Julie, ou La nouvelle Héloïse: MiMoText edition Jean-Jaques Rousseau (1712-1778) encoding Pia Geißel editor Julia Röttgermann 306149 Mining and Modeling Text Github 2020 Julie, ou La nouvelle Héloïse Jean-Jacques Rousseau J.M. Gallanar Londres 1774 1761

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## Jean-Jacques Rousseau

Collection complète des oeuvres

17 vol., in-4º, Genève, 1780-1789

JEAN JACQUES ROUSSEAU

COLLECTION COMPLÈTE DES ŒUVRES DE JEAN JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE GENEVE,

IN-4°, 1780-1789.

Julie

ou

la nouvelle Eloise,

L’ÉDITION DU PEYROU ET MOULTOU.

J.M. GALLANAR, ÉDITEUR

JEAN JACQUES ROUSSEAU

JULIE,

OU LA NOUVELLE HELOISE.

LETTRES DE DEUX AMANS,

HABITANS D’UNE PETITE VILLE AU PIED DES ALPES.

RECUEILLIES ET PUBLIEES PAR J. J. ROUSSEAU,

NOUVELLE EDITION ORIGINALE, REVUE,

& CORRIGEE PAR L’EDITEUR.

LONDRES.

M. DCC. LXXIV.

RECUEILLIES, & PUBLIÉES PAR J. J. ROUSSEAU.

[1756, été–1759, avril;brouillons, Bibliothèque du Palais-Bourbon, 1494, Bibliothèque Victor-Cousin,Bibliothèque de Genève ms. fr. 201, etc.; édition originale, A Amsterdam Marc Michel Rey 1761 (déc.1760), 6 vol. in-12; Editions 1761-1767, le Pléiade édition pp. 1970-1976; le Pléiade édition, II pp. 1-745. == Du Peyrou/ Moultou édition 1780-89 quarto édition, t. II-III; II, pp. i—536, III pp. 1—511;]

Non la conobbe il mondo, mentre l’ebbe: Conobill’io ch’a pianger qui rimase. PETRAC.

TRAD. Le monde la posséda sans la connoître; & moi je l’ai connue je reste ici-bas a la pleurer.

PETRAC.

PREFACE

Il faut des spectacles dans les grandes villes, & des Romans aux peuples corrompus. J’ai vu les moeurs de mon tems, & j’ai publié ces Lettres. Que n’ai-je vécu dans un siecle où je dusse les jetter au feu!Quoique je ne porte ici que le titre d’Editeur, j’ai travaillé moi-même à ce Livre, & je ne m’en cache pas. Ai-je fait le tout, & la correspondance entiere est-elle une fiction? Gens du monde, que vous importe? C’est surement une fiction pour vous.Tout honnête homme doit avouer les Livres qu’il publie. Je me nomme donc à la tête de ce Recueil, non pour me l’approprier, mais pour en répondre. S’il y a du mal, qu’on me l’impute; s’il y a du bien, je n’entends point m’en faire honneur. Si le Livre est mauvais, j’en suis plus obligé de le reconnoître: je ne veux pas passer pour meilleur que je ne suis.

Quant à la vérité des faits, je déclare qu’ayant été plusieurs fois dans le pays des deux Amans, je n’y ai jamais oui parler du Baron d’Etange ni de sa fille, ni de M. d’Orbe, ni de Milord Edouard Bomston, ni de M. de Wolmar. J’avertis encore que la topographie est grossierement altérée en plusieurs endroits, soit pour mieux donner le change au Lecteur; soit qu’en effet l’Auteur n’en scût pas davantage. Voilà tout ce que je puis dire. Que chacun pense comme il lui plaire.

Ce Livre n’est point fait pour circuler dans le monde, & convient à très-peu de Lecteurs. Le style rebutera les gens de goût, la matiere allarmera les gens séveres, tous les sentimens seront hors de la nature pour ceux qui ne croyent pas à la vertu. Il doit déplaire aux dévots, aux libertins, aux philosophes: il doit choquer les femmes galantes, & scandaliser les honnêtes femmes. A qui plaire-t-il donc? Peut-être à moi seul: mais à coup sûr il ne plaire médiocrement à personne.Quiconque veut se résoudre à lire ces Lettres, doit s’armer de patience sur les fautes de langue, sur le style emphatique & plat, sur les pensées communes rendues en termes empoulés; il doit se dire d’avance que ceux qui les écrivent ne sont pas des françois, des beaux-esprits, des académiciens, des philosophes, mais des provinciaux, des étrangers, des solitaires, de jeunes gens, presque des enfants, qui dans leurs imaginations romanesques prennent pour de la philosophie les honnêtes délires de leur cerveau.

Pourquoi craindrois-je de dire ce que je pense? Ce Recueil avec son gothique ton convient mieux aux femmes que les livres de philosophie. Il peut même être utile à celles qui, dans une vie déréglée, ont conservé quelque amour pour l’honnêteté. Quant aux filles, c’est autre chose. Jamais fille chaste n’a lu de Romans; & j’ai mis à celui-ci un titre assez décidé, pour qu’en l’ouvrant on sçût à quoi s’en tenir. Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page, est une fille perdue: mais qu’elle n’impute point sa perte à ce Livre; le mal étoit fait d’avance. Puisqu’elle a commencé, qu’elle acheve de lire: elle n’a plus rien à risquer.

Qu’un homme austere en parcourant ce Recueil se rebute aux premieres parties, jette le Livre avec colere, & s’indigne contre l’Editeur; je ne me plaindre point son injustice; à sa place, j’en aurois pu faire autant. Que si, après l’avoir lu tout entier, quelqu’un m’osoit blâmer de l’avoir publié; qu’il le dise, s’il veut, à toute la terre, mais qu’il ne vienne pas me le dire: je sens que je ne pourrois de ma vie estimer cet homme là.

AVERTISSEMENT Sur la Préface suivante

La forme & la longueur de ce Dialogue, où Entretien supposé, ne m’ayant permis de le mettre que par extrait à la tête du Recueil des premieres Editions, je le donne à celle-ci tout entier, dans l’espoir qu’on y trouvera quelques vues utiles sur l’objet de ces sortes d’Ecrits. J’ai cru dealers devoir attendre que le Livre eût fait son effet avant d’en discuter les inconvéniens & les avantages, ne voulant ni faire tort au Libraire, ni mendier l’indulgence du Public.

SECONDE PREFACE DE LA NOUVELLE HELOISE

N. Voila votre Manuscrit. Je l’ai lu tout entier.

R. Tout entier? J’entends: vous, comptez sur peu d’imitateurs?

N. Vel duo, vel nemo .

R. Turpe & miserabile . Mais je veux un jugement positif.

N. Je n’ose.

R. Tout est osé par ce seul mot. Expliquez-vous.

N. Mon jugement dépend de la réponse que vous m’allez faire. Cette correspondance est-elle réelle, ou si c’est une fiction?

R. Je ne vois point la conséquence. Pour dire si un Livre est bon ou mauvais, qu’importe de savoir comment on l’a fait?

N. Il importe beaucoup pour celui-ci. Un Portrait a toujours son prix pourvu qu’il ressemble, quel qu’étrange que soit l’Original. Mais dans un Tableau d’imagination, toute figure humaine doit avoir les traits communs à l’homme, ou le Tableau ne vaut rien. Tous deux supposés bons, il reste encore cette différence que le Portrait intéresse peu de gens; le Tableau seul peut plaire au Public.

R. Je vous suis. Si ces Lettres sont des Portraits, ils n’intéressent point: si ce sont des Tableaux, ils imitent mal. N’est-ce pas cela?

N. Précisément.

R. Ainsi, j’arracherai toutes vos reposes avant que vous m’ayez répondu. Au reste, comme je ne puis satisfaire à votre question, il faut vous en passer pour résoudre la mienne. Mettez la chose au pis: ma Julie.

N. Oh! si elle avoit existe!

R. Hé bien?

N. Mais purement ce n’est qu’une fiction.

R. Supposez.

N. En ce cas, je ne connois rien de si maussade; ces Lettres ne sont point des Lettres; ce Roman n’est point un Roman; les personnages sont des gens de l’autre monde.

R. J’en suis fâché pour celui-ci.

N. Consolez-vous; les foux n’y manquent pas non plus; mais les vôtres ne sont pas dans la nature.

R. Je pourrois….. Non, je vois le détour que prend votre curiosité. Pourquoi décidez-vous ainsi? Savez-vous jusqu’où les hommes different les uns des autres? Combien les caracteres sont opposés? Combien les moeurs, les préjugés varient selon les tems, les lieux, les âges? Qui est-ce qui ose assigner des bornés précises à la Nature, & dire: Voilà jusqu’où l’homme peut aller, & pas au-delà?

N. Avec ce beau raisonnement les monstres inouis, les Géans, les Pygmées, les chimeres de toute espece; tout pourroit être admis spécifiquement dans la Nature: tout seroit défiguré, nous n’aurions plus de modele commun? Je le répete, dans les Tableaux de l’humanité chacun doit reconnoître l’homme.

R. J’en conviens, pourvu qu’on sache aussi discerner ce qui fait les variétés de ce qui est essentiel à l’espece. Que diriez-vous de ceux qui ne reconnoîtroient la nôtre que dans un habit à la Françoise?

N. Que diriez-vous de celui qui, sans exprimer ni traits ni taille, voudroit peindre une figure humaine, avec un voile pour vêtement? N’auroit-on pas droit de lui demander où est l’homme?

R. Ni traits, ni taille? Etes-vous juste? Point de gens parfaits: voilà la chimere. Une jeune fille offensant la vertu qu’elle aime, & ramenée au devoir par l’horreur d’un plus grand crime; une amie trop facile, punie enfin par son propre coeur de l’exces de son indulgence; un jeune homme honnête & sensible, plein de foiblesse & de beaux discours; un vieux Gentilhomme entêté de sa noblesse, sacrifiant tout à l’opinion; un Anglois généreux & brave, toujours passionné par sagesse, toujours raisonnant sans raison.

N. Un mari débonnaire & hospitalier empressé d’établir dans sa maison l’ancien amant de sa femme.

R. Je vous renvoye à l’inscription de l’Estampe

N. Les belles ames? .Le beau mot!

R. O Philosophie! combien tu prends de peine à retrécir les coeurs, à rendre les hommes petits!

N. L’esprit romanesque les aggrandit & les trompe. Mais revenons. Les deux amies?… Qu’en dites-vous? & cette conversion subite au Temple?.la Grace, sans doute?.

R. Monsieur.

N. Une femme chrétienne, une dévote qui n’apprend point le catéchisme à ses enfans; qui meurt sans vouloir prier Dieu; dont la mort cependant édifie un Pasteur, & convertit un Athée….Oh!……

R. Monsieur……..

N. Quant à l’intértêt, il est pour tout le monde, il est nul. Pas une mauvaise action; pas un méchant homme qui fasse craindre pour les bons. Des événemens si naturels, si simples qu’ils le sont trop; rien d’inopiné; point de coup de Théâtre. Tout est prévu long-tems d’avance; tout arrive comme il est prévu. Est-ce la peine de tenir registre de ce que chacun peut voir tous les jours dans sa maison, ou dans celle de son voisin?

R. C’est-à-dire, qu’il vous faut des hommes communs, & des événemens rares? Je crois que j’aimerois mieux le contraire. D’aillers, vous jugez ce que vous avez lu comme un Roman. Ce n’en est point un; vous l’avez dit vous-même. C’est un Recueil de Lettres..

N. Qui ne sont point des Lettres; je crois l’avoir dit aussi. Quel style épistolaire! Qu’il est guindé! Que d’exclamations! Que d’apprêts! Quelle emphase pour ne dire que des choses communes! Quels grands mots pour de petits raisonnemens! Rarement du sens, de la justesse; jamais ni finesse, ni force, ni profondeur. Une diction toujours dans les nues, & des pensées qui rampent toujours. Si vos personnages sont dans la Nature, avouez que leur styIe est peu naturel?

R. Je conviens que dans le point de vue où vous êtes, il doit vous paroître ainsi.

N. Comptez-vous que le Public le verra d’un autre oei1; & n’est-ce pas mon jugement que vous demandez?

R. C’est pour l’avoir plus au long que je vous replique. Je vois que vous aimerais mieux des Lettres faites pour être imprimées.

N. Ce souhait paroit ayez bien fondé pour celles qu’on donne à l’impression.

R. On ne verra donc jamais les hommes dans les Livres que comme ils veulent s’y montrer?

N. L’Auteur comme il veut s’y montrer; ceux qu’il dépeint tels qu’ils font. Mais cet avantage manque encore ici. Pas un portrait vigoureusement peint; pas un caractere assez bien marqué; nulle observation solide; aucune connoissance du monde. Qu’apprend-on dans la petite sphere de deux ou trois Amans ou amis toujours occupés d’eux seuls?

R. On apprend à aimer l’humanité. Dans les grandes sociétés on n’apprend qu’à haïr les hommes.

Votre jugement est sévere; celui du Public doit l’être encore plus. Sans le taxer d’injustice, je veux vous dire à mon tour de quel oeil je vois ces lettres; moins pour excuser les défauts que vous y blâmez, que pour en trouver la source.

Dans la retraite on a d’autres manieres de voir & de sentir que dans le commerce du monde; les passions autrement modifiées ont aussi d’autres expressions: l’imagination toujours frappée des mêmes objets, s’en affecte plus vivement. Ce petit nombre d’images revient toujours, se mêle à toutes les idées, & leur donne ce tour bizarre & peu varié qu’on remarque dans les discours des Solitaires. S’ensuit-il de-là que leur langage soit fort énergique? Point du tout; il n’est qu’extraordinaire. Ce n’est que dans le monde qu’on apprend à parler avec énergie. Premierement, parce qu’il faut toujours dire autrement & mieux que les autres, & puis, que forcé d’affirmer à chaque instance qu’on ne croit pas, d’exprimer des sentimens qu’on n’a point, on cherche à donner à ce qu’on dit un tour persuasif qui supplée à la persuasion intérieure. Croyez-vous que les gens vraiment passionnés agent ces manieres de parler vives, fortes, coloriées que vous admirez dans vos Drames & dans vos Romans? Non; la passion pleine d’elle-même, s’exprime avec plus d’abondance que de force; elle ne songe pas même à persuader; elle ne soupçonne pas qu’on puisse douter d’elle. Quand elle dit ce qu’elle sent, c’est moins pour l’exposer, aux autres que pour se soulager. On peint plus vivement l’amour dans les grandes Villes l’y sent on mieux que dans les hameaux?

N. C’est-à-dire due la faiblesse du langage prouve la force du sentiment? R. Quelquefois du moins elle en montre la vérité. Lisez une lettre d’amour faite par un Auteur dans son cabinet, par un bel esprit qui veut briller. Pour peu qu’il ait de feu dans la tête, sa plumeva, comme on dit, brûler le papier; la chaleur n’ira pas plus loin. Vous serez enchante, même agité peut-être; mais d’une agitation passagere & seche, qui ne vous laissera que des mots pour tout souvenir. Au contraire, une lettre que l’Amour a réellement dictée; une lettre d’un amant vraiment passionne, sera lâche, diffuse, toute en longueurs, en désordre, en répétitions. Son coeur, plein d’un sentiment qui déborde, redit toujours la même chose, &n’a jamais achevé de dire; comme une source vive qui coule sans cesse & ne s’épuise jamais. Rien de saillant, rien de remarquable; on ne retient ni mots, ni tours, ni phrases; on n’admire rien, l’on n’est frappé de rien. Cependant on se sent l’ame attendrie; on se sent ému sans savoir pourquoi. Si la force du sentiment ne nous frappe pas, sa vérité nous touche, &c’est ainsi que le coeur fait parler au coeur. Mais ceux qui ne sentent rien, ceux qui n’ont que le jargon paré des passions, ne connoissent point ces sortes de beautés & les méprisent.

N. J’attends.

R. Fort bien. Dans cette derniere espece de lettres, si les pensées sont communes, le style pourtant n’est pas familier, & ne doit pas l’être. L’amour n’est qu’illusion; il se fait, pour ainsi dire, un autre Univers; il s’entoure d’objets qui ne sont point, ou auxquels lui seul a donné l’être; & comme il rend tous ses sentimens en images, son langage est toujours figuré. Mais ces figures sont sans justesse & sans suite; son éloquence est dans son désordre; il prouve d’autant plus qu’il raisonné moins. L’enthousiasme est le dernier degré de la passion. Quand elle est à son comble, elle voit son objet parfait; elle en fait alors son idole; elle le place dans le Ciel; & comme l’enthousiasme de la dévotion emprunte le langage de l’amour, I’enthousiasme de l’amour emprunte aussi le langage de la dévotion. Il ne voit plus que le Paradis, les Anges, les vertus des Saints, les délices du séjour céleste. Dans ces transports, entouré de si hautes images, en parlera-t-il en termes rampans? Se résoudra-t-il d’abaisser, d’avilir ses idées par des expressions vulgaires? N’élevera-t-il pas son style? Ne lui donnera-t-il pas de la noblesse, de la dignité? Que parlez-vous de lettres, de style épistolaire? En écrivant à ce qu’on aime, il est bien question de cela! ce ne sont plus des lettres que l’on écrit, ce sont des Hymnes.

N. Citoyen, voyons votre pouls.

R. Non: voyez l’hiver sur ma tête. Il est un age pour l’expérience; un autre pour le souvenir. Le sentiment s’éteint à la fin; mais l’ame sensible demeure toujours.

Je reviens à nos lettres. Si vous les lisez comme l’ouvrage d’un Auteur qui veut plaire, ou qui se pique d’écrire, elles sont, détestables. Mais prenez-les pour ce qu’elles sont, & jugez-les dans leur espece. Deux ou trois jeunes gens simples, mais sensibles, s’entretiennent entre eux des intérêts de leurs coeurs. Ils ne songent point à briller aux yeux les uns des autres. Ils se connoissent & s’aiment trop mutuellement pour que l’amour-propre ait plus rien à faire entre eux. Ils sont enfans, penseront-ils en hommes? Ils sont étrangers, écriront-ils correctement? Ils sont solitaires, connoitront-ils le monde & la sociéte? Pleins du seul sentiment qui les occupe, ils sont dans le délire, &pensent philosopher. Voulez-vous qu’ils sachent observer, juger, réfléchir? Ils ne savent rien de tout cela. Ils savent aimer; ils rapportent tout à leur passion. L’importance qu’ils donnent à leurs folles idées, est-elle moins amusante que tout l’esprit qu’ils pourroient étaler? Ils parlent de tout; ils se trompent sur tout; ils ne font rien connoitre qu’eux; mais en se faisant connoitre, ils se font aimer: leurs erreurs valent mieux que le savoir des Sages: leurs coeurs honnêtes portent par-tout, jusques dans leurs fautes, les préjugés de la vertu, toujours confiante cet toujours trahie. Rien ne les entend, rien ne leur répond, tout les détrompe. Ils se refusent aux vérités décourageantes: ne trouvant nulle part ce qu’ils sentent, ils se replient sur eux-mêmes; ils se détachent du reste de l’Univers; & créant entre eux un petit monde différent du nôtre, ils y forment un spectacle véritablement nouveau.

N. Je conviens qu’un homme de vingt ans & des filles de dix-huit, ne doivent pas, quoiqu’instruits, parler en Philosophes, même en pensant l’être. J’avoue encore, & cette différence ne m’a pas échappé, que ces filles deviennent des femmes de mérite, & ce jeune homme un meilleur observateur. Je ne fais point de comparaison entre le commencement & la fin de l’ouvrage. Les détails de la vie domestique effacent les fautes du premier âge: la chaste épouse, la femme sensée, la digne mere de famille font oublier la coupable amante. Mais cela in même est un sujet de critique: la fin du recueil rend le commencement d’autant plus répréhensible; on dirait que ce sont deux Livres différens que les mêmes personnes ne doivent pas lire. Ayant à montrer des gens raisonnables, pourquoi les prendre avant qu’ils le soient devenus? Les jeux d’enfans qui précedent les leçons de la sagesse empêchent de les attendre: le mal scandalise avant que le bien puisse édifier; enfin le Lecteur indigné se rebute & quitte le Livre au moment d’en tirer du profit.

R. Je pense, au contraire, que la fin de ce Recueil seroit superflue aux Lecteurs rebutés du commencement, & que ce même commencement doit être agréable à ceux pour qui la fin peut être utile. Ainsi, ceux qui n’acheveront pas le Livre, ne perdront rien, puisqu’il ne leur pas propre; & ceux qui peuvent en profiter ne l’auroient pas lu, s’il eût commencé plus gravement. Pour rendre utile ce qu’un veut dite, il faut d’abord se faire écouter de ceux qui doivent en faire usage.

J’ai changé de moyen, mais non pas d’objet. Quand j’ai tâche de parler aux hommes, on ne m’a point entendu; peut-être en parlant aux enfans me ferai-je mieux entendre; & les enfans ne goûtent pas mieux la raison nue, que les remedes mal déguisés.

Cosi all’egro fanciul porgiamo aspersi Di soave licor gl’orli del vaso; Succhi amari ingnnato in tanto ei beve, E dall’inganno suo vita riceve.

N. J’ai peur que vous ne vous trompiez encore; ils suceront les bords du vase, & ne boiront point la liqueur.

R. Alors ce ne sera plus ma faute; j’aurai fait de mon mieux pour la faire passer.

Mes jeunes gens sont aimables; mais pour les aimer à trente ans, il faut les avoir connus à vingt. Il faut avoir vécu long-tems avec eux pour s’y plaire; & ce n’est qu’apres avoir déploré leurs fautes, qu’on vient à goûter leurs vertus. Leurs lettres n’intéressent pas tout d’un coup; mais peu à peu elles attachent; on ne peut ni les prendre, ni les quitter. La grace & la félicité n’y sont pas, ni la raison, ni l’esprit, ni l’éloquence; le sentiment y est; il se communique au coeur par degrés, &, lui seul à la fin, supplée à tout. C’est une longue romance, dont les couplets pris à part, n’ont rien qui touche, mais dont la suite produit à la fin son effet. Voilà ce que j’eprouve en les lisant: dites-moi si vous sentez la même chose.

N. Non. Je conçois pourtant cet effet par rapport à vous. Si vous êtes l’Auteur, l’effet est tout simple. Si vous ne l’êtes pas, je le conçois encore. Un homme qui vit dans le monde ne peut s’accoutumer aux idées extravagantes, au pathos affecté, au déraisonnement continuel de vos bonnes gens. Un Solitaire peut les goûter; vous en avez dit la raison vous-même. Mais avant que de publier ce manuscrit, songez que le public n’est pas composé d’Hermites. Tout ce qui pourroit arriver de plus heureux, seroit qu’on prit votre petit bon-homme pour un Celadon, votre Edouard pour un Don Quichotte, vos Caillettes pour deux Astrées, & qu’on s’en amusât comme d’autant de vrais fous mais les longues folies n’amusent gueres: il faut écrire comme Cervantes, pour faire lire six volumes de visions.

R. La raison qui vous feroit supprimer cet Ouvrage, m’encourage à le publier.

N. Quoi! la certitude de n’etre point lu?

R. Un peu de patience, & vous allez m’entendre.

En matiere de morale, il n’y a point, selon moi, de lecture utile aux gens du monde, Premierement parce que la multitude des Livres nouveaux qu’ils parcourent, & qui disent tour-à-tour le pour & le contre, détruit l’effet de l’un par l’autre, & rend le tout comme non avenu. Les Livres choisis qu’on relit ne sont point d’effet encore: s’ils soutiennent les maximes du monde, ils sont superflus; & s’ils les combattent, ils sont inutiles. Ils trouvent ceux qui les lisent liés aux vices de la société, par des chaînes qu’ils ne peuvent rompre. L’homme du monde qui veut remuer un instant son ame pour la remettre dans l’ordre moral, trouvant de toutes parts une résistance invincible, est toujours forcé de garder ou reprendre sa premiere situation. Je suis persuadé qu’il y a peu de gens bien nés qui n’ayent fait cet essai, du moins une fois en leur vie; mais bientôt découragé d’un vain effort on ne le répete plus, & l’on s’accoutume à regarder la morale des Livres somme un babil de gens oisifs. Plus on s’éloigne des affaires, des grandes Villes, des nombreuses sociétés, plus les obstacles diminuent. Il est un terme où ces obstacles cessent d’être invincibles, & c’est alors que les Livres peuvent avoir quelque utilité. Quand on vit isolé, comme on ne se hâte pas de lire pour faire parade de ses lecteurs, on les varie moins, on les médite davantage; & comme elles ne trouvent pas un si grand contre-poids au-dehors, elles sont beaucoup plus d’effet au-dedans. L’ennui, ce fléau de la solitude aussi-bien que du grand monde, force de recourir aux Livres amusans, seule ressource de qui vit seul & n’en a pas en lui-même. On lit beaucoup plus de Romans dans les Provinces qu’à Paris, on en lit plus dans les Campagnes que dans les Villes, & ils y sont beaucoup plus d’impression: vous voyez pourquoi cela doit être.

Mais ces Livres qui pourroient servir à la fois d’amusement, d’instruction, de consolation au campagnard, malheureux seulement parce qu’il pense l’être, ne semblant faits au contraire que pour le rebuter de son état, en étendant & fortifiant le préjugé qui le lui rend méprisable; les gens du bel air, les femmes à la mode, les Grands, les Militaires; voilà les Acteurs de tous vos Romans. Le rafinement du goût des Villes, les maximes de la Cour, l’appareil du luxe, la morale Epicurienne; voilà les leçons qu’ils prêchent & les préceptes qu’ils donnent. Le coloris de leurs fausses vertus ternit l’éclat des véritables; le manege des procédés est substitué aux, devoirs réels; les beaux discours sont dédaigner les belles actions, & la simplicité des bonnes moeurs, passe pour grossiereté.

Quel effet produiront de pareils tableaux sur un Gentilhomme de campagne, qui voit railler la franchise avec laquelle il reçoit ses hôtes, & traiter de brutale orgie la joie; qu’il fait régner dans son canton? Sur sa femme, qui apprend que les soins d’une mere de famille sont au-dessous des Dames de son rang? Sur sa fille, à qui les airs contournés & le jargon de la Ville sont dédaigner l’honnete & rustique voisin qu’elle eût épousé? Tous de concert ne voulant plus être des manans, se dégoûtent de leur Village, abandonnent leur vieux château, qui, bientôt devient masure, & vont dans la Capitale, où, le pere avec sa Croix de S. Louis, de Seigneur qu’il étoit, devient Valet, ou Chevalier d’industrie; la mere établit un brelan; la fille attire les joueurs, & souvent tous trois, après avoir mené une vie infâme, meurent de misere & déshonorés.

Les Auteurs, les Gens de Lettres, les Philosophes ne cessent de crier que, pour remplir ses devoirs de citoyen, pour servir ses semblables, il faut habiter les grandes Villes; selon eux fuir Paris, c’est haïr le genre humain; le peuple de la campagne est nul à leurs yeux; à les entendre on croiroit qu’il n’y a des hommes qu’où il y a des pensions, des académies & des dînés.

De proche en proche la même pente entraîne tous les états. Les Contes, les Romans, les pieces de Théâtre, tout tire sur les Provinciaux; tout tourne en dérision la simplicité des moeurs rustiques; tout prêche les manieres & les plaisirs du grand monde: c’est une honte de ne les pas connoître; c’est un malheur de ne les pas goûter. Qui fait de combien de siloux & de filles publiques l’attroit de ces plaisirs imaginaires peuple Paris de jour en jour? Ainsi, les préjugés & l’opinion renforçant l’effet des systêmes politiques, amoncelent, entassent les habitans de chaque pays sur quelques point du territoire, laissant tout le reste en friche & désert: ainsi, pour faire briller les Capitales, se dépeuplent les Nations; & ce frivole éclat qui frappe les yeux des sots, fait courir l’Europe à grands pas vers sa ruine. Il importe au bonheur des hommes, qu’on tâche d’arrêter ce torrent, de maximes empoisonnées. C’est le métier des Prédicateurs de nous crier: Soyez bons & sages, sans beaucoup s’inquiéter du succes de leurs discours; le citoyen qui s’en inquiete ne doit point nous crier sottement: Soyez bons: mais nous faire aimer l’état qui nous porte à l’être.

N. Un moment: reprenez haleine. J’aime les vues utiles; & je vous ai si bien suivi dans celle-ci que je crois pouvoir perorer pour vous.

Il est clair, selon votre raisonnement, que pour donner aux ouvrages d’imagination la seule utilité qu’ils puissent avoir, il faudroit les diriger vers un but oppose à celui que leurs Auteurs se proposent; éloigner toutes les choses d’institution; ramener tout à la Nature; donner aux hommes l’amour d’une vie égale & simple; les guerir des fantaisies de l’opinion; leur rendre le goût des vrais plaisirs, leur faire aimer la solitude & la paix; les tenir à quelques distances les uns des autres; & au lieu de les exciter à s’entasser les Villes, les porter à s’étendre également sur le territoire pour le vivifier de toutes parts. Je comprends encore qu’il ne s’agit pas de faire des Daphnis, des Sylvandres, des Pasteurs d’Arcadie, des Bergers du Lignon, d’illustres Paysans cultivant leurs champs de leurs propres mains, & philosophant sur la Nature, ni d’autres pareils êtres romanesques qui ne peuvent exister que dans les Livres; mais de montrer aux gens aisés que la vie rustique & l’agriculture ont des plaisirs qu’ils ne lavent pas connoitre; que ces plaisirs sont moins insipides, moins grossiers qu’ils ne pensent; qu’il y peut régner du goût, du choix, de la délicatesse; qu’un homme de mérite qui vous, droit se retirer à la campagne avec sa famille, & devenir lui-même son propre fermier, y pourroit couler une vie aussi douce qu’au milieu des amusemens des Villes, qu’une ménagere des champs peut être une femme charmante, aussi pleine de graces, & de graces plus touchantes que toutes les petites maîtresse; qu’enfin les plus doux sentimens du coeur y peuvent animer une société plus agréable que le langage apprêté des cercles; où nos rires mordans & satyriques sont le triste supplément de la gaieté qu’on n’y connoit plus? Est-ce bien cela?

R. C’est cela même. A quoi l\`ajouterai seulement une réflexion. L’on se plaint que les Rornans troublent les têtes: je le crois bien. En montrant sans cesse à ceux qui les lisent, les prétendus charmes d’un état qui n’est pas le leur, ils les séduisent, ils leur sont prendre leur état en dédain, & en faire un échange imaginaire contre celui qu’on leur fait aimer. Voulut être ce qu’on n’est pas, on parvient à se croire autre chose que ce qu’on est, & voilà comment on devient fou. Si les Romans n’offroient à leurs Lecteurs que des tableaux d’objets qui les environnent, que des devoirs qu’ils peuvent remplir; que des plaisirs de leur condition, les Romans ne les rendroient point fous, ils les rendroient sages. Il faut que les écrits faits pour les Solitaires parlent la langue des Solitaires: pour les instruire, il faut qu’ils leur plaisant, qu’ils les interessent; il faut qu’ils les attachent à leur état en le leur rendant agréa le. Ils doivent combattre & détruire les maximes des grandes sociétés; ils doivent les montrer fausses & méprisables, c’est-à-dire, telles qu’elles sont. A tous ce titres un Roman, s’il est bien fait, au moins s’il est utile, doit être siffle, hai, décri par les gens à la mode, comme un Livre plat, extravagant, ridicule; & voilà, Monsieur, comment la folie du monde est sagesse.

N. Votre conclusion se tire d’elle-même. On ne peut mieux prévoir sa chute, ni s’apprêter à tomber plus fierement. Il me reste une seule difficulté. Les Provinciaux, vous le savez, ne lisent que sur notre parole: il ne leur parvient que ce que, nous leur envoyons. Un Livre destiné pour les Solitaires, est d’abord jugé par les gens du monde; si ceux-ci le rebutent, les autres ne le lisent point. Répandez.

R. La réponse est facile. Nous parlez des beaux esprits de Province; & moi je parle des vrais Campagnards. Vous avez, vous autres qui brillez dans la Capitale, des préjugés dont il faut vous guérir: vous croyez donner le ton à toute la France, & les trois quarts de la France ne savent pas que vous existez. Les Livres qui tombent à Paris, sont la fortune des Libraires de Province.

N. Pourquoi voulez-vous les enrichir aux dépens des notres?

R. Raillez. Moi, je persiste. Quand on aspire à la gloire, il faut se faire lire à Paris; quand on veut être utile, il faut se faire lire en Province. Combien d’honnêtes gens passent leur vie dans des Campagnes éloignées à cultiver le patrimoine de leurs peres, où ils se regardent comme exilés par une fortune étroite? Durant les longues nuits d’hiver, dépourvus de sociétés, ils employent la soirée à lire au coin de leur feu les Livres amusans qui leur tombent sous la main. Dans leur simplicité grossiere, ils ne se piquent ni de littérature, ni de bel esprit; ils lisent pour se désennuyer & non pour s’instruire; les Livres de morale & de philosophie sont pour eux comme n’existant pas: on en feroit en vain pour leur usage; ils ne leur parviendroient jamais. Cependant, loin de leur rien offrir de convenable à leur situation, vos Romans ne servent qu’à la leur rendre encore plus amere. Ils changent leur retraite en un désert affreux, & pour quelques heures de distraction qu’ils leur donnent, ils leur préparent des mais de mal-aise & de vains regrets. Pourquoi n’oserois-je supposer que, par quelque heureux hazard, ce Livre, comme tant d’autres plus mauvais encore, pourra tomber dans les moins de ces Habitans des champs, & que l’image des plaisirs d’un état tout semblable au leur, le leur rendra plus supportable? J’aime à me figurer deux époux lisant ce Recueil ensemble, y puisant un nouveau courage pour supporter leurs travaux communs, & peut-être de nouvelles vues pour les rendre utiles. Comment pourroient-ils y contempler le tableau d’un ménage heureux, sans vouloir imiter un si doux modele? Comment s’attendriront-ils sur le charme de l’union conjugale, même privé de celui de l’amour, sans que la leur se resserre & s’affermisse? En quittant leur lecture, ils ne seront ni attristés de leur état, ni rebutés de leurs soins. Au contraire, tout semblera prendre autour d’eux une face plus riante; leurs devoirs s’ennobliront à leurs yeux; ils reprendront le goût des plaisirs de la Nature: ses vrais sentimens renaîtront dans leurs coeurs, & en voyant le bonheur à leur portées, ils apprendront à le goûter. Ils rempliront les mêmes fonctions; mais ils les rempliront avec une autre ame, & seront, en vrais Patriarches, ce qu’ils faisoient en Paysans.

N. Jusqu’ici tout va fort bien. Les maris, les femmes, les meres de famille…. Mais les filles; n’en dites-vous rien?

R. Non. Une honnête fille ne lit point de Livres d’amour. Que celle qui lira celui-ci, malgré son titre, ne le plaigne point du mal qu’il lui aura fait: elle ment. Le mal étoit fait d’avance; elle n’a plus rien à risquer.

N. A merveille! Auteurs érotiques venez à l’école: vous voilà tous justifiés.

R. Oui, s’ils le sont par leur propre cour & par l’objet de leurs écrits.

N. L’étes-vous aux mêmes conditions?

R. Je suis trop fier pour répondre à cela, mais Julie s’étoit fait une regle pour juger les Livres; si vous la trouvez bonne, servez-vous-en pour juger celui-ci. On a voulu rendre la lecture des Romans l’utile à la Jeunesse. Je ne connois point de projet plus insensé. C’est commencer par mettre le feu à la maison pour faire jouer les pompes d’après cette folle idée, au lieu de diriger vers son objet la morale de ces sortes d’ouvrages, on adresse toujours cette morale aux jeunes filles , sans songer que des jeunes filles n’ont point de part aux désordres dont on se plaint. En général, leur conduite est réguliere, quoique leurs coeurs soient corrompus. Elles obéissent à leurs meres en attendant qu’elles puissent les imiter. Quand les femmes feront leur devoir, soyez sûr que les filles ne manqueront point au leur.

N. L’observation vous est contraire en ce point. Il semble qu’il faut toujours au sexe un, tems de libertinage, ou dans un état, ou dans l’autre. C’est un mauvais levain qui fermente tôt ou tard. Chez les peuples qui ont des moeurs, les filles ont faciles & les femmes séveres: c’est le contraire chez ceux qui n’en ont pas. Les premiers n’ont égard qu’au délit, & les autres qu’au scandale. II ne s’agit qui d’être à l’abri des preuves; le crime est compté pour rien.

R. A l’envisager par ses suites on n’en jugeroit pas ainsi. Mais soyons justes envers les femmes; la cause de leur désordre est moins en elles que dans nos mauvaises institutions.

Depuis que tous les sentimens de la Nature sont étouffés par l’extrême inégalité, c’est de l’inique despotisme des peres que viennent les vices & les malheurs des enfans; c’est dans des noeuds forcés & mal assortis, que, victimes de l’avarice ou de la vanité des parens, de jeunes femmes effacent par un désordre dont elles font gloire, le scandale de leur premiere honnêteté. Voulez-vous donc remédier au mal: remontez à sa source. S’il y a quelque réforme à tenter dans les moeurs publiques, c’est par les moeurs domestiques qu’elle doit commencer, & cela dépend absolument des peres & meres. Mais ce n’est point ainsi qu’on dirige les instructions; vos lâches Auteurs ne prêchent jamais que ceux qu’on opprime; & la morale des Livres sera toujours vaine, parce qu’elle n’est que l’art de faire sa cour au plus fort.

N. Assurément la vôtre n’est pas servile; mais à force d’être libre, ne l’est-elle point trop? Est-ce assez qu’elle aille à la source du mal? Ne craignez-vous point qu’elle en fasse?

R. Du mal! A qui? Dans des terris d’épidémie & de contagion, quand tout est atteint des l’enfance, faut-il empêcher le débit des drogues bonnes aux malades, sous prétexte qu’elles pourroient nuire aux gens soins? Monsieur, nous pensons si différemment sur ce point, que, si l’on pouvoit espérer quelque succes pour ces Lettres, je suis très-persuadé qu’elles seroient plus de bien qu’un meilleur Livre.

N. Il est vrai que vous avez une excellente Prêcheuse. Je suis charmé de vous voir raccommodé avec les femmes; j’étois fâché que vous leur défendissiez de nous faire des sermons.

R. Vous êtes pressant; il faut me taire: je ne suis ni assez fou, ni allez sage pour avoir toujours raison. Laissons cet os à ronger à la critique.

N. Bénignement: de peur qu’elle n’en manque. Mais n’eût-on sur tout le reste rien à dire à tout autre, comment passer au sévere Censeur des spectacles, les situations vives & les sentimens passionnés dont tout ce Recueil est rempli? Montrez-moi une scene de Théâtre qui forme un tableau pareil à ceux du bosquet de Clarens & du cabinet de toilette? Relisez la Lettre sur les spectacles; relisez ce Recueil….. Soyez conséquent, ou quittez vos principes….. Que voulez-vous qu’on pense?

R. Je veux, Monsieur, qu’un Critique suit conséquent lui-même, & qu’il ne juge qu’apres avoir examiné. Relisez mieux l’écrit que vous venez de citer; relisez aussi la Préface de Narcisse, sous y verrez la reponse à l’inconséquence que vous me reprochez. Les étourdis qui prétendent en trouver dans le Devin du Village, en trouveront sans doute bien plus ici. Ils feront leur métier: mais vous……N. Je me rappelle deux passages …… Vous estimez peu vos contemporains.

R. Monsieur, je suis aussi leur contemporain! O! que ne suis-je né dans un siecle où je dusse jetter ce Recueil au feu!

N. Vous outrez, à votre ordinaire; mais jusqu’à certain point, vos maximes sont assez justes. Par exemple, si votre Héloïse eût été toujours sage, elle instruiroit beaucoup moins; car à qui serviroit-elle de modele? C’est dans les siecles les plus dépravés qu’on aime les leçons de la morale la plus parfaite. Cela dispense de les pratiquer; & l’on contente à peu de frais, par une lecture oisive, un reste de goût pour la vertu.

R. Sublimes Auteurs, rabaissez un peu vos modeles, si vous voulez qu’on cherche à les imiter. A qui vantez-vous la pureté qu’on n’a point souillée? Eh! parlez-nous de celle qu’on peut recouvrer; peut-être au moins quelqu’un pourra vous entendre.

N. Votre jeune homme a déjà fait ces réflexions mais n’importe; on ne vous sera pas moins un crime d’avoir dit ce qu’on fait, pour montrer ensuite ce qu’on devroit faire. Sans compter, qu’inspirer l’amour aux filles & la réserve aux femmes, c’est renverse l’ordre établi & ramener toute cette petite morale que la Philosophie a proscrite. Quoi que vous un puissiez dite, l’amour dans les filles est indécent & scandaleux, & il n’y a qu’un mari qui puisse autoriser un amant. Quelle étrange mal-adresse que d’être indulgent pour des filles, qui ne doivent point vous lire, & sévere pour les femmes qui vous jugeront! Croyez-moi, si vous avez peur de réussir, tranquillisez-vous: vos mesures sont trop bien prises pour vous laisser craindre un pareil affront. Quoi qu’il en soit, je vous garderai le secret; ne soyez imprudent qu’à demi. Si vous croyez donner un Livre utile, à la bonne heure; mais gardez-vous de l’avouer.

R. De l’avouer, Monsieur? Un honnËte homme se cache-t-il quand il parle en Public? Ose-t-il imprimer ce qu’il n’oseroit reconnoître? Je suis l’Editeur de ce Livre, & je m’y nommera comme Editeur.

N. Vous vous y nommerez? Vous?

R. Moi-même.

N. Quoi! Vous y mettrez votre nom?

R. Oui, Monsieur.

N. Votre vrai nom? J ean-Jaques ROUSSEAU, en toutes lettres?

R. Jean Jaques Rousseau , en toutes lettres.

N. Vous n’y pensez pas! Que dira-t-on de vous?

R. Ce qu’on voudra. Je me nomme à la tête de ce Recueil, non pour me l’approprier, mais pour en répondre. S’il y a du mal, qu’on me l’impute; s’il y a du bien, je n’entends point m’en faire honneur. Si l’on trouve le Livre mauvais en lui-même, c’est une raison de plus pour y mettre mon nom. Je ne veux pas passer pour meilleur que je ne suis.

N. Etes-vous content a le cette réponse?

R. Oui, dans des tems où il n’est possible à personne d’etre bon.

N. Et les belles ames, les oubliez-vous?

R. La Nature les fit, vos institutions les gâtent.

N. A la tête d’un Livre d’amour on lira ces mots: Par J. J. Rousseau, Citoyen de Geneve!

R. Citoyen de Geneve ? Non pas cela. Je ne profane point le nom de ma patrie; je ne le mets qu’aux écrits que je crois lui pouvoir faire honneur.

N. Vous portez vous-même un non qui n’est pas sans honneur, & vous avez aussi quelque chose à perdre. Vous donnez un Livre foible & plat qui vous sera tort. Je voudrois vous en empêcher; mais si vous en faites la sottise, j’approuve que vous la fassiez hautement & franchement. Cela, du moins, sera dans votre caractere. Mais à propros mettrez-vous aussi votre devise à ce Livre?

R. Mon Libraire m’a déjà fait cette plaisanterie, & je l’ai trouvée si bonne, que j’promis de lui en faire honneur. Non, Monsieur, je ne mettrai point ma devise à ce Livre; mais je ne la quitterai pas pour cela, & je m’effraie moins que jamais de l’avoir prise. Souvenez-vous que je songeois à faire imprimer ces Lettres quand j’ecrivois contre les Spectacles, & que le soin d’excuser un de ces Ecrits ne m’a point fait altérer la vérité dans l’autre. Je me suis accusé d’avance plus fortement peut-être que personne ne m’accusera. Celui qui préfere la verité à sa gloire, peut espérer de la préférer à sa vie. Vous voulez qu’on soit toujours conséquent; je doute que cela soit possible à l’homme; mais ce qui lui est possible est d’etre toujours vrai: voila ce que je veux tâcher d’être.

N. Quand je vous demande si vous êtes l’Auteur de ces Lettres, pourquoi donc éludez-vous ma question?

R. Pour cela même que je ne veux pas dire un mensonge.

N. Mais vous refusez aussi de dire la verite?

R. C’est encore lui rendre honneur que de déclarer qu’on la veut taire: vous auriez meilleur marché d’un homme qui voudroit mentir. D’ailleurs les gens de goût se trompent-ils sur la plume des Auteurs? Comment osez-vous faire question que c’est à vous de résoudre?

N. Je la résoudrois bien pour quelques Lettres; elles sont certainement de vous; mais je ne vous reconnois plus dans les autres, & je doute qu’on se puisse contrefaire à ce point. La Nature, qui n’a pas peur qu’on la méconnoisse, change souvent d’apparence, & souvent l’art se de ce le en voulant être plus naturel qu’elle: c’est le Grogneur de la Fable qui rend la voix de l’animal mieux que l’animal même. Ce Recueil est plein de choses d’une mal-adresse que le dernier barbouilleur eut évitée. Les declamations, les répétitions, les contradictions, les éternelles rabâcheries; où est l’homme capable de mieux faire, qui pourroit se résoudre à faire si mal? Où est celui qui auroit laisse la choquante proposition que ce fou d’Edouard fait à Julie? Où est celui qui n’auroit pas corrige le ridicule du petit bon-homme, qui, voulant toujours mourir, a soin d’en avertir tout le monde, & finit par se porter toujours bien? Où est celui qui n’eut pas commence par se dire: il faut marquer avec soin les caracteres; il faut exactement varier les styles? Infailliblement, avec ce projet, il auroit mieux fait, due la Nature.

J’observe que dans; une société très-intime, les styles se rapprochent ainsi que les caracteres, & que les amis, confondant leurs ames, confondent aussi leurs manieres de penser, de sentir, & de dire. Cette Julie, telle qu’elle est, doit être une creature enchanteresse; tout ce qui l’approche doit lui ressembler; tout doit devenir Julie autour d’elle; tous ses amis ne doivent avoir qu’un ton; mais ces choses se sentent, & ne s’imaginent pas. Quand elles s’imagineroient, l’inventeur n’oseroit les mettre en pratique. Il ne lui faut que des traits qui frappent la multitude; ce qui redevient simple à force de finesse, ne lui convient plus. Or, c’est-là qu’est le sceau de la vérité; c’est-là qu’un oeil attentif cherche & retrouve la Nature.

R. Hé bien! vous concluez donc?

N. Je ne conclus pas; je doute, & je ne saurois vous dire, combien ce doute m’a tourmente durant la lecture de ces lettres. Certainement, si tout cela n’est que fiction, vous avez fait un mauvais livre: mais dites que ces deux femmes ont existe, & je relis ce Recueil tous les ans, jusqu’à la fin de ma vie.

R. Eh! qu’importe qu’elles aient existe? Vous les chercheriez en vain sur la terre. Elles ne sont plus.

N. Elles ne sont plus? Elles furent donc?

R. Cette conclusion est conditionnelle: si elles furent, elles ne sont plus.

N. Entre nous, convenez toue ces petites subtilités sont plus déterminantes qu’embarrassantes.

R. Elles sont ce que vous les forcez d’etre, pour ne point me trahir ni mentir.

N. Ma foi, vous aurez beau faire, on vous devinera malgré vous. Ne voyez-vous pas que votre épigraphe seule dit tout?

R. Je vois qu’elle ne dit rien sur le fait en question: car qui peut savoir si j’trouve cette épigraphe dans le manuscrit, ou si c’est moi qui l’y ai mise? Qui peut dire, si je ne suis point dans le même doute où vous êtes? Si tout cet air de mystere n’est pas peut-être une feinte pour vous cacher ma propre ignorance sur ce que vous voulez savoir?

N. Mais enfin, vous connoissez les lieux? Vous avez été à Vevai; dans le pays de Vaud?

R. Plusieurs fois; & je vous déclare que je n’y ai point oui parler du Baron d’Etange ni de sa fille. Le nom de M. de Wolmar n’y est pas même connu. J’été à Clarens: je n’y ai rien vu de semblable à la maison décrite dans ces Lettres. J’y ai passe, revenant d’Italie, l’annee même de l’evenement funeste, & l’on n’y pleuroit ni Julie de Wolmar, ni rien qui lui ressemblât, que je sache. Enfin, autant que je puis me rappeller la situation du pays, j’remarqué dans ces Lettres, des transpositions de lieux & des erreurs de topographie; soit que l’Auteur n’en sçût pas davantage; soit qu’il voulût dépayser ses Lecteurs. C’est-là tout ce que vous apprendrez de moi sur ce point, & soyez sûr que d’autres ne m’arracheront pas ce que j’auroi refusé de vous dire.

N. Tout le monde aura la même curiosité que moi. Si vous publiez cet Ouvrage, dites donc au Public ce que vous m’avez dit. Faites plus, écrivez cette conversation pour toute Préface: les eclaircissemens nécessaires y sont tous.

R. Vous avez raison: elle vaut mieux que ce que j’aurois dit de mon chef. Au reste, ces sortes d’apologies ne réussissent gueres.

N. Non, quand on voit que l’Auteur s’y ménage; mais j’ai pris soin qu’on ne trouvât pas ce défaut dans celle-ci. Seulement, je vous conseille d’en transposer les rôles. Feignez que c’est moi qui vous presse de publier ce Recueil, & que vous vous en défendez. Donnez-vous les objections, & à moi les réponses. Cela sera plus modeste, & sera un meilleur effet.

R. Cela sera-t-il aussi dans le caractere dont vous m’avez loué ci-devant?

N.Non, je vous tendois un piége. Laissez les choses comme elles sont.

FIN.

JEAN JACQUES ROUSSEAU

PREMIERE PARTIE LETTRE I. A JULIE

Il faut vous fuir, Mademoiselle, je le sens bien: j’aurois dû beaucoup moins attendre, ou plutôt il faloit ne vous voir jamais. Mais que faire aujourd’hui? Comment m’y prendre? Vous m’avez promis de l’amitié; voyez mes perplexités, & conseillez-moi.

Vous savez que je ne suis entré dans votre maison que sur l’invitation de Madame votre mere. Sachant que j’avois cultivé quelques talens agréables, elle a cru qu’ils ne seroient pas inutiles, dans un lieu dépourvu de maîtres, à l’éducation d’une fille qu’elle adore. Fier, à mon tour, d’orner de quelques fleurs un si beau naturel, j’osai me charger de ce dangereux soin sans en prévoir le péril, ou du moins sans le redouter. Je ne vous dirai point que je commence à payer le prix de ma témérité: j’espere que je ne m’oublierai jamais jusqu’à vous tenir des discours qu’il ne vous convient pas d’entendre, & manquer au respect que je dois à vos moeurs, encore plus qu’à votre naissance & à vos charmes. Si je souffre, j’ai du moins la consolation de souffrir seul, & je ne voudrois pas d’un bonheur qui pût coûter au vôtre.

Cependant je vous vois tous les jours, & je m’apperçois que sans y songer vous aggravez innocemment des maux que vous ne pouvez plaindre, & que vous devez ignorer. Je sais, il est vrai, le parti que dicte en pareil cas la prudence au défaut de l’espoir; & je me serois efforcé de le prendre, si je pouvois accorder en cette occasion la prudence avec l’honnêteté; mais comment me retirer décemment d’une maison dont la maîtresse elle-même m’a offert l’entrée, où elle m’accable de bontés, où elle me croit de quelque utilité à ce qu’elle a de plus cher au monde? Comment frustrer cette tendre mere du plaisir de surprendre un jour son époux par vos progrès dans des études qu’elle lui cache à ce dessein? Faut-il quitter impoliment sans lui rien dire? Faut-il lui déclarer le sujet de ma retraite? Et cet aveu même ne l’offensera-t-il pas de la part d’un homme dont la naissance & la fortune ne peuvent lui permettre d’aspirer à vous?

Je ne vois, Mademoiselle, qu’un moyen de sortir de l’embarras où je suis; c’est que la main qui m’y plonge m’en retire, que ma peine, ainsi que ma faute, me vienne de vous, & qu’au mains par pitié pour moi, vous daigniez m’interdire votre présence. Montrez ma lettre à vos parents; faites-moi refuser votre porte; chassez-moi comme il vous plaira; je puis tout endurer de vous; je ne puis vous fuir de moi-même.

Vous, me chasser! moi, vous fuir! & pourquoi? Pourquoi donc est-ce un crime d’être sensible au mérite, & d’aimer ce qu’il faut qu’on honore? Non, belle Julie; vos attraits avoient ébloui mes yeux; jamais ils n’eussent égaré mon coeur, sans l’attrait plus puissant qui les anime. C’est cette union touchante d’une sensibilité si vive & d’une inaltérable douceur; c’est cette pitié si tendre à tous les maux d’autrui; c’est cet esprit juste & ce goût exquis qui tirent leur pureté de celle de l’âme; ce sont, en un mot, les charmes des sentimens bien plus que ceux de la personne, que j’adore en vous. Je consens qu’on vous puisse imaginer plus belle encore; mais plus aimable & plus digne du coeur d’un honnête homme; non, Julie, il n’est pas possible.

J’ose me flatter quelquefois que le Ciel a mis une conformité secrete entre nos affections, ainsi qu’entre nos goûts & nos âges. Si jeunes encore, rien n’altere en nous les penchans de la nature, & toutes nos inclinations semblent se rapporter. Avant que d’avoir pris les uniformes préjugés du monde, nous avons des manieres uniformes de sentir & de voir, & pourquoi n’oserois-je imaginer dans nos coeurs ce même concert que j’apperçois dans nos jugemens? Quelquefois nos yeux se rencontrent; quelques soupirs nous échappent en même-tems; quelques larmes furtives… ô Julie! si cet accord venoit de plus loin… si le Ciel nous avoit destinés… toute la force humaine… ah! pardon! je m’égare: j’ose prendre mes voeux pour de l’espoir; l’ardeur de mes desirs prête à leur objet la possibilité qui lui manque.

Je vois avec effroi quel tourment mon coeur se prépare. Je ne cherche point à flatter mon mal; je voudrois le hair s’il étoit possible. Jugez si mes sentimens sont purs, par la sorte de grâce que je viens vous demander. Tarissez, s’il se peut, la source du poison qui me nourrit & me tue. Je ne veux que guérir ou mourir, & j’implore vos rigueurs comme un amant imploreroit vos bontés.

Oui, je promets, je jure de faire de mon côté tous mes efforts pour recouvrer ma raison, ou concentrer au fond de mon ame le trouble que j’y sens naître: mais, par pitié, détournez de moi ces yeux si doux qui me donnent la mort; dérobez aux miens vos traits, votre air, vos bras, vos mains, vos blonds cheveux, vos gestes; trompez l’avide imprudence de mes regards; retenez cette voix touchante qu’on n’entend point sans émotion; soyez, hélas! une autre que vous-même, pour que mon coeur puisse revenir à lui.

Vous le dirai-je sans détour? Dans ces jeux que l’oisiveté de la soirée engendre, vous vous livrez devant tout le monde à des familiarités cruelles; vous n’avez pas plus de réserve avec moi qu’avec un autre. Hier même, il s’en falut peu que par pénitence vous ne me laissassiez prendre un baiser: vous résistâtes foiblement. Heureusement que je n’eus garde de m’obstiner. Je sentis à mon trouble croissante que j’allois me perdre, & je m’arrêtai. Ah! si du mains je l’eusse pu savourer à mon gré, ce baiser eût été mon dernier soupir, & je serois mort le plus heureux des hommes!

De grâce, quittons ces jeux qui peuvent avoir des suites funestes. Non, il n’y en a pas un qui n’ait son danger, jusqu’au plus puéril de tous. Je tremble toujours d’y rencontrer votre main, & je ne sais comment il arrive que je la rencontre toujours. A peine se pose-t-elle sur la mienne, qu’un tressaillement me saisit; le jeu me donne la fievre ou plutôt le délire: je ne vois, je ne sens plus rien; & dans ce moment d’aliénation, que dire, que faire, où me cacher, comment répondre de moi?

Durant nos lectures, c’est un autre inconvénient. Si je vous vois un instant sans votre mere ou sans votre cousine, vous changez tout à coup de maintien; vous prenez un air si sérieux, si froid, si glacé, que le respect & la crainte de vous déplaire m’ôtent la présence d’esprit & le jugement, & j’ai peine à bégayer en tremblant quelques mots d’une leçon que toute votre sagacité vous fait suivre à peine. Ainsi, l’inégalité que vous affectez tourne à la fois au préjudice de tous deux: vous me désolez & ne vous instruisez point, sans que je puisse concevoir quel motif fait ainsi changer d’humeur une personne si raisonnable. J’ose vous le demander, comment pouvez-vous être si folâtre en public, & si grave dans le tête-à-tête? Je pensois que ce devoit être tout le contraire, & qu’il faloit composer son maintien à proportion du nombre des spectateurs. Au lieu de cela, je vous vois, toujours avec une égale perplexité de ma part, le ton de cérémonie en particulier, & le ton familier devant tout le monde. Daignez être plus égale, peut-être seroi-je moins tourmenté.

Si la commisération naturelle aux ames bien nées, peut vous attendrir sur les peines d’un infortuné auquel vous avez témoigné quelque estime, de légers changmens dans votre conduite rendront sa situation moins violente, & lui feront supporter plus paisiblement & son silence & ses maux: si sa retenue & son état ne vous touchent pas, & que vous vouliez user du droit de le perdre, vous le pouvez sans qu’il murmure: il aime mieux encore périr par votre ordre que par un transport indiscret qui le rendît coupable à vos yeux. Enfin, quoi que vous ordonniez de mon sort, au moins n’aurai-je point à me reprocher d’avoir pu former un espoir téméraire, & si vous avez lu cette lettre, vous avez fait tout ce que j’oserois vous demander, quand même je n’aurois point de refus à craindre.

LETTRE II. A JULIE

Que je me suis abusé, Mademoiselle, dans ma premiere lettre! Au lieu de soulager mes maux, je n’ai fait que les augmenter en m’exposant à votre disgrâce, & je sens que le pire de tous est de vous déplaire. Votre silence, votre air froid & réservé ne m’annoncent que trop mon malheur. Si vous avez exaucé ma priere en partie, ce n’est que pour mieux m’en punir,

E poi ch’amor di me vi fece accorta, Fur i biondi capelli allor velati, E l’amoroso sguardo in se raccolto.

vous retranchez en public l’innocente familiarité dont j’eus la folie de me plaindre; mais vous n’en êtes que plus sévere dans le particulier, & votre ingénieuse rigueur s’exerce également par votre complaisance & par vos refus.

Que ne pouvez-vous connoître combien cette froideur m’est cruelle! vous me trouveriez trop puni. Avec quelle ardeur ne voudrois-je pas revenir sur le passé, & faire que vous n’eussiez point vu cette fatale lettre! Non, dans la crainte de vous offenser encore, je n’écrirois point celle-ci, si je n’eusse écrit la premiere, & je ne veux pas redoubler ma faute, mais la réparer. Faut-il pour vous appaiser dire que je m’abusois moi-même? Faut-il protester que ce n’étoit pas de l’amour que j’avois pour vous?… Moi je prononcerois cet odieux parjure! Le vil mensonge est-il digne d’un coeur où vous régnez? Ah! que je sois malheureux, s’il faut l’être; pour avoir été téméraire, je ne serai ni menteur ni lâche, & le crime que mon coeur a commis, ma plume ne peut le désavouer.

Je sens d’avance le poids de votre indignation, & j’en attends les derniers effets, comme un grâce que vous me devez au défaut de toute autre; car le feu qui me consume mérite d’être puni, mais non méprisé. Par pitié ne m’abandonnez pas à moi-même; daignez au moins disposer de mon sort; dites quelle est votre volonté. Quoi que vous puissiez me prescrire, je ne saurai qu’obéir. M’imposez-vous un silence éternel? Je saurai me contraindre à le garder. Me bannissez-vous de votre présence? Je jure que vous ne me verrez plus. M’ordonnez-vous de mourir? Ah! ce ne sera pas le plus difficile.Il n’y a point d’ordre auquel je ne souscrive, hors celui de ne vous plus aimer: encore obéirois-je en cela même, s’il m’étoit possible.

Cent fois le jour je suis tenté de me jetter à vos pieds, de les arroser de mes pleurs, d’y obtenir la mort ou mon pardon. Toujours un effroi mortel glace mon courage; mes genoux tremblent & n’osent fléchir; la parole expire sur mes levres, & mon ame ne trouve aucune assurance contre la frayeur de vous irriter.

Est-il au monde un état plus affreux que le mien? Mon coeur sent trop combien il est coupable & ne sauroit cesser de l’être; le crime & le remords l’agitent de concert, & sans savoir quel sera mon destin, je flotte dans un doute insupportable entre l’espoir de la clémence & la crainte du châtiment.

Mais non, je n’espere rien, je n’ai droit de rien espérer. La seule grâce que j’attends de vous est de hâter mon supplice. Contentez une juste vengeance. Est-ce être assez malheureux que de me voir réduit à la solliciter moi-même? Punissez-moi, vous le devez; mais si vous n’êtes impitoyable, quittez cet air froid & mécontent qui me met au désespoir: quand on envoye un coupable à la mort, on ne lui montre plus de colere.

LETTRE III. A JULIE

Ne vous impatientez pas, Mademoiselle; voici la derniere importunité que vous recevrez de moi.

Quand je commençai de vous aimer, que j’étois loin de voir tous les maux que je m’apprêtois! Je ne sentis d’abord que celui d’un amour sans espoir, que la raison peut vaincre à force de tems; j’en connus ensuite un plus grand dans la douleur de vous déplaire; & maintenant j’éprouve le plus cruel de tous dans le sentiment de vos propres peines. O Julie! je le vois avec amertume, mes plaintes troublent votre repos. Vous gardez un silence invincible: mais tout décele à mon coeur attentif vos agitations secretes. Vos yeux deviennent sombres, rêveurs, fixés en terre; quelques regards égarés s’échappent sur moi; vos vives couleurs se fanent; une pâleur étrangere couvre vos joues; la gaieté vous abandonne; une tristesse mortelle vous accable; & il n’y a que l’inaltérable douceur de votre ame qui vous préserve d’un peu d’humeur.

Soit sensibilité, soit dédain, soit pitié pour mes souffrances, vous en êtes affectée, je le vois; je crains de contribuer aux vôtres, & cette crainte m’afflige beaucoup plus que l’espoir qui devroit en naître ne peut me flatter; car ou je me trompe moi-même, ou votre bonheur m’est plus cher que le mien.

Cependant en revenant à mon tour sur moi, je commence à connoître combien j’avois mal jugé de mon propre coeur, & je vois trop tard que ce que j’avois d’abord pris pour un délire passager fera le destin de ma vie. C’est le progrès de votre tristesse qui m’a fait sentir celui de mon mal. Jamais, non, jamais le feu de vos yeux, l’éclat de votre teint, les charmes de votre esprit, toutes les grâces de votre ancienne gaieté, n’eussent produit un effet semblable à celui de votre abattement. N’en doutez pas, divine Julie, si vous pouviez voir quel embrasement ces huit jours de langueur ont allumé dans mon ame, vous gémiriez vous-même des maux que vous me causez. Ils sont désormais sans remede, & je sens avec désespoir que le feu qui me consume ne s’éteindra qu’au tombeau.

N’importe; qui ne peut se rendre heureux peut au moins mériter de l’être, & je saurai vous forcer d’estimer un homme à qui vous n’avez pas daigné faire la moindre réponse. Je suis jeune &peux mériter un jour la considération dont je ne suis pas maintenant digne. En attendant, il faut vous rendre le repos que j’ai perdu pour toujours, & que je vous ôte ici malgré moi. Il est juste que je porte seul la peine du crime dont je suis seul coupable. Adieu, trop belle Julie, vivez tranquille & reprenez votre enjouement; des demain vous ne me verrez plus. Mais soyez sûre que l’amour ardent & pur dont j’ai brûlé pour vous ne s’éteindra de ma vie, que mon coeur plein d’un si digne objet ne sauroit plus s’avilir, qu’il partagera désormais ses uniques hommages entre vous & la vertu, & qu’on ne verra jamais profaner par d’autres feux l’autel où Julie fut adorée.

BILLET DE JULIE

N’emportez pas l’opinion d’avoir rendu votre éloignement nécessaire. Un coeur vertueux sauroit se vaincre ou se taire, & deviendroit peut-être à craindre. Mais vous… vous pouvez rester.

RÉPONSE

Je me suis tu long-tems, votre froideurs m’a fait parler à la fin. Si l’on peut se vaincre pour la vertu, l’on ne supporte point le mépris de ce qu’on aime. Il faut partir.

II. BILLET DE JULIE

Non, Monsieur; après ce que vous avez paru sentir: après ce que vous m’avez osé dire, un homme tel que vous avez feint d’être ne part point; il fait plus.

RÉPONSE

Je n’ai rien feint, qu’une passion modérée, dans un coeur au désespoir. Demain vous serez contente, & quoi que vous en puissiez dire, j’aurai moins fait que de partir.

III. BILLET DE JULIE

Insensé! si mes jours te sont chers, crains d’attenter aux tiens. Je suis obsédée, & ne puis ni vous parler ni vous écrire jusqu’à demain. Attendez.

LETTRE IV. DE JULIE.

Il faut donc l’avouer enfin, ce fatal secret trop mal déguisé!Combien de fois j’ai juré qu’il ne sortiroit de mon coeur qu’avec la vie! La tienne en danger me l’arrache; il m’échappe, & l’honneur est perdu. Hélas! j’ai trop tenu parole: est-il une mort plus cruelle que de survivre à l’honneur?

Que dire, comment rompre un si pénible silence? Ou plutôt n’ai-je pas déjà tout dit, & ne m’as-tu pas trop entendue? Ah! tu en as trop vu pour ne pas deviner le reste! Entraînée par degrés dans les pieges d’un vil séducteur, je vois, sans pouvoir m’arrêter, l’horrible précipice où je cours. Homme artificieux! c’est bien plus mon amour que le tien qui fait ton audace. Tu vois l’égarement de mon coeur, tu t’en prévaux pour me perdre, & quand tu me rends méprisable, le pire de mes maux est d’être forcée à te mépriser. Ah! malheureux! je t’estimois, & tu me déshonores! crois-moi, si ton coeur étoit fait pour jouir en paix de ce triomphe, il ne l’eût jamais obtenu.

Tu le sais, tes remords en augmenteront; je n’avois point dans l’amedes inclinations vicieuses. La modestie & l’honnêteté m’étoient chéres; j’aimois à les nourrir dans une vie simple & laborieuse. Que m’ont servi des soins que le Ciel a rejetés? Des le premier jour que j’eus le malheur de te voir, je sentis le poison qui corrompt mes sens & ma raison; je le sentis du premier instant, & tes yeux, tes sentimens, tes discours, ta plume criminelle le rendent chaque jour plus mortel.

Je n’ai rien négligé pour arrêter le progrès de cette passion funeste. Dans l’impuissance de résister, j’ai voulu me garantir d’être attaquée; tes poursuites ont trompé ma vaine prudence. Cent fois j’ai voulu me jetter aux pieds des auteurs de mes jours; cent fois j’ai voulu leur ouvrir mon coeur coupable: ils ne peuvent connoître ce qui s’y passe: ils voudront appliquer des remedes ordinaires à un mal désespéré; ma mere est foible & sans autorité; je connois l’inflexible sévérité de mon pere, & je ne ferai que perdre & déshonorer moi, ma famille & toi-même. Mon amie est absente, mon frere n’est plus; je ne trouve aucun protecteur au monde contre l’ennemi qui me poursuit; j’implore en vain le Ciel, le Ciel est sourd aux prieres des foibles. Tout fomente l’ardeur qui me dévore; tout m’abandonne à moi-même, ou plutôt tout me livre à toi; la nature entiere semble être ta complice; tous mes efforts sont vains, je t’adore en dépit de moi-même. Comment mon coeur, qui n’a pu résister dans toute sa force, céderoit-il maintenant à demi? Comment ce coeur, qui ne soit rien dissimuler, te cacheroit-il le reste de sa foiblesse? Ah! le premier pas, qui coûte le plus, étoit celui qu’il ne faloit pas faire; comment m’arrêterois-je aux autres? Non, de ce premier pas je me sens entraîner dans l’abyme, & tu peux me rendre aussi malheureuse qu’il te plaira.

Tel est l’état affreux où je me vois, que je ne puis plus avoir recours qu’à celui qui m’y a réduite, & que pour me garantir de ma perte, tu dois être mon unique défenseur contre toi. Je pouvois, je le sais, différer cet aveu de mon désespoir; je pouvois quelque tems déguiser ma honte, & céder par degrés pour m’en imposer à moi-même. Vaine adresse qui pouvoit flatter mon amour-propre, & non pas sauver ma vertu! Va, je vois trop, je sens trop où mene la premiere faute, & je ne cherchois pas à préparer ma ruine, mais à l’éviter.

Toutefois si tu n’es pas le dernier des hommes; si quelque étincelle de vertu brilla dans ton ame; s’il y reste encore quelque trace des sentimens d’honneur dont tu m’as paru pénétré, puis-je te croire assez vil pour abuser de l’aveu fatal que mon délire m’arrache? Non, je te connois bien; tu soutiendras ma foiblesse, tu deviendras ma sauve-garde, tu protégeras ma personne contre mon propre coeur. Tes vertus sont le dernier refuge de mon innocence; mon honneur s’ose confier au tien, tu ne peux conserver l’un sans l’autre; ame généreuse, ah! conserve-les tous deux, & du moins pour l’amour de toi-même, daigne prendre pitié de moi.

O Dieu! suis-je assez humiliée! Je t’écris à genoux; je baigne mon papier de mes pleurs; j’éleve à toi mes timides supplications. Et ne pense pas, cependant, que j’ignore que c’étoit à moi d’en recevoir, & que pour me faire obéir je n’avois qu’à me rendre avec art méprisable. Ami, prends ce vain empire, & laisse-moi l’honnêteté: j’aime mieux être ton esclave & vivre innocente, que d’acheter ta dépendance au prix de mon déshonneur. Si tu daignes m’écouter, que d’amour, que de respects ne dois-tu pas attendre de celle qui te devra son retour à la vie? Quels charmes dans la douce union de deux ames pures! Tes désirs vaincus seront la source de ton bonheur, & les plaisirs dont tu jouiras seront dignes du Ciel même.

Je crois, j’espere, qu’un coeur qui m’a paru mériter tout l’attachement du mien ne démentira pas la générosité que j’attends de lui. J’espere encore que s’il étoit assez lâche pour abuser de mon égarement & des aveux qu’il m’arrache, le mépris, l’indignation me rendroient la raison que j’ai perdue, & que je ne serois pas assez lâche moi-même pour craindre un amant dont j’aurois à rougir. Tu seras vertueux ou méprisé; je serai respectée ou guérie; voilà l’unique espoir qui me reste avant celui de mourir

LETTRE V. A JULIE

Puissances du Ciel! j’avois une ame pour la douleur, donnez-m’en une pour la félicité. Amour, vie de l’ame, viens soutenir la mienne prête à défaillir. Charme inexprimable de la vertu, force invincible de la voix de ce qu’on aime, bonheur, plaisirs, transports, que vos traits sont poignans! qui peut en soutenir l’atteinte? Oh! comment suffire au torrent de délices qui vient inonder mon coeur? comment expier les alarmes d’une craintive amante? Julie… non? ma Julie à genoux! ma Julie verser des pleurs!… celle à qui l’univers devroit des hommages, supplier un homme qui l’adore de ne pas l’outrager, de ne pas se déshonorer lui-même! Si je pouvois m’indigner contre-toi, je le ferois, pour tes frayeurs qui nous avilissent. Juge mieux, beauté pure & céleste, de la nature de ton empire. Eh! si j’adore les charmes de ta personne, n’est-ce pas sur-tout pour l’empreintede cette ame sans tache qui l’anime, & dont tous tes traits portent la divine enseigne? Tu crains de céder à mes poursuites? mais quelles poursuites peut redouter celle qui couvre de respect &d’honnêteté tous les sentimens qu’elle inspire? Est-il un homme assez vil sur terre pour oser être téméraire avec toi?

Permets, permets que je savoure le bonheur inattendu d’être aimé…aimé de celle… Trône du monde, combien je te vois au-dessous de moi! Que je la relise mille fois, cette lettre adorable où ton amour & tes sentimens sont écrits en caracteres de feu; où malgré tout l’emportement d’un coeur agité, je vois avec transport combien, dans une ame honnête, les passions les plus vives gardent encore le saint caractere de la vertu! Quel monstre, après avoir lu cette touchante lettre, pourroit abuser de ton état, & témoigner par l’acte le plus marqué son profond mépris pour lui-même? Non, chére amante, prends confiance en un ami fidele qui n’est point fait pour te tromper. Bien que ma raison soit à jamais perdue, bien que le trouble de mes sens s’accroisse à chaque instant, ta personne est désormais pour moi le plus charmant, mais le plus sacré dépôt dont jamais mortel fut honoré. Ma flamme & son objet conserveront ensemble une inaltérable pureté. Je frémirois de porter la main sur tes chastes attraits plus que du plus vil inceste; & tu n’est pas dans une sûreté plus inviolable avec ton pere qu’avec ton amant. Oh! si jamais cet amant heureux s’oublie un moment devant toi!… L’amant de Julie auroit une ame abjecte! Non, quand je cesserai d’aimer la vertu, je ne t’aimerai plus; à ma premiere lâcheté, je ne veux plus que tu m’aimes.

Rassure-toi donc, je t’en conjure au nom du tendre & pur amour qui nous unit; c’est à lui de t’être garant de ma retenue & de mon respect; c’est à lui de te répondre de lui-même. Et pourquoi tes craintes iroient-elles plus loin que mes désirs? à quel autre bonheur voudrois-je aspirer, si tout mon coeur suffit à peine à celui qu’il goûte? Nous sommes jeunes tous deux, il est vrai; nous aimons pour la premiere & l’unique fois de la vie, & n’avons nulle expérience des passions: mais l’honneur qui nous conduit est-il un guide trompeur? a-t-il besoin d’une expérience suspecte qu’on n’acquiert qu’à force de vices? J’ignore si je m’abuse, mais il me semble que les sentimens droits sont tous au fond de mon coeur. Je ne suis point un vil séducteur comme tu m’appelles dans ton désespoir, mais un homme simple & sensible, qui montre aisément ce qu’il sent, & ne sent rien dont il doive rougir. Pour dire tout en un seul mot, j’abhorre encore plus le crime que je n’aime Julie. Je ne sais, non, je ne sais pas même si l’amour que tu fais naître est compatible avec l’oubli de la vertu; & si tout autre qu’une ame honnête peut sentir assez tous tes charmes. Pour moi, plus j’en suis pénétré, plus mes sentimens s’élevent. Quel bien, que je n’aurois pas fait pour lui-même, ne ferois-je pas maintenant pour me rendre digne de toi? Ah! daigne te confier aux feux que tu m’inspires, & que tu saissi bien purifier; crois qu’il suffit que je t’adore pour respecter à jamais le précieux dépôt dont tu m’as chargé. Oh! quel coeur je vais posséder! Vrai bonheur, gloire de ce qu’on aime, triomphe d’un amour qui s’honore, combien tu vaux mieux que tous ses plaisirs!

LETTRE VI. DE JULIE A CLAIRE

Veux-tu, ma cousine, passer ta vie à pleurer cette pauvre Chaillot, & faut-il que les morts te fassent oublier les vivants? Tes regrets sont justes; & je les partage; mais doivent-ils être éternels? Depuis la perte de ta mere, elle t’avoit élevée avec le plus grand soin: elle étoit plutôt ton amie ta gouvernante; elle t’aimoit tendrement, & m’aimoit parce que tu m’aimes; elle ne nous inspira jamais que des principes de sagesse & d’honneur. Je sais tout cela, ma chére, & j’en conviens avec plaisir. Mais conviens aussi que la bonne femme étoit peu prudente avec nous; qu’elle nous faisoit sans nécessité les confidences les plus indiscretes; qu’elle nous entretenoit sans cesse des maximes de la galanterie, des aventures de sa jeunesse, du manége des amants; & que, pour nous garantir des piéges des hommes, si elle ne nous apprenoit pas à leur entendre, elle nous instruisoit au moins de mille choses que des jeunes filles se passeroient bien de savoir. Console-toi donc de sa perte comme d’un mal qui n’est pas sans quelque dédommagement: à l’âge où nous sommes, ses leçons commençoient à devenir dangereuses, & le Ciel nous l’a peut-être ôtée au moment où il n’étoit pas bon qu’elle nous restât plus longtemps. Souviens-toi de tout ce que tu me disois quand je perdis le meilleur des freres. La Choillot t’est-elle plus chére? As-tu plus de raison de la regretter?

Reviens, ma chére, elle n’a plus besoin de toi. Hélas! tandis que tu perds ton tems en regrets superflus, comment ne crains-tu point de t’en attirer d’autres? comment ne crains-tu point, toi qui connois l’état de mon coeur, d’abandonner ton amie à des périls que ta présence auroit prévenus? Oh! qu’il s’est passé de choses depuis ton départ! Tu frémiras en apprenant quels dangers j’ai courus par mon imprudence. J’espere en être délivrée: mais je me vois, pour ainsi dire, à la discrétion d’autrui: c’est à toi de me rendre à moi-même. Hâte-toi donc de revenir. Je n’ai rien dit tant que tes soins étoient utiles à ta pauvre Bonne; j’eusse été la premiere à t’exhorter à les lui rendre. Depuis qu’elle n’est plus, c’est à sa famille que tu les dois: nous les remplirons mieux ici de concert que tu ne ferois seule à la campagne, & tu t’acquitteras des devoirs de la reconnoissance sans rien ôter à ceux de l’amitié.

Depuis le départ de mon Pere nous avons repris notre ancienne maniere de vivre, & ma mere me quitte moins; mais c’est par habitude plus que par défiance. Ses sociétés lui prennent encore bien des momens qu’elle ne veut pas dérober à mes petites études, & Babi remplit alors sa place assez négligemment. Quoique je trouve à cette bonne mere beaucoup trop de sécurité, je ne puis me résoudre à l’en avertir; je voudrois bien pourvoir à ma sûreté sans perdre son estime, & c’est toi seule qui peux concilier tout cela. Reviens, ma Claire, reviens sans tarder. J’ai regret aux leçons que je prends sans toi, & j’ai peur de devenir trop savante. Notre maître n’est pas seulement un homme de mérite; il est vertueux, & n’en est que plus à craindre. Je suis trop contente de lui pour l’être de moi. A son âge & au nôtre, avec l’homme le plus vertueux, quand il est aimable, il vaut mieux être deux filles qu’une.

LETTRE VII. REPONSE

Je t’entends, & tu me fais trembler; non que je croie le danger aussi pressant que tu l’imagines. Ta crainte modere la mienne sur le présent, mais l’avenir m’épouvante; & si tu ne peux te vaincre, je ne vois plus que des malheurs. Hélas! combien de fois la pauvre Chaillot m’a-t-elle prédit que le premier soupir de ton coeur feroit le destin de ta vie! Ah! cousine! si jeune encore, faut-il voir déjà ton sort s’accomplir! Qu’elle va nous manquer, cette femme habile que tu nous crois avantageux de perdre! Il l’eût été, peut-être, de tomber d’abord en de plus sûres mains; mais nous sommes trop instruites en sortant des siennes pour nous laisser gouverner par d’autres, & pas assez pour nous gouverner nous-mêmes: elle seule pouvoit nous garantir des dangers auxquels elle nous avoit exposées. Elle nous a beaucoup appris; & nous avons, ce me semble, beaucoup pensé pour notre âge. La vive & tendre amitié qui nous unit presque des le berceau, nous a, pour ainsi dire, éclairé le coeur de bonne heure sur toutes les passions: nous connoissons assez bien leurs signes & leurs effets; il n’y a que l’art de les réprimer qui nous manque. Dieu veuille que ton jeune philosophe connoisse mieux que nous cet art-là!

Quand je dis nous, tu m’entends; c’est sur-tout de toi que je parle: car, pour moi, la Bonne m’a toujours dit que mon étourderie me tiendroit lieu de raison, que je n’aurois jamais l’esprit de savoir aimer, & que j’étois trop folle pour faire un jour des folies. Ma Julie, prendsgar de à toi; mieux elle auguroit de ta raison, plus elle craignoit pour ton coeur. Ais bon courage cependant; tout ce que la sagesse & l’honneur pourront faire, je sais que ton ame le fera; & la mienne fera, n’endoute pas, tout ce que l’amitié peut faire à son tour. Si nous en savons trop pour notre âge, au moins cette étude n’a rien coûté à nos moeurs. Crois, ma chére, qu’il y a bien des filles plus simples qui sont moins honnêtes que nous nous le sommes parce que nous voulons l’être; &, quoi qu’on en puisse dire, c’est le moyen de l’être plus sûrement.

Cependant, sur ce que tu me marques, je n’auroi pas un moment de repos que je ne sois auprès de toi; car, si tu crains le danger, il n’est pas tout à fait chimérique. Il est vrai que le préservatif est facile: deux mots à ta mere, & tout est fini; mais je te comprends, tu ne veux point d’un expédient qui finit tout: tu veux bien t’ôter le pouvoir de succomber, mais non pas l’honneur de combattre. O pauvre cousine!… encore si la moindre lueur… Le baron d’Etange consentir à donner sa fille, son enfant unique, à un petit bourgeois sans fortune! L’esperes-tu?… Qu’esperes-tu donc? que veux-tu?…Pauvre, pauvre cousine!… Ne crains rien toutefois de ma part; ton secret sera gardé par ton amie. Bien des gens trouveroient plus honnête de le révéler: peut-être auroient-ils raison. Pour moi, qui ne suis pas une grande raisonneuse, je ne veux point d’une honnêteté qui trahit l’amitié, la foi, la confiance; j’imagine que chaque relation, chaque âge a ses maximes, ses devoirs, ses vertus; que ce qui seroit prudence à d’autres, à moi seroit perfidie, & qu’au lieu de nous rendre sages, on nous rend méchans en confondant tout cela. Si ton amour est foible, nous le vaincrons; s’il est extrême, c’est l’exposer à des tragédies que de l’attaquer par des moyens violents; & il ne convient à l’amitié de tenter que ceux dont elle peut répondre. Mais, en revanche, tu n’as qu’à marcher droit quand tu seras sous ma garde: tu verras, tu verras ce que c’est qu’une Duégne de dix-huit ans.

Je ne suis pas, comme tu sais, loin de toi pour mon plaisir; & le printemps n’est pas si agréable en campagne que tu penses; on y souffre à la fois le froid & le chaud; on n’a point d’ombre à la promenade, & il faut se chauffer dans la maison. Mon pere, de son côté, ne laisse pas, au milieu de ses bâtiments, de s’appercevoir qu’on a la gazette ici plus tard qu’à la ville. Ainsi tout le monde ne demande pas mieux que d’y retourner, & tu m’embrasseras, j’espere, dans quatre ou cinq jours. Mais ce qui m’inquiete est que quatre ou cinq jours font je ne sais combien d’heures, dont plusieurs sont destinées au philosophe. Au philosophe, entends-tu, cousine? Pense que toutes ces heures-là ne doivent sonner que pour lui.

Ne va pas ici rougir & baisser les yeux: prendre un air grave, il t’est impossible; cela ne peut aller à tes traits. Tu sais bien que je ne saurois pleurer sans rire, & que je n’en suis pas pour cela moins sensible; je n’en ai pas moins de chagrin d’être loin de toi; je n’en regrette pas moins la bonne Chaillot. Je te sais un gré infini de vouloir partager avec moi le soin de sa famille, je ne l’abandonnerai de mes jours; mais tune serois plus toi-même si tu perdois quelque occasion de faire du bien. Je conviens que la pauvre mie étoit babillarde, assez libre dans ses propos familiers, peu discrete avec de jeunes filles, & qu’elle aimoit à parler de son vieux tems. Aussi ne sont-ce pas tant les qualités de son esprit que je regrette, bien qu’elle en eût d’excellentes parmi de mauvaises; la perte que je pleure en elle, c’est son bon coeur, son parfait attachement, qui lui donnoit à la fois pour moi la tendresse d’une mere & la confiance d’une soeur. Elle me tenait lieu de toute ma famille. A peine ai-je connu ma mere! mon pere m’aime autant qu’il peut aimer; nous avons perdu ton aimable fr frere, re, je ne vois presque jamais les miens: me voilà comme une orpheline délaissée. Mon enfant, tu me restes seule; car ta bonne mere, c’est toi: tu as raison pourtant; tu me restes. Je pleurois! j’étois donc folle; qu’avois-je à pleurer?

P.S. De peur d’accident, j’adresse cette lettre à notre maître, afin qu’elle te parvienne plus sûrement.

LETTRE VIII. A JULIE

Que vous êtes changée depuis deux mois, sans que rien ait changé que vous! Vos langueurs ont disparu: il n’est plus question de dégoût ni d’abattement; toutes les grâces sont venues reprendre leurs postes; tous vos charmes se sont ranimés; la rose qui vient d’éclorre n’est pas plus fraîche que vous; les saillies ont recommencé; vous avez de l’esprit avec tout le monde; vous folâtrez, même avec moi, comme auparavant; &, ce qui m’irrite plus que tout le reste; vous me jurez un amour éternel d’un air aussi gai que si vous disiez la chose du monde la plus plaisante.

Dites, dites, volage, est-ce là le caractere d’une passion violente réduite à se combattre elle-même? & si vous aviez le moindre désir à vaincre, la contrainte n’étoufferoit-elle pas au moins l’enjouement? Oh! que vous étiez bien plus aimable quand vous étiez moins belle! que je regrette cette pâleur touchante, précieux gage du bonheur d’un amant!, & que je hais l’indiscrete santé que vous avez recouvrée aux dépens de mon repos! Oui, j’aimerois mieux vous voir malade encore que cet air content, ces yeux brillants, ce teint fleuri, qui m’outragent. Avez-vous oublié sitôt que vous n’étiez pas ainsi quand vous imploriez ma clémence? Julie, Julie, que cet amour si vif est devenu tranquille en peu de temps!

Mais ce qui m’offense plus encore, c’est qu’apres vous être remise à ma discrétion, vous paroissez vous en défier, & que vous fuyez les dangers comme s’il vous en restoit à craindre. Est-ce ainsi que vous honorez ma retenue, & mon inviolable respect méritoit-il cet affront de votre part? Bien loin que le départ de votre pere nous ait laissé plus de liberté, à peine peut-on vous voir seule. Votre inséparable cousine ne vous quitte plus. Insensiblement nous allons reprendre nos premieres manieres de vivre & notre ancienne circonspection, avec cette unique différence qu’alors elle vous étoit à charge, & qu’elle vous plaît maintenant.

Quel sera donc le prix d’un si pur hommage, si votre estime ne l’est pas; & de quoi me sert l’abstinence éternelle & volontaire de ce qu’il y a de plus doux au monde, si celle qui l’exige ne m’en sait aucun gré? Certes, je suis las de souffrir inutilement, & de me condamner aux plus dures privations sans en avoir même le mérite. Quoi! faut-il que vous embellissiez impunément, tandis que vous me méprisez? Faut-il qu’incessamment mes yeux dévorent des charmes dont jamais ma bouche n’ose approcher? Faut-il enfin que je m’ôte à moi-même toute espérance, sans pouvoir au moins m’honorer d’un sacrifice aussi rigoureux? Non; puisque vous ne vous fiez pas à ma foi, je ne veux plus la laisser vainement engagée: c’est une sûreté injuste que celle que vous tirez à la fois de ma parole & de vos précautions; vous êtes trop ingrate, ou je suis trop scrupuleux, & je ne veux plus refuser de la fortune les occasions que vous n’aurez pu lui ôter. Enfin, quoi qu’il en soit de mon sort, je sens que j’ai pris une charge au-dessus de mes forces. Julie, reprenez la garde de vous-même; je vous rends un dépôt trop dangereux pour la fidélité du dépositaire, & dont la défense coûtera moins à votre coeur que vous n’avez feint de la craindre.

Je vous le dis sérieusement: comptez sur vous, ou chassez-moi, c’est-à-dire, ôtez-moi la vie. J’ai pris un engagement téméraire. J’admire comment je l’ai pu tenir si longtemps; je sais que je le dois toujours; mais je sens qu’il m’est impossible. On mérite de succomber quand on s’impose de si périlleux devoirs. Croyez-moi, chére & tendre Julie, croyez-en ce coeur sensible quine vit que pour vous; vous serez toujours respectée: mais je puis un instant manquer de raison, & l’ivresse des sens peut dicter un crime dont on auroit horreur de sang-froid. Heureux de n’avoir point trompé votre espoir, j’ai vaincu deux mais, & vous me devez le prix de deux siecles de souffrances.

LETTRE IX. DE JULIE

J’entends: les plaisirs du vice & l’honneur de la vertu vous feroient un sort agréable. Est-ce là votre morale?… Eh! mon bon ami, vous vous lassez bien vite d’être généreux! Ne l’étiez-vous donc que par artifice? La singuliere marque d’attachement que de vous plaindre de ma santé! Seroit-ce que vous espériez voir mon fol amour achever de la détruire, & que vous m’attendiez au moment de vous demander la vie? ou bien, comptiez-vous de me respecter aussi long-tems que je ferois peur, & de vous rétracter quand je deviendrois supportable? Je ne vois pas dans de pareils sacrifices un mérite à tant faire valoir.

Vous me reprochez avec la même équité le soin que je prends de vous sauver des combats pénibles avec vous-même, comme si vous ne deviez pas plutôt m’en remercier. Puis vous vous rétractez de l’engagement que vous avez pris comme d’un devoir trop à charge; en sorte que, dans la même lettre, vous vous plaignez de ce que vous avez trop de peine, & de ce que vous n’en avez pas assez. Pensez-y mieux, & tâchez d’être d’accord avec vous pour donner à vos prétendus griefs une couleur moins frivole; ou plutôt, quittez toute cette dissimulation qui n’est pas dans votre caractere. Quoique vous puissiez dire, votre coeur est plus content du mien qu’il ne feint de l’être: ingrat, vous savez trop qu’il n’aura jamais tort avec vous! Votre lettre même vous dément par son style enjoué, & vous n’auriez pas tant d’esprit si vous étiez moins tranquille. En voilà trop sur les vains reproches qui vous regardent; passons à ceux qui me regardent moi-même, & qui semblent d’abord mieux fondés.

Je le sens bien, la vie égale & douce que nous menons depuis deux mais ne s’accorde pas avec ma déclaration précédente, & j’avoue que ce n’est pas sans raison que vous êtes surpris de ce contraste. Vous m’avez d’abord vue au désespoir, vous me trouvez à présent trop paisible; de là vous accusez mes sentimens d’inconstance, & mon coeur de caprice. Ah! mon ami, ne le jugez-vous point trop séverement? Il faut plus d’un jour pour le connaître: attendez, & vous trouverez peut-être que ce coeur qui vous aime n’est pas indigne du vôtre.

Si vous pouviez comprendre avec quel effroi j’éprouvai les premieres atteintes du sentiment qui m’unit à vous, vous jugeriez du trouble qu’il dut me causer: j’ai été élevée dans des maximes si séveres, que l’amour le plus pur me paroissoit le comble du déshonneur. Tout m’apprenoit ou me faisoit croire qu’une fille sensible étoit perdue au premier mot tendre échappé de sa bouche; mon imagination troublée confondoit le crime avec l’aveu de la passion; & j’avois une si affreuse idée de ce premier pas, qu’à peine voyois-je au delà nul intervalle jusqu’au dernier. L’excessive défiance de moi-même augmenta mes alarmes; les combats de la modestie me parurent ceux de la chasteté; je pris le tourment du silence pour l’emportement des désirs. Je me crus perdue aussitôt que j’aurois parlé, & cependant il faloit parler où vous perdre. Ainsi, ne pouvant plus déguiser mes sentimens, je tâchai d’exciter la générosité des vôtres, & me fiant plus à vous qu’à moi, je voulus, en intéressant votre honneur à ma défense, me ménager des ressources dont je me croyois dépourvue.

J’ai reconnu que je me trompois; je n’eus pas parlé, que je me trouvai soulagée; vous n’eût es pas répondu, que je me sentis tout à fait calme; & deux mais d’expérience m’ont ppris que mon coeur trop tendre a besoin d’amour, mais que mes sens n’ont aucun besoin d’amant. Jugez, vous qui aimez la vertu, avec quelle joie je fis cette heureuse découverte. Sortie de cette profonde ignominie où mes terreurs m’avoient plongée, je goûte le plaisir délicieux d’aimer purement. Cet état fait le bonheur de ma vie; mon humeur & ma santé s’en ressentent; à peine puis-je en concevoir un plus doux, & l’accord de l’amour & de l’innocence me semble être le paradis sur la terre.

Dès-lors je ne vous craignis plus; &, quand je pris soin d’éviter la solitude avec vous, ce fut autant pour vous que pour moi: car vos yeux & vos soupirs annonçoient plus de transports que de sagesse; & si vous eussiez oublié l’arrêt que vous avez prononcé vous-même, je ne l’aurois pas oublié.

Ah! mon ami! que ne puis-je faire passer dans votre ame le sentiment de bonheur & de paix qui regne au fond de la mienne! Que ne puis-je vous apprendre à jouir tranquillement du plus délicieux état de la vie! Les charmes de l’union des coeurs se joignent pour nous à ceux de l’innocence: nulle crainte, nulle honte ne trouble notre félicité; au sein des vrais plaisirs de l’amour, nous pouvons parler de la vertu sans rougir.

E v’e il piacer con l’onestade accanto.

Je ne sais quel triste pressentiment s’éleve dans mon sein, & me crie que nous jouissons du seul tems heureux que le Ciel nous ait destiné. Je n’entrevois dans l’avenir qu’absence, orages, troubles, contradictions. La moindre altération à notre situation présente me paroit une pouvoir être qu’un mal. Non, quand un lien plus doux nous uniroit à jamais, je ne sais si l’exces du bonheur n’en deviendroit pas bientôt la ruine. Le moment de la possession est une crise de l’amour, & tout changement est dangereux au nôtre; nous ne pouvons plus qu’y perdre.

Je t’en conjure, mon tendre & unique ami, tâche de calmer l’ivresse des vains désirs que suivent toujours les regrets, le repentir, la tristesse. Goûtons en paix notre situation présente. Tu te plais à m’instruire, & tu sais trop si je me plais à recevoir tes leçons. Rendons-les encore plus fréquentes; ne nous quittons qu’autant qu’il faut pour la bienséance; employons à nous écrire les momens que nous ne pouvons passer à nous voir, & profitons d’un tems précieux, après lequel peut-être nous soupirerons un jour. Ah! puisse notre sort, tel qu’il est, durer autant que notre vie! L’esprit s’orne, la raison s’éclaire, l’ame se fortifie, le coeur jouit: que manque-t-il à notre bonheur?

LETTRE X. A JULIE

Que vous avez raison, ma Julie, de dire que je ne vous connois pas encore! Toujours je crois connoître tous les trésors de votre belle ame, & toujours j’en découvre de nouveaux. Quelle femme jamais associa comme vous la tendresse à la vertu, & tempérant l’une par l’autre, les rendit toutes deux plus charmantes? Je trouve je ne sais quoi d’aimable & d’attrayant dans cette sagesse qui me désole; &vous ornez avec tant de grâce les privations que vous m’imposez, qu’ils en faut peu que vous ne me les rendiez chéres.

Je le sens chaque jour davantage, le plus grand des biens est d’être aimé de vous; il n’y en a point, il n’y en peut avoir qui l’égale, & s’il faloit choisir entre votre coeur & votre possession même, non, charmante Julie, je ne balancerois pas un instant. Mais d’où viendroit cette amere alternative, & pourquoi rendre incompatible ce que la nature a voulu réunir? Le tems est précieux, dites-vous; sachons en jouir tel qu’il est, & gardons-nous par notre impatience d’entroubler le paisible cours. Eh! qu’il passe & qu’il soit heureux! Pour profiter d’un état aimable, faut-il en négliger un meilleur, & préférer le repos à la félicité suprême? Ne perd-on pas tout le tems qu’on peut mieux employer? Ah! si l’on peut vivre mille ans en un quart d’heure, à quoi bon compter tristement les jours qu’on aura vécu?

Tout ce que vous dites du bonheur de notre situation présente est incontestable; je sens que nous devons être heureux, & pourtant je ne le suis pas. La sagesse a beau parler par votre bouche, la voix de la nature est la plus forte. Le moyen de lui résister quand elle s’accorde à la voix du coeur? Hors vous seule, je ne vois rien dans ce séjour terrestre qui soit digne d’occuper mon ame & mes sens: non, sans vous la nature n’est plus rien pour moi; mais son empire est dans vos yeux, & c’est là qu’elle est invincible.

Il n’en est pas ainsi de vous, céleste Julie; vous vous contentez de charmer nos sens, & n’êtes point en guerre avec les vôtres. Il semble que des passions humaines soient au-dessous d’une ame si sublime, & comme vous avez la beauté des anges, vous en avez la pureté. O pureté que je respecte en murmurant, que ne puis-je ou vous rabaisser ou m’élever jusqu’à vous! mais non, je ramperai toujours sur la terre, & vous verrai toujours briller dans les cieux. Ah! soyez heureuse aux dépens de mon repos; jouissez de toutes vos vertus; périsse le vil mortel qui tentera jamais d’en souiller une! Soyez heureuse; je tâcherai d’oublier combien je suis à plaindre, & je tirerai de votre bonheur même la consolation de mes maux. Oui, chére amante, il me semble que mon amour est aussi parfait que son adorable objet; tous les désirs enflammés par vos charmes s’éteignent dans les perfections de votre ame; je la vois si paisible, que je n’ose en troubler la tranquillité. Chaque fois que je suis tenté de vous dérober la moindre caresse, si le danger de vous offenser me retient, mon coeur me retient encore plus par la crainte d’altérer une félicité si pure; dans le prix des biens où j’aspire, je ne vois plus que ce qu’ils vous peuvent coûter; & ne pouvant accorder mon bonheur avec le vôtre, jugez comment j’aime, c’est au mien que j’ai renoncé.

Que d’inexplicables contradictions dans les sentimens que vous m’inspirez! Je suis à la fois soumis & téméraire, impétueux & retenu; je ne saurois lever les yeux sur vous sans éprouver des combats en moi-même. Vos regards, votre voix, portent au coeur, avec l’amour, l’attroit touchant de l’innocence; c’est un charme divin qu’on auroit regret d’effacer. Si j’ose former des voeux extrêmes, ce n’est plus qu’en votre absence; mes désirs, n’osant aller jusqu’à vous, s’adressent à votre image, & c’est sur elle que je me venge du respect que je suis contraint de vous porter.

Cependant je languis & me consume; le feu coule dans mes veines; rien ne sauroit l’éteindre ni le calmer, & je l’irrite en voulant le contraindre. Je dois être heureux, je le suis, j’en conviens; je ne me plains point de mon sort; tel qu’il est je n’en changerois pas avec les Rois de la terre. Cependant un mal réel me tourmente, je cherche vainement à le fuir; je ne voudrois point mourir, & toutefois je me meurs; je voudrois vivre pour vous, & c’est vous qui m’ôtez la vie.

LETTRE XI. DE JULIE

Mon ami, je sens que je m’attache à vous chaque jour davantage; je ne puis plus me séparer de vous; la moindre absence m’est insupportable, & il faut que je vous voye ou que je vous écrive, afin de m’occuper de vous sans cesse.

Ainsi mon amour s’augmente avec le vôtre; car je connois à présent combien vous m’aimez, par la crainte réelle que vous avez de me déplaire, au lieu que vous n’en aviez d’abord qu’une apparence pour mieux venir à vos fins. Je sais fort bien distinguer en vous l’empire que le coeur a sçu prendre, du délire d’une imagination échauffée; & je vois cent fois plus de passion dans la contrainte où vous êtes que dans vos premiers emportements. Je sais bien aussi que votre état, tout gênant qu’il est, n’est pas sans plaisirs. Il est doux pour un véritable amant de faire des sacrifices qui lui sont tous comptés, & dont aucun n’est perdu dans le coeur de ce qu’il aime. Qui soit même si, connoissant ma sensibilité, vous n’employez pas, pour me séduire, une adresse mieux entendue? mais non, je suis injuste, & vous n’êtes pas capable d’user d’artifice avec moi. Cependant, si je suis sage, je me défierai plus encore de la pitié que de l’amour. Je me sens mille fois plus attendrie par vos respects que par vos transports, & je crains bien qu’en prenant le parti le plus honnête, vous n’ayez pris enfin le plus dangereux.

Il faut que je vous dise, dans l’épanchement de mon coeur, une vérité qu’il sent fortement, & dont le vôtre doit vous convaincre: c’est qu’en dépit de la fortune, des parens & de nous-mêmes, nos destinées sont à jamais unies, & que nous ne pouvons plus être heureux ou malheureux qu’ensemble. Nos â mes se sont pour ainsi dire touchées par tous les points, & nous avons partout senti la même cohérence. (Corrigez-moi, mon ami, si j’applique mal vos leçons de physique.) Le sort pourra bien nous séparer, mais non pas nous désunir. Nous n’aurons plus que les mêmes plaisirs & les mêmes peines; & comme ces aimans dont vous me parliez, qui ont, dit-on, les mêmes mouvemens en différens lieux, nous sentirions les mêmes choses aux deux extrémités du monde.

Défaites-vous donc de l’espoir, si vous l’eût es jamais de vous faire un bonheur exclusif, & de l’acheter aux dépens du mien. N’espérez pas pouvoir être heureux si j’étois déshonorée, ni pouvoir, d’un oeil satisfait, contempler mon ignominie & mes larmes. Croyez-moi, mon ami, je connois votre coeur bien mieux que vous ne le connoissez. Un amour si tendre & si vrai doit savoir commander aux désirs; vous en avez trop fait pour achever sans vous perdre, & ne pouvez plus combler mon malheur sans faire le vôtre.

Je voudrois que vous pussiez sentir combien il est important pour tous deux que vous vous en remettiez à moi du soin de notre destin commun. Doutez-vous que vous ne me soyez aussi cher que moi-même; & pensez-vous qu’il pût exister pour moi quelque félicité que vous ne partageriez pas? Non, mon ami; j’ai les mêmes intérêts que vous, & un peu plus de raison pour les conduire. J’avoue que je suis la plus jeune; mais n’avez-vous jamais remarqué que si la raison d’ordinaire est plus foible & s’éteint plustôt chez les femmes, elle est aussi plustôt formée, comme un frêle tournesol croît & meurt avant un chêne? Nous nous trouvons des le premier âge chargées d’un si dangereux dépôt, que le soin de le conserver nous éveille bientôt le jugement; & c’est un excellent moyen de bien voir les conséquences des choses, que de sentir vivement tous les risques qu’elles nous font courir. Pour moi, plus je m’occupe de notre situation, plus je troue que la raison vous demande ce que je vous demande au nom de l’amour. Soyez donc docile à sa douce voix, & laissez-vous conduire, hélas! par un autre aveugle, mais qui tient au moins un appui.

Je ne sais, mon ami, si nos coeurs auront le bonheur de s’entendre, & si vous partagerez, en lisant cette lettre, la tendre émotion qui l’adictée; je ne sais si nous pourrons jamais nous accorder sur la maniere de voir comme sur celle de sentir; mais je sais bien que l’avis de celui des deux qui sépare le moins son bonheur du bonheur de l’autre est l’avis qu’il faut préférer.

LETTRE XII. A JULIE

Ma Julie, que la simplicité de votre lettre est touchante! Que j’y vois bien la sérénité d’une ame innocente, & la tendre sollicitude de l’amour! Vos pensées s’exhalent sans art & sans peine; elles portent au coeur une impression délicieuse que ne produit point un style apprêté. Vous donnez des raisons invincibles d’un air si simple, qu’il y faut réfléchir pour en sentir la force; & les sentimens élevés vous coûtent si peu, qu’on est tenté de les prendre pour des manieres de penser communes. Ah! oui, sans doute, c’est à vous de régler nos destins; ce n’est pas un droit que je vous laisse, c’est un devoir que j’exige de vous, c’est une justice que je vous demande, & votre raison me doit dédommager du mal que vous avez fait à la mienne. Dès cet instant je vous remets pour ma vie l’empire de mes volontés; disposez de moi comme d’un homme qui n’est plus rien pour lui-même, & dont tout l’être n’a de rapport qu’à vous. Je tiendrai, n’en doutez pas, l’engagement que je prends, quoi que vous puissiez me prescrire. Ou j’en vaudrai mieux, ou vous en serez plus heureuse, & je vois partout le prix assuré de mon obéissance. Je vous remets donc sans réserve le soin de notre bonheur commun; faites le vôtre, & tout est fait. Pour moi; qui ne puis ni vous oublier un instant, ni penser à vous sans des transports qu’il faut vaincre, je vais m’occuper uniquement des soins que vous m’avez imposés.

Depuis un an que nous étudions ensemble, nous n’avons guere fait que des lectures sans ordre & presque au hasard, plus pour consulter votre goût que pour l’éclairer: d’ailleurs tant de trouble dans l’ame ne nous laissoit guere de liberté d’esprit. Les yeux étoient mal fixés sur le livre; la bouche en prononçoit les mots; l’attention manquoit toujours. Votre petite cousine, qui n’étoit pas si préoccupée, nous reprochait notre peu de conception, & se faisoit un honneur facile de nous devancer. Insensiblement elle est devenue le maître du maître; & quoique nous ayons quelquefois ri de ses prétentions, elle est au fond la seule des trois qui sait quelque chose de tout ce que nous avons appris.

Pour regagner donc le tems perdu (ah! Julie, en fut-il jamais de mieux employé?), j’ai imaginé une espece de plan qui puisse réparer par la méthode le tort que les distractions ont fait au savoir. Je vous l’envoie; nous le lirons tantôt ensemble, & je me contente d’y faire ici quelques légeres observations.

Si nous voulions, ma charmante amie, nous charger d’un étalage d’érudition, & savoir pour les autres plus que pour nous, mon systême ne vaudroit rien; car il tend toujours à tirer peu de beaucoup de choses, & à faire un petit recueil d’une grande bibliothéque. La science est dans la plupart de ceux qui la cultivent une monnoie dont on fait grand cas, qui cependant n’ajoute au bien-être qu’autant qu’on la communique, & n’est bonne que dans le commerce. Otez à nos savans le plaisir de se faire écouter, le savoir ne sera rien pour eux. Ils n’amassent dans le cabinet que pour répandre dans le public; ils ne veulent être sages qu’aux yeux d’autrui; & ils ne se soucieroient plus de l’étude s’ils n’avoient plus d’admirateurs. Pour nous qui voulons profiter de nos connoissances, nous ne les amassons point pour les revendre, mais pour les convertir à notre usage; ni pour nous en charger, mais pour nous en nourrir. Peu lire, & penser beaucoup à nos lectures, ou, ce qui est la même chose, en causer beaucoup entre nous, est le moyen de les bien digérer; je pense que quand on a une fois l’entendement ouvert par l’habitude de réfléchir, il vaut toujours mieux trouver de soi-même les choses qu’on trouverait dans les livres; c’est le vrai secret de les bien mouler à sa tête, & de se les approprier: au lieu qu’en les recevant telles qu’on nous les donne, c’est presque toujours sous une forme qui n’est pas la nôtre. Nous sommes plus riches que nous pensons, mais, dit Montaigne, on nous dresse à l’emprunt & à la quête; on nous apprend à nous servir du bien d’autrui plutôt que du nôtre; ou plutôt, accumulant sans cesse, nous n’osons toucher à rien: nous sommes comme ces avares qui ne songent qu’à remplir leurs greniers, & dans le sein de l’abondance se laissent mourir de faim.

Il y a, je l’avoue, bien des gens qui cette méthode seroit fort nuisible & qui ont besoin de beaucoup lire & peu méditer, parce qu’ayant la tête mal faite ils ne rassemblent rien de si mauvais que ce qu’ils produisent d’eux-mêmes. Je vous recommande tout le contraire, à vous qui mettez dans vos lectures mieux que ce que vous y trouvez, & dont l’esprit actif fait sur le livre un autre livre, quelquefois meilleur que le premier. Nous nous communiquerons donc nos idées; je vous dirai ce que les autres auront pensé, vous me direz sur le même sujet ce que vous pensez vous-même, & souvent après la leçon j’en sortirai plus instruit que vous.

Moins vous aurez de lecture à faire, mieux il faudra la choisir, & voici les raisons de mon choix. La grande erreur de ceux qui étudient est, comme je viens de vous dire, de se fier trop à leurs livres & de ne pas tirer assez de leur fonds, sans songer que de tous les Sophistes, notre propre raison est presque toujours celui qui nous abuse le moins. Sitôt qu’on veut rentrer en soi-même, chacun sent ce qui est bien, chacun discerne ce qui est beau; nous n’avons pas besoin qu’on nous apprenne à connoître ni l’un ni l’autre, & l’on ne s’en impose là-dessus qu’autant qu’on s’en veut imposer. Mais les exemples du très-bon & du très-beau sont plus rares & moins connus, il les faut aller chercher loin de nous. La vanité, mesurant les forces de la nature sur notre foiblesse, nous fait regarder comme chimériques les qualités que nous ne sentons pas en nous-mêmes; la paresse & le vice s’appuyent sur cette prétendue impossibilité, & ce qu’on ne voit pas tous les jours, l’homme foible prétend qu’on ne le voit jamais. C’est cette erreur qu’il faut détruire. Ce sont ces grands objets qu’il faut s’accoutumer à sentir & à voir, afin de s’ôter tout prétexte de ne les pas imiter. L’ame s’éleve, le coeur s’enflamme à la contemplation de ces divins modeles; à force de les considérer, on cherche à leur devenir semblable, & l’on ne souffre plus rien de médiocre sans un dégoût mortel.

N’allons donc pas chercher dans les livres des principes & des regles que nous trouvons plus surement au dedans de nous. Laissons à toutes ces vaines disputes des philosophes sur le bonheur & sur la vertu; employons à nous rendre bons & heureux le tels qu’ils perdent à chercher comment on doit l’être, & proposons-nous de grands exemples à imiter, plutôt que de vains systêmes à suivre.

J’ai toujours cru que le bon n’étoit que le beau mis en action, quel’un tenoit intimement à l’autre, & qu’ils avoient tous deux une source communes dans la nature bien ordonnée. Il suit de cette idée que le goût se perfectionne par les mêmes moyens que la sagesse, & qu’une ame bien touchée des charmes de la vertu doit à proportion être aussi sensible à tous les autres genres de beautés. On s’exerce à voir comme à sentir, ou plutôt une vue exquise n’est qu’un sentiment délicat & fin. C’est ainsi qu’un peintre, à l’aspect d’un beau paysage ou devant un beau tableau, s’extasie à des objets qui ne sont pas même remarqués d’un spectateur vulgaire. Combien de choses qu’on n’aperçait que par sentiment & dont il est impossible de rendre raison! Combien de ces je ne sais quoi qui reviennent si fréquemment & dont le goût seul décide! Le goût est en quelque maniere le microscope du jugement; c’est lui qui m & les petits objets à sa portée, & ses opérations commencent où s’arrêtent celles du dernier. Que faut-il donc pour le cultiver? s’exercer à voir ainsi qu’à sentir, & à juger du beau par inspection comme du bon par sentiment. Non, je soutiens qu’il n’appartient pas même à tous les coeurs d’être émus au premier regard de Julie.

Voilà, ma charmante écoliere, pourquoi je borne toutes vos études à des livres de goût & de moeurs; voilà pourquoi, tournant toute ma méthode en exemples, je ne vous donne point d’autre définition des vertus qu’un tableau des gens vertueux, ni d’autres regles pour bien écrire que les livres qui sont bien écrits.

Ne soyez donc pas surprise des retranchemens que je fais à vosprécédentes lectures; je suis convaincu qu’il faut les resserrerpour les rendre utiles, & je vois tous les jours mieux que tout ce qui ne dit rien à l’ame n’est pas digne de vous occuper. Nous allons supprimer les langues, hors l’italienne que vous savez & que vous aimez; nous laisserons là nos élémens d’algébre &de géométrie; nous quitterions même la physique, si les termes qu’elle vous fournit m’en laissoient le courage; nous renoncerons pour jamais à l’histoire moderne, excepté celle de notre pays, encore n’est-ce que parce que c’est un pays libre & simple, où l’on trouve des hommes antiques dans les tels modernes; car ne vous laissez pas éblouir par ceux qui disent que l’histoire la plus intéressante pour chacun est celle de son pays. Cela n’est pas vrai. Il y a des pays dont l’histoire ne peut pas même être lue, à moins qu’on ne soit imbécile ou négociateur. L’histoire la plus intéressante est celle où l’on trouve le plus d’exemples de moeurs, de caracteres de toute espece, en un mot le plus d’instruction. Ils vous diront qu’il y a autant de tout cela parmi nous que parmi les anciens. Cela n’est pas vrai. Ouvrez leur histoire & faites-les taire. Il y a des peuples sans physionomie auxquels il ne faut point de peintres; il y a des gouvernemens sans caractere auxquels il ne faut point d’historiens, & où, sitôt qu’on sait quelle place un homme occupe, on sait d’avance tout ce qu’il y fera. Ils diront que ce sont les bons historiens qui nous manquent; mais demandez-leur pourquoi. Cela n’est pas vrai. Donnez matiere à de bonnes histoires, & les bons historiens se trouveront. Enfin ils diront que les hommes de tous les tels se ressemblent, qu’ils ont les mêmes vertus & les mêmes vices; qu’on n’admire les anciens que parce qu’ils sont anciens. Cela n’est pas vrai non plus; car on faisoit autrefois de grandes choses avec de petits moyens, & l’on fait aujourd’hui tout le contraire. Les anciens étoient contemporains de leurs historiens, & nous ont pourtant appris à les admirer: assurément, si la postérité jamais admire les nôtres, elle ne l’aura pas appris de nous.

J’ai laissé, par égard pour votre inséparable cousine, quelques livres de petite littérature que je n’aurois pas laissés pour vous; hors de Pétrarque, le Tasse, le Métastase, & les maîtres du théâtre françois, je n’y mêle ni poete, ni livres d’amour, contre l’ordinaire des lectures consacrées à votre sexe. Qu’appendrions-nous de l’amour dans ces livres? Ah! Julie, notre coeur nous en dit plus qu’eux, & le langage imité des livres est bien froid pour quiconque est passionné lui-même! D’ailleurs ces études énervent l’âme, la jettent dans la mollesse, & lui ôtent tout son ressort. Au contraire, l’amour véritable est un feu dévorant qui porte son ardeur dans les autres sentimens, & les anime d’une vigueur nouvelle. C’est pour cela qu’on a dit que l’amour faisoit des héros. Heureux celui que le sort eût placé pour le devenir, & qui auroit Julie pour amante!

LETTRE XIII. DE JULIE

Je vous le disois bien que nous étions heureux; rien ne me l’apprendmieux que l’ennui que j’éprouve au moindre changement d’état. Si nous avions des peines bien vives, une absence de deux jours nous en feroit-elle tant? Je dis, nous, car je sais que mon ami partage mon impatience; il la partage parce que je la sens, & il la sent encore pour lui-même: je n’ai plus besoin qu’il me dise ces choses-là.

Nous ne sommes à la campagne que d’hier au soir: il n’est pas encore l’heure où je vous verrois à la ville, & cependant mon déplacement me fait déjà trouver votre absence plus insupportable. Si vous ne m’aviez pas défendu la géométrie, je vous dirois que mon inquiétude est en raison composée des intervalles du tems & du lieu; tant je trouve que l’éloignement ajoute au chagrin de l’absence!

J’ai apporté votre lettre & votre plan d’études pour méditer l’une & l’autre, & j’ai déjà relu deux fois la premiere: la fin m’en touche extrêmement. Je vois, mon ami, que vous sentez le véritable amour, puisqu’il ne vous a point ôté le goût des choses honnêtes, & que vous savez encore dans la partie la plus sensible de votre coeur faire des sacrifices à la vertu. En effet, employer la voie de l’instruction pour corrompre une femme est de toutes les séductions la plus condamnable; & vouloir attendrir sa maîtresse à l’aide des Romans est avoir bien peu de ressources en soi-même. Si vous eussiez plié dans vos leçons la philosophie à vos vues, si vous eussiez tâché d’établir des maximes favorables à votre intérêt, en voulant me tromper vous m’eussiez bientôt détrompée; mais la plus dangereuse de vos séductions est de n’en point employer. Du moment que la soif d’aimer s’empara de mon coeur & que j’y sentis naître le besoin d’un éternel attachement, je ne demandai point au Ciel de m’unir à un homme aimable, mais à un homme qui eût l’ame belle; car je sentois bien que c’est, de tous les agrémens qu’on peut avoir, le moins sujet au dégoût, & que la droiture & l’honneur ornent tous les sentimens qu’ils accompagnent. Pour avoir bien placé ma préférence, j’ai eu, comme Salomon, avec ce que j’avois demandé, encore ce que je ne demandois pas. Je tire un bon augure pour mes autres voeux de l’accomplissement de celui-là, & je ne désespere pas, mon ami, de pouvoir vous rendre aussi heureux un jour que vous méritez de l’être. Les moyens en sont lents, difficiles, douteux; les obstacles terribles: je n’ose rien me promettre; mais croyez que tout ce que la patience & l’amour pourront faire ne sera pas oublié. Continuez cependant à complaire en tout à ma mere, & préparez-vous, au retour de mon pere, qui se retire enfin tout à fait après trente ans de service, à supporter les hauteurs d’un vieux gentilhomme brusque, mais plein d’honneur, qui vous aimera sans vous caresser & vous estimera sans le dire.

J’ai interrompu ma lettre pour m’aller promener dans des bocages qui sont près de notre maison. O mon doux ami! je t’y conduisois avec moi, ou plutôt je t’y portois dans mon sein. Je choisissois les lieux que nous devions parcourir ensemble; j’y marquois des asiles dignes de nous retenir; nos coeurs s’épanchoient d’avance dans ces retraites délicieuses; elles ajoutoient au plaisir que nous goûtions d’être ensemble; elles recevoient à leur tour un nouveaux prix du séjour de deux vrais amans, & je m’étonnois de n’y avoir point remarqué seule les beautés que j’y trouvois avec toi.

Parmi les bosquets naturels que forme ce lieu charmant, il en est un plus charmant que les autres, dans lequel je me plais davantage, & où, par cette raison, je destine une petite surprise à mon ami. Il ne sera pas dit qu’il aura toujours de la déférence & moi jamais de générosité: c’est là que je veux lui faire sentir, malgré les préjugés vulgaires, combien ce que le coeur donne vaut mieux que ce qu’arrache l’importunité. Au reste, de peur que votre imagination vive ne se mette un peu trop en frais, je dois vous prévenir que nous n’irons point ensemble dans le bosquet sans l’inséparable cousine.

A propos d’elle, il est décidé, si cela ne vous fâche pas trop, que vous viendrez nous voir lundi. Ma mere enverra sa caleche à ma cousine; vous vous rendrez chez elle à dix heures; elle vous amenera; vous passerez la journée avec nous, & nous nous en retournerons tous ensemble le lendemain après le dîne.

J’en étois ici de ma lettre quand j’ai réfléchi que je n’avois pas pour vous la remettre les mêmes commodités qu’à la ville. J’avois d’abord pensé de vous renvoyer un de vos livres par Guston, le fils du jardinier, & de mettre à ce livre une couverture de papier, dans laquelle j’aurois inséré ma lettre. Mais, outre qu’il n’est pas sûr que vous vous avisassiez de la chercher, ce seroit une imprudence impardonnable d’exposer à des pareils hasards le destin de notre vie. Je vais donc me contenter de vous marquer simplement par un billet le rendez-vous de lundi, & je garderai la lettre pour vous la donner à vous-même. Aussi bien J’aurois un peu de souci qu’il n’y eût trop de commentaires sur le mystere du bosquet.

LETTRE XIV. A JULIE

Qu’as-tu foit, ah! qu’as-tu foit, ma Julie? tu voulois me récompenser & tu m’as perdu. Je suis ivre, ou plutôt insensé. Mes sens sont altérés, toutes mes facultés sont troublées par ce baiser mortel. Tu voulois soulager mes maux! Cruelle! tu les aigris. C’est du poison que j’ai cueilli sur tes levres; il fermente, il embrase mon sang, il me tue, & ta pitié me fait mourir.

O souvenir immortel de cet instant d’illusion, de délire &d’enchantement, jamais, jamais tu ne t’effaceras de mon ame; & tant que les charmes de Julie y seront gravés, tant que ce coeur agité me fournira des sentimens & des soupirs, tu feras le supplice & le bonheur de ma vie!

Hélas! je jouissois d’une apparente tranquillité; soumis à tes volontés suprêmes, je ne murmurois plus d’un sort auquel tu daignois présider. J’avois dompté les fougueuses saillies d’une imagination téméroire; j’avois couvert mes regards d’un voile & mis une entrave à mon coeur; mes désirs n’osoient plus s’échapper qu’à demi; j’étois aussi content que je pouvois l’être. Je reçois ton billet, je vole chez ta cousine; nous nous rendons à Clarens, je t’aperçois, & mon sein palpite; le doux son de ta voix y porte une agitation nouvelle; je t’aborde comme transporté, & j’avois grand besoin de la diversion de ta cousine pour cacher mon trouble à ta mere. On parcourt le jardin, l’on dîne tranquillement, tu me rends en secret ta lettre que je n’ose lire devant ce redoutable témoin; le soleil commence à baisser, nous fuyons tous trois dans le bois: le reste de ses rayons, & ma paisible simplicité n’imaginoit pas même un état plus doux que le mien.

En approchant du bosquet, j’aperçus, non sans une émotion secrete, vos signes d’intelligence, vos sourires mutuels, & le coloris de tes joues prendre un nouvel éclat. En y entrant, je vis avec surpriset a cousine s’approcher de moi &, d’un air plaisamment suppliant, me demander un baiser. Sans rien comprendre à ce mystere, j’embrassai cette charmante amie; &, tout aimable, toute piquante qu’elle est, je ne connus jamais mieux que les sensations ne sont rien que ce que le coeur les fait être. Mais que devins-je un moment après quand je sentis…la main me tremble… un doux frémissement… ta bouche de roses…la bouche de Julie… se poser, se presser sur la mienne, & mon corps serré dans tes bras! Non, le feu du Ciel n’est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint à l’instant m’embraser. Toutes les parties de moi-même se rassemblerent sous ce toucher délicieux. Le feu s’exhaloit avec nos soupirs de nos levres brûlantes, & mon coeur se mouroit sous le poids de la volupté, quand tout à coup je te vis pâlir, fermer tes beaux yeux, t’appuyer sur ta cousine, & tomber en défaillance. Ainsi la frayeur éteignit le plaisir, & mon bonheur ne fut qu’un éclair.

A peine sois-je ce qui m’est arrivé depuis ce fatal moment. L’impression profonde que j’ai reçue ne peut plus s’effacer. Une faveur?… c’est un tourment horrible… Non, garde tes baisers, je ne les saurois supporter…ils sont trop âcres, trop pénétrants; ils percent, ils brûlent jusqu’à la moelle… ils me rendroient furieux. Un seul, un seul m’a jetté dans un égarement dont je ne puis plus revenir. Je ne suis plus le même, & ne te vois plus la même. Je ne te vois plus comme autrefois réprimante & sévere; mais je te sens & te touche sans cesse unie à mon sein comme tu fus un instant. O Julie! quelque sort que m’annonce un transport dont je ne suis plus maître, quelque traitement que ta rigueur me destine, je ne puis plus vivre dans l’état où je suis, & je sens qu’il faut enfin que j’expire à tes pieds… ou dans tes bras.

LETTRE XV. DE JULIE

Il est important, mon ami, que nous nous séparions pour quelque tems, & c’est ici la premiere épreuve de l’obéissance que vous m’avez promise. Si je l’exige en cette occasion, croyez que j’en aides raisons très-fortes: il faut bien, & vous le savez trop, que j’en aye pour m’y résoudre; quant à vous, vous n’en avez pas besoin d’autre que ma volonté.

Il y a long-tems que vous avez un voyage à faire en Valais. Je voudrois que vous pussiez l’entreprendre à présent qu’il ne fait pas encore froid. Quoique l’automne soit encore agréable ici, vous voyez déjà blanchir la pointe de la Dent-de-Jamant, & dans six semaines je ne vous laisserois pas faire ce voyage dans un pays si rude. Tâchez donc de partir des demain: vous m’écrirez à l’adresse que je vous envoye, & vous m’enverrez la vôtre quand vous serez arrivé à Sion.

Vous n’avez jamais voulu me parler de l’état de vos affaires; mais vous n’êtes pas dans votre patrie; je sais que vous y avez peu de fortune & que vous ne faites que la déranger ici, où vous ne resteriez pas sans moi. Je puis donc supposer qu’une partie de votre bourse est dans la mienne, & je vous envoye un léger à-compte dans celle que renferme cette boËte, qu’il ne faut pas ouvrir devant le porteur. Je n’ai garde d’aller au-devant des difficultés, je vous estime trop pour vous croire capable d’en faire.

Je vous défends, non-seulement de retourner sans mon ordre, mais devenir nous dire adieu. Vous pouvez écrire à ma mere ou à moi, simplement pour nous avertir que vous êtes forcé de partir sur le champ pour une affaire imprévue, & me donner, si vous voulez, quelques avis sur mes lectures jusqu’à votre retour. Tout cela doit être fait naturellement & sans aucune apparence de mystere. Adieu, mon ami, n’oubliez pas que vous emportez le coeur & le repos de Julie.

LETTRE XVI. REPONSE

Je relis votre terrible lettre, & frisonne à chaque ligne. J’obéirai, pourtant, je l’ai promis, je le dois; j’obéirai. Mais vous ne savez pas, non barbare, vous ne saurez jamais ce qu’un tel sacrifice coûte à mon coeur. Ah! vous n’aviez pas besoin de l’épreuve du bosquet pour me le rendre sensible! C’est un rafinement de cruauté perdu pour votre ame impitoyable, & je puis au moins vous défier de me rendre plus malheureux.

Vous recevrez votre boete dans le même état où vous l’avez envoyée. C’est trop d’ajouter l’opprobre à la cruauté; si je vous ai laissée maîtresse de mon sort, je ne vous ai point laissée l’arbitre de mon honneur. C’est un dépôt sacré (l’unique, hélas! qui me reste!) dont jusqu’la fin de ma vie nul ne sera chargé que moi seul.

LETTRE XVII. REPLIQUE

Votre lettre me fait pitié; c’est la seule chose sans esprit que vous ayez jamais écrite.

J’offense donc votre honneur, pour lequel je donnerois mille fois ma vie? J’offense donc ton honneur, ingrat! qui m’as vue prête à t’abandonner le mien? Où est-il donc cet honneur que j’offense? Dis-le moi, coeur rampant, ame sans délicatesse. Ah! que tues méprisable, si tu n’as qu’un honneur que Julie ne connoisse pas! Quoi! ceux qui veulent partager leur sort n’oseroient partager leurs biens, & celui qui fait profession d’être à moi se tient outragé de mes dons! Et depuis quand est-il vil de recevoir de ce qu’on aime? Depuis quand ce que le coeur donne déshonore-t-il le coeur qui l’accepte? Mais on méprise un homme qui reçoit d’un autre: on méprise celui dont les besoins passent la fortune. Et qui le méprise? Des ames abjectes qui mettent l’honneur dans la richesse, & pesent les vertus au poids de l’or. Est-ce dans ces basses maximes qu’un homme de bien met son honneur, & le préjugé même de la raison n’est-il pas en faveur du plus pauvre?

Sans doute, il est des dons vils qu’un honnête homme ne peut accepter; mais apprenez qu’ils ne déshonorent pas moins la main qui les offre, & qu’un don honnête à faire est toujours honnête à recevoir; or, surement mon coeur ne me reproche pas celui-ci, il s’en glorifie. Je ne sache rien de plus méprisable qu’un homme dont on achete le coeur & les soins, si ce n’est la femme qui les paye; mais entre deux coeurs unis la communauté des biens est une justice & un devoir, & si je me trouve encore en arriere de ce qui me reste de plus qu’à vous, j’accepte sans scrupule ce que je réserve, & je vous dois ce que je ne vous ai pas donné. Ah! si les dons de l’amour sont à charge, quel coeur jamais peut être reconnoissant?

Supposeriez-vous que je refuse à mes besoins ce que je destine à pourvoir aux vôtres? Je vais vous donner du contraire une preuve sans réplique. C’est que la bourse que je vous renvoye contient le double de ce qu’elle contenoit la premiere fois, & qu’il ne tiendroit qu’àmai de la doubler encore. Mon pere me donne pour mon entretien une pension, modique à la vérité, mais à laquelle je n’ai jamais besoin de toucher, tant ma mere est attentive à pourvoir à tout, sans compter que ma broderie & ma dentelle suffisent pour m’entretenir de l’une & de l’autre. Il est vrai que je n’étois pas toujours aussi riche; les soucis d’une passion fatale m’ont fait depuis long-tems négliger certains soins auxquels j’employois mon superflu; c’est une raison de plus d’en disposer comme je fais; il faut vous humilier pour le mal dont vous êtes cause, & que l’amour expie les fautes qu’il fait commettre.

Venons à l’essentiel. Vous dites que l’honneur vous défend d’accepter mes dons. Si cela est, je n’ai plus rien à dire, & je conviens avec vous qu’il ne vous est pas permis d’aliéner un pareil soin. Si donc vous pouvez me prouver cela, faites-le clairement, incontestablement, & sans vaine subtilité; car vous savez que je hais les sophismes. Alors vous pouvez me rendre la bourse, je la reprends sans me plaindre, & il n’en sera plus parlé.

Mais comme je n’aime ni les gens pointilleux ni le faux point d’honneur; si vous me renvoyez encore une fois la boete sans justification, ou que votre justification soit mauvaise, il faudra ne nous plus voir. Adieu; pensez-y.

LETTRE XVIII. A JULIE

J’ai reçu vos dons, je suis parti sans vous voir, me voici bien loin de vous. Etes-vous contente de vos tyrannies, & vous ai-je assez obéi?

Je ne puis vous parler de mon voyage; à peine sais-je comment il s’est fait. J’ai mis trois jours à faire vingt lieues; chaque pas qui m’éloignoit de vous séparait mon corps de mon ame, & me donnoit un sentiment anticipé de la mort. Je voulois vous décrire ce que je verrois. Vain projet! Je n’ai rien vu que vous, & ne puis vous peindre que Julie. Les puissantes émotions que je viens dépraver coup sur coup m’ont jetté dans des distractions continuelles; je me sentois toujours où je n’étois point: à peine avois-je assez de présence d’esprit pour suivre & demander mon chemin, & je suis arrivé à Sion sans être parti de Vevai.

C’est ainsi que j’ai trouvé le secret d’éluder votre rigueur & de vous voir sans vous désobéir. Oui, cruelle, quoi que vous ayez sçu faire, vous n’avez pu me séparer de vous tout entier. Je n’ai traîné dans mon exil que la moindre partie de moi-même: tout ce qu’il y a de vivant en moi demeure auprès de vous sans cesse. Il erre impunément sur vos yeux, sur vos levres, sur votre sein, sur tous vos charmes; il pénetre partout comme une vapeur subtile, & je suis plus heureux en dépit de vous que je ne fus jamais de votre gré.

J’ai ici quelques personnes à voir, quelques affaires à traiter; voilà ce qui me désole. Je ne suis point à plaindre dans la solitude, où je puis m’occuper de vous & me transporter aux lieux où vous êtes. La vie active qui me rappelle à moi tout entier m’est seule insupportable. Je vois faire mal & vite pour être promptement libre, & pouvoir m’égarer à mon aise dans les lieux sauvages qui forment à mes yeux les charmes de ce pays. Il faut tout fuir & vivre seul au monde, quand on n’y peut vivre avec vous.

LETTRE XIX. A JULIE

Rien ne m’arrête plus ici que vos ordres; cinq jours que j’y ai passés ont suffi & au delà pour mes affaires; si toute faison peut appeler des affaires celles où le coeur n’a point de part. Enfin vous n’avez plus de prétexte, & ne pouvez me retenir loin de vous qu’a fin de me tourmenter.

Je commence à être fort inquiet du sort de ma premiere lettre; elle fut écrite & mise à la poste en arrivant; l’adresse en est fidelement copiée sur celle que vous m’envoyâtes; je vous ai envoyé la mienne avec le même soin, & si vous aviez fait exactement réponse, elle auroit déjà dû me parvenir. Cette réponse pourtant ne vient point, & il n’y a nulle cause possible & funeste de son retard que mon esprit troublé ne se figure. O ma Julie! que d’imprévues catastrophes peuvent en huit jours rompre à jamais les plus doux liens du monde! Je frémis de songer qu’il n’y a pour moi qu’un seul moyen d’être heureux, & des millions d’être misérable. Julie! m’auriez-vous oublié? Ah! c’est la plus affreuse de mes craintes! Je puis préparer ma constance aux autres malheurs, mais toutes les forces de mon ame défaillent au seul soupçon de celui-là.

Je vois le peu de fondement de mes alarmes & ne saurois les calmer. Le sentiment de mes maux s’aigrit sans cesse loin de vous, & comme si je n’en avois pas assez pour m’abattre, je m’en forge encore d’incertains pour irriter tous les autres. D’abord mes inquiétudes étoient moins vives. Le trouble d’un départ subit, l’agitation du voyage, donnoient le change à mes ennuis; ils se raniment dans la tranquille solitude. Hélas! je combattois; un fer mortel a percé mon sein, & la douleur ne s’est fait sentir que long-tems après la blessure.

Cent fois, en lisant des Romans, j’ai ri des froides plaintes des Amans sur l’absence. Ah! je ne savois pas alors à quel point la vôtre un jour me seroit insupportable! Je sens aujourd’hui combien une ame paisible est peu propre à juger des passions, & combien il est insensé de rire des sentimens qu’on n’a point éprouvés. Vous le dirai-je pourtant; je ne sais quelle idée consolante & douce tempere en moi l’amertume de votre éloignement, en songeant qu’il s’est fait par votre ordre. Les maux qui me viennent de vous me sont moins cruels que s’ils m’étoient envoyés par la fortune; s’ils servent à vous contenter, je ne voudrois pas ne les point sentir; ils sont les garans de leur dédommagement, & je connois trop bien votre ame pour vous croire barbare à pure perte.

Si vous voulez m’éprouver je n’en murmure plus; il est juste que vous sachiez si je suis constant, patient, docile, digne en un mot des biens que vous me réservez. Dieux! si c’étoit là votre idée, je me plaindrois de trop peu souffrir. Ah! non, pour nourrir dans mon coeur une si douce attente, inventez, s’il se peut, des maux mieux proportionnés à leur prix.

LETTRE XX. DE JULIE

Je reçois à la fois vos deux lettres, & je vois par l’inquiétude que vous marquez dans la seconde sur le sort de l’autre, que quand l’imagination prend les devans, la raison ne se hâte pas comme elle, & souvent la laisse aller seule. Pensâtes-vous en arrivant à Sion qu’un Courrier tout prêt n’attendoit pour partir que votre lettre, que cette lettre me seroit remise en arrivant ici, & que les occasions ne favoriseroient pas moins ma réponse? Il n’en va pas ainsi, mon bel ami. Vos deux lettres me sont parvenues à la fois, parce que le Courrier, qui ne passe qu’une fois la semaine, n’est parti qu’avec la seconde. Il faut un certain tems pour distribuer les lettres; il en faut à mon commissionnoire pour me rendre la mienne en secret, & le Courrier ne retourne pas d’ici le lendemain du jour qu’il est arrivé. Ainsi, tout bien calculé, il nous faut huit jours, quand celui du Courrier est bien choisi, pour recevoir réponse l’un de l’autre; ce que je vous explique, afin de calmer une fois pour toutes votre impatiente vivacité. Tandis que vous déclamez contre la fortune & ma négligence, vous voyez que je m’informe adroitement de tout ce qui peut assurer notre correspondance, & prévenir vos perplexités. Je vous laisse à décider de quel côté sont les plus tendres soins.

Ne parlons plus de peines, mon bon ami; Ah! respectez & partagez plutôt le plaisir que j’éprouve, après huit mois d’absence, de revoir le meilleur des peres! Il arriva jeudi au soir; & je n’ai songé qu’à lui depuis c’est heureux moment. O toi! que j’aime le mieux au monde, après les auteurs de mes jours, pourquoi tes lettres, tes querelles viennent-elles contrister mon ame, & troubler les premiers plaisirs d’une famille réunie? Tu voudrois que mon coeur s’occupât de toi sans cesse; mais dis-moi, le tien pourroit-il aimer une fille dénaturée à qui les feux de l’amour feroient oublier les droits du sang, & que les plaintes d’un amant rendroient insensibles aux caresses d’un pere? Non, mon digne ami, n’empoisonne point par d’injustes reproches l’innocente joie que m’inspire un si doux sentiment. Toi dont l’ame est si tendre & si sensible, ne conçois-tu point quel charme c’est de sentir dans ces purs & sacrés embrassemens le sein d’un pere palpiter d’aise contre celui de sa fille? Ah! crois-tu qu’alors le coeur puisse un moment se partager, & rien dérober à la nature?

Sol che son figlia io mi rammento adesso.

Ne pensez pas pourtant que je vous oublie. Oublia-t-on jamais ce qu’on aune fois aimé? Non, les impressions plus vives, qu’on suit quelques instans, n’effacent pas pour cela les autres. Ce n’est point sans chagrin que je vous ai vu partir, ce n’est point sans plaisir que je vous verrois de retour. Mais… Prenez patience ainsi que moi puisqu’il le faut, sans en demander davantage. Soyez sûr que je vous rappellerai le plustôt qu’il me sera possible; & pensez que souvent tel qui se plaint bien haut de l’absence, n’est pas celui qui en souffre le plus.

LETTRE XXI. A JULIE

Que j’ai souffert en la recevant, cette lettre souhaitée avec tant d’ardeur! J’attendois le Courrier à la poste. A peine le paquet étoit-il ouvert que je me nomme, je me rends importun; on me dit qu’il y a une lettre, je tressaille; je la demande agité d’une mortelle impatience: je la reçois enfin. Julie, j’apperçois les traits de ta moin adorée! La mienne tremble en s’avançant pour recevoir ce précieux dépôt. Je voudrois baiser mille fois ces sacrés caracteres. O circonspection d’un amour craintif! Je n’ose porter la lettre à ma bouche, ni l’ouvrir devant tant de témoins. Je me dérobe à la hâte. Mes genoux trembloient sous moi; mon émotion croissante me laisse à peine appercevoir mon chemin; j’ouvre la lettre au premier détour; je la parcours, je la dévore; & à peine suis-je à ces lignes où tu peins si bien les plaisirs de ton coeur en embrassant ce respectable pere, que je fonds en larmes; on me regarde, j’entre dans une allée pour échapper aux spectateurs; là je partage ton attendrissement; j’embrasse avec transport cet heureux pere que je connois à peine, & la voix de la nature me rappelant au mien, je donne de nouvelles pleurs à sa mémoire honorée.

Et que vouliez-vous apprendre, incomparable fille, dans mon vain & triste savoir? Ah! c’est de vous qu’il faut apprendre tout ce qui peut entrer de bon, d’honnête, dans une ame humaine, & sur-tout ce divin accord de la vertu, de l’amour & de la nature, qui ne se trouve jamais qu’en vous! Non, il n’y a point d’affection saine qui n’ait sa place dans votre coeur, qui ne s’y distingue par la sensibilité qui vous est propre; &, pour savoir moi-même régler le mien, comme j’ai soumis toutes mes actions à vos volontés, je vois bien qu’il faut soumettre encore tous mes sentimens aux vôtres.

Quelle différence pourtant de votre état au mien, daignez le remarquer! Je ne parle point du rang & de la fortune, l’honneur & l’amour doivent en cela suppléer à tout. Mais vous êtes environnée de gens que vous chérissez & qui vous adorent; les soins d’une tendre mere, d’un pere dont vous êtes l’unique espoir; l’amitié d’une cousine qui semble ne respirer que par vous; toute une famille dont vous faites l’ornement; une ville entiere fiere de vous avoir vue naître, tout occupe & partage votre sensibilité, & ce qu’il en reste à l’amour n’est que la moindre partie de ce que lui ravissent les droits du sang & de l’amitié. Mais moi, Julie, hélas! errant, sans famille, & presque sans patrie, je n’ai que vous sur la terre, & l’amour seul me tient lieu de tout. Ne soyez donc pas surprise si, bien que votre ame soit la plus sensible, la mienne soit le mieux aimer; & si, vous cédant en tant de choses, j’emporte au moins le prix de l’amour.

Ne craignez pourtant pas que je vous importune encore de mes indiscretes plaintes. Non, je respecterai vos plaisirs, & pour eux-mêmes qui sont si purs, & pour vous qui les ressentez. Je m’en formerai dans l’esprit le touchant spectacle, je les partagerai de loin, & ne pouvant être heureux de ma propre félicité, je le serai de la vôtre. Quelles que soient les raisons qui me tiennent éloigné de vous, je les respecte; & que me serviroit de les connoître, si quand je devrois les désapprouver, il n’en faudroit pas moins obéir à la volonté qu’elles vous inspirent? M’en coûtera-t-il plus de garder le silence qu’il m’en coûta de vous quitter? Souvenez-vous toujours, ô Julie! que votre ame a deux corps à gouverner, & que celui qu’elle anime par son choix lui sera toujours le plus fidele.

nodo più forte: Fabricato da noi, non dalla sorte.

Je me tais donc, &, jusqu’à ce qu’il vous plaise de terminer mon exil, je vais tâcher d’en tempérer l’ennui en parcourant les montagnes du Valais, tandis qu’elles sont encore praticables. Je m’apperçois que ce pays ignoré mérite les regards des hommes, & qu’il ne lui manque, pour être admiré que des spectateurs qui le sachent voir. Je tâcherai d’en tirer quelques observations dignes de vous plaire. Pour amuser une jolie femme, il faudroit peindre un peuple aimable & galant. Mais toi, ma Julie, ah! je le sais bien, le tableau d’un peuple heureux & simple est celui qu’il faut à ton coeur.

LETTRE XXII. DE JULIE

Enfin le premier pas est franchi, & il a été question de vous. Malgré le mépris que vous témoignez pour ma doctrine, mon pere en a été surpris: il n’a pas moins admiré mes progrès dans la musique & dans le dessin; , & au grand étonnement de ma mere, prévenue par vos calomnies, au blason près qui lui a paru négligé: il a été fort content de tous mes talens. Mais ces talens ne s’acquierent pas sans maître; il a falu nommer le mien, & je l’ai fait avec une énumération pompeuse de toutes les sciences qu’il vouloit bien m’enseigner, hors une. Il s’est rappellé de vous avoir vu plusieurs fois à son précédent voyage, & il n’a pas paru qu’il eût conservé de vous une impression désavantageuse.

Ensuite il s’est informé de votre fortune; on lui a dit qu’elle étoit médiocre; de votre naissance; on lui a dit qu’elle étoit honnête. Ce mot honnête est fort équivoque à l’oreille d’un gentilhomme, & a excité des soupçons que l’éclaircissement a confirmés. Dès qu’il a sçu que vous n’étiez pas noble, il a demandé ce qu’on vous donnoit par mois. Ma mere prenant la parole a dit qu’un pareil arrangement n’étoit pas même proposable, & qu’au contraire, vous aviez rejetté constamment tous les moindres présens qu’elle avoit tâché de vous faire en choses qui ne se refusent pas; mais cet air de fierté n’a fait qu’exciter la sienne, & le moyen de supporter l’idée d’être redevable à un roturier? Il a donc été décidé qu’on vous offrirait un payement, au défaut duquel, malgré tout votre mérite, dont on convient, vous seriez remercié de vos soins. Voilà, mon ami, le résumé d’une conversation, qui a été tenue sur le compte de mon tres-honoré maître, & durant laquelle son humble écoliere n’étoit pas fort tranquille. J’ai cru ne pouvoir trop me hâter de vous en donner avis, afin de vous laisser le tems d’y réfléchir. Aussi-tôt que vous aurez pris votre résolution, ne manquez pas de m’en instruire; car cet article est de votre compétence, & mes droits ne vont pas jusque-là.

J’apprends avec peine vos courses dans les montagnes; non que vous n’y trouviez, à mon avis, une agréable diversion, & que le détail de ce que vous aurez vu ne me soit fort agréable à moi-même: mais je crains pour vous des fatigues que vous n’êtes guere en état de supporter. D’ailleurs, la saison est fort avancée; d’un jour à l’autre tout peut se couvrir de neige, & je prévois que vous aurez encore plus à souffrir du froid que de la fatigue. Si vous tombiez malade dans le pays où vous êtes je ne m’en consolerois jamais. Revenez donc, mon bon ami, dans mon voisinage. Il n’est pas tems encore de rentrer à Vevai, mais je veux que vous habitiez un séjour moins rude, & que nous soyons plus à portée d’avoir aisément des nouvelles l’un de l’autre. Je vous laisse le maître du choix de votre station. Tâchez seulement qu’on ne sache point ici où vous êtes, & soyez discret sans être mystérieux. Je ne vous dis rien sur ce chapitre; je me fie à l’intérêt que vous avez d’être prudent, & plus encore à celui que j’ai que vous le soyez.

Adieu, mon ami; je ne puis m’entretenir plus long-tems avec vous. Vous savez de quelles précautions j’ai besoin pour vous écrire. Ce n’est pas tout: mon pere a amené un étranger respectable, son ancien ami, & qui lui a sauvé autrefois la vie à la guerre. Jugez si nous nous sommes efforcés de le bien recevoir. Il repart demain, & nous nous hâtons de lui procurer pour le jour qui nous reste, tous les amusemens qui peuvent marquer notre zele à un tel bienfaiteur. On m’appelle: il faut finir. Adieu, derechef.

LETTRE XXIII. A JULIE

A peine, ai-je employé huit jours à parcourir un pays qui demanderoit des années d’observation: mais outre que la neige me chasse, j’ai voulu revenir au-devant du Courrier qui m’apporte, j’espere, une de vos lettres. En attendant qu’elle arrive, je commence par vous écrire celle-ci, après laquelle j’en écrirai, s’il est nécessaire, une seconde pour répondre à la vôtre.

Je ne vous ferai point ici un détail de mon voyage & de mes remarques; j’en ai fait une relation que je compte vous porter. Il faut réserver notre correspondance pour les choses qui nous touchent de plus près l’un & l’autre. Je me contenterai de vous parler de la situation de mon ame: il est juste de vous rendre compte de l’usage qu’on fait de votre bien.

J’étois parti, triste de mes peines, & consolé de votre joie; ce qui me tenoit dans un certain état de langueur, qui n’est pas sans charme pour un coeur sensible. Je gravissois lentement & à pied des sentiers assez rudes, conduit par un homme que j’avois pris pour être mon guide, & dans lequel, durant toute la route, j’ai trouvé plutôt un ami qu’un mercenaire. Je voulois rêver, & j’en étois toujours détourné par quelque spectacle inattendu. Tantôt d’immenses roches pendoient en ruines au-dessus de ma tête. Tantôt de hautes & bruyantes cascades m’inondaient de leur épais brouillard. Tantôt un torrent éternel ouvroit à mes côtés un abyme dont les yeux n’osoient sonder la profondeur. Quelquefois je me perdois dans l’obscurité d’un bois touffu. Quelquefois en sortant d’un gouffre une agréable prairie réjouissoit tout à coup mes regards. Un mélange étonnant de la nature sauvage & de la nature cultivée, montroit par-tout la main des hommes, où l’on eût cru qu’ils n’avoient jamais pénétré: à côté d’une caverne on trouvoit des maisons; on voyoit des pampres secs où l’on n’eût cherché que des ronces, des vignes dans des terres éboulées, d’excellens fruits sur des rochers, & des champs dans des précipices.

Ce n’étoit pas seulement le travail des hommes qui rendoit ces pays étranges si bizarrement contrastés: la nature sembloit encore prendre plaisir à s’y mettre en opposition avec elle-même, tant on la trouvoit différente en un même lieu sous divers aspects. Au levant les fleurs du printems, au midi les fruits de l’automne, au nord les glaces de l’hiver: elle réunissoit toutes les saisons dans le même instant, tous les climats dans le même lieu, des terrains contraires sur le même sol, & formoit l’accord inconnu partout ailleurs des productions des plaines & de celles des Alpes. Ajoutez à tout cela les illusions de l’optique, les pointes des mons différemment éclairées, le clair-obscur du soleil & des ombres, & tous les accidens de lumiere qui en résultoient le matin & le soir; vous aurez quelque idée des scenes continuelles qui ne cesserent d’attirer mon admiration, & qui sembloient m’être offertes en un vrai théâtre; car la perspective des monts, étant verticale frappe les yeux tout à la fois & bien plus puissamment que celle des plaines, qui ne se voit qu’obliquement, en fuyant, & dont chaque objet vous en cache un autre.

J’attribuai durant la premiere journée, aux agrémens de cette variété, le calme que je sentois renaître en moi. J’admirois l’empire qu’ont sur nos passions les plus vives les êtres les plus insensibles, & je méprisois la philosophie de ne pouvoir pas même autant sur l’ame qu’une suite d’objets inanimés. Mais cet état paisible ayant duré la nuit & augmenté le lendemain, je ne tardai pas de juger qu’il avoit encore quelque autre cause qui ne m’étoit pas connue. J’arrivai ce jour là sur des montagnes les moins élevées, & parcourant ensuite leurs inégalités, sur celles des plus hautes qui étoient à ma portée. Après m’être promené dans les nuages, j’atteignois un séjour plus serein, d’où l’on voit dans la saison le tonnerre & l’orage se former au-dessous de soi; image trop vaine de l’ame du sage, dont l’exemple n’exist a jamais, ou n’existe qu’aux mêmes lieux d’où l’on en a tiré l’embleme.

Ce fut là que je démêlai sensiblement dans la pureté de l’air où je me trouvois, la véritable cause du changement de mon humeur, & du retour de cette paix intérieure que j’avois perdue depuis si long-temps. En effet, c’est une impression générale qu’éprouvent tous les hommes, quoiqu’ils ne l’observent pas tous, que sur les hautes montagnes, où l’air est pur & subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légereté dans le corps, plus de sérénité dans l’esprit, les plaisirs y sont moins ardens, les passions plus modérées. Les méditations y prennent je ne sais quel caractere grand & sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n’a rien d’âcre & de sensuel. Il semble qu’en s’élevant au-dessus du séjour des hommes, on y laisse tous les sentimens bas & terrestres, & qu’à mesure qu’on approche des régions éthérées, l’ame contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. On y est grave sans mélancolie, paisible sans indolence, content d’être & de penser: tous les désirs trop vifs s’émoussent; ils perdent cette pointe aigue qui les rend douloureux, ils ne laissent au fond du coeur qu’une émotion légere & douce, & c’est ainsi qu’un heureux climat fait servir à la félicité de l’homme les passions qui font ailleurs son tourment. Je doute qu’aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs pût tenir contre un pareil séjour prolongé, & je suis surpris que des bains de l’air salutaire & bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remedes de la médecine & de la morale.

Qui non palazzi, non teatro o loggia, Ma’n lor vece un’abete, un faggio, un pino Trà l’erba verde e’l bel monte vicino Levan di terra al Ciel nostr’intelletto .

Supposez les impressions réunies de ce que je viens de vous décrire, & vous aurez quelque idée de la situation délicieuse où je me trouvois. Imaginez la variété, la grandeur, la beauté de mille étonnans spectacles; le plaisir de ne voir autour de soi que des objets tout nouveaux, des aiseaux étranges, des plantes bizarres & inconnues, d’observer en quelque sorte une autre nature, & de se trouver dans un nouveau monde. Tout cela fait aux yeux un mélange inexprimable, dont le charme augmente encore par la subtilité de l’air qui rend les couleurs plus vives, les traits plus marqués, rapproche tous les poins de vue; les distances paroissant moindres que dans les plaines, où l’épaisseur de l’air couvre la terre d’un voile, l’horizon présente aux yeux plus d’objets qu’il semble n’en pouvoir contenir: enfin, le spectacle a je ne sais quoi de magique, de surnaturel, qui ravit l’esprit & les sens; on oublie tout, on s’oublie soi-même, on ne sait plus où l’on est.

J’aurois passé tout le tems de mon voyage dans le seul enchantement du paysage, si je n’en eusse éprouvé un plus doux encore dans le commerce des habitans. Vous trouverez dans ma description un léger crayon de leurs moeurs, de leur simplicité, de leur égalité d’ame, & de cette paisible tranquillité qui les rend heureux par l’exemption des peines plutôt que par le goût des plaisirs. Mais ce que je n’ai pu vous peindre & qu’on ne peut gueres imaginer, c’est leur humanité désintéressée, & leur zele hospitalier pour tous les étrangers que le hasard ou la curiosité conduisent parmi eux. J’en fis une épreuve surprenante, moi qui n’étois connu de personne & qui ne marchois qu’à l’aide d’un conducteur. Quand j’arrivois le soir dans un hameau, chacun venoit avec tant d’empressement m’offrir sa maison, que j’étois embarrassé du choix, & celui qui obtenoit la préférence en paroissoit si content que la premiere fois je pris cette ardeur pour de l’avidité. Mais je fus bien étonné quand, après en avoir usé chez mon hôte à peu près comme au cabaret, il refusa le lendemain mon argent, s’offensant même de ma proposition, & il en a par-tout été de même. Ainsi c’étoit le pur amour de l’hospitalité, communément assez tiede, qu’à sa vivacité j’avois pris pour l’âpreté du gain. Leur désintéressement fut si complet, que dans tout le voyage je n’ai pu trouver à placer un patagon. En effet, à quoi dépenser de l’argent dans un pays où les maîtres ne reçoivent point le prix de leurs fraix, ni les domestiques celui de leurs soins, & où l’on ne trouve aucun mendiant? Cependant l’argent est fort rare dans le haut-Valais, mais c’est pour cela que les habitans sont à leur aise: car les denrées y sont abondantes sans aucun débouché au-dehors, sans consommation de luxe au-dedans, & sans que le cultivateur montagnard, dont les travaux sont les plaisirs, devienne moins laborieux. Si jamais ils ont plus d’argent, ils seront infailliblement plus pauvres. Ils ont la sagesse de le sentir, & il y a dans le pays des mines d’or qu’il n’est pas permis d’exploiter.

J’étois d’abord fort surpris de l’opposition de ces usages avec ceux du bas-Valais, où, sur la route d’Italie, on rançonne assez durement les passagers, & j’avois peine à concilier dans un même peuple des manieres si différentes. Un Valaisan m’en expliqua la raison. Dans la vallée, me dit-il, les étrangers qui passent sont des marchands, & d’autres gens uniquement occupés de leur négoce & de leur gain. Il est juste qu’ils nous laissent une partie de leur profit, & nous les traitons comme ils traitent les autres. Mais ici, où nulle affaire n’appelle les étrangers, nous sommes sûrs que leur voyage est désintéressé; l’accueil qu’on leur fait l’est aussi. Ce sont des hôtes qui nous viennent voir parce qu’ils nous aiment, & nous les recevons avec amitié.

Au reste, ajouta-t-il en souriant, cette hospitalité n’est pas coûteuse, & peu de gens s’avisent d’en profiter. Ah! je le crois, lui répondis-je. Que feroit-on chez un peuple qui vit pour vivre, non pour gagner ni pour briller? Hommes heureux & dignes de l’être, j’aime à croire qu’il faut vous ressembler en quelque chose pour se plaire au milieu de vous.

Ce qui me paroissoit le plus agréable dans leur accueil, c’étoit de n’y pas trouver le moindre vestige de gêne ni pour eux ni pour moi. Ils vivoient dans leur maison comme si je n’y eusse pas été, & il ne tenoit qu’à moi d’y être comme si j’y eusse été seul. Ils ne connoissent point l’incommode vanité d’en faire les honneurs aux étrangers, comme pour les avertir de la présence d’un maître, dont on dépend au moins en cela. Si je ne disois rien, ils supposoient que je voulois vivre à leur maniere; je n’avois qu’à dire un mot pour vivre à la mienne, sans éprouver jamais de leur part la moindre marque de répugnance ou d’étonnement. Le seul compliment qu’ils me firent, après avoir sçu que j’étois Suisse, fut de me dire que nous étions freres, & que je n’avois qu’à me regarder chez eux comme étant chez moi. Puis ils ne s’embarrasserent plus de ce que je faisois, n’imaginant pas même que je pusse avoir le moindre doute sur la sincérité de leurs offres, ni le moindre scrupule à m’en prévaloir. Ils en usent entre eux avec la même simplicité; les enfans en âge de raison sont les égaux de leurs peres; les domestiques s’asseyent à table avec leurs maîtres; la même liberté regne dans les maisons & dans la République, & la famille est l’image de l’Etat.

La seule chose sur laquelle je ne jouissois pas de la liberté étoit la durée excessive des repas. J’étois bien le maître de ne pas mettre à table; mais quand j’y étois une fois, il y faloit rester une partie de la journée, & boire d’autant. Le moyen d’imaginer qu’un homme, & un Suisse, n’aimât pas à boire? En effet, j’avoue que le bon vin me paroit une excellente chose, & que je ne hais point à m’en égayer, pourvu qu’on ne m’y force pas. J’ai toujours remarqué que les gens faux sont sobres, & la grande réserve de la table annonce assez souvent des moeurs feintes & des ames doubles. Un homme franc craint moins ce babil affectueux & ces tendres épanchemens qui précedent l’ivresse; mais il faut savoir s’arrêter & prévenir l’exces. Voilà ce qu’il ne m’étoit guere possible de faire avec d’aussi déterminés buveurs que les Valaisans, des vins aussi violens que ceux du pays, & sur des tables où l’on ne vit jamais d’eau. Comment se résoudre à jouer si sottement le sage & à fâcher de si bonnes gens? Je m’enivrois donc par reconnoissance, & ne pouvant payer mon écot de ma bourse, je le payois de ma raison.

Un autre usage qui ne me gênoit guere moins, c’étoit de voir, même chez des Magistrats, la femme, & les filles de la maison, debout derriere ma chaise, servir à table comme des domestiques. La galanterie françoise se seroit d’autant plus tourmentée à réparer cette incongruité, qu’avec la figure des Valaisanes, des servantes mêmes rendroient leurs services embarrassans.Vous pouvez m’en croire, elles sont jolies puisqu’elles m’ont paru l’être. Des yeux accoutumés à vous voir sont difficiles en beauté.

Pour moi, qui respecte encore plus les usages des pays où je vis que ceux de la galanterie, je recevois leur service en silence, avec autant de gravité que Don Quichotte chez la Duchesse. J’opposois quelquefois en souriant les grandes barbes & l’air grossier des convives au teint éblouissant de ces jeunes beautés timides, qu’un mot faisoit rougir, & ne rendoit que plus agréables. Mais je fus un peu choqué de l’énorme ampleur de leur gorge qui n’a, dans sa blancheur éblouissante qu’un des avantages du modele que j’osois lui comparer; modele unique & voilé, dont les contours furtivement observés me peignent ceux de cette coupe célebre à qui le plus beau sein du monde servit de moule.

Ne soyez pas surprise de me trouver si savant sur des mysteres que vous cachez si bien: je le suis en dépit de vous; un sens en peut quelquefois instruire un autre: malgré la plus jalouse vigilance, il échappe à l’ajustement le mieux concerté quelques légers interstices, par lesquels la vue opere l’effet du toucher. L’oeil avide & téméraire s’insinue impunément sous les fleurs d’un bouquet; il erre sous la chenille & la gaze, & fait sentir à la main la résistance élastique qu’elle n’oseroit éprouver.

Parte appar delle mamme acerbe e crude, Parte altrui ne ricopre invida vesta. Invida, ma s’agli occhi il varco chiude, L’amoroso pensier già non arresta.

Je remarquoi aussi un grand défaut dans l’habillement des Valaisanes; c’est d’avoir des corps-de-robe si élevés par derriere qu’elles en paroissent bossues; cela fait un effet singulier avec leurs petites coeffures noires & le reste de leur ajustement, qui ne manque au surplus ni de simplicité ni d’élégance. Je vous porte un habit compet à la Valaisane, & j’espere qu’il vous ira bien; il a été pris sur la plus jolie taille du pays.

Tandis que je parcourois avec extase ces lieux si peu connus & si dignes d’être admirés, que faisiez-vous cependant, ma Julie? Etiez-vous oubliée de votre ami? Julie oubliée! Ne m’oublierois-je pas plutôt moi-même, & que pourrois-je un moment seul, moi qui ne suis plus rien que par vous? Je n’ai jamais mieux remarqué avec quel instinct je place en divers lieux notre existence commune selon l’état de mon ame. Quand je suis triste, elle se réfugie auprès de la vôtre, & cherche des consolations aux lieux où vous êtes; c’est ce que j’éprouvois en vous quittant. Quand j’ai du plaisir, je n’en saurois jouir seul, & pour le partager avec vous, je vous appelle alors où je suis. Voilà ce qui m’est arrivé durant toute cette course où la diversité des objets me rappelant sans cesse en moi-même, je vous conduisois par-tout avec moi. Je ne faisois pas un pas que nous ne le fissions ensemble. Je n’admirois pas une vue sans me hâter de vous la montrer. Tous les arbres que je rencontrois vous prêtoient leur ombre, tous les gazons vous servoient de siege. Tantôt, assis à vos côtés, je vous aidois à parcourir des yeux les objets; tantôt, à vos genoux, j’en contemplois un plus digne des regards d’un homme sensible. Rencontrois-je un pas difficile; je vous le voyois franchir avec la légereté d’un faon qui bondit après sa mere. Faloit-il traverser un torrent; j’osois presser dans mes bras une si douce charge; je passois le torrent lentement, avec délices, & voyois à regret le chemin que j’allois atteindre. Tout me rappeloit à vous dans ce séjour paisible; & les touchans attraits de la nature, & l’inaltérable pureté de l’air, & les moeurs simples des habitans, & leur sagesse égale & sûre, & l’aimable pudeur du sexe, & ses innocens grâces, & tout ce qui frappoit agréablement mes yeux & mon coeur leur peignoit celle qu’ils cherchent.

O ma Julie! disois-je avec attendrissement, que ne puis-je couler mes jours avec toi dans ces lieux ignorés, heureux de notre bonheur & non du regard des hommes! Que ne puis-je ici rassembler toute mon ame en toi seule, & devenir à mon tour l’univers pour toi! Charmes adorés, vous jouiriez alors des hommages qui vous sont dûs! Délices de l’amour, c’est alors que nos coeurs vous savoureroient sans cesse! Une longue & douce ivresse nous laisseroit ignorer le cours des ans: & quand enfin l’âge auroit calmé nos premiers feux, l’habitude de penser & sentir ensemble feroit succéder à leurs transports une amitié non moins tendre. Tous les sentimens honnêtes, nourris dans la jeunesse avec ceux de l’amour, en rempliroient un jour le vide immense; nous pratiquerions au sein de cet heureux peuple, & à son exemple, tous les devoirs de l’humanité: sans cesse nous nous unirions pour bien faire, & nous ne mourrions point sans avoir vécu.

La poste arrive, il faut finir ma lettre, & courir recevoir la vôtre. Que le coeur me bat jusqu’à ce moment! Hélas! j’étois heureux dans mes chimeres: mon bonheur fuit avec elles; que vais-je être en réalité?

LETTRE XXIV. A JULIE

Je réponds sur le champ à l’article de votre lettre qui regarde le payement, & n’ai, Dieu merci, nul besoin d’y réfléchir. Voici, ma Julie, quel est mon sentiment sur ce point.

Je distingue dans ce qu’on appelle honneur celui qui se tire de l’opinion publique, & celui qui dérive de l’estime de soi-même. Le premier consiste en vains préjugés plus mobiles qu’une onde agitée; le second a sa base dans les vérités éternelles de la morale. L’honneur du monde peut être avantageux à la fortune; mais il ne pénetre point dans l’ame & n’influe en rien sur le vrai bonheur. L’honneur véritable, au contraire, en forme l’essence, parce qu’on ne trouve qu’en lui ce sentiment permanent de satisfaction intérieure, qui seul, peut rendre heureux un être pensant. Appliquons, ma Julie, ces principes à votre question; elle sera bientôt résolue.

Que je m’érige en maître de philosophie, & prenne, comme ce fou de la Fable, de l’argent pour enseigner la sagesse; cet emploi paroîtra bas aux yeux du monde, & j’avoue qu’il a quelque chose de ridicule en soi: cependant comme aucun homme ne peut tirer sa subsistance absolument de lui-même, & qu’on ne sauroit l’en tirer de plus près que parson travail, nous mettrons ce mépris au rang des plus dangereux préjugés; nous n’aurons point la sottise de sacrifier la félicité à cette opinion insensée; vous ne m’enestimerez pas moins, & je n’en serai pas plus à plaindre, quand je vivrai des talens que j’ai cultivés.

Mais ici, ma Julie, nous avons d’autres considérations à faire. Laissons la multitude, & regardons en nous-mêmes. Que serai-je réellement à votre pere, en recevant de lui le salaire des leçons que je vous aurai données, & lui vendant une partie de mon tems, c’est-à-dire de ma personne? Un mercenaire, un homme à ses gages, une espece de valet, & il aura de ma part, pour garant de sa confiance, & pour sûreté de ce qui lui appartient, ma foi tacite, comme celle du dernier de ses gens.

Or quel bien plus précieux peut avoir un pere que sa fille unique, fût-ce même une autre que Julie? Que fera donc celui qui lui vend ses services? Fera-t-il taire ses sentimens pour elle? Ah! tu sais si cela se peut! ou bien, se livrant sans scrupule au penchant de son coeur, offensera-t-il dans la partie la plus sensible celui à qui il doit fidélité? Alors je ne vois plus dans un tel maître qu’un perfide qui foule aux pieds les droits les plus sacrés, un traître, un séducteur domestique que les loix condamnent très-justement à la mort. J’espere que celle à qui je parle sait m’entendre; ce n’est pas la mort que je crains, mais la honte d’en être digne, & le mépris de moi-même.

Quand les lettres d’Héloise & d’Abélard tomberent entre vos mains, vous savez ce que je vous dis de cette lecture & de la conduite du Théologien. J’ai toujours plaint Héloise; elle avoit un coeur fait pour aimer: mais Abélard ne m’a jamais paru qu’un misérable digne de son sort, & connoissant aussi peu l’amour que la vertu. Après l’avoir jugé faudra-t-il que je l’imite? Malheur à quiconque prêche une morale qu’il ne veut pas pratiquer! Celui qu’aveugle sa passion jusqu’à ce point en est bientôt puni par elle, & perd le goût des sentimens auxquels il a sacrifié son honneur. L’amour est privé de son plus grand charme quand l’honnêteté l’abandonne; pour en sentir tout le prix, il faut que le coeur s’y complaise, & qu’il nous éleve en élevant l’objet aimé. Otez l’idée de la perfection, vous ôtez l’enthousiasme; ôtez l’estime, & l’amour n’est plus rien. Comment une femme pourroit-elle honorer un homme qui se déshonore? Comment pourra-t-il adorer lui-même celle qui n’a pas craint de s’abandonner à un vil corrupteur? Ainsi, bientôt ils se mépriseront mutuellement, l’amour ne sera plus pour eux qu’un honteux commerce, ils auront perdu l’honneur, & n’auront point trouvé la félicité.

Il n’en est pas ainsi, ma Julie, entre deux amans de même âge, tous deux épris du même feu, qu’un mutuel attachement unit, qu’aucun lien particulier ne gêne, qui jouissent tous deux de leur premiere liberté, & dont aucun droit ne proscrit l’engagement réciproque. Les loix les plus séveres ne peuvent leur imposer d’autre peine que le prix même de leur amour; la seule punition de s’être aimés est l’obligation de s’aimer à jamais; & s’il est quelques malheureux climats au monde où l’homme barbare brise ces innocentes chaînes, il en est puni, sans doute, par les crimes que cette contrainte engendre.

Voilà mes raisons, sage & vertueuse Julie, elles ne sont qu’un froid commentaire de celles que vous m’exposâtes avec tant d’énergie & de vivacité dans une de vos lettres; mais c’en est assez pour vous montrer combien je m’en suis pénétré. Vous vous souvenez que je n’insistai point sur mon refus, & que malgré la répugnance que le préjugé m’a laissée, j’acceptai vos dons en silence, ne trouvant point en effet, dans le véritable honneur de solide raison pour les refuser. Mais ici le devoir, la raison, l’amour même, tout parle d’un ton que je ne peux méconnoître. S’il faut choisir entre l’honneur & vous, mon coeur est prêt à vous perdre. Il vous aime trop, ô Julie! pour vous conserver à ce prix.

LETTRE XXV. DE JULIE

La relation de votre voyage est charmante, mon bon ami; elle me feroit aimer celui qui l’a écrite, quand même je ne le connoitrois pas. J’ai pourtant à vous tancer sur un passage dont vous vous doutez bien; quoique je n’aye pu m’empêcher de rire de la ruse avec laquelle vous vous êtes mis à l’abri du Tasse, comme derriere un rempart. Eh! comment ne sentiez-vous point qu’il y a bien de la différence entre écrire au public ou à sa maîtresse? L’amour, si craintif, si scrupuleux, n’exige-t-il pas plus d’égards que la bienséance? Pouviez-vous ignorer que ce style n’est pas de mon goût, & cherchiez-vous à me déplaire? Mais en voilà déjà trop, peut-être, sur un sujet qu’il ne faloit point relever. Je suis d’ailleurs, trop occupée de votre seconde lettre pour répondre en détail à la premiere. Ainsi, mon ami, laissons le Valais pour une autre fois, & bornons-nous maintenant à nos affaires; nous serons assez occupés.

Je savois le parti que vous prendriez. Nous nous connoissons trop bien pour en être encore à ces élémens. Si jamais la vertu nous abandonne, ce ne sera pas, croyez-moi, dans les occasions qui demandent du courage & des sacrifices. Le premier mouvement aux attaques vives est de résister; & nous vaincrons, je l’espere, tant que l’ennemi nous avertira de prendre les armes. C’est au milieu du sommeil, c’est dans le sein d’un doux repos, qu’il faut se défier des surprises; mais c’est sur-tout la continuité des maux qui rend leur poids insupportable, & l’ame résiste bien plus aisément aux vives douleurs qu’à la tristesse prolongée. Voilà, mon ami, la dure espece de combat que nous aurons désormois à soutenir: ce ne sont point des actions héroiques que le devoir nous demande, mais une résistance plus héroique encore à des peines sans relâche.

Je l’avois trop prévu; le tems du bonheur est passé comme un éclair; celui des disgrâces commence, sans que rien m’aide à juger quand il finira. Tout m’alarme & me décourage; une langueur mortelle s’empare de mon ame; sans sujet bien précis de pleurer, des pleurs involontaires s’échappent de mes yeux; je ne lis pas dans l’avenir des maux inévitables; mais je cultivois l’espérance & la vois flétrir tous les jours. Que sert, hélas! d’arroser le feuillage quand l’arbre est coupé par le pied?

Je le sens, mon ami, le poids de l’absence m’accable. Je ne puis vivre sans toi, je le sens; c’est ce qui m’effraye le plus. Je parcours cent fois le jour les lieux que nous habitions ensemble, & ne t’y trouve jamais. Je t’attends à ton heure ordinaire; l’heure passe, & tu ne viens point. Tous les objets que j’apperçois me portent quelque idée de ta présence pour m’avertir que je t’ai perdu. Tu n’as point ce supplice affreux. Ton coeur seul peut te dire que je te manque. Ah! si tu savois quel pire tourment c’est de rester quand on se sépare, combien tu préférerois ton état au mien!

Encore si j’osois gémir! si j’osois parler de mes peines, je me sentirois soulagée des maux dont je pourrois me plaindre. Mais, hors quelques soupirs exhalés en secret dans le sein de ma cousine, il faut étouffer tous les autres; il faut contenir mes larmes; il faut sourire quand je me meurs.

Sentirsi, oh Dei, morir; E non poter mai dir: Morir mi sento!

Le pis est que tous ces maux aggravent sans cesse mon plus grand mal, & que plus ton souvenir me désole, plus j’aime à me le rappeler. Dis-moi, mon ami, mon doux ami! sens-tu combien un coeur languissant est tendre, & combien la tristesse fait fermenter l’amour?

Je voulois vous parler de mille choses; mais outre qu’il faut mieux attendre de savoir positivement où vous êtes, il ne m’est pas possible de continuer cette lettre dans l’état où je me trouve en l’écrivant. Adieu, mon ami; je quitte la plume, mais croyez que je ne vous quitte pas.

BILLET

J’écris, par un batelier que je ne connois point, ce billet à l’adresse ordinaire, pour donner avis que j’ai choisi mon asyle à Meillerie sur la rive opposée; afin de jouir au moins de la vue du lieu dont je n’ose approcher.

LETTRE XXVI. A JULIE

Que mon état est changé dans peu de jours! Que d’amertumes se mêlent à la douceur de me rapprocher de vous! Que de tristes réflexions m’assiégent! Que de traverses mes craintes me font prévoir! O Julie! que c’est un fatal présent du Ciel qu’une ame sensible! Celui qui l’a reçu doit s’attendre à n’avoir que peine & douleur sur la terre. Vil jouet de l’air & des saisons, le soleil ou les brouillards, l’air couvert ou serein régleront sa destinée, & il sera content ou triste, au gré des vents. Victime des préjugés, il trouvera dans d’absurdes maximes un obstacle invincible aux justes voeux de son coeur. Les hommes le puniront d’avoir des sentimens droits de chaque chose, & d’en juger par ce qui est véritable plutôt que par ce qui est de convention. Seul il suffiroit pour faire sa propre misere, en se livrant indiscretement aux attraits divins de l’honnête & du beau, tandis que les pesantes chaînes de la nécessité l’attachent à l’ignominie. Il cherchera la félicité suprême sans se souvenir qu’il est homme: son coeur & sa raison seront incessamment en guerre, & des désirs sans bornes lui prépareront d’éternelles privations.

Telle est la situation cruelle où me plongent le sort qui m’accable, & mes sentimens qui m’élevent, & ton pere qui me méprise, & toi qui fais le charme & le tourment de ma vie. Sans toi, beauté fatale! je n’aurois jamais senti ce contraste insupportable de grandeur au fond de mon ame & de bassesse dans ma fortune; j’aurois vécu tranquille & serois mort content, sans daigner remarquer quel rang j’avois occupé sur la terre. Mais t’avoir vue & ne pouvoir te posséder, t’adorer & n’être qu’un homme, être aimé & ne pouvoir être heureux, habiter les mêmes lieux & ne pouvoir vivre ensemble! O Julie à qui je ne puis renoncer! O destinée que je ne puis vaincre! Quels combats affreux vous excitez en moi, sans pouvoir jamais surmonter mes désirs ni mon impuissance!

Quel effet bizarre & inconcevable! Depuis que je suis rapproché de vous, je ne roule dans mon esprit que des pensers funestes. Peut-être le séjour où je suis contribue-t-il à cette mélancolie; il est triste & horrible; il en est plus conforme à l’état de mon ame, & je n’en habiterois pas si patiemment un plus agréable. Une file de rochers stériles borde la côte, & environne mon habitation que l’hiver rend encore plus affreuse. Ah! je le sens, ma Julie, s’il faloit renoncer à vous, il n’y auroit plus pour moi d’autre séjour ni d’autre saison.

Dans les violens transports qui m’agitent je ne saurois demeurer en place; je cours, je monte avec ardeur, je m’élance sur les rochers; je parcours à grands pas tous les environs, & trouve par-tout dans les objets la même horreur qui regne au dedans de moi. On n’aperçoit plus de verdure, l’herbe est jaune & flétrie, les arbres sont dépouillés, le séchard & la froide bise entassent la neige & les glaces, & toute la nature est morte à mes yeux, comme l’espérance au fond de mon coeur.

Parmi les rochers de cette côte, j’ai trouvé dans un abri solitaire, une petite esplanade d’où l’on découvre à plein la ville heureuse où vous habitez. Jugez avec quelle avidité mes yeux se porterent vers ce séjour chéri. Le premier jour, je fis mille efforts pour y discerner votre demeure; mais l’extrême éloignement les rendit vains, & je m’aperçus que mon imagination donnoit le change à mes yeux fatigués. Je courus chez le Curé emprunter un télescope avec lequel je vis ou crus voir votre maison, & depuis ce tems je passe les jours entiers dans cet asyle à contempler ces murs fortunés qui renferment la source de ma vie. Malgré la saison je m’y rends dès le matin & n’en reviens qu’à la nuit. Des feuilles & quelques bois secs que j’allume servent, avec mes courses, à me garantir du froid excessif. J’ai pris tant de goût pour ce lieu sauvage que j’y porte même de l’encre & du papier, & j’y écris maintenant cette lettre sur un quartier que les glaces ont détaché du rocher voisin.

C’est là, ma Julie, que ton malheureux amant acheve de jouir des derniers plaisirs qu’il goûtera peut-être en ce monde. C’est de-là qu’à travers les airs & les murs, il ose en secret pénétrer jusque dans ta chambre. Tes traits charmans le frappent encore; tes regards tendres raniment son coeur mourant; il entend le son de ta douce voix; il ose chercher encore en tes bras ce délire qu’il éprouva dans le bosquet. Vain fantôme d’une ame agitée qui s’égare dans ses désirs! Bientôt forcé de rentrer en moi-même, je te contemple au moins dans le détail de ton innocente vie: je suis de loin les diverses occupations de ta journée, & je me les représente dans les tems & les lieux où j’en fus quelquefois l’heureux témoin. Toujours je te vois vaquer à des soins qui te rendent plus estimable, & mon coeur s’attendrit avec délices sur l’inépuisable bonté du tien. Maintenant, me dis-je au matin, elle sort d’un paisible sommeil, son teint a la fraîcheur de la rose, son ame jouit d’une douce paix; elle offre à celui dont elle tient l’être un jour qui ne sera point perdu pour la vertu. Elle passe à présent chez sa mere: les tendres affections de son coeur s’épanchent avec les auteurs de ses jours, elle les soulage dans le détail des soins de la maison; elle fait peut-être la paix d’un domestique imprudent, elle lui fait peut-être une exhortation secrete; elle demande peut-être une grâce pour un autre. Dans un autre tems, elle s’occupe sans ennui des travaux de son sexe, elle orne son ame de connoissances utiles, elle ajoute à son goût exquis les agrémens des beaux-arts, & ceux de la danse à sa légereté naturelle. Tantôt je vois une élégante & simple parure orner des charmes qui n’en ont pas besoin; ici je la vois consulter un Pasteur vénérable sur la peine ignorée d’une famille indigente; là, secourir ou consoler la triste veuve & l’orphelin délaissé. Tantôt elle charme une honnête société par ses discours sensés & modestes; tantôt, en riant avec ses compagnes, elle ramene une jeunesse folâtre au ton de la sagesse & des bonnes moeurs. Quelques moments, ah! pardonne! j’ose te voir même t’occuper de moi, je vois tes yeux attendris parcourir une de mes lettres; je lis dans leur douce langueur que c’est à ton amant fortuné que s’adressent les lignes que tu traces, je vois que c’est de lui que tu parles à ta cousine avec une si tendre émotion. O Julie! ô julie! Et nous ne serions pas unis? Et nos jours ne couleroient pas ensemble? Et nous pourrions être séparés pour toujours? Non, que jamais cette affreuse idée ne se présente à mon esprit! En un instant elle change tout mon attendrissement en fureur; la rage me fait courir de caverne en caverne; des gémissemens & des cris m’échappent malgré moi; je rugis comme une lionne irritée; je suis capable de tout, hors de renoncer à toi, & il n’y a rien, non, rien que je ne fasse pour te posséder ou mourir.

J’en étois ici de ma lettre, & je n’attendois qu’une occasion sûre pour vous l’envoyer, quand j’ai reçu de Sion la derniere que vous m’y avez écrite. Que la tristesse qu’elle respire a charmé la mienne! Que j’y ai vu un frappant exemple de ce que vous me disiez de l’accord de nos ames dans les lieux éloignés! Votre affliction, je l’avoue, est plus patiente; la mienne est plus emportée; mais il faut bien que le même sentiment prenne la teinture des caracteres qui l’éprouvent, & il est bien naturel que les plus grandes pertes causent les plus grandes douleurs. Que dis-je, des pertes? Eh! qui les pourroit supporter? Non, connoissez-le enfin, ma Julie, un éternel arrêt du Ciel nous destina l’un pour l’autre; c’est la premiere loi qu’il faut écouter; c’est le premier soin de la vie de s’unir à qui doit nous la rendre douce. Je le vois, j’engémis, tu t’égares dans tes vains projets, tu veux forcer des barrieres insurmontables, & négliges les seuls moyens possibles; l’enthousiasme de l’honnêteté t’ôte la raison, & ta vertu n’est plus qu’un délire.

Ah! si tu pouvois rester toujours jeune & brillante comme à présent, je ne demanderois au Ciel que de te savoir éternellement heureuse, te voir tous les ans de ma vie une fois, une seule fois, & passer le reste de mes jours à contempler de loin ton asyle, à t’adorer parmi ces rochers. Mais hélas! vois la rapidité de cet astre qui jamais n’arrête; il vole & le tems fuit, l’occasion s’échappe, ta beauté, ta beauté même aura son terme; elle doit décliner & périr un jour comme une fleur qui tombe sans avoir été cueillie; & moi cependant je gémis, je souffre, ma jeunesse s’use dans les larmes, & se flétrit dans la douleur. Pense, pense, Julie, que nous comptons déjà des années perdues pour le plaisir. Pense qu’elles ne reviendront jamais; qu’il en sera de même de celles qui nous restent si nous les laissons échapper encore. O amante aveuglée! tu cherches un chimérique bonheur pour un tems où nous ne serons plus; tu regardes un avenir éloigné, & tu ne vois pas que nous nous consumons sans cesse, & que nos ames, épuisées d’amour & de peines, se fondent & coulent comme l’eau. Reviens, il en est tems encore, reviens, ma Julie, de cette erreur funeste. Laisse-là tes projets & sois heureuse. Viens, ô mon ame! dans les bras de ton ami, réunir les deux moitiés de notre être; viens à la face du Ciel, guide de notre fuite & témoin de nos sermens, jurer de vivre & mourir l’un à l’autre. Ce n’est pas toi, je le sais, qu’il faut rassurer contre la crainte de l’indigence. Soyons heureux & pauvres, ah! quel trésor nous aurons acquis! Mais ne faisons point cet affront à l’humanité, de croire qu’il ne restera pas sur la terre entiere un asyle à deux amans infortunés. J’ai des bras, je suis robuste; le pain gagné par mon travail te paroîtra plus délicieux que les mets des festins. Un repas apprêté par l’amour peut-il jamais être insipide? Ah! tendre & chére amante, dussions-nous n’être heureux qu’un seul jour, veux-tu quitter cette courte vie sans avoir goûté le bonheur?

Je n’ai plus qu’un mot à vous dire, ô Julie! vous connoissez l’antique usage du rocher de Leucate, dernier refuge de tant d’amans malheureux. Ce lieu-ci lui ressemble à bien des égards. La roche est escarpée, l’eau est profonde, & je suis au désespoir.

LETTRE XXVII. DE CLAIRE

Ma douleur me laisse à peine la force de vous écrire. Vos malheurs & les miens sont au comble. L’aimable Julie est à l’extrémité & n’a peut-être pas deux jours à vivre. L’effort qu’elle fit pour vous éloigner d’elle commença d’altérer sa santé. La premiere conversation qu’elle eut sur votre compte avec son pere y porta de nouvelles attaques: d’autres chagrins plus récens ont accru ses agitations, & votre derniere lettre à fait le reste. Elle en fut si vivementé émue qu’apres avoir passé une nuit dans d’affreux combats, elle tomba hier dans l’acces d’une fievre ardente qui n’a fait qu’augmenter sans cesse, & lui a enfin donné le transport. Dans cet état elle vous nomme à chaque instant, & parle de vous avec une véhémence qui montre combien elle en est occupée. On éloigne son pere autant qu’il est possible; cela prouve assez que ma tante a conçu des soupçons: elle m’a même demandé avec inquiétude si vous n’étiez pas de retour, & je vois que le danger de sa fille, effaçant pour le moment toute autre considération, elle ne seroit pas fâchée de vous voir ici.

Venez donc, sans différer. J’ai pris ce bateau exprès pour vous porter cette lettre; il est à vos ordres, servez-vous en pour votre retour, & sur-tout ne perdez pas un moment si vous voulez revoir la plus tendre amante qui fut jamais.

LETTRE XXVIII. DE JULIE A CLAIRE

Que ton absence me rend amere la vie que tu m’as rendue! Quelle convalescence! Une passion plus terrible que la fievre & le transport m’entraîne à ma perte. Cruelle! tu me quittes quand j’ai plus besoin de toi; tu m’a quittée pour huit jours, peut-être ne me reverras-tu jamais. O si tu savois ce que l’insensé m’ose proposer!… & de quel ton!… m’enfuir! le suivre! m’enlever!… le malheureux!… de qui me plains-je? mon coeur, mon indigne coeur m’en dit cent fois plus que lui… grand Dieu! que seroit-ce, s’il savoit tout?…il en deviendroit furieux, je serois entraînée, il faudroit partir… je frémis…

Enfin mon pere m’a donc vendue! il fait de sa fille une marchandise, une esclave, il s’acquitte à mes dépens! il paye sa vie de la mienne!… car, je le sens bien, je n’y survivrai jamais….. pere barbare & dénaturé, mérite-t-il… quoi! mériter? c’est le meilleur des peres; il veut unir sa fille à son ami, voilà son crime. Mais ma mere, ma tendre mere! quel mal m’a-t-elle fait?… Ah beaucoup! elle m’a trop aimée, elle m’a perdue.

Claire, que ferai-je? que deviendrai-je? Hanz ne vient point. Je ne sais comment t’envoyer cette lettre. Avant que tu la reçoives… avant que tu sois de retour… qui sait…. fugitive, errante, déshonorée…c’en est fait, c’en est fait, la crise est venue. Un jour, une heure, un moment, peut-être… qui est-ce qui sait éviter son sort?…O dans quelque lieu que je vive & que je meure; en quelque asyle obscur que je traîne ma honte & mon désespoir, Claire, souviens-toi de ton amie… Hélas! la misere & l’opprobre changent les coeurs…Ah! si jamais le mien t’oublie, il aura beaucoup changé!

LETTRE XXIX. DE JULIE A CLAIRE

Reste ah! reste, ne reviens jamais: tu viendrois trop tard. Je ne dois plus te voir; comment soutiendrois-je ta vue?

Où étois-tu, ma douce amie, ma sauvegarde, mon ange tutélaire? Tu m’as abandonnée, & j’ai péri. Quoi! ce fatal voyage étoit-il si nécessaire ou si pressé? Pouvois-tu me laisser à moi-même dans l’instant le plus dangereux de ma vie? Que de regrets tu t’es préparés par cette coupable négligence! Ils seront éternels ainsi que mes pleurs. Ta perte n’est pas moins irréparable que la mienne, & une autre amie digne de toi n’est pas plus facile à recouvrer que mon innocence.

Qu’ai-je dit, misérable? Je ne puis ni parler ni me taire. Que sert le silence quand le remords crie? L’univers entier ne me reproche-t-il pas ma faute? Ma honte n’est-elle pas écrite sur tous les objets? Si je ne verse mon coeur dans le tien il faudra que j’étouffe. Et toi, ne te reproches-tu rien, facile & trop confiante amie? Ah! que ne me trahissois-tu? C’est ta fidélité, ton aveugle amitié, c’est ta malheureuse indulgence qui m’a perdue.

Quel démon t’inspira de le rappeler, ce cruel qui fait mon opprobre? Ses perfides soins devoient-ils me redonner la vie pour me la rendre odieuse? Qu’il fuie à jamais, le barbare! qu’un reste de pitié le touche; qu’il ne vienne plus redoubler mes tourmens par sa présence; qu’il renonce au plaisir féroce de contempler me larmes. Que dis-je, hélas! il n’est point coupable; c’est moi seule qui le suis; tous mes malheurs sont mon ouvrage, & je n’ai rien à reprocher qu’à moi. Mais le vice a déjà corrompu mon ame; c’est le premier de ses effets de nous faire accuser autrui de nos crimes.

Non, non, jamais il ne fut capable d’enfreindre ses sermens. Son coeur vertueux ignore l’art abject d’outrager ce qu’il aime. Ah! sans doute il sait mieux aimer que moi, puisqu’il sait mieux se vaincre. Cent fois mes yeux furent témoins de ses combats & de sa victoire; les siens étincelloient du feu de ses désirs, il s’élançoit vers moi dans l’impétuosité d’un transport aveugle, il s’arrêtoit tout-à-coup; une barriere insurmontable sembloit m’avoir entourée, & jamais son amour impétueux, mais honnête, ne l’eût franchie. J’osai trop contempler ce dangereux spectacle. Je me sentois troubler de ses transports, ses soupirs oppressoient mon coeur; je partageois ses tourmens en ne pensant que les plaindre. Je le vis dans des agitations convulsives, prêt à s’évanouir à mes pieds. Peut-être l’amour seul m’auroit épargnée; ô ma cousine! c’est la pitié qui me perdit.

Il sembloit que ma passion funeste voulût se couvrir, pour me séduire, du masque de toutes les vertus. Ce jour même il m’avoit pressée avec plus d’ardeur de le suivre. C’étoit désoler le meilleur des peres; c’étoit plonger le poignard dans le sein maternel; je résistai, je rejetai ce projet avec horreur. L’impossibilité de voir jamais nos voeux accomplis, le mystere qu’il faloit lui faire de cette impossibilité, le regret d’abuser un amant si soumis & si tendre, après avoir flatté son espoir, tout abattoit mon courage, tout augmentoit ma foiblesse, tout aliénoit ma raison, il faloit donner la mort aux auteurs de mes jours, à mon amant, ou à moi-même. Sans savoir ce que je faisois, je choisis ma propre infortune. J’oublai tout & ne me souvins que de l’amour; C’est ainsi qu’un instant d’égarement m’a perdue à jamais. Je suis tombée dans l’abîme d’ignominie dont une fille ne revient point; & si je vis, c’est pour être plus malheureuse.

Je cherche en gémissant quelque reste de consolation sur la terre. Je n’y vois que toi, mon aimable amie; ne me prive pas d’une si charmante ressource, je t’en conjure; ne m’ôte pas les douceurs de ton amitié. J’ai perdu le droit d’y prétendre, mais jamais je n’en eus si grand besoin. Que la pitié supplée à l’estime. Viens, ma chere, ouvrir ton ame à mes plaintes; viens recueillir les larmes de ton amie, garantis-moi, s’il se peut, du mépris de moi-même, & fais-moi croire que je n’ai pas tout perdu puisque ton coeur me reste encore.

LETTRE XXX. REPONSE

Fille infortunée! Hélas! qu’as-tu fait? Mon Dieu! tu étois si digne d’être sage! Que te dirai-je dans l’horreur de ta situation, & dans l’abattement où elle te plonge? Acheverai-je d’accabler ton pauvre coeur, ou t’offrirai-je des consolations qui se refusent au mien? Te montrerai-je les objets tels qu’ils sont, ou tels qu’il te convient de les voir? Sainte & pure amitié! porte à mon esprit tes douces illusions, & dans la tendre pitié que tu m’inspires, abuse-moi la premiere sur des maux que tu ne peux plus guérir.

J’ai craint, tu le sais, le malheur dont tu gémis. Combien de fois je te l’ai prédit sans être écoutée!… il est l’effet d’une téméraire confiance… Ah! ce n’est plus de tout cela qu’il s’agit. J’aurois trahi ton secret, sans doute, si j’avois pu te sauver ainsi: mais j’ai lu mieux que toi dans ton coeur trop sensible; je le vis se consumer d’un feu dévorant que rien ne pouvoit éteindre. Je sentis dans ce coeur palpitant d’amour qu’il faloit être heureuse ou mourir, &, quand la peur de succomber te fit bannir ton amant avec tant de larmes, je jugeai que bientôt tu ne serois plus, ou qu’il seroit bientôt rappellé. Mais quel fut mon effroi, quand je te vis dégoûtée de vivre, & si près de la mort! N’accuse ni ton amant ni toi d’une faute dont je suis la plus coupable, puisque je l’ai prévue sans la prévenir.

Il est vrai que je partis malgré moi; tu le vis, il falut obéir; si je t’avois crue si près de ta perte, on m’auroit plutôt mise en pieces que de m’arracher à toi. Je m’abusai sur le moment du péril. Foible & languissante encore, tu me parus en sûreté contre une si courte absence: je ne prévis pas la dangereuse alternative où tu t’allois trouver; j’oubliai que ta propre faiblesse laissoit ce coeur abattu moins en état de se défendre contre lui-même. J’en demande pardon au mien, j’ai peine à me repentir d’une erreur qui t’a sauvé la vie; je n’ai pas ce dur courage qui te faisoit renoncer à moi; je n’aurois pu te perdre sans un mortel désespoir, & j’aime encore mieux que tu vives & que tu pleures.

Mais pourquoi tant de pleurs, chére & douce amie? Pourquoi ces regrets plus grands que ta faute, & ce mépris de toi-même que tu n’as pas mérité? Une foiblesse effacera-t-elle tant de sacrifices, & le danger même dont tu sors n’est-il pas une preuve de ta vertu? Tu ne penses qu’à ta défaite & oublies tous les triomphes pénibles qui l’ont précédée. Si tu as plus combattu que celles qui résistent, n’as-tu pas plus fait pour l’honneur qu’elles? Si rien ne peut te justifier, songe au moins à ce qui t’excuse. Je connois à peu près ce qu’on appelle amour; je saurai toujours résister aux transports qu’il inspire; mais j’aurois fait moins de résistance à un amour pareil au tien, & sans avoir été vaincue, je suis moins chaste que toi.

Ce langage te choquera; mais ton plus grand malheur est de l’avoir rendu nécessaire, je donnerois ma vie pour qu’il ne te fût pas propre; car je hais les mauvaises maximes encore plus que les mauvaises actions. Si la faute étoit à commettre, que j’eusse la bassesse de te parler ainsi, & toi celle de m’écouter, nous serions toutes deux les dernieres des créatures. A présent, ma chere, je dois te parler ainsi, & tu dois m’écouter, ou tu es perdue; car il reste en toi mille adorables qualités que l’estime de toi-même peut seule conserver, qu’un exces de honte & l’abjection qui le suit détruiroit infailliblement, & c’est sur ce que tu croiras valoir encore que tu vaudras en effet.

Garde-toi donc de tomber dans un abattement dangereux qui t’aviliroit plus que ta foiblesse. Le véritable amour est-il fait pour dégrader l’âme? Qu’une faute que l’amour a commise ne t’ôte point ce noble enthousiasme de l’honnête & du beau, qui t’éleva toujours au-dessus de toi-même. Une tache paroît-elle au soleil? Combien de vertus te restent pour une qui s’est altérée! En seras-tu moins douce, moins sincere, moins modeste, moins bienfaisante? En seras-tu moins digne, en un mot, de tous nos hommages? L’honneur, l’humanité, l’amitié, le pur amour en seront-ils moins chers à ton coeur? En aimeras-tu moins les vertus mêmes que tu n’auras plus? Non, chére & bonne Julie, ta Claire en te plaignant t’adore; elle sait, elle sent qu’il n’y a rien de bien qui ne puisse encore sortir de ton ame. Ah! crois-moi, tu pourrois beaucoup perdre avant qu’aucune autre plus sage que toi te valût jamais.

Enfin tu me restes; je puis me consoler de tout, hors de te perdre. Ta premiere lettre m’a fait frémir. Elle m’eût presque fait désirer la seconde, si je ne l’avois reçue en même tems. Vouloir délaisser son amie! projeter de s’enfuir sans moi! Tu ne parles point de ta plus grande faute. C’étoit de celle-là qu’il faloit cent fois plus rougir. Mais l’ingrate ne songe qu’à son amour… Tiens, je t’aurois été tuer au bout du monde.

Je compte avec une mortelle impatience les momens que je suis forcée à passer loin de toi. Ils se prolongent cruellement. Nous sommes encore pour six jours à Lausanne, après quoi je volerai vers mon unique amie. J’irai la consoler ou m’affliger avec elle, essuyer ou partager ses pleurs. Je ferai parler dans ta douleur moins l’inflexible raison que la tendre amitié. Chere cousine, il faut gémir, nous aimer, nous taire, &, s’il se peut, effacer à force de vertus une faute qu’on ne répare point avec des larmes! Ah! ma pauvre Chaillot!

LETTRE XXXI. A JULIE

Quel prodige du Ciel es-tu donc, inconcevable Julie! & par quel art, connu de toi seule, peux-tu rassembler dans un coeur tant de mouvemens incompatibles? Ivre d’amour & de volupté, le mien nage dans la tristesse; je souffre & languis de douleur au sein de la félicité suprême, & je me reproche comme un crime l’exces de mon bonheur. Dieu! quel tourment affreux de n’oser se livrer tout entier à nul sentiment, de les combattre incessamment l’un par l’autre, & d’allier toujours l’amertume au plaisir! Il vaudroit mieux cent fois n’être que misérable.

Que me sert, hélas! d’être heureux? Ce ne sont plus mes maux, mais les tiens que j’éprouve, & ils ne m’en sont que plus sensibles. Tu veux en vain me cacher tes peines; je les lis malgré toi dans la langueur & l’abattement de tes yeux. Ces yeux touchans peuvent-ils dérober quelque secret à l’amour? Je vois, je vois sous une apparente sérénité les déplaisirs cachés qui t’assiegent, & ta tristesse, voilée d’un doux sourire, n’en est que plus amere à mon coeur.

Il n’est plus tems de me rien dissimuler. J’étois hier dans la chambre de ta mere; elle me quitte un moment; j’entends des gémissemens qui me percent l’ame, pouvois-je à cet effet méconnoître leur source? Je m’approche du lieu d’où ils semblent partir; j’entre dans ta chambre, je pénetre jusqu’à ton cabinet. Que devins-je en entrouvrant la porte, quand j’apperçus celle qui devroit être sur le trône de l’Univers assise à terre, la tête appuyée sur un fauteuil inondé de ses larmes? Ah! j’aurois moins souffert s’il l’eût été de mon sang! De quels remords je fus à l’instant déchiré? Mon bonheur devint mon supplice; je ne sentis plus que tes peines, & j’aurois racheté de ma vie tes pleurs & tous mes plaisirs. Je voulois me précipiter à tes pieds, je voulois essuyer de mes levres ces précieuses larmes, les recueillir au fond de mon coeur, mourir ou les tarir pour jamais, j’entends revenir ta mere, il faut retourner brusquement à ma place, j’emporte en moi toutes tes douleurs, & des regrets qui ne finiront qu’avec elles.

Que je suis humilié, que je suis avili de ton repentir! Je suis donc bien méprisable, si notre union te soit mépriser de toi-même, & si le charme de mes jours est le supplice des tiens? Sois plus juste envers toi, ma Julie; vois d’un oeil moins prévenu les sacrés liens que ton coeur a formés. N’as-tu pas suivi les plus pures loix de la nature? N’as-tu pas librement contracté le plus saint des engagemens? Qu’as-tu fait que les loix divines & humaines ne puissent & ne doivent autoriser? Que manque-t-il au noeud qui nous joint qu’une déclaration publique? Veuille être à moi, tu n’es plus coupable. O mon épouse! O ma digne & chaste compagne! O charme & bonheur de ma vie! non, ce n’est point ce qu’a fait ton amour qui peut être un crime, mais ce que tu lui voudrois ôter: ce n’est qu’en acceptant un autre époux que tu peux offenser l’honneur. Sois sans cesse à l’ami de ton coeur pour être innocente. La chaîne qui nous lie est légitime, l’infidélité seule qui la romproit seroit blâmable, & c’est désormois à l’amour d’être garant de la vertu.

Mais quand ta douleur seroit raisonnable, quand tes regrets seroient fondés, pourquoi m’en dérobes-tu ce qui m’appartient? Pourquoi mes yeux ne versent-ils pas la moitié de tes pleurs? Tu n’as pas une peine que je ne doive sentir, pas un sentiment que je ne doive partager, & mon coeur justement jaloux te reproche toutes les larmes que tu ne répands pas dans mon sein. Dis, froide & mystérieuse amante; tout ce que ton ame ne communique point à la mienne, n’est-il pas un vol que tu fais à l’amour? Tout ne doit-il pas être commun entre nous, ne te souvient-il plus de l’avoir dit? Ah! si tu savois aimer comme moi, mon bonheur te consoleroit comme ta peine m’afflige, & tu sentirois mes plaisirs comme je sens ta tristesse.

Mais je le vois, tu me méprises comme un insensé, parce que ma raison s’égare au sein des délices. Mes emportemens t’effrayent, mon délire te fait pitié, & tu ne sens pas que toute la force humaine ne peut suffire à des félicités sans bornes. Comment veux-tu qu’une ame sensible goûte modérément des biens infinis? Comment veux-tu qu’elle supporte à la fois tant d’especes de transports sans sortir de son assiette? Ne sais-tu pas qu’il est un terme où nulle raison ne résiste plus, & qu’il n’est point d’homme au monde dont le bon sens soit à toute épreuve? Prends donc pitié de l’égarement où tu m’as jetté, & ne méprise pas des erreurs qui sont ton ouvrage. Je ne suis plus à moi, je l’avoue, mon ame aliénée est toute en toi. J’en suis plus propre à sentir tes peines & plus digne de les partager. O Julie! ne te dérobe pas à toi-même.

LETTRE XXXII. REPONSE

Il fut un tems, mon aimable ami, où nos lettres étoient faciles & charmantes; le sentiment qui les dictoit couloit avec une élégante simplicité; il n’avoit besoin ni d’art ni de coloris, & sa pureté faisoit toute sa parure. Cet heureux tems n’est plus: hélas! il ne peut revenir; & pour premier effet d’un changement si cruel, nos coeur sont déjà cessé de s’entendre.

Tes yeux ont vu mes douleurs. Tu crois en avoir pénétré la source; tu veux me consoler par de vains discours; & quand tu penses m’abuser, c’est toi, mon ami, qui t’abuses. Crois-moi, crois-en le coeur tendre de ta Julie; mon regret est bien moins d’avoir donné trop à l’amour que de l’avoir privé de son plus grand charme. Ce doux enchantement de vertu cessait évanoui comme un songe: nos feux ont perdu cette ardeur divine qui les animoit en les épurant; nous avons recherché le plaisir, & le bonheur a fui loin de nous. Ressouviens-toi de ces momens délicieux où nos coeurs s’unissoient d’autant mieux que nous nous respections davantage, où la passion tiroit de son propre exces la force de se vaincre elle-même, où l’innocence nous consoloit de la contrainte, où les hommages rendus à l’honneur tournoient tous au profit de l’amour. Compare un état si charmant à notre situation présente: que d’agitations! que d’effroi! que de mortelles allarmes! que de sentimens immodéré sont perdu leur premiere douceur! Qu’est devenu ce zele de sagesse & d’honnêteté dont l’amour animoit toutes les actions de notre vie, & qui rendoit à son tour l’amour plus délicieux? Notre jouissance étoit paisible & durable, nous n’avons plus que des transports: ce bonheur insensé ressemble à des acces de fureur plus qu’à de tendres caresses. Un feu pur & sacré brûloit nos coeurs; livrés aux erreurs des sens, nous ne sommes plus que des amans vul gaires; trop heureux si l’amour jaloux doigne présider encore à des plaisirs que le plus vil mortel peut goûter.

Voilà, mon ami, les pertes qui nous sont communes, & que je ne pleure pas moins pour toi que pour moi. Je n’ajoute rien sur les miennes, ton coeur est fait pour les sentir. Vois ma honte, & gémis si tu sois aimer. Ma faute est irréparable, mes pleurs ne tariront point. O toi qui les fais couler, crains d’attenter à de si justes douleurs; tout mon espoir est de les rendre éternelles: le pire de mes maux seroit d’en être consolée; & c’est le dernier degré de l’opprobre de perdre avec l’innocence le sentiment qui nous la fait aimer.

Je connois mon sort, j’en sens l’horreur, & cependant il me reste une consolation dans mon désespoir; elle est unique, mais elle est douce. C’est de toi que je l’attends, mon aimable ami. Depuis que je n’ose plus porter mes regards sur moi-même, je les porte avec plus de plaisir sur celui que j’aime. Je te rends tout ce que tu m’ôtes de ma propre estime, & tu ne m’en deviens que plus cher en me forçant à me hair. L’amour, cet amour fatal qui me perd te donne un nouveau prix: tu t’éleves quand je me dégrade; ton ame semble avoir profité de tout l’avilissement de la mienne. Sois donc désormais mon unique espoir, c’est à toi de justifier, s’il se peut, ma faute; couvre-la de l’honnêteté de tes sentimens; que ton mérite efface ma honte; rends excusable à force de vertus la perte de celles que tu me coûtes. Sois tout mon être, à présent que je ne suis plus rien. Le seul honneur qui me reste est tout en toi, & tant que tu seras digne de respect, je ne serai pas tout-à-fait méprisable.

Quelque reget que j’aie au retour de ma santé, je ne saurois le dissimuler plus long-tems. Mon visage démentiroit mes discours, & ma feinte convalescence ne peut plus tromper personne. Hâte-toi donc avant que je sois forcée de reprendre mes occupations ordinaires, de faire la démarche dont nous sommes convenus. Je vois clairement que ma mere a conçu des soupçons & qu’elle nous observe. Mon pere n’en est pas là, je l’avoue; ce fier gentilhomme n’imagine pas même qu’un roturier puisse être amoureux de sa fille; mais enfin, tu sais ses résolutions; il te préviendra si tu ne le préviens, & pour avoir voulu te conserver le même acces dans notre maison, tu t’en banniras tout-à-fait. Crois-moi, parle à ma mere tandis qu’il en est encore tems. Feins des affaires qui t’empêchent de continuer à m’instruire, & renonçons à nous voir si souvent, pour nous voir au moins quelquefois: car sil’on te ferme la porte tu ne peux plus t’y présenter; mais si tu te la fermes toi-même, tes visites seront en quelque sorte à ta discrétion, & avec un peu d’adresse & de complaisance, tu pourras les rendre plus fréquentes dans la suite, sans qu’on l’apperçoive ou qu’on le trouve mauvois. Je te dirai ce soir les moyens que j’imagine d’avoir d’autres occasions de nous voir, & tu conviendras que l’inséparable cousine, qui causoit autrefois tant de murmures, ne sera pas maintenant inutile à deux amans qu’elle n’eût point dû quitter.

LETTRE XXXIII. DE JULIE

Ah! mon ami, le mauvais refuge pour deux amans qu’une assemblée! Quel tourment de se voir & de se contraindre! Il vaudroit mieux cent fois ne se point voir. Comment avoir l’air tranquille avec tant d’émotion? Comment être si différent de soi-même? Comment songer à tant d’objets quand on n’est occupé que d’un seul? Comment contenir le geste & les yeux quand le coeur vole? Je ne sentis de ma vie un trouble égal à celui que j’éprouvai hier quand ont annonça chez Madame d’Hervart. Je pris ton nom prononcé pour un reproche qu’on m’adressoit; je m’imaginoit que tout le monde m’observoit de concert; je ne savois plus ce que je faisois, & à ton arrivée je rougis si prodigieusement, que ma cousine, qui veilloit sur moi, fut contrainte d’avancer son visage & son éventail, comme pour me parler à l’oreille. Je tremblai que cela même ne fît un mauvois effet, & qu’on cherchât du mystere à cette chuchoterie. En un mot, je trouvois par-tout de nouveaux sujets d’alarmes, & je ne sentis jamais mieux combien une conscience coupable arme contre nous de témoins qui n’y songent pas.

Claire prétendit remarquer que tu ne faisois pas une meilleure figure: tu lui paroissois embarrassé de ta contenance, inquiet de ce que tu devois faire, n’osant aller ni venir, ni m’aborder, ni t’éloigner, & promenant tes regards à la ronde pour avoir, disoit-elle, occasion de les tourner sur nous. Un peu remise de mon agitation, je crus m’appercevoir moi-même de la tienne, jusqu’à ce que la jeune Madame Belon t’ayant adressé la parole, tu t’assis en causant avec elle, & devins plus calme à ses côtés.

Je sens, mon ami, que cette maniere de vivre, qui donne tant de contrainte & si peu de plaisir, n’est pas bonne pour nous; nous aimons trop pour pouvoir nous gêner ainsi. Ces rendez-vous publics ne conviennent qu’à des gens qui, sans connoître l’amour, ne laissent pas d’être bien ensemble, ou qui peuvent se passer du mystere: les inquiétudes sont trop vives de ma part, les indiscrétions trop dangereuses de la tienne: , & je ne puis pas tenir une Madame Belon toujours à mes côtés, pour faire diversion au besoin.

Reprenons, reprenons cette vie solitaire & paisible, dont je toi tiré si mal à propos. C’est elle qui a fait naître & nourri nos feux; peut-être s’affoibliroient-ils par une maniere de vivre plus dissipée. Toutes les grandes passions se forment dans la solitude; on n’en a point de semblables dans le monde, où nul objet n’a le tems de faire une profonde impression, & où la multitude des goûts énerve la force des sentimens. Cet état aussi plus convenable à ma mélancolie; elle s’entretient du même aliment que mon amour; c’est ta chére image qui soutient l’une & l’autre, & j’aime mieux te voir tendre & sensible au fond de mon coeur, que contrainte distrait dans une assemblée.

Il peut d’ailleurs venir un tems où je serai forcée à une plus grande retraite; fût-il déjà venu, ce tems désiré! La prudence & mon inclination veulent également que je prenne d’avance des habitudes conformes à ce que peut exiger la nécessité. Ah! si de mes fautes pouvoit naître le moyen de les réparer! Le doux espoir d’être un jour… Mais insensiblement j’en dirois plus que je n’en veux dire sur le projet qui m’occupe. Pardonne-moi ce mystere, mon unique ami, mon coeur n’aura jamais de secret qui ne te fût doux à savoir. Tu dois pourtant ignorer celui-ci; & tout ce que je t’en puis dire à présent, c’est que l’amour qui fit nos maux, doit nous en donner le remede. Raisonne, commente si tu veux dans ta tête; mais je te défends de m’interroger là-dessus.

LETTRE XXXIV. REPONSE No, non vedrete mai Cambiar gl’affetti miei, Bei lumi onde imparai A sospirar d’amor.

Que je dois l’aimer, cette jolie Madame Belon, pour le plaisir qu’elle m’aprocuré! Pardonne-le moi, divine Julie, j’osai jouir un moment de tes tendres allarmes, & ce moment fut un des plus doux de ma vie. Qu’ils étoient charmans, ces regards inquiets & curieux qui se portoient sur nous à la dérobée, & se baissoient aussi-tôt pour éviter les miens! Que faisoit alors ton heureux amant? S’entretenoit-il avec Madame Belon? Ah ma Julie, peux-tu le croire? Non, non, fille incomparable; il étoit plus dignement occupé. Avec quel charme son coeur suivoit les mouvemens du tien! Avec quelle avide impatience ses yeux dévoroient tes attraits! Ton amour, ta beauté, remplissoient, ravissoient son ame; elle pouvoit suffire à peine à tant de sentimens délicieux. Mon seul regret étoit de goûter aux dépens de celle que j’aime des plaisirs qu’elle ne partageoit pas. Sais-je ce que durant tout ce tems me dit Madame Belon? Sais-je ce que je lui répondis? Le savois-je au moment de notre entretien? A-t-elle pu le savoir elle-même? & pouvoit-elle comprendre la moindre chose aux discours d’un homme qui parloit sans penser & répondoit sans entendre?

Com’huom, che par ch’ascolti, e nulla intende .

Aussi m’a-t-elle pris dans le plus parfait dédain. Elle a dit à tout le monde, à toi peut-être, que je n’ai pas le sens commun, qui pis est pas le moindre esprit, & que je suis tout aussi sot que mes livres. Que m’importe ce qu’elle en dit & ce qu’elle en pense? Ma Julie ne décide-t-elle pas seule de mon être & du rang que je veux avoir? Que le reste de la terre pense de moi comme il voudra, tout mon prix est dans ton estime.

Ah! crois qu’il n’appartient ni à Madame Belon, ni à toutes les beautés supérieures à la sienne, de faire la diversion dont tu parles, & d’éloigner un moment de toi mon coeur & mes yeux! Si tu pouvois douter de ma sincérité, si tu pouvois faire cette mortelle injure à mon amour & à tes charmes, dis-moi, qui pourroit avoir tenu registre de tout ce qui se fit autour de toi? Ne te vis-je pas briller entre ces jeunes beautés comme le soleil entre les astres qu’il éclipse? N’apperçus-je pas les Cavaliers ; vieux mot qui ne se dit plus. On dit hommes. J’ai cru devoir aux provinciaux cette importante remarque, afin d’être au moins une fois utile public. se rassembler autour de ta chaise? Ne vis-je pas au dépit de tes compagnes l’admiration qu’ils marquoient pour toi? Ne vis-je pas leurs respects empressés, & leurs hommages, & leurs galanteries? Ne te vis-je pas recevoir tout cela avec cet air de modestie & d’indifférence qui en impose plus que la fierté? Ne vis-je pas quand tu te dégantois pour la collation l’effet que ce bras découvert produisit sur les spectateurs? Ne vis-je pas le jeune étranger qui releva ton gant vouloir baiser la main charmante qui le recevoit? N’en vis-je pas un plus téméraire, dont l’oeil ardent suçoit mon sang & ma vie, t’obliger quand tu t’en fus apperçue d’ajouter une épingle à ton fichu? Je n’étois pas si distrait que tu penses; je vis tout cela, Julie, & n’en fus point jaloux; car je connois ton coeur. Il n’est pas, je le sais bien, de ceux qui peuvent aimer deux fois. Accuseras-tu le mien d’en être?

Reprenons-la donc, cette vie solitaire que je ne qui toi qu’à regret. Non, le coeur ne se nourrit point dans le tumulte du monde. Les faux plaisirs lui rendent la privation des vrais plus amere, & il préfere sa souffrance à de vains dédommagements. Mais, ma Julie, il en est, il en peut être de plus solides à la contrainte où nous vivons, & tu sembles les oublier! Quoi! passer quinze jours entiers si près l’un de l’autre sans se voir, ou sans se rien dire! Ah! que veux-tu qu’un coeur brûlé d’amour fasse durant tant de siecles? L’absence même seroit moins cruelle. Que sert un exces de prudence qui nous fait plus de maux qu’il n’en prévient? Que sert de prolonger sa vie avec son supplice? Ne vaudroit-il pas mieux cent fois se voir un seul instant & puis mourir?

Je ne le cache point, ma douce amie, j’aimerois à pénétrer l’aimable secret que tu me dérobes, il n’en fut jamais de plus intéressant pour nous; mais j’y fais d’inutiles efforts. Je saurai pourtant garder le silence que tu m’imposes, & contenir une indiscrete curiosité; mais en respectant un si doux mystere, que n’en puis-je au moins assurer l’éclaircissement! Qui sait, qui sait encore si tes projets ne portent point sur des chimeres? Chére ame de ma vie, ah! commençons du moins par les bien réaliser.

P.S. J’oubliois de te dire que M. Roguin m’a offert une compagnie dans le Régiment qu’il leve pour le Roi de Sardaigne. J’ai été sensiblement touché de l’estime de ce brave officier; je lui ai dit en le remerciant, que j’avois la vue trop courte pour le service, & que ma passion pour l’étude s’accordoit mal avec une vie aussi active. En cela je n’ai point fait un sacrifice à l’amour. Je pense que chacun doit sa vie & son sang à la patrie, qu’il n’est pas permis de s’aliéner à des Princes aux-quels on ne doit rien, moins encore de se vendre & de faire du plus noble métier du monde celui d’un vil mercenaire. Ces maximes étoient celles de mon pere que je serois bienheureux d’imiter dans son amour pour ses devoirs & pour son pays. Il ne voulut jamais entrer au service d’aucun Prince étranger: Mais dans la guerre de I7I2, il porta les armes avec honneur pour la patrie; il se trouva dans plusieurs combats à l’un desquels il fut blessé; & à la bataille de Wilmerghen, il eut le bonheur d’enlever un drapeau ennemi sous les yeux du Général de Sacconex.

LETTRE XXXV. DE JULIE

Je ne trouve pas, mon ami, que les deux mots que j’avois dits en riant sur Madame Belon, valussent une explication si sérieuse. Tant de soins à se justifier produisent quelquefois un préjugé contraire; & c’est l’attention qu’on donne aux bagatelles, qui seule en fait des objets importans. Voilà ce qui surement n’arrivera pas entre nous; car les coeurs bien occupés ne sont guere pointilleux, & les tracasseries des amans sur des riens ont presque toujours un fondement beaucoup plus réel qu’il ne semble.

Je ne suis pas fâchée pourtant que cette bagatelle nous fournisse une occasion de traiter entre nous de la jalousie; sujet, malheureusement trop important pour moi.

Je vois, mon ami, par la trempe de nos ames & par le tour commun de nos goûts, que l’amour sera la grande affaire de notre vie. Quand une fois il a fait les impressions profondes que nous avons reçues, il faut qu’il éteigne ou absorbe toutes les autres passions; le moindre refroidissement seroit bientôt pour nous la langueur de la mort; un dégoût invincible, un éternel ennui, succéderoient à l’amour éteint, & nous ne saurions long-tems vivre après avoir cessé d’aimer. En mon particulier, tu sens bien qu’il n’y a que le délire de la passion qui puisse me voiler l’horreur de ma situation présente, & qu’il faut que j’aime avec transport, ou que je meure de douleur. Vois donc si je suis fondée à discuter sérieusement un point d’où doit dépendre le bonheur ou le malheur de mes jours.

Autant que je puis juger de moi-même, il me semble que souvent affectée avec trop de vivacité, je suis pourtant peu sujette à l’emportement. Il faudroit que mes peines eussent fermenté long-tems en dedans, pour que j’osasse en découvrir la source à leur auteur; & comme je suis persuadée qu’on ne peut faire une offense sans le vouloir, je supporterois plutôt cent sujets de plainte qu’une explication. Un pareil caractere doit mener loin pour peu qu’on ait de penchant à la jalousie, & j’ai bien peur de sentir en moi ce dangereux penchant. Ce n’est pas que je ne sache que ton coeur est fait pour le mien & non pour un autre. Mais on peut s’abuser soi-même, prendre un goût passager pour une passion, & faire autant de choses par fantaisie qu’on en eût peut-être fait par amour. Or si tu peux te croire inconstant sans l’être, à plus forte raison puis-je t’accuser à tort d’infidélité. Ce doute affreux empoisonneroit pourtant ma vie; je gémirais sans me plaindre & mourrois inconsolable sans avoir cessé d’être aimée.

Prévenons, je t’en conjure, un malheur dont la seule idée me fait frissonner. Jure-moi donc, mon doux ami, non par l’amour, serment qu’on ne tient que quand il est superflu, mais par ce nom sacré de l’honneur, si respecté de toi, que je ne cesserai jamais d’être la confidente de ton coeur, & qu’il n’y surviendra point de changement dont je ne sois la premiere instruite. Ne m’allegue pas que tu n’auras jamais rien à m’apprendre; je le crois, je l’espere; mais préviens mes folles alarmes, & donne-moi dans tes engagemens, pour un avenir qui ne doit point être, l’éternelle sécurité du présent. Je serois moins à plaindre d’apprendre de toi mes malheurs réels, que d’en souffrir sans cesse d’imaginaires; je jouirois, au moins, de tes remords; si tu ne partageois plus mes feux, tu partagerois encore mes peines, & je trouverois moins ameres les larmes que je verserois dans ton sein.

C’est ici, mon ami, que je me félicite doublement de mon choix, & par le doux lien qui nous unit & par la probité qui l’assure; voilà l’usage de cette regle de sagesse dans les choses de pur sentiment; voilà comment la vertu sévere soit écarter les peines du tendre amour. Si j’avois un amant sans principes, dût-il m’aimer éternellement, où seroient pour moi les garans de cette constance? Quels moyens aurois-je de me délivrer de mes défiances continuelles, & comment m’assurer de n’être point abusée, ou par sa feinte, ou par ma crédulité? Mais toi, mon digne & respectable ami, toi qui n’es capable ni d’artifice ni de déguisement, tu me garderas, je le sais, la sincérité que tu m’auras promise. La honte d’avouer une infidélité ne l’emportera point dans ton ame droite sur le devoir de tenir ta parole; & si tu pouvois ne plus aimer ta Julie, tu lui dirois… oui, tu pourrois lui dire, ô Julie! je ne… Mon ami, jamais je n’écrirai ce mot-là.

Que penses-tu de mon expédient? C’est le seul, j’en suis sûre, qui pouvoit déraciner en moi tout sentiment de jalousie. Il y a je ne sais quelle délicatesse qui m’enchante à me fier de ton amour à ta bonne foi, & à m’ôter le pouvoir de croire une infidélité que tu ne m’apprendrois pas toi-même. Voilà, mon cher, l’effet assuré de l’engagement que je t’impose; car je pourrois te croire amant volage, mais non pas ami trompeur, & quand je douterois de ton coeur, je ne puis jamais douter de ta foi. Quel plaisir je goûte à prendre en ceci des précautions inutiles, à prévenir les apparences d’un changement dont je sens si bien l’impossibilité! Quel charme de parler de jalousie avec un amant si fidele! Ah! si tu pouvois cesser de l’être, ne crois pas que je t’en parlasse ainsi. Mon pauvre coeur ne seroit pas si sage au besoin, & la moindre défiance m’ôteroit bientôt la volonté de m’en garantir.

Voilà, mon tres-honoré maître, matiere à discussion pour ce soir; car je sais que vos deux humbles disciples auront l’honneur de souper avec vous chez le pere de l’inséparable. Vos doctes commentaires sur la gazette vous ont tellement fait trouver grâce devant lui, qu’il n’a pas falu beaucoup de manége pour vous faire inviter. La fille a fait accorder son clavecin; le pere a feuilleté Lamberti; moi, je recorderai peut-être la leçon du bosquet de Clarens. O Docteur en toutes facultés, vous avez par-tout quelque science de mise! Monsieur d’Orbe, qui n’est pas oublié, comme vous pouvez penser, a le mot pour entamer une savante dissertation sur le futur hommage du Roi de Naples, durant laquelle nous passerons tous trois dans la chambre de la cousine. C’est là, mon féal, qu’à genoux devant votre Dame & maîtresse, vos deux mains dans les siennes, & en présence de son Chancelier, vous lui jurerez foi & loyauté à toute épreuve, non pas à dire amour éternel, engagement qu’on n’est maître ni de tenir ni de rompre; mais vérité, sincérité, franchise inviolable. Vous ne jurerez point d’être toujours soumis, mais de ne point commettre acte de félonie, & de déclarer au moins, la guerre avant de secouer le joug. Ce faisant, aurez l’accolade, & serez reconnu vassal unique & loyal Chevalier.

Adieu, mon bon ami, l’idée du souper de ce soir m’inspire de la gaieté. Ah! qu’elle me sera douce quand je te la verrai partager!

LETTRE XXXVI. DE JULIE

Baise cette lettre & saute de joie pour la nouvelle que je vais t’apprendre; mais pense que pour ne point sauter & n’avoir rien à baiser, j’en y suis pas la moins sensible. Mon pere obligé d’aller à Berne pour son proces, & de-là à Soleure pour sa pension, a proposé à ma mere d’être du voyage; & elle l’a accepté espérant pour sa santé quelque effet salutaire du changement d’air. On vouloit me faire la grâce de m’emmener aussi, & je ne jugeai pas à propos de dire ce que j’en pensois; mais la difficulté des arrangemens de voiture a fait abandonner ce projet, & l’on travaille à me consoler de n’être pas de la partie. Il faloit feindre de la tristesse, & le faux rôle que je me vois contrainte à jouer m’en donne une si véritable, que le remords m’a presque dispensée de la feinte.

Pendant l’absence de mes parens, je ne resterai pas maîtresse de maison; mais on me dépose chez le pere de la cousine, en sorte que je serai tout de bon, durant ce tems inséparable de l’inséparable. De plus ma mere a mieux aimé se passer de femme-de-chambre & me laisser Babi pour gouvernante: sorte d’Argus peu dangereux, dont on ne doit ni corrompre la fidélité ni se faire des confidens, mais qu’on écarte aisément au besoin, sur la moindre lueur de plaisir ou de gain qu’on leur offre.

Tu comprends quelle facilité nous aurons à nous voir durant une quinzaine de jours; mais c’est ici que la discrétion doit suppléer à la contrainte, & qu’il faut nous imposer volontairement la même réserve à laquelle nous sommes forcés dans d’autres tems. Non-seulement tu ne dois pas, quand je serai chez ma cousine, y venir plus souvent qu’auparavant, de peur de la compromettre; j’espere même qu’il ne faudra te parler ni des égards qu’exige son sexe, ni des droits sacrés de l’hospitalité, & qu’un honnête homme n’aura pas besoin qu’on l’instruise du respect dû par l’amour à l’amitié qui lui donne asyle. Je connois tes vivacités, mais j’en connois les bornes inviolables. Si tu n’avois jamais fait de sacrifice à ce qui est honnête, tu n’en aurois point à faire aujourd’hui.

D’où vient cet air mécontent & cet oeil attristé? Pourquoi murmurer des loix que le devoir t’impose? Laisse à ta Julie le soin de les adoucir; t’es-tu jamais repenti d’avoir été docile à sa voix? Près des coteaux fleuris d’où part la source de la Vevaise, il est un hameau solitaire qui sert quelquefois de repaire aux chasseurs & ne devroit servir que d’asyle aux amans. Autour de l’habitation principale, dont M. d’Orbe dispose, sont épars assez loin quelques chalets, qui de leurs toits de chaume peuvent couvrir l’amour & le plaisir, amis de la simplicité rustique. Les fraîches & discretes laitieres savent garder pour autrui le secret dont elles ont besoin pour elles-mêmes. Les ruisseaux qui traversent les prairies sont bordés d’arbrisseaux & de bocages délicieux. Des bois épais offrent au-delà des asyles plus déserts & plus sombres.

Al bel seggio riposto, ombroso e fosco, Ne mai pastori appressan, ne bifolci.

L’art ni la main des hommes n’y montrent nulle part leurs soins inquiétans, on n’y voit par-tout que les tendres soins de la mere commune. C’est là, mon ami, qu’on n’est que sous ses auspices & qu’on peut n’écouter que ses loix. Sur l’invitation de M. d’Orbe, Claire a déjà persuadé à son papa qu’il avoit envie d’aller faire avec quelques amis une chasse de deux ou trois jours dans ce canton, & d’y mener les inséparables. Ces inséparables en ont d’autres, comme tu ne sais que trop bien. L’un représentant le maître de la maison en fera naturellement les honneurs; l’autre avec moins d’éclat pourra faire à sa Julie ceux d’un humble chalet, & ce chalet consacré par l’amour sera pour eux le Temple de Gnide. Pour exécuter heureusement & surement ce charmant projet, il n’est question que de quelques arrangemens qui se concerteront facilement entre nous, & qui feront partie eux-mêmes des plaisirs qu’ils doivent produire. Adieu, mon ami, je te quitte brusquement, de peur de surprise. Aussi bien, je sens que le coeur de ta Julie vole un peu trop tôt habiter le chalet.

P. S. Tout bien considéré, je pense que nous pourrons sans indiscrétion nous voir presque tous les jours; savoir chez ma cousine de deux jours l’un, & l’autre à la promenade.

LETTRE XXXVII. DE JULIE

Ils sont partis ce matin, ce tendre pere & cette mere incomparable, en accablant des plus tendres caresses une fille chérie, & trop indigne de leurs bontés. Pour moi, je les embrassois avec un léger serrement de coeur, tandis qu’au dedans de lui-même, ce coeur ingrat & dénaturé pétilloit d’une odieuse joie. Hélas! qu’est devenu ce tems heureux où je menois incessamment sous leurs yeux une vie innocente & sage, où je n’étois bien que contre leur sein, & ne pouvois les quitter d’un seul pas sans déplaisir? Maintenant, coupable & craintive, je tremble en pensant à eux; je rougis en pensant à moi; tous mes bons sentimens se dépravent, & je me consume en vains & stériles regrets que n’anime pas même un vrai repentir. Ces ameres réflexions m’ont rendu toute la tristesse que leurs adieux ne m’avoient pas d’abord donnée. Une secrete angoisse étouffoit mon ame après le départ de ces chers parents. Tandis que Babi faisoit les paquets, je suis entrée machinalement dans la chambre de ma mere, & voyant quelques-unes de ses hardes encore éparses, je les ai toutes baisées l’une après l’autre en fondant en larmes. Cet état d’attendrissement m’a un peu soulagée, & j’ai trouvé quelque sorte de consolation à sentir que les doux mouvemens de la nature ne sont pas tout à fait éteints dans mon coeur. Ah! tyran! tu veux en vain l’asservir tout entier, ce tendre &trop foible coeur; malgré toi, malgré tes prestiges, il lui reste au moins des sentimens légitimes, il respecte & chérit encore des droits plus sacrés que les tiens.

Pardonne, ô mon doux ami! ces mouvemens involontaires, & ne crains pas que j’étende ces réflexion aussi loin que je le devrois. Le moment de nos jours, peut-être, où notre amour est le plus en liberté, n’est pas, je le sais bien, celui des regrets: je ne veux ni te cacher mes peines ni t’en accabler; il faut que tu les connoisses, non pour les porter, mais pour les adoucir. Dans le sein, de qui les épancherois-je, si je n’osois les verser dans le tien? N’es-tu pas mon tendre consolateur? N’est-ce pas toi qui soutiens mon courage ébranlé? N’est-ce pas toi qui nourris dans mon ame le goût de la vertu, même après que je l’ai perdue? Sans toi, sans cette adorable amie dont la main compatissante essuya si souvent mes pleurs, combien de fois n’eussé-je pas déjà succombé sous le plus mortel abattement! Mais vos tendres soins me soutiennent; je n’ose m’avilir tant que vous m’estimez encore, & je me dis avec complaisance que vous ne m’aimeriez pas tant l’un & l’autre, si je n’étois digne que de mépris. Je vole dans les bras de cette chére cousine, ou plutôt de cette tendre soeur, déposer au fond de son coeur une importune tristesse. Toi, viens ce soir achever de rendre au mien la joie & la sérénité qu’il a perdues.

LETTRE XXXVIII. A JULIE

Non, Julie, il ne m’est pas possible de ne te voir chaque jour que comme je t’ai vue la veille; il faut que mon amour s’augmente & croisse incessamment avec tes charmes, & tu m’es une source inépuisable de sentimens nouveaux que je n’aurois pas même imaginés. Quelle soirée inconcevable! Que de délices inconnues tu fis éprouver à mon coeur! O tristesse enchanteresse! O langueur d’une ame attendrie! combien vous surpassez les turbulens plaisirs, & la gaieté folâtre, & la joie emportée, & tous les transports qu’une ardeur sans mesure offre aux désirs effrénés des amans! paisible & pure jouissance qui n’a rien d’égal dans la volupté des sens, jamais, jamais ton pénétrant souvenir ne s’effacera de mon coeur! Dieux! quel ravissant spectacle ou plutôt quelle extase, de voir deux beautés si touchantes s’embrasser tendrement, le visage de l’une se pencher sur le sein de l’autre, leurs douces larmes se confondre, & baigner ce sein charmant comme la rosée du Ciel humecte un lis fraîchement éclos! J’étois jaloux d’une amitié si tendre; je lui trouvois je ne sais quoi de plus intéressant que l’amour même, & je me voulois une sorte de mal de ne pouvoir t’offrir des consolations aussi chéres, sans les troubler par l’agitation de mes transports. Non, rien, rien sur la terre n’est capable d’exciter un si voluptueux attendrissement que vos mutuelles caresses, & le spectacle de deux amans eût offert à mes yeux une sensation moins délicieuse.

Ah! qu’en ce moment j’eusse été amoureux de cette aimable cousine, si Julie n’eût pas existé. Mais non, c’étoit Julie elle-même qui répandoit son charme invincible sur tout ce qui l’environnoit. Ta robe, ton ajustement, tes gants, ton éventail, ton ouvrage, tout ce qui frappoit autour de toi mes regards enchantoit mon coeur, & toi seule faisois tout l’enchantement. Arrête, ô ma douce amie! à force d’augmenter mon ivresse tu m’ôterois le plaisir de la sentir. Ce que tu me fois éprouver approche d’un vrai délire, & je crains d’en perdre enfin la raison. Laisse-moi du moins connoître un égarement qui fait mon bonheur; laisse-moi goûter ce nouvel enthousiasme, plus sublime, plus vif que toutes les idées que j’avois de l’amour. Quoi! tu peux te croire avilie! quoi la passion t’ôte-t-elle aussi le sens? Moi, je te trouve trop parfaite pour une mortelle. Je t’imaginerois d’une espece plus pure, si ce feu dévorant qui pénetre ma substance ne m’unissoit à la tienne & ne me faisoit sentir qu’elles sont la même. Non, personne au monde ne te connoît; tu ne te connois pas toi-même; mon coeur seul te connoît, te sent, & soit te mettre à ta place. Ma Julie! Ah! quels hommages te seroient ravis, si tu n’étois qu’adorée! Ah! si tu n’étois qu’un ange, combien tu perdrois de ton prix!

Dis-moi comment il se peut qu’une passion telle que la mienne puisse augmenter? Je l’ignore, mais je l’éprouve. Quoique tu me sois présente dans tous les tems, il y a quelques jours sur-tout que ton image plus belle que jamais me poursuit & me tourmente avec une activité à laquelle ni lieu ni tems ne me dérobe, & je crois que tu me laissas avec elle dans ce chalet que tu quittas en finissant ta derniere lettre. Depuis qu’il est question de ce rendez-vous champêtre, je suis trois fois sorti de la ville; chaque fois mes pieds m’ont porté des mêmes côtés, & chaque fois la perspective d’un séjour si désiré m’a paru plus agréable.

Non vide il mondo si leggiadri rami; Ne mosse’l vento mai si verdi frondi.

Je trouve la campagne plus riante, la verdure plus fraîche & plus vive, l’air plus pur, le Ciel plus serein; le chant des oiseaux semble avoir plus de tendresse & de volupté; le murmure des eaux inspire une langueur plus amoureuse, la vigne en fleurs exhale au loin de plus doux parfums; un charme secret embellit tous les objets ou fascine mes sens; on diroit que la terre se pare pour former à ton heureux amant un lit nuptial digne de la beauté qu’il adore & du feu qui le consume. O Julie! ô chére & précieuse moitié de mon âme, hâtons-nous d’ajouter à ces ornemens du printems la présence de deux amant fideles: Portons le sentiment du plaisir dans des lieux qui n’en offrent qu’une vaine image; allons animer toute la nature, elle est morte sans les feux de l’amour. Quoi! trois jours d’attente? trois jours encore? Ivre d’amour, affamé de transports, j’attends ce moment tardif avec une douloureuse impatience. Ah! qu’on seroit heureux si le Ciel ôtoit de la vie tous les ennuyeux intervalles qui séparent de pareils instans!

LETTRE XXIX. DE JULIE

Tu n’as pas un sentiment, mon bon ami, que mon coeur ne partage; mais ne me parle plus de plaisir tandis que des gens qui valent mieux que nous souffrent, gémissent, & que j’ai leur peine à me reprocher. Lis la lettre ci-jointe, & sois tranquille si tu le peux. Pour moi qui connois l’aimable & bonne fille qui l’a écrite, je n’ai pu la lire sans des larmes de remords & de pitié. Le regret de ma coupable négligence m’a pénétré l’ame, & je vois avec une amere confusion jusqu’où l’oubli du premier de mes devoirs m’a fait porter celui de tous les autres. J’avois promis de prendre soin de cette pauvre enfant; je la protégeois auprès de ma mere; je la tenois en quelque maniere sous ma garde, & pour n’avoir sçu me garder moi-même, je l’abandonne sans me souvenir d’elle, & l’expose à des dangers pires que ceux où j’ai succombé. Je frémis en songeant que deux jours plus tard c’en étoit fait peut-être de mon dépôt, & que l’indigence & la séduction perdoiet une fille modeste & sage qui peut faire un jour une excellente mere de famille. O mon ami! comment y a-t-il dans le monde des hommes assez vils pour acheter de la misere un prix que le coeur seul doit payer, & recevoir d’une bouche affamée les tendres baisers de l’amour!

Dis-moi, pourras-tu n’être pas touché de la piété filiale de ma Fanchon, de ses sentimens honnêtes, de son innocente naiveté? Ne l’es-tu pas de la rare tendresse de cet amant qui se vend lui-même pour soulager sa maîtresse? Ne seras-tu pas trop heureux de contribuer à former un noeud si bien assorti? Ah! si nous étions sans pitié pour les coeurs unis qu’on devise, de qui pourroient-ils jamais en attendre? Pour moi, j’ai résolu de réparer envers ceux-ci ma faute à quelque prix que ce soit, & de faire ensorte que ces deux jeunes gens soient unis par le mariage. J’espere que le Ciel bénira cette entreprise, & qu’elle sera pour nous d’un bon augure. Je te propose & te conjure au nom de notre amitié de partir dès aujourd’hui, si tu le peux, ou tout au moins demain matin pour Neuchâtel. Va négocier avec M. de Merveilleux le congé de cet honnête garçon; n’épargne ni les supplications ni l’argent: Porte avec toi la lettre de ma Fanchon, il n’y a point de coeur sensible qu’elle ne doive attendrir. Enfin, quoiqu’il nous en coûte & de plaisir & d’argent, ne reviens qu’avec le congé absolu de Claude Anet, ou crois que l’amour ne me donnera de mes jours un moment de pure joie.

Je sens combien d’objections ton coeur doit avoir à me faire; doutes-tu que le mien ne les ait faites avant toi? Et je persiste; car il faut que ce mot de vertu ne soit qu’un vain nom, ou qu’elle exige des sacrifices. Mon ami, mon digne ami, un rendez-vous manqué peut revenir mille fois; quelques heures agréables s’éclipsent comme un éclair & ne sont plus; mais si le bonheur d’un couple honnête est dans tes mains, songe à l’avenir que tu vas te préparer. Crois-moi, l’occasion de faire des heureux est plus rare qu’on ne pense; la punition de l’avoir manquée est de ne plus la retrouver, & l’usage que nous ferons de celle-ci nous va laisser un sentiment éternel de contentement ou de repentir. Pardonne à mon zele ces discours superflus; j’en dis trop à un honnête homme, & cent fois trop à mon ami. Je sais combien tu hais cette volupté cruelle qui nous endurcit aux maux d’autrui. Tu l’as dit mille fois toi-même, malheur à qui ne soit pas sacrifier un jour de plaisir aux devoirs de l’humanité!

LETTRE XL. DE FANCHON REGARD A JULIE

Mademoiselle,

Pardonnez une pauvre fille au désespoir, qui ne sachant plus que devenir ose encore avoir recours à vos bontés. Car vous ne vous lassez point de consoler les affligés, & je suis si malheureuse qu’il n’y a que vous & le bon Dieu que mes plaintes n’importunent pas. J’ai eu bien du chagrin de quitter l’apprentissage où vous m’aviez mise; mais ayant eu le malheur de perdre ma mere cet hiver, il a falu revenir auprès de mon pauvre pere que sa paralysie retient toujours dans son lit.

Je n’ai pas oublié le conseil que vous aviez donné à ma mere de tâcher de m’établir avec un honnête homme qui prît soin de la famille. Claude Anet, que Monsieur votre pere avoit ramené du service est un brave garçon, rangé, qui sait un bon métier, & qui me veut du bien. Après tant de charité que vous avez eue pour nous, je n’osois plus vous être incommode, & c’est lui qui nous a fait vivre pendant tout l’hiver. Il devoit m’épouser ce printems; il avoit mis son coeur à ce mariage. Mais on m’a tellement tourmentée pour payer trois ans de loyer échu à Pâques que ne sachant où prendretant d’argent comptant, le pauvre jeune homme s’est engagé derechef sans m’en rien dire dans la Compagnie de M. de Merveilleux, & m’a apporté l’argent de son engagement. M. de Merveilleux n’est plus à Neufchâtel que pour sept ou huit jours, & Claude Anet doit partir dans trois ou quatre pour suivre la recrue: ainsi nous n’avons pas le tems ni le moyen de nous marier, & il me laisse sans aucune ressource. Si par votre crédit ou celui de Monsieur le Baron, vous pouviez nous obtenir au moins un délai de cinq ou six semaines, on tâcheroit, pendant ce tems là, de prendre quelque arrangement pour nous marier ou pour rembourser ce pauvre garçon; mais je le connois bien; il ne voudra jamais reprendre l’argent qu’il m’a donné.

Il est venu ce matin un Monsieur bien riche m’en offrir beaucoup davantage; mais Dieu m’a fait la grace de le refuser. Il a dit qu’il reviendroit demain matin savoir ma derniere résolution. Je lui ai dit de n’en pas prendre la peine & qu’il la savoit déjà. Que Dieu le conduise, il sera reçu demain comme aujourd’hui. Je pourrois bien aussi recourir à la bourse des pauvres, mais on est si méprisé qu’il vaut mieux pâtir: & puis, Claude An & a trop de coeur pour vouloir d’une fille assistée.

Excusez la liberté que je prends, ma bonne Demoiselle; je n’ai trouvé que vous seule à qui j’ose avouer ma peine, & j’ai le coeur si serré qu’il faut finir cette lettre. Votre bien humble & affectionnée servante à vous servir.

Fanchon Regard.

LETTRE XLI. REPONSE

J’ai manqué de mémoire & toi de confiance, ma chere enfant; nous avons eu grand tort toutes deux, mais le mien est impardonnable. Je tâcherai du moins de le réparer. Babi, qui te porte cette lettre est chargée de pourvoir au plus pressé. Elle retournera demain matin pour t’aider à congédier ce Monsieur, s’il revient; & l’après dînée nous irons te voir, ma cousine & moi; car je sais que tu ne peux pas quitter ton pauvre pere, & je veux connoître par moi-même l’état de ton petit ménage.

Quant à Claude Anet, n’en sois point en peine; mon pere est absent; mais en attendant son retour on fera ce qu’on pourra, & tu peux compter que je n’oublierai ni toi ni ce brave garçon. Adieu, mon enfant, que le bon Dieu te console. Tu as bien fait de n’avoir pas recours à la bourse publique; c’est ce qu’il ne faut jamais faire tant qu’il reste quelque chose dans celle des bonnes gens.

LETTRE XLII. A JULIE

Je reçois votre lettre & je pars à l’instant: ce sera toute ma réponse. Ah! cruelle! que mon coeur en est loin, de cette odieuse vertu que vous me supposez, & que je déteste! Mais vous ordonnez, il faut obéir. Dussé-je en mourir cent fois, il faut être estimé de Julie.

LETTRE XLIII. A JULIE

J’arrivai hier matin à Neuchâtel; j’appris que M. de Merveilleux étoit à la campagne, je courus l’y chercher; il étoit à la chasse, & je l’attendis jusqu’au soir. Quand je lui eus expliqué le sujet de mon voyage, & que je l’eus prié de mettre un prix au congé de Claude Anet, il me fit beaucoup de difficultés. Je crus les lever, en offrant de moi-même une somme assez considérable, & l’augmentant à mesure qu’il résistoit; mais n’ayant pu rien obtenir, je fus obligé de me retirer, après m’être assuré de le retrouver ce matin, bien résolu de ne plus le quitter jusqu’à ce qu’à force d’argent ou d’importunités, ou de quelque maniere que ce pût être, j’eusse obtenu ce que j’étois venu lui demander. M’étant levé pour cela de très-bonne heure, j’étois prêt à monter à cheval, quand je reçus par un Exprès ce billet de M. de Merveilleux, avec le congé du jeune homme en bonne forme.

Voilà, Monsieur, le congé que vous êtes venu solliciter; je l’ai refusé à vos offres, je le donne à vos intentions charitables, & vous prie de croire que je ne mets point à prix une bonne action.

Jugez à la joie que vous donnera cet heureux succes, de celle que j’ai sentie en l’apprenant. Pourquoi faut-il qu’elle ne soit pas aussi parfaite qu’elle devroit l’être? Je ne puis me dispenser d’aller remercier & rembourser M. de Merveilleux, & si cette visite retarde mon départ d’un jour comme il est à craindre, n’ai-je pas droit de dire qu’il s’est montré généreux à mes dépens? N’importe, j’ai fait ce qui vous est agréable, je puis tout supporter à ce prix. Qu’on est heureux de pouvoir bien faire en servant ce qu’on aime, & réunir ainsi dans le même soin les charmes de l’amour & de la vertu! Je l’avoue, ô Julie! je partis le coeur plein d’impatience & de chagrin. Je vous reprochois d’être si sensible aux peines d’autrui, & de compter pour rien les miennes, comme si j’étois le seul au monde qui n’eût rien mérité de vous. Je trouvois de la barbarie, après m’avoir leurré d’un si doux espoir, à me priver sans nécessité d’un bien dont vous mauvais flatté vous-même. Tous ces murmures se sont évanouis; je sens renaître à leur place au fond de mon ame un contentement inconnu: j’éprouve déjà le dédommagement que vous m’avez promis, vous que l’habitude de bien faire a tant instruite du goût qu’on y trouve. Quel étrange empire est le vôtre, de pouvoir rendre les privations aussi douces que les plaisirs, & donner à ce qu’on fait pour vous le même charme qu’on trouveroit à se contenter soi-même! Ah! je l’ai dit cent fois, tu es un ange du Ciel, ma Julie! sans doute avec tant d’autorité sur mon ame la tienne est plus divine qu’humaine. Comment n’être pas éternellement à toi puisque ton regne est céleste, & que serviroit de cesser de t’aimer s’il faut toujours qu’on t’adore.

P.S. Suivant mon calcul, nous avons encore au moins cinq ou six jours jusqu’au retour de la Maman. Seroit-il impossible durant cet intervalle de faire un pélerinage au Chalet?

LETTRE XLIV. DE JULIE

Ne murmure pas tant, mon ami, de ce retour précipité. Il nous est plus avantageux qu’il ne semble, & quand nous aurions fait par adresse ce que nous avons fait par bienfaisance, nous n’aurions pas mieux réussi. Regarde ce qui seroit arrivé si nous n’eussions suivi que nos fantaisies. Je serois allée à la campagne précisément la veille du retour de ma mere à la ville; j’aurois eu un exprès avant d’avoir pu ménager notre entrevue; il auroit falu partir sur-le-champ, peut-être sans pouvoir t’avertir, te laisser dans des perplexités mortelles, & notre séparation se seroit faite au moment qui la rendoit le plus douloureuse. De plus, on auroit sçu que nous étions tous deux à la campagne; malgré nos précautions, peut-être eût-on sçu que nous y étions ensemble; du moins on l’auroit soupçonné, c’en étoit assez. L’indiscrete avidité du présent nous ôtoit toute ressource pour l’avenir, & le remords d’une bonne œuvre dédaignée nous eût tourmentés toute la vie.

Compare à présent cet état à notre situation réelle. Premierement ton absence a produit un excellent effet. Mon argus n’aura pas manqué de dire à ma mere qu’on t’avoit peu vu chez ma cousine: elle sait ton voyage & le sujet; c’est une raison de plus pour t’estimer; & le moyen d’imaginer que des gens qui vivent en bonne intelligence prennent volontairement pour s’éloigner le seul moment de liberté qu’ils ont pour se voir! Quelle ruse avons-nous employée pour écarter une trop juste défiance? La seule, à mon avis, qui soit permise à d’honnêtes gens, c’est de l’être à un point qu’on ne puisse croire, en sorte qu’on prenne un effort de vertu pour un acte d’indifférence. Mon ami, qu’un amour caché par de tels moyens doit être doux aux coeurs qui le goûtent! Ajoute à cela le plaisir de réunir des amans désolés, & de rendre heureux deux jeunes gens si dignes de l’être. Tu l’as vue, ma Fanchon; dis, n’est-elle pas charmante? & ne mérite-t-elle pas bien tout ce que tu as fait pour elle? N’est-elle pas trop jolie & trop malheureuse pour rester fille impunément? Claude Anet de son côté, dont le bon naturel a résisté par miracle à trois ans de service, en eût-il pu supporter encore autant sans devenir un vaurien comme tous les autres? Au lieu de cela, ils s’aiment & seront unis, ils sont pauvres & seront aidés; ils sont honnêtes gens & pourront continuer de l’être; car mon pere a promis de prendre soin de leur établissement. Que de biens tu as procurés à eux & à nous par ta complaisance, sans parler du compte que je t’en dois tenir! Tel est, mon ami, l’effet assuré des sacrifices qu’on fait à la vertu; s’ils coûtent souvent à faire, il est toujours doux de les avoir faits, & l’on n’a jamais vu personne se repentir d’une bonne action.

Je me doute bien qu’à l’exemple de l’Inséparable, tu m’appelleras aussi la prêcheuse, & il est vrai que je ne fais pas mieux ce que je dis que les gens du métier. Si mes sermons ne valent pas les leurs, au moins je vois avec plaisir qu’ils ne sont pas comme eux jettés au vent. Je ne m’en défends point, mon aimable ami, je voudrois ajouter autant de vertus aux tiennes qu’un fol amour m’en a fait perdre, & ne pouvant plus m’estimer moi-même j’aime à m’estimer encore en toi. De ta part il ne s’agit que d’aimer parfaitement, & tout viendra comme de lui-même. Avec quel plaisir tu dois voir augmenter sans cesse les dettes que l’amour s’oblige à payer!

Ma cousine a sçu les entretiens que tu as eus avec son pere au sujet de M. d’Orbe; elle y est aussi sensible que si nous pouvions, en offices de l’amitié n’être pas toujours en reste avec elle. Mon Dieu, mon ami, que je suis une heureuse fille! que je suis aimée & que je trouve charmant de l’être! Pere, mere, amie, amant, j’ai beau chérir tout ce qui m’environne, je me trouve toujours ou prévenue ou surpassée. Il semble que tous les plus doux sentimens du monde viennent sans cesse chercher mon ame, & j’ai le regret de n’en avoir qu’une pour jouir de tout mon bonheur.

J’oubliois de t’annoncer une visite pour demain matin. C’est Milord Bromston qui vient de Geneve où il a passé sept ou huit mois. Il dit t’avoir vu à Sion à son retour d’Italie. Il te trouva fort triste, & parle au surplus de toi comme j’en pense. Il fit hier ton éloge si bien & si à propos devant mon pere, qu’il m’a tout-à-fait disposée à faire le sien. En effet j’ai trouvé du sens, du sel, du feu dans sa conversation. Sa voix s’éleve & son oeil s’anime au récit des grandes actions, comme il arrive aux hommes capables d’en faire. Il parle aussi avec intérêt des choses de goût, entre autres de la musique italienne qu’il porte jusqu’au sublime; je croyois entendre encore mon pauvre frere. Au surplus il met plus d’énergie que de grâce dans ses discours, & je lui trouve même l’esprit un peu rêche. Adieu, mon ami.

LETTRE XLV. A JULIE

Je n’en étois encore qu’à la seconde lecture de ta lettre, quand Milord Edouard Bomton est entré. Ayant tant d’autres choses à te dire, comment aurois-je pensé, ma Julie, à te parler de lui? Quand on se suffit l’un à l’autre, s’avise-t-on de songer à un tiers? Je vais te rendre compte de ce que j’en sais, maintenant que tu parois le désirer.

Ayant passé le Semplon, il étoit venu jusqu’à Sion au-devant d’une chaise qu’on devoit lui amener de Geneve à Brigue, & le désoeuvrement rendant les hommes assez lians, il me rechercha. Nous fîmes une connoissance aussi intime qu’un Anglois naturellement peu prévenant peut la faire avec un homme fort préoccupé qui cherche la solitude. Cependant nous sentîmes que nous nous convenions; il y a un certain unisson d’ames qui s’apperçoit au premier instant, & nous fûmes familiers au bout de huit jours, mais pour toute la vie, comme deux François l’auroient été au bout de huit heures pour tout le tems qu’ils ne se seroient pas quittés. Il m’entretint de ses voyages, & le sachant Anglois, je crus qu’il m’alloit parler d’édifices & de peintures. Bientôt je vis avec plaisir que les tableaux & les monumens ne lui avoient point fait négliger l’étude des moeurs & des hommes. Il me parla cependant des beaux-arts avec beaucoup de discernement, mais modérément & sans prétention. J’estimai qu’il en jugeoit avec plus de sentiment que de science, & par les effets plus que par les regles, ce qui me confirma qu’il avoit l’ame sensible. Pour la musique italienne, il m’en parut enthousiaste comme à toi; il m’en fit même entendre, car il mene un virtuose avec lui, son valet-de-chambre joue fort bien du violon, & lui-même passablement du violoncelle. Il me choisit plusieurs morceaux très-pathétiques à ce qu’il prétendoit; mais soit qu’un accent si nouveau pour moi demandât une oreille plus exercée; soit que le charme de la musique, si doux dans la mélancolie, s’efface dans une profonde tristesse, ces morceaux me firent peu de plaisir, & j’en trouvai le chant agréable, à la vérité, mais bizarre & sans expression.

Il fut aussi question de moi, & Milord s’informa avec intérêt de ma situation. Je lui en dis tout ce qu’il en devoit savoir. Il me proposa un voyage en Angleterre avec des projets de fortune impossibles, dans un pays où Julie n’étoit pas. Il me dit qu’il alloit passer l’hiver à Geneve, l’été suivant à Lausanne, & qu’il viendroit à Vevai avant de retourner en Italie: il m’a tenu parole, & nous nous sommes revus avec un nouveau plaisir.

Quant à son caractere, je le crois vif & emporté, mais vertueux & ferme. Il se pique de philosophie, & de ces principes dont nous avons autrefois parlé. Mais au fond, je le crois par tempérament ce qu’il pense être par méthode, & le vernis stoique qu’il met à ses actions ne consiste qu’à parer de beaux raisonnemens le parti que son coeur lui a fait prendre. J’ai cependant appris avec un peu de peine qu’il avoit eu quelques affaires en Italie, & qu’il s’y étoit battu plusieurs fois.

Je ne sais ce que tu trouves de rêche dans ses manieres; véritablement elles ne sont pas prévenantes, mais je n’y sens rien de repoussant. Quoique son abord ne soit pas aussi ouvert que son ame, & qu’il dédaigne les petites bienséances, il ne laisse pas, ce me semble, d’être d’un commerce agréable. S’il n’a pas cette politesse réservée & circonspecte qui se regle uniquement sur l’extérieur, & que nos jeunes officiers nous apportent de France, il a celle de l’humanité qui se pique moins de distinguer au premier coup d’oeil les états & les rangs, & respecte en général tous les hommes. Te l’avouer ai-je naivement? La privation des grâces est un défaut que les femmes ne pardonnent point, même au mérite, & j’ai peur que Julie n’ait été femme une fois en sa vie.

Puisque je suis en train de sincérité, je te dirai encore, ma jolie prêcheuse, qu’il est inutile de vouloir donner le change à mes droits, & qu’un amour affamé ne se nourrit point de sermons. Songe, songe aux dédommagemens promis & dûs; car toute la morale que tu m’as débitée est fort bonne; mais, quoique tu puisses dire, le chalet valoit encore mieux.

LETTRE XLVI. DE JULIE

He bien donc, mon ami, toujours le chalet? l’histoire de ce chalet te pese furieusement sur le coeur, & je vois bien qu’à la mort ou à la vie il faut te faire raison du chalet! Mais des lieux où tu ne fus jamais te sont-ils si chers qu’on ne puisse t’en dédommager ailleurs, & l’amour qui fit le palais d’Armide au fond d’un désert ne sauroit-il nous faire un chalet à la ville? Ecoute, on va marier ma Fanchon. Mon pere, qui ne hair pas les fêtes & l’appareil, veut lui faire une noce où nous serons tous: cette noce ne manquera pas d’être tumultueuse. Quelquefois le mystere a sçu tendre son voile au sein de la turbulente joie & du fracas des festins. Tu m’entends, mon ami, ne seroit-il pas doux de retrouver dans l’effet de nos soins les plaisirs qu’ils nous ont coûtés?

Tu t’animes ce me semble, d’un zele assez superflu sur l’apologie de Milord Edouard dont je suis fort éloignée de mal penser. D’ailleurs comment jugerois-je un homme que je n’ai vu qu’un après-midi, & comment en pourrois-tu juger toi-même sur une connoissance de quelques jours. Je n’en parle que par conjecture, & tu ne peux gueres être plus avancé; car les propositions qu’il t’a faites sont de ces offres vagues dont un air de puissance & la facilité de les éluder rendent souvent les étrangers prodigues. Mais je reconnois tes vivacités ordinaires & combien tu as de penchant à te prévenir pour ou contre les gens, presque à la premiere vue. Cependant nous examinerons à loisir les arrangemens qu’il t’aproposés. Si l’amour favorise le projet qui m’occupe, il s’enprésentera peut-être de meilleurs pour nous. O mon bon ami, la patience est amere, mais son fruit est doux!

Pour revenir à ton Anglois, je t’ai dit qu’il me paroissoit avoir l’ame grande & forte, & plus de lumieres que d’agrémens dans l’esprit. Tu dis à peu près la même chose; & puis, avec cet air de supériorité masculine qui n’abandonne point nos humbles adorateurs, tu me reproches d’avoir été de mon sexe une fois en ma vie, comme si jamais une femme devoit cesser d’en être! Te souvient-il qu’en lisant ta République de Platon nous avons autrefois disputé sur ce point de la différence morale des sexes? Je persiste dans l’avis dont j’étois alors, & ne saurois imaginer un modele commun de perfection pour deux êtres si différents. L’attaque & la défense, l’audace des hommes, la pudeur des femmes ne sont point des conventions comme le pensent tes Philosophes, mais des institutions naturelles dont il est facile de rendre raison, & dont se déduisent aisément toutes les autres distinctions morales. D’ailleurs, la destination de la nature n’étant pas la même, les inclinations, les manieres de voir & de sentir doivent être dirigées de chaque côté selon ses vues, il ne faut point les mêmes goûts ni la même constitution pour labourer la terre & pour allaiter les enfans. Une taille plus haute, une voix plus forte & des traits plus marqués semblent n’avoir aucun rapport nécessaire au sexe; mais les modifications extérieures annoncent l’intention de l’ouvrier dans les modifications de l’esprit. Une femme parfaite & un homme parfait ne doivent pas plus se ressembler d’ame que de visage; ces vaines imitations de sexe sont le comble de la déraison; elles font rire le sage & fuir les amours. Enfin, je trouve qu’à moins d’avoir cinq pieds & demi de haut, une voix de basse & de la barbeau menton, l’on ne doit point se mêler d’être homme.

Vois combien les amans sont mal-adroits en injures! Tu me reproches une faute que je n’ai pas commise ou que tu commets aussi bien que moi, & l’attribues à un défaut dont je m’honore. Veux-tu que te rendant sincérité pour sincérité je te dise naïvement ce que je pense de la tienne? Je n’y trouve qu’un raffinement de flatterie, pour te justifier à toi-même par cette franchise apparente les éloges enthousiastes dont tu m’accables à tout propos. Mes prétendues perfections t’aveuglent au point, que pour démentir les reproches que tu te fais en secret de ta prévention, tu n’as pas l’esprit d’en trouver un solide à me faire.

Crois-moi, ne te charge point de me dire mes vérités, tu t’en acquitterois trop mal; les yeux de l’amour, tout perçans qu’ils sont, savent-ils voir des défauts? C’est à l’integre amitié que ces soins appartiennent, & là-dessus ta disciple Claire est cent fois plus savante que toi. Oui, mon ami, loue-moi, admire-moi, trouve-moi belle, charmante, parfaite. Tes éloges me plaisant sans me séduire, parce que je vois qu’ils sont le langage de l’erreur & non de la fausseté, & que tu te trompes toi-même; mais que tu ne veux pas me tromper. O que les illusions de l’amour sont aimables! ses flatteries sont en un sens des vérités; le jugement se tait, mais le coeur parle. L’amant qui loue en nous des perfections que nous n’avons pas, les voit en effet telles qu’il les représente; il ne ment point en disant des mensonges; il flatte sans s’avilir, & l’on peut au moins l’estimer sans le croire.

J’ai entendu, non sans quelque battement de coeur proposer d’avoir demain deux philosophes à souper. L’un est Milord Edouard, l’autre est un sage dont la gravité s’est quelquefois un peu dérangé eaux pieds d’une jeune écoliere; ne le connoîtriez-vous point? Exhortez-le, je vous prie, à tâcher de garder demain le décorum philosophique un peu mieux qu’à son ordinaire. J’aurai soin d’avertir aussi la petite personne de baisser les yeux, & d’être aux siens le moins jolie qu’il se pourra.

LETTRE XLVII. A JULIE

Ah! mauvaise! Est-ce là la circonspection que tu m’avois promise? Est-ce ainsi que tu ménages mon coeur & voiles tes attraits? Que de contraventions à tes engagemens! Premierement ta parure, car tu n’en avois point, & tu sais bien que jamais tu n’es si dangereuse. Secondement ton maintien si doux, si modeste, si propre à laisser remarquer à loisir toutes tes graces. Ton parler plus rare, plus réfléchi, plus spirituel encore qu’à l’ordinaire, qui nous rendoit tous plus attentifs, & faisoit voler l’oreille & le coeur au-devant de chaque mot. Cet air que tu chantas à demi-voix, pour donner encore plus de douceur à ton chant, & qui, bien que françois, plut à Milord Edouard même. Ton regard timide, & tes yeux baissés, dont les éclairs inattendus me jetaient dans un trouble inévitable. Enfin, ce je ne sais quoi d’inexprimable, d’enchanteur, que tu semblois avoir répandu sur toute ta personne pour faire tourner la tête à tout le monde, sans paroître même y songer. Je ne sais, pour moi, comment tu t’y prends; mais si telle est ta maniere d’être jolie le moins qu’il est possible, je t’avertis que c’est l’être beaucoup plus qu’il ne faut pour avoir des sages autour de toi.

Je crains fort que le pauvre philosophe Anglois n’ait un peu ressenti la même influence. Après avoir reconduit ta cousine, comme nous étions tous encore fort éveillés, il nous proposa d’aller chez lui faire de la musique & boire du punch. Tandis qu’on rassembloit ses gens, il ne cessa de nous parler de toi avec un feu qui me déplut, & je n’entendis pas ton éloge dans sa bouche avec autant de plaisir que tu avois entendu le mien. En général, j’avoue que je n’aime point que personne, excepté ta cousine, me parle de toi; il me semble que chaque mot m’ôte une partie de mon secret ou de mes plaisirs; & quoique l’on puisse dire, on y m & un intérêt si suspect, ou l’on est si loin de ce que je sens, que je n’aime écouter là-dessus que moi-même.

Ce n’est pas que j’aye comme toi du penchant à la jalousie. Je connois mieux ton ame; j’ai des garans qui ne me permettent pas même d’imaginer ton changement possible. Après tes assurances, je ne te dis plus rien des autres prétendans. Mais celui-ci, Julie!… des conditions sortables… les préjugés de ton pere…Tu sais bien qu’il s’agit de ma vie; daigne donc me dire un mot là-dessus. Un mot de Julie, & je suis tranquille à jamais.

J’ai passé la nuit à entendre ou exécuter de la musique italienne, car il s’est trouvé des duo & il a fallu hasarder d’y faire ma partie. Je n’ose te parler encore de l’effet qu’elle a produit sur moi; j’ai peur, j’ai peur que l’impression du souper d’hier ne se soit prolongée sur ce que j’entendois, & que je n’aye pris l’effet de tes séductions pour le charme de la musique. Pourquoi la même cause qui me la rendoit ennuyeuse à Sion, ne pourroit-elle pas ici me la rendre agréable dans une situation contraire? N’es-tu pas la premiere source de toutes les affections de mon ame, & suis-je à l’épreuve des prestiges de ta magie? Si la musique eût réellement produit cet enchantement, il eût agi sur tous ceux qui l’entendoient. Mais tandis que ces chants me tenoient en extase, M. d’Orbe dormoit tranquillement dans un fauteuil, & au milieu de mes transports, il s’est contenté pour tout éloge de demander si ta cousines avoit l’Italien.

Tout ceci sera mieux éclair ci demain; car nous avons pour ce soir un nouveau rendez-vous de musique. Milord veut la rendre complette & il a mandé de Lausanne un second violon qu’il dit être assez entendu. Je porterai de mon côté des scenes, des cantates françoises, & nous verrons!

En arrivant chez moi j’étois d’un accablement que m’a donné le peu d’habitude de veiller & qui se perd en t’écrivant. Il faut pourtant tâcher de dormir quelques heures. Viens avec moi, ma douce amie; ne me quitte point durant mon sommeil; mais soit que ton image le trouble ou le favorise, soit qu’il m’offre ou non les noces de la Fanchon, un instant délicieux qui ne peut m’échapper & qu’il me prépare, c’est le sentiment de mon bonheur au réveil.

LETTRE XLVIII. A JULIE

Ah! ma Julie, qu’ai-je entendu? Quels sons touchans? Quelle musique? Quelle source délicieuse de sentimens & de plaisirs? Ne perds pas un moment; rassemble avec soin tes opéras, tes cantates, ta musique françoise, fais un grand feu bien ardent, jettes-y tout ce fatras, & l’attise avec soin, afin que tant de glace puisse y brûler & donner de la chaleur au moins une fois. Fais ce sacrifice propitiatoire au Dieu du goût, pour expier ton crime & le mien d’avoir profané ta voix à cette lourde psalmodie, & d’avoir pris si long-tems pour le langage du coeur un bruit qui ne fait qu’étourdir l’oreille. O que ton digne frere avoit raison! Dans quelle étrange erreur j’ai vécu jusqu’ici sur les productions de cet art charmant! Je sentois leur peu d’effet, & l’attribuois à sa foiblesse. Je disois, la musique n’est qu’un vain son qui peut flatter l’oreille & n’agit qu’indirectement & légerement sur l’ame. L’impression des accords est purement mécanique & physique; qu’a-t-elle à faire au sentiment, & pourquoi devrois-je espérer d’être plus vivement touché d’une belle harmonie que d’un bel accord de couleurs? Je n’appercevois pas dans les accens de la mélodie appliqués à ceux de la langue, le lien puissant & secret des passions avec les sons: je ne voyois pas que l’imitation des tons divers dont les sentimens animent la voix parlante donne à son tour à la voix chantante le pouvoir d’agiter les coeurs, & que l’énergique tableau des mouvemens de l’ame de celui qui se fait entendre, est ce qui fait le vrai charme de ceux qui l’écoutent.

C’est ce que me fit remarquer le chanteur de Milord, qui, pour un Musicien, ne laisse pas de parler assez bien de son art. L’harmonie, me disoit-il, n’est qu’un accessoire éloigné dans la musique imitative; il n’y a dans l’harmonie proprement dite aucun principe d’imitation. Elle assure, il est vrai, les intonations; elle porte témoignage de leur justesse & rendant les modulations plus sensibles, elle ajoute de l’énergie à l’expression & de la grace au chant: Mais c’est de la seule mélodie que sort cette puissance invincible des accens passionnés; c’est d’elle que dérive tout le pouvoir de la musique sur l’ame; formez les plus savantes successions d’accords sans mélange de mélodie, vous serez ennuyés au bout d’un quart-d’heure. De beaux chants sans aucune harmonie sont long-tems à l’épreuve de l’ennui. Que l’accent du sentiment anime les chants les plus simples, ils seront intéressans. Au contraire, une mélodie qui ne parle point chante toujours mal, & la seule harmonie n’a jamais rien sçu dire au coeur.

C’est en ceci, continuoit-il, que consiste l’erreur des François sur les forces de la musique. N’ayant & ne pouvant avoir une mélodie à eux dans une langue qui n’a point d’accent, sur une poésie maniérée qui ne connut jamais la nature, ils n’imaginent d’effets que ceux de l’harmonie & des éclats de voix qui ne rendent pas les sons plus mélodieux mais plus bruyans & ils sont si malheureux dans leurs prétentions, que cette harmonie même qu’ils cherchent leur échappe; à force de la vouloir charger ils n’y mettent plus de choix, ils ne connoissent plus les choses d’effet, ils ne font plus que du remplissage, ils se gâtent l’oreille, & ne sont plus sensibles qu’au bruit; en sorte que la plus belle voix pour eux n’est que celle qui chante le plus fort. Aussi faute d’un genre propre n’ont-ils jamais fait que suivre pesamment & de loin nos modeles, & depuis leur célebre Lulli ou plutôt le nôtre, qui ne fit qu’imiter les Opéra dont l’Italie étoit déjà pleine de son tems, on les a toujours vus, à la piste de trente ou quarante ans copier, gâter nos vieux Auteurs, & faire à peu près de notre musique comme les autres peuples font de leurs modes. Quand ils se vantent de leurs chansons, c’est leur propre condamnation qu’ils prononcent; s’ils savoient chanter des sentimens ils ne chanteroient pas de l’esprit, mais parce que leur musique n’exprime rien, elle est plus propre aux chansons qu’aux Opéra, & parce que la nôtre est toute passionnée, elle est plus propre aux Opéra qu’aux chansons.

Ensuite m’ayant récité sans chant quelques scenes italiennes, il me fit sentir les rapports de la musique à la parole dans le récitatif, de la musique au sentiment dans les airs, & par-tout l’énergie que la mesure exacte & le choix des accords ajoutent à l’expression. Enfin après avoir joint à la connoissance que j’ai de la langue la meilleure idée qu’il me fût possible de l’accent oratoire & pathétique, c’est-à-dire de l’art de parler à l’oreille & au coeur dans une langue sans articuler des mots, je me mis à écouter cette musique enchanteresse, & je sentis bientôt aux émotions qu’elle me causoit que cet art avoit un pouvoir supérieur à celui que j’avois imaginé. Je ne sais quelle sensation voluptueuse me gagnoit insensiblement. Ce n’étoit plus une vaine suite de sons, comme dans nos récits. A chaque phrase quelque image entroit dans mon cerveau ou quelque sentiment dans mon coeur; le plaisir ne s’arrêtoit point à l’oreille, il pénétroit jusqu’à l’ame; l’exécution couloit sans effort avec une facilité charmante; tous les concertans semblaient animés du même esprit; le chanteur maître de sa voix en tiroit sans gêne tout ce que le chant & les paroles demandoient de lui, & je trouvai sur-tout un grand soulagement à ne sentir ni ces lourdes cadences, ni ces pénibles efforts de voix, ni cette contrainte que donne chez nous au musicien le perpétuel combat du chant & de la mesure, qui, ne pouvant jamais s’accorder, ne lassent guere moins l’auditeur que l’exécutant.

Mais quand après une suite d’airs agréables, on vint à ces grands morceaux d’expression, qui savent exciter & peindre le désordre des passions violentes, je perdois à chaque instant l’idée de musique, de chant, d’imitation; je croyois entendre la voix de la douleur, de l’emportement, du désespoir; je croyois voir des meres éplorées, des amans trahis, des tyrans furieux; & dans les agitations que j’étois forcé d’éprouver j’avois peine à rester en place. Je connus alors pourquoi cette même musique qui m’avoit autrefois ennuyé, m’échauffoit maintenant jusqu’au transport; c’est que j’avois commencé de la concevoir, & que sitôt qu’elle pouvoit agir elle agissoit avec toute sa force. Non, Julie, on ne supporte point à demi de pareilles impressions; elles sont excessives ou nulles, jamais foibles ou médiocres; il faut rester insensible ou se laisser émouvoir outre mesure; ou c’est le vain bruit d’une langue qu’on n’entend point, ou c’est une impétuosité de sentiment qui vous entraîne, & à laquelle il est impossible à l’ame de résister.

Je n’avois qu’un regret; mais il ne me quittoit point; c’étoit qu’un autre que toi formât des sons dont j’étois si touché, & de voir sortir de la bouche d’un vil castrato les plus tendres expressions de l’amour. O ma Julie! n’est-ce pas à nous de revendiquer tout ce qui appartient au sentiment? Qui sentira, qui dira mieux que nous ce que doit dire & sentir une ame attendrie? Qui saura prononcer d’un ton plus touchant le cor mio, l’idolo amato ? Ah! que le coeur prêtera d’énergie à l’art, si jamais nous chantons ensemble un de ces duo charmans qui font couler des larmes si délicieuses! Je te conjure premierement d’entendre un essai de cette musique, soit chez toi, soit chez l’inséparable. Milord y conduira quand tu voudras tout son monde, & je suis sûr qu’avec un organe aussi sensible que le tien, & plus de connoissance que je n’en avois de la déclamation italienne, une seule séance suffira pour t’amener au point où je suis, & te faire partager mon enthousiasme. Je te propose & te prie encore de profiter du séjour du virtuose pour rendre leçon de lui, comme j’ai commencé de faire des ce matin. Sa maniere d’enseigner est simple, nette, & consiste en pratique plus qu’en discours; il ne dit pas ce qu’il fut faire, il le fait; & en ceci, comme en bien d’autres choses l’exemple vaut mieux que la regle. Je vois déjà qu’il n’est question que de s’asservir à la mesure, de la bien sentir, de phraser & ponctuer avec soin, de soutenir également des sons & non de les renfler, enfin d’ôter de la voix les éclats & toute la pretintaille françoise, pour la rendre juste, expressive, & flexible; la tienne naturellement si légere & si douce prendra facilement ce nouveau pli; tu trouveras bientôt dans ta sensibilité l’énergie & la vivacité de l’accent qui anime la musique italienne.

E’l cantar che nell’anima si sente.

Laisse donc pour jamais cet ennuyeux & lamentable chant françois qui ressemble au cri de la colique mieux qu’aux transports des passions. Apprends à former ces sons divins que le sentiment inspire, seuls dignes de ta voix, seuls dignes de ton coeur, & qui portent toujours avec eux le charme & le feu des caracteres sensibles.

LETTRE XLIX. DE JULIE

Tu sais bien, mon ami, que je ne puis t’écrire qu’à la dérobée, & toujours en danger d’être surprise. Ainsi, dans l’impossibilité de faire de longues lettres, je me borne à répondre à ce qu’il y a de plus essentiel dans les tiennes, ou à suppléer à ce que je n’ai pu te dire dans des conversations non moins furtives de bouche que par écrit. C’est ce que je ferai, sur-tout aujourd’hui que deux mots au sujet de Milord Edouard me font oublier le reste de ta lettre.

Mon ami, tu crains de me perdre & me parles de chansons! belle matiere à tracasserie entre amans qui s’entendroient moins. Vraiment, tu n’es pas jaloux, on le voit bien; mais pour le coup je ne serois pas jalouse moi-même, car j’ai pénétré dans ton ame & ne sens que ta confiance où d’autres croiroient sentir ta froideur. O la douce & charmante sécurité que celle qui vient du sentiment d’une union parfaite! C’est par elle, je le sais, que tu tires de ton propre coeur le bon témoignage du mien, c’est par elle aussi que le mien te justifie, & je te croirois bien moins amoureux si je te voyois plus alarmé.

Je ne sais, ni ne veux savoir, si Milord Edouard a d’autres attentions pour moi que celles qu’ont tous les hommes pour les personnes de mon âge; ce n’est point de ses sentimens qu’il s’agit, mais de ceux de mon pere & des miens; ils sont aussi d’accord sur son compte que sur celui des prétendus prétendans, dont tu dis que tu ne dis rien. Si son exclusion & la leur suffisent à ton repos, sois tranquille. Quelque honneur que nous fît la recherche d’un homme de ce rang, jamais du consentement du pere ni de la fille, Julie d’Etange ne sera Ladi Bomston. Voilà sur quoi tu peux compter.

Ne va pas croire qu’il ait été pour cela question de Milord Edouard, je suis sûre que de nous quatre tu es le seul qui puisse même lui supposer du goût pour moi. Quoi qu’il en soit, je sais à cet égard la volonté de mon pere sans qu’il en ait parlé ni à moi ni à personne, & je n’en serois pas mieux instruite quand il me l’auroit positivement déclarée. En voilà assez pour calmer tes craintes, c’est-à-dire autant que tu en dois savoir. Le reste seroit pour toi de pure curiosité, & tu sais que j’ai résolu de ne la pas satisfaire. Tu as beau me reprocher cette réserve & la prétendre hors de propos dans nos intérêts communs. Si je l’avois toujours eue, elle me seroit moins importante aujourd’hui. Sans le compte indiscret que je te rendis d’un discours de mon pere, tu n’aurois point été te désoler à Meillerie; tu ne m’eusses point écrit la lettre qui m’a perdue; je vivrois innocente & pourrois encore aspirer au bonheur. Juge par ce que me coûte une seule indiscrétion, de la crainte que je dois avoir d’en commettre d’autres! Tu as trop d’emportement pour avoir de la prudence; tu pourrois plutôt vaincre tes passions que les déguiser. La moindre alarme te mettroit en fureur; à la moindre lueur favorable tu ne douterois plus de rien; on liroit tous nos secrets dans ton ame, & tu détruirois à force de zele tout le succes de mes soins. Laisse-moi donc les soucis de l’amour, & n’en garde que les plaisirs; ce partage est-il si pénible, & ne sens-tu pas que tu ne peux rien à notre bonheur que de n’y point mettre obstacle?

Hélas! que me serviront désormais ces précautions tardives? Est-il tems d’affermir ses pas au fond du précipice, & de prévenir les maux dont on se sent accablé? Ah! misérable fille, c’est bien à toi de parler de bonheur! En peut-il jamais être où regnent la honte & le remords? Dieu! quel état cruel de ne pouvoir ni supporter son crime, ni s’en repentir; d’être assiégé par mille frayeurs, abusé par mille espérances vaines, & de ne jouir pas même de l’horrible tranquillité du désespoir! Je suis désormais à la seule merci du sort. Ce n’est plus ni de force ni de vertu qu’il est question, mais de fortune & de prudence, & il ne s’agit pas d’éteindre un amour qui doit durer autant que ma vie; mais de le rendre innocent ou de mourir coupable. Considere cette situation, mon ami, & vois si tu peux te fier à mon zele!

LETTRE L. DE JULIE

Je n’ai point voulu vous expliquer hier en vous quittant la cause de la tristesse que vous m’avez reprochée, parce que vous n’étiez pas en état de m’entendre. Malgré mon aversion pour les éclaircissemens, je vous dois celui-ci, puisque je l’ai promis, & je m’en acquitte.

Je ne sais si vous vous souvenez des étranges discours que vous me tîntes hier au soir, & des manieres dont vous les accompagnâtes; quant à moi, je ne les oublier ai jamais assez tôt pour votre honneur & pour mon repos, & malheureusement j’en suis trop indignée pour pouvoir les oublier aisément. De pareilles expressions avoient quelquefois frappé mon oreille en passant auprès du port; mais je ne croyois pas qu’elles pussent jamais sortir de la bouche d’un honnête homme; je suis très-sûre au moins qu’elles n’entrerent jamais dans le Dictionnaire des amans, & j’étois bien éloignée de penser qu’elles pussent être d’usage entre vous & moi. Eh Dieux! quel amour est le vôtre, s’il assaisonné ainsi ses plaisirs! Vous sortiez, il est vrai, d’un long repas, & je vois ce qu’il faut pardonner en ce pays aux excès qu’on y peut faire; c’est aussi pour cela que je vous en parle. Soyez certain qu’un tête-à-tête où vous m’auriez traitée ainsi de sang-froid eût été le dernier de notre vie.

Mais ce qui m’alarme sur votre compte, c’est que souvent la conduite d’un homme échauffé de vin n’est que l’effet de ce qui se passe au fond de son coeur dans les autres tems. Croirai-je que dans un état où l’on ne déguise rien vous vous montrâtes tel que vous êtes. Que deviendrois-je si vous pensiez à jeun comme vous parliez hier au soir? Plutôt que de supporter un pareil mépris j’aimerois mieux éteindre un feu si grossier, & perdre un amant qui sachant si mal honorer sa maîtresse mériteroit si peu d’en être estimé. Dites-moi, vous qui chérissez les sentimens honnêtes, seriez-vous tombé dans cette erreur cruelle que l’amour heureux n’a plus de ménagement à garder avec la pudeur, & qu’on ne doit plus de respect à celle dont on n’a plus de rigueur à craindre? Ah! si vous aviez toujours pensé ainsi, vous auriez été moins à redouter & je ne serois pas si malheureuse! Ne vous y trompez pas, mon ami, rien n’est si dangereux pour les vrais amans que les préjugés du monde; tant de gens parlent d’amour, & si peu savent aimer, que la plupart prennent pour ses pures & douces loix les viles maximes d’un commerce abject, qui, bientôt assouvi de lui-même, a recours aux monstres de l’imagination & se déprave pour se soutenir.

Je ne sais si je m’abuse; mais il me semble que le véritable amour est le plus chaste de tous les liens. C’est lui, c’est son feu divin qui sait épurer nos penchans naturels, en les concentrant dans un seul objet; c’est lui qui nous dérobe aux tentations, & qui fait qu’excepté cet objet unique, un sexe n’est plus rien pour l’autre. Pour une femme ordinaire, tout homme est toujours un homme; mais pour celle dont le coeur aime, il n’y a point d’homme que son amant. Que dis-je? Un amant n’est-il qu’un homme? Ah! qu’il est un être bien plus sublime! Il n’y a point d’homme pour celle qui aime: son amant est plus; tous les autres sont moins; elle & lui sont les seuls de leur espece. Ils ne désirent pas, ils aiment. Le coeur ne suit point les sens, il les guide; il couvre leurs égaremens d’un voile délicieux. Non, il n’y a rien d’obscene que la débauche & son grossier langage. Le véritable amour toujours modeste n’arrache point ses faveurs avec audace; il les dérobe avec timidité. Le mystere, le silence, la honte craintive aiguisent & cachent ses doux transports; sa flamme honore & purifie toutes ses caresses; la décence & l’honnêteté l’accompagnent au sein de la volupté même, & lui seul sait tout accorder aux désirs sans rien ôter à la pudeur. Ah dites! vous qui connûtes les vrais plaisirs; comment une cynique effronterie pourroit-elle s’allier avec eux? Comment ne banniroit-elle pas leur délire & tout leur charme? Comment ne souilleroit-elle pas cette image de perfection sous laquelle on se plaît à contempler l’objet aimé? Croyez-moi, mon ami, la débauche & l’amour ne sauroient loger ensemble, & ne peuvent pas même se compenser. Le coeur fait le vrai bonheur quand on s’aime, & rien n’y peut suppléer sitôt qu’on ne s’aime plus.

Mais quand vous seriez assez malheureux pour vous plaire à ce déshonnête langage, comment avez-vous pu vous résoudre à l’employer si mal à propos, & à prendre avec celle qui vous est chére un ton & des manieres qu’un homme d’honneur doit même ignorer? Depuis quand est-il doux d’affliger ce qu’on aime, & quelle est cette volupté barbare qui se plaît à jouir du tourment d’autrui? Je n’ai pas oublié que j’ai perdu le droit d’être respectée; mais si je l’oubliois jamais, est-ce à vous de me le rappeler? Est-ce à l’auteur de ma faute d’en aggraver la punition? Ce seroit à lui plutôt à m’en consoler. Tout le monde a droit de me mépriser hors vous. Vous me devez le prix de l’humiliation où vous m’avez réduite, & tant de pleurs versés sur ma foiblesse méritoient que vous me la fissiez moins cruellement sentir. Je ne suis ni prude ni précieuse. Hélas! que j’en suis loin, moi qui n’ai pas sçu même être sage! Vous le savez trop, ingrat, si ce tendre coeur sait rien refuser à l’amour! Mais au moins ce qu’il lui cede, il ne veut le céder qu’à lui, & vous m’avez trop bien appris son langage, pour lui en pouvoir substituer un si différent. Des injures, des coups, m’outrageroient moins que de semblables caresses. Ou renoncez à Julie, ou sachez être estimé d’elle. Je vous l’ai déjà dit, je ne connois point d’amour sans pudeur, & s’il m’en coûtoit de perdre le vôtre, il m’en coûteroit encore plus de le conserver à ce prix.

Il me reste beaucoup de choses à dire sur le même sujet; mais il faut finir cette lettre, & je les renvaie à un autre tems. En attendant, remarquez un effet de vos fausses maximes sur l’usage immodéré du vin. Votre coeur n’est point coupable, j’en suis très-sûre. Cependant vous avez navré le mien, & sans savoir ce que vous faisiez, vous désoliez comme à plaisir ce coeur trop facile à s’allarmer, & pour qui rien n’est indifférent de ce qui lui vient de vous.

LETTRE LI. REPONSE

Il n’y pas une ligne dans votre lettre qui ne me fasse glacer le sang, & j’ai peine à croire, après l’avoir relue vingt fois que ce soit à moi qu’elle est adressée. Qui moi, moi? J’aurois offensé Julie? J’aurois profané ses attraits? Celle à qui chaque instant de ma vie j’offre des adorations, eût été en butte à mes outrages? Non, je me serois percé le coeur mille fois avant qu’un projet si barbare en eût approché. Ah! que tu le connois mal, ce coeur qui t’idolâtre, ce coeur qui vole & se prosterne sous chacun de tes pas! ce coeur qui voudroit inventer pour toi de nouveaux hommages inconnus aux mortels! Que tu le connois mal, ô Julie! si tu l’accuses de manquer envers toi à ce respect ordinaire & commun qu’un amant vulgaire auroit même pour sa maîtresse! Je ne crois être ni impudent ni brutal, je hair les discours déshonnêtes & n’entrai de mes jours dans les lieux où l’on apprend à les tenir. Mais, que je le redise après toi, que je renchérisse sur ta juste indignation; quand je serois le plus vil des mortels, quand J’aurois passé mes premiers ans dans la crapule, quand le goût des honteux plaisirs pourroit trouver place en un coeur où tu regnes, oh! dis-moi, Julie, Ange du Ciel! dis-moi comment je pourrois apporter devant toi l’effronterie qu’on ne peut avoir que devant celles qui l’aiment. Ah! non, il n’est pas possible! Un seul de tes regards eût contenu ma bouche & purifié mon coeur. L’amour eût couvert mes désirs emportés des charmes de ta modestie; il l’eût vaincu sans l’outrager, & dans la douce union de nos ames, leur seul délire eût produit les erreurs des sens. J’en appelle à ton propre témoignage. Dis, si dans toutes les fureurs d’une passion sans mesure, je cessai jamais d’en respecter le charmant objet? Si je reçus le prix que ma flamme avoit mérité: dis si j’abusai de mon bonheur pour outrager ta douce honte? Si d’une moin timide l’amour ardent & craintif attenta quelquefois à tes charmes: dis si jamais une témérité brutale osa les profaner? Quand un transport indiscret écarte un instant le voile qui les couvre, l’aimable pudeur n’substitue-t-elle pas aussit-tôt le sien? Ce vêtement sacré t’abandonneroit-il un moment quand tu n’en aurois point d’autre? Incorruptible comme ton ame honnête, tous les feux de la mienne l’ont-ils jamais altéré? Cette union si touchante & si tendre ne suffit-elle pas à notre félicité? Ne fait-elle pas seule tout le bonheur de nos jours? Connoissons-nous au monde quelques plaisirs hors ceux que l’amour donne? En voudrions-nous connoître d’autres? Conçois-tu comment cet enchantement eût pu se détruire? Comment j’aurois oublié dans un moment l’honnêteté, notre amour, mon honneur, & l’invincible respect que j’aurois toujours eu pour toi, quand même je ne t’aurois point adorée! Non, ne le crois pas; ce n’est point moi qui plus t’offenser. Je n’en ai nul souvenir; & si j’eusse été coupable un instant, le remords me quitteroit-il jamais? Non, Julie, un démon jaloux d’un sort trop heureux pour un mortel a pris ma figure pour le troubler, & m’a laissé mon coeur pour me rendre plus misérable.

J’abjure, je déteste un forfait que j’ai commis, puisque tu m’en accuses, mais auquel ma volonté n’a point de part. Que je vais l’abhorrer, cette fatale intempérance qui me paroissoit favorable aux épanchemens du coeur, & qui put démentir si cruellement le mien! J’en fais par toi l’irrévocable serment, dès aujourd’hui je renonce pour ma vie au vin comme au plus mortel poison; jamais cette liqueur funeste ne troublera mes sens; jamais elle ne souillera mes levres, & son délire insensé ne me rendra plus coupable à mon insçu. Si j’enfreins ce voeu solennel; Amour, accable-moi du châtiment dont je serai digne: puisse à l’instant l’image de ma Julie sortir pour jamais de mon coeur, & l’abandonner à l’indifférence & au désespoir.

Ne pense pas que je veuille expier mon crime par une peine si légere. C’est une précaution & non pas un châtiment. J’attends de toi celui que j’ai mérité. Je l’implore pour soulager mes regrets. Que l’amour offensé se venge & s’appaise; punis-moi sans me hair, je souffrirai sans murmure. Sois juste & sévere; il le faut, j’y consens; mais si tu veux me laisser la vie, ôte-moi tout, hormis ton coeur.

LETTRE LII. DE JULIE

Comment, mon ami, renoncer au vin pour sa maîtresse! Voilà ce qu’on appelle un sacrifice! Oh! je défie qu’on trouve dans les quatre Cantons un homme plus amoureux que toi! Ce n’est pas qu’il n’ait parmi nos jeunes gens de petits Messieurs francisés qui boivent de l’eau par air, mais tu seras le premier à qui l’amour en aura fait boire; c’est un exemple à citer dans les fastes galans de la Suisse. Je me suis même informée de tes déportemens, & j’ai appris avec une extrême édification que soupant hier chez M. de Vueillerans, tu laissas faire la ronde à six bouteilles après le repas, sans y toucher, & ne marchandois non plus les verres d’eau, que les convives ceux de vin de la Côte. Cependant cette pénitence dure depuis trois jours que ma lettre est écrite, & trois jours font au moins six repas. Or à six repas observés par fidélité, l’on en peut ajouter six autres par crainte, & six par honte, & six par habitude, & six par obstination. Que de motifs peuvent prolonger des privations pénibles dont l’amour seul auroit la gloire! Daigneroit-il se faire honneur de ce qui peut n’être pas à lui?

Voilà plus de mauvaises plaisanteries que tu ne m’as tenu de mauvais propos, il est tems d’enrayer. Tu es grave naturellement; je me suis apperçue qu’un long badinage t’échauffe, comme une longue promenade échauffe un homme replet; mais je tire à peu près de toi la vengeance que Henri IV tira du duc de Mayenne, & ta Souveraine veut imiter la clémence du meilleur des Rois. Aussi bien je craindrois qu’à force de regrets & d’excuses tu ne te fisses à la fin un mérite d’une faute si bien réparée, & je veux me hâter de l’oublier, de peur que si’attendois trop long-tems ce ne fût plus générosité, mais ingratitude.

A l’égard de ta résolution de renoncer au vin pour toujours, elle n’a pas autant d’éclat à mes yeux que tu pourrois croire; les passions vives ne songent guere à ces petits sacrifices, & l’amour ne se repaît point de galanterie. D’ailleurs, il y a quelquefois plus d’adresse que de courage à tirer avantage pour le moment présent d’un avenir incertain, & à se payer d’avance d’une abstinence éternelle à laquelle on renonce quand on veut. Eh! mon ami! dans tout ce qui flatte les sens l’abus est-il donc inséparable de la jouissance? L’ivresse est-elle nécessairement attachée au goût du vin, & la philosophie seroit-elle assez vaine ou assez cruelle pour n’offrir d’autre moyen d’user modérément des choses qui plaisent, que de s’en priver tout-à-fait?

Si tu tiens ton engagement, tu t’ôtes un plaisir innocent, & risques ta santé en changeant de maniere de vivre: si tu l’enfreins, l’amour est doublement offensé & ton honneur même en souffre. J’use donc en cette occasion de mes droits, & non-seulement je te releve d’un voeu nul, comme fait sans mon congé, mais je te défends même de l’observer au-delà du terme que je vais te prescrire. Mardi nous aurons ici la musique de Milord Edouard. A la collation je t’enverrai une coupe à demi pleine d’un nectar pur & bienfaisant. Je veux qu’elle soit bue en ma présence, & à mon intention, après avoir fait de quelques gouttes une libation expiatoire aux Grâces. Ensuite mon pénitent reprendra dans ses repas l’usage sobre du vin tempéré par le crystal des fontaines, & comme dit ton bon Plutarque, en calmant les ardeurs de Bacchus par le commerce des Nymphes.

A propos du concert de mardi, cet étourdi de Regianino ne s’est-il pas mis dans la tête que j’y pourrois déjà chanter un air italien & même un duo avec lui? Il vouloit que je le chantasse avec toi pour mettre ensemble ses deux écoliers; mais il y a dans ce duo de certains ben mio dangereux à dire sous les yeux d’une mere quand le coeur est de la partie; il vaut mieux renvoyer cet essai au premier concert qui se fera chez l’inséparable. J’attribue la facilité avec laquelle j’ai pris le goût de cette musique à celui que mon frere m’avoit donné pour la poésie italienne, & que j’ai si bien entretenu avec toi que je sens aisément la cadence des vers, & qu’au dire de Regianino, j’en prends assez bien l’accent. Je commence chaque leçon par lire quelques octaves du Tasse, ou quelques scenes du Métastase; ensuite il me fait dire & accompagner du récitatif, & je crois continuer de parler ou de lire, ce qui surement ne m’arrivoit pas dans le récitatif françois. Après cela il faut soutenir en mesure des sons égaux & justes; exercice que les éclats auxquels j’étois accoutumée me rendent assez difficile. Enfin nous passons aux airs, & il se trouve que la justesse & la flexibilité de la voix, l’expression pathétique, les sons renforcés & tous les passages, sont un effet naturel de la douceur du chant & de la précision de la mesure, de sorte que ce qui me paroissoit le plus difficile à apprendre, n’a pas même besoin d’être enseigné. Le caractere de la mélodie a tant de rapport au ton de la langue, & une si grande pureté de modulation, qu’il ne faut qu’écouter la basse & savoir parler pour déchiffrer aisément le chant. Toutes les passions y ont des expressions aigues & fortes; tout au contraire de l’accent traînant & pénible du chant françois, le sien, toujours doux & facile, mais vif & touchant dit beaucoup avec peu d’effort. Enfin, je sens que cette musique agite l’ame & repose la poitrine; c’est précisément celle qu’il faut à mon coeur & à mes poumons. A mardi donc, mon aimable ami, mon maître, mon pénitent, mon apôtre, hélas! que ne m’es-tu point? Pourquoi faut-il qu’un seul titre manque à tant de droits?

P.S. Sais-tu qu’il est question d’une jolie promenade sur l’eau, pareille à celle que nous fîmes il y a deux ans avec la pauvre Chaillot? Que mon rusé maître étoit timide alors! Qu’il trembloit en me donnant la main pour sortir du bateau! Ah! l’hypocrite!… il a beaucoup changé.

LETTRE LIII. DE JULIE

Ainsi tout déconcerte nos projets, tout trompe notre attente, tout trahit des feux que le Ciel eût dû couronner! Vils jouets d’une aveugle fortune, tristes victimes d’un moquer espoir, toucherons-nous sans cesse au plaisir qui fuit, sans jamais l’atteindre? Cette noce trop vainement désirée devoit se faire à Clarens; le mauvais temps nous contrarie, il faut la faire à la ville. Nous devions nous y ménager une entrevue; tous deux obsédés d’importuns, nous ne pouvons leur échapper en même tems, & le moment où l’un des deux se dérobe est celui où il est impossible à l’autre de le joindre! Enfin, un favorable instant se présente, la plus cruelle des meres vient nous l’arracher, & peu s’en faut que cet instant ne soit celui de la perte de deux infortunés qu’il devoit rendre heureux! Loin de rebuter mon courage, tant d’obstacles l’ont irrité. Je ne sais quelle nouvelle force m’anime, mais je me sens une hardiesse que je n’eus jamais; & si tu l’oses partager, ce soir, ce soir même peut acquitter mes promesses & payer d’une seule fois toutes les dettes de l’amour.

Consulte-toi bien, mon ami, & vois jusqu’à quel point il t’est doux de vivre; car l’expédient que je te propose peut nous mener tous deux à la mort. Si tu la crains, n’acheve point cette lettre, mais si la pointe d’une épée n’effraye pas plus aujourd’hui ton coeur, que ne l’effrayoient jadis les gouffres de Meillerie, le mien court le même risque & n’a pas balancé. Ecoute.

Babi, qui couche ordinairement dans ma chambre est malade depuis trois jours, & quoique je voulusse absolument la soigner, on l’a transporté ailleurs malgré moi: mais comme elle est mieux, peut-être elle reviendra des demain. Le lieu où l’on mange est loin de l’escalier qui conduit à l’appartement de ma mere & au mien: à l’heure du souper toute la maison est déserte hors la cuisine & la salle à manger. Enfin la nuit dans cette saison est déjà obscure à la même heure, son voile peut dérober aisément dans la rue les passans aux spectateurs, & tu sais parfaitement les êtres de la maison.

Ceci suffit pour me faire entendre. Viens cette apres midi chez ma Fanchon; je t’expliquerai le reste, & te donnerai les instructions nécessaires: que si je ne le puis je les laisserai par écrit à l’ancien entrepôt de nos lettres, où, comme je t’en ai prévenu, tu trouveras déjà celle-ci: car le sujet en est trop important pour l’oser confier à personne.

O comme je vois à présent palpiter ton coeur! Comme j’y listes transports, & comme je les partage! Non, mon doux ami, non, nous ne quitterons point cette courte vie sans avoir un instant goûté le bonheur. Mais songe pourtant que cet instant est environné des horreurs de la mort; que l’abord est sujet à mille hazards, le séjour dangereux, la retraite d’un péril extrême; que nous sommes perdus si nous sommes découverts, & qu’il faut que tout nous favorise pour pouvoir éviter de l’être. Ne nous abusons point; je connois trop mon pere pour douter que je ne te visse àl’instant percer le coeur de sa main, si même il ne commençoit par moi; car surement je ne serois pas plus épargnée: & crois-tu que je t’exposerois à ce risque si je n’étois sûre de le partager?

Pense encore qu’il n’est point question de te fier à ton courage; il n’faut pas songer; & je te défends même tres-expressément d’apporter aucune arme pour ta défense, pas même ton épée: aussi bien te seroit-elle parfaitement inutile; car si nous sommes surpris, mon dessein est de me précipiter dans tes bras, de t’enlacer fortement dans les miens, & de recevoir ainsi le coup mortel pour n’avoir plus à me séparer de toi; plus heureuse à ma mort que je ne le fus de ma vie.

J’espere qu’un sort plus doux nous est réservé; je sens au moins, qu’il nous est dû, & la fortune se lassera de nous être injuste. Viens donc, ame de mon coeur, vie de ma vie, viens te réunir à toi-même. Viens sous les auspices du tendre amour, recevoir le prix de ton obéissance & de tes sacrifices. Viens avouer, même au sein des plaisirs, que c’est de l’union des coeurs qu’ils tirent leur plus grand charme.

LETTRE LIV. A JULIE

J’arrive plein d’une émotion qui s’accroît en entrant dans cet asyle. Julie! me voici dans ton cabinet, me voici dans le sanctuaire de tout ce que mon coeur adore. Le flambeau de l’amour guidoit mes pas, & j’ai passé sans être apperçu. Lieu charmant, lieu fortuné, qui jadis vis tant réprimer de regards tendres, tant étouffer de soupirs brûlans; toi qui vis naître & nourrir mes premiers feux, pour la seconde fois tu les verras couronner; témoin de ma constance immortelle, sois le témoin de mon bonheur, & voile à jamais les plaisirs du plus fidele & du plus heureux des hommes.

Que ce mystérieux séjour est charmant! Tout y flatte & nourrit l’ardeur qui me dévore. O Julie! il est plein de toi, & la flamme de mes désirs s’y répand sur tous tes vestiges. Oui, tous mes sens y sont enivrés à la fois. Je ne sais quel parfum presque insensible, plus doux que la rose, & plus léger que l’iris, s’exhale ici de toutes parts. J’y crois entendre le son flatteur de ta voix. Toutes les parties de ton habillement éparses présentent à mon ardente imagination celles de toi-même qu’elles recelent. Cette coeffure légere que parent de grands cheveux blonds qu’elle feint de couvrir; cet heureux fichu contre lequel une fois au moins je n’aurai point à murmurer; ce déshabillé élégant & simple qui marque si bien le goût de celle qui le porte; ces mules si mignonnes qu’un pied souple remplit sans peine; ce corps si délié qui touche & embrasse… quelle taille enchanteresse!… au-devant deux légers contours… ô spectacle de volupté!…la baleine a cédé à la force de l’impression… empreintes délicieuses, que je vous baise mille fois!….Dieux! Dieux! que sera-ce quand… Ah! je crois déjà sentir ce tendre coeur battre sous une heureuse main! Julie! ma charmante Julie! je te vois, je te sens par-tout, je te respire avec l’air que tu as respiré; tu pénetres toute ma substance; que ton séjour est brûlant & douloureux pour moi! Il est terrible à mon impatience. O viens! vole, ou je suis perdu.

Quel bonheur d’avoir trouvé de l’encre & du papier! J’exprime ce que je sens pour en tempérer l’exces, je donne le change à mes transports en les décrivant.

Il me semble entendre du bruit. Seroit-ce ton barbare pere? Je ne crois pas être lâche… mais qu’en ce moment, la mort me seroit horrible! Mon désespoir seroit égal à l’ardeur qui me consume. Ciel! Je te demande encore une heure de vie, & j’abandonne le reste de mon être à ta rigueur. O désirs! ô craintes! ô palpitations cruelles!… on ouvre!… on entre!… c’est elle! c’est elle! je l’entrevois, je l’ai vue, j’entends refermer la porte. Mon coeur, mon foible coeur, tu succombes à tant d’agitations. Ah! cherche des forces pour supporter la félicité qui t’accable!

LETTRE LV. A JULIE

O mourons, ma douce amie! mourons, la bien aimée de mon coeur! Que faire désormais d’une jeunesse insipide dont nous avons épuisé toutes les délices? Explique-moi, si tu le peux, ce que j’ai senti dans cette nuit inconcevable; donne-moi l’idée d’une vie ainsi passée, ou laisse-m’en quitter une qui n’a plus rien de ce que je viens d’éprouver avec toi. J’avois goûté le plaisir, & croyois concevoir le bonheur. Ah! je n’avois senti qu’un vain songe & n’imaginois que le bonheur d’un enfant! Mes sens abusoient mon ame grossiere; je ne cherchois qu’en eux le bien suprême, & j’ai trouvé que leurs plaisirs épuisés n’étoient que le commencement des miens. O chef-d’oeuvre unique de la nature! Divine Julie! possession délicieuse à laquelle tous les transports du plus ardent amour suffisent à peine! Non, ce ne sont point ces transports que je regrette le plus: ah! non, retire, s’il le faut, ces faveurs enivrantes pour lesquelles je donnerois mille vies; mais rends-moi tout ce qui n’étoit point elles, & les effaçoit mille fois. Rends-moi cette étroite union des ames, que tu m’avois annoncée & que tu m’as si bienfait goûter. Rends-moi cet abattement si doux rempli par les effusions de nos coeurs; rends-moi ce sommeil enchanteur trouvé sur ton sein; rends-moi ce réveil plus délicieux encore, & ces soupirs entrecoupés, & ces douces larmes, & ces baisers qu’une voluptueuse langueur nous faisoit lentement savourer, & ces gémissemens si tendres, durant lesquels tu pressois sur ton coeur ce coeur fait pour s’unir à lui.

Dis-moi, Julie, toi qui d’après ta propre sensibilité sais si bien juger de celle d’autrui, crois-tu que ce que je sentois auparavant fût véritablement de l’amour? Mes sentimens, n’en doute pas, ont depuis hier changé de nature; ils ont pris je ne sais quoi de moins impétueux, mais de plus doux, de plus tendre & de plus charmant. Te souvient-il de cette heure entiere que nous passâmes à parler paisiblement de notre amour & de cet avenir obscur & redoutable, par qui le présent nous étoit encore plus sensible; de cette heure, hélas! trop courte, dont une légere empreinte de tristesse rendit les entretiens si touchans? J’étois tranquille, & pourtant j’étois près de toi; je t’adorois & ne désirois rien. Je n’imaginois pas même une autre félicité, que de sentir ainsi ton visage auprès du mien, ta respiration sur ma joue, & ton bras autour de mon cou. Quel calme dans tous mes sens! Quelle volupté pure, continue, universelle! Le charme de la jouissance étoit dans l’ame; il n’en sortoit plus; il duroit toujours. Quelle différence des fureurs de l’amour à une situation si paisible! C’est la premiere fois de mes jours que je l’ai éprouvée auprès de toi; & cependant, juge du changement étrange que j’éprouve; c’est de toutes les heures de ma vie, celle qui m’est la plus chére, & la seule que j’aurois voulu prolonger éternellement. Julie, dis-moi donc si je ne t’aimois point auparavant, ou si maintenant je ne t’aime plus?

Si je ne t’aime plus? Quel doute! Ai-je donc cessé d’exister? & ma vie n’est-elle pas plus dans ton coeur que dans le mien? Je sens, je sens que tu m’es mille fois plus chére que jamais, & j’ai trouvé dans mon abattement de nouvelles forces pour te chérir plus tendrement encore. J’ai pris pour toi des sentimens plus paisibles, il est vrai, mais plus affectueux & de plus de différentes especes; sans s’affoiblir, ils se sont multipliés; les douceurs de l’amitié tempérerent les emportemens de l’amour, & j’imagine à peine quelque sorte d’attachement qui ne m’unisse pas à toi. O ma charmante maîtresse! ô mon épouse, ma soeur, ma douce amie! que j’aurai peu dit pour ce que je sens, après avoir épuisé tous les noms les plus chers au coeur de l’homme!

Il faut que je t’avoue un soupçon que j’ai conçu dans la honte & l’humiliation de moi-même; c’est que tu sais mieux aimer que moi. Oui, ma Julie, c’est bien toi qui fais ma vie & mon être; je t’adore bien de toutes les facultés de mon ame; mais la tienne est plus aimante, l’amour l’a plus profondément pénétrée; on le voit, on le sent; c’est lui qui anime tes grâces, qui regne dans tes discours, qui donne à tes yeux cette douceur pénétrante, à ta voix ces accens si touchants; c’est lui qui, par ta seule présence communique aux autres coeurs sans qu’ils s’en apperçoivent la tendre émotion du tien. Que je suis loin de cet état charmant qui se suffit à lui-même! je veux jouir, & tu veux aimer; j’ai des transports & toi de la passion; tous mes emportemens ne valent pas ta délicieuse langueur, & le sentiment dont ton coeur se nourrit est la seule félicité suprême. Ce n’est que d’hier seulement que j’ai goûté cette volupté si pure. Tu m’as laissé quelque chose de ce charme inconcevable qui est en toi, & je crois qu’avec ta douce haleine tu m’inspirois une ame nouvelle. Hâte-toi, je t’en conjure, d’achever ton ouvrage. Prends de la mienne tout ce qui m’en reste, & mets tout-à-fait la tienne à la place. Non, beauté d’ange, ame céleste; il n’y a que des sentimens comme les tiens qui puissent honorer tes attraits. Toi seule es digne d’inspirer un parfait amour, toi seul es propre à le sentir. Ah! donne-moi ton coeur, ma Julie, pour t’aimer comme tu le mérites.

LETTRE LVI. DE CLAIRE A JULIE

J’ai, ma chere cousine, à te donner un avis qui t’importe. Hier au soir ton ami eut avec Milord Edouard un démêlé qui peut devenir sérieux. Voici ce que m’en a dit M. d’Orbe, qui étoit présent, & qui, inquiet des suites de cette affaire est venu ce matin m’en rendre compte.

Ils avoient tous deux soupé chez Milord, & après une heure ou deux de musique ils se mirent à causer & boire du punch. Ton ami n’en but qu’un seul verre mêlé d’eau; les deux autres ne furent pas si sobres, & quoique M. d’Orbe ne convienne pas de s’être enivré, je me réserve à lui en dire mon avis dans un autre tems. La conversation tomba naturellement sur ton compte; car tu n’ignores pas que Milord n’aime à parler que de toi. Ton ami, à qui ces confidences déplaisent, les reçut avec si peu d’aménité, qu’enfin Edouard échauffé de punch & piqué de cette sécheresse, osa dire en se plaignant de ta froideur, qu’elle n’étoit pas si générale qu’on pourroit croire, & que tel qui n’en disoit mot n’étoit pas si mal traité que lui. A l’instant ton ami dont tu connois la vivacité releva ce discours avec un emportement insultant qui lui attira un démenti, & ils sauterent à leurs épées. Bomston à demi ivre se donna en courant une entorse qui le força de s’asseoir. Sa jambe enfla sur le champ, & cela calma la querelle mieux que tous les soins que M. d’Orbe s’étoit donnés. Mais comme il étoit attentif à ce qui se passoit, il vit ton ami s’approcher, en sortant, de l’oreille de Milord Edouard, & il entendit qu’il lui disoit à demi-voix; sitôt que vous serez en état de sortir, faites-moi donner de vos nouvelles, ou j’aurai soin de m’en informer . N’en prenez pas la peine , lui dit Edouard avec un sourire moqueur, vous en saurez assez-tôt. Nous verrons , reprit froidement ton ami, & il sortit. M. d’Orbe en te remettant cette lettre t’expliquera le tout plus en détail. C’est à ta prudence à te suggérer des moyens d’étouffer cette fâcheuse affaire, ou à me prescrire de mon côté ce que je dois faire pour y contribuer. En attendant le porteur est à tes ordres; il fera tout ce que tu lui commanderas, & tu peux compter sur le secret.

Tu te perds, ma chére, il faut que mon amitié te le dise. L’engagement où tu vis ne peut rester long-tems caché dans une petite ville comme celle-ci, & c’est un miracle de bonheur que, depuis plus de deux ans qu’il a commencé tu ne sois pas encore le sujet des discours publics. Tu le vas devenir si tu n’y prends garde; tu le serois déjà, si tu étois moins aimée; mais il y a une répugnance si générale à mal parler de toi, que c’est un mauvais moyen de se faire fête, & un très-sûr de se faire hair. Cependant tout a son terme; je tremble que celui du mystere ne soit venu pour ton amour, & il y a grande apparence que les soupçons de Milord Edouard lui viennent de quelques mauvais propos qu’il peut avoir entendus. Songes-y bien, ma chére enfant. Le Guet dit il y a quelque tems avoir vu sortir de chez toi ton ami à cinq heures du matin. Heureusement celui-ci sçut des premiers ce discours, il courut chez cet homme & trouva le secret de le faire taire; mais qu’est-ce qu’un pareil silence, sinon le moyen d’accréditer des bruits sourdement répandus? La défiance de ta mere augmente aussi de jour en jour; tu sais combien de fois elle te l’a fait entendre. Elle m’en a parlé à mon tour d’une maniere assez dure, & si elle ne craignait la violence de ton pere, il ne faut pas douter qu’elle ne lui en eût déjà parlé à lui-même; mais elle l’ose d’autant moins qu’il lui donnera toujours le principal tort d’une connoissance qui te vient d’elle.

Je ne puis trop le répéter; songe à toi, tandis qu’il en est tems encore. Ecarte ton ami avant qu’on en parle; préviens des soupçons naissans que son absence fera surement tomber: car enfin, que peut-on croire qu’il fait ici? Peut-être dans six semaines, dans un mois, sera-t-il trop tard. Si le moindre mot venoit aux oreilles de ton pere, tremble de ce qui résulteroit de l’indignation d’un vieux militaire entêté de l’honneur de sa maison, & de la pétulance d’un jeune homme emporté qui ne sait rien endurer: mais il faut commencer par vuider de maniere ou d’autre l’affaire de Milord Edouard; car tu ne ferois qu’irriter ton ami, & t’attirer un juste refus, si tu lui parlois d’éloignement avant qu’elle fût terminée.

LETTRE LVII. DE JULIE

Mon ami, je me suis instruite avec soin de ce qui s’est passé entre vous & Milord Edouard. C’est sur l’exacte connoissance des faits que votre amie veut examiner avec vous comment vous devez vous conduire en cette occasion d’après les sentimens que vous professez, & dont je suppose que vous ne faites pas une vaine & fausse parade.

Je ne m’informe point si vous êtes versé dans l’art de l’escrime, ni si vous vous sentez en état de tenir tête à un homme qui a dans l’Europe la réputation de manier supérieurement les armes, & qui s’étant battu cinq ou six fois en sa vie a toujours tué, blessé, ou désarmé son homme. Je comprends que dans le cas où vous êtes, on ne consulte pas son habileté mais son courage, & que la bonne maniere de se venger d’un brave qui vous insulte est de faire qu’il vous tue. Passons sur une maxime si judicieuse; vous me direz que votre honneur & le mien vous sont plus chers que la vie. Voilà donc le principe sur lequel il faut raisonner.

Commençons par ce qui vous regarde. Pourriez-vous jamais me dire en quoi vous êtes personnellement offensé dans un discours où c’est de moi seule qu’il s’agissoit? Si vous deviez en cette occasion prendre fait & cause pour moi, c’est ce que nous verrons tout à l’heure: en attendant, vous ne sauriez disconvenir que la querelle ne soit parfaitement étrangere à votre honneur particulier, à moins que vous ne preniez pour un affront le soupçon d’être aimé de moi. Vous avez été insulté, je l’avoue; mais après avoir commencé vous-même par une insulte atroce, & moi dont la famille est pleine de militaires, & qui ai tant oui débattre ces horribles questions, je n’ignore pas qu’un outrage en réponse à un autre ne l’efface point, & que le premier qu’on insulte demeure le seul offensé: c’est le même cas d’un combat imprévu, où l’agresseur est le seul criminel, & où celui qui tue ou blesse en se défendant n’est point coupable de meurtre.

Venons maintenant à moi; accordons que j’étois outragée par le discours de Milord Edouard, quoiqu’il ne fît que me rendre justice. Savez-vous ce que vous faites en me défendant avec tant de chaleur & d’indiscrétion? Vous aggravez son outrage; vous prouvez qu’il avoit raison; vous sacrifiez mon honneur à un faux point-d’honneur; vous diffamez votre maîtresse pour gagner tout au plus la réputation d’un bon spadassin. Montrez-moi, de grâce, quel rapport il y a entre votre maniere de me justifier & ma justification réelle? Pensez-vous que prendre ma cause avec tant d’ardeur soit une grande preuve qu’il n’y a point de liaison entre nous, & qu’il suffise de faire voir que vous êtes brave, pour montrer que vous n’êtes pas mon amant? Soyez sûr que tous les propos de Milord Edouard me font moins de tort que votre conduite; c’est vous seul qui vous chargez par cet éclat de les publier & de les confirmer. Il pourra bien, quant à lui, éviter votre épée dans le combat; mais jamais ma réputation ni mes jours, peut-être, n’éviteront le coup mortel que vous leur portez.

Voilà des raisons trop solides pour que vous ayez rien, qui le puisse être, à y répliquer; mais vous combattrez, je le prévois, la raison par l’usage; vous me direz qu’il est des fatalités qui nous entraînent malgré nous; que dans quelque cas que ce soit, un démenti ne se souffre jamais; & que quand une affaire a pris un certain tour, on ne peut plus éviter de se battre ou de se déshonorer. Voyons encore.

Vous souvient-il d’une distinction que vous me fîtes autrefois dans une occasion importante, entre l’honneur réel & l’honneur apparent? Dans laquelle des deux classes mettrons-nous celui dont il s’agit aujourd’hui? Pour moi, je ne vois pas comment cela peut même faire une question. Qu’y a-t-il de commun entre la gloire d’égorger un homme & le témoignage d’une ame droite, & quelle prise peut avoir la vaine opinion d’autrui sur l’honneur véritable dont toutes les racines sont au fond du coeur? Quoi! les vertus qu’on a réellement périssent-elles sous les mensonges d’un calomniateur? Les injures d’un homme ivre prouvent-elles qu’on les mérite, & l’honneur du sage seroit-il à la merci du premier brutal qu’il peut rencontrer? Me direz-vous qu’un duel témoigne qu’on a du coeur, & que cela suffit pour effacer la honte ou le reproche de tous les autres vices? Je vous demanderai quel honneur peut dicter une pareille décision, & quelle raison peut la justifier? A ce compte un fripon n’a qu’à se battre pour cesser d’être un fripon; les discours d’un menteur deviennent des vérités, sitôt qu’ils sont soutenus à la pointe de l’épée, & si l’on vous accusoit d’avoir tué un homme, vous en iriez tuer un second pour prouver que cela n’est pas vrai? Ainsi, vertu, vice, honneur, infamie, vérité, mensonge, tout peut tirer son être de l’événement d’un combat; une salle d’armes est le siege de toute justice; il n’y a d’autre droit que la force, d’autre raison que le meurtre; toute la réparation due à ceux qu’on outrage est de les tuer, & toute offense est également bien lavée dans le sang de l’offenseur ou de l’offensé? Dites, si les loups savoient raisonner, auroient-ils d’autres maximes? Jugez vous-mêmes par le cas où vous êtes si j’exagere leur absurdité. De quoi s’agit-il ici pour vous? D’un démenti reçu dans une occasion où vous mentiez en effet. Pensez-vous donc tuer la vérité avec celui que vous voulez punir de l’avoir dite? Songez-vous qu’en vous soumettant au sort d’un duel vous appellez le Ciel en témoignage d’une fausseté, & que vous osez dire à l’arbitre des combats; viens soutenir la cause injuste, & faire triompher le mensonge? Ce blaspheme n’a-t-il rien qui vous épouvante? Cette absurdité n’a-t-elle rien qui vous révolte? Eh Dieu! quel est ce misérable honneur qui ne craint pas le vice mais le reproche, & qui ne vous permet pas d’endurer d’un autre un démenti reçu d’avance de votre propre coeur?

Vous qui voulez qu’on profite pour soi de ses lectures, profitez donc des vôtres, & cherchez si l’on vit un seul appel sur la terre quand elle étoit couverte de héros? Les plus vaillans hommes de l’antiquité songerent-ils jamais à venger leurs injures personnelles par des combats particuliers? César envoya-t-il un cartel à Caton, ou Pompée à César, pour tant d’affrons réciproques, & le plus grand Capitaine de la Grece fut-il déshonoré pour s’être laissé menacer du bâton? D’autres tems, d’autres moeurs, je le sais; mais n’y en a-t-il que de bonnes, & n’oseroit-on enquérir si les moeurs d’un tems sont celles qu’exige le solide honneur? Non, cet honneur n’est point variable, il ne dépend ni des tems ni des lieux ni des préjugés, il ne peut ni passer ni renaître, il a sa source éternelle dans le coeur de l’homme juste & dans la regle inaltérable de ses devoirs. Si les peuples les plus éclairés, les plus braves, les plus vertueux de la terre n’ont point connu le duel, je dis qu’il n’est pas une institution de l’honneur, mais une mode affreuse & barbare digne de sa féroce origine. Reste à savoir si, quand il s’agit de sa vie ou de celle d’autrui, l’honnête homme se regle sur la mode, & s’il n’y a pas alors plus de vrai courage à la braver qu’à la suivre? Que feroit à votre avis, celui qui s’y veut asservir, dans les lieux où regne un usage contraire? A Messine ou à Naples, il iroit attendre son homme au coin d’une rue & le poignarder par derriere. Cela s’appelle être brave en ce pays-là, & l’honneur n’y consiste pas à se faire tuer par son ennemi, mais à le tuer lui-même.

Gardez-vous donc de confondre le nom sacré de l’honneur avec ce préjugé féroce qui m & toutes les vertus à la pointe d’une épée, & n’est propre qu’à faire de braves scélérats. Que cette méthode puisse fournir, si l’on veut un supplément à la probité, par-tout où la probité regne son supplément n’est-il pas inutile, & que penser de celui qui s’expose à la mort pour s’exempter d’être honnête homme? Ne voyez-vous pas que les crimes que la honte & l’honneur n’ont point empêchés, sont couverts & multipliés par la fausse honte & la crainte du blâme? C’est elle qui rend l’homme hypocrite & menteur; c’est elle qui lui fait verser le sang d’un ami pour un mot indiscret qu’il devroit oublier, pour un reproche mérité qu’il ne peut souffrir. C’est elle qui transforme en furie infernale une fille abusée & craintive. C’est elle, ô Dieu puissant! qui peut armer la main maternelle contre le tendre fruit… Je sens défaillir mon ame à cette idée horrible, & je rends grace au moins à celui qui sonde les coeurs d’avoir éloigné du mien cet honneur affreux qui n’inspire que des forfaits & fait frémir la nature.

Rentrez donc en vous-même & considérez s’il vous est permis d’attaquer de propos délibéré la vie d’un homme & d’exposer la vôtre pour satisfaire une barbare & dangereuse fantaisie qui n’a nul fondement raisonnable, & si le triste souvenir du sang versé dans une pareille occasion peut cesser de crier vengeance au fond du coeur de celui qui l’a fait couler? Connoissez-vous aucun crime égal à l’homicide volontaire, & si la base de toutes les vertus est l’humanité, que penserons-nous de l’homme sanguinaire & dépravé qui l’ose attaquer dans la vie de son semblable? Souvenez-vous de ce que vous m’avez dit vous-même contre le service étranger; avez-vous oublié que le citoyen doit sa vie à la patrie & n’a pas le droit d’en disposer sans le congé des loix, à plus forte raison contre leur défense? O mon ami! si vous aimez sincérement la vertu, apprenez à la servir à sa mode, & non à la mode des hommes. Je veux qu’il en puisse résulter quelque inconvénient: Ce mot de vertu n’est-il donc pour vous qu’un vain nom, & ne serez-vous vertueux que quand il n’en coûtera rien de l’être?

Mais quels sont au fond ces inconvéniens? Les murmures des gens oisifs, des méchans, qui cherchent à s’amuser des malheurs d’autrui & voudroient avoir toujours quelque histoire nouvelle à raconter. Voilà vraiment un grand motif pour s’entr’égorger! si le philosophe & le sage se reglent dans les plus grandes affaires de la vie sur les discours insensés de la multitude, que sert tout cet appareil d’études, pour n’être au fond qu’un homme vulgaire? Vous n’osez donc sacrifier le ressentiment au devoir, à l’estime, à l’amitié, de peur qu’on ne vous accuse de craindre la mort? Pesez les choses, mon bon ami, & vous trouverez bien plus de lâcheté dans la crainte de ce reproche, que dans celle de la mort même. Le fanfaron, le poltron veut à toute force passer pour brave.

Ma verace valor, ben che negletto, è di se stesso a se freggio assai chiaro.

Celui qui feint d’envisager la mort sans effroi, ment. Tout homme craint de mourir, c’est la grande loi des êtres sensibles, sans laquelle toute espece mortelle seroit bientôt détruite. Cette crainte est un simple mouvement de la nature, non-seulement indifférent, mais bon en lui-même & conforme à l’ordre. Tout ce qui la rend honteuse & blâmable, c’est qu’elle peut nous empêcher de bien faire & de remplir nos devoirs. Si la lâcheté n’étoit jamais un obstacle à la vertu, elle cesseroit d’être un vice. Quiconque est plus attaché à sa vie qu’à son devoir ne sauroit être solidement vertueux, j’en conviens. Mais expliquez-moi, vous qui vous piquez de raison, quelle espece de mérite on peut trouver à braver la mort pour commettre un crime?

Quand il seroit vrai qu’on se fait mépriser en refusant de se battre, quel mépris est le plus à craindre, celui des autres en faisant bien, ou le sien propre en faisant mal? Croyez-moi, celui qui s’estime véritablement lui-même est peu sensible à l’injustemé pris d’autrui, & ne craint que d’en être digne; car le bon & l’honnête ne dépendent point du jugement des hommes, mais de la nature des choses, & quand toute la terre approuveroit l’action que vous allez faire, elle n’en seroit pas moins honteuse. Mais il est faux qu’à s’en abstenir par vertu l’on se fasse mépriser. L’homme droit dont toute la vie est sans tache & qui ne donna jamais aucun signe de lâcheté, refusera de souiller sa main d’un homicide & n’en sera que plus honoré. Toujours prêt à servir la patrie, à protéger le foible, à remplir les devoirs les plus dangereux, & à défendre en toute rencontre juste & honnête, ce qui lui est cher au prix de son sang, il m & dans ses démarches cette inébranlable fermeté qu’on n’a point sans le vrai courage. Dans la sécurité de sa conscience, il marche la tête levée, il ne fuit ni ne cherche son ennemi. On voit aisément qu’il craint moins de mourir que de mal faire, & qu’il redoute le crime & non le péril. Si les vils préjugés s’élevent un instant contre lui, tous les jours de son honorable vie sont autant de témoins qui les récusent, & dans une conduite si bien liée on juge d’une action sur toutes les autres.

Mais savez-vous ce qui rend cette modération si pénible à un homme ordinaire? C’est la difficulté de la soutenir dignement. C’est la nécessité de ne commettre ensuite aucune action blâmable. Car si la crainte de mal faire ne le retient pas dans ce dernier cas, pourquoi l’auroit-elle retenu dans l’autre où l’on peut supposer un motif plus naturel? On voit bien alors que ce refus ne vient pas de vertu, mais de lâcheté, & l’on se moque avec raison d’un scrupule qui ne vient que dans le péril. N’avez-vous point remarqué que les homme si ombrageux & si prompts à provoquer les autres sont, pour la plupart, de très-malhonnêtes gens qui, de peur qu’on n’ose leur montrer ouvertement le mépris qu’on a pour eux, s’efforcent de couvrir de quelques affaires d’honneur l’infamie de leur vie entiere? Est-ce à vous d’imiter de tels hommes? Mettons encore à part les militaires de profession qui vendent leur sang à prix d’argent; qui, voulant conserver leur place, calculent par leur intérêt ce qu’ils doivent à leur honneur, & savent à un écu près ce que vaut leur vie. Mon ami, laissez battre tous ces gens là. Rien n’est moins honorable que cet honneur dont ils font si grand bruit; ce n’est qu’une mode insensée, une fausse imitation de vertu qui se pare des plus grands crimes. L’honneur d’un homme comme vous n’est point au pouvoir d’un autre, il est en lui-même & non dans l’opinion du peuple; il ne se défend ni par l’épée ni par le bouclier, mais par une vie integre & irréprochable, & ce combat vaut bien l’autre en fait de courage.

C’est par ces principes que vous devez concilier les éloges que j’ai donnés dans tous les tems à la véritable valeur avec le mépris que j’eus toujours pour les faux braves. J’aime les gens de coeur & ne puis souffrir les lâches; je romprois avec un amant poltron que la crainte feroit fuir le danger, & je pense comme toutes les femmes que le feu du courage anime celui de l’amour. Mais je veux que la valeur se montre dans les occasions légitimes, & qu’on ne se hâte pas d’en faire hors de propos une vaine parade, comme si l’on avoit peur de ne la pas retrouver au besoin. Tel fait un effort & se présente une fois pour avoir droit de se cacher le reste de sa vie. Le vrai courage a plus de constance & moins d’empressement; il est toujours ce qu’il doit être; il ne faut ni l’exciter ni le retenir; l’homme de bien le porte par-tout avec lui; au combat contre l’ennemi; dans un cercle en faveur des absens & de la vérité; dans son lit contre les attaques de la douleur & de la mort. La force de l’ame qui l’inspire est d’usage dans tous les tems; elle met toujours la vertu au-dessus des événemens, & ne consiste pas à se battre, mais à ne rien craindre. Telle est, mon ami, la sorte de courage que j’ai souvent louée, & que j’aime à trouver en vous. Tout le reste n’est qu’étourderie, extravagance, férocité, c’est une lâcheté de s’y soumettre, & je ne méprise pas moins celui qui cherche un péril inutile, que celui qui fuit un péril qu’il doit affronter.

Je vous ai fait voir, si je ne me trompe, que dans votre démêlé avec Milord Edouard, votre honneur n’est point intéressé; que vous compromettez le mien en recourant à la voie des armes; que cette voie n’est ni juste, ni raisonnable, ni permise; qu’elle ne peut s’accorder avec les sentimens dont vous faites profession; qu’elle ne convient qu’à de malhonnêtes gens qui font servir la bravoure de supplément aux vertus qu’ils n’ont pas, ou aux Officiers qui ne se battent point par honneur mais par intérêt; qu’il y a plus de vrai courage à la dédaigner qu’à la prendre; que les inconvéniens auxquels on s’expose en la rejetant sont inséparables de la pratique des vrais devoirs & plus apparens que réels; qu’enfin les hommes les plus prompts à y recourir sont toujours ceux dont la probité est la plus suspecte. D’où je conclus que vous ne sauriez en cette occasion ni faire ni accepter un appel, sans renoncer en même tems à la raison, à la vertu, à l’honneur, & à moi. Retournez mes raisonnemens comme il vous plaire, entassez de votre part sophisme sur sophisme; il se trouvera toujours qu’un homme de courage n’est point un lâche, & qu’un homme de bien ne peut être un homme sans honneur. Or je vous ai démontré, ce me semble, que l’homme de courage dédaigne le duel, & que l’homme de bien l’abhorre.

J’ai cru, mon ami, dans une matiere aussi grave, devoir faire parler la raison seule, & vous présenter les choses exactement telles qu’elles sont. Si j’avois voulu les peindre telles que je les vois, & faire parler le sentiment & l’humanité, J’aurois pris un langage fort différent. Vous savez que mon pere dans sa jeunesse eut le malheur de tuer un homme en duel; cet homme étoit son ami; ils se battirent à regret, l’insensé point-d’honneur les y contraignit. Le coup mortel qui priva l’un de la vie ôta pour jamais le repos à l’autre. Le triste remords n’a pu depuis ce tems sortir de son coeur; souvent dans la solitude on l’entend pleurer & gémir; il croit sentir encore le fer poussé par sa main cruelle entrer dans le coeur de son ami; il voit dans l’ombre de la nuit son corps pâle & sanglant; il contemple en frémissant la plaie mortelle; il voudroit étancher le sang qui coule; l’effroi le saisit, il s’écrie, ce cadavre affreux ne cesse de le poursuivre. Depuis cinq ans qu’il a perdu le cher soutien de son nom & l’espoir de sa famille, il s’en reproche la mort comme un juste châtiment du Ciel, qui vengea sur son fils unique le pere infortuné qu’il priva du sien.

Je vous l’avoue; tout cela joint à mon aversion naturelle pour la cruauté m’inspire une telle horreur des duels, que je les regarde comme le dernier degré de brutalité où les hommes puissent parvenir. Celui qui va se battre de gaieté de coeur n’est àmes yeux qu’une bête féroce qui s’efforce d’en déchirer une autre, & s’il reste le moindre sentiment naturel dans leur ame, je trouve celui qui périt moins à plaindre que le vainqueur. Voyez ces hommes accoutumés au sang: ils ne bravent les remords qu’en étouffant la voix de la nature; ils deviennent par degrés cruels, insensibles; ils se jouent de la vie des autres, & la punition d’avoir pu manquer d’humanité est de la perdre enfin tout-à-fait. Que sont-ils dans cet état? Réponds, veux-tu leur devenir semblable? Non, tu n’es point fait pour cet odieux abrutissement; redoute le premier pas qui peut t’y conduire: ton ame est encore innocente & saine, ne commence pas à la dépraver au péril de ta vie par un effort sans vertu, un crime sans plaisir, une pointe-d’honneur sans raison.

Je ne t’ai rien dit de ta Julie; elle gagnera sans doute, à laisser parler ton coeur. Un mot, un seul mot, & je te livre à lui. Tu m’as honorée quelquefois du tendre nom d’épouse: peut-être en ce moment dois-je porter celui de mere. Veux-tu me laisser veuve avant qu’un noeud sacré nous unisse!

P.S. J’emploie dans cette lettre une autorité à laquelle jamais homme sage n’a résisté. Si vous refusez de vous y rendre, je n’ai plus rien à vous dire; mais pensez-y bien auparavant. Prenez huit jours de réflexion pour méditer sur cet important sujet. Ce n’est pas au nom de la raison que je vous demande ce délai, c’est au mien. Souvenez-vous que j’use en cette occasion du droit que vous m’avez donné vous-même & qu’il s’étend au moins jusque-là.

LETTRE LVIII. DE JULIE A Milord EDOUARD

Ce n’est point pour me plaindre de vous, Milord, que je vous écris: puisque vous m’outragez, il faut bien que j’aie avec vous des torts que j’ignore. Comment concevoir qu’un honnête homme voulût déshonorer sans sujet une famille estimable? Contentez donc votre vengeance, si vous la croyez légitime. Cette lettre vous donne un moyen facile de perdre une malheureuse fille qui ne se consolera jamais de vous avoir offensé, & qui met à votre discrétion l’honneur que vous voulez lui ôter. Oui, Milord, vos imputations étoient justes, j’ai un amant aimé; il est maître de mon coeur & de ma personne; la mort seule pourra briser un noeud si doux. Cet amant est celui même que vous honoriez de votre amitié; il en est digne, puisqu’il vous aime & qu’il est vertueux. Cependant il va périr de votre main; je sais qu’il faut du sang à l’honneur outragé; je sais que sa valeur même le perdra; je sais que dans un combat si peu redoutable pour vous, son intrépide coeur ira sans crainte chercher le coup mortel. J’ai voulu retenir ce zele inconsidéré; j’ai fait parler la raison. Hélas! en écrivant ma lettre j’en sentois l’inutilité, & quelque respect que je porte à ses vertus, je n’en attends point de lui d’assez sublimes pour le détacher d’un faux point-d’honneur. Jouissez d’avance du plaisir que vous aurez de percer le sein de votre ami: mais sachez, homme barbare, qu’au moins vous n’aurez pas celui de jouir de mes larmes & de contempler mon désespoir. Non, j’en jure par l’amour qui gémit au fond de mon coeur; soyez témoin d’un serment qui ne sera point vain; je ne survivrai pas d’un jour à celui pour qui je respire, & vous aurez la gloire de mettre au tombeau d’un seul coup deux amans infortunés, qui n’eurent point envers vous de tort volontaire, & qui se plaisoient à vous honorer.

On dit, Milord, que vous avez l’ame belle & le coeur sensible. S’ils vous laissent goûter en paix une vengeance que je ne puis comprendre & la douceur de faire des malheureux, puissent-ils quand je ne serai plus, vous inspirer quelques soins pour un pere & une mere inconsolables, que la perte du seul enfant qui leur reste va livrer à d’éternel les douleurs.

LETTRE LIX. DE M. D’ORBE A JULIE

Je me hâte, Mademoiselle, selon vos ordres, de vous rendre compte de la commission dont vous m’avez chargé. Je viens de chez Milord Edouard que j’ai trouvé souffrant encore de son entorse, & ne pouvant marcher dans sa chambre qu’à l’aide d’un bâton. Je lui ai remis votre lettre qu’il a ouverte avec empressement; il m’a paru ému en la lisant: il a rêvé quelque tems, puis il l’a relue une seconde fois avec une agitation plus sensible. Voici ce qu’il m’a dit en la finissant. Vous savez, Monsieur, que les affaires d’honneur ont leurs regles dont on ne peut se départir: vous avez vu ce qui s’est passé dans celle-ci; il faut qu’elle soit vuidée régulierement. Prenez deux amis, & donnez-vous la peine de revenir ici demain matin avec eux; vous saurez alors ma résolution. Je lui ai représenté que l’affaire s’étant passée entre nous, il seroit mieux qu’elle se terminât de même. Je sais ce qui convient , m’a-t-il dit brusquement, & ferai ce qu’il faut. Amenez vos deux amis, ou je n’ai plus rien à vous dire . Je suis sorti là-dessus, cherchant inutilement dans ma tête quel peut être son bizarre dessein; quoi qu’il en soit j’aurai l’honneur de vous voir ce soir, & j’exécuterai demain ce que vous me prescrirez. Si vous trouvez à propos que j’aille au rendez-vous avec mon cortége, je le composerai de gens dont je sois sûr à tout événement.

LETTRE LX. A JULIE

Calme tes larmes, tendre & chére Julie, & sur le récit de ce qui vient de se passer, connois, & partage les sentimens que j’éprouve.

J’étois si rempli d’indignation quand je reçus ta lettre, qu’à peine pus-je la lire avec l’attention qu’elle méritoit. J’avois beau ne la pouvoir réfuter; l’aveugle colere étoit la plus forte. Tu peux avoir raison, disois-je en moi-même, mais ne me parle jamais de te laisser avilir. Dussé-je te perdre & mourir coupable, je ne souffrirai point qu’on manque au respect qui t’est dû, & tant qu’il me restera un souffle de vie, tu seras honorée de tout ce qui t’approche comme tu l’es de mon coeur. Je ne balançai pas pourtant sur les huit jours que tu me demandois; l’accident de Milord Edouard & mon voeu d’obéissance concouroient à rendre ce délai nécessaire. Résolu, selon tes ordres, d’employer cet intervalle à méditer sur le sujet de ta lettre, je m’occupois sans cesse à la relire & à y réfléchir, non pour changer de sentiment, mais pour justifier le mien.

J’avois repris ce matin cette lettre trop sage & trop judicieuse à mon gré, & je la relisois avec inquiétude, quand on a frappé à la porte de ma chambre. Un moment après j’ai vu entrer Milord Edouard sans épée, appuyé sur une canne; trois personnes le suivoient, parmi lesquelles j’ai reconnu M. d’Orbe. Surpris de cette visite imprévue, j’attendois en silence ce qu’elle devoit produire, quand Edouard m’a prié de lui donner un moment d’audience, & de le laisser agir & parler sans l’interrompre. Je vous en demande, a-t-il dit, votre parole; la présence de ces Messieurs, qui sont de vos amis, doit vous répondre que vous ne l’engagez pas indiscretement. Je l’ai promis sans balancer; à peine avois-je achevé que j’ai vu avec l’étonnement que tu peux concevoir, Milord Edouard à genoux devant moi. Surpris d’une si étrange attitude, j’ai voulu sur le champ le relever; mais après m’avoir rappellé ma promesse, il m’a parlé dans ces termes. “Je viens, Monsieur, rétracter hautement les discours injurieux que l’ivresse m’a fait tenir en votre présence: leur injustice les rend plus offensans pour moi que pour vous & je m’en dois l’authentique désaveu. Je me soumets à toute la punition que vous voudrez m’imposer, & je ne croirai mon honneur rétabli que quand ma faute sera réparée. A quelque prix que ce soit, accordez-moi le pardon que je vous demande, & me rendez votre amitié.” Milord, lui ai-je dit aussitôt, je reconnois maintenant votre ame grande & généreuse; & je sais bien distinguer en vous les discours que le coeur dicte de ceux que vous tenez quand vous n’êtes pas à vous-même; qu’ils soient à jamais oubliés. A l’instant, je l’ai soutenu en se relevant, & nous nous sommes embrassés. Après cela Milord se tournant vers les spectateurs, leur a dit; Messieurs, je vous remercie de votre complaisance. De braves gens comme vous , a-t-il ajouté d’un air fier & d’un ton animé, sentent, que celui qui répare ainsi ses torts, n’en sait endurer de personne. Vous pouvez publier ce que vous avez vu . Ensuite il nous a tous quatre invités à souper pour ce soir, & ces Messieurs sont sortis.

A peine avons-nous été seuls qu’il est venu m’embrasser d’une maniere plus tendre & plus amicale; puis me prenant la main & s’asseyant à côté de moi; heureux mortel, s’est-il écrié, jouissez d’un bonheur dont vous êtes digne. Le coeur de Julie est à vous; puissiez-vous tous deux… Que dites-vous, Milord? ai-je interrompu; perdez-vous le sens? Non, m’a-t-il dit en souriant, mais peu s’en est falu que je ne le perdisse, & c’en étoit fait de moi peut-être si celle qui m’ôtoit la raison ne me l’eût rendue. Alors il m’a remis une lettre que j’ai été surpris de voir écrite d’une main qui n’en écrivit jamais à d’autre homme qu’à moi. Quels mouvemens j’ai sentis à sa lecture! Je voyois une amante incomparable vouloir se perdre pour me sauver, & je reconnoissois Julie. Mais quand je suis parvenu à cet endroit où elle jure de ne pas survivre au plus fortuné des hommes, j’ai frémi des dangers que j’avois courus, j’ai murmuré d’être trop aimé, & mes terreurs m’ont fait sentir que tu n’es qu’une mortelle. Ah! rends-moi le courage dont tu me prives; j’en avois pour braver la mort qui ne menaçoit que moi seul, je n’en ai point pour mourir tout entier.

Tandis que mon ame se livroit à ces réflexions ameres, Edouard me tenoit des discours auxquels j’ai donné d’abord peu d’attention; cependant il me l’a rendue à force de me parler de toi; car ce qu’il m’en disoit plaisoit à mon coeur & n’excitoit plus ma jalousie. Il m’a paru pénétré de regret d’avoir troublé nos feux & ton repos; tu es ce qu’il honore le plus au monde, & n’osant te porter les excuses qu’il m’a faites, il m’a prié de les recevoir en ton nom & de te les faire agréer. Je vous ai regardé, m’a-t-il dit, comme son représentant, & n’ai pu trop m’humilier devant ce qu’elle aime, ne pouvant sans la compromettre m’adresser à sa personne ni même la nommer. Il avoue avoir conçu pour toi les sentimens dont on ne peut se défendre en te voyant avec trop de soin; mais c’étoit une tendre admiration plutôt que de l’amour. Ils ne lui ont jamais inspiré ni prétention ni espoir; il les a tous sacrifiés aux nôtres à l’instant qu’ils lui ont été connus, & le mauvais propos qui lui est échappé étoit l’effet du punch & non de la jalousie. Il traite l’amour en Philosophe qui croit son ame au-dessus des passions: pour moi, je suis trompé s’il n’en a déjà ressenti quelqu’une qui ne permet plus à d’autres de germer profondément. Il prend l’épuisement du coeur pour l’effort de la raison, & je sais bien qu’aimer Julie & renoncer à elle n’est pas une vertu d’homme.

Il a désiré de savoir en détail l’histoire de nos amours, & les causes qui s’opposent au bonheur de ton ami; j’ai cru qu’a près ta lettre une demi-confidence étoit dangereuse & hors de propos; je l’ai faite entiere, & il m’a écouté avec une attention qui m’attestait sa sincérité. J’ai vu plus d’une fois ses yeux humides & son ame attendrie; je remarquois sur-tout l’impression puissante que tous les triomphes de la vertu faisoient sur son ame, & je crois avoir acquis à Claude Anet un nouveau protecteur qui ne sera pas moins zelé que ton pere. Il n’y a, m’a-t-il dit, ni incidens ni aventures dans ce que vous m’avez raconté, & les catastrophes d’un Roman m’attacheroient beaucoup moins; tant les sentimens suppléent aux situations, & les procédés honnêtes aux actions éclatantes. Vos deux ames sont si extra ordinaires qu’on n’en peut juger sur les regles communes; le bonheur n’est pour vous ni sur la même route ni de la même espece que celui des autres hommes: ils ne cherchent que la puissance & les regards d’autrui; il ne vous faut que la tendresse & la paix. Il s’est joint à votre amour une émulation de vertu qui vous éleve, & vous vaudriez moins l’un & l’autre si vous ne vous étiez point aimés. L’amour passera, ose-t-il ajouter (pardonnons-lui ce blasphéme prononcé dans l’ignorance de son coeur). L’amour passera, dit-il, & les vertus resteront. Ah! puissent-elles durer autant que lui, ma Julie! le Ciel n’en demandera pas davantage.

Enfin je vois que la dureté philosophique & nationale n’altere point dans cet honnête Anglois l’humanité naturelle, & qu’il s’intéresse véritablement à nos peines. Si le crédit & la richesse nous pouvoient être utiles, je crois que nous aurions lieu de compter sur lui. Mais hélas! de quoi servent la puissance & l’argent pour rendre les coeurs heureux?

Cet entretien, durant lequel nous ne comptions pas les heures, nous a menés jusqu’à celle du dîné; j’ai fait apporter un poulet, & après le dîner nous avons continué de causer. Il m’a parlé de sa démarche de ce matin, & je n’ai pu m’empêcher de témoigner quelque surprise d’un procédé si authentique & si peu mesuré: mais, outre la raison qu’il m’en avoit déjà donnée, il a ajouté qu’une demi-satisfaction étoit indigne d’un homme de courage; qu’il la faloit complete ou nulle; de peur qu’on ne s’avilît sans rien réparer, & qu’on ne fît attribuer à la crainte une démarche faite à contre-coeur & de mauvaise grâce. D’ailleurs, a-t-il ajouté, ma réputation est faite; je puis être juste sans soupçon de lâcheté; mais vous qui êtes jeune & débutez dans le monde, il faut que vous sortiez si net de la premiere affaire, qu’elle ne tente personne de vous en susciter une seconde. Tout est plein de ces poltrons adroits qui cherchent, comme on dit, à tâter leur homme, c’est-à-dire à découvrir quelqu’un qui soit encore plus poltron qu’eux, & aux dépens duquel ils puissent se faire valoir. Je veux éviter à un homme d’honneur comme vous la nécessité de châtier sans gloire un de ces gens là, & j’aime mieux, s’il sont besoin de leçon qu’ils la reçoivent de moi que de vous; car une affaire de plus n’ôte rien à celui qui en a déjà eu plusieurs: Mais en avoir une est toujours une sorte de tache, & l’amant de Julie en doit être exempt.

Voilà l’abrégé de ma longue conversation avec Milord Edouard. J’ai cru nécessaire de t’en rendre compte afin que tu me prescrives la maniere dont je dois me comporter avec lui.

Maintenant que tu dois être tranquillisée, chasse je t’en conjure, les idées funestes qui t’occupent depuis quelques jours. Songe aux ménagemens qu’exige l’incertitude de ton état actuel. Oh si bientôt tu pouvois tripler mon être! Si bientôt un gage adoré… espoir déjà trop déçu viendrois-tu m’abuser encore?… ô désirs! ô crainte! ô perplexités! Charmante amie de mon coeur! vivons pour nous aimer, & que le Ciel dispose du reste.

P.S. J’oubliois de te dire que Milord m’a remis ta lettre, & que je n’ai point fait difficulté de la recevoir, ne jugeant pas qu’un pareil dépôt doive rester entre les moins d’un tiers. Je te la rendrai à notre premiere entrevue; car quant à moi, je n’en ai plus à faire. Elle est trop bien écrite au fond de mon coeur pour que jamais j’aie besoin de la relire.

LETTRE LXI. DE JULIE

Amene demain Milord Edouard, que je me jette à ses pieds comme il s’est mis aux tiens. Quelle grandeur! quelle générosité! O que nous sommes petits devant lui! Conserve ce précieux ami comme la prunelle de ton oeil. Peut-être vaudroit-il moins s’il étoit plus tempérant; jamais homme sans défauts eut-il de grandes vertus?

Mille angoisses de toutes especes m’avoient jettée dans l’abattement; ta lettre est venue ranimer mon courage éteint. En dissipant mes terreurs elle m’a rendu mes peines plus supportables. Je me sens maintenant assez de force pour souffrir. Tu vis, tu m’aimes, ton sang, le sang de ton ami n’ont point été répandus & ton honneur est en sûreté: je ne suis donc pas tout-à-fait misérable.

Ne manque pas au rendez-vous de demain. Jamais je n’eus si grand besoin de te voir, ni si peu d’espoir de te voir long-tems. Adieu, mon cher & unique ami. Tu n’as pas bien dit, ce me semble; vivons pour nous aimer. Ah! il faloit dire; aimons-nous pour vivre.

LETTRE LXII. DE CLAIRE A JULIE

Faudra-t-il toujours, aimable Cousine, ne remplir envers toi que les plus tristes devoirs de l’amitié? Faudra-t-il toujours dans l’amertume de mon coeur affliger le tien par de cruels avis? Hélas! tous nos sentimens nous sont communs, tu le sais bien & je ne saurois t’annoncer de nouvelles peines que je ne les aie déjà senties. Que ne puis-je te cacher ton infortune sans l’augmenter! ou que la tendre amitié n’a-t-elle autant de charmes que l’amour! Ah! que j’effacerois promptement tous les chagrins que je te donne!

Hier après le concert, ta mere en s’en retournant ayant accepté le bras de ton ami, & toi celui de M. d’Orbe, nos deux peres resterent avec Milord à parler de politique; sujet dont je suis si excédée que l’ennui me chassa dans ma chambre. Une demi-heure après j’entendis nommer ton ami plusieurs fois avec assez de véhémence: je connus que la conversation avoit changé d’objet & je prêtai l’oreille. Je jugeai par la suite du discours qu’Edouard avoit osé proposer ton mariage avec ton ami, qu’il appelloit hautement le sien, & auquel il offroit de faire en cette qualité un établissement convenable. Ton pere avoit rejetté avec mépris cette proposition, & c’étoit là-dessus que les propos commençoient à s’échauffer. Sachez, lui disoit Milord, malgré vos préjugés, qu’il est de tous les hommes le plus digne d’elle, & peut-être le plus propre à la rendre heureuse. Tous les dons qui ne dépendent pas des hommes il les a reçus de la nature, & il y a ajouté tous les talens qui ont dépendu de lui. Il est jeune, grand, bien fait, robuste, adroit; il a de l’éducation, du sens, des moeurs, du courage; il a l’esprit orné, l’ame saine, que lui manque-t-il donc pour mériter votre aveu? La fortune? Il l’aura. Le tiers de mon bien suffit pour en faire le plus riche particulier du pays de Vaud, j’en donnerai s’il le faut jusqu’à la moitié. La noblesse? Vaine prérogative dans un pays où elle est plus nuisible qu’utile. Mais il l’a encore, n’endoutez pas, non point écrite d’encre en de vieux parchemins, mais gravée au fond de son coeur en caracteres ineffaçables. En un mot si vous préférez la raison au préjugé, & si vous aimez mieux votre fille que vos titres, c’est à lui que vous la donnerez.

Là-dessus ton pere s’emporta vivement. Il traita la proposition d’absurde & de ridicule. Quoi! Milord, dit-il, un homme d’honneur comme vous peut-il seulement penser que le dernier rejetton d’une famille illustre aille éteindre ou dégrader son nom dans celui d’un Quidam sans asyle, & réduit à vivre d’aumônes?…-Arrêtez, interrompit Edouard, vous parlez de mon ami, songez que je prends pour moi tous les outrages qui lui sont faits en ma présence, & que les noms injurieux à un homme d’honneur le sont encore plus à celui qui les prononce. De tels quidams sont plus respectables que tous les Houbereaux de l’Europe, & je vous défie de trouver aucun moyen plus honorable d’aller à la fortune que les hommages de l’estime & les dons de l’amitié. Si le gendre que je vous propose ne compte point, comme vous, une longue suite d’ayeux toujours incertains, il sera le fondement & l’honneur de sa maison comme votre premier ancêtre le fut de la vôtre. Vous seriez-vous donc tenu pour déshonoré par l’alliance du chef de votre famille, & ce mépris ne rejailliroit-il pas sur vous-même? Combien de grands noms retomberoient dans l’oubli si l’on ne tenoit compte que de ceux qui ont commencé par un homme estimable! Jugeons du passé par le présent; sur deux ou trois citoyens qui s’illustrent par des moyens honnêtes, mille coquins annoblissent tous les jours leur famille; & que prouvera cette noblesse dont leurs descendans seront si fiers, sinon les vols & l’infamie de leur ancêtre? On voit, je l’avoue, beaucoup de malhonnêtes gens parmi les roturiers; mais il y a toujours vingt à parier contre un, qu’un gentilhomme descend d’un fripon. Laissons, si vous voulez l’origine à part, & pesons le mérite & les services. Vous avez porté les armes chez un Prince étranger, son pere les a portées gratuitement pour la patrie. Si vous avez bien servi, vous avez été bien payé, & quelque honneur que vous ayez acquis à la guerre, cent roturiers en ont acquis encore plus que vous.

De quoi s’honore donc, continua Milord Edouard, cette noblesse dont vous êtes si fier? Que fait-elle pour la gloire de la patrie ou le bonheur du genre humain? Mortelle ennemie des loix & de la liberté qu’a-t-elle jamais produit dans la plupart des pays où elle brille, si ce n’est la force de la tyrannie & l’oppression des peuples? Osez-vous dans une République vous honorer d’un état destructeur des vertus & de l’humanité? d’un état où l’on se vante de l’esclavage, & où l’on rougit d’être homme? Lisez les annales de votre patrie: en quoi votre ordre a-t-il bien mérité d’elle? quels nobles comptez-vous parmi ses libérateurs? Les Furst , les Tell , les Stouffacher , étoient-ils gentilshommes? Quelle est donc cette gloire insensée dont vous faites tant de bruit? Celle de servir un homme & d’être à charge à l’Etat.

Conçois, ma chere, ce que je souffrois de voir cet honnête-homme nuire ainsi par une âpreté déplacée aux intérêts de l’ami qu’il vouloit servir. En effet, ton pere irrité par tant d’invectives piquantes quoique générales, se mit à les repousser par des personnalités. Il dit nettement à Milord Edouard que jamais homme de sa condition n’avoit tenu les propos qui venoient de lui échapper. Ne plaidez point inutilement la cause d’autrui, ajouta-t-il d’un ton brusque; tout grand seigneur que vous êtes, je doute que vous puissiez bien défendre la vôtre sur le sujet en question. Vous demandez ma fille pour votre ami prétendu sans savoir si vous-même seriez bon pour elle, & je connois assez la noblesse d’Angleterre pour avoir sur vos discours une médiocre opinion de la vôtre.

Pardieu! dit Milord, quoi que vous pensiez de moi, je serois bien fâché de n’avoir d’autre preuve de mon mérite que celui d’un homme mort depuis cinq cens ans. Si vous connoissez la noblessed’Angleterre, vous savez qu’elle est la plus éclair, la mieux instruite, la plus sage & la plus brave de l’Europe: avec cela, je n’ai pas besoin de chercher si elle est la plus antique; car quand on parle de ce qu’elle est, il n’est pas question de ce qu’elle fut. Nous ne sommes point, il est vrai, les esclaves du Prince mais ses amis; ni les tyrans du peuple, mais ses chefs. Garants de la liberté, soutiens de la patrie & appuis du trône, nous formons un invincible équilibre entre le peuple & le Roi. Notre premier devoir est envers la nation; le second, envers celui qui la gouverne: ce n’est pas sa volonté mais son droit que nous consultons. Ministres suprêmes des loix dans la chambre des Pairs, quelquefois même législateurs, nous rendons également justice au peuple & au Roi, & nous ne souffrons point que personne dise, Dieu & mon épée , mais seulement, Dieu & mon droit.

Voilà, Monsieur, continua-t-il, quelle est cette noblesse respectable, ancienne autant qu’aucune autre, mais plus fiere de son mérite que de ses ancêtres, & dont vous parlez sans la connoître. Je ne suis point le dernier en rang dans cet ordre illustre, & crois, malgré vos prétentions vous valoir à tous égards. J’ai une soeur à marier; elle est noble, jeune, aimable, riche; elle ne cede à Julie que par les qualités que vous comptez pour rien. Si quiconque a senti les charmes de votre fille pouvoit tourner ailleurs ses yeux & son coeur, quel honneur je me ferois d’accepter avec rien pour mon beau-frere, celui que je vous propose pour gendre avec la moitié de mon bien!

Je connus à la réplique de ton pere que cette conversation ne faisoit que l’aigrir, & quoique pénétrée d’admiration pour la générosité de Milord Edouard, je sentis qu’un homme aussi peu liant que lui n’étoit propre qu’à ruiner à jamais la négociation qu’il avoit entreprise. Je me hâtai donc de rentrer avant que les choses allassent plus loin. Mon retour fit rompre cet entretien, & l’on se sépara le moment d’après assez froidement. Quant à mon pere, je trouvai qu’il se comportoit très-bien dans ce démêlé. Il appuya d’abord avec intérêt la proposition, mais voyant que ton pere n’y vouloit point entendre, & que la dispute commençoit à s’animer, il se retourna comme de raison du parti de son beau-frere, & en interrompant à propos l’un & l’autre par des discours modérés, il les retint tous deux dans des bornes dont ils seroient vraisemblablement sortis s’ils fussent restés tête-à-tête. Après leur départ, il me fit confidence de ce qui venoit de se passer, & comme je prévis où il en alloit venir, je me hâtai de lui dire que les choses étant en cet état, il ne convenoit plus que la personne en question te vît si souvent ici, & qu’il ne conviendroit pas même qu’il y vînt du tout, si ce n’étoit faire une espece d’affront à M. d’Orbe dont il étoit l’ami; mais que je le prierois de l’amener plus rarement ainsi que Milord Edouard. C’est, ma chére, tout ce que j’ai pu faire de mieux pour ne leur pas fermer tout-à-fait ma porte.

Ce n’est pas tout. La crise où je te vois me force à revenir sur mes avis précédens. L’affaire de Milord Edouard & de ton ami a fait par la ville tout l’éclat auquel on devoit s’attendre. Quoique M. d’Orbe ait gardé le secret sur le fond de la querelle, trop d’indices le décelent pour qu’il puisse rester caché. On soupçonne, on conjecture, on te nomme; le rapport du Guet n’est pas si bien étouffé qu’on ne s’en souvienne, & tu n’ignores pas qu’aux yeux du public la vérité soupçonnée est bien près de l’évidence. Tout ce que je puis te dire pour ta consolation c’est qu’en général on approuve ton choix, & qu’on verroit avec plaisir l’union d’un si charmant couple; ce qui me confirme que ton ami s’est bien comporté dans ce pays & n’y est guere moins aimé que toi. Mais que fait la voix publique à ton inflexible pere? Tous ces bruits lui sont parvenus ou lui vont parvenir, & je frémis de l’effet qu’ils peuvent produire, si tu ne te hâtes de prévenir sa colere. Tu dois t’attendre de sa part à une explication terrible pour toi-même, & peut-être à pis encore pour ton ami: non que je pense qu’il veuille à son âge se mesurer avec un jeune homme qu’il ne croit pas digne de son épée; mais le pouvoir qu’il a dans la ville lui fourniroit, s’il le vouloit, mille moyens de lui faire un mauvais parti, & il est à craindre que sa fureur ne lui en inspire la volonté.

Je t’en conjure à genoux, ma douce amie, songe aux dangers qui t’environnent, & dont le risque augmente à chaque instant. Un bonheur inoui t’a préservée jusqu’à présent au milieu de tout cela; tandis qu’il en est tems encore, mets le sceau de la prudence au mystere de tes amours, & ne pousse pas à bout la fortune, de peur qu’elle n’enveloppe dans tes malheurs celui qui les aura causés. Crois-moi, mon ange, l’avenir est incertain; mille événemens peuvent, avec le tems, offrir des ressources inespérées; mais quant à présent, je te l’ai dit & le répete plus fortement; éloigne ton ami, ou tu es perdue.

LETTRE LXIII. DE JULIE A CLAIRE

Tout ce que tu avois prévu, ma chere, est arrivé. Hier une heure après notre retour, mon pere entra dans la chambre de ma mere, les yeux étincelants, le visage enflammé, dans un état en un mot où je ne l’avois jamais vu. Je compris d’abord qu’il venoit d’avoir querelle ou qu’il alloit la chercher, & ma conscience agitée me fit trembler d’avance.

Il commença par apostropher vivement, mais en général, les meres de famille qui appellent indiscretement chez elles des jeunes gens sans état & sans nom, dont le commerce n’attire que honte & déshonneur à celles qui les écoutent. Ensuite voyant que cela ne suffisait pas pour arracher quelque réponse d’une femme intimidée, il cita sans ménagement en exemple ce qui s’étoit passé dans notre maison, depuis qu’on y avoit introduit un prétendu bel-esprit, un diseur de riens, plus propre à corrompre une fille sage qu’à lui donner aucune bonne instruction. Ma mere, qui vit qu’elle gagneroit peu de chose à se taire, l’arrêta sur ce mot de corruption, & lui demanda ce qu’il trouvoit dans la conduite ou dans la réputation de l’honnête homme dont il parloit, qui pût autoriser de pareils soupçons. Je n’ai pas cru, ajouta-t-elle, que l’esprit & le mérite fussent des titres d’exclusion dans la société. A qui donc faudra-t-il ouvrir votre maison si les talens & les moeurs n’en obtiennent pas l’entrée? A des gens sortables, Madame, reprit-il en colere, qui puissent réparer l’honneur d’une fille quand ils l’ont offensé. Non, dit-elle, mais à des gens de bien qui ne l’offensent point. Apprenez, dit-il, que c’est offenser l’honneur d’une maison que d’oser en solliciter l’alliance sans titres pour l’obtenir. Loin de voir en cela, dit ma mere, une offense, je n’y vois, au contraire, qu’un témoignage d’estime. D’ailleurs, je ne sache point que celui contre qui vous vous emportez ait rien fait de semblable à votre égard. Il l’a fait, Madame, & fera pis encore si je n’y mets ordre; mais je veillerai, n’en doutez pas, aux soins que vous remplissez si mal.

Alors commença une dangereuse altercation qui m’apprit que les bruits de ville dont tu parles étoient ignorés de mes parens, mais durant laquelle ton indigne cousine eût voulu être à cent pieds sous terre. Imagine-toi la meilleure & la plus abusée des meres faisant l’éloge de sa coupable fille, & la louant, hélas! de toutes les vertus qu’elle a perdues, dans les termes les plus honorables, ou pour mieux dire, les plus humilians. Figure-toi un pere irrité prodigue d’expressions offensantes, & qui dans tout son emportement n’en laisse pas échapper une qui marque le moindre doute sur la sagesse de celle que le remords déchire & que la honte écrase en sa présence. O quel incroyable tourment d’une conscience avilie, de se reprocher des crimes que la colere &l’indignation ne pourroient soupçonner! Quel poids accablant & insupportable que celui d’une fausse louange, & d’une estime que le coeur rejette en secret! Je m’en sentois tellement oppressée, que pour me délivrer d’un si cruel supplice j’étois prête à tout avouer, si mon pere m’en eût laissé le tems; mais l’impétuosité de son emportement lui faisoit redire cent fois les mêmes choses, & changer à chaque instant de sujet. Il remarqua ma contenance basse, éperdue, humiliée, indice de mes remords. S’il n’en tira pas la conséquence de ma faute, il en tira celle de mon amour; & pour m’en faire plus de honte, il en outragea l’objet en des termes si odieux & si méprisans, que je ne pus, malgré tous mes efforts, le laisser poursuivre sans l’interrompre.

Je ne sais, ma chére, où je trouvai tant de hardiesse, & quel moment d’égarement me fit oublier ainsi le devoir & la modestie; mais si j’osai sortir un instant d’un silence respectueux, j’en portai, comme tu vas voir, assez rudement la peine. Au nom du Ciel, lui dis-je, daignez vous appaiser; jamais un homme digne de tant d’injures ne sera dangereux pour moi. A l’instant, mon pere qui crut sentir un reproche à travers ces mots, & dont la fureur n’attendoit qu’un prétexte, s’élança sur ta pauvre amie: pour la premiere fois de ma vie, je reçus un soufflet qui ne fut pas le seul; & se livrant à son transport avec une violence égale à celle qu’il lui avoit coûté, il me maltraita sans ménagement, quoique ma mere se fût jetée entre deux, m’eût couverte de son corps, & eût reçu quelques-uns des coups qui m’étoient portés. En reculant pour les éviter je fis un faux pas, je tombai, & mon visage alla donner contre le pied d’une table qui me fit saigner.

Ici finit le triomphe de la colere, & commença celui de la nature. Ma chute, mon sang, mes larmes, celles de ma mere l’émurent. Il me releva avec un air d’inquiétude & d’empressement, & m’ayant assise sur une chaise, ils rechercherent tous deux avec soin si je n’étois point blessée. Je n’avois qu’une légere contusion au front, & ne saignois que du nez. Cependant, je vis au changement d’air & de voix de mon pere, qu’il étoit mécontent de ce qu’il venoit de faire. Il ne revint point à moi par des caresses, la dignité paternelle ne souffroit pas un changement si brusque, mais il revint à ma mere avec de tendres excuses, & je voyois bien, aux regards qu’il jettoit furtivement sur moi, que la moitié de tout cela m’étoit indirectement adressée. Non, ma chére, il n’y a point de confusion si touchante que celle d’un tendre pere qui croit s’être mis dans son tort. Le coeur d’un pere sent qu’il est fait pour pardonner, & non pour avoir besoin de pardon.

Il étoit l’heure du souper; on le fit retarder pour me donner le temps de me remettre; & mon pere ne voulant pas que les domestiques fussent témoins de mon désordre m’alla chercher lui-même un verre d’eau, tandis que ma mere me bassinoit le visage. Hélas! cette pauvre maman! Déjà languissante & valétudinaire, elle se seroit bien passée d’une pareille scene, & n’avoit guere moins besoin de secours que moi.

A table, il ne me parla point; mais ce silence étoit de honte & non de dédain; il affectoit de trouver bon chaque plat pour dire à ma mere de m’en servir, & ce qui me toucha le plus sensiblement, fut de m’appercevoir qu’il cherchoit les occasions de me nommer sa fille, & non pas Julie comme à l’ordinaire.

Après le souper, l’air se trouva si froid que ma mere fit faire du feu dans sa chambre. Elle s’assit à l’un des coins de la cheminée & mon pere à l’autre. J’allois prendre une chaise pour me placer entre eux, quand m’arrêtant par ma robe & me tirant à lui sans rien dire, il m’assit sur ses genoux. Tout cela se fit si promptement, & par une sorte de mouvement si involontaire, qu’il en eut une espece de repentir le moment d’apres. Cependant j’étois sur ses genoux, il ne pouvoit plus s’en dédire, &, ce qu’il y avoit de pis pour la contenance, il faloit me tenir embrassée dans cette gênante attitude. Tout cela se faisoit en silence; mais je sentois de tems en tems ses bras se presser contre mes flancs avec un soupir assez mal étouffé. Je ne sais quelle mauvaise honte empêchoit ces bras paternels de se livrer à ces douces étreintes; une certaine gravité qu’on n’osoit quitter, une certaine confusion qu’on n’osoit vaincre, mettoient entre un pere & sa fille ce charmant embarras que la pudeur & l’amour donnent aux amants; tandis qu’une tendre mere, transportée d’oise, dévoroit en secret un si doux spectacle. Je voyois, je sentois tout cela, mon ange, & ne pus tenir plus long-tems à l’attendrissement qui me gagnoit. Je feignis de glisser; je jettai pour me retenir un bras au cou de mon pere; je penchai mon visage sur son visage vénérable, & dans un instant il fut couvert de mes baisers & inondé de mes larmes. Je sentis à celles qui lui couloient des yeux qu’il étoit lui-même soulagé d’une grande peine; ma mere vint partager nos transports. Douce & paisible innocence, tu manquas seule à mon coeur pour faire de cette scene de la nature le plus délicieux moment de ma vie!

Ce matin, la lassitude & le ressentiment de ma chute m’ayant retenue au lit un peu tard, mon pere est entré dans ma chambre avant que je fusse levée; il s’est assis à côté de mon lit en s’informant tendrement de ma santé; il a pris une de mes moins dans les siennes, il s’est abaissé jusqu’à la baiser plusieurs fois en m’appelant sa chére fille, & me témoignant du regret de son emportement. Pour moi je lui ai dit, & je le pense, que je serois trop heureuse d’être battue tous les jours au même prix, & qu’il n’y a point de traitement si rude qu’une seule de ses caresses n’efface au fond de mon coeur.

Après cela prenant un ton plus grave, il m’a remise sur le sujet d’hier & m’a signifié sa volonté en termes honnêtes, mais précis. Vous savez, m’a-t-il dit, à qui je vous destine; je vous l’ai déclaré des mon arrivée, & ne changerai jamais d’intention sur ce point. Quant à l’homme dont m’a parlé Milord Edouard, quoique je ne lui dispute point le mérite que tout le monde lui trouve, je ne sais s’il a conçu de lui-même le ridicule espoir de s’allier à moi, ou si quelqu’un a pu le lui inspirer; mais quand je n’aurois personne en vue & qu’il auroit toutes les guinées de l’Angleterre, soyez sûre que je n’accepterois jamais un tel gendre. Je vous défends de le voir & de lui parler de votre vie, & cela autant pour la sûreté de la sienne que pour votre honneur. Quoique je me sois toujours senti peu d’inclination pour lui, je le hais sur-tout à présent pour les excès qu’il m’a fait commettre, & ne lui pardonnerai jamais ma brutalité.

A ces mots, il est sorti sans attendre ma réponse, & presque avec le même air de sévérité qu’il venoit de se reprocher. Ah! ma cousine, quels monstres d’enfer sont ces préjugés qui dépravent les meilleurs coeurs, & font taire à chaque instant la nature!

Voilà, ma Claire, comment s’est passée l’explication que tu avois prévue, & dont je n’ai pu comprendre la cause jusqu’à ce que ta lettre me l’ait apprise. Je ne puis bien te dire quelle révolution s’est faite en moi, mais depuis ce moment je me trouve changée. Il me semble que je tourne les yeux avec plus de regret sur l’heureux tems où je vivois tranquille & contente au sein de ma famille, & que je sens augmenter le sentiment de ma faute, avec celui des biens qu’elle m’a fait perdre. Dis, cruelle! dis-le moi si tu l’oses, le tems de l’amour seroit-il passé & faut-il ne se plus revoir? Ah! sens-tu bien tout ce qu’il y a de sombre & d’horrible dans cette funeste idée? Cependant l’ordre de mon pere est précis, le danger de mon amant est certain. Sais-tu ce qui résulte en moi de tant de mouvemens opposés qui s’endredétruisent? Une sorte de stupidité qui me rend l’ame presque insensible, & ne me laisse l’usage ni des passion, ni de la raison. Le moment est critique, tu me l’as dit & je le sens; cependant, je ne fus jamais moins en état de me conduire. J’ai voulu tenter vingt fois d’écrire à celui que j’aime: je suis prête à m’évanouir à chaque ligne & n’en saurois tracer deux de suite. Il ne me reste que toi, ma douce amie, daigne penser, parler, agir pour moi; je remets mon sort en tes moins; quelque parti que tu prennes, je confirme d’avance tout ce que tu feras: je confie à ton amitié ce pouvoir funeste que l’amour m’a vendu si cher. Sépare-moi pour jamais de moi-même; donne-moi la mort s’il faut que je meure, mais ne me force pas à me percer le coeur de ma propre main.

O mon ange! ma protectrice! quel horrible emploi je te laisse! Auras-tu le courage de l’exercer? Sauras-tu bien en adoucir la barbarie! Hélas! ce n’est pas mon coeur seul qu’il faut déchirer. Claire, tu le sais, comment je suis aimée! Je n’ai pas même la consolation d’être la plus à plaindre. De grâce! fais parler mon coeur par ta bouche; pénetre le tien de la tendre commisération de l’amour; console un infortuné! Dis-lui cent fois… Ah! dis-lui… Ne crois-tu pas, chere amie, que malgré tous les préjugés, tous les obstacles, tous les revers, le Ciel nous a faits l’un pour l’autre? Oui, oui, j’en suis sûre; il nous destine à être unis. Il m’est impossible de perdre cette idée, il m’est impossible de renoncer à l’espoir qui la suit. Dis-lui qu’il se garde lui-même du découragement & du désespoir. Ne t’amuse point à lui demander en mon nom amour & fidélité; encore moins à lui en promettre autant de ma part. L’assurance n’en est-elle pas au fond de nos ames? Ne sentons-nous pas qu’elles sont indivisibles, & que nous n’en avons plus qu’une à nous deux? Dis-lui donc seulement qu’il espere; & que, si le sort nous poursuit, il se fie au moins à l’amour; car, je le sens, ma cousine, il guérira de maniere ou d’autre les maux qu’il nous cause, & quoique le Ciel ordonne de nous, nous ne vivrons pas long-tems séparés.

P.S. Après ma lettre écrite, j’ai passé dans la chambre de ma mere, & je me suis trouvée si mal que je suis obligée de venir me remettre dans mon lit. Je m’apperçois même… je crains… ah! ma chere! je crains bien que ma chute d’hier n’ait quelque suite plus funeste que je n’avois pensé. Ainsi tout est fini pour moi; toutes mes espérances m’abandonnent en même tems.

LETTRE LXIV. DE CLAIRE A M.D’ORBE

Mon pere m’a rapporté ce matin l’entretien qu’il eut hier avec vous. Je vois avec plaisir que tout s’achemine à ce qu’il vous plaît d’appeller votre bonheur. J’espere, vous le savez, d’y trouver aussi le mien; l’estime & l’amitié vous sont acquises, & tout ce que mon coeur peut nourrir de sentimens plus tendres est encore à vous. Mais ne vous y trompez pas; je suis en femme une espece de monstre, & je ne sais pas quelle bizarrerie de la nature l’amitié l’emporte en moi sur l’amour. Quand je vous dis que ma Julie m’est plus chére que vous, vous n’en faites que rire; & cependant rien n’est plus vrai. Julie le sent si bien qu’elle est plus jalouse pour vous que vous-même, & que tandis que vous paroissez content, elle trouve toujours que je ne vous aime pas assez. Il y a plus, & je m’attache tellement à tout ce qui lui est cher, que son amant & vous, êtes à peu près dans mon coeur en même degré, quoique de différentes manieres. Je n’ai pour lui que de l’amitié, mais elle est plus vive; je crois sentir un peu d’amour pour vous, mais il est plus posé. Quoique tout cela pût paroître assez équivalent pour troubler la tranquillité d’un jaloux, je ne pense pas que la vôtre en soit fort altérée.

Que les pauvres enfans en sont loin, de cette douce tranquillité dont nous osons jouir; & que notre contentement a mauvaise grâce tandis que nos amis sont au désespoir! C’en est fait, il faut qu’ils se quittent; voici l’instant, peut-être, de leur éternelle séparation, & la tristesse que nous leur reprochâmes le jour du concert étoit peut-être un pressentiment qu’ils se voyoient pour la derniere fois. Cependant, votre ami ne sait rien de son infortune: dans la sécurité de son coeur il jouit encore du bonheur qu’il a perdu; au moment du désespoir il goûte en idée une ombre de félicité; & comme celui qu’en leve un trépas imprévu, le malheureux songe à vivre & ne voit pas la mort qui va le saisir. Hélas! c’est de ma main qu’il doit recevoir ce coup terrible! O divine amitié! seule idole de mon coeur! viens l’animer de ta soin te cruauté. Donne-moi le courage d’être barbare, & de te servir dignement dans un si douloureux devoir.

Je compte sur vous en cette occasion & j’y compterois même quand vous m’aimeriez moins, car je connois votre ame; je sais qu’elle n’a pas besoin du zele de l’amour, où parle celui de l’humanité. Il s’agit d’abord d’engager notre ami à venir chez moi demain dans la matinée. Gardez-vous, au surplus, de l’avertir de rien. Aujourd’hui l’on me laisse libre, & j’irai passer l’après-midi chez Julie; tâchez de trouver Milord Edouard, & de venir seul avec lui m’attendre à huit heures, afin de convenir ensemble de ce qu’il faudra faire pour résoudre au départ cet infortuné, & prévenir son désespoir.

J’espere beaucoup de son courage & de nos soins. J’espere encore plus de son amour. La volonté de Julie, le danger que courent sa vie & son honneur, sont des motifs auxquels il ne résistera pas. Quoiqu’il en soit, je vous déclare qu’il ne sera point question de noce entre nous, que Julie ne soit tranquille, & que jamais les larmes de mon amie n’arroseront le noeud qui doit nous unir. Ainsi, Monsieur, s’il est vrai que vous m’aimiez, votre intérêt s’accorde en cette occasion, avec votre générosité; & ce n’est pas tellement ici l’affaire d’autrui, que ce ne soit aussi la vôtre.

LETTRE LXV. DE CLAIRE A JULIE

Tout est fait; & malgré ses imprudences, ma Julie est en sûreté. Les secrets de ton coeur sont ensevelis dans l’ombre du mystere; tu es encore au sein de ta famille & de ton pays, chérie, honorée, jouissant d’une réputation sans tache & d’une estime universelle. Considere en frémissant les dangers que la honte ou l’amour t’ont fait courir en faisant trop ou trop peu. Apprends à ne vouloir plus concilier des sentimens incompatibles, & bénis le Ciel, trop aveugle amante ou fille trop craintive, d’un bonheur qui n’étoit réservé qu’à toi.

Je voulois éviter à ton triste coeur le détail de ce départ si cruel & si nécessaire. Tu l’as voulu, je l’ai promis, je tiendrai parole avec cette même franchise qui nous est commune, & qui ne mit jamais aucun avantage en balance avec la bonne foi. Lis donc, chére & déplorable amie, lis, puisqu’il le faut; mais prends courage & tiens-toi ferme.

Toutes les mesures que j’avois prises & dont je te rendis compte hier ont été suivies de point en point. En rentrant chez moi j’y trouvai M. d’Orbe & Milord Edouard. Je commençai par déclarer au dernier ce que nous savions de son héroique générosité, & lui témoignai combien nous en étions toutes deux pénétrées. Ensuite, je leur exposai les puissantes raisons que nous avions d’éloigner promptement ton ami, & les difficultés que je prévoyois à l’y résoudre. Milord sentit parfaitement tout cela & montra beaucoup de douleur de l’effet qu’avoit produit son zele inconsidéré. Ils convinrent qu’il étoit important de précipiter le départ de ton ami, & de saisir un moment de consentement pour prévenir de nouvelles irrésolutions, & l’arracher au continuel danger du séjour. Je voulois charger M.d’Orbe de faire à son insu les préparatifs convenables; mais Milord regardant cette affaire comme la sienne, voulut en prendre le soin. Il me promit que sa chaise seroit prête ce matin à onze heures, ajoutant qu’il l’accompagneroit aussi loin qu’il seroit nécessaire, & proposa de l’emmener d’abord sous un autre prétexte pour le déterminer plus à loisir. Cet expédient ne me parut pas assez franc pour nous & pour notre ami, & je ne voulus pas, non plus, l’exposer loin de nous au premier effet d’un désespoir qui pouvoit plus aisément échapper aux yeux de Milord qu’aux miens. Je n’acceptai pas, par la même raison, la proposition qu’il fit de lui parler lui-même & d’obtenir son consentement. Je prévoyois que cette négociation seroit délicate, & je n’en voulus charger que moi seule; car je connois plus surement les endroits sensibles de son coeur, & je sais qu’il regne toujours entre hommes une sécheresse qu’une femme soit mieux adoucir. Cependant, je conçus que les soins de Milord ne nous seroient pas inutiles pour préparer les choses. Je vis tout l’effet que pouvoient produire sur un coeur vertueux les discours d’un homme sensible qui croit n’être qu’un philosophe, & quelle chaleur la voix d’un ami pouvoit donner aux raisonnemens d’un sage.

J’engageai donc Milord Edouard à passer avec lui la soirée, & sans rien dire qui eût un rapport direct à sa situation, de disposer insensiblement son ame à la fermeté stoique. Vous qui savez si bien votre Epictete, lui dis-je; voici le cas ou jamais de l’employer utilement. Distinguez avec soin les biens apparens des biens réels; ceux qui sont en nous de ceux qui sont hors de nous. Dans un moment où l’épreuve se prépare au-dehors, prouvez-lui qu’on ne reçoit jamais de mal que de soi-même, & que le sage se portant par-tout avec lui, porte aussi par-tout son bonheur. Je compris à sa réponse que cette légere ironie, qui ne pouvoit le fâcher, suffisoit pour exciter son zele, & qu’il comptoit fort m’envoyer le lendemain ton ami bien préparé. C’étoit tout ce que j’avois prétendu: car, quoique au fond je ne fasse pas grand cas, non plus que toi, de toute cette philosophie parliere, je suis persuadée qu’un honnête homme a toujours quelque honte de changer de maxime du soir au matin, & de se dédire en son coeur dès le lendemain de tout ce que sa raison lui dictoit la veille.

M. d’Orbe vouloit être aussi de la partie, & passer la soirée avec eux, mais je le priai de n’en rien faire; il n’auroit fait que s’ennuyer ou gêner l’entretien. L’intérêt que je prends à lui ne m’empêche pas de voir qu’il n’est point du vol des deux autres. Ce penser mâle des ames fortes, qui leur donne un idiome si particulier est une langue dont il n’a pas la grammaire. En les quittant, je songeai au punch, & craignant les confidences anticipées j’en glissai un mot en riant à milord. Rassurez-vous, me dit-il, je me livre aux habitudes quand je n’y vois aucun danger; mais je ne m’en suis jamais fait l’esclave; il s’agit ici de l’honneur de Julie, du destin peut-être de la vie d’un homme & de mon ami. Je boirai du punch selon ma coutume, de peur de donner à l’entretien quelque air de préparation; mais ce punch sera de la limonade, & comme il s’abstient d’en boire, il ne s’en appercevra point. Ne trouves-tu pas, ma chére, qu’on doit être bien humilié d’avoir contracté des habitudes qui forcent à de pareilles précautions?

J’ai passé la nuit dans de grandes agitations qui n’étoient pas toutes pour ton compte. Les plaisirs innocens de notre premiere jeunesse; la douceur d’une ancienne familiarité; la société plus resserrée encore depuis une année entre lui & moi parla difficulté qu’il avoit de te voir; tout portoit dans mon ame l’amertume de cette séparation. Je sentois que j’allois perdre avec la moitié de toi-même une partie de ma propre existence. Je comptois les heures avec inquiétude, & voyant poindre le jour, je n’ai pas vu naître sans effrai celui qui devoit décider de ton sort. J’ai passé la matinée à méditer mes discours & à réfléchir sur l’impression qu’ils pouvoient faire. Enfin, l’heure est venue & j’ai vu entrer ton ami. Il avoit l’air inquiet, & m’a demandé précipitamment de tes nouvelles; car dès le lendemain de ta scene avec ton pere, il avoit sçu que tu étois malade, & Milord Edouard lui avoit confirmé hier que tu n’étois pas sortie de ton lit. Pour éviter là-dessus des détails, je lui ai dit aussi-tôt que je t’avois laissée mieux hier au soir, & j’ai ajouté qu’il en apprendroit dans un moment davantage par le retour de Hanz que je venois de t’envoyer. Ma précaution n’a servi de rien, il m’a fait cent questions sur ton état, & comme elles m’éloignoient de mon objet, j’ai fait des réponses succinctes, & me suis mise à le questionner à mon tour.

J’ai commencé par sonder la situation de son esprit. Je l’ai trouvé grave, méthodique, & prêt à peser le sentiment au poids de la raison. Grâce au Ciel, ai-je dit en moi-même, voilà mon sage bien préparé. Il ne s’agit plus que de le mettre à l’épreuve. Quoique l’usage ordinaire soit d’annoncer par degrés des tristes nouvelles, la connoissance que j’ai de son imagination fougueuse, qui sur un mot porte tout à l’extrême, m’a déterminée à suivre une route contraire, & j’ai mieux aimé l’accabler d’abord pour lui ménager des adoucissemens, que de multiplier inutilement ses douleurs & les lui donner mille fois pour une. Prenant donc un ton plus sérieux & le regardant fixement: mon ami, lui ai-je dit, connoissez-vous les bornes du courage & de la vertu dans une ame forte, & croyez-vous que renoncer à ce qu’on aime soit un effort au-dessus de l’humanité? A l’instant il s’est levé comme un furieux, puis frappant des mains & les portant à son front aussi jointes, je vous entends, s’est-il écrié, Julie est morte. Julie est morte! a-t-il répété d’un ton qui m’a fait frémir: je le sens à vos soins trompeurs, à vos vains ménagements, qui ne font que rendre ma mort plus lente & plus cruelle.

Quoique effrayée d’un mouvement si subit, j’en ai bientôt deviné la cause, & j’ai d’abord conçu comment les nouvelles de ta maladie, les moralités de Milord Edouard, le rendez-vous de ce matin, ses questions éludées, celles que je venois de lui faire l’avoient pu jetter dans de fausses alarmes. Je voyois bien aussi quel parti je pouvois tirer de son erreur en l’y laissant quelques instans; mais je n’ai pu me résoudre à cette barbarie. L’idée de la mort de ce qu’on aime est si affreuse, qu’il n’y en a point qui ne soit douce à lui substituer, & je me suis hâtée de profiter de cet avantage. Peut-être ne la verrez-vous plus, lui ai-je dit; mais elle vit & vous aime. Ah! si Julie étoit morte, Claire auroit-elle quelque chose à vous dire? Rendez graces au Ciel qui sauve à votre infortune des maux dont il pourroit vous accabler. Il étoit si étonné, si saisi, si égaré, qu’apres l’avoir fait rasseoir, j’ai eu le tems de lui détailler par ordre tout ce qu’il faloit qu’il scût, & j’ai fait valoir de mon mieux les procédés de Milord Edouard, afin de faire dans son coeur honnête quelque diversion à la douleur, par le charme de la reconnoissance.

Voilà, mon cher, ai-je poursuivi, l’état actuel des choses. Julie est au bord de l’abyme, prête à s’y voir accabler du déshonneur public, de l’indignation de sa famille, violences d’un pere emporté & de son propre désespoir. Le danger augmente incessamment: de la main de son pere ou de la sienne, le poignard à chaque instant de sa vie, est à deux doigts de son coeur. Il reste un seul moyen de prévenir tous ces maux, & ce moyen dépend de vous seul. Le sort de votre amante est entre vos moins.Voyez si vous avez le courage de la sauver en vous éloignant d’elle, puisqu’aussi bien il ne lui est plus permis de vous voir, ou si vous aimez mieux être l’auteur & le témoin de sa perte & de son opprobre. Après avoir tout fait pour vous, elle va voir ce que votre coeur peut faire pour elle. Est-il étonnant que sa santé succombe à ses peines? Vous êtes inquiet de sa vie: sachez que vous en êtes l’arbitre.

Il m’écoutoit sans m’interrompre: mais sitôt qu’il a compris de quoi il s’agissoit, j’ai vu disparoître ce geste animé, ce regard furieux, cet air effrayé, mais vif & bouillant, qu’il avoit auparavant. Un voile sombre de tristesse & de consternation a couvert son visage; son oeil morne & sa contenance effacée annonçoient l’abattement de son coeur: à peine avoit-il la force d’ouvrir la bouche pour me répondre. Il faut partir, m’a-t-il dit, d’un ton qu’une autre auroit cru tranquille. Hé bien! je partirai. N’ai-je pas assez vécu? Non, sans doute, ai-je repris aussi-tôt; il faut vivre pour celle qui vous aime: avez-vous oublié que ses jours dépendent des vôtres? Il ne faloit donc pas les séparer, a-t-il à l’instant ajouté; elle l’a pu & le peut encore. J’ai feint de ne pas entendre ces derniers mots, & je cherchois à le ranimer par quelques espérances auxquelles son ame demeurait fermée, quand Hanz est rentré, & m’a rapporté de bonnes nouvelles. Dans le moment de joie qu’il en a ressenti, il s’est écrié: Ah! qu’elle vive! qu’elle soit heureuse… s’il est possible. Je ne veux que lui faire mes derniers adieux… & je pars. Ignorez-vous, ai-je dit, qu’il ne lui est plus permis de vous voir? Hélas! vos adieux sont faits, & vous êtes déjà séparés! Votre sort sera moins cruel quand vous serez plus loin d’elle; vous aurez du moins le plaisir de l’avoir mise en sûreté. Fuyez des ce jour, dès cet instant; craignez qu’un si grand sacrifice ne soit trop tardif; tremblez de causer encore sa perte après vous être dévoué pour elle. Quoi! m’a-t-il dit avec une espece de fureur, je partirois sans la revoir? Quoi! je ne la verrois plus? Non, non, nous périrons tous deux, s’il le faut; la mort, je le sais bien, ne lui sera point dure avec moi: mais je la verrai, quoi qu’il arrive; je laisserai mon coeur & ma vie à ses pieds, avant de m’arracher à moi-même. Il ne m’a pas été difficile de lui montrer la folie & la cruauté d’un pareil projet. Mais ce, quoi je ne la verrai plus ! qui revenoit sans cesse d’un ton plus douloureux, sembloit chercher au moins des consolations pour l’avenir. Pourquoi, lui ai-je dit, vous figurer vos maux pires qu’ils ne sont? Pourquoi renoncer à des espérances que Julie elle-même n’a pas perdues? Pensez-vous qu’elle pût se séparer ainsi de vous, si elle croyoit que ce fût pour toujours? Non, mon ami, vous devez connoître son coeur. Vous devez savoir combien elle préfere son amour à sa vie. Je crains, je crains trop (j’ai ajouté ces mots, je te l’avoue) qu’elle ne le préfere bientôt à tout. Croyez donc qu’elle espere, puisqu’elle consent à vivre: croyez que les soins que la prudence lui dicte vous regardent plus qu’il ne semble, & qu’elle ne se respecte pas moins pour vous que pour elle-même. Alors j’ai tiré ta derniere lettre, & lui montrant les tendres espérances de cette fille aveuglée qui croit n’avoir plus d’amour, j’ai ranimé les siennes à cette douce chaleur. Ce peu de lignes sembloit distiller un baume salutaire sur sa blessure envenimée. J’ai vu ses regards s’adoucir & ses yeux s’humecter; j’ai vu l’attendrissement succéder par degrés au désespoir; mais ces derniers mots si touchans, tels que ton coeur les soit dire, nous ne vivrons pas long-tems séparés, l’ont fait fondre en larmes. Non, Julie, non, ma Julie, a-t-il dit en élevant la voix & baisant la lettre, nous ne vivrons pas long-tems séparés ; le Ciel unira nos destins sur la terre, ou nos coeurs dans le séjour éternel.

C’étoit là l’état où je l’avois souhaité. Sa seche & sombre douleur m’inquiétoit. Je ne l’aurois pas laissé partir dans cette situation d’esprit; mais sitôt que je l’ai vu pleurer, & que j’ai entendu ton nom chéri sortir de sa bouche avec douceur, je n’ai plus craint pour sa vie; car rien n’est moins tendre que le désespoir. Dans cet instant il a tiré de l’émotion de son coeur une objection que je n’avois pas prévue. Il m’a parlé de l’état où tu soupçonnois être, jurant qu’il mourroit plutôt mille fois que de t’abandonner à tous les périls qui t’alloient menacer. Je n’ai eu garde de lui parler de ton accident; je lui ai dit simplement que ton attente avoit encore été trompée, & qu’il n’y avoit plus rien à espérer. Ainsi, m’a-t-il dit en soupirant, il ne restera sur la terre aucun monument de mon bonheur; il a disparu comme un songe qui n’eut jamais de réalité.

Il me restoit à exécuter la derniere partie de ta commission, & je n’ai pas cru qu’apres l’union dans laquelle vous avez vécu, il falut à cela ni préparatif ni mystere. Je n’aurois pas même évité un peu d’altercation sur ce léger sujet pour éluder celle qui pourroit renaître sur celui de notre entretien. Je lui ai reproché sa négligence dans le soin de ses affaires. Je lui ai dit que tu craignois que de long-tems il ne fût plus soigneux, & qu’en attendant qu’il le devînt tu lui ordonnois de se conserver pour toi, de pourvoir mieux à ses besoins, & de se charger à cet effet du supplément que j’avois à lui remettre de ta part. Il n’a ni paru humilié de cette proposition, ni prétendu en faire une affaire. Il m’a dit simplement que tu savois bien que rien ne lui venoit de toi qu’il ne reçût avec transports mais que ta précaution étoit superflue, & qu’une petite maison qu’il venoit de vendre à Grandson, reste de son chétif patrimoine, lui avoit procuré plus d’argent qu’il n’en avoit possédé de sa vie. D’ailleurs, a-t-il ajouté, j’ai quelques talens dont je puis tirer par-tout des ressources. Je serai heureux de trouver dans leur exercice quelque diversion à mes maux; & depuis que j’ai vu de plus près l’usage que Julie fait de son superflu, je le regarde comme le trésor sacré de la veuve & de l’orphelin, dont l’humanité ne me permet pas de rien aliéner. Je lui a rappellé son voyage du Valais, ta lettre & la précision de tes ordres. Les mêmes raisons subsistent…Les mêmes! a-t-il interrompu d’un ton d’indignation. La peine de mon refus étoit de ne la plus voir: qu’elle me laisse donc rester, & j’accepte. Si j’obéis pourquoi me punit-elle? Si je refuse que me fera-t-elle de pis?… Les mêmes! répétoit-il avec impatience. Notre union commençoit; elle est prête à finir; peut-être vais-je pour jamais me séparer d’elle; il n’y a plus rien de commun entre elle & moi; nous allons être étrangers l’un à l’autre. Il a prononcé ces derniers mots avec un tel serrement de coeur, que j’ai tremblé de le voir retomber dans l’état d’où j’avois eu tant de peine à le retirer. Vous êtes un enfant, ai-je affecté de lui dire d’un air riant; vous avez encore besoin d’un tuteur, & je veux être le vôtre. Je vais garder ceci; & pour en disposer à propos dans le commerce que nous allons avoir ensemble, je veux être instruite de toutes vos affaires. Je tâchois de détourner ainsi ses idées funestes par celle d’une correspondance familiere continuée entre nous, & cette ame simple, qui ne cherche pour ainsi dire qu’à s’accrocher à ce qui t’environne, a pris aisément le change. Nous nous sommes ensuite ajustés pour les adresses de lettres, & comme ces mesures ne pouvoient que lui être agréables, j’en ai prolongé le détail jusqu’à l’arrivée de M. d’Orbe, qui m’a fait signe que tout étoit prêt.

Ton ami a facilement compris de quoi il s’agissoit; il a instamment demandé à t’écrire, mais je me suis gardée de le permettre. Je prévoyois qu’un exces d’attendrissement lui relâcheroit trop le coeur, & qu’à peine serait-il au milieu de sa lettre, qu’il n’y auroit plus moyen de le faire partir. Tous les délais sont dangereux, lui ai-je dit; hâtez-vous d’arriver à la premiere station d’où vous pourrez lui écrire à votre aise. En disant cela, j’ai fait signe à M. d’Orbe; je me suis avancée, & le coeur gros de sanglots, j’ai collé mon visage sur le sien; je n’ai plus sçu ce qu’il devenoit; les larmes m’offusquoient la vue, ma tête commençoit à se perdre, & il étoit tems que mon rôle finît.

Un moment après je les ai entendus descendre précipitamment. Je suis sortie sur le pallier pour les suivre des yeux. Ce dernier trait manquoit à mon trouble. J’ai vu l’insensé se jetter à genoux au milieu de l’escalier, en baiser mille fois les marches, & d’Orbe pouvoir à peine l’arracher de cette froide pierre qu’il pressoit de son corps, de la tête & des bras, en poussant de longs gémissemens. J’ai senti les miens près d’éclater malgré moi, & je suis brusquement rentrée, de peur de donner une scene à toute la maison.

A quelques instans de là, M. d’Orbe est revenu tenant son mouchoir sur ses yeux. C’en est fait, m’a-t-il dit, ils sont en route. En arrivant chez lui, votre ami a trouvé la chaise à sa porte. Milord Edouard l’y attendoit aussi; il a couru au-devant de lui, & le serrant contre sa poitrine: viens, homme infortuné , lui a-t-il dit d’un ton pénétré, viens verser tes douleurs dans ce coeur qui t’aime. Viens, tu sentiras peut-être qu’on n’a pas tout perdu sur la terre, quand on y retrouve un ami tel que moi. A l’instant, il l’a porté d’un bras vigoureux dans la chaise, & ils sont partis en se tenant étroitement embrassés.

Fin de la Premiere Partie.

SECONDE PARTIE LETTRE I. A JULIE

J’ai pris & quitté cent fois la plume; j’hésite des le premier mot; je ne sais quel ton je dois prendre; je ne sais par où commencer; & c’est à Julie que je veux écrire! Ah malheureux! que suis-je devenu? Il n’est donc plus ce tems où mille sentimens délicieux couloient de ma plume comme un intarissable torrent! Ces doux momens de confiance & d’épanchement sont passés: Nous ne sommes plus l’un à l’autre, nous ne sommes plus les mêmes & je ne sais plus à qui j’écris. Daignerez-vous recevoir mes lettres? vos yeux daigneront-ils les parcourir? les trouverez-vous assez réservées, assez circonspectes? Oserois-je y garder encore une ancienne familiarité? Oserois-je y parler d’un amour éteint ou méprisé & ne suis-je pas plus reculé que le premier jour où je vous écrivis? Quelle différence, Ô Ciel! de ces jours si charmans & si doux à mon effroyable misere! Hélas! je commençois d’exister & je suis tombé dans l’anéantissement; l’espoir de vivre animoit mon coeur; je n’ai plus devant moi que l’image de la mort & trois ans d’intervalle ont fermé le cercle fortuné de mes jours. Ah! que ne les ai-je terminé savant de me survivre à moi-même! Que n’ai-je suivi mes pressentimens après ces rapides instans de délices où je ne voyois plus rien dans la vie qui fût digne de la prolonger! Sans doute, il faloit la borner à ces trois ans ou les ôter de sa durée; il valoit mieux ne jamais goûter la félicité, que la goûter & la perdre. Si j’avois franchi ce fatal intervalle, si j’avois évité ce premier regard qui fit une autre ame; je jouirois de ma raison, je remplirois les devoirs d’un homme & sémerois peut-être de quelques vertus mon insipide carriere. Un moment d’erreur a tout changé. Mon oeil osa contempler ce qu’il ne faloit point voir. Cette vue a produit enfin son effet inévitable. Après m’être égaré par degrés, je ne suis qu’un furieux dont le sens est aliéné, un lâche esclave sans force & sans courage, qui va traînant dans l’ignominie sa chaîne & son désespoir.

Vains rêves d’un esprit qui s’égare! Désirs faux & trompeurs, désavoués à l’instant par le coeur qui les a formés! Que sert d’imaginer à des maux réels de chimériques remedes qu’on rejetteroit quand ils nous seroient offerts? Ah! qui jamais connoîtra l’amour, t’aura vue & pourra le croire, qu’il y ait quelque félicité possible que je voulusse acheter au prix de mes premiers feux? Non, non, que le Ciel garde ses bienfaits & me laisse, avec ma misere, le souvenir de mon bonheur passé. J’aime mieux les plaisirs qui sont dans ma mémoire & les regrets qui déchirent mon ame, que d’être à jamais heureux sans ma Julie. Viens, image adorée, remplir un coeur qui ne vit que par toi; suis-moi dans mon exil, console-moi dans mes peines, ranime & soutiens mon espérance éteinte. Toujours ce coeur infortuné sera ton sanctuaire inviolable, d’où le sort ni les hommes ne pourront jamais t’arracher. Si je suis mort au bonheur, je ne le suis point à l’amour qui m’en rend digne. Cet amour est invincible comme le charme qui l’a fait naître. Il est fondé sur la base inébranlable du mérite & des vertus; il ne peut périr dans une ame immortelle; il n’a plus besoin de l’appui de l’espérance, & le passé lui donne des forces pour un avenir éternel.

Mais toi, Julie, ô toi qui sçus aimer une fois! comment ton tendre coeur a-t-il oublié de vivre? Comment ce feu sacré s’est-il éteint dans ton ame pure? Comment as-tu perdu le goût de ces plaisirs célestes que toi seule étois capable de sentir & de rendre? Tu me chasses sans pitié; tu me bannis avec opprobre; tu me livres à mon désespoir & tu ne vois pas dans l’erreur qui t’égare, qu’en me rendant misérable tu t’ôtes le bonheur de tes jours! Ah! Julie, crois-moi; tu chercheras vainement un autre coeur ami du tien! Mille t’adoreront, sans doute; le mien seul te savoit aimer.

Réponds-moi maintenant, amante abusée ou trompeuse: que sont devenus ces projets formés avec tant de mystere? Où sont ces vaines espérances dont tu leurras si souvent ma crédule simplicité? Où est cette union sainte & désirée, doux objet de tant d’ardens soupirs & dont ta plume & ta bouche flattoient mes voeux? Hélas! sur la foi de tes promesses j’osois aspirer à ce nom sacré d’époux & me croyois déjà le plus heureux des hommes. Dis, cruelle! ne m’abusois-tu que pour rendre enfin ma douleur plus vive & mon humiliation plus profonde? Ai-je attiré mes malheurs par ma faute? Ai-je manqué d’obéissance, de docilité, de discrétion? M’as-tu vu désirer assez foiblement pour mériter d’être éconduit, ou préférer mes fougueux désirs à tes volontés suprêmes? J’ai tout fait pour te plaire & tu m’abandonnes! Tu te chargeois de mon bonheur & tu m’as perdu! Ingrate, rends-moi compte du dépôt que je t’ai confié; rends-moi compte de moi-même, après avoir égaré mon coeur dans cette suprême félicité que tu m’as montrée & que tu m’enleves. Anges du Ciel! j’eusse méprisé votre sort. J’eusse été le plus heureux des êtres… Hélas! je ne suis plus rien, un instant m’a tout ôté. J’ai passé sans intervalle du comble des plaisirs aux regrets éternels: je touche encore au bonheur qui m’échappe…j’y touche encore & le perds pour jamais!… Ah! si je le pouvois croire! si les restes d’une espérance vaine ne soutenoient… O! rochers de Meillerie que mon oeil égaré mesura tant de fois, que ne servîtes-vous mon désespoir! J’aurois moins regretté la vie quand je n’en avois pas senti le prix.

LETTRE II. DE MIILORD EDOUARD A CLAIRE

Nous arrivons à Besançon & mon premier soin est de vous donner des nouvelles de notre voyage. Il s’est fait sinon paisiblement, du moins sans accident & votre ami est aussi sain de corps qu’on peut l’être avec un coeur aussi malade. Il voudroit même affecter à l’extérieur une sorte de tranquillité. Il a honte de son état, & se contraint beaucoup devant moi, mais tout décele ses secretes agitations & si je feins de m’y tromper, c’est pour le laisser aux prises avec lui-même & occuper ainsi une partie des forces de son ame à réprimer l’effet de l’autre.

Il fut fort abattu la premiere journée: je la fis courte, voyant que la vîtesse de notre marche irritoit sa douleur. Il ne me parla point, ni moi à lui; les consolations indiscretes ne font qu’aigrir les violentes afflictions. L’indifférence & la froideur trouvent aisément des paroles, mais la tristesse & le silence sont alors le vrai langage de l’amitié. Je commençai d’appercevoir hier les premieres étincelles de la fureur qui va succéder infailliblement à cette léthargie: à la dînée, à peine y avoit-il un quart d’heure que nous étions arrivés qu’il m’abord a d’un air d’impatience. Que tardons-nous à partir, me dit-il avec un sourire amer, pourquoi restons-nous un moment si près d’elle? Le soir il affecta de parler beaucoup, sans dire un mot de Julie. Il recommençoit des questions auxquelles j’avois répondu dix fois. Il voulut savoir si nous étions déjà sur terres de France & puis il demanda si nous arriverions bientôt à Vevai. La premiere chose qu’il fait à chaque station, c’est de commence quelque lette qu’il déchire ou chiffonne un moment après. J’ai sauvé du feu deux ou trois de ces brouillons sur lesquels vous pourrez entrevoir l’état de son ame. Je crois pourtant qu’il est parvenu à écrire une lettre entiere.

L’emportement qu’annoncent ces premiers symptômes est facile à prévoir; mais je ne saurois dire quel en sera l’effet & le terme; car cela dépend d’une combinaison du caractere de l’homme, du genre de sa passion, des circonstances qui peuvent naître, de mille choses que nulle prudence humaine ne peut déterminer. Pour moi, je puis répondre de ses fureurs, mais non pas de son désespoir & quoi qu’on fasse, tout homme est toujours maître de sa vie.

Je me flatte, cependant, qu’il respectera sa personne & mes soins; & je compte moins pour cela sur le zele de l’amitié qui n’y sera pas épargné, que sur le caractere de sa passion & sur celui de sa maîtresse. L’ame ne peut gueres s’occuper fortement & long-tems d’un objet, sans contracter des dispositions qui s’y rapportent. L’extrême douceur de Julie doit tempérer l’âcreté du feu qu’elle inspire & je ne doute pas non plus que l’amour d’un homme aussi vif ne lui donne à elle-même un peu plus d’activité qu’elle n’en auroit naturellement sans lui.

J’ose compter aussi sur son coeur; il est fait pour combattre & vaincre. Un amour pareil au sien n’est pas tant une foiblesse qu’une force mal employée. Une flamme ardente & malheureuse est capable d’absorber pour un tems, pour toujours peut-être une partie de ses facultés; mais elle est elle-même une preuve de leur excellence & du parti qu’il en pourroit tirer pour cultiver la sagesse; car la sublime raison ne se soutient que par la même vigueur de l’ame qui fait les grandes passions & l’on ne sert dignement la philosophie qu’avec le même feu qu’on sent pour une maîtresse.

Soyez-en sûre, aimable Claire; je ne m’intéresse pas moins que vous au sort de ce couple infortuné, non par un sentiment de commisération qui peut n’être qu’une foiblesse; mais par la considération de la justice & de l’ordre, qui veulent que chacun soit placé de la maniere la plus avantageuse à lui-même & à la société. Ces deux belles âmes sortirent l’une pour l’autre des mains de la nature; c’est dans une douce union, c’est dans le sein du bonheur que, libres de déployer leurs forces & d’exercer leurs vertus, elles eussent éclairé la terre de leurs exemples. Pourquoi faut-il qu’un insensé préjugé vienne change les directions éternelles & bouleverser l’harmonie des êtres pensans? Pourquoi la vanité d’un pere barbare cache-t-elle ainsi la lumiere sous le boisseau & fait-elle gémir dans les larmes des coeurs tendres & bienfaisans nés pour essuyer celles d’autrui? Le lien conjugal n’est-il pas le plus libre ainsi que le plus sacré des engagemens? Oui, toutes les loix qui le gênent sont injustes; tous les peres qui l’osent former ou rompre sont des tyrans. Ce chaste noeud de la nature n’est soumis ni au pouvoir souverain ni à l’autorité paternelle, mais à la seule autorité du Pere commun qui sait commander aux coeurs & qui leur ordonnant de s’unir, les peut contraindre à s’aimer.

Que signifie ce sacrifice des convenances de la nature aux convenances de l’opinion? La diversité de fortune & d’état s’éclipse & se confond dans le mariage, elle ne fait rien au bonheur; mais celle d’humeur & de caractere demeure & c’est par elle qu’on est heureux ou malheureux. L’enfant qui n’a de regle que l’amour choisit mal, le pere qui n’a de regle que l’opinion choisit plus mal encore. Qu’une fille manque de raison, d’expérience pour juger de la sagesse & des moeurs, un bon pere y doit suppléer sans doute. Son droit, son devoir même est de dire; ma fille, c’est un honnête homme, ou, c’est un fripon; c’est un homme de sens, ou, c’est un fou. Voilà les convenances dont il doit connoître, le jugement de toutes les autres appartient à la fille. En criant qu’on troubleroit ainsi l’ordre de la société, ces tyrans le troublent eux-mêmes. Que le rang se regle par le mérite & l’union des coeurs par leur choix, voilà le véritable ordre social, ceux qui le reglent par la naissance ou par les richesses, sont les vrais perturbateurs de cet ordre; ce sont ceux-là qu’il faut décrier ou punir.

Il est donc de la justice universelle que ces abus soient redressés; il est du devoir de l’homme de s’opposer à la violence, de concourir à l’ordre, & s’il m’étoit possible d’unir ces deux amans en dépit d’un vieillard sans raison, ne doutez pas que je n’achevasse en cela l’ouvrage du Ciel, sans m’embarrasser de l’approbation des hommes.

Vous êtes plus heureuse, aimable Claire; vous avez un pere qui ne prétend point savoir mieux que vous en quoi consiste votre bonheur. Ce n’est, peut-être, ni par de grandes vues de sagesse, ni par une tendresse excessive qu’il vous rend ainsi maîtresse de votre sort; mais qu’importe la cause, si l’effet est le même, & si, dans la liberté qu’il vous laisse, l’indolence lui tient lieu de raison? Loin d’abuser de cette liberté, le choix que vous avez fait à vingt ans auroit l’approbation du plus sage pere. Votre coeur, absorbé par une amitié qui n’eut jamais d’égale, a gardé peu de place aux feux de l’amour. Vous leur substituez tout ce qui peut y suppléer dans le mariage: moins amante qu’amie, si vous n’êtes la plus tendre épouse vous serez la plus vertueuse, & cette union qu’a formée la sagesse doit croître avec l’âge & durer autant qu’elle. L’impulsion du coeur est plus aveugle, mais elle est plus invincible: c’est le moyen de se perdre que de se mettre dans la nécessité de lui résister. Heureux ceux que l’amour assortit comme auroit fait la raison, & qui n’ont point d’obstacle à vaincre & de préjugés à combattre. Tels seroient nos deux amans sans l’injuste résistance d’un pere entêté. Tels malgré lui pourroient-ils être encore, si l’un des deux étoit bien conseillé.

L’exemple de Julie & le vôtre montrent également que c’est aux époux seuls à juger s’ils se conviennent. Si l’amour ne regne pas, la raison choisira seule; c’est le cas où vous êtes; si l’amour regne, la nature a déjà choisi; c’est celui de Julie. Telle est la loi sacrée de la nature qu’il n’est pas permis à l’homme d’enfreindre, qu’il n’enfreint jamais impunément, & que la considération des états & des rangs ne peut abroger qu’il n’en coûte des malheurs & des crimes.

Quoique l’hiver s’avance & que j’aie à me rendre à Rome, je ne quitterai point l’ami que j’ai sous ma garde, que je ne voye son ame dans un état de consistance sur lequel je puisse compter. C’est un dépôt qui m’est cher par son prix, & parce que vous me l’avez confié. Si je ne puis faire qu’il soit heureux, je tâcherai du moins qu’il soit sage, & qu’il porte en homme les maux de l’humanité. J’ai résolu de passer ici une quinzaine de jours avec lui, durant lesquels j’espere que nous recevrons des nouvelles de Julie & des vôtres, & que vous m’aiderez toutes deux à mettre quelque appareil sur les blessures de ce coeur malade, qui ne peut encore écouter la raison que par l’organe du sentiment. Je joins ici une lettre pour votre amie: ne la confiez, je vous prie, à aucun commissionnaire, mais remettez-la vous-même.

FRAGMENS JOINTS A LA LETTRE PRÉCÉDENTE.

1. Pourquoi n’ai-je pu vous voir avant mon départ? Vous avez craint que je n’expirasse en vous quittant? Coeur pitoyable, rassurez-vous. Je me porte bien… je ne souffre pas… je vis encore… je pense à vous… je pense au tems où je vous fus cher… j’ai le coeur un peu serré…la voiture m’étourdit… je me trouve abattu… Je ne pourrai long-tems vous écrire aujourd’hui. Demain peut-être aurai-je plus de force…ou n’en aurai-je plus besoin…

2.Où m’entraînent ces chevaux avec tant de vitesse? Où me conduit avec tant de zele cet homme qui se dit mon ami? Est-ce loin de toi, Julie? Est-ce par ton ordre? Est-ce en des lieux où tu n’es pas?… Ah! fille insensée!… je mesure des yeux le chemin que je parcours si rapidement. D’où viens-je? où vais-je? & pourquoi tant de diligence? Avez-vous peur, cruels, que je ne coure pas assez tôt à ma perte? O amitié! ô amour! est-ce là votre accord? sont-ce là vos bienfaits?…

3.As-tu bien consulté ton coeur en me chassant avec tant de violence? As-tu pu, dis, Julie, as-tu pu renoncer pour jamais… Non, non: ce tendre coeur m’aime, je le sais bien. Malgré le sort, malgré lui-même, il m’aimera jusqu’au tombeau… Je le vois, tu t’es laissé suggérer… Quel repentir éternel tu te prépares!…Hélas! il sera trop tard!… Quoi! tu pourrois oublier… Quoi! je t’aurois mal connue!… Ah! songe à toi, songe à moi, songe à… écoute, il en est tems encore… Tu m’as chassé avec barbarie, je fuis plus vite que le vent… Dis un mot, un seul mot, & je reviens plus prompt que l’éclair. Dis un mot, & pour jamais nous sommes unis: nous devons l’être… nous le serons… Ah! l’air emporte mes plaintes!… & cependant je fuis; je vais vivre & mourir loin d’elle!…Vivre loin d’elle!…

LETTRE III. DE MILORD EDOUARD A JULIE

Votre cousine vous dira des nouvelles de votre ami. Je crois d’ailleurs qu’il vous écrit par cet ordinaire. Commencez par satisfaire là-dessus votre empressement, pour lire ensuite posément cette lettre; car je vous préviens que son sujet demande toute votre attention.

Je connois les hommes; j’ai vécu beaucoup en peu d’années; j’ai acquis une grande expérience à mes dépens, & c’est le chemin des passions qui m’a conduit à la philosophie. Mais de tout ce que j’ai observé jusqu’ici je n’ai rien vu de si extraordinaire que vous & votre amant. Ce n’est pas que vous ayez ni l’un ni l’autre un caractere marqué dont on puisse au premier coup d’oeil assigner les différences, & il se pourroit bien que cet embarras de vous définir vous fît prendre pour des âmes communes par un observateur superficiel. Mais c’est cela même qui vous distingue, qu’lest impossible de vous distinguer, & que les traits du modele commun, dont quelqu’un manque toujours à chaque individu, brillent tous également dans les vôtres. Ainsi chaque épreuve d’une estampe a ses défauts particuliers qui lui servent de caractere, & s’il en vient une qui soit parfaite, quoiqu’on la trouve belle au premier coup d’oeil, il faut la considérer long-tems pour la reconnaître. La premiere fois que je vis votre amant, je fus frappé d’un sentiment nouveau qui n’a fait qu’augmenter de jour en jour, à mesure que la raison l’a justifié. A votre égard ce fut tout autre chose encore, & ce sentiment fut si vif que je me trompai sur sa nature. Ce n’étoit pas tant la différence des sexes qui produisoit cette impression, qu’un caractere encore plus marqué de perfection que le coeur sent, même indépendamment de l’amour. Je vois bien ce que vous seriez sans votre ami, je ne vois pas de même ce qu’il seroit sans vous: beaucoup d’hommes peuvent lui ressembler, mais il n’y a qu’une Julie au monde. Après un tort que je ne me pardonnerai jamais, votre lettre vint m’éclairer sur mes vrais sentiments. Je connus que je n’étois point jaloux, ni par conséquent amoureux; je connus que vous étiez trop aimable pour moi; il vous faut les prémices d’une ame, & la mienne ne seroit pas digne de vous.

Des ce moment je pris pour votre bonheur mutuel un tendre intérêt qui ne s’éteindra point. Croyant lever toutes les difficultés, je fis auprès de votre pere une démarche indiscrete, dont le mauvais succes n’est qu’une raison de plus pour exciter mon zele. Daignez m’écouter & je puis réparer encore tout le mal que je vous ai fait.

Sondez bien votre coeur, ô Julie!, & voyez s’il vous est possible d’éteindre le feu dont il est dévoré. Il fut un tems peut-être où vous pouviez en arrêter le progres; mais si Julie, pure & chaste, a pourtant succombé, comment se relevera-t-elle après sa chute? Comment résistera-t-elle à l’amour vainqueur, & armé de la dangereuse image de tous les plaisirs passés? Jeune amante, ne vous en imposez plus, & renoncez à la confiance qui vous a séduite: vous êtes perdue, s’il faut combattre encore: vous serez avilie & vaincue, & le sentiment de votre bonté étouffera par degrés toutes vos vertus. L’amour s’est insinué trop avant dans la substance de votre ame pour que vous puissiez jamais l’en chasser; il en renforce & pénetre tous les traits comme une eau forte & corrosive, vous n’en effacerez jamais la profonde impression sans effacer à la fois tous les sentimens exquis que vous reçûtes de la nature; & quand il ne vous restera plus d’amour, il ne vous restera plus rien d’estimable. Qu’avez-vous donc maintenant à faire, ne pouvant plus changer l’état de votre coeur? Une seule chose, Julie, c’est de le rendre légitime. Je vais vous proposer pour cela l’unique moyen qui vous reste; profitez-en tandis qu’il est tems encore; rendez à l’innocence & à la vertu cette sublime raison dont le Ciel vous fit dépositaire, ou craignez d’avilir à jamais le plus précieux de ses dons.

J’ai dans le duché d’York une terre assez considérable, qui fut long-tems le séjour de mes ancêtres. Le château est ancien, mais bon & commode; les environs sont solitaires, mais agréables & variés. La riviere d’Ouse, qui passe au bout du parc, offre à la fois une perspective charmante à la vue & un débouché facile aux denrées. Le produit de la terre suffit pour l’honnête entretien du maître & peut doubler sous ses yeux. L’odieux préjugé n’a point d’acces dans cette heureuse contrée; l’habitant paisible y conserve encore les moeurs simples des premiers tems, & l’on y trouve une image du Valais décrit avec des traits si touchans par la plume de votre ami! Cette terre est à vous, Julie, si vous daignez l’habiter avec lui; c’est là que vous pourrez accomplir ensemble tous les tendres souhaits par où finit la lettre dont je parle.

Venez, modele unique des vrais amants, venez, couple aimable & fidele, prendre possession d’un lieu fait pour servir d’asile à’amour & à l’innocence; venez y serrer, à la face du Ciel & des hommes, le doux noeud qui vous unit; venez honorer de l’exemple de vos vertus un pays où elles seront adorées, & des gens simples portés à les imiter. Puissiez-vous en ce lieu tranquille goûter à jamais dans les sentimens qui vous unissent le bonheur des âmes pures! puisse le Ciel y bénir vos chastes feux d’une famille qui vous ressemble; puissiez-vous y prolonger vos jours dans une honorable vieillesse, & les terminer enfin paisiblement dans les bras de vos enfants! puissent nos neveux, en parcourant avec un charme secret ce monument de la félicité conjugale, dire un jour dans l’attendrissement de leur coeur: Ce fut ici l’asile de l’innocence, ce fut ici la demeure des deux amants!

Votre sort est en vos mains, Julie; pesez attentivement la proposition que je vous fais, & n’en examinez que le fond; car d’ailleurs je me charge d’assurer d’avance & irrévocablement votre ami de l’engagement que je prends; je me charge aussi de la sûreté de votre départ, & de veiller avec lui à celle de votre personne jusqu’à votre arrivée: là vous pourrez aussitôt vous marier publiquement sans obstacle; car parmi nous une fille nubile n’a nul besoin du consentemen d’autrui pour disposer d’elle-même. Nos sages loix n’abrogent point celles de la nature, & s’il résulte de cet heureux accord quelques inconvénients, ils sont beaucoup moindres que ceux qu’il prévient. J’ai laissé à Vevai mon valet de chambre, homme de confiance, brave, prudent & d’une fidélité à toute épreuve. Vous pourrez aisément vous concerter avec lui de bouche ou par écrit à l’aide de Regianino, sans que ce dernier sache de quoi il s’agit. Quand il sera tems, nous partirons pour vous aller joindre, & vous ne quitterez la maison paternelle que sous la conduite de votre époux.

Je vous laisse à vos réflexions; mais, je le répete, craignez l’erreur des préjugés & la séduction des scrupules, qui menent souvent au vice par chemin de l’honneur. Je prévois ce qui vous arrivera si vous rejetez mes offres. La tyrannie d’un pere intraitable vous entraînera dans l’abîme que vous ne connaîtrez qu’apres la chute. Votre extrême douceur dégénere quelquefois en timidité: vous serez sacrifiée à la chimere des conditions. Il faudra contracter un engagement désavoué par le coeur. L’approbation publique sera démentie incessamment par le cri de la conscience; vous serez honorée & méprisable: il vaut mieux être oubliée & vertueuse.

P.S. Dans le doute de votre résolution, je vous écris à’insu de notre ami, de peur qu’un refus de votre part ne vînt détruire en un instant tout l’effet de mes soins.

LETTRE IV. DE JULIE A CLAIRE

Oh! ma chère, dans quel trouble tu m’as laissée hier au soir! & quelle nuit j’ai passé en rêvant à cette fatale lettre! Non, jamais tentation plus dangereuse ne vint assaillir mon coeur; jamais je n’éprouvai de pareilles agitations; & jamais je n’apperçus moins le moyen de les appaiser. Autrefois, une certaine lumiere de sagesse & de raison dirigeoit ma volonté; dans toutes les occasions embarrassantes, je discernois d’abord le parti le plus honnête & le prenois à l’instant. Maintenant, avilie & toujours vaincue, je ne fais que flotter entre des passions contraires: mon foible coeur n’a plus que le choix de ses fautes; & tel est mon déplorable aveuglement, que si je viens par hasard à prendre le meilleur parti, la vertu ne m’aura point guidée & je n’en aurai pas moins de remords. Tu sais quel époux mon pere me destine; tu sais quels liens l’amour m’a donnés. Veux-je être vertueuse, l’obéissance & la foi m’imposent des devoirs opposés. Veux-je suivre le penchant de mon coeur, qui préférer d’un amant ou d’un pere? Hélas! en écoutant l’amour ou la nature, je ne puis éviter de mettre l’un ou l’autre au désespoir; en me sacrifiant au devoir, je ne puis éviter de commettre un crime; & quelque parti que je prenne, il faut que je meure à la fois malheureuse & coupable.

Ah! chère & tendre amie, toi qui fus toujours mon unique ressource & qui m’as tant de fois sauvée de la mort & du désespoir, considere aujourd’hui l’horrible état de mon ame & vois si jamais tes secourables soins me furent plus nécessaires. Tu sais si tes avis sont écoutés; tu sais si tes conseils sont suivis; tu viens de voir, au prix du bonheur de ma vie, si je sais déférer aux leçons de l’amitié. Prends donc pitié de l’accablement où tu m’as réduite: acheve, puisque tu as commencé; supplée à mon courage abattu; pense pour celle qui ne pense plus que par toi. Enfin, tu lis dans ce coeur qui t’aime: tu le connois mieux que moi. Apprends-moi donc ce que je veux & choisis à ma place, quand je n’ai plus la force de vouloir, ni la raison de choisir.

Relis la lettre de ce généreux Anglois; relis-la mille fois, mon ange. Ah! laisse-toi toucher au tableau charmant du bonheur que l’amour, la paix, la vertu peuvent me promettre encore! Douce & ravissante union des ames! délices inexprimables, même au sein des remords! Dieux! que seriez-vous pour mon coeur au sein de la foi conjugale? Quoi! le bonheur & l’innocence seroient encore en mon pouvoir? Quoi! je pourrois expirer d’amour & de joie entre un époux adoré, & les chers gages de sa tendresse!… & j’hésite un seul moment, & je ne vole pas réparer ma faute dans les bras de celui qui me la fit commettre! & je ne suis pas déjà femme vertueuse & chaste mere de famille?… Oh que les auteurs de mes jours ne peuvent-ils me voir sortir de mon avilissement! Que ne peuvent-ils être témoins de la maniere dont je saurai remplir à mon tour les devoirs sacrés qu’ils ont remplis envers moi?… Et les tiens? Fille ingrate & dénaturée, qui les remplira près d’eux, tandis que tu les oublies? Est-ce en plongeant le poignard dans le sein d’une mere que tu te prépares à le devenir? Celle qui déshonore sa famille apprendra-t-elle à ses enfans à l’honorer? Digne objet de l’aveugle tendresse d’un pere & d’une mere idolâtres, abandonne-les au regret de t’avoir fait naître; couvre leurs vieux jours de douleur & d’opprobre… & jouis, si tu peux, d’un bonheur acquis à ce prix.

Mon Dieu! que d’horreurs m’environnent! quitter furtivement son pays; déshonorer sa famille, abandonner à la fois pere, mere, amie, parens, & toi-même! & toi, ma douce amie! & toi, la bien-aimée de mon coeur! toi dont à peine des mon enfance, je puis rester éloignée un seul jour; te fuir, te quitter, te perdre, ne te plus voir!… ah! non! que jamais… que de tourmens déchirent ta malheureuse amie! elle sent à la fois tous les maux dont elle a le choix, sans qu’aucun des biens qui lui resteront la console. Hélas! je m’égare. Tant de combats passent ma force & troublent ma raison; je perds à la fois le courage & le sens. Je n’ai plus d’espoir qu’en toi seule. Ou choisis, ou laisse-moi mourir.

LETTRE V. REPONSE

Tes perplexités ne sont que trop bien fondées, ma chère Julie; je les ai prévues & n’ai pu les prévenir; je les sens & ne les puis appaiser; & ce que je vois de pire dans ton état, c’est que personne ne t’en peut tirer que toi-même. Quand il s’agit de prudence, l’amitié vient au secours d’une ame agitée; s’il faut choisir le bien ou le mal, la passion qui les méconnaît peut se taire devant un conseil désintéressé. Mais ici, quelque parti que tu prennes, la nature l’autorise & le condamne, la raison le bl ame & l’approuve, le devoir, se tait ou s’oppose à lui-même; les suites sont également à craindre de part & d’autre; tu ne peux ni rester indécise ni bien choisir; tu n’asque des peines à comparer & ton coeur seul en est le juge. Pour moi, l’importance de la délibération m’épouvante & son effet m’attriste. Quelque sort que tu préferes, il sera toujours peu digne de toi; & ne pouvant ni te montrer un parti qui te convienne, ni te conduire au vrai bonheur, je n’ai pas le courage de décider de ta destinée. Voici le premier refus que tu reçus jamais de ton amie; & je sens bien, par ce qu’il me coûte, que ce sera le dernier: mais je te trahirois en voulant te gouverner dans un cas où la raison même s’impose silence & où la seule regle à suivre est d’écouter ton propre penchant.

Ne sois pas injuste envers moi, ma douce amie & ne me juge point avant le tems. Je sais qu’il est des amitiés circonspectes qui, craignant de se compromettre, refusent des conseils dans les occasions difficiles & dont la réserve augmente avec le péril des amis. Ah! tu vas connoître si ce coeur qui t’aime connoît ces timides précautions! Souffre qu’au lieu de te parler de tes affaires, je te parle un instant des miennes.

N’as-tu jamais remarqué, mon ange, à quel point tout ce qui t’approche s’attache à moi? Qu’un pere & une mere chérissent une fille unique, il n’y a pas, je le sais, de quoi s’en fort étonner; qu’un jeune homme ardent s’enflamme, pour un objet aimable, cela n’est pas plus extraordinaire. Mais qu’à l’âge mûr, un homme aussi froid que M. de Wolmar s’attendrisse, en te voyant, pour la premiere fois de sa vie; que toute une famille t’idolâtre unanimement; que tu sois chère à mon pere, cet homme si peu sensible, autant & plus peut-être que ses propres enfants; que les amis, les connoissances, les domestiques, les voisins & toute une ville entiere, t’adorent de concert & prennent à toi le plus tendre intérêt: voilà ma chère, un concours moins vraisemblable & qui n’auroit point lieu s’il n’avoit en ta personne quelque cause particuliere. Sais-tu bien quelle est cette cause? Ce n’est ni ta beauté, ni ton esprit, ni ta grâce, ni rien de tout ce qu’on entend par le don de plaire: mais c’est cette ame tendre & cette douceur d’attachement qui n’a point d’égale; c’est le don d’aimer, mon enfant, qui te fait aimer. On peut résister à tout, hors à la bienveillance; & il n’y a point de moyen plus sûr d’acquérir l’affection des autres, que de leur donner la sienne. Mille femmes sont plus belles que toi; plusieurs ont autant de grâce; toi seule as, avec les grâces, je ne sais quoi de plus séduisant qui ne plaît pas seulement mais qui touche & qui fait voler tous les coeurs au-devant du tien. On sent que ce tendre coeur ne demande qu’à se donner & le doux sentiment qu’il cherche le va chercher à son tour.

Tu vois par exemple avec surprise l’incroyable affection de Milord Edouard pour ton ami; tu vois son zele pour ton bonheur; tu reçois avec admiration ses offres généreuses; tu les attribues à la seule vertu: & ma Julie de s’attendrir! Erreur, abus, charmante cousine! A Dieu ne plaise que j’atténue les bienfaits de Milord Edouard & que je déprise sa grande ame! Mais, crois-moi, ce zele, tout pur qu’il est, seroit moins ardent, si, dans la même circonstance, il s’adressoit à d’autres personnes. C’est ton ascendant invincible & celui de ton ami qui, sans même qu’il s’en aperçoive, le déterminent avec tant de force & lui font faire par attachement ce qu’il croit ne faire que par honnêteté.

Voilà ce qui doit arriver à toutes les âmes d’une certaine trempe; elles transforment, pour ainsi dire, les autres en elles-mêmes; elles ont une sphere d’activité dans laquelle rien ne leur résiste: on ne peut les connoître sans les vouloir imiter & de leur sublime élévation elles attirent à elles tout ce qui les environne. C’est pour cela, ma chère, que ni toi ni ton ami ne connaîtrez peut-être jamais les hommes; car vous les verrez bien plus comme vous les ferez, que comme ils seront d’eux-mêmes. Vous donnerez le ton à tous ceux qui vivront avec vous; ils vous fuiront ou vous deviendront semblables & tout ce que vous aurez vu n’aura peut-être rien de pareil dans le reste du monde.

Venons maintenant à moi, cousine, à moi qu’un même sang, un même âge & surtout une parfaite conformité de goûts & d’humeurs, avec des tempéramens contraires, unit à toi des l’enfance:

Congiunti eran gl’albergbi, Ma più congiunti i cori; Conforme era l’etate, Ma’l pensier più cnnforme .

Que penses-tu qu’ait produit sur celle qui a passé sa vie avec toi cette charmante influence qui se fait sentir à tout ce qui t’approche? Crois-tu qu’il puisse ne régner entre nous qu’une union commune? Mes yeux ne te rendent-ils pas la douce joie que je prends chaque jour dans les tiens en nous abordant? Ne lis-tu pas dans mon coeur attendri le plaisir de partager tes peines & de pleurer avec toi? Puis-je oublier que, dans les premiers transports d’un amour naissant, l’amitié ne te fut point importune & que les murmures de ton amant ne purent t’engager à m’éloigner de toi & à me dérober le spectacle de ta foiblesse? Ce moment fut critique, ma Julie; je sais ce que vaut dans ton coeur modeste le sacrifice d’une honte qui n’est pas réciproque. Jamais je n’eusse été ta confidente si j’eusse été ton amie à demi & nos âmes se sont trop bien senties en s’unissant pour que rien les puisse désormais séparer.

Qu’est-ce qui rend les amitiés si tiedes & si peu durables entre les femmes, je dis entre celles qui sauroient aimer? Ce sont les intérêts de l’amour, c’est l’empire de la beauté; c’est la jalousie des conquêtes: or, si rien de tout cela nous eût pu diviser, cette division seroit déjà faite. Mais quand mon coeur seroit moins inepte à l’amour, quand j’ignorerois que vos feux sont de nature à ne s’éteindre qu’avec la vie, ton amant est mon ami, c’est-à-dire mon frere: & qui vit jamais finir par l’amour une véritable amitié? Pour M. d’Orbe, assurément il aura long-tems à se louer de tes sentiments, avant que je songe à m’en plaindre & je ne suis pas plus tentée de le retenir par force, que toi de me l’arracher. Eh! mon enfant, plût au Ciel qu’au prix de son attachement, je te pusse guérir du tien! Je le garde avec plaisir, je le céderois avec joie.

A l’égard des prétentions sur la figure, j’en puis avoir tant qu’il me plaira; tu n’es pas fille à me les disputer & je suis bien sûre qu’il ne t’entra de tes jours dans l’esprit de savoir qui de nous deux est la plus jolie. Je n’ai pas été tout à fait si indifférente; je sais là-dessus à quoi m’en tenir, sans en avoir le moindre chagrin. Il me semble même que j’en suis plus fiere que jalouse; car enfin les charmes de ton visage, n’étant pas ceux qu’il faudroit au mien, ne m’ôtent rien de ce que j’ai & je me trouve encore belle de ta beauté, aimable de tes grâces, ornée de tes talents: je me pare de toutes tes perfections & c’est en toi que je place mon amour-propre le mieux entendu. Je n’aimerois pourtant guere à faire peur pour mon compte, mais je suis assez jolie pour le besoin que j’ai de l’être. Tout le reste m’est inutile & je n’ai pas besoin d’être humble pour te céder.

Tu t’impatientes de savoir à quoi j’en veux venir. Le voici. Je ne puis te donner le conseil que tu me demandes, je t’en ai dit la raison: mais le parti que tu prendras pour toi, tu le prendras en même tems pour ton amie; & quel que soit ton destin, je suis déterminée à le partager. Si tu pars, je te suis; si tu restes, je reste: j’en ai formé l’inébranlable résolution; je le dois, rien ne m’en peut détourner. Ma fatale indulgence a causé ta perte; ton sort doit être le mien; & puisque nous fûmes inséparables des l’enfance, ma Julie, il faut l’être jusqu’au tombeau.

Tu trouveras, je le prévois, beaucoup d’étourderie dans ce projet: mais, au fond, il est plus sensé qu’il ne semble; & je n’ai pas les mêmes motifs d’irrésolution que toi. Premierement, quant à ma famille, si je quitte un pere facile, je quitte un pere assez indifférent, qui laisse faire à ses enfans tout ce qui leur plaît, plus par négligence que par tendresse: car tu sais que les affaires de l’Europe l’occupent beaucoup plus que les siennes & que sa fille lui est moins chère que la Pragmatique. D’ailleurs, je ne suis pas comme toi fille unique; & avec les enfans qui lui resteront, à peine saura-t-il s’il lui en manque un.

J’abandonne un mariage prêt à conclure? Manco male, ma chére; c’est à M. d’Orbe, s’il m’aime, à s’en consoler. Pour moi, quoique j’estime son caractere, que je ne sois pas sans attachement pour sa personne & que je regrette en lui un fort honnête homme, il ne m’est rien auprès de ma Julie. Dis-moi, mon enfant, l’ame a-t-elle un sexe? En vérité, je ne le sens guere à la mienne. Je puis avoir des fantaisies, mais fort peu d’amour. Un mari peut m’être utile, mais il ne sera jamais pour moi qu’un mari; & de ceux-là, libre encore & passable comme je suis, j’en puis trouver un par tout le monde.

Prends bien garde, cousine, que, quoique je n’hésite point, ce n’est pas à dire que tu ne doives point hésiter & que je veuille t’insinuer à prendre le parti que je prendrai si tu pars. La différence est grande entre nous & tes devoirs sont beaucoup plus rigoureux que les miens. Tu sais encore qu’une affection presque unique remplit mon coeur & absorbe si bien tous les autres sentiments, qu’ils y sont comme anéantis. Une invincible & douce habitude m’attache à toi des mon enfance; je n’aime parfaitement que toi seule & si j’ai quelque lien à rompre en te suivant, je m’encouragerai par ton exemple. Je me dirai, j’imite Julie & me croirai justifiée.

BILLET DE JULIE A CLAIRE

Je t’entends, amie incomparable & je te remercie. Au moins une fois j’aurai fait mon devoir & ne serai pas en tout indigne de toi.

LETTRE VI. DE JULIE A MILORD EDOUARD

Votre lettre, milord, me pénetre d’attendrissement & d’admiration. L’ami que vous daignez protéger n’y sera pas moins sensible, quand il saura tout ce que vous avez voulu faire pour nous. Hélas! il n’ya que les infortunés qui sentent le prix des âmes bienfaisantes. Nous ne savons déjà qu’à trop de titres tout ce que vaut la vôtre & vos vertus héroiques nous toucheront toujours, mais elles ne nous surprendront plus.

Qu’il me seroit doux d’être heureuse sous les auspices d’un ami si généreux & de tenir de ses bienfaits le bonheur que la fortune m’a refusé! Mais, milord, je le vois avec désespoir, elle trompe vos bons desseins; mon sort cruel l’emporte sur votre zele & la douce image des biens que vous m’offrez ne sert qu’à m’en rendre la privation plus sensible. Vous donnez une retraite agréable, & sûre à deux amans persécutés; vous y rendez leurs feux légitimes, leur union solennelle; & je sais que sous votre garde j’échapperois aisément aux poursuites d’une famille irritée. C’est beaucoup pour l’amour; est-ce assez pour la félicité? Non: si vous voulez que je sois paisible & contente, donnez-moi quelque asile plus sûr encore; où l’on puisse échapper à la honte & au repentir. Vous allez au-devant de nos besoins & par une générosité sans exemple, vous vous privez pour notre entretien d’une partie des biens destinés au vôtre. Plus riche, plus honorée de vos bienfaits que de mon patrimoine, je puis tout recouvrer près de vous & vous daignerez me tenir lieu de pere. Ah! milord, serai-je digne d’en trouver un, après avoir abandonné celui que m’a donné la nature?

Voilà la source des reproches d’une conscience épouvantée, & des murmures secrets qui déchirent mon coeur. Il ne s’agit pas de savoir si j’ai droit de disposer de moi contre le gré des auteurs de mes jours, mais si j’en puis disposer sans les affliger mortellement, si je puis les fuir sans les mettre au désespoir. Hélas! il vaudoit autant consulter si j’ai droit de leur ôter la vie. Depuis quand la vertu pese-t-elle ainsi les droits du sang & de la nature? Depuis quand un coeur sensible marque-t-il avec tant de soin les bornes de la reconnaissance? N’est-ce pas être déjà coupable, que de vouloir aller jusqu’au point où l’on commence à le devenir? & cherche-t-on si scrupuleusement le terme de ses devoirs, quand on n’est point tenté de le passer? Qui, moi? j’abandonnerois impitoyablement ceux par qui je respire, ceux qui me conservent la vie qu’ils m’ont donnée, & me la rendent chère; ceux qui n’ont d’autre espoir, d’autre plaisir qu’en moi seule? Un pere presque sexagénaire! une mere toujours languissante! Moi leur unique enfant, je les laisserois sans assistance dans la solitude & les ennuis de la vieillesse, quand il est tems de leur rendre les tendres soins qu’ils m’ont prodigués? Je livrerois leurs derniers jours à la honte, aux regrets, aux pleurs? La terreur, le cri de ma conscience agitée me peindroient sans cesse mon pere & ma mere expirans sans consolation & maudissant la fille ingrate qui les délaisse & les déshonore? Non, Milord, la vertu que j’abandonnai, m’abandonne à son tour & ne dit plus rien à mon coeur; mais cette idée horrible me parle à sa place, elle me suivroit pour mon tourment à chaque instant de mes jours, & me rendroit misérable au sein du bonheur. Enfin, si tel est mon destin, qu’il faille livrer le reste de ma vie aux remords, celui-là seul est trop affreux pour le supporter; j’aime mieux braver tous les autres.

Je ne puis répondre à vos raisons, je l’avoue, je n’ai que trop de penchant à les trouver bonnes: mais, Milord, vous n’êtes pas marié. Ne sentez-vous point qu’il faut être pere pour avoir droit de conseiller les enfans d’autrui? Quant à moi, mon parti est pris; mes parens me rendront malheureuse, je le sais bien; mais il me sera moins cruel de gémir dans mon infortune, que d’avoir causé la leur, & je ne déserterai jamais la maison paternelle. Va donc, douce chimere d’une ame sensible, félicité si charmante & si désirée, va te perdre dans la nuit des songes; tu n’auras plus de réalité pour moi. Et vous, ami trop généreux, oubliez vos aimables projets & qu’il n’en reste de trace qu’au fond d’un coeur trop reconnoissant pour en perdre le souvenir. Si l’exces de nos maux ne décourage point votre grande ame, si vos généreuses bontés ne sont point épuisées, il vous reste de quoi les exercer avec gloire, & celui que vous honorez du titre de votre ami, peut par vos soins mériter de le devenir. Ne jugez pas de lui par l’état où vous le voyez: son égarement ne vient point de lâcheté, mais d’un génie ardent & fier qui se roidit contre la fortune. Il y a souvent plus de stupidité que de courage dans une constance apparente; le vulgaire ne connoît point de violentes douleurs, & les grandes passions ne germent guere chez les hommes foibles. Hélas! il a mis dans la sienne cette énergie de sentimens qui caractérise les ames nobles, & c’est ce qui fait aujourd’hui ma honte & mon désespoir. Milord, daignez le croire, s’il n’étoit qu’un homme ordinaire, Julie n’eût point péri.

Non, non; cette affection secrete qui prévint en vous une estime éclairée ne vous a point trompé. Il est digne de tout ce que vous avez fait pour lui sans le bien connoître; vous ferez plus encore s’il est possible, après l’avoir connu. Oui, soyez son consolateur, son protecteur, son ami, son pere, c’est à la fois pour vous & pour lui que je vous en conjure; il justifiera votre confiance, il honorera vos bienfaits, il pratiquera vos leçons, il imitera vos vertus, il apprendra de vous la sagesse. Ah! Milord! s’il devient entre vos mains tout ce qu’il peut être, que vous serez fier un jour de votre ouvrage!

LETTRE VII. DE JULIE

Et toi aussi, mon doux ami! & toi l’unique espoir de mon coeur, tu viens le percer encore quand il se meurt de tristesse! J’étois préparée aux coups de la fortune, de longs pressentimens me les avoient annoncés; je les aurois supportés avec patience: mais toi pour qui je les souffre! ah! ceux qui me viennent de toi me sont seuls insupportables & il m’est affreux de voir aggraver mes peines par celui qui devoit me les rendre cheres. Que de douces consolations je m’étois promises qui s’évanouissent avec ton courage! Combien de fois je me flattai que ta force animeroit ma langueur, que ton mérite effaceroit ma faute, que tes vertus releveroient mon ame abattue! Combien de fois j’essuyoi mes larmes ameres en me disant: Je souffre pour lui, mais il en est digne: je suis coupable, mais il est vertueux; mille ennuis m’assiegent, mais sa constance me soutient & je trouve au fond de son coeur le dédommagement de toutes mes pertes! Vain espoir que la premiere épreuve a détruit! Où est maintenant cet amour sublime qui sait élever tous les sentimens & faire éclater la vertu? Où sont ces fieres maximes? Qu’est devenue cette imitation des grands hommes? Où est ce philosophe que le malheur ne peut ébranler & qui succombe au premier accident qui le sépare de sa maîtresse? Quel prétexte excusera désormais ma honte à mes propres yeux, quand je ne vois plus dans celui qui m’a séduite qu’un homme sans courage, amolli par les plaisirs, qu’un coeur lâche, abattu par les premiers revers, qu’un insensé qui renonce à la raison sitôt qu’il a besoin d’elle? O Dieu! dans ce comble d’humiliation devais-je me voir réduite à rougir de mon choix autant que de ma foiblesse?

Regarde à quel point tu t’oublies: ton ame égarée & rampante s’abaisse jusqu’à la cruauté! tu m’oses faire des reproches! tu t’oses plaindre de moi!… de ta Julie!… Barbare!… Comment tes remords n’ont-ils pas retenu ta main? Comment les plus doux témoignages du plus tendre amour qui fut jamais t’ont-ils laissé le courage de m’outrager? Ah! si tu pouvois douter de mon coeur, que le tien seroit méprisable! Mais non, tu n’en doutes pas, tu n’en peux douter, j’en puis défier ta fureur; & dans cet instant même, où je hais ton injustice, tu vois trop bien la source du premier mouvement de colere que j’éprouvai de ma vie.

Peux-tu t’en prendre à moi, si je me suis perdue par une aveugle confiance & si mes dessins n’ont point réussi? Que tu rougirois de tes duretés si tu connoissois quel espoir m’avoit séduite, quels projets j’osai former pour ton bonheur & le mien & comment ils se sont évanouis avec toutes mes espérances! Quelque jour, j’ose m’en flatter encore, tu pourras en savoir davantage & tes regrets me vengeront de tes reproches. Tu sais la défense de mon pere; tu n’ignores pas les discours publics; j’en prévis les conséquences, je te les fis exposer, tu les sentis comme nous; & pour nous conserver l’un à l’autre, il falut nous soumettre au sort qui nous séparoit.

Je t’ai donc chassé, comme tu l’oses dire! Mais pour qui l’ai-je fait, amant sans délicatesse? Ingrat! c’est pour un coeur bien plus honnête qu’il ne croit l’être & qui mourroit mille fois plutôt que de me voir avilie. Dis-moi, que deviendras-tu quand je serai livrée à l’opprobre? Esperes-tu pouvoir supporter le spectacle de mon déshonneur? Viens, cruel, si tu le crois, viens recevoir le sacrifice de ma réputation avec autant de courage que je puis tel’offrir. Viens, ne crains pas d’être désavoué de celle à qui tu fus cher. Je suis prête à déclarer à la face du Ciel & des hommes tout ce que nous avons senti l’un pour l’autre; je suis prête à te nommer hautement mon amant, à mourir dans tes bras d’amour & de honte: j’aime mieux que le monde entier connoisse ma tendresse que de t’en voir douter un moment & tes reproches me sont plus amers que l’ignominie.

Finissons pour jamais ces plaintes mutuelles, je t’en conjure; elles me sont insupportables. O Dieu! comment peut-on se quereller quand on s’aime & perdre à se tourmenter l’un l’autre des momens où l’on a si grand besoin de consolation? Non, mon ami, que sert de feindre un mécontentement qui n’est pas? Plaignons-nous du sort & non de l’amour. Jamais il ne forma d’union si parfaite; jamais il n’en forma de plus durable. Nos âmes trop bien confondues ne sauraient plus se séparer; & nous ne pouvons plus vivre éloignés l’un de l’autre, que comme deux parties d’un même tout. Comment peux-tu donc ne sentir que tes peines? Comment ne sens-tu point celles de ton amie? Comment n’entends-tu point dans ton sein ses tendres gémissements? Combien ils sont plus douloureux que tes cris emportés! Combien, si tu partageois mes maux, ils te seroient plus cruels que les tiens mêmes!

Tu trouves ton sort déplorable! Considere celui de ta Julie & ne pleure que sur elle. Considere dans nos communes infortunes l’état de mon sexe & du tien & juge qui de nous est le plus à plaindre. Dans la force des passions, affecter d’être insensible, en proie à mille peines, paroître joyeuse & contente; avoir l’air serein & l’ame agitée; dire toujours autrement qu’on ne pense; déguiser tout ce qu’on sent; être fausse par devoir & mentir par modestie: voilà l’état habituel de toute fille de mon âge. On passe ainsi ses beaux jours sous la tyrannie des bienséances, qu’aggrave enfin celle des parens dans un lien mal assorti! Mais on gêne en vain nos inclinations; le coeur ne reçoit de loix que de lui-même; il échappe à l’esclavage; il se donne à son gré. Sous un joug de fer que le Ciel n’impose pas, on n’asservit qu’un corps sans ame: la personne & la foi restent séparément engagées; & l’on force au crime une malheureuse victime en la forçant de manquer de part ou d’autre au devoir sacré de la fidélité. Il en est de plus sages. Ah! je le sais. Elles n’ont point aimé: qu’elles sont heureuses! Elles résistent: j’ai voulu résister. Elles sont plus vertueuses? Aiment-elles mieux la vertu? Sans toi, sans toi seul, je l’aurois toujours aimée. Il est donc vrai que je ne l’aime plus?… Tu m’as perdue, & c’est moi qui te console!… Mais moi que vais-je devenir?… Que les consolations de l’amitié sont foibles où manquent celles de l’amour! Qui me consolera donc dans mes peines? Quel sort affreux j’envisage, moi qui, pour avoir vécu dans le crime, ne vois plus qu’un nouveau crime dans des noeuds abhorrés & peut-être inévitables! Où trouverai-je assez de larmes pour pleurer ma faute & mon amant, si je cede? Où trouverai-je assez de force pour résister, dans l’abattement où je suis? Je crois déjà voir les fureurs d’un pere irrité. Je crois déjà sentir le cri de la nature émouvoir mes entrailles, ou l’amour gémissant déchirer mon coeur. Privée de toi, je reste sans ressource, sans appui, sans espoir; le passé m’avilit, le présent m’afflige, l’avenir m’épouvante. J’ai cru tout faire pour notre bonheur, je n’ai fait que nous rendre plus méprisables en nous préparant une séparation plus cruelle. Les vains plaisirs ne sont plus, les remords demeurent; & la honte qui m’humilie est sans dédommagement.

C’est à moi, c’est à moi d’être foible & malheureuse. Laisse-moi pleurer & souffrir; mes pleurs ne peuvent non plus tarir que mes fautes se réparer; & le tems même qui guérit tout ne m’offre que de nouveaux sujets de larmes. Mais toi qui n’as nulle violence à craindre, que la honte n’avilit point, que rien ne force à déguiser bassement tes sentiments; toi qui ne sens que l’atteinte du malheur & jouis au moins de tes premieres vertus, comment t’oses-tu dégrader au point de soupirer & gémir comme une femme, & de t’emporter comme un furieux? N’est-ce pas assez du mépris que j’ai mérité pour toi, sans l’augmenter en te rendant méprisable toi-même & sans m’accabler à la fois de mon opprobre & du tien? Rappelle donc ta fermeté, sache supporter l’infortune & sois homme. Sois encore, si j’ose le dire, l’amant que Julie a choisi. Ah! si je ne suis plus digne d’animer ton courage, souviens-toi du moins de ce que je fus un jour; mérite que pour toi j’aie cessé de l’être; ne me déshonore pas deux fois.

Non, mon respectable ami, ce n’est point toi que je reconnois dans cette lettre efféminée que je veux à jamais oublier & que je tiens déjà désavouée par toi-même. J’espere, tout avilie, toute confuse que je suis, j’ose espérer que mon souvenir n’inspire point des sentimens si bas, que mon image regne encore avec plus de gloire dans un coeur que je pus enflammer & que je n’aurai point à me reprocher, avec ma foiblesse, la lâcheté de celui qui l’a causée.

Heureux dans ta disgrâce, tu trouves le plus précieux dédommagement qui soit connu des âmes sensibles. Le Ciel dans ton malheur te donne un ami & te laisse à douter si ce qu’il te rend ne vaut pas mieux que ce qu’il t’ôte. Admire & chéris cet homme trop généreux qui daigne aux dépens de son repos prendre soin de tes jours & de ta raison. Que tu serois ému si tu savois tout ce qu’il a voulu faire pour toi! Mais que sert d’animer ta reconnaissance en aigrissant tes douleurs? Tu n’as pas besoin de savoir à quel pointil t’aime pour connoître tout ce qu’il vaut; & tu ne peux l’estimer comme il le mérite, sans l’aimer comme tu le dois.

LETTRE VIII. DE CLAIRE

Vous avez plus d’amour que de délicatesse & savez mieux faire des sacrifices que les faire valoir. Y pensez-vous d’écrire à Julie sur un ton de reproches dans l’état où elle est & parce que vous souffrez, faut-il vous en prendre à elle qui souffre encore plus? Je vous l’ai dit mille fois, je ne vis de ma vie un amant si grondeur que vous; toujours prêt à disputer sur tout, l’amour n’est pour vous qu’un état de guerre; ou, si quelquefois vous êtes docile, c’est pour vous plaindre ensuite de l’avoir été. Oh! que de pareils amans sont à craindre! & que je m’estime heureuse de’en avoir jamais voulu que de ceux qu’on peut congédier quand on veut, sans qu’il en coûte une larme à personne!

Croyez-moi, changez de langage avec Julie si vous voulez qu’elle vive; c’en est trop pour elle de supporter à la fois sa peine & vos mécontentements. Apprenez une fois à ménager ce coeur trop sensible; vous lui devez les plus tendres consolations: craignez d’augmenter vos maux à force de vous en plaindre, ou du moins ne vous en plaignez qu’à moi qui suis l’unique auteur de votre éloignement. Oui, mon ami, vous avez deviné juste; je lui ai suggéré le parti qu’exigeoit son honneur en péril, ou plutôt je l’ai forcée à le prendre en exagérant le danger, je vous ai déterminé vous-même & chacun a rempli son devoir. J’ai plus fait encore; je l’ai détournée d’accepter les offres de Milord Edouard; je vous ai empêché d’être heureux: mais le bonheur de Julie m’est plus cher que le vôtre; je savois qu’elle ne pouvoit être heureuse après avoir livré ses parens à la honte & au désespoir; & j’ai peine à comprendre, par rapport à vous-même, quel bonheur vous pourriez goûter aux dépens du sien.

Quoi qu’il en soit, voilà ma conduite & mes torts; & puisque vous vous plaisez à quereller ceux qui vous aiment, voilà de quoi vous en prendre à moi seule; si ce n’est pas cesser d’être ingrat, c’est au moins cesser d’être injuste. Pour moi, de quelque maniere que vous en usiez, je serai toujours la même envers vous; vous me serez cher tant que Julie vous aimera & je dirois davantage s’il étoit possible. Je ne me repens d’avoir ni favorisé ni combattu votre amour. Le pur zele de l’amitié qui m’a toujours guidée me justifie également dans ce que j’ai fait pour & contre vous; & si quelquefois je m’intéressais pour vos feux plus peut-être qu’il ne sembloit me convenir, le témoignage de mon coeur suffit à mon repos; je ne rougirai jamais des services que j’ai pu rendre à mon amie, & ne me reproche que leur inutilité.

Je n’ai pas oublié ce que vous m’avez appris autrefois de la constance du sage dans les disgrâces & je pourrois, ce me semble, vous en rappeler à propos quelques maximes; mais l’exemple de Julie m’apprend qu’une fille de mon âge est pour un philosophe du vôtre un aussi mauvais précepteur qu’un dangereux disciple; & il ne me conviendroit pas de donner des leçons à mon maître.

LETTRE IX. DE MILORD EDOUARD à JULIE

Nous l’emportons, charmante Julie; une erreur de notre ami l’a ramené à la raison. La honte de s’être mis un moment dans son tort a dissipé toute sa fureur & l’a rendu si docile que nous en ferons désormais tout ce qu’il nous plaira. Je vois avec plaisir que la faute qu’il se reproche lui laisse plus de regret que de dépit, & je connois qu’il m’aime, en ce qu’il est humble & confus en ma présence, mais non pas embarrassé ni contraint. Il sent trop bien son injustice pour que je m’en souvienne, & des torts ainsi reconnus font plus d’honneur à celui qui les répare qu’à celui qui les pardonne.

J’ai profité de cette révolution & de l’effet qu’elle a produit pour prendre avec lui quelques arrangemens nécessaires, avant de nous séparer; car je ne puis différer mon départ plus long-tems. Comme je compte revenir l’été prochain, nous sommes convenus qu’il iroit m’attendre à Paris, & qu’ensuite nous irions ensemble en Angleterre. Londres est le seul théâtre digne des grands talens, & où leur carriere est le plus étendue. Les siens sont supérieurs à bien des égards; & je ne désespere pas de lui voir faire en peu de tems, à l’aide de quelques amis, un chemin digne de son mérite. Je vous expliquerai mes vues plus en détail à mon passage auprès de vous. En attendant vous sentez qu’à force de succès on peut lever bien des difficultés, & qu’il y a des degrés de considération qui peuvent compenser la naissance, même dans l’esprit de votre pere. C’est, ce me semble, le seul expédient qui reste à tenter pour votre bonheur & le sien, puisque le sort & les préjugés vous ont ôté tous les autres.

J’ai écrit à Regianino de venir me joindre en poste, pour profiter de lui pendant huit ou dix jours que je passe encore avec notre ami. Sa tristesse est trop profonde pour laisser place à beaucoup d’entretien. La musique remplira les vides du silence, le laissera rêver, & changera par degrés sa douleur en mélancolie. J’attends cet état pour le livrer à lui-même, je n’oserois m’y fier auparavant. Pour Regianino, je vous le rendrai en repassant & ne le reprendrai qu’à mon retour d’Italie, tems où, sur les progres que vous avez déjà faits toutes deux, je juge qu’il ne vous sera plus nécessaire. Quant à présent, sûrement il vous est inutile, & je ne vous prive de rien en vous l’ôtant quelques jours.

LETTRE X. A CLAIRE

Pourquoi faut-il que j’ouvre enfin les yeux sur moi? Que ne les ai-je fermés pour toujours, plutôt que de voir l’avilissement où je suis tombé, plutôt que de me trouver le dernier des hommes, après en avoir été le plus fortuné! Aimable & généreuse amie, qui fûtes si souvent mon refuge, j’ose encore verser ma honte & mes peines dans votre coeur compatissant; j’ose encore implorer vos consolations contre le sentiment de ma propre indignité; j’ose recourir à vous quand je suis abandonné de moi-même. Ciel! comment un homme aussi méprisable a-t-il pu jamais être aimé d’elle, ou comment un feu si divin n’a-t-il point épuré mon ame? Qu’elle doit maintenant rougir de son choix, celle que je ne suis plus digne de nommer! Qu’elle doit gémir de voir profaner son image dans un coeur si rampant & bas! Qu’elle doit de dédains & de haine à celui qui put l’aimer & n’être qu’un lâche! Connoissez toutes mes erreurs, charmante cousine; connoissez mon crime & mon repentir; soyez mon juge & que je meure; ou soyez mon intercesseur & que l’objet qui fait mon sort daigne encore en être l’arbitre.

Je ne vous parlerai point de l’effet que produisit sur moi cette séparation imprévue; je ne vous dirai rien de ma douleur stupide & de mon insensé désespoir; vous n’en jugerez que trop par l’égarement inconcevable où l’un & l’autre m’ont entraîné. Plus je sentois l’horreur de mon état, moins j’imaginois qu’il fût possible de renoncer volontairement à Julie & l’amertume de ce sentiment, jointe à l’étonnante générosité de Milord Edouard, me fit noître des soupçons que je ne me rappellerai jamais sans horreur & que je ne puis oublier sans ingratitude envers l’ami qui me les pardonne.

En rapprochant dans mon délire toutes les circonstances de mon départ, j’y crus reconnoître un dessein prémédité, & j’osai l’attribuer au plus vertueux des hommes. A peine ce doute affreux me fût-il entré dans l’esprit que tout me sembla le confirmer. La conversation de Milord avec le baron d’Etange, le ton peu insinuant que je l’accusois d’y avoir affecté, la querelle qui en dériva, la défense de me voir, la résolution prise de me faire partir, la diligence & le secret des préparatifs, l’entretien qu’il eut avec moi la veille, enfin la rapidité avec laquelle je fus plutôt enlevé qu’emmené: tout me sembloit prouver, de la part de Milord, un projet formé de m’écarter de Julie & le retour que je savois qu’il devoit faire auprès d’elle achevoit, selon moi, de me déceler le but de ses soins. Je résolus pourtant de m’éclaircir encore mieux avant d’éclater & dans ce dessein je me bornai à examiner les choses avec plus d’attention. Mais tout redoubloit mes ridicules soupçons & le zele de l’humanité ne lui inspiroit rien d’honnête en ma faveur, dont mon aveugle jalousie ne tirât quelque indice de trahison. A Besançon je sçus qu’il avoit écrit à Julie sans me communiquer sa lettre, sans m’en parler. Je me tins alors suffisamment convaincu & je n’attendis que la réponse, dont j’espérois bien le trouver mécontent, pour avoir avec lui l’éclaircissement que je méditois.

Hier au soir nous rentrâmes assez tard & je sçus qu’il y avoit un paquet de Suisse, dont il ne me parla point en nous séparant. Je lui laissai le tems de l’ouvrir; je l’entendis de ma chambre murmurer, en lisant, quelques mots; je prêtai l’oreille attentivement. Ah! Julie! disoit-il en phrases interrompues, j’ai voulu vous rendre heureuse… je respecte votre vertu… Mais je plains votre erreur. A ces mots & d’autres semblables que je distinguai parfaitement, je ne fus plus maître de moi; je pris mon épée sous mon bras; j’ouvris ou plutôt j’enfonçai la porte; j’entrai comme un furieux. Non, je ne souillerai point ce papier ni vos regards des injures que me dicta la rage pour le porter à se battre avec moi sur-le-champ.

O ma cousine! c’est là surtout que je pus reconnoître l’empire de la véritable sagesse, même sur les hommes les plus sensibles, quand ils veulent écouter sa voix. D’abord il ne put rien comprendre à mes discours & il les prit pour un vrai délire: mais la trahison dont je l’accusois, les desseins secrets que je lui reprochois, cette lettre de Julie qu’il tenoit encore & dont je lui parlois sans cesse, lui firent connoître enfin le sujet de ma fureur. Il sourit, puis il me dit froidement: Vous avez perdu la raison & je ne me bats point contre un insensé. Ouvrez les yeux, aveugle que vous êtes, ajouta-t-il d’un ton plus doux est-ce bien moi que vous accusez de vous trahir? Je sentis dans l’accent de ce discours je ne sais quoi qui n’étoit pas d’un perfide: le son de sa voix me remua le coeur; je n’eus pas jetté les yeux sur les siens que tous mes soupçons se dissiperent & je commençai de voir avec effroi mon extravagance.

Il s’apperçut à l’instant de ce changement, il me tendit la main: Venez, me dit-il; si votre retour n’eût précédé ma justification, je ne vous aurois vu de ma vie. A présent que vous êtes raisonnable, lisez cette lettre & connoissez une fois vos amis.Je voulus refuser de la lire; mais l’ascendant que tant d’avantages lui donnoient sur moi le lui fit exiger d’un ton d’autorité que, malgré mes ombrages dissipés, mon désir secret n’appuyoit que trop.

Imaginez en quel état je me trouvai après cette lecture, qui m’apprit les bienfaits inouis de celui que j’osois calomnier avec tant d’indignité. Je me précipitai à ses pieds: & le coeur chargé d’admiration, de regrets & de honte, je serrois ses genoux de toute ma force sans pouvoir proférer un seul mot. Il reçut mon repentir comme il avoit reçu mes outrages & n’exigea de moi, pour prix du pardon qu’il daigna m’accorder, que de ne m’opposer jamais au bien qu’il voudroit me faire. Ah! qu’il fasse désormais ce qu’il lui plaira: son ame sublime est au-dessus de celle des hommes & il n’est pas plus permis de résister à ses bienfaits qu’à ceux de la Divinité.

Ensuite il me remit les deux lettres qui s’adressoient à moi, lesquelles il n’avoit pas voulu me donner avant d’avoir lu la sienne & d’être instruit de la résolution de votre cousine. Je vis, en les lisant, quelle amante & quelle amie le Ciel m’a données; je vis combien il a rassemblé de sentimens & de vertus autour de moi pour rendre mes remords plus amers & ma bassesse plus méprisable. Dites, quelle est donc cette mortelle unique dont le moindre empire est dans sa beauté & qui, semblable aux puissances éternelles, se fait également adorer & par les biens & par les maux qu’elle fait? Hélas! elle m’a tout ravi, la cruelle & je l’en aime davantage. Plus elle me rend malheureux, plus je la trouve parfaite. Il semble que tous les tourmens qu’elle me cause soient pour elle un nouveau mérite auprès de moi. Le sacrifice qu’elle vient de faire aux sentimens de la nature me désole & m’enchante; il augmente à mes yeux le prix de celui qu’elle a fait à l’amour. Non, son coeur ne sait rien refuser quine fasse valoir ce qu’il accorde.

Et vous, digne & charmante cousine, vous, unique & parfait modele d’amitié, qu’on citera seule entre toutes les femmes & que les coeurs qui ne ressemblent pas au vôtre oseront traiter de chimere; ah! ne me parlez plus de philosophie: je méprise ce trompeur étalage qui ne consiste qu’en vains discours; ce fantôme qui n’est qu’une ombre, qui nous excite à menacer de loin les passions & nous laisse comme un faux brave à leur approche. Daignez ne pas m’abandonner à mes égarements; daignez rendre vos anciennes bontés à cet infortuné qui ne les mérite plus, mais qui les désire plus ardemment & en a plus besoin que jamais; daignez me rappeler à moi-même & que votre douce voix supplée en ce coeur malade à celle de la raison.

Non, je l’ose espérer, je ne suis point tombé dans un abaissement éternel. Je sens ranimer en moi ce feu pur & saint dont j’ai brûlé: l’exemple de tant de vertus ne sera point perdu pour celui qui en fut l’objet, qui les aime, les admire & veut les imiter sans cesse. O chère amante dont je dois honorer le choix! ô mes amis dont je veux recouvrer l’estime! mon ame se réveille & reprend dans les vôtres sa force & sa vie. Le chaste amour & l’amitié sublime me rendront le courage qu’un lâche désespoir fut prêt à m’ôter; les purs sentimens de mon coeur me tiendront lieu de sagesse: je serai par vous tout ce que je dois être & je vous forcerai d’oublier ma chute, si je puis m’en relever un instant. Je ne sais ni ne veux savoir quel sort le Ciel me réserve; quel qu’il puisse être, je veux me rendre digne de celui dont j’ai joui. Cette immortelle image que je porte en moi me servira d’égide & rendra mon ame invulnérable aux coups de la fortune. N’ai-je pas assez vécu pour mon bonheur? C’est maintenant pour sa gloire que je dois vivre. Ah! que ne puis-je étonner le monde de mes vertus, afin qu’on pût dire un jour en les admirant: Pouvoit-il moins faire? Il fut aimé de Julie!

P.S. Des noeuds abhorrés & peut-être inévitables! Que signifient ces mots? Ils sont dans sa lettre. Claire, je m’attends à tout; je suis résigné, prêt à supporter mon sort. Mais ces mots… jamais, quoi qu’il arrive, je ne partirai d’ici que je n’aie eu l’explication de ces mots-là.

LETTRE XI. DE JULIE

Il est donc vrai que mon ame n’est pas fermée au plaisir & qu’un sentiment de joie y peut pénétrer encore! Hélas! je croyois depuis ton départ n’être plus sensible qu’à la douleur; je croyois ne savoir que souffrir loin de toi & je n’imaginais pas même des consolations à ton absence. Ta charmante lettre à ma cousine est venue me désabuser; je l’ai lue & baisée avec des larmes d’attendrissement: elle a répandu la fraîcheur d’une douce rosée sur mon coeur séché d’ennuis & flétri de tristesse; & j’ai senti, par la sérénité qui m’en est restée, que tu n’as pas moins d’ascendant de loin que de près sur les affections de ta Julie.

Mon ami, quel charme pour moi de te voir reprendre cette vigueur de sentimens qui convient au courage d’un homme! Je t’en estimerai davantage & m’en mépriserai moins de n’avoir pas en tout avili la dignité d’un amour honnête, ni corrompu deux coeurs à la fois. Je te dirai plus, à présent que nous pouvons parler librement de nos affaires; ce qui aggravoit mon désespoir étoit de voir que le tien nous ôtoit la seule ressource qui pouvoit nous rester dans l’usage de tes talents. Tu connois maintenant le digne ami que le Ciel t’a donné: ce ne seroit pas trop de ta vie entiere pour mériter ses bienfaits; ce ne sera jamais assez pour réparer l’offense que tu viens de lui faire, & j’espere que tu n’auras plus besoin d’autre leçon pour contenir ton imagination fougueuse. C’est sous les auspices de cet homme respectable que tu vas entrer dans le monde; c’est à l’appui de son crédit, c’est guidé par son expérience, que tu vas tenter de venger le mérite oublié des rigueurs de la fortune. Fais pour lui ce que tu ne ferais pas pour toi; tâche au moins d’honorer ses bontés en ne les rendant pas inutiles. Vois quelle riante perspectives’offre encore à toi; vois quel succes tu dois espérer dans une carriere où tout concourt à favoriser ton zele. Le Ciel t’a prodigué ses dons; ton heureux naturel, cultivé par ton goût, t’a doué de tous les talents; à moins de vingt-quatre ans, tu joins les grâces de ton âge à la maturité qui dédommage plus tard des progres de sans:

Frutto senile in sçu’l giovenil fiore.

L’étude n’a point émoussé ta vivacité ni appesantit a personne; la fade galanterie n’a point rétréci ton esprit ni hébété ta raison. L’ardent amour, en t’inspirant tous les sentimens sublimes dont il est le pere, t’a donné cette élévation d’idées & cette justesse de sens qui en sont inséparables. A sa douce chaleur, j’ai vu ton ame déployer ses brillantes facultés, comme une fleur s’ouvre aux rayons du soleil: tu as à la fois tout ce qui mene à la fortune & tout ce qui la fait mépriser. Il ne te manquoit, pour obtenir les honneurs du monde, que d’y daigner prétendre & j’espere qu’un objet plus cher à ton coeur te donnera pour eux le zele dont ils ne sont pas dignes.

O mon doux ami! tu vas t’éloigner de moi?… O mon bien-aimé! tu vas fuir ta Julie!… Il le faut; il faut nous séparer si nous voulons nous revoir heureux un jour & l’effet des soins que tu vas prendre est notre dernier espoir. Puisse une si chére idée t’animer, te consoler durant cette amere & longue séparation! puisse-t-elle te donner cette ardeur qui surmonte les obstacles & dompte la fortune! Hélas! le monde & les affaires seront pour toi des distractions continuelles & feront une utile diversion aux peines de l’absence. Mais je vais rester abandonnée à moi seule ou livrée aux persécutions & tout me forcera de te regretter sans cesse. Heureuse au moins si de vaines allarmes n’aggravoient mes tourmens réels, & si avec mes propres maux je ne sentois encore en moi tous ceux auxquels tu vas t’exposer!

Je frémis en songeant aux dangers de mille especes que vont courir ta vie & tes moeurs. Je prends en toi toute la confiance qu’un homme peut inspirer; mais puisque le sort nous sépare, ah! mon ami, pourquoi n’es-tu qu’un homme? Que de conseils te seroient nécessaires dans ce monde inconnu où tu vas t’engager! Ce n’est pas à moi, jeune, sans expérience, & qui ai moins d’étude & de réflexion que toi, qu’il appartient de te donner là-dessus des avis; c’est un soin que je laisse à Milord Edouard. Je me borne à te recommander deux choses, parce qu’elles tiennent plus au sentiment qu’à l’expérience & que, si je connois peu le monde, je crois bien connoître ton coeur; n’abandonne jamais la vertu, & n’oublie jamais ta Julie.

Je ne te rappellerai point tous ces argumens subtils que tu m’as toi-même appris à mépriser, qui remplissent tant de livres & n’ont jamais fait un honnête homme. Ah! ces tristes raisonneurs! quels doux ravissemens leurs coeurs n’ont jamais sentis ni donnés! Laisse, mon ami, ces vains moralistes & rentre au fond de ton ame: c’est là que tu retrouveras toujours la source de ce feu sacré qui nous embrasa tant de fois de l’amour des sublimes vertus; c’est là que tu verras ce simulacre éternel du vrai beau dont la contemplation nous anime d’un saint enthousiasme & que nos passions souillent sans cesse sans pouvoir jamais l’effacer. Souviens-toi des larmes délicieuses qui couloient de nos yeux, des palpitations qui suffoquoient nos coeurs agités, des transports qui nous élevoient au-dessus de nous-mêmes, au récit de ces vies héroiques qui rendent le vice inexcusable & font l’honneur de l’humanité. Veux-tu savoir laquelle est vraiment désirable, de la fortune ou de la vertu? Songe à celle que le coeur préfere quand son choix est impartial; songe où l’intérêt nous porte en lisant l’histoire. T’avisas-tu jamais de désirer les trésors de Crésus, ni la gloire de César, ni le pouvoir de Néron, ni les plaisirs d’Héliogabale? Pourquoi, s’ils étoient heureux, tes désirs ne te mettoient-ils pas à leur place? C’est qu’ils ne l’étoient point & tu le sentois bien; c’est qu’ils étoient vils & méprisables & qu’un méchant heureux ne fait envie à personne. Quels hommes contemplois-tu donc avec le plus de plaisir? Desquels adorois-tu les exemples? Auxquels aurois-tu mieux aimé ressembler? Charme inconcevable de la beauté qui ne périt point! c’étoit l’Athénien buvant la cigue, c’étoit Brutus mourant pour son pays, c’étoit Régulus au milieu des tourments, c’étoit Caton déchirant ses entrailles, c’étoient tous ces vertueux infortunés qui te faisoient envie & tu sentois au fond de ton coeur la félicité réelle que couvroient leurs maux apparents. Ne crois pas que ce sentiment fût particulier à toi seul, il est celui de tous les hommes & souvent même en dépit d’eux. Ce divin modele que chacun de nous porte avec lui nous enchante malgré que nous en ayons; sitôt que la passion nous permet de le voir, nous lui voulons ressembler; & si le plus méchant des hommes pouvoit être un autre que lui-même, il voudroit être un homme de bien.

Pardonne-moi ces transports, mon aimable ami; tu sais qu’ils me viennent de toi & c’est à l’amour dont je les tiens à te les rendre. Je ne veux point t’enseigner ici tes propres maximes, mais t’en faire un moment l’application pour voir ce qu’elles ont à ton usage: car voici le tems de pratiquer tes propres leçons & de montrer comment on exécute ce que tu sais dire. S’il n’est pas question d’être un Caton ou un Régulus, chacun pourtant doit aimer son pays, être integre & courageux, tenir sa foi, même aux dépens de sa vie. Les vertus privées sont souvent d’autant plus sublimes qu’elles n’aspirent point à l’approbation d’autrui, mais seulement au bon témoignage de soi-même; & la conscience du juste lui tient lieu des louanges de l’univers. Tu sentiras donc que la grandeur de l’homme appartient à tous les états & que nul ne peut être heureux s’il ne jouit de sa propre estime; car si la véritable jouissance de l’ame est dans la contemplation du beau, comment le méchant peut-il l’aimer dans autrui sans être forcé de se hair lui-même?

Je ne crains pas que les sens & les plaisirs grossiers te corrompent; ils sont des pieges peu dangereux pour un coeur sensible & il lui en faut de plus délicats. Mais je crains les maximes & les leçons du monde; je crains cette force terrible que doit avoir l’exemple universel & continuel du vice; je crains les sophismes adroits dont il se colore; je crains enfin que ton coeur même ne t’en impose & ne te rende moins difficile sur les moyens d’acquérir une considération, que tu saurois dédaigner si notre union n’en pouvoit être le fruit.

Je t’avertis, mon ami, de ces dangers; ta sagesse fera le reste: car c’est beaucoup pour s’en garantir que d’avoir sçu les prévoir. Je n’ajouterai qu’une réflexion, qui l’emporte, à mon avis, sur la fausse raison du vice, sur les fieres erreurs des insensés & qui doit suffire pour diriger au bien la vie de l’homme sage; c’est que la source du bonheur n’est tout entiere ni dans l’objet désiré ni dans le coeur qui le possede, mais dans le rapport de l’un & de l’autre; & que, comme tous les objets de nos désirs ne sont pas propres à produire la félicité, tous les états du coeur ne sont pas propres à la sentir. Si l’ame la plus pure ne suffit pas seule à son propre bonheur, il est plus sûr encore que toutes les délices de la terre ne sauroient faire celui d’un coeur dépravé; car il y a des deux côtés une préparation nécessaire, un certain concours dont résulte ce précieux sentiment recherché de tout être sensible & toujours ignoré du faux sage, qui s’arrête au plaisir du moment faute de connoître un bonheur durable. Que serviroit donc d’acquérir un de ces avantages aux dépens de l’autre, de gagner au dehors pour perdre encore plus au dedans & de se procurer les moyens d’être heureux en perdant l’art de les employer? Ne vaut-il pas mieux encore, si l’on ne peut avoir qu’un des deux, sacrifier celui que le sort peut nous rendre à celui qu’on ne recouvre point quand on l’a perdu? Qui le doit mieux savoir que moi, qui n’ai fait qu’empoisonner les douceurs de ma vie en pensant y mettre le comble? Laisse donc dire les méchans qui montrent leur fortune & cachent leur coeur; & sois sûr que s’il est un seul exemple du bonheur sur la terre, il se trouve dans un homme de bien. Tu reçus du Ciel cet heureux penchant à tout ce qui est bon & honnête: n’écoute que tes propres désirs, ne suis que tes inclinations naturelles; songe surtout à nos premieres amours: tant que ces momens purs & délicieux reviendront à ta mémoire, il n’est pas possible que tu cesses d’aimer ce qui te les rendit si doux, que le charme du beau moral s’efface dans ton ame, ni que tu veuilles jamais obtenir ta Julie par des moyens indignes de toi. Comment jouir d’un bien dont on auroit perdu le goût? Non, pour pouvoir posséder ce qu’on aime, il faut garder le même coeur qui l’a aimé.

Me voici à mon second point: car, comme tu vois, je n’ai pas oublié mon métier. Mon ami, l’on peut sans amour avoir les sentimens sublimes d’une ame forte mais un amour tel que le nôtre l’anime & la soutient tant qu’il brûle; sitôt qu’il s’éteint elle tombe en langueur & un coeur usé n’est plus propre à rien. Dis-moi, que serions-nous si nous n’aimions plus? Eh! ne vaudroit-il pas mieux cesser d’être que d’exister sans rien sentir & pourrois-tu te résoudre à traîner sur la terre l’insipide vie d’un homme ordinaire, après avoir goûté tous les transports qui peuvent ravir une ame humaine? Tu vas habiter de grandes villes, où ta figure & ton âge, encore plus que ton mérite, tendront mille embûches à ta fidélité; l’insinuante coquetterie affectera le langage de la tendresse & te plaira sans t’abuser; tu ne chercheras point l’amour, mais les plaisirs; tu les goûteras séparés de lui & ne les pourras reconnaître. Je ne sais si tu retrouveras ailleurs le coeur de Julie; mais je te défie de jamais retrouver auprès d’une autre ce que tu sentis auprès d’elle. L’épuisement de ton ame t’annoncera le sort que je t’ai prédit; la tristesse & l’ennui t’accableront au sein des amusemens frivoles; le souvenir de nos premieres amours te poursuivra malgré toi; mon image, cent fois plus belle que je ne fus jamais, viendra tout à coup te surprendre. A l’instant le voile du dégoût couvrira tous tes plaisirs & mille regrets amers naîtront dans ton coeur. Mon bien-aimé, mon doux ami, ah! si jamais tu m’oublies… Hélas! je ne ferai qu’en mourir; mais toi tu vivras vil & malheureux & je mourrai trop vengée.

Ne l’oublie donc jamais, cette Julie qui fut à toi & dont le coeur ne sera point à d’autres. Je ne puis rien te dire de plus, dans la dépendance où le Ciel m’a placée. Mais après t’avoir recommandé la fidélité, il est juste de te laisser de la mienne le seul gage qui soit en mon pouvoir. J’ai consulté, non mes devoirs, mon esprit égaré ne les connoît plus, mais mon coeur, derniere regle de qui n’en sauroit plus suivre; & voici le résultat de ses inspirations. Je ne t’épouserai jamais sans le consentement de mon pere, mais je n’en épouserai jamais un autre sans ton consentement: je t’en donne ma parole; elle me sera sacrée, quoi qu’il arrive & il n’y a point de force humaine qui puisse m’y faire manquer. Sois donc sans inquiétude sur ce que je puis devenir en ton absence. Va, mon aimable ami, chercher sous les auspices du tendre amour un sort digne de le couronner. Ma destinée est dans tes mains autant qu’il a dépendu de moi de l’y mettre & jamais elle ne changera que de ton aveu.

LETTRE XII. A JULIE O qual fiamma di gloria, d’onore, Scorrer sento per tutte le vene, Alma grande, parlando con te!

Julie, laisse-moi respirer; tu fais bouillonner mon sang, tu me fais tressaillir, tu me fais palpiter; ta lettre brûle comme ton coeur du saint amour de la vertu & tu portes au fond du mien son ardeur céleste. Mais pourquoi tant d’exhortations où il ne faloit que des ordres? Crois que si je m’oublie au point d’avoir besoin de raisons pour bien faire, au moins ce n’est pas de ta part; ta seule volonté me suffit. Ignores-tuque je serai toujours ce qu’il te plaira & que je ferois le mal même avant de pouvoir te désobéir? Oui, J’aurois brûlé le Capitole si tu me l’avois commandé, parce que je t’aime plus que toutes choses. Mais sais-tu bien pourquoi je t’aime ainsi? Ah! fille incomparable! c’est parce que tu ne peux rien vouloir que d’honnête & que l’amour de la vertu rend plus invincible celui que j’ai pour tes charmes.

Je pars, encouragé par l’engagement que tu viens de prendre & dont tu pouvois t’épargner le détour; car promettre de n’être à personne sans mon consentement, n’est-ce pas promettre de n’être qu’à moi? Pour moi, je le dis plus librement & je t’en donne aujourd’hui ma foi d’homme de bien, qui ne sera point violée: j’ignore dans la carriere où je vais m’essayer pour te complaire, à quel sort la fortune m’appelle; mais jamais les noeuds de l’amour ni de l’hymen ne m’uniront à d’autres qu’à Julie d’Etange; je ne vis, je n’existe que pour elle & mourrai libre ou son époux. Adieu; l’heure presse & je pars à l’instant.

LETTRE XIII. A JULIE

J’arrivai hier au soir à Paris & celui qui ne pouvoit vivre séparé de toi par deux rues en est maintenant à plus de cent lieues. O Julie! plains-moi, plains ton malheureux ami. Quand mon sang en longs ruisseaux auroit tracé cette route immense, elle m’eût paru moins longue & je n’aurois pas senti défaillir mon ame avec plus de langueur. Ah! si du moins je connoissois le moment qui doit nous rejoindre ainsi que l’espace qui nous sépare, je compenserois l’éloignement des lieux par le progres du tems, je compterois dans chaque jour ôté de ma vie les pas qui m’auroient rapproché de toi. Mais cette carriere de douleurs est couverte des ténebres de l’avenir; le terme qui doit la borner se dérobe à mes foibles yeux. O doute! ô supplice! mon coeur inquiet te cherche & ne trouve rien. Le soleil se leve & ne me rend plus l’espoir de te voir; il se couche & je ne t’ai point vue; mes jours, vides de plaisir & de joie, s’écoulent dans une longue nuit. J’ai beau vouloir ranimer en moi l’espérance éteinte, elle ne m’offre qu’une ressource incertaine & des consolations suspectes. Chère & tendre amie de mon coeur, hélas! à quels maux faut-il m’attendre, s’ils doivent égaler mon bonheur passé!

Que cette tristesse ne t’alarme pas, je t’en conjure; elle est l’effet passager de la solitude & des réflexions du voyage. Ne crains point le retour de mes premieres foiblesses: mon coeur est dans ta main, ma Julie & puisque tu le soutiens, il ne se laissera plus abattre. Une des consolantes idées qui sont le fruit de ta derniere lettre est que je me trouve à présent porté par une double force, & quand l’amour auroit anéanti la mienne, je ne laisserois pas d’y gagner encore; car le courage qui me vient de toi me soutient beaucoup mieux que je n’aurois pu me soutenir moi-même. Je suis convaincu qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul. Les âmes humaines veulent être accouplées pour valoir tout leur prix; & la force unie des amis, comme celle des lames d’un aimant artificiel, est incomparablement plus grande que la somme de leurs forces particulieres. Divine amitié! c’est là ton triomphe. Mais qu’est-ce que la seule amitié auprès de cette union parfaite qui joint à toute l’énergie de l’amitié des liens cent fois plus sacrés? Où sont-ils ces hommes grossiers qui ne prennent les transports de l’amour que pour une fievre des sens, pour un désir de la nature avilie? Qu’ils viennent, qu’ils observent, qu’ils sentent ce qui se passe au fond de mon coeur; qu’ils voyent un amant malheureux éloigné de ce qu’il aime, incertain de le revoir jamais, sans espoir de recouvrer sa félicité perdue; mais pourtant animé de ces feux immortels qu’il prit dans tes yeux & qu’ont nourri tes sentimens sublimes, prêt à braver la fortune à souffrir ses revers, à se voir même privé de toi & à faire des vertus que tu lui as inspirées le digne ornement de cette empreinte adorable qui ne s’effacera jamais de son ame. Julie, eh! qu’aurois-je été sans toi? La froide raison m’eût éclairé peut-être; tiede admirateur du bien, je l’aurois du moins aimé dans autrui. Je ferai plus; je saurai le pratiquer avec zele & pénétré de tes sages leçons, je ferai dire un jour à ceux qui nous auront connus; ô quels hommes nous serions tous, si le monde étoit plein de Julies & de coeurs qui les sçussent aimer!

En méditant en route sur ta derniere lettre, j’ai résolu de rassembler en un recueil toutes celles que tu m’as écrites, maintenant que je ne puis plus recevoir tes avis de bouche. Quoiqu’il n’y en ait pas une que je ne sçache par coeur, & bien par coeur, tu peux m’en croire; j’aime pourtant à les relire sans cesse, ne fût-ce que pour revoir les traits de cette main chérie qui seule peut faire mon bonheur. Mais insensiblement le papier s’use & avant qu’elles soient déchirées je veux les copier toutes dans un livre blanc que je viens de choisir exprès pour cela. Il est assez gros, mais je songe à l’avenir, & j’espere ne pas mourir assez jeune pour me borner à ce volume. Je destine les soirées à cette occupation charmante, & j’avancerai lentement pour la prolonger. Ce précieux recueil ne me quittera de mes jours; il sera mon manuel dans le monde où je vais entrer; il sera pour moi le contrepoison des maximes qu’on y respire; il me consolera dans mes maux; il préviendra ou corrigera mes fautes; il m’instruira durant ma jeunesse; il m’édifiera dans tous les tems & ce seront, à mon avis, les premieres lettres d’amour dont on aura tiré cet usage.

Quant à la derniere que j’ai présentement sous les yeux, toute belle qu’elle me paraît, j’y trouve pourtant un article à retrancher. Jugement déjà fort étrange: mais ce qui doit l’être encore plus, c’est que cet article est précisément celui qui te regarde & je te reproche d’avoir même songé à l’écrire. Que me parles-tu de fidélité, de constance? Autrefois tu connoissois mieux mon amour & ton pouvoir. Ah! Julie, inspires-tu des sentimens périssables & quand je ne t’aurois rien promis, pourrois-je cesser jamais d’être à toi? Non, non, c’est du premier regard de tes yeux, du premier mot de ta bouche, du premier transport de mon coeur, que s’alluma dans lui cette flamme éternelle que rien ne peut plus éteindre. Ne t’eusse-je vue que ce premier instant, c’en étoit déjà fait, il étoit trop tard pour pouvoir jamais t’oublier. & je t’oublierois maintenant! maintenant qu’enivré de mon bonheur passé son seul souvenir suffit pour me le rendre encore! maintenant qu’oppressé du poids de tes charmes je ne respire qu’en eux! maintenant que ma premiere ame est disparue & que je suis animé de celle que tu m’as donnée! maintenant, ô Julie, que je me dépite contre moi de t’exprimer si mal tout ce que je sens! Ah! que toutes les beautés de l’univers tentent de me séduire, en est-il d’autres que la tienne à mes yeux? Que tout conspire à l’arracher de mon coeur; qu’on le perce, qu’on le déchire, qu’on brise ce fidele miroir de Julie, sa pure image ne cessera de briller jusque dans le dernier fragment; rien n’est capable de l’y détruire. Non, la suprême puissance elle-même ne sauroit aller jusque-là, elle peut anéantir mon ame, mais non pas faire qu’elle existe & cesse de t’adorer.

Milord Edouard s’est chargé de te rendre compte à son passage de ce qui me regarde & de ses projets en ma faveur: mais je crains qu’il ne s’acquitte mal de cette promesse par rapport à ses arrangemens présents. Apprends qu’il ose abuser du droit que lui donnent sur moises bienfaits pour les étendre au delà même de la bienséance. Je me vois, par une pension qu’il n’a pas tenu à lui de rendre irrévocable, en état de faire une figure fort au-dessus de ma naissance; & c’est peut-être ce que je serai forcé de faire à Londres pour suivre ses vues. Pour ici, où nulle affaire ne m’attache, je continuerai de vivre à ma maniere & ne serai point tenté d’employer en vaines dépenses l’excédent de mon entretien. Tu me l’as appris, ma Julie, les premiers besoins, ou du moins les plus sensibles, sont ceux d’un coeur bienfaisant; & tant que quelqu’un manque du nécessaire, quel honnête homme a du superflu?

LETTRE XIV. A JULIE

J’entre avec une secrete horreur dans ce vaste désert du monde. Ce chaos ne m’offre qu’une solitude affreuse où regne un morne silence. Mon ame à la presse cherche à s’y répandre & se trouve partout resserrée. Je ne suis jamais moins seul que quand je suis seul, disoit un ancien: moi, je ne suis seul que dans la foule, où je ne puis être ni à toi ni aux autres. Mon coeur voudroit parler, il sent qu’il n’est point écouté; il voudroit répondre, on ne lui dit rien qui puisse aller jusqu’à lui. Je n’entends point la langue du pays & personne ici n’entend la mienne.

Ce n’est pas qu’on ne me fasse beaucoup d’accueil, d’amitiés, de prévenances & que mille soins officieux n’y semblent voler au-devant de moi, mais c’est précisément de quoi je me plains. Le moyen d’être aussitôt l’ami de quelqu’un qu’on n’a jamais vu? L’honnête intérêt de l’humanité, l’épanchement simple & touchant d’une ame franche, ont un langage bien différent des fausses démonstrations de la politesse & des dehors trompeurs que l’usage du monde exige. J’ai grand’peur que celui qui, des la premiere vue, me traite comme un ami de vingt ans, ne me traitât, au bout de vingt ans, comme un inconnu, si j’avois quelque important service à lui demander; & quand je vois des hommes si dissipés prendre un intérêt si tendre à tant de gens, je présumerois volontiers qu’ils n’en prennent à personne.

Il y a pourtant de la réalité à tout cela; car le François est naturellement bon, ouvert, hospitalier, bienfaisant; mais il y a aussi mille manieres de parler qu’il ne faut pas prendre à la lettre, mille offres apparentes qui ne sont faites que pour être refusées, mille especes de pieges que la politesse tend à la bonne foi rustique. Je n’entendis jamais tant dire: Comptez sur moi dans l’occasion, disposez de mon crédit, de ma bourse, de ma maison, de mon équipage. Si tout cela étoit sincere & pris au mot, il n’y auroit pas de peuple moins attaché à la propriété; la communauté des biens seroit ici presque établie: le plus riche offrant sans cesse & le plus pauvre acceptant toujours, tout se mettroit naturellement de niveau & Sparte même eût eu des partages moins égaux qu’ils ne seroient à Paris. Au lieu de cela, c’est peut-être la ville du monde où les fortunes sont le plus inégales & où regnent à la fois la plus somptueuse opulence & la plus déplorable misere. Il n’en faut pas davantage pour comprendre ce que signifient cette apparente commisération qui semble toujours aller au-devant des besoins d’autrui & cette facile tendresse de coeur qui contracte en un moment des amitiés éternelles.

Au lieu de tous ces sentimens suspects & de cette confiance trompeuse, veux-je chercher des lumieres & de l’instruction? C’en est ici l’aimable source & l’on est d’abord enchanté du savoir & de la raison qu’on trouve dans les entretiens, non seulement des savants & des gens de lettres, mais des hommes de tous les états & même des femmes: le tonde la conversation y est coulant, & naturel; il n’est ni pesant, ni frivole; il est savant sans pédanterie, gai sans tumulte, poli sans affectation, galant sans fadeur, badin sans équivoques. Ce ne sont ni des dissertations ni des épigrammes: on y raisonne sans argumenter; on y plaisante sans jeux de mots; on y associe avec art l’esprit & la raison, les maximes & les saillies, la satire aigue, l’adroite flatterie, & la morale austere. On y parle de tout pour que chacun ait quelque chose à dire; on n’approfondit point les questions de peur d’ennuyer, on les propose comme en passant, on les traite avec rapidité; la précision mene à l’élégance: chacun dit son avis & l’appuie en peu de mots; nul n’attaque avec chaleur celui d’autrui, nul ne défend opiniâtrement le sien; on discute pour s’éclairer, on s’arrête avant la dispute; chacun s’instruit, chacun s’amuse, tous s’en vont contents & le sage même peut rapporter de ces entretiens des sujets dignes d’être médités en silence.

Mais au fond, que penses-tu qu’on apprenne dans ces conversations si charmantes? A juger sainement des choses du monde? à bien user de la société? à connoître au moins les gens avec qui l’on vit? Rien de tout cela, ma Julie. On y apprend à plaider avec art la cause du mensonge, à ébranler à force de philosophie tous les principes de la vertu, à colorer de sophismes subtils ses passions & ses préjugés & à donner à l’erreur un certain tour à la mode selon les maximes du jour. Il n’est point nécessaire de connoître le caractere des gens, mais seulement leurs intérêts, pour deviner à peu près ce qu’ils diront de chaque chose. Quand un homme parle, c’est pour ainsi dire son habit & non pas lui qui a un sentiment; & il en changera sans façon tout aussi souvent que d’état. Donnez-lui tour à tour une longue perruque, un habit d’ordonnance & une croix pectorale, vous l’entendrez successivement prêcher avec le même zele les loix, le despotisme & l’inquisition. Il y a une raison commune pour la robe, une autre pour la finance, une autre pour l’épée. Chacun prouve tres bien que les deux autres sont mauvaises, conséquence facile à tirer pour les trois. Ainsi nul ne dit jamais ce qu’il pense, mais ce qu’il lui convient de faire penser à autrui; & le zele apparent de la vérité n’est jamais en eux que le masque de l’intérêt.

Vous croiriez que le gens isolés qui vivent dans l’indépendance ont au moins un esprit à eux; point du tout; autres machines qui ne pensent point & qu’on fait penser par ressorts. On n’a qu’à s’informer de leurs sociétés, de leurs coteries, de leurs amis, des femmes qu’ils voient, des auteurs qu’ils connoissent; là-dessus on peut d’avance établir leur sentiment futur sur un livre prêt à paraître & qu’ils n’ont point lu; sur une piece prête à jouer & qu’ils n’ont point vue, sur tel ou tel auteur, qu’ils ne connoissent point, sur tel ou tel systeme dont ils n’ont aucune idée; & comme la pendule ne se monte ordinairement que pour vingt-quatre heures, tous ces gens-là s’en vont, chaque soir, apprendre dans leurs sociétés ce qu’ils penseront le lendemain.

Il y a ainsi un petit nombre d’hommes & de femmes qui pensent pour tous les autres & pour lesquels tous les autres parlent & agissent; & comme chacun songe à son intérêt, personne au bien commun & que les intérêts particuliers sont toujours opposés entre eux, c’est un choc perpétuel de brigues & de cabales, un flux & reflux de préjugés, d’opinions contraires, où les plus échauffés, animés par les autres, ne savent presque jamais de quoi il est question. Chaque coterie a ses regles, ses jugements, ses principes, qui ne sont point admis ailleurs. L’honnête homme d’une maison est un fripon dans la maison voisine: le bon, le mauvais, le beau, le laid, la vérité, la vertu, n’ont qu’une existence locale & circonscrite. Quiconque aime à se répandre & fréquente plusieurs sociétés doit être plus flexible qu’Alcibiade, changer de principes comme d’assemblées, modifier son esprit pour ainsi dire à chaque pas & mesurer ses maximes à la toise: il faut qu’à chaque visite il quitte en entrant son ame, s’il en a une; qu’il en prenne une autre aux couleurs de la maison, comme un laquais prend un habit de livrée; qu’il la pose de même en sortant & reprenne, s’il veut, la sienne jusqu’à nouvel échange.

Il y a plus; c’est que chacun se met sans cesse en contradiction avec lui-même, sans qu’on s’avise de le trouver mauvais. On a des principes pour la conversation, & d’autres pour la pratique; leur opposition ne scandalise personne & l’on est convenu qu’ils ne se ressembleroient point entre eux; on n’exige pas même d’un auteur, surtout d’un moraliste, qu’il parle comme ses livres, ni qu’il agisse comme il parle; ses écrits, ses discours, sa conduite, sont trois choses toutes différentes, qu’il n’est point obligé de concilier. En un mot, tout est absurde & rien ne choque, parce qu’on y est accoutumé; & il y a même à cette inconséquence une sorte de bon air dont bien des gens se font honneur. En effet, quoique tous prêchent avec zele les maximes de leur profession, tous se piquent d’avoir le ton d’une autre. Le robin prend l’air cavalier; le financier fait le seigneur; l’évêque a le propos galant; l’homme de cour parle de philosophie; l’homme d’Etat de bel esprit: il n’y a pas jusqu’au simple artisan qui, ne pouvant prendre un autre ton que le sien, se met en noir les dimanches pour avoir l’air d’un homme de palais. Les militaires seuls; dédaignant tous les autres états, gardent sans façon le ton du leur & sont insupportables de bonne foi. Ce n’est pas que M. de Muralt n’eût raison quand il donnoit la préférence à leur société; mais ce qui étoit vrai de son tems ne l’est plus aujourd’hui. Le progres de la littérature a changé en mieux le ton général; les militaires seuls n’en ont point voulu changer & le leur, qui étoit le meilleur auparavant, est enfin devenu le pire.

Ainsi les hommes à qui l’on parle ne sont point ceux avec qui l’on converse; leurs sentimens ne partent point de leur coeur, leurs lumieres ne sont point dans leur esprit, leurs discours ne représentent point leurs pensées; on n’aperçoit d’eux que leur figure & l’on est dans une assemblée à peu près comme devant un tableau mouvant où le spectateur paisible est le seul être mû par lui-même.

Telle est l’idée que je me suis formée de la grande société sur celle que j’ai vue à Paris; cette idée est peut-être plus relative à ma situation particuliere qu’au véritable état des choses & se réformera sans doute sur de nouvelles lumieres. D’ailleurs, je ne fréquente que les sociétés où les amis de Milord Edouard m’ont introduit & je suis convaincu qu’il faut descendre dans d’autres états pour connoître les véritables moeurs d’un pays; car celles des riches sont presque partout les mêmes. Je tâcherai de m’éclaircir mieux dans dans la suite. En attendant, juge si j’ai raison d’appeller cette foule un désert, & de m’effrayer d’une solitude où je ne trouve qu’une vaine apparence de sentimens & de vérité qui change à chaque instant & se détruit elle-même, où je n’apperçois que larves & fantômes qui frappent l’oeil un moment, & disparoissent aussi-tôt qu’on les veut saisir? Jusques ici j’ai vu beaucoup de masques; quand verrai-je des visages d’hommes?

LETTRE XV. DE JULIE

Oui, mon ami, nous serons unis malgré notre éloignement; nous serons heureux en dépit du sort. C’est l’union des coeurs qui fait leur véritable félicité; leur attraction ne connoît point la loi des distances, & les nôtres se toucheroient aux deux bouts du monde. Je trouve, comme toi, que les amans ont mille moyens d’adoucir le sentiment de l’absence, & de se rapprocher en un moment. Quelquefois même on se voit plus souvent encore que quand on se voyoit tous les jours; car sitôt qu’un des deux est seul, à l’instant tous deux sont ensemble. Si tu goûtes ce plaisir tous les soirs, je le goûte cent fois le jour; je vis plus solitaire; je suis environnée de tes vestiges & je ne saurois fixer les yeux sur les objets qui m’entourent, sans te voir tout autour de moi.

Qui cantô dolcemente, e qui s’assise; Qui si rivolse, e qui ritenne il passo; Qui co’begl: occhi mi trafise il core; Qui disse una parola & qui sorrise.

Mais toi, sais-tu t’arrêter à ces situations paisibles? Sais-tu goûter un amour tranquille & tendre qui parle au coeur sans émouvoir les sens & tes regrets sont-ils aujourd’hui plus sages que tes désirs ne l’étoient autrefois? Le ton de ta premiere lettre me fait trembler. Je redoute ces emportemens trompeurs, d’autant plus dangereux que l’imagination qui les excite n’a point de bornes & je crains que t un’outrages ta Julie à force de l’aimer. Ah! tu ne sens pas, non, ton coeur peu délicat ne sent pas combien l’amour s’offense d’un vain hommage, tu ne songes ni que ta vie est à moi, ni qu’on court souvent à la mort en croyant servir la nature. Homme sensuel, ne sauras-tu jamais aimer? Rappelle-toi, rappelle-toi ce sentiment si calme & si doux que tu connus une fois & que tu décrivis d’un ton si touchant & si tendre. S’il est le plus délicieux qu’ait jamais savouré l’amour heureux, il est le seul permis aux amans séparés; & quand on l’a pu goûter un moment, on n’en doit plus regretter d’autre. Je me souviens de réflexions que nous faisions, en lisant ton Plutarque, sur un goût dépravé qui outrage la nature. Quand ses tristes plaisirs n’auroient que de n’être pas partagés, c’en seroit assez, disions-nous, pour les rendre insipides & méprisables. Appliquons la même idée aux erreurs d’une imagination trop active, elle ne leur conviendra pas moins. Malheureux! de quoi jouis-tu quand tues seul à jouir? Ces voluptés solitaires sont des voluptés mortes. O amour! les tiennes sont vives; c’est l’union des âmes qui les anime & le plaisir qu’on donne à ce qu’on aime fait valoir celui qu’il nous rend.

Dis-moi, je te prie, mon cher ami, en quelle langue ou plutôt en quel jargon est la relation de ta derniere lettre? Ne seroit-ce point là par hasard du bel esprit? Si tu as dessein de t’en servir souvent avec moi, tu devrois bien m’en envoyer le dictionnaire. Qu’est-ce, je te prie, que le sentiment de l’habit d’un homme? qu’une ame qu’on prend comme un habit de livrée? que des maximes qu’il faut mesurer à la toise? Que veux-tu qu’une pauvre Suissesse entende à ces sublimes figures? Au lieu de prendre comme les autres des âmes aux couleurs des maisons, ne voudrois-tu point déjà donner à ton esprit la teinte de celui du pays? Prends garde, mon bon ami, j’ai peur qu’elle n’aille pas bien sur ce fond-là. A ton avis, les traslati du cavalier Marin, dont tu t’es si souvent moqué, approcherent-ils jamais de ces métaphores & si l’on peut faire opiner l’habit d’un homme dans une lettre, pourquoi ne feroit-on pas suer le feu dans un sonnet?

Observer en trois semaines toutes les sociétés d’une grande ville, assigner le caractere des propos qu’on y tient, y distinguer exactement le vrai du faux, le réel de l’apparent & ce qu’on y dit de ce qu’on y pense, voilà ce qu’on accuse les François de faire quelquefois chez les autres peuples, mais ce qu’un étranger ne doit point faire chez eux; car ils valent la peine d’être étudiés posément. Je n’approuve pas non plus qu’on dise du mal du pays où l’on vit & où l’on est bien traité; j’aimerois mieux qu’on se laissât tromper par les apparences que de moraliser aux dépens de ses hôtes. Enfin, je tiens pour suspect tout observateur qui se pique d’esprit: je crains toujours que, sans y songer, il ne sacrifie la vérité des choses à l’éclat des pensées & ne fasse jouer sa phrase aux dépens de la justice.

Tu ne l’ignores pas, mon ami, l’esprit, dit notre Muralt, est la manie des François: je te trouve à toi-même du penchant à la même manie, avec cette différence qu’elle a chez eux de la grâce & que de tous les peuples du monde c’est à nous qu’elle sied le moins. Il y a de la recherche & du jeu dans plusieurs de tes lettres. Je ne parle point de ce tour vif & de ces expressions animées qu’inspire la force du sentiment; je parle de cette gentillesse de style qui, n’étant point naturelle, ne vient d’elle-même à personne & marque la prétention de celui qui s’en sert. Eh Dieu! des prétentions avec ce qu’on aime! n’est-ce pas plutôt dans l’objet aimé qu’on les doit placer & n’est-on pas glorieux soi-même de tout le mérite qu’il a de plus que nous? Non, si l’on anime les conversations indifférentes de quelques saillies qui passent comme des traits, ce n’est point entre deux amans que ce langage est de saison; & le jargon fleuri de la galanterie est beaucoup plus éloigné du sentiment que le ton le plus simple qu’on puisse prendre. J’en appelle à toi-même. L’esprit eut-il jamais le tems de se montrer dans nos tête-à-tête & si le charme d’un entretien passionné l’écarte & l’empêche de paraître, comment des lettres, que l’absence remplit toujours d’un peu d’amertume & où le coeur parle avec plus d’attendrissement, le pourroient-elles supporter? Quoique toute grande passion soit sérieuse & que l’excessive joie elle-même arrache des pleurs plutôt que des ris, je ne veux pas pour cela que l’amour soit toujours triste; mais je veux que sa gaieté soit simple, sans ornement, sans art, nue comme lui; qu’elle brille de ses propres grâces & non de la parure du bel esprit.

L’inséparable, dans la chambre de laquelle je t’écris cette lettre, prétends que j’étois, en la commençant, dans cet état d’enjouement que l’amour inspire ou tolere; mais je ne sais ce qu’il est devenu. A mesure que j’avançois, une certaine langueur s’emparoit de mon ame & me laissoit à peine la force de t’écrire les injures que la mauvaise a voulu t’adresser; car il est bon de t’avertir que la critique de ta critique est bien plus de sa façon que de la mienne; elle m’en a dicté surtout le premier article en riant comme une folle & sans me permettre d’y rien changer. Elle dit que c’est pour t’apprendre à manquer de respect au Marini, qu’elle protege & que tu plaisantes.

Mais sais-tu bien ce qui nous met toutes deux de si bonne humeur? C’est son prochain mariage. Le contrat fut passé hier au soir & le jour est pris de lundi en huit. Si jamais amour fut gai, c’est assurément le sien; on ne vit de la vie une fille si bouffonnement amoureuse. Ce bon M.d’Orbe, à qui de son côté la tête en tourne, est enchanté d’un accueil si folâtre. Moins difficile que tu n’étois autrefois, il se prête avec plaisir à la plaisanterie & prend pour un chef-d’oeuvre de l’amour l’art d’égayer sa maîtresse. Pour elle, on a beau la prêcher, lui représenter la bienséance, lui dire que si près du terme elle doit prendre un maintien plus sérieux, plus grave & faire un peu mieux les honneurs de l’état qu’elle est prête à quitter; elle traite tout cela de sottes simagrées; elle soutient en face à M. d’Orbe que le jour de la cérémonie elle sera de la meilleure humeur du monde & qu’on ne sauroit aller trop gaiement à la noce. Mais la petite dissimulée ne dit pas tout: je lui ai trouvé ce matin les yeux rouges & je parie bien que les pleurs de la nuit payent les ris de la journée. Elle va former de nouvelles chaînes qui relâcheront les doux liens de l’amitié; elle va commencer une maniere de vivre différente de celle qui lui fut chère; elle étoit contente & tranquille, elle va courir les hasards auxquels le meilleur mariage expose; & quoi qu’elle en dise, comme une eau pure & calme commence à se troubler aux approches de l’orage, son coeur timide & chaste ne voit point sans quelque alarme le prochain changement de son sort.

O mon ami, qu’ils sont heureux! ils s’aiment; ils vont s’épouser; ils jouiront de leur amour sans obstacles, sans craintes, sans remords. Adieu, adieu; je n’en puis dire davantage.

P. S. Nous n’avons vu Milord Edouard qu’un moment, tant il étoit pressé de continuer sa route. Le coeur plein de ce que nous lui devons, je voulois lui montrer mes sentimens & les tiens; mais j’en ai eu une espece de honte. En vérité, c’est faire injure à un homme comme lui de le remercier de rien.

LETTRE XVI. A JULIE

Que les passions impétueuses rendent les hommes enfants! Qu’un amour forcené se nourrit aisément de chimeres & qu’il est aisé de donner le change à des désirs extrêmes par les plus frivoles objets! J’ai reçu ta lettre avec les mêmes transports que m’auroit causés ta présence;; & dans l’emportement de ma joie, un vain papier me tenoit lieu de toi. Un des plus grands maux de l’absence & le seul auquel la raison ne peut rien, c’est l’inquiétude sur l’état actuel de ce qu’on aime. Sa santé, sa vie, son repos, son amour, tout échappe à qui craint de tout perdre; on n’est pas plus sûr du présent que de l’avenir, & tous les accidens possibles se réalisent sans cesse dans l’esprit d’un amant qui les redoute. Enfin je respire; je vis, tu te portes bien, tu m’aimes: ou plutôt il y a dix jours que tout cela étoit vrai; mais qui me répondra d’aujourd’hui? O absence! ô tourment! ô bizarre & funeste état où l’on ne peut jouir que du moment passé & où le présent n’est point encore!

Quand tu ne m’aurois pas parlé de l’inséparable, J’aurois reconnu sa malice dans la critique de ma relation & sa rancune dans l’apologie du Marini; mais, s’il m’étoit permis de faire la mienne, je ne resterois pas sans réplique.

Premierement, ma cousine (car c’est à elle qu’il faut répondre), quant au style, j’ai pris celui de la chose; j’ai tâché de vous donner à la fois l’idée & l’exemple du ton des conversations à la mode; & suivant un ancien précepte, je vous ai écrit à peu près comme on parle en certaines sociétés. D’ailleurs ce n’est pas l’usage des figures, mais leur choix, que je bl ame dans le cavalier Marin. Pour peu qu’on ait de chaleur dans l’esprit, on a besoin de métaphores & d’expressions figurées pour se faire entendre. Vos lettres mêmes en sont pleines sans que vous y songiez & je soutiens qu’il n’y a qu’un géometre & un sot qui puissent parler sans figures. En effet, un même jugemen n’est-il pas susceptible de cent degré de force? & comment déterminer celui de ces degré qu’il doit avoir, sinon par le tour qu’on lui donne? Mes propres phrases me font rire, je l’avoue & je les trouve absurdes, grace au soin que vous avez pris de les isoler; mais laissez-les où je les ai mises, vous les trouverez claires & même énergiques. Si ces yeux éveillés que vous savez si bien faire parler étoient séparés l’un de l’autre & de votre visage, cousine, que pensez-vous qu’ils diroient avec tout leur feu? Ma foi, rien du tout, pas même à M. d’Orbe.

La premiere chose qui se présente à observer dans un pays où l’on arrive, n’est-ce pas le ton général de la société? Eh bien! c’est aussi la premiere observation que j’ai faite dans celui-ci & je vous ai parlé de ce qu’on dit à Paris & non pas de ce qu’on y fait. Si j’ai remarqué du contraste entre les discours, les sentimens & les actions des honnêtes gens, c’est que ce contraste saute aux yeux au premier instant. Quand je vois les mêmes hommes changer les maximes selon les coteries, molinistes dans l’une, jansénistes dans l’autre, vils courtisans chez un ministre, frondeurs mutins chez un mécontent; quand je vois un homme doré décrier le luxe, un financier les impôts, un prélat le déreglement, quand j’entends une femme de la cour parler de modestie, un grand seigneur de vertu, un auteur de simplicité, un abbé de religion & que ces absurdités ne choquent personne, ne dois-je pas conclure à l’instant qu’on ne se soucie pas plus ici d’entendre la vérité que de la dire & que, loin de vouloir persuader les autres quand on leur parle, on ne cherche pas même à leur faire penser qu’on croit ce qu’on leur dit?

Mais c’est assez plaisanter avec la cousine. Je laisse un ton qui nous est étrange à tous trois & j’espere que tu ne me verras pas plus prendre le goût de la satire que celui du bel esprit. C’est à toi, Julie, qu’il faut à présent répondre; car je sais distinguer la critique badine des reproches sérieux.

Je ne conçois pas comment vous avez pu prendre toutes deux le change sur mon objet. Ce ne sont point les François que je me suis proposé d’observer: car si le caractere des nations ne peut se déterminer que par leurs différences, comment moi qui n’en connois encore aucune autre, entreprendrois-je de peindre celle-ci? Je ne serois pas non plus si maladroit que de choisir la capitale pour le lieu de mes observations. Je n’ignore pas que les capitales different moins entre elles que les peuples & que les caracteres nationaux s’y effacent & confondent en grande partie, tant à cause de l’influence commune des cours qui se ressemblent toutes, que par l’effet commun d’une société nombreuse & resserrée, qui est le même à peu près sur tous les hommes & l’emporte à la fin sur le caractere originel.

Si je voulois étudier un peuple, c’est dans les provinces reculées, où les habitans ont encore leurs inclinations naturelles, que j’irois les observer. Je parcourrois lentement & avec soin plusieurs de ces provinces, les plus éloignées les unes des autres; toutes les différences que j’observerois entre elles me donneroient le génie particulier de chacune; tout ce qu’elles auroient de commun & que n’auroient pas les autres peuples, formeroit le génie national & ce qui se trouveroit partout appartiendroit en général à l’homme. Mais je n’ai ni ce vaste projet ni l’expérience nécessaire pour le suivre. Mon objet est de connoître l’homme & ma méthode de l’étudier dans ses diverses relations. Je ne l’ai vu jusqu’ici qu’en petites sociétés, épars & presque isolé sur la terre. Je vais maintenant le considérer entassé par multitudes dans les mêmes lieux, & je commencerai à juger par-là des vrais effets de la société; car s’il est constant qu’elle rende les hommes meilleurs, plus elle est nombreuse & rapprochée, mieux ils doivent valoir; & les moeurs, par exemple, seront beaucoup plus pures à Paris que dans le Valais; que si l’on trouvoit le contraire, il faudroit tirer une conséquence opposée.

Cette méthode pourroit, j’en conviens, me mener encore à la connoissance des peuples, mais par une voie si longue & si détournée que je ne serois peut-être de ma vie en état de prononcer sur aucun d’eux. Il faut que je commence par tout observer dans le premier où je me trouve; que j’assigne ensuite les différences, à mesure que je parcourrai les autres pays; que je compare la France à chacun d’eux, comme on décrit l’olivier sur un saule ou le palmier sur un sapin, & que j’attende à juger du premier peuple observé que j’aie observé tous les autres.

Veuille donc, ma charmante prêcheuse, distinguer ici l’observation philosophique de la satyre nationale. Ce ne sont point les Parisiens que j’étudie, mais les habitans d’une grande ville, & je ne sais si ce que j’en vois ne convient pas à Rome & à Londres tout aussi bien qu’à Paris. Les regles de la morale ne dépendent point des usages des peuples; ainsi malgré les préjugés dominans, je sens fort bien ce qui est mal en soi; mais ce mal, j’ignore s’il faut l’attribuer au François ou à l’homme, & s’il est l’ouvrage de la coutume ou de la nature. Le tableau du vice offense en tous lieux un oeil impartial, & l’on n’est pas plus blâmable de le reprendre dans un pays où il regne, quoiqu’on y soit, que de relever les défauts de l’humanité quoiqu’on vive avec les hommes. Ne suis-je pas à présent moi-même un habitant de Paris? Peut-être, sans le savoir, ai-je déjà contribué pour ma part au désordre que j’y remarque; peut-être un trop long séjour y corromproit-il ma volonté même; peut-être, au bout d’un an, ne serois-je plus qu’un bourgeois, si pour être digne de toi, je ne gardois l’ame d’un homme libre & les moeurs d’un citoyen. Laisse-moi donc te peindre sans contrainte les objets auxquels je rougisse de ressembler & m’animer au pur zele de la vérité par le tableau de la flatterie & du mensonge.

Si j’étois le maître de mes occupations & de mon sort je saurois, n’en doute pas, choisir d’autres sujets de lettres; & tu n’étois pas mécontente de celles que je t’écrivois de Meillerie & du Valais: mais, chère amie, pour avoir la force de supporter le fracas du monde où je suis contraint de vivre, il faut bien au moins que je me console à te le décrire & que l’idée de te préparer des relations m’excite à en chercher les sujets. Autrement le découragement va m’atteindre à chaque pas & il faudra que j’abandonne tout si tu ne veux rien voir avec moi. Pense que, pour vivre d’une maniere si peu conforme à mon goût, je fais un effort qui n’est pas indigne de sa cause; & pour juger quels soins me peuvent mener à toi, souffre que je te parle quelquefois des maximes qu’il faut connoître & des obstacles qu’il faut surmonter.

Malgré ma lenteur, malgré mes distractions inévitables, mon recueil étoit fini quand ta lettre est arrivée heureusement pour le prolonger; & j’admire, en le voyant si court, combien de choses ton coeur m’a sçu dire en si peu d’espace. Non, je soutiens qu’il n’y a point de lecture aussi délicieuse, même pour qui ne te connaîtroit pas, s’il avoit une ame semblable aux nôtres. Mais comment ne te pas connoître en lisant tes lettres? Comment prêter un ton si touchant & des sentimens si tendres à une autre figure que la tienne? A chaque phrase ne voit-on pas le doux regard de tes yeux? A chaque mot n’entend-on pas ta voix charmante! Quelle autre que Julie a jamais aimé, pensé, parlé, agi, écrit comme elle! Ne sois donc pas surprise si tes lettres, qui te peignent si bien, font quelquefois sur ton idolâtre amant le même effet que ta présence. En les relisant je perds la raison, ma tête s’égare dans un délire continuel, un feu dévorant me consume, mon sang s’allume & pétille, une fureur me fait tressaillir. Je crois te voir, te toucher, te presser contre mon sein… Objet adoré, fille enchanteresse, source de délices & de volupté, comment, en te voyant, ne pas voir les houris faites pour les bienheureux?… Ah! viens… Je la sens… Elle m’échappe & je n’embrasse qu’une ombre… Il est vrai, chère amie, tu es trop belle & tu fus trop tendre pour mon foible coeur; il ne peut oublier ni ta beauté ni tes caresses; tes charmes triomphent de l’absence, ils me poursuivent partout, ils me font craindre la solitude; & c’est le comble de ma misere de n’oser m’occuper toujours de toi.

Ils seront donc unis malgré les obstacles, ou plutôt ils le sont au moment que j’écris! Aimables & dignes époux! puisse le Ciel les combler du bonheur que méritent leur sage & paisible amour, l’innocence de leurs moeurs, l’honnêteté de leurs âmes! Puisse-t-il leur donner ce bonheur précieux dont il est si avare envers les coeurs faits pour le goûter! Qu’ils seront heureux s’il leur accorde, hélas! tout ce qu’il nous ôte! Mais pourtant ne sens-tu pas quelque sorte de consolation dans nos maux? Ne sens-tu pas que l’exces de notre misere n’est point non plus sans dédommagement & que s’ils ont des plaisirs dont nous sommes privés, nous en avons aussi qu’ils ne peuvent connoître? Oui, ma douce amie, malgré l’absence, les privations, les alarmes, malgré le désespoir même, les puissans élancemens de deux coeurs l’un vers l’autre ont toujours une volupté secrete ignorée des ames tranquilles. C’est un des miracles de l’amour de nous faire trouver du plaisir à souffrir; & nous regarderions comme le pire des malheurs un état d’indifférence & d’oubli qui nous ôteroit tout le sentiment de nos peines. Plaignons donc notre sort, ô Julie! mais n’envions celui de personne. Il n’y a point, peut-être, à tout prendre, d’existence préférable à la nôtre; & comme la Divinité tire tout son bonheur d’elle-même, les coeurs qu’échauffe un feu céleste trouvent dans leurs propres sentimens une sorte de jouissance pure & délicieuse, indépendante de la fortune & du reste de l’univers.

LETTRE XVII. A JULIE

Enfin me voilà tout à fait dans le torrent. Mon recueil fini, j’ai commencé de fréquenter les spectacles & de souper en ville. Je passe ma journée entiere dans le monde, je prête mes oreilles & mes yeux à tout ce qui les frappe; & n’apercevant rien qui te ressemble, je me recueille au milieu du bruit & converse en secret avec toi. Ce n’est pas que cette vie bruyante & tumultueuse n’ait aussi quelque sorte d’attraits & que la prodigieuse diversité d’objets n’offre de certains agrémens à de nouveaux débarqués; mais, pour les sentir, il faut avoir le coeur vide & l’esprit frivole; l’amour & la raison semblent s’unir pour m’en dégoûter: comme tout n’est que vaine apparence & que tout change à chaque instant, je n’ai le tems d’être ému de rien, ni celui de rien examiner.

Ainsi je commence à voir les difficultés de l’étude du monde & je ne sais pas même quelle place il faut occuper pour le bien connoître. Le philosophe en est trop loin, l’homme du monde en est trop près. L’un voit trop pour pouvoir réfléchir, l’autre trop peu pour juger du tableau total. Chaque objet qui frappe le philosophe, il le considere à part; & n’en pouvant discerner ni les liaisons ni les rapports avec d’autres objets qui sont hors de sa portée, il ne le voit jamais à sa place & n’en sent ni la raison ni les vrais effets. L’homme du monde voit tout & n’a le tems de penser à rien: la mobilité des objets ne lui permet que de les apercevoir & non de les observer; ils s’effacent mutuellement avec rapidité & il ne lui reste du tout que des impressions confuses qui ressemblent au chaos.

On ne peut pas non plus voir & méditer alternativement, parce que le spectacle exige une continuité d’attention qui interrompt la réflexion. Un homme qui voudroit diviser son tems par intervalles entre le monde & la solitude, toujours agité dans sa retraite & toujours étranger dans le monde, ne seroit bien nulle part. Il n’y auroit d’autre moyen que de partager sa vie entiere en deux grands espaces: l’un pour voir, l’autre pour réfléchir. Mais cela même est presque impossible, car la raison n’est pas un meuble qu’on pose & qu’on reprenne à son gré & quiconque a pu vivre dix ans sans penser ne pensera de sa vie.

Je trouve aussi que c’est une folie de vouloir étudier le monde en simple spectateur. Celui qui ne prétend qu’observer n’observe rien, parce qu’étant inutile dans les affaires & importun dans les plaisirs, il n’est admis nulle part. On ne voit agir les autres qu’autant qu’on agit soi-même; dans l’école du monde comme dans celle de l’amour, il faut commencer par pratiquer ce qu’on veut apprendre.

Quel parti prendrai-je donc, moi étranger, qui ne puis avoir aucune affaire en ce pays & que la différence de religion empêcheroit seule d’y pouvoir aspirer à rien? Je suis réduit à m’abaisser pour m’instruire & ne pouvant jamais être un homme utile, à tâcher de me rendre un homme amusant. Je m’exerce, autant qu’il est possible, à devenir poli sans fausseté, complaisant sans bassesse & à prendre si bien ce qu’il y a de bon dans la société, que j’y puisse être souffert sans en adopter les vices. Tout homme oisif qui eut voir le monde doit au moins en prendre les manieres jusqu’à certain point; car de quel droit exigeroit-on d’être admis parmi des gens à qui l’on n’est bon à rien & à qui l’on n’auroit pas l’art de plaire? Mais aussi, quand il a trouvé cet art, on ne lui en demande pas davantage, surtout s’il est étranger. Il peut se dispenser de prendre part aux cabales, aux intrigues, aux démêlés; s’il se comporte honnêtement envers chacun, s’il ne donne à certaines femmes ni exclusion ni préférence, s’il garde le secret de chaque société où il est reçu, s’il n’étale point les ridicules d’une maison dans une autre, s’il évite les confidences, s’il se refuse aux tracasseries, s’il garde partout une certaine dignité, il pourra voir paisiblement le monde, conserver ses moeurs, sa probité, sa franchise même, pourvu qu’elle vienne d’un esprit de liberté & non d’un esprit de parti. Voilà ce que j’ai tâché de faire par l’avis de quelque gens éclairés que j’ai choisis pour guides parmi les connoissances que m’a données Milord Edouard. J’ai donc commencé d’être admis dans des sociétés moins nombreuses & plus choisies. Je ne m’étois trouvé, jusqu’à présent, qu’à des dîners réglés, où l’on ne voit de femme que la maîtresse de la maison; où tous les désoeuvrés de Paris sont reçus pour peu qu’on les connoisse; où chacun paye comme il peut son dîner en esprit ou en flatterie & dont le ton bruyant & confus ne differe pas beaucoup de celui des tables d’auberges.

Je suis maintenant initié à des mysteres plus sacrés. J’assiste à des soupers priés, où la porte est fermée à tout survenant & où l’on est sûr de ne trouver que des gens qui conviennent tous, sinon les uns aux autres, au moins à ceux qui les reçoivent. C’est là que les femmes s’observent moins & qu’on peut commencer à les étudier; c’est là que regnent plus paisiblement des propos plus fins & plus satiriques; c’est là qu’au lieu des nouvelles publiques, des spectacles, des promotions, des morts, des mariages, dont on a parlé le matin, on passe discretement en revue les anecdotes de Paris, qu’on dévoile tous les événemens secrets de la chronique scandaleuse, qu’on rend le bien & le mal également plaisants & ridicules & que, peignant avec art & selon l’intérêt particulier les caracteres des personnages, chaque interlocuteur, sans y penser, peint encore beaucoup mieux le sien; c’est là qu’un reste de circonspection fait inventer devant les laquais un certain langage entortillé, sous lequel, feignant de rendre la satire plus obscure, on la rend seulement plus amere, c’est là, en un mot, qu’on affile avec soin le poignard, sous prétexte de faire moins de mal, mais en effet pour l’enfoncer plus avant.

Cependant, à considérer ces propos selon nos idées, on auroit tort de les appeler satiriques, car ils sont bien plus railleurs que mordants & tombent moins sur le vice que sur le ridicule. En général la satire a peu de cours dans les grandes villes, où ce qui n’est que mal est si simple, que ce n’est pas la peine d’en parler. Que reste-t-il à blâmer où la vertu n’est plus estimée & de quoi médiroit-on quand on ne trouve plus de mal à rien? A Paris surtout, où l’on ne saisit les choses que par le côté plaisant, tout ce qui doit allumer la colere & l’indignation est toujours mal reçu s’il n’est mis en chanson ou en épigramme. Les jolies femmes n’aiment point à se fâcher, aussi ne se fâchent-elles de rien; elles aiment à rire; & comme il n’ya pas le mot pour rire au crime, les fripons sont d’honnêtes gens comme tout le monde. Mais malheur à qui prête le flanc au ridicule! sa caustique empreinte est ineffaçable; il ne déchire pas seulement les moeurs, la vertu, il marque jusqu’au vice même; il sait calomnier les méchants. Mais revenons à nos soupers.

Ce qui m’a le plus frappé dans ces sociétés d’élite, c’est de voir six personnes choisies expres pour s’entretenir agréablement ensemble & parmi lesquelles regnent même le plus souvent des liaisons secretes, ne pouvoir rester une heure entre elles six, sans y faire intervenir la moitié de Paris; comme si leurs coeurs n’avaient rien à se dire & qu’il n’y eût là personne qui méritât de les intéresser.

Te souvient-il, ma Julie, comment, en soupant chez ta cousine, ou chez toi, nous savions, en dépit de la contrainte & du mystere, faire tomber l’entretien sur des sujets qui eussent du rapport à nous & comment à chaque réflexion touchante, à chaque allusion subtile, un regard plus vif qu’un éclair, un soupir plutôt devine qu’aperçu, en portoit le doux sentiment d’un coeur à l’autre?

Si la conversation se tourne par hasard sur les convives, c’est communément dans un certain jargon de société dont il faut avoir la clef pour l’entendre. A l’aide de ce chiffre, on se fait réciproquement & selon le goût du tems, mille mauvaises plaisanteries, durant lesquelles le plus sot n’est pas celui qui brille le moins, tandis qu’un tiers mal instruit est réduit à l’ennui & au silence, ou à rire de ce qu’il n’entend point. Voilà, hors le tête-à-tête, qui m’est & me sera toujours inconnu, tout ce qu’il y a de tendre & d’affectueux dans les liaisons de ce pays.

Au milieu de tout cela, qu’un homme de poids avance un propos grave ou agite une question sérieuse, aussitôt l’attention commune se fixe à ce nouvel objet; hommes, femmes, vieillards, jeunes gens, tout se prête à la considérer par toutes ses faces & l’on est étonné du sens, & de la raison qui sortent comme à l’envide toutes ces têtes folâtres. Un point de morale ne seroit pas mieux discuté dans une société de philosophes que dans celle d’une jolie femme de Paris; les conclusions y seroient même souvent moins séveres: car le philosophe qui veut agir comme il parle y regarde à deux fois; mais ici, où toute la morale est un pur verbiage, on peut être austere sans conséquence & l’on ne seroit pas fâché, pour rabattre un peu l’orgueil philosophique, de mettre la vertu si haut que le sage même n’y pût atteindre. Au reste, hommes & femmes, tous, instruits par l’expérience du monde & sur-tout par leur conscience, se réunissent pour penser de leur espece aussi mal qu’il est possible, toujours philosophant tristement, toujours dégradant par vanité la nature humaine, toujours cherchant dans quelque vice la cause de tout ce qui se fait de bien, toujours d’après leur propre coeur médisant du coeur de l’homme.

Malgré cette avilissante doctrine, un des sujets favoris de ces paisibles entretiens c’est le sentiment; mot par lequel il ne faut pas entendre un épanchement affectueux dans le sein de l’amour ou de l’amitié; cela seroit d’une fadeur à mourir. C’est le sentiment mis en grandes maximes générales & quintessencié par tout ce que la métaphysique a de plus subtil. Je puis dire n’avoir de ma vie oui tant parler du sentiment, ni si peu compris ce qu’on en disoit. Ce sont des rafinemens inconcevables. O Julie! nos coeurs grossiers n’ont jamais rien sçu de toutes ces belles maximes, & j’ai peur qu’il n’en soit du sentiment chez les gens du monde comme d’Homere chez les Pédans, qui lui forgent mille beautés chimériques, faute d’appercevoir les véritables. Ils dépensent ainsi tout leur sentiment en esprit, & il s’en exhale tant dans le discours qu’il n’en reste plus pour la pratique. Heureusement, la bienséance y supplée, & l’on fait par usage à peu près les mêmes choses qu’on feroit par sensibilité; du moins tant qu’il n’en coûte que des formules & quelques gênes passageres, qu’on s’impose pour faire bien parler de soi; car quand les sacrifices vont jusqu’à gêner trop long-tems ou à coûter trop cher, adieu le sentiment; la bienséance n’en exige pas jusque-là. A cela près, on ne sauroit croire à quel point tout est compassé, mesuré, pesé, dans ce qu’ils appellent des procédés; tout ce qui n’est plus dans les sentiments, ils l’ont mis en regle & tout est réglé parmi eux. Ce peuple imitateur seroit plein d’originaux, qu’il seroit impossible d’en rien savoir; car nul homme n’ose être lui-même. Il faut faire comme les autres, c’est la premiere maxime de la sagesse du pays. Cela se fait, cela ne se fait pas: voilà la décision suprême.

Cette apparente régularité donne aux usages communs l’air du monde le plus comique, même dans les choses les plus sérieuses: on sait à point nommé quand il faut envoyer savoir des nouvelles; quand il faut se faire écrire, c’est-à-dire faire une visite qu’on ne fait pas; quand il faut la faire soi-même; quand il est permis d’être chez soi; quand on doit n’y être pas, quoiqu’on y soit; quelles offres l’on doit faire, quelles offres l’autre doit rejeter; quel degré de tristesse on doit prendre à telle ou telle mort; combien de tems on doit pleurer à la campagne; le jour où l’on peut revenir se consoler à la ville; l’heure & la minute où l’affliction permet de donner le bal ou d’aller au spectacle. Tout le monde y fait à la fois la même chose dans la même circonstance; tout va par tems comme les évolutions d’un régiment en bataille: vous diriez que ce sont autant de marionnettes clouées sur la même planche, ou tirées par le même fil.

Or, comme il n’est pas possible que tous ces gens qui font exactement la même chose soient exactement affectés de même, il est clair qu’il faut les pénétrer par d’autres moyens pour les connoître; il est clair que tout ce jargon n’est qu’un vain formulaire & sert moins à juger des moeurs que du ton qui regne à Paris. On apprend ainsi les propos qu’on y tient, mais rien de ce qui peut servir à les apprécier. J’en dis autant de la plupart des écrits nouveaux; j’en dis autant de la scene même, qui depuis Moliere est bien plus un lieu où se débitent de jolies conversations que la représentation de la vie civile. Il y a ici trois théâtres, sur deux desquels on représente des êtres chimériques, savoir: sur l’un, des Arlequins, des Pantalons, des Scaramouches; sur l’autre, des Dieux, des Diables, des Sorciers. Sur le troisieme on représente ces pieces immortelles dont la lecture nous faisoit tant de plaisir & d’autres plus nouvelles qui paraissent de tems en tems sur la scene. Plusieurs de ces pieces sont tragiques, mais peu touchantes; & si l’on y trouve quelques sentimens naturels & quelque vrai rapport au coeur humain, elles n’offrent aucune sorte d’instruction sur les moeurs particulieres du peuple qu’elles amusent.

L’institution de la tragédie avoit, chez ses inventeurs, un fondement de religion qui suffisoit pour l’autoriser. D’ailleurs, elle offroit aux Grecs un spectacle instructif & agréable dans les malheurs des Perses leurs ennemis, dans les crimes & les folies des rois dont ce peuples’étoit délivré. Qu’on représente à Berne, à Zurich, à la Haye, l’ancienne tyrannie de la maison d’Autriche, l’amour de la patrie & de la liberté nous rendra ces pieces intéressantes. Mais qu’on me dise de quel usage sont ici les tragédies de Corneille & ce qu’importe au peuple de Paris Pompée ou Sertorius. Les tragédies grecques rouloient sur des événemens réels ou réputés tels par les spectateurs & fondés sur des traditions historiques. Mais que fait une flamme héroïque, & pure dans l’ame des grands? Ne diroit-on pas que les combats de l’amour & de la vertu leur donnent souvent de mauvaises nuits & que le coeur a beaucoup à faire dans les mariages des rois? Juge de la vraisemblance & de l’utilité de tant de pieces, qui roulent toutes sur ce chimérique sujet!

Quant à la comédie, il est certain qu’elle doit représenter au naturel les moeurs du peuple pour lequel elle est faite, afin qu’il s’y corrige de ses vices & de ses défauts, comme on ôte devant un miroir les taches de son visage. Térence & Plaute se tromperent dans leur objet; mais avant eux Aristophane & Ménandre avaient exposé aux Athéniens les moeurs athéniennes; & depuis, le seul Moliere peignit plus naïvement encore celles des François du siecle dernier à leurs propres yeux. Le tableau a changé; mais il n’est plus revenu de peintre. Maintenant on copie au théâtre les conversations d’une centaine de maisons de Paris. Hors de cela, on n’y apprend rien des moeurs des François. Il y a dans cette grande ville cinq ou six cent mille âmes dont il n’est jamais question sur la scene. Moliere osa peindre des bourgeois & des artisans aussi bien que des marquis; Socrate faisoit parler des cochers, menuisiers, cordonniers, maçons. Mais les auteurs d’aujourd’hui, qui sont des gens d’un autre air, se croiroient déshonorés s’ils savoient ce qui se passe au comptoir d’un marchand ou dans la boutique d’un ouvrier; il ne leur faut que des interlocuteurs illustres & ils cherchent dans le rang de leurs personnages l’élévation qu’ils ne peuvent tirer de leur génie. Les spectateurs eux-mêmes sont devenus si délicats, qu’ils craindroient de se compromettre à la comédie comme en visite & ne daigneroient pas aller voir en représentation des gens de moindre condition qu’eux. Ils sont comme les seuls habitans de la terre: tout le reste n’est rien à leurs yeux. Avoir un carrosse, un suisse, un maître d’hôtel, c’est être comme tout le monde. Pour être comme tout le monde, il faut être comme tres peu de gens. Ceux qui vont à pied ne sont pas du monde; ce sont des bourgeois, des hommes du peuple, des gens de l’autre monde; & l’on diroit qu’un carrosse n’est pas tant nécessaire pour se conduire que pour exister. Il y a comme cela une poignée d’impertinens qui ne comptent qu’eux dans tout l’univers & ne valent guere la peine qu’on les compte, si ce n’est pour le mal qu’ils font. C’est pour eux uniquement que sont faits les spectacles; ils s’y montrent à la fois comme représentés au milieu du théâtre & comme représentans aux deux côtés; ils sont personnages sur la scene & comédiens sur les bancs. C’est ainsi que la sphere du monde & des auteurs se rétrécit; c’est ainsi que la scene moderne ne quitte plus son ennuyeuse dignité: on n’y sait plus montrer les hommes qu’en habit doré. Vous diriez que la France n’est peuplée que de comtes & de chevaliers; & plus le peuple y est misérable & gueux, plus le tableau du peuple y est brillant & magnifique. Cela fait qu’en peignant le ridicule des états qui servent d’exemple aux autres, on le répand plutôt que de l’éteindre & que le peuple, toujours singe & imitateur des riches, va moins au théâtre pour rire de leurs folies que pour les étudier & devenir encore plus fous qu’eux en les imitant. Voilà de quoi fut cause Moliere lui-même; il corrigea la cour en infectant la ville: & ses ridicules marquis furent le premier modele des petits-maîtres bourgeois qui leur succéderent.

En général, il y a beaucoup de discours & peu d’action sur la scene françoise: peut-être est-ce qu’en effet le François parle encore plus qu’il n’agit, ou du moins qu’il donneun bienn plus grand prix à ce qu’on dit qu’à ce qu’on fait. Quel qu’un disoit, en sortant d’une piece de Denys le Tyran: Je n’ai rien vu, mais j’ai entendu force paroles. Voilà ce qu’on peut dire en sortant des pieces françoises. Racine & Corneille, avec tout leur génie, ne sont eux-mêmes que des parleurs; & leur successeur est le premier qui, à l’imitation des Anglois, ait osé mettre quelquefois la scene en représentation. Communément tout se passe en beaux dialogues bien agencés, bien ronflants, où l’on voit d’abord que le premier soin de chaque interlocuteur est toujours celui de briller. Presque tout s’énonce en maximes générales. Quelque agités qu’ils puissent être, ils songent toujours plus au public qu’à eux-mêmes; une sentence leur coûte moins qu’un sentiment: les pieces de Racine & de Moliere exceptées, le je est presque aussi scrupuleusement banni de la scene françoise que des écrits de Port-Royal & les passions humaines, aussi modestes que l’humilité chrétienne, n’y parlent jamais que par on. Il y a encore une certaine dignité maniérée dans le geste & dans le propos, qui ne permet jamais à la passion de parler exactement son langage, ni à l’auteur de revêtir son personnage & de se transporter au lieu de la scene, mais le tient toujours enchaîné sur le théâtre & sous les yeux des spectateurs. Aussi les situations les plus vives ne lui font-elles jamais oublier un bel arrangement de phrases ni des attitudes élégantes; & si le désespoir lui plonge un poignard dans le coeur, non content d’observer la décence en tombant comme Polixene, il ne tombe point; la décence le maintient debout après sa mort & tous ceux qui viennent d’expirer s’en retournent l’instant d’apres sur leurs jambes.

Tout cela vient de ce que le François ne cherche point sur la scene le naturel & l’illusion & n’y veut que de l’esprit & des pensées; il fait cas de l’agrément & non de l’imitation & ne se soucie pas d’être séduit pourvu qu’on l’amuse. Personne ne va au spectacle pour le plaisir du spectacle, mais pour voir l’assemblée, pour en être vu, pour ramasser de quoi fournir au caquet après la piece; & l’on ne songe à ce qu’on voit que pour savoir ce qu’on en dira. L’acteur pour eux est toujours l’acteur, jamais le personnage qu’il représente. Cet homme qui parle en maître du monde n’est point Auguste, c’est Baron; la veuve de Pompée est Adrienne; Alzire est Mlle. Gaussin; & ce fier sauvage est Grandval. Les Comédiens, de leur côté, négligent entierement l’illusion dont ils voyent que personne ne se soucie. Ils placent les héros de l’antiquité entre six rangs de jeunes Parisiens; ils calquent les modes françoises sur l’habit romain; on voit Cornélie en pleurs avec deux doigts de rouge, Caton poudré au blanc & Brutus en panier. Tout cela ne choque personne & ne fait rien au succes des pieces: comme on ne voit que l’acteur dans le personnage, on ne voit non plus quel’auteur dans le drame: & si le costume est négligé, cela se pardonne aisément; car on sait bien que Corneille n’étoit pas tailleur, ni Crébillon perruquier.

Ainsi, de quelque sens qu’on envisage les choses, tout n’est ici que babil, jargon, propos sans conséquence. Sur la scene comme dans le monde, on a beau écouter ce qui se dit, on n’apprend rien de ce qui ne fait & qu’a-t-on besoin de l’apprendre? Sitôt qu’un homme a parlé, s’informe-t-on de sa conduite? N’a-t-il pas tout fait? N’est-il pas jugé? L’honnête homme d’ici n’est point celui qui fait de bonnes actions, mais celui qui dit de belles choses; & un seul propos inconsidéré, lâché sans réflexion, peut faire à celui qui le tient un tort irréparable que n’effaceroient pas quarante ans d’intégrité. En un mot, bien que les œuvres des hommes ne ressemblent guere à leurs discours, je vois qu’on ne les peint que par leurs discours, sans égard à leurs oeuvres; je vois aussi que dans une grande ville la société paraît plus douce, plus facile, plus sûre même que parmi des gens moins étudiés; mais les hommes y sont-ils en effet plus humains, plus modérés, plus justes? Je n’en sais rien. Ce ne sont encore là que des apparences; & sous ces dehors si ouverts & si agréables, les coeurs sont peut-être plus cachés, plus enfoncés en dedans que les nôtres. Etranger, isolé, sans affaires, sans liaisons, sans plaisirs & ne voulant m’en rapporter qu’à moi, le moyen de pouvoir prononcer?

Cependant je commence à sentir l’ivresse où cette vie agitée & tumultueuse plonge ceux qui la menent & je tombe dans un étourdissement semblable à celui d’un homme aux yeux duquel on fait passer rapidement une multitude d’objets. Aucun de ceux qui me frappent n’attache mon coeur, mais tous ensemble en troublent & suspendent les affections, au point d’en oublier quelques instans ce que je suis & à qui je suis. Chaque jour en sortant de chez moi j’enferme mes sentimens sous la clef, pour en prendre d’autres qui se prêtent aux frivoles objets qui m’attendent. Insensiblement je juge & raisonne comme j’entends juger & raisonner tout le monde. Si quelquefois j’essaye de secouer les préjugés & de voir les choses comme elles sont, à l’instant je suis écrasé d’un certain verbiage qui ressemble beaucoup à du raisonnement. On me prouve avec évidence qu’il n’y a que le demi-philosophe qui regarde à la réalité des choses; que le vrai sage ne les considere que par les apparences; qu’il doit prendre les préjugés pour principes, les bienséances pour loix & que la plus sublime sagesse consiste à vivre comme les fous.

Forcé de changer ainsi l’ordre de mes affections morales, forcé de donner un prix à des chimeres & d’imposer silence à la nature & à la raison, je vois ainsi défigurer ce divin modele que je porte au dedans de moi & qui servoit à la fois d’objet à mes désirs & de regle à mes actions; je flotte de caprice en caprice; & mes goûts étant sans cesse asservis à l’opinion, je ne puis être sûr un seul jour de ce que j’aimerai le lendemain.

Confus, humilié, consterné, de sentir dégrader en moi la nature de l’homme & de me voir ravalé si bas de cette grandeur intérieure où nos coeurs enflammés s’élevoient réciproquement, je reviens le soir, pénétré d’une secrete tristesse, accablé d’un dégoût mortel & le coeur vide & gonflé comme un ballon rempli d’air. O amour! ô purs sentimens que je tiens de lui!… Avec quel charme je rentre en moi-même! Avec quel transport j’y retrouve encore mes premieres affections & ma premiere dignité! Combien je m’applaudis d’y revoir briller dans tout son éclat l’image de la vertu, d’y contempler la tienne, ô Julie, assise sur un trône de gloire & dissipant d’un souffle tous ces prestiges! Je sens respirer mon ame oppressée, je crois avoir recouvré mon existence & ma vie & je reprends avec mon amour tous les sentimens sublimes qui le rendent digne de son objet.

LETTRE XVIII. DE JULIE

Je viens, mon bon ami, de jouir d’un des plus doux spectacles qui puissent jamais charmer mes yeux. La plus sage, la plus aimable des filles est enfin devenue la plus digne & la meilleure des femmes. L’honnête homme dont elle a comblé les voeux, plein d’estime & d’amour pour elle, ne respire que pour la chérir, l’adorer, la rendre heureuse & je goûte le charme inexprimable d’être témoin du bonheur de mon amie, c’est-à-dire de le partager. Tu n’y seras pas moins sensible, j’en suis bien sûre, toi qu’elle aima toujours si tendrement, toi qui loftsus cher presque des son enfance, & à qui tant de bienfaits l’ont dû rendre encore plus chère. Oui, tous les sentimens qu’elle éprouve se font sentir à nos coeurs comme au sien. S’ils sont des plaisirs pour elle, ils sont pour nous des consolations & tel est le prix de l’amitié qui nous joint, que la félicité d’un des trois suffit pour adoucir les maux des deux autres.

Ne nous dissimulons pas, pourtant, que cette amie incomparable va nous échapper en partie. La voilà dans un nouvel ordre de choses, la voilà sujette à de nouveaux engagemens, à de nouveaux devoirs, & son coeur qui n’étoit qu’à nous se doit maintenant à d’autres affections auxquelles il faut que l’amitié cede le premier rang. Il y a plus, mon ami; nous devons de notre part devenir plus scrupuleux sur les témoignages de son zele; nous ne devons pas seulement consulter son attachement pour nous & le besoin que nous avons d’elle, mais ce qui convient à son nouvel état & ce qui peut agréer ou déplaire à son mari. Nous n’avons pas besoin de chercher ce qu’exigeroit en pareil cas la vertu; les loix seules de l’amitié suffisent. Celui qui, pour son intérêt particulier, pourroit compromettre un ami mériteroit-il d’en avoir? Quand elle étoit fille, elle étoit libre, elle n’avoit à répondre de ses démarches qu’à elle-même & l’honnêteté de ses intentions suffisoit pour la justifier à ses propres yeux. Elle nous regardoit comme deux époux destinés l’un à l’autre; & son coeur sensible & pur alliant la plus chaste pudeur pour elle-même à la plus tendre compassion pour sa coupable amie, elle couvroit ma faute sans la partager. Mais à présent tout est changé; elle doit compte de sa conduite à un autre; elle n’a pas seulement engagé sa foi, elle a aliéné sa liberté. Dépositaire en même tems de l’honneur de deux personnes, il ne lui suffit pas d’être honnête, il faut encore qu’elle soit honorée; il ne lui suffit pas de ne rien faire que de bien, il faut encore qu’elle ne fasse rien qui ne soit approuvé. Une femme vertueuse ne doit pas seulement mériter l’estime de son mari, mais l’obtenir; s’il la bl ame, elle est blâmable; & fût-elle innocente, elle a tort sitôt qu’elle est soupçonnée: car les apparences mêmes sont au nombre de ses devoirs.

Je ne vois pas clairement si toutes ces raisons sont bonnes, tu en seras le juge; mais un certain sentiment intérieur m’avertit qu’il n’est pas bien que ma cousine continue d’être ma confidente, ni qu’elle me le dise la premiere. Je me suis souvent trouvée en faute sur mes raisonnements, jamais sur les mouvemens secrets qui me les inspirent & cela fait que j’ai plus de confiance à mon instinct qu’à ma raison.

Sur ce principe, j’ai déjà pris un prétexte pour retirer tes lettres, que la crainte d’une surprise me faisoit tenir chez elle. Elle me les a rendues avec un serrement de coeur que le mien m’a fait apercevoir & qui m’a trop confirmé que j’avois fait ce qu’il faloit faire. Nous n’avons point eu d’explication, mais nos regards en tenoient lieu; elle m’a embrassée en pleurant; nous sentions sans nous rien dire combien le tendre langage de l’amitié a peu besoin du secours des paroles.

A l’égard de l’adresse à substituer à la sienne, j’avois songé d’abord à celle de Fanchon Anet & c’est bien la voie la plus sûre que nous pourrions choisir; mais, si cette jeune femme est dans un rang plus bas que ma cousine, est-ce une raison d’avoir moins d’égards pour elle en ce qui concerne l’honnêteté? N’est-il pas à craindre, au contraire, que des sentimens moins élevés ne lui rendent mon exemple plus dangereux, que ce qui n’étoit pour l’une que l’effort d’une amitié sublime ne soit pour l’autre un commencement de corruption & qu’en abusant de sa reconnoissance je ne force la vertu même à servir d’instrument au vice? Ah! n’est-ce pas assez pour moi d’être coupable, sans me donner des complices, & sans aggraver mes fautes du poids de celles d’autrui? N’y pensons point, mon ami: j’ai imaginé un autre expédient, beaucoup moins sûr à la vérité, mais aussi moins répréhensible, en ce qu’il ne compromet personne, & ne nous donne aucun confident; c’est de m’écrire sous un nom en l’air, comme, par exemple, M. du Bosquet & de me mettre une enveloppe adressée à Regianino, que j’aurai soin de prévenir. Ainsi Régianino lui-même ne saura rien; il n’aura tout au plus que des soupçons, qu’il n’oseroit vérifier, car Milord Edouard de qui dépend sa fortune m’a répondu de lui. Tandis que notre correspondance continuera par cette voie, je verrai si l’on peut reprendre celle qui nous servit durant le voyage de Valais, ou quelque autre qui soit permanente & sûre.

Quand je ne connaîtrois pas l’état de ton coeur, je m’apercevrois, par l’humeur qui regne dans tes relations, que la vie que tu menes n’est pas de ton goût. Les lettres de M. de Muralt, dont on s’est plaint en France, étoient moins séveres que les tiennes; comme un enfant qui se dépite contre ses maîtres, tu te venges d’être obligé d’étudier le monde sur les premiers qui te l’apprennent. Ce qui me surprend le plus est que la chose qui commence par te révolter est celle qui prévient tous les étrangers, savoir, l’accueil des François & le ton général de leur société, quoique de ton propre aveu tu doives personnellement t’en louer. Je n’ai pas oublié la distinction de Paris en particulier & d’une grande ville en général; mais je vois qu’ignorant ce qui convient à l’un ou à l’autre, tu fais ta critique à bon compte, avant de savoir si c’est une médisance ou une observation. Quoi qu’il ne soit, j’aime la nation françoise & ce n’est pas m’obliger que d’en mal parler. Je dois aux bons livres qui nous viennent d’elle la plupart des instructions que nous avons prises ensemble. Si notre pays n’est plus barbare, à qui en avons-nous l’obligation? Les deux plus grands, les deux plus vertueux des modernes, Catinat, Fénelon, étoient tous deux François: Henri IV, le roi que j’aime, le bon roi, l’étoit. Si la France n’est pas le pays des hommes libres, elle est celui des hommes vrais; & cette liberté vaut bien l’autre aux yeux du sage. Hospitaliers, protecteurs de l’étranger, les François lui passent même la vérité qui les blesse; & l’on se feroit lapider à Londres si l’on y osoit dire des Anglois la moitié du mal que les François laissent dire d’eux à Paris. Mon pere, qui a passé sa vie en France, ne parle qu’avec transport de ce bon & aimable peuple. S’il y a versé son sang au service du prince, le prince ne l’a point oublié dans sa retraite & l’honore encore de ses bienfaits; ainsi je me regarde comme intéressée à la gloire d’un pays où mon pere a trouvé la sienne. Mon ami, si chaque peuple a ses bonnes & mauvaises qualités, honore au moins la vérité qui loue, aussi bien que la vérité qui blâme.

Je te dira plus; pourquoi perdrois-tu en visites oisives le tems qui te reste à passer aux lieux où tu es? Paris est-il moins que Londres le théâtre des talents & les étrangers y font-ils moins aisément leur chemin? Crois-moi, tous les Anglois ne sont pas des lords Edouards & tous les François ne ressemblent pas à ces beaux diseurs qui te déplaisent si fort. Tente, essaye, fais quelques épreuves, ne fût-ce que pour approfondir les moeurs & juger à l’oeuvre ces gens qui parlent si bien. Le pere de ma cousine dit que tu connois la constitution de l’Empire & les intérêts des princes, Milord Edouard trouve aussi que tu n’as pas mal étudié les principes de la politique & les divers systemes de gouvernement. J’ai dans la tête que les pays du monde où le mérite est le plus honoré est celui qui te convient le mieux & que tu n’as besoin que d’être connu pour être employé. Quant à la religion, pourquoi la tienne te nuiroit-elle plus qu’à un autre? La raison n’est-elle pas le préservatif de l’intolérance & du fanatisme? Est-on plus bigot en France qu’en Allemagne? & qui t’empêcheroit de pouvoir faire à Paris le même chemin que M. de Saint-Saphorin a fait à Vienne? Si tu consideres le but, les plus prompts essais ne doivent-ils pas accélérer les succes? Si tu compares les moyens, n’est-il pas plus honnête encore de s’avancer par ses talens que par ses amis? Si tu songes… Ah! cette mer… un plus long trajet… J’aimerois mieux l’Angleterre, si Paris étoit au delà.

A propos de cette grande ville, oserois-je relever une affectation que je remarque dans tes lettres? Toi qui me parlais des Valaisanes avec tant de plaisir, pourquoi ne me dis-tu rien des Parisiennes? Ces femmes galantes & célebres valent-elles moins la peine d’être dépeintes que quelques montagnardes simples & grossieres? Crains-tu peut-être de me donner de l’inquiétude par le tableau des plus séduisantes personnes de l’univers? Désabuse-toi, mon ami, ce que tu peux faire de pis pour mon repos est de ne me point parler d’elles; & quoi que tu m’en puisses dire, ton silence à leur égard m’est beaucoup plus suspect que tes éloges.

Je serois bien aise aussi d’avoir un petit mot sur l’Opéra de Paris, dont on dit ici des merveilles; car enfin la musique peut être mauvaise & le spectacle avoir ses beautés: s’il n’en a pas, c’est un sujet pour ta médisance & du moins, tu n’offenseras personne.

Je ne sais si c’est la peine de te dire qu’à l’occasion de la noce il m’est encore venu ces jours passés deux épouseurs comme par rendez-vous: l’un d’Yverdun, gîtant, chassant de château en château, l’autre du pays allemand, par le coche de Berne. Le premier est une maniere de petit-maître, parlant assez résolument pour faire trouver ses reparties spirituelles à ceux qui n’en écoutent que le ton; l’autre est un grand nigaud timide, non de cette aimable timidité qui vient de la crainte de déplaire, mais de l’embarras d’un sot qui ne sait que dire & du mal aise d’un libertin qui ne sent pas à sa place auprès d’une honnête fille. Sachant tres positivement les intentions de mon pere au sujet de ces deux messieurs, j’use avec plaisir de la liberté qu’il me laisse de les traiter à ma fantaisie & je ne crois pas que cette fantaisie laisse durer long-tems celle qui les amene. Je les hais d’oser attaquer un coeur où tu regnes, sans armes pour te le disputer: s’ils en avoient, je les hairois davantage encore; mais où les prendroient-ils, eux & d’autres & tout l’univers? Non, non, sois tranquille, mon aimable ami. Quand je retrouverois un mérite égal au tien, quand il se présenteroit un autre que toi-même, encore le premier venu seroit-il le seul écouté. Ne t’inquiete donc point de ces deux especes dont je daigne à peine te parler. Quel plaisir J’aurois à leur mesurer deux doses de dégoût si parfaitement égales qu’ils prissent la résolution de partir ensemble comme ils sont venus & que je pusse t’apprendre à la fois le départ de tous deux?

M. de Crouzas vient de nous donner une réfutation des épîtres de Pope, que j’ai lue avec ennui. Je ne sais pas au vrai lequel des deux auteurs a raison; mais je sais bien que le livre de M. de Crouzas ne fera jamais faire une bonne action & qu’il n’y a rien de bon qu’on ne soit tenté de faire en quittant celui de Pope. Je n’ai point, pour moi, d’autre maniere de juger de mes lectures que de sonder les dispositions où elles laissent mon ame & j’imagine à peine quelle sorte de bonté peut avoir un livre qui ne porte point ses lecteurs au bien.

Adieu, mon trop cher ami, je ne voudrois pas finir sitôt; mais on m’attend, on m’appelle. Je te quitte à regret, car je suis gaie & j’aime à partager avec toi mes plaisirs; ce qui les anime & les redouble est que ma mere se trouve mieux depuis quelques jours; elle s’est senti assez de force pour assister au mariage & servir de mere à sa niece, ou plutôt à sa seconde fille. La pauvre Claire en a pleuré de joie. Juge de moi, qui, méritant si peu de la conserver, tremble toujours de la perdre. En vérité elle fait les honneurs de la fête avec autant de grace que dans sa plus parfaite santé; il semble même qu’un reste de langueur rende sa naive politesse encore plus touchante. Non, jamais cette incomparable mere ne fut si bonne, si charmante, si digne d’être adorée. Sais-tu qu’elle a demandé plusieurs fois de tes nouvelles à M. d’Orbe? Quoiqu’elle ne me parle point de toi, je n’ignore pas qu’elle t’aime & que, si jamais elle étoit écoutée, ton bonheur & le mien seroient son premier ouvrage. Ah! si ton coeur sait être sensible, qu’il a besoin de l’être & qu’il a de dettes à payer!

LETTRE XIX. A JULIE

Tiens, ma Julie, gronde-moi, querelle-moi, bats-moi; je souffrirai tout, mais je n’en continuerai pas moins à te dire ce que je pense. Qui sera le dépositaire de tous mes sentiments, si ce n’est toi qui les éclaires & avec qui mon coeur se permettroit-il de parler si ture fusois de l’entendre? Quand je te rends compte de mes observations & de mes jugements, c’est pour que tu les corriges, non pour que tu les approuves; & plus je puis commettre d’erreurs, plus je dois me presser de t’en instruire. Si je bl ame les abus qui me frappent dans cette grande ville, je ne m’en excuserai point sur ce que je t’en parle en confidence; car je ne dis jamais rien d’un tiers que je ne sois prêt à lui dire en face & dans tout ce que je t’écris des Parisiens, je ne fais que répéter ce que je leur dis tous les jours à eux-mêmes. Ils ne m’en savent point mauvais gré; ils conviennent de beaucoup de choses. Ils se plaignoient de notre Muralt, je le crois bien: on voit, on sent combien il les hait, jusque dans les éloges qu’il leur donne; & je suis bien trompé si, même dans ma critique, on n’aperçoit le contraire. L’estime & la reconnoissance que m’inspirent leurs bontés ne font qu’augmenter ma franchise: elle peut n’être pas inutile à quelques-uns; & à la maniere dont tous supportent la vérité dans ma bouche, j’ose croire que nous sommes dignes, eux de l’entendre & moi de la dire. C’est en cela, ma Julie, que la vérité qui bl ame est plus honorable que la vérité qui loue; car la louange ne sert qu’à corrompre ceux qui la goûtent & les plus indignes en sont toujours les plus affamés; mais la censure est utile & le mérite seul sait la supporter. Je te le dis du fond de mon coeur, j’honore le François comme le seul peuple qui aime véritablement les hommes & qui soit bienfaisant par caractere; mais c’est pour cela même que je suis moins disposé à lui accorder cette admiration générale à laquelle il prétend même pour les défauts qu’il avoue. Si les François n’avoient point de vertus, je n’en dirois rien; s’ils n’avoient point de vices, ils ne seroient pas hommes; ils ont trop de côtés louables pour être toujours loués.

Quant aux tentatives dont tu me parles, elles me sont impraticables, parce qu’il faudroit employer, pour les faire, des moyens qui ne me conviennent pas & que tu m’as interdits toi-même. L’austérité républicaine n’est pas de mise en ce pays; il y faut des vertus plus flexibles, & qui sachent mieux se plier aux intérêts des amis & des protecteurs. Le mérite est honoré, j’en conviens; mais ici les talens qui menent à la réputation ne sont point ceux qui menent à la fortune, & quand j’aurois le malheur de posséder ces derniers, Julie se résoudroit-elle à devenir la femme d’un parvenu? En Angleterre c’est tout autre chose, & quoique les moeurs y vaillent peut-être encore moins qu’en France, cela n’empêche pas qu’on n’y puisse parvenir par des chemins plus honnêtes, parce que le peuple ayant plus de part au gouvernement, l’estime publique y est un plus grand moyen de crédit. Tu n’ignores pas que le projet de Milord Edouard est d’employer cette voie en ma faveur, & le mien de justifier son zele. Le lieu de la terre où je suis le plus loin de toi est celui où je ne puis rien faire qui m’en rapproche. O Julie! s’il est difficile d’obtenir ta main, il l’est bien plus de la mériter, & voilà la noble tâche que l’amour m’impose.

Tu m’ôtes d’une grande peine en me donnant de meilleures nouvelles de ta mere. Je t’en voyois déjà si inquiete avant mon départ, que je n’osai te dire ce que j’en pensois; mais je la trouvois maigrie, changée, & je redoutois quelque maladie dangereuse. Conservez-la moi, parce qu’elle m’est chère, parce que mon coeur l’honore, parce que ses bontés font mon unique espérance & sur-tout parce qu’elle est mere de ma Julie.

Je te dirai sur les deux épouseurs que je n’aime point ce mot, même par plaisanterie. Du reste le ton dont tu me parles d’eux m’empêche de les craindre, & je ne hais plus ces infortunés, puisque tu crois les haïr. Mais j’admire ta simplicité de penser connoître la haine. Ne vois-tu pas que c’est l’amour dépité que tu prends pour elle? Ainsi murmure la blanche colombe dont on poursuit le bien-aimé. Va, Julie, va, fille incomparable, quand tu pourras haïr quelque chose, je pourrai cesser de t’aimer.

P.S. Que je te plains d’être obsédée par ces deux importuns! Pour l’amour de toi-même, hâte-toi de les renvoyer.

LETTRE XX. DE JULIE

Mon ami, j’ai remis à M. d’Orbe un paquet qu’il s’est chargé de t’envoyer à l’adresse de M. Silvestre, chez qui tu pourras le retirer; mais je t’avertis d’attendre pour l’ouvrir que tu sois seul & dans ta chambre. Tu trouveras dans ce paquet un petit meuble à ton usage.

C’est une espece d’amulette que les amans portent volontiers. La maniere de s’en servir est bizarre; il faut la contempler tous les matins un quart d’heure jusqu’à ce qu’on se sente pénétré d’un certain attendrissement; alors on l’applique sur ses yeux, sur sa bouche & sur son coeur: cela sert, dit-on, de préservatif durant la journée contre le mauvais air du pays galant. On attribue encore à ces sortes de talismans une vertu électrique tres singuliere, mais qui n’agit qu’entre les amans fideles. C’est de communiquer à l’un l’impression des baisers de l’autre à plus de cent lieues de là. Je ne garantis pas le succes de l’expérience; je sais seulement qu’il ne tient qu’à toi de la faire.

Tranquillise-toi sur les deux galans ou prétendants, ou comme tu voudras les appeler, car désormais le nom ne fait plus rien à la chose. Ils sont partis: qu’ils aillent en paix. Depuis que je ne les vois plus, je ne les hais plus.

LETTRE XXI. A JULIE

Tu l’as voulu, Julie; il faut donc te les dépeindre, ces aimables Parisiennes? orgueilleuse! cet hommage manquoit à tes charmes. Avec toute ta feinte jalousie, avec ta modestie & ton amour, je vois plus de vanité que de crainte cachée sous cette curiosité. Quoiqu’il en soit, je serai vrai: je puis l’être; je le serois de meilleur coeur si j’avois davantage à louer. Que ne sont-elles cent fois plus charmantes! que n’ont-elles assez d’attraits pour rendre un nouvel honneur aux tiens!

Tu te plaignois de mon silence! Eh, mon Dieu! que t’aurois-je dit? En lisant cette lettre, tu sentiras pourquoi j’aimois à te parler des Valaisan estes voisines & pourquoi je ne te parlois point des femmes de ce pays. C’est que les unes me rappeloient à toi sans cesse & que les autres…Lis & puis tu me jugeras. Au reste, peu de gens pensent comme moi des dames françoises, si même je ne suis sur leur compte tout à fait seul de mon avis. C’est sur quoi l’équité m’oblige à te prévenir, afin que tu saches que je te les représente, non peut-être comme elles sont, mais comme je les vois. Malgré cela, si je suis injuste envers elles, tu ne manqueras pas de me censurer encore; & tu seras plus injuste que moi, car tout le tort en est à toi seule.

Commençons par l’extérieur. C’est à quoi s’en tiennent la plupart des observateurs. Si je les imitois en cela, les femmes de ce pays auroient trop à s’en plaindre: elles ont un extérieur de caractere aussi bien que de visage; & comme l’un ne leur est guere plus favorable que l’autre, on leur fait tort en ne les jugeant que par là. Elles sont tout au plus passables de figure & généralement plutôt mal que bien: je laisse à part les exceptions. Menues plutôt que bien faites, elles n’ont point la taille fine; aussi s’attachent-elles volontiers aux modes qui la déguisent: en quoi je trouve assez simples les femmes des autres pays, de vouloir bien imiter des modes faites pour cacher les défauts qu’elles n’ont pas.

Leur démarche est aisée & commune. Leur port n’a rien d’affecté parce qu’elles n’aiment point à se gêner; mais elles ont naturellement une certaine disinvoltur a qui n’est pas dépourvue de grâces & qu’elles se piquent souvent de pousser jusqu’à l’étourderie. Elles ont le teint médiocrement blanc & sont communément un peu maigres, ce qui ne contribue pas à leur embellir la peau. A l’égard de la gorge, c’est l’autre extrémité des Valaisanes. Avec des corps fortement serrés elles tâchent d’en imposer sur la consistance; il y a d’autres moyens d’en imposer sur la couleur. Quoique je n’aye apperçu ces objets que de fort loin, l’inspection en est si libre qu’il reste peu de chose à deviner. Ces dames paroissent mal entendre en cela leurs intérêts; car, pour peu que le visage soit agréable, l’imagination du spectateur les serviroit au surplus beaucoup mieux que ses yeux; & suivant le philosophe gascon, la faim entiere est bien plus âpre que celle qu’on a déjà rassasiée, au moins par un sens.

Leurs traits sont peu réguliers; mais, si elles ne sont pas belles, elles ont de la physionomie, qui supplée à la beauté & l’éclipse quelquefois. Leurs yeux vifs & brillans ne sont pourtant ni pénétrans ni doux. Quoiqu’elles prétendent les animer à force de rouge, l’expression qu’elles leur donnent par ce moyen tient plus du feu de la colere que de celui de l’amour: naturellement ils n’ont que de la gaieté; ou s’ils semblent quelquefois demander un sentiment tendre, ils ne le promettent jamais.

Elles se mettent si bien, ou du moins elles en ont tellement la réputation, qu’elles servent en cela, comme en tout, de modele au reste de l’Europe. En effet, on ne peut employer avec plus de goût un habillement plus bizarre. Elles sont de toutes les femmes les moins asservies à leurs propres modes. La mode domine les provinciales; mais les Parisiennes dominent la mode & la savent plier chacune à son avantage. Les premieres sont comme des copistes ignorants & serviles qui copient jusqu’aux fautes d’orthographe; les autres sont des auteurs qui copient en maîtres & savent rétablir les mauvaises leçons.

Leur parure est plus recherchée que magnifique; il y regne plus d’élégance que de richesse. La rapidité des modes, qui vieillit tout d’une année à l’autre, la propreté qui leur fait aimer à changer souvent d’ajustement, les préservent d’une somptuosité ridicule: elles n’en dépensent pas moins, mais leur dépense est mieux entendue; au lieu d’habits râpés & superbes comme en Italie, on voit ici des habits plus simples & toujours frais. Les deux sexes ont à cet égard la même modération, la même délicatesse & ce goût me fait grand plaisir: j’aime fort à ne voir ni galons ni taches. Il n’y a point de peuple, excepté le nôtre, où les femmes surtout portent moins la dorure. On voit les mêmes étoffes dans tous les états & l’on auroit peine à distinguer une duchesse d’une bourgeoise, si la premiere n’avoit l’art de trouver des distinctions que l’autre n’oseroit imiter. Or ceci semble avoir sa difficulté; car quelque mode qu’on prenne à la cour, cette mode est suivie à l’instant à la ville; & il n’en est pas des bourgeoises de Paris comme des provinciales & des étrangeres, qui ne sont jamais qu’à la mode qui n’est plus. Il n’en est pas encore comme dans les autres pays, où les plus grands étant aussi les plus riches, leurs femmes se distinguent par un luxe que les autres ne peuvent égaler. Si les femmes de la cour prenoient ici cette voie, elles seroient bientôt effacées par celles des financiers.

Qu’ont-elles donc fait? Elles ont choisi des moyens plus sûrs, plus adroits & qui marquent plus de réflexion. Elles savent que des idées de pudeur & de modestie sont profondément gravées dans l’esprit du peuple. C’est là ce qui leur a suggéré des modes inimitables. Elles ont vu que le peuple avoit en horreur le rouge, qu’il s’obstine à nommer grossierement du fard, elles se sont appliqué quatre doigts, non de fard, mais de rouge; car, le mot changé, la chose n’est plus la même. Elles ont vu qu’une gorge découverte est en scandale au public; elles ont largement échancré leur corps. Elles ont vu… oh! bien des choses, que ma Julie, toute demoiselle qu’elle est, ne verra sûrement jamais. Elle sont mis dans leurs manieres le même esprit qui dirige leur ajustement. Cette pudeur charmante qui distingue, honore & embellit ton sexe, leur a paru vile, & roturiere; elles ont animé leur geste & leur propos d’une noble impudence; & il n’y a point d’honnête homme à qui leur regard assuré ne fasse baisser les yeux. C’est ainsi que cessant d’être femmes, de peur d’être confondues avec les autres femmes, elles préferent leur rang à leur sexe & imitent les filles de joie, afin de n’être pas imitées.

J’ignore jusqu’où va cette imitation de leur part, mais je sais qu’elles n’ont pu tout à fait éviter celle qu’elles vouloient prévenir. Quant au rouge & aux corps échancrés, il sont fait tout le progres qu’ils pouvoient faire. Les femmes de la ville ont mieux aimé renoncer à leurs couleurs naturelles & aux charmes que pouvoit leur prêter l’amoroso pensier des amants, que de rester mises comme des bourgeoises; & si cet exemple n’a point gagné les moindres états, c’est qu’une femme à pied dans un pareil équipage n’est pas trop en sûreté contre les insultes de la populace. Ces insultes sont le cri de la pudeur révoltée; & dans cette occasion, comme en beaucoup d’autres, la brutalité du peuple, plus honnête que la bienséance des gens polis, retient peut-être ici cent mille femmes dans les bornes de la modestie: c’est précisément ce qu’ont prétendu les adroites inventrices de ces modes.

Quant au maintien soldatesque & au ton grenadier, il frappe moins, attendu qu’il est plus universel & il n’est guere sensible qu’aux nouveaux débarqués. Depuis le faubourg Saint-Germain jusqu’aux halles, il y a peu de femmes à Paris dont l’abord, le regard, ne soit d’une hardiesse à déconcerter quiconque n’a rien vu de semblable en son pays; & de la surprise où jettent ces nouvelles manieres naît cet air gauche qu’on reproche aux étrangers. C’est encore pis sitôt qu’elles ouvrent la bouche. Ce n’est point la voix douce & mignarde de nos Vaudoises; c’est un certain accent dur, aigre, interrogatif, impérieux, moqueur & plus fort que celui d’un homme. S’il reste dans leur ton quelque grace de leur sexe, leur maniere intrépide & curieuse de fixer les gens acheve de l’éclipser. Il semble qu’elles se plaisent à jouir de l’embarras qu’elles donnent à ceux qui les voyent pour la premiere fois; mais il est à croire que cet embarras leur plairoit moins si elles en démêloient mieux la cause.

Cependant, soit prévention de ma part en faveur de la beauté, soit instinct de la sienne à se faire valoir, les belles femmes me paroissent en général un peu plus modestes, & je trouve plus de décence dans leur maintien. Cette réserve ne leur coûte guere; elles sentent bien leurs avantages, elles savent qu’elles n’ont pas besoin d’agaceries pour nous attirer. Peut-être aussi que l’impudence est plus sensible & choquante, jointe à la laideur; & il est sûr qu’on couvriroit plutôt de soufflets que de baisers un laid visage effronté, au lieu qu’avec la modestie il peut exciter une tendre compassion qui mene quelquefois à l’amour. Mais quoique en général on remarque ici quelque chose de plus doux dans le maintien des jolies personnes, il y a encore tant de minauderies dans leur manieres & elles sont toujours si visiblement occupées d’elles-mêmes, qu’on n’est jamais exposé dans ce pays à la tentation qu’avoit quelquefois M. de Muralt auprès des Angloises, de dire à une femme qu’elle est belle pour avoir le plaisir de le lui apprendre.

La gaieté naturelle à la nation, ni le désir d’imiter les grands airs, ne sont pas les seules causes de cette liberté de propos & de maintien qu’on remarque ici dans les femmes. Elle paraît avoir une racine plus profonde dans les moeurs, par le mélange indiscret & continuel des deux sexes, qui fait contracter à chacun d’eux l’air, le langage, & les manieres de l’autre. Nos Suissesses aiment assez à rassembler entre elles, elles y vivent dans une douce familiarité & quoique apparemment elles ne haissent pas le commerce des hommes, il est certain que la présence de ceux-ci jette une espece de contrainte dans cette petite gynécocratie. A Paris, c’est tout le contraire; les femmes n’aiment à vivre qu’avec les hommes, elles ne sont à leur aise qu’avec eux. Dans chaque société la maîtresse de la maison est presque toujours seule au milieu d’un cercle d’hommes. On a peine à concevoir d’où tant d’hommes peuvent se répandre partout; mais Paris est plein d’aventuriers & de célibataires qui passent leur vie à courir de maison en maison; & les hommes semblent, comme les especes, se multiplier parla circulation. C’est donc là qu’une femme apprend à parler, agir & penser comme eux & eux comme elle. C’est là qu’unique objet de leurs petites galanteries, elle jouit paisiblement de ces insultans hommages auxquels on ne daigne pas même donner un air de bonne foi. Qu’importe? sérieusement ou par plaisanterie, on s’occupe d’elle & c’est tout ce qu’elle veut. Qu’une autre femme survienne, à l’instant le tonde cérémonie succede à la familiarité, les grands airs commencent, l’attention des hommes se partage & l’on se tient mutuellement dans une secrete gêne dont on ne sort plus qu’en se séparant.

Les femmes de Paris aiment à voir les spectacles, c’est-à-dire à y être vues; mais leur embarras, chaque fois qu’elles y veulent aller, est de trouver une compagne; car l’usage ne permet à aucune femme d’y aller seule en grande loge, pas même avec son mari, pas même avec un autre homme. On ne sauroit dire combien, dans ce pays si sociable ces parties sont difficiles à former; de dix qu’on en projette, il en manque neuf; le désir d’aller au spectacle les fait lier, l’ennui d’y aller ensemble les fait rompre. Je crois que les femmes pourroient abroger aisément cet usage inepte; car où est la raison de ne pouvoir se montrer seule en public? Mais c’est peut-être ce défaut de raison qui le conserve. Il est bon de tourner autant qu’on peut les bienséances sur des choses où il seroit inutile d’en manquer. Que gagneroit une femme au droit d’aller sans compagne à l’Opéra? Ne vaut-il pas mieux réserver ce droit pour recevoir en particulier ses amis?

Il est sûr que mille liaisons secretes doivent être le fruit de leur maniere de vivre éparses & isolées parmi tant d’hommes. Tout le monde en convient aujourd’hui & l’expérience a détruit l’absurde maxime de vaincre les tentations en les multipliant. On ne dit donc plus que cet usage est plus honnête, mais qu’il est plus agréable, & c’est ce que je ne crois pas plus vrai; car quel amour peut régner où la pudeur est en dérision, & quel charme peut avoir une vie privée à la fois d’amour & d’honnêteté? Aussi comme le grand fléau de tous ces gens si dissipés est l’ennui, les femmes se soucient-elles moins d’être aimées qu’amusées, la galanterie & les soins valent mieux que l’amour auprès d’elles, & pourvu qu’on soit assidu, peu leur importe qu’on soit passionné. Les mots même d’amour & d’amant sont bannis de l’intime société des deux sexes & relégués avec ceux de chaîne & de flamme dans les Romans qu’on ne lit plus.

Il semble que tout l’ordre des sentimens naturels soit ici renversé. Le coeur n’y forme aucune chaîne; il n’est point permis aux filles d’en avoir un; ce droit est réservé aux seules femmes mariées & n’exclut du choix personne que leurs maris. Il vaudroit mieux qu’une mere eût vingt amans que sa fille un seul. L’adultere n’y révolte point, on n’y trouve rien de contraire à la bienséance: les Romans les plus décents, ceux que tout le monde lit pour s’instruire, en sont pleins; & le désordre n’est plus blâmable sitôt qu’il est joint à l’infidélité. O Julie! telle femme qui n’a pas craint de souiller cent fois le lit conjugal oseroit d’une bouche impure accuser nos chastes amours & condamner l’union de deux coeurs sinceres qui ne surent jamais manquer de foi! On diroit que le mariage n’est pas à Paris de la même nature que partout ailleurs. C’est un sacrement, à ce qu’ils prétendent & ce sacrement n’a pas la force des moindres contrats civils; il semble n’être que l’accord de deux personnes libres qui conviennent de demeurer ensemble, de porter le même nom, de reconnoître les mêmes enfants, mais qui n’ont, au surplus, aucune sorte de droit l’une sur l’autre; & un mari qui s’aviseroit de contrôler ici la mauvaise conduite de sa femme n’exciteroit pas moins de murmures que celui qui souffriroit chez nous le désordre public de la sienne. Les femmes, de leur côté, n’usent pas de rigueur envers leurs maris & l’on ne voit pas encore qu’elles les fassent punir d’imiter leurs infidélités. Au reste, comment attendre de part ou d’autre un effet plus honnête d’un lien où le coeur n’a point été consulté? Qui n’épouse que la fortune ou l’état ne doit rien à la personne.

L’amour même, l’amour a perdu ses droits & n’est pas moins dénaturé que le mariage. Si les époux sont ici des garçons & des filles qui demeurent ensemble pour vivre avec plus de liberté, les amans sont des gens indifférens qui se voyent par amusement, par air, par habitude, ou pour le besoin du moment: le coeur n’a que faire à ces liaisons; on n’y consulte que la commodité & certaines convenances extérieures. C’est, si l’on veut, se connoître, vivre ensemble, s’arranger, se voir, moins encore s’il est possible. Une liaison de galanterie dure un peu plus qu’une visite; c’est un recueil de jolis entretiens & de jolies lettres pleines de portraits, de maximes, de philosophie & de bel esprit. A l’égard du physique, il n’exige pas tant de mystere; on a tres sensément trouvé qu’il faloit régler sur l’instant des désirs la facilité de les satisfaire: la premiere venue, le premier venu, l’amant ou un autre, un homme est toujours un homme, tous sont presque également bons; & il y a du moins à cela de la conséquence, car pourquoi seroit-on plus fidele à l’amant qu’au mari? & puis à certain âge tous les hommes sont à peu près le même homme, toutes les femmes la même femme; toutes ces poupées sortent de chez la même marchande de modes & il n’ya guere d’autre choix à faire que ce qui tombe le plus commodément sous la main.

Comme je ne sais rien de ceci par moi-même, on m’en a parlé sur un ton si extraordinaire qu’il ne m’a pas été possible de bien entendre ce qu’on m’en a dit. Tout ce que j’en ai conçu, c’est que, chez la plupart des femmes, l’amant est comme un des gens de la maison: s’il ne fait pas son devoir, on le congédie & l’on en prend un autre; s’il trouve mieux ailleurs, ou s’ennuie du métier, il quitte & l’on en prend un autre. Il y a, dit-on, des femmes assez capricieuses pour essayer même du maître de la maison; car enfin c’est encore une espece d’homme. Cette fantaisie ne dure pas; quand elle est passée, on le chasse & l’on en prend un autre, ou s’il s’obstine, on le garde & l’on en prend un autre.

Mais, disois-je à celui qui m’expliquoit ces étranges usages, comment une femme vit-elle ensuite avec tous ces autres-là qui ont ainsi pris ou reçu leur congé? Bon! reprit-il, elle n’y vit point. On ne se voit plus, on ne se connoît plus. Si jamais la fantaisie prenoit de renouer, on auroit une nouvelle connoissance à faire & ce seroit beaucoup qu’on se souvînt de s’être vus. Je vous entends, lui dis-je; mais j’ai beau réduire ces exagérations, je ne conçois pas comment, après une union si tendre, on peut se voir de sang-froid, comment le coeur ne palpite pas au nom de ce qu’on a une fois aimé, comment on ne tressaillit pas à sa rencontre. Vous me faites rire, interrompit-il, avec vos tressaillements; vous voudriez donc que nos femmes ne fissent autre chose que tomber en syncope?

Supprime une partie de ce tableau trop chargé sans doute, place Julie à côté du reste & souviens-toi de mon coeur; je n’ai rien de plus à te dire.

Il faut cependant l’avouer, plusieurs de ces impressions désagréables s’effacent par l’habitude. Si le mal se présente avant le bien, il ne l’empêche pas de se montrer à son tour; les charmes de l’esprit & du naturel font valoir ceux de la personne. La premiere répugnance vaincue devient bientôt un sentiment contraire. C’est l’autre point de vue du tableau & la justice ne permet pas de ne l’exposer que par le côté désavantageux.

C’est le premier inconvénient des grandes villes que les hommes y deviennent autres que ce qu’ils sont & que la société leur donne pour ainsi dire un être différent du leur. Cela est vrai, surtout à Paris & surtout à l’égard des femmes, qui tirent des regards d’autrui la seule existence dont elles se soucient. En abordant une dame dans une assemblée, au lieu d’une Parisienne que vous croyez voir, vous ne voyez qu’un simulacre de la mode. Sa hauteur, son ampleur, sa démarche, sa taille, sa gorge, ses couleurs, son air, son regard, ses propos, ses manieres, rien de tout cela n’est à elle; & si vous la voyiez dans son état naturel, vous ne pourriez la reconnaître. Or cet échange est rarement favorable à celles qui le font & en général il n’y a guere à gagner à tout ce qu’on substitue à la nature. Mais on ne l’efface jamais entierement; elle s’échappe toujours par quelque endroit & c’est dans une certaine adresse à la saisir que consiste l’art d’observer. Cet art n’est pas difficile vis-à-vis des femmes de ce pays; car, comme elles ont plus de naturel qu’elles ne croient en avoir, pour peu qu’on les fréquente assidûment, pour peu qu’on les détache de cette éternelle représentation qui leur plaît si fort, on les voit bientôt comme elles sont; & c’est alors que toute l’aversion qu’elles ont d’abord inspirée se change en estime & en amitié.

Voilà ce que j’eus occasion d’observer la semaine derniere dans une partie de campagne où quelques femmes nous avoient assez étourdiment invités, moi & quelques autres nouveaux débarqués, sans trop s’assurer que nous leur convenions, ou peut-être pour avoir le plaisir d’y rire de nous à leur aise. Cela ne manqua pas d’arriver le premier jour. Elles nous accablerent d’abord de traits plaisants & fins, qui tombant toujours sans rejaillir, épuiserent bientôt leur carquois. Alors elles s’exécuterent de bonne grâce & ne pouvant nous amener à leur ton, elles furent réduites à prendre le nôtre. Je ne sais si elles se trouverent bien de cet échange; pour moi, je m’en trouvai à merveille; je vis avec surprise que je m’éclairois plus avec elles que je n’aurois fait avec beaucoup d’hommes. Leur esprit ornoit si bien le bon sens, que je regrettois ce qu’elles en avoient mis à le défigurer; & je déplorois, en jugeant mieux des femmes de ce pays, que tant d’aimables personnes ne manquassent de raison que parce qu’elles ne vouloient pas en avoir. Je vis aussi que les grâces familieres & naturelles effaçoient insensiblement les airs apprêtés de la ville; car, sans y songer, on prend des manieres assortissantes aux choses qu’on dit & il n’y a pas moyen de mettre à des discours sensés les grimaces de la coquetterie. Je les trouvai plus jolies depuis qu’elles ne cherchoient plus tant à l’être & je sentis qu’elles n’avoient besoin pour plaire que de ne se pas déguiser. J’osai soupçonner sur ce fondement que Paris, ce prétendu siege du goût, est peut-être le lieu du monde où il y en a le moins, puisque tous les soins qu’on y prend pour plaire défigurent la véritable beauté.

Nous restâmes ainsi quatre ou cinq jours ensemble, contens les uns des autres & de nous-mêmes. Au lieu de passer en revue Paris & ses folies, nous l’oubliâmes. Tout notre soin se bornoit à jouir entre nous d’une société agréable & douce. Nous n’eûmes besoin ni de satires ni de plaisanteries pour nous mettre de bonne humeur; & nos ris n’étaient pas de raillerie, mais de gaieté, comme ceux de ta cousine.

Une autre chose acheva de me faire changer d’avis sur leur compte. Souvent, au milieu de nos entretiens les plus animés, on venoit dire un mot à l’oreille de la maîtresse de la maison. Elle sortoit, alloit s’enfermer pour écrire & ne rentroit de longtemps. Il étoit aisé d’attribuer ces éclipses à quelque correspondance de coeur, ou de celles qu’on appelle ainsi. Une autre femme en glissa légerement un mot qui fut assez mal reçu; ce qui me fit juger que si l’absente manquoit d’amants, elle avoit au moins des amis. Cependant la curiosité m’ayant donné quelque attention, quelle fut ma surprise en apprenant que ces prétendus grisons de Paris étoient des paysans de la paroisse qui venoient, dans leurs calamités, implorer la protection de leur dame; l’un surchargé de tailles à la décharge d’un plus riche, l’autre enrôlé dans la milice sans égard pour son âge & pour ses enfants; l’autre écrasé d’un puissant voisin par un proces injuste; l’autre ruiné par la grêle & dont on exigeoit le bail à la rigueur. Enfin tous avoient quelque grâce à demander, tous étoient patiemment écoutés, on n’en rebutoit aucun & le tems attribué aux billets doux étoit employé à écrire en faveur de ces malheureux. Je ne saurois te dire avec quel étonnement j’appris & le plaisir que prenoit une femme si jeune & si dissipée à remplir ces aimables devoirs & combien peu elle y mettoit d’ostentation. Comment! disais-je tout attendri, quand ce seroit Julie elle ne feroit pas autrement. Des cet instant je ne l’ai plus regardée qu’avec respect & tous ses défauts sont effacés à mes yeux.

Sitôt que mes recherches se sont tournées de ce côté, j’ai appris mille choses à l’avantage de ces mêmes femmes que j’avais d’abord trouvées si insupportables. Tous les étrangers conviennent unanimement qu’en écartant les propos à la mode, il n’y a point de pays au monde où les femmes soient plus éclairées, parlent en général plus sensément, plus judicieusement & sachent donner, au besoin, de meilleurs conseils. Otons le jargon de la galanterie & du bel esprit, quel parti tirerons-nous de la conversation d’une Espagnole, d’une Italienne, d’une Allemande? Aucun & tu sais, Julie, ce qu’il en est communément de nos Suissesses. Mais qu’on ose passer pour peu galant & tirer les Françoises de cette forteresse, dont à la vérité elles n’aiment guere à sortir, on trouve encore à qui parler en rase campagne & l’on croit combattre avec un homme, tant elles savent s’armer de raison & faire de nécessité vertu. Quant au bon caractere, je ne citerai point le zele avec lequel elles servent leurs amis; car il peut régner en cela une certaine chaleur d’amour-propre qui soit de tous les pays; mais quoiqu’ordinairement elles n’aiment qu’elles-mêmes, une longue habitude, quand elles ont assez de constance pour l’acquérir, leur tient lieu d’un sentiment assez vif: celle qui peuvent supporter un attachement de dix ans le gardent ordinairement toute leur vie & elles aiment leurs vieux amis plus tendrement, plus sûrement au moins que leurs jeunes amants.

Une remarque assez commune, qui semble être à la charge des femmes, est qu’elles font tout en ce pays & par conséquent plus de mal que de bien; mais ce qui les justifie est qu’elles font le mal poussées par les hommes & le bien de leur propre mouvement. Ceci ne contredit point ce que je disais ci-devant, que le coeur n’entre pour rien dans le commerce des deux sexes; car la galanterie françoise a donné aux femmes un pouvoir universel qui n’a besoin d’aucun tendre sentiment pour se soutenir. Tout dépend d’elles: rien ne se fait que par elles ou pour elles; l’Olympe & le Parnasse, la gloire & la fortune, sont également sous leurs loix. Les livres n’ont de prix, les auteurs n’ont d’estime, qu’autant qu’il plaît aux femmes de leur en accorder; elles décident souverainement des plus hautes connaissances, ainsi que des plus agréables. Poésie, Littérature, Histoire, Philosophie, Politique même; on voit d’abord au style de tous les livres qu’ils sont écrits pour amuser de jolies femmes & l’on vient de mettre la Bible en histoires galantes. Dans les affaires, elles ont pour obtenir ce qu’elles demandent un ascendant naturel jusque sur leurs maris, non parce qu’ils sont leurs maris, mais parce qu’ils sont hommes & qu’il est convenu qu’un homme ne refusera rien à aucune femme, fût-ce même la sienne.

Au reste cette autorité ne suppose ni attachement ni estime, mais seulement de la politesse & de l’usage du monde; car d’ailleurs il n’est pas moins essentiel à la galanterie françoise de mépriser les femmes que de les servir. Ce mépris est une sorte de titre qui leur en impose: c’est un témoignage qu’on a vécu assez avec elles pour les connoître. Quiconque les respecteroit passeroit à leurs yeux pour un novice, un paladin, un homme qui n’a connu les femmes que dans les romans. Elles se jugent avec tant d’équité que les honorer seroit être indigne de leur plaire; & la premiere qualité de l’homme à bonnes fortunes est d’être souverainement impertinent.

Quoi qu’il en soit, elles ont beau se piquer de méchanceté, elles sont bonnes en dépit d’elles; & voici à quoi surtout leur bonté de coeur est utile. En tout pays les gens chargés de beaucoup d’affaires sont toujours repoussants & sans commisération; & Paris étant le centre des affaires du plus grand peuple de l’Europe, ceux qui les font sont aussi les plus durs des hommes. C’est donc aux femmes qu’on s’adresse pour avoir des grâces; elles sont le recours des malheureux; elles ne ferment point l’oreille à leurs plaintes; elles les écoutent, les consolent & les servent. Au milieu de la vie frivole qu’elles menent, elles savent dérober des momens à leurs plaisirs pour les donner à leur bon naturel; & si quelques-unes font un inf ame commerce des services qu’elles rendent, des milliers d’autres s’occupent tous les jours gratuitement à secourir le pauvre de leur bourse & l’opprimé de leur crédit. Il est vrai que leurs soins sont souvent indiscrets & qu’elles nuisent sans scrupule au malheureux qu’elles ne connoissent pas, pour servir le malheureux qu’elles connoissent: mais comment connoître tout le monde dans un si grand pays, & que peut faire de plus la bonté d’ame séparée de la véritable vertu, dont le plus sublime effort n’est pas tant de faire le bien que de ne jamais mal faire? A cela près, il est certain qu’elles ont du penchant au bien, qu’elles en font beaucoup, qu’elles le font de bon coeur, que ce sont elles seules qui conservent dans Paris le peu d’humanité qu’on y voit régner encore, & que sans elle son verroit les hommes avides & insatiables s’y dévorer comme des loups.

Voilà ce que je n’aurois point appris, si je m’en étois tenu aux peintures des faiseurs de Romans & de Comédies, lesquels voyent plutôt dans les femmes des ridicules qu’ils partagent que les bonnes qualités qu’ils n’ont pas, ou qui peignent des chefs-d’oeuvre de vertu qu’elles se dispensent d’imiter en les traitant de chimeres, au lieu de les encourager au bien en louant celui qu’elles font réellement. Les Romans sont peut-être la derniere instruction qu’il reste à donner à un peuple assez corrompu pour que tout autre lui soit inutile; je voudrois qu’alors la composition de ces sortes de livres ne fût permise qu’à des gens honnêtes mais sensibles, dont le coeur se peignît dans leurs écrits, à des auteurs qui ne fussent pas au-dessus des foiblesses de l’humanité, qui ne montrassent pas tout d’un coup la vertu dans le Ciel hors de la portée des hommes, mais qui la leur fissent aimer en la peignant d’abord moins austere, & puis du sein du vice les y sçussent conduire insensiblement.

Je t’en ai prévenue, je ne suis en rien de l’opinion commune sur le compte des femmes de ce pays. On leur trouve unanimement l’abord le plus enchanteur, les grâces les plus séduisantes, la coquetterie la plus raffinée, le sublime de la galanterie & l’art de plaire au souverain degré. Moi, je trouve leur abord choquant, leur coquetterie repoussante, leurs manieres sans modestie. J’imagine que le coeur doit se fermer à toutes leurs avances; & l’on ne me persuadera jamais qu’elles puissent un moment parler de l’amour sans se montrer également incapables d’en inspirer & d’en ressentir.

D’un autre côté, la renommée apprend à se défier de leur caractere; elle les peint frivoles, rusées, artificieuses, étourdies, volages, parlant bien, mais ne pensant point, sentant encore moins & dépensant ainsi tout leur mérite en vain babil. Tout cela me paraît à moi leur être extérieur, comme leurs paniers & leur rouge. Ce sont des vices de parade qu’il faut avoir à Paris & qui dans le fond couvrent en elles du sens, de la raison, de l’humanité, du bon naturel. Elles sont moins indiscretes, moins tracassieres que chez nous, moins peut-être que partout ailleurs. Elles sont plus solidement instruites & leur instruction profite mieux à leur jugement. En un mot, si elles me déplaisent partout ce qui caractérise leur sexe qu’elles ont défiguré, je les estime par des rapports avec le nôtre qui nous font honneur; & je trouve qu’elles seroient cent fois plutôt des hommes de mérite que d’aimables femmes.

Conclusion: si Julie n’eût point existé, si mon coeur eût pu souffrir quelque autre attachement que celui pour lequel il étoit né, je n’aurois jamais pris à Paris ma femme, encore moins ma maîtresse: mais je m’y serois fait volontiers une amie; & ce trésor m’eût consolé peut-être de n’y pas trouver les deux autres.

LETTRE XXII. A JULIE

Depuis ta lettre reçue je suis allé tous les jours chez M.Silvestre demander le petit paquet. Il n’étoit toujours point venu; & dévoré d’une mortelle impatience, j’ai fait le voyage sept fois inutilement. Enfin la huitieme, j’ai reçu le paquet. A peine l’ai-je eu dans les mains, que, sans payer le port, sans m’en informer, sans rien dire à personne, je suis sorti comme un étourdi; & ne voyant le moment de rentrer chez moi, j’enfilois avec tant de précipitation des rues que je ne connoissois point, qu’au bout d’une demi-heure, cherchant la rue de Tournon où je loge, je me suis trouvé dans le Marais, à l’autre extrémité de Paris. J’ai été obligé de prendre un fiacre pour revenir plus promptement; c’est la premiere fois que cela m’est arrivé le matin pour mes affaires: je ne m’en sers même qu’à regret l’apres-midi pour quelques visites; car j’ai deux jambes fort bonnes dont je serois bien fâché qu’un peu plus d’aisance dans ma fortune me fît négliger l’usage.

J’étois fort embarrassé dans mon fiacre avec mon paquet; je ne voulois l’ouvrir que chez moi, c’étoit ton ordre. D’ailleurs une sorte de volupté qui me laisse oublier la commodité dans les choses communes me la fait rechercher avec soin dans les vrais plaisirs. Je n’y puis souffrir aucune sorte de distraction & je veux avoir du tems & mes aises pour savourer tout ce qui me vient de toi. Je tenois donc ce paquet avec une inquiete curiosité dont je n’étois pas le maître; je m’efforçois de palper à travers les enveloppes ce qu’il pouvoit contenir; & l’on eût dit qu’il me brûloit les mains à voir les mouvemens continuels qu’il faisoit de l’une à l’autre. Ce n’est pas qu’à son volume, à son poids, au tonde ta lettre, je n’eusse quelque soupçon de la vérité; mais le moyen de concevoir comment tu pouvois avoir trouvé l’artiste & l’occasion? Voilà ce que je ne conçois pas encore: c’est un miracle de l’amour; plus il passe ma raison, plus il enchante mon coeur; & l’un des plaisirs qu’il me donne est celui de n’y rien comprendre.

J’arrive enfin, je vole, je m’enferme dans ma chambre, je m’asseye hors d’haleine, je porte une main tremblante sur le cachet. O premiere influence du talisman! j’ai senti palpiter mon coeur à chaque papier que j’ôtois & je me suis bientôt trouvé tellement oppressé que j’ai été forcé de respirer un moment sur la derniere enveloppe… Julie!… ô ma Julie! le voile est déchiré… je te vois… je vois tes divins attraits! Mabouche & mon coeur leur rendent le premier hommage, mes genoux fléchissent… Charmes adorés, encore une fois vous aurez enchanté mes yeux! Qu’il est prompt, qu’il est puissant, le magique effet de ces traits chéris! Non, il ne faut point, comme tu prétends, un quart d’heure pour le sentir; une minute, un instant suffit pour arracher de mon sein mille ardens soupirs & me rappeler avec ton image celle de mon bonheur passé. Pourquoi faut-il que la joie de posséder un si précieux trésor soit mêlée d’une si cruelle amertume? Avec quelle violence il me rappelle des tems qui ne sont plus! Je crois, en le voyant, te revoir encore; je crois me retrouver à ces momens délicieux dont le souvenir fait maintenant le malheur de ma vie & que le Ciel m’a donnés & ravis dans sa colere. Hélas! un instant me désabuse, toute la douleur de l’absence se ranime & s’aigrit en m’ôtant l’erreur qui l’a suspendue & je suis comme ces malheureux dont on n’interrompt les tourmens que pour les leur rendre plus sensibles. Dieux! quels torrens de flammes mes avides regards puisent dans cet objet inattendu! ô comme il ranime au fond de mon coeur tous les mouvemens impétueux que ta présence y faisoit naître! ô Julie, s’il étoit vrai qu’il pût transmettre à tes sens le délire & l’illusion des miens!…Mais pourquoi ne le seroit-il pas? Pourquoi des impressions que l’ame porte avec tant d’activité n’iroient-elles pas aussi loin qu’elle? Ah! chère amante! où que tu sois, quoi que tu fasses au moment où j’écris cette lettre, au moment où ton portrait reçoit tout ce que ton idolâtre amant adresse à ta personne, ne sens-tu pas ton charmant visage inondé des pleurs de l’amour & de la tristesse? Ne sens-tu pas tes yeux, tes joues, ta bouche, ton sein, pressés, comprimés, accablés de mes ardens baisers? Ne te sens-tu pas embraser tout entiere du feu de mes levres brûlantes?… Ciel! qu’entends-je? Quelqu’un vient… Ah! serrons, cachons mon trésor… un importun!… Maudit soit le cruel qui vient troubler des transports si doux!… Puisse-t-il ne jamais aimer… ou vivre loin de ce qu’il aime!

LETTRE XXIII. DE L’AMANT DE JULIE A MDE D’ORBE

C’est à vous, charmante cousine, qu’il faut rendre compte de l’Opéra; car bien que vous ne m’en parliez point dans vos lettres & que Julie vous ait gardé le secret, je vois d’où lui vient cette curiosité. J’y fus une fois pour contenter la mienne; j’y suis retourné pour vous deux autres fois. Tenez-m’en quitte, je vous prie, après cette lettre. J’y puis retourner encore, y bâiller, y souffrir, y périr pour votre service; mais y rester éveillé & attentif, cela ne m’est pas possible.

Avant de vous dire ce que je pense de ce fameux théâtre, que je vous rende compte de ce qu’on en dit ici; le jugement des connoisseurs pourra redresser le mien si je m’abuse.

L’Opéra de Paris passe à Paris pour le spectacle le plus pompeux, le plus voluptueux, le plus admirable qu’inventa jamais l’art humain. C’est, dit-on, le plus superbe monument de la magnificence de Louis XIV. Il n’est pas si libre à chacun que vous le pensez de dire son avis sur ce grave sujet. Ici l’on peut disputer de tout, hors de la musique & de l’Opéra; il y a du danger à manquer de dissimulation sur ce seul point. La musique françoise se maintient par une inquisition tres sévere; & la premiere chose qu’on insinue par forme de leçon à tous les étrangers qui viennent dans ce pays, c’est que tous les étrangers conviennent qu’il n’y a rien de si beau dans le reste du monde que l’Opéra de Paris. En effet, la vérité est que les plus discrets s’en taisent & n’osent rire qu’entre eux.

Il faut convenir pourtant qu’on y représente à grands frais, non seulement toutes les merveilles de la nature, mais beaucoup d’autres merveilles bien plus grandes que personne n’a jamais vues; & sûrement Pope a voulu désigner ce bizarre théâtre par celui où il dit qu’on voit pêle-mêle des dieux, des lutins, des monstres, des rois, des bergers, des fées, de la fureur, de la joie, un feu, une gigue, une bataille & un bal.

Cet assemblage si magnifique & si bien ordonné est regardé comme s’il contenoit en effet toutes les choses qu’il représente. En voyant paroître un temple, on est saisi d’un saint respect; & pour peu que la déesse en soit jolie, le parterre est à moitié payen. On n’est pas si difficile ici qu’à la Comédie françoise. Ces mêmes spectateurs qui ne peuvent revêtir un comédien de son personnage ne peuvent à l’Opéra séparer un acteur du sien. Il semble que les esprits se roidissent contre une illusion raisonnable & ne s’y prêtent qu’autant qu’elle est absurde & grossiere. Ou peut-être que des Dieux leur coûtent moins à concevoir que des héros. Jupiter étant d’une autre nature que nous, on en peut penser ce qu’on veut; mais Caton étoit un homme & combien d’hommes ont le droit de croire que Caton ait pu exister?

L’Opéra n’est donc point ici comme ailleurs une troupe de gens payés pour se donner en spectacle au public: ce sont, il est vrai, des gens que le public paye & qui se donnent en spectacle; mais tout cela change de nature, attendu que c’est une Académie Royale de musique, une espece de cour souveraine qui juge sans appel dans sa propre cause & ne se pique pas autrement de justice ni de fidélité. Voilà, cousine, comment, dans certains pays, l’essence des choses tient aux mots & comment des noms honnêtes suffisent pour honorer ce qui l’est le moins.

Les membres de cette noble Académie ne dérogent point. En revanche ils sont excommuniés, ce qui est précisément le contraire de l’usage des autres pays; mais peut-être, ayant eu le choix, aiment-ils mieux être nobles & damnés, que roturiers & bénis. J’ai vu sur le théâtre un chevalier moderne aussi fier de son métier qu’autrefois l’infortuné Labérius fut humilié du sien, quoiqu’il le fît par force & ne récitât que ses propres ouvrages. Aussi l’ancien Labérius ne put-il reprendre sa place au cirque parmi les chevaliers romains; tandis que le nouveau en trouve tous les jours une sur les bancs de la Comédie-Françoise parmi la premiere noblesse du pays; & jamais on n’entendit parler à Rome avec tant de respect de la majesté du peuple romain qu’on parle à Paris de la majesté de l’Opéra.

Voilà ce que j’ai pu recueillir des discours d’autrui sur ce brillant spectacle; que je vous dise à présent ce que j’y ai vu moi-même.

Figurez-vous une gaine large d’une quinzaine de pieds & longue à proportion, cette gaine est le théâtre. Aux deux côtés, on place par intervalles des feuilles de paravent sur lesquelles sont grossierement peins les objets que la scene doit représenter. Le fond est un grand rideau peint de même & presque toujours percé ou déchiré, ce qui représente des gouffres dans la terre ou des trous dans le Ciel, selon la perspective. Chaque personne qui passe derriere le théâtre & touche le rideau, produit en l’ébranlant une sorte de tremblement de terre assez plaisant à voir. Le Ciel est représenté par certaines guenilles bleuâtres, suspendues à des bâtons ou à des cordes, comme l’étendage d’une blanchisseuse. Le soleil, car on l’y voit quelquefois; est un flambeau dans une lanterne. Les chars des Dieux & des déesses sont composés de quatre solives encadrées & suspendues à une grosse corde en forme d’escarpolette; entre ces solives est une planche en travers sur laquelle le dieu s’asseye & sur le devant pend un morceau de grosse toile barbouillée, qui sert de nuage à ce magnifique char. On voit vers le bas de la machine l’illumination de deux ou trois chandelles puantes & mal mouchées, qui, tandis que le personnage se démene & crie en branlant dans son escarpolette, l’enfument tout à son aise: encens digne de la divinité.

Comme les chars sont la partie la plus considérable des machines de l’Opéra, sur celle-là vous pouvez juger des autres. La mer agitée est composée de longues lanternes angulaires de toile ou de carton bleu qu’on enfile à des broches paralleles & qu’on fait tourner par des polissons. Le tonnerre est une lourde charrette qu’on promene sur le cintre & qui n’est pas le moins touchant instrument de cette agréable musique. Les éclairs se font avec des pincées de poix-résine qu’on projette sur un flambeau; la foudre est un pétard au bout d’une fusée.

Le théâtre est garni de petites trappes carrées qui, s’ouvrant au besoin, annoncent que les démons vont sortir de la cave. Quand ils doivent s’élever dans les airs, on leur substitue adroitement de petits démons de toile brune empaillée, ou quelquefois devrais ramoneurs, qui branlent en l’air suspendus à des cordes, jusqu’à ce qu’ils se perdent majestueusement dans les guenilles dont j’ai parlé. Mais ce qu’il y a de réellement tragique, c’est quand les cordes sont mal conduites ou viennent à rompre, car alors les esprits infernaux & les Dieux immortels tombent, s’estropient, se tuent quelquefois. Ajoutez à tout cela les monstres qui rendent certaines scenes fort pathétiques, tels que des dragons, des lézards, des tortues, des crocodiles, de gros crapauds qui se promenent d’un air menaçant sur le théâtre & font voir à l’Opéra les tentations de S. Antoine. Chacune de ces figures est animée par un lourdaud de Savoyard, qui n’a pas l’esprit de faire la bête.

Voilà, ma cousine, en quoi consiste à peu près l’auguste appareil de l’Opéra, autant que j’ai pu l’observer du parterre à l’aide de ma lorgnette; car il ne faut pas vous imaginer que ces moyens soient fort cachés & produisent un effet imposant; je ne vous dis en ceci que ce que j’ai apperçu de moi-même, & ce que peut appercevoir comme moi tout spectateur non préoccupé. On assure pourtant qu’il y a une prodigieuse quantité de machines employées à faire mouvoir tout cela; on m’a offert plusieurs fois de me les montrer; mais je n’ai jamais été curieux de voir comment on fait de petites choses avec de grands efforts.

Le nombre des gens occupés au service de l’Opéra est inconcevable. L’orchestre & les choeurs composent ensemble près de cent personnes; il y a des multitudes de danseurs, tous les rôles sont doubles & triples; c’est-à-dire qu’il y a toujours un ou deux acteurs subalternes prêts à remplacer l’acteur principal & payés pour ne rien faire jusqu’à ce qu’il lui plaise de ne plus rien faire à son tour; ce qui ne tarde jamais beaucoup d’arriver. Après quelques représentations, les premiers acteurs, qui sont d’importans personnages, n’honorent plus le public de leur présence; ils abandonnent la place à leurs substituts & aux substituts de leurs substituts. On reçoit toujours le même argent à la porte, mais on ne donne plus le même spectacle. Chacun prend son billet comme à une loterie, sans savoir quel lot il aura: & quel qu’il soit, personne n’oseroit se plaindre; car, afin que vous le sachiez, les nobles membres de cette Académie ne doivent aucun respect au public: c’est le public qui leur en doit.

Je ne vous parlerai point de cette musique; vous la connoissez. Mais ce dont vous ne sauriez avoir d’idée, ce sont les cris affreux, les longs mugissemens dont retentit le théâtre durant la représentation. On voit les actrices, presque en convulsion, arracher avec violence ces glapissemens de leurs poumons, les poings fermés contre la poitrine, la tête en arriere, le visage enflammé, les vaisseaux gonflés, l’estomac pantelant: on ne sait lequel est le plus désagréablement affecté, de l’oeil ou de l’oreille; leurs efforts font autant souffrir ceux qui les regardent, que leurs chans ceux qui les écoutent; & ce qu’il y a de plus inconcevable est que ces hurlemens sont presque la seule chose qu’applaudissent les spectateurs. A leurs battemens de mains, on les prendroit pour des sourds charmés de saisir par-ci par-là quelques sons perçants & qui veulent engager les acteurs à les redoubler. Pour moi, je suis persuadé qu’on applaudit les cris d’une actrice à l’Opéra comme les tours de force d’un bateleur à la foire: la sensation en est déplaisante & pénible, on souffre tandis qu’ils durent; maison est si aise de les voir finir sans accident qu’on en marque volontiers sa joie. Concevez que cette maniere de chanter est employée pour exprimer ce que Quinault a jamais dit de plus galant & de plus tendre. Imaginez les Muses, les Grâces, les Amours, Vénus même, s’exprimant avec cette délicatesse & jugez de l’effet! Pour les diables, passe encore; cette musique a quelque chose d’infernal qui ne leur messied pas. Aussi les magies, les évocations, & toutes les fêtes du sabbat, sont-elles toujours ce qu’on admire le plus à l’Opéra françois.

A ces beaux sons, aussi justes qu’ils sont doux, se marient tres dignement ceux de l’orchestre. Figurez-vous un charivari sans fin d’instrumens sans mélodie, un ronron traînant & perpétuel de basses; chose la plus lugubre, la plus assommante que j’aie entendue de ma vie, & que je n’ai jamais pu supporter une demi-heure sans gagner un violent mal de tête. Tout cela forme une espece de psalmodie à laquelle il n’y a pour l’ordinaire ni chant ni mesure. Mais quand par hasard il se trouve quelque air un peu sautillant, c’est un trépignement universel; vous entendez tout le parterre en mouvement suivre à grand’peine & à grand bruit un certain homme de l’orchestre. Charmés de sentir un moment cette cadence qu’ils sentent si peu, ils se tourmentent l’oreille, la voix, les bras, les pieds & tout le corps, pour courir après la mesure toujours prête à leur échapper; au lieu quel’Allemand & l’Italien, qui en sont intimement affectés, la sentent & la suivent sans aucun effort; & n’ont jamais besoin de la battre. Du moins Regianino m’a-t-il souvent dit que dans les opéras d’Italie où elle est si sensible & si vive, on n’entend, on ne voit jamais dans l’orchestre ni parmi les spectateurs le moindre mouvement qui la marque. Mais tout annonce en ce pays la dureté de l’organe musical; les voix y sont rudes & sans douceur, les inflexions âpres & fortes, les sons forcés & traînants; nulle cadence, nul accent mélodieux dans les airs du peuple: les instrumens militaires, les fifres de l’infanterie, les trompettes de la cavalerie, tous les cors, tous les hautbois, les chanteurs des rues, les violons des guinguettes, tout cela est d’un faux à choquer l’oreille la moins délicate. Tous les talens ne sont pas donnés aux mêmes hommes; & en général le François paraît être de tous les peuples de l’Europe celui qui a le moins d’aptitude à la musique. Milord Edouard prétend que les Anglois en ont aussi peu; mais la différence est que ceux-ci le savent & ne s’en soucient guere, au lieu que les François renonceroient à mille justes droits & pas seroient condamnation sur toute autre chose, plutôt que de convenir qu’ils ne sont pas les premiers musiciens du monde. Il y en a même qui regarderoient volontiers la musique à Paris comme une affaire d’Etat, peut-être parce que c’en fut une à Sparte de couper deux cordes à la lyre de Timothée: à cela vous sentez qu’on n’a rien à dire. Quoi qu’il en soit, l’Opéra de Paris pourroit être une fort belle institution politique, qu’il n’en plairoit pas davantage aux gens de goût. Revenons à ma description.

Les Ballets, dont il me reste à vous parler, sont la partie la plus brillante de cet Opéra; & considérés séparément, ils font un spectacle agréable, magnifique & vraiment théâtral; mais ils servent comme partie constitutive de la piece & c’est en cette qualité qu’il les faut considérer. Vous connoissez les opéras de Quinault; vous savez comment les divertissemens y sont employés: c’est à peu près de même, ou encore pis, chez ses successeurs. Dans chaque acte l’action est ordinairement coupée au moment le plus intéressant par une fête qu’on donne aux acteurs assis & que le parterre voit debout. Il arrive de là que les personnages de la piece sont absolument oubliés, ou bien que les spectateurs regardent les acteurs qui regardent autre chose. La maniere d’amener ces fêtes est simple: si le prince est joyeux, on prend part à sa joie & l’on danse; s’il est triste, on veut l’égayer & l’on danse. J’ignore si c’est la mode à la cour de donner le bal aux rois quand ils sont de mauvaise humeur: ce que je sais par rapport à ceux-ci, c’est qu’on ne peut trop admirer leur constance stoique à voir des gavottes ou écouter des chansons, tandis qu’on décide quelquefois derriere le théâtre de leur couronne ou de leur sort. Mais il y a bien d’autres sujets de danse: les plus graves actions de la vie se font en dansant. Les prêtres dansent, les soldats dansent, les Dieux dansent, les diables dansent; on danse jusque dans les enterrements & tout danse à propos de tout.

La danse est donc le quatrieme des beaux-arts employés dans la constitution de la scene lyrique; mais les trois autres concourent à l’imitation; & celui-là, qu’imite-t-il? Rien. Il est donc hors d’oeuvre quand il n’est employé que comme danse: car que font des menuets, des rigodons, des chaconnes, dans une tragédie? Je dis plus: il n’y seroit pas moins déplacé s’il imitoit quelque chose, parce que, de toutes les unités, il n’y en a point de plus indispensable que celle du langage; & un opéra où l’action se passeroit moitié en chant, moitié en danse, seroit plus ridicule encore que celui où l’on parleroit moitié françois, moitié italien.

Non contens d’introduire la danse comme partie essentielle de la scene lyrique, ils se sont même efforcés d’en faire quelquefois le sujet principal & ils ont des opéras appelés ballets qui remplissent si mal leur titre, que la danse n’y est pas moins déplacée que dans tous les autres. La plupart de ces ballets forment autant de sujets séparés que d’actes & ces sujets sont liés entre eux par de certaines relations métaphysiques dont le spectateur ne se douteroit jamais si l’auteur n’avoit soin de l’en avertir dans un prologue. Les saisons, les âges, les sens, les éléments; je demande quel rapport ont tous ces titres à la danse & ce qu’ils peuvent offrir de ce genre à l’imagination. Quelques-uns même sont purement allégoriques, comme le carnaval & la folie; & ce sont les plus insupportables de tous, parce que, avec beaucoup d’esprit & de finesse, ils n’ont ni sentiments, ni tableaux, ni situations, ni chaleur, ni intérêt, ni rien de tout ce qui peut donner prise à la musique, flatter le coeur & nourrir l’illusion. Dans ces prétendus ballets l’action se passe toujours en chant, la danse interrompt toujours l’action, ou ne s’y trouve que par occasion & n’imite rien. Tout ce qu’il arrive, c’est que ces ballets ayant encore moins d’intérêt que les tragédies, cette interruption y est moins remarquée; s’ils étoient moins froids, on en seroit plus choqué: mais un défaut couvre l’autre & l’art des auteurs pour empêcher que la danse ne lasse, c’est de faire en sorte que la piece ennuie.

Ceci me mene insensiblement à des recherches sur la véritable constitution du drame lyrique, trop étendues pour entrer dans cette lettre & qui me jetteroient loin de mon sujet: j’en ai fait une petite dissertation à part que vous trouverez ci-jointe & dont vous pourrez causer avec Regianino. Il me reste à vous dire sur l’Opéra françois que le plus grand défaut que j’y crois remarquer est un faux goût de magnificence, par lequel on a voulu mettre en représentation le merveilleux, qui, n’étant fait que pour être imaginé, est aussi bien placé dans un poeme épique que ridiculement sur un théâtre. J’aurois eu peine à croire, si je ne l’avois vu, qu’il se trouvât des artistes assez imbéciles pour vouloir imiter le char du soleil & des spectateurs assez enfans pour aller voir cette imitation. La Bruyere ne concevoit pas comment un spectacle aussi superbe que l’Opéra pouvoit l’ennuyer à si grands fraix. Je le conçois bien, moi, qui ne suis pas un La Bruyere; & je soutiens que, pour tout homme qui n’est pas dépourvu du goût des beaux-arts, la musique françoise, la danse & le merveilleux mêlés ensemble, feront toujours de l’Opéra de Paris le plus ennuyeux spectacle qui puisse exister. Après tout, peut-être n’en faut-il pas aux François de plus parfaits, au moins quant à l’exécution: non qu’ils ne soient tres en état de connoître la bonne, mais parce qu’en ceci le mal les amuse plus que le bien. Ils aiment mieux railler qu’applaudir; le plaisir de la critique les dédommage de l’ennui du spectacle; & il leur est plus agréable de s’en moquer, quand ils n’y sont plus, que de s’y plaire tandis qu’ils y sont.

LETTRE XXIV. DE JULIE

Oui, oui, je le vois bien, l’heureuse Julie t’est toujours chère. Ce même feu qui brilloit jadis dans tes yeux se fait sentir dans ta derniere lettre: j’y retrouve toute l’ardeur qui m’anime & la miennes’en irrite encore. Oui, mon ami, le sort a beau nous séparer, pressons nos coeurs l’un contre l’autre, conservons par la communication leur chaleur naturelle contre le froid de l’absence & du désespoir & que tout ce qui devroit relâcher notre attachement ne serve qu’à le resserrer sans cesse.

Mais admire ma simplicité; depuis que j’ai reçu cette lettre, j’éprouve quelque chose des charmans effets dont elle parle; & ce badinage du talisman, quoique inventé par moi-même, ne laisse pas de me séduire & de me paroître une vérité. Cent fois le jour, quand je suis seule, un tressaillement me saisit comme si je te sentois près de moi. Je m’imagine que tu tiens mon portrait & je suis si folle que je crois sentir l’impression des caresses que tu lui fais & des baisers que tu lui donnes; ma bouche croit les recevoir, mon tendre coeur croit les goûter. O douces illusions! ô chimeres! dernieres ressources des malheureux! ah! s’il se peut, tenez-nous lieu de réalité! Vous êtes quelque chose encore à ceux pour qui le bonheur n’est plus rien.

Quant à la maniere dont je m’y suis prise pour avoir ce portrait, c’est bien un soin de l’amour; mais crois que s’il étoit vrai qu’il fît des miracles, ce n’est pas celui-là qu’il auroit choisi. Voici le mot de l’énigme. Nous eûmes il y a quelque tems ici un peintre en miniature venant d’Italie; il avoit des lettres de Milord Edouard, qui peut-être en les lui donnant avoit en vue ce qui est arrivé. M. d’Orbe voulut profiter de cette occasion pour avoir le portrait de ma cousine; je voulus l’avoir aussi. Elle & ma mere voulurent avoir le mien & à ma priere le peintre en fit secretement une seconde copie. Ensuite, sans m’embarrasser de copie ni d’original, je choisis subtilement le plus ressemblant des trois pour te l’envoyer. C’est une friponnerie dont je ne me suis pas fait un grand scrupule; car un peu de ressemblance de plus ou de moins n’importe guere à ma mere & à ma cousine; mais les hommages que tu rendrois à une autre figure que la mienne seroient une espece d’infidélité d’autant plus dangereuse que mon portrait seroit mieux que moi; & je neveux point, comme que ce soit, que tu prennes du goût pour des charmes que je n’ai pas. Au reste, il n’a pas dépendu de moi d’être un peu plus soigneusement vêtue; mais on ne m’a pas écoutée & mon pere lui-même a voulu que le portrait demeurât tel qu’il est. Je te prie au moins de croire qu’excepté la coiffure, cet ajustement n’a point été pris sur le mien, que le peintre a tout fait de sa grace & qu’il a orné ma personne des ouvrages de son imagination.

LETTRE XXV. A JULIE

Il faut, chère Julie, que je te parle encore de ton portrait; non plus dans ce premier enchantement auquel tu fus si sensible, mais au contraire avec le regret d’un homme abusé par un faux espoir & que rien ne peut dédommager de ce qu’il a perdu. Ton portrait a de la grâce & de la beauté, même de la tienne; il est assez ressemblant & peint par un habile homme; mais pour en être content, il faudroit ne te pas connaître.

La premiere chose que je lui reproche est de te ressembler, & de n’être pas toi, d’avoir ta figure & d’être insensible. Vainement le peintre a cru rendre exactement tes yeux & tes traits; il n’a point rendu ce doux sentiment qui les vivifie, & sans lequel, tout charmans qu’ils sont, ils ne seroient rien. C’est dans ton coeur, ma Julie, qu’est le fard de ton visage & celui-là ne s’imite point. Ceci tient, je l’avoue, à l’insuffisance de l’art, mais c’est au moins la faute de l’artiste de n’avoir pas été exact en tout ce qui dépendoit de lui. Par exemple, il a placé la racine des cheveux trop loin des tempes, ce qui donne au front un contour moins agréable & moins de finesse au regard. Il a oublié les rameaux de pourpre que font en cet endroit deux ou trois petites veines sous la peau, à peu près comme dans ces fleurs d’iris que nous considérions un jour au jardin de Clarens. Le coloris des joues est trop près des yeux, & ne se fond pas délicieusement en couleur de rose vers le bas du visage comme sur le modele. On diroit que c’est du rouge artificiel plaqué comme le carmin des femmes de ce pays. Ce défaut n’est pas peu de chose, car il te rend l’oeil moins doux & l’air plus hardi.

Mais, dis-moi, qu’a-t-il fait de ces nichées d’amours qui se cachent aux deux coins de ta bouche, & que dans mes jours fortunés j’osois réchauffer quelquefois de la mienne? Il n’a point donné leur grâce à ces coins, il n’a pas mis à cette bouche ce tour agréable & sérieux qui change tout-à-coup à ton moindre sourire, & porte au coeur je ne sais quel enchantement inconnu, je ne sais quel soudain ravissement que rien ne peut exprimer. Il est vrai que ton portrait ne peut passer du sérieux au sourire. Ah! c’est précisément de quoi je me plains: pour pouvoir exprimer tous tes charmes, il faudroit te peindre dans tous les instans de ta vie.

Passons au peintre d’avoir omis quelques beautés; mais en quoi il n’a pas fait moins de tort à ton visage, c’est d’avoir omis les défauts. Il n’a point fait cette tache presque imperceptible que tuas sous l’oeil droit, ni celle qui est au cou du côté gauche. Il n’a point mis… ô dieux! cet homme étoit-il de bronze?…il a oublié la petite cicatrice qui t’est restée sous la levre. Il t’a fait les cheveux & les sourcils de la même couleur, ce qui n’est pas: les sourcils sont plus châtains, & les cheveux plus cendrés:

Bionda testa, occhi azurri, e bruno ciglio.

Il a fait le bas du visage exactement ovale; il n’a pas remarqué cette légere sinuosité qui, séparant le menton des joues, rend leur contour moins régulier & plus gracieux. Voilà les défauts les plus sensibles. Il en a omis beaucoup d’autres, & je lui en sais fort mauvais gré; car ce n’est pas seulement de tes beautés que je suis amoureux, mais de toi tout entiere telle que tu es. Si tu ne veux pas que le pinceau te prête rien, moi, je ne veux pas qu’il t’ôte rien, & mon coeur se soucie aussi peu des attraits que tu n’as pas, qu’il est jaloux de ce qui tient leur place.

Quant à l’ajustement, je le passerai d’autant moins que, parée ou négligée, je t’ai toujours vue mise avec beaucoup plus de goût que tu ne l’es dans ton portrait. La coiffure est trop chargée: on me dira qu’il n’y a que des fleurs; hé bien! ces fleurs sont de trop. Te souviens-tu de ce bal où tu portais ton habit à la Valaisane & où ta cousine dit que je dansois en philosophe? Tu n’avois pour toute coiffure qu’une longue tresse de tes cheveux roulée autour de ta tête & rattachée avec une aiguille d’or, à La maniere des villageoises de Berne. Non, le soleil orné de tousses rayons n’a pas l’éclat dont tu frappois les yeux & les coeurs & sûrement quiconque te vit ce jour-là ne t’oubliera de sa vie. C’est ainsi, ma Julie, que tu dois être coiffée; c’est l’or de tes cheveux qui doit parer ton visage & non cette rose qui les cache & que ton teint flétrit. Dis à la cousine, car je reconnoisses soins & son choix, que ces fleurs dont elle a couvert & profané ta chevelure ne sont pas de meilleur goût que celles qu’elle recueille dans l’Adone & qu’on peut leur passer de suppléer à la beauté, mais non de la cacher.

A l’égard du buste, il est singulier qu’un amant soit là-dessus plus sévere qu’un pere; mais en effet je ne t’y trouve pas vêtue avec assez de soin. Le portrait de Julie doit être modeste comme elle. Amour! ces secrets n’appartiennent qu’à toi. Tu dis que le peintre a tout tiré de son imagination. Je le crois, je le crois! Ah! s’il eût apperçu le moindre de ces charmes voilés, ses yeux l’eussent dévoré, mais sa main n’eût point tenté de les peindre; pourquoi faut-il que son art téméraire ait tenté de les imaginer? Ce n’est pas seulement un défaut de bienséance, je soutiens que c’est encore un défaut de goût. Oui, ton visage est trop chaste pour supporter le désordre de ton sein; on voit que l’un de ces deux objets doit empêcher l’autre de paraître; il n’y a que le délire de l’amour qui puisse les accorder; & quand sa main ardente ose dévoiler celui que la pudeur couvre, l’ivresse & le trouble de tes yeux dit alors que tu l’oublies, & non que tu l’exposes.

Voilà la critique qu’une attention continuelle m’a fait faire de ton portrait. J’ai conçu là-dessus le dessein de le reformer selon mes idées. Je les ai communiquées à un peintre habile; & sur ce qu’il a déjà fait, j’espere te voir bientôt plus semblable à toi-même. De peur de gâter le portrait, nous essayons les changemens sur une copie que je lui en ai fait faire & il ne les transporte sur l’original que quand nous sommes bien sûrs de leur effet. Quoique je dessine assez médiocrement, cet artiste ne peut se lasser d’admirer la subtilité de mes observations; il ne comprend pas combien celui qui me les dicte est un maître plus savant que lui. Je lui parois aussi quelquefois fort bizarre: il dit que je suis le premier amant qui s’avise de cacher des objets qu’on n’expose jamais assez au gré des autres; & quand je lui réponds que c’est pour mieux te voir tout entiere que je t’habille avec tant de soin, il me regarde comme un fou. Ah! que ton portrait seroit bien plus touchant, si je pouvois inventer des moyens d’y montrer ton ame avec ton visage & d’y peindre à la fois ta modestie & tes attraits! Je te jure, ma Julie, qu’ils gagneront beaucoup à cette réforme. On n’y voyoit que ceux qu’avoit supposés le peintre & le spectateur ému les supposera tels qu’ils sont. Je ne sais quel enchantement secret regne dans ta personne; mais tout ce qui la touche semble y participer; il ne faut qu’apercevoir un coin de ta robe pour adorer celle qui la porte. On sent, en regardant ton ajustement, que c’est partout le voile des grâces qui couvre la beauté; & le goût de ta modeste parure semble annoncer au coeur tous les charmes qu’elle recele.

LETTRE XXVI. A JULIE

Julie, ô Julie! ô toi qu’un tems j’osois appeler mienne & dont je profane aujourd’hui le nom! la plume échappe à ma main tremblante; mes larmes inondent le papier; j’ai peine à former les premiers traits d’une lettre qu’il ne faloit jamais écrire; je ne puis ni me taire ni parler. Viens, honorable & chère image, viens épurer & raffermir un coeur avili par la honte & brisé parle repentir. Soutiens mon courage qui s’éteint; donne à mes remords la force d’avouer le crime involontaire que ton absence m’a laissé commettre.

Que tu vas avoir de mépris pour un coupable, mais bien moins que je n’en ai moi-même. Quelque abject que j’aille être à tes yeux, je le suis cent fois plus aux miens propres; car, en me voyant tel que je suis, ce qui m’humilie le plus encore, c’est de te voir, de te sentir au fond de mon coeur, dans un lieu désormais si peu digne de toi & de songer que le souvenir des plus vrais plaisirs de l’amour n’a pu garantir mes sens d’un piege sans appas & d’un crime sans charmes.

Tel est l’exces de ma confusion, qu’en recourant à ta clémence, je crains même de souiller tes regards sur ces lignes par l’aveu de mon forfait. Pardonne, ame pure & chaste, un récit que j’épargnerois à ta modestie, s’il n’étoit un moyen d’expier mes égarements. Je suis indigne, de tes bontés, je le sais; je suis vil, bas, méprisable; mais au moins je ne serai ni faux ni trompeur & j’aime mieux que tu m’ôtes ton coeur & la vie que de t’abuser un seul moment. De peur d’être tenté de chercher des excuses qui ne me rendroient que plus criminel, je me bornerai à te faire un détail exact de ce qui m’est arrivé. Il sera aussi sincere que mon regret; c’est tout ce que je me permettrai de dire en ma faveur.

J’avois fait connoissance avec quelques officiers aux gardes, & autres jeunes gens de nos compatriotes, auxquels je trouvois un mérite naturel, que j’avois regret de voir gâter par l’imitation de je ne sais quels faux airs qui ne sont pas faits pour eux. Ils se moquoient à leur tour de me voir conserver dans Paris la simplicité des antiques moeurs helvétiques. Ils prirent mes maximes & mes manieres pour des leçons indirectes dont ils furent choqués, & résolurent de me faire changer de ton à quelque prix que ce fût. Après plusieurs tentatives qui ne réussirent point, ils en firent une mieux concertée qui n’eut que trop de succes. Hier matin ils vinrent me proposer d’aller souper chez la femme d’un Colonel, qu’ils me nommerent, & qui, sur le bruit de ma sagesse, avoit, disoient-ils, envie de faire connoissance avec moi. Assez sot pour donner dans ce persiflage, je leur représentai qu’il seroit mieux d’aller premierement lui faire visite; mais ils se moquerent de mon scrupule, me disant que la franchise suisse ne comportoit pas tant de façons & que ces manieres cérémonieuses ne serviroient qu’à lui donner mauvaise opinion de moi. A neuf heures nous nous rendîmes donc chez la dame. Elle vint nous recevoir sur l’escalier, ce que je n’avois encore observé nulle part. En entrant je vis à des bras de cheminées de vieilles bougies qu’on venoit d’allumer & partout, un certain air d’apprêt qui ne me plut point. La maîtresse de la maison me parut jolie, quoique un peu passée; d’autres femmes à peu près du même âge & d’une semblable figure étoient avec elle; leur parure, assez brillante, avoit plus d’éclat que de goût; mais j’ai déjà remarqué que c’est un point sur lequel on ne peut guere juger en ce pays de l’état d’une femme.

Les premiers complimens se passerent à peu près comme partout; l’usage du monde apprend à les abréger ou à les tourner vers l’enjouement avant qu’ils ennuient. Il n’en fut pas tout à fait de même sitôt que la conversation devint générale & sérieuse. Je crus trouver à ces dames un air contraint & gêné, comme si ce ton ne leur eût pas été familier; & pour la premiere fois depuis que j’étois à Paris, je vis des femmes embarrassées à soutenir un entretien raisonnable. Pour trouver une matiere aisée, elles se jetterent sur leurs affaires de famille; & comme je n’en connoissois pas une, chacune dit de la sienne ce qu’elle voulut. Jamais je n’avois tant oui parler de M. le Colonel; ce qui m’étonnoit dans un pays où l’usage est d’appeller les gens par leurs noms plus que par leurs titres & où ceux qui ont celui-là en portent ordinairement d’autres.

Cette fausse dignité fit bientôt place à des manieres plus naturelles. On se mit à causer tout bas; & reprenant sans y penser un ton de familiarité peu décente, on chuchotoit, on sourioit en me regardant, tandis que la dame de la maison me questionnoit sur l’état de mon coeur d’un certain ton résolu qui n’étoit guere propre à le gagner. On servit; & la liberté de la table, qui semble confondre tous les états, mais qui met chacun à sa place sans qu’il y songe, acheva de m’apprendre en quel lieu j’étois. Il étoit trop tard pour m’en dédire. Tirant donc ma sûreté de ma répugnance, je consacrai cette soirée à ma fonction d’observateur & résolus d’employer à connoître cet ordre de femmes la seule occasion que j’en aurois de ma vie. Je tirai peu de fruit de mes remarques; elles avoient si peu d’idées de leur état présent, si peu de prévoyance pour l’avenir & hors du jargon de leur métier, elles étoient si stupides à tous égards, que le mépris effaça bientôt la pitié que j’avois d’abord pour elles. En parlant du plaisir même, je vis qu’elles étoient incapables d’en ressentir. Elles me parurent d’une violente avidité pour tout ce qui pouvoit tenter leur avarice: à cela près, je n’entendis sortir de leur bouche aucun mot qui partît du coeur. J’admirai comment d’honnêtes gens pouvoient supporter une société si dégoûtante. C’eût été leur imposer une peine cruelle, à mon avis, que de les condamner au genre de vie qu’ils choisissoient eux-mêmes.

Cependant le souper se prolongeoit & devenoit bruyant. Au défaut de l’amour, le vin échauffoit les convives. Les discours n’étoient pas tendres, mais déshonnêtes & les femmes tâchoient d’exciter, par le désordre de leur ajustement, les désirs qui l’auroient dû causer. D’abord tout cela ne fit sur moi qu’un effet contraire & tous leurs efforts pour me séduire ne servoient qu’à me rebuter. Douce pudeur, disois-je en moi-même, suprême volupté de l’amour, que de charmes perd une femme au moment qu’elle renonce à toi! combien, si elles connoissoient ton empire, elles mettroient de soin à te conserver, sinon par honnêteté, du moins par coquetterie! Mais on ne joue point la pudeur. Il n’y a pas d’artifice plus ridicule que celui qui la veut imiter. Quelle différence, pensois-je encore, de la grossiere impudence de ces créatures & de leurs équivoques licencieuses à ces regards timides & passionnés, à ces propos pleins de modestie, de grâce & de sentiments, dont… Je n’osois achever, je rougissois de ces indignes comparaisons… je me reprochois comme autant de crimes les charmans souvenirs qui me poursuivoient malgré moi… En quels lieux osois-je penser à celle… Hélas! ne pouvant écarter de mon coeur une trop chère image, je m’efforçois de la voiler.

Le bruit, les propos que j’entendois, les objets qui frappoient mes yeux, m’échaufferent insensiblement; mes deux voisines ne cessoient de me faire des agaceries, qui furent enfin poussées trop loin pour me laisser de sang-froid. Je sentis que ma tête s’embarrassoit: j’avois toujours bu mon vin fort trempé, j’y mis plus d’eau encore & enfin je m’avisai de la boire pure. Alors seulement je m’aperçus que cette eau prétendue étoit du vin blanc & que j’avois été trompé tout le long du repas. Je ne fis point des plaintes qui ne m’auroient attiré que des railleries, je cessai de boire, il n’étoit plus tems; le mal étoit fait. L’ivresse ne tarda pas à m’ôter le peu de connoissance qui me restoit. Je fus surpris, en revenant à moi, de me trouver dans un cabinet reculé, entre les bras d’une de ces créatures & j’eus au même instant le désespoir de me sentir aussi coupable que je pouvois l’être.

J’ai fini ce récit affreux: qu’il ne souille plus tes regards ni ma mémoire. O toi dont j’attends mon jugement, j’implore ta rigueur, je la mérite. Quel que soit mon châtiment, il me sera moins cruel que le souvenir de mon crime.

LETTRE XXVII. DE JULIE

Rassurez-vous sur la crainte de m’avoir irritée; votre lettre m’adonné plus de douleur que de colere. Ce n’est pas moi, c’est vous que vous avez offensé par un désordre auquel le coeur n’eut point de part. Je n’en suis que plus affligée; j’aimerois mieux vous voir m’outrager que vous avilir & le mal que vous vous faites est le seul que je ne puis vous pardonner.

A ne regarder que la faute dont vous rougissez, vous vous trouvez bien plus coupable que vous ne l’êtes; & je ne vois gueres en cette occasion que de l’imprudence à vous reprocher. Mais ceci vient de plus loin & tient à une plus profonde racine que vous n’appercevez pas, & qu’il faut que l’amitié vous découvre.

Votre premiere erreur est d’avoir pris une mauvaise route en entrant dans le monde; plus vous avancez, plus vous vous égarez & je vois en frémissant que vous êtes perdu si vous ne revenez sur vos pas. Vous vous laissez conduire insensiblement dans le piege que j’avois craint. Les grossieres amorces du vice ne pouvoient d’abord vous séduire, mais la mauvaise compagnie a commencé par abuser votre raison pour corrompre votre vertu, & fait déjà sur vos moeurs le premier essai de ses maximes.

Quoique vous ne m’ayez rien dit en particulier des habitudes que vous vous êtes faites à Paris; il est aisé de juger de vos sociétés par vos lettres, & de ceux qui vous montrent les objets par votre maniere de les voir. Je ne vous ai point caché combien j’étois peu contente de vos relations; vous avez continué sur le même ton, & mon déplaisir n’a fait qu’augmenter. En vérité l’on prendroit ces lettres pour les sarcasmes d’un petit-maître, plutôt que pour les relations d’un philosophe; & l’on a peine à les croire de la même main que celles que vous m’écriviez autrefois. Quoi! vous pensez étudier les hommes dans les petites manieres de quelques coteries de précieuses ou de gens désoeuvrés; & ce vernis extérieur, & changeant, qui devoit à peine frapper vos yeux, fait le fond de toutes vos remarques! Etoit-ce la peine de recueillir avec tant de soin des usages & des bienséances qui n’existeront plus dans dix ans d’ici, tandis que les ressorts éternels du coeur humain, le jeu secret & durable des passions échappent à vos recherches? Prenons votre lettre sur les femmes, qu’y trouverai-je qui puisse m’apprendre à les connoître? Quelque description de leur parure, dont tout le monde est instruit; quelques observations malignes sur leurs manieres de se mettre & de se présenter; quelque idée du désordre d’un petit nombre injustement généralisée: comme si tous les sentimens honnêtes étoient éteins à Paris & que toutes les femmes y allassent en carrosse & aux premieres loges! M’avez-vous rien dit qui m’instruise solidement de leurs goûts, de leurs maximes, de leur vrai caractere & n’est-il pas bien étrange qu’en parlant des femmes d’un pays un homme sage ait oublié ce qui regarde les soins domestiques & l’éducation des enfans? La seule chose qui semble être de vous dans toute cette lettre, c’est le plaisir avec lequel vous louez leur bon naturel & qui fait honneur au vôtre. Encore n’avez-vous fait en cela que rendre justice au sexe en général; & dans quel pays du monde la douceur & la commisération ne sont-elles pas l’aimable partage des femmes?

Quelle différence de tableau si vous m’eussiez peint ce que vous aviez vu plutôt que ce qu’on vous avoit dit, ou du moins que vous n’eussiez consulté que des gens sensés! Faut-il que vous, qui avez tant pris de soins à conserver votre jugement, alliez le perdre, comme de propos délibéré, dans le commerce d’une jeunesse inconsidérée, qui ne cherche, dans la société des sages, qu’à les séduire & non pas à les imiter! Vous regardez à de fausses convenances d’âge qui ne vous vont point & vous oubliez celles de lumieres & de raison qui vous sont essentielles. Malgré tout votre emportement, vous êtes le plus facile des hommes; & malgré la maturité de votre esprit, vous vous laissez tellement conduire par ceux avec qui vous vivez, que vous ne sauriez fréquenter des gens de votre âge sans en descendre & redevenir enfant. Ainsi vous vous dégradez en pensant vous assortir & c’est vous mettre au-dessous de vous-même que de ne pas choisir des amis plus sages que vous.

Je ne vous reproche point d’avoir été conduit sans le savoir dans une maison déshonnête; mais je vous reproche d’y avoir été conduit par de jeunes officiers que vous ne deviez pas connoître, ou du moins auxquels vous ne deviez pas laisser diriger vos amusements. Quant au projet de les ramener à vos principes, j’y trouve plus de zele que de prudence; si vous êtes trop sérieux pour être leur camarade, vous êtes trop jeune pour être leur Mentor & vous ne devez vous mêler de réformer autrui que quand vous n’aurez plus rien à faire en vous-même.

Une seconde faute, plus grave encore & beaucoup moins pardonnable, est d’avoir pu passer volontairement la soirée dans un lieu si peu digne de vous & de n’avoir pas fui des le premier instant où vous avez connu dans quelle maison vous étiez. Vos excuses là-dessus sont pitoyables. Il étoit trop tard pour s’en dédire ! comme s’il y avoit quelque espece de bienséance en de pareils lieux, ou que la bienséance dût jamais l’emporter sur la vertu qu’il fût jamais trop tard pour s’empêcher de mal faire! Quant à la sécurité que vous tirez de votre répugnance, je n’en dirai rien, l’événement vous a montré combien elle étoit fondée. Parlez plus franchement à celle qui sait lire dans votre coeur; c’est la honte qui vous retint. Vous craignîtes qu’on ne se moquât de vous en sortant; un moment de huée vous fit peur & vous aimâtes mieux vous exposer aux remords qu’à la raillerie. Savez-vous bien quelle maxime vous suivîtes en cette occasion? Celle qui la premiere introduit le vice dans une ame bien née, étouffe la voix de la conscience par la clameur publique & réprime l’audace de bien faire par la crainte du bl ame. Tel vaincroit les tentations, qui succombe aux mauvais exemples, tel rougit d’être modeste & devient effronté par honte; & cette mauvaise honte corrompt plus de coeurs honnêtes que les mauvaises inclinations. Voilà surtout de quoi vous avez à préserver le vôtre; car, quoi que vous fassiez, la crainte du ridicule que vous méprisez vous domine pourtant malgré vous. Vous braveriez plutôt cent périls qu’une raillerie & l’on ne vit jamais tant de timidité jointe à une ame aussi intrépide.

Sans vous étaler contre ce défaut des préceptes de morale que vous savez mieux que moi, je me contenterai de vous proposer un moyen pour vous en garantir, plus facile & plus sûr peut-être que tous les raisonnemens de la philosophie; c’est de faire dans votre esprit une légere transposition de tems & d’anticiper sur l’avenir de quelques minutes. Si, dans ce malheureux souper, vous vous fussiez fortifié contre un instant de moquerie de la part des convives, par l’idée de l’état où votre ame alloit être sitôt que vous seriez dans la rue; si vous vous fussiez représenté le contentement intérieur d’échapper aux pieges du vice, l’avantage de prendre d’abord cette habitude de vaincre qui en facilite le pouvoir, le plaisir que vous eût donné la conscience de votre victoire, celui de me la décrire, celui que j’en aurois reçu moi-même, est-il croyable que tout cela ne l’eût pas emporté sur une répugnance d’un instant, à laquelle vous n’eussiez jamais cédé, si vous en aviez envisagé les suites? Encore, qu’est-ce que cette répugnance qui met un prix aux railleries de gens dont l’estime n’en peut avoir aucun? Infailliblement cette réflexion vous eût sauvé, pour un moment de mauvaise honte, une honte beaucoup plus juste, plus durable, les regrets, le danger; & pour ne vous rien dissimuler, votre amie eût versé quelques larmes de moins.

Vous voulûtes, dites-vous, mettre à profit cette soirée pour votre fonction d’observateur. Quel soin! Quel emploi! Que vos excuses me font rougir de vous! Ne serez-vous point aussi curieux d’observer un jour les voleurs dans leurs cavernes & de voir comment ils s’y prennent pour dévaliser les passants? Ignorez-vous qu’il y a des objets si odieux qu’il n’est pas même permis à l’homme d’honneur de les voir & que l’indignation de la vertu ne peut supporter le spectacle du vice? Le sage observe le désordre public qu’il ne peut arrêter; ill’observe & montre sur son visage attristé la douleur qu’il lui cause. Mais quant aux désordres particuliers, il s’y oppose, ou détourne les yeux de peur qu’ils ne s’autorisent de sa présence. D’ailleurs, étoit-il besoin de voir de pareilles sociétés pour juger de ce qui s’y passe & des discours qu’on y tient? Pour moi, sur leur seul objet plus que sur le peu que vous m’en avez dit, je devine aisément tout le reste; & l’idée des plaisirs qu’on y trouve me fait connoître assez les gens qui les cherchent.

Je ne sais si votre commode philosophie adopte déjà les maximes qu’on dit établies dans les grandes villes pour tolérer de semblables lieux; mais j’espere au moins que vous n’êtes pas de ceux qui se méprisent assez pour s’en permettre l’usage, sous prétexte de je ne sais quelle chimérique nécessité qui n’est connue que des gens de mauvaise vie: comme si les deux sexes étoient sur ce point de nature différente & que dans l’absence ou le célibat il fallût à l’honnête homme des ressources dont l’honnête femme n’a pas besoin! Si cette erreur ne vous mene pas chez des prostituées, j’ai bien peur qu’elle ne continue à vous égarer vous-même. Ah! si vous voulez être méprisable, soyez-le au moins sans prétexte & n’ajoutez point le mensonge à la crapule. Tous ces prétendus besoins n’ont point leur source dans la nature, mais dans la volontaire dépravation des sens. Les illusions même de l’amour se purifient dans un coeur chaste & ne corrompent jamais qu’un coeur déjà corrompu: au contraire, la pureté se soutient par elle-même; les désirs toujours réprimés s’accoutument à ne plus renaître & les tentations ne se multiplient que par l’habitude d’y succomber. L’amitié m’a fait surmonter deux fois ma répugnance à traiter un pareil sujet: celle-ci sera la derniere; car à quel titre espérerois-je obtenir de vous ce que vous avez refusé à l’honnêteté, à l’amour & à la raison?

Je reviens au point important par lequel j’ai commencé cette lettre. A vingt-un ans, vous m’écriviez du Valais des descriptions graves & judicieuses; à vingt-cinq, vous m’envoyez de Paris des colifichets de lettres, où le sens & la raison sont partout sacrifiés à un certain tour plaisant, fort éloigné de votre caractere. Je ne sais comment vous avez fait; mais depuis que vous vivez dans le séjour des talents, les vôtres paroissent diminués; vous aviez gagné chez les paysans & vous perdez parmi les beaux esprits. Ce n’est pas la faute du pays où vous vivez, mais des connoissances que vous y avez faites; car il n’y a rien qui demande tant de choix que le mélange de l’excellent & du pire. Si vousvoulez étudier le monde, fréquentez les gens sensés qui le connoissent par une longue expérience & de paisibles observations, non de jeunes étourdis qui n’en voyent que la superficie & des ridicules qu’ils font eux-mêmes. Paris est plein de savans accoutumés à réfléchir & à qui ce grand théâtre en offre tous les jours le sujet. Vous ne me ferez point croire que ces hommes graves & studieux vont courant comme vous de maison en maison, de coterie en coterie, pour amuser les femmes & les jeunes gens & mettre toute la philosophie en babil. Ils ont trop de dignité pour avilir ainsi leur état, prostituer leurs talents & soutenir par leur exemple des moeurs qu’ils devroient corriger. Quand la plupart le feroient, sûrement plusieurs ne le font point & c’est ceux-là que vous devez rechercher.

N’est-il pas singulier encore que vous donniez vous-même dans le défaut que vous reprochez aux modernes auteurs comiques; que Paris ne soit plein pour vous que de gens de condition; que ceux de votre état soient les seuls dont vous ne parliez point; comme si les vains préjugés de la noblesse ne vous coûtoient pas assez cher pour les haïr & que vous crussiez vous dégrader en fréquentant d’honnêtes bourgeois, qui sont peut-être l’ordre le plus respectable du pays où vous êtes! Vous avez beau vous excuser sur les connoissances de Milord Edouard; avec celles-là vous en eussiez bientôt fait d’autres dans un ordre inférieur. Tant de gens veulent monter, qu’il est toujours aisé de descendre; & de votre propre aveu, c’est le seul moyen de connoître les véritables moeurs d’un peuple que d’étudier sa vie privée dans les états les plus nombreux; car s’arrêter aux gens qui représentent toujours, c’est ne voir que des comédiens.

Je voudrois que votre curiosité allât plus loin encore. Pourquoi, dans une ville si riche, le bas peuple est-il si misérable, tandis que la misere extrême est si rare parmi nous, où l’on ne voit point de millionnaires? Cette question, ce me semble, est bien digne de vos recherches; mais ce n’est pas chez les gens avec qui vous vivez que vous devez vous attendre à la résoudre. C’est dans les appartemens dorés qu’un écolier va prendre les airs du monde; mais le sage en apprend les mysteres dans la chaumiere du pauvre. C’est là qu’on voit sensiblement les obscures manœuvres du vice, qu’il couvre de paroles fardées au milieu d’un cercle: c’est là qu’ons’instruit par quelles iniquités secretes le puissant & le riche arrachent un reste de pain noir à l’opprimé qu’ils feignent de plaindre en public. Ah! si j’en crois nos vieux militaires, que de choses vous apprendriez dans les greniers d’un cinquieme étage, qu’on ensevelit sous un profond secret dans les hôtels du faubourg Saint Germain & que tant de beaux parleurs seroient confus avec leurs feintes maximes d’humanité si tous les malheureux qu’ils ont faits se présentoient pour les démentir!

Je sais qu’on n’aime pas le spectacle de la misere qu’on ne peut soulager & que le riche même détourne les yeux du pauvre qu’il refuse de secourir; mais ce n’est pas d’argent seulement qu’ont besoin les infortunés & il n’y a que les paresseux de bien faire qui ne sachent faire du bien que la bourse à la main. Les consolations, les conseils, les soins, les amis, la protection sont autant de ressources que la commisération vous laisse, au défaut des richesses, pour le soulagement de l’indigent. Souvent les opprimés ne le sont que parce qu’ils manquent d’organe pour faire entendre leurs plaintes. Il ne s’agit quelquefois que d’un mot qu’ils ne peuvent dire, d’une raison qu’ils ne savent point exposer, de la porte d’un grand qu’ils ne peuvent franchir. L’intrépide appui de la vertu désintéressée suffit pour lever une infinité d’obstacles; & l’éloquence d’un homme de bien peut effrayer la tyrannie au milieu de toute sa puissance.

Si vous voulez donc être homme en effet, apprenez à redescendre. L’humanité coule comme une eau pure & salutaire & va fertiliser les lieux bas; elle cherche toujours le niveau; elle laisse à sec ces roches arides qui menacent la campagne & ne donnent qu’une ombre nuisible ou des éclats pour écraser leurs voisins.

Voilà, mon ami, comment on tire parti du présent en s’instruisant pour l’avenir & comment la bonté met d’avance à profit les leçons de la sagesse, afin que, quand les lumieres acquises nous resteroient inutiles, on n’ait pas pour cela perdu le tems employé à les acquérir. Qui doit vivre parmi des gens en place ne sauroit prendre trop de préservatifs contre leurs maximes empoisonnées & il n’y a que l’exercice continuel de la bienfaisance qui garantisse les meilleurs coeurs de la contagion des ambitieux. Essayez, croyez-moi, de ce nouveau genre d’études; il est plus digne de vous que ceux vous avez embrassés; & comme l’esprit s’étrécit à mesure que l’ame se corrompt, vous sentirez bientôt, au contraire, combien l’exercice des sublimes vertus éleve & nourrit le génie, combien un tendre intérêt aux malheurs d’autrui sert mieux à en trouver la source & à nous éloigner en tous sens des vices qui les ont produits

Je vous devois toute la franchise de l’amitié dans la situation critique où vous me paroissez être, de peur qu’un second pas vers le désordre ne vous y plongeât enfin sans retour, avant que vous eussiez le tems de vous reconnoître. Maintenant je ne puis vous cacher, mon ami, combien votre prompte & sincere confession m’a touchée; car je sens combien vous a coûté la honte de cet aveu, & par conséquent combien celle de votre faute vous pesoit sur le coeur. Une erreur involontaire se pardonne & s’oublie aisément. Quant à l’avenir, retenez bien cette maxime dont je ne me départirai point. Qui peut s’abuser deux fois en pareil cas, ne s’est pas même abusé la premiere.

Adieu, mon ami; veille avec soin sur ta santé, je t’en conjure, & songe qu’il ne doit rester aucune trace d’un crime que j’ai pardonné.

P.S. Je viens de voir entre les mains de M. d’Orbe des copies de plusieurs de vos lettres à Milord Edouard, qui m’obligent à rétracter une partie de mes censures sur les matieres & le style de vos observations. Celles-ci traitent, j’en conviens, de sujets importans & me paroissent pleines de réflexions graves & judicieuses. Mais en revanche, il est clair que vous nous dédaignez beaucoup, ma cousine & moi, ou que vous faites bien peu de cas de notre estime, en ne nous envoyant que des relations si propres à l’altérer, tandis que vous en faites pour votre ami de beaucoup meilleurs. C’est ce me semble assez mal honorer vos leçons que de juger vos écolieres indignes d’admirer vos talens; & vous devriez feindre, au moins par vanité, de nous croire capables de vous entendre.

J’avoue que la politique n’est guere du ressort des femmes, & mon oncle nous en a tant ennuyées, que je comprends comment vous avez pu craindre d’en faire autant. Ce n’est pas non plus, à vous parler franchement, l’étude à laquelle je donnerois la préférence; son utilité est trop loin de moi pour me toucher beaucoup, & ses lumieres sont trop sublimes pour frapper vivement mes yeux. Obligée d’aimer le gouvernement sous lequel le Ciel m’a fait naître, je me soucie peu de savoir s’il en est de meilleurs. De quoi me serviroit de les connoître, avec si peu de pouvoir pour les établir, & pourquoi contristerois-je mon ame à considérer de si grands maux où je ne peux rien, tant que j’envois d’autres autour de moi qu’il m’est permis de soulager? Mais je vous aime; & l’intérêt que je ne prends pas au sujet, je le prends à l’auteur qui le traite. Je recueille avec une tendre admiration toutes les preuves de votre génie, & fiere d’un mérite si digne de mon coeur je ne demande à l’amour qu’autant d’esprit qu’il m’en faut pour sentir le vôtre. Ne me refusez donc pas le plaisir de connoître & d’aimer tout ce que vous faites de bien. Voulez-vous me donner l’humiliation de croire que, si le Ciel unissoit nos destinées, vous ne jugeriez pas votre compagne digne de penser avec vous?

LETTRE XXVIII. DE JULIE

Tout est perdu! Tout est découvert! Je ne trouve plus tes lettres dans le lieu où je les avois cachées. Elles y étoient encore hier au soir. Elles n’ont pu être enlevées que d’aujourd’hui. Ma mere seule peut les avoir surprises. Si mon pere les voit, c’est fait de ma vie! Eh! que serviroit qu’il ne les vît pas, s’il faut renoncer… Ah Dieu! ma mere m’envoie appeler. Où fuir? Comment soutenir ses regards? Que ne puis-je me cacher au sein de la terre!…Tout mon corps tremble, & je suis hors d’état de faire un pas… La honte, l’humiliation, les cuisans reproches… j’ai tout mérité; je supporterai tout. Mais la douleur, les larmes d’une mere éplorée… ô mon coeur, quels déchirements!…Elle m’attend, je ne puis tarder davantage… Elle voudra savoir… Il faudra tout dire… Regianino sera congédié. Ne m’écris plus jusqu’à nouvel avis… Qui sait si jamais… Je pourrais… quoi! mentir!… mentir à ma mere!… Ah! s’il faut nous sauver parle mensonge, adieu, nous sommes perdus!

Fin de la seconde Partie.

FIN

TROISIEME PARTIE LETTRE I. DE MADAME D’ORBE

Que de maux vous causez à ceux qui vous aiment! Que de pleurs vous avez déjà fait couler dans une famille infortunée dont vous troublez le repos! Craignez d’ajouter le deuil à nos larmes: craignez que la mort d’une mere affligée ne soit le dernier effet du poison que vous versez dans le coeur de sa fille, & qu’un amour désordonné ne devienne enfin pour vous-même la source d’un remords éternel. L’amitié m’a fait supporter vos erreurs tant qu’une ombre d’espoir pouvoit les nourrir; mais comment tolérer une vaine constance que l’honneur & la raison condamnent, & qui ne pouvant plus causer que des malheurs & des peines ne mérite que le nom d’obstination?

Vous savez de quelle maniere le secret de vos feux, dérobé si long-tems aux soupçons de ma tante, lui fut dévoilé par vos lettres. Quelque sensible que soit un tel coup à cette mere tendre, & vertueuse, moins irritée contre vous que contre elle-même, elle ne s’en prend qu’à son aveugle négligence; elle déplore sa fatale illusion; sa plus cruelle peine est d’avoir pu trop estimer sa fille, & sa douleur est pour Julie un châtiment cent fois pire que ses reproches.

L’accablement de cette pauvre cousine ne sauroit s’imaginer. Il faut le voir pour le comprendre. Son coeur semble étouffé par l’affliction, & l’exces des sentimens qui l’oppressent lui donne un air de stupidité plus effrayante que des cris aigus. Elle se tient jour & nuit à genoux au chevet de sa mere, l’air morne, l’oeil fixé à terre, gardant un profond silence, la servant avec plus d’attention & de vivacité que jamais; puis retombant à l’instant dans un état d’anéantissement qui la feroit prendre pour une autre personne. Il est tres-clair que c’est la maladie de la mere qui soutient les forces de la fille, & si l’ardeur de la servir n’animoit son zele, ses yeux éteints, sa pâleur, son extrême abattement me feroient craindre qu’elle n’eût grand besoin pour elle-même de tous les soins qu’elle lui rend. Ma tante s’en apperçoit aussi, & je vois à l’inquiétude avec laquelle elle me recommande en particulier la santé de sa fille combien le coeur combat de part & d’autre contre la gêne qu’elles s’imposent, & combien on doit vous hair de troubler une union si charmante.

Cette contrainte augmente encore par le soin de la dérober aux yeux d’un pere emporté auquel une mere tremblante pour les jours de sa fille veut cacher ce dangereux secret. On se fait une loi de garder en sa présence l’ancienne familiarité; mais si la tendresse maternelle profite avec plaisir de ce prétexte, une fille confuse n’ose livrer son coeur à des caresses qu’elle croit feintes, & qui lui sont d’autant plus cruelles qu’elles lui seroient douces si elle osoit y compter. En recevant celles de son pere, elle regarde sa mere d’un air si tendre, & si humilié, qu’on voit son coeur lui dire par ses yeux: ah! que ne suis-je digne encore d’en recevoir autant de vous!

Madame d’Etange m’a prise plusieurs fois à part, & j’ai connu facilement à la douceur de ses réprimandes & au ton dont elle m’a parlé de vous, que Julie a fait de grands efforts pour calmer envers nous sa trop juste indignation, & qu’elle n’a rien épargné pour nous justifier l’un & l’autre à ses dépens. Vos lettres mêmes portent avec le caractere d’un amour excessif une sorte d’excuse qui ne lui a pas échappé; elle vous reproche moins l’abus de sa confiance qu’à elle-même sa simplicité à vous l’accorder. Elle vous estime assez pour croire qu’aucun autre homme à votre place n’eût mieux résisté que vous; elle s’en prend de vos fautes à la vertu même. Elle conçoit maintenant, dit-elle, ce que c’est qu’une probité trop vantée, qui n’empêche point un honnête homme amoureux de corrompre, s’il peut, une filles age, & de déshonorer sans scrupule toute une famille pour satisfaire un moment de fureur. Mais que sert de revenir sur le passé? Il s’agit de cacher sous un voile éternel cet odieux mystere, d’en effacer, s’il se peut, jusqu’au moindre vestige, & de seconder la bonté du Ciel qui n’en a point laissé de témoignage sensible. Le secret est concentré entre six personnes sûres. Le repos de tout ce que vous avez aimé, les jours d’une mere au désespoir, l’honneur d’une maison respectable, votre propre vertu, tout dépend de vous encore; tout vous prescrit votre devoir: vous pouvez réparer le mal que vous avez fait; vous pouvez vous rendre digne de Julie, & justifier sa faute en renonçant à elle; & si votre coeur ne m’a point trompée, il n’y a plus que la grandeur d’un tel sacrifice qui puisse répondre à celle de l’amour qui l’exige. Fondée sur l’estime que j’eus toujours pour vos sentimens, & sur ce que la plus tendre union qui fût jamais lui doit ajouter de force, j’ai promis en votre nom tout ce que vous devez tenir; osez me démentir si j’ai trop présumé de vous, ou soyez aujourd’hui ce que vous devez être. Il faut immoler votre maîtresse ou votre amour l’un à l’autre, & vous montrer le plus lâche ou le plus vertueux des hommes.

Cette mere infortunée a voulu vous écrire; elle avoit même commencé. O Dieu! que de coups de poignard vous eussent portés ses plaintes ameres! Que ses touchans reproches vous eussent déchiré le coeur! Que ses humbles prieres vous eussent pénétré de honte! J’ai mis en pieces cette lettre accablante que vous n’eussiez jamais supportée: je n’ai pu souffrir ce comble d’horreur de voir une mere humiliée devant le séducteur de sa fille: vous êtes digne au moins qu’on n’emploie pas avec vous de pareils moyens, faits pour fléchir des monstres & pour faire mourir de douleur un homme sensible.

Si c’étoit ici le premier effort que l’amour vous eût demandé, je pourrois douter du succes & balancer sur l’estime qui vous est due: mais le sacrifice que vous avez fait à l’honneur de Julie en quittant ce pays est garant de celui que vous allez faire à son repos en rompant un commerce inutile. Les premiers actes de vertu sont toujours les plus pénibles, & vous ne perdrez point le prix d’un effort qui vous a tant coûté, en vous obstinant à soutenir une vaine correspondance dont les risques sont terribles pour votre amante, les dédommagemens nuls pour tous les deux, & qui ne fait que prolonger sans fruit les tourmens de l’un & de l’autre. N’en doutez plus, cette Julie qui vous fut si chére ne doit rien être à celui qu’elle a tant aimé; vous vous dissimulez en vain vos malheurs; vous la perdites au moment que vous vous séparâtes d’elle. Ou plutôt le Ciel vous l’avoit ôtée même avant qu’elle se donnât à vous; car son pere la promit dès son retour, & vous savez trop que la parole de cet homme inflexible est irrévocable. De quelque maniere que vous vous comportiez, l’invincible sort s’oppose à vos voeux, & vous ne la posséderez jamais. L’unique choix qui vous reste à faire est de la précipiter dans un abyme de malheurs, & d’opprobres, ou d’honorer en elle ce que vous avez adoré, & de lui rendre, au lieu du bonheur perdu, la sagesse, la paix, la sûreté du moins, dont vos fatales liaisons la privent.

Que vous seriez attristé, que vous vous consumeriez en regrets, si vous pouviez contempler l’état actuel de cette malheureuse amie, & l’avilissement où la réduit le remords, & la honte! Que son lustre est terni! que ses grâces sont languissantes! que tous ses sentimens si charmans & si doux se fondent tristement dans le seul qui les absorbe! L’amitié même en est attiédie; à peine partage-t-elle encore le plaisir que je goûte à la voir; et son coeur malade ne sait plus rien sentir que l’amour & la douleur. Hélas! qu’est devenu ce caractere aimant & sensible, ce goût si pur des choses honnêtes, cet intérêt si tendre aux peines & aux plaisirs d’autrui? Elle est encore, je l’avoue, douce, généreuse, compatissante; l’aimable habitude de bien faire ne sauroit s’effacer en elle; mais ce n’est plus qu’une habitude aveugle, un goût sans réflexion. Elle fait toutes les mêmes choses, mais elle ne les fait plus avec le même zele; ces sentimens sublimes se sont affoiblis, cette flamme divine s’est amortie, cet ange n’est plus qu’une femme ordinaire. Ah! quelle ame vous avez ôtée à la vertu!

LETTRE II. DE L’AMANT DE JULIE A MDE. D’ETANGE

Pénétré d’une douleur qui doit durer autant que moi, je me jette à vos pieds, Madame, non pour vous marquer un repentir qui ne dépend pas de mon coeur, mais pour expier un crime involontaire en renonçant à tout ce qui pouvoit faire la douceur de ma vie. Comme jamais sentimens humains n’approcherent de ceux que m’inspira votre adorable fille, il n’y eut jamais de sacrifice égal à celui que je viens faire à la plus respectable des meres; mais Julie m’a trop appris comment il faut immoler le bonheur au devoir; elle m’en a trop courageusement donné l’exemple, pour qu’au moins une fois je ne sache pas l’imiter. Si mon sang suffisoit pour guérir vos peines, je le verserois en silence & me plaindrois de ne vous donner qu’une si foible preuve de mon zele: mais briser le plus doux, le plus sacré lien qui jamais ait uni deux coeurs, ah! c’est un effort que l’univers entier ne m’eût pas fait faire, & qu’il n’appartenoit qu’à vous d’obtenir!

Oui, je promets de vivre loin d’elle aussi long-tems que vous l’exigerez; je m’abstiendrai de la voir & de lui écrire, j’en jure par vos jours précieux, si nécessaires à la conservation des siens. Je me soumets, non sans effroi, mais sans murmure à tout ce que vous daignerez ordonner d’elle & de moi. Je dirai beaucoup plus encore; son bonheur peut me consoler de ma misere, & je mourrai content si vous lui donnez un époux digne d’elle. Ah! qu’on le trouve, & qu’il m’ose dire, je saurai mieux l’aimer que toi! Madame, il aura vainement tout ce qui me manque; s’il n’a mon coeur, il n’aura rien pour Julie: mais je n’ai que ce coeur honnête & tendre. Hélas! je n’ai rien non plus. L’amour qui rapproche tout n’éleve point la personne; il n’éleve que les sentimens. Ah! si j’eusse osé n’écouter que les miens pour vous, combien de fois en vous parlant ma bouche eût prononcé le doux nom de mere!

Daignez vous confier à des sermens qui ne seront point vains, & à un homme qui n’est point trompeur. Si je pus un jour abuser de votre estime, je m’abusai le premier moi-même. Mon coeur sans expérience ne connut le danger que quand il n’étoit plus tems de fuir, & je n’avois point encore appris de votre fille cet art cruel de vaincre l’amour par lui-même, qu’elle m’a depuis si bien enseigné. Banissez vos craintes, je vous en conjure. Y a-t-il quelqu’un au monde à qui son repos, sa félicité, son honneur soient plus chers qu’à moi? Non, ma parole & mon coeur vous sont garans de l’engagement que je prends au nom de mon illustre ami comme au mien. Nulle indiscrétion ne sera commise soyez-en sûre, & je rendrai le dernier soupir sans qu’on sache quelle douleur termina mes jours. Calmez donc celle qui vous consume, & dont la mienne s’aigrit encore: essuyez des pleurs qui m’arrachent l’ame; rétablissez votre santé; rendez à la plus tendre fille qui fut jamais le bonheur auquel elle a renoncé pour vous; soyez vous-même heureuse par elle; vivez, enfin, pour lui faire aimer la vie. Ah! malgré les erreurs de l’amour, être mere de Julie est encore un sort assez beau pour se féliciter de vivre!

LETTRE III. DE L’AMANT DE JULIE A MDE. D’ORBE

En lui envoyant la Lettre précédente.

Tenez, cruelle, voilà ma réponse. En la lisant, fondez en larmes si vous connoissez mon coeur, & si le vôtre est sensible encore; mais sur-tout, ne m’accablez plus de cette estime impitoyable que vous me vendez si cher & dont vous faites le tourment de ma vie.

Votre main barbare a donc osé les rompre, ces doux noeuds formés sous vos yeux presque dès l’enfance, & que votre amitié sembloit partager avec tant de plaisir? Je suis donc aussi malheureux que vous le voulez & que je puis l’être! Ah! connoissez-vous tout le mal que vous faites? Sentez-vous bien que vous m’arrachez l’ame, que ce que vous m’ôtez est sans dédommagement, & qu’il vaut mieux cent fois mourir que ne plus vivre l’un pour l’autre? Que me parlez-vous du bonheur de Julie? En peut-il être sans le consentement du coeur? Que me parlez-vous du danger de sa mere? Ah! qu’est-ce que la vie d’une mere, la mienne, la vôtre, la sienne même, qu’est-ce que l’existence du monde entier auprès du sentiment délicieux qui nous unissoit? Insensée, & farouche vertu! j’obéis à ta voix sans mérite; je t’abhorre en faisant tout pour toi. Que sont tes vaines consolations contre les vives douleurs de l’ame? Va, triste idole des malheureux, tu ne fais qu’augmenter leurs misere, en leur ôtant les ressources que la fortune leur laisse. J’obéirai pourtant, oui, cruelle, j’obéirai; je deviendrai, s’il se peut, insensible, & féroce comme vous. J’oublierai tout ce qui me fut cher au monde. Je ne veux plus entendre ni prononcer le nom de Julie ni le vôtre. Je ne veux plus m’en rappeler l’insupportable souvenir. Un dépit, une rage inflexible m’aigrit contre tant de revers. Une dure opiniâtreté me tiendra lieu de courage: il m’en a trop coûté d’être sensible; il vaut mieux renoncer à l’humanité.

LETTRE IV. DE MDE. D’ORBE A L’AMANT DE JULIE

Vous m’avez écrit une lettre désolante; mais il y a tant d’amour, & de vertu dans votre conduite, qu’elle efface l’amertume de vos plaintes: vous êtes trop généreux pour qu’on ait le courage de vous quereller. Quelque emportement qu’on laisse paroître, quand on sait ainsi s’immoler à ce qu’on aime, on mérite plus de louanges que de reproches, & malgré vos injures, vous ne me futes jamais si cher que depuis que je connois si bien tout ce que vous valez.

Rendez grace à cette vertu que vous croyez hair, & qui fait plus pour vous que votre amour même. Il n’y a pas jusqu’à ma tante que vous n’ayez séduite par un sacrifice dont elle sent tout le prix. Elle n’a pu lire votre lettre sans attendrissement; elle a même eu la foiblesse de la laisser voir à sa fille; & l’effort qu’a fait la pauvre Julie pour contenir à cette lecture ses soupirs & ses pleurs l’a fait tomber évanouie.

Cette tendre mere, que vos lettres avoient déjà puissamment émue, commence à connoître par tout ce qu’elle voit, combien vos deux coeurs sont hors de la regle commune, & combien votre amour porte un caractere naturel de sympathie, que le tems ni les efforts humains ne sauroient effacer. Elle qui a si grand besoin de consolation, consoleroit volontiers sa fille, si la bienséance ne la retenoit, & je la vois trop près d’en devenir la confidente pour qu’elle ne me pardonne pas de l’avoir été. Elle s’échappa hier jusqu’à dire en sa présence, un peu indiscretement peut-être, ah! s’il ne dépendoit que de moi…. quoi qu’elle se retînt & n’achevât pas, je vis au baiser ardent que Julie imprimoit sur sa main qu’elle ne l’avoit que trop entendue. Je sais même qu’elle a voulu parler plusieurs fois à son inflexible époux; mais, soit danger d’exposer sa fille aux fureurs d’un pere irrité, soit crainte pour elle-même, sa timidité l’a toujours retenue, & son affoiblissement, ses maux, augmentent si sensiblement, que j’ai peur de la voir hors d’état d’exécuter sa résolution avant qu’elle l’ait bien formée.

Quoi qu’il en soit, malgré les fautes dont vous êtes cause, cette honnêteté de coeur qui se fait sentir dans votre amour mutuel lui a donné une telle opinion de vous qu’elle se fie à la parole de tous deux sur l’interruption de votre correspondance, , & qu’elle n’a pris aucune précaution pour veiller de plus près sur sa fille; effectivement, si Julie ne répondoit pas à sa confiance, elle ne seroit plus digne de ses soins, & il faudroit vous étouffer l’un & l’autre si vous étiez capables de tromper encore la meilleure des meres, & d’abuser de l’estime qu’elle a pour vous.

Je ne cherche point à rallumer dans votre coeur une espérance que je n’ai pas moi-même; mais je veux vous montrer, comme il est vrai, que le parti le plus honnête est aussi le plus sage, & que s’il peut rester quelque ressource à votre amour, elle est dans le sacrifice que l’honneur & la raison vous imposent. Mere, parents, amis, tout est maintenant pour vous, hors un pere qu’on gagnera par cette voie, ou que rien ne sauroit gagner. Quelque imprécation qu’ait pu vous dicter un moment de désespoir, vous nous avez prouvé cent fois qu’il n’est point de route plus sûre pour aller au bonheur que celle de la vertu. Si l’on y parvient, il est plus pur, plus solide & plus doux par elle; si on le manque, elle seule peut en dédommager. Reprenez donc courage, soyez homme, & soyez encore vous-même. Si j’ai bien connu votre coeur, la maniere la plus cruelle pour vous de perdre Julie seroit d’être indigne de l’obtenir.

LETTRE V. DE JULIE A SON AMANT

Elle n’est plus. Mes yeux ont vu fermer les siens pour jamais; ma bouche a reçu son dernier soupir; mon nom fut le dernier mot qu’elle prononça; son dernier regard fut tourné vers moi. Non, ce n’étoit pas la vie qu’elle sembloit quitter, j’avois trop peu sçu la lui rendre chére. C’étoit à moi seule qu’elle s’arrachoit. Elle me voyoit sans guide & sans espérance, accablée de mes malheurs & de mes fautes; mourir ne fut rien pour elle, & son coeur n’a gémi que d’abandonner sa fille dans cet état. Elle n’eut que trop de raison. Qu’avoit-elle à regretter sur la terre? Qu’est-ce qui pouvoit ici-bas valoir à ses yeux le prix immortel de sa patience & de ses vertus qui l’attendoit dans le Ciel? Que lui restoit-il à faire au monde sinon d’y pleurer mon opprobre? Ame pure & chaste, digne épouse, & mere incomparable, tu vis maintenant au séjour de la gloire & de la félicité; tu vis; & moi, livré eau repentir & au désespoir, privée à jamais de tes soins, de tes conseils, de tes douces caresses, je suis morte au bonheur, à la paix, à l’innocence: je ne sens plus que ta perte; je ne vois plus que ma honte; ma vie n’est plus que peine & douleur. Ma mere, ma tendre mere, hélas! je suis bien plus morte que toi!

Mon Dieu! quel transport égare une infortunée, & lui fait oublier ses résolutions? Où viens-je verser mes pleurs & pousser mes gémissemens? C’est le cruel qui les a causés que j’en rends le dépositaire! C’est avec celui qui fait les malheurs de ma vie que j’ose les déplorer! Oui, oui, barbare, partagez les tourmens que vous me faites souffrir. Vous par qui je plongeai le couteau dans le sein maternel, gémissez des maux qui me viennent de vous, & sentez avec moi l’horreur d’un parricide qui fut votre ouvrage. A quels yeux oserois-je paroître aussi méprisable que je le suis? Devant qui m’avilirois-je au gré de mes remords? Quel autre que le complice de mon crime pourroit assez les connoître? C’est mon plus insupportable supplice de n’être accusée que par mon coeur, & de voir attribuer au bon naturel les larmes impures qu’un cuisant repentir m’arrache. Je vis, je vis en frémissant la douleur empoisonner, hâter les derniers jours de ma triste mere. En vain sa pitié pour moi l’empêcha d’en convenir; en vain elle affectoit d’attribuer le progres de son mal à la cause qui l’avoit produit; en vain ma cousine gagnée a tenu le même langage. Rien n’a pu tromper mon coeur déchiré de regret, & pour mon tourment éternel, je garderai jusqu’au tombeau l’affreuse idée d’avoir abrégé la vie de celle à qui je la dois.

O vous que le Ciel suscita dans sa colere pour me rendre malheureuse & coupable, pour la derniere fois recevez dans votre sein des larmes dont vous êtes l’auteur. Je ne viens plus, comme autrefois, partager avec vous des peines qui devoient nous être communes. Ce sont les soupirs d’un dernier adieu qui s’échappent malgré moi. C’en est fait; l’empire de l’amour est éteint dans une ame livrée au seul désespoir. Je consacre le reste de mes jours à pleurer la meilleure des meres; je saurai lui sacrifier des sentimens qui lui ont coûté la vie; je serois trop heureuse qu’il m’en coûtât assez de les vaincre, pour expier tout ce qu’ils lui ont fait souffrir. Ah! si son esprit immortel pénetre au fond de mon coeur, il sait bien que la victime que je lui sacrifie n’est pas tout-à-fait indigne d’elle. Partagez un effort que vous m’avez rendu nécessaire. S’il vous reste quelque respect pour la mémoire d’un noeud si cher, & si funeste, c’est par lui que je vous conjure de me fuir à jamais, de ne plus m’écrire, de ne plus aigrir mes remords, de me laisser oublier, s’il se peut, ce que nous fûmes l’un à l’autre. Que mes yeux ne vous voyent plus; que je n’entende plus prononcer votre nom; que votre souvenir ne vienne plus agiter mon coeur. J’ose parler encore au nom d’un amour qui ne doit plus être; à tant de sujets de douleur n’ajoutez pas celui de voir son dernier voeu méprisé. Adieu donc pour la derniere fois, unique, & cher… Ah! fille insensée!… adieu pour jamais.

LETTRE VI. DE L’AMANT DE JULIE A MDE. D’ORBE

Enfin le voile est déchiré; cette longue illusion s’est évanouie; cet espoir si doux s’est éteint; il ne me reste pour aliment d’une flamme éternelle qu’un souvenir amer, & délicieux qui soutient ma vie, & nourrit mes tourmens du vain sentiment d’un bonheur qui n’est plus.

Est-il donc vrai que j’ai goûté la félicité suprême? Suis-je bien le même être qui fut heureux un jour? Qui peut sentir ce que je souffre n’est-il pas né pour toujours souffrir? Qui put jouir des biens que j’ai perdus peut-il les perdre, & vivre encore, & des sentimens si contraires peuvent-ils germer dans un même coeur? Jours de plaisir, & de gloire, non, vous n’étiez pas d’un mortel; vous étiez trop beaux pour devoir être périssables. Une douce extase absorboit toute votre durée, & la rassembloit en un point comme celle de l’éternité. Il n’y avoit pour moi ni passé ni avenir, & je goûtois à la fois les délices de mille siecles. Hélas! vous avez disparu comme un éclair. Cette éternité de bonheur ne fut qu’un instant de ma vie. Le tems a repris sa lenteur dans les momens de mon désespoir, & l’ennui mesure par longues années le reste infortuné de mes jours.

Pour achever de me les rendre insupportables, plus les afflictions m’accablent, plus tout ce qui m’étoit cher semble se détacher de moi. Madame, il se peut que vous m’aimiez encore; mais d’autres soins vous appellent, d’autres devoirs vous occupent. Mes plaintes que vous écoutiez avec intérêt sont maintenant indiscretes. Julie! Julie elle-même se décourage & m’abandonne. Les tristes remords ont chassé l’amour. Tout est changé pour moi; mon coeur seul est toujours le même, & mon sort en est plus affreux.

Mais qu’importe ce que je suis & ce que je dois être? Julie souffre, est-il tems de songer à moi? Ah! ce sont ses peines qui rendent les miennes plus ameres. Oui, j’aimerois mieux qu’elle cessât de m’aimer & qu’elle fût heureuse… Cesser de m’aimer!…l’espere-t-elle?… Jamais, jamais. Elle a beau me défendre de la voir & de lui écrire. Ce n’est pas le tourment qu’elle s’ôte; hélas! c’est le consolateur. La perte d’une tendre mere la doit-elle priver d’un plus tendre ami? Croit-elle soulager ses maux en les multipliant? O amour! est-ce à tes dépens qu’on peut venger la nature?

Non, non; c’est en vain qu’elle prétend m’oublier. Son tendre coeur pourra-t-il se séparer du mien? Ne le retiens-je pas en dépit d’elle? Oublie-t-on des sentimens tels que nous les avons éprouvés, & peut-on s’en souvenir sans les éprouver encore? L’amour vainqueur fit le malheur de sa vie; l’amour vaincu ne la rendra que plus à plaindre. Elle passera ses jours dans la douleur, tourmentée à la fois de vains regrets & de vains désirs, sans pouvoir jamais contenter ni l’amour ni la vertu.

Ne croyez pas pourtant qu’en plaignant ses erreurs je me dispense de les respecter. Après tant de sacrifices, il est trop tard pour apprendre à désobéir. Puisqu’elle commande, il suffit; elle n’entendra plus parler de moi. Jugez si mon sort est affreux. Mon plus grand désespoir n’est pas de renoncer à elle. Ah! c’est dans son coeur que sont mes douleurs les plus vives, & je suis plus malheureux de son infortune que de la mienne. Vous qu’elle aime plus que toute chose, & qui seule, apres moi, la savez dignement aimer, Claire, aimable Claire, vous êtes l’unique bien qui lui reste. Il est assez précieux pour lui rendre supportable la perte de tous les autres. Dédommagez-la des consolations qui lui sont ôtées, & de celles qu’elle refuse; qu’une sainte amitié supplée à la fois auprès d’elle à la tendresse d’une mere, à celle d’un amant, aux charmes de tous les sentimens qui devoient la rendre heureuse. Qu’elle le soit, s’il est possible, à quelque prix que ce puisse être. Qu’elle recouvre la paix, & le repos dont je l’ai privée; je sentirai moins les tourmens qu’elle m’a laissés. Puisque je ne suis plus rien à mes propres yeux, puisque c’est mon sort de passer ma vie à mourir pour elle, qu’elle me regarde comme n’étant plus; j’y consens si cette idée la rend plus tranquille. Puisse-t-elle retrouver près de vous ses premieres vertus, son premier bonheur! Puisse-t-elle être encore par vos soins tout ce qu’elle eût été sans moi!

Hélas! elle étoit fille, & n’a plus de mere! Voilà la perte qui ne se répare point, & dont on ne se console jamais quand on a pu se la reprocher. Sa conscience agitée lui redemande cette mere tendre, & chérie, & dans une douleur si cruelle l’horrible remords se joint à son affliction. O Julie! ce sentiment affreux devoit-il être connu de toi? Vous qui futes témoin de la maladie, & des derniers momens de cette mere infortunée, je vous supplie, je vous conjure, dites-moi ce que j’en dois croire. Déchirez-moi le coeur si je suis coupable. Si la douleur de nos fautes l’a fait descendre au tombeau, nous sommes deux monstres indignes de vivre; c’est un crime de songer à des liens si funestes, c’en est un de voir le jour. Non, j’ose le croire, un feu si pur n’a point produit de si noirs effets. L’amour nous inspira des sentimens trop nobles pour en tirer les forfaits des âmes dénaturées. Le ciel, le Ciel seroit-il injuste, & celle qui sut immoler son bonheur aux auteurs de ses jours méritoit-elle de leur coûter la vie?

LETTRE VII. REPONSE

Comment pourroit-on vous aimer moins en vous estimant chaque jour davantage? Comment perdrois-je mes anciens sentimens pour vous tandis que vous en méritez chaque jour de nouveaux? Non, mon cher, & digne ami, tout ce que nous fûmes les uns aux autres des notre premiere jeunesse, nous le serons le reste de nos jours; & si notre mutuel attachement n’augmente plus, c’est qu’il ne peut plus augmenter. Toute la différence est que je vous aimois comme mon frere, & qu’à présent je vous aime comme mon enfant; car quoique nous soyons toutes deux plus jeunes que vous, & même vos disciples, je vous regarde un peu comme le nôtre. En nous apprenant à penser, vous avez appris de nous à être sensible, & quoiqu’en dise votre philosophe angloix, cette éducation vaut bien l’autre; si c’est la raison qui fait l’homme, c’est le sentiment qui le conduit.

Savez-vous pourquoi je parois avoir changé de conduite envers vous? Ce n’est pas, croyez-moi, que mon coeur ne soit toujours le même; c’est que votre état est changé. Je favorisai vos feux tant qu’il leur restoit un rayon d’espérance. Depuis qu’en vous obstinant d’aspirer à Julie vous ne pouvez plus que la rendre malheureuse, ce seroit vous nuire que de vous complaire. J’aime mieux vous savoir moins à plaindre, & vous rendre plus mécontent. Quand le bonheur commun devient impossible, chercher le sien dans celui de ce qu’on aime, n’est-ce pas tout ce qui reste à faire à l’amour sans espoir?

Vous faites plus que sentir cela, mon généreux ami, vous l’exécutez dans le plus douloureux sacrifice qu’ai jamais fait un amant fidele. En renonçant à Julie, vous achetez son repos aux dépens du vôtre, & c’est à vous que vous renoncez pour elle.

J’ose à peine vous dire les bizarres idées qui me viennent là-dessus; mais elles sont consolantes, & cela m’enhardit. Premierement, je crois que le véritable amour a cet avantage aussi bien que la vertu, qu’il dédommage de tout ce qu’on lui sacrifie, & qu’on jouit en quelque sorte des privations qu’on s’impose par le sentiment même de ce qu’il en coûte, & du motif qui nous y porte. Vous vous témoignerez que Julie a été aimée de vous comme elle méritoit de l’être, & vous l’en aimerez davantage, & vous en serez plus heureux. Cet amour-propre exquis qui sait payer toutes les vertus pénibles mêlera son charme à celui de l’amour. Vous vous direz: “Je sais aimer”, avec un plaisir plus durable, & plus délicat que vous n’en goûteriez à dire: “Je possede ce que j’aime”, car celui-ci s’use à force d’en jouir; mais l’autre demeure toujours, & vous en jouiriez encore quand même vous n’aimeriez plus.

Outre cela, s’il est vrai, comme Julie, & vous me l’avez tant dit, que l’amour soit le plus délicieux sentiment qui puisse entrer dans le coeur humain, tout ce qui le prolonge, & le fixe, même au prix de mille douleurs, est encore un bien. Si l’amour est un désir qui s’irrite par les obstacles, comme vous le disiez encore, il n’est pas bon qu’il soit content; il vaut mieux qu’il dure, & soit malheureux, que de s’éteindre au sein des plaisirs. Vos feux, je l’avoue, ont soutenu l’épreuve de la possession, celle du temps, celle de l’absence, & des peines de toute espece; ils ont vaincu tous les obstacles, hors le plus puissant de tous, qui est de n’en avoir plus à vaincre, & de se nourrir uniquement d’eux-mêmes. L’univers n’a jamais vu de passion soutenir cette épreuve; quel droit avez-vous d’espérer que la vôtre l’eût soutenue! Le tems eût joint au dégoût d’une longue possession le progres de l’âge, & le déclin de la beauté: il semble se fixer en votre faveur par votre séparation; vous serez toujours l’un pour l’autre à la fleur des ans; vous vous verrez sans cesse tels que vous vous vîtes en vous quittant; & vos coeurs, unis jusqu’au tombeau, prolongeront dans une illusion charmante votre jeunesse avec vos amours.

Si vous n’eussiez point été heureux, une insurmontable inquiétude pourroit vous tourmenter; votre coeur regretteroit, en soupirant, les biens dont il étoit digne; votre ardente imagination vous demanderoit sans cesse ceux que vous n’auriez pas obtenus. Mais l’amour n’a point de délices dont il ne vous ait comblé, & pour parler comme vous, vous avez épuisé durant une année les plaisirs d’une vie entiere. Souvenez-vous de cette lettre si passionnée, écrite le lendemain d’un rendez-vous téméraire. Je l’ai lue avec une émotion qui m’étoit inconnue: on n’y voit pas l’état permanent d’une ame attendrie, mais le dernier délire d’un coeur brûlant d’amour, & ivre de volupté. Vous jugeâtes vous-même qu’on n’éprouvoit point de pareils transports deux fois en la vie, & qu’il faloit mourir apres les avoir sentis. Mon ami, ce fut là le comble; & quoi que la fortune, & l’amour eussent fait pour vous, vos feux, & votre bonheur ne pouvoient plus que décliner. Cet instant fut aussi le commencement de vos disgrâces, & votre amante vous fut ôtée au moment que vous n’aviez plus de sentimens nouveaux à goûter auprès d’elle; comme si le sort eût voulu garantir votre coeur d’un épuisement inévitable, & vous laisser dans le souvenir de vos plaisirs passés un plaisir plus doux que tous ceux dont vous pourriez jouir encore.

Consolez-vous donc de la perte d’un bien qui vous eût toujours échappé, & vous eût ravi de plus celui qui vous reste. Le bonheur, & l’amour se seroient évanouis à la fois; vous avez au moins conservé le sentiment: on n’est point sans plaisirs quand on aime encore. L’image de l’amour éteint effraye plus un coeur tendre que celle de l’amour malheureux, , & le dégoût de ce qu’on possede est un état cent fois pire que le regret de ce qu’on a perdu.

Si les reproches que ma désolée cousine se fait sur la mort de sa mere étoient fondés, ce cruel souvenir empoisonneroit, je l’avoue, celui de vos amours, & une si funeste idée devroit à jamais les éteindre; mais n’en croyez pas à ses douleurs, elles la trompent, ou plutôt le chimérique motif dont elle aime à les aggraver n’est qu’un prétexte pour en justifier l’exces. Cette ame tendre craint toujours de ne pas s’affliger assez, & c’est une sorte de plaisir pour elle d’ajouter au sentiment de ses peines tout ce qui peut les aigrir. Elle s’en impose, soyez-en sûr; elle n’est pas sincere avec elle-même. Ah! si elle croyoit bien sincerement avoir abrégé les jours de sa mere, son coeur en pourroit-il supporter l’affreux remords? Non, non, mon ami, elle ne la pleureroit pas, elle l’auroit suivie. La maladie de Madame d’Etange est bien connue; c’étoit une hydropisie de poitrine dont elle ne pouvoit revenir, & l’on désespéroit de sa vie avant même qu’elle eût découvert votre correspondance. Ce fut un violent chagrin pour elle; mais que de plaisirs réparerent le mal qu’il pouvoit lui faire! Qu’il fut consolant pour cette tendre mere de voir, en gémissant des fautes de sa fille, par combien de vertus elles étoient rachetées, & d’être forcée d’admirer son ame en pleurant sa foiblesse! Qu’il lui fut doux de sentir combien elle en étoit chérie! Quel zele infatigable! Quels soins continuels! Quelle assiduité sans relâche! Quel désespoir de l’avoir affligée! Que de regrets, que de larmes, que de touchantes caresses, quelle inépuisable sensibilité! C’étoit dans les yeux de la fille qu’on lisoit tout ce que souffroit la mere; c’étoit elle qui la servoit les jours, qui la veilloit les nuits; c’étoit de sa main qu’elle recevoit tous les secours. Vous eussiez cru voir une autre Julie; sa délicatesse naturelle avoit disparu, elle étoit forte, & robuste, les soins les plus pénibles ne lui coûtoient rien, & son ame sembloit lui donner un nouveau corps. Elle fasoit tout, & paroissoit ne rien faire; elle étoit partout, & ne bougeoit d’aupres d’elle; on la trouvoit sans cesse à genoux devant son lit, la bouche collée sur sa main, gémissant ou de sa faute ou du mal de sa mere, & confondant ces deux sentimens pour s’en affliger davantage. Je n’ai vu personne entrer les derniers jours dans la chambre de ma tante sans être ému jusqu’aux larmes du plus attendrissant de tous les spectacles. On voyoit l’effort que faisoient ces deux coeurs pour se réunir plus étroitement au moment d’une funeste séparation; on voyoit que le seul regret de se quitter occupoit la mere, & la fille, & que vivre ou mourir n’eût été rien pour elles si elles avoient pu rester ou partir ensemble.

Bien loin d’adopter les noires idées de Julie, soyez sûr que tout ce qu’on peut espérer des secours humains, & des consolations du coeur a concouru de sa part à retarder le progres de la maladie de sa mere, & qu’infailliblement sa tendresse, & ses soins nous l’ont conservée plus long-tems que nous n’eussions pu faire sans elle. Ma tante elle-même m’a dit cent fois que ses derniers jours étoient les plus doux momens de sa vie, & que le bonheur de sa fille étoit la seule chose qui manquoit au sien.

S’il faut attribuer sa perte au chagrin, ce chagrin vient de plus loin, et c’est à son époux seul qu’il faut s’en prendre. Long-tems inconstant, & volage, il prodigua les feux de sa jeunesse à mille objets moins dignes de plaire que sa vertueuse compagne; & quand l’âge le lui eut ramené, il conserva près d’elle cette rudesse inflexible dont les maris infideles ont accoutumé d’aggraver leurs torts. Ma pauvre cousine s’en est ressentie; un vain entêtement de noblesse, & cette roideur de caractere que rien n’amollit ont fait vos malheurs, & les siens. Sa mere, qui eut toujours du penchant pour vous, & qui pénétra son amour quand il étoit trop tard pour l’éteindre, porta long-tems en secret la douleur de ne pouvoir vaincre le goût de sa fille ni l’obstination de son époux, & d’être la premiere cause d’un mal qu’elle ne pouvoit plus guérir. Quand vos lettres surprises lui eurent appris jusqu’où vous aviez abusé de sa confiance, elle craignit de tout perdre en voulant tout sauver, & d’exposer les jours de sa fille pour rétablir son honneur. Elle sonda plusieurs fois son mari sans succes; elle voulut plusieurs fois hasarder une confidence entiere, & lui montrer toute l’étendue de son devoir: la frayeur, & sa timidité la retinrent toujours. Elle hésita tant qu’elle put parler; lorsqu’elle le voulut il n’étoit plus temps; les forces lui manquerent; elle mourut avec le fatal secret: & moi qui connois l’humeur de cet homme sévere sans savoir jusqu’où les sentimens de la nature auroient pu la tempérer, je respire en voyant au moins les jours de Julie en sûreté.

Elle n’ignore rien de tout cela; mais vous dirai-je ce que je pense de ses remords apparents? L’amour est plus ingénieux qu’elle. Pénétrée du regret de sa mere, elle voudroit vous oublier; & malgré qu’elle en ait, il trouble sa conscience pour la forcer de penser à vous. Il veut que ses pleurs aient du rapport à ce qu’elle aime. Elle n’oseroit plus s’en occuper directement, il la force de s’en occuper encore au moins par son repentir. Il l’abuse avec tant d’art, qu’elle aime mieux souffrir davantage, & que vous entriez dans le sujet de ses peines. Votre coeur n’entend pas peut-être ces détours du sien; mais ils n’en sont pas moins naturels: car votre amour à tous deux, quoique égal en force, n’est pas semblable en effets; le vôtre est bouillant, & vif, le sien est doux, & tendre; vos sentimens s’exhalent au dehors avec véhémence, les siens retournent sur elle-même, & pénétrant la substance de son ame, l’alterent, & la changent insensiblement. L’amour anime, & soutient votre coeur, il affoisse, & abat le sien; tous les ressorts en sont relâchés, sa force est nulle, son courage est éteint, sa vertu n’est plus rien. Tant d’héroiques facultés ne sont pas anéanties, mais suspendues; un moment de crise peut leur rendre toute leur vigueur, ou les effacer sans retour. Si elle fait encore un pas vers le découragement, elle est perdue; mais si cette ame excellente se releve un instant, elle sera plus grande, plus forte, plus vertueuse que jamais, & il ne sera plus question de rechute. Croyez-moi, mon aimable ami, dans cet état périlleux sachez respecter ce que vous aimâtes. Tout ce qui lui vient de vous, fût-ce contre vous-même, ne lui peut être que mortel. Si vous vous obstinez auprès d’elle, vous pourrez triompher aisément; mais vous croirez en vain posséder la même Julie, vous ne la retrouverez plus.

LETTRE VIII. DE MILORD EDOUARD A L’AMANT DE JULIE

J’avois acquis des droits sur ton coeur; tu m’étois nécessaire, j’étois prêt à t’aller joindre. Que t’importent mes droits, mes besoins, mon empressement? Je suis oublié de toi; tu ne daignes plus m’écrire. J’apprends ta vie solitaire, & farouche; je pénetre tes desseins secrets. Tu t’ennuies de vivre.

Meurs donc, jeune insensé; meurs, homme à la fois féroce & lâche: mais sache en mourant que tu laisses dans l’ame d’un honnête homme à qui tu fus cher la douleur de n’avoir servi qu’un ingrat.

LETTRE IX. REPONSE

Venez, Milord; je croyois ne pouvoir plus goûter de plaisir sur la terre: mais nous nous reverrons. Il n’est pas vrai que vous puissiez me confondre avec les ingrats: votre coeur n’est pas fait pour en trouver, ni le mien pour l’être.

BILLET DE JULIE

Il est tems de renoncer aux erreurs de la jeunesse, & d’abandonner un trompeur espoir. Je ne serai jamais à vous. Rendez-moi donc la liberté que je vous ai engagée, & dont mon pere veut disposer, ou mettez le comble à mes malheurs par un refus qui nous perdra tous deux sans vous être d’aucun usage.

Julie d’Etange.

LETTRE X. DU BARON D’ETANGE,

Dans laquelle étoit le précédent Billet.

S’il peut rester dans l’ame d’un suborneur quelque sentiment d’honneur, & d’humanité, répondez à ce billet d’une malheureuse dont vous avez corrompu le coeur, & qui ne seroit plus si j’osois soupçonner qu’elle eût porté plus loin l’oubli d’elle-même. Je m’étonnerai peu que la même philosophie qui lui apprit à se jetter à la tête du premier venu, lui apprenne encore à désobéir à son pere. Pensez-y cependant. J’aime à prendre en toute occasion les voies de la douceur, & de l’honnêteté, quand j’espere qu’elles peuvent suffire; mais, si j’en veux bien user avec vous, ne croyez pas que j’ignore comment se venge l’honneur d’un gentilhomme offensé par un homme qui ne l’est pas.

LETTRE XI. REPONSE

Epargnez-vous, Monsieur, des menaces vaines qui ne m’effroient point, & d’injustes reproches qui ne peuvent m’humilier. Sachez qu’entre deux personnes de même âge il n’y a d’autre suborneur que l’amour, & qu’il ne vous appartiendra jamais d’avilir un homme que votre fille honora de son estime.

Quel sacrifice osez-vous m’imposer, & à quel titre l’exigez-vous? Est-ce à l’auteur de tous mes maux qu’il faut immoler mon dernier espoir? Je veux respecter le pere de Julie; mais qu’il daigne être le mien s’il faut que j’apprenne à lui obéir. Non, non, Monsieur, quelque opinion que vous ayez de vos procédés, ils ne m’obligent point à renoncer pour vous à des droits si chers, & si bien mérités de mon coeur. Vous faites le malheur de ma vie. Je ne vous dois que la haine, & vous n’avez rien à prétendre de moi. Julie a parlé; voilà mon consentement. Ah qu’elle soit toujours obéie! Un autre la possédera: mais j’en serai plus digne d’elle.

Si votre fille eût daigné me consulter sur les bornes de votre autorité, ne doutez pas que je ne lui eusse appris à résister à vos prétentions injustes. Quel que soit l’empire dont vous abusez, mes droits sont plus sacrés que les vôtres; la chaîne qui nous lie est la borne du pouvoir paternel, même devant les tribunaux humains; & quand vous osez réclamer la nature, c’est vous seul qui bravez ses lois.

N’alléguez pas non plus cet honneur si bizarre, & si délicat que vous parlez de venger; nul ne l’offense que vous-même. Respectez le choix de Julie, & votre honneur est en sûreté; car mon coeur vous honore malgré vos outrages; & malgré les maximes gothiques, l’alliance d’un honnête homme n’en déshonora jamais un autre. Si ma présomption vous offense, attaquez ma vie, je ne la défendrai jamais contre vous. Au surplus, je me soucie fort peu de savoir en quoi consiste l’honneur d’un gentilhomme; mais quant à celui d’un homme de bien, il m’appartient, je sais le défendre, & le conserverai pur, & sans tache jusqu’au dernier soupir.

Allez, pere barbare, & peu digne d’un nom si doux, méditez d’affreux parricides, tandis qu’une fille tendre, & soumise immole son bonheur à vos préjugés. Vos regrets me vengeront un jour des maux que vous me faites, & vous sentirez trop tard que votre haine aveugle, & dénaturée ne vous fut pas moins funeste qu’à moi. Je serai malheureux, sans doute; mais si jamais la voix du sangs’éleve au fond de votre coeur, combien vous le serez plus encore d’avoir sacrifié à des chimeres l’unique fruit de vos entrailles, unique au monde en beauté, en mérite, en vertus, & pour qui le Ciel prodigue de ses dons n’oublia rien qu’un meilleur pere!

BILLET.

Inclus dans la précédente Lettre

Je rends à Julie d’Etange le droit de disposer d’elle-même, & de donner sa main sans consulter son coeur. S. G.

LETTRE XII. DE JULIE

Je vouloix vous décrire la scene qui vient de se passer, & qui a produit le billet que vous avez dû recevoir; mais mon pere a pris ses mesures si justes qu’elle n’a fini qu’un moment avant le départ du courrier. Sa lettre est sans doute arrivée à tems à la poste; il n’en peut être de même de celle-ci: votre résolution sera prise, & votre réponse partie avant qu’elle vous parvienne; ainsi tout détail seroit désormais inutile. J’ai fait mon devoir; vous ferez le vôtre; mais le sort nous accable, l’honneur nous trahit; nous serons séparés à jamais, & pour comble d’horreur, je vais passer dans les… Hélas! j’ai pu vivre dans les tiens! O devoir! à quoi sers-tu? O Providence!…il faut gémir, & se taire.

La plume échappe de ma main. J’étois incommodée depuis quelques jours; l’entretien de ce matin m’a prodigieusement agitée…La tête, & le coeur me font mal… je me sens défaillir… le Ciel auroit-il pitié de mes peines?… Je ne puis me soutenir… je suis forcée à me mettre au lit, & me console dans l’espoir de n’en point relever. Adieu, mes uniques amours. Adieu, pour la derniere fois, cher, & tendre ami de Julie. Ah! si je ne dois plus vivre pour toi, n’ai-je pas déjà cessé de vivre?

LETTRE XIII. DE JULIE A MDE. D’ORBE

Il est donc vrai, chére, & cruelle amie, que tu me rappelles à la vie, & à mes douleurs? J’ai vu l’instant heureux où j’alloix rejoindre la plus tendre des meres; tes soins inhumains m’ont enchaînée pour la pleurer plus longtemps; & quand le désir de la suivre m’arrache à la terre, le regret de te quitter m’y retient. Si je me console de vivre, c’est par l’espoir de n’avoir pas échappé tout entiere à la mort. Ils ne sont plus ces agrémens de mon visage que mon coeur a payés si cher; la maladie dont je sors m’en a délivrée. Cette heureuse perte ralentira l’ardeur grossiere d’un homme assez dépourvu de délicatesse pour m’oser épouser sans mon aveu. Ne trouvant plus en moi ce qui lui plut, il se souciera peu du reste. Sans manquer de parole à mon pere, sans offenser l’ami dont il tient la vie, je saurai rebuter cet importun: ma bouche gardera le silence; mais mon aspect parlera pour moi. Son dégoût me garantira de sa tyrannie, & il me trouvera trop laide pour daigner me rendre malheureuse.

Ah, chére cousine! Tu connus un coeur plus constant, & plus tendre qui ne se fût pas ainsi rebuté. Son goût ne se bornoit pas aux traits, & à la figure; c’étoit moi qu’il aimoit, & non pas mon visage; c’étoit par tout notre être que nous étions unis l’un à l’autre; & tant que Julie eût été la même, la beauté pouvoit fuir l’amour fût toujours demeuré. Cependant il a pu consentir… l’ingrat!… Il l’a dû puisque j’ai pu l’exiger. Qui est-ce qui retient par leur parole ceux qui veulent retirer leur coeur? Ai-je donc voulu retirer le mien?…l’ai-je fait? O Dieu! faut-il que tout me rappelle incessamment un tems qui n’est plus, & des feux qui ne doivent plus être! J’ai beau vouloir arracher de mon coeur cette image chérie; je l’y sens trop fortement attachée; je le déchire sans le dégager, & mes efforts pour en effacer un si doux souvenir ne font que l’y graver davantage.

Oserai-je te dire un délire de ma fievre, qui, loin des’éteindre avec elle, me tourmente encore plus depuis ma guérison? Oui, connois, & plains l’égarement d’esprit de ta malheureuse amie, & rends grâces au Ciel d’avoir préservé ton coeur de l’horrible passion qui le donne. Dans un des momens où j’étois le plus mal, je crus, durant l’ardeur du redoublement, voir à côté de mon lit cet infortuné, non tel qu’il charmoit jadis mes regards durant le court bonheur de ma vie, mais pâle, défait, mal en ordre, & le désespoir dans les yeux. Il étoit à genoux; il prit une de mes mains, & sans dégoûter de l’état où elle étoit, sans craindre la communication d’un venin si terrible, il la couvroit de baisers, & de larmes. A son aspect j’éprouvai cette vive, & délicieuse émotion que me donnoit quelquefois sa présence inattendue. Je voulus m’élancer vers lui; on me retint; tu l’arrachas de ma présence; & ce qui me toucha le plus vivement, ce furent ses gémissemens que je crus entendre à mesure qu’il s’éloignoit.

Je ne puis te représenter l’effet étonnant que ce rêve a produit sur moi. Ma fievre a été longue, & violente; j’ai perdu la connoissance durant plusieurs jours; j’ai souvent rêvé à lui dans mes transports; mais aucun de ces rêves n’a laissé dans mon imagination des impressions aussi profondes que celle de ce dernier. Elle est telle qu’il m’est impossible de l’effacer de ma mémoire, & de mes sens. A chaque minute, à chaque instant, il me semble le voir dans la même attitude; son air, son habillement, son geste, son triste regard, frappent encore mes yeux: je crois sentir ses levres se presser sur ma main; je la sens mouiller de ses larmes; les sons de sa voix plaintive me font tressaillir; je le vois entraîner loin de moi; je fais effort pour le retenir encore: tout me retrace une scene imaginaire avec plus de force que les événemens qui me sont réellement arrivés.

J’ai long-tems hésité à te faire cette confidence; la honte m’empêche de te la faire de bouche; mais mon agitation, loin de se calmer, ne fait qu’augmenter de jour en jour, & je ne puis plus résister au besoin de t’avouer ma folie. Ah! qu’elle s’empare de moi tout entiere! Que ne puis-je achever de perdre ainsi la raison, puisque le peu qui m’en reste ne sert plus qu’à me tourmenter!

Je reviens à mon rêve. Ma cousine, raille-moi, si tu veux, de ma simplicité; mais il y a dans cette vision je ne sais quoi de mystérieux qui la distingue du délire ordinaire. Est-ce un pressentiment de la mort du meilleur des hommes? Est-ce un avertissement qu’il n’est déjà plus? Le Ciel daigne-t-il me guider au moins un fois, & m’invite-t-il à suivre celui qu’il me fit aimer? Hélas! l’ordre de mourir sera pour moi le premier de ses bienfaits.

J’ai beau me rappeler tous ces vains discours dont la philosophie amuse les gens qui ne sentent rien; ils ne m’en imposent plus, & je sens que je les méprise. On ne voit point les esprits, je le veux croire; mais deux âmes si étroitement unies ne sauroient-elles avoir entre elles une communication immédiate, indépendante du corps, & des sens? L’impression directe que l’une reçoit de l’autre ne peut-elle pas la transmettre au cerveau, & recevoir de lui par contre-coup les sensations qu’elle lui a données?… Pauvre Julie, que d’extravagances! Que les passions nous rendent crédules!, & qu’un coeur vivement touché se détache avec peine des erreurs même qu’il aperçoit!

LETTRE XIV. REPONSE

Ah! fille trop malheureuse, & trop sensible, n’es-tu donc née que pour souffrir? Je voudrois en vain t’épargner des douleurs; tu sembles les chercher sans cesse, & ton ascendant est plus fort que tous mes soins. A tant de vrais sujets de peine n’ajoute pas au moins des chimeres; et, puisque ma discrétion t’est plus nuisible qu’utile, sors d’une erreur qui te tourmente: peut-être la triste vérité te sera-t-elle encore moins cruelle. Apprends donc que ton rêve n’est point un rêve; que ce n’est point l’ombre de ton ami que tu as vue, mais sa personne, & que cette touchante scene, incessamment présente à ton imagination, s’est passée réellement dans ta chambre le surlendemain du jour où tu fus le plus mal.

La veille je t’avois quittée assez tard, & M. d’Orbe, qui voulut me relever auprès de toi cette nuit-là, étoit prêt à sortir, quand tout à coup nous vîmes entrer brusquement, & se précipiter à nos pieds ce pauvre malheureux dans un état à faire pitié. Il avoit pris la poste à la réception de ta derniere lettre. Courant jour, & nuit, il fit la route en trois jours, & ne s’arrêta qu’à la derniere poste en attendant la nuit pour entrer en ville. Je te l’avoue à ma honte, je fus moins prompte que M. d’Orbe à lui sauter au cou: sans savoir encore la raison de son voyage, j’en prévoyois la conséquence. Tant de souvenirs amers, ton danger, le sien, le désordre où je le voyois, tout empoisonnoit une si douce surprise, & j’étois trop saisie pour lui faire beaucoup de caresses. Je l’embrassai pourtant avec un serrement de coeur qu’il partageoit, & qui se fit sentir réciproquement par de muettes étreintes, plus éloquentes que les cris & les pleurs. Son premier mot fut: Que fait-elle? Ah! que fait-elle? Donnez-moi la vie ou la mort . Je compris alors qu’il étoit instruit de ta maladie, & croyant qu’il n’en ignoroit pas non plus l’espece, j’en parlai sans autre précaution que d’exténuer le danger. Sitôt qu’il sçut que c’étoit la petite vérole il fit un cri & se trouva mal. La fatigue & l’insomnie jointes à l’inquiétude d’esprit, l’avoient jetté dans un tel abattement qu’on fut long-tems à le faire revenir. A peine pouvoit-il parler; on le fit coucher.

Vaincu par la nature, il dormit douze heures de suite, mais avec tant d’agitation, qu’un pareil sommeil devoit plus épuiser que réparer ses forces. Le lendemain, nouvel embarras; il vouloit te voir absolument. Je lui opposai le danger de te causer une révolution; il offrit d’attendre qu’il n’y eût plus de risque; mais son séjour même en étoit un terrible; j’essayai de le lui faire sentir. Il me coupa durement la parole. Gardez votre barbare éloquence, me dit-il, d’un ton d’indignation: c’est trop l’exercer à ma ruine. N’espérez pas me chasser encore comme vous fîtes à mon exil. Je viendrois cent fois du bout du monde pour la voir un seul instant: mais je jure par l’Auteur de mon être, ajouta-t-il impétueusement, que je ne partirai point d’ici sans l’avoir vue. Eprouvons une fois si je vous rendrai pitoyable, ou si vous me rendrez parjure.

Son parti étoit pris. M. d’Orbe fut d’avis de chercher les moyens de le satisfaire pour le pouvoir renvoyer avant que son retour fût découvert: car il n’étoit connu dans la maison que du seul Hanz, dont j’étois sûre, & nous l’avions appelé devant nos gens d’un autre nom que le sien. Je lui promis qu’il te verroit la nuit suivante, à condition qu’il ne resteroit qu’un instant, qu’il ne te parleroit point, & qu’il repartiroit le lendemain avant le jour: j’en exigeai sa parole. Alors, je fus tranquille; je laissai mon mari avec lui, & je retournai près de toi.

Je te trouvai sensiblement mieux, l’éruption étoit achevée; le médecin me rendit le courage, & l’espoir. Je me concertai d’avance avec Babi; & le redoublement, quoique moindre, t’ayant encore embarrassé la tête, je pris ce tems pour écarter tout le monde, & faire dire à mon mari d’amener son hôte, jugeant qu’avant la fin de l’acces tu serois moins en état de le reconnaître. Nous eûmes toutes les peines du monde à renvoyer ton désolé pere, qui chaque nuit s’obstinoit à vouloir rester. Enfin je lui dis en colere qu’il n’épargneroit la peine de personne, que j’étois également résolue à veiller, & qu’ils avoit bien, tout pere qu’il étoit, que sa tendresse n’étoit pas plus vigilante que la mienne. Il partit à regret; nous restâmes seules. M. d’Orbe arriva sur les onze heures, & me dit qu’il avoit laissé ton ami dans la rue: je l’allai chercher. Je le pris par la main; il trembloit comme la feuille. En passant dans l’antichambre les forces lui manquerent; il respiroit avec peine, & fut contraint de s’asseoir.

Alors, démêlant quelques objets à la foible lueur d’une lumiere éloignée, oui, dit-il avec un profond soupir, je reconnois les mêmes lieux. Une fois en ma vie je les ai traversés… à la même heure… avec le même mystere… j’étois tremblant comme aujourd’hui… le coeur me palpitoit de même… O téméraire! j’étois mortel, & j’osois goûter… Que vais-je voir maintenant dans ce même objet qui faisoit, & partageoit mes transports? L’image du trépas, un appareil de douleur, la vertu malheureuse, & la beauté mourante!

Chere cousine, j’épargne à ton pauvre coeur le détail de cette attendrissante scene. Il te vit, & se tut; il l’avoit promis: mais quel silence! il se jeta à genoux; il baisoit tes rideaux en sanglotant; il élevoit les mains, & les yeux; il poussoit de sourds gémissemens; il avoit peine à contenir sa douleur, & ses cris. Sans le voir, tu sortis machinalement une de tes mains; il s’en saisit avec une espece de fureur; les baisers de feu qu’il appliquoit sur cette main malade t’éveillerent mieux que le bruit, & la voix de tout ce qui t’environnoit. Je vis que tu l’avois reconnu; & malgré sa résistance, & ses plaintes, je l’arrachai de la chambre à l’instant, espérant éluder l’idée d’une si courte apparition par le prétexte du délire. Mais voyant ensuite que tu m’en disois rien, je crus que tu l’avois oubliée; je défendis à Babi de t’en parler, & je sais qu’elle m’a tenu parole. Vaine prudence quel’amour a déconcertée, & qui n’a fait que laisser fermenter un souvenir qu’il n’est plus tems d’effacer!

Il partit comme il l’avoit promis, & je lui fis jurer qu’il ne s’arrêteroit pas au voisinage. Mais, ma chére, ce n’est pas tout; il faut achever de te dire ce qu’aussi bien tu ne pourrois ignorer longtemps. Milord Edouard passa deux jours apres; il se pressa pour l’atteindre; il le joignit à Dijon, & le trouva malade. L’infortuné avoit gagné la petite vérole. Il m’avoit caché qu’il ne l’avoit point eue, & je te l’avois mené sans précaution. Ne pouvant guérir ton mal, il le voulut partager. En me rappelant la maniere dont il baisoit ta main, je ne puis douter qu’il ne se soit inoculé volontairement. On ne pouvoit être plus mal préparé; mais c’étoit l’inoculation de l’amour, elle fut heureuse. Ce pere de la vie l’a conservée au plus tendre amant qui fut jamais: il est guéri; & suivant la derniere lettre de Milord Edouard, ils doivent être actuellement repartis pour Paris.

Voilà, trop aimable cousine, de quoi bannir les terreurs funebres qui t’alarmoient sans sujet. Depuis long-tems tu as renoncé à la personne de ton ami, & sa vie est en sûreté. Ne songe donc qu’à conserver la tienne, & à t’acquitter de bonne grace du sacrifice que ton coeur a promis à l’amour paternel. Cesse enfin d’être le jouet d’un vain espoir, & de te repoître de chimeres. Tu te presses beaucoup d’être fiere de ta laideur; sois plus humble, crois-moi, tu n’as encore que trop sujet de l’être. Tu as essuyé une cruelle atteinte, mais ton visage a été épargné. Ce que tu prends pour des cicatrices ne sont que des rougeurs qui seront bientôt effacées. Je fus plus maltraitée que cela, & cependant tu vois que je ne suis pas trop mal encore. Mon ange, tu resteras jolie en dépit de toi, & l’indifférent Wolmar, que trois ans d’absence n’ont pu guérir d’un amour conçu dans huit jours, s’en guérira-t-il en te voyant à toute heure? O si ta seule ressource est de déplaire, que ton sort est désespéré!

LETTRE XV. DE JULIE

C’en est trop, c’en est trop. Ami, tu as vaincu. Je ne suis point à l’épreuve de tant d’amour; ma résistance est épuisée. J’ai fait usage de toutes mes forces; ma conscience m’en rend le consolant témoignage. Que le Ciel ne me demande point compte de plus qu’il ne m’a donné! Ce triste coeur que tu achetas tant de fois, & qui coûta si cher au tien, t’appartient sans réserve; il fut à toi du premier moment où mes yeux te virent, il te restera jusqu’à mon dernier soupir. Tu l’as trop bien mérité pour le perdre, & je suis lasse de servir aux dépens de la justice une chimérique vertu.

Oui, tendre, & généreux amant, ta Julie sera toujours tienne, elle t’aimera toujours; il le faut, je le veux, je le dois. Je te rends l’empire que l’amour t’a donné; il ne te sera plus ôté. C’est en vain qu’une voix mensongere murmure au fond de mon ame, elle ne m’abusera plus. Que sont les vains devoirs qu’elle m’oppose contre ceux d’aimer à jamais ce que le Ciel m’a fait aimer? Le plus sacré de tous, n’est-il pas envers toi? N’est-ce pas à toi seul que j’ai tout promis? Le premier voeu de mon coeur ne fut-il pas de ne t’oublier jamais, & ton inviolable fidélité n’est-elle pas un nouveau lien pour la mienne? Ah! dans le transport d’amour qui me rend à toi, mon seul regret est d’avoir combattu des sentimens si chers, & si légitimes. Nature, ô douce nature! reprends tous tes droits; j’abjure les barbares vertus qui t’anéantissent. Les penchans que tu m’as donnés seront-ils plus trompeurs qu’une raison qui m’égara tant de fois?

Respecte ces tendres penchants, mon aimable ami; tu leur dois trop pour les air; mais souffres-en le cher, & doux partage; souffre que les droits du sang, & de l’amitié ne soient pas éteins par ceux de l’amour. Ne pense point que pour te suivre j’abandonne jamais la maison paternelle. N’espere point que je me refuse aux liens que m’impose une autorité sacrée. La cruelle perte de l’un des auteurs de mes jours m’a trop appris à craindre d’affliger l’autre. Non, celle dont il attend désormois toute sa consolation ne contristera pas son ame accablée d’ennuis; je n’aurai point donné la mort à tout ce qui me donna la vie. Non, non; je connois mon crime, & ne puis le air. Devoir, honneur, vertu, tout cela ne me dit plus rien; mais pourtant je ne suis point un monstre; je suis foible, & non dénaturée. Mon parti est pris, je ne veux désoler aucun de ceux que j’aime. Qu’un pere esclave de sa parole, & jaloux d’un vain titre dispose de ma main qu’il a promise; que l’amour seul dispose de mon coeur; que mes pleurs ne cessent de couler dans le sein d’une tendre amie. Que je sois vile, & malheureuse; mais que tout ce qui m’est cher soit heureux, & content s’il est possible. Formez tous trois ma seule existence, & que votre bonheur me fasse oublier ma misere, & mon désespoir.

LETTRE XVI. REPONSE

Nous renaissons, ma Julie; tous les vrais sentimens de nos âmes reprennent leurs cours. La nature nous a conservé l’être, & l’amour nous rend à la vie. En doutois-tu? L’osas-tu croire, de pouvoir m’ôter ton coeur? Va, je le connois mieux que toi, ce coeur que le Ciel a fait pour le mien. Je les sens joins par une existence commune qu’ils ne peuvent perdre qu’à la mort. Dépend-il de nous de les séparer, ni même de le vouloir? Tiennent-ils l’un à l’autre par des noeuds que les hommes aient formés, & qu’ils puissent rompre? Non, non, Julie; si le sort cruel nous refuse le doux nom d’époux, rien ne peut nous ôter celui d’amans fideles; il sera consolation de nos tristes jours, & nous l’emporterons au tombeau.

Ainsi nous recommençons de vivre pour recommencer de souffrir, & le sentiment de notre existence n’est pour nous qu’un sentiment de douleur. Infortunés, que sommes-nous devenus? Comment avons-nous cessé d’être ce que nous fûmes? Où est cet enchantement de bonheur suprême? Où sont ces ravissemens exquis dont les vertus animoient nos feux? Il ne reste de nous que notre amour; l’amour seul reste, & ses charmes se sont éclipsés. Fille trop soumise, amante sans courage, tous nos maux nous viennent de tes erreurs. Hélas! un coeur moins pur t’auroit bien moins égarée! Oui, c’est l’honnêteté du tien qui nous perd; les sentimens droits qui le remplissent en ont chassé la sagesse. Tu as voulu concilier la tendresse filiale avec l’indomptable amour; en te livrant à la fois à tous tes penchants, tu les confonds au lieu de les accorder, & deviens coupable à force de vertu. O Julie, quel est ton inconcevable empire! Par quel étrange pouvoir tu fascines ma raison! Même en me faisant rougir de nos feux, tu te fais encore estimer par tes fautes; tu me forces de t’admirer en partageant tes remords… Des remords!… étoit-ce à toi d’en sentir?…toi que j’aimois… toi que je ne puis cesser d’adorer… Le crime pourroit-il approcher de ton coeur?… Cruelle! en me le rendant ce coeur qui m’appartient, rends-le-moi tel qu’il me fut donné.

Que m’as-tu dit?… qu’oses-tu me faire entendre?… Toi, passer dans les bras d’un autre!… un autre te posséder!… N’être plus à moi!… ou, pour comble d’horreur, n’être pas à moi seul? Moi, j’éprouverois cet affreux supplice!… je te verrois survivre à toi-même!… Non; j’aime mieux te perdre que te partager… Que le Ciel ne me donna-t-il un courage digne des transports qui m’agitent!… avant que ta main se fût avilie dans ce noeud funeste abhorré par l’amour, & réprouvé par l’honneur, j’irois de la mienne te plonger un poignard dans le sein; j’épuiserois ton chaste coeur d’un sang que n’auroit point souillé l’infidélité. A ce pur-sang je mêlerois celui qui brûle dans mes veines d’un feu que rien ne peut éteindre, je tomberois dans tes bras; je rendrois sur tes levres mon dernier soupir… Je recevrois le tien… Julie expirante!…ces yeux si doux éteins par les horreurs de la mort!…ce sein, ce trône de l’amour déchiré par ma main, versant à gros bouillons le sang, & la vie!… Non, vis, & souffre! porte la peine de ma lâcheté. Non, je voudrois que tu ne fusses plus; mais je ne puis t’aimer assez pour te poignarder.

O si tu connoissois l’état de ce coeur serré de détresse! Jamais il ne brûla d’un feu si sacré; jamais ton innocence, & ta vertu ne lui fut si chére. Je suis amant, je suis aimé, je le sens; mais je ne suis qu’un homme, & il est au-dessus de la force humaine de renoncer à la suprême félicité. Une nuit, une seul nuit a changé pour jamais toute mon ame. O te-moi ce dangereux souvenir, & je suis vertueux. Mais cette nuit fatale regne au fond de mon coeur, & va couvrir de son ombre le reste de ma vie. Ah! Julie! objet adoré! s’il faut être à jamais misérables, encore une heure de bonheur, & des regrets éternels!

Ecoute celui qui t’aime. Pourquoi voudrions-nous être plus sages nous seuls que tout le reste des hommes, & suivre avec une simplicité d’enfans de chimériques vertus dont tout le monde parle, & que personne ne pratique? Quoi! serons-nous meilleurs moralistes que ces foules de savans dont Londres, & Paris sont peuplés, qui tous se raillent de la fidélité conjugale, & regardent l’adultere comme un jeu? Les exemples n’en sont point scandaleux; il n’est pas même permis d’y trouver à redire; & tous les honnêtes gens se riroient ici de celui qui, par respect pour le mariage, résisteroit au penchant de son coeur. En effet, disent-ils, un tort qui n’est que dans l’opinion n’est-il pas nul quand il est secret? Quel mal reçoit un mari d’une infidélité qu’il ignore? De quelle complaisance une femme ne rachete-t-elle pas ses fautes? Quelle douceur n’emploie-t-elle pas à prévenir ou guérir ses soupçons? Privé d’un bien imaginaire, il vit réellement plus heureux; & ce prétendu crime dont on fait tant de bruit n’est qu’un lien de plus dans la société.

A Dieu ne plaise, ô chére amie de mon coeur, que je veuille rassurer le tien par ces honteuses maximes! Je les abhorre sans savoir les combattre; & ma conscience y répond mieux que ma raison. Non que je me fasse fort d’un courage que je hais, ni que je voulusse d’une vertu si coûteuse: mais je me crois moins coupable en me reprochant mes fautes qu’en m’efforçant de les justifier; & je regarde comme le comble du crime d’en vouloir ôter les remords.

Je ne sais ce que j’écris; je me sens l’ame dans un état affreux, pire que celui même où j’étois avant d’avoir reçu ta lettre. L’espoir que tu me rends est triste & sombre; il éteint cette lueur si pure qui nous guida tant de fois; tes attraits s’en ternissent & ne deviennent que plus touchans; je te vois tendre & malheureuse; mon coeur est inondé des pleurs qui coulent de tes yeux, & je me reproche avec amertume un bonheur que je ne puis plus goûter qu’aux dépens du tien.

Je sens pourtant qu’une ardeur secrete m’anime encore & me rend le courage que veulent m’ôter les remords. Chére amie, ah! sais-tu de combien de pertes un amour pareil au mien peut te dédommager? Sais-tu jusqu’à quel point un amant qui ne respire que pour toi peut te faire aimer la vie? Conçois-tu bien que c’est pour toi seule que je veux vivre, agir, penser, sentir désormois? Non, source délicieuse de mon être, je n’aurai plus d’âme que ton ame, je ne serai plus rien qu’une partie de toi-même, & tu trouveras au fond de mon coeur une si douce existence que tu ne sentiras point ce que la tienne aura perdu de ses charmes. Hé bien! nous serons coupables, mais nous ne serons point méchans; nous serons coupables, mais nous aimerons toujours la vertu: loin d’oser excuser nos fautes, nous en gémirons; nous les pleurerons ensemble; nous les racheterons, s’il est possible, à force d’être bienfaisans & bons. Julie! ô Julie! que ferois-tu, que peux-tu faire? Tu ne peux échapper à mon coeur: n’a-t-il pas épousé le tien?

Ces vains projets de fortune qui m’ont si grossierement abusé sont oubliés depuis longtemps. Je vais m’occuper uniquement des soins que je dois à Milord Edouard; il veut m’entraîner en Angleterre; il prétend que je puis l’y servir. Eh bien! je l’y suivrai. Mais je me déroberai tous les ans; je me rendrai secretement près de toi. Si je ne puis te parler, au moins je t’aurai vue; j’aurai du moins baisé tes pas; un regard de tes yeux m’aura donné dix mois de vie. Forcé de repartir, en m’éloignant de celle que j’aime, je compterai pour me consoler les pas qui doivent m’en rapprocher. Ces fréquens voyages donneront le change à ton malheureux amant; il croira déjà jouir de ta vue en partant pour t’aller voir; le souvenir de ses transports l’enchantera durant son retour; malgré le sort cruel, ses tristes ans ne seront pas tout à fait perdus; il n’y en aura point qui ne soient marqués par des plaisirs, & les courts momens qu’il passera près de toi se multiplieront sur sa vie entiere.

LETTRE XVII. DE MDE. D’ORBE A L’AMANT DE JULIE

Votre amante n’est plus; mais j’ai retrouvé mon amie, & vous en avez acquis une dont le coeur peut vous rendre beaucoup plus que vous n’avez perdu. Julie est mariée, & digne de rendre heureux l’honnête homme qui vient d’unir son sort au sien. Apres tant d’imprudences, rendez grâces au Ciel qui vous a sauvés tous deux, elle de l’ignominie, & vous du regret de l’avoir déshonorée. Respectez son nouvel état; ne lui écrivez point; elle vous en prie. Attendez qu’elle vous écrive; c’est ce qu’elle fera dans peu. Voici le tems où je vais connoître si vous méritez l’estime que j’eus pour vous, & si votre coeur est sensible à une amitié pure, & sans intérêt.

LETTRE XVIII. DE JULIE A SON AMI

Vous êtes depuis si long-tems le dépositaire de tous les secrets de mon coeur, qu’il ne sauroit plus perdre une si douce habitude. Dans la plus importante occasion de ma vie il veut s’épancher avec vous. Ouvrez-lui le vôtre, mon aimable ami; recueillez dans votre sein les longs discours de l’amitié: si quelquefois elle rend diffus l’ami qui parle, elle rend toujours patient l’ami qui écoute.

Liée au sort d’un époux, ou plutôt aux volontés d’un pere, par une chaîne indissoluble, j’entre dans une nouvelle carriere qui ne doit finir qu’à la mort. En la commençant, jetons un moment les yeux sur celle que je quitte: il ne nous sera pas pénible de rappeler un tems si cher. Peut-être y trouverai-je des leçons pour bien user de celui qui me reste; peut-être y trouverez-vous des lumieres pour expliquer ce que ma conduite eut toujours d’obscur à vos yeux. Au moins, en considérant ce que nous fûmes l’un à l’autre, nos coeurs n’en sentiront que mieux ce qu’ils se doivent jusqu’à la fin de nos jours.

Il y a six ans à peu près que je vous vis pour la premiere fois; vous étiez jeune, bien fait, aimable; d’autres jeunes gens m’ont paru plus beaux, & mieux faits que vous; aucun ne m’a donné la moindre émotion, & mon coeur fut à vous des la premiere vue. Je crus voir sur votre visage les traits de l’ame qu’il faloit à la mienne. Il me sembla que mes sens ne servoient que d’organe à des sentimens plus nobles; & j’aimai dans vous moins ce que j’y voyois que ce que je croyois sentir en moi-même. Il n’y a pas deux mois que je pensois encore ne m’être pas trompée; l’aveugle amour, me disois-je, avoit raison; nous étions faits l’un pour l’autre; je serois à lui si l’ordre humain n’eût troublé les rapports de la nature; & s’il étoit permis à quelqu’’un d’être heureux, nous aurions dû l’être ensemble.

Mes sentimens nous furent communs; ils m’auraient abusée si je les eusse éprouvés seule. L’amour que j’ai connu ne peut noître que d’une convenance réciproque, & d’un accord des âmes. On n’aime point si l’on n’est aimé, du moins on n’aime pas longtemps. Ces passions sans retour qui font, dit-on, tant de malheureux, ne sons fondées que sur les sens: si quelques-unes pénetrent jusqu’à l’ame, c’est par des rapports faux dont on est bientôt détrompé. L’amour sensuel ne peut se passer de la possession, & s’éteint par elle. Le véritable amour ne peut se passer du coeur, & dure autant que les rapports qui l’ont fait naître. Tel fut le nôtre en commençant; tel il sera, j’espere, jusqu’à la fin de nos jours, quand nous l’aurons mieux ordonné. Je vis, je sentis que j’étois aimée, & que je devois l’être: la bouche étoit muette, le regard étoit contraint, mais le coeur se faisoit entendre. Nous éprouvâmes bientôt entre nous ce je ne sais quoi qui rend le silence éloquent, qui fait parler des yeux baissés, qui donne une timidité téméraire, qui montre les désirs par la crainte, & dit tout ce qu’il n’ose exprimer.

Je sentis mon coeur, & me jugeai perdue à votre premier mot. J’aperçus la gêne de votre réserve; j’approuvai ce respect, je vous en aimai davantage: je cherchois à vous dédommager d’un silence pénible, & nécessaire sans qu’il en coutât à mon innocence; je forçai mon naturel; j’imitai ma cousine, je devins badine, & folâtre comme elle, pour prévenir des explications trop graves, & faire passer mille tendres caresses à la faveur de ce feint enjouement. Je vouloix vous rendre si doux votre état présent, que la crainte d’en changer augmentât votre retenue. Tout cela me réussit mal: on ne sort point de son naturel impunément. Insensée que j’étois! j’accélérai ma perte au lieu de la prévenir, j’employai du poison pour palliatif; et ce qui devoit vous faire taire fut précisément ce qui vous fit parler. J’eus beau, par une froideur affectée, vous tenir éloigné dans le tête-à-tête; cette contrainte même me trahit: vous écrivîtes. Au lieu de jetter au feu votre premiere lettre ou de la porter à ma mere, j’osai l’ouvrir: ce fut là mon crime, & tout le reste fut forcé. Je voulus m’empêcher de répondre à ces lettres funestes que je ne pouvois m’empêcher de lire. Cet affreux combat altéra ma santé: je vis l’abîme où j’alloix me précipiter. J’eus horreur de moi-même, & ne pus me résoudre à vous laisser partir. Je tombai dans une sorte de désespoir; j’aurois mieux aimé que vous ne fussiez plus que de n’être point à moi: j’en vins jusqu’à souhaiter votre mort, jusqu’à vous la demander. Le Ciel a vu mon coeur; cet effort doit racheter quelques fautes.

Vous voyant prêt à m’obéir, il falut parler. J’avois reçu de la Chaillot des leçons qui ne me firent que mieux connoître les dangers de cet aveu. L’amour qui me l’arrachoit m’apprit à en éluder l’effet. Vous futes mon dernier refuge; j’eu sassez de confiance en vous pour vous armer contre ma foiblesse; je vous crus digne de me sauver de moi-même, & je vous rendis justice. En vous voyant respecter un dépôt si cher, je connus que ma passionne m’aveugloit point sur les vertus qu’elle me faisoit trouver en vous. Je m’y livrois avec d’autant plus de sécurité, qu’il me sembla que nos coeurs se suffisoient l’un à l’autre. Sûre de ne trouver au fond du mien que des sentimens honnêtes, je goûtois sans précaution les charmes d’une douce familiarité. Hélas! je ne voyois pas que le mal s’invétéroit par ma négligence, & que l’habitude étoit plus dangereuse que l’amour. Touchée de votre retenue, je crus pouvoir sans risque modérer la mienne; dans l’innocence de mes désirs, je pensois encourager en vous la vertu même par les tendres caresses de l’amitié. J’appris dans le bosquet de Clarens que j’avois trop compté sur moi, & qu’il ne faut rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose. Un instant, un seul instant embrasa les miens d’un feu que rien ne put éteindre; et si ma volonté résistoit encore, des lors mon coeur fut corrompu.

Vous partagiez mon égarement: votre lettre me fit trembler. Le péril étoit doublé: pour me garantir de vous, & de moi il falut vous éloigner. Ce fut le dernier effort d’une vertu mourante. En fuyant vous achevâtes de vaincre; & sitôt que je ne vous vis plus, ma langueur m’ôta le peu de force qui me restoit pour vous résister.

Mon pere, en quittant le service, avoit amené chez lui M. de Wolmar: la vie qu’il lui devoit, & une liaison de vingt ans, lui rendoient cet ami si cher, qu’il ne pouvoit se séparer de lui. M. de Wolmar avançoit en âge; & quoique riche, & de grande naissance, il ne trouvoit point de femme qui lui convînt. Mon pere lui avoit parlé de sa fille en homme qui souhaitoit se faire un gendre de son ami; il fut question de la voir, & c’est dans ce dessein qu’ils firent le voyage ensemble. Mon destin voulut que je plusse à M. de Wolmar, qu in’avoit jamais rien aimé. Ils se donnerent secretement leur parole; & M. de Wolmar, ayant beaucoup d’affaires à régler dans une cour du Nord où étoient sa famille, & sa fortune, il en demanda le temps, & partit sur cet engagement mutuel. Apres son départ, mon pere nous déclara à ma mere, & à moi qu’il me l’avoit destiné pour époux, & m’ordonna d’un ton qui ne laissoit point de réplique à ma timidité de me disposer à recevoir sa main. Ma mere, qui n’avoit que trop remarqué le penchant de mon coeur, & qui se sentoit pour vous une inclination naturelle, essaya plusieurs fois d’ébranler cette résolution; sans oser vous proposer, elle parloit de maniere à donner à mon pere de la considération pour vous, & le désir de vous connoître; mais la qualité qui vous manquoit le rendit insensible à toutes celles que vous possédiez; & s’il convenoit que la naissance ne les pouvoit remplacer, il prétendoit qu’elle seule pouvoit les faire valoir.

L’impossibilité d’être heureuse irrita des feux qu’elle eût dû éteindre. Une flatteuse illusion me soutenoit dans mes peines; je perdis avec elle la force de les supporter. Tant qu’il me fût resté quelque espoir d’être à vous, peut-être aurois-je triomphé de moi; il m’en eût moins coûté de vous résister toute ma vie que de renoncer à vous pour jamais; & la seule idée d’un combat éternel m’ôta le courage de vaincre.

La tristesse, & l’amour consumoient mon coeur; je tombai dans un abattement dont mes lettres se sentirent. Celles que vous m’écrivîtes de Meillerie y mit le comble; à mes propres douleurs se joignit le sentiment de votre désespoir. Hélas! c’est toujours l’ame la plus foible qui porte les peines de toutes deux. Le parti que vous m’osiez proposer mit le comble à mes perplexités. L’infortune de mes jours étoit assurée, l’inévitable choix qui me restoit à faire étoit d’y joindre celle de mes parens ou la vôtre. Je ne pus supporter cette horrible alternative: les forces de la nature ont un terme; tant d’agitations épuiserent les miennes. Je souhaitai d’être délivrée de la vie. Le Ciel parut avoir pitié de moi; mais la cruelle mort m’épargna pour me perdre. Je vous vis, je fus guérie, & je péris.

Si je ne trouvai point le bonheur dans mes fautes, je n’avois jamais espéré l’y trouver. Je sentois que mon coeur étoit fait pour la vertu, & qu’il ne pouvoit être heureux sans elle; je succombai par foiblesse, & non par erreur; je n’eus pas même l’excuse de l’aveuglement. Il ne me restoit aucun espoir; je ne pouvois plus qu’être infortunée. L’innocence, & l’amour m’étoient également nécessaires; ne pouvant les conserver ensemble, & voyant votre égarement, je ne consultai que vous dans mon choix, & me perdis pour vous sauver.

Mais il n’est pas si facile qu’on pense de renoncer à la vertu. Elle tourmente long-tems ceux qui l’abandonnent; & ses charmes, qui font les délices des âmes pures, font le premier supplice du méchant, qui les aime encore, & n’en sauroit plus jouir. Coupable, & non dépravée, je ne pus échapper aux remords qui m’attendoient; l’honnêteté me fut chére même apres l’avoir perdue; ma honte, pour être secrete, ne m’en fut pas moins amere; & quand tout l’univers en eût été témoin, je ne l’aurois pas mieux sentie. Je me consoloix dans ma douleur comme un blessé qui craint la gangrene, & en qui le sentiment de son mal soutient l’espoir d’en guérir.

Cependant cet état d’opprobre m’étoit odieux. A force de vouloir étouffer le reproche sans renoncer au crime, il m’arriva ce qu’il arrive à toute ame honnête qui s’égare, & qui se plaît dans son égarement. Une illusion nouvelle vint adoucir l’amertume du repentir; j’espérai tirer de ma faute un moyen de la réparer, & j’osai former le projet de contraindre mon pere à nous unir. Le premier fruit de notre amour devoit serrer ce doux lien. Je le demandois au Ciel comme le gage de mon retour à la vertu, & de notre bonheur commun; je le désirois comme un autre à ma place auroit pu le craindre; le tendre amour, tempérant par son prestige le murmure de la conscience, me consoloit de ma foiblesse par l’effet que j’en attendois, & faisoit d’une si chére attente le charme & l’espoir de ma vie.

Sitôt que j’aurois porté des marques sensibles de mon état, j’avois résolu d’en faire en présence de toute ma famille une déclaration publique à M. Perret. Je suis timide, il est vrai; je sentois tout ce qu’il m’en devoit coûter, mais l’honneur même animoit mon courage, & j’aimois mieux supporter une fois la confusion que j’avois méritée, que de nourrir une honte éternelle au fond de mon coeur. Je savois que mon pere me donneroit la mort ou mon amant; cette alternative n’avoit rien d’effrayant pour moi; &, de maniere ou d’autre, j’envisageois dans cette démarche la fin de tous mes malheurs.

Tel étoit, mon bon ami, le mystere que je voulus vous dérober, & que vous cherchiez à pénétrer avec une si curieuse inquiétude. Mille raisons me forçoient à cette réserve avec un homme aussi emporté que vous; sans compter qu’il ne faloit pas armer d’un nouveau prétexte votre indiscrete importunité. Il étoit à propos sur-tout de vous éloigner durant une si périlleuse scene; & je savois bien que vous n’auriez jamais consenti à m’abandonner dans un danger pareil, s’il vous eût été connu.

Hélas! je fus encore abusée par une si douce espérance! Le Ciel rejetta des projets conçus dans le crime; je ne méritois pas l’honneur d’être mere; mon attente resta toujours vaine, & il me fut refusé d’expier ma faute aux dépens de ma réputation. Dans le désespoir que j’en conçus, l’imprudent rendez-vous qui mettoit votre vie en danger fut une témérité que mon fol amour me voiloit d’une si douce excuse: je m’en prenois à moi du mauvais succes de mes voeux, & mon coeur abusé par ses désirs ne voyoit dans l’ardeur de les contenter que le soin de les rendre un jour légitimes.

Je les crus un instant accomplis; cette erreur fut la source du plus cuisant de mes regrets, & l’amour exaucé par la nature n’en fut que plus cruellement trahi par la destinée. Vous avez sçu quel accident détruisit, avec le germe que je portois dans mon sein, le dernier fondement de mes espérances. Ce malheur m’arriva précisément dans le tems de notre séparation: comme si le Ciel eût voulu m’accabler alors de tous les maux que j’avois mérités, & couper à la fois tous les liens qui pouvoient nous unir.

Votre départ fut la fin de mes erreurs ainsi que de mes plaisirs; je reconnus, mais trop tard, les chimeres qui m’avoient abusée. Je me vis aussi méprisable que je l’étois devenue, & aussi malheureuse que je devois toujours l’être avec un amour sans innocence, & des désirs sans espoir qu’il m’étoit impossible d’éteindre. Tourmentée de mille vains regrets, je renonçai à des réflexions aussi douloureuses qu’inutiles; je ne valais plus la peine que je songeasse à moi-même, je consacrai ma vie à m’occuper de vous. Je n’avois plus d’honneur que le vôtre, plus d’espérance qu’en votre bonheur, & les sentimens qui me venoient de vous étoient les seuls dont je crusse pouvoir être encore émue.

L’amour ne m’aveugloit point sur vos défauts, mais il me les rendoit chers; & telle étoit son illusion, que je vous aurois moins aimé si vous aviez été plus parfait. Je connoissois votre coeur, vos emportements; je savois qu’avec plus de courage que moi vous aviez moins de patience, & que les maux dont mon ame étoit accablée mettroient la vôtre au désespoir. C’est par cette raison que je vous cachai toujours avec soin les engagemens de mon pere; & à notre séparation, voulant profiter du zele de Milord Edouard pour votre fortune, & vous en inspirer un pareil à vous-même, je vous flattois d’un espoir que je n’avois pas. Je fis plus; connoissant le danger qui nous menaçoit, je pris la seule précaution qui pouvoit nous en garantir; & vous engageant avec ma parole ma liberté autant qu’il m’étoit possible, je tâchai d’inspirer à vous de la confiance, à moi de la fermeté, par une promesse que je n’osasse enfreindre, & qui pût vous tranquilliser. C’étoit un devoir puéril, j’en conviens, & cependant je ne m’en serais jamois départie. La vertu est si nécessaire à nos coeurs que; quand on a une fois abandonné la véritable, on s’en fait ensuite une à sa mode, & l’on y tient plus fortement peut-être parce qu’elle est de notre choix.

Je ne vous dirai point combien j’éprouvai d’agitations depuis votre éloignement. La pire de toutes étoit la crainte d’être oubliée. Le séjour où vous étiez me faisoit trembler; votre maniere d’y vivre augmentoit mon effroi; je croyois déjà vous voir avilir jusqu’à n’être plus qu’un homme à bonnes fortunes. Cette ignominie m’étoit plus cruelle que tous mes maux; j’aurois mieux aimé vous savoir malheureux que méprisable; apres tant de peines auxquelles j’étois accoutumée, votre déshonneur étoit la seule que je ne pouvois supporter.

Je fus rassurée sur des craintes que le ton de vos lettrescommençoit à confirmer; & je le fus par un moyen qui eût pu mettre le comble aux alarmes d’une autre. Je parle du désordre où vous vous laissâtes entraîner, & dont le prompt, & libre aveu fut de toutes les preuves de votre franchise celle qui m’a le plus touchée. Je vous connoissois trop pour ignorer ce qu’un pareil aveu devoit vous coûter, quand même j’aurois cessé de vous être chére; je vis que l’amour, vainqueur de la honte, avoit pu seul vous l’arracher. Je jugeai qu’un coeur si sincere étoit incapable d’une infidélité cachée; je trouvai moins de tort dans votre faute que de mérite à la confesser, & me rappelant vos anciens engagements, je me guéris pour jamais de la jalousie.

Mon ami, je n’en fus pas plus heureuse; pour un tourment de moins sans cesse il en renaissoit mille autres, & je ne connus jamais mieux combien il est insensé de chercher dans l’égarement de son coeur un repos qu’on ne trouve que dans la sagesse. Depuis long-tems je pleurois en secret la meilleure des meres, qu’une langueur mortelle consumait insensiblement. Babi, à qui le fatal effet de ma chute m’avoit forcée à me confier, me trahit, & lui découvrit nos amours, & mes fautes. A peine eus-je retiré vos lettres de chez ma cousine qu’elles furent surprises. Le témoignage étoit convaincant; la tristesse acheva d’ôter à ma mere le peu de forces que son mal lui avoit laissées. Je faillis expirer de regret à ses pieds. Loin de m’exposer à la mort que je méritois, elle voila ma honte, & se contenta d’en gémir; vous-même, qui l’aviez si cruellement abusée, ne pûtes lui devenir odieux. Je fus témoin de l’effet que produisit votre lettre sur son coeur tendre, & compatissant. Hélas! elle désiroit votre bonheur, & le mien. Elle tenta plus d’une fois… Que sert de rappeler une espérance à jamais éteinte! Le Ciel en avoit autrement ordonné. Elle finit ses tristes jours dans la douleur de n’avoir pu fléchir un époux sévere, & de laisser une fille si peu digne d’elle.

Accablée d’une si cruelle perte, mon ame n’eut plus de force que pour la sentir; la voix de la nature gémissante étouffa les murmures de l’amour. Je pris dans une espece d’horreur la cause de tant de maux; je voulus étouffer enfin l’odieuse passion qui me les avoit attirés, & renoncer à vous pour jamais. Il le falloit, sans doute; n’avois-je assez de quoi pleurer le reste de ma vie sans chercher incessamment de nouveaux sujets de larmes? Tout sembloit favoriser ma résolution. Si la tristesse attendrit l’ame, une profonde affliction l’endurcit. Le souvenir de ma mere mourante effaçoit le vôtre; nous étions éloignés; l’espoir m’avoit abandonnée. Jamais mon incomparable amie ne fut si sublime ni si digne d’occuper seule tout mon coeur; sa vertu, sa raison, son amitié, ses tendres caresses, sembloient l’avoir purifié; je vous crus oublié, je me crus guérie. Il étoit trop tard; ce que j’avois pris pour la froideur d’un amour éteint n’étoit que l’abattement du désespoir.

Comme un malade qui cesse de souffrir en tombant en foiblesse se ranime à de plus vives douleurs, je sentis bientôt renoître toutes les miennes quand mon pere m’eut annoncé le prochain retour de M. de Wolmar. Ce fut alors que l’invincible amour me rendit des forces que je croyois n’avoir plus. Pour la premiere fois de ma vie j’osai résister en face à mon pere; je lui protestai nettement que jamais M. de Wolmar ne me seroit rien, que j’étois déterminée à mourir fille, qu’il étoit maître de ma vie, mais non pas de mon coeur, & que rien ne me feroit changer de volonté. Je ne vous parlerai ni de sa colere ni des traitemens que j’eus à souffrir. Je fus inébranlable: ma timidité surmontée m’avoit portée à l’autre extrémité, & si j’avois le ton moins impérieux que mon pere, je l’avois tout aussi résolu.

Il vit que j’avois pris mon parti, & qu’il ne gagneroit rien sur moi par autorité. Un instant je me crus délivrée de ses persécutions. Mais que devins-je quand tout à coup je vis à mes pieds le plus sévere des peres attendri, & fondant en larmes? Sans me permettre de me lever, il me serroit les genoux, & fixant ses yeux mouillés sur les miens, il me dit d’une voix touchante que j’entends encore au dedans de moi: Ma fille, respecte les cheveux blancs de ton malheureux pere; ne le fais pas descendre avec douleur au tombeau, comme celle qui te porta dans son sein; ah! veux-tu donner la mort à toute ta famille?

Concevez mon saisissement. Cette attitude, ce ton, ce geste, ce discours, cette affreuse idée, me bouleverserent au point que je me laissai aller demi-morte entre ses bras, & ce ne fut qu’apres bien des sanglots dont j’étois oppressée que je pus lui répondre d’une voix altérée, & faible: O mon pere! j’avois des armes contre vos menaces, je n’en ai point contre vos pleurs; c’est vous qui ferez mourir votre fille.

Nous étions tous deux tellement agités que nous ne pûmes de long-tems nous remettre. Cependant, en repassant en moi-même ses derniers mots, je conçus qu’il étoit plus instruit que je n’avois cru, & résolue de me prévaloir contre lui de ses propres connoissances, je me préparois à lui faire, au péril de ma vie, un aveu trop long-tems différé, quand, m’arrêtant avec vivacité comme s’il eût prévu, & craint ce que j’alloix lui dire, il me parla ainsi:

Je sais quelle fantaisie indigne d’une fille bien née vous nourrissez au fond de votre coeur. Il est tems de sacrifier au devoir, & à l’honnêteté une passion honteuse qui vous déshonore, & que vous ne satisferez jamais qu’aux dépens de ma vie. Ecoutez une fois ce que l’honneur d’un pere, & le vôtre exigent de vous, & jugez-vous vous-même.

M. de Wolmar est un homme d’une grande naissance, distingué par toutes les qualités qui peuvent la soutenir, qui jouit de la considération publique, & qui la mérite. Je lui dois la vie; vous savez les engagemens que j’ai pris avec lui. Ce qu’il faut vous apprendre encore, c’est qu’étant allé dans son pays pour mettre ordre à ses affaires, il s’est trouvé enveloppé dans la derniere révolution, qu’il y a perdu ses biens, qu’il n’a lui-même échappé à l’exil en Sibérie que par un bonheur singulier, & qu’il revient avec le triste débris de sa fortune, sur la parole de son ami, qui n’en manqua jamais à personne. Prescrivez-moi maintenant la réception qu’il faut lui faire à son retour. Lui dirai-je: Monsieur, je vous ai promis ma fille tandis que vous étiez riche, mais à présent que vous n’avez plus rien, je me rétracte, & ma fille ne veut point de vous? Si ce n’est pas ainsi que j’énonce mon refus, c’est ainsi qu’on l’interprétera: vos amours allégués seront pris pour un prétexte, ou ne seront pour moi qu’un affront de plus; & nous passerons, vous pour une fille perdue, moi pour un malhonnête homme qui sacrifie son devoir, & sa foi à un vil intérêt, & joint l’ingratitude à l’infidélité. Ma fille, il est trop tard pour finir dans l’opprobre une vie sans tache, & soixante ans d’honneur ne s’abandonnent pas en un quart d’heure.

Voyez donc, continua-t-il, combien tout ce que vous pouvez me dire est à présent hors de propos; voyez si des préférences que la pudeur désavoue, & quelque feu passager de jeunesse peuvent jamais être mis en balance avec le devoir d’une fille, & l’honneur compromis d’un pere. S’il n’étoit question pour l’un des deux que d’immoler son bonheur à l’autre, ma tendresse vous disputeroit un si doux sacrifice; mais, mon enfant, l’honneur a parlé, & dans le sang dont tu sors, c’est toujours lui qui décide.”

Je ne manquois pas de bonnes réponses à ce discours; mais les préjugés de mon pere lui donnent des principes si différens des miens, que des raisons qui me sembloient sans réplique ne l’auroient pas même ébranlé. D’ailleurs, ne sachant ni d’où lui venoient les lumieres qu’il paraissoit avoir acquises sur ma conduite, ni jusqu’où elles pouvoient aller; craignant, à son affectation de m’interrompre, qu’il n’eût déjà pris son parti sur ce que j’avois à lui dire; et, plus que tout cela, retenue par une honte que je n’ai jamais pu vaincre, j’aimois mieux employer une excuse qui me parut plus sûre, parce qu’elle étoit plus selon sa maniere de penser. Je lui déclarai sans détour l’engagement que j’avois pris avec vous; je protestai que je ne vous manquerois point de parole, & que, quoi qu’il pût arriver, je ne me marierois jamais sans votre consentement.

En effet, je m’aperçus avec joie que mon scrupule ne lui déplaisoit pas; il me fit de vifs reproches sur ma promesse, mais il n’y objecta rien; tant un gentilhomme plein d’honneur a naturellement une haute idée de la foi des engagements, & regarde la parole comme une chose toujours sacrée! Au lieu donc de s’amuser à disputer sur la nullité de cette promesse, dont je ne serois jamais convenue, il m’obligea d’écrire un billet, auquel il joignit une lettre qu’il fit partir sur-le-champ. Avec quelle agitation n’attendis-je point votre réponse! Combien je fis de voeux pour vous trouver moins de délicatesse que vous deviez en avoir! Mais je vous connoissois trop pour douter de votre obéissance, & je savois que plus le sacrifice exigé vous seroit pénible, plus vous seriez prompt à vous l’imposer. La réponse vint; elle me fut cachée durant ma maladie; apres mon rétablissement mes craintes furent confirmées, & il ne me resta plus d’excuses. Au moins mon pere me déclara qu’il n’en recevroit plus; & avec l’ascendant que le terrible mot qu’il m’avoit dit lui donnoit sur mes volontés, il me fit jurer que je ne dirois rien à M. de Wolmar qui pût le détourner de m’épouser; car, ajouta-t-il, cela lui paraîtroit un jeu concerté entre nous, & à quelque prix que ce soit, il faut que ce mariages’acheve ou que je meure de douleur.

Vous le savez, mon ami, ma santé, si robuste contre la fatigue, & les injures de l’air, ne peut résister aux intempéries des passions, & c’est dans mon trop sensible coeur qu’est la source de tous les maux, & de mon corps, & de mon ame. Soit que de longs chagrins eussent corrompu mon sang, soit que la nature eût pris ce tems pour l’épurer d’un levain funeste, je me sentis fort incommodée à la fin de cet entretien. En sortant de la chambre de mon pere je m’efforçai pour vous écrire un mot, & me trouvai si mal qu’en me mettant au lit j’espérai ne m’en plus relever. Tout le reste vous est trop connu; mon imprudence attira la vôtre. Vous vîntes; je vous vis, & je crus n’avoir fait qu’un de ces rêves qui vous offroient si souvent à moi durant mon délire. Mais quand j’appris que vous étiez venu, que je vous avois vu réellement, & que, voulant partager le mal dont vous ne pouviez me guérir, vous l’aviez pris à dessein, je ne pus supporter cette derniere épreuve; et voyant un si tendre amour survivre à l’espérance, le mien, que j’avois pris tant de peine à contenir, ne connut plus de frein, & se ranima bientôt avec plus d’ardeur que jamais. Je vis qu’il faloit aimer malgré moi, je sentis qu’il faloit être coupable; que je ne pouvois résister ni à mon pere ni à mon amant, & que je n’accorderois jamais les droits de l’amour, & du sang qu’aux dépens de l’honnêteté. Ainsi tous mes bons sentimens acheverent de s’éteindre, toutes mes facultés s’altérerent, le crime perdit son horreur à mes yeux, je me sentis tout autre au-dedans de moi; enfin, les transports effrénés d’une passion rendue furieuse par les obstacles, me jetterent dans le plus affreux désespoir qui puisse accabler une ame; j’osai désespérer de la vertu. Votre lettre plus propre à réveiller les remords qu’à les prévenir, acheva de m’égarer. Mon coeur étoit si corrompu que ma raisonne put résister aux discours de vos philosophes. Des horreurs dont l’idée n’avoit jamais souillé mon esprit oserent s’y présenter. La volonté les combattoit encore, mais l’imagination s’accoutumoit à les voir, & si je ne portois pas d’avance le crime au fond de mon coeur, je n’y portois plus ces résolutions généreuses qui seules peuvent lui résister.

J’ai peine à poursuivre. Arrêtons un moment. Rappelez-vous ce tems de bonheur, & d’innocence où ce feu si vif & si doux dont nous étions animés épuroit tous nos sentimens, où sa sainte ardeur nous rendoit la pudeur plus chére & l’honnêteté plus aimable, où les désirs mêmes ne sembloient noître que pour nous donner l’honneur de les vaincre & d’en être plus dignes l’un de l’autre. Relisez nos premieres lettres; songez à ces momens si courts & trop peu goûtés où l’amour se paroit à nos yeux de tous les charmes de la vertu, & où nous nous aimions trop pour former entre nous des liens désavoués par elle.

Qu’étions-nous, & que sommes-nous devenus? Deux tendres amans passerent ensemble une année entiere dans le plus rigoureux silence, leurs soupirs n’osoient s’exhaler, mais leurs coeurs s’entendoient; ils croyoient souffrir; & ils étoient heureux. A force de s’entendre, ils se parlerent; mais, contens de savoir triompher d’eux-mêmes, & de s’en rendre mutuellement l’honorable témoignage, ils passerent une autre année dans une réserve non moins sévere; ils se disoient leurs peines, & ils étoient heureux. Ces longs combats furent mal soutenus; un instant de foiblesse les égara; ils s’oublierent dans les plaisirs; mais s’ils cesserent d’être chastes, au moins ils étoient fideles; au moins le Ciel, & la nature autorisoient les noeuds qu’ils avoient formés; au moins la vertu leur étoit toujours chére; ils l’aimoient encore, & la savoient encore honorer; ils s’étoient moins corrompus qu’avilis. Moins dignes d’être heureux, ils l’étoient pourtant encore.

Que font maintenant ces amans si tendres, qui brûloient d’une flamme si pure, qui sentoient si bien le prix de l’honnêteté? Qui l’apprendra sans gémir sur eux? Les voilà livrés au crime. L’idée même de souiller le lit conjugal ne leur fait plus d’horreur… ils méditent des adulteres! Quoi! sont-ils bien les mêmes? Leurs âmes n’ont-elles point changé? Comment cette ravissante image que le méchant n’aperçut jamais peut-elles’effacer des coeurs où elle a brillé? Comment l’attroit de la vertu ne dégoûte-t-il pas pour toujours du vice ceux qu il’ont une fois connue? Combien de siecles ont pu produire ce changement étrange? Quelle longueur de tems put détruire un si charmant souvenir, & faire perdre le vrai sentiment du bonheur à qui l’a pu savourer une fois? Ah! si le premier désordre est pénible, & lent, que tous les autres sont prompts, & faciles! Prestige des passions, tu fascines ainsi la raison, tu trompes la sagesse, & changes la nature avant qu’on s’en aperçoive! On s’égare un seul moment de la vie, on se détourne d’un seul pas de la droite route; aussitôt une pente inévitable nous entraîne, & nous perd; on tombe enfin dans le gouffre, & l’on se réveille épouvanté de se trouver couvert de crimes avec un coeur né pour la vertu. Mon bon ami, laissons retomber ce voile: avons-nous besoin de voir le précipice affreux qu’il nous cache pour éviter d’en approcher? Je reprends mon récit.

M. de Wolmar arriva, & ne se rebuta pas du changement de mon visage. Mon pere ne me laissa pas respirer. Le deuil de ma mere alloit finir, & ma douleur étoit à l’épreuve du temps. Je ne pouvois alléguer ni l’un ni l’autre pour éluder ma promesse; il falut l’accomplir. Le jour qui devoit m’ôter pour jamais à vous, & à moi me parut le dernier de ma vie. J’aurois vu les apprêts de ma sépulture avec moins d’effroi que ceux de mon mariage. Plus j’approchois du moment fatal, moins je pouvois déraciner de mon coeur mes premieres affections: elles s’irritoient par mes efforts pour les éteindre. Enfin, je me lassai de combattre inutilement. Dans l’instant même où j’étois prête à jurer à un autre un éternelle fidélité, mon coeur vous juroit encore un amour éternel, & je fus menée au temple comme une victime impure qui souille le sacrifice où l’on va l’immoler.

Arrivée à l’église, je sentis en entrant une sorte d’émotion que je n’avois jamais éprouvée. Je ne sais quelle terreur vint saisir mon ame dans ce lieu simple, & auguste, tout rempli de la majesté de celui qu’on y sert. Une frayeur soudaine me fit frissonner; tremblante, & prête à tomber en défaillance, j’eus peine à me traîner jusqu’au pied de la chaire. Loin de me remettre, je sentis mon trouble augmenter durant la cérémonie, & s’il me laissoit apercevoir les objets, c’étoit pour en être épouvantée. Le jour sombre de l’édifice, le profond silence des spectateurs, leur maintien modeste, & recueilli, le cortege de tous mes parents, l’imposant aspect de mon vénéré pere, tout donnoit à ce qui s’alloit passer un air de solennité qui m’excitoit à l’attention, & au respect, & qui m’eût fait frémir à la seule idée d’un parjure. Je crus voir l’organe de la Providence, & entendre la voix de Dieu dans le ministre prononçant gravement la sainte liturgie. La pureté, la dignité, la sainteté du mariage, si vivement exposées dans les paroles de l’Ecriture, ses chastes, & sublimes devoirs si importans au bonheur, à l’ordre, à la paix, à la durée du genre humain, si doux à remplir pour eux-mêmes; tout cela me fit une telle impression, que je crus sentir intérieurement une révolution subite. Une puissance inconnue sembla corriger tout à coup le désordre de mes affections, & les rétablir selon la loi du devoir, & de la nature. L’oeil éternel qui voit tout, disois-je en moi-même, lit maintenant au fond de mon coeur; il compare ma volonté cachée à la réponse de ma bouche: le Ciel, & la terre sont témoins de l’engagement sacré que je prends; ils le seront encore de ma fidélité à l’observer. Quel droit peut respecter parmi les hommes quiconque ose violer le premier de tous?

Un coup d’oeil jetté par hasard sur M., & Mde d’Orbe, que je vis à côté l’un de l’autre, & fixant sur moi des yeux attendris, m’émut plus puissamment encore que n’avoient fait tous les autres objets. Aimable, & vertueux couple, pour moins connoître l’amour, en êtes-vous moins unis? Le devoir, & l’honnêteté vous lient: tendres amis, époux fideles, sans brûler de ce feu dévorant qui consume l’ame, vous vous aimez d’un sentiment pur, & doux qui la nourrit, que la sagesse autorise, & que la raison dirige; vous n’en êtes que plus solidement heureux. Ah! puissé-je dans un lien pareil recouvrer la même innocence, & jouir du même bonheur! Si je ne l’ai pas mérité comme vous, je m’en rendrai digne à votre exemple. Ces sentimens réveillerent mon espérance, & mon courage. J’envisageai le saint noeud que j’alloix former comme un nouvel état qui devoit purifier mon ame, & la rendre à tous ses devoirs. Quand le pasteur me demanda si je promettois obéissance, & fidélité parfaite à celui que j’acceptois pour époux, ma bouche, & mon coeur le promirent. Je le tiendrai jusqu’à la mort.

De retour au logis, je soupirois apres une heure de solitude, & de recueillement. Je l’obtins, non sans peine; & quelque empressement que j’eusse d’en profiter, je ne m’examinai d’abord qu’avec répugnance, craignant de n’avoir éprouvé qu’une fermentation passagere en changeant de condition, & de me retrouver aussi peu digne épouse que j’avois été fille peu sage. L’épreuve étoit sûre, mais dangereuse. Je commençai par songer à vous. Je me rendois le témoignage que nul tendre souvenir n’avoit profané l’engagement solennel que je venois de prendre. Je ne pouvois concevoir par quel prodige votre opiniâtre image m’avoit pu laisser si long-tems en paix avec tant de sujets de me la rappeler; je me serois défiée de l’indifférence, & de l’oubli, comme d’un état trompeur qui m’étoit trop peu naturel pour être durable. Cette illusion n’étoit guere à craindre; je sentis que je vous aimois autant, & plus peut-être que je n’avois jamais fait; mais je le sentis sans rougir. Je vis que je n’avois pas besoin pour penser à vous d’oublier que j’étois la femme d’un autre. En me disant combien vous m’étiez cher, mon coeur étoit ému, mais ma conscience, & mes sens étoient tranquilles; & je connus des ce moment que j’étois réellement changée. Quel torrent de pure joie vint alors inonder mon ame! Quel sentiment de paix, effacé depuis si longtemps, vint ranimer ce coeur flétri par l’ignominie, & répandre dans tout mon être une sérénité nouvelle! Je cru me sentir renaître; je crus recommencer une autre vie. Douce, & consolante vertu, je la recommence pour toi; c’est toi qui me la rendras chére; c’est à toi que je la veux consacrer. Ah! j’ai trop appris ce qu’il en coûte à te perdre, pour t’abandonner une seconde fois!

Dans le ravissement d’un changement si grand, si prompt, si inespéré, j’osai considérer l’état où j’étois la veille; je frémis de l’indigne abaissement où m’avoit réduit l’oubli de moi-même, & de tous les dangers que j’avois courus depuis mon premier égarement. Quelle heureuse révolution me venoit de montrer l’horreur du crime qui m’avoit tentée, & réveilloit en moi le goût de la sagesse! Par quel rare bonheur avois-je été plus fidele à l’amour qu’à l’honneur qui me fut si cher? Par quelle faveur du sort votre inconstance ou la mienne ne m’avoit-elle point livrée de nouvelles inclinations? Comment eussé-je opposé à un autre amant une résistance que le premier avoit déjà vaincue, & une honte accoutumée à céder aux désirs? Aurois-je plus respecté les droits d’un amour éteint que je n’avois respecté ceux de la vertu, jouissant encore de tout leur empire? Quelle sûreté avois-je eue de n’aimer que vous seul au monde si ce n’est un sentiment intérieur que croient avoir tous les amants, qui se jurent une constance éternelle, & se parjurent innocemment toutes les fois qu’il plaît au Ciel de changer leur coeur? Chaque défaite eût ainsi préparé la suivante; l’habitude du vice en eût effacé l’horreur à mes yeux. Entraînée du déshonneur à l’infamie sans trouver de prise pour m’arrêter, d’une amante abusée je devenois une fille perdue, l’opprobre de mon sexe, & le désespoir de ma famille. Qui m’a garantie d’un effet si naturel de ma premiere faute? Qui m’a retenue apres le premier pas? Qui m’a conservé ma réputation, & l’estime de ceux qui me sont chers? Qui m’a mise sous la sauvegarde d’un époux vertueux, sage, aimable par son caractere, & même par sa personne, & rempli pour moi d’un respect, & d’un attachement si peu mérités? Qui me permet enfin d’aspirer encore au titre d’honnête femme, & me rend le courage d’en être digne? Je le vois, je le sens; la main secourable qui m’a conduite à travers les ténebres est celle qui leve à mes yeux le voile de l’erreur, & me rend à moi malgré moi-même. La voix secrete qui ne cessoit de murmurer au fond de mon coeurs’éleve, & tonne avec plus de force au moment où j’étois prête à périr. L’auteur de toute vérité n’a point souffert que je sortisse de sa présence, coupable d’un vil parjure; & prévenant mon crime par mes remords, il m’a montré l’abîme où j’alloix me précipiter. Providence éternelle, qui fais ramper l’insecte, & rouler les cieux, tu veilles sur la moindre de tes oeuvres! Tu me rappelles au bien que tu m’as fait aimer! Daigne accepter d’un coeur épuré par tes soins l’hommage que toi seule rends digne de t’être offert.

A l’instant, pénétrée d’un vif sentiment du danger dont j’étois délivrée, & de l’état d’honneur, & de sûreté où je me sentois rétablie, je me prosternai contre terre, j’élevai vers le Ciel mes mains suppliantes, j’invoqua il’Etre dont il est le trône, & qui soutient ou détruit quand il lui plaît par nos propres forces la liberté qu’il nous donne.“Je veux, lui dis-je, le bien que tu veux, & dont toi seul es la source. Je veux aimer l’époux que tu m’as donné. Je veux être fidele, parce que c’est le premier devoir qui lie la famille, & toute la société. Je veux être chaste, parce que c’est la premiere vertu qui nourrit toutes les autres. Je veux tout ce qui se rapporte à l’ordre de la nature que tu as établi, & aux regles de la raison que je tiens de toi. Je remets mon coeur sous ta garde, & mes désirs en ta main. Rends toutes mes actions conformes à ma volonté constante, qui est la tienne; & ne permets plus que l’erreur d’un moment l’emporte sur le choix de toute ma vie.

Apres cette courte priere, la premiere que j’eusse faite avec un vrai zele, je me sentis tellement affermie dans mes résolutions, il me parut si facile, & si doux de les suivre, que je vis clairement où je devois chercher désormais la force dont j’avois besoin pour résister à mon propre coeur, & que Je ne pouvois trouver en moi-même. Je tirai de cette seule découverte une confiance nouvelle, & je déplorai le triste aveuglement qui me l’avoit fait manquer si longtemps. Je n’avois jamais été tout à fait sans religion; mais peut-être vaudroit-il mieux n’en point avoir du tout que d’en avoir une extérieure, & maniérée, qui sans toucher le coeur rassure la conscience; de se borner à des formules, & de croire exactement en Dieu à certaines heures pour n’y plus penser le reste du temps. Scrupuleusement attachée au culte public, je n’en savois rien tirer pour la pratique de ma vie. Je me sentois bien née, & me livrois à mes penchants; j’aimois à réfléchir, & me fiois à ma raison; ne pouvant accorder l’esprit de l’Evangile avec celui du monde, ni la foi avec les oeuvres, j’avois pris un milieu qui contentoit ma vaine sagesse; j’avois des maximes pour croire, & d’autres pour agir; j’oubliois dans un lieu ce que j’avois pensé dans l’autre; j’étois dévote à l’église, & philosophe au logis. Hélas! je n’étois rien nulle part; mes prieres n’étoient que des mots, mes raisonnemens des sophismes, & je suivois pour toute lumiere la fausse lueur des feux errans qui me guidoient pour me perdre.

Je ne puis vous dire combien ce principe intérieur qui m’avoit manqué jusqu’ici m’a donné de mépris pour ceux qui m’ont si mal conduite. Quelle étoit, je vous prie, leur raison premiere, & sur quelle base étoient-ils fondés? Un heureux instinct me porte au bien: une violente passion s’éleve; elle a sa racine dans le même instinct; que ferai-je pour la détruire? De la considération de l’ordre je tire la beauté de la vertu, & sa bonté de l’utilité commune. Mais que fait tout cela contre mon intérêt particulier, & lequel au fond m’importe le plus, de mon bonheur aux dépens du reste des hommes, ou du bonheur des autres aux dépens du mien? Si la crainte de la honte ou du châtiment m’empêche de mal faire pour mon profit, je n’ai qu’à mal faire en secret, la vertu n’a plus rien à me dire, & si je suis surprise en faute, on punira, comme à Sparte, non le délit, mais la maladresse. Enfin, que le caractere, & l’amour du beau soit empreint par la nature au fond de mon ame, j’aurai ma regle aussi long-tems qu’il ne sera point défiguré. Mais comment m’assurer de conserver toujours dans sa pureté cette effigie intérieure qui n’a point, parmi les êtres sensibles, de modele auquel on puisse la comparer? Ne sait-on pas que les affections désordonnées corrompent le jugement ainsi que la volonté, & que la conscience s’altere, & se modifie insensiblement dans chaque siecle, dans chaque peuple, dans chaque individu, selon l’inconstance, & la variété des préjugés?

Adorez l’Etre éternel, mon digne, & sage ami; d’un souffle vous détruirez ces fantômes de raison qui n’ont qu’une vaine apparence, & fuient comme une ombre devant l’immuable vérité. Rien n’existe que par celui qui est. C’est lui qui donne un but à la justice, une base à la vertu, un prix à cette courte vie employée à lui plaire; c’est lui qui ne cesse de crier aux coupables que leurs crimes secrets ont été vus, & qui sait dire au juste oublié,Tes vertus ont un témoin; c’est lui, c’est sa substance inaltérable qui est le vrai modele des perfections dont nous portons tous une image en nous-mêmes. Nos passions ont beau la défigurer; tous ses traits liés à l’essence infinie se représentent toujours à la raison & lui servent à rétablir ce que l’imposture & l’erreur en ont altéré. Ces distinctions me semblent faciles; le sens commun suffit pour les faire. Tout ce qu’on ne peut séparer de l’idée de cette essence est Dieu; tout le reste est l’ouvrage des hommes. C’est à la contemplation de ce divin modele que l’ame s’épure & s’éleve, qu’elle apprend à mépriser ses inclinations basses & à surmonter ses vils penchants. Un coeur pénétré de ces sublimes vérités se refuse aux petites passions des hommes; cette grandeur infinie le dégoûte de leur orgueil; le charme de la méditation l’arrache aux désirs terrestres; & quand l’Etre immense dont il s’occupe n’existeroit pas, il seroit encore bon qu’ils’en occupât sans cesse pour être plus maître de lui-même, plus fort, plus heureux, & plus sage.

Cherchez-vous un exemple sensible des vains sophismes d’une raison qui ne s’appuye que sur elle-même? Considérons de sang-froid les discours de vos philosophes, dignes apologistes du crime, qui ne séduisirent jamais que des coeurs déjà corrompus. Ne diroit-on pas qu’en s’attaquant directement au plus saint & au plus solennel des engagemens, ces dangereux raisonneurs ont résolu d’anéantir d’un seul coup toute la société humaine, qui n’est fondée que sur la foi des conventions? Mais voyez, je vous prie, comme ils disculpent un adultere secret! C’est, disent-ils, qu’il n’en résulte aucun mal, pas même pour l’époux qui l’ignore. Comme s’ils pouvoient être sûrs qu’il l’ignorera toujours? Comme s’il suffisoit, pour autoriser le parjure & l’infidélité qu’ils ne nuisissent pas à autrui! comme si ce n’étoit pas assez, pour abhorrer le crime, du mal qu’il fait à ceux qui le commettent! Quoi donc! ce n’est pas un mal de manquer de foi, d’anéantir autant qu’il est en soi la force du serment, & des contrats les plus inviolables? Ce n’est pas un mal de se forcer soi-même à devenir fourbe, & menteur? Ce n’est pas un mal deformer des liens qui vous font désirer le mal, & la mort d’autrui, la mort de celui même qu’on doit le plus aimer, & avec qui l’on a juré de vivre? Ce n’est pas un mal qu’un état dont mille autre crimes sont toujours le fruit? Un bien qui produiroit tant de maux seroit par cela seul un mal lui-même.

L’un des deux penseroit-il être innocent, parce qu’il est libre peut-être de son côté, & ne manque de foi à personne? Il se trompe grossierement. Ce n’est pas seulement l’intérêt des époux, mais la cause commune de tous les hommes, que la pureté du mariage ne soit point altérée. Chaque fois que deux époux s’unissent par un noeud solennel, il intervient un engagement tacite de tout le genre humain de respecter ce lien sacré, d’honorer en eux l’union conjugale; & c’est, ce me semble, une raison tres forte contre les mariages clandestins, qui, n’offrant nul signe de cette union, exposent des coeurs innocens à brûler d’une flamme adultere. Le public est en quelque sorte garant d’une convention passée en sa présence, & l’on peut dire que l’honneur d’une femme pudique est sous la protection spéciale de tous les gens de bien. Ainsi, quiconque ose la corrompre peche, premierement parce qu’il la fait pécher, & qu’on partage toujours les crimes qu’on fait commettre; il peche encore directement lui-même, parce qu’il viole la foi publique, & sacrée du mariage, sans lequel rien ne peut subsister dans l’ordre légitime des choses humaines.

Le crime est secret, disent-ils, & il n’en résulte aucun mal pour personne. Si ces philosophes croient l’existence de Dieu, & l’immortalité de l’ame, peuvent-ils appeler un crime secret celui qui a pour témoin le premier offensé, & le seul vrai juge? Etrange secret que celui qu’on dérobe à tous les yeux, hors ceux à qui l’on ale plus d’intérêt à le cacher! Quand même ils ne reconnaîtroient pas la présence de la Divinité, comment osent-ils soutenir qu’ils ne font de mal à personne? Comment prouvent-ils qu’il est indifférent à un pere d’avoir des héritiers qui ne soient pas de son sang; d’être chargé peut-être de plus d’enfans qu’il n’en auroit eu, & forcé de partager ses biens aux gages de son déshonneur sans sentir pour eux des entrailles de pere? Supposons ces raisonneurs matérialistes; on n’en est que mieux fondé à leur opposer la douce voix de la nature, qui réclame au fond de tous les coeurs contre une orgueilleuse philosophie, & qu’on n’attaqua jamais par de bonnes raisons. En effet, si le corps seul produit la pensée, & que le sentiment dépende uniquement des organes, deux êtres formés d’un même sang ne doivent-ils pas avoir entre eux une plus étroite analogie, un attachement plus fort l’un pour l’autre, & se ressembler d’âme comme de visage, ce qui est une grande raison de s’aimer?

N’est-ce donc faire aucun mal, à votre avis, que d’anéantir ou troubler par un sang étranger cette union naturelle, , & d’altérer dans son principe l’affection mutuelle qui doit lier entre eux tous les membres d’une famille? Y a-t-il au monde un honnête homme qui n’eût horreur de changer l’enfant d’un autre en nourrice, & le crime est-il moindre de le changer dans le sein de la mere?

Si je considere mon sexe en particulier, que de maux j’apperçois dans ce désordre qu’ils prétendent ne faire aucun mal! Ne fût-ce que l’avilissement d’une femme coupable à qui la perte de l’honneur ôte bientôt toutes les autres vertus. Que d’indices trop sûrs pour un tendre époux d’une intelligence qu’ils pensent justifier par le secret, ne fût-ce que de n’être plus aimé de sa femme! Que fera-t-elle avec ses soins artificieux, que mieux prouver son indifférence? Est-ce l’oeil de l’amour qu’on abuse par de feintes caresses?, & quel supplice, auprès d’un objet chéri, de sentir que la main nous embrasse, & que le coeur nous repousse! Je veux que la fortune seconde une prudence qu’elle a si souvent trompée; je compte un moment pour rien la témérité de confier sa prétendue innocence, & le repos d’autrui à des précautions que le Ciel se plaît à confondre: que de faussetés, que de mensonges, que de fourberies pour couvrir un mauvais commerce, pour tromper un mari, pour corrompre des domestiques, pour en imposer au public! Quel scandale pour des complices! Quel exemple pour des enfants! Que devient leur éducation parmi tant de soins pour satisfaire impunément de coupables feux? Que devient la paix de la maison, & l’union des chefs? Quoi! dans tout cela l’époux n’est point lésé? Mais qui le dédommagera d’un coeur qui lui étoit dû? Qui lui pourra rendre une femme estimable? Qui lui donnera le repos, & la sûreté? Qui le guérira de ses justes soupçons? Qui fera confier un pere au sentiment de la nature en embrassant son propre enfant?

A l’égard des liaisons prétendues que l’adultere, & l’infidélité peuvent former entre les familles, c’est moins une raison sérieuse qu’une plaisanterie absurde, & brutale qui ne mérite pour toute réponse que le mépris, & l’indignation. Les trahisons, les querelles, les combats, les meurtres, les empoisonnements, dont ce désordre a couvert la terre dans tous les temps, montrent assez ce qu’on doit attendre pour le repos, & l’union des hommes d’un attachement formé par le crime. S’il résulte quelque sorte de société de ce vil, & méprisable commerce, elle est semblable à celle des brigands, qu’il faut détruire, & anéantir pour assurer les sociétés légitimes.

J’ai tâché de suspendre l’indignation que m’inspirent ces maximes pour les discuter paisiblement avec vous. Plus je les trouve insensées, moins je dois dédaigner de les réfuter, pour me faire honte à moi-même de les avoir peut-être écoutées avec trop peu d’éloignement. Vous voyez combien elles supportent mal l’examen de la saine raison. Mais où chercher la saine raison, sinon dans celui qui en est la source, & que penser de ceux qui consacrent à perdre les hommes ce flambeau divin qu’il leur donna pour les guider? Défions-nous d’une philosophie en paroles; défions-nous d’une fausse vertu qui sape toutes les vertus, & s’applique à justifier tous les vices pour s’autoriser à les avoir tous. Le meilleur moyen de trouver ce qui est bien est de le chercher sincerement; & l’on ne peut long-tems le chercher ainsi sans remonter à l’auteur de tout bien. C’est ce qu’il me semble avoir fait depuis que je m’occupe à rectifier mes sentimens, & ma raison; c’est ce que vous ferez mieux que moi quand vous voudrez suivre la même route. Il m’est consolant de songer que vous avez souvent nourri mon esprit des grandes idées de la religion; & vous, dont le coeur n’a rien de caché pour moi, ne m’en eussiez pas ainsi parlé si vous aviez eu d’autres sentimens. Il me semble même que ces conversations avoient pour nous des charmes. La présence de l’Etre suprême ne nous fut jamais importune; elle nous donnoit plus d’espoir que d’épouvante; elle n’effraya jamais que l’ame du méchant: nous aimions à l’avoir pour témoin de nos entretiens, à nous révéler conjointement jusqu’à lui. Si quelquefois nous étions humiliés par la honte, nous nous disions en déplorant nos foiblesses: au moins il voit le fond de nos coeurs, & nous en étions plus tranquilles.

Si cette sécurité nous égara, c’est au principe sur lequel elle étoit fondée à nous ramener. N’est-il pas bien indigne d’un homme de ne pouvoir jamais s’accorder avec lui-même; d’avoir une regle pour ses actions, une autre pour ses sentimens; de penser comme s’il étoit sans corps, d’agir comme s’il étoit sans ame, & de ne jamais approprier à soi tout entier rien de ce qu’il fait en toute sa vie? Pour moi, je trouve qu’on est bien fort avec nos anciennes maximes, quand on ne les borne pas à de vaines spéculations. La foiblesse est de l’homme, & le Dieu clément qui le fit la lui pardonnera sans doute; mais le crime est du méchant, , & ne restera point impuni devant l’auteur de toute justice. Un incrédule, d’ailleurs heureusement né, se livre aux vertus qu’il aime; il fait le bien par goût, & non par choix. Si tous ses désirs sont droits, il les suit sans contrainte; il les suivroit de même s’ils ne l’étoient pas, car pourquoi se gêneroit-il? Mais celui qui reconnaît, & sert le pere commun des hommes se croit une plus haute destination; l’ardeur de la remplir anime son zele; & suivant une regle plus sûre que ses penchants, il sait faire le bien qui lui coûte, & sacrifier les désirs de son coeur à la loi du devoir. Tel est, mon ami, le sacrifice héroique auquel nous sommes tous deux appelés. L’amour qui nous unissoit eût fait le charme de notre vie. Il survéquit à l’espérance; il brava le tems, & l’éloignement; il supporta toutes les épreuves. Un sentiment si parfait ne devoit point périr de lui-même; il étoit digne de n’être immolé qu’à la vertu.

Je vous dirai plus. Tout est changé entre nous; il faut nécessairement que votre coeur change. Julie de Wolmar n’est plus votre ancienne Julie; la révolution de vos sentimens pour elle est inévitable, & il ne vous reste que le choix de faire honneur de ce changement au vice ou à la vertu. J’ai dans la mémoire un passage d’un auteur que vous ne récuserez pas: L’amour, dit-il, est privé de son plus grand charme quand l’honnêteté l’abandonne. Pour en sentir tout le prix, il faut que le coeur s’y complaise, & qu’il nous éleve en élevant l’objet aimé. Otez l’idée de la perfection, vous ôtez l’enthousiasme; ôtez l’estime, & l’amour n’est plus rien. Comment une femme honorera-t-elle un homme qu’elle doit mépriser? Comment pourra-t-il honorer lui-même celle qui n’a pas craint de s’abandonner à un vil corrupteur? Ainsi bientôt ils se mépriseront mutuellement. L’amour, ce sentiment céleste, ne sera plus pour eux qu’un honteux commerce. Ils auront perdu l’honneur, & n’auront point trouvé la félicité.” Voilà notre leçon, mon ami; c’est vous qui l’avez dictée. Jamais nos coeurs s’aimerent-ils plus délicieusement, & jamais l’honnêteté leur fut-elle aussi chére que dans le tems heureux où cette lettre fut écrite? Voyez donc à quoi nous meneroient aujourd’hui de coupables feux nourris aux dépens des plus doux transports qui ravissent l’ame! L’horreur du vice qui nous est si naturelle à tous deux s’étendroit bientôt sur le complice de nos fautes; nous nous hairions pour nous être trop aimés, & l’amour s’éteindroit dans les remords. Ne vaut-il pas mieux épurer un sentiment si cher pour le rendre durable? Ne vaut-il pas mieux en conserver au moins ce qui peut s’accorder avec l’innocence? N’est-ce pas conserver tout ce qu’il eut de plus charmant? Oui, mon bon, & digne ami, pour nous aimer toujours il faut renoncer l’un à l’autre. Oublions tout le reste, & soyez l’amant de mon ame. Cette idée est si douce qu’elle console de tout.

Voilà le fidele tableau de ma vie, & l’histoire naive de tout ce qui s’est passé dans mon coeur. Je vous aime toujours, n’en doutez pas. Le sentiment qui m’attache à vous est si tendre, & si vif encore, qu’une autre en seroit peut-être alarmée; pour moi, j’en connus un trop différent pour me défier de celui-ci. Je sens qu’il a changé de nature, & du moins en cela mes fautes passées fondent ma sécurité présente. Je sais que l’exacte bienséance, & la vertu de parade exigeroient davantage encore, & ne seroient pas contentes que vous ne fussiez tout à fait oublié. Je crois avoir une regle plus sûre, & je m’y tiens. J’écoute en secret ma conscience; elle ne me reproche rien, & jamais elle ne trompe une ame qui la consulte sincerement. Si cela ne suffit pas pour me justifier dans le monde, cela suffit pour ma propre tranquillité. Comment s’est fait cet heureux changement? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que je l’ai vivement désiré. Dieu seul a fait le reste. Je penserois qu’une ame une fois corrompue l’est pour toujours, & ne revient plus au bien d’elle-même, à moins que quelque révolution subite, quelque brusque changement de fortune, & de situation ne change tout à coup ses rapports, & par un violent ébranlement ne l’aide à retrouver une bonne assiette. Toutes ses habitudes étant rompues, & toutes ses passions modifiées, dans ce bouleversement général, on reprend quelquefois son caractere primitif, & l’on devient comme un nouvel être sorti récemment des mains de la nature. Alors le souvenir de sa précédente bassesse peut servir de préservatif contre une rechute. Hier on étoit abject, & foible; aujourd’hui l’on est fort, & magnanime. En se contemplant de si près dans deux états si différents, on en sent mieux le prix de celui où l’on est remonté, & l’on en devient plus attentif à s’y soutenir. Mon mariage m’a fait éprouver quelque chose de semblable à ce que je tâche de vous expliquer. Ce lien si redouté me délivre d’une servitude beaucoup plus redoutable, & mon époux m’en devient plus cher pour m’avoir rendue à moi-même.

Nous étions trop unis vous, & moi pour qu’en changeant d’espece notre union se détruise. Si vous perdrez une tendre amante, vous gagnez une fidele amie; & quoi que nous en ayons pu dire durant nos illusions, je doute que ce changement vous soit désavantageux. Tirez-en le même parti que moi, je vous en conjure, pour devenir meilleur, & plus sage, & pour épurer par des moeurs chrétiennes les leçons de la philosophie. Je ne serai jamais heureuse que vous ne soyez heureux aussi, & je sens plus que jamais qu’il n’y a point de bonheur sans la vertu. Si vous m’aimez véritablement, donnez-moi la douce consolation de voir que nos coeurs ne s’accordent pas moins dans leur retour au bien qu’ils s’accorderent dans leur égarement.

Je ne crois pas avoir besoin d’apologie pour cette longue lettre. Si vous m’étiez moins cher, elle seroit plus courte. Avant de la finir, il me reste une grace à vous demander. Un cruel fardeau me pese sur le coeur. Ma conduite passée est ignorée de M. de Wolmar; mais une sincérité sans réserve fait partie de la fidélité que je lui dois. J’aurois déjà cent fois tout avoué, vous seul m’avez retenue. Quoique je connoisse la sagesse, & la modération de M. de Wolmar, c’est toujours vous compromettre que de vous nommer, & je n’ai point voulu le faire sans votre consentement. Seroit-ce vous déplaire que de vous le demander, & aurois-je trop présumé de vous ou de moi en me flattant de l’obtenir? Songez, je vous supplie, que cette réserve ne sauroit être innocente, qu’elle m’est chaque jour plus cruelle, & que, jusqu’à la réception de votre réponse, je n’auroi pas un instant de tranquillité.

LETTRE XIX. REPONSE

Et vous ne seriez plus ma Julie? Ah! ne dites pas cela, digne & respectable femme. Vous l’êtes plus que jamais. Vous êtes celle qui méritez les hommages de tout l’univers. Vous êtes celle que j’adoroi en commençant d’être sensible à la véritable beauté. Vous êtes celle que je ne cesseroi d’adorer, même apres ma mort, s’il reste encore en mon ame quelque souvenir des attraits vraiment célestes qui l’enchanterent durant ma vie. Cet effort de courage qui vous ramene à tout votre vertu ne vous rend que plus semblable à vous-même. Non, non, quelque supplice que j’éprouve à le sentir & le dire, jamais vous ne fûtes mieux ma Julie qu’au moment que vous renoncez à moi. Hélas! c’est en vous perdant que je vous ai retrouvée. Mais moi dont le coeur frémit au seul projet de vous imiter, moi tourmenté d’une passion criminelle que je ne puis ni supporter ni vaincre, suis-je celui que je pensois être? Etois-je digne de vous plaire? Quel droit avois-je de vous importuner de mes plaintes & de mon désespoir! C’étoit bien à moi d’oser soupirer pour vous! Eh! qu’étois-je pour vous aimer?

Insensé! comme si je n’éprouvois pas assez d’humiliations sans en rechercher de nouvelles! Pourquoi compter des différences que l’amour fit disparoître? Il m’élevoit, il m’égaloit à vous, sa flamme me soutenoit; nos coeurs s’étoient confondus; tous leurs sentimens nous étoient communs, & les miens partageoient la grandeur des vôtres. Me voilà donc retombé dans toute ma bassesse! Doux espoir, qui nourrissois mon ame, & m’abusas si longtemps, te voilà donc éteint sans retour! Elle ne sera point à moi! Je la perds pour toujours! Elle fait le bonheur d’un autre!… O rage! ô tourment de l’enfer!…Infidele! ah! devois-tu jamais… Pardon, pardon, Madame; ayez pitié de mes fureurs. O Dieu! vous l’avez trop bien dit, elle n’est plus… elle n’est plus, cette tendre Julie à qui je pouvois montrer tous les mouvemens de mon coeur! Quoi! je me trouvois malheureux, & je pouvois me plaindre!… elle pouvoit m’écouter! J’étois malheureux?… que suis-je donc aujourd’hui?… Non, je ne vous ferai plus rougir de vous ni de moi. C’en est fait, il faut renoncer l’un à l’autre, il faut nous quitter; la vertu même en a dicté l’arrêt; votre main l’a pu tracer. Oublions-nous… oubliez-moi du moins. Je l’ai résolu, je le jure; je ne vous parlerai plus de moi.

Oserai-je vous parler de vous encore, & conserver le seul intérêt qui me reste au monde, celui de votre bonheur? En m’exposant l’état de votre ame, vous ne m’avez rien dit de votre sort. Ah! pour prix d’un sacrifice qui doit être senti de vous, daignez me tirer de ce doute insupportable. Julie, êtes-vous heureuse? Si vous l’êtes, donnez-moi dans mon désespoir la seule consolation dont je sois susceptible; si vous ne l’êtes pas, par pitié daignez me le dire, j’en serai moins long-tems malheureux.

Plus je réfléchis sur l’aveu que vous méditez, moins j’y puis consentir; & le même motif qui m’ôta toujours le courage de vous faire un refus me doit rendre inexorable sur celui-ci. Le sujet est de la derniere importance, & je vous exhorte à bien peser mes raisons. Premierement, il me semble que votre extrême délicatesse vous jette à cet égard dans l’erreur, & je ne vois point sur quel fondement la plus austere vertu pourroit exiger une pareille confession. Nul engagement au monde ne peut avoir un effet rétroactif. On ne sauroit s’obliger pour le passé, ni promettre ce qu’on n’a plus le pouvoir de tenir: pourquoi devroit-on compte à celui à qui l’on s’engage de l’usage antérieur qu’on a fait de sa liberté, & d’une fidélité qu’on ne lui a point promise? Ne vous y trompez pas, Julie; ce n’est pas à votre époux, c’est à votre ami que vous avez manqué de foi. Avant la tyrannie de votre pere, le Ciel, & la nature nous avoient unis l’un à l’autre. Vous avez fait, en formant d’autres noeuds, un crime que l’amour ni l’honneur peut-être ne pardonne point, & c’est à moi seul de réclamer le bien que M. de Wolmar m’a ravi.

S’il est des cas où le devoir puisse exiger un pareil aveu, c’est quand le danger d’une rechute oblige une femme prudente à prendre des précautions pour s’en garantir. Mais votre lettre m’a plus éclairé que vous ne pensez sur vos vrais sentimens. En la lisant, j’ai senti dans mon propre coeur combien le vôtre eût abhorré de près, même au sein de l’amour, un engagement criminel dont l’éloignement nous ôtoit l’horreur.

Des là que le devoir, & l’honnêteté n’exigent pas cette confidence, la sagesse, & la raison la défendent; car c’est risquer sans nécessité ce qu’il y a de plus précieux dans le mariage, l’attachement d’un époux, la mutuelle confiance, la paix de la maison. Avez-vous assez réfléchi sur une pareille démarche? Connoissez-vous assez votre mari pour être sûre de l’effet qu’elle produira sur lui? Savez-vous combien il y a d’hommes au monde auxquels il n’en faudroit pas davantage pour concevoir une jalousie effrénée, un mépris invincible, & peut-être attenter aux jours d’une femme? Il faut pour ce délicat examen avoir égard au temps, aux lieux, aux caracteres. Dans le pays où je suis, de pareilles confidences sont sans aucun danger, & ceux qui traitent si légerement la foi conjugale ne sont pas gens à faire une si grande affaire des fautes qui précéderent l’engagement. Sans parler des raisons qui rendent quelquefois ces aveux indispensables, & qui n’ont pas eu lieu pour vous, je connois des femmes assez médiocrement estimables qui se sont fait à peu de risques un mérite de cette sincérité, peut-être pour obtenir à ce prix une confiance dont elles puissent abuser au besoin. Mais dans des lieux où la sainteté du mariage est plus respectée, dans des lieux où ce lien sacré forme une union solide, & où les maris ont un véritable attachement pour leurs femmes, ils leur demandent un compte plus sévere d’elles-mêmes; ils veulent que leurs coeurs n’aient connu que pour eux un sentiment tendre; usurpant un droit qu’ils n’ont pas, ils exigent qu’elles soient à eux seuls avant de leur appartenir, & ne pardonnent pas plus l’abus de la liberté qu’une infidélité réelle.

Croyez-moi, vertueuse Julie, défiez-vous d’un zele sans fruit , & sans nécessité. Gardez un secret dangereux que rien ne vous oblige à révéler, dont la communication peut vous perdre, & n’est d’aucun usage à votre époux. S’il est digne de cet aveu, son ame en sera contristée, & vous l’aurez affligé sans raison. S’il n’en est pas digne, pourquoi voulez-vous donner un prétexte à ses torts envers vous? Que savez-vous si votre vertu, qui vous a soutenue contre les attaques de votre coeur, vous soutiendroit encore contre des chagrins domestiques toujours renaissants? N’empirez point volontairement vos maux, de peur qu’ils ne deviennent plus forts que votre courage, & que vous ne retombiez à force de scrupules dans un état pire que celui dont vous avez eu peine à sortir. La sagesse est la base de toute vertu: consultez-la, je vous en conjure, dans la plus importante occasion de votre vie; & si ce fatal secret vous pese si cruellement, attendez du moins pour vous en décharger que le temps, les années, vous donnent une connoissance plus parfaite de votre époux, & ajoutent dans son coeur, à l’effet de votre beauté, l’effet plus sûr encore des charmes de votre caractere, & la douce habitude de les sentir. Enfin quand ces raisons, toutes solides qu’elles sont, ne vous persuaderoient pas, ne fermez point l’oreille à la voix qui vous les expose. O Julie, écoutez un homme capable de quelque vertu, & qui mérite au moins de vous quelque sacrifice par celui qu’il vous fait aujourd’hui!

Il faut finir cette lettre. Je ne pourrois, je le sens, m’empêcher d’y reprendre un ton que vous ne devez plus entendre. Julie, il faut vous quitter! Si jeune encore, il faut déjà renoncer au bonheur! O tems! qui ne dois plus revenir! tems passé pour toujours, source de regrets éternels! plaisirs, transports, douces extases, momens délicieux, ravissemens célestes! mes amours, mes uniques amours, honneur, & charme de ma vie! adieu pour jamais.

LETTRE XX. DE JULIE

Vous me demandez si je suis heureuse. Cette question me touche, & en la faisant vous m’aidez à y répondre; car, bien loin de chercher l’oubli dont vous parlez, j’avoue que je ne saurois être heureuse si vous cessiez de m’aimer; mais je le suis à tous égards, & rien ne manque à mon bonheur que le vôtre. Si j’ai évité dans ma lettre précédente de parler de M. de Wolmar, je l’ai fait par ménagement pour vous. Je connoissois trop votre sensibilité pour ne pas craindre d’aigrir vos peines; mais votre inquiétude sur mon sort m’obligeant à vous parler de celui dont il dépend, je ne puis vous en parler que d’une maniere digne de lui, comme il convient à son épouse, & à une amie de la vérité.

M. de Wolmar a près de cinquante ans; sa vie unie, réglée, & le calme des passions, lui ont conservé une constitution si saine, & un air si frais, qu’il paraît à peine en avoir quarante; et il n’a rien d’un âge avancé que l’expérience, & la sagesse. Sa physionomie est noble, & prévenante, son abord simple, & ouvert; ses manieres sont plus honnêtes qu’empressées; il parle peu, & d’un grand sens, mais sans affecter ni précision ni sentences. Il est le même pour tout le monde, ne cherche, & ne fuit personne, & n’a jamais d’autres préférences que celles de la raison.

Malgré sa froideur naturelle, son coeur, secondant les intentions de mon pere, crut sentir que je lui convenois, & pour la premiere fois de sa vie il prit un attachement. Ce goût modéré, mais durable, s’est si bien réglé sur les bienséances, & s’est maintenu dans une telle égalité, qu’il n’a pas eu besoin de changer de ton en changeant d’état, & que, sans blesser la gravité conjugale, il conserve avec moi depuis son mariage les mêmes manieres qu’il avoit auparavant. Je ne l’ai jamais vu ni gai ni triste, mais toujours content; jamais il ne me parle de lui, rarement de moi; il ne me cherche pas, mais il n’est pas fâché que je le cherche, & me quitte peu volontiers. Il ne rit point; il est sérieux sans donner envie de l’être; au contraire, son abord serein semble m’inviter à l’enjouement; & comme les plaisirs que je goûte sont les seuls auxquels il paraît sensible, une des attentions que je lui dois est de chercher à m’amuser. En un mot, il veut que je sois heureuse: il ne me le dit pas, mais je le vois, & vouloir le bonheur de sa femme, n’est-ce pas l’avoir obtenu?

Avec quelque soin que j’aie pu l’observer, je n’ai sçu lui trouver de passion d’aucune espece que celle qu’il a pour moi. Encore cette passion est-elle si égale, & si tempérée, qu’on diroit qu’il n’aime qu’autant qu’il veut aimer, & qu’il ne le veut qu’autant que la raison le permet. Il est réellement ce que Milord Edouard croit être; en quoi je le trouve bien supérieur à tous nous autres gens à sentiment, qui nous admirons tant nous-mêmes; car le coeur nous trompe en mille manieres, & n’agit que par un principe toujours suspect; mais la raison n’a d’autre fin que ce qui est bien; ses regles sont sûres, claires, faciles dans la conduite de la vie; & jamais elle ne s’égare que dans d’inutiles spéculations qui ne sont pas faites pour elle.

Le plus grand goût de M. de Wolmar est d’observer. Il aime à juger des caracteres des hommes, & des actions qu’il voit faire. Il en juge avec une profonde sagesse, & la plus parfaite impartialité. Si un ennemi lui faisoit du mal, il en discuteroit les motifs, & les moyens aussi paisiblement que s’il s’agissoit d’une chose indifférente. Je ne sais comment il a entendu parler de vous; mais il m’en a parlé plusieurs fois lui-même avec beaucoup d’estime, & je le connois incapable de déguisement. J’ai cru remarquer quelquefois qu’il m’observoit durant ces entretiens; mais il y a grande apparence que cette prétendue remarque n’est que le secret reproche d’une conscience alarmée. Quoi qu’Il en soit, j’ai fait en cela mon devoir; la crainte ni la honte ne m’ont point inspiré de réserve injuste, & je vous ai rendu justice auprès de lui, comme je la lui rends auprès de vous.

J’oubliois de vous parler de nos revenus, & de leur administration. Le débris des biens de M. de Wolmar, joint à celui de mon pere, qui ne s’est réservé qu’une pension, lui fait une fortune honnête, & modérée, dont il use noblement, & sagement, en maintenant chez lui non l’incommode, & vain appareil du luxe, mais l’abondance, les véritables commodités de la vie, & le nécessaire chez ses voisins indigents. L’ordre qu’il a mis dans sa maison est l’image de celui qui regne au fond de son ame, & semble imiter dans un petit ménage l’ordre établi dans le gouvernement du monde. On n’y voit ni cette inflexible régularité qui donne plus de gêne que d’avantage, & n’est supportable qu’à celui qui l’impose, ni cette confusion mal entendue qui pour trop avoir ô tel’usage de tout. On y reconnaît toujours la main du maître, & l’on ne la sent jamais; il a si bien ordonné le premier arrangement qu’à présent tout va tout seul, & qu’on jouit à la fois de la regle, & de la liberté.

Voilà, mon bon ami, une idée abrégée, mais fidele, du caractere de M. de Wolmar, autant que je l’ai pu connoître depuis que je vis avec lui. Tel il m’a paru le premier jour, tel il me paraît le dernier sans aucune altération; ce qui me fait espérer que je l’ai bien vu, & qu’il ne me reste plus rien à découvrir; car je n’imagine pas qu’il pût se montrer autrement sans y perdre.

Sur ce tableau, vous pouvez d’avance vous répondre à vous-même; & il faudroit me mépriser beaucoup pour ne pas me croire heureuse avec tant de sujet de l’être. Ce qui m’a long-tems abusée, & qui peut-être vous abuse encore, c’est la pensée que l’amour est nécessaire pour former un heureux mariage. Mon ami, c’est une erreur; l’honnêteté, la vertu, de certaines convenances, moins de conditions, & d’âges que de caracteres, & d’humeurs, suffisent entre deux époux; ce qui n’empêche point qu’il ne résulte de cette union un attachement tres tendre qui, pour n’être pas précisément de l’amour, n’en est pas moins doux, & n’en est que plus durable. L’amour est accompagné d’une inquiétude continuelle de jalousie ou de privation, peu convenable au mariage, qui est un état de jouissance, & de paix. On ne s’épouse point pour penser uniquement l’un à l’autre, mais pour remplir conjointement les devoirs de la vie civile, gouverner prudemment la maison, bien élever ses enfants. Les amans ne voyent jamais qu’eux, ne s’occupent incessamment que d’eux, & la seule chose qu’ils sachent faire est de s’aimer. Ce n’est pas assez pour des époux, qui ont tant d’autres soins à remplir. Il n’y a point de passion qui nous fasse une si forte illusion que l’amour; on prend sa violence pour un signe de sa durée; le coeur surchargé d’un sentiment si doux l’étend pour ainsi dire sur l’avenir, & tant que cet amour dure on croit qu’il ne finira point. Mais au contraire, c’est son ardeur même qui le consume; il s’use avec la jeunesse, il s’efface avec la beauté, il s’éteint sous les glaces de l’âge, & depuis que le monde existe on n’a jamais vu deux amans en cheveux blancs soupirer l’un pour l’autre. On doit donc compter qu’on cessera de s’adorer tôt ou tard; alors l’idole qu’on servoit détruite, on se voit réciproquement tels qu’on est. On cherche avec étonnement l’objet qu’on aima; ne le trouvant plus on se dépite contre celui qui reste, & souvent l’imagination le défigure autant qu’elle l’avoit paré; il y a peu de gens, dit la Rochefoucault, qui ne soient honteux de s’être aimés, quand ils ne s’aiment plus. Combien alors il est à craindre que l’ennui ne succede à des sentimens trop vifs, que leur déclin, sans s’arrêter à l’indifférence, ne passe jusqu’au dégoût, qu’on ne se trouve enfin tout-à-fait rassasiés l’un de l’autre, & que pour s’être trop aimés amans, on n’en vienne à se hair époux! Mon cher ami, vous m’avez toujours paru bien aimable, beaucoup trop pour mon innocence & pour mon repos; mais je ne vous ai jamais vu qu’amoureux, que sais-je ce que vous seriez devenu cessant de l’être? L’amour éteint vous eût toujours laissé la vertu, je l’avoue; mais en est-ce assez pour être heureux dans un lien que le coeur doit serrer, & combien d’hommes vertueux ne laissent pas d’être des maris insupportables! Sur tout cela vous en pouvez dire autant de moi.

Pour M. de Wolmar, nulle illusion ne nous prévient l’un pour l’autre: nous nous voyons tels que nous sommes; le sentiment qui nous joint n’est point l’aveugle transport des coeurs passionnés, mais l’immuable, & constant attachement de deux personnes honnêtes, & raisonnables, qui, destinées à passer ensemble le reste de leurs jours, sont contentes de leur sort, & tâchent de se le rendre doux l’une à l’autre. Il semble que, quand on nous eût formés expres pour nous unir, on n’auroit pu réussir mieux. S’il avoit le coeur aussi tendre que moi, il seroit impossible que tant de sensibilité de part, & d’autre ne se heurtât quelquefois, & qu’il n’en résultât des querelles. Si j’étois aussi tranquille que lui, trop de froideur régneroit entre nous, & rendroit la société moins agréable, & moins douce. S’il ne m’aimoit point, nous vivrions mal ensemble; s’il m’eût trop aimée, il m’eût été importun. Chacun des deux est précisément ce qu’il faut à l’autre; il m’éclaire, & je l’anime; nous en valons mieux réunis, & il semble que nous soyons destinés à ne faire entre nous qu’une seule ame, dont il est l’entendement, & moi la volonté. Il n’y a pas jusqu’à son âge un peu avancé qui ne tourne au commun avantage: car, avec la passion dont j’étois tourmentée, il est certain que s’il eût été plus jeune je l’aurois épousé avec plus de peine encore, & cet exces de répugnance eût peut-être empêché l’heureuse révolution qui s’est faite en moi.

Mon ami, le Ciel éclaire la bonne intention des peres, & récompense la docilité des enfants. A Dieu ne plaise que je veuille insulter à vos déplaisirs. Le seul désir de vous rassurer pleinement sur mon sort me fait ajouter ce que je vais vous dire. Quand avec les sentimens que j’eus ci-devant pour vous, & les connoissances que j’ai maintenant, je serois libre encore, & maîtresse de me choisir un mari, je prends à témoin de ma sincérité ce Dieu qui daigne m’éclairer, & qui lit au fond de mon coeur, ce n’est pas vous que je choisirois, c’est M. de Wolmar.

Il importe peut-être à votre entiere guérison que j’acheve de vous dire ce qui me reste sur le coeur. M. de Wolmar est plus âgé que moi. Si pour me punir de mes fautes, le Ciel m’ôtoit le digne époux que j’ai si peu mérité, ma ferme résolution est de n’en prendre jamais un autre. S’il n’a pas eu le bonheur de trouver une fille chaste, il laissera du moins une chaste veuve. Vous me connoissez trop bien pour croire qu’apres vous avoir fait cette déclaration je sois femme, à m’en rétracter jamais.

Ce que j’ai dit pour lever vos doutes peut servir encore à résoudre en partie vos objections contre l’aveu que je crois devoir faire à mon mari. Il est trop sage pour me punir d’une démarche humiliante que le repentir seul peut m’arracher, & je ne suis pas plus incapable d’user de la ruse des dames dont vous parlez, qu’il l’est de m’en soupçonner. Quant à la raison sur laquelle vous prétendez que cet ave un’est pas nécessaire, elle est certainement un sophisme: car quoiqu’on ne soit tenue à rien envers un époux qu’on n’a pas encore, cela n’autorise point à se donner à lui pour autre chose que ce qu’on est. Je l’avois senti, même avant de me marier, & si le serment extorqué par mon pere m’empêcha de faire à cet égard mon devoir, je n’en fus que plus coupable, puisque c’est un crime de faire un serment injuste, & un second de le tenir. Mais j’avois une autre raison que mon coeur n’osoit s’avouer, & qui me rendoit beaucoup plus coupable encore. grace au ciel, elle ne subsiste plus.

Une considération plus légitime, & d’un plus grand poids est le danger de troubler inutilement le repos d’un honnête homme, qui tire son bonheur de l’estime qu’il a pour sa femme. Il est sûr qu’il ne dépend plus de lui de rompre le noeud qui nous unit, ni de moi d’en avoir été plus digne. Ainsi je risque par une confidence indiscrete de l’affliger à pure perte, sans tirer d’autre avantage de ma sincérité que de décharger mon coeur d’un secret funeste qui me pese cruellement. J’en serai plus tranquille, je le sens, apres le lui avoir déclaré; mais lui, peut-être le sera-t-il moins, & ce seroit bien mal réparer mes torts que de préférer mon repos au sien.

Que ferois-je donc dans le doute où je suis? En attendant que le Ciel m’éclaire mieux sur mes devoirs, je suivrai le conseil de votre amitié; je garderai le silence, je tairai mes fautes à mon époux, & je tâcherai de les effacer par une conduite qui puisse un jour en mériter le pardon.

Pour commencer une réforme aussi nécessaire, trouvez bon, mon ami, que nous cessions désormais tout commerce entre nous. Si M. de Wolmar avoit reçu ma confession, il décideroit jusqu’à quel point nous pouvons nourrir les sentimens de l’amitié qui nous lie, & nous en donner les innocens témoignages; mais, puisque je n’ose le consulter là-dessus, j’ai trop appris à mes dépens combien nous peuvent égarer les habitudes les plus légitimes en apparence. Il est tems de devenir sage. Malgré la sécurité de mon coeur, je ne veux plus être juge en ma propre cause, ni me livrer, étant femme, à la même présomption qui me perdit étant fille. Voici la derniere lettre que vous recevrez de moi. Je vous supplie aussi de ne plus m’écrire. Cependant comme Je ne cesserai jamais de prendre à vous le plus tendre intérêt, & que ce sentiment est aussi pur que le jour qui m’éclaire, je serai bien aise de savoir quelquefois de vos nouvelles, & de vous voir parvenir au bonheur que vous méritez. Vous pourrez de tems à autre écrire à Madame d’Orbe dans les occasions où vous aurez quelque événement intéressant à nous apprendre. J’espere que l’honnêteté de votre ame se peindra toujours dans vos lettres. D’ailleurs ma cousine est vertueuse, & sage, pour ne me communiquer que ce qu’il me conviendra de voir, & pour supprimer cette correspondance si vous étiez capable d’en abuser.

Adieu, mon cher, & bon ami; si je croyois que la fortune pût vous rendre heureux, je vous dirois: “Courez à la fortune”; mais peut-être avez-vous raison de la dédaigner avec tant de trésors pour vous passer d’elle; j’aime mieux vous dire: “Courez à la félicité”, c’est la fortune du sage. Nous avons toujours senti qu’il n’y en avoit point sans la vertu; mais prenez garde que ce mot de vertu trop abstrait n’ait plus d’éclat que de solidité, & ne soit un nom de parade qui sert plus à éblouir les autres qu’à nous contenter nous-mêmes. Je frémis quand je songe que des gens qui portoient l’adultere au fond de leur coeur osoient parler de vertu. Savez-vous bien ce que signifioit pour nous un terme si respectable, & si profané, tandis que nous étions engagés dans un commerce criminel? C’était cet amour forcené dont nous étions embrasés l’un, & l’autre qui déguisoit ses transports sous ce saint enthousiasme, pour nous les rendre encore plus chers, & nous abuser plus longtemps. Nous étions faits, j’ose le croire, pour suivre, & chérir la véritable vertu; mais nous nous trompions en la cherchant, & ne suivions qu’un vain fantôme. Il est tems que l’illusion cesse; il est tems de revenir d’un trop long égarement. Mon ami, ce retour ne vous sera pas difficile. Vous avez votre guide en vous-même; vous l’avez pu négliger, mais vous ne l’avez jamais rebuté. Votre ame est saine, elle s’attache à tout ce qui est bien; et si quelquefois il lui échappe, c’est qu’elle n’a pas usé de toute sa force pour s’y tenir. Rentrez au fond de votre conscience, & cherchez si vous n’y retrouveriez point quelque principe oublié qui serviroit à mieux ordonner toutes vos actions, à les lier plus solidement entre elles, & avec un objet commun. Ce n’est pas assez, croyez-moi, que la vertu soit la base de votre conduite, si vous n’établissez cette base même sur un fondement inébranlable. Souvenez-vous de ces Indiens qui font porter le monde sur un grand éléphant, & puis l’éléphant sur une tortue; & quand on leur demande sur quoi porte la tortue, ils ne savent plus que dire.

Je vous conjure de faire quelque attention aux discours de votre amie, & de choisir pour aller au bonheur une route plus sûre que celle qui nous a si long-tems égarés. Je ne cesserai de demander au ciel, pour vous, & pour moi, cette félicité pure, & ne serai contente qu’apres l’avoir obtenue pour tous les deux. Ah! si jamais nos coeurs se rappellent malgré nous les erreurs de notre jeunesse, faisons au moins que le retour qu’elles auront produit en autorise le souvenir, & que nous puissions dire avec cet ancien: “Hélas! nous périssions si nous n’eussions péri!”

Ici finissent les sermons de la prêcheuse. Elle aura désormais assez à faire à se prêcher elle-même. Adieu, mon aimable ami, adieu pour toujours; ainsi l’ordonne l’inflexible devoir. Mais croyez que le coeur de Julie ne sait point oublier ce qui lui fut cher…Mon Dieu! que fais-je?… Vous le verrez trop à l’état de ce papier. Ah! n’est-il pas permis de s’attendrir en disant à son a mile dernier adieu?

LETTRE XXI. DE L’AMANT DE JULIE A MILORD EDOUARD

Oui, milord, il est vrai, mon ame est oppressée du poids de la vie. Depuis long-tems elle m’est à charge: j’ai perdu tout ce qui pouvoit me la rendre chére, il ne m’en reste que les ennuis. Maison dit qu’il ne m’est pas permis d’en disposer sans l’ordre de celui qui me l’a donnée. Je sais aussi qu’elle vous appartient à plus d’un titre. Vos soins me l’ont sauvée deux fois, & vos bienfaits me la conservent sans cesse. Je n’en disposerai jamais que je ne sois sûr de le pouvoir faire sans crime, ni tant qu’il me restera la moindre espérance de la pouvoir employer pour vous.

Vous disiez que je vous étois nécessaire: pourquoi me trompiez-vous? Depuis que nous sommes à Londres, loin que vous songiez à m’occuper de vous, vous ne vous occupez que de moi. Que vous prenez de soins superflus! Milord, vous le savez, je hais le crime encore plus que la vie; j’adore l’Etre éternel. Je vous dois tout, je vous aime, Je ne tiens qu’à vous sur la terre: l’amitié, le devoir, y peuvent enchaîner un infortuné; des prétextes, & des sophismes ne l’y retiendront point. Eclairez ma raison, parlez à mon coeur, je suis prêt à vous entendre; mais souvenez-vous que ce n’est point le désespoir qu’on abuse.

Vous voulez qu’on raisonne: eh bien! raisonnons. Vous voulez qu’on proportionne la délibération à l’importance de la question qu’on agite; j’y consens. Cherchons la vérité paisiblement, tranquillement; discutons la proposition générale comme s’ils’agissoit d’un autre. Robeck fit l’apologie de la mort volontaire avant de se la donner. Je ne veux pas faire un livre à son exemple, & Je ne suis pas fort content du sien; mais j’espere imiter son sang-froid dans cette discussion.

J’ai long-tems médité sur ce grave sujet. Vous devez le savoir, car vous connoissez mon sort, & je vis encore. Plus j’y réfléchis, plus je trouve que la question se réduit à cette proposition fondamentale: chercher son bien, & fuir son mal en ce qui n’offense point autrui, c’est le droit de la nature. Quand notre vie est un mal pour nous, & n’est un bien pour personne, il est donc permis de s’en délivrer. S’il y a dans le monde une maxime évidente, & certaine, je pense que c’est celle-là; & si l’on venoit à bout de la renverser, il n’y a point d’action humaine dont on ne pût faire un crime.

Que disent là-dessus nos sophistes? Premierement ils regardent la vie comme une chose qui n’est pas à nous, parce qu’elle nous a été donnée; mais c’est précisément parce qu’elle nous a été donnée qu’elle est à nous. Dieu ne leur a-t-il pas donné deux bras? Cependant quand ils craignent la gangrene ils s’en font couper un, & tous les deux, s’il le faut. La parité est exacte pour qui croit l’immortalité de l’ame; car si je sacrifie mon bras à la conservation d’une chose plus précieuse, qui est mon corps, je sacrifie mon corps à la conservation d’une chose plus précieuse, qui est mon bien-être. Si tous les dons que le Ciel nous a faits sont naturellement des biens pour nous, ils ne sont que trop sujets à changer de nature; & il y ajouta la raison pour nous apprendre à les discerner. Si cette regle ne nous autorisoit pas à choisir les uns, & rejeter les autres, quel seroit son usage parmi les hommes?

Cette objection si peu solide, ils la retournent de mille manieres. Ils regardent l’homme vivant sur la terre comme un soldat mis en faction.“Dieu, disent-ils, t’a placé dans ce monde, pourquoi en sors-tu sans son congé?” Mais toi-même, il t’a placé dans ta ville, pourquoi en sors-tu sans son congé? Le congé n’est-il pas dans le mal-être? En quelque lieu qu’il me place, soit dans un corps, soit sur la terre, c’est pour rester autant que j’y suis bien, & pour en sortir des que j’y suis mal. Voilà la voix de la nature, & la voix de Dieu. Il faut attendre l’ordre, j’en conviens; mais quand je meurs naturellement, Dieu ne m’ordonne pas de quitter la vie, il me l’ôte: c’est en me la rendant insupportable qu’il m’ordonne de la quitter. Dans le premier cas, je résiste de toute ma force: dans le second, j’aile mérite d’obéir.

Concevez-vous qu’il y ait des gens assez injustes pour taxer la mort volontaire de rébellion contre la Providence, comme si l’on vouloit se soustraire à ses loix? Ce n’est point pour s’y soustraire qu’on cesse de vivre, c’est pour les exécuter. Quoi! Dieu n’a-t-il de pouvoir que sur mon corps? Est-il quelque lieu dans l’univers, où quelque être existant ne soit pas sous sa main, & agira-t-il moins immédiatement sur moi, quand ma substance épurée sera plus une, & plus semblable à la sienne? Non, sa justice & sa bonté font mon espoir, & si je croyois que la mort pût me soustraire à sa puissance, je ne voudrois plus mourir.

C’est un des sophismes du Phédon, rempli d’ailleurs de vérités sublimes. Si ton esclave se tuoit, dit Socrate à Cebes, ne le punirois-tu pas, s’il t’étoit possible, pour t’avoir injustement privé de ton bien? Bon Socrate, que nous dites-vous? N’appartient-on plus à Dieu quand on est mort? Ce n’est point cela du tout, mais il faloit dire; si tu charges ton esclave d’un vêtement qui le gêne dans le service qu’il te doit, le puniras-tu d’avoir quitté cet habit pour mieux faire son service? La grande erreur est de donner trop d’importance à la vie; comme si notre être en dépendoit, & qu’apres la mort on ne fût plus rien. Notre vie n’est rien aux yeux de Dieu; elle n’est rien aux yeux de la raison, elle ne doit rien être aux nôtres, & quand nous laissons notre corps, nous ne faisons que poser un vêtement incommode. Est-ce la peine d’en faire un si grand bruit? Milord, ces déclamateurs ne sont point de bonne foi. Absurdes & cruels dans leurs raisonnemens, ils aggravent le prétendu crime, comme si l’on s’ôtoit l’existence, & le punissent, comme si l’on existoit toujours.

Quant au Phédon, qui leur a fourni le seul argument précieux qu’ils aient jamais employé, cette question n’y est traitée que tres légerement, & comme en passant. Socrate, condamné par un jugement inique à perdre la vie dans quelques heures, n’avoit pas besoin d’examiner bien attentivement s’il lui étoit permis d’en disposer. En supposant qu’il ait tenu réellement les discours que Platon lui fait tenir, croyez-moi, milord, il les eût médités avec plus de soin dans l’occasion de les mettre en pratique; & la preuve qu’on ne peut tirer de cet immortel ouvrage aucune bonne objection contre le droit de disposer de sa propre vie, c’est que Caton le lut par deux fois tout entier la nuit même qu’il quitta la terre.

Ces mêmes sophistes demandent si jamais la vie peut être un mal. En considérant cette foule d’erreurs, de tourments, & de vices dont elle est remplie, on seroit bien plus tenté de demander si jamais elle fut un bien. Le crime assiege sans cesse l’homme le plus vertueux; chaque instant qu’il vit, il est prêt à devenir la proie du méchant ou méchant lui-même. Combattre, & souffrir, voilà son sort dans ce monde; mal faire, & souffrir, voilà celui du malhonnête homme. Dans tout le reste ils different entre eux, ils n’ont rien en commun que les miseres de la vie. S’il vous faloit des autorités, & des faits, je vous citerois des oracles, des réponses de sages, des actes de vertu récompensés par la mort. Laissons tout cela, milord; c’est à vous que je parle, & je vous demande quelle est ici-bas la principale occupation du sage, si ce n’est de se concentrer, pour ainsi dire, au fond de son ame, & de s’efforcer d’être mort durant sa vie. Le seul moyen qu’ait trouvé la raison pour nous soustraire aux maux de l’humanité n’est-il pas de nous détacher des objets terrestres, & de tout ce qu’il y a de mortel en nous, de nous recueillir au dedans de nous-mêmes, de nous élever aux sublimes contemplations, & si nos passions, & nos erreurs font nos infortunes, avec quelle ardeur devons-nous soupirer apres un état qui nous délivre des unes, & des autres? Que font ces hommes sensuels qui multiplient si indiscretement leurs douleurs parleurs voluptés? Ils anéantissent, pour ainsi dire, leur existence à force de l’étendre sur la terre; ils aggravent le poids de leurs chaînes par le nombre de leurs attachements; ils n’ont point de jouissances qui ne leur préparent mille ameres privations: plus ils sentent, & plus ils souffrent; plus ils s’enfoncent dans la vie, & plus ils sont malheureux.

Mais qu’en général ce soit, si l’on veut, un bien pour l’homme de ramper tristement sur la terre, j’y consens: je ne prétends pas que tout le genre humain doive s’immoler d’un commun accord, ni faire un vaste tombeau du monde. Il est, il est des infortunés trop privilégiés pour suivre la route commune, & pour qui le désespoir, & les ameres douleurs sont le passe-port de la nature: c’est à ceux-là qu’il seroit aussi insensé de croire que leur vie est un bien, qu’il l’étoit au sophiste Possidonius tourmenté de la goutte de nier qu’elle fût un mal. Tant qu’il nous est bon de vivre, nous le désirons fortement, & il n’y a que le sentiment des maux extrêmes qui puisse vaincre en nous ce désir; car nous avons tous reçu de la nature une tres grande horreur de la mort, & cette horreur déguise à nos yeux les miseres de la condition humaine. On supporte long-tems une vie pénible, & douloureuse avant de se résoudre à la quitter; mais quand une fois l’ennui de vivre l’emporte sur l’horreur de mourir, alors la vie est évidemment un grand mal, & l’on ne peut s’en délivrer trop tôt. Ainsi, quoiqu’on ne puisse exactement assigner le point où elle cesse d’être un bien, on sait tres certainement au moins qu’elle est un mal long-tems avant de nous le paroître; & chez tout homme sensé le droit d’y renoncer en précede toujours de beaucoup la tentation.

Ce n’est pas tout; apres avoir nié que la vie puisse être un mal, pour nous ôter le droit de nous en défaire, ils disent ensuite qu’elle est un mal, pour nous reprocher de ne la pouvoir endurer. Selon eux, c’est une lâcheté de se soustraire à ses douleurs, & ses peines, & il n’y a jamais que des poltrons qui se donnent la mort. O Rome, conquérante du monde, quelle troupe de poltrons t’en donna l’empire! Qu’Arrie, Eponine, Lucrece, soient dans le nombre, elles étoient femmes; mais Brutus, mais Cassius, & toi qui partageois avec les Dieux les respects de la terre étonnée, grand, & divin Caton, toi dont l’image auguste, & sacrée animoit les Romains d’un saint zele, & faisoit frémir les tyrans, tes fiers admirateurs ne pensoient pas qu’un jour, dans le coin poudreux d’un college, dev ils rhéteurs prouveroient que tu ne fus qu’un lâche pour avoir refusé au crime heureux l’hommage de la vertu dans les fers. Force , & grandeur des écrivains modernes, que vous êtes sublimes, & qu’ils sont intrépides la plume à la main. Mais dites-moi, brave, & vaillant héros, qui vous sauvez si courageusement d’un combat pour supporter plus long-tems la peine de vivre, quand un tison brûlant vient à tomber sur cette éloquente main, pourquoi la retirez-vous si vite? Quoi! vous avez la lâcheté de n’oser soutenir l’ardeur du feu! Rien, dites-vous, ne m’oblige à supporter le tison; & moi, qui m’oblige à supporter la vie? La génération d’un homme a-t-elle coûté plus à la Providence que celle d’un fétu, & l’une, & l’autre n’est-elle pas également son ouvrage?

Sans doute il y a du courage à souffrir avec constance les maux qu’on ne peut éviter; mais il n’y a qu’un insensé qui souffre volontairement ceux dont il peut s’exempter sans mal faire, & c’est souvent un tres grand mal d’endurer un mal sans nécessité. Celui qui ne sait pas se délivrer d’une vie douloureuse par une prompte mort, ressemble à celui qui aime mieux laisser envenimer une plaie que de la livrer au fer salutaire d’un chirurgien. Viens, respectable Parisot, coupe-moi cette jambe qui me feroit périr: je te verrai faire sans sourciller, & me laisserai traiter de lâche par le brave qui voit tomber la sienne en pourriture faute d’oser soutenir la même opération.

J’avoue qu’il est des devoirs envers autrui qui ne permettent pas à tout homme de disposer de lui-même; mais en revanche combien en est-il qui l’ordonnent! Qu’un magistrat à qui tient le salut de la patrie, qu’un pere de famille qui doit la subsistance à ses enfants, qu’un débiteur insolvable qui ruineroit ses créanciers, se dévouent à leur devoir, quoi qu’il arrive; que mille autres relations civiles, & domestiques forcent un honnête homme infortuné de supporter le malheur de vivre pour éviter le malheur plus grand d’être injuste; est-il permis pour cela, dans des cas tout différents, de conserver aux dépens d’une foule de misérables une vie qui n’est utile qu’à celui qui n’ose mourir? “Tue-moi, mon enfant, dit le sauvage décrépit à son fils qui le porte, & fléchit sous le poids; les ennemis sont là; va combattre avec tes freres, va sauver tes enfants, & n’expose pas ton pere à tomber vif entre les mains de ceux dont il mangea les parents.“Quand la faim, les maux, la misere, ennemis domestiques pires que les sauvages, permettroient à un malheureux estropié de consommer dans son lit le pain d’une famille qui peut à peine en gagner pour elle; celui qui ne tient à rien, celui que le Ciel réduit à vivre seul sur la terre, celui dont la malheureuse existence ne peut produire aucun bien, pourquoi n’auroit-il pas au moins le droit de quitter un séjour où ses plaintes sont importunes, & ses maux sans utilité?

Pesez ces considérations, milord, rassemblez toutes ces raisons, & vous trouverez qu’elles se réduisent au plus simple des droits de la nature qu’un homme sensé ne mit jamais en question. En effet, pourquoi seroit-il permis de se guérir de la goutte, & non de la vie? L’une, & l’autre ne nous viennent-elles pas de la même main? S’il est pénible de mourir, qu’est-ce à dire? Les drogues font-elles plaisir à prendre? Combien de gens préferent la mort à la médecine! Preuve que la nature répugne à l’une, & à l’autre. Qu’on me montre donc comment il est plus permis de se délivrer d’un mal passager en faisant des remedes, que d’un mal incurable en s’ôtant la vie, & comment on est moins coupable d’user de quinquina pour la fievre que d’opium pour la pierre. Si nous regardons à l’objet, l’un, & l’autre est de nous délivrer du mal-être; si nous regardons au moyen, l’un, & l’autre est également naturel; si nous regardons à la répugnance, il y en a également des deux côtés; si nous regardons à la volonté du maître, quel mal veut-on combattre qu’il ne nous ait pas envoyé? A quelle douleur veut-on se soustraire quine nous vienne pas de sa main? Quelle est la borne où finit sa puissance, & où l’on peut légitimement résister? Ne nous est-il donc permis de changer l’état d’aucune chose parce que tout ce qui est, est comme il l’a voulu? Faut-il ne rien faire en ce monde de peur d’enfreindre ses loix, & quoi que nous fassions, pouvons-nous jamais les enfreindre? Non, milord, la vocation de l’homme est plus grande, & plus noble. Dieu ne l’a point animé pour rester immobile dans un quiétisme éternel; mais il lui a donné la liberté pour faire le bien, la conscience pour le vouloir, & la raison pour le choisir. Il l’a constitué seul juge de ses propres actions, il a écrit dans son coeur: “Fais ce qui t’est salutaire, & n’est nuisible à personne.“Si je sens qu’il m’est bon de mourir, je résiste à son ordre en m’opiniâtrant à vivre; car, en me rendant la mort désirable, il me prescrit de la chercher.

Bomston, j’en appelle à votre sagesse, & à votre candeur, quelles maximes plus certaines la raison peut-elle déduire de la religion sur la mort volontaire? Si les chrétiens en ont établi d’opposées, ils ne les ont tirées ni des principes de leur religion, ni de sa regle unique, qui est l’Ecriture, mais seulement des philosophes paiens. Lactance, & Augustin, qui les premiers avancerent cette nouvelle doctrine, dont Jésus-Crist ni les apôtres n’avoient pas dit un mot, ne s’appuyerent que sur le raisonnement du Phédon, que j’ai déjà combattu; de sorte que les fideles; qui croient suivre en cela l’autorité de l’Evangile, ne suivent que celle de Platon. En effet, où verra-t-on dans la Bible entiere une loi contre le suicide, ou même une simple improbation?, & n’est-il pas bien étrange que dans les exemples de gens qui se sont donné la mort, on n’y trouve pas un seul mot de blâme contre aucun de ces exemples! Il y a plus; celui de Samson est autorisé par un prodige qui le venge de ses ennemis. Ce miracle se seroit-il fait pour justifier un crime; & cet homme qui perdit sa force pour s’être laissé séduire par une femme l’eût-il recouvrée pour commettre un forfait authentique, comme si Dieu lui-même eût voulu tromper les hommes?

Tu ne tueras point, dit le Décalogue. Que s’ensuit-il de là? Si ce commandement doit être pris à la lettre, il ne faut tuer ni les malfaiteurs, ni les ennemis; & Moise, qui fit tant mourir de gens, entendoit fort mal son propre précepte. S’il y a quelques exceptions, la premiere est certainement en faveur de la mort volontaire, parce qu’elle est exempte de violence, & d’injustice, les deux seules considérations qui puissent rendre l’homicide criminel, & que la nature y a mis d’ailleurs un suffisant obstacle.

Mais, disent-ils encore, souffrez patiemment les maux que Dieu vous envoie; faites-vous un mérite de vos peines. Appliquer ainsi les maximes du christianisme, que c’est mal en saisir l’esprit! L’homme est sujet à mille maux, sa vie est un tissu de miseres, & il ne semble noître que pour souffrir. De ces maux, ceux qu’il peut éviter, la raison veut qu’il les évite; & la religion, qui n’est jamais contraire à la raison, l’approuve. Mais que leur somme est petite auprès de ceux qu’il est forcé de souffrir malgré lui! C’est de ceux-ci qu’un Dieu clément permet aux hommes de se faire un mérite; il accepte en hommage volontaire le tribut forcé qu’il nous impose, & marque au profit de l’autre vie la résignation dans celle-ci. La véritable pénitence de l’homme lui est imposée par la nature: s’il endure patiemment tout ce qu’il est contraint d’endurer, il a fait à cet égard tout ce que Dieu lui demande; & si quelqu’’’un montre assez d’orgueil pour vouloir faire davantage, c’est un fou qu’il faut enfermer, ou un fourbe qu’il faut punir. Fuyons donc sans scrupule tous les maux que nous pouvons fuir, il ne nous en restera que trop à souffrir encore. Délivrons-nous sans remords de la vie même, aussitôt qu’elle est un mal pour nous, puisqu’il dépend de nous de le faire, & qu’en cela nous n’offensons ni Dieu, ni les hommes. S’il faut un sacrifice à l’Etre suprême, n’est-ce rien que de mourir? Offrons à Dieu la mort qu’il nous impose par la voix de la raison, & versons paisiblement dans son sein notre ame qu’il redemande.

Tels sont les préceptes généraux que le bon sens dicte à tous les hommes, & que la religion autorise. Revenons à nous. Vous avez daigné m’ouvrir votre coeur; je connois vos peines, vous ne souffrez pas moins que moi; vos maux sont sans remede ainsi que les miens, & d’autant plus sans remede, que les loix de l’honneur sont plus immuables que celles de la fortune. Vous les supportez, je l’avoue, avec fermeté. La vertu vous soutient; un pas de plus, elle vous dégage. Vous me pressez de souffrir; milord, j’ose vous presser determiner vos souffrances, & je vous laisse à juger qui de nous est le plus cher à l’autre.

Que tardons-nous à faire un pas qu’il faut toujours faire? Attendrons-nous que la vieillesse, & les ans nous attachent bassement à la vie apres nous en avoir ôté les charmes, & que nous traînions avec effort, ignominie, & douleur, un corps infirme, & cassé? Nous sommes dans l’âge où la vigueur de l’ame la dégage aisément de ses entraves, & où l’homme sait encore mourir; plus tard il se laisse en gémissant arracher à la vie. Profitons d’un tems où l’ennui de vivre nous rend la mort désirable; craignons qu’elle ne vienne avec ses horreurs au moment où nous n’en voudrons plus. Je m’en souviens, il fut un instant où je ne demandois qu’une heure au Ciel, & où je serois mort désespéré si je ne l’eusse obtenue. Ah! qu’on a de peine à briser les noeuds qui lient nos coeurs à la terre, & qu’il est sage de la quitter aussi-tôt qu’ils sont rompus! Je le sens, Milord, nous sommes dignes tous deux d’une habitation plus pure; la vertu nous la montre, & le sort nous invite à la chercher. Que l’amitié qui nous joint nous unisse encore à notre derniere heure! O quelle volupté pour deux vrais amis de finir leurs jours volontairement dans les bras l’un de l’autre, de confondre leurs derniers soupirs; d’exhaler à la fois les deux moitiés de leur ame! Quelle douleur, quel regret peut empoisonner leurs derniers instans? Que quittent-ils en sortant du monde? Ils s’en vont ensemble; ils ne quittent rien.

LETTRE XXII. REPONSE

Jeune homme, un aveugle transport t’égare; sois plus discret, ne conseille point en demandant conseil. J’ai connu d’autres maux que les tiens. J’ai l’ame ferme; je suis Angloix, je sais mourir, car je sais vivre, souffrir en homme. J’ai vu la mort de près, & la regarde avec trop d’indifférence pour l’aller chercher. Parlons de toi.

Il est vrai, tu m’étois nécessaire: mon ame avoit besoin de la tienne; tes soins pouvoient m’être utiles; ta raison pouvoit m’éclairer dans la plus importante affaire de ma vie; si je ne m’en sers point, à qui t’en prends-tu? Où est-elle? Qu’est-elle devenue? Que peux-tu faire? A quoi es-tu bon dans l’état où te voilà? quels services puis-je espérer de toi? Une douleur insensée te rend stupide, & impitoyable. Tu n’es pas un homme, tu n’es rien, & si je ne regardois à ce que tu peux être, tel que tu es, je ne vois rien dans le monde au-dessous de toi.

Je n’en veux pour preuve que ta lettre même. Autrefois je trouvois en toi du sens, de la vérité. Tes sentimens étoient droits, tu pensois juste, & je ne t’aimois pas seulement par goût, mais par choix, comme un moyen de plus pour moi de cultiver la sagesse. Qu’ai-je trouvé maintenant dans les raisonnemens de cette lettre dont tu parois si content? Un misérable, & perpétuel sophisme, qui, dans l’égarement de ta raison, marque celui de ton coeur, & que je ne daignerois pas même relever si je n’avois pitié de ton délire.

Pour renverser tout cela d’un mot, je ne veux te demander qu’une seule chose. Toi qui crois Dieu existant, l’ame immortelle, & la liberté de l’homme, tu ne penses pas, sans doute, qu’un être intelligent reçoive un corps, & soit placé sur la terre au hasard seulement pour vivre, souffrir, & mourir? Il y a bien peut-être à la vie humaine un but, une fin, un objet moral? Je te prie de me répondre clairement sur ce point; apres quoi nous reprendrons pied à pied ta lettre, & tu rougiras de l’avoir écrite.

Mais laissons les maximes générales, dont on fait souvent beaucoup de bruit sans jamais en suivre aucune; car il se trouve toujours dans l’application quelque condition particuliere qui change tellement l’état des choses, que chacun se croit dispensé d’obéir à la regle qu’il prescrit aux autres; & l’on sait bien que tout homme qui pose des maximes générales entend qu’elles obligent tout le monde, excepté lui. Encore un coup, parlons de toi.

Il t’est donc permis, selon toi, de cesser de vivre? La preuve en est singuliere, c’est que tu as envie de mourir. Voilà certes un argument fort commode pour les scélérats: ils doivent t’être bien obligés des armes que tu leur fournis; il n’y aura plus de forfaits qu’ils ne justifient par la tentation de les commettre; & des que la violence de la passion l’emportera sur l’horreur du crime, dans le désir de mal faire ils en trouveront aussi le droit.

Il t’est donc permis de cesser de vivre? Je voudrois bien savoir si tu as commencé. Quoi! fus-tu placé sur la terre pour n’y rien faire? Le Ciel ne t’imposa-t-il point avec la vie une tâche pour la remplir? Si tu as fait ta journée avant le soir, repose-toi le reste du jour, tu le peux; mais voyons ton ouvrage. Quelle réponse tiens-tu prête au juge suprême qui te demandera compte de ton temps? Parle, que lui diras-tu? “J’ai séduit une fille honnête; j’abandonne un ami dans ses chagrins.” Malheureux! trouve-moi ce juste qui se vante d’avoir assez vécu; que j’apprenne de lui comment il faut avoir porté la vie, pour être en droit de la quitter.

Tu comptes les maux de l’humanité; tu ne rougis pas d’épuiser des lieux communs cent fois rebattus, & tu dis, la vie est un mal. Mais, regarde, cherche dans l’ordre des choses si tu y trouves quelques biens qui ne soient point mêlés de maux. Est-ce donc à dire qu’il n’y ait aucun bien dans l’univers, & peux-tu confondre ce qui est mal par sa nature avec ce qui ne souffre le mal que par accident? Tu l’as dit toi-même, la vie passive de l’homme n’est rien, & ne regarde qu’un corps dont il sera bientôt délivré; mais sa vie active, & morale, qui doit influer sur tout son être, consiste dans l’exercice de sa volonté. La vie est un mal pour le méchant qui prospere, & un bien pour l’honnête homme infortuné; car ce n’est pas une modification passagere, mais son rapport avec son objet, qui la rend bonne ou mauvaise. Quelles sont enfin ces douleurs si cruelles qui te forcent de la quitter? Penses-tu que je n’aie pas démêlé sous ta feinte impartialité dans le dénombrement de cette vie la honte de parler des tiens? Crois-moi, n’abandonne pas à la fois toutes tes vertus; garde au moins ton ancienne franchise, & dis ouvertement à ton ami; j’ai perdu l’espoir de corrompre une honnête femme, me voilà forcé d’être homme de bien; j’aime mieux mourir.

Tu t’ennuies de vivre, & tu dis: la vie est un mal. Tôt ou tard tu seras consolé, & tu diras: la vie est un bien. Tu diras plus vrai sans mieux raisonner; car rien n’aura changé que toi. Change donc des aujourd’hui; & puisque c’est dans la mauvaise disposition de ton ame qu’est tout le mal, corrige tes affections déréglées, & ne brûle pas ta maison pour n’avoir pas la peine de la ranger.

Je souffre, me dis-tu; dépend-il de moi de ne pas souffrir? D’abord, c’est changer l’état de la question; car il ne s’agit pas de savoir si tu souffres; mais si c’est un mal pour toi de vivre. Passons. Tu souffres, tu dois chercher à ne plus souffrir. Voyons s’il est besoin de mourir pour cela.

Considere un moment le progres naturel des maux de l’ame directement opposé au progres des maux du corps, comme les deux substances sont opposées par leur nature. Ceux-ci s’invéterent, s’empirent en vieillissant, & détruisent enfin cette machine mortelle. Les autres, au contraire, altérations externes, & passageres d’un être immortel, & simple, s’effacent insensiblement, & le laissent dans sa forme originelle que rien ne sauroit changer. La tristesse, l’ennui, les regrets, le désespoir, sont des douleurs peu durables qui ne s’enracinent jamais dans l’ame; & l’expérience dément toujours ce sentiment d’amertume qui nous fait regarder nos peines comme éternelles. Je dirai plus: je ne puis croire que les vices qui nous corrompent nous soient plus inhérens que nos chagrins; non seulement je pense qu’ils périssent avec le corps qui les occasionne, mais je ne doute pas qu’une plus longue vie ne pût suffire pour corriger les hommes, & que plusieurs siecles de jeunesse ne nous apprissent qu’il n’y a rien de meilleur que la vertu.

Quoi qu’il en soit, puisque la plupart de nos maux physiques ne font qu’augmenter sans cesse, de violentes douleurs du corps, quand elles sont incurables, peuvent autoriser un homme à disposer de lui; car toutes ses facultés étant aliénés par la douleur, & le mal étant sans remede, il n’a plus l’usage ni de sa volonté ni de sa raison: il cesse d’être homme avant de mourir, & ne fait en s’ôtant la vie, qu’achever de quitter un corps qui l’embarrasse, & où son ame n’est déjà plus.

Mais il n’en est pas ainsi des douleurs de l’ame, qui, pour vives qu’elles soient, portent toujours leur remede avec elles. En effet, qu’est-ce qui rend un mal quelconque intolérable? c’est sa durée. Les opérations de la chirurgie sont communément beaucoup plus cruelles que les souffrances qu’elles guérissent; mais la douleur du mal est permanente, celle de l’opération passagere, & l’on préfere celle-ci. Qu’est-il donc besoin d’opération pour des douleurs qu’éteint leur propre durée, qui seule les rendroit insupportables? Est-il raisonnable d’appliquer d’aussi violens remedes aux maux qui s’effacent d’eux-mêmes? Pour qui fait cas de la constance, & n’estime les ans que le peu qu’ils valent; de deux moyens de se délivrer des mêmes souffrances, lequel doit être préféré de la mort ou du temps? Attends, & tu seras guéri. Que demandes-tu davantage?”

Ah! c’est ce qui redouble mes peines de songer qu’elles finiront!” Vain sophisme de la douleur! Bon mot sans raison, sans justesse, & peut-être sans bonne foi. Quel absurde motif de désespoir que l’espoir de terminer sa misere! Même en supposant ce bizarre sentiment, qui n’aimeroit mieux aigrir un moment la douleur présente par l’assurance de la voir finir, comme on scarifie une plaie pour la faire cicatriser?, & quand la douleur auroit un charme qui nous feroit aimer à souffrir, s’en priver en s’ôtant la vie, n’est-ce pas faire à l’instant même tout ce qu’on craint de l’avenir?

Penses-y bien, jeune homme; que sont dix, vingt, trente ans pour un être immortel? La peine, & le plaisir passent comme une ombre; la vie s’écoule en un instant; elle n’est rien par elle-même, son prix dépend de son emploi. Le bien seul qu’on a fait demeure, & c’est par lui qu’elle est quelque chose.

Ne dis donc plus que c’est un mal pour toi de vivre, puisqu’il dépend de toi seul que ce soit un bien, & que si c’est un mal d’avoir vécu, c’est une raison de plus pour vivre encore. Ne dis pas non plus qu’il t’est permis de mourir; car autant vaudroit dire qu’il t’est permis de n’être pas homme, qu’il t’est permis de te révolter contre l’auteur de ton être, & de tromper ta destination. Mais en ajoutant que ta mort ne fait de mal à personne, songes-tu que c’est à ton ami que tu l’oses dire?

Ta mort ne fait de mal à personne! J’entends; mourir à nos dépens ne t’importe guere, tu comptes pour rien nos regrets. Je ne te parle plus des droits de l’amitié que tu méprises: n’en est-il point de plus chers encore qui t’obligent à te conserver? S’il est une personne au monde qui t’ait assez aimé pour ne vouloir pas te survivre, & à qui ton bonheur manque pour être heureuse, penses-tu ne lui rien devoir? Tes funestes projets exécutés ne troubleront-ils point la paix d’une ame rendue avec tant de peine à sa premiere innocence? Ne crains-tu point de rouvrir dans ce coeur trop tendre des blessures mal refermées? Ne crains-tu point que ta perte n’en entraîne une autre encore plus cruelle, en ôtant au monde, & à la vertu leur plus digne ornement?, & si elle te survit ne crains-tu point d’exciter dans son sein le remords, plus pesant à supporter que la vie? Ingrat ami, amant sans délicatesse, seras-tu toujours occupé de toi-même? Ne songeras-tu jamais qu’à tes peines? N’es-tu point sensible au bonheur de ce qui te fut cher?, & ne saurois-tu vivre pour celle qui voulut mourir avec toi?

Tu parles des devoirs du magistrat, & du pere de famille; & parce qu’ils ne te sont pas imposés, tu te crois affranchi de tout., & la société à qui tu dois ta conservation, tes talents, tes lumieres; la patrie à qui tu appartiens; les malheureux qui ont besoin de toi, leur dois-tu rien? Oh! l’exact dénombrement que tu fais! parmi les devoirs que tu comptes, tu n’oublies que ceux d’homme, & de citoyen. Où est ce vertueux patriote qui refuse de vendre son sang à un prince étranger parce qu’il ne doit le verser que pour son pays, & qui veut maintenant le répandre en désespéré contre l’expresse défense des loix? Les loix, les loix, jeune homme! le sage les méprise-t-il? Socrate innocent, par respect pour elles, ne voulut pas sortir de prison: tu ne balances point à les violer pour sortir injustement de la vie, & tu demandes: “Quel mal fais-je?”

Tu veux t’autoriser par des exemples; tu m’oses nommer des Romains! Toi, des Romains! il t’appartient bien d’oser prononcer ces noms illustres! Dis-moi, Brutus mourut-il en amant désespéré, & Caton déchira-t-il ses entrailles pour sa maîtresse? Homme petit, & foible, qu’y a-t-il entre Caton, & toi? Montre-moi la mesure commune de cette ame sublime, & de la tienne. Téméraire, ah! tais-toi. Je crains de profaner son nom par son apologie. A ce nom saint, & auguste, tout ami de la vertu doit mettre le front dans la poussiere, & honorer en silence la mémoire du plus grand des hommes.

Que tes exemples sont mal choisis!, & que tu juges bassement des Romains, si tu penses qu’ils se crussent en droit de s’ôter la vie aussitôt qu’elle leur étoit à charge! Regarde les beaux tems de la République, & cherche si tu y verras un seul citoyen vertueux se délivrer ainsi du poids de ses devoirs, même apres les plus cruelles infortunes. Régulus retournant à Carthage prévint-il par sa mort les tourmens qui l’attendoient? Que n’eût point donné Posthumius pour que cette ressource lui fût permise aux Fourches Caudines? Quel effort de courage le sénat même n’admira-t-il pas dans le consul Varron pour avoir pu survivre à sa défaite! Par quelle raison tant de généraux se laisserent-ils volontairement livrer aux ennemis, eux à qu il’ignominie étoit si cruelle, & à qui il en coûtoit si peu de mourir? C’est qu’ils devoient à la patrie leur sang, leur vie, & leurs derniers soupirs, & que la honte ni les revers ne les pouvoient détourner de ce devoir sacré. Mais quand les loix furent anéanties, & que l’Etat fut en proie à des tyrans, les citoyens reprirent leur liberté naturelle, & leurs droits sur eux-mêmes. Quand Rome ne fut plus, il fut permis à des Romains de cesser d’être: ils avoient rempli leurs fonctions sur la terre; ils n’avoient plus de patrie; ils étoient en droit de disposer d’eux, & de se rendre à eux-mêmes la liberté qu’ils ne pouvoient plus rendre à leur pays. Apres avoir employé leur vie à servir Rome expirante, & à combattre pour les loix, ils moururent vertueux, & grands comme ils avoient vécu; & leur mort fut encore un tribut à la gloire du nom romain, afin qu’on ne vît dans aucun d’eux le spectacle indigne de vrais citoyens servant un usurpateur.

Mais toi, qui es-tu? Qu’as-tu fait? Crois-tu t’excuser sur ton obscurité? Ta foiblesse t’exempte-t-elle de tes devoirs, & pour n’avoir ni nom ni rang dans ta patrie, en es-tu moins soumis à ses loix? Il te sied bien d’oser parler de mourir, tandis que tu dois l’usage de ta vie à tes semblables! Apprends qu’une mort telle que tu la médites est honteuse & furtive. C’est un vol fait au genre humain. Avant de le quitter, rends-lui ce qu’il a fait pour toi. Mais je ne tiens à rien… Je suis inutile au monde… Philosophe d’un jour! ignores-tu que tu ne saurois faire un pas sur la terre sans y trouver quelque devoir à remplir, & que tout homme est utile à l’humanité par cela seul qu’il existe?

Ecoute-moi, jeune insensé; tu m’es cher; j’ai pitié de tes erreurs. S’il te reste au fond du coeur le moindre sentiment de vertu, viens, que je t’apprenne à aimer la vie. Chaque fois que tu seras tenté d’en sortir, dis en toi-même: “Que je fasse encore une bonne action avant que de mourir.” Puis va chercher quelque indigent à secourir, quelque infortuné à consoler, quelque opprimé à défendre. Rapproche de moi les malheureux que mon abord intimide; ne crains d’abuser ni de ma bourse ni de mon crédit: prends, épuise mes biens, fais-moi riche. Si cette considération te retient aujourd’hui, elle te retiendra encore demain, après-demain, toute ta vie. Si elle ne te retient pas, meurs: tu n’es qu’un méchant.

LETTRE XXIII. DE MILORD EDOUARD A L’AMANT DE JULIE

Je ne pourrai, mon cher, vous embrasser aujourd’hui comme je l’avois espéré, & l’on me retient encore pour deux jours à Kinsington. Le train de la cour est qu’on y travaille beaucoup sans rien faire, & que toutes les affaires s’y succedent sans s’achever. Celle qui m’arrête ci depuis huit jours ne demandoit pas deux heures; mais comme la plus importante affaire des ministres est d’avoir toujours l’air affairé, ils perdent plus de tems à me remettre qu’ils n’en auroient mis à m’expédier. Mon impatience, un peu trop visible, n’abrege pas ces délais. Vous savez que la cour ne me convient guere; elle m’est encore plus insupportable depuis que nous vivons ensemble, & j’aime cent fois mieux partager votre mélancolie quel’ennui des valets qui peuplent ce pays.

Cependant, en causant avec ces empressés fainéans il m’est venu une idée qui vous regarde, & sur laquelle je n’attends que votre aveu pour disposer de vous. Je vois qu’en combattant vos peines vous souffrez à la fois du mal, & de la résistance. Si vous voulez vivre, & guérir, c’est moins parce que l’honneur, & la raison l’exigent, que pour complaire à vos amis. Mon cher, ce n’est pas assez: il faut reprendre le goût de la vie pour en bien remplir les devoirs; & avec tant d’indifférence pour toute chose, on ne réussit jamais à rien. Nous avons beau faire l’un, & l’autre; la raison seule ne vous rendra pas la raison. Il faut qu’une multitude d’objets nouveaux, & frappans vous arrachent une partie de l’attention que votre coeur ne donne qu’à celui qui l’occupe. Il faut, pour vous rendre à vous-même, que vous sortiez d’au-dedans de vous, & ce n’est que dans l’agitation d’une vie active que vous pouvez retrouver le repos.

Il se présente pour cette épreuve une occasion qui n’est pas à dédaigner; il est question d’une entreprise grande, belle, & telle que bien des âges n’en voyent pas de semblables. Il dépend de vous d’en être témoin, & d’y concourir. Vous verrez le plus grand spectacle qui puisse frapper les yeux des hommes; votre goût pour l’observation trouvera de quoi se contenter. Vos fonctions seront honorables; elles n’exigeront, avec les talens que vous possédez, que du courage, & de la santé. Vous y trouverez plus de péril que de gêne; elles ne vous en conviendront que mieux. Enfin votre engagement ne sera pas fort long. Je ne puis vous en dire aujourd’hui davantage, parce que ce projet sur le point d’éclore est pourtant encore un secret dont je ne suis pas le maître. J’ajouterai seulement que si vous négligez cette heureuse, & rare occasion, vous ne la retrouverez probablement jamais, & la regretterez peut-être toute votre vie.

J’ai donné ordre à mon coureur, qui vous porte cette lettre, de vous chercher où que vous soyez, & de ne point revenir sans votre réponse; car elle presse, & je dois donner la mienne avant de partir d’ici.

LETTRE XXIV. REPONSE

Faites, milord; ordonnez de moi; vous ne serez désavoué sur rien. En attendant que je mérite de vous servir, au moins que je vous obéisse.

LETTRE XXV. DE MILORD EDOUARD A L’AMANT DE JULIE

Puisque vous approuvez l’idée qui m’est venue, je ne veux pas tarder un moment à vous marquer que tout vient d’être conclu, & à vous expliquer de quoi il s’agit, selon la permission que j’en ai reçue en répondant de vous.

Vous savez qu’on vient d’armer à Plimouth une escadre de cinq vaisseaux de guerre, & qu’elle est prête à mettre à la voile. Celui qui doit la commander est M. George Anson, habile, & vaillant officier, mon ancien ami. Elle est destinée pour la mer du Sud, où elle doit se rendre par le détroit de Le Maire, & en revenir par les Indes orientales. Ainsi vous voyez qu’il n’est pas question de moins que du tour du monde; expédition qu’on estime devoir durer environ trois ans. J’aurois pu vous faire inscrire comme volontaire, mais, pour vous donner plus de considération dans l’équipage, j’y ai fait ajouter un titre, & vous êtes couché sur l’état en qualité d’ingénieur des troupes de débarquement; ce qui vous convient d’autant mieux que le génie étant votre premiere destination, je sais que vous l’avez appris des votre enfance.

Je compte retourner demain à Londres, , & vous présenter à M. Anson dans deux jours. En attendant, songez à votre équipage, & à vous pourvoir d’instruments, & de livres; car l’embarquement est prêt, & l’on n’attend plus que l’ordre du départ. Mon cher ami, j’espere que Dieu vous ramenera sain de corps, & de coeur de ce long voyage, & qu’à votre retour nous nous rejoindrons pour ne nous séparer jamais.

LETTRE XXVI. DE L’AMANT DE JULIE A MDE. D’ORBE

Je pars, chére, & charmante cousine, pour faire le tour du globe; je vais chercher dans un autre hémisphere la paix dont je n’ai pu jouir dans celui-ci. Insensé que je suis! Je vais errer dans l’univers sans trouver un lieu pour y reposer mon coeur; je vais chercher un asile au monde où je puisse être loin de vous! Mais il faut respecter les volontés d’un ami, d’un bienfaiteur, d’un pere. Sans espérer de guérir, il faut au moins le vouloir, puisque Julie, & la vertu l’ordonnent. Dans trois heures je vais être à la merci des flots; dans trois jours je ne verrai plus l’Europe; dans trois mois je serai dans des mers inconnues où regnent d’éternels orages; dans trois ans peut-être… Qu’il seroit affreux de ne vous plus voir! Hélas! le plus grand péril est au fond de mon coeur; car, quoi qu’il en soit de mon sort, je l’ai résolu, je le jure, vous me verrez digne de paroître à vos yeux, ou vous ne me reverrez jamais.

Milord Edouard, qui retourne à Rome, vous remettra cette lettre en passant, & vous fera le détail de ce qui me regarde. Vous connoissez mon ame, & vous devinerez aisément ce qu’il ne vous dira pas. Vous connûtes la mienne, jugez aussi de ce que je ne vous dis pas moi-même. Ah! milord, vos yeux les reverront!

Votre amie a donc ainsi que vous le bonheur d’être mere! Elle devoit donc l’être?… Ciel inexorable!… O ma mere, pourquoi vous donna-t-il un fils dans sa colere?

Il faut finir, je le sens. Adieu, charmantes cousines. Adieu, beautés incomparables. Adieu, pures, & célestes âmes. Adieu, tendres, & inséparables amies, femmes uniques sur la terre. Chacune de vous est le seul objet digne du coeur de l’autre. Faites mutuellement votre bonheur. Daignez vous rappeler quelquefois la mémoire d’un infortuné qui n’existoit que pour partager entre vous tous les sentimens de son ame, & qui cessa de vivre au moment qu’il s’éloigna de vous. Si jamais…J’entends le signal, & les cris des matelots; je vois fraîchir le vent, & déployer les voiles. Il faut monter à bord, il faut partir. Mer vaste, mer immense, qui dois peut-être m’engloutir dans ton sein, puissé-je retrouver sur tes flots le calme qui fuit mon coeur agité.

Fin de la troisieme Partie, & du Tome premier.

FIN.

QUATRIEME PARTIE LETTRE I. DE MDE. DE WOLMAR À MADAME D’ORBE

Que tu tardes long-tems à revenir! Toutes ces allées & venues ne m’accommodent point. Que d’heures se perdent à te rendre où tu devrois toujours être & qui pis est, à t’en éloigner! L’idée de se voir pour si peu de tems gâte tout le plaisir d’être ensemble. Ne sens-tu pas qu’être ainsi alternativement chez toi & chez moi, c’est n’être bien nulle part & n’imagines-tu point quelque moyen de faire que tu sois en même tems chez l’une & chez l’autre?

Que faisons-nous, chére cousine? Que d’instans précieux nous laissons perdre, quand il ne nous en reste plus à prodiguer! Les années se multiplient, la jeunesse commence à fuir; la vie s’écoule; le bonheur passager qu’elle offre est entre nos mains & nous négligeons d’en jouir! Te souvient-il du tems où nous étions encore filles, de ces premiers tems si charmans & si doux qu’on ne retrouve plus dans un autre âge & que le coeur oublie avec tant de peine? Combien de fois, forcées de nous séparer pour peu de jours & même pour peu d’heures, nous disions en nous embrassant tristement; ah! si jamais nous disposons de nous, on ne nous verra plus séparées! Nous en disposons maintenant & nous passons la moitié de l’année éloignées l’une de l’autre. Quoi! nous aimerions-nous moins? Chére & tendre amie, nous le sentons toutes deux, combien le tems, l’habitude & tes bienfaits ont rendu notre attachement plus fort & plus indissoluble. Pour moi, ton absence me paroit de jour en jour plus insupportable & je ne puis plus vivre un instant sans toi. Ce progres de notre amitié est plus naturel qu’il ne semble: il a sa raison dans notre situation ainsi que dans nos caracteres. A mesure qu’on avance en âge, tous les sentimens se concentrent. On perd tous les jours quelque chose de ce qui nous fut cher & l’on ne le remplace plus. On meurt ainsi par degrés, jusqu’à ce que, n’aimant enfin que soi-même, on ait cessé de sentir & de vivre avant de cesser d’exister. Mais un coeur sensible se défend de toute sa force contre cette mort anticipée; quand le froid commence aux extrémités, il rassemble autour de lui toute sa chaleur naturelle; plus il perd, plus il s’attache à ce qui lui reste & il tient, pour ainsi dire, au dernier objet par les liens de tous les autres.

Voilà ce qu’il me semble éprouver déjà quoique jeune encore. Ah! ma chére, mon pauvre coeur a tant aimé! Il s’est épuisé de si bonne heure qu’il vieillit avant le tems & tant d’affections diverses l’ont tellement absorbé, qu’il n’y reste plus de place pour des attachemens nouveaux. Tu m’as vue successivement fille, amie, amante, épouse & mere. Tu sais si tous ces titres m’ont été chers! Quelques-uns de ces liens sont détruits, d’autres sont relâchés. Ma mere, ma tendre mere n’est plus; il ne me reste que des pleurs à donner à sa mémoire & je ne goûte qu’à moitié le plus doux sentiment de la nature. L’amour est éteint, il l’est pour jamais & c’est encore une place qui ne sera point remplie. Nous avons perdu ton digne & bon mari que j’aimois comme la chére moitié de toi-même & qui méritoit si bien ta tendresse & mon amitié. Si mes fils étoient plus grands, l’amour maternel rempliroit tous ces vuides: mais cet amour, ainsi que tous les autres, a besoin de communication & quel retour peut attendre une mere d’un enfant de quatre ou cinq ans! Nos enfans nous sont chers long-tems avant qu’ils puissent le sentir & nous aimer à leur tour; & cependant, on a si grand besoin de dire combien on les aime à quelqu’un qui nous entende! Mon mari m’entend, mais il ne me répond pas assez à ma fantaisie; la tête ne lui en tourne pas comme à moi: sa tendresse pour eux est trop raisonnable; j’en veux une plus vive & qui ressemble mieux à la mienne. Il me faut une amie, une mere qui soit aussi folle que moi de mes enfans & des siens. En un mot, la maternité me rend l’amitié plus nécessaire encore, par le plaisir de parler sans cesse de mes enfans, sans donner de l’ennui. Je sens que je jouis doublement des caresses de mon petit Marcellin quand je te les vois partager. Quand j’embrasse ta fille, je crois te presser contre mon sein. Nous l’avons dit cent fois; en voyant tous nos petits bambins jouer ensemble, nos coeurs unis les confondent & nous ne savons plus à laquelle appartient chacun des trois.

Ce n’est pas tout, j’ai de fortes raisons pour te souhaiter sans cesse auprès de moi & ton absence m’est cruelle à plus d’un égard. Songe à mon éloignement pour toute dissimulation & à cette continuelle réserve où je vis depuis près de six ans avec l’homme du monde qui m’est le plus cher. Mon odieux secret me pese de plus en plus & semble chaque jour devenir plus indispensable. Plus l’honnêteté veut que je le révele, plus la prudence m’oblige à le garder. Conçois-tu quel état affreux c’est pour une femme de porter la défiance, le mensonge & la crainte jusque dans les bras d’un époux, de n’oser ouvrir son coeur à celui qui le possede & de lui cacher la moitié de sa vie pour assurer le repos de l’autre? A qui, grand Dieu! faut-il déguiser mes plus secretes pensées, & céler l’intérieur d’une ame dont il auroit lieu d’être si content? A M. de Wolmar, à mon mari, au plus digne époux dont le Ciel eût pu récompenser la vertu d’une fille chaste. Pour l’avoir trompé une fois, il faut le tromper tous les jours & me sentir sans cesse indigne de toutes ses bontés pour moi. Mon coeur n’ose accepter aucun témoignage de son estime, ses plus tendres caresses me font rougir & toutes les marques de respect & de considération qu’il me donne se changent dans ma conscience en opprobres & en signes de mépris. Il est bien dur d’avoir à se dire sans cesse: c’est une autre que moi qu’il honore. Ah! s’il me connoissoit, il ne me traiteroit pas ainsi. Non, je ne puis supporter cet état affreux; je ne suis jamais seule avec cet homme respectable que je ne sois prête à tomber à genoux devant lui, à lui confesser ma faute & à mourir de douleur & de honte à ses pieds.

Cependant les raisons qui m’ont retenue dès le commencement prennent chaque jour de nouvelles forces, & je n’ai pas un motif de parler qui ne soit une raison de me taire. En considérant l’état paisible & doux de ma famille, je ne pense point sans effroi qu’un seul mot y peut causer un désordre irréparable. Après six ans passés dans une si parfaite union, irai-je troubler le repos d’un mari si sage & si bon, qui n’a d’autre volonté que celle de son heureuse épouse, ni d’autre plaisir que de voir régner dans sa maison l’ordre & la paix? Contristerai-je par des troubles domestiques les vieux jours d’un pere que je vois si content, si charmé du bonheur de sa fille & de son ami? Exposerai-je ces chers enfans, ces enfans aimables & qui promettent tant, à n’avoir qu’une éducation négligée ou scandaleuse, à se voir les tristes victimes de la discorde de leurs parens, entre un pere enflammé d’une juste indignation, agité par la jalousie & une mere infortunée & coupable, toujours noyée dans les pleurs? Je connois M. de Wolmar estimant sa femme; que sais-je ce qu’il sera ne l’estimant plus? Peut-être n’est-il si modéré que parce que la passion qui domineroit dans son caractere n’a pas encore eu lieu de se développer. Peut-être sera-t-il aussi violent dans l’emportement de la colere qu’il est doux & tranquille tant qu’il n’a nul sujet de s’irriter.

Si je dois tant d’égards à tout ce qui m’environne, ne m’en dois-je point aussi quelques-uns à moi-même? Six ans d’une vie honnête & réguliere n’effacent-ils rien des erreurs de la jeunesse & faut-il m’exposer encore à la peine d’une faute que je pleure depuis si long-tems? Je te l’avoue, ma cousine, je ne tourne point sans répugnance les yeux sur le passé; il m’humilie jusqu’au découragement & je suis trop sensible à la honte pour en supporter l’idée sans retomber dans une sorte de désespoir. Le tems qui s’est écoulé depuis mon mariage est celui qu’il faut que j’envisage pour me rassurer. Mon état présent m’inspire une confiance que d’importuns souvenirs voudroient m’ôter. J’aime à nourrir mon coeur des sentimens d’honneur que je crois retrouver en moi. Le rang d’épouse & de mere m’éleve l’ame & me soutient contre les remords d’un autre état. Quand je vois mes enfans & leur pere autour de moi, il me semble que tout y respire la vertu; ils chassent de mon esprit l’idée même de mes anciennes fautes. Leur innocence est la sauve-garde de la mienne; ils m’en deviennent plus chers en me rendant meilleure & j’ai tant d’horreur pour tout ce qui blesse l’honnêteté, que j’ai peine à me croire la même qui put l’oublier autrefois. Je me sens si loin de ce que j’étois, si sûre de ce que je suis, qu’il s’en faut peu que je ne regarde ce que j’aurois à dire comme un aveu qui m’est étranger & que je ne suis plus obligée de faire.

Voilà l’état d’incertitude & d’anxiété dans lequel je flotte sans cesse en ton absence. Sais-tu ce qui arrivera de tout cela quelque jour? Mon pere va bientôt partir pour Berne, résolu de n’en revenir qu’après avoir vu la fin de ce long proces, dont il ne veut pas nous laisser l’embarras & ne se fiant pas trop non plus, je pense, à notre zele à le poursuivre. Dans l’intervalle de son départ à son retour, je resterai seule avec mon mari & je sens qu’il sera presque impossible que mon fatal secret ne m’échappe. Quand nous avons du monde, tu sais que M. de Wolmar quitte souvent la compagnie & fait volontiers seul des promenades aux environs: il cause avec les paysans; il s’informe de leur situation; il examine l’état de leurs terres; il les aide au besoin de sa bourse & de ses conseils. Mais quand nous sommes seuls, il ne se promene qu’avec moi; il quitte peu sa femme & ses enfans & se prête à leurs petits jeux avec une simplicité si charmante qu’alors je sens pour lui quelque chose de plus tendre encore qu’à l’ordinaire. Ces momens d’attendrissement sont d’autant plus périlleux pour la réserve, qu’il me fournit lui-même les occasions d’en manquer & qu’il m’a cent fois tenu des propos qui sembloient m’exciter à la confiance. Tôt ou tard il faudra que je lui ouvre mon coeur, je le sens; mais puisque tu veux que ce soit de concert entre nous & avec toutes les précautions que la prudence autorise, reviens & fais de moins longues absences, ou je ne réponds plus de rien.

Ma douce amie, il faut achever & ce qui reste importe assez pour me coûter le plus à dire. Tu ne m’es pas seulement nécessaire quand je suis avec mes enfans ou avec mon mari, mais sur-tout quand je suis seule avec ta pauvre Julie & la solitude m’est dangereuse précisément parce qu’elle m’est douce & que souvent je la cherche sans y songer. Ce n’est pas, tu le sais, que mon coeur se ressente encore de ses anciennes blessures; non, il est guéri, je le sens, j’en suis tres-sûre, j’ose me croire vertueuse. Ce n’est point le présent que je crains; c’est le passé qui me tourmente. Il est des souvenirs aussi redoutables que le sentiment actuel; on s’attendrit par réminiscence; on a honte de se sentir pleurer & l’on n’en pleure que davantage. Ces larmes sont de pitié, de regret, de repentir; l’amour n’y a plus de part; il ne m’est plus rien; mais je pleure les maux qu’il a causés; je pleure le sort d’un homme estimable que des feux indiscretement nourris ont privé du repos & peut-être de la vie. Hélas! sans doute il a péri dans ce long & périlleux voyage que le désespoir lui a fait entreprendre. S’il vivoit, du bout du monde, il nous eût donné de ses nouvelles; près de quatre ans se sont écoulés depuis son départ. On dit que l’escadre sur laquelle il est a souffert mille désastres, qu’elle a perdu les trois quarts de ses équipages, que plusieurs vaisseaux sont submergés, qu’on ne sait ce qu’est devenu le reste. Il n’est plus, il n’est plus. Un secret pressentiment me l’annonce. L’infortuné n’aura pas été plus épargné que tant d’autres. La mer, les maladies, la tristesse bien plus cruelle auront abrégé ses jours. Ainsi s’éteint tout ce qui brille un moment sur la terre. Il manquoit aux tourmens de ma conscience d’avoir à me reprocher la mort d’un honnête homme. Ah! ma chére! Quelle ame c’étoit que la sienne!… comme il savoit aimer!… il méritoit de vivre… il aura présenté devant le souverain Juge une ame foible, mais saine & aimant la vertu. Je m’efforce en vain de chasser ces tristes idées; à chaque instant elles reviennent malgré moi. Pour les bannir, ou pour les régler, ton amie a besoin de tes soins; & puisque je ne puis oublier cet infortuné, j’aime mieux en causer avec toi que d’y penser toute seule.

Regarde que de raisons augmentent le besoin continuel que j’ai de t’avoir avec moi! Plus sage & plus heureuse, si les mêmes raisons te manquent, ton coeur sent-il moins le même besoin? S’il est bien vrai que tu ne veuilles point te remarier, ayant si peu de contentement de ta famille, quelle maison te peut mieux convenir que celle-ci? Pour moi, je souffre à te savoir dans la tienne; car malgré ta dissimulation, je connois ta maniere d’y vivre & ne suis point dupe de l’air folâtre que tu viens nous étaler à Clarens. Tu m’a bien reproché des défauts en ma vie; mais j’en ai un très-grand à te reprocher à ton tour; c’est que ta douleur est toujours concentrée & solitaire. Tu te caches pour t’affliger, comme si tu rougissois de pleurer devant ton amie. Claire, je n’aime pas cela. Je ne suis point injuste comme toi; je ne blâme point tes regrets; je ne veux pas qu’au bout de deux ans, de dix, ni de toute ta vie, tu cesses d’honorer la mémoire d’un si tendre époux; mais je te blâme, après avoir passé tes plus beaux jours à pleurer avec ta Julie, de lui dérober la douceur de pleurer à son tour avec toi & de laver par de plus dignes larmes la honte de celles qu’elle versa dans ton sein. Si tu es fachée de t’affliger, ah! tu ne connois pas la véritable affliction! Si tu y prends une sorte de plaisir, pourquoi ne veux-tu pas que je le partage? Ignores-tu que la communication des coeurs imprime à la tristesse je ne sais quoi de doux & de touchant que n’a pas le contentement? & l’amitié n’a-t-elle pas été spécialement donnée aux malheureux pour le soulagement de leurs maux & la consolation de leurs peines?

Voilà, ma chére, des considérations que tu devrois faire & auxquelles il faut ajouter qu’en te proposant de venir demeurer avec moi, je ne te parle pas moins au nom de mon mari qu’au mien. Il m’a paru plusieurs fois surpris, presque scandalisé, que deux amies telles que nous n’habitassent pas ensemble; il assure te l’avoir dit à toi-même & il n’est pas homme à parler inconsidérément. Je ne sais quel parti tu prendras sur mes représentations; j’ai lieu d’espérer qu’il sera tel que je le désire. Quoi qu’il en soit, le mien est pris & je n’en changerai pas. Je n’ai point oublié le tems où tu voulois me suivre en Angleterre. Amie incomparable, c’est à présent mon tour. Tu connois mon aversion pour la ville, mon goût pour la campagne, pour les travaux rustiques & l’attachement que trois ans de séjour m’ont donné pour ma maison de Clarens. Tu n’ignores pas, non plus, quel embarras c’est de déménager avec toute une famille; & combien ce seroit abuser de la complaisance de mon pere de le transplanter si souvent. Hé bien! si tu ne veux pas quitter ton ménage & venir gouverner le mien, je suis résolue à prendre une maison à Lausanne où nous irons tous demeurer avec toi. Arrange-toi là-dessus; tout le veut; mon coeur, mon devoir, mon bonheur, mon honneur conservé, ma raison recouvrée, mon état, mon mari, mes enfans, moi-même, je te dois tout; tout ce que j’ai de bien me vient de toi, je ne vois rien qui ne m’y rappelle & sans toi je ne suis rien. Viens donc ma bien-aimée, mon ange tutélaire, viens conserver ton ouvrage, viens jouir de tes bienfaits. N’ayons plus qu’une famille, comme nous n’avons qu’une ame pour la chérir; tu veilleras sur l’éducation de mes fils, je veillerai sur celle de ta fille: nous nous partagerons les devoirs de mere & nous en doublerons les plaisirs. Nous éleverons nos coeurs ensemble à celui qui purifia le mien par tes soins & n’ayant plus rien à desirer en ce monde, nous attendrons en paix l’autre vie dans le sein de l’innocence & de l’amitié.

LETTRE II. REPONSE DE MDE. D’ORBE A MDE. DE WOLMAR

Mon Dieu, cousine, que ta lettre m’a donné de plaisir! Charmante prêcheuse!… charmante, en vérité. Mais prêcheuse pourtant. Pérorant à ravir: des oeuvres, peu de nouvelles. L’architecte Athénien… ce beau diseur!… tu sais bien… dans ton vieux Plutarque… Pompeuses descriptions, superbe temple!… quand il a tout dit, l’autre vient; un homme uni; l’air simple, grave & posé… comme qui diroit, ta cousine Claire… D’une voix creuse, lente & même un peu nasale…. Ce qu’il a dit, je le ferai.Il se tait & les mains de battre. Adieu l’homme aux phrases. Mon enfant, nous sommes ces deux Architectes; le temple dont il s’agit est celui de l’amitié.

Résumons un peu les belles choses que tu m’as dites. Premierement, que nous nous aimions; & puis, que je t’étois nécessaire; & puis, que tu me l’étois aussi; & puis, qu’étant libres de passer nos jours ensemble, il les y faloit passer. Et tu as trouvé tout cela toute seule? Sans mentir tu es une éloquente personne! Oh bien! que je t’apprenne à quoi je m’occupois de mon côté, tandis que tu méditois cette sublime lettre. Après cela, tu jugeras toi-même lequel vaut le mieux de ce que tu dis, ou de ce que je fais.

A peine eus-je perdu mon mari, que tu remplis le vuide qu’il avoit laissé dans mon coeur. De son vivant il en partageoit avec toi les affections; dès qu’il ne fut plus, je ne fus qu’à toi seule & selon ta remarque sur l’accord de la tendresse maternelle & de l’amitié, ma fille même n’étoit pour nous qu’un lien de plus. Non seulement, je résolus dès-lors de passer le reste de ma vie avec toi; mais je formai un projet plus étendu. Pour que nos deux familles n’en fissent qu’une, je me proposai, supposant tous les rapports convenables, d’unir un jour ma fille à ton fils aîné & ce nom de mari trouvé d’abord par plaisanterie, me parut d’heureux augure pour le lui donner un jour tout de bon.

Dans ce dessein, je cherchai d’abord à lever les embarras d’une succession embrouillée & me trouvant assez de bien pour sacrifier quelque chose à la liquidation du reste, je ne songeai qu’à mettre le partage de ma fille en effets assurés & à l’abri de tout proces. Tu sais que j’ai des fantaisies sur bien des choses: ma folie dans celle-ci étoit de te surprendre. Je m’étois mise en tête d’entrer un beau matin dans ta chambre, tenant d’une main mon enfant, de l’autre un porte-feuille & de te présenter l’un & l’autre avec un beau compliment pour déposer en tes mains la mere, la fille & leur bien, c’est-à-dire la dot de celle-ci. Gouverne-la, voulois-je te dire, comme il convient aux intérêts de ton fils; car c’est désormois son affaire & la tienne; pour moi je ne m’en mêle plus.

Remplie de cette charmante idée, il falut m’en ouvrir à quelqu’’un qui m’aidât à l’exécuter. Or devine qui j’ai choisi pour cette confidence? Un certain M. de Wolmar: ne le connoîtrois-tu point? Mon mari, cousine? Oui, ton mari, cousine. Ce même homme à qui tu as tant de peine à cacher un secret qu’il lui importe de ne pas savoir, est celui qui t’en a su faire un qu’il t’eût été si doux d’apprendre. C’étoit là le vrai sujet de tous ces entretiens mystérieux dont tu nous faisois si comiquement la guerre.Tu vois comme ils sont dissimulés, ces maris. N’est-il pas bien plaisant que ce soient eux qui nous accusent de dissimulation? J’exigeois du tien davantage encore. Je voyois fort bien que tu méditois le même projet que moi, mais plus en dedans & comme celle qui n’exhale ses sentimens qu’à mesure qu’on s’y livre. Cherchant donc à te ménager une surprise plus agréable, je volois que quand tu lui proposerois notre réunion, il ne parût pas fort approuver cet empressement & se montrât un peu froid à consentir. Il me fit là-dessus une réponse que j’ai retenue & que tu dois bien retenir; car je doute que depuis qu’il y a des maris au monde aucun d’eux en ait fait une pareille. La voici ” Petite cousine, je connois Julie… je la connois bien… mieux qu’elle ne croit, peut-être. Son coeur est trop honnête pour qu’on doive résister à rien de ce qu’elle désire & trop sensible pour qu’on le puisse sans l’affliger. Depuis cinq ans que nous sommes unis, je ne crois pas qu’elle ait reçu de moi le moindre chagrin; j’espere mourir sans lui en avoir jamais fait aucun.” Cousine, songes-y bien: voilà quel est le mari dont tu médites sans cesse de troubler indiscretement le repos.

Pour moi, j’eus moins de délicatesse, ou plus de confiance en ta douceur; & j’éloignai si naturellement les discours auxquels ton coeur te ramenoit souvent, que ne pouvant taxer le mien de s’attiédir pour toi, tu t’allas mettre dans la tête que j’attendois de secondes noces & que je t’aimois mieux que toute autre chose, hormis un mari. Car, vois-tu, ma pauvre enfant, tu n’as pas un secret mouvement qui m’échappe. Je te devine, je te pénetre; je perce jusqu’au plus profond de ton ame & c’est pour cela que je t’ai toujours adorée. Ce soupçon, qui te faisoit si heureusement prendre le change, m’a paru excellent à nourrir. Je me suis mise à faire la veuve coquette assez bien pour t’y tromper toi-même. C’est un rôle pour lequel le talent me manque moins que l’inclination. J’ai adroitement employé cet air agaçant que je ne sais pas mal prendre & avec lequel je me suis quelquefois amusée à persifler plus d’un jeune fat. Tu en as été tout-à-fait la dupe & m’as crue prête à chercher un successeur à l’homme du monde auquel il étoit le moins aisé d’en trouver. Mais je suis trop franche pour pouvoir me contrefaire long-tems & tu t’es bientôt rassurée. Cependant, je veux te rassurer encore mieux en t’expliquant mes vrais sentimens sur ce point.

Je te l’ai dit cent fois étant fille; je n’étois point faite pour être femme. S’il eût dépendu de moi, je ne me serois point mariée. Mais dans notre sexe, on n’achete la liberté que par l’esclavage & il faut commencer par être servante pour devenir sa maîtresse un jour. Quoique mon pere ne me gênât pas, j’avois des chagrins dans ma famille. Pour m’en délivrer, j’épousai donc M. d’Orbe. Il étoit si honnête homme & m’aimoit si tendrement, que je l’aimai sincerement à mon tour. L’expérience me donna du mariage une idée plus avantageuse que celle que j’en avois conçue & détruisit les impressions que m’en avoit laissées la Chaillot. M. d’Orbe me rendit heureuse & ne s’en repentit pas. Avec un autre j’aurois toujours rempli mes devoirs, mais je l’aurois désolé & je sens qu’il faloit un aussi bon mari pour faire de moi une bonne femme. Imaginerois-tu que c’est de cela même que j’avois à me plaindre? Mon enfant, nous nous aimions trop, nous n’étions point gais. Une amitié plus légere eût été plus folâtre; je l’aurois préférée & je crois que j’aurois mieux aimé vivre moins contente & pouvoir rire plus souvent.

A cela se joignirent les sujets particuliers d’inquiétude que me donnoit ta situation. Je n’ai pas besoin de te rappeler les dangers que t’a fait courir une passion mal réglée. Je les vis en frémissant. Si tu n’avois risqué que ta vie, peut-être un reste de gaieté ne m’eût-il pas tout-à-fait abandonnée: mais la tristesse & l’effroi pénétrerent mon ame & jusqu’à ce que je t’aye vu mariée, je n’ai pas eu moment de pure joie. Tu connus ma douleur, tu la sentis. Elle a beaucoup fait sur ton bon coeur & je ne cesserai de bénir ces heureuses larmes qui sont peut-être la cause de ton retour au bien.

Voilà comment s’est passé tout le tems que j’ai vécu avec mon mari. Juge si depuis que Dieu me l’a ôté, je pourrois espérer d’en retrouver un autre qui fût autant selon mon coeur & si je suis tentée de le chercher. Non, cousine, le mariage est un état trop grave; sa dignité ne va point avec mon humeur, elle m’attriste & me sied mal, sans compter que toute gêne m’est insupportable. Pense, toi qui me connois, ce que peut être à mes yeux un lien dans lequel je n’ai pas ri durant sept ans sept petites fois à mon aise! Je ne veux pas faire comme toi la matrone à vingt-huit ans. Je me trouve une petite veuve assez piquante, assez mariable encore & je crois que si j’étois homme, je m’accommoderois assez de moi. Mais me remarier, cousine! Ecoute, je pleure bien sincerement mon pauvre mari, j’aurois donné la moitié de ma vie pour passer l’autre avec lui; & pourtant, s’il pouvoit revenir, je ne le reprendrois, je crois, lui-même, que parce que je l’avois déjà pris.

Je viens de t’exposer mes véritables intentions. Si je n’ai pu les exécuter encore malgré les soins de M. de Wolmar, c’est que les difficultés semblent croître avec mon zele à les surmonter. Mais mon zele sera le plus fort & avant que l’été se passe, j’espere me réunir à toi pour le reste de nos jours.

Il reste à me justifier du reproche de te cacher mes peines, & d’aimer à pleurer loin de toi: je ne le nie pas, c’est à quoi j’emploie ici le meilleur tems que j’y passe. Je n’entre jamais dans ma maison sans y retrouver des vestiges de celui qui me la rendoit chére. Je n’y fais pas un pas, je n’y fixe pas un objet sans appercevoir quelque signe de sa tendresse & de la bonté de son coeur; voudrois-tu que le mien n’en fût pas ému? Quand je suis ici, je ne sens que la perte que j’ai faite. Quand je suis près de toi, je ne vois que ce qui m’est resté. Peux-tu me faire un crime de ton pouvoir sur mon humeur? Si je pleure en ton absence & si je ris près de toi, d’où vient cette différence? Petite ingrate, c’est que tu me consoles de tout & que je ne sais plus m’affliger de rien quand je te possede.

Tu as dit bien des choses en faveur de notre ancienne amitié; mais je ne te pardonne pas d’oublier celle qui me fait le plus d’honneur; c’est de te chérir quoique tu m’éclipses. Ma Julie, tu es faite pour régner. Ton empire est le plus absolu que je connoisse. Il s’étend jusque sur les volontés & je l’éprouve plus que personne. Comment cela se fait-il, cousine? Nous aimons toutes deux la vertu; l’honnêteté nous est également chére; nos talens sont les mêmes; j’ai presque autant d’esprit que toi & ne suis guere moins jolie. Je sais fort bien tout cela & malgré tout cela tu m’en imposes, tu me subjugues, tu m’atterres, ton génie écrase le mien & je ne suis rien devant toi. Lors même que tu vivois dans des liaisons que tu te reprochois & que n’ayant point imité ta faute j’aurois dû prendre l’ascendant à mon tour, il ne te demeuroit pas moins. Ta foiblesse, que je blâmois me sembloit presque une vertu; je ne pouvois m’empêcher d’admirer en toi ce que j’aurois repris dans une autre. Enfin dans ce tems-là même, je ne t’abordois point sans un certain mouvement de respect involontaire & il est sûr que toute ta douceur, toute la familiarité de ton commerce étoit nécessaire pour me rendre ton amie: naturellement, je devois être ta servante. Explique si tu peux cette énigme; quant à moi, je n’y entends rien.

Mais si fait pourtant, je l’entends un peu & je crois même l’avoir autrefois expliquée. C’est que ton coeur vivifie tous ceux qui l’environnent & leur donne pour ainsi dire un nouvel être dont ils sont forcés de lui faire hommage, puisqu’ils ne l’auroient point eu sans lui. Je t’ai rendu d’importans services, j’en conviens; tu m’en fais souvenir si souvent qu’il n’y a pas moyen de l’oublier. Je ne le nie point; sans moi tu étois perdue Mais qu’ai-je fait que te rendre ce que j’avois reçu de toi? Est-il possible de te voir long-tems sans se sentir pénétrer l’ame des charmes de la vertu & des douceurs de l’amitié? Ne sais-tu pas que tout ce qui t’approche est par toi-même armé pour ta défense & que je n’ai par-dessus les autres que l’avantage des gardes de Sésostris, d’être de ton âge & de ton sexe & d’avoir été élevée avec toi? Quoi qu’il en soit, Claire se console de valoir moins que Julie, en ce que sans Julie elle vaudroit bien moins encore; & puis à te dire la vérité, je crois que nous avions grand besoin l’une de l’autre & que chacune des deux y perdroit beaucoup si le sort nous eût séparées.

Ce qui me fâche le plus dans les affaires qui me retiennent encore ici, c’est le risque de ton secret, toujours prêt à s’échapper de ta bouche. Considere, je t’en conjure, que ce qui te porte à le garder est une raison forte & solide & que ce qui te porte à le révéler n’est qu’un sentiment aveugle. Nos soupçons même que ce secret n’en est plus un pour celui qu’il intéresse, nous sont une raison de plus pour ne le lui déclarer qu’avec la plus grande circonspection. Peut-être la réserve de ton mari est-elle un exemple & une leçon pour nous: car en de pareilles matieres il y a souvent une grande différence entre ce qu’on feint d’ignorer & ce qu’on est forcé de savoir. Attends donc, je l’exige, que nous en délibérions encore une fois. Si tes pressentimens étoient fondés & que ton déplorable ami ne fût plus, le meilleur parti qui resteroit à prendre seroit de laisser son histoire & tes malheurs ensevelis avec lui. S’il vit, comme je l’espere, le cas peut devenir différent; mais encore faut-il que ce cas se présente. En tout état de cause crois-tu ne devoir aucun égard aux derniers conseils d’un infortuné dont tous les maux sont ton ouvrage?

A l’égard des dangers de la solitude, je conçois & j’approuve tes alarmes, quoique je les sache très-mal fondées. Tes fautes passées te rendent craintive; j’en augure d’autant mieux du présent & tu le serois bien moins s’il te restoit plus de sujet de l’être. Mais je ne puis te passer ton effroi sur le sort de notre pauvre ami. A présent que tes affections ont changé d’espece, crois qu’il ne m’est pas moins cher qu’à toi. Cependant j’ai des pressentimens tout contraires aux tiens & mieux d’accord avec la raison. Milord Edouard a reçu deux fois de ses nouvelles & m’a écrit à la seconde qu’il étoit dans la mer du Sud, ayant déjà passé les dangers dont tu parles. Tu sais cela aussi bien que moi & tu t’affliges comme si tu n’en savois rien. Mais ce que tu ne sais pas & qu’il faut t’apprendre, c’est que le vaisseau sur lequel il est a été vu il y a deux mois à la hauteur des Canaries, faisant voile en Europe. Voilà ce qu’on écrit de Hollande à mon pere & dont il n’a pas manqué de me faire part, selon sa coutume de m’instruire des affaires publiques beaucoup plus exactement que des siennes. Le coeur me dit, à moi, que nous ne serons pas long-tems sans recevoir des nouvelles de notre philosophe & que tu en seras pour tes larmes, à moins qu’après l’avoir pleuré mort, tu ne pleures de ce qu’il est en vie. Mais, Dieu merci, tu n’en es plus là.

Deh! fosse or qui quel miser pur un poco, Ch’é già di piangere e di viver lasso la!

Voilà ce que j’avois à te répondre. Celle qui t’aime t’offre & partage la douce espérance d’une éternelle réunion. Tu vois que tu n’en as formé le projet ni seule ni la premiere & que l’exécution en est plus avancée que tu ne pensois. Prends donc patience encore cet été, ma douce amie: il vaut mieux tarder à se rejoindre que d’avoir encore à se séparer.

Hé bien! belle Madame, ai-je tenu parole & mon triomphe est-il complet? Allons, qu’on se jette à genoux, qu’on baise avec respect cette lettre & qu’on reconnoisse humblement qu’au moins une fois en la vie Julie de Wolmar a été vaincue en amitié.

LETTRE III. DE L’AMANT DE JULIE A MDE. D’ORBE

Ma cousine, ma bienfaitrice, mon amie; j’arrive des extrémités de la terre & j’en rapporte un coeur tout plein de vous. J’ai passé quatre fois la ligne; j’ai parcouru les deux hémispheres; j’ai vu les quatre parties du monde; j’en ai mis le diametre entre nous; j’ai fait le tour entier du globe & n’ai pu vous échapper un moment. On a beau fuir ce qui nous est cher, son image, plus vite que la mer & les vents, nous suit au bout de l’univers & par-tout où l’on se porte, avec soi l’on y porte ce qui nous fait vivre. J’ai beaucoup souffert; j’ai vu souffrir davantage. Que d’infortunés j’ai vus mourir! Hélas! ils mettoient un si grand prix à la vie! & moi je leur ai survécu!… Peut-être étois-je en effet moins à plaindre; les miseres de mes compagnons m’étoient plus sensibles que les miennes; je les voyois tout entiers à leurs peines; ils devoient souffrir plus que moi. Je me disois: Je suis mal ici, mais il est un coin sur la terre où je suis heureux & paisible & je me dédommageois au bord du lac de Geneve de ce que j’endurois sur l’Océan. J’ai le bonheur en arrivant de voir confirmer mes espérances; Milord Edouard m’apprend que vous jouissez toutes deux de la paix & de la santé & que, si vous en particulier avez perdu le doux titre d’épouse, il vous reste ceux d’amie & de mere, qui doivent suffire à votre bonheur. Je suis trop pressé de vous envoyer cette lettre, pour vous faire à présent un détail de mon voyage; j’ose espérer d’en avoir bientôt une occasion plus commode. Je me contente ici de vous en donner une légere idée, plus pour exciter que pour satisfaire votre curiosité. J’ai mis près de quatre ans au trajet immense dont je viens de vous parler & suis revenu dans le même vaisseau sur lequel j’étois parti, le seul que le commandant ait ramené de son escadre.

J’ai vu d’abord l’Amérique méridionale, ce vaste continent que le manque de fer a soumis aux Européens & dont ils ont fait un désert pour s’en assurer l’empire. J’ai vu les côtes du Brésil, où Lisbonne & Londres puisent leurs trésors & dont les peuples misérables foulent aux pieds l’or & les diamans sans oser y porter la main. J’ai traversé paisiblement les mers orageuses qui sont sous le cercle antarctique; j’ai trouvé dans la mer Pacifique les plus effroyables tempêtes.

E in mar dubbioso sotto ignoto polo Provai l’onde fallaci, e’l vento infido.

J’ai vu de loin le séjour de ces prétendus géants qui ne sont grands qu’en courage & dont l’indépendance est plus assurée par une vie simple & frugale que par une haute stature. J’ai séjourné trois mois dans une île déserte & délicieuse, douce & touchante image de l’antique beauté de la nature & qui semble être confinée au bout du monde pour y servir d’asile à l’innocence & à l’amour persécutés; mais l’avide Européen suit son humeur farouche en empêchant l’Indien paisible de l’habiter & se rend justice en ne l’habitant pas lui-même.

J’ai vu sur les rives du Mexique & du Pérou le même spectacle que dans le Brésil: j’en ai vu les rares & infortunés habitants, tristes restes de deux puissans peuples, accablés de fers, d’opprobre & de miseres au milieu de leurs riches métaux, reprocher au Ciel en pleurant les trésors qu’il leur a prodigués. J’ai vu l’incendie affreux d’une ville entiere sans résistance & sans défenseurs. Tel est le droit de la guerre parmi les peuples savants, humains & polis de l’Europe; on ne se borne pas à faire à son ennemi tout le mal dont on peut tirer du profit: mais on compte pour un profit tout le mal qu’on peut lui faire à pure perte. J’ai côtoyé presque toute la partie occidentale de l’Amérique, non sans être frappé d’admiration en voyant quinze cens lieues de côte & la plus grande mer du monde sous l’empire d’une seule puissance qui tient pour ainsi dire en sa main les clefs d’un hémisphere du globe.

Après avoir traversé la grande mer, j’ai trouvé dans l’autre continent un nouveau spectacle. J’ai vu la plus nombreuse & la plus illustre nation de l’univers soumise à une poignée de brigands; j’ai vu de près ce peuple célebre & n’ai plus été surpris de le trouver esclave. Autant de fois conquis qu’attaqué, il fut toujours en proie au premier venu & le sera jusqu’à la fin des siecles. Je l’ai trouvé digne de son sort, n’ayant pas même le courage d’en gémir. Lettré, lâche, hypocrite & charlatan; parlant beaucoup sans rien dire, plein d’esprit sans aucun génie, abondant en signes & stérile en idées; poli, complimenteur, adroit, fourbe & fripon; qui met tous les devoirs en étiquettes, toute la morale en simagrées & ne connaît d’autre humanité que les salutations & les révérences. J’ai surgi dans une seconde île déserte, plus inconnue, plus charmante encore que la premiere & où le plus cruel accident faillit à nous confiner pour jamais. Je fus le seul peut-être qu’un exil si doux n’épouvanta point. Ne suis-je pas désormais partout en exil? J’ai vu dans ce lieu de délices & d’effroi ce que peut tenter l’industrie humaine pour tirer l’homme civilisé d’une solitude où rien ne lui manque & le replonger dans un gouffre de nouveaux besoins.

J’ai vu dans le vaste Océan, où il devroit être si doux à des hommes d’en rencontrer d’autres, deux grands vaisseaux se chercher, se trouver, s’attaquer, se battre avec fureur, comme si cet espace immense eût été trop petit pour chacun d’eux. Je les ai vus vomir l’un contre l’autre le fer & les flammes. Dans un combat assez court, j’ai vu l’image de l’enfer; j’ai entendu les cris de joie des vainqueurs couvrir les plaintes des blessés, & les gémissemens des mourants. J’ai reçu en rougissant ma part d’un immense butin; je l’ai reçu, mais en dépôt; & s’il fut pris sur des malheureux, c’est à des malheureux qu’il sera rendu.

J’ai vu l’Europe transportée à l’extrémité de l’Afrique par les soins de ce peuple avare, patient & laborieux, qui a vaincu par le tems & la constance des difficultés que tout l’héroïsme des autres peuples n’a jamais pu surmonter. J’ai vu ces vastes & malheureuses contrées qui ne semblent destinées qu’à couvrir la terre de troupeaux d’esclaves. A leur vil aspect j’ai détourné les yeux de dédain, d’horreur & de pitié; & voyant la quatrieme partie de mes semblables changée en bêtes pour le service des autres, j’ai gémi d’être homme.

Enfin j’ai vu dans mes compagnons de voyage un peuple intrépide & fier, dont l’exemple & la liberté rétablissoient à mes yeux l’honneur de mon espece, pour lequel la douleur & la mort ne sont rien & qui ne craint au monde que la faim & l’ennui. J’ai vu dans leur chef un capitaine, un soldat, un pilote, un sage, un grand homme & pour dire encore plus peut-être, le digne ami d’Edouard Bomston; mais ce que je n’ai point vu dans le monde entier, c’est quelqu’un qui ressemble à Claire d’Orbe, à Julie d’Etange & qui puisse consoler de leur perte un coeur qui sut les aimer.

Comment vous parler de ma guérison? C’est de vous que je dois apprendre à la connaître. Reviens-je plus libre, & plus sage que je ne suis parti? J’ose le croire & ne puis l’affirmer. La même image regne toujours dans mon coeur; vous savez s’il est possible qu’elle s’en efface; mais son empire est plus digne d’elle & si je ne me fais pas illusion, elle regne dans ce coeur infortuné comme dans le vôtre. Oui, ma cousine, il me semble que sa vertu m’a subjugué, que je ne suis pour elle que le meilleur & le plus tendre ami qui fût jamais, que je ne fais plus que l’adorer comme vous l’adorez vous-même; ou plutôt il me semble que mes sentimens ne se sont pas affaiblis, mais rectifiés; & avec quelque soin que je m’examine, je les trouve aussi purs que l’objet qui les inspire. Que puis-je vous dire de plus jusqu’à l’épreuve qui peut m’apprendre à juger de moi? Je suis sincere & vrai; je veux être ce que je dois être: mais comment répondre de mon coeur avec tant de raisons de m’en défier? Suis-je le maître du passé? Puis-je empêcher que mille feux ne m’aient autrefois dévoré? Comment distinguerai-je par la seule imagination ce qui est de ce qui fut? & comment me représenterai-je amie celle que je ne vis jamais qu’amante? Quoi que vous pensiez peut-être du motif secret de mon empressement, il est honnête & raisonnable; il mérite que vous l’approuviez. Je réponds d’avance au moins de mes intentions. Souffrez que je vous voie & m’examinez vous-même; ou laissez-moi voir Julie & je saurai ce que je suis.

Je dois accompagner Milord Edouard en Italie. Je passerai près de vous! & je ne vous verrois point! Pensez-vous que cela se puisse? Eh! si vous aviez la barbarie de l’exiger, vous mériteriez de n’être pas obéie. Mais pourquoi l’exigeriez-vous? N’êtes-vous pas cette même Claire, aussi bonne & compatissante que vertueuse & sage, qui daigna m’aimer des sa plus tendre jeunesse & qui doit m’aimer bien plus encore aujourd’hui que je lui dois tout. Non, non, chére & charmante amie, un si cruel refus ne seroit ni de vous ni fait pour moi; il ne mettra point le comble à ma misere. Encore une fois, encore une fois en ma vie, je déposerai mon coeur à vos pieds. Je vous verrai, vous y consentirez. Je la verrai, elle y consentira. Vous connoissez trop bien toutes deux mon respect pour elle. Vous savez si je suis homme à m’offrir à ses yeux en me sentant indigne d’y paraître. Elle a déploré si long-tems l’ouvrage de ses charmes, ah! qu’elle voie une fois l’ouvrage de sa vertu!

P.S. Milord Edouard est retenu pour quelques tems encore ici par des affaires; s’il m’est permis de vous voir, pourquoi ne prendrois-je pas les devans pour être plus tôt auprès de vous?

LETTRE IV. DE M. DE WOLMAR A L’AMANT DE JULIE

Quoique nous ne nous connoissions pas encore, je suis chargé de vous écrire. La plus sage & la plus chérie des femmes vient d’ouvrir son coeur à son heureux époux. Il vous croit digne d’avoir été aimé d’elle & il vous offre sa maison. L’innocence & la paix y regnent; vous y trouverez l’amitié, l’hospitalité, l’estime, la confiance. Consultez votre coeur; & s’il n’y a rien là qui vous effraye, venez sans crainte. Vous ne partirez point d’ici sans y laisser un ami.

Wolmar.

P.S. Venez, mon ami; nous vous attendons avec empressement. Je n’aurai pas la douleur que vous nous deviez un refus.

Julie.

LETTRE V. DE MDE. D’ORBE A L’AMANT DE JULIE

[Dans cette lettre étoit incluse la précédente.]

Bien arrivé! cent fois le bien arrivé, cher Saint-Preux! car je prétends que ce nom vous demeure, au moins dans notre société. C’est, je crois, vous dire assez qu’on n’entend pas vous en exclure, à moins que cette exclusion ne vienne de vous. En voyant par la lettre ci-jointe que j’ai fait plus que vous ne me demandiez, apprenez à prendre un peu plus de confiance en vos amis & à ne plus reprocher à leur coeur des chagrins qu’ils partagent quand la raison les force à vous en donner. M. de Wolmar veut vous voir; il vous offre sa maison, son amitié, ses conseils: il n’en faloit pas tant pour calmer toutes mes craintes sur votre voyage & je m’offenserois moi-même si je pouvois un moment me défier de vous. Il fait plus, il prétend vous guérir & dit que ni Julie, ni lui, ni vous, ni moi, ne pouvons être parfaitement heureux sans cela. Quoique j’attende beaucoup de sa sagesse & plus de votre vertu, j’ignore quel sera le succès de cette entreprise. Ce que je sais bien, c’est qu’avec la femme qu’il a, le soin qu’il veut prendre est une pure générosité pour vous.

Venez donc, mon aimable ami, dans la sécurité d’un coeur honnête, satisfaire l’empressement que nous avons tous de vous embrasser & de vous voir paisible & content; venez dans votre pays & parmi vos amis vous délasser de vos voyages & oublier tous les maux que vous avez soufferts. La derniere fois que vous me vîtes, j’étois une grave matrone & mon amie étoit à l’extrémité; mais à présent qu’elle se porte bien & que je suis redevenue fille, me voilà tout aussi folle & presque aussi jolie qu’avant mon mariage. Ce qu’il y a du moins de bien sûr, c’est que je n’ai point changé pour vous & que vous feriez bien des fois le tour du monde avant d’y trouver quelqu’un qui vous aimât comme moi.

LETTRE VI. DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD

Je me leve au milieu de la nuit pour vous écrire. Je ne saurois trouver un moment de repos. Mon coeur agité, transporté, ne peut se contenir au dedans de moi; il a besoin de s’épancher. Vous qui l’avez si souvent garanti du désespoir, soyez le cher dépositaire des premiers plaisirs qu’il ait goûtés depuis si longtemps.

Je l’ai vue, milord! mes yeux l’ont vue! J’ai entendu sa voix; ses mains ont touché les miennes; elle m’a reconnu; elle a marqué de la joie à me voir; elle m’a appelé son ami, son cher ami; elle m’a reçu dans sa maison; plus heureux que je ne fus de ma vie je loge avec elle sous un même toit & maintenant que je vous écris, je suis à trente pas d’elle.

Mes idées sont trop vives pour se succéder; elles se présentent toutes ensemble; elles se nuisent mutuellement. Je vais m’arrêter & reprendre haleine, pour tâcher de mettre quelque ordre dans mon récit.

A peine après une si longue absence m’étois-je livré près de vous aux premiers transports de mon coeur, en embrassant mon ami, mon libérateur & mon pere, que vous songeâtes au voyage d’Italie. Vous me le fîtes desirer dans l’espoir de m’y soulager enfin du fardeau de mon inutilité pour vous. Ne pouvant terminer sitôt les affaires qui vous retenoient à Londres, vous me proposâtes de partir le premier pour avoir plus de tems à vous attendre ici. Je demandai la permission d’y venir; je l’obtins, je partis & quoique Julie s’offrît d’avance à mes regards, en songeant que j’allois m’approcher d’elle, je sentis du regret à m’éloigner de vous. Milord, nous sommes quittes, ce seul sentiment vous a tout payé.

Il ne faut pas vous dire que durant toute la route, je n’étois occupé que de l’objet de mon voyage; mais une chose à remarquer, c’est que je commençai de voir sous un autre point de vue ce même objet qui n’étoit jamais sorti de mon coeur. Jusque-là je m’étois toujours rappellé Julie brillante comme autrefois des charmes de sa premiere jeunesse. J’avois toujours vu ses beaux yeux animés du feu qu’elle m’inspirait; ses traits chéris n’offroient à mes regards que des garans de mon bonheur, son amour & le mien se mêloient tellement avec sa figure, que je ne pouvois les en séparer. Maintenant j’allois voir Julie mariée, Julie mere, Julie indifférente. Je m’inquiétois des changemens que huit ans d’intervalle avoient pu faire à sa beauté. Elle avoit eu la petite vérole; elle s’en trouvoit changée: à quel point le pouvait-elle être? Mon imagination me refusoit opiniâtrement des taches sur ce charmant visage; & sitôt que j’en voyois un marqué de petite vérole, ce n’étoit plus celui de Julie. Je pensois encore à l’entrevue que nous allions avoir, à la réception qu’elle m’alloit faire. Ce premier abord se présentoit à mon esprit sous mille tableaux différens & ce moment qui devoit passer si vite revenoit pour moi mille fois le jour.

Quand j’appercus la cime des monts, le coeur me battit fortement, en me disant: elle est là. La même chose venoit de m’arriver en mer à la vue des côtes d’Europe. La même chose m’étoit arrivée autrefois à Meillerie en découvrant la maison du baron d’Etange. Le monde n’est jamais divisé pour moi qu’en deux régions: celle où elle est & celle où elle n’est pas. La premiere s’étend quand je m’éloigne & se resserre à mesure que j’approche, comme un lieu où je ne dois jamais arriver. Elle est à présent bornée aux murs de sa chambre. Hélas! ce lieu seul est habité; tout le reste de l’univers est vide.

Plus j’approchois de la Suisse, plus je me sentois ému. L’instant où des hauteurs du Jura je découvris le lac de Geneve fut un instant d’extase & de ravissement. La vue de mon pays, de ce pays si chéri, où des torrens de plaisirs avoient inondé mon coeur; l’air des Alpes si salutaire & si pur; le doux air de la patrie, plus suave que les parfums de l’Orient; cette terre riche & fertile, ce paysage unique, le plus beau dont l’oeil humain fut jamais frappé; ce séjour charmant auquel je n’avois rien trouvé d’égal dans le tour du monde; l’aspect d’un peuple heureux & libre; la douceur de la saison, la sérénité du climat; mille souvenirs délicieux qui réveilloient tous les sentimens que j’avois goûtés; tout cela me jettoit dans des transports que je ne puis décrire & sembloit me rendre à la fois la jouissance de ma vie entiere.

En descendant vers la côte je sentis une impression nouvelle dont je n’avois aucune idée; c’étoit un certain mouvement d’effroi qui me resserroit le coeur & me troubloit malgré moi. Cet effroi, dont je ne pouvois démêler la cause, croissoit à mesure que j’approchois de la ville: il ralentissoit mon empressement d’arriver & fit enfin de tels progres, que je m’inquiétois autant de ma diligence que j’avois fait jusque-là de ma lenteur. En entrant à Vevai, la sensation que j’éprouvai ne fut rien moins qu’agréable: je fus saisi d’une violente palpitation qui m’empêchoit de respirer; je parlois d’une voix altérée & tremblante. J’eus peine à me faire entendre en demandant M. de Wolmar; car je n’osai jamais nommer sa femme. On me dit qu’il demeuroit à Clarens. Cette nouvelle m’ôta de dessus la poitrine un poids de cinq cens livres & prenant les deux lieues qui me restoient à faire pour un répit, je me réjouis de ce qui m’eût désolé dans un autre tems; mais j’appris avec un vrai chagrin que Madame d’Orbe étoit à Lausanne. J’entrai dans une auberge pour reprendre les forces qui me manquaient: il me fut impossible d’avaler un seul morceau; je suffoquois en buvant & ne pouvois vider un verre qu’à plusieurs reprises. Ma terreur redoubla quand je vis mettre les chevaux pour repartir. Je crois que j’aurois donné tout au monde pour voir briser une roue en chemin. Je ne voyois plus Julie; mon imagination troublée ne me présentoit que des objets confus; mon ame étoit dans un tumulte universel. Je connoissois la douleur & le désespoir; je les aurois préférés à cet horrible état. Enfin je puis dire n’avoir de ma vie éprouvé d’agitation plus cruelle que celle où je me trouvai durant ce court trajet, & je suis convaincu que je ne l’aurois pu supporter une journée entiere.

En arrivant, je fis arrêter à la grille, & me sentant hors d’état de faire un pas, j’envoyai le postillon dire qu’un étranger demandoit à parler à M. de Wolmar. Il étoit à la promenade avec sa femme. On les avertit, & ils vinrent par un autre côté, tandis que, les yeux fichés sur l’avenue, j’attendois dans des transes mortelles d’y voir paroître quelqu’un.

A peine Julie m’eut-elle apperçu qu’elle me reconnut. A l’instant, me voir, s’écrier, courir, s’élancer dans mes bras, ne fut pour elle qu’une même chose. A ce son de voix je me sens tressaillir; je me retourne, je la vois, je la sens. O milord! ô mon ami… je ne puis parler… Adieu crainte; adieu terreur, effroi, respect humain. Son regard, son cri, son geste, me rendent en un moment la confiance, le courage & les forces. Je puise dans ses bras la chaleur & la vie; je pétille de joie en la serrant dans les miens. Un transport sacré nous tient dans un long silence étroitement embrassés, & ce n’est qu’après un si doux saisissement que nos voix commencent à se confondre, & nos yeux à mêler leurs pleurs. M. de Wolmar étoit là; je le savais, je le voyais, mais qu’aurais-je pu voir? Non, quand l’univers entier se fût réuni contre moi, quand l’appareil des tourmens m’eût environné, je n’aurois pas dérobé mon coeur à la moindre de ces caresses, tendres prémices d’une amitié pure & sainte que nous emporterons dans le ciel!

Cette premiere impétuosité suspendue, Madame de Wolmar me prit par la main, & se retournant vers son mari, lui dit avec une certaine grâce d’innocence & de candeur dont je me sentis pénétré: Quoiqu’il soit mon ancien ami, je ne vous le présente pas, je le reçois de vous, & ce n’est qu’honoré de votre amitié qu’il aura désormois la mienne.Si les nouveaux amis ont moins d’ardeur que les anciens, me dit-il en m’embrassant, ils seront anciens à leur tour, & ne céderont point aux autres. Je reçus ses embrassements, mais mon coeur venoit de s’épuiser, & je ne fis que les recevoir.

Après cette courte scene, j’observai du coin de l’oeil qu’on avoit détaché ma malle & remisé ma chaise. Julie me prit sous le bras, & je m’avançai avec eux vers la maison, presque oppressé d’aise de voir qu’on y prenoit possession de moi.

Ce fut alors qu’en contemplant plus paisiblement ce visage adoré, que j’avois cru trouver enlaidi, je vis avec une surprise amere & douce qu’elle étoit réellement plus belle & plus brillante que jamais. Ses traits charmans se sont mieux formés encore; elle a pris un peu plus d’embonpoint qui ne fait qu’ajouter à son éblouissante blancheur. La petite vérole n’a laissé sur ses joues que quelques légeres traces presque imperceptibles. Au lieu de cette pudeur souffrante qui lui faisoit autrefois sans cesse baisser les yeux, on voit la sécurité de la vertu s’allier dans son chaste regard à la douceur & à la sensibilité; sa contenance, non moins modeste, est moins timide; un air plus libre & des grâces plus franches ont succédé à ces manieres contraintes, mêlées de tendresse & de honte; & si le sentiment de sa faute la rendoit alors plus touchante, celui de sa pureté la rend aujourd’hui plus céleste.

A peine étions-nous dans le salon qu’elle disparut & rentra le moment d’après. Elle n’étoit pas seule. Qui pensez-vous qu’elle amenoit avec elle? Milord, c’étoient ses enfans! ses deux enfans plus beaux que le jour & portant déjà sur leur physionomie enfantine le charme & l’attroit de leur mere! Que devins-je à cet aspect? Cela ne peut ni se dire ni se comprendre; il faut le sentir. Mille mouvemens contraires m’assaillirent à la fois; mille cruels & délicieux souvenirs vinrent partager mon coeur. O spectacle! ô regrets! Je me sentois déchirer de douleur & transporter de joie. Je voyais, pour ainsi dire, multiplier celle qui me fut si chére. Hélas! je voyois au même instant la trop vive preuve qu’elle ne m’étoit plus rien & mes pertes sembloient se multiplier avec elle.

Elle me les amena par la main. Tenez, me dit-elle d’un ton qui me perça l’ame, voilà les enfans de votre amie: ils seront vos amis un jour; soyez le leur des aujourd’hui. Aussitôt ces deux petites créatures s’empresserent autour de moi, me prirent les mains & m’accablant de leurs innocentes caresses, tournerent vers l’attendrissement toute mon émotion. Je les pris dans mes bras l’un & l’autre; & les pressant contre ce coeur agité: Chers & aimables enfans, dis-je avec un soupir, vous avez à remplir une grande tâche. Puissiez-vous ressembler à ceux de qui vous tenez la vie; puissiez-vous imiter leurs vertus & faire un jour par les vôtres la consolation de leurs amis infortunés! Madame de Wolmar enchantée me sauta au cou une seconde fois & sembloit me vouloir payer par ses caresses de celles que je faisois à ses deux fils. Mais quelle différence du premier embrassement à celui-là! Je l’éprouvai avec surprise. C’étoit une mere de famille que j’embrassais; je la voyois environnée de son époux & des ses enfans; ce cortege m’en imposait. Je trouvois sur son visage un air de dignité qui ne m’avoit pas frappé d’abord; je me sentois forcé de lui porter une nouvelle sorte de respect; sa familiarité m’étoit presque à charge; quelque belle qu’elle me parût, j’aurois baisé le bord de sa robe de meilleur coeur que sa joue: des cet instant, en un mot, je connus qu’elle ou moi n’étions plus les mêmes & je commençai tout de bon à bien augurer de moi.

M. de Wolmar me prenant par la main, me conduisit ensuite au logement qui m’étoit destiné. Voilà, me dit-il en y entrant, votre appartement: il n’est point celui d’un étranger; il ne sera plus celui d’un autre; & désormois il restera vide ou occupé par vous. Jugez si ce compliment me fut agréable; mais je ne le méritois pas encore assez pour l’écouter sans confusion. M. de Wolmar me sauva l’embarras d’une réponse. Il m’invita à faire un tour de jardin. Là, il fit si bien que je me trouvai plus à mon aise; & prenant le ton d’un homme instruit de mes anciennes erreurs, mais plein de confiance dans ma droiture, il me parla comme un pere à son enfant & me mit à force d’estime dans l’impossibilité de la démentir. Non, milord, il ne s’est pas trompé; je n’oublierai point que j’ai la sienne & la vôtre à justifier. Mais pourquoi faut-il que mon coeur se resserre à ses bienfaits? Pourquoi faut-il qu’un homme que je dois aimer soit le mari de Julie?

Cette journée sembloit destinée à tous les genres d’épreuves que je pouvois subir. Revenus auprès de Madame de Wolmar, son mari fut appelé pour quelque ordre à donner; & je restai seul avec elle. Je me trouvai alors dans un nouvel embarras, le plus pénible & le moins prévu de tous. Que lui dire? comment débuter? Oserais-je rappeler nos anciennes liaisons & des tems si présens à ma mémoire? Laisserais-je penser que je les eusse oubliés ou que je ne m’en souciasse plus? Quel supplice de traiter en étrangere celle qu’on porte au fond de son coeur! Quelle infamie d’abuser de l’hospitalité pour lui tenir des discours qu’elle ne doit plus entendre! Dans ces perplexités je perdois toute contenance; le feu me montoit au visage; je n’osois ni parler, ni lever les yeux, ni faire le moindre geste; & je crois que je serois resté dans cet état violent jusqu’au retour de son mari, si elle ne m’en eût tiré. Pour elle, il ne parut pas que ce tête-à-tête l’eût gênée en rien. Elle conserva le même maintien & les mêmes manieres qu’elle avoit auparavant, elle continua de me parler sur le même ton; seulement je crus voir qu’elle essayoit d’y mettre encore plus de gaieté & de liberté, jointe à un regard, non timide & tendre, mais doux & affectueux, comme pour m’encourager à me rassurer & à sortir d’une contrainte qu’elle ne pouvoit manquer d’apercevoir.

Elle me parla de mes longs voyages: elle vouloit en savoir les détails, ceux sur-tout des dangers que j’avois courus, des maux que j’avois endurés; car elle n’ignoroit pas, disait-elle que son amitié m’en devoit le dédommagement. Ah! Julie, lui dis-je avec tristesse, il n’y a qu’un moment que je suis avec vous; voulez-vous déjà me renvoyer aux Indes? Non pas, dit-elle en riant, mais j’y veux aller à mon tour.

Je lui dis que je vous avois donné une relation de mon voyage, dont je lui apportois une copie. Alors, elle me demanda de vos nouvelles avec empressement. Je lui parlai de vous & ne pus le faire sans lui retracer les peines que j’avois souffertes & celles que je vous avois données. Elle en fut touchée; elle commença d’un ton plus sérieux à entrer dans sa propre justification & à me montrer qu’elle avoit dû faire tout ce qu’elle avoit fait. M. de Wolmar rentra au milieu de son discours; & ce qui me confondit, c’est qu’elle le continua en sa présence exactement comme s’il n’y eût pas été. Il ne put s’empêcher de sourire en démêlant mon étonnement. après qu’elle eut fini, il me dit: Vous voyez un exemple de la franchise qui regne ici. Si vous voulez sincerement être vertueux, apprenez à l’imiter: c’est la seule priere & la seule leçon que j’aie à vous faire. Le premier pas vers le vice est de mettre du mystere aux actions innocentes; & quiconque aime à se cacher a tôt ou tard raison de se cacher. Un seul précepte de morale peut tenir lieu de tous les autres, c’est celui-ci: ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles que tout le monde voie & entende; & pour moi, j’ai toujours regardé comme le plus estimable des hommes ce Romain qui vouloit que sa maison fût construite de maniere qu’on vît tout ce qui s’y faisait.

J’ai, continua-t-il, deux partis à vous proposer: choisissez librement celui qui vous conviendra le mieux, mais choisissez l’un ou l’autre. Alors, prenant la main de sa femme & la mienne, il me dit en la serrant: Notre amitié commence; en voici le cher lien; qu’elle soit indissoluble. Embrassez votre soeur & votre amie; traitez-la toujours comme telle; plus vous serez familier avec elle, mieux je penserai de vous. Mais vivez dans le tête-à-tête comme si j’étois présent, ou devant moi comme si je n’y étois pas: voilà tout ce que je vous demande. Si vous préférez le dernier parti, vous le pouvez sans inquiétude; car, comme je me réserve le droit de vous avertir de tout ce qui me déplaira, tant que je ne dirai rien vous serez sûr de ne m’avoir point déplu.

Il y avoit deux heures que ce discours m’auroit fort embarrassé; mais M. de Wolmar commençoit à prendre une si grande autorité sur moi, que j’y étois déjà presque accoutumé. Nous recommençâmes à causer paisiblement tous trois & chaque fois que je parlois à Julie je ne manquois point de l’appeller Madame. Parlez-moi franchement, dit enfin son mari en m’interrompant; dans l’entretien de tout à l’heure disiez-vous Madame? Non, dis-je un peu déconcerté; mais la bienséance… la bienséance, reprit-il, n’est que le masque du vice; où la vertu regne, elle est inutile; je n’en veux point. Appellez ma femmeJulie en ma présence, ou Madame en particulier; cela m’est indifférent. Je commençai de connoître alors à quel homme j’avois à faire & je résolus bien de tenir toujours mon coeur en état d’être vu de lui.

Mon corps épuisé de fatigue avoit grand besoin de nourriture & mon esprit de repos; je trouvai l’un & l’autre à table. Après tant d’années d’absence & de douleurs, après de si longues courses, je me disois dans une sorte de ravissement, je suis avec Julie, je la vois, je lui parle; je suis à table avec elle, elle me voit sans inquiétude, elle me reçoit sans crainte, rien ne trouble le plaisir que nous avons d’être ensemble. Douce & précieuse innocence, je n’avois point goûté tes charmes & ce n’est que d’aujourd’hui que je commence d’exister sans souffrir.

Le soir en me retirant je passai devant la chambre des maîtres de la maison; je les y vis entrer ensemble; je gagnai tristement la mienne & ce moment ne fut pas pour moi le plus agréable de la journée.

Voilà, Milord, comment s’est passée cette premiere entrevue, désirée si passionnément & si cruellement redoutée. J’ai tâché de me recueillir depuis que je suis seul; je me suis efforcé de sonder mon coeur; mais l’agitation de la journée précédente s’y prolonge encore & il m’est impossible de juger si tôt de mon véritable état. Tout ce que je sais tres certainement, c’est que si mes sentimens pour elle n’ont pas changé d’espece, ils ont au moins bien changé de forme; que j’aspire toujours à voir un tiers entre nous & que je crains autant le tête-à-tête que je le désirois autrefois.

Je compte aller dans deux ou trois jours à Lausanne. Je n’ai vu Julie encore qu’à demi quand je n’ai pas vu sa cousine, cette aimable & chére amie à qui je dois tant, qui partagera sans cesse avec vous mon amitié, mes soins, ma reconnaissance & tous les sentimens dont mon coeur est resté le maître. A mon retour, je ne tarderai pas à vous en dire davantage. J’ai besoin de vos avis & je veux m’observer de près. Je sais mon devoir & le remplirai. Quelque doux qu’il me soit d’habiter cette maison, je l’ai résolu, je le jure: si je m’aperçois jamais que je m’y plais trop, j’en sortirai dans l’instant.

LETTRE VII. DE MDE. DE WOLMAR A MDE. D’ORBE

Si tu nous avois accordé le délai que nous te demandions, tu aurois eu le plaisir avant ton départ d’embrasser ton protégé. Il arriva avant-hier & vouloit t’aller voir aujourd’hui; mais une espece de courbature, fruit de la fatigue & du voyage, le retient dans sa chambre & il a été saigné ce matin. D’ailleurs, j’avois bien résolu, pour te punir, de ne le pas laisser partir sitôt; & tu n’as qu’à le venir voir ici, ou je promets que tu ne le verras de long-tems. Vraiment cela seroit bien imaginé qu’il vît séparément les inséparables!

En vérité, ma cousine, je ne sais quelles vaines terreurs m’avoient fasciné l’esprit sur ce voyage & j’ai honte de m’y être opposée avec tant d’obstination. Plus je craignois de le revoir, plus je serois fâchée aujourd’hui de ne l’avoir pas vu; car sa présence a détruit des craintes qui m’inquiétoient encore & qui pouvoient devenir légitimes à force de m’occuper de lui. Loin que l’attachement que je sens pour lui m’effraye, je crois que s’il m’étoit moins cher je me défierois plus de moi; mais je l’aime aussi tendrement que jamais, sans l’aimer de la même maniere. C’est de la comparaison de ce que j’éprouve à sa vue & de ce que j’éprouvois jadis que je tire la sécurité de mon état présent & dans des sentimens si divers la différence se fait sentir à proportion de leur vivacité.

Quant à lui, quoique je l’aie reconnu du premier instant, je l’ai trouvé fort changé; & ce qu’autrefois je n’aurois guere imaginé possible, à bien des égards il me paroit changé en mieux. Le premier jour il donna quelques signes d’embarras & j’eus moi-même bien de la peine à lui cacher le mien; mais il ne tarda pas à prendre le ton ferme & l’air ouvert qui convient à son caractere. Je l’avois toujours vu timide & craintif; la frayeur de me déplaire & peut-être la secrete honte d’un rôle peu digne d’un honnête homme, lui donnoient devant moi je ne sois quelle contenance servile & basse dont tu t’es plus d’une fois moquée avec raison. Au lieu de la soumission d’un esclave, il a maintenant le respect d’un ami qui honorer ce qu’il estime; il tient avec assurance des propos honnêtes; il n’a pas peur que ses maximes de vertu contrarient ses intérêts; il ne craint ni de se faire tort, ni de me faire affront, en louant les choses louables; & l’on sent dans tout ce qu’il dit la confiance d’un homme droit & sûr de lui-même, qui tire de son propre coeur l’approbation qu’il ne cherchoit autrefois que dans mes regards. Je trouve aussi que l’usage du monde & l’expérience lui ont ôté ce ton dogmatique & tranchant qu’on prend dans le cabinet; qu’il est moins prompt à juger les hommes depuis qu’il en a beaucoup observé, moins pressé d’établir des propositions universelles depuis qu’il a tant vu d’exceptions & qu’en général l’amour de la vérité l’a guéri de l’esprit de systeme; de sorte qu’il est devenu moins brillant & plus raisonnable & qu’on s’instruit beaucoup mieux avec lui depuis qu’il n’est plus si savant.

Sa figure est changée aussi & n’est pas moins bien; sa démarche est plus assurée; sa contenance est plus libre, son port est plus fier: il a rapporté de ses campagnes un certain air martial qui lui sied d’autant mieux, que son geste, vif & prompt quand il s’anime, est d’ailleurs plus grave & plus posé qu’autrefois. C’est un marin dont l’attitude est flegmatique & froide & le parler bouillant & impétueux. A trente ans passés son visage est celui de l’homme dans sa perfection & joint au feu de la jeunesse la majesté de l’âge mûr. Son teint n’est pas reconnaissable; il est noir comme un More & de plus fort marqué de la petite vérole. Ma chére, il te faut tout dire: ces marques me font quelque peine à regarder, & je me surprends souvent à les regarder malgré moi.

Je crois m’apercevoir que, si je l’examine, il n’est pas moins attentif à m’examiner. après une si longue absence, il est naturel de se considérer mutuellement avec une sorte de curiosité; mais si cette curiosité semble tenir de l’ancien empressement, quelle différence dans la maniere aussi bien que dans le motif! Si nos regards se rencontrent moins souvent, nous nous regardons avec plus de liberté. Il semble que nous ayons une convention tacite pour nous considérer alternativement. Chacun sent, pour ainsi dire, quand c’est le tour de l’autre & détourne les yeux à son tour. Peut-on revoir sans plaisir, quoique l’émotion n’y soit plus, ce qu’on aima si tendrement autrefois & qu’on aime si purement aujourd’hui? Qui sait si l’amour-propre ne cherche point à justifier les erreurs passées? Qui sait si chacun des deux, quand la passion cesse de l’aveugler, n’aime point encore à se dire: Je n’avais pas trop mal choisi? Quoi qu’il en soit, je te le répete sans honte, je conserve pour lui des sentimens tres doux qui dureront autant que ma vie. Loin de me reprocher ces sentiments, je m’en applaudis; je rougirais de ne les avoir pas comme d’un vice de caractere, & de la marque d’un mauvais coeur. Quant à lui, j’ose croire qu’après la vertu je suis ce qu’il aime le mieux au monde. Je sens qu’il s’honore de mon estime; je m’honore à mon tour de la sienne & mériterai de la conserver. Ah! si tu voyais avec quelle tendresse il caresse me enfans, si tu savois quel plaisir il prend à parler de toi, cousine, tu connaîtrais que je lui suis encore chere.

Ce qui redouble ma confiance dans l’opinion que nous avons toutes deux de lui, c’est que M. de Wolmar la partage & qu’il en pense par lui-même, depuis qu’il l’a vu, tout le bien que nous lui en avions dit. Il m’en a beaucoup parlé ces deux soirs, en se félicitant du parti qu’il a pris & me faisant la guerre de ma résistance. Non, me disait-il hier, nous ne laisserons point un si honnête homme en doute sur lui-même; nous lui apprendrons à mieux compter sur sa vertu; & peut-être un jour jouirons-nous avec plus d’avantage que vous ne pensez du fruit des soins que nous allons prendre. Quant à présent, je commence déjà par vous dire que son caractere me plaît & que je l’estime sur-tout par un côté dont il ne se doute guere, savoir la froideur qu’il a vis-à-vis de moi. Moins il me témoigne d’amitié, plus il m’en inspire; je ne saurais vous dire combien je craignais d’en être caressé. C’étoit la premiere épreuve que je lui destinais. Il doit s’en présenter une seconde sur laquelle je l’observerai; après quoi je ne l’observerai plus. Pour celle-ci, lui dis-je, elle ne prouve autre chose que la franchise de son caractere; car jamais il ne peut se résoudre autrefois à prendre un air soumis & complaisant avec mon pere, quoiqu’il y eût un si grand intérêt & que je l’en eusse instamment prié. Je vis avec douleur qu’il s’ôtoit cette unique ressource & ne pus lui savoir mauvais gré de ne pouvoir être faux en rien.Le cas est bien différent, reprit mon mari; il y a entre votre pere & lui une antipathie naturelle fondée sur l’opposition de leurs maximes. Quant à moi, qui n’ai ni systemes ni préjugés, je suis sûr qu’il ne me hait point naturellement. Aucun homme ne me hait; un homme sans passion ne peut inspirer d’aversion à personne; mais je lui ai ravi son bien, il ne me le pardonnera pas sitôt. Il ne m’en aimera que plus tendrement, quand il sera parfaitement convaincu que le mal que je lui ai fait ne m’empêche pas de le voir de bon oeil. S’il me caressoit à présent, il seroit un fourbe; s’il ne me caressoit jamais, il seroit un monstre.

Voilà, ma Claire, à quoi nous en sommes; & je commence à croire que le Ciel bénira la droiture de nos coeurs & les intentions bienfaisantes de mon mari. Mais je suis bien bonne d’entrer dans tous ces détails: tu ne mérites pas que j’aie tant de plaisir à m’entretenir avec toi: j’ai résolu de ne te plus rien dire; & si tu veux en savoir davantage, viens l’apprendre.

P.S. Il faut pourtant que je te dise encore ce qui vient de se passer au sujet de cette lettre. Tu sais avec quelle indulgence M. de Wolmar reçut l’aveu tardif que ce retour imprévu me força de lui faire. Tu vis avec quelle douceur il sut essuyer mes pleurs & dissiper ma honte. Soit que je ne lui eusse rien appris, comme tu l’as assez raisonnablement conjecturé, soit qu’en effet il fût touché d’une démarche qui ne pouvoit être dictée que par le repentir, non seulement il a continué de vivre avec moi comme auparavant, mais il semble avoir redoublé de soins, de confiance, d’estime & vouloir me dédommager à force d’égards de la confusion que cet aveu m’a coûté. Ma cousine, tu connais mon coeur; juge de l’impression qu’y fait une pareille conduite!

Sitôt que je le vis résolu à laisser venir notre ancien maître, je résolus de mon côté de prendre contre moi la meilleure précaution que je pusse employer; ce fut de choisir mon mari même pour mon confident, de n’avoir aucun entretien particulier qui ne lui fût rapporté & de n’écrire aucune lettre qui ne lui fût montrée. Je m’imposai même d’écrire chaque lettre comme s’il ne la devoit point voir & de la lui montrer ensuite. Tu trouveras un article dans celle-ci qui m’est venu de cette maniere & si je n’ai pu m’empêcher, en l’écrivant, de songer qu’il le verrait, je me rends le témoignage que cela ne m’y a pas fait changer un mot: mais quand j’ai voulu lui porter ma lettre il s’est moqué de moi & n’a pas eu la complaisance de la lire.

Je t’avoue que j’ai été un peu piquée de ce refus, comme s’il s’étoit défié de ma bonne foi. Ce mouvement ne lui a pas échappé: le plus franc & le plus généreux des hommes m’a bientôt rassurée. Avouez, m’a-t-il dit, que dans cette lettre vous avez moins parlé de moi qu’à l’ordinaire. J’en suis convenue. Etait-il séant d’en beaucoup parler pour lui montrer ce que j’en aurais dit? Eh bien! a-t-il repris en souriant, j’aime mieux que vous parliez de moi davantage & ne point savoir ce que vous en direz. Puis il a poursuivi d’un ton plus sérieux: Le mariage est un état trop austere & trop grave pour supporter toutes les petites ouvertures de coeur qu’admet la tendre amitié. Ce dernier lien tempere quelquefois à propos l’extrême sévérité de l’autre & il est bon qu’une femme honnête & sage puisse chercher auprès d’une fidele amie les consolations, les lumieres & les conseils qu’elle n’oseroit demander à son mari sur certaines matieres. Quoique vous ne disiez jamais rien entre vous dont vous n’aimassiez à m’instruire, gardez-vous de vous en faire une loi, de peur que ce devoir ne devienne une gêne & que vos confidences n’en soient moins douces en devenant plus étendues. Croyez-moi, les épanchemens de l’amitié se retiennent devant un témoin, quel qu’il soit. Il y a mille secrets que trois amis doivent savoir & qu’ils ne peuvent se dire que deux à deux. Vous communiquez bien les mêmes choses à votre amie & à votre époux, mais non pas de la même maniere; & si vous voulez tout confondre, il arrivera que vos lettres seront écrites plus à moi qu’à elle & que vous ne serez à votre aise ni avec l’un ni avec l’autre. C’est pour mon intérêt autant que pour le vôtre que je vous parle ainsi. Ne voyez-vous pas que vous craignez déjà la juste honte de me louer en ma présence? Pourquoi voulez-vous nous ôter, à vous le plaisir de dire à votre amie combien votre mari vous est cher, à moi, celui de penser que dans vos plus secrets entretiens vous aimez à parler bien de lui? Julie! Julie! a-t-il ajouté en me serrant la main & me regardant avec bonté, vous abaisserez-vous à des précautions si peu dignes de ce que vous êtes & n’apprendrez-vous jamais à vous estimer votre prix?

Ma chére amie, j’aurais peine à dire comment s’y prend cet homme incomparable, mais je ne sais plus rougir de moi devant lui. Malgré que j’en aie, il m’éleve au-dessus de moi-même & je sens qu’à force de confiance il m’apprend à la mériter.

LETTRE VIII. REPONSE DE MDE. D’ORBE A MDE. DE WOLMAR

Comment, cousine, notre voyageur est arrivé & je ne l’ai pas vu encore à mes pieds chargé des dépouilles de l’Amérique? Ce n’est pas lui, je t’en avertis, que j’accuse de ce délai; car je sais qu’il lui dure autant qu’à moi: mais je vois qu’il n’a pas aussi bien oublié que tu dis son ancien métier d’esclave & je me plains moins de sa négligence que de ta tyrannie. Je te trouve aussi fort bonne de vouloir qu’une prude grave & formaliste comme moi fasse les avances & que toute affaire cessante, je coure baiser un visage noir & crotu, qui a passé quatre fois sous le soleil & vu le pays des épices! Mais tu me fais rire sur-tout quand tu te presses de gronder de peur que je ne gronde la premiere. Je voudrois bien savoir de quoi tu te mêles. C’est mon métier de quereller; j’y prends plaisir, je m’en acquitte à merveille & cela me va très-bien; mais toi, tu y est gauche on ne peut davantage & ce n’est point du tout ton fait. En revanche, si tu savois combien tu as de grâce à avoir tort, combien ton air confus & ton oeil suppliant te rendent charmante, au lieu de gronder tu passerois ta vie à demander pardon, sinon par devoir, au moins par coquetterie.

Quant à présent, demande-moi pardon de toutes manieres. Le beau projet que celui de prendre son mari pour son confident & l’obligeante précaution pour une aussi sainte amitié que la nôtre! Amie injuste & femme pusillanime! à qui te fieras-tu de ta vertu sur la terre, si tu te défies de tes sentiments & des miens? Peux-tu, sans nous offenser toutes deux, craindre ton coeur & mon indulgence dans les noeuds sacrés où tu vis? J’ai peine à comprendre comment la seule idée d’admettre un tiers dans les secrets caquetages de deux femmes ne t’a pas révoltée. Pour moi, j’aime fort à babiller à mon aise avec toi; mais si je savois que l’oeil d’un homme eût jamais fureté mes lettres, je n’aurais plus de plaisir à t’écrire; insensiblement la froideur s’introduiroit entre nous avec la réserve & nous ne nous aimerions plus que comme deux autres femmes. Regarde à quoi nous exposoit ta sotte défiance, si ton mari n’eût été plus sage que toi.

Il a tres prudemment fait de ne vouloir point lire ta lettre. Il en eût peut-être été moins content que tu n’espérais & moins que je ne le suis moi-même, à qui l’état où je t’ai vue apprend à mieux juger de celui où je te vois. Tous ces sages contemplatifs, qui ont passé leur vie à l’étude du coeur humain, en savent moins sur les vrais signes de l’amour que la plus bornée des femmes sensibles. M. de Wolmar auroit d’abord remarqué que ta lettre entiere est employée à parler de notre ami & n’auroit point vu l’apostille où tu n’en dis pas un mot. Si tu avais écrit cette apostille, il y a dix ans, mon enfant, je ne sais comment tu aurais fait, mais l’ami y seroit toujours rentré par quelque coin, d’autant plus que le mari ne la devoit point voir.

M. de Wolmar auroit encore observé l’attention que tu as mise à examiner son hôte & le plaisir que tu prends à le décrire; mais il mangeroit Aristote & Platon avant de savoir qu’on regarde son amant & qu’on ne l’examine pas. Tout examen exige un sang-froid qu’on n’a jamais en voyant ce qu’on aime.

Enfin il s’imagineroit que tous ces changemens que tu as observés seroient échappés à une autre; & moi j’ai bien peur au contraire d’en trouver qui te seront échappés. Quelque différent que ton hôte soit de ce qu’il était, il changeroit davantage encore, que, si ton coeur n’avoit point changé, tu le verrais toujours le même. Quoi qu’il en soit, tu détournes les yeux quand il te regarde: c’est encore un fort bon signe. Tu les détournes, cousine? Tu ne les baisses donc plus? Car suremen tu n’as pas pris un mot pour l’autre. Crois-tu que notre sage eût aussi remarqué cela?

Une autre chose tres capable d’inquiéter un mari, c’est je ne sais quoi de touchant & d’affectueux qui reste dans ton langage au sujet de ce qui te fut cher. En te lisant, en t’entendant parler, on a besoin de te bien connoître pour ne pas se tromper à tes sentiments; on a besoin de savoir que c’est seulement d’un ami que tu parles, ou que tu parles ainsi de tous tes amis; mais quant à cela, c’est un effet naturel de ton caractere, que ton mari connaît trop bien pour s’en alarmer. Le moyen que dans un coeur si tendre la pure amitié n’ait pas encore un peu l’air de l’amour? Ecoute, cousine: tout ce que je te dis doit bien te donner du courage, mais non de la témérité. Tes progres sont sensibles & c’est beaucoup. Je ne comptais que sur ta vertu & je commence à compter aussi sur ta raison: je regarde à présent ta guérison sinon comme parfaite, au moins comme facile & tu en as précisément assez fait pour te rendre inexcusable si tu n’acheves pas.

Avant d’être à ton apostille, j’avais déjà remarqué le petit article que tu as eu la franchise de ne pas supprimer ou modifier en songeant qu’il seroit vu de ton mari. Je suis sûre qu’en le lisant il eût, s’il se pouvait, redoublé pour toi d’estime; mais il n’en eût pas été plus content de l’article. En général, ta lettre étoit tres propre à lui donner beaucoup de confiance en ta conduite, & beaucoup d’inquiétude sur ton penchant. Je t’avoue que ces marques de petite vérole, que tu regardes tant, me font peur; & jamais l’amour ne s’avisa d’un plus dangereux fard. Je sais que ceci ne seroit rien pour une autre; mais, cousine, souviens-t’en toujours, celle que la jeunesse & la figure d’un amant n’avoient pu séduire se perdit en pensant aux maux qu’il avoit soufferts pour elle. Sans doute le Ciel a voulu qu’il lui restât des marques de cette maladie pour exercer ta vertu & qu’il ne t’en restât pas pour exercer la sienne.

Je reviens au principal sujet de ta lettre: tu sais qu’à celle de notre ami j’ai volé; le cas étoit grave. Mais à présent si tu savois dans quel embarras m’a mis cette courte absence & combien j’ai d’affaires à la fois, tu sentirais l’impossibilité où je suis de quitter derechef ma maison, sans m’y donner de nouvelles entraves & me mettre dans la nécessité d’y passer encore cet hiver, ce qui n’est pas mon compte ni le tien. Ne vaut-il pas mieux nous priver de nous voir deux ou trois jours à la hâte & nous rejoindre six mois plus tôt? Je pense aussi qu’il ne sera pas inutile que je cause en particulier & un peu à loisir avec notre philosophe, soit pour sonder & raffermir son coeur, soit pour lui donner quelques avis utiles sur la maniere dont il doit se conduire avec ton mari & même avec toi; car je n’imagine pas que tu puisses lui parler bien librement là-dessus & je vois par ta lettre même qu’il a besoin de conseil. Nous avons pris une si grande habitude de le gouverner, que nous sommes un peu responsables de lui à notre propre conscience; & jusqu’à ce que sa raison soit entierement libre, nous y devons suppléer. Pour moi, c’est un soin que je prendrai toujours avec plaisir; car il a eu pour mes avis des déférences coûteuses que je n’oublierai jamais & il n’y a point d’homme au monde, depuis que le mien n’est plus, que j’estime & que j’aime autant que lui. Je lui réserve aussi pour son compte le plaisir de me rendre ici quelques services.

J’ai beaucoup de papiers mal en ordre qu’il m’aidera à débrouiller & quelques affaires épineuses où j’aurai besoin à mon tour de ses lumieres & de ses soins. Au reste, je compte ne le garder que cinq ou six jours tout au plus & peut-être te le renverrai-je des le lendemain; car j’ai trop de vanité pour attendre que l’impatience de s’en retourner le prenne & l’oeil trop bon pour m’y tromper.

Ne manque donc pas, sitôt qu’il sera remis, de me l’envoyer, c’est-à-dire de le laisser venir, ou je n’entendrai pas raillerie. Tu sais bien que si je ris quand je pleure & n’en suis pas moins affligée, je ris aussi quand je gronde & n’en suis pas moins en colere. Si tu es bien sage & que tu fasses les choses de bonne grâce, je te promets de t’envoyer avec lui un joli petit présent qui te fera plaisir & tres grand plaisir; mais si tu me fais languir, je t’avertis que tu n’auras rien.

P.S. A propos, dis-moi, notre marin fume-t-il? Jure-t-il? Boit-il de l’eau-de-vie? Porte-t-il un grand sabre? A-t-il la mine d’un flibustier? Mon Dieu! que je suis curieuse de voir l’air qu’on a quand on revient des antipodes!

LETTRE IX. DE MDE. D’ORBE A MDE. DE WOLMAR

Tiens, cousine, voilà ton esclave que je te renvoie. J’en ai fait le mien durant ces huit jours & il a porté ses fers de si bon coeur qu’on voit qu’il est tout fait pour servir. Rends-moi grâce de ne l’avoir pas gardé huit autres jours encore; car, ne t’en déplaise, si j’avais attendu qu’il fût prêt à s’ennuyer avec moi, j’aurais pu ne pas le renvoyer sitôt. Je l’ai donc gardé sans scrupule; mais j’ai eu celui de n’oser le loger dans ma maison. Je me suis senti quelquefois cette fierté d’âme qui dédaigne les serviles bienséances & sied si bien à la vertu. J’ai été plus timide en cette occasion sans savoir pourquoi; & tout ce qu’il y a de sûr, c’est que je serais plus portée à me reprocher cette réserve qu’à m’en applaudir.

Mais toi, sais-tu bien pourquoi notre ami s’enduroit si paisiblement ici? Premierement, il étoit avec moi & je prétends que c’est déjà beaucoup pour prendre patience. Il m’épargnoit des tracas & me rendoit service dans mes affaires; un ami ne s’ennuie point à cela. Une troisieme chose que tu as déjà devinée, quoique tu n’en fasses pas semblant, c’est qu’il me parloit de toi; & si nous ôtions le tems qu’à duré cette causerie de celui qu’il a passé ici, tu verrais qu’il m’en est fort peu resté pour mon compte. Mais quelle bizarre fantaisie de s’éloigner de toi pour avoir le plaisir d’en parler? Pas si bizarre qu’on diroit bien. Il est contraint en ta présence; il faut qu’il s’observe incessamment; la moindre indiscrétion deviendroit un crime & dans ces momens dangereux le seul devoir se laisse entendre aux coeurs honnêtes: mais loin de ce qui nous fut cher, on se permet d’y songer encore. Si l’on étouffe un sentiment devenu coupable, pourquoi se reprocherait-on de l’avoir eu tandis qu’il ne l’étoit point? Le doux souvenir d’un bonheur qui fut légitime peut-il jamais être criminel? Voilà, je pense, un raisonnement qui t’iroit mal, mais qu’après tout il peut se permettre. Il a recommencé pour ainsi dire la carriere de ses anciennes amours. Sa premiere jeunesse s’est écoulée une seconde fois dans nos entretiens. Il me renouveloit toutes ses confidences; il rappeloit ces tems heureux où il lui étoit permis de t’aimer; il peignoit à mon coeur les charmes d’une flamme innocente. Sans doute il les embellissait.

Il m’a peu parlé de son état présent par rapport à toi & ce qu’il m’en a dit tient plus du respect & de l’admiration que de l’amour; en sorte que je le vois retourner, beaucoup plus rassurée sur son coeur que quand il est arrivé. Ce n’est pas qu’aussitôt qu’il est question de toi l’on n’aperçoive au fond de ce coeur trop sensible un certain attendrissement que l’amitié seule, non moins touchante, marque pourtant d’un autre ton; mais j’ai remarqué depuis long-tems que personne ne peut ni te voir ni penser à toi de sang-froid; & si l’on joint au sentiment universel que ta vue inspire le sentiment plus doux qu’un souvenir ineffaçable a dû lui laisser, on trouvera qu’il est difficile & peut-être impossible qu’avec la vertu la plus austere il soit autre chose que ce qu’il est. Je l’ai bien questionné, bien observé, bien suivi; je l’ai examiné autant qu’il m’a été possible: je ne puis bien lire dans son ame, il n’y lit pas mieux lui-même; mais je puis te répondre au moins qu’il est pénétré de la force de ses devoirs & des tiens & que l’idée de Julie méprisable & corrompue lui feroit plus d’horreur à concevoir que celle de son propre anéantissement. Cousine, je n’ai qu’un conseil à te donner & je te prie d’y faire attention; évite les détails sur le passé & je te réponds de l’avenir.

Quant à la restitution dont tu me parles, il n’y faut plus songer. après avoir épuisé toutes les raisons imaginables, je l’ai prié, pressé, conjuré, boudé, baisé, je lui ai pris les deux mains, je me serais mise à genoux s’il m’eût laissée faire: il ne m’a pas même écoutée; il a poussé l’humeur & l’opiniâtreté jusqu’à jurer qu’il consentiroit plutôt à ne te plus voir qu’à se dessaisir de ton portrait. Enfin, dans un transport d’indignation, me le faisant toucher attaché sur son coeur: Le voilà, m’a-t-il dit d’un ton si ému qu’il en respiroit à peine, le voilà ce portrait, le seul bien qui me reste & qu’on m’envie encore! Soyez sûre qu’il ne me sera jamais arraché qu’avec la vie. Crois-moi, cousine, soyons sages & laissons-lui le portrait. Que t’importe au fond qu’il lui demeure? Tant pis pour lui s’il s’obstine à le garder.

Après avoir bien épanché & soulagé son coeur, il m’a paru assez tranquille pour que je pusse lui parler de ses affaires. J’ai trouvé que le tems & la raison ne l’avoient point fait changer de systeme & qu’il bornoit toute son ambition à passer sa vie attaché à Milord Edouard. Je n’ai pu qu’approuver un projet si honnête, si convenable à son caractere & si digne de la reconnaissance qu’il doit à des bienfaits sans exemple. Il m’a dit que tu avais été du même avis, mais que M. de Wolmar avoit gardé le silence. Il me vient dans la tête une idée: à la conduite assez singuliere de ton mari, & à d’autres indices, je soupçonne qu’il a sur notre ami quelque vue secrete qu’il ne dit pas. Laissons-le faire & fions-nous à sa sagesse: la maniere dont il s’y prend prouve assez que, si ma conjecture est juste, il ne médite rien que d’avantageux à celui pour lequel il prend tant de soins.

Tu n’as pas mal décrit sa figure & ses manieres & c’est un signe assez favorable que tu l’aies observé plus exactement que je n’aurais cru; mais ne trouves-tu pas que ses longues peines & l’habitude de les sentir ont rendu sa physionomie encore plus intéressante qu’elle n’étoit autrefois? Malgré ce que tu m’en avais écrit, je craignais de lui voir cette politesse maniérée, ces façons singeresses, qu’on ne manque jamais de contacter à Paris & qui, dans la foule des riens dont on y remplit une journée oisive, se piquent d’avoir une forme plutôt qu’une autre. Soit que ce vernis ne prenne pas sur certaines ames, soit que l’air de la mer l’ait entierement effacé, je n’en ai pas apperçu la moindre trace & dans tout l’empressement qu’il m’a témoigné, je n’ai vu que le désir de contenter son coeur. Il m’a parlé de mon pauvre mari; mais il aimoit mieux le pleurer avec moi que me consoler & ne m’a point débité là-dessus de maximes galantes. Il a caressé ma fille; mais, au lieu de partager mon admiration pour elle, il m’a reproché comme toi ses défauts & s’est plaint que je la gâtais. Il s’est livré avec zele à mes affaires & n’a presque été de mon avis sur rien. Au surplus, le grand air m’auroit arraché les yeux qu’il ne se seroit pas avisé d’aller fermer un rideau; je me serais fatiguée à passer d’une chambre à l’autre qu’un pan de son habit galamment étendu sur sa main ne seroit pas venu à mon secours. Mon éventail resta hier une grande seconde à terre sans qu’il s’élançât du bout de la chambre comme pour le retirer du feu. Les matins, avant de me venir voir, il n’a pas envoyé une seule fois savoir de mes nouvelles. A la promenade il n’affecte point d’avoir son chapeau cloué sur sa tête, pour montrer qu’il sait les bons airs. A table, je lu ai demandé souvent sa tabatiere qu’il n’appelle pas sa boîte; toujours il me l’a présentée avec la main, jamais sur une assiette comme un laquais; il n’a pas manqué de boire à ma santé deux fois au moins par repas & je parie que s’il nous restoit cet hiver, nous le verrions, assis avec nous autour du feu, se chauffer en vieux bourgeois. Tu ris, cousine; mais montre-moi un des nôtres fraîchement venu de Paris qui ait conservé cette bonhomie. Au reste, il me semble que tu dois trouver notre philosophe empiré dans un seul point; c’est qu’il s’occupe un peu plus des gens qui lui parlent, ce qui ne peut se faire qu’à ton préjudice; sans aller pourtant, je pense, jusqu’à le raccommoder avec Madame Belon. Pour moi, je le trouve mieux en ce qu’il est plus grave & plus sérieux que jamais. Ma mignonne, garde-le-moi bien soigneusement jusqu’à mon arrivée. Il est précisément comme il me le faut, pour avoir le plaisir de le désoler tout le long du jour.

Admire ma discrétion; je ne t’ai rien dit encore du présent que je t’envoye & qui t’en promet bientôt un autre: mais tu l’as reçu avant que d’ouvrir ma lettre; & toi qui sais combien j’en suis idolâtre & combien j’ai raison de l’être, toi dont l’avarice étoit si en peine de ce présent, tu conviendras que je tins plus que je n’avais promis. Ah! la pauvre petite! au moment où tu lis ceci elle est déjà dans tes bras: elle est plus heureuse que sa mere; mais dans deux mois je serai plus heureuse qu’elle, car je sentirai mieux mon bonheur. Hélas! chére cousine, ne m’as-tu pas déjà tout entiere? Où tu es, où est ma fille, que manque-t-il encore de moi? La voilà, cette aimable enfant; reçois-la comme tienne; je te la cede, je te la donne; je résigne entes mais le pouvoir maternel; corrige mes fautes, charge-toi des soins dont je m’acquitte si mal à ton gré; sais des aujourd’hui la mere de celle qui doit être ta bru & pour me la rendre plus chére encore, fais-en, s’il se peut, une autre Julie. Elle te ressemble déjà de visage; à son humeur j’augure qu’elle se grave & prêcheuse; quand tu auras corrigé les caprices qu’on m’accuse d’avoir fomentés, tu verras que ma fille se donnera les airs d’être ma cousine; mais, plus heureuse, elle aura moins de pleurs à verser & moins de combats à rendre. Si le Ciel lui eût conservé le meilleur des peres, qu’il eût été loin de gêner ses inclinations & que nous serons loin de les gêner nous-mêmes! Avec quel charme je les vois déjà s’accorder avec nos projets! Sais-tu bien qu’elle ne peut déjà plus se passer de son petit mali & que c’est en partie pour cela que je te la renvoie? J’eus hier avec elle une conversation dont notre ami se mouroit de rire. Premierement, elle n’a pas le moindre regret de me quitter, moi qui suis toute la journée sa tres humble servante & ne puis résister à rien de ce qu’elle veut; & toi, qu’elle craint & qui lui dis Non vingt fois le jour, tu es la petite maman par excellence, qu’on va chercher avec joie & dont on aime mieux les refus que tous mes bonbons. Quand je lui annonçai que j’allois te l’envoyer, elle eut les transports que tu peux penser; mais, pour l’embarrasser, j’ajoutai que tu m’enverrois à sa place le petit mali & ce ne fut plus son compte. Elle me demanda tout interdite ce que j’en voulois faire; je répondis que je voulois le prendre pour moi; elle fit la mine. Henriette, ne veux-tu pas bien me le céder, ton petit mali? Non, dit-elle assez sechement. Non? Mais si je ne veux pas te le céder non plus, qui nous accordera? Maman, ce sera la petite maman.J’aurai donc la préférence, car tu sais qu’elle veut tout ce que je veux.Oh! la petite maman ne veut jamais que la raison.Comment, mademoiselle, n’est-ce pas la même chose? La rusée se mit à sourire. Mais encore, continuai-je, par quelle raison ne me donnerait-elle pas le petit mali? Parce qu’il ne vous convient pas & pourquoi ne me conviendrait-il pas? Autre sourire aussi malin que le premier: Parle franchement, est-ce que tu me trouves trop vieille pour lui? Non, maman, mais il est trop jeune pour vous… Cousine, un enfant de sept ans!… En vérité, si la tête ne m’en tournoit pas, il faudroit qu’elle m’eût déjà tourné. Je m’amusai à la provoquer encore. Ma chére Henriette, lui dis-je en prenant mon sérieux, je t’assure qu’il ne te convient pas non plus.Pourquoi donc? s’écria-t-elle d’un air alarmé.C’est qu’il est trop étourdi pour toi.Oh! maman, n’est-ce que cela? Je le rendrai sage.& si par malheur il te rendoit folle? Ah! ma bonne maman, que j’aimerois à vous ressembler!Me ressembler, impertinente? Oui, maman: vous dites toute la journée que vous êtes folle de moi; eh bien! moi, je serai folle de lui: voilà tout. Je sais que tu n’approuves pas ce joli caquet & que tu sauras bientôt le modérer. Je ne veux pas non plus le justifier, quoiqu’il m’enchante, mais te montrer seulement que ta fille aime déjà bien son petit mali & que, s’il a deux ans de moins qu’elle, elle ne sera pas indigne de l’autorité que lui donne le droit d’aînesse. Aussi bien je vois, par l’opposition de ton exemple & du mien à celui de ta pauvre mere, que, quand la femme gouverne, la maison n’en vas pas plus mal. Adieu, ma bien-aimée; adieu, ma chére inséparable; compte que le tems approche & que les vendanges ne se feront pas sans moi.

LETTRE X. DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD

Que de plaisirs trop tard connus je goûte depuis trois semaines! La douce chose de couleur ses jours dans le sein d’une tranquille amitié, à l’abri de l’orage des passions impétueuses! Milord, que c’est un spectacle agréable & touchant que celui d’une maison simple & bien réglée ou regnent l’ordre, la paix, l’innocence; où l’on voit réuni sans appareil, sans éclat, tout ce qui répond à la véritable destination de l’homme! La campagne, la retraite, le repos, la saison, la vaste plaine d’eau qui s’offre à mes yeux, le sauvage aspect des montagnes, tout me rappelle ici ma délicieuse île de Tinian. je crois voir accomplir les voeux ardens que j’y formai tant de fois. J’y mene une vie de mon goût, j’y trouve une société selon mon coeur. Il ne manque en ce lieu que deux personnes pour que tout mon bonheur y soit rassemblé & j’ai l’espoir de les y voir bientôt.

En attendant que vous & Madame d’Orbe veniez mettre le comble aux plaisirs si doux & si purs que j’apprends à goûter où je suis, je veux vous en donner idée par le détail d’une économie domestique qui annonce la félicité des maîtres de la maison & la fait partager à ceux qui l’habitent. J’espere, sur le projet qui vous occupe, que mes réflexions pourront un jour avoir leur usage & cet espoir sert encore à les exciter.

Je ne vous décrirai point la maison de Clarens. Vous la connaissez; vous savez si elle est charmante, si elle m’offre des souvenirs intéressants, si elle doit m’être chére & par ce qu’elle me montre & par ce qu’elle me rappelle. Madame de Wolmar en préfere avec raison le séjour à celui d’Etange, château magnifique & grand, mais vieux, triste, incommode & qui n’offre dans ses environs rien de comparable à ce qu’on voit autour de Clarens.

Depuis que les maîtres de cette maison y ont fixé leur demeure, ils en ont mis à leur usage tout ce qui ne servoit qu’à l’ornement; ce n’est plus une maison faite pour être vue, mais pour être habitée. Ils ont bouché de longues enfilades pour changer des portes mal situées; ils ont coupé de trop grandes pieces pour avoir des logemens mieux distribués. A des meubles anciens & riches, ils en ont substitué de simples & de commodes. Tout y est agréable & riant, tout y respire l’abondance & la propreté, rien n’y sent la richesse & le luxe. Il n’y a pas une chambre où l’on ne se reconnaisse à la campagne & où l’on ne retrouve toutes les commodités de la ville. Les mêmes changemens se font remarquer au dehors. La basse-cour a été agrandie aux dépens des remises. A la place d’un vieux billard délabré l’on a fait un beau pressoir, & une laiterie où logeoient des paons criards dont on s’est défait. Le potager étoit trop petit pour la cuisine; on en a fait du parterre un second, mais si propre & si bien entendu, que ce parterre ainsi travesti plaît à l’oeil plus qu’auparavant. Aux tristes ifs qui couvroient les murs ont été substitués de bons espaliers: Au lieu de l’inutile marronnier d’Inde, de jeunes mûriers noirs commencent à ombrager la cour; & l’on a planté deux rangs de noyers jusqu’au chemin, à la place des vieux tilleuls qui bordoient l’avenue. Partout on a substitué l’utile à l’agréable & l’agréable y a presque toujours gagné. Quant à moi, du moins, je trouve que le bruit de la basse-cour, le chant des coqs, le mugissement du bétail, l’attelage des chariots, les repas des champs, le retour des ouvriers; & tout l’appareil de l’économie rustique, donnent à cette maison un air plus champêtre, plus vivant, plus animé, plus gai, je ne sais quoi qui sent la joie & le bien-être, qu’elle n’avoit pas dans sa morne dignité.

Leurs terres ne sont pas affermées, mais cultivées par leurs soins; & cette culture fait une grande partie de leurs occupations, de leurs biens & de leurs plaisirs. La baronnie d’Etange n’a que des prés, des champs & du bois; mais le produit de Clarens est en vignes, qui font un objet considérable; & comme la différence de la culture y produit un effet plus sensible que dans les blés, c’est encore une raison d’économie pour avoir préféré ce dernier séjour. Cependant ils vont presque tous les ans faire les moissons à leur terre & M. de Wolmar y va seul assez fréquemment. Ils ont pour maxime de tirer de la culture tout ce qu’elle peut donner, non pour faire un plus grand gain, mais pour nourrir plus d’hommes. M. de Wolmar prétend que la terre produit à proportion du nombre des bras qui la cultivent: mieux cultivée, elle rend davantage; cette surabondance de production donne de quoi la cultiver mieux encore; plus on y met d’hommes & de bétail, plus elle fournit d’excédent à leur entretien. On ne sait, dit-il, où peut s’arrêter cette augmentation continuelle & réciproque de produit & de cultivateurs. Au contraire, les terrains négligés perdent leur fertilité: moins un pays produit d’hommes, moins il produit de denrées; c’est le défaut d’habitans qui l’empêche de nourrir le peu qu’il en a & dans toute contrée qui se dépeuple on doit tôt ou tard mourir de faim.

Ayant donc beaucoup de terres & les cultivant toutes avec beaucoup de soin, il leur faut, outre les domestiques de la basse-cour, un grand nombre d’ouvriers à la journée: ce qui leur procure le plaisir de faire subsister beaucoup de gens sans s’incommoder. Dans le choix de ces journaliers, ils préferent toujours ceux du pays & les voisins aux étrangers & aux inconnus. Si l’on perd quelque chose à ne pas prendre toujours les plus robustes, on le regagne bien par l’affection que cette préférence inspire à ceux qu’on choisit, par l’avantage de les avoir sans cesse autour de soi & de pouvoir compter sur eux dans tous les tems, quoiqu’on ne les paye qu’une partie de l’année.

Avec tous ces ouvriers, on fait toujours deux prix. L’un est le prix de rigueur & de droit, le prix courant du pays, qu’on s’oblige à leur payer pour les avoir employés. L’autre, un peu plus fort, est un prix de bénéficence, qu’on ne leur paye qu’autant qu’on est content d’eux; & il arrive presque toujours que ce qu’ils font pour qu’on le soit vaut mieux que le surplus qu’on leur donne. Car M. de Wolmar est integre & sévere & ne laisse jamais dégénérer en coutume & en abus les institutions de faveur & de grâces. Ces ouvriers ont des surveillans qui les animent & les observent. Ces surveillans sont les gens de la basse-cour, qui travaillent eux-mêmes & sont intéressés au travail des autres par un petit denier qu’on leur accorde, outre leurs gages, sur tout ce qu’on recueille par leurs soins. De plus M. de Wolmar les visite lui-même presque tous les jours, souvent plusieurs fois le jour & sa femme aime à être de ces promenades. Enfin, dans le tems des grands travaux, Julie donne toutes les semaines vingt batz de gratification à celui de tous les travailleurs, journaliers ou valets indifféremment, qui, durant ces huit jours, a été le plus diligent au jugement du maître. Tous ces moyens d’émulation qui paraissent dispendieux, employés avec prudence & justice, rendent insensiblement tout le monde laborieux, diligent & rapportent enfin plus qu’ils ne coûtent: mais comme on n’en voit le profit qu’avec de la constance & du tems, peu de gens savent & veulent s’en servir.

Cependant un moyen plus efficace encore, le seul auquel des vues économiques ne font point songer & qui est plus propre à Madame de Wolmar, c’est de gagner l’affection de ces bonnes gens en leur accordant la sienne. Elle ne croit point s’acquitter avec de l’argent des peines que l’on prend pour elle & pense devoir des services à quiconque lui en a rendu. Ouvriers, domestiques, tous ceux qui l’ont servie, ne fût-ce que pour un seul jour, deviennent tous ses enfans; elle prend part à leurs plaisirs, à leurs chagrins, à leur sort; elle s’informe de leurs affaires; leurs intérêts sont les siens; elle se charge de mille soins pour eux; elle leur donne des conseils; elle accommode leurs différends & ne leur marque pas l’affabilité de son caractere par des paroles emmiellées & sans effet, mais par des services véritables & par de continuels actes de bonté. Eux, de leur côté, quittent tout à son moindre signe; ils volent quand elle parle; son seul regard anime leur zele; en sa présence ils sont contents; en son absence ils parlent d’elle & s’animent à la servir. Ses charmes & ses discours font beaucoup; sa douceur, ses vertus, font davantage. Ah! milord, l’adorable & puissant empire que celui de la beauté bienfaisante!

Quant au service personnel des maîtres, ils ont dans la maison huit domestiques, trois femmes & cinq hommes, sans compter le valet de chambre du baron ni les gens de la basse-cour. Il n’arrive guere qu’on soit mal servi par peu de domestiques; mais on dirait, au zele de ceux-ci, que chacun, outre son service, se croit chargé de celui des sept autres & à leur accord, que tout se fait par un seul. On ne les voit jamais oisifs, & désoeuvrés jouer dans une antichambre ou polissonner dans la cour, mais toujours occupés à quelque travail utile: ils aident à la basse-cour, au cellier, à la cuisine; le jardinier n’a point d’autres garçons qu’eux; & ce qu’il y a de plus agréable, c’est qu’on leur voit faire tout cela gaiement & avec plaisir.

On s’y prend de bonne heure pour les avoir tels qu’on les veut. On n’a point ici la maxime que j’ai vue régner à Paris & à Londres, de choisir des domestiques tout formés, c’est-à-dire des coquins déjà tout faits, de ces coureurs de conditions, qui, dans chaque maison qu’ils parcourent, prennent à la fois les défauts des valets & des maîtres & se font un métier de servir tout le monde, sans jamais s’attacher à personne. Il ne peut régner ni honnêteté, ni fidélité, ni zele, au milieu de pareilles gens & ce ramassis de canaille ruine le maître & corrompt les enfans dans toutes les maisons opulentes. Ici c’est une affaire importante que le choix des domestiques. On ne les regarde point seulement comme des mercenaires dont on n’exige qu’un service exact; mais comme des membres de la famille, dont le mauvais choix est capable de la désoler. La premiere chose qu’on leur demande est d’être honnêtes gens; la seconde d’aimer leur maître; la troisieme de le servir à son gré; mais pour peu qu’un maître soit raisonnable & un domestique intelligent, la troisieme suit toujours les deux autres. On ne les tire donc point de la ville mais de la campagne. C’est ici leur premier service & ce sera suremen le dernier pour tous ceux qui vaudront quelque chose. On les prend dans quelque famille nombreuse & surchargée d’enfans, dont les peres & meres viennent les offrir eux-mêmes. On les choisit jeunes, bien faits, de bonne santé & d’une physionomie agréable. M. de Wolmar les interroge, les examine, puis les présente à sa femme. S’ils agréent à tous deux, ils sont reçus, d’abord à l’épreuve, ensuite au nombre des gens, c’est-à-dire des enfans de la maison & l’on passe quelques jours à leur apprendre avec beaucoup de patience & de soin ce qu’ils ont à faire. Le service est si simple, si égal, si uniforme, les maîtres ont si peu de fantaisie & d’humeur & leurs domestiques les affectionnent si promptement, que cela est bientôt appris. Leur condition est douce; ils sentent un bien-être qu’ils n’avoient pas chez eux; mais on ne les laisse point amollir par l’oisiveté, mere des vices. On ne souffre point qu’ils deviennent des messieurs & s’enorgueillissent de la servitude; ils continuent de travailler comme ils faisoient dans la maison paternelle: ils n’ont fait, pour ainsi dire, que changer de pere & de mere & en gagner de plus opulents. De cette sorte, ils ne prennent point en dédain leur ancienne vie rustique. Si jamais ils sortoient d’ici, il n’y en a pas un qui ne reprît plus volontiers son état de paysan que de supporter une autre condition. Enfin je n’ai jamais vu de maison où chacun fît mieux son service & s’imaginât moins de servir.

C’est ainsi qu’en formant & dressant ses proprès domestiques, on n’a point à se faire cette objection, si commune & si peu sensée: Je les aurai formés pour d’autres! Formez-les comme il faut, pourrait-on répondre & jamais ils ne serviront à d’autres. Si vous ne songez qu’à vous en les formant, en vous quittant ils font fort bien de ne songer qu’à eux; mais occupez-vous d’eux un peu davantage & ils vous demeureront attachés. Il n’y a que l’intention qui oblige; & celui qui profite d’un bien que je ne veux faire qu’à moi ne me doit aucune reconnaissance.

Pour prévenir doublement le même inconvénient, M. & Madame de Wolmar emploient encore un autre moyen qui me paroit fort bien entendu. En commençant leur établissement, ils ont cherché quel nombre de domestiques ils pouvoient entretenir dans une maison montée à peu près selon leur état & ils ont trouvé que ce nombre alloit à quinze ou seize; pour être mieux servis, ils l’ont réduit à la moitié; de sorte qu’avec moins d’appareil leur service est beaucoup plus exact. Pour être mieux servis encore, ils ont intéressé les mêmes gens à les servir long-tems. Un domestique en entrant chez eux reçoit le gage ordinaire; mais ce gage augmente tous les ans d’un vingtieme; au bout de vingt ans il seroit ainsi plus que doublé & l’entretien des domestiques seroit à peu près alors en raison du moyen des maîtres; mais il ne faut pas être un grand algébriste pour voir que les frais de cette augmentation sont plus apparens que réels, qu’ils auront peu de doubles gages à payer & que, quand ils les paieroient à tous, l’avantage d’avoir été bien servis durant vingt ans compenseroit & au delà ce surcroît de dépense. Vous sentez bien, milord, que c’est un expédient sûr pour augmenter incessamment le soin des domestiques & se les attacher à mesure qu’on s’attache à eux. Il n’y a pas seulement de la prudence. Il y a même de l’équité dans un pareil établissement. Est-il juste qu’un nouveau venu, sans affection & qui n’est peut-être qu’un mauvais sujet, reçoive en entrant le même salaire qu’on donne à un ancien serviteur, dont le zele & la fidélité sont éprouvés par de longs services & qui d’ailleurs approche en vieillissant du tems où il sera hors d’état de gagner sa vie? Au reste, cette derniere raison n’est pas ici de mise & vous pouvez bien croire que des maîtres aussi humains ne négligent pas des devoirs que remplissent par ostentation beaucoup de maîtres sans charité & n’abandonnent pas ceux de leurs gens à qui les infirmités ou la vieillesse ôtent les moyens de servir.

J’ai dans l’instant même un exemple assez frappant de cette attention. Le baron d’Etange, voulant récompenser les longs services de son valet de chambre par une retraite honorable, a eu le crédit d’obtenir pour lui de L. L. E. E. un emploi lucratif & sans peine. Julie vient de recevoir là-dessus de ce vieux domestique une lettre à tirer des larmes, dans laquelle il la supplie de le faire dispenser d’accepter cet emploi. Je suis âgé, lui dit-il, j’ai perdu toute ma famille; je n’ai plus d’autres parens que mes maîtres; tout mon espoir est de finir paisiblement mes jours dans la maison où je les ai passés… Madame, en vous tenant dans mes bras à votre naissance, je demandois à Dieu de tenir de même un jour vos enfans: il m’en a fait la grâce, ne me refusez pas celle de les voir croître & prospérer comme vous… Moi qui suis accoutumé à vivre dans une maison de paix, où en retrouverai-je une semblable pour y reposer ma vieillesse?… Ayez la charité d’écrire en ma faveur à M. le baron. S’il est mécontent de moi, qu’il me chasse & ne me donne point d’emploi; mais si je l’ai fidelement servi durant quarante ans, qu’il me laisse achever mes jours à son service & au vôtre; il ne sauroit mieux me récompenser. Il ne faut pas demander si Julie a écrit. Je vois qu’elle seroit aussi fâchée de perdre ce bonhomme qu’il le seroit de la quitter. Ai-je tort, milord, de comparer des maîtres si chéris à des peres & leurs domestiques à leurs enfans? Vous voyez que c’est ainsi qu’ils se regardent eux-mêmes.

Il n’y a pas d’exemple dans cette maison qu’un domestique ait demandé son congé. Il est même rare qu’on menace quelqu’’un de le lui donner. Cette menace effraye à proportion de ce que le service est agréable & doux; les meilleurs sujets en sont toujours les plus alarmés & l’on n’a jamais besoin d’en venir à l’exécution qu’avec ceux qui sont peu regrettables. Il y a encore une regle à cela. Quand M. de Wolmar a dit: Je vous chasse, on peut implorer l’intercession de Madame, l’obtenir quelquefois & rentrer en grâce à sa priere; mais un congé qu’elle donne est irrévocable & il n’y a plus de grâce à espérer. Cet accord est tres bien entendu pour tempérer à la fois l’exces de confiance qu’on pourroit prendre en la douceur de la femme & la crainte extrême que causeroit l’inflexibilité du mari. Ce mot ne laisse pas pourtant d’être extrêmement redouté de la part d’un maître équitable & sans colere; car, outre qu’on n’est pas sûr d’obtenir grâce & qu’elle n’est jamais accordée deux fois au même, on perd par ce mot seul son droit d’ancienneté & l’on recommence, en rentrant, un nouveau service: ce qui prévient l’insolence des vieux domestiques & augmente leur circonspection à mesure qu’ils ont plus à perdre.

Les trois femmes sont la femme de chambre, la gouvernante des enfans & la cuisiniere. Celle-ci est une paysanne fort propre & fort entendue, à qui Madame de Wolmar a appris la cuisine; car dans ce pays, simple encore, les jeunes personnes de tout état apprennent à faire elles-mêmes tous les travaux que feront un jour dans leur maison les femmes qui seront à leur service, afin de savoir les conduire au besoin & de ne s’en pas laisser imposer par elles. La femme de chambre n’est plus Babi: on l’a renvoyée à Etange où elle est née, on lui a remis le soin du château & une inspection sur la recette, qui la rend en quelque maniere le contrôleur de l’économe. Il y avoit long-tems que M. de Wolmar pressoit sa femme de faire cet arrangement, sans pouvoir la résoudre à éloigner d’elle une ancienne domestique de sa mere, quoiqu’elle eût plus d’un sujet de s’en plaindre. Enfin, depuis les dernieres explications, elle y a consenti & Babi est partie. Cette femme est intelligente & fidele, mais indiscrete, & babillarde. Je soupçonne qu’elle a trahi plus d’une fois les secrets de sa maîtresse, que M. de Wolmar ne l’ignore pas & que, pour prévenir la même indiscrétion vis-à-vis de quelque étranger, cet homme sage a su l’employer de maniere à profiter de ses bonnes qualités sans s’exposer aux mauvaises. Celle qui l’a remplacée est cette même Fanchon Regard dont vous m’entendiez parler autrefois avec tant de plaisir. Malgré l’augure de Julie, ses bienfaits, ceux de son pere & les vôtres, cette jeune femme si honnête & si sage n’a pas été heureuse dans son établissement. Claude Anet, qui avoit si bien supporté sa misere, n’a pu soutenir un état plus doux. En se voyant dans l’aisance, il a négligé son métier; & s’étant tout-à-fait dérangé, il s’est enfui du pays, laissant sa femme avec un enfant qu’elle a perdu depuis ce tems-là. Julie, après l’avoir retirée chez elle, lui a appris tous les petits ouvrages d’une femme de chambre; & je ne fus jamais plus agréablement surpris que de la trouver en fonction le jour de mon arrivée. M. de Wolmar en fait un tres grand cas & tous deux lui ont confié le soin de veiller tant sur les enfans que sur celle qui les gouverne. Celle-ci est aussi une villageoise simple & crédule, mais attentive, patiente & docile; de sorte qu’on n’a rien oublié pour que les vices des villes ne pénétrassent point dans un maison dont les maîtres ne les ont ni ne les souffrent.

Quoique tous les domestiques n’aient qu’une même table, il y a d’ailleurs peu de communication entre les deux sexes; on regarde ici cet article comme tres important. On n’y est point de l’avis de ces maîtres indifférens à tout, hors à leur intérêt, qui ne veulent qu’être bien servis sans s’embarrasser au surplus de ce que font leurs gens. On pense au contraire que ceux qui ne veulent qu’être bien servis ne sauroient l’être long-tems. Les liaisons trop intimes entre les deux sexes ne produisent jamais que du mal. C’est des conciliabules qui se tiennent chez les femmes de chambre que sortent la plupart des désordres d’un ménage. S’il s’en trouve une qui plaise au maître d’hôtel, il ne manque pas de la séduire aux dépens du maître. L’accord des hommes entre eux ni des femmes entre elles n’est pas assez sûr pour tirer à conséquence. Mais c’est toujours entre hommes & femmes que s’établissent ces secrets monopoles qui ruinent à la longue les familles les plus opulentes. On veille donc à la sagesse & à la modestie des femmes, non seulement par des raisons de bonnes moeurs & d’honnêteté, mais encore par un intérêt tres bien entendu; car, quoi qu’on en dise, nul ne remplit bien son devoir s’il ne l’aime; & il n’y eut jamais que des gens d’honneur qui sussent aimer leur devoir.

Pour prévenir entre les deux sexes une familiarité dangereuse, on ne les gêne point ici par des loix positives qu’ils seroient tentés d’enfreindre en secret; mais, sans paroître y songer, on établit des usages plus puissans que l’autorité même. On ne leur défend pas de se voir, mais on fait en sorte qu’ils n’en aient ni l’occasion ni la volonté. On y parvient en leur donnant des occupations, des habitudes, des goûts, des plaisirs, entierement différents. Sur l’ordre admirable qui regne ici, ils sentent que dans une maison bien réglée les hommes & les femmes doivent avoir peu de commerce entre eux. Tel qui taxeroit en cela de caprice les volontés d’un maître, se soumet sans répugnance à une maniere de vivre qu’on ne lui prescrit pas formellement, mais qu’il juge lui-même être la meilleure & la plus naturelle. Julie prétend qu’elle l’est en effet; elle soutient que de l’amour ni de l’union conjugale ne résulte point le commerce continuel des deux sexes. Selon elle, la femme & le mari sont bien destinés à vivre ensemble, mais non pas de la même maniere; ils doivent agir de concert sans faire les mêmes choses. La vie qui charmeroit l’un serait, dit-elle, insupportable à l’autre; les inclinations que leur donne la nature sont aussi diverses que les fonctions qu’elle leur impose; leurs amusemens ne different pas moins que leurs devoirs; en un mot, tous deux concourent au bonheur commun par des chemins différents; & ce partage de travaux & de soins est le plus fort lien de leur union.

Pour moi, j’avoue que mes proprès observations sont assez favorables à cette maxime. En effet, n’est-ce pas un usage constant de tous les peuples du monde, hors le François & ceux qui l’imitent, que les hommes vivent entre eux, les femmes entre elles? S’ils se voyent les uns les autres, c’est plutôt par entrevues & presque à la dérobée, comme les époux de Lacédémone, que par un mélange indiscret & perpétuel, capable de confondre & défigurer en eux les plus sages distinctions de la nature. On ne voit point les sauvages mêmes indistinctement mêlés, hommes & femmes. Le soir, la famille se rassemble, chacun passe la nuit auprès de sa femme: la séparation recommence avec le jour & les deux sexes n’ont plus rien de commun que les repas tout au plus. Tel est l’ordre que son universalité montre être le plus naturel; & dans les pays mêmes où il est perverti, l’on en voit encore des vestiges. En France, où les hommes se sont soumis à vivre à la maniere des femmes & à rester sans cesse enfermés dans la chambre avec elles, l’involontaire agitation qu’ils y conservent montre que ce n’est point à cela qu’ils étoient destinés. Tandis que les femmes restent tranquillement assises ou couchées sur leur chaise longue, vous voyez les hommes se lever, aller, venir, se rasseoir, avec une inquiétude continuelle, un instinct machinal combattant sans cesse la contrainte où ils se mettent & les poussant malgré eux à cette vie active & laborieuse que leur imposa la nature. C’est le seul peuple du monde où les hommes se tiennent debout au spectacle, comme s’ils alloient se délasser au parterre d’avoir resté tout le jour assis au salon. Enfin ils sentent si bien l’ennui de cette indolence efféminée & casaniere, que, pour y mêler au moins quelque sorte d’activité, ils cedent chez eux la place aux étrangers & vont auprès des femmes d’autrui chercher à tempérer ce dégoût.

La maxime de Madame de Wolmar se soutient tres bien par l’exemple de sa maison; chacun étant pour ainsi dire tout à son sexe, les femmes y vivent tres séparées des hommes. Pour prévenir entre eux des liaisons suspectes, son grand secret est d’occuper incessamment les uns & les autres; car leurs travaux sont si différens qu’il n’y a que l’oisiveté qui les rassemble. Le matin chacun vaque à ses fonctions & il ne reste du loisir à personne pour aller troubler celles d’un autre. L’apres-dîné les hommes ont pour département le jardin, la basse-cour, ou d’autres soins de la campagne; les femmes s’occupent dans la chambre des enfans jusqu’à l’heure de la promenade, qu’elles font avec eux, souvent même avec leur maîtresse & qui leur est agréable comme le seul moment où elles prennent l’air. Les hommes, assez exercés par le travail de la journée, n’ont guere envie de s’aller promener & se reposent en gardant la maison.

Tous les Dimanches, après le prêche du soir, les femmes se rassemblent encore dans la chambre des enfans avec quelque parente ou amie qu’elles invitent tour à tour du consentement de Madame. Là, en attendant un petit régal donné par elle, on cause, on chante, on joue au volant, aux onchets, ou à quelque autre jeu d’adresse propre à plaire aux yeux des enfans, jusqu’à ce qu’ils s’en puissent amuser eux-mêmes. La collation vient, composée de quelques laitages, de gaufres, d’échaudés, de merveilles, ou d’autres mets du goût des enfans & des femmes. Le vin en est toujours exclus & les hommes qui dans tous les tems entrent peu dans ce petit Gynécée ne sont jamais de cette colation, où Julie manque assez rarement. J’ai été jusqu’ici le seul privilégié. Dimanche dernier j’obtins à force d’importunités de l’y accompagner. Elle eut grand soin de me faire valoir cette faveur. Elle me dit tout haut qu’elle me l’accordoit pour cette seule fois, & qu’elle l’avoit refusée à M. de Wolmar lui-même. Imaginez si la petite vanité féminine étoit flattée & si un laquais eût été bien-venu à vouloir être admis à l’exclusion du maître.

Je fis un goûter délicieux. Est-il quelques mets au monde comparables aux laitages de ce pays? Pensez ce que doivent être ceux d’une laiterie où Julie préside & mangés à côté d’elle. La Fanchon me servit des grus, de la céracée, des gaufres, des écrelets. Tout disparaissoit à l’instant. Julie rioit de mon appétit. Je vois, dit-elle, en me donnant encore une assiette de creme, que votre estomac se fait honneur partout & que vous ne vous tirez pas moins bien de l’écot des femmes que de celui des Valaisans; pas plus impunément, repris-je, on s’enivre quelquefois à l’un comme à l’autre & la raison peut s’égarer dans un chalet tout aussi bien que dans un cellier. Elle baissa les yeux sans répondre, rougit & se mit à caresser ses enfans. C’en fut assez pour éveiller mes remords. Milord, ce fut là ma premiere indiscrétion & j’espere que ce sera la derniere.

Il régnoit dans cette petite assemblée un certain air d’antique simplicité qui me touchoit le coeur; je voyois sur tous les visages la même gaieté & plus de franchise peut-être que s’il s’y fût trouvé des hommes. Fondée sur la confiance & l’attachement, la familiarité qui régnoit entre les servantes & la maîtresse ne faisoit qu’affermir le respect & l’autorité; & les services rendus & reçus ne sembloient être que des témoignages d’amitié réciproque. Il n’y avoit pas jusqu’au choix du régal qui ne contribuât à le rendre intéressant. Le laitage & le sucre sont un des goûts naturels du sexe & comme le symbole de l’innocence & de la douceur qui font son plus aimable ornement. Les hommes, au contraire, recherchent en général les saveurs fortes & les liqueurs spiritueuses, alimens plus convenables à la vie active & laborieuse que la nature leur demande; & quand ces divers goûts viennent à s’altérer & se confondre, c’est une marque presque infaillible du mélange désordonné des sexes. En effet, j’ai remarqué qu’en France, où les femmes vivent sans cesse avec les hommes, elles ont tout-à-fait perdu le goût du laitage, les hommes beaucoup celui du vin; & qu’en Angleterre, où les deux sexes sont moins confondus, leur goût propre s’est mieux conservé. En général, je pense qu’on pourroit souvent trouver quelque indice du caractere des gens dans le choix des alimens qu’ils préferent. Les Italiens, qui vivent beaucoup d’herbages, sont efféminés & mous. Vous autres Anglais, grands mangeurs de viande, avez dans vos inflexibles vertus quelque chose de dur & qui tient de la barbarie. Le Suisse, naturellement froid, paisible & simple, mais violent & emporté dans la colere, aime à la fois l’un & l’autre aliment & boit du laitage & du vin. Le Français, souple & changeant, vit de tous les mets & se plie à tous les caracteres. Julie elle-même pourroit me servir d’exemple; car quoique sensuelle & gourmande dans ses repas, elle n’aime ni la viande, ni les ragoûts, ni le sel & n’a jamais goûté de vin pur: d’excellens légumes, les oeufs, la creme, les fruits, voilà sa nourriture ordinaire; & sans le poisson qu’elle aime aussi beaucoup, elle seroit une véritable pythagoricienne.

C’est rien de contenir les femmes si l’on ne contient aussi les hommes; & cette partie de la regle, non moins importante que l’autre, est plus difficile encore; car l’attaque est en général plus vive que la défense: c’est l’intention du conservateur de la nature. Dans la république on retient les citoyens par des moeurs, des principes, de la vertu; mais comment contenir des domestiques, des mercenaires, autrement que par la contrainte & la gêne? Tout l’art du maître est de cacher cette gêne sous le voile du plaisir ou de l’intérêt, en sorte qu’ils pensent vouloir tout ce qu’on les oblige de faire. L’oisiveté du dimanche, le droit qu’on ne peut guere leur ôter d’aller où bon leur semble quand leurs fonctions ne les retiennent point au logis, détruisent souvent en un seul jour l’exemple & les leçons des six autres. L’habitude du cabaret, le commerce & les maximes de leurs camarades, la fréquentation des femmes débauchées, les perdant bientôt pour leurs maîtres & pour eux-mêmes, les rendent par mille défauts incapables du service & indignes de la liberté.

On remédie à cet inconvénient en les retenant par les mêmes motifs qui les portoient à sortir. Qu’allaient-ils faire ailleurs? Boire & jouer au cabaret. Ils boivent & jouent au logis. Toute la différence est que le vin ne leur coûte rien, qu’ils ne s’enivrent pas & qu’il y a des gagnans au jeu sans que jamais personne perde. Voici comment on s’y prend pour cela.

Derriere la maison est une allée couverte dans laquelle on a établi la lice des jeux. C’est là que les gens de livrée & ceux de la basse-cour se rassemblent en été, le dimanche, après le prêche, pour y jouer, en plusieurs parties liées, non de l’argent, on ne le souffre pas, ni du vin, on leur en donne, mais une mise fournie par la libéralité des maîtres. Cette mise est toujours quelque petit meuble ou quelque nippe à leur usage. Le nombre des jeux est proportionné à la valeur de la mise; en sorte que, quand cette mise est un peu considérable, comme des boucles d’argent, un porte-col, des bas de soie, un chapeau fin, ou autre chose semblable, on emploie ordinairement plusieurs séances à la disputer. On ne s’en tient point à une seule espece de jeu; on les varie, afin que le plus habile dans un n’emporte pas toutes les mises & pour les rendre tous plus adroits & plus forts par des exercices multipliés. Tantôt c’est à qui enlevera à la course un but placé à l’autre bout de l’avenue; tantôt à qui lancera le plus loin la même pierre; tantôt à qui portera le plus long-tems le même fardeau; tantôt on dispute un prix en tirant au blanc. On joint à la plupart de ces jeux un petit appareil qui les prolonge & les rend amusants. Le maître & la maîtresse les honorent souvent de leur présence; on y amene quelquefois les enfans; les étrangers même y viennent, attirés par la curiosité & plusieurs ne demanderoient pas mieux que d’y concourir; mais nul n’est jamais admis qu’avec l’agrément des maîtres & du consentement des joueurs, qui ne trouveroient pas leur compte à l’accorder aisément. Insensiblement il s’est fait de cet usage une espece de spectacle, où les acteurs, animés par les regards du public, préferent la gloire des applaudissemens à l’intérêt du prix. Devenus plus vigoureux & plus agiles, ils s’en estiment davantage; & s’accoutumant à tirer leur valeur d’eux-mêmes plutôt que de ce qu’ils possedent, tout valets qu’ils sont, l’honneur leur devient plus cher que l’argent.

Il seroit long de vous détailler tous les biens qu’on retire ici d’un soin si puéril en apparence & toujours dédaigné des esprits vulgaires, tandis que c’est le propre du vrai génie de produire de grands effets par de petits moyens. M. de Wolmar m’a dit qu’il lui en coûtoit à peine cinquante écus par an pour ces petits établissemens que sa femme a la premiere imaginés. Mais, dit-il, combien de fois croyez-vous que je regagne cette somme dans mon ménage & dans mes affaires par la vigilance & l’attention que donnent à leur service des domestiques attachés qui tiennent tous leurs plaisirs de leurs maîtres, par l’intérêt qu’ils prennent à celui d’une maison qu’ils regardent comme la leur, par l’avantage de profiter dans leurs travaux de la vigueur qu’ils acquierent dans leurs jeux, par celui de les conserver toujours sains en les garantissant des exces ordinaires à leurs pareils & des maladies qui sont la suite ordinaire de ces exces, par celui de prévenir en eux les friponneries que le désordre amene infailliblement, & de les conserver toujours honnêtes gens, enfin par le plaisir d’avoir chez nous à peu de frais des récréations agréables pour nous-mêmes? Que s’il se trouve parmi nos gens quelqu’’un, soit homme, soit femme, qui ne s’accommode pas de nos regles & leur préfere la liberté d’aller sous divers prétextes courir où bon lui semble, on ne lui en refuse jamais la permission; mais nous regardons ce goût de licence comme un indice tres suspect & nous ne tardons pas à nous défaire de ceux qui l’ont. Ainsi ces mêmes amusemens qui nous conservent de bons sujets nous servent encore d’épreuve pour les choisir. Milord, j’avoue que je n’ai jamais vu qu’ici des maîtres former à la fois dans les mêmes hommes de bons domestiques pour le service de leurs personnes, de bons paysans pour cultiver leurs terres, de bons soldats pour la défense de la patrie & des gens de bien pour tous les états où la fortune peut les appeler.

L’hiver, les plaisirs changent d’espece ainsi que les travaux. Les dimanches, tous les gens de la maison & même les voisins, hommes & femmes indifféremment, se rassemblent après le service dans une salle basse, où ils trouvent du feu, du vin, des fruits, des gâteaux & un violon qui les fait danser. Madame de Wolmar ne manque jamais de s’y rendre, au moins pour quelques instants, afin d’y maintenir par sa présence l’ordre & la modestie & il n’est pas rare qu’elle y danse elle-même, fût-ce avec ses proprès gens. Cette regle, quand je l’appris, me parut d’abord moins conforme à la sévérité des moeurs protestantes. Je le dis à Julie; & voici à peu près ce qu’elle me répondit:

La pure morale est si chargée de devoirs séveres, que si on la surcharge encore de formes indifférentes, c’est presque toujours aux dépens de l’essentiel. On dit que c’est le cas de la plupart des moines qui, soumis à mille regles inutiles, ne savent ce que c’est qu’honneur & vertu. Ce défaut regne moins parmi nous, mais nous n’en sommes pas tout-à-fait exempts. Nos gens d’église, aussi supérieurs en sagesse à toutes les sortes de prêtres que notre religion est supérieure à toutes les autres en sainteté, ont pourtant encore quelques maximes qui paraissent plus fondées sur le préjugé que sur la raison. Telle est celle qui blâme la danse & les assemblées: comme s’il y avoit plus de mal à danser qu’à chanter, que chacun de ces amusemens ne fût pas également une inspiration de la nature & que ce fût un crime de s’égayer en commun par une récréation innocente, & honnête! Pour moi, je pense au contraire que, toutes les fois qu’il y a concours des deux sexes, tout divertissement public devient innocent par cela même qu’il est public; au lieu que l’occupation la plus louable est suspecte dans le tête-à-tête. L’homme & la femme sont destinés l’un pour l’autre, la fin de la nature est qu’ils soient unis par le mariage. Toute fausse religion combat la nature; la nôtre seule, qui la suit & la rectifie, annonce une institution divine & convenable à l’homme. Elle ne doit donc point ajouter sur le mariage aux embarras de l’ordre civil des difficultés que l’Evangile ne prescrit pas & qui sont contraires à l’esprit du christianisme. Mais qu’on me dise où de jeunes personnes à marier auront occasion de prendre du goût l’une pour l’autre & de se voir avec plus de décence & de circonspection que dans une assemblée où les yeux du public, incessamment tournés sur elles, les forcent à s’observer avec le plus grand soin. En quoi Dieu est-il offensé par un exercice agréable & salutaire, convenable à la vivacité de la jeunesse, qui consiste à se présenter l’un à l’autre avec grâce & bienséance & auquel le spectateur impose une gravité dont personne n’oseroit sortir? Peut-on imaginer un moyen plus honnête de ne tromper personne, au moins quant à la figure & de se montrer avec les agréments & les défauts qu’on peut avoir aux gens qui ont intérêt de nous bien connoître avant de s’obliger à nous aimer? Le devoir de se chérir réciproquement n’emporte-t-il pas celui de se plaire & n’est-ce pas un soin digne de deux personnes vertueuses & chrétiennes qui songent à s’unir, de préparer ainsi leurs coeurs à l’amour mutuel que Dieu leur impose?

Qu’arrive-t-il dans ces lieux où regne une éternelle contrainte, où l’on punit comme un crime la plus innocente gaieté, où les jeunes gens des deux sexes n’osent jamais s’assembler en public & où l’indiscrete sévérité d’un pasteur ne sait prêcher au nom de Dieu qu’une gêne servile & la tristesse & l’ennui? On élude une tyrannie insupportable que la nature & la raison désavouent. Aux plaisirs permis dont on prive une jeunesse enjouée & folâtre, elle en substitue de plus dangereux. Les tête-à-tête adroitement concertés prennent la place des assemblées publiques. A force de se cacher comme si l’on étoit coupable, on est tenté de le devenir. L’innocente joie aime à s’évaporer au grand jour; mais le vice est ami des ténebres; & jamais l’innocence & le mystere n’habiterent long-tems ensemble. Mon cher ami, me dit-elle en me serrant la main comme pour me communiquer son repentir & faire passer dans mon coeur la pureté du sien, qui doit mieux sentir que nous toute l’importance de cette maxime? Que de douleurs & de peines, que de remords & de pleurs nous nous serions épargnés durant tant d’années, si tous deux, aimant la vertu comme nous avons toujours fait, nous avions su prévoir de plus loin les dangers qu’elle court dans le tête-à-tête.

Encore un coup, continua Madame de Wolmar d’un ton plus tranquille, ce n’est point dans les assemblées nombreuses, où tout le monde nous voit & nous écoute, mais dans des entretiens particuliers, où regnent le secret & la liberté, que les moeurs peuvent courir des risques. C’est sur ce principe que, quand mes domestiques des deux sexes se rassemblent, je suis bien aise qu’ils y soient tous. J’approuve même qu’ils invitent parmi les jeunes gens du voisinage ceux dont le commerce n’est point capable de leur nuire; & j’apprends avec grand plaisir que, pour louer les moeurs de quelqu’’un de nos jeunes voisins, on dit: Il est reçu chez M. de Wolmar. En ceci nous avons encore une autre vue. Les hommes qui nous servent sont tous garçons & parmi les femmes, la gouvernante des enfans est encore à marier. Il n’est pas juste que la réserve où vivent ici les uns & les autres leur ôte l’occasion d’un honnête établissement. Nous tâchons dans ces petites assemblées de leur procurer cette occasion sous nos yeux, pour les aider à mieux choisir; & en travaillant ainsi à former d’heureux ménages, nous augmentons le bonheur du nôtre.

Il resteroit à me justifier moi-même de danser avec ces bonnes gens; mais j’aime mieux passer condamnation sur ce point & j’avoue franchement que mon plus grand motif en cela est le plaisir que j’y trouve. Vous savez que j’ai toujours partagé la passion que ma cousine a pour la danse; mais après la perte de ma mere je renonçai pour ma vie au bal & à toute assemblée publique: j’ai tenu parole, même à mon mariage & la tiendrai, sans croire y déroger en dansant quelquefois chez moi avec mes hôtes & mes domestiques. C’est un exercice utile à ma santé durant la vie sédentaire qu’on est forcé de mener ici l’hiver. Il m’amuse innocemment; car, quand j’ai bien dansé, mon coeur ne me reproche rien. Il amuse aussi M. de Wolmar; toute ma coquetterie en cela se borne à lui plaire. Je suis cause qu’il vient au lieu où l’on danse; ses gens en sont plus contens d’être honorés des regards de leur maître; ils témoignent aussi de la joie à me voir parmi eux. Enfin je trouve que cette familiarité modérée forme entre nous un lien de douceur & d’attachement qui ramene un peu l’humanité naturelle en tempérant la bassesse de la servitude & la rigueur de l’autorité.

Voilà, Milord, ce que me dit Julie au sujet de la danse, & j’admirai comment avec tant d’affabilité pouvoit régner tant de subordination & comment elle & son mari pouvoient descendre & s’égaler si souvent à leurs domestiques, sans que ceux-ci fussent tentés de les prendre au mot & de s’égaler à eux à leur tour. Je ne crois pas qu’il y ait des Souverains en Asie servis dans leurs palais avec plus de respect que ces bons maîtres le sont dans leur maison. Je ne connois rien de moins impérieux que leurs ordres & rien de si promptement exécuté: ils prient & l’on vole; ils excusent & l’on sent son tort. Je n’ai jamais mieux compris combien la force des choses qu’on dit dépend peu des mots qu’on emploie.

Ceci m’a fait faire une autre réflexion sur la vaine gravité des maîtres. C’est que ce sont moins leurs familiarités que leurs défauts qui les font mépriser chez eux & que l’insolence des domestiques annonce plutôt un maître vicieux que foible; car rien ne leur donne autant d’audace que la connoissance de ses vices & tous ceux qu’ils découvrent en lui sont à leurs yeux autant de dispenses d’obéir à un homme qu’ils ne sauroient plus respecter.

Les valets imitent les maîtres & les imitant grossierement ils rendent sensibles dans leur conduite les défauts que le vernis de l’éducation cache mieux dans les autres. A Paris, je jugeois des moeurs des femmes de ma connoissance par l’air & le ton de leurs femmes-de-chambre & cette regle ne m’a jamais trompé. Outre que la femme-de-chambre, une fois dépositaire du secret de sa maîtresse, lui fait payer cher sa discrétion, elle agit comme l’autre pense & décele toutes ses maximes en les pratiquant mal-adroitement. En toute chose l’exemple des maîtres est plus fort que leur autorité & il n’est pas naturel que leurs domestiques veuillent être plus honnêtes gens qu’eux. On a beau crier, jurer, maltraiter, chasser, faire maison nouvelle; tout cela ne produit point le bon service. Quand celui qui ne s’embarrasse pas d’être méprisé & hai de ses gens s’en croit pourtant bien servi, c’est qu’il se contente de ce qu’il voit & d’une exactitude apparente, sans tenir compte de mille maux secrets qu’on lui fait incessamment & dont il n’aperçoit jamais la source. Mais où est l’homme assez dépourvu d’honneur pour pouvoir supporter les dédains de tout ce qui l’environne? Où est la femme assez perdue pour n’être plus sensible aux outrages? Combien, dans Paris & dans Londres, de dames se croient fort honorées, qui fondroient en larmes si elles entendoient ce qu’on dit d’elles dans leur antichambre! Heureusement pour leur repos elles se rassurent en prenant ces Argus pour des imbéciles & se flattant qu’ils ne voyent rien de ce qu’elles ne daignent pas leur cacher. Aussi, dans leur mutine obéissance, ne leur cachent-ils guere à leur tour tout le mépris qu’ils ont pour elles. Maîtres & valets sentent mutuellement que ce n’est pas la peine de se faire estimer les uns des autres.

Le jugement des domestiques me paroit être l’épreuve la plus sûre & la plus difficile de la vertu des maîtres; & je me souviens, milord, d’avoir bien pensé de la vôtre en Valais sans vous connaître, simplement sur ce que, parlant assez rudement à vos gens, ils ne vous en étoient pas moins attachés & qu’ils témoignaient, entre eux, autant de respect pour vous en votre absence que si vous les eussiez entendus. On a dit qu’il n’y avoit point de héros pour son valet de chambre. Cela peut être; mais l’homme juste a l’estime de son valet; ce qui montre assez que l’héroisme n’a qu’une vaine apparence & qu’il n’y a rien de solide que la vertu. C’est sur-tout dans cette maison qu’on reconnaît la force de son empire dans le suffrage des domestiques; suffrage d’autant plus sûr, qu’il ne consiste point en de vains éloges, mais dans l’expression naturelle de ce qu’ils sentent. N’entendant jamais rien ici qui leur fasse croire que les autres maîtres ne ressemblent pas aux leurs, ils ne les louent point des vertus qu’ils estiment communes à tous; mais ils louent Dieu dans leur simplicité d’avoir mis des riches sur la terre pour le bonheur de ceux qui les servent & pour le soulagement des pauvres.

La servitude est si peu naturelle à l’homme, qu’elle ne sauroit exister sans quelque mécontentement. Cependant on respecte le maître & l’on n’en dit rien. Que s’il échappe quelques murmures contre la maîtresse, ils valent mieux que des éloges. Nul ne se plaint qu’elle manque pour lui de bienveillance, mais qu’elle en accorde autant aux autres; nul ne peut souffrir qu’elle fasse comparaison de son zele avec celui de ses camarades, & chacun voudroit être le premier en faveur comme il croit l’être en attachement: c’est là leur unique plainte & leur plus grande injustice.

A la subordination des inférieurs se joint la concorde entre les égaux; & cette partie de l’administration domestique n’est pas la moins difficile. Dans les concurrences de jalousie & d’intérêt qui divisent sans cesse les gens d’une maison, même aussi peu nombreuse que celle-ci, ils ne demeurent presque jamais unis qu’aux dépens du maître. S’ils s’accordent, c’est pour voler de concert: s’ils sont fideles, chacun se fait valoir aux dépens des autres. Il faut qu’ils soient ennemis ou complices; & l’on voit à peine le moyen d’éviter à la fois leur friponnerie, & leurs dissensions. La plupart des peres de famille ne connaissent que l’alternative entre ces deux inconvénients. Les uns, préférant l’intérêt à l’honnêteté, fomentent cette disposition des valets aux secrets rapports & croient faire un chef-d’oeuvre de prudence en les rendant espions ou surveillans les uns des autres. Les autres, plus indolents, aiment qu’on les vole & qu’on vive en paix; ils se font une sorte d’honneur de recevoir toujours mal des avis qu’un pur zele arrache quelquefois à un serviteur fidele. Tous s’abusent également. Les premiers, en excitant chez eux des troubles continuels, incompatibles avec la regle, & le bon ordre, n’assemblent qu’un tas de fourbes & de délateurs, qui s’exercent, en trahissant leurs camarades, à trahir peut-être un jour leurs maîtres. Les seconds, en refusant d’apprendre ce qui se fait dans leur maison, autorisent les ligues contre eux-mêmes, encouragent les méchants, rebutent les bons & n’entretiennent à grands frais que des fripons arrogants & paresseux, qui, s’accordant aux dépens du maître, regardent leurs services comme des grâces & leurs vols comme des droits.

C’est une grande erreur, dans l’économie domestique ainsi que dans la civile, de vouloir combattre un vice par un autre, ou former entre eux une sorte d’équilibre: comme si ce qui sape les fondemens de l’ordre pouvoit jamais servir à l’établir! On ne fait par cette mauvaise police que réunir enfin tous les inconvénients. Les vices tolérés dans une maison n’y regnent pas seuls; laissez-en germer un, mille viendront à sa suite. Bientôt ils perdent les valets qui les ont, ruinent le maître qui les souffre, corrompent ou scandalisent les enfans attentifs à les observer. Quel indigne pere oseroit mettre quelque avantage en balance avec ce dernier mal? Quel honnête homme voudroit être chef de famille, s’il lui étoit impossible de réunir dans sa maison la paix & la fidélité & qu’il fallût acheter le zele de ses domestiques aux dépens de leur bienveillance mutuelle?

Qui n’auroit vu que cette maison n’imagineroit pas même qu’une pareille difficulté pût exister, tant l’union des membres y paroit venir de leur attachement aux chefs. C’est ici qu’on trouve le sensible exemple qu’on ne sauroit aimer sincerement le maître sans aimer tout ce qui lui appartient: vérité qui sert de fondement à la charité chrétienne. N’est-il pas bien simple que les enfans du même pere se traitent de freres entre eux? C’est ce qu’on nous dit tous les jours au Temple sans nous le faire sentir; c’est ce que les habitans de cette maison sentent sans qu’on leur dise.

Cette disposition à la concorde commence par le choix des sujets. M. de Wolmar n’examine pas seulement en les recevant s’ils conviennent à sa femme & à lui, mais s’ils conviennent l’un à l’autre & l’antipathie bien reconnue entre deux excellens domestiques suffiroit pour faire à l’instant congédier l’un des deux. Car, dit Julie, une maison si peu nombreuse, une maison dont ils ne sortent jamais & où ils sont toujours vis-à-vis les uns des autres, doit leur convenir également à tous & seroit un enfer pour eux si elle n’étoit une maison de paix. Ils doivent la regarder comme leur maison paternelle où tout n’est qu’une même famille. Un seul qui déplairoit aux autres pourroit la leur rendre odieuse; & cet objet désagréable y frappant incessamment leurs regards, ils ne seroient bien ici ni pour eux ni pour nous.

Après les avoir assortis le mieux qu’il est possible, on les unit pour ainsi dire malgré eux par les services qu’on les force en quelque sorte à se rendre & l’on fait que chacun ait un sensible intérêt d’être aimé de tous ses camarades. Nul n’est si bien venu à demander des grâces pour lui-même que pour un autre; ainsi celui qui désire en obtenir tâche d’engager un autre à parler pour lui; & cela est d’autant plus facile, que, soit qu’on accorde ou qu’on refuse une faveur ainsi demandée, on en fait toujours un mérite à celui qui s’en est rendu l’intercesseur. Au contraire, on rebute ceux qui ne sont bons que pour eux. Pourquoi, leur dit-on, accorderais-je ce qu’on me demande pour vous qui n’avez jamais rien demandé pour personne? Est-il juste que vous soyez plus heureux que vos camarades, parce qu’ils sont plus obligeans que vous? On fait plus, on les engage à se servir mutuellement en secret, sans ostentation, sans se faire valoir; ce qui est d’autant moins difficile à obtenir qu’ils savent fort bien que le maître, témoin de cette discrétion, les en estime davantage; ainsi l’intérêt y gagne & l’amour-propre n’y perd rien. Il sont si convaincus de cette disposition générale & il regne une telle confiance entre eux, que quand quelqu’’un a quelque grâce à demander, il en parle à leur table par forme de conversation; souvent sans avoir rien fait de plus, il trouve la chose demandée, & obtenue & ne sachant qui remercier, il en a l’obligation à tous.

C’est par ce moyen & d’autres semblables qu’on fait régner entre eux un attachement né de celui qu’ils ont tous pour leur maître & qui lui est subordonné. Ainsi, loin de se liguer à son préjudice, ils ne sont tous unis que pour le mieux servir. Quelque intérêt qu’ils aient à s’aimer ils en ont encore un plus grand à lui plaire; le zele pour son service l’emporte sur leur bienveillance mutuelle; & tous, se regardant comme lésés par des pertes qui le laisseroient moins en état de récompenser un bon serviteur, sont également incapables de souffrir en silence le tort que l’un d’eux voudroit lui faire. Cette partie de la police établie dans cette maison me paroit avoir quelque chose de sublime; & je ne puis assez admirer comment M. & Madame de Wolmar ont su transformer le vil métier d’accusateur en une fonction de zele, d’intégrité, de courage, aussi noble ou du moins aussi louable qu’elle l’étoit chez les Romains.

On a commencé par détruire ou prévenir clairement, simplement & par des exemples sensibles, cette morale criminelle & servile, cette mutuelle tolérance aux dépens du maître, qu’un méchant valet ne manque point de prêcher aux bons sous l’air d’une maxime de charité. On leur a bien fait comprendre que le précepte de couvrir les fautes de son prochain ne se rapporte qu’à celles qui ne font de tort à personne; qu’une injustice qu’on voit, qu’on tait & qui blesse un tiers, on la commet soi-même; & que, comme ce n’est que le sentiment de nos proprès défauts qui nous oblige à pardonner ceux d’autrui, nul n’aime à tolérer les fripons s’il n’est un fripon comme eux. Sur ces principes, vrais en général d’homme à homme & bien plus rigoureux encore dans la relation plus étroite du serviteur au maître, on tient ici pour incontestable que qui voit faire un tort à ses maîtres sans le dénoncer est plus coupable encore que celui qui l’a commis; car celui-ci se laisse abuser dans son action par le profit qu’il envisage, mais l’autre, de sang-froid & sans intérêt, n’a pour motif de son silence qu’une profonde indifférence pour la justice, pour le bien de la maison qu’il sert & un désir secret d’imiter l’exemple qu’il cache. De sorte que, quand la faute est considérable, celui qui l’a commise peut encore quelquefois espérer son pardon, mais le témoin qui l’a tué est infailliblement congédié comme un homme enclin au mal.

En revanche on ne souffre aucune accusation qui puisse être suspecte d’injustice & de calomnie, c’est-à-dire qu’on n’en reçoit aucune en l’absence de l’accusé. Si quelqu’’un vient en particulier faire quelque rapport contre son camarade, ou se plaindre personnellement de lui, on lui demande s’il est suffisamment instruit, c’est-à-dire s’il a commencé par s’éclaircir avec celui dont il vient se plaindre. S’il dit que non, on lui demande encore comment il peut juger une action dont il ne connaît pas assez les motifs. Cette action, lui dit-on, tient peut-être à quelque autre qui vous est inconnue; elle a peut-être quelque circonstance qui sert à la justifier ou à l’excuser & que vous ignorez. Comment osez-vous condamner cette conduite avant de savoir les raisons de celui qui l’a tenue? Un mot d’explication l’eût peut-être justifiée à vos yeux. Pourquoi risquer de la blâmer injustement & m’exposer à partager votre injustice? S’il assure s’être éclairci auparavant avec l’accusé: Pourquoi donc lui réplique-t-on, venez-vous sans lui, comme si vous aviez peur qu’il ne démentît ce que vous avez à dire? De quel droit négligez-vous pour moi la précaution que vous avez cru devoir prendre pour vous-même? Est-il bien de vouloir que je juge sur votre rapport d’une action dont vous n’avez pas voulu juger sur le témoignage de vos yeux & ne seriez-vous pas responsable du jugement partial que j’en pourrois porter, si je me contentois de votre seule déposition? Ensuite on lui propose de faire venir celui qu’il accuse: s’il y consent, c’est une affaire bientôt réglée; s’il s’y oppose, on le renvoie après une forte réprimande; mais on lui garde le secret & l’on observe si bien l’un & l’autre, qu’on ne tarde pas à savoir lequel des deux avoit tort.

Cette regle est si connue & si bien établie, qu’on n’entend jamais un domestique de cette maison parler mal d’un de ses camarades absent; car ils savent tous que c’est le moyen de passer pour lâche ou menteur. Lorsqu’un d’entre eux en accuse un autre, c’est ouvertement, franchement & non seulement en sa présence, mais en celle de tous leurs camarades, afin d’avoir dans les témoins de ses discours des garans de sa bonne foi. Quand il est question de querelles personnelles, elles s’accommodent presque toujours par médiateurs, sans importuner monsieur ni Madame; mais quand il s’agit de l’intérêt sacré du maître, l’affaire ne sauroit demeurer secrete; il faut que le coupable s’accuse ou qu’il ait un accusateur. Ces petits plaidoyers sont tres rares & ne se font qu’à table dans les tournées que Julie va faire journellement au dîner ou au souper de ses gens & que M. de Wolmar appelle en riant ses grands jours. Alors, après avoir écouté paisiblement la plainte & la réponse, si l’affaire intéresse son service, elle remercie l’accusateur de son zele. Je sais, lui dit-elle, que vos aimez votre camarade; vous m’en avez toujours dit du bien & je vous loue de ce que l’amour du devoir & de la justice l’emporte en vous sur les affections particulieres; c’est ainsi qu’en use un serviteur fidele & un honnête homme. Ensuite, si l’accusé n’a pas tort, elle ajoute toujours quelque éloge à sa justification. Mais s’il est réellement coupable, elle lui épargne devant les autres une partie de la honte. Elle suppose qu’il a quelque chose à dire pour sa défense qu’il ne veut pas déclarer devant tout le monde; elle lui assigne une heure pour l’entendre en particulier & c’est là qu’elle ou son mari lui parlent comme il convient. Ce qu’il y a de singulier en ceci, c’est que le plus sévere des deux n’est pas le plus redouté & qu’on craint moins les graves réprimandes de M. de Wolmar que les reproches touchans de Julie. L’un faisant parler la justice & la vérité, humilie & confond les coupables; l’autre leur donne un regret mortel de l’être, en leur montrant celui qu’elle a d’être forcée à leur ôter sa bienveillance. Souvent elle leur arrache des larmes de douleur & de honte & il ne lui est pas rare de s’attendrir elle-même en voyant leur repentir, dans l’espoir de n’être pas obligée à tenir parole.

Tel qui jugeroit de tous ces soins sur ce qui se passe chez lui ou chez ses voisins, les estimeroit peut-être inutiles ou pénibles. Mais vous, Milord, qui avez de si grandes idées des devoirs & des plaisirs du pere de famille, & qui connoissez l’empire naturel que le génie & la vertu ont sur le coeur humain, vous voyez l’importance de ces détails & vous sentez à quoi tient leur succès. Richesse ne fait pas riche, dit le Roman de la Rose. Les biens d’un homme ne sont point dans ses coffres, mais dans l’usage de ce qu’il en tire, car on ne s’approprie les choses qu’on possede que par leur emploi & les abus sont toujours plus inépuisables que les richesses; ce qui fait qu’on ne jouit pas à proportion de sa dépense, mais à proportion qu’on la sait mieux ordonner. Un fou peut jetter des lingots dans la mer & dire qu’il en a joui: mais quelle comparaison entre cette extravagante jouissance & celle qu’un homme sage eût su tirer d’une moindre somme? L’ordre & la regle qui multiplient & perpétuent l’usage des biens, peuvent seuls transformer le plaisir en bonheur. Que si c’est du rapport des choses à nous que naît la véritable propriété; si c’est plutôt l’emploi des richesses que leur acquisition qui nous les donne, quels soins importent plus au pere de famille que l’économie domestique & le bon régime de sa maison, où les rapports les plus parfaits vont le plus directement à lui & où le bien de chaque membre ajoute alors à celui du chef?

Les plus riches sont-ils les plus heureux? Que sert donc l’opulence à la félicité? Mais toute maison bien ordonnée est l’image de l’ame du maître. Les lambris dorés, le luxe & la magnificence n’annoncent que la vanité de celui qui les étale; au lieu que partout où vous verrez régner la regle sans tristesse, la paix sans esclavage, l’abondance sans profusion, dites avec confiance: C’est un être heureux qui commande ici.

Pour moi je pense que le signe le plus assuré du vrai contentement d’esprit est la vie retirée & domestique & que ceux qui vont sans cesse chercher leur bonheur chez autrui ne l’ont point chez eux-mêmes. Un pere de famille qui se plaît dans sa maison a pour prix des soins continuels qu’il s’y donne la continuelle jouissance des plus doux sentimens de la nature. Seul entre tous les mortels, il est maître de sa propre félicité, parce qu’il est heureux comme Dieu même, sans rien desirer de plus que ce dont il jouit. Comme cet être immense, il ne songe pas à amplifier ses possessions, mais à les rendre véritablement siennes par les relations les plus parfaites & la direction la mieux entendue: s’il ne s’enrichit pas par de nouvelles acquisitions, il s’enrichit en possédant mieux ce qu’il a. Il ne jouissoit que du revenu de ses terres; il jouit encore de ses terres mêmes en présidant à leur culture & les parcourant sans cesse. Son domestique lui étoit étranger; il en fait son bien, son enfant, il se l’approprie. Il n’avoit droit que sur les actions; il s’en donne encore sur les volontés. Il n’étoit maître qu’à prix d’argent; il le devient par l’empire sacré de l’estime & des bienfaits. Que la fortune le dépouille de ses richesses; elle ne sauroit lui ôter les coeurs qu’il s’est attachés; elle n’ôtera point des enfans à leur pere: toute la différence est qu’il les nourrissoit hier & qu’il sera demain nourri par eux. C’est ainsi qu’on apprend à jouir véritablement de ses biens, de sa famille & de soi-même; c’est ainsi que les détails d’une maison deviennent délicieux pour l’honnête homme qui sait en connoître le prix; c’est ainsi que, loin de regarder ses devoirs comme une charge, il en fait son bonheur & qu’il tire de ses touchantes & nobles fonctions la gloire & le plaisir d’être homme.

Que si ces précieux avantages sont méprisés ou peu connus, & si le petit nombre même qui les recherche les obtient si rarement, tout cela vient de la même cause. Il est des devoirs simples & sublimes qu’il n’appartient qu’à peu de gens d’aimer & de remplir: tels sont ceux du pere de famille, pour lesquels l’air & le bruit du monde n’inspirent que du dégoût & dont on s’acquitte mal encore quand on n’y est porté que par des raisons d’avarice & d’intérêt. Tel croit être un bon pere de famille & n’est qu’un vigilant économe; le bien peut prospérer & la maison aller fort mal. Il faut des vues plus élevées pour éclairer, diriger cette importante administration & lui donner un heureux succès. Le premier soin par lequel doit commencer l’ordre d’une maison, c’est de n’y souffrir que d’honnêtes gens qui n’y portent pas le désir secret de troubler cet ordre. Mais la servitude & l’honnêteté sont-elles si compatibles qu’on doive espérer de trouver des domestiques honnêtes gens? Non, milord; pour les avoir il ne faut pas les chercher, il faut les faire; & il n’y a qu’un homme de bien qui sache l’art d’en former d’autres. Un hypocrite a beau vouloir prendre le ton de la vertu, il n’en peut inspirer le goût à personne; & s’il savoit la rendre aimable, il l’aimeroit lui-même. Que servent de froides leçons démenties par un exemple continuel, si ce n’est à faire penser que celui qui les donne se joue de la crédulité d’autrui? Que ceux qui nous exhortent à faire ce qu’ils disent & non ce qu’ils font, disent une grand absurdité! Qui ne fait pas ce qu’il dit ne le dit jamais bien, car le langage du coeur, qui touche & persuade, y manque. J’ai quelquefois entendu de ces conversations grossierement apprêtées qu’on tient devant les domestiques comme devant les enfans pour leur faire des leçons indirectes. Loin de juger qu’ils en fussent un instant les dupes, je les ai toujours vus sourire en secret de l’ineptie du maître qui les prenoit pour des sots, en débitant lourdement devant eux des maximes qu’ils savoient bien n’être pas les siennes.

Toutes ces vaines subtilités sont ignorées dans cette maison & le grand art des maîtres pour rendre leurs domestiques tels qu’ils les veulent est de se montrer à eux tels qu’ils sont. Leur conduite est toujours franche & ouverte, parce qu’ils n’ont pas peur que leurs actions démentent leurs discours. Comme ils n’ont point par eux-mêmes une morale différente de celle qu’ils veulent donner aux autres, ils n’ont pas besoin de circonspection dans leurs propos; un mot étourdiment échappé ne renverse point les principes qu’ils se sont efforcés d’établir. Ils ne disent point indiscretement toutes leurs affaires, mais ils disent librement toutes leurs maximes. A table, à la promenade, tête à tête, ou devant tout le monde, on tient toujours le même langage; on dit naïvement ce qu’on pense sur chaque chose; & sans qu’on songe à personne, chacun y trouve toujours quelque instruction. Comme les domestiques ne voyent jamais rien faire à leur maître qui ne soit droit, juste, équitable, ils ne regardent point la justice comme le tribut du pauvre, comme le joug du malheureux, comme une des miseres de leur état. L’attention qu’on a de ne pas faire courir en vain les ouvriers & perdre des journées pour venir solliciter le payement de leurs journées, les accoutume à sentir le prix du tems. En voyant le soin des maîtres à ménager celui d’autrui, chacun en conclut que le sien leur est précieux & se fait un plus grand crime de l’oisiveté. La confiance qu’on a dans leur intégrité donne à leurs institutions une force qui les fait valoir & prévient les abus. On n’a pas peur que, dans la gratification de chaque semaine, la maîtresse trouve toujours que c’est le plus jeune ou le mieux fait qui a été le plus diligent. Un ancien domestique ne craint pas qu’on lui cherche quelque chicane pour épargner l’augmentation de gages qu’on lui donne. On n’espere pas profiter de leur discorde pour se faire valoir & obtenir de l’un ce qu’aura refusé l’autre. Ceux qui sont à marier ne craignent pas qu’on nuise à leur établissement pour les garder plus long-tems & qu’ainsi leur bon service leur fasse tort. Si quelque valet étranger venoit dire aux gens de cette maison qu’un maître & ses domestiques sont entre eux dans un véritable état de guerre; que ceux-ci, faisant au premier tout du pis qu’il peuvent, usent en cela d’une juste représaille; que les maîtres étant usurpateurs, menteurs & fripons, il n’y a pas de mal à les traiter comme ils traitent le prince, ou le peuple, ou les particuliers & à leur rendre adroitement le mal qu’ils font à force ouverte; celui qui parleroit ainsi ne seroit entendu de personne: on ne s’avise pas même ici de combattre ou prévenir de pareils discours; il n’appartient qu’à ceux qui les font noître d’être obligés de les réfuter.

Il n’y a jamais ni mauvaise humeur ni mutinerie dans l’obéissance, parce qu’il n’y a ni hauteur ni caprice dans le commandement, qu’on n’exige rien qui ne soit raisonnable & utile & qu’on respecte assez la dignité de l’homme, quoique dans la servitude, pour ne l’occuper qu’à des choses qui ne l’avilissent point. Au surplus, rien n’est bas ici que le vice & tout ce qui est utile & juste est honnête & bienséant.

Si l’on ne souffre aucune intrigue au dehors, personne n’est tenté d’en avoir. Ils savent bien que leur fortune la plus assurée est attachée à celle du maître & qu’ils ne manqueront jamais de rien tant qu’on verra prospérer la maison. En la servant ils soignent donc leur patrimoine, & l’augmentent en rendant leur service agréable; c’est là leur plus grand intérêt. Mais ce mot n’est guere à sa place en cette occasion; car je n’ai jamais vu de police où l’intérêt fût si sagement dirigé & où pourtant il influât moins que dans celle-ci. Tout se fait par attachement: l’on diroit que ces ames vénales se purifient en entrant dans ce séjour de sagesse & d’union. L’on diroit qu’une partie des lumieres du maître & des sentimens de la maîtresse ont passé dans chacun de leurs gens: tant on les trouve judicieux, bienfaisants, honnêtes & supérieurs à leur état! Se faire estimer, considérer, bien vouloir, est leur plus grand ambition & ils comptent les mots obligeans qu’on leur dit, comme ailleurs les étrennes qu’on leur donne.

Voilà, milord, mes principales observations sur la partie de l’économie de cette maison qui regarde les domestiques & mercenaires. Quant à la maniere de vivre des maîtres & au gouvernement des enfans, chacun de ces articles mérite bien une lettre à part. Vous savez à quelle intention j’ai commencé ces remarques; mais en vérité tout cela forme un tableau si ravissant, qu’il ne faut, pour aimer à le contempler, d’autre intérêt que le plaisir qu’on y trouve.

LETTRE XI. DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD

Non, milord, je ne m’en dédis point: on ne voit rien dans cette maison qui n’associe l’agréable à l’utile; mais les occupations utiles ne se bornent pas aux soins qui donnent du profit, elles comprennent encore tout amusement innocent & simple qui nourrit le goût de la retraite, du travail, de la modération & conserve à celui qui s’y livre une ame saine, un coeur libre du trouble des passions. Si l’indolente oisiveté n’engendre que la tristesse & l’ennui, le charme des doux loisirs est le fruit d’une vie laborieuse. On ne travaille que pour jouir: cette alternative de peine & de jouissance est notre véritable vocation. Le repos qui sert de délassement aux travaux passés & d’encouragement à d’autres n’est pas moins nécessaire à l’homme que le travail même.

Après avoir admiré l’effet de la vigilance & des soins de la plus respectable mere de famille dans l’ordre de sa maison, j’ai vu celui de ses récréations dan un lieu retiré dont elle fait sa promenade favorite & qu’elle appelle son Elysée.

Il y avoit plusieurs jours que j’entendois parler de cet Elysée dont on me faisoit une espece de mystere. Enfin, hier après dîner, l’extrême chaleur rendant le dehors & le dedans de la maison presque également insupportables, M. de Wolmar proposa à sa femme de se donner congé, cet apres-midi & au lieu de se retirer comme à l’ordinaire dans la chambre de ses enfans jusque vers le soir, de venir avec nous respirer dans le verger; elle y consentit & nous nous y rendîmes ensemble.

Ce lieu, quoique tout proche de la maison, est tellement caché par l’allée couverte qui l’en sépare, qu’on ne l’aperçoit de nulle part. L’épais feuillage qui l’environne ne permet point à l’oeil d’y pénétrer & il est toujours soigneusement fermé à la clef. A peine fus-je au dedans, que, la porte étant masquée par des aunes, & des coudriers qui ne laissent que deux étroits passages sur les côtés, je ne vis plus en me retournant par où j’étois entré & n’apercevant point de porte, je me trouvai là comme tombé des nues.

En entrant dans ce prétendu verger, je fus frappé d’une agréable sensation de fraîcheur que d’obscurs ombrages, une verdure animée & vive, des fleurs éparses de tous côtés, un gazouillement d’eau courante & le chant de mille oiseaux, porterent à mon imagination du moins autant qu’à mes sens; mais en même tems je crus voir le lieu le plus sauvage, le plus solitaire de la nature, & il me sembloit d’être le premier mortel qui jamais eût pénétré dans ce désert. Surpris, saisi, transporté d’un spectacle si peu prévu, je restai un moment immobile & m’écriai dans un enthousiasme involontaire: O Tinian! ô Juan-Fernandez! Julie, le bout du monde est à votre porte! Beaucoup de gens le trouvent ici comme vous, dit-elle avec un sourire; mais vingt pas de plus les ramenent bien vite à Clarens: voyons si le charme tiendra plus long-tems chez vous. C’est ici le même verger où vous vous êtes promené autrefois & où vous vous battiez avec ma cousine à coups de pêches. Vous savez que l’herbe y étoit assez aride, les arbres assez clairsemés, donnant assez peu d’ombre & qu’il n’y avoit point d’eau. Le voilà maintenant frais, vert, habillé, paré, fleuri, arrosé. Que pensez-vous qu’il m’en a coûté pour le mettre dans l’état où il est? Car il est bon de vous dire que j’en suis la surintendante & que mon mari m’en laisse l’entiere disposition. Ma foi, lu dis-je, il ne vous en a coûté que de la négligence. Ce lieu est charmant, il est vrai, mais agreste & abandonné; je n’y vois point de travail humain. Vous avez fermé la porte; l’eau est venue je ne sais comment; la nature seule a fait tout le reste; & vous-même n’eussiez jamais su faire aussi bien qu’elle.Il est vrai, dit-elle, que la nature a tout fait, mais sous ma direction & il n’y a rien là que je n’aie ordonné. Encore un coup, devinez.Premierement, repris-je, je ne comprends point comment avec de la peine & de l’argent on a pu suppléer au tems. Les arbres…Quant à cela, dit M. de Wolmar, vous remarquerez qu’il n’y en a pas beaucoup de fort grands & ceux-là y étoient déjà. De plus, Julie a commencé ceci long-tems avant son mariage & presque d’abord après la mort de sa mere, qu’elle vint avec son pere chercher ici la solitude.Eh bien! dis-je, puisque vous voulez que tous ces massifs, ces grands berceaux, ces touffes pendantes, ces bosquets si bien ombragés, soient venus en sept ou huit ans & que l’art s’en soit mêlé, j’estime que, si dans une enceinte aussi vaste vous avez fait tout cela pour deux mille écus, vous avez bien économisé.Vous ne surfaites que de deux mille écus, dit-elle, il ne m’en a rien coûté. Comment, rien? Non, rien: à moins que vous ne comptiez une douzaine de journées par an de mon jardinier, autant de deux ou trois de mes gens & quelques-unes de M. de Wolmar lui-même qui n’a pas dédaigné d’être quelquefois mon garçon jardinier. Je ne comprenois rien à cette énigme; mais Julie qui jusque-là m’avoit retenu, me dit en me laissant aller; avancez & vous comprendrez. Adieu Tinian, adieu Juan-Fernandez, adieu tout l’enchantement! Dans un moment vous allez être de retour du bout du monde.

Je me mis à parcourir avec extase ce verger ainsi métamorphosé; & si je ne trouvai point de plantes exotiques & de productions des Indes, je trouvai celles du pays disposées & réunies de maniere à produire un effet plus riant & plus agréable. Le gazon verdoyant, épais, mais court & serré étoit mêlé de serpolet, de baume, de thym, de marjolaine & d’autres herbes odorantes. On y voyoit briller mille fleurs des champs, parmi lesquelles l’oeil en démêloit avec surprise quelques-unes de jardin, qui sembloient croître naturellement avec les autres. Je rencontrois de tems en tems des touffes obscures, impénétrables aux rayons du soleil, comme dans la plus épaisse forêt; ces touffes étoient formées des arbres du bois le plus flexible, dont on avoit fait recourber les branches, pendre en terre & prendre racine, par un art semblable à ce que font naturellement les mangles en Amérique. Dans les lieux plus découverts, je voyois çà & là sans ordre & sans symétrie des broussailles de roses, de framboisiers, de groseilles, des fourrés de lilas, de noisetier, de sureau, de seringa, de genêt, de trifolium, qui paroient la terre en lui donnant l’air d’être en friche. Je suivois des allées tortueuses & irrégulieres bordées de ces bocages fleuris & couvertes de mille guirlandes de vigne de Judée, de vigne vierge, de houblon, de liseron, de couleuvrée, de clématite & d’autres plantes de cette espece, parmi lesquelles le chevrefeuille, & le jasmin daignoient se confondre. Ces guirlandes sembloient jetées négligemment d’un arbre à l’autre, comme j’en avois remarqué quelquefois dans les forêts & formoient sur nous des especes de draperies qui nous garantissoient du soleil, tandis que nous avions sous nos pieds un marcher doux, commode & sec, sur une mousse fine, sans sable, sans herbe & sans rejetons raboteux. Alors seulement je découvris, non sans surprise, que ces ombrages verts & touffus, qui m’en avoient tant imposé de loin, n’étoient formés que de ces plantes rampantes & parasites, qui, guidées le long des arbres, environnoient leurs têtes du plus épais feuillage & leurs pieds d’ombre & de fraîcheur. J’observai même qu’au moyen d’une industrie assez simple on avoit fait prendre racine sur les troncs des arbres à plusieurs de ces plantes, de sorte qu’elles s’étendoient davantage en faisant moins de chemin. Vous concevez bien que les fruits ne s’en trouvent pas mieux de toutes ces additions; mais dans ce lieu seul on a sacrifié l’utile à l’agréable & dans le reste des terres on a pris un tel soin des plants & des arbres, qu’avec ce verger de moins la récolte en fruits ne laisse pas d’être plus forte qu’auparavant. Si vous songez combien au fond d’un bois on est charmé quelquefois de voir un fruit sauvage & même de s’en rafraîchir, vous comprendrez le plaisir qu’on a de trouver dans ce désert artificiel des fruits excellents & mûrs, quoique clairsemés & de mauvaise mine; ce qui donne encore le plaisir de la recherche & du choix.

Toutes ces petites routes étoient bordées & traversées d’une eau limpide & claire, tantôt circulant parmi l’herbe & les fleurs en filets presque imperceptibles, tantôt en plus grands ruisseaux courant sur un gravier pur, & marqueté qui rendoit l’eau plus brillante. On voyoit des sources bouillonner & sortir de la terre & quelquefois des canaux plus profonds dans lesquels l’eau calme & paisible réfléchissoit à l’oeil les objets. Je comprends à présent tout le reste, dis-je à Julie; mais ces eaux que je vois de toutes parts… Elles viennent de là, reprit-elle en me montrant le côté où étoit la terrasse de son jardin. C’est ce même ruisseau qui fournit à grands frais dans le parterre un jet d’eau dont personne ne se soucie. M. de Wolmar ne veut pas le détruire, par respect pour mon pere qui l’a fait faire; mais avec quel plaisir nous venons tous les jours voir courir dans ce verger cette eau dont nous n’approchons guere au jardin! Le jet d’eau joue pour les étrangers, le ruisseau coule ici pour nous. Il est vrai que j’y ai réuni l’eau de la fontaine publique, qui se rendoit dans le lac par le grand chemin, qu’elle dégradoit au préjudice des passants & à pure perte pour tout le monde. Elle faisoit un coude au pied du verger entre deux rangs de saules; je les ai renfermés dans mon enceinte & j’y conduis la même eau par d’autres routes.

Je vis alors qu’il n’avoit été question que de faire serpenter ces eaux avec économie en les divisant & réunissant à propos, en épargnant la pente le plus qu’il étoit possible, pour prolonger le circuit & se ménager le murmure de quelques petites chutes. Une couche de glaise couverte d’un pouce de gravier du lac & parsemée de coquillages formoit le lit des ruisseaux. Ces mêmes ruisseaux, courant par intervalles sous quelques larges tuiles recouvertes de terre & de gazon au niveau du sol, formoient à leur issue autant de sources artificielles. Quelques filets s’en élevoient par des siphons sur des lieux raboteux & bouillonnoient en retombant. Enfin la terre ainsi rafraîchie & humectée donnoit sans cesse de nouvelles fleurs & entretenoit l’herbe toujours verdoyante & belle.

Plus je parcourois cet agréable asile, plus je sentois augmenter la sensation délicieuse que j’avois éprouvée en y entrant. Cependant la curiosité me tenoit en haleine. J’étois plus empressé de voir les objets que d’examiner leurs impressions & j’aimois à me livrer à cette charmante contemplation sans prendre la peine de penser. Mais Madame de Wolmar, me tirant de ma rêverie, me dit en me prenant sous le bras: Tout ce que vous voyez n’est que la nature végétale & inanimée; & quoi qu’on puisse faire, elle laisse toujours une idée de solitude qui attriste. Venez la voir animée & sensible, c’est là qu’à chaque instant du jour vous lui trouverez un attroit nouveau. Vous me prévenez, lui dis-je; j’entends un ramage bruyant & confus & j’aperçois assez peu d’oiseaux: je comprends que vous avez une voliere. Il est vrai, dit-elle; approchons-en. Je n’osai dire encore ce que je pensois de la voliere; mais cette idée avoit quelque chose qui me déplaisait & ne me sembloit point assortie au reste.

Nous descendîmes par mille détours au bas du verger, où je trouvai toute l’eau réunie en un jolie ruisseau coulant doucement entre deux rangs de vieux saules qu’on avoit souvent ébranchés. Leurs têtes creuses & demi-chauves formoient des especes de vases d’où sortaient, par l’adresse dont j’ai parlé, des touffes de chevrefeuille, dont une partie s’entrelaçoit autour des branches & l’autre tomboit avec grâce le long du ruisseau. Presque à l’extrémité de l’enceinte étoit un petit bassin bordé d’herbes, de joncs, de roseaux, servant d’abreuvoir à la voliere & derniere station de cette eau si précieuse & si bien ménagée.

Au delà de ce bassin étoit un terre-plein terminé dans l’angle de l’enclos par une monticule garnie d’une multitude d’arbrisseaux de toute espece; les plus petits vers le haut & toujours croissant en grandeur à mesure que le sol s’abaissait; ce qui rendoit le plan des têtes presque horizontal, ou montroit au moins qu’un jour il le devoit être. Sur le devant étoient une douzaine d’arbres jeunes encore, mais faits pour devenir fort grands, tels que le hêtre, l’orme, le frêne, l’acacia. C’étoient les bocages de ce coteau qui servoient d’asile à cette multitude d’oiseaux dont j’avois entendu de loin le ramage; & c’étoit à l’ombre de ce feuillage comme sous un grand parasol qu’on les voyoit voltiger, courir, chanter, s’agacer, se battre comme s’ils ne nous avoient pas appercus. Ils s’enfuirent si peu à notre approche, que, selon l’idée dont j’étois prévenu, je les crus d’abord enfermés par un grillage; mais comme nous fûmes arrivés au bord du bassin, j’en vis plusieurs descendre & s’approcher de nous sur une espece de courte allée qui séparoit en deux le terre-plein & communiquoit du bassin à la voliere. M. de Wolmar, faisant le tour du bassin, sema sur l’allée deux ou trois poignées de grains mélangés qu’il avoit dans sa poche; & quand il se fut retiré, les oiseaux accoururent & se mirent à manger comme des poules, d’un air si familier que je vis bien qu’ils étoient faits à ce manege. Cela est charmant! m’écriai-je. Ce mot de voliere m’avoit surpris de votre part; mais je l’entends maintenant: je vois que vous voulez des hôtes, & non pas des prisonniers. Qu’appelez-vous des hôtes? répondit Julie: c’est nous qui sommes les leurs; ils sont ici les maîtres & nous leur payons tribut pour en être soufferts quelquefois.Fort bien, repris-je; mais comment ces maîtres-là se sont-ils emparés de ce lieu? Le moyen d’y rassembler tant d’habitans volontaires? Je n’ai pas oui dire qu’on ait jamais rien tenté de pareil; & je n’aurois point cru qu’on y pût réussir, si je n’en avois la preuve sous mes yeux.

La patience & le tems, dit M. de Wolmar, ont fait ce miracle. Ce sont des expédiens dont les gens riches ne s’avisent guere dans leurs plaisirs. Toujours pressés de jouir, la force & l’argent sont les seuls moyens qu’ils connaissent: ils ont des oiseaux dans des cages & des amis à tant par mois. Si jamais des valets approchoient de ce lieu, vous en verriez bientôt les oiseaux disparaître; & s’ils y sont à présent en grand nombre, c’est qu’il y en a toujours eu. On ne les fait pas venir quand il n’y en a point; mais il est aisé, quand il y en a, d’en attirer davantage en prévenant tous leurs besoins, en ne les effrayant jamais, en leur faisant faire leur couvée en sûreté & ne dénichant point les petits; car alors ceux qui s’y trouvent restent & ceux qui surviennent restent encore. Ce bocage existait, quoiqu’il fût séparé du verger; Julie n’a fait que l’y enfermer par une haie vive, ôter celle qui l’en séparait, l’agrandir & l’orner de nouveaux plants. Vous voyez, à droite & à gauche de l’allée qui y conduit, deux espaces remplis d’un mélange confus d’herbes, de pailles & de toutes sortes de plantes. Elle y fait semer chaque année du blé, du mil, du tournesol, du chenevis, des pesettes, généralement de tous les grains que les oiseaux aiment & l’on n’en moissonne rien. Outre cela, presque tous les jours, été & hiver, elle ou moi leur apportons à manger & quand nous y manquons, la Fanchon y supplée d’ordinaire. Ils ont l’eau à quatre pas, comme vous le voyez. Madame de Wolmar pousse l’attention jusqu’à les pourvoir tous les printemps de petits tas de crin, de paille, de laine, de mousse & d’autres matieres proprès à faire des nids. Avec le voisinage des matériaux, l’abondance des vivres & le grand soin qu’on prend d’écarter tous les ennemis, l’éternelle tranquillité dont ils jouissent les porte à pondre en un lieu commode où rien ne leur manque, où personne ne les trouble. Voilà comment la patrie des peres est encore celle des enfans & comment la peuplade se soutient & se multiplie.

Ah! dit Julie, vous ne voyez plus rien! chacun ne songe plus qu’à soi; mais des époux inséparables, le zele des soins domestiques, la tendresse paternelle & maternelle, vous avez perdu tout cela. Il y a deux mois qu’il faloit être ici pour livrer ses yeux au plus charmant spectacle & son coeur au plus doux sentiment de la nature.Madame, repris-je assez tristement, vous êtes épouse & mere; ce sont des plaisirs qu’il vous appartient de connaître. Aussitôt M. de Wolmar, me prenant par la main, me dit en la serrant: Vous avez des amis & ces amis ont des enfans; comment l’affection paternelle vous serait-elle étrangere? Je le regardai, je regardai Julie; tous deux se regarderent & me rendirent un regard si touchant, que, les embrassant l’un après l’autre, je leur dis avec attendrissement: Ils me sont aussi chers qu’à vous. Je ne sais par quel bizarre effet un mot peut ainsi changer une ame; mais, depuis ce moment, M. de Wolmar me paroit un autre homme & je vois moins en lui le mari de celle que j’ai tant aimée que le pere de deux enfans pour lesquels je donnerois ma vie.

Je voulus faire le tour du bassin pour aller voir de plus près ce charmant asile & ses petits habitants; mais Madame de Wolmar me retint. Personne, me dit-elle, ne va les troubler dans leur domicile & vous êtes même le premier de nos hôtes que j’aie amené jusqu’ici. Il y a quatre clefs de ce verger, dont mon pere & nous avons chacun une: Fanchon a la quatrieme, comme inspectrice & pour y mener quelquefois mes enfans; faveur dont on augmente le prix par l’extrême circonspection qu’on exige d’eux tandis qu’ils y sont. Gustin lui-même n’y entre jamais qu’avec un des quatre; encore, passé deux mois de printemps où ses travaux sont utiles, n’y entre-t-il presque plus & tout le reste se fait entre nous.Ainsi, lui dis-je, de peur que vos oiseaux ne soient vos esclaves, vous vous êtes rendus les leurs.Voilà bien, reprit-elle, le propos d’un tyran, qui ne croit jouir de sa liberté qu’autant qu’il trouble celle des autres.

Comme nous partions pour nous en retourner, M. de Wolmar jeta une poignée d’orge dans le bassin & en y regardant j’appercus quelques petits poissons. Ah! ah! dis-je aussitôt, voici pourtant des prisonniers. Oui, dit-il, ce sont des prisonniers de guerre auxquels on a fait grâce de la vie. Sans doute, ajouta sa femme. Il y a quelque tems que Fanchon vola dans la cuisine des perchettes qu’elle apporta ici à mon insu. Je les y laisse, de peur de la mortifier si je les renvoyois au lac; car il vaut encore mieux loger du poisson un peu à l’étroit que de fâcher un honnête personne.Vous avez raison, répondis-je; & celui-ci n’est pas trop à plaindre d’être échappé de la poêle à ce prix.

He bien! que vous en semble? me dit-elle en nous en retournant. Etes-vous encore au bout du monde? Non, dis-je, m’en voici tout-à-fait dehors & vous m’avez en effet transporté dans l’Elysée.Le nom pompeux qu’elle a donné à ce verger, dit M. de Wolmar, mérite bien cette raillerie. Louez modestement des jeux d’enfant & songez qu’ils n’ont jamais rien pris sur les soins de la mere de famille. Je le sais, repris-je, j’en suis tres sûr; & les jeux d’enfant me plaisent plus en ce genre que les travaux des hommes.

Il y a pourtant ici, continuai-je, une chose que je ne puis comprendre; c’est qu’un lieu si différent de ce qu’il étoit ne peut être devenu ce qu’il est qu’avec de la culture, & du soin: cependant je ne vois nulle part la moindre trace de culture; tout est verdoyant, frais, vigoureux & la main du jardinier ne se montre point; rien ne dément l’idée d’une île déserte qui m’est venue en entrant & je n’apperçois aucun pas d’hommes.Ah! dit M. de Wolmar, c’est qu’on a pris grand soin de les effacer. J’ai été souvent témoin, quelquefois complice de la friponnerie. On fait semer du foin sur tous les endroits labourés & l’herbe cache bientôt les vestiges du travail; on fait couvrir l’hiver de quelques couches d’engrais les lieux maigres & arides; l’engrais mange la mousse, ranime l’herbe & les plantes; les arbres eux-mêmes ne s’en trouvent pas plus mal & l’été il n’y paroit plus. A l’égard de la mousse qui couvre quelques allées, c’est Milord Edouard qui nous a envoyé d’Angleterre le secret pour la faire naître. Ces deux côtés, continua-t-il, étoient fermés par des murs; les murs ont été masqués, non par des espaliers, mais par d’épais arbrisseaux qui font prendre les bornes du lieu pour le commencement d’un bois. Des deux autres côtés regnent de fortes haies vives, bien garnies d’érable, d’aubépine, de houx, de troene & d’autres arbrisseaux mélangés qui leur ôtent l’apparence de haies & leur donnent celle d’un taillis. Vous ne voyez rien d’aligné, rien de nivelé; jamais le cordeau n’entra dans ce lieu; la nature ne plante rien au cordeau; les sinuosités dans leur feinte irrégularité sont ménagées avec art pour prolonger la promenade, cacher les bords de l’Isle & en agrandir l’étendue apparente, sans faire des détours incommodes & trop fréquens.

En considérant tout cela, je trouvois assez bizarre qu’on prît tant de peine pour se cacher celle qu’on avoit prise; n’auroit-il pas mieux valu n’en point prendre? Malgré tout ce qu’on vous a dit, me répondit Julie, vous jugez du travail par l’effet & vous vous trompez. Tout ce que vous voyez sont des plantes sauvages ou robustes qu’il suffit de mettre en terre & qui viennent ensuite d’elles-mêmes. D’ailleurs, la nature semble vouloir dérober aux yeux des hommes ses vrais attraits, auxquels ils sont trop peu sensibles & qu’ils défigurent quand ils sont à leur portée: elle fuit les lieux fréquentés; c’est au sommet des montagnes, au fond des forêts, dans des Isles désertes qu’elle étale ses charmes les plus touchans. Ceux qui l’aiment & ne peuvent l’aller chercher si loin, sont réduits à lui faire violence, à la forcer en quelque sorte à venir habiter avec eux & tout cela ne peut se faire sans un peu d’illusion.

A ces mots il me vint une imagination qui les fit rire. Je me figure, leur dis-je, un homme riche de Paris ou de Londres, maître de cette maison & amenant avec lui un architecte cherement payé pour gâter la nature. Avec quel dédain il entreroit dans ce lieu simple & mesquin! Avec quel mépris il feroit arracher toutes ces guenilles! Les beaux alignemens qu’il prendrait! Les belles allées qu’il feroit percer! Les belles pattes-d’oie, les beaux arbres en parasol, en éventail! Les beaux treillages bien sculptés! Les belles charmilles bien dessinées, bien équarries, bien contournées! Les beaux boulingrins de fin gazon d’Angleterre, ronds, carrés, échancrés, ovales! Les beaux ifs taillés en dragons, en pagodes, en marmousets, en toutes sortes de monstres! Les beaux vases de bronze, les beaux fruits de pierre dont il ornera son jardin!… Quand tout cela sera exécuté, dit M. de Wolmar, il aura fait un tres beau lieu dans lequel on n’ira guere & dont on sortira toujours avec empressement pour aller chercher la campagne; un lieu triste, où l’on ne se promenera point, mais par où l’on passera pour s’aller promener; au lieu que dans mes courses champêtres je me hâte souvent de rentrer pour venir me promener ici.

Je ne vois dans ces terrains si vastes & si richement ornés que la vanité du propriétaire & de l’artiste, qui, toujours empressés d’étaler, l’un sa richesse & l’autre son talent, préparent, à grands frais, de l’ennui à quiconque voudra jouir de leur ouvrage. Un faux goût de grandeur qui n’est point fait pour l’homme empoisonne ses plaisirs. L’air grand est toujours triste; il fait songer aux miseres de celui qui l’affecte. Au milieu de ses parterres & de ses grandes allées, son petit individu ne s’agrandit point: un arbre de vingt pieds le couvre comme un de soixant; il n’occupe jamais que ses trois pieds d’espace & se perd comme un ciron dans ses immenses possessions.

Il y a un autre goût directement opposé à celui-là & plus ridicule encore, en ce qu’il ne laisse pas même jouir de la promenade pour laquelle les jardins sont faits.J’entends, lui dis-je; c’est celui de ces petits curieux, de ces petits fleuristes qui se pâment à l’aspect d’une renoncule & se prosternent devant des tulipes. Là-dessus, je leur racontai, milord, ce qui m’étoit arrivé autrefois à Londres dans ce jardin de fleurs où nous fûmes introduits avec tant d’appareil & où nous vîmes briller si pompeusement tous les trésors de la Hollande sur quatre couches de fumier. Je n’oubliai pas la cérémonie du parasol & de la petite baguette dont on m’honora, moi indigne, ainsi que les autres spectateurs. Je leur confessai humblement comment, ayant voulu m’évertuer à mon tour & hasarder de m’extasier à la vue d’une tulipe dont la couleur me parut vive & la forme élégante, je fus moqué, hué, sifflé de tous les savants & comment le professeur du jardin, passant du mépris de la fleur à celui du panégyriste, ne daigna plus me regarder de toute la séance. Je pense, ajoutai-je, qu’il eut bien du regret à sa baguette & à son parasol profanés.

Ce goût, dit M. de Wolmar, quand il dégénere en manie, a quelque chose de petit & de vain qui le rend puéril & ridiculement coûteux. L’autre, au moins, a de la noblesse, de la grandeur & quelque sorte de vérité; mais qu’est-ce que la valeur d’une patte ou d’un oignon, qu’un insecte ronge ou détruit peut-être au moment qu’on le marchande, ou d’une fleur précieuse à midi & flétrie avant que le soleil soit couché? Qu’est-ce qu’une beauté conventionnelle qui n’est sensible qu’aux yeux des curieux & qui n’est beauté que parce qu’il leur plaît qu’elle le soit? Le tems peut venir qu’on cherchera dans les fleurs tout le contraire de ce qu’on y cherche aujourd’hui & avec autant de raison; alors vous serez le docte à votre tour & votre curieux l’ignorant. Toutes ces petites observations qui dégénerent en étude ne conviennent point à l’homme raisonnable qui veut donner à son corps un exercice modéré, ou délasser son esprit à la promenade en s’entretenant avec ses amis. Les fleurs sont faites pour amuser nos regards en passant & non pour être si curieusement anatomisées. Voyez leur reine briller de toutes parts dans ce verger: elle parfume l’air, elle enchante les yeux & ne coûte presque ni soin ni culture. C’est pour cela que les fleuristes la dédaignent: la nature l’a faite si belle qu’ils ne lui sauroient ajouter des beautés de convention; & ne pouvant se tourmenter à la cultiver, ils n’y trouvent rien qui les flatte. L’erreur des prétendus gens de goût est de vouloir de l’art partout & de n’être jamais contens que l’art ne paraisse; au lieu que c’est à le cacher que consiste le véritable goût, sur-tout quand il est question des ouvrages de la nature. Que signifient ces allées si droites, si sablées, qu’on trouve sans cesse & ces étoiles, par lesquelles, bien loin d’étendre aux yeux la grandeur d’un parc, comme on l’imagine, on ne fait qu’en montrer maladroitement les bornes? Voit-on dans les bois du sable de riviere, ou le pied se repose-t-il plus doucement sur ce sable que sur la mousse ou la pelouse? La nature emploie-t-elle sans cesse l’équerre & la regle? Ont-ils peur qu’on ne la reconnaisse en quelque chose malgré leurs soins pour la défigurer? Enfin, n’est-il pas plaisant que, comme s’ils étoient déjà las de la promenade en la commençant, ils affectent de la faire en ligne droite pour arriver plus vite au terme? Ne dirait-on pas que, prenant le plus court chemin, ils font un voyage plutôt qu’une promenade & se hâtent de sortir aussitôt qu’ils sont entrés?

Que fera donc l’homme de goût qui vit pour vivre, qui sait jouir de lui-même, qui cherche les plaisirs vrais & simples & qui veut se faire une promenade à la porte de sa maison? Il la fera si commode & si agréable qu’il s’y puisse plaire à toutes les heures de la journée & pourtant si simple & si naturelle qu’il semble n’avoir rien fait. Il rassemblera l’eau, la verdure, l’ombre & la fraîcheur; car la nature aussi rassemble toutes ces choses. Il ne donnera à rien de la symétrie; elle est ennemie de la nature & de la variété; & toutes les allées d’un jardin ordinaire se ressemblent si fort qu’on croit être toujours dans la même: il élaguera le terrain pour s’y promener commodément, mais les deux côtés de ses allées ne seront point toujours exactement paralleles; la direction n’en sera pas toujours en ligne droite, elle aura je ne sais quoi de vague comme la démarche d’un homme oisif qui erre en se promenant. Il ne s’inquiétera point de se percer au loin de belles perspectives: le goût des poins de vue & des lointains vient du penchant qu’ont la plupart des hommes à ne se plaire qu’où ils ne sont pas; ils sont toujours avides de ce qui est loin d’eux; & l’artiste, qui ne sait pas les rendre assez contens de ce qui les entoure, se donne cette ressource pour les amuser. Mais l’homme dont je parle n’a pas cette inquiétude; & quand il est bien où il est, il ne se soucie point d’être ailleurs. Ici, par exemple, on n’a pas de vue hors du lieu & l’on est tres content de n’en pas avoir. On penseroit volontiers que tous les charmes de la nature y sont renfermés & je craindrois fort que la moindre échappé de vue au dehors n’ôtât beaucoup d’agrément à cette promenade. Certainement tout homme qui n’aimera pas à passer les beaux jours dans un lieu si simple & si agréable n’a pas le goût pur ni l’ame saine. J’avoue qu’il n’y faut pas amener en pompe les étrangers; mais en revanche on s’y peut plaire soi-même, sans le montrer à personne.

Monsieur, lui dis-je, ces gens si riches qui font de si beaux jardins ont de fort bonnes raisons pour n’aimer guere à se promener tout seul, ni à se trouver vis-à-vis d’eux-mêmes; ainsi ils font tres bien de ne songer en cela qu’aux autres. Au reste, j’ai vu à la Chine des jardins tels que vous les demandez & faits avec tant d’art que l’art n’y paraissoit point, mais d’une maniere si dispendieuse & entretenus à si grands frais, que cette idée m’ôtoit tout le plaisir que j’aurois pu goûter à les voir. C’étoient des roches, des grottes, des cascades artificielles, dans des lieux plains & sablonneux où l’on n’a que de l’eau de puits; c’étoient des fleurs & des plantes rares de tous les climats de la Chine & de la Tartarie rassemblées & cultivées en un même sol. On n’y voyoit à la vérité ni belles allées ni compartimens réguliers; mais on y voyoit entassées avec profusion des merveilles qu’on ne trouve qu’éparses , & séparées; la nature s’y présentoit sous mille aspects divers & le tout ensemble n’étoit point naturel. Ici l’on n’a transporté ni terres ni pierres, on n’a fait ni pompes ni réservoirs, on n’a besoin ni de serres, ni de fourneaux, ni de cloches, ni de paillassons. Un terrain presque uni a reçu des ornemens tres simples; des herbes communes, des arbrisseaux communs, quelques filets d’eau coulant sans apprêt, sans contrainte, ont suffi pour l’embellir. C’est un jeu sans effort, dont la facilité donne au spectateur un nouveau plaisir. Je sens que ce séjour pourroit être encore plus agréable & me plaire infiniment moins. Tel est, par exemple, le parc célebre de Milord Cobham à Staw. C’est un composé de lieux tres beaux, & tres pittoresques dont les aspects ont été choisis en différens pays & dont tout paroit naturel, excepté l’assemblage, comme dans les jardins de la Chine dont je viens de vous parler. Le maître & le créateur de cette superbe solitude y a même fait construire des ruines, des temples, d’anciens édifices; & les tems ainsi que les lieux y sont rassemblés avec une magnificence plus qu’humaine. Voilà précisément de quoi je me plains. Je voudrois que les amusemens des hommes eussent toujours un air facile qui ne fît point songer à leur foiblesse & qu’en admirant ces merveilles on n’eût point l’imagination fatiguée des sommes & des travaux qu’elles ont coûtés. Le sort ne nous donne-t-il pas assez de peines sans en mettre jusque dans nos jeux?

Je n’ai qu’un seul reproche à faire à votre Elysée, ajoutai-je en regardant Julie, mais qui vous paraîtra grave; c’est d’être un amusement superflu. A quoi bon vous faire une nouvelle promenade, ayant de l’autre côté de la maison des bosquets si charmans & si négligés? Il est vrai, dit-elle un peu embarrassée; mais j’aime mieux ceci.Si vous aviez bien songé à votre question avant que de la faire, interrompit M. de Wolmar, elle seroit plus qu’indiscrete. Jamais ma femme depuis son mariage n’a mis les pieds dans les bosquets dont vous parlez. J’en sais la raison quoiqu’elle me l’ait toujours tué. Vous qui ne l’ignorez pas, apprenez à respecter les lieux où vous êtes; ils sont plantés par les mains de la vertu.

A peine avais-je reçu cette juste réprimande, que la petite famille, menée par Fanchon, entra comme nous sortions. Ces trois aimables enfans se jetterent au cou de M. & de Madame de Wolmar. J’eus ma part de leurs petites caresses. Nous rentrâmes, Julie & moi, dans l’Elysée en faisant quelques pas avec eux, puis nous allâmes rejoindre M. de Wolmar, qui parloit à des ouvriers. Chemin faisant, elle me dit qu’après être devenue mere, il lui étoit venu sur cette promenade une idée qui avoit augmenté son zele pour l’embellir. J’ai pensé, me dit-elle, à l’amusement de mes enfans & à leur santé quand ils seront plus âgés. L’entretien de ce lieu demande plus de soin que de peine; il s’agit plutôt de donner un certain contour aux rameaux des plans que de bêcher & labourer la terre: j’en veux faire un jour mes petits jardiniers; ils auront autant d’exercice qu’il leur en faut pour renforcer leur tempérament & pas assez pour le fatiguer. D’ailleurs ils feront faire ce qui sera trop fort pour leur âge, & se borneront au travail qui les amusera. Je ne saurois vous dire, ajouta-t-elle, quelle douceur je goûte à me représenter mes enfans occupés à me rendre les petits soins que je prends avec tant de plaisir pour eux, & la joie de leurs tendres coeurs en voyant leur mere se promener avec délices sous des ombrages cultivés de leurs mains. En vérité, mon ami, me dit-elle d’une voix émue, des jours ainsi passés tiennent du bonheur de l’autre vie; & ce n’est pas sans raison qu’en y pensant j’ai donné d’avance à ce lieu le nom d’Elysée. Milord, cette incomparable femme est mere comme elle est épouse, comme elle est amie, comme elle est fille; & pour l’éternel supplice de mon coeur, c’est encore ainsi qu’elle fut amante.

Enthousiasmé d’un séjour si charmant, je les priai le soir de trouver bon que, durant mon séjour chez eux, la Fanchon me confiât sa clef & le soin de nourrir les oiseaux. Aussitôt Julie envoya le sac de grain dans ma chambre & me donna sa propre clef. Je ne sais pourquoi je la reçus avec une sorte de peine: il me sembla que j’aurois mieux aimé celle de M. de Wolmar.

Ce matin je me suis levé de bonne heure & avec l’empressement d’un enfant je suis allé m’enfermer dans l’île déserte. Que d’agréables pensées j’espérois porter dans ce lieu solitaire, où le doux aspect de la seule nature devoit chasser de mon souvenir tout cet ordre social, & factice qui m’a rendu si malheureux! Tout ce qui va m’environner est l’ouvrage de celle qui me fut si chére. Je la contemplerai tout autour de moi; je ne verrai rien que sa main n’ait touché; je baiserai des fleurs que ses pieds auront foulées; je respirerai avec la rosée un air qu’elle a respiré; son goût dans ses amusemens me rendra présens tous ses charmes & je la trouverai par-tout comme elle est au fond de mon coeur.

En entrant dans l’Elisée avec ces dispositions, je me suis subitement rappellé le dernier mot que me dit hier M. de Wolmar à peu près dans la même place. Le souvenir de ce seul mot a changé sur-le-champ tout l’état de mon ame. J’ai cru voir l’image de la vertu où je cherchois celle du plaisir. Cette image s’est confondue dans mon esprit avec les traits de Madame de Wolmar & pour la premiere fois depuis mon retour j’ai vu Julie en son absence, non telle qu’elle fut pour moi & que j’aime encore à me la représenter, mais telle qu’elle se montre à mes yeux tous les jours. Milord, j’ai cru voir cette femme si charmante, si chaste & si vertueuse, au milieu de ce même cortege qui l’entouroit hier. Je voyois autour d’elle ses trois aimables enfans, honorable & précieux gage de l’union conjugale & de la tendre amitié, lui faire & recevoir d’elle mille touchantes caresses. Je voyois à ses côtés le grave Wolmar, cet époux si chéri, si heureux, si digne de l’être. Je croyois voir son oeil pénétrant & judicieux percer au fond de mon coeur, & m’en faire rougir encore; je croyois entendre sortir de sa bouche des reproches trop mérités & des leçons trop mal écoutées. Je voyois à sa suite cette même Fanchon Regard, vivante preuve du triomphe des vertus & de l’humanité sur le plus ardent amour. Ah! quel sentiment coupable eût pénétré jusqu’à elle à travers cette inviolable escorte? Avec quelle indignation j’eusse étouffé les vils transports d’une passion criminelle & mal éteinte & que je me serois méprisé de souiller d’un seul soupir un aussi ravissant tableau d’innocence & d’honnêteté! Je repassois dans ma mémoire les discours qu’elle m’avoit tenus en sortant, puis, remontant avec elle dans un avenir qu’elle contemple avec tant de charmes, je voyois cette tendre mere essuyer la sueur du front de ses enfans, baiser leurs joues enflammées & livrer ce coeur fait pour aimer au plus doux sentiment de la nature. Il n’y avoit pas jusqu’à ce nom d’Elysée qui ne rectifiât en moi les écarts de l’imagination & ne portât dans mon ame un calme préférable au trouble des passions les plus séduisantes. Il me peignoit en quelque sorte l’intérieur de celle qui l’avoit trouvé; je pensois qu’avec une conscience agitée on n’auroit jamais choisi ce nom-là. Je me disais: La paix regne au fond de son coeur comme dans l’asile qu’elle a nommé.

Je m’étois promis une rêverie agréable; j’ai rêvé plus agréablement que je ne m’y étois attendu. J’ai passé dans l’Elysée deux heures auxquelles je ne préfere aucun tems de ma vie. En voyant avec quel charme & quelle rapidité elles s’étoient écoulées, j’ai trouvé qu’il y a dans la méditation des pensées honnêtes une sorte de bien-être que les méchans n’ont jamais connu; c’est celui de se plaire avec soi-même. Si l’on y songeoit sans prévention, je ne sais quel autre plaisir on pourroit égaler à celui-là. Je sens au moins que quiconque aime autant que moi la solitude doit craindre de s’y préparer des tourments. Peut-être tirerait-on des mêmes principes la clef des faux jugemens des hommes sur les avantages du vice & sur ceux de la vertu; car la jouissance de la vertu est tout intérieure & ne s’aperçoit que par celui qui la sent; mais tous les avantages du vice frappent les yeux d’autrui & il n’y a que celui qui les a qui sache ce qu’ils lui coûtent.

Se a ciascun l’interno affanno Si leggesse in fronte scritto, Quanti mai, che invidia fanno, Ci farebbero pietà! Si vedria che I lor nemici Anno in seno, e si riduce Nel parere a noi felici Ogni lor felicità.

Comme il se faisoit tard sans que j’y songeasse, M. de Wolmar est venu me joindre & m’avertir que Julie & le thé m’attendaient. C’est vous, leur ai-je dit en m’excusant, qui m’empêchiez d’être avec vous: je fus si charmé de ma soirée d’hier que j’en suis retourné jouir ce matin; & puisque vous m’avez attendu, ma matinée n’est pas perdue.C’est fort bien dit, a répondu Madame de Wolmar; il vaudroit mieux s’attendre jusqu’à midi que de perdre le plaisir de déjeuner ensemble. Les étrangers ne sont jamais admis le matin dans ma chambre & déjeunent dans la leur. Le déjeuner est le repas des amis; les valets en sont exclus, les importuns ne s’y montrent point, on y dit tout ce qu’on pense, on y révele tous ses secrets; on n’y contraint aucun de ses sentiments; on peut s’y livrer sans imprudence aux douceurs de la confiance & de la familiarité. C’est presque le seul moment où il soit permis d’être ce qu’on est: que ne dure-t-il toute la journée! Ah! Julie, ai-je été prêt à dire, voilà un voeu bien intéressé! Mais je me suis tu. La premiere chose que j’ai retranchée avec l’amour a été la louange. Louer quelqu’’un en face, à moins que ce ne soit sa maîtresse, qu’est-ce faire autre chose sinon le taxer de vanité? Vous savez, milord, si c’est à Madame de Wolmar qu’on peut faire ce reproche. Non, non; je l’honore trop pour ne pas l’honorer en silence. La voir, l’entendre, observer sa conduite, n’est-ce pas assez la louer?

LETTRE XII. DE MDE. DE WOLMAR A MDE. D’ORBE

Il est écrit, chére amie, que tu dois être dans tous les tems ma sauvegarde contre moi-même & qu’après m’avoir délivrée avec tant de peine des pieges de mon coeur tu me garantiras encore de ceux de ma raison. après tant d’épreuves cruelles, j’apprends à me défier des erreurs comme des passions dont elles sont si souvent l’ouvrage. Que n’ai-je eu toujours la même précaution! Si dans les tems passés j’avais moins compté sur mes lumieres, j’aurois eu moins à rougir de mes sentiments.

Que ce préambule ne t’alarme pas. Je serois indigne de ton amitié, si j’avois encore à la consulter sur des sujets graves. Le crime fut toujours étranger à mon coeur & j’ose l’en croire plus éloigné que jamais. Ecoute-moi donc paisiblement, ma cousine & crois que je n’aurai jamais besoin de conseil sur des doutes que la seule honnêteté peut résoudre.

Depuis six ans que je vis avec M. de Wolmar dans la plus parfaite union qui puisse régner entre deux époux, tu sais qu’il ne m’a jamais parlé ni de sa famille ni de sa personne & que, l’ayant reçu d’un pere aussi jaloux du bonheur de sa fille que de l’honneur de sa maison, je n’ai point marqué d’empressement pour en savoir sur son compte plus qu’il ne jugeoit à propos de m’en dire. Contente de lui devoir, avec la vie de celui qui me l’a donnée, mon honneur, mon repos, ma raison, mes enfans & tout ce qui peut me rendre quelque prix à mes proprès yeux, j’étois bien assurée que ce que j’ignorois de lui ne démentoit point ce qui m’étoit connu; & je n’avois pas besoin d’en savoir davantage pour l’aimer, l’estimer, l’honorer autant qu’il étoit possible.

Ce matin, en déjeunant, il nous a proposé un tour de promenade avant la chaleur; puis, sous prétexte de ne pas courir, disait-il, la campagne en robe de chambre, il nous a menés dans les bosquets & précisément, ma chére, dans ce même bosquet où commencerent tous les malheurs de ma vie. En approchant de ce lieu fatal, je me suis senti un affreux battement de coeur; & j’aurois refusé d’entrer si la honte ne m’eût retenue & si le souvenir d’un mot qui fut dit l’autre jour dans l’Elysée ne m’eût fait craindre les interprétations. Je ne sais si le philosophe étoit plus tranquille; mais quelque tems après, ayant par hasard tourné les yeux sur lui, je l’ai trouvé pâle, changé & je ne puis te dire quelle peine tout cela m’a fait.

En entrant dans le bosquet j’ai vu mon mari me jeter un coup d’oeil & sourire. Il s’est assis entre nous; & après un moment de silence, nous prenant tous deux par la main: Mes enfans, nous a-t-il dit, je commence à voir que mes projets ne seront point vains & que nous pouvons être unis tous trois d’un attachement durable, propre à faire notre bonheur commun & ma consolation dans les ennuis d’une vieillesse qui s’approche. Mais je vous connois tous deux mieux que vous ne me connaissez; il est juste de rendre les choses égales; & quoique je n’aie rien de fort intéressant à vous apprendre, puisque vous n’avez plus de secret pour moi, je n’en veux plus avoir pour vous.

Alors il nous a révélé le mystere de sa naissance, qui jusqu’ici n’avoit été connu que de mon pere. Quand tu le sauras, tu concevras jusqu’où vont le sang-froid & la modération d’un homme capable de taire six ans un pareil secret à sa femme; mais ce secret n’est rien pour lui & il y pense trop peu pour se faire un grand effort de n’en pas parler.

Je ne vous arrêterai point, nous a-t-il dit, sur les événemens de ma vie; ce qui peut vous importer est moins de connoître mes aventures que mon caractere. Elles sont simples comme lui; & sachant bien ce que je suis, vous comprendrez aisément ce que j’ai pu faire. J’ai naturellement l’ame tranquille & le coeur froid. Je suis de ces hommes qu’on croit bien injurier en disant qu’ils ne sentent rien, c’est-à-dire qu’ils n’ont point de passion qui les détourne de suivre le vrai guide de l’homme. Peu sensible au plaisir & à la douleur, je n’éprouve que tres foiblement ce sentiment d’intérêt & d’humanité qui nous approprie les affections d’autrui. Si j’ai de la peine à voir souffrir les gens de bien, la pitié n’y entre pour rien, car je n’en ai point à voir souffrir les méchants. Mon seul principe actif est le goût naturel de l’ordre; & le concours bien combiné du jeu de la fortune & des actions des hommes me plaît exactement comme une belle symétrie dans un tableau, ou comme une piece bien conduite au théâtre. Si j’ai quelque passion dominante, c’est celle de l’observation. J’aime à lire dans les coeurs des hommes; comme le mien me fait peu d’illusion, que j’observe de sang-froid, & sans intérêt & qu’une longue expérience m’a donné de la sagacité, je ne me trompe guere dans mes jugements; aussi c’est là toute la récompense de l’amour-propre dans mes études continuelles; car je n’aime point à faire un rôle, mais seulement à voir jouer les autres: la société m’est agréable pour la contempler, non pour en faire partie. Si je pouvois changer la nature de mon être & devenir un oeil vivant je ferois volontiers cet échange. Ainsi mon indifférence pour les hommes ne me rend point indépendant d’eux; sans me soucier d’en être vu, j’ai besoin de les voir & sans m’être chers, ils me sont nécessaires.

Les deux premiers états de la société que j’eus occasion d’observer furent les courtisans & les valets; deux ordres d’hommes moins différens en effet qu’en apparence & si peu dignes d’être étudiés, si faciles à connaître, que je m’ennuyai d’eux au premier regard. En quittant la cour, où tout est sitôt vu, je me dérobai sans le savoir au péril qui m’y menaçoit & dont je n’aurois point échappé. Je changeai de nom; & voulant connoître les militaires, j’allai chercher du service chez un prince étranger; c’est là que j’eus le bonheur d’être utile à votre pere, que le désespoir d’avoir tué son ami forçoit à s’exposer témérairement & contre son devoir. Le coeur sensible & reconnaissant de ce brave officier commença des lors à me donner meilleure opinion de l’humanité. Il s’unit à moi d’une amitié à laquelle il m’étoit impossible de refuser la mienne & nous ne cessâmes d’entretenir depuis ce tems-là des liaisons qui devinrent plus étroites de jour en jour. J’appris dans ma nouvelle condition que l’intérêt n’est pas, comme je l’avois cru, le seul mobile des actions humaines & que parmi les foules de préjugés qui combattent la vertu il en est aussi qui la favorisent. Je conçus que le caractere général de l’homme est un amour-propre indifférent par lui-même, bon ou mauvais par les accidens qui le modifient & qui dépendent des coutumes, des lois, des rangs, de la fortune & de toute notre police humaine. Je me livrai donc à mon penchant; & méprisant la vaine opinion des conditions, je me jetai successivement dans les divers états qui pouvoient m’aider à les comparer tous & à connoître les uns par les autres. Je sentis, comme vous l’avez remarqué dans quelque lettre, dit-il à Saint-Preux, qu’on ne voit rien quand on se contente de regarder, qu’il faut agir soi-même pour voir agir les hommes; & je me fis acteur pour être spectateur. Il est toujours aisé de descendre: j’essayai d’une multitude de conditions dont jamais homme de la mienne ne s’étoit avisé. Je devins même paysan; & quand Julie m’a fait garçon jardinier, elle ne m’a point trouvé si novice au métier qu’elle auroit pu croire.

Avec la véritable connoissance des hommes, dont l’oisive philosophie ne donne que l’apparence, je trouvai un autre avantage auquel je ne m’étois point attendu; ce fut d’aiguiser par une vie active cet amour de l’ordre que j’ai reçu de la nature & de prendre un nouveau goût pour le bien par le plaisir d’y contribuer. Ce sentiment me rendit un peu moins contemplatif, m’unit un peu plus à moi même; & par une suite assez naturelle de ce progres, je m’aperçus que j’étois seul. La solitude qui m’ennuya toujours me devenoit affreuse & je ne pouvois plus espérer de l’éviter long-tems. Sans avoir perdu ma froideur, j’avois besoin d’un attachement; l’image de la caducité sans consolation m’affligeoit avant le tems & pour la premiere fois de ma vie, je connus l’inquiétude & la tristesse. Je parlai de ma peine au baron d’Etange. Il ne faut point, me dit-il, vieillir garçon. Moi-même, après avoir vécu presque indépendant dans les liens du mariage, je sens que j’ai besoin de redevenir époux & pere & je vais me retirer dans le sein de ma famille. Il ne tiendra qu’à vous d’en faire la vôtre & de me rendre le fils que j’ai perdu. J’ai une fille unique à marier; elle n’est pas sans mérite; elle a le coeur sensible & l’amour de son devoir lui fait aimer tout ce qui s’y rapporte. Ce n’est ni une beauté ni un prodige d’esprit; mais venez la voir & croyez que, si vous ne sentez rien pour elle, vous ne sentirez jamais rien pour personne au monde. Je vins, je vous vis, Julie & je trouvai que votre pere m’avoit parlé modestement de vous. Vos transports, vos larmes de joie en l’embrassant, me donnerent la premiere ou plutôt la seule émotion que j’aie éprouvée de ma vie. Si cette impression fut légere, elle étoit unique; & les sentimens n’ont besoin de force pour agir qu’en proportion de ceux qui leur résistent. Trois ans d’absence ne changerent point l’état de mon coeur. L’état du vôtre ne m’échappa pas à mon retour; & c’est ici qu’il faut que je vous venge d’un aveu qui vous a tant coûté. Juge, ma chére, avec quelle étrange surprise j’appris alors que tous mes secrets lui avoient été révélés avant mon mariage & qu’il m’avoit épousée sans ignorer que j’appartenois à un autre.

Cette conduite étoit inexcusable, a continué M. de Wolmar. J’offensois la délicatesse; je péchois contre la prudence; j’exposois votre honneur & le mien; je devois craindre de nous précipiter tous deux dans des malheurs sans ressource; mais je vous aimais & n’aimois que vous; tout le reste m’étoit indifférent. Comment réprimer la passion même la plus faible, quand elle est sans contrepoids? Voilà l’inconvénient des caracteres froids & tranquilles. Tout va bien tant que leur froideur les garantit des tentations; mais s’il en survient une qui les atteigne, ils sont aussi-tôt vaincus qu’attaqués & la raison, qui gouverne tandis qu’elle est seule, n’a jamais de force pour résister au moindre effort. Je n’ai été tenté qu’une fois & j’ai succombé. Si l’ivresse de quelque autre passion m’eût fait vaciller encore, j’aurois fait autant de chutes que de faux-pas; il n’y a que des ames de feu qui sachent combattre & vaincre. Tous les grands efforts, toutes les actions sublimes sont leur ouvrage; la froide raison n’a jamais rien fait d’illustre & l’on ne triomphe des passions qu’en les opposant l’une à l’autre. Quand celle de la vertu vient à s’élever, elle domine seule & tient tout en équilibre; voilà comment se forme le vrai sage, qui n’est pas plus qu’un autre à l’abri des passions, mais qui seul sait les vaincre par elles-mêmes, comme un pilote fait route par les mauvais vents.

Vous voyez que je ne prétends pas exténuer ma faute; si c’en eût été une, je l’aurois faite infailliblement; mais, Julie, je vous connoissois & n’en fis point en vous épousant. Je sentis que de vous seule dépendoit tout le bonheur dont je pouvois jouir & que si quelqu’un étoit capable de vous rendre heureuse, c’étoit moi. Je savois que l’innocence & la paix étoient nécessaires à votre coeur, que l’amour dont il étoit préoccupé ne les lui donneroit jamais & qu’il n’y avoit que l’horreur du crime qui pût en chasser l’amour. Je vis que votre ame étoit dans un accablement dont elle ne sortiroit que par un nouveau combat & que ce seroit en sentant combien vous pouviez encore être estimable que vous apprendriez à le devenir.

Votre coeur étoit usé pour l’amour: je comptai donc pour rien une disproportion d’âge qui m’ôtoit le droit de prétendre à un sentiment dont celui qui en étoit l’objet ne pouvoit jouir & impossible à obtenir pour tout autre. Au contraire, voyant dans une vie plus d’à moitié écoulée qu’un seul goût s’étoit fait sentir à moi, je jugeai qu’il seroit durable & je me plus à lui conserver le reste de mes jours. Dans mes longues recherches, je n’avois rien trouvé qui vous valût; je pensai que ce que vous ne feriez pas, nulle autre au monde ne pourroit le faire; j’osai croire à la vertu & vous épousai. Le mystere que vous me faisiez ne me surprit point; j’en savois les raisons & je vis dans votre sage conduite celle de sa durée. Par égard pour vous j’imitai votre réserve & ne voulus point vous ôter l’honneur de me faire un jour de vous-même un aveu que je voyois à chaque instant sur le bord de vos levres. Je ne me suis trompé en rien; vous avez tenu tout ce que je m’étois promis de vous. Quand je voulus me choisir une épouse, je désirai d’avoir en elle une compagne aimable, sage, heureuse. Les deux premieres conditions sont remplies: mon enfant, j’espere que la troisieme ne nous manquera pas.

A ces mots, malgré tous mes efforts pour nel’interrompre que par mes pleurs, je n’ai pu m’empêcher de lui sauter au cou en m’écriant: Mon cher mari! ô le meilleur & le plus aimé des hommes! apprenez-moi ce qui manque à mon bonheur, si ce n’est le vôtre & d’être mieux mérité…Vous êtes heureuse autant qu’il se peut, a-t-il dit en m’interrompant; vous méritez de l’être; mais il est tems de jouir en paix d’un bonheur qui vous a jusqu’ici coûté bien des soins. Si votre fidélité m’eût suffi, tout étoit fait du moment que vous me la promîtes; j’ai voulu de plus qu’elle vous fût facile & douce & c’est à la rendre telle que nous nous sommes tous deux occupés de concert sans nous en parler. Julie, nous avons réussi mieux que vous ne pensez peut-être. Le seul tort que je vous trouve est de n’avoir pu reprendre en vous la confiance que vous vous devez & de vous estimer moins que votre prix. La modestie extrême a ses dangers ainsi que l’orgueil. Comme une témérité qui nous porte au delà de nos forces les rend impuissantes, un effroi qui nous empêche d’y compter les rend inutiles. La véritable prudence consiste à les bien connaître & à s’y tenir. Vous en avez acquis de nouvelles en changeant d’état. Vous n’êtes plus cette fille infortunée qui déploroit sa foiblesse en s’y livrant; vous êtes la plus vertueuse des femmes, qui ne connaît d’autres loix que celles du devoir & de l’honneur & à qui le trop vif souvenir de ses fautes est la seule faute qui reste à reprocher. Loin de prendre encore contre vous-même des précautions injurieuses, apprenez donc à compter sur vous pour pouvoir y compter davantage. Ecartez d’injustes défiances capables de réveiller quelquefois les sentimens qui les ont produites. Félicitez-vous plutôt d’avoir su choisir un honnête homme dans un âge où il est si facile de s’y tromper & d’avoir pris autrefois un amant que vous pouvez avoir aujourd’hui pour ami sous les yeux de votre mari même. A peine vos liaisons me furent-elles connues, que je vous estimai l’un par l’autre. Je vis quel trompeur enthousiasme vous avoit tous deux égarés: il n’agit que sur les belles ames; il les perd quelquefois, mais c’est par un attroit qui ne séduit qu’elles. Je jugeai que le même goût qui avoit formé votre union la relâcheroit sitôt qu’elle deviendroit criminelle & que le vice pouvoit entrer dans des coeurs comme les vôtres, mais non pas y prendre racine.

Des lors je compris qu’il régnoit entre vous des liens qu’il ne faloit point rompre; que votre mutuel attachement tenoit à tant de choses louables, qu’il faloit plutôt le régler que l’anéantir & qu’aucun des deux ne pouvoit oublier l’autre sans perdre beaucoup de son prix. Je savois que les grands combats ne font qu’irriter les grandes passions & que si les violens efforts exercent l’ame, ils lui coûtent des tourmens dont la durée est capable de l’abattre. J’employai la douceur de Julie pour tempérer sa sévérité. Je nourris son amitié pour vous, dit-il à Saint-Preux; j’en ôtai ce qui pouvoit y rester de trop; & je crois vous avoir conservé de son propre coeur plus peut-être qu’elle ne vous en eût laissé, si je l’eusse abandonné à lui-même.

Mes succès m’encouragerent & je voulus tenter votre guérison comme j’avois obtenu la sienne, car je vous estimais & malgré les préjugés du vice, j’ai toujours reconnu qu’il n’y avoit rien de bien qu’on n’obtînt des belles ames avec de la confiance & de la franchise. Je vous ai vu, vous ne m’avez point trompé, vous ne me trompez point; & quoique vous ne soyez pas encore ce que vous devez être, je vous vois mieux que vous ne pensez & suis plus content de vous que vous ne l’êtes vous-même. Je sais bien que ma conduite a l’air bizarre & choque toutes les maximes communes; mais les maximes deviennent moins générales à mesure qu’on lit mieux dans les coeurs; & le mari de Julie ne doit pas se conduire comme un autre homme. Mes enfans, nous dit-il d’un ton d’autant plus touchant qu’il partoit d’un homme tranquille, soyez ce que vous êtes & nous serons tous contents. Le danger n’est que dans l’opinion: n’ayez pas peur de vous & vous n’aurez rien à craindre; ne songez qu’au présent & je vous réponds de l’avenir. Je ne puis vous en dire aujourd’hui davantage; mais si mes projets s’accomplissent & que mon espoir ne m’abuse pas, nos destinées seront mieux remplies & vous serez tous deux plus heureux que si vous aviez été l’un à l’autre.

En se levant il nous embrassa & voulut que nous nous embrassassions aussi, dans ce lieu… & dans ce lieu même où jadis… Claire, ô bonne Claire, combien tu m’as toujours aimée! Je n’en fis aucune difficulté. Hélas! que j’aurois eu tort d’en faire! Ce baiser n’eut rien de celui qui m’avoit rendu le bosquet redoutable: je m’en félicitai tristement & je connus que mon coeur étoit plus changé que jusque-là je n’avois osé le croire.

Comme nous reprenions le chemin du logis, mon mari m’arrêta par la main & me montrant ce bosquet dont nous sortions, il me dit en riant: Julie, ne craignez plus cet asile, il vient d’être profané. Tu ne veux pas me croire, cousine, mais je te jure qu’il a quelque don surnaturel pour lire au fond des coeur: Que le Ciel le lui laisse toujours! Avec tant de sujet de me mépriser, c’est sans doute à cet art que je dois son indulgence.

Tu ne vois point encore ici de conseil à donner: patience, mon ange, nous y voici; mais la conversation que je viens de te rendre étoit nécessaire à l’éclaircissement du reste.

En nous en retournant, mon mari, qui depuis long-tems est attendu à Etange, m’a dit qu’il comptoit partir demain pour s’y rendre, qu’il te verroit en passant & qu’il y resteroit cinq ou six jours. Sans dire tout ce que je pensois d’un départ aussi déplacé, j’ai représenté qu’il ne me paraissoit pas assez indispensable pour obliger M. de Wolmar à quitter un hôte qu’il avoit lui-même appelé dans sa maison. Voulez-vous, a-t-il répliqué, que je lui fasse mes honneurs pour l’avertir qu’il n’est pas chez lui? Je suis pour l’hospitalité des Valaisans. J’espere qu’il trouve ici leur franchise & qu’il nous laisse leur liberté. Voyant qu’il ne vouloit pas m’entendre, j’ai pris un autre tour & tâché d’engager notre hôte à faire ce voyage avec lui. Vous trouverez, lui ai-je dit, un séjour qui a ses beautés & même de celles que vous aimez; vous visiterez le patrimoine de mes peres & le mien: l’intérêt que vous prenez à moi ne me permet pas de croire que cette vue vous soit indifférente. J’avois la bouche ouverte pour ajouter que ce château ressembloit à celui de Milord Edouard, qui… mais heureusement j’ai eu le tems de me mordre la langue. Il m’a répondu tout simplement que j’avois raison & qu’il feroit ce qu’il me plairait. Mais M. de Wolmar, qui sembloit vouloir me pousser à bout, a répliqué qu’il devoit faire ce qui lui plaisoit à lui-même. Lequel aimez-vous mieux, venir ou rester? Rester, a-t-il dit sans balancer.Eh bien! restez, a repris mon mari en lui serrant la main. Homme honnête & vrai! je suis tres content de ce mot-là. Il n’y avoit pas moyen d’alterquer beaucoup là-dessus devant le tiers qui nous écoutait. J’ai gardé le silence & n’ai pu cacher si bien mon chagrin que mon mari ne s’en soit aperçu. Quoi donc! a-t-il repris d’un air mécontent dans un moment où Saint-Preux étoit loin de nous, aurais-je inutilement plaidé votre cause contre vous-même & Madame de Wolmar se contenterait-elle d’une vertu qui eût besoin de choisir ses occasions? Pour moi, je suis plus difficile; je veux devoir la fidélité de ma femme à son coeur & non pas au hasard; & il ne me suffit pas qu’elle garde sa foi, je suis offensé qu’elle en doute.

Ensuite il nous a menés dans son cabinet, où j’ai failli tomber de mon haut en lui voyant sortir d’un tiroir, avec les copies de quelques relations de notre ami que je lui avois données, les originaux mêmes de toutes les lettres que je croyois avoir vu brûler autrefois par Babi dans la chambre de ma mere. Voilà, m’a-t-il dit en nous les montrant, les fondemens de ma sécurité: s’ils me trompaient, ce seroit une folie de compter sur rien de ce que respectent les hommes. Je remets ma femme & mon honneur en dépôt à celle qui, fille & séduite, préféroit un acte de bienfaisance à un rendez-vous unique, & sûr. Je confie Julie épouse & mere à celui qui, maître de contenter ses désirs, sut respecter Julie amante & fille. Que celui de vous deux qui se méprise assez pour penser que j’ai tort le dise & je me rétracte à l’instant. Cousine, crois-tu qu’il fût aisé d’oser répondre à ce langage?

J’ai pourtant cherché un moment dans l’apres-midi pour prendre en particulier mon mari & sans entrer dans des raisonnemens qu’il ne m’étoit pas permis de pousser fort loin, je me suis bornée à lui demander deux jours de délai: ils m’ont été accordés sur-le-champ. Je les emploie à t’envoyer cet exprès & à attendre ta réponse pour savoir ce que je dois faire.

Je sais bien que je n’ai qu’à prier mon mari de ne point partir du tout & celui qui ne me refusa jamais rien ne me refusera pas une si légere grâce. Mais, ma chére, je vois qu’il prend plaisir à la confiance qu’il me témoigne; & je crains de perdre une partie de son estime, s’il croit que j’aie besoin de plus de réserve qu’il ne m’en permet. Je sais bien encore que je n’ai qu’à dire un mot à Saint-Preux & qu’il n’hésitera pas à l’accompagner; mais mon mari prendra-t-il ainsi le change & puis-je faire cette démarche sans conserver sur Saint-Preux un air d’autorité qui sembleroit lui laisser à son tour quelque sorte de droits? Je crains d’ailleurs qu’il n’infere de cette précaution que je la sens nécessaire, & ce moyen, qui semble d’abord le plus facile, est peut-être au fond le plus dangereux. Enfin, je n’ignore pas que nulle considération ne peut être mise en balance avec un danger réel; mais ce danger existe-t-il en effet? Voilà précisément le doute que tu dois résoudre.

Plus je veux sonder l’état présent de mon ame, plus j’y trouve de quoi me rassurer. Mon coeur est pur, ma conscience est tranquille, je ne sens ni trouble ni crainte; & dans tout ce qui se passe en moi, la sincérité vis-à-vis de mon mari ne me coûte aucun effort. Ce n’est pas que certains souvenirs involontaires ne me donnent quelquefois un attendrissement dont il vaudroit mieux être exempte; mais bien loin que ces souvenirs soient produits par la vue de celui qui les a causés, ils me semblent plus rares depuis son retour & quelque doux qu’il me soit de le voir, je ne sais par quelle bizarrerie il m’est plus doux de penser à lui. En un mot, je trouve que je n’ai pas même besoin du secours de la vertu pour être paisible en sa présence & que, quand l’horreur du crime n’existeroit pas, les sentimens qu’elle a détruits auroient bien de la peine à renaître.

Mais, mon ange, est-ce assez que mon coeur me rassure quand la raison doit m’alarmer? J’ai perdu le droit de compter sur moi. Qui me répondra que ma confiance n’est pas encore une illusion du vice? Comment me fier à des sentimens qui m’ont tant de fois abusée? Le crime ne commence-t-il pas toujours par l’orgueil qui fait mépriser la tentation & braver des périls où l’on a succombé n’est-ce pas vouloir succomber encore?

Pese toutes ces considérations, ma cousine; tu verras que quand elles seroient vaines par elles-mêmes, elles sont assez graves par leur objet pour mériter qu’on y songe. Tire-moi donc de l’incertitude où elles m’ont mise. Marque-moi comment je dois me comporter dans cette occasion délicate; car mes erreurs passées ont altéré mon jugement & me rendent timide à me déterminer sur toutes choses. Quoi que tu penses de toi-même, ton ame est calme & tranquille, j’en suis sûre; les objets s’y peignent tels qu’ils sont; mais la mienne, toujours émue comme une onde agitée, les confond & les défigure. Je n’ose plus me fier à rien de ce que je vois ni de ce que je sens: & malgré de si longs repentirs, j’éprouve avec douleur que le poids d’une ancienne faute est un fardeau qu’il faut porter toute sa vie.

LETTRE XIII. REPONSE DE MDE. D’ORBE A MDE DE WOLMAR

Pauvre cousine, que de tourmens tu te donnes sans cesse avec tant de sujets de vivre en paix! Tout ton mal vient de toi, ô Isral! Si tu suivois tes proprès regles, que dans les choses de sentiment tu n’écoutasses que la voix intérieure & que ton coeur fît taire ta raison, tu te livrerois sans scrupule à la sécurité qu’il t’inspire & tu ne t’efforcerois point, contre son témoignage, de craindre un péril qui ne peut venir que de lui.

Je t’entends, je t’entends bien, ma Julie: plus sûre de toi que tu ne feins de l’être, tu veux t’humilier de tes fautes passées sous prétexte d’en prévenir de nouvelles & tes scrupules sont bien moins des précautions pour l’avenir qu’une peine imposée à la témérité qui t’a perdue autrefois. Tu compares les tems; y penses-tu? Compare aussi les conditions & souviens-toi que je te reprochois alors ta confiance, comme je te reproche aujourd’hui ta frayeur.

Tu t’abuses, ma chére enfant; on ne se donne point ainsi le change à soi-même: si l’on peut s’étourdir sur son état en n’y pensant point, on le voit tel qu’il est sitôt qu’on veut s’en occuper & l’on ne se déguise pas plus ses vertus que ses vices. Ta douceur, ta dévotion t’ont donné du penchant à l’humilité. Défie-toi de cette dangereuse vertu qui ne fait qu’animer l’amour-propre en le concentrant & crois que la noble franchise d’une ame droite est préférable à l’orgueil des humbles. S’il faut de la tempérance dans la sagesse, il en faut aussi dans les précautions qu’elle inspire, de peur que des soins ignominieux à la vertu n’avilissent l’ame & n’y réalisent un danger chimérique à force de nous en alarmer. Ne vois-tu pas qu’après s’être relevé d’une chute, il faut se tenir debout & que s’incliner du côté opposé à celui où l’on est tombé, c’est le moyen de tomber encore? Cousine, tu fus amante comme Héloise, te voilà dévote comme elle; plaise à Dieu que ce soit avec plus de succès! En vérité, si je connoissois moins ta timidité naturelle, tes erreurs seroient capables de m’effrayer à mon tour & si j’étois aussi scrupuleuse, à force de craindre pour toi, tu me ferois trembler pour moi-même.

Penses-y mieux, mon aimable amie; toi dont la morale est aussi facile & douce qu’elle est honnête & pure, ne mets-tu point une âpreté trop rude & qui sort de ton caractere dans tes maximes sur la séparation des sexes. Je conviens avec toi qu’ils ne doivent pas vivre ensemble ni d’une même maniere; mais regarde si cette importante regle n’auroit pas besoin de plusieurs distinctions dans la pratique; s’il faut l’appliquer indifféremment & sans exception aux femmes & aux filles, à la société générale & aux entretiens particuliers, aux affaires & aux amusements & si la décence & l’honnêteté qui l’inspirent ne la doivent pas quelquefois tempérer. Tu veux qu’en un pays de bonnes moeurs, où l’on cherche dans le mariage des convenances naturelles, il y ait des assemblées où les jeunes gens des deux sexes puissent se voir, se connaître, & s’assortir; mais tu leur interdis avec grande raison toute entrevue particuliere. Ne serait-ce pas tout le contraire pour les femmes & les meres de famille, qui ne peuvent avoir aucun intérêt légitime à se montrer en public, que les soins domestiques retiennent dans l’intérieur de leur maison & qui ne doivent s’y refuser à rien de convenable à la maîtresse du logis? Je n’aimerois pas à te voir dans tes caves aller faire goûter les vins aux marchands, ni quitter tes enfans pour aller régler des comptes avec un banquier; mais, s’il survient un honnête homme qui vienne voir ton mari, ou traiter avec lui de quelque affaire, refuseras-tu de recevoir son hôte en son absence & de lui faire les honneurs de ta maison, de peur de te trouver tête à tête avec lui? Remonte au principe & toutes les regles s’expliqueront. Pourquoi pensons-nous que les femmes doivent vivre retirées & séparées des hommes? Ferons-nous cette injure à notre sexe de croire que ce soit par des raisons tirées de sa foiblesse & seulement pour éviter le danger des tentations? Non, ma chére, ces indignes craintes ne conviennent point à une femme de bien, à une mere de famille sans cesse environnée d’objets qui nourrissent en elle des sentimens d’honneur & livrée aux plus respectables devoirs de la nature. Ce qui nous sépare des hommes, c’est la nature elle-même, qui nous prescrit des occupations différentes; c’est cette douce & timide modestie qui, sans songer précisément à la chasteté, en est la plus sûre gardienne; c’est cette réserve attentive & piquante qui, nourrissant à la fois dans les coeurs des hommes & les désirs & le respect, sert pour ainsi dire de coquetterie à la vertu. Voilà, pourquoi les époux mêmes ne sont pas exceptés de la regle; voilà pourquoi les femmes les plus honnêtes conservent en général le plus d’ascendant sur leurs maris, parce qu’à l’aide de cette sage & discrete réserve, sans caprice & sans refus, elles savent au sein de l’union la plus tendre les maintenir à une certaine distance & les empêchent de jamais se rassasier d’elles. Tu conviendras avec moi que ton précepte est trop général pour ne pas comporter des exceptions & que, n’étant point fondé sur un devoir rigoureux, la même bienséance qui l’établit peut quelquefois en dispenser.

La circonspection que tu fondes sur tes fautes passées est injurieuse à ton état présent: je ne la pardonnerois jamais à ton coeur & j’ai bien de la peine à la pardonner à ta raison. Comment le rempart qui défend ta personne n’a-t-il pu te garantir d’une crainte ignominieuse? Comment se peut-il que ma cousine, ma soeur, mon amie, ma Julie, confonde les foiblesse d’une fille trop sensible avec les infidélités d’une femme coupable? Regarde tout autour de toi, tu n’y verras rien qui ne doive élever & soutenir ton ame. Ton mari, qui en présume tant & dont tu as l’estime à justifier; tes enfans que tu veux former au bien & qui s’honoreront un jour de t’avoir eue pour mere; ton vénérable pere, qui t’est si cher, qui jouit de ton bonheur & s’illustre de sa fille plus même que de ses ayieux; ton amie, dont le sort dépend du tien & à qui tu dois compte d’un retour auquel elle a contribué; sa fille, à qui tu dois l’exemple des vertus que tu lui veux inspirer; ton ami, cent fois plus idolâtre des tiennes que de ta personne & qui te respecte encore plus que tu ne le redoutes; toi-même enfin, qui trouves dans ta sagesse le prix des efforts qu’elle t’a coûtés & qui ne voudras jamais perdre en un moment le fruit de tant de peines; combien de motifs capables d’animer ton courage te font honte de t’oser défier de toi? Mais, pour répondre de ma Julie, qu’ai-je besoin de considérer ce qu’elle est? Il me suffit de savoir ce qu’elle fut durant les erreurs qu’elle déplore. Ah! si jamais ton coeur eût été capable d’infidélité, je te permettrois de la craindre toujours; mais, dans l’instant même où tu croyois l’envisager dans l’éloignement, conçois l’horreur qu’elle t’eût faite présente, par celle qu’elle t’inspira des qu’y penser eût été la commettre.

Je me souviens de l’étonnement avec lequel nous apprenions autrefois qu’il y a des pays où la foiblesse d’une jeune amante est un crime irrémissible, quoique l’adultere d’une femme y porte le doux nom de galanterie & où l’on se dédommage ouvertement étant mariée de la courte gêne où l’on vivoit étant fille. Je sais quelles maximes regnent là-dessus dans le grand monde, où la vertu n’est rien, où tout n’est que vaine apparence, où les crimes s’effacent par la difficulté de les prouver, où la preuve même en est ridicule contre l’usage qui les autorise. Mais toi, Julie, ô toi qui, brûlant d’une flamme pure & fidele, n’étois coupable qu’aux yeux des hommes & n’avois rien à te reprocher entre le ciel & toi; toi qui te faisois respecter au milieu de tes fautes; toi qui, livrée à d’impuissans regrets, nous forçois d’adorer encore les vertus que tu n’avois plus; toi qui t’indignois de supporter ton propre mépris quand tout sembloit te rendre excusable, oses-tu redouter le crime après avoir payé si cher ta foiblesse? Oses-tu craindre de valoir moins aujourd’hui que dans les tems qui t’ont tant coûté de larmes? Non, ma chére; loin que tes anciens égaremens doivent t’alarmer, ils doivent animer ton courage: un repentir si cuisant ne mene point au remords & quiconque est si sensible à la honte ne sait point braver l’infamie.

Si jamais une ame faible eut des soutiens contre sa foiblesse, ce sont ceux qui s’offrent à toi; si jamais une ame forte a pu se soutenir elle-même, la tienne a-t-elle besoin d’appui? Dis-moi donc quels sont les raisonnables motifs de crainte. Toute ta vie n’a été qu’un combat continuel, où, même après ta défaite, l’honneur, le devoir, n’ont cessé de résister & ont fini par vaincre. Ah! Julie, croirai-je qu’après tant de tourments & de peines, douze ans de pleurs & six ans de gloire te laissent redouter une épreuve de huit jours? En deux mots, sois sincere avec toi-même: si le péril existe, sauve ta personne & rougis de ton coeur; s’il n’existe pas, c’est outrager ta raison, c’est flétrir ta vertu, que de craindre un danger qui ne peut l’atteindre. Ignores-tu qu’il est des tentations déshonorantes qui n’approcherent jamais d’une ame honnête, qu’il est même honteux de les vaincre & que se précautionner contre elles est moins s’humilier que s’avilir?

Je ne prétends pas te donner mes raisons pour invincibles, mais te montrer seulement qu’il y en a qui combattent les tiennes; & cela suffit pour autoriser mon avis. Ne t’en rapporte ni à toi qui ne sais pas te rendre justice, ni à moi qui dans tes défauts n’ai jamais su voir que ton coeur & t’ai toujours adorée, mais à ton mari, qui te voit telle que tu es & te juge exactement selon ton mérite. Prompte comme tous les gens sensibles à mal juger de ceux qui ne le sont pas, je me défiois de sa pénétration dans les secrets des coeurs tendres; mais, depuis l’arrivée de notre voyageur, je vois par ce qu’il m’écrit qu’il lit tres bien dans les vôtres & que pas un des mouvemens qui s’y passent n’échappe à ses observations. Je les trouve même si fines & si justes, que j’ai rebroussé presque à l’autre extrémité de mon premier sentiment & je croirois volontiers que les hommes froids, qui consultent plus leurs yeux que leur coeur, jugent mieux des passions d’autrui que les gens turbulents & vifs ou vains comme moi, qui commencent toujours par se mettre à la place des autres & ne savent jamais voir que ce qu’ils sentent. Quoi qu’il en soit, M. de Wolmar te connaît bien; il t’estime, il t’aime & son sort est lié au tien: que lui manque-t-il pour que tu lui laisses l’entiere direction de ta conduite sur laquelle tu crains de t’abuser? Peut-être, sentant approcher la vieillesse, veut-il par des épreuves proprès à le rassurer prévenir les inquiétudes jalouses qu’une jeune femme inspire ordinairement à un vieux mari; peut-être le dessein qu’il a demande-t-il que tu puisses vivre familierement avec ton ami sans alarmer ni ton époux ni toi-même; peut-être veut-il seulement te donner un témoignage de confiance & d’estime digne de celle qu’il a pour toi. Il ne faut jamais se refuser à de pareils sentiments, comme si l’on n’en pouvoit soutenir le poids; & pour moi, je pense en un mot que tu ne peux mieux satisfaire à la prudence & à la modestie qu’en te rapportant de tout à sa tendresse & à ses lumieres.

Veux-tu, sans désobliger M. de Wolmar, te punir d’un orgueil que tu n’eus jamais & prévenir un danger qui n’existe plus? Restée seule avec le philosophe, prends contre lui toutes les précautions superflues qui t’auroient été jadis si nécessaires; impose-toi la même réserve que si avec ta vertu tu pouvois te défier encore de ton coeur & du sien. Evite les conversations trop affectueuses, les tendres souvenirs du passé; interromps ou préviens les trop longs tête-à-tête; entoure-toi sans cesse de tes enfans; reste peu seule avec lui dans la chambre, dans l’Elysée, dans le bosquet, malgré la profanation. sur-tout prends ces mesures d’une maniere si naturelle qu’elles semblent un effet du hasard & qu’il ne puisse imaginer un moment que tu le redoutes. Tu aimes les promenades en bateau; tu t’en prives pour ton mari qui craint l’eau, pour tes enfans que tu n’y veux pas exposer: prends le tems de cette absence pour te donner cet amusement en laissant tes enfans sous la garde de la Fanchon. C’est le moyen de te livrer sans risque aux doux épanchemens de l’amitié & de jouir paisiblement d’un long tête-à-tête sous la protection des bateliers, qui voyent sans entendre & dont on ne peut s’éloigner avant de penser à ce qu’on fait.

Il me vient encore une idée qui feroit rire beaucoup de gens, mais qui te plaira, j’en suis sûre: c’est de faire en l’absence de ton mari un journal fidele pour lui être montré à son retour & de songer au journal dans tous les entretiens qui doivent y entrer. A la vérité, je ne crois pas qu’un pareil expédient fût utile à beaucoup de femmes, mais une ame franche & incapable de mauvaise foi a contre le vice bien des ressources qui manqueront toujours aux autres. Rien n’est méprisable de ce qui tend à garder la pureté; & ce sont les petites précautions qui conservent les grandes vertus.

Au reste, puisque ton mari doit me voir en passant, il me dira, j’espere, les véritables raisons de son voyage; & si je ne les trouve pas solides, ou je le détournerai de l’achever, ou quoi qu’il arrive, je ferai ce qu’il n’aura pas voulu faire; c’est sur quoi tu peux compter. En attendant, en voilà, je pense, plus qu’il n’en faut pour te rassurer contre une épreuve de huit jours. Va, ma Julie, je te connois trop bien pour ne pas répondre de toi autant & plus que de moi-même. Tu seras toujours ce que tu dois & que tu veux être. Quand tu te livrerois à la seule honnêteté de ton ame, tu ne risquerois rien encore; car je n’ai point de foi aux défaites imprévues: on a beau couvrir du vain nom de faiblesses des fautes toujours volontaires, jamais femme ne succombe qu’elle n’ait voulu succomber & si je pensois qu’un pareil sort pût t’attendre, crois-moi, crois-en ma tendre amitié, crois-en tous les sentimens qui peuvent noître dans le coeur de ta pauvre Claire, j’aurois un intérêt trop sensible à t’en garantir pour t’abandonner à toi seule.

Ce que M. de Wolmar t’a déclaré des connaissances qu’il avoit avant ton mariage me surprend peu; tu sais que je m’en suis toujours doutée; & je te dirai de plus que mes soupçons ne se sont pas bornés aux indiscrétions de Babi. Je n’ai jamais pu croire qu’un homme droit & vrai comme ton pere & qui avoit tout au moins des soupçons lui-même, pût se résoudre à tromper son gendre & son ami. Que s’il t’engageoit si fortement au secret, c’est que la maniere de le révéler devenoit fort différente de sa part ou de la tienne & qu’il vouloit sans doute y donner un tour moins propre à rebuter M. de Wolmar, que celui qu’il savoit bien que tu ne manquerois pas d’y donner toi-même. Mais il faut te renvoyer ton exprès; nous causerons de tout cela plus à loisir dans un mois d’ici.

Adieu, petite cousine, c’est assez prêcher la prêcheuse: reprends ton ancien métier & pour cause. Je me sens tout inquiete de n’être pas encore avec toi. Je brouille toutes mes affaires en me hâtant de les finir & ne sais guere ce que je fais. Ah! Chaillot, Chaillot!… si j’étois moins folle!… mais j’espere de l’être toujours.

P.S. A propos, j’oubliois de faire compliment à ton Altesse. Dis-moi, je t’en prie, monseigneur ton mari est-il Atteman, Knes ou Boyard? Pour moi, je croirai jurer s’il faut t’appeler Madme la Boyarde. O pauvre enfant! Toi qui as tant gémi d’être née demoiselle, te voilà bien chanceuse d’être la femme d’un prince! Entre nous cependant, pour une dame de si grande qualité, je te trouve des frayeurs un peu roturieres. Ne sais-tu pas que les petits scrupules ne conviennent qu’aux petites gens & qu’on rit d’un enfant de bonne maison qui prétend être fils de son pere?

LETTRE XIV. DE M. WOLMAR A MDE. D’ORBE

Je pars pour Etange, petite cousine; je m’étois proposé de vous voir en allant; mais un retard dont vous êtes cause me force à plus de diligence & j’aime mieux coucher à Lausanne en revenant pour y passer quelques heures de plus avec vous. Aussi bien j’ai à vous consulter sur plusieurs choses dont il est bon de vous parler d’avance afin que vous ayez le tems d’y réfléchir avant de m’en dire votre avis.

Je n’ai point voulu vous expliquer mon projet au sujet du jeune homme, avant que sa présence eût confirmé la bonne opinion que j’en avois conçue. Je crois déjà m’être assez assuré de lui pour vous confier entre nous que ce projet est de le charger de l’éducation de mes enfans. Je n’ignore pas que ces soins importans sont le principal devoir d’un pere; mais quand il sera tems de les prendre je serai trop âgé pour les remplir & tranquille & contemplatif par tempérament, j’eus toujours trop peu d’activité pour pouvoir régler celle de la jeunesse. D’ailleurs par la raison qui vous est connue Julie ne me verroit point sans inquiétude prendre une fonction dont j’aurois peine à m’acquitter à son gré. Comme par mille autres raisons votre sexe n’est pas propre à ces mêmes soins, leur mere s’occupera tout entiere à bien élever son Henriette; je vous destine pour votre part le gouvernement du ménage sur le plan que vous trouverez établi & que vous avez approuvé; la mienne sera de voir trois honnêtes gens concourir au bonheur de la maison & de goûter dans ma vieillesse un repos qui sera leur ouvrage.

J’ai toujours vu que ma femme auroit une extrême répugnance à confier ses enfans à des mains mercenaires & je n’ai pu blâmer ses scrupules. Le respectable état de précepteur exige tant de talens qu’on ne sauroit payer, tant de vertus qui ne sont point à prix, qu’il est inutile d’en chercher un avec de l’argent. Il n’y a qu’un homme de génie en qui l’on puisse espérer de trouver les lumieres d’un maître; il n’y a qu’un ami tres tendre à qui son coeur puisse inspirer le zele d’un pere; & le génie n’est guere à vendre, encore moins l’attachement.

Votre ami m’a paru réunir en lui toutes les qualités convenables; & si j’ai bien connu son ame, je n’imagine pas pour lui de plus grande félicité que de faire dans ces enfans chéris celle de leur mere. Le seul obstacle que je puisse prévoir est dans son affection pour Milord Edouard qui lui permettra difficilement de se détacher d’un ami si cher & auquel il a de si grandes obligations, à moins qu’Edouard ne l’exige lui-même. Nous attendons bientôt cet homme extraordinaire; & comme vous avez beaucoup d’empire sur son esprit, s’il ne dément pas l’idée que vous m’en avez donnée, je pourrois bien vous charger de cette négociation près de lui.

Vous avez à présent, petite cousine, la clef de toute ma conduite, qui ne peut que paroître fort bizarre sans cette explication & qui, j’espere, aura désormois l’approbation de Julie & la vôtre. L’avantage d’avoir une femme comme la mienne m’a fait tenter des moyens qui seroient impraticables avec une autre. Si je la laisse en toute confiance avec son ancien amant sous la seule garde de sa vertu, je serois insensé d’établir dans ma maison cet amant avant de m’assurer qu’il eût pour jamais cessé de l’être & comment pouvoir m’en assurer, si j’avois une épouse sur laquelle je comptasse moins?

Je vous ai vue quelquefois sourire à mes observations sur l’amour: mais pour le coup je tiens de quoi vous humilier. J’ai fait une découverte que ni vous ni femme au monde, avec toute la subtilité qu’on prête à votre sexe, n’eussiez jamais faite, dont pourtant vous sentirez peut-être l’évidence au premier instant & que vous tiendrez au moins pour démontrée quand j’aurai pu vous expliquer sur quoi je la fonde. De vous dire que mes jeunes gens sont plus amoureux que jamais, ce n’est pas sans doute une merveille à vous apprendre. De vous assurer au contraire qu’ils sont parfaitement guéris, vous savez ce que peuvent la raison, la vertu; ce n’est pas là non plus leur plus grand miracle. Mais que ces deux opposés soient vrais en même tems; qu’ils brûlent plus ardemment que jamais l’un pour l’autre & qu’il ne regne plus entre eux qu’un honnête attachement; qu’ils soient toujours amants & ne soient plus qu’amis; c’est, je pense, à quoi vous vous attendez moins, ce que vous aurez plus de peine à comprendre & ce qui est pourtant selon l’exacte vérité.

Telle est l’énigme que forment les contradictions fréquentes que vous avez dû remarquer en eux, soit dans leurs discours, soit dans leurs lettres. Ce que vous avez écrit à Julie au sujet du portrait a servi plus que tout le reste à m’en éclaircir le mystere; & je vois qu’ils sont toujours de bonne foi, même en se démentant sans cesse. Quand je dis eux, c’est sur-tout le jeune homme que j’entends; car pour votre amie, on n’en peut parler que par conjecture; un voile de sagesse & d’honnêteté fait tant de replis autour de son coeur, qu’il n’est plus possible à l’oeil humain d’y pénétrer, pas même au sien propre. La seule chose qui me fait soupçonner qu’il lui reste quelque défiance à vaincre, est qu’elle ne cesse de chercher en elle-même ce qu’elle feroit si elle étoit tout-à-fait guérie & le fait avec tant d’exactitude, que si elle étoit réellement guérie, elle ne le feroit pas si bien.

Pour votre ami, qui, bien que vertueux, s’effraye moins des sentimens qui lui restent, je lui vois encore tous ceux qu’il eut dans sa premiere jeunesse; mais je les vois sans avoir droit de m’en offenser. Ce n’est pas de Julie de Wolmar qu’il est amoureux, c’est de Julie d’Etange; il ne me hait point comme le possesseur de la personne qu’il aime, mais comme le ravisseur de celle qu’il a aimée. La femme d’un autre n’est point sa maîtresse; la mere de deux enfans n’est plus son ancienne écoliere. Il est vrai qu’elle lui ressemble beaucoup & qu’elle lui en rappelle souvent le souvenir. Il l’aime dans le tems passé: voilà le vrai mot de l’énigme. Otez-lui la mémoire, il n’aura plus d’amour.

Ceci n’est pas une vaine subtilité, petite cousine; c’est une observation tres solide, qui, étendue à d’autres amours, auroit peut-être une application bien plus générale qu’il ne paroit. Je pense même qu’elle ne seroit pas difficile à expliquer en cette occasion par vos proprès idées. Le tems où vous séparâtes ces deux amans fut celui où leur passion étoit à son plus haut point de véhémence. Peut-être s’ils fussent restés plus long-tems ensemble, se seraient-ils peu à peu refroidis; mais leur imagination vivement émue les a sans cesse offerts l’un à l’autre tels qu’ils étoient à l’instant de leur séparation. Le jeune homme, ne voyant point dans sa maîtresse les changemens qu’y faisoit le progres du tems, l’aimoit telle qu’il l’avoit vue & non plus telle qu’elle étoit. Pour le rendre heureux il n’étoit pas question seulement de la lui donner, mais de la lui rendre au même âge & dans les mêmes circonstances où elle s’étoit trouvée au tems de leurs premieres amours; la moindre altération à tout cela étoit autant d’ôté du bonheur qu’il s’étoit promis. Elle est devenue plus belle, mais elle a changé; ce qu’elle a gagné tourne en ce sens à son préjudice; car c’est de l’ancienne & non pas d’une autre qu’il est amoureux.

L’erreur qui l’abuse & le trouble est de confondre les tems & de se reprocher souvent comme un sentiment actuel ce qui n’est que l’effet d’un souvenir trop tendre; mais je ne sais s’il ne vaut pas mieux achever de le guérir que le désabuser. On tirera peut-être meilleur parti pour cela de son erreur que de ses lumieres. Lui découvrir le véritable état de son coeur seroit lui apprendre la mort de ce qu’il aime; ce seroit lui donner une affliction dangereuse en ce que l’état de tristesse est toujours favorable à l’amour.

Délivré des scrupules qui le gênent, il nourriroit peut-être avec plus de complaisance des souvenirs qui doivent s’éteindre; il en parleroit avec moins de réserve; & les traits de sa Julie ne sont pas tellement effacés en Madame de Wolmar, qu’à force de les y chercher il ne les y pût trouver encore. J’ai pensé qu’au lieu de lui ôter l’opinion des progres qu’il croit avoir faits & qui sert d’encouragement pour achever, il faloit lui faire perdre la mémoire des tems qu’il doit oublier, en substituant adroitement d’autres idées à celles qui lui sont si cheres. Vous, qui contribuâtes à les faire naître, pouvez contribuer plus que personne à les effacer; mais c’est seulement quand vous serez tout-à-fait avec nous que je veux vous dire à l’oreille ce qu’il faut faire pour cela; charge qui, si je ne me trompe, ne vous sera pas fort onéreuse. En attendant, je cherche à le familiariser avec les objets qui l’effarouchent, en les lui présentant de maniere qu’ils ne soient plus dangereux pour lui. Il est ardent, mais faible & facile à subjuguer. Je profite de cet avantage en donnant le change à son imagination. A la place de sa maîtresse, je le force de voir toujours l’épouse d’un honnête homme & la mere de mes enfans: j’efface un tableau par un autre & couvre le passé du présent. On mene un coursier ombrageux à l’objet qui l’effraye, afin qu’il n’en soit plus effrayé. C’est ainsi qu’il en faut user avec ces jeunes gens dont l’imagination brûle encore, quand leur coeur est déjà refroidi & leur offre dans l’éloignement des monstres qui disparaissent à leur approche.

Je crois bien connoître les forces de l’un & de l’autre; je ne les expose qu’à des épreuves qu’ils peuvent soutenir; car la sagesse ne consiste pas à prendre indifféremment toutes sortes de précautions mais à choisir celles qui sont utiles & à négliger les superflues. Les huit jours pendant lesquels je les vais laisser ensemble suffiront peut-être pour leur apprendre à démêler leurs vrais sentiments & connoître ce qu’ils sont réellement l’un à l’autre. Plus ils se verront seul à seul, plus ils comprendront aisément leur erreur en comparant ce qu’ils sentiront avec ce qu’ils auroient autrefois senti dans une situation pareille. Ajoutez qu’il leur importe de s’accoutumer sans risque à la familiarité dans laquelle ils vivront nécessairement si mes vues sont remplies. Je vois par la conduite de Julie qu’elle a reçu de vous des conseils qu’elle ne pouvoit refuser de suivre sans se faire tort. Quel plaisir je prendrois à lui donner cette preuve que je sens tout ce qu’elle vaut, si c’étoit une femme auprès de laquelle un mari pût se faire un mérite de sa confiance! Mais quand elle n’auroit rien gagné sur son coeur, sa vertu resteroit la même: elle lui coûteroit davantage & ne triompheroit pas moins. Au lieu que s’il lui reste aujourd’hui quelque peine intérieure à souffrir, ce ne peut être que dans l’attendrissement d’une conversation de réminiscence, qu’elle ne saura que trop pressentir & qu’elle évitera toujours. Ainsi, vous voyez qu’il ne faut point juger ici de ma conduite par les regles ordinaires, mais par les vues qui me l’inspirent, & par le caractere unique de celle envers qui je la tiens.

Adieu, petite cousine, jusqu’à mon retour. Quoique je n’aie pas donné toutes ces explications à Julie, je n’exige pas que vous lui en fassiez un mystere. J’ai pour maxime de ne point interposer de secrets entre les amis: ainsi je remets ceux-ci à votre discrétion; faites-en l’usage que la prudence & l’amitié vous inspireront: je sais que vous ne ferez rien que pour le mieux & le plus honnête.

LETTRE XV. DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD

M. de Wolmar partit hier pour Etange & j’ai peine à concevoir l’état de tristesse où m’a laissé son départ. Je crois que l’éloignement de sa femme m’affligeroit moins que le sien. Je me sens plus contraint qu’en sa présence même: un morne silence regne au fond de mon coeur; un effroi secret en étouffe le murmure; & moins troublé de désirs que de craintes, j’éprouve les terreurs du crime sans en avoir les tentations.

Savez-vous, milord, où mon ame se rassure & perd ces indignes frayeurs? Auprès de Madame de Wolmar. Sitôt que j’approche d’elle, sa vue apaise mon trouble, ses regards épurent mon coeur. Tel est l’ascendant du sien, qu’il semble toujours inspirer aux autres le sentiment de son innocence & le repos qui en est l’effet. Malheureusement pour moi, sa regle de vie ne la livre pas toute la journée à la société de ses amis & dans les momens que je suis forcé de passer sans la voir je souffrirois moins d’être plus loin d’elle.

Ce qui contribue encore à nourrir la mélancolie dont je me sens accablé, c’est un mot qu’elle me dit hier après le départ de son mari. Quoique jusqu’à cet instant elle eût fait assez bonne contenance, elle le suivit long-tems des yeux avec un air attendri, que j’attribuai d’abord au seul éloignement de cet heureux époux; mais je conçus à son discours que cet attendrissement avoit encore une autre cause qui ne m’étoit pas connue. Vous voyez comme nous vivons, me dit-elle & vous savez s’il m’est cher. Ne croyez pas pourtant que le sentiment qui m’unit à lui, aussi tendre & plus puissant que l’amour, en ait aussi les faiblesses. S’il nous en coûte quand la douce habitude de vivre ensemble est interrompue, l’espoir assuré de la reprendre bientôt nous console. Un état aussi permanent laisse peu de vicissitudes à craindre; & dans une absence de quelques jours nous sentons moins la peine d’un si court intervalle que le plaisir d’en envisager la fin. L’affliction que vous lisez dans mes yeux vient d’un sujet plus grave; & quoiqu’elle soit relative à M. de Wolmar, ce n’est point son éloignement qui la cause.

Mon cher ami, ajouta-t-elle d’un ton pénétré, il n’y a point de vrai bonheur sur la terre. J’ai pour mari le plus honnête & le plus doux des hommes; un penchant mutuel se joint au devoir qui nous lie, il n’a point d’autres désirs que les miens; j’ai des enfans qui ne donnent & ne promettent que des plaisirs à leur mere; il n’y eut jamais d’amie plus tendre, plus vertueuse, plus aimable que celle dont mon coeur est idolâtre & je vais passer mes jours avec elle; vous-même contribuez à me les rendre chers en justifiant si bien mon estime & mes sentimens pour vous; un long & fâcheux proces prêt à finir va ramener dans nos bras le meilleur des peres; tout nous prospere; l’ordre, & la paix regnent dans notre maison; nos domestiques sont zélés & fideles; nos voisins nous marquent toutes sortes d’attachement; nous jouissons de la bienveillance publique. Favorisée en toutes choses du ciel, de la fortune & des hommes, je vois tout concourir à mon bonheur. Un chagrin secret, un seul chagrin l’empoisonne & je ne suis pas heureuse. Elle dit ces derniers mots avec un soupir qui me perça l’ame & auquel je vis trop que je n’avois aucune part. Elle n’est pas heureuse, me dis-je en soupirant à mon tour & ce n’est plus moi qui l’empêche de l’être!

Cette funeste idée bouleversa dans un instant toutes les miennes & troubla le repos dont je commençois à jouir. Impatient du doute insupportable où ce discours m’avoit jeté, je la pressai tellement d’achever de m’ouvrir son coeur, qu’enfin elle versa dans le mien ce fatal secret & me permit de vous le révéler. Mais voici l’heure de la promenade. Madame de Wolmar sort actuellement du gynécée pour aller se promener avec ses enfans; elle vient de me le faire dire. J’y cours, milord: je vous quitte pour cette fois & remets à reprendre dans une autre lettre le sujet interrompu dans celle-ci.

LETTRE XVI. DE MDE. DE WOLMAR A SON MARI

Je vous attends mardi comme vous me le marquez & vous trouverez tout arrangé selon vos intentions. Voyez en revenant Mde d’Orbe; elle vous dira ce qui s’est passé durant votre absence; j’aime mieux que vous l’appreniez d’elle que de moi.

Wolmar, il est vrai, je crois mériter votre estime; mais votre conduite n’en est pas plus convenable & vous jouissez durement de la vertu de votre femme.

LETTRE XVII.
DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD

Je veux, Milord, vous rendre compte d’un danger que nous courûmes ces jours passés & dont heureusement nous avons été quittes pour la peur & un peu de fatigue. Ceci vaut bien une lettre à part; en la lisant vous sentirez ce qui m’engage à vous l’écrire.

Vous savez que la maison de Mde. de Wolmar n’est pas loin du lac & qu’elle aime les promenades sur l’eau. Il y a trois jours que le désoeuvrement où l’absence de son mari nous laisse & la beauté de la soirée nous firent projetter une de ces promenades pour le lendemain. Au lever du soleil nous nous rendîmes au rivage; nous prîmes un bateau avec des filets pour pêcher, trois rameurs, un domestique & nous nous embarquâmes avec quelques provisions pour le dîner. J’avois pris un fusil pour tirer des besolets; mais elle me fit honte de tuer des oiseaux à pure perte & pour le seul plaisir de faire du mal. Je m’amusois donc à rappeler de tems en tems des gros sifflets, des tiou-tious, des crenets, des sifflassons, & je ne tirai qu’un seul coup de fort loin sur une grebe que je manquai.

Nous passâmes une heure ou deux à pêcher à cinq cens pas du rivage. La pêche fut bonne; mais, à l’exception d’une truite qui avoit reçu un coup d’aviron, Julie fit tout rejeter à l’eau. Ce sont, dit-elle, des animaux qui souffrent; délivrons-les: jouissons du plaisir qu’ils auront d’être échappés au péril. Cette opération se fit lentement, à contre-coeur, non sans quelques représentations; & je vis aisément que nos gens auroient mieux goûté le poisson qu’ils avoient pris que la morale qui lui sauvoit la vie.

Nous avançâmes ensuite en pleine eau; puis, par une vivacité de jeune homme dont il seroit tems de guérir, m’étant mis à nager, je dirigeai tellement au milieu du lac que nous nous trouvâmes bientôt à plus d’une lieue du rivage. Là j’expliquois à Julie toutes les parties du superbe horizon qui nous entourait. Je lui montrois de loin les embouchures du Rhône, dont l’impétueux cours s’arrête tout à coup au bout d’un quart de lieue & semble craindre de souiller de ses eaux bourbeuses le cristal azuré du lac. Je lui faisois observer les redans des montagnes, dont les angles correspondants & paralleles forment dans l’espace qui les sépare un lit digne du fleuve qui le remplit. En l’écartant de nos côtes j’aimois à lui faire admirer les riches & charmantes rives du pays de Vaud, où la quantité des villes, l’innombrable foule du peuple, les coteaux verdoyants & parés de toutes parts, forment un tableau ravissant; où la terre, partout cultivée & partout féconde, offre au laboureur, au pâtre, au vigneron, le fruit assuré de leurs peines, que ne dévore point l’avide publicain. Puis, lui montrant le Chablais sur la côte opposée, pays non moins favorisé de la nature & qui n’offre pourtant qu’un spectacle de misere, je lui faisois sensiblement distinguer les différens effets des deux gouvernemens pour la richesse, le nombre & le bonheur des hommes. C’est ainsi, lui disais-je, que la terre ouvre son sein fertile & prodigue ses trésors aux heureux peuples qui la cultivent pour eux-mêmes: elle semble sourire & s’animer au doux spectacle de la liberté; elle aime à nourrir des hommes. Au contraire, les tristes masures, la bruyere & les ronces, qui couvrent une terre à demi déserte, annoncent de loin qu’un maître absent y domine & qu’elle donne à regret à des esclaves quelques maigres productions dont ils ne profitent pas.

Tandis que nous nous amusions agréablement à parcourir ainsi des yeux les côtes voisines, un séchard, qui nous poussoit de biois vers la rive opposée, s’éleva, fraîchit considérablement; & quand nous songeâmes à revirer, la résistance se trouva si forte qu’il ne fut plus possible à notre frêle bateau de la vaincre. Bientôt les ondes devinrent terribles: il fallut regagner la rive de Savoie & tâcher d’y prendre terre au village de Meillerie qui étoit vis-à-vis de nous & qui est presque le seul lieu de cette côte où la greve offre un abord commode. Mais le vent ayant changé se renforçait, rendoit inutiles les efforts de nos bateliers & nous faisoit dériver plus bas le long d’une file de rochers escarpés où l’on ne trouve plus d’asile.

Nous nous mîmes tous aux rames; & presque au même instant j’eus la douleur de voir Julie saisie du mal de coeur, faible & défaillante au bord du bateau. Heureusement elle étoit faite à l’eau & cet état ne dura pas. Cependant nos efforts croissoient avec le danger; le soleil, la fatigue & la sueur nous mirent tous hors d’haleine & dans un épuisement excessif. C’est alors que, retrouvant tout son courage, Julie animoit le nôtre par ses caresses compatissantes; elle nous essuyoit indistinctement à tous le visage & mêlant dans un vase du vin avec de l’eau de peur d’ivresse, elle en offroit alternativement aux plus épuisés. Non, jamais votre adorable amie ne brilla d’un si vif éclat que dans ce moment où la chaleur & l’agitation avoient animé son teint d’un plus grand feu; & ce qui ajoutoit le plus à ses charmes étoit qu’on voyoit si bien à son air attendri que tous ses soins venoient moins de frayeur pour elle que de compassion pour nous. Un instant seulement deux planches s’étant entr’ouvertes, dans un choc qui nous inonda tous, elle crut le bateau brisé; & dans une exclamation de cette tendre mere j’entendis distinctement ces mots: O mes enfans! faut-il ne vous voir plus? Pour moi, dont l’imagination va toujours plus loin que le mal, quoique je connusse au vrai l’état du péril, je croyois voir de moment en moment le bateau englouti, cette beauté si touchante se débattre au milieu des flots & la pâleur de la mort ternir les roses de son visage.

Enfin à force de travail nous remontâmes à Meillerie & après avoir lutté plus d’une heure à dix pas du rivage, nous parvînmes à prendre terre. En abordant, toutes les fatigues furent oubliées. Julie prit sur soi la reconnaissance de tous les soins que chacun s’étoit donnés; & comme au fort du danger elle n’avoit songé qu’à nous, à terre il lui sembloit qu’on n’avoit sauvé qu’elle.

Nous dînâmes avec l’appétit qu’on gagne dans un violent travail. La truite fut apprêtée. Julie qui l’aime extrêmement en mangea peu; & je compris que, pour ôter aux bateliers le regret de leur sacrifice, elle ne se soucioit pas que j’en mangeasse beaucoup moi-même. Milord, vous l’avez dit mille fois, dans les petites choses comme dans les grandes cette ame aimante se peint toujours.

Après le dîner, l’eau continuant d’être forte & le bateau ayant besoin de raccommoder, je proposai un tour de promenade. Julie m’opposa le vent, le soleil, & songeoit à ma lassitude. J’avois mes vues; ainsi je répondis à tout. Je suis, lui dis-je, accoutumé des l’enfance aux exercices pénibles; loin de nuire à ma santé ils l’affermissent & mon dernier voyage m’a rendu bien plus robuste encore. A l’égard du soleil & du vent, vous avez votre chapeau de paille; nous gagnerons des abris & des bois; il n’est question que de monter entre quelques rochers; & vous qui n’aimez pas la plaine en supporterez volontiers la fatigue. Elle fit ce que je voulais & nous partîmes pendant le dîner de nos gens.

Vous savez qu’après mon exil du Valais je revins il y a dix ans à Meillerie attendre la permission de mon retour. C’est là que je passai des jours si tristes & si délicieux, uniquement occupé d’elle & c’est de là que je lui écrivis une lettre dont elle fut si touchée. J’avois toujours désiré de revoir la retraite isolée qui me servit d’asile au milieu des glaces & où mon coeur se plaisoit à converser en lui-même avec ce qu’il eut de plus cher au monde. L’occasion de visiter ce lieu si chéri dans une saison plus agréable & avec celle dont l’image l’habitoit jadis avec moi, fut le motif secret de ma promenade. Je me faisois un plaisir de lui montrer d’anciens monumens d’une passion si constante & si malheureuse.

Nous y parvînmes après une heure de marche par des sentiers tortueux & frais, qui, montant insensiblement entre les arbres & les rochers, n’avoient rien de plus incommode que la longueur du chemin. En approchant & reconnaissant mes anciens renseignements, je fus prêt à me trouver mal; mais je me surmontai, je cachai mon trouble & nous arrivâmes. Ce lieu solitaire formoit un réduit sauvage & désert, mais plein de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu’aux ames sensibles & paraissent horribles aux autres. Un torrent formé par la fonte des neiges rouloit à vingt pas de nous une eau bourbeuse, charrioit avec bruit du limon, du sable & des pierres. Derriere nous une chaîne de roches inaccessibles séparoit l’esplanade où nous étions de cette partie des Alpes qu’on nomme les Glacieres, parce que d’énormes sommets de glaces qui s’accroissent incessamment les couvrent depuis le commencement du monde. Des forêts de noirs sapins nous ombrageoient tristement à droite. Un grand bois de chênes étoit à gauche au delà du torrent; & au-dessous de nous cette immense plaine d’eau que le lac forme au sein des Alpes nous séparoit des riches côtes du pays de Vaud, dont la cime du majestueux Jura couronnoit le tableau.

Au milieu de ces grands & superbes objets, le petit terrain où nous étions étaloit les charmes d’un séjour riant, & champêtre; quelques ruisseaux filtroient à travers les rochers & rouloient sur la verdure en filets de cristal; quelques arbres fruitiers sauvages penchoient leurs têtes sur les nôtres; la terre humide & fraîche étoit couverte d’herbe & de fleurs. En comparant un si doux séjour aux objets qui l’environnaient, il sembloit que ce lieu désert dût être l’asile de deux amans échappés seuls au bouleversement de la nature.

Quand nous eûmes atteint ce réduit & que je l’eus quelque tems contemplé: Quoi! dis-je à Julie en la regardant avec un oeil humide, votre coeur ne vous dit-il rien ici & ne sentez-vous point quelque émotion secrete à l’aspect d’un lieu si plein de vous? Alors, sans attendre sa réponse, je la conduisis vers le rocher & lui montrai son chiffre gravé dans mille endroits & plusieurs vers de Pétrarque ou du Tasse relatifs à la situation où j’étois en les traçant. En les revoyant moi-même après si long-tems, j’éprouvai combien la présence des objets peut ranimer puissamment les sentimens violens dont on fut agité près d’eux. Je lui dis avec un peu de véhémence: O Julie, éternel charme de mon coeur! Voici les lieux où soupira jadis pour toi le plus fidele amant du monde. Voici le séjour où ta chére image faisoit son bonheur & préparoit celui qu’il reçut enfin de toi-même. On n’y voyoit alors ni ces fruits ni ces ombrages; la verdure & les fleurs ne tapissoient point ces compartiments, le cours de ces ruisseaux n’en formoit point les divisions; ces oiseaux n’y faisoient point entendre leurs ramages; le vorace épervier, le corbeau funebre & l’aigle terrible des Alpes, faisoient seuls retentir de leurs cris ces cavernes; d’immenses glaces pendoient à tous ces rochers; des festons de neige étoient le seul ornement de ces arbres; tout respiroit ici les rigueurs de l’hiver & l’horreur des frimas; les feux seuls de mon coeur me rendoient ce lieu supportable & les jours entiers s’y passoient à penser à toi. Voilà la pierre où je m’asseyois pour contempler au loin ton heureux séjour; sur celle-ci fut écrite la lettre qui toucha ton coeur; ces cailloux tranchans me servoient de burin pour graver ton chiffre; ici je passai le torrent glacé pour reprendre une de tes lettres qu’emportoit un tourbillon; là je vins relire & baiser mille fois la derniere que tu m’écrivis; voilà le bord où d’un oeil avide & sombre je mesurois la profondeur de ces abîmes; enfin ce fut ici qu’avant mon triste départ je vins te pleurer mourante & jurer de ne te pas survivre. Fille trop constamment aimée, ô toi pour qui j’étois né! Faut-il me retrouver avec toi dans les mêmes lieux & regretter le tems que j’y passois à gémir de ton absence?… J’allois continuer; mais Julie, qui, me voyant approcher du bord, s’étoit effrayée & m’avoit saisi la main, la serra sans mot dire en me regardant avec tendresse & retenant avec peine un soupir; puis tout à coup détournant la vue, & me tirant par le bras: Allons-nous-en, mon ami, me dit-elle d’une voix émue; l’air de ce lieu n’est pas bon pour moi. Je partis avec elle en gémissant, mais sans lui répondre & je quittai pour jamais ce triste réduit comme j’aurois quitté Julie elle-même.

Revenus lentement au port après quelques détours, nous nous séparâmes. Elle voulut rester seule & je continuai de me promener sans trop savoir où j’allais. A mon retour, le bateau n’étant pas encore prêt ni l’eau tranquille, nous soupâmes tristement, les yeux baissés, l’air rêveur, mangeant peu & parlant encore moins. après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la greve en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l’eau devint plus calme & Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau; & en m’asseyant à côté d’elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal & mesuré des rames m’excitoit à rêver. Le chant assez gai des bécassines me retraçant les plaisirs d’un autre âge, au lieu de m’égayer, m’attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j’étois accablé. Un Ciel serein, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l’eau brilloit autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon coeur mille réflexions douloureuses.

Je commençai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premieres amours. Tous les sentimens délicieux qui remplissoient alors mon ame s’y retracerent pour l’affliger; tous les événemens de notre jeunesse, nos études, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs,

E tanta-fede, e si dolci memorie, E si lungo costume!

Les foules de petits objets qui m’offroient l’image de mon bonheur passé, tout revenait, pour augmenter ma misere présente, prendre place en mon souvenir. C’en est fait, disois-je en moi-même, ces tems, ces tems heureux ne sont plus; ils ont disparu pour jamais. Hélas! ils ne reviendront plus; & nous vivons & nous sommes ensemble & nos coeurs sont toujours unis! Il me sembloit que j’aurois porté plus patiemment sa mort ou son absence & que j’avois moins souffert tout le tems que j’avois passé loin d’elle. Quand je gémissois dans l’éloignement, l’espoir de la revoir soulageoit mon coeur; je me flattois qu’un instant de sa présence effaceroit toutes mes peines; j’envisageois au moins dans les possibles un état moins cruel que le mien. Mais se trouver auprès d’elle; mais la voir, la toucher, lui parler, l’aimer, l’adorer &, presque en la possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi; voilà ce qui me jettoit dans des accès de fureur & de rage qui m’agiterent par degrés jusqu’au désespoir. Bientôt je commençai de rouler dans mon esprit des projets funestes & dans un transport dont je frémis en y pensant, je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots & d’y finir dans ses bras ma vie & mes longs tourmens. Cette horrible tentation devint à la fin si forte que je fus obligé de quitter brusquement sa main pour passer à la pointe du bateau.

Là mes vives agitations commencerent à prendre un autre cours; un sentiment plus doux s’insinua peu-à-peu dans mon ame, l’attendrissement surmonta le désespoir; je me mis à verser des torrens de larmes & cet état comparé à celui dont je sortois n’étoit pas sans quelques plaisir. Je pleurai fortement, long-tems & fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprès de Julie; je repris sa main. Elle tenoit son mouchoir; je le sentis fort mouillé. Ah! lui dis-je tout bas, je vois que nos coeurs n’ont jamais cessé de s’entendre! Il est vrai, dit-elle d’une voix altérée; mais que ce soit la derniere fois qu’ils auront parlé sur ce ton. Nous recommençâmes alors à causer tranquillement & au bout d’une heure de navigation nous arrivâmes sans autre accident. Quand nous fûmes rentrés j’appercus à la lumiere qu’elle avoit les yeux rouges & fort gonflés; elle ne dut pas trouver les miens en meilleur état. Après les fatigues de cette journée, elle avoit grand besoin de repos; elle se retira & je fus me coucher.

Voilà, mon ami, le détail du jour de ma vie où, sans exception, j’ai senti les émotions les plus vives. J’espere qu’elles seront la crise qui me rendra tout-à-fait à moi. Au reste, je vous dirai que cette aventure m’a plus convaincu que tous les argumens de la liberté de l’homme & du mérite de la vertu. Combien de gens sont foiblement tentés & succombent! Pour Julie, mes yeux le virent & mon coeur le sentit: elle soutint ce jour là le plus grand combat qu’âme humaine ait pu soutenir; elle vainquit pourtant: mais qu’ai-je fait pour rester si loin d’elle? O Edouard! quand séduit par ta maîtresse tu sçus triompher à la fois de tes désirs & des siens, n’étais-tu qu’un homme? Sans toi, j’étois perdu, peut-être. Cent fois dans ce jour périlleux le souvenir de ta vertu m’a rendu la mienne.

Fin de la quatrième partie.

CINQUIEME PARTIE LETTRE I. DE MILORD EDOUARD A SAINT PREUX

Sors de l’enfance, ami, réveille-toi. Ne livre point ta vie entiere au long sommeil de la raison. L’âge s’écoule, il ne t’en reste plus que pour être sage. A trente ans passés, il est tems de songer à soi; commence donc à rentrer en toi-même & sois homme une fois avant la mort.

Mon cher, votre coeur vous en a long-tems imposé sur vos lumieres. Vous avez voulu philosopher avant d’en être capable; vous avez pris le sentiment pour de la raison & content d’estimer les choses par l’impression qu’elles vous ont faite, vous avez toujours ignoré leur véritable prix. Un coeur droit est, je l’avoue, le premier organe de la vérité; celui qui n’a rien senti ne sait rien apprendre; il ne fait que flotter d’erreurs en erreurs; il n’acquiert qu’un vain savoir & de stériles connoissances, parce que le vrai rapport des choses à l’homme, qui est sa principale science, lui demeure toujours caché. Mais c’est se borner à la premiere moitié de cette science que de ne pas étudier encore les rapports qu’ont les choses entre elles, pour mieux juger de ceux qu’elles ont avec nous. C’est peu de connoître les passions humaines, si l’on n’en sait apprécier les objets; & cette seconde étude ne peut se faire que dans le calme de la méditation.

La jeunesse du sage est le tems de ses expériences, ses passions en sont les instrumens; mais après avoir appliqué son ame aux objets extérieurs pour les sentir, il la retire au dedans de lui pour les considérer, les comparer, les connoître. Voilà le cas où vous devez être plus que personne au monde. Tout ce qu’un coeur sensible peut éprouver de plaisirs & de peines a rempli le vôtre; tout ce qu’un homme peut voir, vos yeux l’ont vu. Dans un espace de douze ans vous avez épuisé tous les sentimens qui peuvent être épars dans une longue vie & vous avez acquis, jeune encore, l’expérience d’un vieillard. Vos premieres observations se sont portées sur des gens simples & sortant presque des mains de la nature, comme pour vous servir de piece de comparaison. Exilé dans la capitale du plus célebre peuple de l’univers, vous êtes sauté pour ainsi dire à l’autre extrémité: le génie supplée aux intermédiaires. Passé chez la seule nation d’hommes qui reste parmi les troupeaux divers dont la terre est couverte, si vous n’avez pas vu régner les lois, vous les avez vues du moins exister encore; vous avez appris à quels signes on reconnoit cet organe sacré de la volonté d’un peuple & comment l’empire de la raison publique est le vrai fondement de la liberté. Vous avez parcouru tous les climats, vous avez vu toutes les régions que le soleil éclaire. Un spectacle plus rare & digne de l’oeil du sage, le spectacle d’une ame sublime & pure, triomphant de ses passions & régnant sur elle-même est celui dont vous jouissez. Le premier objet qui frappa vos regards est celui qui les frappe encore, & votre admiration pour lui n’est que mieux fondée après en avoir contemplé tant d’autres. Vous n’avez plus rien à sentir ni à voir qui mérite de vous occuper. Il ne vous reste plus d’objet à regarder que vous-même, ni de jouissance à goûter que celle de la sagesse. Vous avez vécu de cette courte vie; songez à vivre pour celle qui doit durer.

Vos passions, dont vous fûtes long-tems l’esclave vous ont laissé vertueux. Voilà toute votre gloire; elle est grande, sans doute, mais soyez-en moins fier. Votre force même est l’ouvrage de votre foiblesse. Savez-vous ce qui vous a fait aimer toujours la vertu? Elle a pris à vos yeux la figure de cette femme adorable qui la représente si bien, il seroit difficile qu’une si chére image vous en laissât perdre le goût. Mais ne l’aimerez-vous jamais pour elle seule & n’irez-vous point au bien par vos propres forces, comme Julie a fait par les siennes? Enthousiaste oisif de ses vertus, vous bornerez-vous sans cesse à les admirer, sans les imiter jamais? Vous parlez avec chaleur de la maniere dont elle remplit ses devoirs d’épouse & de mere; mais vous, quand remplirez-vous vos devoirs d’homme & d’ami à son exemple? Une femme a triomphé d’elle-même & un philosophe a peine à se vaincre! Voulez-vous donc n’être qu’un discoureur comme les autres & vous borner à faire de bons livres, au lieu de bonnes actions? Prenez-y garde, mon cher; il regne encore dans vos lettres un ton de mollesse & de langueur qui me déplaît & qui est bien plus un reste de votre passion qu’un effet de votre caractere. Je hais par-tout la foiblesse & n’en veux point dans mon ami. Il n’y a point de vertu sans force & le chemin du vice est la lâcheté. Osez-vous bien compter sur vous avec un coeur sans courage? Malheureux! Si Julie étoit foible, tu succomberois demain & ne serois qu’un vil adultere. Mais te voilà resté seul avec elle; apprends à la connoître & rougis de toi.

J’espere pouvoir bientôt vous aller joindre. Vous savez à quoi ce voyage est destiné. Douze ans d’erreurs & de troubles me rendent suspect à moi-même: pour résister j’ai pu me suffire, pour choisir il me faut les yeux d’un ami; & je me fais un plaisir de rendre tout commun entre nous, la reconnaissance aussi bien que l’attachement. Cependant, ne vous y trompez pas; avant de vous accorder ma confiance, j’examinerai si vous en êtes digne & si vous méritez de me rendre les soins que j’ai pris de vous. Je connois votre coeur, j’en suis content; ce n’est pas assez; c’est de votre jugement que j’ai besoin dans un choix où doit présider la raison seule & où la mienne peut m’abuser. Je ne crains pas les passions qui, nous faisant une guerre ouverte, nous avertissent de nous mettre en défense, nous laissent, quoi qu’elles fassent, la conscience de toutes nos fautes & auxquelles on ne cede qu’autant qu’on leur veut céder. Je crains leur illusion qui trompe au lieu de contraindre & nous fait faire sans le savoir, autre chose que ce que nous voulons. On n’a besoin que de soi pour réprimer ses penchans; on a quelquefois besoin d’autrui pour discerner ceux qu’il est permis de suivre; & c’est à quoi sert l’amitié d’un homme sage, qui voit pour nous sous un autre point de vue les objets que nous avons intérêt à bien connoître. Songez donc à vous examiner & dites-vous si toujours en proie à de vains regrets, vous serez à jamais inutile à vous & aux autres, ou si, reprenant enfin l’empire de vous-même vous voulez mettre une fois votre ame en état d’éclairer celle de votre ami.

Mes affaires ne me retiennent plus à Londres que pour une quinzaine de jours; je passerai par notre armée de Flandre où je compte rester encore autant; de sorte que vous ne devez guere m’attendre avant la fin du mois prochain ou le commencement d’Octobre. Ne m’écrivez plus à Londres mais à l’armée sous l’adresse ci-jointe. Continuez vos descriptions; malgré le mauvais ton de vos lettres elles me touchent & m’instruisent; elles m’inspirent des projets de retraite & de repos convenables à mes maximes & à mon âge. Calmez sur-tout l’inquiétude que vous m’avez donnée sur Mde. de Wolmar: si son sort n’est pas heureux, qui doit oser aspirer à l’être? Après le détail qu’elle vous a fait, je ne puis concevoir ce qui manque à son bonheur.

LETTRE II.
DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD

Oui, Milord, je vous le confirme avec des transports de joie, la scene de Meillerie a été la crise de ma folie & de mes maux. Les explications de M. de Wolmar m’ont entierement rassuré sur le véritable état de mon coeur. Ce coeur trop foible est guéri tout autant qu’il peut l’être & je préfere la tristesse d’un regret imaginaire à l’effroi d’être sans cesse assiégé par le crime. Depuis le retour de ce digne ami, je ne balance plus à lui donner un nom si cher & dont vous m’avez si bien fait sentir tout le prix. C’est le moindre titre que je doive à quiconque aide à me rendre à la vertu. La paix est au fond de mon ame comme dans le séjour que j’habite. Je commence à m’y voir sans inquiétude, à y vivre comme chez moi; & si je n’y prends pas tout-à-fait l’autorité d’un maître, je sens plus de plaisir encore à me regarder comme l’enfant de la maison. La simplicité, l’égalité que j’y vois régner ont un attrait qui me touche & me porte au respect. Je passe des jours sereins entre la raison vivante & la vertu sensible. En fréquentant ces heureux époux, leur ascendant me gagne & me touche insensiblement & mon coeur se met par degrés à l’unisson des leurs, comme la voix prend sans qu’on y songe le ton des gens avec qui l’on parle.

Quelle retraite délicieuse! quelle charmante habitation! Que la douce habitude d’y vivre en augmente le prix! & que, si l’aspect en paroit d’abord peu brillant, il est difficile de ne pas l’aimer aussi-tôt qu’on la connoit! Le goût que prend Mde. de Wolmar à remplir ses nobles devoirs, à rendre heureux & bons ceux qui l’approchent, se communique à tout ce qui en est l’objet, à son mari, à ses enfans, à ses hôtes, à ses domestiques. Le tumulte, les jeux bruyans, les longs éclats de rire ne retentissent point dans ce paisible séjour; mais on y trouve par-tout des coeurs contens & des visages gais. Si quelquefois on y verse des larmes, elles sont d’attendrissement & de joie. Les noirs soucis, l’ennui, la tristesse, n’approchent pas plus d’ici que le vice & les remords dont ils sont le fruit.

Pour elle, il est certain qu’excepté la peine secrete qui la tourmente & dont je vous ai dit la cause dans ma précédente lettre, tout concourt à la rendre heureuse. Cependant avec tant de raisons de l’être, mille autres se désoleroient à sa place. Sa vie uniforme & retirée leur seroit insupportable; elles s’impatienteroient du tracas des enfans; elles s’ennuyeroient des soins domestiques; elles ne pourroient souffrir la campagne; la sagesse & l’estime d’un mari peu caressant, ne les dédommageroient ni de sa froideur ni de son âge; sa présence & son attachement même leur seroient à charge. Ou elles trouveroient l’art de l’écarter de chez lui pour y vivre à leur liberté, ou s’en éloignant elles-mêmes, elles mépriseroient les plaisirs de leur état, elles en chercheroient au loin de plus dangereux & ne seroient à leur aise dans leur propre maison, que quand elles y seroient étrangeres. Il faut une ame saine pour sentir les charmes de la retraite; on ne voit gueres que des gens de bien se plaire au sein de leur famille & s’y renfermer volontairement; s’il est au monde une vie heureuse, c’est sans doute celle qu’ils y passent. Mais les instrumens du bonheur ne sont rien pour qui ne sait pas les mettre en œuvre & l’on ne sent en quoi le vrai bonheur consiste qu’autant qu’on est propre à le goûter.

S’il faloit dire avec précision ce qu’on fait dans cette maison pour être heureux, je croirois avoir bien répondu en disant: on y sait vivre; non dans le sens qu’on donne en France à ce mot, qui est d’avoir avec autrui certaines manieres établies par la mode; mais de la vie de l’homme & pour laquelle il est né; de cette vie dont vous me parlez, dont vous m’avez donné l’exemple, qui dure au-delà d’elle-même & qu’on ne tient pas pour perdue au jour de la mort.

Julie a un pere qui s’inquiete du bien-être de sa famille; elle a des enfans à la subsistance desquels il faut pourvoir convenablement. Ce doit être le principal soin de l’homme sociable & c’est aussi le premier dont elle & son mari se sont conjointement occupés. En entrant en ménage ils ont examiné l’état de leurs biens; ils n’ont pas tant regardé s’ils étoient proportionnés à leur condition qu’à leurs besoins & voyant qu’il n’y avoit point de famille honnête qui ne dût s’en contenter, ils n’ont pas eu assez mauvaise opinion de leurs enfans pour craindre que le patrimoine qu’ils ont à leur laisser ne leur pût suffire. Ils se sont donc appliqués à l’améliorer plutôt qu’à l’étendre; ils ont placé leur argent plus surement qu’avantageusement; au lieu d’acheter de nouvelles terres, ils ont donné un nouveau prix à celles qu’ils avoient déjà, l’exemple de leur conduite est le seul trésor dont ils veuillent accroître leur héritage.

Il est vrai qu’un bien qui n’augmente point est sujet à diminuer par mille accidens; mais si cette raison est un motif pour l’augmenter une fois, quand cessera-t-elle d’être un prétexte pour l’augmenter toujours? Il faudra le partager à plusieurs enfans; mais doivent-ils rester oisifs? Le travail de chacun n’est-il pas un supplément à son partage & son industrie ne doit-elle pas entrer dans le calcul de son bien? L’insatiable avidité fait ainsi son chemin sous le masque de la prudence & mene au vice à force de chercher la sûreté. C’est en vain, dit M. de Wolmar, qu’on prétend donner aux choses humaines une solidité qui n’est pas dans leur nature. La raison même veut que nous laissions beaucoup de choses au hazard & si notre vie & notre fortune en dépendent toujours malgré nous, quelle folie de se donner sans cesse un tourment réel pour prévenir des maux douteux & des dangers inévitables! La seule précaution qu’il ait prise à ce sujet a été de vivre un an sur son capital, pour se laisser autant d’avance sur son revenu; de sorte que le produit anticipe toujours d’une année sur la dépense. Il a mieux aimé diminuer un peu son fonds que d’avoir sans cesse à courir après ses rentes. L’avantage de n’être point réduit à des expédiens ruineux au moindre accident imprévu l’a déjà remboursé bien des fois de cette avance. Ainsi l’ordre & la regle lui tiennent lieu d’épargne & il s’enrichit de ce qu’il a dépensé.

Les maîtres de cette maison jouissent d’un bien médiocre selon les idées de fortune qu’on a dans le monde; mais au fond je ne connois personne de plus opulent qu’eux. Il n’y a point de richesse absolue. Ce mot ne signifie qu’un rapport de surabondance entre les desirs & les facultés de l’homme riche. Tel est riche avec un arpent de terre; tel est gueux au milieu de ses monceaux d’or. Le désordre & les fantaisies n’ont point de bornes & font plus de pauvres que les vrais besoins. Ici la proportion est établie sur un fondement qui la rend inébranlable, savoir le parfait accord des deux époux. Le mari s’est chargé du recouvrement des rentes, la femme en dirige l’emploi & c’est dans l’harmonie qui regne entre eux qu’est la source de leur richesse.

Ce qui m’a d’abord le plus frappé dans cette maison, c’est d’y trouver l’aisance, la liberté, la gaieté au milieu de l’ordre & de l’exactitude. Le grand défaut des maisons bien réglées est d’avoir un air triste & contraint. L’extrême sollicitude des chefs sent toujours un peu l’avarice. Tout respire la gêne autour d’eux; la rigueur de l’ordre a quelque chose de servile qu’on ne supporte point sans peine. Les domestiques font leur devoir, mais ils le font d’un air mécontent & craintif. Les hôtes sont bien reçus, mais ils n’usent qu’avec défiance de la liberté qu’on leur donne & comme on s’y voit toujours hors de la regle, on n’y fait rien qu’en tremblant de se rendre indiscret. On sent que ces peres esclaves ne vivent point pour eux, mais pour leurs enfans; sans songer qu’ils ne sont pas seulement peres, mais hommes & qu’ils doivent à leurs enfans l’exemple de la vie de l’homme & du bonheur attaché à la sagesse. On suit ici des regles plus judicieuses. On y pense qu’un des principaux devoirs d’un bon pere de famille n’est pas seulement de rendre son séjour riant afin que ses enfans s’y plaisent, mais d’y mener lui-même une vie agréable & douce, afin qu’ils sentent qu’on est heureux en vivant comme lui & ne soient jamais tentés de prendre pour l’être une conduite opposée à la sienne. Une des maximes que M. de Wolmar répete le plus souvent au sujet des amusemens des deux cousines, est que la vie triste & mesquine des peres & meres est presque toujours la premiere source du désordre des enfans.

Pour Julie, qui n’eut jamais d’autre regle que son coeur & n’en sauroit avoir de plus sûre, elle s’y livre sans scrupule & pour bien faire, elle fait tout ce qu’il lui demande. Il ne laisse pas de lui demander beaucoup & personne ne sait mieux qu’elle mettre un prix aux douceurs de la vie. Comment cette ame si sensible seroit-elle insensible aux plaisirs? Au contraire, elle les aime, elle les recherche, elle ne s’en refuse aucun de ceux qui la flattent; on voit qu’elle sait les goûter: mais ces plaisirs sont les plaisirs de Julie. Elle ne néglige ni ses propres commodités ni celles des gens qui lui sont chers, c’est-à-dire de tous ceux qui l’environnent. Elle ne compte pour superflu rien de ce qui peut contribuer au bien-être d’une personne sensée; mais elle appelle ainsi tout ce qui ne sert qu’à briller aux yeux d’autrui, de sorte qu’on trouve dans sa maison le luxe de plaisir & de sensualité sans rafinement ni mollesse. Quant au luxe de magnificence & de vanité, on n’y en voit que ce qu’elle n’a pu refuser au goût de son pere; encore y reconnoît-on toujours le sien, qui consiste à donner moins de lustre & d’éclat que d’élégance & de grace aux choses. Quand je lui parle des moyens qu’on invente journellement à Paris ou à Londres pour suspendre plus doucement les carrosses, elle approuve assez cela; mais quand je lui dis jusqu’à quel prix on a poussé les vernis, elle ne comprend plus & me demande toujours si ces beaux vernis rendent les carrosses plus commodes? Elle ne doute pas que je n’exagere beaucoup sur les peintures scandaleuses dont on orne à grands frais ces voitures au lieu des armes qu’on y mettoit autrefois, comme s’il étoit plus beau de s’annoncer aux passans pour un homme de mauvaises moeurs que pour un homme de qualité! Ce qui l’a sur-tout révoltée a été d’apprendre que les femmes avoient introduit ou soutenu cet usage & que leurs carrosses ne se distinguoient de ceux des hommes que par des tableaux un peu plus lascifs. J’ai été forcé de lui citer là-dessus un mot de votre illustre ami qu’elle a bien de la peine à digérer. J’étois chez lui un jour qu’on lui montroit un vis-à-vis de cette espece. A peine eut-il jetté les yeux sur les panneaux, qu’il partit en disant au maître: montrez ce carrosse à des femmes de la cour; un honnête homme n’oseroit s’en servir.

Comme le premier pas vers le bien est de ne point faire de mal, le premier pas vers le bonheur est de ne point souffrir. Ces deux maximes qui bien entendues épargneroient beaucoup de préceptes de morale, sont chéres à Mde. de Wolmar. Le mal-être lui est extrêmement sensible & pour elle & pour les autres; & il ne lui seroit pas plus aisé d’être heureuse en voyant des misérables, qu’à l’homme droit de conserver sa vertu toujours pure, en vivant sans cesse au milieu des méchans. Elle n’a point cette pitié barbare qui se contente de détourner les yeux des maux qu’elle pourroit soulager. Elle les va chercher pour les guérir; c’est l’existence & non la vue des malheureux qui la tourmente; il ne lui suffit pas de ne point savoir qu’il y en a, il faut pour son repos qu’elle sache qu’il n’y en a pas, du moins autour d’elle; car ce seroit sortir des termes de la raison que de faire dépendre son bonheur de celui de tous les hommes. Elle s’informe des besoins de son voisinage avec la chaleur qu’on met à son propre intérêt; elle en connoît tous les habitans; elle y étend pour ainsi dire l’enceinte de sa famille & n’épargne aucun soin pour en écarter tous les sentimens de douleur & de peine auxquels la vie humaine est assujettie.

Milord, je veux profiter de vos leçons; mais pardonnez-moi un enthousiasme que je ne me reproche plus & que vous partagez. Il n’y aura jamais qu’une Julie au monde. La providence a veillé sur elle & rien de ce qui la regarde n’est un effet du hazard. Le Ciel semble l’avoir donnée à la terre pour y montrer à la fois l’excellence dont une ame humaine est susceptible & le bonheur dont elle peut jouir dans l’obscurité de la vie privée, sans le secours des vertus éclatantes qui peuvent l’élever au-dessus d’elle-même, ni de la gloire qui les peut honorer. Sa faute, si c’en fut une, n’a servi qu’à déployer sa force & son courage. Ses parents, ses amis, ses domestiques, tous heureusement nés, étoient faits pour l’aimer & pour en être aimés. Son pays étoit le seul où il lui convînt de naître; la simplicité qui la rend sublime, devoit régner autour d’elle; il lui faloit pour être heureuse vivre parmi des gens heureux. Si pour son malheur elle fût née chez des peuples infortunés qui gémissent sous le poids de l’oppression & luttent sans espoir & sans fruit contre la misere qui les consume, chaque plainte des opprimés eût empoisonné sa vie; la désolation commune l’eût accablée & son coeur bienfaisant, épuisé de peines & d’ennuis, lui eût fait éprouver sans cesse les maux qu’elle n’eût pu soulager.

Au lieu de cela, tout anime & soutient ici sa bonté naturelle. Elle n’a point à pleurer les calamités publiques. Elle n’a point sous les yeux l’image affreuse de la misere & du désespoir. Le Villageois à son aise a plus besoin de ses avis que de ses dons. S’il se trouve quelque orphelin trop jeune pour gagner sa vie, quelque veuve oubliée qui souffre en secret, quelque vieillard sans enfans, dont les bras affoiblis par l’âge ne fournissent plus à son entretien, elle ne craint pas que ses bienfaits leur deviennent onéreux & fassent aggraver sur eux les charges publiques pour en exempter des coquins accrédités. Elle jouit du bien qu’elle fait & le voit profiter. Le bonheur qu’elle goûte se multiplie & s’étend autour d’elle. Toutes les maisons où elle entre offrent bientôt un tableau de la sienne; l’aisance & le bien-être y sont une de ses moindres influences, la concorde & les moeurs la suivent de ménage en ménage. En sortant de chez elle ses yeux ne sont frappés que d’objets agréables; en y rentrant elle en retrouve de plus doux encore; elle voit par-tout ce qui plaît à son coeur, & cette ame si peu sensible à l’amour-propre apprend à s’aimer dans ses bienfaits. Non, Milord, je le répete, rien de ce qui touche à Julie n’est indifférent pour la vertu. Ses charmes, ses talents, ses goûts, ses combats, ses fautes, ses regrets, son séjour, ses amis, sa famille, ses peines, ses plaisirs & toute sa destinée, font de sa vie un exemple unique, que peu de femmes voudront imiter, mais qu’elles aimeront en dépit d’elles.

Ce qui me plaît le plus dans les soins qu’on prend ici du bonheur d’autrui, c’est qu’ils sont tous dirigés par la sagesse & qu’il n’en résulte jamais d’abus. N’est pas toujours bienfaisant qui veut & souvient tel croit rendre de grands services, qui fait de grands maux qu’il ne voit pas, pour un petit bien qu’il apperçoit. Une qualité rare dans les femmes du meilleur caractere & qui brille éminemment dans celui de Madame de Wolmar, c’est un discernement exquis dans la distribution de ses bienfaits, soit par le choix des moyens de les rendre utiles, soit par le choix des gens sur qui elle les répand. Elle s’est fait des regles dont elle ne se départ point. Elle sait accorder & refuser ce qu’on lui demande sans qu’il y ait ni foiblesse dans sa bonté, ni caprice dans son refus. Quiconque a commis en sa vie une méchante action n’a rien à espérer d’elle que justice & pardon s’il l’a offensée; jamais faveur ni protection, qu’elle puisse placer sur un meilleur sujet. Je l’ai vue refuser assez sechement à un homme de cette espece une grace qui dépendoit d’elle seule. “Je vous souhaite du bonheur, lui dit-elle, mais je n’y veux pas contribuer, de peur de faire du mal à d’autres en vous mettant en état d’en faire. Le monde n’est pas assez épuisé de gens de bien qui souffrent, pour qu’on soit réduit à songer à vous.” Il est vrai que cette dureté lui coûte extrêmement & qu’il lui est rare de l’exercer. Sa maxime est de compter pour bons tous ceux dont la méchanceté ne lui est pas prouvée & il y a bien peu de méchans qui n’aient l’adresse de se mettre à l’abri des preuves. Elle n’a point cette charité paresseuse des riches qui payent en argent aux malheureux le droit de rejetter leurs prieres & pour un bienfait imploré ne savent jamais donner que l’aumône. Sa bourse n’est pas inépuisable & depuis qu’elle est mere de famille, elle en sait mieux régler l’usage. De tous les secours dont on peut soulager les malheureux, l’aumône est à la vérité celui qui coûte le moins de peine; mais il est aussi le plus passager & le moins solide; & Julie ne cherche pas à se délivrer d’eux, mais à leur être utile.

Elle n’accorde pas non plus indistinctement des recommandations & des services, sans bien savoir si l’usage qu’on en veut faire est raisonnable & juste. Sa protection n’est jamais refusée à quiconque en a un véritable besoin & mérite de l’obtenir; mais pour ceux que l’inquiétude ou l’ambition porte à vouloir s’élever & quitter un état où ils sont bien, rarement peuvent-ils l’engager à se mêler de leurs affaires. La condition naturelle à l’homme est de cultiver la terre & de vivre de ses fruits. Le paisible habitant des champs n’a besoin pour sentir son bonheur que de le connoître. Tous les vrais plaisirs de l’homme sont à sa portée; il n’a que les peines inséparables de l’humanité, des peines que celui qui croit s’en délivrer ne fait qu’échanger contre d’autres plus cruelles. Cet état est le seul nécessaire & le plus utile. Il n’est malheureux que quand les autres le tyrannisent par leur violence, ou le séduisent par l’exemple de leurs vices. C’est en lui que consiste la véritable prospérité d’un pays, la force & la grandeur qu’un peuple tire de lui-même, qui ne dépend en rien des autres nations, qui ne contraint jamais d’attaquer pour se soutenir & donne les plus sûrs moyens de se défendre. Quand il est question d’estimer la puissance publique, le bel esprit visite les palais du prince, ses ports, ses troupes, ses arsenaux, ses villes; le vrai politique parcourt les terres & va dans la chaumiere du laboureur. Le premier voit ce qu’on a fait & le second ce qu’on peut faire.

Sur ce principe on s’attache ici & plus encore à Etange, à contribuer autant qu’on peut à rendre aux paysans leur condition douce, sans jamais leur aider à en sortir. Les plus aisés & les plus pauvres ont également la fureur d’envoyer leurs enfans dans les villes, les uns pour étudier & devenir un jour des Messieurs, les autres pour entrer en condition & décharger leurs parens de leur entretien. Les jeunes gens de leur côté aiment souvent à courir; les filles aspirent à la parure bourgeoise, les garçons s’engagent dans un service étranger; ils croient valoir mieux en rapportant dans leur village, au lieu de l’amour de la patrie & de la liberté, l’air à la fois rogue & rampant des soldats mercenaires & le ridicule mépris de leur ancien état. On leur montre à tous l’erreur de ces préjugés, la corruption des enfans, l’abandon des peres & les risques continuels de la vie, de la fortune & des moeurs, où cent périssent pour un qui réussit. S’ils s’obstinent, on ne favorise point leur fantaisie insensée, on les laisse courir au vice & à la misere & l’on s’applique à dédommager ceux qu’on a persuadés, des sacrifices qu’ils font à la raison. On leur apprend à honorer leur condition naturelle en l’honorant soi-même; on n’a point avec les paysans les façons des villes, mais on use avec eux d’une honnête & grave familiarité, qui maintenant chacun dans son état, leur apprend pourtant à faire cas du leur. Il n’y a point de bon paysan qu’on ne porte à se considérer lui-même, en lui montrant la différence qu’on fait de lui à ces petits parvenus, qui viennent briller un moment dans leur village & ternir leur parens de leur éclat. M. de Wolmar & le Baron, quand il est ici, manquent rarement d’assister aux exercices, aux prix, aux revues du village & des environs. Cette jeunesse déjà naturellement ardente & guerriere, voyant de vieux officiers se plaire à ses assemblées, s’en estime davantage & prend plus de confiance en elle-même. On lui en donne encore plus en lui montrant des soldats retirés du service étranger en savoir moins qu’elle à tous égards; car, quoi qu’on fasse, jamais cinq sous de paye & la peur des coups de canne ne produiront une émulation pareille à celle que donne à un homme libre & sous les armes la présence de ses parents, de ses voisins, de ses amis, de sa maîtresse & la gloire de son pays.

La grande maxime de Mde. de Wolmar est donc de ne point favoriser les changemens de condition, mais de contribuer à rendre heureux chacun dans la sienne & sur-tout d’empêcher que la plus heureuse de toutes, qui est celle du villageois dans un état libre, ne se dépeuple en faveur des autres.

Je lui faisois là-dessus l’objection des talens divers que la nature semble avoir partagés aux hommes pour leur donner à chacun leur emploi, sans égard à la condition dans laquelle ils sont nés. A cela elle me répondit qu’il y avoit deux choses à considérer avant le talent: savoir, les moeurs & la félicité. L’homme, dit-elle, est un être trop noble pour devoir servir simplement d’instrument à d’autres & l’on ne doit point l’employer à ce qui leur convient sans consulter aussi ce qui lui convient à lui-même; car les hommes ne sont pas faits pour les places, mais les places sont faites pour eux; & pour distribuer convenablement les choses, il ne faut pas tant chercher dans leur partage l’emploi auquel chaque homme est le plus propre, que celui qui est le plus propre à chaque homme pour le rendre bon & heureux autant qu’il est possible. Il n’est jamais permis de détériorer une ame humaine pour l’avantage des autres, ni de faire un scélérat pour le service des honnêtes gens.

Or, de mille sujets qui sortent du village, il n’y en a pas dix qui n’aillent se perdre à la ville, ou qui n’en portent les vices plus loin que les gens dont ils les ont appris. Ceux qui réussissent & font fortune la font presque tous par les voies déshonnêtes qui y menent. Les malheureux qu’elle n’a point favorisés ne reprennent plus leur ancien état & se font mendians ou voleurs plutôt que de redevenir paysans. De ces mille s’il s’en trouve un seul qui résiste à l’exemple & se conserve honnête homme, pensez-vous qu’à tout prendre celui-là passe une vie aussi heureuse qu’il l’eût passée à l’abri des passions violentes, dans la tranquille obscurité de sa premiere condition?

Pour suivre son talent il le faut connoître. Est-ce une chose aisée de discerner toujours les talens des hommes & à l’âge où l’on prend un parti, si l’on a tant de peine à bien connoître ceux des enfans qu’on a le mieux observés, comment un petit paysan saura-t-il de lui-même distinguer les siens? Rien n’est plus équivoque que les signes d’inclination qu’on donne des l’enfance; l’esprit imitateur y a souvent plus de part que le talent; ils dépendront plutôt d’une rencontre fortuite que d’un penchant décidé & le penchant même n’annonce pas toujours la disposition. Le vrai talent, le vrai génie a une certaine simplicité qui le rend moins inquiet, moins remuant, moins prompt à se montrer, qu’un apparent & faux talent, qu’on prend pour véritable & qui n’est qu’une vaine ardeur de briller, sans moyens pour y réussir. Tel entend un tambour & veut être général, un autre voit bâtir & se croit architecte. Gustin, mon jardinier, prit le goût du dessin pour m’avoir vue dessiner, je l’envoyai apprendre à Lausanne; il se croyoit déjà peintre & n’est qu’un jardinier. L’occasion, le désir de s’avancer, décident de l’état qu’on choisit. Ce n’est pas assez de sentir son génie, il faut aussi vouloir s’y livrer. Un prince ira-t-il se faire cocher parce qu’il mene bien son carrosse? Un duc se fera-t-il cuisinier parce qu’il invente de bons ragoûts? On n’a des talens que pour s’élever, personne n’en a pour descendre: pensez-vous que ce soit là l’ordre de la nature? Quand chacun connaîtroit son talent & voudroit le suivre, combien le pourraient? Combien surmonteroient d’injustes obstacles? Combien vaincroient d’indignes concurrents? Celui qui sent sa foiblesse appelle à son secours le manege & la brigue, que l’autre, plus sûr de lui, dédaigne. Ne m’avez-vous pas cent fois dit vous-même que tant d’établissemens en faveur des arts ne font que leur nuire? En multipliant indiscretement les sujets, on les confond; le vrai mérite reste étouffé dans la foule & les honneurs dus au plus habile sont tous pour le plus intrigant. S’il existoit une société où les emplois & les rangs fussent exactement mesurés sur les talens & le mérite personnel, chacun pourroit aspirer à la place qu’il sauroit le mieux remplir; mais il faut se conduire par des regles plus sûres & renoncer au prix des talents, quand le plus vil de tous est le seul qui mene à la fortune.

Je vous dirai plus, continua-t-elle; j’ai peine à croire que tant de talens divers doivent être tous développés; car il faudroit pour cela que le nombre de ceux qui les possedent fût exactement proportionné au besoin de la société; & si l’on ne laissoit au travail de la terre que ceux qui ont éminemment le talent de l’agriculture, ou qu’on enlevât à ce travail tous ceux qui sont plus propres à un autre, il ne resteroit pas assez de laboureurs pour la cultiver & nous faire vivre. Je penserois que les talens des hommes sont comme les vertus des drogues, que la nature nous donne pour guérir nos maux, quoique son intention soit que nous n’en ayons pas besoin. Il y a des plantes qui nous empoisonnent, des animaux qui nous dévorent, des talens qui nous sont pernicieux. S’il faloit toujours employer chaque chose selon ses principales propriétés, peut-être ferait-on moins de bien que de mal aux hommes. Les peuples bons & simples n’ont pas besoin de tant de talents; ils se soutiennent mieux par leur seule simplicité que les autres par toute leur industrie. Mais à mesure qu’ils se corrompent, leurs talens se développent comme pour servir de supplément aux vertus qu’ils perdent & pour forcer les méchans eux-mêmes d’être utiles en dépit d’eux.

Une autre chose sur laquelle j’avois peine à tomber d’accord avec elle étoit l’assistance des mendiants. Comme c’est ici une grande route, il en passe beaucoup & l’on ne refuse l’aumône à aucun. Je lui représentai que ce n’étoit pas seulement un bien jetté à pure perte & dont on privoit ainsi le vrai pauvre, mais que cet usage contribuoit à multiplier les gueux & les vagabonds qui se plaisent à ce lâche métier & se rendant à charge à la société, la privent encore du travail qu’ils y pourroient faire.

Je vois bien, me dit-elle, que vous avez pris dans les grandes villes les maximes dont de complaisans raisonneurs aiment à flatter la dureté des riches; vous en avez même pris les termes. Croyez-vous dégrader un pauvre de sa qualité d’homme en lui donnant le nom méprisant de gueux? Compatissant comme vous l’êtes, comment avez-vous pu vous résoudre à l’employer? Renoncez-y mon ami, ce mot ne va point dans votre bouche; il est plus déshonorant pour l’homme dur qui s’en sert que pour le malheureux qui le porte. Je ne déciderai point si ces détracteurs de l’aumône ont tort ou raison; ce que je sais, c’est que mon mari, qui ne cede point en bon sens à vos philosophes & qui m’a souvent rapporté tout ce qu’ils disent là-dessus pour étouffer dans le coeur la pitié naturelle & l’exercer à l’insensibilité, m’a toujours paru mépriser ces discours & n’a point désapprouvé ma conduite. Son raisonnement est simple. On souffre, dit-il & l’on entretient à grands frais des multitudes de professions inutiles dont plusieurs ne servent qu’à corrompre & gâter les moeurs. A ne regarder l’état de mendiant que comme un métier, loin qu’on en ait rien de pareil à craindre, on n’y trouve que de quoi nourrir en nous les sentimens d’intérêt & d’humanité qui devroient unir tous les hommes. Si l’on veut le considérer par le talent, pourquoi ne récompenserais-je pas l’éloquence de ce mendiant qui me remue le coeur & me porte à le secourir, comme je paye un comédien qui me fait verser quelques larmes stériles? Si l’un me fait aimer les bonnes actions d’autrui, l’autre me porte à en faire moi-même; tout ce qu’on sent à la tragédie s’oublie à l’instant qu’on en sort, mais la mémoire des malheureux qu’on a soulagés donne un plaisir qui renaît sans cesse. Si le grand nombre des mendians est onéreux à l’Etat, de combien d’autres professions qu’on encourage & qu’on tolere n’en peut-on pas dire autant! C’est au souverain de faire en sorte qu’il n’y ait point de mendiants; mais pour les rebuter de leur profession faut-il rendre les citoyens inhumains & dénaturés? Pour moi, continua Julie, sans avoir ce que les pauvres sont à l’Etat, je sais qu’ils sont tous mes freres, & que je ne puis, sans une inexcusable dureté, leur refuser le foible secours qu’ils me demandent. La plupart sont des vagabonds, j’en conviens; mais je connois trop les peines de la vie pour ignorer par combien de malheurs un honnête homme peut se trouver réduit à leur sort; & comment puis-je être sûre que l’inconnu qui vient implorer au nom de Dieu mon assistance & mendier un pauvre morceau de pain, n’est pas peut-être cet honnête homme prêt à périr de misere & que mon refus va réduire au désespoir? L’aumône que je fais donner à la porte est légere. Un demi-crutz & un morceau de pain sont ce qu’on ne refuse à personne; on donne une ration double à ceux qui sont évidemment estropiés. S’ils en trouvent autant sur leur route dans chaque maison aisée, cela suffit pour les faire vivre en chemin & c’est tout ce qu’on doit au mendiant étranger qui passe. Quand ce ne seroit pas pour eux un secours réel, c’est au moins un témoignage qu’on prend part à leur peine, un adoucissement à la dureté du refus, une sorte de salutation qu’on leur rend. Un demi-crutz & un morceau de pain ne coûtent guere plus à donner & sont une réponse plus honnête qu’un Dieu vous assiste! comme si les dons de Dieu n’étoient pas dans la main des hommes & qu’il eût d’autres greniers sur la terre que les magasins des riches! Enfin, quoi qu’on puisse penser de ces infortunés, si l’on ne doit rien au gueux qui mendie, au moins se doit-on à soi-même de rendre honneur à l’humanité souffrante ou à son image & de ne point s’endurcir le coeur à l’aspect de ses miseres.

Voilà comment j’en use avec ceux qui mendient pour ainsi dire sans prétexte & de bonne foi: à l’égard de ceux qui se disent ouvriers & se plaignent de manquer d’ouvrage, il y a toujours ici pour eux des outils & du travail qui les attendent. Par cette méthode on les aide, on met leur bonne volonté à l’épreuve; & les menteurs le savent si bien, qu’il ne s’en présente plus chez nous.

C’est ainsi, milord, que cette ame angélique trouve toujours dans ses vertus de quoi combattre les vaines subtilités dont les gens cruels pallient leurs vices. Tous ces soins & d’autres semblables sont mis par elle au rang de ses plaisirs & remplissent une partie du tems que lui laissent ses devoirs les plus chéris. Quand, après s’être acquittée de tout ce qu’elle doit aux autres, elle songe ensuite à elle-même, ce qu’elle fait pour se rendre la vie agréable peut encore être compté parmi ses vertus; tant son motif est toujours louable & honnête & tant il y a de tempérance & de raison dans tout ce qu’elle accorde à ses desirs! Elle veut plaire à son mari qui aime à la voir contente & gaie; elle veut inspirer à ses enfans le goût des innocens plaisirs que la modération, l’ordre & la simplicité font valoir & qui détournent le coeur des passions impétueuses. Elle s’amuse pour les amuser, comme la colombe amollit dans son estomac le grain dont elle veut nourrir ses petits.

Julie a l’âme & le corps également sensibles. La même délicatesse regne dans ses sentimens & dans ses organes. Elle étoit fait pour connoître & goûter tous les plaisirs & long-tems elle n’aima si cherement la vertu même que comme la plus douce des voluptés. Aujourd’hui qu’elle sent en paix cette volupté suprême, elle ne se refuse aucune de celles qui peuvent s’associer avec celle-là: mais sa maniere de les goûter ressemble à l’austérité de ceux qui s’y refusent & l’art de jouir est pour elle celui des privations; non de ces privations pénibles & douloureuses qui blessent la nature & dont son auteur dédaigne l’hommage insensé, mais des privations passageres & modérées qui conservent à la raison son empire & servant d’assaisonnement au plaisir en préviennent le dégoût & l’abus. Elle prétend que tout ce qui tient aux sens & n’est pas nécessaire à la vie change de nature aussi-tôt qu’il tourne en habitude, qu’il cesse d’être un plaisir en devenant un besoin, que c’est à la fois une chaîne qu’on se donne & une jouissance don on se prive & que prévenir toujours les desirs n’est pas l’art de les contenter, mais de les éteindre. Tout celui qu’elle emploie à donner du prix aux moindres choses est de se les refuser vingt fois pour en jouir une. Cette ame simple se conserve ainsi son premier ressort: son goût ne s’use point; elle n’a jamais besoin de le ranimer par des excès & je la vois souvent savourer avec délices un plaisir d’enfant qui seroit insipide à tout autre.

Un objet plus noble qu’elle se propose encore en cela est de rester maîtresse d’elle-même, d’accoutumer ses passions à l’obéissance & de plier tous ses desirs à la regle. C’est un nouveau moyen d’être heureuse; car on ne jouit sans inquiétude que de ce qu’on peut perdre sans peine; & si le vrai bonheur appartient au sage, c’est parce qu’il est de tous les hommes celui à qui la fortune peut le moins ôter.

Ce qui me paroît le plus singulier dans sa tempérance, c’est qu’elle la suit sur les mêmes raisons qui jettent les voluptueux dans l’exces. La vie est courte, il est vrai, dit-elle; c’est une raison d’en user jusqu’au bout & de dispenser avec art sa durée, afin d’en tirer le meilleur parti qu’il est possible. Si un jour de satiété nous ôte un an de jouissance, c’est une mauvaise philosophie d’aller toujours jusqu’où le désir nous mene, sans considérer si nous ne serons pas plustôt au bout de nos facultés que notre carriere & si notre coeur épuisé ne mourra point avant nous. Je vois que ces vulgaires Epicuriens pour ne vouloir jamais perdre une occasion les perdent toutes & toujours ennuyés au sein des plaisirs n’en savent jamais trouver aucun. Ils prodiguent le tems qu’ils pensent économiser & se ruinent comme les avares pour ne savoir rien perdre à propos. Je me trouve bien de la maxime opposée & je crois que j’aimerois encore mieux sur ce point trop de sévérité que de relâchement. Il m’arrive quelquefois de rompre une partie de plaisir par la seule raison qu’elle m’en fait trop; en la renouant j’en jouis deux fois. Cependant, je m’exerce à conserver sur moi l’empire de ma volonté; & j’aime mieux être taxée de caprice que de me laisser dominer par mes fantaisies.

Voilà sur quel principe on fonde ici les douceurs de la vie & les choses de pur agrément. Julie a du penchant à la gourmandise, & dans les soins qu’elle donne à toutes les parties du ménage, la cuisine sur-tout n’est pas négligée. La table se sent de l’abondance générale; mais cette abondance n’est point ruineuse; il y regne une sensualité sans rafinement; tous les mets sont communs, mais excellens dans leurs especes; l’apprêt en est simple & pourtant exquis. Tout ce qui n’est que d’appareil, tout ce qui tient à l’opinion, tous les plats fins & recherchés, dont la rareté fait tout le prix & qu’il faut nommer pour les trouver bons, en sont bannis à jamais; & même, dans la délicatesse & le choix de ceux qu’on se permet, on s’abstient journellement de certaines choses qu’on réserve pour donner à quelque repas un air de fête qui les rend plus agréables sans être plus dispendieux. Que croiriez-vous que sont ces mets si sobrement ménagés? Du gibier rare? Du poisson de mer? Des productions étrangeres? Mieux que tout cela; quelque excellent légume du pays, quelqu’un des savoureux herbages qui croissent dans nos jardins, certains poissons du lac apprêtés d’une certaine maniere, certains laitages de nos montagnes, quelque pâtisserie à l’allemande, à quoi l’on joint quelque piece de la chasse des gens de la maison: voilà tout l’extraordinaire qu’on y remarque; voilà ce qui couvre & orne la table, ce qui excite & contente notre appétit les jours de réjouissance. Le service est modeste & champêtre, mais propre & riant; la grace & le plaisir y sont, la joie & l’appétit l’assaisonnent. Des surtouts dorés autour desquels on meurt de faim, des cristaux pompeux chargés de fleurs pour tout dessert, ne remplissent point la place des mets; on n’y sait point l’art de nourrir l’estomac par les yeux, mais on y sait celui d’ajouter du charme à la bonne chére, de manger beaucoup sans s’incommoder, de s’égayer à boire sans altérer sa raison, de tenir table long-tems sans ennui & d’en sortir toujours sans dégoût.

Il y a au premier étage une petite salle à manger différente de celle où l’on mange ordinairement, laquelle est au rez-de-chaussée. Cette salle particuliere est à l’angle de la maison & éclairée de deux côtés; elle donne par l’un sur le jardin, au-delà duquel on voit le lac à travers les arbres; par l’autre on aperçoit ce grand coteau de vignes qui commencent d’étaler aux yeux les richesses qu’on y recueillera dans deux mois. Cette piece est petite: mais ornée de tout ce qui peut la rendre agréable & riante. C’est là que Julie donne ses petits festins à son pere, à son mari, à sa cousine, à moi, à elle-même & quelquefois à ses enfans. Quand elle ordonne d’y mettre le couvert on sait d’avance ce que cela veut dire & M. de Wolmar l’appelle en riant le salon d’Apollon; mais ce salon ne differe pas moins de celui de Lucullus par le choix des convives que par celui des mets. Les simples hôtes n’y sont point admis, jamais on n’y mange quand on a des étrangers; c’est l’asile inviolable de la confiance, de l’amitié, de la liberté. C’est la société des coeurs qui lie en ce lieu celle de la table; elle est une sorte d’initiation à l’intimité & jamais il ne s’y rassemble que des gens qui voudroient n’être plus séparés. Milord, la fête vous attend & c’est dans cette salle que vous ferez ici votre premier repas.

Je n’eus pas d’abord le même honneur. Ce ne fut qu’à mon retour de chez Mde. d’Orbe que je fus traité dans le salon d’Apollon. Je n’imaginois pas qu’on pût rien ajouter d’obligeant à la réception qu’on m’avoit faite; mais ce souper me donna d’autres idées. J’y trouvai je ne sais quel délicieux mélange de familiarité, de plaisir, d’union, d’aisance, que je n’avois point encore éprouvé. Je me sentois plus libre sans qu’on m’eût averti de l’être; il me sembloit que nous nous entendions mieux qu’auparavant. L’éloignement des domestiques m’invitoit à n’avoir plus de réserve au fond de mon coeur; & c’est là qu’à l’instance de Julie je repris l’usage, quitté depuis tant d’années, de boire avec mes hôtes du vin pur à la fin du repas.

Ce souper m’enchanta: j’aurois voulu que tous nos repas se fussent passés de même. Je ne connaissois point cette charmante salle, dis-je à Mde. de Wolmar; pourquoi n’y mangez-vous pas toujours?-Voyez, dit-elle, elle est si jolie! ne serait-ce pas dommage de la gâter? Cette réponse me parut trop loin de son caractere pour n’y pas soupçonner quelque sens caché. Pourquoi du moins, repris-je, ne rassemblez-vous pas toujours autour de vous les mêmes commodités qu’on trouve ici, afin de pouvoir éloigner vos domestiques & causer plus en liberté?-C’est, me répondit-elle encore, que cela seroit trop agréable & que l’ennui d’être toujours à son aise est enfin le pire de tous. Il ne m’en falut pas davantage pour concevoir son systeme; & je jugeai qu’en effet l’art d’assaisonner les plaisirs n’est que celui d’en être avare.

Je trouve qu’elle se met avec plus de soin qu’elle ne faisoit autrefois. La seule vanité qu’on lui ait jamais reprochée étoit de négliger son ajustement. L’orgueilleuse avoit ses raisons & ne me laissoit point de prétexte pour méconnoître son empire. Mais elle avoit beau faire, l’enchantement étoit trop fort pour me sembler naturel; je m’opiniâtrois à trouver de l’art dans sa négligence; elle se seroit coiffée d’un sac que je l’aurois accusée de coquetterie. Elle n’auroit pas moins de pouvoir aujourd’hui; mais elle dédaigne de l’employer; & je dirois qu’elle affecte une parure plus recherchée pour ne sembler plus qu’une jolie femme, si je n’avois découvert la cause de ce nouveau soin. J’y fus trompé les premiers jours; & sans songer qu’elle n’étoit pas mise autrement qu’à mon arrivée où je n’étois point attendu, j’osai m’attribuer l’honneur de cette recherche. Je me désabusai durant l’absence de M. de Wolmar. Des le lendemain ce n’étoit plus cette élégance de la veille dont l’oeil ne pouvoit se lasser, ni cette simplicité touchante & voluptueuse qui m’enivroit autrefois; c’étoit une certaine modestie qui parle au coeur par les yeux, qui n’inspire que du respect & que la beauté rend plus imposante. La dignité d’épouse & de mere régnoit sur tous ses charmes; ce regard timide & tendre étoit devenu plus grave; & l’on eût dit qu’un air plus grand & plus noble avoit voilé la douceur de ses traits. Ce n’étoit pas qu’il y eût la moindre altération dans son maintien ni dans ses manieres; son égalité, sa candeur, ne connurent jamais les simagrées; elle usoit seulement du talent naturel aux femmes de changer quelquefois nos sentimens & nos idées par un ajustement différent, par une coiffure d’une autre forme, par une robe d’une autre couleur & d’exercer sur les coeurs l’empire du goût en faisant de rien quelque chose. Le jour qu’elle attendoit son mari de retour, elle retrouva l’art d’animer ses grâces naturelles sans les couvrir; elle étoit éblouissante en sortant de sa toilette; je trouvai qu’elle ne savoit pas moins effacer la plus brillante parure qu’orner la plus simple; & je me dis avec dépit, en pénétrant l’objet de ses soins: En fit-elle jamais autant pour l’amour?

Ce goût de parure s’étend de la maîtresse de la maison à tout ce qui la compose. Le maître, les enfans, les domestiques, les chevaux, les bâtiments, les jardins, les meubles, tout est tenu avec un soin qui marque qu’on n’est pas au-dessous de la magnificence, mais qu’on la dédaigne. Ou plutôt la magnificence y est en effet, s’il est vrai qu’elle consiste moins dans la richesse de certaines choses que dans un bel ordre du tout qui marque le concert des parties & l’unité d’intention de l’ordonnateur. Pour moi, je trouve au moins que c’est une idée plus grande & plus noble de voir dans une maison simple & modeste un petit nombre de gens heureux d’un bonheur commun, que de voir régner dans un palais la discorde & le trouble & chacun de ceux qui l’habitent chercher sa fortune & son bonheur dans la ruine d’un autre & dans le désordre général. La maison bien réglée est une & forme un tout agréable à voir: dans le palais on ne trouve qu’un assemblage confus de divers objets dont la liaison n’est qu’apparente. Au premier coup d’oeil on croit voir une fin commune; en y regardant mieux on est bientôt détrompé.

A ne consulter que l’impression la plus naturelle, il sembleroit que, pour dédaigner l’éclat & le luxe, on a moins besoin de modération que de goût. La symétrie & la régularité plaît à tous les yeux. L’image du bien-être & de la félicité touche le coeur humain qui en est avide; mais un vain appareil qui ne se rapporte ni à l’ordre ni au bonheur & n’a pour objet que de frapper les yeux, quelle idée favorable à celui qui l’étale peut-il exciter dans l’esprit du spectateur? L’idée du goût? Le goût ne paraît-il pas cent fois mieux dans les choses simples que dans celles qui sont offusquées de richesse? L’idée de la commodité? Y a-t-il rien de plus incommode que le faste? L’idée de la grandeur? C’est précisément le contraire. Quand je vois qu’on a voulu faire un grand palais, je me demande aussi-tôt pourquoi ce palais n’est pas plus grand. Pourquoi celui qui a cinquante domestiques n’en a-t-il pas cent? Cette belle vaisselle d’argent, pourquoi n’est-elle pas d’or? Cet homme qui dore son carrosse, pourquoi ne dore-t-il pas ses lambris? Si ses lambris sont dorés, pourquoi son toit ne l’est-il pas? Celui qui voulut bâtir une haute tour faisoit bien de la vouloir porter jusqu’au ciel; autrement il eût eu beau l’élever, le point où il se fût arrêté n’eût servi qu’à donner de plus loin la preuve de son impuissance. O homme petit & vain! montre-moi ton pouvoir, je te montrerai ta misere.

Au contraire, un ordre de choses où rien n’est donné à l’opinion, où tout a son utilité réelle & qui se borne aux vrais besoins de la nature, n’offre pas seulement un spectacle approuvé par la raison, mais qui contente les yeux & le coeur, en ce que l’homme ne s’y voit que sous des rapports agréables, comme se suffisant à lui-même, que l’image de sa foiblesse n’y paroit point & que ce riant tableau n’excite jamais de réflexions attristantes. Je défie aucun homme sensé de contempler une heure durant le palais d’un prince & le faste qu’on y voit briller, sans tomber dans la mélancolie & déplorer le sort de l’humanité. Mais l’aspect de cette maison & de la vie uniforme & simple de ses habitans répand dans l’âme des spectateurs un charme secret qui ne fait qu’augmenter sans cesse. Un petit nombre de gens doux & paisibles, unis par des besoins mutuels & par une réciproque bienveillance, y concourt par divers soins à une fin commune: chacun trouvant dans son état tout ce qu’il faut pour en être content & ne point désirer d’en sortir, on s’y attache comme y devant rester toute la vie & la seule ambition qu’on garde est celle d’en bien remplir les devoirs. Il y a tant de modération dans ceux qui commandent & tant de zele dans ceux qui obéissent que des égaux eussent pu distribuer entre eux les mêmes emplois sans qu’aucun se fût plaint de son partage. Ainsi nul n’envie celui d’un autre; nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune que par l’augmentation du bien commun; les maîtres mêmes ne jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environnent. On ne sauroit qu’ajouter ni que retrancher ici, parce qu’on n’y trouve que les choses utiles & qu’elles y sont toutes; en sorte qu’on n’y souhaite rien de ce qu’on n’y voit pas & qu’il n’y a rien de ce qu’on y voit dont on puisse dire: pourquoi n’y en a-t-il pas davantage? Ajoutez-y du galon, des tableaux, un lustre, de la dorure, à l’instant vous appauvrirez tout. En voyant tant d’abondance dans le nécessaire & nulle trace de superflu, on est porté à croire que, s’il n’y est pas, c’est qu’on n’a pas voulu qu’il y fût & que, si on le voulait, il y régneroit avec la même profusion. En voyant continuellement les biens refluer au dehors par l’assistance du pauvre, on est porté à dire: Cette maison ne peut contenir toutes ses richesses. Voilà, ce me semble, la véritable magnificence.

Cet air d’opulence m’effraya moi-même quand je fus instruit de ce qui servoit à l’entretenir. Vous vous ruinez, dis-je à M. & Mde. de Wolmar; il n’est pas possible qu’un si modique revenu suffise à tant de dépenses. Ils se mirent à rire & me firent voir que, sans rien retrancher dans leur maison, il ne tiendroit qu’à eux d’épargner beaucoup & d’augmenter leur revenu plutôt que de se ruiner. Notre grand secret pour être riches, me dirent-ils, est d’avoir peu d’argent & d’éviter, autant qu’il se peut, dans l’usage de nos biens, les échanges intermédiaires entre le produit & l’emploi. Aucun de ces échanges ne se fait sans perte & ces pertes multipliées réduisent presque à rien d’assez grands moyens, comme à force d’être brocantée une belle boîte d’or devient un mince colifichet. Le transport de nos revenus s’évite en les employant sur le lieu, l’échange s’en évite encore en les consommant en nature; & dans l’indispensable conversion de ce que nous avons de trop en ce qui nous manque, au lieu des ventes & des achats pécuniaires qui doublent le préjudice, nous cherchons des échanges réels où la commodité de chaque contractant tienne lieu de profit à tous deux.

Je conçois, leur dis-je, les avantages de cette méthode; mais elle ne me paroit pas sans inconvénient. Outre les soins importuns auxquels elle assujettit, le profit doit être plus apparent que réel; & ce que vous perdez dans le détail de la régie de vos biens l’emporte probablement sur le gain que feroient avec vous vos fermiers; car le travail se fera toujours avec plus d’économie & la récolte avec plus de soin par un paysan que par vous. C’est une erreur, me répondit Wolmar; le paysan se soucie moins d’augmenter le produit que d’épargner sur les frais, parce que les avances lui sont plus pénibles que les profits ne lui sont utiles; comme son objet n’est pas tant de mettre un fonds en valeur que d’y faire peu de dépense, s’il s’assure un gain actuel c’est bien moins en améliorant la terre qu’en l’épuisant & le mieux qui puisse arriver est qu’au lieu de l’épuiser il la néglige. Ainsi pour un peu d’argent comptant recueilli sans embarras, un propriétaire oisif prépare à lui ou à ses enfans de grandes pertes, de grands travaux & quelquefois la ruine de son patrimoine.

D’ailleurs, poursuivit M. de Wolmar, je ne disconviens pas que je ne fasse la culture de mes terres à plus grands frais que ne feroit un fermier; mais aussi le profit du fermier c’est moi qui le fais & cette culture étant beaucoup meilleure le produit est beaucoup plus grand; de sorte qu’en dépensant davantage, je ne laisse pas de gagner encore. Il y a plus; cet excès de dépense n’est qu’apparent & produit réellement une très-grande économie: car, si d’autres cultivoient nos terres, nous serions oisifs; il faudroit demeurer à la ville, la vie y seroit plus chere; il nous faudroit des amusemens qui nous coûteroient beaucoup plus que ceux que nous trouvons ici & nous seroient moins sensibles. Ces soins que vous appelez importuns font à la fois nos devoirs & nos plaisirs; grace à la prévoyance avec laquelle on les ordonne, ils ne sont jamais pénibles; ils nous tiennent lieu d’une foule de fantaisies ruineuses dont la vie champêtre prévient ou détruit le goût & tout ce qui contribue à notre bien-être devient pour nous un amusement.

Jettez les yeux tout autour de vous, ajoutoit ce judicieux pere de famille, vous n’y verrez que des choses utiles, qui ne nous coûtent presque rien & nous épargnent mille vaines dépenses. Les seules denrées du cru couvrent notre table, les seules étoffes du pays composent presque nos meubles & nos habits: rien n’est méprisé parce qu’il est commun, rien n’est estimé parce qu’il est rare. Comme tout ce qui vient de loin est sujet à être déguisé ou falsifié, nous nous bornons, par délicatesse autant que par modération, au choix de ce qu’il y a de meilleur aupres de nous & dont la qualité n’est pas suspecte. Nos mets sont simples, mais choisis. Il ne manque à notre table pour être somptueuse que d’être servie loin d’ici; car tout y est bon, tout y seroit rare & tel gourmand trouveroit les truites du lac bien meilleures s’il les mangeoit à Paris.

La même regle a lieu dans le choix de la parure, qui, comme vous voyez, n’est pas négligée; mais l’élégance y préside seule, la richesse ne s’y montre jamais, encore moins la mode. Il y a une grande différence entre le prix que l’opinion donne aux choses & celui qu’elles ont réellement. C’est à ce dernier seul que Julie s’attache; & quand il est question d’une étoffe, elle ne cherche pas tant si elle est ancienne ou nouvelle que si elle est bonne & si elle lui sied. Souvent même la nouveauté seule est pour elle un motif d’exclusion, quand cette nouveauté donne aux choses un prix qu’elles n’ont pas, ou qu’elles ne sauroient garder.

Considérez encore qu’ici l’effet de chaque chose vient moins d’elle-même que de son usage & de son accord avec le reste; de sorte qu’avec des parties de peu de valeur Julie a fait un tout d’un grand prix. Le goût aime à créer, à donner seul la valeur aux choses. Autant la loi de la mode est inconstante & ruineuse, autant la sienne est économe & durable. Ce que le bon goût approuve une fois est toujours bien; s’il est rarement à la mode, en revanche il n’est jamais ridicule & dans sa modeste simplicité il tire de la convenance des choses des regles inaltérables & sûres, qui restent quand les modes ne sont plus.

Ajoutez enfin que l’abondance du seul nécessaire ne peut dégénérer en abus, parce que le nécessaire a sa mesure naturelle & que les vrais besoins n’ont jamais d’exces. On peut mettre la dépense de vingt habits en un seul & manger en un repas le revenu d’une année; mais on ne sauroit porter deux habits en même temps, ni dîner deux fois en un jour. Ainsi l’opinion est illimitée, au lieu que la nature nous arrête de tous côtés; & celui qui, dans un état médiocre, se borne au bien-être ne risque point de se ruiner.

Voilà, mon cher, continuoit le sage Wolmar, comment avec de l’économie & des soins on peut se mettre au-dessus de sa fortune. Il ne tiendroit qu’à nous d’augmenter la nôtre sans changer notre maniere de vivre; car il ne se fait ici presque aucune avance qui n’ait un produit pour objet & tout ce que nous dépensons nous rend de quoi dépenser beaucoup plus.

He bien! milord, rien de tout cela ne paroit au premier coup d’oeil. par-tout un air de profusion couvre l’ordre qui le donne. Il faut du tems pour apercevoir des loix somptuaires qui menent à l’aisance & au plaisir & l’on a d’abord peine à comprendre comment on jouit de ce qu’on épargne. En y réfléchissant le contentement augmente, parce qu’on voit que la source en est intarissable & que l’art de goûter le bonheur de la vie sert encore à le prolonger. Comment se lasserait-on d’un état si conforme à la nature? Comment épuiserait-on son héritage en l’améliorant tous les jours? Comment ruinerait-on sa fortune en ne consommant que ses revenus? Quand chaque année on est sûr de la suivante, qui peut troubler la paix de celle qui court? Ici le fruit du labeur passé soutient l’abondance présente & le fruit du labeur présent annonce l’abondance à venir; on jouit à la fois de ce qu’on dépense & de ce qu’on recueille & les divers tems se rassemblent pour affermir la sécurité du présent.

Je suis entré dans tous les détails du ménage & j’ai par-tout vu régner le même esprit. Toute la broderie & la dentelle sortent du gynécée; toute la toile est filée dans la basse-cour ou par de pauvres femmes que l’on nourrit. La laine s’envoie à des manufactures dont on tire en échange des draps pour habiller les gens; le vin, l’huile & le pain se font dans la maison; on a des bois en coupe réglée autant qu’on en peut consommer; le boucher se paye en bétail; l’épicier reçoit du blé pour ses fournitures; le salaire des ouvriers & des domestiques se prend sur le produit des terres qu’ils font valoir; le loyer des maisons de la ville suffit pour l’ameublement de celles qu’on habite; les rentes sur les fonds publics fournissent à l’entretien des maîtres & au peu de vaisselle qu’on se permet; la vente des vins & des blés qui restent donne un fonds qu’on laisse en réserve pour les dépenses extraordinaires: fonds que la prudence de Julie ne laisse jamais tarir & que sa charité laisse encore moins augmenter. Elle n’accorde aux choses de pur agrément que le profit du travail qui se fait dans sa maison, celui des terres qu’ils ont défrichées, celui des arbres qu’ils ont fait planter, etc. Ainsi, le produit & l’emploi se trouvant toujours compensés par la nature des choses, la balance ne peut être rompue & il est impossible de se déranger.

Bien plus, les privations qu’elle s’impose par cette volupté tempérante dont j’ai parlé sont à la fois de nouveaux moyens de plaisir & de nouvelles ressources d’économie. Par exemple, elle aime beaucoup le café; chez sa mere elle en prenoit tous les jours; elle en a quitté l’habitude pour en augmenter le goût; elle s’est bornée à n’en prendre que quand elle a des hôtes & dans le salon d’Apollon, afin d’ajouter cet air de fête à tous les autres. C’est une petite sensualité qui la flatte plus, qui lui coûte moins & par laquelle elle aiguise & regle à la fois sa gourmandise. Au contraire, elle met à deviner & à satisfaire les goûts de son pere & de son mari une attention sans relâche, une prodigalité naturelle & pleine de grâces, qui leur fait mieux goûter ce qu’elle leur offre par le plaisir qu’elle trouve à le leur offrir. Ils aiment tous deux à prolonger un peu la fin du repas, à la Suisse: elle ne manque jamais, après le souper, de faire servir une bouteille de vin plus délicat, plus vieux que celui de l’ordinaire. Je fus d’abord la dupe des noms pompeux qu’on donnoit à ces vins, qu’en effet je trouve excellents; & les buvant comme étant des lieux dont ils portoient les noms, je fis la guerre à Julie d’une infraction si manifeste à ses maximes; mais elle me rappela en riant un passage de Plutarque, où Flaminius compare les troupes asiatiques d’Antiochus, sous mille noms barbares, aux ragoûts divers sous lesquels un ami lui avoit déguisé la même viande. Il en est de même, dit-elle, de ces vins étrangers que vous me reprochez. Le Rancio, le Cherez, le Malaga, le Chassaigne, le Syracuse, dont vous buvez avec tant de plaisir, ne sont en effet que des vins de Lavaux diversement préparés & vous pouvez voir d’ici le vignoble qui produit toutes ces boissons lointaines. Si elles sont inférieures en qualité aux vins fameux dont elles portent les noms, elles n’en ont pas les inconvénients; & comme on est sûr de ce qui les compose, on peut au moins les boire sans risque. J’ai lieu de croire, continua-t-elle, que mon pere & mon mari les aiment autant que les vins les plus rares. Les siens, me dit alors M. de Wolmar, ont pour nous un goût dont manquent tous les autres: c’est le plaisir qu’elle a pris à les préparer.-Ah! reprit-elle, ils seront toujours exquis.

Vous jugez bien qu’au milieu de tant de soins divers le désoeuvrement & l’oisiveté qui rendent nécessaires la compagnie, les visites & les sociétés extérieures, ne trouvent guere ici de place. On fréquente les voisins assez pour entretenir un commerce agréable, trop peu pour s’y assujettir. Les hôtes sont toujours bien venus & ne sont jamais désirés. On ne voit précisément qu’autant de monde qu’il faut pour se conserver le goût de la retraite; les occupations champêtres tiennent lieu d’amusements; & pour qui trouve au sein de sa famille une douce société, toutes les autres sont bien insipides. La maniere dont on passe ici le tems est trop simple & trop uniforme pour tenter beaucoup de gens; mais, c’est par la disposition du coeur de ceux qui l’ont adoptée qu’elle leur est intéressante. Avec une ame saine peut-on s’ennuyer à remplir les plus chers & les plus charmans devoirs de l’humanité & à se rendre mutuellement la vie heureuse? Tous les soirs, Julie, contente de sa journée, n’en désire point une différente pour le lendemain & tous les matins elle demande au Ciel un jour semblable à celui de la veille; elle fait toujours les mêmes choses parce qu’elles sont bien & qu’elle ne connaît rien de mieux à faire. Sans doute elle jouit ainsi de toute la félicité permise à l’homme. Se plaire dans la durée de son état, n’est-ce pas un signe assuré qu’on y vit heureux?

Si l’on voit rarement ici de ces tas de désoeuvrés qu’on appelle bonne compagnie, tout ce qui s’y rassemble intéresse le coeur par quelque endroit avantageux & rachete quelques ridicules par mille vertus. De paisibles campagnards, sans monde & sans politesse, mais bons, simples, honnêtes & contens de leur sort; d’anciens officiers retirés du service; des commerçans ennuyés de s’enrichir; de sages meres de famille qui amenent leurs filles à l’école de la modestie & des bonnes moeurs: voilà le cortege que Julie aime à rassembler autour d’elle. Son mari n’est pas fâché d’y joindre quelquefois de ces aventuriers corrigés par l’âge & l’expérience, qui, devenus sages à leurs dépens, reviennent sans chagrin cultiver le champ de leur pere qu’ils voudroient n’avoir point quitté. Si quelqu’un récite à table les événemens de sa vie, ce ne sont point les aventures merveilleuses du riche Sindbad racontant au sein de la mollesse orientale comment il a gagné ses trésors; ce sont les relations plus simples de gens sensés que les caprices du sort & les injustices des hommes ont rebutés des faux biens vainement poursuivis, pour leur rendre le goût des véritables.

Croiriez-vous que l’entretien même des paysans a des charmes pour ces ames élevées avec qui le sage aimeroit à s’instruire? Le judicieux Wolmar trouve dans la naiveté villageoise des caracteres plus marqués, plus d’hommes pensant par eux-mêmes, que sous le masque uniforme des habitans des villes, où chacun se montre comme sont les autres plutôt que comme il est lui-même. La tendre Julie trouve en eux des coeurs sensibles aux moindres caresses & qui s’estiment heureux de l’intérêt qu’elle prend à leur bonheur. Leur coeur ni leur esprit ne sont point façonnés par l’art; ils n’ont point appris à se former sur nos modeles & l’on n’a pas peur de trouver en eux l’homme de l’homme au lieu de celui de la nature.

Souvent dans ses tournées M. de Wolmar rencontre quelque bon vieillard dont le sens & la raison le frappent & qu’il se plaît à faire causer. Il l’amene à sa femme; elle lui fait un accueil charmant, qui marque non la politesse & les airs de son état, mais la bienveillance & l’humanité de son caractere. On retient le bonhomme à dîner: Julie le place à côté d’elle, le sert, le caresse, lui parle avec intérêt, s’informe de sa famille, de ses affaires, ne sourit point de son embarras, ne donne point une attention gênante à ses manieres rustiques, mais le met à l’aise par la facilité des siennes & ne sort point avec lui de ce tendre & touchant respect dû à la vieillesse infirme qu’honore une longue vie passée sans reproche. Le vieillard enchanté se livre à l’épanchement de son coeur; il semble reprendre un moment la vivacité de sa jeunesse. Le vin bu à la santé d’une jeune dame en réchauffe mieux son sang à demi glacé. Il se ranime à parler de son ancien temps, de ses amours, de ses campagnes, des combats où il s’est trouvé, du courage de ses compatriotes, de son retour au pays, de sa femme, de ses enfans, des travaux champêtres, des abus qu’il a remarqués, des remedes qu’il imagine. Souvent des longs discours de son âge sortent d’excellens préceptes moraux, ou des leçons d’agriculture; & quand il n’y auroit dans les choses qu’il dit que le plaisir qu’il prend à les dire, Julie en prendroit à les écouter.

Elle passe après le dîner dans sa chambre & en rapporte un petit présent de quelque nippe convenable à la femme ou aux filles du vieux bonhomme. Elle le lui fait offrir par les enfans & réciproquement il rend aux enfans quelque don simple & de leur goût dont elle l’a secretement chargé pour eux. Ainsi se forme de bonne heure l’étroite & douce bienveillance qui fait la liaison des états divers. Les enfans s’accoutument à honorer la vieillesse, à estimer la simplicité & à distinguer le mérite dans tous les rangs. Les paysans, voyant leurs vieux peres fêtés dans une maison respectable & admis à la table des maîtres ne se tiennent point offensés d’en être exclus; ils ne s’en prennent point à leur rang, mais à leur âge; ils ne disent point: Nous sommes trop pauvres, mais: Nous sommes trop jeunes pour être ainsi traités; l’honneur qu’on rend à leurs vieillards & l’espoir de le partager un jour les consolent d’en être privés & les excitent à s’en rendre dignes.

Cependant le vieux bonhomme, encore attendri des caresses qu’il a reçues, revient dans sa chaumiere, empressé de montrer à sa femme & à ses enfans les dons qu’il leur apporte. Ces bagatelles répandent la joie dans toute une famille qui voit qu’on a daigné s’occuper d’elle. Il leur raconte avec emphase la réception qu’on lui a faite, les mets dont on l’a servi, les vins dont il a goûté, les discours obligeans qu’on lui a tenus, combien on s’est informé d’eux, l’affabilité des maîtres, l’attention des serviteurs & généralement ce qui peut donner du prix aux marques d’estime & de bonté qu’il a reçues; en le racontant il en jouit une seconde fois & toute la maison croit jouir aussi des honneurs rendus à son chef. Tous bénissent de concert cette famille illustre & généreuse qui donne exemple aux grands & refuge aux petits, qui ne dédaigne point le pauvre & rend honneur aux cheveux blancs. Voilà l’encens qui plait aux ames bienfaisantes. S’il est des bénédictions humaines que le Ciel daigné exaucer, ce ne sont point celles qu’arrachent la flatterie & la bassesse en présence des gens qu’on loue; mais celles que dicte en secret un coeur simple & reconnoissant au coin d’un foyer rustique.

C’est ainsi qu’un sentiment agréable & doux peut couvrir de son charme une vie insipide à des coeurs indifférens: c’est ainsi que les soins, les travaux, la retraite peuvent devenir des amusemens par l’art de les diriger. Une ame saine peut donner du goût à des occupations communes, comme la santé du corps fait trouver bons les alimens les plus simples. Tous ces gens ennuyés qu’on amuse avec tant de peine doivent leur dégoût à leurs vices & ne perdent le sentiment du plaisir qu’avec celui du devoir. Pour Julie, il lui est arrivé précisément le contraire & des soins qu’une certaine langueur d’âme lui eût laissé négliger autrefois, lui deviennent intéressans par le motif qui les inspire. Il faudroit être insensible pour être toujours sans vivacité. La sienne s’est développée par les mêmes causes qui la réprimoient autrefois. Son coeur cherchoit la retraite & la solitude pour se livrer en paix aux affections dont il étoit pénétré; maintenant elle a pris une activité nouvelle en formant de nouveaux liens. Elle n’est point de ces indolentes meres de famille, contentes d’étudier quand il faut agir, qui perdent à s’instruire des devoirs d’autrui le tems qu’elles devroient mettre à remplir les leurs. Elle pratique aujourd’hui ce qu’elle apprenoit autrefois. Elle n’étudie plus, elle ne lit plus; elle agit. Comme elle se leve une heure plus tard que son mari, elle se couche aussi plus tard d’une heure. Cette heure est le seul tems qu’elle donne encore à l’étude & la journée ne lui paroit jamais assez longue pour tous les soins dont elle aime à la remplir.

Voilà milord, ce que j’avois à vous dire sur l’économie de cette maison & sur la vie privée des maîtres qui la gouvernent. Contens de leur sort, ils en jouissent paisiblement; contens de leur fortune, ils ne travaillent pas à l’augmenter pour leurs enfans, mais à leur laisser, avec l’héritage qu’ils ont reçu, des terres en bon état, des domestiques affectionnés, le goût du travail, de l’ordre, de la modération & tout ce qui peut rendre douce & charmante à des gens sensés la jouissance d’un bien médiocre, aussi sagement conservé qu’il fut honnêtement acquis.

LETTRE III. DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD

Nous avons eu des hôtes ces jours derniers. Ils sont repartis hier & nous recommençons entre nous trois une société d’autant plus charmante qu’il n’est rien resté dans le fond des coeurs qu’on veuille se cacher l’un à l’autre. Quel plaisir je goûte à reprendre un nouvel être qui me rend digne de votre confiance! Je ne reçois pas une marque d’estime de Julie & de son mari que je ne me dise avec une certaine fierté d’âme: Enfin j’oserai me montrer à lui. C’est par vos soins, c’est sous vos yeux, que j’espere honorer mon état présent de mes fautes passées. Si l’amour éteint jette l’âme dans l’épuisement, l’amour subjugué lui donne, avec la conscience de sa victoire, une élévation nouvelle & un attrait plus vif pour tout ce qui est grand & beau. Voudrait-on perdre le fruit d’un sacrifice qui nous a coûté si cher? Non, milord; je sens qu’à votre exemple mon coeur va mettre à profit tous les ardens sentimens qu’il a vaincus. Je sens qu’il faut avoir été ce que je fus pour devenir ce que je veux être.

Apres six jours perdus aux entretiens frivoles des gens indifférents, nous avons passé aujourd’hui une matinée à l’anglaise, réunis & dans le silence, goûtant à la fois le plaisir d’être ensemble & la douceur du recueillement. Que les délices de cet état sont connues de peu de gens! Je n’ai vu personne en France en avoir la moindre idée. La conversation des amis ne tarit jamais, disent-ils. Il est vrai, la langue fournit un babil facile aux attachemens médiocres; mais l’amitié, milord, l’amitié! Sentiment vif & céleste, quels discours sont dignes de toi? Quelle langue ose être ton interprete? Jamais ce qu’on dit à son ami peut-il valoir ce qu’on sent à ses côtés? Mon Dieu! qu’une main serrée, qu’un regard animé, qu’une étreinte contre la poitrine, que le soupir qui la suit, disent de choses & que le premier mot qu’on prononce est froid après tout cela! O veillées de Besançon! momens consacrés au silence & recueillis par l’amitié! O Bomston, ame grande, ami sublime! non, je n’ai point avili ce que tu fis pour moi & ma bouche ne t’en a jamais rien dit.

Il est sûr que cet état de contemplation fait un des grands charmes des hommes sensibles. Mais j’ai toujours trouvé que les importuns empêchoient de le goûter & que les amis ont besoin d’être sans témoin pour pouvoir ne se rien dire qu’à leur aise. On veut être recueillis, pour ainsi dire, l’un dans l’autre: les moindres distractions sont désolantes, la moindre contrainte est insupportable. Si quelquefois le coeur porte un mot à la bouche, il est si doux de pouvoir le prononcer sans gêne! Il semble qu’on n’ose penser librement ce qu’on n’ose dire de même; il semble que la présence d’un seul étranger retienne le sentiment & comprime des ames qui s’entendroient si bien sans lui.

Deux heures se sont ainsi écoulées entre nous dans cette immobilité d’extase, plus douce mille fois que le froid repos des Dieux d’Epicure. Après le déjeuner, les enfans sont entrés comme à l’ordinaire dans la chambre de leur mere; mais au lieu d’aller ensuite s’enfermer avec eux dans le gynécée selon sa coutume, pour nous dédommager en quelque sorte du tems perdu sans nous voir, elle les a fait rester avec elle & nous ne nous sommes point quittés jusqu’au dîner. Henriette, qui commence à savoir tenir l’aiguille, travailloit assise devant la Fanchon, qui faisoit de la dentelle & dont l’oreiller posoit sur le dossier de sa petite chaise. Les deux garçons feuilletoient sur une table un recueil d’images dont l’aîné expliquoit les sujets au cadet. Quand il se trompait, Henriette attentive & qui sait le recueil par coeur, avoit soin de le corriger. Souvent, feignant d’ignorer à quelle estampe ils étaient, elle en tiroit un prétexte de se lever, d’aller & venir de sa chaise à la table & de la table à la chaise. Ces promenades ne lui déplaisoient pas & lui attiroient toujours quelque agacerie de la part du petit mali; quelquefois même il s’y joignoit un baiser que sa bouche enfantine sait mal appliquer encore, mais dont Henriette, déjà plus savante, lui épargne volontiers la façon. Pendant ces petites leçons, qui se prenoient & se donnoient sans beaucoup de soin, mais aussi sans la moindre gêne, le cadet comptoit furtivement des onchets de buis qu’il avoit cachés sous le livre.

Madame de Wolmar brodoit pres de la fenêtre vis-à-vis des enfans; nous étions, son mari & moi, encore autour de la table à thé, lisant la gazette, à laquelle elle prêtoit assez peu d’attention. Mais à l’article de la maladie du roi de France & de l’attachement singulier de son peuple, qui n’eut jamais d’égal que celui des Romains pour Germanicus, elle a fait quelques réflexions sur le bon naturel de cette nation douce & bienveillante, que toutes haissent & qui n’en hait aucune, ajoutant qu’elle n’envioit du rang suprême que le plaisir de s’y faire aimer. N’enviez rien, lui a dit son mari d’un ton qu’il m’eût dû laisser prendre; il y a long-tems que nous sommes tous vos sujets. A ce mot, son ouvrage est tombé de ses mains; elle a tourné la tête & jetté sur son digne époux un regard si touchant, si tendre, que j’en ai tressailli moi-même. Elle n’a rien dit: qu’eût-elle dit qui valût ce regard? Nos yeux se sont aussi rencontrés. J’ai senti, à la maniere dont son mari m’a serré la main, que la même émotion nous gagnoit tous trois & que la douce influence de cette ame expansive agissoit autour d’elle & triomphoit de l’insensibilité même.

C’est dans ces dispositions qu’a commencé le silence dont je vous parlais: vous pouvez juger qu’il n’étoit pas de froideur & d’ennui. Il n’étoit interrompu que par le petit manege des enfans; encore, aussi-tôt que nous avons cessé de parler, ont-ils modéré par imitation leur caquet, comme craignant de troubler le recueillement universel. C’est la petite surintendante qui la premiere s’est mise à baisser la voix, à faire signe aux autres, à courir sur la pointe du pied; & leurs jeux sont devenus d’autant plus amusans que cette légere contrainte y ajoutoit un nouvel intérêt. Ce spectacle, qui sembloit être mis sous nos yeux pour prolonger notre attendrissement, a produit son effet naturel.

Ammutiscon le lingue, e parlan l’alme.

Que de choses se sont dites sans ouvrir la bouche! Que d’ardens sentimens se sont communiqués sans la froide entremise de la parole! Insensiblement Julie s’est laissée absorber à celui qui dominoit tous les autres. Ses yeux se sont tout-à-fait fixés sur ses trois enfans & son coeur, ravi dans une si délicieuse extase, animoit son charmant visage de tout ce que la tendresse maternelle eut jamais de plus touchant.

Livrés nous-mêmes à cette double contemplation, nous nous laissions entraîner Wolmar & moi, à nos rêveries, quand les enfans qui les causoient les ont fait finir. L’aîné, qui s’amusoit aux images, voyant que les onchets empêchoient son frere d’être attentif, a pris le tems qu’il les avoit rassemblés & lui donnant un coup sur la main, les a fait sauter par la chambre. Marcellin s’est mis à pleurer; & sans s’agiter pour le faire taire, Mde. de Wolmar a dit à Fanchon d’emporter les onchets. L’enfant s’est tu sur le champ, mais les onchets n’ont pas moins été emportés sans qu’il ait recommencé de pleurer, comme je m’y étois attendu. Cette circonstance, qui n’étoit rien, m’en a rappellé beaucoup d’autres auxquelles je n’avois fait nulle attention; & je ne me souviens pas, en y pensant, d’avoir vu d’enfans à qui l’on parlât si peu & qui fussent moins incommodes. Ils ne quittent presque jamais leur mere & à peine s’aperçoit-on qu’ils soient là. Ils sont vifs, étourdis, sémillants, comme il convient à leur âge, jamais importuns ni criards & l’on voit qu’ils sont discrets avant de savoir ce que c’est que discrétion. Ce qui m’étonnoit le plus dans les réflexions où ce sujet m’a conduit, c’étoit que cela se fît comme de soi-même & qu’avec une si vive tendresse pour ses enfans Julie se tourmentât si peu autour d’eux. En effet, on ne la voit jamais s’empresser à les faire parler ou taire, ni à leur prescrire ou défendre ceci ou cela. Elle ne dispute point avec eux, elle ne les contrarie point dans leurs amusements; on diroit qu’elle se contente de les voir & de les aimer & que, quand ils ont passé leur journée avec elle, tout son devoir de mere est rempli.

Quoique cette paisible tranquillité me parût plus douce à considérer que l’inquiete sollicitude des autres meres, je n’en étois pas moins frappé d’une indolence qui s’accordoit mal avec mes idées. J’aurois voulu qu’elle n’eût pas encore été contente avec tant de sujets de l’être: une activité superflue sied si bien à l’amour maternel! Tout ce que je voyois de bon dans ses enfans, j’aurois voulu l’attribuer à ses soins; j’aurois voulu qu’ils dussent moins à la nature & davantage à leur mere; je leur aurois presque désiré des défauts, pour la voir plus empressée à les corriger.

Apres m’être occupé long-tems de ces réflexions en silence, je l’ai rompu pour les lui communiquer. Je vois, lui ai-je dit, que le Ciel récompense la vertu des meres par le bon naturel des enfans; mais ce bon naturel veut être cultivé. C’est des leur naissance que doit commencer leur éducation. Est-il un tems plus propre à les former que celui où ils n’ont encore aucune forme à détruire? Si vous les livrez à eux-mêmes des leur enfance, à quel âge attendrez-vous d’eux de la docilité? Quand vous n’auriez rien à leur apprendre, il faudroit leur apprendre à vous obéir. Vous apercevez-vous, a-t-elle répondu, qu’ils me désobéissent? Cela seroit difficile, ai-je dit, quand vous ne leur commandez rien. Elle s’est mise à sourire en regardant son mari; & me prenant par la main, elle m’a mené dans le cabinet où nous pouvions causer tous trois sans être entendus des enfants.

C’est là que, m’expliquant à loisir ses maximes, elle m’a fait voir sous cet air de négligence la plus vigilante attention qu’ait jamais donnée la tendresse maternelle. Longtemps, m’a-t-elle dit, j’ai pensé comme vous sur les instructions prématurées; & durant ma premiere grossesse, effrayé de tous mes devoirs & des soins que j’aurois bientôt à remplir, j’en parlois souvent à M. de Wolmar avec inquiétude. Quel meilleur guide pouvais-je prendre en cela, qu’un observateur éclairé qui joignoit à l’intérêt d’un pere le sang-froid d’un philosophe? Il remplit & passa mon attente; il dissipa mes préjugés & m’apprit à m’assurer avec moins de peine un succes beaucoup plus étendu. Il me fit sentir que la premiere & la plus importante éducation, celle précisément que tout le monde oublie, est de rendre un enfant propre à être élevé. Une erreur commune à tous les parens qui se piquent de lumieres est de supposer leurs enfans raisonnables des leur naissance & de leur parler comme à des hommes avant même qu’ils sachent parler. La raison est l’instrument qu’on pense employer à les instruire; au lieu que les autres instrumens doivent servir à former celui-là & que de toutes les instructions propres à l’homme, celle qu’il acquiert le plus tard & le plus difficilement est la raison même. En leur parlant des leur bas âge une langue qu’ils n’entendent point, on les accoutume à se payer de mots, à en payer les autres, à contrôler tout ce qu’on leur dit, à se croire aussi sages que leurs maîtres, à devenir disputeurs & mutins; & tout ce qu’on pense obtenir d’eux par des motifs raisonnables, on ne l’obtient en effet que par ceux de crainte ou de vanité qu’on est toujours forcé d’y joindre.

Il n’y a point de patience que ne lasse enfin l’enfant qu’on veut élever ainsi; & voilà comment, ennuyés, rebutés, excédés de l’éternelle importunité dont ils leur ont donné l’habitude eux-mêmes, les parents, ne pouvant plus supporter le tracas des enfans, sont forcés de les éloigner d’eux en les livrant à des maîtres; comme si l’on pouvoit jamais espérer d’un précepteur plus de patience & de douceur que n’en peut avoir un pere.

La nature, a continué Julie, veut que les enfans soient enfans avant que d’être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces qui n’auront ni maturité ni saveur & ne tarderont pas à se corrompre; nous aurons de jeunes docteurs & de vieux enfans. L’enfance a des manieres de voir, de penser, de sentir qui lui sont propres. Rien n’est moins sensé que d’y vouloir substituer les nôtres & j’aimerois autant exiger qu’un enfant eût cinq pieds de haut que du jugement à dix ans.

La raison ne commence à se former qu’au bout de plusieurs années & quand le corps a pris une certaine consistance. L’intention de la nature est donc que le corps se fortifie avant que l’esprit s’exerce. Les enfans sont toujours en mouvement; le repos & la réflexion sont l’aversion de leur âge; une vie appliquée & sédentaire les empêche de croître & de profiter; leur esprit ni leur corps ne peuvent supporter la contrainte. Sans cesse enfermés dans une chambre avec des livres, ils perdent toute leur vigueur; ils deviennent délicats, foibles, mal-sains, plutôt hébétés que raisonnables & l’ame se sent toute la vie du dépérissement du corps.

Quand toutes ces instructions prématurées profiteroient à leur jugement autant qu’elles y nuisent, encore y auroit-il un très-grand inconvénient à les leur donner indistinctement & sans égard à celles qui conviennent par préférence au génie de chaque enfant. Outre la constitution commune à l’espece, chacun apporte en naissant un tempérament particulier qui détermine son génie & son caractere & qu’il ne s’agit ni de changer ni de contraindre, mais de former & de perfectionner. Tous les caracteres sont bons & sains en eux-mêmes, selon M. de Wolmar. Il n’y a point, dit-il, d’erreurs dans la nature; tous les vices qu’on impute au naturel sont l’effet des mauvaises formes qu’il a reçues. Il n’y a point de scélérat dont les penchans mieux dirigés n’eussent produit de grandes vertus. Il n’y a point d’esprit faux dont on n’eût tiré des talens utiles en le prenant d’un certain biais, comme ces figures difformes & monstrueuses qu’on rend belles & bien proportionnées en les mettant à leur point de vue. Tout concourt au bien commun dans le systeme universel. Tout homme a sa place assignée dans le meilleur ordre des choses; il s’agit de trouver cette place & de ne pas pervertir cet ordre. Qu’arrive-t-il d’une éducation commencée des le berceau & toujours sous une même formule, sans égard à la prodigieuse diversité des esprits? Qu’on donne à la plupart des instructions nuisibles ou déplacées, qu’on les prive de celles qui leur conviendraient, qu’on gêne de toutes parts la nature, qu’on efface les grandes qualités de l’âme pour en substituer de petites & d’apparentes qui n’ont aucune réalité; qu’en exerçant indistinctement aux mêmes choses tant de talens divers, on efface les uns par les autres, on les confond tous; qu’apres bien des soins perdus à gâter dans les enfans les vrais dons de la nature, on voit bientôt ternir cet éclat passager & frivole qu’on leur préfere, sans que le naturel étouffé revienne jamais; qu’on perd à la fois ce qu’on a détruit & ce qu’on a fait; qu’enfin, pour le prix de tant de peine indiscretement prise, tous ces petits prodiges deviennent des esprits sans force & des hommes sans mérite, uniquement remarquables par leur foiblesse & par leur inutilité.

J’entends ces maximes, ai-je dit à Julie; mais j’ai peine à les accorder avec vos propres sentimens sur le peu d’avantage qu’il y a de développer le génie & les talens naturels de chaque individu, soit pour son propre bonheur, soit pour le vrai bien de la société. Ne vaut-il pas infiniment mieux former un parfoit modele de l’homme raisonnable & de l’honnête homme, puis rapprocher chaque enfant de ce modele par la force de l’éducation, en excitant l’un, en retenant l’autre, en réprimant les passions, en perfectionnant la raison, en corrigeant la nature?…-Corriger la nature! a dit Wolmar en m’interrompant; ce mot est beau; mais, avant que de l’employer, il faloit répondre à ce que Julie vient de vous dire.

Une réponse très péremptoire, à ce qu’il me semblait, étoit de nier le principe; c’est ce que j’ai fait. Vous supposez toujours que cette diversité d’esprits & de génies qui distingue les individus est l’ouvrage de la nature; & cela n’est rien moins qu’évident. Car enfin, si les esprits sont différents, ils sont inégaux; & si la nature les a rendus inégaux, c’est en douant les uns préférablement aux autres d’un peu plus de finesse de sens, d’étendue de mémoire, ou de capacité d’attention. Or, quant aux sens & à la mémoire, il est prouvé par l’expérience que leurs divers degrés d’étendue & de perfection ne sont point la mesure de l’esprit des hommes; & quant à la capacité d’attention, elle dépend uniquement de la force des passions qui nous animent; & il est encore prouvé que tous les hommes sont, par leur nature, susceptibles de passions assez fortes pour les douer du degré d’attention auquel est attachée la supériorité de l’esprit.

Que si la diversité des esprits, au lieu de venir de la nature, étoit un effet de l’éducation, c’est-à-dire de diverses idées, des divers sentimens qu’excitent en nous des l’enfance les objets qui nous frappent, les circonstances où nous nous trouvons & toutes les impressions que nous recevons, bien loin d’attendre pour élever les enfans qu’on connût le caractere de leur esprit, il faudroit au contraire se hâter de déterminer convenablement ce caractere par une éducation propre à celui qu’on veut leur donner.

A cela il m’a répondu que ce n’étoit pas sa méthode de nier ce qu’il voyait, lorsqu’il ne pouvoit l’expliquer. Regardez, m’a-t-il dit, ces deux chiens qui sont dans la cour; ils sont de la même portée. Ils ont été nourris & traités de même, ils ne se sont jamais quittés. Cependant l’un des deux est vif, gai, caressant, plein d’intelligence; l’autre, lourd, pesant, hargneux & jamais on n’a pu lui rien apprendre. La seule différence des tempéramens a produit en eux celle des caracteres, comme la seule différence de l’organisation intérieure produit en nous celle des esprits; tout le reste a été semblable… Semblable? ai-je interrompu; quelle différence! Combien de petits objets ont agi sur l’un & non pas sur l’autre! combien de petites circonstances les ont frappés diversement sans que vous vous en soyez aperçu!

Bon! a-t-il repris, vous voilà raisonnant comme les astrologues. Quand on leur opposoit que deux hommes nés sous le même aspect avoient des fortunes si diverses, ils rejetoient bien loin cette identité. Ils soutenoient que, vu la rapidité des cieux, il y avoit une distance immense du theme de l’un de ces hommes à celui de l’autre & que, si l’on eût pu remarquer les deux instans précis de leurs naissances, l’objection se fût tournée en preuve.

Laissons, je vous prie, toutes ces subtilités & nous en tenons à l’observation. Elle nous apprend qu’il y a des caracteres qui s’annoncent presque en naissant & des enfans qu’on peut étudier sur le sein de leur nourrice. Ceux-là font une classe à part & s’élevent en commençant de vivre. Mais quant aux autres qui se développent moins vite, vouloir former leur esprit avant de le connoître, c’est s’exposer à gâter le bien que la nature a fait & à faire plus mal à sa place. Platon votre maître ne soutenait-il pas que tout le savoir humain, toute la philosophie ne pouvoit tirer d’une ame humaine que ce que la nature y avoit mis, comme toutes les opérations chimiques n’ont jamais tiré d’aucun mixte qu’autant d’or qu’il en contenoit déjà? Cela n’est vrai ni de nos sentimens ni de nos idées; mais cela est vrai de nos dispositions à les acquérir. Pour changer l’organisation intérieure; pour changer un caractere, il faudroit changer le tempérament dont il dépend. Avez-vous jamais oui dire qu’un emporté soit devenu flegmatique & qu’un esprit méthodique & froid ait acquis de l’imagination? Pour moi, je trouve qu’il seroit tout aussi aisé de faire un blond d’un brun & d’un sot un homme d’esprit. C’est donc en vain qu’on prétendroit refondre les divers esprits sur un modele commun. On peut les contraindre & non les changer: on peut empêcher les hommes de se montrer tels qu’ils sont, mais non les faire devenir autres; & s’ils se déguisent dans le cours ordinaire de la vie, vous les verrez dans toutes les occasions importantes reprendre leur caractere originel & s’y livrer avec d’autant moins de regle qu’ils n’en connaissent plus en s’y livrant. Encore une fois, il ne s’agit point de changer le caractere & de plier le naturel, mais au contraire de le pousser aussi loin qu’il peut aller, de le cultiver & d’empêcher qu’il ne dégénere; car c’est ainsi qu’un homme devient tout ce qu’il peut être & que l’ouvrage de la nature s’acheve en lui par l’éducation. Or, avant de cultiver le caractere il faut l’étudier, attendre paisiblement qu’il se montre, lui fournir les occasions de se montrer & toujours s’abstenir de rien faire plutôt que d’agir mal à propos. A tel génie il faut donner des ailes, à d’autres des entraves; l’un veut être pressé, l’autre retenu; l’un veut qu’on le flatte & l’autre qu’on l’intimide: il faudroit tantôt éclairer, tantôt abrutir. Tel homme est fait pour porter la connoissance humaine jusqu’à son dernier terme; à tel autre il est même funeste de savoir lire. Attendons la premiere étincelle de la raison; c’est elle qui fait sortir le caractere & lui donne sa véritable forme; c’est par elle aussi qu’on le cultive & il n’y a point avant la raison de véritable éducation pour l’homme.

Quant aux maximes de Julie que vous mettez en opposition, je ne sais ce que vous y voyez de contradictoire. Pour moi je les trouve parfaitement d’accord. Chaque homme apporte en naissant un caractere, un génie & des talens qui lui sont propres. Ceux qui sont destinés à vivre dans la simplicité champêtre n’ont pas besoin, pour être heureux, du développement de leurs facultés & leurs talens enfouis sont comme les mines d’or du Valais que le bien public ne permet pas qu’on exploite. Mais dans l’état civil, où l’on a moins besoin de bras que de tête & où chacun doit compte à soi-même & aux autres de tout son prix, il importe d’apprendre à tirer des hommes tout ce que la nature leur a donné, à les diriger du côté où ils peuvent aller le plus loin & sur-tout à nourrir leurs inclinations de tout ce qui peut les rendre utiles. Dans le premier cas, on n’a d’égard qu’à l’espece, chacun fait ce que font tous les autres; l’exemple est la seule regle, l’habitude est le seul talent & nul n’exerce de son ame que la partie commune à tous. Dans le second, on s’applique à l’individu, à l’homme en général; on ajoute en lui tout ce qu’il peut avoir de plus qu’un autre: on le suit aussi loin que la nature le mene; & l’on en fera le plus grand des hommes s’il a ce qu’il faut pour le devenir. Ces maximes se contredisent si peu, que la pratique en est la même pour le premier âge. N’instruisez point l’enfant du villageois, car il ne lui convient pas d’être instruit. N’instruisez pas l’enfant du citadin, car vous ne savez encore quelle instruction lui convient. En tout état de cause, laissez former le corps jusqu’à ce que la raison commence à poindre; alors c’est le moment de la cultiver.

Tout cela me paraîtroit fort bien, ai-je dit, si je n’y voyois un inconvénient qui nuit fort aux avantages que vous attendez de cette méthode; c’est de laisser prendre aux enfans mille mauvaises habitudes qu’on ne prévient que par les bonnes. Voyez ceux qu’on abandonne à eux-mêmes; ils contractent bientôt tous les défauts dont l’exemple frappe leurs yeux, parce que cet exemple est commode à suivre & n’imitent jamais le bien, qui coûte plus à pratiquer. Accoutumés à tout obtenir, à faire en toute occasion leur indiscrete volonté, ils deviennent mutins, têtus, indomptables…-Mais, a repris M. de Wolmar, il me semble que vous avez remarqué le contraire dans les nôtres & que c’est ce qui a donné lieu à cet entretien.-Je l’avoue, ai-je dit & c’est précisément ce qui m’étonne. Qu’a-t-elle fait pour les rendre dociles? Comment s’y est-elle prise? Qu’a-t-elle substitué au joug de la discipline?-Un joug bien plus inflexible, a-t-il dit à l’instant, celui de la nécessité. Mais, en vous détaillant sa conduite elle vous fera mieux entendre ses vues. Alors il l’a engagée à m’expliquer sa méthode; & après une courte pause, voici à peu pres comme elle m’a parlé.

Heureux les enfans bien nés, mon aimable ami! Je ne présume pas autant de nos soins que M. de Wolmar. Malgré ses maximes, je doute qu’on puisse jamais tirer un bon parti d’un mauvais caractere & que tout naturel puisse être tourné à bien; mais, au surplus, convaincue de la bonté de sa méthode, je tâche d’y conformer en tout ma conduite dans le gouvernement de la famille. Ma premiere espérance est que des méchans ne seront pas sortis de mon sein; la seconde est d’élever assez bien les enfans que Dieu m’a donnés, sous la direction de leur pere, pour qu’ils aient un jour le bonheur de lui ressembler. J’ai tâché pour cela de m’approprier les regles qu’il m’a prescrites, en leur donnant un principe moins philosophique & plus convenable à l’amour maternel: c’est de voir mes enfans heureux. Ce fut le premier voeu de mon coeur en portant le doux nom de mere & tous les soins de mes jours sont destinés à l’accomplir. La premiere fois que je tins mon fils aîné dans mes bras, je songeai que l’enfance est presque un quart des plus longues vies, qu’on parvient rarement aux trois autres quarts & que c’est une bien cruelle prudence de rendre cette premiere portion malheureuse pour assurer le bonheur du reste, qui peut-être ne viendra jamais. Je songeai que, durant la foiblesse du premier âge, la nature assujettit les enfans de tant de manieres, qu’il est barbare d’ajouter à cet assujettissement l’empire de nos caprices en leur ôtant une liberté si bornée & dont ils peuvent si peu abuser. Je résolus d’épargner au mien toute contrainte autant qu’il seroit possible, de lui laisser tout l’usage de ses petites forces & de ne gêner en lui nul des mouvemens de la nature. J’ai déjà gagné à cela deux grands avantages: l’un, d’écarter de son ame naissante le mensonge, la vanité, la colere, l’envie, en un mot tous les vices qui naissent de l’esclavage & qu’on est contraint de fomenter dans les enfans pour obtenir d’eux ce qu’on en exige; l’autre, de laisser fortifier librement son corps par l’exercice continuel que l’instinct lui demande. Accoutumé tout comme les paysans à courir tête nue au soleil, au froid, à s’essouffler, à se mettre en sueur, il s’endurcit comme eux aux injures de l’air & se rend plus robuste en vivant plus content. C’est le cas de songer à l’âge d’homme & aux accidens de l’humanité. Je vous l’ai déjà dit, je crains cette pusillanimité meurtriere qui, à force de délicatesse & de soins, affaiblit, effémine un enfant, le tourmente par une éternelle contrainte, l’enchaîne par mille vaines précautions, enfin l’expose pour toute sa vie aux périls inévitables dont elle veut le préserver un moment & pour lui sauver quelques rhumes dans son enfance, lui prépare de loin des fluxions de poitrine, des pleurésies, des coups de soleil & la mort étant grand.

Ce qui donne aux enfans livrés à eux-mêmes la plupart des défauts dont vous parliez, c’est lorsque, non contens de faire leur propre volonté, ils la font encore faire aux autres & cela par l’insensée indulgence des meres à qui l’on ne complaît qu’en servant toutes les fantaisies de leur enfant. Mon ami, je me flatte que vous n’avez rien vu dans les miens qui sentît l’empire & l’autorité, même avec le dernier domestique & que vous ne m’avez pas vue non plus applaudir en secret aux fausses complaisances qu’on a pour eux. C’est ici que je crois suivre une route nouvelle & sûre pour rendre à la fois un enfant libre, paisible, caressant, docile & cela par un moyen fort simple, c’est de le convaincre qu’il n’est qu’un enfant.

A considérer l’enfance en elle-même, y a-t-il au monde un être plus foible, plus misérable, plus à la merci de tout ce qui l’environne, qui ait si grand besoin de pitié, d’amour, de protection, qu’un enfant? Ne semble-t-il pas que c’est pour cela que les premieres voix qui lui sont suggérées par la nature sont les cris & les plaintes; qu’elle lui a donné une figure si douce & un air si touchant, afin que tout ce qui l’approche s’intéresse à sa foiblesse & s’empresse à le secourir? Qu’y a-t-il donc de plus choquant, de plus contraire à l’ordre, que de voir un enfant impérieux & mutin, commander à tout ce qui l’entoure, prendre impudemment un ton de maître avec ceux qui n’ont qu’à l’abandonner pour le faire périr & d’aveugles parens approuvant cette audace l’exercer à devenir le tyran de sa nourrice, en attendant qu’il devienne le leur?

Quant à moi je n’ai rien épargné pour éloigner de mon fils la dangereuse image de l’empire & de la servitude & pour ne jamais lui donner lieu de penser qu’il fût plutôt servi par devoir que par pitié. Ce point est, peut-être, le plus difficile & le plus important de toute l’éducation & c’est un détail qui ne finiroit point que celui de toutes les précautions qu’il m’a fallu prendre, pour prévenir en lui cet instinct si prompt à distinguer les services mercenaires des domestiques, de la tendresse des soins maternels.

L’un des principaux moyens que j’aye employés a été, comme je vous l’ai dit, de le bien convaincre de l’impossibilité où le tient son âge de vivre sans notre assistance. Après quoi je n’ai pas eu peine à lui montrer que tous les secours qu’on est forcé de recevoir d’autrui sont des actes de dépendance; que les domestiques ont une véritable supériorité sur lui, en ce qu’il ne sauroit se passer d’eux, tandis qu’il ne leur est bon à rien; de sorte que, bien loin de tirer vanité de leurs services, il les reçoit avec une sorte d’humiliation, comme un témoignage de sa foiblesse & il aspire ardemment au tems où il sera assez grand & assez fort pour avoir l’honneur de se servir lui-même.

Ces idées, ai-je dit, seroient difficiles à établir dans des maisons où le pere & la mere se font servir comme des enfans; mais dans celle-ci, où chacun, à commencer par vous, a ses fonctions à remplir & où le rapport des valets aux maîtres n’est qu’un échange perpétuel de services & de soins, je ne crois pas cet établissement impossible. Cependant il me reste à concevoir comment des enfans accoutumés à voir prévenir leurs besoins n’étendent pas ce droit à leurs fantaisies, ou comment ils ne souffrent pas quelquefois de l’humeur d’un domestique qui traitera de fantaisie un véritable besoin.

Mon ami, a repris Mde. de Wolmar, une mere peu éclairée se fait des monstres de tout. Les vrais besoins sont très bornés dans les enfans comme dans les hommes & l’on doit plus regarder à la durée du bien-être qu’au bien-être d’un seul moment. Pensez-vous qu’un enfant qui n’est point gêné puisse assez souffrir de l’humeur de sa gouvernante, sous les yeux d’une mere, pour en être incommodé? Vous supposez des inconvéniens qui naissent de vices déjà contractés, sans songer que tous mes soins ont été d’empêcher ces vices de naître. Naturellement les femmes aiment les enfans. La mésintelligence ne s’éleve entre eux que quand l’un veut assujettir l’autre à ses caprices. Or cela ne peut arriver ici, ni sur l’enfant dont on n’exige rien, ni sur la gouvernante à qui l’enfant n’a rien à commander. J’ai suivi en cela tout le contre-pied des autres meres, qui font semblant de vouloir que l’enfant obéisse au domestique & veulent en effet que le domestique obéisse à l’enfant. Personne ici ne commande ni n’obéit; mais l’enfant n’obtient jamais de ceux qui l’approchent qu’autant de complaisance qu’il en a pour eux. Par là, sentant qu’il n’a sur tout ce qui l’environne d’autre autorité que celle de la bienveillance, il se rend docile & complaisant; en cherchant à s’attacher les coeurs des autres, le sien s’attache à eux à son tour; car on aime en se faisant aimer, c’est l’infaillible effet de l’amour-propre; & de cette affection réciproque, née de l’égalité, résultent sans effort les bonnes qualités qu’on prêche sans cesse à tous les enfans, sans jamais en obtenir aucune.

J’ai pensé que la partie la plus essentielle de l’éducation d’un enfant, celle dont il n’est jamais question dans les éducations les plus soignées, c’est de lui bien faire sentir sa misere, sa foiblesse, sa dépendance & comme vous a dit mon mari, le pesant joug de la nécessité que la nature impose à l’homme; & cela, non seulement afin qu’il soit sensible à ce qu’on fait pour lui alléger ce joug, mais sur-tout afin qu’il connaisse de bonne heure en quel rang l’a placé la Providence, qu’il ne s’éleve point au-dessus de sa portée & que rien d’humain ne lui semble étranger à lui.

Induits des leur naissance par la mollesse dans laquelle ils sont nourris, par les égards que tout le monde a pour eux, par la facilité d’obtenir tout ce qu’ils désirent, à penser que tout doit céder à leurs fantaisies, les jeunes gens entrent dans le monde avec cet impertinent préjugé & souvent ils ne s’en corrigent qu’à force d’humiliations, d’affronts & de déplaisirs. Or je voudrois bien sauver à mon fils cette seconde & mortifiante éducation, en lui donnant par la premiere une plus juste opinion des choses. J’avois d’abord résolu de lui accorder tout ce qu’il demanderait, persuadée que les premiers mouvemens de la nature sont toujours bons & salutaires. Mais je n’ai pas tardé de connoître qu’en se faisant un droit d’être obéis les enfans sortoient de l’état de nature presque en naissant & contractoient nos vices par notre exemple, les leurs par notre indiscrétion. J’ai vu que si je voulois contenter toutes ses fantaisies, elles croîtroient avec ma complaisance; qu’il y auroit toujours un point où il faudroit s’arrêter & où le refus lui deviendroit d’autant plus sensible qu’il y seroit moins accoutumé. Ne pouvant donc, en attendant la raison, lui sauver tout chagrin, j’ai préféré le moindre & le plustôt passé. Pour qu’un refus lui fût moins cruel, je l’ai plié d’abord au refus; & pour lui épargner de longs déplaisirs, des lamentations, des mutineries, j’ai rendu tout refus irrévocable. Il est vrai que j’en fais le moins que je puis & que j’y regarde à deux fois avant que d’en venir là. Tout ce qu’on lui accorde est accordé sans condition des la premiere demande & l’on est très indulgent là-dessus, mais il n’obtient jamais rien par importunité; les pleurs & les flatteries sont également inutiles. Il en est si convaincu, qu’il a cessé de les employer; du premier mot il prend son parti & ne se tourmente pas plus de voir fermer un cornet de bonbons qu’il voudroit manger, qu’envoler un oiseau qu’il voudroit tenir, car il sent la même impossibilité d’avoir l’un & l’autre. Il ne voit rien dans ce qu’on lui ôte, sinon qu’il ne l’a pu garder; ni dans ce qu’on lui refuse, sinon qu’il n’a pu l’obtenir; & loin de battre la table contre laquelle il se blesse, il ne battroit pas la personne qui lui résiste. Dans tout ce qui le chagrine il sent l’empire de la nécessité, l’effet de sa propre foiblesse, jamais l’ouvrage du mauvais vouloir d’autrui… Un moment! dit-elle un peu vivement, voyant que j’allois répondre; je pressens votre objection; j’y vois venir à l’instant.

Ce qui nourrit les criailleries des enfans, c’est l’attention qu’on y fait, soit pour leur céder, soit pour les contrarier. Il ne leur faut quelquefois pour pleurer tout un jour, que s’apercevoir qu’on ne veut pas qu’ils pleurent. Qu’on les flatte ou qu’on les menace, les moyens qu’on prend pour les faire taire sont tous pernicieux & presque toujours sans effet. Tant qu’on s’occupe de leurs pleurs, c’est une raison pour eux de les continuer; mais ils s’en corrigent bientôt quand ils voyent qu’on n’y prend pas garde; car, grands & petits, nul n’aime à prendre une peine inutile. Voilà précisément ce qui est arrivé à mon aîné. C’étoit d’abord un petit criard qui étourdissoit tout le monde; & vous êtes témoin qu’on ne l’entend pas plus à présent dans la maison que s’il n’y avoit point d’enfant. Il pleure quand il souffre; c’est la voix de la nature qu’il ne faut jamais contraindre; mais il se tait à l’instant qu’il ne souffre plus. Aussi fais-je une très-grande attention à ses pleurs, bien sûre qu’il n’en verse jamais en vain. Je gagne à cela de savoir à point nommé quand il sent de la douleur & quand il n’en sent pas, quand il se porte bien & quand il est malade; avantage qu’on perd avec ceux qui pleurent par fantaisie & seulement pour se faire apaiser. Au reste j’avoue que ce point n’est pas facile à obtenir des nourrices & des gouvernantes: car, comme rien n’est plus ennuyeux que d’entendre toujours lamenter un enfant & que ces bonnes femmes ne voyent jamais que l’instant présent, elles ne songent pas qu’à faire taire l’enfant aujourd’hui il en pleurera demain davantage. Le pis est que l’obstination qu’il contracte tire à conséquence dans un âge avancé. La même cause qui le rend criard à trois ans le rend mutin à douze, querelleur à vingt, impérieux à trente & insupportable toute sa vie.

Je viens maintenant à vous, me dit-elle en souriant. Dans tout ce qu’on accorde aux enfans ils voyent aisément le désir de leur complaire; dans tout ce qu’on en exige ou qu’on leur refuse ils doivent supposer des raisons sans les demander. C’est un autre avantage qu’on gagne à user avec eux d’autorité plutôt que de persuasion dans les occasions nécessaires: car, comme il n’est pas possible qu’ils n’aperçoivent quelquefois la raison qu’on a d’en user ainsi, il est naturel qu’ils la supposent encore quand ils sont hors d’état de la voir. Au contraire, des qu’on a soumis quelque chose à leur jugement, ils prétendent juger de tout, ils deviennent sophistes, subtils, de mauvaise foi, féconds en chicanes, cherchant toujours à réduire au silence ceux qui ont la foiblesse de s’exposer à leurs petites lumieres. Quand on est contraint de leur rendre compte des choses qu’ils ne sont point en état d’entendre, ils attribuent au caprice la conduite la plus prudente, sitôt qu’elle est au-dessus de leur portée. En un mot, le seul moyen de les rendre dociles à la raison n’est pas de raisonner avec eux, mais de les bien convaincre que la raison est au-dessus de leur âge: car alors ils la supposent du côté où elle doit être, à moins qu’on ne leur donne un juste sujet de penser autrement. Ils savent bien qu’on ne veut pas les tourmenter quand ils sont sûrs qu’on les aime; & les enfans se trompent rarement là-dessus. Quand donc je refuse quelque chose aux miens, je n’argumente point avec eux, je ne leur dis point pourquoi je ne veux pas, mais je fois en sorte qu’ils le voient, autant qu’il est possible & quelquefois après coup. De cette maniere ils s’accoutument à comprendre que jamais je ne les refuse sans en avoir une bonne raison, quoiqu’ils ne l’aperçoivent pas toujours.

Fondée sur le même principe, je ne souffrirai pas non plus que mes enfans se mêlent dans la conversation des gens raisonnables & s’imaginent sottement y tenir leur rang comme les autres, quand on y souffre leur babil indiscret. Je veux qu’ils répondent modestement & en peu de mots quand on les interroge, sans jamais parler de leur chef & sur-tout sans qu’ils s’ingerent à questionner hors de propos les gens plus âgés qu’eux auxquels ils doivent du respect.

En vérité, Julie, dis-je en l’interrompant, voilà bien de la rigueur pour une mere aussi tendre! Pythagore n’étoit pas plus sévere à ses disciples que vous l’êtes aux vôtres. Non seulement vous ne les traitez pas en hommes, mais on diroit que vous craignez de les voir cesser trop tôt d’être enfans. Quel moyen plus agréable & plus sûr peuvent-ils avoir de s’instruire que d’interroger sur les choses qu’ils ignorent les gens plus éclairés qu’eux? Que penseroient de vos maximes les dames de Paris, qui trouvent que leurs enfans ne jasent jamais assez tôt ni assez longtemps & qui jugent de l’esprit qu’ils auront étant grands par les sottises qu’ils débitent étant jeunes? Wolmar me dira que cela peut être bon dans un pays où le premier mérite est de bien babiller & où l’on est dispensé de penser pourvu qu’on parle. Mais vous qui voulez faire à vos enfans un sort si doux, comment accorderez-vous tant de bonheur avec tant de contrainte & que devient parmi toute cette gêne la liberté que vous prétendez leur laisser?

Quoi donc? a-t-elle repris à l’instant, est-ce gêner leur liberté que de les empêcher d’attenter à la nôtre & ne sauraient-ils être heureux à moins que toute une compagnie en silence n’admire leurs puérilités? Empêchons leur vanité de naître, ou du moins arrêtons-en les progres; c’est là vraiment travailler à leur félicité; car la vanité de l’homme est la source de ses plus grandes peines & il n’y a personne de si parfait & de si fêté, à qui elle ne donne encore plus de chagrins que de plaisir.

Que peut penser un enfant de lui-même, quand il voit autour de lui tout un cercle de gens sensés l’écouter, l’agacer, l’admirer, attendre avec un lâche empressement les oracles qui sortent de sa bouche & se récrier avec des retentissemens de joie à chaque impertinence qu’il dit? La tête d’un homme auroit bien de la peine à tenir à tous ces faux applaudissements; jugez de ce que deviendra la sienne! Il en est du babil des enfans comme des prédictions des almanachs. Ce seroit un prodige si, sur tant de vaines paroles, le hazard ne fournissoit jamais une rencontre heureuse. Imaginez ce que font alors les exclamations de la flatterie sur une pauvre mere déjà trop abusée par son propre coeur & sur un enfant qui ne sait ce qu’il dit & se voit célébrer! Ne pensez pas que pour démêler l’erreur je m’en garantisse: non, je vois la faute & j’y tombe; mais si j’admire les reparties de mon fils, au moins je les admire en secret; il n’apprend point, en me les voyant applaudir, à devenir babillard & vain & les flatteurs, en me les faisant répéter, n’ont pas le plaisir de rire de ma faiblesse.

Un jour qu’il nous étoit venu du monde, étant allée donner quelques ordres, je vis en rentrant quatre ou cinq grands nigauds occupés à jouer avec lui & s’apprêtant à me raconter d’un air d’emphase je ne sais combien de gentillesses qu’ils venoient d’entendre & dont ils sembloient tout émerveillés. Messieurs, leur dis-je assez froidement, je ne doute pas que vous ne sachiez faire dire à des marionnettes de fort jolies choses; mais j’espere qu’un jour mes enfans seront hommes, qu’ils agiront & parleront d’eux-mêmes & alors j’apprendrai toujours dans la joie de mon coeur tout ce qu’ils auront dit & fait de bien. Depuis qu’on a vu que cette maniere de faire sa cour ne prenoit pas, on joue avec mes enfans comme avec des enfans, non comme avec Polichinelle; il ne leur vient plus de compere & ils en valent sensiblement mieux depuis qu’on ne les admire plus.

A l’égard des questions, on ne les leur défend pas indistinctement. Je suis la premiere à leur dire de demander doucement en particulier à leur pere ou à moi tout ce qu’ils ont besoin de savoir; mais je ne souffre pas qu’ils coupent un entretien sérieux pour occuper tout le monde de la premiere impertinence qui leur passe par la tête. L’art d’interroger n’est pas si facile qu’on pense. C’est bien plus l’art des maîtres que des disciples; il faut avoir déjà beaucoup appris de choses pour savoir demander ce qu’on ne sait pas. Le savant sait & s’enquiert, dit un proverbe indien; mais l’ignorant ne sait pas même de quoi s’enquérir. Faute de cette science préliminaire, les enfans en liberté ne font presque jamais que des questions ineptes qui ne servent à rien, ou profondes & scabreuses, dont la solution passe leur portée; & puisqu’il ne faut pas qu’ils sachent tout, il importe qu’ils n’aient pas le droit de tout demander. Voilà pourquoi, généralement parlant, ils s’instruisent mieux par les interrogations qu’on leur fait que par celles qu’ils font eux-mêmes.

Quand cette méthode leur seroit aussi utile qu’on croit, la premiere & la plus importante science qui leur convient n’est-elle pas d’être discrets & modestes? & y en a-t-il quelque autre qu’ils doivent apprendre au préjudice de celle-là? Que produit donc dans les enfans cette émancipation de parole avant l’âge de parler & ce droit de soumettre effrontément les hommes à leur interrogatoire? De petits questionneurs babillards, qui questionnent moins pour s’instruire que pour importuner, pour occuper d’eux tout le monde & qui prennent encore plus de goût à ce babil par l’embarras où ils s’apperçoivent que jettent quelquefois leurs questions indiscretes, en sorte que chacun est inquiet aussi-tôt qu’ils ouvrent la bouche. Ce n’est pas tant un moyen de les instruire que de les rendre étourdis & vains; inconvénient plus grand à mon avis que l’avantage qu’ils acquierent par là n’est utile; car par degrés l’ignorance diminue, mais la vanité ne fait jamais qu’augmenter.

Le pis qui pût arriver de cette réserve trop prolongée seroit que mon fils en âge de raison eût la conversation moins légere, le propos moins vif & moins abondant; & en considérant combien cette habitude de passer sa vie à dire des riens rétrécit l’esprit je regarderois plutôt cette heureuse stérilité comme un bien que comme un mal. Les gens oisifs toujours ennuyés d’eux-mêmes s’efforcent de donner un grand prix à l’art de les amuser & l’on diroit que le savoir-vivre consiste à ne dire que de vaines paroles, comme à ne faire que des dons inutiles: mais la société humaine a un objet plus noble & ses vrais plaisirs ont plus de solidité. L’organe de la vérité, le plus digne organe de l’homme, le seul dont l’usage le distingue des animaux, ne lui a point été donné pour n’en pas tirer un meilleur parti qu’ils ne font de leurs cris. Il se dégrade au-dessous d’eux quand il parle pour ne rien dire & l’homme doit être homme jusque dans ses délassements. S’il y a de la politesse à étourdir tout le monde d’un vain caquet, j’en trouve une bien plus véritable à laisser parler les autres par préférence, à faire plus grand cas de ce qu’ils disent que de ce qu’on diroit soi-même & à montrer qu’on les estime trop pour croire les amuser par des niaiseries. Le bon usage du monde, celui qui nous y fait le plus rechercher & chérir, n’est pas tant d’y briller que d’y faire briller les autres & de mettre, à force de modestie, leur orgueil plus en liberté. Ne craignons pas qu’un homme d’esprit, qui ne s’abstient de parler que par retenue & discrétion, puisse jamais passer pour un sot. Dans quelque pays que ce puisse être, il n’est pas possible qu’on juge un homme sur ce qu’il n’a pas dit & qu’on le méprise pour s’être tu. Au contraire, on remarque en général que les gens silencieux en imposent, qu’on s’écoute devant eux & qu’on leur donne beaucoup d’attention quand ils parlent; ce qui, leur laissant le choix des occasions & faisant qu’on ne perd rien de ce qu’ils disent, met tout l’avantage de leur côté. Il est si difficile à l’homme le plus sage de garder toute sa présence d’esprit dans un long flux de paroles, il est si rare qu’il ne lui échappe des choses dont il se repent à loisir, qu’il aime mieux retenir le bon que risquer le mauvais. Enfin, quand ce n’est pas faute d’esprit qu’il se tait, s’il ne parle pas, quelque discret qu’il puisse être, le tort en est à ceux qui sont avec lui.

Mais il y a bien loin de six ans à vingt: mon fils ne sera pas toujours enfant & à mesure que sa raison commencera de naître, l’intention de son pere est bien de la laisser exercer. Quant à moi, ma mission ne va pas jusque-là. Je nourris des enfans & n’ai pas la présomption de vouloir former des hommes. J’espere, dit-elle en regardant son mari, que de plus dignes mains se chargeront de ce noble emploi. Je suis femme & mere, je sais me tenir à mon rang. Encore une fois, la fonction dont je suis chargée n’est pas d’élever mes fils, mais de les préparer pour être élevés.

Je ne fois même en cela que suivre de point en point le systeme de M. de Wolmar; & plus j’avance, plus j’éprouve combien il est excellent & juste & combien il s’accorde avec le mien. Considérez mes enfans & sur-tout l’aîné; en connaissez-vous de plus heureux sur la terre, de plus gais, de moins importuns? Vous les voyez sauter, rire, courir toute la journée, sans jamais incommoder personne. De quels plaisirs, de quelle indépendance leur âge est-il susceptible, dont ils ne jouissent pas ou dont ils abusent? Ils se contraignent aussi peu devant moi qu’en mon absence. Au contraire, sous les yeux de leur mere ils ont toujours un peu plus de confiance; & quoique je sois l’auteur de toute la sévérité qu’ils éprouvent, ils me trouvent toujours la moins sévere, car je ne pourrois supporter de n’être pas ce qu’ils aiment le plus au monde.

Les seules loix qu’on leur impose aupres de nous sont celles de la liberté même, savoir, de ne pas plus gêner la compagnie qu’elle ne les gêne, de ne pas crier plus haut qu’on ne parle; & comme on ne les oblige point de s’occuper de nous, je ne veux pas non plus qu’ils prétendent nous occuper d’eux. Quand ils manquent à de si justes lois, toute leur peine est d’être à l’instant renvoyés & tout mon art, pour que c’en soit une, de faire qu’ils ne se trouvent nulle part aussi bien qu’ici. A cela pres, on ne les assujettit à rien; on ne les force jamais de rien apprendre; on ne les ennuie point de vaines corrections; jamais on ne les reprend; les seules leçons qu’ils reçoivent sont des leçons de pratique prises dans la simplicité de la nature. Chacun, bien instruit là-dessus, se conforme à mes intentions avec une intelligence & un soin qui ne me laissent rien à désirer & si quelque faute est à craindre, mon assiduité la prévient ou la répare aisément.

Hier, par exemple, l’aîné, ayant ôté un tambour au cadet, l’avoit fait pleurer. Fanchon ne dit rien; mais une heure après, au moment que le ravisseur en étoit le plus occupé, elle le lui reprit: il la suivoit en le lui redemandant & pleurant à son tour. Elle lui dit: Vous l’avez pris par force à votre frere; je vous le reprends de même. Qu’avez-vous à dire? Ne suis-je pas la plus forte? Puis elle se mit à battre la caisse à son imitation, comme si elle y eût pris beaucoup de plaisir. Jusque-là tout étoit à merveille. Mais quelque tems après elle voulut rendre le tambour au cadet: alors je l’arrêtai; car ce n’étoit plus la leçon de la nature & de là pouvoit noître un premier germe d’envie entre les deux freres. En perdant le tambour, le cadet supporta la dure loi de la nécessité; l’aîné sentit son injustice, tous deux connurent leur foiblesse & furent consolés le moment d’apres.

Un plan si nouveau & si contraire aux idées reçues m’avoit d’abord effarouché. A force de me l’expliquer, ils m’en rendirent enfin l’admirateur; & je sentis que, pour guider l’homme, la marche de la nature est toujours la meilleure. Le seul inconvénient que je trouvais à cette méthode & cet inconvénient me parut fort grand, c’étoit de négliger dans les enfans la seule faculté qu’ils aient dans toute sa vigueur & qui ne fait que s’affaiblir en avançant en âge. Il me sembloit que, selon leur propre systeme, plus les opérations de l’entendement étoient faibles, insuffisantes, plus on devoit exercer & fortifier la mémoire, si propre alors à soutenir le travail. C’est elle, disais-je, qui doit suppléer à la raison jusqu’à sa naissance & l’enrichir quand elle est née. Un esprit qu’on n’exerce à rien devient lourd & pesant dans l’inaction. Le semence ne prend point dans un champ mal préparé & c’est une étrange préparation pour apprendre à devenir raisonnable que de commencer par être stupide. Comment, stupide! s’est écriée aussi-tôt Mde. de Wolmar. Confondriez-vous deux qualités aussi différentes & presque aussi contraires que la mémoire & le jugement? Comme si la quantité des choses mal digérées & sans liaison dont on remplit une tête encore foible n’y faisoit pas plus de tort que de profit à la raison! J’avoue que de toutes les facultés de l’homme la mémoire est la premiere qui se développe & la plus commode à cultiver dans les enfans; mais, à votre avis, lequel est à préférer de ce qu’il leur est le plus aisé d’apprendre, ou de ce qu’il leur importe le plus de savoir?

Regardez à l’usage qu’on fait en eux de cette facilité, à la violence qu’il faut leur faire, à l’éternelle contrainte où il les faut assujettir pour mettre en étalage leur mémoire & comparez l’utilité qu’ils en retirent au mal qu’on leur fait souffrir pour cela. Quoi? forcer un enfant d’étudier des langues qu’il ne parlera jamais, même avant qu’il ait bien appris la sienne; lui faire incessamment répéter & construire des vers qu’il n’entend point & dont toute l’harmonie n’est pour lui qu’au bout de ses doigts; embrouiller son esprit de cercles & de spheres dont il n’a pas la moindre idée; l’accabler de mille noms de villes & de rivieres qu’il confond sans cesse & qu’il rapprend tous les jours: est-ce cultiver sa mémoire au profit de son jugement & tout ce frivole acquis vaut-il une seule des larmes qu’il lui coûte? Si tout cela n’étoit qu’inutile, je m’en plaindrois moins; mais n’est-ce rien que d’instruire un enfant à se payer de mots & à croire savoir ce qu’il ne peut comprendre? Se pourrait-il qu’un tel amas ne nuisît point aux premieres idées dont on doit meubler une tête humaine & ne vaudrait-il pas mieux n’avoir point de mémoire que de la remplir de tout ce fatras au préjudice des connoissances nécessaires dont il tient la place?

Non, si la nature a donné au cerveau des enfans cette souplesse qui le rend propre à recevoir toutes sortes d’impressions, ce n’est pas pour qu’on y grave des noms de rois, des dates, des termes de blason, de sphere, de géographie & tous ces mots sans aucun sens pour leur âge & sans aucune utilité pour quelque âge que ce soit, dont on accable leur triste & stérile enfance; mais c’est pour que toutes les idées relatives à l’état de l’homme, toutes celles qui se rapportent à son bonheur & l’éclairent sur ses devoirs, s’y tracent de bonne heure en caracteres ineffaçables & lui servent à se conduire, pendant sa vie, d’une maniere convenable à son être & à ses facultés.

Sans étudier dans les livres, la mémoire d’un enfant ne reste pas pour cela oisive: tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend le frappe & il s’en souvient; il tient registre en lui-même des actions, des discours des hommes; & tout ce qui l’environne est le livre dans lequel, sans y songer, il enrichit continuellement sa mémoire, en attendant que son jugement puisse en profiter. C’est dans le choix de ces objets, c’est dans le soin de lui présenter sans cesse ceux qu’il doit connoître & de lui cacher ceux qu’il doit ignorer, que consiste le véritable art de cultiver la premiere de ses facultés; & c’est par là qu’il faut tâcher de lui former un magasin de connoissances qui serve à son éducation durant la jeunesse & à sa conduite dans tous les temps. Cette méthode, il est vrai, ne forme point de petits prodiges & ne fait pas briller les gouvernantes & les précepteurs; mais elle forme des hommes judicieux, robustes, sains de corps & d’entendement, qui, sans s’être fait admirer étant jeunes, se font honorer étant grands.

Ne pensez pas pourtant, continua Julie, qu’on néglige ici tout-à-fait ces soins dont vous faites un si grand cas. Une mere un peu vigilante tient dans ses mains les passions de ses enfans. Il y a des moyens pour exciter & nourrir en eux le désir d’apprendre ou de faire telle ou telle chose; & autant que ces moyens peuvent se concilier avec la plus entiere liberté de l’enfant & n’engendrent en lui nulle semence de vice, je les emploie assez volontiers, sans m’opiniâtrer quand le succes n’y répond pas; car il aura toujours le tems d’apprendre, mais il n’y a pas un moment à perdre pour lui former un bon naturel; & M. de Wolmar a une telle idée du premier développement de la raison, qu’il soutient que quand son fils ne sauroit rien à douze ans, il n’en seroit pas moins instruit à quinze, sans compter que rien n’est moins nécessaire que d’être savant & rien plus que d’être sage & bon.

Vous savez que notre aîné lit déjà passablement. Voici comment lui est venu le goût d’apprendre à lire. J’avois dessein de lui dire de tems en tems quelque fable de La Fontaine pour l’amuser & j’avois déjà commencé, quand il me demanda si les corbeaux parlaient. A l’instant je vis la difficulté de lui faire sentir bien nettement la différence de l’apologue au mensonge: je me tirai d’affaire comme je pus; & convaincue que les fables sont faites pour les hommes, mais qu’il faut toujours dire la vérité nue aux enfans, je supprimai La Fontaine. Je lui substituai un recueil de petites histoires intéressantes & instructives, la plupart tirées de la Bible, puis voyant que l’enfant prenoit goût à mes contes, j’imaginai de les lui rendre encore plus utiles, en essayant d’en composer moi-même d’aussi amusans qu’il me fut possible & les appropriant toujours au besoin du moment. Je les écrivois à mesure dans un beau livre orné d’images, que je tenois bien enfermé & dont je lui lisois de tems en tems quelques contes, rarement, peu longtemps & répétant souvent les mêmes avec des commentaires, avant de passer à de nouveaux. Un enfant oisif est sujet à l’ennui; les petits contes servoient de ressource: mais quand je le voyois le plus avidement attentif, je me souvenois quelquefois d’un ordre à donner & je le quittois à l’endroit le plus intéressant, en laissant négligemment le livre. aussi-tôt il alloit prier sa bonne, ou Fanchon, ou quelqu’un, d’achever la lecture; mais comme il n’a rien à commander à personne & qu’on étoit prévenu, l’on n’obéissoit pas toujours. L’un refusait, l’autre avoit à faire, l’autre balbutioit lentement & mal, l’autre laissait, à mon exemple, un conte à moitié. Quand on le vit bien ennuyé de tant de dépendance, quelqu’un lui suggéra secretement d’apprendre à lire, pour s’en délivrer & feuilleter le livre à son aise. Il goûta ce projet. Il falut trouver des gens assez complaisans pour vouloir lui donner leçon: nouvelle difficulté qu’on n’a poussée qu’aussi loin qu’il faloit. Malgré toutes ces précautions, il s’est lassé trois ou quatre fois: on l’a laissé faire. Seulement je me suis efforcée de rendre les contes encore plus amusants; & il est revenu à la charge avec tant d’ardeur, que, quoiqu’il n’y ait pas six mois qu’il a tout de bon commencé d’apprendre, il sera bientôt en état de lire seul le recueil.

C’est à peu pres ainsi que je tâcherai d’exciter son zele & sa volonté pour acquérir les connoissances qui demandent de la suite & de l’application & qui peuvent convenir à son âge; mais quoiqu’il apprenne à lire, ce n’est point des livres qu’il tirera ces connoissances; car elles ne s’y trouvent point & la lecture ne convient en aucune maniere aux enfans. Je veux aussi l’habituer de bonne heure à nourrir sa tête d’idées & non de mots: c’est pourquoi je ne lui fais jamais rien apprendre par coeur.

Jamais! interrompis-je: c’est beaucoup dire; car encore faut-il bien qu’il sache son catéchisme & ses prieres.-C’est ce qui vous trompe, reprit-elle. A l’égard de la priere, tous les matins & tous les soirs je fais la mienne à haute voix dans la chambre de mes enfans & c’est assez pour qu’ils l’apprennent sans qu’on les y oblige: quant au catéchisme, ils ne savent ce que c’est.-Quoi! Julie, vos enfans n’apprennent pas leur catéchisme?-Non, mon ami, mes enfans n’apprennent pas leur catéchisme.-Comment? ai-je dit tout étonné, une mere si pieuse!… Je ne vous comprends point. & pourquoi vos enfans n’apprennent-ils pas leur catéchisme?-Afin qu’ils le croient un jour, dit-elle: j’en veux faire un jour des chrétiens.-Ah! j’y suis, m’écriai-je; vous ne voulez pas que leur foi ne soit qu’en paroles, ni qu’ils sachent seulement leur religion, mais qu’ils la croient; & vous pensez avec raison qu’il est impossible à l’homme de croire ce qu’il n’entend point.-Vous êtes bien difficile, me dit en souriant M. de Wolmar: seriez-vous chrétien, par hazard?-Je m’efforce de l’être, lui dis-je avec fermeté. Je crois de la Religion tout ce que j’en puis comprendre & respecte le reste sans le rejetter. Julie me fit un signe d’approbation & nous reprîmes le sujet de notre entretien.

Après être entrée dans d’autres détails qui m’ont fait concevoir combien le zele maternel est actif, infatigable & prévoyant, elle a conclu, en observant que sa méthode se rapportoit exactement aux deux objets qu’elle s’étoit proposés, savoir de laisser développer le naturel des enfans & de l’étudier. Les miens ne sont gênés en rien, dit-elle & ne sauroient abuser de leur liberté; leur caractere ne peut ni se dépraver ni se contraindre; on laisse en paix renforcer leur corps & germer leur jugement; l’esclavage n’avilit point leur ame; les regards d’autrui ne font point fermenter leur amour-propre; ils ne se croient ni des hommes puissans, ni des animaux enchaînés, mais des enfans heureux & libres. Pour les garantir des vices qui ne sont pas en eux, ils ont, ce me semble, un préservatif plus fort que des discours qu’ils n’entendroient point, ou dont ils seroient bientôt ennuyés. C’est l’exemple des moeurs de tout ce qui les environne. Ce sont les entretiens qu’ils entendent, qui sont ici naturels à tout le monde & qu’on n’a pas besoin de composer exprès pour eux; c’est la paix & l’union dont ils sont témoins; c’est l’accord qu’ils voient régner sans cesse & dans la conduite respective de tous & dans la conduite & les discours de chacun.

Nourris encore dans leur premiere simplicité, d’où leur viendroient des vices dont ils n’ont point vu d’exemple, des passions qu’ils n’ont nulle occasion de sentir, des préjugés que rien ne leur inspire? Vous voyez qu’aucune erreur ne les gagne, qu’aucun mauvais penchant ne se montre en eux. Leur ignorance n’est point entêtée, leurs desirs ne sont point obstinés; les inclinations au mal sont prévenues; la nature est justifiée; & tout me prouve que les défauts dont nous l’accusons ne sont point son ouvrage, mais le nôtre.

C’est ainsi que, livrés au penchant de leur coeur sans que rien le déguise ou l’altere, nos enfans ne reçoivent point une forme extérieure & artificielle, mais conservent exactement celle de leur caractere originel; c’est ainsi que ce caractere se développe journellement à nos yeux sans réserve & que nous pouvons étudier les mouvemens de la nature jusque dans leurs principes les plus secrets. Sûrs de n’être jamais ni grondés ni punis, ils ne savent ni mentir ni se cacher; & dans tout ce qu’ils disent, soit entre eux, soit à nous, ils laissent voir sans contrainte tout ce qu’ils ont au fond de l’âme. Libres de babiller entre eux toute la journée, ils ne songent pas même à se gêner un moment devant moi. Je ne les reprends jamais, ni ne les fais taire, ni ne feins de les écouter & ils diroient les choses du monde les plus blâmables que je ne ferois pas semblant d’en rien savoir: mais, en effet, je les écoute avec la plus grande attention sans qu’ils s’en doutent; je tiens un registre exact de ce qu’ils font & de ce qu’ils disent; ce sont les productions naturelles du fonds qu’il faut cultiver. Un propos vicieux dans leur bouche est une herbe étrangere dont le vent apporta la graine: si je la coupe par une réprimande, bientôt elle repoussera; au lieu de cela, j’en cherche en secret la racine & j’ai soin de l’arracher. Je ne suis, m’a-t-elle dit en riant, que la servante du jardinier; je sarcle le jardin, j’en ôte la mauvaise herbe; c’est à lui de cultiver la bonne.

Convenons aussi qu’avec toute la peine que j’aurois pu prendre il faloit être aussi bien secondée pour espérer de réussir & que le succes de mes soins dépendoit d’un concours de circonstances qui ne s’est peut-être jamais trouvé qu’ici. Il faloit les lumieres d’un pere éclairé pour démêler, à travers les préjugés établis, le véritable art de gouverner les enfans des leur naissance; il faloit toute sa patience pour se prêter à l’exécution sans jamais démentir ses leçons par sa conduite; il faloit des enfans bien nés, en qui la nature eût assez fait pour qu’on pût aimer son seul ouvrage; il faloit n’avoir autour de soi que des domestiques intelligents & bien intentionnés, qui ne se lassassent point d’entrer dans les vues des maîtres: un seul valet brutal ou flatteur eût suffi pour tout gâter. En vérité, quand on songe combien de causes étrangeres peuvent nuire aux meilleurs desseins & renverser les projets les mieux concertés, on doit remercier la fortune de tout ce qu’on fait de bien dans la vie & dire que la sagesse dépend beaucoup du bonheur.

Dites, me suis-je écrié, que le bonheur dépend encore plus de la sagesse. Ne voyez-vous pas que ce concours dont vous vous félicitez est votre ouvrage & que tout ce qui vous approche est contraint de vous ressembler? Meres de famille, quand vous vous plaignez de n’être pas secondées, que vous connaissez mal votre pouvoir! Soyez tout ce que vous devez être, vous surmonterez tous les obstacles; vous forcerez chacun de remplir ses devoirs, si vous remplissez bien tous les vôtres. Vos droits ne sont-ils pas ceux de la nature? Malgré les maximes du vice, ils seront toujours chers au coeur humain. Ah! veuillez être femmes & meres & le plus doux empire qui soit sur la terre sera aussi le plus respecté.

En achevant cette conversation, Julie a remarqué que tout prenoit une nouvelle facilité depuis l’arrivée d’Henriette. Il est certain, dit-elle, que j’aurois besoin de beaucoup moins de soins & d’adresse, si je voulois introduire l’émulation entre les deux freres; mais ce moyen me paroit trop dangereux; j’aime mieux avoir plus de peine & ne rien risquer. Henriette supplée à cela: comme elle est d’un autre sexe, leur aînée, qu’ils l’aiment tous deux à la folie & qu’elle a du sens au-dessus de son âge, j’en fais en quelque sorte leur premiere gouvernante & avec d’autant plus de succes que ses leçons leur sont moins suspectes.

Quant à elle, son éducation me regarde; mais les principes en sont si différens qu’ils méritent un entretien à part. Au moins puis-je bien dire d’avance qu’il sera difficile d’ajouter en elle aux dons de la nature & qu’elle vaudra sa mere elle-même, si quelqu’un au monde la peut valoir.

Milord, on vous attend de jour en jour & ce devroit être ici ma derniere lettre. Mais je comprends ce qui prolonge votre séjour à l’armée & j’en frémis. Julie n’en est pas moins inquiete: elle vous prie de nous donner plus souvent de vos nouvelles & vous conjure de songer, en exposant votre personne, combien vous prodiguez le repos de vos amis. Pour moi je n’ai rien à vous dire. Faites votre devoir; un conseil timide ne peut non plus sortir de mon coeur qu’approcher du vôtre. Cher Bomston, je le sais trop, la seule mort digne de ta vie seroit de verser ton sang pour la gloire de ton pays; mais ne dois-tu nul compte de tes jours à celui qui n’a conservé les siens que pour toi?

LETTRE IV. DE MILORD EDOUARD A SAINT PREUX

Je vois par vos deux dernieres lettres qu’il m’en manque une antérieure à ces deux-là, apparemment la premiere que vous m’ayez écrite à l’armée & dans laquelle étoit l’explication des chagrins secrets de Mde. de Wolmar. Je n’ai point reçu cette lettre & je conjecture qu’elle pouvoit être dans la malle d’un courrier qui nous a été enlevé. Répétez-moi donc, mon ami, ce qu’elle contenait: ma raison s’y perd & mon coeur s’en inquiete; car, encore une fois, si le bonheur & la paix ne sont pas dans l’âme de Julie, où sera leur asile ici-bas?

Rassurez-la sur les risques auxquels elle me croit exposé; nous avons affaire à un ennemi trop habile pour nous en laisser courir; avec une poignée de monde il rend toutes nos forces inutiles & nous ôte par-tout les moyens de l’attaquer. Cependant, comme nous sommes confiants, nous pourrions bien lever des difficultés insurmontables pour de meilleurs généraux & forcer à la fin les François de nous battre. J’augure que nous payerons cher nos premiers succes & que la bataille gagnée à Dettingue, nous en fera perdre une en Flandre. Nous avons en tête un grand capitaine; ce n’est pas tout, il a la confiance de ses troupes; & le soldat françois qui compte sur son général est invincible. Au contraire, on en a si bon marché quand il est commandé par des courtisans qu’il méprise & cela arrive si souvent, qu’il ne faut qu’attendre les intrigues de cour & l’occasion pour vaincre à coup sûr la plus brave nation du continent. Ils le savent fort bien eux-mêmes. Milord Marlborough, voyant la bonne mine & l’air guerrier d’un soldat pris à Bleinheim, lui dit: S’il y eût eu cinquante mille hommes comme toi à l’armée française, elle ne se fût pas ainsi laissé battre.-Eh morbleu! repartit le grenadier, nous avions assez d’hommes comme moi; il ne nous en manquoit qu’un comme vous. Or, cet homme comme lui commande à présent l’armée de France & manque à la nôtre; mais nous ne songeons guere à cela.

Quoi qu’il en soit, je veux voir les manœuvres du reste de cette campagne & j’ai résolu de rester à l’armée jusqu’à ce qu’elle entre en quartiers. Nous gagnerons tous à ce délai. La saison étant trop avancée pour traverser les monts, nous passerons l’hiver où vous êtes & n’irons en Italie qu’au commencement du printemps. Dites à M. & Mde. de Wolmar que je fais ce nouvel arrangement pour jouir à mon aise du touchant spectacle que vous décrivez si bien & pour voir Mde. d’Orbe établie avec eux. Continuez, mon cher, à m’écrire avec le même soin & vous me ferez plus de plaisir que jamais. Mon équipage a été pris & je suis sans livres; mais je lis vos lettres.

LETTRE V. DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD

Quelle joie vous me donnez en m’annonçant que nous passerons l’hiver à Clarens! Mais que vous me la faites payer cher en prolongeant votre séjour à l’armée! Ce qui me déplaît sur-tout, c’est de voir clairement qu’avant notre séparation le parti de faire la campagne étoit déjà pris & que vous ne m’en voulûtes rien dire. Milord, je sens la raison de ce mystere & ne puis vous en savoir bon gré. Me mépriseriez-vous assez pour croire qu’il me fût bon de vous survivre, ou m’avez-vous connu des attachemens si bas, que je les préfere à l’honneur de mourir avec mon ami? Si je ne méritois pas de vous suivre, il faloit me laisser à Londres; vous m’auriez moins offensé que de m’envoyer ici.

Il est clair par la derniere de vos lettres qu’en effet une des miennes s’est perdue & cette perte a dû vous rendre les deux lettres suivantes fort obscures à bien des égards; mais les éclaircissemens nécessaires pour les bien entendre viendront à loisir. Ce qui presse le plus à présent est de vous tirer de l’inquiétude où vous êtes sur le chagrin secret de Mde. de Wolmar.

Je ne vous redirai point la suite de la conversation que j’eus avec elle après le départ de son mari. Il s’est passé depuis bien des choses qui m’en ont fait oublier une partie & nous la reprîmes tant de fois durant son absence, que je m’en tiens au sommaire pour épargner des répétitions.

Elle m’apprit donc que ce même époux qui faisoit tout pour la rendre heureuse étoit l’unique auteur de toute sa peine & que plus leur attachement mutuel étoit sincere, plus il lui donnoit à souffrir. Le diriez-vous, milord? Cet homme si sage, si raisonnable, si loin de toute espece de vice, si peu soumis aux passions humaines, ne croit rien de ce qui donne un prix aux vertus & dans l’innocence d’une vie irréprochable, il porte au fond de son coeur l’affreuse paix des méchans. La réflexion qui naît de ce contraste augmente la douleur de Julie; & il semble qu’elle lui pardonneroit plutôt de méconnoître l’auteur de son être, s’il avoit plus de motifs pour le craindre ou plus d’orgueil pour le braver. Qu’un coupable apaise sa conscience aux dépens de sa raison, que l’honneur de penser autrement que le vulgaire anime celui qui dogmatise, cette erreur au moins se conçoit; mais, poursuit-elle en soupirant, pour un si honnête homme & si peu vain de son savoir, c’étoit bien la peine d’être incrédule!

Il faut être instruit du caractere des deux époux; il faut les imaginer concentrés dans le sein de leur famille; & se tenant l’un à l’autre lieu du reste de l’univers; il faut connoître l’union qui regne entre eux dans tout le reste, pour concevoir combien leur différend sur ce seul point est capable d’en troubler les charmes. M. de Wolmar, élevé dans le rite grec, n’étoit pas fait pour supporter l’absurdité d’un culte aussi ridicule. Sa raison, trop supérieure à l’imbécile joug qu’on lui vouloit imposer, le secoua bientôt avec mépris; & rejetant à la fois tout ce qui lui venoit d’une autorité si suspecte, forcé d’être impie, il se fit athée.

Dans la suite, ayant toujours vécu dans des pays catholiques, il n’apprit pas à concevoir une meilleure opinion de la foi chrétienne par celle qu’on y professe. Il n’y vit d’autre religion que l’intérêt de ses ministres. Il vit que tout y consistoit encore en vaines simagrées, plâtrées un peu plus subtilement par des mots qui ne signifioient rien; il s’aperçut que tous les honnêtes gens y étoient unanimement de son avis & ne s’en cachoient guere; que le clergé même, un peu plus discretement, se moquoit en secret de ce qu’il enseignoit en public; & il m’a protesté souvent qu’apres bien du tems & des recherches, il n’avoit trouvé de sa vie que trois prêtres qui crussent en Dieu. En voulant s’éclaircir de bonne foi sur ces matieres, il s’étoit enfoncé dans les ténebres de la métaphysique, où l’homme n’a d’autres guides que les systemes qu’il y porte; & ne voyant par-tout que doutes & contradictions, quand enfin il est venu parmi des chrétiens, il y est venu trop tard; sa foi s’étoit déjà fermée à la vérité, sa raison n’étoit plus accessible à la certitude; tout ce qu’on lui prouvoit détruisant plus un sentiment qu’il n’en établissoit un autre, il a fini par combattre également les dogmes de toute espece & n’a cessé d’être athée que pour devenir sceptique.

Voilà le mari que le Ciel destinoit à cette Julie en qui vous connaissez une foi si simple & une piété si douce. Mais il faut avoir vécu aussi familierement avec elle que sa cousine & moi, pour savoir combien cette ame tendre est naturellement portée à la dévotion. On diroit que rien de terrestre ne pouvant suffire au besoin d’aimer dont elle est dévorée, cet excès de sensibilité soit forcé de remonter à sa source. Ce n’est point comme sainte Thérese un coeur amoureux qui se donne le change & veut se tromper d’objet; c’est un coeur vraiment intarissable que l’amour ni l’amitié n’ont pu épuiser & qui porte ses affections surabondantes au seul Etre digne de les absorber. L’amour de Dieu ne le détache point des créatures; il ne lui donne ni dureté ni aigreur. Tous ces attachemens produits par la même cause, en s’animant l’un par l’autre en deviennent plus charmans & plus doux & pour moi je crois qu’elle seroit moins dévote, si elle aimoit moins tendrement son pere, son mari, ses enfans, sa cousine & moi-même.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que plus elle l’est, moins elle croit l’être, qu’elle se plaint de sentir en elle-même une ame aride qui ne sait point aimer Dieu. On a beau faire, dit-elle souvent, le coeur ne s’attache que par l’entremise des sens ou de l’imagination qui les représente & le moyen de voir ou d’imaginer l’immensité du grand Etre? Quand je veux m’élever à lui je ne sais où je suis; n’appercevant aucun rapport entre lui & moi, je ne sais par où l’atteindre, je ne vois ni ne sens plus rien, je me trouve dans une espece d’anéantissement & si j’osois juger d’autrui par moi-même, je craindrois que les extases des mystiques ne vinssent moins d’un coeur plein que d’un cerveau vide.

Que faire donc, continua-t-elle, pour me dérober aux fantômes d’une raison qui s’égare? Je substitue un culte grossier, mais à ma portée, à ces sublimes contemplations qui passent mes facultés. Je rabaisse à regret la majesté divine; j’interpose entre elle & moi des objets sensibles; ne la pouvant contempler dans son essence, je la contemple au moins dans ses oeuvres, je l’aime dans ses bienfaits; mais, de quelque maniere que je m’y prenne, au lieu de l’amour pur qu’elle exige, je n’ai qu’une reconnaissance intéressée à lui présenter.

C’est ainsi que tout devient sentiment dans un coeur sensible. Julie ne trouve dans l’univers entier que sujets d’attendrissement & de gratitude: par-tout elle aperçoit la bienfaisante main de la Providence; ses enfans sont le cher dépôt qu’elle en a reçu; elle recueille ses dons dans les productions de la terre; elle voit sa table couverte par ses soins; elle s’endort sous sa protection; son paisible réveil lui vient d’elle; elle sent ses leçons dans les disgrâces & ses faveurs dans les plaisirs; les biens dont jouit tout ce qui lui est cher sont autant de nouveaux sujets d’hommages; si le Dieu de l’univers échappe à ses faibles yeux, elle voit par-tout le pere commun des hommes. Honorer ainsi ses bienfaits suprêmes, n’est-ce pas servir autant qu’on peut l’Etre infini?

Concevez, milord, quel tourment c’est de vivre dans la retraite avec celui qui partage notre existence & ne peut partager l’espoir qui nous la rend chére; de ne pouvoir avec lui ni bénir les œuvres de Dieu, ni parler de l’heureux avenir que nous promet sa bonté; de le voir insensible, en faisant le bien, à tout ce qui le rend agréable à faire & par la plus bizarre inconséquence, penser en impie & vivre en chrétien! Imaginez Julie à la promenade avec son mari: l’une admirant, dans la riche & brillante parure que la terre étale, l’ouvrage & les dons de l’auteur de l’univers; l’autre ne voyant en tout cela qu’une combinaison fortuite, où rien n’est lié que par une force aveugle. Imaginez deux époux sincerement unis, n’osant, de peur de s’importuner mutuellement, se livrer, l’un aux réflexions, l’autre aux sentimens que leur inspirent les objets qui les entourent & tirer de leur attachement même le devoir de se contraindre incessamment. Nous ne nous promenons presque jamais, Julie & moi, que quelque vue frappante & pittoresque ne lui rappelle ces idées douloureuses. Hélas! dit-elle avec attendrissement, le spectacle de la nature, si vivant, si animé pour nous, est mort aux yeux de l’infortuné Wolmar & dans cette grande harmonie des êtres où tout parle de Dieu d’une voix si douce, il n’aperçoit qu’un silence éternel.

Vous qui connaissez Julie, vous qui savez combien cette ame communicative aime à se répandre, concevez ce qu’elle souffriroit de ces réserves, quand elles n’auroient d’autre inconvénient qu’un si triste partage entre ceux à qui tout doit être commun. Mais des idées plus funestes s’élevent, malgré qu’elle en ait, à la suite de celle-là. Elle a beau vouloir rejetter ces terreurs involontaires, elles reviennent la troubler à chaque instant. Quelle horreur pour une tendre épouse d’imaginer l’Etre suprême vengeur de sa divinité méconnue, de songer que le bonheur de celui qui fait le sien doit finir avec sa vie & de ne voir qu’un réprouvé dans le pere de ses enfans! A cette affreuse image, toute sa douceur la garantit à peine du désespoir; & la religion, qui lui rend amere l’incrédulité de son mari, lui donne seule la force de la supporter. Si le ciel, dit-elle souvent, me refuse la conversion de cet honnête homme, je n’ai plus qu’une grace à lui demander, c’est de mourir la premiere.

Telle est, milord, la trop juste cause de ses chagrins secrets; telle est la peine intérieure qui semble charger sa conscience de l’endurcissement d’autrui & ne lui devient que plus cruelle par le soin qu’elle prend de la dissimuler. L’athéisme, qui marche à visage découvert chez les papistes, est obligé de se cacher dans tout pays où, la raison permettant de croire en Dieu, la seule excuse des incrédules leur est ôtée. Ce systeme est naturellement désolant: s’il trouve des partisans chez les grands & les riches qu’il favorise, il est par-tout en horreur au peuple opprimé & misérable, qui, voyant délivrer ses tyrans du seul frein propre à les contenir, se voit encore enlever dans l’espoir d’une autre vie la seule consolation qu’on lui laisse en celle-ci. Mde. de Wolmar sentant donc le mauvais effet que feroit ici le pyrrhonisme de son mari & voulant sur-tout garantir ses enfans d’un si dangereux exemple, n’a pas eu de peine à engager au secret un homme sincere & vrai, mais discret, simple, sans vanité & fort éloigné de vouloir ôter aux autres un bien dont il est fâché d’être privé lui-même. Il ne dogmatise jamais, il vient au temple avec nous, il se conforme aux usages établis; sans professer de bouche une foi qu’il n’a pas, il évite le scandale & fait sur le culte réglé par les loix tout ce que l’Etat peut exiger d’un citoyen.

Depuis pres de huit ans qu’ils sont unis, la seule Mde. d’Orbe est du secret, parce qu’on le lui a confié. Au surplus, les apparences sont si bien sauvées & avec si peu d’affectation, qu’au bout de six semaines passées, ensemble dans la plus grande intimité, je n’avois pas même conçu le moindre soupçon & n’aurois peut-être jamais pénétré la vérité sur ce point, si Julie elle-même ne me l’eût apprise.

Plusieurs motifs l’ont déterminée à cette confidence. Premierement, quelle réserve est compatible avec l’amitié qui regne entre nous? N’est-ce pas aggraver ses chagrins à pure perte que s’ôter la douceur de les partager avec un ami? De plus, elle n’a pas voulu que ma présence fût plus long-tems un obstacle aux entretiens qu’ils ont souvent ensemble sur un sujet qui lui tient si fort au coeur. Enfin, sachant que vous deviez bientôt venir nous joindre, elle a désiré, du consentement de son mari, que vous fussiez d’avance instruit de ses sentiments; car elle attend de votre sagesse un supplément à nos vains efforts & des effets dignes de vous.

Le tems qu’elle choisit pour me confier sa peine m’a fait soupçonner une autre raison dont elle n’a eu garde de me parler. Son mari nous quittait; nous restions seuls: nos coeurs s’étoient aimés; ils s’en souvenoient encore; s’ils s’étoient un instant oubliés, tout nous livroit à l’opprobre. Je voyois clairement qu’elle avoit craint ce tête-à-tête & tâché de s’en garantir & la scene de Meillerie m’a trop appris que celui des deux qui se défioit le moins de lui-même devoit seul s’en défier.

Dans l’injuste crainte que lui inspiroit sa timidité naturelle, elle n’imagina point de précaution plus sûre que de se donner incessamment un témoin qu’il fallût respecter, d’appeller en tiers le juge integre & redoutable qui voit les actions secretes & sait lire au fond des coeurs. Elle s’environnoit de la majesté suprême; je voyois Dieu sans cesse entre elle & moi. Quel coupable désir eût pu franchir une telle sauvegarde? Mon coeur s’épuroit au feu de son zele & je partageois sa vertu.

Ces graves entretiens remplirent presque tous nos tête-à-tête durant l’absence de son mari; & depuis son retour nous les reprenons fréquemment en sa présence. Il s’y prête comme s’il étoit question d’un autre; & sans mépriser nos soins, il nous donne souvent de bons conseils sur la maniere dont nous devons raisonner avec lui. C’est cela même qui me fait désespérer du succes; car, s’il avoit moins de bonne foi, l’on pourroit attaquer le vice de l’âme qui nourriroit son incrédulité; mais, s’il n’est question que de convaincre, où chercherons-nous des lumieres qu’il n’ait point eues & des raisons qui lui aient échappé? Quand j’ai voulu disputer avec lui, j’ai vu que tout ce que je pouvois employer d’argumens avoit été déjà vainement épuisé par Julie & que ma sécheresse étoit bien loin de cette éloquence du coeur & de cette douce persuasion qui coule de sa bouche. Milord, nous ne ramenerons jamais cet homme; il est trop froid & n’est point méchant: il ne s’agit pas de le toucher; la preuve intérieure ou de sentiment lui manque & celle-là seule peut rendre invincibles toutes les autres.

Quelque soin que prenne sa femme de lui déguiser sa tristesse, il la sent & la partage: ce n’est pas un oeil aussi clairvoyant qu’on abuse. Ce chagrin dévoré ne lui en est que plus sensible. Il m’a dit avoir été tenté plusieurs fois de céder en apparence & de feindre, pour la tranquilliser, des sentimens qu’il n’avoit pas; mais une telle bassesse d’âme est trop loin de lui. Sans en imposer à Julie, cette dissimulation n’eût été qu’un nouveau tourment pour elle. La bonne foi, la franchise, l’union des coeurs qui console de tant de maux, se fût éclipsée entre eux. Etait-ce en se faisant moins estimer de sa femme qu’il pouvoit la rassurer sur ses craintes? Au lieu d’user de déguisement avec elle, il lui dit sincerement ce qu’il pense; mais il le dit d’un ton si simple, avec si peu de mépris des opinions vulgaires, si peu de cette ironique fierté des esprits forts, que ces tristes aveux donnent bien plus d’affliction que de colere à Julie & que, ne pouvant transmettre à son mari ses sentimens & ses espérances, elle en cherche avec plus de soin à rassembler autour de lui ces douceurs passageres auxquelles il borne sa félicité. Ah! dit-elle avec douleur, si l’infortuné fait son paradis en ce monde, rendons-le-lui au moins aussi doux qu’il est possible.

Le voile de tristesse dont cette opposition de sentimens couvre leur union prouve mieux que toute autre chose l’invincible ascendant de Julie, par les consolations dont cette tristesse est mêlée & qu’elle seule au monde étoit peut-être capable d’y joindre. Tous leurs démêlés, toutes leurs disputes sur ce point important, loin de se tourner en aigreur, en mépris, en querelles, finissent toujours par quelque scene attendrissante, qui ne fait que les rendre plus chers l’un à l’autre.

Hier, l’entretien s’étant fixé sur ce texte, qui revient souvent quand nous ne sommes que trois, nous tombâmes sur l’origine du mal; & je m’efforçois de montrer que non seulement il n’y avoit point de mal absolu & général dans le systeme des êtres, mais que même les maux particuliers étoient beaucoup moindres qu’ils ne le semblent au premier coup d’oeil & qu’à tout prendre ils étoient surpassés de beaucoup par les biens particuliers & individuels. Je citois à M. de Wolmar son propre exemple; & pénétré du bonheur de sa situation, je la peignois avec des traits si vrais qu’il en parut ému lui-même. Voilà, dit-il en m’interrompant, les séductions de Julie. Elle met toujours le sentiment à la place des raisons & le rend si touchant qu’il faut toujours l’embrasser pour toute réponse: ne serait-ce point de son maître de philosophie, ajouta-t-il en riant, qu’elle auroit appris cette maniere d’argumenter?

Deux mois plustôt la plaisanterie m’eût déconcerté cruellement; mais le tems de l’embarras est passé: je n’en fis que rire à mon tour; & quoique Julie eût un peu rougi, elle ne parut pas plus embarrassé que moi. Nous continuâmes. Sans disputer sur la quantité du mal, Wolmar se contentoit de l’aveu qu’il falut bien faire, que, peu ou beaucoup, enfin le mal existe; & de cette seule existence il déduisoit défaut de puissance, d’intelligence ou de bonté, dans la premiere cause. Moi, de mon côté, je tâchois de montrer l’origine du mal physique dans la nature de la matiere & du mal moral dans la liberté de l’homme. Je lui soutenois que Dieu pouvoit tout faire, hors de créer d’autres substances aussi parfaites que la sienne & qui ne laissassent aucune prise au mal. Nous étions dans la chaleur de la dispute quand je m’aperçus que Julie avoit disparu. Devinez où elle est, me dit son mari voyant que je la cherchois des yeux. Mais, dis-je, elle est allée donner quelque ordre dans le ménage.-Non, dit-il, elle n’auroit point pris pour d’autres affaires le tems de celle-ci; tout se fait sans qu’elle me quitte & je ne la vois jamais rien faire. Elle est donc dans la chambre des enfans? Tout aussi peu: ses enfans ne lui sont pas plus chers que mon salut. He bien! repris-je, ce qu’elle fait, je n’en sais rien, mais je suis très sûr qu’elle ne s’occupe qu’à des soins utiles. Encore moins, dit-il froidement; venez, venez, vous verrez si j’ai bien deviné.

Il se mit à marcher doucement; je le suivis sur la pointe du pied. Nous arrivâmes à la porte du cabinet: elle étoit fermée; il l’ouvrit brusquement. Milord, quel spectacle! Je vis Julie à genoux, les mains jointes & tout en larmes. Elle se leve avec précipitation, s’essuyant les yeux, se cachant le visage & cherchant à s’échapper. On ne vit jamais une honte pareille. Son mari ne lui laissa pas le tems de fuir. Il courut à elle dans une espece de transport. chére épouse, lui dit-il en l’embrassant, l’ardeur même de tes voeux trahit ta cause. Que leur manque-t-il pour être efficaces? Va, s’ils étoient entendus, ils seroient bientôt exaucés.-Ils le seront, lui dit-elle d’un ton ferme & persuadé; j’en ignore l’heure & l’occasion. Puissé-je l’acheter aux dépens de ma vie! mon dernier jour seroit le mieux employé.

Venez, milord, quittez vos malheureux combats, venez remplir un devoir plus noble. Le sage préfere-t-il l’honneur de tuer des hommes aux soins qui peuvent en sauver un?

LETTRE VI. DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD

Quoi! même après la séparation de l’armée, encore un voyage à Paris! Oubliez-vous donc tout-à-fait Clarens & celle qui l’habite? Nous êtes-vous moins cher qu’à Milord Hyde? Etes-vous plus nécessaire à cet ami qu’à ceux qui vous attendent ici? Vous nous forcez à faire des voeux opposés aux vôtres & vous me faites souhaiter d’avoir du crédit à la cour de France pour vous empêcher d’obtenir les passe-ports que vous en attendez. Contentez-vous toutefois: allez voir votre digne compatriote. Malgré lui, malgré vous, nous serons vengés de cette préférence & quelque plaisir que vous goûtiez à vivre avec lui, je sais que quand vous serez avec nous, vous regretterez le tems que vous ne nous aurez pas donné.

En recevant votre lettre, j’avois d’abord soupçonné qu’une commission secrete… quel plus digne médiateur de paix!… Mais les Rois donnent-ils leur confiance à des hommes vertueux! Osent-ils écouter la vérité? Savent-ils même honorer le vrai mérite?… Non, non, cher Edouard, vous n’êtes pas fait pour le ministere & je pense trop bien de vous pour croire que si vous n’étiez pas né Pair d’Angleterre, vous le fussiez jamais devenu.

Viens, ami, tu seras mieux à Clarens qu’à la Cour. O quel hiver nous allons passer tous ensemble, si l’espoir de notre réunion ne m’abuse pas! Chaque jour la prépare, en ramenant ici quelqu’une de ces ames privilégiées qui sont si cheres l’une à l’autre, qui sont si dignes de s’aimer & qui semblent n’attendre que vous pour se passer du reste de l’univers. En apprenant quel heureux hazard a fait passer ici la partie adverse du baron d’Etange vous avez prévu tout ce qui devoit arriver de cette rencontre & ce qui est arrivé réellement. Ce vieux plaideur, quoique inflexible & entier presque autant que son adversaire, n’a pu résister à l’ascendant qui nous a tous subjugués. Après avoir vu Julie, après l’avoir entendue, après avoir conversé avec elle, il a eu honte de plaider contre son pere. Il est parti pour Berne si bien disposé & l’accommodement est actuellement en si bon train, que sur la derniere lettre du baron nous l’attendons de retour dans peu de jours.

Voilà ce que vous aurez déjà sçu par M. de Wolmar; mais ce que probablement vous ne savez point encore, c’est que Mde. d’Orbe, ayant enfin terminé ses affaires, est ici depuis jeudi & n’aura plus d’autre demeure que celle de son amie. Comme j’étois prévenu du jour de son arrivée, j’allai au-devant d’elle à l’insu de Mde. de Wolmar qu’elle vouloit surprendre & l’ayant rencontrée au deçà de Lutri, je revins sur mes pas avec elle.

Je la trouvai plus vive & plus charmante que jamais, mais inégale, distraite, n’écoutant point, répondant encore moins, parlant sans suite & par saillies, enfin livrée à cette inquiétude dont on ne peut se défendre sur le point d’obtenir ce qu’on a fortement désiré. On eût dit à chaque instant qu’elle trembloit de retourner en arriere. Ce départ, quoique long-tems différé, s’étoit fait si à la hâte que la tête en tournoit à la maîtresse & aux domestiques. Il régnoit un désordre risible dans le menu bagage qu’on amenait. A mesure que la femme de chambre craignoit d’avoir oublié quelque chose, Claire assuroit toujours l’avoir fait mettre dans le coffre du carrosse; & le plaisant, quand on y regarda, fut qu’il ne s’y trouva rien du tout.

Comme elle ne vouloit pas que Julie entendît sa voiture, elle descendit dans l’avenue, traversa la cour en courant comme une folle & monta si précipitamment qu’il falut respirer après la premiere rampe avant d’achever de monter. M. de Wolmar vint au-devant d’elle: elle ne put lui dire un seul mot.

En ouvrant la porte de la chambre, je vis Julie assise vers la fenêtre & tenant sur ses genoux la petite Henriette, comme elle faisoit souvent. Claire avoit médité un beau discours à sa maniere, mêlé de sentiment & de gaieté; mais, en mettant le pied sur le seuil de la porte, le discours, la gaieté, tout fut oublié; elle vole à son amie en s’écriant avec un emportement impossible à peindre: Cousine, toujours, pour toujours, jusqu’à la mort! Henriette, apercevant sa mere, saute & court au-devant d’elle, en criant aussi, Maman! Maman! de toute sa force & la rencontre si rudement que la pauvre petite tomba du coup. Cette subite apparition, cette chute, la joie, le trouble, saisirent Julie à tel point, que, s’étant levée en étendant les bras avec un cri très aigu, elle se laissa retomber & se trouva mal. Claire, voulant relever sa fille, voit pâlir son amie: elle hésite, elle ne sait à laquelle courir. Enfin, me voyant relever Henriette, elle s’élance pour secourir Julie défaillante & tombe sur elle dans le même état.

Henriette, les apercevant toutes deux sans mouvement, se mit à pleurer & pousser des cris qui firent accourir la Fanchon: l’une court à sa mere, l’autre à sa maîtresse. Pour moi, saisi, transporté, hors de sens, j’errois à grands pas par la chambre sans savoir ce que je faisais, avec des exclamations interrompues & dans un mouvement convulsif dont je n’étois pas le maître. Wolmar lui-même, le froid Wolmar se sentit ému. O sentiment! sentiment! douce vie de l’âme! quel est le coeur de fer que tu n’as jamais touché? Quel est l’infortuné mortel à qui tu n’arrachas jamais de larmes? Au lieu de courir à Julie, cet heureux époux se jeta sur un fauteuil pour contempler avidement ce ravissant spectacle. Ne craignez rien, dit-il en voyant notre empressement; ces scenes de plaisir & de joie n’épuisent un instant la nature que pour la ranimer d’une vigueur nouvelle; elles ne sont jamais dangereuses. Laissez-moi jouir du bonheur que je goûte & que vous partagez. Que doit-il être pour vous! Je n’en connus jamais de semblable & je suis le moins heureux des six.

Milord, sur ce premier moment, vous pouvez juger du reste. Cette réunion excita dans toute la maison un retentissement d’allégresse & une fermentation qui n’est pas encore calmée. Julie; hors d’elle-même, étoit dans une agitation où je ne l’avois jamais vue; il fut impossible de songer à rien de toute la journée qu’à se voir & s’embrasser sans cesse avec de nouveaux transports. On ne s’avisa pas même du salon d’Apollon; le plaisir étoit par-tout, on n’avoit pas besoin d’y songer. A peine le lendemain eut-on assez de sang-froid pour préparer une fête. Sans Wolmar tout seroit allé de travers. Chacun se para de son mieux. Il n’y eut de travail permis que ce qu’il en faloit pour les amusements. La fête fut célébrée, non pas avec pompe, mais avec délire; il y régnoit une confusion qui la rendoit touchante & le désordre en faisoit le plus bel ornement.

La matinée se passa à mettre Mde. d’Orbe en possession de son emploi d’intendante ou de maîtresse d’hôtel; & elle se hâtoit d’en faire les fonctions avec un empressement d’enfant qui nous fit rire. En entrant pour dîner dans le beau salon, les deux cousines virent de tous côtés leurs chiffres unis & formés avec des fleurs. Julie devina dans l’instant d’où venoit ce soin: elle m’embrassa dans un saisissement de joie. Claire, contre son ancienne coutume, hésita d’en faire autant. Wolmar lui en fit la guerre; elle prit en rougissant le parti d’imiter sa cousine. Cette rougeur que je remarquai trop me fit un effet que je ne saurois dire, mais je ne me sentis pas dans ses bras sans émotion.

L’apres-midi il y eut une belle collation dans le gynécée, où pour le coup le maître & moi fûmes admis. Les hommes tirerent au blanc une mise donnée par Mde. d’Orbe. Le nouveau venu l’emporta, quoique moins exercé que les autres. Claire ne fut pas la dupe de son adresse; Hanz lui-même ne s’y trompa pas & refusa d’accepter le prix; mais tous ses camarades l’y forcerent & vous pouvez juger que cette honnêteté de leur part ne fut pas perdue.

Le soir, toute la maison, augmentée de trois personnes, se rassembla pour danser. Claire sembloit parée par la main des Grâces; elle n’avoit jamais été si brillante que ce jour-là. Elle dansait, elle causait, elle riait, elle donnoit ses ordres; elle suffisoit à tout. Elle avoit juré de m’excéder de fatigue; & après cinq ou six contredanses très vives tout d’une haleine, elle n’oublia pas le reproche ordinaire que je dansois comme un philosophe. Je lui dis, moi, qu’elle dansoit comme un lutin, qu’elle ne faisoit pas moins de ravage & que j’avois peur qu’elle ne me laissât reposer ni jour ni nuit. Au contraire, dit-elle, voici de quoi vous faire dormir tout d’une piece; & à l’instant elle me reprit pour danser.

Elle étoit infatigable; mais il n’en étoit pas ainsi de Julie; elle avoit peine à se tenir, les genoux lui trembloient en dansant; elle étoit trop touchée pour pouvoir être gaie. Souvent on voyoit des larmes de joie couler de ses yeux; elle contemploit sa cousine avec une sorte de ravissement; elle aimoit à se croire l’étrangere à qui l’on donnoit la fête & à regarder Claire comme la maîtresse de la maison qui l’ordonnait. Après le souper je tirai des fusées que j’avois apportées de la Chine & qui firent beaucoup d’effet. Nous veillâmes fort avant dans la nuit. Il falut enfin se quitter, Mde. d’Orbe étoit lasse ou devoit l’être & Julie voulut qu’on se couchât de bonne heure.

Insensiblement le calme renaît & l’ordre avec lui. Claire, toute folâtre qu’elle est, sait prendre, quand il lui plaît, un ton d’autorité qui en impose. Elle a d’ailleurs du sens, un discernement exquis, la pénétration de Wolmar, la bonté de Julie & quoique extrêmement libérale, elle ne laisse pas d’avoir aussi beaucoup de prudence; en sorte que, restée veuve si jeune & chargée de la garde-noble de sa fille, les biens de l’une & de l’autre n’ont fait que prospérer dans ses mains: ainsi l’on n’a pas lieu de craindre que, sous ses ordres, la maison soit moins bien gouvernée qu’auparavant. Cela donne à Julie le plaisir de se livrer tout entiere à l’occupation qui est le plus de son goût, savoir, l’éducation des enfans; & je ne doute pas qu’Henriette ne profite extrêmement de tous les soins dont une de ses meres aura soulagé l’autre. Je dis ses meres; car, à voir la maniere dont elles vivent avec elle, il est difficile de distinguer la véritable; & des étrangers qui nous sont venus aujourd’hui sont ou paraissent là-dessus encore en doute. En effet, toutes deux l’appellent Henriette, ou ma fille, indifféremment. Elle appelleMaman l’une & l’autre petite Maman; la même tendresse regne de part & d’autre; elle obéit également à toutes deux. S’ils demandent aux dames à laquelle elle appartient, chacune répond: A moi. S’ils interrogent Henriette, il se trouve qu’elle a deux meres; on seroit embarrassé à moins. Les plus clairvoyans se décident pourtant à la fin pour Julie. Henriette, dont le pere étoit blond, est blonde comme elle & lui ressemble beaucoup. Une certaine tendresse de mere se peint encore mieux dans ses yeux si doux que dans les regards plus enjoués de Claire. La petite prend aupres de Julie un air plus respectueux, plus attentif sur elle-même. Machinalement elle se met plus souvent à ses côtés, parce que Julie a plus souvent quelque chose à lui dire. Il faut avouer que toutes les apparences sont en faveur de la petite Maman; & je me suis apperçu que cette erreur est si agréable aux deux cousines, qu’elle pourroit bien être quelquefois volontaire & devenir un moyen de leur faire sa cour.

Milord, dans quinze jours il ne manquera plus ici que vous. Quand vous y serez, il faudra mal penser de tout homme dont le coeur cherchera sur le reste de la terre des vertus, des plaisirs, qu’il n’aura pas trouvés dans cette maison.

LETTRE VII. DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD

Il y a trois jours que j’essaye chaque soir de vous écrire. Mais, après une journée laborieuse, le sommeil me gagne en rentrant: le matin, des le point du jour, il faut retourner à l’ouvrage. Une ivresse plus douce que celle du vin me jette au fond de l’âme un trouble délicieux & je ne puis dérober un moment à des plaisirs devenus tout nouveaux pour moi.

Je ne conçois pas quel séjour pourroit me déplaire avec la société que je trouve dans celui-ci. Mais savez-vous en quoi Clarens me plaît pour lui-même? C’est que je m’y sens vraiment à la campagne & que c’est presque la premiere fois que j’en ai pu dire autant. Les gens de ville ne savent point aimer la campagne; ils ne savent pas même y être: à peine, quand ils y sont, savent-ils ce qu’on y fait. Ils en dédaignent les travaux, les plaisirs; ils les ignorent: ils sont chez eux comme en pays étranger; je ne m’étonne pas qu’ils s’y déplaisent. Il faut être villageois au village, ou n’y point aller; car qu’y va-t-on faire? Les habitans de Paris qui croient aller à la campagne n’y vont point: ils portent Paris avec eux. Les chanteurs, les beaux esprits, les auteurs, les parasites, sont le cortege qui les suit. Le jeu, la musique, la comédie y sont leur seule occupation. Leur table est couverte comme à Paris; ils y mangent aux mêmes heures; on leur y sert les mêmes mets avec le même appareil; ils n’y font que les mêmes choses: autant valoit y rester; car, quelque riche qu’on puisse être & quelque soin qu’on ait pris, on sent toujours quelque privation & l’on ne sauroit apporter avec soi Paris tout entier. Ainsi cette variété qui leur est si chére, ils la fuient; ils ne connaissent jamais qu’une maniere de vivre & s’en ennuient toujours.

Le travail de la campagne est agréable à considérer & n’a rien d’assez pénible en lui-même pour émouvoir à compassion. L’objet de l’utilité publique & privée le rend intéressant; & puis, c’est la premiere vocation de l’homme: il rappelle à l’esprit une idée agréable & au coeur tous les charmes de l’âge d’or. L’imagination ne reste point froide à l’aspect du labourage & des moissons. La simplicité de la vie pastorale & champêtre a toujours quelque chose qui touche. Qu’on regarde les prés couverts de gens qui fanent & chantent & des troupeaux épars dans l’éloignement: insensiblement on se sent attendrir sans savoir pourquoi. Ainsi quelquefois encore la voix de la nature amollit nos coeurs farouches; & quoiqu’on l’entende avec un regret inutile, elle est si douce qu’on ne l’entend jamais sans plaisir.

J’avoue que la misere qui couvre les champs en certains pays où le publicain dévore les fruits de la terre, l’âpre avidité d’un fermier avare, l’inflexible rigueur d’un maître inhumain ôtent beaucoup d’attrait à ces tableaux. Des chevaux étiques prês d’expirer sous les coups, de malheureux paysans exténués de jeûnes, excédés de fatigue & couverts de haillons, des hameaux de masures offrent un triste spectacle à la vue; on a presque regret d’être homme quand on songe aux malheureux dont il faut manger le sang. Mais quel charme de voir de bons & sages régisseurs faire de la culture de leurs terres l’instrument de leurs bienfaits, leurs amusemens, leurs plaisirs; verser à pleines mains les dons de la Providence; engraisser tout ce qui les entoure, hommes & bestiaux, des biens dont regorgent leurs granges, leurs caves, leurs greniers; accumuler l’abondance & la joie autour d’eux & faire du travail qui les enrichit une fête continuelle! Comment se dérober à la douce illusion que ces objets font naître? On oublie son siecle & ses contemporains; on se transporte au tems des Patriarches; on veut mettre soi-même la main à l’oeuvre, partager les travaux rustiques & le bonheur qu’on y voit attaché. O tems de l’amour & de l’innocence, où les femmes étoient tendres & modestes, où les hommes étoient simples & vivoient contens! O Rachel! fille charmante & si constamment aimée, heureux celui qui pour t’obtenir ne regretta pas quatorze ans d’esclavage! O douce éleve de Noémi! heureux le bon vieillard dont tu réchauffois les pieds & le coeur! Non, jamais la beauté ne regne avec plus d’empire qu’au milieu des soins champêtres. C’est là que les grâces sont sur leur trône, que la simplicité les pare, que la gaieté les anime & qu’il faut les adorer malgré soi. Pardon, milord, je reviens à nous.

Depuis un mois les chaleurs de l’automne apprêtoient d’heureuses vendanges; les premieres gelées en ont amené l’ouverture; le pampre grillé, laissant la grappe à découvert, étale aux yeux les dons du pere Lyée & semble inviter les mortels à s’en emparer. Toutes les vignes chargées de ce fruit bienfaisant que le Ciel offre aux infortunés pour leur faire oublier leur misere; le bruit des tonneaux, des cuves, les légrefass qu’on relie de toutes parts; le chant des vendangeuses dont ces coteaux retentissent; la marche continuelle de ceux qui portent la vendange au pressoir; le rauque son des instrumens rustiques qui les anime au travail; l’aimable & touchant tableau d’une allégresse générale qui semble en ce moment étendu sur la face de la terre; enfin le voile de brouillard que le soleil éleve au matin comme une toile de théâtre pour découvrir à l’oeil un si charmant spectacle: tout conspire à lui donner un air de fête; & cette fête n’en devient que plus belle à la réflexion, quand on songe qu’elle est la seule où les hommes aient sçu joindre l’agréable à l’utile.

M. de Wolmar, dont ici le meilleur terrain consiste en vignobles, a fait d’avance tous les préparatifs nécessaires. Les cuves, le pressoir, le cellier, les futailles, n’attendoient que la douce liqueur pour laquelle ils sont destinés. Mde. de Wolmar s’est chargée de la récolte; le choix des ouvriers, l’ordre & la distribution du travail la regardent. Mde. d’Orbe préside aux festins de vendange & au salaire des ouvriers selon la police établie, dont les loix ne s’enfreignent jamais ici. Mon inspection à moi est de faire observer au pressoir les directions de Julie, dont la tête ne supporte pas la vapeur des cuves; & Claire n’a pas manqué d’applaudir à cet emploi, comme étant tout-à-fait du ressort d’un buveur.

Les tâches ainsi partagées, le métier commun pour remplir les vides est celui de vendangeur. Tout le monde est sur pied de grand matin: on se rassemble pour aller à la vigne. Mde. d’Orbe, qui n’est jamais assez occupée au gré de son activité, se charge, pour surcroît, de faire avertir & tancer les paresseux & je puis me vanter qu’elle s’acquitte envers moi de ce soin avec une maligne vigilance. Quant au vieux baron, tandis que nous travaillons tous, il se promene avec un fusil & vient de tems en tems m’ôter aux vendangeuses pour aller avec lui tirer des grives, à quoi l’on ne manque pas de dire que je l’ai secretement engagé; si bien que j’en perds peu à peu le nom de philosophe pour gagner celui de fainéant, qui dans le fond n’en differe pas de beaucoup.

Vous voyez, par ce que je viens de vous marquer du baron, que notre réconciliation est sincere & que Wolmar a lieu d’être content de sa seconde épreuve. Moi, de la haine pour le pere de mon amie! Non, quand j’aurois été son fils, je ne l’aurois pas plus parfaitement honoré. En vérité, je ne connois point d’homme plus droit, plus franc, plus généreux, plus respectable à tous égards que ce bon gentilhomme. Mais la bizarrerie de ses préjugés est étrange. Depuis qu’il est sûr que je ne saurois lui appartenir, il n’y a sorte d’honneur qu’il ne me fasse; & pourvu que je ne sois pas son gendre, il se mettroit volontiers au-dessous de moi. La seule chose que je ne puis lui pardonner, c’est quand nous sommes seuls de railler quelquefois le prétendu philosophe sur ses anciennes leçons. Ces plaisanteries me sont ameres & je les reçois toujours fort mal; mais il rit de ma colere & dit: Allons tirer des grives, c’est assez pousser d’arguments. Puis il crie en passant: Claire, Claire, un bon souper à ton maître, car je vais lui faire gagner de l’appétit. En effet, à son âge il court les vignes avec son fusil tout aussi vigoureusement que moi & tire incomparablement mieux. Ce qui me venge un peu de ses railleries, c’est que devant sa fille il n’ose plus souffler; & la petite écoliere n’en impose guere moins à son pere même qu’à son précepteur. Je reviens à nos vendanges.

Depuis huit jours que cet agréable travail nous occupe, on est à peine à la moitié de l’ouvrage. Outre les vins destinés pour la vente & pour les provisions ordinaires, lesquels n’ont d’autre façon que d’être recueillis avec soin, la bienfaisante fée en prépare d’autres plus fins pour nos buveurs; & j’aide aux opérations magiques dont je vous ai parlé, pour tirer d’un même vignoble des vins de tous les pays. Pour l’un, elle fait tordre la grappe quand elle est mûre & laisse flétrir au soleil sur la souche; pour l’autre, elle fait égrapper le raisin & trier les grains avant de les jetter dans la cuve; pour un autre, elle fait cueillir avant le lever du soleil du raisin rouge & le porter doucement sur le pressoir couvert encore de sa fleur & de sa rosée pour en exprimer du vin blanc. Elle prépare un vin de liqueur en mêlant dans les tonneaux du moût réduit en sirop sur le feu, un vin sec, en l’empêchant de cuver, un vin d’absinthe pour l’estomac, un vin muscat avec des simples. Tous ces vins différens ont leur apprêt particulier; toutes ces préparations sont saines & naturelles; c’est ainsi qu’une économe industrie supplée à la diversité des terrains & rassemble vingt climats en un seul.

Vous ne sauriez concevoir avec quel zele, avec quelle gaieté tout cela se fait. On chante, on rit toute la journée & le travail n’en va que mieux. Tout vit dans la plus grande familiarité; tout le monde est égal & personne ne s’oublie. Les Dames sont sans airs, les paysannes sont décentes, les hommes badins & non grossiers. C’est à qui trouvera les meilleures chansons, à qui fera les meilleurs contes, à qui dira les meilleurs traits. L’union même engendre les folâtres querelles; & l’on ne s’agace mutuellement que pour montrer combien on est sûr les uns des autres. On ne revient point ensuite faire chez soi les messieurs; on passe aux vignes toute la journée: Julie y a fait une loge où l’on va se chauffer quand on a froid & dans laquelle on se réfugie en cas de pluie. On dîne avec les paysans & à leur heure, aussi bien qu’on travaille avec eux. On mange avec appétit leur soupe un peu grossiere, mais bonne, saine & chargée d’excellens légumes. On ne ricane point orgueilleusement de leur air gauche & de leurs complimens rustauds; pour les mettre à leur aise, on s’y prête sans affectation. Ces complaisances ne leur échappent pas, ils y sont sensibles; & voyant qu’on veut bien sortir pour eux de sa place, ils s’en tiennent d’autant plus volontiers dans la leur. A dîner, on amene les enfans & ils passent le reste de la journée à la vigne. Avec quelle joie ces bons villageois les voyent arriver! O bienheureux enfans! disent-ils en les pressant dans leurs bras robustes, que le bon Dieu prolonge vos jours aux dépens des nôtres! Ressemblez à vos pere & meres & soyez comme eux la bénédiction du pays! Souvent en songeant que la plupart de ces hommes ont porté les armes & savent manier l’épée & le mousquet aussi bien que la serpette & la houe, en voyant Julie au milieu d’eux si charmante & si respectée recevoir, elle & ses enfans, leurs touchantes acclamations, je me rappelle l’illustre & vertueuse Agrippine montrant son fils aux troupes de Germanicus. Julie! femme incomparable! vous exercez dans la simplicité de la vie privée le despotique empire de la sagesse & des bienfaits: vous êtes pour tout le pays un dépôt cher & sacré que chacun voudroit défendre & conserver au prix de son sang; & vous vivez plus surement, plus honorablement au milieu d’un peuple entier qui vous aime, que les rois entourés de tous leurs soldats.

Le soir, on revient gaiement tous ensemble. On nourrit & loge les ouvriers tout le tems de la vendange; & même le dimanche, après le prêche du soir, on se rassemble avec eux & l’on danse jusqu’au souper. Les autres jours on ne se sépare point non plus en rentrant au logis, hors le baron qui ne soupe jamais & se couche de fort bonne heure & Julie qui monte avec ses enfans chez lui jusqu’à ce qu’il s’aille coucher. A cela pres, depuis le moment qu’on prend le métier de vendangeur jusqu’à celui qu’on le quitte, on ne mêle plus la vie citadine à la vie rustique. Ces saturnales sont bien plus agréables & plus sages que celles des Romains. Le renversement qu’ils affectoient étoit trop vain pour instruire le maître ni l’esclave; mais la douce égalité qui regne ici rétablit l’ordre de la nature, forme une instruction pour les uns, une consolation pour les autres & un lien d’amitié pour tous.

Le lieu d’assemblée est une salle à l’antique avec une grande cheminée où l’on fait bon feu. La piece est éclairée de trois lampes, auxquelles M. de Wolmar a seulement fait ajouter des capuchons de fer-blanc pour intercepter la fumée & réfléchir la lumiere. Pour prévenir l’envie & les regrets, on tâche de ne rien étaler aux yeux de ces bonnes gens qu’ils ne puissent retrouver chez eux, de ne leur montrer d’autre opulence que le choix du bon dans les choses communes & un peu plus de largesse dans la distribution. Le souper est servi sur deux longues tables. Le luxe & l’appareil des festins n’y sont pas, mais l’abondance & la joie y sont. Tout le monde se met à table, maîtres, journaliers, domestiques; chacun se leve indifféremment pour servir, sans exclusion, sans préférence & le service se fait toujours avec grace & avec plaisir. On boit à discrétion; la liberté n’a point d’autres bornes que l’honnêteté. La présence de maîtres si respectés contient tout le monde & n’empêche pas qu’on ne soit à son aise & gai. Que s’il arrive à quelqu’un de s’oublier, on ne trouble point la fête par des réprimandes; mais il est congédié sans rémission des le lendemain.

Je me prévaux aussi des plaisirs du pays & de la saison. Je reprends la liberté de vivre à la Valaisanne & de boire assez souvent du vin pur; mais je n’en bois point qui n’ait été versé de la main d’une des deux cousines. Elles se chargent de mesurer ma soif à mes forces & de ménager ma raison. Qui sait mieux qu’elles comment il la faut gouverner & l’art de me l’ôter & de me la rendre? Si le travail de la journée, la durée & la gaieté du repas, donnent plus de force au vin versé de ces mains chéries, je laisse exhaler mes transports sans contrainte; ils n’ont plus rien que je doive taire, rien que gêne la présence du sage Wolmar. Je ne crains point que son oeil éclairé lise au fond de mon coeur & quand un tendre souvenir y veut renaître, un regard de Claire lui donne le change, un regard de Julie m’en fait rougir.

Apres le souper on veille encore une heure ou deux en teillant du chanvre; chacun dit sa chanson tour à tour. Quelquefois les vendangeuses chantent en choeur toutes ensemble, ou bien alternativement à voix seule & en refrain. La plupart de ces chansons sont de vieilles romances dont les airs ne sont pas piquants; mais ils ont je ne sais quoi d’antique & de doux qui touche à la longue. Les paroles sont simples, naives, souvent tristes; elles plaisent pourtant. Nous ne pouvons nous empêcher, Claire de sourire, Julie de rougir, moi de soupirer, quand nous retrouvons dans ces chansons des tours & des expressions dont nous nous sommes servis autrefois. Alors, en jetant les yeux sur elles & me rappelant les tems éloignés, un tressaillement me prend, un poids insupportable me tombe tout à coup sur le coeur, & me laisse une impression funeste qui ne s’efface qu’avec peine. Cependant je trouve à ces veillées une sorte de charme que je ne puis vous expliquer & qui m’est pourtant fort sensible. Cette réunion des différens états, la simplicité de cette occupation, l’idée de délassement, d’accord, de tranquillité, le sentiment de paix qu’elle porte à l’âme, a quelque chose d’attendrissant qui dispose à trouver ces chansons plus intéressantes. Ce concert des voix de femmes n’est pas non plus sans douceur. Pour moi, je suis convaincu que de toutes les harmonies il n’y en a point d’aussi agréable que le chant à l’unisson & que, s’il nous faut des accords, c’est parce que nous avons le goût dépravé. En effet, toute l’harmonie ne se trouve-t-elle pas dans un son quelconque? & qu’y pouvons-nous ajouter, sans altérer les proportions que la nature a établies dans la force relative des sons harmonieux? En doublant les uns & non pas les autres, en ne les renforçant pas en même rapport, n’ôtons-nous pas à l’instant ces proportions? La nature a tout fait le mieux qu’il étoit possible; mais nous voulons faire mieux encore & nous gâtons tout.

Il y a une grande émulation pour ce travail du soir aussi bien que pour celui de la journée; & la filouterie que j’y voulois employer m’attira hier un petit affront. Comme je ne suis pas des plus adroits à teiller & que j’ai souvent des distractions, ennuyé d’être toujours noté pour avoir fait le moins d’ouvrage, je tirois doucement avec le pied des chenevottes de mes voisins pour grossir mon tas; mais cette impitoyable Mde. d’Orbe, s’en étant aperçue, fit signe à Julie, qui m’ayant pris sur le fait, me tança séverement. Monsieur le fripon, me dit-elle tout haut, point d’injustice, même en plaisantant; c’est ainsi qu’on s’accoutume à devenir méchant tout de bon & qui pis est, à plaisanter encore.

Voilà comment se passe la soirée. Quand l’heure de la retraite approche, Mde. de Wolmar dit, allons tirer le feu d’artifice. A l’instant, chacun prend son paquet de chenevottes, signe honorable de son travail; on les porte en triomphe au milieu de la cour, on les rassemble en tas, on en fait un trophée, on y met le feu; mais n’a pas cet honneur qui veut; Julie l’adjuge, en présentant le flambeau à celui ou celle qui a fait ce soir là le plus d’ouvrage; fût-ce elle-même, elle se l’attribue sans façon. L’auguste cérémonie est accompagnée d’acclamations & de battemens de mains. Les chenevottes font un feu clair & brillant qui s’éleve jusqu’aux nues, un vrai feu de joie autour duquel on saute, on rit. Ensuite on offre à boire à toute l’assemblée; chacun boit à la santé du vainqueur & va se coucher content d’une journée passée dans le travail, la gaieté, l’innocence & qu’on ne seroit pas fâché de recommencer le lendemain, le surlendemain & toute sa vie.

LETTRE VIII. DE SAINT PREUX A M. DE WOLMAR

Jouissez, cher Wolmar, du fruit de vos soins. Recevez les hommages d’un coeur épuré, qu’avec tant de peine vous avez rendu digne de vous être offert. Jamais homme n’entreprit ce que vous avez entrepris; jamais homme ne tenta ce que vous avez exécuté; jamais ame reconnaissante & sensible ne sentit ce que vous m’avez inspiré. La mienne avoit perdu son ressort, sa vigueur, son être; vous m’avez tout rendu. J’étois mort aux vertus ainsi qu’au bonheur; je vous dois cette vie morale à laquelle je me sens renaître. O mon bienfaiteur! ô mon pere! en me donnant à vous tout entier, je ne puis vous offrir, comme à Dieu même, que les dons que je tiens de vous.

Faut-il vous avouer ma foiblesse & mes craintes? Jusqu’à présent je me suis toujours défié de moi. Il n’y a pas huit jours que j’ai rougi de mon coeur & cru toutes vos bontés perdues. Ce moment fut cruel & décourageant pour la vertu: grace au ciel, grace à vous, il est passé pour ne plus revenir. Je ne me crois plus guéri seulement parce que vous me le dites, mais parce que je le sens. Je n’ai plus besoin que vous me répondiez de moi; vous m’avez mis en état d’en répondre moi-même. Il m’a fallu séparer de vous & d’elle pour savoir ce que je pouvois être sans votre appui. C’est loin des lieux qu’elle habite que j’apprends à ne plus craindre d’en approcher.

J’écris à Mde. d’Orbe, le détail de notre voyage. Je ne vous le répéterai point ici. Je veux bien que vous connaissiez toutes mes faiblesses, mais je n’ai pas la force de vous les dire. Cher Wolmar, c’est ma derniere faute: je me sens déjà si loin que je n’y songe point sans fierté; mais l’instant en est si pres encore que je ne puis l’avouer sans peine. Vous qui sûtes pardonner mes égarements, comment ne pardonneriez-vous pas la honte qu’a produit leur repentir?

Rien ne manque plus à mon bonheur; Milord m’a tout dit. Cher ami, je serai donc à vous? J’éleverai donc vos enfans? L’aîné des trois élevera les deux autres? Avec quelle ardeur je l’ai désiré! Combien l’espoir d’être trouvé digne d’un si cher emploi redoubloit mes soins pour répondre aux vôtres! Combien de fois j’osai montrer là-dessus mon empressement à Julie! Qu’avec plaisir j’interprétois souvent en ma faveur vos discours & les siens! Mais quoiqu’elle fût sensible à mon zele & qu’elle en parût approuver l’objet, je ne la vis point entrer assez précisément dans mes vues pour oser en parler plus ouvertement. Je sentis qu’il faloit mériter cet honneur & ne pas le demander. J’attendois de vous & d’elle ce gage de votre confiance & de votre estime. Je n’ai point été trompé dans mon espoir: mes amis, croyez-moi, vous ne serez point trompés dans le vôtre.

Vous savez qu’à la suite de nos conversations sur l’éducation de vos enfans j’avois jetté sur le papier quelques idées qu’elles m’avoient fournies & que vous approuvâtes. Depuis mon départ, il m’est venu de nouvelles réflexions sur le même sujet & j’ai réduit le tout en une espece de systeme que je vous communiquerai quand je l’aurai mieux digéré, afin que vous l’examiniez à votre tour. Ce n’est qu’apres notre arrivée à Rome, que j’espere pouvoir le mettre en état de vous être montré. Ce systeme commence où finit celui de Julie, ou plutôt il n’en est que la suite & le développement; car tout consiste à ne pas gâter l’homme de la nature en l’appropriant à la société.

J’ai recouvré ma raison par vos soins: redevenu libre & sain de coeur, je me sens aimé de tout ce qui m’est cher, l’avenir le plus charmant se présente à moi: ma situation devroit être délicieuse; mais il est dit que je n’aurai jamais l’âme en paix. En approchant du terme de notre voyage, j’y vois l’époque du sort de mon illustre ami; c’est moi qui dois pour ainsi dire en décider. Saurai-je faire au moins une fois pour lui ce qu’il a fait si souvent pour moi? Saurai-je remplir dignement le plus grand, le plus important devoir de ma vie? Cher Wolmar, j’emporte au fond de mon coeur toutes vos leçons, mais, pour savoir les rendre utiles, que ne puis-je de même emporter votre sagesse! Ah! si je puis voir un jour Edouard heureux; si, selon son projet & le vôtre, nous nous rassemblons tous pour ne nous plus séparer, quel voeu me restera-t-il à faire? Un seul, dont l’accomplissement ne dépend ni de vous, ni de moi, ni de personne au monde, mais de celui qui doit un prix aux vertus de votre épouse & compte en secret vos bienfaits.

LETTRE IX. DE SAINT PREUX A MDE. D’ORBE

Où êtes-vous, charmante cousine? Où êtes-vous, aimable confidente de ce foible coeur que vous partagez à tant de titres & que vous avez consolé tant de fois? Venez, qu’il verse aujourd’hui dans le vôtre l’aveu de sa derniere erreur. N’est-ce pas à vous qu’il appartient toujours de le purifier & sait-il se reprocher encore les torts qu’il vous a confessés? Non, je ne suis plus le même & ce changement vous est dû: c’est un nouveau coeur que vous m’avez fait & qui vous offre ses prémices; mais je ne me croirai délivré de celui que je quitte qu’apres l’avoir déposé dans vos mains. O vous qui l’avez vu naître, recevez ses derniers soupirs.

L’eussiez-vous jamais pensé? le moment de ma vie où je fus le plus content de moi-même fut celui où je me séparai de vous. Revenu de mes longs égarements, je fixois à cet instant la tardive époque de mon retour à mes devoirs. Je commençois à payer enfin les immenses dettes de l’amitié, en m’arrachant d’un séjour si chéri pour suivre un bienfaiteur, un sage, qui, feignant d’avoir besoin de mes soins, mettoit le succes des siens à l’épreuve. Plus ce départ m’étoit douloureux, plus je m’honorai d’un pareil sacrifice. Après avoir perdu la moitié de ma vie à nourrir une passion malheureuse, je consacrois l’autre à la justifier, à rendre par mes vertus un plus digne hommage à celle qui reçut si long-tems tous ceux de mon coeur. Je marquois hautement le premier de mes jours où je ne faisois rougir de moi ni vous, ni elle, ni rien de tout ce qui m’étoit cher.

Milord Edouard avoit craint l’attendrissement des adieux & nous voulions partir sans être apperçus; mais, tandis que tout dormoit encore, nous ne pûmes tromper votre vigilante amitié. En apercevant votre porte entrouverte & votre femme de chambre au guet, en vous voyant venir au-devant de nous, en entrant & trouvant une table à thé préparée, le rapport des circonstances me fit songer à d’autres temps; & comparant ce départ à celui dont il me rappeloit l’idée, je me sentis si différent de ce que j’étois alors, que, me félicitant d’avoir Edouard pour témoin de ces différences, j’espérai bien lui faire oublier à Milan l’indigne scene de Besançon. Jamais je ne m’étois senti tant de courage: je me faisois une gloire de vous le montrer; je me parois aupres de vous de cette fermeté que vous ne m’aviez jamais vue & je me glorifiois en vous quittant de paroître un moment à vos yeux tel que j’allois être. Cette idée ajoutoit à mon courage; je me fortifiois de votre estime; & peut-être vous eussé-je dit adieu d’un oeil sec, si vos larmes coulant sur ma joue n’eussent forcé les miennes de s’y confondre.

Je partis le coeur plein de tous mes devoirs, pénétré sur-tout de ceux que votre amitié m’impose & bien résolu d’employer le reste de ma vie à la mériter. Edouard passant en revue toutes mes fautes, me remit devant les yeux un tableau qui n’étoit pas flatté; & je connus par sa juste rigueur à blâmer tant de faiblesses, qu’il craignoit peu de les imiter. Cependant il feignoit d’avoir cette crainte; il me parloit avec inquiétude de son voyage de Rome & des indignes attachemens qui l’y rappeloient malgré lui; mais je jugeai facilement qu’il augmentoit ses propres dangers pour m’en occuper davantage & m’éloigner d’autant plus de ceux auxquels j’étois exposé.

Comme nous approchions de Villeneuve, un laquais qui montoit un mauvais cheval se laissa tomber & se fit une légere contusion à la tête. Son maître le fit saigner & voulut coucher là cette nuit. Ayant dîné de bonne heure, nous prîmes des chevaux pour aller à Bex voir la saline; & Milord ayant des raisons particulieres qui lui rendoient cet examen intéressant, je pris les mesures & le dessin du bâtiment de graduation; nous ne rentrâmes à Villeneuve qu’à la nuit. Après le souper, nous causâmes en buvant du punch & veillâmes assez tard. Ce fut alors qu’il m’apprit quels soins m’étoient confiés & ce qui avoit été fait pour rendre cet arrangement praticable. Vous pouvez juger de l’effet que fit sur moi cette nouvelle; une telle conversation n’amenoit pas le sommeil. Il falut pourtant enfin se coucher.

En entrant dans la chambre qui m’étoit destinée, je la reconnus pour la même que j’avois occupée autrefois en allant à Sion. A cet aspect je sentis une impression que j’aurois peine à vous rendre. J’en fus si vivement frappé, que je crus redevenir à l’instant tout ce que j’étois alors; dix années s’effacerent de ma vie & tous mes malheurs furent oubliés. Hélas! cette erreur fut courte & le second instant me rendit plus accablant le poids de toutes mes anciennes peines. Quelles tristes réflexions succéderent à ce premier enchantement! Quelles comparaisons douloureuses s’offrirent à mon esprit! Charmes de la premiere jeunesse, délices des premieres amours, pourquoi vous retracer encore à ce coeur accablé d’ennuis & surchargé de lui-même! O temps, tems heureux, tu n’es plus! J’aimais, j’étois aimé. Je me livrois dans la paix de l’innocence aux transports d’un amour partagé. Je savourois à longs traits le délicieux sentiment qui me faisoit vivre. La douce vapeur de l’espérance enivroit mon coeur; une extase, un ravissement, un délire, absorboit toutes mes facultés. Ah! sur les rochers de Meillerie, au milieu de l’hiver & des glaces, d’affreux abîmes devant les yeux, quel être au monde jouissoit d’un sort comparable au mien?… & je pleurais! & je me trouvois à plaindre & la tristesse osoit approcher de moi!… Que serai-je donc aujourd’hui que j’ai tout possédé, tout perdu?… J’ai bien mérité ma misere, puisque j’ai si peu senti mon bonheur… Je pleurois alors… Tu pleurais… Infortuné, tu ne pleures plus… Tu n’as pas même le droit de pleurer… Que n’est-elle pas morte! osai-je m’écrier dans un transport de rage; oui, je serois moins malheureux; j’oserois me livrer à mes douleurs; j’embrasserois sans remords sa froide tombe; mes regrets seroient dignes d’elle; je dirais: Elle entend mes cris, elle voit mes pleurs, mes gémissemens la touchent, elle approuve & reçoit mon pur hommage… J’aurois au moins l’espoir de la rejoindre… Mais elle vit, elle est heureuse… Elle vit & sa vie est ma mort & son bonheur est mon supplice; & le ciel, après me l’avoir arrachée, m’ôte jusqu’à la douceur de la regretter!… Elle vit, mais non pas pour moi; elle vit pour mon désespoir.

Je suis cent fois plus loin d’elle que si elle n’étoit plus. Je me couchai dans ces tristes idées. Elles me suivirent durant mon sommeil & le remplirent d’images funebres. Les ameres douleurs, les regrets, la mort, se peignirent dans mes songes & tous les maux que j’avois soufferts reprenoient à mes yeux cent formes nouvelles pour me tourmenter une seconde fois. Un rêve sur-tout, le plus cruel de tous, s’obstinoit à me poursuivre; & de fantôme en fantôme toutes leurs apparitions confuses finissoient toujours par celui-là.

Je crus voir la digne mere de votre amie dans son lit expirante & sa fille à genoux devant elle, fondant en larmes, baisant ses mains & recueillant ses derniers soupirs. Je revis cette scene que vous m’avez autrefois dépeinte & qui ne sortira jamais de mon souvenir. O ma mere, disoit Julie d’un ton à me navrer l’âme, celle qui vous doit le jour vous l’ôte! Ah! reprenez votre bienfait! sans vous il n’est pour moi qu’un don funeste.-Mon enfant, répondit sa tendre mere… il faut remplir son sort… Dieu est juste… tu seras mere à ton tour… Elle ne put achever. Je voulus lever les yeux sur elle, je ne la vis plus. Je vis Julie à sa place; je la vis, je la reconnus, quoique son visage fût couvert d’un voile. Je fais un cri, je m’élance pour écarter le voile, je ne pus l’atteindre; j’étendois les bras, je me tourmentois & ne touchois rien. Ami, calme-toi, me dit-elle d’une voix foible: le voile redoutable me couvre; nulle main ne peut l’écarter. A ce mot je m’agite & fais un nouvel effort: cet effort me réveille; je me trouve dans mon lit, accablé de fatigue & trempé de sueur & de larmes.

Bientôt ma frayeur se dissipe, l’épuisement me rendort; le même songe me rend les mêmes agitations; je m’éveille & me rendors une troisieme fois. Toujours ce spectacle lugubre, toujours ce même appareil de mort, toujours ce voile impénétrable échappe à mes mains & dérobe à mes yeux l’objet expirant qu’il couvre.

A ce dernier réveil ma terreur fut si forte que je ne la pus vaincre étant éveillé. Je me jette à bas de mon lit sans savoir ce que je faisais. Je me mets à errer par la chambre, effrayé comme un enfant des ombres de la nuit, croyant me voir environné de fantômes & l’oreille encore frappée de cette voix plaintive dont je n’entendis jamais le son sans émotion. Le crépuscule, en commençant d’éclairer les objets, ne fit que les transformer au gré de mon imagination troublée. Mon effroi redouble & m’ôte le jugement; après avoir trouvé ma porte avec peine, je m’enfuis de ma chambre, j’entre brusquement dans celle d’Edouard: j’ouvre son rideau & me laisse tomber sur son lit en m’écriant hors d’haleine: C’en est fait, je ne la verrai plus! Il s’éveille en sursaut, il saute à ses armes, se croyant surpris par un voleur. A l’instant, il me reconnoît; je me reconnois moi-même & pour la seconde fois de ma vie je me vois devant lui dans la confusion que vous pouvez concevoir.

Il me fit asseoir, me remettre & parler. Sitôt qu’il sçut de quoi il s’agissoit, il voulut tourner la chose en plaisanterie; mais voyant que j’étois vivement frappé & que cette impression ne seroit pas facile à détruire, il changea de ton. Vous ne méritez ni mon amitié ni mon estime, me dit-il assez durement; si j’avois pris pour mon laquais le quart des soins que j’ai pris pour vous, j’en aurois fait un homme; mais vous n’êtes rien. Ah! lui dis-je, il est trop vrai. Tout ce que j’avois de bon me venoit d’elle: je ne la reverrai jamais; je ne suis plus rien. Il sourit & m’embrassa. Tranquillisez-vous aujourd’hui, me dit-il, demain vous serez raisonnable. Je me charge de l’événement. Après cela, changeant de conversation, il me proposa de partir. J’y consentis, on fit mettre les chevaux, nous nous habillâmes. En entrant dans la chaise, Milord dit un mot à l’oreille du postillon & nous partîmes.

Nous marchions sans rien dire. J’étois si occupé de mon funeste rêve que je n’entendois & ne voyois rien. Je ne fis pas même attention que le lac, qui la veille étoit à ma droite, étoit maintenant à ma gauche. Il n’y eut qu’un bruit de pavé qui me tira de ma léthargie & me fit appercevoir avec un étonnement facile à comprendre, que nous rentrions dans Clarens. A trois cens pas de la grille Milord fit arrêter & me tirant à l’écart, vous voyez, me dit-il, mon projet; il n’a pas besoin d’explication. Allez, visionnaire, ajouta-t-il en me serrant la main, allez la revoir. Heureux de ne montrer vos folies qu’à des gens qui vous aiment! Hâtez-vous; je vous attends; mais sur-tout ne revenez qu’apres avoir déchiré ce fatal voile tissu dans votre cerveau.

Qu’aurais-je dit? Je partis sans répondre. Je marchois d’un pas précipité que la réflexion ralentit en approchant de la maison. Quel personnage allais-je faire? Comment oser me montrer? De quel prétexte couvrir ce retour imprévu? Avec quel front irais-je alléguer mes ridicules terreurs & supporter le regard méprisant du généreux Wolmar? Plus j’approchais, plus ma frayeur me paraissoit puérile & mon extravagance me faisoit pitié. Cependant un noir pressentiment m’agitoit encore & je ne me sentois point rassuré. J’avançois toujours, quoique lentement & j’étois déjà pres de la cour quand j’entendis ouvrir & refermer la porte de l’Elysée. N’en voyant sortir personne, je fis le tour en dehors & j’allai par le rivage côtoyer la voliere autant qu’il me fut possible. Je ne tardai pas de juger qu’on en approchait. Alors, prêtant l’oreille, je vous entendis parler toutes deux; & sans qu’il me fût possible de distinguer un seul mot, je trouvai dans le son de votre voix je ne sais quoi de languissant & de tendre qui me donna de l’émotion & dans la sienne un accent affectueux & doux à son ordinaire, mais paisible & serein, qui me remit à l’instant & qui fit le vrai réveil de mon rêve.

Sur-le-champ je me sentis tellement changé que je me moquai de moi-même & de mes vaines alarmes. En songeant que je n’avois qu’une haie & quelques buissons à franchir pour voir pleine de vie & de santé celle que j’avois cru ne revoir jamais, j’abjurai pour toujours mes craintes, mon effroi, mes chimeres & je me déterminai sans peine à repartir, même sans la voir. Claire, je vous le jure, non seulement je ne la vis point, mais je m’en retournai fier de ne l’avoir point vue, de n’avoir pas été foible & crédule jusqu’au bout & d’avoir au moins rendu cet honneur à l’ami d’Edouard de le mettre au-dessus d’un songe.

Voilà, chére cousine, ce que j’avois à vous dire & le dernier aveu qui me restoit à vous faire. Le détail du reste de notre voyage n’a plus rien d’intéressant; il me suffit de vous protester que depuis lors non seulement Milord est content de moi, mais que je le suis encore plus moi-même, qui sens mon entiere guérison bien mieux qu’il ne la peut voir. De peur de lui laisser une défiance inutile, je lui ai caché que je ne vous avois point vues. Quand il me demanda si le voile étoit levé; je l’affirmai sans balancer & nous n’en avons plus parlé. Oui, cousine, il est levé pour jamais, ce voile dont ma raison fut long-tems offusquée. Tous mes transports inquiets sont éteints. Je vois tous mes devoirs & je les aime. Vous m’êtes toutes deux plus cheres que jamais; mais mon coeur ne distingue plus l’une de l’autre & ne sépare point les inséparables.

Nous arrivâmes avant-hier à Milan. Nous en repartons apres-demain. Dans huit jours nous comptons être à Rome & j’espere y trouver de vos nouvelles en arrivant. Qu’il me tarde de voir ces deux étonnantes personnes qui troublent depuis si long-tems le repos du plus grand des hommes! O Julie! ô Claire! il faudroit votre égale pour mériter de le rendre heureux.

LETTRE X. DE MDE. D’ORBE A SAINT PREUX

Nous attendions tous de vos nouvelles avec impatience & je n’ai pas besoin de vous dire combien vos lettres ont fait de plaisir à la petite communauté; mais ce que vous ne devinerez pas de même, c’est que de toute la maison je suis peut-être celle qu’elles ont le moins réjouie. Ils ont tous appris que vous aviez heureusement passé les Alpes; moi, j’ai songé que vous étiez au delà.

A l’égard du détail que vous m’avez fait, nous n’en avons rien dit au baron & j’en ai passé à tout le monde quelques soliloques fort inutiles. M. de Wolmar a eu l’honnêteté de ne faire que se moquer de vous; mais Julie n’a pu se rappeler les derniers momens de sa mere sans de nouveaux regrets & de nouvelles larmes. Elle n’a remarqué de votre rêve que ce qui ranimoit ses douleurs.

Quant à moi, je vous dirai, mon cher maître, que je ne suis plus surprise de vous voir en continuelle admiration de vous-même, toujours achevant quelque folie & toujours commençant d’être sage; car il y a long-tems que vous passez votre vie à vous reprocher le jour de la veille & à vous applaudir pour le lendemain.

Je vous avoue aussi que ce grand effort de courage, qui, si pres de nous, vous a fait retourner comme vous étiez venu, ne me paroit pas aussi merveilleux qu’à vous. Je le trouve plus vain que sensé & je crois qu’à tout prendre j’aimerois autant moins de force avec un peu plus de raison. Sur cette maniere de vous en aller, pourrait-on vous demander ce que vous êtes venu faire? Vous avez eu honte de vous montrer, comme si la douceur de voir ses amis n’effaçoit pas cent fois le petit chagrin de leur raillerie! N’étiez-vous pas trop heureux de venir nous offrir votre air effaré pour nous faire rire? Eh bien donc! je ne me suis pas moquée de vous alors; mais je m’en moque tant plus aujourd’hui, quoique, n’ayant pas le plaisir de vous mettre en colere, je ne puisse pas rire de si bon coeur.

Malheureusement il y a pis encore: c’est que j’ai gagné toutes vos terreurs sans me rassurer comme vous. Ce rêve a quelque chose d’effrayant qui m’inquiete & m’attriste malgré que j’en aie. En lisant votre lettre je blâmois vos agitations; en la finissant j’ai blâmé votre sécurité. L’on ne sauroit voir à la fois pourquoi vous étiez si ému & pourquoi vous êtes devenu si tranquille. Par quelle bizarrerie avez-vous gardé les plus tristes pressentiments, jusqu’au moment où vous avez pu les détruire & ne l’avez pas voulu? Un pas, un geste, un mot, tout étoit fini. Vous vous étiez alarmé sans raison, vous vous êtes rassuré de même; mais vous m’avez transmis la frayeur que vous n’avez plus & il se trouve qu’ayant eu de la force une seule fois en votre vie, vous l’avez eue à mes dépens. Depuis votre fatale lettre un serrement de coeur ne m’a pas quittée; je n’approche point de Julie sans trembler de la perdre; à chaque instant je crois voir sur son visage la pâleur de la mort; & ce matin, la pressant dans mes bras, je me suis sentie en pleurs sans savoir pourquoi. Ce voile! ce voile!… Il a je ne sais quoi de sinistre qui me trouble chaque fois que j’y pense. Non, je ne puis vous pardonner d’avoir pu l’écarter sans l’avoir fait & j’ai bien peur de n’avoir plus désormois un moment de contentement que je ne vous revoie aupres d’elle. Convenez aussi qu’apres avoir si long-tems parlé de philosophie, vous vous êtes montré philosophe à la fin bien mal à propos. Ah! rêvez & voyez vos amis; cela vaut mieux que de les fuir & d’être un sage.

Il paroit, par la lettre de Milord à M. de Wolmar, qu’il songe sérieusement à venir s’établir avec nous. Sitôt qu’il aura pris son parti là-bas & que son coeur sera décidé, revenez tous deux heureux & fixés; c’est le voeu de la petite communauté & sur-tout celui de votre amie,

Claire d’Orbe.

P.S. Au reste, s’il est vrai que vous n’avez rien entendu de notre conversation dans l’Elysée, c’est peut-être tant mieux pour vous; car vous me savez assez alerte pour voir les gens sans qu’ils m’aperçoivent & assez maligne pour persifler les écouteurs.

LETTRE XI. DE M. DE WOLMAR A SAINT PREUX

J’écris à Milord Edouard & je lui parle de vous si au long qu’il ne me reste en vous écrivant à vous-même qu’à vous renvoyer à sa lettre. La vôtre exigeroit peut-être de ma part un retour d’honnêtetés; mais vous appeler dans ma famille, vous traiter en frere, en ami, faire votre soeur de celle qui fut votre amante, vous remettre l’autorité paternelle sur mes enfans, vous confier mes droits après avoir usurpé les vôtres; voilà les complimens dont je vous ai cru digne. De votre part, si vous justifiez ma conduite & mes soins, vous m’aurez assez loué. J’ai tâché de vous honorer par mon estime; honorez-moi par vos vertus. Tout autre éloge doit être banni d’entre nous.

Loin d’être surpris de vous voir frappé d’un songe, je ne vois pas trop pourquoi vous vous reprochez de l’avoir été. Il me semble que pour un homme à systemes ce n’est pas une si grande affaire qu’un rêve de plus.

Mais ce que je vous reprocherois volontiers, c’est moins l’effet de votre songe que son espece & cela par une raison fort différente de celle que vous pourriez penser Un tyran fit autrefois mourir un homme qui, dans un songe, avoit cru le poignarder. Rappelez-vous la raison qu’il donna de ce meurtre & faites-vous-en l’application. Quoi! vous allez décider du sort de votre ami & vous songez à vos anciennes amours! Sans les conversations du soir précédent, je ne vous pardonnerois jamais ce rêve-là. Pensez le jour à ce que vous allez faire à Rome, vous songerez moins la nuit à ce qui s’est fait à Vevai.

La Fanchon est malade; cela tient ma femme occupée & lui ôte le tems de vous écrire. Il y a ici quelqu’un qui supplée volontiers à ce soin. Heureux jeune homme! tout conspire à votre bonheur; tous les prix de la vertu vous recherchent pour vous forcer à les mériter. Quant à celui de mes bienfaits, n’en chargez personne que vous-même; c’est de vous seul que je l’attends.

LETTRE XII. DE SAINT PREUX A M. DE WOLMAR

Que cette lettre demeure entre vous & moi. Qu’un profond secret cache à jamais les erreurs du plus vertueux des hommes. Dans quel pas dangereux je me trouve engagé! O mon sage & bienfaisant ami, que n’ai-je tous vos conseils dans la mémoire comme j’ai vos bontés dans le coeur! Jamais je n’eus si grand besoin de prudence & jamais la peur d’en manquer ne nuisit tant au peu que j’en ai. Ah! où sont vos soins paternels, où sont vos leçons, vos lumieres? Que deviendrai-je sans vous? Dans ce moment de crise je donnerois tout l’espoir de ma vie pour vous avoir ici durant huit jours.

Je me suis trompé dans toutes mes conjectures; je n’ai fait que des fautes jusqu’à ce moment. Je ne redoutois que la marquise. Après l’avoir vue, effrayé de sa beauté, de son adresse, je m’efforçois d’en détacher tout-à-fait l’âme noble de son ancien amant. Charmé de le ramener du côté d’où je ne voyois rien à craindre, je lui parlois de Laure avec l’estime & l’admiration qu’elle m’avoit inspirée; en relâchant son plus fort attachement par l’autre, j’espérois les rompre enfin tous les deux.

Il se prêta d’abord à mon projet; il outra même la complaisance & voulant peut-être punir mes importunités par un peu d’alarmes, il affecta pour Laure encore plus d’empressement qu’il ne croyoit en avoir. Que vous dirai-je aujourd’hui? Son empressement est toujours le même, mais il n’affecte plus rien. Son coeur, épuisé par tant de combats, s’est trouvé dans un état de foiblesse dont elle a profité. Il seroit difficile à tout autre de feindre long-tems de l’amour aupres d’elle; jugez pour l’objet même de la passion qui la consume. En vérité, l’on ne peut voir cette infortunée sans être touché de son air & de sa figure; une impression de langueur & d’abattement qui ne quitte point son charmant visage, en éteignant la vivacité de sa physionomie, la rend plus intéressante; & comme les rayons du soleil échappés à travers les nuages, ses yeux ternis par la douleur lancent des feux plus piquants. Son humiliation même a toutes les grâces de la modestie: en la voyant on la plaint, en l’écoutant on l’honore; enfin je dois dire, à la justification de mon ami, que je ne connois que deux hommes au monde qui puissent rester sans risque aupres d’elle.

Il s’égare, ô Wolmar! je le vois, je le sens; je vous l’avoue dans l’amertume de mon coeur. Je frémis en songeant jusqu’où son égarement peut lui faire oublier ce qu’il est & ce qu’il se doit. Je tremble que cet intrépide amour de la vertu, qui lui fait mépriser l’opinion publique, ne le porte à l’autre extrémité & ne lui fasse braver encore les loix sacrées de la décence & de l’honnêteté. Edouard Bomston faire un tel mariage!… vous concevez!… sous les yeux de son ami!… qui le permet!… qui le souffre!… & qui lui doit tout!… Il faudra qu’il m’arrache le coeur de sa main avant de la profaner ainsi.

Cependant, que faire? Comment me comporter? Vous connoissez sa violence. On ne gagne rien avec lui par les discours & les siens depuis quelque tems ne sont pas propres à calmer mes craintes. J’ai feint d’abord de ne pas l’entendre. J’ai fait indirectement parler la raison en maximes générales: à son tour il ne m’entend point. Si j’essaye de le toucher un peu plus au vif, il répond des sentences & croit m’avoir réfuté. Si j’insiste, il s’emporte, il prend un ton qu’un ami devroit ignorer & auquel l’amitié ne sait point répondre. Croyez que je ne suis en cette occasion ni craintif, ni timide; quand on est dans son devoir, on n’est que trop tenté d’être fier; mais il ne s’agit pas ici de fierté, il s’agit de réussir & de fausses tentatives peuvent nuire aux meilleurs moyens. Je n’ose presque entrer avec lui dans aucune discussion; car je sens tous les jours la vérité de l’avertissement que vous m’avez donné, qu’il est plus fort que moi de raisonnement & qu’il ne faut point l’enflammer par la dispute.

Il paroit d’ailleurs un peu refroidi pour moi. On diroit que je l’inquiete. Combien avec tant de supériorité à tous égards un homme est rabaissé par un moment de foiblesse! le grand, le sublime Edouard a peur de son ami, de sa créature, de son éleve! il semble même, par quelques mots jettés sur le choix de son séjour s’il ne se marie pas, vouloir tenter ma fidélité par mon intérêt. Il sait bien que je ne dois ni ne veux le quitter. O Wolmar! je ferai mon devoir & suivrai par-tout mon bienfaiteur. Si j’étois lâche & vil, que gagnerais-je à ma perfidie? Julie & son digne époux confieraient-ils leurs enfans à un traître?

Vous m’avez dit souvent que les petites passions ne prennent jamais le change & vont toujours à leur fin, mais qu’on peut armer les grandes contre elles-mêmes. J’ai cru pouvoir ici faire usage de cette maxime. En effet, la compassion, le mépris des préjugés, l’habitude, tout ce qui détermine Edouard en cette occasion échappe à force de petitesse & devient presque inattaquable; au lieu que le véritable amour est inséparable de la générosité & que par elle on a toujours sur lui quelque prise. J’ai tenté cette voie indirecte & je ne désespere plus du succes. Ce moyen paroit cruel; je ne l’ai pris qu’avec répugnance. Cependant, tout bien pesé, je crois rendre service à Laure elle-même. Que ferait-elle dans l’état auquel elle peut monter, qu’y montrer son ancienne ignominie? Mais qu’elle peut être grande en demeurant ce qu’elle est! Si je connois bien cette étrange fille, elle est faite pour jouir de son sacrifice plus que du rang qu’elle doit refuser.

Si cette ressource me manque, il m’en reste une de la part du gouvernement à cause de la religion; mais ce moyen ne doit être employé qu’à la derniere extrémité & au défaut de tout autre; quoi qu’il en soit, je n’en veux épargner aucun pour prévenir une alliance indigne & déshonnête. O respectable Wolmar! je suis jaloux de votre estime durant tous les momens de ma vie. Quoi que puisse vous écrire Edouard, quoi que vous puissiez entendre dire souvenez-vous qu’à quelque prix que ce puisse être, tant que mon coeur battra dans ma poitrine, jamais Lauretta Pisana ne sera ladi Bomston.

Si vous approuvez mes mesures, cette lettre n’a pas besoin de réponse. Si je me trompe, instruisez-moi; mais hâtez-vous, car il n’y a pas un moment à perdre. Je ferai mettre l’adresse par une main étrangere. Faites de même en me répondant. Après avoir examiné ce qu’il faut faire, brûlez ma lettre & oubliez ce qu’elle contient. Voici le premier & le seul secret que j’aurai eu de ma vie à cacher aux deux cousines: si j’osois me fier davantage à mes lumieres, vous-même n’en sauriez jamais rien.

LETTRE XIII. DE MDE. DE WOLMAR A MDE. D’ORBE

Le courrier d’Italie sembloit n’attendre pour arriver que le moment de ton départ, comme pour te punir de ne l’avoir différé qu’à cause de lui. Ce n’est pas moi qui ai fait cette jolie découverte; c’est mon mari qui a remarqué qu’ayant fait mettre les chevaux à huit heures, tu tardas de partir jusqu’à onze, non pour l’amour de nous, mais après avoir demandé vingt fois s’il en étoit dix, parce que c’est ordinairement l’heure où la poste passe.

Tu es prise, pauvre cousine; tu ne peux plus t’en dédire. Malgré l’augure de la Chaillot, cette Claire si folle, ou plutôt si sage, n’a pu l’être jusqu’au bout: te voilà dans les mêmes las dont tu pris tant de peine à me dégager & tu n’as pu conserver pour toi la liberté que tu m’as rendue. Mon tour de rire est-il donc venu? chére amie, il faudroit avoir ton charme & tes grâces pour savoir plaisanter comme toi & donner à la raillerie elle-même l’accent tendre & touchant des caresses. & puis quelle différence entre nous! De quel front pourrais-je me jouer d’un mal dont je suis la cause & que tu t’es fait pour me l’ôter? Il n’y a pas un sentiment dans ton coeur qui n’offre au mien quelque sujet de reconnaissance & tout, jusqu’à ta foiblesse, est en toi l’ouvrage de ta vertu. C’est cela même qui me console & m’égaye. Il faloit me plaindre & pleurer de mes fautes; mais on peut se moquer de la mauvaise honte qui te fait rougir d’un attachement aussi pur que toi.

Revenons au courrier d’Italie & laissons un moment les moralités. Ce seroit trop abuser de mes anciens titres; car il est permis d’endormir son auditoire, mais non pas de l’impatienter. Eh bien donc! ce courrier que je fais si lentement arriver, qu’a-t-il apporté? Rien que de bien sur la santé de nos amis & de plus une grande lettre pour toi. Ah! bon! je te vois déjà sourire & reprendre haleine; la lettre venue te fait attendre plus patiemment ce qu’elle contient.

Elle a pourtant bien son prix encore, même après s’être fait désirer; car elle respire une si… Mais je ne veux te parler que de nouvelles & surement ce que j’allois dire n’en est pas une.

Avec cette lettre, il en est venu une autre de Milord Edouard pour mon mari & beaucoup d’amitiés pour nous. Celle-ci contient véritablement des nouvelles & d’autant moins attendues que la premiere n’en dit rien. Ils devoient le lendemain partir pour Naples, où Milord a quelques affaires & d’où ils iront voir le Vésuve… Conçois-tu, ma chére, ce que cette vue a de si attrayant? Revenus à Rome, Claire, pense, imagine… Edouard est sur le point d’épouser… non, grace au ciel, cette indigne marquise; il marque, au contraire, qu’elle est fort mal. Qui donc? Laure, l’aimable Laure, qui… Mais pourtant… quel mariage!… Notre ami n’en dit pas un mot. aussi-tôt après ils partiront tous trois & viendront ici prendre leurs derniers arrangements. Mon mari ne m’a pas dit quels; mais il compte toujours que Saint-Preux nous restera.

Je t’avoue que son silence m’inquiete un peu. J’ai peine à voir clair dans tout cela; j’y trouve des situations bizarres & des jeux du coeur humain qu’on n’entend gueres. Comment un homme aussi vertueux a-t-il pu se prendre d’une passion si durable pour une aussi méchante femme que cette marquise? Comment elle-même, avec un caractere violent & cruel, a-t-elle pu concevoir & nourrir un amour aussi vif pour un homme qui lui ressembloit si peu, si tant est cependant qu’on puisse honorer du nom d’amour une fureur capable d’inspirer des crimes? Comment un jeune coeur aussi généreux, aussi tendre, aussi désintéressé que celui de Laure, a-t-il pu supporter ses premiers désordres? Comment s’en est-il retiré par ce penchant trompeur fait pour égarer son sexe & comment l’amour, qui perd tant d’honnêtes femmes, a-t-il pu venir à bout d’en faire une? Dis-moi, ma Claire, désunir deux coeurs qui s’aimoient sans se convenir; joindre ceux qui se convenoient sans s’entendre; faire triompher l’amour de l’amour même; du sein du vice & de l’opprobre tirer le bonheur & la vertu; délivrer son ami d’un monstre en lui créant pour ainsi dire une compagne… infortunée, il est vrai, mais aimable, honnête même, au moins si, comme je l’ose croire, on peut le redevenir; dis, celui qui auroit fait tout cela serait-il coupable? celui qui l’auroit souffert serait-il à blâmer?

Ladi Bomston viendra donc ici! ici, mon ange! Qu’en penses-tu? après tout, quel prodige ne doit pas être cette étonnante fille, que son éducation perdit, que son coeur a sauvée & pour qui l’amour fut la route de la vertu! Qui doit plus l’admirer que moi qui fis tout le contraire & que mon penchant seul égara quand tout concouroit à me bien conduire? Je m’avilis moins il est vrai; mais me suis-je élevée comme elle? Ai-je évité tant de pieges & fait tant de sacrifices? Du dernier degré de la honte elle a sçu remonter au premier degré de l’honneur: elle est plus respectable cent fois que si jamais elle n’eût été coupable. Elle est sensible & vertueuse; que lui faut-il pour nous ressembler!. S’il n’y a point de retour aux fautes de la jeunesse quel droit ai-je à plus d’indulgence? Devant qui dois-je espérer de trouver grâce & à quel honneur pourrais-je prétendre en refusant de l’honorer?

He bien! cousine, quand ma raison me dit cela, mon coeur en murmure; & sans que je puisse expliquer pourquoi, j’ai peine à trouver bon qu’Edouard ait fait ce mariage & que son ami s’en soit mêlé. O l’opinion! l’opinion! Qu’on a de peine à secouer son joug! Toujours elle nous porte à l’injustice; le bien passé s’efface par le mal présent; le mal passé ne s’effacera-t-il jamais par aucun bien?

J’ai laissé voir à mon mari mon inquiétude sur la conduite de Saint-Preux dans cette affaire. Il semble, ai-je dit, avoir honte d’en parler à ma cousine. Il est incapable de lâcheté, mais il est foible… trop d’indulgence pour les fautes d’un ami…-Non, m’a-t-il dit, il a fait son devoir; il le fera, je le sais; je ne puis rien vous dire de plus; mais Saint-Preux est un honnête garçon. Je réponds de lui, vous en serez contente… Claire, il est impossible que Wolmar me trompe & qu’il se trompe. Un discours si positif m’a fait rentrer en moi-même: j’ai compris que tous mes scrupules ne venoient que de fausse délicatesse & que, si j’étois moins vaine & plus équitable, je trouverois ladi Bomston plus digne de son rang.

Mais laissons un peu ladi Bomston & revenons à nous. Ne sens-tu point trop, en lisant cette lettre, que nos amis reviendront plustôt qu’ils n’étoient attendus & le coeur ne te dit-il rien? Ne bat-il point à présent plus fort qu’à l’ordinaire, ce coeur trop tendre & trop semblable au mien? Ne songe-t-il point au danger de vivre familierement avec un objet chéri, de le voir tous les jours, de loger sous le même toit? & si mes erreurs ne m’ôterent point ton estime, mon exemple ne te fait-il rien craindre pour toi? Combien dans nos jeunes ans la raison, l’amitié, l’honneur, t’inspirerent pour moi de craintes que l’aveugle amour me fit mépriser! C’est mon tour maintenant, ma douce amie; & j’ai de plus, pour me faire écouter, la triste autorité de l’expérience. Ecoute-moi donc tandis qu’il est temps, de peur qu’apres avoir passé la moitié de ta vie à déplorer mes fautes, tu ne passes l’autre à déplorer les tiennes. sur-tout ne te fie plus à cette gaieté folâtre qui garde celles qui n’ont rien à craindre & perd celles qui sont en danger. Claire! Claire! tu te moquois de l’amour une fois, mais c’est parce que tu ne le connaissois pas; & pour n’en avoir pas senti les traits, tu te croyois au-dessus de ses atteintes. Il se venge & rit à son tour. Apprends à te défier de sa traîtresse joie, ou crains qu’elle ne te coûte un jour bien des pleurs. chére amie, il est tems de te montrer à toi-même; car jusqu’ici tu ne t’es pas bien vue: tu t’es trompée sur ton caractere & tu n’as pas sçu t’estimer ce que tu valais. Tu t’es fiée aux discours de la Chaillot: sur ta vivacité badine elle te jugea peu sensible; mais un coeur comme le tien étoit au-dessus de sa portée. La Chaillot n’étoit pas faite pour te connoître; personne au monde ne t’a bien connue, excepté moi seule. Notre ami même a plutôt senti que vu tout ton prix. Je t’ai laissé ton erreur tant qu’elle a pu t’être utile; à présent qu’elle te perdrait, il faut te l’ôter.

Tu es vive & te crois peu sensible. Pauvre enfant, que tu t’abuses! ta vivacité même prouve le contraire! N’est-ce pas toujours sur des choses de sentiment qu’elle s’exerce? N’est-ce pas de ton coeur que viennent les grâces de ton enjouement? Tes railleries sont des signes d’intérêt plus touchans que les complimens d’un autre: tu caresses quand tu folâtres; tu ris, mais ton rire pénetre l’âme; tu ris, mais tu fais pleurer de tendresse & je te vois presque toujours sérieuse avec les indifférents.

Si tu n’étois que ce que tu prétends être, dis-moi ce qui nous uniroit si fort l’une à l’autre. Où seroit entre nous le lien d’une amitié sans exemple? Par quel prodige un tel attachement serait-il venu chercher par préférence un coeur si peu capable d’attachement? Quoi! celle qui n’a vécu que pour son amie ne sait pas aimer! celle qui voulut quitter pere, époux, parents & son pays, pour la suivre, ne sait préférer l’amitié à rien! & qu’ai-je donc fait, moi qui porte un coeur sensible? Cousine, je me suis laissé aimer; & j’ai beaucoup fait, avec toute ma sensibilité, de te rendre une amitié qui valût la tienne.

Ces contradictions t’ont donné de ton caractere l’idée la plus bizarre qu’une folle comme toi pût jamais concevoir, c’est de te croire à la fois ardente amie & froide amante. Ne pouvant disconvenir du tendre attachement dont tu te sentois pénétrée, tu crus n’être capable que de celui-là. Hors ta Julie, tu ne pensois pas que rien pût t’émouvoir au monde: comme si les coeurs naturellement sensibles pouvoient ne l’être que pour un objet & que, ne sachant aimer que moi, tu m’eusses pu bien aimer moi-même! Tu demandois plaisamment si l’âme avoit un sexe. Non, mon enfant, l’âme n’a point de sexe; mais ses affections les distinguent & tu commences trop à le sentir. Parce que le premier amant qui s’offrit ne t’avoit pas émue, tu crus aussi-tôt ne pouvoir l’être; parce que tu manquois d’amour pour ton soupirant, tu crus n’en pouvoir sentir pour personne. Quand il fut ton mari, tu l’aimas pourtant & si fort que notre intimité même en souffrit; cette ame si peu sensible sçut trouver à l’amour un supplément encore assez tendre pour satisfaire un honnête homme.

Pauvre cousine, c’est à toi désormois de résoudre tes propres doutes; & s’il est vrai Ch’un freddo amante e mal sicuro amico

j’ai grand’peur d’avoir maintenant une raison de trop pour compter sur toi; mais il faut que j’acheve de te dire là-dessus tout ce que je pense.

Je soupçonne que tu as aimé sans le savoir, bien plutôt que tu ne crois, ou du moins, que le même penchant qui me perdit t’eût séduite si je ne t’avois prévenue. Conçois-tu qu’un sentiment si naturel & si doux puisse tarder si long-tems à naître? Conçois-tu qu’à l’âge où nous étions on puisse impunément se familiariser avec un jeune homme aimable, ou qu’avec tant de conformité dans tous nos goûts, celui-ci seul ne nous eût pas été commun? Non, mon ange, tu l’aurois aimé, j’en suis sûre, si je ne l’eusse aimé la premiere. Moins foible & non moins sensible, tu aurois été plus sage que moi sans être plus heureuse. Mais quel penchant eût pu vaincre dans ton ame honnête l’horreur de la trahison & de l’infidélité? L’amitié te sauva des piéges de l’amour; tu ne vis plus qu’un ami dans l’amant de ton amie & tu rachetas ainsi ton coeur aux dépens du mien.

Ces conjectures ne sont pas même si conjectures que tu penses & si je voulois rappeler des tems qu’il faut oublier, il me seroit aisé de trouver dans l’intérêt que tu croyois ne prendre qu’à moi seule, un intérêt non moins vif pour ce qui m’étoit cher. N’osant l’aimer, tu voulois que je l’aimasse; tu jugeas chacun de nous nécessaire au bonheur de l’autre & ce coeur, qui n’a point d’égal au monde, nous en chérit plus tendrement tous les deux. Sois sûre que sans ta propre foiblesse tu m’aurois été moins indulgente; mais tu te serois reprochée sous le nom de jalousie une juste sévérité. Tu ne te sentois pas en droit de combattre en moi le penchant qu’il eût fallu vaincre; & craignant d’être perfide plutôt que sage, en immolant ton bonheur au nôtre, tu crus avoir assez fait pour la vertu.

Ma Claire, voilà ton histoire; voilà comment ta tyrannique amitié me force à te savoir gré de ma honte & à te remercier de mes torts. Ne crois pas pourtant que je veuille t’imiter en cela; je ne suis pas plus disposée à suivre ton exemple que toi le mien & comme tu n’as pas à craindre mes fautes, je n’ai plus, grace au ciel, tes raisons d’indulgence. Quel plus digne usage ai-je à faire de la vertu que tu m’as rendue, que de t’aider à la conserver?

Il faut donc te dire encore mon avis sur ton état présent. La longue absence de notre maître n’a pas changé tes dispositions pour lui: ta liberté recouvrée & son retour ont produit une nouvelle époque dont l’amour a sçu profiter. Un nouveau sentiment n’est pas né dans ton coeur; celui qui s’y cacha si long-tems n’a fait que se mettre plus à l’aise. Fiere d’oser te l’avouer à toi-même, tu t’es pressée de me le dire. Cet aveu te sembloit presque nécessaire pour le rendre tout-à-fait innocent; en devenant un crime pour ton amie, il cessoit d’en être un pour toi; & peut-être ne t’es-tu livrée au mal que tu combattois depuis tant d’années, que pour mieux achever de m’en guérir.

J’ai senti tout cela, ma chére; je me suis peu alarmée d’un penchant qui me servoit de sauvegarde & que tu n’avois point à te reprocher. Cet hiver que nous avons passé tous ensemble au sein de la paix & de l’amitié m’a donné plus de confiance encore, en voyant que, loin de rien perdre de ta gaieté, tu semblois l’avoir augmentée. Je t’ai vue tendre, empressée, attentive, mais franche dans tes caresses, naive dans tes jeux, sans mystere, sans ruses en toutes choses; & dans tes plus vives agaceries la joie de l’innocence réparoit tout.

Depuis notre entretien de l’Elysée je ne suis plus contente de toi. Je te trouve triste & rêveuse. Tu te plais seule autant qu’avec ton amie; tu n’as pas changé de langage, mais d’accent; tes plaisanteries sont plus timides; tu n’oses plus parler de lui si souvent: on diroit que tu crains toujours qu’il ne t’écoute & l’on voit à ton inquiétude que tu attends de ses nouvelles plutôt que tu n’en demandes.

Je tremble, bonne cousine, que tu ne sentes pas tout ton mal & que le trait ne soit enfoncé plus avant que tu n’as paru le craindre. Crois-moi, sonde bien ton coeur malade; dis-toi bien, je le répete, si, quelque sage qu’on puisse être, on peut sans risque demeurer long-tems avec ce qu’on aime & si la confiance qui me perdit est tout-à-fait sans danger pour toi. Vous êtes libres tous deux, c’est précisément ce qui rend les occasions plus suspectes. Il n’y a point dans un coeur vertueux de foiblesse qui cede au remords & je conviens avec toi qu’on est toujours assez forte contre le crime; mais, hélas! qui peut se garantir d’être foible? Cependant regarde les suites, songe aux effets de la honte. Il faut s’honorer pour être honorée. Comment peut-on mériter le respect d’autrui sans en avoir pour soi-même & où s’arrêtera dans la route du vice celle qui fait le premier pas sans effroi? Voilà ce que je dirois à ces femmes du monde pour qui la morale & la religion ne sont rien & qui n’ont de loi que l’opinion d’autrui. Mais toi, femme vertueuse & chrétienne, toi qui vois ton devoir & qui l’aimes, toi qui connois & suis d’autres regles que les jugemens publics, ton premier honneur est celui que te rend ta conscience & c’est celui-là qu’il s’agit de conserver.

Veux-tu savoir quel est ton tort en toute cette affaire? C’est, je te le redis, de rougir d’un sentiment honnête que tu n’as qu’à déclarer pour le rendre innocent. Mais avec toute ton humeur folâtre rien n’est si timide que toi. Tu plaisantes pour faire la brave & je vois ton pauvre coeur tout tremblant; tu fais avec l’amour, dont tu feins de rire, comme ces enfans qui chantent la nuit quand ils ont peur. O chére amie! souviens-toi de l’avoir dit mille fois, c’est la fausse honte qui mene à la véritable & la vertu ne sait rougir que de ce qui est mal. L’amour en lui-même est-il un crime? N’est-il pas le plus pur ainsi que le plus doux penchant de la nature? N’a-t-il pas une fin bonne & louable? Ne dédaigne-t-il pas les ames basses & rampantes? N’anime-t-il pas les ames grandes & fortes? N’anoblit-il pas tous leurs sentiments? Ne double-t-il pas leur être? Ne les éleve-t-il pas au-dessus d’elles-mêmes? Ah! si, pour être honnête & sage, il faut être inaccessible à ses traits, dis, que reste-t-il pour la vertu sur la terre? Le rebut de la nature & les plus vils des mortels.

Qu’as-tu donc fait que tu puisses te reprocher? N’as-tu pas fait choix d’un honnête homme? N’est-il pas libre? Ne l’es-tu pas? Ne mérite-t-il pas toute ton estime? N’as-tu pas toute la sienne? Ne seras-tu pas trop heureuse de faire le bonheur d’un ami si digne de ce nom, de payer de ton coeur & de ta personne les anciennes dettes de ton amie & d’honorer en l’élevant à toi le mérite outragé par la fortune?

Je vois les petits scrupules qui t’arrêtent: démentir une résolution prise & déclarée, donner un successeur au défunt, montrer sa foiblesse au public, épouser un aventurier, car les ames basses, toujours prodigues de titres flétrissans, sauront bien trouver celui-ci; voilà donc les raisons sur lesquelles tu aimes mieux te reprocher ton penchant que le justifier & couver tes feux au fond de ton coeur que les rendre légitimes! Mais, je te prie, la honte est-elle d’épouser celui qu’on aime, ou de l’aimer sans l’épouser? Voilà le choix qui te reste à faire. L’honneur que tu dois au défunt est de respecter assez sa veuve pour lui donner un mari plutôt qu’un amant; & si ta jeunesse te force à remplir sa place, n’est-ce pas rendre encore hommage à sa mémoire de choisir un homme qui lui fut cher?

Quant à l’inégalité, je croirois t’offenser de combattre une objection si frivole, lorsqu’il s’agit de sagesse & de bonnes moeurs. Je ne connois d’inégalité déshonorante que celle qui vient du caractere ou de l’éducation. A quelque état que parvienne un homme imbu de maximes basses, il est toujours honteux de s’allier à lui; mais un homme élevé dans des sentimens d’honneur est l’égal de tout le monde; il n’y a point de rang où il ne soit à sa place. Tu sais quel étoit l’avis de ton pere même, quand il fut question de moi pour notre ami. Sa famille est honnête quoique obscure; il jouit de l’estime publique, il la mérite. Avec cela, fût-il le dernier des hommes, encore ne faudrait-il pas balancer; car il vaut mieux déroger à la noblesse qu’à la vertu & la femme d’un charbonnier est plus respectable que la maîtresse d’un prince.

J’entrevois bien encore une autre espece d’embarras dans la nécessité de te déclarer la premiere; car, comme tu dois le sentir, pour qu’il ose aspirer à toi, il faut que tu le lui permettes; & c’est un des justes retours de l’inégalité, qu’elle coûte souvent au plus élevé des avances mortifiantes. Quant à cette difficulté, je te la pardonne & j’avoue même qu’elle me paraîtroit fort grave si je ne prenois soin de la lever. J’espere que tu comptes assez sur ton amie pour croire que ce sera sans te compromettre: de mon côté, je compte assez sur le succes pour m’en charger avec confiance; car, quoi que vous m’ayez dit autrefois tous deux sur la difficulté de transformer une amie en maîtresse, si je connois bien un coeur dans lequel j’ai trop appris à lire, je ne crois pas qu’en cette occasion l’entreprise exige une grande habileté de ma part. Je te propose donc de me laisser charger de cette négociation afin que tu puisses te livrer au plaisir que te fera son retour, sans mystere, sans regret, sans danger, sans honte. Ah! cousine, quel charme pour moi de réunir à jamais deux coeurs si bien faits l’un pour l’autre & qui se confondent depuis si long-tems dans le mien! Qu’ils s’y confondent mieux encore s’il est possible; ne soyez plus qu’un pour vous & pour moi. Oui, ma Claire, tu serviras encore ton amie en couronnant ton amour; & j’en serai plus sûre de mes propres sentiments, quand je ne pourrai plus les distinguer entre vous.

Que si, malgré mes raisons, ce projet ne te convient pas, mon avis est qu’à quelque prix que ce soit nous écartions de nous cet homme dangereux, toujours redoutable à l’une ou à l’autre; car, quoi qu’il arrive, l’éducation de nos enfans nous importe encore moins que la vertu de leurs meres. Je te laisse le tems de réfléchir sur tout ceci durant ton voyage: nous en parlerons après ton retour.

Je prends le parti de t’envoyer cette lettre en droiture à Geneve, parce que tu n’as dû coucher qu’une nuit à Lausanne & qu’elle ne t’y trouveroit plus. Apporte-moi bien des détails de la petite république. Sur tout le bien qu’on dit de cette ville charmante, je t’estimerois heureuse de l’aller voir, si je pouvois faire cas des plaisirs qu’on achete aux dépens de ses amis. Je n’ai jamais aimé le luxe & je le hais maintenant de t’avoir ôtée à moi pour je ne sais combien d’années. Mon enfant, nous n’allâmes ni l’une ni l’autre faire nos emplettes de noce à Geneve; mais, quelque mérite que puisse avoir ton frere, je doute que ta belle-soeur soit plus heureuse avec sa dentelle de Flandre & ses étoffes des Indes que nous dans notre simplicité. Je te charge pourtant, malgré ma rancune, de l’engager à venir faire la noce à Clarens. Mon pere écrit au tien & mon mari à la mere de l’épouse, pour les en prier. Voilà les lettres, donne-les & soutiens l’invitation de ton crédit renaissant: c’est tout ce que je puis faire pour que la fête ne se fasse pas sans moi; car je te déclare qu’à quelque prix que ce soit je ne veux pas quitter ma famille. Adieu, cousine: un mot de tes nouvelles & que je sache au moins quand je dois t’attendre. Voici le deuxieme jour depuis ton départ & je ne sais plus vivre si long-tems sans toi.

P.S. Tandis que j’achevois cette lettre interrompue, Mlle Henriette se donnoit les airs d’écrire aussi de son côté. Comme je veux que les enfans disent toujours ce qu’ils pensent & non ce qu’on leur fait dire, j’ai laissé la petite curieuse écrire tout ce qu’elle a voulu sans y changer un seul mot. Troisieme lettre ajoutée à la mienne. Je me doute bien que ce n’est pas encore celle que tu cherchois du coin de l’oeil en furetant ce paquet. Pour celle-là, dispense-toi de l’y chercher plus longtemps, car tu ne la trouveras pas. Elle est adressée à Clarens; c’est à Clarens qu’elle doit être lue: arrange-toi là-dessus.

LETTRE XIV. D’HENRIETTE A SA MERE

Où êtes-vous donc, Maman? On dit que vous êtes à Geneve & que c’est si loin, si loin, qu’il faudroit marcher deux jours tout le jour pour vous atteindre: voulez-vous donc faire aussi le tour du monde? Mon petit papa est parti ce matin pour Etange; mon petit grand-papa est à la chasse; ma petite maman vient de s’enfermer pour écrire; il ne reste que ma mie Pernette & ma mie Fanchon. Mon Dieu! je ne sais plus comment tout va; mais depuis le départ de notre bon ami, tout le monde s’éparpille. Maman, vous avez commencé la premiere. On s’ennuyoit déjà bien quand vous n’aviez plus personne à faire endêver. Oh! c’est encore pis depuis que vous êtes partie; car la petite maman n’est pas non plus de si bonne humeur que quand vous y êtes. Maman, mon petit mali se porte bien; mais il ne vous aime plus, parce que vous ne l’avez pas fait sauter hier comme à l’ordinaire. Moi, je crois que je vous aimerois encore un peu si vous reveniez bien vite, afin qu’on ne s’ennuyât pas tant. Si vous voulez m’appaiser tout-à-fait, apportez à mon petit Mali quelque chose qui lui fasse plaisir. Pour l’appaiser, lui, vous aurez bien l’esprit de trouver aussi ce qu’il faut faire. Ah mon Dieu! si notre bon ami étoit ici, comme il l’auroit déjà deviné! mon bel éventail est tout brisé; mon ajustement bleu n’est plus qu’un chiffon; ma piece de blonde est en loques; mes mitaines à jouer ne valent plus rien. Bonjour, maman; il faut finir ma lettre, car la petite Maman vient de finir la sienne & sort de son cabinet. Je crois qu’elle a les yeux rouges, mais je n’ose le lui dire; mais en lisant ceci elle verra bien que je l’ai vu. Ma bonne maman, que vous êtes méchante, si vous faites pleurer ma petite maman!

P.S. J’embrasse mon grand-papa, j’embrasse mes oncles, j’embrasse ma nouvelle tante & sa maman; j’embrasse tout le monde excepté vous. Maman, vous m’entendez bien; je n’ai pas pour vous de si longs bras.

Fin de la cinquieme Partie.

SIXIEME PARTIE LETTRE I. DE MDE. D’ORBE À MDE. DE WOLMAR

Avant de partir de Lausanne il faut t’écrire un petit mot pour t’apprendre que j’y suis arrivée; non pas pourtant aussi joyeuse que j’espérois. Je me faisois une fête de ce petit voyage qui t’a toi-même si souvent tentée; mais en refusant d’en être, tu me l’as rendu presque importun; car quelle ressource y trouverai-je? S’il est ennuyeux, j’aurai l’ennui pour mon compte; & s’il est agréable, j’aurai le regret de m’amuser sans toi. Si je n’ai rien à dire contre tes raisons, crois-tu pour cela que je m’en contente? Ma foi, cousine, tu te trompes bien fort & c’est encore ce qui me fâche, de n’être pas même en droit de me fâcher. Dis, mauvaise, n’as-tu pas honte d’avoir toujours raison avec ton amie & de résister à ce qui lui fait plaisir, sans lui laisser même celui de gronder? Quand tu aurois planté là pour huit jours ton mari, ton ménage & tes marmots, ne diroit-on pas que tout eût été perdu? Tu aurois fait une étourderie, il est vrai; mais tu en vaudrois cent fois mieux; au lieu qu’en te mêlant d’être parfaite, tu ne seras plus bonne à rien & tu n’auras qu’à te chercher des amis parmi les Anges.

Malgré les mécontentemens passés, je n’ai pu sans attendrissement me retrouver au milieu de ma famille; j’y ai été reçue avec plaisir, ou du moins avec beaucoup de caresses. J’attends pour te parler de mon frere que j’aye fait connoissance avec lui. Avec une assez belle figure, il a l’air empesé du pays où il vient. Il est sérieux & froid; je lui trouve même un peu de morgue: j’ai grand’peur pour la petite personne, qu’au lieu d’être un aussi bon mari que les nôtres, il ne tranche un peu du seigneur & maître.

Mon pere a été si charmé de me voir, qu’il a quitté pour m’embrasser la relation d’une grande bataille que les François viennent de gagner en Flandre, comme pour vérifier la prédiction de l’ami de notre ami. Quel bonheur qu’il n’ait pas été là! Imagines-tu le brave Edouard voyant fuir les Anglois & fuyant lui-même?…. Jamais, jamais!…. Il se fût fait tuer cent fois.

Mais à propos de nos amis, il y a long-tems qu’ils ne nous ont écrit. N’était-ce pas hier, je crois, jour de courrier? Si tu reçois de leurs lettres, j’espere que tu n’oublieras pas l’intérêt que j’y prends.

Adieu, cousine, il faut partir. J’attends de tes nouvelles à Geneve, où nous comptons arriver demain pour dîner. Au reste, je t’avertis que de maniere ou d’autre la noce ne se fera pas sans toi & que si tu ne veux pas venir à Lausanne, moi je viens avec tout mon monde mettre Clarens au pillage & boire les vins de tout l’univers.

LETTRE II. DE MDE. D’ORBE A MDE. DE WOLMAR

A Merveille, soeur prêcheuse! mais tu comptes un peu trop, ce me semble, sur l’effet salutaire de tes sermons: sans juger s’ils endormoient beaucoup autrefois ton ami, je t’avertis qu’ils n’endorment point aujourd’hui ton amie; & celui que j’ai reçu hier au soir, loin de m’exciter au sommeil, me l’a ôté durant la nuit entiere. Gare la paraphrase de mon argus, s’il voit cette lettre! mais j’y mettrai bon ordre & je te jure que tu te brûleras les doigts plutôt que de la lui montrer.

Si j’allois te récapituler point par point, j’empiéterois sur tes droits; il vaut mieux suivre ma tête; & puis, pour avoir l’air plus modeste & ne pas te donner trop beau jeu, je ne veux pas d’abord parler de nos voyageurs & du courrier d’Italie. Le pis aller, si cela m’arrive, sera de récrire ma lettre & de mettre le commencement à la fin. Parlons de la prétendue Ladi Bomston.

Je m’indigne à ce seul titre. Je ne pardonnerois pas plus à St. Preux de le laisser prendre à cette fille, qu’à Edouard de le lui donner & à toi de le reconnoître. Julie de Wolmar recevoir Lauretta Pisana dans sa maison! la souffrir auprès d’elle! eh! mon enfant, y penses-tu? Quelle douceur cruelle est-cela? Ne sais-tu pas que l’air qui t’entoure est mortel à l’infamie? La pauvre malheureuse oseroit-elle mêler son haleine à la tienne, oseroit-elle respirer près de toi? Elle y seroit plus mal à son aise qu’un possédé touché par des reliques; ton seul regard la feroit rentrer en terre; ton ombre seule la tueroit.

Je ne méprise point Laure, à Dieu ne plaise: au contraire, je l’admire & la respecte d’autant plus qu’un pareil retour est héroïque & rare. En est-ce assez pour autoriser les comparaisons basses avec lesquelles tu t’oses profaner toi-même; comme si dans ses plus grandes foiblesses le véritable amour ne gardoit pas la personne & ne rendoit pas l’honneur plus jaloux? Mais je t’entends & je t’excuse. Les objets éloignés & bas se confondent maintenant à ta vue; dans ta sublime élévation tu regardes la terre & n’en vois plus les inégalités. Ta dévote humilité sait mettre à profit jusqu’à ta vertu.

Hé bien! que sert tout cela? Les sentimens naturels en reviennent-ils moins? L’amour-propre en fait-il moins son jeu? Malgré toi tu sens ta répugnance, tu la taxes d’orgueil, tu la voudrois combattre, tu l’imputes à l’opinion. Bonne fille! & depuis quand l’opprobre du vice n’est-il que dans l’opinion? Quelle société conçois-tu possible avec une femme devant qui l’on ne sauroit nommer la chasteté, l’honnêteté, la vertu, sans lui faire verser des larmes de honte, sans ranimer ses douleurs, sans insulter presque à son repentir? Crois-moi, mon ange, il faut respecter Laure & ne la point voir. La fuir est un égard que lui doivent d’honnêtes femmes; elle auroit trop à souffrir avec nous.

Ecoute. Ton coeur te dit que ce mariage ne se doit point faire? N’est-ce pas te dire qu’il ne se fera point?… Notre ami, dis-tu, n’en parle pas dans sa lettre… Dans la lettre que tu dis qu’il m’écrit?… Et tu dis que cette lettre est fort longue?… Et puis vient le discours de ton mari… il est mystérieux, ton mari!… vous êtes un couple de fripons qui me jouez d’intelligence; mais… Son sentiment, au reste, n’étoit pas ici fort nécessaire… sur-tout pour toi qui as vu la lettre… ni pour moi qui ne l’ai pas vue… car je suis plus sûre de ton ami, du mien, que de toute la philosophie.

Ah çà! ne voilà-t-il pas déjà cet importun qui revient, on ne sait comment? Ma foi, de peur qu’il ne revienne encore, puisque je suis sur son chapitre, il faut que je l’épuise, afin de n’en pas faire à deux fois.

N’allons point nous perdre dans le pays des chimeres. Si tu n’avois pas été Julie, si ton ami n’eût pas été ton amant, j’ignore ce qu’il eût été pour moi, je ne sais ce que j’aurois été moi-même. Tout ce que je sais bien, c’est que, si sa mauvaise étoile me l’eût adressé d’abord, c’étoit fait de sa pauvre tête &, que je sois folle ou non, je l’aurois infailliblement rendu fou. Mais qu’importe ce que je pouvois être? Parlons de ce que je suis. La premiere chose que j’ai faite a été de t’aimer. Dès nos premiers ans mon coeur s’absorba dans le tien. Toute tendre & sensible que j’eusse été, je ne sçus plus aimer ni sentir par moi-même. Tous mes sentimens me vinrent de toi; toi seule me tins lieu de tout & je ne vécus que pour être ton amie. Voilà ce que vit la Chaillot; voilà sur quoi elle me jugea; réponds, cousine, se trompa-t-elle?

Je fis mon frere de ton ami, tu le sais: l’amant de mon amie me fut comme le fils de ma mere. Ce ne fut point ma raison, mais mon coeur qui fit ce choix. J’eusse été plus sensible encore, que je ne l’aurois pas autrement aimé. Je t’embrassois en embrassant la plus chére moitié de toi-même; j’avois pour garant de la pureté de mes caresses leur propre vivacité. Une fille traite-t-elle ainsi ce qu’elle aime? Le traitois-tu toi-même ainsi? Non, Julie, l’amour chez nous est craintif & timide; la réserve & la honte sont ses avances, il s’annonce par ses refus, & sitôt qu’il transforme en faveurs les caresses, il en sait bien distinguer le prix. L’amitié est prodigue, mais l’amour est avare.

J’avoue que de trop étroites liaisons sont toujours périlleuses à l’âge où nous étions lui & moi; mais tous deux le coeur plein du même objet, nous nous accoutumâmes tellement à le placer entre nous, qu’à moins de t’anéantir nous ne pouvions plus arriver l’un à l’autre. La familiarité même dont nous avions pris la douce habitude, cette familiarité dans tout autre cas si dangereuse, fut alors ma sauve-garde. Nos sentimens dépendent de nos idées, & quand elles ont pris un certain cours, elles en changent difficilement. Nous en avions trop dit sur un ton pour recommencer sur un autre; nous étions déjà trop loin pour revenir sur nos pas. L’amour veut faire tout son progrès lui-même, il n’aime point que l’amitié lui épargne la moitié du chemin. Enfin, je l’ai dit autrefois & j’ai lieu de le croire encore, on ne prend guere de baisers coupables sur la même bouche où l’on en prit d’innocens.

A l’appui de tout cela vint celui que le Ciel destinoit à faire le court bonheur de ma vie. Tu le sais, cousine, il étoit jeune, bien fait, honnête, attentif, complaisant; il ne savoit pas aimer comme ton ami; mais c’étoit moi qu’il aimoit & quand on a le coeur libre, la passion qui s’adresse à nous a toujours quelque chose de contagieux. Je lui rendis donc du mien tout ce qu’il en restoit à prendre & sa part fut encore assez bonne pour ne lui pas laisser de regret à son choix. Avec cela, qu’avois-je à redouter? J’avoue même que les droits du sexe joints à ceux du devoir porterent un moment préjudice aux tiens & que livrée à mon nouvel état je fus d’abord plus épouse qu’amie; mais en revenant à toi je te rapportai deux coeurs au lieu d’un & je n’ai pas oublié depuis, que je suis restée seule chargée de cette double dette.

Que te dirai-je encore, ma douce amie? Au retour de notre ancien maître, c’étoit, pour ainsi dire une nouvelle connoissance à faire: je crus le voir avec d’autres yeux; je crus sentir en l’embrassant un frémissement qui jusque-là m’avoit été inconnu; plus cette émotion me fut délicieuse, plus elle me fit de peur: je m’alarmai comme d’un crime, d’un sentiment qui n’existoit peut-être que parce qu’il n’étoit plus criminel. Je pensai trop que ton amant ne l’étoit plus & qu’il ne pouvoit plus l’être; je sentis trop qu’il étoit libre & que je l’étois aussi. Tu sais le reste, aimable cousine, mes frayeurs, mes scrupules te furent connus aussi-tôt qu’à moi. Mon coeur sans expérience s’intimidoit tellement d’un état si nouveau pour lui, que je me reprochois mon empressement de te rejoindre, comme s’il n’eût pas précédé le retour de cet ami. Je n’aimois point qu’il fût précisément où je désirois si fort d’être & je crois que j’aurois moins souffert de sentir ce desir plus tiede que d’imaginer qu’il ne fût pas tout pour toi.

Enfin, je te rejoignis & je fus presque rassurée. Je m’étois moins reproché ma foiblesse après t’en avoir fait l’aveu. Près de toi je me la reprochois moins encore; je crus m’être mise à mon tour sous ta garde & je cessai de craindre pour moi. Je résolus, par ton conseil même de ne point changer de conduite avec lui. Il est constant qu’une plus grande réserve eût été une espece de déclaration & ce n’étoit que trop de celles qui pouvoient m’échapper malgré moi, sans en faire une volontaire. Je continuai donc d’être badine par honte & familiere par modestie; mais peut-être tout cela se faisant moins naturellement ne se faisoit-il plus avec la même mesure. De folâtre que j’étois, je devins tout-à-fait folle & ce qui m’en accrut la confiance, fut de sentir que je pouvois l’être impunément. Soit que l’exemple de ton retour à toi-même me donnât plus de force pour t’imiter; soit que ma Julie épure tout ce qui l’approche, je me trouvai tout-à-fait tranquille & il ne me resta de mes premieres émotions qu’un sentiment très-doux, il est vrai, mais calme & paisible & qui ne demandoit rien de plus à mon coeur que la durée de l’état où j’étois.

Oui, chére amie, je suis tendre & sensible aussi-bien que toi; mais je le suis d’une autre maniere. Mes affections sont plus vives; les tiennes sont plus pénétrantes. Peut-être avec des sens plus animés, ai-je plus de ressources pour leur donner le change & cette même gaieté qui coûte l’innocence à tant d’autres me l’a toujours conservée. Ce n’a pas toujours été sans peine, il faut l’avouer. Le moyen de rester veuve à mon âge & de ne pas sentir quelquefois que les jours ne sont que la moitié de la vie? Mais comme tu l’as dit & comme tu l’éprouves, la sagesse est un grand moyen d’être sage; car avec toute ta bonne contenance, je ne te crois pas dans un cas fort différent du mien. C’est alors que l’enjouement vient à mon secours & fait plus, peut-être, pour la vertu que n’eussent fait les graves leçons de la raison. Combien de fois dans le silence de la nuit, où l’on ne peut s’échapper à soi-même, j’ai chassé des idées importunes en méditant des tours pour le lendemain! combien de fois j’ai sauvé les dangers d’un tête-à-tête par une saillie extravagante! tiens, ma chére, il y a toujours, quand on est foible, un moment où la gaieté devient sérieuse & ce moment ne viendra point pour moi. Voilà ce que je crois sentir; & de quoi je t’ose répondre.

Après cela, je te confirme librement tout ce que je t’ai dit dans l’Elysée sur livrois de meilleur coeur au charme de vivre avec ce que j’aime, en sentant que je ne desirois rien de plus. Si ce tems eût duré toujours, je n’en aurois jamais souhaité un autre. Ma gaieté venoit de contentement & non d’artifice. Je tournois en espiéglerie le plaisir de m’occuper de lui sans cesse. Je sentois qu’en me bornant à rire je ne m’apprêtois point de pleurs.

Ma foi, cousine, j’ai cru m’appercevoir quelquefois que le jeu ne lui déplaisoit pas trop à lui-même. Le rusé n’étoit pas fâché d’être fâché & il ne s’appaisoit avec tant de peine que pour se faire appaiser plus long-tems. J’en tirois occasion de lui tenir des propos assez tendres en paroissant me moquer de lui; c’étoit à qui des deux seroit le plus enfant. Un jour qu’en ton absence il jouoit aux échecs avec ton mari & que je jouois au volant avec la Fanchon dans la même salle, elle avoit le mot & j’observois notre Philosophe. A son air humblement fier & à la promptitude de ses coups, je vis qu’il avoit beau jeu. La table étoit petite & l’échiquier débordoit. J’attendis le moment & sans paroître y tâcher, d’un revers de raquette je renversai l’échec-&-mat. Tu ne vis de tes jours pareille colere, il étoit si furieux que lui ayant laissé le choix d’un soufflet ou d’un baiser pour ma pénitence, il se détourna quand je lui présentai la joue. Je lui demandai pardon; il fut inflexible: il m’auroit laissée à genoux si je m’y étois mise. Je finis par lui faire une autre piece qui lui fit oublier la premiere & nous fûmes meilleurs amis que jamais.

Avec une autre méthode, infailliblement je m’en serois moins bien tirée & je m’apperçus une fois que si le jeu fût devenu sérieux, il eût pu trop l’être. C’étoit un soir qu’il nous accompagnoit ce duo si simple & si touchant de Leo, vado a morir, ben mio. Tu chantois avec assez de négligence, je n’en faisois pas de même; &, comme j’avois une main appuyée sur le clavecin, au moment le plus pathétique & où j’étois moi-même émue, il appliqua sur cette main un baiser que je sentis sur mon coeur. Je ne connois pas bien les baisers de l’amour, mais ce que je peux te dire, c’est que jamais l’amitié, pas même la nôtre, n’en a donné ni reçu de semblable à celui-là. Hé bien! mon enfant, après de pareils momens que devient-on quand on s’en va rêver seule & qu’on emporte avec soi leur souvenir? Moi, je troublai la musique, il falut danser, je fis danser le Philosophe, on soupa presque en l’air, on veilla fort avant dans la nuit, je fus me coucher bien lasse & je ne fis qu’un sommeil.

J’ai donc de fort bonnes raisons pour ne point gêner mon humeur ni changer de manieres. Le moment qui rendra ce changement nécessaire est si près, que ce n’est pas la peine d’anticiper. Le tems ne viendra que trop tôt d’être prude & réservée; tandis que je compte encore par vingt, je me dépêche d’user de mes droits; car passé la trentaine on n’est plus folle mais ridicule & ton épilogueur d’homme ose bien me dire qu’il ne me reste que six mois encore à retourner la salade avec les doigts. Patience! pour payer ce sarcasme, je prétends la lui retourner dans six ans, je te jure qu’il faudra qu’il la mange; mais revenons.

Si l’on n’est pas maître de ses sentimens, au moins on l’est de sa conduite. Sans doute je demanderois au Ciel un coeur plus tranquille, mais puissé-je à mon dernier jour offrir au Souverain Juge une vie aussi peu criminelle que celle que j’ai passée cet hiver! En vérité, je ne me reprochois rien auprès du seul homme qui pouvoit me rendre coupable. Ma chére, il n’en est pas de même depuis qu’il est parti; en m’accoutumant à penser à lui dans son absence, j’y pense à tous les instans du jour & je trouve son image plus dangereuse que sa personne. S’il est loin, je suis amoureuse; s’il est près, je ne suis qu’une folle; qu’il revienne & je ne le crains plus.

Au chagrin de son éloignement s’est jointe l’inquiétude de son rêve. Si tu as tout mis sur le compte de l’amour, tu t’es trompée; l’amitié avoit part à ma tristesse. Depuis leur départ je te voyois pâle & changée; à chaque instant je pensois te voir tomber malade. Je ne suis pas crédule, mais craintive. Je sais bien qu’un songe n’amene pas un événement, mais j’ai toujours peur que l’événement n’arrive à sa suite. A peine ce maudit rêve m’a-t-il laissé une nuit tranquille, jusqu’à ce que je t’aye vue bien remise & reprendre tes couleurs. Dussé-je avoir mis sans le savoir un intérêt suspect à cet empressement, il est sûr que j’aurois donné tout au monde pour qu’il se fût montré quand il s’en retourna comme un imbécile. Enfin ma vaine terreur s’en est allée avec ton mauvois visage. Ta santé, ton appétit, ont plus fait que tes plaisanteries & je t’ai vue si bien argumenter à table contre mes frayeurs, qu’elles se sont tout-à-fait dissipées. Pour surcroît de bonheur il revient & j’en suis charmée à tous égards. Son retour ne m’alarme point, il me rassure; & sitôt que nous le verrons, je ne craindrai plus rien pour tes jours ni pour mon repos. Cousine, conserve-moi mon amie & ne sois point en peine de la tienne; je réponds d’elle tant qu’elle t’aura… Mais, mon Dieu, qu’ai-je donc qui m’inquiete encore & me serre le coeur sans savoir pourquoi? Ah! mon enfant, faudra-t-il un jour qu’une des deux survive à l’autre? Malheur à celle sur qui doit tomber un sort si cruel! elle restera peu digne de vivre, ou sera morte avant sa mort.

Pourrais-tu me dire à propos de quoi je m’épuise en sottes lamentations? Foin de ces terreurs paniques qui n’ont pas le sens commun! au lieu de parler de mort, parlons de mariage, cela sera plus amusant. Il y a long-tems que cette idée est venue à ton mari & s’il ne m’en eût jamais parlé, peut-être ne me fût-elle point venue à moi-même. Depuis lors j’y ai pensé quelquefois, & toujours avec dédain. Fi! cela vieillit une jeune veuve; si j’avois des enfans d’un second lit, je me croirois la grand’mere de ceux du premier. Je te trouve aussi fort bonne de faire avec légereté les honneurs de ton amie & de regarder cet arrangement comme un soin de ta bénigne charité. Oh bien! je t’apprends, moi, que toutes les raisons fondées sur tes soucis obligeans ne valent pas la moindre des miennes contre un second mariage.

Parlons sérieusement. Je n’ai pas l’ame assez basse pour faire entrer dans ces raisons la honte de me rétracter d’un engagement téméraire pris avec moi seule, ni la crainte du blâme en faisant mon devoir, ni l’inégalité des fortunes dans un cas où tout l’honneur est pour celui des deux à qui l’autre veut bien devoir la sienne; mais, sans répéter ce que je t’ai dit tant de fois sur mon humeur indépendante & sur mon éloignement naturel pour le joug du mariage, je me tiens à une seule objection & je la tire de cette voix si sacrée que personne au monde ne respecte autant que toi. Leve cette objection, cousine, & je me rends. Dans tous ces jeux qui te donnent tant d’effroi, ma conscience est tranquille. Le souvenir de mon mari ne me fait point rougir; j’aime à l’appeler à témoin de mon innocence & pourquoi craindrais-je de faire devant son image tout ce que je faisois devant lui? En serait-il de même, ô Julie, si je violois les sains engagemens qui nous unirent; que j’osasse jurer à un autre l’amour éternel que je lui jurai tant de fois; que mon coeur, indignement partagé, dérobât à sa mémoire ce qu’il donneroit à son successeur & ne pût sans offenser l’un des deux remplir ce qu’il doit à l’autre? Cette même image qui m’est si chére ne me donneroit qu’épouvante & qu’effroi; sans cesse elle viendroit empoisonner mon bonheur & son souvenir qui fait la douceur de ma vie en feroit le tourment. Comment oses-tu me parler de donner un successeur à mon mari, après avoir juré de n’en jamais donner au tien? comme si les raisons que tu m’allegues t’étoient moins applicables en pareil cas! Ils s’aimerent? C’est pis encore. Avec quelle indignation verrait-il un homme qui lui fut cher usurper ses droits & rendre sa femme infidele! Enfin, quand il seroit vrai que je ne lui dois plus rien à lui-même, ne dois-je rien au cher gage de son amour & puis-je croire qu’il eût jamais voulu de moi, s’il eût prévu que j’eusse un jour exposé sa fille unique à se voir confondue avec les enfans d’un autre?

Encore un mot & j’ai fini. Qui t’a dit que tous les obstacles viendroient de moi seule? En répondant de celui que cet engagement regarde, n’as-tu point plutôt consulté ton désir que ton pouvoir? Quand tu serois sûre de son aveu, n’aurais-tu donc aucun scrupule de m’offrir un coeur usé par une autre passion? Crois-tu que le mien dût s’en contenter & que je pusse être heureuse avec un homme que je ne rendrois pas heureux? Cousine, penses-y mieux; sans exiger plus d’amour que je n’en puis ressentir moi-même, tous les sentimens que j’accorde je veux qu’ils me soient rendus; & je suis trop honnête femme pour pouvoir me passer de plaire à mon mari. Quel garant as-tu donc de tes espérances? Un certain plaisir à se voir, qui peut être l’effet de la seule amitié; un transport passager qui peut naître à notre âge de la seule différence du sexe; tout cela suffit-il pour les fonder? Si ce transport eût produit quelque sentiment durable, est-il croyable qu’il s’en fût tu non seulement à moi, mais à toi, mais à ton mari, de qui ce propos n’eût pu qu’être favorablement reçu? En a-t-il jamais dit un mot à personne? Dans nos tête-à-tête a-t-il jamais été question que de toi? A-t-il jamais été question de moi dans les vôtres? Puis-je penser que, s’il avoit eu là-dessus quelque secret pénible à garder, je n’aurois jamais apperçu sa contrainte, ou qu’il ne lui seroit jamais échappé d’indiscrétion? Enfin, même depuis son départ, de laquelle de nous deux parle-t-il le plus dans ses lettres, de laquelle est-il occupé dans ses songes? Je t’admire de me croire sensible, & tendre & de ne pas imaginer que je me dirai tout cela! Mais j’aperçois vos ruses, ma mignonne; c’est pour vous donner droit de représailles que vous m’accusez d’avoir jadis sauvé mon coeur aux dépens du vôtre. Je ne suis pas la dupe de ce tour-là.

Voilà toute ma confession, cousine: je l’ai faite pour t’éclairer & non pour te contredire. Il me reste à te déclarer ma résolution sur cette affaire. Tu connois à présent mon intérieur aussi bien & peut-être mieux que moi-même: mon honneur, mon bonheur, te sont chers autant qu’à moi & dans le calme des passions la raison te fera mieux voir où je dois trouver l’un & l’autre. Charge-toi donc de ma conduite; je t’en remets l’entiere direction. Rentrons dans notre état naturel & changeons entre nous de métier; nous nous en tirerons mieux toutes deux. Gouverne; je serai docile: c’est à toi de vouloir ce que je dois faire, à moi de faire ce que tu voudras. Tiens mon ame à couvert dans la tienne; que sert aux inséparables d’en avoir deux?

Ah ça! revenons à présent à nos voyageurs. Mais j’ai déjà tant parlé de l’un que je n’ose plus parler de l’autre, de peur que la différence du style ne se fît un peu trop sentir & que l’amitié même que j’ai pour l’Anglois ne dît trop en faveur du Suisse. & puis, que dire sur des lettres qu’on n’a pas vues? Tu devois bien au moins m’envoyer celle de Milord Edouard; mais tu n’as osé l’envoyer sans l’autre & tu as fort bien fait… Tu pouvois pourtant faire mieux encore… Ah! vivent les duegnes de vingt ans! elles sont plus traitables qu’à trente.

Il faut au moins que je me venge en t’apprenant ce que tu as opéré par cette belle réserve; c’est de me faire imaginer la lettre en question… cette lettre si… cent fois plus si qu’elle ne l’est réellement. De dépit je me plois à la remplir de choses qui n’y sauroient être. Va, si je n’y suis pas adorée, c’est à toi que je ferai payer tout ce qu’il en faudra rabattre.

En vérité, je ne sais après tout cela comment tu m’oses parler du courrier d’Italie. Tu prouves que mon tort ne fut pas de l’attendre, mais de ne pas l’attendre assez long-tems. Un pauvre petit quart d’heure de plus, j’allois au-devant du paquet, je m’en emparois la premiere, je lisais, le tout à mon aise & c’étoit mon tour de me faire valoir. Les raisins sont trop verts. On me retient deux lettres; mais j’en ai deux autres que, quoi que tu puisses croire, je ne changerois sûrement pas contre celle-là, quand tous les si du monde y seraient. Je te jure que si celle d’Henriette ne tient pas sa place à côté de la tienne, c’est qu’elle la passe & que ni toi ni moi n’écrirons de la vie rien d’aussi joli. & puis on se donnera les airs de traiter ce prodige de petite impertinente! Ah! c’est assurément pure jalousie. En effet, te voit-on jamais à genoux devant elle lui baiser humblement les deux mains l’une après l’autre? grace à toi, la voilà modeste comme une vierge & grave comme un Caton; respectant tout le monde; jusqu’à sa mere: il n’y a plus le mot pour rire à ce qu’elle dit; à ce qu’elle écrit, passe encore. Aussi, depuis que j’ai découvert ce nouveau talent, avant que tu gâtes ses lettres comme ses propos, je compte établir de sa chambre à la mienne un courrier d’Italie dont on n’escamotera point les paquets.

Adieu, petite cousine. Voilà des réponses qui t’apprendront à respecter mon crédit renaissant. Je voulois te parler de ce pays & de ses habitants, mais il faut mettre fin à ce volume; & puis tu m’as toute brouillée avec tes fantaisies & le mari m’a presque fait oublier les hôtes. Comme nous avons encore cinq ou six jours à rester ici & que j’aurai le tems de mieux revoir le peu que j’ai vu, tu ne perdras rien pour attendre & tu peux compter sur un second tome avant mon départ.

LETTRE III. DE MILORD EDOUARD A M. DE WOLMAR

Non, cher Wolmar, vous ne vous êtes point trompé; le jeune homme est sûr; mais moi je ne le suis guere & j’ai failli payer cher l’expérience qui m’en a convaincu. Sans lui je succombois moi-même à l’épreuve que je lui avois destinée. Vous savez que, pour contenter sa reconnaissance & remplir son coeur de nouveaux objets, j’affectois de donner à ce voyage plus d’importance qu’il n’en avoit réellement. D’anciens penchans à flatter, une vieille habitude à suivre encore une fois, voilà, avec ce qui se rapportoit à Saint-Preux, tout ce qui m’engageoit à l’entreprendre. Dire les derniers adieux aux attachemens de ma jeunesse, ramener un ami parfaitement guéri, voilà tout le fruit que j’en voulois recueillir.

Je vous ai marqué que le songe de Villeneuve m’avoit laissé des inquiétudes. Ce songe me rendit suspects les transports de joie auxquels il s’étoit livré, quand je lui avois annoncé qu’il étoit le maître d’élever vos enfans & de passer sa vie avec vous. Pour mieux l’observer dans les effusions de son coeur, j’avois d’abord prévenu ses difficultés; en lui déclarant que je m’établirois moi-même avec vous, je ne laissois plus à son amitié d’objections à me faire; mais de nouvelles résolutions me firent changer de langage.

Il n’eut pas vu trois fois la marquise, que nous fûmes d’accord sur son compte. Malheureusement pour elle, elle voulut le gagner & ne fit que lui montrer ses artifices. L’infortunée! que de grandes qualités sans vertu! que d’amour sans honneur! Cet amour ardent, & vrai me touchait, m’attachait, nourrissoit le mien; mais il prit la teinte de son ame noire & finit par me faire horreur. Il ne fut plus question d’elle.

Quand il eut vu Laure, qu’il connut son coeur, sa beauté, son esprit & cet attachement sans exemple, trop fait pour me rendre heureux, je résolus de me servir d’elle pour bien éclaircir l’état de Saint-Preux. Si j’épouse Laure, lui dis-je, mon dessein n’est pas de la mener à Londres, où quelqu’un pourroit la reconnoître, mais dans des lieux où l’on sait honorer la vertu partout où elle est; vous remplirez votre emploi & nous ne cesserons point de vivre ensemble. Si je ne l’épouse pas, il est tems de me recueillir. Vous connaissez ma maison d’Oxfordshire & vous choisirez d’élever les enfans d’un de vos amis, ou d’accompagner l’autre dans sa solitude. Il me fit la réponse à laquelle je pouvois m’attendre; mais je voulois l’observer par sa conduite. Car si, pour vivre à Clarens, il favorisoit un mariage qu’il eût dû blâmer, ou, si dans cette occasion délicate, il préféroit à son bonheur la gloire de son ami, dans l’un, & dans l’autre cas l’épreuve étoit faite & son coeur étoit jugé.

Je le trouvai d’abord tel que je le désirais, ferme contre le projet que je feignois d’avoir & armé de toutes les raisons qui devoient m’empêcher d’épouser Laure. Je sentois ces raisons mieux que lui, mais je la voyois sans cesse & je la voyois affligée & tendre. Mon coeur tout-à-fait détaché de la Marquise, se fixa par ce commerce assidu. Je trouvai dans les sentimens de Laure de quoi redoubler l’attachement qu’elle m’avoit inspiré. J’eus honte de sacrifier à l’opinion, que je méprisois, l’estime que je devois à son mérite; ne devois-je rien aussi à l’espérance que je lui avois donnée, sinon par mes discours, au moins par mes soins? Sans avoir rien promis, ne rien tenir, c’étoit la tromper; cette tromperie étoit barbare. Enfin joignant à mon penchant une espece de devoir & songeant plus à mon bonheur qu’à ma gloire, j’achevai de l’aimer par raison; je résolus de pousser la feinte aussi-loin qu’elle pouvoit aller & jusqu’à la réalité même, si je ne pouvois m’en tirer autrement sans injustice.

Cependant je sentis augmenter mon inquiétude sur le compte du jeune homme, voyant qu’il ne remplissoit pas dans toute sa force le rôle dont il s’étoit chargé. Il s’opposoit à mes vues, il improuvoit le noeud que je voulois former; mais il combattoit mal mon inclination naissante & me parloit de Laure avec tant d’éloges, qu’en paroissant me détourner de l’épouser, il augmentoit mon penchant pour elle. Ces contradictions m’alarmerent. Je ne le trouvois point aussi ferme qu’il auroit dû l’être. Il sembloit n’oser heurter de front mon sentiment, il mollissoit contre ma résistance, il craignoit de me fâcher, il n’avoit point à mon gré pour son devoir l’intrépidité qu’il inspire à ceux qui l’aiment.

D’autres observations augmenterent ma défiance; je sçus qu’il voyoit Laure en secret; je remarquois entre eux des signes d’intelligence. L’espoir de s’unir à celui qu’elle avoit tant aimé ne la rendoit point gaie. Je lisois bien la même tendresse dans ses regards, mais cette tendresse n’étoit plus mêlée de joie à mon abord, la tristesse y dominoit toujours. Souvent, dans les plus doux épanchemens de son coeur, je la voyois jetter sur le jeune homme un coup d’oeil à la dérobée & ce coup d’oeil étoit suivi de quelques larmes qu’on cherchoit à me cacher. Enfin le mystere fut poussé au point que j’en fus alarmé. Jugez de ma surprise. Que pouvais-je penser? N’avais-je réchauffé qu’un serpent dans mon sein? Jusqu’où n’osais-je point porter mes soupçons & lui rendre son ancienne injustice! Faibles & malheureux que nous sommes! c’est nous qui faisons nos propres maux. Pourquoi nous plaindre que les méchans nous tourmentent, si les bons se tourmentent encore entre eux?

Tout cela ne fit qu’achever de me déterminer. Quoique j’ignorasse le fond de cette intrigue, je voyois que le coeur de Laure étoit toujours le même; & cette épreuve ne me la rendoit que plus chére. Je me proposois d’avoir une explication avec elle avant la conclusion; mais je voulois attendre jusqu’au dernier moment, pour prendre auparavant par moi-même tous les éclaircissemens possibles. Pour lui, j’étois résolu de me convaincre, de le convaincre, enfin d’aller jusqu’au bout avant que de lui rien dire ni de prendre un parti par rapport à lui, prévoyant une rupture infaillible, & ne voulant pas mettre un bon naturel & vingt ans d’honneur en balance avec des soupçons.

La Marquise n’ignoroit rien de ce qui se passoit entre nous. Elle avoit des épies dans le couvent de Laure & parvint à savoir qu’il étoit question de mariage. Il n’en falut pas davantage pour réveiller ses fureurs; elle m’écrivit des lettres menaçantes. Elle fit plus que d’écrire; mais comme ce n’étoit pas la premiere fois, & que nous étions sur nos gardes, ses tentatives furent vaines. J’eus seulement le plaisir de voir dans l’occasion que Saint-Preux savoit payer de sa personne & ne marchandoit pas sa vie pour sauver celle d’un ami.

Vaincue par les transports de sa rage, la marquise tomba malade & ne se releva plus. Ce fut là le terme de ses tourmens & de ses crimes. Je ne pus apprendre son état sans en être affligé. Je lui envoyai le docteur Eswin; Saint-Preux y fut de ma part: elle ne voulut voir ni l’un ni l’autre; elle ne voulut pas même entendre parler de moi & m’accabla d’imprécations horribles chaque fois qu’elle entendit prononcer mon nom. Je gémis sur elle & sentis mes blessures prêtes à se rouvrir. La raison vainquit encore; mais j’eusse été le dernier des hommes de songer au mariage, tandis qu’une femme qui me fut si chére étoit à l’extrémité. Saint-Preux, craignant qu’enfin je ne pusse résister au désir de la voir, me proposa le voyage de Naples & j’y consentis.

Le surlendemain de notre arrivée, je le vis entrer dans ma chambre avec une contenance ferme & grave & tenant une lettre à la main. Je m’écriai: La marquise est morte!-Plût à Dieu! reprit-il froidement, il vaut mieux n’être plus que d’exister pour mal faire. Mais ce n’est pas d’elle que je viens vous parler; écoutez-moi. J’attendis en silence.

Milord, me dit-il, en me donnant le saint nom d’ami, vous m’apprîtes à le porter. J’ai rempli la fonction dont vous m’avez chargé; & vous voyant prêt à vous oublier, j’ai dû vous rappeler à vous-même. Vous n’avez pu rompre une chaîne que par une autre. Toutes deux étoient indignes de vous. S’il n’eût été question que d’un mariage inégal, je vous aurois dit: Songez que vous êtes pair d’Angleterre & renoncez aux honneurs du monde, ou respectez l’opinion. Mais un mariage abject!… vous!… Choisissez mieux votre épouse. Ce n’est pas assez qu’elle soit vertueuse, elle doit être sans tache… La femme d’Edouard Bomston n’est pas facile à trouver. Voyez ce que j’ai fait.

Alors il me remit la lettre. Elle étoit de Laure. Je ne l’ouvris pas sans émotion. L’amour a vaincu, me disait-elle; vous avez voulu m’épouser; je suis contente. Votre ami m’a dicté mon devoir; je le remplis sans regret. En vous déshonorant, j’aurois vécu malheureuse; en vous laissant votre gloire, je crois la partager. Le sacrifice de tout mon bonheur à un devoir si cruel me fait oublier la honte de ma jeunesse. Adieu, des cet instant je cesse d’être en votre pouvoir & au mien. Adieu pour jamais. O Edouard! ne portez pas le désespoir dans ma retraite; écoutez mon dernier voeu. Ne donnez à nulle autre une place que je n’ai pu remplir. Il fut au monde un coeur fait pour vous & c’étoit celui de Laure.

L’agitation m’empêchoit de parler. Il profita de mon silence pour me dire qu’apres mon départ elle avoit pris le voile dans le couvent où elle étoit pensionnaire; que la cour de Rome, informée qu’elle devoit épouser un luthérien, avoit donné des ordres pour m’empêcher de la revoir; & il m’avoua franchement qu’il avoit pris tous ces soins de concert avec elle. Je ne m’opposai point à vos projets, continua-t-il, aussi vivement que je l’aurois pu, craignant un retour à la marquise & voulant donner le change à cette ancienne passion par celle de Laure. En vous voyant aller plus loin qu’il ne fallait, je fis d’abord parle la raison; mais ayant trop acquis par mes propres fautes le droit de me défier d’elle, je sondai le coeur de Laure; & y trouvant toute la générosité qui est inséparable du véritable amour, je m’en prévalus pour la porter au sacrifice qu’elle vient de faire. L’assurance de n’être plus l’objet de votre mépris lui releva le courage & la rendit plus digne de votre estime. Elle a fait son devoir; il faut faire le vôtre.

Alors, s’approchant avec transport, il me dit en me serrant contre sa poitrine: Ami, je lis, dans le sort commun que le Ciel nous envoie, la loi commune qu’il nous prescrit. Le regne de l’amour est passé, que celui de l’amitié commence; mon coeur n’entend plus que sa voix sacrée, il ne connaît plus d’autre chaîne que celle qui me lie à toi. Choisis le séjour que tu veux habiter: Clarens, Oxford, Londres, Paris ou Rome; tout me convient, pourvu que nous y vivions ensemble. Va, viens où tu voudras, cherche un asyle en quelque lieu que ce puisse être, je te suivrai par-tout. J’en fais le serment solennel à la face du Dieu vivant, je ne te quitte plus qu’à la mort.

Je fus touché. Le zele & le feu de cet ardent jeune homme éclatoient dans ses yeux. J’oubliai la marquise, & Laure. Que peut-on regretter au monde quand on y conserve un ami? Je vis aussi, par le parti qu’il prit sans hésiter dans cette occasion, qu’il étoit guéri véritablement & que vous n’aviez pas perdu vos peines; enfin j’osai croire, par le voeu qu’il fit de si bon coeur de rester attaché à moi, qu’il l’étoit plus à la vertu qu’à ses anciens penchants. Je puis donc vous le ramener en toute confiance. Oui, cher Wolmar, il est digne d’élever des hommes & qui plus est, d’habiter votre maison.

Peu de jours après j’appris la mort de la marquise. Il y avoit long-tems pour moi qu’elle étoit morte; cette perte ne me toucha plus. Jusqu’ici j’avois regardé le mariage comme une dette que chacun contracte à sa naissance envers son espece, envers son pays & j’avois résolu de me marier moins par inclination que par devoir. J’ai changé de sentiment. L’obligation de se marier n’est pas commune à tous; elle dépend pour chaque homme de l’état où le sort l’a placé: c’est pour le peuple, pour l’artisan, pour le villageois, pour les hommes vraiment utiles, que le célibat est illicite; pour les ordres qui dominent les autres, auxquels tout tend sans cesse & qui ne sont toujours que trop remplis, il est permis & même convenable. Sans cela l’Etat ne fait que se dépeupler par la multiplication des sujets qui lui sont à charge. Les hommes auront toujours assez de maîtres & l’Angleterre manquera plustôt de laboureurs que de pairs.

Je me crois donc libre & maître de moi dans la condition où le Ciel m’a fait naître. A l’âge où je suis on ne répare plus les pertes que mon coeur a faites. Je le dévoue à cultiver ce qui me reste & ne puis mieux le rassembler qu’à Clarens. J’accepte donc toutes vos offres, sous les conditions que ma fortune y doit mettre, afin qu’elle ne me soit pas inutile. Après l’engagement qu’a pris Saint-Preux, je n’ai plus d’autre moyen de le tenir auprès de vous que d’y demeurer moi-même; & si jamais il y est de trop, il me suffira d’en partir. Le seul embarras qui me reste est pour mes voyages d’Angleterre; car quoique je n’aie plus aucun crédit dans le parlement, il me suffit d’en être membre pour faire mon devoir jusqu’à la fin. Mais j’ai un collegue & un ami sûr, que je puis charger de ma voix dans les affaires courantes. Dans les occasions où je croirai devoir m’y trouver moi-même, notre éleve pourra m’accompagner, même avec les siens quand ils seront un peu plus grands & que vous voudrez bien nous les confier. Ces voyages ne sauroient que leur être utiles & ne seront pas assez longs pour affliger beaucoup leur mere.

Je n’ai point montré cette lettre à Saint-Preux; ne la montrez pas entiere à vos dames: il convient que le projet de cette épreuve ne soit jamais connu que de vous, & de moi. Au surplus, ne leur cachez rien de ce qui fait honneur à mon digne ami, même à mes dépens. Adieu, cher Wolmar. Je vous envoye les dessins de mon pavillon: réformez, changez comme il vous plaira; mais faites-y travailler des à présent, s’il se peut. J’en voulais ôter le salon de musique; car tous mes goûts sont éteints & je ne me soucie plus de rien. Je le laisse, à la priere de Saint-Preux qui se propose d’exercer dans ce salon vos enfans. Vous recevrez aussi quelques livres pour l’augmentation de votre bibliotheque. Mais que trouverez-vous de nouveau dans des livres? O Wolmar! il ne vous manque que d’apprendre à lire dans celui de la nature pour être le plus sage des mortels.

LETTRE IV. DE M. WOLMAR A MILORD EDOUARD

Je me suis attendu, cher Bomston, au dénouement de vos longues aventures. Il eût paru bien étrange qu’ayant résisté si long-tems à vos penchants, vous eussiez attendu, pour vous laisser vaincre, qu’un ami vînt vous soutenir, quoiqu’à vrai dire on soit souvent plus foible en s’appuyant sur un autre que quand on ne compte que sur soi. J’avoue pourtant que je fus alarmé de votre derniere lettre, où vous m’annonciez votre mariage avec Laure comme une affaire absolument décidée. Je doutai de l’événement malgré votre assurance; & si mon attente eût été trompée, de mes jours je n’aurais revu Saint-Preux. Vous avez fait tous deux ce que j’avais espéré de l’un & de l’autre; & vous avez trop bien justifié le jugement que j’avais porté de vous, pour que je ne sois pas charmé de vous voir reprendre nos premiers arrangements. Venez, hommes rares, augmenter & partager le bonheur de cette maison. Quoi qu’il en soit de l’espoir des croyans dans l’autre vie, j’aime à passer avec eux celle-ci; & je sens que vous me convenez tous mieux tels que vous êtes, que si vous aviez le malheur de penser comme moi.

Au reste, vous savez ce que je vous dis sur son sujet à votre départ. Je n’avais pas besoin, pour le juger, de votre épreuve; car la mienne étoit faite & je crois le connoître autant qu’un homme en peut connoître un autre. J’ai d’ailleurs plus d’une raison de compter sur son coeur & de bien meilleures cautions de lui que lui-même. Quoique dans votre renoncement au mariage il paraisse vouloir vous imiter, peut-être trouverez-vous ici de quoi l’engager à changer de systeme. Je m’expliquerai mieux après votre retour.

Quant à vous, je trouve vos distinctions sur le célibat toutes nouvelles & fort subtiles. Je les crois même judicieuses pour le politique qui balance les forces respectives de l’Etat, afin d’en maintenir l’équilibre. Mais je ne sais si dans vos principes ces raisons sont assez solides, pour dispenser les particuliers de leur devoir envers la nature. Il sembleroit que la vie est un bien qu’on ne reçoit qu’à la charge de le transmettre, une sorte de substitution qui doit passer de race en race & que quiconque eut un pere est obligé de le devenir. C’étoit votre sentiment jusqu’ici, c’étoit une des raisons de votre voyage; mais je sais d’où vous vient cette nouvelle philosophie & j’ai vu dans le billet de Laure un argument auquel votre coeur n’a point de réplique.

La petite cousine est, depuis huit ou dix jours, à Geneve avec sa famille pour des emplettes & d’autres affaires. Nous l’attendons de retour de jour en jour. J’ai dit à ma femme de votre lettre tout ce qu’elle en devoit savoir. Nous avons appris par M. Miol que le mariage étoit rompu; mais elle ignoroit la part qu’avoit Saint-Preux à cet événement. Soyez sûr qu’elle n’apprendra jamais qu’avec la plus vive joie tout ce qu’il fera pour mériter vos bienfaits & justifier votre estime. Je lui ai montré les dessins de votre pavillon; elle les trouve de tres bon goût; nous y ferons pourtant quelques changemens que le local exige & qui rendront votre logement plus commode: vous les approuverez sûrement. Nous attendons l’avis de Claire avant d’y toucher; car vous savez qu’on ne peut rien faire sans elle. En attendant, j’ai déjà mis du monde en oeuvre, & j’espere qu’avant hier la maçonnerie sera fort avancée.

Je vous remercie de vos livres: mais je ne lis plus ceux que j’entends & il est trop tard pour apprendre à lire ceux que je n’entends pas. Je suis pourtant moins ignorant que vous ne m’accusez de l’être. Le vrai livre de la nature est pour moi le coeur des hommes & la preuve que j’y sais lire est dans mon amitié pour vous.

LETTRE V. DE MDE. D’ORBE A MDE. DE WOLMAR

J’ai bien des griefs, cousine, à la charge de ce séjour. Le plus grave est qu’il me donne envie d’y rester. La ville est charmante, les habitans sont hospitaliers, les moeurs sont honnêtes & la liberté, que j’aime sur toutes choses, semble s’y être réfugiée. Plus je contemple ce petit Etat, plus je trouve qu’il est beau d’avoir une patrie & Dieu garde de mal tous ceux qui pensent en avoir une & n’ont pourtant qu’un pays! pour moi, je sens que si j’étois née dans celui-ci, j’aurois l’ame toute Romaine. Je n’oserois pourtant pas trop dire à présent:

Rome n’est plus à Rome, elle est toute où je suis; car j’aurois peur que dans ta malice tu n’allasses penser le contraire. Mais pourquoi donc Rome & toujours Rome? Restons à Geneve.

Je ne te dirai rien de l’aspect du pays. Il ressemble au nôtre, excepté qu’il est moins montueux, plus champêtre & qu’il n’a pas des chalets si voisins. Je ne te dirai rien, non plus du Gouvernement. Si Dieu ne t’aide, mon pere t’en parlera de reste: il passe toute la journée à politiquer avec les Magistrats dans la joie de son coeur & je le vois déjà tres mal édifié que la gazette parle si peu de Geneve. Tu peux juger de leurs conférences par mes lettres. Quand ils m’excedent, je me dérobe & je t’ennuie pour me désennuyer.

Tout ce qui m’est resté de leurs longs entretiens, c’est beaucoup d’estime pour le grand sens qui regne en cette ville. A voir l’action & réaction mutuelles de toutes les parties de l’Etat qui le tiennent en équilibre, on ne peut douter qu’il n’y ait plus d’art & de vrai talent employés au gouvernement de cette petite République, qu’à celui des plus vastes Empires, où tout se soutient par sa propre masse & où les rênes de l’Etat peuvent tomber entre les mains d’un sot, sans que les affaires cessent d’aller. Je te réponds qu’il n’en seroit pas de même ici. Je n’entends jamais parler à mon pere de tous ces grands Ministres des grandes Cours, sans songer à ce pauvre musicien qui barbouilloit si fierement sur notre grand orgue à Lausanne & qui se croyoit un fort habile homme parce qu’il faisoit beaucoup de bruit. Ces gens-ci n’ont qu’une petite épinette, mais ils en savent tirer une bonne harmonie, quoiqu’elle soit souvent assez mal d’accord.

Je ne te dirai rien non plus… Mais à force de ne te rien dire, je ne finirais pas. Parlons de quelque chose pour avoir plustôt fait. Le Genevois est de tous les peuples du monde celui qui cache le moins son caractere, & qu’on connaît le plus promptement. Ses moeurs, ses vices mêmes, sont mêlés de franchise. Il se sent naturellement bon; & cela lui suffit pour ne pas craindre de se montrer tel qu’il est. Il a de la générosité, du sens, de la pénétration; mais il aime trop l’argent: défaut que j’attribue à sa situation qui le lui rend nécessaire, car le territoire ne suffiroit pas pour nourrir les habitants.

Il arrive de là que les Genevois, épars dans l’Europe pour s’enrichir, imitent les grands airs des étrangers & après avoir pris les vices des pays où ils ont vécu, les rapportent chez eux en triomphe avec leurs trésors. Ainsi le luxe des autres peuples leur fait mépriser leur antique simplicité; la fiere liberté leur paroît ignoble; ils se forgent des fers d’argent, non comme une chaîne, mais comme un ornement.

He bien! ne me voilà-t-il pas encore dans cette maudite politique? Je m’y perds, je m’y noie, j’en ai par-dessus la tête, je ne sais plus par où m’en tirer. Je n’entends parler ici d’autre chose, si ce n’est quand mon pere n’est pas avec nous, ce qui n’arrive qu’aux heures des courriers. C’est nous, mon enfant, qui portons partout notre influence; car, d’ailleurs, les entretiens du pays sont utiles & variés & l’on n’apprend rien de bon dans les livres qu’on ne puisse apprendre ici dans la conversation. Comme autrefois les moeurs anglaises ont pénétré jusqu’en ce pays, les hommes, y vivant encore un peu plus séparés des femmes que dans le nôtre, contractent entre eux un ton plus grave & généralement plus de solidité dans leurs discours. Mais aussi cet avantage a son inconvénient qui se fait bientôt sentir. Des longueurs toujours excédantes, des arguments, des exordes, un peu d’apprêt, quelquefois des phrases, rarement de la légereté, jamais de cette simplicité naive qui dit le sentiment avant la pensée & fait si bien valoir ce qu’elle dit. Au lieu que le Français écrit comme il parle, ceux-ci parlent comme ils écrivent; ils dissertent au lieu de causer; on les croiroit toujours prêts à soutenir these. Ils distinguent, ils divisent, ils traitent la conversation par points: ils mettent dans leurs propos la même méthode que dans leurs livres; ils sont auteurs & toujours auteurs. Ils semblent lire en parlant, tant ils observent bien les étymologies, tant ils font sonner toutes les lettres avec soin! Ils articulent le marc du raisin comme Marc nom d’homme; ils disent exactement du taba-k & non pas du taba, un pare-sol& non pas un para-sol; avant-t-hier, & non pasavanhier, Secrétaire & non pas Segretaire, un lac-d’amour où l’on se noie & non pas où l’on s’étrangle; partout les s finales, partout les r des infinitifs; enfin leur parler est toujours soutenu, leurs discours sont des harangues & ils jasent comme s’ils prêchaient.

Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’avec ce ton dogmatique & froid ils sont vifs, impétueux & ont les passions tres ardentes; ils diroient même assez bien les choses, de sentiment s’ils ne disoient pas tout, ou s’ils ne parloient qu’à des oreilles. Mais leurs points, leurs virgules, sont tellement insupportables, ils peignent si posément des émotions si vives que, quand ils ont achevé leur dire, on chercheroit volontiers autour d’eux où est l’homme qui sent ce qu’ils ont écrit.

Au reste, il faut t’avouer que je suis un peu payée pour bien penser de leurs coeurs & croire qu’ils ne sont pas de mauvais goût. Tu sauras en confidence qu’un joli monsieur à marier & dit-on, fort riche, m’honore de ses attentions & qu’avec des propos assez tendres il ne m’a point fait chercher ailleurs l’auteur de ce qu’il me disait. Ah! s’il étoit venu il y a dix-huit mois, quel plaisir j’aurois pris à me donner un souverain pour esclave, & à faire tourner la tête à un magnifique seigneur! Mais à présent la mienne n’est plus assez droite pour que le jeu me soit agréable & je sens que toutes mes folies s’en vont avec ma raison.

Je reviens à ce goût de lecture qui porte les Genevois à penser. Il s’étend à tous les états & se fait sentir dans tous avec avantage. Le Français lit beaucoup; mais il ne lit que les livres nouveaux, ou plutôt il les parcourt, moins pour les lire que pour dire qu’il les a lus. Le Genevois ne lit que les bons livres; il les lit, il les digere: il ne les juge pas, mais il les sait. Le jugement & le choix se font à Paris; les livres choisis sont presque les seuls qui vont à Geneve. Cela fait que la lecture y est moins mêlée & s’y fait avec plus de profit. Les femmes dans leur retraite lisent de leur côté; & leur ton s’en ressent aussi, mais d’une autre maniere. Les belles dames y sont petites-maîtresses & beaux esprits tout comme chez nous. Les petites citadines elles-mêmes prennent dans les livres un babil plus arrangé & certain choix d’expressions qu’on est étonné d’entendre sortir de leur bouche, comme quelquefois de celle des enfans. Il faut tout le bon sens des hommes, toute la gaieté des femmes & tout l’esprit qui leur est commun, pour qu’on ne trouve pas les premiers un peu pédants & les autres un peu précieuses.

Hier, vis-à-vis de ma fenêtre, deux filles d’ouvriers, fort jolies, causoient devant leur boutique d’un air assez enjoué pour me donner de la curiosité. Je prêtai l’oreille, & j’entendis qu’une des deux proposoit en riant d’écrire leur journal. Oui, reprit l’autre à l’instant; le journal tous les matins & tous les soirs le commentaire. Qu’en dis-tu, cousine? Je ne sais si c’est là leton des filles d’artisans; mais je sais qu’il faut faire un furieux emploi du tems, pour ne tirer du cours des journées que le commentaire de son journal. Assurément la petite personne avoit lu les aventures des Mille & une Nuits.

Avec ce style un peu guindé, les Genevoises ne laissent pas d’être vives & piquantes & l’on voit autant de grandes passions ici qu’en ville du monde. Dans la simplicité de leur parure elles ont de la grace & du goût; elles en ont dans leur entretien, dans leurs manieres. Comme les hommes sont moins galans que tendres, les femmes sont moins coquettes que sensibles; & cette sensibilité donne même aux plus honnêtes un tour d’esprit agréable & fin qui va au coeur & qui en tire tout sa finesse. Tant que les Genevoises seront Genevoises, elles seront les plus aimables femmes de l’Europe; mais bientôt elles voudront être Françaises & alors les Françaises vaudront mieux qu’elles.

Ainsi tout dépérit avec les moeurs. Le meilleur goût tient à la vertu même; il disparaît avec elle & fait place à un goût factice & guindé, qui n’est plus que l’ouvrage de la mode. Le véritable esprit est presque dans le même cas. N’est-ce pas la modestie de notre sexe qui nous oblige d’user d’adresse pour repousser les agaceries des hommes & s’ils ont besoin d’art pour se faire écouter, nous en faut-il moins pour savoir ne les pas entendre? N’est-ce pas eux qui nous délient l’esprit & la langue, qui nous rendent plus vives à la riposte, & nous forcent de nous moquer d’eux? Car enfin, tu as beau dire, une certaine coquetterie maligne & railleuse désoriente encore plus les soupirans que le silence ou le mépris. Quel plaisir de voir un beau Céladon, tout déconcerté, se confondre, se troubler, se perdre à chaque repartie; de s’environner contre lui de traits moins brûlants, mais plus aigus que ceux de l’Amour; de le cribler de pointes de glace qui piquent à l’aide du froid! Toi même qui ne fais semblant de rien, crois-tu que tes manieres naives & tendres, ton air timide & doux, cachent moins de ruse & d’habileté que toutes mes étourderies? Ma foi, mignonne, s’il faloit compter les galans que chacune de nous a persiflés, je doute fort qu’avec ta mine hypocrite ce fût toi qui serais en reste. Je ne puis m’empêcher de rire encore en songeant à ce pauvre Conflans, qui venoit tout en furie me reprocher que tu l’aimais trop. Elle est si caressante, me disait-il, que je ne sais de quoi me plaindre; elle me parle avec tant de raison, que j’ai honte d’en manquer devant elle; & je la trouve si fort mon amie, que je n’ose être son amant.

Je ne crois pas qu’il y ait nulle part au monde des époux plus unis & de meilleurs ménages que dans cette ville. La vie domestique y est agréable & douce: on y voit des maris complaisants & presque d’autres Julies. Ton systeme se vérifie tres bien ici. Les deux sexes gagnent de toutes manieres à se donner des travaux & des amusemens différens qui les empêchent de se rassasier l’un de l’autre & font qu’ils se retrouvent avec plus de plaisir. Ainsi s’aiguise la volupté du sage; s’abstenir pour jouir, c’est ta philosophie; c’est l’épicuréisme de la raison.

Malheureusement cette antique modestie commence à décliner. On se rapproche & les coeurs s’éloignent. Ici, comme chez nous, tout est mêlé de bien & de mal, mais à différentes mesures. Le Genevois tire ses vertus de lui-même; ses vices lui viennent d’ailleurs. Non seulement il voyage beaucoup, mais il adopte aisément les moeurs & les manieres des autres peuples; il parle avec facilité toutes les langues; il prend sans peine leurs divers accents, quoiqu’il ait lui-même un accent traînant tres sensible, sur-tout dans les femmes, qui voyagent moins. Plus humble de sa petitesse que fier de sa liberté, il se fait chez les nations étrangeres une honte de sa patrie; il se hâte pour ainsi dire de se naturaliser dans le pays où il vit, comme pour faire oublier le sien: peut-être la réputation qu’il a d’être âpre au gain contribue-t-elle à cette coupable honte. Il vaudroit mieux sans doute effacer par son désintéressement l’opprobre du nom genevois, que de l’avilir encore en craignant de le porter; mais le Genevois le méprise, même en le rendant estimable & il a plus de tort encore de ne pas honorer son pays de son propre mérite.

Quelque avide qu’il puisse être, on ne le voit guere aller à la fortune par des moyens serviles & bas; il n’aime point s’attacher aux grands & ramper dans les cours. L’esclavage personnel ne lui est pas moins odieux que l’esclavage civil. Flexible & liant comme Alcibiade, il supporte aussi peu la servitude; & quand il se plie aux usages des autres, il les imite sans s’y assujettir. Le commerce, étant de tous les moyens de s’enrichir le plus compatible avec la liberté, est aussi celui que les Genevois préferent. Ils sont presque tous marchands ou banquiers; & ce grand objet de leurs désirs leur fait souvent enfouir de rares talens que leur prodigua la nature. Ceci me ramene au commencement de ma lettre. Ils ont du génie & du courage, ils sont vifs & pénétrants, il n’y a rien d’honnête & de grand au-dessus de leur portée; mais, plus passionnés d’argent que de gloire, pour vivre dans l’abondance ils meurent dans l’obscurité & laissent à leurs enfans pour tout exemple l’amour des trésors qu’ils leur ont acquis.

Je tiens tout cela des Genevois mêmes; car ils parlent d’eux fort impartialement. Pour moi, je ne sais comment ils sont chez les autres, mais je les trouve aimables chez eux & je ne connais qu’un moyen de quitter sans regret Geneve. Quel est ce moyen cousine? Oh! ma foi, tu as beau prendre ton air humble; si tu dis ne l’avoir pas déjà deviné, tu mens. C’est apres-demain que s’embarque la bande joyeuse dans un joli brigantin appareillé de fête; car nous avons choisi l’eau à cause de la saison & pour demeurer tous rassemblés. Nous comptons coucher le même soir, à Morges, le lendemain à Lausanne, pour la cérémonie; & le surlendemain… tu m’entends. Quand tu verras de loin briller des flammes, flotter des banderoles, quand tu entendras ronfler le canon, cours par toute la maison comme une folle en criant: Armes! armes! voici les ennemis! voici les ennemis!

P.S. Quoique la distribution des logemens entre incontestablement dans les droits de ma charge, je veux bien m’en désister en cette occasion. J’entends seulement que mon pere soit logé chez Milord Edouard, à cause des cartes de géographie & qu’on acheve d’en tapisser du haut en bas tout l’appartement.

LETTRE VI. DE MDE. DE WOLMAR A SAINT PREUX

Quel sentiment délicieux j’éprouve en commençant cette lettre! Voici la premiere fois de ma vie où j’ai pu vous écrire sans crainte & sans honte. Je m’honore de l’amitié qui nous joint comme d’un retour sans exemple. On étouffe de grandes passions, rarement on les épure. Oublier ce qui nous fut cher quand l’honneur le veut, c’est l’effort d’une ame honnête & commune; mais après avoir été ce que nous fûmes, être ce que nous sommes aujourd’hui, voilà le vrai triomphe de la vertu. La cause qui fait cesser d’aimer peut être un vice, celle qui change un tendre amour en une amitié non moins vive, ne sauroit être équivoque.

Aurions-nous jamais fait ce progrès par nos seules forces? Jamais, jamais, mon ami, le tenter même étoit une témérité. Nous fuir étoit pour nous la premiere loi du devoir, que rien ne nous eût permis d’enfreindre. Nous nous serions toujours estimés, sans doute; mais nous aurions cessé de nous voir, de nous écrire; nous nous serions efforcés de ne plus penser l’un à l’autre & le plus grand honneur que nous pouvions nous rendre mutuellement étoit de rompre tout commerce entre nous.

Voyez, au lieu de cela, quelle est notre situation présente. En est-il au monde une plus agréable & ne goûtons-nous pas mille fois le jour le prix des combats qu’elle nous a coûtés? Se voir, s’aimer, le sentir, s’en féliciter, passer les jours ensemble dans la familiarité fraternelle & dans la paix de l’innocence, s’occuper l’un de l’autre, y penser sans remords, en parler sans rougir & s’honorer à ses propres yeux du même attachement qu’on s’est si long-tems reproché; voilà le point où nous en sommes. O ami, quelle carriere d’honneur nous avons déjà parcourue! Osons nous en glorifier pour savoir nous y maintenir & l’achever comme nous l’avons commencée.

A qui devons-nous un bonheur si rare? Vous le savez. J’ai vu votre coeur sensible, plein des bienfaits du meilleur des hommes, aimer à s’en pénétrer. & comment nous seraient-ils à charge, à vous & à moi? Ils ne nous imposent point de nouveaux devoirs; ils ne font que nous rendre plus chers ceux qui nous étoient déjà si sacrés. Le seul moyen de reconnoître ses soins est d’en être dignes & tout leur prix est dans leur succes. Tenons-nous-en donc là dans l’effusion de notre zele. Payons de nos vertus celles de notre bienfaiteur; voilà tout ce que nous lui devons. Il a fait assez pour nous & pour lui s’il nous a rendus à nous-mêmes. Absens ou présents, vivans ou morts, nous porterons partout un témoignage qui ne sera perdu pour aucun des trois.

Je faisais ces réflexions en moi-même, quand mon mari vous destinoit l’éducation de ses enfans. Quand Milord Edouard m’annonça son prochain retour & le vôtre, ces mêmes réflexions revinrent & d’autres encore, qu’il importe de vous communiquer tandis qu’il est tems de le faire.

Ce n’est point de moi qu’il est question, c’est de vous: je me crois plus en droit de vous donner des conseils depuis qu’ils sont tout-à-fait désintéressés & que, n’ayant plus ma sûreté pour objet, ils ne se rapportent qu’à vous-même. Ma tendre amitié ne vous est pas suspecte & je n’ai que trop acquis de lumieres pour faire écouter mes avis.

Permettez-moi de vous offrir le tableau de l’état où vous allez être, afin que vous examiniez vous-même s’il n’a rien qui doive vous effrayer. O bon jeune homme! si vous aimez la vertu, écoutez d’une oreille chaste les conseils de votre amie. Elle commence en tremblant un discours qu’elle voudroit taire; mais comment le taire sans vous trahir? Sera-t-il tems de voir les objets que vous devez craindre, quand ils vous auront égaré? Non, mon ami; je suis la seule personne au monde assez familiere avec vous pour vous les présenter. N’ai-je pas le droit de vous parler, au besoin, comme une soeur, comme une mere? Ah! si les leçons d’un coeur honnête étoient capables de souiller le vôtre, il y a long-tems que je n’en aurais plus à vous donner.

Votre carriere, dites-vous, est finie. Mais convenez qu’elle est finie avant l’âge. L’amour est éteint; les sens lui survivent & leur délire est d’autant plus à craindre que, le seul sentiment qui le bornoit n’existant plus, tout est occasion de chute à qui ne tient plus à rien. Un homme ardent & sensible, jeune & garçon, veut être continent & chaste; il sait, il sent, il l’a dit mille fois, que la force de l’ame qui produit toutes les vertus tient à la pureté qui les nourrit toutes. Si l’amour le préserva des mauvaises moeurs dans sa jeunesse, il veut que la raison l’en préserve dans tous les tems; il connaît pour les devoirs pénibles un prix qui console de leur rigueur; & s’il en coûte des combats quand on veut se vaincre, fera-t-il moins aujourd’hui pour le Dieu qu’il adore, qu’il ne fit pour la maîtresse qu’il servit autrefois? Ce sont là, ce me semble, des maximes de votre morale; ce sont donc aussi des regles de votre conduite: car vous avez toujours méprisé ceux qui, contens de l’apparence, parlent autrement qu’ils n’agissent & chargent les autres de lourds fardeaux auxquels ils ne veulent pas toucher eux-mêmes.

Quel genre de vie a choisi cet homme sage pour suivre les loix qu’il se prescrit? Moins philosophe encore qu’il n’est vertueux & chrétien, sans doute il n’a point pris son orgueil pour guide. Il sait que l’homme est plus libre d’éviter les tentations que de les vaincre & qu’il n’est pas question de réprimer les passions irritées, mais de les empêcher de naître. Se dérobe-t-il donc aux occasions dangereuses? Fuit-il les objets capables de l’émouvoir? Fait-il d’une humble défiance de lui-même la sauve-garde de sa vertu? Tout au contraire, il n’hésite pas à s’offrir aux plus téméraires combats. A trente ans, il va s’enfermer dans une solitude avec des femmes de son âge, dont une lui fut trop chére pour qu’un si dangereux souvenir se puisse effacer, dont l’autre vit avec lui dans une étroite familiarité & dont une troisieme lui tient encore par les droits qu’ont les bienfaits sur les âmes reconnaissantes. Il va s’exposer à tout ce qui peut réveiller en lui des passions mal éteintes; il va s’enlacer dans les pieges qu’il devroit le plus redouter. Il n’y a pas un rapport dans sa situation qui ne dût le faire défier de sa force & pas un qui ne l’avilît à jamais s’il étoit foible un moment. Où est-elle donc cette grande force d’âme à laquelle il ose tant se fier? Qu’a-t-elle fait jusqu’ici qui lui réponde de l’avenir? Le tira-t-elle à Paris de la maison du colonel? Est-ce elle qui lui dicta l’été dernier la scene de Meillerie? L’a-t-elle bien sauvé cet hiver des charmes d’un autre objet & ce printemps des frayeurs d’un rêve? S’est-il vaincu pour elle au moins une fois, pour espérer de se vaincre sans cesse? Il sait, quand le devoir l’exige, combattre les passions d’un ami; mais les siennes?… Hélas! sur la plus belle moitié de sa vie, qu’il doit penser modestement de l’autre!

On supporte un état violent quand il passe. Six mois, un an, ne sont rien; on envisage un terme & l’on prend courage. Mais quand cet état doit durer toujours, qui est-ce qui le supporte? Qui est-ce qui sait triompher de lui-même jusqu’à la mort? O mon ami! si la vie est courte pour le plaisir, qu’elle est longue pour la vertu! Il faut être incessamment sur ses gardes. L’instant de jouir passe & ne revient plus; celui de mal faire passe & revient sans cesse: on s’oublie un moment & l’on est perdu. Est-ce dans cet état effrayant qu’on peut couler des jours tranquilles & ceux mêmes qu’on a sauvé du péril n’offrent-ils pas une raison de n’y plus exposer les autres?

Que d’occasions peuvent renaître, aussi dangereuses que celles dont vous avez échappé & qui pis est, non moins imprévues! Croyez-vous que les monumens à craindre n’existent qu’à Meillerie? Ils existent partout où nous sommes; car nous les portons avec nous. Eh! vous savez trop qu’une ame attendrie intéresse l’univers entier à sa passion & que, même après la guérison, tous les objets de la nature nous rappellent encore ce qu’on sentit autrefois en les voyant. Je crois pourtant, oui, j’ose le croire, que ces périls ne reviendront plus, & mon coeur me répond du vôtre. Mais, pour être au-dessus d’une lâcheté, ce coeur facile est-il au-dessus d’une foiblesse & suis-je la seule ici qu’il lui en coûtera peut-être de respecter? Songez, Saint-Preux, que tout ce qui m’est cher doit être couvert de ce même respect que vous me devez; songez que vous aurez sans cesse à porter innocemment les jeux innocens d’une femme charmante; songez aux mépris éternels que vous auriez mérités, si jamais votre coeur osoit s’oublier un moment & profaner ce qu’il doit honorer à tant de titres.

Je veux que le devoir, la foi, l’ancienne amitié, vous arrêtent, que l’obstacle opposé par la vertu vous ôte un vain espoir & qu’au moins par raison vous étouffiez des voeux inutiles; serez-vous pour cela délivré de l’empire des sens & des pieges de l’imagination? Forcé de nous respecter toutes deux & d’oublier en nous notre sexe, vous le verrez dans celles qui nous servent & en vous abaissant vous croirez vous justifier; mais serez-vous moins coupable en effet & la différence des rangs change-t-elle ainsi la nature des fautes? Au contraire vous vous avilirez d’autant plus que les moyens de réussir seront moins honnêtes. Quels moyens! Quoi! vous!… Ah! périsse l’homme indigne qui marchande un coeur & rend l’amour mercenaire! C’est lui qui couvre la terre des crimes que la débauche y fait commettre. Comment ne seroit pas toujours à vendre celle qui se laisse acheter une fois? & dans l’opprobre où bientôt elle tombe, lequel est l’auteur de sa misere, du brutal qui la maltraite en un mauvais lieu, ou du séducteur qui l’y traîne en mettant le premier ses faveurs à prix?

Oserai-je ajouter une considération qui vous touchera, si je ne me trompe? Vous avez vu quels soins j’ai pris pour établir ici la regle & les bonnes moeurs; la modestie & la paix y regnent, tout y respire le bonheur & l’innocence. Mon ami, songez à vous, à moi, à ce que nous fûmes, à ce que nous sommes, à ce que nous devons être. Faudra-t-il que je dise un jour, en regrettant mes peines perdues: C’est de lui que vient le désordre de ma maison?

Disons tout, s’il est nécessaire & sacrifions la modestie elle-même au véritable amour de la vertu. L’homme n’est pas fait pour le célibat & il est bien difficile qu’un état si contraire à la nature n’amene pas quelque désordre public ou caché. Le moyen d’échapper toujours à l’ennemi qu’on porte sans cesse avec soi? Voyons en d’autres pays ces téméraires qui font voeu de n’être pas hommes. Pour les punir d’avoir tenté Dieu, Dieu les abandonne; ils se disent saints & sont déshonnêtes; leur feinte continence n’est que souillure; & pour avoir dédaigné l’humanité ils s’abaissent au-dessous d’elle. Je comprends qu’il en coûte peu de se rendre difficile sur des loix qu’on n’observe qu’en apparence; mais celui qui veut être sincerement vertueux se sent assez chargé des devoirs de l’homme sans s’en imposer de nouveaux. Voilà, cher Saint-Preux, la véritable humilité du chrétien, c’est de trouver toujours sa tâche au-dessus de ses forces, bien loin d’avoir l’orgueil de la doubler. Faites-vous l’application de cette regle & vous sentirez qu’un état qui devroit seulement alarmer un autre homme doit par mille raisons vous faire trembler. Moins vous craignez, plus vous avez à craindre; & si vous n’êtes point effrayé de vos devoirs, n’espérez pas de les remplir.

Tels sont les dangers qui vous attendent ici. Pensez-y tandis qu’il en est tems. Je sais que jamais de propos délibéré vous ne vous exposerez à mal faire & le seul mal que je crains de vous est celui que vous n’aurez pas prévu. Je ne vous dis donc pas de vous déterminer sur mes raisons, mais de les peser. Trouvez-y quelque réponse dont vous soyez content & je m’en contente; osez compter sur vous & j’y compte. Dites-moi: Je suis un ange & je vous reçois à bras ouverts.

Quoi! toujours des privations & des peines! toujours des devoirs cruels à remplir! toujours fuir les gens qui nous sont chers! Non, mon aimable ami. Heureux qui peut des cette vie offrir un prix à la vertu! J’en vois un digne d’un homme qui sut combattre & souffrir pour elle. Si je ne présume pas trop de moi, ce prix que j’ose vous destiner acquittera tout ce que mon coeur redoit au vôtre; & vous aurez plus que vous n’eussiez obtenu si le Ciel eût béni nos premieres inclinations. Ne pouvant vous faire ange vous-même, je vous en veux donner un qui garde votre ame, qui l’épure, qui la ranime & sous les auspices duquel vous puissiez vivre avec nous dans la paix du séjour céleste. Vous n’aurez pas, je crois, beaucoup de peine à deviner qui je veux dire; c’est l’objet qui se trouve à peu près établi d’avance dans le coeur qu’il doit remplir un jour, si mon projet réussit.

Je vois toutes les difficultés de ce projet sans en être rebutée, car il est honnête. Je connais tout l’empire que j’ai sur mon amie & ne crains point d’en abuser en l’exerçant en votre faveur. Mais ses résolutions vous sont connues; & avant de les ébranler, je dois m’assurer de vos dispositions, afin qu’en l’exhortant de vous permettre d’aspirer à elle je puisse répondre de vous, & de vos sentimens; car, si l’inégalité que le sort a mise entre l’un & l’autre vous ôte le droit de vous proposer vous-même, elle permet encore moins que ce droit vous soit accordé sans savoir quel usage vous en pourrez faire.

Je connais toute votre délicatesse; & si vous avez des objections à m’opposer, je sais qu’elles seront pour elle bien plus que pour vous. Laissez ces vains scrupules. Serez-vous plus jaloux que moi de l’honneur de mon amie? Non, quelque cher que vous me puissiez être, ne craignez point que je préfere votre intérêt à sa gloire. Mais autant je mets de prix à l’estime des gens sensés, autant je méprise les jugemens téméraires de la multitude, qui se laisse éblouir par un faux éclat & ne voit rien de ce qui est honnête. La différence fût-elle cent fois plus grande, il n’est point de rang auquel les talens & les moeurs n’aient droit d’atteindre & à quel titre une femme oseroit-elle dédaigner pour époux celui qu’elle s’honore d’avoir pour ami? Vous savez quels sont là-dessus nos principes à toutes deux. La fausse honte & la crainte du blâme inspirent plus de mauvaises actions que de bonnes & la vertu ne sait rougir que de ce qui est mal.

A votre égard, la fierté que je vous ai quelquefois connue ne sauroit être plus déplacée que dans cette occasion; & ce seroit à vous une ingratitude de craindre d’elle un bienfoit de plus. & puis, quelque difficile que vous puissiez être, convenez qu’il est plus doux & mieux séant de devoir sa fortune à son épouse qu’à son ami; car on devient le protecteur de l’une, & le protégé de l’autre; & quoi que l’on puisse dire, un honnête homme n’aura jamais de meilleur ami que sa femme.

Que s’il reste au fond de votre ame quelque répugnance à former de nouveaux engagements, vous ne pouvez trop vous hâter de la détruire pour votre honneur & pour mon repos; car je ne serai jamais contente de vous & de moi, que quand vous serez en effet tel que vous devez être & que vous aimerez les devoirs que vous avez à remplir. Eh! mon ami, je devrois moins craindre cette répugnance qu’un empressement trop relatif à vos anciens penchans. Que ne fais-je point pour m’acquitter auprès de vous? Je tiens plus que je n’avois promis. N’est-ce pas aussi Julie que je vous donne? N’aurez-vous pas la meilleure partie de moi-même & n’en serez-vous pas plus cher à l’autre? Avec quel charme alors je me livrerai sans contrainte à tout mon attachement pour vous! Oui, portez-lui la foi que vous m’avez jurée; que votre coeur remplisse avec elle tous les engagemens qu’il prit avec moi; qu’il lui rende, s’il est possible, tout ce que vous redevez au mien. O Saint-Preux! je lui transmets cette ancienne dette. Souvenez-vous qu’elle n’est pas facile à payer.

Voilà, mon ami, le moyen que j’imagine de nous réunir sans danger, en vous donnant dans notre famille la même place que vous tenez dans nos coeurs. Dans le noeud cher & sacré qui nous unira tous, nous ne serons plus entre nous que des soeurs & des freres; vous ne serez plus votre propre ennemi ni le nôtre; les plus doux sentimens, devenus légitimes, ne seront plus dangereux; quand il ne faudra plus les étouffer on n’aura plus à les craindre. Loin de résister à des sentimens si charmans, nous en ferons à la fois nos devoirs & nos plaisirs; c’est alors que nous nous aimerons tous plus parfaitement & que nous goûterons véritablement réunis les charmes de l’amitié, de l’amour & de l’innocence. Que si dans l’emploi dont vous vous chargez, le Ciel récompense du bonheur d’être pere le soin que vous prendrez de nos enfans, alors vous connaîtrez par vous-même le prix de ce que vous aurez fait pour nous. Comblé des vrais biens de l’humanité, vous apprendrez à porter avec plaisir le doux fardeau d’une vie utile à vos proches; vous sentirez enfin ce que la vaine sagesse des méchans n’a jamais pu croire, qu’il est un bonheur réservé des ce monde aux seuls amis de la vertu.

Réfléchissez à loisir sur le parti que je vous propose, non pour savoir s’il vous convient, je n’ai pas besoin là-dessus de votre réponse, mais s’il convient à Madame d’Orbe & si vous pouvez faire son bonheur comme elle doit faire le vôtre. Vous savez comment elle a rempli ses devoirs dans tous les états de son sexe; sur ce qu’elle est, jugez ce qu’elle a droit d’exiger. Elle aime comme Julie, elle doit être aimée comme elle. Si vous sentez pouvoir la mériter, parlez; mon amitié tentera le reste & se promet tout de la sienne. Mais si j’ai trop espéré de vous, au moins vous êtes honnête homme & vous connaissez sa délicatesse; vous ne voudriez pas d’un bonheur qui lui coûteroit le sien: que votre coeur soit digne d’elle, ou qu’il ne lui soit jamais offert.

Encore une fois, consultez-vous bien. Pesez votre réponse avant de la faire. Quand il s’agit du sort de la vie, la prudence ne permet pas de se déterminer légerement; mais toute délibération légere est un crime quand il s’agit du destin de l’ame & du choix de la vertu. Fortifiez la vôtre, ô mon bon ami, de tous les secours de la sagesse. La mauvaise honte m’empêcherait-elle de vous rappeler le plus nécessaire? Vous avez de la religion; mais j’ai peur que vous n’en tiriez pas tout l’avantage qu’elle offre dans la conduite de la vie & que la hauteur philosophique ne dédaigne la simplicité du chrétien. Je vous ai vu sur la priere des maximes que je ne saurais goûter. Selon vous, cet acte d’humilité ne nous est d’aucun fruit; & Dieu, nous ayant donné dans la conscience tout ce qui peut nous porter au bien, nous abandonne ensuite à nous-mêmes & laisse agir notre liberté. Ce n’est pas là, vous le savez, la doctrine de saint Paul, ni celle qu’on professe dans notre Eglise. Nous sommes libres, il est vrai, mais nous sommes ignorants, faibles, portés au mal. & d’où nous viendroient la lumiere & la force, si ce n’est de celui qui en est la source & pourquoi les obtiendrions-nous, si nous ne daignons pas les demander? Prenez garde, mon ami, qu’aux idées sublimes que vous vous faites du grand Etre l’orgueil humain ne mêle des idées basses qui se rapportent à l’homme; comme si les moyens qui soulagent notre foiblesse convenoient à la puissance divine & qu’elle eût besoin d’art comme nous pour généraliser les choses afin de les traiter plus facilement! Il semble, à vous entendre, que ce soit un embarras pour elle de veiller sur chaque individu; vous craignez qu’une attention partagée & continuelle ne la fatigue & vous trouvez bien plus beau qu’elle fasse tout par des loix générales, sans doute parce qu’elles lui coûtent moins de soin. O grands philosophes! que Dieu vous est obligé de lui fournir ainsi des méthodes commodes & de lui abréger le travail!

A quoi bon lui rien demander, dites-vous encore, ne connaît-il pas tous nos besoins? N’est-il pas notre pere pour y pourvoir? Savons-nous mieux que lui ce qu’il nous faut & voulons-nous notre bonheur plus véritablement qu’il ne le veut lui-même? Cher Saint-Preux, que de vains sophismes! Le plus grand de nos besoins, le seul auquel nous pouvons pourvoir, est celui de sentir nos besoins; & le premier pas pour sortir de notre misere est de la connaître. Soyons humbles pour être sages; voyons notre foiblesse & nous serons forts. Ainsi s’accorde la justice avec la clémence; ainsi regnent à la fois la grace & la liberté. Esclaves par notre foiblesse, nous sommes libres par la priere; car il dépend de nous de demander & d’obtenir la force qu’il ne dépend pas de nous d’avoir par nous-mêmes.

Apprenez donc à ne pas prendre toujours conseil de vous seul dans les occasions difficiles, mais de celui qui joint le pouvoir à la prudence & sait faire le meilleur parti du parti qu’il nous fait préférer. Le grand défaut de la sagesse humaine, même de celle qui n’a que la vertu pour objet, est un excès de confiance qui nous fait juger de l’avenir par le présent & par un moment de la vie entiere. On se sent ferme un instant & l’on compte n’être jamais ébranlé. Plein d’un orgueil que l’expérience confond tous les jours, on croit n’avoir plus à craindre un piege une fois évité. Le modeste langage de la vaillance est: Je fus brave un tel jour; mais celui qui dit: Je suis brave, ne sait ce qu’il sera demain; & tenant pour sienne une valeur qu’il ne s’est pas donnée, il mérite de la perdre au moment de s’en servir.

Que tous nos projets doivent être ridicules, que tous nos raisonnemens doivent être insensés devant l’Etre pour qui les tems n’ont point de succession ni les lieux de distance! Nous comptons pour rien ce qui est loin de nous, nous ne voyons que ce qui nous touche: quand nous aurons changé de lieu, nos jugemens seront tout contraires & ne seront pas mieux fondés. Nous réglons l’avenir sur ce qui nous convient aujourd’hui, sans savoir s’il nous conviendra demain; nous jugeons de nous comme étant toujours les mêmes & nous changeons tous les jours. Qui sait si nous aimerons ce que nous aimons, si nous voudrons ce que nous voulons, si nous serons ce que nous sommes, si les objets étrangers & les altérations de nos corps n’auront pas autrement modifié nos âmes; & si nous ne trouverons pas notre misere dans ce que nous aurons arrangé pour notre bonheur? Montrez-moi la regle de la sagesse humaine & je vais la prendre pour guide. Mais si sa meilleure leçon est de nous apprendre à nous défier d’elle, recourons à celle qui ne trompe point & faisons ce qu’elle nous inspire. Je lui demande d’éclairer mes conseils; demandez-lui d’éclairer vos résolutions. Quelque parti que vous preniez, vous ne voudrez que ce qui est bon & honnête, je le sais bien. Mais ce n’est pas assez encore; il faut vouloir ce qui le sera toujours; & ni vous ni moi n’en sommes les juges.

LETTRE VII. DE SAINT PREUX A MDE. DE WOLMAR

Julie! une lettre de vous!… Après sept ans de silence!… Oui, c’est elle; je le vois, je le sens: mes yeux méconnaîtraient-ils des traits que mon coeur ne peut oublier? Quoi! vous vous souvenez de mon nom! vous le savez encore écrire!… En formant ce nom, votre main n’a-t-elle point tremblé? Je m’égare & c’est votre faute. La forme, le pli, le cachet, l’adresse, tout dans cette lettre m’en rappelle de trop différentes. Le coeur & la main semblent se contredire. Ah! deviez-vous employer la même écriture pour tracer d’autres sentiments?

Vous trouverez peut-être que songer si fort à vos anciennes lettres, c’est trop justifier la derniere. Vous vous trompez. Je me sens bien; je ne suis plus le même, ou vous n’êtes plus la même; & ce qui me le prouve est qu’excepté les charmes & la bonté, tout ce que je retrouve en vous de ce que j’y trouvais autrefois m’est un nouveau sujet de surprise. Cette observation répond d’avance à vos craintes. Je ne me fie point à mes forces, mais au sentiment qui me dispense d’y recourir. Plein de tout ce qu’il faut que j’honore en celle que j’ai cessé d’adorer, je sais à quels respects doivent s’élever mes anciens hommages. Pénétré de la plus tendre reconnaissance, je vous aime autant que jamais, il est vrai; mais ce qui m’attache le plus à vous est le retour de ma raison. Elle vous montre à moi telle que vous êtes; elle vous sert mieux que l’amour même. Non, si j’étois resté coupable, vous ne me seriez pas aussi chere.

Depuis que j’ai cessé de prendre le change & que le pénétrant Wolmar m’a éclairé sur mes vrais sentimens, j’ai mieux appris à me connaître & je m’alarme moins de ma foiblesse. Qu’elle abuse mon imagination, que cette erreur me soit douce encore, il suffit, pour mon repos, qu’elle ne puisse plus vous offenser & la chimere qui m’égare à sa poursuite me sauve d’un danger réel.

O Julie! il est des impressions éternelles que le tems ni les soins n’effacent point. La blessure guérit, mais la marque reste; & cette marque est un sceau respecté qui préserve le coeur d’une autre atteinte. L’inconstance, & l’amour sont incompatibles: l’amant qui change, ne change pas; il commence ou finit d’aimer. Pour moi, j’ai fini; mais, en cessant d’être à vous, je suis resté sous votre garde. Je ne vous crains plus; mais vous m’empêchez d’en craindre une autre. Non, Julie, non, femme respectable, vous ne verrez jamais en moi que l’ami de votre personne & l’amant de vos vertus; mais nos amours, nos premieres & uniques amours, ne sortiront jamais de mon coeur. La fleur de mes ans ne se flétrira point dans ma mémoire. Dussé-je vivre des siecles entiers, le doux tems de ma jeunesse ne peut ni renoître pour moi, ni s’effacer de mon souvenir. Nous avons beau n’être plus les mêmes, je ne puis oublier ce que nous avons été. Mais parlons de votre cousine.

Chère amie, il faut l’avouer, depuis que je n’ose plus contempler vos charmes, je deviens plus sensible aux siens. Quels yeux peuvent errer toujours de beautés en beautés sans jamais se fixer sur aucune? Les miens l’ont revue avec trop de plaisir peut-être; & depuis mon éloignement, ses traits, déjà gravés dans mon coeur, y font une impression plus profonde. Le sanctuaire est fermé, mais son image est dans le temple. Insensiblement, je deviens pour elle ce que j’aurois été si je ne vous avais jamais vue; & il n’appartenoit qu’à vous seule de me faire sentir la différence de ce qu’elle m’inspire à l’amour. Les sens, libres de cette passion terrible, se joignent au doux sentiment de l’amitié. Devient-elle amour pour cela? Julie, ah! quelle différence! Où est l’enthousiasme? Où est l’idolâtrie? Ou sont ces divins égaremens de la raison, plus brillants, plus sublimes, plus forts, meilleurs cent fois que la raison même? Un feu passager m’embrase, un délire d’un moment me saisit, me trouble & me quitte. Je retrouve entre elle & moi deux amis qui s’aiment tendrement & qui se le disent. Mais deux amans s’aiment-ils l’un l’autre? Non; vous & moi sont des mots proscrits de leur langue: ils ne sont plus deux, ils sont un.

Suis-je donc tranquille en effet? Comment puis-je l’être? Elle est charmante, elle est votre amie & la mienne; la reconnaissance m’attache à elle; elle entre dans mes souvenirs les plus doux. Que de droits sur une ame sensible, & comment écarter un sentiment plus tendre de tant de sentimens si bien dus! Hélas! il est dit qu’entre elle & vous je ne serai jamais un moment paisible.

Femmes! femmes! objets chers & funestes, que la nature orna pour notre supplice, qui punissez quand on vous brave, qui poursuivez quand on vous craint, dont la haine & l’amour sont également nuisibles & qu’on ne peut ni rechercher ni fuir impunément!… Beauté, charme, attrait, sympathie, être ou chimere inconcevable, abîme de douleurs & de voluptés! beauté, plus terrible aux mortels que l’élément où l’on t’a fait naître, malheureux qui se livre à ton calme trompeur! C’est toi qui produis les tempêtes qui tourmentent le genre humain. O Julie! ô Claire! que vous me vendez cher cette amitié cruelle dont vous osez vous vanter à moi! J’ai vécu dans l’orage & c’est toujours vous qui l’avez excité. Mais quelles agitations diverses vous avez fait éprouver à mon coeur! Celles du lac de Geneve ne ressemblent pas plus aux flots du vaste Océan. L’un n’a que des ondes vives & courtes dont le perpétuel tranchant agite, émeut, submerge quelquefois, sans jamais former de longs cours. Mais sur la mer, tranquille en apparence, on se sent élevé, porté doucement & loin par un flot lent & presque insensible; on croit ne pas sortir de la place & l’on arrive au bout du monde.

Telle est la différence de l’effet qu’on produit sur moi vos attraits & les siens. Ce premier, cet unique amour qui fit le destin de ma vie & que rien n’a pu vaincre que lui-même, étoit né sans que je m’en fusse apperçu; il m’entraînoit que je l’ignorais encore: je me perdis sans croire m’être égaré. Durant le vent j’étois au Ciel ou dans les abîmes; le calme vient, je ne sais plus où je suis. Au contraire, je vois, je sens mon trouble auprès d’elle & me le figure plus grand qu’il n’est; j’éprouve des transports passagers & sans suite; je m’emporte un moment & suis paisible un moment après: l’onde tourmente en vain le vaisseau, le vent n’enfle point les voiles; mon coeur, content de ses charmes, ne leur prête point son illusion; je la vois plus belle que je ne l’imagine & je la redoute plus de près que de loin: c’est presque l’effet contraire à celui qui me vient de vous & j’éprouvais constamment l’un & l’autre à Clarens.

Depuis mon départ il est vrai qu’elle se présente à moi quelquefois avec plus d’empire. Malheureusement il m’est difficile de la voir seule. Enfin je la vois & c’est bien assez; elle ne m’a pas laissé de l’amour, mais de l’inquiétude.

Voilà fidelement ce que je suis pour l’une & pour l’autre. Tout le reste de votre sexe ne m’est plus rien; mes longues peines me l’ont fait oublier:

E fornito’l mio tempo a mezzo gli anni.

Le malheur m’a tenu lieu de force pour vaincre la nature, & triompher des tentations. On a peu de désirs quand on souffre; & vous m’avez appris à les éteindre en leur résistant. Une grande passion malheureuse est un grand moyen de sagesse. Mon coeur est devenu, pour ainsi dire, l’organe de tous mes besoins; je n’en ai point quand il est tranquille. Laissez-le en paix l’une & l’autre & désormais il l’est pour toujours.

Dans cet état, qu’ai-je à craindre de moi-même & par quelle précaution cruelle voulez-vous m’ôter mon bonheur pour ne pas m’exposer à le perdre? Quel caprice de m’avoir fait combattre & vaincre, pour m’enlever le prix après la victoire! N’est-ce pas vous qui rendez blâmable un danger bravé sans raison? Pourquoi m’avoir appelé près de vous avec tant de risques, ou pourquoi m’en bannir quand je suis digne d’y rester? Deviez-vous laisser prendre à votre mari tant de peine à pure perte? Que ne le faisiez-vous renoncer à des soins que vous aviez résolu de rendre inutiles? Que ne lui disiez-vous, laissez-le au bout du monde, puisqu’aussi-bien je l’y veux renvoyer? Hélas! plus vous craignez pour moi, plus il faudroit vous hâter de me rappeler. Non, ce n’est pas près de vous qu’est le danger, c’est en votre absence & je ne vous crains qu’où vous n’êtes pas. Quand cette redoutable Julie me poursuit, je me réfugie auprès de Madame de Wolmar & je suis tranquille; où fuirai-je si cet asyle m’est ôté? Tous les tems, tous les lieux me sont dangereux loin d’elle; par-tout je trouve Claire ou Julie. Dans le passé, dans le présent, l’une & l’autre m’agite à son tour; ainsi mon imagination toujours troublée ne se calme qu’à votre vue, & ce n’est qu’aupres de vous que je suis en sûreté contre moi. Comment vous expliquer le changement que j’éprouve en vous abordant? Toujours vous exercez le même empire, mais son effet est tout opposé; en réprimant les transports que vous causiez autrefois, cet empire est plus grand, plus sublime encore; la paix, la sérénité, succedent au trouble des passions; mon coeur toujours formé sur le vôtre, aima comme lui & devient paisible à son exemple.

Mais ce repos passager n’est qu’une trêve; & j’ai beau m’élever jusqu’à vous en votre présence, je retombe en moi-même en vous quittant. Julie, en vérité, je crois avoir deux âmes, dont la bonne est en dépôt dans vos mains. Ah! voulez-vous me séparer d’elle? Mais les erreurs des sens vous alarment? Vous craignez les restes d’une jeunesse éteinte par les ennuis; vous craignez pour les jeunes personnes qui sont sous votre garde; vous craignez de moi ce que le sage Wolmar n’a pas craint! O Dieu! que toutes ces frayeurs m’humilient! Estimez-vous donc votre ami moins que le dernier de vos gens! Je puis vous pardonner de mal penser de moi, jamais de ne vous pas rendre à vous-même l’honneur que vous vous devez. Non, non; les feux dont j’ai brûlé m’ont purifié; je n’ai plus rien d’un homme ordinaire. Après ce que je fus, si je pouvais être vil un moment, j’irais me cacher au bout du monde & ne me croirais jamais assez loin de vous.

Quoi! je troublerai cet ordre aimable que j’admirais avec tant de plaisir? Je souillerais ce séjour d’innocence & de paix que j’habitais avec tant de respect? Je pourrais être assez lâche?… Eh! comment le plus corrompu des hommes ne serait-il pas touché d’un si charmant tableau? Comment ne reprendrait-il pas dans cet asyle l’amour de l’honnêteté? Loin d’y porter ses mauvaises moeurs, c’est là qu’il iroit s’en défaire… Qui? moi, Julie, moi?… si tard?… sous vos yeux?… chére amie, ouvrez-moi votre maison sans crainte; elle est pour moi le temple de la vertu; partout j’y vois son simulacre auguste & ne puis servir qu’elle auprès de vous. Je ne suis pas un ange, il est vrai; mais j’habiterai leur demeure, j’imiterai leurs exemples: on les fuit quand on ne leur veut pas ressembler.

Vous le voyez, j’ai peine à venir au point principal de votre lettre, le premier auquel il faloit songer, le seul dont je m’occuperais si j’osais prétendre au bien qu’il m’annonce! O Julie! ame bienfaisante! amie incomparable! en m’offrant la digne moitié de vous-même & le plus précieux trésor qui soit au monde après vous, vous faites plus, s’il est possible, que vous ne fîtes jamais pour moi. L’amour, l’aveugle amour put vous forcer à vous donner; mais donner votre amie est une preuve d’estime non suspecte. Des cet instant je crois vraiment être homme de mérite, car je suis honoré de vous. Mais que le témoignage de cet honneur m’est cruel! En l’acceptant je le démentirais & pour le mériter il faut que j’y renonce. Vous me connaissez: jugez-moi. Ce n’est pas assez que votre adorable cousine soit aimée; elle doit l’être comme vous, je le sais: le sera-t-elle? le peut-elle être? & dépend-il de moi de lui rendre sur ce point ce qui lui est dû? Ah! si vous vouliez m’unir avec elle, que ne me laissiez-vous un coeur à lui donner, un coeur auquel elle inspirât des sentimens nouveaux dont il lui pût offrir les prémices? En est-il un moins digne d’elle que celui qui sut vous aimer? Il faudroit avoir l’ame libre & paisible du bon & sage d’Orbe pour s’occuper d’elle seule à son exemple; il faudroit le valoir pour lui succéder: autrement la comparaison de son ancien état lui rendroit le dernier plus insupportable; & l’amour foible & distroit d’un second époux, loin de la consoler du premier, le lui feroit regretter davantage. D’un ami tendre & reconnaissant elle auroit fait un mari vulgaire. Gagnerait-elle à cet échange? Elle y perdroit doublement. Son coeur délicat & sensible sentiroit trop cette perte; & moi, comment supporterais-je le spectacle continuel d’une tristesse dont je serais cause & dont je ne pourrais la guérir? Hélas! j’en mourrais de douleur même avant elle. Non, Julie, je ne ferai point mon bonheur aux dépens du sien. Je l’aime trop pour l’épouser.

Mon bonheur? Non. Serais-je heureux moi-même en ne la rendant pas heureuse? L’un des deux peut-il se faire un sort exclusif dans le mariage? Les biens, les maux, n’y sont-ils pas communs, malgré qu’on en ait & les chagrins qu’on se donne l’un à l’autre, ne retombent-ils pas toujours sur celui qui les cause? Je serais malheureux par ses peines, sans être heureux par ses bienfaits. Grâces, beauté; mérite, attachement, fortune, tout concourroit à ma félicité; mon coeur, mon coeur seul empoisonneroit tout cela & me rendroit misérable au sein du bonheur.

Si mon état présent est plein de charme auprès d’elle, loin que ce charme pût augmenter par une union plus étroite, les plus doux plaisirs que j’y goûte me seroient ôtés. Son humeur badine peut laisser un aimable essor à son amitié, mais c’est quand elle a des témoins de ses caresses. Je puis avoir quelque émotion trop vive auprès d’elle, mais c’est quand votre présence me distroit de vous. Toujours entre elle & moi dans nos tête-à-tête, c’est vous qui le rendez délicieux. Plus notre attachement augmente, plus nous songeons aux chaînes qui l’ont formé; le doux lien de notre amitié se resserre & nous nous aimons pour parler de vous. Ainsi mille souvenirs chers à votre amie, plus chers à votre ami, les réunissent: uni par d’autres noeuds, il y faudra renoncer. Ces souvenirs trop charmans ne seraient-ils pas autant d’infidélités envers elle? & de quel front prendrais-je une épouse respectée & chérie pour confidente des outrages que mon coeur lui feroit malgré lui? Ce coeur n’oseroit donc plus s’épancher dans le sien, il se fermeroit à son abord. N’osant plus lui parler de vous, bientôt je ne lui parlerais plus de moi. Le devoir, l’honneur, en m’imposant pour elle une réserve nouvelle, me rendroient ma femme étrangere & je n’aurais plus ni guide ni conseil pour éclairer mon ame & corriger mes erreurs. Est-ce là l’hommage qu’elle doit attendre? Est-ce là le tribut de tendresse & de reconnaissance que j’irais lui porter? Est-ce ainsi que je ferais son bonheur & le mien?

Julie, oubliâtes-vous mes sermens avec les vôtres? Pour moi, je ne les ai point oubliés. J’ai tout perdu; ma foi seule m’est restée; elle me restera jusqu’au tombeau. Je n’ai pu vivre à vous; je mourrai libre. Si l’engagement en étoit à prendre, je le prendrais aujourd’hui. Car si c’est un devoir de se marier, un devoir plus indispensable encore est de ne faire le malheur de personne; & tout ce qui me reste à sentir en d’autres noeuds, c’est l’éternel regret de ceux auxquels j’osai prétendre. Je porterais dans ce lien sacré l’idée de ce que j’espérais y trouver une fois: cette idée feroit mon supplice & celui d’une infortunée. Je lui demanderais compte des jours heureux que j’attendis de vous. Quelles comparaisons j’aurois à faire! Quelle femme au monde les pourroit soutenir? Ah! comment me consolerais-je à la fois de n’être pas à vous & d’être à une autre?

Chere amie, n’ébranlez point des résolutions dont dépend le repos de mes jours; ne cherchez point à me tirer de l’anéantissement où je suis tombé, de peur qu’avec le sentiment de mon existence, je ne reprenne celui de mes maux & qu’un état violent ne rouvre toutes mes blessures. Depuis mon retour j’ai senti, sans m’en alarmer, l’intérêt plus vif que je prenais à votre amie; car je savois bien que l’état de mon coeur ne lui permettroit jamais d’aller trop loin & voyant ce nouveau goût ajouter à l’attachement déjà si tendre que j’eus pour elle dans tous les tems, je me suis félicité d’une émotion qui m’aidoit à prendre le change & me faisoit supporter votre image avec moins de peine. Cette émotion a quelque chose des douceurs de l’amour & n’en a pas les tourments. Le plaisir de la voir n’est point troublé par le désir de la posséder; content de passer ma vie entiere, comme j’ai passé cet hiver, je trouve entre vous deux cette situation paisible , & douce qui tempere l’austérité de la vertu & rend ses leçons aimables. Si quelque vain transport m’agite un moment, tout le réprime & le fait taire: j’en ai trop vaincu de plus dangereux pour qu’il m’en reste aucun à craindre. J’honore votre amie comme je l’aime & c’est tout dire. Quand je ne songerais qu’à mon intérêt, tous les droits de la tendre amitié me sont trop chers auprès d’elle pour que je m’expose à les perdre en cherchant à les étendre; & je n’ai pas même eu besoin de songer au respect que je lui dois pour ne jamais lui dire un seul mot dans le tête-à-tête, qu’elle eût besoin d’interpréter ou de ne pas entendre. Que si peut-être elle a trouvé quelquefois un peu trop d’empressement dans mes manieres, sûrement elle n’a point vu dans mon coeur la volonté de le témoigner. Tel que je fus six mois auprès d’elle, tel je serai toute ma vie. Je ne connais rien après vous de si parfait qu’elle; mais, fût-elle plus parfaite que vous encore, je sens qu’il faudroit n’avoir jamais été votre amant pour pouvoir devenir le sien.

Avant d’achever cette lettre, il faut vous dire ce que je pense de la vôtre. J’y trouve avec toute la prudence de la vertu les scrupules d’une ame craintive qui se fait un devoir de s’épouvanter & croit qu’il faut tout craindre pour se garantir de tout. Cette extrême timidité a son danger ainsi qu’une confiance excessive. En nous montrant sans cesse des monstres où il n’y en a point, elle nous épuise à combattre des chimeres; & à force de nous effaroucher sans sujet, elle nous tient moins en garde contre les périls véritables & nous les laisse moins discerner. Relisez quelquefois la lettre que Milord Edouard vous écrivit l’année derniere au sujet de votre mari; vous y trouverez de bons avis à votre usage à plus d’un égard. Je ne blâme point votre dévotion; elle est touchante, aimable & douce comme vous; elle doit plaire à votre mari même. Mais prenez garde qu’à force de vous rendre timide & prévoyante, elle ne vous mene au quiétisme par une route opposée & que, vous montrant partout du risque à courir, elle ne vous empêche enfin d’acquiescer à rien. chére amie, ne savez-vous pas que la vertu est un état de guerre & que, pour y vivre, on a toujours quelque combat à rendre contre soi? Occupons-nous moins des dangers que de nous, afin de tenir notre ame prête à tout événement. Si chercher les occasions c’est mériter d’y succomber, les fuir avec trop de soin, c’est souvent nous refuser à de grands devoirs; & il n’est pas bon de songer sans cesse aux tentations, même pour les éviter. On ne me verra jamais rechercher des momens dangereux ni des tête-à-tête avec des femmes; mais, dans quelque situation que me place désormais la Providence, j’ai pour sûreté de moi les huit mois que j’ai passés à Clarens & ne crains plus que personne m’ôte le prix que vous m’avez fait mériter. Je ne serai pas plus foible que je l’ai été; je n’aurai pas de plus grands combats à rendre; j’ai senti l’amertume des remords; j’ai goûté les douceurs de la victoire. Après de telles comparaisons on n’hésite plus sur le choix; tout, jusqu’à mes fautes passées; m’est garant de l’avenir.

Sans vouloir entrer avec vous dans de nouvelles discussions sur l’ordre de l’univers & sur la direction des êtres qui le composent, je me contenterai de vous dire que, sur des questions si fort au-dessus de l’homme, il ne peut juger des choses qu’il ne voit pas, que par induction sur celles qu’il voit & que toutes les analogies sont pour ces loix générales que vous semblez rejeter. La raison même & les plus saines idées que nous pouvons nous former de l’Etre suprême, sont tres favorables à cette opinion; car bien que sa puissance n’ait pas besoin de méthode pour abréger le travail, il est digne de sa sagesse de préférer pourtant les voies les plus simples, afin qu’il n’y ait rien d’inutile dans les moyens non plus que dans les effets. En créant l’homme, il l’a doué de toutes les facultés nécessaires pour accomplir ce qu’il exigeoit de lui; & quand nous lui demandons le pouvoir de bien faire, nous ne lui demandons rien qu’il ne nous ait déjà donné. Il nous a donné la raison pour connoître ce qui est bien, la conscience pour l’aimer, , & la liberté pour le choisir. C’est dans ces dons sublimes que consiste la grace divine; & comme nous les avons tous reçus, nous en sommes tous comptables.

J’entends beaucoup raisonner contre la liberté de l’homme & je méprise tous ces sophismes, parce qu’un raisonneur a beau me prouver que je ne suis pas libre, le sentiment intérieur, plus fort que tous ses arguments, les dément sans cesse; & quelque parti que je prenne, dans quelque délibération que ce soit, je sens parfaitement qu’il ne tient qu’à moi de prendre le parti contraire. Toutes ces subtilités de l’école sont vaines précisément parce qu’elles prouvent trop, qu’elles combattent tout aussi bien la vérité que le mensonge & que, soit que la liberté existe ou non, elles peuvent servir également à prouver qu’elle n’existe pas. A entendre ces gens-là, Dieu même ne seroit pas libre & ce mot de liberté n’auroit aucun sens. Ils triomphent, non d’avoir résolu la question, mais d’avoir mis à sa place une chimere. Ils commencent par supposer que tout être intelligent est purement passif & puis ils déduisent de cette supposition des conséquences pour prouver qu’il n’est pas actif. La commode méthode qu’ils ont trouvée là! S’ils accusent leurs adversaires de raisonner de même, ils ont tort. Nous ne nous supposons point actifs & libres, nous sentons que nous le sommes. C’est à eux de prouver non seulement que ce sentiment pourroit nous tromper, mais qu’il nous trompe en effet. L’Evêque de Cloyne a démontré que, sans rien changer aux apparences, la matiere & les corps pourroient ne pas exister; est-ce assez pour affirmer qu’ils n’existent pas? En tout ceci, la seule apparence coûte plus que la réalité; je m’en tiens à ce qui est plus simple.

Je ne crois dons pas qu’apres avoir pourvu de toute maniere aux besoins de l’homme, Dieu accorde à l’un plutôt qu’à l’autre des secours extraordinaires, dont celui qui abuse des secours communs à tous est indigne & dont celui qui en use bien n’a pas besoin. Cette acception de personnes est injurieuse à la Justice divine. Quand cette dure & décourageante doctrine se déduiroit de l’Ecriture elle-même, mon premier devoir n’est-il pas d’honorer Dieu? Quelque respect que je doive au texte sacré, j’en dois plus encore à son Auteur & j’aimerois mieux croire la Bible falsifiée ou inintelligible que Dieu injuste ou malfaisant. St. Paul ne veut pas que le vase dise au potier, pourquoi m’as-tu fait ainsi? Cela est fort bien, si le potier n’exige du vase que des services qu’il l’a mis en état de lui rendre; mais, s’il s’en prenoit au vase de n’être pas propre à un usage pour lequel il ne l’auroit pas fait, le vase auroit-il tort de le lui dire, pourquoi m’as-tu fait ainsi?

S’ensuit-il de-là que la priere soit inutile? A Dieu ne plaise que je m’ôte cette ressource contre mes foiblesses. Tous les actes de l’entendement qui nous élevent à Dieu, nous portent au-dessus de nous-mêmes; en implorant son secours nous apprenons à le trouver. Ce n’est pas lui qui nous change, c’est nous qui changeons en nous élevant à lui. Tout ce qu’on lui demande comme il faut, on se le donne; & comme vous l’avez dit, on augmente sa force en reconnaissant sa foiblesse. Mais, si l’on abuse de l’oraison & qu’on devienne mystique, on se perd à force de s’élever; en cherchant la grâce, on renonce à la raison; pour obtenir un don du ciel, on en foule aux pieds un autre; en s’obstinant à vouloir qu’il nous éclaire, on s’ôte les lumieres qu’il nous a données. Qui sommes-nous pour vouloir forcer Dieu de faire un miracle?

Vous le savez; il n’y a rien de bien qui n’ait un excès blâmable, même la dévotion qui tourne en délire. La vôtre est trop pure pour arriver jamais à ce point; mais l’exces qui produit l’égarement commence avant lui, & c’est de ce premier terme que vous avez à vous défier. Je vous ai souvent entendue blâmer les extases des ascétiques; savez-vous comment elles viennent? En prolongeant le tems qu’on donne à la priere plus que ne le permet la foiblesse humaine. Alors l’esprit s’épuise, l’imagination s’allume & donne des visions; on devient inspiré, prophete & il n’y a plus ni sens ni génie qui garantisse du fanatisme. Vous vous enfermez fréquemment dans votre cabinet, vous vous recueillez, vous priez sans cesse; vous ne voyez pas encore les Piétistes, mais vous lisez leurs livres. Je n’ai jamais blâmé votre goût pour les écrits du bon Fénelon: mais que faites-vous de ceux de sa disciple? Vous lisez Muralt: je le lis aussi; mais je choisis ses Lettres & vous choisissez son Instinct divin. Voyez comment il a fini, déplorez les égaremens de cet homme sage & songez à vous. Femme pieuse, & chrétienne, allez-vous n’être plus qu’une dévote?

Chere & respectable amie, je reçois vos avis avec la docilité d’une enfant & vous donne les miens avec le zele d’un pere. Depuis que la vertu, loin de rompre nos liens, les a rendus indissolubles, ses devoirs se confondent avec les droits de l’amitié. Les mêmes leçons nous conviennent, le même intérêt nous conduit. Jamais nos coeurs ne se parlent, jamais nos yeux ne se rencontrent, sans offrir à tous deux un objet d’honneur, & de gloire qui nous éleve conjointement; & la perfection de chacun de nous importera toujours à l’autre. Mais si les délibérations sont communes, la décision ne l’est pas; elle appartient à vous seule. O vous qui fîtes toujours mon sort, ne cessez point d’en être l’arbitre; pesez mes réflexions, prononcez: quoi que vous ordonniez de moi, je me soumets; je serai digne au moins que vous ne cessiez pas de me conduire. Dussé-je ne vous plus revoir, vous me serez toujours présente, vous présiderez toujours à mes actions; dussiez-vous m’ôter l’honneur d’élever vos enfans, vous ne m’ôterez point les vertus que je tiens de vous; ce sont les enfans de votre ame, la mienne les adopte & rien ne les lui peut ravir.

Parlez-moi sans détour, Julie. A présent que je vous ai bien expliqué ce que je sens & ce que je pense, dites-moi ce qu’il faut que je fasse. Vous savez à quel point mon sort est lié à celui de mon illustre ami. Je ne l’ai point consulté dans cette occasion; je ne lui ai montré ni cette lettre ni la vôtre. S’il apprend que vous désapprouviez son projet, ou plutôt celui de votre époux, il le désapprouvera lui-même; & je suis bien éloigné d’en vouloir tirer une objection contre vos scrupules; il convient seulement qu’il les ignore jusqu’à votre entiere décision. En attendant je trouverai, pour différer notre départ, des prétextes qui pourront le surprendre, mais auxquels il acquiescera sûrement. Pour moi, j’aime mieux ne vous plus voir que de vous revoir pour vous dire un nouvel adieu. Apprendre à vivre chez vous en étranger est une humiliation que je n’ai pas méritée.

LETTRE VIII. MDE. DE WOLMAR A SAINT PREUX

He bien! ne voilà-t-il pas encore votre imagination effarouchée? & sur quoi, je vous prie? Sur les plus vrais témoignages d’estime & d’amitié que vous ayez jamais reçus de moi; sur les paisibles réflexions que le soin de votre vrai bonheur m’inspire; sur la proposition la plus obligeante, la plus avantageuse, la plus honorable qui vous ait jamais été faite, sur l’empressement, indiscret peut-être, de vous unir à ma famille par des noeuds indissolubles; sur le désir de faire mon allié, mon parent, d’un ingrat qui croit ou qui feint de croire que je ne veux plus de lui pour ami. Pour vous tirer de l’inquiétude où vous paraissez être, il ne faloit que prendre ce que je vous écris dans son sens le plus naturel. Mais il y a long-tems que vous aimez à vous tourmenter par vos injustices. Votre lettre est, comme votre vie, sublime & rampante, pleine de force & de puérilités. Mon cher philosophe, ne cesserez-vous jamais d’être enfant?

Où avez-vous donc pris que je songeasse à vous imposer des lois, à rompre avec vous & pour me servir de vos termes, à vous renvoyer au bout du monde? De bonne foi, trouvez-vous là l’esprit de ma lettre? Tout au contraire: en jouissant d’avance du plaisir de vivre avec vous, j’ai craint les inconvéniens qui pouvoient le troubler; je me suis occupée des moyens de prévenir ces inconvéniens d’une maniere agréable & douce, en vous faisant un sort digne de votre mérite & de mon attachement pour vous. Voilà tout mon crime: il n’y avoit pas là, ce me semble, de quoi vous alarmer si fort.

Vous avez tort, mon ami, car vous n’ignorez pas combien vous m’êtes cher; mais vous aimez à vous le faire redire; & comme je n’aime guere moins à le répéter, il vous est aisé d’obtenir ce que vous voulez sans que la plainte & l’humeur s’en mêlent.

Soyez donc bien sûr que si votre séjour ici vous est agréable, il me l’est tout autant qu’à vous & que, de tout ce que M. de Wolmar a fait pour moi, rien ne m’est plus sensible que le soin qu’il a pris de vous appeler dans sa maison & de vous mettre en état d’y rester. J’en conviens avec plaisir, nous sommes utiles l’un à l’autre. Plus propres à recevoir de bons avis qu’à les prendre de nous-mêmes, nous avons tous deux besoin de guides. & qui saura mieux ce qui convient à l’un, que l’autre qui le connaît si bien? Qui sentira mieux le danger de s’égarer par tout ce que coûte un retour pénible? Quel objet peut mieux nous rappeler ce danger? Devant qui rougirions-nous autant d’avilir un si grand sacrifice? après avoir rompu de tels liens, ne devons-nous pas à leur mémoire de ne rien faire d’indigne du motif qui nous les fit rompre? Oui, c’est une fidélité que je veux vous garder toujours de vous prendre à témoin de toutes les actions de ma vie & de vous dire, à chaque sentiment qui m’anime: Voilà ce que je vous ai préféré! Ah! mon ami, je sais rendre honneur à ce que mon coeur a si bien senti. Je puis être foible devant toute la terre, mais je réponds de moi devant vous.

C’est dans cette délicatesse qui survit toujours au véritable amour, plutôt que dans les subtiles distinctions de M. de Wolmar, qu’il faut chercher la raison de cette élévation d’âme & de cette force intérieure que nous éprouvons l’un près de l’autre & que je crois sentir comme vous. Cette explication du moins est plus naturelle, plus honorable à nos coeurs que la sienne & vaut mieux pour s’encourager à bien faire; ce qui suffit pour la préférer. Ainsi, croyez que, loin d’être dans la disposition bizarre où vous me supposez, celle où je suis est directement contraire; que s’il faloit renoncer au projet de nous réunir, je regarderais ce changement comme un grand malheur pour vous, pour moi, pour mes enfans & pour mon mari même, qui, vous le savez, entre pour beaucoup dans les raisons que j’ai de vous désirer ici. Mais, pour ne parler que de mon inclination particuliere, souvenez vous du moment de votre arrivée: marquai-je moins de joie à vous voir que vous n’en eûtes en m’abordant? Vous a-t-il paru que votre séjour à Clarens me fût ennuyeux ou pénible? Avez-vous jugé que je vous en visse partir avec plaisir? Faut-il aller jusqu’au bout & vous parler avec ma franchise ordinaire? Je vous avouerai sans détour que les six derniers mois que nous avons passés ensemble ont été le tems le plus doux de ma vie & que j’ai goûté dans ce court espace tous les biens dont ma sensibilité m’ait fourni l’idée.

Je n’oublierai jamais un jour de cet hier, où, après avoir fait en commun la lecture de vos voyages & celle des aventures de votre ami, nous soupâmes dans la salle d’Apollon & où, songeant à la félicité que Dieu m’envoyoit en ce monde, je vis tout autour de moi mon pere, mon mari, mes enfans, ma cousine, Milord Edouard, vous, sans compter la Fanchon qui ne gâtoit rien au tableau & tout cela rassemblé pour l’heureuse Julie. Je me disais: Cette petite chambre contient tout ce qui est cher à mon coeur & peut-être tout ce qu’il y a de meilleur sur la terre; je suis environnée de tout ce qui m’intéresse; tout l’univers est ici pour moi; je jouis à la fois de l’attachement que j’ai pour mes amis, de celui qu’ils me rendent, de celui qu’ils ont l’un pour l’autre; leur bienveillance mutuelle ou vient de moi ou s’y rapporte; je ne vois rien qui n’étende mon être & rien qui le devise; il est dans tout ce qui m’environne, il n’en reste aucune portion loin de moi; mon imagination n’a plus rien à faire, je n’ai rien à désirer; sentir & jouir sont pour moi la même chose; je vis à la fois dans tout ce que j’aime, je me rassasie de bonheur & de vie. O mort! viens quand tu voudras, je ne te crains plus, j’ai vécu, je t’ai prévenue; je n’ai plus de nouveaux sentimens à connaître, tu n’as plus rien à me dérober.

Plus j’ai senti le plaisir de vivre avec vous, plus il m’étoit doux d’y compter & plus aussi tout ce qui pouvoit troubler ce plaisir m’a donné d’inquiétude. Laissons un moment à part cette morale craintive & cette prétendue dévotion que vous me reprochez; convenez du moins que tout le charme de la société qui régnoit entre nous est dans cette ouverture de coeur qui met en commun tous les sentimens, toutes les pensées & qui fait que chacun se sentant tel qu’il doit être se montre à tous tel qu’il est. Supposez un moment quelque intrigue secrete, quelque liaison qu’il faille cacher, quelque raison de réserve & de mystere; à l’instant tout le plaisir de se voir s’évanouit, on est contraint l’un devant l’autre, on cherche à se dérober, quand on se rassemble on voudroit se fuir; la circonspection; la bienséance, amenent la défiance & le dégoût. Le moyen d’aimer long-tems ceux qu’on craint! On se devient importun l’un à l’autre… Julie importune!… importune à son ami!… non; non, cela ne sauroit être; on n’a jamais de maux à craindre que ceux qu’on peut supporter.

En vous exposant naïvement mes scrupules, je n’ai point prétendu changer vos résolutions, mais les éclairer, de peur que, prenant un parti dont nous n’auriez pas prévu toutes les suites, vous n’eussiez peut-être à vous en repentir quand vous n’oseriez plus vous en dédire. A l’égard des craintes que M. de Wolmar n’a pas eues, ce n’est pas à lui de les avoir, c’est à vous: nul n’est juge du danger qui vient de vous que vous-même. Réfléchissez-y bien, puis dites-moi qu’il n’existe pas & je n’y pense plus: car je connois votre droiture & ce n’est pas de vos intentions que je me défie. Si votre coeur est capable d’une faute imprévue, tres sûrement le mal prémédité n’en approcha jamais. C’est ce qui distingue l’homme fragile du méchant homme.

D’ailleurs, quand mes objections auroient plus de solidité que je n’aime à le croire, pourquoi mettre d’abord la chose au pis comme vous faites? Je n’envisage point les précautions à prendre aussi séverement que vous. S’agit-il pour cela de rompre aussi-tôt tous vos projets & de nous fuir pour toujours? Non, mon aimable ami, de si tristes ressources ne sont point nécessaires. Encore enfant par la tête, vous êtes déjà vieux par le coeur. Les grandes passions usées dégoûtent des autres; la paix de l’ame qui leur succede est le seul sentiment qui s’accroît par la jouissance. Un coeur sensible craint le repos qu’il ne connaît pas: qu’il le sente une fois, il ne voudra plus le perdre. En comparant deux états si contraires, on apprend à préférer le meilleur; mais pour les comparer il les faut connaître. Pour moi, je vois le moment de votre sûreté plus près peut-être que vous ne le voyez vous-même. Vous avez trop senti pour sentir long-tems; vous avez trop aimé pour ne pas devenir indifférent: on ne rallume plus la cendre qui sort de la fournaise, mais il faut attendre que tout soit consumé. Encore quelques années d’attention sur vous-même & vous n’avez plus de risque à courir.

Le sort que je voulois vous faire eût anéanti ce risque; mais, indépendamment de cette considération, ce sort étoit assez doux pour devoir être envié pour lui-même; & si votre délicatesse vous empêche d’oser y prétendre, je n’ai pas besoin que vous me disiez ce qu’une telle retenue a pu vous coûter. Mais j’ai peur qu’il ne se mêle à vos raisons des prétextes plus spécieux que solides; j’ai peur qu’en vous piquant de tenir des engagemens dont tout vous dispense & qui n’intéressent plus personne, vous ne vous fassiez une fausse vertu de je ne sais quelle vaine constance plus à blâmer qu’à louer, & désormois tout-à-fait déplacée. Je vous l’ai déjà dit autrefois, c’est un second crime de tenir un serment criminel; si le vôtre ne l’étoit pas, il l’est devenu; c’en est assez pour l’annuller. La promesse qu’il faut tenir sans cesse est celle d’être honnête homme & toujours ferme dans son devoir; changer quand il change, ce n’est pas légereté, c’est constance. Vous fîtes bien, peut-être, alors de promettre ce que vous feriez mal aujourd’hui de tenir. Faites dans tous les tems ce que la vertu demande, vous ne vous démentirez jamais.

Que s’il y a parmi vos scrupules quelque objection solide, c’est ce que nous pourrons examiner à loisir. En attendant, je ne suis pas trop fâchée que vous n’ayez pas saisi mon idée avec la même avidité que moi, afin que mon étourderie vous soit moins cruelle, si j’en ai fait une. J’avois médité ce projet durant l’absence de ma cousine. Depuis son retour & le départ de ma lettre, ayant eu avec elle quelques conversations générales sur un second mariage, elle m’en a paru si éloignée, que, malgré tout le penchant que je lui connois pour vous, je craindrois qu’il ne falût user de plus d’autorité qu’il ne me convient, pour vaincre sa répugnance, même en votre faveur; car il est point où l’empire de l’amitié doit respecter celui des inclinations & les principes que chacun se fait sur des devoirs arbitraires en eux-mêmes, mais relatifs à l’état du coeur qui se les impose.

Je vous avoue pourtant que je tiens encore à mon projet: il nous convient si bien à tous, il vous tireroit si honorablement de l’état précaire où vous vivez dans le monde, il confondroit tellement nos intérêts, il nous feroit un devoir si naturel de cette amitié qui nous est si douce, que je n’y puis renoncer tout-à-fait. Non, mon ami, vous ne m’appartiendrez jamais de trop près; ce n’est pas même assez que vous soyez mon cousin; ah! je voudrois que vous fussiez mon frere.

Quoi qu’il en soit de toutes ces idées, rendez plus de justice à mes sentimens pour vous. Jouissez sans réserve de mon amitié, de ma confiance, de mon estime. Souvenez-vous que je n’ai plus rien à vous prescrire & que je ne crois point en avoir besoin. Ne m’ôtez pas le droit de vous donner des conseils, mais n’imaginez jamais que j’en fasse des ordres. Si vous sentez pouvoir habiter Clarens sans danger, venez-y, demeurez-y; j’en serai charmée. Si vous croyez devoir donner encore quelques années d’absence aux restes toujours suspects d’une jeunesse impétueuse, écrivez-moi souvent, venez nous voir quand vous voudrez; entretenons la correspondance la plus intime. Quelle peine n’est pas adoucie par cette consolation! Quel éloignement ne supporte-t-on pas par l’espoir de finir ses jours ensemble! Je ferai plus; je suis prête à vous confier un de mes enfans; je le croirai mieux dans vos mains que dans les miennes: quand vous me le ramenerez, je ne sais duquel des deux le retour me touchera le plus. Si, tout-à-fait devenu raisonnable, vous bannissez enfin vos chimeres & voulez mériter ma cousine, venez, aimez-la, servez-la, achevez de lui plaire; en vérité, je crois que vous avez déjà commencé; triomphez de son coeur & des obstacles qu’il vous oppose, je vous aiderai de tout mon pouvoir. Faites enfin le bonheur l’un de l’autre & rien ne manquera plus au mien. Mais quelque parti que vous puissiez prendre, après y avoir sérieusement pensé, prenez-le en toute assurance & n’outragez plus votre amie en l’accusant de se défier de vous.

A force de songer à vous je m’oublie. Il faut pourtant que mon tour vienne; car vous faites avec vos amis dans la dispute comme avec votre adversaire aux échecs, vous attaquez en vous défendant. Vous vous excusez d’être philosophe en m’accusant d’être dévote; c’est comme si j’avois renoncé au vin lorsqu’il vous eut enivré. Je suis donc dévote à votre compte, ou prête à le devenir? Soit: les dénominations méprisantes changent-elles la nature des choses? Si la dévotion est bonne, où est le tort d’en avoir? Mais peut-être ce mot est-il trop bas pour vous. La dignité philosophique dédaigne un culte vulgaire; elle veut servir Dieu plus noblement; elle porte jusqu’au Ciel même ses prétentions & sa fierté. O mes pauvres philosophes!… Revenons à moi.

J’aimai la vertu des mon enfance & cultivai ma raison dans tous les tems. Avec du sentiment & des lumieres, j’ai voulu me gouverner & je me suis mal conduite. Avant de m’ôter le guide que j’ai choisi, donnez-m’en quelque autre sur lequel je puisse compter. Mon bon ami, toujours de l’orgueil, quoi qu’on fasse! c’est lui qui vous éleve & c’est lui qui m’humilie. Je crois valoir autant qu’une autre & mille autres ont vécu plus sagement que moi. Elles avoient donc des ressources que je n’avois pas. Pourquoi, me sentant bien née, ai-je eu besoin de cacher ma vie? Pourquoi haissais-je le mal que j’ai fait malgré moi? Je ne connaissois que ma force; elle n’a pu me suffire. Toute la résistance qu’on peut tirer de soi, je crois l’avoir faite & toutefois j’ai succombé. Comment font celles qui résistent? Elles ont un meilleur appui.

Apres l’avoir pris à leur exemple, j’ai trouvé dans ce choix un autre avantage auquel je n’avais pas pensé. Dans le regne des passions, elles aident à supporter les tourmens qu’elles donnent; elles tiennent l’espérance à côté du désir. Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux; on s’attend à le devenir: si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge & le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même & l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer! il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possede. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espere & l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme, avide & borné, fait pour tout vouloir & peu obtenir, a reçu du Ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent & sensible, qui le lui livre en quelque sorte & pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur; on ne se figure point ce qu’on voit; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possede, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimeres est en ce monde le seul digne d’être habité & tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Etre existant par lui-même il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas.

Si cet effet n’a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine n’est pas un état d’homme; vivre ainsi c’est être mort. Celui qui pourroit tout sans être Dieu seroit une misérable créature; il seroit privé du plaisir de désirer; toute autre privation seroit plus supportable.

Voilà ce que j’éprouve en partie depuis mon mariage, & depuis votre retour. Je ne vois partout que sujets de contentement & je ne suis pas contente; une langueur secrete s’insinue au fond de mon coeur; je le sens vide & gonflé, comme vous disiez autrefois du vôtre; l’attachement que j’ai pour tout ce qui m’est cher ne suffit pas pour l’occuper; il lui reste une force inutile dont il ne soit que faire. Cette peine est bizarre, j’en conviens; mais elle n’est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse; le bonheur m’ennuie.

Concevez-vous quelque remede à ce dégoût du bien-être? Pour moi, je vous avoue qu’un sentiment si peu raisonnable & si peu volontaire a beaucoup ôté du prix que je donnois à la vie; & je n’imagine pas quelle sorte de charme on y peut trouver, qui me manque ou qui me suffise. Une autre sera-t-elle plus sensible que moi? Aimera-t-elle mieux son pere, son mari, ses enfans, ses amis, ses proches? En sera-t-elle mieux aimée? Menera-t-elle une vie plus de son goût? Sera-t-elle plus libre d’en choisir une autre? Jouira-t-elle d’une meilleure santé? Aura-t-elle plus de ressources contre l’ennui, plus de liens qui l’attachent au monde? & toutefois j’y vis inquiete; mon coeur ignore ce qui lui manque; il désire sans savoir quoi.

Ne trouvant donc rien ici-bas qui lui suffise, mon ame avide cherche ailleurs de quoi la remplir: en s’élevant à la source du sentiment & de l’être, elle y perd sa sécheresse & sa langueur; elle y renaît, elle s’y ranime, elle y trouve un nouveau ressort, elle y puise une nouvelle vie; elle y prend une autre existence qui ne tient point aux passions du corps; ou plutôt elle n’est plus en moi-même, elle est toute dans l’Etre immense qu’elle contemple & dégagée un moment de ses entraves, elle se console d’y rentrer par cet essai d’un état plus sublime qu’elle espere être un jour le sien.

Vous souriez; je vous entends, mon bon ami; j’ai prononcé mon propre jugement en blâmant autrefois cet état d’oraison que je confesse aimer aujourd’hui. A cela je n’ai qu’un mot à vous dire, c’est que je ne l’avois pas éprouvé. Je ne prétends pas même le justifier de toutes manieres. Je ne dis pas que ce goût sait sage; je dis seulement qu’il est doux, qu’il supplée au sentiment du bonheur qui s’épuise, qu’il remplit le vide de l’ame, qu’il jette un nouvel intérêt sur la vie passée à le mériter. S’il produit quelque mal, il faut le rejeter sans doute; s’il abuse le coeur par une fausse jouissance, il faut encore le rejeter. Mais enfin lequel tient le mieux à la vertu, du philosophe avec ses grands principes, ou du chrétien dans sa simplicité? Lequel est le plus heureux des ce monde, du sage avec sa raison, ou du dévot dans son délire? Qu’ai-je besoin de penser, d’imaginer, dans un moment où toutes mes facultés sont aliénées? L’ivresse a ses plaisirs, disiez-vous: eh bien! ce délire en est une. Ou laissez-moi dans cet état qui m’est agréable, ou montrez-moi comment je puis être mieux.

J’ai blâmé les extases des mystiques. Je les blâme encore quand elles nous détachent de nos devoirs & que, nous dégoûtant de la vie active par les charmes de la contemplation, elles nous menent à ce quiétisme dont vous me croyez si proche & dont je crois être aussi loin que vous.

Servir Dieu, ce n’est point passer sa vie à genoux dans un oratoire, je le sais bien; c’est remplir sur la terre les devoirs qu’il nous impose; c’est faire en vue de lui plaire tout ce qui convient à l’état où il nous a mis: …

il cor gradisce; E serve a lui chi’l suo dover compisce.

Il faut premierement faire ce qu’on doit & puis prier quand on le peut; voilà la regle que je tâche de suivre. Je ne prends point le recueillement que vous me reprochez comme une occupation, mais comme une récréation; & je ne vois pas pourquoi parmi les plaisirs qui sont à ma portée, je m’interdirois le plus sensible & le plus innocent de tous.

Je me suis examinée avec plus de soin depuis votre lettre; j’ai étudié les effets que produit sur mon ame ce penchant qui semble si fort vous déplaire & je n’y sais rien voir jusqu’ici qui me fasse craindre, au moins sitôt, l’abus d’une dévotion mal entendue.

Premierement, je n’ai point pour cet exercice un goût trop vif qui me fasse souffrir quand j’en suis privée, ni qui me donne de l’humeur quand on m’en distrait. Il ne me donne point non plus de distractions dans la journée & ne jette ni dégoût ni impatience sur la pratique de mes devoirs. Si quelquefois mon cabinet m’est nécessaire, c’est quand quelque émotion m’agite, & que je serois moins bien partout ailleurs: c’est là que, rentrant en moi-même, j’y retrouve le calme de la raison. Si quelque souci me trouble, si quelque peine m’afflige, c’est là que je les vais déposer. Toutes ces miseres s’évanouissent devant un plus grand objet. En songeant à tous les bienfaits de la Providence, j’ai honte d’être sensible à de si faibles chagrins & d’oublier de si grandes grâces. Il ne me faut des séances ni fréquentes ni longues. Quand la tristesse m’y suit malgré moi, quelques pleurs versés devant celui qui console soulagent mon coeur à l’instant. Mes réflexions ne sont jamais ameres ni douloureuses; mon repentir même est exempt d’alarmes. Mes fautes me donnent moins d’effroi que de honte; j’ai des regrets & non des remords. Le Dieu que je sers est un Dieu clément, un pere: ce qui me touche est sa bonté; elle efface à mes yeux tous ses autres attributs; elle est le seul que je conçois. Sa puissance m’étonne, son immensité me confond, sa justice… Il a fait l’homme foible; puisqu’il est juste, il est clément. Le Dieu vengeur est le Dieu des méchants: je ne puis ni le craindre pour moi ni l’implorer contre un autre. O Dieu de paix, Dieu de bonté, c’est toi que j’adore! c’est de toi, je le sens, que je suis l’ouvrage; & j’espere te retrouver au dernier jugement tel que tu parles à mon coeur durant ma vie.

Je ne saurois vous dire combien ces idées jettent de douceur sur mes jours & de joie au fond de mon coeur. En sortant de mon cabinet ainsi disposée, je me sens plus légere & plus gaie; toute la peine s’évanouit, tous les embarras disparaissent; rien de rude, rien d’anguleux; tout devient facile & coulant, tout prend à mes yeux une face plus riante; la complaisance ne me coûte plus rien; j’en aime encore mieux ceux que j’aime & leur en suis plus agréable. Mon mari même en est plus content de mon humeur. La dévotion, prétend-il, est un opium pour l’ame; elle égaye, anime & soutient quand on en prend peu; une trop forte dose endort, ou rend furieux, ou tue. j’espere ne pas aller jusque-là.

Vous voyez que je ne m’offense pas de ce titre de dévote autant peut-être que vous l’auriez voulu, mais je ne lui donne pas non plus tout le prix que vous pourriez croire. Je n’aime point, par exemple, qu’on affiche cet état par un extérieur affecté & comme une espece d’emploi qui dispense de tout autre. Ainsi cette Madame Guyon dont vous me parlez eût mieux fait, ce me semble, de remplir avec soin ses devoirs de mere de famille, d’élever chrétiennement ses enfans, de gouverner sagement sa maison, que d’aller composer des livres de dévotion, disputer avec des évêques & se faire mettre à la Bastille pour des rêveries où l’on ne comprend rien. Je n’aime pas non plus ce langage mystique & figuré qui nourrit le coeur des chimeres de l’imagination & substitue au véritable amour de Dieu des sentimens imités de l’amour terrestre & trop propres à le réveiller. Plus on a le coeur tendre & l’imagination vive, plus on doit éviter ce qui tend à les émouvoir; car enfin, comment voir les rapports de l’objet mystique, si l’on ne voit aussi l’objet sensuel & comment une honnête femme ose-t-elle imaginer avec assurance des objets qu’elle n’oseroit regarder?

Mais ce qui m’a donné le plus d’éloignement pour les dévots de profession, c’est cette âpreté de moeurs qui les rend insensibles à l’humanité, c’est cet orgueil excessif qui leur fait regarder en pitié le reste du monde. Dans leur élévation sublime, s’ils daignent s’abaisser à quelque acte de bonté, c’est d’une maniere si humiliante, ils plaignent les autres d’un ton si cruel, leur justice est si rigoureuse, leur charité est si dure, leur zele est si amer, leur mépris ressemble si fort à la haine, que l’insensibilité même des gens du monde est moins barbare que leur commisération. L’amour de Dieu leur sert d’excuse pour n’aimer personne, ils ne s’aiment pas même l’un l’autre; vit-on jamais d’amitié véritable entre les dévots? Mais plus ils se détachent des hommes, plus ils en exigent & l’on diroit qu’ils ne s’élevent à Dieu que pour exercer son autorité sur la terre.

Je me sens pour tous ces abus une aversion qui doit naturellement m’en garantir: si j’y tombe, ce sera sûrement sans le vouloir & j’espere de l’amitié de tous ceux qui m’environnent que ce ne sera pas sans être avertie. Je vous avoue que j’ai été long-tems sur le sort de mon mari d’une inquiétude qui m’eût peut-être altéré l’humeur à la longue. Heureusement la sage lettre de Milord Edouard à laquelle vous me renvoyez avec grande raison, ses entretiens consolants & sensés, les vôtres, ont tout-à-fait dissipé ma crainte & changé mes principes. Je vois qu’il est impossible que l’intolérance n’endurcisse l’ame. Comment chérir tendrement les gens qu’on réprouve? Quelle charité peut-on conserver parmi des damnés? Les aimer, ce seroit hair Dieu qui les punit. Voulons-nous donc être humains? Jugeons les actions & non pas les hommes; n’empiétons point sur l’horrible fonction des démons; n’ouvrons point si légerement l’enfer à nos freres. Eh! s’il étoit destiné pour ceux qui se trompent, quel mortel pourroit l’éviter?

O mes amis, de quel poids vous avez soulagé mon coeur! En m’apprenant que l’erreur n’est point un crime, vous m’avez délivrée de mille inquiétans scrupules. Je laisse la subtile interprétation des dogmes que je n’entends pas. Je m’en tiens aux vérités lumineuses qui frappent mes yeux & convainquent ma raison, aux vérités de pratique qui m’instruisent de mes devoirs. Sur tout le reste j’ai pris pour regle votre ancienne réponse à M. de Wolmar. Est-on maître de croire ou de ne pas croire? Est-ce un crime de n’avoir pas sçu bien argumenter? Non: la conscience ne nous dit point la vérité des choses, mais la regle de nos devoirs; elle ne nous dicte point ce qu’il faut penser, mais ce qu’il faut faire; elle ne nous apprend point à bien raisonner, mais à bien agir. En quoi mon mari peut-il être coupable devant Dieu? Détourne-t-il les yeux de lui? Dieu lui-même a voilé sa face. Il ne fuit point la vérité, c’est la vérité qui le fuit. L’orgueil ne le guide point; il ne veut égarer personne, il est bien aise qu’on ne pense pas comme lui. Il aime nos sentimens, il voudroit les avoir, il ne peut; notre espoir, nos consolations, tout lui échappe. Il fait le bien sans attendre de récompense; il est plus vertueux, plus désintéressé que nous. Hélas! il est à plaindre; mais de quoi sera-t-il puni? Non, non: la bonté, la droiture, les moeurs, l’honnêteté, la vertu, voilà ce que le Ciel exige & qu’il récompense, voilà le véritable culte que Dieu veut de nous & qu’il reçoit de lui tous les jours de sa vie. Si Dieu juge la foi par les oeuvres, c’est croire en lui que d’être homme de bien. Le vrai chrétien c’est l’homme juste; les vrais incrédules sont les méchants.

Ne soyez donc pas étonné, mon aimable ami, si je ne dispute pas avec vous sur plusieurs poins de votre lettre où nous ne sommes pas de même avis. Je sais trop bien ce que vous êtes pour être en peine de ce que vous croyez. Que m’importent toutes ces questions oiseuses sur la liberté? Que je sois libre de vouloir le bien par moi-même, ou que j’obtienne en priant cette volonté, si je trouve enfin le moyen de bien faire, tout cela ne revient-il pas au même? Que je me donne ce qui me manque en le demandant, ou que Dieu l’accorde à ma priere, s’il faut toujours pour l’avoir que je le demande, ai-je besoin d’autre éclaircissement? Trop heureux de convenir sur les poins principaux de notre croyance, que cherchons-nous au delà? Voulons-nous pénétrer dans ces abîmes de métaphysique qui n’ont ni fond ni rive & perdre à disputer sur l’essence divine ce tems si court qui nous est donné pour l’honorer? Nous ignorons ce qu’elle est, mais nous savons qu’elle est; que cela nous suffise; elle se fait voir dans ses oeuvres, elle se fait sentir au dedans de nous. Nous pouvons bien disputer contre elle, mais non pas la méconnoître de bonne foi. Elle nous a donné ce degré de sensibilité qui l’aperçoit & la touche; plaignons ceux à qui elle ne l’a pas départi, sans nous flatter de les éclairer à son défaut. Qui de nous fera ce qu’elle n’a pas voulu faire? Respectons ses décrets en silence & faisons notre devoir; c’est le meilleur moyen d’apprendre le leur aux autres.

Connaissez-vous quelqu’un plus plein de sens & de raison que M. de Wolmar? Quelqu’un plus sincere, plus droit, plus juste, plus vrai, moins livré à ses passions, qui ait plus à gagner à la justice divine & à l’immortalité de l’âme? Connaissez-vous un homme plus fort, plus élevé, plus grand, plus foudroyant dans la dispute, que Milord Edouard, plus digne par sa vertu de défendre la cause de Dieu, plus certain de son existence, plus pénétré de sa majesté suprême, plus zélé pour sa gloire & plus fait pour la soutenir? Vous avez vu ce qui s’est passé durant trois mois à Clarens; vous avez vu deux hommes pleins d’estime & de respect l’un pour l’autre, éloignés par leur état & par leur goût des pointilleries de college, passer un hiver entier à chercher dans des disputes sages & paisibles, mais vives & profondes, à s’éclairer mutuellement, s’attaquer, se défendre se saisir par toutes les prises que peut avoir l’entendement humain & sur une matiere où tous deux, n’ayant que le même intérêt, ne demandoient pas mieux que d’être d’accord.

Qu’est-il arrivé? Ils ont redoublé d’estime l’un pour l’autre, mais chacun est resté dans son sentiment. Si cet exemple ne guérit pas à jamais un homme sage de la dispute, l’amour de la vérité ne le touche guere; il cherche à briller.

Pour moi, j’abandonne à jamais cette arme inutile & j’ai résolu de ne plus dire à mon mari un seul mot de religion que quand il s’agira de rendre raison de la mienne. Non que l’idée de la tolérance divine m’ait rendue indifférente sur le besoin qu’il en a. Je vous avoue même que, tranquillisée sur son sort à venir, je ne sens point pour cela diminuer mon zele pour sa conversion. Je voudrois au prix de mon sang le voir une fois convaincu; si ce n’est pour son bonheur dans l’autre monde, c’est pour son bonheur dans celui-ci. Car de combien de douceurs n’est-il point privé! Quel sentiment peut le consoler dans ses peines? Quel spectateur anime les bonnes actions qu’il fait en secret? Quelle voix peut parler au fond de son âme? Quel prix peut-il attendre de sa vertu? Comment doit-il envisager la mort? Non, je l’espere, il ne l’attendra pas dans cet état horrible. Il me reste une ressource pour l’en tirer & j’y consacre le reste de ma vie; ce n’est plus de le convaincre, mais de le toucher; c’est de lui montrer un exemple qui l’entraîne & de lui rendre la religion si aimable qu’il ne puisse lui résister. Ah! mon ami, quel argument contre l’incrédule que la vie du vrai chrétien! Croyez-vous qu’il y ait quelque ame à l’épreuve de celui-là? Voilà désormois la tâche que je m’impose; aidez-moi tous à la remplir. Wolmar est froid, mais il n’est pas insensible. Quel tableau nous pouvons offrir à son coeur, quand ses amis, ses enfans, sa femme, concourront tous à l’instruire en l’édifiant! quand, sans lui prêcher Dieu dans leurs discours, ils le lui montreront dans les actions qu’il inspire, dans les vertus dont il est l’auteur, dans le charme qu’on trouve à lui plaire! quand il verra briller l’image du Ciel dans sa maison! quand cent fois le jour il sera forcé de se dire: Non, l’homme n’est pas ainsi par lui-même, quelque chose de plus qu’humain regne ici!

Si cette entreprise est de votre goût, si vous vous sentez digne d’y concourir, venez; passons nos jours ensemble & ne nous quittons plus qu’à la mort. Si le projet vous déplaît ou vous épouvante, écoutez votre conscience, elle vous dicte votre devoir. Je n’ai rien de plus à vous dire.

Selon ce que Milord Edouard nous marque, je vous attends tous deux vers la fin du mois prochain. Vous ne reconnaîtrez pas votre appartement; mais dans les changemens qu’on y a faits, vous reconnaîtrez les soins, & le coeur d’une bonne amie qui s’est fait un plaisir de l’orner. Vous y trouverez aussi un petit assortiment de livres qu’elle a choisis à Geneve, meilleurs & de meilleur goût que l’Adone, quoiqu’il y soit aussi par plaisanterie. Au reste; soyez discret; car, comme elle ne veut pas que vous sachiez que tout cela vient d’elle, je me dépêche de vous l’écrire avant qu’elle me défende de vous en parler.

Adieu, mon ami. Cette partie du Château de Chillon, que nous devions tous faire ensemble, se fera demain sans vous. Elle n’en vaudra pas mieux, quoiqu’on la fasse avec plaisir. M. le bailli nous a invités avec nos enfans, ce qui ne m’a point laissé d’excuse. Mais je ne sais pourquoi je voudrois être déjà de retour.

LETTRE IX. DE FANCHON ANET A SAINT PREUX

Ah! monsieur, ah! mon bienfaiteur, que me charge-t-on de vous apprendre!… Madame… ma pauvre maîtresse… O Dieu! je vois déjà votre frayeur… mais vous ne voyez pas notre désolation… je n’ai pas un moment à perdre; il faut vous dire… il faut courir… je voudrois déjà vous avoir tout dit… Ah! que deviendrez-vous quand vous saurez notre malheur?

Toute la famille alla dîner à Chillon. M. le baron, qui alloit en Savoie passer quelques jours au château de Blonay, partit après le dîner. On l’accompagna quelques pas; puis on se promena le long de la digue. Madame d’Orbe & Madame la baillive marchoient devant avec monsieur. Madame suivait, tenant d’une main Henriette & de l’autre Marcellin. J’étois derriere avec l’aîné. Monseigneur le bailli, qui s’étoit arrêté pour parler à quelqu’un, vint rejoindre la compagnie & offrit le bras à madame. Pour le prendre elle me renvoie Marcellin: il court à moi, j’accours à lui; en courant l’enfant fait un faux pas, le pied lui manque; il tombe dans l’eau… Je pousse un cri perçant; Madame se retourne; voit tomber son fils, part comme un trait & s’élance après lui.

Ah! misérable, que n’en fis-je autant! que n’y suis-je restée!… Hélas! je retenois l’aîné qui vouloit sauter après sa mere… elle se débattoit en serrant l’autre entre ses bras… On n’avoit là ni gens ni bateau, il falut du tems pour les retirer… L’enfant est remis; mais la mere… le saisissement, la chute, l’état où elle était… Qui sait mieux que moi combien cette chute est dangereuse!… Elle resta tres long-tems sans connaissance. A peine l’eut-elle reprise qu’elle demanda son fils… Avec quels transports de joie elle l’embrassa! Je la crus sauvée; mais sa vivacité ne dura qu’un moment. Elle voulut être ramenée ici; durant la route elle s’est trouvée mal plusieurs fois. Sur quelques ordres qu’elle m’a donnés, je vois qu’elle ne croit pas en revenir. Je suis trop malheureuse, elle n’en reviendra pas. Madame d’Orbe est plus changée qu’elle. Tout le monde est dans une agitation… Je suis la plus tranquille de toute la maison… De quoi m’inquiéterais-je?… Ma bonne maîtresse! ah! si je vous perds, je n’aurai plus besoin de personne… O mon cher monsieur, que le bon Dieu vous soutienne dans cette épreuve… Adieu… Le médecin sort de la chambre. Je cours au-devant de lui… S’il nous donne quelque bonne espérance, je vous le marquerai. Si je ne dis rien…

LETTRE X. A SAINT PREUX

Commencée par Made. d’Orbe & achevée par M. de Wolmar.

Mort de Julie.

C’en est fait, homme imprudent, homme infortuné, malheureux visionnaire! Jamais vous ne la reverrez… le voile… Julie n’est…

Elle vous a écrit. Attendez sa lettre: honorez ses dernieres volontés. Il vous reste de grands devoirs à remplir sur la terre.

LETTRE XI. DE M. DE WOLMAR A SAINT PREUX

J’ai laissé passer vos premieres douleurs en silence; ma lettre n’eût fait que les aigrir; vous n’étiez pas plus en état de supporter ces détails que moi de les faire. Aujourd’hui peut-être nous seront-ils doux à tous deux. Il ne me reste d’elle que des souvenirs; mon coeur se plaît à les recueillir. Vous n’avez plus que des pleurs à lui donner; vous aurez la consolation d’en verser pour elle. Ce plaisir des infortunés m’est refusé dans ma misere; je suis plus malheureux que vous.

Ce n’est point de sa maladie, c’est d’elle que je veux vous parler. D’autres meres peuvent se jetter après leur enfant: l’accident, la fievre, la mort sont de la nature: c’est le sort commun des mortels; mais l’emploi de ses derniers momens, ses discours, ses sentimens, son ame, tout cela n’appartient qu’à Julie. Elle n’a point vécu comme une autre: personne, que je sache, n’est mort comme elle. Voilà ce que j’ai pu seul observer & que vous n’apprendrez que de moi.

Vous savez que l’effroi, l’émotion, la chute, l’évacuation de l’eau lui laisserent une longue foiblesse dont elle ne revint tout-à-fait qu’ici. En arrivant, elle redemanda son fils, il vint; à peine le vit-elle marcher & répondre à ses caresses qu’elle devint tout-à-fait tranquille & consentit à prendre un peu de repos. Son sommeil fut court & comme le Médecin n’arrivoit point encore, en l’attendant elle nous fit asseoir autour de son lit, la Fanchon, sa cousine & moi. Elle nous parla de ses enfans, des soins assidus qu’exigeoit auprès d’eux la forme d’éducation qu’elle avoit prise & du danger de les négliger un moment. Sans donner une grande importance à sa maladie, elle prévoyoit qu’elle l’empêcheroit quelque tems de remplir sa part des mêmes soins & nous chargeoit tous de répartir cette part sur les nôtres.

Elle s’étendit sur tous ses projets, sur les vôtres, sur les moyens les plus propres à les faire réussir, sur les observations qu’elle avoit faites & qui pouvoient les favoriser ou leur nuire, enfin sur tout ce qui devoit nous mettre en état de suppléer à ses fonctions de mere aussi long-tems qu’elle seroit forcée à les suspendre. C’était, pensais-je, bien des précautions pour quelqu’un qui ne se croyoit privé que durant quelques jours d’une occupation si chére; mais ce qui m’effraya tout-à-fait, ce fut de voir qu’elle entroit pour Henriette dans un bien plus grand détail encore. Elle s’étoit bornée à ce qui regardoit la premiere enfance de ses fils, comme se déchargeant sur un autre du soin de leur jeunesse; pour sa fille, elle embrassa tous les tems & sentant bien que personne ne suppléeroit sur ce point aux réflexions que sa propre expérience lui avoit fait faire, elle nous exposa en abrégé, mais avec force, & clarté, le plan d’éducation qu’elle avoit fait pour elle, employant près de la mere les raisons les plus vives & les plus touchantes exhortations pour l’engager à le suivre.

Toutes ces idées sur l’éducation des jeunes personnes & sur les devoirs des meres, mêlées de fréquens retours sur elle-même, ne pouvoient manquer de jetter de la chaleur dans l’entretien. Je vis qu’il s’animoit trop. Claire tenoit une des mains de sa cousine & la pressoit à chaque instant contre sa bouche, en sanglotant pour toute réponse; la Fanchon n’étoit pas plus tranquille; & pour Julie, je remarquai que les larmes lui rouloient aussi dans les yeux, mais qu’elle n’osoit pleurer de peur de nous alarmer davantage. aussi-tôt je me dis: Elle se voit morte. Le seul espoir qui me resta fut que la frayeur pouvoit l’abuser sur son état & lui montrer le danger plus grand qu’il n’étoit peut-être. Malheureusement je la connaissois trop pour compter beaucoup sur cette erreur. J’avois essayé plusieurs fois de la calmer; je la priai derechef de ne pas s’agiter hors de propos par des discours qu’on pouvoit reprendre à loisir. Ah! dit-elle, rien ne fait tant de mal aux femmes que le silence; & puis, je me sens un peu de fievre; autant vaut employer le babil qu’elle donne à des sujets utiles, qu’à battre sans raison la campagne.

L’arrivée du médecin causa dans la maison un trouble impossible à peindre. Tous les domestiques l’un sur l’autre à la porte de la chambre attendaient, l’oeil inquiet & les mains jointes, son jugement sur l’état de leur maîtresse comme l’arrêt de leur sort. Ce spectacle jeta la pauvre Claire dans une agitation qui me fit craindre pour sa tête. Il falut les éloigner sous différens prétextes, pour écarter de ses yeux cet objet d’effroi. Le médecin donna vaguement un peu d’espérance, mais d’un ton propre à me l’ôter. Julie ne dit pas non plus ce qu’elle pensait; la présence de sa cousine la tenoit en respect. Quand il sortit je le suivis; Claire en voulut faire autant, mais Julie la retint & me fit de l’oeil un signe que j’entendis. Je me hâtai d’avertir le médecin que, s’il y avoit du danger, il faloit le cacher à madame d’Orbe avec autant & plus de soin qu’à la malade, de peur que le désespoir n’achevât de la troubler & ne la mît hors d’état de servir son amie. Il déclara qu’il y avoit en effet du danger, mais que vingt-quatre heures étant à peine écoulées depuis l’accident, il faloit plus de tems pour établir un pronostic assuré; que la nuit prochaine décideroit du sort de la maladie & qu’il ne pouvoit prononcer que le troisieme jour. La Fanchon seule fut témoin de ce discours; & après l’avoir engagée, non sans peine, à se contenir, on convint de ce qui seroit dit à madame d’Orbe & au reste de la maison.

Vers le soir, Julie obligea sa cousine qui avoit passé la nuit auprès d’elle & qui vouloit encore y passer la suivante, à s’aller reposer quelques heures. Durant ce tems la malade ayant sçu qu’on alloit la saigner du pied & que le médecin préparoit des ordonnances, elle le fit appeler & lui tint ce discours: Monsieur du Bosson, quand on croit devoir tromper un malade craintif sur son état, c’est une précaution d’humanité que j’approuve; mais c’est une cruauté de prodiguer également à tous des soins superflus & désagréables dont plusieurs n’ont aucun besoin. Prescrivez-moi tout ce que vous jugerez m’être véritablement utile, j’obéirai ponctuellement. Quant aux remedes qui ne sont que pour l’imagination, faites-m’en grâce; c’est mon corps & non mon esprit qui souffre; & je n’ai pas peur de finir mes jours, mais d’en mal employer le reste. Les derniers momens de la vie sont trop précieux pour qu’il soit permis d’en abuser. Si vous ne pouvez prolonger la mienne, au moins ne l’abrégez pas en m’ôtant l’emploi du peu d’instans qui me sont laissés par la nature. Moins il m’en reste, plus vous devez les respecter. Faites-moi vivre, ou laissez-moi: je saurai bien mourir seule. Voilà comment cette femme si timide & si douce dans le commerce ordinaire savoit trouver un ton ferme & sérieux dans les occasions importantes.

La nuit fut cruelle & décisive. Etouffement, oppression, syncope, la peau seche & brûlante; une ardente fievre, durant laquelle on l’entendoit souvent appeler vivement Marcellin comme pour le retenir, & prononcer aussi quelquefois un autre nom, jadis si répété dans une occasion pareille. Le lendemain, le médecin me déclara sans détour qu’il n’estimoit pas qu’elle eût trois jours à vivre. Je fus seul dépositaire de cet affreux secret; & la plus terrible heure de ma vie fut celle où je le portai dans le fond de mon coeur sans savoir quel usage j’en devois faire. J’allai seul errer dans les bosquets; rêvant au parti que j’avois à prendre; non sans quelques tristes réflexions sur le sort qui me ramenoit dans ma vieillesse à cet état solitaire dont je m’ennuyois même avant d’en connoître un plus doux.

La veille, j’avois promis à Julie de lui rapporter fidelement le jugement du médecin; elle m’avoit intéressé par tout ce qui pouvoit toucher mon coeur à lui tenir parole. Je sentois cet engagement sur ma conscience. Mais quoi! pour un devoir chimérique & sans utilité, fallait-il contrister son ame & lui faire à longs traits savourer la mort? Quel pouvoit être à mes yeux l’objet d’une précaution si cruelle? Lui annoncer sa derniere heure n’était-ce pas l’avancer? Dans un intervalle si court que deviennent les désirs, l’espérance, élémens de la vie? Est-ce en jouir encore que de se voir si près du moment de la perdre? Etait-ce à moi de lui donner la mort?

Je marchois à pas précipités avec une agitation que je n’avois jamais éprouvée. Cette longue & pénible anxiété me suivoit partout; j’en traînois après moi l’insupportable poids. Une idée vint enfin me déterminer. Ne vous efforcez pas de la prévoir; il faut vous la dire.

Pour qui est-ce que je délibere? Est-ce pour elle ou pour moi? Sur quel principe est-ce que je raisonne? Est-ce sur son systeme ou sur le mien? Qu’est-ce qui m’est démontré sur l’un ou sur l’autre? Je n’ai pour croire ce que je crois que mon opinion armée de quelques probabilités. Nulle démonstration ne la renverse, il est vrai; mais quelle démonstration l’établit? Elle a, pour croire ce qu’elle croit, son opinion de même, mais elle y voit l’évidence; cette opinion à ses yeux est une démonstration. Quel droit ai-je de préférer, quand il s’agit d’elle, ma simple opinion que je reconnois douteuse à son opinion qu’elle tient pour démontrée? Comparons les conséquences des deux sentimens. Dans le sien, la disposition de sa derniere heure doit décider de son sort durant l’éternité. Dans le mien, les ménagemens que je veux avoir pour elle lui seront indifférens dans trois jours. Dans trois jours, selon moi, elle ne sentira plus rien. Mais si peut-être elle avoit raison, quelle différence! Des biens ou des maux éternels!… Peut-être! ce mot est terrible… Malheureux! risque ton ame & non la sienne.

Voilà le premier doute qui m’ait rendu suspecte l’incertitude que vous avez si souvent attaquée. Ce n’est pas la derniere fois qu’il est revenu depuis ce tems-là. Quoi qu’il en soit, ce doute me délivra de celui qui me tourmentait. Je pris sur-le-champ mon parti; & de peur d’en changer, je courus en hâte au lit de Julie. Je fis sortir tout le monde & je m’assis; vous pouvez juger avec quelle contenance. Je n’employai point auprès d’elle les précautions nécessaires pour les petites âmes. Je ne dis rien; mais elle me vit & me comprit à l’instant. Croyez-vous me l’apprendre? dit-elle en me tendant la main. Non, mon ami, je me sens bien: la mort me presse, il faut nous quitter.

Alors elle me tint un long discours dont j’aurai à vous parler quelque jour & durant lequel elle écrivit son testament dans mon coeur. Si j’avois moins connu le sien, ses dernieres dispositions auroient suffi pour me le faire connaître.

Elle me demanda si son état étoit connu dans la maison. Je lui dis que l’alarme y régnait, mais qu’on ne savoit rien de positif & que du Bosson s’étoit ouvert à moi seul. Elle me conjura que le secret fût soigneusement gardé le reste de la journée. Claire, ajouta-t-elle, ne supportera jamais ce coup que de ma main; elle en mourra s’il lui vient d’une autre. Je destine la nuit prochaine à ce triste devoir. C’est pour cela sur-tout que j’ai voulu avoir l’avis du médecin, afin de ne pas exposer sur mon seul sentiment cette infortunée à recevoir à faux une si cruelle atteinte. Faites qu’elle ne soupçonne rien avant le tems, ou vous risquez de rester sans amie, & de laisser vos enfans sans mere.

Elle me parla de son pere. J’avouai lui avoir envoyé un expres; mais je me gardai d’ajouter que cet homme, au lieu de se contenter de donner ma lettre, comme je lui avois ordonné, s’étoit hâté de parler & si lourdement, que mon vieil ami, croyant sa fille noyée, étoit tombé d’effroi sur l’escalier & s’étoit fait une blessure qui le retenoit à Blonay dans son lit. L’espoir de revoir son pere la toucha sensiblement; & la certitude que cette espérance étoit vaine ne fut pas le moindre des maux qu’il me falut dévorer.

Le redoublement de la nuit précédente l’avoit extrêmement affaiblie. Ce long entretien n’avoit pas contribué à la fortifier. Dans l’accablement où elle était, elle essaya de prendre un peu de repos durant la journée; je n’appris que le surlendemain qu’elle ne l’avoit pas passée tout entiere à dormir.

Cependant la consternation régnoit dans la maison. Chacun dans un morne silence attendoit qu’on le tirât de peine & n’osoit interroger personne, crainte d’apprendre plus qu’il ne vouloit savoir. On se disait: S’il y a quelque bonne nouvelle, on s’empressera de la dire, s’il y en a de mauvaises, on ne les saura toujours que trop tôt. Dans la frayeur dont ils étoient saisis, c’étoit assez pour eux qu’il n’arrivât rien qui fît nouvelle. Au milieu de ce morne repos, Madame d’Orbe étoit la seule active & parlante. Sitôt qu’elle étoit hors de la chambre de Julie, au lieu de s’aller reposer dans la sienne, elle parcouroit toute la maison; elle arrêtoit tout le monde, demandant ce qu’avoit dit le médecin, ce qu’on disait. Elle avoit été témoin de la nuit précédente, elle ne pouvoit ignorer ce qu’elle avoit vu; mais elle cherchoit à se tromper elle-même & à récuser le témoignage de ses yeux. Ceux qu’elle questionnoit ne lui répondant rien que de favorable, cela l’encourageoit à questionner les autres & toujours avec une inquiétude si vive, avec un air si effrayant, qu’on eût sçu la vérité mille fois sans être tenté de la lui dire.

Aupres de Julie elle se contraignait & l’objet touchant qu’elle avoit sous les yeux la disposoit plus à l’affliction qu’à l’emportement. Elle craignoit sur-tout de lui laisser voir ses alarmes, mais elle réussissoit mal à les cacher. On apercevoit son trouble dans son affectation même à paroître tranquille. Julie, de son côté, n’épargnoit rien pour l’abuser. Sans exténuer son mal elle en parloit presque comme d’une chose passée & ne sembloit en peine que du tems qu’il lui faudroit pour se remettre. C’étoit encore un de mes supplices de les voir chercher à se rassurer mutuellement, moi qui savois si bien qu’aucune des deux n’avoit dans l’ame l’espoir qu’elle s’efforçoit de donner à l’autre.

Madame d’Orbe avoit veillé les deux nuits précédentes; il y avoit trois jours qu’elle ne s’étoit déshabillée. Julie lui proposa de s’aller coucher; elle n’en voulut rien faire. Eh bien donc! dit Julie, qu’on lui tende un petit lit dans ma chambre; à moins, ajouta-t-elle comme par réflexion, qu’elle ne veuille partager le mien. Qu’\_en dis-tu, cousine? Mon mal ne se gagne pas, tu ne te dégoûtes pas de moi, couche dans mon lit. Le parti fut accepté. Pour moi, l’on me renvoya & véritablement j’avois besoin de repos.

Je fus levé de bonne heure. Inquiet de ce qui s’étoit passé durant la nuit, au premier bruit que j’entendis j’entrai dans la chambre. Sur l’état où Madame d’Orbe étoit la veille, je jugeai du désespoir où j’allois la trouver, & des fureurs dont je serois le témoin. En entrant, je la vis assise dans un fauteuil, défaite & pâle, plutôt livide, les yeux plombés & presque éteints, mais douce, tranquille, parlant peu, faisant tout ce qu’on lui disoit sans répondre. Pour Julie, elle paraissoit moins foible que la veille; sa voix étoit plus ferme; son geste plus animé; elle sembloit avoir pris la vivacité de sa cousine. Je connus aisément à son teint que ce mieux apparent étoit l’effet de la fievre; mais je vis aussi briller dans ses regards je ne sais quelle secrete joie qui pouvoit y contribuer & dont je ne démêlois pas la cause. Le médecin n’en confirma pas moins son jugement de la veille; la malade n’en continua pas moins de penser comme lui & il ne me resta plus aucune espérance.

Ayant été forcé de m’absenter pour quelque tems, je remarquai en entrant que l’appartement avoit été arrangé avec soin; il y régnoit de l’ordre & de l’élégance; elle avoit fait mettre des pots de fleurs sur sa cheminée, ses rideaux étoient entr’ouverts & rattachés; l’air avoit été changé; on y sentoit une odeur agréable; on n’eût jamais cru être dans la chambre d’un malade. Elle avoit fait sa toilette avec le même soin: la grace & le goût se montroient encore dans sa parure négligée. Tout cela lui donnoit plutôt l’air d’une femme du monde qui attend compagnie, que d’une campagnarde qui attend sa derniere heure. Elle vit ma surprise, elle en sourit & lisant dans ma pensée elle alloit me répondre, quand on amena les enfans. Alors il ne fut plus question que d’eux & vous pouvez juger si, se sentant prête à les quitter, ses caresses furent tiedes & modérées! J’observai même qu’elle revenoit plus souvent & avec des étreintes encore plus ardentes à celui qui lui coûtoit la vie, comme s’il lui fût devenu plus cher à ce prix.

Tous ces embrassemens, ces soupirs, ces transports étoient des mysteres pour ces pauvres enfans. Ils l’aimoient tendrement, mais c’étoit la tendresse de leur âge; ils ne comprenoient rien à son état, au redoublement de ses caresses, à ses regrets de ne les voir plus; ils nous voyoient tristes & ils pleuroient: ils n’en savoient pas davantage. Quoiqu’on apprenne aux enfans le nom de la mort, ils n’en ont aucune idée; ils ne la craignent ni pour eux ni pour les autres; ils craignent de souffrir & non de mourir. Quand la douleur arrachoit quelque plainte à leur mere, ils perçoient l’air de leurs cris; quand on leur parloit de la perdre, on les auroit cru stupides. La seule Henriette, un peu plus âgée & d’un sexe où le sentiment & les lumieres se développent plustôt, paroissoit troublée & alarmée de voir sa petite maman dans un lit, elle qu’on voyoit toujours levée avant ses enfans. Je me souviens qu’à ce propos Julie fit une réflexion tout-à-fait dans son caractere, sur l’imbécile vanité de Vespasien qui resta couché tandis qu’il pouvoit agir & se leva lorsqu’il ne put plus rien faire. Je ne sais pas, dit-elle, s’il faut qu’un empereur meure debout, mais je sais bien qu’une mere de famille ne doit s’aliter que pour mourir.

Apres avoir épanché son coeur sur ses enfans, après les avoir pris chacun à part, sur-tout Henriette, qu’elle tint fort long-tems & qu’on entendoit plaindre & sangloter en recevant ses baisers, elle les appela tous trois, leur donna sa bénédiction & leur dit, en leur montrant Madame d’Orbe: Allez, mes enfans, allez vous jetter aux pieds de votre mere: voilà celle que Dieu vous donne; il ne vous a rien ôté. A l’instant ils courent à elle, se mettent à ses genoux, lui prennent les mains, l’appellent leur bonne maman, leur seconde mere. Claire se pencha sur eux; mais en les serrant dans ses bras elle s’efforça vainement de parler; elle ne trouva que des gémissements, elle ne put jamais prononcer un seul mot; elle étouffait. Jugez si Julie étoit émue! Cette scene commençoit à devenir trop vive; je la fis cesser.

Ce moment d’attendrissement passé, l’on se remit à causer autour du lit & quoique la vivacité de Julie se fût un peu éteinte avec le redoublement, on voyoit le même air de contentement sur son visage: elle parloit de tout avec une attention & un intérêt qui montroient un esprit tres libre de soins; rien ne lui échappait; elle étoit à la conversation comme si elle n’avoit eu autre chose à faire. Elle nous proposa de dîner dans sa chambre, pour nous quitter le moins qu’il se pourrait; vous pouvez croire que cela ne fut pas refusé. On servit sans bruit, sans confusion, sans désordre, d’un air aussi rangé que si l’on eût été dans le salon d’Apollon. La Fanchon, les enfans, dînerent à table. Julie, voyant qu’on manquoit d’appétit, trouva le secret de faire manger de tout, tantôt prétextant l’instruction de sa cuisiniere, tantôt voulant savoir si elle oseroit en goûter, tantôt nous intéressant par notre santé même dont nous avions besoin pour la servir, toujours montrant le plaisir qu’on pouvoit lui faire, de maniere à ôter tout moyen de s’y refuser & mêlant à tout cela un enjouement propre à nous distraire du triste objet qui nous occupait. Enfin, une maîtresse de maison, attentive à faire ses honneurs, n’auroit pas, en pleine santé, pour des étrangers, des soins plus marqués, plus obligeants, plus aimables, que ceux que Julie mourante avoit pour sa famille. Rien de tout ce que j’avois cru prévoir n’arrivait, rien de ce que je voyois ne s’arrangeoit dans ma tête. Je ne savois qu’imaginer; je n’y étois plus.

Apres le dîner on annonça monsieur le ministre. Il venoit comme ami de la maison, ce qui lui arrivoit fort souvent. Quoique je ne l’eusse point fait appeler, parce que Julie ne l’avoit pas demandé, je vous avoue que je fus charmé de son arrivée; & je ne crois pas qu’en pareille circonstance le plus zélé croyant l’eût pu voir avec plus de plaisir. Sa présence alloit éclaircir bien des doutes & me tirer d’une étrange perplexité.

Rappelez-vous le motif qui m’avoit porté à lui annoncer sa fin prochaine. Sur l’effet qu’auroit dû selon moi produire cette affreuse nouvelle, comment concevoir celui qu’elle avoit produit réellement? Quoi! cette femme dévote qui dans l’état de santé ne passe pas un jour sans se recueillir, qui fait un de ses plaisirs de la priere, n’a plus que deux jours à vivre; elle se voit prête à paroître devant le juge redoutable; & au lieu de se préparer à ce moment terrible, au lieu de mettre ordre à sa conscience, elle s’amuse à parer sa chambre, à faire sa toilette, à causer avec ses amis, à égayer leur repas; & dans tous ses entretiens pas un seul mot de Dieu ni du salut! Que devais-je penser d’elle & de ses vrais sentiments? Comment arranger sa conduite avec les idées que j’avois de sa piété? Comment accorder l’usage qu’elle faisoit des derniers momens de sa vie avec ce qu’elle avoit dit au médecin de leur prix? Tout cela formoit à mon sens une énigme inexplicable. Car enfin, quoique je ne m’attendisse pas à lui trouver toute la petite cagoterie des dévotes, il me sembloit pourtant que c’étoit le tems de songer à ce qu’elle estimoit d’une si grande importance & qui ne souffroit aucun retard. Si l’on est dévot durant le tracas de cette vie, comment ne le sera-t-on pas au moment qu’il la faut quitter & qu’il ne reste plus qu’à penser à l’autre?

Ces réflexions m’amenerent à un point où je ne me serois guere attendu d’arriver. Je commençai presque d’être inquiet que mes opinions indiscretement soutenues n’eussent enfin trop gagné sur elle. Je n’avois pas adopté les siennes & pourtant je n’aurois pas voulu qu’elle y eût renoncé. Si j’eusse été malade, je serois certainement mort dans mon sentiment; mais je désirois qu’elle mourût dans le sien & je trouvois pour ainsi dire qu’en elle je risquois plus qu’en moi. Ces contradictions vous paraîtront extravagantes; je ne les trouve pas raisonnables & cependant elles ont existé. Je ne me charge pas de les justifier, je vous les rapporte.

Enfin le moment vint où mes doutes alloient être éclaircis. Car il étoit aisé de prévoir que tôt ou tard le pasteur ameneroit la conversation sur ce qui fait l’objet de son ministere; & quand Julie eût été capable de déguisement dans ses réponses, il lui eût été bien difficile de se déguiser assez pour qu’attentif & prévenu je n’eusse pas démêlé ses vrais sentiments.

Tout arriva comme je l’avois prévu. Je laisse à part les lieux communs mêlés d’éloges qui servirent de transition au ministre pour venir à son sujet; je laisse encore ce qu’il lui dit de touchant sur le bonheur de couronner une bonne vie par une fin chrétienne. Il ajouta qu’à la vérité il lui avoit quelquefois trouvé sur certains poins des sentimens qui ne s’accordoient pas entierement avec la doctrine de l’Eglise, c’est-à-dire avec celle que la plus saine raison pouvoit déduire de l’Ecriture; mais comme elle ne s’étoit jamais a heurtée à les défendre, il espéroit qu’elle vouloit mourir ainsi qu’elle avoit vécu, dans la communion des fideles & acquiescer en tout à la commune profession de foi.

Comme la réponse de Julie étoit décisive sur mes doutes & n’étoit pas, à l’égard des lieux communs, dans le cas de l’exhortation, je vais vous la rapporter presque mot à mot; car je l’avois bien écoutée & j’allai l’écrire dans le moment.

Permettez-moi, Monsieur, de commencer par vous remercier de tous les soins que vous avez pris de me conduire dans la droite route de la morale & de la foi chrétienne & de la douceur avec laquelle vous avez corrigé ou supporté mes erreurs quand je me suis égarée. Pénétrée de respect pour votre zele & de reconnaissance pour vos bontés, je déclare avec plaisir que je vous dois toutes mes bonnes résolutions & que vous m’avez toujours portée à faire ce qui étoit bien & à croire ce qui étoit vrai.

J’ai vécu & je meurs dans la communion protestante, qui tire son unique regle de l’Ecriture sainte & de la raison; mon coeur a toujours confirmé ce que prononçoit ma bouche; & quand je n’ai pas eu pour vos lumieres toute la docilité qu’il eût fallu peut-être, c’étoit un effet de mon aversion pour toute espece de déguisement: ce qu’il m’étoit impossible de croire, je n’ai pu dire que je le croyais; j’ai toujours cherché sincerement ce qui étoit conforme à la gloire de Dieu & à la vérité. J’ai pu me tromper dans ma recherche; je n’ai pas l’orgueil de penser avoir eu toujours raison: j’ai peut-être eu toujours tort; mais mon intention a toujours été pure & j’ai toujours cru ce que je disois croire. C’étoit sur ce point tout ce qui dépendoit de moi Si Dieu n’a pas éclairé ma raison au-delà, il est clément & juste; pourrait-il me demander compte d’un don qu’il ne m’a pas fait?

Voilà, monsieur, ce que j’avois d’essentiel à vous dire sur les sentimens que j’ai professés. Sur tout le reste mon état présent vous répond pour moi. Distraite par le mal, livrée au délire de la fievre, est-il tems d’essayer de raisonner mieux que je n’ai fait, jouissant d’un entendement aussi sain que je l’ai reçu? Si je me suis trompée alors, me tromperais-je moins aujourd’hui & dans l’abattement où je suis, dépend-il de moi de croire autre chose que ce que j’ai cru étant en santé? C’est la raison qui décide du sentiment qu’on préfere; & la mienne ayant perdu ses meilleures fonctions, quelle autorité peut donner ce qui m’en reste aux opinions que j’adopterois sans elle? Que me reste-t-il donc désormois à faire? C’est de m’en rapporter à ce que j’ai cru ci-devant: car la droiture d’intention est la même & j’ai le jugement de moins. Si je suis dans l’erreur, c’est sans l’aimer; cela suffit pour me tranquilliser sur ma croyance.

Quant à la préparation à la mort, Monsieur, elle est faite; mal, il est vrai, mais de mon mieux & mieux du moins que je ne la pourrois faire à présent. J’ai tâché de ne pas attendre, pour remplir cet important devoir, que j’en fusse incapable. Je priois en santé, maintenant je me résigne. La priere du malade est la patience. La préparation à la mort est une bonne vie; je n’en connois point d’autre. Quand je conversois avec vous, quand je me recueillois seule, quand je m’efforçois de remplir les devoirs que Dieu m’impose, c’est alors que je me disposois à paroître devant lui, c’est alors que je l’adorois de toutes les forces qu’il m’a données: que ferais-je aujourd’hui que je les ai perdues? Mon ame aliénée est-elle en état de s’élever à lui? Ces restes d’une vie à demi éteinte, absorbés par la souffrance, sont-ils dignes de lui être offerts? Non, monsieur, il me les laisse pour être donnés à ceux qu’il m’a fait aimer & qu’il veut que je quitte; je leur fais mes adieux pour aller à lui; c’est d’eux qu’il faut que je m’occupe: bientôt je m’occuperai de lui seul. Mes derniers plaisirs sur la terre sont aussi mes derniers devoirs: n’est-ce pas le servir encore & faire sa volonté, que de remplir les soins que l’humanité m’impose avant d’abandonner sa dépouille? Que faire pour appaiser des troubles que je n’ai pas? Ma conscience n’est point agitée; si quelquefois elle m’a donné des craintes, j’en avois plus en santé qu’aujourd’hui. Ma confiance les efface; elle me dit que Dieu est plus clément que je ne suis coupable & ma sécurité redouble en me sentant approcher de lui. Je ne lui porte point un repentir imparfait, tardif & forcé, qui, dicté par la peur, ne sauroit être sincere, & n’est qu’un piege pour le tromper. Je ne lui porte pas le reste & le rebut de mes jours, pleins de peine, & d’ennuis, en proie à la maladie, aux douleurs, aux angoisses de la mort & que je ne lui donnerois que quand je n’en pourrois plus rien faire. Je lui porte ma vie entiere, pleine de péchés & de fautes, mais exempte des remords de l’impie & des crimes du méchant.

A quels tourmens Dieu pourrait-il condamner mon âme? Les réprouvés, dit-on, le haissent; il faudroit donc qu’il m’empêchât de l’aimer? Je ne crains pas d’augmenter leur nombre. O grand Etre! Etre éternel, suprême intelligence, source de vie & de félicité, créateur, conservateur, pere de l’homme & roi de la nature, Dieu tres puissant, tres bon, dont je ne doutai jamais un moment & sous les yeux duquel j’aimai toujours à vivre! je le sais, je m’en réjouis, je vais paroître devant ton trône. Dans peu de jours mon ame, libre de sa dépouille, commencera de t’offrir plus dignement cet immortel hommage qui doit faire mon bonheur durant l’éternité. Je compte pour rien tout ce que je serai jusqu’à ce moment. Mon corps vit encore, mais ma vie morale est finie. Je suis au bout de ma carriere & déjà jugée sur le passé. Souffrir & mourir est tout ce qui me reste à faire; c’est l’affaire de la nature: mais moi, j’ai tâché de vivre de maniere à n’avoir pas besoin de songer à la mort; & maintenant qu’elle approche, je la vois venir sans effroi. Qui s’endort dans le sein d’un pere n’est pas en souci du réveil.

Ce discours, prononcé d’abord d’un ton grave & posé, puis avec plus d’accent & d’une voix plus élevée, fit sur tous les assistants, sans m’en excepter, une impression d’autant plus vive, que les yeux de celle qui le prononça brilloient d’un feu surnaturel; un nouvel éclat animoit son teint, elle paraissoit rayonnante; & s’il y a quelque chose au monde qui mérite le nom de céleste, c’étoit son visage tandis qu’elle parlait.

Le Pasteur lui-même, saisi, transporté de ce qu’il venoit d’entendre, s’écria en levant les mains & les yeux au ciel: Grand Dieu, voilà le culte qui t’honore; daigne t’y rendre propice; les humains t’en offrent peu de pareils.

Madame, dit-il en s’approchant du lit, je croyois vous instruire & c’est vous qui m’instruisez. Je n’ai plus rien à vous dire. Vous avez la véritable foi, celle qui fait aimer Dieu. Emportez ce précieux repos d’une bonne conscience, il ne vous trompera pas; j’ai vu bien des chrétiens dans l’état où vous êtes, je ne l’ai trouvé qu’en vous seule. Quelle différence d’une fin si paisible à celle de ces pécheurs bourrelés qui n’accumulent tant de vaines & seches prieres que parce qu’ils sont indignes d’être exaucés! Madame, votre mort est aussi belle que votre vie: vous avez vécu pour la charité; vous mourez martyre de l’amour maternel. Soit que Dieu vous rende à nous pour nous servir d’exemple, soit qu’il vous appelle à lui pour couronner vos vertus, puissions-nous tous tant que nous sommes vivre & mourir comme vous! Nous serons bien sûrs du bonheur de l’autre vie.

Il voulut s’en aller; elle le retint. Vous êtes de mes amis, lui dit-elle & l’un de ceux que je vois avec le plus de plaisir; c’est pour eux que mes derniers momens me sont précieux. Nous allons nous quitter pour si long-tems qu’il ne faut pas nous quitter si vîte. Il fut charmé de rester & je sortis là-dessus.

En rentrant, je vis que la conversation avoit continué sur le même sujet, mais d’un autre ton & comme sur une matiere indifférente. Le Pasteur parloit de l’esprit faux qu’on donnoit au Christianisme en n’en faisant que la Religion des mourans & de ses Ministres des hommes de mauvais augure. On nous regarde, disoit-il, comme des messagers de mort, parce que, dans l’opinion commode qu’un quart-d’heure de repentir suffit pour effacer cinquante ans de crimes, on n’aime à nous voir que dans ce tems-là. Il faut nous vêtir d’une couleur lugubre; il faut affecter un air sévere; on n’épargne rien pour nous rendre effrayans. Dans les autres cultes, c’est pis encore. Un Catholique mourant n’est environné que d’objets qui l’épouvantent & de cérémonies qui l’enterrent tout vivant. Au soin qu’on prend d’écarter de lui les Démons, il croit en voir sa chambre pleine; il meurt cent fois de terreur avant qu’on l’acheve & c’est dans cet état d’effroi que l’Eglise aime à le plonger pour avoir meilleur marché de sa bourse. Rendons grâces au Ciel, dit Julie, de n’être point nés dans ces Religions vénales qui tuent les gens pour en hériter & qui, vendant le paradis aux riches, portent jusqu’en l’autre monde l’injuste inégalité qui regne dans celui-ci. Je ne doute point que toutes ces sombres idées ne fomentent l’incrédulité & ne donnent une aversion naturelle pour le culte qui les nourrit. J’espere, dit-elle en me regardant, que celui qui doit élever nos enfans prendra des maximes tout opposées & qu’il ne leur rendra point la Religion lugubre & triste, en y mêlant incessamment des pensées de mort. S’il leur apprend à bien vivre, ils sauront assez bien mourir.

Dans la suite de cet entretien, qui fut moins serré & plus interrompu que je ne vous le rapporte, j’achevai de concevoir les maximes de Julie & la conduite qui m’avoit scandalisé. Tout cela tenoit à ce que, sentant son état parfaitement désespéré, elle ne songeoit plus qu’à en écarter l’inutile & funebre appareil dont l’effroi des mourans les environne, soit pour donner le change à notre affliction, soit pour s’ôter à elle-même un spectacle attristant à pure perte. La mort, disait-elle, est déjà si pénible! pourquoi la rendre encore hideuse? Les soins que les autres perdent à vouloir prolonger leur vie, je les emploie à jouir de la mienne jusqu’au bout: il ne s’agit que de savoir prendre son parti; tout le reste va de lui-même. Ferai-je de ma chambre un hôpital, un objet de dégoût & d’ennui, tandis que mon dernier soin est d’y rassembler tout ce qui m’est cher? Si j’y laisse croupir le mauvais air, il faudra en écarter mes enfans, ou exposer leur santé. Si je reste dans un équipage à faire peur, personne ne me reconnaîtra plus; je ne serai plus la même; vous vous souviendrez tous de m’avoir aimée & ne pourrez plus me souffrir; j’aurai, moi vivante, l’affreux spectacle de l’horreur que je ferai, même à mes amis, comme si j’étois déjà morte. Au lieu de cela, j’ai trouvé l’art d’étendre ma vie sans la prolonger. J’existe, j’aime, je suis aimée, je vis jusqu’à mon dernier soupir. L’instant de la mort n’est rien; le mal de la nature est peu de chose; j’ai banni tous ceux de l’opinion.

Tous ces entretiens & d’autres semblables se passoient entre la malade, le pasteur, quelquefois le médecin, la Fanchon & moi. Madame d’Orbe y étoit toujours présente & ne s’y mêloit jamais. Attentive aux besoins de son amie, elle étoit prompte à la servir. Le reste du tems, immobile & presque inanimée, elle la regardoit sans rien dire & sans rien entendre de ce qu’on disait.

Pour moi, craignant que Julie ne parlât jusqu’à s’épuiser, je pris le moment que le ministre & le médecin s’étoient mis à causer ensemble; & m’approchant d’elle, je lui dis à l’oreille: Voilà bien des discours pour une malade! voilà bien de la raison pour quelqu’un qui se croit hors d’état de raisonner! Oui, me dit-elle tout bas, je parle trop pour une malade, mais non pas pour une mourante, bientôt je ne dirai plus rien. A l’égard des raisonnements, je n’en fais plus, mais j’en ai fait. Je savois en santé qu’il faloit mourir. J’ai souvent réfléchi sur ma derniere maladie; je profite aujourd’hui de ma prévoyance. Je ne suis plus en état de penser ni de résoudre; je ne fais que dire ce que j’avois pensé & pratiquer ce que j’avois résolu.

Le reste de la journée, à quelques accidens près, se passa avec la même tranquillité & presque de la même maniere que quand tout le monde se portoit bien. Julie était, comme en pleine santé, douce & caressante; elle parloit avec le même sens, avec la même liberté d’esprit, même d’un air serein qui alloit quelquefois jusqu’à la gaieté. Enfin, je continuois de démêler dans ses yeux un certain mouvement de joie qui m’inquiétoit de plus en plus & sur lequel je résolus de m’éclaircir avec elle.

Je n’attendis pas plus tard que le même soir. Comme elle vit que je m’étois ménagé un tête-à-tête, elle me dit: Vous m’avez prévenue, j’avois à vous parler. Fort bien, lui dis-je; mais puisque j’ai pris les devants, laissez-moi m’expliquer le premier.

Alors, m’étant assis auprès d’elle & la regardant fixement, je lui dis: Julie, ma chére Julie! vous avez navré mon coeur: hélas! vous avez attendu bien tard! Oui, continuai-je, voyant qu’elle me regardoit avec surprise, je vous ai pénétrée; vous vous réjouissez de mourir; vous êtes bien aise de me quitter. Rappelez-vous la conduite de votre époux depuis que nous vivons ensemble; ai-je mérité de votre part un sentiment si cruel? A l’instant elle me prit les mains & de ce ton qui savoit aller chercher l’ame: Qui? moi? je veux vous quitter? Est-ce ainsi que vous lisez dans mon coeur? Avez-vous sitôt oublié notre entretien d’hier?-Cependant, repris-je, vous mourez contente… je l’ai vu… je le vois…-Arrêtez, dit-elle; il est vrai, je meurs contente; mais c’est de mourir comme j’ai vécu, digne d’être votre épouse. Ne m’en demandez pas davantage, je ne vous dirai rien de plus; mais voici, continua-t-elle en tirant un papier de dessous son chevet, où vous acheverez d’éclaircir ce mystere. Ce papier étoit une lettre; & je vis qu’elle vous étoit adressée. Je vous la remets ouverte, ajouta-t-elle en me la donnant, afin qu’apres l’avoir lue vous vous déterminiez à l’envoyer ou à la supprimer, selon ce que vous trouverez le plus convenable à votre sagesse & à mon honneur. Je vous prie de ne la lire que quand je ne serai plus; & je suis si sûre de ce que vous ferez à ma priere, que je ne veux pas même que vous me le promettiez. Cette lettre, cher Saint-Preux, est celle que vous trouverez ci-jointe. J’ai beau savoir que celle qui l’a écrite est morte, j’ai peine à croire qu’elle n’est plus rien.

Elle me parla ensuite de son pere avec inquiétude. Quoi! dit-elle, il sait sa fille en danger & je n’entends point parler de lui! Lui serait-il arrivé quelque malheur? Aurait-il cessé de m’aimer? Quoi! mon pere!… ce pere si tendre… m’abandonner ainsi!… me laisser mourir sans le voir… sans recevoir sa bénédiction… ses derniers embrassemens!… O Dieu! quels reproches amers il se fera quand il ne me trouvera plus!… Cette réflexion lui étoit douloureuse. Je jugeai qu’elle supporteroit plus aisément l’idée de son pere malade que celle de son pere indifférent. Je pris le parti de lui avouer la vérité. En effet, l’alarme qu’elle en conçut se trouva moins cruelle que ses premiers soupçons. Cependant la pensée de ne plus le revoir l’affecta vivement. Hélas! dit-elle, que deviendra-t-il après moi? à quoi tiendra-t-il? Survivre à toute sa famille!… quelle vie sera la sienne? Il sera seul, il ne vivra plus. Ce moment fut un de ceux où l’horreur de la mort se faisoit sentir & où la nature reprenoit son empire. Elle soupira, joignit les mains, leva les yeux; & je vis qu’en effet elle employoit cette difficile priere qu’elle avoit dit être celle du malade.

Elle revint à moi. Je me sens foible, dit-elle; je prévois que cet entretien pourroit être le dernier que nous aurons ensemble. Au nom de notre union, au nom de nos chers enfans qui en sont le gage, ne soyez plus injuste envers votre épouse. Moi, me réjouir de vous quitter! vous qui n’avez vécu que pour me rendre heureuse & sage; vous de tous les hommes celui qui me convenoit le plus, le seul peut-être avec qui je pouvois faire un bon ménage & devenir une femme de bien! Ah! croyez que si je mettois un prix à la vie, c’étoit pour la passer avec vous. Ces mots prononcés avec tendresse m’émurent au point qu’en portant fréquemment à ma bouche ses mains que je tenois dans les miennes, je les sentis se mouiller de mes pleurs. Je ne croyois pas mes yeux faits pour en répandre. Ce furent les premiers depuis ma naissance, ce seront les derniers jusqu’à ma mort. Après en avoir versé pour Julie, il n’en faut plus verser pour rien.

Ce jour fut pour elle un jour de fatigue. La préparation de Madame d’Orbe durant la nuit, la scene des enfans le matin, celle du ministre l’apres-midi, l’entretien du soir avec moi, l’avoient jetée dans l’épuisement. Elle eut un peu plus de repos cette nuit-là que les précédentes, soit à cause de sa foiblesse, soit qu’en effet la fievre & le redoublement fussent moindres.

Le lendemain, dans la matinée, on vint me dire qu’un homme tres mal mis demandoit avec beaucoup d’empressement à voir Madame en particulier. On lui avoit dit l’état où elle était: il avoit insisté, disant qu’il s’agissoit d’une bonne action, qu’il connaissoit bien Madame de Wolmar & qu’il savoit bien que tant qu’elle respireroit elle aimeroit à en faire de telles. Comme elle avoit établi pour regle inviolable de ne jamais rebuter personne & sur-tout les malheureux, on me parla de cet homme avant de le renvoyer. Je le fis venir. Il étoit presque en guenilles, il avoit l’air & le ton de la misere; au reste, je n’apperçus rien dans sa physionomie & dans ses propos qui me fît mal augurer de lui. Il s’obstinoit à ne vouloir parler qu’à Julie. Je lui dis que, s’il ne s’agissoit que de quelques secours pour lui aider à vivre, sans importuner pour cela une femme à l’extrémité, je ferois ce qu’elle auroit pu faire. Non, dit-il, je ne demande point d’argent, quoique j’en aie grand besoin: je demande un bien qui m’appartient, un bien que j’estime plus que tous les trésors de la terre, un bien que j’ai perdu par ma faute, & que Madame seule, de qui je le tiens, peut me rendre une seconde fois.

Ce discours, auquel je ne compris rien, me détermina pourtant. Un malhonnête homme eût pu dire la même chose, mais il ne l’eût jamais dite du même ton. Il exigeoit du mystere: ni laquais, ni femme de chambre. Ces précautions me sembloient bizarres; toutefois je les pris. Enfin, je le lui menai. Il m’avoit dit être connu de Madame d’Orbe: il passa devant elle; elle ne le reconnut point; & j’en fus peu surpris. Pour Julie, elle le reconnut à l’instant; & le voyant dans ce triste équipage, elle me reprocha de l’y avoir laissé. Cette reconnaissance fut touchante. Claire, éveillée par le bruit, s’approche & le reconnaît à la fin, non sans donner aussi quelques signes de joie; mais les témoignages de son bon coeur s’éteignoient dans sa profonde affliction: un seul sentiment absorboit tout; elle n’étoit plus sensible à rien.

Je n’ai pas besoin, je crois, de vous dire qui étoit cet homme. Sa présence rappela bien des souvenirs. Mais tandis que Julie le consoloit & lui donnoit de bonnes espérances, elle fut saisie d’un violent étouffement & se trouva si mal qu’on crut qu’elle alloit expirer. Pour ne pas faire scene & prévenir les distractions dans un moment où il ne faloit songer qu’à la secourir, je fis passer l’homme dans le cabinet, l’avertissant de le fermer sur lui. La Fanchon fut appelée & à force de tems & de soins la malade revint enfin de sa pâmoison. En nous voyant tous consternés autour d’elle, elle nous dit: Mes enfans, ce n’est qu’un essai; cela n’est pas si cruel qu’on pense.

Le calme se rétablit; mais l’alarme avoit été si chaude qu’elle me fit oublier l’homme dans le cabinet; & quand Julie me demanda tout bas ce qu’il étoit devenu, le couvert étoit mis, tout le monde étoit là. Je voulus entrer pour lui parler; mais il avoit fermé la porte en dedans, comme je le lui avois dit; il falut attendre après le dîner pour le faire sortir.

Durant le repas, du Bosson, qui s’y trouvait, parlant d’une jeune veuve qu’on disoit se remarier, ajouta quelque chose sur le triste sort des veuves. Il y en a, dis-je, de bien plus à plaindre encore, ce sont les veuves dont les maris sont vivants.-Cela est vrai, reprit Fanchon qui vit que ce discours s’adressoit à elle, sur-tout quand ils leur sont chers. Alors l’entretien tomba sur le sien; & comme elle en avoit parlé avec affection dans tous les tems, il étoit naturel qu’elle en parlât de même au moment où la perte de sa bienfaitrice alloit lui rendre la sienne encore plus rude. C’est aussi ce qu’elle fit en termes tres touchants, louant son bon naturel, déplorant les mauvais exemples qui l’avoient séduit & le regret tant si sincerement, que, déjà disposée à la tristesse, elle s’émut jusqu’à pleurer. Tout à coup le cabinet s’ouvre, l’homme en guenilles en sort impétueusement, se précipite à ses genoux, les embrasse & fond en larmes. Elle tenoit un verre; il lui échappe: Ah! malheureux! d’où viens-tu? se laisse aller sur lui & seroit tombée en foiblesse si l’on n’eût été prompt à la secourir.

Le reste est facile à imaginer. En un moment on sut par toute la maison que Claude Anet étoit arrivé. Le mari de la bonne Fanchon! quelle fête! A peine était-il hors de la chambre qu’il fut équipé. Si chacun n’avoit eu que deux chemises, Anet en auroit autant eu lui tout seul qu’il en seroit resté à tous les autres. Quand je sortis pour le faire habiller, je trouvai qu’on m’avoit si bien prévenu qu’il falut user d’autorité pour faire tout reprendre à ceux qui l’avoient fourni.

Cependant Fanchon ne vouloit point quitter sa maîtresse. Pour lui faire donner quelques heures à son mari, on prétexta que les enfans avoient besoin de prendre l’air & tous deux furent chargés de les conduire.

Cette scene n’incommoda point la malade comme les précédentes; elle n’avoit rien eu que d’agréable & ne lui fit que du bien. Nous passâmes l’apres-midi, Claire & moi, seuls auprès d’elle; & nous eûmes deux heures d’un entretien paisible, qu’elle rendit le plus intéressant, le plus charmant que nous eussions jamais eu.

Elle commença par quelques observations sur le touchant spectacle qui venoit de nous frapper & qui lui rappeloit si vivement les premiers tems de sa jeunesse. Puis, suivant le fil des événements, elle fit une courte récapitulation de sa vie entiere, pour montrer qu’à tout prendre elle avoit été douce & fortunée, que de degré en degré elle étoit montée au comble du bonheur permis sur la terre & que l’accident qui terminoit ses jours au milieu de leur course marquait, selon toute apparence, dans sa carriere naturelle, le point de séparation des biens & des maux.

Elle remercia le Ciel de lui avoir donné un coeur sensible, & porté au bien, un entendement sain, une figure prévenante; de l’avoir fait naître dans un pays de liberté & non parmi des esclaves, d’une famille honorable & non d’une race de malfaiteurs, dans une honnête fortune & non dans les grandeurs du monde qui corrompent l’ame, ou dans l’indigence qui l’avilit. Elle se félicita d’être née d’un pere & d’une mere tous deux vertueux & bons, pleins de droiture & d’honneur & qui, tempérant les défauts l’un de l’autre, avoient formé sa raison sur la leur sans lui donner leur foiblesse ou leurs préjugés. Elle vanta l’avantage d’avoir été élevée dans une religion raisonnable, & sainte, qui, loin d’abrutir l’homme, l’ennoblit, & l’éleve; qui, ne favorisant ni l’impiété ni le fanatisme, permet d’être sage & de croire, d’être humain & pieux tout à la fois.

Apres cela, serrant la main de sa cousine qu’elle tenoit dans la sienne & la regardant de cet oeil que vous devez connoître & que la langueur rendoit encore plus touchant; tous ces biens, dit-elle, ont été donnés à mille autres; mais celui-ci!… le Ciel ne l’a donné qu’à moi. J’étois femme & j’eus une amie. Il nous fit naître en même tems; il mit dans nos inclinations un accord qui ne s’est jamais démenti; il fit nos coeurs l’un pour l’autre, il nous unit dès le berceau, je l’ai conservée tout le tems de ma vie & sa main me ferme les yeux. Trouvez un autre exemple pareil au monde & je ne me vante plus de rien. Quels sages conseils ne m’a-t-elle pas donnés? De quels périls ne m’a-t-elle pas sauvée? De quels maux ne me consoloit-elle pas? Qu’eussai-je été sans elle? Que n’eût-elle pas fait de moi, si je l’avois mieux écoutée? Je la vaudrois peut-être aujourd’hui! Claire pour toute réponse baissa la tête sur le sein de son amie & voulut soulager ses sanglots par des pleurs; il ne fut pas possible. Julie la pressa long-tems contre sa poitrine en silence. Ces momens n’ont ni mots ni larmes.

Elles se remirent & Julie continua. Ces biens étoient mêlés d’inconvéniens; c’est le sort des choses humaines. Mon coeur étoit fait pour l’amour, difficile en mérite personnel, indifférent sur tous les biens de l’opinion. Il étoit presque impossible que les préjugés de mon pere s’accordassent avec mon penchant. Il me faloit un amant que j’eusse choisi moi-même. Il s’offrit; je crus le choisir: sans doute le Ciel le choisit pour moi, afin que, livrée aux erreurs de ma passion, je ne le fusse pas aux horreurs du crime & que l’amour de la vertu restât au moins dans mon ame après elle. Il prit le langage honnête & insinuant avec lequel mille fourbes séduisent tous les jours autant de filles bien nées; mais seul parmi tant d’autres il étoit honnête homme, & pensoit ce qu’il disait. Etait-ce ma prudence qui l’avoit discerné? Non; je ne connus d’abord de lui que son langage & je fus séduite. Je fis par désespoir ce que d’autres font par effronterie: je me jetai, comme disoit mon pere, à sa tête; il me respecta. Ce fut alors seulement que je pus le connaître. Tout homme capable d’un pareil trait a l’ame belle; alors on y peut compter. Mais j’y comptois auparavant, ensuite j’osai compter sur moi-même; & voilà comment on se perd.

Elle s’étendit avec complaisance sur le mérite de cet amant; elle lui rendoit justice, mais on voyoit combien son coeur se plaisoit à la lui rendre. Elle le louoit même à ses propres dépens. A force d’être équitable envers lui, elle étoit inique envers elle & se faisoit tort pour lui faire honneur. Elle alla jusqu’à soutenir qu’il eut plus d’horreur qu’elle de l’adultere, sans se souvenir qu’il avoit lui-même réfuté cela.

Tous les détails du reste de sa vie furent suivis dans le même esprit. Milord Edouard, son mari, ses enfans, votre retour, notre amitié, tout fut mis sous un jour avantageux. Ses malheurs même lui en avoient épargné de plus grands. Elle avoit perdu sa mere au moment que cette perte lui pouvoit être la plus cruelle; mais si le Ciel la lui eût conservée, bientôt il fût survenu du désordre dans sa famille. L’appui de sa mere, quelque foible qu’il fût, eût suffi pour la rendre plus courageuse à résister à son pere; & de là seroient sortis la discorde & les scandales, peut-être les désastres & le déshonneur, peut-être pis encore si son frere avoit vécu. Elle avoit épousé malgré elle un homme qu’elle n’aimoit point, mais elle soutint qu’elle n’auroit pu jamais être aussi heureuse avec un autre, pas même avec celui qu’elle avoit aimé. La mort de M. d’Orbe lui avoit ôté un ami, mais en lui rendant son amie. Il n’y avoit pas jusqu’à ses chagrins & ses peines qu’elle ne comptât pour des avantages, en ce qu’ils avoient empêché son coeur de s’endurcir aux malheurs d’autrui. On ne sait pas, disait-elle, quelle douceur c’est de s’attendrir sur ses propres maux, & sur ceux des autres. La sensibilité porte toujours dans l’ame un certain contentement de soi-même indépendant de la fortune & des événements. Que j’ai gémi! que j’ai versé de larmes! Eh bien! s’il faloit renoître aux mêmes conditions, le mal que j’ai commis seroit le seul que je voudrois retrancher; celui que j’ai souffert me seroit agréable encore. Saint-Preux, je vous rends ses propres mots; quand vous aurez lu sa lettre, vous les comprendrez peut-être mieux.

Voyez donc, continuait-elle, à quelle félicité je suis parvenue. J’en avois beaucoup; j’en attendois davantage. La prospérité de ma famille, une bonne éducation pour mes enfans, tout ce qui m’étoit cher rassemblé autour de moi ou prêt à l’être. Le présent, l’avenir, me flattoient également; la jouissance & l’espoir se réunissoient pour me rendre heureuse. Mon bonheur monté par degrés étoit au comble; il ne pouvoit plus que déchoir; il étoit venu sans être attendu, il se fût enfui quand je l’aurois cru durable. Qu’eût fait le sort pour me soutenir à ce point? Un état permanent est-il fait pour l’homme? Non, quand on a tout acquis, il faut perdre, ne fût-ce que le plaisir de la possession qui s’use par elle. Mon pere est déjà vieux; mes enfans sont dans l’âge tendre où la vie est encore mal assurée: que de pertes pouvoient m’affliger, sans qu’il me restât plus rien à pouvoir acquérir! L’affection maternelle augmente sans cesse, la tendresse filiale diminue, à mesure que les enfans vivent plus loin de leur mere. En avançant en âge, les miens se seroient plus séparés de moi. Ils auroient vécu dans le monde; ils m’auroient pu négliger. Vous en voulez envoyer un en Russie; que de pleurs son départ m’auroit coûtés! Tout se seroit détaché de moi peu à peu & rien n’eût suppléé aux pertes que j’aurois faites. Combien de fois j’aurois pu me trouver dans l’état où je vous laisse. Enfin n’eût-il pas fallu mourir? Peut-être mourir la derniere de tous! Peut-être seule & abandonnée. Plus on vit, plus on aime à vivre, même sans jouir de rien: j’aurois eu l’ennui de la vie, & la terreur de la mort, suite ordinaire de la vieillesse. Au lieu de cela, mes derniers instans sont encore agréables & j’ai de la vigueur pour mourir; si même on peut appeler mourir que laisser vivant ce qu’on aime. Non, mes amis, non, mes enfans, je ne vous quitte pas, pour ainsi dire, je reste avec vous; en vous laissant tous unis, mon esprit, mon coeur, vous demeurent. Vous me verrez sans cesse entre vous; vous vous sentirez sans cesse environnés de moi… & puis nous nous rejoindrons, j’en suis sûre; le bon Wolmar lui-même ne m’échappera pas. Mon retour à Dieu tranquillise mon ame & m’adoucit un moment pénible; il me promet pour vous le même destin qu’à moi. Mon sort me suit & s’assure. Je fus heureuse, je le suis, je vais l’être: mon bonheur est fixé, je l’arrache à la fortune; il n’a plus de bornes que l’éternité.

Elle en étoit là quand le ministre entra. Il l’honoroit & l’estimoit véritablement. Il savoit mieux que personne combien sa foi étoit vive & sincere. Il n’en avoit été que plus frappé de l’entretien de la veille & en tout de la contenance qu’il lui avoit trouvée. Il avoit vu souvent mourir avec ostentation, jamais avec sérénité. Peut-être à l’intérêt qu’il prenoit à elle se joignait-il un désir secret de voir si ce calme se soutiendroit jusqu’au bout.

Elle n’eut pas besoin de changer beaucoup le sujet de l’entretien pour en amener un convenable au caractere du survenant. Comme ses conversations en pleine santé n’étoient jamais frivoles, elle ne faisoit alors que continuer à traiter dans son lit avec la même tranquillité des sujets intéressans pour elle & pour ses amis; elle agitoit indifféremment des questions qui n’étoient pas indifférentes.

En suivant le fil de ses idées sur ce qui pouvoit rester d’elle avec nous, elle nous parloit de ses anciennes réflexions sur l’état des âmes séparées des corps. Elle admiroit la simplicité des gens qui promettoient à leurs amis de venir leur donner des nouvelles de l’autre monde. Cela, disait-elle, est aussi raisonnable que les contes de revenans qui font mille désordres & tourmentent les bonnes femmes; comme si les esprits avoient des voix pour parler & des mains pour battre! Comment un pur esprit agirait-il sur une ame enfermée dans un corps & qui, en vertu de cette union, ne peut rien appercevoir que par l’entremise de ses organes? Il n’y a pas de sens à cela. Mais j’avoue que je ne vois point ce qu’il y a d’absurde à supposer qu’une ame libre d’un corps qui jadis habita la terre puisse y revenir encore, errer, demeurer peut-être autour de ce qui lui fut cher; non pas pour nous avertir de sa présence, elle n’a nul moyen pour cela; non pas pour agir sur nous & nous communiquer ses pensées, elle n’a point de prise pour ébranler les organes de notre cerveau; non pas pour appercevoir non plus ce que nous faisons, car il faudroit qu’elle eût des sens; mais pour connoître elle-même ce que nous pensons & ce que nous sentons, par une communication immédiate, semblable à celle par laquelle Dieu lit nos pensées des cette vie & par laquelle nous lirons réciproquement les siennes dans l’autre, puisque nous le verrons face à face. Car enfin, ajouta-t-elle en regardant le ministre, à quoi serviroient des sens lorsqu’ils n’auront plus rien à faire? L’Etre éternel ne se voit ni ne s’entend; il se fait sentir; il ne parle ni aux yeux ni aux oreilles, mais au coeur.

Je compris, à la réponse du pasteur & à quelques signes d’intelligence, qu’un des poins ci-devant contestés entre eux étoit la résurrection des corps. Je m’aperçus aussi que je commençois à donner un peu plus d’attention aux articles de la religion de Julie où la foi se rapprochoit de la raison.

Elle se complaisoit tellement à ces idées, que quand elle n’eût pas pris son parti sur ses anciennes opinions, c’eût été une cruauté d’en détruire une qui lui sembloit si douce dans l’état où elle se trouvait. Cent fois, disait-elle, j’ai pris plus de plaisir à faire quelque bonne œuvre en imaginant ma mere présente qui lisoit dans le coeur de sa fille & l’applaudissait. Il y a quelque chose de si consolant à vivre encore sous les yeux de ce qui nous fut cher! Cela fait qu’il ne meurt qu’à moitié pour nous. Vous pouvez juger si, durant ces discours, la main de Claire étoit souvent serrée.

Quoique le pasteur répondît à tout avec beaucoup de douceur & de modération; & qu’il affectât même de ne la contrarier en rien, de peur qu’on ne prît son silence sur d’autres poins pour un aveu, il ne laissa pas d’être ecclésiastique un moment & d’exposer sur l’autre vie une doctrine opposée. Il dit que l’immensité, la gloire & les attributs de Dieu, seroit le seul objet dont l’ame des bienheureux seroit occupée; que cette contemplation sublime effaceroit tout autre souvenir; qu’on ne se verroit point, qu’on ne se reconnaîtroit point, même dans le ciel & qu’à cet aspect ravissant on ne songeroit plus à rien de terrestre.

Cela peut être, reprit Julie: il y a si loin de la bassesse de nos pensées à l’essence divine, que nous ne pouvons juger des effets qu’elle produira sur nous quand nous serons en état de la contempler. Toutefois, ne pouvant maintenant raisonner que sur mes idées, j’avoue que je me sens des affections si cheres, qu’il m’en coûteroit de penser que je ne les aurai plus. Je me suis même fait une espece d’argument qui flatte mon espoir. Je me dis qu’une partie de mon bonheur consistera dans le témoignage d’une bonne conscience. Je me souviendrai donc de ce que j’aurai fait sur la terre; je me souviendrai donc aussi des gens qui m’y ont été chers; ils me le seront donc encore: ne les voir plus seroit une peine & le séjour des bienheureux n’en admet point. Au reste, ajouta-t-elle en regardant le ministre d’un air assez gai, si je me trompe, un jour ou deux d’erreur seront bientôt passés: dans peu j’en saurai là-dessus plus que vous-même. En attendant, ce qu’il y a pour moi de tres sûr, c’est que tant que je me souviendrai d’avoir habité la terre, j’aimerai ceux que j’y ai aimés & mon pasteur n’aura pas la derniere place.

Ainsi se passerent les entretiens de cette journée, où la sécurité, l’espérance, le repos de l’ame, brillerent plus que jamais dans celle de Julie & lui donnoient d’avance, au jugement du ministre, la paix des bienheureux dont elle alloit augmenter le nombre. Jamais elle ne fut plus tendre, plus vraie, plus caressante, plus aimable, en un mot plus elle-même. Toujours du sens, toujours du sentiment, toujours la fermeté du sage & toujours la douceur du chrétien. Point de prétention, point d’apprêt, point de sentence; partout la naive expression de ce qu’elle sentait; partout la simplicité de son coeur. Si quelquefois elle contraignoit les plaintes que la souffrance auroit dû lui arracher, ce n’étoit point pour jouer l’intrépidité stoïque, c’étoit de peur de navrer ceux qui étoient autour d’elle; & quand les horreurs de la mort faisoient quelque instant pâtir la nature, elle ne cachoit point ses frayeurs, elle se laissoit consoler. Sitôt qu’elle étoit remise, elle consoloit les autres. On voyait, on sentoit son retour; son air caressant le disoit à tout le monde. Sa gaieté n’étoit point contrainte, sa plaisanterie même étoit touchante; on avoit le sourire à la bouche & les yeux en pleurs. Otez cet effroi qui ne permet pas de jouir de ce qu’on va perdre, elle plaisoit plus, elle étoit plus aimable qu’en santé même & le dernier jour de sa vie en fut aussi le plus charmant.

Vers le soir elle eut encore un accident qui, bien que moindre que celui du matin, ne lui permit pas de voir long-tems ses enfans. Cependant elle remarqua qu’Henriette étoit changée. On lui dit qu’elle pleuroit beaucoup & ne mangeoit point. On ne la guérira pas de cela, dit-elle en regardant Claire: la maladie est dans le sang.

Se sentant bien revenue, elle voulut qu’on soupât dans sa chambre. Le médecin s’y trouva comme le matin. La Fanchon, qu’il faloit toujours avertir quand elle devoit venir manger à notre table, vint ce soir-là sans se faire appeler. Julie s’en aperçut & sourit. Oui, mon enfant, lui dit-elle, soupe encore avec moi ce soir; tu auras plus long-tems ton mari que ta maîtresse. Puis elle me dit: Je n’ai pas besoin de vous recommander Claude Anet. Non, repris-je; tout ce que vous avez honoré de votre bienveillance n’a pas besoin de m’être recommandé.

Le souper fut encore plus agréable que je ne m’y étois attendu. Julie, voyant qu’elle pouvoit soutenir la lumiere, fit approcher la table & ce qui sembloit inconcevable dans l’état où elle était, elle eut appétit. Le médecin, qui ne voyoit plus d’inconvénient à la satisfaire, lui offrit un blanc de poulet: Non, dit-elle; mais je mangerois bien de cette Ferra. On lui en donna un petit morceau; elle le mangea avec un peu de pain, & le trouva bon. Pendant qu’elle mangeait, il faloit voir Madame d’Orbe la regarder; il faloit le voir, car cela ne peut se dire. Loin que ce qu’elle avoit mangé lui fît mal, elle en parut mieux le reste du souper. Elle se trouva même de si bonne humeur, qu’elle s’avisa de remarquer, par forme de reproche, qu’il y avoit long-tems que je n’avois bu de vin étranger. Donnez, dit-elle, une bouteille de vin d’Espagne à ces messieurs. A la contenance du médecin, elle vit qu’il s’attendoit à boire de vrai vin d’Espagne & sourit encore en regardant sa cousine. J’aperçus aussi que, sans faire attention à tout cela, Claire, de son côté, commençoit de tems à autre à lever les yeux avec un peu d’agitation, tantôt sur Julie & tantôt sur Fanchon, à qui ces yeux sembloient dire ou demander quelque chose.

Le vin tardoit à venir. On eut beau chercher la clef de la cave, on ne la trouva point & l’on jugea, comme il étoit vrai, que le Valet-de-chambre du Baron, qui en étoit chargé, l’avoit emportée par mégarde. Après quelques autres informations, il fut clair que la provision d’un seul jour en avoit duré cinq & que le vin manquoit sans que personne s’en fût apperçu, malgré plusieurs nuits de veille. Le Médecin tomboit des nues. Pour moi, soit qu’il falût attribuer cet oubli à la tristesse ou à la sobriété des domestiques, j’eus honte d’user avec de telles gens des précautions ordinaires. Je fis enfoncer la porte de la cave & j’ordonnai que désormois tout le monde eût du vin à discrétion.

La bouteille arrivée, on en but. Le vin fut trouvé excellent. La malade en eut envie. Elle en demanda une cuillerée avec de l’eau: le Médecin le lui donna dans un verre & voulut qu’elle le bût pur. Ici les coups-d’oeil devinrent plus fréquens entre Claire & la Fanchon; mais comme à la dérobée & craignant toujours d’en trop dire.

Le jeûne, la foiblesse, le régime ordinaire à Julie donnerent au vin une grande activité. Ah! dit-elle, vous m’avez enivrée! après avoir attendu si tard, ce n’étoit pas la peine de commencer, car c’est un objet bien odieux qu’une femme ivre. En effet, elle se mit à babiller, tres sensément pourtant, à son ordinaire, mais avec plus de vivacité qu’auparavant. Ce qu’il y avoit d’étonnant, c’est que son teint n’étoit point allumé; ses yeux ne brilloient que d’un feu modéré par la langueur de la maladie; à la pâleur près, on l’auroit crue en santé. Pour alors l’émotion de Claire devint tout-à-fait visible. Elle élevoit un oeil craintif alternativement sur Julie, sur moi, sur la Fanchon, mais principalement sur le médecin; tous ces regards étoient autant d’interrogations qu’elle vouloit & n’osoit faire. On eût dit toujours qu’elle alloit parler, mais que la peur d’une mauvaise réponse la retenait; son inquiétude étoit si vive qu’elle en paraissoit oppressée.

Fanchon, enhardie par tous ces signes, hasarda de dire, mais en tremblant & à demi-voix, qu’il sembloit que Madame avoit un peu moins souffert aujourd’hui… que la derniere convulsion avoit été moins forte… que la soirée… Elle resta interdite., & Claire, qui pendant qu’elle avoit parlé trembloit comme la feuille, leva des yeux craintifs sur le médecin, les regards attachés aux siens, l’oreille attentive & n’osant respirer de peur de ne pas bien entendre ce qu’il alloit dire.

Il eût fallu être stupide pour ne pas concevoir tout cela. Du Bosson se leve, va tâter le pouls de la malade & dit: Il n’y a point là d’ivresse ni de fievre; le pouls est fort bon. A l’instant Claire s’écrie en tendant à demi les deux bras: Eh bien! Monsieur!… le pouls?… la fievre?… la voix lui manquait, mais ses mains écartées restoient toujours en avant; ses yeux pétilloient d’impatience; il n’y avoit pas un muscle de son visage qui ne fût en action. Le médecin ne répond rien, reprend le poignet, examine les yeux, la langue, reste un moment pensif & dit: Madame, je vous entends bien; il m’est impossible de dire à présent rien de positif; mais si demain matin à pareille heure elle est encore dans le même état, je réponds de sa vie. A ce moment Claire part comme un éclair, renverse deux chaises & presque la table, saute au cou du médecin, l’embrasse, le baise mille fois en sanglotant & pleurant à chaudes larmes & toujours avec la même impétuosité, s’ôte du doigt une bague de prix, la met au sien malgré lui & lui dit hors d’haleine: Ah! Monsieur, si vous nous la rendez, vous ne la sauverez pas seule!

Julie vit tout cela. Ce spectacle la déchira. Elle regarde son amie & lui dit d’un ton tendre & douloureux: Ah! cruelle, que tu me fais regretter la vie! veux-tu me faire mourir désespérée? Faudra-t-il te préparer deux fois? Ce peu de mots fut un coup de foudre; il amortit aussi-tôt les transports de joie; mais il ne put étouffer tout-à-fait l’espoir renaissant.

En un instant la réponse du médecin fut sue par toute la maison. Ces bonnes gens crurent déjà leur maîtresse guérie. Ils résolurent tout d’une voix de faire au médecin, si elle en revenait, un présent en commun pour lequel, chacun donna trois mois de ses gages & l’argent fut sur-le-champ consigné dans les mains de Fanchon, les uns prêtant aux autres ce qui leur manquoit pour cela. Cet accord se fit avec tant d’empressement, que Julie entendoit de son lit le bruit de leurs acclamations. Jugez de l’effet dans le coeur d’une femme qui se sent mourir! Elle me fit signe & me dit à l’oreille: On m’a fait boire jusqu’à la lie la coupe amere & douce de la sensibilité.

Quand il fut question de se retirer, Mde d’Orbe, qui partagea le lit de sa cousine comme les deux nuits précédentes, fit appeler sa femme de chambre pour relayer cette nuit la Fanchon; mais celle-ci s’indigna de cette proposition, plus même, ce me sembla, qu’elle n’eût fait si son mari ne fût pas arrivé. Madame d’Orbe s’opiniâtra de son côté & les deux femmes de chambres passerent la nuit ensemble dans le cabinet; je la passai dans la chambre voisine & l’espoir avoit tellement ranimé le zele, que ni par ordre ni par menaces je ne pus envoyer coucher un seul domestique. Ainsi toute la maison resta sur pied cette nuit avec une telle impatience, qu’il y avoit peu de ses habitans qui n’eussent donné beaucoup de leur vie pour être à neuf heures du matin.

J’entendis durant la nuit quelques allées & venues qui ne m’alarmerent pas; mais sur le matin que tout étoit tranquille, un bruit sourd frappa mon oreille. J’écoute, je crois distinguer des gémissements. J’accours, j’entre, j’ouvre le rideau… Saint-Preux!… cher Saint-Preux!… je vois les deux amies sans mouvement & se tenant embrassées, l’une évanouie & l’autre expirante. Je m’écrie, je veux retarder ou recueillir son dernier soupir, je me précipite. Elle n’étoit plus.

Adorateur de Dieu, Julie n’étoit plus… Je ne vous dirai pas ce qui se fit durant quelques heures; j’ignore ce que je devins moi-même. Revenu du premier saisissement, je m’informai de Madame d’Orbe. J’appris qu’il avoit fallu la porter dans sa chambre & même l’y renfermer; car elle rentroit à chaque instant dans celle de Julie, se jetoit sur son corps, le réchauffoit du sien, s’efforçoit de le ranimer, le pressait, s’y colloit avec une espece de rage, l’appeloit à grands cris de mille noms passionnés & nourrissoit son désespoir de tous ces efforts inutiles.

En entrant je la trouvai tout-à-fait hors de sens ne voyant rien, n’entendant rien, ne connaissant personne, se roulant par la chambre en se tordant les mains & mordant les pieds des chaises, murmurant d’une voix sourde quelques paroles extravagantes, puis poussant par longs intervalles des cris aigus qui faisoient tressaillir. Sa femme de chambre au pied de son lit, consternée, épouvantée, immobile, n’osant souffler, cherchoit à se cacher d’elle & trembloit de tout son corps. En effet, les convulsions dont elle étoit agitée avoient quelque chose d’effrayant. Je fis signe à la femme de chambre de se retirer; car je craignois qu’un seul mot de consolation lâché mal à propos ne la mît en fureur.

Je n’essayai pas de lui parler, elle ne m’eût point écouté, ni même entendu; mais au bout de quelque tems, la voyant épuisée de fatigue, je la pris & la portai dans un fauteuil; je m’assis auprès d’elle en lui tenant les mains; j’ordonnai qu’on amenât les enfans & les fis venir autour d’elle. Malheureusement, le premier qu’elle aperçut fut précisément la cause innocente de la mort de son amie. Cet aspect la fit frémir. Je vis ses traits s’altérer, ses regards s’en détourner avec une espece d’horreur & ses bras en contraction se raidir pour le repousser. Je tirai l’enfant à moi. Infortuné! lui dis-je, pour avoir été trop cher à l’une tu deviens odieux à l’autre: elles n’eurent pas en tout le même coeur. Ces mots l’irriterent violemment & m’en attirerent de tres piquants. Ils ne laisserent pourtant pas de faire impression. Elle prit l’enfant dans ses bras & s’efforça de le caresser: ce fut en vain; elle le rendit presque au même instant. Elle continue même à le voir avec moins de plaisir que l’autre & je suis bien aise que ce ne soit pas celui-là qu’on a destiné à sa fille.

Gens sensibles, qu’eussiez-vous fait à ma place? Ce que faisoit Madame d’Orbe. Après avoir mis ordre aux enfans, à Madame d’Orbe, aux funérailles de la seule personne que j’aie aimée, il falut monter à cheval & partir, la mort dans le coeur, pour la porter au plus déplorable pere. Je le trouvai souffrant de sa chute, agité, troublé de l’accident de sa fille. Je le laissai accablé de douleur, de ces douleurs de vieillard, qu’on n’aperçoit pas au dehors, qui n’excitent ni gestes, ni cris, mais qui tuent. Il n’y résistera jamais, j’en suis sûr & je prévois de loin le dernier coup qui manque au malheur de son ami. Le lendemain je fis toute la diligence possible pour être de retour de bonne heure & rendre les derniers honneurs à la plus digne des femmes. Mais tout n’étoit pas dit encore. Il faloit qu’elle ressuscitât pour me donner l’horreur de la perdre une seconde fois.

En approchant du logis, je vois un de mes gens accourir à perte d’haleine & s’écrier d’aussi loin que je pus l’entendre: Monsieur, Monsieur, hâtez-vous, Madame n’est pas morte. Je ne compris rien à ce propos insensé: j’accours toutefois. Je vois la cour pleine de gens qui versoient des larmes de joie en donnant à grand cris des bénédictions à Madame de Wolmar. Je demande ce que c’est; tout le monde est dans le transport, personne ne peut me répondre: la tête avoit tourné à mes propres gens. Je monte à pas précipités dans l’appartement de Julie. Je trouve plus de vingt personnes à genoux autour de son lit & les yeux fixés sur elle. Je m’approche; je la vois sur ce lit habillée & parée; le coeur me bat; je l’examine… Hélas! elle étoit morte! Ce moment de fausse joie sitôt & si cruellement éteinte fut le plus amer de ma vie. Je ne suis pas colere: je me sentis vivement irrité. Je voulus savoir le fond de cette extravagante scene. Tout étoit déguisé altéré, changé: j’eus toute la peine du monde à démêler la vérité. Enfin j’en vins à bout; & voici l’histoire du prodige.

Mon beau-pere, alarmé de l’accident qu’il avoit appris, & croyant pouvoir se passer de son valet de chambre, l’avoit envoyé, un peu avant mon arrivée auprès de lui, savoir des nouvelles de sa fille. Le vieux domestique, fatigué du cheval, avoit pris un bateau; & traversant le lac pendant la nuit, étoit arrivé à Clarens le matin même de mon retour. En arrivant, il voit la consternation, il en apprend le sujet, il monte en gémissant à la chambre de Julie; il se met à genoux au pied de son lit, il la regarde, il pleure, il la contemple. Ah! ma bonne maîtresse! ah! que Dieu ne m’a-t-il pris au lieu de vous! Moi qui suis vieux, qui ne tiens à rien, qui ne suis bon à rien, que fais-je sur la terre? & vous qui étiez jeune, qui faisiez la gloire de votre famille, le bonheur de votre maison, l’espoir des malheureux… hélas! quand je vous vis naître, était-ce pour vous voir mourir?…

Au milieu des exclamations que lui arrachoient son zele & son bon coeur, les yeux toujours collés sur ce visage, il crut appercevoir un mouvement: son imagination se frappe; il voit Julie tourner les yeux, le regarder, lui faire un signe de tête. Il se leve avec transport & court par toute la maison en criant que Madame n’est pas morte, qu’elle l’a reconnu, qu’il en est sûr, qu’elle en reviendra. Il n’en falut pas davantage; tout le monde accourt, les voisins, les pauvres, qui faisoient retentir l’air de leurs lamentations, tous s’écrient: Elle n’est pas morte! Le bruit s’en répand, & s’augmente: le peuple, ami du merveilleux, se prête avidement à la nouvelle; on la croit comme on la désire; chacun cherche à se faire fête en appuyant la crédulité commune. Bientôt la défunte n’avoit pas seulement fait signe, elle avoit agi, elle avoit parlé & il y avoit vingt témoins oculaires de faits circonstanciés qui n’arriverent jamais.

Sitôt qu’on crut qu’elle vivoit encore, on fit mille efforts pour la ranimer; on s’empressoit autour d’elle, on lui parloit on l’inondoit d’eaux spiritueuses, on touchoit si le pouls ne revenoit point. Ses femmes, indignées que le corps de leur maîtresse restât environné d’hommes dans un état si négligé, firent sortir le monde, & ne tarderent pas à connoître combien on s’abusait. Toutefois, ne pouvant se résoudre à détruire une erreur si chére, peut-être espérant encore elles-mêmes quelque événement miraculeux, elles vêtirent le corps avec soin, & quoique sa garde-robe leur eût été laissée, elles lui prodiguerent la parure; ensuite l’exposant sur un lit, & laissant les rideaux ouverts, elles se remirent à la pleurer au milieu de la joie publique.

C’étoit au plus fort de cette fermentation que j’étois arrivé. Je reconnus bientôt qu’il étoit impossible de faire entendre raison à la multitude; que, si je faisois fermer la porte & porter le corps à la sépulture, il pourroit arriver du tumulte; que je passerois au moins pour un mari parricide qui faisoit enterrer sa femme en vie & que je serois en horreur dans tout le pays. Je résolus d’attendre. Cependant, après plus de trente-six heures, par l’extrême chaleur qu’il faisait, les chairs commençoient à se corrompre; & quoique le visage eût gardé ses traits & sa douceur, on y voyoit déjà quelques signes d’altération. Je le dis à Madame d’Orbe, qui restoit demi-morte au chevet du lit. Elle n’avoit pas le bonheur d’être la dupe d’une illusion si grossiere; mais elle feignoit de s’y prêter pour avoir un prétexte d’être incessamment dans la chambre, d’y navrer son coeur à plaisir, de l’y repoître de ce mortel spectacle, de s’y rassasier de douleur.

Elle m’entendit & prenant son parti sans rien dire, elle sortit de la chambre. Je la vis rentrer un moment après, tenant un voile d’or brodé de perles que vous lui aviez apporté des Indes. Puis, s’approchant du lit, elle baisa le voile, en couvrit en pleurant la face de son amie & s’écria d’une voix éclatante: Maudite soit l’indigne main qui jamais levera ce voile! maudit soit l’oeil impie qui verra ce visage défiguré! Cette action, ces mots frapperent tellement les spectateurs, qu’aussitôt, comme par une inspiration soudaine, la même imprécation fut répétée par mille cris. Elle a fait tant d’impression sur tous nos gens & sur tout le peuple, que la défunte ayant été mise au cercueil dans ses habits, & avec les plus grandes précautions, elle a été portée, & inhumée dans cet état, sans qu’il se soit trouvé personne assez hardi pour toucher au voile.

Le sort du plus à plaindre est d’avoir encore à consoler les autres. C’est ce qui me reste à faire auprès de mon beau-pere, de Madame d’Orbe, des amis, des parents, des voisins & de mes propres gens. Le reste n’est rien; mais mon vieux ami! mais Madame d’Orbe! il faut voir l’affliction de celle-ci pour juger de ce qu’elle ajoute à la mienne. Loin de me savoir gré de mes soins, elle me les reproche; mes attentions l’irritent, ma froide tristesse l’aigrit; il lui faut des regrets amers semblables aux siens & sa douleur barbare voudroit voir tout le monde au désespoir. Ce qu’il y a de plus désolant est qu’on ne peut compter sur rien avec elle & ce qui la soulage un moment, la dépite un moment après. Tout ce qu’elle fait, tout ce qu’elle dit, approche de la folie & seroit risible pour des gens de sang-froid. J’ai beaucoup à souffrir; je ne me rebuterai jamais. En servant ce qu’aima Julie, je crois l’honorer mieux que par des pleurs.

Un seul trait vous fera juger des autres. Je croyois avoir tout fait en engageant Claire à se conserver pour remplir les soins dont la chargea son amie. Exténuée d’agitations, d’abstinences, elle sembloit enfin résolue à revenir sur elle-même, à recommencer sa vie ordinaire, à reprendre ses repas dans la salle à manger. La premiere fois qu’elle vint, je fis dîner les enfans dans leur chambre, ne voulant pas courir le hasard de cet vint, je fis dîner les enfans dans leur chambre, ne voulant pas courir le hasard de cet essai devant eux: car le spectacle des passions violentes de toute espece est un des plus dangereux qu’on puisse offrir aux enfans. Ces passions ont toujours dans leurs excès quelque chose de puérile qui les amuse, qui les séduit & leur fait aimer ce qu’ils devroient craindre. Ils n’en avoient déjà que trop vu.

En entrant, elle jetta un coup-d’oeil sur la table & vit deux couverts. A l’instant elle s’assit sur la premiere chaise qu’elle trouva derriere elle, sans vouloir se mettre à table ni dire la raison de ce caprice. Je crus la devenir & je fis mettre un troisieme couvert à la place qu’occupoit ordinairement sa cousine. Alors elle se laissa prendre par la main & mener à table sans résistance, rangeant sa robe avec soin, comme si elle eût craint d’embarrasser cette place vide. A peine avait-elle porté la premiere cuillerée de potage à sa bouche qu’elle la repose & demande d’un ton brusque ce que faisoit là ce couvert puisqu’il n’étoit point occupé. Je lui dis qu’elle avoit raison & fis ôter le couvert. Elle essaya de manger, sans pouvoir en venir à bout. Peu à peu son coeur se gonflait, sa respiration devenoit haute & ressembloit à des soupirs. Enfin elle se leva tout à coup de table, s’en retourna dans sa chambre sans dire un mot, ni rien écouter de tout ce que je voulus lui dire & de toute la journée elle ne prit que du thé.

Le lendemain ce fut à recommencer. J’imaginai un moyen de la ramener à la raison par ses propres caprices, & d’amollir la dureté du désespoir par un sentiment plus doux. Vous savez que sa fille ressemble beaucoup à Madame de Wolmar. Elle se plaisoit à marquer cette ressemblance par des robes de même étoffe & elle leur avoit apporté de Geneve plusieurs ajustemens semblables, dont elles se paroient les mêmes jours. Je fis donc habiller Henriette le plus à l’imitation de Julie qu’il fût possible & après l’avoir instruite, je lui fis occuper à table le troisieme couvert qu’on avoit mis comme la veille.

Claire, au premier coup d’oeil, comprit mon intention; elle en fut touchée; elle me jeta un regard tendre & obligeant. Ce fut là le premier de mes soins auquel elle parut sensible & j’augurai bien d’un expédient qui la disposoit à l’attendrissement.

Henriette, fiere de représenter sa petite maman, joua parfaitement son rôle & si parfaitement que je vis pleurer les domestiques. Cependant elle donnoit toujours à sa mere le nom de maman & lui parloit avec le respect convenable; mais enhardie par le succes & par mon approbation qu’elle remarquoit fort bien, elle s’avisa de porter la main sur une cuiller & de dire dans une saillie: Claire, veux-tu de cela? Le geste & le ton de voix furent imités au point que sa mere en tressaillit. Un moment après, elle part d’un grand éclat de rire, tend son assiette en disant: Oui, mon enfant, donne; tu es charmante. & puis, elle se mit à manger avec une avidité qui me surprit. En la considérant avec attention, je vis de l’égarement dans ses yeux & dans son geste un mouvement plus brusque, & plus décidé qu’à l’ordinaire. Je l’empêchai de manger davantage & je fis bien; car une heure après elle eut une violente indigestion qui l’eût infailliblement étouffée, si elle eût continué de manger. Des ce moment je résolus de supprimer tous ces jeux, qui pouvoient allumer son imagination au point qu’on n’en seroit plus maître. Comme on guérit plus aisément de l’affliction que de la folie, il vaut mieux la laisser souffrir davantage & ne pas exposer sa raison.

Voilà, mon cher, à peu près où nous en sommes. Depuis le retour du baron, Claire monte chez lui tous les matins, soit tandis que j’y suis, soit quand j’en sors: ils passent une heure ou deux ensemble & les soins qu’elle lui rend facilitent un peu ceux qu’on prend d’elle. D’ailleurs elle commence à se rendre plus assidue auprès des enfans. Un des trois a été malade, précisément celui qu’elle aime le moins. Cet accident lui a fait sentir qu’il lui reste des pertes à faire & lui a rendu le zele de ses devoirs. Avec tout cela, elle n’est pas encore au point de la tristesse; les larmes ne coulent pas encore: on vous attend pour en répandre; c’est à vous de les essuyer. Vous devez m’entendre. Pensez au dernier conseil de Julie: il est venu de moi le premier & je le crois plus que jamais utile & sage. Venez vous réunir à tout ce qui reste d’elle. Son pere, son amie, son mari, ses enfans, tout vous attend, tout vous désire, vous êtes nécessaire à tous. Enfin, sans m’expliquer davantage, venez partager & guérir mes ennuis: je vous devrai peut-être plus que personne.

LETTRE XII. DE JULIE A SAINT PREUX

Cette lettre étoit incluse dans la précédente.

Il faut renoncer à nos projets. Tout est changé, mon bon ami: souffrons ce changement sans murmure; il vient d’une main plus sage que nous. Nous songions à nous réunir: cette réunion n’étoit pas bonne. C’est un bienfait du Ciel de l’avoir prévenue; sans doute il prévient des malheurs.

Je me suis long-tems fait illusion. Cette illusion me fut salutaire; elle se détruit au moment que je n’en ai plus besoin. Vous m’avez crue guérie & j’ai cru l’être. Rendons grâces à celui qui fit durer cette erreur autant qu’elle étoit utile: qui sait si, me voyant si près de l’abîme, la tête ne m’eût point tourné? Oui, j’eus beau vouloir étouffer le premier sentiment qui m’a fait vivre, il s’est concentré dans mon coeur. Il s’y réveille au moment qu’il n’est plus à craindre; il me soutient quand mes forces m’abandonnent; il me ranime quand je me meurs. Mon ami, je fais cet aveu sans honte; ce sentiment resté malgré moi fut involontaire; il n’a rien coûté à mon innocence; tout ce qui dépend de ma volonté fut pour mon devoir: si le coeur qui n’en dépend pas fut pour vous, ce fut mon tourment, & non pas mon crime. J’ai fait ce que j’ai dû faire; la vertu me reste sans tache & l’amour m’est resté sans remords.

J’ose m’honorer du passé; mais qui m’eût pu répondre de l’avenir? Un jour de plus peut-être & j’étois coupable! Qu’était-ce de la vie entiere passée avec vous? Quels dangers j’ai courus sans le savoir! A quels dangers plus grands j’allois être exposée! Sans doute je sentois pour moi les craintes que je croyois sentir pour vous. Toutes les épreuves ont été faites; mais elles pouvoient trop revenir. N’ai-je pas assez vécu pour le bonheur & pour la vertu? Que me restait-il d’utile à tirer de la vie? En me l’ôtant, le Ciel ne m’ôte plus rien de regrettable & met mon honneur à couvert. Mon ami, je pars au moment favorable, contente de vous, & de moi; je pars avec joie & ce départ n’a rien de cruel. Après tant de sacrifices, je compte pour peu celui qui me reste à faire: ce n’est que mourir une fois de plus.

Je prévois vos douleurs, je les sens; vous restez à plaindre, je le sais trop; & le sentiment de votre affliction est la plus grande peine que j’emporte avec moi. Mais voyez aussi que de consolations je vous laisse! Que de soins à remplir envers celle qui vous fut chére vous font un devoir de vous conserver pour elle! Il vous reste à la servir dans la meilleure partie d’elle-même. Vous ne perdez de Julie que ce que vous en avez perdu depuis long-tems. Tout ce qu’elle eut de meilleur vous reste. Venez vous réunir à sa famille. Que son coeur demeure au milieu de vous. Que tout ce qu’elle aima se rassemble pour lui donner un nouvel être. Vos soins, vos plaisirs, votre amitié, tout sera son ouvrage. Le noeud de votre union formé par elle la fera revivre; elle ne mourra qu’avec le dernier de tous.

Songez qu’il vous reste une autre Julie & n’oubliez pas ce que vous lui devez. Chacun de vous va perdre la moitié de sa vie, unissez-vous pour conserver l’autre; c’est le seul moyen qui vous reste à tous deux de me survivre, en servant ma famille & mes enfans. Que ne puis-je inventer des noeuds plus étroits encore pour unir tout ce qui m’est cher! Combien vous devez l’être l’un à l’autre! Combien cette idée doit renforcer votre attachement mutuel! Vos objections contre cet engagement vont être de nouvelles raisons pour le former. Comment pourrez-vous jamais vous parler de moi sans vous attendrir ensemble! Non, Claire & Julie seront si bien confondues, qu’il ne sera plus possible à votre coeur de les séparer. Le sien vous rendra tout ce que vous aurez senti pour son amie; elle en sera la confidente & l’objet: vous serez heureux par celle qui vous restera, sans cesser d’être fidele à celle que vous aurez perdue & après tant de regrets & de peines, avant que l’âge de vivre & d’aimer se passe, vous aurez brûlé d’un feu légitime & joui d’un bonheur innocent.

C’est dans ce chaste lien que vous pourrez sans distractions & sans craintes vous occuper des soins que je vous laisse & après lesquels vous ne serez plus en peine de dire quel bien vous aurez fait ici-bas. Vous le savez, il existe un homme digne du bonheur auquel il ne sait pas aspirer. Cet homme est votre libérateur, le mari de l’amie qu’il vous a rendue. Seul, sans intérêt à la vie, sans attente de celle qui la suit, sans plaisir, sans consolation, sans espoir, il sera bientôt le plus infortuné des mortels. Vous lui devez les soins qu’il a pris de vous & vous savez ce qui peut les rendre utiles. Souvenez-vous de ma lettre précédente. Passez vos jours avec lui. Que rien de ce qui m’aima ne le quitte. Il vous a rendu le goût de la vertu, montrez-lui-en l’objet & le prix. Soyez chrétien pour l’engager à l’être. Le succes est plus près que vous ne pensez: il a fait son devoir, je ferai le mien, faites le vôtre. Dieu est juste: ma confiance ne me trompera pas.

Je n’ai qu’un mot à vous dire sur mes enfans. Je sais quels soins va vous coûter leur éducation; mais je sais bien aussi que ces soins ne vous seront pas pénibles. Dans les momens de dégoût inséparables de cet emploi, dites-vous: ils sont les enfans de Julie; il ne vous coûtera plus rien. M. de Wolmar vous remettra les observations que j’ai faites sur votre mémoire & sur le caractere de mes deux fils. Cet écrit n’est que commencé: je ne vous le donne pas pour regle & je le soumets à vos lumieres. N’en faites point des savants, faites-en des hommes bienfaisants & justes. Parlez-leur quelquefois de leur mere… vous savez s’ils lui étoient chers… Dites à Marcellin qu’il ne m’en coûta pas de mourir pour lui. Dites à son frere que c’étoit pour lui que j’aimois la vie. Dites-leur… Je me sens fatiguée. Il faut finir cette lettre. En vous laissant mes enfans, je m’en sépare avec moins de peine; je crois rester avec eux.

Adieu, adieu, mon doux ami… Hélas! j’acheve de vivre comme j’ai commencé. J’en dis trop peut-être en ce moment où le coeur ne déguise plus rien… Eh! pourquoi craindrais-je d’exprimer tout ce que je sens? Ce n’est plus moi qui te parle; je suis déjà dans les bras de la mort. Quand tu verras cette lettre, les vers rongeront le visage de ton amante & son coeur où tu ne seras plus. Mais mon ame existerait-elle sans toi? sans toi quelle félicité goûterais-je? Non, je ne te quitte pas, je vais t’attendre. La vertu qui nous sépara sur la terre nous unira dans le séjour éternel. Je meurs dans cette douce attente: trop heureuse d’acheter au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours sans crime & de te le dire encore une fois!

LETTRE XIII. DE Mde. D’ORBE A SAINT PREUX

J’apprends que vous commencez à vous remettre assez pour qu’on puisse espérer de vous voir bientôt ici. Il faut, mon ami, faire effort sur votre foiblesse; il faut tâcher de passer les mons avant que l’hiver acheve de vous les fermer. Vous trouverez en ce pays l’air qui vous convient; vous n’y verrez que douleur & tristesse, & peut-être l’affliction commune sera-t-elle un soulagement pour la vôtre. La mienne pour s’exhaler a besoin de vous. Moi seule je ne puis ni pleurer, ni parler, ni me faire entendre. Wolmar m’entend & ne me répond pas. La douleur d’un pere infortuné se concentre en lui-même; il n’en imagine pas une plus cruelle; il ne la sait ni voir ni sentir: il n’y a plus d’épanchement pour les vieillards. Mes enfans m’attendrissent & ne savent pas s’attendrir. Je suis seule au milieu de tout le monde. Un morne silence regne autour de moi. Dans mon stupide abattement je n’ai plus de commerce avec personne; je n’ai qu’assez de force & de vie pour sentir les horreurs de la mort. Oh! venez, vous qui partagez ma perte, venez partager mes douleurs; venez nourrir mon coeur de vos regrets, venez l’abreuver de vos larmes, c’est la seule consolation que l’on puisse attendre, c’est le seul plaisir qui me reste à goûter.

Mais avant que vous arriviez & que j’apprenne votre avis sur un projet dont je sais qu’on vous a parlé, il est bon que vous sachiez le mien d’avance. Je suis ingénue, & franche, je ne veux rien vous dissimuler. J’ai eu de l’amour pour vous, je l’avoue; peut-être en ai-je encore, peut-être en aurai-je toujours; je ne le sais ni ne le veux savoir. On s’en doute, je ne l’ignore pas; je ne m’en fâche ni ne m’en soucie. Mais voici ce que j’ai à vous dire & que vous devez bien retenir: c’est qu’un homme qui fut aimé de Julie d’Etange & pourroit se résoudre à en épouser une autre, n’est à mes yeux qu’un indigne & un lâche que je tiendrois à déshonneur d’avoir pour ami; & quant à moi, je vous déclare que tout homme, quel qu’il puisse être, qui désormois m’osera parler d’amour, ne m’en reparlera de sa vie.

Songez aux soins qui vous attendent, aux devoirs qui vous sont imposés, à celle à qui vous les avez promis. Ses enfans se forment & grandissent, son pere se consume insensiblement, son mari s’inquiete & s’agite. Il a beau faire, il ne peut la croire anéantie; son coeur, malgré qu’il en ait, se révolte contre sa vaine raison. Il parle d’elle, il lui parle, il soupire. Je crois déjà voir s’accomplir les voeux qu’elle a faits tant de fois & c’est à vous d’achever ce grand ouvrage. Quels motifs pour vous attirer ici l’un & l’autre! Il est bien digne du généreux Edouard que nos malheurs ne lui aient pas fait changer de résolution.

Venez donc, chers & respectables amis, venez vous réunir à tout ce qui reste d’elle. Rassemblons tout ce qui lui fut cher. Que son esprit nous anime; que son coeur joigne tous les nôtres; vivons toujours sous ses yeux. J’aime à croire que du lieu qu’elle habite, du séjour de l’éternelle paix, cette ame encore aimante & sensible se plaît à revenir parmi nous, à retrouver ses amis pleins de sa mémoire, à les voir imiter ses vertus, à s’entendre honorer par eux, à les sentir embrasser sa tombe & gémir en prononçant son nom. Non, elle n’a point quitté ces lieux qu’elle nous rendit si charmans. Ils sont encore tout remplis d’elle. Je la vois sur chaque objet, je la sens à chaque pas, à chaque instant du jour j’entends les accens de sa voix. C’est ici qu’elle a vécu; c’est ici que repose sa cendre… la moitié de sa cendre. Deux fois la semaine, en allant au Temple… j’apperçois… j’apperçois le lieu triste & respectable… Beauté, c’est donc là ton dernier asyle!… confiance, amitié, vertus, plaisirs, folâtres jeux, la terre a tout englouti… je me sens entraînée… j’approche en frissonnant… je crains de fouler cette terre sacrée… je crois la sentir palpiter & frémir sous mes pieds… j’entends murmurer une voix plaintive!… Claire! ô ma Claire! où es-tu? que fais-tu loin de ton amie?… Son cercueil ne la contient pas tout entiere… il attend le reste de sa proie… il ne l’attendra pas long-tems.

Fin de la sixieme & derniere partie.

Voyez la septieme Estampe. Ceci ne regarde que les modernes Romans Anglois Talis est via mulieris adultere que comedit, & tergens os su um dicit: non sum operata malum . Proverb. XXX. 20. Voyez la Lettre de M. d’Alembert sur les spectacles, p. 81, premiere édition. On prononce Claran . Préface de Narcisse , pag.28 & 32. Lettre à M.d’Alembert, pag. 223, 224. Prem. Edit. Et l’amour vous ayant rendue attentive, vous voilates vos blonds cheveux & recueillites en vous même vos doux regards. On sent qu’il y a ici une lacune, & l’on en trouvera souvent dans la suite de cette correspondance. Plusieurs lettres se sont perdues, d’autres ont été supprimées, d’autres ont souffert des retranchemens; mais il ne manque rien d’essentiel qu’on ne puisse aisément suppléer a l’aide de ce qui reste.]Quels sont, belle Julie, les bizarres caprices de l’amour! Mon coeur a plus qu’il n’espéroit, & n’est pas content! Vous m’aimez, vous me le dites, & je soupire! Ce coeur injuste ose désirer encore, quand il n’a plus rien à désirer; il me punit de ses fantaisies, & me rend inquiet au sein du bonheur. Ne croyez pas que j’aie oublié les loix qui me sont imposées, ni perdu la volonté de les observer; non: mais un secret dépit m’agite en voyant que ces loix ne coûtent qu’à moi, que vous qui vous prétendiez si foible êtes si forte à présent, & que j’ai si peu de combats à rendre contre moi-même, tant je vous trouve attentive à les prévenir. Et le plaisir s’unit à l’honnéteté. Metast. C’est ainsi que pensoit Sénéque lui-même. Si l’on donnoit , dit-il, la science, à condition de ne la pas montrer, je n’en voudrois point . Sublime philosophie, voilà donc ton usage! Haute montagne du pays de Vaud. Elle a raison. Sur le motif secret de ce voyage, on voit que jamais argent ne fut plus honnêtement employé. C’est grand dommage que cet emploi n’ai pas fait un meilleur profit. On me dira que c’est le devoir d’un Editeur de corriger les fautes de langue. Oui bien pour les Editeurs qui font cas de cette correction; oui bien pour les livres dont on peut corriger le style sans le resondre & le gater; oui bien quand on est assez sur de sa plume pour ne pas substituer ses propres fautes à celles de l’Auteur. Et avec tout cela: qu’aura-t-on gagné à faire parler un Suisse comme un Académicien? Il passe à présente deux fois. L’article qui précéde prouve qu’elle ment. Voilà, ce me semble, un Sage de vingt ans qui fait prodigieusement de choses! Il est vrai que Julie le félicite à trente de n’être plus si savant Cela se rapporte à une lettre à la mere, écrite sur un équivoque, & qui a été supprimée. Au lieu des palais, des pavillons, des théâtres, les chênes, les noirs sapins, les hêtres s’élancent de l’herbe verte au sommet des monts, & semblent élever au Ciel avec leurs têtes, les yeux & l’esprit des mortels. Ecu du pays. Son acerbe & dûre mamelle se laisse entrevoir; un vêtement jaloux en cache en vain la plus grande partie: l’amoureux desir, plus perçant que l’oeif, pénetre à travers tous les obstacles. Malheureux jeune homme! qui ne voit pas qu’en se laissant payer en reconnoissance ce qu’il refuse de recevoir en agent, il viole des droits plus sacrés encore. Au lieu d’instruire il corrompt; au lieu de nourrir il empoisonne; il se fait remercier par une mere abusée d’avoir perdu son enfant. On sent pourtant qu’il aime sincerement la vertu, mais sa passion l’egare; & si sa grande jeunesse ne l’excusoit pas, avec ses beaux discours il ne se roi scélérat. Les deux amans sont à plaindre; la mere seule est inexusable. On verra bientôt que la prédiction ne sauroit plus mal quadrer avec l’événement. O Dieux! Se sentir mourir, & n’oser dire: Je me sens mourir! Vent du Nord-Est. Ce sentiment est juste & sain. Les passions déréglées inspirent les mauvaises actions; mais les mauvaises maximes corrompent la raison même, & ne laissent plus de ressource pour revenir au bien. Non, non, beaux yeux qui m’apprites à soupirer, jamais vous ne venez changer mes affections. Comme celui qui semble écouter & qui n’entend rien. Cavaliers Sorte de maisons de bois où se sont les fromages & diverses especes de laitages dans la montagne. Jamais pâtre ni laboureur n’approcha des épais ombrages qui couvrent ces charmans asyles. Jamais oeil d’homme ne vit des bocages aussi charmans, jamais zéphir n’agita de plus verds seuillages. Terme du pays, pris ici métaphoriquement. Il signifie au propre une surface rude au toucher & qui cause un frissonnement désagréable en y passant la main, comme celle d’une brosse sort serrée ou du velours d’Utrecht. Et le chant qui se sent dans l’ame. Femme trop facile, voulez-vous savoir si vous êtes aimée? examinez votre amant sortant de vos bras. O amour! Si je regrette l’âge où l’on te goûte, ce n’est pas pour l’heure de la jouissance; c’est pour l’heure qui la fuit. Mais la véritable valeur n’a pas besoin du témoignage d’autrui & tire sa gloire d’elle-même. Il en faut, je pense, excepter son pere. Les lettres de noblesse sont rares en ce siecle, & même elles y ont été illustrées au moins une fois. Mais quant à la noblesse qui s’acquiert à prix d’argent & qu’on achete avec des charges, tout ce que j’y vois de plus honorable est le privilégie de n’être pas pendu. Je suis un peu en peine de savoir comment cet amant anonyme, qu’il sera dit ci-après n’avoir pas encore 24 ans, a pu vendre une maison n’étant pas majeur. Ces lettres sont si pleines de semblables absurdités que je n’en parlerai plus, il suffit d’en avoir averti. Je n’ai gueres besoin, je crois, d’avertir que dans cette seconde partie & dans la suivante, les deux amans séparés ne sont que déraisonner, battre la campagne; leurs pauvres têtes n’y sont plus. Il y a des pays où cette convenance des conditions & de la fortune est tellement préférée a celle de la nature & des coeurs, qu’il suffit que la premiere ne s’y trouve pas pour empêcher ou rompre les plus heureux mariages, sans égard pour l’honneur perdu des infortunées qui sont tous les jours victimes de ces odieux préjugés. J’ai vu plaidir au Parlement de Paris une cause célebre, où l’honneur du rang attaquoit insolumment & publiquement l’honnêteté, le devoir, le foi conjugale & où l’indigne pere qui gagna son proces, osa déshériter son fils pour n’avoir pas voulu être un mal-honnête homme. On ne sauroit dire à quel point dans ce pays si galant les femmes sont tyrannisées par les loix. Faut-il s’étonner qu’elles s’en vengent si cruellement par leurs moeurs! La suite montre que ses soupçons tomboient sur Milord Edouard, & que Claire les a pris pour elle. La chimere des conditions! C’est un Pair d’Angleterrre qui parle ainsi! & tout ceci ne seroit pas une fiction? Lecteur: qu’en dites-vous? Nos ames étoient jointes ainsi que nos demeures, & nous avions la même conformité de goûts que d’âges. TASS. AMIN. C’est avoir une étrange prévention pour son pays; car je n’entends pas dire qu’il y en ait au monde où, généralement parlant, les étrangers soient moins bien reçus & trouvent plus d’obstacles à s’avancer qu’en Angleterre. Par le goût de la nation ils n’y sont favorisés en rien; par la forme du gouvernement ils n’y sauroient parvenir à rien. Mais convenons aussi que l’Anglois ne va gueres demander aux autres l’hospitalité qu’il leur refuse chez lui. Dans quelle Cour hors celle de Londres voit-on ramper lâchement ces fiers insulaires? Dans quel pays hors le leur vont-ils chercher à s’enricher? Ils sont durs, il est vrai; cette dureté ne me déplaît pas quand elle marche avec la justice. Je trouve beau qu’ils ne soient qu’Anglois, puisqu’ils n’ont pas besoin d’être hommes. A l’imitation de Julie, il l’appelloit, ma cousine; & à l’imitation de Julie, Claire l’appelloit, mon ami. Justesse de sens inseparable de l’amour! Bonne Julie, elle ne brille pas ici dans le vôtre. La véritable philosophie des amans est celle de Platon; durant le charme ils n’en ont jamais d’autre. Un homme ému ne peut quitter ce philosophe; un lecteur froid ne peut le souffrir. O de quelle flamme d’honneur & de gloire je sens embraser tout mon sang, ame grande, en parlant avec toi! Sans prévenir le jugement du lecteur & celui de Julie sur ces relations, je crois pouvoir dire que si j’avois à les faire & que je ne les fisse pas meilleures, je les ferois du moins sort différentes. J’ai été plusieurs fois sur le point de les ôter & d’en substituer de ma façon; enfin je les laisse & je me vante de ce courage. Je me dis qu’un jeune homme de vingt-quatre ans entrant dans le monde ne doit pas le voir comme un homme de cinquante à qui l’expérience n’a que trop appris à le connoître. Je me dis encore que sans y avoir fait un sort grand rôle, je ne suis pourtant plus dans le cas d’en pouvoir parler avec impartialité. Laissons donc ces lettres comme elles sont; que les observations triviales restent; c’est un petit mal que tout cela. Mais, il importe à l’ami de la vérité que jusqu’à la fin de sa vie ses passions ne souillent point ses écrites. On doit passer ce raisonnement à un Suisse qui voit son pays fort bien gouverné, sans qu’aucune des trois professions y soit établie. Quoi! L’Etat peut-il substister sans défenseurs? non, il faut des défenseurs à l’Etat; mais tous les Citoyens doivent être soldats par devoir, aucun par métier. Les mêmes hommes chez les Romains & chez les Grecs étoient Officiers au Camp, Magistrats à la ville & jamais ces deux fonctions ne furent mieux remplies que quand on ne connoissoit pas ces bizarres préjugés d’états qui les séparent & les déshonorent. Ce jugement, vrai ou faux, ne peut s’entendre que des subalternes & de ceux qui ne vivent pas à Paris: car tout ce qu’il y a d’illustre dans le Royaume est au service & la Cour même est toute militaire. Mais il y a une grande différence, pour les manieres que l’on contracte, entre faire campagne en tems de guerre & passer sa vie dans des garnisons. C’est ici qu’il chanta d’un ton si doux, voilà le siége où il s’affit, ici il marchoit & là il s’arrêta, ici d’un regard tendre il me perça le coeur, ici il me dit un mot & là je le vis sourire. Sudate, o fochi, a preparar metalli . Vers d’un sonnet du Cavalier Marin. Pourvu, toutefois, qu’une plaisanterie imprévue ne vienne pas déranger cette gravité; car alors chacun renchérit; tout part à l’instant & il n’y a plus moyen de reprendre le ton sérieux. Je me rappelle un certain paquet de gimblettes qui troubla si plaisamment une représentation de la foire. Les Acteurs déranges n’étoient que des animaux; mais que de choses sont gimblettes pour beaucoup d’hommes! On fait qui Fontenelles a voulu peindre dans l’histoire des Tyrintiens. S’affliger à la mort de quelqu’un est un sentiment d’humanité & un témoignage de bon naturel, mais non pas un devoir de vertu, ce quelqu’un fut-il même notre pere. Quiconque en pareil cas n’a point d’affliction dans le coeur, n’en doit point montrer au-dehors; car il est beaucoup plus essentiel de fuir la fausseté, que de s’asservir aux bienseances. Il ne faut point associer en ceci Moliere à Racine; car le premier est, comme tous les autres, plein de maximes & de sentences, sur-tout dans ses pieces en vers: mais chez Racine tout est sentiment, il a sçu faire parler chacun pour foi & c’est en cela qu’il est vraiment unique parmi les auteurs dramatiques de sa nation. J’aurois bien mauvaise opinion de ceux qui, connoissant le caractere & la situation de Julie, ne devineroient pas à l’instant que cette curiosité ne vient point d’elle. On verra bientôt que son Amant n’y a pas été trompé; s’il l’eût été, il ne l’auroit plus aimée. Si le lecteur approuve cette regle & qu’il s’en serve pour juger ce recueil, l’éditeur n’appellera pas de son jugement. Parlons pour nous, mon cher philosophe: pourquoi d’autres ne seroient-ils pas plus heureux? Il n’y a qu’une coquette qui promette à tout le monde, ce qu’elle ne doit tenir qu’à un seul. Tout cela est sort changé. Par les circonstances, ces lettres ne semblent écrites que depuis quelques vingtaines d’années. Aux moeurs, au style, on les croiroit de l’autre siecle. On a vu cela dans l’autre guerre; mais non dans celle-ci, que je sache. On épargne les hommes mariés & l’on en fait ainsi marier beaucoup. Je me garderai de prononcer sur cette lettre; mais je doute qu’un jugement qui donne libéralement à celles qu’il regarde des qualités qu’elles méprisent & qui leur refuse les seules dont elles font cas, soit sort propre à être bien reçu d’elles. Dit en mots plus ouverts, cela n’en seroit que plus vrai; mais ici je suis partie & je dois me taire. Par-tout où l’on est moins soumis aux loix qu’aux hommes, on doit savoit endurer l’injustice. Forcé par le Tyran de monter sur le théâtre, il déplora son sort par des vers tres-touchans & tres-capables d’allumer l’indignation de tout honnête homme contre ce César si vanté. Après avoir , dit-il, vécu soixante avec honneur, j’ai quitté ce matin mon foyer Chevalier Romain, j’y rentrerai ce soir vil Histrion. Hélas! J’ai vécu trop d’un jour. O fortune! S’il faloit me déshonorer une fois, que ne m’y forçois-tu quand la jeunesse & la vigueur me laissoient au moins une figure agréable: mais maintenant quel triste objet viens-je exposer aux rebuts du peuple Romain? Une voix éteinte, un corps infirme, un cadavre, un sépulcre animé, qui n’a plus rien de moi que nom . Le prologue entier qu’il récita dns cette occasion, l’injustice que lui fit César piqué de la noble liberté avec laquelle il vengeoit son honneur flétri, l’affront qu’il reçut au cirque, la bassesse qu’eut Ciceron d’insulter à son opprobre, la réponse fine & piquante que lui fitLabérius; tout cela nous a été conservé par Aulu-gelle, & c’est à mon gré le morceau le plus curieux & le plus intéressant de son fade recueil. On ne fait ce que c’est que des doubles en Italie; le public ne les souffriroit pas; aussi le spectacle est-il à beaucoup meilleur marché: il en coûteroit trop pour être mal servi. Le Bucheron. Je trouve qu’on n’a pas mal comparé les airs légers de la musique Françoise à la course d’une vache qui galoppe, ou d’une oye graffe qui veut voler. Blonde chevelure, yeux bleux, & sourcils bruns. MARINI. Douce Julie, à combien de titres vous allez vous faire siffler! eh quoi! Vous n’avez pas même le ton du jour. Vous ne savez pas qu’il y a des petites-maîtresses , mais qu’il n’y a plus de petits-maîtres . Bon Dieu, que savez-vous donc? Et pourquoi ne l’auroit-il pas oublié? Est-ce que ces soins les regardent? Eh! Que deviendroient le monde & l’Etat, Auteurs illustres, brillans Académiciens, que deviendriez-vous tous, si les femmes alloient quitter le gouvernement de la littérature & des affaires, pour prendre celui de leur ménage? Claire, etes-vous ici moins indiscrete? Est-ce la derniere fois que vous le serez? On voit dans la quatrieme partie que ce nom substitué étoit celui de S. Preux. Et où le bon Suisse avoit-il vu cela? Il y a long-tems que les femmes galantes l’ont pris sur un plus haut ton. Elles commencent par établir fierement leurs amans dans la maison, & si l’on daigne y souffrir le mari, c’est autant qu’il se comporte envers eux avec le respect qu’il leur doit. Une femme qui se cacheroit d’un mauvais commerce feroit croire qu’elle en a honte, & seroit deshonorée; pas une honnête femme ne voudroit la voit. M. Richardson se moque beaucoup de ces attachemens nés de la premiere vue, & fondés sur des conformités indefinissables. C’est fort bien fait de s’en moquer, mais comme il n’en existe que trop de cette espece, au lieu de s’amuser à les nier, ne seroit pas mieux de nous apprendre à les vaincre? Quand ces rapports sont chimériques, il dure autant que l’illusion qui nous les fait imaginer. Pasteur du lieu. Ceci suppose d’autres lettres que nous n’avons pas. Sainte ardeur! Julie, ah Julie! quel mot pour une femme aussi bien guérie que vous croyez l’être? Voyez la premiere partie. Lettre XXIV. Il n’y a pas d’association plus commune que celle du faite, & de la lézine. On prend sur la nature, sur les vrais plaisirs, sur le besoin même, tout ce qu’on donne à l’opinion. Tel homme orne son palais aux dépens de sa cuisine; tel autre aime mieux une belle vaisselle qu’un bon diné; tel autre fait un repas d’appareil, & meurt de faim tout le reste de l’année. Quand je vois un buffet de vermeil, je m’attends à du vin qui m’empoisonne. Combien de fois dans des maisons de campagne en respirant le frais au matin l’aspect d’un beau jardin vous tente? On se leve de bonne heure, on se promene, en gagne de l’appétit; on veut dejeuner. L’Officier est sorti, ou les provisions manquent, ou Madame n’a pas donné ses ordres, ou l’on vous fait ennuyer d’attendre. Quelquefois on vous prévient, on vient magnifiquement vous offrir de tout, à condition que vous n’accepterez rien. Il faut rester à jeun jusqu’à trois heures, ou déjeuner avec des tulipes. Je me sou viens de m’être promené dans un tres-beau parc dont on disoit que la Maitresse aimoit beaucoup le café, & n’en prenoit jamais, attendu qu’il coûtoit fois la tasse; mais elle donnoit de grand coeur mille écus a son jardinier. Je crois que j’aimerois mieux avoir des charmilles moins bien taillées, & prendre du café plus souvent. Apparemment qu’elle n’avoit pas découvert encore le fatal secret qui la tourmenta si sort la suite, ou qu’elle ne vouloit pas alors le confier à son ami. Je serois bien surpris que Julie eût lu cité la Rochefoucault en toute autre occasion. Jamais son triste livre ne goûté des bonnes gens. Nos situations diverses déterminent, & changent malgré nous les affections de nos coeurs: nous serons vicieux, & méchans tant que nous aurons intérêt à l’être, & malheureusement les chaines dont nous sommes chargés multiplient cet intérêt autour de nous. L’effort de corriger le désordre de nos desirs est presque toujours vain, & rarement il est vrai: ce qu’il faut changer c’est moins nos desirs que les situations qui les produisent. Si nous voulons devenir bons, ôtons les rapports qui nous empêchent de l’être, il n’y a point d’autre moyen. Je ne voudrois pas pour tout au monde avoir droit à la succession d’autrui, sur-tout de personnes qui devroient m’être chéres; car que fais je quel horrible voeu l’indigence pourroit m’arracher? Sur ce principe, examinez bien la résolution de Julie, & la déclaration qu’elle en fait à son ami. Pesez cette résolution dans toutes ses circonstances, & vous verrez comment un coeur droit en doute de lui-même fait s’ôter au besoin tout intérêt contraire au devoir. Dés ce moment Julie, malgré l’amour qui lui reste, met ses sens de parti de sa vertu; elle se force, pour ainsi dire, d’aimer Wolmar comme son unique époux, comme le seul homme avec lequel elle habitera de sa vie; elle change l’intérêt secret qu’elle avoit à sa perte en intérêt à le conserver. Ou je ne connois rien au coeur humain, ou c’est à cette seule resolution si critiquée que tient le triomphe de la vertu dans tout le reste de la vie de Julie, & l’attachement sincere, & constant qu’elle a jusqu’à la fin pour son mari. Chirurgien de Lyon, homme d’honneur, bon citoyen, ami tendre, & généreux, négligé, mais non pas oublié de tel qui fut honoré de ses bienfaits. L’étrange lettre pour la délibération dont il s’agit! Raisonne-t-on si paisiblement sur une question pareille, quand on l’examine pour soi? La lettre est-elle fabriquée, ou l’Auteur ne veut-il qu’être réfuté? Ce qui peut tenir en doute, c’est l’exemple de Robeck qu’il cite, & qui semble autoriser le sien. Robeck délibéra si posément qu’il eut la patience de faire un livre, un gros livre, bien long, bien pesant, bien froid, & quand il eût établi, selon lui, qu’il étoit permis de se donner la mort, il se la donna avec la même tranquillité. Défions-nous des préjugés de siecle, & de nation. Quand ce n’est pas la mode de se teur, on n’imagine que des enragés qui se tuent; tous les actes de courage sont autant de chimeres pour les ames foibles; chacun ne juge des autres que par soi. Cependant combien n’avons-nous pas d’exemples attestés d’hommes sages en tout autre point, qui sans remords, sans fureur, sans désespoir, renoncent à la vie uniquement par-ce qu’elle leur est à charge, & meurent plus tranquillement qu’ils n’ont vécu? Non, Milord, on ne termine pas ainsi sa misere, on y met le comble; on rompt les derniers noeuds qui nous attachoient au bonheur. En regrettant ce qui nous fut cher, on tient encore à l’objet de sa douleur par sa douleur même, & cet état est moins affreux que de ne tenir plus à rien. Des droits plus chers que ceux de l’amitié! Et c’est un sage qui le dit! Mais ce prétendu sage étoit amoureux lui-même. Je n’entends pas trop bien ceci. Kinsington n’étant qu’à un quart de lieue de Londres, les Seigneurs qui vont à la Cour n’y couchent pas; cependant voilà Milord Edouard forcé d’y passer je ne sais combien de jours. Eh! Que n’est-il un moment ici ce pauvre malheureux déjà las de souffrir & de vivre! Que cette bonne Suissesse est heureuse d’être gaie, quand elle est gaie sans esprit, sans naiveté, sans finesse! Elle ne se doute pas apprêts qu’il faut parmi nous pour faire passer la bonne humeur. Elle ne fait pas qu’on n’a point cette bonne humeur pour foi mais pour les autres & qu’on ne rit pas pour rire, mais pour être applaudi. sur des mers suspectes, sous un pôle inconnu, j’éprouvai la trahison de l’onde & l’infidélité des vents. Les Patagons. Que lui doit-il donc tant, à elle qui a fait les malheurs de sa vie? Malheureux questionneur! Il lui doit l’honneur, la vertu, le repos de celle qu’il aime; il lui doit tout. C’est celui qu’elle lui avoit donné devant ses gens à son précédent voyage. Voyez Tome II, Lettre XLII. Pourquoi saigné? Est-ce aussi la mode en Suisse? La lettre où il étoit question de cette seconde épreuve a été supprimée; mais j’aurai soin d’en parler dans l’occasion. Marqué de petite vérole. Terme du pays. A Paris on se pique sur-tout de rendre la société commode & facile & c’est dans une foule de regles de cette importance qu’on y fait consister cette facilité. Tout est usages & loix dans la bonne compagnie. Tous ces usages naissent & passent comme un éclair. Le savoir-vivre consiste à se tenir toujours au guet; à les saisir au passage, à les affecter, a montrer qu’on fait celui du jour. Le tout pour être simple. Petite monnie du pays. Simple! Il a donc beaucoup changé. Sorte de gâteaux du pays. Appartement des femmes. Laitages excellens qui se sont sur la montagne de Saleve. Je doute qu’ils soient connus sous ce nom au Jura; sur-tout vers l’autre extrêmité du lac. Dans ma lettre à M.d’Alembert sur les spectacles, j’ai transcrit de celle-ci le morceau suivant & quelques autres; mais comme alors je ne faisois des préparer cette édition, j’ai cru devoir attendre qu’elle parût pour citer ce que j’en avois tiré. J’ai examiné d;assez près la police des grands maisons & j’ai vu clairement qu’il impossible à un maître-qui a vingt domestiques de venir jamais à bout de savoir s’il y a parmi eux un honnête homme & de ne pas prendre pour tel le plus méchant fripon de tous. Cela seul me dégoûteroit d’être au nombre des riches. Un des plus doux plaisirs de la vie, le plaisir de la cponfiance & de l’estime est perdu pour ces malheureux. Ils achetent bien cher tout leur or. Isles désertes de la mer du Sud, célebres dans la voyage de l’Amiral Anson. Cette réponse n’est pas exacte, puisque le mot d’hôte est corrélatif de lui-même. Sans vouloir relever toutes les fautes de langue, je dois avertir de celles qui peuvent induite en erreur. De la vesce. Les lois, les souris, les chouettes & sur-tout les enfans. Ainsi ce ne sont pas de ces petits bosquets à la mode, si ridiculement contournés qu’on n’y marche qu’en zigzag & qu’à chaque pas il faut faire une pirouette. Je suis persuadé que la tems approche où l’on voudra plus dans les jardins rien de ce qui se trouve dans la campagne; on n’y souffrita plus ni plantes, ni arbrisseaux: on n’y voudra que des fleurs de porcelaine, des magots, des treillages, du fable de toutes couleurs & de beaux vases pleins de rien. Il devoit bien s’étendre un peu sur le mauvais goût d’élaguer ridiculement les arbres, pour les élancer dans les nues, en leur ôtant leurs belles têtes, leurs ombrages, en épuisant leur seve & les empêchant de profiter. Cette méthode, il est vrai, donne du bois aux jardiniers: mais elle en ôte au pays, qui n’en a pas déjà trop. On croiroit que la nature es faite en France autrement que dans tout le reste du monde, tant on y prend soin de la défigurer. Les parcs n’y plantés que de longues perches; ce sont des forêts de mâts ou de mais. & l’on s’y promene au milieu des bois sans trouver d’ombre, Le sage Wolmar n’y avoit pas bien regardé. Lui qui savoit si bien observer les hommes, observoit-il si mal la nature? Ignoroit-il que si son Auteur est grandes choses, il est tres-grand dans les petites? Je ne fais si l’on a jamais essayé de donner aux longues allées d’une étoile une courbure légere, en sorte que l’oeil ne pût suivre chaque allée tout-à-fait jusqu’au bout & que l’extrêmité opposée en fût cachée au spectateur. On perdroit, il est vrai, l’agrément des poins de vue; mais on gagneroit l’avantage si cher aux propriétaires d’agrandir à l’imagination le lieu où l’on est & dans le milieu d’une étoile assez bornée on se croiroit perdu dans un parc immense. Je suis persuadé que la promenade en seroit aussi moins ennuyeuse quoique plus solitaire; car tout ce qui donne prise à l’imagination excite les idées & nourrit l’esprit; mais les faiseurs de jardins ne sont pas gens à sentir ces choses-là. Combien de fois dans un lieu rustique le crayon leur tomberoit des mains, comme à Le Nostre dans le parc de St. James, s’ils connoissoient comme lui ce qui donne de la vie à la nature & de l’intérêt a son spectacle? O si les tourmens secrets qui rongent les coeurs se lisoient sur les visages, combien de gens qui sont envie seroient pitié. On verroit que l’ennemi qui les dévore est caché dans leur propre sein & que tout leur prétendu bonheur se réduit à paroitre heureux. Mde. D’Orbe ignoroit apparemment que les deux premiers noms sont en effet des titres distingués, mals qu’un Boyard n’est qu’un simple gentilhomme. Cette raison n’est pas connue encore du Lecteur; mais il est prié de ne pas s’impatienter. Vous étes bien folles, vous autres femmes, de vouloir donner de la consistance à un sentiment aussi frivole & aussi passager que l’amour. Tout change dans la nature, tout est dans un flux continuel & vous voulez inspirer des feux constans? & de quel droit prétendez-vous être aimée aujourd’hui parce que vous l’etiez hier? Gardez donc le même visage, le même âge, la même humeur; soyez toujours la même & l’on vous aimera toujours, si l’on peut. Mais changer sans cesse & vouloir toujours qu’on vous aime, c’est voloir qu’à chaque instant on cesse de vous aimer; ce n’est pas chercher des coeurs constans, c’est en chercher d’aussi changeans que vous. Oiseau de passage sur le lac de Geneve. Le besolet n’est pas bon à manger. Diveres sortes d’oiseaux du lac de Geneve, tous tres-bons à manger. Terme des Batesiers du lac de Geneve. C’est tenir la rame qui gouverne les autres. Comment cela? Il s’en faut bien que vis-à-vis de Clarens le lac ait deux lieues de large. Ces montagnes sont si hautes qu’une demi-heure après le soleil couché, leurs sommets sont encore éclairés de ses rayons, dont le rouge forme sur ces cimes blanches une belle couleur de rose qu’on apperçoit de sort loin. La Bécassine du lac Geneve n’est point l’oiseau qu’on appelle en France du même nom. Le chant plus vif & plus animé de la nôtre donne au lac, durant les nuits d’été, un air de vie & de fraicheur qui nd ses rives encore plus charmantes. Et cette foi si pur & ces doux souvent & cette longue familiarité! Cette lettre paroit avoir été écrite avant la reception de la précédente. Non, ce siecle de la philosophie ne passera point sans avoir produit un vrai philosophe. J’en connois un, un feul, j’en conviens; mais c’est beaucoup encore & pour comble de bonheur, c’est dans mon pays qu’il existe. L’oserai-je nommer ici, lui dont la véritable gloire est d’avoir sçu rester peu connu? Savant & modeste Abauzit; que votre sublime simplicité pardonne à mon coeur un zele qui n’a point votre nom pour objet. Non, ce n’est pas vous que je veux faire connoître à ce fiecle indigne de vous admirer; c’est Geneve que je veux illustrer de votre séjour: ce sont mes Concitoyens que je veux honorer de l’honneur qu’ils vous rendent. Heureux le pays où le mérite qui en est d’autant plus estime! Heureux le peuple où la jeunesse altiere vient abaisser son ton dogmatique & rougir de son vain savoir, devant la docte ignorance du sage! Venerable & vertueux vieillard! vous n’aurez point été prôné par les beaux esprits; leurs bruyantes Academies n’auront point retenti de vos eloges; au lieu de déposer comme eux votre sagesse dans des livres, vous l’aurez mise dans votre vie pour l’exemple de la patrie que vous avez daigné vous choisir, que vous aimez & qui vous respecte. Vous avez vecu comme Socrate; mais il mourut par la main de ses Concitoyens & vous etes chéri des vôtres. La galimatias de cette lettre me plait, en ce qu’il est tout-à-fait dans le caractere du bon Edouard, qui n’est jamais si philosophe que quand il fait des sottises & ne raisonne jamais tant que quand il ne fait ce qu’il dit. Cette précédente lettre ne se trouve point. On en verra ci-apres la raison. Il y a pres de Clarens un village appelle Moutru, dont la Commune seule est assez riche pour entre-tenir tous les Communiers, n’eussent ils pas un pounce de terre en propre. Aussi la bourgeoisse de ce village est-elle presque aussi difficile à acquérir que celle de Berne. Quel dommage qu’il n’y ait pas là quelque honnête hommes de Subdélégué, pour rendre Messieurs de Moutru plus sociables & leur bourgeoisie un peu moins chére! L’homme sorti de sa premiere simplicité devient si stupide qu’il ne fait pas même désirer. Ses souhaits exaucés le meneroient tous à la fortune, jamais à la felicité. Nourrir les mendians c’est, disent-ils, former des pépinieres de voleurs; & tout au contraire, c’est empécher qu’ils ne le deviennent. Je conviens qu’il ne faut pas encourager les pauvres à se faire mendians, mais quand une fois ils le sont, il faut les nourrir, de peur qu’ils ne se fassent voleurs. Rien n’engage tant a changer de profession que de ne pouvoir vivre dans la sienne: or tous ceux qui ont ont une fois goûté de ce metier oisis prennent tellement le travail en aversion qu’ils aiment mieux voler & se faire pendre, que de reprendre l’usage de leurs bras. Un liard est bientôt demandé & refusé, mais vingt liards auroient payé le fouper d’un pauvre que vingt refus peuvent impatienter. Qui efl-ce qui voudroit jamais refuser une si legere aumône, s’il songeoit qu’elle peut fauver deux hommes, l’un du crime & l’autre de la mort? J’ai lu quelque part que les mendians sont une vermine qui s’attache aux riches. Il est naturel que les enfans s’attachent aux peres; mais ces peres opulens & durs les meconnoissent & laissent aux pauvres le soin de lws nourir. Petite monnie du pays. Cela me paroit incontestable. Il y a de la magnificence dans la symétrie d’un grand Palais; il n’y en a point dans une foule de maisons confusément entassées. Il y a de la magnificence dans l’uniforme d’un Régiment en bataille; il n’y en a point dans le peuple qui le regarde, quoiqu’il ne s’y trouve peut-être point un seul homme dont l’habit en particulier ne vaille que celui d’un soldat. En un mot, la véritable magnificence n’est l’ordre rendu sensible dans le grand; ce qui fait que de tous les spectacles imaginables, le plus magnifique est celui de la nature. Le bruit des gens d’une maison trouble incessamment le repos du maitre; il ne peut rien cacher a tant d’Argus. La foule de ses creanciers lui fait payer cher celle de ses admirateurs. Ses appartemens sont si superbes qu’il est forcé de coucher dans un bouge pour être a son aise & son singe est quelquefois mieux logé que lui. S’il veut diner, il dépend de son cuisinier & jamais de sa faim; s’il veut sortir, il est a la erci de ses chevaux; mille embarras l’arretent dans les rues; il brule d’arrive & ne fait plus qu’il a des jambes. Chloé l’attend, les boues le retiennent, le poids de l’or de son habit l’accable & il ne peut faire vingt pas à pied: mais s’il perd un rendez-vous avec sa maitresse, il en est bien dédommagé par les passans; chacun remarque sa livrée, l’admire & dit tout haut que c’est Monsieur un tel. Je crois qu’un de nos beaux esprits voyageant dans ce pays là, reçu & caressé dans cette maison à son passage, feroit ensuite à ses amis une relation bien plaisante de la vie de manans qu’on y mene. Au reste, je vois par les lettres de Miladi Catesby que ce goût n’est pas particulier à la France & que c’est apparemment aussi l’usage en Angleterre de tourner ses hôtes en ridicules, pour prix de leur hospitalité. Deux lettres écrites en différens tems rouloient sur le sujet de celle-ci, ce qui occasionnoit bien des répétitions inutiles. Pour les retrancher, j’ai réuni ces deux lettres en une seule. Au reste, sans prétendre justifier l’excessive longueur de plusieurs des lettres dont ce recueil est composé, je remarquerai que les lettres des solitaires sont longues & rares, celles des gens du monde fréquentes & courtes. Il ne faut qu’observer cette différence pour en sentir a l’instant la raison. Les langues se taisent mais les coeurs parlent. Locke lui-meme, le sage Locke l’a oubliée; il dit bien ce qu’on doit exiger des enfans que ce qu’il faut faire pour l’obtenir. Cette doctrine si vraie me surprend dans M. De Wolmar; on verra bientôt pourquoi. Si jamais la vanité fit quelque heureux sur la terre, à coup fût ces heureux là n’étoit qu’un sot. Ce proverbe est tiré de Chardin. Tome 5. Pag. 170. In-12. Cela ne me paroit pas bien vu. Rien n’est si nécessaire au jugement que la mémoire: il est vrai que ce n’est pas mémoire des mots. C’est le nom que les Anglois donnent à la bataille d’Hochstet. A Dieu ne plaise que je veuille approuver ces assertions dures & téméraires; j’affirme seulement qu’il y a des gens qui les font & dont la conduite du clergé de tous les pays & de toutes les sectes, n’autorise que trop souvent l’indiserétion. Mais loin que mon dessein dans cette note soit de me mettre lâchement à couvert, voici bien nettement mon propre sentiment fut ce point. C’est que nul vrai croyant ne sauroit être intolérant ni persécuteur. Si j’étois Magistrat & que la loi portât peine de mort contre les athées, je commencerois par faire brûler comme tel quiconque en viendroit dénoncer un autre. Comment! Dieu n’aura donc que les restes des créatures? Au contraire, ce que les créatures peuvent occuper du coeur humain est si peu de chose, que quand on croit l’avoir rempli d’elles, il est encore vuide. Il faut un objet infini pour le remplir. Il est certain qu’il faut se fatiguer l’ame pour l’élever aux sublimes idées de la Divinité; un culte plus sensible repose l’esprit du peuple. Il aime qu’on lui offre des objets de piété qui le dispensent de penser a Dieu. Sur ces maximes les Catholiques ont-ils mal fait de remplir leurs Légendes, leurs Calendriers, leurs Eglises, de petits Anges, de beaux garçons & de jolies saintes? L’enfant Jésus entre les bras d’une mere charmante & modeste, est en même tems un des plus touchans & des plus agréables spectacles que la dévotion Chrétienne puisse offrir aux yeux des fideles. Combien ce sentiment plein d’humanité n’est-il pas plus naturel que le zele affreux des perfécuteurs, toujours occupés à tourmenter les incrédules, comme pour les damner des cette vie & se faire les précurseurs des démons? Je ne cesserai jamais de le redire; c’est que ces perfécuteurs là ne sont point des croyans; ce sont des fourbes. Il y avoit ici une grande lettre de Milord Edourd à Julie. Dans la suite il sera parlé de cette lettre, mais pour de bonnes raisons j’ai été forcé de la supprimer. On voit qu’il manque ici plusieurs lettres intermédiaires, ainsi qu’en beaucoup d’autre endroits. Le lecteur dira qu’on se tire sort commodément d’affaire avec de pareilles omissions & je suis tout-à-fait de son avis. Il y faut ajouter la chasse. Encore la font-ils si commodément qu’ils n’en ont pas la motié de la fatigue ni du plaisir. Mais je n’entame point ici cet article de la chasse, il fournit trop pour être traité dans une note. J’aurai peut-être occasion d’en parler ailleurs. On vendange fort tard dans le pays de Vaud; parce que la principale récolte est en vins blancs & que la gelée leur est salutaire. Sorte de soudre ou de grand tonneau du pays. Ceci s’entendra mieux par l’extrait suivant d’une lettre de Julie qui n’est pas dans ce recueil. «Voilà, me dit M. De Wolmar en me tirant à part, le seconde épreuve que je lui destinois. S’il n’eût pas caressé votre pere je me serois défié de lui. Mais, dis-je, comment concilier ces caresses & votre épreuve avec l’antipathie que vous avez vous-même trouvée entre eux? Elle n’existe plus, reprit-il; les préjugés de votre pere ont fait à St. Preux tout le mal qu’ils pouvoient lui faire; il n’en a plus rien à craindre, il ne les hait plus, il les plaint. Le Baron de son côté ne le craint plus; il a le coeur bon, il sent qu’il lui a fait bien du mal, il en a pitié. Je vois qu’ils seront fort bin ensemble & se verront avec plaisir. Aussi des cet instant, je compte sur lui tout-à-fait.» En Suisse on boit beaucoup de vin d’absynthe; & en général, comme les herbes des Alpes ont plus de vertu que dans les plaines, on y fait plus d’usage des infusions. Si de-là naît un commun état de fête, non moins doux à ceux qui descendent qu’à ceux qui montent, ne s’ensuit-il pas que tous les états sont presque indifférens par eux-mêmes, poutvu qu’on puisse & qu’on veuille en sortir quelquefois? Les gueux sont malheureux parce qu’ils sont toujours gueux; les Rois sont malheureux parce qu’ils sont toujours Rois. Les états moyens, dont on sort plus aisément offrent des plaisirs au-dessus & au-dessous de foi; ils étendent aussi les lumieres de ceux qui les remplissent, en leur donnant plus de préjuges à connoitre & plus de degrés à comparer. Voilà, ce me semble, la principale raison pourquoi c’est généralement dans les conditions médiocres qu’on trouve les hommes les plus heureux & du meiller sens. Pour bien entendre cette lettre & la troisieme de la sixieme partie, il faudroit savoir les aventures de Milord Edouard; & j’avois d’abord résolu de les ajouter à ce recueil. En y repensant, je n’ai pu me résoudre à gâter la simplicité de l’histoire des deux amans par le romanesque de la sienne. Il vaut mieux laisser quelque chose à deviner au lecteur. Je n’ai pas voulu laisser lacs, à cause de la prononciation genevoise remarquée par Mde. D’Orbe, dans la Lettre cinquieme de la sixieme partie. Pourquoi l’Editeur laisse-t-il les continuelles répétitions dont cette lettre est pleine, ainsi que beaucoup d’autres? Par une raison fort simple; c’est qu’il ne se soucie point du tout que ces lettres plaisent à ceux qui feront cette question. Par la lettre Milord Edouard ci-devant supprimée, on voit qu’il pensoit qu’à la mort des méchans leurs ames étoient anéanties L’Editeur les croit un peu rapprochés. Il y avoit grande Orgue. Je remarquerai pour ceux de nos Suisses & Genevois qui se piquent de parler correctement, que le mot Orgue est masculin au singulier, feminin au pluriel & s’emploie également dans les deux nombres; mais le singulier est plus élégant. Maintenant on ne leur donne plus la peine de les aller chercher, on les leur, porte. On se souviendra que cette lettre est de vielle date & je crains bien que cela ne soit trop facile à voir. Il faloit risposte, de l’italien risposta, toutefois riposte se dit aussi & je le laisse. Ce n’est au pis aller qu’une faute de plus. Comment cela? Lausanne n’est pas au bord du lac; il y a du port à la ville une demi-lieue de fort mauvais chemin; & puis il faut un peu supposer que tous ces jolis arrangemens ne seront point contraries par le vent. Quelques hommes sont continens sans mérite, d’autres le sont par vertu & je ne doute point que plusieurs Prétres catholiques ne soient dans ce dernier cas: mais imposer le célibat à un corps aussi nombreux que le Clergé de l’Eglise Romaine, ce n’est pas tant lui défendre de n’avoir point de femmes, que lui ordonner de se contenter de celles d’autrui. Je suis surpris que dans tout pays où les bonnes moeurs sont encore en estime, les loix & les Magistrats tolerent un voeu si scandaleux. On a dit que St. Preux étoit un nom controuvé. Peut-être le véritable étoit-il sur l’adresse. Ma carriere est finie au milieu de mes ans. Il a dit précisément le contraire quelques pages auparavant. Le pauvre Philosophe, entre deux jolies femmes; me paroît dans un plaisant embarras. On diroit qu’il veut n’aimer ni l’une ni l’autre, afin de les aimer toutes deux. St. Preux fait de la conscience morale un sentiment & non pas un jugement, ce qui est contre les définitions des Philosophes. Je crois pourtant qu’en ceci leur prétendu confrere a raison. Ce n’est pas de tout cela qu’il s’agit. Il s’agit de savoir si la volonté se détermine sans cause, ou quelle est la cause qui détermine la volonte? Notre galant Philosophie après avoir imité conduite d’Abélard semble en vouloit prendre aussi la doctrine. Leurs sentimens sur la priere ont beausoup de rapport. Bien des gens relevant cette hérésie, trouveront qu’il eût mieux valu persister dans l’egarement que de tomber dans l’erreur; je ne pense pas ainsi. C’est un petit mal de se tromper; c’en est un grand de se mal conduire. Ceci ne contredit point, à mon avis, ce que j’ai dit ci-devant sur le danger des fausses maximes de morale. Mais il faut laisser quelque chose à faire au lecteur. Sorte de foux qui avoient la fantaisie d’être Chrétiens & de suivre l’Evangile à la lettre: à peu près comme sont aujourd’hui les Méthodistes en Angleterre, les Moraves en Allemagne, les Jansénistes en France; excepté pourtant qu’il ne manque à ces derniers que d’être les maitres, pour être plus & plus intolérans que leurs ennemis. Il faloit, que hors & surement Mde. de Wolmar ne l’ignoroit pas. Mais outre les fautes qui lui échappoient par ignorances ou par inadvertance, il paroît qu’elle avoit l’oreille trop délicate pour s’asservir toujours aux regles mêmes qu’elle savoit. On peut employer un style plus pur, mais non pas plus doux ni plus harmonieux que le sien. D’où il suit que tout Prince qui aspire au despotisme, aspire à l’honneur de mourir d’ennui. Dans tous les Royaumes du monde, cherchez-vous l’homme le plus ennuyé du pays? Allez toujours directement au Souverain; sur-tout s’il est tres-absolu. C’est bien la piene de faire tant de misérables! ne sauroit-il s’ennuyer à moindres frais? Quoi Julie! aussi des contradictions! Ah! je crains bien, charmante dévote, que vous ne soyez pas, non plus, trop d’accord avec vous-même! Au reste, j’avoue que cette lettre me paroît le chant du cygne. Le coeur lui suffit & qui fait son devoir le prie. METAST. Cette objection me paroît tellement solide & sans réplique, que si j’avois le moindre pouvoir dans l’église, je l’emploierois à faire retrancher de nos livres sacrés le Cantique des Cantiques & j’aurois bien du regret d’avoir attendu si tard. Voyez V. Partie Lett III. Le Château de Chillon, ancien séjour des Baillis de Vevai, est situé dans le lac sur un rocher qui forme une presqu’Isle & autour duquel j’ai vu sonder à plus de cent cinquante brasses qui font près de 800 pieds, sans trouver le fond. On a creusé dans ce rocher des caves & des cuisines au-dessous du niveau de l’eau, qu’on y introduit quand on veut par des robinets. C’est là que fut détenu six ans prisonnier François Bonnivard, Prieur de St. Victor, homme d’un mérite rare, d’une droiture & d’une fermeté à toute épreuve, ami de la liberté quoique Savoyard & tolérant quoique Prêtes. Au reste, l’année où ces dernieres lettres paroissent avoir été écrites, il y avoit tres-long-tems que les Baillis de Vevai n’habitoient plus le Château de Chillon. On supposera si l’on veut, que celui de ce tems-là y étoit allé passer quelques jours. Ceci n’est pas bien exact. Suétone, dit, que Vespasien travailloit à l’ordinaire dans son lit de mort & donnoit même ses audiences; mais peut-être, en effet, eût-il mieux valu se lever donner ses audiences & se recoucher pour mourir. Je sais que Vespasien sans être un grand homme étoit au moins un grand Prince. N’importe; quelque rôle qu’on ait pu faire durant sa vie, on ne doit point jouer la comédie à sa mort. Platon dis qu’à la mort les ames des justes qui n’ont point contracté de souillure sur la terre, se dégagent seules de la matiere dans toute leur pureté. Quant à ceux se sont ici-bas asservis à leurs passions, il ajoute que leurs ames ne reprennent point sitôt leur pureté primitive, mais qu’elles entrainent avec elles des parties terrestres qui les tiennent comme enchainées autour des débris de leurs corps; voilà, dit-il, ce qui produit ces simulacres sensibles qu’on voit quelquefois errans sur les cimetieres, en attendant de nouvelles transmigrations. C’est une manie commune aux Philosophes de tous les âges de nier ce qui est & d’expliquer ce qui n’est pas. Il est aisé de comprendre que par ce mot voir, elle entend un pur acte de l’entendement, semblable à celui par lequel Dieu nous voit & par lequel nous verrons Dieu. Les sens ne peuvent imaginer l’immédiate communication des esprits: mais la raison la concoit tres-bien & mieux, ce me semble, que la communication du mouvement dans les corps. Excellent poisson particulier au lac de Geneve & qu’on n’y trouve qu’en certain tems. Lecteurs à beaux laquais, ne demandez point avec un ris moquer où l’on avoit pris ces gens-là. On vous a répondu d’avance: on ne les avoit point pris, on les avoit faits. Le problême entier dépend d’un point unique: trouvez seulement Julie & tout le reste est trouvé. Les hommes en général ne sont point ceci ou cela, ils sont ce qu’on les fait être. On voit assez que c’est le songe de St. Preux, dont Mde. D’Orbe avoit l’imagination toujours pleine, qui lui suggere l’expédient de ce voile. Je crois que si l’on y regardoit de bien près, on trouveroit ce même rapport dans l’accomplissement de beaucoup de prédictions. L’événement n’est pas prédit parce qu’il arrivera; mais il arrive parce qu’il a été prédit. Le peuple du pays de Vaud, quoique protestant, ne laisse pas d’être extrêmement superstitieux. Voilà pourquoi nous aimons tous le théâtre & plusieurs d’entre nous les Romans. En achevant de relire ce recueil, je crois voir pourquoi l’intérêt, tout foible qu’il est, m’en est si agréable & le sera, je pense, à tout lecteur d’un bon naturel. C’est qu’au moins ce foible intérêt est pur & sans mélange de peine; qu’il n’est point excité par des noirceurs, par des crimes, ni mêlé du tourment de hair. Je ne saurois concevoir quel plaisir on peut prendre à imaginer & composer le personnage d’un scélérat, à se mettre à sa place tandis qu’on le représente, à lui préter l’éclat le plus imposant. Je plains beaucoup les auteurs de tant de tragédies pleines d’horreurs, lesquels passent leur vie à faire agir & parler des gens qu’on ne peut écouter ni voir sans souffrir. Il me semble qu’on devroit gémit d’être condamné à un travail si cruel; ceux qui s’en font un anusement doivent être bien dévores du zele de l’utilité publique. Pour moi, j’admire de bon coeur leurs talens & leurs beaux génies; mais je remercie Dieu de ne me les avoir pas donnés. Ce vers est renversé de l’original, , n’en déplaise aux belles Dames, le sens del’auteur est plus véritable plus beau. Qu’un froid amant est un peu sûr ami. Les Aventures de Milord Edouard ont été ajoutées à cette édition.