Ollivier: MiMoText edition Jacques Cazotte(1719-1792) data capture frantext encoding Amelie Probst editor Julia Röttgermann 58982 Mining and Modeling Text Github 2020 Ollivier Jacques Cazotte 1817 1763

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CHANT 1

Je voulois chanter les dieux, les héros et les belles; mais la gaîté m'entraîne, elle m'égare, elle veut que je folâtre malgré moi. Le dieu du ridicule m'apparoît. Viens, me dit-il, entre dans ma carrière, je te soumets tous les esprits... puissant dieu! M'écrié-je... il s'est évanoui, et m'a laissé son sceptre et ses grelots. Loin d'ici la réserve minaudière, fille dédaigneuse de l'humeur et de la jalousie. Venez, esprits enfantins, enjoués, complaisans, faciles, troupe oisive et riante, environnez votre poéte, formez des groupes autour de moi: mêlez du lierre et des fleurs à mes grelots; qu'un peu de sel rende le babil piquant; que le ridicule ne soit point sans grâces: rêvons, chantons, amusons-nous. Mais si quelque esprit sérieux trouve que nous ne sommes pas sages, que nous faisons trop debruit: jeunesse aimable, prenez ce petit air boudeur qui vous sied si bien, et notre censeur lui-même va vous sourire. L'Asie étoit en feu; le monde chrétien, animé d'un zèle religieux, vouloit arracher la Palestine aux peuples infidèles qui la profanoient. L'Europe en armes couvroit la mer de ses vaisseaux, la terre de ses bataillons; mais entre tous les états qui se livroient à l'ardeur d'un si beau zèle, la France se signaloit par les plus redoutables efforts. Au chagrin de voir la terre-sainte opprimée, se joignoit le ressentiment des anciens affronts faits par les sarrasins à l'empire des lys. Philippe, souverain des français, vouloit humilier l'orgueil du croissant; et les puissans vassaux de cet auguste monarque conspiroient d'une ardeur égale à l'exécution de ses glorieux desseins. Sigismond, comte de Tours, avoit ordonné à sa noblesse de prendre les armes; mais la noblesse française eut-elle jamais besoin d'être excitée? La volonté du prince n'étoit pas encore annoncée par ses hérauts, et déjà cinq cents hommes d'armes, et quantité de chevaliers illustres par la valeur et par la noblesse de leur origine, s'étoient rangés sous la bannière de Tours. La croix d'or, qui brille sous leurs soubrevestes,est un témoignage authentique du dessein qui les a rassemblés. Leur contenance fière présage les prodiges que doit opérer leur vaillance. Le comte de Tours est à la tête. On démêle dans son attitude et sur son visage l'orgueil et le plaisir de commander à une aussi belle troupe; cependant, ses regards sont animés d'un feu sombre: on voit qu'un chagrin secret le dévore. Eh quoi! Le plaisir, le faste, l'abondance environnent les grands; l'obéissance et le respect les entourent, la soumission et le dévouement rampent à leurs pieds: comment les soucis cruels, les pâles inquiétudes, les soins dévorans peuvent-ils trouver accès dans leurs ames? Le comte n'a qu'une fille unique: la nature et l'éducation en ont fait un objet accompli; l'amour que les obstacles irritent, qui se nourrit dans les larmes, a touché le coeur de la princesse, et l'a rendue sensible au mérite d'un simple chevalier, autrefois son page: Agnès est devenue mère dans les bras d'Ollivier. Les liens d'un nouvel hymenée attachoient, depuis deux ans, Sigismond à Frédegilde, femme avare, ambitieuse, jalouse et cruelle: elle avoit un fils, objet de ses complaisances, et lui destinoit, dans son coeur, la main d'Agnès et la souveraineté de Tours: la princesse, prévenue d'une aversion invincible contre le faroucheInare, ne la dissimuloit point assez. La mère, le fils, également furieux, s'occupoient des moyens de se venger d'un sentiment dont ils pensoient avoir droit de se plaindre. Depuis long-temps Agnès, pour se soustraire aux importunités d'Inare, en prétextant une santé chancelante, affectoit de ne plus sortir de son appartement; dès qu'elle s'aperçoit de sa grossesse, elle cherche à s'envelopper encore davantage des ténèbres de la solitude; Bobée sa nourrice, Fleur-De-Myrte sa confidente, seules dépositaires du secret, s'efforcent, de concert avec elle, à le couvrir d'un mystère éternel; mais le moment fatal arrive; il faut donner le jour au fruit d'un amour indiscret et malheureux. Les grands sont trop entourés, les yeux ennemis et jaloux trop clairvoyans: Frédegilde en est instruite, et en porte sur-le-champ la nouvelle au comte. Voilà, lui dit-elle, seigneur, la raison des dédains qu'essuyoit mon fils Inare; on le sacrifioit à ce rival; et vos complaisances pour votre fille, cet objet indigne de votre amour, vous fermoient les yeux sur une conduite aussi coupable. Sigismond ne répond rien; mais ses regards étincelans, ses lèvres tremblantes annoncent sa fureur. Il appelle sa garde. " le scélérat qui me déshonore est dans mon palais, et les membresde son corps écartelé ne sont pas encore la proie des vautours! Allez, ministres de mes volontés; que toutes les portes s'ouvrent à la vue des ordres terribles dont vous êtes chargés, et que ma vengeance soit consommée. " la garde obéit; mais la recherche qu'elle fait est inutile. Ollivier étoit près d'Agnès tandis qu'elle ressentoit les douleurs de mère; à peine elles eurent fini par un heureux accouchement, que la belle, déployant elle-même sa toilette, en forma des langes pour l'enfant. Ollivier le prend dans ses bras. Il s'agit de dérober ce dépôt précieux aux dangers dont il est menacé. Un balcon de la princesse donnoit sur les fossés du château, trop profonds pour laisser en apparence quelque espoir à la fuite par cet endroit; les draps du lit, attachés à la balustrade, aplanissent les difficultés, et facilitent la descente à l'amant favorisé. Chargé du fruit d'un amour imprudent, il s'éloigne de la vue des murs dont l'enceinte, un instant plus tard, alloitlui devenir fatale. Alors Enguerrand vient trouver le comte... " seigneur, dit ce chevalier à Sigismond, je fus ami d'Ollivier tant qu'il fut votre serviteur et que je ne vis en lui qu'un chevalier sans reproche; l'honneur de vous être attaché par le sang ne me permet pas de balancer sur le parti que je dois prendre. Ordonnez à vos gens de me suivre, etabandonnez à mes soins la recherche du coupable. " la démarche d'Enguerrand étonna la cour du comte. étoit-il naturel que le meilleur ami d'Ollivier se déclarât si hautement contre lui? Mais Sigismond suppose dans ceux dont il est environné les mêmes mouvemens dont il est lui-même agité, et la garde de ce prince se met sur-le-champ en campagne sous les ordres d'Enguerrand. Pendant que le comte de Tours étoit en proie à des chagrins aussi cruels, la trompette excitoit de toutes parts les sujets de l'empire des lys à venir se ranger sous les drapeaux de leur monarque; et la renommée publioit que ce héros, à la tête d'une armée formidable, étoit prêt à s'embarquer sur une flotte de cinq cents voiles assemblées devant Arles. Sigismond se voit forcé de se rendre au camp des princes chrétiens. " madame, dit-il à Frédegilde, si des raisons d'ambition ou de politique m'avoient fait prendre les armes, je connois ce qu'un souverain doit à son peuple, à sa maison, et à lui-même; et, sachant mépriser de vains avantages, ou, s'il en étoit besoin, dissimuler une injure, je n'irois point porter à l'armée un front chargé d'ennuis, un coeur dévoré de chagrins, incapable de trouver du soulagement où vous n'êtes pas, et jepréférerois au faste des cours, au tumulte des camps, la plus affreuse solitude; mais, madame, un intérêt sacré nous anime et ne nous laisse pas le choix des sacrifices. Cependant ne croyez pas qu'infidèle à ma gloire, je veuille oublier un affront dont un ingrat l'a mortellement flétrie. Il faut intimider le crime par des exemples mémorables. Ce lâche suborneur, ce vil écuyer, nourri dans ma maison, expirera dans les horreurs d'un supplice éclatant; et, déchu des priviléges de sa naissance, enseveli dans les ténèbres du plus affreux cachot, l'indigne objet de sa passion sera abandonné pour toujours à la honte et aux remords. Adieu, madame; conservez-vous si je vous suis cher, et songez à ma vengeance. " le comte part, et la malheureuse Agnès demeure au pouvoir de sa mortelle ennemie. Après le départ de Sigismond, la garde de ce prince, fidèle à ses ordres, s'empressoit de chercher l'amant d'Agnès dans la ville et aux environs de Tours. Mais rien n'égaloit les mouvemens que se donnoit Inare. Bassement jaloux des avantages naturels, de toute espèce de mérite dans les autres, il portoit depuis long-temps à Ollivier une haine violente; elle devint implacable après l'éclat des amours d'Agnès, non qu'Inare aimât la princesse, un mouvement si noble n'étoit pas fait pour animer un coeur aussi dépravé; mais dévoréd'ambition, hautain, plein de lui-même, la concurrence d'un semblable rival l'indignoit, et la préférence obtenue sur lui le jetoit dans les derniers excès de l'emportement. Il brûloit de le rencontrer pour le livrer à la vengeance de Frédegilde, et descendoit, pour y parvenir, à des recherches dont le plus vil des satellites auroit rougi. Un bruit se répand qu'on a vu sur la route d'Orléans un homme à cheval, pressant sa marche, et portant devant lui, dans un panier, un jeune enfant dont les cris se sont fait entendre. Inare vole à la source de ce rapport; il vient de quelques laboureurs qui travaillent dans la campagne; et la conformité des discours ne permettant pas de former des doutes sur leur sincérité, le tourangeau se précipite vers l'endroit indiqué, se croyant déjà maître de sa proie. Enguerrand le suit avec toute la garde de Sigismond. Après trois heures d'une marche forcée, l'objet qu'on a poursuivi se présente. On distingue déjà les cris de l'enfant. L'impatient Inare tressaille de joie; il insulte d'avance à l'ennemi dont il pense qu'il va se rendre maître. Il anime sa troupe, il presse son cheval. Il est arrivé. Aimable Ollivier, modèle des amans, miroir de chevalerie, vous étiez perdu si le hasard vous eût fait chercher votre salut de ce côté. Au lieude vous, votre stupide adversaire ne trouve qu'un fantôme. L'adroite amitié l'avoit substitué à votre place, pour tromper la rage de vos persécuteurs. Ollivier, sorti du château de Tours, étoit à peine sur la route qui conduit en Bretagne, qu'Enguerrand en fut instruit. Le porteur du message étoit un jeune homme, proche parent de la nourrice d'Agnès, et le hasard voulut qu'un frère de ce jeune homme, encore au berceau, se trouvât pour lors dans les environs de la ville. Euguerrand ordonne au messager de monter à cheval, de prendre son frère, de l'emporter avec précipitation du côté d'Angers. Ensuite, voulant assurer le succès de son stratagême, il fut offrir ses services au comte, et lui promit alors de ne point prendre de repos que l'affront fait à leur sang ne fût réparé. Mais l'adroite équivoque étoit alors sur les lèvres d'Enguerrand. Il avoit sans doute à coeur la réparation de l'honneur d'Agnès; mais elle ne devoit pas être cimentée du sang de son meilleur ami. Ollivier lui avoit sauvé la vie dans un combat contre les bourguignons; Ollivier étoit lié par le sang à Fleur-De-Myrte, cette aimable amie d'Agnès, qui avoit inspiré à Enguerrand une passion vive, payée du plus tendre retour; Ollivier, noble, généreux, sincère, avec des moeurs pleines de franchise, de douceur et d'agrément, étoit fait pour avoir des amis; il avoit trop de droits sur le coeur d'Enguerrand pour ne pas devoir en tout attendre. Rien n'égala la mortification d'Inare lorsque, après avoir joint l'homme à cheval qu'il poursuivoit avec tant de chaleur, il vit une espèce de paysan dont la figure lui étoit étrangère, et un enfant si formé qu'il ne pouvoit être celui dont on faisoit la perquisition. Alors, au désespoir d'avoir perdu son temps dans une course aussi vaine, le fils de Frédegilde, après avoir fait ressentir au villageois quelques traits de sa brutalité, après quelques apostrophes indécentes contre le ciel, reprit la route de Tours avec les cavaliers de sa suite. Il ne rentra pas dans la ville; mais, comme si quelque mauvais génie l'eût éclairé, il s'engagea dans la même route que l'amant d'Agnès avoit choisie pour se rendre en Bretagne. Ollivier, chargé du fruit de sa tendresse, dans la crainte qu'une marche trop précipitée de sa part n'incommodât ce fardeau précieux, fuyoit à pas trop lents pour s'éloigner bien vîte des dangers qui le suivoient. Ses regards inquiets observoient les objets les moins suspects; son oreille attentive saisissoit les moindres bruits: tout devenoitpour lui une occasion de frayeur. Il s'arrêtoit; il fixoit son attention, et ne reprenoit son chemin qu'après s'être bien assuré de la fausseté de ses craintes. Enfin, sur le déclin du jour, étant parvenu sur les rives de la Loire, tandis que ses yeux en suivoient le cours et les bords pour observer s'il ne découvriroit point quelque barque qui pût lui faciliter le passage, il aperçoit, sur le haut d'une colline opposée et située à un mille de distance de l'endroit où il étoit, un gros de cavalerie qui venoit de son côté à toute bride. La plaine dans laquelle il se trouvoit alors, découverte de toutes parts, n'offroit à ses regards aucun asile. Ses bras désarmés ne pouvoient lui servir de défense; en retournant sur ses pas, il se livroit à ses ennemis; et, pour leur échapper, il ne lui restoit que la ressource d'abandonner son fils, et de passer à la nage une rivière large, profonde et dangereuse. à la vue du danger qui le presse, son coeur se remplit d'amertume, ses entrailles se déchirent; il embrasse son fils, le baigne de ses larmes. Il cherche une touffe d'arbrisseaux qui puisse le dérober à la vue de ceux qui le poursuivent. Mais qui lui fournira la nourriture? Ne vaut-il pas mieux l'exposer? Il l'enlève de nouveau, va le placer au milieu du chemin, court vers la Loirequ'il lui faut traverser... il voit venir les inhumains qui vont lui ravir son fils. Ah! S'ils pouvoient le méconnoître! Mais les langes qui l'enveloppent vont le trahir. Il revient; il ne peut trouver d'autres langes pour l'envelopper. Il le prend dans ses bras, le serre; il sanglote, il veut essayer de le sauver à travers les flots de la Loire; mais c'est l'exposer à périr. Cependant le danger augmente; il approche: il faut fuir ou se perdre. Ollivier s'arrache enfin à ce dépôt qui lui est si cher, le laisse entre les bras de la providence, et se jette à la nage. C'étoit Inare, qui, toujours poussé par le même instinct, venoit sur les ailes de la fureur. Il pressoit si vivement son cheval que les cavaliers de sa suite ne pouvoient le suivre. Il n'étoit plus qu'à deux cents pas de la rivière; tout-à-coup le terrain sur lequel il étoit fond sous lui, s'entr'ouvre, l'engloutit et le dérobe aux yeux de son escorte. Ciel, protecteur de l'innocence, tu le fis tomber dans un piége que des villageois avoient tendu pour surprendre une bête féroce! La fosse étoit profonde; Inare, accablé de sa chute, que le poids des armes avoit rendue plus lourde, y demeura sans connoissance. Sa suite arrive; une partie reste auprès de lui pour essayer de lui donner des secours, l'autre se disperse pour enaller chercher dans les hameaux du voisinage. Ollivier passa la Loire. Il étoit accablé de fatigue, exténué; mais le désespoir, qui ôte les forces aux ames communes, sembloit avoir augmenté les siennes. La nuit alloit couvrir la terre de ses ombres, lorsqu'il parvint à l'autre bord de la rivière. On étoit dans les premiers jours du printemps; les rayons du soleil, en son midi, ont alors cette force agissante qui commence à réveiller la nature; mais le soir et le matin tiennent encore de la triste saison qui vient de précéder. Le peu de vêtemens qu'avoit sur lui notre jeune héros étoit mouillé; rien ne pouvant le défendre de la rigueur du froid, et la faim se faisant ressentir, il entra dans une cabane écartée des routes ordinaires. Elle étoit ouverte; un chien se présenta pour lui en défendre l'entrée; mais l'animal s'étant adouci, Ollivier ne trouva dans la maison que deux jeunes enfans qui lui sourirent. Leur âge tendre, leur naïveté, leurs charmes lui rappellent le trésor dont il vient de se séparer; il les prend dans ses bras, les serre avec tendresse, leur prodigue mille embrassemens. Son action, les pleurs qui baignoient ses joues, émurent ces enfans. Ils rendirent caresses pour caresses, larmes pour larmes, et ce tableau touchant fut le premier objet qui frappa les regardsdu père et de la mère, pauvres pêcheurs, qui revenoient de leurs travaux. Dès qu'Ollivier les aperçut, il alla au-devant d'eux. " je caresse vos enfans; ils m'ont rappelé le souvenir du mien. Hélas! Je suis père comme vous, mais je suis bien malheureux! Je viens avec confiance vous demander asile pour cette nuit, vous prier de partager avec moi le peu de mets que vous destinez à votre nourriture. J'en aurai une reconnoissance proportionnée au besoin que j'ai de ce bienfait. " les hôtes d'Ollivier, gens simples et bons, touchés de l'état dans lequel ils le voyoient, frappés de la beauté, de la noblesse et des grâces de sa figure, le rendirent bientôt maître de ce qu'ils avoient de provisions. Du poisson, mais en petite quantité, du lait, quelques fruits secs, firent tous les apprêts du festin. La famille jetoit des regards attendris sur Ollivier; et lui, démêlant leur sensibilité: " ô mortels privilégiés! Disoit-il au fond de son coeur, vous ignorez ces noms fastueux, magnanimité, élévation, grandeur de courage; mais vous avez de l'humanité: vous possédez peu, mais vous le partagez sans avarice et sans défiance. Vous êtes sensibles aux infortunes des autres; il ne faut pas d'appareil pour vous toucher. La vue d'un étranger n'a rien d'effrayant pour vous; vous ne craignez pas leshommes; vous n'appréhendez pas que la cupidité cherche à vous ravir vos trésors, qui sont le travail et l'innocence. Un amour exempt de trouble vous unit; vous en voyez croître autour de vous les gages; un jour ils partageront vos travaux, et vous en rendront le poids plus léger; ils seront l'appui de votre vieillesse; ils vous fermeront les yeux, et recueilleront en paix l'héritage inestimable que vous leur laisserez... vos moeurs. " Ollivier alla s'étendre sur des joncs; mais il ne put y fermer la paupière. Les malheurs auxquels Agnès demeure exposée, les dangers de son fils, se retracent trop vivement à son esprit pour ne pas déchirer son coeur. " elle te l'avoit confié, lâche! Se disoit-il à lui-même: tu n'as su ni le défendre ni le mettre en sûreté. Peut-être, hélas! échappé à nos ennemis, abandonné de moi, il va périr par le seul effet de l'intempérie. Est-ce donc ta vie que tu devois sauver? Est-il un supplice plus cruel que tes remords, et qui puisse ajouter à ta honte? Et tu cherches du repos! " en finissant ces mots, le jeune héros se lève; il sort sans bruit de la cabane, court à la Loire, s'y jette, la traverse; guidé par la clarté des étoiles, il vole à l'endroit où il a laissé cet enfant précieux. Il n'y trouve qu'un sujet dedésespoir; son fils n'y étoit plus. Il revient sur ses pas, rentre dans la cabane, et passe le reste de la nuit dans l'agitation. Il fut entendu par le pêcheur. Cet homme simple et sensible vint à lui dès qu'il fut jour, et lui fit des offres de services si pressantes et si naturelles, qu'Ollivier crut devoir y prendre confiance. " il est superflu que je vous dise mon nom, dit-il au pêcheur; mais partez pour la ville de Tours, et vous le trouverez dans la bouche de tout le monde. Traversez la Loire à l'endroit le plus voisin d'ici. Il parut hier un gros de cavalerie sur la rive opposée; on y abandonna un enfant qui ne faisoit que de naître. Tâchez de vous informer de son sort; écoutez ce qu'en dira le peuple; il s'entretient volontiers de choses extraordinaires. Mais n'interrogez point; sans doute vous deviendriez suspect, et je ne voudrois pas avoir exposé mon bienfaiteur. Quand vous serez à Tours, cherchez un homme qu'on appelle Strigée. Il demeure près du château, il y est connu. Abordez-le sans empressement; présentez-lui cette bague, en lui disant que vous avez laissé son ami prêt à s'embarquer pour Nantes. Strigée vous fera sans doute quelques questions, et vous lui rendrez compte de ce dont le hasard aura pu vous instruire. Partez; renvoyez-moi lesbateliers qui vous auront conduit, j'ai dessein de m'en servir pour continuer mon voyage. " Ollivier et son hôte se séparèrent, les bateliers revinrent, et le fil de la Loire conduisit en peu de jours le chevalier aux murs de Nantes. Stenon, fils de Richard, se préparoit à partir pour la croisade à la tête des barons de Bretagne. Tout étoit en mouvement dans le port. Ollivier achète des chevaux, des armes, frète un petit bâtiment, et se prépare à suivre la flotte avec deux écuyers dont il n'est pas connu. Il s'attendoit chaque jour à recevoir des nouvelles de Strigée. Ce gentilhomme, dont il ne pouvoit suspecter le dévouement, étoit père de Rosimond, son écuyer. Instruit par le récit du pêcheur, comme on pouvoit le supposer, il auroit dû trouver les moyens de faire passer à Nantes des nouvelles et des secours; mais au moment de l'évasion d'Ollivier, Frédegilde, n'ayant pu s'assurer de Rosimond, s'en étoit vengée sur le père. Retenu par l'âge, se reposant sur son innocence, le vieillard n'avoit pas cru devoir prendre la fuite. Arrêté par les ordres de la comtesse, il étoit renfermé dans une étroite prison. Cependant la flotte des bretons s'éloigne du port; et Ollivier, ignorant le sort de tout ce qu'il avoit de plus cher, est obligé de partir. Une navigation courte et heureuse les amène devantArles, où étoit le rendez-vous général. Une marche précipitée y a déjà conduit les tourangeaux, et tout y annonce les apprêts d'un embarquement prochain. Le rivage, couvert des approvisionnemens de guerre et de subsistances, invite, au bruit des fanfares guerrières, les chaloupes ornées de banderolles de différentes couleurs; elles volent sur les flots, qu'elles font écumer et mugir sous le tranchant des avirons. Disputant entre elles de légèreté dans la marche, d'adresse dans les évolutions, de promptitude dans l'expédition, on les voit se croiser et se mêler sans désordre, tantôt pliant sous la charge qu'elles s'empressent d'emporter, tantôt légères et comme courant à de nouveaux butins. Cependant tout n'est pas moins en action sur le rivage. Le manoeuvre robuste s'y courbe sous les fardeaux; l'officier actif commande le travail, s'efforçant d'écarter la foule dont la plaine est inondée, et par qui le départ du soldat se voit retardé; mais les ordres sont inutiles. L'ami cherche son ami, le frère cherche son frère. Une amante au désespoir se précipite vers la rive pour y trouver, pour y voir encore le jeune guerrier qui lui promit la foi. Ici c'est une épouse gémissante, échevelée, portant sur son sein les fruits innocens d'une union sacrée. Là c'est un vieillard accablé sous le faix desans; ses organes affoiblis ne lui permettent plus de distinguer les objets dont il est environné; il s'adresse à tous ceux que le hasard a placés sur son passage. " hélas! Leur dit-il en parlant de son fils unique, il s'est embarqué! ô vieillesse impuissante! Tu n'as pu désarmer, attendrir ce fier courage; que ne me permettois-tu de le suivre et d'aller mourir auprès de lui? " à ces mots la douleur le suffoque, il est près de tomber en défaillance; mais se ranimant tout-à-coup, il aborde un inconnu: " vous le verrez; portez-lui ce dernier embrassement; dites-lui qu'après Dieu qu'il va servir, il se souvienne d'un père malheureux, inutile à soi-même; je ne vivois que pour lui, son absence va me réduire au désespoir. " mais le signal du départ flotte enfin dans les airs; les cables rappellent les ancres à bord des vaisseaux; la voile, qui ne tenoit plus que sur un fil, tombe, se déploie et s'enfle au gré d'un vent favorable. On vogue, et déjà les remparts de Tortose frappoient de loin l'espérance des guerriers, lorsque tout-à-coup le ciel s'obscurcit, le vent gronde, la vague se soulève, la flotte se disperse. Le vaisseau qui portoit le comte de Tours voit sa mâture emportée par un tourbillon; alors le gouvernail devient inutile, l'art du pilote impuissant. Le bâtiment, jouet de l'onde, va donner contre un écueil, et s'y brise.Chacun cherche à se garantir du naufrage; et Sigismond, abandonné des siens, n'ayant de ressources qu'en ses propres forces, essaie de gagner la rive en luttant contre les lames qui semblent l'en repousser; mais ses forces épuisées l'abandonnent; la respiration étouffée cède aux flots de l'onde amère. Un nuage épais couvroit déjà les yeux de l'infortuné prince; il alloit périr: une main secourable le saisit par un pan de sa tunique, et peu à peu il se trouve sur le sable, entre les mains d'un inconnu armé qui s'efforçoit, par tous les soins possibles, de le rappeler à la vie. D'abord la reconnoissance d'un semblable bienfait ne peut éclater que dans les yeux de Sigismond; peu à peu, dégagé de l'eau qu'il avoit bue, réchauffé par les rayons du soleil, il recouvre l'usage de la parole avec les forces, et cherche à manifester sa gratitude. " généreux mortel, dit-il, ou plutôt génie secourable, qui venez de m'arracher des portes du trépas, pourquoi votre armure me cache-t-elle les traits de mon bienfaiteur? Ne m'enviez pas plus longtemps le bonheur de connoître le guerrier à qui je suis redevable d'une vie que je voudrois pouvoir lui sacrifier à mon tour. " Sigismond se tut; le guerrier balance quelque temps; enfin il délace son armet, le jette loin de soi; et, se précipitant aux genoux du comte: " je suis votrepage Ollivier, seigneur; je vous demande la mort, je la mérite...-malheureux! S'écria le comte en se levant sur son séant; après l'affront cruel que tu m'as fait, après l'opprobre imprimé sur mon front, tu oses encore venir empoisonner l'air que je respire! Je jure... " Ollivier ne lui donna pas le temps d'achever l'imprécation: accablé, consterné, saisi, il se retire. " hélas! Se dit-il à lui-même, le comte est né sensible et généreux; mon infortune et ma foiblesse m'ont fait trahir ses bontés. Sigismond, votre ressentiment est juste; si j'étois le seul malheureux comme je suis le seul coupable, voudrois-je dérober ma tête à votre courroux? Non, j'irois solliciter votre bras, et ma main désespérée lui aideroit elle-même à consommer votre vengeance. ô Agnès! ô mon fils! Objets touchans, je saurois mourir pour vous, si ma mort pouvoit vous devenir utile. Fasse le ciel que je puisse un jour, à force de vertus, vaincre la haine du cher ennemi qu'il me faut combattre, et vous rendre le repos que je vous ôtai à tous par un instant de foiblesse! "

CHANT 2

Enguerrand, depuis qu'Inare se fut séparé de lui, promena d'abord sa troupe de côté et d'autre au petit galop; ensuite il la disperse, sous prétexte de rendre la recherche plus générale, s'en éloigne lui-même, et prend le chemin d'Angers au travers de la forêt de Mont-Grand, accompagné de son seul écuyer. Il étoit nuit, il faisoit froid; l'écuyer grelottoit et parloit entre ses dents. " qu'est-ce, Barin, lui dit le chevalier, vous ne me paroissez pas content?-seigneur, répondit l'écuyer, j'ai passé l'âge où l'on se plaît aux aventures; je commence à aimer mes aises, et la route que nous prenons m'annonce un mauvais souper et une pire nuit. Cet endroit-ci n'a pas une bonne renommée. Il y revient, dit-on, des esprits, des loups-garous; on en fait d'étranges contes.-faut-il, dit Enguerrand, donner dans ces bruits populaires? Auriez-vous peur? ...-pas plus qu'un autre, répliqua Barin; en devenant prudent, je ne suis pas devenu plus timide; nous en ferons preuve dans l'occasion. " cependant l'épaisseur de la forêt redoublant l'obscurité de la nuit, nos voyageurs, ne pouvantdistinguer aucun sentier, étoient sur le point de descendre de cheval, faute de pouvoir marcher plus long-temps, quand leurs yeux furent frappés d'une lumière vive qu'ils aperçurent dans l'éloignement, et vers laquelle ils dirigèrent leurs pas. En marchant vers la lumière qui les guidoit, Enguerrand et son écuyer arrivent sous un berceau formé par les branches de quelques chênes très-élevés, auxquelles un pavillon leste et galant étoit suspendu. On voyoit sous ce pavillon un couvert mis pour deux personnes, servi avec propreté, et un souper aussi bien entendu qu'appétissant. Dans la situation où se trouvoient nos voyageurs, leurs yeux ne pouvoient être frappés par un spectacle plus agréable. Le terrain étoit couvert d'un riche tapis de Turquie. L'ameublement et le buffet respiroient la délicatesse, le bon goût et l'opulence; nos aventuriers jugèrent que le lieu préparé pour cette petite fête devoit être destiné à recevoir des gens d'importance. Ils s'avancèrent et furent surpris de ne voir personne sous ce pavillon. Ils en font le tour. L'obscurité la plus épaisse, le silence le plus morne, la solitude la plus exacte, y règnent de toutes parts. Ils entrent. Les mets leur paroissent cuits àpropos, l'assaisonnement saisit l'odorat, la vapeur les environne encore, et annonce qu'on ne fait que de les servir. " sans doute, dit Enguerrand, nous aurons affaire à des gens bien nés; ils se feront un plaisir de partager ce repas avec nous. Vous vous inquiétiez, Barin. Avois-je besoin, pour courir après Ollivier, de m'engager dans cette forêt sombre? J'en devois craindre quelque fâcheuse aventure. Cependant vous voyez comme celle-ci commence.-monsieur, répondit Barin, si elle doit se terminer par un souper, il est très à propos qu'elle finisse. Nous perdons bien du temps; et, n'en déplaise à la bienséance, je ne pense pas que nous fissions mal d'entamer ce pâté. Voilà de quoi satisfaire quatre appétits plus désordonnés que les nôtres; il en restera toujours assez. Nous en serons quittes, à la rigueur, pour faire une histoire et des complimens. Vous savez comme vous vous tirez des uns et des autres. On nous saura gré, sans doute, d'en avoir agi avec une honnête liberté. Quant à moi, dit-il en prenant à deux mains un pain dans une corbeille et y mordant de tout son coeur, je vais faire des choses qui rendront croyable tout ce que vous pourrez dire de la faim qui nous dévore.-vous êtes glouton, Barin, dit le chevalier. " en disant cela, il prend lui-même quatre truffes d'une main et quelques poignées d'olives de l'autre. " monsieur, dit Barin (en prenant un pigeon au basilic au bout d'une fourchette), quand on m'aura traité de glouton, tout sera dit. Le vin est tiré, il est à la glace, buvons. " les truffes altèrent. Enguerrand boit un coup. Il s'assied, et non tout-à-fait à table, un peu de côté, et met sur son assiette une cuillerée de crême qui paroît très-délicate. Barin va à lui. " je pense, dit-il, que vous mangeriez de la crême sans serviette. " en disant cela, il en déplioit une et la lui mettoit sur les genoux; puis, l'approchant de table: " ne vous asseyez donc point comme un enfant. " voilà Enguerrand assis et installé. Voilà Barin vis-à-vis de lui. Les entrées, le rôt, l'entremets, tout fut attaqué dans les règles. Le vin étoit délicieux: on en but. Nos gens étoient si fort occupés, qu'ils ne s'apercevoient point de ce qui se passoit autour d'eux. Barin leva les yeux par hasard. " qu'est-ce que ceci, monsieur? Nous sommes en cage. " Enguerrand regarde à son tour: ils y étoient en effet. Tandis qu'ils satisfaisoient si avidement leur appétit, le pavillon avoit disparu, et il s'étoit formé autour d'eux une belle cage de fil de laitonbien dorée. Comme ils alloient se récrier sur cette merveille, la cage s'élève de terre, à l'aide d'une poulie, jusqu'au haut d'une branche, et y tient. Le maître et l'écuyer se regardèrent. " nous avons fait un bon souper, dit le dernier, gare à la digestion; nous sommes pris à la pipée. Jusqu'ici, à considérer le repas et les barreaux de la cage, tout n'est qu'or et bonne chère; mais j'appréhende que les choses n'empirent. Avois-je tort de me défier de ce maudit bois? Enguerrand ne répondit rien; Barin se tut à son tour; tous deux se prirent à rêver. Peu à peu les vapeurs du souper, les fumées du vin leur montant à la tête, mirent fin aux réflexions; et voilà nos deux encagés étendus sur le tapis de Turquie, dormant à qui mieux mieux. Le jour étoit déjà fort avancé, et les rayons du soleil, perçant de toutes parts à travers les feuillages, éclairoient depuis long-temps la cage de nos dormeurs, lorsqu'ils furent éveillés par un caquet bruyant et des éclats de rire très-animés. Ils se mettent sur leur séant, ils ouvrent les yeux, ils se les frottent, et pensent dormir encore, tant ce qu'ils voient autour d'eux a l'apparence d'un rêve. La cage, qu'on avoit redescendue, étoit environnéede six femelles. Elles paroissoient être d'espèce humaine. Cependant, à la réserve du cou, du visage et des mains, elles étoient couvertes de plumes de la tête aux pieds. Leur physionomie n'avoit rien de rebutant. La plume courte, mince et frisée, qui tenoit la place des cheveux, une touffe placée en aigrette au-dessus du front, formoient en tout une coiffure agréable. Les bras ressembloient à des ailerons, et les jambes présentoient encore un spectacle plus bizarre. Elles parloient toutes à la fois. " voilà de jolis étourneaux! Disoit l'une.-comme ils ont mordu à l'appât! Disoit l'autre en regardant les restes du souper demeurés sur la table.-trève à la plaisanterie, " dit celle qui paroissoit avoir le plus d'autorité. Puis, adressant la parole à Enguerrand: " chevalier, lui dit-elle, je vous rends la liberté au nom de Strigilline, ma maîtresse, mais sous une condition: vous me donnerez la main jusqu'au château qui est à quelques pas d'ici, et vous y prendrez du repos. " la capitulation fut acceptée. Enguerrand marcha vers le château. Il n'ouvroit pas la bouche; cependant il commençoit à se faire à l'aventure, qui, jusque-là, ne le menaçoit de rien de fâcheux. Il jette les yeux sur les objets qui sont autour de lui. Il voit des avenues riantes, unecampagne agréable et qui paroît cultivée, d'assez belles eaux, des points de vue bien ménagés, enfin tout ce qui peut annoncer la demeure d'une personne opulente et entendue. Le château ne paroissoit pas encore. Enfin il se présenta, et ne répondit point, du moins par la forme, aux dehors qui l'avoient annoncé. C'étoit une très-grande cage flanquée de quatre autres petites, comme le seroit une tour de ses quatre tourillons. Dès qu'Enguerrand fut entré dans le salon où Strigilline l'attendoit, elle fit deux pas au-devant de lui d'un air obligeant, et lui dit: " je compte, chevalier, que vous me pardonnerez une supercherie innocente. Quand on est, comme moi, forcée à vivre dans la retraite, on est excusable d'attirer chez soi la bonne compagnie. Hier, l'empressement de voyager vous avoit fait oublier de satisfaire aux besoins les plus essentiels. Je m'aperçus de votre état, et vous fis abandon d'un souper qui n'attendoit personne. Je jugeai même devoir me tenir à l'écart pour jouir de votre surprise, et vous laisser liberté toute entière. Le reste est un jeu de mécanique, dont je me donne quelquefois l'amusement; mais je prétends que vous en tiriez une petite vengeance, et me mettiez dans le cas de vous prouver que je sais ce qu'on doit d'égards aux gens de votre sorte et de votre mérite. " Enguerrand ne répondit que par des inclinations de tête et quelques paroles de civilité. Il considéroit la fée, car c'en étoit une. Son plumage étoit d'un petit jaune, semblable à celui des serins de Canarie; elle avoit le tour du visage beau, le teint éclatant, la lèvre vermeille, les dents du plus bel émail, l'oeil noir, vif et bien coupé, mais le regard sournois. Ses sourcils, arrondis en un très-bel arc, n'étoient point séparés. On voyoit quelque chose de malin dans son sourire, et l'assemblage de tous ses traits formoit une physionomie spirituelle, piquante et scélérate. On servit un dîner abondant et délicat. Enguerrand n'étoit pas encore à son aise. Strigilline le combloit d'attentions. " vos yeux, lui disoit-elle, ont peine à se faire aux objets singuliers qui les frappent. Votre inquiétude et votre curiosité sont naturelles. Sans doute il y a du mystère, et je serai charmée que vous me mettiez dans le cas de m'en expliquer franchement avec vous. Nous attendrons que nous soyons un peu plus connus l'un de l'autre. L'inclination naît d'un coup-d'oeil; la confiance se gagne. " Enguerrand répondit encore avec le même embarras. On desservit. Il y eut musique, promenade, bal. La cour emplumée fit preuve de talens dans tous les genres; Strigilline étala de l'enjouement, des grâces. L'heure du soupervint. Ce repas fut plus splendide que le dîner, et un peu plus gai. Strigilline vouloit qu'Enguerrand lui fît part des inquiétudes qu'il avoit en se voyant encagé. " il faut, lui disoit-elle, que vous fassiez un petit ouvrage sur ce sujet... vous me fixez, seigneur, pensez-vous être ignoré, et que vos talens, connus bien par-delà Saumur, n'aient point percé dans la forêt de Mont-Grand? Imaginez-vous qu'il n'entrât rien de personnel dans l'accueil que vous avez reçu, et que je me tinsse autant honorée de toute autre visite que de celle du brave et spirituel Enguerrand? " le chevalier sourioit à l'éloge avec modestie. " y auroit-il de l'indiscrétion, poursuivit la fée, à vous prier de nous faire part d'un de ces ouvrages qui jouissent d'une réputation aussi générale? " Enguerrand se fit presser: enfin il tira ses tablettes de sa poche. Les rires folâtres et désoeuvrés, les distractions, les agaceries concertées, les minauderies sans motifs, badinoient encore autour de la table; un coup-d'oeil de la fée a réveillé l'attention; les yeux s'arrêtent, les bouches se composent, les contenances s'arrangent. Le chevalier a saisi d'un coup-d'oeil la disposition générale; il prend la parole. " voici, madame, un des fruits de mon désoeuvrement. Il me coûte peu de travail; j'y attache encore moins d'importance... " il lit.

CHANT 2 LE DIABLE à QUATRE

Conte. Quatre héros d'origine gauloise, Guichard, Odon, Berenger et Tristan, furent jadis prisonniers d'un soudan. Le mécréant, d'humeur assez courtoise, leur dit: " guerriers, je brise vos liens; vous me devez la moitié de vos biens. Je m'en rapporte à la foi cavalière; embarquez-vous, et vogue la galère. " nos paladins, satisfaits du traité, joyeusement s'en revenoient en France; mais du projet Aquilon révolté, de la revoir leur ôte l'espérance: deçà, delà, leur vaisseau balotté, manquant de tout, sur la côte est jeté. Heureusement la plage étoit unie; les voilà donc à terre en sûreté, si l'on pouvoit l'être à Céphalonie, pays alors assez mal habité. Les gobelins l'avoient en leur puissance, et ces lutins malfaisans et rusés ne jouoient pas de ces vieux tours usés, dont un enfant prévoit la conséquence; pour étayer un peu mieux leur crédit, à la malice ils mêloient de l'esprit. Nos chevaliers, la bourse dégarnie, se voyant là sans linge, sans habit, un grand courage, un plus grand appétit, cherchent d'abord une maison fournie, où leurs besoins pussent être assouvis; d'un prompt succès leurs désirs sont suivis.D'un logement à peine ils sont en quête, au-devant d'eux se présente un vieillard. " venez chez nous, on vous y fera fête; j'ai quatre lits, ils sont tous quatre à part.-très-volontiers, dit Tristan; mais, notre hôte, de ta maison verrons-nous bien la côte? Y pouvons-nous épier le hasard d'un bâtiment qui parte tôt ou tard?-on ne peut mieux, dit l'homme à barbe blanche, dans quinze jours nous avons foire franche; pour tous les lieux où vous voulez surgir, vous trouverez des nochers à choisir. En attendant, pour prendre patience, qu'aimez-vous mieux? Vin de Grèce, ou de France, ou d'Italie? On va les mettre au frais...-bon, dit Tristan; mais ménagez les frais, ou vous pourriez en être pour la mise. " lors l'aubergiste, " ou je m'y connois peu, ou près de vous la parole vaut le jeu; on ne perd rien avec les gens de mise.-c'est très-bien dit, nous te prenons au mot. Se refuser à tant de courtoisie, dit Berenger, ce seroit fantaisie; fais-nous servir. " la chère étoit choisie, et le besoin étant de subrécot, donnoit à tout le goût de l'ambroisie. La gaîté vient avec les bons propos; on alloit loin, quand, d'un ton d'importance, Odon leur dit: " permettez-moi deux mots. D'où vient, messieurs, qu'aujourd'hui l'abondance autour de nous semble ici regorger? Moralisons sur cette circonstance: c'est que le ciel voit avec complaisance le beau dessein qui nous fait voyager. En gens d'honneur nous allons dégager notre parole, et revenant de France,mollahs, dervis, les soudans, les imans, j'écraserai, comme cette fougère, tous ces magots affublés de turbans. " il dit et brise en mille éclats son verre. L'hôte entendoit ce discours en passant; il en rioit sous cape en s'en allant. Et cependant le dévot auditoire faisoit chorus en demandant à boire. Après avoir épuisé les flacons, un doux repos leur ferme la paupière; le jour revient, on leur fait bonne chère; on boit, on rit, on savoit des chansons; on chantoit, et puis d'intelligence, on s'en alloit, qui deçà, qui delà, sans se jamais demander qui va-là? Ni se parler de retour vers la France. " mais où sont donc ces vaisseaux, ces marchands qui devoient tant aborder sur la côte, disoit Tristan? Il paroît que notre hôte ment volontiers pour avoir des chalands. C'est le métier: d'ailleurs il est bon diable, bon cuisinier, d'une humeur agréable; mais j'en conviens, vous l'avoûrez aussi, ce n'est pas lui qui nous retient ici, et qui nous fait oublier la patrie; nous avons tous lié notre partie, et ce qu'ailleurs on ne croira jamais, nous nous taisons, et nous sommes français!-il a raison, dit Guichard, et j'ai honte de m'attirer un reproche placé: méritons tous le pardon du passé, en nous rendant un plus fidèle compte: voici le mien. Le lendemain du jour, où, forcément, nous avons pris séjour en ce pays, quelque humeur libertine me fait errer dans la forêt voisine.J'entends un chien au plus épais du bois, je l'aperçois: c'étoit une levrette, j'étends les bras, elle accourt, elle s'y jette. Sur son collier le burin a gravé: je suis Finette à Madame Agavé... tu seras mienne, ô charmante Finette! Lui dis-je alors; puis venant à penser combien de pleurs j'allois faire verser, le remords suit, et soudain je projette de m'informer où demeure Agavé... vous voyez bien ce terrain élevé, dit un passant: c'est là qu'est sa retraite. Je m'achemine, et je suis arrivé. De peindre au vrai les transports d'Agavé, c'est un défi pour un peintre achevé. Le calme enfin, né de la jouissance, laisse un instant à la reconnoissance; on prend alors un ton plus réservé.-voyez, ami, réglez votre salaire... le seul plaisir que je viens de vous faire... on me regarde, on juge à mon maintien que je vaux plus que je n'ai d'apparence, et qu'on peut bien, pour faire connoissance, causer un peu sans parler de son chien. Voici sur quoi roule notre entretien: de quels parens, quel pays m'a vu naître, ce que je suis, ce que je voudrois être? J'étois tenté de ne déguiser rien, tant deux beaux yeux donnent de confiance, et cependant un reste de prudence a fait qu'en tout, altérant chaque point, je m'expliquois et ne m'expliquois point. Sur mon récit j'obtiens pleine croyance. Dès ce moment, je me vois engagé à la revoir jusqu'au départ pour France, sous caution de garder le silence.Il se fait tard et je prends mon congé; mais il n'étoit donné qu'en apparence; un demi-mot, un coup-d'oeil, un souris, de tous mes voeux m'ont assuré le prix. Quel prix encor? Peignez-vous l'innocence, l'air de fraîcheur, le duvet de l'enfance, une paupière ombrageant de grands yeux noirs comme geai, coupés comme l'amande, taille entre deux, ni petite, ni grande, légère, aisée, en un mot faite au tour; en la voyant vous diriez: c'est l'amour... " alors Odon interrompant l'histoire, " mon cher Guichard, c'est trop parler sans boire. Ton conte est fait, chacun devant le sien, en abrégé je vais faire le mien. Les goûts divers font l'agrément du monde; le sort m'a fait l'esclave d'une blonde, et c'est moins l'azur de ses beaux yeux, que certain ton, que certaine tournure, qui plaît en elle; et, pour m'expliquer mieux, sous les dehors brillans de la figure, c'est un roman dont je suis amoureux; rien n'est commun, tout tient du merveilleux; tout est excès dans l'objet de mes voeux; son naturel est hors de la nature: un accident lia notre aventure: j'étois chasseur, quand je devins amant. Je blesse un daim, cependant la blessure n'arrête pas le gibier: en courant, je le poursuis, et tous deux hors d'haleine, le fauve et moi débouchons dans la plaine. Par une foule, au sortir du taillis, nous nous trouvons tous les deux assaillis. Un mot m'apprend le sujet qui l'attire... le daim est mort, la pauvre bête expire: c'est votre fait, et vous serez puni:madame vient... dans cette conjoncture, je me trouvois en fâcheuse posture. Je fais un plan; il étoit tout uni: je vois la dame; et brusquant l'aventure, d'un ton soumis et pourtant assuré, en quatre mots je lui fais mon narré. Je me défends, je me plains, je m'accuse, imputant tout aux caprices du sort. Il est heureux d'avoir un petit tort, quand on sait bien se tirer de l'excuse. La mienne prend, on emporte le mort vers le château de la belle Aléthuse; la dame suit, moi-même à pas comptés, tout en parlant, je marche à ses côtés. Propos de guerre et de chevalerie; géants contraints à demander merci; tyrans vaincus, tournois, joûtes, féeries; je risquois tout, et tout a réussi. Je m'enivrois en voyant que ma blonde fixoit sur moi les plus beaux yeux du monde. Nous nous quittons en disant à demain; nous faisons mieux, nous nous serrons la main. Depuis ce temps...-nous voyons à merveille, que sur ce plan on a pu s'arranger, cria Tristan: hôte! Apportez bouteille. à vous les dés, sire de Berenger.-ma foi, dit-il, pour ma bonne fortune, j'ai tout au moins quatre belles dans une; et l'on pourroit dire qu'en abrégé, dans un objet, c'est un sérail que j'ai. Figurez-vous dans la volage Aillie, un volatil, un sel, une saillie; esprit et corps, tout est toujours en l'air: on saisiroit bien plutôt un éclair: c'est la gaîté brillante et continue; la passion avec la retenuec'est le délire avec tous ses appas; c'est le bon sens, quand on ne l'attend pas; c'est une humeur qui cède, contrarie, et fait aimer jusqu'à la bouderie. Notre hôte un jour m'entendit fredonner:-j'ai, me dit-il, conseil à vous donner. Vous chantez bien: voyez Madame Aillie; elle est affable, elle est jeune et jolie, de la musique elle est folle à lier.-où la trouver? ...-derrière ce hallier est le chemin qui vous conduit chez elle...-j'y cours... j'y vole... on m'annonce à la belle, comme un jongleur qui demande à la voir pour lui donner un plat de son savoir. On me reçoit, je réussis, j'enchante, et l'enjoûment le lendemain augmente, tant qu'en trois jours...-alte-là, s'il vous plaît, dit le doyen de la joyeuse bande, c'étoit Tristan. " messieurs, je vous demande de ne point rire en entendant ceci. âge, moyens, et défaut de cervelle, vous font donner tous dans la bagatelle; pour moi je suis corrigé, dieu merci: je me marie...-il se marie! Un cri part à la fois...-près d'une tête folle, le mariage est dans un grand décri; vous y viendrez un jour, sur ma parole; allons au fait. Calculant à part moi, par où, n'ayant pas au monde une maille, je puis payer ma rançon à ce roi, je me morfonds sans trouver rien qui vaille: j'ai tout mangé, je deviendrai perclus, courant après d'héroïques merveilles; et je suis las de couper des oreilles, sans en avoir une paire de plus... tout en rêvant sur la voisine plage,je suis surpris tout-à-coup par l'orage. Fort près de moi, sur le haut du côteau, heureusement j'aperçois un château. J'étois mouillé d'une étrange manière; mais la maîtresse en est hospitalière. Pour m'y sécher j'y trouve des secours. J'y trouve plus, politesse attrayante, venant du coeur, ni froide, ni gênante; pour abréger en un mot le discours, sans ressentir nullement pour la dame ce qu'on appelle une amoureuse flamme, dans mon esprit il demeure arrêté que j'en dois faire une société. Elle devient en deux jours mon amie: deux jours après nous nous convenons mieux. Tranchons le mot, nous formons la partie de nous lier par d'indissolubles noeuds; ma veuve est fraîche et fort appétissante, et date au plus de quarante à cinquante; et si sa taille a beaucoup d'embonpoint, le coffre-fort ne le lui cède guère; ce sont d'ailleurs des moeurs, un caractère...-Tristan mari! ... oh! L'on n'en revient point, dit Berenger: la farce est trop plaisante, nous irons tous y danser la courante. à quand la nôce? Est-ce tôt, est-ce tard? Nous y verrons les nièces et les tantes. Allons, messieurs, buvons à nos infantes. à la plus belle, et c'est la mienne, car...-car, dit Odon, secouant les oreilles: sans contredit toutes sont des merveilles, mais je pourrois ne rien mettre au hasard en soutenant que la blonde Aléthuse...-voyez un peu comme chacun s'abuse. Cria Guichard, car moi je vous soutiens...-allons, messieurs, dit Tristan, je préviensque n'étant point amoureux de la mienne, vous y pouvez boire à votre loisir: ne tournons point en peine le plaisir, en disputant sur la mienne ou la tienne. Buvons à nous, et puis de sens rassis, si nous voulons finir cette querelle, faisons chacun connoître notre belle, sans batailler nous serons éclaircis. Si vous voulez me montrer votre titre, très-volontiers je serai votre arbitre. Pour vous apprendre à vous exécuter, tous trois ce soir je veux vous présenter. Lors Berenger,-quoi! Gris comme nous sommes?-oui, dit Guichard, c'est un état décent, annonçant d'honnêtes gentilshommes. Le beau sang-froid a l'air trop indolent. Voyons la veuve: elle doit être belle. Que je lui jure un amour innocent; c'est la raison, c'est le pur sentiment, c'est le respect qui m'entraîne vers elle:-oh! Doucement, dit Tristan, mes amis, soyez ici moins tendres que polis. Voici l'instant où mon auguste dame, sous un berceau, dans le fond d'un jardin, rêve à l'écart à sa pudique flamme; par quatre endroits nous entrerons soudain.-oui, dit Odon, j'aime assez l'entreprise... par quatre endroits! C'est comme une surprise. " le plan est fait, on se prend sous le bras; vers le berceau l'on accourt à grands pas. Au même instant chacun d'eux se récrie: " c'est Aléthuse.-Agavé.-c'est Aillie.-non, c'est ma veuve, et vous êtes tous gris.-non, il est clair que c'est mon étourdie.-eh! Non, non, non, c'est ma blonde Afadie. N'approchez pas, ou bien, ventre-saint-gris...-oh! Dit Tristan, nous allons donc nous battre! Soyons, messieurs, un peu plus mesurés; nous nous croyons des amans préférés, et nous avons à nous le diable à quatre; je vous en livre à chacun votre quart. " lors du fourreau tirant son braquemart, il veut frapper la fausse créature. Le glaive siffle et ne coupe que l'air, et le fantôme, à l'égal de l'éclair, a disparu. Confus de l'aventure, sur des rochers dépouillés de verdure, nos paladins demeurent isolés. Hôte, châteaux, tout n'étoit qu'imposture: et les lutins ont levé la tenture qui tapissoit ces climats désolés.

CHANT 2

Enguerrand finit sa lecture, et reçut de Strigilline et des dames de sa cour les éloges les moins ménagés. Il devint d'une humeur charmante, trouva le repas trop court. Enfin on se lève de table. Il donne la main à la fée pour la conduire chez elle, et revint dans l'appartement qu'on avoit préparé pour lui. " en vérité, dit-il à Barin dès qu'ils furent seuls, aux plumes près, ces femmes-ci sont d'un très-bon ton; que vous en semble, Barin?-je ne me connois pas en ton, répondit l'écuyer; mais nous ne mourrons pas de faim dans cette auberge; et, pour peu que votre porte-feuille soit meublé, vous n'y mourrez pas d'ennui... mais vous les observiez, Barin; pensez-vous qu'elles aient été contentes?-oui, monsieur; elles auront trouvé votre prose fort belle... ignorant! C'étoient des vers que je leur lisois...-monsieur, je prends quelquefois votre prose pour des vers; je peux bien prendre vos vers pour de la prose. On ne connoît rien aux ouvrages de vous autres, messieurs les gens de qualité. Mais, monsieur, nous sommes-nous mis en route avec tant de hâte pour venir écouter ici les fleurettes de ces dames à plumage, et leur dire...-non assurément, Barin. Il a fallu répondre aux politesses que nous avons reçues; c'étoit une sorte de nécessité; mais nous serons à cheval avant le jour, et nous y serions déjà si le chemin nous étoit connu. La conversation finie, le maître, l'écuyer, se couchèrent et s'endormirent. Tout reposoit encore dans le palais de Strigilline, et déjà Enguerrand tiroit son écuyer par le bras, sans pouvoir l'arracher du sommeil. Enfin il le jette hors du lit. " Barin, lui dit-il, n'avez-vous pas honte de dormir encore?-encore! Reprit l'écuyer réveillé par la chute qu'il venoit de faire et par la fraîcheur du parquet; je ne faisois que commencer. Et où prétendez-vous aller? Il est nuit noire.-où nous allons? Dit Enguerrand; et que ferons-nous en demeurant ici plus long-temps? Où est Ollivier? Ses ennemis couvrent la campagne; il n'a nul secours à espérer que ceux qu'ilpeut attendre de moi. J'ai perdu tout un jour, Barin, un jour que je devois à l'honneur et à l'amitié. Que penseroit Agnès de ma froideur à servir son amant? Qu'en penseroit Fleur-De-Myrte?-vos raisons sont des meilleures, monsieur; mais je ne présume pas qu'il soit facile de se tirer à tâtons de l'endroit où nous sommes.-je veux me presser de partir, disoit Enguerrand, pour réparer le temps perdu, et me soustraire aux embarras des civilités auxquelles il ne m'est pas permis de répondre. " en parlant ainsi, le chevalier prend ses armes; Barin s'habille; ils sortent; ils sont à cheval, et s'engagent dans la première route qui s'offre à eux dans l'obscurité. " tous ces environs-ci doivent être habités, disoit le paladin; et, supposé que nous nous égarions, nous trouverons au point du jour des gens qui nous remettront dans notre chemin. " là-dessus il presse son cheval, et l'écuyer le suit sans proférer une parole. Ils marchoient depuis près de deux heures au grand trot, lorsque le crépuscule commença à leur donner lieu de discerner, quoique confusément, les objets. Ils côtoient les murs d'un jardin qui leur paroissoit très-vaste; ils passent contre des bâtimensqui devoient être, selon l'apparence, les servitudes d'une grande maison; ils font quelques pas de plus, se trouvent à la porte d'un château, et se reconnoissent alors. C'étoit celui de Strigilline. " il faut, dit Enguerrand, que nous nous soyons détournés de la première route que nous avons prise, et qui ne devoit pas nous conduire ici, puisqu'elle en partoit; mais à ce coup nous ne nous égarerons plus; grâces au ciel, voilà le jour qui paroît. " le chemin que nos voyageurs suivirent alors étoit pratiqué à travers une forêt très-épaisse. Les rayons du soleil n'y pouvoient percer, et il étoit impossible à la vue de s'y étendre; enfin, après une heure et demie de marche, la forêt commence à s'éclaircir; nos voyageurs voient une campagne habitée, se trouvent dans une avenue qui les conduit en droiture à un château. C'étoit celui de Strigilline. " quoi, dit Barin, nous ne perdrons jamais de vue cette maudite cage?-observez, lui dit Enguerrand, que nous sommes dans la même route par laquelle nous abordâmes hier; je ne sais comment je ne l'ai point reconnue plus tôt. Retournons sur nos pas, et nous trouverons le sentier qui doit aboutir à ce pavillon sous lequel nous avons passé la nuit qui a précédé celle-ci... je crois entrevoir ce sentier. " en effet, il s'enprésentoit un. Le chevalier s'y engage avec confiance. " pour le coup, dit-il à son écuyer, je pense que nous en serons bientôt dehors. Vous le pensez, monsieur; et moi, je le souhaite, " répondit Barin. Après deux heures d'une course fort pressée, le maître et l'écuyer se trouvent dans une route spacieuse; ils approchent d'un endroit qui paroît très-habité. Déjà ils entendent le bruit des chiens, le chant des coqs, le hennissement des chevaux; enfin ils trouvent de vastes écuries; mais c'étoient celles du palais de Strigilline. Le soleil avoit déjà franchi la moitié de sa carrière; le maître et l'écuyer bouilloient d'impatience; les chevaux étoient harrassés. Un petit page couvert de plumes de sansonnet aborde Enguerrand. " seigneur chevalier, lui dit-il, votre promenade a été longue; il est temps que vous preniez de la nourriture et du repos; ma maîtresse vous attend. " Enguerrand et Barin se regardèrent. " quel parti prendre? Disoit le maître.-effectivement, répondit l'écuyer, nous avons à choisir. Rentrons doucement; mettons-nous bien dans la tête que nous ne sortirons d'ici que sous le bon plaisir de la dame du lieu.-quoi! Vous prétendriez, dit Enguerrand, qu'on voudroit me tenir ici malgré moi?-je n'ai pas de prétentions, dit l'écuyer; mais il faut que vous ayiez été bien distrait pour que rien ne vous ait frappé. La dame du château a des regards brûlans; tant d'afféteries, d'ailleurs, dans les attentions qu'on a pour vous, tant de fadeurs dans les louanges que l'on vous donne!-sachons donc ce qu'on nous veut, " dit Enguerrand. Il rentre dans son appartement, se désarme, et va saluer Strigilline. Il avoit l'air froid et contraint. " il faut, seigneur, lui dit la fée, que vous vous défiiez de mes cuisiniers. Vous vouliez sans doute gagner de l'appétit; c'est ce qui vous aura engagé à prendre l'air de si bonne heure. Je pensois qu'ayant besoin de repos, vous n'auriez pas dû sortir ce matin; sans cela, mes équipages se fussent tenus prêts, et l'on vous eût donné le plaisir de la chasse. " Enguerrand répondit à cette politesse par quelques propos vagues, et l'on servit le dîner. La fée fit ce qu'elle put pour le rendre amusant, et insinua au chevalier un plan de vie qu'il pourroit suivre si le séjour du château lui étoit agréable. Aimeroit-il la lecture, on auroit des manuscrits rares et curieux; auroit-il du goût pour la musique ou les spectacles, on auroit autour de soi, quoiqu'en petit nombre, des talens dans tous les genres, et surtout des gens uniques pour les décorations et les machines.à ces offres, à mille agaceries qui les accompagnoient, Enguerrand pensa devoir répondre d'un ton sérieux: " votre palais, madame, renferme tout ce qui peut piquer le goût d'un homme délicat, connoisseur et sensible; fasse le ciel qu'un heureux loisir me permette de venir me livrer un jour aux charmes de la vie tranquille et délicieuse que vous m'offrez, et vous témoigner l'étendue de la reconnoissance qu'un accueil aussi rempli de bontés m'inspire! Mais aujourd'hui je me borne à recevoir une seule grâce de vous. Les devoirs les plus sérieux, les intérêts les plus chers m'appeloient du côté de la Bretagne, lorsque je fis l'heureuse rencontre à laquelle je dois le bonheur de vous connoître; permettez que je reprenne ma route; permettez... " le chevalier n'eut pas le temps d'achever sa tirade; les yeux de Strigilline devinrent humides, une pâleur soudaine ternit les roses de son teint; elle se lève, et va cacher dans son appartement son dépit, son désordre et son embarras. Enguerrand étoit passé dans le jardin pour s'entretenir avec son écuyer. Ils n'avoient pas fait quatre pas que Badine, confidente de la fée, vint les y joindre. " vous me pardonnerez, dit-elle au chevalier, si j'interromps votre solitude; mais, seigneur, il me semble que vous avez peude ménagement pour nous. Vous pouvez vous être aperçu du plaisir que cause ici votre présence; cependant vous n'êtes occupé que de votre départ.-madame, reprit Enguerrand, je ressens le prix de l'accueil que je reçois, et celui des plaisirs auxquels je m'arrache; mais mon devoir...-laissons ce prétexte, dit Badine; j'ai un mot à vous dire qui fait oublier bien des devoirs plus essentiels que ceux que vous supposez. Ma maîtresse vous aime...-je suis donc bien malheureux...-malheureux! Répliqua Badine; je ne reviens point de ma surprise. Il faut convenir que rien n'est aussi trompeur que les réputations, et sur la foi de la vôtre je n'eusse jamais pensé qu'une déclaration d'amour de la part d'une très-jolie femme dût vous percer le coeur.-je n'y puis répondre, madame, et c'est ce qui me désespère; je me manquerois à moi-même en manquant à ce que je dois, et il m'en coûteroit une fausseté ou une trahison.-je crois vous entendre, reprit Badine. Vous pensez qu'un certain homme que vous allez chercher où il n'est pas, a bien besoin de vous, et on vous assure d'avance que vous pouvez dormir tranquille sur son compte. Vous craignez d'aller jurer à ma maîtresse des choses que vous ne sentirez pas exactement; et depuis quand êtes-voussujet à de semblables scrupules? Jurez, seigneur, jurez hardiment; et pour le prix du serment un peu hasardé que vous aurez fait, je vous promets des faveurs qui vous arracheront dès demain les protestations les plus sincères. Je sais qu'il y a encore quelque chose qui vous tient au coeur. Vous avez une intrigue bourgeoise. On dit que la jeune personne est très-jolie, blonde à l'excès, le nez relevé, d'un incarnat tant soit peu vif. Vous rougissez! Vous êtes surpris de nous voir aussi bien instruites de vos affaires; peut-être êtes-vous honteux? Sont-ce là les raisons qui vous font dédaigner le bien qui vous est offert? Rentrez, seigneur, rentrez dans votre caractère; et pour d'aussi minces intérêts, ne négligez pas une fortune qui feroit le bonheur de mille autres; ne livrez pas aux malheurs d'une passion inutile et rebutée une femme charmante qui sacrifie tout pour vous rendre heureux. Je l'ai laissée dans la douleur et dans les larmes; il vous est libre de venir les essuyer. Consultez-vous; rêvez, seigneur, rêvez à Strigilline: elle ne pourra qu'y gagner. Prenez vos tablettes, ornez-les de quelques petits vers tendres dont elle soit le sujet. Je ne dois point vous cacher que les productions de votre esprit seront, après le don de votre coeur, ce qui pourra le plus la flatter. " en finissant ainsi, Badine fit une profonde révérence et se retira.Enguerrand et Barin continuèrent quelque temps à se promener en silence; enfin l'écuyer le rompit. " pensez-vous, monsieur, que cette demoiselle intrigante en soit à son coup d'essai? Je la trouve, à bien des égards, un peu trop habile.-eh bien! Répondit le chevalier, que ferons-nous?-des vers, monsieur, des vers. Que je fasse des vers! Répondit le maître d'un ton d'humeur; vous plaisantez bien mal à propos.-je ne plaisante point, repartit l'écuyer. Vous en avez fait tant de fois à propos de rien; faites-en maintenant, vous avez de la matière; voilà de beaux yeux, de l'amour, des soupirs, de la passion, des larmes, des reproches, de la jalousie.-que je fasse des vers! Répliquoit Enguerrand; j'ai bien l'esprit assez tranquille...-soit, n'en faites pas, disoit Barin; mais ouvrez votre porte-feuille, cherchez-en de tout faits, et faites-les servir en changeant l'adresse.-j'y consens, dit le chevalier toujours du même ton: voyez dans mes pièces détachées; et si vous trouvez des vers que j'aie faits pour quelque oison, je vous permets d'en tirer copie, et de les porter à votre dame couverte de plumes. Vous êtes extravagant, et moi bien malheureux d'avoir inspiré cette passion ridicule...-votre plus grand malheur, monsieur, n'est pas d'être aimé. Ce grand amour qu'on vousporte, ce qu'on dit ici, ce qu'on y fait, me paroissent des songes dont j'appréhende beaucoup le réveil. Je me défie de tout, et il faut que j'aie bien peur d'y mourir de faim pour y manger comme je fais.-remontons à cheval, dit Enguerrand; sortons d'ici tout à l'heure.-et vous pensez, monsieur, que nous y verrons plus clair que ce matin? Ne vous apercevez-vous pas que nous sommes dans un labyrinthe, dont peut-être le diable seul a le fil.-je veux parler à cette femme, reprit Enguerrand, et essayer de lui faire entendre raison.-vous en avez sans doute trouvé beaucoup qui l'ont entendue, reprit Barin; mais je vous cautionne que celle-ci est tout au plus disposée à écouter ce que pourront lui inspirer ses dispositions naturelles, son goût ou sa fantaisie. Parlez ce langage, si vous voulez que l'on vous écoute. Donnez au moins des paroles flatteuses, quoi qu'il en puisse coûter à votre franchise, et surtout bannissez de votre extérieur ce trop de réserve qui pourroit tenir la dame en garde contre vous. Cependant je me promènerai dans les environs: on me laissera sans doute cette liberté, car je ne vaux pas trop la peine que l'on m'observe, et peut-être trouverai-je une issue par où nous pourrons nous évader. " Enguerrand prend enfin son parti; il se rendà l'appartement de la dame. Badine le prend par la main, et le conduit jusqu'au chevet du lit. Barin étoit déjà descendu dans les jardins, et se préparoit à gagner la campagne; mais il ne fut pas peu surpris, en jetant les yeux vers le château, de rencontrer ceux de son maître, qui se promenoit sur une petite terrasse régnant le long de son appartement. L'écuyer revint brusquement sur ses pas. " j'augure mal de votre entrevue, dit-il au chevalier en l'abordant; elle a été trop courte, ou la dame n'a pas été visible, ou vous avez été mal reçu.-je l'ai vue, Barin; je lui ai parlé: elle est dans son lit. Soit que l'agitation de son ame prête de nouvelles couleurs à son teint, soit que le sentiment dont elle est occupée donne plus d'expression à ses yeux, soit que le demi-jour dans lequel elle s'est laissée voir à moi ait flatté ses traits et sa peau, ou que le drap, par qui la plume est cachée, ne m'ait permis de voir que ce qui est naturel et aimable, Strigilline m'a paru vraiment belle; mais...-mais, dit l'écuyer...-elle m'a pris la main, me l'a serrée... eh bien, monsieur?-nous ne disions rien; elle a fait un mouvement comme pour m'attirer vers elle... vous vous serez laissé aller?-non, Barin. Te l'avouerai-je? Tout en la trouvant belle, j'ai sentitout-à-coup une répugnance insurmontable; j'ai...-qu'aurez-vous fait, monsieur? ...-j'ai retiré ma main, et même avec un mouvement assez brusque...-mais vous deviez parler; l'avez-vous fait?-je pense qu'oui, Barin; mais je ne sais trop ce que je puis lui avoir dit; je crois que j'ai battu la campagne. Tout-à-coup elle a appelé ses femmes, et je me suis évadé.-ah! Mon cher maître, dit Barin, vous êtes sûrement ensorcelé; depuis que vous êtes ici, vous n'avez rien fait ni dit qui fût à propos. Je suis dans des frayeurs que je ne puis vous décrire. " ils en étoient là de leur entretien, quand Badine entra d'un air aisé. " seigneur chevalier, dit-elle à Enguerrand, ma maîtresse pense que vous êtes incommodé; elle vous envoie cette pommade: c'est un excellent spécifique. " Enguerrand voulut se défendre sur l'indisposition qu'on lui supposoit. " non, seigneur, votre santé n'est pas bonne, lui disoit toujours Badine avec un sourire méchant, et je ne pense pas que votre écuyer soit bien sain. Déshabillez-vous l'un et l'autre, je vous frotterai moi-même avec l'essence dont cette fiole est remplie; elle est merveilleuse. " on juge bien que le chevalier refusa la proposition. " vous voulez donc, lui dit Badine, nous causer des chagrins de toutes les espèces.Nous avons des raisons de craindre pour votre santé, et nous allons douter de votre courtoisie. Faites ce qu'il faut pour vous rétablir, seigneur; secondez l'intérêt qu'on veut bien prendre à vous. Vous ne voudriez pas, coninua-t-elle, contraindre des femmes à vous faire violence pour votre bien. Cependant j'ai les ordres les plus positifs de ne point vous quitter que vous ne m'ayez laissé remplir le petit ministère dont je suis chargée: vous pouvez d'ailleurs vous reposer sur mon adresse. " Enguerrand perdoit patience. " Barin, dit-il, qu'on selle les chevaux; je ne saurois supporter plus long-temps d'aussi fades plaisanteries. " Barin veut sortir; Badine l'arrête. " vous n'en ferez rien, gentil écuyer, lui dit-elle; ne voyez-vous pas que votre maître a des caprices? Déshabillez-le, et aidez-nous à lui faire entendre raison. " Barin vouloit sortir; mais il se sentit serrer la main d'une telle force, que la douleur et la surprise lui firent jeter un grand cri. à ce cri l'appartement se trouve rempli par les femmes de Strigilline; elles entourent le maître et l'écuyer. On ôte à Enguerrand son baudrier et son écharpe avant qu'il ait le temps de s'y opposer, et déjà l'écuyer a quitté son pourpoint sans qu'on l'en prie; mais qui pourroit peindre la colère del'amant de Fleur-De-Myrte, lorsqu'il s'aperçut qu'on lui faisoit violence et qu'on le déshabilloit malgré lui? D'abord, croyant devoir des ménagemens à des femmes, il ne fait que repousser, quoique assez rudement, celles qui l'environnoient; mais bientôt, sentant la force des bras et le tranchant des ongles de ces fausses femelles, il oppose violence à violence, et cherche à se venger des atteintes par les coups. Ses habits volent de toutes parts en lambeaux; l'air s'obscurcit des plumes qu'il arrache par touffes à ses adversaires, partout où son poignet nerveux peut s'accrocher; l'appartement retentit de rires forcés, de cris de femmes, et d'imprécations militaires. Enguerrand se défendoit bien; mais le combat étoit trop inégal. Après une résistance digne de son courage, le paladin, mis à nu, renversé sur le parquet, est frotté, de la tête aux pieds, de la drogue fatale. Enfin on le laisse privé de sentiment, à côté de son fidèle écuyer, qui, après s'être fait donner quelques coups de griffes en essayant de se défendre, s'étoit laissé déshabiller et frotter avec toute la patience imaginable.

CHANT 3

Inare, au fond d'une fosse dont la profondeur empêche que les gens demeurés sur le bord ne puissent lui donner du secours, éclate, tonne, blasphême, écume. Enfin, vers le milieu de la nuit, les paysans qu'on a été chercher arrivent avec des échelles et des cordes; on l'attache, on le retire, on le transporte sur un brancard dans un hameau qui étoit à peu de distance. Un chirurgien arrive; on visite les contusions, on y met un appareil. Les douleurs vives commencent à se faire sentir, la fièvre s'y joint; mais de ces fièvres aiguës et violentes, telles qu'il s'en allume dans les tempéramens bilieux; l'impatience en précipite, en aggrave les redoublemens. Les courriers partent pour Tours; ils ramènent avec eux les médecins de la comtesse; mais le mal eut toujours son période, et il fallut qu'Inare passât quinze jours dans une aussi désagréable situation avant de pouvoir monter à cheval. Une indisposition aussi sérieuse, aussi longue, auroit dû ralentir en lui la passion qui le portoit à chercher Ollivier; mais quand la haine s'est logée dans une ame de cette trempe, elle s'y assied et s'y cramponne.étoit-il dans le délire, il ne parloit que d'Ollivier; la fièvre lui donnoit-elle du relâche, il s'informoit d'Ollivier. En a-t-on des nouvelles à Tours? Est-il arrêté? Par où s'est-il enfui? Personne ne l'auroit-il vu passer? Il faisoit faire des perquisitions de toutes parts, et, quoique avare, répandoit l'or à pleines mains. Un homme qui paie bien est ordinairement bien servi. Les bateliers qui avoient conduit Ollivier jusqu'à Nantes, revinrent, furent trouver Inare, et, pour son argent, lui firent un portrait bien exact de l'homme qui avoit frété leur bâtiment. Cette découverte valut au malade plus que tous les secours de la pharmacie; il recouvre ses forces, et part sur-le-champ pour la Bretagne, ne doutant point que le duc Richard ne dût se prêter à la vengeance du comte de Tours, son allié. Les voyages d'Inare étoient des courses; il est déjà aux portes de Nantes. La flotte que commandoit Stenon venoit de mettre à la voile. Le duc Richard et sa cour étoient occupés à voir un tournoi dont ce prince donnoit le plaisir aux dames; Rollond, le plus jeune de ses fils, nouvellement armé chevalier, en étoit le tenant. Inare, instruit de cette nouvelle, fait tirer de ses équipages ses plus belles livrées, les faitprendre à ses pages, se panache de plumes et de rubans rouges et jaunes, arbore une soubreveste chargée d'une large croix de mêmes couleurs, se présente à la barrière, en faisant crier par sa suite: faites place au seigneur comte Inare. La foule s'écarte, la voix passe de bouche en bouche jusqu'aux hérauts d'armes; de là dans les balcons, sur les amphithéâtres. Place, place, disoit-on, au seigneur comte Inare. On se demandoit: connoissez-vous monsieur le comte D'Inare? Il aura beau se faire annoncer, répondoit-on, il arrivera toujours incognito. Il a pris la croix contre nous, disoit l'un, est-ce qu'il nous prend pour des turcs? Les femmes trouvoient que le gros rouge et le gros jaune, ces couleurs fortes, s'assortissoient à merveille à la taille épaisse du cheval et du chevalier. Cependant Inare étoit en dedans de la barrière; et, la visière basse, une lance grosse comme une antenne sur la cuisse, il attendoit que le tenant vînt lui faire tête. Il n'eut pas le temps de s'impatienter; Rollond parut. Il avoit à peine dix-huit ans; sa taille étoit aisée, légère et bien prise; il montoit un cheval plein de feu, qu'il manioit avec adresse. La trompette sonne. Les deux champions prennent du champ, et courent l'un contrel'autre; mais l'énorme cheval normand qui portoit Inare ne partit qu'au grand trot. Rollond fond sur le tourangeau comme un éclair, évite le coup que celui-ci lui portoit, le frappe si adroitement qu'il lui fait perdre l'équilibre, l'enlève de la selle, et l'envoie à dix pas de sa monture. Rollond, après ce beau coup, achève de fournir sa carrière avec la même aisance, et retourne se placer à la tête de la lice, auprès des juges du camp. Inare se relève furieux; et, ne trouvant point auprès de lui l'adversaire qui l'a terrassé, il s'en prend à son propre cheval, se rue sur lui, et l'assomme d'un coup de poing. à ce trait, dans les balcons, en dedans, en dehors de la barrière, dans la campagne, tout le monde s'écrie, et tout à la fois: " vive, vive, monsieur le comte D'Inare, il a fait un beau coup de poing! " le tourangeau roule des yeux hagards et furibonds; les juges du camp s'approchent de lui pour s'informer s'il ne se trouve pas incommodé de sa chute; d'autres, s'il n'auroit pas faussé son gantelet. Inare perdoit patience. Heureusement le duc Richard arriva sur la place. Il avoit appris que le chevalier, aux dépens duquel on plaisantoit, étoit le fils de la comtesse de Tours: il crut devoir empêcher qu'on ne poussât le badinage trop loin; et, pensant devoir des égards à ce nouveauvenu, il s'empressa à lui faire oublier, à force de politesses, tout ce que cette journée avoit eu jusque-là de mortifiant. Inare se remit un peu à l'approche du duc. " seigneur, lui dit-il, le chevalier tenant est bien heureux que mon cheval m'ait manqué.-j'en suis persuadé, seigneur, lui répondit le duc, mais je vous prie de vouloir bien oublier cette petite disgrâce, et la pardonner à celui qui en est la cause innocente. Si la fortune a donné à mon fils ce petit avantage sur vous, c'est l'effet d'un caprice; il ne doit rien ajouter à son orgueil, comme il n'ôte rien à votre gloire. Venez, seigneur, et permettez qu'il se joigne à moi pour m'aider à vous convaincre du cas que nous faisons de la valeur et du mérite dans le fils de l'illustre comtesse de Tours. " à ce compliment flatteur, le tourangeau se retourna, par l'effet d'un mouvement habituel; il regardoit si le gouverneur qui jadis lui dictoit ses réponses n'étoit pas encore derrière lui; et, ne le voyant pas, il gémit du malheur d'être émancipé à vingt-cinq ans, et, sans proférer une parole, suivit, avec une démarche stupide, le duc Richard jusque dans le château de Nantes. La passion qui maîtrisoit le tourangeau le trahit; il laissa voir toute la bassesse de son ame à la première occasion qu'il eut d'entretenir leprince. Il s'exhala en invectives et en injures contre Ollivier, prétendit savoir que ce chevalier étoit venu chercher un asile à Nantes, que cet asile ne pouvoit être ignoré, et ajouta que Richard ne pouvoit se dispenser de lui remettre ce coupable entre les mains. " je sais, repartit le duc, les justes raisons que le comte de Tours, mon allié, a de se plaindre de cet Ollivier, dont la recherche occasionne ici votre voyage. Je connois ce chevalier; il est frère d'armes de mon fils Stenon, et il faut convenir qu'avant la faute dans laquelle il vient malheureusement de tomber, il avoit la réputation d'un cavalier accompli, et que rien n'en démentoit en lui le caractère. " Inare entendoit impatiemment parler de son ennemi avec réserve, et même avec éloge. " un gentilhomme obscur, disoit-il, qui devoit son existence au comte Sigismond, dont il avoit été le domestique; un homme de cet état, qu'un peu de bonheur et des préventions trop favorables avoient distingué momentanément de la foule, s'oublier au point de commettre un pareil attentat! Non, continuoit-il, il ne doit trouver de la protection nulle part, le droit des gens y est intéressé.-je ne suis, répondit Richard, ni son patron ni son juge. Je sais, si son malheur vouloitqu'il se fût retiré sur les terres de ma domination, à quoi m'obligeroient les devoirs de l'alliance et de l'amitié; mais on vous a trompé, seigneur; Ollivier n'est point à Nantes, ni dans toute la Bretagne. Ce n'est pas un homme qui puisse y demeurer obscur. Cependant, si vous ne prenez pas assez d'assurance sur ma parole, voyez vous-même, informez-vous. Sigismond doit compter sur mon amitié, mes secours et mes services, quels que soient les motifs qui l'engagent à y avoir recours. " la réponse du duc auroit satisfait tout autre qu'Inare; mais le tourangeau la prenant pour une défaite, persuadé qu'on trahissoit sa querelle en ne la servant pas avec toute la chaleur de la jalousie, du ressentiment et de la haine, témoigna son mécontentement, et résolut de répandre des espions jusque dans le palais, pour y vérifier les soupçons qu'il avoit conçus. Cependant Richard continuoit de le traiter avec distinction; et, dans le dessein d'étaler son goût et sa magnificence en faisant honneur au fils de Frédegilde, il annonça qu'il donneroit un bal, dont ce chevalier et la princesse de Bretagne sa fille auroient tous les honneurs. Aglaé, fille d'un puissant souverain, princesse en qui l'éclat des charmes et des vertus relevoit celui de la naissance, étoit l'objet des voeux detous les coeurs faits pour aspirer à sa conquête. Mais qui pourroit peindre l'extravagant orgueil du tourangeau quand il se vit le héros d'une semblable fête, et le chevalier d'une dame d'aussi haut parage? Il ne vit plus d'honneurs auxquels il ne pût raisonnablement prétendre, et résolut de donner, en sa personne, un amant d'importance à la princesse de Bretagne, et un rival redoutable aux douze pairs de France. Les dépenses qu'il fit pour se montrer dans cette fête firent paroître dans tout leur lustre son avare profusion et son mauvais goût. Les courtisans bretons applaudissoient malignement; Rollond, fils du duc, ne fut pas le dernier à faire remarquer aux femmes de la cour qu'on ne se mettoit nulle part comme en Touraine. L'ombrageux tourangeau avoit la plus forte envie de lui rompre en visière; mais l'assemblée étoit complette, la cour étoit placée, la symphonie se faisoit entendre, il falloit ouvrir le bal. Inare se voit contraint à danser, il danse. On voit cette masse pesante, inanimée, se traîner autour du salon, embarrassée de ses mains, le corps déhanché, la tête de travers, l'oreille au dépourvu, l'oeil égaré, la bouche béante. On voit d'un autre côté la princesse de Bretagne réunir à la précision la grâce, l'aisance et la légèreté. Mais bientôt on cesse d'admireret de rire; car le bal, en commençant, prend fin par un événement aussi fâcheux que ridicule. Inare, en s'approchant trop près, s'embarrasse dans la queue de la robe; la princesse tombe; le tourangeau trébuche lui-même, et fait une chute si lourde que le salon en est ébranlé. On accourt pour donner la main à la fille de Richard. Cependant Inare, se relevant avec la même mal-adresse, porte la parole à Aglaé: " je suis mortifié de l'accident, madame; mais c'est votre faute: vous n'auriez pas dû tourner si court.-votre excuse n'est pas galante, chevalier, répliqua Rollond, qui s'étoit avancé pour donner du secours à sa soeur.-je la maintiens vraie envers et contre tous, " répondit Inare d'un ton brusque et d'un air enflammé. En même temps il arrache par morceaux son gant, qu'il ne peut parvenir à se tirer de la main, et le jette au milieu de l'assemblée. Rollond ramasse le gant. Le tourangeau lui lance des regards menaçans. On s'empresse pour arrêter les suites d'une affaire aussi étrange. Des seigneurs, que leur dignité et leur âge mettoient en droit de parler, veulent remontrer au fils de la comtesse de Tours le travers qu'il va se donner, l'insulte qu'il fait à Richard; le furibond Inare n'écoute pas, il ne répond rien. Il cherche des yeux son adversaire: " je le lui soutiendrai,dit-il; nous nous verrons à pied, et j'aurai ma revanche. " cependant on transporte Aglaé dans son appartement. Le duc se retire suivi de Rollond; l'assemblée se dissipe; on laisse le champ de bataille à Inare, qui se promèneroit encore à grands pas dans le salon en lançant au ciel des regards furieux, si les valets du château ne fussent venus pour éteindre les bougies et fermer les portes. Enfin le tourangeau se retire; et, pensant, après l'insulte qu'il croit avoir reçue, ne devoir plus occuper un appartement dans le palais du duc Richard, il envoie ordre à ses équipages d'en sortir, et va chercher un logement dans la ville. On prévoit la suite de cette aventure. Les écuyers sont en route de part et d'autre; les cartels, les réponses vont leur chemin. Le combat devoit être seul à seul; car où le fils de Frédegilde auroit-il pu trouver un second? Le duc gémit de voir son fils engagé dans cette ridicule affaire; mais le point d'honneur est impérieux. Le jour, le champ, les armes, les juges, tout est convenu; les combattans sont en présence. Personne ne tremble pour Rollond. Au second coup que lui porte Inare, le prince breton vient au désarmement, lui saisit le poignet, lui donne le croc en jambe et le terrasse. Alors Inare, que lespassions les plus cruelles égarent, saisit un poignard dont il se trouvoit muni contre la règle du combat, et cherche à en frapper son vainqueur. Les juges du camp accourent, indignés de cette lâcheté. On sépare les combattans. Inare, déclaré indigne de la chevalerie, dépouillé de ses armes, banni des états du duc, est conduit par la garde hors des portes de la ville. Il faut avoir de l'ame pour mourir de douleur ou de honte. Le Tourangeau ne connoît point ces excès; c'est la fureur, c'est la frénésie, c'est la rage qui le dominent. Il traverse en brigand la Bretagne; il insulte, il viole, il incendie. Le cri des peuples porte bientôt aux oreilles du souverain des attentats dont son devoir l'oblige à tirer vengeance; mais celui qui les a commis s'est dérobé, par la promptitude de sa marche, aux troupes qu'on envoie de tous côtés pour l'arrêter. Au sortir de la Bretagne, il ne prit pas le chemin de Tours. Il congédie la plus grande partie de ses équipages, et dirige sa route par la Provence, résolu d'aller tenter fortune en Asie, s'il ne trouvoit pas à s'établir dans la Grèce, car il espéroit qu'il pourroit bien, en passant, se faire couronner à Byzance, ou tout au moins à Trébyzonde. Comme il suivoit vivement l'exécution de ses projets, il eut bientôt traversé le Poitou, le Limousin,l'Auvergne et le Languedoc; il passe le Rhône, et de là, suivant le cours de la Durance, il comptoit prendre sa route par Cavaillon pour se rendre au port de Marseille, lorsqu'il fit rencontre d'une dame éplorée qui lui demanda son assistance. " levez-vous, madame, dit Inare, et faites-nous part du sujet que vous avez de crier si fort.-ah! Seigneur, répondit la dame, ma soeur Alérie est mariée au cruel Falagon, maître d'un château que vous trouverez à quelques pas d'ici sur votre route. Il n'est point de jour que, sur des soupçons mal fondés, il ne se porte aux dernières violences contre elle. Aujourd'hui, seigneur, il semble vouloir consommer toutes ses barbaries; il l'a fait lier à un arbre, et la déchire inhumainement de coups. Vous êtes à portée d'entendre les cris que la douleur arrache à cette malheureuse victime.-en effet, j'entends, dit-il, beaucoup de bruit. C'est donc votre soeur qu'on fouette? Elle a le son de la voix aigre. L'a-t-on mise bien nue? Il faut aller voir cela. " tout en parlant ainsi, notre homme laisse ses écuyers derrière lui, et pousse sa monture au grand trot. Il arrive dans un bouquet de taillis assez touffu; il voit que le rapport qu'on lui a fait n'est point infidèle, quant aux coups que recevoit Alérie.Il juge que l'homme qui les lui donne est Falagon, dont on vient de lui parler. " seigneur châtelain, lui dit-il en lui faisant un signe de la main, que je ne vous dérange pas. Vous corrigez votre femme, et c'est très-bien fait. Continuez, si le coeur vous en dit; après cela vous me direz vos raisons. " Falagon méritoit à mille égards le surnom de cruel que lui avoit donné la soeur d'Alérie; cependant la harangue d'Inare lui parut tellement éloignée du ton de la chevalerie, et si déplacée dans la bouche de celui qui la prononçoit (s'il falloit juger de l'état par l'équipage), qu'il ne put s'empêcher de répondre brusquement au Tourangeau: " chevalier, la personne que vous voyez, et qui vous est inconnue, est sans doute bien indigne de quelque protection que ce soit, et mérite au-delà du châtiment qu'elle éprouve; je n'en suis pas moins étonné que vous vouliez froidement en être le témoin. Je la châtierai, sans doute, quand vous m'aurez délivré de votre présence. " Falagon étoit à pied et sans autre arme pour sa défense que la courroie dont il se servoit pour frapper sur Alérie. " insolent, lui répondit Inare (en poussant contre lui son cheval et en cherchant à le renverser du choc), je te ferai voir comme je traite les gens de ta sorte. " le châtelain, adroit et léger, évite la rencontre, court à l'arbre le plus voisin, se guinde sur le haut d'une branche fort élevée, embouche un cor d'argent qu'il portoit à la ceinture, et fait retentir les environs du son aigu qu'il en tire. Inare descend de cheval, vient à l'arbre auquel Alérie étoit attachée, coupe les liens qui la retiennent. " ton brutal de mari m'échappe, lui dit-il; mais je l'empêcherai de te maltraiter à sa fantaisie. " cependant le bruit du cor avoit rassemblé les vassaux de Falagon; ils sortent en foule du château, qui n'étoit pas éloigné; ils arrivent armés de tout ce qui s'est trouvé sous leurs mains. Alérie, déjà libre, et qui s'aperçoit qu'Inare est environné de toutes parts, se jette aux genoux du Tourangeau, comme ayant dessein de les embrasser pour lui témoigner sa reconnoissance; et, mettant à profit le moment de surprise que ce mouvement occasionne à son libérateur, elle lui saisit adroitement les jambes avec un des liens dont il l'a débarrassée. Inare tourne la tête, au bruit occasionné par l'arrivée des vassaux de Falagon; il fait un mouvement pour remonter précipitamment à cheval; mais, saisi par le lien, il perd l'équilibre, et tombe de son haut avec un horrible fracas; on le saisit, on le garrotte, on l'entraîne.Cependant Philippe, à la tête des princes réunis pour faire triompher l'étendard de la croix, après avoir soumis Tortose, Antioche, Laodicée et Césarée, faisoit le siége de Damas, ville capitale de la Syrie. Mélec Baaladin, soudan de cette contrée, abattu par ses défaites, obligé d'abandonner la campagne, se flattoit, à l'abri des boulevards de sa capitale, d'arrêter les progrès des croisés, et de balancer leur fortune jusqu'à l'arrivée des secours qui lui étoient promis de Perse, d'égypte et d'Arabie. Une armée affoiblie par ses propres triomphes faisoit le siége de Damas, sans avoir pu en former la circonvallation. Elle s'étoit partagée en trois camps séparés l'un de l'autre, et chargés d'une attaque particulière, chacun de leur côté. Philippe commandoit en personne le quartier situé entre la ville assiégée et Sardanelle. Il avoit dans son camp Raymond, comte de Flandre, Guillaume, duc de Normandie, et les anglais sous la conduite d'édouard, fils aîné de leur souverain. Borislas, roi de Hongrie, Sigelan, prince de Suède, et les guerriers du nord étoient campés du côté des montagnes de Palmire. Enfin Sigismond et le prince de Bretagne, auxquels on avoit joint les guerriers de Toscane,de Naples et de Sicile, formoient la troisième attaque du côté qui regarde la Syrie. Déjà deux mois s'étoient écoulés parmi des succès douteux, des assauts repoussés, des sorties malheureuses, et tous les événemens enfin d'un siége opiniâtre. La disette commençoit à se faire sentir dans la place, où deux convois, venant de la Syrie et de Soba, avoient inutilement tenté de s'introduire, et étoient devenus la proie du vainqueur. La ville, déjà fort peuplée par elle-même, surchargée d'une garnison beaucoup trop nombreuse, alloit se trouver bientôt dans la fâcheuse alternative d'ouvrir les portes à Philippe, ou d'éprouver les horreurs de la famine. Baaladin et son conseil cherchoient tous les moyens de se soustraire à ces extrémités, quand Bory se leva et porta la parole. Bory, grec de nation, de basse origine, soldat téméraire, homme rusé, dangereux renégat de la foi de ses pères, que ses qualités personnelles et son apostasie avoient rapproché du soudan et fait monter aux premières dignités militaires: " seigneur, dit ce traître en s'adressant à Mélec, n'espérons point désormais qu'une escorte nombreuse ou des sorties générales puissent mettre les convois qui nous seront destinés à l'abri des attaques de l'ennemi; il est trop bien servi parses espions, trop maître de la campagne, pour que nous puissions nous flatter de réussir. En essayant de lui dérober des marches, ou de lui opposer des forces égales, une conduite semblable nous exposeroit à perdre, sans aucun fruit, nos plus braves guerriers. Mais si ta hautesse veut se reposer sur moi du soin de remédier pour quelque temps aux besoins qui commencent à se faire sentir dans ta capitale, je conçois un projet dont j'ose d'avance garantir le succès. " l'avare grec, qui occupe les montagnes du Liban, flatté de l'espoir ridicule de voir ici triompher sa secte, mais bien plus avide du gain qu'il retire de son commerce avec le camp de Philippe, y conduit chaque jour ses denrées, le fruit de ses récoltes et ses nombreux troupeaux. Je suis grec; et la foi de ma nation, que j'eus toujours en horreur, m'est connue. Je tenterai Zénon, prince d'Inar; j'ébouirai ses yeux par les promesses les plus capables d'exciter son ambition et sa cupidité; les présens même précéderont les promesses. Les chrétiens verront sans jalousie faire de prodigieux amas qu'ils penseront devoir tourner à leur propre usage. La discrétion, les ombres de la nuit, un coup de main que je médite, acheveront de favoriser l'entreprise. Ordonne seulement que tes trésors me soient ouverts, et qu'ilme soit libre, dès que le soleil sera couché, de sortir de la ville avec le peu de grecs qui se sont attachés à ma fortune. " ainsi parla le grec; et le soudan, qui connoissoit les ressources de cet esprit artificieux, adopta le projet et lui en confia l'exécution. Bory négocie avec Zénon; le convoi se prépare dans le voisinage de l'armée des francs, qui pense qu'on l'assemble pour elle, et songe même à lui envoyer une escorte pour le mettre à l'abri de quelques hordes d'arabes qui battoient la campagne, lorsqu'à la faveur d'une nuit sombre, dont un orage augmentoit encore l'obscurité, Zénon se met en marche avec les seuls esclaves, conducteurs des chameaux, pour pénétrer jusqu'à la ville par une des issues que l'armée des assiégeans n'avoit pu fermer. Comme il falloit passer à une distance peu éloignée du quartier où commandoit Sigismond, en évitant d'être reconnu par la garde, Bory, dans le même instant, avec la petite troupe qu'il commande, s'approche à dessein de répandre l'alarme à l'extrémité du camp opposée à celle que le convoi devoit nécessairement côtoyer. Il saute le retranchement sans opposition. Il trouve les armes aux faisceaux, et les sentinelles endormies autour des feux qu'elles avoient allumés. ô honte de ces défenseurs de la foi! Le zèlen'avoit pas suffisamment épuré leurs ames; en poursuivant une sainte entreprise, ils menoient une vie toute profane. Le luxe couvroit leurs tables, l'intempérance présidoit à leurs repas; ils passoient des festins dans les bras de la débauche; et, tandis que les esclaves, ravies aux sérails des soudans, servoient aux plaisirs des chefs, le soldat, abruti par les vapeurs des vins de Grèce et de Syrie, abandonnoit le poste confié à sa garde et le soin de sa propre sûreté. Il y avoit encore de la valeur dans le camp: toute discipline en étoit bannie. Bory égorge les sentinelles; il pénètre dans les tentes des italiens qui s'offrirent d'abord sur son passage, et poignarde les paladins énervés par le plaisir et appesantis par le sommeil. Le grec renégat s'enivre de fureur, de sang et de pillage. Les ravages du feu suivent les atteintes sanglantes du fer. Bientôt la troupe sanguinaire se disperse; une partie se répand dans le quartier de Stenon; et Bory, à peine suivi de la moitié des siens, perce jusqu'à la tente où reposoit le comte de Tours. épuisé par les travaux de la veille, Sigismond dormoit alors d'un profond sommeil. Déjà le meurtre l'environne; déjà le cimeterre est levé sur sa tête que la mort couvre de ses ailes. Tout-à-coup un bruit se fait entendre. Bory se retourne,et voit tomber à ses pieds trois de ses gens, étendus de trois coups de cimeterre. Un guerrier se présente à lui dans une attitude menaçante; le grec veut se mettre en défense; la frayeur, le coup et la mort le frappent en même temps. Sa troupe pâlit d'effroi, jette les armes et prend la fuite. Le vainqueur dédaigne de la poursuivre, et court à Sigismond, qui, sortant de sa tente, encore nu et sans armes, voit les sarrasins terrassés et mis en fuite par un seul homme, et le prend d'abord pour l'ange exterminateur. " armez-vous, seigneur, lui dit le guerrier, vengeons-nous de nos pertes, poursuivons ces cruels assassins, lavons dans leur sang impie l'opprobre qu'ils viennent d'imprimer sur le front de nos frères.-au moins, seigneur, dit Sigismond en prenant ses armes à la hâte, que je sache quel est le héros qui vient de garantir mes jours; vos armes, votre devise me sont inconnues...-partons, seigneur, disoit le chevalier au lieu de répondre au comte; hâtons-nous. Voyez les ravages de la flamme, écoutez les cris. J'ignore l'étendue du péril qui nous environne et le nombre des ennemis. Je reposois tout armé; un bruit effrayant me réveille; je me lève, j'accours; je vois votre tente environnée d'assassins...-embrassez-moi, mon libérateur, mon vengeur, mon nouveaucompagnon d'armes, disoit Sigismond; digne paladin, volez dans mes bras, je jure...-craignez de vous parjurer, seigneur, dit le guerrier d'une voix tremblante, je suis... votre page Ollivier...-malheureux! " s'écria le comte en prenant sa lance d'un air menaçant et furieux! ... il en eût frappé Ollivier; mais le chevalier s'étant aperçu de l'altération qui s'emparoit de l'ame de son maître, s'étoit déjà retiré. Cependant les soldats de Bory, privés de leurs chefs, dispersés, succombant sous les dépouilles qu'ils avoient ramassées, ne pouvant trouver leur chemin à travers les flammes et la fumée, tombent de toutes parts sous le cimeterre des bretons, des tourangeaux et des italiens qui se sont armés à la hâte et réunis. L'alarme donnée par Bory au quartier de Sigismond, ayant rassemblé vers cet endroit le gros de l'armée, Philippe se trouva au point du jour à la tête de ses forces réunies. " illustres compagnons de mes travaux, dit ce monarque aux guerriers qui l'environnoient, en leur montrant Damas, jusqu'à quand souffrirons-nous que les murs de cette ville sacrilége arrêtent le cours de nos glorieux projets, et servent de repaire à d'infâmes brigands, qui n'osent plus s'en écarter qu'à la faveur des ténèbres? La foiblesse de nos efforts déshonore nos armes, notrefoi, notre zèle, et trahit la cause que nous servons. Ah! Si la même ardeur qui nous fit abandonner notre patrie pour servir la religion, nous anime encore; si nous sommes sensibles à la douleur d'avoir vu notre camp surpris, nos frères indignement massacrés, les monstres, baignés dans notre sang, cesseront bientôt de s'applaudir d'avoir causé des ravages et fait pousser les cris funèbres qui nous ont arrachés des bras du repos. Vengeons-nous sur ce peuple perfide et sur le tyran cruel qui le porte de sang-froid à ces lâches assassinats. Ensevelissons-les sous les ruines de leur empire, et que Mélec lui-même trouve dans la chute de son trône, dans l'abolition de sa secte impie, et dans nos fers, le prix du réveil affreux qu'il nous a causé. " Philippe parle ainsi. On croit voir briller sur son front quelque chose de divin; sa voix a la force, la majesté du tonnerre; ses regards en ont l'éclat; le feu qui les anime passe dans le coeur de tous les chevaliers, l'embrase d'une ardeur sainte et guerrière, en même temps qu'il y allume la soif d'une vengeance légitime que les torrens du sang infidèle pourront seuls apaiser. On marche à Damas. Il n'est plus question de s'approcher timidement de la place à couvert des ouvrages, et de tenter les moyens beaucoup plus sûrs, mais trop lents, de la mine et de la sappe. Le courage, le zèle, la fureur emportent les paladinsà l'attaque des faubourgs de Casair, et les aveuglent sur tous les périls qui peuvent en défendre les approches. Un mur élevé, un fossé profond, un retranchement en règle, semblent garantir le faubourg des dangers de l'escalade; les machines de guerre lançant du haut des tours des masses énormes, menacent d'une mort inévitable quiconque ose s'avancer à découvert; mais la vigueur de l'attaque, en bravant les préparatifs de la défense, semble les avoir déconcertés. La fascine comble le fossé, l'échelle est aux murs, on insulte le retranchement. Le sarrazin épouvanté passe rapidement d'une confiance aveugle à la frayeur la plus stupide. Il n'est plus de poste dans lequel il se flatte de se maintenir; il jette les armes, s'abandonne tumultueusement à la fuite, et va chercher un asile au-dedans des murs de la place. Lors de cette heureuse attaque, le comte de Tours arbora le premier l'étendard de la croix sur le haut du retranchement emporté; mais, s'abandonnant bientôt à la poursuite des fuyards, il s'oublie au point de les suivre jusqu'au-dedans des portes, et ne s'aperçoit du piége que lui a tendu sa valeur que lorsque le bruit de la herse tombante lui fait tourner la tête en arrière, et lui découvre le danger dans lequel il se trouve enveloppé, sans pouvoir être secouru par aucun des siens.

CHANT 4

Fleur-De-Myrte, amante d'Enguerrand, attachée à Ollivier par les liens de la parenté, amie d'Agnès et sa confidente, se trouvoit bien exposée à la cour de Frédegilde, princesse à qui l'on n'étoit pas impunément suspect. Se voyant sans appui, elle crut devoir échapper par la fuite aux dangers qui la menaçoient, et chercher un asile du côté où l'appeloient les engagemens de son coeur. Elle prit donc la route de Provence pour se rendre en Asie, ne doutant point qu'Enguerrand, dont on n'avoit point de nouvelles, n'eût joint l'armée des princes chrétiens. La belle, montée sur un palefroi, étoit suivie d'un vieil écuyer. Voici le reste de son cortége: un sexe foible et timide, un âge tendre et sans expérience, une beauté rare, de la modestie, de la dignité, des principes; mais point assez de défiance d'elle-même, et peut-être un peu trop de susceptibilité . Elle arrive à petites journées et sans accident sur les côtes de Provence. Il sembloit d'abord que la fortune voulût la servir. Elle trouve un vaisseau génois qui faisoit voile pour les côtes de Syrie; elle s'embarque. On découvroit dejàles côtes de la fameuse île de Chypre, où le bâtiment devoit aborder en passant. Tout-à-coup une bourasque s'élève; le pilote est obligé de changer de route. Le maître fait serrer les voiles; le navire erre à l'aventure. La vague le porte sur un écueil, il s'y brise, et Fleur-De-Myrte est exposée à la merci des flots, sur une planche qu'un hasard lui a fait rencontrer. La belle étoit en grand péril, si le même hasard n'eût conduit dans ces parages un petit bâtiment qui paroissoit sortir d'entre les pointes des rochers qu'on apercevoit à l'horizon. On la voit qui flotte sur l'eau, on vient la chercher avec l'esquif; on la transporte à bord demi-noyée et demi-morte. Bientôt elle recouvre l'usage des sens et la connoissance à l'aide d'une liqueur forte et grossière qu'on lui fait respirer, et d'un bruit très-importun qui retentit à ses oreilles. En ouvrant les yeux, elle aperçoit quatre à cinq hommes vêtus à l'orientale, qui poussent l'un après l'autre, et quelquefois tous ensemble, des sons très-aigus dans des instrumens qu'on appelle flûtets, en donnant par intervalles des coups de baguette sur des tambourins. Quand les flûteurs virent que la belle ouvroit les yeux, ils s'écartèrent un peu de son oreille, mais ne discontinuèrent point leur musique, qui n'en devint que plus perçante. Elle poussa unsoupir et voulut parler; alors le bruit des flûtets et des tambourins redoubla au point de devenir insupportable. Fleur-De-Myrte se tait. Un instant après, elle veut prendre de nouveau la parole; mais pour le coup la symphonie devint tellement bruyante, que notre voyageuse pensa devenir sourde, et fut forcée au silence. Cependant la barque voguoit vers le rivage. On prend terre; on forme à la hâte un brancard de quatre avirons; on porte la belle, qui ne faisoit point de résistance, vers un petit hameau à quelque distance du bord de la mer. à mesure qu'elle approchoit des cabanes, elle étoit environnée de nouveaux symphonistes. Il accouroit de toutes parts des bergers, des pâtres, des laboureurs jouant du haut-bois, du chalumeau, de la cornemuse. De petits enfans, qui marchoient à peine, venoient en jouant de la guimbarde et de la flûte-à-l'oignon, entouroient le brancard et embarrassoient la marche des porteurs. Enfin le cortége s'arrête à la porte d'une maison qui avoit l'apparence d'une grosse métairie. Il sort une femme âgée, et dont la physionomie avoit quelque chose d'imposant; elle s'approcha gravement de Fleur-De-Myrte, en jouant, sur une vielle qu'elle tenoit pendue à son côté, un air lent, bizarre, et qui n'étoit nullement mesuré.Fleur-De-Myrte veut parler; mais, au premier son qu'elle articule, la vieille fronce le sourcil, joue de sa vielle avec beaucoup de vivacité, et finit par porter la main sur la bouche de la voyageuse, au point de lui ôter la respiration. Embarrassée au dernier point, notre héroïne donne à entendre par geste qu'elle a besoin de nourriture. Le geste est compris; les mets sont apportés. Ils sont grossiers, l'estomac est foible; le repas se termine en un moment, et le brancard, ayant continué sa route, entre dans une ville qui paroît vaste, bien bâtie et très-peuplée, et s'arrête à la porte d'un palais, devant lequel il y avoit déjà beaucoup de monde rassemblé. Un écuyer se présente pour donner la main à la voyageuse, et l'introduit dans le palais. Elle voit dans les antichambres des pages jouant du flageolet, des gens d'un âge plus mûr, et de tout état, râclant du violon et de plusieurs autres instrumens. Enfin elle est introduite dans un cabinet reculé, où des hommes d'un âge avancé paroissent s'être rassemblés pour un concert. Le conducteur de Fleur-De-Myrte la présente à un des symphonistes, assis sur un siége plus élevé que celui des autres, et tenant une basse-de-viole. Cet homme sourit en voyant la belle voyageuse, regarde l'écuyer et les gens qui étoient autour de lui, détache sept à huit coups d'archet,fait un signe de la tête; l'écuyer prend de nouveau sa dame par la main, et sort de l'appartement. Jusque-là on ne s'étoit pas dit un mot; mais au détour d'un escalier l'écuyer met le doigt sur ses lèvres: " chut, lui dit-il, madame; nous allons maintenant chez la princesse. " la princesse étoit assise sur un sopha, ayant une mandoline passée au col, à l'aide d'un large ruban bleu. Elle regarde Fleur-De-Myrte avec un sourire mêlé de protection et de dédain, se tourne du côté de ses femmes, pince une ou deux cordes de sa mandoline d'un air distrait, et la visite est achevée. Alors notre héroïne fut conduite à un appartement qui se trouva vide. " vous êtes chez vous, madame, lui dit l'écuyer. Vos femmes vont entrer pour vous servir. Elles m'avertiront dès que vous aurez reposé et que vous pourrez me recevoir. J'ai des choses de la dernière conséquence à vous dire. " les femmes entrent; Fleur-De-Myrte se laisse déshabiller, prend du sorbet, des conserves, se couche, repose quelques instans, se lève, fait une toilette à l'orientale, et donne ensuite audience à l'écuyer. " je vais, lui dit-il, madame, vous mettre au fait en deux mots. On a perdu absolument l'usage de la parole dans le pays où vous êtes, et on ysupplée par celui des instrumens. Ce qu'il y a de singulier, c'est que, comme on n'y sauroit parler, on ne sauroit souffrir que les autres y parlent. On rapporte l'origine de cette calamité à la colère d'une fée; mais comme je ne donne pas dans ces contes, je serois tenté de croire que ces gens-ci ont été privés naturellement d'une faculté accordée à tous les autres hommes, si les monumens du pays ne faisoient foi qu'on parloit ici comme ailleurs il y a environ cent ans. Je suis né sujet du comte de Provence, et fus jeté il y a environ quatre ans sur cette île presque inconnue, qu'une chaîne de rochers répandus au large, à fleur d'eau, rend inaccessible aux navigateurs étrangers, et où l'on n'aborde que par des naufrages. étant musicien par état, j'ai saisi avec facilité l'idiome que l'on s'est fait dans le pays, et suis devenu l'interprète de ceux qu'une aventure semblable à la vôtre conduit ici, quoique très-rarement. Vous concevez maintenant la raison qui avoit rassemblé autour de vous cette symphonie bizarre qui vous a servi d'escorte jusqu'au palais. Je vous ai conduit au cabinet du roi, qui, sur le récit qu'on lui a fait des charmes de votre personne, n'a pu modérer l'impatience qu'il avoit de vous voir. Ce prince tenoit dans ce moment son conseil d'état. Cet homme à lunettes, que vous avezvu vis-à-vis d'un clavecin, étoit un secrétaire chargé de faire un rapport au conseil, dont vous avez vu les membres prêts à donner leurs opinions, l'un sur son basson, l'autre sur le violoncelle, car je dois, madame, vous dire en passant qu'il y a des instrumens affectés à tous les états et à tous les âges. Il ne conviendroit pas qu'un sénateur jouât du fifre ou de la musette organisée. Les personnes consacrées à la religion ont leurs instrumens affectés; et, quand vous serez instruite de la langue, je pense, si la curiosité vous conduit à la mosquée, que vous y entendrez avec plaisir l'office à la turque, récité sur des harpes, et serez satisfaite de la paraphrase d'un verset de l'Alcoran, rendue sur la trompette marine. Il est des instrumens d'état; il en est aussi de caractère. Un homme porté à l'amour s'adonne volontiers à ceux qui sont susceptibles de rendre le mieux les expressions tendres. Un grand parleur se jette sur un violon, va en arpegio et en démanchant jusque sur le chevalet. Un homme bien élevé, un homme destiné à parvenir, doit posséder à un certain point tous les styles. Vous verrez le monarque qui règne aujourd'hui, en donnant audience à ses sujets, répondre à chacun d'eux sur un instrument semblable à celui dont on se sera servi pour lui porter la parole. La première fois que je le vis sortantde son palais, suivi de ses pages, chargé d'instrumens de toute espèce, je crus qu'il alloit donner une sérénade. Il y a des gens qui sont faits pour parler de tout avant de s'être donné des soins pour s'instruire, et figurer dans le monde avant que l'on ait pu les y former; les facteurs d'ici, dont l'habileté est grande, ont composé pour eux un instrument que l'on appelle la turlutaine de cour, contenant un grand nombre d'airs sur plusieurs registres. Des airs posés, par exemple, pour les occasions où l'on doit avoir du maintien; des airs hauts pour celles où il faut donner grande opinion de soi et de son crédit; des airs bas pour aborder les gens en place, mais on quitte la sourdine dès qu'on a le pied hors de l'antichambre; des airs naturels pour s'attirer la confiance; de flatteurs, de doucereux même pour endormir des créanciers aux audiences du matin; de tendres, de passionnés, de tristes, d'enjoués, etc., pour intéresser, attendrir, plaire et séduire; de bruyans pour les confidences; d'autres pleins de feu pour aborder une connoissance de nouvelle date; de très-froids pour remercier d'un bienfait reçu; de bizarres pour rendre le commerce difficile et piquant, pour en éloigner la fadeur; de très-légers pour parler des femmes, décider dumérite d'autrui, évaluer les ouvrages de littérature, et mettre le prix aux chef-d'oeuvres des artistes; enfin des airs de tous les tons, de toutes les mesures, pour parler aux gens à qui l'on doit du respect ou des égards, et à ceux desquels on peut en prétendre. Quelquefois, par distraction ou autrement, on tombe dans de singulières équivoques. On joue un air haut avec son égal, on reçoit un galant homme du ton dont on recevroit un laquais, et on se sert d'un air bas devant un homme de fortune dont on voudroit faire sa dupe, jusque-là que pour parler des personnes et des choses auxquelles on doit le plus de respect, on joue des airs badins ou affranchis de toute mesure. à la monotonie près, la machine est bien calculée. Cependant la musique a peu de fonds, et les chutes vous en paroîtront quelquefois communes. Les gens de la grosse opulence ont fait contrefaire ces turlutaines, et vous trouverez des instrumens de cette dernière espèce entre les mains de quelques-uns des enfans de familles encore nouvelles; mais, outre que ces jeunes gens ont un air gauche à tourner la manivelle, leur turlutaine est toujours au-dessus ou au-dessous du ton, et par conséquent toujours fausse.-je voudrois bien, dit Fleur-De-Myrte en interrompantl'interprète, entendre une vraie turlutaine de cour; cela doit être fort agréable.-c'est le préjugé général du sexe; cependant, madame, je dois vous prévenir que les éloges que j'ai donnés souffrent des exceptions, et que vous rencontrerez par-ci, par-là, de petits seigneurs qui ont de tristes turlutaines. Quand ces insulaires perdirent la parole, consternés qu'ils étoient encore et dans les premiers momens de la privation, ils eurent recours, pour se faire entendre, aux signes et aux gestes que l'instinct indique à tous les hommes; mais ce langage les mettant, au plus, à portée de se communiquer les uns aux autres leurs besoins les plus grossiers, étoit beaucoup trop court pour une nation déjà très-policée, et les trois quarts des idées qu'ils avoient acquises demeuroient nécessairement sans expression. Un philosophe, observant le goût de sa nation pour la musique, les facilités, les connoissances qu'elle avoit dans ce genre, imagina d'en tirer parti pour suppléer au défaut de la parole, et vous verrez par la suite, madame, que ce projet a beaucoup moins de bizarrerie qu'il n'en présente d'abord à l'esprit. Cependant quelques défauts dans la méthode pour enseigner, quelques disputes élevées entre les virtuoses qui se formèrent, les idées qu'on sefit de la véritable pureté du langage, retardèrent le progrès et le retardent encore, au point que je suis bien éloigné de croire que l'idiome soit à son point de perfection. à peine étoit-on parvenu à représenter les lettres par le moyen de sons, et en former des mots, qu'on se mit à disputer sur les modes qu'il seroit plus convenable d'employer; il fut question de diatonique, d'enharmonique, et enfin on prétendit que le discours le plus sensé ne devroit pas toujours être en droit de plaire; mais que ce droit seroit réservé à celui qui, astreint à une mesure, formant une mélodie, ayant un caractère, présenteroit à peu près à l'esprit les idées qu'on auroit dessein de rendre; en conséquence de cette décision, qui a prévalu, les cerveaux se sont bien fatigués, et le bon sens a extrêmement souffert. Le peuple, qui n'a pas le temps de s'occuper d'idées aussi vaines, va plus de tête que de mesure, et cependant touche plus droit au but; car il rend nettement ce qu'il veut dire. Il est question, madame, après ces idées générales, d'en venir aux particulières, et d'entrer un peu dans le détail. Vous avez sans doute des connoissances de musique; la noblesse de votre extérieur annonce celle de votre naissance, et fait présumer qu'aucune des parties de votreéducation n'a été négligée. Peut-être même avez-vous déjà l'usage de quelque instrument; mais le roi, qui désire infiniment de vous plaire, souhaiteroit que vous eussiez la complaisance de commencer par vous servir du dessus de viole. Agréez que je vous en donne la première leçon. Vous trouverez d'abord votre alphabet dans les divers renversemens de la gamme: quelquefois une seule note vous présentera une idée complette; par exemple, touchez un si , vous dites à présent oui : touchez un sol , et vous direz non . Convenez que voilà un consentement et un refus exprimés avec toute la rapidité désirable. Mais ce n'est pas tout. La finesse de l'expression peut se joindre à la rapidité. Avec le secours d'un bémol ou d'un dièze , d'un de ces intervalles qu'on appelle soupirs , et qui conservent ici leur valeur naturelle, en plaçant une cadence molle à propos, on parvient à dire un oui qui ne signifie rien, et un non qui ne veut pas dire non. Je vois que je pourrois abuser de votre patience, madame; je sens d'ailleurs que je dois donner aux idées le temps de s'étendre et de mûrir. Mes ordres étant de vous ménager comme de vous instruire, mon devoir et mon inclination me faisant une nécessité de vous plaire, j'abandonnerai le travail que je me suis chargé de faire auprès de vous, pour ne le reprendreque lorsqu'il pourra vous être agréable. En finissant son compliment, l'interprète-musicien et maître de langue tira sa révérence, et sortit. Fleur-De-Myrte resta seule, rêvant à ce qu'elle venoit d'entendre, ne sachant qu'augurer de sa position, et répétant d'un air distrait, sur le dessus de viole qui lui demeuroit entre les mains, si et sol, sol et si . L'âge n'avoit point ralenti le feu des passions dans le coeur de Macore, souverain de l'île des mélologues. C'étoit le nom des peuples parmi lesquels se trouvoit l'amante d'Enguerrand. Ce prince avoit encore toutes les fureurs et les foiblesses de l'amour; mais, issu d'une de ces branches sarrazines qui avoient apporté en Europe la fleur de la galanterie, il ignoroit l'usage du mouchoir, digne de la fierté de la seule race ottomane, et mêloit à ses intrigues le sentiment et la délicatesse. Zerbin, son interprète, vint lui faire le récit des heureuses dispositions qu'il avoit trouvées dans l'étrangère, de sa docilité à prendre des leçons, et des facilités naturelles et acquises qu'elle avoit pour devenir dans peu une excellente écolière. Macore, déjà prévenu d'un goût très-vif en faveur de Fleur-De-Myrte, le sentit redoubler à ce récit. " allez, dit-il à Zerbin; prévenez cettedame que je compte la voir aujourd'hui, et faites-lui valoir mon impatience. " Zerbin annonce cette visite à son écolière. " je pressens, lui dit-il, madame, l'embarras dans lequel vous allez vous trouver, et ne sais rien de si désagréable qu'une conversation entre gens qui, de part et d'autre, ne doivent s'expliquer et s'entendre que par truchement; mais si vous voulez vous prêter à une petite supercherie, vous allez rendre le roi bien content de lui-même, et lui donner une haute idée de votre sagacité. Feignez de comprendre ce qu'il vous dira; comme il parle volontiers et beaucoup, il lui suffira que vous ayiez placé un oui et un non à propos, pour qu'il soit convaincu que vous êtes au fait, et qu'il n'a rien perdu de son étalage. Je me placerai derrière lui un peu à l'écart, et un signe de tête, que je ferai à chaque question, vous mettra en état de toucher sur votre dessus de viole la réponse qu'il sera convenable que vous fassiez. Ce ne sera, comme vous en êtes prévenue, qu'un si ou un sol , selon les circonstances. D'ailleurs, observez avec attention les mouvemens de mon visage, et laissez voir du chagrin, de la joie ou de l'embarras, selon que je caractériserai moi-même ces différentes situations par l'expression que je donnerai à mes traits. " Fleur-De-Myrte crut devoir donner à sonmaître et au prince qui l'employoit auprès d'elle cette marque de sa complaisance. Macore arrive; il s'étoit muni d'une flûte traversière, instrument très-analogue au sentiment qu'il avoit dessein d'inspirer. Il débute par un air qui tenoit de la sarabande, avec des roulemens, des cadences sans fin, auxquels le mouvement de ses yeux servoit d'accompagnement. Le bon monarque manquoit d'haleine, n'avoit ni doigts ni embouchure; son jeu n'étoit point détaché, point net; de sorte que son compliment, qui n'étoit d'ailleurs qu'un tissu de lieux communs, pouvoit passer, quant au fonds et à la forme, pour un très-insipide morceau de symphonie. Zerbin prit un air riant, et fit un signe de la tête que son écolière rendit par un sol , qui vouloit dire non , et qu'elle accompagna d'un sourire. Tout avoit des grâces en elle, et le sourire fut gracieux. Macore parut enchanté. Les cadences et les roulemens redoublèrent. Le maître fit un signe de la tête qui vouloit dire oui , et le oui fut fidèlement répété par Fleur-De-Myrte. Alors Macore changea de modulation, et ne s'expliqua presque plus que par quelques sons entre-coupés, bas et tremblans. Zerbin prit un air de dépit, et indiqua à sonécolière que c'étoit le cas de lâcher un non très-sec. Zerbin fut obéi. Macore continua de jouer sur le même ton, tremblant et entre-coupé. Zerbin change de physionomie, et fait signe de répondre par un consentement foible et équivoque. L'écolière, tant par son attitude qu'avec le secours de la leçon qu'elle avoit prise, essaya de rendre, sur le dessus de viole, la réponse qu'on lui dictoit. à cette réponse, Macore ne se possède plus; il se précipite sur la main de l'étrangère, la saisit avec transport, la baise avec feu, tire un brillant très-riche qu'il avoit au doigt, le donne à Zerbin, fait des révérences sans nombre, et sort de l'appartement en jouant un air de fanfare. Il étoit à peine sorti, que Zerbin se précipite aux genoux de Fleur-De-Myrte. " ah! Madame, dit-il, vous possédez un talent unique. Vous avez joué comme un ange; le roi est enchanté.-je n'y entends rien, repartit Fleur-De-Myrte. Que m'a dit ce prince, et qu'ai-je pu lui répondre?-vous avez parlé, madame, comme il étoit à propos que vous le fissiez, eu égard à votre situation; mais je ne puis trop applaudir aux talens merveilleux que j'ai découverts en vous; vous avez, dans le geste et dans les mouvemens du visage, une précision, une énergie admirables...-mais ne puis-je être un peu plus au fait, et apprendre, par le détail, les raisons que j'ai d'être aussi contente de moi?-le roi vous a d'abord fait compliment sur le bonheur qu'il avoit de vous posséder dans ses états; il s'est étendu sur les éloges que vous méritez à tant d'égards, et sur le désordre que votre présence a jeté dans son coeur dès la première entrevue; mais il a ajouté qu'il appréhendoit que son âge ne lui nuisît auprès de vous, dans le dessein qu'il avoit de mériter le don de votre coeur.-et qu'ai-je répondu, dit Fleur-De-Myrte avec impatience? ...-madame, un non , que vous avez placé fort à propos, a rassuré le monarque sur ses craintes.-tant pis, monsieur, tant pis, répliqua vivement Fleur-De-Myrte.-mais, madame, falloit-il désobliger le monarque?-je devois garder le plus profond silence, et, selon les dispositions de mon coeur, c'étoit ce que je pouvois faire de moins désobligeant; mais, de grâce, poursuivit-elle, qu'a dit le roi à l'occasion d'un aveu de ma part aussi peu sincère que déplacé?-des douceurs, madame; il y a joint desprotestations très-fortes; puis il vous a demandé si vous fixeriez sans peine votre séjour auprès de lui...-vous deviez me faire répondre que non...-tout au contraire, madame...-monsieur, vous m'avez fait jouer le rôle d'une extravagante. Mais achevons; à ce que je prévois, en fort peu de mots, j'aurai dit beaucoup d'impertinences.-le roi, poursuivit Zerbin, a témoigné des craintes que votre coeur ne fût prévenu de quelque autre passion; vous avez eu la bonté de le rassurer, et même l'air de votre physionomie a assez vivement témoigné que ce soupçon vous offensoit...-passons, monsieur; je n'ai rien à dire à cette réponse: une femme n'est point obligée à une franchise exacte sur ce point.-là-dessus, le roi, après vous avoir fait quelques excuses, vous a demandé, d'un ton embarrassé et tremblant, s'il pouvoit aspirer au don de votre main...-ai-je donné mon consentement, monsieur?-oui, madame, répondit timidement Zerbin; et c'est là le sujet de la joie excessive à laquelle vous avez vu ce prince s'abandonner...-sortez de ma présence, monsieur, dit Fleur-De-Myrte en élevant la voix; allez prévenir Macore qu'on nous a trompés, et qu'à moins qu'une violencene me contraigne à le voir, je vais devenir inaccessible pour lui. " Zerbin se jette aux pieds de Fleur-De-Myrte; la belle le repousse. " levez-vous, monsieur, ou j'appellerai. Ne poussez pas plus loin un personnage dont la bassesse et la noirceur m'indignent.-madame, disoit Zerbin en embrassant ses pieds et la retenant malgré elle, vous allez vous perdre. à quoi pourra servir cet éclat? ...-à me faire mieux connoître. On me prend pour quelque aventurière; ma naissance, que mon extérieur annonce, devroit me mettre à l'abri d'une entreprise aussi odieuse; mais si l'on n'est ici sensible à rien, si l'on me pousse à bout, je saurai mourir avec courage.-contenez-vous, madame, je vous en conjure pour vous-même. Je ne doute point de tout ce que vous pouvez dire d'avantageux sur votre compte; mon respect vous avoit prévenue: mais pourquoi braver la mort ou l'esclavage, quand des sentimens moins outrés, lorsqu'un peu de dissimulation peuvent rendre votre situation supportable, et donner au ciel, dont vous méritez la protection, à mon zèle, qui ne connoît point de bornes, le temps de vous secourir? Songez, qui que vous soyez, que vous vous trouvez inconnue, dénuée de secours parmi des sarrazins, gens mécréans, qui voudront douter de tout cequi pourroit vous rendre respectable à leurs yeux, qu'on ne désarme point par des pleurs, et qui se flattent de triompher aussi aisément de la douleur que de la retenue. Si vous prenez le parti des refus et de la hauteur, alors ils s'abandonneront à cette férocité naturelle que l'envie de plaire les force à déguiser. Laissez le roi dans les idées flatteuses dans lesquelles je viens de le plonger par ma sage et malheureuse supercherie; amusez-le par des délais. Il pensera qu'ils seront l'effet d'une pudeur qui cherche à éloigner son entière défaite, et vous n'en serez que plus chère à ses yeux. Cependant, madame, ce monstre que vous bannissez de votre présence, qui ne cessera d'embrasser vos genoux que quand il aura obtenu votre grâce de vous-même, va employer, pour assurer votre délivrance, toutes les ressources qu'il a jusqu'ici négligées pour se procurer la liberté à lui-même, et ne demande, pour tout salaire, qu'un regard moins accablant, et la permission d'aller exposer pour vous sa fortune et sa vie. " ô espoir! Quelle est ta puissance! Est-il un coeur, quelque malheureux qu'il soit, qui puisse se fermer aux lueurs que tu cherches toujours à y répandre? Fleur-De-Myrte se laisse persuader. Zerbin se retire, et va, de l'aveu de la belle, mettre en jeu les ressorts qui peuvent favoriser leur commune évasion.Sa première démarche fut d'aller trouver Macore, pour l'assurer des heureuses dispositions dans lesquelles il avoit laissé l'étrangère; mais en même temps il prévint ce prince que cette belle, se trouvant indisposée, étoit contrainte de recourir à des précautions pour prévenir l'entière altération de sa santé, et qu'elle demandoit, comme une grâce, qu'on la laissât pendant quelques jours dans la solitude et le repos. Quoique l'ardeur impatiente du souverain des mélologues parût souffrir beaucoup en s'imposant cette loi, il crut qu'il étoit de sa délicatesse d'observer les ménagemens que l'on attendoit de lui, et se contenta d'envoyer un page à la porte de l'appartement, pour s'informer de la santé de Fleur-De-Myrte, qui ne sortit point de son lit pendant deux jours que dura l'absence de Zerbin. Les femmes qui la servoient, la voyant s'abstenir de manger, l'entendant soupirer et se plaindre, prirent aisément le change sur sa feinte indisposition; et le médecin de la cour, lui trouvant le pouls fort agité, ne fut pas plus difficile à tromper. Zerbin revient. " tout est prêt, madame; j'ai sondé quelques matelots de ma nation que le même naufrage avoit fait compagnons de ma fortune, et qui s'occupent depuis ce temps à lapêche, le long des côtes, pour s'y procurer les secours nécessaires à la vie. L'amour de la liberté et le désir de revoir leur patrie les eussent aisément fait entrer dans mes vues; mais l'offre que je leur ai faite du brillant dont Macore m'a gratifié en votre présence, a achevé de les éblouir. Ils sont à vous, madame; ils doivent, cette nuit même, s'emparer d'une barque qui n'attendra que nous pour mettre à la voile. Il s'agira de vous travestir pour avoir la sortie libre du palais, et j'y ai déjà pourvu. L'opium que je vous apporte, répandu dans le sorbet des femmes qui vous servent, leur fermera les yeux sur votre fuite, et nous irons joindre nos libérateurs sur le port. Mais, madame, il est des précautions à prendre pour ralentir la vivacité des mouvemens qu'on voudra faire pour nous poursuivre. C'est à quoi je travaillerai ce soir. Je suis chargé de l'entretien des instrumens de la cour; les clavecins vont être sans sautereaux, les violons sans chevalets, les vielles sans manivelles; de sorte que nous serons bien éloignés d'ici avant qu'ont ait trouvé le moyen de s'entendre. " la nuit vient, le projet s'exécute. Fleur-De-Myrte, en habit de page, arrive sur le port; on s'embarque; les voiles se déploient; on s'éloigne de la terre: on vogue. Vents, respectez la barque fragile qui porte lajeune beauté; écartez les orages, rangez-vous toujours à la poupe, enflez doucement les voiles. Ondes, aplanissez-vous; qu'un sillon léger, effleurant votre sein paisible, indique à peine aux yeux la trace de sa course volage et rapide. Rochers, écartez-vous de son passage. Nuages, formez un voile qui la dérobe aux yeux qui pourroient la trahir. Et vous, lune au teint d'argent, dont la douteuse lumière favorise cette heureuse fuite, ralentissez votre course; n'atteignez pas encore à l'horizon; attendez, pour disparoître, que l'aube du jour prête le secours de son flambeau.

CHANT 5

Enguerrand et Barin, environnés des lambeaux de leurs vêtemens et des plumes arrachées à leurs ennemis, sembloient être plongés dans un assoupissement léthargique. Tout-à-coup ils se lèvent avec précipitation, par l'effet d'un mouvement qui n'a rien de naturel; les yeux sont ouverts, les bras se remuent comme à ressorts; mais le corps paroît insensible, et la faculté intelligente sans action. Il est minuit, une épaisse obscurité les environne, un vent furieux s'élève, le palais de Strigilline en paroît ébranlé. Les fenêtres de l'appartement du chevalier s'ouvrent avec effort; Enguerrand et Barin sont enlevés; ils planent dans le vague des airs. Enfin, sans avoir le temps de juger de quelle espèce sont les voitures qui les portent et la route qu'on leur fait prendre, sans qu'ils puissent mesurer l'étendue de l'espace qu'ils parcourent, ils se trouvent au milieu de la plus étonnante assemblée qui puisse frapper des regards mortels, et reconnoissent qu'ils sont à cheval sur des manches à balais. Le souverain des génies malfaisans présidoit à l'assemblée. Les esprits de sa catégorie, lesenchanteurs, les magiciens, les fées, les sorciers, la formoient en partie; on y voyoit parmi des figures qui retenoient quelque chose d'humain, des fantômes, des chimères, des centaures, des griffons, des dragons, des ogres, des cyclopes, des hyppogriffes, des loups-garous, des gobelins, des furies, des lamies, enfans monstrueux, à qui l'imagination, le délire poétique, la fantaisie, l'oisiveté, la superstition, la fourberie, la foiblesse, l'ignorance et la crainte ont donné naissance. Le désordre et la malice y régloient les rangs. Une joie fausse, tumultueuse, éclatoit au dehors; mais on pouvoit lire dans les regards consternés l'inquiétude, la douleur et les remords. Enguerrand, ébloui par l'éclat de mille flambeaux qui brûloient autour de lui, étonné de l'effrayante variété des objets monstrueux qui s'offrent à ses regards, aperçoit tout avec trop de confusion pour pouvoir rien distinguer. Cependant de grands éclats de rire s'élèvent autour de lui; on l'entoure; il se sent même tirer par le nez jusqu'à ressentir de la douleur. En même temps il part une huée générale, et tous lui crient à la fois aux oreilles: " oh! Oh! (...) " le président veut élever la voix pour en imposer; mais les éclats de rire n'en deviennent queplus violens, et le même refrain les accompagne: " oh! Oh! Oh! (...) " Enguerrand s'aperçoit alors qu'il est couvert de plumes comme un haras des Indes; il en a même une au bout du nez d'une longueur déraisonnable. Un farfadet l'avoit saisi par cette plume, et lui faisoit faire le tour du salon, toujours accompagné des éclats de rire et du (...). Le président mugit d'impatience, et désespère de se faire entendre; il frappe la terre de son redoutable sceptre. à ce coup, qui fut terrible, on eût dit que la terre chanceloit sur ses pivots, et que la lune se dérangeoit de son orbite. Les lutins effrayés se prosternent en silence devant le marche-pied du trône. " si je vous... leur dit-il d'une voix enrouée; mais je veux bien encore pardonner cette indécence. Que désormais on se tienne dans le respect. Voici donc, continua-t-il (en montrant du doigt le chevalier emplumé et son fidèle domestique), encore une des gentillesses de la dame Strigilline. C'est pour composer des mascarades aussi bizarres qu'elle s'éloigne de nos assemblées, en affectant le mépris de nos statuts et l'indépendance de nos ordres. Certes, si je veux souffrir plus long-temps qu'elle continue de pratiquerson art avec cet air de légèreté, bientôt elle aura pour vassaux ceux qu'un pouvoir que je déteste prétend soustraire à ma férule; mais il est temps que je purge la terre de cette race de harpies, et que je renvoie Strigilline et ses semblables à Madame Céleno leur mère; une étourderie de sa confidente m'en offre l'occasion et le moyen. En exécutant les ordres de sa maîtresse, en composant la drogue qui devoit produire le double effet de métamorphoser cet honnête gentilhomme en espèce de perroquet, et de lui ôter l'usage de la raison, Badine s'est trompée de fiole, et a mêlé à la drogue qui fait croître les plumes celle qui fait participer à nos mystères; et, par méchanceté, elle lui a frotté le bout du nez pour y faire croître cette énorme plume... je crois que j'entends rire encore! Ah! Par la jernie! Si j'entends parler du (...). Chevalier, poursuivit le président après s'être de nouveau calmé, rendez grâce au quiproquo qui vous a fait paroître devant moi; sans lui, vous grossiriez la cour de Strigilline; mais je vous remets le soin de votre vengeance. Retournez sur vos pas; allez sans crainte à l'appartement où la dame repose; arrachez la touffe de plumes qui lui sert d'aigrette, et vous aurez lieu d'être satisfait; mais, avant votre départ, recevez de moi un conseil d'ami. Vous voyez, quoi qu'on en dise, que je ne fais pastoujours du mal; vous conviendrez que vous m'avez quelque petite obligation; il ne faudroit pas en devenir ingrat. Le hasard et ma tolérance vous rendent ici témoin de bien des choses. Je connois votre foible: vous serez tenté d'écrire ce que vous aurez vu; en tout cas, tâchez de nous épargnez les épigrammes, ou, par la jernie! ... voici la monnoie de vos chansons. " en disant ces paroles, le président montra son sceptre. C'étoit une branche de coudrier plus grosse de deux pouces, plus longue d'un pied que la baguette divinatoire. Ce geste étoit à peine fini, que le maître et l'écuyer, sans deviner par quel moyen, sont déjà de retour dans le palais de Strigilline. Le jour commençoit à se lever. " est-ce un rêve que je fais? Disoit Enguerrand à son écuyer.-cela ne sauroit être, monsieur, répliquoit Barin; il y a trop long-temps que cela dure; d'ailleurs pourrions-nous rêver tous deux la même chose? ... eh! Regardez-vous dans le miroir; tenez, voilà le (...). Allons, monsieur, ne perdons point de temps; si c'est un rêve, achevons-le, et voyons la fin de l'aventure. Marchons à l'appartement de la dame, et prévenons son réveil; de quelque part qu'ils nous soient venus, je pense qu'on nous a donné là-bas de très-bons avis. " Enguerrand arrive sans obstacle jusqu'au pied du lit de Strigilline. Alors, encouragé par le succès, aiguillonné par le désir de la vengeance, il lui porte la main au front, et en arrache avec violence le fatal bouquet de plumes. La fée pousse un cri douloureux et aigu, que mille échos, répandus dans le palais, dans les jardins, dans la campagne, répètent, et sur lequel ils enchérissent. Le château disparoît; Strilligine et ses compagnes, dépouillées de plumes, transformées en dégoûtantes harpies, s'élèvent en l'air avec des ailes de chauve-souris. Comme on voit ces songes légers que l'aube, avant-courrière du jour, apporte sur ses ailes dorées, s'envoler avec les ombres, dès que l'éclat du soleil a frappé nos paupières; comme on voit ces nuages diaprés, qui présentoient aux regards des formes agréables et variées, s'il survient un vent impétueux, se fondre, se dissiper et disparoître; tel que ce globe volage et diaphane qu'un enfant souffle au bout d'un chalumeau, cédant tout-à-coup aux efforts de l'air qui le presse, se résout en une goutte d'eau presque imperceptible; tel que l'or fulminant, ce prestige imposant de la chimie, aux approches du foyer s'enflamme, éclate et s'évapore: tel le palais magique de Strilligine disparut aux yeux d'Enguerrand etde Barin dès que le chevalier, en arrachant le bouquet de plumes mystérieuses, eut tranché le noeud fatal des enchantemens de la fée. La cage dorée, les bâtimens qui l'entouroient, les jardins, les campagnes cultivées, tout s'évanouit. à leur place, au milieu d'un désert affreux, d'un taillis presque impénétrable formé par des ronces et des halliers, s'élève une tour antique et délabrée dont les murs noircis, couverts de mousse, déjetés, entr'ouverts de toutes parts, menacent de leur dernière ruine. Les bêtes fauves redoutent cet asile; les hiboux effrayés abandonnent à regret cette demeure dangereuse, quoique si propre d'ailleurs à entretenir leur humeur mélancolique. Tout préparés qu'ils étoient à ce changement de scène, le maître et l'écuyer demeurent dans l'étonnement; mais bientôt un froid très-vif qu'ils ressentent les arrache à leur surprise, et les force d'aviser aux précautions qu'ils doivent prendre pour se garantir des incommodités qu'ils éprouvent. Ils étoient nus; les plumes qui leur servoient de vêtement avoient disparu comme le reste des prestiges dont ils étoient environnés. Les habits qu'ils avoient lorsqu'ils arrivèrent dans le château, même leurs montures toutes harnachées, se trouvent là sous leurs mains. Enguerrands'habille, mais difficilement, car il faut rassembler les pièces d'un pourpoint mis en lambeaux. Barin, déjà vêtu, se guinde sur le haut d'un arbre pour chercher des yeux par quelle issue l'on pouvoit se tirer de cette effrayante solitude. Il aperçoit à une distance d'environ cent pas, dans un endroit assez découvert, beaucoup de gens qui paroissent être dans une grande agitation. Il descend en diligence, avertit Enguerrand de la découverte qu'il vient de faire, perce à travers les broussailles, s'achemine dans le dessein de prendre langue, s'approche, voit beaucoup d'hommes épars çà et là, tous dans la même occupation dans laquelle il avoit laissé son maître, c'est-à-dire, travaillant à se couvrir, l'un de son habit, l'autre de son armure. Barin les aborde et leur fait des questions. On le regarde d'un air étonné; on lui répond par des monosyllabes dont il ne peut comprendre le sens. Le bon écuyer n'étoit pas versé dans les langues étrangères. On lui parloit breton, provençal, manceau, périgordin, et pas un mot de français ni de tourangeau, seuls idiomes dont il eut une passable intelligence. Comme il désespéroit du succès de son ambassade, il aperçoit un jeune homme dont lesregards sont attachés sur lui; Barin le fixe à son tour; dans le moment tous deux s'approchent; on se frappe dans la main. " c'est vous, mon pauvre Barin?-est-ce bien vous-même, seigneur Florizel? Où est le chemin de Tours? Où sommes-nous? Par où peut-on se tirer d'ici? Y êtes-vous depuis long-temps? Connoissez-vous la dame Strilligine? étiez-vous ensorcelé? Avez-vous vu la maudite cage? Qu'est-elle devenue? Qui sont les gens qui vous environnent? Sont-ils de votre compagnie? Savez-vous que le seigneur Enguerrand n'est qu'à quelques pas d'ici? " les questions se succédoient avec tant de rapidité, qu'il étoit impossible à Florizel de répondre à toutes. " votre maître est ici? Dit-il; par où pourrai-je l'aller joindre? " sur ce propos, ils tournent leurs pas vers l'endroit où s'habilloit le chevalier. Florizel et lui se connoissoient; et, après les premiers complimens, la curiosité étant très-vive de part et d'autre, on en vint au récit des aventures, et le jeune homme commença, de la manière suivante, le récit de la sienne. Vous connoissez, seigneur, le château que nous avons à quelques lieues d'ici; j'y étois venu pour prendre le plaisir de la chasse. Elle est très-abondante dans ces cantons. Le gibier m'avoit conduit plusieurs fois, et assez avant, de cecôté, sans que j'y eusse fait de rencontre extraordinaire; et, d'après mon expérience, je regardois comme une fable tout ce qui se débitoit de merveilleux sur le compte de cette forêt. M'étant séparé de mes équipages, il y a environ neuf mois, vers les onze heures du matin, j'arrivai sur les bords d'une rivière dont le cours ne doit pas être fort éloigné. Il faisoit une chaleur excessive; j'étois altérée; je descendis de cheval dans le dessein d'étancher la soif qui me dévoroit. La rivière étoit rapide, quoique assez profonde. L'eau en étoit transparente comme le cristal, et d'une fraîcheur délicieuse. Les bords, tapissés de verdure, émaillés de fleurs, garantis des rayons du soleil par des berceaux d'aulnes et de peupliers, sembloient m'inviter au repos par l'agrément et la commodité qu'ils réunissoient. J'attache mon cheval à un arbre, je m'assieds, je m'abandonne à mes rêveries. Peu à peu la fatigue, la fraîcheur, la solitude et l'inaction m'invitent au repos; je tombe dans l'assoupissement, et bientôt dans le sommeil. Je suis réveillé tout-à-coup par un bruit qui part du milieu de la rivière. J'ouvre les yeux, je regarde, et crois distinguer une femme entraînée par le courant; elle paroît prête à se noyer; cependantsa tête revient de temps en temps au-dessus de l'eau. Je vole à son secours, habillé comme j'étois... le reste de mon aventure est un mystère pour moi jusqu'au moment où j'ouvris les yeux comme au sortir d'une profonde léthargie, et sans ressentir aucune incommodité. Je me vois dans un appartement du palais de Strigilline, qui m'étoit, comme vous le jugez bien, fort inconnue pour lors. Cette dame et les femmes de sa cour faisoient cercle autour de mon lit. Vous devinez ce qu'une semblable vue put avoir d'étrange pour moi; il me seroit difficile de vous peindre la confusion de mes idées. Je me tâte plusieurs fois pour me convaincre de la réalité de mon existence. à force de me tâter, je m'aperçois que je suis couvert de plumes, et qu'elles sont adhérentes à ma chair. Je veux en arracher une; j'éprouve une douleur aiguë qui me fait pousser un cri perçant, et je me lève sur mon séant par une espèce de mouvement convulsif. La cour femelle jette des éclats de rire.-il est ingénu, dit Strigilline, que je reconnus pour la maîtresse au ton qu'elle prenoit.-madame, répondit une suivante, ce jeune gentilhomme paroît vous convenir. Il est bien de figure, il a l'air aisé. Je le soupçonne d'êtreétourdi; mais l'étourderie n'est pas un défaut dans un page; d'ailleurs on s'en corrige. à ce propos, la fée se lève, sort de l'appartement, et ses femmes la suivent, à la réserve d'une qui reste au chevet de mon lit. J'ouvrois des yeux étonnés; et, par un mouvement machinal, je touchois l'une après l'autre les plumes dont j'étois couvert de la tête aux pieds. Ne faites point l'enfant, dit la suivante de Strigilline en me prenant la main; vous êtes en bonne maison. Rien de ce qui vous étonne ici ne doit vous attrister. Vous avez toujours ouï dire du mal de la forêt de Mont-Grand. On en éloigne, il est vrai, les importuns par de petites espiégleries; mais nous comblons de bien les gens qui nous plaisent, et vous êtes heureusement de ce nombre. Le service auquel on vous destine n'a rien que d'honorable; il vous approche d'une personne dont la dignité ni la puissance ne souffrent point de comparaison, même avec celle des monarques. Plaisez à votre nouvelle maîtresse; ses bontés pour vous n'auront d'autres bornes que ce pouvoir, dont elle-même ne connoît pas l'étendue. Quoique nous vivions ici dans une grande retraite, tous les amusemens, tous les plaisirsconvenables à votre âge s'y trouveront réunis. Vous n'y verrez personne de votre sexe; mais la distinction qui vous y admet ne doit que vous paroître plus flatteuse. Votre habillement vous semblera bizarre pendant quelques jours; cependant il n'a rien d'incommode; on s'y fait bientôt, et on parvient à le trouver préférable à toutes les modes de vos cours, qui ne sont si changeantes que parce qu'elles n'ont point d'agrément réel. Goûtez de ces liqueurs et de ces conserves; achevez de réparer vos forces; ensuite vous viendrez prendre votre service de page, et faire votre cour. En disant ces mots, la dame suivante me fait apercevoir, sur un guéridon auprès de mon lit, une collation qu'on m'avoit préparée, et se retire. Je mangeai peu; en revanche, mon imagination fit bien du chemin. Ma situation me sembloit singulière; mais le merveilleux qui s'y trouvoit répandu ne la rendoit que plus piquante. Je me déterminai donc à voir la fin de l'aventure, me flattant bien de pouvoir, par la suite, jouer un rôle un peu moins subalterne que celui dont je paroissois devoir être chargé. Je me lève, et vais consulter mon miroir sur ma parure. Je me vois couvert d'un plumage de coq émaillé des couleurs les plus vives, lesplus agréables et les plus variées. Une crête faite en forme de rose, étincelante du plus brillant incarnat, et surmontée d'une huppe galamment attachée, couronnoit ma coiffure. Les plumes de ma queue, qui prenoient racine au-dessus de mes reins, s'élevoient en touffe jusqu'à la hauteur de mes épaules, d'où elles retomboient, en arrondissant, jusqu'à couvrir parfaitement leur tige. Ces plumes étoient d'une blancheur à éblouir. Je ne fus point mécontent de moi dans cet équipage; il me semble même que j'étois masqué d'un fort bon goût. J'entrai dans le salon, où la fée prenoit plaisir à voir danser ses femmes. On me trouva l'air honteux; cependant je ne l'étois point trop; je ne tardai pas même à répondre aux agaceries que Strigilline et les femmes de sa cour s'amusoient à me faire. On servit une collation; j'entrai dans l'exercice de ma charge auprès de la fée: on trouva que je m'en acquittois avec assez de liberté. Le soir vint; je me mêlai aux danses. Je pris un théorbe, j'en jouai; je chantai. Je me tirai de tout cavalièrement. Il me sembloit lire dans les yeux de ma nouvelle maîtresse que j'aurois lieu d'être satisfait de ma condition; cela donne de la confiance. On se sépara enfin, et j'allai me mettre aulit, très-avide de la conclusion d'un roman qui débutoit d'une façon aussi amusante. Trois jours se passèrent sans qu'il survînt de changement dans mon état. Cependant mon loisir, car j'en avois beaucoup, me donna lieu d'examiner le séjour que j'habitois. On y sembloit occupé d'amusemens, parmi lesquels j'avois lieu de penser qu'il régnoit beaucoup d'innocence. à la réserve de quelques jeunes gens sortant à peine de l'enfance, et occupés à des ouvrages bas et mécaniques, j'étois en effet, comme on me l'avoit annoncé, le seul être de mon sexe avec qui l'on parût avoir des liaisons dans le château. Je prétendois bien ne pas m'en tenir à la simple familiarité. J'avois des desseins sur la dame, j'en avois encore sur les suivantes; mais je n'étois pas bien décidé, lorsque, sur le soir du troisième jour, la confidente de la fée m'aborde, et me dit que sa maîtresse veut me parler en particulier. Je me rends aux ordres, et l'énigme se dénoue. Vous devez savoir de quelle espèce sont les entretiens qui plaisent le plus à Strigilline. Elle parut satisfaite de mon caquet; mais comme on ne peut pas tout dire en une nuit, il fallut remettre la suite de notre conversation au lendemain. Nous eûmes plusieurs entretiens sur ce ton, et sans nous ennuyer, à ce qu'il paroissoit.Cependant Strigilline n'étoit pas la seule qui eût envie de jaser avec moi. Vous avez pu connoître une de ses suivantes qu'on nomme Gloriane; elle a l'air de la fraîcheur et de la jeunesse, le minois fin, le regard effronté. Cette Gloriane me demande à son tour un moment d'entretien en particulier; je le désirois autant qu'elle: nous fûmes bientôt d'accord. Mais, quelque grand parleur que l'on soit, à babiller jour et nuit, les poumons s'altèrent. Il m'arriva donc de me rencontrer avec la fée sans pouvoir desserrer les dents. Elle pensa que j'étois incommodé, se donna des soins très-empressés pour mon rétablissement; mais la parole ne me revint pas. Je gardois un silence obstiné, et on lisoit dans mes yeux abattus que si je ne disois rien, j'en pensois moins encore. On lança bientôt sur moi des regards mécontens. Je n'en concevois pas d'alarmes. Je ne suis pas de ces gens qui s'inquiètent volontiers: quand Gloriane, d'un air fort triste, vint m'arracher à ma sécurité, et me prévenir du tour que l'on me préparoit. On ne soupçonnoit point mon intrigue avec elle, mais je n'étois plus dans le château qu'un objet embarrassant dont on songeoit à se défaire.Ce soir, me dit Gloriane, on vous doit présenter un julep agréable au goût, dont l'effet ordinaire est de faire perdre la raison sans retour. Ne témoignez point de défiance; vous risqueriez infiniment. Dès que vous aurez bu, mangez la pastille que je vous donne: elle empêchera le charme d'opérer. Lorsque l'on pensera que le breuvage doit avoir produit son effet, on vous conduira dans une vaste ménagerie, où vous trouverez bien des oiseaux de votre espèce dont la raison n'a pas été préservée de la malice du dangereux julep. Conduits dans ce palais par le hasard, ou attirés par des artifices, ils ont eu d'abord des aventures peu différentes des vôtres; mais ils n'ont ensuite trouvé personne qui voulût faire pour eux ce que je vais risquer pour vous. Tant que vous serez sous les yeux de la fée ou de ses surveillans, copiez exactement le maintien des tristes compagnons de votre disgrâce. Du reste, si vous m'aimez, supportez patiemment votre esclavage; j'aurai soin d'en adoucir les rigueurs, en attendant que je puisse vous en affranchir pour toujours. Tout m'arriva comme Gloriane me l'avoit prédit. Je dissimulai parfaitement: on me crut tout aussi stupide qu'on avoit voulu me le rendre, et je fus confondu dans une foule d'oiseaux humainsde toutes les espèces, à qui l'on n'avoit pas laissé la plus légère étincelle de raison. J'avois sujet de rêver bien tristement; mais la nuit vint, la fidèle Gloriane vint avec elle, et les réflexions affligeantes se dissipèrent. Depuis ce temps, les visites nocturnes ont continué, et m'ont fait passer des nuits délicieuses. à l'aide de ma bienfaitrice, je franchissois les murs de ma prison; nous allions, au clair de la lune, essayer nos ailes dans la campagne. Falloit-il nous délasser d'un exercice trop violent, Gloriane ne faisoit que répandre quelques essences dans les canaux qui ornoient les jardins de la fée; sur-le-champ les eaux attiédies et parfumées nous offroient des bains délicieux. Au sortir de ces bains nous nous enfoncions dans les bosquets les plus sombres: des phosphores en écartoient bientôt les ténèbres. Les oiseaux, trompés par un faux jour, croyant saluer l'aurore, reprenoient leur ramage que le repos de la nuit les avoit forcés d'interrompre. Des mets exquis nous étoient offerts par des mains invisibles: et, l'appétit satisfait, les phosphores disparoissant tout-à-coup, nous laissoient en liberté ma maîtresse et moi. J'avois soin de rentrer dans ma prison avant la naissance du jour. Je le passois tout entier à me remettre des amusemens de la nuit; contentdu présent, tranquille sur l'avenir, et m'inquiétant peu de ce qui se faisoit autour de moi. Il ne se passoit point de mois que notre troupe ailée ne fît quelque recrue, et peu de jours que Strigilline ou ses compagnes ne délivrassent quelques prisonniers, et pour les employer à je ne sais quel usage. Mais ils retomboient sur-le-champ dans leur première captivité. La langueur que j'affectois, le sommeil dont j'étois toujours accablé, le peu de nourriture que l'on me voyoit prendre, rendoient ma santé suspecte, et m'ont sans doute épargné des bontés qui m'eussent été fort à charge. Je ne voulois que Gloriane: elle me suffisoit; jeune, vive, naturelle, elle m'aimoit avec passion, et sans doute elle m'aime encore. Le tour de son esprit me charmoit. Je voudrois qu'un loisir plus étendu me permît de vous rendre tous les bons contes qu'elle m'a faits de Strigilline et de ses compagnes, tous les petits traits scélérats; ah, qu'elle m'a bien appris à connoître son sexe! Cette nuit encore nous sortions d'un entretien de cette espèce. Tout-à-coup, vers le point du jour, ma maîtresse jette un grand cri, m'échappe, et disparoît. Dans le moment un bruit affreux se fait entendre. L'enceinte du mur qui nous environnoit s'écroule, se dissipe en fumée, et je me trouve nu à côté de mes habits, au milieu detous les gens avec qui Barin m'a rencontré. Ce sont, en apparence, les hôtes de la ménagerie. Je me lève et regarde autour de moi: je vois qu'il ne reste aucun vestige des jardins ni du palais. Tout n'étoit-il qu'illusion? Mais comment s'est-elle dissipée? Qu'est devenue Gloriane? Je crains la vengeance de la fée: s'il faut que ma maîtresse en soit la victime, si je dois la perdre, je le sens, je ne m'en consolerai jamais. Florizel ayant mis fin au récit de son aventure, Enguerrand fit à son tour le détail de la sienne; n'oubliant aucune circonstance, depuis l'instant de son entrée dans la forêt jusqu'au moment où Strigilline et ses compagnes, après l'enchantement détruit, s'étoient envolées sous la forme de très-hideuses harpies. Comme on cheminoit en parlant, on se trouva bientôt sur la route du château que possédoit le père du jeune homme; la séparation se fit après beaucoup de civilités de part et d'autre. Enguerrand et Barin se trouvant seuls, celui-ci rompit le silence; il l'observoit depuis long-temps, mais à regret. Ce gentilhomme, dit-il, ne doit pas être tenté de courir après sa Gloriane; à la manière dont vous l'avez peinte, il a rabattu de son air confiant, et il faudroit faire voir, dans un semblable déshabillé, à nos jeunes gens à la mode, les trois quarts des bonnes fortunes dont ils se piquent.Celui-ci m'a l'air d'un franc libertin. L'histoire qu'il nous a faite ne m'a point plu; j'ai été au moment de lui en dire mon avis; car je suis fort serviteur du seigneur Thorismond son père.-Barin, répondit le chevalier, on eût fait de vous un excellent pédagogue; vous prêchez volontiers la réforme, et vous donnez très-libéralement votre avis...-quelquefois, monsieur, j'en pourrois donner de passables...-et pourriez-vous m'expliquer ce que vouloient dire ces mouvemens de tête et d'épaules que vous faisiez pendant que je rendois compte de mon aventure?-je pensois, répondit l'écuyer, que vous auriez pu taire bien des choses sur lesquelles on vous avoit demandé de la discrétion, ou, tout au moins, ne pas prendre un étourdi pour votre confident.-je vois, reprit le maître, que vous pensez que je doive faire beaucoup d'attention aux menaces du président de l'étrange assemblée où nous nous sommes trouvés cette nuit.-il a les bras longs, monsieur, et je pense que la griffe est au bout. Après tout, mettez en prose et en vers tout ce que vous avez vu; il ne peut m'en revenir ni bien ni mal. En finissant ces mots, le maître et l'écuyer se trouvèrent à la porte d'une hôtellerie qui étoit isolée dans la campagne; ils étoient fatigués, ils y entrèrent.

CHANT 6

Sigismond, entré seul dans la ville de Damas, pêle-mêle avec les fuyards, a bientôt mille assaillans sur les bras; l'audace succède à la timidité dans le coeur du Sarrazin, qui ne se voit qu'un seul adversaire en tête; mais le comte de Tours, devenu plus redoutable par l'excès du danger, frappe des coups terribles, et répand le carnage et la mort partout où peut tomber le tranchant de son épée. Déjà ses ennemis n'osant plus l'approcher qu'avec crainte, sembloient attendre que l'épuisement des forces le leur livrât tout désarmé, lorsque Gonoran, gendre de Mélec, parut. Ce guerrier sortoit du palais, à la tête de la garde du soudan, pour venir favoriser la retraite des siens. Sigismond semble prendre de nouvelles forces à l'aspect d'un adversaire plus noble que ceux qu'il a combattus jusqu'alors; il court à la rencontre du Sarrazin; celui-ci, jeune, ardent, présomptueux, robuste, avide de la renommée, s'indigne qu'un guerrier fatigué par tant de combats ose se flatter de lui disputer la victoire; il s'abandonne, et reçoit le coup de la mort en faisant à Sigismond une profonde blessure dont ce prince est renversé; on les porte tous deux au palais.Le comte de Tours, après qu'on eut mis le premier appareil à sa plaie, transporté dans la forteresse d'élima, s'y voit traité moins en ennemi que comme un ôtage: il y reçoit tous les secours qui peuvent le rappeler à la vie. Les ministres du soudan ne conçoivent point comment la férocité de leur maître s'est relâchée, lui qui s'est signalé jusqu'à ce jour par les cruautés inouies exercées sur les chrétiens dont le sort des armes l'a rendu maître, lui qui frémit de rage lorsqu'il entend prononcer leur nom. Ce monarque s'ouvre enfin aux chefs de son conseil. " j'ai donc en mon pouvoir, leur dit-il, ce chrétien si redoutable, dont l'avis et le bras ont porté, depuis le commencement de cette guerre, les coups les plus terribles à ma puissance; ce chrétien qui vient de forcer à mes yeux un des plus forts retranchemens de ma capitale, et de se baigner dans le sang d'un fils dont la sagesse et le courage faisoient ma plus grande sûreté. Si je suivois les mouvemens de ma passion, ce guerrier téméraire paieroit à l'heure même les larmes qu'il me force à verser. Ce poignard, guidé par ma main tremblante, iroit tarir la source de sa vie et déchirer son coeur; mais je dois à ma religion et à l'état une vengeance plus politique. Ou le ciel m'aura mis entre les mains de quoi réparer mes infortunes passées,ou le prisonnier qu'il me livre servira, par le traitement que je lui destine, à intimider pour l'avenir ses pareils. Je sais qu'il est dans la force de l'âge, né souverain et d'une illustre origine; j'essaierai de l'attacher à moi par les liens du sang; et si l'attente éloignée de ma couronne ne sollicite point assez son ambition pour le porter à l'abjuration de ses erreurs et à l'abandon de sa patrie, pourquoi tarderois-je à remettre sur-le-champ entre ses mains un sceptre que ma caducité m'empêche de défendre, et que la mort doit bientôt me ravir? Heureux si mes paupières, à demi-fermées par l'angle de la mort, peuvent voir encore l'étendard du saint prophète, entre les mains de ce nouveau prosélyte, repousser, jusqu'aux extrémités de l'occident qui les a vomis, ce déluge de barbares armés contre nous par le fanatisme et l'avarice! Mais si mes offres, quoique brillantes, ne peuvent vaincre ce coeur altier; s'il refuse de me rendre en sa personne le gendre et le champion que son bras vient de me ravir, rien ne peut l'arracher au supplice. Je veux que ce supplice soit honteux et authentique, que l'armée des francs puisse en conclure combien je présume de mes forces et méprise leurs armes, combien il est dangereux de s'exposer à ma vengeance. " c'est ainsi que Baaladin s'expliquoit avec sesmandez-lui s'il a connoissance que l'empire des confidens, tandis que Sigismond, trompé par les apparences, regardoit comme des marques d'humanité des secours qu'il tenoit des mains de la politique. Ses forces rétablies lui permettent déjà de marcher dans son appartement; il s'occupoit des moyens de négocier pour sa liberté, lorsque le drogman, placé près de lui, vint l'avertir qu'un ministre de la religion demandoit à l'entretenir de la part du soudan. L'iman fut introduit. Il entre avec un maintien composé de douceur et de gravité, pose sur une table un livre qu'il apportoit sous le bras, s'asseoit, les jambes en croix, sur un sopha à côté du lit du comte, se lève un moment après, fait le salem, et commence à parler ainsi en langue franque. Que loués soient dieu et son saint prophète, qui ont permis, pour votre avantage, seigneur, que vous devinssiez le captif de l'invincible et généreux Baaladin! Après ce début, dont le comte ne fut pas peu surpris, le docteur s'arrêta; mais voyant qu'on ne lui répondoit rien, il continua d'exposer, en ces termes, le sujet de son ambassade. " seigneur, les voies par lesquelles le très-haut conduit l'homme sont souvent inconnues. Voyez tomber le cèdre du Liban sous la cognée, et demerslui soit destiné. Mélec, privé par vous de son gendre, de son plus ferme boulevard; la belle Séjamé plongée par vous dans l'affreuse nuit du veuvage; vous-même, seigneur, tombé, comme vous l'êtes, dans la disgrâce de la captivité, qu'attendriez-vous des orages qui vous environnent que la chute de la foudre dont vous êtes menacé? Il n'appartient qu'au soleil de la bonté divine de faire mûrir des fruits délicieux sur des tiges nourries de sucs remplis d'amertume. Le soudan Baaladin, inspiré du ciel, touché de vos qualités héroïques, vous offre, seigneur, la main de la princesse sa fille et le sceptre des deux Syries. " étonné du préambule, et plus encore de la chute de cette harangue, Sigismond fut quelque temps sans répondre: enfin il se remet. " le soudan doit, dit-il, être informé que je suis né souverain et appartiens à mes sujets; que je ne suis libre de disposer ni de mon coeur ni de ma main, l'un et l'autre étant engagés; d'ailleurs, l'âge, la raison, ni le devoir, ne me permettent pas de me livrer à des mouvemens d'ambition, et encore moins de prendre un nouvel attachement; cependant vous pouvez assurer le soudan de ma reconnoissance pour tout ce qu'il y a d'obligeant et de flatteur dans les offres que vous me faites de sa part.-seigneur, repartit l'iman, votre sagesse pourra balancer à loisir l'importance de la couronne que l'on vous offre; à l'égard des engagemens par lesquels vous vous croyez retenu, les beaux yeux de la sultane Séjamé vous en affranchiront, avec le secours du saint islamisme. " Sigismond se lève avec précipitation sur son séant: " quoi! Dit-il, est-ce qu'il est question que je me fasse turc?-j'apporte avec moi, répondit modestement le docteur, le livre de lumières; souffrez, seigneur...-que je souffre? Que je lise votre livre du blasphème! Je ne sais pas lire, dieu merci: feu le comte, mon père, de glorieuse mémoire, n'a jamais su ni lire ni écrire. Il se battoit plutôt que de disputer; il a vécu en digne chevalier, et est mort en bon chrétien; il m'a laissé son exemple à suivre, et sa foi pour héritage.-mais, seigneur, poursuivit l'iman, pensez-vous à la colère de Mélec? Mon devoir me force à vous annoncer l'extrémité rigoureuse à laquelle vous vous trouvez réduit: de deux choses l'une, il faut régner sur les syriens, ou mourir d'un supplice humiliant.-eh bien! Reprit le comte avec le même feu, je rendrai gloire à Dieu, il prendra soin de ma vengeance...-mais, seigneur, pourquoifaire si peu de cas de la vie, de la grandeur? Pourquoi les sacrifier à une prévention si facile à détruire, quand on veut écouter les lumières de la raison? Ne lisons qu'un chapitre; permettez que je vous éclaire.-par la mort! Monsieur l'abbé, dit le comte, en se levant de dessus son lit, et lui montrant le pommeau de son cimeterre: voyez la croix de mon épée, c'est le seul signe de ma foi que je puisse trouver dans ce pays sacrilége; je vous en assomme tout à l'heure, si vous insistez pour me faire faire une hérésie. Allez au diable avec votre sultane, sa Syrie et son Mahomet. Dites à l'invincible Mélec Baaladin, que je méprise ses offres, encore plus ses menaces; que Dieu est au ciel, et Philippe aux portes de Damas. " l'air du visage, les regards, le ton de la voix de Sigismond, effrayèrent l'iman. Il se retire, et va rendre compte du peu de fruit de sa négociation à celui qui l'en avoit chargé. Mélec ne respire que la vengeance; il choisit pour théâtre un bastion avancé qui servoit de défense au fort d'élima, et dont la plate-forme se découvroit des hauteurs du camp des chrétiens. L'endroit paroissoit sûr; l'attaque avoit été négligée de ce côté, les assiégeans ayant paru mépriser une forteresse qui devoit suivre nécessairement le sort de Damas.Pour faire plus d'impression sur l'esprit de son peuple, le tyran voulut, dans le spectacle sanglant qu'il devoit donner, mêler des cérémonies de religion à l'appareil militaire. Le jour destiné pour le supplice du comte étant venu, on fait sortir ce prince de son appartement; il est conduit à la plate-forme du bastion: la garnison d'élima lui sert d'escorte; la foule des ministres de la religion musulmane, attachés à la principale mosquée de Damas, le précède et l'entoure; le peuple, dont la curiosité est excitée par ces préparatifs, se porte en foule vers le lieu d'où il peut être à portée de voir cette scène tragique. Le sacrifice alloit être consommé. Sigismond, attaché auprès du pieu, fatal instrument de son supplice, a déjà rejeté avec mépris l'alcoran qu'on a voulu lui faire placer sur son coeur et sur sa tête; déjà sa profession de foi, renouvelée avec fermeté, a attiré sur lui l'indignation de tout ce qui l'environne: le signal de l'exécution est donné. Tout-à-coup un guerrier armé de toutes pièces, paroît sur le haut du parapet, d'où il s'élance vers le milieu de la plate-forme, en terrassant tout ce qui se trouve sur son passage. Les imans, effrayés, s'éloignent avec précipitation; le guerrier s'approche du comte de Tours, brise les indignesliens qui retenoient ce prince enchaîné. La garde s'avançoit pour y mettre obstacle; mais des cris d'alarme s'élèvent de toutes parts, et la forcent de se porter à la défense des murs que l'on escalade. Les chrétiens ont débouché dans les fossés du bastion par une galerie souterraine, de la conduite de laquelle les assiégés n'avoient point de connoissance: les échelles sont appliquées, et les sentinelles qui sont au haut des murs, les yeux fixés sur le comte de Tours, n'ont rien aperçu de ce qui se passe autour de leurs postes; les corps-de-garde sont enveloppés avant d'avoir pu se mettre en défense; une partie tombe sous le cimeterre des assaillans. Le reste s'enfuit et répand l'effroi par ses clameurs. La garnison se trouble; les chefs ne savent où se poster; les ordres sont confus, indécis; l'exécution tumultueuse, embarrassée, timide: l'avantage se déclare de tous côtés en faveur des chrétiens. Cependant le comte de Tours ne voyant qu'un seul homme, à la vue duquel tous les sarrasins lui semblent être saisis d'une terreur panique, regarde ce guerrier intrépide que la terreur précède, environne et suit, et qui semble venu comme par miracle pour lui rendre la liberté, la couronne et la vie; et ne pouvant plus résister aux mouvemens de sa reconnoissance, il luijette les bras au cou et le serre avec tendresse. à ce transport (l'infortuné croyoit avoir obtenu sa grâce), Ollivier, car c'étoit lui-même, ôte son casque, et, un genou en terre, il présente sa tête nue aux embrassemens de son maître qu'il pense avoir enfin désarmé. " que la foudre t'écrase, malheureux! S'écria le comte, en reculant d'horreur à la vue de ces traits, qui lui étoient toujours plus odieux. " Ollivier se retire, saisi de douleur, glacé d'effroi. Hélas! Un peu plus tard, la main de Sigismond alloit se déshonorer par un cruel parricide. Le souverain de la Touraine, arraché des mains des bourreaux par un seul guerrier, dans une place forte, au milieu d'un peuple entier, et dans laquelle l'assaillant paroît au milieu des boulevards, avant d'avoir été vu dans le fossé ni sur les murs: voilà, sans doute, des faits bien extraordinaires; mais un grand courage et des vues supérieures avoient préparé ce succès: des circonstances heureusement saisies en aplanirent les difficultés. Ollivier, en délivrant le père de l'objet de sa tendresse, suivoit les mouvemens de la nature, et servoit en même temps la religion, l'état et son souverain. Peut-être se flattoit-il de désarmer enfin le coeur de l'impitoyable Sigismond; aussi ne fut-il pas plus tôt informé del'infortune de ce prince, qu'il tenta, pour le tirer d'esclavage, tout ce que peut entreprendre la valeur au désespoir. Le premier à tous les assauts, le premier à repousser les sorties, cherchant sans cesse, par des cartels, à attirer les sarrazins à des combats singuliers qui le rendissent maître de quelque ôtage illustre, et revenant couvert de gloire, même des entreprises où la fortune ne l'avoit pas secondé. Des traits d'une valeur aussi étonnante fixoient les regards de l'armée chrétienne; tout ce qu'il y avoit d'aventuriers illustres avoit pris Ollivier pour chef et pour modèle: Philippe les voyoit avec plaisir se rassembler sous un drapeau toujours suivi de la terreur et de la victoire. Ollivier, que ce commandement met en état de concevoir de plus vastes projets, sachant que la forteresse d'élima sert de prison au comte de Tours, forme le dessein de s'y introduire, à l'aide d'une galerie souterraine. Le boyau est ouvert à une distance assez éloignée de la place pour que l'ennemi ne puisse avoir connoissance des travaux; ils sont conduits avec tant de feu et d'intelligence, qu'ils atteignent déjà le fossé; mais une nouvelle vient déconcerter les travailleurs. Le soudan, irrité par les refus du comte de Tours, a ordonné les apprêts du supplice. Ollivier,pressé par cette circonstance, change le dessein qu'il avoit de s'introduire dans élima en celui de profiter de la galerie, déjà conduite jusqu'au fossé, pour insulter la place au moment même choisi par le soudan pour l'exécution de ses volontés. Le sacrifice alloit se consommer: tout-à-coup la troupe des aventuriers débouche dans les fossés d'élima, et, partagée en trois corps, elle donne l'escalade à la place; tandis qu'Ollivier, s'élançant seul au milieu des sarrazins par l'endroit qui paroissoit le moins susceptible de lui ouvrir un passage, renverse tout ce qui s'oppose à lui, et vole à l'échafaud. Hélas! Quelle en fut la récompense? Un regard foudroyant de la part du comte, des paroles capables de jeter le désespoir dans l'ame la plus affermie. à ce dernier trait de la fortune, la raison abandonne le malheureux Ollivier; il conçoit le dessein de courir à la mort la plus obscure. Il jette ses armes, devenues désormais un fardeau inutile, et cherche à se dérober aux empressemens, mêlés de tumulte et de joie, des héros de sa troupe, qui veulent lui ceindre le front d'un nouveau laurier. Il s'élance dans les fossés du château qu'il vient de conquérir, et s'enfuit à travers la campagne, sans projet formé, sans route déterminée.Les chaleurs immodérées du jour, l'obscurité de la nuit, l'embarras des chemins qu'il se fraie à travers les broussailles, les rochers et les sables; les eaux qui s'opposent à son passage, n'ont rien qui puissent l'arrêter dans sa course. L'accablement de l'ame empêche qu'il ne sente que les forces, épuisées par des travaux excessifs, vont abandonner un corps privé de repos et de nourriture. Enfin il parvient à l'entrée d'une forêt impénétrable à la clarté du jour, par la multitude des branches qui s'embarrassent les unes dans les autres, et l'épaisseur des feuillages. La ronce, armée d'aiguillons, le lierre qui s'entortille aux racines que les inondations ont découvertes, un terrain pierreux, inégal, semblent défendre l'approche de ce lieu redoutable à tout autre qu'aux animaux malfaisans, aux reptiles venimeux, aux monstres, dont il doit être le repaire. Un torrent, qui se précipite du haut d'une montagne aride, vient se briser avec fracas contre des rochers énormes; l'onde, couverte d'écume et bouillonnante, rejaillit au loin, et, par sa course incertaine et fougueuse, met le comble aux horreurs de cette effrayante solitude. C'est là qu'accablé de faim, de soif, de fatigue et de douleur, le malheureux chevalier succombe enfin sous le poids de tant de maux réunis.Les genoux se plient, la tête se penche, le corps s'affaisse et tombe en défaillance; mais la fraîcheur du lieu ranimant bientôt les esprits, l'idée d'Agnès, cette image chère et douloureuse, revient encore, et rend à l'ame sa première sensibilité; les larmes coulent avec abondance. " hélas! Dit-il d'une voix qu'entre-coupent sans cesse les sanglots, je ne vivois que pour elle; je ne la verrai plus! Il faut que je meure. " puis s'apostrophant lui-même avec une espèce de transport: " tu ne vivois que pour elle? Eh! Tu n'as vécu que pour son infortune! C'est par toi, c'est pour toi que la princesse la plus aimable, la plus digne de jouir des avantages qui lui étoient destinés, déchue de ses espérances, devenue la fable du monde, peut-être en proie aux remords, et détestant le jour fatal qui t'offrit à sa vue, gémit dans l'opprobre et la captivité, si le trépas n'a mis fin à ses douleurs; et tu ne vivois que pour elle! Meurs, meurs, meurs mille fois, malheureux; et périsse avec toi le souvenir de ton forfait! " c'en étoit fait de l'infortuné libérateur du comte de Tours, si l'assistance céleste n'eût envoyé à son secours un solitaire que la haine du monde et l'amour de la sagesse avoient conduit dans cet affreux désert. Il achevoit sa carrière dans les travaux du corps, la méditation, l'étude et la pénitence.Après avoir labouré le champ dont le produit servoit à sa subsistance, il revenoit à la grotte qui faisoit sa demeure ordinaire. Il passe sur les bords du torrent; il voit Ollivier, et s'approche, saisi de cette compassion qu'éprouvent les belles ames à la vue d'un infortuné. D'abord il croit que les tristes soins de la sépulture sont les seuls qu'il puisse désormais lui rendre. Cependant il s'aperçoit bientôt qu'une première vue l'a trompé, et que les symptômes qui le frappent sont ceux d'un dangereux évanouissement. Il s'empresse; il essaie de dissiper le mal par le secours de l'eau, par celui des secousses violentes; mais, voyant que ses efforts sont insuffisans, et que le mal s'opiniâtre contre d'aussi foibles ressources, il court à sa cellule, et apporte une fiole remplie de sucs d'herbes dont l'expérience lui enseigna la vertu. Le breuvage opère, les esprits se raniment, les yeux s'ouvrent, la connoissance revient à notre héros, et bientôt après l'usage de la parole. Alors les malheurs qui l'ont réduit à cet état déplorable, venant en foule se retracer à sa mémoire, lui arrachent un soupir amer, et ses joues se baignent de larmes. Le charitable solitaire y mêle les siennes; il ne peut résister à l'attendrissement dont il se sent pénétré en faveur de l'aimable inconnu. " hélas! Lui dit-il, jeune étranger, de quelle nature sont lespeines qui vous ont plongé dans un état aussi déplorable? Quel dessein vous a conduit dans ces lieux reculés, à travers ces routes ignorées et impraticables? Sans doute, le ciel qui vous protége a permis que je vinsse vous arracher des portes d'un trépas qui n'étoit pas dans l'ordre de sa providence. Parlez, ouvrez votre coeur; peut-être pourrai-je seconder ses vues en rendant la tranquillité à l'ame, comme je viens de rappeler le corps à la vie. Si ce sont des biens terrestres, de vains honneurs que vous avez perdus, dites, et ma langue inspirée va faire passer dans votre coeur tout le mépris que je sens pour ces trésors imaginaires. Si les passions ont égaré votre jeunesse, et l'ont plongée dans des désordres dont vous ayez à rougir, dites, je suis homme, je connois notre foiblesse. Je vous parle au nom de celui dont le doigt terrasse et relève, qui châtie à regret, et ne demande qu'à pardonner. Enfin, mon fils, livrez-vous avec confiance; de quelque nature que soient les consolations dont vous avez besoin, je ne crois pas trop présumer du zèle ardent qui m'anime, et j'ose me promettre de rétablir entièrement le calme dans votre coeur, vous rendre au monde, s'il le faut, au ciel et à vous-même.-ô mon père! Répondit Ollivier, les secours que j'ai reçus de vous, les bontés que vous metémoignez, les offres que vous me faites, sont sans doute les effets d'une grâce particulière qui ne veut pas que je périsse. Je m'y livre. Je parlerai, quoique j'aie beaucoup à rougir des aveux que je dois vous faire. Je suis bien malheureux et bien coupable. Hélas! J'aimois, j'étois aimé; l'excès d'une passion réciproque occasionna la faute énorme que j'ai commise; il m'attira des disgrâces sous le poids desquelles vous me voyez prêt à succomber. " à la suite de ce discours, souvent interrompu par des soupirs, Ollivier s'arrêta un instant avant de passer au détail de ses aventures.

CHANT 7

Je vois toute ma jeunesse autour de moi; elle m'écoute avec confiance: je n'en abuserai pas. Mais si je laisse tomber un rideau quelque part, qu'on ne s'avise pas de le soulever; je sanglerois un coup de marotte... mais pourquoi menacer? Il me sied bien de faire le pédant! Suivons gaîment notre chemin. La blonde Fleur-De-Myrte, tremblante au premier moment de sa fuite, se rassure dès qu'elle voit la barque s'éloigner de l'île des mélologues, à l'aide d'un vent favorable. Bientôt le calme renaît dans les esprits; l'agitation, les craintes, avoient depuis quelques jours écarté le repos: peu à peu les paupières se chargent, elles se ferment; et, malgré les incommodités du lieu et de la situation, un sommeil doux et paisible s'empare de tous les sens de notre voyageuse. Cependant son conducteur, quoique très-éveillé, faisoit le plus agréable rêve, et se livroit aux illusions d'une espérance très-flatteuse. Il se croit possesseur d'une beauté rare, la fait maîtresse de son coeur; et, suivant la cupidité naturelle aux ames qui manquent d'élévation, il songe aux moyens de la rendre utile à sa fortune. Voici comme raisonnoit le musicien. " cettebelle a un maintien qui en impose... on se targue d'une haute naissance; mais on se tait sur tout le reste... ah! Cela sent l'aventure... l'éducation paroît avoir été soignée... ne l'est-elle point trop à certains égards? ... j'ai été frappé de la vérité, de la facilité avec lesquelles elle rendoit les différens sentimens que je lui faisois signe d'exprimer au souverain des mélologues... est-ce une bourgeoise de qualité? Est-ce une princesse de théâtre? ... perdrois-je au change? ... j'ai un projet; j'ai besoin d'être secondé. J'ai d'excellens fabliaux; nous les jouerons. Ils sont un peu connus; j'en serai l'auteur... il faut se donner un nom... le comte Julien... oui, Julien, comte d'Hauterive; il est bon... nous irons dans les cours; nous nous insinuerons... il faut composer une fable pour exister hors de chez soi avec une sorte de décence... oh! Je ne veux point de ces malheurs extraordinaires; on hait les malheureux... de ces disgrâces qui intéressent, qui remuent, mais qui laissent de l'espoir après elles... une jalousie, une rivalité, un frère aîné ambitieux... on attend des secours d'un oncle puissant qui n'est point à portée... une nuance de plus ou de moins; nous avons du temps, tout cela s'arrange... de la figure, de l'esprit, des talens, de la naissance, de l'infortune: voilà bien destitres... le roi nous fait un accueil favorable; la reine ne souffre pas que la comtesse loge ailleurs qu'au palais... il faudra se faire aux petites jalousies; elles sont une conséquence du mérite... voici deux intrigues qui s'arrangent... je... " Zerbin eût beaucoup étendu son projet; mais un mouvement qui se fit dans la barque, parce qu'il en falloit changer les voiles, éveilla la belle dormeuse. Son conducteur s'approche d'elle, lui prend la main et la baise. Cette preuve de respect pouvoit être très-équivoque, et causa de la surprise à Fleur-De-Myrte: elle témoigna quelque dépit; mais Zerbin, sans s'en apercevoir, entama la conversation suivante avec beaucoup de liberté. " grâces au ciel, madame, je crois que vous pouvez vous applaudir d'une heureuse délivrance. J'ai exposé ma vie, je quitte une fortune honnête; mais ces sacrifices seront trop payés, si vous voulez consentir que je meure votre esclave. " pendant que Zerbin tenoit ce langage, un nuage, interceptant les rayons de la lune, empêchoit qu'on ne pût distinguer sur la physionomie de notre héroïne l'étrange effet causé par le discours qu'on lui adressoit. Zerbin, interprétant le silence en sa faveur, prend une main, la serre; la belle crie, se dégage et veut fuir; mais ses cris n'ont ému personne; le matelot fume, chante, et fait froidement la manoeuvre; la fuite est impossible; et le musicien, quoique avec un air soumis, tient bon impitoyablement. Fleur-De-Myrte se rassied. Les larmes, le hoquet, les vapeurs, l'évanouissement, se succèdent presque sans intervalle. Zerbin s'empresse, tire un flacon, se donne tant de soins, qu'à la fin notre héroïne revient à elle-même, et prend la parole d'un ton de voix entre-coupé. " éloigne-toi, monstre, ou je me jette dans la mer. Sache que je ne me pardonnerai jamais les familiarités que tu viens de prendre avec moi. Ne crois pas pouvoir abuser du malheur qui me livre entre tes mains; la mort m'est moins odieuse qu'une lâcheté dont tu serois l'objet, et elle est mon rempart contre toutes tes violences. " Zerbin étoit effronté; cependant le ton vrai de cette harangue le démonta; mais, comme il n'étoit pas homme à abandonner facilement ses espérances, et qu'il étoit piqué du mépris qu'on lui témoignoit, il crut devoir prendre le ton cavalier pour attaquer et se défendre. " jusqu'ici, madame, j'ai à me reprocher une passion qui vous a fort utilement servie, et je ne pensois pas devoir être à vos yeux un monstre. Peut-être me fais-je trop d'honneur en vous adressant mes voeux; mais en vous estimant toutce que vous valez, c'est-à-dire infiniment, je ne vois rien de révoltant pour vous dans mes hommages. Si j'avois la fatuité naturelle à quelques gens de mon état, dont la cervelle a tourné pour quelque aventure, je pourrois, pour m'excuser, citer des témérités de ma part beaucoup moins autorisées que celle-ci, et qui n'ont pas toujours été malheureuses. Je dirois qu'il s'agit de savoir si un coeur bien touché a le droit d'en émouvoir un autre; que, d'ailleurs, les talens ennoblissent ceux qui les possèdent, et les approchent de tout le monde. " Fleur-De-Myrte, pendant ce discours, s'étoit un peu remise; ce n'étoit pas peu pour elle qu'une affaire engagée par une action assez vive, eût tourné en pour-parler. " monsieur, reprit-elle, je ne sais si quelques femmes de mon état se sont moins respectées qu'elles ne doivent le faire; en tout cas, je les plains, et ne crois pas que leur exemple puisse me servir d'excuse. à l'égard des services que vous m'avez rendus, oubliez-en le motif, et vous pouvez vous attendre à toute la reconnoissance dont je suis susceptible.-madame, répondit Zerbin d'un air timide, consterné, mais tendre, accablez-moi de mépris et de courroux; j'ai sans doute mérité l'un et l'autre; mais ne m'ôtez pas l'espoir de mourir envous servant; je ne prétends plus à d'autre récompense. Un mouvement plus fort que la raison m'a, sans doute, transporté: toute l'humiliation m'en reste; et cependant tels sont les préjugés de votre sexe et du mien, que, vis-à-vis toute autre personne, une conduite plus retenue de ma part eût été regardée comme une offense impardonnable; mais rassurez-vous, madame, quelque désordre qui trouble désormais mon coeur et mes sens, si vous régnez dans mon ame, cela ne vous deviendra sensible que par l'excès de mon dévouement à vos moindres volontés. " le discours modeste de Zerbin ne fut pas écouté sans embarras; un homme, à la discrétion duquel on est, veut vous aimer et vous respectez sans espérance. Il est dangereux de l'écouter, et fort difficile de le faire taire. Cependant le soleil commençant à paroître sur l'horizon l'équipage, qui avoit besoin de nourriture, étala sur le pont une partie des vivres dont il s'étoit pourvu. Zerbin s'empresse de choisir les moins grossiers, et les offre à la belle, à qui l'abstinence des jours précédens les fit paroître moins désagréables. On mange. Fleur-De-Myrte et son écuyer gardoient le silence. L'équipage, occupé du désir et de l'espérance d'un salut prochain, s'entretenoit de propos conformes à son état et à la circonstance. Le repas fini,Zerbin ne perdant pas son premier plan de vue, propose à la dame de la désennuyer par le récit et le jeu d'un fabliau de sa composition. Cela semble ne point tirer à conséquence; on le lui permet, et il débite le petit poème que l'on va lire, en homme qui connoît et sait tirer parti de ses avantages.

CHANT 7 LA BRUNETTE ANGLAISE

Fabliau. Je vais conter un miracle d'amour; peuple gaulois, chez vous on n'en voit guère: mettons plutôt la scène en Angleterre, sans indiquer l'époque ni le jour. Certain baron, riche propriétaire, avoit pour fille une jeune beauté, que je peindrois si j'étois téméraire; rendons hommage à la célébrité: risquons un trait, puisqu'il est nécessaire. Brune elle étoit, mais si blanche, si claire, et sur ce fait elle eut tant de renom, qu'à tout propos, les grands et la commune, ne la nommoient que la piquante brune; et qu'à la fin on oublia son nom. Le plus modeste ou le plus fanfaron, tous s'adressoient humblement au baron, briguant l'honneur de devenir son gendre. Chers chevaliers, disoit ce père tendre, vous avez tous également ma voix, et ma brunette est libre de son choix; qu'un de vous plaise, et l'affaire est finie; je la lui donne avec la baronnie. Sur cet aveu, chaque amant s'ingénie à qui saura faire agréer sa cour; mais si l'amour éveille le génie, que l'opulence aide bien à l'amour! Vingt fois la nuit se change en un beau jour. On fait chercher dans toute la contrée ce que le luxe, à peine encore enfant, pouvoit offrir de plus éblouissant. La lice s'ouvre aux joûtes préparées. Que de couleurs et d'aigrettes au vent, que de pavois et d'armures dorées, de palefrois, de pages, de livrées! De tant d'apprêts, l'amour se rit souvent: tous nos galans perdoient leur étalage; non que Brunette eût l'ame si sauvage qu'un tendre amant n'y pût trouver accès; un soupirant, d'un tout autre parage, à petit bruit, avoit tout le succès. Henri, c'étoit le nom du personnage; sur son récit, il avoit été page: pour le présent, il étoit bachelier; bien fait de corps, d'agréable visage, poli, discret, bien disant et fort sage, en apparence: en homme du métier, pour le besoin, il savoit manier l'épieu, la lance, ou bien la hallebarde, musicien, décorateur ou barde; enfin, à tout il savoit se plier; et, qui plus est, faisoit tout avec grace. Dire comment il eut assez d'audace pour expliquer ses désirs amoureux, on ne le sait: peut-être que les yeux d'un feu secret trahirent le mystère. On les comprend, on rougit, on est fière; on s'arme enfin de dédains affectés: mais l'amant plaît, les yeux sont écoutés; on leur répond: et voilà la manière. Un temps se passe en ces muets discours; mais pourroit-on se taire ainsi toujours? On lâche un mot; un soupir l'accompagne: et ce soupir est bientôt répondu. Les billets doux de trotter en campagne; baiser surpris, et puis baiser rendu; mais chastement, car une flamme honnête ne souffroit rien qui ne fût très-décent: ce n'est pas peu, le pas étoit glissant; on se trouvoit très-souvent tête à tête. Sous un vieux chêne, écarté du château, se dérobant à la foule importune, la belle alloit, tous les soirs, sur la brune, en grand secret, trouver le jouvenceau. Quand l'un des deux, par fortune contraire, au rendez-vous se voyoit arraché, un mot d'écrit, dans le chêne caché, éclaircissoit tout le noeud de l'affaire. De ces billets on devine le tour; mais il en tombe un aux mains de Brunette, dont elle eut bien raison d'être inquiète. " attendez-moi jusqu'au déclin du jour, n'y manquez pas. Le sort me persécute. à ses rigueurs, désormais tout en butte, je dois vous voir pour la dernière fois. " qu'on se figure une amante aux abois; un coup de foudre eût été moins terrible: elle eût crié, mais elle étoit sans voix, sans mouvement, comme un arbre insensible. Sortir de là lui devient impossible. Tant que la nuit ayant voilé les cieux, à pas de loup, Henri vient en ces lieux. Elle l'entend, se lève, elle s'efforce.Brunette. Vous me quittez, Henri! Qui vous y force? Henri. Hélas! Madame, un ordre rigoureux, mais juste: enfin il condamne un coupable. Brunette. Coupable! Vous? Vous êtes malheureux; mais d'un forfait vous êtes incapable; je vous connois... Henri. Vous me connoissez mal. Je ne saurois prétendre à l'innocence; j'ai contre moi le fait et l'évidence, et suis réduit, par un édit fatal, à vous quitter. Brunette. Je puis être déçue... je doute encore et ne crois point faillir, qu'une ame noble, en vous je l'ai connue, par des forfaits ait voulu s'avilir. Les passions égarent la jeunesse; un mouvement de colère, une ivresse, suivis bientôt d'un juste repentir, vous auront fait... Henri. Excusez mes foiblesses, d'un voile adroit couvrez-en bien l'horreur, votre bonté redouble mon malheur; je suis banni: je pars. Brunette. Et tu me laisses, et tu me crois lâche au point de rester, lorsqu'un arrêt te force à me quitter! Connois-moi mieux, Henri; tu sus me plaire par des dehors séduisans pour mon coeur; je te croyois... et je te crois sincère:tu ne saurois n'être qu'un imposteur. De la vertu, cette image fidèle, que tu traçois avec tant de candeur, tu la voyois dans le fond de ton coeur, où tu l'aimois, en la peignant si belle. Coupable ou non, l'ascendant est trop fort, rien ne nous peut séparer que ta mort: et je te suis... Henri. Vous, madame? Me suivre! Abandonner un père à sa douleur, et renoncer à cet état flatteur, pour tous les maux à qui le sort me livre! Brunette. Arrête, Henri, cesse de m'éclairer; je sais quel coeur je vais désespérer: le mien frémit d'un coup si nécessaire, mais il me faut abandonner mon père. Quant à l'éclat qui me suit en ces lieux, ce vain bonheur qui n'est que pour les yeux, je ne perds rien quand je le sacrifie. Tu fus toujours l'unique bien pour moi; que je te suive, et je trouve avec toi mon bien, mon rang, mon faste et ma patrie. Henri. Quoi! Vous, me suivre au milieu des forêts qui désormais seront mon seul asile? Brunette. T'aimois-je donc pour vivre en un palais, pour ne jouir que d'un destin tranquille? Je t'aime, Henri, ton sort sera le mien. Henri. Vous le voulez, mais le pourrez-vous bien? Je dois ici faire un tableau sincère: ne croyez pas que ma bouche exagère,pour engager ce courage à mollir, les maux affreux qui me vont assaillir. Je vais finir ma trame languissante parmi la faim, la soif et l'épouvante, parmi des ours et des monstres affreux, et des humains plus détestables qu'eux. Je vais... Brunette. Eh bien! J'y serai ta compagne. Trouve un asile au creux d'une montagne; lorsqu'excédé de travaux et de soins, tu chercheras un sommeil salutaire, ta sûreté, ton repos, tes besoins sont à ma charge, et j'en fais mon affaire. Henri. Mais il faut donc vous armer... Brunette. Il le faut. Va me chercher ce qui m'est nécessaire, et ne crains pas que mon bras, en défaut, manque à frapper qui te sera contraire. Henri. Il faudra donc couper ces beaux cheveux; ils trahiroient votre sexe, et je pense qu'on doit au moins en imposer aux yeux. Brunette. Tiens... coupe-les. Henri. Vous aurez répugnance à déguiser ces traits si ravissans; sur tous les coeurs ils seroient trop puissans. Il faut encor, pour sauver l'apparence... Brunette. Va, ne crains pas que sur rien je balance.Défigurons tous ces foibles attraits, et que je sois aux regards belle ou laide, je suis contente, Henri, si sous ces traits tu reconnois... Henri. Encore un mot: je cède. Lorsqu'éprouvant mille maux à la fois, vous fléchirez sous un destin contraire, du repentir attentive à la voix, n'aurez-vous pas de reproche à me faire. Brunette. Je t'en fais un: c'est de m'en soupçonner. Henri. Ignorez-vous qu'on veut vous couronner? Déjà partout la nouvelle est semée; un prince, épris de votre renommée, par ses agens, demande votre main. Brunette. Et tu serois chargé de me résoudre? Henri. Oui, je le suis... Brunette. Esclave lâche et vain; digne en effet de mon juste dédain, digne des fers, de l'exil, de la foudre, je vois ton but; il se montre à la fin: ose achever, quel est ce souverain? Qu'il se présente, il faut que je le voie, et que je montre à ses yeux le mépris que j'ai pour lui. Pour celui qu'il m'envoie, à vos ardeurs je réserve ce prix. Henri. Vous le voyez qui se livre à la joie; rempli d'amour, à ses remords en proie: honteux, confus, tremblant, mais enivré; ce criminel, banni, désespéré. Henri n'est plus, il me cède la place; Richard, vainqueur des celtes, le remplace. Pardonnez-moi des soupçons odieux: trop prévenu contre un sexe adorable, d'attachement je le crus peu capable; je le fuyois: je vous vois; et vos yeux me soumettant au pouvoir que je brave, en un instant me firent votre esclave, sous un faux nom... Brunette. Cesse de t'accuser. Ou dans les fers, ou sous le diadème, Henri, Richard, pour moi toujours le même, de quoi te sert ici de t'excuser? Eh! Pourroit-on s'offenser quand on s'aime.

CHANT 7

Zerbin finissoit à peine, lorsqu'au cri d'un matelot qui étoit au haut du mât, un transport de joie saisit l'équipage. On a vu la terre; on se la montre; c'est ce point fixe que vous voyez à l'horizon. On tremble qu'un vent ne s'élève et ne dissipe l'objet sur lequel toutes les espérances se fondent, comme les nuages inconstans dont on lui trouve l'apparence. Cependant ce point de vue, presque imperceptible, commence à prendre de l'étendue. éclairé vivement par les rayons du soleil, le mélange de l'ombre et des lumières le fait étinceler d'or et d'azur. Encore un moment, et les objets qu'il rassemble vontse présenter dans la forme et sous les couleurs qui leur sont naturelles. Les plaines s'abaissent devant les côteaux couronnés de nuages. L'émail des prairies éclate de toutes parts. La forêt se détache du vallon qu'elle favorise de son ombre. Le palmier, le cyprès, le sapin orgueilleux, s'élèvent sur leurs tiges, et semblent porter jusqu'au ciel leurs chevelures agitées par les vents; bientôt le rapport uniforme des sens va confirmer que l'on touche de près au but où tous les voeux de nos voyageurs aspirent: déjà le myrte et le citronnier qui fleurissent, s'annoncent par les plus doux parfums; tandis que l'air, mollement ému, porte à l'oreille le bruit de la vague qui s'étale, se joue, se replie, et vient, en ondoyant, mourir entre les petits cailloux qui bordent le rivage. Enfin une anse, que deux monticules avancées dans la mer protègent contre la fureur des vents de sud et de Lybie, va recevoir la nef dans son sein tranquille, assez profond, et qu'un sable de couleur d'argent environne de toutes parts. Comme la barque est sans esquif, il faut, pour descendre sur la plage, traverser en nageant quelques brasses d'eau. Fleur-De-Myrte seroit embarrassée sans le secours de son adroit écuyer; elle l'accepte, et les voilà sur le sable, ayant pourtout équipage le luth de Zerbin, le seul meuble qui composât sa fortune. On cherche un arbre, un rocher, pour se mettre à couvert de l'ardeur du soleil, tandis que les matelots se répandent dans la campagne pour y prendre des lumières sur la nature du pays où le hasard vient de les faire aborder. Mais ils ne voient rien qui leur indique que le pays soit habité. La terre qu'ils parcourent offre de tous côtés des plaines, des bocages, qui ne doivent leur richesse qu'à la nature. On n'y distingue nulle part l'effort laborieux de la charrue, ou le taillant de la serpe et du ciseau. Le faon qui paît dans la campagne, l'oiseau qui se joue entre les feuillages, se laissent approcher sans défiance: seuls habitans, en apparence, de ces retraites paisibles, ils n'ont point encore connu d'ennemis; ils ignorent également le danger des filets et des réseaux, les atteintes mortelles de la flèche ou de l'épieu. Il s'agissoit de trouver un asile pour la nuit. L'amante d'Enguerrand, appuyée sur le bras de son libérateur, s'achemine vers un bosquet éloigné d'un demi-mille du bord de la mer. Le couvert en est épais, et pourra la garantir du serein. On y trouve des tapis de gazon et des fleurs sur les bords d'une eau fraîche et cristalline; et si l'appétit venoit à se réveiller, on n'a qu'à cueillirautour de soi. La branche, accablée sous le poids de l'orange, de la grenade et du citron doux, se courbe, et semble chercher la main qui voudra la soulager. Mais on a déjà saisi toutes les commodités de ce séjour. La belle est arrangée. Un repas digne de la frugalité du premier âge se prépare, on le dévore. La faim commence à s'apaiser. Cependant les fruits, tout savoureux qu'ils sont, irritent la soif: il faut la satisfaire. Fleur-De-Myrte se penche pour ramasser de l'eau dans sa main. Le lit du ruisseau, trop creusé par la pente, rend les efforts de la belle inutiles; elle se fatigue, et ne peut parvenir à mouiller le bord de ses lèvres altérées. Alors Zerbin (l'amour et l'industrie font usage de tout) prend son luth, ce luth qu'il estimoit unique en son espèce, en brise la table, le nettoie dans le sable, le remplit d'eau, le présente; on boit, et la coupe d'invention nouvelle semble prêter des charmes au breuvage. Tandis que la collation s'achevoit, la nuit survint, et l'air changea sensiblement de température. Le vent se leva plus frais et plus fort; l'arbre, au pied duquel Fleur-De-Myrte étoit assise, la garantissoit foiblement. Elle se plaint. Zerbin s'approche timidement sans doute, mais de très-près; il ose même la serrer dans ses bras; elle s'en étonne: mais un moment après elle a une toute autre surprise; c'est de se trouver sans colère. Elle n'étoit peut-être pas encore à la fin de ses découvertes, lorsqu'un accident auquel on ne devoit pas s'attendre, vint tout-à-coup la tirer d'affaire.

CHANT 8

Nous avons laissé Enguerrand et Barin à la porte d'une hôtellerie; l'amant de Fleur-De-Myrte, la visière haute, s'y est retiré dans une chambre écartée. L'écuyer entre dans la salle de l'auberge et s'assied à la table ronde; la compagnie est nombreuse, et l'hôte, homme se croyant fort capable, y tient le dé. Au diable, dit-il, les sarrazins qui font courir les champs à notre noblesse. Passe encore pour le fils de madame la comtesse: celui-là peut bien aller outre mer, nous n'irons pas après lui. Il vint l'an passé chasser autour de notre grange, et tua notre chien. Jean, qui voyoit cela et qui a le coeur bon, se prit à pleurer. Monsieur Inare lui tape un soufflet, que le pauvre enfant en eut la joue plus grosse que je n'ai la tête. Ne dit-on pas qu'il est allé se terrer je ne sais où, et qu'il a fallu le fouiller comme un blaireau? Il couroit en enragé après le galant de Madame Agnès; il a trouvé chappe-chute, et n'a pas eu l'esprit de se tordre le cou. à propos, notre valet qui revient de la ville, dit qu'elle est morte d'une suite de couches: on l'aura chagrinée. C'est grand'pitié; nous l'aimions comme nos entrailles. Quiest-ce qui auroit cru qu'elle se seroit débauchée? Après tout, le galant en valoit bien la peine; que ne le lui bailloit-on? C'est mon avis. Nous n'avons, dieu merci, qu'une fille; cela n'est pas plus haut qu'une pinte, et cela jase déjà comme une pie: elle en fera de bonnes; car elle a de qui tenir. Que quelqu'un me l'affronte, et l'on verra qui demeurera le sot. Julienne et moi, nous nous mîmes dans le cas; monsieur le curé fit son devoir: voyez s'il y paroît aujourd'hui. La voilà qui fait la sainte sucrée tout comme une autre, et si cependant la poire étoit bien mûre... tu ris du bout des dents, mijaurée? Allons, monsieur le soldat, (ceci s'adressoit à Barin) ne la regardez pas tant, vous nous la rendrez effrontée. Il nous en coûte cher à nous autres pour vous faire porter des plumets: vous nous faites porter des panaches, et vous ne baillez rien pour cela; le tour n'est pas catholique; et si pourtant vous avez là une belle croix sur l'estomac. N'y a-t-il donc qu'à se croiser? Nous aurions pris parti comme tant d'autres; et regardez-moi cette flamberge qui pend là, elle vous auroit fendu un mécréant comme un navet; mais il falloit laisser ici notre Julienne, je crois que pour mon salut cette croix-ci en vaut bien une autre. Qu'en dites-vous, monsieur le soldat? Vous êtes ici en recrue,apparemment avec ce beau gendarme qui ne nous a montré que sa mine de fer? Ne vous en allez pas sans étrenner. S'il ne vous faut qu'un bélître, voilà le compère Thibaud qui tireroit dans une maille. çà, buvons au roi Philippe. On dit que là-bas il leur partage la tête jusqu'au gézier, pour leur apprendre à renier Dieu. Cela les convertira mieux que tous les sermons. Je voudrois qu'ils eussent déjà tous les os secs; car j'ai fait voeu d'aller au saint sépulcre quand il n'y aura plus de ces canailles-là tout à l'entour. Mais pour revenir à notre maître, il auroit dû laisser aller devant les plus pressés; il auroit toujours trouvé de la besogne de reste. Madame va bien se démener pendant qu'elle a les coudées franches. On dit qu'elle a fait arrêter tous ceux qui ont eu part à la manigance, et qu'elle les fera pendre sans distinction d'hommes ni de femmes. Dieu l'assiste comme elle fait bien. D'un autre côté, le grand cousin de Madame Agnès a fait des siennes. Il étoit bon ami de l'enjôleur; ils s'appeloient frères; mais quand on est sur l'honneur, il n'y a rien qui serve; ils se sont rencontrés devers Blois; ils ont dégaîné; et je ne voudrois pas payer pour le mieux portant des deux. Beau miracle, quand des joueurs de cette force-là se touchent! Ma foi, c'est dommage; cela faisoit deux braves seigneurs. Point de fierté; cela vous frappoit dans la main ni plus ni moins qu'un bourgeois, et cela vous y laissoit un écu. En voilà un qui ne fera plus de romances. Ah! Julienne, chante-nous celle-là que tu sais de lui, qui est si belle. Je n'y entends rien, et si cela me fait pleurer comme un veau. Pour l'autre, j'y ai encore plus de regret. Il étoit droit comme un jonc. Une physionomie! Quand il parloit, vous auriez dit d'être ensorcelé, et cependant ce n'étoit jamais que de bonnes paroles, et puis c'est qu'il étoit si bon! L'automne dernière, j'allois à la foire à Marmoutier; il passoit avec son monde; le chemin étoit diabolique: enfin ma voiture en avoit par-dessus l'essieu. Est-ce qu'il ne la fit pas relever? Je vis le moment qu'il y mettroit la main lui-même. Je ne savois où me fourrer, tant j'étois honteux: encore disoit-il qu'il étoit trop heureux de me rendre service, à moi qui ne suis qu'un paysan! Jarniguienne, s'il n'étoit pas mort, je baillerois tout mon sang pour lui. écoutez-nous bien, monsieur le soldat, nous avons le coeur sur la main; que madame la comtesse nous fasse pendre, si elle le veut, avec tant d'autres; mais nous aimerons toujours notre maître qui est un bon prince, sa défunte fille qui tenoit de lui, encore qu'elle eût fait faute, et morguienne jusqu'à celui qui lui a fait tort; car il ne l'auroit pas trompée: il eût tout raccommodé si on l'eûtlaissé faire. Ce sont là de nos gens; que le diable emporte le reste. Ainsi finit le colloque historique et goguenard que le maître de l'hôtellerie faisoit avec lui-même. Le coeur de Barin lui bat, les pieds lui brûlent: il court avec précipitation trouver son maître! Ah! Monsieur, dit-il la larme à l'oeil; elle est morte: c'est le bruit de la ville.-comment, dit Enguerrand, elle est morte, et de qui voulez-vous parler?-d'Agnès, répondit Barin. Et sur-le-champ il fait le récit de tout ce qu'il vient d'entendre dire à l'hôte. " ce malheureux bruit, dit Enguerrand, n'a que trop de vraisemblance. Je ne conçois rien à l'aventure d'Inare; mais je vois que le public est incertain du sort d'Ollivier, et qu'il n'a rien pénétré des motifs qui m'ont fait mettre en campagne: cependant je crains tout par rapport à Fleur-De-Myrte et a moi-même. Je sais combien la comtesse est vindicative, dissimulée, et jusqu'où la haine et le ressentiment peuvent la conduire. Partez, Barin; voyez-la de ma part; dites-lui qu'une chute de cheval, dont je ressens encore l'incommodité, m'empêche de me rendre sur-le-champ auprès d'elle. Faites cependant tout préparer à l'hôtel pour mon prochain retour, et tâchez, dans l'intervalle, de voir l'amie d'Agnès, si cela vous est possible, et de vous faireinstruire de tout ce qui les concerne l'une et l'autre. Observez la physionomie des confidens de Frédegilde, et vous viendrez me rejoindre avec un écuyer et un de mes meilleurs chevaux de main. " voilà Barin sur le chemin de Tours. Quatre jours s'étoient écoulés depuis le départ de l'écuyer, quand le maître qui se tourmente et s'ennuie dans le lit, où une feinte indisposition le retient, pour faire trève avec ses inquiétudes, s'avise, quoiqu'un peu tard, d'avoir recours au talent qu'il a pour la composition. Il va faire une romance. Le sujet s'arrange en un moment: on a déjà trouvé le premier vers; et on observera que l'air et les paroles se faisoient ensemble. Enguerrand chante: avez-vous vu la belle Theudelinde? Après cet effort, il s'arrête. Peut-être la difficulté de la rime, peut-être le défaut d'un arrangement assez heureux, lui étoient-ils un obstacle. Il répète encore: avez-vous vu la belle Theudelinde? Il en restoit encore là: il accuse la paresse de son imagination; et, pour la réchauffer, il chante encore son premier vers sur un ton plus haut; une, deux, trois, quatre, que dis-je? Plus de vingt fois, et à très-courts intervalles.Le maître de l'auberge étoit dans la cour, il démêle confusément ce bruit. " Julienne, dit-il à sa femme, va à la chambre de ce monsieur qui est là-haut; je pense qu'il appelle. " Julienne monte: elle prête l'oreille à la serrure: elle entend demander à plusieurs reprises des nouvelles de la belle Theudelinde. Ce n'étoit pas absolument un cri: ce n'étoit pas du chant bien marqué. Julienne s'aventure: elle ouvre la porte. " voulez-vous quelque chose, monsieur, dit-elle?-non, non, non, lui repart le chevalier du fond de ses rideaux, qu'on me laisse en repos. " Julienne s'en va. " Bertrand, dit-elle à son mari, ce monsieur est plus malade qu'on ne croit; le frater doit venir aujourd'hui panser la jument borgne; faisons-lui faire d'une pierre deux coups. " cette conversation prenoit fin quand Barin arriva. L'hôtesse, avec un peu de ménagement, lui raconte ce qu'elle vient d'entendre. Barin va trouver son maître. Monsieur, lui dit-il, qu'est-ce qu'une dame Theudelinde? ...-c'est une ancienne reine des goths...-l'hôte et sa femme disent que vous n'avez qu'un cri après elle...-ce sont des imbécilles, reprit le paladin; mais vous, qu'avez-vous fait, et qui peut avoir occasionné votre retard?-vous serez mécontent, monsieur, je reviens seul, et n'ai que très-peu de choses à vous dire,quoique j'aie fait de mon mieux pour bien employer mon temps. Madame la comtesse dit qu'elle est fâchée de votre accident; elle vous auroit envoyé un chirurgien, mais toute la médecine est allée au secours du comte Inare qui s'est rompu le cou je ne sais où ni comment. D'Agnès et d'Ollivier pas un mot. Strigée et quelques autres domestiques sont en prison, sans que l'on sache ce que l'on en veut faire. On pensoit que, dès les premiers jours, vous eussiez rejoint monseigneur, qui chemine à la hâte vers la Provence: vos équipages ont suivi. Mais ce qui va vous surprendre et vous fâcher peut-être, Madame Fleur-De-Myrte est disparue de Tours peu après que vous en êtes sorti. Elle a dit en secret à un de ses gens qu'elle se retiroit à Poitiers dans une communauté religieuse.-ô ciel! Dit le chevalier en se levant avec précipitation sur son séant, me faudra-t-il perdre en un jour ma parente, ma maîtresse et mon ami? Il n'attendit pas davantage; il ferme précipitamment ses tablettes, sort du lit, s'habille, s'arme; le voilà sur la route de Poitiers; le voilà rendu dans la ville. Il va de parloir en parloir, espérant toujours, mais en vain, de découvrir le monastère qui sert de retraite à l'objet de ses voeux. Il s'avise enfinde penser que la belle, craignant d'être inquiétée dans sa route, aura voulu donner le change sur le véritable parti qu'elle prenoit; que les démarches qu'il fait sont inutiles: qu'il est temps, s'il veut consulter l'honneur, qu'il se rende sous les drapeaux de Sigismond, toute autre démarche de sa part pouvant être mal expliquée. Il monte à cheval, et prend à la hâte le chemin de la Provence. Vers le milieu d'un jour, il traversoit une petite bourgade du Limousin. Elle étoit bâtie en amphithéâtre sur le penchant d'un côteau. Les regards arrêtés par différens rideaux que formoient des bosquets et des collines à des distances inégales, s'égaroient agréablement sur des points de vue champêtres, dont l'aimable variété surpassoit tous les chefs-d'oeuvre de l'art. Ici l'on voyoit un ruisseau, tombant en cascade du haut du rocher que couronnoit un petit ermitage, rouler à travers des cailloux, se perdre entre les saules; il s'échappoit, il faisoit canal dans la prairie; retenu, grossi par une écluse, il s'étendoit en nappe; et, un moment après, élevé par une roue, on le voyoit briller dans l'air, et retomber en globes de cristal. D'un autre côté, une chaussée superbe traversoit une vaste forêt; on apercevoit dans le lointain des ponts, des aquéducs qui se ressentoient des outrages du temps, mais dont la noble hardiesse,bien plus encore que les ruines, attestoit aux yeux l'antiquité. Le chevalier trouva l'aspect de ce lieu si riant, qu'il résolut d'y prendre quelque repos. Après avoir fait une collation légère dans la maison d'un villageois, il sort avec Barin pour prendre l'air et se délasser par quelques tours de promenade. Il arrive sur la place; une fête suspendoit les travaux journaliers du laboureur, et réunissoit la paroisse autour d'un ormeau touffu, dont l'ombre favorisoit les plaisirs de cette innocente assemblée. Une table placée sur deux trétaux soutenoit un chantre de figure grotesque, qui, faisant jurer sous son archet les quatre cordes d'un mauvais violon, chantoit à pleine tête, et d'une voix enrhumée, mais d'un ton plein de gaîté et de feu: Jacinte à la promenade fit un faux pas près d'un hallier, hé hé hé hé. Elle en est au lit malade, elle s'en prend à son soulier. Ah ah ah! Dame Jacinte, imprudente vous étiez, hé hé hé hé. Ah ah ah! Dame Jacinte, mieux valoit aller nus pieds. Le médecin la visite, l'a fort long-temps considérée, hé hé hé hé. Faut du remède au plus vîte, car le mal doit augmenter. Ah ah ah! Dame Jacinte, etc.Le remède qu'il faut faire, vous le devez bien deviner, hé hé hé hé. Faut Martin, votre compère, deux témoins et le curé. Ah ah ah! Dame Jacinte, imprudente vous étiez, hé hé hé hé. Ah ah ah! Dame Jacinte, mieux valoit aller nus pieds. La joie pétilloit dans les yeux, sur les visages: elle éclatoit dans les postures de l'auditoire enivré de plaisir. Guillot, Mathurine, gros Simon et Perrette, enfin toute la jeunesse se prend par la main, forme des danses rondes: on ne voit de tous côtés que sauts, cabrioles, bonds et culbutes: les vieillards assis à l'ombre, ricanant, balbutiant d'aise, semblent revivre dans la satisfaction de leurs enfans. Ils les animent, ils les encouragent par leurs propos, par leurs regards, et font sautiller, entre leurs bras et sur leurs genoux, ceux qu'un âge trop tendre empêche de se mêler à la foule; on entend répéter en choeur, mais d'une façon à réveiller les échos de vingt lieues à la ronde. Ah ah ah! Dame Jacinte, imprudente vous étiez, hé hé hé hé. Ah ah ah! Dame Jacinte, mieux valoit aller nus pieds. Cependant les présens rustiques, mais savoureux, le fromage, le fruit, le lait, le miel et leslégumes venoient de toutes parts enrichir le buffet de l'heureux chansonnier qui, voyant du coin de l'oeil la petite abondance dans laquelle il alloit nager, redoubloit encore d'enjouement, et se livroit de toute son ame aux transports qu'il avoit inspirés. Enguerrand et Barin regardoient tranquillement en apparence la fête de village dont leur loisir leur permettoit d'être témoins. Voyez cette gaîté, Barin; voyez comme cette populace se réjouit.-ces gens n'ont que peu, répondoit l'écuyer, et ils s'amusent de rien; nous serions trop malheureux s'il n'y avoit de plaisir que pour les puissans et les riches...-et ce coquin qui chante à tue-tête, ne vous semble-t-il pas bien satisfait de lui-même? ...-il en a sujet, repartit l'écuyer, car on me paroît très-content de lui. Et, dans le métier qu'il fait, le tout est de plaire; les moyens sont indifférens.-je l'envie de bonne foi, disoit le paladin; la foule qui l'environne est grossière, mais il fait une forte impression sur elle; enfin il brille dans son petit cercle: il est sans envieux et sans critique. Il n'a que des suffrages.-aussi n'aura-t-il point de gloire, reprit l'écuyer; son succès lui est avantageux pour le présent, mais il est passager.-il me vient une fantaisie, dit Enguerrand; depuis long-temps je n'ai que des embarras et des chagrins par rapport à mes affaires et à celles des gens auxquels je fais profession d'être le plus attaché. Je puis bien me permettre un petit délassement. Il faut que je cherche de la dissipation. Je suis absolument inconnu: je dois passer ici le restant du jour, et sans doute je m'ennuierois. Je vais prendre un déguisement convenable au rôle que je me propose de jouer. Vous irez trouver ce chanteur, et lui donnerez quelque monnoie de ma part, en l'engageant à me céder pour un moment sa place. Je veux faire entendre à ces gens-ci des airs un peu mieux tournés que ceux dont on les régale; et comme il paroissent sensibles, je m'amuserai de l'effet que, sans doute, je produirai sur eux. à la proposition de son maître, Barin recule deux pas. L'étonnement se peint dans son attitude et sur son visage. " vous, monsieur, lui dit-il? ...-moi-même, répondit le paladin. Y a-t-il dans ce que je veux faire quelque chose qui vous révolte?-tout m'y révolte, reprit l'écuyer; vous êtes un grand seigneur, je ne suis qu'un mince hobereau, votre vassal, et à vos gages; cependant je ne voudrois pas, à quelque prix que ce fût, me donner en spectacle de cette façon.-c'est que vous êtes scrupuleux, dit le chevalier; d'ailleurs, quoiqu'inconnu, je ne prétends pas me montrer à visage découvert, et je cherche à me divertir sans me compromettre. " la surprise de Barin augmente à mesure qu'il achève de se convaincre que son maître lui fait sérieusement une proposition aussi bizarre. à la fin il pense être engagé, par devoir, à lui faire quelques représentations. " non, monsieur, non, lui dit-il, je n'irai point porter parole de votre part à cet homme; et si vous voulez trouver un second dans cette aventure, reposez-vous sur quelqu'un qui soit moins affectionné pour la gloire. Vous avez toujours été du goût de vous donner en public: je n'ai jamais pensé que cela fût bien séant. Mais que, dans les circonstances dans lesquelles vous vous trouvez, vous vouliez entrer en lice avec un misérable chantre de carrefours, pour l'honneur d'amuser une centaine de paysans, c'est à quoi je n'aurai pas la complaisance d'applaudir. Observez même que vous n'êtes point sûr du succès de cette ridicule entreprise. Vous voulez le disputer à un homme né, sans doute, dans la profession qu'il exerce, et qui connoît parfaitement les tréteaux sur lesquels il est monté. On est fait à son chant, à sa voix, et sur son théâtre vous n'aurez d'ailleurs aucun avantage sur lui; car, bien que vous soyez le vingtième chevalier de votre race, vous n'êtes cependant que le premier chansonnier du nom.-Barin, répondit Enguerrand d'un ton sec, qui marquoit le dégoût qu'il avoit pour les leçons, je vous l'ai dit souvent, mais jamais plus à propos, vous êtes un pédant bien étroit, et un importun babillard. " le bon écuyer n'eut pas d'autre réponse de son maître. Cependant celui-ci rentre dans la cabane de pasteur dont il avoit fait son hôtellerie, et se prépare dans toutes les règles au nouveau rôle qu'il est dans le dessein de jouer. Il se couvre les épaules d'une partie des vêtemens déchirés qu'il emporta du palais de Strigilline, et qui se trouvent encore parmi des hardes qui composent son équipage; il se masque un oeil avec un large emplâtre, cache le reste de sa physionomie avec une partie de ses cheveux qu'il met en désordre, se coiffe en clabaud avec un chapeau d'étoffe grossière qu'il trouve sous sa main, sort de la cabane, perce la foule, et arrive auprès des tréteaux sur lesquels Poinciron étoit monté. (c'étoit le nom de l'auteur qui faisoit les plaisirs de l'assemblée.) Barin suit son maître, mais de loin, dans l'appréhension de le faire remarquer. Ce fidèle domestique se promène d'un air rêveur et consterné. Il frappe du pied,se tord les bras, se mord les lèvres, et lance au ciel des regards qui témoignent ses déplaisirs; mais le chevalier ne voit point ces différentes postures; il s'opiniâtre dans son projet; il a joint Poinciron: il lui parle. " l'ami! Vous devez être fatigué? Car la séance a été longue. J'arrive, je suis du métier, je suis frais; pourrois-je, sous votre bon plaisir, régaler ces gens-ci d'une des nôtres, en attendant que vous ayiez pris du repos? Je ne suis pas intéressé, et vous abandonne de bon coeur les profits.-camarade, lui repart Poinciron, vous venez fort à propos; car j'ai l'estomac plus creux que mon violon. Montez; ce n'est pas l'intérêt qui nous mène; si vous n'avez pas d'instrument, servez-vous du mien, et bon courage. " Poinciron cède sa place. Il descend, s'assied sur l'herbe tendre, se jette tout-à-la-fois sur un pain, sur un oignon, sur une éclanche, avec un appétit capable d'en donner à d'autres. Enguerrand cherche à mettre d'accord le violon qui, peut-être, le fut ce jour-là pour la première fois et pour la dernière. Il avoit de l'archet et de la main; il prélude avec agrément, et laisse échapper deux ou trois éclats de voix. Elle étoit très-foible, un peu usée, mais légère et méthodique. Les danses ont cessé; on fait foule, on le serre; on attend avec impatience la chanson du nouvel acteur; il la commence: de Philis et de Sylvandre je vais chanter les malheurs; si vous avez le coeur tendre, vous ne pourrez les entendre que les yeux baignés de pleurs. Le chevalier s'arrête un instant. Il veut lire dans les regards de l'assistance l'effet que son début aura produit: il n'y avoit rien encore de décidé; on ouvroit une grande bouche, de grands yeux: on se regardoit: on ne disoit mot: il continue. Amour, quel est ton caprice, pour tyranniser les coeurs? Lorsque tu sembles propice, tu caches avec malice les épines sous les fleurs. L'assemblée ne paroissoit pas être bien satisfaite. Il y avoit quelques mouvemens de têtes et d'épaules, quelques signes qui n'étoient point favorables au débutant; il ne s'en aperçoit pas sans doute; peut-être en juge-t-il mal, car il entame un autre couplet. Philis étoit la plus belle des bergères du hameau. Sylvandre étoit le modèle des...la rustique assemblée interrompit, par des huées, le musicien dans cet endroit. Un villageois vigoureux, bien bâti, c'étoit le coq de la paroisse, saute sur les planches, saisit le chanteur par le bras: " tire-toi de là, lui dit-il, tu n'y entends rien. Tu nous ennuies. C'est à faire à Poinciron.-eh palsangué! Mon bourgeois, disoit Poinciron, la bouche pleine, donnez-nous le temps de manger, il faut que tout le monde vive.-à la bonne heure, s'écria tout d'une voix l'assemblée; mais que celui-là s'en aille (on montroit du doigt Enguerrand), nous allons jouer, en attendant, à cheval fondu ou à la climusette. " jugez de la honte, de l'embarras, du dépit, du courroux, de la fureur du paladin. Il lui vient dans l'esprit de casser le violon dont il se trouve armé sur la physionomie du paysan, son antagoniste, aux risques de se faire assommer; il veut dire des injures à tout son auditoire; mais Barin, qui devine les sentimens de son maître aux mouvemens dont il le voit agité, s'approche de lui, le saisit vigoureusement par la manche du pourpoint, et l'entraîne. " allons, lui dit-il, retire-toi. Ne t'aperçois-tu pas que tu ne vaux rien pour le métier que tu fais? " la voix et l'action de Barin ont rappelé Enguerrandà lui-même: il descend d'un air honteux, et suit paisiblement son écuyer. La foule s'écarte; et, leur laissant un libre passage, elle apostrophe le chantre disgracié, en applaudissant au discours de Barin. Ce gentilhomme a bien raison, tu ne serois bon qu'à des funérailles. Voilà bien des sujets de confusion; et cependant, comme si elle n'étoit pas assez complète, les enfans et les chiens s'en mêlent; leur importun et bruyant cortége accompagne le poète, et le harcèle jusque dans un verger voisin, où heureusement il rencontre une haie, derrière laquelle il se tapit. Barin avoit suivi des yeux son maître. Ce fidèle domestique le rejoint par un long détour, le trouve étendu sans mouvement et la face tournée contre terre; il l'approche, lui parle, le force à lever les yeux et à le reconnoître. " quoi! Monsieur, lui dit-il, vous vous laisserez abattre par ce burlesque accident? Votre triomphe eût été mince: votre revers n'a rien de fâcheux. Je ne vois que du risible dans notre aventure; et comme le ridicule en tombe sur un quidam qui n'est connu de personne, et qu'on ne cherchera point à connoître, levez-vous, et prenez le parti de vous en divertir avec moi. " Barin assaisonna ce propos d'une sorte de gaîté qui ne tenoit rien de la raillerie.Enguerrand s'attendoit à des reproches; charmé du ton dont son écuyer lui parloit, et se trouvant tout-à-coup à son aise: " conviens, lui dit-il, Barin, que j'ai eu affaire à des stupides. Une romance qui a fait des délices! ...-et de quoi vous avisiez-vous, monsieur, d'aller chanter des langueurs à des limousins? Est-ce que ces gens-là sont faits pour entendre cette note? Cela peut être très-bon aux toilettes, sur les cheminées et dans les ruelles de Tours. Cela ne valoit rien ici; plaisanterie à part, s'il m'est permis de dire mon sentiment, votre début m'a semblé triste et doucereux: il est vrai que je suis d'Angoulême.-ce faquin, qui m'a vu renvoyer aussi honteusement, est bien aise dans le fond de son ame, reprit le paladin.-s'il vous connoissoit, monsieur, cela pourroit être; il y a beaucoup de plaisir à se moquer des sottises des grands, surtout de celles qu'il ne tient qu'à eux de ne pas faire. Du reste, votre rival me semble un bon homme, sûr de son fait. Je l'ai observé pendant le cours de l'action. Il n'en a pas perdu un coup de dent. J'ai cru même entrevoir qu'autant que l'appétit pouvoit le lui permettre, il honoroit votre désastre de quelque sentiment de pitié.-Barin, dit Enguerrand en arrachant l'emplâtrequ'il avoit encore sur l'oeil, la leçon est bonne. Il vaut mieux la recevoir de ce public-ci que de tout autre.-la cabale n'y a point eu de part, repartit l'écuyer. Tout public est dangereux, monsieur: or, comme il y a des gens qui n'ont d'état que celui de se compromettre avec lui pour l'amuser ou pour l'instruire, laissons-leur faire leur métier, et faisons le nôtre; car il est bon et beau. ça, croyez-moi, continua-t-il, nous n'avons qu'un témoin de notre aventure; il faut habilement nous en défaire, pour qu'il ne puisse pas déposer contre nous. Quittez ce maudit pourpoint, que je le mette à dix pieds sous terre; je vais vous chercher des habits plus convenables; et comme le jour commence à baisser, nous regagnerons tout doucement le lit où nous devons prendre du repos, afin de nous mettre en état d'entrer en campagne au point du jour. " voilà le plan de conduite proposé par Barin: il fut exécuté dans tous les points.

CHANT 9

Nous avions abandonné Ollivier dans une forêt écartée, aux soins d'un vieillard inconnu: écoutons ce qu'il dit à ce vertueux solitaire. " mon père, je suis d'extraction noble; mais la fortune de mes parens ne répondant point à leur origine, j'entrai, dans ma première jeunesse, au service du souverain d'une des provinces qui composent le vaste et le glorieux empire des lys. Ce prince me reçut en qualité de page, et m'honora de tant de bontés, que je m'oubliai par la suite, en le payant de la plus noire ingratitude. Il n'avoit qu'une fille, digne objet de son amour et de ses espérances. Sans doute, hélas! Il ne l'a plus. Pardonnez-moi si je verse des larmes. Le souvenir des maux que j'ai causés me les arrache; elles sont le fruit de ma honte et de mes remords. Jamais on ne vit princesse plus digne de l'être. Jamais rejeton plus illustre ne prit naissance à l'abri d'une couronne. Sa physionomie ravissante, tableau sincère des heureuses qualités de son ame, formoit un mélange accompli de vivacité, de retenue, de bonté, de douceur, denoblesse et de modestie. Je ne sais quel charme dans le son de la voix; je ne sais quoi de gracieux, de doux, de fin, d'enchanteur dans le sourire; je ne sais quoi d'attrayant, d'affable dans les manières qui sympathisoit avec la dignité. Je ne sais quoi de si riant, de si flatteur dans l'abord, qui lui gagnoit tous les coeurs à la première vue. Elle possédoit tous les talens; elle avoit le germe de toutes les vertus; elle étoit l'idole du peuple, dont elle faisoit l'admiration. Hélas! C'est moi dont le crime a détruit ce bel ouvrage, où le ciel et la nature, de concert, avoient mis toutes leurs complaisances: on me permit de m'attacher à son service; elle me distingua de mes égaux; et, sans manquer d'abord à ce qu'elle se devoit, elle m'honora malheureusement de quelques bontés. Nous étions de même âge, et trop jeunes pour nous défier du sentiment qui nous entraînoit: une passion tyrannique s'empara de nos coeurs avant que nous eussions cru devoir nous en défendre; et quand nous fûmes plus éclairés, la honte que nous en eûmes nous empêcha d'avoir des confidens. Livrés à notre inexpérience, nous entretenions chacun de notre côté l'ardeur qui nous dévoroit, et dont nos regards étoient les seuls interprètes. Enfin la raison m'arracha le premier des bras de ce dangereux sommeil; j'envisageai,plein d'effroi, le précipice dans lequel j'étois près de tomber; et, l'âge me rendant désormais propre au métier des armes, n'espérant point voir ma passion s'éteindre, je cherchai les périls de la guerre pour y trouver la fin d'une vie qui m'alloit devenir insupportable. Le désir de mériter les regrets de celle que j'aimois plus que moi-même, celui d'être moins indigne des sentimens qui l'avoient touchée en ma faveur, et de les faire paroître plus excusables à ses yeux, me rendirent téméraire. ô ciel! Pourquoi favorisâtes-vous mes armes, puisque mes succès devoient me devenir si funestes? Ils m'attirèrent des distinctions, me firent rappeler à la cour, où l'on m'honora du titre de chevalier. Je revis celle pour qui je cherchois à mourir, et pour qui seule j'aurois pu faire cas de la vie, celle à qui j'étois redevable de ce peu d'éclat dont je me voyois environné. Car, mon père, j'ai ce cruel reproche à me faire, si j'ai remporté quelques avantages à la guerre, s'il s'est répandu quelque gloire sur les actions de ma vie, si l'on a mal-à-propos honoré du nom de vertus des qualités que l'on croyoit distinguer en moi, l'honneur ne m'en appartient pas. L'idée seule de celle que j'aimois m'élevoit l'ame, animoit, enflammoit, raffermissoit mon courage. Je faisois tout pour elle. Je lui dois tout. Et moi... moi! Juste ciel,quel fatal échange! J'ai causé tous ses malheurs, j'ai flétri sa gloire; je lui ai donné le coup de la mort. Nous nous revîmes; la honte, la joie et l'embarras éclatèrent réciproquement dans nos yeux. Je m'enivrai, je m'étourdis, je m'aveuglai de plus en plus. Enfin, mon père, apprenez un crime, un excès impardonnable, inoui. Un serin qu'elle avoit élevé, qu'elle chérissoit, s'échappa de la cage dans laquelle on le tenoit renfermé; les perquisitions qu'on en fit dans les environs du palais furent vaines. Je lus dans les regards de ma princesse le chagrin qu'elle ressentoit d'une perte regardée comme irréparable; je crus y lire mon devoir. Dès-lors le jour ne me vit point tranquille, la nuit ne me vit point goûter de repos, que je n'eusse retrouvé l'objet qui faisoit couler des larmes si précieuses. Je l'atteignis; et, voulant causer une surprise agréable, je vole au cabinet des bains où la cage se trouvoit suspendue: j'y pénètre sans être aperçu; un degré dérobé m'en avoit facilité l'avenue. J'ouvre, j'entre. Que devins-je? ô ciel! Ma princesse dans le bain, sans que le moindre voile pût me dérober la vue de ses charmes, et seule; car ses femmes s'étoient absentées sans précaution. Surprise, étonnée à ma vue, confuse de l'état dans lequel elle paroît à mes yeux, elle sort dela cuve de marbre, et veut se jeter dans une garde-robe voisine; l'agitation, le trouble, le désordre, la font chanceler: elle tombe. Je laisse échapper l'oiseau que je tenois; je me précipite vers elle pour la relever. Dès que je l'eus touchée: ah! Mon père! De quel mouvement me sentis-je emporté! ô vertu! Peux-tu nous abandonner de la sorte? Dispensez-moi du récit fatal d'une action dont la seule idée me fait frissonner, et dont les suites ont été si tragiques. Depuis ce temps, je n'osai reparoître aux yeux de celle que j'avois si cruellement offensée; et, si je n'eusse présumé qu'elle auroit dans la suite besoin de mon secours, je me serois sur-le-champ donné la mort; mais mon funeste pressentiment n'étoit que trop bien fondé. Dans le terme ordinaire de la nature, ma princesse mit au jour un fruit non moins infortuné qu'elle. Une amie dont elle étoit sûre, et moi, l'assistâmes lors de l'accouchement, que nous ne pûmes tenir secret. Je me saisis de l'enfant, je l'enveloppai du mieux qu'il me fut possible. Je voulus le dérober à la mort sinistre dont il étoit menacé; les ennemis que je m'étois si légitimement attirés ne m'en donnèrent pas le loisir: je me vis contraint à l'abandonner sur une route, et je ne doute point qu'il ne soit devenu la proie de ses persécuteurs,ou de quelque bête féroce et sanguinaire... en cet endroit, Ollivier, succombant à l'excès de sa douleur, fut forcé, pour la seconde fois, de s'interrompre, menacé de tomber dans une défaillance plus dangereuse encore que la première; le secourable vieillard a de nouveau recours à la fiole salutaire dont les effets sont si merveilleux. Ollivier revient à lui-même; mais le sentiment amer qui le pénètre ne lui laisse que la force de s'exprimer par des sanglots. Mon fils, lui dit le solitaire, votre foiblesse fut sans doute bien condamnable; j'approuve que vous en ayez du repentir, et même de la douleur; mais pourquoi vous désespérer? Pourquoi vous juger vous-même avec tant de rigueur? Laissez, laissez tenir la balance à celui qui connoît seul la force de nos penchans, la foiblesse de la nature et le danger des occasions; et s'il en est de vos malheurs comme de votre faute, peut-être ne sont-ils pas au comble où vous les supposez. Faites un essai de vos forces; tâchez de me suivre jusque dans la cellule que je me suis pratiquée; vous y prendrez de la nourriture et du repos. Peut-être même (et le ciel, dont je sens l'inspiration, permet que j'espère) pourrai-je vous apprendre des choses qui donneront du soulagement à votre douleur.Aidé par le solitaire qui le soutient autant que le lui permet la caducité de l'âge, le chevalier s'achemine vers la demeure rustique que son hôte s'étoit pratiquée dans les entrailles d'un rocher. Quelques fleurs champêtres en garnissent les approches; une vigne sauvage en tapisse l'entrée; une table, deux siéges grossièrement travaillés, une tablette formée de deux planches, une natte qui couvre un amas de feuilles sèches, en composent l'ameublement. épuisé par une longue diète, Ollivier avoit besoin de prendre de la nourriture. Il trouve des racines cuites, des herbes aromatiques, des dattes desséchées, des fruits sauvages. Ces mets sont bien simples, mais ils suffisent aux besoins de la nature. Pendant et après le repas, l'amant d'Agnès acheva de rendre compte de ce qu'il avoit fait depuis qu'il s'étoit éloigné de Tours, pour sauver s'il étoit possible la vie à son fils, et se soustraire lui-même à la honte du châtiment. Il n'avoit pas voulu perdre de vue le souverain dont il avoit si cruellement trahi la confiance. Il se trouvoit toujours aux côtés de ce prince, mais sous une devise inconnue; il cherchoit à rencontrer la mort à son service, voulant au moins mériter sa grâce, s'il ne lui étoit pas possible d'obtenir son pardon.La vérité, la candeur, la modestie, caractérisoient le récit de notre jeune héros. " considérez, mon fils, lui disoit le sage vieillard, le merveilleux des faits que vous venez de me tracer; reconnoissez-y les décrets du ciel, qui semble avoir conduit votre bras et combattu pour vous. Vos desseins, vos entreprises, ni même vos succès, n'ont point obtenu l'effet que s'en étoit promis votre prudence; mais votre prudence est bornée, et sans doute la possession des biens auxquels vous aspirez est attachée à de nouvelles épreuves de votre vertu. Ne vous découragez point. Ce que je sais de vous m'annonce les commencemens d'une haute destinée. Portez-vous à tout entreprendre pour atteindre au but auquel vous êtes appelé. J'ose vous promettre que vous justifierez mes présages.-eh! Quelles peuvent être mes espérances, mon père, répondit Ollivier, si j'ai perdu, comme je ne puis en douter, les seuls objets de mon attachement sur la terre, mon fils et celle...? Car ne croyez pas que ma fatale passion soit éteinte. J'aime, oui...-modérez-vous, mon fils, reprit le solitaire; une passion, en elle-même, n'est pas un mal; mais, dans un tel excès, la religion et la raison la réprouvent. Voyez le désordre affreux dans lequel la vôtre vous plonge; elle vous aveugle tellement qu'elle réalise à vos yeux tousles objets de vos craintes, au point que, comblé des faveurs du ciel, vous le méconnoissez, et perdez toute la confiance que vous devriez avoir en lui. Venez, il est temps que je vous fasse rougir de votre injustice, et qu'en vous apprenant ce que vous devez faire, je vous force à rentrer en vous-même, à la vue des prodiges que le ciel a daigné faire en votre faveur. " alors le solitaire prend un vase qu'au temps du repas il employoit à son usage ordinaire; il le remplit d'une eau pure, dans laquelle il répand un mélange dont il connoissoit l'efficacité. L'eau s'agite, bouillonne et se trouble; il s'en élève une vapeur épaisse qui se répand dans la grotte, dont elle chasse la lumière. Peu à peu la vapeur se dissipe; et le fond du vase, à travers l'eau devenue plus transparente encore, laisse voir aux yeux d'Ollivier les tableaux dont le solitaire lui donne l'explication. Ollivier aperçoit le palais de Tours, la cour de Frédegilde. Les objets n'ont rien de confus; un jour brillant les éclaire; leurs couleurs, leurs formes les distinguent, les caractérisent; une vaste étendue leur donne lieu de se mouvoir en liberté. Telle une nappe d'eau transparente, resserrée dans les bornes d'un bassin étroit, présente à nos regards le vaste tableau du firmament, la marcheactive, mesurée, majestueuse, des sphères célestes, la course déréglée des nuages que des vents opposés poussent avec fureur en des sens contraires. " voyez, reconnoissez, mon fils, disoit le respectable vieillard, les murs qui virent élever votre enfance, et naître en même temps votre passion et vos malheurs. Voyez cette femme hautaine, qui couvre d'un zèle hypocrite et d'une compassion affectée les mouvemens de haine et d'ambition qui la dévorent. Le comte de Tours vient de prendre le chemin de la Palestine; elle a reçu de lui l'ordre de plonger l'infortunée princesse dans les horreurs d'une prison, et semble balancer sur l'exécution des volontés de son époux, en attendant les avis des ministres et des courtisans dont elle est environnée. La dangereuse flatterie suggère à la marâtre de s'abandonner aux mouvemens qui la maîtrisent, tandis que l'honneur, trop circonspect, que la vérité, toujours tremblante à la cour, détournent la vue, observent un morne silence, et se retirent. Mais l'ordre, déjà conçu au fond du coeur, est bientôt donné. Malheureuse Agnès! La comtesse elle-même marche à la tête des satellites inhumains qui vont vous enlever de votre appartement. " que devint Ollivier à l'aspect de la scène tragiquedont le solitaire le rendoit témoin? En proie aux passions les plus violentes, il oublie que ce qui se passe sous ses yeux n'est que l'effet d'une illusion qui lui retrace une action éloignée. Il s'agite, il frémit, il éclate; il va se précipiter sur le vase; sa main égarée cherche des armes pour fondre sur les ennemis de celle qu'il adore. Que faites-vous, mon fils, lui dit le solitaire? Les objets qui viennent de vous frapper n'ont rien de réel que leur exacte ressemblance avec des faits qui sont passés, et dont ils ne sont que la naïve image. Calmez des transports qui deviennent inutiles autant qu'ils vous sont nuisibles, et cessez de troubler par vos larmes cette eau, ce miroir fidèle, qui peut-être vous retracera par la suite des événemens moins atroces que ceux qu'il vient de représenter. Voyez disparoître les murs au-dedans desquels commande l'impitoyable Frédegilde; reconnoissez ces plaines fertiles, ces bois fleuris, cette onde dont le cours majestueux fait la richesse et l'ornement du pays qu'elle arrose; c'est la Loire. Voilà l'endroit où vous fûtes contraint de la traverser à la nage, poursuivi de trop près par vos implacables ennemis. Voyez cet enfant chéri, ce dépôt précieux que vous fûtes forcé d'abandonner sur la rive. ô bonté divine! Tandis que tu confonds les farouches persécuteurs del'innocence, tu lui suscites des secours, tu lui fais trouver les ressources les plus étranges et les plus inopinées. Tu le veux! Aussitôt la brute renonce à sa férocité; son instinct prend de l'étendue; elle se revêt d'une sensibilité dont les hommes eux-mêmes semblent s'être dépouillés. Tu ouvres les coeurs! Et l'humanité exerce les droits les plus puissans sur des ames que des travaux pénibles et journaliers devroient avoir absolument endurcies. Une biche erroit dans la campagne, cherchant partout le faon que des chasseurs lui avoient ravi. Ollivier, père trop heureux! Vois comme elle fut attirée par les cris de l'enfant que tu venois d'exposer. On diroit qu'elle reconnoît le bien qu'elle a perdu; elle accourt; elle le caresse, elle l'allaite; elle oublie le soin de sa propre conservation. Un paysan, que le hasard, ou plutôt l'effet d'une direction éclairée, a conduit en cet endroit, observe ce spectacle singulier. La tendre nourrice le regarde d'un air inquiet; mais elle ne cherche point à se dérober par la fuite, et semble avoir perdu sa timidité naturelle. Le villageois approche; il prend l'enfant entre ses bras. La biche fait retentir l'air de ses plaintes, et tourne autour de l'innocent ravisseur; elle s'élance; elle n'abandonnera plus le trésor qu'elle pense avoir recouvré; elle se rend compagne de l'homme, qui, pénétré du prodige dont il vient d'être témoin, arrive à sa cabane au milieu de sa famille étonnée du cortége surprenant dont elle le voit accompagné. Rassurez-vous, chevalier; une villageoise simple, mais vertueuse, prendra soin désormais de cet enfant, dont le sort vous a causé tant d'inquiétudes. Et si, quelque jour, ayant fléchi la juste rigueur du ciel, vous parvenez à la jouissance d'un destin plus heureux, allez à l'endroit où la rivière du Cher, après avoir arrosé les plaines riantes de Liége, de Montrichard, de Blère et de Chenonceaux, va se perdre au-dessous de Langets, et mêler ses ondes à celles de la Loire; vous y trouverez celui dont vous avez pleuré la perte imaginaire. Ah! S'il pouvoit un jour se voir arrosé des larmes, réchauffé dans les bras de sa tendre mère! Mais qu'il est à craindre qu'elle ne succombe elle-même dans les épreuves rigoureuses par lesquelles on la fera passer! Tournez vos regards vers cette tour antique; considérez ce cachot affreux. Un soupirail étroit permet à peine à l'air de s'y renouveler. La lumière, forcée de se replier dans des détours obliques, semble n'y pénétrer, n'en dissiper lesténèbres qu'autant qu'il est nécessaire pour affliger les yeux par la vue du triste spectacle que présente ce séjour effrayant. Un espace, qui laisse à peine au corps la liberté de ses mouvemens, est fermé d'un mur impénétrable que baigne un limon infect et verdâtre. C'est dans cet endroit horrible, c'est parmi les insectes et les reptiles venimeux dont il est le repaire, qu'on retient indignement celle que je n'ose nommer, ce chef-d'oeuvre de la nature, ce modèle de douceur et de patience. C'est là que gémissent avec elle (j'oserois l'ajouter encore) la vertu et même l'innocence. Une natte à demi-usée est le seul meuble qui soit à son usage. Les mets les plus grossiers, les plus vils, les plus nuisibles à la santé, lui servent de nourriture, et n'ont d'assaisonnement que l'abondance des pleurs dont ils sont baignés. Encore si celle qui cause tant de malheurs pouvoit les respecter, si la barbare marâtre ne violoit pas les portes de la prison pour venir insulter à la victime dont la douceur et la constance l'irritent, au lieu de la désarmer! Cependant tout semble avoir oublié cette infortunée: au milieu d'une cour dont elle étoit autrefois l'idole, personne n'ose élever la voix en sa faveur. Bobée, la seule Bobée, hasarde enfin une démarche. Les entrailles de cette tendrenourrice se révoltent à la nouvelle du traitement que l'on fait à sa princesse; aucune considération, aucun danger ne l'arrêtent; elle accourt: elle traverse un fossé profond et fangeux, dont on croit le passage impraticable: elle arrive au pied de la tour; elle prête l'oreille: des plaintes foibles, mais touchantes, l'attirent vers le soupirail; elle reconnoît la voix...-" ah! Dit-elle, c'est vous, ma chère fille! Qu'il me soit permis de vous donner ce nom! Eh! Fasse le ciel qu'un autre que moi vous le prodigue un jour! Vous vivez donc encore? Ah! Que j'ai tremblé, lorsque, malgré le noir secret que l'on observe, j'ai appris avec quelle indignité, avec quelle cruauté l'on vous avoit traitée! Mais vous vivez! Essayez de me donner la main; que je m'assure qu'il vous reste assez de force pour lutter contre votre destinée. Ah! Ma fille, je mourrois, je serois déjà morte d'ennui, si je n'avois pensé que ma vie pouvoit vous être nécessaire. ô mon souverain! Quel démon cruel vous aveugloit, quand vos ordres rigoureux armèrent si puissamment contre nous un tigre dénaturé? Rassurez-vous cependant, ma fille, ranimez votre courage, et remplissez-vous de confiance: Dieu ne vous a point abandonnée. Votre amant, votre enfant sont sauvés. La colère céleste a aveuglé, frappé leurs persécuteurs. Je sais que, réduits au désespoirpar le peu de succès de leurs tentatives passées, vos ennemis n'aspirent plus désormais qu'à votre trépas. Cependant je n'appréhende rien de leurs entreprises ouvertes; peut-être... mais la voie que je vais vous ouvrir peut vous mettre à l'abri de ce danger. Ne recevez rien de leurs mains trop suspectes. Je viendrai moi-même, et, tous les jours, à la faveur des ombres de la nuit, vous apporter les secours qui vous seront nécessaires pour prolonger votre vie. Ne négligez pas d'en prendre soin. Je vous en conjure pour moi qui ne pourrois vous survivre, pour un peuple que la crainte réduit maintenant au silence, mais qui vous adore, et n'a d'espérance qu'en vous; pour un père qui vous châtie, mais qui ne se porte sans doute qu'à regret à cette extrémité. Que ses entrailles frémiroient, s'il pouvoit savoir combien il est cruellement obéi! Votre amant lui-même, si j'en crois l'espérance qui ne sauroit mourir dans mon coeur, le désarmera à force de vertus. Vivez, vivez, ma fille, quand ce ne seroit que pour vous-même. Songez que vous ne pouvez mourir maintenant que dans l'avilissement et dans l'opprobre, et que vous vous devez toute à votre gloire. " c'étoit ainsi que le solitaire rendoit les expressions de Bobée. Mais le feu de l'action de cette tendre nourrice, représenté naturellement aufond du vase, les peignoit encore plus vivement. Cependant un foible rayon de lumière perce pour un instant le cachot, et laisse voir Agnès pâle, défaite, tremblante; elle se soulève avec peine sur la pointe des pieds, et passe, quoique difficilement, la main à travers les barreaux de sa prison: elle ranime ses forces pour répondre aux caresses de sa nourrice, que le saisissement et la douleur ont rendue muette et qui ne s'exprime plus que par des sanglots. Ollivier dévore des yeux ce spectacle. Les passions dont son ame est affectée se caractérisent tour à tour sur sa physionomie: il frémit, il s'emporte, il soupire, il parle, il gesticule, il est hors de lui-même; mais ces objets si tragiques, si capables d'émouvoir son coeur, viennent tout-à-coup de disparoître. La tour qui renferme Agnès, et le château dont elle fait partie, ne se montrent plus que dans l'éloignement. La plaine des environs, qu'on aperçoit dans toute son étendue, se couvre d'une foule innombrable de guerriers: leur superbe ordonnance, leur attitude fière et menaçante, impriment le respect et la terreur sur le passage. Le villageois effrayé, suivi de sa famille éplorée, chargé des débris de sa fortune, et chassant devant lui ses troupeaux timides, se retire avec précipitation dans les villes. On distingue au loinles ravages de la flamme; les ruisseaux sont teints de sang; les ronces en sont souillées, la terre en est abreuvée. Les plaines sont couvertes de cadavres et de corps expirans. Les oiseaux carnassiers, attirés par la proie que leur livre la faux tranchante de la mort, planent de tous côtés dans les airs. Des rois d'armes, couverts de leurs soubrevestes et le sceptre en main, se présentent au conseil assemblé par Frédegilde, et la somment de rendre sa capitale à la discrétion de Richard, duc de Bretagne, si cette princesse ne veut exposer l'état dont elle a la régence, et le peuple qu'elle gouverne, au dernier des malheurs. Sachez, mon fils, quel est le sujet qui livre la Touraine au fer, à la flamme, et à toutes les horreurs de la plus cruelle guerre. Le fils de la comtesse Frédegilde, non content de s'être déshonoré en Bretagne par des brutalités inouies, par d'indignes lâchetés, par des affronts faits à la personne du duc lui-même, y a commis d'horribles attentats, dont Richard a vainement demandé la réparation. L'impérieuse comtesse croit que son fils doit tout oser avec impunité: elle sait que l'armée bretonne est en marche pour venir fondre sur les états qu'elle gouverne: elle dédaigne d'entrer dans des négociations qui pourroient conjurerl'orage; elle rassemble autour d'elle ce peu de chevaliers à qui leur âge ou leurs infirmités n'ont pas permis de prendre avec Sigismond la route de la terre-sainte; s'aveuglant au point de croire que ces foibles ressources pourront au moins balancer la fortune entre elle et les ennemis qu'elle s'attire; déterminée d'ailleurs, quoi qu'il en puisse arriver, à sacrifier tout, plutôt que de descendre à la moindre des soumissions. Les bretons, indignés de la hauteur avec laquelle on leur refuse la justice qu'ils demandent, pressent avec vigueur le siége de Tours qu'ils ont entrepris. Les tourangeaux, resserrés dans l'enceinte de leurs murs, opposent à leurs ennemis une valeur qui s'aide des ressources de l'expérience. Voyez, mon fils, voyez avec quel acharnement on combat de part et d'autre; voyez comme la victoire, en balance, passe successivement de l'un à l'autre parti: mais hélas! Qu'il en coûte cher au vainqueur! Infortunés citoyens! En vain vous attendez votre salut de votre habileté, de votre courage: un fléau redoutable se joint aux armes qui vous assiègent, et leur facilitera bientôt votre défaite. Déjà je vois la maigreur et la défaillance, symptômes trop reconnoissables de la faim qui dévore vos soldats, leur ôter la force de venir défendreles brèches, et même celle de soutenir le poids de leur armure; leurs corps exténués s'affaissent sur leurs genoux languissans. Comment soutiendront-ils les nouvelles attaques dont on va les accabler? Je vois avancer des machines redoutables. Que je crains! ...-ô Tours! ô ma patrie! ô ma chère Agnès! Dit Ollivier hors de lui-même, en interrompant le sage vieillard. Puis s'adressant à lui, les larmes aux yeux: " hélas! Dit-il, vertueux mortel, mortel éclairé, mortel chéri de dieu, vous qui, par sa permission, venez d'opérer tant de prodiges en ma présence, j'embrasse vos genoux; ayez compassion de l'état dans lequel je me trouve; que le malheur de ma patrie vous touche; que je puisse voler au secours de tout ce qui m'est cher, le sauver et mourir.-ce zèle, ces mouvemens, mon fils, sont dignes de la grandeur de votre ame, et de l'excellence de votre naturel, répondit le vertueux anachorète. Mettez votre espérance en celui qui vous a soutenu jusqu'à ce jour. Je contribuerai, de mes conseils et de mon foible pouvoir, à l'accomplissement de ses volontés et de vos désirs. Les espaces qu'il vous faut traverser sont immenses: tous les momens vous sont précieux. Partez: que la même route qui nous a conduits à ma cellule, vous ramène jusque sur les bords du torrentprès duquel je vous ai rencontré. Vous trouverez une troupe de chevaux sauvages qui se désaltèrent au courant; approchez-vous d'eux avec confiance: ils ne prendront point la fuite à votre aspect. Saisissez le premier qui se présentera; un choix scrupuleux vous deviendroit inutile. Les secours qui vous sont réservés ne tirent point leur efficacité d'une vertu qui leur soit propre, mais de la volonté toute-puissante de celui qui vous les envoie. " le solitaire avoit à peine achevé ces mots, qu'Ollivier, transporté de reconnoissance, embrasse de nouveau les genoux de son bienfaiteur, lui demande sa bénédiction, et s'en sépare.

CHANT 10

Fleur-De-Myrte, entre les bras de Zerbin dans une nuit obscure, au fond d'une forêt solitaire, se trouvoit bien exposée, lorsqu'au milieu de ses transports les plus vifs, le musicien se sent tout-à-coup engourdi, comme on l'est, selon le dire des naturalistes, au toucher de la torpille. Honteux de son état, il cherchoit à le déguiser, quand un bâillement scandaleux lui échappe et le décèle. La belle étoit encore dans le premier étonnement du tour que prenoit son aventure; mais d'autres bâillemens successifs vinrent redoubler sa surprise. Bientôt son adversaire, vaincu par le sommeil annoncé par tant d'avant-coureurs, se laisse aller sur l'herbe, s'étend, ferme les yeux, s'endort, et ronfle à faire trembler la forêt. Je vous laisse à juger si la dame se leva bien vîte pour s'éloigner d'une compagnie qui la mettoit dans le cas de rougir à tous égards; on croit même qu'il lui échappa de dire assez haut: je ne sais rien de si méprisable que cet homme . Pour l'intelligence de cette aventure, il est bon de savoir en quel endroit du globe le hasard avoit transporté notre héroïne; c'étoit sur unepointe avancée des côtes d'Anatolie, province de l'empire grec. Cette pointe, exposée aux incursions des pirates, étoit inculte et déserte; mais l'intérieur du pays ne l'étoit pas; on trouvoit même, à quelques cents pas du bois qui servoit d'asile à la belle et au musicien, un château d'assez belle apparence, dont le maître s'appeloit Zaman: nouvel acteur dont il n'est pas hors de propos de donner une légère idée. C'étoit un chevalier grec, d'une naissance distinguée: il avoit brillé, dans sa jeunesse, à la cour de Constantinople, où il avoit dissipé sa fortune: puis se trouvant entre deux âges et sans ressources, il s'étoit jeté dans les bras d'une douairière opulente, qu'on nommoit la dame du marécage, souveraine d'un étang de vaste étendue, mais possédant un fief d'une plus grande importance encore; car, au moyen ds'un commerce qu'elle entretenoit avec des esprits d'un certain ordre, elle s'étoit fait des vassaux d'une toute autre conséquence que ne le sont des grenouilles et des poissons; en un mot, elle jouoit de la baguette. Elle étoit vieille et laide, mais laide à l'excès; quant au caractère, elle n'étoit que bizarre, exigeante, inquiète, jalouse, aigre, tracassière, acariâtre, vindicative, implacable, s'aimant beaucoup et n'aimant qu'elle, faisant le mal parprincipe, et un peu de bien par occasion à quelqu'un, quand il en pouvoit résulter un très-grand dommage à quelqu'autre; du reste elle étoit d'un assez bon commerce: depuis qu'elle avoit fermé sa porte à tout le monde, elle ne querelloit plus chez elle que son mari et ses domestiques; mais il est vrai qu'elle ne leur laissoit pas un moment de repos. Cela troubloit un peu le mari dans la jouissance de sa fortune; et, soit philosophie, soit nécessité, il menoit une vie entièrement retirée. C'étoit dommage, il savoit le monde, et étoit pourvu de mille petites qualités qui pouvoient l'y rendre agréable: d'ailleurs, il faisoit de son temps le meilleur emploi qu'il pouvoit: comme il n'aimoit pas l'exercice de la chasse, le matin et le soir étoient consacrés à des promenades, et le reste du jour aux amusemens du cabinet. Il avoit là des brochures, des pinceaux, des ciseaux, des fourneaux, des instrumens de musique, de physique et de mathématiques. Après des lectures d'une digestion facile, il commençoit tour à tour une boîte, une miniature, une découpure, une régule d'antimoine, retournoit un couplet de chanson, faisoit un cadran solaire, ou jouoit un air sur la musette. Mais, comme ce savoir-faire n'empêchoit pas qu'il ne trouvât du temps de reste; que d'ailleurs il est des momensoù les ressources de ce genre, quelque multipliées qu'elles soient, deviennent insipides, il s'étoit mis dans le cas d'avoir le sommeil à commande; et voici les moyens qu'il avoit employés: dans les premiers empressemens d'un nouveau ménage, et lorsqu'il y régnoit encore une sorte de confiance, la dame avoit initié son mari dans les mystères de l'art qu'elle professoit. Les gens de qualité ne sont pas faits pour donner dans la magie noire: le chevalier s'en étoit tenu au rudiment, dans lequel il avoit puisé des teintures qui l'eussent, au besoin, fait passer, dans tous les pays du monde, pour un homme qui jouoit supérieurement de la gibecière. Le trait que je vais vous rapporter fut son coup d'essai et son chef-d'oeuvre. Il charma les eaux d'un réservoir qui servoit à l'ornement et à l'utilité de ses jardins, et leur donna la vertu soporifique. Il usoit, depuis, fréquemment de ce breuvage, et se déroboit de cette manière aux langueurs de l'oisiveté et aux ennuis de ses chagrins domestiques. Au sortir du réservoir de Zaman, les eaux se répandoient dans la campagne. Souvent trompés par leur pureté apparente et par leur fraîcheur, les oiseaux, les bêtes fauves venoient s'y désaltérer; mais, la soif étanchée, la fauvette, au milieu d'une cadence, sentoit se relâcher lesfibres de son gosier mélodieux. La biche, le daim, le chevreau léger ne pouvoient plus bondir dans la forêt, et gagnoient à pas lents l'ombrage le plus voisin pour s'abandonner au sommeil. Fleur-De-Myrte et Zerbin, pendant ce repas frugal, dont les fruits du bocage firent tous les frais, croyant l'onde du ruisseau qui serpentoit entre les gazons sur lesquels ils étoient assis, aussi innocente qu'elle étoit claire, en burent sans discrétion, et ces mêmes eaux étoient enchantées. On a vu quelle impression elles avoient faite sur les sens du musicien. à cinquante pas de lui, on auroit trouvé son héroïne endormie, et précisément elle fut rencontrée par le maître du château. Il se promenoit seul au point du jour dans le bocage; il voit au pied d'un arbre une personne qui lui semble plongée dans un profond sommeil. Au turban dont elle est coiffée, au reste de l'équipage, le grec juge que ce dormeur est un sarrazin. L'habillement de notre voyageuse favorisoit la double erreur. La figure et la jeunesse de l'étranger frappent Zaman. Par quel hasard, se dit-il à lui-même, ce jeune homme a-t-il été porté sur ce rivage? Ensuite il l'éveille, non sans effort, et lui fait, en langue franque, les questions que l'on peut supposer.Le prétendu sarrazin s'étend, se frotte les yeux, regarde avec étonnement l'homme qui lui adresse la parole, et cherche à lui rendre une réponse. " seigneur... je suis... je viens... j'étois... pardonnez-moi, je suis tellement accablée... " tout ceci se disoit en français, passable pour le temps; et le grec, qui avoit voyagé, n'en perdoit pas une syllabe; cependant, il ne fit pas alors attention que la personne qui lui répondoit, se trompoit de genre en parlant d'elle-même, et se féminisoit dans sa réponse; mais il fut surpris que le langage démentît le vêtement. " je vois, lui dit-il, que vous avez besoin de repos: mon château n'est qu'à trois cents pas; la route qui nous y conduit est aisée; vous n'avez qu'à me suivre, je vous offre l'asile et les secours qui pourront dépendre de moi. " Fleur-De-Myrte se lève, et se met en devoir de marcher sur les traces de Zaman; elle fait un pas, puis une chute: elle se relève et retombe encore. Voilà le turban qui se détache et roule à quatre pas: voilà des cheveux du plus beau blond cendré qui s'échappent à grands flots de leur prison: voilà cette physionomie charmante qui, débarrassée de nuages, paroît et brille de tout son éclat. " oh! Oh! Dit à part soi le grec qui s'avancepour donner du secours à son nouvel hôte, je suis plus sûr que jamais de n'avoir pas affaire à un turc. " alors il relève la belle, la soutient par dessous le bras; et, sans rien laisser voir des soupçons qu'il a formés, il la conduit à une porte secrète qui donnoit entrée dans les jardins du château. Que Zaman est satisfait du trésor dont le hasard vient de le rendre maître! Qu'il en devient avare! Il voudroit pouvoir le dérober à tous les yeux. Il va le renfermer dans un endroit absolument isolé de son palais, et qui n'étoit fréquenté que par lui seul. Il rentre chez lui, fait appeler son homme de confiance: " Facreddin, lui dit-il, je suis le plus heureux de tous les hommes. J'ai trouvé... mais le temps est précieux: tu me feras servir au pavillon des bains. Je ne veux que quatre plats qui soient exquis. Du reste, je ne suis chez moi pour personne. Disperse, sur les avenues, des surveillans pour écarter les gens qui pourroient venir de la part de madame; car, quant à elle, depuis son dernier trait d'humeur, j'ai lieu de me flatter qu'elle me laissera quelques jours de repos, et ne viendra pas me troubler. Dès que tu auras donné les ordres, tu me rejoindras, et tu sauras tout par le détail. Je te ferai voir... non, tu ne peux t'en faire une idée. " en finissant ces mots,Zaman vole à sa garde-robe et à son miroir, et va donner un nouveau lustre à sa parure; il va se parfumer de ce que l'orient a de plus précieux aromates; et, plein de douces espérances, tout éclatant d'or et de saphirs, embaumant l'air des odeurs qu'il exhale, il prend la route du cabinet des bains, dans lequel il avoit laissé le dépôt devenu si cher à son coeur. Cependant notre héroïne qui s'étoit vue tour à tour bien accueillie, puis abandonnée et renfermée dans un appartement solitaire, ne savoit qu'augurer du traitement qu'on lui destinoit. " où suis-je, disoit-elle, et que veut-on faire de moi? L'homme qui m'a offert des secours a l'extérieur noble, le ton obligeant; mais pourquoi s'éloigner avec tant de précipitation, après m'avoir conduite ici? Quelle bizarre précaution l'engage à m'y tenir sous la clé? Que craint-il? Que dois-je craindre à mon tour? Serois-je réservée à des aventures plus étranges, plus fâcheuses encore que celles qui me sont arrivées, depuis que j'eus le malheur de m'éloigner de Tours et de la France? ô Agnès! ô Enguerrand! ô jour fatal! ... " la belle alloit continuer son apostrophe; ses amis, son amant, ses connoissances, la nuit comme le jour, tout s'y fût trouvé confondu. Mais un remords se fait sentir au fond du coeur.On se rappelle je ne sais quel homme, je ne sais quelle scène, je ne sais quel moment; les joues se couvrent de rougeur. On s'en prend à ses cheveux, on se traite avec la dernière rigueur. Tant il est vrai que les coeurs délicats ne se pardonnent rien: car peut-être notre héroïne n'étoit-elle pas aussi coupable qu'elle se le paroissoit à elle-même. Elle avoit passé un peu rapidement du mépris à la confiance, et peut-être un peu plus loin. L'objet de ces étranges révolutions pouvoit n'en être pas fort digne. Mais la nature, en jouant son jeu, consulte-t-elle toujours les bienséances? Et faut-il être au moins chevalier pour mettre en péril la vertu d'une belle? La porte du salon, qui s'ouvrit, arracha la dame à ses réflexions. C'étoit le grec, enivré d'amour et d'espérance: il entre, il est assis, il est à genoux, il parle, il presse, il se tait, il agit. Le désordre de ses discours, la pétulance de ses regards, le feu, la hardiesse de ses actions, annoncent ses desseins à la belle, qui ne sait comment conjurer l'orage dont sa pudeur est menacée. Les entreprises sont brusques, déconcertées; elles se renouvellent et se multiplient; il semble qu'on ait affaire à cent mille mains. Le combat entre les forces opposées est trop inégal; on a recours aux cris. L'emportement des caressesles arrête au passage, et la victoire est au moment de se déclarer pour le plus fort. Mais la vertu, qui se ranime, emploie enfin les dernières ressources; les dents, les ongles entrent en jeu; et le téméraire athlète, vaincu par la douleur que mille petites blessures lui font ressentir, se voit forcé de suspendre ses attaques, et se retire dans le vestibule pour réparer son désordre. Facreddin, l'homme de confiance, arrive sur l'entrefaite; on lui raconte en deux mots l'aventure. " j'éprouve, lui dit son maître, une résistance à laquelle je n'ai pas dû m'attendre. La petite personne est mutine. Il me faudroit du temps, et je n'en ai pas à perdre; fais-nous servir, et donne-nous de ce vin que tu as mis en réserve par mon ordre. " Facreddin se retire. Zaman rentre dans le cabinet; il jette les yeux sur le sopha où l'étrangère étoit assise; il ne la voit plus. Elle s'est peut-être retirée dans une garde-robe voisine: il y passe et ne la trouve point. Mais la garde-robe a une fenêtre qui donne sur un parterre attenant au pavillon: la fenêtre est ouverte; la belle s'est précipitée. Il ne seroit plus question de l'amante d'Enguerrand, si son désespoir l'eût bien servie. Elle s'élance, sans considérer le danger, et va tomberde trois pieds de haut sur un gazon; car l'appartement étoit au rez-de-chaussée. Nullement étourdie de sa chute, et pensant pouvoir échapper par la fuite, elle suit le tour de l'enclos, qui n'étoit point vaste. Aucune issue ne s'offre à ses regards. Il est un bassin d'eau vive au milieu du parterre: elle vient tristement s'asseoir sur les bords. Elle est confuse, irritée, furieuse, désespérée; elle jette des regards au ciel, comme pour lui reprocher l'abandon dans lequel elle se trouve: elle les ramène vers la terre, comme pour y trouver un asile, et les promène en passant sur le cristal de l'onde, qui lui retrace son image: elle se voit plus belle que jamais. Le désordre de sa chevelure et l'émotion ajoutoient encore à sa beauté. Il lui vient une idée sinistre. " défigurons, dit-elle, ces traits dont l'éclat funeste m'expose au dernier des malheurs. " elle dit, et veut consulter le miroir liquide pour commencer d'abord le ravage par ceux de ses charmes qui lui sembleront les plus touchans. L'onde s'émeut et se trouble. Peut-être que quelque esprit élémentaire en agitoit la surface. Les mains de la belle s'arrêtent d'elles-mêmes, et se refusent au rigoureux ministère dont on prétend les charger.Mais la crainte, le courroux, le désespoir viennent de donner un plus mauvais conseil. La belle veut se noyer; elle se jetoit dans le bassin, lorsque Zaman arrive et la retient à la volée. Elle veut refuser les secours; mais on y joint les instances, la soumission, les prières, les protestations, les promesses d'une conduite plus respectueuse. On s'excuse sur la méprise que la singularité de la rencontre et le travestissement rendent, en quelque sorte, pardonnable; et si l'on ne se fait pas entendre avec plaisir sur quelques-uns des points, on gagne enfin sur celui de faire accepter des vêtemens et de la nourriture; c'est que le besoin se faisoit sentir, et qu'il parle plus haut que le dépit et la raison même. Le repas est servi. On devine quelle peut être la conversation. Le chevalier se dévoue au service de la dame; mais il voudroit connoître celle qu'il aura le bonheur de servir. La dame repond avec réserve. Elle ne dit pas exactement vrai. Les voyages sont une mauvaise école pour apprendre à dire la vérité. Voilà à peu près ce qui se dit tout haut: voyons maintenant ce qui se passe dans l'intérieur. " cette princesse fait bien la difficile; mais nous la verrons venir, et il faudra qu'elle marche bien droit, si je ne l'égare. " c'est le raisonnement du grec." cet homme n'a pas trouvé son compte: c'est un insolent; mais je suis entre ses mains: il peut me devenir utile. Il faut me contraindre et le ménager. " voilà ce que pensoit la dame. Là-dessus on apporte une coupe remplie de vin de Scio, et on la vide. Tour à tour, lourde ou légère, cette coupe chemine ainsi du buffet à la table, et ne voyage pas inutilement pour les convives, non qu'elle les désaltère mieux que ne feroit tout autre breuvage. Il semble même que la modeste Fleur-De-Myrte en use avec plus d'avidité et moins sobrement qu'à son ordinaire. Les visages s'épanouissent, les discours sont moins composés, les confidences plus naïves. Il règne un air de complaisance dans la façon dont on s'écoute. Les regards s'animent peu à peu; bientôt ils étincellent de ce feu qu'inspirent la gaîté, la liberté, lors même qu'il s'y mêle un peu de désordre. Zaman entonne une chanson de table: les paroles en sont un peu libres; on ne s'en scandalise point; il risque une galanterie, on se contente de n'y pas répondre: il fait une caresse, on la tourne en badinage; enfin tout alloit bientôt abandonner au grec une victoire que les liqueurs frelatées, les épices et les agaceries de toute espèce avoient adroitement préparée, quand le salon retentit d'un cri aigu et si perçant, qu'il fait fendreles glaces des croisées, et brise les cristaux et les porcelaines employés sur les services. La table se renverse: la terre s'entr'ouvre, et vomit un monstre hideux à travers un tourbillon de fumée et de poussière; les yeux ardens de courroux et la griffe étendue, il s'élance sur Zaman: c'est sa tendre épouse; c'est la dame du marécage. Quelle aigreur! Quelle fureur! Quelle torrent d'injures! Il n'est pas de crayon assez noir pour peindre une scène d'un caractère si tragique. Le chevalier grec est pétrifié; le cerveau de la belle voyageuse, ébranlé par le mélange et l'action des vapeurs qui l'ont troublé, achève de se déranger entièrement. La dame du logis a déjà imprimé sur le visage de son époux les marques de sa fureur. Elle se tourne ensuite vers l'innocent objet de sa jalousie. " insolente aventurière, lui dit-elle, ton exemple épouvantera tes pareilles; elles frémiront de crainte et d'horreur au seul aspect de ma maison. " elle dit, et cramponant ses mains crochues dans les tresses blondes de sa rivale, elle frappe du pied, et s'élève en blasphémant dans les airs. Elle est au-dessus de l'atmosphère; elle y plane; elle cherche des yeux l'endroit le plus propre pour y consommer sa vengeance. Elle voit un rocher sourcilleux qui présente aux rayons du soleil et à la fureur des orages satête aiguë et dépouillée; elle s'arrête au-dessus, et laisse échapper sa proie. " va, dit-elle, va te briser, malheureuse! ... " Fleur-De-Myrte n'est plus qu'à deux doigts du rocher menaçant. La barbare magicienne s'est ravisée, elle plonge dessus et la retient. " non, non, dit-elle, ton supplice seroit trop doux. Va trouver une mort lente dans le sein des flots. " voilà Fleur-De-Myrte en pleine mer: elle se débat; elle va se noyer. Voici la furie qui revient encore à la charge et l'enlève. Elle va, sans doute, chercher l'ouverture de quelque volcan, pour lui faire essayer, les uns après les autres, les genres de mort les plus cruels? Non: il est aux portes d'Antioche une fontaine destinée à des usages publics. C'est au pied de quelques sycomores qui l'entourent, que la fée transporte sa rivale: elle la laisse tomber sur le sable avec assez de précaution, et disparoît. Une troupe de cavalerie s'approche de la fontaine; elle a l'air leste, l'écharpe blanche, et les plumes de même couleur: on aperçoit la belle; on l'entoure, on s'empresse à la secourir; elle ouvre les yeux, et se trouve entre les bras, la tête et les épaules appuyées sur le sein d'un des plus beaux cavaliers qu'eussent vu jusque-là l'Europe et l'Asie: une stature, un port héroïque, un teint brun et frais, un coloris animé, des dentsd'une blancheur à éblouir, un nez aquilin, des sourcils, des cheveux d'un noir bien décidé, une figure où triomphoient à l'envi la force, la fraîcheur et la jeunesse. Les regards du guerrier étoient attachés sur elle. Des yeux pleins de feu, bien coupés, que la compassion, qu'un intérêt d'une autre espèce animent, ne doivent rien avoir d'effrayant. Mais l'imagination de la belle étoit étonnée. " juste ciel, s'écria-t-elle! ...-eh! Qui peut vous épouvanter, madame? ...-où suis-je? Qui êtes-vous, répliqua Fleur-De-Myrte, en cherchant à changer de situation?-madame, reprit le guerrier, puisque je n'ai pas le bonheur d'être connu de vous, je suis ébérard, prince d'Antioche. Je venois pour prendre l'air avec ma suite auprès de cette fontaine: nous vous avons aperçue; je suis descendu de cheval pour vous donner les secours dont vous paroissez avoir besoin. Jusqu'ici, grâce au ciel, ils n'ont pas été malheureux. Mais, madame, puis-je à mon tour vous demander quelle est la personne à qui mon bonheur vient de me rendre utile? Quel accident vous avoit mise dans l'état fâcheux où nous vous avons trouvée? Comment est-il possible que vous ayez été au moment de vous noyer dans un bassin aussi étroit? Car, à l'humidité de vos cheveux, de vos habits, on ne peut se tromper sur la nature du péril que vous avez couru. Est-ce l'effetd'un accident? Ai-je à vous venger de quelque scélérat? Le connoissez-vous? " plus le comte d'Antioche fait de questions, plus il augmente l'embarras de la dame. Que dira-t-elle? Son aventure, depuis qu'elle a mis le pied dans le palais de la fée du marécage, lui semble à elle-même si bizarre, si précipitée, qu'elle n'en a qu'une idée confuse: elle craint de raconter des rêves en disant ce qui lui paroît la vérité; d'ailleurs elle croit que la prudence ne lui permet pas de se faire connoître. Heureusement sa situation lui fournit une excuse naturelle. " seigneur, répondit-elle, vous êtes noble, conséquemment généreux; faites-moi conduire à la ville prochaine; l'anéantissement dans lequel je me trouve ne me permet pas pour le moment de vous en dire davantage. " le ton dont notre héroïne dit ce peu de paroles, ne lui fit rien perdre de l'opinion que le comte d'Antioche avoit conçue d'elle. Son zèle à la servir n'en devint que plus ardent. Il ordonne qu'on aille chercher à l'instant une litière commode; et, pendant le court intervalle nécessaire à l'exécution de ses volontés, craignant d'incommoder la dame, il ne lui parle que par ses attentions; elle, qui a de bien meilleures raisons pour garder le silence, affecte de ne rien voir et de ne rien sentir.

CHANT 11

Les promesses faites à l'amant d'Agnès n'avoient pas été vaines. Ollivier presse déjà les flancs du vigoureux coursier dont il est redevable au vertueux solitaire. L'animal docile obéit aux genoux, à la voix, et même à l'intention de son cavalier qu'il conduit avec une vîtesse incroyable jusqu'aux rives du Jourdain, et bientôt aux murs de Césarée. Il trouve un bâtiment prêt à mettre à la voile: il s'embarque; les vents, la mer lui sont favorables; il traverse, avec la vîtesse de l'éclair, les mers de Syrie, celles d'égypte, de Candie et la Méditerranée; enfin il est sous les murs de Tarascon. Son fidèle compagnon de voyage, son coursier, fait déjà retentir la plaine de ses hennissemens; il agite sa crinière majestueuse, il ronge son frein blanchissant d'écume: il part et laisse à peine la trace de ses pas légers sur le terrain qui semble se dérober sous lui. Mais un obstacle qui paroît insurmontable se présente, et l'arrête au milieu de sa course rapide. Un fleuve impétueux sort du lit que lui avoit tracé la nature; il a détruit les foibles digues que l'art lui avoit vainement opposées; il s'élancedans la campagne, on le reconnoît aux ravages, à la désolation, à la terreur qu'il répand partout sur son passage. C'est la Durance. Les ponts sont emportés, les chaussées sont détruites: une campagne inondée n'offre aux yeux du voyageur que des arbres déracinés, des cabanes, des maisons enlevées et flottantes, des abîmes de sable cachés sous des eaux limoneuses; tout est dangereux, effrayant. Le maître d'une hôtellerie, sur la porte de laquelle se trouve Ollivier, lui adresse la parole: " seigneur chevalier, tout ce que vous pouvez faire de plus sage, en attendant que les eaux soient écoulées, c'est de prendre ici votre gîte; nous vous y donnerons vos aises, et vous y trouverez mieux votre compte que si vous alliez essayer de passer le pont du diable qu'on trouve à dix milles d'ici sur la gauche. " au nom singulier que l'on donne à ce pont, au ton que l'hôte prend pour en parler, la curiosité du chevalier se réveille; il fait des questions à l'hôte, qui, grand conteur de son naturel, entama l'histoire qui suit: " ce pont est situé à l'entrée d'une gorge défendue par un château qui appartenoit, il y a dix ans, à un seigneur de ce voisinage; mais il est depuis ce temps au pouvoir du diable et de ses sergens, qui s'en sont emparés sans forme deprocès, et le clergé ni le bras séculier n'ont pu les en faire déguerpir. Il s'est présenté à différentes fois bien des curieux, bien des incrédules pour en tenter l'aventure. Presque personne n'en est revenu, et tous s'en sont si mal trouvés, qu'il n'y a pas d'apparence désormais qu'on y retourne. Mais, pour finir par quelques traits qui vous fassent juger du reste, il y a quatre ans que le fils de l'ancien seigneur, jeune gentilhomme qui revenoit de la guerre, se déplut dans la maison paternelle, et demanda pour apanage la maison du diable; présumant qu'il lui seroit plus facile d'en apprivoiser les hôtes qu'une belle-mère qu'on lui avoit donnée dans son absence. Tout le monde avoit pitié de lui; mais personne ne voulut le suivre. Il étoit déterminé, vigoureux; il pousse sa pointe: or, apprenez quel en fut le succès. Trois jours s'étoient passés sans qu'on en eût eu des nouvelles, lorsque des paysans trouvèrent son corps arrêté par des branches de saules qui sont sur les bords de la rivière, à une lieue au-dessous du château. Le courant ou le diable l'avoient emporté là. Il avoit le cou tordu, la langue et les yeux hors de la tête, les sourcils et les cheveux grillés, tous le corps meurtri, et si noir qu'il en étoit bleu; déchiré de coups degriffes qui lui entroient d'un pouce dans les chairs, en sentant le soufre de dix lieues à la ronde. J'allai comme les autres pour le voir; et il m'en est resté une telle frayeur, qu'à l'heure où je vous parle, on ne me tireroit pas une goutte de sang.-vous présumez, dit Ollivier à l'hôte, en ne lui donnant pas le temps de s'engager dans une nouvelle histoire, que le pont dont vous me parlez n'ait pas subi le sort des autres? Trouverai-je un guide pour m'y conduire?-cela ne vous manquera pas, seigneur; nos enfans vous y conduiroient les yeux fermés; mais j'aurois regret qu'un chevalier de votre apparence allât se perdre de gaîté de coeur. " Ollivier insiste et veut absolument partir. " attendez à demain matin, lui disoit l'hôte, le jour est avancé, la nuit vous surprendra. Les alentours de l'endroit où vous allez sont déserts, vous n'aurez de gîte que le maudit château. " les conseils sont superflus; l'obstination du chevalier l'emporte; le guide se présente, on s'achemine. Ce guide, non moins crédule et plus babillard que le maître de l'hôtellerie, son père, ne cessa, sur la route, d'entretenir le paladin des prodiges dont le château merveilleux passoit pour être le théâtre; mais lui, rempli de son objet, ne prêtoit qu'une attention médiocre à des récits qu'iljugeoit fabuleux autant qu'ils étoient bizarres. " la fourberie, la sottise et la peur, disoit-il en lui-même, jouent bien leur jeu dans cette occasion-ci. Que je ferois avec plaisir disparoître tous ces prodiges, si des soins plus importans ne m'appeloient ailleurs! Mais cherchons à traverser le fleuve sur quelque point que ce soit; c'est ce que nous avons à faire de mieux. " cependant, le soleil atteignoit au terme de sa carrière, lorsque le guide interrompit brusquement le fil de sa narration, pour montrer à notre héros deux tours qu'on découvroit à peine dans l'éloignement et sur le penchant d'une colline. " seigneur chevalier, lui dit ce jeune homme, voilà votre auberge pour cette nuit, si vous la voulez passer bien mauvaise, et voilà la route qui doit vous y conduire. Quant à moi, je vous laisse et ne veux rien avoir à démêler avec les patrons de ce manoir maudit. " il dit, pique sa monture des deux, la met au grand trot, et disparoît. Ollivier continue sa route à travers les ombres de la nuit qui commencent à se répandre; et, à la faveur de la lumière foible et tremblante des étoiles, il arrive à la porte du château redoutable. Le pont-levis abaissé lui en permet la libre entrée. Il se trouve dans une cour spacieuse: il prête attentivement l'oreille, et se persuade, aumorne silence qui règne autour de lui, que l'endroit dans lequel il se trouve est entièrement abandonné. Cependant, pour se mettre à l'abri des surprises, il ne veut pas pénétrer plus avant. Il débride son cheval, le laisse errer sur le pâtis que l'enceinte du château renferme; tandis que lui-même, retiré sur l'abri de la porte, le bouclier au bras, le cimeterre au poing, l'oeil et l'oreille au guet, se résout à attendre la naissance du jour. Il avoit passé près de la moitié de la nuit dans cette difficile attitude, sans s'être aperçu de rien d'extraordinaire, lorsque l'éclat d'une vive lumière vient frapper ses regards jusque dans le réduit obscur qu'il avoit choisi pour sa retraite. Il entre dans la cour; la façade du château lui semble toute embrasée: un bruit sourd se fait entendre, semblable à celui que les feux souterrains occasionnent, lorsque, par des éruptions soudaines, ils viennent à s'échapper de leurs prisons; on distingue bientôt des cris aigus, des gémissemens, des plaintes lugubres. En même temps, la porte d'un pavillon situé dans le milieu de la cour, roulant avec fraas sur des gonds énormes et couverts de rouille, s'ouvre à deux battans. à travers des éclats de lumière qui changent la nuit en un jour affreux, on distingue une foule de démons, de spectres, defantômes qui semblent se précipiter, s'acharner les uns sur les autres; les hurlemens que pousse cette monstrueuse foule font retentir les voûtes de la forteresse, ébranlent les remparts et les tours jusque dans leurs fondemens. Cependant, on marche du côté de la porte sur le pas de laquelle notre héros s'est avancé. La première figure que l'on distingue semble être l'ombre d'une femme affligée: un voile de lin d'une blancheur éclatante, mais souillé de quelques gouttes de sang, l'enveloppe depuis les épaules jusqu'aux talons: ses cheveux épars tombent par flocons sur sa poitrine: ses yeux baignés de larmes sont tournés vers le ciel; sa voix, étouffée par les sanglots, laisse à peine échapper les plaintes que lui arrache l'état douloureux dont elle paroît être affectée. Un fantôme d'une figure horrible, d'une taille énorme et gigantesque, la suit. Les chaînes, sous le poids desquelles ce hideux colosse semble succomber, retardent la vîtesse de sa marche, que des monstres infernaux hâtent à coups de fouet, dont les bouts sont armés de pointes acérées, et en lui pressant le flanc avec des fourches aiguës. On voit ruisseler le sang partout où les pointes meurtrières ont fait sentir leurs atteintes. Le monstre s'agite, se tourmente, pousse d'affreux rugissemens. Sa bouche vomit des tourbillonsde flammes qui menacent d'embraser tout ce qui les approche. L'amant d'Agnès prévient la troupe infernale qui marchoit à lui; il fait siffler dans l'air sa redoutable épée. Les démons abandonnent la victime au tourment de laquelle ils s'étoient dévoués, se précipitent sur le héros qui les attaque; les fourches se tournent en un instant contre lui. Vingt flambeaux, répandant une clarté funèbre, une odeur empestée, assiégent la visière de son casque, et cherchent à le priver en même temps de la faculté de voir et de respirer, tandis que les hurlemens, les rugissemens retentissent d'une manière horrible à ses oreilles; mais son courage en redouble. Il évite les atteintes qu'on lui porte; il s'élance, il frappe; mais, au plus fort de l'action, les lumières disparoissent, et la vision s'évanouit. Le paladin, étonné, cherche en vain ses adversaires à travers les ténèbres qui les lui dérobent; il prête l'oreille; et, entendant un bruit rauque, intermittent et sourd, il tourne ses regards du côté d'où le bruit s'annonce: il y marche: une lumière, échappée d'un feu qui paroît achever de s'éteindre, le guide et le conduit à huit ou dix pas vers une masse qui beugle, et d'où paroissent sortir le peu d'étincelles que l'on voit briller. Ollivier s'approche de la masse, et lui fait sentirlégèrement la pointe du cimeterre; elle pousse un rugissement douloureux; le guerrier s'arrête: mais, tandis qu'il cherche à démêler la forme et le genre de l'être plaintif qui fixe son attention, un autre objet vient le distraire. C'est un bloc dont l'éclatante blancheur a vaincu l'obscurité qui l'environne: il est sous la main du héros, qui croit, en le touchant, distinguer du linge, de la chaleur et de la chair enveloppée d'une peau douce autant que fine. Le bloc semble soupirer et se plaindre. Cela pouvoit être une ruse de l'ennemi et même de ses meilleures; le guerrier, qui s'en doute, s'éloigne de quelques pas, se tient debout appuyé sur son épée, en garde contre ses adversaires, contre lui-même, et ne perdant pas de vue les deux objets qui, tour à tour, venoient de frapper ses sens. La nuit fut longue; car la durée du temps varie au gré des situations. Enfin, l'aube précédée par l'étoile du matin a paru sur l'horizon. Aidé de la lumière qu'elle répand, le paladin a déjà pris parti sur la nature de la masse et du bloc qui, pendant la nuit, ont été le sujet de son inquiétude. " ceci, disoit-il, me paroît être un homme, et voilà, si je ne me trompe, une femme. " il avance vers la figure humaine, la touche avec précaution: elle pousse deux ou trois rugissemens; il la considère; elle est étendue sur l'herbe.Il croit la reconnoître. C'est ce fantôme chargé de chaînes qui précédoit la troupe dans la vision nocturne. Ollivier prend le fantôme par les épaules, le met sur le séant, le soutient, l'envisage, voit cette face énorme, hideuse, effrayante, la touche, et découvre que c'est un masque de cuivre. Les courroies qui attachent la larve tombent de deux coups de cimeterre. Les premiers rayons du soleil ont dardé sur le visage du démasqué: les traits en sont reconnus; c'est la tête d'Inare. Mais est-ce bien elle-même? Cette vision nouvelle ne seroit-elle pas une suite des illusions de la nuit? L'amant d'Agnès ne sait que penser, et l'embarras de sa situation redouble encore par les nouveaux objets qui viennent d'attirer ses regards. à quelques pas de lui, le terrain est sanglant et couvert de corps qui semblent être privés de la vie. Le bloc éclatant par sa blancheur, qu'il estimoit devoir être une femme, se met en mouvement, se lève et marche directement à lui. Le héros rappelle ses sens pour s'assurer de leur fidélité. " est-ce vous, seigneur Inare, dit-il à la tête démasquée?-je suis réprouvé, répond la tête en le regardant fixement. " Ollivier frissonne à cette réponse laconiqueet terrible. " qui êtes-vous, madame, dit-il à la dame vêtue de blanc, et où suis-je?-dans un enfer, lui répond la femme.-cela ne se peut, madame, dit le héros; qui êtes-vous encore une fois?-fuyons, seigneur, vous saurez tout. Mille dangers nous environnent. Votre bras n'a pas délivré la terre de tous les scélérats que renferme ce séjour d'horreur: hâtons-nous. En disant cela, la dame le prend par la main et cherche à l'entraîner.-ne nous pressons point tant, madame, dit Ollivier; je crois qu'en effet ce lieu-ci n'est pas sans péril; mais n'appréhendez rien: je ferai ma retraite en bon ordre, et vous serez la maîtresse de me suivre. " le chevalier a reconnu Inare à la voix, à cette physionomie trop marquée pour pouvoir être équivoque; il conjecture avec vraisemblance que l'infortuné Tourangeau sert de jouet à des brigands. L'abandonnera-t-il? Ce parti lui semble lâche et cruel tout à la fois. Entreprendra-t-il de le délivrer? Mais le fils de Frédegilde, dans l'état où il se trouve, est absolument incapable de s'aider. Néanmoins, avec un peu de peine, toutes choses s'arrangent. Inare, presque insensible, est mis sur le cheval; la dame, en croupe derrière lui, porte la lance de l'amant d'Agnès, qui, chargé du reste de ses armes et à pied, sort duchâteau, conduisant son propre coursier par la bride. L'aventure du Pont-Au-Diable présentoit d'abord bien du merveilleux. Voici tout ce qui en reste. Un homme trouve son plus grand ennemi dans le malheur, et expose ses jours pour le délivrer. Cela est un peu plus rare à rencontrer que des revenans. Mais par quel hasard le fils de Frédegilde se trouvoit-il dans le cas d'avoir des obligations aussi essentielles à son rival? C'étoit pour s'être mêlé des affaires de Phalagon et d'Alérie. Phalagon possédoit des terres sur le rivage de la Durance. Il avoit du talent pour contrefaire le coin des monnoies, et du goût pour en altérer le titre. Il avoit fait d'un de ses vieux châteaux le théâtre de ses opérations lucratives; et, pour en dérober aux oreilles et aux yeux le bruit et l'éclat, il avoit répandu dans le peuple qu'on y voyoit toutes les nuits des apparitions diaboliques. Il falloit un appareil effrayant pour soutenir une invention de cette nature, et forcer à la retraite les curieux et les incrédules. Voici de quelle façon s'y prenoit le châtelain: se présentoit-on au château pour y passer la nuit, sur-le-champ tout y étoit préparé pour la représentation d'une scène à peu près semblable à celle qui avoit frappé les yeux d'Ollivier.Il étoit difficile de trouver un sujet pour remplir le premier rôle, pour traîner des fers d'un poids énorme, et essuyer enfin toutes les disgrâces attachées à l'emploi. Malheur à l'inconnu de stature avantageuse que le hasard faisoit tomber entre les mains de Phalagon! Il étoit dévoué sur-le-champ à ce fâcheux ministère, et résistoit difficilement aux fatigues de quatre représentations. Depuis quelque temps, Phalagon avoit eu en son pouvoir un jeune homme d'une taille au-dessus des proportions ordinaires. Alérie, épouse du châtelain, ne put voir sans compassion cette victime périr dans les fatigues d'une aussi désagréable profession: elle fait instruire l'étranger des sentimens qu'elle a conçus pour lui, prépare une échelle de cordes, et un beau jour la dame et le réprouvé s'enlèvent réciproquement. Une seule haquenée, pliant sous une double charge, les emportoit très-lentement, lorsque Phalagon se mit à les poursuivre. L'inconnu qui se sent serré de près, soulage adroitement la monture de la moitié du fardeau, pique des deux, et s'en va si loin qu'on n'en a jamais eu de nouvelle. Alérie, un peu froissée, car elle étoit descendue de cheval assez maladroitement, retombe au pouvoir de son époux qui, l'ayant ramenéechez lui, l'attache à un arbre, et en étoit au prélude de la vengeance qu'il prétendoit tirer, quand tout-à-coup survient Inare qui brusque le mari, en désobligeant la femme, qu'il finit par délivrer, non dans le dessein de bien faire, mais dans celui de contredire; et la dame, par un trait de reconnoissance, digne du motif qui a fait agir son bienfaiteur, le livre au pouvoir de leur ennemi commun. Le trait étoit à la fois méchant et politique; car Alérie effaçoit vis-à-vis de Phalagon la moitié de la faute qu'elle avoit commise, puisqu'elle remplaçoit plus que dignement l'acteur dont elle avoit favorisé l'évasion. On entraîne Inare dans le manoir; on l'assoupit; on l'enchaîne; on le transporte ensuite au château des apparitions: on le renferme dans un cachot dans lequel il est sobrement nourri. S'agit-il de le faire sortir pour une promenade nocturne? Deux figures diaboliques viennent le chercher à la lueur d'un flambeau: on l'affuble d'un masque d'un pied et demi de hauteur, surchargé d'une chevelure de crin hérissée. La bouche du masque, faite d'ailleurs pour grossir le son de la voix, contient une matière sèche, enduite de bitume, et à laquelle on a mis le feu. Inare veut crier, il hurle; il cherche à prendre sa respiration, la fumée du bitume enflammél'empeste; il fait des efforts pour la repousser, il vomit des tourbillons de flamme; il veut s'enfuir, il est retenu par le poids de ses chaînes; il veut s'arrêter, les coups de fouet, la pointe acérée des fourches le hâtent, et le forcent d'avancer vers l'endroit où l'on a dessein de le conduire. Un sage succomberoit sous tant de maux réunis: le tourangeau n'en est devenu que plus imbécille, au point que, buvant et mangeant, il se persuade qu'il est mort. Il ne reste plus qu'à savoir quelle sorte de vengeance tira Phalagon de son épouse Alérie, après qu'elle eût été délivrée par Inare. Le châtelain la relégua parmi les ombres malheureuses qui devoient habiter le château, et la chargea de jouer le rôle intéressant dans les visions. Elle paroissoit échevelée, vêtue d'un simple voile de lin, et exposée de temps en temps aux coups de fouet de quelque démon malintentionné pour elle. Qu'on se rappelle maintenant les fantômes qui composoient ces apparitions si capables d'épouvanter, on en reconnoîtra les principaux acteurs; Phalagon et ses gens remplissoient les personnages en sous-ordre. Jusqu'au moment où Ollivier se présenta devant cette troupe avec une assurance héroïque, elle n'avoit eu besoin pour vaincre que de la terreur de son équipage; mais à ce coup elle setrouve exposée à une attaque aussi vive qu'imprévue. Inare se laisse aller à terre; Alérie se retire à côté; et Phalagon, déjà dangereusement blessé, s'apercevant que sa troupe combat avec désavantage, lui ordonne de jeter, de concert, dans les fossés du château, les flambeaux qui éclairoient la mêlée, et se retire en abandonnant les morts et les blessés sur le champ de bataille. Ollivier, occupé du but important qui l'attiroit en Europe, négligea de poursuivre ses avantages contre une troupe de scélérats qu'en tout autre temps il auroit cru devoir ne pas épargner. Il passe le pont redoutable, précipite sa marche, et arrive à un bourg d'une assez grande étendue. Son premier soin fut de remettre Inare entre les mains d'un chirurgien, qu'il engagea à prendre soin du fils de Frédegilde par la remise d'un anneau de prix qui lui restoit, et par les sollicitations les plus vives. Délivré de cet embarras, il fait chercher des vêtemens sortables à la condition d'Alérie, les remet à la dame, et prend congé d'elle par un compliment court, froid et civil. Je ne vous étonnerai point en vous disant que l'épouse de Phalagon ne s'attendoit pas à se voir aussi promptement délivrée. La vaillance et la bonne mine de son libérateur l'enchantoient; elle avoit le coeur noble et vouloit s'acquitter. Unefemme qui a de la jeunesse et des agrémens, ne présume pas qu'on dédaigne les témoignages d'une reconnoissance légitime. Alérie devoit encore moins s'y attendre qu'une autre, après les précautions qu'elle avoit prises pour préparer les événemens qu'elle désiroit. Les tons intéressans, les minauderies, les louanges, tout avoit été mis en jeu; elle avoit débité entre autres le plus joli petit roman, un chef-d'oeuvre d'esprit et d'imagination, auquel il ne manquoit rien, sinon qu'il ne devoit pas être dédié à l'amant d'Agnès. Distrait par des desseins d'une bien plus grande conséquence pour lui, Ollivier n'écoutoit les récits de la dame que par pure bienséance, et ne faisoit nulle attention au reste du manége; il voloit à Tours. Tandis qu'Ollivier venoit au secours de sa patrie, Enguerrand, son ami, peu instruit de ce qui s'y passoit, traversoit la mer pour se rendre dans la Palestine. Il débarqua à quelques milles de Tortose, sur une plage qui n'étoit habitée que par des pêcheurs. Ce séjour n'étant point propre à le délasser de ses fatigues, il aperçoit sur le haut d'une colline un château considérable en apparence; il apprend que ce château et les terres qui l'environnent sont au pouvoir d'un chevalier chrétien: il s'achemine vers cet endroit, et parvient bientôt au pont-levis, qui n'étoit pasabaissé. Un nain paroît au haut d'une tour, et lui adresse la parole. " seigneur chevalier, on n'entre ici qu'après avoir prêté serment de se laisser servir par les dames...-quelle bizarrerie, dit Enguerrand!-seigneur, répondit le nain, les dames qui habitent ce château se sont consacrées au service des chevaliers francs qu'attire le dessein de conquérir la Palestine; on peut, par un excès de politesse, les gêner dans l'observance de leurs voeux, et elles veulent s'assurer de la complaisance de leurs hôtes.-voilà, dit Enguerrand, des précautions bien minutieuses; mais le motif qui les fait prendre est louable. Qu'en pensez-vous, Barin; nous pouvons subir la loi qu'on nous impose?-cela vous regarde, monsieur, répliqua Barin; vous savez si vous vous êtes bien trouvé d'avoir été servi par des femmes.-ces femmes-ci, repartit le maître, ne s'annoncent pas comme des harpies. " et sur-le-champ il s'engage à faire tout ce que les dames pourront exiger de lui. Le serment fait, les portes s'ouvrent, et le chevalier est introduit dans le château. à peine est-il dans la cour, que deux jeunes personnes d'un extérieur modeste s'approchent de lui. L'une prend l'étrier, l'autre la bride. Lepaladin descend de cheval, et est conduit dans un appartement commode. Il y trouve plusieurs femmes qui le reçoivent sérieusement, mais avec les démonstrations de la plus grande politesse. On lui donne un siége: on l'assied: en un moment, le casque, la cuirasse, les brassards sont délacés. La plus apparente de la troupe se met à genoux, désarme les cuisses, ôte les bottines, prend les jambes nues, les examine avec soin; et, se retournant d'un air grave du côté d'une servante: " Palafrine, dit-elle, allez dire à monseigneur qu'il n'y a ici ni jambes bien faites, ni genoux cagneux. Ce sont deux jambes ordinaires, sèches, nerveuses, assez proportionnées entre elles.-madame, dit Enguerrand fort étonné de ce qu'il entendoit, puis-je vous demander quel intérêt, vous et ce monseigneur à qui vous envoyez un message, pouvez prendre à la tournure de mes jambes?-seigneur, lui dit la dame en se relevant, la courtoisie avec laquelle vous vous êtes prêté à nos usages, donne à votre curiosité des droits sur notre complaisance. Don Guéridonio de Paphlagonie, mon frère, est seigneur de ce château et des domaines qui l'environnent, les ayant conquis sur les sarrazins par la force des armes.Il y a environ quatre ans que nous fûmes attirés l'un et l'autre par des enchantemens dans le palais de la fée Bagasse. Cette dangereuse sorcière, attachée au culte de Mahomet, voyant avec chagrin le progrès des armes chrétiennes en Asie, voulut les arrêter en tendant des piéges aux chevaliers défenseurs de la foi. Elle construisit non loin d'ici un palais superbe. Nous mîmes malheureusement le pied sur les avenues; alors entraînés par un charme, quand nous croyions ne l'être que par la beauté des lieux, nous parvînmes jusque dans un péristile qui étoit à l'entrée du palais; mais nous y étions à peine, que le marbre sur lequel nous marchions, solide en apparence, s'écarte et fond sous nos pas: une chute imprévue nous précipite sous le mouvement d'une roue armée de fer tranchant, qui sépare en un clin-d'oeil toutes les parties de notre corps les unes des autres: et ce qu'il y eut de plus étonnant, c'est que la mort ne suivit pas une aussi étrange dissolution. Entraînées par leur propre poids, les parties de notre corps tombèrent dans une fosse profonde, et s'y confondirent dans une multitude de membres entassés. Nos têtes roulèrent comme des boules. Ce mouvement extraordinaire ayant achevé d'étourdir le peu de raison qu'une aventure aussisurnaturelle m'avoit laissée, je n'ouvris les yeux qu'au bout de quelque temps, et je vis que ma tête étoit rangée sur des gradins à côté et vis-à-vis de huit cents autres têtes des deux sexes, de tout âge et de tout coloris. Elles avoient conservé l'action des yeux et de la langue, et surtout un mouvement dans les mâchoires qui les faisoit bâiller presque continuellement. Je n'entendois que ces mots, assez mal articulés: ah! Quels ennuis! Cela est désespérant. Je ne pus résister à l'impression que faisoit sur moi la condition générale, et me mis à bâiller comme les autres. Encore une bâilleuse de plus, dit une grosse tête de femme, placée vis-à-vis de la mienne; on n'y sauroit tenir, j'en mourrai; et elle se remit à bâiller de plus belle. Au moins cette bouche-ci a de la fraîcheur, dit une autre tête, et voilà des dents d'un bel émail. Puis, m'adressant la parole: madame, peut-on savoir le nom de l'aimable compagne d'infortune que nous a donnée la fée Bagasse? J'envisageai la tête qui m'adressoit la parole. C'étoit celle d'un homme. Elle n'avoit point de traits, mas un air de vivacité et d'assurance, et quelque chose d'affecté dans la prononciation. Je voulus répondre. Seigneur, j'ai un frère... je n'eus pas le temps d'en dire davantage. Ah!Ciel, s'écria la tête femelle qui m'avoit apostrophée la première, voici encore une conteuse et une histoire; nous n'avons pas été assez assommés de récits. Bâillez, madame, et laissez là votre frère. Qui est-ce qui n'a pas de frères? Sans ceux que j'ai, je régnerois paisiblement, et ne serois pas où je me trouve.-eh! Plût au ciel! Madame, dit la tête qui m'avoit prise sous sa protection, que vous fussiez, depuis quarante ans, sur le trône de vos aïeux; vous ne nous feriez pas bâiller à chaque instant à nous fendre les oreilles. La tête qui arrive inspire de l'intérêt; laissez-nous prendre part à sa fortune.-que parlez-vous de quarante ans, seigneur? ...-eh! Oui, madame, répondit la tête qui se déclaroit pour moi; quand vous aviez des mains, vous aviez l'âge qu'il vous plaisoit d'avoir; mais certainement, si le sort l'eût voulu, vous seriez dans la quarantième année de votre règne.-seigneur Coqzinga, dit la grosse tête injuriée, vous vous faites connoître bientôt pour ce que vous êtes, pour la plus mauvaise tête...-ah! Madame, répliqua la mauvaise tête, il y a deux lustres, trois jours, deux heures un quart et quelques minutes que vous nous fatiguez de vos prétentions et de vos grands airs; et dès qu'il paroît sur la scène une tête qui...-eh! Seigneur, dis-je alors, que je ne sois point, je vous prie, la cause...-eh! Non, madame; je vous l'avoue, à votre aspect, je n'ai pu me défendre... il alloit poursuivre et me déclarer sans doute les sentimens qu'il prétendoit que je lui eusse inspirés, mais il fut interrompu par une tête de son voisinage. C'est une pitoyable chose qu'une tête de petit-maître! Seigneur Coqzinga; est-il dit que le malheur ne conduira pas dans ce triste séjour une tête femelle, tant soit peu pourvue d'agrémens, à qui vous ne débitiez des fadeurs, en nous mettant tous dans votre confidence? Puis s'adressant à moi: ne l'écoutez pas, madame, c'est le plus grand fat de la cour de Perse; vous pouvez d'ailleurs vous apercevoir que ce qu'il dit ne sauroit passer le noeud de la gorge. Ah! S'écria Coqzinga, si jamais je puis retrouver mes membres! Ah! Répondit son nouvel adversaire, si j'avois seulement mes mains! Mais, seigneur, disois-je, ces disputes-ci vous sont trop loin... eh! Non, madame, reprit Coqzinga, laissez-nous faire; ne vaut-il pas mieux se quereller que de bâiller? à quoi peuvent s'occuper des gens qui n'ont que des oreilles et des yeux, qui vivent ensemble face à face depuis un siècle, avec espérance de doubler,sans se perdre un instant de vue; qui n'ont nulle relation, ni n'en peuvent former d'agréables, à qui la médisance même est interdite, faute de savoir de qui parler pour se faire entendre, qui... Coqzinga en eût dit davantage; mais la tête, dont j'ai parlé la première, se mit à bâiller si fort, que ce fut le signal d'un bâillement universel dans lequel je fus entraînée. Que vous dirois-je, seigneur? Je me mis bientôt au ton de la compagnie, à laquelle je me trouvois aggrégée. Je pris de l'ennui, de l'humeur; je contredis, je querellai, et j'eus ma part des injures. Vous ne pouvez vous faire une juste idée de l'ennui qui nous dévoroit. Désespérés d'être continuellement vis-à-vis tant de visages qui nous déplaisoient, nous jurions sans cesse de nous fuir tous de toute la vîtesse de nos jambes, quand nous les aurions recouvrées, lorsqu'au moment où nous nous y attendions le moins, elles nous furent rendues. Tout-à-coup il nous prend une violente envie d'éternuer tous ensemble. Un instant après, une voix rauque, partant on ne sait d'où, nous ordonne de chercher nos membres épars; en même temps nos têtes roulent vers l'endroit où ils étoient entassés. Mais l'envie de se quitter réciproquement,la précipitation née de je ne sais quelle crainte, la confusion, le désordre, inséparables d'une recherche de cette nature, peut-être le désir de s'approprier le bien d'autrui, occasionnèrent de singulières équivoques. Des visages efféminés se placèrent sur des bustes de jeunes gens, des têtes très-actives sur des corps paresseux, des cerveaux métaphysiques sur des épaules femelles, des nez au vent sur des masses courbées sous le poids de l'âge ou des infirmités, des mains très-entreprenantes s'attachèrent à des bras énervés, un homme de loi s'en alla avec les doigts d'un joueur de luth, un grand seigneur avec ceux d'un escroc. Un avare croyant aller au solide, moins occupé de sa taille que de son pourpoint et du haut-de-chausses, dont la ceinture étoit rembourrée de doublons, étale étourdîment sa fraise sur l'estomac d'un riche prébendier coupable des goûts les plus dispendieux, quoique dévoré d'une faim canine. Une prude assortit un coeur qu'elle prétendoit être insensible, à une bouche moitié friande, moitié dédaigneuse, à des yeux dont la dentelle la plus épaisse, la mieux rabattue n'auroit pu masquer la pétulance. Je plaignois beaucoup une jeune personne qui se vit contrainte à faire retraite avec une gorge surannée qu'elle r'habilla du mieux qu'elle put.à mon égard, je rejoignis assez facilement ce qui m'appartenoit; cependant, si j'eusse été tant soit peu moins diligente, cette grosse tête, mon antagoniste, alloit mettre la main sur une de mes meilleures nippes. L'aventure de Coqzinga fut curieuse, il s'aimoit beaucoup: mais il falloit qu'il ne se fût pas scrupuleusement examiné. Ce n'est point là ma poitrine, disoit-il; celle-ci est étroite et enfoncée; je n'eus jamais les épaules rondes... voilà une taille ignoble; ainsi du reste. Il ne voulut rien reconnoître de ce qui étoit à lui. Quelqu'un, moins difficile, s'étant sans doute accommodé de tout ce qu'il dédaignoit, et le magasin s'étant vidé, cette tête, si pleine d'elle-même, fut obligée, pour ne pas exister sur rien, de s'asseoir sur les épaules d'un bossu. J'étois demeurée sur les lieux pour attendre Dom Guéridonio de Paphlagonie, mon frère. Il m'aborda d'un air triste, et je crus m'apercevoir qu'il étoit boîteux. Ma soeur, me dit-il, on m'a pris une de mes jambes, et voilà celle qu'on m'a laissée. Or, vous saurez, seigneur, que mon frère avoit les jambes les mieux faites qu'on eût vues, et qu'il s'en piquoit. Celle qu'on lui avoit abandonnée à la place de la sienne, avoit la tournure décidément cagneuse, et étoit de quelques lignes trop courte. Il étoit désespéré.Il a vainement parcouru la contrée pour trouver son voleur; il examinoit les passans et s'est fait beaucoup d'affaires; vainqueur dans quelque occasions, mais sans succès pour ses recherches, il a été vaincu dans d'autres, et est demeuré borgne et manchot pour vouloir n'être plus cagneux. Dégoûté des moyens violens, il a eu recours à l'innocente supercherie de la loi imposée à tous ceux qui entrent dans ce château. S'il eût eu le bonheur de retrouver sa jambe, un magicien de ses amis s'étoit engagé à remettre les choses en place, sans que personne en souffrît douleur ni dommage; mais si la jambe que nous cherchons ne se trouve pas à l'armée des francs, nous conservons bien peu d'espoir. Vous y allez, seigneur? Que vous trouverez de têtes qui ne sont pas faites pour être sur les épaules où on les a placées! Cela saute aux yeux. Plût au ciel que le défaut dont la découverte nous intéresse, fût aussi remarquable, et que vous puissiez nous en apprendre des nouvelles! Nous en conserverions une éternelle reconnoissance. En terminant son récit, la dame engagea le paladin à passer dans l'appartement de Dom Guéridonio. Ce chevalier étoit prévenu, et vint les recevoir à l'entrée. Il étoit vêtu à la grecque, ayant la robe retroussée par une agraffe d'or du côté de la jambequ'il vouloit montrer. C'étoit un homme de quarante ans, d'une taille élevée, d'une physionomie plutôt triste que sérieuse; un oeil de verre, un bras en écharpe, et l'allure un peu déhanchée. On servit un souper; il faut croire qu'il étoit bon. On parla de l'Europe et de l'Asie, des affaires de la Palestine, du roi Philippe, des empereurs grecs et de toutes les affaires du temps. L'heure de se coucher vint; on se sépara: Enguerrand alla prendre du repos, et son écuyer le suivit. Dès qu'ils furent seuls, Barin prit la parole: " convenez, monsieur, que vous l'avez manqué belle. C'est ici un véritable château de coupe-jarrets. Un peu de gras de jambe de plus, vous rejoigniez le camp à cloche-pied.-nous aurions vu, dit Enguerrand; mais ne vous-a-t-on pas proposé de vous déshabiller?-non, monsieur, j'ai entendu les soubrettes rire ensemble: elles parloient de jambes subalternes: on n'en vouloit sans doute qu'aux jambes de qualité. " la conversation ne fut pas plus longue. Enguerrand se coucha, se promettant bien de continuer sa route dès que le retour du soleil le lui permettroit. Il se tint parole: à peine l'aube parut-elle sur l'horizon, qu'il sortit du château; et, pour serendre avec plus de promptitude devant Damas, il s'engagea dans les plaines sablonneuses qui y conduisent, entre le rivage de la mer et la cité d'Antaure. On étoit alors sous la constellation de la canicule. La terre, échauffée par les rayons du soleil qui dardoient à plomb, exhaloit des vapeurs enflammées; et rien ne pouvoit en tempérer l'ardeur; car l'air n'étoit pas agité par le plus léger souffle. Cependant d'épais nuages ayant dérobé, pour quelque temps, la vue du flambeau céleste, Enguerrand, pour respirer avec aisance et essuyer la sueur qui lui baignoit le visage, marchoit tête nue, et faisoit porter son casque par son écuyer. Le coursier, abandonné à son allure naturelle, marchoit à pas lents, tandis qu'en proie à ses rêveries, le paladin s'occupoit de ses disgrâces amoureuses et poétiques, et du sort fatal des amours d'Agnès et d'Ollivier. Tout à coup, les nuages s'écartent, et laissent à l'astre du jour un intervalle à travers lequel il perce, et vient frapper sur la tête desarmée du paladin. Aussitôt le sang se raréfie, la peau devient brûlante, les sueurs disparoissent, la douleur s'établit dans la tête, l'engourdissement et la langueur suspendent l'action de tout le mécanismeanimal; les esprits sont en confusion, les liqueurs fermentent, les solides s'altèrent, la fièvre se déclare, s'allume, et menace les organes de la vie d'un embrasement général. Le paladin prend, avec précipitation, son casque des mains de son écuyer; et, sentant qu'il ne sauroit soutenir plus long-temps les fatigues pénibles de la marche, il s'achemine avec peine vers quelques palmiers qu'il aperçoit dans le voisinage, et va se coucher à l'ombre, pour trouver, dans les bras du repos, un remède au mal dont il sent les douloureuses atteintes. Le fidèle Barin s'assied à côté de lui, la consternation peinte sur le visage: il voudroit lui procurer du soulagement; il lui soutient la tête; et, tandis que le maître s'abandonne à un sommeil laborieux et agité, l'écuyer cherche à le préserver de l'action de l'air, des rayons du soleil, et de l'incommodité des insectes. Il n'y avoit pas un quart-d'heure qu'Enguerrand avoit fermé la paupière; tout à coup il se réveille, jette autour de soi des regards égarés. Barin, dit-il, qu'on me donne mon cheval. Voilà les harpies, le sabbat, tous les paysans du Limousin; ils sont mille contre un, et le diable en est...-eh! Non, non, vous rêvez, mon cher maître, il n'y a personne.-va, va, je me moque d'eux; vois comme je vole; je les défie bien de m'atteindre... mais, prends garde, je crois qu'une de mes ailes se détache.-ne craignez rien, monsieur, elles tiennent bon; ce sont vos bras.-nous voilà dans un beau pays; sans moi, tu n'aurois pas vu tant de choses surprenantes.-eh! Monsieur, où sont ces belles choses?-comment, tu ne vois pas ce lac? Il est aussi grand qu'une mer...-moi! Monsieur, je ne vois pas de l'eau pour noyer une puce...-il est vrai que cela ressemble à de l'eau, mais ce n'en est pas: ce ne sont que des vapeurs. Sais-tu le nom de ce lac? C'est le lac de l'imagination: ah! Il y aura bien du travail de fait aujourd'hui, la vague est forte: elle brise...-et qu'est-ce que ce travail, monsieur, je vous prie? ...-tu ne vois pas ces corps qui flottent; voilà un château, une mosquée, une forêt, une prairie; voilà des nymphes, des bergers. Oh! En voilà de bien singulières... tiens, vois comme elles s'accrochent et se heurtent. Bon, elles se mêlent... cela devient plaisant. Voilà un monde qui s'est fourré dans la lune. Voilà un centaure qui s'en va avec une tête de cigogne et une patte d'écrevisse...-mon pauvre maître! Quelle étrange vision vous avez là! ...-je voudrois entasser tout cela dans ma tête...-tout cela dans votre tête! Juste ciel! ...-je ne m'étonne pas si je souffre; ces maudites femmes ont pris mes jambes; je suis cagneux, Barin; je suis désespéré...-eh! Non, monsieur, tranquillisez-vous; on ne vous a rien pris. Vous n'êtes pas plus cagneux que moi; vous n'êtes qu'un peu cambré...-tout m'accable à la fois: Fleur-De-Myrte a pris l'habit de cordelière...-et d'où savez-vous cela, monsieur? ...-parbleu, je viens de la voir à la grille, et Ollivier s'est fait capucin...-passe pour cela, monsieur, s'ils sont bien appelés, ils sont heureux...-ce sujet est trop touchant, Barin, je ne veux pas qu'on me le dérobe: donne-moi mes tablettes. Non... non, je vais le dicter; écris, et retiens bien l'air: la fille du comte de Tours, hélas! Les maux d'enfant l'ont pris; son père, qui sait ses amours, sa fu... sa fu... sa fureur ne peut retenir. Retenir! Retenir! Ah! La mauvaise rime, Barin, la détestable rime! ...-eh! Monsieur, laissez une bonne fois les rimes pour ce qu'elles valent...-qui moi! Que je laisse la rime! Tu ne me connois pas encore. Prose, vers, je veux tout faire; je veux habiller le sentiment en antithèse, la raison en préjugé, la nature en habitude, les problèmes en certitude, et la vérité en paradoxe...-miséricorde! Quel galimatias! ...-tais-toi, malheureux! Tu m'as fais perdre ma transition.-votre transition?-non, je me trompe, je la tiens...-eh! Monsieur, vous allez la déchirer: c'est le collet de mon pourpoint. Ah! Que maudits soient l'imagination, les vers et la prose! Laissez là toutes ces chimères; elles vous feront mourir. Le pauvre Barin avoit la larme à l'oeil. " voilà, disoit-il, une fièvre chaude bien caractérisée: allons, je le vois un peu plus tranquille; dès que le soleil aura moins d'ardeur, nous gagnerons la première cabane; il faudra boire tiède et boire fréquemment. Nous serons bien heureux si nous en sommes quittes pour la peur que nous donne celle-ci; mais de celle de faire des vers, nous n'en guérirons jamais. "

CHANT 12

dès que Frédegilde fut instruite que Richard, mécontent de n'avoir point obtenu de satisfaction des excès auxquels Inare s'étoit porté, prétendoit s'en venger par la voie des armes, et se préparoit à faire une irruption dans la Touraine; elle dépêcha sur-le-champ un courrier pour en porter la nouvelle à son époux. Une dépêche artificieuse présentoit à Sigismond l'entreprise du duc De Bretagne comme un attentat que l'ambition avoit suggéré, et qu'il falloit repousser par la force. Le comte De Tours ne sauroit maîtriser sa colère. Il veut fondre avec ses troupes sur le quartier du prince des bretons, et se venger sur lui des torts imputés au duc Richard. Le monarque des français, les pairs du royaume, les princes des différentes nations qui composent l'armée chrétienne, s'opposent à ces premiers mouvemens d'un courroux aveugle: mais on ne peut condamner le motif qui engage Sigismond à précipiter son retour en Europe, quelque désavantage qui puisse en résulter pour la cause commune. Sigismond ordonne à ses vaisseaux de se tenirprêts à mettre à la voile. Il fait défiler ses troupes, il arrive au port de Joppé, il s'embarque, il appareille. Tandis qu'un vent favorable le pousse vers les rivages de la France, les bretons, maîtres depuis long-temps des dehors de la ville de Tours, en pressent de plus en plus le siége, et sont déjà sur les fossés. On ne voit de toutes parts que des boyaux, des parallèles, des machines en batterie, des amas de fascines. On n'entend que le fracas occasionné par l'effet des catapultes mêlé au bruit fréquent du pic, de la pelle, de la hache et du marteau. Un môle, d'une invention nouvelle, s'élève sur le revers des fossés de la ville, à l'opposite des murs dont il est parallèle. Cet édifice est d'une structure si singulière, qu'il faut l'étudier pour le décrire. Les assiégeans, maîtres du chemin couvert, prétendent entrer dans la ville sans faire la descente du fossé. Un pont, placé sur le haut de l'édifice qu'ils ont construit, et qui doit s'abattre au moment destiné pour donner l'assaut, doit leur aplanir les difficultés de l'entreprise. Un degré vaste et commode, pratiqué dans le flanc de la machine, les conduira jusque sur la plate-forme qui la couronne; et leur colonne, qui marchera serrée, doit se présenter à l'attaque sur vingt de front.On se doute bien que l'on mine et que l'on contre-mine; que l'assiégé fait tous ses efforts pour ruiner l'ouvrage et les travailleurs; que l'on met, de part et d'autre, en usage toutes les ressources de la tactique pour attaquer et pour défendre; mais, malgré les efforts des tourangeaux, les bretons ont conduit leur ouvrage à son entière perfection. Le signal est donné: le pont fatal va s'abattre, on entend déjà le bruit des manoeuvres et des poulies, le cri enroué des charnières énormes qui soutiennent et lient le monstrueux ouvrage. Hélas! Peut-être dans un instant la capitale de la Touraine, cette ville si florissante, ne sera plus qu'un spectacle d'horreur, que des monceaux de cendres détrempées dans des ruisseaux de sang! Citoyens malheureux, pères infortunés, et surtout vous, vierges innocentes! Que vous êtes à plaindre! Cependant le comte De Tours, avec toute sa flotte, a pris terre aux côtes de Bretagne; et, pour faire une diversion utile à ses intérêts et à sa vengeance, il a donné ordre au comte De Blois, qu'il a chargé du commandement de ses troupes, d'assiéger la ville de Vannes, tandis que lui-même, suivi d'une seule compagnie de cent hommes d'armes, voleroit au secours de la Touraine.Le comte De Blois fait ses dispositions pour le siége dont l'entreprise lui est confiée; et, Sigismond, que rien n'a retardé dans sa marche précipitée, arrive en peu de temps à la vue des murs de la ville de Tours; mais un blocus en règle lui en interdit l'entrée, et lui laisse seulement démêler, du haut d'une colline sur laquelle il s'est arrêté, le danger affreux qui menace sa capitale. Il voit cette énorme machine élevée sur le revers du fossé, et qui se joint au mur au moyen d'un pont que l'on vient d'abaisser: il voit les bretons s'avancer sur ce pont en colonne étroite, mais redoutable, pour venir donner un assaut furieux. Les tourangeaux qui gardoient les murs s'ébranlent avec le choc, s'épouvantent, et cherchent à se retirer dans la citadelle. Frédegilde effrayée, appréhendant de se voir forcer dans son dernier retranchement, fait enfin arborer l'étendard pour la capitulation. Quel spectacle douloureux pour l'infortuné souverain! Comment fera-t-il pour empêcher que sa ruine entière ne se consomme? Il veut engager la petite troupe qu'il commande à le suivre et à prendre un parti désespéré; mais la consternation et le découragement sont peints dans les regards du peu de ses sujets qui l'environnent.Il lève les bras au ciel, qui semble sourd à ses prières et à ses larmes. Cependant un guerrier armé de toutes pièces, paroît de loin sur la plaine. La course impétueuse de son cheval l'a conduit en un clin-d'oeil vers les tranchées, qui ne peuvent l'arrêter, et qu'il franchit par des sauts vigoureux; aucune devise ne le distingue, et n'annonce en faveur duquel des deux partis il porte les armes. Il arrive sur le chemin couvert, sans avoir inspiré de défiance, sans avoir trouvé personne qui voulût s'opposer au torrent rapide qui semble l'emporter. Il est enfin au pied du môle élevé par le Duc Richard. Les premiers bretons qu'il y rencontre s'écartent de son passage; une erreur le favorise: on présume que, dépêché par des ordres supérieurs, il apporte des avis importans à ceux qui font le siége de la place. Il pénètre enfin jusqu'à l'escalier, s'élance sur les marches qui, faites pour des gens de pied, sembloient devoir être impraticables pour un homme de cheval. Sur cette route extraordinaire le choc du poitrail du coursier, l'étonnement et la frayeur lui ouvrent un passage à travers et sur les corps mêmes des bretons renversés; il est sur la plate-forme avant qu'on ait pénétré son dessein, ni même soupçonné qu'il pût l'avoir conçu.La troupe qui marchoit en ordre de bataille sur le pont, se réveille aux cris de douleur et de surprise qu'on poussoit au dedans de la tour, se retourne, voit ce phénomène menaçant, et se croit trahie par le ciel. Le désordre s'empare des esprits, la consternation glace les coeurs: tandis que le héros démêlant le trouble dans lequel il vient de plonger ses adversaires, saisit le moment heureux, met la bride sur l'arçon, brise sa lance, et, les mains armées des deux tronçons qu'il vient de faire, pousse son cheval au galop sur cette carrière tremblante, et fond sur l'ennemi avec l'impétuosité d'un orage. L'épouvante dont les bretons sont saisis ne leur permet pas de songer à se défendre: ils se jettent les uns sur les autres: le coursier renverse tout ce qu'il trouve sur son passage, et les deux tronçons de la lance précipitent, dans les fossés de la ville, tous ceux qui se trouvent resserrés sur les bords du pont qui ne sont point garnis de balustrades. En un moment la fleur des barons de Bretagne tombe, comme si elle eût été moissonnée; et le chevalier, auteur de ce désastre, est parvenu jusque sur les murs de la ville. Les tourangeaux, surpris entre la frayeur et la joie, ne sachant point où doit s'arrêter le fléau destructeur qui semble marcher à eux, cherchent à l'éviter; mais, pénétrant le motif de leur crainte,le guerrier généreux modère sa course, et désarme sa tête. ô ciel! à quels transports de joie ne s'abandonnent-ils point, lorsqu'au lieu d'apercevoir un objet capable d'inspirer de la terreur, ils reconnurent ces traits si chéris d'eux, la physionomie enfin de l'aimable Ollivier! Les cris d'alégresse, les larmes de joie succédèrent à l'incertitude et à la crainte; la jeunesse accourt, les femmes s'empressent, les vieillards se hâtent; on se précipite à ses genoux, on les baigne de pleurs. Non, jamais libérateur, jamais monarque adoré de ses sujets, ne reçurent d'acclamations si flatteuses, de témoignages de reconnoissance et d'attachement plus attendrissans et moins suspects; mais Ollivier, se maîtrisant lui-même au milieu des transports de la joie commune: " citoyens, leur dit-il, réservez pour Dieu des actions de grâce que vous ne devez qu'à lui seul, et profitez du moment de stupidité et d'inaction dans lesquelles votre ennemi demeure plongé, pour consommer l'ouvrage de votre délivrance; hâtez-vous: que le fer, que la flamme délivrent pour toujours vos murs de l'appareil menaçant que l'on avoit élevé contre eux. Si vous trouvez de la résistance, je ne serai pas lent à voler à votre secours. " il dit: le peuple court aux armes, et bientôt le pont et le môle sur lequel il étoit appuyé deviennent la proie des flammes. Les assiégeans ne cherchent point à s'opposer à la destruction de leur machine; confus, intimidés, ils ont abandonné leur camp et leurs bagages, et cherchent leur salut dans la fuite. Cependant, le héros, suivi de la foule désarmée que le défaut de courage, de force, d'expérience, rend inutile aux combats, prenoit, au milieu des acclamations, le chemin de la tour qui servoit de prison à la tendre et malheureuse Agnès. Il arrive: à sa vue la garde se dissipe, le concierge abandonne les clefs, les portes s'ouvrent... non, je ne pourrai jamais peindre l'entrevue des deux amans, les transports, les caresses, les pleurs, les expressions enfin d'une passion si tendre, si vive, si forte, si long-temps combattue, presque désespérée; et, si j'avois la force de rendre le tableau dans toute son énergie, quel seroit le coeur qui pourroit en soutenir l'effet? Quelqu'un auroit-il le regard assez ferme pour l'envisager? Non, il n'y auroit que des ames de bronze ou des yeux privés pour toujours du précieux don des larmes. " venez, ma chère Agnès, venez, disoit le trop généreux amant, vous n'avez plus rien àcraindre, vous êtes à moi par un don du ciel: venez oublier, dans les bras de votre époux, l'infortune affreuse dans laquelle vous plongea sa malheureuse imprudence. " Agnès, hors d'elle-même, le suit en tremblant; et, s'appuyant sur lui, s'élance sur la croupe du généreux coursier; ils marchent... ils prenoient la route d'une des principales portes de la ville; le peuple inconsidéré, en les comblant de bénédictions, se laissoit emporter à son zèle. " c'est notre princesse, s'écrioit-il, c'est notre libérateur; qu'ils vivent! Qu'ils nous gouvernent! Et périsse la fatale cause de tous nos malheurs! " ils étoient prêts à sortir de la ville, lorsque le comte De Tours, que l'on venoit d'y introduire, vint à leur rencontre, suivi de peu des siens; Ollivier, qui le reconnoît, descend de son coursier, va au-devant de son souverain en mettant un genou en terre. " je ne me flatterai pas, seigneur, lui dit-il, d'en avoir fait assez pour désarmer votre juste rigueur; mais vous respecterez, sans doute, dans un sujet d'ailleurs coupable à vos yeux, les décrets du ciel, qui l'ont choisi pour la délivrance de vos états. Vous ne lui refuserez pas le salaire qu'il emporte avec lui, et que les mêmes décrets l'autorisent à prétendre de vous; ce salaire pour lequel il a crupouvoir tout entreprendre. Je ne vous en dirai pas davantage, seigneur; je sens qu'une union disproportionnée pourroit exposer une fille aux reproches de son père et de son souverain; que je ne puis moi-même, malgré quelques services, être à vos yeux qu'un objet désagréable. Je pars et vais dans la ville d'édesse, dont le bonheur, qui voulut favoriser ma témérité, m'a rendu souverain; je...-seigneur, répondit Sigismond en interrompant Ollivier, je vois combien le ciel vous favorise, et j'ouvre les yeux sur le mérite qui vous rend digne de la protection qu'il vous accorde. Nous ne traiterons désormais que comme un père avec son fils, ou de souverain à souverain; et, si je ne cherche pas à vous arrêter en Europe et dans ma cour, ne pensez pas que ce soit par un sentiment indigne de vous et de moi. Je ne veux point priver les chrétiens de la Palestine de leur plus ferme boulevard; et, puisque mes disgrâces personnelles m'ont contraint à abandonner nos frères à la merci de tant de dangers qui les enveloppent de toutes parts, que puis-je désirer de mieux pour contribuer à leur défense, que de me voir remplacé par un héros que j'appellerai désormais mon fils? " en prononçant ces mots, Sigismond donne l'accolade à Ollivier; puis, s'approchantd'Agnès qui, tremblante et les yeux baissés, n'osoit aller au-devant de son père, il la prend, la serre tendrement entre ses bras et l'embrasse; il veut ensuite les forcer à le suivre jusqu'au palais; mais la crainte de rencontrer les regards de Frédegilde, empêche les amans de tourner leurs pas de ce côté. Un autre mouvement bien plus fort les appelle vers l'endroit où la petite rivière de Cher va porter le tribut de son onde à la Loire; c'est là que, selon l'avis du sage anachorète, ils doivent trouver le fruit de leur amour, la première source de leur infortune, maintenant l'objet de leur complaisance, le gage et le lien de leur tendresse mutuelle. Ils sortent de la ville et côtoient les bords. Mais que me serviroit d'épuiser ma matière? Le ciel, qui veut que rien ne manque au bonheur du couple vertueux dont il vient de couronner la constance, leur est garant que leurs recherches ne seront point vaines, et qu'étant au comble de leurs voeux, ils prendront le chemin de la Palestine, suivis des regrets, des larmes, des bénédictions des peuples de la Touraine, qui croient, en les voyant s'éloigner d'eux, perdre leurs anges tutélaires. Aimables époux, je ne vous suivrai pas de plus loin. J'ai raconté vos infortunes, et leur terme étoit celui de ma carrière; trop heureuxsi j'ai fait passer dans les coeurs la moindre partie de l'attendrissement qu'elles m'ont inspiré! Et vous, qui paroissez m'écouter avec complaisance, ne me sachez pas mauvais gré si je ne vous décris point les noces d'un couple en faveur duquel je vous ai peut-être intéressé. J'ai dû penser à moi. Devois-je m'exposer à ce que, dans deux mille ans, un critique de mauvaise humeur vînt me faire des reproches, et m'alléguer que Virgile, quoiqu'incomparablement plus riche que moi, n'avoit pas voulu marier Lavinie, et que je devois savoir que, dans l'Arioste, les connoisseurs ne s'étoient point divertis aux noces de Bradamante? Il me sera peut-être plus difficile de me justifier auprès de vous sur d'autres points. Ollivier a dit à son beau-père qu'il partoit pour le marquisat d'édesse: où a-t-il pris ce marquisat? La précipitation m'a fait sauter un feuillet en parcourant ma chronique, et il faut que je revienne sur mes pas, pour éclaircir ce point de notre histoire, et en déterminer l'époque. Sigismond venoit d'être fait prisonnier dans Damas, et l'on étoit encore incertain qu'il pût se rétablir de ses blessures. Il y avoit à édesse un certain tyran fort cruel, dont le joug étoit si pesant, que ses peuples, pourobtenir des secours contre lui, envoyèrent sourdement une députation à l'armée chrétienne. Personne ne se présentant pour accueillir l'ambassade, Ollivier, qui ne cherchoit que des occasions périlleuses, saisit avidement celle qui s'offroit, et suivit les députés. En quatre mots: tyran occis, peuple délivré, ville pacifiée, marquisat érigé en faveur du champion, auteur de toutes ces merveilles. Cette affaire terminée, Ollivier établit une bonne régence et revole à Damas. Voilà une affaire éclaircie; mais vous demanderez compte de Fleur-De-Myrte et d'Enguerrand. L'une est demeurée au pouvoir du comte D'Antioche; j'ai laissé l'autre dans le paroxysme d'une fièvre ardente. Il y a grande apparence que tous deux s'en sont bien tirés; qu'ils se rejoignirent à quelque temps de là, puisqu'on les a vus faire l'ornement de la cour d'édesse. Fleur-De-Myrte y brilloit par les agrémens de la figure, la douceur et l'esprit. Enguerrand cultiva toujours les talens qu'il avoit reçus du ciel. Il débuta par l'épithalame d'Agnès et d'Ollivier; son écuyer en leva les épaules; mais c'étoit chez l'un et l'autre une vieille habitude: on sait qu'on ne s'en corrige que difficilement. Il peut encore vous rester des scrupules sur le compte de Frédegilde et de son fils; peut-être lechâtiment qu'ils ont éprouvé ne vous semble-t-il pas assez rigoureux. Eh quoi! Frédegilde a vu le bonheur d'Ollivier et d'Agnès, et vous ne la croyez pas assez malheureuse? Ah! Si vous pouviez lire dans le coeur de l'envieux, vous y verriez que les succès de ses rivaux sont mille fois plus désespérans pour lui que ne le furent les vautours acharnés sur Prométhée. Je serois encore plus étonné qu'on se plaignît de la douceur du traitement fait à Inare. Lorsqu'au cinquième acte d'une tragédie, un tyran bien odieux expire sous cent coups de poignards, un frémissement favorable se fait entendre, et la satisfaction générale éclate par le battement des pieds et des mains. Que feroit-on, si on le voyoit plonger vivant dans le Tenare? Mais il me reste des guerres à terminer. J'ai laissé le comte De Blois faisant le siége de Vannes... est-il si difficile d'imaginer une négociation et un traité? Et du siège de Damas, qu'en ferons-nous? Qui se chargera d'éteindre le feu dont j'ai embrasé la Syrie? Pharphar, et vous, Abana, ruisseaux transparens et frais, qui baignez les murs d'une ville célèbre, devenue le théâtre de tant d'exploits, je n'ai que trop ensanglanté le cristal de vos ondes; et si je viens à le troubler désormais, ce sera pour le teindre du pourpre des fleurs qui servent d'ornemens à vos rivages. Chante qui voudra désormais les exploits guerriers; j'aspire à m'entretenir dans de plus douces rêveries, et ne veux m'occuper que d'objets dont la vue éloigne pour toujours de mon ame l'agitation, le trouble, le désordre et la crainte. Je cherche des points de vue agréables, des paysages rians, où tout respire la simplicité, le calme, l'enjoûment et la fraicheur. Il me faut des actions simples, des personnages naïfs, de l'intérêt sans complication, de la vérité, de la chaleur, de la gaîté sans grimace et sans effronterie. ô beautés de la nature, qui seules avez le droit de toucher le coeur, heureux qui pourroit vous saisir et vous peindre! Plus heureux encore celui qui sauroit jouir!