Estelle: MiMoText edition Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794) data capture double keying by "Jiangsu", China encoding Julia Dudar editor Julia Röttgermann 31348 Mining and Modeling Text Github 2020 Estelle Jean-Pierre Claris de Florian Paris Ménard 1838 1788

heterodiegetic historical double keying Upgrade to ELTeC level-1

ŒUVRES DE M. DE FLORIAN.

M. Moreau le jeune, qui a dessiné et qui fait actuellement graver, par les plus habiles artistes, des figures pour cet ouvrage, prie les acquéreurs de ne le point faire relier avant six mois, tems auquel elles paroîtront.

ESTELLE, ROMAN PASTORAL. PAR M. DE FLORIAN,

Capitaine de Dragons, et Gentilhomme de S. A. S. Monseigneur le Duc de Penthièvre, des Académies de Madrid, de Florence, de Lyon, de Nismes, d'Angers, etc. etc.

Rura mihi, riguique placent in vallibus amnes: Flumina amo, sylvasque inglorius. Georg. lib. 2.

A PARIS, DE L'IMPRIMERIE DE MONSIEUR.

Chez Debure aîné, rue Serpente, Hôtel Ferrand, n°. 6.

Chez Bailly, rue Saint-Honoré, Barrière des Sergens.

M. DCC. LXXXVIII. avec approbation, et privilège du roi.

ESSAI SUR LA PASTORALE.

Beaucoup d'auteurs ont parlé de la pastorale, ont jugé les poètes bucoliques, ont donné des préceptes sur ce genre, et peu se sont accordés dans la manière de l'envisager. Les uns veulent que les bergers aient de l'esprit fin et galant; les autres recommandent au contraire de ne jamais s'éloigner de cette simplicité d'or qui fait le principal charme des ouvrages des anciens; d'autres, enfin , regardent l'allégorie comme le principal mérite de l'églogue.

Mon projet n'est pas de discuter ces différens avis dont aucun n'est le mien en entier: je veux seulement rendre compte de ma manière de voir la pastorale, et des moyens que je crois les plus propres à lui donner un degré d'intérêt, peut-être même d'utilité.

J'ai toujours entendu reprocher au genre pastoral d'être froid et ennuyeux: défauts qui n'obtiennent jamais grace, sur-tout en France. On admire sur parole les églogues de Théocrite et de Virgile; on sait de celles de Fontenelle quelques jolis vers, qu'on a l'air de n'avoir appris que pour se dispenser de relire les autres; et dès que l'on annonce un ouvrage dont les héros sont des bergers, il semble que ce nom seul donne envie de dormir.

J'ai cru d'abord que ce dégoût venoit uniquement de l'énorme distance où nous sommes de la vie pastorale, de la prodigieuse différence de nos mœurs avec les mœurs des bergers; ce qui surement y influe: mais il est possible aussi que la faute en soit à la manière dont on a traité ce genre; car il faut bien qu'il y ait plusieurs raisons d'ennui, quand tout le monde est d'accord pour bâiller.

A Dieu ne plaise que je veuille nier ou diminuer le mérite des églogues de Théocrite, de Bion, de Moschus, de Virgile sur-tout! Ces chefs-d'œuvre, que vingt siècles ont admirés, vivront tant que la belle poésie, le naturel aimable, la touchante simplicité auront des attraits pour les hommes de goût. Les idylles de Pétrarque , de Sannazar , de Garcilasso , de Pope , offrent des beautés dignes des anciens. Les bergeries de Racan , à travers le mauvais goût qui les dépare, justifient quelquefois les éloges de Despréaux. Ségrais et madame Deshoulières ont mis dans leurs églogues une grace, un naturel, trop loués peut-être de leur tems, mais trop oubliés du nôtre. Fontenelle et la Motte ont semé les leurs de pensées fines, de traits délicats, de vers charmans. Plusieurs autres poètes plus modernes ont su tirer de la flûte champêtre des sons touchans et harmonieux. M. Gessner sur-tout l'emporte, à mon avis, sur les anciens même. M. Gessner n'a peut-être pas cette poésie enchanteresse, qui ennoblit dans Virgile les détails les plus communs: il ne charme pas toujours l'oreille comme le poète romain, mais il parle aussi bien au cœur et lui inspire des sentimens plus purs. On forme son goût en lisant Virgile: on nourrit son ame en lisant M. Gessner. L'un fait aimer et plaindre Mélibée et Gallus; l'autre fait respecter et chérir l'innocence et la vertu.

Après cet hommage juste et sincère rendu à mes maîtres et à mes rivaux, qu'il me soit permis de revenir à mes idées sur la cause du froid accueil que l'on fait aux pastorales.

Je pense que, sans intérêt, aucun ouvrage d'agrément ne peut avoir un succès durable. Or, est-il bien facile de mettre de l'intérêt dans une scène entre deux ou trois interlocuteurs, qui parlent tous de la même chose, dont les idées roulent sur le même fond, qui viennent et s'en vont sans motif? L'églogue n'est que cela.

Dans les meilleures comédies, la première scène est presque toujours froide, parce que les personnages nous sont encore inconnus; parce qu'ils ne sont là que pour nous exposer ce dont il s'agira, et nous préparer à l'intérêt. On les écoute dans l'espérance que cette attention vaudra du plaisir: mais si le plaisir ne vient point, on se fàche; car la chose dont les hommes sont peut-être le plus avares, c'est de leur attention. Ils ne pardonnent pas qu'on l'ait surprise pour rien; et ce sentiment naturel peut, seul, excuser la cruauté avec laqu-elle de très-bonnes gens sifflent la pièce, ou déchirent le livre d'un homme qu'ils obligeroient volontiers le moment d'après.

L'églogue a des bornes circonscrites qui lui donnent à peine le moyen de préparer l'intérêt: lorsque cet intérêt arrive, la pièce finit; il faut en commencer une autre. Un recueil d'églogues ressemble donc un peu à un recueil de premières scènes de comédies. Le lecteur n'a pas si grand tort de laisser le livre, et de rester prévenu contre le genre.

Guarini et le Tasse l'avoient senti, puisqu'ils sont les premiers qui, au lieu d'églogues, aient fait une espèce de drame pastoral dont toutes les scènes se suivent, qui marche comme la comédie, et nous offre une longue action conduite par degrés à sa fin.

Entraînés par le goût de leur siècle, ils ont semé, dans le Pastor fido et dans l'Aminte, des traits spirituels et délicats, quelquefois même trop fins, dont l'abondante profusion fatigue à la longue un lecteur ami du naturel, et dépare peut-être deux ouvrages qui, plus simples, seroient deux chefs-d'œuvre.

Cette manière de traiter la pastorale vaut mieux, je crois, que les églogues détachées; mais elle conserve encore un peu de froideur, car le théâtre ne s'accorde guère avec la bergerie. Dans celle-ci tout est doux et calme; la douleur pleure et raconte ses maux sans éclats, sans colère, sans pousser les cris du désespoir. Le bonheur jouit sans le dire, ou s'il parle de ses plaisirs, c'est pour les raconter doucement à l'oreille de l'amitié. Au théâtre, au contraire, les passions extrêmes font seules de l'effet. On n'émeut que par des explosions violentes; on ne touche qu'en frappant fort. Les fureurs de la tragédie n'ont rien de commun avec les chagrins de l'idylle. Le rire de la comédie ne ressemble point à la gaieté douce des bergers. Ceux-ci ont leur langue à part. On ne l'entend point hors de leur vallon; et, transportés sur le théâtre, ils y ont l'air aussi déplacé, aussi mal à l'aise qu'un paysan au milieu d'un palais.

Le meilleur moyen sans doute de rendre la pastorale intéressante, et sur-tout utile, seroit de la fondre dans un poème où elle pût conserver son ton simple et doux, sans cesser d'être d'accord avec le reste de l'ouvrage. C'est ce qu'a fait M. de SaintLambert dans le poème des Saisons. Ses belles descriptions du réveil de la nature au printemps; des riches paysages de l'été; des plaisirs, des présens de l'automne; des rigueurs, de la tristesse de l'hiver, sont des églogues sublimes à la vérité; mais la pastorale n'exclut point le sublime, pourvu que le poète, sans changer de lyre, sache descendre à des airs plus doux. C'est ainsi que, dans le même ouvrage, les tableaux du convalescent qui vient respirer la fraîcheur d'une matinée du mois de mai; celui du seigneur dans sa terre employant sa vie à faire du bien; les épisodes de Lise, du fermier, des deux amans auprès d'un tombeau, rentrent, sans que le lecteur s'en aperçoive, dans le ton simple et tendre de la véritable églogue. Ces seuls morceaux donnent à M. de SaintLambert une des premières places dans le genre pastoral; comme la philosophie, le goût et les beaux vers du reste de l'ouvrage l'ont placé l'égal de nos meilleurs poètes .

Mais qui oseroit, après les Saisons, tenter un ouvrage de ce genre? Il est plus prudent de prendre une route différente: la place est encore belle au dessous; et le roman, après le poème, peut se lire avec intérêt.

En employant ainsi la pastorale, on lui conserve les avantages de la forme dramatique, et on en sauve les inconvéniens; car le roman admet, exige même des scènes: la nécessité de les lier entre elles, dans le drame, par d'autres scènes, produit nécessairement des longueurs. Dans le roman, deux mots suffisent à la liaison; la marche est vive, rapide; on court d'événemens en événemens; on ne s'arrête qu'à ceux qui peuvent intéresser. Les dialogues, les récits, les descriptions sont entremêlés, et délassent les uns des autres. C'est une campagne riante, coupée de ruisseaux, de bois, de vergers, de collines; le lecteur y marche long-tems sans se fatiguer. Faites-lui faire le même chemin dans une plaine superbe, mais moins variée, il admire et demande à se reposer.

Le charmant roman de Daphnis et Chloé a prouvé depuis long-tems ce que j'avance. Ce modèle inimitable de naturel, de grace, de naïveté, a toujours fait plus de plaisir que Théocrite et Guarini. Il en feroit encore davantage, sans quelques images trop libres qui doivent être bannies de tout ouvrage de ce genre. Il faut que l'amour des pasteurs soit aussi pur que le cristal de leurs fontaines; et comme la plus belle bergère perdroit tous ses attraits en perdant la pudeur, de même le principal charme d'une pastorale doit être d'inspirer la vertu.

Sannazar est, je crois, le premier des modernes qui ait mis l'églogue en roman. Les beaux jours de l'Italie commençoient alors. Cent ans après, les lettres eurent un moment brillant en Espagne, et Montemayor , Gil Polo , Lope de Vega , Figueroa, Michel de Cervantes imitèrent Sannazar. Après eux, Sidney en Angleterre , et le marquis d'Urfé en France , travaillèrent dans le même genre. Tous ces différens ouvrages, à l'exception de la Diane de Montemayor qui a toujours conservé sa célébrité, eurent une destinée absolument contraire à celle des bons livres de nos jours. Ils furent beaucoup loués d'abord, ensuite peu lus, et finirent par être presque oubliés. Cet oubli est trop sévère pour quelques-uns, sur-tout pour l'Astrée. Cette bergère, qui fit si long-tems les délices de la France, et que nous avons reléguée dans nos anciennes bibliothéques, pourroit nous dire, comme Junie:

„............ Et je n'ai mérité, „Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.“

Astrée a un très-grand mérite d'invention: plusieurs épisodes intéressans, quelques descriptions agréables, des traits de naïveté, de douceur, de sentiment, sur-tout les beaux caractères de Diane et de Silvandre, empêcheront ce livre de périr. Mais ce livre a dix volumes; et la longueur, défaut terrible dans tout ouvrage d'agrément, est encore plus insupportable dans la pastorale.

Cette longueur vient presque toujours du trop grand nombre d'épisodes; ce qui lui donne le double inconvénient de fatiguer et de détourner de l'intérêt principal. Dans l'Astrée, dans l'Arcadie de Sidney, la multitude des personnages fait trop souvent oublier Céladon et Mussidore, embarrasse l'esprit du lecteur, et dès-lors le rend froid et indifférent. D'ailleurs, tous ces princes, tous ces héros viennent de trop loin. Tout doit se toucher dans la pastorale. Les bergers ne communiquent qu'avec leurs proches voisins. Ils ne quittent guère leur vallon, leur bois, les bords de leur fleuve. Le monde finit pour eux à une lieue de leur village. Il faut donc, si j'ose le dire, accorder l'étendue d'un roman pastoral avec celle du lieu de la scène, proportionner la pièce au théâtre, et faire ensorte que les épisodes, comme l'a dit ingénieusement un Anglois , ressemblent aux courtes excursions des abeilles, qui ne quittent leur ruche que pour aller chercher de quoi l'enrichir, et ne s'en éloignent jamais jusqu'à la perdre de vue.

Presque tous les auteurs bucoliques se sont servis d'un moyen que je ne puis approuver: c'est la magie. Théocrite, Virgile, Sannazar, Montemayor, Lope de Vega, ont mis des sortiléges dans leurs pastorales. J'admire assurément la beauté de leurs vers; mais je ne puis m'intéresser à des amans qui se font aimer par des philtres, ou cessent d'aimer par des breuvages. Il faut que tout soit simple et naturel dans la pastorale. Un véritable berger ignore qu'il y ait une autre manière de gagner un cœur que celle de donner le sien. Il ne doit pas imaginer qu'on puisse jamais guérir d'un premier amour; et si on lui dit que des sorciers ou des sorcières changeront l'état de son ame, il préférera ses chagrins à une pareille guérison. Aucun poète bucolique n'oseroit, avec raison, prendre pour son héroïne une bergère séduite par les richesses ou la grandeur: il me semble que la magie répugne autant, et qu'elle est moins dans la nature.

Il me reste à parler d'un grand avantage du roman pastoral, c'est le mélange de la poésie et de la prose; mélange qui plaît, repose, et peut devenir une source féconde de beautés.

Vous avez à peindre un berger malheureux, assis à l'ombre d'un sycomore, la tête appuyée sur sa main, sa flûte tombée à ses pieds, son chien couché près de lui, le regardant d'un air triste et tendre. Vous choisissez les mots les plus simples, les plus clairs, les plus expressifs pour bien rendre votre tableau. S'il étoit en vers, la mesure, la rime, une certaine abondance qu'a toujours la poésie vous forceroient, quel que fût votre talent, à vous servir d'autres expressions, à employer un adjectif, une épithète superflue. Ce mot seul nuiroit à l'effet. La prose vous permet de le rejeter, vous donne la facilité de serrer, de presser votre style; ce qui, peut-être, est le seul secret de ne pas ennuyer. Quand vous avez montré à votre lecteur l'objet sur lequel vous voulez le fixer; quand, à force de clarté, de précision, de vérité, vous avez créé une image vivante, faites des vers alors, et sur-tout faites-les bons. Ils se présentent d'eux-mêmes. Il est reçu que tout berger, dans le chagrin, chante ses peines. Que le vôtre se plaigne en vers doux et harmonieux; soyez poète alors; oubliez la précision, la briéveté que vous avez observée dans vos récits; développez vos sentimens; arrêtez-vous sur une idée tendre, sur un souvenir douloureux, sur une espérance d'un bonheur futur: on vous lira, on vous relira peut-être. Ces mêmes vers, dans une églogue et dans un drame pastoral, précédés ou suivis d'autres vers, n'auroient pas fait la moitié du plaisir qu'ils feront au milieu de la prose.

Je ne crois pas pourtant qu'il faille que ces vers soient longs, ni qu'ils deviennent trop fréquens dans l'ouvrage. D'abord en les alongeant, on en diminue l'effet; de plus, les refrains, qui ont de la grace dans le chant pastoral, et que l'on doit employer le plus qu'on peut, font plaisir à la seconde, à la troisième fois, plaisent encore à la quatrième, mais fatiguent au-delà. Il faut donc qu'un berger cesse toujours de chanter, avant qu'on ait desiré qu'il se taise. Le lecteur, qui à la fin de sa chanson lui diroit volontiers encore, en aura plus de plaisir à retrouver, quelques pages plus loin, une nouvelle chanson.

Mais qu'il soit quelque tems sans en retrouver; car la manière d'amener ces petits morceaux de poésie est malheureusement toujours la même. C'est toujours un berger ou une bergère qui les chante, ou qui les écrit: raison de plus pour en être avare. Encore est-il nécessaire de compenser par la variété des sujets, l'uniformité du cadre. Aussi l'auteur se gardera bien de chanter toujours des plaintes; il tâchera de mêler quelquefois un peu de gaieté dans ses chants; d'y mettre même, s'il le peut, une légère teinte de philosophie; il aura recours à la romance, quand la romance pourra s'accorder avec son sujet: enfin, sous le nom modeste de chansons, il fera souvent de petites odes à l'imitation de celles d'Anacréon et d'Horace.

Quant au style de la prose, il doit tenir du roman, de l'églogue et du poème. Il faut qu'il soit simple, car l'auteur raconte; il faut qu'il soit naïf, puisque les personnages dont il parle et qu'il fait parler, n'ont d'autre éloquence que celle du cœur; il faut aussi qu'il soit noble, car par-tout il doit être question de la vertu, et la vertu s'exprime toujours avec noblesse.

D'ailleurs, il n'est pas nécessaire qu'il n'y ait que des bergers dans le roman pastoral. Je pense, au contraire, qu'il est bien fait de mêler avec eux des personnages d'un autre état, d'une condition même très-élevée, pourvu qu'ils n'y tombent pas des nues, et qu'ils aient un rapport bien marqué avec les bergers. Indépendamment de la variété que cela jette dans l'ouvrage, il est consolant de voir des héros, des princes, se rapprocher de simples pasteurs, devenir leurs amis, se croire leurs frères, parce qu'ils ont les mêmes goûts, parce que les cœurs bien nés aiment tous les mêmes choses, la nature et la vertu.

C'est par ce moyen principalement, c'est en peignant des êtres vertueux et sensibles, qui savent immoler au devoir la passion la plus ardente, et trouvent ensuite la récompense de leur sacrifice dans leur devoir même; c'est en présentant la vertu sous son aspect le plus aimable, en l'environnant de tout ce qui peut en relever l'éclat; en prouvant qu'elle est également nécessaire au berger, au prince pour être heureux, que je crois possible de donner à la pastorale un degré d'utilité. Les bergers d'à présent ne lisent guère; mais les maîtres de leurs troupeaux lisent; et si des auteurs plus habiles que moi, d'après les principes que je viens d'indiquer, faisoient des ouvrages où se réuniroient à l'intérêt d'un sujet bien choisi le tableau touchant des mœurs de la campagne, les descriptions toujours agréables des beautés de la nature, l'heureux mélange de la prose et des vers, et sur-tout des leçons d'une morale pure et douce; de tels livres ne seroient, je crois, ni ennuyeux, ni futiles; et les pauvres des villages s'apercevroient si leur seigneur les lit souvent.

J'ose essayer ce que d'autres feront mieux sans doute. Il est peut-être mal-adroit d'avoir commencé par exposer les règles et les principes qui doivent perfectionner ce genre d'ouvrage. Je crains bien d'y avoir manqué le premier. Mais, comme on sait, le précepte est plus facile que l'exemple; d'ailleurs, si une seule de mes réflexions est utile à celui qui fera mieux que moi, mon tems n'a pas été perdu.

Je n'ai pourtant jamais tant désiré de bien faire: indépendamment du genre pastoral que j'ai toujours aimé, mon ouvrage avoit un intérêt puissant pour mon cœur: la scène est dans la province, dans l'endroit même où je suis né. Il est si doux de parler de sa patrie, de se rappeler les lieux où l'on a passé ses premiers ans, où l'on a senti ses premières émotions! Le nom seul de ces lieux a un charme secret pour notre ame; elle semble se rajeunir en pensant à ce tems heureux de l'enfance, où les plaisirs sont si vifs, les chagrins si courts, les jouissances si pures. Ce souvenir est toujours accompagné de souvenirs encore plus chers: ceux qui nous donnèrent le jour, ceux qui prirent de nous de tendres soins, nos premiers, nos meilleurs amis, viennent embellir les scènes qui se retracent à notre mémoire. On se croit encore avec eux; on se retrouve tel qu'on étoit alors: on oublie les peines, les injustices que l'on éprouva depuis, les maux que l'on s'attira, les fautes que l'on a commises; on ne se souvient que de ses sentimens, qui valent presque toujours mieux que les actions; de douces larmes coulent malgré soi, et l'on s'écrie avec le premier des poètes latins:

En unquam patrios, longo post tempore, fines, Pauperis et tugurî congestum cespite culmen, Post aliquot, mea regna videns, mirabor aristas?

ESTELLE. LIVRE PREMIER.

J'ai célébré les bergers du Tage; j'ai décrit leurs innocentes mœurs, leurs fidèles amours, et la félicité dont on jouit avec une ame pure et tendre. C'étoit la première fois que mes doigts mal assurés se posoient sur la flûte champêtre: ma tremblante voix essayoit des airs nouveaux pour elle, et mon oreille inquiète demandoit à l'écho des forêts si les nymphes pouvoient m'entendre. Aujourd'hui, moins ignorant, mais non moins timide, je médite des chants plus doux à mon cœur: je veux célébrer ma patrie; je veux peindre ces beaux climats où la verte olive, la mûre vermeille, la grappe dorée, croissent ensemble sous un ciel toujours d'azur; où, sur de riantes collines, semées de violettes et d'asphodelle, bondissent de nombreux troupeaux; où enfin un peuple spirituel et sensible, laborieux et enjoué, échappe aux besoins par le travail, et aux vices par la gaieté.

Je te salue, ô belle Occitanie (1)! terre de tous les tems aimée des peuples qui t'ont connue; toi que les Romains embellirent des chefs-d'œuvre de leurs arts; toi dont l'agréable climat força les fiers enfans du nord de se fixer dans tes plaines; toi pour qui les Arabes quittèrent la délicieuse Ibérie, et que les François ont regardée comme le prix le plus beau des victoires de Charles Martel! La nature, pour toi prodigue, a réuni dans ton sein les trésors partagés au reste du monde (2). Sous ton ciel, aussi pur et moins brûlant que celui d'Espagne, s'élèvent des moissons plus abondantes que celles des campagnes d'Enna; tes raisins ont fait oublier ceux de Falerne et de Massique; l'olivier se plaît sur tes côteaux aussi bien que sur les bords de la Durance; tes arbres nourrissent le ver qui file la pourpre des rois; le marbre, la turquoise et l'or sont produits par ton sol fertile; des eaux qui rendent la santé coulent du haut de tes montagnes; les plantes les plus salutaires croissent en foule dans tes champs. Combien de grands hommes, sortis de ton sein, ont rendu ton nom célèbre chez les nations étrangères! Le trône des Césars t'a dû les Antonins (3), et ce seul bienfait t'a valu la reconnoissance du monde. L'Orient se souvient encore de ce sage et brave Raimond, qui, le premier des chrétiens, arbora la croix de Toulouse sur les remparts de la ville sainte (4); l'Aragon se vante des rois à qui tu donnas la naissance (5); Rome chérit la mémoire des pontifes qu'elle a reçus de toi (6); la France se glorifie de tes capitaines (7), de tes magistrats (8); la poésie enchanteresse te dut son premier asyle (9). O terre féconde en héros, en talens, en fruits, en trésors, je te salue!

Et vous, bergères de mon pays, qui cachez, sous un chapeau de paille, des attraits dont tant d'autres seroient vaines; vous dont le cœur, aussi pur que le beau ciel de vos climats, a conservé cet amour sacré des devoirs, qui mêle un charme secret aux sacrifices qu'il ordonne; cette pudeur aimable et sévère, seule parure de la jeunesse; cette simplicité touchante, unique reste de l'âge d'or; prêtez l'oreille à mes récits. Estelle vous ressembloit; Estelle avoit vos yeux noirs et brillans, et vos longs cheveux d'ébène, et votre visage si doux, où la candeur avec la gaieté s'unissent à cette grace naïve qui fuit toujours la beauté qui la cherche, et ne quitte point celle qui l'ignore. Estelle avoit vos vertus et vos charmes: elle fut pourtant malheureuse. Puissiez-vous ne l'être jamais! Puissent vos beaux yeux ne répandre des larmes que pour plaindre mon héroïne!

Sur les bords du Gardon, au pied des hautes montagnes des Cevennes, entre la ville d'Anduze et le village de Massanne, est un vallon où la nature semble avoir rassemblé tous ses trésors. Là, dans de longues prairies où serpentent les eaux du fleuve, on se promène sous des berceaux de figuiers et d'acacias. L'iris, le genêt fleuri, le narcisse émaillent la terre: le grenadier, la viorne, l'aubépine exhalent dans l'air des parfums: un cercle de collines, parsemées d'arbres touffus, ferme de tous côtés cette vallée; et des rochers couverts de neige bornent au loin l'horizon.

Près de cette retraite charmante, nommée à juste titre Beau - rivage (10), vivoient, sous le règne de Louis XII, des bergers et des bergères dignes d'habiter ces lieux enchantés. Des villages de Massanne, de Maruèje, d'Arnassan, ils venoient se rassembler dans la vallée de Beau-rivage; leurs troupeaux, tantôt réunis, tantôt dispersés, alloient chercher le serpolet sur les collines; des chiens terribles faisoient la garde du côté des montagnes, et les pasteurs avec les bergères, assis ensemble près du fleuve, jouissoient des doux plaisirs que donnent un beau ciel, un bon roi, l'innocence et l'égalité.

De toutes ces bergères, l'honneur, l'ornement de leur pays, Estelle fut la plus belle, la plus tendre, la plus vertueuse. Fille du vieux Raimond et de la sage Marguerite, elle aimoit et respectoit ses parens, presque à l'égal de l'Être suprême. Instruite de bonne heure de ses devoirs, sans cesse occupée de les suivre, elle n'avoit jamais imaginé qu'il pouvoit s'en trouver de pénibles. Toutes ses pensées étoient pures comme la source du Gardon; tous ses désirs avoient pour objet la félicité des autres. Simple, douce, franche, sensible, elle ne distinguoit point le bonheur de la vertu.

Estelle habitoit à Massanne. Némorin, berger du même village, l'avoit aimée dès l'enfance. De même âge tous deux, également beaux tous deux, dès leurs plus tendres années ils alloient ensemble à la prairie. Némorin portoit toujours la panetière ou la houlette d'Estelle; Némorin, à chaque aurore, alloit cueillir les bluets qu'Estelle aimoit à mêler dans les longues tresses de ses cheveux noirs. Jamais ces beaux enfans n'étoient l'un sans l'autre. Tantôt ils réunissoient leurs troupeaux, alloient s'asseoir sur le même gazon, et dans les douceurs de leur entretien, chacun n'étoit attentif qu'aux brebis qui ne lui appartenoient pas; tantôt ils alloient ensemble cueillir des figues ou des mûres, et lorsque leurs mains ne pouvoient atteindre aux rameaux trop élevés, Némorin montoit sur l'arbre, d'où il jetoit dans le tablier d'Estelle les fruits les meilleurs et les plus beaux: d'autres fois, près des genevriers, ils tendoient des pièges aux grives, et quand l'un d'eux apercevoit le premier un oiseau pris dans ses lacets, il couroit vîte chercher l'autre pour que ce fût lui qui s'en emparât. Leurs plaisirs, leurs peines, tout étoit commun, tout se partageoit entre eux. Cette innocente amitié étoit connue de tout le village, étoit respectée de tous les bons cœurs, et les parens d'Estelle n'en prirent aucune alarme, jusqu'à un événement qui commença de les éclairer.

C'étoit aux premiers jours de mai; on alloit tondre les brebis. Ce travail est toujours mêlé de fêtes. Dès le matin, les bergers et les bergères se rendent à la vallée avec les moutons qu'ils doivent dépouiller. Là, chaque pasteur prend un lien d'osier, renverse le doux animal inquiet du sort qu'on lui prépare, et attache ensemble ses quatre pieds. Le mouton, couché sur la terre, soulève la tête en bêlant; il tremble à l'aspect des longs ciseaux dont il voit les bergers s'armer. On s'assied en cercle; on commence la tonte; et le cliquetis du fer, les chansons des jeunes bergères, les éclats bruyans de la joie commune n'interrompent point les musettes qui font danser, près de là, ceux qui n'ont point de troupeau. Plus loin, de jeunes hommes robustes s'exercent au saut, à la lutte; d'autres, sur de petits chevaux qui ont la vîtesse du cerf, disputent le prix de la course; d'autres, avec un mail de cormier, font voler dans l'air une boule de buis que l'œil peut à à peine suivre. Quelques pasteurs quittent le travail pour aller danser avec les bergères, tandis que les plus jeunes filles viennent s'emparer de leurs ciseaux pesans, et d'une main foible et peu exercée coupent l'extrémité de la laine, en craignant d'offenser la brebis.

L'heure du repas arrive; tout le monde court se placer autour d'une table immense couverte des mets du pays. La sobriété, la joie, président à ce festin. Les riches en ont fait les frais, les pauvres en font les honneurs. Les époux, les amans sont près de leurs femmes et de leurs maîtresses; les mères parlent des prix que leurs fils viennent de gagner; les vieillards racontent d'anciennes histoires; les jeunes gens les écoutent; les bergères chantent des chansons nouvelles: le muscat pétille dans les verres; son bouquet parfumé excite la gaieté, sans faire naître la licence. Tous sont contens, tous sont heureux; tous quittent la table pour l'ouvrage, avec la même ardeur qu'ils ont quitté l'ouvrage pour la table; et les journées sont remplies par le travail, le plaisir et l'amour.

Lorsque le soir est arrivé, et la laine rapportée au village, on so rend sous un vieux peuplier consacré depuis plus d'un siècle à cet usage. Son tronc vénérable est environné d'un double siége de gazon. Là se placent les vieillards, tenant au milieu d'eux un jeune belier, orné de rubans et de guirlandes: c'est le prix du combat du chant.

Le premier jour qu'on le proposa, un berger nommé Hélion, parent d'Estelle, et venu, pour revoir sa famille, des bords de la Durance, vainquit tous les bergers du Gardon. Les vieillards lui donnent le prix; et, soit amitié pour Estelle qui n'avoit encore que douze ans, soit désir de plaire à Raimond, le pasteur provençal vient offrir le bélier à sa jeune cousine, en lui demandant un seul baiser pour récompense.

Némorin qui, à son âge, n'avoit pu entrer en lice, Némorin qui comptoit à peine sa quatorzième année, sort aussi-tôt de la troupe d'enfans dans laqu-elle il étoit mêlé, et s'élançant vers Hélion avec des yeux pleins de colère: Le prix n'est pas encore à vous, lui dit-il, vous ne m'avez pas vaincu.

Toute l'assemblée applaudit en riant. Némorin demande qu'on l'écoute. Il fait remettre le belier entre les mains des juges, se place au milieu de l'assemblée, appelle le jeune Isidore, celui des enfans de son âge qu'il aimoit le plus, et regardant les bergers avec modestie:

J'ai applaudi comme vous, leur dit-il, à la brillante voix du fameux Hélion; mais l'heureuse Provence est-elle donc le seul pays où l'on sache vaincre aux combats du chant? Le désir de venger ma patrie élève en ce moment mon esprit. Hélion vient de célébrer la beauté des rives de la Durance; ses seuls compatriotes les connoissent. Je vais chanter l'amour; tout l'univers chérit mon sujet.

Il dit, tire une flûte qu'il portoit dans sa panetière, et joue un air tendre et animé: ensuite il remet l'instrument entre les mains d'Isidore, qui, répétant tant les mêmes sons, accompagne ces paroles.

Ne méprisez point mon enfance; Celui que vous adorez tous, Celui dont l'empire est si doux Qu'un sourire fait sa puissance; Des bergers, des princes le roi, N'est-il pas enfant comme moi? Au timide il donne l'audace, Il rend doux le plus emporté, Au sage il prend sa liberté, Et par le bonheur la remplace: Des héros, des sages le roi, N'est-il pas enfant comme moi? Il créa tout ce qui respire; Son souffle anime l'univers; Sur la terre, aux cieux, dans les mers, Partout il étend son empire: De la nature il est le roi, Et c'est un enfant comme moi. On m'a dit qu'un peu de souffrance Faisoit acheter ses faveurs; Mais pour adoucir ses rigueurs, Il nous a donné l'espérance. De nos cœurs lui seul est le roi, Et c'est un enfant comme moi. Dans l'art qu'à mon âge on ignore, Estelle m'a rendu savant; Quand l'astre du jour est brûlant, On ressent ses feux dès l'aurore: Des dieux et des hommes le roi, N'est-il pas enfant comme moi?

Ainsi chanta Némorin; d'une voix unanime on lui accorde le prix. Hélion, s'efforçant de sourire, applaudit lui-même à son jeune vainqueur. Tous les enfans poussent des cris de joie, et viennent porter des couronnes à Némorin. Celui-ci court au belier, dont il s'empare; il le prend dans ses bras, il ne peut le soulever; mais, aidé par Isidore et ses jeunes compagnons, il va le porter aux pieds d'Estelle: J'ai chanté l'amour, lui dit-il; si l'amour m'a fait vaincre, c'est pour que le prix soit à vous.

Estelle rougit en regardant sa mère. Marguerite lui permet d'accepter ce présent, et la bergère hésite encore. Enfin, d'une main tremblante, elle saisit le ruban vert qui étoit passé au cou du belier. Les applaudissemens redoublent; la troupe des enfans sur-tout, qui, depuis la victoire de Némorin, se regardoit comme la première, fait éclater ses bruyans transports. Tous veulent qu'Estelle embrasse Némorin; tous le demandent à haute voix. Estelle, effrayée, se retire dans les bras de Marguerite; elle refuse d'obéir: mais Marguerite et les juges lui prescrivent ce devoir d'usage envers les vainqueurs. Alors Estelle, vermeille comme la fleur de l'églantier, penche son visage vers Némorin, en tenant toujours la main de sa mère. Némorin s'approche, baisse les yeux, se met à genoux, et ses lèvres brûlantes osent à peine effleurer le vif incarnat de la joue d'Estelle. O que ce baiser les rendit à plaindre! ô combien il redoubla le feu qui commençoit à s'allumer dans leurs ames! La liqueur exprimée de l'olive ne rend pas plus ardente la flamme sur laqu-elle on vient de la jeter.

Depuis cet instant, Némorin sentit accroître chaque jour le sentiment qui l'entraînoit vers Estelle; chaque jour la tendre bergère trouva Némorin plus aimable. L'âge vint ajouter de nouvelles forces à leur penchant mutuel. Bientôt Estelle fut alarmée du trouble involontaire qui l'agitoit; bientôt Némorin effrayé connut toute la violence du feu qui le consumoit: mais il n'étoit plus temps de l'éteindre. Tous deux étoient frappés d'un trait dont la blessure ne devoit jamais guérir; tous deux avoient à combattre leur cœur, l'amour, et seize ans.

Le vieux Raimond, le père d'Estelle, s'étoit aperçu avec chagrin de la passion du jeune pasteur. Raimond avoit promis sa fille à un laboureur de Lézan. Rigide observateur de sa parole, il eût préféré de mourir plutôt que de manquer à sa foi. Jaloux, jusqu'à l'excès, de son autorité, Raimond devenoit inflexible aussi-tôt qu'on vouloit s'y soustraire. Sévère pour les autres comme pour lui-même, il exigeoit de tous les cœurs les austères vertus du sien. Bon père, bon époux, mais peu tendre, il regardoit comme foiblesse tout sentiment qui n'étoit pas devoir.

Son premier soin avoit été d'interdire sa maison à Némorin, et de défendre à sa fille de parler à ce berger. Estelle avoit obéi; mais chaque jour, à la vallée, les deux amans se rencontroient; ils se jetoient un seul coup-d'œil; et, sans violer les ordres de Raimond, sans s'approcher, sans se parler, en se quittant, ils s'étoient dit tout ce qu'ils avoient à se dire.

Ce calme ne dura pas long-temps. Un matin que le jeune berger faisoit sortir ses brebis, il voit paroître le père d'Estelle, qui, d'un ton sévère, lui demande un moment d'entretien. Némorin tremblant, abandonne ses moutons, fait asseoir le vieillard sur la pierre où buvoient ses agneaux, et, debout, dans le respect, il écoute ces paroles:

Je viens ici, Némorin, pour vous ouvrir mon ame toute entière, pour vous faire juge de ma conduite. J'avois un ami qui s'appeloit Maurice; nous nous sommes aimés quarante ans. Lorsque jadis un hiver désastreux fit périr mes brebis, mourir mes vignes, geler mes oliviers, ma famille, mes parens m'abandonnèrent. Maurice, que ses richesses mettoient à l'abri de l'indigence, partagea ses biens avec moi. Je l'ai perdu cet ami. A sa dernière heure il m'a fait jurer que j'unirois Estelle avec son fils Méril. Méril a toutes les vertus de son père; il est amoureux de ma fille; il compte sur la parole que j'ai donnée à mon bienfaiteur mourant. Pensez-vous que je puisse y manquer?

Raimond se tut; Némorin n'osoit répondre. Je vous entends, reprit le vieillard, mon estime pour vous interprète votre silence. Cependant vous aimez ma fille; votre amour pour elle est public. Me promettez-vous de l'éteindre? me jurez-vous de fuir tous les lieux où vous pouvez rencontrer Estelle? Certain de votre foi, je n'aurai plus la moindre alarme. Si cet effort est trop grand pour vous, mon parti est pris; j'arrache Estelle à sa patrie, à ses parens, à tout ce qu'elle aime. Je cours l'unir avec Méril; ensuite nous passerons la mer, s'il le faut, pour habiter où vous ne serez pas.

Ainsi parla le vieillard. Némorin interdit put à peine retrouver un peu de voix.

Raimond, lui dit-il, si je vous promettois d'éviter par-tout votre fille, de chercher même à oublier un sentiment qui m'est plus cher que la vie, je vous tromperois, je me tromperois moi-même. Mais il n'est pas juste que, pour me fuir, vous enleviez Estelle à sa patrie; il n'est pas juste que, pour ma faute, vous punissiez tout ce pays. C'est à moi seul de le quitter. J'en mourrai, c'est bien mon espérance: mais je mourrois plus douloureusement encore, en voyant Estelle unie à Méril. Recevez donc mon serment..... (Ici le berger s'interrompit, s'appuya contre l'abreuvoir, et sa tête tomba sur sa poitrine.) Oui, je vous jure, ajouta-t-il, que je vais m'éloigner de Massanne. Malheureusement je suis orphelin, je peux disposer de ma vie. Je partirai dès ce jour; j'irai me fixer aussi loin que vous le voudrez: nommez vous-même le lieu de mon exil, ou plutôt de ma sépulture.

Je te plains, répondit Raimond; mais ce sacrifice est nécessaire au repos de ma famille. Je ne te demande que de passer le Gardon. Promets-moi de ne jamais le repasser, je suis content et tranquille.

Soyez-le, reprit Némorin; et qu'Estelle puisse être heureuse! Je vais passer pour toujours le Gardon.

En disant ces mots, il quitte le vieillard, et va tomber à quelques pas évanoui. Raimond accourt, le prend dans ses bras, le rappelle à la vie. Le berger ouvre les yeux et les referme; il repousse doucement Raimond, et le prie de s'éloigner. Le vieillard le quitte; des larmes s'échappent malgré lui de ses yeux; il cherche en lui-même les moyens de récompenser la vertu du jeune pasteur; et, dans ce dessein, il prend la route du beau vallon de Rémistan.

Dès que Némorin eut repris ses sens, il courut chez Isidore. Isidore étoit allé, ce matin même, à la ville chercher un médecin pour son bienfaiteur malade. En revenant de chez son ami, le triste Némorin passa devant la maison d'Estelle; la porte en étoit fermée, la fenêtre de la bergère l'étoit aussi. Son troupeau ne devoit pas sortir ce jour-là; Raimond l'avoit défendu, dans la crainte qu'Estelle ne vît Némorin. Le berger devina l'intention du vieillard. Immobile, les mains jointes, il regarda long-tems cette maison avec des yeux remplis de larmes. O combien de fois, disoit-il, ne l'ai-je pas vue à cette fenêtre! Combien de fois, avant l'aurore, ne suis-je pas venu attendre ici l'instant où elle devoit sortir! Et je n'y viendrai plus! et je ne la verrai plus!

En disant ces mots, il se laisse tomber sur une pierre polie, qu'autrefois il avoit apportée dans cet endroit pour qu'Estelle pût s'y asseoir, quand, ramenant les brebis du pâturage, elle ouvroit la porte aux agneaux, et se plaisoit à les voir accourir en bêlant à la mamelle de leur mère. Le malheureux berger, avec la pointe de son couteau, grave ses adieux sur cette pierre, la baise mille fois, la mouille de ses larmes: ensuite il regagne à pas lents sa demeure, prend sa flûte, sa houlette, rassemble son petit troupeau; et, suivi de son chien fidèle, le bon Médor, la terreur des loups, l'ami des agneaux, il part en soupirant, en retournant cent fois la tête vers la maison de sa bien-aimée, en prenant le chemin le plus long pour arriver au pont de Ners, où il devoit passer le fleuve.

Quand il fut près de cet endroit, distant de plus d'une lieue de Massanne, il s'arrêta, fit reposer son troupeau; et voulant reculer l'instant où il passeroit à l'autre rive, il se coucha sous un olivier, près de son fidèle Médor, dont les yeux tendres et inquiets sembloient chercher dans ceux de son maître la cause de son chagrin. Là, l'infortuné pasteur, jetant undernier regard sur cette belle vallée qu'il alloit abandonner, se mit à chanter ces paroles:

Je vais donc quitter pour jamais Mon beau pays, ma douce amie! Loin d'eux je vais traîner ma vie, Dans les pleurs et dans les regrets. Vallon charmant, où notre enfance Goûta ces plaisirs purs et vrais Que donne la seule innocence, Je vais vous quitter pour jamais. Champs que j'ai dépouillés de fleurs, Pour orner les cheveux d'Estelle; Roses qui perdiez auprès d'elle Et votre éclat et vos couleurs; Fleuve dont j'ai vu l'eau limpide, Pour réfléchir ses doux attraits, Suspendre sa course rapide, Je vais vous quitter pour jamais. Prairie où dès nos premiers ans Nous parlions déjà de tendresse, Où, bien avant notre jeunesse, Nous passions pour de vieux amans; Beaux arbres où nous allions lire Le nom que toujours j'y traçois, Le seul qu'alors je susse écrire, Je vais vous quitter pour jamais.

Ainsi chantoit Némorin. Pendant ce tems Estelle, que son père, sous divers prétextes, retenoit à la maison, songeoit à son berger, et désiroit d'être au lendemain pour le rejoindre. L'aurore paroissoit à peine, qu'elle fit sortir ses brebis, et courut éveiller la jeune Rose, Rose sa fidelle amie, la confidente de tous ses secrets; Rose qui, à dix-sept ans, belle, aimable, libre, sensible, n'avoit jamais voulu songer ni à l'hymen, ni à l'amour, parce que l'amitié d'Estelle suffisoit pour remplir son cœur.

Les deux amies, joignant leurs moutons, descendirent ensemble à la vallée. Aucun troupeau n'y étoit encore. Bien-tôt ils arrivèrent tous, et Némorin ne parut pas. Chaque pasteur, chaque bergère le demandoit: Estelle seule n'osoit se plaindre de son absence; mais elle regardoit sans cesse le chemin par où il avoit coutume d'arriver. La journée entière s'écoula sans avoir de nouvelles de Némorin. Estelle, inquiète et affligée, regagna de meilleure heure le village, reconduisit Rose chez elle, et, toute pensive, vint compter ses brebis sur sa pierre accoutumée. En approchant, elle aperçoit des caractères, reconnoît la main de son amant, accourt et lit ces tristes mots:

Adieu, bergère chérie, Adieu mes seules amours; Je vais quitter la prairie Où tu venois tous les jours. Exilé sur l'autre rive, J'y parlerai de ma foi; Mais, hélas! ma voix plaintive Ne viendra plus jusqu'à toi. Ne pleure pas, mon amie; J'ai peu de tems à souffrir: Tout mal cesse avec la vie, Et qui te fuit va mourir.

Estelle, malgré ses larmes, relut plusieurs fois ces tendres adieux. Elle ne pouvoit en détacher sa vue; elle se plaisoit à les répéter; elle approchoit ses lèvres de ces caractères. Forcée enfin de s'arracher de cette pierre, elle rentre dans sa maison, profondément occupée de ce départ, de cet exil dont elle ne peut pénétrer le motif.

Marguerite, la bonne Marguerite s'aperçoit du chagrin de sa fille; elle lui en demande la cause en la serrant dans ses bras. Estelle, sans lui répondre, la prend par la main, la conduit à la pierre, et fond en larmes en lui montrant les mots tracés. Marguerite partage ses peines; elle presse Estelle sur son cœur maternel, elle veut aller à l'instant même s'informer dans tout le village de ce qu'est devenu Némorin; mais Raimond, qui rentre chez lui, appelle sa femme et sa fille.

Vous n'ignorez pas, dit-il à Marguerite, la parole que j'ai donnée à Maurice. Le tems est venu de l'acquitter. Méril arrive ce soir de Lézan. Vous le connoissez, ma fille, vous savez combien ses vertus le font respecter de tout ce canton; préparez-vous à devenir sa femme. Forcé d'aller à Maguelonne pour des affaires d'intérêt, je ne veux partir qu'après ce mariage. Il se fera dans trois jours. Votre mère pourra vous dire que je ne serois pas le maître de vous donner un autre époux, quand même mon cœur n'auroit pas si bien choisi.

Raimond, après ces paroles, sortit pour aller au devant de Méril. Estelle et sa mère, interdites, attendirent que le vieillard fût loin pour se jeter dans les bras l'une de l'autre. Marguerite raconte à sa fille le serment fait à Maurice. Estelle pleure et se tait. Hélas! s'écrie Marguerite, je sens tout ce que tu souffres, et je ne puis te secourir. Tu m'es plus chère que la vie, mais je mourrois mille fois, plutôt que de résister au moindre désir de mon époux. Il est pour moi l'image de Dieu même. Ses volontés sont mes lois; et les qualités que j'adore en lui, ajoutent encore au respect que sa présence me commande. Pardonne, ma chère Estelle, pardonne-moi ce sentiment que rien ne pourroit altérer. Je saurai pleurer avec toi, sache obéir avec ta mère.

A ces mots elle embrasse Estelle, et toutes deux restent long-tems serrées l'une contre l'autre. Mais elles aperçoivent Raimond, et se hâtent d'essuyer leurs yeux. Le vieillard paroît, suivi de Méril. Estelle pâlit à cette vue; Marguerite s'avance pour la soutenir.

Le jeune laboureur se présente avec plus de franchise que de grace: sa figure, moins agréable que noble, annonçoit ce calme sérieux que donne l'austère vertu. Ses yeux peu animés cherchoient Estelle, sans avoir l'air de l'empressement.

Voilà votre femme, lui dit Raimond; elle aimera son époux, comme elle a toujours aimé ses devoirs. Quant aux vôtres, vous les connoissez, et vous les remplirez, j'en suir sûr, car vous êtes fils de Maurice.

Méril à ces mots prend la main d'Estelle, et la regardant avec gravité: Fille de Raimond, lui dit-il, mon cœur est à vous depuis le premier jour où je vins à la fête de votre village. Je m'efforcerai de gagner le vôtre: si l'estime et la confiance ont des droits sur une belle ame, je peux espérer d'y parvenir un jour.

Estelle rougit sans répondre. Marguerite se hâte de parler, tandis que Raimond fait dresser la table, place Méril auprès d'Estelle, et l'entretient, pendant le souper, de son amitié pour Maurice, du plaisir qu'il trouve à s'allier avec le fils de son ami, et des nombreux troupeaux qu'Estelle aura pour sa dot.

A la fin du repas, le vieillard voulant faire entendre à Méril la charmante voix de sa fille, lui ordonne de chanter: c'est vainement que Marguerite veut lui épargner ce pénible effort; Raimond répète son ordre; Marguerite se tait; et la triste Estelle, affectant de sourire, chante cette chanson que Némorin lui avoit apprise.

Que j'aime à voir les hirondelles A ma fenêtre, tous les ans, Venir m'apporter des nouvelles De l'approche du doux printems! Le même nid, me disent-elles, Va revoir les mêmes amours; Ce n'est qu'à des amans fidèles A vous annoncer les beaux jours. Lorsque les premières gelées Font tomber les feuilles des bois, Les hirondelles rassemblées S'appellent toutes sur les toits: Partons, partons, se disent-elles, Fuyons la neige et les autans; Point d'hiver pour les cœurs fidèles, Ils sont toujours dans le printems. Si par malheur dans le voyage, Victime d'un cruel enfant, Une hirondelle mise en cage Ne peut rejoindre son amant; Vous voyez mourir l'hirondelle D'ennui, de douleur et d'amour; Tandis que son amant fidèle, Près de là, meurt le même jour.

Estelle ne put finir sa chanson. Raimond, qui s'en aperçut, ne voulut pas la presser davantage. Il quitte la table; et Méril, plus épris que jamais des attraits, de la grace d'Estelle, embrasse le vieillard, le supplie de hâter son bonheur, et se retire chez son oncle Prosper, qui habitoit à Massanne.

Marguerite, dont les yeux maternels n'ont pas quitté les yeux de sa fille, Marguerite qui connoît et partage tous ses tourmens, invite tendrement Estelle à s'aller livrer au sommeil. Estelle obéit, vient saluer son père, se jette dans les bras de sa mère qu'elle presse fortement contre son cœur; et, détournant son visage pour cacher ses larmes, elle gagne, en soupirant, l'asyle où du moins elle pourra pleurer.

fin du livre premier.
LIVRE SECOND.

Ils sont cruels les chagrins d'amour; mais le calme d'un cœur insensible l'est davantage. Les plaisirs même que donnent la grandeur, les richesses, la vanité, ne valent pas les peines des amans. L'homme au faîte des honneurs, entouré de trésors, environné d'esclaves, éprouve souvent un vuide plus affreux que la douleur. Il tourne ses regards avec complaisance sur ses premières années; il étoit pauvre alors, obscur, dédaigné peut-être; mais il aimoit; ce seul souvenir est plus doux pour lui que toutes les jouissances de la fortune ou de l'orgueil. Amour, amour! toi seul tu peux remplir notre ame, toi seul es la source de tous les biens, tant que la vertu s'accorde avec toi. Ah! que sans cesse elle soit ton guide, et que tu sois son consolateur! Ne vous quittez jamais, enfans du ciel; marchez ensemble en vous tenant toujours par la main. Si vous rencontrez dans votre route ou les chagrins, ou les malheurs, soutenez-vous mutuellement. Ils passeront ces malheurs, et la félicité dont vous jouirez en aura cent fois plus de charmes; le souvenir des peines passées rendra plus touchans vos plaisirs. C'est ainsi qu'après un orage on trouve plus vert le gazon, plus belle la campagne couverte de perles liquides, plus brillantes les fleurs rele vant leurs têtes penchées, et l'on écoute avec plus de délices l'alouette ou le rossignol qui chantent en secouant leurs ailes.

Estelle seule dans sa chambre songeoit à Némorin, et au fatal mariage qui devoit se terminer dans trois jours. Elle ne pouvoit comprendre pourquoi son amant l'avoit abandonnée; elle inventoit des motifs de son départ; elle formoit le projet de l'aller chercher; et, réfléchissant au mot de l'autre rive, qui étoit dans les adieux de Némorin, elle résolut de descendre les bords du Gardon pour en apprendre des nouvelles.

Dès que le jour a paru, Estelle court à la vallée. Elle y laisse son troupeau sous la conduite de Rose, et, suivie seulement de son mouton favori, le même que Némorin lui avoit donné le jour où il vainquit Hélion, elle descend le long du fleuve, du côté du pont de Ners.

Pendant le chemin, la triste Estelle regardoit toujours la rive opposée. Dès qu'elle voyoit un troupeau, son cœur palpitoit d'espérance: elle doubloit le pas, s'avançoit plus près du fleuve, et, le cou tendu, le corps penché sur les flots, elle cherchoit des yeux le berger. Quelquefois une colline, un bois touffu qui venoit jusqu'au bord de l'eau, empêchoient Estelle d'examiner l'autre bord. Alors elle chantoit, pour que Némorin pût l'entendre; mais la modeste bergère, ne voulant être entendue que de lui seul, avoit choisi cette chanson.

L'autre jour la bergère Annette Ayant perdu son bel agneau, Pleuroit, et disoit à l'écho Ses chagrins, que l'écho répète: Ah! bel agneau, tu me trompois, Lorsque tu paroissois me chérir pour la vie; Hélas! d'après mon cœur je n'aurois cru jamais Que l'on pût quitter son amie. Je t'ai vu, dédaignant l'herbette, Mieux aimer souffrir de la faim, Que de prendre d'une autre main Les fleurs que t'apportoit Annette. Ah! bel agneau, tu me trompois, Lorsque tu paroissois me chérir pour la vie; Hélas! d'après mon cœur, je n'aurois cru jamais Que l'on pût quitter son amie. Au moindre son de ma musette, Je te voyois vîte accourir; Aujourd'hui tu m'entends gémir, Et tu fuis loin de ton Annette. Ah! bel agneau, tu me trompois, Lorsque tu paroissois me chérir pour la vie; Hélas! d'après mon cœur, je n'aurois cru jamais Que l'on pût quitter son amie.

Estelle étoit parvenue à l'angle que fait le Gardon, vis-à-vis de Maruéje. Elle n'avoit plus qu'un court trajet pour arriver au pont de Ners, lorsqu'elle aperçut un troupeau qui paissoit dans la presqu'isle que forme le fleuve dans cet endroit. Estelle s'arrête, regarde, et ne découvre ni berger ni chien. Elle continuoit sa marche, lorsqu'une brebis de ce troupeau, la plus proche du bord, se mit à bêler; aussitôt le mouton d'Estelle se jette à la nage, traverse le fleuve, arrive au milieu des brebis, court à chacune d'elles, saute, bondit, et leur exprime sa joie de les retrouver.

Au mouvement qu'il cause dans le troupeau, le fidèle Médor se presse d'accourir. Bientôt, d'un massif d'azéroliers qui ombrageoit une vieille masure, Estelle voit sortir un berger: c'étoit Némorin. Hélas! il n'étoit reconnoissable que pour Estelle. Ses vêtemens étoient en désordre, ses cheveux tomboient sur son front, une pâleur mortelle couvroit son visage, ses joues flétries étoient sillonnées de larmes, ses yeux éteints regardoient la terre.

Il s'avançoit à pas lents vers son troupeau, quand le mouton d'Estelle vient à lui en bondissant. Le berger le regarde, s'arrête, lève les yeux sur l'autre rive; il voit Estelle immobile, appuyée sur sa houlette, fixant sur lui des yeux attendris.

A cette vue, Némorin jette un cri, et se précipite vers Estelle. Estelle, par un mouvement involontaire, s'avance vers Némorin. Tous deux ne s'arrêtent que lorsque leur chaussure est baignée par les premiers flots; alors ils baissent tristement les yeux sur ce fleuve qui les sépare, se regardent ensuite sans se parler, et la bergère rompt enfin le silence.

Vous nous avez quitté, Némorin; vous fuyez de notre village où tout le monde vous aime, où l'on croyoit que vous vous plaisiez. Quel motif a pu vous rendre votre patrie odieuse? Vous est-il arrivé quelque malheur? ou voulez-vous changer d'amis?

Estelle, lui répond Némorin, Estelle, si vous connoissez mon cœur, si vous avez la moindre idée du sentiment si profond et si tendre qui l'occupe tout entier, vous devez être bien sûre que ma mort suivra ce départ. Mais il falloit vous voir malheureuse, ou le devenir moi-même. Je ne pouvois hésiter. Hélas! nous le sommes tous deux: je le crains et je l'espère....... Pardonnez-moi ce mot, Estelle, il échappe à ma seule tendresse; le malheur n'a point d'orgueil.

Le berger raconte alors tout ce que lui avoit dit Raimond, la résolution où étoit ce vieillard de conduire Estelle dans une autre patrie, si Némorin ne s'exiloit pas de Massanne, s'il n'avoit pas fait le serment de ne jamais repasser le fleuve. Je le tiendrai ce serment, ajouta-t-il; votre repos en dépend. Je connois votre inflexible père; si j'osois le braver, c'est vous qu'il en puniroit. Ah! qu'il soit sûr de mon obéissance! J'exposerois mille fois ma vie pour mon amour; mais pour mon amour même, je ne puis exposer Estelle.

Estelle à ces mots lui jette un coup-d'œil de douleur et de tendresse. Ensuite elle lui rend compte de ce qui s'est passé depuis son départ, de l'arrivée de Méril, de son hymen arrêté, du peu d'espoir qu'elle avoit en sa mère; mais elle n'osa lui dire que cet hymen devoit se faire dans deux jours; elle craignit de mettre au désespoir le berger.

Némorin, en l'écoutant, s'efforçoit de prendre un air tranquille. Il dévoroit les pleurs qui venoient remplir ses yeux Il déguisoit ses tourmens, de peur d'augmenter ceux d'Estelle, et affectoit un courage qu'il n'avoit pas, pour en donner à sa maîtresse.

Obéissez, lui dit-il d'une voix entre-coupée, obéissez à votre père; c'est le premier des devoirs; c'est la première des vertus. Malheur à l'amour qui rendroit un cœur moins vertueux! Méril est estimé; il mérite de l'être. L'amour qu'il a pour vous lui donnera bientôt de nouvelles qualités. En vivant auprès d'Estelle, il ne peut manquer de devenir aimable. Vous l'aimerez..... Oui, aimez-le.... Soyez heureuse...... S'il faut, pour que vous le soyez, oublier entièrement Némorin, si mon souvenir peut troubler votre repos, Estelle..... Estelle..... jugez si je vous adore.... je consens, je souhaite que vous m'oubliez. Cet effort, quel qu'il soit, ne vous coûtera jamais autant que ce seul mot vient de me coûter.

En disant ces paroles, Némorin se retourne brusquement, cache son visage dans ses deux mains, et gagne à pas précipités l'asyle d'où il étoit d'abord sorti. Estelle n'ose le rappeler. La tête penchée sur son épaule, les yeux fixés sur le berger, elle demeure immobile. Némorin, arrivé près des azéroliers, s'arrête, et ne peut s'empêcher de tourner encore ses regards vers Estelle. Il lui tend les bras, lui crie adieu d'une voix étouffée, le répète deux fois, et se précipite dans la masure. La bergère demeura long-tems au même endroit, dans l'espérance de le revoir; mais il ne reparut plus. La malheureuse Estelle, décidée au dernier parti qui lui restoit, rappelle son mouton chéri, qui repasse aussitôt le fleuve, et reprend le chemin de Massanne, en s'arrêtant à chaque pas. Elle n'avoit pas encore perdu de vue les arbustes qui ombrageoient la masure, quand, tout-à-coup, au détour d'une haie, elle aperçoit un jeune homme qui s'arrête devant elle, en lui présentant la main. C'étoit Méril. Estelle rougit à sa vue; mais, voulant profiter de cet instant, elle lui demande, d'une voix altérée, de la suivre dans un petit bois de lentisques, qui étoit peu éloigné du fleuve. Méril l'y conduit aussitôt; là, Estelle, les yeux baissés, lui dit, en tremblant, ces paroles:

Pardonnez, Méril, à une jeune et timide fille qui, jusqu'à ce jour, a vécu libre et heureuse, d'éprouver un peu d'effroi au moment de se donner un maître. Je ne puis calmer le trouble qui remplit mon cœur; je m'adresse à vous pour le soulager. Mais avant de vous ouvrir entièrement mon ame, comme je le dois sans doute, comme j'en ai le projet, j'ose vous supplier, par ce qui vous est le plus cher, de me répondre avec toute votre franchise: Avez-vous pour moi de l'amour?

Estelle, lui répondit Méril, je vous aime depuis deux ans. Mon respect m'a seul empêché de vous le dire. La violence que je me suis faite pour n'en parler qu'à votre père, a rendu plus forte cette passion. La certitude d'être votre époux l'a portée à son comble; ce sentiment m'est devenu plus cher, plus nécessaire que la vie; il ne s'éteindra qu'avec elle.

A ces mots Estelle pâlit, et renferma dans son cœur l'aveu qu'elle étoit prête à faire. Elle garda un moment le silence, et s'efforçant de rassurer sa voix: Je vous estime, dit-elle à Méril, quoiqu'à peine je vous connoisse. Tout le monde rend justice à vos vertus. Je voudrois, avant de devenir votre épouse, avoir pu chérir vos qualités. Peu de tems doit suffire sans doute: j'ose vous le demander; j'ose attendre de vous une grace que je n'obtiendrois pas de mon père. Différez vous-même notre hymen jusqu'à son retour de Maguelonne. Mon cœur sera touché de cette marque de votre amour. Si vous connoissiez ce cœur, vous ne dédaigneriez peut-être pas de lui commander la reconnoissance.

Vous me demandez, lui répondit Méril, un douloureux sacrifice. Mais puisque vous l'avez souhaité, il est devenu nécessaire. Je vais parler à Raimond; je vais m'efforcer d'obtenir de lui ce qui ne doit coûter qu'à moi. J'ignore et respecte le motif de votre demande. Puisque c'est le secret d'Estelle, il est surement respectable. Adieu, comptez sur ma parole. Quand on ignore l'art de plaire, il faut du moins savoir obéir.

En parlant ainsi, Méril la quitte. Estelle demeure touchée de ses derniers mots. Le fils de Maurice lui inspire un respect mêlé de pitié; mais Némorin, le seul Némorin pouvoit lui inspirer de l'amour.

Tandis qu'elle employoit les derniers efforts pour se conserver à lui, ce malheureux berger, en proie aux souvenirs cruels, aux réflexions accablantes, sans ami, sans consolateur, s'étonnoit que sa vertu ne pût calmer ses chagrins cuisans. Sûr d'avoir rempli son devoir, il s'indignoit contre lui-même de ne point éprouver de soulagement à ses maux. Revenu sur le bord du fleuve, il regardoit la place qu'Estelle avoit quittée, et ne pouvoit en détacher ses yeux. Assis sur un quartier de roc, regrettant les courts instans de son bonheur passé, calculant les longues années de son douloureux avenir, il se mit à chanter ces paroles:

C'en est fait, je succombe, ô fortune inhumaine! J'ai perdu tout espoir de jamais te fléchir. Hâte au moins mon trépas; quel barbare plaisir Trouves-tu dans l'horrible peine, Qui, sans donner la mort, fait si long-tems souffrir? Est-ce donc là le prix de cette flamme pure, Dont l'austère vertu n'eut jamais à rougir? Et toi que j'ai servi jusqu'au dernier soupir, Amour, ame de la nature, J'ai vécu pour toi seul, et tu me fais mourir! Contre tant de tourmens je n'ai plus qu'un asile; Comme moi, sans soutien, j'ai vu le foible ormeau Agité par les vents, déraciné par l'eau, Tomber: alors il est tranquille. J'espère l'être aussi dans la nuit du tombeau.

Némorin cessa de chanter. Une mélancolie profonde s'empara de lui. Fixe, immobile, il regardoit l'eau s'écouler avec des yeux mornes et farouches. Il se sentoit le plus violent désir de se précipiter dans les flots; et trois fois il saisit avec force la pierre sur laqu-elle il étoit assis, pour ne pas succomber à cette horrible tentation. Enfin, jugeant bien que ce lieu où il avoit vu sa bergère, n'étoit propre qu'à augmenter son désespoir, il s'en éloigne précipitamment, court rassembler son troupeau, se met en marche; et, laissant Ners sur sa droite, il dirige ses pas vers les montagnes de Vezenobre.

Arrivé près des bois de Meigron, il voit paroître un enfant de treize ans, qui vient, avec des yeux baignés de larmes, lui demander d'une voix lamentable de le sauver d'un grand malheur. Je gardois, lui dit-il, le troupeau de mon père; mon chien dormoit; eh, le chien d'un berger de mon âge ne devroit jamais dormir! un loup terrible, sorti du bois, m'a pris mon plus bel agneau, qui s'étoit un peu éloigné de sa mère. Le loup s'est enfui en l'emportant; la pauvre brebis s'est mise à courir après son agneau; elle va se faire manger avec lui, si vous ne venez pas à son secours; car je ne suis pas assez grand pour tuer un loup, mais je le suis assez pour aimer de tout mon cœur ceux qui me rendent service.

Némorin touché de ces paroles, de la grace, des pleurs de l'enfant, Némorin, dont le malheur augmentoit encore la sensibilité naturelle, saisit aussitôt un fer de lance qu'il portoit toujours dans sa panetière, et qui s'adaptoit à sa houlette: il appelle Médor, demande de quel côté s'est enfui le loup; et, guidé par l'enfant qui couroit aussi vîte que lui, il vole, il s'enfonce dans les bois.

Némorin, l'enfant, Médor, courent long-tems sans reprendre haleine; ils n'aperçoivent ni loup ni brebis. L'enfant, qui excitoit toujours le berger, le conduit par des détours jusqu'à une petite colline, d'où l'on découvroit la plaine du Gardon et le village de Massanne.

A cet aspect, Némorin s'arrête; il éprouve un transport de joie, comme s'il revoyoit sa patrie après une longue absence; les regards fixés sur Massanne, le cœur palpitant d'amour, il cherche la maison d'Estelle, il la distingue, et ses yeux se remplissent de douces larmes. Il éprouve ce qu'il n'espéroit plus, une émotion presque agréable. Heureux sur cette colline, il forme le projet d'y bâtir une cabane pour ne jamais la quitter. O combien les amans sont insensés! combien les malheureux s'abusent! Ce même Némorin qui fuyoit la presqu'isle de Ners, parce qu'Estelle y étoit venue, veut demeurer sur la montagne, d'où il pourra voir tous les jours sa maison.

Après s'être rassasié de cette vue si chère, le berger se rappelle l'enfant, et se reproche de l'avoir oublié. Décidé à lui donner une de ses brebis pour remplacer celle qu'il a perdue, il le cherche, il l'appelle en vain. Egaré lui-même, il ne savoit plus quel chemin prendre pour rejoindre son propre troupeau, lorsqu'il entend un bruit de sonnettes, et reconnoît bientôt ses moutons conduits par l'enfant dont il étoit en peine.

Rassurez-vous, lui dit cet enfant; tandis que vous étiez ici, votre chien sauvoit ma brebis; alors je me suis occupé de vous ramener les vôtres. Les voici: adieu, beau berger; la nuit est proche, il est tems que vous cherchiez une retraite. Notre ferme est trop loin pour vous l'offrir: mais au bas de cette colline, vous trouverez le bon Rémistan, qui vous donnera l'hospitalité, et vous rendra tout le bien que vous avez voulu me faire.

En disant ces mots, l'enfant le prend par la main, le fait avancer quelques pas vers l'autre côté de la montagne, lui montre le vallon de Rémistan, et disparoît comme un éclair.

Némorin surpris jette les yeux sur ce vallon, et demeure enchanté de cette vue. Dans un espace de mille pas quarrés, environné par des montagnes, il découvre une prairie coupée par plusieurs bouquets de peupliers et de sycomores. Une cascade bruyante s'y précipitoit du haut d'un rocher, et devenoit un ruisseau limpide. Sur ses bords, un petit verger, planté des arbres les plus fertiles, étoit fermé par une haie vive, tapissée de coignassiers, de fraxinelle, d'épine-vinette. Plus loin, le ruisseau formoit un étang, au milieu duquel s'élevoit une cabane entourée de joncs fleuris, et ombragée de vieux saules. De grosses pierres posées dans l'eau, à peu de distance les unes des autres, étoient le seul chemin pour y arriver. Un troupeau de moutons paissoit au bord de cet étang, et un vieux berger, couché sur l'herbe, accompagnoit avec sa flûte les linottes et les fauvettes.

Némorin charmé descend dans le vallon, traverse la prairie, passe le ruisseau, et s'avance vers le vieux berger. Il étoit déjà près de lui, lorsqu'il le voit quitter sa flûte, et se préparer à chanter. Alors Némorin s'arrête pour écouter ces paroles:

Dans cette aimable solitude, Sous l'ombrage de ces ormeaux, Exempts de soins, d'inquiétude, Mes jours s'écoulent en repos. Jouissant enfin de moi-même, Ne formant plus de vains desirs, J'éprouve que le bien suprême, C'est la paix, et non les plaisirs. Ici rien ne manque à ma vie, Mes fruits sont doux, mon lait est pur; Sous mes pieds la terre est fleurie, Le ciel sur ma tête est d'azur. Si quelquefois un noir orage Me cause un moment de frayeur, Elle passe avec le nuage, L'arc-en-ciel me rend mon bonheur. Dans le monde où tout l'inquiète, L'homme est en proie à la douleur; A peine est-il dans la retraite, Que le calme nait dans son cœur. De même cette onde en furie, Court dans ces rocs en bouillonnant: Des qu'elle arrive à ma prairie, Elle serpente doucement.

Némorin, après avoir entendu avec un plaisir extrême le chant du vieux berger, s'approche de lui, le salue, et lui demande l'hospitalité. Rémistan lui fait un doux accueil, le remercie d'être venu dans son vallon, lui offre tout ce qu'il possède, et l'invite à le suivre dans sa cabane pour lui présenter du lait et des fruits.

L'amant d'Estelle, conduit par son hôte, passe avec lui sur les pierres de l'étang. Il arrive dans la petite isle, où tout ce qu'il voit charme ses yeux. La cabane étoit bâtie sur un tertre couvert d'arbustes. Des ruches posées à l'entrée étoient environnées de rosiers, de lilas, de jasmins, qui nourrissoient les abeilles et embellissoient leur demeure. L'intérieur de cet asyle étoit une grotte naturelle, tapissée d'une vigne sauvage. Du milieu des pampres jaillissoit une source qui tomboit près d'un lit de feuilles, s'échappoit, en murmurant, dans un petit canal de mousse, et s'alloit jeter dans l'étang. Plusieurs ouvertures, pratiquées dans le roc, renfermoient de grands vases pleins de lait; d'autres, moins hautes, étoient remplies de fruits rangés dans des corbeilles. Plus loin étoient rassemblés les outils de la culture, les remèdes des brebis malades, les houlettes, les flûtes du berger, enfin tout ce qui est nécessaire à l'homme pour vivre heureux, et obtenir de la nature les biens qu'elle peut donner.

Que votre sort est digne d'envie! dit Némorin au vieux berger; vous coulez dans cette solitude des jours innocens et paisibles. Eloigné des hommes toujours occupés de se rendre malheureux, vous vous êtes rapproché de la nature qui travaille sans cesse pour notre félicité. Vous n'avez point à souffrir ici les injustices, les cruautés de vos semblables. Vous possédez les vrais biens; et l'amour, le redoutable amour ne trouble point votre parfait bonheur.

Mon fils, lui répond le vieillard, sois sûr qu'aucun mortel sur la terre ne jouit de ce bonheur parfait. Celui dont le destin semble le plus doux, a toujours des peines secrètes. Moi-même, qui remercie chaque matin l'Être suprême des biens qu'il a daigné m'accorder, je mêle quelquefois des larmes à cette source d'eau vive; je gémis..... Ah! s'écria Némorin, vous avez donc aussi perdu votre maîtresse?... A ces mots qui lui échappent, le vieillard sourit, et découvrant sa tête chauve: Mon fils, lui dit-il, regarde ce peu de cheveux blancs. Mon âge, qui cause tant d'autres maux, préserve au moins de ceux de l'amour. Je ne pleure plus ma maîtresse, mais je regrette ma patrie; ce sentiment ne s'éteint jamais.

Je suis né sur les bords de l'Isère. Soldat au sortir de l'enfance, j'ai passé mes belles années dans les camps du roi Charles VIII. J'ai fait les campagnes de Naples avec ce brave chevalier, l'honneur du Dauphiné, la gloire de la France, ce Bayard dont les vertus et la valeur ont plus illustré nos armes que toutes nos victoires en Italie. Libre à la paix, je fus retenu par l'amour dans cette belle contrée. J'aimai long-tems une bergère de Massanne, j'en fus aimé; mais ses parens la forcèrent de donner sa main à un autre époux. Résolu de la fuir, pour ne pas ajouter à ses maux, je vins cacher mon désespoir dans cette retraite écartée. Ici, accablé de douleur, mais du moins exempt de reproches, j'employai pour me guérir les secours que le ciel nous donne: la raison, le travail, le tems. Je défrichai ce vallon, je détournai ce ruisseau qui vivifie ma prairie, mes mains embellirent cette grotte, je plantai ces arbres chargés de fruits, et ce troupeau que tu vois là-bas ruminer à l'ombre de ces peupliers vient de deux agneaux que m'avoit donné ma bergère.

Plus je m'occupai, moins je souffris. Je sus bientôt que ma maîtresse étoit heureuse avec son époux; j'en bénis Dieu, et je regardai ce bonheur comme ma récompense d'avoir rempli mon devoir. Peu-à-peu le calme revint dans mon ame; il ne me resta plus de mon ancienne passion qu'un souvenir doux, qui avoit un charme secret pour mon cœur, me rendoit plus chère ma solitude, et m'attachoit à la vie, en me faisant jouir du premier des biens, de l'estime de moi-même. Tranquille dans ce vallon, où j'ai tout créé, où j'ai tout vu naître, rien ne manqueroit à ma félicité, sans un desir qui la trouble sans cesse.

Je suis vieux, j'approche du terme; je voudrois, avant d'y arriver, revoir encore le village où je naquis, les champs où je passai mon enfance, la maison qu'habitoit ma mère. Je ne l'y retrouverois plus; mais j'irois pleurer sur sa tombe, mais je reconnoîtrois la place où, enfant, je la voyois filer. Ce besoin pressant de mon cœur se fait sentir tous les jours davantage, sans que je puisse espérer de le voir jamais satisfait. Seul, relégué dans cette vallée, sans parent, sans ami, comment abandonner mon troupeau, ma cabane, tous mes biens? Comment m'exposer à perdre dans un moment ce qui m'a tant coûté d'années? Qui prendroit soin de mon verger, de mes brebis pendant mon absence? Quel seroit l'aimable pasteur qui voudroit s'en charger jusqu'à mon retour?

Mon père, répond aussitôt Némorin; je croyois mon ame fermée aux plaisirs, mais celui de vous écouter, et l'espoir de vous être utile, l'ont ranimée un moment. Je me charge de vos brebis, je garderai votre cabane, je cultiverai votre verger, pendant le tems que vous irez revoir votre patrie, et satisfaire le premier, le plus doux besoin d'un cœur sensible. J'ai aussi un troupeau; dans ce moment il est dispersé sur cette haute montagne. Permettez-moi de le faire entrer dans ce vallon, de le mêler avec le vôtre. Mes soins et ma tendresse les confondront. A votre retour, vous me rendrez celui que vous ne voudrez pas; et le bonheur dont vous aurez joui m'aura trop payé de mon foible service.

Mon cher fils, reprend le vieux pasteur en l'embrassant, j'accepte cette offre; mais j'exige un serment de toi. Jure-moi par ce que tu chéris le plus, que tu ne quitteras pas ce vallon avant que je sois revenu; et si je reste plus de deux ans, si la mort me surprend dans ma longue route, honore-moi en acceptant cette grotte, ce troupeau, ce verger dont je n'ai pris tant de soins que dans l'espoir de les laisser à un berger vertueux. Je t'ai trouvé: sois mon héritier.

Némorin voulut s'opposer à la volonté du vieillard; sa résistance fut vaine. Rémistan, avec la pointe de son couteau, grava sur l'écorce du plus beau de ses peupliers la donation faite à Némorin. Ce berger, à son tour, lui jura par la bergère qu'il adoroit et qu'il ne voulut pas nommer, de ne point quitter le vallon avant les deux ans expirés. Cependant, ajouta-t-il, je demande qu'il me soit permis de monter tous les jours sur cette montagne, en montrant celle qui regardoit Massanne. Rémistan eut de la peine à l'accorder: Némorin vouloit briser l'écorce. Enfin le vieux berger céda, et courut avec son jeune ami rassembler le troupeau qu'il avoit laissé sur la colline.

Tous deux le firent entrer dans le vallon; ensuite le bon vieillard établit Némorin dans la grotte. Il l'instruisit des principaux secrets qu'une longue expérience lui avoit appris sur le soin des troupeaux, sur la culture des arbres. Il y joignit des conseils pour le bonheur, ou du moins pour le repos de la vie; et sans lui faire aucune question indiscrète, sans avoir l'air de pénétrer la cause de sa douleur, il sut mêler dans ses discours les consolations les plus propres aux maux que souffroit le jeune berger.

Après avoir ainsi passé une partie de la nuit, le solitaire et le pasteur se couchèrent sur le même lit de feuilles. La fatigue du jour précédent endormit bien-tôt Némorin. Alors Rémistan se leva, sortit de la grotte avec précaution, et, sans attendre l'aube du matin, il se mit en marche à l'heure même.

fin du livre second.
LIVRE TROISIÈME.

Le véritable amour ne peut exister sans l'estime; mais l'estime la plus parfaite ne suffit pas pour l'amour. Cette passion si vive et si douce, source de plaisirs et de peines, de tourmens et de délices, cette flamme qui consume et fait vivre, ne s'allume jamais qu'une fois. Les ames pures savent l'immoler à la vertu, et donner ensuite au devoir tout ce qui dépend encore d'elles; mais cet attrait, ce charme irrésistible, cet élan rapide de toutes les pensées, de tous les sentimens vers un seul objet, ces craintes terribles, ces vives espérances, et ces profondes douleurs pour un seul mot de colère, et ces ravissemens inexprimables pour un serrement de main, on ne les éprouve plus; ils sont passés avec le premier amour. Le cœur n'en est plus susceptible. C'est le lis coupé sur sa tige; la plante vit encore, mais ne produit plus de fleurs.

Il n'étoit pas au pouvoir d'Estelle d'avoir de l'amour pour Méril. Elle n'en rendoit pas moins justice à ses qualités. Certaine que l'estimable jeune homme tiendroit la parole qu'il lui avoit donnée, elle craignoit que son père ne voulût pas consentir à différer son hymen. Pour donner le tems au fils de Maurice de persuader Raimond, elle passa tout le jour dans la vallée à parler de Némorin avec la fidelle Rose. Le soir venu, la triste Estelle ramena son troupeau plus tard qu'à l'ordinaire. Un tremblement la saisit en rentrant dans sa maison. Méril l'attendoit à la porte: Rassurez-vous, lui dit-il, j'ai travaillé contre moi. Il n'eut que le tems de prononcer ces paroles; Marguerite et Raimond parurent aussi-tôt.

Ma fille, dit le vieillard, j'avois résolu de vous unir à Méril avant d'aller à Maguelonne, où j'ai à m'acquitter d'une dette avec un berger des rives du Lez. Mais votre époux, qui ne veut pas être aimé par devoir, demande le tems de vous plaire. Je partirai donc avant ce mariage. Pendant les deux semaines que durera mon absence, Méril demeurera chez Prosper, vous verra tous les jours, et se fera sans doute aimer. Dès le lendemain de mon arrivée, votre hymen s'achèvera, sans qu'aucun prétexte puisse reculer un moment qui sera le plus beau de ma vie.

Tandis que Raimond parloit, Estelle regardoit sa mère, et lisoit dans ses yeux remplis de tendresse qu'elle partageoit sa joie. Méril prit la main d'Estelle, et, la serrant doucement, lui dit d'une voix tremblante: Quinze jours suffiront-ils pour obtenir dans votre cœur la place que j'y voudrois occuper? Hélas! lui répondit Estelle, la reconnoissance vous la donne dès aujourd'hui dans mon estime. Raimond entendit ces mots, se retourna vers sa fille, et l'embrassa. Cette caresse, à laqu-elle Estelle n'étoit point accoutumée, lui fit verser des larmes de joie; elle osa même presser son père contre son sein. Le vieillard, qui sentit les pleurs de sa fille baigner sa chevelure blanche, l'embrasse une seconde fois, et, détournant la tête pour cacher son émotion, il lui dit: C'est assez, ma fille, je suis content.

Pendant le reste de la soirée, Méril, sans perdre de vue Estelle, ne l'importuna point de son amour. Raimond lui marqua plus de tendresse, plus de confiance qu'il ne lui en avoit jamais marqué. Il lui rendit compte des vignes, des oliviers, des troupeaux qu'il lui donnoit pour sa dot; il conseilloit à Méril de vendre ses biens de Lézan, et de venir s'établir à Massanne, afin, disoit-il, de ne pas vivre un seul jour loin de sa fille chérie. Marguerite l'écoutoit avec transport; Méril consentoit à tout; la pauvre Estelle, le cœur gonflé de soupirs, s'efforçoit de remercier son père, et de sourire à son époux.

Le lendemain avant l'aurore, Estelle et sa mère préparoient déja tout ce qu'il falloit pour le voyage de Raimond. Marguerite avoit cousu, dès la veille, dans une ceinture de peau, les pièces d'or que Raimond devoit porter à Maguelonne. Estelle avoit rempli de provisions un sac de cuir que deux bergers attachèrent sur la mule du maître. Méril les aidoit, en regrettant de ne pas suivre le vieillard. Mon fils, lui dit Raimond, je te laisse avec ta femme et ta mère, avec ce que j'ai de plus cher. C'est en restant près d'elles que tu m'es le plus utile; c'est en vous aimant réciproquement que vous me prouverez si vous m'aimez.

En prononçant ces mots, il les embrasse, monte sur sa mule; et, sans vouloir qu'aucun de ses valets l'accompagne, il prend la route de Maguelonne.

Méril le suivit des yeux aussi long-tems qu'il put le voir. Ensuite, se retournant vers Marguerite et vers Estelle: J'ai perdu mon protecteur, leur dit-il; à présent qu'il est parti, personne ne m'aimera. Estelle et sa mère furent touchées de l'air sensible dont il dit ces paroles. Marguerite le rassura. Méril osa demander à Estelle la permission de la suivre quelquefois à la vallée; elle ne put la lui refuser.

Depuis ce moment l'amoureux Méril, sans fatiguer Estelle de ses assiduités, employa près d'elle ces soins tendres et délicats, qui gagnent toujours un cœur sensible, lorsque ce cœur ne s'est pas donné. Trop clairvoyant pour ne pas s'appercevoir qu'un chagrin profond dévoroit Estelle, sans cesse il cherchoit à l'en distraire, sans jamais chercher à le pénétrer. Chaque jour une fête nouvelle avoit Estelle pour objet; chaque jour une surprise agréable la forçoit à la reconnoissance. Le riche Méril alloit acheter tout ce qui arrêtoit les yeux d'Estelle. Si la bergère parloit d'un site qui lui avoit semblé agréable, le lendemain elle y trouvoit une cabane qui portoit son nom. Si de beaux agneaux attiroient d'elle un éloge, le soir les agneaux étoient dans sa bergerie. Méril prodiguoit son or pour augmenter, pour embellir les champs, les troupeaux, les possessions d'Estelle. Il s'efforça même d'acquérir les talens qu'elle aimoit, et il parvint à composer cette chanson, qu'il alla graver sur un hêtre de la vallée.

J'aime, et je ne puis exprimer Mes vœux, mon respect, ma tendresse; Je ne puis chanter la maîtresse Qu'il m'est si facile d'aimer. Si je dis qu'elle est la plus belle Des bergères de ce hameau; Je n'aurai dit rien de nouveau; Ce n'est un secret que pour elle. Si je parle de ses vertus; Amis, parens, tout le village, En ont parlé bien davantage, Et les malheureux encor plus. Si, plus hardi, j'ose entreprendre De lui dépeindre mes tourmens; Mon cœur abonde en sentimens, Mais mon esprit ne peut les rendre. Taisons-nous, craignons d'offenser La beauté pour qui je soupire; Et cessons de si mal lui dire Ce que je sais si bien penser.

C'étoient les premiers vers qu'avoit fait Méril. Estelle les lut, et sourit. Méril se crut le plus heureux des hommes.

Il se trompoit. La constante bergère n'étoit occupée que de Némorin. Tous les jours, avec son amie, elle conduisoit son troupeau du côté de Ners. Dès qu'elle arrivoit au pont, elle s'arrêtoit, s'asseyoit au bord du fleuve, et Rose alloit sur l'autre rive s'informer du pasteur exilé. Rose revenoit quelques heures après: son air triste annonçoit de loin l'inutilité de sa course. Alors la bergère pleuroit, alors elle s'imaginoit que Némorin s'étoit précipité dans le fleuve. Tous les efforts, toutes les consolations de Rose, ne pouvoient éloigner cette idée. L'approche du funeste hymen mettoit le comble aux tourmens d'Estelle. Toute espérance étoit perdue, Raimond devoit revenir le lendemain.

Ce jour, qu'Estelle croyoit être le dernier de sa liberté, elle se leva dès l'aurore, alla chercher son amie; et, gagnant toutes deux la vallée: Ma chère Rose, lui dit-elle, demain il ne me sera plus permis de m'occuper de Némorin; demain mon devoir me défendra de prononcer ce nom chéri: profitons du moins, mon aimable amie, des derniers momens dont mon cœur peut jouir. J'ai commencé plus tôt la journée, pour te parler de lui plus long-tems. Viens avec moi, là-bas, vers ces deux aliziers qui ombragent cette fontaine couverte d'iris et d'adiante. C'est là que, pour la première fois, après la défense de mon père, il osa venir m'aborder; c'est là...... mais je ne veux te le dire que lorsque je serai à la même place.

Alors elles marchèrent vers la fontaine, en gardant toutes deux le silence. Dès qu'elles y furent arrivées, Estelle reprit avec un soupir: Nous étions bien jeunes encore; c'étoit peu de tems après sa victoire sur Hélion. Tiens, ma Rose, j'étois assise là, au pied de cet arbre, appuyée contre ces pierres. Je filois ma quenouille, et je pensois à lui. Mon fil s'étoit cassé, mon fuseau étoit par terre, je ne songeois pas à le ramasser. Tout-à-coup je le vois paroître.... Il venoit par là.... Il portoit à deux mains son chapeau, dans lequel étoit un nid de fauvettes. Il rougit en m'abordant, se mit à genoux, me présenta le nid, et chanta une chanson que je n'ai jamais oubliée. Ecoute-la, je veux te la dire; je pleurerai peut-être en la chantant, mais ces larmes ne font pas de mal; d'ailleurs, n'ai-je pas besoin de m'accoutumer aux larmes?

A ces mots, la bergère embrassa Rose, la tint un moment serrée contre son sein, puis, s'efforçant de retrouver sa voix, Mets-toi là, dit-elle, c'est là qu'il étoit; et voici ce qu'il me chanta:

Ce matin, dans une bruyère, J'allois dénicher ces oiseaux, Quand un vieux berger en colère Est venu me dire ces mots: Méchant, ton adresse cruelle Mériteroit qu'on la punît. J'ai répondu: C'est pour Estelle; Le vieux berger plus rien n'a dit. Des petits la mère tremblante Me suit dans le bois, dans les champs; Elle crie, elle se lamente, Et me demande ses enfans: Rends-les moi, rends-les moi, dit-elle, De mes amours c'est le doux fruit. J'ai répondu: C'est pour Estelle; La fauvette plus rien n'a dit. Heureux oiseaux, à ma bergère Dans vos chants peignez mon ardeur; Hélas! une loi trop sévère M'interdit un si doux bonheur. Némorin, timide et fidèle, Craint Raimond, se cache et gémit; Son cœur parle toujours d'Estelle, Mais sa bouche plus rien ne dit.

En s'entretenant ainsi, les deux bergères passèrent la journée à la fontaine des aliziers. Le discret Méril, respectant leur solitude, n'osa venir les troubler. Le soir, elles regagnèrent de bonne heure la maison, où Estelle comptoit trouver son père de retour.

Il n'étoit point arrivé. Marguerite veilla toute la nuit en attendant son époux; mais le soleil se leva sans que Raimond parût, il se coucha sans que l'on revît ce vieillard. Marguerite versoit déjà des larmes; Méril parloit d'aller à sa rencontre; Estelle, inquiète pour l'auteur de ses jours, oublioit son funeste hymen pour souhaiter le retour de son père.

Après trois jours d'une inutile attente, Méril, impatient, veut aller à Maguelonne. Il s'arme d'un bâton ferré, se fait suivre d'un de ses valets, dit adieu à Marguerite, à sa fille, et promet de ne revenir qu'avec Raimond.

Il part. La triste Marguerite reste avec Estelle, qui cherche en vain à calmer ses craintes. L'aimable Rose ne les quitte pas. Tous les soirs, la mère et ses deux filles (c'est ainsi qu'elle les appeloit) vont attendre Raimond sur la route. Chaque jour elles avancent plus loin; la vieille Marguerite se fait aider par les jeunes bergères pour monter sur les collines, d'où elle pourra découvrir plus de pays. Quand la nuit est venue, elles reprennent le chemin de leur maison, elles y rentrent fatiguées, mais ne se livrent au sommeil qu'après avoir adressé une fervente prière à Dieu, pour qu'il veille sur les voyageurs.

Au moment de cette pieuse occupation, elles entendent aboyer les chiens; Estelle se précipite à la porte: c'étoit le valet de Méril. Il étoit seul, et portoit une lettre. Il la présente d'un air qui glace d'effroi la mère et la fille. Marguerite tremblante n'ose rompre le cachet; Estelle a la même crainte; Rose ouvre ce fatal billet, et le lit.

Mérila Marguerite.

„Préparez, sage Marguerite, toutes „les forces de votre ame; je viens la „frapper du plus rude coup.

„La guerre s'est rallumée entre le roi „d'Aragon et notre bon roi. Les pirates espagnols sont venus surprendre Maguelonne. Ils ont égorgé la moitié des habitans, pillé, embrasé les maisons; et, „remontant sur leurs vaisseaux à l'approche des compagnies d'ordonnance „de Montpellier, ils n'ont laissé qu'une „solitude et des cadavres. Mon malheureux ami étoit dans la ville, la nuit de „cet affreux carnage. Le peu de citoyens „échappés aux ennemis sont revenus depuis leur départ. Raimond n'a point „reparu. J'ai cherché, j'ai demandé par-tout Raimond. Je n'ai plus d'espoir de le „retrouver. Tous les morts étoient inhumés quand je suis arrivé à Maguelonne..... Que ne le suis-je moi-même „auprès du corps de mon ami!

„Adieu, sage Marguerite, songez „qu'il vous reste une fille pour laqu-elle „il faut que vous viviez. Il ne me reste „rien à moi: aussi je vais cacher mes „tristes jours dans un désert; je vais attendre, loin de vous, loin de ma patrie, „que la mort me rejoigne à mon ami. „C'est le seul moyen qu'ait mon cœur „de ne plus fatiguer de sa constance „celle à qui je n'ose dire adieu.“

Marguerite s'évanouit à la lecture de cette lettre. Estelle, fondant en larmes, s'empressoit de la rendre à la vie; Rose les secouroit toutes deux. Enfin Marguerite reprit ses sens; mais les pleurs ne la soulageoient point encore. Sa douleur profonde et muette ne pouvoit pas sitôt s'exhaler. Après un long et morne silence, elle fit demander l'envoyé de Méril pour l'interroger elle-même sur tous les détails de son malheur. Cet envoyé n'étoit déja plus à Massanne. Son maître lui avoit ordonné d'aller sur le champ à Lézan vendre ce qu'il lui restoit de bien. Méril, décidé à ne plus revoir sa patrie, vouloit aller finir ses jours dans une terre étrangère.

L'inconsolable Marguerite pensa mourir de sa douleur. Estelle lui prodigua ces soins touchans, si doux pour les ames sensibles, et qu'elles seules savent rendre. Sans cesse auprès de sa mère, veillant sur tous ses instans, sans lui parler de consolations, elle avoit l'art de lui en offrir. Au désespoir elle-même d'avoir perdu l'auteur de ses jours, en se livrant aux mouvemens de son ame, en mêlant ses larmes à celles de sa mère, elle finissoit par les essuyer. Tout ce que la tendresse la plus ingénieuse peut imaginer, tout ce que la pitié la plus délicate peut mettre en usage, fut employé par Estelle. Le ciel la récompensa en lui conservant sa mère; mais jusqu'au jour où elle fut certaine d'avoir ramené un peu de calme dans ce cœur déchiré, la vertueuse bergère s'interdit de songer même à Némorin.

Après plus de deux mois donnés à ces soins pieux, Estelle permit à son cœur de s'occuper de son amour. Rien ne pouvoit plus s'opposer à ce qu'elle devînt l'épouse de son amant. Méril, en s'expatriant, avoit renoncé lui-même à ses droits. Marguerite étoit loin d'apporter des obstacles à une félicité qui seule pouvoit soulager ses maux. L'aurore d'un heureux avenir commençoit à luire aux yeux de la bergère; il ne falloit plus que retrouver celui qu'elle aimoit.

Marguerite fut la première à lui en parler; Estelle rougit et l'embrassa. La bonne mère mit aussitôt en campagne ses serviteurs pour découvrir les traces de Némorin. Estelle et Rose le cherchèrent dans les montagnes de Lédignan, dans les bois de Saint-Nazaire; elles vinrent même jusqu'au vallon de Florian, s'approchèrent des bords du Vidourle, et firent retentir du nom de Némorin les roches désertes de Couta. Toutes leurs courses furent vaines, nulle part on n'avoit vu le berger; les deux amies revenoient chaque fois plus affligées auprès de la bonne Marguerite, qui les consoloit à son tour.

Un jour qu'Estelle et la fidelle Rose s'étoient égarées du côté de Cardet, et que, fatiguées d'une longue marche, elles s'étoient assises sous un térébinthe, Estelle, en regardant de loin les cabanes du hameau, commença cette chanson:

Ah! s'il est dans votre village Un berger sensible et charmant, Qu'on chérisse au premier moment, Qu'on aime ensuite davantage; C'est mon ami: rendez-le moi; J'ai son amour, il a ma foi. Si par sa voix tendre et plaintive Il charme l'écho de vos bois, Si les accens de son hautbois Rendent la bergère pensive; C'est encor lui: rendez-le moi; J'ai son amour, il a ma foi. Si, même en n'osant rien vous dire, Son seul regard sait attendrir; Si, sans jamais faire rougir, Sa gaîté fait toujours sourire; C'est encor lui: rendez-le moi; J'ai son amour, il a ma foi. Si, passant près de sa chaumière, Le pauvre, en voyant son troupeau, Ose demander un agneau, Et qu'il obtienne encor la mère; Oh! c'est bien lui: rendez-le moi; J'ai son amour, il a ma foi.

Estelle n'avoit pas fini sa chanson, lorsqu'un enfant de treize ans, qui l'écoutoit sans être vu d'elle, sort d'un petit bosquet peu éloigné, et lui dit d'une voix émue: Je le connois celui que vous cherchez; suivez-moi, je vais vous rendre Némorin.

La bergère à ce nom ne peut retenir un cri de joie; elle serre la main de Rose, remercie l'enfant le plus doucement qu'il lui est possible, et toutes deux suivent le jeune guide.

Hilaric, c'étoit le nom de l'enfant, les conduit vers les bords du fleuve, détache une barque qu'un lien d'osier retenoit, y fait entrer les deux bergères, saisit l'aviron et les passe de l'autre côté.

Rose avoit peur, Estelle la rassuroit. L'enfant les conduit vers les bois de Maigron: elles hésitèrent d'y entrer seules avec lui; mais l'âge de leur guide, et sur-tout l'espoir de retrouver Némorin leur donnent de la confiance. Elles marchent, font plusieurs détours, montent, descendent quelques collines, et trouvent enfin un petit sentier étroit qui les conduit au vallon de Rémistan: lieu charmant, mais lieu d'exil, où le fidèle Némorin passoit les nuits à pleurer sa maîtresse, et les jours sur la montagne à regarder de loin sa maison!

Les derniers rayons du soleil n'éclairoient plus que le sommet des coteaux, lorsqu'Hilaric et les deux bergères arrivèrent dans cette vallée. Estelle promène des regards inquiets sur la cabane, sur le verger, sur les bords du tranquille étang; elle ne voit point Némorin; mais elle aperçoit de loin son troupeau, et reconnoît le fidèle Médor. A cette vue, des larmes de joie coulent de ses yeux; son cœur palpite avec tant de vîtesse, qu'elle est obligée de s'appuyer contre un peuplier, pour laisser passer cette vive émotion.

Comme elle alloit se remettre en marche, elle aperçoit des caractères sur l'écorce du peuplier; elle regarde et lit ces paroles:

Arbre charmant, qui me rappelle Ceux ou ma main grava son nom, Ruisseau limpide, beau vallon, En vous voyant je cherche Estelle. O souvenir cruel et doux, Laissez-moi, que me voulez-vous? Si quelquefois, sous cet ombrage, Mes yeux succombent au sommeil, Je la vois; mais l'affreux réveil M'enlève une si chère image. O souvenir cruel et doux, Laissez-moi, que me voulez-vous? Insensé! quel est mon délire! Je ne vis que par mes regrets: Ah! si je les perdois jamais, Que mon cœur seroit prompt à dire: O souvenir cruel et doux, Revenez, pourquoi fuyez-vous?

Estelle essuyoit ses yeux pour recommencer à lire ces vers, lorsqu'Hilaric découvre Némorin qui descendoit la montagne par le même chemin où ils étoient arrêtés. Estelle s'enfonce aussitôt dans un massif de coudriers; Rose et l'enfant se cachent avec elle; et la bergère tremblante observe d'un œil humide tous les mouvemens du berger.

Il descendoit en silence, la tête baissée, tenant dans ses mains un ruban vert qu'Estelle lui avoit autrefois donné. Il s'arrêtoit d'espace en espace, regardoit ce ruban, le baisoit, et continuoit son chemin. Quand il fut arrivé près de l'endroit où les bergères étoient cachées, il fixa long-tems ce ruban, et tout-à-coup détournant la tête: Pourquoi chercher, s'écria-t-il, à augmenter ainsi mes maux par les souvenirs d'un bonheur passé? Pourquoi conserver encore les gages cruels d'un amour qui jamais ne doit être heureux? Je ne veux plus te voir, fatal ruban, dont la couleur m'a trompé: va loin de moi, va pour toujours avec mes fausses espérances!

En disant ces mots, il jette le ruban, et paroît plus tranquille. Mais le souffle du zéphyr emportant le ruban vers les coudriers, Némorin s'élance pour le reprendre: Estelle plus prompte le saisit, et le présentant au berger: Il ne vous a pas trompé, dit-elle, puisque Estelle vous aime toujours.

Némorin interdit la regarde. Il n'en peut croire ses yeux, et demeure sans mouvement; enfin il revient à lui, jette un cri, tombe à genoux, et tend les bras vers Estelle.

La bergère, serrant sa main, le relève avec un doux sourire: Oui, lui dit-elle, c'est moi, c'est bien moi qui viens retrouver mon ami. Nous n'avons plus de maux à craindre; levez-vous, Némorin, levez-vous, notre bonheur va commencer.

Rose accourt avec Hilaric. Elle confirme au pasteur interdit l'assurance d'une félilicité qu'il regarde encore comme un songe, et lorsque l'heureux Némorin est enfin en état de les entendre, toutes deux le mènent au pied du peuplier, où il s'assied au milieu d'elles.

C'est là qu'Estelle lui raconte les événemens qui se sont passés, le malheur arrivé à Raimond, la généreuse conduite de Méril; elle donne de nouveaux pleurs à la mémoire de son père; et Némorin n'a pas besoin de réflexion pour repousser loin de son cœur le moindre sentiment d'une joie qui auroit offensé sa bergère.

Dès qu'Estelle a fini son récit, Rose veut que le berger parte à l'instant même pour revenir à Massanne. A ce discours, Némorin soupire, baisse les yeux, et les relevant tristement vers Estelle: Mon bienfaiteur, lui dit-il, le vénérable Rémistan, m'a fait jurer de l'attendre ici. Ce bon Rémistan m'a comblé de biens, m'a donné sa cabane, son troupeau, dans un moment où j'étois seul, isolé sur la terre, forcé de renoncer à vous et à ma patrie. Dois-je trahir mon ami? Dois-je violer un serment que vous voyez gravé sur cet arbre, à côté decelui que j'y venois écrire tous les jours, de vous adorer jusqu'au tombeau?

Estelle affligée et surprise n'ose prescrire à Némorin de manquer à sa parole. L'idée n'en vient pas seulement au berger. Rose seule cherchoit des raisons, quand le jeune Hilaric, les regardant avec gravité: C'est de moi, leur dit-il, de moi seul, que votre bonheur dépend. Il ne suffit pas pour votre mariage du consentement de Marguerite, il vous faut encore celui d'Hilaric.

Les deux amans étonnés ne peuvent comprendre ce discours: Ecoutez, ajoute l'enfant, et rendez grace au ciel de m'avoir trouvé. Sans moi, l'aimable Némorin seroit encore pour deux ans exilé dans cette vallée.

Il y a trois mois à-peu-près que j'étois sur cette colline, prenant des oiseaux au filet, quand le vieux Raimond, votre père, qui s'étoit égaré dans ces bois, vint me demander de le conduire au vallon de Rémistan. Je quittai mes appeaux, je guidai le vieillard, non sans remarquer pendant le chemin qu'il étoit triste et rêveur. Nous trouvâmes le bon Rémistan occupé à tresser des corbeilles d'osier, à cette même place où nous sommes. Raimond, après l'avoir salué, me pria de les laisser seuls, parce qu'il avoit à confier des secrets au solitaire. Ce mot de secret éveilla ma curiosité; et, faisant semblant de m'éloigner d'eux, je revins me cacher dans ces mêmes coudriers, pour écouter les deux vieillards. C'étoit mal fait, j'en conviens, mais ma faute vous est utile.

Raimond commença par raconter au solitaire votre passion pour Estelle, ses projets de la marier avec Méril, et la promesse qu'il avoit exigée de vous, le matin même, que vous passeriez pour toujours le Gardon. La vertu, la soumission de Némorin, ajouta-t-il, m'ont vivement touché. Je lui ôte sa maîtresse, je l'exile de sa patrie; je veux du moins rendre doux cet exil. Mais je connois trop Némorin pour me flatter qu'il acceptât rien de moi. C'est par vos mains que passeront mes dons. J'y trouverai le double plaisir de faire du bien et d'être ignoré.

Je sais, poursuivit-il, que depuis long-tems vous êtes tourmenté du desir de retourner dans votre patrie. Vous m'avez fait offrir plusieurs fois de me vendre ce beau vallon: mettez-y vous-même le prix; je vais le payer à l'instant, pourvu que vous trouviez un moyen de faire accepter à Némorin ce foible dédommagement de tous les maux que je lui cause, et que vous ayez assez d'adresse pour obtenir de lui le serment qu'il ne sortira de long-tems d'ici.

Tel fut le discours de Raimond. Les deux vieillards d'accord, méditèrent ensemble la manière de vous attirer dans ce vallon: ils convinrent de se servir de moi. Raimond acheta sur le champ le verger, le troupeau, tous les biens qu'il vouloit vous donner. Ensuite il me rappela, et, sans m'instruire de ses desseins que je savois, il m'envoya sur vos traces, avec promesse de me donner quatre agneaux, si je parvenois à vous amener dans ces lieux.

Je vous cherchai; je vous découvris dans la presqu'isle de Ners, et vous observai, sans être vu, le jour où Estelle vint vous parler. Le lendemain je vous suivis dans votre route; je feignis d'avoir besoin de votre secours contre le loup, et je vous conduisis ainsi jusqu'où l'on vouloit que vous vînssiez. Rémistan a fait le reste. Raimond me donna les quatre agneaux promis, en me recommandant le silence, que j'ai fidèlement gardé. Mais aujourd'hui j'ai entendu Estelle vous demander à tous les objets qu'elle voyoit; j'ai voulu finir ses peines; et j'ai pensé que la mort de Raimond me dégageoit d'un secret si fatal à vos deux cœurs.

Ainsi parla le jeune Hilaric. Némorin l'embrassa mille fois. Ami, lui dit-il, puisqu'ils sont à moi, ce vallon, ce verger, cette cabane, je te les donne dès ce moment. Qu'ai-je besoin de rien posséder, puisque je vais vivre auprès d'elle?

Estelle, en approuvant le don de Némorin, parle long-tems avec complaisance de la bonté de son père; son amant ajoute à ses éloges; et ces deux cœurs vertueux, oubliant leurs maux passés, donnent ensemble des larmes à la mémoire de leur ancien persécuteur.

Cependant la nuit étendoit ses voiles; il étoit tems de reprendre le chemin de Massanne. Némorin laisse son troupeau sous la garde d'Hilaric. Il part avec Estelle et Rose. Arrivés sur le bord du Gardon, ils trouvent des pêcheurs qui les passent à l'autre rive; de là ils n'ont qu'un court trajet jusqu'au village.

fin du livre troisième.
LIVRE QUATRIÈME.

Il faut l'avoir connu l'affreux malheur de vivre loin de ce qu'on aime, pour pouvoir se faire une idée des ravissemens qu'éprouve notre ame, lorsqu'on lui rend le bien qu'elle avoit perdu. Il faut avoir répandu les larmes amères de l'absence, pour sentir toute la volupté des douces larmes du retour. Je te plains, malheureux amant, qu'un sort cruel a forcé de quitter l'objet de tes vœux. Chaque pas que tu fais ajoute à tes maux; chaque heure te rappelle un plaisir perdu; tu calcules avec désespoir tous les instans qui s'écouleront avant la fin de ton exil; tu crois les abréger en les recomptant sans cesse. Tu portes les yeux cent fois le jour sur le chemin qui conduit aux lieux où tu laissas ton cœur; tu le mesures avec effroi; et le voyageur que tu découvres sur cette route te semble jouir d'un destin plus heureux que celui des rois. Je te plains; mais que tu seras digne d'envie le jour où tu revoleras vers elle! le jour où, reconnoissant de loin sa maison, tu la verras à sa fenêtre attendre l'heureux instant qui doit payer tant de chagrins? Ah! cet instant..... s'il se prolongeoit, tu ne pourrois le supporter; ton ame, qui trouva de la force contre les maux, seroit accablée de tant de bonheur.

Némorin l'éprouvoit en traversant le fleuve avec sa maîtresse; en se retrouvant dans cette vallée qu'il n'avoit plus espéré de revoir; en songeant qu'il alloit vivre auprès d'Estelle, l'aimer, le dire hautement, et la posséder avant peu de mois. Cette idée, cette espérance, l'émotion qu'il ressentoit, lui ôtoient presque la raison. Il marchoit en silence, tenant le bras de sa bergère, le serrant sans cesse contre son cœur, et ne pouvant exprimer son ravissement qu'en pressant contre ses lèvres la main de Rose et de son amante.

La nuit étoit tout-à-fait fermée lorsqu'ils arrivèrent à Massanne. Marguerite, inquiète de sa fille, avoit envoyé des bergers, avec des pins allumés, pour chercher Estelle qu'elle croyoit égarée. Le plaisir qu'elle ressentit, en la voyant paroître avec Némorin, fut le premier qu'elle eût éprouvé depuis le trépas de Raimond. Elle embrasse le jeune berger; ensuite, joignant sa main à celle de sa fille: Son cœur t'a choisi, lui dit-elle; ce cœur et le mien ont toujours été d'accord. Sois son époux, Némorin, et puisse-tu la rendre heureuse autant qu'elle est aimée de sa mère!

Estelle avec Némorin tombent aux pieds de Marguerite. Cette bonne mère les bénit; puis, les relevant avec tendresse: Mes enfans, leur dit-elle, j'attends de vous une grace. Trois mois sont à peine écoulés depuis la mort de mon digne époux. Permettez-moi de différer votre mariage jusqu'à la fin des six premiers mois. Je sais bien qu'à cette époque ma douleur sera la même, mais mon deuil paroîtra moins grand. D'ailleurs, quelle que soit mon amitié pour Némorin, la seule idée qu'il n'étoit pas le choix de mon époux semble me prescrire ce retard. Pardonnez-le moi, mes enfans, la décence l'exige, et mon cœur le demande.

En disant ces mots, Marguerite s'attendrit; les deux amans la consolent, et promettent de ne point parler d'hyménée avant les six mois expirés. Némorin, après avoir cent fois remercié le ciel, Marguerite, Estelle, Rose; Némorin, transporté de joie, retourne dans son ancienne cabane, et se livre à la douce espérance que rien ne peut désormais s'opposer à son bonheur.

Le lendemain, dès l'aurore, il étoit à la vallée. Estelle et Rose ne tardèrent pas à l'y suivre. Toutes deux s'arrêtèrent de loin pour considérer le berger allant d'arbre en arbre reconnoître les anciens chiffres qu'il avoit gravés. Il imprimoit ses lèvres sur ceux qu'il retrouvoit; il écrivoit de nouveau ceux que le tems avoit détruits. Némorin, ivre d'amour, ne pouvoit se lasser de revoir ces lieux. Il promenoit des yeux attendris sur tous les objets qui l'environnoient. Il y revenoit sans cesse, et leur adressoit ces paroles:

Je vous salue, ô lieux charmans, Quittés avec tant de tristesse, Lieux chéris où de ma tendresse Je vois par-tout les monumens. Lorsqu'une sévère défense M'exila de ce beau séjour, J'en partis avec mon amour, Et j'y laissai mon espérance. J'ai retrouvé dans d'autres lieux Des eaux, des fleurs et de l'ombrage; Mais ces fleurs, ces eaux, ce feuillage, N'avoient point de charme à mes yeux. On n'est bien que dans sa patrie; C'est là que plaisent les ruisseaux, C'est là que les arbres plus beaux Donnent une ombre plus chérie. Qu'il est doux de finir ses jours Aux lieux où commença la vie, D'y vieillir près de son amie, Sans changer de toit ni d'amours!

L'on étoit alors au commencement de l'été; tous les troupeaux de la plaine devoient, selon l'antique usage, quitter bientôt les bords du fleuve, pour aller chercher dans les montagnes un ciel moins brûlant, et des pâturages plus frais. Les brebis d'Estelle jointes à celles de son amant qu'Hilaric amena dès le lendemain, formèrent un immense troupeau. Un maître étoit nécessaire pour veiller, dans un pays étranger, sur les pasteurs qui le conduiroient. Tant que Raimond avoit vécu, il avoit toujours fait ce voyage. Marguerite exigea que Némorin le fît à sa place.

C'est à toi, mon fils, lui dit-elle, à conserver le bien de ton épouse. D'ailleurs, ton retour ici, ta passion pour Estelle, l'assiduité que tu ne pourrois t'empêcher de lui marquer, donneroient un prétexte à la calomnie. Il faut t'éloigner, Némorin. Conduis nos troupeaux à la montagne; tu reviendras dans les premiers jours de l'automne; le deuil d'Estelle sera fini; et votre hymen deviendra la récompense de ton respect pour mes conseils.

Cette sage résolution de Marguerite perça le cœur des deux amans; mais ils en sentirent la nécessité. La bergère elle-même, malgré la douleur extrême que lui causoit la seule idée de se séparer encore de Némorin, la bergère l'exigea de lui; et le malheureux pasteur, toujours soumis aux volontés d'Estelle, n'osa plus se plaindre dès qu'elle eut parlé.

L'instant du départ des troupeaux est une époque célèbre dans le beau pays qu'Estelle habitoit. On s'y prépare dès long-tems. Chaque fermier, chaque pasteur marque ses brebis d'une lettre ou d'un chiffre; il assemble les bergers qui doivent les conduire à la montagne; leur donne ses ordres, ses conseils; leur fournit des armes pour les défendre, des remèdes pour les guérir, des provisions pour eux-mêmes. Le jour, le moment sont fixés pour que tous les troupeaux d'un village se réunissent dans le même endroit. C'est de-là qu'ils partent ensemble.

La marche est ouverte par les chèvres, troupe indocile et légère qui s'avance, la tête levée, bondit, s'écarte, revient, choisit les chemins les plus difficiles, s'élance au sommet des rochers, s'y arrête suspendue pour brouter l'extrémité de la verdure, ne redoute ni berger ni chien, et n'obéit qu'à son caprice.

Après elles, à un long intervalle, viennent les grands et fort beliers, dont on a découpé la toison pour la peindre de couleurs diverses. Leurs cornes sont entourées de rubans. Leur fierté, leur gravité s'augmentent encore par ces ornemens. Ils marchent suivis des chiens armés de colliers brillans, dont les pointes d'acier reluisent au soleil. Ces surveillans soumis et fidèles cèdent le pas aux beliers, quand il n'y a point de danger à craindre, mais le reprennent au moindre péril.

Derrière eux viennent les jeunes moutons et leurs mères, troupe innombrable, dont les sonnettes font un bruit sourd et continuel qui accompagne les bêlemens des brebis, les aboiemens des chiens, les chansons des jeunes bergers.

Ces derniers ferment la marche. Parés de leurs plus beaux habits, ils ont orné leurs chapeaux et leurs flûtes des bouquets qu'ils tiennent de leurs maîtresses. Armés d'épieux au lieu de houlettes, un air guerrier se mêle à leur douceur naturelle. Environnés de tous les habitans des hameaux, ils s'avancent en jouant des airs auxquels on répond par des applaudissemens. Les bergères se rassemblent sur leur passage; plusieurs d'entre elles versent des larmes; toutes font des vœux pour leur prompt retour; toutes, se tenant par la main, suivent les pasteurs jusqu'à un ruisseau, où les deux troupes séparées chantent alternativement cette chanson:

les bergers.

Adieu, charmantes bergères, Nous quittons ces beaux climats; Nous allons porter nos pas Vers des terres étrangères; Là, jusqu'à notre retour, Point de plaisir, point d'amour. les bergères. Adieu, nos amis, nos frères; Adieu, fidèles amans; Rapportez des cœurs constans A celles qui vous sont chères; Pour nous jusqu'à ce retour, Point de plaisir, point d'amour. les bergers. Sur ces montagnes lointaines Vos troupeaux s'embelliront; Mais vos bergers souffriront; Et, pour soulager leurs peines, Ils n'auront dans ce séjour Ni le plaisir, ni l'amour. les bergères. Le voyageur solitaire, Qui verra notre pays, S'arrêtera tout surpris, En disant à la bergère: Eh quoi! dans ce beau séjour, Point de plaisir, ni d'amour? les bergers. Si, pour nous rendre infidèles, Les beautés de ces hameaux Viennent consoler nos maux, Nous dirons: Vous êtes belles; Mais pour nous jusqu'au retour, Point de plaisir, ni d'amour. les bergères. Si quelqu'amant de la ville, Venoit d'un air séducteur, Pour surprendre notre cœur, Nous dirons: C'est inutile; Pour nous jusqu'à leur retour, Point de plaisir, ni d'amour.

Tel est l'ordre de cette fête, que Némorin vit arriver avec tant de douleur. Il ne se trouva point au départ. De si nombreux témoins auroient gêné ses adieux. Tandis que tous les troupeaux se rassembloient à la vallée, et que celui de Marguerite se mettoit en marche avec les autres, sous la conduite de quatre pasteurs qui devoient obéir à Némorin, ce malheureux amant étoit convenu avec Estelle de se rendre à la fontaine des aliziers.

Ils y arrivèrent tous deux bien avant l'heure convenue. Rose accompagnoit son amie. Dès que Némorin aperçut sa bergère, il courut au devant d'elle; Estelle précipita ses pas vers lui. Ils s'abordent, veulent se parler, et ne peuvent prononcer une parole. Leur langue est attachée à leur palais; un poids terrible les oppresse; ils se regardent en pleurant, se prennent tous deux par la main; et, toujours gardant le silence, ils viennent s'asseoir près de la fontaine. Rose s'arrête derrière eux.

Il faut donc vous quitter encore, dit enfin le berger; il faut aller souffrir de nouveau les tourmens qui m'ont pensé donner la mort! Et c'est vous qui l'avez voulu! c'est vous qui l'avez commandé! Ah! mon amie, mon amie, je vous obéirai sans doute; mais vous apprendrez bientôt ce qu'il m'en aura coûté pour vous obéir.

En disant ces mots, le pasteur quitte la main de la bergère, et détourne ses yeux pleins de larmes. Estelle fut quelques instans sans lui répondre. Enfin, d'une voix entrecoupée:

Voilà, dit-elle, comme tu me consoles! voilà comme celui qui possède mon cœur prend soin de le ménager! Ingrat, c'est moi qui demeure; et c'est toi qui oses te plaindre! c'est toi qui oses comparer ce départ à celui que je ne peux me rappeler sans frémir! Songe que le moment de ton retour est marqué, que la main d'Estelle t'attend, que rien ne troublera plus......

Ah! pardonne, ma chère Estelle, s'écria le berger en reprenant sa main, pardonne au délire que me cause la douleur. Je te quitte, je te quitte; ce seul mot, ce mot affreux me prive de ma raison. Les plus tristes pressentimens viennent accabler mon ame; les idées les plus funestes me poursuivent; une voix secrète m'avertit que je touche au plus grand des malheurs..... O mon amie, ma douce amie, jure-moi de m'aimer toujours; tu me l'as dit mille fois, tu ne me l'as pas assez dit: répète-le cent fois encore; promets de ne jamais oublier ton ami; promets......

T'oublier! interrompt Estelle; regarde les lieux où tu me laisses: ici, tout est plein de toi; ici, je te verrai par-tout. Dans le pays que tu vas habiter, mille objets nouveaux pourront distraire ta douleur; ici tout augmentera la mienne. Cette prairie, cette fontaine, ta maison, celle de ma mère, tout ce qui m'environnera, tout ce qui frappera ma vue, me rappellera Némorin. J'y viendrai tous les jours à cette prairie, et je n'y rencontrerai plus mon ami. Je reviendrai m'asseoir à cette fontaine, et mes larmes baigneront la place où tu es à présent assis. Je passerai devant ta maison; elle me semblera un affreux désert. Je rentrerai dans la mienne sans l'espoir de t'y trouver. Ah! mon ami, mon bien-aimé, ne crains pas que je t'oublie; craignons plutôt...... Tes terreurs passent dans mon ame; j'éprouve comme toi des pressentimens affreux. Hier au soir, l'oiseau de la nuit est venu se poser sur ma fenêtre; j'ai entendu ses cris funèbres jusqu'à la naissance du jour. Ils m'ont fait frémir malgré moi. Mon ami, mon doux ami...... ne pars pas, reviens auprès de ma bonne mère; nos larmes l'appaiseront: ne pars pas, Némorin, reste avec moi, avec la moitié de toi-même; dis, mon ami, réponds-moi, veux-tu ne pas partir?

Rose entendit ces paroles, et se pressa d'arriver. Némorin, transporté de joie, alloit consentir à ce que désiroit Estelle. La sage Rose s'y opposa; elle leur rappela la résolution de Marguerite de ne les marier qu'à l'automne, les bruits injurieux pour Estelle qu'occasionneroit le retour de Némorin, le respect, l'obéissance qu'ils devoient à leur tendre mère, sur-tout la peine qu'ils lui causeroient.

Rose parloit, les amans pleuroient; mais ils cédèrent aux raisons de Rose. Némorin se lève pour partir; Estelle le retient encore; elle lui donne un bracelet de ses cheveux, que le berger mit sur son cœur; puis, pressant ses lèvres sur la main d'Estelle, il prononce adieu d'une voix étouffée, le répète cent fois, en disant toujours que c'est la dernière, et ne peut se résoudre à se mettre en marche. Estelle répétoit aussi adieu, lui disoit de partir, et ne retiroit pas sa main. Enfin Rose les sépare; et, malgré les pleurs, malgré les cris de Némorin, elle entraîne loin de lui la malheureuse Estelle qui retournoit encore la tête, et s'arrêtoit pour lui tendre les bras.

Le berger immobile la suivoit des yeux. Il ne la vit bientôt plus, il la regardoit toujours. Enfin, faisant un effort sur lui-même, il s'éloigne de la fontaine, et prend le chemin de Lézan.

Ce fut près de ce village que Némorin rejoignit son troupeau. Il poursuivit sa route vers Anduze, gagna les bois de Valory; et, dirigeant ses pas vers la Mélouze, après dix jours de marche, il arriva sur les bords du foible Galaizon.

C'étoit là qu'il devoit passer l'été. Son premier soin fut de chercher les pâturages les plus solitaires, pour n'être point distrait dans sa douleur. Eloigné de tous les autres bergers, occupé de la seule Estelle, il s'enfonçoit dans la montagne, il gravissoit les rochers les plus escarpés pour porter sa vue du côté de Massanne. Impatient de voir finir le jour, il parquoit ses moutons bien avant la nuit, et se hâtoit de se retirer dans sa cabane, espérant arriver plus vîte au lendemain.

Il avoit déjà vu le soleil se coucher dix-sept fois, et son courage étoit épuisé, lorsqu'un matin, plongé dans une mélancolie plus profonde qu'il ne l'avoit encore éprouvée, il se lève avant l'aube du jour, et va s'asseoir sur une roche écartée.

L'aurore ne teignoit point encore l'horizon, les étoiles parsemoient de feux brillans la vaste étendue des cieux; la lune, sur son déclin, réfléchissoit dans les ruisseaux sa lumière foible et tremblante; l'écho lointain des rochers répondoit aux cris monotones des habitantes des marais; toute la contrée étoit couverte d'un voile sombre; quelques vers luisans, errans çà et là, se distinguoient seuls dans l'obscurité.

Némorin, après avoir long-tems considéré ce calme profond qui augmentoit sa tristesse, tourne ses yeux vers l'orient, et chante ces paroles:

Du soleil qui te suit trop lente avant-courrière; Etoile du matin, fais briller ta lumière; Hélas! pendant la nuit, je désire le jour. Mais dès que ses rayons éclairent la contrée, Je ne puis souffrir sa durée, Loin de l'objet de mon amour. Tout est calme, tout dort dans ces tristes montagnes, Les fidèles beliers sont près de leurs compagnes, D'elles, de leurs agneaux caressés tour-à-tour. Le ramier dans son nid paisiblement sommeille; Moi seul je gémis et je veille Loin de l'objet de mon amour. Eh quoi! sûr d'être aimé, certain d'unir ma vie Au digne et tendre objet dont mon ame est ravie, Le plus parfait bonheur m'attend à mon retour! Je me le dis en vain; une terreur secrète Me suit, m'agite, m'inquiète, Loin de l'objet de mon amour.

Ainsi chantoit le malheureux berger; et la diligente aurore commençoit à couvrir les montagnes de couleur de rose et d'or. Némorin, jadis si sensible aux beautés de la nature, Némorin contemple sans plaisir le majestueux lever du soleil. Il retournoit tristement à son troupeau, lorsqu'il aperçoit de loin une bergère qui venoit vers lui. Son premier mouvement fut de fuir, pour ne pas se trouver sur son passage; mais il croit reconnoître cette bergère, et il s'arrête en la regardant.

Elle approche à pas lents, les mains jointes, l'air accablé de fatigue et de douleur. Némorin la considère: quelle est sa surprise en reconnoissant Rose!

Rempli de trouble et d'effroi, il se précipite vers elle, il voit des larmes dans ses yeux, et n'ose lui demander le sujet de son voyage. Couvert d'une pâleur mortelle, la bouche ouverte, il attend en silence que Rose l'instruise de son sort.

Malheureux Némorin, lui dit la bergère, je n'ai voulu confier à personne le triste devoir dont mon amitié s'acquitte en ce jour. Estelle me l'a demandé; Estelle a exigé de moi que je vinsse vous porter les dernières expressions de son amour, les derniers adieux de son cœur. ..... Que dites-vous? s'écria Némorin, Estelle ne vit plus?....----Estelle vit encore, mais elle est morte pour vous.

A cette parole, Némorin tombe sur la terre, privé de tout sentiment. Rose va chercher de l'eau dans une source voisine, la jette sur son visage, lui prend la main, l'appelle tendrement. L'infortuné ouvre les yeux, et les tournant douloureusement vers Rose: Achevez-moi, lui dit-il, par pitié achevez-moi. Estelle a changé, Estelle ne m'aime plus!... Ma vie est un affreux supplice. Estelle a changé! Estelle ne m'aime plus! En répétant ces paroles, il retombe le visage contre la terre, il l'embrasse avec étreinte, comme son dernier asyle, il mord les pierres et le gazon qu'il trempe de larmes amères.

Estelle vous adore, lui répondit Rose, et cet amour qui ne peut s'éteindre, cet amour qui lui est plus cher que la vie, doit la rendre à jamais malheureuse.

A ces mots, Némorin relève la tête: Elle m'aime, s'écria-t-il: elle m'aime toujours; vous me l'assurez? Vous ne me trompez pas? Ah! si son cœur est encore à moi, parlez, je puis tout supporter.

Rose lui répète qu'Estelle ne peut changer; le berger plus calme essuie ses pleurs, et prête une oreille attentive à ce récit de la fidelle Rose.

Huit jours ne sont pas écoulés depuis que l'heureuse Estelle me disoit sans cesse que dans deux mois vous seriez son époux. Nous venions ensemble tous les matins à la fontaine des aliziers; nous y passions les journées à parler de vous; et quand le retour des glaneuses nous avertissoit de regagner la maison, nous retournions près de Marguerite, à qui nous en parlions encore.

Un soir que nous étions occupées de cette douce conversation, nous entendons frapper vivement à la porte; nous en tressaillîmes malgré nous. Après nous être remises, Estelle et moi nous allons ouvrir. Jugez de notre surprise en reconnoissant Raimond et Méril. Le premier mouvement d'Estelle fut de se précipiter au cou de son père. Elle le tient embrassé long-tems; et, sans prendre garde à Méril, elle court annoncer à Marguerite l'arrivée inattendue de son époux.

O mon ami, mes larmes coulent encore en me rappelant les transports, le délire de Marguerite. Elle ne pouvoit en croire ses yeux; elle ne pouvoit s'arracher des bras du vieillard; elle le baignoit de ses larmes, elle les essuyoit sans cesse pour le regarder encore, pour bien s'assurer que c'étoit lui qu'elle pressoit contre son cœur. Raimond que ses pleurs étouffoient, faisoit de vains efforts pour parler. Pressé tour-à-tour et à-la-fois par son épouse et par sa fille, ce vieillard, si peu caressant, ne pouvoit suffire aux transports qui l'agitoient dans ce moment.

Enfin, quand leur joie commune fut un peu calmée, Raimond, prenant Méril par la main, le présente à Marguerite et à sa fille: Voilà mon libérateur, leur dit-il, voilà celui qui vous rend votre époux et votre père. Ecoutez le récit de ce qu'il a fait pour moi.

Alors, malgré les instances de Méril, Raimond nous raconta comment, la nuit même de son arrivée à Maguelonne, les pirates espagnols avoient surpris et pillé la ville; comment, éveillé des premiers, armé seulement d'un bâton, il s'étoit défendu long-tems; mais accablé par le nombre, couvert de blessures, il fut pris, chargé de chaînes, et traîné dans les vaisseaux des vainqueurs qui repartirent au point du jour. On le conduisit à Barcelonne, où, après sa guérison, les pirates mirent un si haut prix à sa liberté, que le généreux Raimond résolut de rester dans l'esclavage, plutôt que de causer la ruine de sa femme et de sa fille, en leur faisant savoir son infortune. Résigné à tous les malheurs de sa destinée, il étoit matelot sur les vaisseaux ennemis, et se reposoit un jour sur le rivage de la mer, quand tout-à-coup il vit paroître Méril.

Méril, après avoir cru Raimond tué, après nous l'avoir écrit, avoit fait vendre ses biens de Lézan pour aller s'établir en Roussillon. Là, instruit par des matelots ennemis que Raimond étoit prisonnier à Barcelonne, il y courut avec sa fortune. Cette fortune devint le prix de la liberté de Raimond. Le vertueux Méril regarda ce jour comme le plus beau de sa vie. Plus heureux de sa pauvreté qu'il ne l'avoit jamais été de ses richesses, il avoit repris avec son ami la route de Massanne, où ils venoient d'arriver.

Raimond pleuroit en nous faisant ce récit. Il le termine en prenant la main de sa fille, et disant au bon Méril: Voilà le seul bien qui me reste, car tout ce que je possède ne paieroit pas ce que t'a coûté ma rançon. Accepte-le, mon ami, non pour m'acquitter; j'aime à rester ton débiteur; mais pour ajouter encore à ce que tu fis pour moi.

En cet endroit, Némorin interrompit Rose: C'en est fait, lui dit-il, mon malheur est au comble; j'estime et j'aime mon rival. Méril a mérité la main d'Estelle. Qu'ils soient heureux! qu'ils soient heureux! et que je sois le seul à plaindre!

Rose voulut le consoler; Némorin la pria de continuer son récit.

Après l'action de Méril, ajouta Rose, Estelle et Marguerite sentirent bien que rien ne pouvoit plus suspendre un hymen auquel Raimond attachoit son bonheur. Ce vieillard, sans s'informer de ce qui s'étoit passé pendant son absence, sans témoigner ni curiosité, ni mécontentement, prit Estelle en particulier, et lui montrant sur ses bras meurtris les marques encore récentes de ses chaînes: Quel jour, lui dit-il en la regardant, épouses-tu mon libérateur? Demain, répondit Estelle.

A ce mot, Raimond l'embrassa; mais voyant qu'elle pâlissoit, il la laisse avec Marguerite, et va tout préparer pour cet hymen.

Estelle vous écrivit alors. J'ai brûlé cette lettre qui n'auroit fait qu'augmenter vos maux; et, craignant votre désespoir, redoutant les malheurs affreux qu'il pouvoit attirer sur mon amie, je suis partie avec Hilaric, pour venir vous annoncer cette affreuse nouvelle, pour venir pleurer avec vous, et vous offrir les consolations que la tendre amitié peut donner. Voilà le motif qui m'a guidée; mon ami, pardonnez-moi le mal que je vous fais.

Ils sont donc unis? demanda le berger d'un air sombre. Ils le sont, répondit Rose; et jamais hymen ne fut accompli sous de si tristes auspices. La malheureuse Estelle, pâle, les yeux rouges de larmes, s'est traînée jusqu'à l'autel. En se mettant à genoux, elle est tombée sur la pierre. Lorsqu'il a fallu prononcer le serment, ses sanglots, ses pleurs ont étouffé sa voix; ses yeux se sont fermés à la lumière. Marguerite et moi, qui examinions tous ses mouvememens, nous nous sommes précipitées vers elle; nous l'avons soutenue sur notre sein. Méril a voulu tout suspendre: mais Estelle rassemblant ses forces, s'est relevée, a saisi la main de Méril, et d'une voix ferme a prononcé le terrible mot qui l'engage à jamais.

En sortant du temple, une fièvre ardente l'a saisie; nous avons tous craint pour ses jours. Méril, à chaque instant occupé d'elle, Méril, sans cesse attentif, jamais importun, lui a prodigué les soins les plus tendres. Il y a trois jours que les deux époux ont eu ensemble une longue conversation; en la terminant ils pleuroient; mais Estelle étoit plus tranquille. Depuis ce moment la fièvre est calmée, et sa vie est en sureté, du moins tant qu'elle ne vous reverra pas, Némorin; car il dépend de vous seul de la faire descendre au tombeau. Si jamais vous osez chercher sa vue, si vous osez vous présenter devant elle, c'en est fait de mon amie; votre présence la tuera. Je vous demande donc, Némorin, je vous supplie par mon amitié constante, par les vertus de votre cœur, par votre amour pour Estelle, de ne point revenir dans votre patrie. Vous n'avez plus d'espoir, tout est fini pour vous. N'ajoutez pas à vos maux, en augmentant ceux de votre maîtresse; en allumant la jalousie de Méril; en la rendant à-la-fois la victime de son père, de son époux et de son amant.

Rose se tut. Némorin gardoit un farouche silence. Ses yeux secs étoient fixés sur Rose sans la voir; sa respiration étoit entrecoupée; il ne pouvoit ni parler, ni pleurer. Rose attendit quelques instans; ensuite, lui tendant la main: Me haïssez-vous? lui dit-elle. Ce seul mot fit fondre en larmes le berger.

Moi vous haïr! s'écria-t-il, vous qui seule sur la terre daignez plaindre mes malheurs! Moi vous haïr, ma bonne amie! ah! tant que ce triste cœur palpitera, il sera pénétré pour vous de la plus tendre amitié. Il n'a pas long-tems à vous aimer.... Au moins son dernier sentiment sera d'obéir à votre volonté. Je vais partir, ma chère Rose, je vais m'éloigner chaque jour davantage d'elle, de vous, de tout ce qui m'est cher; je vais mettre, s'il est possible, toute la terre entre elle et moi. Adieu, mon amie, ma seule amie, adieu pour toujours. Rose, pour toujours! Ce mot m'étoit si doux autrefois! qu'il m'est amer aujourd'hui! sur-tout ne lui parlez jamais de moi; qu'elle ignore les maux que je souffre. Ne prononcez jamais mon nom; Rose, ce nom troubleroit son repos. Dites-lui seulement que je suis parti, que je vais vivre loin d'elle, me guérir peut-être de mon funeste amour, m'efforcer d'imiter son exemple, oublier..... Non, Rose, non, jamais, jamais! Dites-lui..... dites-lui plutôt que mon dernier soupir sera pour elle, qu'en expirant je prononcerai son nom, que son image adorée..... Ah! Rose, Rose, mon cœur ne me trompoit pas le jour où je lui dis adieu; le sien l'avertissoit aussi..... Mais plus je vous entretiens d'elle, plus j'ai de peine à partir. Adieu, Rose, ma chère Rose, adieu, vous ne me verrez plus.

A ces mots, il se jette au cou de Rose, et la presse dans ses bras.

Cette bergère, qui de sa vie n'avoit souffert qu'un berger lui baisât la main, recevoit sans la moindre crainte les tendres adieux de son ami. Elle l'embrassoit elle-même, en mêlant ses larmes aux siennes. Elle le serroit contre son sein. Sa pudeur ne lui en faisoit point de reproche, tant il est vrai que l'amitié purifie tout ce qui lui appartient!

Enfin, le malheureux pasteur s'arrache d'auprès de Rose, et s'éloigne précipitamment, sans songer à Médor, sans s'occuper de son troupeau qu'il abandonne. Rose, effrayée de son désespoir, se lève et court après lui. Elle l'appelle, le rejoint; et, résolue à ne pas le quitter dans ces premiers momens de douleur, elle s'attache à ses pas.

fin du livre quatrième.
LIVRE CIN QUIÈME.

Tendre amitié, délices des bons cœurs, c'est dans le ciel que tu pris naissance; tu descendis sur la terre aux premiers chagrins des mortels. Tu vins les soutenir, les consoler, leur faire supporter la vie. Le Créateur, toujours attentif à soulager par un bienfait chacun des malheurs de la nature, t'opposa seule à toutes les peines des humains. Toi seule donnée à l'homme rendis la mesure de ses biens plus grande que celle de ses maux. Sans toi, jouets éternels du sort, nous passerions dans les pleurs les longs instans de cette courte vie. Sans toi, frêles vaisseaux, privés de gouvernail et de pilotes, toujours battus par des vents contraires, portés à leur gré çà et là sur une mer semée d'écueils, nous péririons sans être plaints, ou nous échapperions pour souffrir encore. Tu deviens le port tranquille où l'on se réfugie pendant l'orage, où l'on se félicite après le danger. Par toi, les malheureux oublient leurs peines; les heureux doublent leurs plaisirs. Bienfaitrice de tous les hommes, tu leur donnes des jouissances que le remords et la crainte ne viennent point empoisonner.

Rose fut trois jours avec Némorin, et lui prodigua pendant ce tems toutes les consolations que le malheureux amant pouvoit goûter. Sans s'informer si la route qu'ils suivoient tous deux l'éloignoit ou la rapprochoit de Massanne, Rose n'étoit occupée que de porter un peu de calme dans l'ame déchirée du berger. C'étoit l'ami de son amie, ce titre seul lui faisoit chérir Némorin comme un frère. Rose lui donnoit ce nom dans les villages où ils arrivoient le soir, et où l'on s'empressoit à l'envi de leur offrir l'hospitalité.

Hilaric suivoit de loin l'aimable Rose, et ne venoit jamais troubler les entretiens de l'amitié. Après trois jours cependant, il avertit la bergère qu'elle s'éloignoit de plus en plus de son village, et que les chemins pour l'y reconduire alloient lui devenir inconnus. Némorin se joignit au jeune guide pour engager Rose à retourner à Massanne. L'amie d'Estelle, après avoir fait jurer au berger qu'il prendroit soin de ses jours, lui dit adieu, et pour la première fois depuis son malheur, Némorin put enfin pleurer.

Demeuré seul, le triste pasteur alla s'enfoncer dans les bois, où il demeura plusieurs semaines, se nourrissant de fruits sauvages, s'occupant sans cesse de sa douleur. Résolu de quitter l'Occitanie, il prit le premier chemin qu'il rencontra; et, marchant devant lui, sans tenir de route certaine, après plusieurs jours qu'il ne comptoit plus, il arriva dans la plaine de Sainte-Eulalie. Là il s'arrête, épuisé de fatigue, se couche au pied d'un arbre, et ses yeux se ferment quelques instans.

Il fut bientôt réveillé par une voix douce et tendre. Cette voix, qui n'étoit pas inconnue à Némorin, s'exprimoit ainsi:

Vous qui loin d'une amante Comptez chaque moment, Vous qui d'une inconstante Pleurez le changement, Votre destin funeste Pour moi seroit un bien; L'espoir au moins vous reste: Il ne me reste rien. J'aimois une bergère, Je possédois son cœur; Mais hélas! sur la terre Il n'est point de bonheur: Il ressemble à la rose, Qui s'ouvre au doux zéphyr; Le jour qu'elle est éclose On la voit se flétrir. L'objet de ma tendresse A subi le trépas: Beauté, grace, jeunesse Ne la sauvèrent pas. Je vais bientôt la suivre Dans la nuit du tombeau; Le lierre ne peut vivre Quand on coupe l'ormeau.

Némorin, touché de ces accens, s'avança vers le lieu d'où ils partoient. Il aperçut un berger couché sur le gazon, la tête appuyée sur sa main, et les yeux baignés de larmes. A peine l'eut-il envisagé qu'il reconnut Isidore; Isidore son ancien compagnon, le premier ami de son enfance, à qui Némorin n'avoit pu dire adieu, lors de son premier départ de Massanne, et qu'il n'avoit plus retrouvé dans ce village, quand Estelle l'y avoit ramené.

Les deux bergers en se voyant, se précipitent dans les bras l'un de l'autre; ils restent long-tems embrassés avant de se dire une parole. Ensuite ils se regardent avec tendresse, devinent mutuellement leurs maux; et, sans se parler, ils se plaignent.

Némorin rompit le silence. Ami, dit-il, je le vois, nous souffrons pour la même cause; et l'amour..... Ah! s'écrie Isidore, ne parle que de l'amitié.

A ce mot, il se jette de nouveau dans le sein de son ami. Cependant, pressés de s'apprendre leurs peines, ils vont s'asseoir contre une haie de troêne, qui s'élevoit au dessus de leurs têtes; et Némorin commence le récit de tout ce qu'il a souffert.

Il versa des larmes, il en fit répandre. Isidore à son tour lui raconte ainsi ses infortunes.

Tu connois mes premiers malheurs; tu sais que, privé de mes parens dès le berceau, j'étois élevé chez le pasteur de Massanne, ce bon et sage Casimir, que les pauvres pleurent toujours, et que les riches n'ont point remplacé. Il mourut le même jour où, pour la première fois, tu quittas notre village. Avant d'expirer, il me dit ces paroles:

Mon fils, vous êtes d'un sang noble; mais vous ne possédez rien. Votre père, mon meilleur ami, me confia votre enfance. J'ai tâché de vous inspirer des vertus: c'est le seul héritage qu'un pasteur puisse laisser. J'y joindrai pourtant ce peu d'or que j'épargnai, non sur les pauvres, mais sur moi-même. Achetez-en un troupeau, si vous voulez continuer la douce vie des bergers. Si le sang dont vous sortez bouillonne dans vos veines, voici vos titres de noblesse; allez combattre pour notre bon roi, et que votre valeur vous rende tout ce que vous ôta la fortune. Dans ces deux partis, mon cher fils, n'oubliez jamais la vertu, et songez quelquefois à ma tendresse.

En disant ces mots, il me donna une bourse, me serra la main, et rendit le dernier soupir. Je ne te peindrai point quelle fut ma douleur; tu vois mes larmes couler au seul nom de Casimir.

Dès le lendemain, je quittai Massanne qui me sembloit un désert. Après t'avoir inutilement cherché, je résolus d'aller à Montpellier demander une épée à ce jeune héros, à ce fameux Gaston de Foix qui tenoit alors nos États. Je partis avec mes titres et l'or de mon bienfaiteur; je descendis vers l'antique ville de Sauve; je suivis les bords du Vidourle, et j'arrivai dans le vallon charmant où SaintHippolyte est bâti. Enchanté du paysage qui m'environnoit, j'allai m'asseoir au bord de l'eau; je m'appuyai contre un vieux saule, pour rassasier mes yeux du spectacle qui les ravissoit.

Nous étions alors aux premiers jours du printems; toute la prairie étoit émaillée de fleurs; les tilleuls, les lauriers, les aubépins embaumoient l'air; mille oiseaux se caressoient sur leurs branches; les taureaux, les beliers poursuivoient les genisses et les brebis sur l'herbe humide de rosée; le zéphyr agitoit à-la-fois les arbres, et les flots argentés. Ce doux murmure des ondes mêlé au doux bruit du feuillage, aux accens du rossignol, aux bêlemens des troupeaux, portoient dans mon ame un trouble involontaire, et j'écoutois, hors de moi, cette chanson des bergères que j'entendois dans le lointain.

Voici venir le doux printems, Allons danser sous la coudrette; La nature a marqué ce tems, Pour que le plaisir eût sa fête. Ah! craignons de perdre un seul jour De la belle saison d'amour. De l'eau qui court sur les cailloux L'agréable et tendre murmure, Le bruit si léger et si doux Du zéphyr et de la verdure; Tout dit: Craignez de perdre un jour De la belle saison d'amour. Le pinson dans ces bosquets verts, Sur cet ormeau la tourterelle, L'alouette au milieu des airs, Le grillon sous l'herbe nouvelle, Chantent: Craignez de perdre un jour De la belle saison d'amour. Hélas! hélas! ce beau printems, Qui quelques jours à peine dure, Ne revient point pour les amans, Comme il revient pour la nature. Craignez done de perdre un seul jour De la belle saison d'amour.

Au milieu de la rêverie qui occupoit tous mes sens, un doux sommeil vint me surprendre. A peine mes yeux s'étoient fermés que tu m'apparus en songe; oui, Némorin, je te vis avec ce même habit bleu que tu portes, cette veste blanche, ce mouchoir noué sous ton menton. Tu semblois venir à moi, tu t'appuyois sur ta houlette, en me regardant avec des yeux pleins de larmes.

Fuis, malheureux, me dis-tu, fuis, il en est tems encore. Dans un instant tu ne le pourras plus. C'est ici que l'amour t'attend pour te soumettre à son empire. Isidore, que je te plains! tu ne le connois pas, ceredoutable amour; ah! puisse-tu ne le connoître jamais! puisse-tu ne jamais sentir les maux que cause l'absence, les pleurs que fait verser la crainte, les tourmens de la jalousie, et les chagrins sans raison, et les torts que l'on n'a point, et les justifications que l'on ne veut pas croire. Isidore, mon cher Isidore, je suis moi-même un triste exemple des malheureux que fait l'amour. Tremble de devenir encore plus à plaindre que moi, tremble.....

A ces mots, tu disparois; je ne vois plus qu'un désert affreux, où j'étois assis sur le bord d'un torrent qui rouloit une eau noire et bourbeuse. Une biche blanche étoit couchée auprès de moi; cette biche charmante sembloit m'avoir choisi pour maître; au moment où je lui présentois des fleurs que je venois de cueillir pour elle, un monstre s'élance, l'enlève et la précipite dans le torrent.

Je me réveille aussitôt baigné d'une sueur froide. Je porte des yeux égarés autour de moi: j'entends des cris perçans, et je vois deux jeunes bergères, pâles, tremblantes, éperdues, prêtes à se précipiter dans le fleuve, pour éviter un taureau qui les poursuit. Je me lève, je vois le terrible animal bondir le long du rivage, la tête basse, l'œil à demi fermé, présentant deux cornes menaçantes, et jetant au loin des flots d'écume de ses naseaux tout fumans.

Accoutumé dès l'enfance à notre manière de terrasser les taureaux, je cours à lui, je l'excite; l'animal furieux vient à moi: affermi sur mes pieds, j'attends le moment où il baisse le front pour m'atteindre; je m'élance à ses deux cornes, et pesant sur l'une en élevant l'autre, je le renverse sans effort. Le taureau tombe et roule dans le fleuve. Au bruit de sa chute, les deux bergères se retournent. Rassurées en voyant le taureau gagner à la nage l'autre rive, elles reviennent me remercier du service que je leur ai rendu.

O mon ami, ce seul instant décida du sort de ma vie. Adélaïde, ainsi s'appeloit la plus jeune de ces deux bergères, avoit à peine seize ans. La douceur et la grace se peignoient dans tous ses traits. Sa beauté, dont l'éclat frappoit d'abord, sembloit ensuite emprunter ses charmes de sa bonté, de sa candeur: en la regardant on l'admiroit; dès qu'elle vous jetoit un coup-d'œil, on l'aimoit sans songer qu'elle étoit belle.

Delphine, sa sœur aînée, me rendit graces, et m'offrit, je crois, de venir me reposer chez elle. A peine je l'entendis; Adélaïde m'occupoit tout entier. Lorsque je voulus répondre, ma langue resta glacée; un tremblement me saisit; je balbutiai quelques mots sans suite. Delphine s'aperçut de mon trouble; je la vis parler bas à sa sœur; Adélaide rougit; je me sentis rougir moi-même, et mon embarras redoubla.

Les deux sœurs me quittèrent; je n'osai les suivre. Elles s'arrêtèrent à peu de distance, et se mirent à cueillir des fleurs. Delphine choisissoit les plus belles, Adélaïde les prenoit au hasard; quelquefois même, toute pensive, elle coupoit l'herbe de la prairie, et laissoit échapper les narcisses qu'elle avoit déja cueillis.

Delphine, moins distraite que sa sœur, l'avertit bientôt que l'heure de la retraite étoit venue. Adélaïde se le fit répéter. Toutes deux prirent le chemin d'un château environné de tourelles, bâti sur le haut d'un mont. Un chévrier qui vint à passer, m'apprit que ce fort château étoit celui d'Aguzan, qu'il appartenoit à un vieux chevalier, le plus riche, le plus puissant de la contrée, veuf depuis long-tems, et père des deux jeunes beautés que je venois de rencontrer.

Accablé de cette nouvelle, je vis sur le champ l'abyme de maux où m'alloit précipiter un amour sans espérance. Tout ce que tu m'avois dit en songe, revint aussitôt dans mon esprit. Effrayé des malheurs qui m'attendoient, je voulus fuir; je repris ma route, et je ne pus jamais passer au-delà du saule où je m'étois endormi. Assis à cette même place, les yeux fixés sur l'endroit où je l'avois vue, m'efforçant de songer à moi, et ne pouvant songer qu'à elle, j'attendis le lendemain.

Tant que la nuit dura, je me promis de partir au point du jour. Dès que l'aurore eut brillé, je résolus d'attendre le soir. Je parcourus toute la prairie, en cherchant les fleurs qu'elle avoit laissé tomber; je palpitois de joie en les retrouvant; je les couvrois de baisers. Plus riche de ce trésor que de tous les biens de la terre, j'allai me rasseoir au pied du saule, où je chantai ces paroles:

Beaux Narcisses qu'une bergère, Qui vous égaloit en blancheur, Laissa dans ce pré solitaire, Devenez à jamais ma fleur. Depuis que cette main chérie Vous a touchés, vous a cueillis; Vous effacez roses et lis, Vous êtes rois dans la prairie. Belles fleurs, ma seule richesse, Je veux jusqu'à mon dernier jour Vous voir, vous respirer sans cesse, Et m'enivrer ainsi d'amour. Embellir le sein de ma belle Seroit un destin plus flateur; Mais en reposant sur mon cœur Vous serez toujours auprès d'elle.

En finissant ces derniers mots, j'entendis du bruit; je retournai la tête, et j'aperçus Adélaïde avec Delphine. Je me levai pour les saluer; je cachai mes fleurs dans mon sein, et feignis de vouloir m'éloigner. Delphine m'arrêta:

Berger, dit-elle, c'est à nous de fuir, si nous interrompons vos chansons. Mes chansons, lui répondis-je en tremblant, n'intéressent personne. Pardonnez à un étranger de s'être oublié dans ces lieux charmans.

Vous pouvez y demeurer sans crainte, me dit alors Adélaide, ces prés appartiennent à mon père; et nous vous devons assez pour ne pas vous regarder comme étranger.

En disant ces mots, son front se colora; elle jeta sur Delphine un regard timide, comme pour lui demander l'approbation de ce qu'elle avoit dit. Je voulus répondre, je ne le pus jamais. Delphine eut pitié de mon embarras; elle me demanda mon nom, ma patrie, et quel motif me conduisoit à SaintHippolyte. Je lui racontai le malheur que j'avois eu de perdre le bon Casimir. Sans l'instruire de ma naissance, je ne lui cachai pas que je n'avois plus d'asyle, plus d'amis, plus de protecteur, et que j'allois me faire soldat dans les troupes de Gaston de Foix. Delphine me détourna de ce dessein; Adélaïde ajouta que Casimir n'étoit pas le seul qui pût aimer la vertu malheureuse.

Dans ce moment, un bruit de cors fit retentir la prairie. Bientôt arrive une meute, conduite par plusieurs valets; au milieu d'eux, un vieillard d'une physionomie grave et noble, armé d'une longue arbalète, donnoit l'ordre à tous les chasseurs.

Il parut d'abord étonné de trouver ses filles dans la prairie; mais Delphine s'élance à son cou, lui souhaite une heureuse chasse, et l'assure qu'elles ne sont levées si matin que pour s'occuper de ses intérêts.

Depuis quelque tems, lui dit-elle, vous cherchez un premier berger; en voici un des Cevennes, où les pasteurs sont si renommés. C'est moi qui réponds de lui; vous ne le refuserez pas quand vous saurez ce qu'il a fait pour nous.

Delphine raconte alors à son père le péril dont je l'avois sauvée. Le vieux Aguzan m'interroge, je répète en rougissant ce que j'avois déja dit à sa fille. Le vieillard me prend à son service, me tend la main en signe d'amitié, et charge un de ses veneurs de me conduire aux bergeries.

En m'éloignant, je rencontrai les yeux d'Adélaïde. Ce seul coup-d'œil acheva de me faire perdre la raison. Je courus m'emparer du troupeau. Dès le lendemain, je le conduisis dans cette belle prairie, devenue si chère à mon cœur. Adélaïde y vint encore; j'osai l'aborder, j'osai lui parler; elle me répondit avec cette douceur, cette grace, cette modestie, qui épurent l'amour en même tems qu'elles l'augmentent, et font de la plus ardente des passions, la plus aimable des vertus.

Adélaïde me parla de mon sort; c'étoit d'elle seule qu'il dépendoit. Elle forma des vœux pour mon bonheur, m'instruisit des moyens de plaire à son père. Je sus les mettre en usage. Au bout de quelques semaines, j'étois le favori du vieillard. Je présidois à la ferme, aux troupeaux, à la maison. Adélaïde me félicitoit de mes succès. Je les devois à ses conseils; et je ne pouvois lui parler à mon gré de mon bonheur, de ma reconnoissance. Dans la crainte d'en trop dire, je n'en disois pas assez. Le respect que m'inspiroit sa présence étoit encore plus grand que mon amour.

Nos douces conversations devinrent de plus en plus fréquentes. Adélaïde et Delphine venoient tous les matins à la prairie; j'étois au château le reste de la journée. Jamais je ne prononçois le nom d'amour, et cependant Adélaïde étoit bien sûre que je l'adorois; jamais elle ne me dit un mot que son père n'auroit pu entendre, et j'étois certain d'être aimé d'elle.

Enfin, j'osai lui déclarer ma naissance; cet aveu fit plaisir à son cœur. Un rayon d'espoir entra dans nos ames. Insensés que nous étions! le plus affreux malheur étoit près de nous.

Un jour, plus tard qu'à l'ordinaire, Adélaïde vint me trouver à la prairie. Elle étoit triste; son visage n'avoit plus ces couleurs brillantes qui la faisoient ressembler à la pomme vermeille. Ses yeux avoient perdu leur éclat; ses mains trembloient en pressant les miennes. Mon ami, me dit-elle d'une voix foible, hier au soir mon père nous annonça que, pour procurer à ma sœur le parti le plus brillant de la province, il avoit décidé que je prendrois le voile. Delphine a fait un cri d'horreur. Elle s'est jetée aux pieds de mon père, elle l'a supplié de rompre un hymen qui nous rendroit toutes deux malheureuses. Mon père l'a repoussée; irrité de ses prières et de mon silence, il m'a déclaré d'un ton terrible que dès demain il me conduiroit au couvent d'Anduze, d'où je ne sortirois plus. Les larmes, les cris de ma sœur n'ont fait qu'allumer sa colère. Son ambition est flattée d'avoir pour gendre le jeune comte d'Assier; et la tendresse qu'il avoit pour moi est immolée à cette ambition.

Mais je n'irai point au couvent, mon ami. Le trouble, l'effroi que m'a fait éprouver cette nouvelle, la fureur où j'ai vu mon père, la crainte de ne plus te voir, m'ont causé un saisissement qui doit avoir des suites funestes. Une fièvre ardente m'a consumée toute la nuit; ma tête et mes entrailles brûlent; je peux à peine me soutenir. La certitude où je suis de succomber à mes maux, me les a fait surmonter pour venir te voir encore, pour venir dire le dernier adieu à cette belle prairie, asyle de nos amours. Mon cœur s'attendrit en la regardant; mes larmes coulent en fixant là-bas ce vieux saule..... où, pour la première fois...... Soutiens-moi, mon ami, emmène-moi d'ici, j'y regretterois trop la vie.

En disant ces mots, je la sens défaillir. Je la soutiens, je l'appelle; elle ne me répond plus. Je la porte évanouie jusqu'au château, où ses femmes la mettent au lit.

En peu de tems le mal fut à son comble. Le vieux Aguzan voulut que je soulageasse Delphine dans les soins qu'elle rendoit à sa sœur. Graces à cet ordre si cher, je ne quittai plus Adélaïde d'un instant. Toujours occupé de la servir, sans cesse à genoux au pied de son lit, tandis que Delphine étoit assise au chevet, nous passâmes ainsi neuf jours et neuf nuits, versant des pleurs dès qu'Adélaïde reposoit un moment, et composant notre visage aussitôt qu'elle nous regardoit. Ah! mon ami, que ces joies feintes sont douloureuses! que nous avons souffert, Delphine et moi, en cachant nos larmes sous un air riant, en affectant une espérance qui n'étoit pas dans nos cœurs! La mort, la mort que nous redoutions tant pour Adélaïde, eût été cent fois plus douce pour nous que ce supplice continuel.

Cependant le vieux Aguzan, touché du danger de sa fille, avoit envoyé chercher des secours à Montpellier. Le médecin attendoit le onzième jour pour nous donner un rayon d'espérance, ou pour nous l'ôter tout-à-fait. Il vint, ce onzième jour; les accidens redoublèrent; le médecin nous abandonna, je tombai sans mouvement en le voyant partir.

Revenu à moi, j'allai prendre ma place accoutumée auprès du lit d'Adélaïde. Elle ne connoissoit personne; le délire l'égaroit depuis quatre jours. Elle me fixa cependant; et, me regardant avec ce rire affreux qui fait couler les larmes même des indifférens:

Je suis guérie, me dit-elle, j'épouse demain Isidore; demain je deviendrai la femme du plus aimable des époux. Après cela je mourrai, je l'ai promis; je veux que vous soyez à mes noces, et que vous mouriez avec moi.

En disant ces paroles insensées, elle me tendit la main; mais son père ayant paru, elle me repoussa, prononça le nom de couvent, et son délire fut de désespoir.

Le mal sembla se soulager aux approches de la nuit. C'étoit la douzième que Delphine et moi nous passions, sans que le sommeil eût approché de nos yeux. Delphine fit retirer son père; accablée de fatigue, elle se jeta sur un lit de repos, où, malgré sa douleur, un profond sommeil s'empara de ses sens. Toutes les femmes, tous les valets d'Adélaïde étoient endormis. Je veillois seul dans sa chambre. Elle étoit calme; accablée par la force du mal, elle reposoit ou sembloit reposèr. Je la considérai long-tems: je contemplai ce visage, le plus beau de la nature peu de jours auparavant, maintenant rouge, allumé, couvert d'une peau tendue; cette bouche, naguère l'asyle des amours, d'où ne sortoient jamais que des paroles de bonté ou de tendresse, exhalant une haleine brûlante et précipitée. Je voulus la respirer; j'eus l'espoir de prendre son mal et de mourir avec elle. J'approchai doucement ma tête de la sienne, je me plaçai sur son chevet, et je recueillis avec un plaisir horrible le souffle qui sortoit de son sein.

L'espèce de bonheur dont je jouissois, en me trouvant appuyé sur le même chevet qu'Adélaïde, la fatigue extrême et les veilles des jours précédens, me firent succomber malgré moi, non au sommeil, mais à un accablement profond qui m'ôta l'usage de mes facultés. Toutes mes forces étoient épuisées, tous mes sens étoient émoussés; à force d'avoir souffert, je ne sentois plus mes maux; et j'éprouvois ce repos horrible que donne l'anéantissement. Mes yeux cependant ne se fermèrent pas, mes yeux ne se détachèrent point d'elle, puisque je crus la voir, et je la vis en effet tourner la tête, me regarder, se soulever doucement, s'appuyer sur son coude, et, fixant ses regards sur moi, elle me dit ces paroles, qu'il me semble encore entendre.

Mon bien-aimé, je vais vous quitter, je vais vous quitter pour toujours. Je vous remercie de m'avoir aimée; vous avez rendu heureux tout le tems de ma vie où je vous ai connu. Je meurs, mon ami; mais je suis bien sûre que je ne mourrai point dans votre cœur, et qu'une autre n'y prendra jamais ma place. Pour moi, si, comme je l'espère, on peut aimer encore après la mort, mon ame, en attendant la vôtre, s'occupera toujours de vous, suivra vos pas, vous environnera sans cesse, sera le témoin assidu de vos actions et de vos sentimens. Pensezy toutes les fois que vous pleurerez votre amie, vos larmes en seront moins amères. Adieu, adieu, mon ami; ma mort n'est point douloureuse, puisque je meurs presque entre vos bras. Elle seroit plus douce encore si je pouvois vous dire: Adieu, adieu, mon époux. Recevez ce titre, mon bien-aimé, je vous le donne dans ce moment; j'en prends à témoin Dieu qui nous voit toujours, et la mort qui est déja sur ma tête. La voilà, je la sens. Recevez vîte, mon époux, cet anneau que je porte depuis mon enfance, et que je vous donne en gage de ma foi. Recevez encore ce baiser de votre épouse; c'est le premier et le dernier qu'elle ait donné.

A ces mots, je sentis ses lèvres se poser sur mon front, et une larme brûlante tomber de ses yeux sur ma joue. Je revins aussitôt à moi; je la regarde.... elle n'étoit plus. Elle n'étoit plus, Némorin, et je me trouvai l'anneau qu'elle avoit porté dès l'enfance, et je sentis sur mon visage la larme brûlante tombée de ses yeux......

Je me lève, je m'écrie, je la nomme mon épouse; je la presse, je la serre contre mon cœur. Delphine éveillée, veut en vain me calmer; je repousse loin de moi Delphine. Elle redouble ses efforts, elle craint l'arrivée de son père; elle commande aux valets qui accourent de m'arracher du corps de sa sœur. On me saisit, on veut m'emporter; je me jette, je m'attache à la terre; je me traîne jusqu'à ce lit, contre lequel je frappe ma tête; mon sang se mêle à mes pleurs et ruissèle sur mon visage. Delphine me demande à genoux de la suivre hors de cette chambre. Elle me fait sortir du château; et, craignant pour moi la fureur de son père, que tant de témoins avoient instruit de mon amour, elle exige de moi le serment de m'éloigner de ce lieu de douleur. Je le lui devois ce serment. J'allai me cacher dans les bois voisins, accablé d'une douleur stupide, incapable d'avoir une idée, errant la nuit dans les cavernes, en poussant des cris affreux, en appelant Adélaïde; et me couchant tout le jour le visage contre la terre pour ne plus voir le soleil.

Enfin, je sortis de ces bois. J'allai de village en village, me plaignant par-tout de mes maux, demandant du pain que l'on me donnoit comme à un insensé. J'appris hier que les Espagnols nous avoient déclaré la guerre; qu'ils parcouroient notre patrie, le fer et la flamme à la main. Je les cherche pour qu'ils me tuent. Je demande par-tout de quel côté sont les ennemis, pour aller me jeter dans leurs lances.

Voilà l'histoire de mes malheurs, voilà quel est mon sort; ami, crois-moi, pleure et ne cherche pas à me consoler.

Tel fut le récit d'Isidore. Némorin, sans lui répondre, le presse long-tems dans ses bras. Résolus de ne plus se quitter, les deux infortunés se lèvent et vont se remettre en marche, lorsqu'un bruit qu'ils entendent derrière la haie contre laqu-elle ils étoient assis, leur fait tourner les yeux de ce côté. Ils aperçoivent un guerrier debout qui fixoit sur eux des yeux attendris.

Ce guerrier, à peine âgé de dix-neuf ans, étoit d'une taille haute et svelte; son visage doux et beau, avoit toutes les graces de la jeunesse; ses longs cheveux noirs tomboient en tresses sur son armure; son casque, orné de plumes, étoit à ses pieds; une écharpe blanche, semée de fleurs-de-lis d'or, soutenoit son épée enrichie de pierres précieuses. Tout annonçoit qu'il étoit prince; et ses yeux, ses traits, son air de grandeur, de courage et de bonté, disoient que c'étoit un héros.

Les deux bergers, saisis de respect, se retiroient en silence, quand le prince s'avançant vers eux:

Demeurez, bergers, leur dit-il, demeurez; je n'aime à voir fuir devant moi que les ennemis de la France. Caché parmi ces arbustes, je viens d'entendre vos discours; j'ai donné des larmes à vos malheurs. Je vous demande d'accepter de moi toutes les consolations que mon rang et mon amitié peuvent vous offrir. Je suis né prince, mais je suis homme; et mon cœur rapproche de moi tous ceux que ma fortune en éloigne. Rassurez-vous donc, pasteurs, rassurez-vous, et daignez avoir confiance aux paroles de Gaston de Foix.

A ce grand nom de Gaston, les deux bergers mirent un genou en terre. Gaston, neveu de Louis XII, étoit gouverneur de l'Occitanie; sa bonté, sa justice, son amour pour les malheureux, l'avoient deja fait chérir de tous les habitans de la province. Il n'étoit pas un berger qui n'eût entendu parler de Gaston; tous savoient que c'étoit à lui qu'ils devoient le bonheur dont ils jouissoient. La mère, qui chaque matin enseignoit à son enfant à remercier l'Être suprême, lui apprenoit en même tems à bénir le nom de Gaston.

Le prince se hâta de relever les bergers. Que je me sais gré, leur dit-il, de m'être éloigné de mon camp, pour venir respirer ici la fraîcheur du matin! Hier, j'ai secouru deux infortunés; Dieu m'en donne aujourd'hui la récompense, en m'en adressant deux autres.

En prononçant ces mots, il tend la main aux bergers qui la baisent en pleurant d'admiration. Ne me quittez plus, ajouta Gaston, venez avec moi défendre vos frères. Le vertueux Louis, jugeant du cœur des rois par le sien, a pensé que les traités étoient plus sûrs que les conquêtes; il est puni de sa confiance. Le perfide roi d'Aragon vient d'envoyer une armée sous la conduite du vaillant Mendoze. La moitié du Languedoc est ravagée; Mendoze est déja sous les murs de Nismes. Je vais mourir ou les défendre; suivez-moi, braves pasteurs, changez vos houlettes contre des lances, et que la gloire de servir utilement la patrie, vous console d'avoir en vain servi l'Amour.

Il dit: les deux bergers décidés à ne plus quitter le héros, prennent avec lui la route de son camp.

fin du livre cinquième.
LIVRE SIXIÈME.

Ograndeur, que tu es belle, quand la vertu te rend utile! Que le spectacle de l'homme puissant occupé de secourir ses frères est doux pour une ame sensible! Combien de fois j'en ai joui! combien j'ai vu d'infortunés environner en pleurant celui qui finissoit leurs peines; celui qui, né dans la pourpre royale, abandonne son palais pour voler à leur chaumière, pour la rétablir, si elle est détruite, pour y ramener l'abondance et la paix! Je le vois tous les jours, ce mortel bienfaisant, parcourir ses immenses domaines, et choisissant pour s'y rendre, l'instant où le pauvre a besoin de lui. Là, où l'hiver est plus rigoureux, où le feu vient d'exercer son ravage, où des fleuves débordés ont emporté l'espoir du laboureur, où des loups affamés ont semé l'effroi, c'est là qu'il faut surement l'attendre. Occupé de suivre le malheur, il arrive presque aussitôt que lui pour en effacer les traces. Il paroît, et le pauvre est riche, l'infortuné sèche ses larmes, l'opprimé rentre dans ses droits. C'est pour eux qu'il aime son rang, c'est pour eux qu'il a des richesses. Sa récompense est son bienfait même, sur-tout quand il reste ignoré. Ah! que sa modestie se rassure; mon respect et mon amour m'empêcheront de le nommer.

Isidore et Némorin, guidés par l'aimable prince qui s'intéressoit à leur sort, suivoient en silence la route de son camp. Ils contemploient le neveu de leur roi; ils admiroient l'adorable assemblage de la grandeur et de la bonté, lorsque le jeune Gaston, pour les distraire de leurs maux, leur parle de leur patrie, des avantages qui la distinguent des autres Etats de Louis, et de cette ville célèbre, où les troubadours alloient tous les ans disputer les trois fleurs d'or qui sont le prix du génie. Le prince ignoroit l'origine de cet usage antique et fameux; Némorin, pressé de la lui apprendre, lui chante la romance de Clémence Isaure, qu'un berger des rives de l'Ariége lui avoit apprise.

CLÉMENCE ISAURE, romance.

A Toulouse il fut une belle; Clémence Isaure étoit son nom: Le beau Lautrec brûla pour elle, Et de sa foi reçut le don; Mais leurs parens trop inflexibles S'opposoient à leurs tendres feux: Ainsi toujours les cœurs sensibles Sont nés pour être malheureux. Alphonse, le père d'Isaure, Veut lui donner un autre époux; Fidelle à l'amant qu'elle adore, Sa fille tombe à ses genoux: Ah! que plutôt votre colère Termine des jours de douleur! Ma vie appartient à mon père, A Lautrec appartient mon cœur. Le vieillard, pour qui la vengeance A plus de charmes que l'amour, Fait charger de chaînes Clémence, Et l'enferme dans une tour: Lautrec que menace sa rage, Vient gémir au pied du donjon, Comme l'oiseau près de la cage Où sa compagne est en prison.

Une nuit, la tendre Clémence Entend la voix de son amant; A ses barreaux elle s'élance, Et lui dit ces mots en pleurant: Mon doux ami, calme tes peines, Et sois tranquille sur ma foi: Je trouve légères mes chaînes, Puisque je les porte pour toi. Cependant cédons à l'orage, De Philippe va voir la cour; Fais qu'il admire ton courage, Et qu'il protège notre amour. En partant reçois le seul gage Que je possède encore ici, Ce bouquet de rose sauvage, De violette et de souci. L'Églantine est la fleur que j'aime, La violette est ma couleur, Dans le souci tu vois l'emblême Des chagrins de mon triste cœur. Ces trois fleurs que ma bouche presse Seront humides de mes pleurs; Qu'elles te rappellent sans cesse, Et nos amours, et nos douleurs. Elle dit, et par la fenêtre, Jette les fleurs à son amant;

Alphonse qui vient à paroître Le force de fuir tout tremblant. Lautrec prend le chemin de France, En méditant un prompt retour, En disant le nom de Clémence A tous les échos d'alentour. Il apprend bientôt que la guerre Se rallume de toutes parts, Et que le héros d'Angleterre Assiége déja ses remparts. Sur ses pas Lautrec revient vîte; A peine est-il sur les glacis, Qu'il voit des Toulousains l'élite Fuyant devant les ennemis. Un seul guerrier résiste encore, Mais dans l'instant il va périr; C'étoit le vieux père d'Isaure, Lautrec vole le secourir. Il frappe, il crie, il le dégage, De son corps couvre le vieillard; Il est blessé, mais son courage Fait fuir les soldats d'Edouard. Hélas! sa blessure est mortelle, Lautrec meurt au lit des héros; Alphonse l'évite, il l'appelle, Pour lui dire ces tristes mots: Cruel père de mon amie,

Tu ne m'as pas voulu pour fils; Je me venge en sauvant ta vie, Le trépas m'est doux à ce prix. Exauce du moins ma prière, Rends les jours de Clémence heureux; Dis-lui qu'à mon heure dernière Je t'ai chargé de mes adieux. Reporte-lui ces fleurs sanglantes, De mon cœur le plus cher trésor, Et laisse mes lèvres mourantes Les baiser une fois encor. En disant ces mots il expire. Alphonse, accablé de douleur, Prend le bouquet, et s'en va dire A sa fille l'affreux malheur. En peu de jours la triste amante, Dans les pleurs terminant son sort, Prit soin, d'une main défaillante, D'écrire un testament de mort. Elle ordonna que chaque année, En mémoire de ses amours, Chacune des fleurs fût donnée Aux plus habiles troubadours. Tout son bien fut laissé par elle, Pour que ces trois fleurs fussent d'or: Sa patrie, à son vœu fidelle, Observe cet usage encor.

Némorin achevoit sa romance, lorsqu'ils arrivèrent à la fontaine de Bourbon où étoit le camp du jeune héros. Les deux pasteurs s'arrêtent à cette vue. Ces faisceaux de lances brillantes, ces pavillons, dont les banderolles flottoient dans les airs, ces drapeaux, ces étendards semés de fleurs-de-lis, tout cet appareil guerrier, si nouveau pour eux, les remplissoit d'admiration. Le prince s'en aperçut; et, souriant de leur surprise:

Bergers, leur dit-il avec grace, voilà nos cabanes; elles sont moins paisibles que les vôtres; mais l'amour les habite aussi. Au milieu du tumulte des armes, nous soupirons ici comme vous, et comme vous nous sommes fidèles.

Comme il parloit, il voit venir au devant de lui les principaux chefs de l'armée, le brave Narbonne, le sage Mirepoix, le prudent Crussol, le jeune Bernis et l'aimable Duroure. Ces vaillans guerriers, dont les nobles aïeux furent l'honneur de l'Occitanie, amènent à leur général un soldat de la garnison de Nismes, blessé et haletant de fatigue. Ce jeune soldat remet à Gaston une lettre de Taleyrand, le gouverneur de la ville, et raconte que, poursuivi par les Espagnols, dont il a traversé le camp, il a reçu deux coups d'arbalète, qui n'ont pourtant pas arrêté sa course. Le prince comble de ses dons le soldat, et commande à Némorin de prendre soin de ses blessures.

Le berger n'avoit pas besoin de cet ordre; il a reconnu ce jeune envoyé: c'est Hilaric; c'est l'aimable enfant qui conduisit Estelle au beau vallon. Némorin l'embrasse mille fois. Dès que ses blessures sont pansées, il lui demande quels événemens l'ont fait sortir de sa patrie, depuis quel tems il a quitté Massanne; il n'ose prononcer le nom d'Estelle, mais il multiplie ses questions sur tout ce qui a rapport à cette bergère.

Tu ignores donc nos affreux malheurs, lui répondit Hilaric. Un détachement de l'armée espagnole a pénétré dans nos retraites, a ravagé nos biens, détruit nos troupeaux, brûlé nos maisons; jamais......

Que dis-tu? s'écrie Némorin, et qu'est devenue Estelle?

Elle a fui, répond Hilaric, avec la plupart de nos habitans. Estelle, Méril, le vieux Raimond, Marguerite, Rose et moi, nous sommes venus chercher un asyle dans les murs de Nismes, où nous ne comptions pas être assiégés. Mais le terrible Mendoze est arrivé dès le lendemain; Mendoze a bloqué la ville. Notre gouverneur est près de manquer de vivres; il a fait demander un soldat qui voulût tenter de passer à travers le camp espagnol, pour porter une lettre à Gaston; je me suis offert. J'ai réussi, et votre prince est instruit que s'il tarde encore deux jours, Nismes est forcé de se rendre.

Ainsi parla le jeune Hilaric. Némorin lui fait répéter qu'Estelle est échappée à tous les dangers. Il apprend avec un plaisir mêlé d'amertume que Méril n'est occupé que du bonheur de son épouse; qu'il a plusieurs fois exposé sa vie pour la défendre dans sa fuite, et que, depuis son arrivée à Nismes, aucun soldat n'a montré plus de zèle, plus de valeur que Méril.

Pendant que Némorin lui-même applaudissoit aux qualités de son rival, Gaston assembloit son conseil de guerre, et décidoit la bataille contre Mendoze. Tous les obstacles sont prévus, toutes les heures sont calculées; mais il étoit important d'envoyer cette nuit même au gouverneur de la ville, afin qu'il préparât une sortie qui devoit assurer la victoire. Hilaric blessé ne pouvoit plus retourner à Nismes. Il falloit qu'un autre envoyé franchît, avant le jour, douze mortelles lieues, et pût échapper aux gardes ennemies. L'entreprise étoit périlleuse, Némorin se présenta pour la tenter.

Gaston l'embrasse et lui remet une lettre pour le brave Taleyrand. Isidore ne veut point quitter son ami, tous deux s'arment d'une lance et se mettent en marche aussitôt.

Animés par tous les motifs qui ont du pouvoir sur les ames ardentes, les deux amis franchissent en six heures le long espace qu'ils ont à parcourir. Le premier crépuscule ne paroissoit point encore qu'ils étoient près du camp espagnol. Alors ils quittent leur route, prennent un circuit à travers les vignes, et gagnent le côté de la ville qu'ils croient le moins gardé.

Mais le prudent Mendoze, qui craignoit d'être surpris par Gaston, avoit couvert tout le pays de grandes gardes. Les malheureux bergers s'avançoient en silence derrière une longue haie, qui, en favorisant leur marche, leur déroboit la vue d'un poste des ennemis. Au détour de cette haie, ils se trouvent vis-à-vis du poste, et se voient tout-à-coup enveloppés par huit soldats qui leur crient de se rendre. Isidore perce de sa lance le premier qui s'offre à ses coups. Dans l'instant il tombe noyé dans son sang. Némorin veut le défendre, il reçoit une large blessure, et tandis qu'il tend la main à son compagnon pour le relever, on se jette sur lui, on le désarme.

Ami, lui dit Isidore d'une voix mourante, félicite-moi; je meurs; je vais rejoindre Adélaide. Mon seul regret est de te laisser dans l'affreux péril qui te menace; ma seule peine..... Il ne peut achever, il expire. Les Espagnols entraînent Némorin, qui demande à être conduit au général.

Arrivé devant Mendoze, environné de toutes parts, il tire la lettre que Gaston lui avoit confiée; et, regardant l'Espagnol avec respect et courage: Seigneur, dit-il, j'ai juré de souffrir la mort plutôt que de vous livrer ce billet. Ouvrez donc mon sein pour le lire.

En prononçant ces mots, il déchire la lettre et en avale les morceaux.

Aussitôt un cri général se fait entendre, et mille glaives sont levés sur Némorin. Mendoze les écarte tous:

Arrêtez, s'écrie-t-il, arrêtez, braves Castillans, respectez une belle action que vous auriez faite sans doute. Le courage sans défense fut toujours sacré pour des Espagnols. Et toi, jeune et vaillant soldat, retourne vers celui qui t'envoie; dis-lui que ma vigilance a dû te fermer le chemin de Nismes, mais que, sans daigner être inquiet de ses desseins mystérieux, Mendoze lui propose un moyen de délivrer la ville assiégée. Qu'il paroisse avec son armée; qu'en présence des Espagnols et des François, il entre dans la lice avec moi seul. S'il est vainqueur, le siége sera levé; je lui en donne ma foi: s'il est vaincu, je lui demande sa parole que la ville me sera rendue.

Après ces mots, il fait panser la blessure de Némorin, et commande une escorte pour le reconduire. C'est ainsi, lui dit-il, que les Espagnols traitent la vertu, même dans leurs ennemis. Puissent les François trouver toujours la même générosité dans d'autres nations, quand leurs guerriers renouvelleront le bel exemple que tu viens de donner aujourd'hui!

Némorin pénétré d'admiration pour Mendoze, mais désolé d'avoir manqué son entreprise, et sur-tout d'avoir perdu son ami, demande au général espagnol qu'on rende au malheureux Isidore les honneurs de la sépulture. Après avoir obtenu ce triste bienfait, il se hâte de quitter le camp, et rejoint bientôt Gaston qui s'avançoit d'un pas rapide.

Le berger rend compte à ce prince de son inutile voyage; il donne de nouvelles larmes au malheureux Isidore, exalte sa vertu, son courage, et parle à peine de ce qu'il a fait lui-même. Gaston regrette l'infortuné; mais dès qu'il est instruit du défi de Mendoze, il se félicite d'exposer ses jours pour la patrie; il brûle d'en venir aux mains, et ordonne de hâter la marche.

Pendant ce tems, le gouverneur de Nismes, ignorant le cartel de Mendoze, n'espérant plus voir arriver Gaston, fait une sanglante sortie, également meurtrière auxdeux partis. Repoussé dans ses murailles, malgré ses efforts, malgré sa valeur, réduit à la dernière extrémité, il alloit arborer le drapeau blanc, quand tout-à-coup les sentinelles, placées sur le haut des arênes, annoncent l'armée françoise.

Au même instant l'on voit arriver aux portes un trompette de Mendoze, avec une lettre pour Taleyrand. On le conduit les yeux bandés au gouverneur. Dans cette lettre, l'Espagnol annonce son combat avec Gaston, et demande qu'on remette le sort de la ville entre les mains de ce prince. Taleyrand accepte, jure de se rendre, si le comte de Foix est vaincu; les citoyens, instruits de ces conditions, se regardent comme délivrés.

Le jeune Gaston, après avoir fait camper son armée dans la belle plaine du Vistre, envoie demander à Mendoze le jour du combat, l'heure, le lieu, les armes. L'Espagnol le propose pour le lendemain, au point du jour, à pied, avec l'épée et le poignard, en présence des deux armées. Gaston donne son gage et reçoit celui de Mendoze. La barrière aussitôt se dresse; les deux guerriers se préparent; les deux camps adressent des vœux au ciel.

Dès que l'aurore eut ouvert l'orient, on voit les remparts de Nismes bordés de soldats. Le haut des arênes, le faîte des temples et des maisons se couvrent d'une multitude de peuple. Les lances espagnoles brillent sur le sommet de la Tour-Magne. Différens postes François ou Castillans occupent le haut des collines; et les montagnes lointaines sont garnies des habitans de la contrée, qui lèvent les mains au ciel, en l'implorant pour leur défenseur.

A l'heure marquée, les Espagnols sortent de leur camp. Couverts de brillantes cuirasses qui réfléchissent les feux du soleil, ils marchent en ordre dans la plaine, et déploient avec lenteur leurs bataillons hérissés de dards. Un profond silence règne parmi eux. Immobiles à leur place, occupés seulement d'obéir, ils ne regardent que leurs chefs. La valeur et l'orgueil se peignent sur leurs visages basanés; une gravité noble et farouche tempère leur ardeur guerrière.

Les François sortent en foule de leurs tentes. Leurs légers bataillons courent se ranger d'eux-mêmes vis-à-vis les ennemis. Chefs, soldats, sont confondus. L'égalité de courage, la franchise, la gaieté nationale les rendent tous compagnons. Appuyés négligemment sur leur lances, ils semblent assister à des jeux. Sans haine, comme sans crainte, ils sourient à leurs ennemis, les avertissent que Gaston est redoutable, et semblent plaindre Mendoze d'avoir provoqué ce jeune héros. Les Castillans frémissent et se taisent. Les François rient et chantent cette chanson:

Gaston, le sort de la patrie Est remis à votre valeur; Songez à votre douce amie, En entrant au champ de l'honneur. Il est une triple alliance Qui vous garantit le succès: On vit toujours d'intelligence L'amour, la gloire et les François. Qu'un ennemi, qu'une coquette, Tous deux dès long-tems aguerris, Veuillent retarder la conquête De leur cœur et de leur pays; Inutile est leur résistance, Tous deux conviennent, à la paix, Qu'on vit toujours d'intelligence L'amour, la gloire et les François. La belle qui n'est plus sévère Dès ce moment règne sur nous; L'ennemi qui cesse la guerre Nous trouve généreux et doux. Ceux qu'a vaincu notre vaillance Eprouvent tous par nos bienfaits, Qu'on vit toujours d'intelligence L'amour, la gloire et les François.

Mais bientôt Mendoze paroît monté sur un superbe coursier d'Andalousie, qui, retenu par la main de son maître, s'agite, se tourmente sous lui, et fait voler au loin l'écume dont il blanchit son frein doré. Les pierreries brillent sur ses armes; un panache rouge ombrage son casque; une écharpe de même couleur soutient son glaive étincelant. Il s'avance d'un air fier et tranquille, se fait ouvrir la barrière, laisse son coursier à l'entrée, et se promène en attendant Gaston.

Ce prince accouroit au galop. Des plumes blanches flottent sur sa tête; son armure d'acier poli a plus d'éclat que le diamant. Sur son bouclier l'on voit un chiffre amoureux; ce même chiffre est brodé sur son écharpe fleur delisée. Prompt comme l'éclair, il vole, il arrive, s'élance à terre, franchit la barrière avant qu'on l'ait ouverte, salue Mendoze, et demande le signal.

Les trompettes sonnent; les deux ennemis, l'épée d'une main, le poignard de l'autre, s'attaquent avec fureur.

Gaston, plus impétueux que son vaillant adversaire, lui porte dans le même instant quatre coups de pointe, qui sont tous quatre parés. Mendoze à son tour avance un pas vers Gaston, lui présente l'épée au visage, et, la rabaissant vivement par dessus le fer de son ennemi, il atteint son flanc, d'où le sang coule aussitôt.

A cette vue, les François pâlissent, et les Éspagnols jettent un cri de joie. Mais l'adroit Gaston, au moment où il est frappé, détourne son corps à droite, rend par ce mouvement sa blessure peu profonde, et déployant son bras gauche, il porte un coup de poignard à la gorge de son ennemi. Le poignard se brise dans la cotte de mailles; le sang de Mendoze n'en rougit pas moins ses armes; et les François à leur tour répondent au cri des Castillans.

Gaston n'a plus que son épée, Mendoze s'en aperçoit et jette aussitôt son poignard: Prince, dit-il, point d'avantage; que nos armes soient égales aussi bien que notre valeur.

En disant ces mots, il presse Gaston, et lui porte un coup sur la tête, qui fait chanceler le héros. Gaston recule, s'élance de côté, et réunissant toutes ses forces, il fait tomber sa tranchante épée sur le casque de l'Espagnol. Le coup fut terrible. Le casque partagé tombe sur la poussière; Mendoze lui-même va toucher la terre de sa main gauche, mais il se relève plus terrible. Arrêtez, lui crie Gaston, le péril ne seroit plus égal.

Il dit, détache son casque, le jette, et continue le combat.

Les deux armées, saisies d'admiration, trembloient toutes deux pour leurs vaillans chefs. Leurs têtes n'étoient plus couvertes que par leur épée, et leurs coups multipliés glaçoient de terreur les plus braves soldats; quand tout-à-coup on voit arriver un courrier couvert de poussière, qui s'avance vers la barrière de toute la vîtesse de son cheval, et crie aux deux héros de s'arrêter.

A ces cris répétés, à ceux des deux armées, Mendoze et Gaston surpris interrompent leur combat. Le courrier, au nom du roi de France, se fait ouvrir la barrière, et va remettre à Gaston une lettre de Louis. Le prince, après l'avoir lue, jette son épée:

Plus de guerre, s'écrie-t-il, nos deux Monarques cessent d'être ennemis. Germaine, ma sœur, épouse votre maître, et devient le garant d'une paix durable entre Louis et Ferdinand. C'est à moi sur-tout que cette paix est chère; puisque je préfère l'amitié de Mendoze à la gloire même de lui avoir résisté.

Il dit; le héros espagnol, touché de tant de courtoisie, veut baiser avec respect la main du frère de sa reine. Gaston l'embrasse; et ces deux guerriers sortent de la lice pour aller déclarer la paix.

Cette heureuse nouvelle est bientôt répandue. Mille cris de joie s'élèvent jusqu'aux cieux. Les portes de la ville s'ouvrent; les habitans viennent offrir leurs maisons aux François, aux Espagnols. Les deux généraux se tenant par la main, à la tête des deux armées confondues, entrent ensemble dans Nismes, au milieu des acclamations. Tous deux sont conduits chez Taleyrand, où leurs blessures peu dangereuses sont pansées. Leurs soldats sont distribués chez les citoyens, et la discipline la plus austère empêche qu'aucun désordre ne trouble l'alégresse publique.

Némorin, seul infortuné au milieu de tant d'heureux, n'avoit pas quitté Gaston. Dès que ce prince fut retiré dans son palais, le triste Némorin va parcourir la ville, desirant et craignant de rencontrer Estelle. Il n'ose s'informer d'elle, il tremble de prononcer son nom; mais il demande à tous ceux qu'il voit, s'ils ne connoissent point Rose ou Marguerite. On l'écoute à peine; on ne lui répond point. Soldats, citoyens, étrangers, ne sont occupés que de la joie publique.

Le berger employa tout le jour à son inutile recherche. Le soir, il erroit encore dans la ville, lorsque, passant auprès de l'antique temple de Diane, il se trouve tout-à-coup au milieu d'un cimetière, où plusieurs fosses récentes rappeloient les horreurs du siége. Némorin s'arrête dans ce lieu terrible; il s'assied sur une vieille tombe; et là, les yeux fixés sur cette terre, seul asile où les malheureux soient en paix, environné des ombres de la nuit, entouré d'images funèbres, Némorin écoute en silence les cris d'un hibou solitaire, posé près de lui sur une croix de fer. Il éprouve un charme secret à se livrer tout entier à sa profonde tristesse; mais bientôt il entend à quelques pas des soupirs et des gémissemens. Le berger écoute, lève les yeux, et distingue à travers les ténèbres une femme en habit de deuil, à genoux sur une fosse, les mains jointes, la tête couverte d'un crêpe. Némorin s'avance vers elle; il l'entend prononcer ces paroles:

O toi qui possédas de mon cœur tout ce qu'il pouvoit accorder à l'estime, toi qui voulus me rendre heureuse, et dont je n'ai pas fait le bonheur, pardonne, mon digne époux, pardonne-moi de m'être toujours dérobée à ton chaste amour, d'avoir accepté le sacrifice de tes pudiques desirs. Je l'ai dû; je n'étois pas digne de toi. Tu méritois une épouse dont le cœur t'appartînt tout entier; et le mien ne put jamais éteindre la première flamme dont il a brûlé. Ah! du moins, si de ta céleste demeure tu lis dans le fond de mon ame, tu ne peux pas douter, mon époux, de la sincérité de mes regrets. Les larmes amères qui baignent ta tombe doivent te prouver que mon respect et mon amitié pour toi, m'étoient aussi chers que mon premier amour.

A ces paroles, à ce son de voix, Némorin croit faire un songe; immobile, hors de lui, il écoute long-tems avant d'être certain que c'est Estelle. Lorsqu'il n'en peut plus douter, il s'élance vers la bergère, tombe à ses pieds, et s'écrie avec des sanglots: Est-ce vous qui m'êtes rendue? Est-ce bien vous dont Némorin embrasse enfin les genoux?

Estelle, d'abord effrayée, reconnoît bientôt le pasteur; mais sans lui laisser le tems de poursuivre: Vous êtes, lui dit-elle d'une voix sévère, sur la tombe de Méril, et vous parlez à sa veuve! elle ne doit ni ne veut vous entendre.

A ces mots, elle fuit. Némorin, pénétré de crainte, demeure à genoux sur cette tombe, la bouche ouverte et les bras tendus.

Cependant, le desir de connoître la demeure d'Estelle le fait revenir à lui; il se lève, court sur ses pas, la suit, et la voit entrer dans une maison de peu d'apparence que le berger examine long-tems. Enfin, le cœur plein de trouble, n'osant encore se livrer à l'espoir, il revient au palais de Gaston tout raconter à son auguste protecteur.

Le prince consola le berger. Il fit plus, il prit des mesures pour assurer le bonheur d'Estelle et de Némorin.

Déja ses ordres sont donnés pour que les habitans de Nîmes se rassemblent le lendemain dans les arênes. Gaston prend soin secrètement que le vieux Raimond s'y trouve avec eux. Le prince, suivi de ses officiers et de Némorin, se présente au milieu de ce peuple sensible qui fait éclater ses transports en voyant son libérateur.

Citoyens, leur dit-il, j'ai combattu pour vous; mais c'est le meilleur des rois qui vous délivre; c'est lui qui vous donne la paix. Vous devez tout à Louis, rien à Gaston. Prions ensemble le ciel de nous conserver long-tems le père du peuple.

J'implore cependant votre reconnoissance pour un de vos compatriotes, qui, chargé par moi de vous instruire du jour de mon arrivée, fut pris par les Espagnols, et voulut souffrir la mort plutôt que de livrer la lettre que je vous adressois. Le voici, ce vertueux soldat, ajoutat-il, en montrant Némorin; il n'est qu'un seul prix digne de son cœur; c'est à toi, Raimond, que je le demande. Némorin adore ta fille. La mort glorieuse de Méril la laisse maîtresse de sa foi; acquitte donc ta patrie en donnant Estelle à son digne amant. Gaston de Foix t'en supplie: Gaston est bien loin de vouloir te rien commander; mais il vous sollicite tous, citoyens, de vous joindre avec lui pour fléchir Raimond.

Il dit; tout le peuple s'écrie. Raimond va se jeter aux pieds du prince, Némorin y étoit déja. Le héros les relève et les fait embrasser.

Me pardonnez-vous ma félicité? dit le pasteur au vieillard, avec une voix tremblante. Ma fille est à toi, répond celui-ci; mais cet hymen, fixé dès ce jour, ne peut se terminer qu'après le deuil de Méril; tu connois la vertu d'Estelle, et tu ne voudras jamais....... Avoir un seul sentiment, interrompit le berger, qui ne soit pas approuvé de mon père.

En disant ces mots, il lui demande sa bénédiction. Raimond la lui donne. Toute l'assemblée applaudit; et Gaston la congédie en ces termes.

Je vous quitte, citoyens, pour aller réparer les maux de la guerre, pour aller porter des secours dans les villages détruits. Taleyrand et Crussol, vous me seconderez. Vous, Némorin, je vous charge de distribuer mes trésors aux habitans de Massanne. Allez rebâtir leurs maisons, allez replanter leurs vergers, rendez-leur de nouveaux troupeaux, soulagez, secourez tous les malheureux de votre village, et ne craignez pas d'épuiser mes biens: je ne suis riche que lorsque je donne.

A ces mots, le héros se retire pour se dérober aux transports de la reconnoissance et de l'amour. Il va rejoindre Mendoze, et part avec ce guerrier, qui doit remettre dans ses mains les places prises pendant la guerre. Avant de partir, le prince laisse à Némorin une cassette pleine d'or, pour en disposer à son gré, et fait encore jurer à Raimond qu'il tiendra ce qu'il a promis.

Oh! quelle fut la joie de Rose et de Marguerite, quand elles virent arriver Némorin conduit par Raimond! Estelle fut près de s'évanouir, au récit de tout ce qui s'étoit passé. Sa rougeur et son silence furent sa seule réponse. Némorin, respectant ses habits de deuil, ne prononça pas un seul mot, ne laissa pas échapper un soupir qui pût déplaire à sa bergère. Intimidé par son bonheur même, à peine osoit-il regarder Estelle, à peine sembloit-il se souvenir qu'il eût été jamais aimé. C'étoit à Rose qu'il en parloit, c'étoit avec elle qu'il se livroit à ses transports, c'étoit d'elle seule qu'il avoit l'air d'être l'amant.

Dès le lendemain ils quittèrent Nismes, et emmenèrent avec eux Hilaric. Bien-tôt ils arrivèrent à Massanne. Depuis ce moment, Némorin ne fut occupé que de répandre les bienfaits de Gaston. Il rebâtit les chaumières, fit ensemencer les terres, rappela les cultivateurs; et, pour que les jours s'écoulassent plus vîte, il les employa tous à faire du bien.

Enfin, la longue année du deuil finit, et l'heureux Némorin devint l'époux d'Estelle. Rose les conduisit à l'autel; Rose pouvoit à peine contenir ses transports. Elle arrêtoit, elle appeloit tous ceux qu'elle trouvoit sur son passage, pour leur faire admirer Estelle, pour leur parler de ses vertus, de ses chagrins passés, du bonheur dont elle alloit jouir. De douces larmes couloient sur ses joues; et lorsque la tendre Estelle prononça le serment si doux d'aimer toujours Némorin, malgré la sainteté du lieu, malgré la présence du pasteur, Rose ne put contenir un cri de joie, et s'élança au cou de son amie.

Dès ce même jour, Rose s'établit dans la maison d'Estelle. Marguerite et Raimond, toujours chéris, toujours respectés de cette aimable famille, coulèrent au milieu d'eux une vieillesse longue et paisible. La paix, l'amitié, l'amour furent l'héritage qu'ils laissèrent à leurs enfans, dont la postérité subsiste encore dans le beau pays où j'ai pris naissance.

Heureuse patrie, d'où la fortune m'a exilé, et qui n'en es pas moins chère à mon cœur, je t'aurai du moins célébrée; je t'aurai consacré les derniers accens de ma flûte champêtre! Oui, j'en jure ton nom chéri, je dis un éternel adieu à la muse pastorale. Je ne veux point que d'autres airs profanent le chalumeau sur lequel j'ai chanté mon pays. Eh! quel sujet pourroit me plaire à présent que j'ai dépeint les campagnes riantes où les beautés de la nature m'ont ému pour la première fois? Beaux vallons, fortunés rivages, où, jeune encore, j'allois cueillir des fleurs! beaux arbres que mon aïeul planta, et dont la tête touchoit les nues, lorsque, courbé sur son bâton, il me les faisoit admirer! ruisseaux limpides qui arrosez les prairies de Florian, et que je franchissois dans mon enfance avec tant de peine et tant de plaisir, je ne vous verrai plus! Je vieillirai tristement éloigné du lieu de ma naissance, du lieu où reposent mes pères; et si je parviens à un âge avancé, le beau soleil de mon pays ne ranimera pas ma foiblesse. Ah! que ne puis-je au moins espérer que ma dépouille mortelle sera portée dans le vallon, où, enfant, j'allois voir bondir nos agneaux! Que ne puis-je être certain de reposer sous le grand alizier où les bergères du village se rassemblent pour danser! Je voudrois que leurs mains pieuses vinssent arroser le gazon qui couvriroit mon tombeau; que l'amant et la maîtresse le choisissent toujours pour siége; que les enfans, après leurs jeux, y jetassent leurs bouquets effeuillés; je voudrois enfin que les bergers de la contrée fussent quelquefois attendris, en y lisant cette inscription:

Dans cette demeure tranquille Repose notre bon ami; Il vécut toujours à la ville, Mais son cœur fut toujours ici. FIN.
NOTES.

(1) Le Languedoc, ou l'Occitanie, l'une des plus belles et des plus vastes provinces de France, étoit anciennement habité par des peuples nommés Volces. Ils furent conquis par les Romains, sous le consulat de Quintus Fabius Maximus, l'an de Rome 634. Ce pays fut alors appelé la Province Romaine; et depuis, quand toutes les Gaules eurent été soumises par César, le Languedoc prit le nom de Gaule Narbonnoise ou Transalpine. Les Romains, toujours attentifs à s'attacher par leurs arts les peuples vaincus par leurs armes, envoyèrent des colonies en Languedoc. Ils y portèrent leur religion, leur langue, leurs mœurs; ils y bâtirent des villes nouvelles, rétablirent les anciennes, et prirent soin de les embellir de cirques, de temples, de chefs-d'œuvre d'architecture, tels que les arênes, la maison quarrée de Nismes, le pont du Gard, et plusieurs autres monumens que l'on admire encore. Attirées par la beauté du climat, les familles des vainqueurs vinrent en foule s'établir dans la Narbonnoise; et les vaincus à leur tour allèrent chercher les honneurs à Rome, où, dès le tems de Ciceron, ils étoient admis en grand nombre dans le sénat.

Tantôt heureuse, tantôt opprimée, suivant que le trône du monde étoit occupé par un bon prince ou par un monstre, la Narbonnoise souffrit ou profita des révolutions de l'Empire. Elle devint chrétienne sous Commode, vers l'an 180 de notre ère, et presque aussitôt hérétique. Lorsque les successeurs de Théodose, plus occupés de confondre les Ariens que de repousser les Barbares, eurent laissé démembrer l'Empire, la province, après avoir été ravagée par les Vandales, les Alains, les Suisses, les Allemands, tomba au pouvoir des Visigoths, qui choisirent Toulouse pour leur capitale vers l'an 418.

Plus florissante sous leur gouvernement que sous celui des Empereurs, la Narbonnoise prit bientôt après le nom de Septimanie, ou d'Espagne citérieure. Malgré les victoires de Clovis, malgré des guerres continuelles avec les François, elle obéit environ 300 ans aux rois Visigoths, établis dans l'Espagne ultérieure. Les Arabes maures, vainqueurs de ces rois et conquérans de l'Espagne, s'emparèrent de la Septimanie vers l'an 720, et ne la gardèrent pas long-tems. Vaincus à leur tour à la fameuse bataille de Poitiers, ils repassèrent les Pyrénées; et le fils de Charles Martel, PepinleBref, qui occupa le trône de France, se rendit maître de la Septimanie, l'an 759, non par droit de conquête, mais par un traité.

Sous les foibles successeurs de Charlemagne, la malheureuse Septimanie ou Gothie, ravagée tour-à-tour par les Sarrasins, par les Normands, par les Hongrois, eut des Ducs et des Marquis, moins occupés de soulager ses maux que de se rendre indépendans des rois de France. Alors, vers l'an 850, commencèrent les Raimond, comtes de Toulouse, qui, de simples gouverneurs sous les premiers rois de la seconde race, parvinrent à posséder toute la province à titre de souveraineté. Plusieurs de ces Raimond furent dignes de leur fortune; mais le plus illustre fut Raimond de Saint-Gilles, quatrième du nom, si connu par ses exploits dans la Terre Sainte. (V. la note 4.)

Ce héros mourut devant Tripoli en 1105. Ses deux fils, Alphonse et Bertrand, qui lui succéderent l'un après l'autre, suivirent les traces de leur père, et abandonnèrent leurs Etats d'Europe pour aller combattre et mourir en Asie. Ces braves croisés étoient loin de prévoir sans doute que trente ans après le pape Innocent III publieroit une croisade contre leur petit-fils Raimond VI; que le barbare Simon de Montfort, chef de cette croisade, égorgeroit, pilleroit, brûleroit le Languedoc sous ce même étendard de la croix, planté jadis par Raimond IV sur la tour de David; que le malheureux Raimond VI, pour n'avoir pas voulu exterminer ses sujets, seroit excommunié, poursuivi, battu publiquement de verges par un légat, forcé de se croiser avec ses ennemis pour les aider à dévaster ses domaines, chassé de sa capitale avec son fils, et dépouillé de ses possessions pour les voir passer au bourreau de ses sujets. Mais au milieu de tant d'adversités, Raimond VI fit voir un courage, une patience, une sagesse à toute épreuve, Cédant à l'orage quand il étoit sans ressource, reprenant les armes dès qu'il trouvoit des soldats, soumis à l'église, fier avec les brigands qui abusoient d'un nom sacré, il reprit Toulouse et presque tous ses domaines, et mourut chargé d'ans, de malheurs et de gloire.

Son fils, Raimond VII, avoit aidé son père à recouvrer ses Etats. Il sut les défendre contre Amauri de Montfort, et contre Louis VIII, roi de France, à qui Montfort avoit vendu ce qu'il ne pouvoit plus conserver. L'inquisition établie dans la province dès l'an 1204, y fut fixée par le concile de Toulouse en 1229. Elle devint une source de calamités. Les inquisiteurs abusèrent tellement de leur pouvoir, que Grégoire IX fut obligé de les suspendre de leurs fonctions. Bientôt après, ayant été rétablis, les buchers se rallumèrent, et les inquisiteurs furent massacrés. Leur mort valut à Raimond de nouveaux ennemis. Il sut conjurer l'orage; et, réconcilié avec le Pape, avec le roi Saint-Louis, il mourut pleuré de ses peuples, qu'il auroit rendu plus heureux sans ses guerres continuelles, et sur-tout sans l'inquisition.

Raimond VII ne laissa qu'une fille, nommée Jeanne, qui avoit épousé Alphonse, comte de Poitiers, frère de Saint-Louis. A la mort de son père, Jeanne, son unique héritière, porta sa souveraineté dans la maison de France. Alphonse et Jeanne étant morts sans enfans, à trois jours l'un de l'autre, le roi PhilippeleHardi, neveu d'Alphonse, vint à Toulouse, en 1271, prendre possession de cette belle province, qui depuis a toujours été inviolablement attachée à la Couronne de France.

(2) Le haut Languedoc, où le climat est doux et tempéré, abonde en grains et en fruits. Le bas, moins fertile en blé, produit les excellens vins de Frontignan, de Lunel, de SaintPerny, de Saint-Gilles, de Cornas, etc. On y cultive les oliviers avec autant de succès qu'en Provence. Les troupeaux qui couvrent les Cévennes, et la quantité prodigieuse de mûriers sont les principales richesses du pays. L'Ariége, la Ceze, le Gardon, le Tarn roulent des paillettes d'or, après les grandes pluies et les fontes des neiges; ce qui prouve que les montagnes renferment des mines de ce metal. Dans plusieurs cantons on trouve des mines de fer, de plomb, d'étain, de cuivre, de jais, de vitriol, de bitume, d'antimoine, de souffre, de charbon de terre. Les carrières de marbre y sont communes; celles de Cosnes, au diocèse de Narbonne, fournissent en abondance ce beau marbre veiné qui porte le nom de la province. Près de Castres et dans d'autres endroits, on trouve des turquoises qui ne le cèdent point à celles d'Orient. Les eaux minérales y sont très-communes. Les plus célèbres sont celles de Vals, de Lodève, d'Alais, de Servan, de Balaruc, de Vendres, et une infinité d'autres. Les plantes médicinales y abondent; dans les seuls environs de Montpellier, on en compte plus de trois mille espèces. Les montagnes des Cévennes en offrent bien davantage.

(3) Antonin-le-Pieux, ce modèle des rois, qui trouva moyen de ne pas mourir en adoptant Marc-Aurèle, étoit originaire de Nismes.

(4) Raimond de Saint-Gilles, quatrième du nom, comte de Toulouse, rendit de grands services à Alphonse IV, roi de Castille, dans ses guerres contre les Maures, et il en obtint pour récompense sa fille Elvire, sœur de Thérèse, qui épousa Henri de Bourgogne, fondateur du royaume de Portugal. Raimond partit pour la Terre Sainte en 1096, à la tête de cent mille hommes. Ses exploits aux siéges de Nicée, d'Antioche, de Jérusalem, lui acquirent une gloire immortelle. Tous les historiens orientaux parlent plus de Raimond de Saint-Gilles, que de Godefroi et d'aucun autre. Après la prise de Jérusalem, les chrétiens offrirent la couronne à Raimond qui la refusa. Godefroi fut alors élu. Il exigea que Raimond lui remît la tour de David; et les deux héros se brouillèrent. Raimond ne l'en aida pas moins à gagner la fameuse bataille d'Ascalon. Les chrétiens vainqueurs s'étant désunis, Raimond, avec quatre cents chevaliers qui composoient sa petite armée, alla soumettre plusieurs villes dont il se fit une principauté. Il bâtit une forteresse nommée le Mont-Pélerin, où il établit sa demeure. Elvire sa femme ne le quittoit pas, le suivoit dans ses campagnes, et lui donnoit des enfans que Raimond baptisoit dans le Jourdain, et qui devoient être des héros comme leur père. Enfin il mourut au Mont Pélerin, âgé de 64 ans, après dix ans environ de combats et de victoires dans la Palestine.

(5) Jacques I, roi d'Aragon, naquit à Montpellier le premier février 1208. Il étoit fils de Marie de Montpellier, héritière de cette seigneurie, et de ce brave Pierre II, roi d'Aragon, tué à la bataille de Muret, en défendant son allié, son beau-frère Raimond VI, contre l'usurpateur Simon de Montfort. Deux croisés de l'armée de Montfort, Alain de Rouci et Florent de Ville, avoient conjuré la mort de Pierre. Mais celui-ci avoit changé ses armes contre celles d'un de ses chevaliers. Les deux croisés attaquèrent ce chevalier; Alain ne reconnoissant pas, à sa défense, la haute valeur du roi Pierre, s'écria que ce n'étoit pas lui. Pierre, qui étoit près de là, entend ces paroles, pique aux deux guerriers, lève sa visiere, et leur dit à haute voix: Vraiment non, ce n'est pas lui; mais le voici. En finissant ces mots, il porte un coup au guerrier françois, et le renverse de cheval. Delà, il se jette dans la mêlée, où il fait des prodiges de valeur. Mais Alain et Florent rallient leurs troupes, environnent le vaillant roi, ne s'attachent qu'à lui seul, et finissent par le renverser mort sur la poussière. Ainsi périt, à la fleur de l'âge, un des plus aimables monarques du monde. Pierre étoit grand, bien fait, magnifique, d'une probité égale à sa valeur. Sa justice et sa bonté le rendoient l'idole de ses sujets. Aux qualités d'un grand roi, il joignoit tous les talens que l'on pouvoit acquérir alors. Il aimoit et cultivoit la poésie provençale, et faisoit gloire d'être bon Troubadour. Ce grand prince, trop peu connu, et sur-tout trop peu loué, gouverna ses sujets comme un père, et mourut comme un héros, en combattant pour la justice et pour l'amitié.

Pierre II laissa la couronne d'Aragon et la seigneurie de Montpellier à Jacques I son fils. Ce prince fut digue de son père. Soixante ans de victoires contre les Maures, lui valurent le surnom de Conquérant, titre véritablement glorieux pour lui, puisqu'il ne l'acquit qu'en délivrant sa patrie des usurpateurs qui l'avoient opprimée. En triomphant de ses ennemis, il sut rendre ses sujets heureux. Il cultiva les arts, les lettres, et nous a laissé des mémoires précieux de sa vie. Je me suis un peu étendu sur ces deux princes, parce que l'un a joué un grand rôle dans l'histoire de Languedoc, et l'autre a fait honneur à la province où il naquit.

Après la mort de Jacques I, la seigneurie de Montpellier, autrement dite le comté de Melgueil, ou de Maguelonne, appartint aux rois de Majorque, fut ensuite confisquée par Pierre IV, roi d'Aragon, disputée par les rois de France, achetée en partie par Philippe-le-Bel, et enfin acquise par Philippe de Valois.

(6) Gui Fulcodi, pape sous le nom de Clément IV, étoit de Saint-Gilles, fils d'un Jurisconsulte estimé. Gui suivit d'abord le parti des armes, épousa une jeune demoiselle qu'il aimoit, et en eut plusieurs enfans. Il étudia le droit, et s'acquit en peu de tems une très-grande célébrité. A sa profonde éruditon il joignit des dons encore plus estimables, la probité, la sagesse, la modestie. Raimond VII, son souverain, Alphonse, comte de Poitiers et de Toulouse, Saint-Louis, roi de France, et le roi d'Aragon, l'employèrent dans les affaires les plus délicates. Il perdit sa femme, et se fit ecclésiastique. Il fut bientôt évêque du Pui, archevêque de Narbonne, cardinal et pape.

Sa nouvelle dignité ne lui donna point d'orgueil. Voici une lettre qu'il écrivoit à Pierre de Saint-Gilles, son neveu, après son exaltation.

„L'honneur passager dont je suis revêtu, „bien loin d'enorgueillir mes parens ou moi, „doit nous rendre tous plus modestes. Ne cherchez pas à cause de moi une alliance plus considérable pour votre sœur. Qu'elle épouse le „fils d'un simple chevalier: dans ce cas je vous „promets pour elle trois cents livres tournois de „dot. Si elle aspire à quelque parti plus élevé, „je ne donnerai rien du tout. Dites à mes chères „filles, Mabilie et Cécilie, que mon intention „est qu'elles aient les mêmes époux qu'elles „auroient eu, si j'étois resté simple clerc. Elles „sont filles de Gui Fulcodi, non du Pape; tout „mon cœur est à elles, mais ma dignité ne leur „est rien, etc.“

Clément conserva une tendre affection pour le Languedoc, sa patrie, et pour ses anciens amis. Il aima les lettres; il a laissé quelques écrits, et la mémoire d'un pontife irréprochable.

Guillaume de Grimoard, pape sous le nom d'Urbain V, de la maison des Duroure, étoit de Grisac en Gévaudan. Ses vertus lui valurent la thiare. Il gouverna l'Eglise avec beaucoup de sagesse, d'édification et de piété; il mourut l'an 1370.

(7) Parmi un grand nombre de guerriers illustres sortis du Languedoc, les plus remarquables, après les Raimond, sont un Amalric, vicomte de Narbonne, dont les exploits furent si célèbres, qu'en 1290 toutes les villes du parti des Guelphes, liguées ensemble sous le titre de Société de Toscane, élurent Amalric pour capitaine général. Le roi de France Charles-le-Bel le nomma général de l'armée qu'il destinoit contre les infidèles. Il mourut en 1328.

Le fameux Gaston de Foix, qui gagna la bataille de Ravenne, et mourut à vingt-trois ans avec la réputation du plus grand capitaine de son siècle, étoit né à Mazères, dans le diocèse de Mirepoix, le 10 décembre 1489, de Jean V, comte de Foix, et de Madeleine de France, sœur de Louis XII. Gaston étoit vicomte de Narbonne, et prenoit le titre de roi de Navarre. Ses victoires, sa jeunesse, ses talens extraordinaires, et sur-tout ses vertus aimables, le rendirent l'idole des peuples et des soldats. Louis XII disoit de lui: „Gaston est mon ouvrage; c'est moi qui l'ai élevé, et qui l'ai formé „aux vertus que nous admirons tous en lui.“ Ce héros mourut sur ses lauriers à Ravenne, et cette mort entraîna la perte de l'Italie.

On croit pouvoir placer avec les héros qu'a produit la province, Constance Cézelli, femme de Barri, gouverneur de Leucate, petite ville du bas-Languedoc. Pendant la guerre de la Ligue, Barri fut pris par les Ligueurs; Constance étoit alors à Montpellier sa patrie. Instruite du malheur arrivé à son époux, elle court s'embarquer à Maguelonne, se rend à Leucate, ranime le courage de la garnison, et prépare la plus vigoureuse défense. Les Ligueurs et les Espagnols l'attaquent; Constance rend tous leurs efforts inutiles. Les lâches assiégeans, irrités d'une résistance qu'ils devoient admirer, font dresser un gibet, et menacent l'héroïne d'y attacher son époux, si elle ne rend pas sa ville. Constance, dans cette horrible alternative, offrit tous ses biens et sa personne même pour la rançon de son mari: „Ma fortune, ma „vie sont à moi, dit-elle; je les donne volontiers „pour mon époux: mais ma ville est au roi, et „mon honneur à Dieu, je dois les conserver jusqu'au dernier soupir“. Les assiégeans eurent l'atrocité de faire pendre son mari, et lui envoyèrent son corps. La garnison de Leucate pria sa généreuse commandante de lui livrer un prisonnier de distinction, que le duc de Montmorenci avoit envoyé pour en faire de justes représailles. Constance leur refusa ce prisonnier, et se vengea plus noblement des ennemis, en les forçant de lever le siége. Henri IV, par reconnoissance, fit Constance Gouverneur de Leucate, jusqu'à la majorité de son fils Hercule. Cette action horrible et sublime se passa en 1590.

Jean du Cailar de Saint-Bonnet de Toyras, né en Languedoc en 1585, maréchal de France sous Louis XIII, fut regardé comme un des plus fameux capitaines de son tems. Après avoir rendu de grands services, il mourut dans la disgrace, parce qu'il avoit déplu au cardinal de Richelieu.

Le chevalier d'Assas, le Décius françois, étoit des environs du Vigan, petite ville des Cévennes. Tout le monde connoît son dévouement héroïque, lorsqu'à Closterkam en 1760, posté près d'un bois pendant la nuit, avec un détachement du brave régiment d'Auvergne, il entra seul dans ce bois pour le fouiller, et se vit tout-à-coup environné d'une troupe d'ennemis. Ceux-ci, lui appuyant leurs bayonnettes sur la poitrine, le menacent de la mort s'il dit un mot. De ce mot dépendoit la surprise de son poste, et vraisemblablement de l'armée. D'Assas n'hésite pas, il crie: A moi, Auvergne, ce sont les ennemis! et il tombe percé de coups.

Le roi Louis XVI a consacré la mémoire de cette superbe action, en créant une pension héréditaire dans la maison d'Assas, jusqu'à l'extinction des mâles.

On auroit à consigner ici une foule de noms de la province, si l'on vouloit faire la liste de tous les bons officiers qu'elle a produits, et qui servent encore avec honneur dans ces vieux régimens, plus connus des ennemis que des citoyens de la capitale.

(8) Le Languedoc a produit beaucoup de magistrats célèbres, qu'il seroit trop long de nommer ici. Le fameux Nogaret, qui servit Philippe-le-Bel avec tant de zèle, dans les démêlés de ce roi avec le pape Boniface VIII, étoit né à Saint-Félix de Caraman, dans le diocèse de Toulouse. Il s'appliqua dès sa jeunesse à l'étude de la jurisprudence, et devint successivement professeur ès-lois à l'université de Montpellier, juge-mage de la sénéchaussée de Beaucaire et de Nismes, chevalier, chancelier et garde des sceaux de France. Il ne dut son élévation qu'à ses talens.

Jean Bertrandi, garde des sceaux en 1530, étoit de Toulouse. Simple avocat, et député par les états de la province pour porter au roi le cahier des doléances, il fut nommé l'année suivante conseiller au parlement de Paris; devenu ensuite premier président du parlement de Toulouse, il obtint l'office de garde des sceaux, qui fut créé pour lui en 1551 par le roi Henri II, parce que le chancelier Olivier s'étoit retiré de la cour. Bertrandi fut garde des sceaux jusqu'à la mort de Henri; alors il prit l'état ecclésiastique, devint évêque de Comminges, archevêque de Sens, et cardinal.

Le parlement de Toulouse, institué par PhilippeleHardi, et qui tenoit ses séances dès l'an 1280, réuni plusieurs fois à celui de Paris, ensuite séparé et fixé entièrement en Languedoc par Charles VII en 1443, a presque toujours été présidé par des magistrats d'un grand mérite. Parmi eux le célèbre Duranti tient un des premiers rangs; sa fin mérite d'être racontée.

Lorsque la mort tragique du duc de Guise et du cardinal son frère à Blois eut rempli l'état de troubles, la ville de Toulouse se signala par son attachement à la Ligue et par ses fureurs contre Henri III. Les Toulousains députèrent un capitoul aux Parisiens, pour jurer avec eux l'union. Ils remirent l'autorité à dix-huit des plus factieux d'entre eux, comme à Paris on en avoit choisi seize, et envoyèrent par toute la province pour l'exciter à la rébellion.

Duranti, premier président du parlement de Toulouse, et d'Affis, avocat général, restèrent fidèles à leur devoir et au roi. Ils devinrent tous deux l'objet de la haine des dix-huit. Ceux-ci, maîtres de la ville, forcèrent le premier président d'assembler extraordinairement les chambres, pour décider si Henri de Valois étant excommunié, le peuple de Toulouse n'étoit pas délié envers lui du serment de fidélité.

Les avis furent partagés, comme Duranti l'avoit prévu; et ce magistrat rompit l'assemblée sans vouloir rien arrêter. Mais le palais étoit environné de gens armés. Le premier président, remonté dans son carrosse, fut assailli de coups d'épée et de lance, dont aucun ne l'atteignit, par le soin qu'il eut de se baisser au milieu de sa voiture. Son cocher poussoit les chevaux à toute bride, pour regagner la maison de son maître; malheureusement il accrocha contre un puits, et la voiture fut renversée. Duranti, obligé de descendre, se réfugie à l'hôtel-de-ville. Le peu qu'il avoit d'amis prend aussitôt la fuite; les boutiques se ferment, on tend les chaînes, et l'on fait des barricades.

Le parlement, assemblé de nouveau, ordonna que Duranti fût transféré au couvent des Jacobins. Il s'y rendit escorté de deux évêques Ligueurs et de satellites. On mit un corpsdegarde à sa porte, avec ordre de ne permettre à personne de le voir, pas même à sa fille unique. Rose Caulet sa femme, et deux domestiques, eurent permission d'entrer avec lui, à condition de ne plus sortir. On fouilla sa maison, ses papiers; on ne trouva rien qui pût servir de prétexte au moindre reproche.

Cependant on vouloit sa mort. Les factieux armes se rendent aux Jacobins, et tentent d'enfoncer la porte. Ils ne peuvent y réussir; ils la brûlent, entrent dans le couvent, sans que les gardes, qui étoient de concert avec eux, fassent la moindre résistance. Chapelier, l'un des chefs de ces assassins, aborde le premier président, et lui ordonne de venir répondre au peuple. Duranti se met à genoux, fait sa prière, embrasse sa femme, lui dit adieu, et marche à la mort.

Quand il est arrivé sur la porte brúlée, Chapelier l'entraînant avec violence, crie à haute voix: Voici l'homme. „Oui, ajoute Duranti qui étoit en robe, et dont le visage serein portoit l'empreinte de l'innocence, „oui, me voici. Quel „crime ai-je commis pour vous inspirer cette „haine implacable?“ Ce peu de mots prononcés avec noblesse, un reste d'autorité répandu sur le front de ce vénérable vieillard, le respect involontaire que la vertu inspire au crime, en imposèrent aux factieux. Ils gardèrent tous le silence; ils alloient peut-être tomber aux pieds du magistrat, quand un coup de mousquet parti de loin vint l'atteindre au milieu de la poitrine. Duranti tombe, et ses derniers mots sont une prière au ciel pour ses meurtriers.

Le peuple reprend aussitôt sa fureur, traîne dans les rues le corps de Duranti, et court ensuite à la conciergerie massacrer l'avocat général d'Affis.

Ainsi périrent, victimes de leur zèle et de leur fidélité, deux magistrats vertueux, éclairés, dont la province doit se glorifier, et qui ont les mêmes droits à l'admiration et au respect de tout bon François, que les Brisson, les Larcher, les Tardif.

(9) Le goût de la poésie, dite Provençale, fut cultivé à Toulouse dès le règne des premiers comtes. Raimond V, son fils, son petit-fils, plusieurs chevaliers de la province, étoient troubadours, et savoient chanter leurs dames presque aussi bien qu'ils se battoient pour elles. En 1323, sous le règne de Charles-le Bel, sept principaux citoyens de Toulouse, sous le titre de la gaie société des sept Troubadours de Tolose, écrivirent une lettre circulaire à tous les poètes de la Languedoc, pour les inviter à venir lire leurs ouvrages à Toulouse le premier de mai suivant, avec promesse de donner une violette d'or à celui qui auroit composé en romain la pièce jugée la meilleure.

Le jour marqué, plusieurs troubadours arrivèrent et se rendirent au jardin des sept-juges. On fit la lecture des ouvrages devant les capitouls, les notables de la ville, et une grande foule de monde. Le prix fut accordé à un Cirventès composé en l'honneur de la Vierge, par Arnaud Vidal de Castelnaudari, qui fut créé sur le champ docteur en la gaie science.

Les sept associés continuèrent leurs assemblées, choisirent un d'entre eux pour chancelier, et donnèrent à un autre le titre de bedeau ou secrétaire. Ils publièrent des statuts auxquels ils donnèrent le nom de lois d'amour. Ils ajoutèrent deux autres fleurs à la violette, une églantine et un souci. Enfin leur société devint si célèbre, qu'en 1388 Jean, roi d'Aragon, envoya des ambassadeurs au roi Charles VI, pour lui demander des poètes de la province de Narbonne, afin de faire dans ses états un établissement de la gaie société.

Tel fut la première origine de l'académie des jeux floraux, qui reçut un nouveau lustre vers la fin du quatorzième siècle, ou le commencement du quinzième, par la libéralité d'une dame toulousaine nommée Clémence Isaure. Cette dame, dont on ne sait presque rien, fonda par son testament de quoi fournir aux frais des trois fleurs que l'académie de Toulouse donne encore tous les ans. Les capitouls et les habitans de cette ville, par reconnoissance pour Clémence Isaure, lui ont érigé, vers le milieu du seizième siècle, une statue de marbre blanc, qu'ils ont placée dans une des salles de l'hôtel-de-ville, où elle se voit encore, et où elle est couronnée de fleurs tous les ans, le 3 de mai, jour de la distribution des prix. Louis XIV, en 1694, a autorisé par des lettres-parentes cette académie, que je crois la plus ancienne de toutes.

On ne sait rien de plus positif sur Clémence Isaure. Je me suis cru permis dans un roman, de la faire seule institutrice des jeux floraux, et de donner un motif au choix des trois fleurs que l'on adjuge pour prix. Une romance est si peu importante, que j'espère que les savans me passeront l'histoire que j'en ai imaginée.

(10) Cette description n'est que la peinture très-fidelle et très-ressemblante d'un vallon charmant, situé entre Cardet et Massanne, qui s'appelle Beau-rivage, et que la nature a rendu un séjour enchanteur.

fin des notes.

APPROBATION.

J'ai lu, par ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux, les Œuvres de M de Florian; et je n'y ai rien trouvé qui m'ait paru devoir en empêcher l'impression. A Paris, ce 9 décembre 1787. Suard.

Le Privilége se trouve aux autres ouvrages de l'auteur.

ŒUVRES DE M. DE FLORIAN Qui se trouvent chez les mêmes Libraires. Format in-8. liv. s. Galatée et les six Nouvelles, pap. vél. broché, 12 La même, papier ordinaire, broché, 3 Numa Pompilius, papier vélin, broché, 12 Le même, papier ordinaire, 4 10 Estelle, papier vélin, broché, 6 La même, papier ordinaire, 3 Format in-18.Galatée, papier vélin, fig. broché, 6 La même, papier ordinaire, fig. broc. 4 Les six Nouvelles, papier vélin, fig. broc. 6 Les mêmes, papier ordinaire, fig. broché, 4 Théâtre, 3 vol. fig. papier vélin, broc. 18 Le même, papier ordinaire, fig. broc. 12 Le 3e vol. pour compléter la 1r2édit. pap. vél. 4 10 Le même, papier ordinaire, fig. broc. 3 Numa Pompilius, 2 vol. fig. papier vélin, broc. 12 Le même, papier ordinaire, fig. br. 8 Mélanges de poésie et de littérat. fig. pap. vél. br. 6 Les mêmes, papier ordinaire, fig. broché, 4

[(1) Fontenelle, Discours sur l'églogue, page 156.

[(1) L'abbé Desfontaines, Discours sur les pastorales, pag. 68.]

[(1) Pétrarque a fait des églogues en vers latins, dans le quatorzième siècle.

[Heureux qui vit en paix du lait de ses brebis, De leur simple toison voit filer ses habits; Qui soupire en repos l'ennui de sa vieillesse, Aux lieux où pour l'amour soupira sa jeunesse; Qui demeure chez lui comme en son élément, Sans connoître Paris que de nom seulement; Et qui, bornant le monde aux bords de son domaine, Ne croit point d'autres mers que la Marne ou la Seine. En cet heureux état, les plus beaux de mes jours Sur les rives de l'Oise ont commencé leur cours. Soit que je prisse en main le soc ou la faucille, Le labeur de mes bras nourrissoit ma famille; Et lorsque le soleil, en achevant son tour, Finissoit mon travail, en finissant le jour, Je trouvois mon foyer couronné de ma race; A peine bien souvent y pouvois-je avoir place: L'un gissoit au maillot, l'autre dans son berceau; Ma femme, en les baisant, dévidoit son fuseau; Le tems s'y ménageoit comme chose sacrée, Jamais l'oisiveté n'avoit chez moi d'entrée; etc.

(1) Boileau a loué Ségrais, et Boileau a eu raison, selon son usage. Voici de quel style Ségrais écrivoit ses bucoliques.

Timarète s'en est allée; L'ingrate, méprisant mes soupirs et mes pleurs, Laisse mon ame désolée A la merci de mes douleurs. Je n'espérai jamais qu'un jour elle eût envie De finir de mes maux le pitoyable cours; Mais je l'aimois plus que ma vie, Et je la voyois tous les jours.]

[(1) L'abbé Mangenot, M. Berquin, M. Léonard, mademoiselle Lévesque, madame Verdier dont l'idylle sur Vaucluse peut être comparée aux plus belles de l'antiquité.] [(1) Guarini et le Tasse écrivoient dans le seizième siècle.] [(1) Guarini et le Tasse écrivoient dans le seizième siècle.] [M. le marquis de Marnezia s'en est rapproché davantage dans son poème sur la nature champêtre. Cet ouvrage, où règnent par - tout un amour si vrai de la nature, une peinture si fidèle de ses beautés, et qui n'a pu être composé qu'à l'ombre des forêts, au bord des ruisseaux, sur le sommet des montagnes, fait regretter que l'auteur n'y ait pas mêlé plus d'épisodes champêtres où son naturel aimable et sa vive sensibilité auroient pu si bien se déployer.] [(1) Tout le monde connoît le roman de Longus. On ne sait pas précisément dans quel tems cet auteur écrivoit.] [(1) Sannazar a fait, en italien, un roman pastoral nommé l'Arcadie, dans lequel on trouve quelques beautés, et une teinte de mélancolie qui a du charme pour les ames tendres: mais cet ouvrage manque absolument d'intérêt et d'action.]

[(1) Georges de Montemayor, portugais, a écrit en espagnol, dans le seizième siècle, un roman mêlé de prose et de vers, appelé la Diane. Ce roman pèche par la conduite, par l'invraisemblance et la multiplicité des épisodes: il a, de plus, le défaut capital de commencer par l'infidélité non motivée de l'héroïne, et d'employer la magie pour guérir le héros de sa passion. Le charme du style rachète tout cela. Chaque détail, chaque morceau de poésie porte un caractère de tendresse, de douceur, de sensibilité, qui attache le lecteur, et lui fait verser des larmes en lisant des histoires mal conçues, impossibles, et qui ne tiennent jamais au fond du roman. La Diane est un de ces ouvrages où le goût est souvent blessé, mais où le cœur jouit presque toujours. Il faut la lire, et non la traduire, parce que la grace ne se traduit pas. J'ai beaucoup médité Montemayor, et j'avoue, avec reconnoissance, qu'Estelle lui a de grandes obligations.

[(1) Lope de Vega a fait une Arcadie; Figueroa, une Amarillis; Michel de Cervantes, une Galatée: tous ces ouvrages sont bien inférieurs à la Diane.

[(1) M. Robinson, qui m'a fait l'honneur de traduire en anglois mes ouvrages, et qui les a beaucoup embellis, a mis à la tête de Galatée un essai sur le roman pastoral, plein de réflexions neuves et fines.]

[* Il est juste de donner au moins une des chansons d'Estelle dans la langue que parloit cette bergère. La voici telle qu'elle a été conservée dans le pays.

Aï, s'avez din vostre villagé Un jouïn' é téndre pastourel, Qué vous gagn' au premié cop d'iel, É pieï qu'a toujour vous éngagé; Es moun ami: rendez lou mé; Aï soun amour, el a ma fé. Sé sa voix plentiv' é doucéto Faï souspira l'éco d'aôu boï, É sé lou soun de soun aôuboï Faï soungea la pastoureléto;]

[Es moun ami: rendé lou mé; Aï soun amour, el a ma fé. Sé, quan n'aouso pas ren vous diré, Sa guignado vous atténdris; Pieï, quan sa bouqueto vous ris, Sé vous déraub' un dous souriré; Es moun ami: rendez lou mé; Aï soun amour, el a ma fé. Quan lou paôuret s'én vén, pécaïre, En roudan proucho soun troupel, Li diré: Baïla m'un agnel, Sé li lou baïl' embé la maïre; Aï qu'es ben el: rendé lou mé; Aï soun amour, el a ma fé.] [* Les jeunes paysans du bas-Languedoc sont exercés à cette manière de combattre les taureaux.] [* Ces malheureux exemples de filles nobles sacrifiées à l'ambition de leurs pères, ou à l'intérêt de leurs familles, ont été plus communs en Languedoc que dans aucune autre province.] [* Tous les morceaux de chant qui sont dans cet ouvrage vont paroître incessamment, mis en musique par M. Chérubini. Ce jeune compositeur, dont les talens sont déja célèbres en Italie, et le seront bientôt en France, a bien voulu interrompre un grand ouvrage, pour s'occuper des romances d'Estelle. Le naturel, la grace et l'esprit qu'il a répandus dans ces airs, donneront une grande idée de son talent et de son goût; sur-tout lorsqu'on pourra les comparer avec la superbe musique qu'il a faite sur une tragédie que lui a confié un de nos premiers littérateurs.]

(2) M. de Chabanon, Essai sur Théocrite, page 26.]

(2) Sannazar, poète italien, a écrit, dans le quinzième siècle, des églogues latines dont les interlocuteurs sont des pêcheurs. C'est en blâmant ce choix de pêcheurs, que Fontenelle dit: qu' il est plus agréable d'envoyer des fleurs à sa maîtresse que des huitres à l'écaille.

(3) Garcilasso, poète espagnol, qui n'est pas celui qui a fait l'histoire des Incas, a écrit, dans le seizième siècle, des églogues en castillan, pleines de douceur et de sensibilité.

(4) Le célèbre Pope a commencé par des pastorales.

(5) Voici des vers de Racan qui plairont toujours à tous les cœurs sensibles, sans qu'on ait besoin de rappeler qu'Honorat de Beuil, marquis de Racan, écrivoit du tems de Malherbe, avant que la langue fût formée.]

(2) Gil Polo a continué la Diane de Montemayor. Michel de Cervantes fait de grands éloges de cette continuation qu'il met au dessus de la premiere Diane. Je suis bien fâché de n'être pas de l'avis de Cervantes.]

(2) Sidney a continué l'Arcadie commencée par la comtesse de Pembrok. Cette Arcadie est un grand roman dans le goût de Cassandre et de Cléopâtre, excepté qu'il y a des bergers mêlés avec les paladins.

(3) Tout le monde sait que le marquis d'Urfé, dans son Astrée, raconte ses propres aventures avec Diane de Château-Morand qu'il épousa depuis.]