſiez douter de vos ſentiments. Oui, je ne ſçaurois croire à une tendreſſe ſi défintéreſſée: & toi-même, cruelle, te flattes-tu que tes vœux pour mon indifférence, (car le calme que tu me ſouhaites en eſt l'image:) penſes-tu, dis-je, que ce ſouhait viénne d'un noble ſacrifice de tes intérêts? Non, je connois ſa ſource, c'eſt qu'en amitié, comme en amour, celui des deux qui aime ſans bornes diminue malheureuſement la portion de tendreſſe de l'autre, en raiſon de ce qu'il en a trop lui-même. Mon tour eſt venu d'aimer plus vivement que toi: mais, malgré mon air fâché, je t'aſſure que je ne t'en veux pas au fond du cœur, parce qu'aimant le plus, je ſuis la plus heureuſe: n'en doute pas, je le ſuis réellement par le vif ſentiment de ma tendreſſe. Je ne voudrois pas redevenir tranquille, au prix de cette renaiſſance continuelle que j'éprouve chaque fois que je ſonge à toi, que je t'écris, que je m'entretiens de tes excellentes qualités.

C'eſt un ſujet que je traite ſouvent avec monſieur d'AIbi. Il m'écoute avec aſſez de plaiſir; il n'y a qu'une ſeule choſe qu'il ne peut digérer, parce qu'il juge de tout, comme tt ſçais, d'après ſa paſſion pour le bon ordre: il le trouve étrangement bleſſé, en ce qu'une ſeule perſonne réunit tant d'admirables vertus, tandis que d'autres en ſont entierement dénuées .... Cette diſtribution lui paroît ſi injuſte, & choque ſi fort ſes principes ſur le bon ordre, qu'il aimeroit mieux, dit-il de la meilleure foi, que le mérite fût moins éclatant & la méchanceté moins extrême. Ainſi, nos paſſions en tout genre reglent nos jugements.Ce cher homme eſt ſi convaincu de mon attachement pour toi, qu'il me rêpete ſans ceſſe l'offre de vendre ſa, charge; il a quelqu'un en vue, & il me donne l'aſſurance que je ſerai dans peu réſidente à Paris, auprès de ma chere Eliſabeth. I s'accommodera de toute eſpece de logement pour me procurer cette ſatisfaction. Cette condeſcendance, & l'eſpoir qui l'accompagne, m'a pénétrée de joie & de recounoiſſance; & je crois que, quand elle ne ſe réaliſeroit jamais, ce que je ne penſe pas, je ſçaurois toujours un gré infini à monſieur d'Albi de m'avoir montré tant de bonté en cette occaſion. C'étoit le ſeul moyen de me rendre à moi-même, c'eſtàdire, de me rendre la pratique de mes devoirs agréable. Mais à te parler vrai, je n'ai pas un grand mérite à ma réſignation, parce que je ſuis certaine de ce que mon mari me promet, & je voudrois de tout mon cœur que tes eſpérances du côté du chevalier fuſſent auſſi ſûrement remplies; mais le ſéjour du comte omte à ſa terre, me paroît comme à toi, un terrible obſtacle. Luzan eſt naturellement timide, ſur-tout avec ſes parents, & je crains qu'il n'oſe avouer! lui-même ſon penchant. Cependant, ſi ſa paſſion eſt auſſi vive que tu as lieu de le croire, il trouvera aiſément dans ſon cœur le courage néceſſaire pour déclarer ſes ſentiments. L'amour enhardit quelquefois la plus timide & la plus modeſte: non, que cela ne ſoit très blâmable; mais puiſque cette paſſion a malheureuſement le pouvoir de nous faire ſortir des bornes de la modeſtie, vertu la plus recommandable à notre ſexe, que ne doit-elle pas produire ſur le cœur d'un amant, dont l'inclination eſt conforme à l'honneur, & ne leſſe aucun des préjugés reçus?

Voila les raiſons qui peuvent & oivent te raſſurer: ainſi, attends ſans inquiétude la lettre de Luzan.

Je te prie auſſi de ne pas t'impatienter ſi tu n'as pas ſon portrait, comme tu ſemblois l'eſpérer par te derniere. Pardonne, chere Eliſabeth, ſi je me retracte de ma promeſſe, c'eſt la premiere & ſeule fois de ma vie: mais, après l'aveu que tu m'as fait, je ne puis me réſoudre à entreprendre la peinture des vertus de ton héros, parce que ſi le portrait n'étoit pas auſſi ſublime que ton idolâtre cœur le repréſente à ton imagination, ma lettre ſeroit en danger; & ſi je ſçavois faire d'ingénieuſes alluſions comme toi, j'ajouterois qu'elle auroit un ſort plus rigoureux que la toile, où les jolies femmes prétendent être défigurées.

L'office deſtructeur de la broſſe eſt tout ce qu'elles exigent, & le canevas ſubſiſte. Mais ma lettre ſeroit foulée aux pieds, jettée au feu, & brulée, malgré les tendres aſſurances de mon amitié. Ainſi, je me borne à te dire, & cela doit te ſuffire, que Luzan a des vertus que j'honore & des qualités que j'admire; que Saintré a toutes celles que je chéris & que j'aime. Il eſt vrai qu'il a moins de douceur que le chevalier, mais il a une bonté ſurnaturelle. Sa franchiſe n'obtient pas autant d'approbation que la prudence de Luzan, mais elle plait; & ce qui charme ſur-tout en lui, c'eſt cette ſublime ſimplicité de caractere, qui ne peut être que le réſultat d'un cœur droit. J'imagine que c'eſt ſa paſſion pour l'aſtronomie, & ſa vive contemplation des merveilles des globes céleſtes, qui ſimplifie ſes idées en les épurant de ces triſtes & frivoles détails, qui tiennent à l'eſprit du monde, & dont nous ſommes les plus ſerviles eſclaver. Le cœur ne te bat-il pas, pauvre Eliſabeth, & ne crains-tu pas qu'Henriette ne ſoit aſſez malicieuſe pour faire un magnifique portrait des perfections de Saintré, tandis que je n'entre dans aucun détail ſur celles de la divinité de ton cœur. Raſſure-toi, je ſuis d'avis que le temps & les actions de l'un & de l'autre te les faſſent parfaitement connoître. Ainſi point d'inutiles peintures, que l'inexplicable cœur humain démentiroit peut-être par les fuites. Il n'y a qu'un romancier qui puiſſe s'arroger le droit de faire le portrait de ſon héros, parce qu'étant plus pris dans ſon imagination que dans la nature, il a beſoin d'établir ſon caractere, pour déterminer ſes idées ſur les choſes qu'il doit lui faire faire. Mais moi, convaincue par mon propre exemple, que l'homme n'eſt que contradiction, je dois & je veux renoncer au plaiſir de faire des portraits, quoiqu'on m'ait ſouvent flattée d'y réuſſir: parce que l'homme d'aujourd'hui n'eſt plus celui d'hier, quoique le même individu.

Si mes réflexions t'ennuient, il faut t'en prendre à ton penchant pour elles. C'eſt toi qui m'en a inſpiré le goût, & ſur-tout fait contracter l'habitude depuis mon dernier voyage. Mais, revenons aux précieux amis. J'ai remarqué, avec une ſatisfaction infinie, que leur amitié eſt auſſi ſincere, auſſi tendre que la nôtre. Mais j'ai vu auſſi que Saintré y mettoit ſon ame toute entiere: en un mot, beaucoup plus que ſon ami. Seroit-ce parce qu'il eſt plus capable d'une vraie tendreſſe? non, c'eſt ſans doute parce que ſon cœur n'eſt point partagé comme celui du chevalier. Qu'en penſes-tu?..... N'eſt-ce pas trop eiger, que de vouloir te faire prononcer dans ta propre cauſe? ....

Je ſuis fâchée pour toi que le bon Saintré ne ſoit pas demeuré à Paris; mais tu étois dans l'enthouſiaſme des ſacrifices, & tu as voulu qu'il partît avec ſon fidele. D'ailleurs, tu m'avoues tes motifs de ſi bonne foi, que je ne dois pas me méprendre à la nature de celui-ci, & aſſurément je devine, comme tu P'as prévu, ta principale raiſon.

O'eſt, qu'en laiſſant au chevalier Poccaſion de parler ſans ceſſe de ſa chere Eliſabeth, tu as ſenti tout ce qu'il y auroit à gagner pour toi.

Tu ſçais, par ta propre expérience, que les conſeils, les menaces, les prophéties, les conſolations, les cajoleries des confidents, ſont autant d'ingrédients qui font fermenter lamour. C'eſt ce que je n'ai que trop éprouvé, dans des temps qui ne reviendront plus ſans doute.

Mais je t'aſſure, que ſi jamais j'avois le malheur d'être ſenſible au mérite d'un homme, ce que je ne dois pas craindre dans la poſition je ſuis; mais ſi, dis-je, j'étois aſſez malheureuſe pour y être deſtinée, je t'avoue que j'apporterois le plus grand ſoin à te le cacher.

Le ſilence ſur une paſſion ignorée de tout le monde, & à laquelle on veut réſiſter, eſt un ſûr, je dirois même le ſeul moyen de la vaincre.

Car, la fuite, que ton regarde comme la voie la plus efficace pour nous garantir de notre propre foibleſſe, ne nous fauve point encore, ſi nous confions l'état de notre eœur. Parler de ce qu'on aime, en quelque ſens que ce ſoit, eſt un plaiſir qui accroît ce ſentiment, loin de Paffoiblir, comme quelques perſonnes le prétendent. Adieu, chere & tendre amie, j'eſpere que bientôt nous ne ſerons plus néceſſitées à dire ce triſte mot, ſi ce n'eſt pour paſſer la nuit chacune dans notre appartement. C'eſt dans cette douce confiance, que ton Henriette eſt à-peu-près auſſi tranquille que tu le deſires. J'attends avec la plus tendre impatience de tes cheres nouvelles.

LETTRE XXI.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI.

HÉLAS! tu attends de mes nouvelles avec la plus vive impatience, chere & fidelle amie. Qu'il eſt douloureux d'en avoir de ſi fâcheuſes à t'apprendre! je ne puis ..... ah Dieu! qu'une attens... ſeule larme ſoulageroit mon cœun oppreſſé!.... Il eſt donc vrai qu'une profonde douleur ſuſpend toutes les facultés...

A peine puis-je tracer quelques lignes à mon unique amie, à celle dont la tendreſſe & les douces confolations ſont peut-être tout ce qui me reſte ..... De quel vain eſpoir m'étois-je flattée, ſans ſoupçonner même le malheur qui m'accable?...

Un mariage réſolu, arrété par le grand-pere du chevalier, ruine à jamais nos plus cheres eſpérances.... Jamais .... Henriette ... Conçois-tu combien ce mot eſt affreux, lorſqu'il eſt prononcé pour ſéparer deux cœurs unis par le plus ..Hélas! où tendre amour... trouverai-je la force de ſupporter ce cruel revers? Mon ame, abattue par ce coup imprévu, ne conſerve que le ſentiment de mon malheur ...... C'en eſt donc fait? Je ne puis plus eſpérer; car ce ſeroit m'abuſer, ſi j'oſois compaer ſur les promeſſes de Luzan. En vain i me proteſte qu'il ne conſentira jamais à une alliance ſi éloignée de ſon cœur. Il eſt trop évident qu'il ne pourra y réſiſter, il ne le doit pas. Ah Henriette, cette penſée me tue, & cependant il ne m'eſt pas permis de l'écarter toute affreuſe qu'elle eſt! il faut en pénétrer mon triſte cœur.....ô Dieu! puiſſe la mort délivrer ta malheureuſe Eliſabeth! ..... Adieu, chere & tendre amie; demain je tâcherai de t'écrire. Je joins ici la lettre de Luzan; tu jugeras toi-même, ſi je dois me flatter du moindre eſpoir.

Je n'ai point encore fait de réponſe; je ne le puis, dans ce douloureux moment.

LETTRE XXII.Du Chevalier, à ELISABETH.

C'EST avec la plus vive douleur, chere Eliſabeth, que je me vois forcé de vous inſtruire des choſes bien oppoſées à celle dont je croyois vous annoncer l'heureuſe concluſion. La triſteſſe & les alarmes, dont je ne pus me défendre en vous quittant, étoient ſans doute un preſſentiment du malheur dont j'allois bientôt être informé. Cependant, je n'attribuai mon extrême chagrin, qu'à la peine de me ſéparer de vous: car, jamais mon cœur ne ſe crut ſi près de ſon bonheur: ertain, comme je l'étois, que mon grand-pere ne conſentiroit point que je fiſſe mes vœux; penſant d'ailleurs, qu'il n'avoit formé aucun projet fixe pour me marier, je me flattois de lui faire agréer mon choix. Saintré devoit lui en faire les premieres ouvertures, je partis dans cette douce eſpérance. Mais hélas! qu'elle a été déçue! .....

Sans daigner conſulter mon goût, le comte a pris des engagements avec la famille de ſa ſeconde femme.

Une niece de la comteſſe eſt celle à qui l'on veut ... ah! jamais ...

jamais je n'y conſentirai .... oui, je jure ici comme je le ferois à vos pieds, comme je le ferois à ceux es autels, comme je le confirmerois au monde entier, que jamais je ne ſerai à d'autre qu'à mon Eliſabeth, ſi elle daigne conſerver les ſentiments qu'elle a pour moiQuelqu'obſtacle qu'on oppoſe à mon bonheur, je renoncerois à la fortune qui m'eſt deſtinée, à mille vies, ſi je les avois, avant que d'unir mon ſort à une autre qu'à vous; à vous, Eliſabeth, qui êtes la femme élue de mon cœur, la ſeule qui puiſſiez faire le bonheur de ma vie, la ſeule que je deſire, que je veuille pour compagne: toute autre me ſeroit odieuſe ſous ce titre. Je le jure encore, je ſerai l'époux d'Eliſabeth de Chamdermant, ou jamais je ne ſerai ſous les loix de l'hymen.

Ce ſerment, que je fais du fond du cœur, je n'ai oſé, ou plus-tôt je n'ai pas cru devoir le déclarer au comte, parce que c'eut été une imprudence qui m'auroit infailliblement attiré ſon éternelle diſgrace, ſans me rendre plus libre dans ce moment, puiſque ma mere & moi, nous tenons tout de ſa généroſité.

Mais j'ai fait valoir les diſpoſitions de la marquiſe, je lui ai témoigné l'ardent deſir qu'elle avoit que je fiſſe mes vœux...... Vaine conſidération, a-t-il dit, d'un ton emporté, j'ai donné ma parole, je ne connois rien dans l'univers qui ſoit capable de me la faire retracter.

Bleſſé juſqu'au fond du cœur d'une loi ſi tyrannique, & du peu d'égard qu'il témoignoit pour les volontés de ma mere, je lui ai repréſenté, avec beaucoup de circonſpection, qu'elle auroit dû être conſultée dans une occaſion de cette importance; & que, ſon ſuffrage étant d'une néceſſité abſolue, il auroit été convenable de prendre ſon avis, avant que de s'engager dans une choſe ſur laquelle elle avoit droit de décider ſelon ſes intentions .... Mon fils; ma-t-il dit, en me lançant un regard plein de courroux, voulant ſans doute me rappeller à la ſoumiſſion par ce titre qu'il ſçait que je reſpecte, & que j'ar toujours honoré par-deſſus tout,.... je veux être obéi, je le veux, j'entends que cela ſoit, point d'objectionCette ordre abſolu ne m'a pas empêché d'ajouter, que la marquiſe ayant un pouvoir naturel & acquis de diſpoſer de mon ſort, ce ſeroit la priver de la ſeule conſolation qui lui reſtoit, ſi 'on marquoit de l'indifférence pour ſa volonté, ſur-tout connoiſſant ſon invincible répugnance à me marier ...... Oui oui, s'eſt-il écrié avec colere, je connois ſa manie; elle avoit déja ſéduit votre frere par ſes careſſes artificieuſes, mais je compte qu'elle ne ne me réſiſtera pas plus cette fois-ci que l'autre, lorſqu'elle fut inſtruite de la ferme réſolution que j'avois de le marier; & lui-même, plus reconnoiſſant que vous, étoit prêt à m'obéir avec joie, lorſque la mort me ravit le plus ſoumis des fils, ma plus chere eſpérance. Croyez, monſieur, lui ai-je dit, que dans tout autre cas je ferois ma félicité de répondre à vos vues ...... je ſongeois à ma chere Eliſabeth: mais comment ſe réſoudre, ai-je ajouté, à cauſer une mortelle affliction à la plus reſpectable & à la plus tendre .. Une femme ſi es meres....

pieuſe, a-t-il dit d'un ton ironique, trouvera des conſolations dans le propre ſacrifice de ſes deſirs; d'ailleurs, je n'exige rien que de conforme à l'avantage de la famille & à votre bonheur. La niéce de a comteſſe n'a pas plus de fortune que vous, il eſt vrai; mais la mienne, que je vous aſſure par ce mariage, vous ſuffira amplement. D'ailleurs, mademoiſelle de N.... eſt alliée aux premieres familles du royaume, c'eſt ce qui me donne les plus grandes eſpérances pour votre avancement, & je puis me flatter que mes yeux ne ſe fermeront point, ſans avoir joui de la ſatisfaction de vous voir au plus haut degré de ſplendeur où vous puiſſiez aſpirerVoila, je crois, d'aſſez puiſſants motifs pour juſtifier ma conduite envers la marquiſe; & ſi je ne lai pas conſuitée ſur tous ces points avant que de m'engager, c'eſt qu'à mon avis, une dévote a trop d'affaire avec le ciel, pour ſe mêler de celles du monde & y rien entendre.

Il m'a quitté bruſquement, en me diſant qu'il écriroit le jour même à la marquiſe, que c'étoit une affaire conclue: mais je l'ai prévenu auprès d'elle, je lui ai marqué l'extrême éloignement que j'avois pour ce mariage, & je l'ai priée de n'en rien témoigner au comte; mais de faire valoir, comme je l'avois déja fait, ſon autorité, & le deſir qu'elle avoit que je demeuraſſe dans l'ordre de Malte.

Ainſi, pour éviter mon malheur, je me vois miſérablement forcé de flatter la paſſion de l'un & d'abuſer la crédulité de l'autre. Mon grand-pere croit que je réſiſte à ſa volonté, par déférence pour ma mere; ma mere de ſon côté, ſe perſuadera 'après ma lettre, que je ſuis diſpoſé à combler ſon attente J'avoue que non-ſeulement cet expédient répugne à mon cœur; mais je ne ſçais pas trop à quoi il me conduira; ſi ce n'eſt à gagner du temps, & c'eſt beaucoup dans le déſeſpoir où m'a jetté l'inflexibilité du comte.

Peut-être que la marquiſe, ſoutenue par l'idée que je répondrai à ſes vues, trouvera dans cet eſpoir la force de réſiſter à ſon beaupereDans cette ſuppoſition, il peut ſe faire que la famille de la comteſſe ſe laſſe & s'offenſe des délais, & foit la premiere à rompre des engagements que l'on s'empreſſe ſi peu de remplir. Alors nous ſuivrions toujours notre premter projet, & monſieur de L..... ſe chargeroit encore de la premiere démarche ...

Hélas! je ne vous diſſimule pas, chere Eliſabeth, que toutes ces poſſibilités ſont dans le chaos de l'ineertitude. Mon imagination s'efforce de les débrouiller pour ſouſager mon cœur, mais quoiqu'il puiſſe arriver, je ne me ſoumettrai point à un pouvoir tyrannique. Les tendres ſollicitations de ma mere, ſes careſſes & ſes larmes, avoient ſubjugué mon ame, & je vous confeſſe qu'alors, ſi ſa condeſcendance pour les diſpoſitions du comte, ne m'eût laiſſé l'eſpoir d'obtenir ſon conſentement par cette voie, je n'aurois pas fait mes vœux comme elle P'exigeoit, parce que c'eût été m'ôter l'eſpérance d'être à vous; eſpérance qui ne pent m'être ravre qu'avec le jour: mais mon deſſein étoit de ne me point marier contre ſon gré. Les généreux conſeils, que vous me donnâtes à ce ſujet, avoient eaucoup contrihué à cette douJoureuſe, mais juſte réſolution.

Je craindrois qu'un ſemblable aveu me fît douter, toute autre qu'Eliſabeth, de mes ſentiments: mais; ſon cœur vertueux me raſſure. Oui, il lui ſera aiſément concevoir qu'une mere reſpectable, qui deſcend juſqu'à la priere, lorſqu'elle a droit d'exiger, s'établit un empire abſolu ſur une ame ſenſible. Qu'il eſt conſolant de pouvoir ſe rendre ce témoignage! Mais plus cette bonté maternelle a de pouvoir ſur mon cœur, plus il eſt révolté contre une loi rigoureuſe qui lui eſt impoſée deſpotiquement. Je ſens que jamais l'inflexibilité de mon grand-pere ne m'amenera à lui obéir. Mon parti eſt pris, ſoyez-en bien ſûre, chere Eliſabeth, & receviez le ſerment de votre fidele Luzan, que mul pouvoir humain ne ſauroit ſéparer ſa deſtinée de la vôtre.

Fin de la premiere partie.
ÉLISABETH. LETTRE XXIII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI.

TU as vu, chere Henriette, dans quel triſte accablement la lettre du chevalier m'avoit plongée. Tu as vu que ma raiſon, preſque anéantie par ce fatal revers, ne ſembloit agir ſur mon entendement, que pour me faire ſentir l'horreur de ma ſituation: mais, ſi j'ai épanché ma douleur dans le ſein d'une tendre amie, ſi je n'ai pas rougi de la lui montrer toute entiere, je n'ai pas été aſſez foible pour la manifeſter aux yeux de celui à qui je veux inſpirer de la réſignation aux coups du ſort. Depuis hier, je tâche de me confirmer dans ce ſentiment, & j'avoue que le combat, que je livre à mon ſenſible cœur par cette réſolution, ſeroit au-deſſus de ſes forces, ſi la perſpective des plus cuiſants chagrins, accumulés ſur mon cher Luzan, ne relevoit mon courage, & ne me rendoit capable de combattre mon penchant.

La paſſion du chevalier, comme tu l'as dû voir par ſa lettre, eſt à ſon comble. Irrité par les obſtacles, ſon imagination enflammée par l'amour & le dépit ne connoit plus de bornes. Ce caractere docile, douleur dans le ſein d'une tendre amie, ſi je n'ai pas rougi de la lui montrer toute entiere, je n'ai pas été aſſez ſoible pour la manifeſter aux yeux de celui à qui je veux inſpirer de la réſignation aux coups du ſort. Depuis hier, je tâche de me confirmer dans ce ſentiment, & j'avoue que le combat, que je livre à mon ſenſible cœur par cette réſolution, ſeroit au-deſſus de ſes forces, ſi la perſpective des plus cuiſants chagrins, accumulés ſur mon cher Luzan, ne relevoit mon courage, & ne me rendoit capable de combattre mon penchant.

La paſſion du chevalier, comme tu l'as dû voir par ſa lettre, eſt à ſon comble. Irrité par les obſtacles, ſon imagination enflammée par l'amour & le dépit ne connoit plus de bornes. Ce caractere docile, ce fils reſpectueux, dont la premiere vertu étoit la ſoumiſſion aux volontés de ſes parents, jure de ne leur point obéir. Son dernier ſerment, ſi je le reçois, m'eſt un garant auſſi ſûr que le ciel même: mais, plus j'ai lieu de compter ſur ſa foi, plus je ſuis certaine de ſa tendreſſe, plus la mienne doit être généreuſe ...... Oui, je dois.... mais le pourrai-je?....... grand ... hélas...... l'honneur Dieu... l'exige? Oui, il faut ſacrifier mes plus chers intérêts à ſon repos, & plus encore à ſa gloire, qui ſeroit altérée par les funeſtes ſuites de ſa déſobéiſſance. Quel effrayant tableau que celui des malheurs qu'elle attireroit ſur lui! la perte de l'amitié de tous ſes proches, la haine d'une famille puiſſante, le ſoudre de l'exhérédation dont il ſeroit infailliblement frappé, & le coup le plus ſenſible à ſon cœur, la diſgrace de ſa mere; car, le comte, abuſé ſur le véritable motif de ſon refus, étendroit peut-être les effets de ſa vengeance, juſque ſur la marquiſe: & cette mere infortunée ſe verroit forcée de gémir de la prétendue ſoumiſſion de ſon fils.

Je ne puis enviſager ſans frémir, ces affligeantes images; & j'eſpere que mon cœur, tout paſſionné qu'il eſt, ne ſera point aſſez foible pour accepter un bonheur qui ſeroit au mépris des droits les plus ſacrés.

Non, je ne puis recevoir la foi de Luzan, quoique ce fût la ſeule choſe qui pût me rendre heureuſe.

Hélas! s'il ſuit mes conſeils, s'il remplit les téméraires engagements de ſon grand pere, s'il épouſe mademoiſelle de N.... je ne ſurvivrai point à ce malheur, je le ſens: mais je n'aurai rien à me reprocher.

L'amertume du remords n'ajoutera pas à ma douleur, & mon dernier ſoupir aura quelque douceur pour moi, puiſqu'il ſera un hommage à la vertu.

Chere Henriette! toi qui connois toute la vivacité de ma tendreſſe, tu t'étonnes peut-être de ma noble réſolution; mais t'avoueraije? ..... ah! ſans doute, je dois te montrer mon ame toute entiere.

Il eſt juſte que mon unique amie pénetre les plus ſecrets replis de mon cœur; de ce cœur qui lui eſt tout dévoué, ainſi qu'à l'amour; mais à qui la voix de l'humanité & de l'honneur s'eſt heureuſement fait entendre. T'avouerai-je enfin, que malgré ſon pouvoir ſur mon ame, elle ſeule n'eût point été capable de me faire refuſer la foi de Luzan. Non, s'il m'eût montré moins d'amour, s'il ne m'eût préférée à tout comme il l'a fait, s'il ſe fût borné à gémir de nos communs malheurs, s'il eût paru irréſolu, s'il n'eût laiſſé aucun exercice à ma généroſité, je te confeſſe que je n'aurois jamais eu la force de l'encourager à l'obéiſſance. La crainte de ne pas être auſſi tendrement aimée que je m'en étois flattée, n'eût produit que des plaintes, & mon ame, flétrie par la plus pénétrante douleur, ſenſible pour moi ſeule, ne m'eût point inſpiré le généreux ſacrifice de mon bonheur: ſacrifice que tu aurois admiré, ſi mon extrême franchiſe ne m'eût forcée à t'en découvrir la véritable ſource. Mais, chere amie, ſi par cet aveu je me prive de ton admiration, juge combien j'ai beſoin de ta tendre pitié. Toi, qui as aimé & qui connois l'ardeur de ma paſſion, toute l'étendue de mon amour, tu ſentiras tout ce que mes efforts pour le vaincre coûtent à mon œur.

J'ai commencé pluſieurs lettres pour Luzan, ſans pouvoir en achever une. J'ai changé dix fois de réſolution, je craignois de l'affliger par des conſeils ſi contraires à nos vœux: mais ce que je redoutois le plus, te l'avouerai-je? c'étoit de le faire douter de ma tendreſſe, par une fermeté preſqu'incompatible avec mon tendre arour pour lui. n moment apres, l'eſpoir d'augmenter ſa vénération, me donnoit de nouvelles forces. Mais hélas! ce n'étoit que pour me faire retomber dans le plus affreux déſeſpoir, quand je ſongeois qu'il ne me ſeroit plus permis d'écouter les ſentiments que je lui ai inſpirés.

Ce mêlange de foibleſſe & de courage livre mon cœur à des combats ſi violents, que je crains d'y ſuccomber. Aide-moi, ma tendre amie, à triompher de moimême; j'en ai la volonté; mais je crains de n'en pas avoir la force.

Je t'envoie une copie de la réponſe que j'ai faite à Lauzan, je ne ſçais quel effet elle produira; mais je tremble, je crains, je deſire, & je redoute. Quelqu'eſpece de réſolution qu'il puiſſe prendre, je t'en informerai auſſi-tot.

Hélas! penſer à ce cher objet, t'en entretenir, eſpérer des conſolations de ta tendre amitié, eſt le ſeul bien qui me reſte. Lis ce que j'ai pu écrire, en étouffant le murmure de mon cœur briſé par ce violent effort.

LETTRE XXIV.D'ELISABETH,au Chevalier.

NON, Luzan, non, je ne puis, ni ne dois recevoir des ſerments faits ſous les aufpices de la diſſimulation.

Je ſens combien la loi, à laquelle on veut vous ſoumettre, ſans avoir conſulté votre aveu, eſt rigoureuſe; elle détruit nos eſpérances, elle bleſſe l'équité, mon cœur en gémit; mais l'injuſtice même du comte, ne vous autoriſoit pas à déguiſer le véritable motif de vos refus.

Peut-être que, certain du peu d'égard qu'il auroit aux diſpoſitions de votre cœur, vous avez cru inutile de les faire connotre; mais il failoit vous en aſſurer. La vérité, quelqu'en puiſſe être les ſuites, eſt préférable à l'artifice. Cependant, j'avoue qu'il n'y a que trop de motifs qui vous rendent excuſable à mes yeux, & ſi je n'en appellois qu'à mon propre cœur, il ne pourroit vous blâmer; votre cauſe eſt la ſienne. Il plaide vivement pour vous; il me perſuade que la ſeule crainte de bleſſer ma gloire vous a empêché de déclarer vos ſentiments: mais, comme de cet aveu, dépend notre félicité ou la confirmation de notre malheur, vous ne devez pas balancer à le faire quoiqu'il en puiſſe réſuler. Si nous ſommes unis; ou condamnés à être ſéparés pour jamais, croyez, cher Luzan, que je ne rougirai point de ma tendreſſe, fût-elle connue de l'univers entier. Elle eſt trop pure pour avoir beſoin d'être enſevelie dans la nuit du ſilence. Intimement convaincue qu'elle ne nous engagera à rien de contraire à l'honneur & à la vertu, je ne crains pas qu'elle éclatte; au contraire, la certitude qu'on en auroit me mettroit à l'abri des inutiles recherches & des prétentions qui ne pourroient que m'être odieuſes, puiſque je vous ai aimé.

Qu'aucune raiſon ne vous arrête donc plus. Déclarez vos ſentiments au comte: peut-être ſera-t-il touché de la ſituation de votre cœur. S'iI vous aime, il ne pourra être inſenſible à votre deſeſpoir, & s'il trouve un moyen honnête de dégager ſa parole, peut-être conſentira-t-il à notre bonheur ...... Ah trop chere eſpérance! c'eſt toi qui s cauſé toun nos maux; c'eſt toi qui nous as perdus, en nous faiſant deſirer une félicité dont nous ne jouirons ja... Je le crois, cher lumais...zan, & nous aurions toujours dû le penſer; car, plus je réfléchis au caractere abſolu de votre grandpere, moins je ſens que nous devons nous flatter qu'il ſe laiſſe fléchir, & ce ne ſera jamais de mon aveu que vous réſiſterez à ſa volonté. S'il ne change pas de réſolution, il faut vous ſoumettre au joug qu'il vous impoſe; vous le devez, non-ſeulement parce que le reſpect filial vous en fait une loi ..... loi ſacrée par nos mœurs, qu'on ne brave jamais impunément; mais par rapport aux fâcheuſes circonſtances ou vous expoſeriez la marquiſe, qui ſeroit injuſtement ſoupçonnée d'être la premiere cauſe de votre déſobéiſſance......

O Dieu! elle en ſeroit la victime, cette tendre mere, cette mere qui vous aime, & qui eſt d'autant plus reſpectable qu'elle eſt infortunée.

Mais vous êtes trop vertueux pour la réduire à pleurer vos fautes. Je connois votre reſpectueuſe tendreſſe pour cette digne mere; elle ſera votre plus ferme appui dans le douloureux ſacrifice qu'on exige de vous. Et ſi jamais Eliſabeth vous fut auſſi chere que vous le lui avez juré, ſi elle regne encore avec le même empire dans ce cœur qui faiſoit toute ſa félicité, ſouvenez-vous qu'elle vous conjure elle-même d'immoler votre amour à votre devoir. Il le faut, elle le veut, elle vous l'ordonne: c'eſt la ſeule preuve qu'elle puiſſe déſormais recevoir de votre tendreſſe.

Il y a une heure que j'ai ſait partir cette déſeſpérante lettre; ne te parot-elle pas cruelle?..... Que je crains qu'il ne me trouve barbare!... Lui ordonner moi-même Je ſacrifice de ſon amour...... O Dieu! comment l'ai-je pu?...

Mais, les traces de mes larmes, dont le papier eſt couvert, lui apprendront au moins tout ce qu'il m'en a coûté...... Hélas! quand j'aurois épuiſé goutte-à-goutte tout le ſang qui anime mon être, pour tracer les triſtes caracteres de cette lettre, je n'aurois pas plus ſouf... Ah! s'il doutoit de mon fert... amour, je ne répondrois pas....

Mon courage m'abandonne, ma raiſon s'égare, quand je ſonge aux effets de ce malheureux écrit....

Henriette, que n'en ai-je cru tes trop juſtes preſſentiments? Mon cœur ne ſeroit pas en proie aux plus vives douleurs. Tes conſeils, ta fatale expérience, n'ont pu me ſauver. Quel eſt donc le pouvoir de l'amour? Pourquoi n'ai-je pus me perſuader tous les malheurs qu'il cauſe à ceux qui ſe livrent aveuglément à ſon charme.

Le baron eſt abſent depuis trois jours. Je puis au moins pleurer en liberté.

LETTRE XXV.De Madame d'ALBI, à ELISABETH.

POURQUOI des regrets, chere Eliſabeth? ontre qu'ils ſont toujours inutiles, ſouvent ils abaiſſent trop, à leurs propres yeux, ceux qui s'y livrent. Laiſſe cette puérile reſſource aux ames foibles, qui, toujours incapables de réparer leurs fautes par une ſage conduite, ſe bornent à gémir ſur le paſſé, ſans en tirer une leçon pour l'avenir: mais toi, dois-tu te reprocher d'avoir cédé à un charme invincible, au moment même ou tu viens d'en triompher? N'as-tu pas fait tout ce que que la plus auſtere vertu peut exiger d'une ame ſenſible? Dis-moi, fille incomparable, comment tu peux allier tant d'amour & de raiſon?

Ton cœur brûle de la plus ardente flamme, & cependant ta paſſion eſt ſubordonnée, non-ſeulement à ton devoir, mais à celui de ton amant. Ne crois donc pas, ma digne amie, t'être privée de mon admiration: au contraire, ta noble franchiſe y met le comble. T'a ſévere modeſtie, qui te force à dévoiler ſi ingénuement les difſérents motifs, qui t'ont rendue capable duglorieux ſacrifice que tu viens de faire, n'en ſçauroit diminuer le prix; daigne ſeulement le regarder avec les mêmes yeux que ton Henriette, & tu ſeras dans le raviſſement de ta propre vertu. Que ne donnerois-je pas pour te convaincre de la vérité de ce ſentiment! Cette conſolante perſuaſion te tiendroit lieu de tout ce que tu crains d'avoir perdu, en ordonnant au chevalier de ſuivre la volonté de ſes parents. Tu me demandes ſi je ne trouve pas trop cruelle la lettre que tu lui as écrite. aſſure-toi, tendre Eliſabeth; le ſoin que tu as pris, fans le vouloir, je veux le croire, de lui faire entendre que les recherches des nouveaux aſpirants te ſeroien odieuſes, lui prouve trop combien ton cœur eſt à lui pour jamais. Tu lui conſeilles, il eſt vrai, de ſe ſoumettre à la rigueur de ſon deſtin; mais tu l'aſſures en même temps que nul homme au monde ne ſçauroit te plaire déſormais. C'eſt lui dire clairement que tu l'aimeras toute ta vie. Ne te reproche pas ce ſerment, c'eſt l'amour qui l'a fait i ton inſçu; la ſuite de tes exhortations au chevalier prouve la ſincérité de tes conſeils. Chere Eliſabeth! je t'avoue que ton courage a ſurpaſſé mon attente. Cet effort de vertu t'éleve un nouveau temple dans mon cœur: tu y étois placée comme une amie uniquement aimée; maintenant tu y es honorée, tu y regnes comme une divinité. Ah Dieu! ſi ce tendre & pur hommage pouvoit te ſuffire....

Mais je ſçais trop que la perte de ce qu'on aime eſt irréparable......

L'amitié adoucit les peines d'un cœur affligé; mais la vertu ſeule peut le guérir. Heureuſe dans ton malheur d'avoir un bon témoignage à te rendre, je ne puis que former des vœux pour la conſtance de ta généreuſe réſolution. Séche donc tes pleurs, ou tu rendras ta pauvre Henriette plus à plaindre que toi, parce qu'elle n'a pas les mêmes ſujets de conſolation.

L'abſence du baron eſt une heureuſe protection du ciel, qui veut t'éprouver & non t'accabler par des maux au-deſſus de tes forces. Il t'auroit été impoſſible de cacher à ton oncle ta profonde triſteſſe: lui qui prend un ſi vif intérêt à tes moindres mouvements. Je connois ſon indiſcrete curioſité. Il auroit ſuppoſé tant de bizarres motifs à ton chagrin, que ta franchiſe naturelle ne t'auroit pas permis de lui déguiſer le véritable. Je te préviens de ſon manége à cet égard. Il n'eſt pas le ſeul à qui l'on puiſſe faire ce reproche. Lne femme, qui ſe diſoit mon amie & que je ne regardois pas comme telle, me vint voir uu jour que j'étois tres affligée; je ſçavois, à n'en pouvoir douter, qu'elle ſoupçonnoit que l'amour en étoit la cauſe; mais, curieuſe des détails & n'étant venue que pour s'en amuſer, elle me demanda ſi j'avois perdu un proces ou quelque parent qui me fût cher, ou s'il étoit arrivé quelque. diſgrace à ma famille. A toutes ces queſions, je répondis laconiquement...non,.. comme il faut que tu faſſes avec le baron, ſi malheureuſement il revenoit avant ue tu euſſes recouvré un peu de tranquillité.

J'ai cru devoir te prouver par un exemple, combien il eſt eſſentiel de ſe tenir en garde contre les curieux déſœuvrés; ta franchiſe ſans bornes me fait toujours trembler pour toi.

LETTRE XXVI.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI.

QUE les éloges d'une amie tendre & vertueuſe ſont efficaces ! Ta conſolante lettre, chere Henriette, m'a tellement élevée à mes propres yeux, non par un ſentiment d'orgueil, mais par le deſir de juſtifier la haute opinion que tu as priſe de moi, qu'il n'eſt rien de louabre dont je ne me ſente capable. Il ne falloit pas moins qu'un ſi grand motif, pour me faire triompher de la plus ſenſible épreuve ou mon cœur pût être mis. Je puis t'aſſurer, que quand tous les regards auroient été attachés ſur ma conduite, ils n'auroient pas agi auſſi puiſſamment ſur mon ame, que ta tendre & ſévere amitié.

Tu partages mes peines, je n'en puis douter, chere Henriette; mais, plus ton cœur prend ſa part de ce triſte fardeau, moins tu me pardonnerois une foibleſſe, cela doitêtre, je l'avoue; & moi-même, je me la reprocherois mille fois davantage, ſi j'en étois coupable, parce que la ſincere amitié qui nous lie rendant nos intérêts communs, je ne pourrois bleſſer ma gloire ſans nuire à la tienne. Cette vérité, que je ne ceſſerai jamais de me retracer, me rendra plus rigoureuſe pour moi-même, & me fera ſans doute éviter bien des fautes. Elle me prouve chaque jour l'avantage & la néceſſité d'un ſage & fidele ami.

Tu t'étonnes peut-être de mes réflexions, mais j'ai beſoin de les faire pour expliquer un endroit de ta réponſe, ou ſûrement ton cœur n'a pas été l'organe de ta plume.

C'eſt lui que j'iterroge. Quoi? la lettre, que j'ai écrite à Luzan, ne t'a pas parue cruelle?..... Hélas! ſi elle t'eût été addreſſée, tu l'aurois, comme lui, trouvée inhumaine; & ce que je craignois le plus, il a douté quelques moments de ma tendreſſe. Ah! s'il ſçavoit que ce doute, confirmé par ſa bouche, anéantiroit mon courage, il ceſſeroit bientêt de ſe plaindre de ma cruauté. S'il ſçavoit ce que mon cœur ſouffre, pour obtenir ton approbation & la ſienne .... Mais, je n'en dois pas murmurer, votre eſtime me conſole de tout......

Dui, mon amie, mon amant, vous êtes êtes mes dieux ſur la terre; de tous les dons du ciel, vous êtes le plus cher à mon cœur. Privée de mes parents, mes guides naturels, née malheureuſement trop ſenſible, livrée à moi-même, que ſerois-je devenue, ſi les liens ſacrés de l'amour & de l'amitié ne m'euſſent fait regarder la ſageſſe de l'un & l'honnêteté de l'autre, comme des idoles qui ont de juſtes droits à mes hommages, & à qui je dois de continuels ſacrifices pour les mieux honorer, & me rendre digne de la tendreſſe de tous deux.

J'ai reçu ce matin des nouvelles du chevalier, & la réponſe que ſa mere lui a faite. Son but, en me la communiquant, eſt de me convaincre de l'invincible averſion de la marquiſe, pour la perſonne que l'on deſtine à ſon fils. Sa laideur, ſelon elle, n'eſt que ſon moindre défaut...... Elle doit être bien laide, qu'en penſes-tu, Henriette, puiſque celle qui la trouve telle, n'eſt & ne peut-être ſa rivale. En général, cette lettre me paroit fort bizarre; mais mon cœur eſt trop plein de ſa douleur, pour me permettre des réflexions ſur tous les points: le ſeul qui ait fixé mon attention, c'eſt l'erreur de la marquiſe ſur les véritables diſpoſitions de ſon fils. Je ſouffre de la voir ainſi abuſée; auſſi ai-je fortement recommandé à Luzan de ne pas différer d'un jour l'aveu de ſes ſentiments: il le doit à ſa mere ainſi qu'au comte. Juge quels doivent être ſes tourments, lui dont nous avions admiré la patience dans les contradictions. Il m'a écrit par un courier extraordinaire. Tu verras par ſa lettre que je tranſcrirai, ainſi que celle de ſa mere que je livre à ton examen; tu verras, dis-je, que jamais ſa paſſion n'eut tant d'énergie que depuis ma douloureuſe réſolution. n caractere ſi doux s'enflammer par les obſtacles! je ne l'aurois pas imaginé.

Il eſt vrai qu'il eſt contrarié par le ſort & par mes refus. Je ſens qu'il eſt trop malheureux, & ſa ſituation m'afflige plus que la mienne propre.

Mais hélas! inutile pitié! je n'ai pas cru devoir dementir ce que j'avois ſi courageuſement commencé; & ma réponſe n'eſt qu'une confirmation de celle dont je t'ai envoyé la copie. Je ne ſçais quelle en ſera l'iſſue, ni ce que le ſort me prépare; mais je t'avoue que je ſens l'eſpérance au fond de mon cœur, quelqu'effort que la raiſon faſſe pour l'en bannir. Mon oncle arrive aujourd'hui. Je me ſens un peu plus capable de lui cacher ma triſteſſe, & j'eſpere pouvoir ſuivre tes conſeils à ſon égard.

Tu devineras aiſément pourquoi je ne t'envoie plus que la copie des lettres de Luzan: les relire cent fois le jour eſt mon unique dou... je me trompe, je les écrire en eſt encore une autre.

LETTRE XXVII.De LUZAN, à ELISABETH.

EST-CE bien vous, cruelle Eliſabeth, qui avez pu m'ordonner d'unir mon ſort à une autre? Votre cœur conſent-il à ce barbare ſacrifice? Je devrois le croire, puiſque vous me faites même un crime de l'innocent artifice que j'ai employé pour écarter mon malheur; puiſque vous rejettez mes ſerments. Que je ſuis malheureux! juſte ciel! & j'ai pû me flatter d'être aimé! Ah! ſans doute je l'ai dû, & ma confiance ne ſera point trahie, dans un temps ou la certitude de votre tendreſſe eſt la ſeule choſe qui puiſſe me faire ſupporter le jour; & ſi votre ame m'eſt bien connue, cette ame ſenſible & génereuſe n'eſt point changée; vous rendrez le calme, la vie, à votre malheureux amant, en recevant ſa ſoi, en lui donnant la vtre. Songe, chere Eliſabeth, que je ne puis vivre qu'avec la tendre aſſurance d'être uni à toi... à toi, qui eſt tout ce qu'il y a de beau & de charmant dans l'univers. Demande-moi le ſacrifice de ma vie, je ſuis prêt à te l'immoler. Le ciel m'eſt témoin que je n'en ſouhaite la durée, que pour t'adorer: mais, ne me condamne point à l'horreur d'en aimer une autre; ne m'te pas l'eſpérance de poſſéder éternellement ton cœur, ce thréſor de ſentiment, ce ſantuaire de la vertu. C'eſt cette rigoureuſe vertu, qui t'a inſpiré le cruel & généreux ſacrifice de ta ten...Adorable amante, dreſſe.... qui, en me donnant la mort, me pénetre d'admiration; oui, ton noble courage ajoute à mon hommage, & tout mon être eſt proſterné dans l'extaſe de tes divines perſections. Connoiſſant ſi bien l'ineſtimable prix de ton cœur, brlant d'amour pour tes charmes, pourrois-je renoncer à toi ſans ... Ah par mourir de douleur... pitié, Eliſabeth, rend l'eſpoir à mon ame troublée, ou tu me verras epirer à tes yeux! Permets que je differe encore à déclarer mes ſentiments: je ſçais trop que cet aveu me ſeroit. funeſte. Autoriſé par l'oppoſition de ma mere, je puis trainer les choſes en longueur.... & qui ſçait ce qui peut arriver dans cet intervalle! Peut-être ne ſerai-je plus expoſé à une tyrannie que je dois reſpecter.? ous verrez par la lettre de la, marquiſe que je joins ici, combien elle eſt édoignée de conſentir aux engagements de mon grand-pere.

Dans la réponſe qu'elle lui a faite, elle lui exprime ſans ménagement & de la maniere la plus forte, ſa répugnance pour ce mariage. Elle me menace de ſa malédiction, ſi j'oſe le contracter. Cette lettre à mis le comte en fureur. Dans le premier tranſport de ſa colere, il a exigé de moi la promeſſe de ne jamais faire mes vœux. Le reſpect & l'amour ne m'ont pas permis de balancer. Je me ſuis engagé volontiers à une condition ſi conforme à mon penchant. Cet acte de ſoumiſſion l'a d'autant plus appaiſé, qu'il a penſé que ſon autorité l'emporteroit en tout point ſur celle de ma mere. Il croit avoir beaucoup obtenu, mais ma ferme réſiſtance lui apprendra, que l'étornel obſtacle à ſa volonté eſt gravé dans mon cœur, que la divine image de mon Eliſabeth y eſt empreinte pour jamais, & que pour l'en effacer, il faudroit le priver de ſentiment.

Conſens donc, chere amante, que je vive pour être à toi. Deux mots de ta main vont me rendre le plus heureux, ou le plus miſérable des mortels. Mon meſſager a ordre d'attendre votre réponſe. Ton cœur, chere Eliſabeth, aura-t-il pitié de ma douloureuſe impatience?

LETTRE XXVIII.De la Marquiſe, au Chevalier.

PUISQUE tu refuſes l'illuſtre alliance que l'on te propoſe, le ciel, mon cher fils, a donc enfin exaucé mes vœux. Qu'il ſoit mille fois béni & glorifié, en action de grace de l'heureux changement qui s'eſt fait dans ton cœur. Tu ne ſçaurois concevoir l'allégreſſe de mon ame. Cher enfant, ta ſage réſolution eſt le prix de mes ferventes prieres. Quelle précieuſe victime arrachée au démon & rendue à ſon créateur! Qu'il eſt conſolant pour ta tendre mere de te voir inſenſible aux grandeurs du monde!

Il eſt difficile, mon fils, d'y parvenir & de les poſſéder ſans engager ſa conſcience. Le rang, que j'ai été forcée d'occuper dans la ſociété, m'auroit ſouvent expoſée, je ne crains pas de te l'avouer; car tu es digne de toute ma confiance; il m'auroit rendue coupable, dis-je, d'orgueil, d'injuſtice, ſi les religieux principes de mon éducation ne m'euſſent garantie des pieges de mon état. J'eſpere que la ſainteté du tien préſervera ton ame des dangers que la fortune, & ſur-tout le mariage, rendent preſque inévitables.Je ne me ſuis point laiſſée éblouir, par le faux éclat des brillantes eſpérances du comte. Il parle pour toi de Duché. A quoi ſervent tous ces titres pour le bonheur éternel! S'ils rendoient juſtes, ſages & vertueux, crois, mon fils, que ta mere donneroit la moitié de ſa vie, ſi elle étoit néceſſaire, pour te les acquérir: mais, j'ai trop vu que ſouvent un haut rang eſt non ſeulement un obſtacle au ſalut; mais, que ceux qui y ſont placés, en prennent droit de dédaigner les mœurs, & ſe font un jeu des vices qui dêshonoreroient tout homme d'un état obſcur.

J'en ai vu un terrible exemple dans une perſonne qui n'eſt plus, & pour le repos de laquelle je fais chaque jour les plus ardentes prieres. Ton grand-pere, uniquement occupé de ſes projets ambitieux, a les yeux fermés ſur tes plus chers intérêts. Il eſt trop préoccupé par ſa paſſion, il ne peut voir, comme moi, tous les malheurs & les dégoûts à quoi t'expoſeroit l'alliance à laquelle il prétend te contraindre.

Séduit par l'éclat d'un grand nom, il n'a pas même ſongé ſi l'épouſe qu'il te deſtinoit pouvoit faire ton bonheur, & obtenir mon approbation. Il eſt vrai que, quand tu épouſerois la femme la plus parfaite, j'en ſerois affligée, parce que tu ne ſerois pas auſſi heureux que dans l'ordre de Malte: mais mademoiſelle de N.... telle que je la connois, fût-elle la premiere princeſſe du monde, je ne conſentirois jamais qu'elle devint ma fille. Je l'ai déclaré au comte, & comme je ne doute pas qu'il te preſſera plus encore de lui obéir, & que tu ne trouveras peut-être pas toujours en toi la même force pour réſiſter à l'attrait d'un mariage ſéduiſant en apparence, il eſt de mon devoir de t'inſtruire des raiſons propres à fortifier ton courage.

Dieu, qui lit dans mon cœur, m'eſt témoin ſi jamais je m'attachois à examiner les défauts d'autrui, ni à les mettre au jour, à moins que par un concours de circonſtances, je n'aie pu me taire ſans intéreſſer ma conſcience; aujourd'hui, mon fils, qu'il eſt queſtion de ton malheur ou de la félicité de ta vie, je ne crois pas qu'il me ſoit permis de te laiſſer ignorer tout ce qui peut avoir rapport à cet objet.

Pendant ton ſéjour en Italie, j'al paſſé, comme tu l'as ſçu, toute la belle ſaiſon à la terre de ton grandpere: pendant que j'y étois, madame & mademoiſelle de N.... y paſſerent un mois: ce fut-là, que j'eus occaſion de les connoitre parfaitement. Des les premiers jours, je m'apperçus que la mere étoit non ſeulement une coquette outrée, mais, qu'elle avoit de grandes prétentions à l'eſprit. Tu ſçais combien ces perſonnes ſont inſupportables.

La fille me parut une idiote achevée, dont le ſeul caractere diſtinctif eſt d'être impolie juſqu'à l'indécence: j'en fis entendre quelque choſe à madame de N.... Elle me dit, en riant, que c'étoit pure timidité. Ce ton léger ſur un point ſi important m'éclaira. Je vis qu'uniquement occupée de ſa perſonne & du deſir de plaire, elle s'inquiétoit peu des défauts de ſa fille, & ne s'étoit point attachée à réparer en elle les diſgraces de la nature, en formant ſon cœur par la piété, ſon eſprit par les talents, & ſon caractere à la douceur. Je vis trop clairement, qu'elle avoit négligé ſon éducation par art; ſon genre de vie, lui ayant fait ſentir de bonne heure la néceſſité d'en faire une compagne afſidue, propre à la ſeconder dans ſes caprices. Elle a voulu que, dans les comparaiſons que l'on ſeroit à portée d'en faire, ſa ſupériorité en tout point fit diſparotre. la jeuneſſe de ſa fille, qui eſt réellement le ſeul avantage qu'elle ait: car ne l'ayant élevée, ni pour Dieu, ni pour le monde, elle en a fait une vraie pagode mouvante: encore ne paroit-elle animée que quand elle eſt en colere contre ſes domeſtiques. Juge, mon fils, ſi tu pourrois être heureux avec une telle compagne. Je ne te parle point de ſa figure, quoiqu'elle ſoit tres déſagréable; je ſçais qu'un homme ſenſé n'eſt pas rebuté par la figure, quand d'ailleurs il trouve des qualités eſtimables; comme beaucoup de modeſtie dans la perſonne, & d'auſtérité dans les mœurs, ce qu'une femme ne peut avoir ſans un grand fond de piété.

Voilà le point capital, mon fils, & que l'on trouve rarement dans le monde, à moins que, comme moi, ce ne ſoit quelque victime arrachée, malgré elle, d'un ſaint azyle, & immolée à la folle vanité de ſa famille. On ne doit guere, ſans ces circonſtances, ſe flatter de trouver des femmes telles que l'humilité chrétienne chrétienne nous enſeigne qu'elles devroient être: car j'ai remarqué que leur premier vice eſt l'irréligion, & de celui-la découlent néceſſairement tous les autres, & je t'avoue que c'eſt cet article, qui m'a donné la plus mauvaiſe opinion de madame & mademoiſelle de N.... Je ne puis me rappeller, ſans gémir, la répugnance qu'elles avoient pour toutes les pratiques de piété.Jamais d'oraiſons, ni de lectures édifiantes, pendant tout le temps qu'elles ont paſſé à L comme dans toute leur vie, j'en répondrois, elles n'ont aſſiſté à aucun office religieux. Excepte la meſſe, elles ſe diſpenſent, ſous divers prétextes, des autres-devoirs; matines, vêpres, complies, falut, tout cela eſt négligé. Jamais madame de N... ne s'eſt enferrée dans ſon appartement, pour inéditer ou expier, par quelques heures de ſilence, les diſcours ſuperflus qu'on eſt forcé de tenir dans la ſociété. Elle paſſoit une grande partie du jour & de la nuit à lire des romans ou quelques autres brochures encore plus mépriſables.

Heureuſement ſa fille n'en a jamais ouvert une feule. Son ineptie l'a préſervée de la contagion de ces miſérables ouvrages. Son ame eſt pure, & ſon imagination n'a point encore été ſouillée par ces infernales peintures, qui corrompent le cœur de quiconque les lit.

Ah! mon fils, combien je me félicite, quand je ſonge avec quel ſoin je t'ai garanti de ce danger.

Tu es dans la bonne voie, il faut ſeulement perſévérer dans tes ſages refus. Je crois que le moyen le plus efficace pour triompher des tentations, ce ſeroit de faire tes voœux; quoique tu ne m'en parles point dans ta leſtre, j'eſpere que tu mettras bientût le comble à ma joie, en ne me laiſſant aucune crainte ſur un ſujet ſi intéreſſant pour ta tendre & bonne mere.

Que penſes-tu, chere Henriette, de cette lettre? Ces choſes déſavantageuſes qu'on y dit de mademoiſelle de MN.... & que le chevalier n'a pas craint de me confier, prouve qu'il eſt bien réſolu de n'en jamais faire ſa femme.

Mais, le parti, que l'honneur m'oblige de lui preſcrire, l'y forcera malgré lui. Ah Dieu! ton Eliſabeth en mourra de douleur, ſi e ſort cruel permet ces funeſtes nœuds, Si la marquiſe étoit moins infortunée, ſon oppoſition me donneroit quelque eſpérance. Mais hélas! eut-on jamais le moindre pouvoir ſans fortune? D'ailleurs de quel poids peut être le ſentiment de la marquiſe? On ne peut diſconvenir qu'elle eſt extraordinaire; mais elle eſt la mere de Luzan, elle l'aime, cela me la rend chere, & je la reſpecte comme ſi elle étoit déja la mienne.

LETTRE XXIX.De Madame d'ALBI, à ELISABETH.

TU me donnes toujours de nouveaux ſujets d'admiration, chere amie. Quoi! tu ne t'es pas bornée à ce que renfermoit cette lettre que tu veux que mon cœur trouve cruelle? mais, tu viens encore de couronner ta généreuſe réſolution par un ordre plus abſolu. Juſque-là tu avois immolé ton amour à l'amour même, c'eſt-à-dire, aux intérêts de Luzan; mais apprends moi, fille vraiment héroique, comment tu as fait pour réſiſter à la pitié, à ce ſentiment toujours trop victorieux ſur notre ſexe, & que les hommes emploient artificieuſement, comme un ſûr moyen de nous conduire à des foibleſſes. La lettre de Luzan m'a touchée moimême, & jete confeſſe qu'à ta place, je n'aurois peut-être pas eu la force de faire l'indiſpenſable & ſage réponſe que tu lui as faite.

En vérité, chere Eliſabeth, je ne ſçais ſi l'amitié m'aveugle, mais je te trouve, dans cette circonſtance, fort au-deſſus de nos héros de tragédie. La pluspart des poétes ſe contentent de leur donner l'horreur du vice, les remords du crime avant que de l'avoir commis, & l'amour de la vertu pour effacer l'impreſſion de leur foibleſſe. Mais toi, chere Eliſabeth, plus grande à mes yeux, tu ne fais rien qui ne ſoit conforme à la plus pure morale, & ton premier pas vers la victoire de ton penchant eſt un engagement ſacré, dont toi ſeul eſt peut être capable de remplir la loi avec tant de conſtance. Ne te plains plus, incomparable amie, d'être née trop ſenſible; tes paſſions font ta gloire.

Quelle autre ſçut mieux les tourner à l'avantage de la vertu? Ah! ſi la mere du chevalier connoiſſoit tes précieuſes qualités, malgré ſa prévention contre le mariage; je crois qu'elle deſireroit te nommer du doux nom de ſa fille: mais peut-être auſſi, que, malgré ſon eſtime pour toi, elle ne pourroit ſe réſoudre au ſacrifice de ſa prévention. C'eſt le propre des eſprits faux d'être obſtinés, ſur-tout les dévots qui prétendent être éclairés par la grace; ils renonceroient plus-tt à la vie qu'à leur opinion. Il faut que la charité d'une dévote ſoit une vertu plus active que toutes celles qui me ſont connues. Avec quelle ſagacité & quelle profonde étude, la marquiſe creuſe & développe le caractere de madame & mademoiſelle de N..!

Certes, il ne manque rien à leur portrait, & les ſcrupuleux détails apprennent bien quelle eſt la ſçavante main qui a tenu le pinceau: mais, ce que j'admire le plus, eſt la ſainte préparation de cette ame pure, qui invoque le témoignage de ſon Dieu, pour prouver que jamais elle ne mit au jour les défauts d'autrui, ſans y être forcée par une abſolue néceſſité. emarque que ce piçux préliminaire n'a été fait, que pour rendre ce tableau plus vraiſemblable; car devant juſtice à la vérité, je dois te prévenir qu'il eſt faux à beaucoup d'égards.

Je ſoupai hier avec la belle-ſœur de madame de N...qui me parla aſſez avantageuſement de la mere & de la fille, quoique les parents, comme on le voit trop ſouvent, ſoient les moins indulgents, lorſque l'honneur de la famille n'y eſt point intéreſſé. Je fus charmée que cette dame détruiſit, ſans le ſçavoir, l'impreſſion que j'avois de ſes parentes.

Elle

EIle me confia, ſous le ſçeau du ſecret, le mariage de ſa niéce avec le chevalier...... Je t'avoue que le cœur me battit d'une ſi grande force, que mon émotion ſe peignit ſur mon viſage. Nle pouvant en ſoupçonner la cauſe, elle l'imputa à la ſurpriſe, & me fit beaucoup valoir les avantages que Luzan trouveroit dans cette alliance, quoiqu'il épousât mademoiſelle de N.... ſans dot: & l'orgueil du rang, que la famille occupe à la cour, ſçut bien rabaiſſer & mettre de niveau la grande fortune que le comte aſſure à ſon fils. Je lui emandai, ſi on avoit fixé le terme de la célébration. Elle me dit qu'il ne s'agiſſoit plus que de déterminer une mere dévote, femme ſinguiere, dont les principes étoient es plus abſurdes. La-deſſus, elle me fit un portrait de la marquiſe, hien équivalent à celui que cette ume pieuſe a fait de madame de N.... Ainſi je ſuis parfaitement inſtruite comment une femme de la cour traite une dévote, & de quelle façon cette derniere parle d'une femme du monde. La belloſœur de madame de N....m'a dit que l'extrême infortune de la marquiſe ne lui donnant aucun droit eſſentiel ſuz ſon fils, le comte étoit réſolu de paſſer outre, quand même elle refuſeroit ſon agrément; que toute la famille étoit d'accord ſur ce point. Elle mettoit tant d'eſprit & de légereté dans les peintures qu'elle fit de la religieuſe mere, comme elle la nomme, que non ſeulement je fus aſſez foible pour l'écouter tant qu'il lui plut; mais, je l'applaudiſſois par mes ſouris que je ne pouvois retenir. Bion différente de toi, chere Eliſabeth, qui eut un jour le courage de dire à quelqu'un, que tu allois te retirer, s'il continuoit de flétrir la réputation d'une perſonne que nul de l'aſſemblée ne conoiſſoit non plus que toi, & de qui, par conſéquent, on ne pouvoit prendre la défenſe. Il eſt vrai que tu mis tant de douceur dans ta franchiſe, que tu déſarmas le ſatyrique. Il avoua que, s'il recevoit ſouvent de pareilles leçons, il ceſſeroit bientot de mériter le titre de méchant, qu'on lui donnoit en riant, comme pour l'encourager à l'être.

Que de ſouvenirs agréables pour ton cœur! Si ton Henriette pouvoit te rappeller dans ce moment, tout ce qu'elle t'a vu faire de bien! Je ne puis aſſez t'applaudir mon gré d'avoir exigé ſans délai de Luzan, qu'il déſabuſât ſa mere & le comte, quoiqu'il fût trop certain que cet aveu vous ſeroit funeſte à tous deux.

Tu as ſagement agi, puiſque tu as eu la force de lui apprendre, par ton exemple, à préférer la vérité auxplus chers intérêts. Mais, bonne Eliſabeth, tu me dis avec aſſurance que ce ſeul point a fixé ton attention...... & la laideur de mademoiſelle de N.... à laquelle ton imagination ſe plait à ajouter, en me faiſant remarquer qu'il faut qu'elle ſoit bien laide, puiſqu'une femme ſans prétention la trouve-que penſes-tu de cet telle... article? oilà des viſites, je ſuis obligée de te quitter.

LETTRE XXX.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI.

O DIEU! qu'ai-je fait? que vais-je devenir? mon cœur ne ſoutiendra point ce coup affreux. Henriette, ne vante plus mon courage; de quoi m'a-t-il ſervi? qu'à me cauſer le plus grand des malheurs ....

Hélas! je ne verrai peut-être plus le chevalier, ſa vie eſt dans un extrême danger......Dieu toutpuiſſant!.bonté du ciel, rendez-le à mes vœux, je n'oſe dire à mon cœur: qu'il foit à une autre, s'il le faut; je me ſoumets à vos immuables décrets, mais qu'il vive pour être heureux, pour me dédommager par ſon eſtime du ſacrifice de mon bonheur...... Je ne le verrai plus! ah! chere amie, pardonne, tout diſparoit à mes yeux, mon ame s'échappe, elle va chercher celle de Luzan, s'unir à elle: l'illuſion de ce lien me ſembe aſſurer ſes jours. Ah Dieu! que ne puis-je les prolonger aux dépens des miens. Le voir encore une heure, l'aſſurer de ma tendreſſe, lire Ja ſienne dans ſes regards, en recevoir le ſermnt de ſa bouche, & mourir, ſeroit un fort bien doux, en comparaiſon de l'horreur de lui ſurvivre. Chere Henriette, pardonne encore une fois l'injurieux deſeſpoit de ton Eliſabeth. Tu me plaindras, quand tu ſeras inſtruite de tout mon malheur: mais comment te retracer ce que je n'aipuapprendre, ſans perdre le ſentiment de mon eenue.. Saintré arriva hier au ſoir, non pour me donner cete triſte nouvoIle, mais parceque des affaires de famille exigeoient ſa préſence.

Il falloit qu'elles fuſſent bien preſſées, puiſqu'elles l'ont forcé d'abandonner ſon ami dans un état ſi déſeſperé. Tu tétonnes peut-être q'il ne m'aia pas caché le danger du ehealier: mais, me regardunt comme la promiere cauiſe de ce malheur, il n'a pas cru, m'a-t-il dit, devoir rien me déguiſer, afin d'exditer ma tendreſſe qu'il cnyoit fort affoiblie, & d'obtenir quelquen mots conſolants pour Luzan, s'i jouiſſoit encore de la lumiere. quand ma lettre arrivioit. Je n'ai pas diſſéré d'une ſeconde malgaé l'abattement ou m'avoit plongée ce funeſte récit.

Ne me demande pas ce que j'ai écrit dans le premier mouvement de mon déſeſpoir. Je l'ignore moimême, ſi ce n'eſt que mon cœur étoit dans chaque mot, & que mon ame toute entiere à l'extrêmité de mes doigts redoubloit leur activité, quoique tremblants, & a fait tracer à ma plume les plus tendres expreſſions....... Ah! ſi la chaleur du ſentiment avoit le pouvoir de ranimer une vie ſi précieuſe, Luzan me ſeroit bientêt rendu! Je prie le ciel avec une ſerveur que l'amour ſeul peut rendre ſi vive. Mais la pureté de mes intentions, qui eſt connue de ce ciel que j'implore, doit me le rendre favorable. Hélas! que j'ai beſoin d'eſpoir pour ne pas ſuccomber à ma douleur! Si mes ardentes prieres ne le ſauvent point du trépas, elles ſoutiennent au moins mon triſte cœur; pendant que je les fais, je me perſuade que Luzan ne peut mourir. Il me ſemble que mes cris & mes gémiſſements auront le pouvoir d'arrêter ſon ame fugitive, & la forceront de conſerver le ſentiment à ce cœur tendre qui fit ma félicité.

Ne condamne point mes vœux, chere Henriette, ils ſont juſtes & j'ai été trop cruelle. J'avois exigé du chevalier, comme je te l'ai marqué, qu'il déſabuſât ſa mere & le comte; mais je lui avois déſendu de m'écrire qu'il n'eût rempli cette eondition. Je le lui défendois encore, dans la ſuppoſition que ſon grand-pere refusât mon alliance & perſiſtât dans le deſtein de le marier à mademoiſelle de N... Trop ſoumis hélas! à un ordre ſi harbare, auſſitot ma lettre reçue il communiqua à Saintré ſa douleur, ſon embarras, & la réſolution oû il étoit d'exécuter mes volontés: il le pria de preſſentir, le jour même, le comte dans une promenade qu'il devoit faire tête-à-tête. Saintré lui promit, apres lui avoir repréſenté l'inutilité & le danger de cette démarche. Il fut réſolu que des ce moment il ſçauroit ſon ſort.

Au retour de la promenade, Saitré lui dit qu'il n'y avoit rien à eſpérer, qu'au contraire, le comte ſe propoſoit d'accélérer la célébration; qu'il n'avoit différé que pour obtenir, par careſſes ou par menaces, le conſentement de la marquiſe: mais qu'étant extrêmement courroucé des obſtacles qu'on mettoit à ſes engagements, il étoit réſolu de conclure dans huit jours. Le chevalier, n'écoutant alors que ſon déſeſpoir, coumnt chercher ſon grand-pere, ſe flattant de le fléchir par ſes larmes & ſes prieres: il le ſuivit dans l'inſtant oû il alloit s'enfermer dans ſa bibliotheque ſelon ſa coutume. Des qu'il apperçut Luzan, il le regarda avec des yeux pleins d'impatience, & lui fit ſigne de la main de ſe retirer. Enſuite, pouſſant la porte avec une ſorte de violence, il lui auroit té la force & le moyen de lui parler, ſi le malheureux chevalier n'eût tiré de ſa paſſion ce courage victorieux, qui ne connoit plus de danger. Il le conjura de l'écouter ..... Je ne veux rien entendre d'un fils rebelle qui oſe me réſiſter. Votre ami ſçait mes intentions, il peut vous en inſtruire lui-même, puiſque le voila. Saintré paſſant comme par hazard ſe trouvoit-là à deſſein; parce que, connoiſſaſ le caractere violent du comte, il craignoit quel-que fâcheuſe ſçene. Il profita de l'eſpece d'invitation qui lui étoit faite, pour ſe mêler à l'entretien, & dit à Luzan, pour appaiſer la colere du comte, qu'il devoit ſe prêter aux circonſtances; que les engagements, que ſon grand-pere avoit pris, étoient malheureuſement ſi formels, qu'il falloit attendre que l'on pût trouver quelque moyen de les rompre avec décence. Le comte dit avec emportement que bien loin de chercher des prétextes, il prétendoit que ſa volonté fût ſuivie dans huit jours, au plus tard; qu'il n'y avoit plus que quelques articles à régler, qui feroient bientot terminés; qu'alors, il attendoit une entiere ſoumiſſion.

--Je ne puis le promettre, & vous même vous ne voudriez pas faire le malheur de ma vie, en me forçant d'épouſer une perſonne que je rendrois malheureuſe, puiſque je ne puis l'aimer. La ſituation de OH CET, vouS eſ conue. N'alléguez point un amonr chimérique, c'eſt un artiſice ſiuggéré par votre mere. Penſe-t-elle qu'il aura plus de crédit ſur mon eſprit, que ſa manie de vous faire religieux?

Non, ce détour me prouve trop ſon entêtement dans ſes idées. Elle n'aura point l'avantage de l'emporter ſur mes juſtes meſures; ſon orgueil en ſeroit trop flatté.--Ah! monſieur, rendez plus de juſtice à ma mere, elle ignore mon penchant; je ſçais trop qu'elle ne l'approuveroit pas plus, que l'alliance qu'on lui a propoſée.--Qu'elle le veuille ou non, elle ne ſe fera pas moins.--Avant que d'être inſtruit des engagements que vous avez pris, j'avois oſé eſpérer qu'approuvant mon amour, vous la détermineriez en ma faveur.--Subterfuge groſſier, uniquement inventé pour donner plus de poids aux oppoſitions de la marquiſe; mais, ſoyez ſûr que tout cela ne vous réuſſira point, je veux être obéi.--En tout autre cas, mes vœux, je vous le proteſte vous ſeront ſoumis; mais en cette occaſion, croyez que mon cœur ne vous réſiſte, que parce qu'il eſt entrainé par une paſſion dont je ne ſuis plus le matre.--Je n'en crois pas un mot.

Non, ce ſont les bizarres projets de votre mere, qui ſont ſeuls capables de vous enhardir à la déſobéiſſance.--O ciel! vous me déſeſpérez, eſt-il poſſible que vous doutiez de la ſincérité de mes ſentiments, aprs un aveu ſi authentique? Le marquis de Saintré n'eſt-il pas le garant de cette vérité? & moi-même, aurois-je l'audace de commettre le nom d'une perſonne qui mérite les hommages du monde entier? Daignez avoir la bonté de ſaire informer, vous verrez ſi je vous-en impoſe.--Quand il ſeroit vrai qu'une ſecrette inclination, ce que je ne croirai jamais, fût le véritable motif de votre réſiſtance, penſez-vous que je fuſſe plus diſpoſé à favoriſer une folle paſſion, que la fantaiſie de votre mere?...--ne folle paſſion!...

Dieu! quel non injurieux vous donnez aux plus légitimes ſentinents ... c'eſt trop m'accabler...

Mademoiſelle de Chamdermant eſt-elle donc d'une condition qui doive me faire rougir de mon amour? Je crois qu'il n'eſt point de noble famille qui ne ſe tint honorée de ſon alliance.--C'eſt ce que j'examinerois, ſi ma parole donnée, ma réſolution priſe, & la manie de votre mere qui me rend tout ſuſpect, ne rendoient auſſi ces conſidérations abſolument ſuperflues.

Mon parti eſt pris, ſaites-y attention; des demain il faut vous diſpoſer à aller chez madame de N....

Ma femme vous y conduira......

Ici le chevalier ne put retenir les exclamations de ſon déſeſpoir. Je mourrai, s'écria-t-il douloureuſement, avant de faire une démarche ſi contraire à mon cœur.--ous la ferez, ou je vous défends pour jamais ma préſence. Eils ingrat, dévoué dévoué aux caprices d'une mere trop obſtinée dans ſes deſirs, vous aurez tous deux ma haine puiſque vous m'y forcez...... Luzan, accablé par cette terrible menace, tomba preſque ſans mouvement aux pieds du comte; la paleur de la mort couvroit ſon viſage, & l'oppreſſion de ſon cœur l'empêchoit de proférer un ſeul mot. Ah Dieu! comment ſe peut-il qu'en cet état, il n'ait point attendri ſon grandpere? Si cet homme inflexibie avoit eu mon cœur, la vie du malheureu chevalier ne ſeroit pas maitenant en danger..... Enfin, ſoulagé par un torrent de larmes, mon pere, lui dit-il, en embraſſant ſes genoux, tout mon être eſt à vous; je vous dois plus que ma vie, je vous dois celle de mon pere.

C'eſt votre ſang qui coule dans mes veines: que ne devez-vous pas attendre de ma reconnoiſſance, de mon reſpect? & que ne ſuis-je pas prêt à faire pour vous prouver mon entiere ſoumiſſion à vos ordres, xcepté dans un ſeul point, ou mon ccœur, maitriſe par un penchant invincible, ne peut ſouſcrire à ce que vous exigez de lui?... Mon pere, mon précieux, mon cher & généreux pere, ne me rendez pas le plus miſérable des hommes, en me condamnant à des nœuds que je ne puis former.... Ah! laiſſer-vous fléchir. ous pouvez d'un ſeul mou faire le bonheur de mes jours: dites que vous ne contraindrez point mes vœux, & toute l'étendue de ma vie ſera employée à vous chérir, à vous honorer, à vous donner toutes les preuves d'une parfaite obéiſſance ..... Ah ! je lis dans vos regards pleins de bonté que vous aurez pitié d'unfils plus malheureux que rebelle..... Le comte, ſenſible malgré lui aux touchantes ſupplications de Luzan, s'efforça de ſe débarraſſer de ſes tremblantes mais, & s'éloignant avec une colere mêlée d'effroi....

Ne prétendez pas m'attendrir par vos artilicieuſes prieres, je n'écoute plus rien; préparez-vous à m'obéir, ou fuyez de ces lieux.

L'infortuné chevalier, encore à gonoux, haigné de larmes, pénétté de la plis vive douleur, ſe trainu quelques pas dans cette umble poſture aux piods de ſon grandpre, & l'arteignant avec peine par. ſon habit; MNe vous dérobez point, mon pere, aux cris d'un cœur briſé par vos coups. ous me verrez mofrir à vos yeux, ſi vous ne retractez le faral arrêt que vous venez de prononcer.

Saintré joignoit les plus vives inſtances à celles de ſon ami, mais mnutilement. L'implacable comte perſiſta dans ſa barbare réſolution, & jura par un ſerment horrible, que jamais il ne pardomneroit à la marquiſe ni à ſon fils de lui faire ... Si la manquer à ſa parole... déplorable ſituation de mon cœur ne peut vous toucher, lui dit Luzan, ſi je ſuis condamné au plus grand des malheurs, ſi je ſuis rigoureuſement banni de votre vue, que ce malheur ne rejailliſſe point ſur une mere infortunée qui n'a nulle parr à ma déſobéiſſance; j'oſe vous implorer pour elle.--os prieres mêmes l'accuſent: c'eſt une fuite de ſes ſéductions.--Que ſaut-il ue je faſſe pour vous convainere de ſon imnocence?--Obéir. Privez-moi éternellement de vos bienfaits..... Diſpoſez de ma vie, elle eſt à vous; puniſſez un fils qui vous offenſe malgré lui, dont lamour ſeul fait tout le crime: mais n'accablez pas de votre diſgrace ma reſpectable, ma tendre mere: ce coup me ſeroit mille fois plus affreux que la mort.--Soyez ſûr cependanOqu'elle éprouvera la premiere les efſets de mon trop juſte reſſentiment... ... fils dénaturé, homme pervers, qui ne crains pas de m'expoſer à la honte de rougir devant une famille illuſtre, de mon peu d'autorité...... edoute ma vengeance, lui dit-il, en lui lançant un regard plus terrible que la foudre.... Luzan encore un genoux en terre, les mains & les yeux élevés au ciel, reſta dans le plus affreux accablement...... Saintré, vivement touché de ſa ſituation, lui dit tout ce que l'amitié put lui inſpirer de plus conſolant.

Il m'a avoué qu'il l'avoit ſollicité d'obéir à ſon grand-pere, que c'étoit le ſeul parti qui lui reſtoit pour ſe garantir, ainſi que ſa mere, de la plus malheureuſe diſgrace. Ce conſeil ne ſervit qu'à irriter ſa douleur.

Ce tendre & trop chepamant dit qu'il aimeroit mieux mourir que de renoncer à ſon Eliſabeth. Il paſſa la nuit dans la plus cruelle agitation, ne pouvant ſe réſoudre à ce qu'on exigeoit de lui, ni à la triſte crainte d'attirer ſur la marquiſe la vengeance du comte. Le matin il reçut de tres bonne heure un billet de lui par lequel il lui ordonnoit de ſe tenir prêt dans le moment pour l'accompagner chez madame de N.... qu'il vouloit bien encore lui accorder la faveur de le préſenter lui-même; que s'il étoit aſſez ingrat pour réſiſter à ce dernier effort de bonté, il lui proteſtoit qu'il le feroit enfermer pour le reſte de ſes jours.

Le chevalier effrayé que l'on voulût attenter à ſa liberté, & connoiſſant ſon grand-pere capable de cette violence, deſcerdit avec précipitation pour ſe ſauver au riſque de tout ce qu'il pourroit en réſulter; mais il ſe vit arrêter par les domeſtiques, qui lui dirent, preſque les larmes aux yeux, qu'ils avoient ordre de l'empêcher de ſortir & même de le conduire à la tour du château, s'il reſuſoit de ſuivre le comte ...... Il ſe retira dans ſa chambre avec une apparente tranquillité. A peine y fut-il entré, que, pouſſé par le plus affreux déſeſpoir, i ſe piongea ſon épée dans le ſein... ... Ah! Henriette..... je meurs à cette ſanglante image...

Saintré, qui avoit vu de la fenêtre, les gens de la maiſon entourer le chevalier avec des viſages troublés, vint chez lui s'informer de ce qui donnoit lien à un procédé ſi extraordinaire. Mais hélas! le fatal coup étoit orté, il vit ſon ami couvert de ſang...... Ses cris attiroient tout le monde; la douleur fut univerſelle. Chacun ſe reprochoit la cruauté qu'il avoit eu de ſuivre des ordres ſi rigoureux: les pleurs couloient en abondance. Le comte ſeul refuſa des larmes à cette triſte cataſtrophe; mais ſon air ſombre & conſterné montroit aſſez les remords dont il étoit déchiré.

On fit venir un chirurgien habile, penſionné penſonné du comte. Il ne jugea pas la bleſſure abſolument mortelle, mais il n'oſa aſſurer qu'elle fut ſans danger... ... O Dieu! laiſſerez-vous périr votre plus parfait ouvrage? Ah! prenez ma vie; qu'avec plaiſir je l'immole, s'il le faut, pour conſerver celle d'un mortel ſi cher à mon cœur.

Le même jour de cette triſte ſcene, Saintré reçut de ſa mere une lettre ſi preſſante, qu'il fut obligé de prendre la poſte ſur le champ, & de quitter ſon malheureux ami.

Il a laiſſé ſon domeſtique aupres de lui, à qui il a donné ordre de partir auſſitot le premier appareil evé, pour lui en donner des nouvelles.

Je ſuis dans la plus affreuſe agitation; tout mon ſang ſe gſace dans mes veines, quand je ſonge aux nouvelles que ce domeſtique va nous apporter. Dans d'autres inſtants, j'éprouve les plus violentes palpitations, & mon cœur friſſonne à la ſeule penſée que je ne verrai plus Luzan, l'ame de mon ame, l'enchantement de mon être. Henriette, que tu me trouverois digne de ta pitié, ſi tu étois témoin de mon déplorable état, ſi tu voyois tout ce que je ſouffre; mais inutilement j'entreprendrois de te peindre l'horreur de ma ſituation; elle eſt au-deſſus de tout ce qu'on peut éprouver de plus douloureux.... Songetu que je n'ai plus d'eſpoir, qu'il eſt peut être mort en ce moment.....

Ma tremblante main me refuſe ſon office.... je ne puis plus écrire....

Ln tendre deſir, dont je ſuis dévorée, ranime mes forces; je ne puis te le confier ſans. rougir: mais ſonge çe tu es, ma chêre, mon unique amie, que tu dois ſçavoir tout ce qui ſe paſſe dans mon cœur, comme Dieu même. Sois donc indulgente.

Ecoute, je voudrois me traveſtir en homme, & ſous ce déguiſement, demander à voir le chevalier, en me faiſant annoncer comme un parent du marquis de Saintré. Quel téméraire projet, diras tu!..... Je ſçais qu'il bleſſe la décence; tu me condamnes n'eſt-ce pas? il vaut donc mieux expirer dans les tourments de l'incertitude... Ah! ſans doute il le faut, puiſqu'une loi trop ſévere me l'ordonne. rand Dieu! peut-on faire payer ſi cherement aux femmes le dangereux privilége des hommages? Il ſemble qu'on ne nous ait accordé le fatal droit d'être prévenues, que pour mettre des entraves à toutes nos démarches.....

Je brûle de voir Luzan, & la bierſéance s'y oppoſe. S'il n'étoit que mon ami, j'oſerois faire éclater mes ſentiments, & il ne m'eſt pas permis de les ſuivre pour celui qui m'ell plus cher que la vie.

Pourquoi n'es tu pas ici, chere Henriette? tu me ſoutiendrois contre une ſi violente tentation, car je ne réponds pas d'y réſiſter, ou ſi j'en triomphe, crois qu'il m'en coûtera plus que d'avoir conſeillé au chevalier d'obéir au comte, s'il ne pouvoit le Hléchir...... Hentiette, ma préſence lui rendroit la vie! Je ſçais combien il ſeroit touché d'une ſi grande preuve de tendreſſe.... mais, cette démarche ne m'expoſeroit elle point à perdre ſa précieuſe eſtime? ne me jugeroit-t-il pas trop foible d'avoir ſuccombé à un deſin ſi contraire à la modeſtie de mon ſexe. Cette crainte, qui ne m'a point abanbonnée depuis que je connois le chevalier, préſervera peut être ton Eliſabeth de toute eſpêce d'imprudence.Par le calcul du temps néceſſaire, le domeſtique de Saintré ne peut être à Paris que demain.... Quelle nuit je vais paſſer! hélas! je ſuis dans les plus mortelles angoiſes.

Tous ces jours-ci, mon oncle n'eſt reutré que pour ſe coucher, je l'ai à peine vu une heure depuis qu'il eſt de retour; j'ignore ce qu'il fait.

LETTRE XXXI.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI.

CÉLESTE puiſſance!.... fouveraine bonté .....! Puis-je aſſez vous remercier? mon Dieu, que vous êtes bon! Luzan reſpire, il eſt hors de danger: il ne mourra pas, & mes yeux jouiront encore du bonheur ſuprême de le revoir.....

Mon cœur treſſaille & peut à peine ſuffire à ce doux eſpoir: mais hélas! quand ſera-t-il comblé?.... Ecartons nanmoins toute idée triſte; ne ſongeons qu'à la précieuſe faveur qui m'eſt accordée ..... Henriette! il exiſte, il jouit de la lumiere, il jouit de l'air, de cet officieux élément qui me retrace ſes tendres ſoupirs, qui lui porte les miens.

Ah! que n'ont-ils une vie communicative? Luzan ne languiroit plus dans les angoiſſes de la maladie....

Mais il vit, puiſqu'il ſent qu'il aime, qu'il eſt aimé, qu'il y a un être qui ne veut que ſa félicité, qui peut ſeul la faire, qui feroit les plus grands ſacrifices pour le voir heureux. J'ai reçu deux mots de lui écrits avec un crayon, & d'une main bien foible, trop foible hélas! mais inſpirée par un cœur rempli des plus tendres ſentiments.

Je revois le jour contre mon actente: mais mon amour & l'eſpoir d'obtenir ma chere Eliſaobeth, eſt la ſeule choſe qui puiſſe me faire conſentir à vivre.

Voila le billet que le domeſtique de Saintré a remis à ſon maitre, il y a environ une heure, en l'afſurant qu'il n'y avoit plus rien à craindre pour la vie du chevalier. S'il n'avoit fait l'effort de m'écrire de ſa main, je t'avoue que tous les couriers du monde ne m'auroient pas raſſurée. Saintré compte pouvoir y aller demain. Je ſerai beaucoup plus tranquille, quand je le ſçaurai aupres de lui. Je ne tarderai pas à en avoir encore des nouvelles par le meſſager qui a porté ma lettre: je ne ſuis guere occupée maintenant que de ſa guériſon. Cependant, il me ſemble que ſi j'avois été préſente, lorſque la belle-ſœur de madame de N.... dit que l'on étoit réſolu de paſſer outre, ſi la marquiſe refuſoit ſon conſentement; je n'aurois pu m'empêcher de lui demander ſi l'on étoit auſſi déterminé à ſe paſſer de celui du cheva... Si peu de délicateſſe, de lier... la part d'une illuſtre famille, répond mal à l'idée que je m'en étois faite, & je confeſſe que je n'ai pas bonne opinion de leur façon de penſer.

Au reſte, que ceci ſoit dit ſans que mon Henriette y mêle ſes malignes obſervations, & me quitte ſous le prétexte de recevoir des viſites.

Le comte a recommandé le plus grand ſecret au marquis de Saintré & à toute la maiſon, ſur la bleſſure de ſon fils; il veut ſur-tout que la marquiſe l'ignore. Cette extrême prudence prouve trop hélas! qu'il veut toujours le marier à mademoiſelle de N.... malgré les funeſtes effets de ſa cruelle violence. Chere amie, vois, je t'en conjure, le plus ſouvent qu'il ſera poſſible la belle-ſœur de madame de N.... & tâche de t'informer oû en ſont les choſes; car je doute que l'on en inſtruiſe Luzan, dans la crainte de quelque nouvel accident: mais, ſi on avoit deſſein de l'engager par ſurpriſe, c'eſt à nous de le garantir de ce malheur. Apres ce qui vient d'arriver, je dois avoir les plus vives allarmes ſur les moindres démarches de ſes parents.

Je ne vois toujours point le Daron... ... Seroit-il au-deſſus de ſa paſſion? ou cherche-t-il à s'en guérir par l'abſence? Que de graces j'aurois à rendre, ſi, au milieu des malheurs qui m'aſſiégent depuis uelque temps, j'étois aſſez heureuſe pour être affranchie de celui d'être opprimée par lamour d'un homme à qui je dois tant de reconnoiſſance, & pour qui je ne puis uvoir d'mclination. Tu ne ſçaurois concevoir combien ce ſupplice eſt terrible pour un cœur vraiment ſenſible. Quoique je voie Saintré pluſieurs heures du jour, que je lui faſſe répéter mille fois les diſcours de Luzan, & qu'il ait la complaiſance de me les dire avec une exactitude telle que mon cœur peut la deſirer, tu ne ſçaurois imaginer l'impatience que j'ai de le voir partir. Enfin, demain il portera ma lettre au chevalier. Ne t'attends pas d'en recevoir la copie: elle eſt ſi différente des précédentes, & mes expreſſions ſont ſi tendres, que je craindrois d'exciter ta jalouſie ou plus tot tes reproches; viens à Paris, ſi tu veux ſçavoir ce qu'elle contient.

LETTRE XXXII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH.

QUE de chagrins & de joie tu éprouves ſucceſſivement, chere Eliſabeth! Je n'aurois pas attendn ton invitation pour aller à Paris, ſi l'accident du chevalier avoit eu des ſuites mortelles; ton Henriette ne t'auroit point abandonnée dans une ſi triſte circonſtance. Non, à moins que je n'euſſe été dans les fers, tu m'aurois vue fidellement attachée à tes cêtés m'affligeant avec toi: car il n'auroit pas falſu parler de conſolation dans un événement oû il n'en reſte point: mais, graces à l'amour & à tes ardentes prieres, il eſt rendu à la vie, tu te félicites de ce bonheur & cela doit-être, mais, qu'il eſt mêlé d'amertume! car, ne vas pas encore t'abuſer. Luzan ne peut être à toi, & jamais, jamais tu ne pourras le voir dans les bras d'une autre ſans ſouffrir mille morts, puiſque tu l'aimes avec une tendreſſe que je croyois bien vive, mais qui l'eſt cent fois au-deſſus de ce que j'avois pu imaginer ... O mon Eliſabeth, je frémis plus que jamais des malheurs que cette paſſion te fera éprouver! Au nom de notre tendre amitié, ne te livre point à la trop ſéduiſante idée d'être à lui. Le malheureux événement, qui vient d'arriver, t'a rendu la confiance; je le vois par ta demiere; & moi je l'ai entierement perdue. Il n'y a rien à eſpérer, puiſque les tendres ſollicitations du chevalier n'ont point fléchi ſon grand-pere; puiſque ſon acte de déſeſpoir n'a pu lui arracher une ſeule larme de pitié; puiſque dans le premier tranſport d'effroi & de douteur qu'a dû cauſer la ſanglante cataſtrophe, cet homme impérieux n'a pas flatté ſon fils de lui accorder ce qu'il deſiroit, pour le rappeller à la vie; il n'y a plus de reſſource. D'ailleurs, Luzan ne trouvera plus en lui la même force pour réſiſter; il eſt ſorti de ſon propre caractere en cette occaſion: mais, ſois ſûre que ces prodiges n'arrivent pas deux fois. En donnant la plus grande preuve de ſon amour, il l'a pour ainſi dire épuiſé, ou du moins fort affoibli. Ne compte donc point ſur une ferme réſiſtance de ſa part......Je déchire ton emcur, chere amie, c'eſt malgré moi; mais, je ſçais trop combien il eſt dangereux de compter ſur un bonheur que l'on regardoit comme perdu par ſa propre généroſité, & que l'on croit avoir recouvré par celle du ſort. Je me réjouis avec toi, & je rends graces à Dieu de ce que le coup n'a point été mortel, mais peut être eût-il mieux valu pour ton repos.... Je blaſphême ſans doute, ſelon toi. N'achevons pas ma penſée, tu ne pourrois me la pardonner.

Je n'ai pas revu la belle-ſœur de madame de N....Je ſçais qu'elle eſt à Paris. Des qu'elle ſera de retour, compte ſur mes ſoins, & ſi l'on tramoit quelque choſe contre la liberté du chevalier, ſoit centaine que j'en ſerois informée; cette belle-ſoœur aime à jaſer, ſur-tout les ſecrets lui peſent horriblement. Pourquoi m'en confieton, dit-elle, ſi ce n'eſt pour fournir matiere à la converſation? Si, ſous peine de la vie, il lui étoit défendu d'en parler, elle feroit volontiers comme le barbier de Midas. Malgré ſon indiſcrétion, elle eſt conſultée ſur toutes les affaires de la famille, parce qu'elle a de l'eſprit & ſur-tout un grand crédit à la cour.

Je ne ferai point d'obſervations ſur tes remarques, puiſque tu y trouves de la malignité: mais au moins rends juſtice à ma ſincérité, & ne prends pas pour un prétexte les viſites que j'allegue dans ma derniere. Lorſque je fus obligée de te quitter, c'étoit réellement une viſite fort mauſſade, car 'étoit la petite nouvelle mariée madame de , , qui eſt ſi riche & ſi laide, que ſes diamants ſont plus gros que ſes yeux, & les figures de ſon éventail mieux deſſinées, mieux finies que la ſienne; en la voyant, on croit que la nature n'a pas daigné mettre l'ombre de ſon ſçavoir en la formant. Elle eſt abſolument dans le cas de ces mauvais ouvrages, dont parle le gouverneur d'Emile, auxquels il faut néceſſairement un cadre doré. Certes ſes parents n'ont rien négligé ſur ce point, & tout ce qui ne luieſt pas perſonnel, eſt d'une beauté qui forme le plus riſible contraſte avec ſes traits: ajoutez à cela qu'elle eſt d'une ſottiſe, d'une ſtupidité aſſommante. auchement penchée dans nn fauteuil, elle paſſa trois quarts d'heure chez moi, ſans parler d'autre choſe que de ſon chien, de ſa grande poupée qu'elle avoit donnée à ſa petite ſœur & qu'elle regrettoit beaucoup, diſoit-elle, parce que c'étoit ſon ſeul amuſement ....... Mais, quel mal me veux-je donc à moimême, pour t'entretenir ſi long-temps de cette marionnette? raiment j'ai bien mes raiſons, c'eſt une parente de madame de lN.... & tout ce qui tient à cette famille ne ſçauroit t'être indifférent: qu'en dis-tu?..... Je pourois auſſi te dire deux mots du mari, qui ſous les dehors & le maintien le plus modeſte, cache une vanité outrée.

Ne me dit-il pas, de la meilleure ſoi du monde, que tout Paris avoit approuvé ſon mariage parce que ſa femme avoit eu ſoixante mille livres de rente. A ce prix, toute la érance y auroit applaudi, ſi elle P'avoit ſçu, lui dis-je, le plus ſérieuſement qu'il me fut poſſible.

Mais, laiſſons ces perſonnages pour une autre fois, ſi je m'en ſouviens; maintenant j'ai autre chole en tête, c'eſt la conduite du baron qui me tient en cervelle. Je ne ſçais à quoi attribuer ſes diſparitions.

Tu imagines qu'il cherche peut être à ſe guérir de ſon malheureux penchant. Pauvre Eliſabeth! il eſ ſi naturel de croire ce que l'on ſouhaite! Pour moi, la ſeule choſe que je penſerois, s'il ne m'avoit étalé tous ſes habits neufs de la ſaiſon dans mon dernier voyage, je le croirois uniquement occupé à courir chez ſes ouvriers, à tou menter l'un, à flatter l'autre, pour être plus promptement ſervi; obſédant ſur-tout ſon brodeur, pour l'aider à perfectionner le beau ſimple de cet antique deſſein renouvellé des recs, s'extaſiant ſur lui-même en ſongeant qu'il fixera ſes regards de tout Paris: mais toutes ſes emplettes ſont faites; à quoi paſſe-t-il donc ſon temps? Si tu n'étois vivement occupée d'un trop tendre intérêt, je te conſeillerois de faire obſerver ſes pas; car il faut abſolument que nous ſçachions ce qu'il fait: mais je gagerois que tu n'exiſtes que pour l'heure oû le courier doit arriver, & que toutes celles qui rempliſſent l'intervalle juſqu'à celle-là, tu voudrois les retrancher de ton exiſtence, ou les paſſer tout au moins dans une proonde léthargie; ainſi il y auroit de la cruauté d'exiger d'autres ſoins de toi, que ceux qui ont rapport à ton amour. Paſſe donc les jours & lesnuits à écrire, à attendre quelques lignes de Luzan, c'eſt une conſolation dont tu as beſoin dans ces premiers moments de douleur; mais n'oublie pas que l'inflexible caractere du comte n'a pas changé; que les engagements qu'il a prisſubſiſtent toujours; que la marquiſe, comme il s'en eſt expliqué, ſeroit la premiere victime immolée à ſa vengeance, ſi ſon fils lui déſobéiſſoit; mais ſur-tout, ſouviens toi que tu as été aſſez généreuſe pour y renoncer une fois; que tu ſerois plus coupable maintenant, ſi tu démentois ce noble courage. Ne t'autoriſe pas de ce que tu as déja fait, pour affranchir ton cœur d'un ſecond ſacrifice; tu ſçais mieux que moi, qu'une action héroique dénuée d'une longue ſuite de bons témoigrges, n'eſt regardée que comme une éclair de fanatiſmé. L'on n'acquiert le titre de vertueux, que par la rigide obſervance des devoirs de la ſociété. Tu n'as plus qu'un pas à faire, chere Eliſabeth, pour mériter ce gſorieux titre. J'avoue que, ſi vous n'écoutiez que votre amour l'un & lautre, vous ſeriez heureux dans vos premiers tranſports; mais aux dépens de combien de perſonnes? & que de reproches amers!... Mais qu'eſt-il beſoin, avec ma digne amie, de repréſenter les raiſons qui doivent déterminer ſon cœur au ſacrifice de ſon penchant? Jamais perſonne connut-il mieux, & fut-il plus capable de remplir toute l'étendue de ſes devoirs? Oui, chere amie, témoin la ſage réfiexion que tu fis ſur l'imprudente démarche que tu méditois pour voir le chevalierQue je te ſçais bon gré de t'être dit à toi-même tout ce que j'aurois été obligée de t'obſerver, & d'avoir ſenti qu'il te jugeroit bien foible de céder à un deſir ſi contraire à la décence. Chere Eliſabeth, quand tu me conſultes en m'écrivant, que ta conſcience ſoit toujours mon interprête, & je ſuis plus garant de tes actions que des miennes propres. Ta conſcience, ce juge impartial, t'en dira cent fois plus que ne pourroit t'en dire une amie toujours portée à l'indulgence, & qui voudroit ménager ta délicateſſe. Adieu, chere & tendre amie; ce ne font pas des viſites qui m'obligent aujourd'hui de te quitter, c'eſt le fils ané de monſieur d'Albi qui eſt malade. Ce pauvre enfant a tant de plaiſir de me voir dans ſa chambre, que j'y vais le plus que je puis, malgré la répugnance que j'ai pour la maladie dont on le ſoupçonne attaqué; on croit que c'eſt la petite vérole. Si tu voyois les tranſes du pere & ſa reconnoiſſance pour mes ſoins, tn ne ſerois point étonnée de l'effort que je fais.

LETTRE XXXIII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI.

LE courier eſt arrivé; pas un mot de la main du chevalier.

Saintré me marque que mes lettres lui avoient donné une ſi grande joie, qu'elles lui ont cauſé une révolutionvolution dangereuſe, puiſque ſa fievre eſt conſidérablement augmentée; ce qui a décidé ſon ami à l'empêcher d'écrire. Haut-il hélas que je tremble ſans ceſſe pour ſes jours! Eh que ſçais-je encore ſi l'on ne me deguiſe point une plus funeſte vérité?......, Dieu! quand finiront mes allarmes? je ſuis dans la plus terrible agitation juſqu'à ce que j'aie reçu d'autres nouvelles.

Elles ne tarderont pas, ſi j'en crois les promeſſes du zélé Saintré: mais Henriette, ſonge qu'il y a cinquante lieues de diſtance entre Luzan & moi, & quelque diligence que l'on faſſe, on ne peut venir aſſez tot au gré de ma tendre impatience.

Pas une amie qui ait une maiſon pres du comte. Ah! ſi je poutvois en être voiſine pour uu jour, oui, un ſeul jour, je m'eſtimerois heureuſe! j'aurois plus de confiance a ce que me rapporteroient les perſonnes qui l'auroient vu uu quart d'heure avant que de me parler; mais je ſuis condamnée à craindre, à eſpérer & à douter de tout. O mon Henriette! il n'eſt rien de plus cruel quie cette ſituation, aimer juſqu'à l'idolatrie, n'oſer ſe livrer à ſa tendreſſe, ne ſe permettre de la faire éclater que dans l'affreux moment ou l'on ſe voit ſur le point d'en perdre l'objet....... Chere amie, par pitié ne me parle plus de renoncer à Luzan; je ne me ſens plus capable de ce ſacrifice, depuis que la mort prête à me le ravir, me l'a rendu mille fois plus cher qu'il ne me le fut jamais. Tout mon ſang ſe bouleverſe, mon cœur ſe fond chaque fois que je veux prononcer ces terribles mots: Il ne peut être à moi; il eſt deſtiné à une ... Non, je n'y puis plus autre... conſentir, il n'y a que la mort qui puiſſe nous ſéparer deſormais, je le ſens: ſi j'interroge mon cœur, il me dit que j'ai aſſez fait pour la vertu, qu'il doit m'être permis de ſuivron penchant & de ne m'occnper que de mon bonheur. Si ce raiſonnement te paroiſſoit faux, il prouveroit que la conſcience même n'eſt pas à l'abri des ſéductions de l'amour: car voila ſincerement ce que la mienne me dicte deputis le fatal coup que le chevalier s'eſt porté. Tu veux que je n'oublie point l'inflexibitité du comte, mais ſouviens-toi, chere Henriette, que c'eſt mon courage, mes ordres trop rigoureux qui ont plongé l'épée dans ſon ſein: irai-je le déſeſpérer une ſeconde fois? lon, non, quioique tu ſois aſſez cruelle pour vouloir me perſuader que ſon amour eſt affoibli, je ne le croirai point, je l'aime trop pour n'en pas être aimée avec la plus ardente paſſion, mon cœur me répond duſien. La ſeule choſe que je deſire aujourd'hui, c'eſt le rétabliment de ſa ſanté & la rupture de ſon mariage Saintré ne m'a pas diſſimulé qu'il croyoit ce dernier point impoſſible, à moins que luzan ne feignit de ſe rendre aux volontés de ſon grand-pere, & ne quittât le royaume. Ce parti eſt affreux, je l'avoue; mais il me ſemble qu'il le ſetois moins que de nous voir ſéparer pour toujours..... Tu gémis, chere Henriette, de me voir ſi foible, mais ne te preſſe point e me condamner. Peut-être que, raſſurée ſur les jours de mon cher Luzan, je retrouverai la force néceſſaire pour me conduire d'une maniere digne de ta tendre & ſincere amitié: ſois ſûre que j'y ferai tout mon poſſible.

Tu l'avois preſque deviné, le baron ne faiſoit point faire d'habit pour lui; mais, ce qu'il nomme ſa grande livrée pour ſes gens, & un vis-à-vis magnifique; il roule depuis deux jours; il n'y a pas de fauxbourg, de boulevard, de promenade dans Paris, oû il ne ſe ſoit montré. Les ſoirs, c'eſt une liſte éternelle à ſon cocher pour le lendemain. Hier matin il vint dans ma chambre pour me faire hommage, dit-il, de ſa nouvelle acquiſition.

Il ajouta même qu'il la deſtinoit à mon uſage, voulant que j'euſſe mon caroſſe à moi, ſi j'y conſentois.

La propoſition étoit inſidieuſe, & comme je vis qu'elle n'étoit faite que pour entrer en matiere ſur le redoutable ſujet, je feignis ne pas l'avoir entendue, & je demandai à voir la voiture.... Les peintures ſont d'une extravagance .... Imaginetoi qu'il s'eſt fait repréſenter en berger, vétu de blanc & couleur de roſe, jouaht du chalumeau un genoux en terre devant l'amour, comme tu ſçais que nous l'avons ſurpris quelquefois dans ſon cabinet de giaces...... vous voyez, me dit-il, qu'en toute occaſion je révere le dieu du ſentiment que vous m'avez inſpiré........ Comme le caroſſe eſt extrêmement riche & beau en générai, je lui donnai tant d'éloges ſur ſon bon goût, ſa magnificence, que les vapeurs de cet encens abſorberent heureuſement ſes tendres feux. Tu m'as appris le vrai ſecret d'étouffer ſon amour; il ne faut qu'alimenter ſa vanité. Avec cette recette, je commence à me flatter de le guérir, ou du moins de faire une grande diverſion à ſes idées conjugales; ce qui eſt la ſeule choſe que je redoute, parce qu'étant tres honnête & fort réſervé, ſes expreſſions galantes ne m'affligent que lorſqu'elles ſont le réſultat de ſon projet de mariage: ſans cela, je trouve qu'il m'amuſeroit par ſes tournures romaneſques. Enfin, le voila occupé pluſieurs jours à parcourir ſes connoiſſances, cherchant par-tout le tribut de ſon équipage & de la grande livrée neuve. Je ſuis ſûre que quand il eſt quelque part, il a toujours vingt commiſſions à donner à ſes gens, pour avoir occaſion de les faire voir à l'aſſemblée. Mais cette ſenſation épuiſée, que lui reſtera-t-il? rien ſans doute: & le vuide de ſon eſprit le ramenera au beſoin de ſon cœur, & la pauvre Eliſabeth ſera perſécutée de nouveau. Tu paſſes donc ta vie, chere Henriette, à être garde-malade.

L'excellence de ton cœur te fait partager les maux de tous ceux qui t'environnent. Que monſieur d'AIbi doit t'aimer & plus encore t'eſtimer, par l'attachement que tu rontres pour tous les ſiens! S'il n'a pas encore trouvé en toi les divins feux de l'amour, tu l'en dédommages bien par les preuves conſtantes de la plus tendre amitié.

Que tu parois reſpectable à mes yeux! Tu remplis les devoirs de mere ſans l'être, tu remplis ceux d'épouſe & de fille, comme ſi tu étois conduite par le plus vif amour. Chere amie, que ne puis-je penſer ſans ceſſe à tes vertus! elles font une impreſſion ſi vive ſur moi, qu'elles me rendroient capable de ſuivre la raiſon qui m'a abandonnée depuis le funeſte déſeſpoir du chevalier ........ Ah! je vois toujours cette cruelle épée prête à ſe replonger dans ſon ſein, & je veux l'en préſerver à quelque prix que ce ſoit. Plains ton Eliſabeth, mais ne la condamne pas, elle eſt trop malheureuſe.

LETTRE XXXIV.De Madame d'ALBI, à ELISABETH.

Je ſerois vivement allarmée pour ta gloire, chere Eliſabeth, ſi en effet tu n'étois plus capable d'écouter la raiſon; mais, je ſuis ſi ſûre de la ſageſſe de ta conduite, quand les circonſtances l'exigeront, que je n'ai nulle inquiétude pour l'avenir, malgré ta propre défiance.

Je ſçais tout ce qu'un cœur tendre ſe permet en ſpéculation; mais tu m'as convaincue que l'honneur met toujours un frein à cette licence intérieure, lorſqu'il s'agit d'exécuter. Je ſuis donc bien éloignée de te faire un crime de tes fatteuſes chimeres; conſerve-les, puiſque leur illuſion adoucit tes peines; mais je réponds, encore un coup, que jamais tu ne les réaliſeras aux dépens de la vertu. Le moyen, dont s'a parlé Saintré, eſt un projet qui ne peut être conçu que par un bon cœur, plus occupé du bonheur paſſager de ſes amis que du bien général. Mais toi, chere amie, ont l'ame eſt ſuſceptible de tous les ſentiments tendres & vertueux, tu ne ſouffrirois point que Luzan, quand il en auroit la liberté, s'exilt de ſa famille, de ſa patrie, errât miſérablement loin de tout ce qui lui eſt cher, dans le vain eſpoir de vous réunir un jour: trop d'obſtecles s'oppoſent à de ſi doux nœuds.

Tu ne peux que berçer ta douleur & non la calmer par l'eſpérance...

Mais, n'appuyons pas ſur ce chapitre, tu me traiterois encore de cruelle au moment même ou je t'aime avec la plus vive tendreſſe; car, tu ne ſçaurois concevoir tout ce que je ſouffre d'être éloignée de toi dans cette occaſion; tes malheurs augmentent le chagrin de notre ſéparation. Je me perſuade toujours qu'étant pres de toi, il ne t'arriveroit pas des choſes ſi fâcheuſes, tu éprouverois la moitié moins de peine. N'eſt-il pas vrai, chere Eliſabeth, que cette penſée eſt douce & affligeante tout à la fois? Sans la maladie du fils de monſieur d'Albi, je ſerois à Paris, j'en avois obtenui la permiſſion pour huit jours; mais, le ſort ne ſe laſſe point de traverſer mes projets, chaque fois que je dois jouir du bonheur de te voir. Qu'oppoſer à ſes rigueurs? La patience ſeroit le vrai remede; mais, mes larmes ſont ma plus ordinaire reſſource; encore faut-il les cacher à un mari, dont l'extrême bonté livre quelquefois de douloureux combats à mon cœur, parceque, des qu'il s'apperçoit de ma triſteſſe, il eſt toujours prêt à tout ſacrifierpour combler mon unique deſir. Sa charge, ſa famille, il veut tout abandonner pour me conduire aupres de mon Eliſabeth. Juge combien je ſerois mépriſable, ſi j'abuſois de ſa rare amitié: mais auſſi, le cruel role que tant de ginéroſité me contraint de jouer! Je le prie, contre le vœu de mon cœur, de ne jamais ſonger à quitter erſailles, ſi cette démarche portoit la moindre atteinte à la fortune de ſes enfants. L'affreux ſupplice, que de s'oppoſer ſans ceſſe à une choſe que l'on ſouhaite ardemment! Il faut que je t'avone une mauvaiſe penſée qui me vient quelquefois à ce ſujet. J'imagine que monſieur d'Albi ne ſe montre ſi généreux & ſi indulgent, que pour m'engager à la réſignation.

Cependant, en réfléchiſſant ſur ſon caractere, je le crois incapable de détour. Mais, s'il étoit poſſible que ce ne fût qu'un artifice de ſa part, je lerois forcée de convenir qu'il ſeroit heureuſement imaginé pour le bien commun; car, il me conduiroit ainſi ſcrupuleuſement attachée à mes devoirs juſqu'au dernier ſoupir, en me faiſant l'arbitre de mes actions.

J'ai vu la belle-ſoœur de madame de N.... Il y avoit grande compagnie chez elle; ce qui ne lui a pas permis de me parler en particulier comme elle paroiſſoit le defrer. Elle m'a ſeulement dit en courant, que le mariage devoit ſe faire dans peu de jours; que cependant, il y avoit quelques difficultés auxquelles la famille ne ſe ſeroit pas attendue. Je lui ai demandé ſi elle venoit du chevalier. Elle m'a fait un ſigne de tête & a plié les épaules d'un air ſi dédaigneux, que je n'ai pu douter combien ma queſtion lui paroiſſoit déplacée.

On s'eſt mis au jeu, je n'ai rien pu ſçavoir de plus, mais j'y ſuis invitée à ſouper la ſemaine prochaine.

Tu peux compter que je ſerai inſtruite de tout, & Dieu ſçait ſi mon Eliſabeth l'ignorera longtemps.

LETTRE XXXV.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI.

JE ſuis toute tranſportée de joie, chere Henriette; une lettre du chevalier que je viens de recevoir, écrite d'une main ſûre, me comble de plaiſr. Il eſt convaleſcent, il ſe ſlatte de quelqu'eſpérance, il m'aime avec uue nouvelle ardeur, & le coup fatal ſemble avoir encore augmente ſa flumme. Oui, depuis que ſon ſang a couilé pour l'amour, il n'exiſte que par ma tendreſſe... mais lis toi-mêie, tt verrns comme je ſuis véritablemet aimée.

LETTRE

LETTRE XXXVI.Du Chevalier, à ELISABETH.

CALME tes alarmes, ſenſible amante, je ſuis parfaitement rétabli; ne crains plus pour mes jours: ils te ſont deſtinés, tu y as conſenti, cet aveu me rend immortel. J'ai voulu mourir ne ponuvant être à toi.

Mon cœur, déchiré par l'inexorable dureté de mon grand-pere, & plus encore par ta cruelle réſoution, me fit ſuccomber à mon déſeſpoir.

Enchainé par un pouvoir que j'étois obligé de reſpecter, tremblant pour la diſgrace d'une mere trop infortunée, repouſſé de mon Eliſabeth, la lumiere me devint odieuſe. Je ne trouvai de remedes à mes maux, qu'en anéantiſſant ma fatale exiſtence....... Mais, que tu m'as rendu la vie chere, par les tendres aſſurances de ton amour!

Loin de vouloir déſormais en abréger le cours, je voudrois en avoir mille pour les employer toutes à t'adorer, à faire ta félicité, à re rendre heureuſe, à ſentir le bonheur d'être aimé d'un cœur comme le tien...... Que celui qui te rendra cette lettre eſt heureux! que j'envie ſon ſort! Je le prévins hier de ſa commiſſion, depuis ce moment il n'eſt pas entré une fois dans ma chambre, que je n'aie éprouvé la plus vive émotion. Je le regarde ſans ceſſe, comme s'il avoit déja une réponſe à me donner: il eſt devenu un être intéreſſant pour moi; je ne puis lui entendre prononcer ton nom que le cœur ne me paſpite. J'ai toutes les peines du monde à cacher mon trouble, à retenir mes tranſports quand je ſonge qu'il te verra, qu'il jouira de ta divine préſence; qu'il entendta ce ſon de voix enchanteur, plus raviſſant pour moi que la mélodie céleſte .... Le profane ſentira t-il un ſi grand bonheur? non, il n'y a qu'un amour pur & ſincere comme le mien, qui ſoit capable de rendre un digne hommage à tes divins attraits. Si je n'étois ſurveillé comme un captif, de qui on relâche ſeulement un peu depuis hier les fers, je volerois à tes pieds....

Ah! Eliſabeth, tu lirois dans mes regards l'exces de ma tendreſſe & de ma reconnoiſſance; car, je ſens que toutes les facuités de mon ame ravies, enchainées par le ſentiment, m'âteroient l'uſage de la voix.

Mais, envain cinquante lieues nous ſéparent, mon cœur eſt dans tous les lieux que tu habites. idellement attaché à tes pas, il prend part à tout ce que tu fais. Si tu lis, ſi tu peins, deſſines ou écris, mon ame ardemment unie à la tienne, te ſuis dans tous tes exercices. Pour tromper la cruelle abſence, je me retrace ſans ceſſe tes amuſements, tes occupations; auſſi-tot, attiré par un charme ſéducteur, je ſuis à tes cotés ou à tes pieds, contemplant avec extaſe les graces inexprimables de ta perſonne; ſur-tout, je me tranſporte ſouvent à cette place chérie, pres de la fenêtre ou tu ne permettois qu'aucun autre que le fortuné Luzan s'aſſit. Je me rappelle avec délices les jours heureux que nous avons paſſés à nous parler avec confiance, exprimer par nos regards notre mutuelle tendreſſe... ... Moments pleins de charmes, quand reviendrezvous?..... Hélas! je l'ignore; cependant, je ne ſuis pas ſans eſpoir.

Le comte à l'air moins ſévere depuis deux jours. On m'a laiſſé aujourd'hui promener ſeul dans le parc, faveur qui ne m'avoit pas encore été accordée depuis l'inſlant ou l'on voulut ravir ma liberte; ce qui ſuppoſe que ma fuite ne feroit plus autant de peine. J'ai témoigné au comte, mon inquiétude ſur ce que penſeroit ma mere de mon ſilence; il m'a dit que peut être je ſerai bientot à portée de la tranquilliſer par ma préſence. Ce peu de paroles a répandu la joie dans mon ame, & à fait naitre une eſpérance, que j'ai craint de détruire en en demandant lexplication. Mais, quoiqu'il puiſſe arriver, je peux tout ſupporter avec l'aſſurance de ta foi; tu me l'as promiſe, chere Eliſabeth, & tes tendres ſerments écrits de ta main, dictés par ton ſincere cœur, ne ſeront point démentis par de nouveaux ſcrupules.

Je ne doutai jamais de ta tendreſſe, depuis l'inſtant heureux ou ta bouche adorable m'en fit l'aveu; mais, tu ne l'as jamais fait éclater comme dans cette circonſtance.

Les premieres lignes, que j'ai pu lire de toi, m'ont rendu l'amour de la vie. Ah! tendre amante! ſi tu ſçais bien aimer, tu ſçais encore mieux le dire. J'ai relu mille fois ta derniere lettre, celle ou tu conſens que je vive pour être à toi, & oû tu promets de te conſerver juſqu'au tombeau pour ton fidele Luzan. Je porte celle-la dans mon ſein, elle ne me quitte plus an moyen d'un ruban qui la retient ſur mon cœur; & ſi ce cœur, qui eſt tout à toi, ne brûloit du plus pur amour, les témoignages de ton innocente flâme auroient ne vertu pénétrante, ils épureroient mes ſentiments & les rendroient auſſi ſpirituels que les tiens: mais, tu n'inſpires rien que de conforme à l'honnêteté de ton ame.

Si mes eſpérances ne ſont point déçues, & qu'il me ſoit permis d'aller à Paris, alors je te ferai part d'un deſſein dont l'exécution combleroient tous mes vœux, ſi tu l'approuves. J'oſe me flatter que tu ne réſiſteras point à mes tendres ſollicitations; Saintré penſe comme moi, c'eſt le ſeul moyen d'aſſuxex notre félicité. J'attends avec inquiétude l'effet des demi-promeſſes de mon grand-pere; mon impatience eſt extrême, quoique je paſſe les jours & une partie des nuits à parler de mon Eliſabeth à mon cher & fidele ami. Hélas! je ſerai peut être bientot privé de cette douce conſolation; il ſera obligé de faire un voyage en Angleterre oû il a une partie de ſa famille, pour régler des affaires d'intérets. S'il n'étoit pas ici, il ne me ſeroit plus poſſible de t'écrire, je craindrois qu'on interceptât les lettres. Quoique le comte ſemble toujours regarder la marquiſe comme l'unique auteur de ma réſiſtance, j'ai trop fait connoitre combien le réſultat de ce ſoupçon m'affligeroit. Mais, en prenant les meſures que je me propoſe, j'épargnerai à ma mere un malheur, & & à moi l'horreur de mon cœur...

O mon Eliſabeth, que nous paſſerons d'heureux jours, ſi tu exauces mes vœux! Crois qu'au premier inſtant de liberté, je volerai ſur les rapides ales de l'amour pour te faire part de mon projet. eçois mille tendres baiſers de ton amant, accor Je lui en un ſeui; c'eſt une faveur qu'il n'oſeroit demander s'il étoit plus pres de toi: ta pudeur, mon reſpect, retiendroient les tranſports de mon ardente flâme; mis, cinquante lietes ſont un ſi terrible obſtacle, que tu ne peux me reſuſer ce tendre gage ſans m'expoſer à plus de témérité.

EH bien Henriette, ſuis-je tendremnent aimée? dira tu encore que ſon amour eſt affoibli? tu ne lui as jamas rendu une entiere juſtice. Cependant, que de preuves il m'a déja données d'un véritable uttachement! Que penſes-tu de la conduite de ſon grand-pere? il le traite avec moins de rigueur, il lui laiſſe plus de liberté, il le flatte d'être bientot à portée de tranquilliſer la marquiſe. Je tire un bon augure de ce changement ......

Mais, quel peut être ce projet dont parle le chevalier & qu'il ne m'explique pas? je t'avoue que je le tiens un peu pour ſuſpect, puiſqu'il differe à m'en inſtruire, juſqu'au moment oû il me verra. Je deſirerois fort le ſçavoir; mais ma crainte eſt preſqu'auſſi vive que ma curioſité, ce qui m'a retenue d'en demander l'explication. Enfin, je prendrai patience ſur cet article, trop heureuſe d'être tranquille ſur le plus important; la vie de mon eher Luzan n'eſt plus en danger, il ſe porte bien. Ce bonheur eſt ſi grand pour moi, qu'il me tient lieu de tout en ce moment...... Mais hélas! je n'en aurai pas joui huit jours,qu'il faudra quele choſe de plus à mon cœur; triſte eſſet de l'inſtabilité de nos deſirs; & je crois que de toutes les paſſions humaines, celle de l'amour eſt la plus inſatiable. Il n'eſt donc pas étonnant qu'une faveur obtenue en faſſe ſou... Chere haiter mille autres....

Henriette, je commence à ſentir qu'il n'y a que la vraie amitié qui puiſſe remplir le cœur ſans le ſeours des nouvelles circonſtances: la tienne fit toute ma félicité penant pluſieurs années; cortente de e voir, chaque jour étoit égaleent heureux pour moi; mille eſirs inquiets ne troubloient point mon repos comme à préſent. Ah! ſi tu connoiſſois tous ceux qui aſſiégent un cœur tendre, les perpétuels combats qu'il faut ſe livrer à ſoi-même, tu trouverois ma ſituation plus péable que la tienne. Je conçois qué'les ſacrifices que tu fais à ton mari, à ſes enfants, doivent te coûter beaucoup; mais au moins, tu as la certitude de faire leur bonheur; & moi au contraire, lorſque je triomphe de mon penchant, je ſçais que j'aſſſige celui qui m'eſt plus cher que la vie....

Il faut que la vertu ait bien des charmes, & qu'elle rende réellement heureux, puiſqu'on eſt quelquefois capable de la préférer à tout ce qu'il y a de plus flatteur pour les ſens.

Les difficultés dont t'a parlé la belle-ſœur de madame de N... joint à la lueur d'eſpérance que le comte a donnée à ſon fils, me font ... hélas parce que imaginer... je le deſire! un favorable dénouement. Peut-être que la ſuperbe famille eſt offenſée, comme Luzan l'avoit prévu, des longs délais; & que cela lui fait craindre de commettre ſa dignité, en s'alliant avec un homme qui n'a pas ſaiſi avec tranſport l'honneur de leur appartenir. Si cela étoit, Dieu que je ſerois heureuſe; & que j'aurois bientot oublié tous les maux que l'amour m'a cauſés! Tache de voir la belle-ſœur de madame de N.... avant que de me faire réponſe; les éclairciſſements, que tu pourras en retirer, me mettront à portée de ſçavoir ce que je dois craindre ou eſpérer. T'avouerai-je, chere Henriette, que ton ſéjour à erſailles eſt préférable pour moi dans cette circonſtance, à celui que tu aurois fait à Paris, parce que je ſuis plus tranquille ſur les événements, & que je ſuis bien perſuadée qu'il n'en peut arriver aucun, que ta vigilante amitié ne m'en informe par la voix la plus prompte; ce qui me délivre en partie des tourments de l'incertitude. Je t'offre-là un ſingulier motif de conſolation, pour modérer la tendre impatience que tu as d'être auprês de moi. Mon empreſſement eſt égal au tien; mais, je ſens & j'en rougis, qu'un intérêt plus puiſſant l'emporte....

Pardonne à ton Eliſabeth cette eſpece d'infidélité, c'eſt l'amour malheureux qui m'y contraint; & mon cœur, j'en ſuis ſûre, te vengera un jour de ſon involontaire perfidie. Il ſouffrira plus que le tien d'être ſéparé de toi. Ecris moi le plus tot poſſible: mon Dieu! que vas-tu m'apprendre?

LETTRE XXXVII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH.

CHERE Eiſabeth, tu es inquiette de ce que je vais t'apprendre...... Je te dirois volontiers, réjouis toi, je vais mettre le comble à ta joie en t'inſtruiſant de tout ce qu'on m'a dit; ſi; malgré de ſi heureuſes apparences, je ne voyois toujours le glaive de la douleur aux environs de ton ame. n obſtacle vaincu, un malheur échappé, il en renait mille, lorſque la fortune, comme je te l'ai déja dit, eſt la barriere qui ſépare deux cœurs.

Ne me ſçache pas mauvais gré, ma bien-aimée, de troubler la douceur d'une bonne nouvelle par mes triſtes réflexions: je ne te les communique que parce qu'elles ſont un antidote contre le délicieux poiſon de l'amour; il fera moins de ravage dans ton ame, quand tu ſongeras que des circonſtances fâcheuſes te forceront tot ou tard à renoncer à ta tendreſſe ..... Je prévois que tu vas encore me donner le nom de cruelle; donne m'en de plus odieux ſi cela te ſoulage, je n'en ſerai point bleſſée, pourvu que tu ſois plus modérée dans tes tendres ſentiments pour le chevalier...... Tu frémis d'impatience de ſçavoir ce que j'ai à t'apprendre; calme un peu cette impétuoſité, il eſt indiſpenſable que tu eſſuies le ... Ce n'eſt en vépréambule...rité pas méchanceté de ma part; mais, comme il eſt néceſſaire de ſuivre l'ordre des choſes pour te mieux informer de ce que je ſçais, il faut que tu ſçaches auſſi la mauſſade ſçene qui précéda l'éclairciſſement que tu deſires tant de ſçavoir ..... J'allai hier chez la belle-ſœur de madame de N.... Il y avoit déja beaucoup de monde chez elle, j'avois un bouquet de roſes parfaitement imité. A peine parus-je à la porte du ſalon, que cette dame ſe leva pour me recevoir, & jettant ſans doute les yeux ſur mes fleurs, porta une de ſes mains au nez, & de l'autre me fit des ſignes redoublés pour m'empêcher d'avancer. Ne ſoupçonnant pas d'abord que mon bouquet étoit la cauſe innocente de ſes convulſions, bien ſûre que je n'avois pas d'odeur parce que je n'en porte jamais, je reſtai interdite n'oſant changer de place, ne ſçachant que penſer: je ſentis le rouge me monter au viſage: mon embarras, je dirois preſque ma honte étoit extrême...... Pardonnez.... madame.... me dit la belle-ſœur en témoignant faire un grand effort ... je ſuis d'une ſenſibilité ..... Puis tendant le bras & les doigts toujours avec des mouvements convulſifs, elle déſigna mon fatal bouquet...... Ah! je me murs, s'écriateile, en ſe laiſſant tomber dans un fauteuil ...... Je le détachai de mon côté & m'approchai pour le faire voir à une dame de l'aſſemblée...... Reprenez vos ſens, ma chere, dit-elle à la mourante, ouvrez les yeux, vous verrez que ce ſont des roſes artificielles...

Alors, toutes les femmes empreſſées autour d'elle, s'acquittant d'un double emploi, lui préſentoient des ſels, ſe tournoient de mon cté, plioient les épaules, rioient, & Dieu ſçait ſi les épigrammes furent épargnées quand elles eurent plus de liberté.... ... La belle-ſœur ouvrit enfin languiſſamment ſes beaux yeux, qui avoient été voilés par la pénétrante exhalaiſon de mes roſes ſimulées...... II eſt inoui, dit-elle en conſervant une attitude nonchalante, juſqu'oû va mon antipathie pour cette odeur.....

Enſuite s'adreſſant à moi, je vous fais mille excuſes, madame, de ma mépriſe, j'en ſuis déſolée pour vous; mais elle prouve au moins, combien mes nerfs ſont ſenſibles à la plus légere impreſſion: la-deſſus elle ſonna, fit venir ſes femmes, prétendit avoir beſoin de ſe délaſſer, une tranſpiration ſubite l'y contraignoit, dit-elle. Je la ſuivis dans ſa chambre ſous prétexte de l'intérêt que je prenois à ſa ſanté, que j'avois ſi cruellement dérangée par une inutile parure. Prévoyant que je ne pourrois l'entretenir ſeule de toute la ſoirée, je ſaiſis cette occaſion..... Mon récit redouble ton impatience; mais ſon action fit bien plus ſouffrir la mienne. Néanmoins je la dévorai pour ne pas m'en retourner, ſans être inſtruite de ce qui t'intéreſſe......Les lacets coupés, le linge changé, la nouvelle décoration achevée, les eſprits bien revenus, je demandai, comme au hazard, oû en étoit le mariage de mademoiſelle de N.... Oû il en eſt, me repliqua-t-elle d'un air de ſurpriſe? ne vous ai-je pas dit la derniere fois que je vous ai vue, que tout étoit prêt à ſe rompre.--Non, madame, vous ne m'en parlates point.--Eh bien, je crois, ma chere madame d'Albi, que tout eſt dit maintenant; ma belle ſœur & toute la famille n'y penſent plus: je n'y ai pas peu contribué. ous ſeriez-vous imaginée que le comte de-, qui certainement n'auroit pas dû ſe rendre difficile ſur les arcicles, s'alliant avec une maiſon auſſi illuſtre; croyez-vous qu'il prétendoit ne donner qu'un caroſſe aux deux époux, ſans doute pour qu'ils fuſſent toujours enſemble comme deux fidelles colombes? ce ridicule n'a jamais été admis dans la famille, & je ne ſouffrirai pas qu'il s'y introduiſe.... Eſt-ce-là l'unique cauſe de la rupture, lui dis je, le cœur plein d'une joie qui ne peut être comparée qu'à celle que tu aurois reſſentie toi-même?..... Elle ſeroit ſuffiſante ſelon moi, ajouta la belle-ſœur, mais il y en a encore une plus outrée: c'eſt que le grand-pere du chevalier, tout ſplendide qu'il eſt dans ſa maiſon, ne promet que pour dix mille écus de diamants à ſa brue, à une femme qui ſeroit obligée de paroitre à la cour, & qui, au premier jour, auroit le tabouret chez la reine; c'eſt ne choſe ſur laquelle le gendre de madame de N...... peut compter; mais, je vous avoue que la derniere clauſe du comte m'a ſi fort choquée, que j'ai fort conſeillé à ma belle-ſœur de ne point conclure.

Les affaires en ſont-là; & à moins qu'on ne ſe détermine à donner deux équipages, vingt mille écus de diamants, trois laquais, deux valets de chambre, trois femmes; & tout cela ſtipulé ſur le contrat, je vous réponds que ce mariage n'aura jamais lieu. Il ſe préſente des partis préférables, pour la naiſſance, au chevalier, & je ne vous diſlimule pas que quoique ma niéce ne ſoit ni riche, ni jolie, ni ſpirituelle, elle eſt tres recherchée....

Ici, la belle-ſœeur jetta un coup d'œil ſur ſon miroir. ous devinez, repritelle, en faveur de qui on deſire l'épouſer? Je vous avoue que nous n'aurions pas ſongé au chevalier, ſi la ſeconde femme de ſon grand-pere qui eſt notre parente, ſe voyant ſaus enfants, ne nous eut dit que l'unique moyen de faire paſſer l'immenſe fortune de ſon mari dans notre famille, étoit de marier le petit-fils du comte avec ſa niéce.

Mais, il en réſultera tout ce qu'il pourra pour la bonne comteſſe, car, c'eſt vraiment une excellente femme, je ne ſuis point d'avis que l'on conclue cet hymen, ſi l'on ne rempli les conditions dont je vous ... Mes raiſons ſont ai parlé.... victorieuſes, n'eſt il pas vrai madame d'Albi? Et me prenant par la main, allons rejoindre la compagnie, ne la privons pas plus long-temps de votre aimable préſence...

Vous me ferez l'honneur de venir diner jeudi, promettez-le moi, je vous aime infiniment, l'on peut tout vous confier; vous êtes de toutes les femmes la plus diſcrete....

Ne trouve-tu pas, Eliſabeth, que je juſtifie bien ſon opinion? mais, ce n'eſt pas ma faute, elle n'a pas mêIe même ſongé à me demander le ſecret. Tu m'abſous ſans doute pour cet article, comme auſſi pour la mortelle impatience que je t'ai cauſée avant que de te mettre au fait d'une ſi favorable conjoncture....

C'eſt bien pour le coup que tu dois te féliciter de mon ſéjour à erſailles, & je t'apprends des choſes qui valent bien le projet de Luzan, que tu ignores, & que je brûle de ſçavoir. Mais à propos, j'oubliois que je ne veux pas te dire un mot ſur toute cette lettre; c'eſt ma vengeance pour les aveux & les comparaiſons que tu y ſais.

Et le brillant baron, tu ne m'en parles plus. On peut maintenant badiner de ſon amour, puiſque tu n'en es plus obſédée. Il ſe refroidit ſurieuſement, & je crois que pour achever de glacer ſon cœur, il ne faudroit que mettre le feu à ſon ſuperbe caroſſe, & lui fournir l'occaſion d'en montrer un plus beau...

Cet homme là, ma chere, eſt de tous les amants importuns le moins haiſſable, puiſque les objets les plus frivoles captivent ſon ame.

Une boite dorée, de beaux chevaux, une belle livrée à étaler au public, délivrent de ſa préſence.

Au reſte, il a raiſon dans ſon ſyſtême: le tribut d'éloge qu'il reçoit pour ſon attelage, ſon vis-à-vis, ſes grands laquais, n'eſt-il pas plus flatteur pour un cœur comme le ſien, que le triſte emploi de ſoupirer infructueuſement aupres d'une ingrate? oui ingrate, car tu l'es même pour ton Henriette; mais, je te le pardonne, pourvu que t ſois heureuſe & que tu m'apprennes bien vite, bien vite le myſtérieux projet du chevalier.

LETTRE XXXVIII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI.

O MIRACLE de bonheur, joie inexprimable! ce moment rachete tous mes ſoupirs, eſſuie toutes mes larmes! Henriette, que je ſuis heureuſe d'aimer! jamais, jamais mon cœur ne ſentit de plaiſir auſſi grand que celui dont je jouis depuis un quart d'heure......Que je reliſe encore cette prêcieuſe lettre!....

Mes yeux ne m'ont point abuſée; non, chere amie, cela eſt bien vrai: je l'ai lu & relu dix fois; Luzan n'épouſe pas mademoiſelle de N.... Il me l'écrit, la rupture eſt certaine; le comte lui-même la lui a annoncée ſans lui en expliquer la véritable cauſe. Il s'eſt contenté de lui dire que des raiſons particulieres, oû ſa répugnance ni celle de ſa mere n'avoient point de part, le diſpenſoient de remplir les engagements qu'il avoit pris; que madame de N.... avoit jugé à propos de lui rendre ſa parole, que c'étoit elle qui avoit rompu la premiere; qu'il en étoit extrêmement fâché, parce qu'il n'eſpéroit pas trouver une alliance auſſi conforme à ſes vues: qu'au reſte, il lui renouvelloit la défenſe de faire ſes veux. Sans doute le pauvre chevalier n'a pas oſé reparler de ſa chere Eliſabeth, & vraiſemblablement il veut appuyer ſa demande de la protection de quelqu'ami de ſon grand-pere. Sans cette ſuppoſition, je lui ſçaurois mauvais gré de n'avoir pas ſaiſi cette occaſion, pour tenter ce que nous pourrions eſpérer à cet égard: mais, trop content d'être affranchi du joug qu'on vouloit lui impoſer, il a cru devoir attendre une circonſtance plus favorable pour parler de ſon amour, ou peut-être a-t-il craint de détruire une partie de ſon bonheur, en s'aſſurant des ſentiments du comte. Enfin, je ſçaurai quels ont été ſes véritables motifs, car il m'aſſure que dans ſix jours j'apprendrai de ſa bouche le projet qu'i médite, pour mettre le comble à notre félicité...... Dans ſix jours je le verrai, chere Henriette, conçoistu qu'elle eſt ma joie? ...non, il faut aimer comme Eliſabeth pour ſentir l'exces de ſon bonheur & les tranſports raviſſants de ſon ame..... Je le reverrai: ah! mon cœur vole au-devant de ſes pas....

Mais, que dis-je? n'a-t-il pas ſuivi leurs traces? ai-je pu m'en ſéparer un ſeul inſtant? ignorant les lieux qu'il habite, je m'en ſuis fait un idéal. Combien de fois me le ſuis-je repréſenté dans cette bibliotheque, aux genoux de ſon grand-pere, implorant ſa pitié, noyé de larmes; ſe trainant à ſes pieds, ſans toucher cette ame inſenſible. Et, que plus ſouvent encore, je le vois dans ſa chambre privé de ſentiment, cette déteſtable épée tranchant preſque le fil de ſes jours adorés, ſon ſang ſortir à grands flots, couvert d'une paleur mortelle; prêt à exhaler ſon dernier ſoupir, ſa vie & la .... Pourquoi, chere mienne.... amie, me retraçai-je ſans ceſſe ces déchirantes images? quel eſt donc le charme de ce triſte ſpectacle? je ne puis me défendre d'y ſonger, d'en pénétrer mon cœur; il m'attendrit, il me fait friſſonner, il glace mon ſang dans mes veines, & cependant mon ame ſe livre toute entiere & ſe plait à ſes douloureuſes ſituations .... O amour, il n'appartient qu'à toi de mêler des douceurs aux maux les plus cruels.

Il n'eſt point de ſituation ſous ton empire, qui n'ait quelqu'attrait pour celui dont les ſentiments ſont purs & conſtants. Tu es induigente, chere Henriette, tu excuſes ta trop ſenſible amie, de ſe laiſſer entrainer au torrent de délices dont ſon cœur eſt ſubmergé; tu ne ſçaurois me faire un crime de l'exces de ma joie: mes pleurs ont coulé tant de fois pour obéir à la raiſon; j'ai fait de ſi pénibles ſacrifices, quand mon devoir l'exigeoit, qu'il eſt bien juſte que je goûte un moment de félicité.

Qui ſçait hélas ſi elle ſera durable!

Permets que j'en jouiſſe ſans trouble, ſur-tout ſans reproches, pendant ce court eſpace que le deſtin jaloux a peut-être limité. Cependant, il eſt à préſumer que nous n'avons plus à redouter ce fatal mariage, & il y a grande apparence que les raiſons qu'a alléguées la belle-ſœur de madame de N.... ne ſont pas l'unique cauſe de la rupture: de pareils motifs ſont trop frivoles & même ridicules, pour faire manquer une alliance enviſagée comme avantageuſe d'une part, & honorable de l'autre...... evois encore, je t'en ſupplie, cette belleſœurſœur; ſçache ſi le caroſſe, les diamants, ſont réellement le ſeul obſtacle, car je ne puis me le perſuader; cela eſt d'une petiteſſe & d'un mlſérable difficile à croire....

Je n'ai pas beſoin de te recommander de ne point mettre de bouquet de roſes artificielles. Le déſagréable quart-d'heure que tu as là éprouvé pour l'amour de moi, chere Henriette! Je t'en demanderois mille pardons, ſi la dame n'avoit ſubi la peine de ſa ſottiſe, & ſi tu n'avois mis tant de malice à raconter le fait, à faire languir ta pauvre Eliſabeth, qui, comme tu l'as bien deviné, brûloit d'impatience.Tu voulois te venger de ma lettre, méchante! Peux-tu te réſoudre à affliger un cœur qui t'aime autant qu'il ſoit poſſible d'aimer, qui n'a exiſté que pour toi juſqu'au moment oi il a connu l'amour, & qui ſe partage encore également, entre la plus vive paſſion & la tendre amitié que tu lui as inſpirée?

Voudrois-tu le punir de te confier ſes plus ſecrets mouvements? voudroistu me forcer à la diſſimulation? ſi cela étoit, je n'aurois plus rien à te dire. Ah Henriette! il faut que je me faſſe violence pour ne pas te nommer cruelle, ſur-tout quand je ſonge aux craintes que tu ne ceſſes de voutoir m'inſpirer ſur les ſuites de ma tendreſſe. Tu vois que j'ai eu raiſon. Tout n'eſt-il pas aujourd'hui dans les plus heureuſes diſpoſitions? Nas, chere amie, je compte dans fix jours t'apprendre.....mais ne nous flattons pas trop. Le projet, dont Luzan me fait un ſi grand myſtere, me fait trembler quand j'y ſonge. Cependant, je le crois incapable de me propoſer des choſes contraires à mon devoir. Ma gloire eſt à lui, voudroit-il porter atteinte à ſon propre bien. Non, c'eſt un dépot ſacré, confié à ſon honneur, à ſon amour, il le reſpectera éternellemeut; j'en ai la conſcience intime.

Mes craintes ſont done un vain phantême, que mon imagination trop active enfante, pour le ſeul plaiſir de les détruire.

Si je ne t'ai pas parlé du baron dans ma derniere, c'eſt que je n'y ſonge guere quand il me laiſſe tranquille. C'eſt le ſort des amants malheureux; on ne penſe à eu, qu'au moment ou ils importunent: mais il eſt bon de te dire que mon cher oncle ne ſe met preſque plus dans ce cas, il eſt toujours ſuſpendu dans le tourbillon ſoutenu par le ſeul nuage de ſa vanité, dont le voile officieux cache, au vulgaire pour un temps, le tuf de l'homme.

La ſeule choſe que je crains pour lui & plus encore pour moi, c'eſt le poiſon des dégoûts & des mortifications que certaines gens, qu'on nomme fléaux de la ſociété parcequ'ils ſont ſinceres, font avaler à ceux qu'ils voient trop pleins d'euxmêmes. Le remede eſt violent, l'on ſe condamne à la ſolitude pour le laiſſer opérer. Que faire pendant cet intervalle, qui eſt une eſpece de néant pour ceux qui ont contracté l'habitude de vivre hors d'eux-mêmes?... ... oila quel ſera le fort du baron, je le prévois, je m'y attends. Tu conçois qu'alors l'heureuſe Eliſabeth d'aujourd'hui ſera fort mécontente. Ine humeur inſupportable, ou un amour encore plus fatiguant, ſeront les fruits de cette triſte retraite.......Mais, c'eſl me tourmenter inutilement; peut-être qu'avant ce temps-là mes vœux ſeront comblés. Parvenue à ce bonheur, quels déſagréments ne ſupporterois-je pas patiemment!

Oui, je puis tout ſouffrir étant la fidele compagne de mon cher Luzan. Divin eſpoir!tu me fais oublier tous mes maux, & fais diſparoitre ceux que la fâcheuſe crainte voudroit me préfager!...... Chere Henriette, ſonges-tu que je le reverrai dans ſix jours. Que ce terme va me paroitre long! & combien de fois ma tendre impatience preſſeratelle les heures, avant que d'obtenir celle ou je dois voir mon cher Luzan, les délices de ma vie!

Ah chere amie! que mon bonheur ſeroit grand ſi tu venois le partager!

Je ſens qu'il ſera imparlait, ſi je ſuis privée de ta préſence: elle ſeule peut y mettre le comble. Oui, tels ſont les charmants effets de la ſincere amitié, elle dimintue les peines & augmente la félicité des ames ſenſibles...... Marque-moi donc, je t'en conjure, ſi cette maudite charge ſe vendra bientot, ou ſi tu peux du moins venir paſſer quelques jours à Paris. Tu ne m'as plus parlé de la maladie du fils de monſieur d'Albi; ſans doute il eſt rétabli: ainſi rien ne t'empêche de te rendre à mes inſtances. Je t'embraſſe mille & mille fois, ſous condition que tu viendras bientot me le rendre......A propos, j'oubliois de te dire quelque choſe, qui ne m'eſt pas indifférent. Mon oncle m'a menée ce matin à la meſſe des euillants; en entrant dans l'égliſe, je lui ai vu ſaluer des dames, d'un air d'ancienne connoiſſance: je lui ai demandé qui elles étoient, il m'a dit que c'étoit madame & mademoiſelle de N.... Je n'oſe te dire combvien je l'ai trouvée laide, tutme ferois trop de méchancetés à ce ſujet. Je ſuis bien aiſe que la lettre de la marquiſe te l'ait appris avant moi; mais ce dont elle n'a point parlé, c'eſt un air ignoble & béte que mademoiſelle de N.....

poſſéde au-de-là de toute expreſſion. En vérité, le chevalier auroit été trop malheureux de l'épouſer, à moins qu'elle n'ait un caractere dont la bonté répare les défauts de ſa perſonne; mais ce n'eſt pas ce qu'en dit la mere du chevalier, qui le feroit préſumer. Tant pis poux elle. Adieu encore une fois.

LETTRE XXXIX.De Madame d'ALBI, à ELISABETH.

lL eſt certain, chere Eliſabeth, que ce mariage qui t'a fait verſer tant de larmes, qui t'a tant coûté d'effſorts, qui m'a donné lieu d'admirer ton courage, qui t'a rendue mille fois plus chere à mon cœur; il eſt tres vrai qu'il n'en eſt plus queſtion. Je t'en félicite & veux bien t'épargner, puiſque tu l'exiges, le tableau des obſtacles qui te reſtent à ſurmonter. Celui-là eſt abſoltment vaincu, tu en es ſûre & moi auſſi; car, j'ai vu la belle ſœur de madame de N..... qui m'en a confirmé la nouvelle, ſans me mettre dans la néceſſité de lui faire des queſtions. Elle m'a dit qu'elle étoit comblée d'être parvenue à faire manquer une alliance qui n'auroit répandu aucun éclat ſur la famille, puiſqu'on vouloit confiner ſa niéce neuf mois de l'année dans un château.--ous avez eu ſans doute, lui dis-je, des raiſons encore plus conſidérables que celle-là.

--Non, repliqua-t-elle, pas d'autres que celles dont je vous ai parlé la derniere fois, excepté que nous prétendions que ma niéce eût ſa maiſon, parce qu'il eſt tres déſagréable pour une jeune femme, d'être ſous la tutelie d'un vieillard inquiet, impérieux. C'eſt déja trop d'être contrainte les premieres années de ſe prêter aux idées d'un mari. Le comte vouloit que les jeunes époux demeuraſſent chez lui, il eſt ſort âge, ſujet à la goutte; deſorte que le paſſe-temps le plus ordinaire de ma niéce auroit été de tenir compagnie au bon papa.

Ah! je vous avoue qu'il y a de quoi excéder de vapeurs une jeune perſonne, & vous conviendrez, madame, que cet état d'exiſtence n'eſt point fait pour un être penſant & deſtiné à vivre à la cour.

Je ne ſuis point étonnée, lui dis-je, que le comte ait deſiré avoir ſes enfants aupres de lui: c'eſt la plus douce conſolation des dernieres années d'un pere. Il n'eſt point effrayé de la mort, parce qu'il croit renaâtre chaque fois qu'un nouveau rejetton vient aſſurer ſa poſtérité; & quand la ſource des plaiſir eſt tarie pour lui, celui-là ſeul conſerve quelque charme pour ſon cœur; mais, par cette même raiſon, je ne conçois pas comment le comte a pu refuſer de ſouſcrire aux autres articles...... Il l'a fait, madame, ſoyez-en ſûre. J'ai vu toutes les lettres, il s'en tient toujoux à un ſeul caroſſe; il ajoute ſeulement dix mille livres pour les diamans.

Ma belle-ſœur n'a pas héſité ſur mon avis, de lui rendre ſa parole; ainſi, c'eſt une affaire parfaitement rompue. J'en ſuis fâchée pour la bonne comteſſe, qui y perd des avantages aſſez conſidérables, que la famille lui faiſoit en faveur de ce mariage; mais, au reſte, elle eſt d'un caractere ſi oppoſé aux notres, elle vit ſi loin de nous, qu'il eſt naturel que nous préférions ceux qui nous environnent.

Tu devines ſans doute, ma chere, que ne prenant nul intérêt à la bonne comteſſe, je ne défendis point ſa cauſe. Mon Eliſabeth trouvoit trop ſon compte à tous ces ſinguliers principes, pour que j'euſſe la force d'en combattre un ſeui.

Au cograire, j'applaudiſſois des yeux ou d'un ſigne de tête. oila comme l'intérêt perſonnel nous rend parjures à nous-mêmes; car, ſi j'avois ſuivi les mouvements de ma conſcience, & qu'il n'eût pas été queſtion du bonheur de ma bien-aimée, j'aurois blâmé hautement les frivoles motifs de la belle-ſœur de madame de N....; je lui aurois repréſenté qu'avec le terps, on auroit obtenu du comte ce qu'on exigeoit de lui; & peut être lui aurois-je perſuadé de renouer.

Mais, ne voulant que m'aſſurer de la vérité de ce que le chevalier t'avoit écrit, je fermai mon cœux à tout ſentiment de juſtice. Ne me remercie point de ce petit forfait, je l'ai commis malgré moi; c'eſt ma tendreſſe qui m'y a entrainée.

Je compte bien auſſi que tu me condamneras, c'eſt à moi de l'expier; je le ferai avec uſure, j'y ſuis bien déterminée: ainſi qu'il n'en ſoit plus queſtion.

J'attends du monde, il faut te quitter pour recevoir ..... qui? je n'en ſçais rien; mais je te réponds que qui que ce puiſſe être, je ſerai ſi mauſſade, qu'on me laiſſera bientt la liberté de revenir à toi.

Me voila délivrée d'une viſite que je pourrois nommer agréable, ſi j'étois déſœuvrée. C'eſt un de ces hommes à prétention, qui vont périodiquement tous les mois donner un nouveau vernis à la réputation de leur eſprit, & qui ne vous ſont point de quartier qu'ils n'aient dépenſé tout le fonds de leur imagination; de maniere, que s'ils revenoient le lendemain dans la même maiſon, il ne leur reſteroit pas de quoi fournir deux minutes à la converſation.

Je ſuis plus empêchée que jamais de ſatisfaire ton empreſſement & le mien. De plus de ſix ſemaines, je ne puis ailer à Paris: non ſeulement le jeune d'Albi n'eſt pas rétabli, mais ſon frere a auſſi la petite vérole; le pere a de ſi vives inquiétudes, mes ſoins le touchent à tel point, que je me ferois une vraie peine de les quitter, avant que de les voir dans une parfaite ſanté.....

Tu ne ſçaurois croire combien je m'attendris pour ces pauvres enſants, quand je penſe qu'ils n'ont plus de mere qui eſt la plus précieuſe perſonne pourleurspremieres années. Je tâche de les en dédommager autant qu'il eſt en mon pouvoir. La pitié, la juſtice me donnent pour eux de vraies entrailles de mere. Je t'aſſure que ſi je ne m'étois ſentie capable de ces fentiments, je ne me ſerois jamais déterminée à épouſer monſieur d'Albi; car, je trouve ces orphelins aſſez malheureux de voir à la place de celle qui leur a donné le jour, une étrangere qui, ſouvent non contente d'uſurper une partie de leur fortune, leur ravit encore la tendreſſe paternelle. Moi, au contraire, j'honore monſieur d'Albi d'être ſi attaché à ſes enfants, & ſa vive amitié pour eux me le rend plus ... Ces aimables enfants cher... me rendent bien les ſentiments que j'ai pour eux. I y a deux jours qu'étant dans la chambre de l'ainé, je lui faiſois reſpirer des eaux parce qu'il ſe trouvoit mal: lorſqu'il fut remis, il me dit avec une ingénuité charmante; Ma belle maman que vous êtes bonne! je vous aime de tout mon cœur; que nous ſommes heureux que mon bon papa ait eu le bonheur de vous plaire! je le dis ſouvent à mes cheres tantes, quand elles pleurent leur ſœur. Je leur fais part de vos bontés pour nous.

Mes récits les conſolent, en vérité elles vous aiment autant que ... Comment trouves-tu, moi... Eliſabeth, ce pur témoignage de reconnoiſſance? Ne penſes-tu pas, comme moi, que je fuis grandement récompenſée de ma bienveillance & de mes ſoins?.... Qu'il eſt ſatiſfaiſant de ſentir que l'on ne fait point murmurer une famille; mais qu'au qu'au conttaire, on obtient ſon eſtime, en ne ſuivant ſimplement que ſon devoir! Permets, chere amie, que je mêle ces motifs de conſolation à ceux que tu m'offrois dans une de tes lettres, pour modérer le chagrin que j'ai d'être éloignée de toi. Crois cependant que, des que je ſerai libre, tu me verras. Je ſuis preſque auſſi impatiente que toi de voir arriver le chevalier. Ce myſtérieux projet, que tu ne peux apprendre que de ſa bouche, excite ſurieuſement ma curioſité. J'eſpere que tu ne me feras pas languir des que tu le ſçauras. Je ne te dis rien du baron, il me paroit que vous êtes joliment euſemble.

LETTRE XL.D'ELISABETH.à Madame d'ALBI.

AH! Henriette, je me réfugie dans tes bras: ton cœur eſt mon azyle, ta ſageſſe mon ſoutien: ſauve-moi de ma propre foibleſſe......

Je ſuis encore toute tremblante de ce que jeviens d'éprouver ......

Dieu, quel délice enchanteur s'eſt emparé de tout mon être! .... J'ai ... Que nos cœurs ſe vu Luzan... ſont dits de choſes, avant qu'il nous ait été poſſible de parler! un tremblement univerſel nous a faiſis. Ses mains, qui ſerroient tendrement les miennes, m'ont convaincue de ſa vive émotion. La mieune s'en eſt accrue. Alors, entranés tous deux par un mouvement inexpliquable, ſa tête s'eſt penchée ſur mon cou, la mienne ſur ſon épaule, & là dans un doux ſilence, nous étions comme affaiſſés ſous le charme du ſentiment que nous éprouvions....

Il me preſſoit contre ſon ſein. Le mien palpitoit, violemment agité.

Alarmée de mon trouble, je l'ai vivement repouſſé, mais ſes regards, plus tendres que l'amour même, ont pénétré juſqu'au fond de mon cœur, & l'ont rendu ſi ſenſible, que je lui ai accordé ce baiſer demandé avec tant d'inſtance, lorſqu'il étoit à cinquante lieues de moi. O mon Henriette! que la plus légere faveur eſt dangereuſe pour celle qui oſe la donner du conſentement de ſa volonté. De ce momentelle porte atteinte à la pureté de ſes ſentiments. Ce n'eſf plus cette aimable innocence qui anime ſes ſoupirs, non, c'eſt un feu dévorant qui conſume, & dont les effets ſont mille fois plus redoutables que ceux de la foudre, pour uni cœur vertueux...... C'en eſt fait, je ne verrai plus Luzan ſeule, je craindrois trop qu'enhardi par mon peu de retenue, il n'oſât...

Malheur à celle qui ſe confie en ſes propres forces! le témoignage de ſa conſcience lui couvre les précipices! Tu me l'as dit, chere amie, je n'oublierai point ce qu'un trop juſte preſſentiment te fit m'annoncer, dans un temps ou je me croyois inacceſſible aux preſtiges des ſens..... Mais hélas, j'ai trop.

appris aujourd'hui à me défier de moi-même, & je ſuis bien réſolue à faire demeurer Julie aupres de moi, lorſque le chevalier y ſera.

Elle a toujours ignoré mon ſecret, je ſuis forcée de la mettre dans ma confidence au moment oà il eſt plus eſſentiel de le cacher. oilà ou m'a réduite monimprudence, à craindre, à ménager cette fille, à dépendre de ſa diſcrétion, & à payer ſon ſilence par de lâches bontés. Si elle étoit capable, comme he aucoup d'autres le ſont en pareil cas, d'abuſer de ma ſituation....

Que je me veux de mal d'avoir cédé au deſir de prouver ma tendreſſe à Luzan! Je racheterois ce baiſer, non au prix de mon amour, mais du plus pur de mon ſang s'il en étoit encore temps. Oui Henriette, ce n'eſt pas trop dire, car je ſens que ce ſimple baiſer me conduiroit à ma perte, ſi je ne m'armois de toutes les précautions qui peuvent m'en garantir...

Tu ne ſçais pas encore tout, chere amie, tu ignores de combien de ſentiments divers ton Eliſabeth eſt combattue .... auquel céderai-je? c'eſt ce que je n'oſe encore dé... Ce projet qui avoit cider... tant excité notre curioſité; je le ſçais enfin. Te ſerois-tu imaginée qu'il s'agât d'un mariage ſecret? Le chevalier me le propoſe, comme l'unique reſſource qui nous reſte, pour éviter le malheur d'être ſéparés. Il m'avoit caché, pour ne me pas affliger, le funeſte arrêt de ſon grand-pere, qui lui a défendu de ſonger à quelque perſonne que ce pût être pour ſe marier; qu'il n'auroit jamais de femme que de ſon choix; qu'il y avoit une autre parente de la comteſſe ſur qui il avoit des vues; qu'à la vérité cette alliance ne ſeroit pas auſſi avantageuſe pour ſon avancement que celle de madame de N.... mais, qu'à quelque prix que ce fût, il étoit réſolu de partager ſon bien entre ſa famille & celle de ſa femme .... Tu conçois aiſément, chere amie, quelles nouvelles alarmes ce récit a répandu dans mon cœur. J'ai frémi, & la crainte de perdre le chevalier m'a fait recevoir fa propoſition avec tranſport dans le premier inſtant. Cependant je ne me ſuis point engagée, je lui ai dit que je voulois te conſulter ſur une affaire de cette importance; que ce parti feroit doux pour mon cœur, mais que je ne le croyois pas exempr de reproches; que d'aitleurs il me paroiſſoit dangereux.

Il ne pouvoit me quitter, m'a-t-il dit, les yeux pleins de larmes ſans obtenir mon conſentement, que ſon repos, ſa vie en dépendoit; qu'il craignoit toujours quelque violence de la part de ſon grandpere; que ſi nous perdions le temps en délibération, ſon bonheur ſeroit ruiné à jamais; que nos tendres ſerments, ſcellés du ſceau de la loi, étoient le moyen de parer au nouveau malheur dont nous ſommes menacés...... Henriette, qu'auroistu fait à ma place? je ſentois vivement la force de ſes raiſons; tremblante, éperdue, mes pleurs ont été mon unique réponſe; mais n'oſant compter ſur ce conſentement tacite, il m'a ſollicitée de lui donner ma parole. n peu revenue de mon trouble & profitant de ſon iterprétation, je lui ai demandé n grace d'attendre ta réponſe.....

ſera-t-ell

ſera-t-elle conforme à ſes vœux?

Oſerai-je t'avouer que je le deſire?

Le bon Saintré ſe charge de faire toutes les démarches néceſſaires, ſi toute fois nous ſommes déterminés avant ſon départ, qu'il a déja retardé de quinze jours par rapport à Luzan; mais ſa mere le preſſe ſi fort, que peut-être il ſera obligé de partir lundi ou jeudi de la ſemaine prochaine; ainſi tu vois que nous n'avons point de moment à perdre ſi nous voulons profiter de ſes ſoins.

Hâte, je t'en conjure, ta réponſe, & ſonge ſur-tout en la faiſant, qu'un mariage ſecret eſt le ſeul eſpoir qui me reſte pour rendre la paix à mon cœur. Ne me renvoie pas à ma conſcience; je te confeſſe que tout eſt féduit en moi. Mais toi, reſpeſable amie, qui jouis de toute ta raiſon & qui en fais un ſi noble uſage, tu peux me donner de fages conſeils que je m'efforcerai de ſuivre, fuſſent-ils contraires à mon ...Ah Dieu! n'eſt-ce amteur... point trop promettre? je ne ſçais; mais écoute, Henriette, la circonſtance ſeroit bien favorable. Mon oncle eſt abſent pour huit jours; il eſt parti ce matin, il eſt alé dans une maiſon de campagne oû l'on donne les plus belles fêtes du monde, néanmoins il a feint de ne ſe rendre que par pure complaiſance. Il eſt entré dans mon cabinet pour me dire adieu, m'a baiſé la main d'un air pénétré de chagrin de me quitter; enſuite pouſſant un ſoupir à demi étouffé: Que les devoirs de la bienſéance ſont inſipides à remplir, quand on eſt attiré ailleurs par un tendre penchant, a-t-il dit, d'un ton preſque philoſophe; car, II le joue & prétend l'être depuis quelques jours; mais j'eſpere, a-t-il ajouté, pouvoir bientot me dérober quelquefois au torrent du monde que l'on ne peut abandonner bruſquement ſans s'expoſer au ridicule dont mille gens ſe couvrent, lorſqu'apres un genre de vie brillant, ils vont ſans nul égard pour le public s'enterrer dans le ſein de leur famille, ou de leurs amis. On trouve cela indécent. N'importe, j'y viendrai tât ou tard; car, je ſens que je ne ſerai heureux qu'en jouiſſant de moi-même & de la compagnie de ma chere niéce. La-deſſus il eſt parti comme un éclair. Me voila, grace au ciel, délivrée pour huit jours de cet homme qui ne pouvoit ſe réſoudre à ſe ſéparer de moi un inſtant. Je crois pouvoir dire, des dieux ſont pour nous. L'occaſion eſt heureuſe, la laiſſerons nous échapper? Tu ſçais qu'elle ſeroit ma douleur ſi je perdois Luzan, la mort ſeule mettroit ſin à mon déſeſpoir; celui du chevalier ſeroit égal au mien. Notre bonheur dépend de cette union: ſi je refuſe de la former, tout eſt perdu pour nous, puiſque le comte ſonge à un autre mariage. Luzan eſt autoriſé par les loix à diſpoſer de ſa main, il a vingt-cinq ans accomplis depuis le mois dernier. Peſe toutes les circonſtances & prononce......Je ne te parle point de tes chagrins domeſtiques; tu as une raiſon ſi ſupérieure, & je ſuis ſi foible que je ne me crois plus en droit de te conſoler. Crois cependant que je partage tes peines, & que mon amitié eſt auſſi vive qu'elle le fut jamais.

LETTRE XLI.De Madame d'ALBI, à ELISABETH.

QUOI, mon Eliſabeth, à qui j'ai vu tant d'empire ſur elle-même, qui a vaincu ſon amour dans un temps ou ſa paſſion étoit parvenue au plus haut degré? Quoi, cette Eliſabeth enfin, qui a maitriſé ſon cœur, ne pourroit dompter ſes ſens? Quoi elle ſeroit réduite à la honte d'appeller un témoin pour l'empêcher d'être coupable? Non, chere amie, tu te trompes, tu ne peux être foible à ce point; le trouble d'un moment a effrayé ta vertu; mais connois mieux ſa ſolidité, rends-toi plus de juſtice, uſe de toutes les forces qu'elle donne, c'eſt le ſeul moyen de les conſerver & de les rendre utiles.

Si un homme accuſé de lâcheté, avoit beſoin de ſpectateur pour exciter ſon courage & réparer ſon honneur, je t'avoue que ſa bravoure me ſeroit bien ſuſpecte. Il en eſt ainſi de nous, Eliſabeth, dans les actions privées. Si la raiſon n'eſt notre propre ſentinelle, tous les ſurveillants du monde ne nous ſauveroient pas d'une ſoibleſſe. La plus ſage eſt celle qui eſt capable de ſe garder elle-même; c'eſt la vertu la plus ſûre & la ſeule qui en mérite le nom. Mais je me défie de celle qui a beſoin du grand jour pour ſe ſoutenir; la vanité ou l'occaſion peut la déterminer. C'eſt dans la liberté de la ſolitude qu'elle doit ſaire ſes plus belles preuves.

Quand je t'ai dit que la pureté des ſentiments empêchoit d'appercevoir les dangers de l'amour, je n'ai pas prétendu pour cela qu'il fallût s'en repoſer ſur les ſoins d'une garde étrangere. Je ne t'ai, au contraire, communiqué cette réflexion que pour exciter ta vigilance. Sois de bonne foi ton Argus, & je te réponds que ta vertu, au lieu de cent yeux, en aura mille pour te guider dans l'étroit ſentier du devoir, & te faire évirer les piéges d'une trop ſécdniſante paſſion. anime donc ton courage, & ne vas pas te perſuader que tu es devenue ſoible. Crois-en ton Henriette, tu es auſſi vertueuſe que jamais. Il en eſt des facuſtés morales comme des phyſiques; ſouvent on ne fait pas telle choſe que parce qu'on s'eſt frappé l'imagination d'un principe d'incapacité.

Ton cœur eſt aſſailli par tant de mouvements divers, qu'il ne ſeroit pas ſurprenant que de ſi violentes ſecouſſes altéraſſent un peu les forces de ton ame: mais, ma chere, il n'y a rien encore de déſeſpéré à cet égard. iens dans les bras de ton Henriette, viens puiſer dans ſon cœur les conſolations & les conſeils dont tu as befoin dans ce moment, peut être le plus critique de ta vie; car, il s'agit de ta félicité préſente ou de ton malheur éternel; viens, écoute ce que la plus tendre amitié & la droite raiſon m'inſpirent. Le mariage ſecret, que le chevalier te propoſe, feroit ton bonheur actuel, je le ſçais, mais as-tu oublié qels maux il entraneroit à ſa ſuite lorſqu'il ſeroit découvert, & combien tu les aurois mérités en te rendant complice d'un fils déſobéiſſant, en fruſtrant un pere de ſes juſtes droits ſur celui qui lui doit le jour, en empruntant le ſecours de la religion, des loix humaines, pour braver celles de la nature?

Et cette mere infortunée pour qui ta tendre pitié te rendoit ſi éloquente, lorſque tu preſſois ſon fils de ne point attirer ſur elle la diſgrace de ſon grandpere, penſes-tu qu'elle fût affranchie de ce malheur, quand le comte ſe verroit hors d'état de diſpoſer de la main de Luzan?..... Que dis je, hors d'état? les voies frauduleuſes, qu'on eſt obligé d'employer pour cacher des nœuds clandeſtins, ne ſont elles pas fouvent des moyens trop ſûrs qui autoriſent les familles à faire caſſer un mariage contracté ſous les ſeuls auſpices du myſtére, & d'une paſſion inconſidérée? N'aurois-tu pas à craindre d'être expoſée à rougir un jour, d'avoir pris un titre qui, devant faire ta gloire, ne feroit plus que ton opprobre, lorſqu'il ſeroit déſavoué authentiquement par ... Juſte une famille entiere?...

Dieu! mon Eliſabeth ſeroit réduite à ce comble d'ignominie! ah j'en mourrois de douleur! Tu m'allegues que le chevalier eſt d'un âge qui le rend maâtre de ſon ſort. Eh bien, je veux ſuppoſer pour un moment que cette circonſtance ſuffit pour te mettre à l'abri des humiliantes pourſuites de ſes parents: mais ſonges-tu combien il eſt affreux d'être en butte aux traits, aux murmures, aux reproches d'une famille irritée; de n'être enviſagée d'elle & même du public, que comme une fille foible, imprudente, incapable de remplir ſes devoirs, puiſqu'elle a manqué au plus eſſentiel? Ne pouvoir ſe diſſimuler qu'on s'eſt rendu l'objet de ſa haine en foulant aux pieds ſon autorité, en ruinant ſes projets, en mettant un éternel obſtacle à ſes vœux, & ce qu'il y a de plus affligeant, ſe voir privée à jamais du charme de ſes ſoins careſſants, ne ſe point entendre nommer des doux noms de fille, de ſœur, de niéces ſe voir pius étrangere dans ſa famille que chez des peuples barbares. Ah Eliſabeth! toi qui fais les délices de mon cœur, tu ſerois odieuſe ou indifférente à quelqu'un; cette perpective me déſeſpére! enonce, je t'en conjure par notre amitié, par ton amour même, à ce dangereux projet. Je ne mets ſous tes yeux qu'une partie des malheurs dont tu ſerois accablée, ſi tu cédois aux ſollicitations du chevalier. Je ne ſuis plus étonnée qu'il ait voulu t'inſtruire par ſa bouche de ſes deſſeins. Eloigné de toi, ilredoutoit les réflexions que tu aurois le temps de faire; mais il a compté ſur le charme vainqueur de ſa préſence, &us encore ſur ta pitié pour ſes tendres plaintes.

Hélas! ſerons-nous toujours la victime d'un ſentiment qui nous eſt naturel, & dont les effets ſont ſi ſuneſtes à notre repos?

Que je te félicite, étere amie, de ne pas avoir donné ta parole!

Tu attends ma réponſe pour te décider; ton irréſolution même eſt ton juge. Tu n'aurois pas balancé, ſi ce que l'on te propoſe étoit exactement conforme aux loix de l'honnêteté. fais voir à Luzan les endroits de ma lettre qui concernent cet article: il me haira peut être, mais il me ſçaura gré un jour, ſi j'ai contribué par mes conſeils à vous garantir de l'action la plus imprudente que vous puiſſiez commettre. Le mariage, que vous redoutez, n'aura peut être pas lieu: le chevalier eſt libre, le baron te laiſſe tranquille; un peu de conſtance, chere Eliſabeth! il peut arriver des événements qui vous laiſſeront la liberté de mettre le ſeeau à votre bonheur.

Souviens-toi, combien de fois tu t'es vue ſur le point de paſſer le reſte de tes jours dans la douſeur & les larmes. Les vœux que ton pere exigeoit que tu prononçaſſes malgré ton averſion pour cet état, ceux auxquels tu craignois que la marquiſe ne contraignit le chevalier; ſon mariage arrêté, conclu, & rompu; tous ces ſujets de chagrin ont diſparu; eſpere encore que le ciel, fléchi par la ſageſſe de ta conduite, comblera un jour tes deſirs. Mais pour mériter ſa protection, il faut ſe réſoudre à l'abſolu ſacrifice de vos projets. Hâte-toi de m'en donner l'aſſurance; je ne puis être tranquille qu'à ce prix.

LETTRE XLII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI.

C'EST donc toi, chere & inſenſible amie, qui veux que je rompe les liens de mon bonheur, lorſque je puis les rendre éternels. Tu veux que j'abandonne le ſeul moyen d'aſſurer ma félicité: car renoncer au mariage ſecret dans cette circonſtance, c'eſt renoncer à Luzan, & renoncer à Luzan, c'eſt renoncet à la vie; tu veux donc que je ... Voila Saintré qui meurs.... vient me faire ſes adieux. Il part demain. Il s'empare de ma plume; le laiſſerai-je faire? il veut t'écrire.

HELAS oui! madame, je pars tres affligé de quitter nos amis, & plus fâché que vous ne ſçauriez l'imaginer d'ajouter cent lieues aux quatre qui me ſéparent de vous, parce que quelque ſévere que vous ſoyiez dans vos principes, vous avez l'air ſi doux, que quand on a le bonheur de vous voir, on oublie les chagrins que vous avez cauſés, ou plus tât e on ſe perſuade que votre cœu n'a point eu de part aux rigoureuſes ſentences que votre main ... J'ai preſque l'air a tracées...d'un amant maltraité, qui admire vos vertus, & gémit de votre cruauté. Cependant vous ſçavez, madame, que tout cela n'a de rapport qu'à nos amis. ous prétendez qu'ils feront le malheur de leur vie, s'ils forment des nœuds ſecrets; vous appuyez votre jugement par des raiſons tres ſpécieuſes, j'en conviens; mais croyez-vous qu'il fût impoſſible de les détruire par de plus fortes?

L'aimable Eliſabeth, qui non ſeulement vous aime comme la plus tendre amie, mais qui vous reſpecte comme une mere chérre, ſe croit obligée de ſuivre vos avis; elle s'en impoſe la loi. Cette réſolution la conſume de chagrin, & jette mon ami dans le déſeſpoir. Permettez-moi, madame, que je vous diſe ce que me dicte l'intérêt dé perſonnes ſi cheres.

Il me ſemble que le parti d'un mariage ſecret n'eſt point auſſi imprudent qu'il vous le parot.

La marquiſe, par exemple, de qui vous connoiſſez l'intrépide préjugé contre le mariage, ne ſeroit-elle pas inconſolable ſi ſon fils paſſoit dans cet état? Au lieu que le croyant libre, elle conſerveroit toujours l'eſpérance de le déterminer tot ou tard à faire ſes vœux, ce qui la tranquilliſeroit beaucoup. Mais, en attendant les événements comme vous le conſeillez, ſi le comte réuſſiſſoit dans ſon nouveau projet, & que par la violence ou l'adreſſe il parvint à marier le chevalier, cet hymen Ane rendroit-il pas quatre perſonnes à jamais malheureuſes? & ſi dans nquelque cas que ce puiſſe être, il faut qu'il y ait queſqu'un de mécontent, ne vaut-il pas mieux que ce ſoit le comte? ous connoiſſez ſon caractere inflexible, vous ſçavez de quelle barbare contrainte il a voulu en uſer avec ſon fils; je n'ajouterai donc pas d'inutiles réflexions, mais je vous prierai d'obſerver que les malheurs, que vous faites redouter à votre amie, ne ſçauroient exiſter.

Sa naiſſance mérite d'être reſpectée. Le défaut de fortune ne npeut être un motif ſuffiſant pour porter une famille aux extrêmités que vous lui faites craindre. D'ailleurs, ſes aimables qualités la rendront chere à tous ceux qui la econoitront; & s'il y avoit quelsqu'un au monde, ce que je ne concevrois pas, capable de a hair, je répondrois bien qu'il ſeroit forcé de l'eſtimer. Ne ſoyez donc point effrayée des ſuites d'une union que tout conſpire à rendre parfaite. ous connoiſſez l'extrême amour de nos amis: ce ſeroit un crime, ſelon moi, de les empêcher d'être l'un à l'autre par de vaines conſidérations d'un pitoyable préjugé .... Eliſabeth, vous nomme ſon bon génie, ſon ange tutélaire; ah! de grace, madame, conſacrez ces glorieux titres par le ſuffrage ou tendent tous leurs vœux. ous rendrez la vie au pauvre Luzan, la joie à votre bien aimée, comme vous la nommez quelquefois ſi tendre... La voila qui s'imamet..epatiente de mon bonheur, elle brûle de prendre ma place: vous écrire eſt ſa plus grande douceur; je le crois, & c'eſt à regret que je ceſſe de m'entretenir avec vous." Si l'excellent Saintré pouvoit te perſuader, que je ſerois heureuſe, chere Henriette! ta lettre m'a déſolée. Il ſemble que tu te ſois plue à raſſembler les plus affreux préſages pour intimider ton Elifa... Que dis-je, ingrate beth... que je ſuis? Tu as eu le courage de me donner des conſeils contraires à mon penchant, ton amitié ſeule eſt capable de cette généroſité, & j'oſe en murmurer! Ah pardonne, chere amie, au trouble de mes eſprits! je te dois les plus tendres remerciments de tes ſages avis, je m'efforcerai de les ſuivre Mais hélas! trop foible volonté, je frémis du triſte avenir que tu me préſemntes, & cependant je ne pouſſe pas un ſoupir qui ne tende à cette union, que tu me fais enviſager comme fatale!..... O Dieu! que ferai-je, éclairée par le flambeau de la raiſon même, entrainée par mon amour, ſollicitée par le plus chéri des mortels, ſéduite, vaincue par la pitié. Henriette, penſes-tu encore qu'il me reſte aſſez de courage pour triompher de ſi puiſſants ennemis? je n'oſe m'en flatter. Je te l'ai promis cependant. Si j'avois au moins quelque temps pour m'affermir dans la réſolution que tu m'inſpires; mais le chevalier me preſſe avec une ardeur incroyable: il veut que je me décide avant le retour du baron; il menace d'attenter à ſes jours, ſi je ne conſens à lui donner la main...... Le cruel, il ſçait trop combien cette crainte a de pouvoir ſur mon cœur! ..... ien n'égale l'impatience que j'ai d'avoir ta réponſe.

LETTRE XLIII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH.

TU veux que je t'écrive; eh de quoi te ſerviront mes conſeils, & les triſtes vérités que ta ſituation m'arrache? Ton cœur eſt déclaré pour l'amour, je le vois trop hêlâs!

la voix de l'amitié eſt impuiſſante contre un ſi redoutable tyran. Si j'étois aupres de toi, je me flatterois de quelque crédit ſur ton eſprit; mmais je ſuis retenue ici par les plus affligeants ſujets: les deux fils de monſieur d'Albi preſque mourants ne me permettent pas de voler à ton ſecours, comme je le ferois ſans cette fâcheuſe circonſtance. Chere amie, ſi tu aimes ton Heuriette, ne mets pas le comble à ſa douleur par ce déplorable mariage. Non, je te le demande comme la plus précieuſe marque de ton amitié. Songe qu'il y va de mon bonheur; car, le tien ne peut être intéreſſé ſans troubler mon repos. Tu deſires que Saintré me perſuade; je ne ſuis point ſurpriſe de ce ſouhait; mais tu n'as pas cru ſans doute que cela fût poſſible: tu as dû ſentir combien ſes arguments ſont foibles, comme il ſeroit facile de les refuter d'une maniere trop victorieuſe contre les intérêts de ta paſſion; mais le peu de moments que j'ai ne me permet pas d'entrer dans cette diſcuſſion.

D'ailleurs, quand toute l'éloquence humaine ſe réuniroit pour te démontrer la néceſſité de renoncer à ce fatal hymen, je craindrois bien qu'on ne pût te perſuader. Je me borne donc à te prier, à te conjurer de réſiſter aux ſollicitations de Luzan........ Mes larmes, mon cœur, mon ſang, te demandent ce ſacrifice: il eſt grand, je le ſçais; mais il eſt digne de toi ....

Si je l'obtiens, ah mon Eliſabeth! quel droit n'auras-tu pas à ma reconnoiſſance? que tu me ſeras chere! mais hélas! tu n'ignores pas que tu ne peux me l'être davantage; & quand je pourrois t'offrir pour récompenſe les plus précieux thréſors, je ſçais trop que l'amour n'attache de prix qu'à ce qui le ſatisfait ſatisfait; ainſi j'eſpere peu de mes inſtances, à moins que tu n'aies un courage ſurnaturel, comme tu me l'as déja prouvé.

LETTRE XLIV.D'ELISABETHà Madame D'ALBI.

QUE diras-tu de mon ſilence.

chere Henriette? Il y a trois jours que je ſuis livrée au plus violents combats avec moi-même, luttant ſans ceſſe contre ce que tu appelles ma fatale deſtinée; paſſant, tour à tour, de l'eſpoir à la crainte, de la crainte à la raiſon, & toujours de la raiſon à l'amour...... Je ne voulois t'écrire que lorſque je ſerois ſûre de ma réſolution...... Elle eſt priſe enfin, tout eſt dit; & demain eſt le jour choiſi pour unir notre ſort, car nos cœurs l'étoient.......

Ils le ſeront de toute éternité.......

Tut me condamnes, chere amie; mais ſi tu avois été témoin de ce qui vient de ſe paſſer il y a une heure, tu me trouverois plus malheureuſe que coupable. Si tu avois vu tout ce que j'ai tenté pour perſuader au chevalier de différer an moins d'un mois, tu m'excuſerois.

Le ſincere déſir de ſuivre tes conſeils, & de te donner la pretuve d'amitié que tu m'avois demandée d'une maniere ſi tendre, t'avoit élevée au deſſus de mon amour. J'ai dit tout ce que la raiſon auroit inſpiré à la perſonne la plus déſintéreſſée; j'ai employé ſa priere, les larmes; j'ai fait plus: je me ſuis preſque miſe àſes pieds, un genou on terre, les bras & les yeux levé au ciel; je l'ai pris à témoin du chan grin qu'il me cauſoit, s'il ne ſe rendoit à ma demande. Pénétré de ma douleur, & plus eucore de mon action, il s'eſt précipité lui même à mes pieds, en m'aſſûrant que je ſerois obéie....... Je reſpirois enſin, contente d'avoir un délai, je me flattois de pouvoir prendre des meſures ui ſatisferoient mon cœur & mon devoir: mais Luzan, pourſuivi ſans relâche par la crainte de quelque nouvelle violence de la part de ſon grand-pere, s'eſt livre au plus terrible déſeſpoir, en ſongeant que ſi nous laiſſions échapper le ſeul jour de liberté qui nous reſtoit, nous ſerions, peut-être, ſéparés pour jamais. Il m'a preſſée avec une nouvelle ardeur de combler ſes vœux; j'ai réſiſté. Déſeſpéré de ne pouvoir m'y déterminer, il a voulu tourner ſon épée contre lui-même. Deux fois il m'a vue trembler pour ſes jours, deux fois je l'ai vu prêt à ſe percer le ſein...... Quelſpectacle pour une tendre & trop foible amante! mes eſprits ſe ſont troublés, ma raiſon m'a abandonnée......... C'en eſt j'ai tout promis..... fait; demain je ſuis à lui, demain il ſera mon époux, demain un ſaint ncœud unira nos deſtinées.....

O bonheur plem de charmes! Si les reproches d'une fendre & reſpectable amie n'altéroient ma félicité, je ſerois la plus heureuſe des mortelles.

Fin de la ſeconde Partie.
ÉLISABETH. LETTRE XLV. D'Elizabeth à Madame d'Albi.

Assure'ment je ne croyois pas, chere Henriette, te récrire si-tôt. A peine est-il trois heures du matin, qu'éveillée par l'agitation d'un sone, que je nommerois affreux, si j'ajoûtois foi à son erreur, il m'est impossible de me rendormir, tant je suis troublée. Quoique j'aye toujours badiné des chimeres qu'enfante le sommeil, je ne te dissimule pas que je suis frappée des tristes objets que mon rêve m'a présentés, & si je n'étois certaine, comme de mon existence, que dans quatre heures, au plus tard, nous allons aux pieds des autels consacrer nos vœux & nos serments, éterniser notre bonheur par cette religieuse cérémonie, & triompher par elle de tous les obstacles humains, je serois vivement allarmée de tout ce que j'ai vû ........... J'étois au balcon qui regne sur le jardin. En le parcourant des yeux j'ai apperçu Luzan à l'entrée d'un bosquet; je l'ai appellé à haute voix: il s'est tourné de mon côté, il m'a paru pâle, foible, se soutenant à peine. Il s'est appuyé contre un if qui étoit à deux pas de lui, les yeux fixés en terre; il sembloit qu'il n'osoit les lever sur moi: je l'ai appellé une seconde fois, & lui ai fait signe d'approcher. Il a fait quelques pas mal assûrés; ensuite tirant une boîte de sa poche & se couvrant les yeux de son mouchoi{??}, il s'est assez avancé pour me mettre à portée de distinguer une boîte enrichie de diamants, où le portrait de mademoiselle de N***** étoit ........... Ciel, me suis-je écriée! que veux dire cela. Luzan? Helas! elle est ma femme, m'a-t-il dit d'une voix entrecoupée de sanglots, & disparoissant tout à coup de ma vue ..... J'ai poussé un cri d'horreur, je me suis crue anéantie. Heureuse de l'être, si en effet ce suneste songe se réalisoit Mon prétendu malheur m'a arraché des larmes; je pleurois si amèrement, & ma respiration étoit si gênée, que ce violent état m'a réveillée. Je ne puis t'exprimer la joie que j'ai ressentie,{??} lorsque reprenant l'usage de ma raison, j'ai pu m'assûrer que mon chagrin n'étoit qu'une illusion du sommeil: mais depuis ce premier instant je te confesse que je suis très agitée. Ce sinistre rêve redouble mon impatience pour l'heure marquée. En vain je tâche de combattre les noires idées qu'il fait naître, je sens que je ne serai tranquille, que lorsque je reverrai Luzan. Si je m'en croyois, j'aurois déja envoyé chez lui; mais la bienséance s'y oppose, & de plus, la nécessité du secret que nous observons même avec nos gens; car je dois sortir seule avec Julie, parce que je suis sûre de sa fidélité. Il paroîtra que nous allons à la messe. Le chevalier doit se rendre au lieu désigné; il ne viendra point chez moi ...... Mon cœur est dans un trouble inexprimable, jamais je ne fus plus émue. A quoi dois je attribuer mes violentes palpitations? Est-ce à tes tristes prédictions, ou à mon malheureux songe, ou enfin à l'imprudente démarche que je vais faire? .......... Ah, que le ciel tranche donc le fil de mes jours, si ma tendresse l'offense! car je ne puis vivre qu'en la scellant du scean de sa divine loi. Oui, il faut qu'un saint nœud m'unisse éternellement au chevalier, au seul homme que j'ai pu aimer; la nature, l'amour, l'honneur tout m'en fait un devoir. Pourrois-tu encore me condamner? De tous les maux dont tu me menace, ta censure est celui que je redoute le plus, sois en bien persuadée. Et si j'avois à craindre de perdre ton amitié en faisant le bonheur de mon amant, j'ose assûrer que je serois capable de le différer; mais je connois ta tendresse; elle est indépendante des succès, & un malheur forcé ne peut que l'accroître, loin de l'affoiblir. Ton amour pour la justice te fera aisément concevoir que deux cœurs passionnés ne peuvent résister au désir de couronner leurs vœux, lorsque leur félicité ne trouble point celle d'autrui: car à qui notre hymen nuira-t-il? aux ambitieux projets du comte, aux préjugés de la marquise? tu conviendras que ce n'est-là qu'un mal d'opinion, & que ........ Mais n'entreprenons pas de me justifier, j'avoue sincerement que ma cause n'est pas exempte de blâme; il n'y a qu'un concours d'aussi malheureuses circonstances que celles où nous nous trouvons, & l'excès de l'amour, qui puisse nous faire excuser. J'en reviens donc à implorer ton indulgence, chere amie; tu la dois toute entiere à l'infortunée Elisabeth ..... Mon Dieu, que je suis agitée! J'éprouve une inquiétude inexplicable, je ne puis demeurer en place .. ........... Encore trois heures à attendre! Voyons si je ne me suis point trompée ....... Je regarde sans cesse la pendule ........... Qu'elle va lentement au gré de mes désirs! je la croirois dérangée, si ma répétition, d'accord avec elle, ne m'assûroit de sa précision ....... Il faut que j'aille me promener dans le jardin; peut-être que la fraîcheur de l'air & le riant aspect de l'aurore dissipera mes sombres idées. Je ne puis plus t'écrire, je suis aussi tourmentée que le jour que je t'attendis vainement.

Inutile ressource! Rien ne peur appaiser le trouble qui me poursuit. Je viens de ce même bosquet où j'ai vû Luzan pendant mon sommeil: mon imagination en est si frappée, que je n'ai pu approcher de l'if où il étoit appuyé, sans frémir: mes larmes ont coulé malgré moi. Je m'en suis éloignée en tremblant; mais bien-tôt rappellée par un charme mêlé d'une secrette horreur, je suis revenue m'asseoir auprès; j'y ai demeuré plus d'une heure sans cesser de pleurer, me représentant toujours Luzan tel qu'il m'a paru en songe, accablé de douleur & me fuyant après m'avoir instruite du suneste lien qui nous séparoit à jamais,

Que de tourments ces vaines images m'ont causé; mais c'est sans doute le dernier de ma vie; je le crois. Oui, chere Henriette, ..... Voila l'heure qui va décider de mon sort ....... J'entens Julie ...... nous allons partir tout de suite: elle est dispensée pour aujourd'hui du soin de m'habiller; je ne fus jamais moins occupée de parure. Je ne regrette pas même le changement que cette triste nuit a fait sur mon visage; les traces de ma douleur me sont chères. Satisfaite de porter aux pieds des autels un cœur pur & tendre, je n'envie point d'autre ornement; bien sûre que c'est la beauté dont Luzan est le plus jaloux ... ...... Adieu, Henriette, je t'écrirai à mon retour ........ Ah chere amie! Comme le cœur me bat .... ... Mes genoux sont tremblants. Il semble que je vais commettre un crime ......... Ah! que n'es-tu ici? ........ Mais j'ai promis. Allons .......... Adieu encore une fois.

LETTRE XLVI. d'Elisabeth à Madame d'Albi.

Grand Dieu! faudra-t-il survivre à l'horreur de me voir trahie? ...... Henriette, ma chere, mon unique amie, toi dont la prudente amitié a voulu me sauver de tant de maux; toi à qui j'ai reproché d'avoir pris plaisir à les tous rassembler pour me désespérer; tu n'a pas prévu le plus affreux des malheurs, le plus difficile à supporter ....... Ah Dieu! je ne le soutiendrai pas ....... où me cacher, où ensevelir la honte de l'outrage que je reçois aujourd'hui? ... Se voir trompée par celui qu'on a aimé jusqu'à l'idolatrie ....... Le ciei, le juste ciel, m'en punit. Insensée! Que j'étois aveugle en ma folle tendresse! j'ai pu ajouter foi à ses serments, j'ai pu m'en croire véritablement aimée ......... O monstre de perfidie! pourquoi t'ai-je vû? pourquoi t'ai-je distingué des autres hommes? pourquoi t'ai-je cru plus parfait qu'eux? pourquoi t'ai-je écouté & honoré comme un dieu, puisque tu es le plus vil des mortels? ........ Mais où m'égare un détestable désespoir? .. ...... Henriette, n'en crois pas les traits de ma plume sacrilége, l'amour les dément. Oui, il me dit que Luzan ne mérite point les noms odieux que ma fureur lui donne ... ..... Ah! s'il sçavoit que la tendre Elisabeth a pu parler de lui avec mépris, il en seroit accablé; lui, qui ne peut douter que je l'ai estimé plus que moi-même; lui, qui m'a donné tant de preuves d'un sincere respect & d'un amour sans bornes. Hier encore ne l'ai-je pas vu prêt à préferer la mort à la crainte de me perdre? Que de vérité dans ses discours! que de tendresse dans ses yeux! que de passion dans son cœur! jamais il ne m'aima plus tendrement! ..... Henriette, il n'est pas possible qu'il ait changé en si peu de temps. Mais helas! qui ne seroit pas injuste dans le chaos d'incertitude où je suis plongée?

J'ignore où est Luzan. Ce matin après avoir attendu deux heures dans le lieu désigné pour la célébration, ne pouvant plus supporter la mortelle inquiétude que me causoit un si long retard, j'ai déchiré un feuillet de mes tablettes, j'ai écrit deux mots que Julie a fait porter par un inconnu. Mes larmes ont redoublé pendant le message. .......... Mais Dieu! comment n'ai-je pas expiré en entendant la réponse de celui qui avoit porté mon billet. Il me l'a rendu en m'assûrant que le portier lui avoit dit que le chevalier étoit parti en poste à six heures du matin; il en étoit neuf, lorsque j'ai appris cette funeste nouvelle. Le désespoir dans le cœur, & ne pouvant me résoudre à en croire le récit du commissionnaire, j'ai voulu aller moi-même m'informer de cette cruelle vérité; mais Julie m'a représenté que mon trouble, ma figure, mes habits me feroient remarquer & me décéleroient. Je me suis rendue à ses objections en la chargeant d'exécuter mon dessein. Elle a baissé sa coîffe, s'est enveloppée d'une grande pélisse comptant ne point être reconnue. Elle m'a promis de prendre toutes les informations que je pouvois désirer; mais hélas! infructueuses démarches! Elle a inutilement questionné le portier; elle lui a demandé où étoit allé Luzan, le temps qu'il seroit absent, le jour qu'il reviendroit. On lui avoit sans doute bien fait la leçon; car Julie n'a pu en tirer aucun éclaircissement. Il s'est borné à dire qu'il ne sçavoit rien, sinon que son jeune maître étoit parti à six heures du matin: il en est maintenant huit du soir, & je n'ai rien appris de plus: que faut-il que je pense? J'ai différé jusqu'à ce moment de t'écrire, espérant toujours qu'une lettre ou quelqu'un de la part du chevalier, m'instruiroit des raisons qui l'avoient forcé à un procédé si étrange. Mais pas un mot de sa main, pas une seule personne qui puisse me dire où il est, ce qu'il fait, ce qu'il pense, ce que je dois craindre ou espérer. Chere Henriette, as-tu jamais connu de situation plus cruelle que la mienne? réduite à soupçonner la foi de Luzan, ou à me le croire enlevé par la violence. Cette derniere supposition, toute désespérante qu'elle est, seroit moins affreuse pour mon cœur, que la certitude de me voir trompée. Mais je m'abuse, il ne se peut que le chevalier ait été contraint de partir malgré lui. Le comte est à sa terre, la marquise à une maison de campagne qu'elle a louée depuis quelques mois; en supposant qu'il a reçu un ordre pressant de se rendre à l'un de ces deux endroits, n'auroit-il pas dû m'écrire pour me tranquilliser ......... Ah! Henriette, il est trop vrai que je ne suis plus aimée. Qu'en crois-tu toi même? dis le-moi sincèrement ....... Peut-être son grand-pere se meurt-il; on lui aura annoncé qu'il n'avoit pas un instant à perdre pour recevoir ses derniers soupirs. Si cela étoit, ne le trouverois-tu pas excusable, que dans la premiere surprise d'une semblable nouvelle il n'eût pas songé à l'inquiétude où je serois? ...... Si Saintré étoit ici. ou seulement le baron, il m'apprendroit sûrement ce qu'il m'est si important de sçavoir; mais le marquis est absent pour trois mois, & mon oncle qui devoit arriver aujourd'hui m'a écrit ce matin qu'il ne reviendroit que dans six jours. Ainsi tout conspire à augmenter l'horreur de mon incertitude. Dieu! que ne me suis-je déterminée deux jours plustôt à l'épouser! Engagée par un saint nœud, & plus encore par la reconnoissance, il n'auroit point eu la cruauté de me laisser en proie à la plus horrible perplexité.

Je n'ai pas encore fait réponse au baron. Je balance si je ne le presserai pas sous divers prétextes, de revenir aussi-tôt ma lettre reçue: étant fort lié avec la famille du chevalier, je pourrois être instruite par ses informations de ce qui y est arrivé de si extraordinaire. L'aurois-tu imaginé, Henriette, qu'un jour je souhaiterois avec ardeur la présence de mon oncle? Hélas! qui est-ce qui ne nous seroit pas cher, quand il sert les intérêts de notre cœur?

Le moyen, dont je veux me servir pour presser le retour du baron, me sera doublement utile. Je ferai écrire par Julie que je suis malade; je ne doute point qu'il ne parte sur l'instant, & comme je suis très changée, il sera convaincu en me voyant, qu'on ne lui a rien écrit que de vrai; ainsi je pourrai lui dérober la connoissance de ma situation; jepourrai du moins gémir en liberté, & sous le prétexte du besoin de repos, je ne le verrai que dans les moments où je pourrai assez prendre sur moi pour dissimuler le chagrin qui me consume. Tu ne désapprouves point ce parti, n'est-ce pas, chere amie? Je m'y arrête comme au meilleur que je puisse fuivre dans cette malheureuse circonstance. D'ailleurs c'est faire quelque chose, & tu sçais, chere Henriette, que les démarches, qui donnent la moindre lueur d'espoir, empêchent de succomber à la douleur. La mienne m'auroit peut-être déja plongée dans la nuit du trépas, si le desir de sçavoir où est Luzan, si j'en suis encore aimée, ne m'eût soutenue contre ses mortelles atteintes.

Ton Elisabeth te paroîtra bien foible peut être. Que cette pensée est humiliante pour moi, après avoir obtenu tes éloges! ......... Dangereux amour, toi que j'ai regardé comme la source de tant de vertus, serois-tu aujourd'hui le destructeur de celles que j'avois avant que de te connoître? ah, plustôt mourir! Mais si je n'ai pû me défendre de tes séductions, je sçaurai résister à tes foiblesses; l'exemple de mon Henriette m'en répond. Oui, chere amie, ce que tu as pu, je le tenterai. Et s'il étoit vrai que Luzan m'eût trahie, tu ne me verrois plus, lâchement abandonnée au regret de l'avoir perdu, exciter sa pitié par mes larmes & ne m'occuper que des moyens de recouvrer son cœur .... Mais quelle outrageante supposition osé-je faire? Les plus profonds sentiments de mon cœur ne me disent-ils pas sans cesse que le chevalier est incapable de fausseté? C'est eux que j'en dois croire plus que les apparences. Mon malheur a une autre cause que l'infidélité; ne le crois-tu pas comme moi, chere Henriette? Toutes les actions de Luzan ne laissent aucun doute sur la sincérité de ses vœux, & sans les rappelier dans leurs différentes circonstances, tu te souviens encore de ce moment fatal (ah! qui pourroit l'oublier?) où il voulut renoncer à la vie plustôt que d'être à une autre ...... Mais où est-il, dis-le moi? où le chercher? quand le verrai-je? Accablante incertitude qui me fait souffrir mille morts! ... ...... Et toi, chere Henriette, ne te verrai-je donc jamais? Finirai-je mes tristes jours privée de tout ce que j'aime? Je sens trop hélas, que tu ne dois pas abandonner les enfants de monsieur d'Albi dans l'état où ils sont. Ton Elisabeth t'est plus chere que tout ce qui respire, j'ose le croire. Sa situation est plus douloureuse que la leur, & cependant tu la laisses livrée aux plus violents chagrins; tu ne veux point les soulager par le charme de ta présence; tu sacrifies ce bonheur à l'amour de ton devoir. Je t'approuve: mais je mourrai si je ne puis te voir bien-tôt ou Luzan.

LETTRE XLVII. de Madame d' Albi à Elisabeth.

Je suis senfiblement pénétrée de ta situation, chere amie; je croyois n'avoir qu'à pleurer le malheur des coupables nœuds que tu allois former. La lettre, où tu me l'annonçois, avoit navré mon cœur; celle que je reçois le déchire, parce que je sens combien tu as besoin de consolation dans ce triste moment. Plus liée ici que jamais, il m'est impossible d'aller partager le poids de tes maux. Monsieur d'Albi est malade, le plus jeune de ses fils est mort, l'aîné est dans un grand danger; que de fâcheux obstacles m'empêchent de suivre les mouvements de mon amitié! Cependant il ne faut point se laisser abattre, chere Elisabeth; crois-moi, une grande ame n'a jamais plus de force, que lorsqu'elle se voit assaillie de tous cêtés par les traits du malheur. Jalouse de vaincre tant d'ennemis de son repos, elle s'éleve au-dessus d'eux par le sentiment d'un noble orgueil; & animée par la gloire de faire son propre destin, elle triomphe de la cruauté du sort en le bravant par sa constance. D'ailleurs, c'est dans les cas les plus désespérés qu'il arrive souvent d'heureuses révolutions. Qui sçait si l'incident, dont tu t'affliges, n'aura pas une favorable issue? Tu allois commettre la plus blâmable imprudence; mais le ciel qui lit dans ton cœur, qui connoit sa pureté & sa foiblesse, n'a pas permis que tu perdisses en un seul moment tout le fruit des généreux sacrifices que tu avois faits à l'honneur & à ton devoir.

La subite disparition du chevalier ne peut avoir qu'une cause très-extraordinaire; & si, comme tu l'as pensé, la maladie de quelqu'un de ses parents l'eût forcé de partir sur l'heure, ne t'applaudirois-tu pas qu'un pareil évenement t'eût sauvée de l'abysme de regrets que tu allois te préparer? Chere Elisabeth, acheve de te dire tout ce que ma tendre amitié me suggéreroit, si j'étois auprès de toi, ou que j'eusse plus de temps pour t'écrire: mais ne me fais point de question à quoi je ne puis répondre. Tu me demandes où est le chevalier: hélas! je l'ignore. Si j'étois libre de sortir ou de recevoir des visites, je m'informerois de tant de monde, que je serois peut-être assez heureuse pour t'en pouvoir donner quelques nouvelles: mais à peine puis-je dérober un quart d'heure pour te faire réponse. Prends bien garde à ne pas trahir ton secret en questionnant le baron. Pourvu que tu t'observes, tu as bien fait de l'engager à revenir; il nous tirera au moins de cette terrible incertitude, qui est presque aussi inquiétante pour ton Henriette que pour toi.

Mon mari me fait prier de passer dans sa chambre: adieu, chere, mille & mille fois chere amie. J'atends ta réponse avec la plus vive inquiétude.

LETTRE XLVIII. D'Elisabeth, à Madame. d' Albi.

Tout contribue à augmenter l'horreur de mes doutes. C'en est fait, chere Henriette, il faut que j'expire dans les tourments de l'incertitude. La vérité se dérobe plus que jamais à mes recherches; rien ne peut éclairer les ténebres qui la cachent à mon triste cœur. Le baron est de retour, & ses informations, dont j'espérois des éclaircissements, n'ont servi qu'à me plonger plus avant dans une anxiété mille fois plus cruelle que la conviction du malheur; car ce que j'ai appris, détruit entierement le foible espoir que mon ignorance entretenoit.

Craignant comme toi que mes larmes & mon émotion ne me trahissent aux yeux de mon oncle, Julie s'est chargée d'exciter sa curiosité au sujet de Luzan. Elle a feint devant lui qu'il s'étoit répandu un bruit fort extraordinaire fur son compte; qu'on prétendoit qu'il avoit pris la fuite depuis quatre jours, parce que, disoit-on, il avoit tué en duel le marquis de**** officier très distingué, très estimé ... ...... Le baron fort avide de nouvelles, par conséquent très credule a donné pleine créance au récit de Julie; il m'a recommandé à la hâte de ne rien négliger pour rétablir ma santé, qui lui étoit on ne peut plus, .......... & sans achever sa phrase, il a ordonné qu'on mît ses chevaux, il nous a quittées en nous promettant de nous instruire à son retour des détails de cette tragique affaire. Il est parti en donnant des larmes au malheur de son ami, & est allé de maison en maison faire circuler la prétendue avanture du chevalier. J'ai admiré tout-à la-fois son puérile empressement à la divulguer, & la bonté de fon cœur qui le faisoit s'affliger, quoiqu'entraîné par l'impatience de publier l'histoire d'une sanglante catastrophe.

Cet instant a été le seul depuis que Luzan a disparu, où mon cœur soulagé par l'espérance, a senti quelque douceur au milieu de l'amertume de mes pleurs. Il me sembloit hélas! que les démarches de mon oncle alloient me rendre les délices de mon ame, ou que du moins il reviendroit si instruit des causes de l'absence de Luzan, qu'il calmeroit l'inquiétude qui me déchire. Mais, vaine confiance! les informations du baron ont accru mon incertitude, & pour comble de tourment, il ne me les a communiquées qu'après m'avoir fait essuyer la fastidieuse énumération des personnes distinguées a qui il avoit appris la fâcheuse affaire de Luzan. C'étoit la duchesse, le prince, le duc, le maréchal, &c. à qui il en avoit donné la premiere nouvelle, & qui, sûrement, en parleroient, disoit-il, au lever du roi .......... Mourante d'impatience pendant ce vain étalage, pour y mettre fin, je lui ai demandé si son premier soin n'avoit pas été de voir la famille du chevalier; il m'a répondu qu'il n'avoit eu garde d'y manquer; que même, il s'étoit ouvert particulierement à un vieil oncle de la marquise, & qu'il lui avoit offert ses services, son crédit: mais qu'il ne concevoit pas quelle étoit la politique de ce parent, qu'il avoit nié que son neveu se fût battu en duel; & que pour le dissuader, il lui avoit opinâtrement soutenu que le chevalier étoit à trois lieues de Paris, à la campagne, chez sa mere; qu'il n'y resteroit pas si le bruit qui couroit sur son compte étoit fondé. Le baron m'a dit de bonne foi qu'il ne croyoit pas un mot de ce rapport; mais moi qui n'avoit pas les mêmes raisons pour en douter, je te laisse à penser l'effet qu'il a produit sur mon esprit. J'ai frémi de tout mon corps, & un accès de fiévre, qui m'a causé un tremblement assez considérable, m'a bien servie en dérobant à mon oncle la véritable cause de ma situation, & sur-tout en me dispensant de sa présence.

Livrée à moi-même, il n'est point d'idée affligeante qui ne se soit préfentée à mon imagination. J'ai crains, & je le redoute encore, que ce second mariage n'eût lieu. Cependant si cela étoit, Luzan seroit chez son grand pere. Pourquoi est-il chez la marquise? Et comment peut-il rester sans m'écrire? Quel moyen sa mere peut-elle avoir employé pour l'obliger de partir au moment où nous devions nous unir par de saints nœuds, & non coupables, comme tu as la cruauté de les nommer ......... Mais je suis injuste, tu ne les appelles ainsi que pour diminuer mes regrets; car tu as l'esprit trop juste pour confondre l'oubli d'un préjugé avec une foiblesse ....... Chere Henriette! tu m'interdis les questions auxqu-elles tu ne peux répondre. Hélas! comment me taire avec toi? j'en ferois à toute la nature, si, pour sauver le secret de mon cœur, je ne me condamnois au silence: crois que c'est ce qu'il y a de plus pénible pour moi. Je ne vois pas une personne qu'aussi-tôt je ne sois tentée de demander où est Luzan, si on le connoît, si l'on en a entendu parler; mais la pudeur lie ma langue & fait expirer mes paroles dans ma bouche. J'étouffe mes soupirs, mes larmes coulent malgré mes efforts pour les arrêter, & de-là, on juge que je suis atteinte de vapeurs: aussi ai-je fait refuser les visites depuis hier. Toute entiere à ma douleur, je ne puis soussrir ce qui pourroit m'en distraire. D'ailleurs, s'il arrivoit que, parmi ceux qui viennent ici, il y en eût quelqu'un qui eût véritablement aimé, il ne se méprendroit pas à la source de mes larmes.

J'éviterai donc tout le monde, autant qu'il sera en mon pouvoir. Il n'y a que toi, chere amie, devant qui je ne rougirai point du trouble de ma raison. Je t'avoue que cette honte me vient plus du préjugé qui condamne les cœurs trop livrés à l'amour, que d'un sentiment naturel; car si je suivois mes propres mouvements, je dirois à l'univers entier combien j'aime Luzan. Oui, je le dirois tant que je serois sûre d'en être aimée ......... Mais puis-je le croire aujourd'hui après son départ, son silence? ..... Ah! Henriette, où fixer mes timides idées? Je n'ose l'accuser, ni le croire innocent. Rien n'égale le supplice de mon cœur; je ne puis plus respirer, il faut que je cesse d'écrire.

Chere Henriette, je viens d'imaginer un expédient qui peut-être .. ...... ah! trop foible Elisabeth, que tu es prompte à te flatter? écoute, & tu jugeras toi-même. Dès que le baron sera rentré, Julie doit lui suggérer le dessein d'écrire à Luzan une lettre remplie de témoignages d'amitié, où il ne parlera point de son avanture, lui recommanderat-elle, afin de s'assurer, par cette voie, si le rapport du vieil oncle est vrai. Il saisira volontiers ce projet, j'en suis sûre, quoiqu'il soit très-paresseux à écrire depuis que je suis avec lui; il me charge communément de faire ses lettres: mais Julie le pressera si fort, par le motif de notre curiosité, que vraisemblablement il se rendra à nos instances. Nous aurons réponse en moins de douze heures, & suivant ce qu'elle nous apprendra, je verrai si je puis hazarder quelques lignes, sans nous commettre Luzan ou moi: car ignorant s'il est retenu malgré sui, ou s'il a changé, je ne dois pas m'exposer à une fausse démarche. Enfin de quelque façon qu'il en foit, dans deux jours, au plus tard, tu sçauras ce qu'il m'est si important d'apprendre. Je croyois n'avoir plus rien à attendre, & cependant me voilà de nouveau soutenue par une lueur d'espoir. Tu me flattes de quelqu'heureuses révolutions: ah! la certitude d'être aimée me suffiroit dans ce moment! il me semble que je ne desirerois rien au-de-là. Pouvoir compter sur un sincere retour, quand on aime comme je fais, n'est-ce pas le bonheur suprême? Mon cœur n'en connoit point d'autre, excepté celui de ta tendre amitié, qui, loin de s'affoiblir par l'ennui de mes gémissements, paroît s'accroitre avec mes malheurs. Admirable amitié! ne devrois-tu pas m'être uniquement chere? Pourquoi faut-il que l'amour partage mes sentiments? ...... Si je redevenois libre, crois Henriette, que. ......... mais, qu'osé-je penser? ah! jamais, jamais je ne cesserai d'aimer Luzan! Telle est ma destinée, mon ame cessera d'animer mon être, avant que mon cœur puisse changer.

Trop occupée de mes peines, j'oublie de t'entretenir des tiennes. Plus généreuse que moi, tu ne m'en as parlé que pour me prouver l'impossibilité où tu es de venir à Paris. Cependant je ne doute pas combien tu es affligée de la maladie de monsieur d'Albi, tu ne me marques point à quel dégré elle est; j'en suis inquiette pour toi, un si digne mari est bien fait pour exciter le plus tendre intérêt.

LETTRE XLIX. De Madame d' Albi, à Elisabeth.

Ne me fais pas un mérite, chere amie, de renfermer mes ennuis; il ne faut qu'une raison ordinaire joint à un peu de philosophie, pour supporter, sans se plaindre, les chagrins domestiques. Il n'en est pas ainsi des peines du cœur; nulle force d'esprit ne peut résister au premier choc de leurs poignantes atteintes. Je l'ai éprouvé, mais la réflexion, & sur-tout l'impérieuse loi de la nécessité, les adoucit avec le temps, & finit par en émousser absolument les traits. C'est ce qu'il seroit difficile de te persuader dans ce moment, & loin de songer à l'entreprendre, je ne puis que m'affliger avec toi. Ne crains donc point de gémir dans le sein d'une amie qui connoît, par son expérience, toute l'étendue de tes maux.

Je ne sçais plus quel jugement porter de sa conduite de Luzan. Il ne paroit pas qu'il soit arrivé aucun évenement dans sa famille: le vieil oucle de la marquise n'a parlé ni de maladie, ni de mariage; que se passet-il donc? Par quelle infernale magie lui empêche-t-on de te donner de ses nouvelles? car je ne puis penser que son silence soit volontaire. Cependant à moins qu'il ne soit gardé à vue, il ne doit pas lui être impossible d'écrire. Quels obstacles peuvent a rêter un homme véritablement amoureux, lorsqu'il ne s'agit que d'une lettre? En vérité plus j'examine, plus l'abysme me paroît profond: je suis, comme toi, réduite à m'en reposer sur le succès de la nouvelle tentative que tu as imaginée; la réponse, qu'il fera au baron, répandra peut-être quelque lumiere sur tant d'obscurité. Je te répéterois encore que, quoiqu'il puisse arriver, je t'estimerois heureuse de n'avoir pû contracter ce funeste mariage; mais tu m'as trop appris par ta lettre qu'il ne faut te parler que de ce qui peut flatter ton amour.

La certitude d'être aimée est tout ce que tu désires à présent; tu t'abuses, chere Elisabeth, sur tes propres sentiments; car quand le chevalier viendroit dès ce jour à tes pieds renouveller ses tendres serments, & te jurer une flamme éternelle; si les différentes oppositions de sa famille vous séparoient à jamais l'un de l'autre, ta douleur seroit aussi vive que celle que tu éprouves depuis son absence.

Il est très prudent à toi de te soustraire aux visites, puisque tu n'as pas la force de déguiser ton chagrin. Si tu sçavois combien on paroît foible, & même folle, aux yeux de ceux qui en pénetrent le motif & qui ne sont point susceptibles de cette passion, tu fuirois tout le monde avec la plus grande précaution. Ce qui me tranquillise un peu à ton sujet, c'est qu'au milieu du trouble extrême où ton cœur est plongé, la raison veille encore au soin de ta gloire ......... Vas, chere amie, il n'appartient qu'à toi de te faire admirer dans l'égarement même. Que ce mot ne t'offense point! tu n'es ni criminelle, ni coupable; mais il est trop vrai qu'il ne reste en toi aucun vestige de cet incomparable courage qui te rendoit si sublime dans ton amour, que tu me parus supérieure à tout être mortel, lorsqu'immolant ton tendre penchant tu ordonnas, pour la seconde fois, à ton amant d'obéir à son pere, & que tu lui défendis de te voir si ses parents n'y consentoient. Qu'avec plaisir je me rappelle ce trait généreux! ô mon Elisabeth! seroit-il le dernier dont ton cœur fût capable?

Je suis heureusement hors d'inquiétude pour la santé de monsieur d'Albi; cela va beaucoup mieux: il n'a même été malade que par l'extrême chagrin qu'il a eu de perdre l'un de ses fils. L'aîné n'est plus en danger, cependant je n'en suis guere plus libre pour sortir, & j'ignore quand il me sera possible d'aller à Paris: mais crois que, dès que ces cheres personnes seront parfaitement rétablies, tu me verras, dussé-je les amener tous avec moi, si cela leur saisoit trop de peine de me voir partir; car il est juste de s'occuper du bonheur de tous ceux à qui nous sommes chers. Songe, chere Elisabeth, à ma derniere question. Souviens-toi jusqu'à quel point tu sçus préférer l'honneur à l'amour.

LETTRE L. D'Elisabeth, à Madame d' Albi.

Eh! de quel effort veux-tu que je sois capable dans ce cruel moment? Quelle résolution, quelle digue opposer au torrent de doutes où mon ame est livrée? Que peut le courage contre l'incertitude? Quel parti prendre, lorsque toutes mes pensées n'ont d'autre base que le peut-être, lorsque la seule chose, dont je suis sûre, c'est que Luzan m'aimoit? Est-il en mon pouvoir d'oublier son amour, & de perdre le sentiment du mien sans être convaincue qu'il n'en est plus digne? Mais quelles armes m'a-t-il fournies contre lui jusqu'à présent? Son absence, son silence, tout cela peut être l'effet de la tyrannie. Enfin, lis la réponse qu'il a faite à mon oncle, tu verras s'il est possible d'en tirer une conclusion fixe.

Lettre du Baron au Chevalier.

Je vous remercie, cher baron, “ de l'intérêt que vous prenez à ma “ santé, & des témoignages d'amitié dont votre lettre est remplie; “ soyez persuadé, je vous prie, de “ ma sincere reconnoissance. Je “ suis malade depuis quelques jours, “ cependant j'espere aller à Paris “ la semaine prochaine; peut-être “ serai-je assez heureux pour pouvoir dérober quelques instants à “ mes affaires, & vous renouveller “ mes remerciements“.

Comment interprêter ce billet, Henriette? puisque Luzan dit qu'il est malade, n'est-il pas tout naturel de penser que son séjour à la campagne est forcé, & que son indisposition est la suite de quelque violence de la part de son grand pere, ou quelqu'artisice de celle de sa mere? Il espere être assez heureux pour renouveller ses remerciements au baron; cette phrase ne veut-elle pas dire ....... „ Quelqu'observé que je sois, je ferai “ l'impossible pour voir ma chere “ Elisabeth“. Voilà le seul sens que l'on puisse donner à sa lettre, n'est-il pas vrai, chere amie? ..... Cependant, comme tu dis, est-il croyable qu'il ne puisse me donner de ses nouvelles? ..... Ah! si la bienséance ne m'ôtoit toute liberté, vainement on veilleroit toutes mes actions, j'aurois déja trouvé vingt moyens de lui écrire: mais je ne le puis, ni ne le dois dans l'incertitude où je suis de ses sentiments, & de sa situation, n'est-ce pas chere Henriette? La mort seroit préférable à la honte de faire une tentative inutile; car s'il ne m'aimoit plus, de quoi serviroient mes plaintes, qu'à exciter la pitié, & peut-être le mépris de celui qui m'a estimée jusqu'à la vénération? Me préserve le ciel de ce comble d'abaissement! Jamais, jamais Elisabeth n'aura à rougir d'avoir recherché l'amour d'un traitre, & si Luzan a changé, je fais serment ... ....... Henriette! je crains de le soupçonner à tort; il est peut-être plus malheureux que moi de ne pouvoir justifier sa conduite. On le retient malgré lui, on intercepte ses lettres; n'en doutons pas; car il ne se peut qu'il respire, & qu'il cesse de m'aimer. Chere amie! souviens-toi qu'il faut qu'il ignore à jamais ma défiance, elle m'humilieroit trop à ses yeux; mon cœur m'en fait un crime inexcusable; juge si je souffrirois que Luzan eût quelque chose à me pardonner ........ Il viendra la semaine prochaine: que devenir ce mortel intervalle? .... espérer, ........ craindre, ..... changer mille fois le jour de pensées, sans changer d'objet; t'écrire sans ordre, sans liaison, suivant les différentes impressions dont mon ame est affectée; raison ou délire, tu vois tout, chere amie, & sans ces salutaires confidences, ton Elisabeth. ne pourroit peut-être conserver l'avantage de mériter quelques éloges au milieu des erreurs de son cœur.

Je partage, autant que je le puis, la joie que tu dois avoir du retablissement de la santé de monsieur d'Albi, & de celle de son fils: j'aime cet enfant, sans le connoître, parce qu'il a sçu distinguer ton excellente bonté.

LETTRE LI. D'Elisabeth, à Madame d' Albi.

Le terme de la semaine prochaine, marqué pour le retour du chevalier, me paroît si éloigné & si vague, que je ne puis en attendre la fin: j'aime mieux m'assûrer de mon malheur, que d'être livreé au tourment d'en craindre mille, qui n'éxistent peut-être pas. Les projets flattent les ambitieux & consolent les amants. Mon cœur ne pourroit supporter la cruelle torture de l'incertitude, si mon imagination n'étoit sans cesse occupée de nouveaux plans. J'ai suggéré au baron, par le ministere de Julie, d'aller voir Luzan, sous le prétexte de sa maladie; il n'a pas été difficile de lui persuader que la lettre, qu'il en avoit reçue, avoit un sens très obscur, & qu'en l'interprétant, comme elle devoit l'être, vu les circonstances, elle confirmoit le bruit qui s'étoit répandu sur son compte. Nous lui avons fait remarquer qu'il étoit étrange que le chevalier alléguât des affaires si considérables, qu'il sembloit qu'à peine lui laisseroient-elles le temps de le voir. ..... Le baron, qui a la vanité de vouloir tout deviner, nous a dit qu'il avoit fait ces remarques avant nous, que le tour mysterieux du billet ne lui étoit point échappé. Il l'a tiré de sa poche, l'a relu; il n'y avoit pas un mot, selon lui, qui ne fournît une preuve du duel de Luzan. Julie n'a pti retenir un éclat de rire: je t'assûre, qu'en ce moment j'ai senti quelques remords d'exposer mon oncle à ce ridicule; j'ai été sur le point de lui tout avouer, mais l'intérêt de ma tendresse, la crainte de blesser son amour-propre, m'a arrêtée Pour la premiere fois ma franch se est demeuree comme ensevelie au fond de mon cœur.

Le baron seroit parti sur le champ, si sa chaise de poste, qu'il brûle de faire rouler, parce qu'elle est brillante comme celle d'un ambassadeur. eût été prête: on ne la lui a promise que pour demain ....... N'est-il pas cruel, qu'un motif de vanité prolonge mon supplice? mon oncle a tant d'autres voitures, dont il peut faire usage. Au fond je ne devrois pas me plaindre de le voir si attaché aux choses de luxe; le plaisir de briller le distrait de son amour, il ne m'en parle plus que d'un ton galant, & de maniere à ne m'inspirer aucune crainte pour le malheureux mariage qu'il avoit projetté. J'ai fait promettre dix louis d'or au sellier, s'il vouloit passer la nuit, pour que la chaise fût prête de meilleure heure ...... Tu ne blâmes pas ces démarches, chere amie; elles trompent ma douleur, & la séduisent par l'espérance de leur succès. D'ailleurs, Luzan les ignore; elles ne sont connues que de toi & de Julie. Je n'ose te dire dans ce moment tout le bien que je pense de cette estimable fille; tu croirois mes éloges émanés des services qu'elle me rend, tu n'en prendrois pas une juste idée. Cependant elle mérite d'être distinguée; car elle a des sentiments fort au dessus de son sort.

Demain au soir j'apprendrai enfin les raisons qui retiennent Luzan chez sa mere. Le baron se propose d'y faire une simple visite. Que ne m'est-il permis de le suivre? ...... Que m'apprendra-t-il à son retour? Peut-être que le chevalier se marie, ou qu'il va faire ses vœux ........ O mon Henriette! ton Elisabeth seroit-elle réservée à ce malheur? Non, cela ne sera point, parce qu'il lui seroit impossible d'y survivre, à moins que les tendres soins de l'amitié ne rappellassent sans cesse mon ame fugitive. Mais hélas! ne suis-je pas condamnée à former éternellement l'inutile vœu de te voir? Toujours de nouveaux obstacles à combattre? ............ Amour, amitié, vous faites les délices de mon cœur, le bonheur de mon existence; mais quand cesserez-vous d'en faire le tourment? ...... Henriette! Luzan! Quand jouirai-je, sans trouble, de votre divine présence?

LETTRE LII. d'Elisabeth à Madame d'Albi.

Ah! Henriette! que penser, que dire? Luzan est à Paris, & il ne m'est pas venu voir; Julie l'a vu seul dans le carrosse du comte ........ Dieu! Quelle affreuse énigme! Comment l'expliquer? Il est vrai qu'elle a remarqué qu'il étoit extrêmement abattu .......... Mais il étoit seul, Henriette; & peux-tu concevoir qu'il n'ait pas prosité de cet instant de liberté? J'en suis confondue. Mon ame ne peut suffire à l'excès de ma surprise.

Le baron n'est point encore de retour, & je doute qu'il soit arrivé assez tôt chez la marquise pour y trouver encore le chevalier ...... Ah! je crois l'entendre: sçachons s'il lui a parlé. Je te laisse un moment.

Hélas! non, il ne l'a point vu. Il y avoit deux heures qu'il étoit parti; ainsi il y en a trois qu'il est à Paris. Julie l'a dit à mon oncle, qui, tout de suite, s'est proposé de l'aller voir dès demain matin. Sa curiosité est presque aussi ardente que la mienne, tant il a pris à cœur d'approfondir l'histoire du duel ... ...... Je vais revenir.

Ta pauvre Elisabeth ne sera bien-tôt plus la maîtresse de modérer les transports de son impatience. J'ai déjà monté dix fois à la chambre de Julie, je regarde sans cesse si je ne verrai point le domestique de Luzan, ou Luzan lui-même. Si j'osois, je demeurerois à la fenêtre jusqu'au coucher du soleil: c'est le lieu où je souffre le moins, parce que toutes les facultés de mon être y sont soumises à l'organe de la vue. Mon ame entierement fixée dans mes yeux, ne pouvant alors réfléchir, me laisse un peu respirer ... ...... Passerai-je la nuit sans avoir de ses nouvelles? je ne puis le croire. Il viendra, ou il m'écrira. Qu'en penses-tu, chere Henriette? Il ne seroit pas convenable qu'il me laissât sans me donner quelque marque de souvenir, à moins que cet amant si tendre, si passionné, ne fût devenu insensible; je ne dis pas parjure: car il ne pourroit s'engager ailleurs, sans une métamorphose absolue. Non, jamais le cœur de Luzan ne brûlera pour une autre, tant qu'il animera la même enveloppe, les mêmes traits; & ces yeux où brille la plus vive étincelle de son ame, qui m'ont dit mille & mille fois qu'il m'aimoit, avant que sa bouche eût osé le prononcer, ne me sont ils pas un garant de sa fidélité? ...... Ah cependant, que j'ai besoin d'être rassûrée par sa présence! & qu'il seroit difficile que la mémoire de son amour suppléât long-temps aux preuves dont mon cœur ne peut être privé sans souffrir des tourments plus affreux que que la mort! ...... Avoue, chere Henriette, que toutes les circonstances semblent réunies pour aggraver mon malheur; ton absence, celle de Saintré, à qui je n'ose écrire, par un juste sentiment de fierté; car je te confesse que, malgré la haute opinion que j'ai du chevalier, je crains quelquefois qu'il n'ait changé. Ce seul soupçon m'arrête, dès que je veux prendre la plume pour d'autres que pour toi. Conseille-moi, je t'en conjure, ce que je dois faire à cet égard. Si j'étois encore plusieurs jours dans le cruel doute où je suis ........ Mais cela est impossible, n'est-il pas vrai? Sûrement je verrai Luzan aujourd'hui ou demain; & quand ce doux espoir ne seroit point rempli, le baron m'apprendroit toujours quelque chose, parce qu'il a décidément résolu de lui parler de son prétendu duel ....... Adieu, je t'embrasse bien tendrement Peut-être demain serai-je assez heureuse pour te faire partager la joie de quelque bonne nouvelle.

LETTRE LIII. D'Elisabeth, à Madame d' Albi.

Le triste jour d'hier a fini, la nuit qui lui a succédé n'existe plus, l'aurore a paru, le soleil est au milieu de sa carriere, & l'infortunée Elisabeth est encore plongée dans le chaos de l'incertitude.

Mon oncle est allé ce matin, comme il l'avoit projetté, chez Luzan; il étoit sorti, & ne devoit rentrer, lui a-t-on dit, que fort tard .......... Chere Henriette, crois-tu que je puisse résister long-temps au tourment qui me transporte? Sans cesse hors de moi-même, hors du point de terre que j'occupe, il n'est nul espace que je ne voulusse parcourir: il me semble toujours que je verrai luzan dans tous les lieux que mon imagination présente à mon esprit ..... ..... Mais est ce à moi à le chercher? ah! non, je serois plus tôt la proie des plus vives douleurs, la victime de la pudeur, le martyr de tous les maux réunis, que de m'avilir par une démarche indigne de mon sexe, indigne de l'amie d'Henriette, & de cet estime d'adoration que j'ai sçu inspirer à Luzan. S'il n'est pas en mon pouvoir de rendre son amour éternel, au moins dépendt-il de moi de m'en faire estimer toute la vie ......... Foible dédommagement, je l'avoue, mais absolument nécessaire à mon cœur.

J'ai entendu arrêter un carrosse, j'ai cru que c'étoit lui, j'ai volé à la fenêtre; mais je suis cruellement déçue. C'est une visite qu'envain j'avois prié mon oncle de m'épargner, il l'accompagne lui-même, je ne puis me dispenser de la recevoir.

Chere amie! que la contrainte ajoûte au tourment! Je viens de passer la plus terrible heure qu'il soit possible d'imaginer. Je conviens que je ne puis m'en prendre qu'à ma situation, & non à monfieur d'Arbroc, gros baron allemand, de qui mon oncle s'est passionné à son dernier voyage à la campagne, & qu'il me sollicitoit de recevoir depuis plusieurs jours. De tout ce qui respire & qui n'a pas l'air & les traits de Luzan, monsieur d'Arbroc étoit l'être qui pouvoit le moins me déplaire dans ce facheux moment où mon espoir a été trompé. Il parle peu, n'a aucun ton particulier dans son maintien, dans ses discours. Tout est si naturel en lui, qu'on sent qu'il doit être comme il paroît, c'est-à dire, qu'on ne songe point qu'il soit ni mieux, ni plus mal qu'un autre; mais on le trouve bien Il n'excite ni le perfide mais, ni ces élans d'admiration si souvent démentis par une basse conduite, & dont l'admirateur rougit en s'étonnant de s'être laisse séduire par de fausses vertus. Monseur d'Arbroc paroît n'avoir aucune sorte de prétention, si ce n'est à dire des choses essentielles ou plaisantes. Je le crois d'un caractere franc, ouvert; mon oncle prétend qu'il est âpre dans sa sincérité, un peu enclin à la satyre: je ne m'en suis pas apperçu, & je t'avoue que le jugement de mon oncle m'est-un peu suspect sur ce point. Tu sçais comme il craint que l'on lui dise ses vérités.

Je n'ai tant examiné monsieur d'Arbroc, que pour tâcher de découvrir le principe de sa liaison avec le baron: je n'y ai pas apperçu la moindre analogie; il y a tant de différence entre ces deux têtes, que je ne conçois pas par quel attrait ils sont liés, si ce n'est que le gros allemand, qui est le bon sens personnifié, trouve tout naturel de rendre amitié pour amitié à un homme honnête qui lui témoigne de l'affection. Tu ne sçaurois croire jusqu'où va celle de mon oncle pour cet étranger; quelques mots qui lui sont échappés devant lui, en l'invitant à me faire sa cour, me donneroient de nouvelles inquiétudes, si de plus grandes peines n'absorboient toute la sensibilité de mon ame.

Je me flatte à chaque minute de voir entrer Luzan. Il est inoui que mon espérance se fortifie à mesure que le temps en ruine le fondement. Oui, j'espere que ce jour ne finira point sans offrir à mes yeux le charme de mon cœur.......... Je le verrai, & tous mes maux seront effacés.

Ton mari, ses fils seroient-ils plus malades? tu ne m'écris point; ne sçais-tu pas que tes lettres sont ma seule consolation?

LETTRE LIV. De Madame d' Albi, à Elisabeth.

Tu ne devrois plus être incertaine, chere Elisabeth; la conduite de Luzan t'instruit trop de ton desstin. Il y a trois jours qu'il est à Paris; on l'a vu seul, il ne t'a point écrit, il n'a pas paru chez toi; les raisons, qui l'en ont empêché, ne peuvent venir que de lui. Je veux bien croire que l'inconstance n'a aucune part à ce procédé; mais tu n'en dois pas moins conclure qu'il faut l'oublier. Son silencè est un oracle non équivoque; c'est un arrêt scellé par l'honneur & non par l'infidélité. Je le répete ençore, il en est incapable: mais supposons pour un instant qu'il se mariât, c'est ce qu'il y a de plus vraisemblable; eh bien ne lui pardonnerois tu pas d'obéir enfin à son grand pere? Tu le lui avois conseillé, tu l'exigeas même; lui ferois-tu un crime d'être aussi vertueux que toi, d'avoir un courage égal à celui dont tu lui as donné l'exemple? Tu sçais quelle fut fa soumission pour ses parents jusqu'au moment où il t'a vue. Le respect, l'amour filial, ce sentiment facré ne pourroit-il reprendre ses premiers droits fur un cœur trop égaré par une passion malheureuse, sans être accusé de légereté & de perfidie? Je te connois, mon Elisabeth. N'est-il pas vrai que, si toutes les suppositions, que je fais, étoient des réalités, tu t'affligerois sans ctoute de perdre Luzan? mais le respectable motif de cette éternelle séparation ne seroit-il pas un soutien contre le désespoir? Ne reve-illeroit-il pas tous ces nobles sentiments de ton ame? J'ose en répondre pour toi; oui, car ta vertu existe toujours, quoique le poison de la douleur t'ait depuis quelque temps privée de son activité; c'est un sommeil léthargique que le moindre murmure de l'honneur interrompra. Il te suffiroit d'être persuadée que Luzan n'a fait le sacrifice de son amour, que par obéisfance, je te verrois bien-tôt capable d'une courageuse résolution, & t'assûrer par là le plus pur hommage de son cœur: comme il a l'ame honnête, sa tendresse se convertiroit toute en estime, en admiration. O mon Elisabeth! quelle sublîme divinité tu serois pour lui! Crois-tu que tu perdisses beaucoup à cet échange? Les transports de l'amour épuisent sa source; mais le temps, qui détruit tout, respecte seul les plaisirs du cœur, il les multiplie & les accroît par sa durée. Si tu avois le choix d'épouser le chevalier, avec la certitude qu'il deviendroit indifférent par la suite, ou de le voir uni à une autre, & être sûre qu'il te conservera une constante amitié, ne préférerois-tu pas ce dernier parti? au moins, je le présume de la délicatesse de tes sentiments ........ Hé bien, regles les mouvements de ton cœur sur cet hypothèse; cette précaution ne peut que t'être avantageuse, quelqu'évenement qu'il arrive.

Tu as très-bien fait de ne point écrire à Saintré. Cette attaque furtive ne seroit ni noble, ni convenable; il vaudroit encore mieux t'adresser à Luzan, si tu étois réduite à cet excès de foiblesse, de ne pouvoir imiter son silence. Il vaudroit mieux, dis-je, parler à lui-même, que d'emprunter la voix d'autrui; ces moyens ménagent l'amourpropre, sans sauver la pudeur; sentiment que nous ne devons jamais perdre de vue, puisqu'il est le premier charme de notre sexe.

Je fais mille compliments à ta conscience de t'avoir donné des remords au sujet du vaniteux baron; mais, en vérité, je suis comme Julie, je ne puis m'empêcher de rire de voir que vous avez trouve le secret de l'attacher à la poursuite de Luzan, comme à celle d'une amante chérie. Je crois que, si le chevalier alloit à Péking, vous auriez l'adresse d'y envoyer ton oncle. Je ne suis pas fâchée que vous donniez de l'exercice à sa curiosité; cela évapore son amour au point qu'il me paroît que tu en es entierement délivrée; je dirois volontiers, comme le proverbe, ce bonheur n'ira pas tout seul. Un peu de courage, chere amie, d'abord; je compte que tu me verras la femaine prochaine. Mes chers malades se portent beaucoup mieux. Je t'embrasse aussi tendrement que je t'aime

LETTRE LV. D'Elisabeth, à Madame d' Albi.

Peux-tu bien, cruelle amie, me dire que je ne devrois plus ignorer mon fort, quand chaque jour, chaque circonstance multiplie mes doutes sans en éclaircir un seul? Par les récits qu'on me fait, il est vrai que mes espérances sont toûjours déçues: je ne vis point Luzan, comme je m'en flattois, au moment où je t'écrivis ma derniere; le baron y alla hier matin, il apprit que son grand-pere étoit à Paris depuis la surveille, qu'il n'avoit pas quitté le chevalier, & qu'il ne devoit recevoir personne de toute la journée, qu'ils avoient des affaires considérables. Le valet-de-chambre du comte, à qui mon oncle parla, lui dit, en confidence, qu'il croyoit qu'il étoit question d'une charge pour le chevalier. Si ce rapport est vrai, tu vois que Luzan n'a peut-être pas été maître de disposer d'un moment, & qu'il ne s'agit point de mariage, comme tu as la cruauté de le supposer. Ta lettre m'a causé un trouble inexprimable; j'ai tremblé de tout mon corps en la lisant. J'ai cru quelques instants que quelqu'un t'avoit dit que le chevalier se marioit; mais en examinant la gaieté de tes dernieres lignes, je me suis rassûrée par la juste confiance que j'ai en ton amitié, qui ne te permettroit pas de rire, si ..... ta pauvre Elisabeth étoit sur le point de perdre le bonheur de sa vie. D'ailleurs, peut-il entrer dans l'esprit que Luzan immolât sa tendresse à son devoir, sans daigner me saire participer à la gloire de ce sacrifice, sans tácher d'obtenir mon aveu? Ce seroit un outrage, après ce que j'ai fait, s'il se défioit de ma générosité. Crois tu qu'il fût assez barbare pour me priver de la seule satisfaction dont je pûsse être susceptible, si le cruel sort nous séparoit? Quand je réfléchis sur tous ces points, je ne suis plus effrayée de tes désolantes suppositions. Non, Luzan n'en épousera pas d'autre qu'Elisabeth, à moins qu'on ne lui en fasse la loi ........ Mais hélas! aurois-je maintenant la force de la lui prescrire? mon cœur se meurt à cette seule pensée. Au reste je dois la bannir d'après les circonstances & mes propres conjectures{??} On achete une charge au chevalier; peut-être est-il important, pour notre commun bonheur, de cacher jusqu'à l'ombre de notre intelligence, afin d'écarter tout soupçon pendant ce moment de faveur qui ne lui est, sans doute, accordé que sous d'onéreuses conditions, dont il se croit en droit de se dispenser, dès qu'il aura recouvré sa liberté. Quelqu'embarrassée que je sois de justifier sa conduite, je sens qu'il m'est encore plus difficile d'accuser son cœur. Enfin ce qui ranime ma patience expirante, c'est que ce fatal mystere ne peut rester long-temps impénétrable pour nous. Mon oncle ne se rebute point de ses vaines poursuites; il doit encore y aller demain: on lui a comme promis, par faveur singuliere, qu'il parleroit au chevalier, sinon après demain sûrement.

Je ne me lasserai point de répéter (parce que les plaintes soulagent les malheureux,) que si Saintré étoit ici, je n'aurois pas demeuré vingt-quatre heures dans l'affreuse incertitude où je suis: mais je me ferois clouer les doigts plus tôt que de lui écrire, puisque tu ne me le conseilles pas. Je me condamnerai à l'horrible supplice de ne plus te dire combien je t'aime, avant que de rompre le silence la premiere avec Luzan; ainsi sois tranquille sur mes actions: mais je ne répondrois pas des effets de mon désespoir sur moi-même si ...... ah n'achevons pas, chere Henriette! Ne crains rien, le souvenir de ta tendre amitié sera toujours tout-puissant sur mon ame, je le crois.

Adieu, à demain si j'ai des nouvelles. Tu m'en as donné une charmante. Quoi! je te verrai la semaine prochaine, chere amie; ce bonheur m'aideroit à supporter bien des choses; mais peut-être tout ira-t-il au gré de mes souhaits? ....... Eternel peut-être! Quand ne te prononcerai-je plus pour le même objet?

LETTRE LVI. De Madame d' Albi à Elisabeth.

Les plus petites causes seront-elles perpétuellement un obstacle aux plus importantes actions? Car te voir, te consoler, seroit ma plus intéressante affaire. Cependant j'en suis sans cesse empêchée par de nouveaux inconvénients. Je ne puis plus aller à Paris la semaine prochaine, comme je m'en étois flattée: une sœur de monsieur d'Albi, de qui je dois nommer l'enfant, croit toucher au terme de sa grossesse; ce calcul peut être faux d'un mois, & même plus encore; je n'en serai pas moins enchaînée ici tout ce temps par bienséance, comme s'il étoit impossible de me remplacer. Je suis furieuse en secret contre la tyrannie des usages du monde, auxquels il faut sacrifier le plus saint & le plus cher des devoirs. Soulager les peines d'un ami par sa présence, ses soins & ses caresses, n'est-ce pas la premiere obligation du cœur, & ne devroit elle pas être sacrée pour toute ame sensible? Cependant si j'osois suivre ce qu'elle me dicte, que je m'absentasse dans cette circonstance, monsieur d'Albi & toute sa famille murmureroit de mon procédé. Envain j'apporterois pour excuse tes chagrins, dont il faudroit déguiser la cause, l'on seroit mécontent, & l'on ne parleroit de ton Henriette, que comme d'une femme sans considération pour ses proches, sans égard pour la décence. On traiteroit mon amitié de folie, parce qu'elle iroit au-de-la du discours. En vérité, je n'eus jamais tant d'amertume contre les jugements du public, parce que ta situation devient plus fâcheuse, & que je ne puis te secourir d'une maniere efficace. Si je pouvois te parler, il est mille choses essentielles que je te dirois, & que je ne puis hazarder, n'étant pas à portée d'adoucir les tristes impressions qu'elles te feroient. Je t'avoue que je souffre beaucoup de te voir interpréter si favorablement la conduite du chevalier; que ton amour & celui qu'il eut pour toi, empêchent ton cœur de le soupçonner, cela est tout naturel! Mais que ton esprit se refuse à l'évidence des conjectures, c'est ce qui m'afflige réellement, ce qui m'allarme pour les suites. Infortunée Elisabeth! tu es, depuis quelques jours, comme les malades abandonnés, de qui les maux parvenus au dernier période, changent tellement l'existence, qu'ils ne sentent plus leurs atteintes, parce qu'elles sont universelles. Dans tous les récits que tu me fais, je ne vois pas un seul motif d'espoir, tout est contradictoire à tes conclusions, & cependant ton espérance est plus vive que jamais ......... Chere amie, pourquoi ne pas te résoudre au sort qui t'est assigné par la providence? pourquoi ne pas préparer ton ame à l'accomplissement de ses décrets? ........... Hélas! pourquoi, moi-même, n'ai-je pas la force de porter le premier coup à ton cœur, pour affoiblir l'horreur de celui qu'on te prépare sans doute? .......... Ah! chere Elisabeth, si tu voyois au moins couler mes larmes, si je pouvois te presser contre mon cœur, la tendre amitié te consoleroit peut-être des malheurs de l'amour. O mon unique amie, ma bien aimée! que tu m'es chere, que tu es nécessaire au bonheur de ma vie! Mon cœur n'a d'existence que par tes sentiments; sans toi je languirois au milieu des plaisirs, mon seul vœu seroit la fin de mes jours, dont je vais te destiner tout l'emploi; car il est certain qu'avant six mois la charge de monsieur d'Albi sera vendue, ou pour mieux dire, un autre en prendra possession; c'est un de nos parents qui l'achette: des arrangements de famille ne lui permettent pas de l'exercer de quelque temps. On nous fait espérer que ce terme pourra être abrégé. Je sçais cette heureuse nouvelle d'aujourd'hui; ne trouves-tu pas qu'elle compense la promesse que je ne puis tenir?

La confidence du valet babillard ne me paroît pas fondée; j'y crois d'autant moins, que les maîtres prudents donnent volontiers le change à la curiosité de leurs domestiques; de sorte qu'on doit interpréter leurs rapports, comme les bonnes femmes disent, qu'il faut expliquer les songes, toujours dans un sens contraire à celui qu'ils présentent.

LETTRE LVII. D'Elizabeth à Madame d'Albi.

Ociel! que viens-je d'apprendre? ........ Il épouse mademoiselle de N***** la chose est trop sûre; il l'a dit lui-même à mon oncle; le mariage est déclaré d'aujourd'hui ........ Le voilà donc éclairci ce fatal mystere qui déchire mon cœur, qui le fait mourir sans éteindre la flamme qui le consume: une flamme qui, dès ce moment, perd toute sa pureté .....!.. Qui moi? je brûlerois d'un feu criminel! Henriette, ne frémis-tu pas à cette seule idée, & n'aimerois-tu pas mieux me voir anéantie? Ah! si ma douleur ne creuse promptement le sanctuaire qui rend tous ses traits impuissants, crois que ton Elisabeth sçauroit mourir avant que d'exhaler un coupable soupir ....... Adieu, tendre amie ....... ma plume m'échappe, mes foibles mains ne peuvent la retenir, & mon ame ne trouve plus d'expressions pour rendre sa déplorable situation.

LETTRE LVIII. De Madame d' Albi, à Elisabeth.

Elisabeth! mon Elisabeth! que ma voix plaintive ranime ton courage pour rassûrer ton Heniette, à qui tu causes mille morts par la crainte que tu viens de lui inspirer! Voudrois-tu me rendre plus malheureuse que tu ne l'es dans ce funeste moment? Tu perds, il est vrai, l'idole de ton cœur; mais il te reste une amie sincere, qui ne veut vivre que pour t'aimer; & moi, que me resteroit-il, si tu succombois à ta douleur, comme tu le désires? ... ........... Ah! chere Elisabeth, que les cris de mon cœur allarmé rappellent le tien à l'amitié, à ce sentiment qui fit ta félicité; ou s'il n'a plus de pouvoir sur ton cœur, que la pitié du moins t'éleve au-dessus de tes malheurs, pour épargner à ton amie le plus affreux qu'elle puisse éprouver? Sois généreuse, soutiens le fardeau de la vie pour ne pas couvrir la mienne d'un éternel voile de douleur. ...... C'est trop te demander, peut être, sans rien t'offrir: mais parle. Que désires-tu de moi? Je vole au moindre signe. Oui, je suis prête à braver les discours injurieux que mon absence pourroit exciter; les plaintes de monsieur d'Albi, celles de sa famille, celles du monde entier, ne m'arrêteroient pas, si tu me dis que ma présence soit nécessaire à la sûreté de tes jours ......... Si tu pouvois voir l'état où ta lettre m'a plongée, j'ose croire que tu oublierois une partie de tes maux pour me consoler des miens. ...... Hélas! c'est donc envain que par des suppositions, trop réelles, j'ai essayé de préparer ton cœur au coup qui l'accable? inutile avertissement! Ta malheureuse confiance t'a dérobé l'éclair; tu as senti la foudre sans l'avoir prévue; c'est ce qui te persuade que tu en es mortellement frappée. Moi-même j'en serois effrayée, si je n'espérois que, mes larmes, mon amitié, mes prieres auront plus de pouvoir pour t'engager à vivre, qu'elles n'en eurent lorsqu'il s'agissoit de résister aux sollicitations de Luzan.

Il y a plusieurs jours que je suis instruite de la funeste nouvelle que tu as cru m'apprendre. La belle-sœur de madame de N***** avoit envoyé régulierement pendant la maladie de monsieur d'Albi s'informer de sa santé. Dès que je fus libre de sortir, j'allai lui en faire mes remerciements. Elle m'apprit que le mariage de sa niéce, avec le chevalier, étoit renoué, que la comtesse avoit tant prié, tant sollicité son mari, qu'elle l'avoit dêterminé à consentir à tous les articles qu'on exigeoit, excepté celui des diamants, que les tantes de mademoiselle de N****, qui sont en grand nombre, se proposent de remplir par les présents de noces. Le chevalier ne se nommera plus Luzan; il prend le nom & le titre de marquis de Mirinville; la belle-sœur de madame de N**** me fit encore beaucoup d'autres détails, que je réserve pour un temps moins malheureux.

Me pardonneras-tu, chere amie, la foiblesse que j'ai eue de te cacher ces tristes vérités, qui t'auroient peut-être paru moins affreuses annoncées par ton Henriette? Tu dois connoître quel a été mon motif. D'ailleurs, je t'avoue, que je me flattois toujours que quelque nouvel obstacle de la part de la famille de mademoiseile de N**** qui ayant tout obtenu, abuseroit de la foiblesse du comte pour exiger davantage, feroit manquer une seconde fois ce fatal hymen. Je te dirai plus: je comptois aussi qu'après toutes les résistances du chevalier, & ses excessives preuves d'amour qu'il t'avoit données, il ne consentiroit point a en épouler une autre, & j'en douterois encore, s'il ne l'avoit dit lui-même à ton oncle. Je ne puis rien dire pour sa défense, ni pour sa condamnation; car tu sens bien que les parents de mademoiselle de N**** ignoreront à jamais de quelle maniere la chose s'est passée entre lui & son grand-pere; si l'on avoit usé de violence ou d'adresse, il paroîtroit tout simple qu'il t'eût écrit ou pris la fuite au premier instant de liberté: mais son silence prouve trop que c'est du libre consentement de sa volonté. Cependant je suis intimement persuadée que sa tendresse pour toi fut sincere, parfaite & fort audessus des passions ordinaires. Je m'épuise en vaines réflexions sur ce sujet; il m'est impossible de concilier ce qui s'est passé avec ce qui existe. Je serois presque tentée d'écrire moi-même à Saintré; mais hélas! ce que nous apprendrions changeroit-il ta destinée? Toutes les démarches, qu'on fait, sont autant de liens qui resserrent la malheureuse chaîne que l'honneur oblige de rompre. Tu crains de pousser de coupables soupirs; cette même crainte me répond de la pureté de ton cœur. Rassûre-toi, chere Elisabeth, consens à vivre pour donner l'exemple de l'amitié la plus parfaite, de l'amour le plus rare & des sentiments les plus honnêtes qu'il soit possible d'imaginer. J'embrasse tes genoux & les couvre de mes larmes, pour te supplier de m'écrire sitôt ma lettre vue.

LETTRE LIX. D'Elisabeth à Madame d'Albi.

Tendre amie, que tu es séduisante! Tes prieres ont la puissance des decrets émanés du souverain du monde. Il n'est pas plus possible de te réfister, que de se soustraire à la volonté de celui qui peut tout ........ Tu veux donc que je vive ....... Peux tu bien le vouloir, quand la moitié de moi-même m'est ravie? quand je suis condamnée à ne plus connoître que les tourments de l'amour, & le trouble d'une conscience allarmée. ....... Ah, si tu pouvois descendre en moi-même, voir ce que je soussre, l'humanité seule te feroit désirer ma mort. Il y a des instants où ma douleur concentrée au fond de mon cœur, le dissout, pour ainsi dire, & me plonge dans un état d'anéantissement que je pourrois appeller heureux, si les réflexions qui succedent à cette léthargie de l'ame, ne rendoient ma situation mille fois plus douloureuse. Quelquefois, il me semble que si je pouvois être convaincue que Luzan ne m'a séduite que par de fausses vertus, le mépris m'auroit bien tôt guérie; mais hélas! plus souvent encore je ne sens que ma tendresse & la perte de son objet, qui m'est encore plus cher depuis que je suis sans espoir ..... Sans espoir, que dis-je parjure de mes plus intimes sentiments? Oui, ne crains pas que l'espérance ne trouve plus de place dans mon cœur. Envain la raison la chasse d'un côté, l'amour la rappelle de l'autre & l'y rétablit contre tout obstacle .......... Sur quoi fondé, diras-tu? ....... ah! Henriette, j'en rougis! Mais ne sçais-tu pas que le moindre évenement favorable trouve crédit sur l'esprit des malheureux, cela seul les empêche de succomber à leur infortune.

La célébration du mariage, qui devoit se faire dans trois jours, est remise à la quinzaine, parce qu'il est survenu un gros rhume à mademoiselle de N**** Mon oncle m'a apporté cette nouvelle aujourd'hui; il la tient d'une tante de mademoiselle de N**** qui avoit déja acheté le présent de noce. C'est une garniture de points, d'un très-grand prix. Il y avoit quelque réparation à y faire. Le baron, qui connoît l'adresse de Julie pour ces sortes d'ouvrages, & qui d'ailleurs, va mendiant toutes les petites commissions des femmes pour se rendre important auprès d'elles, & dire impunément à tout le monde qu'il est accablé d'affaires, a offert à la dame de lui rendre ses dentelles parfaitement raccommodées; il a apporté la garniture à Julie, qui étoit alors dans ma chambre; il lui a promis dix pistoles. Cette pauvre fille a pâli, comme si on lui eût présenté une coupe empoisonnée. Elle s'est excusée de la prendre sur ce que sa vue n'étoit plus assez bonne pour un travail si fin. J'ai pénétré son motif, je lui en ai sçu un gré infini. Cependant ne tenant point à des niaiseries de cette nature, je l'ai pressée de s'en charger, mais inutilement. Dès que nous avons été seules, elle m'a dit, d'un ton pénétré, que je lui aurois fait un grand chagrin, si je l'eusse forcée, par mes ordres, à m'obéir; que non-seulement les dix pistoles, que monsieur le baron lui promettoit, la touchoient peu, mais qu'elle y en joindroit de bon cœur vingt autres, qu'elle tenoit de mes bontés, pour que ce maudit mariage ne se fît pas ......... Je l'ai embrassée, comme si elle eût été ma sœur ... ...... Ah! ma chere, comme les besoins & les passions franchissent la distance que le préjugé a établie entre les hommes; cette fille est réellement digne d'une amitié distinguée. Je me reproche de n'avoir pas rendu plus tôt justice à son mérite, & sur-tout, de l'avoir tenue si éloignée de moi: mais je promets que c'est la derniere épine de la fierté des Chandermant; ils ne me l'avoient inspirée, hélas! que parce que le malheur ne leur avoit point appris, comme à leur triste fille, à réfléchir.

Tu ne sçaurois concevoir combien Julie m'est d'un grand secours dans cette affreuse circonstance. Je lui parle jour & nuit de mes peines. Elle me plaint; sa pitié me touche, que feroit donc la tienne? Mais je ne dois pas abuser des généreuses offres que tu me fais de mépriser toutes considérations humaines, pour voler auprès de ton Elisabeth. Je ne doute point du plaisir que ton cœur y trouveroit; mais je sçais ce qu'il en couteroit à ta prudence: si je te suis chere, tes devoirs te sont sacrés; tu ne pourrois les sacrifier sans souffrir. Il ne faut donc pas d'un mal en faire deux. Laisse-moi porter seule l'horrible poids de mon infortune, j'espere n'en point être accablée, tant que mon cœur sentira, comme dans ce moment, qu'Henriette m'aime, que je suis nécessaire à son bonheur; je consens de vivre à ce prix, quoique destinée à consumer lentement le tissu de mes jours par l'amertume de mes larmes. Chere amie! un seul espoir me reste à cet égard; c'est que l'exemple de tes vertus excitera, peut-être, dans mon ame le désir de t'imiter. Comme moi, tu fus la victime d'une passion malheureuse, comme toi, sçaurai-je en triompher? Hélas! je ne crois pas que cela soit en mon pouvoir.

Informe-toi, je t'en prie, de la belle-sœur de madame de N**** qui me paroit être la gazette de sa famille, si le rhume de sa niéce n'est point une fable pour cacher quelque nouveau mystere.

Si la sœur de monsieur d'Albi accouchoit aujourd'hui, je te verrois donc après demain; il me semble qu'il n'y a plus que ce motif qui te retienne. Que je vais faire de vœux pour sa délivrance! Je défie tous ceux qui prennent le plus grand intérêt à ses jours, d'en former de si ardents que les miens.

J'oubliois de te dire que mademoiselle de N**** a une grosse fiévre: cet état peut dégénérer en fluxion de poitrine. Comme elle est d'une santé très delicate, il seroit difficile de la tirer de cette maladie, & ....... Téméraire réflexion, ne viens point corrompre la pureté de mes sentiments par tes coupables erreurs! Mon cœur t'abhorre, quoique tu flattes sa passion .......... Henriette! voilà, voilà le tourment où je ne cesserai d'être livrée. Ne pouvoir respirer sans crime ....... Dieu, que je suis malheureuse!

LETTRE LX. De Madame d' Albi, à Elisabeth.

Ne te plains pas, chere Elisabeth, tes malheurs ajoutent à ta propre gloire, & font éclore des vertus que toi seule sçais porter au plus haut degré. Que tu es estimable à mes yeux, & précieuse à mon cœur! J'adore tes scrupules; il ne te faut point d'autres armes pour vaincre ta passion. Que mes raisonnements seroient foibles! que la conviction même de l'infidélité de Luzan seroit impuissante en comparaison de cette barriere, que ta conscience a placée entre l'honneur & l'amour! Ne crains donc pas de flétrir le principe de ta vie par l'amertume des remords. Tu m'as dit cent fois que tu ne pourrois aimer, s'il falloit rougir de tes sentiments. Ces paroles sont gravées dans mon cœur en caracteres sacrés; je suis convaincue qu'il ne t'arrivera jamais de les effacer.

Je viens de chez la belle-sœur de madame de N**** Elle arrivoit de Paris, où elle avoit été uniquement pour la maladie de sa niéce; car c'est une femme qui voyage, dès que le plus petit parent a seulement un remede à prendre, si fort elle a à cœur d'être à la tête de tout ce qui se passe dans sa famille. Si son service à la cour ne l'eût rappellée, je fuis très sûre qu'elle n'auroit pas quitté sa niéce, qu'elle ne l'eût vue enterrée ou mariée.--Bonjour, charmante amie, m'a-t-elle dit, vous venez bien à propos; vous êtes la seule personne, avec qui je trouve quelque consolation; plaignez moi: ma niéce se meurt.--Ah! madame, est-il possible? Qu'a-t-elle donc?--Ce qu'elle a? ah, chere madame d'Albi, ne m'en parlez pas! Je suis anéantie; & pour surcroit d'adversité, je n'ai pu passer que vingt-quatre heures à Paris.--Ce temps n'a-t-il pas suffit, pour vous instruire du genre de maladie de mademoiselle votre niéce?--Sans doute; mais à peine étois-je arrivée chez ma belle-sœur, que la surannée vicomtesse de ***** couverte de blanc, de rouge & de rubans couleur de rose, vint y faire visite, s'empara de moi, comme de la personne la plus considérable, selon ses idées. Imaginez-vous que c'est la femme la plus provinciale dans ses préjugés, sa conversation. J'en fus excédée dès le premier quart-d'heure. Tous mes nerfs furent si cruellement tiraillés, que je levai le siége, sous prétexte d'aller voir ma niéce. Vain subterfuge! Elle me pria à souper, je m'en défendis; elle se mit presque à mes pieds pour me déterminer. Je cédai, par foiblesse; elle m'entraina plus tôt que je ne la suivis. Connoissez-vous rien de si ignoble que ces sortes de violences?--Il est vrai, madame, que cela est gênant, sur-tout dans le cas où vous étiez; car je présume que vous auriez désiré rester auprès de votre niéce, & veiller aux soins qu'exige sa maladie.--Cela n'est pas douteux; mais vous sçavez, aussi-bien que moi, comme il est difficile de résister aux assommantes politesses des personnes avides du monde d'un certain ordre.--Vous fûtes donc obligée de suivre cette dame, sans avoir vû mademoiselle de N****--Assurément. Convenez que cela est horrible. Dès que nous fûmes arrivées chez la vicomtesse, elle depêcha ses gens, comme autant de couriers, dans tous les quartiers de Paris, pour inviter la marquise de **** l'abbé ***** la présidente ***** la comtesse de **** la maréchale de ***** &c. &c. &c. &c. Les valets, aussi gauches que leur maîtresse, lui firent répéter dix fois les noms des personnes chez qui elle les envoyoit. Elle craignit, sans doute, qu'un si petit nombre ne me prévînt mal contre la splendeur de ses soupers, qu'elle m'avoit assûré être délicieux. Elle me dit qu'elle avoit eu trente personnes la veille, qu'elle comptoit sur quarante ce jour-là, & qu'elle espéroit que je me féliciterois du sacrifice que je lui avois fait. Nous étions seules. Elle fit prier sa belle-fille de descendre, elle me la présenta. Je crus voir une iroquoise. Elle balbutia quelques mots entre ses dents, comme un enfant qui n'auroit jamais parlé qu'avec sa gouvernante. Cela ne m'empêcha pas d'adresser un compliment à la vicomtesse, sur le bonheur d'avoir une si aimable bru. La petite sotte n'en devint pas plus jolie. Elle se plongea indécemment dans son fauteuil, & passa le reste de la soirée, comme si tous ses sens eussent été dans une absolue léthargie. Je dois rendre justice à la pauvre vicomtesse; elle donnoit la torture à son imagination pour m'amuser. Elle fit demander son fils le chevalier, son fils le comte, son fils le colonel. Tous ces illustres fils vinrent enfin nous faire compagnie en attendant l'assemblée.--Elle vous avoit donc amenée de bien bonne-heure?--Mon dieu oui, pour mon malheur! car je faillis périr d'inertie. Il arriva du monde. On parla de jouer: le plus âgé des freres proposa le quadrille ... ...... ah! mon fils, lui dit à l'oreille la vicomtesse, y pensez-vous? proposer le quadrille à une femme de la cour, ce seroit nous couvrir de ridicule: le ouisk, ou le brelan, sont les seuls jeux supportables. On se détermine pour le ouisk, en faveur de la nouveauté. La partie n'étoit pas achevée, que la salle fut remplie des quarante personnes annoncées. Je suffoquois déjà de vapeurs d'être ainsi renfermée; j'aurois voulu faire quelques tours dans le jardin, ou trouver dans d'autres piéces un clavessin, en toucher, chanter ou lire: mais on n'a pas d'idée de ces plaisirs, ni de cette agréable liberté chez la vicomtesse; on n'y parle que de jeux & de repas.--Sur ce pied-là, je vous plains fort d'y avoir passé plusieurs heures.--Oh, ce fut bien pis, quand le cercle fut entierement formé! Nous nous regardions tous, comme si nous eussions été des habitans des quatre parties du monde. Au stupide silence qui regnoit, je m'apperçus que la vicomtesse étoit plus jalouse de la quantité que de l'espece. Sa vanité satisfaite d'avoir nombreuse, compagnie chez elle, me prouva qu'elle n'étoit pas délicate sur le choix. Elle avoit eu la mal-adresse de rassembler des personnes qui ne se connoissoient pas, ou plûs tôt, qui n'étoient point faites pour être ensemble. Les femmes étoient guindées sur la plus haute colomne de la fierté, se tenant sur la défensive, selon la sotte coutume qu'elles ont entre elles de ne pas vouloir attaquer les premieres, lorsqu'elles ne sont pas intimement liées: les hommes, trop serviles copistes des femmes de leur coterie, me parurent d'une affectation, d'un embarras insoutenable. On lisoit sur tous les visages l'impatience de se mettre à table, pour avoir une contenance. Ce bien-heureux moment arriva enfin. Je pensai alors, que puisqu'on n'avoit d'autres ressources dans cette maison que le jeu & la table, on y médiroit, sûrement, au milieu du repas. Je comptois être dédommagée, & faire ample provision d'anecdotes galantes de la ville.--Votre espoir ne fut pas déçu, sans doute.--Pardonnez-moi, madame, il le fut, & de la maniere la plus cruelle. On ne parla uniquement que de la grossesse, des couches de la bru, de la nourrice, d'un hôtel superbe qu'on vouloit louer, d'une charge qu'on achetoit à mon fils le chevalier, des campagnes de mon fils le colonel. Seulement la vicomtesse avoit l'attention, plus tôt la manie, de me faire des questions sur la famille royale. Je remarquai que la plus grande partie des convives se cachoit avec leur serviette pour bâiller: & moi, ma chere madame d'Albi, je puis vous assûrer que je sortis de cette maison totalement submergée dans la quintessence de l'ennui.--Cela est désagréable.--Désagréable? dites détestable--J'en conviens, madame, sur-tout dans la triste circonstance qui vous avoit attirée à Paris.--Certainement, elle est des plus fâcheuse; car en rentrant chez ma belle-sœur, j'appris que ma niéce avoit été saignée deux fois de l'avis de monsieur Patibe, vieux médecin, qui n'a pour lui que son expérience.--C'est beaucoup, madame.--Bon! cela ne signifie rien, comme vous le verrez, & il est heureux pour mademoiselle de N**** que j'aie été à Paris. Je persuadai à sa mere de faire appeller monsieur Dolin, jeune médecin, de beaucoup d'esprit, très à la mode, & d'une grande réputation pour les maladies de vapeurs. C'est l'époque de ma maladie qui le mit fort en vogue. Depuis ce temps, presque toutes nos jolies femmes de la cour se sont gouvernées sur ses ordonnances. Il n'y en a pas une qui ne s'en soit miraculeusement trouvée.--Cela est heureux; & mademoiselle votre niéce est en bonne main. Je vous en réponds: mais malgré ses brillants succès, il est d'une complaisance unique. Il m'avoit ordonné le cheval, ainsi qu'à plusieurs de mes amies; hé bien, madame, croiriez-vous qu'il laissoit ses malades pour nous accompagner? Il est si amusant, que nous nous le disputions. J'étois la préférée; cela excitoit des jalousies, des rivalités qui me réjouissoient au-de-la de toute espece de plaisir. Un médecin de ce caractere est d'une grande ressource pour celles qui sçavent distinguer son mérite. Je le crois bien: il écrit, oh! à miracle! J'attends ce soir, ou demain, son bulletin; je veux que vous le voyiez.--Vous êtes bien bonne, madame, vous me ferez donc la grâce de me l'envoyer, Très sûrement, vous y pouvez compter.--Oserai-je vous demander, s'il m'instruiroit de la maladie de mademoiselle votre niéce.--Oh! ma chere, je puis vous satisfaire à cet égard; est-ce que je ne vous l'ai pas détaillée, il n'y a rien de plus facile: c'est un crachement de sang considérable, causé par l'excès de la danse. Ma niéce l'aime à la fureur, nous ne lui connoissons que ce goût-là. En conséquence, c'est un plaisir qu'on lui procuroit le plus qu'il étoit possible. Il y a quelques jours qu'elle s'y livra si inconsidérément, qu'il en est résulté un dangereux accident, au dire de cette vieille caboche de Patibe; car il prétend qu'elle a le poumon intéressé, & que le mariage lui seroit très contraire: mais monsieur Dolin nous a protesté qu'il n'en étoit rien. Enfin, j'attends avec impatience les premieres nouvelles qu'on doit m'envoyer par un courrier extraordinaire.--Ce sera m'obliger essentiellement, lui dis-je; vous ne sçauriez comprendre à quel point je m'intéresse à la santé de mademoiselle votre niéce.

Il vint du monde, je la quittai & je crois, chere Elisabeth, que tu n'es pas fâchée de nous voir séparées; car je t'ai fait essuyer un récit plus froid, & quatre fois plus long que ceux qui nous excedent dans certaines tragédies; mais il est juste que tu partages l'ennui & l'impatience que celui-là m'a causé. Tu vois, par mon exactitude à te rendre les détails, que je n'ai pu être instruite de la source de la maladie de mademoiselle de N**** qu'après avoir écouté cent choses étrangeres à tes intérêts. C'est ainsi que les demandeurs, en tous genre, sont forcés de s'asservir à des complaisances qu'ils n'auroient pas, s'ils ne préféroient la satisfaction de leurs désirs, quelqu'avilissement qu'il leur en puisse couter. Quant à moi, je n'étois à la gêne, en écoutant la belle-sœur, que par ma vive curiosité sur ce qui concernoit la maladie de sa niéce. Ce que j'ai appris à ce sujet valoit la peine d'être attendu, & tu serois de bien mauvaise humeur, ou fort injuste, si tu te fâchois contre Henriette, du plaisir qu'elle trouve à te prouver combien sa mémoire est fidelle. D'ailleurs, je t'avouerai que mon intention est d'éviter toute espece de raisonnement sur l'amour & l'étrange conduite du chevalier, parce que c'est la meilleure voie pour parvenir à la fin de ta douleur. Les réflexions sur sa cause, sont le seul aliment qui l'entretienne; je t'avertis donc que je les bannis dès ce jour de mes lettres, à moins qu'un évenement, qui n'est pas impossible, ne nous rende la liberté d'espérer.

J'aime le bon cœur de ta Julie, & les sentiments que tu as pour elle; mais je ne voudrois pas que tu lui parlasses sans cesse de tes peines: c'est montrer trop de foiblesse devant une personne à qui tu dois le meilleur exemple, puisque tu as l'empire fur ses actions. Je ne puis douter qu'elle ne te soit attachée; mais ce n'est point assez, il faut t'en faire respecter Si, comme moi, elle connoissoit le fond de ton cœur, il n'est point d'hommage qu'elle ne rendît à tes vertus; mais fais attention, ma chere, que tu ne t'es ouverte à elle, que depuis l'instant où l'amour est devenu plus fort que la raison. Tu ne l'as mise dans ta confidence que par le besoin que tu avois de ses services. Elle ignore les généreux sacrifices dont tu fus capable; songes que plus le sort a mis d'intervalle entre vous, plus tu dois respecter son état en t'efforçant de triompher, à ses yeux, de tes foiblesses; & te montrer, par-là, digne de la fortunée prédilection de la providence.

Malgré tes ferventes prieres pour la délivrance de ma belle-sœur, elle n'accouche point; redouble-les, s'il est possible; mais je crains que tu ne sois encore plus occupée de l'amant que de l'amie, & je devine d'ici, quoique tu ne me le confesseras pas, que tu m'attendras plus patiemment, maintenant que je puis te donner presque tous les jours des nouvelles de la santé de mademoiselle de N****.

Je t'embrasse avec une tendresse que je ne sentis jamais si vivement. J'enferme dans ma lettre mon cœur, mon ame, toutes mes facultés intellectuelles, en attendant que leur enveloppe puisse les suivre. Ce sera bien-tôt; au moins je m'en flatte. Ah! chere Elisabeth! comme je te presserai dans mes bras! Mes yeux pourront-ils assez te voir au gré de mon cœur? Je veux te forcer de dire alors ......... Dieu! que l'amie d'Henriette est heureuse!

Ecris-moi, je t'en conjure, & quoique je t'aie prié de modérer tes plaintes avec Julie, ne te contraints point avec moi. Que ta lettre soit remplie de gémissements, si tu en es soulagée! verses ta douleur par torrent dans mon sein! & puisse mon cœur, en la recelant toute entiere, en épuiser la source!

LETTRE LXI. D'Elisabeth, à Madame d' Albi.

Par quel miracle, chere Henriette, puis-je t'écrire si-tôt, & t'assûrer, dans toute la tendresse de mon cœur, que je t'aime? Je sors de l'état le plus terrible dont il ne me reste qu'un peu de foiblesse. Il y a environ trois heures, qu'appuyée sur la fenêtre du balcon, où j'étois seule, j'aspirois après l'arrivée de ton courrier, qui m'a en effet apporté ta chere lettre. A peine achevois-je de la lire, que j'ai vû .... ...... ah! j'en tressaillis encore! j'ai vu Luzan s'avancer jusqu'au pied de l'escalier, & pliant un genou en terre, il m'a jetté un regard si attendrissant, que cette touchante image ne s'effacera jamais de mon souvenir. Entrainée par la surprise, mes mains se sont élevées au ciel; je ne sçais quel effet a produit ce mouvement sur le chevalier: mais je l'ai vu fuir avec une précipitation incroyable. J'ai senti tous mes membres s'affoiblir; mes jambes se sont dérobées au soutien de mon corps. J'ai tombé, non sans connoissance, car les traits de Luzan venoient de faire une trop vive impression sur mon cœur, pour que je pusse cesser de sentir, mais j'étois privée de toutes mes forces, & je n'existois plus que par le sentiment de mon amour. Cet état etoit trop délicieux pour être durable. Un tremblement violent & presque convulsif a succédé à cette divine existence. On m'a obligée de me coucher. Julie vivement allarmée d'une si subite révolution, brûloit d'en sçavoir la cause, sans oser me la demander; & je me suis bien gardée de l'en instruire, d'après les sages observations que tu me fais à cet égard. Je m'en suis d'autant plus abstenue, que je suis très sûre que personne de la maison, pas même le suisse, n'a vu l'action de Luzan, parce que l'escalier, comme tu sçais, est situé de façon qu'on ne peut l'appercevoir de la loge, & il n'y avoit qui que ce soit dans la cour; ainsi je suis tranquille sur le secret de cette étonnante scène J'aurois été très affligée que quelqu'un en eût été témoin. Quels propos desavantageux n'auroit-on pas tenus dans la circonstance présente! & de tous les malheurs, celui qui porte atteinte à la réputation est, sens doute, aussi celui dont on doit être le plus inconsolable.

J'ai eu un accès de fiévre qui m'a duré une heure; il a été si violent, que je me flattois déjà toucher au terme de mes maux; mais un sommeil tranquille, dont je n'avois pas joui depuis long temps, a entierement rétabli. le calme dans mes sens. Je me suis fait. habiller, j'ai défendu qu'on fît part à mon oncle de mon indisposition, parce qu'en supposant que le suisse lui parlât, en rentrant, de la prétendue visite du chevalier, je craindrois, qu'en combinant l'heure de mon accident, il ne se doutât d'une partie de la vérité, & certainement je dois la lui cacher plus que jamais; car ses persécutions recommencent, non pour son propre compte, car il a totalement renoncé au projet de m'épouser; mais il voudroit me marier à un autre lui-même. Et cet autre, le devinerois-tu, Henriette? C'est monsieur d'Arbroc, ce nouvel ami, dont je t'ai parlé, & pour qui il a pris une si belle passion. Qu'il sera heureux, me répete t-il sans cesse, du bonheur de cet honnête baron! Par ce mariage, il me constitue son unique héritiere: il n'y met qu'une clause; c'est que je ne me séparerai jamais de lui. Ces propositions ne m'ont été faites que depuis la funeste déclaration de l'hymen du chevalier. Trop convaincue qu'il n'y avoit plus d'espoir de m'unir avec le seul homme, de qui j'eusse voulu partager le sort, j'ai déclaré à mon oncle d'une maniere très décidée, que je ne voulois point me marier, que j'étois réfolue de passer le reste de mes jours auprès de lui, & dans l'état de fille. Malgré une déclaration si poıtive, je sçai, par Julie, qu'il a flatté monsieur d'Arbroc de me faire consentir tôt ou tard à sa volonté.

Ce n'est point assez du malheur qui m'accable, il falloit que je fusse encore tyrannisée par la contrainte d'un rôle embarrassant; car je suis obligée de voir monsieur d'Arbroc tous les jours Il n'a presque plus d'autre table que la nôtre; il est supplié avec tant d'instance, par mon oncle, d'y venir, qu'il lui seroii difficile d'y résister, quand même il n'y seroit pas attiré par son propre penchant. Il m'a dit (point à titre de galanterie, car il dédaigne ce ton;) que ma société lui plaisoit beaucoup. Je t'avoue que j'en dirois autant de la sienne, si la triste situation de mon cœur me permettoit de trouver du plaisir à autre chose qu'au seul sentiment qui l'affecte. Gémir, pleurer, m'ensevelir, pour ainsi dire, dans ma douleur, est tout ce que je désire, puisqu'il ne m'est plus permis, hélas! de souhaiter l'unique charme de ma vie.

Cependant, que penses-tu de la démarche de Luzan? Elle prouve très sûrement qu'il m'aime toûjours avec la même tendresse ......... Chere & cruelle certitude, que de trouble tu répands dans mon ame! ........ O ciel! les scrupules suffiront-ils désormais pour étouffer l'amour? ........ Ah! Hentiette, pourquoi est-il venu? pourquoi a-t-il paru dans l'attitude de l'amant le plus tendre & le plus défolé?... ...... ou plus tôt, pourquoi a-t-il fui?

Ta conversation avec la belle-sœur m'auroit amusé dans tout autre temps; mais tu es cruellement méchante de l'avoir servilement copiée, avant que de m'apprendre ce qui concernoit la maladie de mademoiselle de N**** Elle me paroît fort considérable, d'après ce qu'en pense monsieur Patibe. Il est très renommé pour ce genre de maladie, & quoiqu'en dise la magnifique D**** il est très sçavant, & de plus, grand praticien, à ce que j'ai oui dire à monsieur d'Arbroc qui s'y connoît, & qui, assûrément, ne donne pas des éloges qui ne soient bien mérités. Quant à monsieur Dolin, on en parie plus tôt comme d'un bel-esprit, que comme d'un homme instruit dans son art. Il compose, dit-on, & s'occupe plus de belles pensées, que de nouvelles découvertes.

La démarche de Luzan me revient sans cesse dans l'esprit, ou plus tôt, je ne puis la perdre de vue. Ce n'est pas la seule fois qu'il sera venu, j'ai lieu de le croire; aussi mon cœur n'a-t-il presque jamais soupçonné le sien. Le véritable amour met en nous am instinct plus clairvoyant, plus sûr que les réflexions; car mon premier sentiment, en apprenant le mariage du chevalier, a été la douleur au lieu de l'indignation; ce qui me persuade qu'il ne fut jamais coupable. D'ailleurs, son action d'aujourd'hui, en est une preuve bien convaincante. Peut-être veut-il se rétracter de la parole qu'il a donnée à son grand-pere? Le délai, qu'exige la maladie de mademoiselle de N**** lui laisse trop de temps, sans doute, pour réfléchir sur son malheur. Peut-être n'a-t-il pas le courage d'achever ce mortel sacrifice? ......... Ah, Henriette, que ne doit-il pas souffrir! à quels affreux combats son ame est livrée? immoler son amour ou manquer à l'honneur de ses engagements .... ..... Mais puis-je encore le plaindre? lui, qui n'a pas daigné me procurer au moins la triste ressource de me montrer généreuse. Comment concilier tant de contradictions? Cependant si tu l'avois vû comme moi, un genou sur la premiere marche de l'escalier, une main dont il sembloit presser son cœur, tu en aurois été pénétrée. Je crois, hélas! avoir vu couler ses larmes ........ O mon Henriette! ce moment l'a rendu immortel dans mon cœur. Oui, il y regnera tant que je respirerai. Jamais, jamais, je ne pourrois l'en bannir, quand les loix divines & humaines m'en feroient un devoir ............ Cependant il doit vivre pour une autre ........ Ah! le ciel permettra t-il que ton Elisabeth soit conpable malgré elle? Non, je ne puis le croire, il rendra la paix à son ame troublée, ou il anéantira les funestes projets de ce mariage: dis, chere amie, ne puis-je pas l'espérer sans blesser sa justice?

Ce que monsieur Patibe a dit aux parents de mademoiselle de N**** par rapport à l'état auquel on la destine, nous laisse de grandes espérances; car il est à présumer que la famille ne voudroit pas sacrifier sa vie à l'ambition: une raison de santé, qu'ils peuvent alléguer d'après l'attestation du médecin, est plus valable pour rompre le mariage, que la premiere qui avoit déterminé madame de N**** à se dégager de sa parole. Je n'ose t'avouer toute l'impatience que j'ai d'avoir des nouvelles de ce bulletin qu'on doit te montrer; s'il étoit conforme à l'avis du premier médecin ........ Ne m'accuses pas de le désirer: mais je ne puis m'empêcher d'être curieuse sur ce point.

Adieu, chere amie, crois que je t'aime, puisque je respire. Cependant je n'ose te parler de mon amitié dans ces instants; la tienne est si vivement exprimée dans les dernieres lignes de ta lettre, que je craindrois la comparaison. Je les ai baisées mille & mille fois, & les ai presqu'effacées par mes larmes. N'en sois point effrayée, ce sont des larmes de tendresse.

LETTRE LXII. De Madame d' Albi à Elisabeth.

N'est-ce point une illusion de ton ardente imagination, chere Elisabeth, que cette apparition de Luzan? Ne t'es-tu point trompée, ou es-tu assez sûre du calme de tes sens, pour répondre qu'ils ne t'ont point séduite par le prestige d'un objet trop cher à ton cœur! Mon dieu! que ton récit me cause d'inquiétude, parce qu'il a fait naître en toi des espérances que tu ne te serois pas permises, & qu'il faut absolument bannir de ta pensée. Chere amie! je pleurs amerement pour toi, de voir jusqu'à quel point ton sensible cœur est le jouet des circonstances & le théâtre des passions les plus opposées. Tu adores la vertu, & cependant tu idolâtres encore l'amant qui ne peut plus être à toi; tu abhorres le vice, tu rougis des foiblesses; néanmoins ces divers sentiments te livrent une guerre perpétuelle. Quand t'en verrai-je donc triompher d'une maniere digne de toi, digne de cette opinion que ton vertueux courage m'avoit donnée? ...... Pardonne, ma bien aimée, s'il y a trop de sévérité dans mes paroles; mais quelques mots de ta lettre que je n'ai garde de relever, puisqu'il ne faut point te familiariser avec de semblables idées, m'ont affligée, & m'ont fait craindre que tu ne perdisses cette pureté de sentiments que tu as conservée jusqu'a ce jour malgré ta passion & tes malheurs ........ Pardonne encore une fois aux allarmes d'une amie qui souffriroit plus des reproches qu'on pourroit faire à ta conduite, que de ceux que l'on feroit à la sienne ....... mais c'est trop m'arrêter sur un sujet de crainte qui n'existe plus sans doute. Oui, je me plaîs à le croire, la sagesse de mon Elisabeth m'est un sûr garant de cette douce confiance.

Je puis satisfaire ta curiosité sur le bulletin; mais non ton cœur, en supposant qu'il ait formé quelques coupables desirs.

La belle-sœur de madame de N**** est venue ce matin chez moi pour me faire partager, a-t-elle dit, la joie de son succès. Je l'ai remerciée, comme tu l'imagines, pour plus d'une raison. Il ne m'arrive rien d'agréable, a-t-elle ajouté, qu'aussi-tôt je ne sois empressée de vous le communiquer--Cela est trop bonbête, madame: vous avez donc eu de bonnes nouvelles de mademoiselle votre nièce?--Ah! si bonnes, si bonnes qu'en vérité je ferai un présent à mon petit Dolin. Il a fait merveilles; ma belle-sœur en est enchantée, elle m'a écrit une lettre de remerciments à ce sujet qui est la plus obligeante du monde.--Cela est d'autant plus flatteur pour vous, que votre {??}e se trouve beaucoup mieux, sans doute, depuis qu'on a suivi vos conseils--Si elle s'en trouve mieux! je le crois bien. Imaginez-vous, chere madame d'Albi, que mosieur Dolin a totalement renversé le systême de monsieur Patibe, qui, comme je vous l'ai déjà dit, prétendoit que mademoiselle de N**** avoit le poumon intéressé, & que le mariage lui seroit funeste. Après un semblable avis vous n'auriez osé la marier?--Sans doute, mais monsieur Dolin dans sa consultation prouve précisément le contraire. Il a été si éloquent qu'il ne reste pas vestige de la sinistre impression que le vieux radoteur nous avoit donnée. J'espere que ma belle sœur le priera de suspendre ses visites, si cela n'est dé à exécuté; car je le lui ai déjà signifié dans ma lettre Je veux que mon petit Dolin ait seul l'honneur de cette cure.--Vous n'avez pas tort, madame; dès qu'il est si habile, on peut lui confier entierement la santé de mademoiselle votre nièce. Elle est donc hors de tout danger?--Très-sûrement je vous en apporte le bulletin qui vous en convaincra. C'est un chef-d'œuvre de diction: nous n'avons pas un médecin qui écrive si joliment. Voyez.

J'ai lû en effet ce merveilleux morceau; il m'a paru si original, d'une tournure si bizarre, si précieuse, que j'ai prié la D**** de m'en laisser prendre copie; je ne pouvois mieux lui faire ma cour. Elle m'a quittée, en m'assurant qu'elle me feroit part de toutes les nouvelles qu'elle recevroit fur la maladie de sa nièce.

Ne me sçache pas mauvais gré, si je continue de copier servilement nos dialogues avec la magnifique D.**** le ne puis bien rendre ce qu'elle dit que de cette maniére: ne crois pas que je me dessaisisse en ta faveur de la pièce curieuse dont j'ai tiré copie. Non, j'aime encore mieux la copier une seconde fois; tu verras qu'il n'y a rien de si extraordinaire que le jargon de cette consultation. Ce n'est pas un style barbare, ni celui d'un sçavant, d'un médecin ou d'un académicien. Non, c'est un vrai style de ruelle. Le plus élégant petit-maître ne pourroit écrire avec tant de prétention ..... Mais je suis bien bonne de faire toutes ces remarques: ne verras tu pas de quoi il s'agit? je vais te l'écrire, pendant que j'y pense.

CONSULTATION du médecin Dolin.

Mademoiselle de N **** pour laquelle on demande notre avis, à la fleur de l'âge, d'une complexion foible & délicate, d'une taille avantageuse & élégante, dont la peau est d'un blanc d'albâtre, & du plus fin tissu; nous a paru douée d'une sensibilité de nerfs très exquise. La nature, qui a pris plaisir à enrichir sa noble stature, semble ne s'être pas bornée aux avantages de sa personne, & lui a accordé un esprit délié, une imagination vive & ardente, un cœur tendre & sensible: ces qualités accompagnent ordinairement les tempéraments du genre de celui de mademoiselle.

C'est sur ces considérations qu'il faut rechercher & établir le caractere de sa maladie, en découvrir la source & en développer les causes.

Le symptôme, qui a jetté l'allarme; ne doit point faire craindre pour cette précieuse santé, & ne constitue pas la maladie essentielle; il ne dépend absolument point d'une altération de la poitrine, ou d'un vice du poumon. Quoique ce soit le lieu de la scène, l'action principale de la tragédie ne s'y passe pas.

Il est dans le sexe un autre organe sujet à de fréquentes révolutions, dans l'âge heureux où est mademoiselle. C'est de-là que vient tout le défordre: le dérangement, qu'éprouve de ce côté, depuis quelque temps, la chere malade, autorise notre conjecture.

Cet organe si sensible est particulierement soumis à certaines affections de l'ame: il a une correspondance fort singuliere & très intime avec toutes les autres parties, & les intéresse par cette étonnante sympathie à ses differens états.

La nature a ses loix, auxqu-elles on ne peut pas se soustraire, sans préjudicier à sa santé, sans troubler les fonctions, & rompre la belle harmonie qu'elle a è{??}tablie entr'elles.

La nature a aussi son langage qu'il faut étudier avec soin pour l'interprêter sagement, & se conformer à ses vues. Un mouvement inconnu, un desir obscur & profond, qu'on ne peut d'abord expliquer & dont on ignore la cause, s'empare du cœur d'une jeune personne, change, pour ainsi dire, son être, & un nouvel univers se développe à ses yeux. Si quelque chose s'oppose à ce desir, si on veut le contraindre, s'il ne peut être rempli, il donne naissance à une iliade de maux qui augmentent de jour en jour.

Ces réflexions nous aideront à donner une idée du méchanisme & de la marche de cette maladie; par-là nous serons en état d'indiquer les moyens les plus sûrs, les plus efficaces, & les plus naturels pour la combattre & en triompher.

On sçait que les personnes de la constitution que nous avons reconnue chez la malade, sont susceptibles des plus légeres impressions. Leur grande sensibilité annonce un genre nerveux, irritable & très mobile; la moindre affection, une idée, en change & en pervertit l'action. Tout le monde connoît les effets des passions sur le corps. La joie, le chagrin, la peur, la colere ; & pour nous rapprocher de notre objet, l'amour lui même, est la source de bien des phénomenes dans l'économie animale. Dès que ce sentiment si précieux, l'ame de l'univers, s'est fait entendre à un jeune cœur, les nerfs entrens dans des vibrations plus fréquentes & plus vives, le cours des esprits est plus animé. Dans cette charmante situation, tout s'embellit & devient plus intéressant, l'imagination est riante, & comme on dit, couleur de rose, elle pare tous les objets; les sensations sont plus mulipliées & plus agréables, on respire un air plus doux & plus pur, tant que le penchant du cœur est nourri par l'espoir.

Mais si cette impulsion de la nature vient à être combattue ou traversée, la scene change. La tristesse l'abattement, une sombre mélancolie prennent la place de cette aimable gaieté; les yeux ne sont plus vifs & brillants, mais languissants & éteints; la pâleur, la maigreur succedent à l'embonpoint & au beau coloris; le cours des espries devient irrégulier & inégal, les nerfs se crispent, & les parties où ils se rendent en grand nombre, qui sont elles-mêmes très mobiles, participent de cet état, éprouvent des contractions, de petites convulsions. C'est ce qui arrive, spécialement dans ce cas, à l'organe que nous avons désigné plus haut. L'ordre périodique de ses fonctions est interrompu, suspendu, quelquefois totalement supprimé; le cours du sang est troublé; il devient impétueux, sa distribution ne se fait plus également; il engorge & surcharge certaines parties, il se pratique différentes issues; donne lieu à des anxiétés de tout genre, à la toux, aux oppressions, au crachement de sang. Enfin, voilà la source, hélas! trop ordinaire, de presque tous les maux du beau sexe!

D'après ces observations & ces principes incontestables, la médecine seule ne sçauroit enlever la cause du mal, & ne fera que calmer les accidents. Pour cet effet, nous jugeons la saignée du pied convenable ; les adoucissants ne sont pas à négliger; il faut {??}acher à ceux sur-tout, qui ne peuvent blesser le palais de la chere petite malade, tels que les syrops d'orgeat, de violettes, le miel de Narbonne & le lait, si l'estomac & le goût s'en accommodent:

Mais ce sont-là, il faut en convenir, de bien foibles palliatifs, qui n'étoufferont point le cri de la nature, & les remedes, je le répete, ne peuvent rien contre l'amour. Le plus puissant de tous, le seul capable de mettre en fuite tous les accidents, de dissiper tous les maux; c'est de donner un époux jeune & aimable à mademoiselle. Ce joug si agréable, ce doux lien de la société, le mariage, remportera la victoire. Ainsi donc, non seulement on ne doit poin l'interdire & en priver mademoiselle; nous nous croyons obligés au contraire de le persuader, comme le seul & unique moyen. La société, l'empressement & les foin{??}un époux chéri, feront bien tôt disparoître cette tristesse, cet abattement qui accablent la malade; les fonctions se rétabliront, le sang sera rappellé à son cours naturel & légitime; la gaieté, la vivacité, le goût pour les plaisirs & la dissipation ne seront pas long-temps sans reparoître; tout rentrera dans l'ordre, & le vœu de la nature sera rempli.

Comment trouves-tu ce chef-d'œuvre de diction? en vérité la petite-maîtrise, & le ton frivole gagnent tous les états. Celui de médecin, qui doit être le plus grave, puisque de ses connoissances dépend la fanté & la vie des pauvres humains, n'est-il pas affligeant de le voir exercer pat un esprit si futile .......... Mais passons à ce qui t'intéresse. Par le détail que tu viens de lire, tu dois voir qu'il est très sûr que mademoiselle de N**** sera mariée, puisque monsieur Dolin prétend que cet état la garantiroit désormais de semblables indispositions; ainsi tu me pardonneras, chere amie, de t'avoir dit un peu durement de bannir toute idée flatt{??}e de ce côté là. Cependant si tu n'étois trop prompte à te brûler au feu de l'espoir, je te communiquerois quelques réflexions qui, pour être fondées, ne doivent pas te donner de l'espérance,

Monsieur Dolin, plus courtisan que véridique, ne se sera occupé que du soin d'appaiser les inquiétudes d'une famille allarmée. On se sera plaint des frayeurs qu'aura inspirées monsieur Patibe; il n'en faut pas davantage pour déterminer un médecin peu scrupuleux à rassûrer par un avis contraire à celui qui l'a précédé; car à te parler franchement, je crois mademoiselle de N**** pulmonique; mais l'intérêt de sa famille, & sur-tout celui du petit Dolin exige qu'elle ne le soit pas: enfin nous verrons lequel sera le bon prophête. En attendant cet événement, je te supplie, chere Elisabeth, d{??}nger que le mariage est déclaré publiquement, & qu'il n'y a presque plus rien que la mort qui puisse le rompre. Tu me trouveras bien désolante aujourd'hui; mais tes secrettes dispositions m'ont si fort allarmée que j'ai cru devoir trancher dans le vis sans ménagement pour la douloureuse plaie que je ferois à ton cœur. Je le connois ce cœur; la vertu, j'en réponds, lui rendra sa premiere paix: mais seroit-il bien sûr qu'elle le rame nât d'un coupable égarement? D'ailleurs crois-moi, il vaudroit mieux pleurer toute sa vie que de s'exposer à un seul jour de remords.

Les nouveaux projets de ton oncle, pour te marier à son ami, ne me paroissent pas si déraisonnables, quoique trop précipités. Permets-moi de te dire que tu les as rejettés avec un serment toujours téméraire dans la situation d'esprit où tu es. Il me semble que ce monsieur d'Arbroc, pour qui tu m'as inspiré de l'estime, seroit un excellent mari pour toi; tu ne m'as jamais dit autant de bien d'aucun homme, j'en excepte Luzan. Il faut qu'il ait de brillantes qualités pour qu'elles aient percé le nuage que ta douleur répand sur tous les objets étrangers à ta passion.

Je vais souper après demain chez la belle-sœur de madame de N**** je ne manquerai pas de te marquer ce que j'aurai appris de la santé de sa nièce.

LETTRE LXIII. D'Elisabeth, à Madame d' Albi.

Impitoyable amie! ce ne sont plus des larmes de tendresse que tu fais verser à la triste Elisabeth; non, ce sont des larmes de sang! jamais la douleur la plus vive ne m'en fit répandre de si ameres. Tu me parles comme si j'étois coupable; qu'ai-je donc fait? qu'ai-je donc osé pour exciter tes outrageants soupçons? une pensée involontaire, un desir combattu méritoit-il l'humiliante crainte que tu me témoignes. Tu me fais un crime de l'espoir, du seul sentiment capable de me faire supporter mon malheur ......... hé bien, cruelle, je n'espérerai plus! ....... mais je suis dispensée de tenir la promesse qui a prolongé mon supplice. Oui, je sçaurai me servir de la derniere étincelle de courage qui me reste; c'est tout ce que je puis, après avoir perdu l'objet le plus cher à mon cœur: il ne manquoit à la rigueur de mon sort que la perte de ton estime, & ton accablante lettre me l'a trop bien prouvé .............. barbare! tu m'as porté le coup mortel ......... Ah Luzan, Luzan! toi seul as bien connu mon cœur, toi seul as sçû lui rendre justice ....... hélas! tu n'aurois jamais douté de la pureté de ses sentiments.

LETTRE LXIV. De Madame d' Albi, à Elisabeth.

DuboIs, à qui je fais prendre la poste, te confirmera le triste état où la tienne m'a plongée. L'injuste interprétation que tu donnes à mes sentimens ne me permet pas de différer une minute à te tirer de l'affreuse erreur où tu es sur mon compte; & si j'étois libre de partir, tu me verrois dans une heure à tes genoux essuyer tes précieuses larmes, en baiser mille & mille fois les traces ........... Adorable délicatesse de mon Elisabeth, que je t'honore, & que turends de joie à mon cœur! chere amie! tu t'affliges de mes soupçons. Eh! mon dieu, s'ils étoient injustes, tu n'avois qu'à les dédaigner; mais ton ame sensible & pure ne peut même supporter l'ombre du blâme. O ma bien aimée! que ton noble désespoir rassure ton Henriette & lui prouve que ses craintes étoient mal fondées. Ces larmes de sang, que mes accusations t'ont fait verser, sont le plus digne hommage que tu pouvois rendre à la vertu; oui il prouve que tu l'aimes par-dessus tout, & que te soupçonner de t'éloigner de sa voie, c'est te donner la mort. Ah chere Elisabeth! par combien de serments ne m'engagerois-je pas aujourd'hui à répondre pour la vie de ta sagesse! Oublions donc pour jamais l'instant d'erreur qui nous a trompées toutes deux. Figure-toi ton Henriette à tes pieds, y expirant de douleur d'avoir donné lieu à l'odieuse pensée que tu avois perdu son estime. Ai-je besoin de te répéter combien je te considére! moi qui t'élevois un temple dans mon cœur comme à une créature céleste. Tu n'as point encore détruit ce respectable édifice; mais il dépend de toi d'ajouter à sa splendeur. Conserve tes jours, soutiens avec constance la perte de ton amant, sois inébranlabe quelque tentative qu'il puisse faire pour t'engager à devenir une seconde fois complice de sa désobeissance; tu mettras par-là le comble à ta gloire.

Chere Elifabeth! donne un mot de réponse à Dubois, ne fût-ce que deux lignes qui contiennent cependant l'assûrance de ton amitié, & sur-tout l'éternel oubli de ce qui t'a si sensiblement affligée. Envoie-moi le baiser de paix, je t'en conjure, je t'en donne mille pour celui-là, & sois sûre que mon ame est tout entiere dans chacun d'eux, que je ne distribue que successivement par cette raison.

On vient de me dire que la sœur de monsieur d'Albi avoit quelques symptômes qui faisoient présumer qu'elle accoucheroit bientôt. Si cela duroit je ne pourrois aller ce soir chez la belle-sœur de madame de N**** comme je m'y suis engagée. Mais je me consolerois aisément de ne pas apprendre où en est la maladie de sa nièce, puisque j'aurois le plaisir de t'aller embrasser demain ou après; car c'est une condition faite avec mon mari. Ce baptême fait, je vole dans tes bras: me verras-tu avec plaisir? réponds-moi franchement.

LETTRE LXV. D'Elisabeth, à Madame d' Albi.

Qu'il est doux & facile de dire la vérité à ce qu'on aime! Tu me demandes si je te verrai avec plaisir? ah! chere Henriette, n'en doute pas, quelque sens que puisse renfermer ta question je suis toute à toi, uniquement à toi! ..... hélas! ...... mais je ne dois vivre que pour t'aimer. Viens donc jouir de ton ouvrage, viens jouir de l'inestimable bonheur d'avoir sauvé du précipice une infortunée & non coupable amie.

Que tu sçais bien trouver le chemin de mon cœur! que tu as sçû lui rendre toute son ardeur pour la vertu! Oui, je me soumettrai à tout ce qu'elle exige de moi, puisque tu m'en crois capable; & je jure, par la sainte amitié qui nous lie, de ne jamais écouter les vœux de Luzan à moins que les circonstances ne forcent une seconde fois madame de N**** à dégager sa parole; mais tu m'as trop bien prouvé qu'il n'y falloit plus compter. C'en est donc fait, je ne le verrai plus; je ne recevrai pas même ses lettres, supposé qu'il m'écrive ........ Quel sacrifice! ô dieu, celui de ma vie seroit moins douloureux! Adieu, chere amie, j'aurois bien des choses à te dire d{??} baron & de monsieur d'Arbroc; mais je suis trop pressée de te renvoyer Dubois, & de répondre aux tendres marques de ton amitié. Je ne puis cependant t'exprimer toute la mienne dans ce moment, mais le temps & ma conduitete prouveront jusqu'à quel point je te chéris & te respecte, puisque je suivrai tes conseils au prix de tout ce qu'il en pourra coûter à mon cœur. Je t'embrasse de toute mon ame en attendant que mes bras puissent te presser, mes levres te baiser. Demain ou après j'aurai ce bonheur si la sœur de monsieur d'Albi accouche; sinon j'aurai de tes nouvelles sûrement. Tu iras chez la belle-sœur de madame de N**** avant que de m'écrire, cela est certain, puisque tu dois y souper ce soir: mais tu seras maraine avant vingt-quatre heures, je te verrai, ce qui est préférable à tout.

LETTRE LXVI. De Madame d' Albi, à Elisabeth.

Nous ne nous verrons pas sitôt, chere Elisabeth; ausse allarme! ma belle-sœur n'accouche point, quoiqu-elle prétende avoir passé de plusieurs jours son terme. Tu verras que, pour me faire mourir d'impatience, la nature se sera jouée à enfanter un de ces prodiges que les ignorants nient, & que les sçavants assurent exister. Tu verras, dis je, que cette grossesse va durer onze à douze mois. Oh pour le coup, si la nature s'écartoit à ce point de ses loix, bien plus constantes que celles des hommes, j'ose croire qu'alors je serois dispensée de m'asservir à l'usage qui m'enchaîne ici. Tu peux donc compter que, si, dans l'espace de quinze jours ou trois semaines, cet enfantement si desiré n'a pas lieu, je partirai décidément. Je fixe ce temps, parce qu'il est très possible que ma belle-sœur se soit trompée dans son calcul.

Je vis hier au soir la magnifique D**** ........ qui étoit excédée de la vie; remarque que ce sont ses expressions; mais il faut te rendre notre dialogue, cela vaut mieux. Je suis touchée de votre chagrin, lui dis-je: vous seroit-il arrivé quelque malheur?--Des malheurs! ah! chere madame d'Albi, je les sçais supporter; mais ce que j'éprouve m'est cent fois plus à charge.--Eh! mon dieu! qu'est-ce donc?--Ce que c'est? des dégoûts, des dégoûts, chere madame, dont je suis inconsolable.--Vous auroit-on donné quelques désagrémens à la cour? cependant vous y êtes si fort considérée.--Certainement, & il est inoui que ma famille n'ait pas plus d'égards pour moi.--Vous me surprenez.--Vous serez pétrifiée d'étonnement, quand vous sçaurez ce dont il s'agit. Vous sçavez les soins que je me fuis donnée pour la maladie de ma nièce; je vous ai fait part des remerciements que j'en ai reçus, & combien l'on étoit émerveillé de monsieur Dolin.--Je m'en souviens très bien. Est-ce qu'on l'auroit renvoyé?--Non, madame, mais ce qui est presque aussi désobligeant pour moi, je viens d'apprendre par une amie que ma belle-sœur a gardé monsieur Patibe; quoique je lui eusse fort recommandé de lui faire suspendre ses visites. Il continue de voir ma nièce, à l'insçû de monsieur Dolin à la vérité. Comment trouvez-vous ce procédé de la part de madame de N****? Je crois qu'il me brouillera avec elle; car je suis réellement outrée.--Vous l'affligerez trop, madame.--Croyez vous? tant mieux: en ce cas je serai bien vengée.--Votre cœur est trop bon pour vous permettre de suivre ce premier mouvement de colere.--J'avoue que je suis sensible; mais ne seroit-ce pas une foiblesse de ne marquer aucun ressentiment?--Non, au contraire; & dans tout ceci vous ne devez envisager que la santé de votre viece; pourvû qu'elle se rétablisse, c'est ......--Je ne voudrois plus en répondre, puisqu'on suit d'autres avis que ceux de monsieur Dolin. Cependant j'ai reçu de lui deux bulletins depuis que je ne vous ai vue, qui annonçoient sa convalescence; mais mon amie, qui est arrivée de Paris cette après-midi, m'a dit que le crachement de sang avoit reparu avec plus de force qu'au commencement; ce qui a fort effrayé madame de N**** En conséquence elle est résolue de faire une assemblée de parents à ce sujet. Je suis bien sûre qu'elle me pressera de m'y rendre, mais je vous réponds que je n'y paroîtrai pas.

Je n'eus garde de lui faire changer de résolution sur ce point, parce que sa présence ici nous est trop nécessaire dans la circonstance actuelle. Nous nous séparames avec promesse réciproque de nous revoir incessamment.

Je t'avoue, chere Elisabeth, & je le puis sans danger, puisque ta raison a repris tout son empire; je t'avoue donc que je commence à croire qu'il se fera quelque changement en ta faveur. Cette assemblée de parents nous présage une bonne rupture. Conviens que la belle-sœur de madame de N**** est tout-à-fait aimable de resuser d'y paroître; elle nous instruira de tout ce qui nous intéresse, & de plus, elle sera vengée de l'outrage qu'on lui a fait de ne s'en être pas uniquement rapporté à son petit Dolin. Son service à la cour est un prétexte admirable, sui ai-je dit, pour se dispenser d'aller à Paris, sans se brouiller avec sa belle-sœur.

Tu vois, chere amie, que j'ai agi comme si j'eusse été animée de tes propres sentiments; mais en récompense de ma loyauté, tâche de préparer ton cœur à recevoir les événements sans excès quelconque. Nous avons été tant de fois déçûes, ranimées, abattues, désespérées, soutenues; il est plus prudent de ne compter sur rien de tout ce qui peut nous flatter.

Quelques lignes n'auroient-elles pas suffit pour m'instruire au sujet de ton oncle & de monsieur d'Arbroc? Tu as vivement excité ma curiosité; j'espere que tu la satisferas dans ta réponse. Aurois-tu pris quelques sages résolutions sur les projets de ton oncle? Ecoute, mon Elisabeth, je voudrois bien que ce mariage, que le baron a si fort à cœur de faire réussir, ne fût pas entierement dédaigné de toi, non que je prétende que tu en saisisses l'idée avec complaisance; mais je voudrois, au moins, que tu t'habituasses à le regar der sous le jour de la perspective; car cet objet, quoique susceptible du plus rigoureux examen, ne peut être envisagé de près par toi dans les dispositions où ton ame est actuellement; mais songe quelquefois que ton Henriette est heureuse, quoiqu'elle n'ait pas épousé un homme de la premiere jeunesse, ni du choix de son cœur. Sois sûre qu'un mari, pour qui on a conçu une estime distinguée, est préférable, avec le temps, à celui pour qui on ressent une vive tendresse. Il y a tant de craintes, tant de tyranniques délicatesses attachées au bonheur d'aimer passionnément, qu'en vérité je ne changerois pas la paix dont je jouis pour tous les charmes de l'amour; & si jo ne craignois de me faire haïr de toi, je te dirois que de tous les biens qui peuvent nous flatter, la perte de sa tendresse est, de toutes les pertes, celles dont on se console le plus facilement; j'en appelle à l'expérience générale, afin que tu n'imputes pas à moi seule le crime de lese-amour. Parcourons un instant les différentes passions. Qu'un avare ait perdu son trésor, un ministre sa place, un ambitieux ses espérances, un traitant sa fortune, un homme distingué son rang, une femme sa beauté, un courtisan sa sa faveur, un amant le plaisir d'aimer. Consulte tous ces êtres, même après dix années de disgraces; il n'y en a pas un qui ne soit abysmé de regrets, qui ne pousse des soupirs d'amertume. Tous sont inconsolables, excepté l'amant qui sourit, en se rappellant le délire dont son cœur fut susceptible.

Chere Elisabeth, je ne te dislà que des vérités. Cependant je n'oserois t'en offrir le tableau, si j'étois certaine de te voir demain; tu ferois un trop mauvais accueil à la pauvre Henriette pour la punir de ses désolantes réflexions: mais appaisestoi, ma bien-aimée, je les retrancherai désormais, si tu l'exiges.

Marques-moi si Luzan n'est point revenu. D'après ce que tu m'as dit dans ta derniere lettre, il y a lieu de penser que tu as donné des ordres pour qu'il ne pût jamais parvenir jusqu'à toi. Tu ne veux pas même recevoir ses lettres, m'as-tu dit, cela est très-bien. Il faut suivre constamment ce plan de conduite, jusqu'à ce que les choses soit entierement changées. J'ai le plus tendre empressement de recevoir ta réponse; je ne te dissimule pas qu'il s'y joint un vif sentiment de curiosité. Tu as bien des choses à me dire du baron & de monsieur d'Arbroc, dis-donc vite. Je t'assûre que, de mon côté, je ne te ferai pas languir sur ce que j'apprendrai ici.

LETTRE LXVII. D'Elisabeth, à Madame d' Albi.

Eh mon dieu! qu'imagines-tu donc que je puisse avoir de si important à te dire sur mon oncle & monsieur d'Arbroc'? Quelle nouvelle résolution penses-tu que je puisse prendre en si peu de temps? Je n'ai point changé & ne changerai jamais à ce sujet, ne t'en flattes pas ......... Tiens, Henriette, tu te déclares trop en faveur de ce parti, cela me fait de la peine. Oui, tu m'affliges sensiblement de penser qu'un jour je doive épouser un autre que celui que mon cœur s'est choisi, malgré tous les obstacles. Abandonne cette idée, car jamais, jamais elle ne se réalisera, quelque moyen que l'on tente pour m'y déterminer. On a déja employé celui de l'intérêt, maintenant c'est l'amour. Il ne manquoit plus que l'orage de cette passion imprévue, pour completter mon tourment vis-à-vis de mon oncle, qui, toujours extrême dans ce qu'il veut, me presse avec une vivacité égale à celle dont tu as été témoin, lorfqu'il s'étoit mis dans la tête de devenir mon mari.

Il y a quelques jours, qu'étant feule avec lui, il me dit avec, un peu d'humeur, que je ne marquois que de l'indiflérence à son meilleur ami; que ce cher monsieur d'Arbroc en étoit pénétré de douleur, parce qu'il étoit éperduement amoureux de moi. Cette exagération ne me surprit point de la part de mon oncle, quoique je ne la crusse nullement fondée: mais il entra dans un détail si circonstancié de l'amour que son ami avoit conçu pour moi, que je n'ai plus douté d'une chose, qui, jusque-là, m'étoit échappée.

Mon oncle, me voyant persuadée de ce qu'il venoit de me dire, me pria avec instance de ne pas desespérer son ami, de faire son bonheur en acceptant sa main & sa fortune. Je lui dis que j'étois fâchée de ne pouvoir répondre aux sentiments de monfieur d'Arbroc, que j'avois pour lui la plus haute estime; mais que j'avois malheureusement le cœur prévenu en faveur d'un autre; que sans cela, monsieur d'Arbroc seroit le seul homme que je voulusse épouser: que, quant à ma passion, elle étoit sans espoir; que j'étois condamnée à n'en peut être jamais revoir l'objet; que par cette raison, je le suppliois de ne pas chercher à le connoître. Je n'ai garde, dit le baron, d'un ton piqué, de me creuser le cerveau pour deviner un être chimérique; mais ce qu'il y a de certain, c'est que vous devez songer sérieusement à prendre un état. Vous êtes trop jeune, comme fille, pour que je puisse recevoir grand monde chez moi; si vous étiez mariée, ma maison seroit infiniment plus brillante. Monsieur d'Arbroc a une terre magnifique à cinq lieues de Paris; j'ai déjà formé le projet d'y donner des comédies, des fêtes galantes, comme chez madame de*****. Considérez tous ces avantages, ma chere nièce, & sur-tout, l'extrême amour de mon ami qui, au reste, est d'une agréable figure. Il n'est pas de la premiere jeunesse, mais un homme de trente-six ans n'est point d'un âge à rebuter, sur-tout quand il a aussi bonne mine que monsieur d'Arbroc.

Comme j'écoutois tout cela dans le plus mome silence, le baron cru que j'allois y consentir.--Allons, ma niéce, je vous donne un mois pour vous préparer à ce mariage; je vais dire à mon ami qu'il ne languira pas plus long-temps.--Non, non, mon oncle, gardez-vous bien d'engager votre parole. Je suis fâchée de ne pouvoir vous obéir sur ce point; mais j'aimerois mieux rentrer au couvent que de me marier à qui que ce fût.--Cela sera cependant, me dit-il, en me quittant, d'un air fort courroucé. Mais ce qui me rassûre sur les suites de cette résolution, c'est la menace que j'ai faite d'aller au couvent, s'il vouloit me contraindre: je suis bien sûre qu'il préférera de me voir fille toute sa vie, avant de permettre que je me sépare de lui. L'habitude est toute-puissante sur les ames foibles. Sans ce lien, le baron varieroit perpétuellement. Depuis cet entretien, il affecte d'être sérieux. Monsieur d'Arbroc, de son côté, me parle beaucoup moins; quand il rencontre mes yeux, il change de couleur, soupire; il se promene d'un air agité, & passe quelquefois deux heures sans preférer un mot. Sa situation me fait de la peine, parce qu'il n'est point importun. Il sçait souffrir en silence; chose que je croyois au-dessus du ponvoir du cœur humain. Je t'avoue que, s'il est véritablement amoureux, je le plains d'autant plus, qu'il ne sembloit pas susceptible de ce sentiment; car il n'est point d'un caractere passionné; la raison même semble guider toutes ses démarches, elle paroît l'âme de ses moindres discours; mais tout cela pour exciter l'admiration, n'en fait pas plus naître l'amour. D'ailleurs, il est écrit dans le livre des destinées, comme dans mon cœur, que jamais je n'en aimerai un autre que Luzan ..... S'il m'étoit rendu! quel bonheur, chere Henriette! .......... Mais hélas! comme tu dis, il ne faut compter sur rien ....... Cependant cette maladie qui devient plus considérable, cette assemblée de parents, cette bonne rupture; quels présages! ......., Ah comme cet endroit de ta lettre a fait palpiter mon pauvre cœur! Mais à peine lui as-tu rendu la vie par l'espérance, que tu troubles son charme par les plus tristes réflexions; néanmoins je ne veux pas m'en fâcher, parce que cela m'en attireroit de plus accablantes encore, s'il étoit possible.

Tu me demandes si Luzan a reparu chez moi, sans doute? non, non, je ne l'ai pas revu, il ne m'a point écrit, es-tu contente? Tu sçais ce que je t'ai promis; pourquoi me faire des questions à ce sujet? méchante Henriette, crains-tu que je n'oublie ce triste serment? Tu l'as reçu avec joie & confiance, cela seul suffiroit pour m'y rendre fidelle, quand l'honneur ne m'en feroit pas une loi inviolable. D'ailleurs, je n'ai point eu de mérite à le remplir jusqu'à ce moment, puisque le chevalier est à la campagne chez sa mere, depuis le jour qu'il vint au pied de l'escalier .... Que ce moment fut doux & terrible! ...... Ah, chere amie! je crois que, si tu avois été à ma place, tu l'aurois rappellé, lorsque tu l'aurois vu fuir, après les marques de douleur qu'il venoit de témoigner.

C'est aujourd'hui, à table, que j'ai appris l'absence du chevalier: mon oncle a dit par forme de conversation, qu'il étoit allé chez la tante de mademoiselle de N****; qu'elle se plaignoit beaucoup de Luzan, ainsi que toute la famille; qu'on trouvoit fort indécent qu'il se tînt à la campagne dans la circonstance présente, & qu'il y avoit tout à craindre qu'il ne fût un mauvais mari.

Tu ne sçaurois imaginer tout ce que j'ai souffert d'apprendre qu'on pensoit mal du chevalier. J'ai senti mon visage s'enflammer; je brûlois de justifier cet homme estimable; car il est clair maintenant qu'il ne l'a fait que pour se garantir de sa propre foiblesse. Mon cœur est son interprête, il ne peut se tromper. Mais j'oubliois que tu ne veux pas approfondir cette matiere; n'en parlons donc plus jufqu'à ce que les choses soient changées; mais elles changeront, n'est-il pas vrai, chere Henriette?

LETTRE LXVIII. De Madame d' Albi, à Elisabeth.

Oui, chere Elisabeth, il y a grande apparence, en effet, que l'évenement de cette maladie te sera favorable; je continue de m'en flatter, sans cependant le regarder comme certain; car cela dépend de tant de choses, il y a tant de personnes différentes qui doivent prononcer sur ton sort, qu'il faut en douter jusqu'à la décision de cette auguste assemblée, qui, sans être aussi nombreuse que l'aréopage, n'en sera peut être pas moins partagée dans ses opinions; j'en juge d'après le portrait de chaque assistant, dont la belle-sœur de madame de N**** m'a donné l'esquisse.

Cette magnifique D**** m'a écrit ce matin, dans le ravissement de fon ame, m'a-t-elle marqué, pour me prier de lui faire le plaisir d'aller chez elle, parce que des raisons, qu'elle m'expliqueroit, l'empêchoient de sortir. Tu imagines bien quel a été mon empressement de me rendre à son invitation. Je l'ai trouvée sur sa chaise longue, jouant parfaitement la malade. Je l'avois bien prévû, m'a-t-elle dit, avec le sourire d'une orgeilieuse joie, que ma belle-sœur me prieroit pour cette assemblée dont mon amie m'avoit parlé; mais avant que de vous apprendre ma réponse, il est nécessaire que vous lisiez la lettre & le bulletin que je reçûs hier à onze heures du soir.

J'ai d'abord lû la lettre, qui étoit de madame de N****. Elle marquoit à la D**** que sa fille, après avoir été convalescente, étoit retombée très malade; que le crachement de sang étoit beaucoup plus considérable; que, dans cette fâcheuse extrémité, elle avoit cru devoir, malgré sa confiance en monsieur Dolin, consulter une seconde fois monsieur Patibe, qui est le médecin de toute la famille, qui, par cette raison, n'auroit pas manqué de la blâmer de ne l'avoir pas fait appeller, au cas qu'il en fût mésarrivé à sa fille. Qu'au reste monsieur Dolin & monsieur Patibe ignoroient également qu'ils fussent deux à suivre la maladie de mademoiselle de N****; qu'elle avoit été forcée de prendre ce parti pour que tout le monde fût content; que sa qualité de veuve rendoit sa position très délicate, dans la conjoncture, sur-tout, après la derniere consultation de monsieur Patibe, dont elle lui envoyoit copie; laquelle lui prouveroit que le médecin persistoit dans son premier sentiment: qu'il lui avoit dit, de bouche, que ce seroit sacrifier la vie de sa fille, si on la faisoit passer à l'état de mariage. Elle ajoûtoit, qu'après une déclaration si effrayante, elle étoit fort indécise; qu'elle se croyoit obligée de dégager sa parole vis-à-vis du comte & du chevalier; mais que craignant de s'exposer à la censure de ses parents, elle ne vouloit rien prendre sur elle dans une affaire de cette importance; qu'ainsi elle les avoit tous invités, & particulierement madame la D**** à se rendre chez elle pour délibérer sur le parti le plus convenable. Elle finissoit par supplier sa belle-sœur d'obtenir un congé de quelques jours, attendu que sa présence & ses avis étoient si essentiels, qu'on ne feroit rien sans elle.

La lecture achevée, la magnifique D**** m'a dit, hé bien, chere madame d'Albi! Quelle réponse croyez-vous que j'aie faite à madame de N***?--Je ne sçaurois la deviner, si ce n'est que vous avez refusé d'aller à Paris.--Nonseulement je l'ai refusé; mais je m'y suis si singulierement prise, que toute la famille, au moins ceux qui ont une certaine consistance, viendra ici demain à cinq heures du soir.--J'admire le prodigieux empire que vous avez sur vos parents; madame de N**** viendra-t-elle aussi?--Sans doute, je vous en réponds; c'est-elle précisément que j'ai le plaisir de déplacer. Oh! je vous avoue que je suis délicieusement vengée; cette circonstance est pour moi une bonne comédie!--Vous avez donc appris ce matin que votre niéce se portoit mieux?--Au contraire: mais, écoutez ce que je fis hier. Après avoir donné des instructions à Beauchamp, mon valet-de-chambre, je le fis partir avec celui de ma belle-sœur, qui m'avoit apporté sa lettre, chargé de ma réponse, par laquelle je lui marquois que je me serois rendue avec empressement à ses instances, si une indisposition, qui ne me permettoit pas d'aller en voiture de plus d'un mois, ne mettoit obstacle à mon tendre zèle pour elle & sa fille, qui m'étoit infiniment chere; que je ne lui envoyois Beauchamp que pour lui confirmer, ainsi qu'aux autres personnes de la famille, ma situation; qu'heureusement n'étant pas éloi née de Paris, il seroit possible de se rendre chez moi, supposé que ma présence & mes conseils fussent nécessaires. J'ai fini par la supplier du faire agréer mes excuses fur l'impossibilité où je me trouvois de soutenir le mouvement du carrosse.

Mon valet de-chambre m'a rapporté que madame de N**** avoit haussé les épaules en lisant mon billet; & ce qui m'amuse le plus, c'est que dès le lendemain matin elle est allée chez tous ceux dont elle vouloit avoir principalement l'avis: elle les a détermines à venir demain à Versailles. L'heure du rendez-vous est cinq heures du soir, comme je vous l'ai dit. Que pensez-vous de cet expédition? Ne la trouvez-vous pas unique?--Certainement. Elle prouve, sur-tout, que vous êtes fort considérée de vos proches.--Malgré cela je ne dissimule pas que ce sont des êtres fort singuliers. Ma belle-sœur m'a envoyé la liste de ceux qui doivent venir. C'est la vicomtesse de **** prude insoutenable, qui, à trente ans, ne met plus de rouge, pour éviter, dit-elle, les déclarations amoureuses; mais elle est si laide, qu'elle n'avoit pas besoin de cette précaution. C'est le maréchal de **** vieux homme, brusque, & qui se pique de la franchise gauloise. C'est la baronne de *** passionnée pour les plaisirs de tout genre, qui, à cinquante ans, s'est fait protectrice des arts & des talents pour conserver une existence dans le monde. C'est l'évêque de **** esprit borné au-de-là de toute expression, qui ne connoît rien au-dessus des avantages de son état. C'est le président de **** homme phlegmatique & d'une pédanterie excédante. Pour ma belle-fœur, vous devez la connoître sur ce que je vous en ai dit. Elle n'a d'autres travers, que celui. de vouloir plaire en dépit de ses quarante huit ans, de ses yeux éteints & de sa taille informe; on pourroit encore lui reprocher d'être trop foible; car vous avez dû voir, par sa lettre, qu'elle n'a gardé monsieur Patibe, que pour prévenir les murmures de sa famille; mais en la satisfaisant, elle n'a pas songé combien elle m'offensoit, vû la grande prédilection que je lui ai marquée pour monsieur Dolin, qui la mérite. à tous égards Vous en allez juger, chere madame d'Albi. Lisez, lisez le bulletin du vieux radoteur. C'est bien le style le plus maussade, les termes les plus barbares. Oh! en vérité c'est un écrit assommant. S'il n'y avoit que cet homme qui pût me sauver la vie, je vous certifie que j'aimerois mieux la perdre que de permettre qu'il écrivît seulement quatre lignes sur ma maladie.--Quoi madame! vous pousseriez jusque-là votre aversion pour un mauvais style?--Ah? chere madame, lisez-donc, je vous en conjure, vous verrez si l'on peut confier toute espece de maux à un médecin de ce caractere. Il est désobligeant, ah! ........ Mon petit Dolin, au contraire, n'écrit jamais des détails sur la maladie d'une femme, qu'il ne la rende plus intéreffante. C'est un je ne sçais quoi, une tournure si affectueuse dans ses phrases, qu'on sent qu'il parle d'une personne aimable. Cela ne vous a-t-il pas paru tel dans le bulletin que je vous ai montré de lui .......... Mais, au nom du ciel! jettez donc au moins un coup d'œil sur celui de son vieux confrere.

J'ai enfin lu cette consultation, que je brûlois de voir depuis l'instant qu'on me l'avoit annoncée. J'ai feins de la trouver détestable, quoiqu'au fond je n'en puisse dire aucun mal. Au contraire, cet honnête monsieur Patibe est si fort de notre parti, sans nous connoître; le danger, qu'il fait craindre, si on marie mademoiselle de N**** est si conforme à nos intérêts, que je ne puis m'empêcher de trouver qu'il a raison, & qu'il est aussi sçavant que toute la faculté enfemble.

Comme je riois de satisfaction en lisant le bulletin, la magnifique D**** a cru que c'étoit de pitié. Il est bien barroque dans ses expressions: convenez-en, chere madame.--Assûrément: par cette lecture je vois qu'il a dû vous causer de vives allarmes sur les suites, si l'on marioit votre nièce--Don; je n'ajoute pas foi à tout ce qu'il dit. J'espere que les avis de monsieur Dolin prévaudront sur le fien. J'ai prié la belle-fœur de me laisser prendre copie de cette derniere consultation; non pour comparer, comme elle s'en est flattée, mais pour te l'envoyer comme une piéce justificative de nos espérances. Je le joint à cette lettre, & je suis bien persuadée que sa lecture, loin de te donner des vapeurs, comme à la magnifique D**** te mettra du baume dans le sang. Voilà comme les divers intérêts sont approuver par les uns, ce qui est condamné par les autres ....... Mais trêve de réflexions, je t'ai déja impatientée par nos éternels dialogues qui, cependant devroient trouver grâce à tes yeux, parce qu'ils finissent toujours par quelqu'heureuse conclusion. D'ailleurs, ils n'ont jamais rien d'étranger à tes intérêts. Il est vrai que la belle-sœur dit des choses superflues, lorsque je lui fais des questions sur sa niéce; mais cette femme a tant de crédit dans sa famille, elle influe si fort sur tous les partis qu'on y prend, qu'il est indispensable d'exposer son caractere dans tout son jour, pour te mettre à portée de juger ce que tu peux craindre ò{??}u espérer. Ne me scache donc pas mauvais gré, si dans toutes les lettres où il a été question d'elle, je l'ai fait parler elle-même pour ne point altérer son imagination qui est son unique guide. Si au contraire, elle étoit conduite par le cœur, la moindre substance de ses discours suffiroit pour t'instruire de ce qui concerne sa niéce: mais c'est un article sur lequel tu ne concevrois rien, si je n'avois la patience d'écouter & de répéter exactement tout ce qu'il lui plait de me dire.

Demain, chere Elisabeth, on prononcera sur ton sort, quoiqu'on ne parlera que de mademoiselle de N**** Je rapporte tout à toi; ainsi après demain tu seras informée de l'arrêt rendu pour ou contre tes intérêts. La D**** m'a déja fait promettre d'y aller souper: tu penses bien que je ne me coucherai pas sans avoir satisfait mon cœur & ta juste curiosité. Je désire sincèrement pouvoir t'apprendre des nouvelles capables de rendre l'allégresse à ton ame. Mon impatience est égale à la tienne; je ne sçais ce que c'est, mais je n'eus jamais tant d'envie de voir rompre ce mariage. Ta résignation, ta conduite, celle du chevalier, me semblent dignes de la plus fortunée récompense. Voir votre tendresse couronnée, après tant de revers, seroit le plus beau miracle de l'amour. Cet espoir est si charmant, que je n'ai garde, aujourd'hui, d'en troubler la douceur par mes désolantes réflexions; quoique ce que tu m'as dit au sujet de ton oncle, & sur-tout de monsieur d'Arbroc, en ait fait naître une foule, je les réserve pour un autre temps, si le sort contraire à tes vœux & aux miens me forçoit de les rappeller. Chere amie! tu as transgressé la loi du sage proverbe, qui défend de jurer qu' à telle source on ne se désalterera. Tu m'as protesté que jamais, jamais tu n'en pourrois épouser un autre que Luzan; ce serment me semble d'une grande témérité ............ Mais, paix! il faut avoir égard à ta tendre priere, au moins pour ce moment. Je t'embrasse mille & mille fois.

Ma belle-sœur n'accouche point; mais qu'est-ce que cela nous fait? pourvu que mademoiselle de N**** ne se marie pas ....... Oh! il n'est pas possible qu'on y fonge, d'après la consultation de monsieur Patibe; tiens, la voila; lis, & juges toi-même.

CONSULTATION du médecin Patibe.

Ce seroit contre nos propres lumieres & à la honte de l'art, que nous flatterions la famille de mademoiselle de N **** de l'espoir d'une parfaite guérison; il n'y a point à en attendre dans une maladie aussi grave, qui dépend d'une mauvaise complexion, d'une conformation de poitrine vicieuse, & d'une disposition héréditaire. Le principe du mal est intimement lié & inhérent à celui de la vie, & ne finira qu'avec elle. Un médecin doit connoître les bornes de son art, & distinguer les maux qui lui résistent de ceux où ses secours peuvent avoir du succès.

La pulmonie de ce genre, & à ce dégré, est l'opprobre de la médecine, & ne se guérit jamais. Nous devons le dire ouvertement. Notre dissimulation d'ailleurs dans la circonstance seroit très condamnable. On se persuade pouvoir engager la malade dans les liens du mariage; ce seroit le véritable moyen d'abréger ses maux en accélérant son trépas. Il faudroit, dans ce cas, mêler aux prèparatifs de sa noce, ceux de ses funérailles.

En faisant passer ces personnes d'une fanté ainsi délabrée, d'une aussi chétive constitution, à l'état de mere, par des arrangements de famille, ou des vues d'ambition, on peuple nos villes de ces gens valétudinaires, hypocondriaques, poitrinaires, qui fatiguent tout le monde du récit de leurs maux, & demandent sans cesse à la médecine une guérison qu'ils n'en doivent pas attendre. Ces spectres humains sont un poids inutile à la terre, un fardeau insupportable dans la soctété, bons, tout au plus, à vuider les boutiques de nos apothicaires, & à tarir nos sources d'eaux minérales. Ces dévots d'Epidaure importunent inutilement de leurs vœux la divinité, assiégent perpétuellement son temple & n'en sont point exaucés.

Les personnes, qui portent avec elles le germe de ces maladies, doivent garder le cèlibat, parce que dans ces sortes d'unions, celui des deux conjoines qui apporte à l'état de pere ou de mere une mauvaise disposition, altere les sources de la vie, que l'autre, par une meilleure association, auroit pu transmettre pure à sa postérité.

Ces considérations seules devroient suffire pour dissuader la famille de mademoiselle, de son projet de mariage. Ajoûtons à cela qu'on ne peut, sans un danger inévitable pour les jours de la malade, l'exposer aux incommodités de la grossesse, & aux douleurs de l'enfantement. Les exemples des maux, que nous peignons, ne sont malheureusement que trop communs. Un bon citoyen ne sçauroit apporter trop d'attention à en diminuer le nombre. Nous ne croyons pas trop avancer en disant que, persuader le mariage à de telles personnes, c'est se rendre coupables d'homicide.

Dans cette fâcheuse position, on doit se borner & s'attacher uniquement à adoucir le mal, calmer les douleurs, rendre au malade sa situation le plus supportable qu'il est possible. Rien de mieux pour y réussir, que d'insister sur le régime & les remedes que nous avons indiqués précédemment.

LETTRE LXIX. D'Elisabeth, à Madame d' Albi.

J'aurois les plus fortes espérances qu'on ne marieroit pas mademoiselle de N**** d'après la consultation de monsieur Patibe, si la D**** n'avoit intérêt que son petit Dolin triomphât. Cependant comme madame de N**** me paroît une très digne mere, qui ne veut point sacrifier sa fille pour la fortune d'un moment, puisqu'elle n'en jouiroit pas long-temps; je suis fort portée à me flatter qu'il y aura plusieurs personnes de la famille de son avis; qu'ainsi la pluralité des voix l'emportera. Chere Henriette! si cela n'étoit pas, je ne répondrois plus de ma résignation. Je t'avoue que mon ame, entierement épuisée par tant d{??} revers favorables & contraires, n'auroit plus la force de supporter ce dernier coup. Envain je me dis, selon tes conseils, qu'il faut se préparer à toute espece d'évenement; je sens qu'au fond du cœur j'ai l'intime confiance que Luzan me sera rendu. Tu admires fa conduite; tu en seras bien plus surprise, quand tu sçauras que j'ai reçu une lettre de Saintré, qui me marque qu'il est fort inquiet de son ami; qu'il lui a écrit dès l'instant de son arrivée à Londres, sans en avoir encore de réponse. Il me fait beaucoup d'excuses de la liberté qu'il prend de s'adresser à moi: il ajoûte qu'étant parti quatre jours avant celui qui étoit comme fixé pour notre union, il craint que notre secret trabi n'ait peut-être forcé le chevalier à fuir pour éviter le courroux de son grand-pere; que dans cette fâcheuse supposition, il n'avoit pas cru devoir écrire à d'autres qu'à moi, pour apprendre sûrement de ses nouvelles.

Que penses-tu, chere Henriette, de cette lettre de Saintré? Seroit-il possible que Luzan ne lui ait pas fait réponse? qu'il gardât le silence sur son mariage avec son meilleur, son unique ami ......? Te l'avouerai-je, Henriette? Je crains que ce ne soit un détour pour pénétrer mes dispositions actuelles. Il est vrai que l'extrême franchise de Saintré devroit prévenir cet injurieux soupcon; mais il me paroît si incroyable que le chevalier ne lui ait rien communiqué de tout ce qui s'est passé, que je ne sçais plus à quel sentiment m'arrêter. Dans cette incertitude, je suis résolue de ne faire réponse à Saintré, qu'après la décision de cette redoutable assemblée; je dis redoutable; car je te confesse que je serai dans de mortelles transes, jusqu'au moment où tu m'apprendras mon dernier arrêt ....... Ah dieu! que ne puis-je animer de mes sentiments tous ceux qui doivent prononcer sur mon sort, sur celui de mademoiselle de N****! Ce vœu n'est pas injuste, n'est-il pas vrai, chere amie? car enfin, quand mademoiselle de N**** n'épouseroit pas Luzan, elle n'en seroit pas plus malheureuse. Au contraire, si dans quelques années sa santé se rétablissoit assez bien pour qu'on pût la marier sans danger pour sa vie, elle auroit peut-être le bonheur de trouver quelqu'un, je ne dis pas d'aussi aimable que le chevalier, cela est impossible, mais un mari, dont le cœur seroit libre, & en qui elle n'auroit pas une violente passion à combattre pour s'en rendre la maîtresse. Ne penses-tu pas comme moi, qu'après le malheur d'unir sa destinée à quelqu'un qu'on n'aime pas, il n'y en a point de si affreux, pour un femme vertueuse, que celui d'épouser un homme, dont le cœur est prévenu d'un véritable amour pour un autre objet?

Tu es trop charmante, aimable Henriette, de faire tant d'efforts pour justifier tes dialogues avec la magnifique D****. Ils t'amusent, sans doute: faut-il d'autre raison pour t'autorifer à me les rendre avec une si scrupuleuse exactitude? Continue; sans cela, tu serois la premiere femme qui auroit résisté à l'occasion de t'égayer aux dépens des ridicules d'une autre. Ne prends point ceci en mauvaise part, je t'en supplie; car je te confesse que j'en ferois autant, si j'étois à ta place, comme tu ne dois pas non plus trouver étrange, qu'à la mienne, je me venge un peu des impatiences que tu me causes. Mais, comme tu dis, la conclusion m'apprend toujours quelque nouvelle satisfaisante; ainsi j'approuve le passé, le préfent & le futur. Je te promets donc de ne m'en plaindre de ma vie; lorsque je ferai trop pressée, je passerai à la fin de la lettre. Tu dois maintenant être fort à ton aise sur ce chapitre.

J'espere que, quand ta belle-sœur seroit accouchée, tu ne partirois point sans être informée par la D*** du résultat de l'assemblée. Quel sera-t-il? Tout mon corps frissonne, quand je songe à ce que tu vas m'apprendre. Tu as mal fait de me marquer l'heure du rendez-vous; car je fuis sûre d'un violent accès de fiévre, pendant le temps que je croirai tous ces parents assemblés.

LETTRE LXX. De Madame d' Albi à Elisabeth.

Calme tes sens, chere Elisabeth, & redouble de patience, pour lire paisiblement tout ce que j'ai à te raconter, si non vas à la fin de la lettre, comme tu m'en as malignement menacée; mais je suis bien sûre, qu'après avoir lû le mot décisif, tu te hâteras de revenir aux premieres lignes, & que tu liras tout sans en excepter une syllabe. Je sçais qu'un client n'en veut qu'à la conclusion; mais lorsqu'elle ne lui est pas favorable, il cherche à se consoler par la lecture du plaidoyer; de même, si mon Elisabeth n'étoit pas satisfaite du jugement rendu par les parents de mademoiselle de N***, elle voudra s'instruire de leurs différentes opinions, pour sçavoir qui a fait pancher la balance; ainsi je puis entrer dans tous les détails que la circonstance exige, bien convaincue que ta curiosité ne te permettra pas d'en négliger aucun.

Je t'avois marqué que la belle-sœur de madame de N**** m'avoit invitée à souper chez elle le jour de l'assemblée: mais elle n'a pas cru que ce fût assez, pour la gloire de son crédit, de m'apprendre de bouche son triomphe; elle a voulu que j'en fusse témoin. Elle m'a fait prier d'aller dîner. J'ai d'abord pensé que, sans doute, l'assemblée n'avoit plus lieu; mais quelle a été ma surprise, quand la belle-sœur de madame de N*** m'a dit, du ton le plus sérieux, qu'elle se faisoit un indicible plaisir de me présenter à ses parents, comme sa meilleure amie, & qu'elle vouloit absolument que je visse de quelle façon elle s'y prenoit pour les faire acquiefcer à ses volontés. Je lui ai observé que je les gênerois dans la circonstance actuelle, qu'on n'oseroit se livrer devant une étrangere, ni discuter des intérêts de famille. Mes représentations ont été inutiles; elle m'a pressée avec tant d'instance, & ma curiosité étoit si vive, que j'ai consenti de rester, au risque de tout ce qu'il en pourroit résulter: mais je n'ai que lieu de m'en applaudir, car de ma vie je ne m'amusai davantage. Imaginestoi qu'il n'est point d'éloges resplendissants & outrés que la magnifique D**** n'ait donnés à mon attachement pour elle. Ensuite les louanges, sur tous les points, ont été prodiguées avec tant d'excès, que ta pauvre Henriette a{??} rougi vingt fois des glorieux mensonges de la D****, car elle m'a attribué six talents, au moins, & autant de vertus que je ne possede pas; elle a si bien disposé les esprits en ma faveur, qu'on a parlé devant moi avec, autant de confiance, que si j'eusse été de la famille.

A cinq heures précises madame de ***, la baronne de ***, la vicomtesse de ***, le maréchal de ***, le président de ***, sont arrivés. L'évêque de ***, est venu seul, parce que, a-t-il dit en entrant, il ne pouvoit supporter d'être deux dans une voiture; que cela le suffoquoit.

La D***, à demi-couchée dans une otomane, a reçu tout le monde avec un air de dignité tout-à-fait imposant. Après beaucoup de compliments de condoléance sur son indisposition, qui aura paru réelle, parce qu'elle a eu soin de ne point mettre de rouge, on s'est placé en cercle auprès de la souveraine, qui a rompu le silence, que chacun sembloit garder pour méditer sur l'important sujet qui les avoit réunis. Comment se porte aujourd'hui mademoiselle de N***, ma chere nièce favorite? Monsieur Patibe persiste-t-il toujoursdans ses sinistres augures? Hélas oui! a répondu madame de N***, en poussant un grand soupir; la maladie de cette précieuse enfant, a-t-elle ajoûté, m'accable entierement; & ce qui a mis le comble à ma douleur, c'est, comme vous voyez, la circonstance de ce mariage. Faudra-t-il une seconde fois dégager ma parole vis-à-vis du comte? Mais madame, a dit le président, cette précaution me paroît assez conforme à la prudence, j'y réfléchirai. ( Le maréchal. )Bonexpédient, parbleu! de renvoyer à la réflexion, quand le cas presse de prendre un parti. Si à l'instant de livrer bataille ou de se défendre des surprises de l'ennemi, un général disoit à l'armée, messieurs, j'y penserai; mon cher président, nivousni moi ne serions pas contents d'être nés françois.--( Le président. ) D'accord, monsieur le maréchal, dans votre hypothèse; mais la question de madame de N*** exige un mûr examen: je n'ai garde de brusquer cette décision. Si madame avoit eu la bonté de me donner un mémoire, j'aurois été en état de rendre un jugement raisonné, & fur le champ: mais à ce défaut, j'emprunterai les armes de l'expérience. Ecoutez: vous vous souvenez tous que mon cousin, monsieur de N***, est mort de la même maladie, dont sa fille est attaquée; les médecins lui avoient prédit, & nommément monsieur Patibe, que, s'il se marioit, il n'auroit pas deux années de vie. Nous nous rappellons, avec douleur, qu'en effet il nous fut enlevé dix-huit mois après son mariage. Madame de N** a porté un mouchoir à ses yeux, & a bien tiré parti de son office pour se rougir les paupières. Le maréchal, avec impatience, a dit: pardon, mon cher président; mais, franchement, votre exemple ne vaut pas le diable, parce qu'il y a une grande différence entre monsieur de N*** & sa fille. Un homme n'est point réservé sur certains articles, sur-tout quand il a une jolie femme ...... Ici madame de N*** a minaudé, comme si elle n'avoit eu que vingt aus; la vicomtesse s'est couvert le visage avec son éventail ......... Le maréchal a continué: mais mademoiselle de N***, qui n'a jamais été, ni ne sera dans le cas d'aucun excès, se trouveroit parfaitement du mariage; bien plus, je soutiens qu'il lui est nécessaire, pour rétablir sa santé. Qu'en pense madame la vicomtesse?--Moi, monsieur le maréchal, a-t-elle dit en détournant la tête avec un air de courroux, je ne sçaurois prononcer sur semblable matiere: quand on souhaitera mon avis, j'espere qu'on choisira un autre sujet.--( Le maréchal. ) Voila qui est excellent, & de quoi faut-il donc parler? Ne sommes-nous pas venus pour consulter si l'on marieroit mademoiselle de N***?--( La duch... ) Cela n'est pas douteux, & l'on est bien forcé, malgré soi, d'entrer dans ces détails.--( La vicomtesse piquée. ) Oui, mais l'on pourroit s'exprimer de façon à ne pas blesser la pudeur.--( L'évêque. ) L'objection de madame fait honneur à sa délicatesse. Cependant ........ ( Le maréchal vivement. ) Insensiblement nous allons perdre de vue le principal sujet qui nous a conduits ici.--( L'évêque. ) Non, monsieur le maréchal, quoique je n'aie rien dit encore, je m'en occupe essentiellement. Mon avis est que, comme il n'est pas séant qu'une femme reste dans le monde sans avoir un état, celui de religieuse est le seul qui convienne à mademoiselle de N***. Il y a mille douceurs attachées à ce genre de vie, qui sont salutaires à une mauvaise santé. Monseigneur a raison, a dit la baronne; ma chere cousine a une poitrine si délicate, qu'il faut la regarder comme une femme perdue pour la société. Assemblées, bals, soupers, tout lui sera interdit; on la condamneroit au régime, à la vie pastorale; en vérité, ce n'est pas la peine de la marier à ce prix. Il seroit infiniment plus avantageux que madame la D*** employât son crédit pour la faire nommer à quelque bonne abbaye.--( Le maréchal. ) Ma foi non, je ne vois rien de si sot & de si inutile, que l'existence d'une religieuse; il vaudroit cent fois mieux marier mademoiselle de N***, dût le mariage abréger sa vie, parce qu'elle passeroit, au moins, quelques années agréables avec un mari. De plus, elle donneroit des citoyens à l'état, ce qui est plus glorieux, pour nous, que toutes les abbayes du monde; & la carriere la plus limitée, remplie de cette saçon, seroit aussi plus avantageuse, pour mademoiselle de N***, que la plus longue vie passée à languir tristement dans un monastère.

La D**** rioit; la vicomtesse plioit les épaules d'indignation; l'évêque, panché dans son fauteuil, sembloit être sourd; la baronne regardoit les peintures d'une boîte de de la D****; le président prêtoit une grave attention; madame de N*** consultoit tous les yeux, & particulierement, ceux de sa belle-sœur, pour pénétrer ce qu'on alloit décider.

Le président a pris la parole après quelques minutes de réflexion. La proposition de monsieur le maréchal, a-t-il dit, demanderoit d'être discutée méthodiquement; qu'en pensent ces dames? Madame de N*** a regardé sa montre: bon dieu, qu'il est tard, s'est-elle écriée! je suis inquiette de ma chere enfant. Je suis pressée de m'en retourner; je desirerois bien qu'on se déterminât sur le parti qu'il faut prendre. ( Le président. ) Tout est comme arrêté, madame; j'ai donné mes conclusions. -- ( L'évêque. ) J'ai dit mon sentiment. -- ( La baronne. ) Je l'ai ratifié, & je crois qu'on ne peut qu'y applaudir. ( Le maréchal. ) Quant à moi, je vous jure que j'ai parlé pour le bien de la chose, on en fera tout ce qu'on voudra.--( La vicomtesse. ) J'opine fort pour le célibat.--( La duch .....) Et moi pour le mariage: mais pour ne rien précipiter, relisons les consultations de monsieur Dolin; vous verrez comme ses raisons sont victorieuses sur les foibles arguments de monsieur Patibe. Le président lui a dit, madame, madame, monsieur Patibe est très sçavant, sa réputation est très ancienne .....--( La duch. ) N'importe, vous allez entendre comme monsieur Dolin l'éclipse, par l'élégance & la finesse de son style ............ Elle a fait présenter les bulletins à monseigneur, pour le prier de les lire, & quoique sa grandeur n'ait jamais prêché ses ouailles, non plus que devant le roi, il n'en a pas moins lû les bulletins, comme s'il eût déclamé un sermon. Toutes les femmes, & moi-même, se cachoient de leur éventail pour rire, excepté la D*** qui interrompoit monseigneur à chaque phrase, pour faire remarquer à l'assemblée, l'élégance que monsieur Dolin sçavoit mettre en traitant un si triste sujet. Convenez, disoit-elle avec enthousiasme, qu'il est impossible de démontrer plus évidemment la nécessité de marier mademoiselle de N***. Ici les différentes grimaces ont recommencé; sur-tout la vicomtesse. Elle échappoit des soupirs à demiétouffés; elle s'agitoit sur son fauteuil, donnoit un exercice violent à son éventail, comme si elle eût été suffoquée par la chaleur. Madame de N***, impatientée de ce qu'on ne concluoit rien, a fixé sa belle-sœur comme pour la charger de prononcer en dernier ressort. La D ...... qui n'avoit pas besoin de cette mission tacite pour prendre le ton décisif, a dit, d'un air délibéré, je crois que tout le monde sera de mon avis: si dans huit jours ma niéce n'est pas convalescente, c'est-à-dire, presque rétablie, madame de N*** dégagera sa parole vis-à-vis du comte, si toutefois monsieur Dolin prenoit un sentiment conforme à celui de monsieur Patibe.

On a trouvé cette décision miraculeuse; on a félicité la D ........ d'un si heureux dénouement; on s'est retiré fort satisfait, au moins en apparence.

Lorsque nous avons été seules, a D ...... m'a fait remarquer avec quel art elle avoit amené tout le monde à son avis; c'étoit en ne contredisant celui de personne, & ne déclarant le sien qu'au moment où la matiere & les contestations étoient épuisées. Je lui ai demandé si, intérieurement, elle avoit résolu qu'on mariât sa nièce, quoiqu'il en pût arriver. Je n'ai aucun projet là-dessus, m'a-t-elle dit; je compte voir mon petit Dolin cette semaine: quand nous aurons causé ensemble, je verrai. S'il n'est pas fort attaché à l'idée de ce mariage, j'en dégouterai ma belle-sœur: je suis très certaine de lui faire faire ce que je voudrai à cet égard.

Elle m'a fait promettre, en la quittant, d'y aller dans cinq à six jours. Je n'ai garde d'y manquer; il faudra bien que nous sçachions ce qu'elle aura décidé avec son petit Dolin. Je le présume incapable de préférer la victoire de son opinion à la vie de mademoiselle de N*** ainsi tu peux, chere Elisabeth, espérer sans crime, puisqu'il ne s'agit plus que du consentement de monsieur Dolin, pour empêcher le mariage du chevalier.

Les huit jours fixés par la D ..... vont te paroître huit siécles; car les amants nomment ainsi, même les minutes, qui retardent l'accomplissement de leurs desirs; mais un sûr moyen de modérer ton impatience, c'est de songer que ce moment, dans lequel l'amour te transporte sans cesse, te découvrira une vérité cent fois plus affreuse, que tout ce que tu as éprouvé jusqu'à présent. Tu apprendras, peut-être, que Luzan ne t'aime plus ....... Je vois d'ici que tu vas te fâcher de cette supposition; hé bien, n'en parlons plus!

La lettre du bon Saintré m'étonne. Si elle ne contient rien que de vrai, il y a de la cruauté de le laisser dans l'inquiétude où il paroît être; mais comme tu ne pourrois lui écrire, sans entrer dans des détails sur lesquels ton cœur s'exprimeroit avec trop de tendresse, vû la circonstance, je ne puis assez applaudir le rigoureux, mais nécessaire silence que tu t'es imposé: observele, je t'en conjure, jusqu'à la Consommation de tout évenement. Bon soir: il y a deux heures que je t'écris. Je t'embrasse bien tendrement, & vais me coucher. Songe que dans huit jours tu seras, peut-être, comblée de joie, ou, peut-être, de douleur. Hélas! qui sçait?

LETTRE LXXI. D'Elizabeth à Madame d'Albi.

Encore six jours d'incertitude, chere Henriette; je m'étois flattée que ta lettre m'apprendroit un arrêt irrévocable. Serai-je donc sans cesse en proie à de nouveaux tourments? A peine l'espoir me sourit, que je suis obsédée par la crainte & l'impatience. Cependant, quelque cruelle que soit cette situation, j'avoue qu'il est bien consolant de pouvoir espérer sans remords. Oui, chere amie, tu ne sçaurois concevoir combien les dernieres paroles de la D ........ ont soulagé mon cœur. Quel violent combat n'auroit-il pas eu à souffrir, si la rupture du mariage de mademoiselle de N*** n'eût dépendu que de l'issue funeste de sa maladie? L'amour, trop souvent victorieux de la conscience la plus délicate, m'auroit, peut-être, entrainée à de coupables desirs; ce qui auroit rendu ton Elisabeth mille fois plus malheureuse; car rougir de ses sentiments, sans pouvoir les vaincre, est le pire des maux pour une ame bien née: au lieu que je puis, d'après la confidence de la D ......, souhaiter, sans crime, que l'amour-propre n'engage pas monsieur Dolin à sacrifier la vérité au futile honneur de l'emporter sur l'avis de son concurrent. Ainsi que mademoiselle de N*** soit rétablie ou non, au terme fixé, cela est indifférent pour sa destinée; ce sont les conseils de monsieur Dolin qui doivent la régler. Il faut convenir que la belle-sœur de madame de N*** se conduit par de singuliers motifs. Elle peut être de bonne foi dans sa confiance pour son protégé; mais il est bien affligeant que le sort de trois personnes dépende des principes d'un seul homme. Pouvons-nous compter qu'il n'abusera point de son ascendant sur l'esprit de la D ....? Quel est celui dont la probité est assez exacte, pour prononcer contre ses intérêts, lorsqu'on l'établit juge en sa propre cause? Ces réflexions font naître plus d'allarmes dans mon cœur, que les conseils que ta barbare prudence me donne pour modérer, au moins, le desir de la rupture. Tu me dis de songer que peut-être Luzan ne m'aime plus. Ah! quand tout ce qui respire, quand toi-même me le dirois, je ne pourrois me le persuader. Juge donc si je puis me livrer à l'idée de n'être plus aimée; non, je ne le croirois jamais, à moins que Luzan ne me le dît lui-même.

Si j'osois, je te prierois de m'envoyer Dubois, dès que la belle-sœur aura parlé à monsieur Dolin, & que tu seras instruite de ce qu'ils auront résolu; car de leur décision dépend uniquement la joie ou la mort de mon cœur. Que dis-je? il lui resteroit encore trop de vie pour sentir sa perte. Hâte-toi de me dire, si je suis condamnée à ce malheur.

LETTRE LXXII. de Madame d'Albi à Elisabeth.

Etrange nouvelle, chere Elisabeth, que j'ai à t'apprendre; loin de mettre fin à ton incertitude, elle ne peut que l'accroître. Je viens de chez la belle-sœur de madame de N***. Il y avoit une une heure qu'elle étoit partie, m'a-t-on dit, avec monsieur Dolin. Quelle raison si pressante a pu l'obliger d'aller Paris? Demain est l'expiration du terme convenu pour rompre les engagements pris avec le comte, au cas que mademoiselle de N**** ne soit pas rétablie. J'ignore si elle l'est: je l'ai demandé à une femme de la D ... ...... qui m'a dit, qu'elle n'en avoit point oui parler; que sa maîtresse étoit partie sans rien dire sur ce sujet.

Me voilà, je t'assûre dans une très vive inquiétude. Ne pourriez-vous entre toi & Julie imaginer quelqu'expédient pour envoyer ton oncle chez cette tante de mademoiselle de N**** qu'il connoît. Nous serions au moins instruites d'une partie de la vérité. Nous ne sçaurions pas tout; car cette parente n'est point initiée dans les intimes secrets de la famille. Elle n'a pas été invitée à l'assemblée, sur cela seul, je gagerois, qu'elle est dans l'infortune malgré le magnifique présent qu'elle destine à sa niéce. La bonne femme se sera épuisée par bonté d'ame ou par vanité, pour que son offrande puisse le disputer & entrer en lice avec celle des plus opulents.

Je ne sçais quelle impression te fera le brusque départ de la D .... pour moi, à te parler franchement, je n'en augure rien de bon. Cependant, comme ma crainte n'est fondée que sur des peut-être, ne la regarde point comme un pressentiment certain. Applique-toi toute entiere au soin de nous éclaircir .... Mais ne devrois-je pas assez te connoître pour sçavoir que cette recommandation est superflue.

Tu ne me parles plus de l'honnête monsieur d'Arbroc, cet homme dont l'amour timide & silentieux a tant d'éloquence. Je t'avoue que, si j'étois libre, je ne voudrois pas voir long-temps circuler autour de moi un amoureux de ce caractere. Si je m'étois apperçue de ses soupirs, je confesse qu'il exciteroit ma pitié. Ensuite .... Ensuite, tu sçais que le reste suit de bien près. Tu ne sçaurois imaginer combien je suis curieuse de le voir: mais malgré ce motif & de plus puissants mille fois, je ne puis aller à Paris.

Ma belle-sœur n'accouche toujours point. Son enfant merveilleux, qui selon son calcul à bientôt dix mois, trouve le sein de sa mere une si agréable prison, qu'il se refuse constamment aux vœux que je fais pour sa liberté. Cependant, je sacrifierois volontiers dix années de ma vie, si je pouvois à ce prix être auprès de toi dans cette circonstance.

Je serai beaucoup plus inquiete à présent, que je ne verrai point la D ...... Il me sembloit que, tant qu'elle seroit ici, il ne pourroit rien arriver de funeste à tes intérêts. Maintenant je crains tout.

Au nom du ciel, chere Elisabeth, ne me laisse pas ignorer long-temps ce qui se passe; songe que j'ai mon tourment & le tien à souffrir.

LETTRE LXXIII. D'Elisabeth à Madame d'Albi.

Chere & tendre amie, il se passe des choses inconcevables dont j'ignore la source & la fin, & qui ont failli me coûter la vie, il y a environ quatre heures.

Nous commencions à dîner, lorsqu'un domestique a demandé à parler au baron. Tu sçais que depuis que je suis avec lui, j'ai obtenu comme une grâce qu'il ne fît attendre, ni ne renvoyât personne. On a fait entrer. C'étoit un laquais de Luzan. Je tenois une assiette qui m'est échappée des mains, tant j'ai été frappée à l'apparition de ce domestique. Il a présenté un billet à mon oncle de la part du comte. Je ne puis bien démêler, si c'est la joie, la frayeur ou ces deux sentiments qui m'ont saisie, en entendant nommer le pere du chevalier; mais j'ai demeuré sans voix, sans respiration, sans connoissance. On a été obligé de couper mon lacet, mes cordons. J'ai resté plus de trois quarts d'heure dans cet état. En reprenant l'usage de mes sens, j'ai vû mon oncle & Julie tout en larmes, & le pauvre monsieur d'Arbroc si pâle & si effrayé, que je juge par-là du danger où ma vie étoit.

Je ne sçais si le baron n'a rien soupçonné de la cause de mon accident; mais il s'est conduit comme s'il l'eût absolument ignorée. Pour monsieur d'Arbroc, il avoit l'air si touché de ma situation, qu'on eût dit qu'il l'avoit devinée, & qu'il partageoit ma peine.

Dès que j'ai été bien remise, mon oncle est sorti seul pour aller chez le comte, il est revenu après deux heures d'absence, a fait atteler sa chaise de poste, ne m'a parlé que de ma santé, est parti en recommandant qu'on ne l'attendît point, qu'il alloit à ....... chez l'évêque de ..... son neveu ..... O mon Dieu! que me présage ce mystérieux voyage? Voudroit-on me caufer une suprise qui me feroit mourir de joie? Serois-je assez heureuse pour épouser Luzan, de l'aveu de sa famille & de celui de son oncle? Chere Henriette, je ne sçais que penser; je me livre peut-être à une folle espérance ...... Mais de quoi s'agiroit-il donc? ....... Ah! je frémis, quand je porte mes tristes regards sur le séjour de la D ...... à Paris. Pourquoi y est-elle venue? Pourquoi mon oncle est-il donc allé si précipitamment chez l'évêque de .......? Que je vais souffrir jusqu'à son retour, & que je me reproche de ne pas avoir osé lui demander le sujet d'un si prompt voyage! Mais rien ne sçauroit m'arrêter. Dès qu'il sera de retour j'oserai, oui, j'aurai le courage de m'informer de mon malheur ou de la félicité qu'on me prépare, & sitôt que j'en serai instruite, je ferai prendre la poste à Lapierre. Compte, compte, chere amie, sur mon exactitude.

Fin de la troisiéme Partie.