Nouveau voyage sentimental: MiMoText edition Jean-Claude Gorgy(1753-1795) data capture double keying by "Jiangsu", China encoding Julia Dudar editor Julia Röttgermann 17436 Mining and Modeling Text Github 2020 Nouveau voyage sentimental Jean-Claude Gorjy Paris Guillot 1791 1791

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ŒUVRES DE M. GORJY. TOME PREMIER.

OUVRAGES DE M. GORJY. Qui se trouvent chez le même Libraire.

Blançay, 2 vol. in- 18. br. fig. 3 l. 12 s.

Le même, rel. veau écaillé. 5 l.

Victorine, 2 vol. in-18. br. fig. 3 l. 12 s.

Le même, rel. veau écaillé. 5 l.

Lidorie, 2 vol. in- 18. br. fig. 3 l. 12 s.

Le même, rel. veau écaillé. 5 l.

Saint-Alme, 2 vol. in-18. br. fig. 3 l. 12 s.

Le même, rel. veau écaillé. 5 l.

Mémoire sur les Dépots de Mendicité, in-8. br. fig. 12 s.

Nouveau Voyage Sentimental, 2 vol. in-18. br. fig. 3 l. 12 s.

Le même, rel. veau écaillé. 5 l.

Tablette Sentimentales, 1 vol. in-18. br. fig. 1 l. 16 s.

Le même rel. 2 l. 10 s.

NOUVEAU VOYAGE SENTIMENTAL, CINQUIÈME ÉDITION, Par M. GORJY. TOME PREMIER. A PARIS,

Chez Guillot, Imprimeur, Libraire de MONSIEUR, rue des Bernardins, vis-à-vis Saint Nicolas-du-Chardonnet.

1791.

NOUVEAU VOYAGE SENTIMENTAL. CHAPITRE I. A travers Champs.

„CE n'est qu'un oubli; “mais Lisette pourrait croire..... “L'amour lui a appris à suivre sur “la carte la route que je parcours “sur le terrain; et, lorsque son “doigt a rencontré le point correspondant, c'est pour elle un “plaisir !.... Il faut bien quelque “dédommagement à l'absence...... “Mais, lorsque son doigt aura “rencontré Bruxelles, elle n'aura “pas manqué de se rappeler que “cette ville est la patrie de la “dame qui, à mon passage à “Calais..... Elle se sera en même “tems souvenue de certaines dispositions que la dame m'y montra..... de certaines dispositions “où j'étais moi-même..... et tous “ces souvenirs auront amené cette “réflexion.

“Il a passé par Bruxelles, et “il ne m'en parle pas! Donc il a “vu la dame de Calais. Donc..... “N'achève pas, Lisette; tu proférerais un blasphême. Il est bien “vrai que je l'ai vue. Elle m'avait “trouvé un peu idiot à Calais; je “croyais ne plus l'être, parce que “j'avais séjourné quelque tems en “France.... Tu sens bien, Lisette, “que l'amour-propre me conseillait “de me montrer avec mes avantages; et ce n'est point après “avoir séjourné en France que l'on “résiste à ses conseils..... Cependant, s'il n'avait eu d'autre motif “que d'effacer l'idée de l'idiotisme “que j'avais montré à Calais, peut-être ne l'aurais-je guère écouté; “mais le tort que j'avais eu envers “le respectable père Laurent! je “l'avais toujours sur le cœur...... “Il me semblait qu'en paraissant “devant la dame avec la tabatière “de ce brave religieux, en signe “des réparations que je ne cessais “de faire à sa mémoire.... Lorsque, “dans la balance du bien et du “mal, l'homme dont le cœur est “vraiment bon, a eu le malheur “de mettre une faute dans le “mauvais bassin, il ne croit jamais “avoir assez mis dans l'autre; et “s'il a eu des témoins de la faute, “il est bien aise d'avoir les mêmes “témoins des efforts qu'il fait pour “la réparer.“

C'était en moi - même que je parlais ainsi, et j'aurais continué, si la Fleur ne m'avait pas fait observer que, tout en réfléchissant, je battais la campagne.

--„Mais, Monsieur, nous voilà “tout-à-fait à travers champs. Je “ne vois plus ni maisons, ni chemins; si nous étions égarés!--Eh! mais, mon cher la Fleur, “tu t'effrayes toujours! Est-ce que “l'on peut s'égarer dans un pays “cultivé, quand il est égal d'aller “ici, ou là, d'y être aujourd'hui, “ou demain?--Ici, ou là, soit: “mais, si nous ne trouvions gîte “que demain!....... Monsieur, il “y aurait un bien grand intervalle “entre cette époque-là et le dîner “que nous avons fait aujourd'hui.--“Tu crains la faim? Eh! ne sera-t-il pas tems de souffrir, quand “tu l'éprouveras? Voilà comme la “prévoyance double nos maux.“

La Fleur se tut. Était-ce persuasion? Était-ce faute de savoir répondre? Je n'en sais rien. Quand un joueur quitte la partie, il la perd; l'autre retire les enjeux: mais, dans le vrai, il n'a pas gagné. C'est ainsi que l'homme qui parle avec assurance, emporte les mises de bien des parties sur lesquelles il n'a pas plus de droits.

CHAPITRE II. La Chaumière.

Monsieur, Monsieur, “j'entens du bruit. Nous sommes “près de quelque maison....“ En effet, nous apperçumes, à travers les arbres, un petit toît de chaume...... A la porte étaient des instrumens de l'abourage; et, tout-à-fait sur le seuil, un enfant très-jeune, se roulant par terre avec un chien trois fois plus gros que lui, Il y avait dans les mouvemens de cet animal, un caractère de complaisance!....... L'enfant avait une grosse mine bien rouge, et des yeux!...... Notre approche en changea tout de suite l'expression. Il nous fixa avec étonnement, et ne joua plus. J'en fus fâché.

Sa mère était une grosse brune d'une tournure appétissante. Elle sortait de l'étable, d'où elle portait un plein seau de lait. La Fleur parut en desirer. Elle nous en offrit sans complimens, mais de bonne grace, de ce ton que l'on a, quand on offre pour être accepté. Je la payai de la même franchise, et nous la suivîmes dans sa chaumière.

C'était une assez grande salle de de niveau avec le champ. On y voyait peu, parce que les fenêtres étaient masquées par des vignes auxquelles pendaient de superbes grappes.

“Je suis fâchée, dit-elle, qu'elles “ne soient pas mûres. Vous en “cueilleriez. Je ne peux vous “donner que du pain et du lait; “car la soupe que vous voyez “devant le feu, ne sera faite que “pour l'heure où mon homme “reviendra des champs.“

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Nous étions assis, la Fleur et moi, sur un banc contre la porte. Elle nous apporta à chacun une écuellée de lait, que nous prîmes sur nos genoux, et leva le couvercle de la huche pour nous donner du pain. Au bruit, l'enfant s'approcha. Elle lui en donna un morceau qui m'aurait nourri pendant un jour. Il retourna jouer avec le gros chien auquel il donnait quelques bouchées........ Nous étions entourés de poulets qui ramassaient les miettes.

Au pied d'un arbre, sur le pré, était un berceau que je n'avais pas apperçu. Des cris d'enfant me firent jeter les yeux de ce côté. Notre hôtesse y courut aussi-tôt, prit le berceau sur ses genoux, dénoua son corset de bure...... Malgré ses précautions, je vis un sein d'une plénitude, d'une blancheur!...... Il faut une ame paisible, pour avoir cette fraîcheur-là.

Quand elle revint à nous, je lui offris de l'argent: elle n'en voulut jamais.

Il commençait à faire tard. „Messieurs, nous dit-elle, vous êtes “loin de la grande route. Je n'ai “point de lit à vous donner; mais “si vous voulez aller jusqu'au château, l'intendant de Monseigneur “vous y recevra bien. C'est un brave “homme .......“ J'acceptai. Elle appela Thomas.

Thomas quitta quelques chèvres qu'il gardait, et nous servit de guide. C'était un petit brunet, âgé de sept à huit ans, l'œil vif, l'air décidé. Il avait les jambes nues, une moitié de veste sur les épaules, un bonnet rouge, duquel ses cheveux s'échappaient par grosses boucles . . . . . . . . . . Il enfila un chantier; nous le suivîmes. . . . . . . . “Y a-t-il loin?---Oh! que “non.“ Et il se mit à siffler. „Arriverons nous avant la nuit?--Oh! que oui . . . . . . .“ Et il reprit son air . . . . . . .

Un ruisseau barra notre passage. Un tronc d'arbre jeté d'un bord à l'autre, servait de pont. Il le traversa presque sans y faire attention. Pour nous . . . . . . . C'est que nos pieds étaient dans des chaussures, au lieu que les siens, libres de faire usage de toutes leurs articulations . . . . . Nous passâmes cependant.

CHAPITRE III. Le Château.

Nous y voilà, dit notre guide, en nous montrant une grande masure. des restes de crénaux, et des débris de bêtes fauves, cloués sur la porte, nous prouvèrent que c'était le château. Les moyens de destruction caractérisent toujours les puissançes de la terre.

Nous entrâmes. Un petit homme, gibecière au côté, fusil sur l'épaule, s'approcha...... „Vlà des Messieurs “qu'ma mère vous envoie, dit le “petit Thomas, en ôtant son bonnet rouge......“ Je priai Monsieur l'intendant d'excuser ma démarche. Mon compliment n'était pas fini, que nous avions tous le verre en main. Il fit boire un coup à Thomas, et lui dit de remercier sa mère de nous avoir envoyés chez lui. Thomas se remit à siffler son air, et partit.

Notre hôte était veuf. C'était sa fille qui lui aidait à faire les honneurs de sa maison. Elle avait quatorze ans, et, quoique fille de M. l'intendant, elle était vêtue en paysanne; mais je crois que c'était par coquetterie. Pour lui, c'était un homme tout rond. Nous étions amis au dessert, comme si nous nous étions connus depuis dix ans. Il me racontait comment son fils l'avait quitté pour aller à la ville, et nous buvions; l'établissement qu'il devait y former, et nous buvions encore; quand il marierait sa fille avec Bastien, filleul de Monseigneur, et nous buvions encore. Ce dernier récit fit rougir la petite, et elle n'en fut que plus jolie.

En vérité, quand Justine (c'est son nom) me conduisit à la chambre qui m'était destinée...... Je te l'avouerai de bonne foi, Lisette, j'enviai le sort de Bastien.

J'avais à peine éteint ma lumière, que j'entendis jouer de la flûte assez passablement. Aussi-tôt s'ouvrit une fenêtre, et je reconnus la voix de Justine.--Chut, chut. Il “y a un Monsieur couché là. Il “pourrait t'entendre. Va-t-en “vîte.--Un Monsieur! Tant pis. “J'avais bien des choses à te dire. “Y sera-t-il encore demain?--Je ne sais pas. Adieu Bastien.--Adieu Justine.---Adieu.---Adieu.--Et chaque adieu était accompagné d'un soupir. Les pauvres enfans!...... Mais c'est bien innocemment que je leur ai fait de la peine.

Le lendemain j'abordai Justine, dès que je la vis seule. „Votre “père, lui dis-je, veut que je “passe ici quelques jours. J'accepterai, si on me loge ailleurs. Je “n'aime pas gêner......“ Ses yeux ce baissèrent. Elle rougit.--„Mon-“sieur, vous ne gênez personne. “--Soyez sans inquiétude, belle “Justine, je respecte toujours....“ Le père arriva.--„Mon papa, “Monsieur désirerait une chambre “qui fut moins au midi.--Comme “il voudra. Qu'il vienne en choisir “une autre.“ Je me logeai d'un côté tout opposé. Elle s'apperçut de cette délicatesse, et ses yeux me remercièrent.

Je fus fâché cependant de les avoir effrayés. J'aurais eu bien du plaisir à les entendre; bien plus sûrement que je n'en avais eu, une fois, à entendre un certain Damon et une Lucile..... Ils se croyaient seuls, et il l'auraient bientôt été, si j'avais pu sortir sans me découvrir: mais force me fut de rester où le hasard m'avait placé.

„Ah! vous voilà, Monsieur! Il “est tems!--Eh, quoi! mon “adorable! allez-vous commencer “par me quereller? Si vous saviez “combien j'ai eu de peine à me “débarrasser de cette présidente. “--Il ne fallait pas vous en débarrasser, Monsieur.--Il y a “une heure que, sans elle, je “serais à vos genoux........ Ah! la “charmante garniture! C'est sans “doute pour votre robe jonquille? “Vous êtes d'un goût!--Monsieur cherche à faire sa paix--D'honneur, ce mouchoir est d'une “gaze charmante.--Eh! mais, finissez donc. Vous avez des mains! “--Cela est si beau! Quel dommage que ce maudit cordon!.... “Je crois que vous l'avez défait “Si vous n'êtes pas plus sage!.....“ On entendit voiture: c'était une visite, qui fut suivie de plusieurs autres, auxquelles je dus la possibilité de m'échapper.

Justine, Bastien, vos expressions auraient été bien différentes.

Tout en faisant ces réflexions, j'avais le fusil sur l'épaule; je suivais mon hôte qui gravissait les rochers comme un chamois. La Fleur s'en tirait assez bien, et mo comme je pouvais.

C'était les attentions que Justine avait pour moi, qu'il fallait voir. Les gens qui articulent un remercîment, se croient acquittés par cette formule: mais ceux qui n'expriment pas leur reconnaissance, la prouvent dans toutes leurs actions. Je trouvai, le soir, ma chambre si bien arrangée! Des bouquets sur la cheminée, un joli ruban à mon bonnet....... Messieurs les gens d'esprit, vos phrases ont-elles cette éloquence-la?

CHAPITRE IV. Le Goûter.

. . . . . . . . Une de mes promenades m'avait conduit sur les bords d'un ruisseau qui coulait à travers des saules. Le bruit des battoirs et la couleur de l'eau m'annoncèrent... En effet, j'apperçus cinq ou six femmes, à la tête desquelles était Justine.... Justine, à quatorze ans, gouvernant la maison de son père!...... Elle avait, ce jour-là, des sabots qui faisaient paraître sa jambe encore plus fine; un jupon assez court, un petit juste, et sur sa tête, un chapeau de paille. Elle courut au devant de moi avec un air épanoui, et m'engagea à prendre part au goûter . . . . . Je lui témoignai tout le plaisir que son invitation me faisait.

Nous nous assîmes tous sur l'herbe, autour d'une grande terrine pleine de lait et de pain bis. Chacun puisait à même avec une cuillier de buis . . . . . . . On ne craint rien au village; les haleines y sont pures.

Comme nous commencions, parut un jeune villageois . . . . . L'embarras de Justine le nomma. „Vous “savez, dis-je à Justine, que je “n'aime pas gêner--Oh! non, “Monsieur . . . . . . Allons, viens “donc, Bastien. Tu sais bien que “Monsieur . . . .“ Je me reculai pour lui faire place auprès de Justine . . . . Il ôta son chapeau, tira le pied, et prononça bien lentement et bien bas, un Monsieur . . . qui attendit inutilement le reste de la phrase dont il paraissait le commencement. . . . . . . . Bastien aurait paru un niais de village aux yeux de bien des gens, mais je traduisis différemment son embarras. J'y vis la conviction qu'il ne trouverait pas de termes capables d'exprimer ce qu'il sentait, tandis que, dans plus d'un beau remercîment, j'ai vu l'effort pour cacher la faiblesse du sentiment sous la pompe de l'expression.

Il se plaça. Le lait me paraissait bien bon; mais à lui! auprès de Justine!..... On a dit que l'appétit était un bon cuisinier; oui, pour les gens gourmands; mais pour les personnes friandes, c'est le plaisir.

Comme nous finissions de goûter, parut une jeune personne de quinze ou seize ans, mais qui, au lieu d'avoir cette gaîté folâtre, apanage ordinaire de cet âge, portait sur sa physionomie l'empreinte de la douleur. Sa démarche était lente, son air abandonné, ses yeux languissans..... Justine courut à elle, l'embrassa, en la nommant sa chère Angélique . . . . . Je trouvais que ce nom lui convenait si bien, que je ne voulus pas savoir celui qu'elle partageait avec un mari qui la rendait malheureuse. Il avait trois fois son âge, était jaloux jusqu'à la cruauté, et l'était d'autant plus, qu'instruit de la répugnance d'Angélique à devenir son épouse, il l'était aussi de son amour pour un jeune homme qui, de chagrin, s'était engagé. Il est donc aussi au village des unions mal assorties!

Elle permit, un soir, que je l'accompagnasse. Son mari était absent...... Elle était devenue confiante...... J'allais prendre un sentier le long d'une haie. J'avais remarqué que c'était le chemin le plus court..... Elle hésitait...... J'insistai...... „Passons ailleurs, je vous “en prie,“ me dit-elle avec effroi. . . . . . . . (C'était auprès de de cette même haie qu'elle avait reçu les adieux de son amant). Nous prîmes un autre chemin que bordait le cimetière. En passant à côté, une noix se détacha de l'arbre, fit du bruit dans les feuilles..... Angélique frissonna, se pressa contre moi, et ne profera plus une seule parole, jusqu'à la rencontre d'une jeune personne qui lui sauta au cou, en lui disant qu'elle venait d'avoir des nouvelles de son frere, qu'il se portait bien...... „Je respire,“ dit Angélique; „si vous saviez la „frayeur que je viens d'avoir!....“ Je vis bien que le frère de l'une était l'amant de l'autre, et que ma présence ne pourrait que gêner les deux amies. Je les quittai. Angélique me serra la main.

CHAPITRE V. Le Départ.

Jétais là depuis huit jours, lorsque la Fleur m'avertit que ma voiture était racommodée. Je fixai mon départ au lendemain. On arrangea la cariole du château..... J'embrassai mon hôte, l'aimable Justine...... Je ne pus pas embrasser Angélique; son mari était de retour. Justine se chargea de mes adieux.

Arrivé à mon auberge, le conducteur de la cariole en sortit une quantité de gibier, pour mettre dans ma voiture. Je voulus lui donner pour boire . . . . . „Cela m'est défendu, me dit-il: „mais il “ne faut pas d'argent pour boire “à votre santé.“ Réponse adroite, qui signifiait beaucoup, et ne signifiait rien; et j'ai remarqué que les villageois que l'on croit si sots, ont beaucoup de ces réponses là........ Mais c'est le moment de boire, et non celui de réfléchir.... „Holà! une bouteille et trois “verres.“ La Fleur, le conducteur et moi nous trinquâmes. Le choc de leur verre contre le mien leur fit plus de plaisir que de l'argent..... Si les riches savaient le prix de la bonté, ils acquitteraient bien des dettes, sans fatiguer leur fortune.

A la première ville ou j'arrivai, je fis une caisse dans laquelle je mis un équipage de chasseur pour l'intendant, des rubans pour Justine: la provision était double; je jugeai qu'elle dévinerait mon intention, et qu'elle partagerait avec Angélique. La bonne paysanne qui m'avait envoyé au château, eut pour sa part une pièce d'étamine.

Me voilà sur la route de Paris.

CHAPITRE VI. Le Philosophe.

IL faisait une chaleur excessive. Un malheureux piéton qui paraissait harassé, cheminait à l'ombre de quelques arbres qui bordaient la route. Mon postillon, pour ne pas se détourner un peu, força ce malheureux de descendre dans un fossé très-profond et fangeux, où le soleil dardait à plomb. Je voulus gronder; mais émouvoir un postillon en faveur d'un fantassin!.... L'évènement fit plus que mes discours. Nous n'avions pas fait dix pas, que j'entendis crier très-fort. Je crus que cet homme s'était blessé; j'ordonnai d'arrêter. Le postillon crut qu'il lui disait des injures, et allait toujours...... Je fus enfin obéi. C'était pour nous avertir que l'écrou d'une roue s'en allait. Nous n'avions pas encore quatre pas à faire, sans tomber dans ce même fossé, où l'homme avait été obligé de se pécipiter, pour n'être pas écrasé par cette même roue...... „Eh! bien,“ dis-je à l'autre, „où en étions-nous, s'il n'avait pas mieux valu “que toi?“ Il avait l'oreille basse. Pendant qu'il resserrait l'écrou, je remerciai le piéton. Le voyant mis assez proprement, et craignant de l'offenser en lui offrant de l'argent, je tâchai de démêler ce qu'il était. Il alla au-devant de mes questions, en me disant que, pour le moment, il était comédien..... „Comment, pour le moment?--Oui; “car demain, s'il faut que je sois “autre chose, et que je le puisse, “je le serai. Il y a long-tems que “je suis convaincu que tous les “états balancent les avantages par “des peines!...... Enfant, j'avais “des bonbons et des tapes . . . . . “Militaire, de l'honneur et point “de profit..... Maltôtier, du profit et point d'honneur.... Riche, “(car je l'ai été) des jaloux et “point d'amis........ Auteur, loué “dans un journal, décrié dans un “autre...... Marié d'abord à une “jolie femme, amour et jalousie; “à une laide, sécurité et ennui..... “Enfin, j'ai pris le parti d'être “aussi mobile que les circonstances. “Il est rare que j'aie dans ma “poche de quoi subsister huit “jours; cependant, voilà dix ans “que je subsiste comme cela; et, “s'il faut vous l'avouer, je suis “plus heureux que quand j'étais “riche. Mon ventre plein, mon “dos couvert, je n'ai plus rien à “songer. Aussi cette absence d'inquiétude m'a-t-elle fait retrouver “une santé délabrée au sein de l'opulence.--Vous avez donc du talent?--point du tout.--Cependant pour jouer la comédie...?--“Oui, pour la bien jouer; mais je “la joue mal.--En ce cas?.....--En ce cas je ne gage guère.--Mais si les auditeurs que le hasard “vous procure, s'y connaissent?--Que m'importe? Je mets à contribution l'amour-propre des “connaisseurs, comme l'admiration “des sots; et l'un me rapporte “pour le moins autant que l'autre. “Si vous saviez combien de gens “me donnent des leçons, non pas “pour que j'en profite, mais pour “montrer qu'ils peuvent en donner! “Quand je recontre de ces connaisseurs là, ma journée est bonne.... “Au surplus, j'en suis quitte pour „avoir perdu une démarche et „quelques mots; et vous voyez „que cela ne me coûte guère.--Et „lorsque quelqu'un, trop pressé „pour vous entendre, vous offre „de l'argent comme s'il vous avait „entendu?--Je le refuse, parce „que je ne le reçois que quand „il est le prix de mon travail; et „vous seriez, Monsieur, celui „dont j'en recevrais le moins, „parce que vous pourriez croire „que le service que je vous ai „rendu, était intéressé.--Au moins „recevrez-vous, avec mes remercimens, le tribut d'estime que je „dois à une philosophie aussi saine. „Touchez-là, et continuez d'être „heureux.„

CHAPITRE VII. Le panier défôncé.

JE remontai en voiture, et J'y réfléchissais au singulier philosophe que je venais de rencontrer, lorsque je vis, à quelques pas de moi, une femme qui faisait la même route, au pas sûr et égal d'un grison. Elle était assise sur le bât, les deux pieds dans l'un des paniers.... Le conducteur s'appuyait sur l'autre, pour faire le contre-poids, car on connaît au village, mieux que dans les académies, les loix de la statique. Lucas jugeait bien que, s'il ne balançait pas l'effet de la pésanteur par l'effort de la pression, le bât chavirerait....... Et il n'y avait pas-là de gazon, et la dame était une bourgeoise, tandis que lui n'était qu'un paysan....... Mais ce qu'il ne prévoyait pas, et ce que le meilleur académicien n'aurait pas mieux prévu que lui, parce qu'il n'y aurait pas regardé davantage, c'est que le fond du panier dans lequel étaient les pieds, ne tenait pas assez: ne tenant pas assez, il ne tint bientôt plus du tout: alors il tomba, la dame qui pesait dessus, glissa, ses pieds se trouvèrent à terre, ses jupons retenus dans le panier, et je passais au même instant.

Je ne parlerai ni de ses cris, ni de son embarras. J'assurerai seulement que ma chaise étant fort haute, et passant fort près, je ne vis que deux jambes très-bien faites, chaussées d'un bas de coton, dont la blancheur était relevée par des souliers de maroquin noir; des jarretières rouges les attachaient. Il n'y eut que mon imagination qui alla au-delà des jarretières rouges.

Je fis arrêter. Je descendis. (Elle était déjà hors d'embarras). Je lui fis le compliment de condoléance le plus ménagé possible, pour qu'il n'eût pas l'air d'une ironie. J'insistai sur le danger d'une pareille voiture, et la priai de partager la mienne jusqu'à la première poste, qui était à-peu-près le terme de son voyage. Elle accepta. Je lui donnai le fond; cela allait tout seul.... Je ne pus pas honnêtement me mettre sur le strapontain, comme on s'y met quand on est avec un autre homme, ou avec sa femme. On ne tourne pas le dos à une nouvelle connaissance à qui l'on fait une première politesse. Je m'effaçai de manière à ce que nous pussions nous voir en nous parlant..... Si nous devions nous parler; et c'est ce qui n'arriva pas. Deux lieues sont si-tôt faites en poste!...... Je suis timide, la dame était honteuse. Elle tint constamment les yeux baissés, pensant toujours, sans doute, que j'avais vu ses bas de coton blanc, ses jarretières rouges. . . . . . Pour moi, les miens ne s'ôtoient pas de dessus elle. La position dans laquelle j'étais, les portait naturellement sur un point qui méritait bien de les fixer; les siens étaient tout aussi naturellement fixés sur un autre point.......... On sait que c'est en regardant constamment et long-tems le même objet, que les quakers et tous les autres visionnaires se procurent des extases..... Et puis notre silence!........... et puis ce mouvement de voiture!...... mais une poste est si-tôt faite!....... La dame devait me quitter-là. Elle fit ce qu'elle devait. Si elle avait fait ce que j'aurais voulu, nous ne nous serions séparés, tout au plutôt, qu'après la poste suivante.

CHAPITRE VIII.

IL me semble que j'ai oublié de dire le sujet qui me ramène à Paris....... Mais, lorsqu'à peine je m'en suis rendu compte à moi-même, à quoi bon le dire aux autres? M'y voilà; le pourquoi ne fait rien à l'affaire.

J'ai aussi oublié de vous dire que vous pouvez vous dispenser de lire ce nouveau voyage, vous qui n'avez pas lu le premier; ou qui l'avez lu sans plaisir.

Ne le lisez pas non plus, vous dont la pudeur trop austère, s'effarouche aisément; ce n'est pas que, dans ancune de mes esquisses, j'aie trop laissé voir le nud: mais, à l'exemple des statuaires antiques, j'ai mouillé les draperies, pour concilier la décence avec la vérité des formes.

Ce chapitre est sans titre, parce que c'est à peu près une préface; et on ne peut plus faire lire une préface que par surprise.

„Puisque je suis en train, dis-je en moi-même, de prendre “mon monde par surprise, si je “plaçais ici mon epître dédicatoire?“

Aussi-tôt, prenant la plume, je “jette sur le papier une grande M; c'est bien là le commencement d'une épître dédicatoire. J'aurais pu, du même élan, ajouter un O, une N, et aller ainsi jusqu'à la fin du Monseigneur: mais dès que l'M fut tracée, je réfléchis â la manière dont je tournerais mon épître, pour ne point allarmer la modestie du prince à qui je l'adressais, et je sentis toute la difficulté de l'entreprise.

Cependant une de mes mains s'était emparée de mon front, comme pour faire, par sa douce chaleur, fermenter les idées. L'autre main tenait la plume suspendue au-dessus de l'encrier. . . . . . . Il s'écoula douze minutes. . . . . . La treizième allait commencer, lorsque, tout-à-coup, donnant un grand coup de poing sur la table . . . . . „Bon, m'écriai-je, je ferai son “portrait, et je n'y mettrai pas “son nom. Si on le reconnaît, il “faudra bien que sa modestie me “le pardonne. Je peindrai un souverain philosophe, aimant les “sciences et les arts, que non-seulement il protège, mais qu'il “cultive lui-même avec succès; “joignant à la loyauté des anciens “preux, leur attachement à tous “les devoirs civils et religieux; “gouvernant ses sujets en père, “vivant dans le sein de sa famille “comme un simple citoyen, donnant à la bien-faisance les sommes “que le luxe absorbe dans les “autres cours, tel enfin que, s'il „eût vécu du tems de Fénélon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . „Dans cet instant, on ouvrit la „porte de ma chambre. Je crus „que c'était la Fleur, parce que „je ne levai les yeux qu'autant „qu'il le fallait pour voir un „habit que je pris pour le sien; „et, continuant mon soliloque „à haute voix:

„Ce ne sera pas ma faute; „dis-je, si au bas de ce portrait „on met le nom du prince régnant „de Dess.......

„Ma foi, Monsieur, ni la mienne „non plus, me dit celui qui „venait d'entrer chez moi; c'est „très-certainement le portrait du „bon roi Réné. J'ai eu une peine „incroyable à me le procurer: „mais je vous le garantis.„ Celui qui me parlait ainsi, était un brocanteur que le locataire qui m'avait précédé dans mon logement, avait chargé de lui trouver un portrait du bon roi Réné. Cet homme, que j'avais pris pour la Fleur, m'avais pris pour celui qui l'avait mis en quête du portrait. Il s'était appliqué la fin de mon soliloque, et m'avait répondu en conséquence. Il eut beaucoup de chagrin, quand il s'apperçut de son erreur. J'en eus beaucoup aussi d'avoir été interrompu; j'étais en veine, quand ce diable d'homme est venu se jetter à la traverse, et il faut à présent que, pour faire mon épître dédicatoire, j'attende un retour de confiance dans mes forces.

CHAPITRE IX. Mon logement.

Cette fois je ne suis pas en hôtel garni. La Fleur m'a procuré un petit logement dans une maison occupée par des gens du peuple. Il savait bien que cela ne pouvait pas me faire de peine. En effet, qu'y a-t-il à gagner à être entouré de gens riches? Si vous l'êtes plus qu'eux, ils vous jalousent. Si vous l'êtes moins; si, par exemple, vous n'avez dans votre portementeau, que six chemises et une culotte noire, ils vous méprisent. s'il vous croyent sur la même ligne qu'eux, il faut faire société, c'est-à-dire, être gêné sans aucun dédommagement; car, le plus souvent, avec ces gens-là, l'ame n'est pour rien dans le commerce. Pour moi, j'aimerais mieux bavarder pendant toute une soirée avec la Fleur, qui, en me faisant part de ses bonnes fortunes, me prouverait sa confiance, que passer une seule heure dans une assemblée brillante, où je ne trouverais que de la politesse et de l'esprit.

“Viens, mon cher la Fleur, „viens me raconter tes plaisirs „d'hier, ceux que tu te promets „pour aujourd'hui, pour demain; la „joie sera dans tes yeux, la franchise sur tes lèvres.--Mais c'est „votre domestique, dira-t-on:„ Et moi je répondrai: „la Fleur „est un bon garçon que le sort „oblige d'échanger ses peines „contre mon argent. La Fleur „était aimé de tout Montreuil; il „est regretté par-tout où il fait „quelque séjour; il m'aime de „tout son cœur . . . . . . Je lui ai „promis de l'argent pour ses services; mais pour son amitié, c'est „de l'amitié que je lui dois.„

Pendant les premiers jours, mes voisines me regardaient beaucoup. “C'est un Anglais, se disaient-elles „tout bas. „ Mais la première semaine n'était pas finie, qu'elles étaient faites à ma figure, et encore plus à celle de la Fleur qui était déjà lié avec toutes, excepté avec une seule, qui paraissait faire bande à part. Elle occupait le logement le plus haut, ne se montrait que rarement....... Aussi les autres l'accusaient-elles d'être fière, et la voyaient-elles d'assez mauvais œil. La Fleur voulut se faufiler. Il fut reçu honnêtement; et cependant il n'osa pas y retourner. Il sentit bien que ce n'était pas là sa place.

CHAPITRE X. La Raison et la Curiosité.

J'étais fort indifférent sur mon voisinage; mais ce que la Fleur me dit de cette femme, me tira de mon indifférence. „Il faut la “connaître, me disait la curiosité. “--Si elle se cache, répondait la “raison, pourquoi vouloir pénétrer “ses secrets?“--La curiosité se tut un moment; mais, prenant le masque du desir. . . . „On dit “qu'elle est jolie, peut-être. . .“ Fi! répondit la raison.--Alors, prenant le masque de la bien-faisance; „Elle est peut-être malheureuse, dit la curiosité, on “pourrait, sans aucun projet offensant, la secourir.--Eh! mon “cher Yorich, dit la raison, comme “tu cherches à te mentir à toi-même! Tu n'as, dans le principe, ni bons ni mauvais projets. “Tu veux voir cette femme, parce “qu'elle se cache, voilà tout.“

Ce dialogue entre ma raison et la curiosité, fut interrompu par un domestique du comte de B. . .

CHAPITRE XI. Les Femmes savantes.

Son maitre m'écrivait pour me reprocher de ne pas me souvenir des gens qui me faisaient avoir des passe-ports, et m'offrait de réparer mes torts, en allant diner chez lui, le lendemain (il était alors à Paris). J'acceptai; et, le lendemain, après avoir choisi la plus belle de mes six chemises, et bien fait vergéter mon habit, je me rendis chez lui où je trouvai une assemblée assez nombreuse. Après dîner, le comte me pria de lui donner les adresses de quelques personnes de Londres. Je passai dans son cabinet. Il y avait deux portes pour y arriver; je ne fis que les pousser, craignant qu'il ne fût malhonnête de me trop enfermer dans un cabinet où il pouvait y avoir des papiers importans. On crut apparemment que j'avais fermé les portes; car j'y étais à peine, que j'entendis, dans le sallon, la conversation suivante.

“Comment! c'est-là le bouffon „du roi de Danemarck!--Rien „n'est plus sûr. C'est moi qui lui „ai fait expédier son passe-port. „--Il faut votre assertion pour le „croire. Je n'ai rien vu de si triste. „--Tout est relatif, dit une voix „de femme; ce qui est sérieux à „Paris, peut être fort gai à Copenhague.“-- Une autre voix de femme. „Il est propable que la „morgue anglaise l'empêche de se „livrer. Il y a même à croire qu'il „n'aurait jamais avoué qu'il remplit „l'emploi de bouffon à la cour de „Danemarck, sans la nécessité de „décliner son titre, pour avoir un „passe-port.„-- Une autre voix de femme. „--Dites-moi, l'abbé, „ne serait-il pas possible que ce „fût un effet du climat? De deux „boutures semblables, l'une donne „ici du fruit de telle saveur, tandis „que l'autre donne, quelques „lieues plus loin, des fruits d'une „saveur toute différente. La nature „peut fort bien avoir créé cet „homme bouffon, et alors il ne „cesse pas de l'être, quoique le „lieu de sa naissance en ait fait un „homme sérieux. L'essence des „choses ne saurait changer. Il n'y a „d'altération que dans les modifications“.-- Une autre voix de femme. „Nous serions peut-être „plus justes en n'accusant que nous. „Il y a des fermentations qui ne „peuvent avoir lieu que par l'addition de certains principes aux „constituans; et il se peut que „votre M. Yorik ne soit resté si „sérieux, que parce que nous „n'avons pas rencontré ce qui peut „exciter sa gaieté„.

M. Yorik rentra, pénét. é d'admiration pour des femmes si profondément savantes. Mais combien cette admiration augmenta, lorsque ces dames vinrent à parler des cours qu'elles suivaient! L'une apprenait la chymie, l'autre l'anatomie, une autre..... „Ah! ma chère amie, le „joli diamant que vous avez-là! „Eh bien! vous ne croiriez pas „que cela se volatilise au réverbère, à ne pas laisser de trace; „mais cette bague vous serre épouvantablement!--Oui, un peu. „--Vous avez le doigt très-enflé! „--Ce n'est rien.--Comment „rien! Ah! ma chère! si vous aviez „assisté à la dernière séance de „M. S***, vous sauriez combien „il est dangereux de gêner ainsi „la circulation du sang. De proche „en proche, la marche des globules „s'embarrasse, et il en résulte une „conglomération qui, nuisant à la „liberté du sistole et du diastole, „peut être le principe éloigné de „maladies très-conséquentes.--A „propos, vous êtes-vous trouvée „à la leçon sur les comètes?--Oui, „M. de L. L*** nous a dit là-dessus les choses les plus savantes.... Il vient d'imaginer une „petite machine, grande à-peu-près „comme mon tambour à broder, „qui explique les comètes, comme „si on était dans le ciel. Je n'ai „rien vu de si joli. J'en ai commandé une tout de suite, pour „mettre dans mon boudoir.--Les „détracteurs ont beau vouloir déprimer l'âge présent, les sciences „sont à leur apogée.--Vous avez „sûrement souscrit pour l'aërostat? „--J'ai plus fait; j'aurai les aéronautes à dîner, le lendemain de „l'expérience. On ne serait pas „digne de son siècle, si on ne „concourait pas de tous ses moyens „aux progrès des sciences. . . . . „Vous y viendrez, n'est-ce pas, „ma chère? Le soir, il y aura bal „et pharaon.--De tout mon cœur; „mais à condition que, tout engagement suspendu, vous viendrez „chez moi, le jour que j'aurai „Mesmer. MM. les commissaires „en diront ce qui leur plaira: c'est „un homme unique. Pour moi, qui „ne suis d'aucun parti, et qui me „livre tout bonnement aux sensations que l'on me fait éprouver. „--Imaginez-vous qu'étant, il y a „quelques mois, à ma terre qui „est à soixante lieues d'ici, une „lettre que je reçus de lui, me „magnétisa à un point! . . . Aussi „vais-je lui faire élever un monument dans mon jardin anglais„.

Un laquais vint avertir la dame Mesmérienne que ses chevaux étaient mis. C'était l'heure du spectacle. La docte assemblée se dispersa; et, moi, j'allai passer la soirée au café, comme cela m'arrive souvent. J'y avais fait la connaissance d'un jeune homme dont l'air triste m'avait intéressé. Comme je suis moi-même assez taciturne, cette conformité nous avait rapprochés; la confiance s'était insensiblement établie entre nous. Il s'appelait le chevalier d'Orbeville, et voici son histoire.

CHAPITRE XII. Histoire d'Orbeville.

IL aimait une jeune veuve aussi vertueuse que belle. Elle n'était pas noble; mais, si elle eût gagné un procès qu'elle avait contre les parens de son mari, elle aurait été prodigieusement riche; et ce procès paraissait indubitable. Cependant elle l'avait perdu. Aussi-tôt le père du chevalier avait exigé qu'il renonçât à elle, et avait voulu le forcer d'épouser une riche héritière. On avait été jusqu'à l'enfermer dans un château de force, où il languissait depuis plusieurs mois, sans céder, lorsqu'il avait reçu cette lettre.

-- „ Monsieur,

“Votre silence m'a trompée. “J'ai cru qu'ayant fait des réflexions “sur la différence de nos fortunes, “vous n'étiez plus dans l'intention “d'associer à votre sort une femme “sans bien. Cette idée m'a déterminée à accepter un parti avantageux pour la position où je me “trouvais. Je ne cherche point à “m'excuser auprès de vous; ce que “je viens d'apprendre de votre ré-“sistance, me dit trop combien je “suis coupable: mais le mal est “sans remède; je suis mariée depuis “huit jours“.

Presqu'aussi-tôt qu'il eut reçu cette lettre, le chevalier avait eu sa liberté. Le premier usage qu'il en avait fait, avait été de courir chez une femme qu'il savait être l'intime amie de son amante. Quel avait été son étonnement, en apprenant que ce mariage était une imposture conseillée par l'amour le plus délicat, pour l'engager à renoncer à un attachement qui faisait son malheur! Le sacrifice avait été complet; la retraite de son amante était ignorée de tout le monde. Il y avait près d'un an qu'il travaillait en vain à la découvrir; et sa situation était d'autant plus cruelle, que la mort de son père le laissait, presque depuis ce tems, maître de son sort.

CHAPITRE XIII. Catastrophe.

JE sais que les maux d'autrui ne guérissent pas les nôtres; mais toujours est-il vrai que les nôtres nous paraissent moins aigus, quand nous savons que nous ne souffrons pas seuls. Cela vient peut-être de la persuasion tacite que nous ne serons plaints autant que nous méritons de l'être, que par ceux qui souffrent comme nous. Quelle que soit la cause, l'expérience confirme l'effet, et cette même expérience me conseilla de raconter au chevalier l'histoire de l'intéressante Maria *.

La fille du limonadier nous écoutait. Ses yeux se remplirent de larmes..... „Etre ainsi abandonnée, “dit-elle! il faut qu'elle ait bien “du courage, pour consentir à vivre! Elle sortit aussi-tôt du comptoir.

„Vous ne savez pas tout le “chagrin que vous lui avez causé, “me dit le chevalier. Elle vient “d'apprendre que son amant qui “était prisonnier de guerre en “Prasse, épouse une riche Allemande qui a payé sa rançon. . . “Tenez; voilà précisément l'homme “qui a découvert cette perfidie“. (Cet homme passa tout de suite dans une chambre voisine, où était la jeune personne).--“Il a bien „autant l'air d'être homme à en „commettre une, dis-je en moi-même.--En effet, j'ai su par la suite que c'était une imposture; mais elle était conduite avec tant d'adresse? . . . . Le monstre! . . . . Jusqu'à montrer un billet de mariage, qui, paraissant réellement imprimé en Allemagne, ne devait laisser aucun doute; car imagine-t-on que l'on puisse porter la scélératesse jusques-là? . . . . La jeune personne reparut un moment au café. Je lui trouvai un air! . . . . qui m'effraya. Elle regardait tout avec intérêt..... Ses yeux se levaient de tems en tems vers le ciel. . . . . Des larmes venaient sans cesse border ses paupières, et se séchaient, sans être essuyées. Elle me pria de lui raconter encore l'histoire de Maria. Je la recommençai. . . . . “ Quel „courage! dit-elle, quand je l'eus „finie, quel courage!„

L'heure à laquelle elle avait coutume de se retirer, arriva. Elle embrassa son père à plusieurs reprises, et s'évanouit. Je rentrai chez moi, le cœur serré. Les songes les plus affreux vinrent troubler mon sommeil..... Je traduisais ses expressions, sa scène muette.... Hélas! ma traduction n'était que trop vraie. Le lendemain on trouva cette infortunée baignée dans son sang.

CHAPITRE XVI. Mon e ntrée en boutique.

JE fus toute la journée d'une tristesse inexprimable. La Fleur, qui savait que, depuis plusieurs couriers, j'attendais inutilement des lettres-de-change, dont cependant j'avais le plus grand besoin, crut que c'était la cause de mon chagrin. Il prit une contenance respectueuse que je ne lui avais jamais vue; et, m'abordant, en tenant les yeux sur son chapeau qu'il tournait dans ses doigts, il me balbutia quelques mots dont je compris enfin que l'objet était de m'offrir six écus qu'il avait.... „Mon ami, lui dis-je, en l'embrassant, j'accepterais ton offre “si j'étais sans moyen; mais je “sais le métier d'horloger, et ce “serait plutôt pour toi que j'aurais „de l'inquiétude.--Moi, Monsieur! Est-ce que je ne sais pas „faire des guêtres“?

Dès le lendemain, il entra chez un frippier de fauxbourg, et moi dans une boutique d'horloger, où je crus voir beaucoup d'ouvrage et peu de garçons. Elle était tenue par une veuve, qui, après m'avoir beaucoup examiné, me demanda où j'avais travaillé. Sur la réponse que je lui fis que j'étais étranger, et que j'arrivais, “au surplus, „me dit-elle, asséyez-vous là, „nous verrons bien ce que vous „savez faire. . . .“ Me voilà donc sur l'escabeau, devant l'établi, et par dessus tout cela, lorgné par ma bourgeoise. C'était une grosse commère un peu massive, les couleurs âcres, le sourcil épais et noir, les yeux ardens.....

LETTRE XV. Les Grisettes.

Monsieur, me dit la Fleur, „le dimanche matin, si vous voulez „passer votre soirée en ouvrier du „bon ton, il faut venir à un bal „de grisettes„. Il ne s'attendait pas que je le prendrais au mot; il se trompa, et en vérité, je ne me suis pas repenti d'avoir cédé à l'envie qu'il m'a donnée. Je ne résisterai pas davantage à celle de te faire connaître, ma Lisette, cette classe de filles qui sont bien éloignées de mériter l'idée avilissante, que bien des gens en prennent.

Les grisettes sont des ouvrières de tous les genres, trop gentilles pour vouloir être peuple, et trop sages pour vouloir sortir à un certain prix de leur sphère. Chacune a son amant, et vient au bal avec lui; ou, si elle n'en a pas, elle vient pour en trouver un. Elles sont la dessus de la meilleure foi du monde; mais, une fois leur choix fait, elles s'y tiennent assez ordinairement, ou n'en font un autre qu'après avoir rompu avec l'homme qui était l'objet du premier; ce qui ne se fait pas si facilement que l'on pourrait le croire. Souvent on ne quitte son ami que long-tems après s'être apperçu qu'il ne convient pas, parce qu'il faut motiver son inconstance auprès de ses compagnes; et elles ont entr'elles un petit code d'amour, qui prescrit, à un certain degré, la constance et la fidélité. Peut-être même leurs principes sur ce point sont-ils les plus sages. Elles ne croyent ni aux langueurs, ni à ces persévérances outrées qui ne font que des martyrs. En revanche, elles ne se permettent ni la pruderie, ni les rigueurs. Une d'elles qui désespérerait un homme, serait regardée par ses compagnes, ou comme une cruelle qui abuse de son pouvoir, ou comme une coqnette qui veut un esclave au lieu d'un amant qu'elle paye de retour; et serait sollicitée de s'expliquer franchement, pour que le malheureux ne fût pas bercé plus long-tems d'une espérance frivole.

Une fois l'arrêt de dégagement prononcé, ne plaignez pas celui qui en a été l'objet. S'il est aimable, il a inspiré trop d'intérêt. Chacune de celles qui sont libres, ou prêtes à l'être, s'offre à ses vœux; le petit sultan n'a qu'à jetter le mouchoir. Au surplus, ce n'est que par son amabalité personnelle, qu'on peut espérer de leur plaire. Le rang et la fortune n'y font rien. Elles redoutent l'homme riche et au-dessus d'elles, parce qu'alors elles craindraient que l'on imaginât qu'elles vendent leurs faveurs, et, autant il est dans leur code d'avoir un amant, autant il y est défendu de mettre un prix pécuniaire à ce que rien ne doit payer.

Ce n'est pas qu'elles ne veuillent rien recevoir de leur ami. Il est même d'usage que c'est lui qui paie tout ce que leur travail ne peut pas leur procurer; mais on est, là-dessus, d'une discrétion étonnante, et le soin avec lequel on ménage la bourse de son ami, est vraiment édifiant. Les jours de pluie décidée, on ne sort pas, pour ménager ses ajustemens, ou l'on s'habille en conséquence. Arrive-t-il que le tems change, lorsque l'on est hors de chez soi? Rien ne paraît si plaisant, et dans le fond, rien n'est si intéressant que de voir ces charmantes petites calculer lequel sera le moins cher, ou d'une voiture de place. ou des parties de la parure que leurs précautions ne pourront pas garantir.

Toutes n'ont pas des principes aussi stricts; mais le nombre de celles à excepter est petit; encore ne se permettent-elles de s'en écarter que très-peu. Elles seraient mal vues par les autres.

D'après ce portrait, on peut juger du ton qui règne dans leurs assemblées. On aurait tort d'y supposer une certaine réserve; mais la liberté n'y va jamais jusqu'à blesser la décence, et les propos ne vont point au-delà de l'équivoque que les petites friponnes aiment assez, et qu'elles saisisissent avec une sagacité étonnante; car, en général, elles ont de la finesse, et un jargon tout-à-fait agréable, une gaieté franche et naturelle....

Leur mise est simple et jolie. C'est là que l'on peut voir cette espèce de coquetterie que Rousseau dit être naturelle aux femmes. Elle ne consiste pas dans la quantité de colifichets, qui n'annoncent que la richesse de celle qui les porte, et l'adresse des ouvrières qui les ont faits. On n'a là que des petites robes, un peu de gaze et quelques bouts de ruban; mais on en tire le plus grand parti, et l'on produit beaucoup d'effets avec ce peu de moyens. La coëffure est très-simple; mais elle sied tant, qu'en la voyant, on n'a pas l'idée d'une plus belle. Le teint et les yeux n'empruntent pas leur vivacité du carmin, ils ne la doivent qu'au plaisir. En un mot, on trouve, chez ces aimables petites, la nature embellie, sans avoir à y redouter les supercheries de l'art.

Il y avait près d'un mois que je travaillais à l'établi. J'avais cru remarquer que ma bourgeoise desirerait que je fisse attention à elle. C'était toujours quelque épingle qui se détachait, un soulier trop serré, une jarretière qui ne l'était pas assez.... „Vous avez, me dit-elle un jour, l'air sage.... assidu... “Je suis sûre que vous achalen-“deriez bien une boutique..... “N'êtes-vous pas quelquefois tenté “de vous marier? . . . .“ En me faisant cette question, ses yeux étaient fixés sur les miens; et quels yeux! Mais le non que je répondis, en changea bientôt l'expression. Elle se mordit les lèvres, me recommanda une montre dont on était très-pressé.... Le samedi, en me payant, elle me dit qu'il n'y avait plus assez d'ouvrage..... Je crois cependant que j'en laissais beaucoup à faire.

Au surplus, le courier suivant m'apporta des lettres-de-change.

CHAPITRE XVI. Le Porte-Feuille.

A propos de lettres, voyons ce que contient le porte-feuille que j'ai trouvé, il y a quinze jours. J'avais attendu long-tems à la place où il était, pour voir si quelqu'un serait venu le chercher. Voyant que personne n'avait paru, je l'avais fait annoncer dans les petites affiches. Il n'a pas été réclamé. Voyons ce qu'il renferme. Peut-être y trouverai-je quelque indication. J'y trouvai le portrait d'un jeune homme, un anneau de cheveux, un petit bouquet de pensées et d'immortelles, et les lettres suivantes.

CHAPITRE XVII. Fête.

L'inventaire du porte-feuille m'avait conduit jusqu'à l'heure d'aller au bal de M. . . . . pour lequel on m'avait donné un billet. Je savais bien que je ne m'y amuserais pas; mais un mouvement de curiosité m'avait fait desirer de le voir. Ce sont des espèces d'amphibies tenant des deux classes, mais jalouses de l'une qui les voit avec peine s'élever au-dessus d'elle, et point considérées de l'autre qui ne croit pas que rien puisse suppléer aux ayeux. Trop grands aux yeux des petits, et trop petits aux yeux des grands, ils ne peuvent presque jamais obtenir la bienveillance ni des uns, ni des autres, et les qualités les plus rares leur suffisent à peine pour expier le tort de leur élévation.

Lorsque j'arrivai, la cour était pleine de voitures, les avennes même étaient embarrassées. Je quittai mon modeste fiacre à quelques pas, et j'eus l'air, au moins, d'être descendu d'un remise.

Les antichambres regorgeaient de laquais bariolés de toutes les manières possibles, jasant ou ronflant sur les banquettes, ou pestant avec raison contre les plaisirs de leurs maîtres. Je passai entre deux haies de ces effrontés Lanodors, dont les régards étaient bien faits pour déconcerter un étranger. Enfin je pénétrai dans les salles d'assemblée.

Je me crus un instant transporté parmi des fées et des génies. Je vis bientôt que c'était la richesse des habits et l'élégance des parures qui avaient surpris mon hommage. Les femmes sur-tout m'étonnèrent à l'examen. Presque toutes celles que je vis là, étaient des poupées qui, dénuées de ce qu'elles devaient à leur camérière et à leur marchande de modes, ne présentaient plus que des squellettes fanés par les jouissances. Aussi reconnus-je presque par-tout l'effet de ces ceintures merveilleuses qui secondent si bien l'intention. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au lieu de la fraîcheur, et de ces grâces naïves qui l'accompagnent presque toujours, ces dames avaient un ton décidé, une tournure irritante, et un regard qui, sans être vraiment animé, en avait cependant l'air, grace à sa hardiesse et au rouge tranchant dont les joues étaient couvertes.

Comme j'arrivai, on entrait dans la salle du festin. Le luxe et la gourmandise avaient fait, avec succès, les plus grands efforts pour en ordonner les apprêts. Tous les mêts étaient d'une délicatesse exquise; la décoration était superbe. Les plateaux offraient les allégories les plus ingénieuses, exécutées avec une adresse étonnante. L'histoire naturelle, la méchanique, l'hydrostatique, la peinture, la sculpture, tous les arts avaient été mis à contribution. Le coup-d'œil fut complet, quand les femmes, en se plaçant, y eurent ajouté l'éclat de leurs parures, et le jeu de leurs diamans. Si elles avaient eu, par-dessus tout cela, des minois de grisettes, ç'aurait été l'olympe, et... pardonne, ma chère Lisette; mais il n'y aurait pas eu moyen d'y tenir.

Les hommes se tinrent debout pour servir les dames. Cette idée est jolie. Elle offre mille ressources à la galanterie, et donne du mouvement à une fète. Cependant on s'appercevait tout de suite qu'il manquait une certaine convive que les grands ont toujours soin d'inviter avec les plus vives instances, mais qui ne se rend jamais à leurs sollicitations; c'est la gaieté. Cette bonne déesse ne va pas où il y a tant à admirer. D'ailleurs, elle aime l' incognito, et ne veut pas qu'on l'annonce.

Le repas fut bruyant. Les fades madrigaux et les mordantes épigrammes firent les frais de la conversation. Ici, on jouait l'abandon, là, l'étourderie. Par-tout, les femmes que le hasard avait placées l'une auprès de l'autre, se disaient les choses les plus affectueuses; et par-tout, il suffisait d'un intervalle de trois ou quatre places pour se déchirer à belles dents. Pardessus tout brochait le maître de la maison, qui, de toutes parts, recevait, sur le goût de son maître-d'hôtel, des complimens qu'il s'approprioit.

A l'instant où l'on allait sortir de table, le fond de la salle s'ouvrit, et laissa voir un théâtre sur lequel les acteurs des boulevards jouèrent deux de leurs pièces. On les voit chez eux pour trente sous par personne. on y a de plus cette affluence de gens de toutes sortes d'états, dont la bigarrure forme un second spectacle . . . . . Mais ce n'est pas pour s'amuser que l'on les fait venir chez soi; c'est pour qu'ils y soient venus.

On retourna danser. L'orchestre était brillant; les pas et les figures étaient exécutés avec grace et précision; et tout cela manquait de son principal caractère. Je l'ai dit, la gaieté n'était pas de la fête.

Aussi tout cela ne m'inspirat-il qu'une froide admiration. O ma Lisette! je me rappellai ta simplicité touchante, et je retrouvai mon cœur. . . . . . . . . . Je pensai aussi à vous, Justine, à ce goûter que nous fîmes sur l'herbe...... Ce fut en m'occuppant de ces souvenirs délicieux que je quittai cette superbe assemblée.

CHAPITRE XVIII. La Veillée.

EN arrivant chez moi, je trouvai toute la maison en allarmes. La femme inconnue avait été trois jours sans paraître. Les autres qui étaient prévenues contre elle, parce qu'elle ne sociait avec personne, s'étaient cependant inquiettées. On venait de la trouver dans son lit avec une fièvre aigue. Sa chambre était remplie de toutes les voisines. L'une tenait du bouillon, l'autre du vin: chacune offrait quelque chose, et sur-tout des recettes. L'une d'elles paraissait s'être arrogé le droit de primer. C'était une grosse femme entre deux ages, le cuir rouge, les cheveux noirs, la voix rauque, et, au total, resssemblant plutôt à un grenadier qu'à une femme. Un large collier de grenats, un casaquin de damas, des souliers pareils, une chaîne d'argent à laquelle pendaient ses ciseaux..... Dès que je parus, il se fit un moment de silence.... „Vlà c'que c'est, dit la grosse “femme, que d'mépriser les gens. “G'ny a long-tems que j'lui aurions “prêté la main, si j'avions su.... “Mais c'est égal, quoique j'n'ayons “pas de l'inducation, j'n'en ons “pas moins bon cœur. Gn'y a qu'à “dire ce qui l'y faut. Nos maison “est fournie sans qu'çà paraisse, “et c'est bien à son service“.

Cependant j'avais tâté le pouls de la malade, qui était très-faible. Je conseillai du vin d'alicante, en attendant l'arrivée d'un médecin. „Eh bian! Javotte, est-ce que “tu n'entends pas que Monsieur “d'mande du vin d'alicante? . . . . “Allons donc; tu d'vrais déjà être “revenue“.--J'observai que le bruit fatiguait la malade.--„C'est “vrai. . . . . Mais voyez donc si ste “bête-là viendra avec son vin“; et elle se mit à crier.... „Javotte!... “Javotte! . . . Allons donc, lambine. On mourrait bien cent fois... “T'nez, Monsieur, en là. . . . . “Oh! ne l'épargnez pas..... Pardi, “quand ça s'ra fini, j'savons où „l'on en vend..... Mais Monsieur „a raison; alle a besoin d'repos, „ste pauvre femme. Allons-nous „en. . . . . Javotte restera pour la „veiller.... Ne va pas t'endormir, „au moins„....

Tout le monde s'en alla. Il ne resta que Javotte. Je m'en allais aussi; mais je ne sais quoi me retint.... Attendez, je crois que ce fut la réflexion que, Javotte étant bien jeune, le sommeil pourrait la prendre, et qu'alors la malade serait sans secours; au lieu que, moi y étant, non-seulement je ne dormirais pas auprès de Javotte, mais encore, si elle s'endormait, je serais là pour l'éveiller. Quoi qu'il en soit, je restai.

“Vous ne vous en allez pas „aussi, me dit-elle?--Non, ma „belle enfant, pas encore; je veux „vous tenir compagnie.--Comme „vous voudrez„....

Nous nous assîmes sans parler davantage, jusqu'à ce que la malade nous parût endormie. La petite alla bien doucement s'en assurer... “Oui, elle dort, dit-elle à voix „basse. . . . Elle se remit sur sa „chaise, et bailla deux ou trois „fois.--Vous auriez bien envie „d'en faire autant, n'est-ce pas, „Mlle. Javotte?--Oh! non „Mon. . . sieur. . . . c'est que. . . . „voilà l'heure. . . .--Je suis sûr „que vous ne penseriez pas à „dormir, s'il y avait à ma place.... „Quoi, Monsieur! Est-ce que l'on „vous a dit...? (elle ne le croyait pas, la petite friponne; mais elle brûlait d'envie de parler). “C'est „un bien aimable garçon. Ma mère, „que vous venez de voir, qui est „une bonne femme, mais qui n'a „point d'éducation, et qui ne sent „pas le mérite de l'esprit, voudrait „me marier avec un gros butor „qui n'est que riche. Mais moi, „je ne veux que M. Duparzel. „C'est un clerc de notaire, qui „est beau, qui a de l'esprit. Si „vous le voyiez, le dimanche, en „habit noir, avec ses grands, grands „cheveux naîssans! on dirait un „conseiller. Toujours de l'eau de „lavande plein son mouchoir, un „gros bouquet à son côté, et „marchant..... Dame, c'est qu'il „n'y a pas de danseur qui marche „comme lui. Il passe et repasse „sans cesse devant chez nous. Et „puis, c'est qu'il fait des vers „charmans dans lesquels il m'appelle Iris. Nous nous voyons chez „ma cousine. Ma mère ne le sait „pas; et, quand elle le saura, „ce sera encore égal, parce qu'il „m'a fait une promesse de mariage „sur parchemin, et qu'il l'a bien „conditionnée. Ma mère n'aura „rien à dire: n'est-ce pas, Monsieur?

A la rapidité de son babil, à sa grande confiance, je soupçonnai qu'elle avait un peu goûté au vin d'alicante. Pour m'en assurer, je voulus sentir son haleine. . . . . Je m'approchai. . . . Je me trouvai trop près pour ne pas desirer un baiser, je le desirais trop pour ne pas le prendre. . . . J'eus en même-tems la preuve que mon soupçon était fondé.--„Ah! friponne, lui dis-je, vous y avez goûté“. Cela la déconcerta un peu; mais se remettant bientôt. . . . „Oui, Monsieur. „Ne fallait-il pas savoir? . . . . Je „n'avais qu'à me tromper, cela „m'aurait valu une paire de soufflets; car ma mère a toutes les „manières du peuple, comme vous „avez pu en juger. Elle ne s'em-„barrasse pas plus que vous soyez „d'âge à être mariée.... Elle veut „que l'on soit toujours soumise „comme un enfant; mais aussi, „quand je serai femme, et quand „mon mari sera premier clerc....„

Cette conversation, tenue fort bas pour ne pas réveiller la malade, devenait longue et fatigante. Il prit à Javotte une toux d'autant plus pénible, qu'elle voulait se retenir.... Quand elle fut passée, je lui proposai de jouer à quelque jeu à la muette. Nous choisîmes le pied de bœuf.

Ce fut d'abord mon tour de prendre, et je pris. Javotte paya l'amende. . . . Son tour vint ensuite. Elle ne prit pas; mais en vérité, c'était sa faute. . . . Je lui avais fait beau jeu. . . . Mon tour revint. . . . Je pris encore.... Elle paya comme la première fois.--Ce fut de nouveau à elle. Cette fois, elle voulait absolument m'attraper; mais il arriva que sa main, manquant la mienne, tomba sur ma culotte noire. . . . Javotte rougit, et ne me regardait plus que de côté. . . . . Un moment aprés, je ne joue plus à ce jeu-là, dit-elle avec un petit air embarrassé, je ne prends jamais. A qui la faute?--Elle rougit encore plus.

„Jouons à un autre jeu, à telle chose vole, par exemple.--Je „ne connais pas ce jeu-là.--Vous „le saurez bientôt. Il n'est ques-„tion que de lever le doigt quand „je nommerai quelque chose qui „pourra voler, et de le tenir baissé „dans le cas contraire„.

Elle commença par nommer plusieurs oiseaux, je levais, cela allait au mieux. . . . „ Baiser vole. --Je „levai encore.--Un gage, me dit-elle; je prétendis que je n'en devais pas, et je le lui prouvai, en lui demandant si M. Duparzel ne lui en envoyait pas quelquefois, en passant sous sa fenêtre. Elle ne convint de rien; mais elle me tint quitte du gage, et continua le jeu. Elle nomma une foule de choses qui ne volent pas; mais j'avais le diable au corps pour toujours lever; et chaque fois je donnais un gage. Elle en avait déjà plein son tablier, quand la malade s'éveilla. Quoique nous fissions le moins de bruit possible, encore en faisions-nous un peu.

Le médecin arriva presqu'au même instant, et je retirai mes enjeux sans avoir fait de pénitence.

CHAPITRE XIX. Fragment.

IL était bien tems d'aller se coucher. J'y allai, et ne me réveillai le lendemain que fort tard, au bruit que fit la Fleur en entrant dans ma chambre. Il avait un papier à la main. . . .

“Qu'est-ce?--Je crois, Monsieur, que c'est cette seconde „feuille que vous avez tant regrettée à notre premier voyage, „et dont j'avais enveloppé ce bouquet. . . .--Ah! ah! ce bouquet „qui, en un quart-d'heure, avait „tant fait de chemin, en sautant „toujours d'un sexe à l'autre! „--Précisément. Je viens de me „trouver chez le joueur de violon „à qui il était resté. J'ai vu dans un „coin cette feuille de papier que „j'ai cru reconnaître. Il a cru se „rappeler de son côté qu'elle avait „autrefois enveloppé un bouquet. „Je la lui al demandée, et je vous „l'apporte„.

J'examinai la feuille. Le caractère me parut le même, et j'eus besoin de me donner les mêmes peines pour le déchiffrer; mais ce n'était pas la suite; c'était un autre fragment que voici.

. . . . “Quand souperons-nous „donc, dit la dame Rose?--Ma „Minette, dit la dame Bleue à son „mari, va donc voir quand on „nous servira.--Mesdames, dit „l'hôtelier qui entre au même instant, vous pouvez descendre. J'attendais pour ma table d'hôte; „mais il n'y aura avec vous qu'un „Monsieur qui voyage en poste...„. Les deux dames et leurs maris se rendirent aussi-tôt dans la salle à manger, où était déjà un petit homme qui leur fait un grand salut. Il en reçoit deux en échange, et deux belles révérences; mais il aurait eu tort d'en attendre davantage. Deux couples nouvellement unis ne s'occupent guère d'un petit inconnu, rencontré par hasard. . . . Le pauvre homme a beau entamer la conversation.... Paroles perdues. Les quatre personnages occupés d'eux seuls, couple par couple, ont assez à faire de s'embrasser, de se dire mille petites gentillesses, mille petits quolibets, précurseurs de la nuit qui se prépare. Le petit homme aurait cent fois, mille fois mieux aimé un silence absolu. Ce qu'il voit, ce qu'il entend, échauffe son imagination. . . . Il regarde les servantes, elles sont laides; cherche l'hôtesse, l'hôtelier est veuf. . . . . Sa situation devient si cruelle, qu'il prend de l'humeur, et forme le projet de se venger d'avoir été ainsi tenu dans un enfer.--Il propose aux maris, toujours moins pressés de se coucher, que les femmes, de venir au café. Ils acceptent, et là, il leur fait tant de contes! leur verse tant de liqueurs! . . . Quand il juge que les dames doivent être bien endormies, il quitte ces Messieurs pour un instant, leur dit-il, et court vîte à l'auberge. Pendant que l'on attèle les chevaux à sa chaise, il monte à la chambre des dames.... On sait que ces chambres à plusieurs lits ont déjà été cause de plus d'une aventure. . . . Celle-ci s'arrangeait toute seule. Il n'était question que de placer les habits roses auprès du lit de la dame Bleue, et les habits bleus auprès du lit occupé par la dame Rose.

Les deux maris, impatientés de ne pas voir revenir le petit homme, viennent se coucher, la tête embarrassée par la fumée des liqueurs et par le besoin de dormir. Chacun se met dans le lit auprès duquel il voit les habits de sa femme. On éteint les lumières. . . . . La nuit, tous chats sont gris. . . . . Mais le lendemain, il fit jour. . . . “Que „vois-je? . . . Est-il possible„?...

„Est-il possible, dis-je à la Fleur, „que tu ne m'apportes jamais que „des fragmens qui n'ont ni commencement ni fin„?

CHAPITRE XX. Des Malheureux.

Parbleu, dit James qui „m'avait écouté, sans que je susses „qu'il était là, l'aventure est finie, „puisqu'on est au lendemain„.

James venait me proposer de passer la journée avec lui. Il me conduisit d'abord chez son traiteur. Pendant que nous dînions, une femme chanta quelques ariettes, et son mari l'accompagnait du violon. L'un et l'autre étaient pauvrement habillés, mais elle le paraissait encore plus, parce que son ajustement était composé de chiffons qui avaient autrefois paré quelque coquette, mais qui étaient si sales, si délabrés! . . . . Quand ils eurent joué et chanté, la femme prit une assiette, et vint se présenter à toutes les tables. je fouillai dans ma poche. . . . “Corbleu, dit „James, est-ce que vous allez „donner à ces fainéans-là?--Pourquoi pas? Ne viennent-ils pas de „travailler„?

“Beau travail„!

“S'ils n'en savent pas d'autre„!

“Pour nous avoir écorché les „oreilles„!

“Ils ont fait ce qu'ils ont pu. „Le virtuose le mieux payé n'en „fait pas davantage„.

James voulut ajouter quelques observations; mais j'avais en main un argument qui répondait péremptoirement à tout; c'était la tabatière du bon père Laurent.--Brave homme, tu m'as fait un présent bien précieux; il contribue à me rendre meilleur. La cantatrice était près de moi; je lui offris une prise de tabac, et mis quelques pièces d'argent dans son assiette.

La voiture de James nous attendait. Nous partîmes pour aller. . . . Je n'en savais rien, et j'allais le lui demander, lorsqu'il tira le cordon.

“C'est donc ici que nous allons„?

“Non. C'est ici qu'il faut que je „monte. Un instant. Voudrez-vous „bien m'attendre„?

Je restai seul dans la voiture, tenant toujours à la main la tabatière du père Laurent. Et Dieu sait quelles réflexions, quelles sensations! . . .

Je m'y livrais avec délices, quand je m'apperçus qu'à quelques pas de moi, une foule environnait un malheureux qui s'était évanoui contre une borne. Des crochets sur ses épaules annonçaient son état. Les gens du peuple s'arrêtaient et regardaient; les gens comme il faut regardaient, et ne s'arrêtaient pas. Personne ne le secourait. Au moment où il fixa mon attention, je vis arriver un vieillard tout-à-fait caduc, couvert d'une redingotte en lambeaux, portant sous son bras une laitue, et à sa main, de l'huile et du vinaigre dans deux petites bouteilles à moitié cassées. Il s'approcha de l'homme évanoui, et, se baissant par degrés à l'aide du mur, il s'accroupit auprès de lui; puis, versant son vinaigre dans le creux de sa main, il le lui fit respirer. Le malheureux ouvrit les yeux. Le vieillard lui prit la main, et lui demanda ce qu'il avait d'un air si compatissant! . . . . Si ce respectable vieillard n'avait pas eu l'air si misérable, je lui aurais laissé le soin de l'homme qu'il venait de rappeler à la vie; mais ils paraissaient aussi pauvres l'un que l'autre. Je descendis de voiture, et perçai le cercle des curieux qui regardaient cet homme, sans l'admirer, comme ils avaient regardé l'autre, sans le secourir.

“Vous êtes bien bon, Monsieur, „de vous déranger. Ne voyez-vous „pas que c'est un homme saoul„?

“Qu'importe? En souffre-t-il „moins? Vous auriez mieux fait „d'imiter....„

“Oui, un autre ivrogne qui sera, „au premier jour, dans le méme „cas„.

„Eh! bien, il faudra le plaindre „ce jour-là. Aujourd'hui, il faut „l'admirer„.

En attendant, j'avais tâté le pouls. . . . Je ne pus m'empêcher de lancer un regard d'indignation sur le discoureur qui avait voulu intercepter ma démarche, quand je m'apperçus que l'évanouissement avait l'inanition pour cause. Dès que je l'eus annoncé, il s'éleva des huées qui chassèrent le discoureur, et ce fut à qui me seconderait. . . . Il est vrai que je descendais de voiture, et que j'avais un laquais. . . . Combien ils sont coupables, les riches qui détournent leurs regards de l'infortuné! Si les besoins du luxe arrêtent les effets de leur compassion, qu'ils en montrent seulement, ils décideront celle de ces milliers d'hommes-machines qui n'attendent qu'une impulsion. . . . Un verre de bon vin, que j'envoyai chercher, mit l'homme en état d'arriver jusques chez un traiteur voisin, à qui je prescrivis et payai ce qu'il fallait lui donner.

J'ajoutai pour lui et le respectable vieillard. . . .

. . . Dieu! Combien il faut peu de chose! . . . Et ce peu de chose, le riche ne le donne pas!

Cet infortuné était portefaix, il avait une femme malade, des enfans en bas âge, et il y avait deux jours qu'il n'avait été employé. Je lui donnai mon adresse, et lui dis de venir me trouver, si pareil malheur lui arrivait encore. Il baisa le pan de mon habit, et nous nous séparâmes. La populace me combla de bénédictions, tandis qu'elle avait vu sans émotion ce vieillard qui méritait bien plus que moi . . . Que pouvais-je donner qui valût son verre de vinaigre! . . . Mais j'avais l'air d'un homme comme il faut. . . . Apparemment comme il faut être, pour émouvoir cette foule d'automates. . . .

James était dans la voiture. . . .

„Allons, vîte; on aura com-“mencé“.

CHAPITRE XXI. De l'Esprit par-tout.

IL m'apprit qu'il me menaità une académie bourgeoise.

On ne pourrait jamais se persuader à quel point la manie de l'esprit est répandue dans ce pays, et combien sont multipliés les cercles dont la littérature est le seul objet. Beaucoup se bornent à des charades, à de bouts-rimés, etc. Mais beaucoup aussi portent leurs prétentions plus haut, et forment vraiment des petites académies. Il s'y dit des choses bien pitoyables; mais souvent aussi on y en dit de très-bonnes, et l'on peut regarder quelques-uns de ces cercles comme autant de petits creusets dans lesquels les jeunes talens commencent à s'épurer, avant de passer à de plus grandes épreuves. C'était à l'assemblée tenue à la Grève, sous le nom du Caveau, que Piron aiguisait ses armes. L'épicier, qui était le Mécène et l'Amphitrion, etait peut-être un fort sot original; mais qu'importe? Son vin n'en a pas moins échauffé la verve de Piron.

C'est aussi chez un marchand que se tient, tous les Dimanches. l'assemblée où James me conduisit. Elle a des statuts auxquels on ne déroge pas, des fauteuils qu'il faut briguer.... La platitude de quelques pièces de vers que j'y entendis réciter, les éloges que ces Messieurs se prêtaient tout haut, et les critiques qu'ils se rendaient tout bas, mille autres choses encore pourraient bien égayer une plume méchante: mais pourquoi ne pas voir le bien où il est? Si j'y ai entendu quelques mauvais vers, j'en ai été dédommagé pas deux pièces charmantes, dans lesquelles il régnait une chaleur que la jeunesse peut seule donner à ses productions. Je serais bien trompé si la fille du maître de la maison n'était pas la muse de l'un des deux auteurs. Cela me fit lui pardonner ses mines, et regretter que les membres de l'académie de*** ne soient pas inspirés de même. Il y aurait dans leurs productions moins d'érudition et plus de sentiment. Je demandai le nom des deux jeunes gens; j'appris qu'ils brillaient, à juste titre, dans les recueils de poésie. J'appris encore que de cette même société étaient sortis quelques bons littérateurs modernes. Il en fallait moins pour me rendre indulgent.

Après la séance, on joua la comédie. C'est encore un goût très-répandu ici. Il l'est même beaucoup davantage que celui des académies, parce qu'une foule de gens qui passent condamnation pour la composition, ont les plus grandes prétentions pour jouer la comédie. D'ailleurs, on la regarde, avec raison, comme un moyen d'acquérir de l'aisance dans le maintien, et, avec plus de raison encore, comme un moyen de liaisons. Quelques-unes de ces comédies sont tout ce que l'on peut se figurer de plus plaisant. Le parodiste le plus gai n'imaginerait pas de meilleures caricatures; mais d'autres sont réellement d'excellentes écoles pour former le goût et les manières. Celle-ci est du nombre, et j'y fus à même de juger de ce que les acteurs des spectacles publics gagneraient à la culture des lettres.

CHAPITRE XXII. L'Esprit et la Pauvreté.

LE spectacle était à peine fini, qu'un des deux jeunes gens que j'avais entendus avec tant de plaisir, se trouva mal. Quelques spiritueux le firent aisément revenir; mais il resta de la plus grande faiblesse. Comme James avait une voiture, il lui offrit de le reconduire chez lui. Le jeune homme refusait avec une opiniâtreté incroyable. Cependant nous lui en opposâmes une plus forte encore, et il fut obligé de céder. Arrivés à sa maison, nouvelles difficultés pour le faire consentir à ce que nous lui donnassions la main jusques dans son appartement. „Vous le voulez, “nous dit-il enfin, Eh! bien, “Messieurs, vous allez voir comme “les muses traitent leurs nour-“rissons“.

Nous débutâmes par monter cinq étages. Sur le bruit que nous fîmes à la porte, nous vîmes accourir une jeune personne plus que mesquinement vêtue, et qui lui sauta au cou avec l'expression de la tendresse la plus vive. L'allarme y succéda, quand elle apperçut sa pâleur. „Et comment cela pouvait-il ne pas être“, dit-elle, quand elle fut informée de son évanouissement?. . . . . Il lui fit un signe; elle en resta-là: mais elle en avait assez dit pour nous faire juger que le besoin de nourriture en avait été la cause. . . . L'intérêt que nous lui témoignâmes nous gagna sa confiance, et il nous avoua tout.

L'infortuné! . . . avec de l'esprit, des mœurs, une figure intéressante, des amis, c'est-à-dire, des connoissances riches. . . . . il n'existait que du produit de quelques broderies que faisait la jeune personne. . . . Ce n'était qu'une grisette; elle n'était pas sa femme; mais combien elle me parut respectable, quand je sçus que, la veille encore, elle avait refusé les offres brillantes d'un Crésus! . . .

James, lui - même, fut attendri jusqu'aux larmes.

„Tenez, ma belle enfant, lui “dit-il, voilà dix louis pour des “avances. Faites, ou faites faire “tant de broderies que vous voudrez; je prendrai tout au prix “que vous y mettrez, en attendant “que j'aie pris des informations “sur votre ami. Si elles confirment “l'opinion que j'ai de lui, son sort “est décidé“.

“Bien, m'écriai-je, en sautant “au cou de James“. La jeune personne l'embrassa aussi avec une expression! . . . . . Le jeune homme prit sa main, et la pressa sur son cœur.

Plus de vingt personnes que James alla voir le lendemain, rendirent du jeune homme les témoignages les plus avantageux. . . . . Presque toutes étaient placées de manière qu'il leur en aurait peu coûté pour lui procurer quelque emploi; mai tant de choses passent avant les démarches à faire pour un infortuné! De tous ceux que James vit pour s'asssurer s'il méritait ses soins, pas une peut-être n'aurait consenti à aller trouver James. . . . Heureusement qu'il ne fallut que répondre. . . .

CHAPITRE XXIII. Le Porte-Feuille reclamé.

EN rentrant chez moi, je trouvai à ma porte une voiture de place, et la Fleur qui me dit que cette voiture avait amené une belle dame; que j'étais attendu. . . . . . . „Une “belle dame! m'écriai-je“. . . . . . Et voilà tout de suite l'amour-propre. . . . Il faut qu'il soit toujours-là aux aguets; car, au moindre prétexte, il s'empare de nous aussi promptement que l'éclair frappe la vue.

Je n'avais qu'un étage à monter; je le montai très-vîte, et cependant mon amour-propre trouva le tems de passer en revue toutes les femmes que je connaissais à Paris.

A commencer par Mme. R***.

Sa jolie femme-de-chambre ne fut pas oubliée. . . .

Non plus que la petite. . . . .

Ni Madame L. . . .

A moins que ce ne fût. . . .

Je trouvai aussi le tems de frotter ma culotte de soie noire, d'ajuster mes manchettes. . . . Un abbé aurait pris celui de faire une toilette complette, parce qu'il aurait été plus coquet qu'impatient. Pour moi, qui, au contraire. . . . mon impatience fut justifiée. La Fleur ne m'avait pas trompé, en m'annonçant une belle dame.

Tu connois, Lisette, ces beaux dessins de la célebre Angélika Kauffmann; la dame que je trouvai chez moi semblait lui avoir servi de modèle. Elle se leva dès qu'elle m'apperçut; mais elle était si tremblante, qu'elle fut obligée de se rasseoir. . . . Elle balbutia quelques mots que je n'entendis pas. Enfin, elle sortit de sa poche un papier qu'elle déplia sur ses genoux. Pour me le donner, il aurait fallu me regarder, et ses yeux craignaient de se porter sur moi. Les mouvemens de son sein annonçaient la plus grande oppression. . . . . . Je jugeai que, pour ne pas augmenter son embarras, je devais lire au lieu de questionner. C'était un feuillet des petites afficlies. Elle me montra du doigt l'article où était annoncé le porte-feuille que j'avais trouvé.... “Il est donc à vous, Madame“?

Elle me répondit un oui, Monsieur -- si bas! si bas!

„J'ai jugé, lui dis-je, de toute “l'inquiétude que sa perte a dû “causer“. . . .

„Vous avez donc lu“?

“Il y a bien peu de tems, lui “dis-je, que j'ai commis cette “indiscrétion, et mon motif la “rend excusable. Voyant que personne ne venait réclamer le porte-feuille, j'ai espéré que les papiers “qu'il contenait me donneraient “quelques indices. . . . Ils m'ont “seulement appris qu'il appartenait “à une femme bien aimable, et que “son choix et le sentiment qu'elle “inspirait, étaient dignes d'elle; “mais, rassurez-vous, ma belle “dame; rien ne m'a dit qui vous “êtes. Je ne chercherai point à le “savoir, et, si je le savais, vous “pourriez avoir la même sécurité“.

L'homme avec lequel cette sécurité aurait été la moins fondée, aurait pu dire les mêmes paroles; mais il ne les aurait pas dites avec ce ton de vérité, de bonhomie qu'heureusement l'art n'imite pas. . . . . . Et puis la simplicité de mon costume.... J'ai toujours remarqué qu'un costume simple inspire la confiance...

La dame parut rassurée. Ses longues paupières se levèrent, et me laissèrent voir deux yeux pleins d'expression. Le sourire le plus gracieux accompagna son regard.

„Je suis bienheureuse, dit-elle, “en recevant le porte-feuille, “qu'il soit tombé entre les mains “d'un homme aussi respectable. “Je ne vous dirai pas mon nom, “Monsieur; mais, après ce que “vous avez lu, ma délicatesse me “force de vous dire que je suis “mariée en secret avec l'auteur des “lettres, et que des raisons puissantes me forçant de ménager „mon tuteur. . . ces mêmes raisons „tiennent, dans cet instant, mon „mari éloigné. Sans cela, ce serait „lui qui serait venu. . . . . Il y a „quatre jours que le hasard m'a „fait lire les petites affiches, et „que je balance. . . . Je n'aurais „pas hésité un moment, si j'avais „deviné l'honnêteté délicate„. . . .

J'évitai le compliment qu'elle me préparait, en lui baisant la main bien respectueusement. Je sais qu'un baiser sur la main, qui a toujours été une marque de respect, est devenu une caresse cavalière, grace aux petits-maîtres françois, qui ont l'art d'être impertinens, même avec les expressions de l'humilité . . . . Mais je crois que je n'eus pas ce tort aux yeux de la dame. Après qu'elle eut laissé, quelques minutes, sa main dans la mienne, elle se leva. . . Cela s'entendait. . . .

Je la conduisis jusqu'à sa voiture. Pour moi, je ne sais pourquoi je ne rentrai pas pour me coucher. Je sais seulement que deux heures après, minuit sonnérent, que j'étais encore me promenant dans la ville.

Quand je suis occupé de sensations qui me plaisent, que me fait l'heure? Que m'importe qu'il fasse jour ou nuit, que je sois dans une chambre ou dans la rue. . . . . J'ai même remarqué qu'alors il vaut mieux n'être pas enfermé. . . . Quand l'esprit est occupé, le corps n'aime pas le repos. Si on ne marche pas, le sang bouillonne, s'échauffe, devient âcre. . . . Voilà d'où vient la différence entre l'humeur des casaniers et celle des promeneurs.

CHAPITRE XXIV. La Rencontre.

JE me promenai donc, et je rêvais. . . . Un gare, gare donc, m'avertit qu'un cocher voulait passer du côté où j'étais. La rue était fort large; mais un pauvre piéton déranget-il les idées d'un gros cocher à moustaches, qui fouette deux beaux chevaux, et conduit un bel équipage dans lequel est une belle femme, ou au moins une femme qui paraît belle? Car c'était Artémire, qui compte déjà huit lustres, quoiqu'elle ne paraisse pas avoir atteint le sixième. Vénus la voit, depuis long-tems, charger ses autels de guirlandes, et le tems a d'autant moins renoncé à ses droits, que le plaisir a aidé à ses ravages; mais une toilette savante, un air d'étourderie, de Ia grace dans les actions les plus indifférentes, des yeux expressifs, enfin la coquetterie la plus habile mettent tous les hommes à ses pieds, et désolent toutes les femmes.

Dans le moment où je me serrais contre une borne pour laisser passer son équipage, elle songe à épancher dans le sein de quelqu'un une joie qui la suffoque. . . . „Eh! c'est mon “cher Yorick“. . . . Elle tire le cordon; le fier cocher arrête: un laquais descend; la portière s'ouvre; et me voilà dans la même voiture dont le conducteur m'avait si insollemment traité. . . . Et voilà les vicissitudes humaines!

“Félicitez-moi, mon cher Yorick, votre aimable compatriote, „le lord Kermouth, dont vous „m'avez entendu parler tant de „fois, dont toutes les femmes se „sont disputé la conquête, qui les „a toutes désespérées par sa constance inouie pour une seule. . . . „Eh, bien! mon cher, il est dans „mes chaînes„.

“Vous le savez, à peine était-il „arrivé, à peine avait-il eu le tems „de se montrer dans les cercles... „Il vit Zeinevill. Elle lui plut, „quoiqu'elle approche de sa trentième année, et qu'elle le paraisse, „tandis que lui n'a guère vu que „dix-neuf printems. Et voilà un „an qu'il n'existe plus que pour „elle. On est encore à concevoir „comment cette prude a pu, sans „autre mérite qu'une tournure romanesque, l'emporter sur moi „d'abord, ensuite sur mille femmes charmantes, qui joignent aux „moyens de la coquetterie les „graces séduisantes de la jeunesse. „On conçoit moins encore comment elle a pu conserver sa conquête, quand on pense qu'il n'y „a pas plus de rapport entre leur „caractère qu'entre leur âge. Au-„tant il est vif, autant elle est „froide et insipide. La gaieté de „l'un, qui va jusqu'à l'étourderie, „forme un contraste parfait avec „l'indolence de l'autre. Kermouth, „à son début dans le monde, annonçait du goût pour les plaisirs „bruyans, et sa langoureuse souveraine ne l'a pas rebuté par l'insipidité de savie monotone. Pauvre „jeune homme! Je gagerais que les „vieux romans lui ont gâté l'esprit, „et qu'il savait gré à son adroite „despote, de renoncer à la société „pour ne pas alarmer son amour, „lorsque c'était elle qui, redoutant „les rivales. . . . En vérité, il y a „un siècle que je l'aurais accusée „de lui avoir donné quelque phil-„tre; mais son règne est fini. Un „éveil que j'ai fait donner au jaloux „argus de Zeinevill, a éloigné „d'elle son fidèle Kermouth, et l'a „ramené dans les cercles. L'assemblée d'aujourd'hui est la première „occasion d'éclat où il se montre. „Aussi fallait-il voir tous les efforts „que l'on a faits pour me le disputer. Il s'agissait non-seulement „de conquérir un homme aimable, „dont le retour dans le monde a „tout l'attrait d'un début; mais „encore de l'enlever à une prude „dont les tranquilles jouissances „étaient autant d'outrages pour les „autres femmes. Jugez donc de „leurs efforts. . . . Enfin, ils ont „été inutiles, ou n'ont servi qu'à „l'éclat de mon triomphe. C'est „pour moi que le lord s'est décidé. „J'ai voulu, afin que l'on ne doutât „pas, le reconduire dans ma voiture. Il a accepté. Nous avons „quitté le bal ensemble, et le dépit „de mes rivales a doublé le prix de „ma conquête. Que sera-ce, quand „elles apprendront que demain „j'aurai dîné avec lui chez le comte „de G. . . ., où il ne se dit pas un „mot qu'il ne soit sçu, deux heures „après, de toute la ville? De-là, „nous irons nous montrer dans ma „petite loge; le reste de la soirée „se passera chez moi en tête-à-tête „absolu, et je veux qu'après-demain, le désespoir de Zeinevill „et la jalousie de mille autres ne „laissent plus rien à ajouter à ma „gloire„.

Voilà ce que me dit Artémire, ou du moins en voilà le sens; car, pour les mots, ils sont tirés d'une espèce de poëme en prose, qu'un de mes amis a fait sur l'événement qui a suivi la prétendue conquête d'Artémire. Il m'a légué son manuscrit, et, puisque j'ai commencé de le copier, allons jusqu'à la fin.

CHAPITRE XXV. Le Poeme. Copie du second Chant.

Mais nous n'avons le portrait de Zeinevill que tracé par une rivale; ce n'est pas la connoître. Muse, viens conduire mes peinceaux, et me prêter des couleurs plus vraies.

Zeinevill commence, il est vrai, à passer vingt-cinq ans. Elle n'a plus cette première fraîcheur que l'on regrette peu, quand on sait que c'est presque le seul avantage de cet âge, où le cœur, encore trop novice, n'a que des sentimens vagues, de cet âge où l'on plaît sans attacher, où l'on inspire des goûts sans donner des passions, où l'on aime enfin sans connaître l'amour. Le premier homme qui parle après l'instant où a parlé la nature, est sûr d'obtenir du retour, jusqu'à ce qu'il se présente un rival qui intéresse et satisfasse davantage l'amourpropre. Inconstantes par une suite de légèreté naturelle à leur âge, inconstantes par la certitude d'avoir à choisir entre mille rivaux, et par l'impossibilité de résister à tant d'hommages, trop fières de leurs charmes, ou trop indifférentes sur l'espèce de sentiment qu'elles inspirent, les jeunes personnes sont ordinairement, ou despotes ou coquettes, maltraitent un seul esclave, ou sourient à mille adorateurs.

Quelle différence dans l'âge de Zeinevill! Un goût éclairé décide le choix, et le choix honore celui qui en a été l'objet. Revenue des erreurs de l'inconstance, on connait tout le prix d'un attachement solide. On sait qu'il ne suffit pas de faire des conquêtes, qu'il faut encore les conserver; et l'on s'en est assuré les moyens, non-seulement par mille petits riens, que la beauté, plus jeune, croit inutiles et néglige, mais encore en acquérant des talens pour remplir les longs intervalles qui séparent les jouissances de l'amour. Moins fraîche, mais plus expressive qu'à seize ans, moins jolie, mais excitant plus de desirs, aussi aimable, et plus aimante, on subtitue la bonne-foi de la volupté aux grimaces de la résistence: les faveurs ne sont pas suprises, elles sont accordées: des larmes presque toujours trompeuses n'arrosent pas la première couronne, les graces la placent, en souriant, sur le front du vainqueur.

Si je pouvois ajouter à tous ces avantages le portrait de Zeinevill, si je pouvais peindre la majesté de sa démarche, le moëlleux de ses contours, l'élégance de ses attitudes, sa taille souple et svelte, sa peau d'une blancheur semblable à celle du lait rosé par une nuance imperceptible de carmin, ses yeux veloutés, sa bouche toujours embellie par un sourire enchanteur, de grands cheveux d'un châtain si parfait, que leur couleur plaît également à l'amateur des blondes, et à celui qui préfère des brunes; un sein modelé sur celui de ta Vénus de Phidias!....... Si je pouvais ajouter encore le caractère le plus heureux, l'ame la plus tendre, cet esprit naturel, qui n'a ni la prétention du savoir, ni l'afféterie de la préciosité, ni la pesanteur de l'érudition, une douceur!...... Mais ne félicitons pas Zeinevill de cette dernière qualité; c'est elle qui fait tous ses malheurs, parce que c'est elle qui la fait trembler devant un Argus, dont, par sa faiblesse, elle a fait un tyran.

Cet homme, aux regards tors, à la mine taciturne et renfrognée, est un vieillard usé de débauches, qui, par ses richesses, a décidé les parens de Seinevill à lui sacrifier cette infortunée, lorsqu'elle n'avait encore que dix-huit ans. Aussi caduc qu'un octogénaire, et jaloux au-delà de toute expression, il semble n'avoir pris une compagne que pour la faire souffrir; et la douce Seinevill tremble devant lui comme la colombe entre les serres de l'épervier.

Cependant, grace à un prêtexte plausible de liaison, grace au titre d'étranger, grace encore plus à ce Dieu qui veille aux intérêts des amans, Kermouth est admis parmi le petit nombre de gens que reçoit le vieux jaloux; et, depuis un an, il jouissait en paix du bonheur de posséder la maîtresse la plus tendre. Tout le monde respectait leur secret. Celui dont il était si important qu'il fût ignoré, ne le soupçonnait pas, et sa sécurité eût toujours été la même, si elle n'eût pas été altérée par les soupçons qu'Artémire vient de faire jeter dans son esprit.

Femme cruelle! que t'a fait Zeinevill, pour vouloir lui enlever son amant? Que t'a fait Kermouth pour vouloir l'arracher au seul être qui puisse le rendre heureux? N'as-tu pas assez de ces nombreuses conquêtes que chaque jour voit se renouveller? Crains-tu que Zeinevill veuille entrer en concurrence avec toi? Non, non, elle n'envie pas tes innombrables trophées; tous ses vœux se réunissent sur l'amant qu'elle chérit; et cet amant, elle ne l'a enlevé, ni à toi, ni à aucune autre; elle ne l'a, ni attiré par des agaceries indécentes, ni enchaîné par un manège trompeur. C'est l'amour, le véritable amour, qui seul a réuni leurs cœurs. Si au moins un sentiment pareil était ton excuse! Mais non, la vanité seule est ton mobile. Tu ne peux voir un seul homme échappé à tes artifices, et tu ne saurais pardonner à Zeinevill d'être plus belle que toi. . . . . .

Mais les Dieux sont justes. L'instant fatal où ton règne doit finir, approche. Ce succès, qui te rend si vaine, n'est qu'une erreur dont tu es le jouet. Kermouth n'est pas ta conquête. Il ne s'est reporté quelques instans dans le tourbillon, que pour dépayser l'Argus dont tu as fait éveiller la jalousie. Il n'a cédé à tes agaceries, plutôt qu'à d'autres, que parce qu'il attend de ta coquetterie que sa prétendue défaite aura une publicité qui seconde ses vues; mais son cœur n'a été effleuré, ni par toi, ni par ces autres femmes qui, avec toi, se le sont disputé. Ses sens n'ont pas même été émus; et tu ne dois espérer de lui ni un sentiment qui flatte ta vanité, ni les plaisirs que tes desirs attendent.

Cependant Zeinevill, qu'une absence imprévue de son tyran laissait libre, avait envoyé sa fidèle Dariolette chez Kermouth. Que devient-elle quand elle apprend où il a passé la soirée, sur-tout quand elle sait qu'Artémire y était? Elle connaît son amant; elle doit être sûre de sa fidélité; mais elle sait aussi combien Artémire est dangereuse; elle a la modestie de se croire moins belle, et les alarmes les plus vives s'emparent de son ame. Déjà Dariolette est à son troisième message. C'est au lieu même de l'assemblée que, cette fois, elle est allée chercher le lord. Dieux! que va-t-elle dire à son infortunée maîtresse! Comment lui apprendre qu'il en est sorti avec Artémire?....... Elle est déjà auprès de Zeinevill, qu'elle cherche encore la fable qu'elle composera, pour tromper sa douleur.

“L'as-tu enfin trouvé? Le verrai-je? Que t'a-t-il dit? Qu'a-t-il “écrit? Ciel! que veut dire cet “embarras, ce silence? Ah! je ne “le vois que trop; tout est perdu! “Ma rivale a triomphé, Kermouth “est infidèle.“

En vain Dariolette veut la rassurer. „Il ne vient pas, il n'a pas “écrit. Rien ne répond à cela.“ Le zèle de la fidelle confidente ne lui fournit rien de persuasif, pour calmer des alarmes qu'elle ne croit que trop fondées; et l'imagination de Zeinevill donne à tout ce qui est possible, la force de la réalité.

“C'en est fait, c'en est fait, “s'écrie-t-elle! Il n'y a plus de “bonheur pour moi. Ah! Kermouth! “Qui l'eût cru? Toi me tromper! “Toi que j'aime d'un amour si “vrai!.....“

Le retour de l'Argus vint interrompre ses plaintes. Il fallut retenir ses larmes, dévorer sa douleur.... Contrainte affreuse, qui double les tourmens des malheureux.

Ils ne connaîtraient pas la bonne Dariolete, ceux qui pourraient croire qu'elle reste dans l'inaction, quand sa chère maîtresse est en proie à la douleur. Ne pouvant plus être auprès d'elle pour la consoler, elle retourne chez le lord, qu'elle trouve enfin, et qui s'empresse de rassurer de Zeinevill par la lettre la plus tendre. Il la prie sur-tout de se trouver chez le comte de G..., où il lui promet de dissiper entièrement ses craintes. (On sait qu'Artémire doit s'y rendre aussi.)

Avec quelle impatience Dariolette attend le lever du soleil? Elle sait qu'il rappellera l'Argus à la campagne, d'où son inquiète jalousie l'avait seule ramene......... A peine est-il parti, qu'elle accourt, les yeux éteincelant de joie, tenant en main la consolante missive.......

Zeinevill a bientôt rompu le cachet, et, dès la première phrase, le calme est rentré dans son ame. „Vous voilà tranquille à présent, “lui dit Dariolette, vous voilà “tranquille; mais il me reste à “vous venger, et j'y cours--Que “veux-tu faire? Il m'aime toujours; “qu'ai-je besoin de vengeance? “--Et mort de ma vie, Madame, “vous êtes d'une bonté qui impatienterait. . . . . . Mais cette “fois-ci, je ne vous écouterai pas, “et vous serez vengée malgré vous-“même“.

Elle dit, et elle est déjà loin.

CHAPITRE XXVI. Copie du quatrième et dernier Chant.

Les lumières de la philosophie, quelques vives qu'elles soient, n'ont pas encore dissipé tous les nuages de l'erreur. Les déclamations multipliées contre la créance accordée à la magie, n'empêchent pas qu'il n'y ait encore des gens, des femmes sur-tout, qui en fassent profession. Il est vrai que leurs manières ont changé avec les mœurs. Ce ne sont plus ces Médées dont l'enfer servait les fureurs, ni ces Circés dont le savoir secondait les dissolutions; ni enfin, ces sorcières du siècle dernier qui habitaient des greniers ou des caves tapissées de sabliers, d'hiéroglifes. de cercles magiques, d'ossemens et de crânes. Les sorcières modernes sont moins effrayantes. Un jeu de cartes, dont les combinaisons disent tout ce que l'on veut; des miroirs dans lesquels elles persuadent que l'on voit ce que l'on desire y voir; tel est leur appareil, et leur science est celle des conjectures.

On se tromperait, si l'on croyait que le peuple seul les consulte. Il est telle femme de haut parage, qui joue l'esprit fort, et qui a recours à sa sorcière, toutes les fois qu'elle desire ou qu'elle craint; Artémire elle-même avait la sienne. Par un hasard fort heureux, elle vient d'en changer, et celle qu'elle quitte est précisément celle à qui Dariolette s'adresse pour venger Zeinevill. Elle n'eut pas plutôt nommé Artémire, que la veille, ayant son ressentiment particulier à satisfaire. . . . “C'en est assez, „lui dit-elle, ce jour qu'elle croit „le plus brillant de sa vie. . . . . „Ayez seulement le courage et „l'adresse d'exécuter ce que je vais „vous prescrire; je vous réponds „que l'évènement couronnera votre attente„.--Dariolette promet tout; mais laissons-là s'instruire, et transportons-nous chez la rivale de Zeinevill.

Elle est dans son cabinet de bains.

Ce n'est pas un de ces cabinets réguliers, dont un des côtés présente dans son milieu, géométriquement pris, une niche contenant une baignoire d'un ovale élégant, ni de ces bains orientaux, dont les bassins du plus beau marbre sont renfermés sous des dômes d'une richesse étonnante. Il représente un bocage formé d'arbres artificiels, imitant la nature comme ces fleurs dont l'industrie italienne enrichit les colifichets des Françaises. Les espaces qui restent entre les tiges, sont remplis de buissons de roses, au-dessus desquels se balancent des touffes de lilas. Le chèvre-feuille va se marier aux branches, d'où il retombe en guirlandes. Entre quelques saules, on apperçoit un bassin dont les rebords sont au niveau du plancher, et qui, par sa forme irrégulière, ressemble à ceux que l'eau se forme elle-même dans la campagne; ses parois, en talus inégaux, sont recouverts, comme tout le plancher, de nattes de sparterie dont la pluche colorée imite la verdure des gazons. L'eau y arrive par un lit sinueux, garni de rocailles, et, pour en sortir, elle se perd dans une touffe de joncs qui, ainsi que tout le reste, trompent l'œil par la plus fidèle imitation de la nature. Le bocage est prolongé de l'autre côté de la baignoire; mais cette partie est fermée par un grillage imperceptible, derrière lequel sont des foules d'oiseaux, dont les chants achèvent de transporter le spectateur dans un paysage que l'art aurait embelli, sans en changer les formes premières. Cet endroit enchanteur est éclairé par le haut, et les glaces dépolies qui forment le vitrage, y procurent le jour le plus doux.

Tel est l'endroit où, grace aux balsames, aux laitages, aux différentes pâtes onctueuses dont elle augmente les effets de l'eau, Artémire dispute au-tems la durée de ses charmes. Elle n'en sortit que pour s'occuper de sa toilette.

Depuis long-tems elle avait le projet de se coëffer en Erigone; elle crut ne pouvoir l'exécuter dans une occasion plus intéressante. Bien-tôt ses cheveux, mariés avec ceux qu'elle a repris sur sa toilette, tombent sur ses épaules en tresses et en boucles qui paraissent sans ordre. Elle y entrelasse des pampres arrangés comme une couronne déliée, dont le contour incertain suit le désordre de la chevelure, et chacun de ses pendans d'oreilles représente une grappe de raisins.

Déjà la céruse lui a rendu son teint de la veille; le carmin est revenu colorer ses joues et animer ses yeux; le liège brûlé a fait de ses sourcils deux arcs d'ebène; enfin, un pastel léger a tracé ces veines que l'on apperçoit sous la peau fine et transparente de la jeunesse; mais comme son sein est, de tous ses charmes, ce que les jouissances ont le plus altéré, il est aussi le principal objet de sa sollicitude.

Son abondance, qui en avait augmenté la beauté tant que sa fermeté avait résisté à son poids, n'avait fait, depuis, qu'accélérer et marquer davantage les ravages du tems et ceux du plaisir. Sa blancheur a disparu, ses contours se sont déformés, et son plus bel ornement a eu le sort de ces boutons de rose, que leur tige desséchée laisse pencher vers la terre, à laquelle ils montrent une couleur bien différente de ce rouge vif qu'ils offraiert aux caresses du zéphyr.

Hélas! dit Artémire. . . . Et la parole expira sur ses lèvres; et ses yeux se détournèrent de la glace devant laquelle elle était, pour ne plus s'y reporter que quand son adroite soubrette lui eut attaché sa ceinture. Alors tout fut réparé. L'apparence des formes fut telle, qu'Artémire eut peu lieu d'en regretter la réalité. Le même pinceau qui a rendu la blancheur à son visage, la prolonge sur son sein; et les boutons de rose renaissent, avec tout leur éclat, à l'aide d'un vinaigre qui, n'ayant ni la légèreté, ni la même nuance que le carmin, trompe l'œil par la vérité de son rouge, et la main par son adhérence. Enfin, elle les dispose, sous la bande de gaze qui borde le corset, de manière à en laisser entrevoir précisément ce qu'il faut, pour donner l'idée de ces seins mutins qui forcent les barrières que la pudeur des jeunes bergères leur oppose.

Une robe couleur de vin paillé, et une ceinture tigrée, à la manière des Bacchantes, ont achevé sa toilette. Il ne lui reste plus qu'à en juger l'effet dans le boudoir où sa vanité lui promet l'accomplissement de son triomphe.

C'est un cabinet octogone infiniment petit, dont le plafond est formé de glaces, auxquelles sa forme voûtée donne des inclinaisons différentes. Les parois sont aussi des glaces jusqu'à la hauteur ou leur effet devient inutile; et, à cette hauteur, sont des tableaux, ouvrages du pinceau voluptueux des Boucher, des Baudouin et des Lagrenée.

L'un représente Salmacis, essayant inutilement de vaincre, par les agaceries les plus irritantes, la désespérante froideur d'Hermaphrodite, que les Dieux punissent en l'unissant à jamais à celle dont il a rebuté les caresses.

L'autre représente Hercule, qui se plaît à voir Omphale badiner avec ses terribles armes.

Sur un autre, l'artiste a peint Echo pleurant la sottise de Narcisse.

Jupiter, enlevant Ganimède, est le sujet du quatrième tableau; et l'on voit sur un coin de la toile, l'Amour furieux briser le trait dont ce dieu a été blessé.

Sur le cinquième, une nymphe se défend contre un Satyre, et le peintre a fait contraster, avec un art infini, les charmes délicats de l'une et les formes effrayantes de l'autre.

Le sujet qui lui répond est une jeune Grecque, offrant une rose au Dieu des jardins.

Enfin, le tableau en face de la fenêtre, qui occupe le huitième pan, représente l'Amour enchaînant avec des fleurs un globe, symbole de l'univers.

Chacun des angles formés par les huit pans, est garni de vases de porcelaines, contenant dans leur capacité, les odeurs les plus suaves, et portant de grosses touffes de fleurs d'Italie, dans lesquelles sont des bobèches que, le soir, on garnit de bougies. Un canapé circulaire est le seul meuble que contienne ce charmant cabinet: la sangle élastique en forme le fond, qui n'est qu'à quelques pouces de terre; un matelas assez dur le couvre; et nombre de coussins qui ne le sont pas moins, le garnissent.

On ne voit là, ni brocards, ni crépines; la volupté n'admet pas ces riches étoffes, parce que, dans la variété des attitudes, le métal entrelassé avec la soie pourrait altérer le tissu satiné de la peau, et forcer le cri de la douleur de se mêler aux soupirs de la jouissance. C'est le taffetas que la volupté semble avoir consacré à décorer ses temples. Sa surfaee glacée flatte l'œil agréablement, et sa texture est si moëlleuse, que, s'il vient à former un pli, la peau la plus délicate n'en reçoit pas la moindre empreinte.

Quant à la couleur, c'est la coquetterie qui la choisit. Celle de la jonquille convient à la blonde qui veut intéresser par la langueur plus que par la vivacité. Le lilas foneé est la dernière ressource de la brune qui a inutilement essayé toutes les autres couleurs. L'Anglaise croit gagner au bleu céleste. L'Italienne veut des couleurs très-vives, s'inquiétant peu si elle en paraît plus ou moins jolie, pourvu qu'elle leur doive un air plus animé. Artémire avait adopté un rose assez vif pour produire ce reflet enchanteur que donnent les atteintes des premiers plaisirs, et assez pâle cependant pour qu'en cas de comparaison, il ne nuisît à rien.

Mais cette derniere précaution n'est qu'un surcroît de prudence. Elle en prend tant d'autres qu'elle est assez sûre d'échapper à l'œil de l'observateur; car, si la jeune amante peut s'abandonner et livrer sans réserve tous ses appas aux desirs de son vainqueur, parce qu'elle est sûre qu'à chaque beauté qu'elle découvrira, elle acquerra de nouveaux droits à son admiration, il n'en est pas de même d'une femme sur le retour. Celle-ci ne se montre jamais que sous le jour qui lui est le plus avantageux; elle ne laisse voir que ce qu'elle a mis en état d'être vu; elle ne permet que les caresses qui ne peuvent, ni déranger les effets de l'art, ni découvrir ses prestiges. Dans l'ivresse même du plaisir, elle est sur ses gardes. On croit que la pudeur veille sur des trésors, pour les préserver des incursions de la volupté, quand c'est la coquetterie qui tremble sans cesse que des défauts apperçus n'effarouchent le desir.

L'assemblée était déjà nombreuse chez le comte de G. . . . . quand Artémire y arriva. Elle entre, et l'on admire; mais de cette admiration jalouse, qui fait que l'on met tous ses soins à trouver de quoi blâmer. Son premier soin est de chercher Kermouth, et son amour-propre est humilié de ce qu'il ne l'a pas prévenue. La porte souvre; elle croit que c'est lui; elle se trompe. C'était Zeinevill, au-devant de laquelle tous les cœurs volèrent avec cet empressement vrai que le sentiment inspire, et que la politesse ne saurait remplacer.

Quel est l'étonnement d'Artémire, en la voyant? Est-ce pour lui disputer le jeune lord qu'elle est venue? Non, sans doute. Elle ne se présenterait pas dans la lice avec des armes aussi inégales. En effet, une simple robe blanche, attachée avec une ceinture grisdelin, un mouchoir d'une gaze épaisse placé à la Gertrude, un grand bonnet, sous lequel elle a elle-même relevé ses beaux cheveux, parce que Dariolette a passé, à son insu, toute la matinée chez la sorcière; voilà tout ce que Zeinevill opposait à la toilette savante de sa rivale.

Enfin, Kermouth arrive. Son premier regard se porte sur Zeinevill; et combien il fut expressif! Pour Artémire, il lui fait une de ces révérences si respectueuses, qu'elles en sont impertinentes. Elle veut lui faire des reproches de ce qu'il s'est fait attendre. „Personne, “lui répond-il, ne sait mieux “que moi ce que j'ai perdu“. Cette réponse équivoque est accompagnée d'une révérence pareille à la première; et il court auprès de Zeinevill, qu'un mot achève de rassurer.

Artémire, étourdie d'une pareille conduite, commence à ne plus croire son triomphe si certain. Ses craintes augmentent, quand elle voit que Kermouth évite de se trouver auprès d'elle à table, et qu'après avoir tenté, autant qu'il le pouvait, sans affectation, d'être voisin de Zeinevill, il s'estau moins arrangé pour lui faire face. Là, ses yeux ne la quittent plus; toute son attention se réunit sur elle; et lorsqu'Artémire lui reproche d'être distrait: „Je vous jure, Madame, “que je ne l'ai jamais été moins“; et il regarde Zeinevill. Le dépit se peint dans les yeux d'Artémire; Kermouth n'a pas l'air de s'en appercevoir. Furieuse, elle veut lancer le sarcasme sur sa modeste rivale, qui, uniquement occupée du bonheur d'avoir retrouvé son amant, ne songeait pas à l'augmenter par l'humiliation de celle qui a voulu le lui enlever. Kermouth oppose un persiflage léger.

La fureur d'Artémire allait toujours croissant, lorsque Dariolette arriva en costume de bouquetière. La fête du Comte de G. ..., qui se trouvait le lendemain, autorisait cette gentillesse, qui, de sa part, n'étonne point, parce que l'on connaît sa gaieté. On sait aussi que l'humeur joviale du Comte se prête volontiers à de pareils badinages. Zeinevill seule est surprise, et commence à juger, par le mystère que Dariolette lui a fait de cette démarche, qu'elle a pour objet quelque méchanceté. Elle ne sa trompe pas.

Dariolette, après avoir offert l'un de ses bouquets au Comte, distribue les autres aux femmes de la société. Le tour d'Artémire arrive. . . . On a vu que la sorcière a promis une vengeance sûre; elle a tenu parole; et ce bouquet la contient. Elle a caché parmi les fleurs une de ces bulles de verre souflé que le moindre choc brise et réduit en poussière, dans laquelle elle a inséré une essence qui a la propriété d'altérer les fards, et pour laquelle elle sait qu'Artémire à une antipathie si décidée, qu'un long évanouissement en est l'effet infaillible. Dariolette a soin, en présentant le bouquet, de briser le globule. A l'instant, Artémire tombe sans connaissance. La maligne soubrette, qui l'attendait-là, saisit le prétexte de son évanouissement pour couper tous les cordons qui peuvent la serrer. Ceux de la ceinture ne sont pas oubliés, et ce beau sein, sur lequel n'aguères, tous les regards étaient fixés. . . . . . . . . . . Imaginez, s'il est possible, le désespoir d'Artémire, lorsqu'elle reprend l'usage de ses sens. Une glace qui se trouve devant elle, lui fait voir le ravage de l'essence fatale. Une joie insultante est dans tous les regards, l'ironie amère est dans les propos consolans que l'on lui prodigue. Elle se lève outrée de rage; fuit sans proférer une seule parole, et court ensévelir sa douleur dans ce même boudoir qu'elle croyait devoir être le théâtre de sa gloire.

La journée n'était pas finie que le malin vaudeville. . . .

Soit paresse, soit étourderie, l'auteur du poëme est resté au milieu de cette phrase: il faut croire que c'était à-peu-près la dernière.

[(1) Je ne fais pourquoi le traducteur du premier voyage sentimental a changé le nom de Maria en celui de Juliette.] [(2) Pour ne pas trop suspendre le récit dans les éditions précédentes, on n'avait mis qu'une partie des lettres; les autres ayant été desirées, on a pris le parti de les renvoyer toutes à un second volume.]