Les folies d’un conscrit Jacques Salbigoton Quesné data capture gallica encoding Johanna Konstanciak 0000 2 Mining and Modeling Text Github 2021 Les folies d’un conscrit, par J.-S. Quesné Jacques Salbigoton Quesné Paris Tigier 1799 1800

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LES FOLIES D'UN CONSCRIT, Par J.-S. QUESNÉ.

TOME PREMIER.

A PARIS, Chez TIGER, Imprimeur - Libraire, place Cambray, au Pilier littéraire.

Et chez les marchands de nouveautés.

AN VIII.

A L.-R. JOURDAIN.

Autrefois les auteurs dédioient à de puissans seigneurs la quintessence de leurs ouvrages, pour en obtenir de grandes récompenses; aujourd'hui, mon ami, je t'offre le mien, non pour mendier ta protection, car tu n'as guères plus de crédit que moi, ni pour flatter ton ambition, putisque ta modestie a toujours étouffé ton amour - propre, mais pour rappeler quelquefois ton sérieux quand tu t'en écarteras, et pour t'inviter à rire quand tu seras chagrin et mélancolique.

Cependant, si l'éclat de ta fortune ne brille point à mes yeux, l'éclat de ton nom me force autant à l'admiration qu'au respect; car unique tu ne sois point noble d'attraction, ton origine est pourtant si ancienne, qu'on rapporte que tes bons ayeu baptisérent ce fameux fleuve où Jean Baptiste baptisa Jésus.

S'il en est ainsi, tu dois en vérité bien te moquer de ce vieux ridieule baron qui se croyoit le premier du monde, parce qu'il comptoit par ses doigts quatre générations de baronnie ou de comté. Hé! qu'eût donc dit ce radoteur imbécille, si, à ses du ou trois cents ans de noblesse, tu lui eusses opposé tes dix-huit siécles de généalogie?

Néanmoins, mon cher Jourdain, s'il arrive jamais qu'un démoniaque essaim d'épilogueurs enragés, me tombe des nues sur les reins, je compte que tu me rendras le service de les exorciser ou de les baptiser; car les eaux de ta source doivent être très - efficaces, puisqu'elles ont coulé des mains d'un grand saint sur le crâne du plus grand des législateurs.

De sorte que si mon ouvrage Par un critique est attaqué, J'espère en ton noble courage, Pour que ce dernier soit sifflé.

Par-tout nous aurons l'avantage, Si tu me soutiens de moitié; Joignons nos efforts sans partage Pour qu'il soit par-tout écrasé.

Si le vétilleur a la rage De produire un œuvre tronqué.

De déchirer mon personnage, Le public ne sera choqué Que des sots traits du laid visage Qui par bêtise aura marqué Son faux savoir selon l'usage.

Avant d'être bien épluché Je veux montrer un calme sage; Mais si je suis défiguré Je captiverai le volage: Et quand sur son dos bien marqué, De verges tu l'auras cinglé, Tu m'avertiras de l'orage.

Après l'avoir bien étrillé, Bien tourmenté, bien fouetté, Je l'enverrai dans son ménage, S'il n'est pas fort estropié, Tronquer d'un auteur le passage.

Adieu, mon cher Jourdain, adieu; soyons toujours unis, afin de faire mentir une fois ce Platon qui disoit à ses amis: Mes amis, il n'est point d'amis, puisque L'amitié nous unit en frères.

Je te salue et te porte constamment en mon cœur.

Vale, et me semper ama comme un ancien compagnon d'études.

INTRODUCTION.

Ou'u me soit permis, cher Lecteur, de te raconter le sujet du volume suivant. S'il est totalement opposé dans son genre à mes pensées, tu vas voir que la faute en est bien moins à moi qu'à une jeune dame dont l'amabilité de caractère ajoute encore à l'éclat des charmes, et dont malheureusement l'empire est parfois aussi tyrannique que sont souvent étranges ses nombreux caprices. Voici ce qu'elle me dit la décade passée. “Allons, Mr Delorme, racontezmoi, je vous prie, vos aventures pendant que vous avez été militaire. Vous savez que je ne hais rien tant au monde que la longueur dans les récits. Que le vôtre soit donc le plus court possible; point de réflexions, point de périphrases, point de détours, toujours au fait; point trop de finesse, les choses telles qu'elles sont, et point d'interruption; que ce soit en ce genre un modèle de concision. Je veux que l'esprit sautille sur les faits, comme l'oiseau voltige de branche en branche. Mais pour être plaisant, plaisant, n'allez pas être menteur. Gardez-vous d'offenser la vérité, car je cesserois aussi-tôt de vous estimer. Riez avec sincérité, mais ne badinez pas avec la fable.

„Sur-tout soyez bref; ne vous avisez point de me faire bâiller, parce qu'en vous laissant le champ libre, je sens que je ne vous reverrois de ma vie. Abandonnez dans le langage familier le style d'auteur; dépouillez - vous momentanément de votre petit amour-propre, et laissez désormais aux gens - de - lettres leur ennuyeux bavardage: des choses et non des mots; des faits et non des phrases; de la précision, telle est ma folie; je vous accorde cinq jours pour écrire les vôtres.

Le délai passé, l'ouvrage fut terminé; je le lui portai.

rois jours après qu'elle l'eut examiné, nous eûmes, mot pour mot, l'entretien suivant: Mme -- J'ai lu, Mr, avec un vrai plaisir vos Pensées et vos Folies. Si les unes m'ont inspiré quelque goût de philosophie, les autres m'ont presque rendu folle par leur gaieté charmante; et je trouve dans ces deux ouvrages un si piquant contraste, que je souhaite bien qu'ils soient unis.

D. -- Madame plaisante toujours avec autant d'esprit que d'agrément; mais malgré la délicatesse de son jugement, je ne saurois décemment consentir à son malin desir.

Mme -- Hé! pourquoi donc n'y point souscrire?

D. -- Pensez-vous que je puisse honnêtement dévoiler au public mes coupables fredaines, tandis que d'un autre côté, je m'efforce à paroître le plus sage ou le moins étourdi des jeunes gens de mon âge?

Me -- T'out le monde, mon ami, connoît les écarts d'une frivole et bouillante jeunesse, et personne ne s'avise aujourd'hui de lui en faire sérieusement des reproches.

D. -- Il est vrai ....; mais comment me résoudre à mettre mon nom en tête de mes Folies? -- Gardez l'anonyme, comme tant d'autres.

D. -- Un honnête homme doit avouer ses ouvrages; et celui-ci est trop inférieur à ma plume pour m'en dire le père, et trop libre pour l'offrir au public.

Mme -- Par ce que vous avez fait, il est facile de voir ce que vous pouvez faire. Votre réputation, loin de perdre de son prix, ne peut qu'augmenter. ailleurs, l'ouvrage est me telle concision, que vous dites en un très-petit tome ce que Cervantes eût écrit on six gros volumes. Hé!

mo ami, comptez-vous le laconisme pour si peu de chose, n'on ne distingue pas les grandes phrases, les éternelles périodes de nos sermonneurs, d'un style clair, précis et serré?

Pourquoi préfère-t-on Tacite te - Live? Démosthène à Cicéron? c'est parce que leurs discours plus pressans échauffent plus vivement les esprits, et que leur éloquence est aussi souple que leurs pensées, leur langage aussi net que leurs idées. D. -- Enfin, madame, me réponderez - vous que vos amusemens comme les miens amuseront le public?

Mme -- Eh! pourquoi ne s'en amuseroit - il pas, s'ils sont amusans? Croyez-moi, ajoutez les Pensées aux Folies: si les premières ne font pas lire les secondes, les secondes feront lire les premières, et le desir de connoître l'ouvrage entier piquera la curiosité de chaque lecteur.

D. -- Vous avez tant de puissance sur moi, que je ne puis plus long-tems vous résister. Je consens à tout, pourvu toutefois que si le public dédaigne l'ouvrage et méprise l'auteur, la faute en retombe personnellement sur vous-même qui me contraignez d'obéir ponctuellement à vos loix, et qui abusez si cruellement de l'empire souverain que vous a donné mon cœur sur ma personne.

Mme -- Oui, je prends volontiers tout sur mon compte, et desire tellement vous sauver de tout reproche, que je prétends vous contraindre à mettre cette conversation dans votre discours préliminaire.

D. -- Ainsi, mon cher lecteur, daigne m'excuser auprès du sexe charmant qui nous dirige par ses regards autant que par ses caresses, et dont les intentions se font exécuter comme des ordres; daigne, je te prie, sinon m'accorder ton indulgence, au moins prendre pitié de ma foiblesse, en voyant à quel point je suis forcé de m'humilier.

FOLIESD'UN CONSCRIT.

Il y avoit un an que j'étois à Paris, logé au septième étage, rue du Chien qui rit. Depuis un mois je m'amusois à barbouiller un portrait auquel je ne pouvois venir à bout de faire les bras, les jambes et la tête: lassé de n'attraper jamais la ressemblance, je le déchirois pour la dix-septième fois lorsqu'un commissaire, tenant un écrit à la main, tout essouflé d'avoir monté, tout d'une haleine, quatre - vingt - dix marches d'un escalier rapide comme un roc, s'assit posément sur une vieille chaise dont les quatre principaux membres, attachés par une ficelle, n'offroient qu'un siège mal assuré.

Je voulus lui présenter le mien, qui étoit un peu moins mauvais; mais en homme bien élevé, il le refusa fort honnêtement. Je viens, me dit-il d'un petit air patelin, vous avertir de vous disposer à partir sous trois jours pour l'armée. Votre nom? -- PierreSoliman Delorme. -- Votre âge? Quatre lustres accomplis. -- Que parlez - vous de lustres? nous voyons assez clair, ce me semble.

-- Je veux dire que j'ai vingt ans passés. -- Ah! bon. Vous n'ignorez donc pus que vous êtes conscrit de première classe.? -- Je le sais. -- Bien. Savez-vous qu'il faut que vous soyiez rendu à Lille dans quinze jours au plus tard? -- Non.

-- Hé bien! je vous l'apprends.

Venez demain matin vers onze heures, à la municipalité où l'on vous donnera de plus amples renseignemens sur cette affaire. Cela suffit.

Il écrivit aussitôt une note au bas de sa feuille, en gesticulant sur la chaise, qui se sépare en quatre parties sous lui. Je l'aide à se relever; il me dit adieu, tout en se frottant le derrière, et se mettant en train d'arpenter l'escalier, dont les degrès étoient totalement usés en plusieurs endroits. Une mauvaise corde, presque pourrie, pendoit du haut en bas. A peine arrivoit-il au troisième, que j'entends un bruit auquel succèdent des plaintes et des gémissemens.

Je descends; j'accours promptement; je vole au secours; mais posant malheureusement le pied entre deux pavés cassés, je glisse, en tâchant néanmoins de me retenir à la corde qui venoit de se rompre, et vais justement rouler sur le commissaire dont le nez, la bouche, le front et le menton fracassés jetoient de tous côtés, comme des seringues, le sang en abondance. On l'emporte chez lui demi-mort et fort ensanglanté, quoiqu'on l'eût plusieurs fois baptisé, qu'on lui eût aspergé le visage, éclairci la vue, avec une douzaine de verres d'eau bourbeuse.Deux personnes charitables me soutenant par les bras, me reconduisirent avec précaution à la chambre où je me jetai sur mon lit. L'alarme passée, je me mis à rire d'une catastrophe produite par une même cause, au même endroit, et qui ne donnoit heureusement pas tout - à - fait les mêmes résultats, puisque j'en fus quitte pour avoir deux dents brisées de la machoire inférieure, et la gencive supérieure un peu fendue.Je me disposois à me nettoyer la figure, quand je songeai à l'utilité que je pourrois tirer de cet accident. Le lendemain ma joue s'étoit enflée, et l'ouverture de la gencive n'étoit pas refermée. Plein d'un heureux espoir, je vais droit à la municipalité. Un gros homme, court et laid, m'adresse gravement la parole: Que demandezvous, citoyen? -- Je suis conscrit, et viens prendre ici diverses informations sur mon départ, qu'on dit être prochain. -- Avez-vous quelques reclamations à faire à l'Administration? -- Oui. Quelles sont-elles? -J'ai droit à la réforme. -Vous? -Oui, moi.

-- Mais vous me paroissez bien portant, et votre visage, plein comme une lune, annonce un corps rempli de vigueur et de santé; (en me frappant sur l'épaule) ce sera un bon soldat, que cet homme-là. -- Doucement, lui dis-je, doucement, sachez que je suis moulu d'une violente chûte, qui a failli hier m'arracher la vie.

-- Tant pis, c'eût été malheureux pour vous et la patrie; il vaut beaucoup mieux mourir avec honneur dans les combats. Enfin, définitivement, qu'exigoz-vous? Je vous l'ai dit: une réforme. Hé! pour qui? -- Pour moi. Ah! vous n'y pensez pas, mon ami!

(En riant et haussant les épaules) vous n'y pensez pas. -- Comment, je n'y songe pas! et mes deux dents en poudre, ma gencive fendue jusqu'au nez, et ma joue enflée comme un ballon et dure comme un tambour! comptezvous cela pour rien? Croyez-vous que, dans ce piteux état, je puisse facilement déchirer la cartouche, manger mon pain de munition, et peut - être broyer du biscuit, si l'on m'embarque? Allez, allez, mon ami, dans deux jours il n'y paroîtra plus; un peu d'eau - de - vie camphrée guérira cela. Si la circonstance m'oblige de vous donner un bon conseil, c'est de n'en point ouvrir la bouche aux chirurgions, qui vous envervoient d'un seul mot à l'armée d'Italie. Après m'être assuré que je pouvois, dans la quinzaine, aller seul et sans risque, joindre mon corps à Lille, je quittai mon ricaneur, assez mécontent de la risée dont il m'avoit couvert dans son bureau, où il griffonnoit pesamment sur un tas de paperasses.

Trois jours s'écouloient déjà, que je n'avois encore pris aucune mesure pour mon voyage. L'idée me vint de m'habiller en militaire à mes frais; mais n'ayant en poche que trois écus de six francs, ce n'étoit assurément pas assez pour se mettre proprement. Par bonheur je me souvins qu'un vieux cousin, très-avare, qui ronfloit sur l'or, avoit eu autrefois quelqu'amitié pour moi. Bonne idée! me dis - je; allons le trouver. Il demeuroit rue Git-le-Cœur, au coin du quai des Augustins. Aimant les livres sans les lire, il en parloit sans les connoître, et en étoit grand amateur, afin de passer pour très-savant, ou du moins pour un grad lecteur. Trente libraures rioient de sa folie qui journellement augmentoit leur profit. Je monte chez lui, je frappe a Su porte; son cabinet s'ouvre et je le vois qui dort sur un in-folio.

La domestique n'ose interrompre son repos. Je parle un peu haut, et ma voix réveille mon vieux cousin qui bâille et ne me reconnoît pas. -- Si j'osois... -- Hé bien! si vous osiez... -- Je suis...

-- Vous êtes, qui? -- Votre petit cousin Soliman. -- (Ouvrant largement la bouche) Ah! c'est toi, mon ami, embrasse-moi; embrassemoi, mon enfant, tiens, je t'aime comme mesprunelles, assieds-toi là.

Je m'empare d'un fauteuil en tremblant, et je me place à ses côtés. Il m'étoit absolument impossible de lui découvrir le motif de ma visite; ma timidité craignoit trop un refus; mais le hasard, secondont mes lonnêtes intentions, permit l'avrivée subite d'un créancier, apportant un billet de mille écus, que mon cousin acquitta devant moi. Le tiroir étoit rempli d'argent, et la contemplation de ce trésor ne pouvoit rassasier mes veux. J'aurois bien voulu, sans rien dire, toucher aux pommes d'or, mais le vieux dragon ne s'en écartoit pas. Tout-à-coup le bruit de la sonnette frappe nos oreilles: on annonce un débiteur de mon cher parent qui vole à la porte, et ne revient qu'après un gros quart-d'heure d'absence.

J'étois seul, tremblant, honteux; un pouce d'écarlate couvroit mes joues. Je pose une main qu'agitoient la crainte et l'espérance; je saisis avidement deux piles de beaux écus, en me hâtant de barbouiller une reconnoissance de vingt-cinq louis, que je laisse dans le tiroir, payable a mon retour de l'armée. Je cours embrasser le banquier fraudé, qui, s'étonnant de ma sortie précipitée, ne veut cependant pas me retenir.

Je saute les escaliers avec une telle rapidité, qu'en six secondes je suis dans la rue. J'arrive en nage à mon domicile que j'abandonne dés le soir même; on devine pourquoi Mon tailleur me prépare habit, veste et culotte; le reste fut acheté par rencontre. Dès que j'eus mon habillement complet, il me prit envie d'aller à Versailles avant de quitter Paris. Cette promenade me cause du plaisir dans tous les tems. Elle est agréable et commode; elle offre à l'œil attentif des beautés qu'on ne rencontre point ailleurs. D'un côté les sites variés par la nature, les plantations que l'art y ajouta, présentent un aspect riant et enchanteur; de l'autre, un ruisseau clair, coulant entre deux rangs de vieux saules, dans une agréable prairie, nous rappelle encore la charmante vallée de Tempé qu'a chanté Vingile. J'arrive à Versailles par la grande allée. Le château fixe mon attention. De petits enfans, guidés par un juste intérêt, s'offrent à me conduire par tout pour une légère pièce de mon noie. Comme c'est la huitième fois que j'entreprends cette promenade, je refuse honnêtement leurs services. Mes premiers pas se portent dans la cour du château. J'entre dans les galeries que j'admire avec une curiosité nouvelle; tout me paroît toujours beau et toujours grand. La sculpture, la peinture, les beaux arts richement ornés, m'invitent à m'approcher de chaque pièce, pour graver dans ma mémoire l'illustre nom qui créa ces chefd'œuvres.Tandis que m'occupoit cette noble envie, un amour - propre singulier me travailloit d'une autre manière. Je parcourois d'un bout à l'autre la galerie du Muséum, d'un train fort mesuré, qui me permettoit de me regarder de la tête aux pieds, devant des glaces de deux toises de hauteur. Nouveau paon, je m'admirois avec complaisance dans mes plumes éblouissantes. Mon élégante parure me plaisoit assez; mon chapeau à trois cornes, rehaussé d'une belle ganse d'or et d'un beau bouton numéroté, mes bottines, où pendoient de jolis glands, jetoient sur ma petite personne un superbe éclat.

Ce qui sur-tout attiroit mes regards dans ces vastes et nombreux mollets que j'examinois sérieumiroirs, c'est la structure de mes sement cent fois pour une. Au fort d'une vanité risible, deux nymphes, qui me suivoient de près, remarquant mon allure, railloient ma puérile ostentation; mais je pris assez d'empire sur moi-même pour ne pas prêter plus long-tems le flanc à leurs ris malins.

Je quitte Versailles, afin de retourner à Paris. Je cherche durant trois quarts d'heure une voiture; il s'en trouve à six places, et à quinze sous par personne: j'en choisis une où je retiens mon poste.

En y montant, je reconnois, au premier coup-d'œil, une jeunefemme, précisément celle qui plaisantoit avec son amie, sur ma tournure au château. Je m'approche d'elle pour pour lui conter fleurettes. Agée d'environ vingt ans, figure passablement jolie, de très-beaux bras, deux tetons satinés, décemment mise, de la grace dans ses discours, du feu dans ses regards, tout me fait un devoir de ne pas laisser seulette ma chère inconnue.

Il étoit presque nuit quand nous partîmes; la lune auroit pu nous éclairer, sans l'obscurité d'épais et sombres nuages qui obscurcissoient toute clarté. Les étoiles, loin de nous prêter pour un moment leur lumière, sembloient disparues du firmament. Après avoir jasé un petit quart d'heure, je passe une main sur le cou et l'autre sur les genoux de la voyageuse, qui me laissa faire tant que je m'en tins là, mais qui fit la difficile quand je voulus pousser la botte plus loin que ne le comportoit l'instant nocturne. De tems en tems je lui appliquois quelques baisers sur ses joues que je sentois brûlantes, et dans mon ravissement je lui demandois, avec une sorte de tranquillité soigneusement affectée, son nom et sa demeure.Descendu de voiture, j'offre mon bras à la tendre Bonnaud (elle se nommoit ainsi), qui l'accepte sans défiance. Nous traversons le Pont-Royal, où elle fit un faux pas et tomba sans accident. Je la relève avec précaution, en trouvant occasion de lui attacher sa jarretière qu'elle perdoit. Je ne m'étonne pas qu'aucune blessure ne fût la suite de sa chûte, parce qu'il est assez rare que les amoureux se blessent ailleurs qu'au cœur. Nous nous aimions déjà, quoiqu'avec décence, comme on va le voir.

Nous arrivons au faubourg Germain, rue de Grenelle; elle sonne, on ouvre la porte. J'allois m'en retourner bêtement lorsque, démêlant sans doute en moi une crainte déplacée, elle m'invita de bonne grace à me rafraîchir. J'accepte en frémissant de joie. Me voilà seul dans la chambre, à côté de mademoiselle Bonnaud, qui me verse un grand venre de vin que j'avale tout d'un trait, car j'étois brûlant. Nous nous regardons un moment sans rien dire, je l'embrasse sur un canapé; l'amour me talonne, elle apporte peu de résistance et je me laisse insensiblement emporter par l'impétueuse ardeur de mon cheval fougueux, qui veut à toute force fournir sa carrière.

Le sacrifice fini, j'abandonne l'autel, tandis que la charmante prétresse qu'idolâtre mon cœur, rougit en me lançant des regards languissans, mais pleins de feu.

Sa bouche court après quelques expressions insignifiantes pour me gronder tendrement; mais sa langue embarrassée comme la mienne, articule encore plus mal qu'elle ne croit penser.

Il étoit fort tard. Je m'empresse de rejoindre mon quartier. J'ac cepte un nouveau verre de vin, afin de réparer mes forces, disoit-elle avec malice: je l'embrasse une seconde fois, lui promettant de venir la voir de tems en tems.

Comme j'enfilois mon chemin, il me prenoit envie à tout moment de rire de ma petite aventure, qui avoit réussi à merveille, et je me disois: si à l'armée on fait ainsi la guerre, j'aurai bientôt la prudence d'Ulisse et le courage d'Achille. J'entre chez moi, j'arrange mon paquet, et m'embarque le lendemain matin dans la diligence de Rouen où j'avois encore diverses affaires à terminer.

Le bonheur me suivoit depuis deux jours; il sembloit vouloir s'attacher constamment à mes pas.

Une fort jolie femme, jeune, dans la vigueur d'un tempérament naissant, monte à mes cotés: son mari se place à sa gauche. Je m'appereus, par leur contenance, qu'il n'y avoit rien, dans ce voyage, à glaner au champ d'amour. L'époux paroissoit bon homme et la femme un peu prude. Nous marchions depuis quelques heures; j'avois déjà fait plusieurs démarches infrtrotueuses auprés de ma belle. Mon amour s'en irrita; j'attendis assez impatiemment l'occasion de m'en venger. La voiture alloit lentement le long d'un ravin, de sorte qu'elle penchoit beaucoup d'un côté. Les vovageurs, et particulièrement ma voisine, éprouvoient de telles frayeurs, qu'à chaque minute ils jetoient les hauts cris. Loin de chercher à rétablir l'équilibre de la diligence, je feins de procurer des secours à la dame épouvantée, je m'en approche davantage, et détermine par ce moyen le renversement de la voiture.

Tout le monde se crut mont, excepté moi ui me trouvai par un hasard des plus heureux, juste sur ma poulette comme Mars sur Vénus. On se remit du mieux qu'on put; personne ne fut blessé.

Le conducteur, désespéré de ce fâcheux événement, se précipite à nos genoux, nous conjurant d'en garder le secret; ce que nous promîhes d'une commune voix. Heureusement on ignora que ce fût un tour de l'espiègle conscrit. La dame, qui s'étoit trouvée dans un état mortifiant pour sa pudeur, se rajusta sur-le-champ en rougissant jusqu'au vif. A mon âge, on est bien aise de donner ces sortes de leçons à celles qui refusent de profiter des avis qu'on leur propose aussi charitablement.

J'arrive sur le port de Rouen où je reconnois ma pauvre petite Fanchette, qui m'avoit tant aimé! oh oui! celle-ci m'avoit aimé! La voiture s'arrête, j'ouvre la portière et saute légerement à terre avec mon paquel qui n'étoit pas lourd. Je vole dans ses bras; elle demeuroit avec son père, rue Coupe-Gorge. Nous montons posément la rue Grand-Pont, celle des Carmes et Beauvoisine: nous arrivons. Son père étoit absent depuis deux heures. Elle veut me donner à déjeûner; je l'accepte avec beaucoup de plaisir, en lui prouvant, par des marques non équivoques, mon amitié toujours constante. Ce jeu nous plaisoit, et nous plaisoit tellement, que mes mains, dans un égarement presqu'involontaire, vont imprudemment toucher au fruit défendu.

Déjà je goûtois un torrent de délices.... déjà la volupté.... Le père entre, et le jeu cesse. Il nous voit tous deux dans un étrange embarras. Ma frayeur se dissipe, peu-à-peu mon courage renaît; je l'embrasse; il répond à mes caresses.

Nous déjeûnons tous trois avec une tranquillité parfaite.

Il me demande avec bonté l'état de mes affaires; je les lui conte, il promet de m'aider et m'appuyer de son crédit. Mon habillement qui m'alloit, m'a-t-on dit depuis lors, assez gauchement, le faisoit rire aux larmes. Tout étant en bon ordre, le but de mon voyage solidement rempli, je me sépare avec regret de ma chère Fanchette qui n'étoit pas très-contente du dénouement de la pièce matinale; je dis adieu à son père dont l'humeur gaie, agréable, extrêmement enjouée, me divertissoit beaucoup, et que j'estimois assez pour véritablement l'aimer. Je retourne à Paris d'où je prs de suite pour Lille. Mon bonheur accoutumé me procure madame Valcœur que j'avois vue deux fois aux Champs-Elisées, et un jour aux Thuilleries. Elle étoit seule avec moi dans la voiture. Le conducteur dormoit dans le cabriolet. On doit penser que cette longue entrevue, avec une femme de vingt-huit ans, aimable, pleine d'esprit, passionnée pour les jeunes gens, et un conscrit de quatre lustres, vigoureux, de bonne mine, l'oreille ne couleur et amoureux du beau sexe, ne peut rester tout - à - fait muette. Une chose déplaisoit à madame Valcœur; n'aimant point la révolution, parce qu'elle y avoit perdu sa fortune, détestant les militaires, parce qu'un jour ils avoient pillé, dévasté sa maison, la vue de mon habit bleu, disoit-elle en fronçant le sourcil, lui causoit parfois de violens maux de cœur. Aussitôt je vis comment il falloit s'y prendre; c'étoit tout bonnement de tenir un langage qui lui plût et conforme à ses goûts. Alors je flattai ses penchans, je caressai par mes discours mielleux, ses inclinations singulières. Je lui dis que l'habit ne faisoit pas le moine, que si je l'endossois, c'est qu'on m'y forçoit. Ces mots parurent la radoucir un peu. Comme les rapides progrès de mon éloquence l'amenoient à mon but, je me vis presque triomphant avant de combattre.

Soudain je lui applique sur sa bouche vermeille dix baisers de flammes, qu'elle prit de manière à me persuader que si j'osois tenter l'aventure, il étoit en mon pouvoir d'augmenter, en un clin d'œil, le nombre innombrable des cocus.

Cette idée flattant ma vanité, coincide parfaitement avec mou amour propre. Sitôt pensé, sitôt fait. Je me mets en devoir d'obtenir le plaisir des dieux, le bonheur suprême. Elle s'y prête assez facilement, et beaucoup mieux que je n'auroiscru. Les soubresauts de la voiture nous aident à faire les soubresauts d'amour; le cocher ronflant sur ses chevaux, le conducteur rêvant au diable, quand nous nagions dans une mer de jouissances incomparables, tout s'unissoit, tout conspiroit à nous rendre heureux. Mais ô détresse! malheur fatal! je pense me rompre une veine dans nos efforts mutuels.

Mon sang s'échappe à gros bouillons, je me sens défaillir. Madame Valcœur s'évanouit. Je déchire mon mouchoir, entortillant soigneusement la partie malade. Parmi plusieurs effets que contenoit ma poche, il se trouve un flacon d'odeur que je présente à mon adorable qui reprend insensiblement ses esprits. Pour moi, je ne souffrois plus, quoique mon linge fût ensanglanté. Mes craintes néanmoins ne se dissipèrent qu'en arrivant à Chantilly. Nous demandâmes une chambre pour madame et moi. Nous vîmes avec une surprise mêlée de joie, que dans nos maux imaginaires les secours de l'art nous étoient absolument inutiles. L'eau nettoya les plaies, et l'effrayante abondance de sang ne venoit que d'une chose qu'on ne nomme pas décemment en Français, sans faire rougir la pudeur, qui ne s'alarmeroit pourtant que d'un cas fort naturel.

On monte en voiture jusqu'à Clermont, où se rencontrent précisément les deux diligences. On se met à table et l'on dîne. Une grande blonde sur qui j'avois jeté les yeux en arrivant, se place vis-à-vis de moi. J'étois alors aux côtés de madame Valcœur à qui ma bouche sourioit presqu'à chaque mot. Elle me regardoit d'un air tendre et fier; de mon côté, je ripostois par de vives œillades qui se multipliérent tellement, que je sortis de table, ne doutant plus qu'il n'y eût intelligence entre ma blonde et moi. Je parlai bas à l'oreille de madame Valcœur qui mangeoit paisiblement, ne songeant peut-être qu'à notre aventure passée: madame, lui dis-je, une affaire d'importance m'appelle chez le juge-de-paix; montez en voiture, et je m'y rends à l'instant.

-- Allez, répondit-elle; sur-tout revenez bien vîte. -- Il n'y avoit pas une minute que je quittois la salle, que les voyageurs se le vèrent de table. Je m'approche de la blonde à qui, parmi différentes questions, j'adressai mille complimens d'une louange trèsdélicate sur sa beauté; mais au ton qu'elle mit dans ses réponses, il me fut aisé de voir qu'elle étoit raccrocheuse au Palais- Egalité.

Un militaire se contente de tout gibier. Nous montons dans une chambre qui n'étoit pas encore meublée: on n'y voyoit ni lit, ni fauteuil, ni chaise. La position n'offroit rien de commode; on étoit sur le départ, et je devois craindre qu'on ne partît sans nous.

Enfin, ses fines agaceries me poussant à bout, nous nous plaçons contre la porte en nous y attachant fortement, lorsque le conducteur l'ouvre d'un bras nerveux et nous dit poliment: Allons donc, monsieur et madame, on n'attend que vous autres pour décamper.

-- C'est bon, c'est bon, lui repartis - je un peu confus, nous sommes à vos ordres. En descendant l'escalier, la blonde m'enlace de ses beaux bras et prononce cette phrase: nous acheverons la besogne à la première rencontre.

Elle saute dans la voiture de Paris, et moi dans celle de Lille. Madame Valcœur m'adresse la parole: Votre affaire est sans doute terminée, monsieur Soliman? -- Pas tout-à-fait encore, madame, c'est pour une autre fois. Je lui donne un baiser de feu, et nous dormons jusqu'à la ville d'Amiens.

Je suis d'un tempérament vif et pétillant comme le salpêtre. La diligence n'étoit pas arrêtée que je voulus en sortir. Madame Valcœur me conseilloit d'attendre prudemment un moment; mais pour montrer que je suis, dans l'occasion, aussi leste qu'entêté, je m'élance sur une grosse pierre qui, glissant sous mon pied, va me faire frotter le tête contre la muraille. Mon sang ruisselle. N'ayant plus de mouchoir pour l'étancher, je mets en pièce le bas de ma chemise, et prie madame Valcœur de m'envelopper la tête avec ces débris. Elle s'acquitte sans reproche de la jolie commission, et me fit juste un nœud de rosette au milieu du front. Je soupai dans cet état. Je blâmois secrètement mon imprudence et n'en voulois jamais convenir. Madame Valcœur, les voyageurs de Lille, rioient de ma catastrophe et du remède qu'on v avoit appliqué. La plaisanterie s'en mêla si fort et devint si vive, que je disputai avec un bavard à qui je proposai le sabre qu'il accepta.

Il alloit à Paris; nous manquions de tems pour vuider la querelle à Amiens. Je lui dis: Monsieur étant l'agresseur, voudra bien me permettre de lui assigner un rendezvous; je vous crois homme d'honneur. Daignez, s'il vous plaît, monter en voiture et m'accompaner jusqu'à la ville d'Arras. rès --volontiers, monsieur,j'accepte tout; j'irois au bout du monde pour me battre.

En conséquence, il avertit le conducteur pour Paris, que son voyage étant retardé par un événement imprévu, il pouvoit sans lui continuer son chemin. Il se jette dans notre voiture où pas un mot ne fut prononcé sur la route. On descend à Arras. Là, je rompis le silence et dis à mon homme: Monsieur, suivez-moi, je vous prie. On voulut nous rotenir; nous fîmes beaucoup de bruit, après quoi on nous laissa la liberté de nous mettre en plaine. Je l'avertis d'acheter un sabre pareil au mien; il ne le voulut pas; il en trouve un d'emprunt, moyennant une légère rétribution.

Nous voici sur le champ de bataille. Je lui crie: En garde! Un moment, un moment. -- Il lui prend une envie d'arroser l'arêne. En garde donc, en garde!

- Que diable, donnez-moi le tems! rien ne nous presse.... Il défait un bouton pour satisfaire d'autres besoins naturels plus graves et plus pressans. Enfin, il est en garde. Je lui porte de grands coups de sabre dont je me sers comme d'une massue; il les pare avec la même adresse. Il recule quinze à vingt pas, je l'approche en le serrant de plus près; il paroît vouloir se retrancher derrière un monticule.

Là, je l'attaque avec fureur, il se défend comme un lion; mais lui appliquant sur l'échine un énorme fendant, il tombe sous mes coups, en me criant: Je suis blessé. Le malheur veut qu'en se roulant à terre, il se coupe lui - même au front. Alors l'humanité me parle au cœur; je m'efforce de sauver cet infortuné qui cesse d'être mon ennemi, et qui se trouve évidemment en danger.

Je cherche par-tout du linge et n'en trouve nulle part. Je fouille à sa poche, point de mouchoir.

Comme on le voit, je suis réduit, après l'avoir complettement battu, cruellement estropié, de déboutonner le pont de sa culotte pour déchirer sa chemise. Elle étoit remontée jusqu'au cou, je ne la sentois point. Je crus même qu'il s'en passoit communément. Après avoir ouvert son gilet, je détache sa cravate blanche dont je bandai fortement l'ouverture du front qui seringuoit son sang en tous lieux. Lorsqu'il fut soulevé, mon bras l'aida, le soutint jusqu'à la ville où il parvint à se traîner au milieu des plus terribles angoisses.Le peuple Artésien rioit de nous voir tous deux la tête entortillée d'un pareil linge: ils se sont blessés au même endroit, disoit-il; c'est bien malheureux. Nous avons le bonheur de percer la foule, et nous voilà disparus. Mon homme qui, après avoir raillé mon imprudence qui lui en coûtoit une autre bien plus funeste, s'étoit dérangé de sa route pour revenir à Arras chercher un coup d'estramaçon, resta paisiblement dans l'hôtel où desdescendent les diligences, afin de n'en sortir qu'après une guérison radicale. On avoit dîné, et l'on se disposoit à se vendre on ligne directe à Lille. Je ne voulus point manger, je saute en voiture. A peine avions-nous fait deux cents pas, que j'entends derrière moi crier de toutes ses forces un homme qui disoit: arrêtez! arrêtez! mon sabre! mon sabre! Je mets la tête à la portière: il vous est payé, que demandezvous? lui dis-je. -- Eh non, non, il ne l'est pas. -- Tant pis.

Allons, postillon, qu'on mène les chevaux; il y a un petit écu pour boire. Alors les six haridelles sont fouettées par la main d'un intrépide ivrogne qui nous conduit pendant une demi-heure avec la rapidité de l'éclair (c'est aussi le nom le notre messagerie). J'entendois encore, une minute après le départ, mon braillard de fourbisseur qui hurloit: rendez-moi mon sabre ou mon argent.

Mon étrange conduite m'attira de très - graves reproches, des plaintes amères de la part de madame Valcœur. Je ne m'en plaignis point, parce qu'ils étoient trop bien mérités. Pour prix de ses douces et touchantes remontrances, de ses nobles et généreux sentimens, je lui donne, à ma manière, une sensible accolade sur ses deux joues. Comme elle étoit belle en cet heureux moment! comme on pauvre petit cœur battoit à coups redoublés sous ma main tremblante! ô mon dieu! quelle étoit aimable! Plein d'une sainte extase, j'allois redoubler l'aventuve de la veille, lorsque le maudit conducteur vint machinalement fourrager à nos côtés. Je ne bougeai pas plus qu'une muraille et me tins coi.

Presqu'aussitôt la vue des moulins nous fit découvrir la ville des Lillois. Aux portes, on exigea l'exhibition de nos passeports; je déployai ma feuille de route, on nous laissa librement passer. Ma compagne de voyage mit son pied à terre rue de l'humanité, et moi place du Lion d'or.

Le lendemain, je me présente à la citadelle où se formoit un dépôt de conscrits. Un bataillon s'organisoit avec une activité vraiment surprenante, et se désorganisoit avec une célérité véritablement incroyable. Les gendarmes, quoiqu'à tout moment à leurs trousses, étoient loin d'empêcher la désertion; ils en emmenoient quinze aujourd'hui, vingt disparoissoient le jour suivant; rien ne pouvoit arrêter la fuire de ces lièvres timides qui prenoient souvent leur gîte dans les bois.

Parce que je faisois couler abondamment les écus de mon vieux cousin dans les casemates, on me disoit par-tout que j'avois l'air d'un officier, la tournure d'un ancien militaire, d'un homme en un mot très - distingué. Le commandant du dépôt me mande en sa présence; il lit ma feuille de route, me fait enregistrer sur ses contrôles, et incorporer dans une compagnie de chasseurs. Soudain on m'avertit amicalement de me dépouiller de mon élégante parure, pour affubler mon corps du nouvel uniforme qu'on me destine.

Le sergent-major m'apporte un sac contenant les objets suivans, savoir: un bonnet de police échancré comme un gant, mais qui me couvroit le nez et les oreilles; un chapeau de paille noircie; deux collets, dont un blanc comme un serin, l'autre couleur de pie, larges tous deux comme une ficelle; deux chemises fines comme une code à danser; deux mouchoirs de poche, de la grandeur d'un carré de papier; trois paires de guêtres, blanche, grise, et noire; un gilet bleu national qui me servoit d'habit; une veste a bras de la même couleur, qui me venoit aux reins, et dont les manches, pouvant faire aisément deux pantalons, dépassoient d'un bon pied l'extrêmité de mes doigts pour la longeur, et ressembloient fidèlement à un surplis d'église pour la largeur.

On eût mis avec grande facilité, un enfant de dix ans dans chaque côté de la culotte, aussi couleur bleu national; quand je la mettois les jours de parade, j'avois coutume de la boutonner sous les aisselles, je bouclois mes jarretières au bas de la jambe; c'est pour cela sans doute, qu'on disoit à la compagnie que je n'avois pas de taille.

Pour l'autre paire, (il y en avoit deux) je ne sais trop de quel échantillon étoit sa fabrique; car étant un jour tombée dans une marmite de graisse, je soupçonne fort un couple de vilains rats, de me l'avoir enlevée une nuit que je dormois bien.

Deux paires de bas qui, loin d'imiter la soie, sembloient au contraire une tresse de cordonnet; deux paires de souliers, dont une quarrée par le bout, et l'autre ronde comme une futaille, et auxquelles on avoit attaché de gros morceaux de cuir, pour servir de petits cordons, composoient mon Saint-Crépin. Un grand sac de toile, dans lequel je me couchois souvent, et qui parfois me tenoit lieu de serretête, de la tête aux pieds, fut joint à un sac de peau renfermant le superbe équipement; et c'est afin de couronner ce tableau, qu'on m'arma d'un sabre sans baudrier, et d'un fusil sans chien pour faire l'exercice.

Sous un pareil déguisement, qui n'eût pas à ma place amèrement regretté la société dont j'allois pour un tems me bannir? Car si mon premier habit inspiroit du dégoût à certaines dames, de quel œil verroient-elles arlequin militaire? pourront-elles me considérer sans pitié, ou sans ressentir un mouvement d'aversion? Voilà ce que je pensois; je me trompois font, comme on le verra par la suite; car l'amour s'emparant de toutes les têtes, saisit toutes les formes, se pare de tous les vêtemens;mens; et c'est pour arriver plus sûrement à ses fins, qu'il choisit dans ses plus grandes folies les plus bizarres déguisemens.

Le dimanche suivant on dansoit à la vieille aventure; je m'y promène avec deux caporaux dont l'ajustement, non moins comique que le mien, paroissoit plus outré, parce qu'ils étoient parfaitement bancales. Je me mêlai de la partie.

Je danse communément assez mal, je saute beaucoup, ris de même et gigote à merveille. Cette bouffonnerie d'un soldat égayé, m'attira certains regards d'une jolie fille de belle humeur. Je me dis tout bas: „Voilà, Soliman, du fruit nouveau qu'il faut cueillir.“

La danse finie, j'aborde la donzelle avec un respect mêlé de folie; je lui propose le goûter, qu'elle accepte humblement: j'avertis du geste lés caporaux de ne pas me suivre. Nous mangeons et buvons largement. Mon Agnès se tiroit merveilleusement d'affaire; c'étoit une chambrière qui, lorsqu'elle étendoit des lits, s'y allongeoit souvent sur le dos, comme doit se placer toute fille honnête. Le vin lui avoit donné les couleurs d'Iris; ravissante à mes yeux, je la prenois dans mes transports pour la déesse elle - même. Qui n'eût voulu, dans ces momens divins, inconnus aux mortels sans amour, sacrifier à Vénus et faire fumer l'encens sur l'autel du gentil Cupidon? Je vous empoigne honnêtement ma chambrière, en la forçant avec douceur de prendre décemment la mesure du lit, qui se brise en éclats dans nos célestes prières; car elle prononçoit en se pâmant: ô ma mère! ma mère!...

Sainte-Vierge!... petit Jésus!... quel plaisir!... Et moi de crier comme un enragé: Mahomet! Mahomet! j'en mourrai!...

Au même instant, j'entends à la porte une voix: Fort bien, fort bien. Je saute précipitamment du lit; j'apperçois mes caporaux qui, regardant par le trou de la serrure, inspectoient à loisir nos mouvemens. Cet acte indécent me fit frémir d'indignation. Je leur ouvre la porte en riant du bout des dents: Messieurs, messieurs, entrez, messieurs, il n'en coûtera pas plus. Ils descendirent sans me répondre. L'ame remplie d'un noble courroux, j'abandonne mon temple comme un éclair, sans même parler au doux objet de ma tendresse, qui, persuadé que j'allois bientôt me rendre à ses genoux, m'attendoit très-patiemment pour payer l'écot et les frais du lit brisé.

Chimère en pareil cas! c'étoit un conscrit quasi fou, qui jouoit bonnement ces tours de passade; l'étourderie l'excusoit.

J'adressai mille sottises impertinentes aux caporaux, qui en dressèrent procès-verbal, et qui, témoins des plaisirs d'amour que j'avois savourés, me préparoient en revanche dix jours de salle de discipline. Heureusement, j'appris cette noire malice à tems. Une fille de seize ans, belle comme Hébé, m'ayant fait un signe de la main pour m'exciter à monter en son appartement, je m'y transportai avec zèle, dans le dessein de lui être utile. Ses agaceries étoient un peu gauches, mais je passois la mal-adresse en faveur de la beauté.

Je l'invite, je la presse de m'accompagner à la caserne. A ce mot, elle recule deux pas. -- Point tant de dédain, mademoiselle! vous serez proprement logée et considérée avec tous les égards que votre état comporte. (En m'approchant d'elle sois assurée, ma fille, qu'en ma présence on aura pour toi le même respect que pour ma femme: ta position d'ailleurs mérite des soins que te saura rendre avec malice et grace ma complaisance infinie. -- Il ne m'arrivera rien de fâcheux, sur-tout? -- Rien, ma fille; repose-t-en sur ma bravoure déterminée: jamais on n'insulte impunément le fier et jeune Soliman. Bref, je la détermine.

Aussitôt nous enfilons le beau chemin de l'esplanade. Elle se dit en tous lieux ma sœur, et me nomme par-tout son frère.

Je la conduis droit à ma chambre. -- Dieu! quelle senteur! Ah! lui dis-je, on ne respire pas ici l'odeur des roses et des violettes; quand j'en aurois dix paniers, il me seroit impossible de chasser ces airs fétides et mortifères qui s'exhalent avec abondance des latrines contigues à notre château de guerre. Sur ces entrefaites, on vint m'avertir de me rendre volontairement à la salle de discipline, pour avoir gravement insulté mes chefs.

Le cuisinier, qui, faute de cuiller à pot, attiroit dans un plat la soupe avec ses doigts, couvert de graisse depuis le nez jusqu'à l'orteil, et dont le pantalon, d'une grosse toile couleur de suie, et mal cousu, laissoit entrevoir aux assistans ce qu'à notre chère mère Eve, ne pouvoit cacher notre bon père Adam lorsqu'il étoit tout nud, dit en ricanant d'un sot rire: Pardieu, Mam'selle! vot' frère va en prison; vô vlà fraîche! -- La petite alloit pleurer, je lui dis: Tais-toi, et suis-moi. Arrivé à mon nouveau logement, pire que le premier par la puanteur, je parlai bas à mon Eglé, et la priant de venir à huit heures précises pour me voir par les fentes; ce qu'elle me promit. On me jette en cage. Mon premier soin est de visiter attentivement ma chambre garnie, moublée d'une chaise rompue, d'une vieille couverture sale, où se promenoit tranquillement un millier de ces petits animaux qui chatouillent la peau quand on est distrait, ce qui vous rappelle qu'on les nourrit quand ils ont faim, et d'une garderobe aussi propre qu'on peut l'imaginer en ce lieu.

Une baraque de bois fixoit mon domicile. Les planches, en partie pourries, ne tenoient que par de mauvais clous. La sentinelle étoit éloignée d'environ deux cents pas.

Quatre lattes, que j'arrache d'un bras musculeux, donnent une libré entrée à l'air qui se renouvelle aussitôt; et à ma bonne amie qui vint à l'heure prescrite soulager mes ennuis. Néanmoins, malgré ma précaution et mes efforts, je ne pus l'introduire qu'en la hissant, à l'aide dé vieilles cordes dont elle s'attacha fortement les pieds, le corps et les poignets. En entrant elle s'écria: o mon dieu! quelle peste! quelle charogne! -- Je lui imposai silence; car elle nous auroit infailliblement découverts. Je la couchai sur la couverture, et c'est en l'embrassant mille et mille fois, que je parviens à dompter sa répugnance. Elle m'aimoit, j'en étois sûr. Je ne voulois pas d'autre preuve de son attachement que les pénibles sacrifices que lui coûtoient ma situation et mes peines. Profondément endotmis tous deux, parce que nous étions lassés des travaux de la nuit, je me sens éveiller par une main nerveuse qui me secoue rudement comme un chêne dont on veut ravir le gland.

--Soliman! Soliman! debout, mon ami, debout! tu es libre.

Etrangement surpris de cette brusquerie, dormant et veillant presqu'à-la-fois, ouvrant à peine mes yeux, qui se refermoient involontairement, je m'écriai: Hé bien! que me veut - on? -- Te faire sortir d'ici. -- Bon. Je me lève ainsi que mon petit cornichon.

-- Ah! ah! voici une poulette, je crois! -- Aussitôt entre un capitaine chargé de la police, qui me condamne pour ce seul fait à quinze journées de cachot. Deux fusiliers m'y conduisent, tandis qu'à la porte, on renvoie barbarement à grands coups de pieds au cul mon cher camarade de lit.

Le cachot s'ouvre; on m'y plonge sans rémission durant une décade et domie. Il n'y avoit plus moyen de coucher avec les filles dans ce cul de basse-fosse; tout étoit garni en fer. L'ennui commençoit à me ronger, lorsqu'il me vint en tête de composer un livre et d'écrire une comédie, afin de réparer les pertes qu'avoit souffertes l'argent de mon cousin. Quelle bonne idée! me dis-je en trépignant de joie et pleurant de tendresse. On m'apporte pour trente sous de papier, plumes et encre double. Je travaille comme le père Mont-Faucon, dont les ouvrages sont si nombreux, qu'après sa mort on auroit pu dresser un bucher et le brûler avec ses livres. Je ne savois pas trop par où commencer; mais me rappelant qu'à Paris on fabrique des livres sur des titres, j'intitulai le mien: Réflexicomico-Pensées baroques. L'ouvrage, très-digne en tout de l'inscription, fut composé, copié, transcrit, mis au net en trois jours. Ma comédie se nommoit Fantasmagorico- Magicomie, pièce en trois actes et à grand spectacle.

Lorsque, le tems fini, l'on m'oût tiré du sépulcre, je courus chez un libraire-imprimeur, qui m'acheta mon chef-d'œuvre, à condition qu'il en vendroit cent exemplaires en dix jours; et si ce nombre ne s'écouloit point dans le délai donné, je devois lui payer la moitié des frais d'impression. Qui fut dit, fut fait et bien signé. La décade passée, je vole au magasin du typographe, en me frottant les mains et grinçant les dents de gaieté, dans le ferme espoir de toucher indubitablement des fonds.

Loin d'avoir vendu cent exemplaires, le libraire voulant en donner deux ou trois, afin de le faire connoître et d'en faciliter la circulation, on les avoit refusés net, en disant qu'il étoit totalementimpossible que la lecture d'un ouvrage ainsi baptisé fût supportable. Me voici donc contraint, d'après mon accord, de payer 90 francs pour ma part. Mais ma comédie me restoit: nonseulement elle devoit me récupérer de mes pertes, mais me procurer au moins un an d'existence et une belle réputation.

Je porte au théâtre ma pièce que je remets entre les mains du directeur qui la passe incontinent au terrible creuset de l'examen. Deux jours après, on m'apprend qu'elle est acceptée; qu'on espère la jouer dans trois fois vingt-quatre heures. Ravissement inexprimable! bonheur unique! elle est annoncée à tous les coins de rues. Après avoir assisté le matin à la répétition, il fallut songer à faire éviter à ma pauvre géniture le triste sont du malheureux Icare. Je distribuai mes billets de cette manière: quatre à des chasseurs de ma compagnie, autant à de jeunes tapageurs dont les mains larges comme des battoirs, étoient accoutumées de bonheur aux manèges du théâtre, quatre à des forgerons, portant chacun dans sa poche une paire de savates; je plaçai trois hommes aux premières loges, un chasseur au milieu; deux autres, (un forgeron et un mutin) aux extrémités.

Le reste s'alla mettre dans cet ordre aux premières, secondes et par-terre.

Je prévis que les chasseurs n'agiroient pas à mon gré s'ils ne s'attachoient aux mains quelque chose de bruyant; c'est pourquoi je leur fis prendre huit morceaux d'un buis large et poli, qu'ils devoient frapper l'un contre l'autre entre leurs jambes, baissant la tête afin qu'on ne les vît pas. Ayant ainsi réglé ma troupe, elle fut chargée par mon organe de mettre en mouvement ses timbales aux belles situations, et d'y applaudir comme des enragés, malgré vent et marée.

Le soir, je me rends au spectacle, environné d'une gloire imaginaire, jouissant par avance d'une brillante réputation, mais idéale. idéale. Un prodigieux concours, moins attiré pour voir une nouvelle pièce que pour connoître les rapports qu'elle peut avoir avec son titre, en attendoit impatiemment l'ouverture. La toile se lève; on joue. Du silence d'abord, ensuite des murmures; des bruits sourds mêlés d'applaudissemens se font ouïr au parterre; d'horribles coups de sifflet cornent de toutes parts; des cris redoublés: à bas la pièce! à bas la pièce! l'auteur! l'auteur! à bas la cabale et les applaudisseurs! me font suer sang et eau; ma chemise est trempée; le tumulte et le tapage deviennent si grands, qu'on ne les appaise qu'en laissant tomber vivement le rideau.

Je sortois de la salle aussi confus qu'un honnête homme au pilori, lorsque j'entendis du paradis une clarinette jouer d'un ton aussi faux que la voix d'un âne, l'air trop connu de Cadet Roussel.

Ce dernier trait me perça l'ame. Pour me distraire et revenir un peu de mon étourdissement, je vais au café de la comédie. Là, on disoit ouvertement: „que cette pièce est bêtement écrite! que l'auteur doit être sot et machoire! Est-il possible d'être assez stupide, que de faire jouer des rapsodies de solécismes, de contre-sens, contradictions, barbarismes? Comment se nomme l'auteur? -- Il a gardé l'anonyme. -- Ah! il est encore moins bête que je ne me l'imaginois.“ Cette intéressante conversation où se multiplioient mes éloges, m'obligea d'abandonner incognito le terrain; et je cours dormir dans ma chambre, au milieu de mes camarades qui m'avertissent avec des cris de joie, que le bataillon se met en marche dans quinze jours.

Ma comédie avoit fait du bruit parmi les ignorans; les officiers me nommèrent caporal le matin, et le soir sergent de ma compagnie. Le lendemain on m'envoya à l'exercice des sous - officiers; comme je suis naturellement fort distrait, mes oreilles n'entendoient jamais le commandement. L'instructeur crioit à pleine tête: Partez de la jambe gauche! en avant! pas ordinaire! marche! Je partois souvent de la jambe droite, marchant le pas redoublé sur les talons de mon chef de file, qui jettoit subitement le désorde dans les rangs.

On me disoit: par flanc gauche! et je faisois par flanc droite. Rien de plus plaisant que ces étourderies qui me valoient des consignes en chambres, ou des journées de salle de discipline.

Enfin, depuis une décade je me surpassois en merveilles de cet échantillon. Mon capitaine me tirant par le bras, m'invite brusquement à sortir des rangs, afin de commander moi-même la compagnie: Garde à vous, chasseurs! m'écriai-je. -- Plus haut que cela. Je ce de toutes mes forces. -- Encore plus haut; on n'entend pas. -- Je m'égosille et j'excite le rire de tous les soldats.

Je rougis jusqu'aux oreilles, menaçant de la prison quiconque fera le moindre geste. Je commande tout de travers, je balbutie et ne sais plus ce que je dis; on m'impose silence: je suis renvoyé en me disant d'espérer que cela viendroit par habitude.

Aussitôt que j'eus mes galons sur les bras, on me saluoit avec respect; on m'appeloit mon sergent par-ci, mon sergent par-là, mon sergent veut-il de ceci? mon sergent veut-il de cela?

Toutes les bouches prononçoient mon sergent qui n'en devenoit pas plus fier. Mon grade pouvant m'être utile, je pensai qu'avec un peu d'intrigue, de protection, d'argent, il étoit dans l'ordre des choses possibles d'obtenir son congé. En conséquence, j'écrivis directement à mon paye où j'engage un de mes amis de se transporter à la Municipalité, pour appliquer, sans être vu son cachet au bas de six feuilles de papier timbré, qu'il m'adressa sans retard. Je griffonne le certificat en style de chirurgien; je prouve, d'une façon non équivoque, que je suis incapable de soutenir les fatigues de la guerre; je fabrique neuf signatures au pied des actes que je remets au jury. On me promettoit un congé provisoire de trois mois, lorsque le bataillon reçoit l'ordre de se tenir prêt à partir le lendemain à quatre heures du matin.

Voilà pour quelque tems encore mon espérance frustrée.

La veille du départ, le général de division passe la revue. J'étois en grand uniforme, c'estàdire, enharnaché de ma grande veste et de ma plus grande culotte. Héraclite en me voyant n'auroit pu s'empêcher de rire.

Nous abandonnons la chère ville de Lille: jamais cohue ne fut plus turbulente; le diable animoit nos soldats, tous faisoient des tours de force chez les cabaretiers. On me mit à l'arrièregarde avec mon sous-lieutenant qui ne sachant ni lire ni écrire, étoit aussi brutal qu'un boucher et méchant comme le dragon des Hespérides. En route je lui épargnai de bonnes volées que des paysans, parens ou amis des conscrits, vouloient lui donner à l'envi. Mes douces remontrances produisirent un bien meilleur effet que ses menaces qui ne tendoient qu'à le faire écraser.

A Tournay, les sergens de ma compagnie partagèrent mon étape. Il me restoit à-peu-près deux louis dont je dépensai la moitié dans une auberge. En entrant, la fille de la maison, chamante cavalière, me donna dans l'œil; je parus ne pas tout-à-fait lui déplaire. Crotté jusques aux reins, mouillé jusqu'aux os, j'ôtai mes guêtres que je lavai moi - même dans un seau d'eau fraîche. Un bon feu me réchauffa; le soir je soupai bien. La cuisinière, trésor de cet heureux ménage, me conduisit à la chambre, en m'adressant malicieusement quelques mots beaucoup moins libres que persuasifs. Il ne m'en faut pas davantage; et dès que le lit se découvre à ma vue, je lui saute au cou sans répondre, et vous la barbouille d'un gros baiser sur ses grosses joues. Nous caracolons durant deux minutes, où je me délassois pleinement des fatigues que m'avoit causé le maudit chemin. La première poste étoit à peine courue, qu'elle espère en recommencer une autre.

J'avois besoin de forces pour la route suivante, je lui dis: „Un moment, ma chère amie, un momenl, reprenons nos sens, nOus nous reverrons peut-être.“ Elle se rajuste, se lève, part comme la foudre sans rien dire. Je m'endors et ne m'éveille qu'au lendemain matin qu'il faut partir.

Je m'empare du guidon de laine sur lequel le troisième sergent avoit écrit avec une grosse plume ces mots: Guerre au gouvernement Anglais. Je me disois: „S'il arrive jamais que les Anglois me rencontrent avec cet étendard, je ne risque rien d'apprêter ma dépouille à être hachée par morceaux menus comme chair à pâté.

Il ne me restoit plus qu'un louis, je voulois le ménager. Auprès d'un village, j'invite mon camarade Girard de m'accompagner dans une ferme abondante en gibier. Il portoit un sabre coupnt comme un rasoir; un malheureux poulet destiné à mourir jeune, vint à sa rencontre, et trouva la mort au printems de son âge. Un poulet mourir à la fleur des ans! et par la main d'un soldat! Ah la pauvre bête! passe par celle d'un cuisinier! Le brave Girard disoit en riant: „Ma foi, moi, j'aime mieux tuer un poulet qu'un homme.“ Il l'enferme en son sac; nous le mengeâmes à Leuze et le trouvâmes délicieux.A la ville d'Ath, il me prit envie de jouer un tour à mon imbécille de sous-lieutenant. Il m'avoit un jour grondé fort malàpropos, devant les chasseurs; je résolus de m'en venger en présence du sergent-major et des sergens. J'étois chargé de la part de mon ignorant, de dresser deux procès-verbaux. J'en redige un seulement, avec une reconnoissance de soixante francs, que je lui présente à signer. Ne sachant point lire, il m'en demande lecture; ne pouvant écrire, il appose au bas des pièces sa griffe dont il se servoit à l'instar des ministres. Je lui remets le procèsverbal, gardant précieusement entre mes mains la reconnoissance qui devoit être acquittée dans une décade, au plus tard: „Cette pièce reste dans mon porte-feuille, lui dis-je, parce que je dois y apporter divers changemens.“ Il gobe l'hameçon sans défiance, et ne m'en reparle plus. Le délai étant expiré, je lui rappelle ses engagemens; je lis devant lui la reconnoissance à haute et intelligible voix: il me déclare ne me rien devoir; qu'au surplus, s'il l'a signée, c'est sans doute en un moment d'ivresse; appelant le sergent-major auquel il avoit grande confiance, il lui ordonne de lire cette preuve étonnante d'une dette qu'il méconnoit.

Alors s'agitant en tous sens, se démenant comme un furieux, il crie, il jure, il peste, en assurant qu'on la trompé. Je le menace de l'autorité du chef de bataillon, pour mettre arrêt sur ses appointemens, s'il refuse davantage d'entendre un accommodement; je lui fais sentir qu'il en sera quitte au frais d'un dîner; mais à condition qu'il ne, me punira jamais, que quand il lui sera de toute impossibilité de me pardonner. L'accord ainsi convenu, le sergent-major, les trois sergens et moi, fûmes régalés de manière à souvent désirer le renouvellement de cette plaisante scène; et pour soixante francs, que mon intention n'étoit pas de lui extorquer, il en paya quinze qui servirent à nous divertir joyeusement à ses dépens, chaque fois que nous songeâmes à l'espiéglerie.Sur le chemin d'Enguien, j'avois ôté la vie à deux beaux canards, dont les plumes sortoient de mon sac; il s'en apperçut et fit du bruit. Je lui rappelai sa promesse sacrée, en l'invitant d'être secrètement de la partie. Il accepte, s'appaise sur le-champ, et se rendit par la suite, à mon égard, doux comme un mouton.

Qui le croiroit? un loup devenir agneau!

On s'arrête environ deux heures à Notre - Dame - de - Halle, j'y dînai avec un caporal. La servante, assez jolie, nous apporte après le repas du café: „Pardieu! dis-je tout haut, elle n'est ma foi pas mal. Elle m'entendit: -- le citoyen est marié sans doute? -- non, la belle, il est encore à marier. -- Ensuite je fis signe au caporal de déloger. Nous causons, la fille et moi, à peu-près deux minutes, et je la roule, d'autant plus aisément qu'elle se prétoit au jeu, sur une longue table, théâtre de nos ébats amoureux. Je pose doucement sous sa tête mon sac pour coussin; mais parses nombreux trémoussemens, j'eus lieu de m'apperçevoir qu'elle étoit parfaitement stylée à ce bien-heureux métier et que quelque vieille garnison lui en avoit plus d'une fois procuré la tactique.

Au moment même, j'entends le rappel du tambour; je saute sur mon sac et je déniche au plus vîte. A Bruxelles, pas un sou dans ma poche; et dans cette grande ville j'en avois grandement besoin. Voici ce que m'inspira la nécessité. Je suis un peu musicien; j'embouche la clarinette à-peu-près comme la valetaille des charlatans qui corne aux bouts des rues, afin d'amasser le peuple de Paris qui les méprise ainsi que leurs remèdes. Je m'habille proprement pour rendre ma visite au Directeur du théâtre. On v donnoit précisement concert ce jour-là. Je me dis musicien, arrivant fraîchement de la capitale de France. Je déclare n'être pas riche, mais avoir du talent. Je m'annonce même comme élève de Lefebvre. A ce nom si célèbre, on baisse la vue, et l'on me demande qu'elle partie je veux faire?

-- Un second, répondis-je avec modestie, branlant le cou, et tirant ma cravate. -- Soit: vous viendrez à six heures, j'en vais parler au chef de musique.

J'arrive à l'heure indiquée; on plaçoit sur les pupitres l'ouverture d'Azémia qui n'étoit qu'un prélude. Bientôt on prend les accords; moi, supérieur en talens, je ne daigne pas souffler dans mon instrument. Tout est prêt à commencer; l'orchestre part. Je lâche aussitôt deux koacks aigus qui font crier: chut! chut! J'essaie encore une fois, et le maudit koack de partir plus fort qu'auparavant. Alors on me raille du parterre et des loges, on me pousse de tous côtés dans l'orchestre, les musiciens me tiraillent en tous sens: enfin je parviens à me dégager; et c'est avec la plus grande confusion que je me sauve à travers des ris et des huées, dont je suis abondamment couvert par la multitude vivement courroucée contre moi. Le directeur seul me plaignit, et prenant généreusement pitié de mon étourderie, il me donna trente-six francs, m'invitant à profiter dorénavant de cette utile leçon. Mon but rempli, je rejoignis deux amis qui m'attendoient impatiemment au café où nous bûmes trois boles de punch, en nous divertissant à qui mieux mieux.

Je devois être cassé à la tête de la compagnie, pour avoir refusé de monter la garde à mon tour; mais notre départ à Malines fut tellement précipité que l'affaire en resta là. Je cours, à l'entrée de cette ville, chercher le fourrier qui n'étant point dans son logement, m'enhardit à lui dérober dix-neuf pains de munition et sept livres de viande: tout fut aussi promptement vendu que volé. J'ai depuis su, que ne trouvant point son compte à la distribution, le capitaine le condamna à douze jours de prison.

La colère du petit distributeur étoit si terrible, que, dans l'impossibilité de découvrir l'erreur, il vouloit malgré tous les efforts des conscrits présens, se pendre aux larges crochets du boucher. La réflexion calmant néanmoins l'agitation de ses sens, finit par lui faire préférer le choix de savourer les fruits du cachot militaire. C'est à Anvers, ville belle, majestueuse et antique, que nous séjournâmes quelque tems. J'eus l'honneur d'y acquérir des notions en ruses d'amour, et d'y puiser plusieurs stratagêmes qui honorent cette science: le hazard et l'instinet furent mes seuls maîtres.

Deux jolies brunes, qui tourmentoient mon cœur sans les connoître, partagérent tour - à - tour mes sentimens, dès que je les connus: l'une se nommoit Bretonnet et l'autre Gordon, toutes deux mariées et n'aimant point leur mari. La profession de Boucher honoroit monsieur Bretonnet, et celle de Charcutier, monsieur Gordon. Jamais hommes au monde ne s'acquittèrent mieux des devoirs de leur état; ils en avoient la méchanceté, brutalité, férocité, et portoient en tous lieux de larges couteaux dont la seule vue faisoit trembler les vaches et les cochons d'alentour: en outre ils étoient la terreur du pays; tout le monde les redoutoit, tout le monde les fuyoit.

On doit penser que, quoique muni d'un cœur courageux et d'un long sabre, je n'avois garde de rendre mes visites à mes brunes en présence de leurs tendres époux; c'eût été d'ailleurs trèsmalhonnête. Madame Gordon, femme d'esprit, de peur de compromettre sa réputation, son repos et ma vie, m'adressa charitablement ces paroles: „Mon mari, monsieur, à coutume de sortir l'après-midi, depuis une heure jusqu'à quatre, afin d'alimentes son commerce. Si vous daignez m'honorer de vos visites, saisissez prudemment ces favorables instans. “Ravi de ce discours, je devient muet et l'embrasse pour toute réponse. Elle parloit bien, s'exprimoit avec une facilité rare, mettant beaucoup de grace et de sel dans ses reparties. L'entretien s'étant prolongé jusqu'à l'heure où devoit rentrer le terrible mari; je me retirai sans l'avoir fait cocu. J'attends le lendemain avec une vive impatience, bien résolu cette fois de ne pas perdre mon tems à babiller. Je monte à l'appartement de toilette où ma chère Gordon se revêtoit d'un beau déshabillé tout neuf: je l'ui adresse les complimens d'usage, la félicitant de son bon goût et la louant sur sa beauté: mon cœur étoit vrai: tout ce qu'il disoit étoit sincère; elle étoit jeune et jolie: je la tvouvois charmante.

Après les petits préludes d'amour, nous en venons au plus harmonieux concert qu'on puisse imaginer...... Je suis en paradis parmi les anges, les saints, les saintes...... je me meurs de plaisir..... On frappe à la porte, lui dis-je. -- Cachez-vous sous ce lit, répond-elle, transie d'effroi. -- Je me blottis le mieux possible contre la boiserie, sous notre autel qui m'écrasoit de son poids, parcequ'il n'occupoit qu'un pied d'intervalle en hauteur: je m'étends tout de mon long dessous, comme je m'étois couché dessus; même attitude, mais non pas même oreiller. Ma position étoit affreuse; je ne pouvois ni tousser ni même respirer. On monte en haut: voici le charcutier qui s'appuie sur les matelats en vomissant force injures contre sa femme toute décontenancée, et sur le point de se trouver mal. Il lui apprend aussi qu'il sait de bonne part, qu'un jeune militaire prend hardiment la liberté d'entrer chez lui, quand sos affaires l'appellent ailleurs; que s'il attrappoit ce morveux, il lui couperoit net les deux oreilles, bras et jambes, et lui enfonceroit dans le cœur son couteau jusqu'au manche. La femme s'évanouissoit au développement de ces heureuses intentions, et ne répondoit pas un mot. Le mari se lève et disparoît.

Il étoit furieusement tems que se terminât ce nouveau genre d'éloquence, car je serois mort de gêne, après avoir manqué mourir de plaisir. Madame Gordon nous apprêta une rôtie au vin, qui dissipa peu-à-peu nos mortelles inquétudes. Néanmoins, je sortis, fortement résolu de ne plus la revoir.

Le soir même, je volai dans les bras de madame Bretonnet, qui, quoique moins jolie que madame Gordon, n'étoit pas moins aimable et moins intéressante. Son mari ne pouvoit me porter ombrage dans ce moment, parcequ'étant aller acheter des vaches à douze lieues de-là, il ne devoit revenir que le lendemain trèstard. Une heure ne s'étoit point encore écoulée dans nos doux et charmans entretiens, qu'on entre par la grand-porte; je n'ai que la facilité de sauter dans la cheminée où je posai mon pied droit sur un crampon qui tenoit attachée la crémaillère. Il m'étoit absolument impossible de bouger, sans m'exposer à une terrible chûte, qui fut devenue très-grave par ses suites. Mes reins s'appuyoient d'un côté de la cheminée et mes bras de l'autre. Le boucher se présente; il voit son épouse subitement changer de couleur. -- Qu'as-tu, ma poule? tu ne me parois pas trop à ton aise. -- Oh! non, mon ami, je suis bien malade. -- Veux-tu que je fasse du feu? -- Non, non, mon cœur; ce n'est pas la peine, mon chou. -- Veux-tu m'en faire pour moi qui n'ayant point soupé joins à beaucoup de fatigue un appétit de diable? -- C'est pour cela, mon poulot, tu es bien fatigué, tu dois te reposer, et demain je t'apprêterai un bon déjeûné. -- Il faut que j'allume du feu, j'ai froid. -- Tu vas m'empêcher de dormir: tu vois que je suis malade; tu n'uses guères de complaisance pour ta petite femme qui t'aime si bien! viens que je t'embrasse. -- Soit. -- Le mari se couche et ronfle trois minutes après.

Pour moi que le froid pénétroit de toutes parts, je souffrois les angoisses de la mort, sans oser souffler. Je passai six grandes heures sur un même pied, et sans avoir fait le moindre mouvement. Qu'on se peigne ma position, quand le boucher avoit parlé de fricasser une omelette!

A quatre heures, le jour ne paroissoit pas encore: mon homme qui, la veille, n'ayant point trouvé de bêtes à cornes au marché, ignorant d'ailleurs qu'on eût la hardiesse d'en planter chez lui, se leva coëffé comme un cerf, décampa aussi lestement qu'il étoit arrivé. Aussitôt, je saute dans les cendres qui manquèrent de m'aveugler; et j'aurois infailliblement tombé en défaillance sur une chaise, si un verre de vin ne m'eût passablement remis.

Ennuyé de ces tracasseries journalières, je pris le parti de ceuillir les fruits d'amour en liberte. Jusques-là, je n'avois commis que des larcins fort ordinaires, soit en empiétant sur les droits d'époux, soit en anticipant sur ceux des maris futurs. Pour parvenir à mes fins, je visitai les musiko de Rotterdam où s'arrêtoit mon bataillon. Je descends dans un caveau, à l'entrée duquel étoit placé un factionnaire Hollandais chargé d'v maintenir la police. Deux jeunes femmes assez gentilles et gaillardes frappent ma vue; je m'en approche: leur haleine pestilentielle me porte à considérer leurs dents que je trouve noires comme la suie.

Cet hideux aspect me refroidit sans me décourager. Je prends la moins rechignée sur mes genoux, qui gazouilloit en sa langue dont je n'entendois que le fameux Ia et Nisek son contraire. L'inspecteur du couvent m'apporte un verre de bettre, liqueur nfernale que les hollandais boivent comme du vin. Il en goû-te le premier selon la coutume, me présente le verre, et après en avoir bu je le passe à cinq ou six personnes qui se trouvoient là.

Je lui demande en riant, s'il m'est permis de faire tricttrac. Me prenant par la main, il me conduit avec le plus grand sérieux, dans un petit cabinet dont il avoit la clef; il frappe du doigt contre le temple, afin de savoir si l'abbesse étoit visible. La por-te s'ouvre pour se refermer aussitôt sur mes talons. Ma surprise étoit neuve en appercevant l'ordre étonnant qui régnoit dans ces nombreux souterrains.

La prisonnière me caresse de toutes les manières, m'adresse mille complimens en son langage. Ile cabinet étoit étroit et court; il avoit justement la place qu'occupoient les meubles, composés d'un lit de quatre pieds en longueur sur deux en largeur, une table sur le même modèle, une chaise, la femme et moi. Je ne me souciois pas trop de continuer en ce lieu mes épousailles, sur-tout avec une certaine catin disposée à me poivrer; car elle sembloit à la première vue, fort sujette à caution envers le secret article. Je balance un moment; mais ces malicieuses agaceries, qui devoient me dégoûter, déterminent enfin mon incertaine résolution: c'est, je crois, la seule fois, en pareil cas, où je ne pris aucun plaisir. Hélas! si d'un côté elle ne remplit point mon attente, de l'autre elle me fit bien naître des inquiétudes, d'autant mieux fondées, que sur neuf qui lui servîmes de plastron dans la journée, sept, au bout de quatre jours, eurent lieu de se repentir de leurs cruelles épreuves. Heureusement, je n'appris que long-tems après cette fatale histoire qui m'auroit consumé sans être malade. Le soir de l'aventure, je faillis périr d'une terrible indigestion; et avant qu'elle se fût parfaitement déclarée par des nausées violentes, je crus bien sincérement être empoisonné: c'étoit avec la plus profonde contrition, que je récitois déjà mon in manus.

Je quittai Rotterdam deux jours après mon corps; ce qui me procura la connoissance éphémère d'une jeune batelière de seize ans, belle comme les amours; je la trouvai dans la galiote de Delft. Comme elle étoit ravissante! quels beaux yeux! les jolis sourcils noirs et recourbés! la bouche vermeille comme la rose, les joues vives et colorées comme des pommes d'api, les bras et les mains potelées, deux grosses fraises cachées sous un linon superfin, plantées sur l'axe de deux hémisphères blancs comme lait, des cuisses charnues, plus douces que soie, couleur de neige; Dieux! que de richesses s'offroient alors à mes regards! combien de trésors cachés s'offroient à mes pensées! quelles délices imaginées par l'être le plus luxurieux, le plus passionné, le plus avide de voluptés! -- Amans, si vous n'avez mon tempérament et mon cœur, vous n'avez rien senti; il faut être moi pour aimer comme j'aime. La nuit couvroit nos feux de son ombre. Le silence qui régnoit autour de nous, le doux frémissement de l'eau qu'effleuroit notre barque dont le mouvement rapide et léger se conformoit à notre situation, le sommeil pesant de nos voyageurs qui nous environnoient et ronffloient à l'envi, tout m'invitoit à entrelacer de mes deux bras ma divine batelière, à presser mes lèvres brûlantes sur l'ardent brasier de cette bouche qui lançoit dans mon ame la flamme par torrens. Quelles inimaginables jouissances ne savouroisje pas, loin des plaisirs charnels!

O mes amis! vous tous qui me connoissez et ne m'entendez point, si ces lignes passent un jour sous vos yeux, sans chercher les raisons de ma triste expérience, songez pour toujours, et soyez désormais convaincus, que vous ne trouverez le bonheur que lorsque vous ne jouirez pas, que vous vous préparerez des dégoûts amers ou des repentirs quand vous voudrez jouir.

Il fallut nous séparer à la Haye.

Deux hommes de ses parens attendoient son retour. Qui peut exprimer le déchirement de cœur que j'éprouvai durant quelques instans? je ne la connoissois que depuis trois heures; je la chérissois comme si je l'eusse adorée pendant trois ans. Que dis-je adorer? rien au monde ne peut rendre ce que je sentois pour cet ange qui pompoit ma vie par tous les sens.

Le bataillon fut incorporé dans la quarante-deuxième demi - brigade d'infanterie de ligne, en garnison dans cette ville. Il commençoit à être tems qu'on nous incorporât; car la plupart de nos officiers étoient si maussades et si bêtes, qu'ils s'arrachoient publiquement des poignées de cheveux dans les cafés, à cause des querelles que faisoient naître l'excès de leurs débauches jointes au refus de payer leurs dépenses.

Aussi ne reçurent-ils pour honneur et nom de guerre, que la glorieuse épithète de pleutres et crapuleux, quand on les congédia.

A la Haye, je tâchai de pratiquer avec fruit une brabançonne dont je prétendois faire ma seule femme, tout le tems que je resterois militaire; il y avoit d'ailleurs infiniment moins de risques à courir en prenant ce parti, que de galoper continuellement et indistinctement sur la première pièce de gibier que m'offroit le hasard. A cet effet, je lui louai une chambre pour cinq florins par mois. Elle s'y meubla d'après sa fantaisie, et je joignis la plupart de mes effets aux siens.

Nous vivions dans la plus parfaite intimité, lorsqu'il me vint en tête d'éprouver si véritablement elle m'aimoit. Je charge secrètement de papier jusqu'au bout, un pistolet qui ne renfermoit de poudre que l'amorce. Mais à le voir autant bourré, on eût pensé qu'il portoit trois balles. Après avoir, ma femme et moi, tranquillement causé quinze minutes, je tire en sa présence le pistolet à ma bouche: l'amorce prend et nous couvre de fumée. Elle jette un cri perçant, se précipite sur mon arme, qu'elle m'arrache des mains, m'adressant à-la-fois mille propos de colère et d'amour. Content de mon épreuve, je la laisse seule réfléchir plusieurs heures à cette nouvelle et singulière catastrophe.

Ce tems écoulé, je reviens trouver, consoler, appaiser mon ange de fidélité. Qu'arrive-t-il? je ne vois personne, plus de meublos, tous mes bagages sont troussés. Ah! m'écriai-je, l'enfer se déchaîne aujourd'hui contre moi; cette fuite est encore une œuvre de Béelzébuth, prince des démons. Sexe maudit, maudit sexe! je ne te veux plus voir; je t'abandonne pour jamais à ton malheureux sort. On se chamailloit intrépidement du côté d'Alckmaar: il falloit y envoyer promptement des forces, afin de résister à l'ennemi, déjà trop supérieur en nombre. La compagnie de chasseurs se trouve détachée du bataillon, et reçoit l'ordre d'aller se placer aux dunes en tirailleurs. Nous arrivons le quatorze vendémiaire matin. L'affaire fut sanglante et des plus meurtrières. Posté avec douze hommes derrière une dune, je m'écarte du peloton, à qui l'on distribuoit de l'eau-de-vie. J'en avois avalé une demi-gourde en deux traits. Je déchirois machinalement une cartouche, puisque mon arme étoit chargée, quand s'avance majestueusement vers moi un officier Ecossais dont la taille étoit effrayante: „Rends-toi, me dit-il, ou tu es mort“. Je lui réponds en le couchant en joue, et lui passe une balle au travers du corps; il tombe à vingt pas de là. Je ne m'empare de son chapeau, que parce que le mien étoit absolument mauvais: je me souciois fort peu du reste de sa dépouille.

Deux minutes après cette action, un coup de fusil à bout portant m'arrête tout court; la balle siffle à mes oreilles, et la bourre brûle mes cheveux. Furieux de ce qu'avant de tirer on ne m'a pas crié de me rendre, je jette mon arme à terre, en poursuivant le Russe, auteur du fait. Une haie vive, au bord d'un large fossé, ayant arrêté sa fuite, je lui coupe les reins d'un coup de sabre, et j'achève de lui ôter la vie, en le lui enfonçant dans le corps par la pointe jusqu'à la garde. A peine recevoit - il le premier coup, qu'il tombe à mes genoux, invoquant son pardon; mais la colère, ou plutôt la fuveur, fermant mon cœur à la pitié, ne reconnoît qu'un assassin dans cet ennemi.

Je m'étois beaucoup exposé; je retourne vers mes compagnons: tout-à-coup une balle morte m'atteint à la jambe droite. Je marche encore environ deux cents pas: je perdois beaucoup de sang, je me sens défaillir; on me transporte au quartier-général. Aussitôt que la plaie fut pansée je me crus presque guéri. Au bout de dix jours, la compagnie retourne à la Haye.

Je sollicite la permission de la suivre, en montant sur la voiture des bagages; ce qui fut approuvé sans la moindre difficulté.

Trois semaines suffirent pour me rétablir entièrement; mais une imprudence, qu'on verra bientôt, pensa m'être beaucoup plus funeste que la mousqueterie des AngloRusses. Mon capitaine vivoit avec une Française qu'il avoit emmenée de Metz, et qui lui portoit peu d'attachement: j'avois eu l'honneur de lui présenter plusieurs fois mes très - humbles civilités.

Une jalousie féroce rongeoit l'officier, qui n'en dormoit ni jour ni nuit. Il n'en falloit pas davantage pour irriter mon amourpropre et enflammer mes desirs. En moins de deux jours j'exécutai fort heureusement mes petits projets. Le capitaine, mis à la queue de l'auguste confrairie, alla grossir de son nom la liste des vieux garçons cocus; de plus, il étoit laid, difforme, et joignoit cinquantehuit bonnes années au visage de Thersite. On jase toujours dans le monde; ce qui fut cause qu'il apprit qu'un militaire, revêtu d'une redingotte bourgeoise, et dont le pompon désignoit la compagnie, venoit voir effrontément sa femme. A cet horrible rapport, il entre dans une colère épouvantable, jurant par SaintMartin et tous les Saints qu'il saura s'en venger.

Il devoit se rendre à Amsterdam, afin d'inspecter les objets d'habillement concernant le corps.

J'appris le jour de son départ avec une joie qui m'apprêtoit des folies.

Je vole, vers les onze heures du soir, entre les bras de ma bienaimée.... Mais ô malheur! ô fatalité de mon étoile! la cave étoit ouverte, je trébuche et vais rouler jusqu'au fond du précipice, sous un tonneau de bière forte: je m'évanouis justement sous le robinet qui laisse couler abondamment la boisson dans mes cheveux proprement poudrés et pommadés, sur mon visage et mes habits bien brossés. Je reste constamment dans cet état jusqu'au lever du capitaine qui décampe à trois heures pour Amsterdam. Il fredonnoit gaiement l'air: ah! ça ira, çaira, etc. lorsqu'il enjambe sur la fatale trape. Les escaliers étant extrêmement rapides dans ce pays, il m'eut bientôt rejoint. Il pirouette sur mon corps déjà meurtri, accroche avec ses tresses garnies de pommade le maudit robinet qui se détache totalement, et nous voici tous deux noyés dans des flots de bière. Quand il perdit connoissance, je repris mes esprits. Au cri perçant que sont saut sur mon estomac me fit jeter, on accourut à dessein de nous sauver; l'on nous tira comme des poissons de cette mer rouge grossie par le sang de mon infortuné compagnon.

Dès que je me vis hors de la cave, je ne songeai plus qu'à courir à la caserne où depuis mon dernier gîte une trace d'eau rougeâtre avoit marqué mes pas.

La grille d'entrée étant fermée, je me disposois à passer au travers d'un grand carreau de vitre. Tout mon corps penchoit en dedans, lorsque la sentinelle, me tirant par les pieds, crioit de toutes ses forces: à la garde! à la garde! Enfin, je gigotte avec tant de bonheur que je parvins, non sans peine, à me dégager de ses cruelles serres. On fit quelques perquisitions pour découvrir le lutin; mais je dormois déjà dans mon lit, respirant pleinement le fumet qui s'exhaloit de mes hardes imprégnées, dont le ballot me servoit d'oreiller.

Ma chûte me contraignit à garder la chambre durant trois jours, après quoi l'instructeur des sousofficiers me réclama pour l'exercice. J'étois loin de me plaire à l'affreux bavardage de ce hableur importun qui me menaçoit chaque fois de la salle de discipline. Son jargon me devenoit autant insipide que son commandement: j'en voulus tirer une vengeance éclatante.

Les sous-officiers furent avertis de se tenir prêts à faire l'après-diné l'exercice a feu. A cet effet, on distribue à chacun cinq cartouches à poudre seulement. Je n'en gardai que quatre, et de l'autre j'en fabriquai une de gros grains de sel. Arrivé au lieu ordinaire, on fit les manœuvres préliminaires d'usage. Une demi-heure après, on commande l'exercice à feu, la charge en douze tems, puis en quatre, et ensuite à volonté. A cette dernière, je lâche mon coup chargé de sel, qui va droit atteindre à la hanche l'instructeur qui tombe à trente pas de moi. Il fut fort heureux que j'écartai l'idée de fourrer un paquet de centimes dans mon fusil; car je l'aurois infailliblement tué, ou bien j'eusse au moins fait cent déchiquetures de sa vieille peau brune.

On cherche avec empressement le papier qui devoit ressembler aux autres cartouches, puisqu'en ôtant simplement la poudre, je l'avois remplacée par le sel. On prend la direction de nos fusils.

Les rangs et les files sont examinés avec la plus scrupuleuse attention. Rien ne se découvre.

Mais placé, quoiqu'à mon rang de taille, vers le milieu de la première ligne, les indices des probabilités arrêtèrent un moment le soupçon sur mon voisin et moi. Je me défendis avec une telle force, j'apportai des raisons si plausibles, qu'on rejeta toute la faute sur mon désolé camarade dont l'imbécilité pouvoit seule l'accuser.

Quatre fusiliers s'en emparent pour le présenter à la commission militaire. Jamais je n'avois éprouvé de remords, jamais leur affreuse Idée ne m'avoit importuné; j'ignorois encore la pesanteur du fardeau qui oppresse si terriblement cette conscience qu'on ne peut étouffer, quand elle nous reproche un crime dont l'image nous poursuit. La nuit je ne dormois point. Le sommeil qui m'étoit ordinairement si familier, loin d'approcher mes paupières, s'en écartoit avec opiniâtreté. J'avois incessamment les veux ouverts. Mon ame étoit bourrelée d'effrayans et cruels souvenirs de mon action. Je ne pouvois résister à cet état qui m'étoit assurément inconnu. J'allois causer la mort d'un malheureux innocent. Cette réflexion surmontant la crainte et la timidité, fait parler la raison et l'honneur plus haut que les châtimens et les peines.

J'écris aux membres de la commission que je suis seul coupable du délit qu'on impute faussement à un pauvre soldat plongé par erreur dans le fond des cachots. Je suis saisi; le jeune homme est délivré; je prends sa place. Le croiroit-on? je me trouvai bien plus content de dormir en paix dans ma prison, que d'être, les yeux ouverts, tourmenté dans mon lit de reproches intérieurs. Arrive le jour du jugement. D'après ma sincère déclaration, je suis cassé de mon grade et condamné à deux mois de détention. Il est visible que ma franchise adoucit ma peine, car la fusillade devoit terminer ma carrière; mais l'exemple d'un procédé rare, fut encouragé par la douceur d'un tribunal ordinairement très - rigoureux.

Sur ces entrefaites, j'appris avec assez de plaisir la guérison subite de mon salé braillard.

L'ennui commençant à m'atteindre, ne pouvoit se dissiper que par l'extrême envie d'écrire. Mes aventures depuis six mois me sembloient si nombreuses et si plaisantes, que le dessein de les confier au papier m'entra dans l'esprit: je grillois de les publier. Papier, encre, plumes, tout m'est refusé.

J'avois un couteau dont je me servois pour tracer à la longue une partie de mon histoire. On s'apperçut de mon griffonnage qui dégradoit en tous lieux la muraille; on m'enleva ma plume de fer. Il me restoit encore un clou, bel instrument d'écriture; c'étoit ma consolation que mon cher clou; on m'en priva aussi barbarement que du couteau. Ainsi me fallut-il dévorer mes ennuis tout à mon aise. Le délai étant expiré, je saluai mon cachot et dis adieu à mon brave homme de geolier.

Le troisième jour après ma sortie, je partis en détachement pour l'île de Voorn. Il pleuvoit, grêloit, neigeoit, ventoit tellement que je crus très - prochaine la confusion des élémens. Jamais le tems ne me parut aussi affreux que ce jour-là.

On embarqua les soldats jusqu'à Maaschleus où l'on se reposa environ une demi-heure. A ce port, il falloit passer la Meuse qui étoit si agitée, que l'amoncèlement subit et la masse roulante de ses énormes vagues, la rendoient semblable à un torrent, ou aux flots précipités du rapide Eurotas, et aussi dangereuse à notre frêle esquif que le fut autrefois à de gros vaisseaux, le gouffre de Scylla.

Quoique jadis j'aie couru les hasards de la mer, j'avoue qu'à cet aspect imprévu je ressentis une certaine frayeur. Néanmoins, je m'élance dans un long canot qui, en dix minutes, devoit nous passer à l'autre rive. Vers le milieu, c'est à dire au fort du péril, je me trouvai embarrassé dans les manœuvres; mais à l'instant qu'on démêloit les cordages, il vint un coup de vent si terrible et si mal à propos, que voilà le canot et les hommes sens dessus dossous; et des cris de désespoir, et des gémissemens qui montent aux cieux, et des vœux indiscrets qui vont importuner le Père éternel, et des sacs flottans sur les ondes, et des gibennes qui de loin ressembloient à une nuée de corneilles attachées par les pattes avec un cordon blanc, et des voix tremblotantes, plaintives et sépulcrales sortant de ce mouvant tombeau; rien en vérité ne m'auroit paru plus pittoresque, si, placé sur une haute montagne, à l'abri du danger, j'eusse été capable de considérer de sang froid ce rare événement.

Enfin, après beaucoup d'efforts, de peines incroyables, on en fut quitte à perdre cinquante - six hommes sur soixante. Il est visible, puisque j'écris ceci, que je suis un de ceux qui se sauvèrent, grace à Dieu, (car il faut le remercier de toute chose, comme on m'a souvent dit depuis.)

Mes trois pauvres compagnons d'infortune, plus morts que vifs, enfiloient sans rien dire la digue qui conduit à la Brille. Pour moi, franchement je me serois consolé de la perte que nous venions fraîchement d'essuyer, parce que le ciel m'avoit délivré d'un tas de garnemens qui n'étoient bons qu'à garnir un gibet ou meubler un poirier, si ce n'est les regrets que j'éprouvai de la mort d'une vingtaine de bons soldats aguerris, pleins d'honneur, qui se battoient toujours à l'armée avec un courage sans exemple; ceux - là ne causoient pas le désordre, n'excitolent pas le tumulte, ne brailloient point continuellement en tous lieux, n'étoient point voleurs, mais des hommes de probité, assez audacieux pour arrêter les efforts d'une armée entière; oui, je pleure sincèrement ces braves gens, et tant que je me ressouviendrai de ce triste naufrage, leur mémoire, même leurs noms, me seront présens. Si la France eût pu choisir soixante mille hommes de cette espèce, depuis long - tems la paix seroit faite, et les malheurs de la guerre effacés.

Le vent étoit encore assez loin d'être appaisé; car quand nous avancions deux enjambées, nous reculions aussitôt de quatre. Nous arrivâmes à pas de tortue vis-à-vis de notre destination; mais il v avoit encore une bonne demi-lieue d'eau à traverser. Mes camarades ne vouloient point pour un diable mettre un pied dans la barque de Caron, craignant, avec trop de raison, d'aller peupler le manoir infernal, et, par suite, de rendre compte à Pluton de leurs glorieux exploits. Chat échaudé, dit-on, craint l'eau froide; et le déplorable exemple du matin pouvoit bien, à mon avis, modérer un instant la vivacité de leurs transports. Je les invitai à boire du chnick, au bord de l'eau; et tandis que nous pompions cette liqueur dans nos estomacs, le vent ayant tout-à-coup cessé, nous passames, sans autre accident que la perte de nos fusils qui tombèrent dans la mer, parce que la chaloupe, en abordant, avoit rudement heurté contre un des épieux du port. Nous jetâmes la vue sur nos chères armes dont on n'appercevoit plus que la bayonnette qui disparut presqu'aussitôt pour aller aux enfers, armer la terrible garde de Minos. C'est ce qui prouve la double utilité des fusils, puisqu'après avoir servi aux vivans, ils vont encore armer les morts.

De la Brille, on m'envoie, avec vingt hommes détachés de la garnison, à Rockagne, village situé à deux ou trois lieues de la ville, au nord de l'le. Dans ce cantonnement il m'arriva une scène qui pensa me faire tirer mes guêtres à l'autre monde. J'étois de garde à la grande batterie; manquant de toute espèce de vivres, je pris deux hommes avec moi pour en quêter. Un d'eux parloit passablement la langue du pays; je le lance en avant, afin de découvrir quel-que pièce de gibier, en payant, bien entendu. Aussitôt des filles, des femmes, dix à douze hommes fondent sur nous la fourche en main, pour nous la passer gentiment au travers des reins. Je me disposois à tirer mon sabre et à les bien recevoir; mais pensant qu'étant chef du poste dont je m'écartois sans permission supérieure, et que s'il arrivoit, soit à ma troupe, soit ailleurs, un événement fâcheux, j'en serois personnellement responsable, et puni selon la rigueur des loix militaires, je pris sagement le sentier de la retraite. Le parti étoit trèsprudent; car une minute après, j'apperçus le chef de la maison, dont la figure, blanche comme mon gilet, annonçoit la colère, qui couroit en furieux dans les escaliers, prenoit un fusil et m'alloit coucher en joue. Dans un endroit aussi désert, on eût enfourché le poste avec telle certitude d'impunité, que les enfourcheurs n'auroient fait que rire du petit dénouement de cette tragédie. S'ils étoient moins bêtes, je les connois hommes à envoyer ce nouveau sujet aux rimeurs d'Admsterdam, pour le mettre mettre au théâtre et en enrichir leur scène.

Sur ces entrefaites, je tombai malade, et l'on me fit transporter à la Brille, où étoit établi un hôpital sans drogues. Je fus mêlé parmi les galeux et les vénériens; ma maladie cependant étoit totalement étrangère à la commune allure de ces maux. Le soir, quoique malade, je visitai l'infirmier qui, faute de médicamens, me fit boire abondamment du chnick brûlé qui, une heure après, me fit cracher épais et avec effort.

Cela me remit et me valut une médecine; c'étoit suivre le conseil du docte Hyppocrate, disant qu'il faut se souler une fois par mois pour se bien porter. Je demandai à l'officier de santé un billet d'hôpital pour Berg-Op-Zoom; il ne s'en soucioit pas trop, ayant peur, disoit-il, que je ne désertasse. Enfin, sur ce que l'infirmier lui assura qu'une violente diarrhée me forçoit continuellement d'avoir la culotte en bas, il ordonne qu'on me délivrât ce bienheureux billet.

Nous étions alors au milieu de l'hiver; la glace avoit suspendu le cours des canaux, des rivières et des fleuves. Je retourne à Rockagne chercher quelques effets que j'v avois laissés. Mon lieutenant me chercha dispute; je lui adressai des mots virulens, et sans son épaulette et du cœur dont il manquoit, nous nous serions peignés tous les deux en héros.

Il fit venir un caporal pour me conduire dans un cachot isolé au milieu d'une campagne. Je marchai environ quatre cents pas avec mon estafier: Tu ne dois point ignorer, lui dis-je, qu'un subordonné n'a pas le droit de mettre en arres tation son chef? -- C'est vrai, répondil; et court de suite en avertir l'officier. Pendant ce tems, j'arpentois les champs de toutes mes fonces; j'arrivai vers le soir à la Brille. Pour éviter d'être emprisonné le lendemain, il falloit passer un bras de mer qui n'étoit gelé qu'aux trois quarts. Je presse les bateliers de me transporter de l'autre côté; ils me refusent; je les invite, je les prie, je les supplie, et ce n'est qu'en faisant briller l'argent à leurs yeux qu'ils s'y résolvent. A cet effet, nous poussons à trois hommes sur la glace jusqu'à l'eau, une barque à patin; là, on lui fait faire la bascule, et les avirons nous aident à gagner le bord.

Après d'extrêmes fatigues, je parviens à longer les rives de la Meuse qui par-tout étoit prise. Je ne pus ce jour-là traverser le passage, parce qu'il étoit trop tard. Je me reposai chez un bourru qui me fit payer bien cher l'hospitalité. C'étoit un paysan qui me donna pour souper de la lie d'un mauvais vin chaud, qui ne voulut jamais souffrir que je montasse en haut avec mes bottes, de peur de salir son palais, et qui me vola quinze sous sur un écu de six francs, en me rendant en outre de la fausse monnoie du pays.

Lorsque mon bonheur m'eut fait arriver sain et sauf à Maaschleus, je me rendis auprès du commissaire de la commune, afin qu'il me procurât une des voitures destinées à transporter aux hôpitaux les militairesfrançais malades.

En ce moment, j'avois une mine ouper be, l'œil en feu; j'étois gros, gras, dodu, bien coloré des joues, parce que le froid piquant me donnoit un excellent coup de pinceau trempé dans le carmin, our ma face d'Allemand.

Le commissaire ayant feint de prendre lecture de mon billet qu'il ne put jamais déchiffrer, prescrivit l'ordre à un batelier de me conduire jusqu'à Delft en traîneau.

En conséquence, mon guide m'entortille de sa houppelande, prend ses patins, pousse constamment et avec rapidité le cul de ma voiture. A chaque cantine ou baraque placée de distance en distance sur le canal, il falloit que je lui payasse du chniek en abondance. Jamais de ma vie, je pense, je n'endurai tant de froid que pendant les trois heures que dura mon voyage glacial; je grelottois, je battois la générale avec mes dents, je claquois des mains, je frappois du pied pour m'échauffer, le tout en vain; je croyois être au fond du Groenland.Me voici dans Delft; la faim me talonnoit: je vole à la municipalité; il n'y avoit personne. On m'indique la demeure du commissaire à qui je demande effrontément l'étape comme officier, sur des ordres dont je me déclarois porteur. D'après l'envie qu'il me manifeste de voir mes pièces, je lui exhibe une vieille permission rouillée; il la regarde en disant qu'il est accoutumé à lire l'imprimé, mais que pour l'écriture, il n'y entend rien. Comme il veut me renvoyer sans étape, je fais du bruit: -- Hé bien! donnez - moi lecture de cet ordre. -- Alors parcourant des yeux la permission, voici à peu près ce que je lui lus de mémoire et d'invention: „Il est ordonné au citoyen Burel, lieutenant de la septième compagnie du premier bataillon de la quarantedeuxième demi-brigade, de se rendre à Harlem, pour la vérification des comptes arrièrés du corps; il recevra sur les lieux de passage, l'étape comme officier, etc., etc. -- C'est bon; êtes-vous dans le cas de me coucher tout du long votre nom et vos qualités par écrit? -- Pourquoi pas, lui repartis - je? Qu'on m'apporte du papier, une plume et de l'encre, ce sera bientôt baclé. Je signai précisément comme je m'étois nommé, et dis en moi-même: cherche à présent l'aiguille dans la botte de foin. Après avoir reçu de sa main un long griffonnage, j'allai droit chez un restaurateur de ma nation, me régaler comme un officier français.

Oh! comme je bus et mangeai bien! quel plaisir quand, dévoré d'une faim canine, on se jette en liberté sur les friands morceaux d'un délicieux repas! non, non, on ne trouve plus de ces contentemens exquis. Et l'on me croyoit bonnement malade! mais la vérité est que je me portois bien, à l'exception d'une légère indisposition qui m'avoit pris à Rockagne, et m'avoit quitté à la Brille.

Au lieu de me rendre à BergOp Zoom, je me dirigeai vers la Haye où ma compagnie, six jours après, sembla venir tout exprès pour me chercher. Je me présentai au sergent - major qui avertit le capitaine de mon arrivée; et, conformément aux sentences de la commission militaire, je fus publiquement dégradé.

Après qu'on m'eût ôté mes galons, mes moustaches furent rasées, mes favoris coupés, et mes cheveux noués deux pouces plus haut qu'auparavant. J'eus l'honneur d'être placé fusilier dans une des compagnies du centre. J'allois avec les recrues aux exercices trois fois par jour, et à chaque évolution j'étois au moins grondé trois fois. Je m'en prenois à l'arme, jurant après mon fusil, comme font souvent les joueurs de billard, qui maudissent leur queue quand ils jouent mal. On m'avoit placé dans une chambre de mauvais sujets qui se croyoient en enfer par le tapage qu'ils causoient. Le lit où je couchois étoit auparavant celui de deux galeux. Je reposois seul alors; mais huit jours après, le sergentmajor m'annonça pour camarade de lit un petit canonnier de six pieds un pouce deux lignes de hauteur, gros et carré à proportion de la taille. Bête comme un porc, il joignoir à la saleté de l'animal la plus excessive ivrognerie. Quand il avoit le bonheur de trouver mon lit en plein jour, on pouvoit assurer qu'il étoit à jeun; autrement, quatre hommes l'apportoient au gîte sur une civière.

La première fois que je le vis, il étoit étendu tout de son long dans les draps. Sa place prenoit à peu près deux tiers sur la mienne.

- Ah! ah! bon jour, camarade! me dit-il d'une voix rauque et enrouée; couche-toi là, mon ami, couche-toi. -- Ce début ne me plut guéres. -- Le citoyen vient sans doute du pays? -- Bah! oui, du pays! j'arrive tout frais de l'hôpital. -- Pour la vér..e? sans doute.

-- Non, pour la gale. -- L'une ne valoit pas beaucoup mieux que l'autre; la peste étoit au lit.

Le lendemain, je fus de corvée pour la tourbe , le pain et la viande; le surlendemain de cuisine, et puis de garde le jour d'après. Le cuisinier empoigne la viande devant moi, coupe vingt-quatre parts sur une table couverte au moins de six lignes de vieille graisse, et à côté de laquelle se peignoient à leur aise le caporal et mon ivrogne. -- Dis dont, toi, disoit le tambour, ne mets dont pas tes cheveux comme ça par poignées dans le plat. -- Cette vue me fit frémir et vomir dans les cendres. -- Et c't'autre, reprenoit l'un, qui rejette avant d'avoir mangé la soupe! Hé, l'ami! tu es bien délicat! est-ce que tu aurois bu par hasard aujourd'hui? Toutes ces petites et agréables gentillesses, pleine d'un sel érudit, m'engagèrent à quitter la bande joyeuse; je voulus déserter; voici comme je m'y pris.

J'allois quelquefois travailler une heure ou deux chez le chef de brigade. Son cachet et celui du conseil d'administration qui tenoit ses séances à son domicile, traînoient presque toujours sur les tables. Je m'empare furtivement, un soir où j'étois seul, des deux sceaux que j'applique séparément au bas de deux feuilles de papier blanc.

Lorsque je me trouvai en pleine liberté, j'écrivis sur celle où j'avois apposé le cachet du conseil, ces lignes: quarante-deuxième demibrigade d'infanterie de ligne, troisième bataillon, quatrième compagnie, Nous, membres composant le Conseil d'Administration, vu les pièces à nous adressées par le général, chef d'état - major des troupes françaises en Batavie, constatant la nécessité de la présence dans ses foyers du citoyen Pierre-Soliman Delorme, natif de Sierville, canton de Pavilly, département de la Seine-Inférieure; vu aussi l'invitation du chef d'étatmajor, avons accordé un congé limité de neuf décades audit PierreSoliman Delorme. A la Haye, le 19 nivôse an VIII de la république, signé Grenouillère; Verdun, capitaine; Bourlam, chef de brigade; Verdière, lieutenant. D'un côté, approuvé par le général de division, Lebatteux; de l'autre, vu par le commissaire des guerres, Boniface. Un de mes amis travailloit chez ce dernier: je le priai de lui dérober à l'improviste une feuille de route timbrée; ce qu'il fit trèsadroitement. Je la remplis moi-même comme le congé, excepté la signature qui étoit véritable.

Avec ces pièces, je ne craignis plus de me mettre en chemin. Cependant la réflexion m'empêcha de commettre une énorme balourdise. Je songeai qu'en désertant on alloit écrire à ma municipalité qui pourroit fort bien inquiéter mes parens. Pour écarter ces fâcheux inconvéniens, je retardai ma fuite de trois jours.

Tout à coup, je me plains d'une violente attaque de goutte mêlée de fièvre. De tems en tems je jette des cris aigus. Je garde le lit sans bouger d'une minute. L'officier de santé me tâte le pouls. -- Diable! il y a de la fièvre par ici! disoit-il en se mordant les lèvres; voyons un peu cette jambe: l'orteil vous cause-t-il certaines douleurs? Oh! oui, et de terribles, je vous l'assure; je crois même que j'en mourrai. -- Ah! bah! bah! ce n'est rien que ça. Caporal, vous ferez délivrer par le sergent-major un billet d'hôpital pour une fièvre goutteuse à cet homme-là. Vous l'enverrez à Leyde. On me donne mon billet. Je me lève en me soutenant d'un gros bâton qui me tenoit lieu de béquille, et je dispose tous mes arrangemens afin de prendre une route diamétralement opposée à celle de Leyde.

Je savois qu'on ne peut rayer sur les contrôles un militaire porté à l'hôpital, qu'après six mois d'absence, si l'on n'en reçoit d'ailleurs des nouvelles. Rien ne m'épouvantant plus, rien ne peut désormais m'arrêter. J'enfile patiemment la route d'Anvers, trépignant de joie en songeant à revoir bientôt mon cher pays. J'allois raconter des merveilles de l'armée; je voyois déjà..... Mais je vois encore plus vîte deux gendarmes accourir sur moi à bride abattue, ventre à terre.

-- Votre congé? -- Le voici. Votre feuille de route? -- La voilà.

-- C'est bon. -- Et c'est toujours au grand galop qu'ils continuent leur chemin.

Depuis une heure, je me hâtois d'arriver à un village où m'attendoit un doux et paisible repos.

J'allois dormir comme quatre: déjà je me pâmois d'aise de me voir en sûreté. Mais qu'arrive-t-il? trois nouveaux grippe-jésus (pour tenir le langage du métier) sortent impétueusement d'un bois taillis, en me criant hautement de ne pas remuer. L'un, avec sa carabine, me couchoit en joue: il faut être obéissant dans ces cas-là; je m'arrête tout court, espérant bien de leutr casser le nez avec mes pièces...

Malheur inoui! catastrophe à jamais déplorable! tout est perdu...

Je tourne et retourne mon sac en mille manières; point de congé, plus de feuilles de route. On me garrotte gentiment les mains derrière le dos, et l'on me conduit à Gand comme un voleur de grand chemin. Tandis que nous avancions d'un pas assez lent, je fais sonner quelqu'argent. Un gendarme à ce bruit qui ne lui sembloit pas étrange, me demanda si, en m'ôtant mes liens, mon intention n'étoit pas de fuir. Sur la négative, ou plutôt sur l'espoir de se régaler à mes dépends d'un bon souper, la liberté des bras m'est rendue. -- Il paroît bon diable, et n'a pas l'air malin ni dégourdi, disoient-ils entr'eux.

Nous descendons dans un gros bourg dont j'ignore présentement le nom. J'invite mes nobles conducteurs à manger un morceau.

Le lion d'or est l'auberge que je choisis pour salle de festin. Là, je commande les apprêts d'un délicieux repas. Nos gens, munis d'un appétit glouton, se frottoient les mains en répétant tout bas, tandis que dans un coin je rêvois à l'issue de cette affaire: „Oh! la bonne trouvaille que nous avons faite là!“ On place trois services sur table.

Qu'on apporte du vin! m'écriaije d'une voix de chartier, et du bon! Six flacons à l'instant se joignent aux mêts, aux ragoûts délicats. On verse à rasades, on boit abondamment. En entrant, j'avois remarqué un jeune porte-faix que j'invite à monter où nous mangions. Je lui dis en présence des gendarmes, que connoissant un nommé Duthil, secrétaire de la municipalité, qui seroit charmé de me voir en si bonne compagnie, j'allois lui écrire dans la chambre voisine une lettre que je le priois de lui remettre. Le porte-faix me suit. Tiens, lui dis - je tout bas, voici deux louis; donne-moi promptement tes habits. Mais, monsieur, citoyen, vous vous exposez..... -- Prends, ne t'embarrasse pas du reste. Attache ces deux draps, et descends vîte par la croisée. Tout s'exécute à point et en un clin-d'œil. Travesti en porte-faix, je passe derrière les gendarmes dont l'un m'adresse la parole: -- Veux - tu, l'ami, accepter un verre de vin? ça te fera bien pour porter tes paquets..... Il ne répond seulement pas, l'imbécille?

J'étois déjà presque hors de danger lorsque j'apperçus un mendian à qui je donnois douze francs, afin qu'il changeât avec le mien son habillement; puis je me barbouillai le visage avec un peu de boue. Dix minutes s'écouloient à peine que j'entends une vive rumeur dans le quartier. J'apprends que les grippejésus refusent de payer leur écot; qu'ils cherchent par-tout un militaire qu'on dit enfui et déguisé sous l'habit d'un porte-faix. Au même moment je vois venir nos trois hommes rouges comme l'écarlate, bronchant à chaque pas, qui s'approchent du mendiant dont les vêtemens ressemblent à ceux qu'ils ont vus; mais la vénérable physionomie d'un vieillard de soixantedixhuit ans, les tire aussitôt d'erreur. Comme ils passent à quinze pas de moi, je leur tends humblement la main. -- Bon homme! tu ne l'aurois pas rencontré par hasard ce conscrit que nous cherchons?Non, mes bons messieurs, (en tremblottant de la voix comme les vieillards) je ne l'ai point vu. -- Montons à cheval; il est peut-être en campagne: ah! si nous le ratrappons, il la dansera belle.

Deux jours après cette salutaire malice, je me rendis à Gand, et je réclamai de cet ami qui m'avoit envoyé des certificats de mon pays, timbrés à blanc, de me rendre encore le même service. Il ne fut ni négligent ni sourd à la voix de l'amitié. Au bout d'une décade, je reçus une belle feuille portant on tête le timbre de mon département, et au bas le cachet de l'administration municipale de mon canton. Je me procurai de ce bienfaisant envoi un bon et solide passe-port de marchand, pour Paris. Voici, en deux mots, comment je le griffonnai: „Laissez passer Pierre-Soliman Delorme, marchand, etc., conscrit de première classe, réformé pour la goutte sciatique dans la jambe droite, etc. etc.“Il n'avoit qu'un mois de date, et neuf signatures en garantissoient l'authenticité. Quoique je dirigeasse mes pas vers Paris, il désignoit cependant la ville de Gand où m'appeloient mes affaires commerciales. Je ne me souciois pas de l'y faire viser, parce qu'une telle démarche étoit alors non moins scabreuse qu'imprudente.Je m'achemine tranquillement la papa vers Courtray. Mon ballot n'étoit pas lourd, et mon équipage n'annonçoit guere qu'un jeuna commerçant ruiné, plongé dans la crotte jusqu'au cou. Malgré tous mes efforts pour éloigner de mon esprit la présence de ces maudits gendarmes, je prenois pour tel tout cavalier qui venoit directement à moi. J'eus le bonheur de ne plus rencontrer de ces heureuses physionomies, l'épouvante et l'effroi de tout déserteur.

A Courtray, j'achète chez un fripier une vieille houpelande sèche comme de l'amadoue. J'appréhendois, en vérité, qu'un fainéant battant le fusil à mes côtés, dans le dessein d'allumer sa pipe, ne me fît éprouver le déplorable sort du fils d'Alemène, quand il se revêtit de la fatale tunique de Déjanire. Après m'être dépouillé de mes haillons, bien débarbouillé la face, je pris des manières, non pas des plus élégantes, mais au moins un peu plus marchandes.

Je me donnois hardiment les airs d'un négociant coulé à fond de de cale, par les nombreux bien-faits de la révolution.

J'entre dans le café de la place.

Tout le monde jeta les yeux sur ma tournure; ce qui me fit un peu rougir. On me questionna, je répondis brièvement aux questionneurs. Je demande au limonadier le dernier numéro de son journal.

Tandis que je lisois, j'entendois autour de moi le caquet suivant. Ce jeune homme n'est pas sot. Pardieu! non, il a de l'esprit. Il paroît avoir essuyé des pertes; c'est dommage, car il semble doué d'un heureux naturel. Oui, tout chez lui prouve une éducation soignée. Pendant ces éloges tacites, je crachois, toussois avec effort, feignant de ne point entendre; je tirois à toutes minutes ma cravatte, je tournois la tête à stribord et basbord. J'étois tellement occupé de ces bourdonnemens flatteurs, que je parcourois les nouvelles sans attention. Mais un article trop intéressant pour l'effleurer, me frappe subitement la vue; je le lis et le relis: cent is; c'étoit le projet de loi concernant le remplacement des conscrits, présenté par Lacuée.

La douce rosée qui tombe le matin, dans un été brûlant, n'apporte pas plus de bien à la terre que n'en fit cette lecture à mon cœur.

Me voilà donc à réfléchir durant trois heures sur le parti qu'il me falloit prendre. Partirai - je pour Paris ou retournerai-je à mon corps? ce projet sera - t - il converti en loi, ou ne le sera-t-il pas? L'intérêt du gouvernement exige que ce décret soit rendu; mais favorisera-t-il les déserteurs? non, il n'atteindra que ceux qui sont aux armées, et contraindra les autres à rejoindre un corps, avant de pouvoir jouir de ses bienfaits. En conséquence, repartons à la Haye: je ne serai point puni, puisqu'on me croit à l'hôpital de Leyde; tel étoit le raisonnement que je formois.

Mon parti décidément pris, je rebrousse chemin et me rends de rechef à Gand où le plus grand des hasards me fait reconnoître le porte-faix qui s'efforçoit de vendre à un juif mon sac et mes effets.

Transporté de joie de retrouver mon léger St. Crépin, je le réclame avec une bonne autorité, c'est-à-dire, en lui couchant dans la main deux écus de six francs.

Je prends une voiture qui s'arrêtoit à Isindiek; je vais à pied jusqu'à Bresckens dont je fais le tour pour échapper aux aguets du commandant de la place, que je connoissois pour un vrai limier de police. Je m'embarque sans être apperçu; au bout d'une demiheure, je descends à Flessingue, et j'arrive une heure après à Middelbourg où se trouvèrent des tas d'officiers que je reconnus; mais qui ne firent heureusement aucune attention au pauvre fugitif.Le lendemain, je monte sur le burtemann de Rotterdam . Ce fut par un assez beau tems que nous appareillâmes. Nous voguions à pleines voiles, lorsque la pluie, la grêle, les vents se confondant avec les orages et les bourasques, nous tourmentèrent cruellement. Le roufle étoit rempli de femmes dont les estomachs trop chargés dégorgoient à l'envi.

Le marmiton, afin de remettre un peu les passagers de leur mortelles frayeurs, les encouragoient par son patois, et nous apporta du thé bouillant pour épurer leur goût. Il avoit placé sur table quinze à vingt tasses de porcelaine; il les emplissoit en grinçant des dents comme les ramoneurs dont un pied de suie couvre le visage, quand un coup de vent pousse rapidement le tabouret sur lequel j'étois assis, et de telle sorte qu'en voulant me retenir à la table, je la renverse avec les tasses sur ces dames qui crioient à pleine tête: "ho! god! j'ai les jambes brulées, les genoux pelés! god ferdam! mes cuisses sont rôties! blexum! frenck man! j'en mourrai! Tout étoit véritablement en combustion, tout étoit brisé, pelé, brûlé ou rôti.

Je refusois obstinément de payer la cassure; mais à terre, comme le capitaine se mettoit en devoir de faire venir les booders , le grand Baillif et toute la municipalité de la ville,je lui donnai quelques pièces d'argent qui le contentèrent à - peu - pres.

Depuis plusieurs mois, je désirois voir la capitale des Bataves.

On m'avoit tellement vanté les beautés d'Amsterdam, que je voulus en juger par moi-même. En conséquence, je m'embarquai pour Leyde; je traversai Harlem, et j'arrivai le soir aux portes de cette grande ville, une des plus florissantes de l'univers, en tems de paix. Deux grands fainéans se présentent à moi pour me conduire dans un logement. J'avois tout au plus besoin d'un homme, mais le second s'obstine à me suivre; il accompagne son camarade jusques dans le Nès. Etant arrivé a la vieille fontaine où je devois descendre, je paie mes guides, qui me renvoyerent comme une balle mon argent dans la figure, me menaçant du commissaire. Je m'emparai d'un manche de balai qui se trouva sous ma main; car j'avois oublié mon sabre qui les auroit fait pâlir, et j'allois vous étriller ces vide-goussets comme font souvent les étrangers dont ils pompent incessamment les écus, lorsque le bourgeois me pria de ne point meurtrir les épaules de ces honnêtes gens, parce qu'il se chargeoit de les renvoyer sans humeur. Le lendemain matin, je me lève de fort bonne heure, afin d'examiner quelques particularités durant mon séjour, et pour mettre à profit ce petit voyage qui commençoit assez bien. En une demiheure, je parcourus le Hergraat, le Reguliersgraut et le Princegraat, trois canaux d'une longueur à perte de vue. Je me promenai sur le Rockin, je vis la bourse qui me sembla moins belle que celle de Rotterdam; la maison de ville, d'architecture moderne, est un des plus beaux édifices qu'on puisse voir. Ensuite, j'allai porter mes pas et fixer mes regards sur le port qui a presqu'une lieue de longueur. Rien n'étoit plus joli que le charmant coup-d œil d'un millier de bâtimens, tous rangés dans un ordre admirable.

Comme j'appercevois de loin cinq'à six villes qui paroissoient élevées sur les eaux du Zuiderzée, entr'autres celle où l'on dit que travailla Pierre-le-Grand au métier de charpentier, je m'approchai davantage pour les mieux distinguer.

Sur le port d'Amsterdam sont deux ou trois rangs de pilotis qui servent dans les mauvais tems à rompre l'impétuosité des flots. Leur construction est faite de manière qu'une galerie de trois pieds de largeur permet aux curieux d'y marcher sans risque, moyennant de la précaution. Souvent je suis hardi sans sujet; l'idée d'affronter un inutile péril, va quelquefois se loger dans ma tête un peu folle.

La gaieté m'engage à danser; je fais un entrechat, puis un brisé, puis un sisol; mais au malheureux flic-flac, je perds l'équilibre, je pirouette, et tombe dans l'eau.

Heureusement, je sais passablement nager, et c'est ce qui m'enhardissoit. Il n'y avoit là qu'un matelot batave qui fumoit tranquillement sa longue pipe, sans bouger. Je lui parlois en mauvais hollandais, il ne m'entendoit point. J'essayois de toutes mes forces à me retenir contre une grosse poutre ronde qui fuyoit quand je l'abordois, ou qui rouloit sous moi dès que je voulois grimper ou monter à cheval. Tandis que je me débattois contre les vagues qui me couvroient de leur écume, je découvris mon matelot qui venoit bien doucement, à pas pesamment comptés, apporter une gaffe dont il m'accrocha l'oreille avec un pan de mon habit.

Je la dégageai du mieux qu'il me fut possible, et je parvins à me sauver de l'empire de Neptune; mais ma pauvre oreille en sang, percée pour un anneau de rideau, me rappeloit trop son fatal trident.Lorsque je fus tiré hors de l'eau, et par conséquent du danger, ceux qui m'environnoient, moins par humanité que par curiosité, me demandèrent pourtant où il me falloit conduire. Je répondis en leur langue: Dans le Nès, à la vieille fontaine. Mais, soit que je me fusse mal expliqué, soit qu'on m'eût mal compris, je me trouvai, au bout d'une demi-heure dans la synagogue des portugais. Pendant le voyage, j'avois perdu connoissance. Au bourdonnement musical des pieux dévots, je repris mes esprits, je fis du bruit; on crut avoir été induit en erreur, s'être mépris sur les lieux, et l'on me transporta dans le temple des Juifs. C'étoit précisément le jour et l'heure du Sabat. Oh! pour ce coup, il me fut impossible de retenir ma colère. Je m'emportai contre mes charitables conducteurs, je jurai contre les enfans de Moïse, dont le chef ou l'aîné, ayant la tête couverte d'une serviette sale, dansoit, tournoit, couroit autour d'un autel, et hurloit comme les loups. Les autres s'entre-saluoient à chaque fin de prière, marmottant de l'hébreux à tort et à travers. Leurs grimaces me firent rire malgré ma colère; ce qui les irrita tellement, qu'ils me chassèrent du saint lieu, comme autrefois le Christ chassa leurs marchands - agioteurs du temple de Jérusalem. Ils auroient volontiers préféré ma fureur à mes moqueries.Je retournai seul à mon logement, et je me disois tout bas: demain nous déguerpirons d'ici.

En effet, je sortis de la ville par la porte d'Utrecht. Le capitaine de barque attendoit son monde. Nous rs e man, j mmala à u Brabançon qui parloit français, à quelle heure nous pourrions arriver à la Haye? -- Comment! ditil, à la Haye? nous allons à Gouda.

-- Me serois-je trompé aussi grossièrement? aurois-je pris la barque de Gouda pour celle de la Haye?

-- Hélas! oui, mon cher monsieur; les deux galiottes se touchant sur le même canal, et se ressemblant d'une manière frappante, sans doute vous aurez sauté dans l'une croyant dormir dans l'autre. -- Il me fut aisé de voir que pour me rendre à la Haye, j'avois agi comme celui qui, partant de Pontoise, iroit directement à Rouen pour venir à Paris.

D'après cet étrange quiproquo, qui n'est cependant pas très-rare lans le pays, sentant l'impossibilité de descendre à terre sans m'egarer dans d'immenses prairies sans terme, coupées par d'innombrables canaux sans fin, je résolus de suivre le fil de l'eau jusqu'à Genda. Le soir de mon arrivée, je ribotai avec le maître tailleur le mon bataillon qui se trouvoit dans le dépôt de cette ville. Il avoit deux superbes guitares; je le priai de m'en procurer une, lui proposant de donner conjointement une sérénade vers onze heures, à une jolie fille ou femme de sa connoissance. C'est en gambadant de joie jusqu'au plancher, qu'il accepta la partie. Nous mettons nos instrumens d'accord. Si je n'étois pas fort sur la guitare, le tailleur en revanche la pinçoit très-bien. Après nous être placés sous une croisée qui bornoit la vue d'une charmante personne, mon camarade prélude, tandis que tâchant de tirer des sons harmoniques et larmoyans, je promène légèrement mes doigts sur les cordes qui ne rendoient pas tout-à-fait mes pensées, et qui étoient loin d'exprimer mes sensations.

La fenêtre s'ouvre. Un homme âgé paroît en grosse houppelande à la croisée. -- Ces messieurs souhaitentils se raffraîchir d'un verre de vin de Bourgogne? -- Nous acceptons. Deux louis nous sont offerts. Comme l'honnête individu parloit moitié sa langue, moitié la mienne, je lui fais entendre, sur le même ton, que sans mettre à prix nos foibles talens, nous le consacrons aux personnes qui sont dignes de les juger. Ce petit compliment produisit son effet; Aussi-tôt le père appelle sa fille. Dorothée paroît. Ah! l'aimable enfant de quinze ans, elle passoit dans toute la ville pour un phénix de beauté, et pour un phénomène de vertu. -- Pardieu! dit le vieillard à mon camarade, descendez avec moi dans mon caveau, afin de goûter d'un vieux vin dont le seul fumet réjouit le cœur le plus sombre. -- D'accord, dit l'autre qui ne demandoit pas mieux, et qui buvoit comme un musicien, je vous accompagnerai bien volontiers.Je reste avec ma Vénus que son père croyoit ferme comme un roc dans le sentier de la droiture.

Eh! moi qui connoissois le sexe féminin dans ces climats, j'aurois resté tranquille comme un jeune imbécile? oh! non; mes voyages m'avoient déjà rendu vieux routier dans le vaste pays des amours.

J'otois presque comme le général des rats, qui avoit perdu sa queue à la bataille contre Rodilard ou Raminagrobis, l'Alexandre des chats. Je prélude avec ma belle, comme le tailleur sur sa guitare; je vous harangue ce petit morceau céleste, je lui fabrique de mes deux lèvres un joli cadenas mol et tremblant sur sa bouche de corail; elle se pâme sur un fauteuil, et c'est avec un divin délire que je cours deux postes en quatre minutes et demie, montre sur table. C'est si bien galoper que je ne crois pas de cheval anglais capable de fournir en aussi peu de tems la même carrière. Si la pendule du logis, qui vint à sonner, ne m'eût justement indiqué l'heure, j'aurois véritablement supposé du retard dans ma montre. Il étoit tems de terminer la besogne, car trente secondes après, arrive le vin. On boit largement.

Le bon père ne savoit comment nous marquer sa reconnoissance.

Le tailleur avaloit déjà le quatrième verre, pendant que je me préparois à goûter le premier. La jeune fille étoit fort embarrassée de sa contenance; elle paroissoit à la fois contente et mécontente; elle me regardoit, baissoit les yeux, les relevoit, rougissant jusqu'aux oreilles.

Minuit venoit de frapper; j'avertis tout haut mon camarade de ne point troubler plus long-tems le repos de nos chers hôtes, et nous nous retirâmes tous deux trèssatisfaits, lui d'avoir vuidé deux flacons, et moi d'avoir participé aux joies du Paradis. J'abandonnai Gouda pour mesurer la route de Risviek. J'y retrouvai deux de mes anciens frères d'armes, dont j'avois acquis tout à la fois l'estime et l'amitié. Ils me prièrent bien fort de passer la nuit avec eux, parce qu'ils avoient besoin, disoient-ils, de mon secours pour terminer avec honneur une opération extraordinaire et secrète qu'ils avoient projetée la veille. Bientôt je sus ce dont il s'agissoit.

La mort venoit de frapper une vieille dame fort riche et fort méchante en son vivant. Beaucoup de militaires l'avoient eue en horreur à cause des plaintes journaliéres qu'elle avoit fait parvenir contr'eux à la connoissance de leurs chefs, qui les avoient extrêmement maltraités. Mais dès qu'elle fut morte, chaque soldat eut ardemment desiré lui rendre au cercueil une visite intéressée, parce que son corps, placé dans un caveau à l'aile droite de l'église, étoit enveloppé de vêtemens d'un grand prix, qu'à ses oreilles pendoient deux riches anneaux, que ses doigts étoient couverts de rubis et d'agathes, et qu'on estimoit à dix mille florins ces précieuses bagatelles qui décoroient la défunte.Mes deux collègues qui depuis six mois dévoroient des yeux les larges boutons d'argent qui enchamnent communément au denrière les culottes des paysans, prétendoient faire une excursion nocturne dans l'église, pour déterrer la dame. Dès que je connus leur intention, je m'efforçai de la détourner; mais Satan, dont ils tenoient cette pensée, n'auroit pu la leur ôter, malgré son pouvoir. Au contraire, il leur inspira de si bonnes idées, qu'il feignirent de m'envoyer goûter le sort de celle qu'on vouloit dépouiller, si je ne participois pas au petit larcin. Je voulus m'en défendre un instant, mais par une contrariété singulière, mais non pas inexplicable, après une minute de réflexion, l'avidité soldates que chatouillant le gousset de mon pantalon, me place en un clin-d'œil porte - drapeau du vol. On sait que ceci paroîtra d'autant moins étonnant que, si autrefois les Normands se faisoient pendre pour vingt sols, cin centimes seulement font aujourd'hui fusiller un soldat. Mais des anneaux! des bagues! des bijoux! des joyaux! qui ne se feroit pas tuer pour attraper ces richesses?

Notre plan bien concerté, nous commençons par un petit vol, afin d'en commettre un grand; l'un sert d'instrument à l'autre: des bêches, des hoyaux, des barres de fer, des ciseaux, des limes, toutes sortes d'outils de cette espèce sont dérobés quelques heures avant le grand coup. Le voile de la nuit nous enveloppoit par degrés; un vent frais qui s'annonçoit par bourasques, favorisoit nos desseins. Je monte le premier à un grand vitrage dont j'arrache divers petits morceaux de plomb qui joignoient, divisoient et soutenoient les verres. En trois minutes, mes compagnons et moi sommes dans le temple.

On marche à petit bruit; l'on va, l'on vient, on cherche en tâtonnant dans l'ombre; tantôt je heurte contre la muraille, tantôt je donne de ma tête contre un pilier qui résiste, tantôt je m'embarrasse dans des chaises qui me font faire sur le nez une dangereuse culbute, et tout cela avec beaucoup plus de tapage qu'on ne le voudroit; enfin, du gravier m'avertit que je touche à la pierre qui couvre le trésor; elle étoit énorme: Sisyphe, accoutumé depuis des milliers de siècles à rouler son rocher du haut d'une montagne, n'auroit pu la remuer.

Tout l'attirail des maçons est mis en œuvre à la sourdine pour ébranler le couvercle sépulchral; nos cupides souhaits sont vains, et nos mutuels efforts superflus; rien ne peut l'entamer.

Je me disposois à lever le siége, quand ayant le bonheur d'enfoncer mon outil par une des jointures, je soulevai la pierre. Nous travaillons avec une ardeur incroyable; je suis parfaitement secondé. Déjà j'entrevoyois, d'idée, l'heureuse proie qui me tendoit les bras; déjà brilloient à mes yeux les diamans, l'émeraude..... lorsque la pesante masse retombe et reprend sa position avec un horrible fracas. Est-il possible d'exprimer notre frayeur en cet instant? non, cela s'imagine à peine et ne peut se décrire.

Fort heureusement que ni bras ni jambes ne se trouvèrent en place de mon fer, car tout auroit été brisé net comme verre. A ce fâcheux et imprévu contre-tems, soit que la pression de l'air nous eût rudement poussés, soit que la frayeur vînt du bruit, soit encore que la crainte qu'un de nous ne fût tué ou blessé, nous tombâmes tous trois à la renverse, comme on rapporte qu'il arriva jadis aux gardiens du corps de Jésus, quando surrexit è mortuis. J'avoue que si j'avois été aussi crédule qu'une dévote, j'aurois véritablement pensé que la morte, pour nous punir de notre témérité coupable, nous jouoit ce tour qui, dans notre position, eût effrayé, ou au maoins étonné l'intrépidité de Bayard.

Désespérés du mauvais succès de l'entreprise, nous jetons notre furie sur le tronc. Nous voici à travailler d'estoc et de taille autour de la boëte qui en un tour de main, laisse appercevoir au toucher une large fente. Presqu'au moment, la cassette se détache et laisse tomber à grand bruit sur le pavé des pièces de monnoie. Le silence de la nuit à ce quart d'heure rendit ce tintamare si effroyable, que mes cheveuxSe dressèrent, pour la seconde fois. Cependant nous tâtions l'un sur l'autre l'argent courant des sept ProvincesUnies; nous en ramassâmes une partie, et nous nous disposâmes a déguerpir de ce lieu, en abandonnant, auprès du monument, toute la féraille qui nous auroit désormais embarrassés.

Le dernier des trois voleurs sautoit à terre en dehors, lorsque nous apperçûmes deux hommes qui vinrent à notre rencontre. Ils passèrent tout près de nous sans rien dire, parce qu'ils reconnurent le costume militaire français, qu'ils redoutent comme la foudre. Il paroît que le tapage causé par l'ébranlement du tronc, ou par la levée de la fatale pierre, étoit le véritable motif qui les attiroit. Je pense qu'ils allèrent chercher de la lumière, afin de visiter l'intérieur de cette église, qui, selon la superstition dont ils sont gangrenés, leur faisoit croire que le diable y comptoit la nuit ses écus.

Quant à nous autres, nous filâmes en lieu de sûreté; j'embrassai mes chers collègues de friponnerie; j'allai me cacher à la Haye et me confondre dans les rangs de ma compagnie.

En route, je vis des grippemorts qui accompagnoient au dernier gîte un pauvre diable que venoit de moissonner la mort. Je m'arrêtai auprès du cimetière, en écoutant l'oraison funèbre du défunt, que prononçoit avec le plus grand phlegme un archer de Lucifer qui termina son piteux discours par une phrase commune que je compris fort aisément: Ein glas bier; allons boire un verre de bière.

Enfin, je retrouve mes vieux compagnons d'armes, qui me croyoient aux antipodes, et qui, à mon arrivée, m'appliquèrent sur les fesses neuf cent quarante-deux coups de savates (gras et maigres) pour les avoir si long-tems oubliés.

Le Moniteur universel, journal officiel, me tomba fortuitement sous les mains; il indiquoit tout au long l'instruction qui détermine le mode de remplacement.

Sans perdre un moment, je remue ciel et terre pour trouver un suppléant. Le ciel, favorisant mes vœux, me l'envoie bien portant.

Avant de me remplacer, il est examiné, tâté par l'officier de santé, comme le boucher manie la bête qu'il veut acheter. Après son admission, il prit ma place, porta mon nom, et se fit, comme il put, ami du petit canonnier.

J'obtins mon congé; mais avant d'abandonner mon corps, je dis à mon remplaçant: „Souvenez“vous, mon ami, que vous ap“pelant Delorme, s'il arrive par “la suite que vous deveniez géné“ral, je reprendrai mon poste.“

-- „A condition, répondit-il, que “vous me paierez ce qu'il m'aura “coûté pour l'acquérir.“

J'avois mon sac sur le dos, lorsqu'il fut marchandé par un vieux barbu, timide enfant du pèré Ibrahim, qui ne rougit pas de m'en offrir vingt sols du pays, (quarante-deux, argent de France.)

Faites attention que le sac de peau valoit seul six francs, tant il étoit bon et beau, et tant étoient jolies les bretelles. Comme je pestois de tout mon cœur contre ce malheureux juif, je me décidai pourtant à donner ma chère garde-robe à un garçon d'auberge qui s'en empara pour trente sols comptant; encore fallut-il payer deux grands verres de chnick de quatre sols. Un peu plus tard, j'allois me débarrasser de cet importun fardeau, car la tentation me prit dix fois de tout jeter au canal.

Ensuite, je revins en France, dans l'intention de me fixer à Paris, où le bonheur de partager votre aimable société, madame, ajoutera beaucoup à mes plaisirs.

J'ignore encore quand il me sera possible d'acquitter la reconnoissance de mon vieux cousin, cette sacrée qui me pèse terriblement sur la conscience.

J'ai commis un gran nombre de fautes, en très-peu de tems; j'en ai si sincèrement regret, que sans manquer, matin et soir, j'adresse à Dieu, transi de froid et morfondu de componction, mon mea culpâ et mea maxima culpâ.

PRÉFACE.

JE venois de quitter Paris, où j'étois en garnison, pour me rendre à l'armée, lorsque furent publiés les cinq Voleurs, etc. Ce petit roman, qui a obtenu beaucoup plus de succès que je n'en devois attendre, fruit de quelques jours d'un heureux loisir, aussi rapidement écrit que vivement conçu, étoit sous presse quand je dus partir pour Lille. A peine eus-je le tems de corriger la première épreuve. Parvenu à ma destination, j'eus la curiosité naturelle à tout écrivain qui aime ses productions, comme un tendre père chérit ses enfans. Je mandai directement au lieu de sa naissance qu'on m'en fît promptement l'envoi; mais soit que la lettre ait été perdue, soit qu'on n'y ait pas répondu, je n'en reçus aucunes nouvelles, et n'ai pu depuis lors me le procurer.

C'est peut - être une chose unique ou au moins fort étrange, qu'un ouvrage, depuis neuf mois dans les mains du public, ne soit connu de l'auteur que par la lecture rapide d'une première épreuve.

De Lille, l'ordre me fut intimé de marcher en Hollande, pour faire partie de l'armée qui combattoit alors avec tant d'éclat sous les murs d'Alkmaar; et c'est en avançant à grandes journées, qu'on m'apprit à la Haye où j'arrivai bien fatigué, la capitulation de la Nord-Hollande. Cet avantage me procura un assez long repos, au bout duquel j'éprouvai les atteintes de l'ennui.

Personne mieux que moi ne sait combien le soldat est paresseux, et personne moins que moi ne se plaisoit dans la paresse. Quoiqu'il en soit, pour supporter gaiement les lassitudes d'un service actif et pénible, où toutes les occupations se rapportent uniquement à l'art militaire, où les délassemens seroient souvent longs, quelquefois agréables, s'ils étoient aussi moins souvent interrompus, où l'existence d'un langage poli, épuré est encore en problême, et où l'on blâmeroit avec humeur celui d'une société bien composée, s'il osoit s'y montrer, j'étois loin d'avoinperdu pour cela le goût de la littérature; difficilement il s'éteint; il n'étoit qu'assoupi, il se réveilla.

Au bout de plusieurs mois d'une mentale lethargie, l'envie me prit d'écrire, sous un nom supposé, mes anecdotes depuis l'âge de connoissance jusqu'à celui de vingt-deux ans. J'avoue que je trouvois assez de charmes à réciter mes confessions; mais continuellement forcé de parler de moi, la plupart du tems contraint à traiter une matière oiseuse, j'affoiblis peu-à-peu mes pinceaux, et abandonnai l'ouvrage sur le point d'être fini. Sur ces entrefaites, il me tombe fortuitement sous la main une vie de Voltaire, dans laquelle on parloit des pensées de Labaumelle, que je n'ai jamais lues. A l'instant même part un éclair brillant de mon cerveau, qui laisse après soi une longue traînée de lumière; et la manie commune aux auteurs d'avoir incessamment la plume aux doigts, me mit en tête différentes pensées sur des sujets divers, éparses ça et là, sans ordre, sans méthode, sans liaison et sans suite; telles en un mot, qu'elles se présentoient à mon esprit qui ne s'occupa ni de les ranger ni de les classer.

La difficulté qui, dans la capitale de France, apporta quelques entraves à mes travaux, devint infiniment plus forte en Hollande; car outre que j'entendais journellement estropier ma langue, que presque tous ceux à qui je m'adressois me sembloient à ce sujet moins des Français que des barbares, je ne pus me procurer le moindre livre pour me préparer, ni même un dictionnaire dont je ne saurois, pour ainsi dire, me passer pour travailler un long sujet. On sait qu'un bon ouvrage dans la main de l'écrivain, avant de saisir la plume, lui est un excellent préparatoire; parce que plein du style qu'il a présentement sous les yeux, pénétré de sa tournure, il joint le sien propre, le mêle, l'identifie en quelque sorte, en les variant tous deux d'une manière agréable. J.-., diton, n'écrivoit jamais qu'il n'eût Pascal à ses côtés.

Privé de cette ressource, j'ai osé prendre mon vol à une foible hauteur, on craignant néanmoins les regards d'un publie toujours rigoureux, qu'on doit d'autant plus redouter, qu'il tient long-tems glacé celui qu'il accueille froidement.En Hollande, au fort d'un hiver dur, je ne me suis point senti, en travaillant, cette ardeur exaltée qui sert si efficacement, ce feu d'imagination qui anime si bien, qui transporte aux cieux les hommes du midi. Je me suis trouvé la tête lourde, extrêmement pesante, et des idées tellement confuses et disparates, qu'elles me paroissoient souvent imposibles à démêler, à éclaircir et à concilier. Je crois fort que le célèbre traducteur des Géorgiques, notre moderne Virgile, a raison quand il prétend qu'on écrit mieux dans les pays chauds, et qu'on pense davantage dans les pays froids.

Il ne me reste plus qu'un seul mot à dire. De peur qu'on ne trouve parfois suspectes les louanges adressées dans cet ouvrage à divers hommes illustres, je m'empresse de prévenir ceux qui me pourroient faire ce reproche, qu'elles sont aussi sincères que sont purs et désintéressés les motifs qui me les ont dietées; que ne connoissant d'ailleurs que par leurs ouvrages ou leur réputation ces grands personnages, je déclare avec franchise n'attendre absolument rien d'eux, hormis le repos et le bonheur de ma patrie.

Au quartier - général des troupes françaises en Batavie, à la Haye, le 10 Ventôse an VIII de la République.

PENSEES D'UN CONSCRIT.

JE connois des élèves d'Apollon qui font grand bruit; mais ils n'ont que les joues d'Eole. Loin d'avoir le cerveau frappé des rayons lumineux du dieu du génie, ils peuvent à peine se couvrir du divin manteau de celui des vents. Souvent je les ai vu jouer aux sources du Permesse; mais je leur défends expressément de grimper au sommet du Parnasse. Qu'ils badinent avec grace dans les bas lieux, et qu'ils ne s'exposent pas au saut périlleux de la roche Tarpéïenne.

Je vois un tigre en Angleterre, un chat en Prusse, un rhinocéros en Allemagne, un éléphant en Russie, un chevreuil en Espagne, une poule en Portugal, en Hollande un mouton, un serpent sans dard en Brabant, et le lion français au milieu d'eux, les passant fièrement tous en revue.

Rœderer est le meilleur journaliste français, et Delisle le meilleur poëte vivant.

S'il pacifie l'Europe, on dira de Bonaparte qu'il est plus grand que Scipion et plus heureux qu'Annibal, qu'il fut le plus fameux des héros, qu'il est aussi le mieux récompensé, puisqu'il occupe la première dignité du monde.

Que penser, que dire de ces bellomaniaques qui naguères tenoient les rênes de l'Etat? Ne croiroit-on point qu'au faîte des honneurs ils vouloient perpétuer la guerre, pour perpétuer leur pouvoir? Guerre! guerre cruelle! interminable guerre! jusqu'à quand Mars et Bellone en courroux agiteront - ils ton flambeau? Quand leurs fureurs seront - elles assouvies? Jusqu'à quand les furies infernales secoueront-elles les torches de la discorde? et quand cesserontelles enfin de faire siffler leurs serpens dans le cœur palpitant de ma patrie déchirée?

D'un côté je vois Paris dans un état de langueur, peut - être de stupeur; j'y cherche le lion de ôo, et je ne trouve que l'âne de la fable. D'un autre côté, je vois naître et mourir cent factions qui tour - à - tour s'anéantissent l'une par l'autre. Si le vigoureux nerf d'un gouvernement stable ne contient rigoureusement tous ces partis, enfans d'un criminel désordre, il périra victime de sa foiblesse, en ne donnant au monde que le scandaleux exemple d'un Etat éphémère.

Neuf départemens conquis sont remplis de mécontents qu'on doit exactement surveiller, parce qu'ils sont loin de chérir une liberté qui les gêne, et que toujours ils sont prêts à lever ouvertement l'étendard de la révolte, pour ramper servilement dans un esclavage qui leur plait, et pour lequel ils sont nés. La constitution de l'an VIII doit, ce me semble, plaire aux amis de l'ordre et de la paix, au philosophe comme au guerrier, à l'artisan comme au riche. Qu'elle se hâte donc, cette constitution, de nous procurer la tranquillité, le repos et le bonheur, après lesquels soupire tout honnete homme.

Qu'ensuite on renvoie dans leurs foyers, au sein de leurs familles, ces miliers de bras qu'on enleva pour les combats, et dont la terre, aride en leur absence, redemande vivement les soins et les efforts, pour fleurir de nouveau par une culture qui ramène dans nos champs la corne d'abondance.

Il est tems de fermer les plaies du trésor public; il est tems de congédier ces tas d'officiers supérieurs qui engloutissent tout notre or, coulant dans leurs mains comme une source d'eau vive. Quoi! pour enrichir quelques centaines d'hommes faudra - t - il constamment appauvrir l'Etat, en faisant croître une pépinière de malheureux?Que de contributions de toute espèce n'est-on pas forcé de payer pour nourrir, alimenter, pendant dix ans une guerre telle qu'aucun peuple ancien et moderne n'offre rien de semblable dans ses fastes?

Que de larmes ont dû couler pour satisfaire à des besoins toujours renaissans et de jour en jour plus pressans! J'ai souvent entendu des êtres fortement salariés par le gouvernement, tout pétris de crasse et d'ignorance, consumer leur salaire ôté du nécessaire d'un infortuné, dire en chantant au milieu d'un festin: „Mangeons, buvons, c'est „la République qui paie.“

On a vu (et il n'y a pas longtems) des ineptes, des ignares, occuper le poste d'hommes de très-grand mérite, prospérer avec un faste sans égal, tandis que la plupart de ceux-ci, couverts du manteau de l'indigence, gémissoient en secret de la bisarrerie de la fortune, qui comble ordinairement de ses plus grandes faveurs ceux qui les ont le moins méritées.

Cent fois j'ai rougi quand un insolent, un malotru, fier, dédaigneux, arrogant, à qui les circonstances me forçoient de m'adresser, m'examinant du haut en bas, me fermoit brusquement la porte au nez, tout en paroissant honnêtement me protéger.

Ne trouvez - vous pas, comme moi, plaisant et risible que les b...... et l'antre de Cacus servent à présent de sanctuaire au temple de nos loix? Le contraste paroît un peu singulier, puisque c'est Minerve et Minos qui succèdent à Priape et Mercure en pleurs. On vient de faire, par un discours, l'inauguration du saint lieu; mais autrefois les harangues les plus pathétiques, sur cet objet, auroient sans doute été plus qu'insuffisantes, parce qu'il eût fallu mettre en jeu l'eau bénite et le sel, pour chasser de ces lieux infâmes l'esprit immonde et les farfadets de la débauche.

Un journaliste impudent, effronté, non moins méchant que satyrique, et plus ambitieux que savant, s'est avisé de décrier grossièrement un homme estimable par ses lumières et ses talens; et, ne se contentant point de le calomnier, il lui adresse arrogamment des injures indignes d'un homme de lettres: „Garat, dit“il, est athée de profession et “singe de Condillac.“ Taisezvous, Gros-Jean, Lourdis indocile, vrai corbeau qui croassez après l'aigle; contentez - vous de désirer une parcelle de son mérite.

Condillac est un profond métaphysicien, et Garat un homme de beaucoup d'esprit, élégant écrivain, orateur distingué, sans néanmoins qu'il pense égaler le docte et brûlant Cicéron, ni le sublime et tonnant Démosthène.

Chénier a du talent, tourne bien des vers; mais Chénier seroit plus admiré, s'il avoit un peu moins d'amour propre et d'orgueil. Qu'on trouve rarement l'extrême modestie jointe au grand talent! D'où vient donc a-t-on envoyé l'élite de nos troupes dans des climats étrangers? C'est pour faire d'illustres conquêtes, dira - t - on.

Eh! qu'importe les conquêtes, quand il faut les acheter par le sang à jamais irréparable d'une partie de nos intrépides grenadiers qui signalèrent leur audace sous les murs d'Aboukir, et couronnèrent leur valeur dans les fossés de Saint-Jean d'Acre. Disons mieux, disons sans prévention que de magnifiques chimères ont égaré quelques têtes puissantes, et que sans le dangereux fumet de la gloriole, une terre lointaine n'eût pas couvert les cendres de nos héros. A des revers multipliés dans l'Italie, nous aurions continué d'opposer de brillantes victoires, et le repos du continent, si ardemment désiré, si chèrement acheté, en scellant l'immortalité de nos exploits eût appris enfin à l'univers étonné que la nation française n'étoit point dans la paix moins grande que dans la guerre. Combien de sang humain d'ailleurs inutilement versé! Que de larmes par cela même épargnées au milieu des chaumières comme dans le sein des villes! Il est tems de s'occuper des moyens de procurer à la patrie ses généreux défenseurs.

Siéyès est un homme rare et cher à la France, sous tous les rapports. Politique aussi profond que Machiavel, mais dont les vues sont et plus saines et plus droites, génie vaste et fécond, doux comme Titus, modeste comme Socrate, juste comme Aristide et vertueux comme Solon, il mérite assurément bien les honneurs qu'on lui prodigue comme les hommages qu'on lui adresse. Son cœur fuit l'ambition et dédaigne le faste. Si l'envie l'a critiqué, c'est autant par ignorance que par vanité.

L'Institut est, sans contredit, un bel et utile établissement: les productions de la plupart des savans qui le composent peuvent instruire; mais elles ennuyent plus souvent qu'elles ne plaisent.

La guerre, à mon avis, démoralise les hommes, les rend farouches, barbares, féroces, durs, insensibles, cruels, sanguinaires; elle accoutume au carnage. On parle à présent de tuer son semblable comme d'écraser une mouche. Il en est qui vous égorgent un homme avec le même sang-froid qu'un cuisinier coupe le cou d'un malheureux poulet. O humanitas!Je crois Moreau général instruit dans l'art de la guerre, Massena aussi heureux que brave, et Brune un estimable guerrier, dont la réputation égale au moins les talens, le courage et la vaillance.

Jourdan fut malheureux; mais dans ses défaites il dut trouver quelque consolation, quand il songea qu'elles étoient plutôt le fruit d'une impéritie cachée qui les nécessitoit et les commandoit, que de sa prudence militaire mise en défaut. Pourquoi rappeler Lafayette et Barrère, lorsqu'on laisse exilé Pichegru, général qui a rendu de si importans services à la patrie?

J'ai peine à m'imaginer que le conquérant de la Hollande, qui étonna la France par ses faits éclatans, ait pu songer à la trahir. Comment lui, qui en étoit un des principaux boulevards, qui l'avoit si bien défendue contre ses ennemis, qui, par des prodiges d'une valeur bien réglée, aura peut-être porté l'enthousiasme dans l'ame du jeune héros pour lequel chaque jour accroît notre admiration, et qui peut-être aussi, faute d'étincelle électrique, fût resté, sans lui lui, dans l'obscurité (car les nobles actions d'un illustre guerrier font fermenter un génie ardent qui se sent secrètement quelque desir de l'imiter.) Comment, dis-je, Pichegru eût-il voulu renverser en un moment ce qui lui coûta tant de travaux à établir, et détruire infailliblement en un jour les monumens de sa gloire? Non, cette pensée répugne trop à ma raison pour daigner m'y arrêter.

Quelques têtes chaudes auront vu sans doute un crime d'état dans une erreur instantanée: s'il en est ainsi, comme tout porte à le croire, pourquoi le laisser plus long-tems errer dans une terre trangère, tandis qu'on rappelle au séjour de la tranquillité ses compagnons d'infortune? Seroit-il à vos yeux le plus coupable? je ne le saurois penser. Hé bien!

puisque vous ambitionnez, ditesvous, de donner le repos à tous les hommes, rendez-lui promptement le sien; car vous feriez penser de deux choses l'une, ou que vous êtes jaloux de sa gloire, ou que vous redoutez son nom.

Docte et sublime Sicard, quelle modestie couvre ton front! L'éloge t'ennuie, je le sais; mais je ne puis m'empêcher de dire que si la nature est prodigue de miracles, tu la secondes puissamment par les ressources de ton brillant génie. J'ai toujours vu, dans les campagnes, les fêtes nationales attirer beaucoup moins de curieux que les farces de la foire. On a sagement agi de les supprimer; c'est un grand ridicule de moins.

La liberté du culte épargnera certainement, en tout tems, de grandes dissentions civiles.

Toutes les religions doivent être libres dans un Etat libre, pourvu néanmoins que, ne s'écartant pas des loix humaines, elles soient spécialement et sans cesse sous la surveillance du gouvernement.

Mais la prudence doit bien se garder de leur accorder trop d'autorité; qu'on les protège, sur-tout qu'elles ne soient point distinguées: la préférence à ce sujet seroit une source d'abus, peut-être de calamités.

La peine doit être proportionnée au délit, a-t-on dit avec raison; qu'on examine donc si de légères fautes n'ont pas quelquefois occasionné le châtiment trop rigoureux de la déportation.

Le Brun est assurément un grand poëte; beaucoup le savent, mais peu le disent: craindroit-on d'effleurer sa modestie? ou bien attend-on qu'il soit mort pour le faire vivre?

L'opinion publique a terni Schérer; c'est le roi des animaux qui se fait justice, sans songer que le renard a tenu long-tems captive la poule aux œufs d'or.

Le rôle qu'a joué Suvarov est-il déjà si intéressant? S'il a obtenu un moment quelques heureux succès, n'a-t-il pas aussi vu à Zuriek tous ses lauriers flétris? Suwarow l'italique va-t-il, à son arrivée en Russie, déposer aux pieds de son maître la couronne d'invincible?

Dira - t - il à Paul 1er? „Je vous “ramène votre armée triom“phante.“ Je n'ose le croire; ses lauriers cueillis se sont trop tôt fanés. Le prince Charles doit, selon moi, se souvenir encore des leçons du moderne Alexandre; qu'il se garde en conséquence d'oublier le voyage du pot de terre avec le pot de fer.

J'ai vu et connu le soldat, le marin et l'officier de tout grade.

J'ai remarqué dans le premier généralement peu d'instruction, beaucoup de penchant à se rendre service et s'obligeant mutuellement avec franchise, des manières vives et brusques dans l'action, un ton laconique, décisif et tranchant dans le langage, parlant sans cesse de la guerre ou de ce qui peut y avoir rapport. Le marin est ordinairement mal-propre et grossier; la propreté est peut-être incompatible avec son état.

Je le crois bon, mais moins officieux que le militaire, entre lequel existe une antipathie marquée de caractère: ils ont le jurement et la boisson particulièrement communs. Le soldat est paresseux, et le matelot au contraire très - laborieux: la profession de celui - ci est un travail d'enfer. Parmi les officiers, il en est de fort instruits dans leur art et savans d'ailleurs; le nombre en est extrêmement petit. Il en est d'autres dont l'orgueil, la fierté, l'arrogance et l'ambition font tout le mérite. Quelques-uns que j'ai particulièrement connus sont ineptes, ignares, méchans, jaloux, assommant intrépidement, de leur dur bavardage sur les batailles quiconque est forcé de les écouter: j'ai beaucoup à me plaindre de ces derniers, dont le peu de délicatesse m'a plus d'une fois causé des dégoûts amers; mais j'oublie que je dois les oublier. Ainsi les uns sont véritablement estimables, les autres souverainement méprisables; quelquesuns sont plus à plaindre qu'à blâmer, d'autres moins dignes d'honneur que de pitié; mais tous ensemble confondant leurs titres et leurs qualités, leurs défauts et leurs vertus s'accordent à montrer un ton où l'insolence est toujours prête d'éclater; c'est le vice uniforme. O noble fierté, fierté républicaine! qu'es-tu devenue?

On a communément de la présomption pour son propre ouvrage.On craint souvent ce qu'on désire, et la crainte en ce sens n'est qu'un sentiment d'espérance, fondé en raison du pressentiment qu'on éprouve, d'accord avec la vraisemblance.Chacun admire les talens transcendans d'un ouvrier de son état.

Un artiste aime les arts; un peintre habile s'extasie devant un magnifique tableau; le sculpteur ne s'occupe que de sculpture, et le statuaire ne voit au monde que des statues. Des airs, des ariettes, des sonates, des rondeaux, des concerto, des opéra, travaillent nuit et jour la tête du musicien; le prosateur dévore la prose et méprise les vers; le poëte se rit de la prose et ne trouve rien de plus beau, plus charmant, plus admirable que le langage des dieux; le romancier fait le plus bel éloge du roman, et dit sérieusement qu'un traité de morale et de philosophie l'ennuie; un financier ne parle que de coffres - forts et ne rêve qu'argent. Insensible aux fruits des grands talens et aux honneurs distingués, méprisant tout ce qui suit un grand nom, le commerçant ne songe qu'à ses marchandises, qu'à ses magasins, aux factures, quittances, lettres d'avis, lettres de change, billets de commerce, et ignore que Laharpe, Volney, Monge, Lagrange, Bertholet sont au monde. La guerre, les batailles, les combats, les surprises, les défilés, les gorges, les duels, la poltronnerie, la bravoure, les armes; percer, tuer, couper, égorger, assommer, mutiler, pourfendre, massacrer, hacher, mettre en mille morceaux, forment toujours le fond de la conversation soldatesque.

Le dictateur César songeoit à se faire roi lorsqu'il fut assassiné, la quatrième année de sa dignité. Leçon terrible pour qui tenteroit présentement de l'imiter en France!

La liberté du culte n'est que la tolérance des religions. Une religion dominante peut, et je dirai même, doit nécessairement entraîner la théocratie: celle-ci est le marche-pied du trône.

Le Hollandais, nation égoïste avant toutes choses, peuple canard et ichthiophage, est aussi surprenant par son phlègme que singulier par sa manière de vivre.

Je conseille au poëte accablé d'ennuyeux et au philosophe lassé d'étourdis, de venir en Hollande, l'un pour y tourner tranquillement ses vers, et l'autre pour v émettre librement ses pensées; car l'importunité ne vient jamais vous distraire, tant on aime à s'isoler!

Celui qui proposeroit au gouvernement d'examiner s'il ne seroit point utile pour le voyageur, et de l'intérêt public, de placer aux lieux les plus apparens de chaque commune, aux bornes de l'arrondissement de chaque canton et aux limites de tout département, une inscription portant le nom de leurs divisions respectives, auroit, selon moi, moins de blâme que de louange à recevoir de ses concitoyens. Cet usage existoit autrefois, comme nous le voyons encore par ces vers de la Pucelle de Voltaire: Vers les confins du pays champenois, Où cent poteaux, marqués de trois merlettes,Disoient aux gens: en Lorraine vous êtes.

Il me semble que la division territoriale de la république seroit en quelque sorte plus neuve et plus marquée aux yeux du voyageur, qui parcourt souvent une partie de la France sans connoître les lieux où il a porté ses pas, que par des demandes incertaines, auxquelles sont ajoutées ordinairement de très - vagues réponses.

Les frais de cet objet seroient communaux, ou prélevés sur le droit de passe.

Réduire au tiers le nombre des cantons, seroit peut - être une chose non moins nécessaire; car on sait, par expérience, que moins il y a de rouages dans une machine, moins elle est susceptible de se détraquer. Je crois voir une grande économie dans cette suppression, et la chose publique mieux servie.

Peuple batave, j'admire tes immenses travaux pour rompre les efforts des mers; mais à tout moment je frémis pour ta vie, quand je songe qu'une seule nuit peut t'engloutir sous les eaux. Prends-y bien garde; un jour, quelque malheureux jour, éclairera un double malheur. Pendant que ton ame volera dans le noir empire de Pluton, tes trésors, qui font ta seule divinité, couleront comme un impétueux torrent dans le vaste et ténébreux domaine de Neptune, à-la-fois témoin d'un affreux malheur et de la folie ridicule de l'espèce humaine. En voyant toutes ces horreurs, Téthys pourratelle s'empêcher de gémir sur la perte de l'immense produit d'une crasse économie? Puisse pourtant ce jour, à jamais fatal, n'éclairer l'univers que la veille même de sa dissolution. Qui ne seroit pas ravi d'admiration de voir les lumières et les talens, escortés des bonnes mœurs et des vertus, placés dans l'arche sainte de notre république, est un être dont la prudence et la tranquillité doivent également se défier.Celui qui verroit avec un œil d'envie l'esprit, le goût, les beauxarts éperdus reprendre leur empire,pire, me paroît moins digne de crainte que de mépris; eût-il l'esprit dangereux et la fortune puisSanle.Il est de la dignité consulaire d'avoir rendu justice à la dignité papale, en honorant la mémoire d'un illustre personnage, aussi vénéré par son rang que vieillard respectable par ses malheurs.

Voulez-vous savoir jusqu'à quel point règne le préjugé national?

Visitez l'Italie, la France, l'Angleterre, la Hollande, et vous saurez bientôt, aux demandes qu'on vous adressera et aux réponses que vous rendrez, combien chaque peuple est engoué des beautés de son pays. Vous verrez que l'Helvétie préfère ses rochers aux plaines fertiles d'Italie, que celle-ci ne trouve dans le Français qu'une nation légère, volage, inconstante et fantasque (en cela elle peut bien rencontrer juste); mais heureux, si elle lui accorde les qualités d'aménité, confiance, politesse, urbanité. L'Anglais dit hautement que Paris n'égale pas Londres, et qu'il n'a jamais rien vu qui surpasse sa capitale; le Batave, n'appercevant rien de plus beau, plus charmant, plus utile, que sa manière de voyager, préfère de sangfroid, à toutes les richesses et l'abondance britanniques, la commodité sans égale de ses nombreux canaux. Il en est de l'individu qui aime sa nation comme du soldat qui chérit son corps: sa compagnie, son bataillon, sa demibrigade, son régiment est toujours le plus beau, le plus brave et le plus intrépide. La différence est que cette présomption, confondue dans l'amour - propre de ce dernier, devient souvent, par des motifs d'émulation, très-utile à la partie, tandis que le préjugé de l'autre n'enfante qu'une vanité puérile. Vous dites que parmi des milliers de romans mis au jour chaque année, il ne s'en trouve plus comme Télémaque! Vous n'avez donc point lu le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce?

Quoique les connoissances se soient extrêmement accrues et multipliées depuis douze ans, on ne rencontre guères que des talens médiocres: il s'en découvre quelquefois de grands; mais nous ne recouvrons plus de grands génies. On cherche vainement par-tout J.-J. et Voltaire; on trouveroit encore avec plus de peine Caton d'Utique et Socrate.

Louis XVIest mort: je l'ai toujours cru plus sot que coupable.

Si j'eusse été son juge, je me serois certainement contenté de le bannir à perpétuité du territoire français. Détrôné par son peuple, chassé de ses Etats, plongé dans une profonde humiliation, n'auroitil point eu le loisir d'expier ses fautes? La guerre, qu'il eût peut-être entreprise contre nous, n'auroit sans doute pas été plus cruelle qu'à présent, ni plus heureuse que celle du stadhouder. On pouvoit être républicain sans massacrer son roi. C'est un reproche que nous adressâmes, pendant près d'un siècle et demi, à l'Angleterre, qui aujourd'hui nous renvoie la balle avec autant de raison. Il y a cent à parier contre un, que les émigrés se repentent d'avoir quitté la France. Ils s'imaginoient, les pauvres têtes, trois mois après leur départ, rentrer triomphans dans leur pays soumis! qu'ils se trompoient alors! Je doute fort que les choses étant les mêmes, ils voulussent recommencer la partie. Il faudroit, cette fois, qu'ils fussent ou les hommes les plus stupides ou les êtres les plus enragés.J'ai droit de plaindre de bons, de doux, d'excellens ecclésiastiques morts sans secours comme sans foiblesse dans des cachots flottans, par la cruauté monstrueuse d'une exécrable tyrannie.

Une conscience peut - être trop délicate causa tous leurs maux, une résignation toute entière creusa leur tombeau; et ce qui dans d'autres tems fut une vertu rare, devint un crime atroce dans ces tems pleins d'horreur. J'ai dû te regretter, ministre doux, tendre et sensible Noël, dont l'ame compatissante s'ouvroit aux malheureux, et dont la consolation soulageoit leurs maux! Tu élevas mon enfance et guidas ma jeunesse, reçois le tribut d'éloges que ma voix reconnoissante offre à tes mânes. Tu pus avoir quelques opinions erronées; mais encore une fois, l'erreur ne fut jamais un crime. Tu vécus comme Socrate, tu mourus comme lui; comme lui ton salut te fut présenté par la fuite, comme lui tu le dédaignas; enfin comme lui tu perdis la vie, lui pour ses principes de sagesse, et toi pour la profession de ton culte.

Nous avons vu, il y a déjà quelques années, un grand général trahir sa patrie. A Dieu ne plaise que je veuille ici l'excuser! Mais vous autres tous qui criez si fort à la tahison, qu'eussiez-vous fait à la place de Dumourier? Toute défaite alors étant criminelle, qui eût été plus coupable que le général aux yeux des meurtriers des Custine et des Luckner? Dumourier est mandé à Paris pour paroître à la barre. Il sait qu'un procès expéditif vous mène droit à l'échafaud: n'est - il point très-naturel en ce moment critique de faire quelques réflexions, sur-tout quand il se présente dans l'infortune divers moyens de salut?

Dites-moi, je vous prie, quel parti doit prendre un homme presqu'assuré de perdre honteusement la vie, dont la tête est mise à prix, et qui ne peut trouver d'autre sureté qu'en fuyant?

Optez donc entre la mort et la fuite. Et vous! vous auriez préféré mourir? j'en doute fort: un choix aussi grave est au moins suspect. On répond à cela qu'on ne peut pas plus justifier sa conduite, que se dissimuler sa trahison: eh bien! blâmez-le donc d'avoir trahi et non pas d'avoir fui. L'histoire romaine offre tant de massacres commis et sur la personne des citoyens revêtus des premières dignités, et sur celles des empereurs. Qu'on doit frémir sur les nombreux dangers qui chaque jour enveloppent les plus chères têtes de la République.Ptolomée, frère de Cléopâtre, fait massacrer Pompée. La proscription fait trancher la tête à Cicéron. Deux paysans assassinent Tarquin l'ancien, âgé de quatre-vingt - quatre ans. Tibère fait tuer Agrippa dans une isle, et fait emprisonner en Asie Germanicus son fils. Le successeur de Caligula est empoisonné dans un plat de champignons par sa quatriéme femme Agrippine. Néron empoisonne son frère Britanicus, fait cruellement mourir Octavie son épouse, vertueuse princesse, âgée de vingt ans, fait assassiner sa mère Agrippine, et contraint Sénèque, son précepteur, à se donner la mort.

Une troupe de conjurés fait justice de Caligula dans son palais.

La faction d'Othon arrache la vie à Servius Sulpicius Galba. Vitellius est assassiné par les soldats de Vespasien. Après quatorze ans de règne Domitien meurt comme il a vécu, par la main des conjurés. L'empereur Commode ayant fait périr plusieurs sénateurs, est lui -même étranglé par Marcia sa concubine.

Les soldats de la légion prétorienne massacrent le vieux sénateur Helvius Pertinax, homme de mœurs austères, qui n'avoit accepté l'empire que malgré lui, et donnent la mort à Didius Julianus, sénateur débauché, deux mois après l'avoir élu. Caracalla fait massacrer Géta entre les bras de sa mère blessée en voulant lui sauver la vie; il fait tuer les médecins de la cour qui refusent d'empoisonner Sévère, et fait décoler le fameux jurisconsulte Papinien, personnage vertueux, pour n'avoir pas voulu justifier devant le sénat ce parricide exécrable. Macrin et Martial tuent ce tyran d'un coup de poignard; au bout d'un an les soldats assassinent les meurtriers de Caracalla.

Je ne finirois jamais, si je voulois essayer de raconter la centième partie des cruautés que rapportent les annales romaines.

Que de réflexions tous ces crimes doivent enfanter!

J'appelle bravoure l'effet d'une vivacité soutenue, mais dont l'emportement se modère sans se démentir; si la fureur se mêlant à la colère, dicte des mots virulents et produise par suite des actions insensées, je la nomme bravade; et je donne le nom de courageux à celui qui affronte hardiment un danger nécessaire.

Celui qui dit ne pas craindre la mort, ressemble au sage qui dit mépriser la renommée: l'un et l'autre disent un mensonge.

La mort est un monstre épouventable aux yeux de l'homme heureux et comblé des faveurs de la fortune; elle fait également trembler le vieillard au bord de la tombe et le malade dont toutes les idées se confondent dans celle de la destruction de l'être. Le guerrier le plus intrépide comme le plus timide mortel, ne peuvent l'envisager sans une certaine frayeur.

L'ivresse incapable de réfléchir, conduit souvent à de périlleuses imprudences et court au-devant du trépas; mais celui qui l'affronte de sang froid ressent, quoiqu'il fasse, de légères atteintes d'appréhension qui sont inséparables de la nature humaine; nul ne peut s'en défendre. Vous voyez ce brave militaire couvert de blessures et de lauriers, mutilé dans cent combats, présentement languissant et moribond dans son lit, montrer de la foiblesse en quittant la vie, et paroître au moins très-sensible aux approches de ce dernier moment et aux terreurs qu'il inspire.

La mort est la dissolution du corps, ou pour mieux dire la séparation de l'être actif d'avec l'être matériel. Après la mort les vers rongent la machine; mais que devient alors l'être actif et pensant? Ce souffle que nous nommons ame, ce principe de la vie, n'est-il qu'une légère vapeur qui s'évanouit aussitôt qu'elle quitte son étui? ou bien une intelligence incréée qui vole au sein de l'immortalité? Je l'ignore. Dieu existe-t-il ou n'existet - il point? Je n'en sais rien. On ne peut guères plus comprendre comment il existe que comment il n'existe pas; les raisons pour et contre sont égales. La terre a-t-elle commencé? je le crois. Finiratelle? je le pense. Peut - on concevoir l'immortalité de l'ame sans l'existence d'un Dieu? non; car il n'y a point de milieu; il faut nécessairement rejeter ou admettre l'un et l'autre. Seriez-vous par hasard déiste, matérialiste, athée? Hé! que vous importe que je je sois, pourvu que je vive en honnête homme? l'essentiel n'est-il pas de remplir avec honneur tous les devoirs de la société?

C'est plus souvent le public que le mérite, qui dispense les réputations.Les journalistes sont tous frères; ils s'aiment comme Fréron et Voltaire, se disent comme eux beaucoup d'honnêtés, et s'accablent comme eux de louanges trèsdélicates.L'art d'écrire n'est d'abord que celui de bien penser, et ensuite de bien rendre ses pensées, comme l'éloquence n'est que l'art d'exprimer noblement ses idées.

Celui qui veut écrire et se faire honneur de ce talent, doit avant tout savoir penser et réfléchir.

Qu'après il lise beaucoup, lentement, avec fruit, et médite long-tems ses lectures. Qu'ensuite il ouvre les meilleurs auteurs, qu'il les parcoure attentivement, qu'il les analyse; et si, en les étudiant, il ne sent quelques transports, si son ame ne s'émeut, si son admiration est muette, si, en un mot, il ne trépigne à leurs beautés, il doit à l'instant laisser la plume, et songer de suite à un autre état, toujours meilleur, plus lucratif et plus honorable que celui de plat écrivassier.

Quand je verrai Corneille, Racine, Voltaire, J. - J., Buffon, dans les mains d'un jeune homme qui me dira, dans le fort de son ravissement et de ses élans sublimes: Oui, ces charmans ou“vrages ne peuvent être écrits “que par des hommes inspirés par “une divinité“, je ne craindrai point alors d'avancer que son goût est décidé.

Voici le conseil que je lui donnerai: Choisissez d'entre les bons auteurs celui qui vous plaît le mieux, qui vous frappe d'avantage; faites-en des extraits, copiezle plusieurs fois, ayez soin de bien retenir son style, d'examiner avec attention le tour de ses phrases, saisir avec soin le choix de l'expression, et de vous pénétrer fortement de la manière d'écrire qui lui est propre. Digérez à loisir vos lectures; et, après avoir fait durant un tems ce léger exercice, écoutez en vous - même si la gloriole est sourde à vos accens, et si quelque desir de mettre au jour une production ne chatouille pas votre amour-propre.

S'il en est ainsi, gardez-vous de presser votre ardeur: essayez long-tems vos aîles avant de voler tout seul; imitez en cela le petit des oiseaux, qui sautille autour de son nid et voltige de branche en branche avant de vouloir suivre sa mère. Ne perdez jamais de vue qu'il en coûte infiniment de se relever à un auteur tombé, et que l'indulgence publique devient de jour en jour plus sévère, à mesure qu'elle découvre des chef - d'œuvres.Lisez de bons préceptes sur cet objet dans Horace, dans l'art poëtique de Boileau, et dans le charmant discours de Buffon, le jour de sa réception à l'Académie française. Dans vingt pages que contient ce discours, on profite beaucoup plus que dans dix volumes écrits sur cette matière.

Voulez - vous avoir un beau style? sachez bien votre langue, n'oubliez jamais la grammaire, repassez souvent votre logique, ayez acquis par vos lectures un vaste dépôt de connoissances; ensuite préparez vos matériaux, rangezles avec méthode dans votre esprit, et saisissez la plume. Mais pour avoir pris ces précautions, vous n'êtes encore qu'au commencement de la carrière; de la patience, et vous atteindrez bientôt le but.

J'ai déjà dit qu'il étoit utile de copier de bons auteurs; je le répète; et vous verrez qu'outre l'orthogaphe et la ponctuation, qu'on acquiert en très - peu de mois, vous aurez une facilité prodigieuse à transmettre vos pensées; j'en réponds, ayant pour moi l'expérience.Quand cette envie vous prendra, que votre style soit réglé sur le sujet que vous traitez; c'est-à-dire que si vous donnez l'essort à la satyre, il faut qu'il soit léger, prompt et concis. Si vous badinez, que l'agrément se joigne à la rapidité; que le style soit coulant et varié, Votre desir est-il d'étonner et de frapper par un discours? qu'il soit fort, pathétique, nerveux; que des périodes bien ménagées attachent et fixent l'attention de l'auditeur, toujours prête à s'envoler.

Le plus grand secret de l'écrivain, c'est de varier son style, parce qu'il sait que rien n'ennuie davantage que la monotonie. Evitez dans vos phrases l'équivoque, les mots durs, insignifians, et les expressions triviales; défiez-vous des pléonasmes, de la bathologie, de la périssologie. Que vos périodes, sans être trop répétées dans leur tournure, soient toujours élégantes et coulantes. Sur six mots synonymes, il n'y en a qu'un de convenable; le bien choisir décèle le talent, et le bien placer le bon écrivain. Ayez sans cesse devant vos yeux les règles de l'harmonie. Retranchez ou élaguez tous ces membres de phrase qui la font languir. Répétez le moins possible le même mot. Eloignez aussi tant que vous pourrez la rencontre, fuyez le concours de ces sons désagréables, rebutans, qui obligent de prononcer dûrement en rendant le récit pénible, et ces chûtes foibles, lâches, diffuses, qui blessent âprement l'oreille. Cependant, prenez garde que le sens de la période ne soit altéré par ces précautions; il vaut mieux alors sacrifier l'élégance au laconisme, et l'harmonie à la clarté.

Soyez riche et fécond dans vos fictions, vif et concis dans vos récits; mais songez que le galimathias est bâtard de l'imagination, que cet enfant brouille tout quand on l'écoute, et vous égare quand on le suit. Servez-vous à propos de la comparaison, de l'antithèse, de la métaphore, de l'hyperbole; l'énumération est aussi fort recherchée, quoiqu'il ne faille pas trop-souvent l'employer.

Avec une lecture approfondie, de la réflexion, du goût et du génie, je vous réponds que vous vous acquerrez bientôt une bonne réputation, pourvu néanmoins que ce soit toujours vous - même qui parliez, et que vous n'empruntiez pas secrètement le langage des autres; car vous supporteriez infailliblement l'humiliation de voir un jour l'oiseau vous redemanderes plumes. C'est un jeune homme qui vous donne ses conseils, les suivra qui voudra; mais j'ose assurer que celui qui s'en avisera, sera plus étonné de ses rapides progrès, que je ne le fus moi-même quand je commençai de les mettre en usage.

Un jeune homme répand communément des choses grandes, vives et fortes dans ses écrits. Le récit est son genre dominant; il lui plaît beaucoup mieux que les observations. Le neuf, le solide, le vrai, le beau, sont marqués au coin des ouvrages de l'hommemûr; et les beautés de détail, les idées simples et lumineuses, de sages réflexions, un style net, toujours pur et toujours égal, distinguent le vieillard lettre. Le jeune écrivain pensant peu, disant beaucoup, s'applique moins à plaire, à toucher, qu'à surprendre, qu'à frapper. Le littérateur mûr mêle avec agrément, la force d'idée à la douceur d'expression, et lie avec intérêt, une mâle éloquence à de profondes vérités. La plume du vieillard décrit doctement; sa mémoire se replie sur le passé; l'expérience guidant sûrement ses pas, il sème par-tout d'utiles sentences, donne avec assurance des leçons pleines de goût et d'érudition, fortifiées par ses longues observations; et joignant enfin le nerf des pensées concises à la précision d'un style clair, il charme autant par une simple variété, qu'il est admirable par la douceur, unie au naturel élégant.

C'est le défaut d'un jeune écrivain, d'avoir l'imagination montée sur la corde des romans.

Peu de bons ouvrages ont paru, dont les manuscrits, avant leur publication, n'ayent été transcrits trois ou quatre fois, et retouchés au moins huit à dix. A vertissement à qui croit avoir produit un chefd'œuvre, quand ses idées fraîchement écloses de son cerveau ne font, si j'ose parler ainsi, qu'un saut de sa tête chez l'imprimeur.

L'éblouissement du grand jour le tirant bientôt d'erreur, il voit sa faute, la déplore, sans pouvoir v remédier.

Voulez-vous vendre votre roman ou faire jouer votre comédie?

donnez leur un titre frappant, singulier, bisarre, principalement accommodé aux circonstances, et mettez en tête du roman une belle figure qui pique la curiosité, parce qu'avant d'être connu, surpassât-il Clarisse, il auroit peine à se débiter; toutefois, je ne vous réponds pas que ce petit manège, qu'on découvre aisément, puisse durer long-tems.

Ce n'est point non plus, à la vérité, le moyen de se faire un nom; car c'est plutôt faire tort à son esprit qu'honneur à son goût, que de voiler, sous un titre menteur, de pitoyables fadaises. Mais en attendant, la médiocrité, quelquefois l'ignorance ou l'imbécillité, recueillent offrontément les fruits d'une supercherie instantanée.

Si le royaliste se dépouilloit de ses préjugés, l'anarchiste de sa fureur, le chaud patriote de son entêtement, tous les factieux de leurs sottes méchancetés et de leurs vanités ridicules, nous aurions le paradis dans notre république, et verrions constamment l'enfer hors de-là.

Il doit paroître étonnant aux amateurs des sciences, aux savans, que le collège de France, institution si belle! soit aussi peu fréquenté. Qu'il est tems que le gouvernement jette un regard paternel sur l'éducation de la jeunesse! Qu'il ne s'occupe point seulement des écoles centrales, mais qu'il s'arrête aussi sur les écoles primaires.

Quiconque a vu celles-ci dans les campagnes, doit en vérité gémir sur l'état d'ignorance où nous sommes sur le point de tomber, si l'on ne se hâte de refondre en entier nos institutions morales et notre éducation politique. Plusieurs années ont tantôt vu de beaux discours, tantôt entendu des rapports éloquens, tantôt nommer des commissions qui n'ont abouti qu'à manifester clairement l'impuissance ou l'incurie du corps législatif, sur cet intéressant objet. Puisse quelqu'homme de génie nous tirer au plutôt de cette fatale ignorance, la honte d'une république naissante, et qui commence à fleurir!

Beaucoup d'auteurs, dans ce siècle, au lieu d'écrire pour la gloire, n'ambitionnent que des places qui donnent de la considération, et qui sur-tout leur rapportent de l'argent. Ils entendent parfaitement le langage de leurtrèstrèshonoré maître Boileau, qui leur crie: L'argent, l'argent, dit-on. sans lui tout est stérile: La vertu saus l'argent n'est qu'un meuble inutile: L'argent en honnête homme érige un scélérat;L'argent seul au palais peut faire un magistrat.La prudence est le sentiment de la prévoyance, d'accord avec la sagesse. Le jugement est une suite de la comparaison, car pour juger, il faut comparer; et la cause des déterminations de la volonté, car je ne puis vouloir une chose, que je ne juge auparavant qu'elle me convient par ses rapports.

La crainte est une foiblesse qui prend sa source dans les organes du cerveau. Ainsi pour faire d'un homme craintif un être hardi, il faudroit pouvoir changer son organisation.On contracte aisément les habitudes des gens avec qui l'on vit. La modestie est le manteau de la sagesse et la gase de l'hypocrisie.L'innocence d'une pudeur virginale est le baume de la vertu, qui exhale en tous lieux ses parfums.Le joueur et l'ivrogne arrivent directement au même but, par des moyens tout différens: l'un, écumant de rage, signe sa ruine et s'arrache les cheveux; l'autre signe tranquillement la perte de sa fortune et rit aux éclats.

De tous les vices qui dégradent l'espèce humaine, l'ivrognerie me paroît le plus grand; et je ne trouve rien de plus admirable que l'allégorie des compagnons d'Ulisse, métamorphosés en pourceaux par Circé.

Et du joueur, qu'en dirai - je?

Oh! mes amis, mes jeunes et chers compagnons d'âge! voulez-vous boire? buvez sans vous enivrer; mais sur-tout ne jouez pas.

Deux amis, l'un de dix-huit et l'autre de vingt ans, tous deux de Saint - Claude, département du Jura, abandonnent gaiement la maison paternelle pour visiter Paris. Trois cents louis, dans une même bourse, fournissent à la commune dépense. Ils atteignent assez heureusement le terme de leur voyage. En parcourant les galeries du Palais - Egalité, une maison de jeu frappe subitement leurs regards. La curiosité les attire, un appât séducteur les y retient, un gain illusoire les fait jouer. Vingt-cinq minutes suffisent pour tarir la bourse. L'humeur sen mêle, ils jouent leurs montres; c'est parce que le dépit s'en irrite, qu'ils perdent leurs habits; et le désespoir, une heure après, oblige le malheureux Carlos de se pendre, et l'infortuné Morand de se noyer! Quel affreux exemple!......Honneur et probité ne sont ni de vains mots ni des vertus, ce sont simplement des devoirs.

Fidélité, constance, couronnent l'amour; dégoût, chagrin, soupçon, le détruisent.

La discrétion est la plus belle des qualités, comme l'indiscrétion le plus grand des défauts.

La haine est le fiel du cœur, et l'amitié son plus doux penchant.Voulez - vous savoir le secret d'une femme? feignez de ne pas le vouloir; c'est vraiment un prodige si la circonspection lui tient la bouche fermée.

La superstition marche les yeux bandés; un rien la fait crier à l'impiété. Deux chemins conduisent promptement à la mort, les excès de débauche et l'usage immodéré des plaisirs d'amour. L'un, semé de précipices et couvert d'ordures, l'autre jonché de fleurs enivrantes, ont une pente également rapide; tous les sentiers sont obstrués de pélerins. Dire d'une femme qu'elle n'est pas jolie, c'est presqu'avouer qu'elle est laide.

L'orgueil et la vanité percent à vingt - cinq ans, l'ambition et la soif des richesses fermentent à quarante, l'avarice et la cupidité se fourrent dans une tête sexagénaire.Pour se faire une juste idée de la jalousie, il faut vivre avec une femme jalouse.

Cette funeste passion rend féroce, et sur dix mariages, huit en sont attaqués, soit que l'époux ou l'épouse en soit le malheureux objet. Je n'ose décider qui des deux est le plus à plaindre.

Un homme débauché est méprisable et méprisé; une femme libertine est en horreur, si la fortune ne lui donne quelque relief.

La vertu plaît et passe quelquefois pour sottise.

On déteste le vice et souvent on le caresse.

Le goût est le sentiment du beau. Hypocrisie n'est qu'une astucieuse fourberie, comme le mensonge n'est que le déguisement de la vérité.

Quand les richesses logent sous le toît de la simplicité, rien n'est plus beau; mais aussi rien de plus ridicule que la pauvreté qui veut habiter avec la magnificence.

Un homme d'esprit s'apperçoit qu'il en a, lorsqu'il écoute parler un sol.

Il est rare qu'un sot entende tranquillement la conversation d'un homme d'esprit.

Esprit, talens, ne s'achètent point; nature fait les avances, éducation perfectionne.

Excellente organisation, culture parfaite font les génies.

Flagorner un homme en place, de qui l'on attend quelqu'emploi, décèle moins une ame peu délicate que la bassesse d'un plat valet.

Il vaut mieux vivre honnêtement dans l'aisance, que de dévorer son ennui dans les richesses.

Celui qui peut être sérieux la première fois qu'il voit, dans leurs synagogues, les grimaces des juifs, est à coup sûr un peu phlegmatique.Si la vie est le commencement de tous les maux, et que la mort en soit la fin, pourquoi redouter plutôt qu'espérer le terme de nos souffrances? Un être vindicatif et coléreux est plus à craindre qu'un homme brutal et grossier.

Le travail nourrit la vigueur de l'ame, le repos l'engourdit, l'oisiveté la tue.

Au défaut de la passion de la gloire, l'émulation, l'encouragement, principalement les récompenses, sont indispensables pour l'avancement des sciences et des arts. Parler beaucoup et long - tems est un risque qu'on ne court pas impunément; car se seroit vénitablement un miracle, que de ne pas lâcher par-ci par-là quelques sottises. J'aimerois mieux avoir un lion pour compagnon, qu'un homme perfide et cruel pour ami.

Férocité, barbarie, cruauté, perfidie, forment un chaînon dont je serois au désespoir d'avoir un anneau. Joie, gaieté dilatent, épanouissent l'âme; chagrin, tristesse la compriment et la resserrent.

Chacun ases défauts; est le plus parfait qui en a le moins.

Je nomme sensibilité, une délicatesse exquise de sentiment, unie à la tendresse et jointe à la douceur d'un penchant naturel.

On aime communément à passer pour plus fortuné qu'on est, et même à le paroître.

Soulager l'infortune est un plaisir pur qui ne peut bien se sentir qu'après l'épreuve. Ce plaisir est la récompense du bienfait.

Je ne sais si tous les jeunes gens me ressemblent; mais j'avouerai qu'un malheureux ne m'a jamais tendu la main, que je n'aye éprouvé, au fond du cœur, le frémissement de la compassion; tant je songe à la distance énorme de l'extrême opulence à l'affreuse indigence! Tout homme est susceptible de mauvaise humeur; il n'est point dans la nature de n'en point avoir.

Les factions sont abasourdies et atterrées, mais ne sont point pour cela détruites. On se rappellera toujours avec quelle avidité elles saisissent l'occasion de se réveiller; 'est un sommeil qui veille sans esse, c'est le Repos feignant de ormir les yeux ouverts; c'est, n un mot, la réconciliation inoinée d'Argus avec Morphée.

La philosophie politique peut faire seule plus de bien aux hommes, que toutes les religions ensemble.Si les cultes ont produit de grands biens, les cultes ont causé de grands maux; reste à savoir qui des deux l'emporte.

La France peut se glorifier d'avoir étouffé les préjugés, et la raison d'avoir écrasé le fanatisme.

Ce monstre, cruel fléau du genre humain, pour avoir perdu dans nos contrées une partie de son domaine, n'en essaie pas moins de répandre son souffle empesté sur les déplorables départemens de l'Ouest. Personne n'ignore les malheureux effets qu'il produit où il fixe son asyle.

La critique est l'épouvantail de beaucoup d'auteurs. Leur bile s'allume à la moindre satyre. S'ils prenoient sagement leur parti, ils commenceroient par profiter d'une critique pleine de sel et de vérité, et finiroient par s'amuser d'un écrit polémique et grossier, farci d'injures, hérissé de calomnies.

Un homme qui se croit plein d'esprit et qui se trompe fort, pêtri d'honnêteté, de politesse et qui s'en fait accroire, s'imagina beaucoup me mortifier l'an passé, de m'adresser de grandes bêtises en très - mauvais vers; mais qui eût jamais pu s'empêcher de rire, en appercevant dans une dizaine de lignes, une faute contre la langue, un vers le plus gauchement tourné du monde, et un autre non moins pitoyable, chancelant sur ses neuf pieds?

Moi-même que dus-je penser de la verve du poëte, lorsqu'il inséra dans son éloquent morceau un certain rougit de douleur qui coloroit sa pensée? lorsqu'il s'avisa de compiler un hémistiche de la cinquième fable du livre quatrième des fables de Lafontaine, avec différens mots d'une note de la même fable, tirée de Rabelais, duquel plagiat il trouva le moyen de fabriquer un vers d'onze syllabes?

Ce n'est pas tout; son heureuse mémoire ayant épongé quatre vers du Mariage de Scurron, il fut cette seule fois assez humain pour m'adresser le quatrain suivant: Quesné nous dit dans son écrit, Qu'il n'est pas né pour l'éloquence; >Je ne sais pas ce qu'il en pense, Mais je pense ce qu'il en dit.

Oh! la brillante facilité, si l'auteur du vaudeville de Scarron ne l'eût imprimé dans le cerveau de l'auteur satyrique!

Je savois que ce dernier, autrefois habitant des colonies, avoit bonnement critiqué mon ouvrage sans le connoître. Assez malin pour mettre les fautes de l'imprimeur sur le compte de l'auteur, peut-être assez debonnaire pour le croire, il disoit à qui vouloient l'entendre que je ne savois ni physique, ni grammaire, ni logique. Fort peu souciant de répondre à ses bontés insultantes, j'eus la foiblesse de repartir au quatrain qui ne comportoit rien d'indécent, parce que l'idée n'étoit pas de son crû. Un de mes amis à qui déplaisoit apparemment ces tracasseries, me dit plaisamment à ce sujet: "hé! jette lui un os à la gueule pour appaiser sa faim“. Voici donc ma réponse avec les rimes de mon cher adversaire. Certain colon fronde un écrit, Jugeant l'auteur sans éloquence; N'ayant pas lu ce qu'on y pense, Doit-il penser ce qu'il en dit?

Ce n'est pas encore tout; me voyant mépriser ouvertement ses chétives productions, ne lui prit-il pas envie d'essayer un autre tour qui lui réussit encore moins?

Il ameuta pour cela plusieurs enfans auxquels il fit apprendre une rapsodie de balourdises qu'il nommoit sérieusement chanson. On doit s'imaginer que cette espiéglerie pleine d'inepties, et d'où découloit un fleuve d'amertume, étoit assaisonée d'un fiel abondant.Quoiqu'il en soit, malgré ce fade et piteux ragoût, je dus à ce complaisant barbouilleur de papier, elève de la horde griffonnante, le plaisir d'apprendre en très-peu de temps, un air que je n'avois jamais pu retenir à la comédie.

Je n'oublie point ici de l'avertir en passant qu'il faut dorénavant, que ses petites et plus que malicieuses satyres, s'il m'en décoche, soient maniées avec un art infini, pour qu'elles puissent seulement effleurer ma sensibilité; car de ce côté-là, je me puis vanter d'être comme le roc, contre lequel viennent se briser les vagues écumeuses de la mer en furie.

Barrère est un de ces écrivains dont le tour d'esprit est peu commun, mais dont les opinions politiques n'ont pas accommodé tous les individus.

On trouve dans certains écrits un magasin d'idées fantasques et gigantesques, qui bien loin d'honorer leurs auteurs, n'annoncent rien qu'une tête en fermentation et un esprit en délire.

Il est dans l'univers un riche et vaste temple, dont le sanctuaire renferme deux magnifiques déesses qui reçoivent continuellement, l'une, les hommages de tous les mortels, c'est la fortune; l'autre un grain d'encens de tous les savans, c'est la renommée.Carnot et Barthélemi feront assurément époque dans l'histoire de France; et le dix-huit fructidor de l'an V, intéressera vivement nos politiques neveux.

Un grand homme prospère en dépit d'une jalousie féroce. Puisse son repos si cher à l'état, n'être pas troublé par le nombre de ses envieux!

J'ai dit dans un ouvrage que le diable conduisoit certains ménages; mais que direz - vous d'un homme qui, dans ses fréquentes colères, fait voler la mort sur la tête de sa femme, et de celleci, qui, par sa langue de vipère, provoque à chaque instant sa destruction, et défie, par des grimaces rafinées, les mouvemens impétueux du plus violent époux?

C'est pourtant, au moment où j'écris, ce dont je suis malheureusement le témoin. Un homme me reçoit chez lui sans me connoître. La douce habitude d'être ensemble nous rend amis. Je le vois brosser sa femme qui s'en venge par des cris et des menaces d'empoisonnement. L'affaire devient aussi vive que sérieuse.

Je me jette entr'eux et vais recevoir juste au milieu du visage une forte apostrophe pour mon compte. Le mari voulant calmer sa colère furibonde, se mit au lit, (il étoit nuit); sa moitié tendre comme un agneau bêlant, s'apprête à dormir sur une table auprès de lui: elle prend un couteau coupant comme un rasoir, qui engage le mari justement inquiet à lui demander l'usage qu'elle en veut faire: „c'est pour vous trancher la tête, quand vous dormirez“, lui répond -elle froidement. Et cela pourquoi? le croira - t -on?

parce que depuis plusieurs jours, le père de famille ne lui a par rendu le devoir d'époux. Observez en outre qu'à plus de quarante ans, elle joignoit une bouche édentée, des yeux éraillés et une figure à Vulcain.

Ne serez - vous point forcé d'avouer avec moi, que Satan et l'enfer ont consolidé cet heureux ménage? C'est le cinquième de cette nature, à l'union et à l'harmonie duquel j'ai eu le rare honneur d'assister. Puisse-t-il être le dernier, je m'en porterai beaucoup mieux.

Un pareil exemple néanmoins devroit faire naître quelques réflexions dans l'esprit d'un jeune garçon doux et tranquille.

En effet, comment se résoudre à donner de sang-froid sa main à une femme qui seule vaut les harpies, Tysiphone, Alecto, Mégère?

Comment vivre patiemment dans des liens où seroit en défaut toute la patience de notre Seigneur?

Un jeune fou plein d'originalité, s'oubliant trop souvent, me disait: „un ravin profond suspend “tout-à-coup la marche d'une ar“mée de cent mille hommes, les “efforts des mers sont contenus “par des digues; mais rien que “la mort, ne peut arrêter la “langue d'une méchante femme!“

Il avoit raison; car les importunes criailleries de la sienne, qui avoit une continuelle démangeaison dans les épaules, venoit de se les faire frotter avec un pied de chaise, par le bras nerveux de son vigoureux époux. Vous connoissez l'individu? c'est justement celui qui jura de passer sa vie avec un diable incarné.

On ne voit rien au-dessus d'un auteur dont on s'est follement engoué. La prévention à cet égard, dirai-je la déraison? va jusqu'à l'admirer lors même qu'il débite des sottises. C'est toujours lui qu'on cite, quand il faut appuyer son sentiment de quelqu'autorité.

Mon enthousiasme fut long-tems pour J.-J. Rousseau. Voltaire, que je ne connoissois pas encore, me sembloit, pour ainsi dire, un auteur secondaire. Je suis présentement bien détrompé, quoique je n'aye jamais eu la ridicule témérité de vouloir balancer le mérite de ces deux grands hommes.

L'indolence, fille de la paresse, mère de l'insouciance, compagne de la fainéantise, éternelle ennemie de l'activité, produit à-peu-près les mêmes effets sur l'ame que l'ivrognerie sur le corps; car relâchant les ressorts de celle-ci, et l'excès de boisson engourdissant les restes caloriques de l'autre, ils tendent directement tous deux à s'abrutir dans l'assoupissement; l'un par la détention des fibres organiques, et l'autre par l'épaisse et grossière enveloppe de l'être actif. Trop d'embonpoint, excès de santé, décèlent le germe d'un mal sérieux; telle la robuste constitution de ces Etats brillans, dont la clarté trop vive présage le déclin.Puiser abondamment aux sources des bienfaits, c'est s'abreuver ou s'enivrer au puits de l'ingratitude; car le pesant fardeau de la reconnoissance, se dépose au vestibule d'une noire indifférence ou d'une lâcheté craintive.

Généralement on remarque qu'il existe chez les femmes plus de fantaisies, plus d'appétits capricieux, plus d'avidité de plaisirs, moins de soif de jouissances, de délices et de voluptés, que chez les hommes. La jalousie est aussi près de la beauté, que la laideur l'est du dégoût.S'ôter la vie n'est pas lâcheté; c'est courage quand il n'y a pas désespoir: mais le suicide ne peut être justifié qu'en sauvant, par sa mort, la vie de plusieurs individus.La colère est un sentiment violent d'exaltation, et la fureur la rage du cœur.

Je me défierai sans cesse de qui me vantera son mérite, sa fortune et ses talens, et de qui, sous des dehors menteurs, prendra devant moi le masque d'une excessive modestie; parce que s'exalter sans sujet est fatuité, et que se mépriser sans honte est moins souvent humilité qu'orgueil.

Pourquoi les saillies nous plaisentelles tantôt moins en conversation qu'à la lecture, et tantôt plus dans un livre que dans un discours familier? N'est - ce pas qu'en lisant on est plus pénétré de son sujet, et que de l'autrecôté une plaisanterie en société est d'autant meilleure, qu'elle joint à la riposte le mérite de l'àropos?Un esclavage volontaire est préférable en tout à une liberté passée dans les ennuis et nourrie dans les anxiétés. Il n'est permis d'accepter la maison d'autrui pour l'habiter, fût-il notre ami, que lorsqu'on ne peut rester clez soi.

C'estun plus lourd fardeau qu'on ne pense, qu'une réputation à soutenir!L'éclat de la vertu brille aux yeux du sage, d'une lumière vive et pure, tandis que celui de la renommée n'est parfois que brouillard, ou prestige, ou fumée.

La plus belle qualité de l'homme en en place, après le mérite, c'est d'être honnête et accessible: il doit être aussi affable envers le dernier citoyen qu'envers le premier magistrat, hors qu'à l'un il doit du respect, et à l'autre le degré de politesse qui fait naître soudain la confiance.

Rien ne rebute tant, rien ne navre davantage l'honnête homme, que les sourcils froncés de celui dont il implore humblement la justice ou la clémence; ses gestes et sont maintien sont plus énergiques que ses expressions, et ses injures moins éloquentes que ses regards. Décrier sans sujet nos ouvrages, attaquer sans raison nos vertus, calomnier méchamment nos personnes, sont des actes ignominieux qui naissent d'une jalousie sans esprit, ou d'une bassesse sans pudeur. Contraindre une jeune fille à prendre pour époux un homme qu'elle abhorre, parce qu'elle est tendrement chérie d'un amant adoré, c'est lui faire boire à longs traits jusqu'à la lie la coupe amère du désespoir.

Voulez-vous donner une mort lente, graduelle, insensible, et sourdement miner ses facultés physiques et morales, à un être souple comme le serpent, mais doux comme l'agneau? combattez fortementses inclinations, frondez avec rudesse ses heureux penchans, contrariez avec empire ses sentimens, ses goûts, et forcez-le, par autorité, d'exercer un état pour lequel il n'est pas né: s'il vous témoigne un invincible dégoût pour la profession m......re,

c'est précipiter ses pas vers le tombeau, que de la lui destiner.

La sensibilité a quelque chose de si doux, de si tendre, de si touchant, qu'un cœur né sensible trouve des jouissances où l'indifférent n'entrevoit que peines et tourmens. On a vu, l'on voit et l'on verrs toujours le scélérat colorant ses vices, grimaçant la vertu, couvrir d'artifice ses criminelles actions, prendre de l'honnête homme ses gestes, son ton, son langage et ses accens, pour mieux tromper la crédulité de ceux qui, ne s'attachant simplement qu'à l'extérieur, n'examinent de l'arbre que l'écorce. L'injustice fut dans un tems si commune en France, qu'on crioit hautement à l'iniquité quand on rendoit justice.

Un homme de renom nous étonne de loin, il n'est qu'ordinaire vu de près.

Pourquoi Paris est-il empoisonné de romans et de comédies? c'est que les uns se fabriquent en quatre rouilent d le 'apraes eue rapidité, trouvez surprenant que le galimathias ait chassé des livres le beau style et le bon goût, et qu'au lieu de vérités théâtrales, on ait fourré tant d'invraisemblances sur la scène.

Ne pas s'estimer assez peut être nuisible; et j'avoue tout de bon que ma modestie m'a plus été souvent contraire que favorable.

Etes - vous jaloux de vous faire un ami d'un homme de mérite?

présentez-lui délicatement la coupe de la louange: vous l'attaquez sûrement par son faible, que de lui offrir adroitement, et à propos, quelques grains d'encens.

Pour que la morale puisse rendre les hommes vertueux et bons, il faut la puiser dans la nature, l'accommoder à la portée de tout le monde, la peindre aimable et pure, la revêtir et l'embellir des charmes éloquens de l'incomparable auteur d'Emile. La plume de l'écrivain est le levier de l'opinion.

Il pleut toute l'année des critiques dirigées contre le célèbre astronome Lalande, par des écrivains frondeurs de ce qu'ils sont forcés d'admirer, qui, ne pouvant s'élever jusqu'à lui, voudroient le rabaisser à eux. Si cette polémique fourmillière savoit que, dans son cabinet, Lalande rit en secret de leurs jolies petites tirades, et que tous les honnétes gens en cela lui ressemblent, ils ne dérangeroient pas le monde, et laisseroient chacun comme il est.

Le plaisir que procure la possession d'un objet n'est jamais si vif que le desir qui le précède.

L'attendre c'est en jouir, le posséder c'est l'atténuer; de telle sorte qu'où se trouve l'espérance, commence la jouissance, qu'où la possession commence, finit l'illusion.

C'est le plus souvent, en un mot, si j'ose parler ainsi, le plaisir tiède d'une froide réalité, succédant aux doux transports d'un charme enivrant. Donc l'homme est presque toujours moins heureux par ce qu'il possède que par ce qu'il espère; donc aussi, ayant toujours coutume de désirer plus que la nature ne lui donna de besoins, il doit nécessairement être plus malheureux par ses désirs qu'il multiplie, que par ses besoins qu'il sait borner.

Je ne connois rien de plus beau, plus digne d'envie, que l'égalité d'humeur dans un ménage. Jeunes amans, destinés à vous unir et prêts à devenir époux, voulez-vous goûter un rayon de bonheur, une lueur de félicité véritable sur la terre? apportez conjointement la paix de l'ame sous le toît conjugal; vous n'aurez aucune idée des troubles domestiques, et vous regarderez comme chimériques ces tracasseries turbulentes que nous peignent chaque jour, si communes et si terribles, de trèsfidèles pinceaux.

O douce tranquillité si chère à mon cœur! si pour t'obtenir j'ai tant poussé de soupirs, que ne sacriherois-je pas pour te conserver?La tête étant bien disposée, une bonne lecture est à l'esprit ce qu'est aux champs, un beau jour d'été, la rosée matinale.

La sottise admire un sot paré de superbes vêtemens, et méprise l'homme d'esprit en guenilles.

C'est recevoir, c'est se donner une seconde éducation que d'employer une partie de son tems à voyager avec fruit.

Douceurs empestées, poisons délicieux de l'ame, tendres tourmens d'un cœur cruellement déchiré, effets inconcevables de la cause la plus naturelle, tendre et cruel amour! tes traits pleins de feu sont ou les plus cuisans ou les plus enivrans, les plus mortels ou les plus ravissans du monde. O beauté admirable! ô fatale merveille, qu'adore avec respect une partie des hommes, que l'autre voudroit haïr sans le pouvoir!

Etre doué d'une sensibilité que peut seule égaler ta malice; œuvre incomparable de la divinité, sa plus parfaite image; objet qu'on s'efforce de fuir, et qu'on ne peut éviter impunément, qui vous suit dans le sommeil, qui vous échappe quand on croit l'atteindre, et dont le nom prononcé par la voix égarée d'un être absorbé, noyé dans l'immense océan des passions, est couvert de malédictions, au moment même que le trahit son langage, au moment qu'il soupire avec l'acsent d'un cœur qui se fond et s'écoule avec la vie, qu'il frémit d'impatience, qu'il brûle de couvrir de baisers enflammés ces joues de roses fraîchement colorées, de les marqueter des plus langoureuses empreintes, qu'il veut à-la-fois percer dans sa rage, subjuguer dans son amour ce cœur qui l'irrite, qu'il adore et qu'il outrage. Amour! amour! principe unique de l'existence, enfant gâté de la nature, feu sacré dont la force, la vivacité, la véhémence ne pourront jamais trouver, dans aucun idiôme, ni termes ni expressions qui puissent représenter avec vérité, fidèlement peindre aux mortels, ni la violence de ta fougueuse ardeur, ni les transports impétueux de ton inconcevable délire, ô amour! qui ne subit pas tes douces et rigoureuses loix? qui peut se vanter d'être à l'épreuve de tes coups.

Ne vous laissez pas prendre aux amorces de l'adulation: qui vous flatte, vousméprise ou vous craint.

On cherche à obtenir de vous par bassesse, ce qu'on ne peut enlever par violence. Songez-y bien; la flatterie n'est pas seulement suivie de la raillerie ou du mépris, mais elle porte encore dans son sein le germe d'un mauvais caractère; méchanceté, perfidie, noirceur, envie, malice, fourberie, forment un composé de tous les vices, qu'elle pose comme des armes continuellement en faisceaux. Et comment alors ne seroit pas foible un cœur bon, pur, un cœur sans défiance, dont toutes les qualités et vertus, pour ainsi dire, se divisant sans crainte, sont incessament en butte à la volée de tous ces traits réunis!

Vous avez entendu parfois d'insupportables babillards heurter effrontément vos oreilles, vous froisser impitoyablement le tympan, prendre plaisir à ne pas mettre un terme à leur volubilité; et moi, j'ai vu des gens, sans être muets, dont les membres, à ressort comme la téte, agissoient et rendoient par signes ce que ne pouvoit leur faire proférer une molle ignorance. Je pardonnerois aisément aux premiers, s'ils avoient l'utile faconde de Fourcroy; aux seconds, s'ils possédoient la langue et l'esprit d'Esope.Celui que retient la seule crainte du supplice, est tout près du crime. Déjà il convoite sa proie, et ne diffère du véritable scélérat, que parce qu'il n'a point encore uni l'action à la volonté; coupable avant d'être criminel, il n'attend qu'un favorable instant pour franchir, sans risque, l'espace qui sépare la probité de l'infamie.On assure que beaucoup de femmes, après avoir servi l'amour dans leur printems, servent Dieu sur leur retour, et quoique plongées jusqu'au cou dans la dévotion, elles éprouvent un certain plaisir à ouir raconter plaisamment de galantes aventures, et apprennent, avec une secrète satisfaction le dénouement de quelques intrigues clandestines.

Comment cela se peut - il faire?

Qui songe à l'amour songe-t-il à Dieu? qui pense à Dieu doit-il penser à l'amour? -- Hé! de grace taisez-vous: rien selon moi n'est moins étonnant; car, quoiqu'on fasse, (comme dit fort bien le père de la Pucelle) on a souvent du goût pour son premier métier.

La méfiance n'est pas l'apanage exclusif de la bonne - foi; mais bien plutôt un motif de veiller sur celui à qui l'on porte involontairement ombrage. Dans tous les tems, j'ai droit de me défier de qui se défie de moi-même.

Il est impossible qu'un excellent livre nous amuse, si nous n'avons d'excellentes d'excellentes dispositions à le lire. Ce qui me plaît et me touche dans une femme, c'est la régularité de ses traits, unie à la douceur d'un caractère ouvert et prévenant; mais s'il fallait opter à garder le diable ou une femme laide et harangère dans ma maison, j'ose assurer sans balancer que mon choix ne seroit pas douteux. Je pourrois espérer de lasser l'un, mais je ne pourrois jamais corriger l'autre. Une piaillarde qui, chaque jour, vous écorche impitoyablement les oreilles, vous consume insensiblement et vous brûle à petit feu.

Si jamais les femmes vont à la guerre, et qu'elles me nomment leur général, voici comme sera rangée mon armée: Je placerai les dévergondées de Paris aux avant-postes, les jeunes filles en tirailleurs, de vigoureuses chambrières à l'aîle droite, des filles d'auberge à l'aîle gauche. Mon centre sera garni de robustes paysannes. Les couturières, les modeuses et nos élégantes resteront au quartier-général, tandis que je disposerai les jolies femmes honnêtes à l'armée de réserve, et que les laides pudibondes en composeront l'arrière-garde. Je compte beaucoup sur celles - ci, parce qu'elles se battront en désespérées, et je fonde mes heureux succès sur les premières, parce qu'à une bravoure intrépide elles joignent une adresse sans exemple, qui ne s'acquiert qu'après de longues expériences et de rudes épreuves. Comme elles montrent autant de goût au pillage que de plaisir à escamoter l'argent des poches, j'enflammerai leur ardeur par l'espoir d'un immense butin.

Pour assurer ma retraite en général expérimenté, j'éleverai des retranchemens que garderont des femmes de quarante à soixante ans, qui ont déjà mille fois vu le terrible feu des batailles, et je jetterai quelques poignées d'invalides blessées dès leur plus tendre jeunesse aux combats multipliés de Vénus, dans les forts qui se trouveront par hasard sur mon chemin. Quand la victoire aura favorisé mes armes, au lieu de distribuer à chaque héroïne une couronne de laurier, je ferai venir au camp de jolis petits amours, de grands s'il en faut, qui, après les avoir passées toutes en revues, rempliront incognito leur devoir. Si l'on s'avise imprudemment de me demander pourquoi je ne forme aucun corps de cavalerie dans mon armée, je répondrai simplement qu'un général clairvoyant ne doit point déranger l'ordre de la nature, qui, loin de permettre que les femmes montent des étalons, veut au contraire que les étalons.........

Ah! taisez - vous plutôt, langue indiscréte! ne répondez rien.

Il est des filles qui, sous le faux prétexte que leurs parens les contraignent d'épouser tel individu qu'elles n'aiment point, suivent leurs penchans déréglés, s'abandonnent aux jouissances grossières et honteuses d'une vie criminelle, en se plongeant dans un libertinage dont elles éprouvent cruellement les suites jusqu'au tombeau.

Penser de bonne foi qu'une femme nous aime exclusivement, est peut-être une chimère; mais croire que son attachement sera pour nous toujours exclusif, est à coup sûr une absurdité qui ne devroit jamais se longer dans la tête d'un homme sensé.

Quand on est las de souffrir, la mort n'a plus rien d'effrayant.

LA REPUBLIQUE DE SIRIUS.

IL y a cent mille quatrevingtonze ans qu'il existe un monde qu'on nomme Sirius: c'est, à ce que disent les astronomes, une petite étoile cent millions de fois plus grosse que la terre qui en est éloignée d'environ trois milliards de lieues. Ses habitans ne ressemblent en rien à ceux du globe que nous habitons, parce que les mœurs, les usages, le caractère d'un peuple à l'égard d'un autre, varient en raison de la distance qui les séparent. Icibas, dans notre planète, les hommes sont doux, sobres, modestes, honnêtes, affables, désintéressés, plein de bonne-foi, de bonhommie, de candeur, de politesse, d'aménité, de justice, de franchise, de confiance, de hardiesse, de courage, de bravoure, de magnanimité, de grandeur d'ame, point buveurs, point ambitieux, point joueurs, point menteurs, humains, tendres, compûtissans aux maux d'autrui, obligeant sans intérêt, pacifiques, bon et dociles comme l'agneau. Là-haut, au contraire dans Sirius, ils sont intéressés, injustes, iniques, audacieux, ivrognes, vains, dissimulés, rusés, orgueilleux, vifs, vindicatifs, bouillants, curieux, jaloux, haîneux, inconstans, légers, volages, envieux, méchans, téméraires, durs, féroces, traîtres, fourbes, imposteurs, noirs, perfides, sanguinaires et cruels comme le tigre.

Malins comme le renard, souples comme un chat, ils en ont la finesse et piquent comme des serpens. Portant sur la tête une couronne, e sur le bias une guirlande entrelassées de ces animaux bienfaisans, dès que ceux-ci viennent à siffler en présentant leurs dards aigus, vous voyez tout-à-coup les Siriens s'élancer les uns surles autres, se battre en lions, se déchirer, se massacrer à la jolie manière des loups enragés ou des ours affamés, pour une chanson où il se trouve un vers qui rime mal ou qui cloche.

Les sots de ce pays dont le nombre est incomparablement plus grand que celui des gens d'esprit, leur cherchent depuis cent mille ans, (c'est-à-dire, au tems qu'on mit une différence entre esprit et sottise), mille querelles qui ne se termineront qu'au bouleversement de ce monde, parce qu'ils ne veulent pas souffrir qu'on soit plus éclairé qu'eux.

Les savans sur le point de tomber dans les filets de l'ignorance, se sont réunis, ont parlé longtems, délibéré, arrêté qu'il falloit au plutôt dissiper le tourbillon, qui menaçoit de les envelopper. Bref, on députe, pour éclairer le monde Sirien sur ses propres intérêts, sept cent cinquante hommes, dont dix parloient assez bien et le reste assez mal. D'abord ils sont bravement accueillis à coups de sifflets, hués et parfaitement raillés. Pleins d'ardeur, de constance, de fermeté, ils ne se rebutent point, ils élèvent hautement la voix et multiplient leurs gestes. Enfin, après un grand tapage on les écoute. L'objet de leur intéressante mission est de faire nommer un législateur suprême qui ait droit de vie et de mort sur ses concitoyens. Ce droit lui est accordé trèsvolontairement, très-librement et unanimement.Mais sur ce que la toute puissance du nouveau roi, s'avise d'arracher impudemment les faveurs d'une jolie femme, il est subitement mis à mort par la main du bourreau qui lui passe une longue perche de maronnier, fort pointue, dans le gras des deux jambes, et le pend ainsi, la tête en bas, à un cocotier dans la place publique, en présence de cent quatre-vingt millions d'hommes qui rioient, chantoient, sautoient, dansoient et le- plaignoient tout à-la-fois. (Il faut savoir ici que le carrousel de Sirius, destiné à l'exécution des criminels, est au moins une fois aussi grand que notre planète.) Au moment du supplice on remarqua sur le visage des assistans, malgré la variation des traits et le passage rapide de tous les sentimens, un fonds de pitié qui fit plaisir à l'infortunée victime dans les derniers momens de sa vie.

Aussitôt commence la plus terrible révolution qu'on eût vu jusqu'alors. La tête tourne à tout le monde; par-tout il se commet d'horribles massacres; par-tout on se bat, on se chamaille, on se blesse, on s'assassine, on se tue, on s'égorge, on se déchire sans savoir justement pourquoi.

Il arrive que dans ce grand conflit d'atrocités, on demande en tremblant quel est le motif, quelle est la cause étrange de ces cruelles extravagances, on répond froidement: „c'est une mode que nous ont transmise nos ancêtres, et qui doit passer a nos derniers neveux.“

Après cette terrible crise, un petit homme brun, habillé de noir, monte dessus une table surmontée d'une chaise; se tournant vers le gros du peuple, il demande la parole, fait un signe de la main, et s'exprime ainsi: “O le plus doux, le plus pai“sible, le plus pacifique de tous “les plus grands peuples, les “plus connus du plus grand mon“de qui existe, souffrirez - vous “plus long-tems que l'action la “plus noire, la plus condamnable, “la plus infâme, la plus perfide, “la plus abominable, la plus “monstrueuse, la plus exécra“ble, vous déshonore à jamais “dans l'esprit et la mémoire de “vos alliés, de vos amis qui “vous ont toujours aimé, es“timé et honoré? Souffrirez-vous “dis-je, qu'un attentat aussi “prompt qu'atroce, sur la per“sonne de votre souverain, sur “un être que vous avez fait “spontanément dépositaire de “votre repos, vous soit éter“nellement présent et par cela “même continuellement en hor“reur?“ Toute l'assemblée ravie goûte cet éloquent discours en écoutant toujours dans le plus profond silence.“ Non vous ne “le souffrirez pas, continua-t-il, “votre docilité aux avis salu“taires que vous suggèrent les “vrais amis de la patrie, m'assu“rent que vous les suivrez aveu“glément e tous tems, puis“qu'ils n'ont pour objets que “votre bien, votre liberté, votre “indépendance, sans quoi vous “ne serez jamais gouvernés en “paix. Sachez, en un mot, qu'il “n'est qu'un moyen de sauver “la république, c'est de confier “votre pouvoir à des mains pu“res, à des hommes de génie, “probes, honnêtes, et sur-tout “désintéressés.“ Bravo! bravo! bravo! s'écrieton de toutes parts, en battant des mains et frappant la terre du pied, benè, benè, benè.

A l'instant on s'occupe à décorer de grands temples, d'orner de magnifiques tribunes, afin de se préparer à la nommination des magistrats, et pour fixer le choix des augustes et honorables membres qui doivent conduire le vaisseau, sur qui flotte la majestueuse et magnanime nation sirienne. Déjà sortoient des urnes les noms de trois cents hommes fort instruits et très-accrédités, lorsqu'on apprend, par la voie télégraphique, qu'un étranger, venu de la grande Ourse, jeté par miracle sur Syrius, demande impatiemment à conférer avec les mandataires du peuple, sur les grands intérêts de l'Etat. Il s'annonce en héros; sa taille et son maintien sont extraordinaires; ses yeux brillans, vifs et perçans, semblent animés par un esprit divin. Le feu de ses regards frappe d'étonnement et pénètre d'admiration. Cet illustre guerrier, couvert des marques d'une valeur incomparable, n'a pas plutôt fait entendre le langage de l'homme vrai et les accens de l'héroïsme, qu'un bruit sourd parcourt rapidement l'assemblée, se prolonge, augmente et se perd dans l'acclamation soudaine de voix unanimes, qui le proclament avec pompe Sauveur de Sirius.

Alors on reconnoît aisément que, malgré les violentes secousses d'un Etat trop souvent ébranlé, fatigués, lassés de révolutions successives, les habitans siriens cherchent enfin, à travers mille orages, la tranquillité dans un port assuré.

Dès cet instant, l'horison politique s'éclaircit. Les épais nuages, chassés par les rayons lumineux du soleil, se dissipent en fumée ou se résolvent en rosée. Les cœurs sont flattés de la plus douce espérance. Les poids et contrepoids de la machine reprennent leur première place, et partout se rétablissent avec justesse les loix de l'équilibre. La sottise orgueilleuse, unie à la folie agitant ses grelots, avoit emprunté des aîles pour devancer l'esprit; le génie, son ayeul, se montre tout-à-coup radieux, se rappelle ses anciens droits, lui enlève les plumes dont elle s'étoit impudemment parée, et la force de retourner a reculons, couverte de boue, aux PetitesMaisons. C'est là, où elle ne cesse de sautiller, gambader et rire sans sujet, qu'elle est pour jamais reléguée. Mille fois on tenta de l'anéantir; mais se multipliant comme l'hydre de Lerne, on n'a pu retrouver Hercule, et prenant comme Protée mille formes diverses, on n'a pu parvenir à l'enchaîner. Contentons - nous seulement de la contenir entre quatre murailles, puisqu'on ne peut faire mieux. Les compagnons, compagnes et fils de l'esprit, je veux dire, le goût, les talens, les beaux-arts, les sciences et les vertus, ont repris leurs antiques dignités. Héros persécutés, ils se sont en tout montrés dignes de leur céleste origine; ils ont oublié leurs ennemis en leur pardonnant, et ont embrassé leurs amis en les estimant davantage. De leur masse, ils ont détaché plusieurs faisceaux de lumière, sous les yeux de l'Etranger dont le génie a su les distribuer avec tant de sagesse, de prudence et d'adresse, que cent hommes suffisent pour maintenir l'ordre, l'harmonie, la concorde, la paix et le repos dans une étoile qui fait mouvoir, entraîne avec elle cent vingt quatrillons d'hommes. Ce nombre ne doit pas nous effrayer, car l'analogie prouve qu'il est trèsjuste, puisque la terre en renferme a-peu-près douze cents millions, et que je suppose être cent millions de fois moins grosse que Sirius.

Présentement on est content, docile, sociable; on s'aime comme frères, on se chérit comme amans; mutuellement on s'oblige sans profit comme sans humeur, ce qui jusqu'alors étoit sans exemple.

Auparavant, il n'y avoit dans les villes que disputes, partis, factions; en ce momet, l'étendard de l'union flotte indistinetement sur tous les toîts. L'on s'extasie sur un admirable phénomène qui montre, à l'œil étonné, des lions, des tigres, des ours, quittant les bois et les cavernes, s'attroupant pour se joindre simultanément aux chevreuils, aux biches, aux daims, qui jouent et bondissent ensemble dans la plaine; les souris, les rats, les chiens et les chats courant à plaisir à qui mieux mieux; les léopards, les loups et les penthères, au milieu des faons et des brebis qui se caressent sans malice, confondent sans crainte leur espèce, et se multiplient par amour sans jalousie. Tel est, en peu de mots, l'Etat républicain de Sirius, et tout le monde espère beaucoup que cela durera long-tems.

SUR LES CONFESSIONS De J. -J. Rousseau.

DEs motifs de vanité flattent incessamment l'amour-propre de l'homme célèbre. Le desir secret de pousser au-delà des tems sa renommée, cherche, trouve, recueille avec empressement tout ce qui doit ou peut l'aggrandir. L'orgueil fit entreprendre à Rousseau ses confessions. En garde contre le mensonge avant de l'être contre la honte, il invoqua la vérité avant d'écouter l'orgueil, et la sincérité les écrivit parce que la vérité les dicta. Il fit avec humilité l'aveu de ses égaremens et de ses fautes, comme il dut publier avec retenue ses qualités et ses vertus, et mit autant de hardiesse à découvrir ses erreurs que de justice à montrer ce qui les répare Plein de ce courage que soutient l'honneur, fort de sa probité malgré ses foiblesses, aucune réserve dans ce livre n'emprunte le voile d'une vile décence, aucun prétexte d'une fausse pudeur ne l'arrête; toute réticence coûte à son cœur, tout respect humain disparoît devant la franchise; rien ne répugne à la fierté du grand homme qui se montre à l'univers surpris, sévérement tel qu'il est, tel qu'il fut, qui prend de sa véracité tous les hommes à témoin et Dieu pour son juge.

Beaucoup de ses sectateurs, après avoir examiné ses confessions, l'ont ouvertement blâmé de les avoir révélées. D'autres, plus iniques, l'ont attaqué sans ménagement, et sans se ressouvenir du plaisir touchant que leur causèrent ses immortels écrits. Les uns ont dit qu'ils lui auroient mille fois porté plus d'estime, s'ils l'avoient moins connu;les autres, qu'il avoit eu des foiblesses que l'humanité ne pardonne pas, et dont tout honnête homme doit rougir toute sa vie; d'autres, qu'il eût dû couvrir d'un éternel oubli l'aventure de ses cinq enfans secrètement mis aux EnfansTrouvés; et d'autres enfin, que madame de Warens a reçu de sa plume un déshonorant vernis, qui ne s'effacera jamais de la mémoire des hommes, tant que subsisteront ses éloquens ouvrages. De tous ces reproches, plus ou moins justes, plus ou moins injustes, je n'en trouve qu'un fondé; c'est le dernier. Malgré le soin qu'il prend de justifier madame de Warens, malgré ses efforts pour la faire regretter, malgré les fleurs qu'il jette abondamment sur sa tombe, et les hommages flatteurs qu'il rend publiquement à sa mémoire, on est forcé de convenir que les actions de cette femme singulière sont tout - à - fait étrangères aux aveux de J.-J. Les confessions de l'un ne sont pas celles de l'autre.

Pour en dire du bien et du mal, il eût sans doute beaucoup mieux valu n'en rien dire du tout; car le bien qu'on vante de quelqu'un est certainement toujours moindre que le tort qu'on lui cause quand on en parle mal.

En effet, supposons un instant feinte la mort de madame de Warens, et que cet article lui fût tombé sous les yeux, qu'eût-elle pensé? qu'eût - elle fait? Auroit-elle été sincèrement réjouie des louanges qu'il lui prodigue, ou justement révoltée des obscénités qu'il dévoile?

Ceux qui, approuvant la publication des confessions, désaprouvent avec humeur qu'il ait parlé de ses enfans, ne sont pas totalement d'accord avec eux-mêmes.

Quand un homme prend la vérité pour guide et la hardiesse pour compagne, il doit tout avouer ou s taire. Blâmons Rousseau de son action, et non de l'avoir hautement déclarée. Peut-être pourroit-on raisonnablement avancer que cet exemple, offert à la terre par un homme grandement célèbre, peut devenir extrêmement dangereux. A cela, je réponds que les remords qu'il a tant de fois éprouvés (comme il le dit lui-même), vengeroient assez qui tenteroit de l'imiter. Si celui qu'a frappé ce passage l'a bien compris, j'ose assurer qu'il n'a rien à redouter, parce qu'il ne se préparera pas de semblables repentirs, pour avoir un jour les mêmes regrets à former.Je suis loin de penser comme ceux qui, admirant son génie, l'élevant jusqu'aux cieux, ne vouloient point connoître quel fut l'homme qui leur causa de si tendres émotions, qui leur arracha de si douces larmes, quel est celui que tous nos meilleurs écrivains prennent constamment pour modèle.De quel plaisir n'aurions-nous pas été privés, si elle ne nous ft parvenue, cette vie d'une singularité non moins touchante par ses détails, qu'intéressante par sa variété? Unique dans ses rapports, étonnante par l'enchaînement de faits, moins surprenans à la lecture qu'utiles à la longue par la réflexion, elle peut être la source de plus de bien que simultanément n'en firent naître toutes les vies uniformes et fabuleuses des saints.

Méprisera qui voudra cet ouvrage; mais pour moi, que l'admiration fixera toujours vers le beau, je ne puis me lasser de le lire, le relire et le relire encore.

Quelle finesse d'expression! quel style noble et coulant, simple et fier! quelle grandeur d'ame dans certains momens de sa vie, et quelle foiblesse dans d'autres!

Quelle contrariété dans la nature de l'homme qui s'est le mieux connu! Quelle pureté de sentimens si noblement exprimés!

Comme le ton de sensibilité qui l'émeut va directement trouver l'ame de qui en est vivement affecté! Ne diroit-on pas que les pleurs coulent de sa plume? C'est un feu languissant qui circule, parcourt lentement toutes nos facultés sensitives. Comme les charmes ravissans de sa diction nous pénètrent d'une tranquille ivresse!

Qui ne reconnoît ici l'auteur divin de la quatrième partie de la nouvelle Héloïse, remuant affectueusement nos passions, excitant nos desirs avec une docile et molle aisance, et provoquant délicieusement ces larmes qu'on s'efforceroit en vain de retenir? Quel est l'homme, quel est l'écrivain qui, mieux que lui, nous peignit la nature, nous vanta plus voluptueusement ses douceurs? Quel être nous rendit la vertu plus aimable et ses délices plus pures?

O Rousseau! Rousseau! oui, je le sens en mon cœur; sans tes confessions je t'en aurois moins aimé, sans elles j'aurois été moins bon.

SUR

SUR LA SORCELLERIE.

J'ÉTOIS bien sûr que la magie n'entroit pour rien dans l'incompréhensible mouvement des sonnettes de M. Rood ; mais pour détromper les esprits foibles, et totalement les purger de leurs tristes préjugés sur des sujets sinistres, je leur raconterai, le plus succintement possible, ma petite histoire qui, par son application, leur rendra sans doute la tranquillité qu'a pu seule leur enlever une dangereuse malice ou une méchanceté perfide.

Absent pour quelque tems de l'armée française en Batavie, où m'appelloit la conscription, je vais demander, à la Haye, le logement à un homme se disant de mes amis.

L'on me reçoit avec les dehors d'une amitié sans bornes, mais qui voiloit d'un affreux désintéressement une astucieuse fourberie.

Deux mois s'écoulent sans que j'eusse des prétextes plausibles à me plaindre. Mon hote, à qui l'Europe étoit connue hors l'Angleterre, et parconséquent plein des ruses que la connoissance et l'usage de divers peuples lui avoient fournies, s'avise, durant plusieurs jours, de m'entretenir sur le diable et les sorciers. Comme dans mes Lettres de Verteuil, j'en nie formellement l'existence, j'alléguai dans nos entretiens, les mêmes raisons qui me les faisoient regarder comme des fables. Mes décisions, quoique péremptoires, ne paroissoient nullement le convaincre.Deux jours s'étoient passés qu'il ne m'en parloit plus, lorsqu'un soir, accourant vers moi de sa chambre, essouflé, sombre, éperdu, pâle comme un mort, il me dit sérieusement qu'un chat noir dont les yeux brilloient comme un diamant, l'avoit tellement épouvanté, que sa bougie s'étoit éteinte en parcourant les escaliers. L'animal, selon lui, sembloit animé de quelqu'esprit malin; il l'avoit voulu chasser, et le chat avoit paru le menacer. Le lendemain, même histoire. Le surlendemain, il n'osoit plus quitter la salle à manger; et trouvant le moyen de me transporter longuement dans le pays des spectres, des fantômes, des revenans qu'il avoit vus cent fois, il prolongea fort avant dans la nuit l'entretien.

Cet homme se vantoit, avec une indifférence qui me glaçoit, d'avoir tué de sang-froid onze personnes en sa vie, sans en marquer les moindres regrets. Il m'assuroit qu'un fantôme familier lui apparoissoit toutes les nuits; et j'attribuois bonnement au remords toutes ses visions, en m'efforçant de le prouver. Ce qu'il y avoit de plus singulier c'est que, pour combler sa malice, il avoit contraint sa femme, que je croyois très-sincère, de tenir constamment son langage.

N'ayant pu me convaincre, il me prit pour un esprit fort. Ses discours, comme il parloit assez bien, comportoient un air de vérité si frappante, que s'il se fût engagé dans une autre matière, je lui eusse sans défiance donné tout droit d'abuser de ma pauvre crédulite.J'étois couché depuis environ une heure; ma lumière s'éteignoit. J'entends avec fracas un renversement de tables. Je m'éveille en sursaut, prêtant attentivement l'orillepour découvrir d'où partoit le bruit. Des soupirs lamentables, semblables à ceux qu'on nous dit sortir des tombeaux, se font distinctement entendre autour de moi. Mes volets étoient bien fermés, pas la moindre lueur dans ma chambre, et le plus profond silence m'entouroit. Tout-à-coup un charivari sourd de gros marteaux de bois, joint à celui des trompettes, retient et fixe de nouveau mon attention: des voix qui n'étoient pas naturelles, retentissoient par longs intervalles, dans un corridor de quatre-vingts pieds de longueur sur vingt de hauteur. Ce tintamarre dura toute la nuit, et ne vint à cesser qu'aux approches de l'aurore. Le lendemain, même carillon, plaintes douloureuses, glapissemens redoublés, fracas inoui sur ma tête, épouvantable tapage mêlé de chaînes et chaudrons au pied de mon lit, sans qu'il me fût aucunement possible de démêler l'artifice humain. Je ne croyois pas aux esprits, puisque ma raison nioit leur existence; mais je pensai un moment que mon hôte me pouvoit jouer quel-que tour de fantasmagorie. Plein de cette heureuse idée, je me saisis d'une carabine et je vole au danger. Je parcours toutes les chambres, je flaire à tous les coins du grenier, tremblant néanmoins qu'un esprit muni d'un corps n'arrêtât mon zèle en soufflant ma chandelle dont la lumière étoit déjà très-incertaine. Ma curiosité n'étant pas satisfaite, je descends à l'endroit où devoit reposer notre homme; je le trouve dormant profondément aux côtés de sa tendre épouse: il me gronda même avec humeur, pour avoir troublé son repos. N'appercevant rien qui pût éclairer mes soupçons, fatigué de mes recherches, je vais me recoucher tranquillement. A peine étois-je étendu, que la scène recommence mieux que jamais, pire qu'auparavant. Je ne pus dormir; il est aisé de le croire. Le matin venu, je m'adresse au bourgeois: „Avez - vous entendu quelque “chose hier soir à onze heures, “minuit? -- Non. -- Rien du “tout? -- Rien, absolument “rien.“ La troisième journée, ravage effroyable durant vingt - quatre heures. Je me fâche tout de bon contre l'hôte, que je tance vivement sur son acharnement à me tenir constamment les yeux ouverts et les oreilles toujours en l'air, et à nuire à la tranquillité d'un ami, avec une opiniâtreté coupable. Tandis que je lui parle en bas, les meubles se renversent en haut. Mon esprit chancelle un moment, il s'égare, il est frappé.

Je crois voir soudain remuer les chaises d'elles-mêmes; je vois des morceaux de fer rouler avec une inconcevable rapidité. Mes yeux le voient; mais le raisonnement accourt à mon aide, qui chasse ces prestiges et dissipe mon erreur.

Enfin, vers les onze heures du soir, des fusées viennent faire leur explosion jusques dans mes draps.

Alors cesse l'illusion; toute la supercherie se découvre à ma vue; rien ne peut plus m'être caché.

Trois trous percés dans la cheminée m'indiquent le canal où elles prennent leur issue. Par la distance de l'artifice, il m'est aisé de comprendre qui le met en jeu. En faisant d'exactes perquisitions, je trouve une chaîne servant de crémaillère, dont je me ressouvenois de l'affreux tintamarre-Une échelle à laquelle on avoit attaché une ficelle traversant le plafond, et qu'un bras vigoureux faisoit danser à volonté sur des planches, me rappelle la musique des tables. Un cornet long de huit pieds, trèslarge à son extrémité, fabriqué de cartes géographiques, servoit à pousser les soupirs que j'avois d'abord attribués, dans ma surprise, à des vents coulis. Le bruit des marteaux sortoit du grenier. On avoit ouvert exprès les fenêtres retenues en dehors par de forts crochets qui les agitoient fortement dans les orages. Les trompettes qui s'y mêloient, de nature à effrayer ou du moins à donner l'éveil au plus hardi, étoient celles dont on se sert les nuits en Hollande, à chaque demi-heure, pour la sûreté publique. Quelle étoit donc l'ame du vacarme? mon bourgeois, qui, ayant la patience, peut-être unique, de passer l'instant où l'on dort à veiller dans sa cave souterraine, tiroit ses amusemens d'une constance à l'épreuve.

Qu'un campagnard, et même un citadin comme j'en connois, eussent en pareil cas habité cette maison qui, six mois auparavant, ressembloit aux ruines d'un antique édifice, éparses çà et là sur une vieille masure, et dont l'aspect annonçoit encore la demeure des esprits infernaux, n'auroient - ils pas déclaré hautement à toute la terre qu'ils y avoient distinctement entendu, bien vu le diable, et qu'on n'y pouvoit loger une heure, sans s'exposer à perdre la cervelle, ou sans craindre d'avoir le cou tordu.

Qui que vous soyiez, quoiqu'il puisse vous arriver, en pareil cas, n'en rejettez jamais la faute sur Lucifer et les sorciers; leur place est en enfer, et non surterre. Si quelques diablotaux ou quelques farces de lutins viennent désormais à contrarier vos divertissemens et vos plaisirs, n'en soyez pas long-tems en peine, en songeant aussitôt que c'est un bourgeois comme le mien, ou le chat de monsieur Rood, qui met tout en branle.

DES BRIGANDS ET DES MENDIANS.

Il se rencontre tous les jours des hommes doucs du plus doux caractère, du naturel le plus honnête, qui se plongent dans des travers qu'aucun motif ne peut excuser. On en voit d'autres dont l'éducation, mal soiignée ou mal dirigée, les conduit insensiblement au plus affreux: brigandage, et dont l'échafaud achevant la carrière, termine h eureusement les forfaits. J'appremds qu'un homme qui s'est co duit avec honneur durant trente ans, réduit par un revers de fortu ne à implorer l'assistance d'un ête dûr qui la lui refuse avec humeur, va droit enfoncer la porte de son voisin, son propre bienfaiteur, qu'il dépouille après l'avoir barbarement massacré. Une lettre officielle m'annonce qu'un jeune homme bien né, dont les principes de probité ne se sont jamais un soul instant démentis, méprisant les terreurs du supplice, écartant toute espèce de crainte, étouffant tous remords, arrôte effrontément les passans dans un grand chemin. Je sors de Paris pour aller à St.Germain. Dans la forêt, je me vois arrêté par un furieux qui veut décidément arracher ma bourse ou ma vie. Sans me déconcerter, dans un danger si pressant et malgné la position crurelle du moment, je m'informe au malheureux des raisons qui le portent à une action aussi infâmne: „Six enfans, ma femme et oi, n'avons mangé depuis avant-hier soir, me répond-il les larmes aux yeux. "je l'invite à me suivre; il demeure chez moi.

Je lui prodigue mes bontés et mes soins, mes amis lui procurent leurs secours et leurs largesses; son état de menuisier le rend le plus honnête homme du monde; j'en fais mon meilleur ami; il sacrifieroit sa vie pour celui auquel il voulut l'ôter. Etoit-il méchant, cet être, parce qu'il étoit coupable? non, sans doute; mais si la nature en fit un homme de probité, des circonstances fâcheuses en auroient fait un scélérat?

Mon domicile m'offre chaque jour la vue d'un être paresseux qui, laissant croître éternellement sa barbe, court du matin au soir dans les rues, couvert des haillons de la mendicité: à son lever, il s'applique sur les joues d'artificieux cataplasmes, et montre aux veux d'un pitoyable public d'apparents ulcères qui couvrent ses jambes fort ingambes. Souvent ce publie dédaigne ou paye de compassion un véritable estropié, pour payer d'argent un vaurien qui va battre sa femme après s'être enivré. Ces indignes fainéans, ravissant l'aumône du pauvre malheureux, le contraignent à se nourrir de haine contre l'humanité, poison lent qui le consume d'une manière insensible, mais horrible, lui qui sait être homme comme le riche, égal par sa nature au prince et de la même espèce qu'un monarque. Parce qu'il a les membres mutilés on le plaint, et c'est parce que cet ivrogne, revêtu du manteau de l'indigence, vous cause plus d'importunité, que vous le secourez. Souvenez- vous que l'infortuné gémit tandis que le fourbe oisif et bien portant, que vous encouragez, veut arracher, à force de demandes, cette pièce de monnoie dont il est avide, pour échauffer ses poumons qui, par cela même, éterniseront cet odieux et coupable manège.

Gouvernement juste, plein de force et de sévérité, c'est vers toi que j'élève ma timide et foible voix; c'est à toi que j'ose en appeler, non pour colorer de monstrueux abus, premiers enfans du crime, mais pour les détruire insensiblement, si tu ne peux subitement extirper leur racine. L'expérience nous apprend que la sagesse et le tems surmontent à la longue toute difficulté. Si de la manière dont est élevée la jeunesse dépend la prospérité d'un état, donne-nous promptement une éducation, sans laquelle ni mœurs ni vertus ne seront durables. Que l'œil vigilant de ton génie, que tes infatigables efforts, en poursuivant incessamment le crime dans son repaire, distinguent toujours l'errenr qui le fit commettre. Protège l'innocence opprimée, offre des travaux à l'oisiveté, montre-toi l'appui du foible contre l'injustice du fort, verse tes bienfaits sur la triste indigence, punis rigoureusement le scélérat, et barricade enfin tous les sentiers qui aboutissent au chemin pour le devenir.

Celui qui ne t'aimeroit point alors est un de ceux que ton bras doit châtier, parce que qui ne te béniroit pas seroit un monstre.

SUR LE SUICIDE.

Etrange et aveugle fureur de s'arracher la vie! mode affreuse et nouvelle! Que de victimes d'un coupable délire ou d'une erreur instantanée! Désespoir futile, horrible manie, déplorable fruit d'un irraisonnable chagrin et de la plus noire mélancolie! O maux cruels réservés à la seule espèce humaine, pourquoi faire éprouver vos coups aux malheureux. mortels! Que n'atteignez-vous, que n'allez-vous exclusivement frapper ces animaux immondes, dont l'utilité est presque négative, et l'existence moins précieuse que la nôtre? Mais les animaux pensent peu, et c'est le délire de la réflexion qui tue les hommes.

Dieu! quel spectacle s'offre à mes regards? Ici, c'est un jeune garçon de quinze ans qui se précipite dans la Seine et va terminer sa vie dans les flots. Là, un jeune homme dont les quatre lustres ne sont pas encore accomplis, couché sur son lit, feint de reposer tranquillement auprès de sa mère songeant à son travail, peut-être à son fils qui se brise le crâne avec trois balles meurtrières. Flus loin, un père de famille, chargé d'enfans, sort un moment de la couche nuptiale pour avaler secrètement de l'eau forte, et va se recoucher aux côtés de son épouse, qui le voit expirer dans les plus horribles tourmens. Dans ce quartier, l'un se sert d'un canif tranchant pour s'ouvrir les veines, et laisse échapper avec sa vie son sang à gros bouillons. Dans un autre, l'affreux secours d'un rasoir coupe la gorge de cet être plein de vigueur et de santé. L'opium, le verd-de-gris, l'arsenic tous les poisons les plus actifs sont humectés, détrempés ou broyés dans des liqueurs, pour hâter le moment d'une criminelle destruction.

Je monte à cette chambre, qu'y vois-je? un froid cadavre dont une partie de la tête vient de voler au plancher, par l'ingénieux moyen d'un fusil attaché par la crosse à son pied, et dont l'extrêmité du canon atteignoit à sa bouche mourante. Dans ce cabinet, c'est une corde qui supporte une jeune fille étranglée. Fuyant toutes ces atrocités, j'enfile une étroite rue; qui peut encore épouvanter mes yeux? une mère de famille qui s'élance dans les airs d'un quatrième étage, et dont la machine palpitante se roidissant contre les attaques terribles et réitérées du plus violent trépas, glace mes sens étonnés, fait reculer mon sang vers le cœur, et me fait frisonner d'horreur.

O mortels! qui que vous soyiez, si vous avez pour toujours oublié les principes sacrés d'une religion consolante, si l'idée du néant n'a pour vous rien d'effrayant, si vous êtes si avides de cette mort que repousse presqu'en tout tems un invincible sentiment, que ne rendezvous utile ce désespoir qu'abhorre la presque totalité du monde? Au lieu de traîner l'ignominie au-delà des tems, que n'allezvous chercher une mort glorieuse pour éterniser votre courage, pour immortaliser votre nom? Des malheurs, dites-vous, vous contraignent d'ensevelir votre pauvreté, votre honte, votre opprobre dans la nuit du tombeau?

Vous voulez mourir? eh bien!

volez aux combats, affrontez les dangers, précipitez-vous dans les bataillons serrés des ennemis, cherchez cette mort, si belle et si desirable! soit dans le sein de leurs plus intrépides guerriers, soit en escaladant les murs de cette citadelle réputée imprenable.

Qui ne craint point la mort ne craint rien; à qui veut mourir tout est possible; rien ne peut effrayer celui qui a soif de périls, et rien que la mort qu'il défie avec la fureur du lion et la férocité du tigre, ne peut mettre obstacle à ses brillans exploits, ni éclipser les prodiges d'une valeur incomparable, l'admiration des peuples et l'étonnement de l'Univers.

O fatale ignorance de l'homme civilisé! si capable du moindre raisonnement, tu pouvois lui adresser seulemeut ces mots: “malheureux! vois ta femme ex“pirante et baignée dans son sang; “repais-toi de cette affreux spec“tacle.“ Réponds - moi: dans quel abyme de pensées t'enseveliroit alors ce lugubre tableau? Eh bien! songe donc, avant de trancher le fil de tes jours, aux déchiremens indicibles qu'éprouvent ton père, ta mère, ta femme, tes enfans, ta famille entière, en embrassant ta dépouille glacée?

Recueille en idée ces larmes de sang qu'ils versent abondamment sur ton malheureux sort, eux qui régrettent un tendre fils, un sensible époux et le meilleur des pères, dont ils attendoient uniquement, avec le bonheur, une honnête subsistance. Tu meurs de tes propres mains, mais ils vont périr par les tiennes; en t'arrachant la vie, tu leur ôtes la leur; tu leur communiques ta rage qui va les unir à ta cruelle destinée. Oh! quand tu serois le plus dépravé des humains, quand la férocité auroit en ton cœur étouffé tout sentiment de tendresse, tu ne pourrois être insensible à l'image que t'offriroient ces réflexions salutaires.

La vie, crie-tu sans cesse, est un fardeau dont tu veux te délivrer. Puisque tu manques de courage pour attendre ta fin, choisis donc la plus digne d'honneur et la plus admirable. Préfère à l'opprobre qui suit le suicide, une glorieuse inscription sur la colonne chargée de transmettre ton nom à la postérité la plus reculée. Si la guerre moissonne tes ans au milien des batailles, une récompense militaire soulage ta famille honorée.

Une honte ineffaçable accompagnera ta mémoire, si tes mains attenteut à tes jours. Penses-y bien; il n'est permis de se tuer qu'en imitant Urtius qui meurt volontairement pour le salut de Rome.

Si, en te sacrifiant, tu conserves à cent individus l'existence, c'est un acte d'héroïsme trop digne d'encouragement; mais si, en te détruisant, tu prépares la destruction d'une ou dix personnes, tu es un monstre qu'à vomi la nature pour le malheur de l'espèce humaine.La vieillesse, la foiblesse de ta santé, la délicatesse de ies organes ne peuvent supporter les fatigues des combats? Est-ce une raison pour t'égorger dans ta maison?

est-ce un motif pour porter le désespoir dans l'ame d'une épouse qui t'adore, et offrir un odieux exemple à tes enfans qui attendent de toi leur conservation? Tu n'as plus de ressources? ta famille en a-t-elle davantage? doit-elle pour cela t'imiter? Tu as tout perdu? en est-ce encore assez pour te brûler la cervelle? O malheureux! travaille et prends patience; l'espoir, le consolant espoir, ne doit jamais t'abandonner. Dis-en toi-même: „Si je manque aujourd'hui de pain, peut - être quelqu'ame charitable m'en fourniratelle demain; après demain, mes malheurs pourront parvenir aux oreilles attentives de quelque homme opulent et humain; ses soins appaiseront ma faim, soulageront mes peines. Des ressources inconnues me rendront un être aisé; peut-être aussi, serai-je ensuite capable de soulager, à mon tour, d'autres infortunés.

Et toi, sexe sensible, autant foible qu'aimable! comment les abominables idées de destruction volontaire trouvent- elles accès dans une ame faite pour aimer les charmes de la societé, pour sentir et goûter tous les plaisirs de la vie? Comment te résoudre à porter sur une fatale corde des mains qui ne devroient enlacer qu'un époux chéri, et d'étouffer ces tendres et innocentes créatures qui ne te demandent qu'un sein pour les allaiter? Parce que tu ne crois dépendre que de toi - même, tu t'imagines ne rien devoir à la société, et pouvoir t'en bannir à volonté sans crime? Erreur grossière, trompeuse erreur! Est-ce que tes semblables auroient pris l'engagement de te défendre contre l'oppression, de te protéger en tous lieux, si tu n'avois pris individuellement à leur égard la même obligation? Et ces enfans, l'espoir et le soutient de la patrie, qui les a si vaillamment défendus dans leur bas âge, contre des brigands affamés de carnage, ne lui doivent-ils aucun compte de leurs travaux? elle-même, n'a - t - elle aucun droit d'attendre leurs secours quand ils seront grands? Et si, par ta mort, tu causes leur trépas, n'es-tu pas parricide envers eux et criminelle envers ton pays?

Femmes! femmes! quand vous voudrez terminer votre carrière par un suicide, faites cette seule réflexion: attendons à demain, peut-être les choses changeront-elles n. Souvenez - vous toujours de ce commis qui, victime d'une erreur, s'ôte la vie; trois jours plus tard, il jouissoit de la plus plus haute estime dans l'esprit de ses maîtres, et devenoit, après quelques heures de dégoût et d'amertume, le plus fortuné des hommes.

LE BERGER CORYDON. LE tendre berger Corydon Autrefois quitta sa houlette, Les bois, son chien, le compagnon De l'aimable et fidèle Annette. Lassé des travaux les plus doux, Privé de soucis et d'alarmes, Il courut chercher les dégoûts Croyant trouver plaisirs sans larmes. Paris est l'endroit qu'il choisit Pour étaler ses connoissances; Il n'est pas de bruit qu'il ne fit Pour étendre ses jouissances. Le malheureux pensant goûter Tout ce que le monde a de charmes, De ses beaux yeux sentoit couler Un abondant ruisseau de larmes. Depuis un an, plein de tourmens, De chagrins et d'inquiétude, Il se résout à tous momens D'aller chercher sa solitude. Après mille soins, mille efforts, Pour surmonter sa peine extrême, Il s'abandonne aux doux transports, De voir, d'embrasser ce qu'il aime. Son parti pris, bien décidé: “Allons, dit-il, revoir Annette; “Rendons hommage à la beauté, “Et reprenons notre houlette“. Préférant son premier métier, De nos champs le séjour tranquille A l'air empesté de la ville, Corydon redevint berger.
ES QUATRE SAISONS. J'aime dans la dure saison Grand bois, bon feu dans ma maison, Tous les trous fermés dans ma chambre, Mon lit couvert, bien exhaussé, De vastes rideaux entouré, Comme il doit être au froid décembre. Dans le printems je veux des fleurs Pour embellir ma cheminée, Quelques œillets dont les odeurs Parfument, un quart de l'année, Mes meubles, mon appartement: Je veux aussi des lis, des-roses, Des tulipes si-tôt écloses, Pour l'orner très-élégamment. La renoncule et l'anemone Fuyant le fracas de Bellone, Viendront aussi chez moi gaîment, Prendre un refuge isolément. L'été, dans son ardeur brûlante, L'été m'inspirera ses feux; J'adresserai mes tendres vœux A ma douce et fidèle amante: Tout mon amour, tout mes soupirs Devanceront tous ses desirs. Je jouirai des fruits d'automne: Les arbres chargés du trésor Qui fit admirer l'âge d'or, Baisseront leur branche à ma vue, En m'invitant à rendre nue Dans un subit et saint transport, La prodigue et chaste Pomone. Ainsi couleront mes beaux jours, Jours fortunés, jours pleins de charmes! Ainsi je fuirai les alarmes Qui portent ombrage aux amours. Nourri de cet espoir tranquille Qui place en tous lieux le bonheur, Sans m'occuper d'aucune erreur, De notre ame ordinaire asile, Je pourrai goûter la douceur D'un commerce doux et facile Avec l'objet dont la faveur Simple, tendre, aimable et docile, Ne peut naître que d'une humeur Egale, aux champs comme à la ville; Et le souris de la pudeur, Le coloris de la fraîcheur, Chassant l'image du malheur, Dans une retraite paisible, M'indiqueront d'un œil sensible Celle qui sut charmer mon cœur.
EPIGRAMME. Savez-vous pourquoi ce critique Verse un poison, vrai fiol d'enfer, Sur des livres d'utilité publique? C'est qu'il est fils de Lucifer.
A DEUX DE MES MALICIEUX AMIS. LES LOUPS ET L'AGNEAU. FABLE. UN jour les loups prirent querelle entr'eux, (On dit que leur fureur venoit de jalousie). Qui le croiroit? bon dieu! parmi des loups, l'envie! Est-il bien vrai! Non, non, c'est fabuleux. Ecoutez, je vous prie, Ecoutez, Et puis vous parlerez. Certain agneau d'un esprit trop facile, S'entretenoit parmi ses compagnons D'un grand discord, de l'humeur indocile Dequelques loups, d'un courroux irascible, Qu'on ne voit point au milieu des moutons. Ouvertement il blâmoit leurs colères; Le loup, l'agneau ne peuvent être frères, De beaucoup trop leurs espèces diffèrent. Par pure charité le peuple Louvetot, Fut tôt instruit du crime du marmot, e son babil qui méritoit la mort. tale histoire!.... hélas! il n'avoit dit qu'un mot. Auprès d'un bois la pauvre créature Broûtait en paix l'herbette de ces lieux, Du doux printems, l'éclat et la verdure Qui rajeunit par sa riche parure, Les traits ridés de la mère nature Dont l'œil sourit aux largesses des Dieux, Quand deux gros loups affamés de carnage, Ne trouvant point de butin à leur rage, Fondirent sus et l'alloient dévorer. De vieux chasseurs sujets à braconner, Semblent venus exprès pour la sauver; Mais leurs efforts ne purent que troubler Le fin régal de ces cruelles bêtes. A déchirer un malheureux mouton, Boire son sang, mâcher son doux coton, Sucer sa vie, elles sont toujours prêtes. Ne nous frottons jamais aux fortes passions; Soyons souvent discrets sur ce que nous faisons: N'attaquons pas de front toutes les factions; Sur-tout prenons bien garde à qui nous nous fions, En n'introduisant point chacun dans nos maisons. Qu'on trouve à cet épilogue Un vrai sujet d'apologue, C'est mon desir Et mon plaisir.
AUX MÊMES. LE DILEMME NORMAND. Oui, vous êtes un scélérat! “D'avoir, en style d'avocat, “Jasé, médit de votre Aminte.“ Eh! mes amis, point tant de plainte! Coupable ou non, entendez-moi; Je suis loyal, je vous le jure, Je hais beaucoup trop l'imposture, Pour n'être pas de bonne-foi. Jamais Aminte, la cruelle! Ne m'honora de ses faveurs: Je ne fis point couler ses pleurs, Qui, dit-on, la rendent si belle! Ainsi, soyez sans passion, Sans chagrin, sans colère étrange: Si j'ai menti, je suis démon, Si j'ai dit vrai, je suis un ange.
EPILOGUE. ENFIN j'ai fini ma carrière Soit moraliste qui voudra, Ou philosophe qui pourra; Car ma philosophie altière Malgré mon peu d'humeur austère Unie à mon peu de lumière, Par trop lasse de commenter Quelques morceaux ingrats, stériles, Veut s'amuser et s'égayer Sur des sujets bien plus utiles. Au lieu d'employer mes talens. A coudre quinze ou vingt PENSES, Je consacrerai mes momens, D'un doux loisir heureux instans, A vivifier mes idées Parfois gravement débitées. Plein d'amour pour la vérité, Je sers le dieu de la gaîté, Avec orgueil, simplicité. Epris de secrètes manies, Avec ardeur, sincérité. Hardiesse étrange, humilité, Je vais raconter mes FOLIES. Fin des Pensées.
(*) Ce sont des bor...s. (*) Carré de terre sèche, qu'on brûle en Hollande au lieu de bois. (*) Bâtiment chargé de marchandises, t qui prend des passagers à son bord. (*) Gens qui arrêtent les voleurs. (*) Voyez le journal de Paris, des 28 et 30 floréal dernier.