Trois Femmes: MiMoText edition Isabelle de Charrière(1740-1805) data capture unknown encoding Amelie Probst editor Julia Röttgermann 38827 Mining and Modeling Text Github 2020 Trois Femmes Isabelle De Charrière 1795 1795

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AVANT-PROPOS

- Pour qui écrire désormais? disait l'abbé de la Tour.

- Pour moi, dit la jeune baronne de Berghen.

- On ne pense, on ne rêve que politique, continua l'abbé.

- J'ai la politique en horreur, répliqua la baronne, et les maux que la guerre fait à mon pays me donnent un extrême besoin de distraction. J'aurais donc la plus grande reconnaissance pour l'écrivain qui occuperait agréablement ma sensibilité et mes pensées, ne fût-ce qu'un jour ou deux.

- Mon Dieu! Madame, reprit l'abbé après un moment de silence, si je pouvais...?

- Vous pourriez, interrompit la baronne.

- Mais non, je ne pourrais pas, dit l'abbé; mon style vous paraîtrait si fade au prix de celui de tous les écrivains du jour! Regarde-t-on marcher un homme qui marche tout simplement, quand on est accoutumé à ne voir que tours de force, que sauts périlleux?

- Oui, dit la baronne, on regarderait encore marcher quiconque marcherait avec passablement de grâce et de rapidité vers un but intéressant.

- J'essayerai, dit l'abbé. Les conversations que nous eûmes ces jours passés sur Kant [ERROR: no reftable 1:], sur sa doctrine du devoir, m'ont rappelé trois femmes que j'ai vues.

- Où? demanda la baronne.

- Dans votre pays même, en Allemagne, dit l'abbé.

- Des Allemandes?

- Non, des Françaises. Je me suis convaincu auprès d'elles qu'il suffit, pour n'être pas une personne dépravée, immorale, et totalement méprisable ou odieuse, d'avoir une idée quelconque du devoir et quelque soin de remplir ce qu'on appelle son devoir. N'importe, que cette idée soit confuse ou débrouillée, qu'elle naisse d'une source ou d'une autre, qu'elle se porte sur tel ou tel objet, qu'on s'y soumette plus ou moins imparfaitement, j'oserai vivre avec tout homme ou toute femme qui aura une idée quelconque du devoir.

- Vous oserez vivre avec tout le monde, dit un sectateur de Kant; car c'est une idée universelle et pour ainsi dire innée.

- Cela vous plaît à dire, s'écria un théologien: la manifestation seule de la volonté divine peut nous la donner.

- Quel besoin si absolu avons-nous de cette manifestation, dit un homme qui n'était pas théologien, quand la connaissance de nos intérêts particuliers et de ceux de la société, qui sont les nôtres aussi, suffit pour nous imposer des devoirs et nous donner d'abord la volonté, puis l'habitude et le besoin de les remplir?

- Tout cela n'est que calcul et prudence, dit l'homme qui avait parlé le premier, et je ne vois rien dans la prospérité de la société, ni dans la mienne propre, qui me fasse un devoir de mes devoirs.

- Les promesses et les menaces qui regardent l'éternité sont bien autrement imposantes, dit le théologien. 11 est vrai, reprit le Kantiste, et cependant je ne trouve pas en elles de quoi constituer le devoir. L'idée du devoir me parait simple, ne se composant que d'elle-même; on ne peut pas l'analyser.

- Elle émane de Dieu, dit un jeune homme qu'à son air on aurait pris pour l'élève de Fénelon, ou plutôt notre coeur la puise dans un amour pur et désintéressé de l'Être suprême.

- Si elle échappe à l'analyse, dit un homme qui n'avait pas encore parlé, ne serait-ce pas parce que loin d'être simple, elle est au contraire trop complexe, et se compose d'idées qui par leur action et leur réaction les unes sur les autres, se subtilisent vraiment à l'infini? Songez que depuis notre naissance nous sommes dans le monde tout à la fois spectacle et spectateurs, jugés et juges, mêlant sans cesse l'idée de ce qu'il nous convient que soient et fassent nos semblables, avec celle de ce qui leur convient que nous soyons et fassions; de manière qu'il se crée en nous une conscience dont il nous est impossible de reconnaître les éléments. Dans notre enfance un maître nous punit de lui avoir enlevé sa plume et de lui avoir nié le larcin; en même temps qu'il nous punit, il nous menace pour notre vie entière, des mépris et de la haine de tout l'univers, si nous volons et mentons. Voilà aussitôt des notions et des appréhensions, qui se lient entre elles dans le rapport de causes et d'effets. Telle action ne se présente plus à notre imagination que comme punissable et haïssable, tandis que telle autre se montre comme avantageuse et glorieuse. On n'a point de peine à nous persuader que Dieu juge nos actions comme nous les jugeons nous-mêmes, et c'est une autorité, une sanction de plus pour des lois que tout nous prescrit. Enfin, l'idée du devoir devient tellement forte et puissante, que si elle perdait l'une ou l'autre de ses bases, elle n'en subsisterait pas moins; on peut la braver, mais non la détruire; elle se soumet non seulement nos actions, mais non intentions, nos dispositions et jusqu'à nos plus secrètes et fugitives pensées. L'on rougit, étant seul, d'une velléité que personne ne soupçonnera jamais; et je sens que je pourrais mourir de remords d'un crime que j'aurais tenté, mais que j'aurais été empêché de commettre.

- C'est le courroux du ciel! dit le théologien.

- C'est l'autorité simple, éternelle, indestructible du devoir! dit le Kantiste.

- Mais, dit l'homme de la société, un sauvage n'éprouvera rien de semblable.

- Qu'en savez-vous? dit l'abbé.

- Allez écrire, lui dit la baronne [ERROR: no reftable 2:].

PREMIÈRE PARTIE

Emilie avait seize ans et demi quand elle émigra avec son père et sa mère, gens de mérite, d'honneur, de naissance, et qui avaient été assez riches pour espérer de marier très bien leur fille. Elle était fille unique, elle avait de la beauté et de l'esprit, on lui avait prodigué toute espèce d'instruction, et cependant elle n'avait qu'un amour-propre et des prétentions supportables: elle parlait avec assez de simplicité; elle avait quelques égards pour des étrangers qui l'accueillaient.

Son père et sa mère espéraient, ainsi que tant d'autres, une contre-révolution prochaine, uniquement parce qu'ils la désiraient, et cet espoir les avait empêchés de vendre, lorsqu'il en était encore temps, un château en province et un hôtel qu'ils avaient à Paris. Sans prévoyance d'abord, bientôt sans argent, le chagrin triompha de leur raison, altéra leur santé, et les conduisit au tombeau presque en même temps.

-Vivez pour moi, s'écriait la malheureuse Emilie, en considérant l'étendue de la perte dont elle était menacée: ranimez votre entourage, rappelez votre vie que je vois s'échapper.

-C'est ma femme, c'est ma fille dont l'infortune me donne la mort, disait son père affaibli.

-Je ne puis survivre à mon époux, ni supporter la misère de mon enfant, disait sa mourante mère.

Emilie les pleura amèrement et au milieu d'un pays étranger, elle se crut sans ami et sans ressource.

Dès qu'elle fut un peu calmée, une jeune Alsacienne restée seule d'un nombreux domestique et qui servait Emilie avec autant d'adresse que d'attachement, lui dit:

-Vous croyez n'avoir plus rien quand vous n'avez que votre Joséphine; mais vous vous trompez, Mademoiselle, et Joséphine le prouvera. C'est demain qu'il nous faut payer notre logement, et peut-être ne l'auriez-vous pu sans vous gêner; mais la chose est faite. Quel meilleur parti pouvais-je tirer de mes épargnes! Et ne croyez pas que j'aie donné tout ce que je possédais. Il me reste de quoi payer pendant six mois, au moins, une habitation plus petite, mais plus gaie, que je suis d'avis que nous prenions à la campagne: voici le printemps, et la ville où nous sommes, outre qu'elle vous rappellera longtemps de fort tristes souvenirs, me paraît un assez lugubre séjour.

Emilie regarda Joséphine avec quelque surprise, pleura, et supprimant les objections et les réflexions que sa fierté lui suggérait, supprimant jusqu'aux remerciements qu'elle sentait bien ne pouvoir être proportionnés à un dévouement si généreux, elle lui dit:

-Pardon, Joséphine, si je n'ai ni deviné, ni étudié ton excellent coeur. Nous demeurerons où tu voudras. Je m'en remets à ton discernement et à ton zèle.

Joséphine, fière et reconnaissante de voir ses bienfaits agréés, baisa la main de sa maîtresse, puis la quitta pour s'occuper de leurs nouveaux arrangements. En peu de jours, quelques meubles qu'on avait furent vendus, d'autres transportés, et les deux jeunes personnes se trouvèrent bientôt établies dans la plus jolie maison du plus joli village de la Westphalie.

Les propriétaires en occupaient la moitié; ils étaient vieux, et cédèrent un jardin qu'ils ne pouvaient plus cultiver, pour une petite redevance payable en choux et en pommes de terre. Joséphine cultivait toutes sortes de légumes, nourrissait une chèvre, filait du chanvre et du lin. Emilie arrosait quelques rosiers, caressait la chèvre, brodait de la mousseline et du linon, dont Joséphine était parée le dimanche et les jours de fête. On vivait simplement et sainement. Joséphine était respectueuse et gaie, Emilie douce et sérieuse. Quelquefois elles parlaient, plus souvent elles chantaient ensemble. Joséphine avait une fort belle voix que guidait celle d'Emilie. Toutes deux regrettaient une excellente harpe dont Emilie jouait fort bien, et qui s'était brisée dans le voyage précipité qu'on lui avait fait faire lorsqu'on se sauvait de France.

Un soir, comme les deux jeunes personnes allaient s'asseoir sous un vieux treillage que couvraient le lierre et le chèvrefeuille, elles y trouvèrent une belle harpe toute neuve.

Joséphine eut plus de joie, Emilie plus de surprise:

-Comment se peut-il!.. dit Emilie.

-Jouez, jouez, s'écria Joséphine, en tirant la harpe de son étui: de grâce, jouez et chantez.

Emilie prend la harpe et la parcourt de ses doigts agiles, puis joue et chante. Les oiseaux se taisent, les antiques maîtres de la maison se traînent au jardin, et derrière une haie d'épine fleurie et de sombre houx se laisse voir leur jeune fils: mais son maître, le fils unique du seigneur du village, se cache mieux ou se tient plus éloigné; il n'est vu de personne.

-Qu'est-ce donc que cette harpe? dit Emilie à sa compagne, quand elles furent rentrées. Est-ce une galanterie, et de qui peut-elle venir?

-Je soupçonne quelque chose, mais je ne sais rien, dit Joséphine.

-Tu soupçonnes! reprit Emilie: que soupçonnes-tu?

-Vous avez bien vu, Mademoiselle, que Henri m'aide tous les jours à puiser de l'eau, à porter du bois, à traire la chèvre...

- J'ai vu un jeune homme que tu m'as dit être le fils de la maison.

-Eh bien, c'est Henri; c'est celui de qui je vous parle: il est la complaisance même; cela attire la confiance. Je lui ai dit qu'autrefois vous jouiez de la harpe comme un ange; mais que votre harpe était gâtée.

-Mais, Joséphine, ce n'est sûrement pas Henri qui a pu se procurer celle que nous avons trouvée au jardin...

-Et que voici, dit Joséphine, en montrant la harpe posée dans un coin de la chambre.

-Quoi, tu l'as apportée, Joséphine! Une harpe qui ne m'appartient pas!

-Vouliez-vous que nous la laissions à l'humidité de la nuit et qu'elle se gâtât comme l'autre? J'ai fait signe à Henri de l'apporter, et je viens de la prendre de ses mains.

-Mais c'est accepter, dit Emilie, le don d'un inconnu.

-Supposons que ce soit à moi qu'il se fasse, je l'accepte de grand coeur, dit Joséphine. Henri savait que je regrettais le plaisir de vous entendre jouer; il l'aura dit au fils du seigneur du village, dont il est le domestique; et celui-ci, ému de pitié pour une jeune fille éloignée de tous ses parents, et obligée par son attachement pour ses maîtres à vivre dans une terre étrangère...

Ici, quelques larmes coupèrent la voix de Joséphine, et des larmes plus abondantes coulèrent sur les joues de sa maîtresse...

-La harpe est sûrement à toi, dit-elle; on te l'a envoyée du château; nous la garderons, et tous les jours je jouerai quelques-uns de tes airs favoris.

En même temps, elle accorde, prélude, et chante en s'accompagnant la romance que Joséphine aimait le mieux.

La nuit suivante, Emilie, rêvant à l'aventure de la harpe et ne pouvant s'endormir, entendit ouvrir fort doucement la porte d'une chambre voisine de la sienne, puis parler fort bas: bientôt elle n'entendit plus rien. Que faire? Ce n'étaient pas des voleurs. Ses camarades de couvent, ses petits cousins, ses grandes cousines ne l'avaient pas laissée dans une telle ignorance qu'elle ne soupçonnât la vérité. Fallait-il appeler? Fallait-il surprendre Henri et Joséphine? Emilie ne put s'y résoudre, et, pensant qu'elle ne pourrait s'empêcher désormais de mépriser le seul objet d'attachement qui lui restât, sa compagne, son amie, sa bienfaitrice, elle passa le reste de la nuit à pleurer.

Le jour venu, Joséphine vint reprendre ses occupations auprès de sa maîtresse qui dormait alors, mais d'un sommeil agité: elle parlait même en dormant, et nommait Joséphine. Celle-ci, très inquiète, se mit à genoux devant son lit. Emilie se réveilla. L'attitude où elle vit la coupable se mêlant à ses rêves et au souvenir de ce qu'elle avait entendu, donna lieu à des paroles moitié de reproche, moitié d'indulgence, qui non entendues d'abord, amenèrent enfin une explication et une conversation fort longue.

-Pensez-vous donc que je puisse tout faire, Mademoiselle? dit Joséphine. Henri trait la chèvre dont nous avons le lait; il puise l'eau et scie le bois pendant que je cultive votre salade; et avec quoi achèterions-nous le café que vous prenez à votre déjeuner, si ce n'était avec le fil que je vends après l'avoir filé?

-O Dieu! que me fais-tu envisager! s'écria douloureusement Emilie. Quoi, tu payes de ton honneur, de ta vertu, les jouissances que tu me procures! Ah! ne me donne que du pain à manger, et de l'eau à boire. Vends mon linge et mes habits, et qu'Henri cesse d'avoir des droits sur une reconnaissance dont il abuse.

-Oh! Mademoiselle, dit Joséphine, c'est aussi prendre un peu à la lettre ce que je dis. Il se pourrait que j'eusse déjà fait quelque chose pour Henri avant qu'il ait rien fait pour moi, et je ne sais pas bien exactement lequel de nous deux a eu le premier droit à la reconnaissance de l'autre.

-Quand est-ce qu'il a commencé à te rendre les petits services dont tu parles? dit Emilie.

-Trois ou quatre jours après notre arrivée ici, répondit naïvement Joséphine.

- Et déjà alors il te devait de la reconnaissance!

-Un peu de reconnaissance, dit Joséphine.

-A peine tu l'avais vu!

- Henri est fort joli, Mademoiselle; cela est bientôt vu.

Emilie soupira et regarda Joséphine avec des yeux où se peignait plus de pitié que de dédain.

-Si tout cela vous paraît si grave, reprit Joséphine, oserais-je vous demander pourquoi vous ne m'avez pas défendu de recevoir Henri, et ne vous êtes-vous pas opposée à tous les petits services qu'il nous rendait?

-Je n'y prenais pas garde, Joséphine.

-Et cependant vous n'aviez rien de mieux à faire, Mademoiselle. Si Joséphine vous eût été aussi chère que vous l'êtes à Joséphine, vous auriez pris soin de ce que vous appelez son honneur, comme elle en prenait de tout ce qui vous concerne.

-Pouvais-je prévoir, ma chère Joséphine?..

-Oui, sans doute. A quoi sont bonnes toutes vos lectures, si elles ne vous apprennent pas à prévoir les choses mieux que nous, qui n'y pensons que quand elles sont faites? J'oserais presque dire qu'une belle éducation est bien mauvaise, si elle ferme les yeux sur ce qui se passe tous les jours dans le monde. Mais ce ne devrait pas être cela. J'ai quelquefois ouvert vos livres; j'y ai vu des rois, des bergers, des bergères, des colonels, des marquis, des princesses. Cela revient toujours au même: les hommes s'introduisent auprès des femmes, et par-ci par-là se battent pour elles, tandis qu'elles se haïssent pour eux: en prose, en vers, il n'est presque question que de cela.

- J'avoue que j'ai été une imbécile, dit Emilie.

-Et cette nuit, Mademoiselle,... pardon si je vous la rappelle, et il m'en coûte: voyez, je suis sûrement toute rouge; cette nuit, que ne veniez-vous à moi, ou que n'appeliez-vous? J'avais commencé par gronder Henri: jamais encore il n'avait osé venir la nuit dans ma chambre; la harpe et la musique l'avaient comme ensorcelé, et de peur de vous réveiller, j'ai pris patience; mais si vous aviez donné le moindre signe que vous ne dormiez pas, Henri se serait sauvé.

-Je l'aurais dû, Joséphine, et j'y ai pensé; mais la crainte de me compromettre, la décence...

-Oui, j'entends, dit Joséphine, la décence, peut-être un peu de fierté, ont laissé la vertu et l'honneur sans secours! Assurément je vous pardonne, Mademoiselle; mais avouez que personne ne fait tout ce qu'il doit. Vous n'avez pu vous résoudre à chasser Henri, et certes ni moi non plus... Mais vous voilà levée et votre déjeuner est prêt. Vite, je cours à l'église: c'est aujourd'hui la fête de saint Sigismond, patron du village; après la messe je resterai au sermon.

-Mais tu n'entends presque pas l'allemand, dit Emilie.

-N'importe, répondit Joséphine; toujours est-il à propos de rester au sermon, et j'ai mille fois entendu dire que les maux de la France ont commencé quand on ne s'y est plus soucié de sermons et de messes, de fêtes ni de dimanches. Ah! Mademoiselle, c'est une terrible chose que d'oublier entièrement son Dieu et son salut. Si les rois de la terre avaient su ce qu'ils faisaient, ils auraient mieux servi le Dieu du ciel: ils nous ont donné l'exemple de ne respecter rien... Mais j'entends la cloche! Adieu Mademoiselle.

Quand Joséphine fut revenue de l'église, Emilie lui dit:

-Je n'ai cessé de penser à toi.

-Ni moi à vous, dit Joséphine. J'ai vu le seigneur et la dame du village, leur fils et leurs domestiques: cela avait l'air un peu antique, un peu grotesque.

Dame! on voit que cela n'arrive pas de Paris. Mais n'importe: le jeune homme a très bonne mine, et il se formerait aisément avec nous.

-J'ai pensé bien sérieusement, reprit Emilie, à toi et à la scène de cette nuit.

-Quoi! cela n'est pas oublié encore? dit Joséphine, en se mettant en devoir de coiffer sa maîtresse.

-Non, Joséphine, cela n'est pas oublié; et comme je ne veux plus mériter le reproche, hélas! trop juste, que tu m'as fait, je t'exhorte à considérer...

-Tenez-vous un peu plus droite, Mademoiselle, ou je risque de vous coiffer de travers.

-Joséphine, pour ne pas t'ennuyer d'un long sermon, je te dirai seulement...

-Vraiment, Mademoiselle, vous faites bien de m'épargner un long sermon. C'est assez d'un dans une matinée, et l'ennui que je sors d'avoir me doit mériter le ciel. N'entendre presque pas un mot, se tenir comme une souche et n'oser pas dormir, parce qu'on est regardé de tout le monde...

-Joséphine, veux-tu me promettre de ne plus recevoir Henri?

-Ah! Mademoiselle, je vous promets bien que vous ne serez plus réveillée par cet indiscret.

-Ce n'est pas de cela qu'il s'agit, Joséphine. Peu importe mon sommeil, mais...

-Je vous entends, Mademoiselle. Eh bien, nous verrons. Promettre est bien positif. Je ne veux pas me mettre à vous mentir, à vous tromper, à vous manquer de parole.

-Mais si ta promesse te retenait, Joséphine?

-Il y a un an à Pâques, Mademoiselle, que je fis une pareille promesse de bien bon coeur à Dieu, c'est-à-dire à mon confesseur: cela n'a tenu que six semaines.

-Quoi, Joséphine! Henri n'est donc pas le premier?...

- Eh non, Mademoiselle!

- Qui est-ce qui a séduit ta jeunesse?

-A quoi bon vous le dire, Mademoiselle? cela vous fera peut-être quelque peine, et vous trouverez que je manque de respect de parler si naturellement de votre famille.

-Non, Joséphine, dites.

- C'est M. votre oncle, le grand vicaire.

-Est-il possible, Joséphine?

-Rien n'est plus vrai, Mademoiselle; à telles enseignes que voilà une croix qu'il m'a donnée; voilà aussi une bague; et vous connaissez mes Heures avec leurs crochets d'argent, il me les a données aussi: tenez, les voilà; elles ont été imprimées à **, et le nom de M. l'évêque s'y trouve tout de son long.

-Mais il y a eu un an à Pâques que vous étiez bien éloignée de mon oncle le grand vicaire: il avait émigré déjà, et il était en Espagne.

- Cela est vrai, Mademoiselle; mais étais-je éloignée aussi du frère de Mme votre mère, M. le marquis de ***?

-Ah, mon Dieu! Joséphine!

-Pour celui-là, il ne m'a rien donné qu'un vieux dé d'or qu'il avait peut-être pris à Mme la marquise. Il n'y avait pas bien de mal à cela, car Mme la marquise, toujours occupée de sa toilette ou de ses vapeurs, ne faisait oeuvre de ses mains.

-Ma pauvre tante! dit Emilie en soupirant.

-Oui, dit Joséphine, elle fut bien triste après la

mort tragique du chevalier de***. Je lui en vis recevoir la nouvelle. Un ami lui rapporta ses lettres et son portrait. Ah! Jésus! dans quel état je la vis les quatre ou cinq premiers jours! L'ami du chevalier commençait à la distraire quand il fallut se quitter. Il avait une compagnie dans l'armée de Mirabeau. Sans doute ils se seront revus à Mannheim, où son mari l'a menée.

La toilette d'Emilie s'acheva sans qu'elle rouvrît la bouche. Elle n'en avait que trop entendu, et n'eut garde de provoquer de nouvelles confidences. « Je comprends, se disait-elle, pourquoi mon père et ma mère ne m'ont pas ordonné de me rapprocher de mes parents, et ne m'ont pas recommandée à eux. Je te laisse à la Providence, m'a dit ma mère: prie Dieu, mon enfant; réfléchis, conserve tes bonnes habitudes; je n'ai point d'autre mentor à te donner que toi-même. »

-Vous êtes bien rêveuse, Mademoiselle, dit Joséphine. Vous aurais-je offensée?

-Bien loin de là, dit Emilie, en jetant sur elle un regard plein de douceur. Je t'aime, je te plains, je t'excuse; je me sens obligée de réparer envers toi les crimes de mes parents. Mais, Joséphine, cette sorte de désordre où l'on t'a plongée va devenir tous les jours plus fâcheux, plus honteux, moins pardonnable, et je crains...

-Point du tout, interrompit Joséphine; ma liaison avec Henri, qui n'est ni un prêtre, ni un homme marié, est déjà beaucoup plus innocente que les autres, et si je continue à me conduire de mieux en mieux, je pourrais bien finir par être une sainte; c'est ce que j'ai toujours ambitionné, car j'ai un grand respect pour les saints et les saintes, et je ne puis souffrir une religion où l'on ne les honore pas; c'est pour cela que j'ai éconduit un assez riche marchand luthérien de la Gueldre prussienne, qui voulait m'épouser.

-Mais, Joséphine, comment accordes-tu ta dévotion avec un péché auquel tu refuses de renoncer?

-Oh! Mademoiselle, cela peut fort bien aller ensemble. Je dis tous les jours à Dieu dans l'oraison dominicale: « Pardonnez-nous nos péchés »; je le dis en français après l'avoir dit en latin. Or cela suppose visiblement que Dieu doit avoir quelque chose à pardonner; et comme je ne suis ni gourmande, ni menteuse, ni voleuse, ni médisante, je dis à Dieu, pour ainsi dire, pardonnez-moi Henri, ou Pierre ou Jacques. Dieu ne s'y méprend pas et ne manque pas de me les pardonner, car sa clémence est infinie.

-Amen! dit Emilie; je n'ai plus rien à répondre à un docteur tel que toi.

-Vous voilà jolie comme un ange, dit Joséphine, en approchant un miroir: un peu de pâleur que vous avez ne vous sied même point mal. Je voudrais bien que les gens du château vous vissent aujourd'hui: vous êtes la moitié mieux coiffée que lorsque le Junker vous rencontra dans le chemin, et s'éprit si bien de vous qu'il dit que c'est pour la vie. Allons, Mademoiselle, un petit air de harpe pour nous ragaillardir.

Emilie joua d'abord pour sa compagne, puis pour elle-même. Elle s'attendrit en jouant. Sa tante et ses oncles lui revinrent à l'esprit, et elle finit par pleurer son père et sa mère comme aux jours de leur mort.

Emilie était seule lorsqu'elle se livrait ainsi à sa douleur. Au moment où elle vit revenir Joséphine, elle essuya des larmes dont il lui eût été difficile et pénible de lui expliquer les différentes causes.

-Je pense comme toi, lui dit-elle, d'une voix assez ferme et avec un visage assez serein, que la harpe ne peut venir que du château; et d'après ce que tu m'as dit de l'intérêt que le jeune homme prétend prendre à moi, je ne puis décemment la garder; cependant il m'en coûterait de la rendre. Ne pourrais-tu savoir ce qu'elle a coûté? Il me reste quelque argent, que ton travail assidu me rend inutile; j'ai quelques bijoux dont je puis me défaire. Informe-toi, Joséphine, et payons la harpe.

-Je ne sais, Mademoiselle, si votre dignité exige que vous fassiez ce chagrin à qui a voulu vous faire plaisir. Il se peut que oui. Je ne m'entends pas trop à ces choses-là, mais quelqu'un à qui je donnais une rose, voulant me donner un écu, je le refusai, et n'ai jamais pardonné à ce quelqu'un. Vous pourriez faire une chose qui, selon moi, serait plus honnête.

-Quoi donc, Joséphine?

-Le dernier fichu que vous avez brodé pour moi est fort joli; je ne l'ai jamais mis, non plus que le tablier qui se doit porter avec le fichu. Les voilà encore dans un carton comme ils sont sortis de vos mains; envoyez-les avec une belle lettre à la mère du Junker.

-Ils t'appartiennent, Joséphine.

-Vous les remplacerez, Mademoiselle.

- La valeur est si loin d'être égale.

-Bon, la valeur! Qu'importe la valeur? Cela est-il beau de compter si juste? Je vous ai vu mille fois, dans le temps de votre prospérité, donner beaucoup pour recevoir peu. Croyez-vous être la seule qui ait ce droit-là, et le plaisir d'être généreuse doit-il n'appartenir qu'à vous? Tenez, voilà le fichu et le tablier bien proprement arrangés; vous écrirez la lettre pendant que je m'habillerai, puis en trois sauts je serai chez Mme la baronne d'Aldor [d'Altendorf].

Emilie, persuadée ou entraînée, consentit à tout ce que voulait Joséphine. Elle y trouvait cela de bon que le jeune homme verrait qu'elle ne recevrait pas des hommages rendus avec mystère, et qu'elle était d'humeur à éventer le secret de son amour pour elle, supposé que réellement il en eût. Ou ses galanteries seront avouées de ses parents, ou il ne m'en fera plus, dit-elle; et elle écrivit la lettre que voici:

« J'ai trouvé hier, Madame, sur un banc du jardin où j'ai coutume de me promener, une très belle harpe. Elle ne peut venir que d'une maison qui est l'ornement de la contrée, comme ses maîtres en sont l'amour. M. votre fils aime, dit-on, les talents; il aura su, ou soupçonné, que je les aimais aussi, et je ne doute pas que par un don vraiment digne de lui et de ses nobles parents, il n'ait voulu m'aider à charmer mes chagrins et ma solitude. Un bon coeur lui en a suggéré l'idée; le discernement et le goût ont présidé à son exécution: je ne puis donc m'en offenser; mais je ne puis pas non plus dissimuler le don, ni taire ma reconnaissance. Permettez, Madame, que ce soit à vous que je la témoigne, et daignez agréer ce que la fortune me permet encore de vous offrir, le fruit d'une industrie, hélas! trop médiocre. Croyez, Madame, que je n'ai jamais regretté, aussi vivement que dans cet instant, sa médiocrité; et recevez l'hommage de mon respect très humble. »

Le billet cacheté, Joséphine, toute glorieuse, part. C'était pour la première fois qu'elle allait au château. Elle était fraîche, alerte, bien mise, jolie. Henri, fort étonné, vint à sa rencontre, et tous les domestiques qui jouaient aux quilles dans la cour restèrent la bouche ouverte en la voyant passer. Elle ne voulut rien dire de sa mission, pas même à Henri, et alla à la dame, qui était à la porte du château avec son mari, son fils et un émigré français, abbé. (C'était moi qui, déjà connu dans cette maison, arrivais à l'instant de Münster). Elle fit une jolie révérence, remit la lettre et le paquet, puis s'en retourna aussi lestement qu'elle était venue.

La surprise de Mme la baronne d'Altendorf fut extrême, ainsi que celle du baron son époux, et surtout celle de la comtesse Sophie, jeune parente qui s'était destinée au jeune baron. Quant à celui-ci, le trouble était peint sur son visage et se composait de mille sentiments, les uns doux, les autres fâcheux. « Voilà mon secret découvert, se disait-il, et Dieu sait si mes parents ne trouveront pas fort mauvais que j'aie fait venir pour une jeune Française la plus belle harpe qu'il y eût à Francfort. peut-être trouveront-ils encore plus mauvais que j'aime cette jeune Française, et cependant je l'aimerai toujours; voilà qui est bien décidé; car je vois par sa lettre qu'elle a autant de délicatesse et d'esprit que de beauté. Que je suis heureux d'avoir fait sur le seul rapport de mes yeux un choix que ma raison approuve!J'ai été séduit par les mêmes choses qui séduisent tant d'autres hommes: mais cette séduction, loin de me conduire au vice et au repentir, me conduit au bonheur d'aimer la personne du monde qui mérite le mieux d'être aimée. »

Pendant que le jeune homme, un peu à l'écart, faisait ces réflexions, sa mère gardait, avec une admiration mêlée d'humeur, le fichu et le tablier. « Il ne se laissera pas marier tout simplement, pensait-elle, comme ses pères et grands-pères. Il va nous donner de la tablature. Pourquoi s'aviser d'avoir un goût de son propre cru! Ceci me tirera du repos dans lequel je végète doucement, depuis que j'ai perdu l'aimable soeur du grand Frédéric; repos qui est la seule félicité à laquelle il faille prétendre en Westphalie et dans la société de M. le baron d'Altendorf.»

Cette soeur du Grand Frédéric était, comme on le devine aisément, la Markgrave de Bayreuth, dont Mme d'Altendorf avait été la fille d'honneur ou plutôt l'élève. Elle se souvenait d'avoir vu, étant enfant encore, Voltaire et d'autres beaux esprits à cette cour où l'on parlait français plus qu'allemand; et elle y avait pris, avec la connaissance de cette langue, celle des auteurs qui firent briller le plus sa précision lumineuse et son élégante clarté.

- Théobald! Théobald! dit Mme d'Altendorf, en regardant son fils qui était absorbé dans sa rêverie.

Elle n'en dit pas davantage, de peur de lui attirer une pondérante algarade de la part du vieux baron.

C'est précisément cette algarade que désirait la comtesse Sophie; mais elle avait beau regarder le vieux baron, il ne disait rien du tout. Persuadé qu'un seigneur de château, un père de famille, un gentilhomme à soixante-quatre quartiers, ne doit parler que pour être écouté, ordonner que pour être obéi, et n'ayant pas des idées bien promptes ni bien nettes sur la plupart des objets, le baron d'Altendorf est dans l'habitude de garder un silence fort grave et assez imposant, à moins que sa femme ou quelque autre ne lui suggère une pensée; alors il étend, il appuie et prononce des arrêts contre lesquels il ne faut pas s'aviser de faire la moindre réclamation. Tout le soin de sa femme est de détourner ou diriger cette massue: quelquefois elle a l'adresse de l'alléger un peu.

L'envieuse petite comtesse rompit enfin le silence que chacun gardait.

-Une si belle harpe toute neuve a dû coûter bien cher, dit-elle.

- Voudriez-vous que Théobald l'eût envoyée vieille ou laide? dit sèchement la baronne.

-Il aurait eu grand tort, dit le baron. Quand un baron d'Altendorf fait un présent, n'importe ce qu'il coûte, il faut qu'il soit beau. Je désavouerais mon fils, s'il pouvait y avoir quelque chose de mesquin et d'ignoble dans ses procédés. Il y eut hier vingt-cinq ans tout juste que je fis un présent, que j'appellerai préliminaire, à Mlle de Schönfeld, aujourd'hui baronne d'Altendorf. J'y étais autorisé, à la vérité, par ses parents et les miens. Cette alliance convenait aux deux maisons, et avait été désirée surtout par le grand-père de mon épouse, par ses oncles, par sa respectable mère...

-Vous m'envoyâtes une fort belle montre, interrompit la baronne; je l'ai encore, et ce n'est pas le seul présent de prix que vous m'ayez fait.

-Voilà qui est fort bien, dis-je à mon tour, en m'adressant au vieux baron; ces souvenirs sont agréables, et ce qui se passe aujourd'hui ne l'est pas moins. Ne trouveriez-vous pas bon que nous allassions, votre fils et moi, chez ma compatriote, pour lui dire que sa lettre et son travail ont été reçus de Madame avec bonté, et que si elle veut venir faire un tour dans votre parc, elle pourra vous y rendre ses devoirs.

Théobald, ivre de joie, mais se contenant de son mieux, n'eut l'air de me suivre que par obéissance.

Quand il fut hors de vue de ses parents, il me sauta au cou et m'embrassa; puis, apercevant Henri, il lui ordonna de préparer dans le plus bel endroit du parc une collation la plus élégante qu'il serait possible.

En un instant, nous fûmes chez Emilie. Joséphine, quoiqu'elle fût aussi surprise que charmée de notre visite, nous reçut comme si elle nous eût attendus; et après nous avoir fait entrer dans une chambre fort propre, elle alla avertir sa maîtresse qui était au jardin. Elle venait nous recevoir; nous allâmes à sa rencontre. Je lui adressai le premier quelques mots; mais bientôt Théobald prit la parole, et cela avec plus de grâce et d'assurance que je n'en aurais attendu d'un jeune Westphalien. Vraiment toute la personne d'Emilie était faite pour exalter l'homme le plus froid et donner de la vivacité au plus flegmatique; mais elle aurait pu tout aussi bien intimider un homme plus hardi que ne le paraissait Théobald; je fus donc agréablement surpris de l'aisance avec laquelle, se félicitant du bonheur de la voir, il la pria de faire partager son contentement à son père et à sa mère qui l'attendaient avec impatience. Quel doux spectacle que cette naissante aurore de l'amour, embellissant les deux plus jolies figures du monde!

Emilie, plutôt brune que blonde, blanche cependant, un peu pâle ce jour-là, d'une stature au-dessus de la moyenne, était pleine de grâce et de séduction.

-Si je n'avais su à peu près qui elle est, me dit Théobald, pendant qu'Emilie s'éloignait de nous pour prendre ses gants et son éventail, je lui aurais dit:

O (quam te memorem) virgo. Namque haud tibi vultus Mortalis, nec vox hominem sonat.

Et, en effet, Emilie avait un son de voix charmant... Mais Théobald ne mérite-t-il pas que je fasse aussi son portrait? Plus grand qu'Emilie, sa taille n'est ni moins légère, ni moins élégante; ses yeux d'un bleu foncé sont doux et brillants; son nez est aquilin, et les plus beaux cheveux blonds ornent sa tête ovale. Qui voudrait peindre le fils de Vénus et d'Anchise, ou l'héritier du trône d'Ithaque, ne pourrait mieux faire que prendre pour modèle le jeune Théobald. Mais si Théobald est le plus aimable des hommes, Emilie, ce jour-là, paraît moins une femme qu'une divinité.

Bientôt nous quittons avec elle son temple modeste. Joséphine, sur le seuil de la porte, nous suit des yeux d'un air d'espoir ou plutôt de triomphe, et nous montre du doigt à ses vieux hôtes, assis vis-à-vis de leur demeure, sur le tronc d'un arbre que leur fils a coupé dans le bois voisin. C'est leur siège aujourd'hui; dans quelques mois ce sera leur ressource contre l'hiver glacial.

On se souvient que ce jour-là était un jour de fête: le temps était fort beau, de sorte que tous les habitants du village, oisifs, curieux, contents, nous le virent traverser. Ce n'étaient que révérences profondes, saluts jusqu'à terre, accompagnés du niais, mais cependant aimable sourire de la badauderie bienveillante. « Unser

Junker sieht recht schmuck aus », disaient les uns; « Das fremde Fräulein ist auch gar lieb », disaient les autres. J'avais aussi ma part de cette cordiale effusion.

Un peu en deçà de l'entrée du parc nous rencontrâmes Henri, qui nous dit dans quel endroit nous trouverions la collation et la compagnie. Je pense qu'il allait chercher Joséphine, pour qu'elle eût part à la fête, car Emilie, après avoir passé une heure environ avec nous et voulant s'en retourner, vit sa suivante parmi les domestiques du château. Elle l'appela, prit son bras, et ne nous permit pas de la reconduire chez elle.

-Comment la trouve Monsieur le baron? dit la petite comtesse, dès que nous eûmes repris le chemin du château. Pour moi, je vous avoue...

-M. le baron, interrompit Mme d'Altendorf, ne peut trouver cette jeune étrangère que comme elle est, belle, jolie et aimable.

-Sans doute, dit M. d'Altendorf. Qu'on soit Française ou Allemande, on est ce qu'on est. La beauté est toujours la beauté, et à Dieu ne plaise que je refuse, par un préjugé trop excessif pour mon pays, de trouver partout la beauté fort belle; il est permis, louable même, d'avoir un peu de partialité; mais trop est trop.

-Je suis entièrement de l'avis du baron, reprit Mme d'Altendorf. Un peu de partialité me plaît; elle est bonne, elle est nécessaire pour se trouver bien au milieu des gens avec lesquels on est appelé à vivre, et ne pas donner à tout ce qui vient du dehors une préférence outrageante pour son pays. Cette partialité est un correctif au goût que nous avons tous, du plus au moins, pour les objets nouveaux: elle nous conserve une certaine dignité nationale. Quand je vois de jeunes Allemands se mouler sur la nation française, dédaigner leur propre langue, leurs propres usages, contrefaire un accent qu'ils ne saisiront jamais bien, et s'affliger tout de bon de cette impuissance, j'avoue que je rougis pour eux.

-Vous avez bien raison, Madame, dit Théobald, et je me flatte que vous n'aurez jamais à rougir pour moi d'une pareille sottise. Je vous suis fort obligé de m'avoir fait apprendre de bonne heure le français, comme l'anglais et l'italien; mais je ne me piquerai jamais de le parler comme un Français, ni comme je parle l'allemand; je crois même qu'on n'aurait besoin d'aucune partialité pour se garantir d'un travers aussi ridicule.

-Pour moi, je suis fier de ma nation, dit le baron; et qui me prendrait pour petit-maître français, m'affligerait sensiblement.

J'eus bien de la peine à m'empêcher de rire.

-Il me semble, dis-je, qu'on ne peut pas trop être, soit fier, soit humilié d'une chose qui nous est imposée si absolument, que d'être né ici ou là.

-Vous avez raison, dit M. d'Altendorf; on est né où l'on est né: la chose n'a pas dépendu de nous. Cependant le corps germanique, l'antique Germanie...

-Mérite notre respect, acheva la baronne.

- Tâchons de lui faire honneur, dit Théobald.

L'on était à la porte du château; Théobald alla rêver seul à son Emilie. Je proposai une partie de trictrac au baron. Mme d'Altendorf prit un livre. La jeune comtesse appela sa femme de chambre et retourna avec elle dans le parc, où elle promena son amer chagrin jusqu'à la nuit.

Le lendemain, les dames allèrent faire visite à Emilie, et la ramenèrent avec elles au château. Le surlendemain Emilie y dîna, et trois ou quatre jours se passèrent sans que personne eût l'air de penser aux feux qui s'allumaient, aux chaînes (bien pesantes peut-être) qui se forgeaient. Il n'est de jours vraiment heureux que ceux où l'imprévoyance est totale. Le plaisir même n'est pas si doux à prévoir qu'il ne soit plus doux encore de ne prévoir rien. L'hymen étonnerait l'amour si on le lui présentait aux jours de son enfance; il se suffit et ne veut que lui-même; le moment présent est tout pour lui. Si je pouvais consentir à recommencer une pénible carrière, ce ne serait que pour revivre quelques jours semblables à ceux que passèrent alors Emilie et Théobald.

Peu à peu les caractères, en se développant, laissèrent apercevoir des contrariétés. Lesquelles? direz-vous.-Oh! lesquelles! cela serait bien long à détailler, et vous pouvez mieux l'imaginer que je ne puis le dire. Théobald, en un mot, était homme et Allemand; Emilie, femme et Française. L'attachement mieux senti amena l'exigence, car chacun des deux, sentant qu'il allait dépendre de l'autre, voulut que l'autre aussi fût dépendant, et chercha à faire les meilleures conditions qu'il pourrait avec son maître.

Un jour qu'il parlait de vues riantes et agréables, Théobald dit n'avoir rien tant admiré que la Seine et ses rives, telles qu'il les avait vues du Pont-Neuf, un certain soir, au coucher du soleil.

-Quoi! s'écria Emilie, vous avez été à Paris! Pourquoi donc ne le disiez-vous pas?

-Rien de moins intéressant que ce voyage, répondit froidement Théobald. Nous le fîmes en courant; j'avais quatorze ans tout au plus, et je ne restai pas trois semaines à Paris.

-Mais, dit Emilie, c'est assez pour savoir que Paris est au-dessus de tout; et je suis bien sûre que si la tranquillité y ramenait l'ordre et les plaisirs décents, vous voudriez y passer votre vie.

- Point du tout, dit Théobald.

-Se pourrait-il, dit Emilie, que les horreurs commises par quelques hommes égarés, frénétiques, vous fissent méconnaître un peuple foncièrement si doux, si aimable, si généreux?

-Je parle le moins que je puis, dit Théobald, de cette longue suite d'horreurs qui dégradent l'humanité encore plus qu'elles ne déshonorent vos compatriotes. Peut-être en eût-on fait autant ailleurs dans des circonstances semblables; mais ces chansons tant chantées, ces fêtes, cette marque faite au cou de votre roi dans presque toutes les effigies que j'ai vues de lui après sa mort...

-Vous croyez d'après cela, interrompit vivement Emilie.

-Je crois, reprit Théobald, que les Français sont plus gaiement barbares, ou plus barbarement gais, que les autres nations, et sans que je les en haïsse davantage, cela me les rend plus antipathiques. Dans les exceptions mêmes que mon coeur serait forcé de faire, si j'apercevais une forte teinte de l'humeur nationale...

- Que feriez-vous, Monsieur? dit Emilie.

- Mademoiselle, dit Théobald, je serais désolé.

Emilie ne se découragea pas, et après quelques moments de silence, elle dit d'un ton à demi ironique:

-Malgré les défauts si choquants de ma nation, j'oserai penser que tout homme qui pourra vivre à Paris y vivra.

-Je serai l'homme bizarre, dit sur le même ton le jeune baron, qui fera exception à cette règle universelle, et je déclare que j'aimerais mieux ne sortir jamais d'Altendorf, y employer toute ma vie à servir de tuteur, d'arbitre, de consolateur à ses habitants, que de la passer sans utilité pour personne dans cette capitale fameuse, séjour brillant des grâces, du goût, et de tous les plaisirs.

Le son de voix de Théobald s'était altéré à mesure qu'il parlait, et décelait un grand trouble. Il prit avec précipitation un volume de l'Emile qu'il trouva sous sa main, et sortit du salon et du château.

La petite comtesse triomphait.

-Quel moment pour se promener! dit-elle; on suffoque. Il faut avoir bien envie de sortir d'ici pour aller courir les champs à quatre heures après-midi, le premier de juillet.

-J'ai la même envie que M. votre cousin, dit Emilie outrée; et je prie M. l'abbé de vouloir bien affronter la zone torride et me ramener chez moi.

Peut-être Emilie espérait-elle rencontrer Théobald, mais elle ne vit que son livre qu'il avait laissé ouvert sur un banc; elle le prit, et, le retournant, elle lut:

« Sophie, vous êtes l'arbitre de mon sort, vous le savez bien. Vous pouvez me faire mourir de douleur, mais n'espérez pas me faire oublier les droits de l'humanité, ils me sont plus sacrés que les vôtres; je n'y renoncerai jamais pour vous. »

Elle remit le livre comme elle l'avait trouvé, et nous continuâmes à marcher sans rien dire; mais je lisais dans ses mouvements, dans sa démarche lente d'abord, puis précipitée: Serait-il vrai? Ces mots me conviendraient-ils? Vous êtes l'arbitre de mon sort! Mais ne vouloir jamais sortir d'ici, et prendre contre moi des précautions, des résolutions si fortes, si décisives! En

France les femmes règnent, dit-on. Quelle différence! Ah! bon Dieu! quelle différence!

En revenant au château, je trouvai Théobald qui allait et venait comme un homme préoccupé. Je l'abordai, et nous nous promenâmes quelque temps sans qu'il sortit de sa rêverie.

Le temps se couvrait. Il avait fait fort chaud. Bientôt le tonnerre gronda, et mille éclairs percèrent les nues.

-Ne pourrions-nous aller voir si elle a peur? me dit Théobald. Je crains de lui avoir fait de la peine.

Et sans attendre ma réponse, s'appuyant sur mon bras, il me fit prendre avec lui le chemin de la demeure d'Emilie.

Nous approchions quand un bruit de voiture et des cris confus nous firent courir au grand chemin, dont nous étions éloignés. Que n'avions-nous pu arriver un moment plus tôt! Des chevaux effrayés par l'orage avaient jeté leur conducteur à terre, et portant la berline qu'ils traînaient contre une borne, ils la versèrent rudement à nos yeux. Engagés dans les traits et dans les rênes, ils se débattaient avec force, et le désastre allait devenir horrible si nous n'eussions réussi à les arrêter et à relever le postillon blessé et sanglant qu'ils foulaient sous leurs pieds. Des paysans, étant accourus, l'emportèrent, pendant que Théobald et moi, aidés par un domestique aussi adroit que vigoureux, nous retirions du carrosse une femme évanouie. Où la porter? Le château était bien éloigné. Je demandai au domestique, qu'à son accent je jugeai être de Paris, si sa maîtresse était française.

-Je ne le sais pas, me répondit-il.

-Mais parle-t-elle français?

- Oh! oui, Monsieur.

-Eh bien, dis-je à Théobald, supposons-la française, et confions-la aux soins de ses deux jeunes compatriotes.

Théobald y consentit, et nous voilà au logis d'Emilie.

Aux coups redoublés dont nous frappâmes la porte, Joséphine sortit d'une cave où elle s'était enfermée. Sa grande frayeur fit bientôt place à une plus grande compassion.

-Ah! mon bon Jésus! s'écria-t-elle, pauvre jeune dame! Est-elle morte?

Nous l'assurâmes que non, et que ses artères battaient.

-Eh bien, portons-la sur mon lit, dit Joséphine, et donnons-lui toutes sortes de secours.

Ces secours donnés avec tant de zèle ne tardèrent pas à produire un bon effet. La dame ouvrit les yeux, et montrant sa surprise, elle s'efforça d'exprimer sa reconnaissance. Elle parlait français avec un accent légèrement étranger, qui ne me donna aucune lumière sur le pays où elle était née, mais tout en elle dénotait la meilleure éducation.

Cependant Emilie ne paraissait pas.

-Où est donc votre maîtresse? dis-je à Joséphine.

-Je l'ai laissée, bien malgré moi, au jardin, me répondit-elle. Quand on est rêveuse à ce point, on n'entend pas Dieu tonner.

En effet, nous trouvâmes Emilie à demi couchée sur le banc de la harpe, et quand nous lui demandâmes si elle n'avait point eu de frayeur:

- Frayeur! de quoi? nous dit-elle.

Alors nous lui racontâmes l'orage et l'accident qu'il avait causé.

- La dame est-elle française? me dit Emilie en s'acheminant avec nous vers le logis.

-Nous ne le savons pas, lui dis-je.

-Si elle n'est pas française je l'en féliciterai, dit Emilie.

Dès qu'elle fut auprès de l'étrangère, elle lui donna avec une grâce touchante les assurances du plus vif intérêt, et ces assurances furent reçues de la même manière qu'elles étaient données. Une contusion à la tête, une autre au bras, qui bien que plus considérable n'avait rien d'alarmant, ce fut là tout le mal que l'étrangère se trouva avoir, après qu'une saignée eut dissipé l'effet de sa frayeur. Elle demanda des nouvelles du fidèle Lacroix, et Lacroix dans ce moment arrivait avec une pesante cassette. Elle demanda ensuite ce qu'était devenu le postillon; on l'assura qu'il était bien soigné.

-A présent, dit-elle, la peur de causer ici bien de l'embarras est mon unique peine.

Emilie la rassura avec bonté, et moi, pensant qu'elle avait grand besoin de repos, j'engageai Théobald à prendre congé des deux dames. En sortant, il prit la main d'Emilie. Emilie retira et rendit sa main. Il la baisa. Des larmes coulèrent des yeux d'Emilie.

-Pourquoi, lui dit Théobald, m'avoir mis dans la cruelle alternative de vous offenser, ou de désavouer mes principes et ma patrie? Ce n'est pas l'accident seul de la dame étrangère qui m'a amené auprès de vous: j'y venais, l'abbé vous le dira, j'y venais déplorer le malheur que j'avais eu de vous déplaire. Emilie, regardez-moi comme un homme qui vous sacrifierait tout, hors des devoirs sacrés.

On imagine ce qui se passa les jours suivants: nos visites, les empressements de chacun, la reconnaissance de la dame, et sa guérison, hâtée par tout ce que les soins les plus aimables ont de doux et de précieux.

Après cinq ou six jours, elle se trouva en état d'aller voir le pauvre postillon, dont elle paya généreusement l'hôte, la garde et le chirurgien. J'étais avec elle. En revenant, elle voulut entrer dans une petite maison attenante à celle qu'habitait Emilie. D'un coup d'oeil elle vit comment on la pourrait rendre commode et agréable.

-Les murailles sont solides, dit-elle, le toit est neuf: voilà une cloison qu'il faudra ôter; là pourra se placer une cheminée.

Elle demanda au propriétaire ce qu'il demanderait de sa maison, et avant d'en sortir elle l'avait achetée. Nous allâmes trouver aussitôt le charpentier et le maçon; on convint avec eux de l'ouvrage et du prix. Jamais je n'avais vu de femme plus entendue, ni plus expéditive.

Joséphine, pendant notre absence, se trouvant seule avec Emilie pour la première fois depuis un assez long temps, lui parla avec beaucoup de détails et de liberté de Mme de Vaucourt (c'est ainsi que Lacroix appelait sa maîtresse). Elle loua ses yeux, ses dents, son pied; trouva sa peau trop brune, ses cheveux trop rudes, son parler trop peu distinct; quant à sa taille, elle ne savait qu'en dire, Mme de Vaucourt est fort petite et fort maigre; mais il y a une agilité et une facilité dans tous ses mouvements, qui ne permettent pas de lui souhaiter une autre espèce de grâce, ni plus d'éclat, ni une plus haute stature. Joséphine assura qu'elle était créole, ou que sa mère l'avait été. Emilie jugea seulement qu'elle était fort aimable et pleine d'esprit comme de vivacité. Puis, parlant du désir qu'elle avait de la garder quelque temps à Altendorf, elle dit qu'elle la croyait en tout point de fort bonne compagnie et fort honnête, c'est-à-dire fort sage, parce qu'elle ne lui avait pas entendu dire un seul mot qui sortît des bornes d'une décence scrupuleuse.

-Il se peut bien, dit Joséphine, qu'elle soit une vertu; mais ce n'est pas cette réserve qui me le persuaderait. Il est des sottises, Mademoiselle, dont moins on en fait, plus on y pense; cela vous trotte toujours dans l'esprit, et il y paraît plus ou moins au dehors; au lieu que si l'on n'est pas si sage...

-Allez-vous dire qu'on en sera plus décente? dit Emilie en riant.

-J'en serais tentée, dit Joséphine. Avez-vous vu un air de sainte pareil à celui de Mme votre tante? Et Dieu sait cependant que sans compter le cher chevalier...

-C'est assez, interrompit Emilie; je te dispense de tes preuves; mais dis-moi si tu ne t'es point trop fatiguée tous ces temps-ci. Bien souvent tu as veillé la moitié de la nuit, et le jour ton ouvrage ne s'en faisait pas avec moins d'exactitude. Je te voyais partout: j'ai admiré ton activité et ta vigilance; mais j'ai craint pour ta santé.

-Bon! Mademoiselle; quand cela est nécessaire et que ce ne sont pas les fantaisies des maîtres qui harcèlent leurs gens, ils ne sentent que du plaisir dans la fatigue. Tenez, ce que vous venez de me dire me ferait oublier mille veilles et toutes sortes de travaux; mais je n'ai point été aussi surchargée de peine que vous le croyez. Il est bien vrai que Henri m'a un peu moins aidée qu'il ne faisait, mais M. Lacroix sait tout, fait de tout; il est cuisinier, tapissier, jardinier; que n'est-il pas? Soyez heureuse, Mademoiselle, et Joséphine sera trop contente... Joséphine soupira. Nous revenions et nous les rejoignîmes.

Mme de Vaucourt dit à Emilie que, n'ayant pu se résoudre ni à la quitter ni à lui être longtemps à charge, elle venait de s'arranger pour devenir sa voisine.

-Si vous m'aimez un peu, dit-elle, vous me permettrez, quand j'habiterai ma nouvelle demeure, de faire faire une porte de communication entre votre chambre et la mienne.

En même temps elle l'embrassa avec un mouvement si tendre qu'Emilie en fut sensiblement touchée.

-Je n'ai encore remercié personne ici, dit Mme de Vaucourt en serrant à la fois ma main et celle de Joséphine. Je ne sais point remercier, mais je sais sentir et aimer. Providence divine, c'est à toi que je rendrai grâce! Qui l'aurait cru, que la foudre, en me tuant presque, me ferait trouver un pareil asile, tant de bonté, de mérite et d'agréments réunis!

Théobald arrivait, et Mme de Vaucourt, ramenant sur lui les yeux qu'elle avait élevés au ciel:

-Puisse, dit-elle, le spectacle de votre bonheur embellir la vie que vous et votre ami m'avez conservée!

Émue, épuisée, elle pâlit, et, se laissant tomber sur le lit d'Emilie, elle nous pria de lui laisser quelques instants de repos et de solitude.

Le lendemain, sur une invitation de Mme d'Altendorf, elle vint au château avec Emilie. Toutes deux y revinrent les jours suivants, et le vieux baron lui-même trouvait longues les journées où on le les voyait pas.

Lacroix, envoyé successivement à Osnabruck, à

Münster, à Hanovre, rapporta ce qu'il fallut pour meubler la maison que l'on réparait à force. Tout y fut arrangé à l'allemande. Emilie le remarqua; et comme Mme de Vaucourt avait été témoin de quelques petits différends entre elle et Théobald sur les habitudes nationales, elle lui demanda si elle voulait se faire un mérite à ses dépens.

-Non, dit Mme de Vaucourt; mais je veux vous donner un bon exemple. Gardons-nous de vouloir établir ici la France, et de traiter des gens, qui nous souffrent, comme s'ils étaient étrangers chez eux, et que ce fût nous qui les tolérassions.

-Quoi! dit Emilie, quand je suis exilée du plus beau pays du monde, il ne me sera pas permis de m'entourer, pour ainsi dire, de ses moeurs, des usages que le goût y avait consacrés!

-Non, dit Mme de Vaucourt, non, cela ne vous est pas permis.

Et en même temps elle défendait à Lacroix de mettre, dans les choses qu'il arrangeait, quoi que ce fût qui rappelât Paris et la France.

Au bout d'une quinzaine de jours, sa demeure fut prête à la recevoir. Emilie trouva qu'on s'était trop presse.

-Si vous êtes sincère, lui dit Mme de Vaucourt, vous ne me séparerez pas de vous. Nous vivrons en commun. Je recevrai des services de Joséphine, et Lacroix sera à vos ordres autant qu'aux miens. Mais il est juste qu'avant de vous décider, vous puissiez connaître un peu plus celle que vous avez si généreusement accueillie. Demain matin, je viendrai vous dire de mon histoire ce que j'en puis dire; après cela, vous jugerez s'il vous convient d'associer votre vie à la mienne.

-Une pareille circonspection tiendrait de la défiance, lui répondit Emilie, et j'en suis incapable à votre égard. D'ailleurs, si vous pouviez exciter chez moi un sentiment si fâcheux, devrais-je être rassurée par le compte que vous me rendriez vous-même de vous? Quittez, puisque vous l'avez voulu, cette demeure que vous m'avez rendue plus chère en la partageant avec moi; mais revoyons-nous demain et tous les jours et à votre heure. Vous êtes riche, à ce que je vois, et je suis pauvre; mais comme vous ne me paraissez ni fastueuse ni sensuelle, nous n'en pourrons pas moins vivre ensemble, et je consens à ne pas compter trop juste avec une amie.

- Vous me charmez, s'écria Mme de Vaucourt. Que je suis heureuse! que vous me rendez heureuse!

Et elle la quitta en pleurant d'attendrissement et de joie. La nuit fut longue pour la curiosité d'Emilie; car, tout en s'interdisant la moindre question, elle avait senti l'envie d'en faire de beaucoup d'espèces, et souvent elle avait craint de blesser, sans le vouloir, une personne du sort et de l'histoire de laquelle elle ne savait point du tout le fort et le faible.

A peine était-elle levée, qu'elle vit venir à elle Mme de Vaucourt.

-Déjeunons, dit-elle; après cela je parlerai.

Le déjeuner fut porté au jardin, où, bientôt, elles demeurèrent absolument seules.

-Je cache mon nom, dit l'étrangère, sous celui de Vaucourt: appelez-moi désormais Constance, qui est véritablement mon nom de baptême. Je suis née en France, mais je n'y ai pas toujours vécu; mon séjour dans un pays fort chaud n'a pas peu contribué à me rendre aussi noire que vous me voyez. Je ne vous dirai point de quel pays était mon père, ni mon mari; car j'ai été mariée et je suis veuve; mais je vous avouerai qu'une très grande fortune, qu'ils avaient et qu'ils m'ont laissée, leur a été reprochée comme ayant été mal acquise. Ils ont su la mettre à l'abri de toute atteinte; cependant, les soupçons qu'il y a eu contre eux, et les persécutions qui en ont été la suite, m'exposeraient, si j'étais connue, à plus d'un genre de désagréments. Un seul ami, homme aussi estimable qu'il est estimé, témoin de mes peines, confident de mes craintes, m'a aidée à me soustraire aux persécuteurs de ma famille. Je possède, sous des noms différents, des terres en Amérique et aux les; de l'argent en Angleterre et en Hollande; des maisons à Paris, à Lisbonne, à Saint-Pétersbourg; et j'ai une part à plusieurs branches du commerce qui se fait aux grandes Indes. Depuis un an, je parcours la Pologne et l'Allemagne, cherchant un endroit où je puisse vivre ignorée et néanmoins sans ennui. J'ai trouvé plus que je ne cherchais: je reste. Je suis heureuse.

Après un assez long silence, Emilie lui dit:

-Permettez-moi de vous demander quelles idées vous vous êtes formées, touchant cette fortune qui a excité de si grands soupçons.

-Je ne sais, dit Constance. Je penche à croire qu'elle ne fût jamais devenue si considérable, si ceux qui l'ont acquise eussent été extrêmement scrupuleux; mais je suis persuadée que la jalousie les a peints bien plus coupables qu'ils n'étaient, et qu'on a blâmé en eux ce que mille autres ont fait sans en être blâmés, uniquement parce qu'ils ont eu autant de bonheur que d'adresse.

-Et n'avez-vous jamais eu la pensée d'approfondir cette affaire, dit Emilie, et de restituer ce qui avait été illégitimement possédé?

-Comment le restituer? dit Constance. Si l'on a trop gagné avec les particuliers, les lésés sont éparpillés sur toute la surface du globe. Si l'on a volé le public, pourquoi restituerais-je? Je suppose que ce fût la France, sous l'ancien ou le nouveau régime, qu'on eût volée; devais-je, l'année dernière, donner mon bien à Robespierre, ou, cette année, à ceux qui ont détruit et qui se disputent son pouvoir? Je suppose que ce fût l'Angleterre; payerai-je mon écot pour soutenir une guerre qui, dirigée contre le pays que j'aime, le pays où je suis née, désole, dévaste l'Europe entière? Donnerai-je au ministère de Madrid de quoi orner la châsse et payer le voyage de quelque relique? A l'impératrice de Russie, de quoi enrichir un peu plus ses favoris? Au pape, de quoi payer plus cher de mauvais soldats et de bons chanteurs? Non: selon les lois, ma fortune est bien à moi, car les actes les plus formels me l'ont donnée. Selon l'équité, elle n'est pas moins à moi: personne n'en ferait, je l'ose dire, un meilleur usage. Je vis sans profusion, et cela par principe encore plus que par prudence. Je donne, partout où je vais, je fais donner partout où j'ai du bien, mais les Français surtout, dans quelque rang qu'ils soient nés, de quelque opinion qu'ils soient les victimes, excitent dans mon coeur le plus vif intérêt, et, supposé que mes parents leur aient pris quelque chose, j'ai soin de leur en payer continuellement la rente. Je vous étonne, continua Mme de Vaucourt, et peu s'en faut que je vous éloigne de moi; mais cela passera, et je ne suis pas plus sûre de votre discrétion que de votre estime!

- Oh! ma discrétion.

-J'y compte, interrompit Constance; mais votre estime m'est due, et je l'aurai. votre éducation vous a donné des idées spéculatives extrêmement délicates sur quantité d'objets, que vous envisageriez un peu différemment si vous aviez plus vu le monde. Il y a des gens dont l'intérêt seul fait la morale, et que l'intérêt éclaire ou aveugle tant qu'il veut; mais ce n'est ni à vous ni à moi que cela arriverait. Cependant, permettez-moi de vous dire que l'on pourrait vous chicaner sur bien des choses que vous trouvez toutes simples, et cela parce qu'elles vous conviennent, et que vos principes s'y sont pliés peu à peu.

- Que voulez-vous dire? s'écria Emilie.

-Ne voyez-vous pas, dit Constance, qu'au château vous séduisez Théobald, inquiétez sa mère et désolez sa cousine? Il n'y a que le vieux baron qui, faute de rien voir, ne craigne rien et ne prévoie pas qu'il lui faudra recevoir pour bru une jeune étrangère expatriée.

-Eh, mon Dieu, non! dit Emilie en pâlissant, cela n'arrivera point.

- Cela arrivera, dit Constance.

-Vous me supposez sans délicatesse, dit Emilie; comment pouvez-vous me montrer quelque estime et vous confier à moi, si vous croyez...

-Je crois tout simplement que vous aimez Théobald, et que Théobald vous adore. Je ne vois rien là d'étonnant ni de criminel; et loin de vous exhorter à rompre l'union commencée de deux coeurs faits l'un pour l'autre, je vous conjure de donner le vôtre plus franchement, plus entièrement; de ne conserver ni réserve, ni coquetterie, ni intérêt particulier. Théobald mérite bien qu'on ne marchande pas avec lui, qu'on cesse d'être française, puisqu'il est allemand, comme aussi d'être fière quand il est passionné. Mais taisons-nous, le voici qui vient avec son ami. Rassérénez votre charmant visage, et essuyez des pleurs qu'on me voudrait trop de mal d'avoir fait couler.

L'effort était trop grand pour Emilie, et, voulant s'empêcher de pleurer, elle pleura encore plus.

-C'est moi, c'est ma faute, s'écria Mme de Vaucourt. Des confidences que j'ai faites à Emilie ont amené cette bourrasque; mais Dieu m'est témoin que je l'aime, et que c'est parce que je l'aime que je l'ai fait pleurer.

-Nous venions prier les dames de se rendre au château, où il était arrivé du monde.

On ne put engager Emilie à y aller dîner.

-J'irai, dit Constance; je veux la débarrasser de moi pendant quelques heures, et j'espère que ce soir nous l'aurons avec nous, plus calme et plus aimable que vous ne l'avez encore vue.

En un instant, la toilette de Mme de Vaucourt fut faite; nous l'emmenâmes. Théobald était extrêmement inquiet et doublé.

Ce que Constance venait de faire éprouver à Emilie ressemblait si fort à ce que Joséphine lui avait fait éprouver il y avait environ trois mois, qu'elle se trouva dans la même souffrance, et que ses réflexions furent à peu près les mêmes. L'une avait des amants auxquels elle ne voulait pas renoncer, l'autre possédait un bien mal acquis qu'elle ne voulait pas rendre. L'une et l'autre lui étaient chères, l'une et l'autre lui étaient utiles, l'une et l'autre avaient mêlé le blâme aux aveux, le reproche à la justification. Aux yeux de l'une ni de l'autre elle n'était parfaitement innocente, elle qui s'était crue en droit de juger, de censurer, de montrer presque du mépris. A la vérité, Mme de Vaucourt ne la jugeait pas sévèrement sur le point essentiel de sa conduite, celui auquel il aurait été le plus fâcheux de devoir changer quelque chose; mais fallait-il s'en fier absolument à un pareil casuiste, et était-il bien vrai qu'une fille sans fortune et sans patrie dût lier à elle l'héritier d'un nom et d'un bien considérables?

Son dîner lui fut apporté par Lacroix sans qu'elle eût encore changé de place. Elle y toucha à peine. Joséphine vint la presser de rentrer dans la maison pour faire sa toilette, pendant laquelle ni l'une ni l'autre n'ouvrit la bouche. Tout à coup, en se retournant, elle voit Joséphine fort pâle, et les yeux fort gonflés. Elle lui demande ce qu'elle a.

-Il est douloureux, dit Joséphine, qu'ayant à vous parler sur un sujet assez triste pour moi, je vous voie si triste vous-même que je me sente obligée de me taire.

-Parlez, parlez, s'écria Emilie; je ne mérite pas tant de ménagements.

-Pourquoi donc, Mademoiselle, pourquoi ne les mériteriez-vous pas, et que signifie ce discours? Vous méritez tout au monde de la part de Joséphine.

-Eh bien, Joséphine, que je mérite ou non d'être ménagée, je ne veux pas l'être: pensons à vous et non toujours à moi. Parlez: qu'avez-vous à m'apprendre? Quel bien puis-je vous faire, ou quel mal puis-je éloigner de vous?

Joséphine fondit en larmes.

-Votre âme s'ouvre, dit-elle, aux intérêts, aux fautes, aux faiblesses des autres: oh! combien vous en devenez plus aimable! Mais je crains que ce ne soit aux dépens de votre repos. Laissez-moi vous épargner, pendant quelques jours encore, le chagrin de mes peines: peut-être les pourrai-je finir sans vous les faire partager; sinon, je vous promets de tout dire et d'implorer votre secours: en attendant, je jouirai de la compassion que vous m'avez montrée.

-Tout ce que je pourrai faire, je le ferai, dit Emilie en embrassant Joséphine.

Et elles pleurèrent ensemble comme si elles eussent été mutuellement instruites de leur secrète peine.

Vers cinq heures, Mme de Vaucourt, venant chercher Emilie, la trouva jouant à la harpe. C'était sa ressource que cette harpe, dans ses moments les plus mélancoliques. Toute la compagnie du château vint à leur rencontre, et Emilie, pâle, pensive, abattue, inspira à Théobald plus d'amour que jamais. Depuis ce jour, nulle querelle entre eux. Emilie était douce et presque soumise, Théobald était aussi complaisant qu'empressé, et cette époque de leur amour, moins magnifiquement agréable que la première, le fut infiniment plus que la seconde.

Emilie n'oubliait pas ce que lui avait dit la triste Joséphine; elle la regardait souvent d'un air qui disait: « Joséphine, ne te conviendrait-il pas de me parler? Tu le peux; je t'écouterai; je suis prête à tout faire pour toi. » Joséphine entendait bien ce langage, et, secouant légèrement la tête avec le sourire de la reconnaissance à la bouche et les pleurs dans les yeux, elle se détournait et s'en allait.

Un jour, plus malheureuse que de coutume, au lieu de ce geste négatif elle fait signe qu'elle parlera; mais elle n'en a pas la force, et elle se laisse tomber sur une chaise qui se trouve derrière elle. Des sanglots étouffent sa voix, et il semble qu'elle soit prête à suffoquer, quand Emilie, coupant son lacet, voit le cordon s'échapper comme un ressort subitement détendu, et son corset s'ouvrir du bas jusqu'au haut avec violence. Alors la voix lui revient; elle parle, pleure, crie. Constance l'entend, accourt; et les deux dames s'empressent de la secourir.

-Qu'est-ce? dit Emilie; qu'est-ce donc que vous avez, ma chère Joséphine?

-Eh! mon Dieu! ne le voyez-vous pas? dit Joséphine. Est-ce à force d'indifférence ou à force de décence que vous ne voyez rien?

Puis, portant la main d'Emilie sur elle:

-A présent, dites, ignorez-vous encore ce que c'est? Mon Dieu! cette harpe, cette fête de saint Sigismond, ou plutôt le jour et la nuit qui la précédèrent, que ne puis-je les ôter de ma vie!

- Que veut-elle dire? dit Mme de Vaucourt.

-On vint la nuit dans ma chambre, dit Joséphine; un jeune homme, c'était ce même Henri que vous voyez venir si rarement, lentement, pesamment ici, se glissa auprès de moi comme un serpent. Quelqu'un l'entendit et ne vint pas le chasser. Au reste, qu'importe! ce qui ne serait pas arrivé cette fois-là serait sans doute arrivé une autre fois. Dieu me garde d'accuser quelqu'un que j'aime plus que tous les Henri-je dirais: et plus que moi-même, si je pensais qu'on voulût le croire, comme cela est.

Emilie, qui avait toujours sa main sur le sein de Joséphine, le pressa avec tendresse, et ses larmes, tombant sur le visage de la malheureuse fille, se mêlaient à celles qu'elle répandait.

-C'est donc de ce temps que vous datez votre grossesse, dit Mme de Vaucourt.

-Oui, dit Joséphine. J'ai dit mon état à Henri lorsque la chose a été trop sûre, ne doutant pas qu'il ne consentît tout de suite à m'épouser; mais cet ingrat, ce méchant homme a prétendu... que sais-je! N'a-t-il pas dit, entre autres, que je m'étais trop coiffée de M. Lacroix? Oh! le beau propos à tenir quand on a fait plus de chemin en quelques jours que M. Lacroix en je ne sais combien de semaines, et qu'il en est arrivé une telle honte, un tel malheur, qu'il faut que je meure s'ils ne sont pas réparés. Oh! Mademoiselle! je n'ai pu le convaincre de mon honnêteté, je n'ai pu l'obliger à m'épouser; mais vous lui parlerez, vous le persuaderez: il le faut absolument. Où irais-je, loin de vous? Quand je pourrais me résoudre à vous quitter, où irais-je? Pourrais-je rentrer dans ma patrie, dont vos parents m'ont fait sortir? Il faut que je reste ici, et c'est bien assez d'y vivre étrangère; je ne pourrais y vivre déshonorée.

Emilie gardait le silence.

-Peut-être, dit Mme de Vaucourt, qu'avec un peu d'argent je persuaderai ce jeune homme.

-Non, Madame, dit Joséphine, l'argent ne le tenterait pas; il ne manque de rien auprès de son maître, et, d'ailleurs, je ne pourrais souffrir qu'il se vendît à vous; je ne pourrais souffrir de vivre avec lui si on l'avait acheté. Il faut qu'il m'épouse par amitié, ou du moins par pitié. C'est ma maîtresse qui doit parler pour moi; c'est elle qui connaît le bon coeur de Joséphine, et qui doit inspirer de la compassion à Henri pour Joséphine.

-Oh! dit Emilie, s'il ne s'agissait que de bon coeur, que de bien n'aurais-je pas à dire de toi? Mais après tout ce que tu m'as dit, comment nier...?

-Oh! Mademoiselle, il ne s'agit pas de ce que vous pensez. Henri n'en demande pas tant. aurais-je tenté de lui en faire beaucoup accroire là-dessus? Mais M. Lacroix le tarabuste: je ne puis le lui ôter de la tête.

-Se trompe-t-il tout à fait sur Lacroix? dit Emilie. Moi-même, je l'avoue, j'ai cru que tu étais fort bien avec lui.

-Eh! qu'importe! Mademoiselle, puis-je épouser M. Lacroix avec cet enfant dont Henri est le père? Il n'est question ici que d'une seule chose, c'est d'ôter tout soupçon à Henri pour qu'il m'épouse le plus tôt possible, et avant que tout le village ne me montre au doigt.

-Mais, ma chère Joséphine, trahirai-je la vérité, moi qui n'ai jamais affirmé que ce dont j'étais ou me croyais assurée? Abandonnerai-je en un instant des principes et des habitudes sur lesquelles je fonde tout ce que je puis avoir d'estime pour moi-même...?

Ici, Joséphine repousse la main d'Emilie, et, la regardant d'un oeil sec et fixe, elle se lève, s'avance jusqu'à la porte, et, se retournant:

-C'est fort bien, Mademoiselle, abandonnez et trahissez Joséphine plutôt que des mots, de grands mots, la vérité, vos principes, vos habitudes, et quand je serai morte, estimez-vous encore si vous pouvez...

En même temps elle sort; Emilie court après elle, la saisit par le corps, la serre, l'embrasse, la ramène.

-Joséphine, répondez-moi comme vous répondriez à Dieu: si Henri vous épouse, lui serez-vous fidèle?

-Je le jure, dit Joséphine: j'ai refusé dans un autre temps de vous faire une promesse que je savais ne pouvoir pas tenir; celle-ci, je la fais, parce que je veux la tenir; je la tiendrai.

-Eh bien, dit Emilie, je vais envoyer chercher Henri par son vieux père; restez auprès de Madame; je reviendrai avec Henri.

-Un moment, dit Mme de Vaucourt; il ne faut pas qu'elle reste seule; j'ai un mot à dire chez moi; je reviens à l'instant; alors, vous irez.

Pendant que Mme de Vaucourt les laissa seules, Joséphine et Emilie s'abandonnèrent à un attendrissement qui avait ses charmes.

- Qu'allais-tu faire tout à l'heure, dit Emilie, quand tu as voulu sortir?

-Prendre un fusil que Henri avait chargé pour tuer des oiseaux, et m'en tuer.

-Quoi, Joséphine...!

-Rien n'est plus vrai, Mademoiselle. Mécontente de Henri et de vous, sans espoir d'aucun bonheur pour mon enfant, pouvais-je mieux faire que de cesser de vivre, et de prévenir que mon enfant ne vécût?

-Mais, Joséphine, ta dévotion ne se révoltait-elle pas contre une pareille pensée?

-Ma dévotion, Mademoiselle, ne s'est jamais occupée de ces sortes de choses. J'ai bien ouï dire qu'il n'était pas permis de se tuer, mais j'ai cru que c'était un conte. On envoie tant d'hommes à la guerre, uniquement pour tuer et être tués, sans que cela soit reproché aux princes, aux généraux, aux recruteurs: ne serait-il pas singulier qu'on eût des droits sur toutes les vies hors sur la sienne?

-Sans oser condamner le malheureux qui s'ôte la vie, dit Emilie avec gravité, j'estime bien plus celui qui la supporte; il montre plus de respect et de soumission pour son Créateur.

-Oh! bien, dit Joséphine, je ne me tuerai pas: je ne voudrais pas contrarier vos idées. Rendez-moi un peu de bonheur, et je ne me tuerai pas. Déjà cette conversation me fait quelque bien, mais j'étais au désespoir quand je vous voyais tout occupée de vous et d'un certain mérite que vous voulez avoir, et avec lequel vous laisseriez tranquillement souffrir tout le monde.

-Tranquillement! Ah!Joséphine, tu me fais tort. Je suis jeune, Joséphine; en perdant mes parents, j'ai vu qu'il ne me restait d'autre patrimoine que l'éducation qu'ils m'avaient donnée: elle était stricte et ne m'avait pas permis de croire qu'on pût dévier en rien du devoir. Être sage, être vraie, ne posséder que ce qui est bien à soi, voilà ce qu'on m'avait recommandé depuis que je suis au monde. Est-il bien étonnant que j'aie quelque peine à prendre sur tous ces objets des idées plus relâchées? Cependant, je cède, Joséphine; mes répugnances cèdent les unes après les autres à l'amitié, à la reconnaissance. Cette condescendance m'ôtera, peut-être, peu à peu, toute l'estime que j'avais pour moi: n'importe! Il ne doit pas être question de moi quand il s'agit d'empêcher le malheur des autres, et de vous surtout, Joséphine, qui êtes la personne du monde à qui je dois le plus.

Elles en étaient là quand Mme de Vaucourt revint. Emilie se leva et sortit, et, après avoir parlé au père de Henri, elle alla respirer un instant le grand air. Ses esprits étonnés avaient besoin de se remettre et de se préparer au rôle qu'elle avait à jouer: rôle bien étrange pour elle.

Bientôt on la rappela. Le père d'Henri n'était pas allé jusqu'au château; il avait rencontré son fils qui apportait un billet d'invitation pour les deux dames.

- Suivez-moi, dit Emilie à Henri.

Henri la suit. Emilie ouvre la porte de sa chambre et lui montre Joséphine, qui, fatiguée de tout ce qu'elle venait de dire, d'entendre, d'éprouver, n'avait presque ni voix ni mouvement.

-Vous voyez l'état où elle est, dit Emilie; vous voyez sa pâleur, vous voyez ses yeux et combien ils ont pleuré. Est-il croyable que vous ne veuillez pas réparer son malheur et donner un père et un appui à votre enfant?

-Oh! je ne nie pas qu'il ne soit mon enfant, Mademoiselle; mais...

-C'est assez, Henri, pour qu'il ne faille pas l'abandonner, non plus que sa mère que vous avez aimée et qui vous a aimé, et son malheur n'est venu que de là.

-Il y a aimer et aimer, Mademoiselle. Si le malheur n'était pas venu de m'avoir aimé, il aurait pu venir d'en aimer un autre. Cet aimer-là n'est pas rare et je n'en puis faire beaucoup de cas. C'est vous, Mademoiselle, qu'elle aime véritablement: elle a toujours mis ses soins à vous servir, à vous plaire. Quant à me contenter, moi, cela allait comme il pouvait. Si elle m'eût aimé tout de bon, aurait-elle eu tant de prévenances pour M. Lacroix? Je lui ai dit plusieurs fois: « Joséphine, laissez-là votre Français; je ne m'accommode pas de ses manières avec vous. Quand je puise l'eau, et scie le bois, et trais la chèvre pour vous, cela doit vous suffire. S'il fait des pralines et des pâtés, qu'il les fasse sans vous; et vous, faites le reste de l'ouvrage sans lui. » Cela n'a servi de rien. Elle n'a tenu compte de ce que je disais, jusqu'à ce que, ma foi! elle se voit vue chargée d'un fardeau qu'elle ne peut mettre sur les épaules de M. Lacroix, quelque complaisance qu'il lui ait montrée et qu'il lui montre encore; laquelle complaisance continue à être très agréable à Joséphine.

-Vous m'étonnez beaucoup, dit Mme de Vaucourt.

-Joséphine n'aura pu empêcher Lacroix de lui rendre quelques services, dit Emilie; mais qu'est-ce que cela prouve? Rien au monde dont vous deviez vous offenser; et je suis bien sûre qu'une fois qu'elle vous aura pour mari et pour protecteur, elle ne pensera à aucun autre homme; ses serments et sa reconnaissance vous l'attacheront pour jamais. Elle vous aimera non seulement comme elle vous a aimé quand elle voyait en vous un beau jeune homme fort amoureux, elle vous aimera comme elle m'a aimée, moi: elle partagera ses soins entre vous, son enfant et moi. Ma portion sera encore assez bonne, car elle a le coeur excellent, et tant d'adresse et d'activité! Allons, Monsieur Henri, ne refusez pas de vous laisser rendre heureux par ma Joséphine.

- Heureux, Mademoiselle! Et si je suis jaloux, serai-je heureux? Et si M. Lacroix... Comment dirai-je cela honnêtement...? serai-je heureux?

-Joséphine vous sera fidèle, c'est moi qui vous en réponds, dit Emilie.

-Je ne sais, dit Constance, pourquoi Lacroix vous inquiète si fort: Lacroix se marie.

- Est-ce vrai? dit Henri.

-Très vrai, dit Mme de Vaucourt, à telles enseignes que j'ai promis de payer les frais de la noce.

Joséphine, qui vit alors pourquoi Mme de Vaucourt était sortie, sourit un peu.

-Et avec qui, s'il vous plaît, dit Henri, M. Lacroix se marie-t-il?

-Je n'ai pas retenu le nom de la future épouse, dit Mme de Vaucourt. Je ne sais si c'est une petite fille que je vois venir ici quelquefois, apportant le gibier que tue son père, ou bien la fille du ferblantier; ce pourrait même n'être ni l'une ni l'autre: les noms de vos familles allemandes se confondent dans ma mémoire. Ne parlez de rien, Monsieur Henri, jusqu'à tantôt; je ne voudrais compromettre personne; mais, dans une heure, au plus tard, je vous dirai positivement le nom de la fille. En attendant, soyez sûr que Lacroix se marie au premier jour, et c'est, je crois, tout ce qui vous importe.

-Certainement, dit Emilie, et vous ne pouvez plus vous refuser à ce que Joséphine et moi vous demandons.

-Mademoiselle, dit Henri, il y a des choses qu'on ne fait pas par complaisance.

-Ne les fait-on pas non plus par honneur, par pitié, Monsieur Henri? dit Emilie en haussant la voix.

-Mais, Monsieur Henri, c'est assez vous presser; vous êtes le maître. Grand Dieu! s'écria Joséphine.

-Vous êtes le maître, répéta Emilie, en imposant silence à Joséphine du geste et du regard; je ne puis vous forcer à ce mariage; mais je puis délivrer cette pauvre fille du supplice de voir un homme cruel qui l'abandonne après l'avoir déshonorée. Si vous ne promettez pas à l'instant de l'épouser, sortez de chez moi, et allez dire à vos maîtres que je ne puis aller au château, parce que je fais les préparatifs de mon départ. Après-demain, Monsieur Henri, on ne verra plus à Altendorf ni Emilie ni Joséphine.

Joséphine prit la main de sa maîtresse et l'inonda de ses larmes. Mme de Vaucourt pleurait.

- Nous gagnerons notre vie et celle de ton enfant, dit Emilie; tu ne saurais regretter cet homme si dur, si inhumain.

-Vous et mon maître, vous ne vous verriez donc plus! dit Henri, d'une voix qui décelait son attendrissement. Non, cela ne se doit pas; celle à qui vous voudriez faire un si grand sacrifice doit mériter beaucoup, et il faut bien que je fasse aussi quelque chose. Mon maître, elle, vous, voilà trois personnes dont j'aurais le malheur à me reprocher! C'est trop! Tiens, dit-il, en s'approchant de Joséphine, tiens, voilà ma main. Si M. Lacroix se marie, peut-être te contait-il son amour pour Mathilde ou pour Thérèse, au lieu de t'en conter comme je l'ai cru. Ma main, d'ailleurs, est donnée; il ne faut plus regarder en arrière.

Joséphine, hors d'état de répondre, serra la main d'Henri, baisa celle de sa maîtresse, et courut dans sa chambre pour y pleurer et remercier Dieu en liberté.

Mme de Vaucourt pria Henri de passer avec elle chez son père et sa mère, à qui elle apprit le mariage qui venait de se conclure. Comme elle crut voir qu'ils étaient plus surpris que réjouis, elle répandit sur la table quelques poignées de ce métal qui éblouit tant d'yeux:

-Tenez, dit-elle, voilà la dot de Joséphine; prenez-la et n'en parlez point.

En même temps, elle les quitta et courut trouver Lacroix, qui venait d'être déterminé par un argument tout pareil à épouser soit Mathilde, soit Thérèse, soit telle autre jeune fille qu'il voudrait choisir. Avec les talents, la figure et l'argent qu'il avait, il aurait pu épouser tout le village.

- Êtes-vous décidé? dit Mme de Vaucourt.

-Oui, dit Lacroix; je suis allé chez notre plus proche voisine; c'était autant de pas d'épargnés; et puisqu'il me faut épouser une Allemande, autant vaut l'une que l'autre. Je pense même que cette petite Mathilde sera plus susceptible que bien d'autres de prendre une certaine tournure.

-Et avez-vous parlé au père, à la mère, à la fille?

-Oui, Madame; tout cela était ensemble. Je leur ai baragouiné quelques mots d'allemand: « Man, Fro, hérat. » Le père et la mère ont crié: « Herr Gott! ja! ja! » La fille a souri et rougi; c'est une chose faite.

-C'est fort bien, Lacroix; je ferai ce que j'ai promis, et au-delà. Où en est Hans de ses blessures?

-Madame, sa jambe et son bras sont parfaitement guéris, et il n'a plus qu'un bandeau sur l'oeil droit et un grand emplâtre sur la joue gauche.

-C'est fort bien, Lacroix; allez lui dire que je le prends à mon service, et qu'il vienne dès ce soir coucher ici.

- J'irai, Madame.

-Quant à vous, Lacroix, vous pourrez être logé chez votre beau-père après votre mariage. Le jour, vous serez chez moi, et il ne tiendra qu'à vous d'y mener votre femme; mais allez chercher Hans.

-J'irai, Madame; il ne fera pas d'ombrage, j'espère, à M. Henri.

- Ni à vous, Lacroix.

-Oh! moi, Madame, cela est différent! Nous autres Français, nous ne sommes pas si susceptibles. Supposez que Mme Lacroix préférât Hans à son mari, comme cela pourrait arriver, par la raison de la sympathie nationale qui me parlait pour Joséphine, c'est son affaire, et je ne ferai que plaindre son mauvais goût.

-Vous êtes homme d'esprit, Monsieur Lacroix, et, de plus, très honnête homme. Je m'attends de votre part à la conduite la plus raisonnable.

-Madame est bien bonne; si j'osais, je dirais que c'est elle qui a bien de l'esprit; elle connaît ses gens; c'est tout autre chose que ces dames allemandes; elles n'auraient pas imaginé en vingt ans ce que Madame a arrangé en un quart d'heure.

Mme de Vaucourt sourit, revint rendre compte à Joséphine du mariage de Lacroix, et engagea Emilie à se rendre à l'invitation de M. d'Altendorf.

Elles rencontrèrent Théobald, qui était fort en peine de ne point voir revenir Henri. Constance lui raconta ce qui s'était passé; pour Emilie, elle en était si étourdie qu'elle ne pouvait parler. Théobald fatiguait Mme de Vaucourt de ses questions. Il se faisait répéter tout ce qui s'était dit, et voulait être informé de chaque mot avec l'accent et le geste.

-Croyez-vous, disait-il, qu'Emilie eût pu se résoudre à quitter Altendorf?

-Oh! non! répondait Mme de Vaucourt. Au reste, peut-être; je ne sais. Elle prévoyait apparemment l'effet que produirait cette fleur de rhétorique. L'esprit d'Emilie se forme, se perfectionne extrêmement.

-Puisse, dit Théobald, son coeur ne pas se gâter!

Mme de Vaucourt l'assura qu'il n'y avait rien à craindre de ce côté-là, et qu'elle avait trop bien placé ses affections pour n'être pas toujours la plus estimable personne du monde, en même temps qu'elle en devenait la plus aimable.

-L'innocence est une fort belle chose, ajouta-t-elle; mais ce n'est pourtant qu'une vertu négative, elle n'offre aucune ressource pour les occasions difficiles, elle n'amuse ni ne console, elle ne donne ni conseil ni secours.

Les jours suivants, on s'occupa à faire les préparatifs des deux mariages. Joséphine s'en mêlait peu; elle ne quittait sa maîtresse que pour aller auprès de ses futurs parents, dont elle gagna le coeur par mille prévenances. Avec sa maîtresse, ses empressements étaient plus vifs et plus tendres qu'ils n'avaient jamais été.

-Croyez, lui disait-elle souvent, que je sens jusqu'au fond de l'âme ce que vous avez fait pour moi.

Un jour, elle lui dit:

-Il ne faut pas penser, Mademoiselle, que je ne respecte pas ces vertus dont j'ai mal parlé dans un moment de désespoir: si vous vous estimez par elles, moi aussi, et je suis bien aise que vous les ayez. Chacun a sa vertu à sa manière: la mienne est de tout faire pour vous. Je me suis vouée à vous. Je ferais un faux serment pour vous épargner le moindre mal, comme je mourrais pour vous conserver la vie. Il m'a semblé, quand vos parents sont morts, que Dieu me disait: « Elle n'a plus que toi; prends-en soin, et fais tout pour elle ». Mais j'aime votre candeur, et même sans trop savoir à quoi elle était bonne, je me suis surprise à la trouver fort belle. Aller tout droit son chemin dans ses actions et dans ses paroles sans s'embarrasser de ce qui en peut arriver, a je ne sais quoi que je respecte, et je crois que c'est la vertu des gens de qualité. Toutefois ils ne doivent pas la pousser trop loin. S'il leur plaît de ne rien craindre pour eux, à la bonne heure! c'est du courage; mais s'ils ne se mettent en peine de rien pour les autres, c'est dureté. Mon intention est de vous imiter à un certain point: d'abord, pour vous plaire davantage et être plus digne de vivre avec vous, puis

aussi parce que je trouve que c'est mieux, surtout dans l'état où je vais entrer. Je suis bien résolue à ne point dissimuler avec mon mari, et, pour cela, à ne rien faire qu'il faille dissimuler. Si je reçois un billet, je le rendrai sans le lire; si l'on me donne un ruban, je le rendrai sans le déplier; et s'il s'agissait de quelque discours galant, je repousserai vigoureusement le cajoleur; car, recevoir, lire, écouter ces choses-là, puis le dire à un mari, c'est très imprudent pour soi et très désagréable pour lui; et, quand on les tait, quand on dissimule, le mari et la femme, ou les amants, ou les amis, n'importe ce qu'on est, se deviennent comme des étrangers et n'ont bientôt plus rien à se dire. Au reste, Mademoiselle, j'aurai beau faire, notre union ne battra jamais que d'une aile; mais j'ai voulu vous dire mes bonnes intentions, et que votre exemple n'est pas perdu pour moi.

Emilie la loua et tâcha de lui donner de l'espoir.

Le jour de la célébration des deux mariages étant venu, Mme de Vaucourt fit préparer un grand repas qu'on lui permit de donner dans la cour du château. Tous les parents de Henri, tous ceux de Mathilde, y étaient. Lacroix en fit les honneurs avec assurance et politesse;Joséphine s'y montra obligeante et modeste. Pendant le brouhaha du dîner, des santés, des bouteilles, on avait préparé, vis-à-vis du château, un feu d'artifice. La table et les convives cachaient ceux qui y travaillaient, de sorte que, la nuit venue, ce fut une grande surprise, pour toute la compagnie rassemblée au château, de voir brûler quantité de soleils, de gerbes, de girandoles, et quantité de fusées s'élancer dans les airs. Au bout d'un quart d'heure, il ne resta de ce brillant tintamarre qu'un portique illuminé, décoré du chiffre de M. et de Mme d'Altendorf, et deux rangées de lampions qui, bordant l'avenue et traversant le grand chemin, s'étendaient jusqu'aux habitations des deux épouses. Les parents, les époux, tous les villageois accourus pour voir le feu d'artifice, prirent le chemin qui leur était tracé. Lacroix resta au village, Henri revint, disant que, depuis l'âge de dix ans, il n'avait pas découché de l'antichambre de son maître. (Henri ne se rappelait pas la veille de Saint-Sigismond).

Emilie et Constance soupèrent au château. Mme d'Altendorf et son fils dirent à cette dernière les choses les plus obligeantes sur la fête et le bon goût qui y avait présidé. Ce mot de bon goût amena une petite discussion sur le goût, que Théobald prétendait n'être point du tout l'apanage de ses compatriotes. La comtesse Sophie de Stolzheim se récria; ainsi fit le vieux baron d'Altendorf. On voulut me prendre pour juge; je m'en défendis, alléguant la partialité dont on pouvait me soupçonner et dont, peut-être, en effet, je n'avais pu entièrement me garantir. On insista. Alors je dis que le goût me paraissait être né à Athènes, d'où il avait été porté à Rome lors de la conquête de la Grèce. Qu'oublié, presque partout, pendant un temps assez long, il s'était remontré chez les Maures qui en avaient fait part à l'Espagne, ensuite à l'Italie, et que les deux Médicis l'avaient apporté en France. Qu'en Italie il s'était attaché aux peintres, aux musiciens, aux architectes, au lieu qu'en France il avait tourné au profit de l'esprit, des ouvrages d'esprit, et avait rendu la vie privée plus agréable et l'individu plus aimable.

-Laissons là quelques exceptions, continuai-je en m'adressant aux deux Françaises, et avouons que nous manquons de goût et sommes mesquins dans les ouvrages

de l'art qui ont le public pour objet, dans ceux qui demandent unité, grandeur, dignité. Mais ce n'est pas là que notre mauvais goût m'a le plus choqué. Notre prétendue gaîté de carnaval était digne des temps barbares; nos masques faisaient pitié et horreur. Après tout, quel peuple n'a pas son carnaval et ses orgies hideuses, sans compter des spectacles aussi cruels que dégoûtants? En Angleterre, les combats de coqs, les combats de chiens, les combats d'hommes presque brutes, dont la tête s'est durcie par les coups et pour les coups; en Espagne, les autodafés et les combats de taureaux; à Berne, la procession de Pâques... Si l'Europe est, tout à l'heure, replongée dans la barbarie, comme on a lieu de le craindre, ce malheur lui arrivera avant que sa civilisation ait été nulle part complète et entière.

-Vous avez évité de parler de l'Allemagne, me dit Mme d'Altendorf.

-Croyez, Madame, lui dis-je, que ce n'est pas chez vous qu'on peut penser que l'esprit, le goût, la générosité, que rien, enfin, de ce qui est agréable et beau, manque aux Allemands ni à l'Allemagne.

Chacun me remercia par un coup d'oeil ou un sourire; et, comme il était tard, Emilie et Constance se retirèrent sous la garde de Hans-le-balafré.

L'on se tromperait si l'on croyait que Théobald oubliât un seul instant son amour, qu'il perdît un seul instant l'espoir, le dessein, de s'unir à ce qu'il aimait; mais quand il était parfaitement content d'Emilie, il était si heureux qu'il n'osait, pour ainsi dire, toucher à son bonheur, et quand il n'était pas si content, il avait une autre espèce de crainte. Théobald aimait avec la plus vive et la plus délicate passion. Dans les commencements, il avait tantôt redouté beaucoup, tantôt espéré tout du coeur de sa maîtresse, sans s'être refroidi pour elle un seul instant, et, depuis quelque temps, avec autant d'amour que jamais il avait plus de sécurité. Actuellement, ce n'était plus cela: la conduite d'Emilie, dans l'aventure de Joséphine, lui présentait ensemble des motifs d'admiration et des motifs d'une défiance qu'il combattait et qu'il nourrissait en même temps. N'avait-elle point trop pressé Henri, sachant quelle fille était Joséphine? Mme de Vaucourt, en imaginant tout à coup de marier Lacroix, avait épargné à Emilie des mensonges directs et positifs; mais Emilie, néanmoins, avait concouru à tromper Henri, et elle serait allée plus loin s'il l'eût fallu, car elle était résolue de réussir à tout prix. Et cette fleur de rhétorique, comme l'avait appelée Mme de Vaucourt, quelle dangereuse présence d'esprit ne supposait-elle pas! Mais, si véritablement elle était décidée à quitter Altendorf, si, à cet égard, sa déclaration avait été sincère, il ne fallait plus se croire aimé, et c'était à Henri qu'il devait le bonheur de voir encore Emilie. « Oh! Emilie! disait-il quelquefois en se promenant seul dans des lieux sauvages et solitaires, quand tu te montrais si attentive à ce que disait Théobald, quand tes regards suivaient ses moindres mouvements, n'était-ce de ta part que feinte, adresse, artifice? Ne voulais-tu qu'enlacer un malheureux dans tes filets? Tu ne m'as point dit que tu m'aimais, mais tu ne m'en as pas moins trompé. peut-être que ton coeur, que je croyais sincère et pur, comme le mien, est faux et perfide. »

Le pauvre Théobald était si inquiet, avait l'air si tourmenté, qu'Emilie s'imagina que ses parents le pressaient d'épouser sa cousine, et elle disait à Constance qu'il faudrait peut-être faire pour lui ce qu'elle aurait fait pour Joséphine, et s'éloigner d'Altendorf.

-Dieu sait ce qu'il m'en coûterait! disait-elle en soupirant; mais si mon éloignement rendait moins pénible à Théobald le sacrifice que, sans doute, on exige, il ne me serait pas permis d'hésiter.

-Bon! disait Mme de Vaucourt. Supposé que Théobald fût capable de se laisser donner pour femme cette petite envieuse, il faudrait vous remontrer tous les jours à eux, jusqu'à ce que la tête eût tourné à l'un de regret et à l'autre de jalousie; mais j'attends tout autre chose de sa part.

Attentif autant que personne au noir souci de Théobald, je crus en deviner la cause, et, plusieurs fois, en présence d'Emilie, je fis tomber la conversation sur des sujets analogues aux pensées qui le tourmentaient; mais Emilie n'en saisissait jamais l'occasion, n'imaginant point qu'elle eût à se justifier ou à rassurer son amant. Enfin, je dis à Théobald:

-Vous voyez qu'elle n'est pas aussi fine ni aussi adroite que, peut-être, vous le craignez.

-Que voulez-vous dire? me dit-il en rougissant, car il n'avait jamais laissé échapper la moindre plainte ni le moindre soupçon contre sa maîtresse.

Je lui détaillai alors ses propres idées, et je le conjurai de mettre Emilie sur la voie pour qu'elle s'expliquât nettement.

C'est ce que fit Théobald, et avec succès. Emilie raconta naïvement ses premières notions de vertu, puis les modifications qu'elle s'était vue forcée d'y faire. Honnêteté, franchise, sensibilité, délicatesse, tout ce qu'on désire de trouver au coeur d'une femme, se voyait dans le coeur dont elle nous développait les replis.

Théobald, sans la blâmer, sans même lui laisser apercevoir qu'il l'eût accusée, se montrait l'admirateur d'une vertu plus sévère, plus inflexible.

-M. votre fils, dit Constance à Mme d'Altendorf, est-il lui-même ce qu'il veut que soient les autres? Si cela est, je ne dis pas que je l'en aime mieux; mais, au moins, pourrai-je lui pardonner son exigeante rigueur.

-Comment vous répondre? dit Mme d'Altendorf. En supposant que mon fils ne courbe jamais la règle, mais que, dans certains moments, il la méconnaisse, la brise, la jette loin de lui, est-il, ou n'est-il pas, ce qu'il voudrait que l'on soit?

-Quand la passion aveugle, égare, dit Théobald, en baissant les yeux, qu'est-ce qu'on est? On cesse d'être soi-même.

-Quoi, Monsieur! dit Constance, vos passions vous maîtrisent à ce point! cela est bien redoutable.

Théobald, d'accusateur devenu accusé, se sentit plus doux comme plus modeste, et fut reconnaissant à l'excès du silence qu'Emilie voulut bien garder.

Ayant fait en sorte de l'éloigner un peu des autres dames, il lui dit avec embarras:

-On me pardonnera du moins d'être exigeant sur ce qui me regarde... Aimerais-je comme je fais, si je pouvais être facile à contenter sur tous les sentiments de l'objet de ma passion?.. Vous avez dit à Henri que vous quitteriez Altendorf s'il n'épousait pas Joséphine. Le pensiez-vous? L'aviez-vous résolu? L'auriez-vous fait?

-Quand je commençai à le dire, répondit Emilie, je ne voulais qu'essayer un nouveau moyen de toucher Henri; mais en parlant je m'exaltai de bonne foi, et, lorsque je dis à Joséphine: « Nous gagnerons notre vie et celle de ton enfant », j'étais résolue, je quittais Altendorf.

- Vous quittiez Altendorf! dit tristement Théobald.

-Je n'ai rien, Monsieur, reprit Emilie, je suis pauvre et expatriée, je n'ai point d'autres sacrifices à faire que ceux de mes goûts et de mon plaisir. Laissez-moi quelque générosité de coeur, de conduite! je n'en puis avoir d'autre. Le sacrifice que j'aurais fait à Joséphine, je le ferais à Mme de Vaucourt, je le ferais à vous, s'il le fallait.

- A moi! s'écria Théobald. C'est moi, au contraire, que vous sacrifieriez. Vous êtes libérale de moi, de moi seul.

-Ces jours derniers, dit Emilie, je pensais, en vous voyant inquiet et triste, qu'il pouvait vous être agréable, ou plutôt, qu'il pouvait vous convenir que je m'éloignasse.

-Vous vous trompiez, Mademoiselle, s'écria Théobald.

- Ah! tant mieux! dit Emilie.

Je la vis, je lui entendis prononcer ces paroles. Quels yeux! quel accent! quel doux son de voix! Théobald était hors de lui. Emilie s'en alla sans qu'il la suivît. Il ne voyait rien, il délirait, il nous regardait tous avec des yeux absents, égarés. Sa mère lui dit:

-Je vous ferai le plaisir d'avouer que je m'attache beaucoup à elle.

Aussitôt qu'il fut en état de m'entendre, je le conjurai de se modérer, d'attendre une occasion favorable pour proposer à son père cette bru qui ne pouvait pas lui convenir beaucoup, mais que, cependant, il accepterait.

-Encore un peu de sagesse et de contrainte, lui dis-je, et j'ose vous promettre que vous serez heureux; mais un emportement tel que ceux dont parle Mme votre mère gâterait tout, et plongerait dans la douleur non seulement vous, mais Emilie.

-Oui, Emilie aussi, s'écria Théobald. Son sort est lié au mien, irrévocablement; vous en êtes bien sûr, n'est-il pas vrai? Vous en êtes bien sûr?

- Oui, lui dis-je, oui.

Il fallut le répéter cent fois. A la fin, il me promit d'être raisonnable.

On entrait dans le mois d'octobre; Mme de Vaucourt, plus sensible au froid qu'une autre, à cause du long séjour qu'elle avait fait dans les pays méridionaux, se sentit assez incommodée de la fraîcheur de l'air, un jour qu'elle avait dîné au château, et retourna chez elle avec moi, mais sans permettre qu'Emilie l'accompagnât. On avait apporté, en son absence, un paquet qui contenait deux ouvrages nouveaux. Nous gardâmes l'un pour le lire ensemble au coin de son feu; elle envoya l'autre à Emilie. C'était une nouveauté charmante, c'était l'Adèle de Senanges de Mme de Flahaut, que tout le monde a lue, que tout le monde a admirée, si ce n'est, pourtant, le vieux baron d'Altendorf. Emilie en lut haut le premier volume, sans s'apercevoir de l'ennui du baron. Théobald allait commencer le second, quand son père, las de bâiller, se retira dans sa chambre, où sa femme le suivit par complaisance, et à regret. Restaient Emilie, Théobald et la jeune comtesse.

On en était à cette fête où, sans le savoir, Adèle légère, étourdie, innocemment coquette, désolait le pauvre Sydenham. Théobald trépignait, se fâchait, jurait presque, et finit par jeter le livre dans le feu.

Adroite et prompte, Emilie le dérobe aux flammes qui le menaçaient.

-Quelle extravagance! dit la comtesse; ce que vous lisez n'est-il pas extrêmement joli?

-Joli! s'écria Théobald; joli! c'est effroyable, c'est si désolant. Mais donnez: voyons ce que cela deviendra, et l'amant... donnez, il vaut mieux lire: cela me calmera peut-être.

Il lut jusqu'à la fin sans dire un seul mot, et resta frappé de la dernière ligne: « Je ne puis vivre heureux sans elle ni avec elle. »

Pendant que la comtesse adressait quelques réflexions à Emilie, tant sur l'ouvrage que sur l'étrange humeur de son cousin, celui-ci va trouver la femme de chambre de sa mère, qui avait été sa nourrice et sa bonne, et la pria instamment d'attirer la jeune comtesse hors de la chambre, pour qu'il pût être quelques instants seul avec Emilie. Mme Hotz, enchantée de rendre un service à son jeune maître, le promet. Il rentre. Quelle n'est pas son impatience. Mme Hotz paraît enfin, et dit à Mlle de Stolzheim qu'une caisse d'étoffes d'automne et d'hiver venait d'arriver de Francfort pour elle et pour Mme d'Altendorf, et qu'il fallait venir voir et choisir.

-Demain, de jour, nous verrons mieux, dit la soupçonneuse Sophie.

Mme Hotz insiste, disant qu'il serait mieux de renvoyer tout de suite ce qu'on ne voudrait pas garder.

-Vous avez raison, dit la comtesse après avoir réfléchi un moment, montons chez ma cousine.

Mais elle n'y monta point, comme nous le verrons bientôt, et Mme Hotz, qui avait fait porter la caisse dans la chambre de Mme d'Altendorf, fut appelée avec impatience pour présider à l'ouverture et au déballement.

-Je ne puis pas vivre heureux sans vous, dit Théobald, dès qu'il se vit seul avec Emilie; mais avec vous je serai le plus fortuné des hommes, pourvu que vous vous trouviez heureuse de vivre avec moi.

Emilie rougit et ne répondit point.

-Avez-vous senti, Emilie, quelque penchant pour moi dès la première fois que vous m'avez vu?

-Oui, répondit Emilie.

-Nos anciennes petites querelles n'ont-elles pas altéré ce penchant?

-Non, répondit Emilie.

-Ai-je, le jour, occupé vos pensées? Ai-je été, la nuit, l'objet de vos songes?

Emilie sourit, et dit qu'elle n'était pas sujette à rêver.

-Oh! Emilie! vous n'avez pas été comme moi dans de continuelles agitations. Tantôt je me flattais d'être aimé, tantôt je craignais de ne pas l'être. Pour vous, votre âme est calme et paisible.

- Je n'ai jamais eu de doutes sur vos sentiments, dit Emilie.

-Oh! Emilie! que vous aviez bien raison!Je vous aime avec une tendresse, avec une passion, dont vous ne pouvez concevoir l'idée. M'aimez-vous la moitié autant que je vous aime? Suffirai-je à votre coeur comme vous suffisez au mien, et le souvenir de votre patrie, et des charmes qu'elle a eus pour vous, n'empoisonnera-t-il pas votre existence?

-Mon vrai pays, depuis quelque temps, c'est Altendorf, dit Emilie en jetant le regard le plus doux sur Théobald.

-Et moi, dit Théobald, je sens depuis quelque temps que mon pays sera partout où vous serez. Si vous avez des parents que vous vouliez revoir, je vous mènerai auprès d'eux, et, supposé que le service de ma patrie pût me conduire dans la vôtre, j'irais plus volontiers qu'ailleurs, parce que les premiers goûts de votre jeunesse s'y trouveraient mieux satisfaits. Je suis exigeant, chère Emilie, mais je ne demande pas plus de vous que je suis disposé à faire pour vous. Me préserve le ciel d'admettre aucune inégalité dans l'union dont j'attends tout mon bonheur! Si je veux être tout, je veux aussi faire tout, je veux appartenir tout entier à celle que mon coeur a choisie, à mon amie, ma maîtresse, ma femme! Oui, vous l'êtes! je n'en aurai jamais d'autre!

En même temps, Théobald s'élance vers Emilie, et il la serrait dans ses bras quand une porte, se fermant avec bruit, en fit ouvrir une autre qui, auparavant, était mal fermée: celle-ci était entre l'antichambre et le salon, celle que l'on fermait donnait de l'antichambre dans le vestibule. Théobald y courut et ne vit personne; Emilie, fort émue, le conjura de la reconduire chez elle à l'instant.

Pendant que Henri allumait un flambeau, Théobald fit de vains efforts pour rassurer sa tremblante maîtresse.

-C'est à présent que je cesse d'être tranquille, dit Emilie. J'éprouve à mon tour le trouble que vous vous plaigniez d'éprouver seul, et dont vous sembliez fâché de me croire incapable. Vous voir exposé à des reproches, à des chagrins, et penser que nous sommes, peut-être, à la veille d'une séparation éternelle, me tourmente à un point inexprimable.

-Rien ne peut plus nous séparer, dit Théobald; j'atteste le ciel que je ne me laisserai pas séparer de vous. Je n'ai eu d'inquiétude que sur votre coeur; ce moment me persuade qu'il est tel que je le désirais; pardonnez, mais, malgré ce que je vous vois souffrir, c'est le plus beau moment de ma vie.

Ils sortirent du château; Henri portait le flambeau devant eux; et, comme ils passaient auprès des fenêtres de la chambre où nous étions, nous les vîmes, Mme de Vaucourt et moi, s'acheminer vers le logis d'Emilie. On eût dit deux époux conduits par l'hymen à la couche nuptiale. L'air radieux de Théobald, la contenance timide d'Emilie, sa tête penchée, et ses yeux baissés, rendaient la ressemblance frappante et le tableau charmant. Mais l'heure pressait; il fallut séparer ceux qu'on aurait voulu joindre à jamais. Je pris la place d'Emilie, et retournai au château avec Théobald.

On nous attendait. Nous nous mettions à table quand Mlle de Stolzheim entra dans la salle à manger. Après s'être plainte d'une indisposition légère, mais qui la forçait à se retirer, elle demanda qu'on voulût lui donner une voiture pour aller, le lendemain, voir sa mère à Osnabruck. On lui offrit des chevaux avec la voiture, mais elle en avait déjà fait demander à la poste. Son air, quoiqu'elle nous assurât qu'elle reviendrait bientôt, me parut sinistre. Le lendemain, avant jour, j'entendis les fouets claquer, les cors sonner: la comtesse était partie.

Théobald, selon l'étiquette, aurait dû être debout avant elle, et l'escorter à cheval une lieue ou deux; mais il ne s'était pas seulement réveillé; jamais son sommeil n'avait été si profond, jamais ses rêves n'avaient été si agréables et il était onze heures quand il vint prier sa mère de lui faire donner du chocolat.

- Du chocolat à onze heures! quelle fantaisie, mon fils! dit Mme d'Altendorf.

-Oh! ma mère! dit Théobald, c'était hier une espèce de fête, et c'en est encore une aujourd'hui. Je ne suis point comme à mon ordinaire, et il me faut complaire et me gâter un peu, pour que, de toute façon, par ma mère comme par une autre, je sois le plus heureux de tous les hommes.

-Vous ne m'en paraissez pas le plus sensé, dit Mme d'Altendorf.

La matinée se passa dans l'abandon le plus gai et le plus aimable. Le dîner fut comme la matinée: Théobald s'était donné la permission de ne point s'habiller; il avait son frac du matin, et ses cheveux étaient en désordre.

-Serait-ce par hasard l'absence de ma noble cousine qui me mettrait de cette humeur? dit-il à sa mère.

A peine avait-il prononcé ces mots, et porté à son père la santé de toutes ses parentes à tous les degrés possibles, que voilà les mêmes fouets, les mêmes cors que le matin, faisant un bruit enragé; la même voiture vole, arrive, s'arrête, et il en sort la comtesse mère et la comtesse fille de Stolzheim.

-Quelle apparition! s'écria Théobald, en courant gaiement au-devant d'elles. Je ne puis dire, Mesdames, que je vous désirasse: il faut oser s'attendre un peu à certaines félicités pour songer à les désirer; mais vous me surprenez vraiment beaucoup. Vous avez, Mesdames, des mines bien graves; changez-les, de grâce, en un gracieux sourire, pour vous mettre à l'unisson de l'humeur qui règne ici. Le désordre de ma toilette vous choque peut-être; mais apprenez que c'est l'indolence du bonheur qui m'a fait rester comme vous me voyez.

A tout cela, point de réponse. La comtesse mère, entrant dans la chambre où nous étions, ne salue que M. et Mme d'Altendorf, et les prie de passer avec elle dans une autre chambre. Théobald m'oblige à me remettre à table avec lui, boit, rit, chante, se lève ensuite, et se met à jouer du clavecin. La petite comtesse, absolument délaissée, m'aurait fait pitié si la noire malice en pouvait faire.

Pendant ce temps-là, Mme de Stolzheim racontait au baron et à sa femme tout ce que Théobald avait dit, la veille, à Emilie; car, la comtesse Sophie, se tenant auprès d'une porte qu'elle avait laissée entrouverte tout exprès, n'en avait pas perdu un mot. En montant avec Mme Hotz, elle avait prétexté je ne sais quoi, qu'il fallait qu'elle prît dans le salon, et, celle-ci étant appelée par sa maîtresse, comme je l'ai déjà dit, n'avait pu faire autre chose que de la laisser descendre. Quand elle sut qu'elle n'était point rentrée au salon, elle eut les plus grandes craintes; mais, pensant que le mal était fait et qu'il était irréparable, elle ne jugea pas à propos d'affliger sans utilité son cher Théobald.

Après le récit très circonstancié des protestations et promesses que Théobald avait faites, sans se rappeler le moins du monde ses parents ni l'autorité paternelle, Mme de Stolzheim parla de l'engagement résolu et, selon elle, contracté avec la comtesse sa fille, et s'étendit beaucoup tant sur l'horreur d'un pareil manque de parole que sur la perte des brillantes assurances que l'alliance projetée donnait à Théobald. M. le baron, grand-maître à telle Cour, M. le comte, grand-veneur à telle autre, M. le chancelier, M. le général, M. l'évêque,

M. le coadjuteur, qui tous étaient ses proches parents, seraient furieux et nuiraient autant qu'ils auraient pu servir.

-Cela ne sera pas, dit M. d'Altendorf; planter là votre fille, méconnaître mon autorité, fâcher tant de personnages respectables et vindicatifs! Non, cela ne doit pas être. Suivez-moi; pendant que j'ai mon indignation toute fraîche dans la mémoire, je parlerai à mon fils comme il faut.

Mme d'Altendorf voulut, en vain, retarder et modérer le coup de massue; son mari lui dit:

-Ma cousine a parlé, et très bien parlé; je m'en tiens à ce qu'elle a dit, et je ne veux pas que vous dérangiez mes idées. Suivez-moi, vous dis-je; il faut que mon fils Théobald épouse la comtesse Sophie de Stolzheim.

On vint à nous: ainsi la lourde buse et le cruel épervier tombent sur la mésange et sur le pinson.

Théobald fut d'abord terrassé de la menaçante gravité de son père, de la tristesse de sa mère, et de l'air furieux de celle qui prétendait l'appeler son gendre. Elle se hâta de prendre la parole.

-Monsieur, vos parents savent tout, dit-elle; le baron, votre père, est de mon avis sur tous les points, et plus indigné encore que moi de l'horreur de votre procédé. Je veux bien l'oublier dans ce moment, et je vous demande avec douceur si vous êtes disposé à réparer vos torts et à épouser tout de suite ma fille.

-Non, Madame, répondit Théobald.

-Comment non? s'écria son père.

-De grâce, laissez-moi parler, dit la comtesse; j'y mettrai plus d'indulgence que vous, et certainement je ne dirai pas ce que vous avez pensé vous-même. Voulez-vous,

Monsieur, prendre, aujourd'hui, l'engagement formel d'épouser ma fille, puis vous éloigner d'Altendorf, pour y revenir quand vous aurez oublié votre aventurière?

-Non, dit Théobald. Moi, prendre le moindre engagement avec celle qui m'a joué un tour aussi noir!

-Vous seriez flatté de ce qu'elle a fait pour ne pas vous perdre, dit Mme de Stolzheim, si une ridicule et honteuse passion ne vous empêchait de l'apprécier; mais vous en jugerez mieux quand vous serez revenu à vous-même, et il n'y a pour cela qu'un moyen: c'est de vous éloigner de la maudite sirène qui vous ôte la raison.

- Je lui ordonne de s'en éloigner, dit M. d'Altendorf.

-Vous pourrez voyager agréablement et vous montrer avec éclat aux cours de Brunswick, de Berlin, de Saint-Pétersbourg, continua la comtesse.

- Sans doute, dit M. d'Altendorf.

-Partout, vous serez protégé par mes parents ou par ceux de ma fille.

- Cela sera extrêmement agréable et flatteur, dit M. d'Altendorf.

-Vos parents vous donneront tout l'argent nécessaire.

- Un crédit indéfini, dit M. d'Altendorf.

Depuis quelques moments, Théobald n'écoutait plus et, nonchalamment assis, caressait son chien dans un coin de la chambre. Sa mère s'approche de lui et lui demande s'il consent à s'absenter pendant quelque temps et à faire un voyage. Théobald se lève, fait quelques pas, et, se rapprochant de sa mère:

- Oui, dit-il, j'y consens, ma bonne, ma tendre, mon aimable mère; oui, j'y consens, quoiqu'il m'en coûte infiniment de vous quitter. Souvenez-vous que vous m'avez dit: « Je m'attache beaucoup à elle. » Pardonnez et aimez-moi.

-Il ne faut pas qu'il revoie sa Circé, dit Mme de Stolzheim.

-Non, sans doute, dit le baron; il faut qu'il parte ce soir même, et que, jusque-là, il ne sorte pas du château.

-Ni son Henri non plus, dit Mme de Stolzheim.

-Quels nobles détails! dit Théobald avec un sourire dédaigneux, et, passant devant les deux comtesses, il alla baiser la main de son père, il embrassa tendrement sa mère, puis vint me dire adieu, en me priant de ne pas le suivre. Nous l'entendîmes donner des ordres pour que sa chaise fût prête avec quatre chevaux de poste pour dix heures du soir. On ne le vit plus; sa porte fut fermée. Henri ne sortit même pas de son appartement, et Mme Hotz, qui lui porta, en pleurant, les lettres de change que lui envoyait son père, nous dit l'avoir vu immobile dans un fauteuil, tandis que Henri préparait coffres, portemanteaux, cassettes, sans oublier quatre pistolets qu'il venait de charger. Un moment après, on rapporta à Mme de Stolzheim quelques lettres de recommandation, qu'elle avait jugé à propos de joindre aux lettres de crédit.

Je ne savais que penser de tout ce que je voyais. Comment expliquer le départ et toute la conduite de Théobald? Qu'était devenu son amour? Avait-il dit un seul mot en faveur de son amour ou de sa maîtresse? Pour me conformer à ce qu'il avait paru désirer de moi, je ne quittai pas un instant Mme d'Altendorf, mais je n'avais dans l'esprit qu'Emilie et l'affreuse surprise qu'elle aurait le lendemain.

Elle tenait compagnie à Mme de Vaucourt, qui, un peu incommodée par le froid, n'était pas sortie de son lit ce jour-là. Toutes deux, expliquant, mieux que Théobald ne l'avait fait, les derniers événements de la veille, s'entretenaient avec inquiétude des suites qu'on pouvait craindre. N'avoir rien appris de nous de toute la journée était un motif d'inquiétude de plus.

A dix heures et demie, Emilie entend frapper doucement à sa porte. Elle court ouvrir elle-même, et ce n'est pas sans effroi qu'elle voit Henri venir chez elle à une heure si indue. Joséphine l'avait suivi.

- Est-il arrivé quelque chose de fâcheux à votre maître? dit Emilie d'un ton ému.

-Oui et non, Mademoiselle; mais il n'est pas question de cela: quelqu'un, qui a un très grand intérêt à vous parler, vous attend sur le grand chemin au bout de votre rue.

- Qui, Henri?

-Un malheureux, à qui vous seriez au désespoir d'avoir refusé cette consolation.

-Ne peut-il venir ici?

-Non, Mademoiselle; il fuit, il est proscrit, et ne pourrait se montrer sans le danger le plus grand.

- Votre maître est-il là?

-Oui, Mademoiselle; venez vite, venez sans crainte. Moi, qui me suis marié pour que vous ne vous séparassiez pas de mon maître, moi, qui sais qu'il pardonnerait à peine au ciel le mal qui vous arriverait, vous exposerais-je, oserais-je vous exposer au moindre danger? votre hésitation est un outrage et, si je l'ose dire, une folie. Avancez: il n'y a pas un moment à perdre; avancez pendant que je fermerai la porte.

Joséphine voulait suivre sa maîtresse, mais Henri, se tournant promptement, lui mit l'une de ses mains sur la bouche et, de l'autre, lui donna un sac d'argent.

-Ne dis mot et ne remue pas, lui dit-il, ou tu t'en repentiras le reste de tes jours.

En même temps, il pousse Joséphine dans la maison, en ferme la porte, et vient retrouver Emilie qu'il soutient et presse dans sa marche, tellement qu'elle arrive en un instant où son amant l'attendait.

Voyant son effroi, Théobald craint sa résistance, et lui dit, en lui prenant la main:

-N'appelez pas, ne criez pas, chère Emilie, on viendrait à nous et, toutes les circonstances donnant à mon action l'apparence d'un rapt, vous ne pourriez vous-même me sauver d'une mort ignominieuse. On voulait me séparer de vous; mais ce qu'on a imaginé pour cela va hâter notre union. Venez avec moi. Ma foi vous est donnée. Je réitère ici mes serments devant Dieu et devant la nature qui m'écoute en silence. Venez: vous n'avez que ce moyen d'être à l'homme que vous avez dit aimer, et qui vous adore.

En même temps, Henri et Théobald, de concert, soulèvent Emilie et la placent dans la chaise.

-La route de Brême, dit doucement Henri au postillon.

Oui, doucement, en effet, mais non si doucement que Joséphine ne l'entende. Il y a une autre porte, à la maison d'Emilie, que celle qui donne dans la rue;Joséphine ne l'ignore pas. Elle est sortie par cette porte, et, traversant trois jardins, franchissant divers obstacles comme elle l'eût fait au temps où sa taille était svelte et sa démarche légère, elle est arrivée aussitôt qu'Emilie tout auprès de la chaise de poste, n'étant séparée du grand chemin que par une haie, mais bien cachée, tant par la haie que par la nuit.

Les voyageurs partis, Joséphine revint en pleurant, et raconta, mot pour mot, à Mme de Vaucourt ce qu'avait dit Henri, ce qu'avait dit Théobald, et le silence et le départ d'Emilie.

Sans perdre son temps à s'étonner, Mme de Vaucourt sort de son lit, s'habille, fait lever Hans, va réveiller Lacroix, et, regardant sa montre:

- Je vous donne, dit-elle, à chacun dix louis, si, dans trois quarts d'heure je suis en carrosse.

Puis elle m'écrit ce qu'elle peut écrire, et charge Joséphine de me dire le reste.

« Si les parents pardonnent et consentent tout de suite, me disait-elle, il n'est point arrivé de mal: on croira que c'est un voyage concerté avec eux, que je suis partie avec les amants. Emilie ne sera point vue sans moi sur la route. Déterminez les parents. Engagez Mme d'Altendorf à nous suivre; partez tous les deux. Joséphine viendra avec vous: elle sait de quel côté ils sont allés, elle me l'a dit, c'est ce qui me rend sûre de les rejoindre; elle vous le dira dès qu'elle vous verra embarqués, et nous apportant des paroles de pardon et de paix. Qu'on songe qu'il est question de sauver à Emilie et à Théobald-c'est-à-dire à ce que l'on peut connaître de plus beau, de meilleur, de plus aimable,-qu'il s'agit, dis-je, de leur sauver blâme, honte, chagrin, et de leur assurer la plus aimable félicité qui existe. Si l'on hésite et qu'on tarde un seul jour, le public a jugé, la tache est faite, et sera ineffaçable. Je les engagerai à s'arrêter au premier gîte honnête. C'est là que je vous attends avec Mme d'Altendorf, la bonne

Hotz et Joséphine. Un peu de faste serait très à propos et nous ôterait tout air d'aventure. Si vous ne venez pas, vous n'entendrez plus parler d'Emilie ni de Théobald. Je les envoie ou les emmène au bout du monde, et il ne me restera plus qu'à ôter Joséphine d'Altendorf le désert et le dégradé. »

Il frappait minuit. Mme de Vaucourt saute dans sa berline, Lacroix sur le siège, Hans sur l'un des quatre chevaux, et les voilà qui suivent les pas de Théobald et d'Emilie.

On alla d'abord fort grand train, mais on se ralentit quand on entendit rouler devant soi une chaise de poste. Peu à peu on l'atteignit, et si Mme de Vaucourt l'eût voulu, elle se serait fait entendre d'Emilie; mais la crainte de lui faire peur enchaînait sa vivacité.

Théobald, plus ennuyé qu'effrayé de cette voiture qui touchait presque la sienne, car si l'on eût été à sa poursuite, on se serait pressé de le joindre tout à fait, ennuyé, dis-je, de se voir accompagné de la sorte, Théobald fait ranger et arrêter sa chaise sur l'un des côtés du chemin, croyant que la berline passerait. Point du tout; elle s'arrête.

-Qui êtes-vous? crie Théobald surpris, et il avait la main sur un de ses pistolets.

- Constance et Constance seule, dit Mme de Vaucourt.

Emilie s'élance, elle est déjà dans les bras de son amie.

-Que voulez-vous? Que prétendez-vous? dit Théobald.

-Suivre votre sort, dit Constance, et le rendre aussi doux qu'il me sera possible. Venez avec moi, nous suivrons ensemble la route que vous aviez prise.

Ils ne s'arrêtèrent qu'à Hoya, qui n'est déjà plus dans la Westphalie. Là, les deux dames, très fatiguées, se jetèrent sur un lit assez propre. Constance s'y endormit profondément, et Emilie elle-même aurait dormi, malgré la prodigieuse agitation que son aventure lui avait causée, si Joséphine eût pu lui sortir de l'esprit. Constance avait eu beau lui expliquer ses raisons, Emilie aurait voulu qu'elle eût emmené Joséphine.

Celle-ci n'était pas moins occupée que sa maîtresse: nous l'avons quittée à minuit; l'idée de se coucher ne lui était pas seulement venue. Je ne m'étais pas couché non plus, et, à cinq heures et demie du matin, je la vis entrer dans ma chambre, tenant la lettre de Mme de Vaucourt. Je lus. Ma surprise ne fut pas plus grande que ma joie. De tout ce que j'avais craint, Emilie abandonnée était ce qui me touchait le plus.

Je fis éveiller aussitôt Mme d'Altendorf, et la fis prier de venir chez son mari où j'étais déjà. Tout dépendait, selon moi, de la première impression, et cette première impression fut heureuse. Le vieux baron prit, cette fois, toutes les idées de Mme de Vaucourt, qu'il aimait beaucoup, et fut tenté de rire de tout ce qu'elle avait fait et imaginé.

-Comme elle va, cette femme! dit-il; le diable n'est pas plus inventif. Allons, elle a raison, il faut finir cela vite et honorablement. Emilie est plus belle et meilleure, si j'ose le dire, que la comtesse Sophie de Stolzheim. Si quelqu'un nous blâme, ce quelqu'un aura tort, car ce n'est pas notre faute. Allons, un peu de faste: Mme de Vaucourt veut un peu de faste. Quatre de mes chevaux ont assez bonne mine; on ne prendra pas garde aux autres. Johan, Conrad, Ulrich mettront

leurs habits de livrée; Georges le chasseur mettra son habit le plus neuf. Allons, cela aura fort bon air. Mme la baronne d'Altendorf, mon épouse, a meilleur air qu'aucune dame à vingt lieues à la ronde; Théobald est beau, la mariée est belle, et quand vous reviendrez, ce sera un fort beau cortège; mais ne manquez pas de ramener Mme de Vaucourt, car, sans elle, je m'ennuierais cet hiver; et, à cause d'elle, je voudrais que le voyage fût le plus court possible.

Mme d'Altendorf, aux premiers mots qu'avait dits son mari, s'était allée préparer au départ. Le baron se leva pour voir l'effet que ferait l'équipage; et, quand nous fûmes prêts à partir, il courut au bas de l'avenue pour nous voir passer. Je ne sais comment il se fit que le moins malin des hommes, une fois qu'il fut en train de gaîté, imagina, comme une chose fort plaisante, l'étonnement qu'auraient à leur réveil les deux comtesses. Il fut grand, en effet; mais ne parlons plus d'elles.

Quand nous fûmes à l'endroit où Emilie s'était laissé enlever, Joséphine monta dans le carrosse:

-Allons-nous certainement, dit-elle, non les chagriner, mais leur faire plaisir?

-Oui, certainement, oui, je vous le jure, dîmes-nous en même temps Mme d'Altendorf et moi.

-La route de Brême, cria alors Joséphine au cocher.

Et nous prîmes la route de Brême, et, le soir, nous arrivâmes à Hoya.

Tout ce qu'on nous dit, tout ce que nous répondîmes, serait trop long à raconter. La joie de Théobald, en voyant sa mère, ne se peut comparer qu'à celle qu'elle eut en le revoyant. Henri reçut, d'abord, assez froidement son épouse; mais chacun lui avait tant d'obligation, sa maîtresse, auparavant inquiète et triste, eut tant de joie quand Joséphine lui fut rendue, qu'il fallut que le sentiment d'Henri se mît d'accord avec le sentiment général.

On repartit de Hoya le lendemain. On alla jusqu'à Hambourg, où l'on acheta des habits et des dentelles. Emilie refusa obstinément les bijoux qu'on lui offrait, si ce n'est un fort beau rubis, sur lequel Mme de Vaucourt avait fait graver un C et un E entrelacés. Je pense que ce sera, jusqu'à la mort, le cachet d'Emilie; et Théobald, qui aime la reconnaissance et respecte l'amitié, n'en sera pas jaloux.

Au bout de quinze jours, ils revinrent. Tout le village alla au-devant d'eux. Quinze jours après leur retour, ils furent mariés. Une des ailes du château était restée à demi bâtie. Constance demanda et obtint de pouvoir l'achever, la meubler, l'habiter. J'aurais pu rester; Mme d'Altendorf le désirait; Théobald et Emilie me pressèrent de passer au moins l'hiver avec eux; mais je trouvai peu sûr, pour mon repos, de passer un hiver entier auprès de Constance.

SECONDE PARTIE

-Je n'ai pas trouvé, dit Mme de Berghen, quand elle revit l'abbé, que vos trois femmes prouvassent quoi que ce soit; mais elles m'ont intéressée, et c'est tout ce que je demandais.

-Cela doit aussi me suffire, dit l'abbé; mais n'avez-vous pas quelque estime pour chacune de mes trois femmes?

-Je ne puis le nier, répondit la baronne.

-Eh! dit l'abbé, ai-je prétendu autre chose? Joséphine n'est rien moins que chaste, et vous l'estimez cependant, parce qu'elle est très bonne fille, qu'elle aime sa maîtresse et se conduit avec elle mieux, beaucoup mieux que simplement bien. Constance garde une fortune dont un casuiste sévère pourrait lui disputer la propriété; mais l'usage qu'elle en fait vous force à avoir de l'estime pour elle. Emilie, si scrupuleuse d'abord, s'accoutume à l'inconduite de sa femme de chambre, à la jurisprudence étrange, sophistique peut-être, de son amie, et, enfin, se laisse enlever par son amant sans dire un seul mot ni faire la moindre résistance; cependant vous ne sauriez ne la point estimer, et cela parce que, renonçant à la perfection qu'elle aimait, il lui reste d'être bonne amie, bonne maîtresse, amante dévouée, et que même l'amour, l'amitié, la reconnaissance qui lui ont fait perdre quelque chose de son inflexible vertu, s'enrichissent de cette perte et substituent un autre mérite à celui qu'elle leur sacrifie. Si je vous eusse parlé d'un de ces êtres comme j'en connais beaucoup, qui, même lorsqu'ils ne font pas de mal ne font aucun bien, ou ne font que celui qui leur convient; qui, n'ayant que leur intérêt pour guide, n'en supposent jamais un autre au coeur d'autrui, vous l'eussiez sûrement méprisé. De l'esprit, des talents, des lumières, rien ne vous réconcilierait avec un homme de cette trempe. Il faut voir en un homme, pour le pouvoir estimer, que quelque chose lui paraît être bien, quelque chose être mal; il faut voir en lui une moralité quelconque.

-Avec ce quelconque, vous donnez une grande latitude à nos vertus, ou plutôt à nos vices, dit la baronne. Si un homme s'avisait de se permettre tout, hors de faire gras le vendredi et de travailler le dimanche, que diriez-vous de lui?

-J'étudierais ses facultés et m'informerais de son éducation, répondit l'abbé; et si je voyais que, de bonne foi, il met plus d'importance, aux observations que vous dites, qu'à nul autre devoir, j'oserais bien le déclarer imbécile, mais non totalement immoral.

La baronne reprit:

-Quand vous avez parlé de la dévotion de Joséphine et du parti qu'elle prétendait tirer de l'Oraison dominicale, vous avez présenté des objets respectables sous un point de vue ridicule, et cela a déplu à plusieurs personnes de ma société.

-Ce n'est pas ma faute, et c'est très fort contre mon intention, dit l'abbé. Joséphine a, comme beaucoup de

gens, une piété qui, pour être grossièrement conçue, n'en est pas moins de la piété. Elle pensait que, si elle n'eût eu que des vices, elle eût été désagréable à Dieu; que, si elle eût eu à demander le pardon de beaucoup de péchés, elle ne l'eût pas obtenu. Cela est-il ridicule? Aujourd'hui, je ne sais ce qu'elle se permet; rien peut-être de grave; ce dont je suis persuadé, c'est que le serment qu'elle a fait d'être fidèle à la foi conjugale pèse sur elle, la tient liée, et qu'elle ne le violera pas.

-Mais ne pensez-vous pas, dit la baronne, que vos trois femmes, si elles étaient connues, seraient d'un mauvais exemple? Ne craindriez-vous pas que l'estime qu'on serait forcé de leur accorder ne fût une espèce de sauvegarde, de brevet d'impunité, pour des fautes destructives du bon ordre?

-Point du tout, répondit l'abbé. Joséphine a souffert et souffre encore; son mari lui accordera-t-il jamais cette tendre confiance qu'il aurait pu avoir pour une femme chaste, et qu'il eût épousée sans y être contraint? Constance a souffert, et n'est peut-être pas sans inquiétude. A mon avis, on n'a rien à lui reprocher; mais il n'en est pas de même des auteurs de sa fortune; et qui sait comment ils ont vécu et comment ils sont morts?

- Ne vous en a-t-elle jamais fait l'histoire? demanda la baronne.

-Jamais, répondit l'abbé; elle a seulement permis à Emilie de me dire ce qu'elle lui avait appris.

- Que fait-on actuellement à Altendorf? dit la baronne; y est-on heureux?

-Je vous apporterai, dit l'abbé, différentes lettres que j'en ai reçues.

LETTRE PREMIÈRE

Constance à l'abbé de la Tour

Je souhaite pour votre honneur, Monsieur l'abbé, que vous ayez eu une meilleure raison de nous quitter que celle que vous m'avez donnée à entendre, et je me sens plus disposée, dans cette occasion, à vous pardonner un peu d'hypocrite flagornerie qu'une si misérable pusillanimité. Vous ne craignez du moins pas que mes lettres ne vous tournent la tête, puisque vous voulez que je vous écrive; vraiment, votre sécurité est juste, il n'y a rien à craindre de ce côté-là: j'écris sans agrément comme avec peu de soin, et l'on m'a toujours reproché un style sec et décousu.

J'ai d'excellentes nouvelles à vous donner de votre jeune ami et de sa femme. Emilie se conduit à merveille; il est vrai qu'il n'y a pas grand mérite à cela jusqu'à présent: mille prévenances, une obligeante prévention pour tout ce qu'elle fait et dit, lui facilitent le bien dire et le bien faire. Mme sa belle-mère a mille fois plus de sens et de bonté que je ne pensais. C'est une manière, froide en apparence, mais si soutenue, de faire ce qui est le mieux pour tout ce qui l'entoure, qu'on ne peut douter à la longue qu'elle n'ait un coeur excellent et très sensible; vous me l'aviez dit, et l'aviez bien jugée. Elle m'a confié le projet qu'elle a de mettre Emilie à la tête de sa maison, et veut que je l'aide à arranger tout pour cela. On lui donnera, sous ce rapport, la chambre dont la porte fait face à celle de la chambre à manger, de l'autre côté de la porte du château. Mme d'Altendorf y fera construire un poêle à la manière de Suisse, et tel que Mme Hotz, qui est de Zurich, la presse depuis vingt-deux ans d'en avoir un. On écrit pour se procurer des plans, des dessins, toutes sortes de directions. Mme Hotz fera venir, s'il le faut, un terrinier de ses parents, et, coûte que coûte, nous nous chaufferons, d'aujourd'hui en un an, auprès d'un poêle suisse. Pour le reste, la chambre sera arrangée selon le goût d'Emilie, qu'on saura pressentir avec la sagacité que donne une grande envie d'obliger. Elle a fait elle-même, mais sans savoir que ce fût pour elle, de petits dessins en mosaïque pour six fauteuils; on a retrouvé du canevas et des laines que la teigne a épargnés pendant quinze ans, et qu'on prétend lui enlever aujourd'hui. Lacroix a fait trois métiers de tapisserie. Mme d'Altendorf, sa belle-fille et moi, nous nous sommes chargées chacune de deux fauteuils; et, tous les soirs, dès qu'il a frappé cinq heures, nos trois métiers forment un triangle autour d'un antique guéridon d'argent, sur lequel on place deux flambeaux. M. d'Altendorf se promène par la chambre ou s'assied auprès du feu. Théobald ne s'éloigne guère de sa femme. Si vous étiez avec nous, comme je le voudrais, je vous donnerais bien souvent mon aiguille et m'irais chauffer. Théobald pourrait parfois nous faire quelque lecture, si son père haïssait moins les livres; on dit qu'ils produisent tous sur lui le même effet qu'Adèle de Senanges. Au vrai, nous nous en passons très bien: il ne manque rien à nos soirées pour être très agréables, et s'il m'arrive quelquefois de vous y trouver un peu à dire, c'est une preuve que j'ai véritablement de l'amitié pour vous. Le matin je lis, j'écris; Emilie et Joséphine prennent, dans ma chambre, une leçon d'allemand. Mme d'Altendorf a exigé qu'on apprît l'allemand. Emilie voulait l'apprendre de son mari; mais sa belle-mère a cru que la leçon, ainsi prise et donnée, irait mal, et qu'il serait même un peu triste qu'elle allât bien. C'est donc le maître d'école du village que nous avons pour maître. Emilie étudie beaucoup, mais apprend peu. Pourquoi les Français et Françaises ont-ils tant de peine à apprendre une langue étrangère? On dirait qu'ils croient déroger à la nature éternelle des choses en appelant le pain et l'eau autrement que pain et eau; et, outre qu'ils ont peine à retenir et à dire d'autres mots, ils paraissent ne pouvoir pas trop s'y résoudre.

Mme d'Altendorf a donné une clé de son bureau à Emilie; elle veut qu'elle paie et reçoive en son absence comme elle-même. C'est très bien pensé. Elle intéresse Emilie à la chose publique du logis et de la famille, en attendant que le gouvernement lui en puisse être entièrement confié. Le baron n'est pas homme à abdiquer aussi formellement la suprématie en faveur de son fils; mais celui-ci, poussé par sa mère, s'informe des négligences et des défauts de l'administration actuelle, et, tout doucement, les répare et les corrige. Son projet est de renoncer, peu à peu et sans le déclarer, à la plupart de ses droits féodaux, et, s'il survit d'un seul jour à son père, d'en brûler les titres. Là-dessus, il fonde des espérances d'amour et de bonheur, chez ses vassaux, qui tiennent du roman plus que de la vérité.

Je l'avais plusieurs fois écouté, de manière à lui laisser croire que, partageant son espoir, je comptais voir renaître à Altendorf le règne de Saturne et de Rhée; mais, hier, mon air lui dit mon incrédulité.

-Je vous entends, s'écria-t-il; vous traitez mes projets de rêveries et mon espoir de chimère; vous croyez que rarement on peut être utile à ses semblables, et que, si l'on réussissait à leur faire du bien, ils ne le sentiraient pas, n'en aimeraient pas mieux leur bienfaiteur, ne l'en traiteraient pas mieux, et tourneraient, peut-être, contre lui les lumières, la liberté, l'opulence qu'ils lui devraient. Il se peut bien que vous ayez raison, mais je veux l'ignorer. Je m'étourdirai là-dessus, je me persuaderai que j'aurai plus d'adresse ou de bonheur qu'un autre; que les hommes pour qui je travaillerai seront faits autrement que d'autres. Il ne s'agit que de mettre la main à l'oeuvre. Une fois engagé dans l'entreprise, on ne délibère plus, on agit. L'attrait du travail fait même quelquefois oublier le but qu'on se proposait en commençant. On est comme le marchand, le joueur ou l'agioteur avide, qui, d'abord, ne voulait gagner que pour acheter telle maison, pour épouser telle femme, et qui, ensuite, ne se souciant plus de la femme ni de la maison, ne veut plus qu'agioter, jouer, trafiquer. Ma cupidité sera, du moins, plus noble que la leur. Quelques douces jouissances accompagneront mes efforts, quelques marques de sympathie, de la part de ceux auxquels le Ciel donna un enthousiasme pareil au mien, m'empêcheront de rougir de son extravagance. Après tout, on ne peut vivre dans une totale inaction, ni agir sans un but d'action; or, quel but n'offre pas les mêmes incertitudes que celui que je me propose? Si je cherche du plaisir, suis-je sûr d'en trouver? Dans la recherche des biens désirés par l'ambitieux, suis-je sûr de réussir, et le succès même le plus brillant m'assurerait-il le bonheur? Il n'y a que l'homme qui travaille pour substanter sa vie qui sache distinctement à quoi il tend, et dont le but n'ait rien de vague ni de chimérique; encore pourrait-on mettre en question si vivre est une chose si douce, que ce soit la peine de travailler uniquement pour continuer de vivre. Laissez-moi donc travailler à diminuer les souffrances et à accroître les jouissances de mes semblables; et, quand l'expérience m'aura prouvé que je ne pouvais rien pour eux; quand, loin de me récompenser, ils m'auront puni de mes infructueux efforts, j'espère que l'âge aura glacé mes sens, mon activité, ma sensibilité, et que respirer encore, sans but, sans projet, sans espoir, presque sans mouvement, sera toute la jouissance que demandera un homme éteint en même temps que désabusé.

Voilà, Monsieur l'abbé, presque mot pour mot, ce que Théobald a répondu à ma pensée. A l'avenir, sans lui objecter rien, j'enterai dans ses bienfaisants projets et l'aiderai de mes conseils et de ma fortune. Adieu.

Ce 30 novembre 1794

P.-S. Théobald vient d'envoyer un habillement complet et chaud à chacun des hommes que sa terre fournit aux troupes du cercle. Il donne à leurs parents l'équivalent de ce qu'ils pourraient gagner ici par leur travail.

LETTRE II

Constance à l'abbé de la Tour

Je vous remercie, Monsieur l'abbé, de la relation que vous m'avez faite des premiers jours de votre voyage. Puisse-t-il s'être achevé aussi heureusement qu'il a commencé! Ou, s'il vous est arrivé quelque accident, puissiez-vous avoir trouvé des secours et un asile pareils à ceux que je vous dois!

Tout continue à aller fort bien ici. Je trouve qu'excepté le vieux baron, qui me paraît avoir été jeté dans un moule assez commun, tous les habitants de ce lieu sont des gens distingués et rares. Mme d'Altendorf, qui a su vivre avec son mari dans une stagnation apparente de toutes ses facultés sans en rien perdre, de manière qu'elle retrouve à présent ce qu'elle était dans sa jeunesse, Mme d'Altendorf, dis-je, est ici le phénomène qui me frappe le plus. Je croyais qu'elle avait élevé son fils, et que cette occupation avait pu lui tenir lieu de tout autre plaisir; mais en joignant ensemble le temps qu'il a passé en différents endroits de l'Allemagne, de la Suisse et de l'Angleterre, je vois qu'il n'a vécu que la moitié de son âge à Altendorf. L'y voir fixé aujourd'hui, avec une compagne telle qu'elle l'aurait choisie, n'est pas une jouissance médiocre pour une mère, et je m'aperçois qu'elle fait tous les jours chez lui des découvertes agréables; il est clair aussi que, chaque jour, elle me sait plus gré d'avoir empêché qu'il ne s'enfuie en Amérique avec Emilie; car elle ne doute pas que ce ne fût là son projet et qu'il ne dût

s'embarquer à Hambourg. Nous n'avons touché qu'une seule fois cette corde, et je la trouvai si fâcheuse qu'éludant des remerciements auxquels j'aurais mieux aimé n'avoir point de droits, je changeai aussitôt de conversation. Ce qui avait amené celle-ci, c'est une lettre que je reçus, il y a quelques jours, de cette petite comtesse de Horst que nous vîmes, vous et moi, près de Hambourg. Ni ses parents, ni ceux de son mari, n'ont voulu leur pardonner leur mariage. Elle espérait que sa grossesse, aussi avancée que celle de Joséphine, les toucherait; mais personne ne veut la recevoir pour faire ses couches, et elle se voit au milieu de l'hiver, sans argent et sans asile. Voilà ce qu'elle m'écrit, et elle me demande des conseils. J'aurais mieux aimé que, tout franchement, elle m'eût demandé des secours; mais, n'importe, je lui ai répondu qu'elle n'avait qu'à venir habiter la maison que j'ai dans le village; et Joséphine, devant faire ses couches vers le même temps dans le ci-devant appartement d'Emilie, lui sera ressource et secours. Quand la petite comtesse sera arrivée avec son mari, je vous manderai si c'est une acquisition que nous ayons faite; si ce n'en est pas une, nous nous en tiendrons avec eux aux devoirs de l'humanité et d'une cérémonieuse politesse. Je les ai avertis que je ne leur prêtais ma maison que jusqu'au mois de mai, car alors je l'irai habiter moi-même. J'ai tellement peur d'ennuyer le château de moi, que, désirant y passer l'hiver prochain, je veux passer l'été au village. Adieu, Monsieur l'abbé. Je crains bien que ce détail des événements et arrangements d'Altendorf ne vous ennuie un peu.

Ce 7 décembre 1794

P.-S. Ne voilà-t-il pas qu'un indiscret a lu par-dessus mon épaule pendant que j'écrivais. Il me demande ma plume.

Quel beau projet l'on vous communique, mon cher abbé! Mais il ne s'exécutera pas. Venez vous emparer de la maison où elle prétend rentrer. Comment la laisserions-nous quitter le château? Elle est l'âme vivifiante de mon père; elle est pour ma mère la plus douce et la plus aimable société; quant à ce qu'elle est pour Emilie et pour moi, je ne puis pas mieux le dire qu'exprimer tout ce que nous lui devons.

Théobald

LETTRE III

Constance à l'abbé de la Tour

Ce 13 décembre 1794

Mes hôtes, ou plutôt ceux de ma maison, car ils ne seront jamais les miens, et si j'étais chez moi ils n'y seraient pas, arrivèrent il y a trois jours. Nous leur fîmes aussitôt une visite qu'ils nous rendirent le lendemain, et hier ils ont dîné au château. C'en est assez pour longtemps. Je les ai pris en une sorte d'aversion, à cause des mauvais moments qu'ils ont fait passer à Emilie. La femme est une étourdie, sans esprit ou du moins sans raison et sans tact, mais très jolie, comme vous vous en souvenez sans doute; elle est coquette à proportion. Son mari, que vous n'avez pas vu, parce qu'au mois d'octobre il était à l'armée prussienne, est un grand homme à grandes moustaches noires, et beaucoup plus beau qu'il ne paraît spirituel. Hier, à table, on plaça la comtesse entre Théobald et son père, le comte entre Mme d'Altendorf et moi; Emilie était vis-à-vis de la comtesse et avait auprès d'elle, d'un côté, une dame d'Osnabruck, de l'autre, la mère de cette dame, et, entre cette mère et moi était un bailli ou secrétaire d'une seigneurie voisine de celle-ci. La comtesse, toujours penchée vers son jeune voisin, lui parlait tantôt de Mlle de Stolzheim, dont les regrets avaient fait bruit, et n'avaient rien, selon elle, que de fort naturel, tantôt de l'étonnement où chacun était, ou devait être, de voir qu'un homme de la naissance, de la figure ou de la fortune du jeune baron d'Altendorf, s'enterrât dans un château de Westphalie, au lieu de briller à quelque cour, comme cela lui serait si aisé. Théobald ne répondant à peu près rien, la comtesse voulut rendre ses cajoleries encore plus sensibles, et, à propos d'un bracelet qu'elle portait et sur lequel était le portrait de son mari, elle regarda un portrait de Théobald que Mme d'Altendorf avait sur une boîte, compara les deux figures, et donna hautement la préférence aux cheveux blonds sur les cheveux noirs, aux yeux bleus sur tous les autres yeux. Le mari, impatienté, lui représente en vain qu'elle faisait un mauvais compliment aux dames de la compagnie, qui, toutes, étaient brunes, excepté elle; la franchise de Mme de Horst était si grande, disait-elle, qu'elle ne pouvait déguiser aucun de ses sentiments; et toujours elle regardait Théobald, avec un tel air de prédilection et des minauderies si agaçantes, que le mari ne put bientôt plus dissimuler son chagrin. Emilie, qui le voyait, regarda Théobald avec un léger sourire, lui montrant, du coin de l'oeil, le pauvre comte honteux et déconcerté. Je suivais ses yeux, et je vis Théobald lui lancer un regard terrible. S'il eût pris garde à l'effet de ce regard, il en eût été fâché, et aurait réparé le mal au lieu de l'aggraver; mais, trop plein de l'impression qu'il avait reçue, et fatigué de la comtesse qui ne prenait garde à rien ou que rien ne décourageait, il se lève tout d'un coup, se plaint d'avoir trop chaud, et, supposant que mon voisin avait trop froid, il vient brusquement lui demander sa place et le pousse à la sienne. Je le reçus mieux que mon penchant ne m'y portait, et cela pour ne pas augmenter l'esclandre; mais, ni moi ni Mme d'Altendorf, nous ne pûmes plus donner de vie à la conversation, et la petite comtesse elle-même resta abasourdie. Après le dîner, Emilie, au lieu de rentrer au salon, courut dans ma chambre où je la trouvai toute en pleurs.

-Je sais, dis-je, tout ce que vous pourriez me dire; mais, de grâce, plaignez-vous de votre mari à sa mère, et priez-la de vous raccommoder avec lui; ou je la connais mal, ou cette confiance que vous montrerez en son impartialité et en son amitié pour vous achèvera de vous l'attacher; moi, je vous suis ici trop dévouée pour que mon entremise fit un bon effet. Venez, sur-le-champ, avec moi; nous la trouverons, je pense, dans la salle à manger, où elle a prétexté avoir quelque chose à faire, étant lasse de la compagnie et de la contrainte du dîner. Venez, je vous laisserai avec elle, et j'irai prendre votre place à toutes deux auprès de vos convives.

Pendant que nous traversions la chambre qui est entre mon appartement et la salle à manger, nous avons entendu que Mme d'Altendorf parlait à son fils.

-Quoi! lui disait-elle, s'emporter de la sorte, et pour si peu de chose! Vous nuisez, mon fils, à votre réputation, à votre repos, au bonheur de ceux qui vous aiment; vous courez risque d'altérer les sentiments de votre femme, d'altérer sa santé, enfin, de vous rendre très malheureux, et, pour comble de maux, de sentir que vous l'êtes devenu par votre propre faute.

Nous étions auprès de la porte, qui était entrouverte; je l'ai poussée, Emilie est entrée, elle s'est jetée au cou de sa belle-mère. On s'était querellé sans parler; je crois qu'on s'est raccommodé de même, mais non sans verser bien des larmes. Emilie, quand elle est rentrée au salon, avait les yeux fort gros, et ceux de Théobald étaient d'un homme qui a été fort attendri. Après m'avoir ramené sa femme, d'un air bien obligeant pour elle et pour moi, il a proposé aux hommes d'aller avec lui s'informer d'une chasse au renard qu'on avait dû faire aux environs d'Altendorf. Emilie s'est mise à entretenir la dame d'Osnabruck, et moi, m'approchant de la petite comtesse, je lui ai demandé si elle s'était aperçue du trouble dont elle avait été cause, et si elle profiterait de la leçon? Elle a prétendu ne savoir pas ce que je voulais dire.

-Il faut donc vous expliquer tout ceci, lui ai-je dit à demi-voix, mais assez haut, cependant, pour qu'Emilie et les deux autres femmes pussent m'entendre. Vous avez fait, par mauvaise habitude, sans doute, car je ne veux pas vous soupçonner d'une mauvaise intention, des avances très marquées au mari de Madame. Votre mari a été embarrassé; Madame a souri de son embarras; l'objet de vos avances, déjà fatigué et ennuyé, s'est mis de mauvaise humeur contre sa femme: il a trouvé que le chagrin d'un mari n'était point une chose dont on dût rire; il sentait qu'à la place du comte il serait le plus malheureux et le plus honteux des hommes. Sa femme, au désespoir de lui avoir déplu, s'est troublée, a pleuré. La paix est faite entre eux, et pour eux c'est une chose finie; mais moi qui vous ai attirée à Altendorf, je me crois obligée de vous avertir que, si vous voulez y trouver la protection dont vous avez besoin, il faut bien vous garder, à l'avenir, de donner lieu à des scènes pareilles.

-Quelles expressions, Madame! s'est écriée la comtesse; je crois pouvoir vous dire au moins que vous gâtez prodigieusement le mérite de vos bienfaits.

-Au contraire, Madame, ai-je dit; le service que j'ai prétendu vous rendre dans ce moment est le seul dont j'exige de la reconnaissance.

-Qui l'eût jamais cru, a repris la comtesse, que, dans une maison renommée pour la politesse et l'usage du monde, on trouvât tant de pédanterie, tant de gêne et d'ennui!

-Vous serez la maîtresse, lui ai-je dit, de n'y pas venir très souvent; mais croyez que je ne vous négligerai pas, et que j'irai vous trouver aussi souvent que ma présence pourra vous être bonne à quelque chose.

-L'agréable hiver à passer! a dit la comtesse, comme si elle se fût parlé à elle-même.

Je n'ai pas paru l'entendre; et, quelque temps après, changeant totalement de ton et de propos, je l'ai priée de ne se point mettre en peine de la layette de son enfant, qui trouverait à se vêtir à son arrivée dans le monde, sinon magnifiquement, au moins proprement et chaudement. Mme d'Altendorf était revenue auprès de nous; son fils et le comte rentraient; j'ai proposé une partie de whist, et, Théobald n'en étant pas, la comtesse a pu jouer sans distraction. Aujourd'hui, nous nous sommes mises à faire les vêtements des deux enfants à naître. Si tous deux viennent à bien, ils partageront ou jouiront en commun; si nous ne sommes pas si heureux que cela, celui qui vivra aura tout. Adieu, Monsieur l'abbé.

Ce 15 décembre.

J'ai eu, ce matin, la visite du comte. Il me paraît un fort honnête homme, et je le plains de tout mon coeur. Enhardie par son air de confiance, je l'ai engagé à me mettre au fait de ses affaires et des causes du mécontentement que l'on témoigne contre lui et sa femme dans les deux familles. Ils sont aussi bien nés l'un que l'autre; mais les parents de la comtesse sont pauvres, et ils avaient espéré qu'étant chanoinesse de je ne sais quel chapitre, elle se contenterait de cet établissement, de manière que toute la dépense que leur fortune leur permet de faire pût être pour un jeune fils qu'ils ont. D'un autre côté, on voulait marier le comte avec une parente riche et belle qui lui aurait extrêmement convenu. Il est l'aîné d'une famille médiocrement opulente, et son mariage, bien qu'assorti pour la naissance, se trouve être fâcheux, non seulement par la perte d'un meilleur établissement, mais par l'humeur dépensière de la jeune femme. Cette humeur effraie chacun, et je ne conçois pas ce que le mari fera de sa femme lorsqu'il lui faudra retourner à l'armée. Je lui ai conseillé d'aller voir une tante qu'il a dans le Holstein et de se recommander à elle. Il partira incessamment. Je vous demande pardon de vous entretenir si à fond de deux personnes très ordinaires; mais j'ai le bonheur de n'avoir rien de plus intéressant à vous mander. Nous sommes ici parfaitement tranquilles. L'homme d'Altendorf, quoiqu'il ne définisse pas ses droits, en jouit, sans doute, car il me paraît content et fort loin de vouloir s'insurger; d'ailleurs, point d'ennemis ni d'alliés qui nous menacent;

Nè strepito di marte

Ancor turbo questa remota parte.

LETTRE IV

Constance à l'abbé de la Tour

Nous travaillons à force. Il n'y a pas de temps à perdre. Les deux enfants ne tarderont pas à venir au monde. la sage-femme consultée prétend qu'ils naîtront peut-être à la même heure: elle est assez gaie et ne manque pas de sens. Je l'ai établie chez la comtesse, pour que celle-ci fût moins seule en l'absence de son mari. Dans une quinzaine de jours, Joséphine ira habiter l'ancienne chambre d'Emilie; elle y sera très à portée de sa belle-mère qui l'a prise en grande affection; et les deux accouchées seront si près l'une de l'autre qu'on n'aura pas de peine à les soigner toutes deux à la fois.

On se porte ici à merveille, et je suis persuadée que nulle part on ne s'ennuie moins. La conversation est souvent rendue intéressante par de petits incidents qui ne produiraient rien sans une sympathie qui fait qu'on s'entend mutuellement, et qu'on est charmé et flatté de s'entendre. Hier, Théobald, appuyé contre la chaise de sa femme, avait fort l'air occupé de ses pensées; on lui a demandé à quoi il pensait. Il a répondu qu'il était inutile de rappeler un moment de délire expié par ses excuses et ses regrets, qu'il voulait s'en souvenir seul et désirait que nous l'oubliassions; mais qu'il consentait à nous dire à quelles pensées ce souvenir l'avait conduit.

-Je m'étonnais, a-t-il continué, de ce qu'étant si susceptible de joie, je l'étais si peu de gaîté, j'entends de celle qu'il faut pour qu'on se joue légèrement des objets, et qu'on amuse les autres par des peintures et des imaginations plaisantes. Le ridicule m'afflige, quand je le vois chez des gens que j'estime; chez les autres, il m'impatiente et m'ennuie. Je n'en ris pas, je ne le peins pas, je le fuis. J'ai quelquefois envié le talent de ceux qui savent en tirer parti, surtout depuis que je vous aime, Emilie, c'est-à-dire depuis que je vous connais. J'aurais voulu partager avec vos compatriotes ce moyen qu'ils ont, par-dessus moi, de vous plaire, ou, du moins, de vous amuser; j'aurais voulu surtout savoir, comme eux, le don d'effleurer agréablement les sujets ordinaires de la conversation, ceux sur lesquels les discussions sérieuses sont si peu de mise qu'on est honteux, après coup, de la logique qu'on y a employée, et qu'on aimerait mieux avoir laissé tout le monde dans l'erreur que d'avoir établi ennuyeusement une triviale et indifférente vérité. C'est ce qui arrive à tous nous autres gens du Nord, et n'arrive point à vos compatriotes. tez-moi cette manie, et, me laissant constant pour vous aimer, exact, patient, méthodique pour toutes les questions importantes où mon avis pourra être de quelque poids, coupez court à mes appesantissements sur des objets frivoles; interrompez-moi, raillez-moi, marchez-moi sur le pied; en un mot, ne souffrez pas que je vous ennuie.

-Cela serait fort bien vu, ai-je dit à Théobald, s'il était facile ou possible d'avoir différents esprits pour différentes occasions; mais si, au lieu d'être toujours solide, vous êtes toujours léger, si au lieu de prouver trop, vous ne prouvez point, vous aurez beaucoup perdu au change, surtout dans le temps où nous vivons, qui me paraît être très grave, et où il est question, pour fort peu de gens, de s'amuser, et, presque pour tout le monde, de prendre un parti sage. Combien un bon conseil ne vaut-il pas mieux, aujourd'hui, que mille bonnes plaisanteries! Le loisir en est passé, et la routine de la vie est rompue et détruite.

-Je ne prétends pas, a dit Théobald, à l'honneur des bonnes plaisanteries: ce serait ressembler à l'âne de la fable; c'est à ne pas ennuyer que se bornent mes prétentions et mes voeux.

-Restez, Théobald, restez, de grâce, comme vous êtes, a dit Emilie. Pour moi, j'espère qu'il ne m'arrivera plus de rire aussi mal à propos que l'autre jour; et, si cela m'arrive, ayez quelque indulgence pour de vieilles habitudes. J'aurai toujours plus de plaisir à admirer de belles choses qu'à m'amuser de choses ridicules; mais l'un, j'ose le dire, est autant de notre nature que l'autre, et je crois la comédie aussi ancienne qu'aucune autre production de l'esprit. Aujourd'hui le rire n'est guère de saison. Constance n'a pas tort de dire que les temps actuels sont graves. L'état dont vous m'avez tirée et dont tant d'autres ne seront point tirés et où tant d'autres encore sont menacés de tomber, est tout au moins grave. La gaîté y sied moins que la raison; ce n'est qu'avec de la raison qu'on peut l'empêcher de devenir humiliant et triste. Rois, peuples, grands et petits, tous ont besoin de regarder où ils vont; l'ornière de la vie, comme l'a dit Constance, est interrompue, la route est difficile, et toute distraction est dangereuse. S'il était une nation plus sage que les autres, ce que j'ignore, et une autre nation plus aimable que les autres, ce n'est pas dans ce moment que la première devrait porter envie à la seconde. Pour vous, Théobald, n'enviez jamais rien à qui que ce soit.

Théobald a baisé avec transport la main qu'Emilie lui tendait. Mais toute cette gravité nous conduisait à un morne silence, si je ne me fusse mise à comparer les différentes manières dont s'égaient les différents peuples. Théobald m'a aidée: il a dit ne pas bien comprendre le humour des Anglais, les allusions en sont trop subtiles; ne pas aimer la gaîté française, elle ridiculise toute chose; ne pas goûter la bouffonnerie allemande, elle est grossière. Il était prêt à décider qu'il ne sympathisait avec aucune sorte de gaîté, et se plaignait de la nature qui lui avait refusé une faculté qu'elle accordait à tous les hommes, quand je lui ai demandé si Don Quichotte et Sancho ne le faisaient pas rire: ils l'ont fait rire mille fois. N'est-il pas plaisant que ce soit chez le plus grave de tous les peuples que nous ayons trouvé une gaîté irrésistible? Cervantes a fait rire ses compatriotes; après cela, il était bien sûr de faire rire toutes les nations.

LETTRE V

Constance à l'abbé de la Tour

Hier il m'est arrivé de dire que de tous les beaux esprits mes contemporains, Bailly était le seul avec qui ses ouvrages m'eussent donné le désir de vivre. Chacun s'en est montré surpris.

- Quoi! Mme de Sillery!..

-J'admire, ai-je dit, quelques-unes de ses petites comédies; je fais cas de cet esprit rapide et expéditif que je trouve dans tous ses ouvrages; j'y reconnais à la fois sa vocation et le talent de la remplir. On devrait l'établir inspectrice générale des écoles primaires de la République Française; mais je ne m'en tiens pas moins à ce que j'ai dit.

- Et Bernardin de Saint-Pierre?

-Paul et Virginie n'ont point d'admirateurs plus ardents que moi, ai-je répondu; comme je connais leur soleil, leurs palmiers, leurs habitations, je vis avec eux, je me promène avec eux partout où je les rencontre: enfants, je les caresse; adolescents, je les admire; cependant je m'en tiens à ce que j'ai dit. Mais laissons là les auteurs vivants et remontons plus haut. Aurions-nous voulu vivre avec Jean-Jacques?

- Non, sans doute! s'est écrié chacun.

- Avec Voltaire?

- Pas davantage.

- Avec Duclos? - Oui.

- Avec Fénelon?

- Oh! oui!

- Avec Racine?

- Oui.

- Avec La Fontaine?

- Pourquoi non?

Ici nous avons été interrompus. Vous pouvez, Monsieur l'abbé, vous amuser à continuer ce scrutin. Je pense qu'en général j'aimerais mieux vivre avec un auteur qui ne le serait devenu que par nécessité ou par une impulsion irrésistible, qu'avec celui qui se serait mis à l'être de son plein gré et par choix, c'est-à-dire, par amour-propre. Mais peut-être qu'après tout, le meilleur n'en vaudrait rien, du moins sous le rapport dont il s'agit. Tous ces gens-là sont sujets, non seulement à préférer leur gloire à leurs amis, mais à ne voir dans leurs amis, dans la nature, dans les événements, que des récits, des tableaux, des réflexions à faire et à publier, et souvent ils méconnaissent les objets et permettent à leur esprit de les dénaturer, pour les mieux plier à l'usage qu'ils en veulent faire. Il ne s'agit pas, pour eux, de la chose, mais de l'effet. Un peintre, pour l'amour de son tableau, renverse une bonne maison et la change en une masure. Je doute que Rousseau ait jamais rien vu comme il était. Ceux qu'il voulait louer, ceux dont il voulait se plaindre, sont devenus à ses yeux ce qu'ils devaient être, pour que des portraits charmants ou hideux pussent porter leur nom. Quant à Voltaire, il ne se donnait pas la peine de se tromper lui-même, il lui suffisait d'en imposer aux autres. Il disait ce qu'il lui convenait de dire. Je pourrais porter mes exemples beaucoup plus loin, mais j'en ai dit assez pour vous mettre sur les voies, et vous faire partager avec moi l'amusement que ces examens et ces appréciations m'ont donné.

Des auteurs nous avons passé assez naturellement aux études. Serait-ce un bien, serait-ce un mal, que la majorité d'une nation fût plus instruite qu'elle ne l'est; ou en d'autres termes, la portion de lumières que peuvent acquérir des artisans et des laboureurs par le moyen de l'instruction, serait-elle utile ou nuisible, soit à eux, soit à la société à laquelle ils appartiennent? Cette question est si vaste, si difficile à décider, que nous nous en sommes tenus à des doutes et des conjectures, mais après la discussion la plus froide, la plus raisonnable dont nous soyons capables, Théobald qui ne perd jamais de vue l'avantage de ses pupilles, comme il appelle les habitants d'Altendorf, a décidé qu'il prendrait dans chaque famille le jeune homme que ses parents diraient avoir le plus d'intelligence, et qu'il lui ferait apprendre d'abord à lire, à écrire, l'arithmétique, la géographie, ensuite les principes de la langue allemande, en même temps que ceux de toute logique et rhétorique, et enfin un sommaire des lois du pays. Là où il n'y aura point de garçons, on prendra une fille, si les parents y consentent; de sorte qu'il y aura dans chaque famille quelqu'un qui en saura plus que les autres et que l'on pourra consulter. Deux heures par jour suffiront à ces différentes études, qui seront continuées pendant trois ans. Après trois ans, on procédera à un nouveau choix, et on commencera un nouveau cours. En hiver, les leçons se donneront dans l'orangerie du château; en été, dans la vieille chapelle que vous connaissez. Chaque jour Théobald, accompagné de sa mère, d'Emilie ou de moi, ira jeter un coup d'oeil sur les maîtres et sur les écoliers, pour les obliger à respecter l'ordre établi et juger des progrès. Après cela, quand les jeunes gens seront hors des classes, il faudra avoir quelques livres à leur mettre entre les mains, et c'est à se procurer des livres qui leur conviennent, que Théobald prétend mettre tout son discernement et toute son activité. On se gardera bien de les qualifier « d'ouvrages pour le peuple »: c'est le moyen d'exciter la défiance et le dédain chez ceux auxquels on aurait été les premiers à montrer du dédain et de la défiance, et cela tout aussi clairement que si on leur eût dit: il y a des vérités que nous nous réservons; vos esprits grossiers ne les pourraient comprendre; d'ailleurs nous redoutons l'usage que vous en pourriez faire: contentez-vous des objets que nous voulons bien vous présenter; encore ne vous sera-t-il permis de les considérer que sous le point de vue sous lequel il nous convient que vous les envisagiez: nous vous en montrerons certaines faces, et nous vous cacherons les autres. Ah! loin de nous un artifice aussi grossier qu'insultant! Dans notre bibliothèque publique, il n'y aura point de fictions, par conséquent point de voyages. Des livres d'histoire, de physique pratique, de médecine pratique, des extraits des meilleurs sermons et autres livres de morale, voilà ce qui la composera. Théobald dit qu'il fera les livres, s'il ne les trouve pas tout faits. Dès demain, il ira avec Emilie à la quête des écoliers. Le fils du maître d'école, jeune homme instruit et rangé, est l'instituteur qu'il leur destine. Théobald n'aura garde d'exiger qu'on n'envoie pas les autres enfants à l'école commune; mais il n'encouragera pas leurs études, et il favorisera au contraire leurs travaux ruraux ou mécaniques.

Que dites-vous, Monsieur l'abbé, de notre projet? Ne sommes-nous pas modestes, du moins? Nous ne prétendons pas, comme vous le voyez, fonder de nouvelles sciences sur de nouvelles bases, enseigner, par exemple, une nouvelle morale indépendante de la religion: nous ne prétendons pas recréer ab ovo les têtes humaines. Contents de fournir quelques aliments à la pensée et de la guider plus ou moins dans son premier essor? nous la laisserons ensuite se conduire elle-même, et elle pourra s'égarer, se retrouver ou se perdre à son gré.

Ce 25 décembre 1794.

LETTRE VI

Constance à l'abbé de la Tour

Le cours a commencé. Nous avons quatorze garçons et trois filles. Ce qui a restreint le nombre des écoliers, c'est que Théobald n'a pas voulu d'enfants au-dessous de dix ans, ni au-dessus de quinze. Il a donné un adjoint à notre jeune maître. C'est un Hollandais, né en Nord-Hollande, sur les bords du Zuiderzee, dans un de ces villages où Descartes inspira le goût de l'algèbre et de la géométrie. Ce goût s'y est conservé. La plupart des maîtres d'école y enseignent les mathématiques; beaucoup de paysans les étudient et deviennent de bons calculateurs et d'habiles mécaniciens. Les disputes politiques ennuyaient depuis longtemps l'Archimède hollandais; la guerre l'étourdissait: sans attendre le siège, il a quitté Syracuse. Par son moyen, nos enfants apprendront parfaitement l'arithmétique, et nous avons ajouté l'arpentage aux autres sciences dont nous essayons de les douer. Je vous entretiens de tout ceci, Monsieur l'abbé, avec une grande confiance. Vos idées, je le vois, se portent sur des objets très semblables à ceux qui occupent les nôtres: vous vivez avec des gens instruits; j'en suis fort aise. S'il est douteux que l'instruction convienne aux classes laborieuses de la société, il me paraît bien certain qu'elle est nécessaire à la classe oisive.

Il me tarde que le comte revienne. Sa femme m'est à charge. Hors le roman du jour dont tout le monde parle, elle ne peut rien lire; hors quelques ouvrages de mode, elle ne peut rien faire; hors quelques aventures amoureuses ou galantes, elle ne peut s'intéresser à rien. Joséphine, qu'elle dédaigne, est en effet trop bonne compagnie pour elle, et quand ce ne serait pas la situation qui leur est commune et qui la gêne parce qu'elle forcerait la comtesse à faire asseoir devant elle la chambrière, je ne crois pas qu'elle en tirât plus de parti qu'elle ne fait. La sage-femme avec son caquet est de quelque ressource: elle a appris son métier dans des villes où la comtesse connaît beaucoup de gens et en raconte tant qu'on veut les histoires scandaleuses; mais de temps en temps on trouve qu'elle s'émancipe trop, qu'il n'y a point assez de dignité à se laisser amuser par une femme de cette espèce, et faisant rentrer la causeuse dans le néant, on n'a plus de société que l'ennui et l'humeur. Les lettres du comte ne sont guère satisfaisantes: une modique pension est tout ce qu'il se flatte d'obtenir. Seule, la comtesse aurait peine à se faire recevoir chez aucun de ses parents, et l'enfant qui naîtra double la difficulté.

Vous prévoyez avec plaisir, dites-vous, que Marat sera bientôt chassé du Panthéon français. Pour moi, j'avoue que cela m'est assez égal, et me serait égal quand même je m'intéresserais beaucoup aux autres choses qu'on fait et défait dans ce pays-là. Pourquoi un Panthéon? pourquoi des Apothéoses? Voltaire et Rousseau, à votre avis, ressemblent-ils à des dieux? Je comprendrais peut-être qu'un homme qui ne serait connu que par quelque action éclatante, un conquérant tel que Bacchus, apportant à ses sujets le cep et la vigne, parmi ses trophées; un Hercule, délivrant son pays de tyrans et autres monstres; je comprendrais, dis-je, comment la reconnaissance et l'admiration pourraient les déifier: leur vie privée, leurs actions journalières, leurs grandes prétentions, leurs petites querelles, ne viendraient pas, bien connues, bien appréciées, dénoncer l'homme et détruire le dieu. Mais Rousseau, mais Voltaire, n'ont-ils pas, comme on dit, donné leur mesure à tout le monde? L'un était le plus bel esprit, l'autre le plus admirable écrivain qui aient jamais été; mais loin qu'à mes yeux cela les divinise, je ne sais s'il n'y aurait pas dans l'esprit que l'un a prodigué, et dans les phrases que l'autre a si admirablement arrangées, quelque chose qui pourrait nuire à la dignité d'un grand homme? Il est des hommes que, soit mérite éminent de leur part, soit illusion de la nôtre, nous sommes tentés de mettre dans notre estime au-dessus de la condition humaine. Ces hommes ne seraient-ils pas, en quelque sorte, déparés par ce qui fait la gloire de ceux auxquels on prétend ériger des autels? Ils ont plus fait, ils ont moins dit et ne se sont pas piqués de si bien dire. Croirait-on louer Lycurgue ou Solon, Epaminondas ou Germanicus, en disant qu'ils avaient beaucoup d'esprit et qu'ils écrivaient supérieurement bien? [ERROR: no reftable 3:] L'écrivain, le bel esprit, se donne à mon gré trop de mouvement, se montre trop aux yeux de la multitude pour n'en pas perdre quelque chose de sa dignité, et Cicéron serait à mes yeux un grand homme si je ne connaissais de lui que son consulat. J'aime bien mieux qu'il ait été tout ce qu'il était: moi aussi je gagne, à ce qu'on a fait pour le public et pour la gloire, car je suis une portion du public, et l'on recherche mon suffrage quand on prétend aux suffrages de tous; mais qu'on ne demande pas pour ceux qui l'ont recherché, un culte que je ne puis leur rendre: en général, qu'on ne demande pas pour soi ni pour autrui l'oubli des bornes de toute perfection humaine. Quoi que l'exagération publie, de quelque orgueil qu'on se gonfle, je vois des erreurs avec des clartés, de la faiblesse avec de la force, et la vaine enflure que l'on prête aux objets, ne me dispose que davantage à chercher et à mesurer au juste leur véritable grandeur.

Ce 28 décembre 1794.

LETTRE VII

Constance à l'abbé de la Tour

Déjà des difficultés, des peines, ou du moins des rabat-joie dans notre établissement. Qu'on se flatte de recommencer la société tout entière, quand on ne peut seulement établir, comme on le voudrait, une école à Altendorf. Le premier jour de l'an, Théobald recevant, à la place de son père, les compliments de nos notables, vit dans la physionomie de l'un d'eux des marques de chagrin. Il lui en demanda la cause, et apprit que les enfants de cet homme ayant tous plus de quinze ans, on ne participait point chez lui au bienfait de la nouvelle institution, et qu'il en était désolé. Théobald a demandé s'il y avait d'autres pères de famille qui fussent dans le même cas: on lui a répondu qu'il y en avait dix, et qu'ils avaient délibéré de venir faire une humble représentation à leur jeune seigneur, et le supplier d'admettre au cours un de leurs enfants, soit le plus jeune, intelligent ou non, soit celui d'entre eux qui aurait le plus d'aptitude, comme dans les familles où les enfants avaient l'âge requis. Je ne puis rien changer à mon plan, a dit Théobald; mais je penserai à ce que vous venez de me dire: revenez demain apprendre de moi ce que j'aurai résolu. Il était peiné en me racontant cela; il avait peur de mes réflexions. Je n'en ai fait aucune de celles qu'il chagrinait, et j'ai très sérieusement examiné, avec lui, ce qu'il y avait de mieux à faire. C'est à ses dépens qu'il tâche d'arrêter la fermentation que la jalousie commençait déjà à exciter,

car on s'était permis de dire qu'il vaudrait mieux supprimer le cours, que de n'en pas rendre le bienfait plus général. Dix écoliers choisis par leurs parents dans les moins jeunes familles, comme dans les autres, viendront deux fois par semaine prendre une leçon de Théobald lui-même, et dans son propre appartement. Le jeune maître qui n'est pas plus âgé que l'aîné d'entre eux, ne sera là que sous-maître, ou plutôt, il y sera écolier. On ne s'y occupera que des études par lesquelles devra finir l'autre cours, et dans lesquelles il est encore peu expert. Son dessein était bien d'apprendre, pour se préparer à enseigner, et ce nouvel établissement lui en facilite les moyens. Théobald qui a l'esprit fort net, lui donnera tout à la fois des leçons de grammaire, de logique, de jurisprudence, et d'enseignement. Pour lui, cette école ressemblera parfaitement aux écoles normales qu'on prétend établir à Paris. Les autres écoliers forment un singulier assemblage: l'un d'eux est fort ignorant, un autre fort rustre, un autre croyait tout savoir avant l'institution théobaldienne, et le dépit d'ignorer nuit chez lui au désir d'apprendre: enfin, Théobald aura bien de la peine; et déjà il voit que rien n'est aisé de ce qu'on veut faire faire aux hommes, ni de ce qu'on veut faire pour eux.

Je tremble que vous ne soyez mécontent de la lettre où, à propos du Panthéon, je vous parle de Voltaire et de Rousseau. Vous trouverez que, pour juger s'ils étaient dignes des hommages de la société, il fallait examiner s'ils lui ont fait du bien; mais je suis incapable d'un pareil examen: la chose est trop compliquée pour ma faible tête. D'ailleurs, de quoi s'agirait-il dans cette question, de l'intention ou de l'événement? de ce qu'ils ont voulu ou de ce qu'ils ont opéré? C'est ce dernier point qui est trop difficile pour moi. Quant à leur intention, je crois qu'elle a été vaine, diverse, ondoyante, selon l'expression de Montaigne. Voltaire est peut-être le plus vain des deux. Rousseau le plus divers: tantôt il excite ses compatriotes, tantôt il les apaise; tantôt il veut qu'ils ressentent ses injures, tantôt qu'ils les oublient. Cet oracle, que l'on consulte sans cesse, après avoir vanté mille fois le prix inestimable de la liberté, dit qu'elle serait trop achetée, si elle l'était par une goutte de sang. Oh! qu'il est naturel qu'on ait de l'autorité sur la multitude, quand tour à tour on flatte avec art des penchants opposés! Ici la révolte est sanctifiée, là c'est la soumission; et l'inconséquence elle-même, si elle ne peut citer une éloquente page où elle soit érigée en vertu, trouvera, du moins, à s'étayer d'un grand exemple.

Une autre question intéressante à laquelle vous penserez, et à laquelle j'avoue n'avoir pas pensé d'abord, c'est le bien ou le mal que peuvent faire à un peuple l'hommage qu'on les accoutumerait à rendre à certains hommes. Mais ici la question ne m'effraie point; je me prononce hautement contre de pareils hommages. Les saints du calendrier ne font plus ni bien ni mal, et je voudrais qu'on les laissât en repos; mais il me semble qu'on devrait se faire scrupule de préparer à l'esprit humain une éternité d'enfance: certainement ceux qui vont renouvelant sans cesse ses poupées, ne veulent pas qu'il sorte jamais de tutelle. Le clergé philosophe est aussi clergé qu'un autre, et ce n'était pas la peine de chasser le curé de Saint-Sulpice pour sacrer les prêtres du Panthéon.

Ce 5 janvier 1795.

LETTRE VIII

Constance à l'abbé de la Tour

En voici bien d'un autre! Le Hollandais est athée. Ce matin, sur la fin de la leçon, les plus jeunes écoliers s'en allaient déjà avec le maître allemand; les plus âgés restaient; et l'aîné de tous, charmé du maître batave et ne le quittant qu'à regret, s'est avisé, comme pour avoir encore quelque sujet d'entretien avec lui, de lui demander quelle était sa religion.

-Aucune, a répondu froidement le mathématicien, et il s'en est allé.

Aucune! aucune! a été répété par toutes les bouches comme par autant d'échos; mais nos petits échos ajoutaient au mot répété, l'accent de la surprise et d'une sorte de consternation. Heureusement Théobald était là et j'étais avec lui. Il a dit que cela voulait dire seulement que leur maître n'était ni catholique romain, ni luthérien, ni calviniste; ce qui n'avait rien d'étonnant puisqu'on professait en Hollande plusieurs autres croyances, mais que cela ne laisserait pas, si on le savait, de le rendre désagréable à beaucoup de gens, qui veulent qu'on ait une religion qu'ils connaissent.

-Voudriez-vous perdre votre leçon d'arithmétique ou d'algèbre? a-t-il ajouté.

-Non, non, ont répondu les enfants.

-Eh bien! il faut vous taire scrupuleusement, a dit Théobald. Si vous dites un seul mot de la déclaration de votre maître, on aura avec lui des procédés malhonnêtes, et certainement il quittera Altendorf.

En même temps il a promis des ardoises, du papier, des crayons, des écritoires, si le secret était gardé et que les leçons de géométrie et de calcul continuassent: et moi, à qui il avait tout raconté en français, j'ai mis le doigt sur ma bouche en signe de discrétion, et cela d'un air si grave et si solennel, que la confrérie du secret, composée de trois garçons et de deux filles, en a reçu une nouvelle injonction de le garder. Sera-t-il gardé ce secret? Tous l'ont promis: trois garçons et deux filles, de treize, quatorze et quinze ans! Tous, dis-je, I'ont promis, exigeant cette promesse les uns des autres. Théobald est allé parler à l'instituteur, et lui a dit de quelle importance il était de se taire, s'il voulait vivre ici en repos et conserver un établissement qui paraissait lui convenir.

-Je ne suis pas bavard, a-t-il répondu; ce n'est guère le défaut des gens de mon pays, et si l'on ne me demande rien, je ne dirai rien.

On n'en a pu tirer autre chose. Supposez donc qu'on lui fasse la même question que ce matin, il ne manquera pas de faire la même réponse. Alors, que de bruit! Les parents croiront leurs enfants souillés; pervertis, damnés, pour avoir appris d'un homme sans religion que deux et deux font quatre. Auprès de la moitié du public, Théobald en le renvoyant, n'expiera qu'imparfaitement son imprudence; l'autre moitié criera à la superstition, à la barbarie, et les Bayle futurs, dans leurs dictionnaires, mettront Jan Praal au nombre des philosophes persécutés, et Théobald d'Altendorf sur la liste des persécuteurs fanatiques.

Traitons un autre sujet, Monsieur l'abbé; celui-ci est déplaisant.

Je vous parlais, il y a huit jours, de la disproportion

que je trouvais entre certains hommes, et les honneurs qu'on leur décerne. J'y ai pensé bien souvent depuis: à mon avis, toute disproportion de ce genre est choquante, et la modestie me paraît être bienséante et nécessaire partout. On cherchait, on demandait à Cambrai l'église, et la chapelle où était déposé le corps de Fénelon, et l'on s'en approchait avec respect, on s'y recueillait avec une sorte de dévotion. Je ne me souviens pas si j'y ai vu son buste. Je pensais, en regardant la pierre qui le couvre, à ses vertus, à sa douceur, à lui, à son élève.

On va voir à Strasbourg le monument du maréchal de Saxe. Quand il serait mieux ordonné qu'il ne l'est, je l'aurais trouvé trop grand, trop bruyant, pour ainsi dire.

Ce n'était pourtant qu'un homme: voilà ce que l'on pense en voyant ce fracas. Mais ce ne sont pas seulement des monuments funèbres trop superbes qui rapetissent en quelque sorte ceux auxquels on les érige: un homme, un prince vivant, m'a toujours paru petit dans un vaste palais. Je pense qu'au milieu de leur faste, les princes asiatiques se seraient montrés avec tant de désavantage, que c'était un motif de plus pour se cacher. Alors, si ne les voyant pas, l'on jugeait d'eux par leur demeure, ils devaient en imposer beaucoup. Trop de simplicité nuirait peut-être au respect du vulgaire; trop de faste nuit à toute espèce de respect. Le fastueux, que le sort ou notre imagination dépouille de ce qui l'entoure, devient ridicule: c'est un roi de théâtre déshabillé. Peut-être ne fait-on pas assez d'attention aux effets nécessaires, immanquables, plus physiques que dépendants de la réflexion, du rapprochement de certains objets. Il me semble qu'on se sent triste dans une vaste forêt, quand même on ne peut y avoir peur. Ces arbres sont si hauts, et quoiqu'ils aient beaucoup vécu, ils vivront encore tant d'années!

Pour nous, nous ne pouvons atteindre qu'à leurs branches les plus basses; notre automne, notre hiver va venir, et il ne reviendra point de printemps: nous n'avons que quelques instants à vivre.

Dans un temple aussi, dans un temple grand et majestueux, l'homme se perd en quelque sorte, et pénétré de son néant, il s'effraie-et s'humilie devant l'invisible Divinité.

A la vérité, toute impression de cette espèce s'affaiblit peu à peu. Rien n'étonne toujours, rien même ne frappe longtemps. L'accoutumance enfin nous rend tout familier. Les organes aussi ne sont pas également sensibles chez tout le monde. Quant à moi, à moins que je ne lise ou n'écrive, je n'ai pas les mêmes pensées dans un salon fort exhaussé que dans un cabinet d'entresol, dans un grand bois que dans un petit jardin, à Vincennes qu'à Trianon, et je me suis imaginée qu'un enfant élevé dans la rue Saint-Honoré ne ressemblerait pas au même enfant, élevé près de la Sorbonne. peut-être me trompé-je; mais ceux qui comptent pour rien ce que j'exagère, se trompent aussi.

Hier nous parcourûmes les Voyages d'Arthur Young. Il trouvait mauvais que les plus beaux des anciens châteaux de France eussent vue sur des toits; j'ai trouvé bien plus mauvais que de magnifiques châteaux modernes, châteaux d'intendants, d'évêques, de financiers, fussent vus si près des plus misérables cabanes. Voilà bien la plus choquante de toutes les disproportions. Comment ne craignait-on pas l'effet de ces comparaisons que l'on provoquait? Je trouvais dans un rapprochement si monstrueux le goût choqué, le coeur blessé, la turpitude des moeurs et du gouvernement mise à nu.

Quelqu'un disait à un nouveau riche: « Vous soupez bien et donnez souvent à souper à vos amis: c'est fort bien fait, mais par égards pour vos voisins, mettez une sourdine à votre tournebroche. »

Je ne crois pas que le nivellement des fortunes soit possible, et je conviens sans détour que je suis fort éloignée de le désirer; mais j'espère que partout on va épargner le bruit du tournebroche à celui qui ne devra pas manger du rôti. J'espère que partout chacun voilera son luxe; la prudence le veut. La générosité exige davantage, elle veut qu'on diminue le luxe privé, les jouissances égoïstes, et que les grandes fortunes se popularisent.

Riches, si vous voulez qu'on vous pardonne vos richesses, ne vous contentez pas d'être charitables: soyez généreux.

Il est difficile de donner le bonheur, mais facile de donner quelque plaisir.

Amusez le pauvre, partagez avec lui vos amusements: en hiver, ayez pour lui, s'il se peut, quelque spectacle qui l'égaie; en été, des bains qui le rafraîchissent, des promenades qui le récréent.

Ainsi, vous étoufferez dans son âme la réflexion triste et envieuse, et jamais il ne songera à vous arracher une fortune, à laquelle il devra quelques fleurs, dont sa pénible carrière se trouvera semée.

Ce 19 janvier 1795.

LETTRE IX

Constance à l'abbé de la Tour

Vous croyez donc qu'on ne peut se passer d'idoles, et vous consentez qu'on honore en Voltaire la tolérance qu'il a prêchée et inspirée; en Rousseau, les vertus domestiques qu'il a enseignées et rendues si touchantes et si belles!

Si cela se pouvait, j'y consentirais peut-être aussi.

Je conviens que chez les peuples où il n'y a point de fêtes religieuses, ni pour ainsi dire de culte extérieur, il y a beaucoup de songe-creux qui tombent, les uns dans la mysticité, d'autres dans un inquiet scepticisme, et que si l'on y est un peu plus raisonnable, on y est beaucoup plus triste qu'ailleurs.

Il est en toute chose du pour et du contre, et j'ai d'autant moins le coeur à la dispute, que je vois tous les jours des raisons de douter de ce que j'avais cru indubitable: mais quant à Rousseau et Voltaire, prenez-en votre parti; tous les saints de la légende seraient décanonisés, que ces nouveaux demi-dieux n'en réussiraient pas davantage. On peut dire du demi-dieu comme du grand homme, qu'il n'en est point pour son valet de chambre: or tous les lecteurs sont les valets de chambre de ces gens-ci.

Je le répète: tous les jours après avoir soutenu une opinion, j'en prends une autre, et je finis par n'en avoir aucune.

Les républiques, au moins celles qui ne sont pas infiniment grandes, me plaisaient beaucoup, et je redoutais la volonté d'un seul: eh bien! je vois distinctement que tout ce qui n'est pas conçu et ordonné par un seul, puis exécuté avec une obéissance implicite et servile, va tout de travers.

Quand plusieurs personnes ont en commun, ou tour à tour, l'initiative des projets, aucune d'elles n'affectionne le projet qui n'est pas précisément le sien; souvent on le comprend mal, on l'adopte toujours froidement, l'exécution en est lente et imparfaite.

Voyez une maison particulière, une maison de commerce, une manufacture, un vaisseau, une flotte, une armée; tout prouve ce que j'avance.

Voyez l'univers, plusieurs dieux ne pourraient ni l'avoir fait ni le gouverner.

En conclurai-je qu'il faut absolument dans un État un maître unique qui, voulant tout ce qui est bon, puisse faire tout ce qu'il veut?

Oh! je ne verrais point d'inconvénient à le décider.

Mais où trouver un maître, un roi, tel que je le demande? Et puis ses ministres! et puis son successeur!.. Plus on y pense, plus ce gouvernement, le seul qui soit susceptible d'être vraiment bon, fera peur, tant il aura de manières et de moyens de devenir détestable.

Voici un autre sujet de douter. Quelque chose va mal, je suppose, dans cette maison-ci ou dans cette terre, certains abus se sont glissés dans la répartition des travaux ou des redevances, faut-il changer cela tout d'un coup, dût-on mécontenter ceux qui souffraient du redressement beaucoup plus encore qu'on ne pourrait réjouir ceux qui y gagneraient?

J'étais tentée de dire, non: n'excitez pas ce grand mouvement dans les esprits; n'essayez d'arriver au mieux possible que par degrés; il faut se contenter de louvoyer, comme dit le sage Malesherbes en parlant de certain édit sur les protestants.

-Eh! mon Dieu, quel exemple! s'est écrié Théobald: l'édit en question, qu'on avait fait en attendant mieux, a pesé sur les protestants tout près d'un siècle. Il ne faut louvoyer que quand on est assuré de gouverner assez longtemps le vaisseau, pour pouvoir changer à propos sa direction; autrement on risque de le faire aller à mille lieues du port, et peut-être ira-t-il échouer contre un roc ou se perdre dans des sables.

Oui, c'est vrai, allais-je dire; il ne faut pas se contenter de louvoyer, il faut, à force de voiles et de rames, aller droit au but, fût-ce contre les vagues impétueuses de la grosse mer.

Mais mon esprit s'est porté sans dessein sur la France, sur le monde et je me suis arrêtée, et j'ai douté, et j'ai béni mon destin de n'avoir à conduire qu'une petite nacelle, et en la conduisant de ne pouvoir noyer que moi.

Les intrigants moins timorés se jouent des empires et des peuples.

Que je hais leur dangereuse audace! Que je méprise ces âmes vides au dedans, et cherchant toute leur existence hors d'elles-mêmes! Leurs bonnes intentions ne sont qu'inquiétude, et leur bienfaisance n'est que vanité.

Il a passé ici plusieurs émigrés français, venant de Hollande.

Joséphine qui va et vient encore, rencontra hier une femme grosse qui paraissait très fatiguée: elle la mena chez son beau-père, puis vint demander la permission de lui offrir un lit pour la nuit qui approchait. Emilie et moi nous ramenâmes Joséphine, et restâmes tout le soir avec l'émigrée, qui se trouva être une femme de très bonne compagnie.

Mme de Horst y était; elle se plaignit de son état, de son ennui.

- « Et moi, suis-je sur des roses! » dit l'émigrée en souriant.

Mme de Horst fut la seule qui ne l'entendit pas.

Eh bien! voilà une obligation que les gens sensibles et judicieux ont au deuil qui couvre l'Europe: ils rougiraient de parler de leurs pertes particulières; ils dissimulent des maux légers et de petites humiliations.

Depuis plus de trois ans, je vois, j'entends Gatimosin partout, et la plainte commencée meurt sur mes lèvres, et, dans le silence auquel je me force, mon âme se raffermit.

Emilie protège la comtesse; elle prétend n'avoir que si peu de mérite par-dessus elle, et en revanche tant de bonheur, qu'il serait barbare de la négliger. Théobald l'a pourtant priée de lui faire grâce de cette comparaison.

Je parlais l'autre jour de Paris, et me rappelais ce qu'à propos du goût, vous aviez dit de ses édifices.

A quoi bon, Monsieur l'abbé, les faire plus majestueux et y mettre plus d'unité et d'ensemble? Le fripier, le perruquier, le marchand d'estampes, s'en empareraient-ils moins de la colonne, de l'architrave et du fronton? Ces soubassements, garants trompeurs d'une grande solidité, et que l'on fait même trop hauts pour la colonnade qu'ils soutiennent, en seraient-ils moins minés et percés à jour par des peuplades entières d'habitants? Un temps était où je trouvais tout cela plus gai, plus agréable, plus beau même que n'eussent été des édifices plus parfaits et plus respectés. La tête vivante d'un enfant, un oiseau sautant dans sa cage, une fleur, un branchage vert, me paraissaient des décorations préférables à un triglyphe, un mufle, une rosette, une feuille d'acanthe taillés par la main du sculpteur.

- C'est ainsi qu'est la nature, me disais-je.

Dans le tronc d'un vieux arbre, l'abeille trouve une ruche; dans son feuillage, la fauvette fait son nid. L'âme, la vie industrieuse et empressée se glisse partout.

Regardez l'air, il vit; la terre, elle respire.

Remuez, retournez cette vieille pierre, vous la verrez couverte d'êtres vivants...

Mais, ô ciel! que de guêpes, de rats, de serpents, sortent de leurs repaires! Je les ai vus prêts à se jeter sur moi; j'ai fui, dégoûtée autant qu'effrayée.

Ce 23 janvier 1795.

P.-S. Il me semble que beaucoup de choses s'expliquent par l'immense population de Paris. Il y était plus intéressant qu'ailleurs de se tirer de la foule dont on courait risque d'être écrasé: de là tant d'âpreté à la poursuite de la fortune et des distinctions. Il y était plus facile qu'ailleurs de se cacher dans la foule: de là si peu de crainte du blâme et de la honte. Si je ne réussis pas à pouvoir briller, se disait-on, je ferai en sorte de n'être pas aperçu.

LETTRE X

Emilie à l'abbé de la Tour

Je suis chargée, Monsieur l'abbé, de vous apprendre un événement fort étrange. Constance n'a pas le temps de vous le mander, et ne veut pas que vous l'ignoriez quatre jours de plus que vous n'y êtes condamné, par la distance où vous êtes; c'est un vol, dit-elle, qu'on vous ferait...

(Théobald continue)

Emilie vous fait trop languir. Deux petits garçons, l'un très noble, l'autre très roturier, ont été si bien mêlés et confondus, que jamais il ne sera possible de dire: voilà le fils du comte et de la comtesse de Horst; voilà celui de Henri et de Joséphine.

(Emilie reprend)

Je vous raconterai comment cela est arrivé. La comtesse qui souffrait depuis deux ou trois jours, sentit hier vers le soir des douleurs fort vives. Joséphine se trouvait par hasard dans sa chambre, et a voulu appeler bien vite la sage-femme qui était dans l'autre habitation. Vous connaissez les marches qu'il faut descendre; elle est tombée, et sa chute a sans doute accéléré le moment de ses propres douleurs. Deux heures après, la comtesse est accouchée d'un fils, que la sage-femme, pressée d'aller auprès de Joséphine, s'est

contentée d'envelopper dans des langes et des couvertures préparés pour cela: puis elle l'a posé sur un lit de repos, défendant à Mme Lacroix, qui était là, de le toucher en aucune manière; et dès que la comtesse a été arrangée dans son lit, elle a couru à Joséphine, qu'elle a délivrée aussitôt. Des langes et des couvertures semblables à ceux qui enveloppaient l'autre petit garçon, ont été jetés autour de celui-ci; et comme la sage-femme trouvait la chambre de Joséphine moins chaude que celle de la comtesse et que l'air était très froid, elle a aussitôt porté cet enfant auprès de l'autre, ordonnant expressément qu'on ne les découvrît, qu'on ne les touchât pas: alors elle est retournée auprès de Joséphine et lui a rendu les soins nécessaires.

Sur ces entrefaites le comte est arrivé de voyage, et sachant que sa femme venait d'accoucher, il est entré bien doucement dans sa chambre. Comme elle ne parlait pas, il a cru qu'elle dormait, et n'a osé lui parler; mais ayant aperçu un enfant, il l'a pris; puis un autre enfant, il l'a pris aussi, les reposant et les reprenant tour à tour et au hasard, et dérangeant ce qui les couvrait, sans faire aucune attention à la manière dont ils avaient été placés.

-Elle en a donc fait deux? a-t-il dit tout bas à Mathilde qui était près du lit de la comtesse.

Celle-ci, qui ne dormait pas, a dit:

-Non, assurément; un est déjà trop, et fût-ce un ange que j'eusse mis au monde, la douleur en passe le plaisir. Mais donnez-moi mon fils, que je le voie.

- Lequel des deux est le vôtre? a dit le comte.

Vous devinez le reste. Au milieu des cris, des pleurs, des évanouissements de la comtesse, la sage-femme disait:

-Pourquoi le toucher? Je savais comment je les avais posés, l'un au pied du lit, l'autre à la tête.

L'excuse du comte était toute simple; celle de Mathilde était prise dans le respect qui lui fermait la bouche. Comment oser dire à M. le comte qu'il ne fallait pas toucher ces enfants?

Je pense que tout le blâme du quiproquo tombera sur Constance et sur moi, qui n'avons mis aucune différence entre les langes de l'enfant de qualité et ceux de l'autre enfant.

Constance a passé la nuit auprès de la comtesse et a pleuré avec elle. Théobald y est allé ce matin et elle a ri avec lui.

(Théobald continue)

Oui, elle a ri, j'ai ri, Héraclite aurait ri. Eh! le moyen de ne pas rire en imaginant les effets bizarres, les embarras ridicules qui naîtront de cet inextricable imbroglio! Quiproquo, n'en déplaise à ma femme, n'est pas le mot. Qui et qui (car ici nous parlons latin) ne sont pas pris l'un pour l'autre, ne prennent pas la place l'un de l'autre: ils entrent tous deux dans le monde de front, et sans qu'on puisse même placer l'un à gauche et l'autre à droite. Jamais il n'y eut d'égalité pareille, malgré ce que bien des gens appellent une grande inégalité.

On croit que le chagrin empêchera qu'il ne vienne du lait à la comtesse; mais Joséphine en a déjà; déjà elle a fait téter les enfants, et elle a dit que s'il lui vient du lait en abondance, comme elle s'en flatte, elle demandera à les nourrir tous deux. Le comte le sait et en est touché. Sa femme seule se désole et tient des propos dignes de son mauvais sens. On lui parle comme à un enfant sot et ridicule.

-Le plus beau, disent les commères du village, sera sûrement le vôtre; laissez faire, dans quelques mois on reconnaîtra la petite Excellence à sa bonne mine.

Il a été fait mention aussi de la force du sang.

-Le sang parlera, disent les plus pédantes de nos matrones.

Jusqu'ici le sang n'a dit mot au coeur de la comtesse.

Elle a voulu que j'entrasse chez elle pour recevoir ses doléances, et se faisant donner les deux enfants:

-Voyez, disait-elle, comme celui-là tord la bouche, ce ne peut être mon fils; mais l'autre crie; quelle voix aigre! mon fils ne crierait pas comme cela.

Je les ai portés à Joséphine, qui leur a tendu des bras de mère.

- Mon Dieu! m'a-t-elle dit, je crois qu'ils sont à moi tous deux.

Ils seront baptisés l'un comme l'autre: Théobald, Alexandre, Henri; né de... puis les noms des quatre pères et mères. Ma mère veut les élever. Pour le reste, la chambre de Wetzlar en fera ce qu'il lui plaira.

Ce 30 janvier 1795.

LETTRE XI

Constance à l'abbé de la Tour

La comtesse se distrait, se console, prend soin de sa taille et de ses cheveux, et croit n'avoir point d'enfant. Joséphine a deux enfants, qu'elle soigne et nourrit avec une tendresse égale.

C'est tout de bon que Mme d'Altendorf les adopte. Dès que Joséphine cessera d'être leur nourrice, Mme Hotz sera leur bonne.

-Emilie, dit Mme d'Altendorf, aura, j'espère, ses propres enfants à élever, et ne devra pas être contrariée, comme il arrive trop souvent, par la faiblesse d'une grand-mère. Il est bon, par conséquent, que cette grand-mère soit occupée d'un autre soin. D'ailleurs, le gouvernement de la maison va bientôt regarder Emilie, et il faut que Joséphine l'y puisse aider: c'est donc à moi et à Mme Hotz que l'éducation de ces deux équivoques enfants est dévolue. Je me charge de les mettre en état de vivre de leurs talents ou de leur travail, et s'ils n'ont ni talent ni activité, de leurs rentes.

Voilà un arrangement aussi raisonnable que généreux, et en voici la petite pièce. Deux jumeaux sont nés l'avant-dernière nuit, et leur mère est morte en couches; l'un est un garçon, l'autre une fille: leurs parents sont dans un dénuement total. Je les ai donnés à nourrir à une femme qui demeure avec son mari dans une maison écartée, et je lui paierai une fois plus d'argent qu'elle n'en demandait, à condition qu'on appelle Charlotte le garçon baptisé Charles et vice versa, les habillant précisément l'un comme l'autre. Ces gens étaient Moraves et se sont lassés du gouvernement des Moraves, mais non de la simplicité et de l'austérité de leurs moeurs; ils vivent presque seuls. La femme file, coud, tricote; le mari laboure et fait des ouvrages de menuiserie. Nous verrons si la vraie Charlotte tricotera, sera fine et gentille, coquette et caressante; si le vrai Charles prendra le rabot et le hoyau, s'il sera franc, brave, un peu brutal et fort batailleur. Je compte qu'ils pourront vivre jusqu'à l'âge de douze ou quatorze ans sans se douter de rien; et si le garçon a l'esprit et l'humeur d'une fille, la fille l'humeur et l'esprit d'un garçon, je le fais savoir partout, et j'espère qu'on en dira beaucoup de pauvretés de moins sur les caractères essentiellement différents et les facultés distinctives des deux sexes.

Adieu notre exclusive délicatesse d'imagination, nos lumineux aperçus et ces saillies si heureuses qu'elles atteignent aussi haut que les plus sublimes efforts de la raison: nous serons d'autant moins dispensées de raisonner que nous n'en serons plus jugées incapables. Je n'ai jamais eu foi à nos privilèges ni à nos désavantages naturels, et mille fois j'ai cru avoir démontré la fausseté des uns et des autres, en faisant remarquer à chacun qu'il connaissait au moins une femme qui avait plus de force de raison, et une autre qui avait moins de délicatesse d'esprit que tel homme faible, que tel homme délicat de sa connaissance. Cela devait suffire, et il devait être prouvé pour chacun, qu'il n'y avait rien dans la qualité d'homme et de femme qui déterminât quoi que ce soit relativement à nos facultés intellectuelles. Mais à un argument sans réplique, on ne laisse pas d'avoir mille choses à répliquer, et à la fin, pour argument dernier, on en vient à vous dire que cette différence (prétendue) entre le caractère de l'homme et de la femme est un bienfait de la nature.

Toute femme que je sois, je ne me laisse pas persuader un fait par l'utilité dont il pourrait être.

A propos, ce n'est pas avec notre Batave qu'on aura besoin d'ajouter rien à un argument concluant: il ne permet pas qu'on s'arrête un instant à chercher de nouvelles preuves de ce qui est prouvé. Lorsqu'une proposition d'Euclide vient d'être démontrée, avez-vous compris? dira-t-il à chaque écolier; si l'on dit non, il recommence; si oui, on passe aussitôt à autre chose; et ne pensez pas que ce soit pour les seules mathématiques, c'est sur tous les objets et dans toutes les affaires qu'il en use ainsi.

Hier un de ses écoliers voulant chercher une seconde fois sur une table ce qu'il n'y avait pu trouver une première, il l'arrêta net.

- Avez-vous cherché attentivement ou avec distraction?

- Attentivement.

-Avez-vous acquis quelque nouveau sens depuis cette recherche?

- Non.

-Eh bien! c'est une chose faite; si vous cherchez une seconde fois, rien n'empêche que vous ne cherchiez une troisième, une quatrième et toute votre vie.

Hier aussi un enfant ayant dit à d'autres qu'il avait soufflé un vent du nord, montra de la neige jetée du nord au midi, et voyant qu'on n'était pas persuadé, il cherchait d'autres preuves.

-Finissez, lui dit le maître; avec ceux qui se refusent à l'évidence, il ne faut point argumenter.

Ce matin, en entrant à l'orangerie, on a vu sur la terre d'une caisse d'oranger des traces de souris:

-Allez vite, a dit le maître, allez avant que la leçon commence, demander au jardinier des trappes que nous poserons tout à l'heure.

Le petit garçon cherchait, chemin faisant, d'autres traces de souris, et en marchait moins vite.

-Allez donc, lui a crié le maître, j'ai bien peur que vous ne soyez un sot, car le plus petit bout d'oreille prouve l'âne aussi bien que le corps de l'animal tout entier.

En sortant de l'orangerie, nous avons vu que le vent avait ébranlé une petite maison de bois où l'on tient du charbon.

-Il faut étayer ceci, a dit le Hollandais: vite, qu'on aille chercher des poutres et des pierres.

Les poutres ont été appuyées contre la maisonnette, les pierres ont affermi les poutres.

-Voilà qui est bien solide à présent, a dit le plus intelligent des jeunes ouvriers, et en même temps il est allé chercher encore quelques pierres.

- Que faites-vous? a dit le maître.

-C'est pour plus de sûreté.

-Allez remporter cela tout de suite; en toute chose plus qu'assez est de trop.

Que dites-vous, Monsieur l'abbé, de ce laconisme?

Il fait main basse sur beaucoup d'inutiles longueurs, il gagne du temps, et resserrant la pensée, il la rend plus distincte: mais n'aurait-il point quelque chose de téméraire et de trop tranchant? Savons-nous bien si assez est assez? Si le bout d'oreille qui nous paraît d'un âne, n'est pas d'un mulet? Le proverbe qui dit: deux sûretés valent mieux qu'une, n'aurait-il pas plus de sagesse et ne conviendrait-il pas mieux à l'imperfection des facultés humaines?

(Théobald continue)

J'avoue que ce Hollandais m'en impose et m'amuse; mais je tremble de l'effet que cet homme pourra produire sur les esprits de la Confrérie du Secret, comme l'appelle Mme de Vaucourt.

Il parle mal, mais point gauchement, notre langue, et il semble que sa dure énergie fasse plus d'impression au moyen de ce langage bizarre, que s'il s'exprimait comme ces enfants entendent que chacun s'exprime. On l'écoute vraiment comme un oracle, et je doute que ceux qui savent qu'il n'a point de religion, en veuillent avoir une. Ils seront incrédules par fanatisme, et à force de croire en Jean Praal ils refuseront de croire en Dieu. L'homme est si singe! Il semble qu'on ne connaisse la raison qu'autant qu'il le faut pour en parler, et point comme il le faudrait pour se laisser guider par elle.

Nous sommes fort en goût de métaphysique expérimentale. D'abord les deux petits Théobald, car mon nom étant neutre, on l'a préféré, pour l'usage, à ceux des deux pères: on verra, si élevés l'un comme l'autre, quelque chose annonce chez l'un la noblesse, et décèle chez l'autre la roture. Voilà une expérience forcée, et la chose, selon moi, n'avait pas besoin d'éclaircissement ad hoc; on sait ce qui en est. Puis les deux jumeaux: on verra si élevés de la même manière, mais sous une dénomination qui les puisse tromper, à un

certain point, et donner à leurs esprits une direction contraire à la direction accoutumée, on verra, dis-je, s'ils démentent les opinions reçues. Je pense que non. Constance pense que oui.

C'est ici un véritable quiproquo, arrangé tout exprès pour faire une expérience. Mais ces expériences sur l'enfance ne nous suffisant pas, nous en avons entrepris deux sur l'âge mûr. La première est de l'invention d'Emilie. Un homme originaire d'Altendorf, né à Berlin, valet de chambre dans sa jeunesse d'un homme en place, puis précepteur d'un prince, puis mari d'une comédienne française, puis c... et maître de langues, puis ivrogne et mendiant, vient d'arriver, apportant des preuves de son origine altendorfienne: son inconduite et sa pauvreté n'ont malheureusement pas besoin de preuves.

- Qu'il se fasse cordonnier, a dit ma femme.

- Mais il a quarante-cinq ans au moins.

-N'importe. Helvetius soutient, dites-vous, qu'on peut devenir tout ce qu'on veut, pourvu que l'on ait des motifs suffisants.

- Oui, de jeunes gens.

-Il se fonde sur la parité qu'il y a entre le cerveau et les sens du sot et de l'homme habile: or cet homme-ci a la vue fort bonne, il n'est ni imbécile ni paralytique, c'est tout ce qu'il faut; et quant au motif suffisant, vous trouverez bon que je le lui fournisse, en payant sa pension pendant son apprentissage, et une provision de cuir, s'il me fait dans un an, tout juste, une excellente paire de souliers.

- A la bonne heure, Emilie.

Et l'ex-demi-littérateur, rhabillé et restauré, est établi déjà chez un fort bon cordonnier du village. Mon père a trouvé cet arrangement si plaisant? qu'il en a fait un tout semblable pour un valet de brasserie, de même âge que le littérateur, invalide et dans la même position; mais si peu littérateur, qu'il ne connaît pas les lettres de l'alphabet.

Celui-ci renfermé dans une chambre pendant un an (s'il était libre, il irait boire), doit y apprendre à lire et à écrire, avec promesse, s'il réussit, d'avoir un petit emploi qui lui donnera du pain pour le reste de ses jours. Emilie triomphe d'avance avec mon père, d'un succès qui me paraît fort douteux.

-Qu'on ne vienne plus nous dire, s'écriait-elle tout à l'heure: Je suis trop vieux pour me corriger, je suis trop vieux pour m'instruire.

Mme de Vaucourt vous a parlé de nos établissements, de mes projets, qu'elle seconde avec zèle, quoiqu'elle croie peu à leur utilité; elle vous a dit que je chercherais des livres, et qu'en un besoin j'en ferais, pour le peuple d'Altendorf. Je serais bien aise que les meilleurs esprits de l'Allemagne m'aidassent dans ce dessein, et le rendissent utile et précieux à l'Allemagne entière. Déjà je me suis occupé de tout ceci; j'ai commencé le travail? j'ai ébauché l'invitation projetée, et enverrai a un libraire d'Altona ce qui suit, pour être publié incessamment.

DICTIONNAIRE POLITIQUE, MORAL ET RURAL

ou explication par ordre alphabétique des termes les plus usités.

Nota bene. Une feuille in-4o, semblable à celle-ci, paraîtra gratis tous les dimanches matin chez les principaux libraires d'Allemagne. n s'en imprimera cinq cents exemplaires, et nous comptons avec joie sur les contrefaçons.

Suivra l'invitation aux bons esprits germains de m'aider à exécuter mon projet; mais sous la réserve expresse que je pourrai, non altérer ce qu'on m'enverra, mais le simplifier, l'abréger et même le supprimer entièrement.

Je vais, pour vous, Monsieur l'abbé, ranger mes articles comme ils seraient rangés dans un dictionnaire français. Vous comprendrez qu'ils le seront tout autrement dans ma feuille allemande.

Âme.-C'est ce qui rend vivant tout ce qui vit? et en particulier, c'est ce qui rend l'homme susceptible de douleur et de plaisir, de joie et de chagrin, de volonté et de réflexion. L'âme n'a pu parvenir à connaître sa propre nature. L'Évangile nous apprend qu'elle est immortelle, et déjà, avant l'Évangile, les plus sages philosophes l'avaient pensé et écrit.

Bâtir, est une chose si hasardeuse, si dispendieuse, qu'il faut s'en abstenir si l'on peut, et se contenter de la maison de ses pères. Si toutefois vous y êtes forcé, revoyez mille fois le plan et le devis avant de mettre la main à l'oeuvre. Quantité de maisons ont été vendues avant d'être achevées, faute d'argent pour les finir. Voulez-vous habiter votre maison avec satisfaction ou la pouvoir revendre sans perte? Bâtissez en bon air et solidement; ne vous livrez à aucune fantaisie bizarre, mais recherchez l'élégance qui résulte de la symétrie et

des plus belles proportions. Pour bien faire, il faudrait que d'habiles architectes présidassent aux plus chétifs bâtiments. C'est une grande erreur de croire qu'il n'y ait que les colonnes et les pilastres, que les temples et les palais qui soient du ressort de l'architecture. Au défaut d'architecte, prenez conseil des livres: vos voûtes alors ne s'enfonceront pas, vos murs ne se fendront pas, vous opposerez quelque abri aux vents pluvieux de l'ouest? et leur ouvrirez le moins que vous pourrez vos portes et vos fenêtres.

Calamité.-La peste, la fièvre jaune, la famine, un prince inepte, un ministère corrompu, des tribunaux iniques, les mouvements qu'excitent certains ambitieux qui veulent à tout prix sortir de leur obscurité, sont des calamités également désastreuses. Opposez d'abord la patience à un mal qui n'est connu qu'à demi, qui cessera peut-être de lui-même, et auquel des remèdes mal choisis et violents, donneraient un degré de force et de malignité de plus. Si au lieu de cesser il augmente et devient insupportable, quel conseil vous donnerai-je? Il n'en faut prendre que de la sagesse et du mépris de la mort.

Dimanche.-C'est le premier jour de la semaine. Les chrétiens l'ont consacré au culte, au repos et aux récréations décentes. Il paraît que dans les commencements du christianisme, on ait voulu à la fois abolir le sabbat et le remplacer. L'abolir, pour mieux faire oublier le judaïsme, et parce qu'il eût été difficile en conservant le sabbat, d'en faire disparaître la trop minutieuse observance: le remplacer, parce que l'institution en était bonne. En effet? c'était un jour arraché à la tyrannie d'un maître et à celle de notre propre avidité; c'était un jour donné à la santé pour réparer des forces épuisées; à la réflexion, pour sortir de l'étourdissement que cause un travail assidu; à l'amitié, pour favoriser ses douces communications. Il est bien vrai que le dimanche on joue, on s'enivre, on se bat plus que les autres jours; mais de quoi le vice n'a-t-il pas abusé? Chaque dimanche la propreté rétablie redonne à l'humble cabane un aspect plus riant? ôte à la vieillesse quelque chose de sa difformité, et rend à la jeunesse son éclat et son charme. Chaque dimanche les enfants se rapprochent de leurs pères et mères, l'amant retrouve sa maîtresse et partage avec elle des jeux que leurs parents ont le loisir de surveiller. Conservons le dimanche. Est-ce trop d'un jour sur sept pour adorer Dieu, penser à soi et se réunir fraternellement avec ses semblables?

Enthousiasme.-Ce que le vieillard approuve, ce que l'homme d'un esprit mûr admire, le bouillant jeune homme en est enthousiasmé.

Faucon.-C'est un grand seigneur, un conquérant, un corsaire parmi les oiseaux. Il se laisse attraper par plus fin que lui; alors captif et obligé de brigander pour un maître, il n'a plus de sa proie que ce qu'on veut bien lui en abandonner. Que ne s'échappe-t-il, dira-t-on, quand il est au haut des airs? Le fauconnier pourra-t-il suivre? Hélas! il a perdu l'instinct, le goût de la liberté: d'ailleurs, que ferait-il parmi ses semblables? Façonné à la dépendance et dégradé, il ne pourrait plus trouver de compagne ni d'ami; il faut qu'il serve. Sa vieillesse, si toutefois on le laisse vieillir, sera abreuvée de dégoûts: inutile et négligé, il vivra parmi de jeunes esclaves dont les plumes seront encore luisantes, dont le chaperon sera encore neuf, et qui, imprévoyants de leur propre sort, se riront de sa misère et de sa caducité.

Voyez l'histoire de France; voyez l'histoire romaine; jetez aussi un coup d'oeil sur les cours existantes, les vieux et les jeunes courtisans, etc., sur la Pologne, etc.

Générosité.-Je ne voudrais pas qu'un négociant fût généreux, j'aime mieux qu'il soit scrupuleux. Je ne voudrais pas qu'un magistrat fût généreux, j'aime mieux qu'il soit intègre. Je voudrais encore moins qu'un roi fût généreux, parce que d'ordinaire un roi fait bourse commune avec ses sujets; j'exige qu'il soit ménager. C'est à mylord un tel, au cardinal un tel, à don Charles Ignace un tel, c'est au feld-maréchal comte, baron un tel, à l'être. Dussent leurs héritiers, enfants, neveux me maudire, je les inviterai à donner noblement, avec grâce et sans ostentation. la générosité donne autrement que la charité, autrement que la prodigalité: elle apprécie ce qu'elle donne, et le trouve toujours au-dessous de ce qu'elle voudrait donner. J'ai lu dans Saint-Foix, ce que dit Mézeray de la première femme de Henri IV: « Vraie héritière des Valois, elle ne fit jamais don à personne sans excuse de donner si peu. » Et j'ai pensé, voilà une princesse généreuse. J'ai trouvé des âmes très généreuses chez des gens très peu opulents: ils se cachent des riches avares qui les feraient déclarer fous s'ils découvraient leur noble imprévoyance et l'oubli total d'eux-mêmes dans lequel ils tombent quelquefois.

Humeur (mauvaise). - Ici je transcrirai l'admirable lettre de Werther, sur la mauvaise humeur.

If.-Les rangées d'ifs, les allées d'ifs taillés en pyramides, avaient leur physionomie correspondante à celle des ponts-levis, des tours à créneaux, des vastes et obscures salles de nos aïeux, comme les bosquets de roses et de jasmin ont la leur et répondent à nos cabinets, à nos boudoirs ornés de pots-pourris et de figure de Sèvres.

Noblesse antique, rois, princes, n'arrachez pas vos ifs avec trop de soin, et ne changez entièrement des moeurs qui, d'accord avec les opinions, vous placèrent où vous êtes. La triste pédanterie de Jacques Premier ne compromit pas les Stuart comme la joyeuse dépravation de Charles Second. Louis XI et Richelieu avaient abaissé les grands par leur politique; Louis XIV les subjugua par les fastueux plaisirs de sa cour; le duc régent les avilit par la licence qui n'est autre chose qu'une extrême liberté de moeurs. Il me semble qu'un prince bon vivant et une princesse facile et folâtre, offrent la choquante contradiction du respect qu'on exige et du mépris qu'on excite.

Liberté.-Oh! quel mot! On ne l'entend point; personne ne l'explique. C'est un drapeau tout barbouillé; mais sitôt qu'il se déploie, on marche pour le suivre à toutes les vertus, à tous les crimes et à la mort.

Manie.-Demi-folie. Elle rend l'homme qui en est atteint, plus ridicule que malheureux, et ennuie les autres plus qu'elle ne les tourmente. Celui qui dans ses rêves voit des prédictions est fou; celui qui les raconte régulièrement, n'est que maniaque; celui qui confie sa vie à un charlatan est fou; celui qui, pour le moindre mal, court au médecin, n'est que maniaque. Les grands ont des manies dont personne n'ose les avertir: l'un est amoureux de sa figure, l'autre aime les chiens, un troisième les uniformes, un quatrième les beaux esprits qu'il n'entend pas et qui en prose et en vers se moquent de sa manie. Il me semble que Frédéric II, tout grand homme qu'il était, avait la manie d'étonner l'univers par une rare réunion de talents: Allemand, il voulut écrire en français; roi, conquérant, législateur, il voulut être poète. Jamais Voltaire ne le flatta plus adroitement que lorsqu'il lui dit:

A Salluste jaloux je lirai votre histoire,

A Lycurgue vos lois, à Virgile vos vers.

Frédéric II me paraît avoir pris Julien l'Apostat pour modèle: mêmes vrais talents, même ostentation de talents.

Modération.-Qu'un homme pieux et doux me la recommande au nom de la religion, qu'un homme sage et plus âgé que moi m'y exhorte au nom de l'expérience, j'écoute, je me soumets; ou si ma passion résiste, combat, et remporte une malheureuse victoire, je reviens humilié rendre hommage à des conseils trop mal écoutés, et promettre qu'une autre fois je serai plus docile: mais qu'un homme lourd et froid me prêche la modération, je crois voir la tortue ou le limaçon vanter la gravité et la lenteur.

Oh! taisez-vous, vous qui n'êtes pas en droit de vous faire écouter: ne venez pas gâter une cause si belle, et rendre ridicules les maximes les plus salutaires. La modération raccommode ce que gâtent les passions; elle prend un juste milieu entre deux extrêmes également nuisibles; elle empêche qu'on ne brûle pour sécher, qu'on n'arrête un incendie par un déluge; elle est amie de l'impartialité; elle amène avec elle la réflexion et les biais heureux et la douce persuasion qui concilie les esprits les plus opposés. Qu'on ne la confonde point avec l'indifférence: celle-ci se retire quand l'autre s'avance, et vient au milieu du tumulte et du bruit ramener la paix et le bon ordre.

Ici je citerai Virgile, je rappellerai la comparaison que fait ce poète, à propos de Neptune tançant les vents déchaînés: « Tel qu'au milieu d'une multitude agitée un homme sage, etc. » (Ille regit dictis animos, et pectora mulcet...) La modération, à la vérité, est plus douce et moins imposante que Neptune; mais cela ne rendrait pas la comparaison moins belle ni moins juste; au contraire, si elle produit avec douceur l'effet de l'autorité menaçante, c'est son triomphe le plus beau, et rien ne fait mieux sentir combien elle diffère de l'indifférence.

Nature.-Le sauvageon est naturel, sans doute; mais c'est aussi la nature qui donna à l'homme la pensée et l'art de greffer la pêche perfectionnée, sur le sauvage amandier. On sépare mal à propos la société d'avec la nature; Ferguson l'a dit avant moi, et de cette distinction illusoire, il naît des déclamations qui ne sont qu'éloquentes. Est-il quelque chose hors de la nature où nous ayons puisé nos institutions sociales, nos vices et nos erreurs? Nous ne pouvons pas plus nous écarter des lois de la nature que nous pouvons enfreindre celles du destin. Si cependant Rousseau et les autres appelants de la société à la nature, ont une idée distincte, si tout de bon ils voudraient en revenir à un état antérieur à nos institutions, je ne vois pas qu'autre chose qu'un déluge universel pût les satisfaire.

Obligation ou devoir.-S'explique si différemment par ceux qui exigent et ceux de qui l'on exige, que je n'en dirai rien: seulement j'exhorte les deux parties qui auront contracté ensemble, à se consulter et à s'en croire mutuellement à un certain point, sur les obligations respectives.

Pommes de terre.-Pour croître, elles demandent peu de culture; pour être bonnes à manger, elles demandent peu d'apprêt: voilà leur inestimable mérite. Prétendre en faire du pain, de la pâtisserie, du savon, de l'amidon, c'est perdre son temps et en faire perdre à d'autres. Il est beaucoup d'ingénieuses futilités.

En voilà assez, Monsieur l'abbé, pour vous faire connaître mon projet. J'ai encore des matériaux en réserve, et en attendant qu'on vienne à mon secours, je rassemblerai de quoi remplir trois ou quatre feuilles, revenant à l'alpha quand je serai allé jusqu'à l'oméga. L'Ane sera bien traité; car pour lui je traduis Buffon, comme j'ai copié Goethe. Au motCabale, je m'efforce d'en dégoûter ceux mêmes en faveur desquels elle s'agiterait. A l'article Féroce, je conjure les princes, sous peine d'en mériter l'épithète, de ne chasser plus qu'aux loups et aux sangliers. Dîme: j'en prends le parti comme du moins onéreux de tous les impôts: puis j'impose le riche en faveur du pauvre; j'exige qu'il donne au pauvre la dîme de ses revenus. C'est une dette, qu'il la paie: il sera libre, après cela, de donner davantage pour le plaisir de son coeur. Goutte: je félicite l'artisan et le laboureur qu'elle dédaigne de tourmenter: ensuite je prétends qu'elle ne remonte point du pied à l'estomac, comme nous montons d'un étage de nos maisons à l'autre, et j'exhorte les médecins à détruire quantité d'erreurs qui ne nous viennent que d'expressions figurées entendues littéralement: ces erreurs entraînent des pratiques absurdes et dangereuses. Je vois des gens avaler beaucoup de choses qu'ils destinent à adoucir immédiatement une poitrine irritée, sans penser du tout qu'elles seront interceptées par l'estomac, et que si elles sont mal digérées, elles nuiront à tout le corps. Les régénérateurs de la société ont fait des méprises toutes pareilles.

Hameau.-Je vais pour clôture vous donner cet article tout entier. Si l'on pouvait éloigner d'un hameau la misère extrême, il serait habité par l'innocence et le bonheur. Des voisins se connaissent, tout le monde pourrait s'entr'aimer, car tout le monde se connaîtrait. Le malheur d'un seul individu y serait l'affliction de tous. Dix ans, vingt ans pourraient s'écouler sans que le squelette hideux y vînt frapper à la porte d'aucune cabane. On y oublierait qu'il faut souffrir, et que la terre est une vallée de larmes. A Londres, à Paris, la douleur et le deuil se promènent partout, et à chaque pas on entend crier « Memento mori ».

En écrivant ceci, Monsieur l'abbé, j'ai trouvé l'empire d'Altendorf encore trop grand. C'est dans un hameau que je voudrais vivre cent ans avec Emilie.

(Mme de Vaucourt prend la plume)

Je ne vois dans ce que je viens de dire que trois ou quatre articles, à savoir Âme, Bâtir, Dimanche, Pommes de terre, qui conviennent à ceux auxquels la feuille est principalement destinée. Il est à souhaiter que dans la suite on les perde plus rarement de vue. Il y aurait quelques autres critiques à faire. Pourquoi peindre la générosité d'une manière si incomplète? Donner n'est pas tout. Parler, se taire, agir, s'abstenir d'agir, pourrait être selon l'occasion l'effet d'une générosité sublime, et il n'y a pas jusqu'à recevoir qui ne fût quelquefois très généreux.

LETTRE XII

Constance à l'abbé de la Tour

Ce 12 février 1795.

Emilie craint l'approche de l'armée anglaise; plusieurs de ses parents sont dans cette armée. ................................................................................... ................................................................................... et poussant la prévoyance encore plus loin. ................................................................................... ................................................................................... Elle a d'abord témoigné ses craintes à sa belle-mère, et nous a ensuite parlé à tous avec tant de raison, de délicatesse et de sensibilité, qu'elle aurait gagné nos coeurs s'ils ne lui avaient pas déjà appartenu. Théobald la regardait comme s'il l'eût vue pour la première fois: il parlait d'elle comme s'il n'en eût jamais parlé.

-Ma mère, disait-il, avouez que j'ai la meilleure comme la plus aimable des femmes.

- Combien je vous aime, ô mon Emilie, et combien je vous admire! Vous me rendez aussi vain que vous me rendez heureux.

Nous irons habiter, Emilie et moi, une petite ville où nous espérons n'être connues de personne. Le seul Lacroix viendra avec nous. Nous n'écrirons point et ne recevrons rien par la poste. Des paysans nous apporteront des nouvelles d'Altendorf.

Dans ce moment il vient d'être résolu que nous emmènerions le vieux baron; sa femme reste avec

Théobald, les enfants et Joséphine. Celle-ci est désolée.-Eh! mon Dieu! disait-elle tout à l'heure, si ma maîtresse s'accoutumait à être servie par une autre que moi!

Je lui ai promis d'être l'unique chambrière d'Emilie; ce qui malgré mon zèle lui laissera beaucoup à désirer.

Théobald et Emilie font de vains efforts pour dissimuler leur extrême tristesse: l'un ne reste, I'autre ne va que pour assurer le repos de tout ce qui leur est cher. Voilà ce qu'ils ont répété mille fois. A peine sont-ils bien résolus.

-Il me semble, me disait Emilie il n'y a qu'un instant, que dès que je serai montée en voiture, j'en descendrai et rentrerai ici avec vous: ne m'en empêchez pas si telle est ma folie. Oh! j'ai tort; je vous supplie, au contraire, de m'obliger à partir.

-Non, a dit Mme d'Altendorf, vous serez libre toujours, et si je vous vois revenir une heure après être partie, ou le soir, ou le lendemain, je vous recevrai à bras ouverts.

-Sans doute, a ajouté le vieux baron: vos motifs sont les nôtres, et nous changerons tous de pensée si vous prenez une autre résolution.

Cette bonhomie extrême qui dans un autre moment nous aurait peut-être un peu divertis, nous a fait fondre en larmes. Théobald n'y pouvant tenir, est sorti du salon.

-Mon père, ma mère, a dit Emilie, croyez que si dans un autre départ je fus coupable, j'expie bien ma faute par celui-ci.

-Vous coupable! a dit le baron; vous n'y pensez pas, et l'idée n'en est venue à personne.

La baronne l'a embrassée, en lui disant:

-Ne voyez-vous pas que vous nous rendez tous heureux?

Adieu, Monsieur l'abbé. Nous partons demain avant jour.

J'ai encore le temps de répondre à votre lettre que je viens de recevoir. Vous me demandez si l'extrême rectitude de Théobald ne cause point quelques disputes entre lui et moi. Aucune. Dans le fond je suis de son avis, bien plus qu'il ne paraît. Trouvant fâcheux, pénible, et souverainement inutile, d'exiger la perfection tout haut et ostensiblement, je l'aime et la désire, et pour tout dire, je l'exige au-dedans de moi. L'expérience m'ordonne de m'attendre à des mécomptes, à ce sujet, de la part de ceux qui jusqu'ici m'ont inspiré une estime sans mélange; mais je ne puis m'empêcher de compter sur eux, et je serais au désespoir s'ils réalisaient des inquiétudes que je trouverais raisonnable d'avoir plutôt que je ne les ai. Combien je pourrais devenir malheureuse! L'image d'Emilie dépravée, m'épouvanterait encore plus que celle d'Emilie mourante. Dieu me préserve d'avoir à pleurer ses vertus! Joséphine elle-même, quoique je ne compte pas absolument sur elle quant à ce qu'on appelle vertu chez les femmes, m'affligerait si je la voyais retomber dans le vice opposé. Malgré ce que je lui devais de reconnaissance, malgré ses excellentes qualités, malgré ce que sa jolie personne avait d'attrait et de charmes, j'avais peine dans les commencements à vaincre le dégoût que m'inspirait son désordre. Je le cachais ce dégoût; aujourd'hui il est détruit. Pauvre Joséphine! Henri laisse entrevoir quelquefois qu'il voudrait bien qu'elle n'eût point entendu « la route de Brême ».

Il aime, dit-il, la mer et les voyages maritimes: il pense que l'Amérique est le meilleur de tous les pays. Hier on lui demandait, en voyant les deux petits Théobald au sein de leur charmante mère, lequel des deux il croyait être le sien.

-Oh! que sais-je? dit-il en s'éloignant; l'un comme l'autre, peut-être.

J'ai su cette dure anecdote de Joséphine elle-même, auprès de laquelle je vins un moment après. Je lui demandai la cause des grosses larmes que je voyais tomber de ses yeux sur les visages innocents de ses deux nourrissons. Elle cache ses chagrins à Emilie, de peur qu'elle ne prenne Henri en aversion, ce qui serait très fâcheux, car Henri est entièrement dévoué à son maître. Joséphine donnerait beaucoup pour avoir été plus sage, et moi, Monsieur l'abbé, quoique j'aime ma fortune, à cause de l'usage que j'en fais, j'en donnerais les trois quarts pour qu'il me restât de moins fâcheux souvenirs de ceux à qui je la dois. je la regarde comme bien à moi, cette fortune; croyez qu'autrement j'y renoncerais, et j'ai pourtant un grand besoin d'elle pour me distraire et m'étourdir. Oh! la rectitude est bonne. Je n'aurai point de dispute avec Théobald. Je respecte tous les scrupules religieux, les scrupules de l'honneur, enfin tous, ceux même qui n'auraient point de nom, et jusqu'à la soumission à des lois que rien ne sanctionnerait. Mon esprit, si ennemi de tous les autres galimatias, respectera toujours celui-ci. J'aimerai toujours à voir l'extrême délicatesse se soumettre à des règles qu'elle ne peut définir et dont elle ne sait pas d'où elles émanent.

1. Philosophe allemand, que l'on dit être un homme profond. Il est encore plus admiré qu'il n'est entendu, de ceux qui lisent ses ouvrages. 1. Beaucoup de gens trouvent mauvais, a dit à l'auteur des Trois Femmes un homme de sens et d'esprit, beaucoup de gens trouvent mauvais que vous présentiez sous toutes sortes de formes le: « Que sais-je! » de Montaigne. C'est la seule critique raisonnable qui me soit parvenue. 1. Jésus-Christ a fait peu de longs discours et n'a dicté ni les Évangiles, ni les Épîtres.