La Dot de Suzette, ou Histoire de Mme de Senneterre racontée par elle-même: MiMoText edition Joseph Fiévée(1767-1839) data capture unknown encoding Amelie Probst editor Julia Röttgermann 31132 Mining and Modeling Text Github 2020 La Dot de Suzette, ou Histoire de Mme de Senneterre racontée par elle-même Joseph Fiévée 1826 1797

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Je suis née à Saint-Domingue. À dix ans, mon père me fit passer en France, pour y recevoir une éducation que la fortune la plus considérable ne lui auroit pas permis de me donner près de lui; car ma naissance avoit coûté la vie à ma mère; et, dans ces climats brûlants, les hommes vivent d'une manière si libre avec leurs esclaves, que mon père craignit sans doute pour moi l'effet des premières impressions, toujours si dangereuses dans la jeunesse. Nous avions des parents à Paris; ce fut chez eux que je descendis, ainsi que mon frère qui m'accompagnoit dans ce voyage, et qui étoit alors âgé de vingt-cinq ans.

Après quelques jours de repos, et quelques semaines sacrifiées à voir tout ce qui, dans Paris, pouvoit amuser un enfant de mon âge, je fus mise au couvent. J'ai souvent entendu crier contre l'éducation qu'on y reçoit. Pour moi, j'aurois tort de m'en plaindre, et jamais je n'oublierai la reconnoissance que je dois à la soeur sainte-Ursule. J'ai perdu tout ce que la fortune m'avoit donné; je conserverai toute ma vie le fruit des leçons de cette femme respectable. En entrant au couvent, je ne savois rien, pas même lire; mais je n'ignorois point que j'étois jolie: la prodigalité de mon père à mon égard ne pouvoit non plus me laisser ignorer que j'étois riche. J'avois l'habitude de commander, et ne croyois pas que je pusse obéir; en un mot, j'étois trop occupée de moi, pour n'être pas insupportable à tous les autres.

À peine étois-je au couvent depuis un mois, que toutes mes compagnes me détestoient;

cela m'étoit indifférent. Je ne sentois pas le besoin de l'amitié. Mes fantaisies, depuis mon enfance, ayant toujours été prévenues, je n'avois pas encore éprouvé la moindre émotion de sensibilité, même pour mon père. Il me gâtoit, et je ne l'aimois pas véritablement; c'est l'usage. Trop de condescendance produit sur les enfants le même effet que trop de sévérité. Par une conséquence naturelle, j'avois à la fois beaucoup de respect et d'attachement pour mon frère, le seul être qui jusqu'alors n'avoit pas voulu se soumettre à mes caprices. Il vint me voir, et je lui demandai à quitter le couvent, qui m'ennuyoit à la mort. Il me parla raison, je pleurai; il me quitta; je suffoquois de rage et de dépit. C'est dans cet état que je rencontrai la soeur sainte-Ursule; elle prit pitié de moi. Je sentois pour la première fois le besoin d'être consolée; elle s'y prêta avec tant de douceur, mêla à ses consolations des raisonnements si

solides et si à portée de mon intelligence, qu'aimer et réfléchir furent pour moi l'affaire d'un moment. Je m'abandonnai à ses conseils. La crainte de lui déplaire l'emportoit sur la crainte de ses reproches, lorsque je les avois mérités. Que vous dirai-je? Dans l'espace de trois mois, je regagnai l'amitié de mes compagnes, je méritai les soins de mes maîtres, que jusqu'alors je croyois trop heureux d'être payés pour ne me rien apprendre; je m'attirai l'attachement de la gouvernante que l'on m'avoit donnée, et qui plusieurs fois avoit voulu me quitter, parce que je la battois. À douze ans, le temps perdu pour mon éducation étoit en grande partie réparé. Mon frère applaudissoit à mes progrès, au changement de mon caractère; la soeur sainte-Ursule en jouissoit, c'étoit son ouvrage: elle mit de l'amour-propre à le perfectionner, et m'inspira chaque jour plus d'émulation et plus de modestie. En un mot, j'avois seize ans quand on

me parla, pour la première fois, d'abandonner le couvent; cette nouvelle me fit de la peine. J'aimois l'étude, et surtout la retraite; non que la soeur sainte-Ursule m'eût fait envisager la religion comme incompatible avec le monde; la bigoterie étoit au-dessous de ses idées; elle savoit fort bien que j'étois destinée par ma famille à vivre dans la société; et la piété qu'elle m'inspira étoit aussi solide qu'éclairée. J'ai connu la douleur, et c'est alors que j'ai senti combien la force que l'on cherche dans le sein de la divinité est au-dessus des consolations humaines. La religion seroit née du malheur, si les ames sensibles n'en eussent puisé le besoin dans la reconnoissance. J'aurois desiré prolonger mon séjour au couvent; mais cela n'étoit pas possible. Mon frère étoit à la veille d'épouser une riche héritière de Saint-Domingue; elle étoit venue elle-même avec sa mère me faire une visite,

et me témoigner le desir que j'acceptasse un appartement chez elle. En sortant du couvent pour assister à ses noces, je ne devois plus y rentrer. La soeur sainte-Ursule, malgré le chagrin que lui causoit notre séparation, me félicitoit la première de cette occasion de connoître le monde avant de m'y engager." Ma chère enfant, me dit-elle, ce n'est pas notre faute si nos élèves profitent si rarement des soins que nous prenons pour les former. Presque toujours elles ne quittent nos paisibles retraites que pour devenir épouses; ce passage trop prompt d'un état d'ignorance sur la société à un état qui en prescrit les devoirs les plus sacrés, nuit également aux vertus que nous leur avons inspirées et à celles qu'il leur conviendroit de cultiver. La piété, les talents, la modestie, sont utiles dans toutes les situations de la vie. Notre devoir est de les enseigner; mais j'ai souvent pensé que c'étoit à l'expérience et à la réflexion de faire naître

sur le monde des idées qu'il nous est impossible d'avoir, et qu'il nous seroit difficile d'expliquer, quand nous les aurions. Profitez donc d'une occasion aussi favorable; essayez votre liberté avant de la soumettre au joug de l'hymen; connoissez les plaisirs, afin de les apprécier et de savoir les subordonner à vos devoirs; et vous deviendrez, si le ciel le permet, aussi bonne épouse, aussi respectable mère, que vous avez été élève intéressante et docile." J'allai demeurer chez mon frère, et j'eus le loisir de vérifier la bonté des conseils de la soeur sainte-Ursule. Les premiers mois de son mariage me firent regarder cet état comme le plus heureux. Ce n'étoit que fêtes, assemblées, prévenances de part et d'autre; ils ne pouvoient se quitter un seul instant sans chagrin, se rejoindre sans plaisir. Peu à peu la première ardeur se ralentit; ils se persuadèrent qu'ils ne s'aimoient plus, parce qu'ils

avoient cru follement qu'ils s'aimeroient toujours et de la même manière.

Mon frère avoit pris l'habitude de céder à toutes les volontés de sa femme, quand il n'en avoit d'autres que les siennes; il parut bizarre et tyrannique quand il voulut faire des représentations. On se boudoit, et le raccommodement tournoit toujours au profit de l'autorité de ma belle-soeur. Malheur à l'homme imprudent qui commence à vivre avec son épouse comme avec une maîtresse; il risque la tranquillité du reste de sa vie. Des symptômes de grossesse mirent de nouveau mon frère aux genoux de sa femme; une chute de cheval qu'elle fit par une imprudence impardonnable dans sa position, lui ravit à la fois la santé, son enfant et l'amitié de son époux.

Nous apprîmes à cette époque la mort de mon père, et notre maison, naturellement triste depuis que la division s'y étoit glissée,

le devint encore davantage. Mon frère avoit évité de me laisser apercevoir le fond de son ame; mais, en nous occupant d'une douleur qui nous étoit commune, il ne put résister à me confier ses chagrins particuliers. Je n'hésitai pas à blâmer sa conduite, car ma belle-soeur avoit des qualités essentielles, un coeur excellent. Il l'avoit perdue par trop de complaisance, il pouvoit l'éloigner entièrement par trop de froideur et de sévérité. Mes réflexions le touchèrent, et j'eus la satisfaction de rendre à ces époux, qui m'intéressoient vivement, une tranquillité qui depuis ne fut jamais troublée. Ma belle-soeur, qui n'ignora point la conduite que j'avois tenue, et qui jusqu'alors m'avoit plaisantée sur ce qu'elle appeloit l'austérité de mes principes, me fit moins de démonstrations d'amitié, et m'aima davantage. Les hommes qui formoient notre société me répétoient souvent que j'étois belle, et savoient fort bien que j'étois une riche orpheline.

Une habitation de soixante mille livres de revenu formoit une dot qui eût donné des adorateurs à la femme la plus dépourvue d'attraits et de talents. Mais j'avois tellement pris l'habitude de réfléchir sur les devoirs de chaque état, que le mariage m'inspiroit une sorte d'effroi. On me pressoit de faire un choix, j'hésitois sans cesse; et l'on m'accusoit de coquetterie, quand il est vrai que je n'étois coupable peut-être que de trop de timidité.

Mon frère avoit pour ami M De Senneterre, homme de beaucoup de mérite, d'un grand nom, et dont la fortune, d'ailleurs peu considérable, étoit encore grevée de dettes assez fortes que son père avoit laissées en mourant. L'intimité qui régnoit entre lui et mon frère étoit telle, que M De Senneterre se trouvoit le seul homme près duquel ma belle-soeur et moi nous fussions hors de toute cérémonie. Avec un esprit cultivé, une figure

mâle, une tournure très-noble, il avoit tant de bonhomie, que nous le traitions comme un parent pour qui rien n'étoit caché. Ajoutez qu'il aimoit depuis long-temps une femme charmante que ses parents avoit forcée d'épouser un vieillard, et qui, devenue veuve, n'attendoit que le temps prescrit par la bienséance pour couronner son amour; que cette femme étoit de notre société: et vous ne serez pas étonné que ma belle-soeur et moi eussions pris l'habitude de regarder en frère un des plus beaux cavaliers de Paris. Souvent aussi il me sollicitoit de former un engagement; nous passions en revue tous mes courtisans; il rioit des remarques que je faisois sur leur caractère, m'accusoit d'être trop difficile, et me prédisoit gaîment que je finirois comme la fille dont parle le bon La Fontaine. Avec la même gaîté, je me moquois de sa prédiction, en l'assurant que je me déciderois lorsque je trouverois un homme qui lui ressemblât,

ou que, dans l'impossibilité, j'attendrois à mon tour qu'il devînt veuf. Je le dis aujourd'hui où je pourrois, sans rougir, convenir du contraire; je n'avois alors nul amour pour M DeSenneterre; je l'estimois parce qu'il etoit impossible de ne pas lui rendre justice; mais, s'il eût été capable d'abandonner pour moi une femme à laquelle il avoit témoigné un attachement si constant, j'aurois perdu de lui l'idée que je m'en étois formée, et il eût été le dernier homme auquel j'aurois uni ma destinée.

Ce fut au contraire sa constance dans sa première inclination qui le rendit mon époux. Il eut le malheur de voir mourir presque subitement la femme qu'il aimoit; sa douleur fut si vraie qu'elle me pénétra l'ame. C'étoit chez nous seulement qu'il venoit chercher des consolations; nous lui parlions avec tant d'intérêt de la perte qu'il avoit faite, nous mêlions si sincèrement nos éloges à ceux

dont il honoroit la mémoire de cette femme encore aimée, nous écoutions avec tant de complaisance ce qu'il répétoit sans cesse avec tant de sensibilité, que nous parvînmes à modérer son chagrin, en le partageant. C'est la seule manière dont les coeurs profondément affectés puissent être consolés. Je m'aperçus bientôt que je réfléchissois involontairement sur le bonheur promis à la femme assez heureuse pour toucher M De Senneterre; je ne croyois pas qu'il pût aimer avec la même violence; mais je sentois que son amitié seroit plus précieuse pour moi que l'amour si incertain d'un autre époux. Les chagrins cruels que j'ai éprouvés depuis, n'ont pu effacer de mon coeur les impressions qui décidèrent du reste de ma vie. À peine fus-je convaincue des sentiments que m'avoit inspirés M De Senneterre, que je mis dans ma conduite avec lui autant de réserve que jusqu'alors j'avois déployé de franchise.

Ce changement le frappa, et, bien loin d'en deviner la cause, il se plaignit à mon frère du sort qui lui enlevoit presqu'en même temps et l'objet de l'amour le plus constant, et les consolations d'une amitié dont il s'étoit fait une si douce habitude. Craignant de m'avoir déplu sans le vouloir, il me pressoit souvent de lui faire connoître ses torts, me protestant que rien au monde ne lui causeroit plus de peine que la perte de mon estime. Ses paroles étoient si douces, ses regards si attendrissants, que la peur de me trahir par trop de sensibilité, augmentoit la froideur de mes réponses; et, si j'eusse effectivement eu à me plaindre de lui, je n'aurois pu le traiter d'une autre manière que je le faisois en ces moments. Ses visites devinrent plus rares, et ma sévérité plus grande; le chagrin que me donnoient ses absences, ajoutoit à mon amour et à la crainte qu'il ne le devinât.Heureusement, mon frère m'arracha

mon secret, le trahit, et M De Senneterre, qui seul pouvoit me rendre heureuse, eut peine à se persuader qu'avec tous les avantages que m'avoient prodigués la nature et la fortune, j'eusse fixé mon choix sur lui que j'avois connu prêt à s'unir à une autre femme, moi devant qui ses regrets avoient éclaté sans contrainte. Il ne soupçonnoit pas que la vérité de sa douleur étoit la première cause de mon amour. Et pourquoi ne s'attacheroit-on pas à l'homme dont la sensibilité a été éprouvée, quand nous voyons chaque jour tant de femmes unir leur destinée à des êtres qui se font honneur de la multiplicité de leurs liaisons, et pour qui le mariage n'est souvent qu'une conquête nouvelle et passagère comme les autres? Si je n'ignorois pas que M De Senneterre m'avoit préféré une femme dont il chérissoit sans doute encore la mémoire, du moins étois-je persuadée qu'il ne me donneroit pas de rivale.

Mon frère étoit trop satisfait de s'attacher par les liens du sang le meilleur de ses amis, pour ne pas presser notre mariage; j'avois dix-neuf ans lorsqu'il se fit. Je n'attendois de MDe Senneterre qu'une amitié qui seule eût satisfait mon coeur, et je trouvai en lui un époux tendre et prévenant, un guide éclairé, un ami sincère. Préjugeant assez bien de moi pour croire que les plaisirs du monde ne pourroient seuls m'occuper, il m'admit à l'administration de ses affaires que la dissipation de son père avoit extrêmement dérangées.Nous fîmes ensemble le voyage de ses terres, nous satisfîmes une partie des créanciers; et, après avoir pris des arrangements avec les autres, nous montâmes notre maison à Parisconvenablement à notre fortune. Une société choisie, une intimité plus aimable encore, le bonheur de mon frère et de son épouse, ajoutoient à ma félicité. Le ciel qui jusqu'alors m'avoit prodigué ses faveurs, y mit le comble,

je devins mère; la joie de M De Senneterre surpassoit la mienne; nous avions un fils. Comme je voulois nourrir, je partis pour une de nos terres aussitôt que je le pus sans danger: grace à la vie que je menois, loin que mon fils m'épuisât, ma santé devint parfaite, et je perdis beaucoup de cette délicatesse extrême qui m'avoit presque toujours forcée à un régime désagréable à mon âge. Je fus près de deux ans éloignée de Paris, ne regrettant dans cette ville que mon frère et son épouse, qui avoit eu la complaisance de venir passer avec moi le temps que M De Senneterre avoit été forcé de me quitter: il étoit au service. Ma belle-soeur envioit mon bonheur, j'étois mère; et, soit dispositions naturelles, soit l'effet de la chute qu'elle avoit faite étant enceinte, elle commençoit à désespérer d'avoir des enfants. Effectivement, elle n'en eut jamais. Sa tendresse et celle de mon frère se portoient sur mon fils, dont la

force m'étonnoit moi-même. Heureux temps! Il n'est pas un des jours dont vous êtes composé, qui ne fasse époque dans mon ame. La mémoire, qui naît de toutes les sensations d'une mère, ne peut jamais s'affoiblir. Je passerai sur dix années de ma vie, qui ne furent qu'un instant de bonheur sans mélange. M De Senneterre me faisoit bénir sans cesse le jour où je l'avois connu; mon fils croissoit et s'élevoit sous mes yeux. Son éducation, à laquelle son père présidoit, me donnoit l'espérance qu'il lui ressembleroit en tout. Nous n'avions à craindre on lui qu'une fermeté de caractère bien étonnante à son âge, et une vivacité qui le portoit également au mal comme au bien, mais qui pouvoit être dirigée avec précaution. M De Senneterre me reprochoit quelquefois trop de condescendance; je lui reprochois à mon tour trop de sévérité. Mon frère, qui regardoit son neveu comme son héritier, accusoit mon

époux et moi de le tourmenter pour des sciences auxquelles il attachoit moins de prix qu'aux caresses de cet enfant; bref, nous l'aimions tous à notre manière; il étoit le sujet de nos plaisirs, de nos conversations, de notre amour et de nos espérances. J'avois plus de trente ans, et je n'avois pas encore connu le malheur. Le premier chagrin vif que j'éprouvai, eut lieu lorsqu'il fallut me séparer de mon frère, auquel j'avois tant de motifs d'être attachée. En apprenant que le régisseur-général de nos habitations étoit mort, il crut que l'ordre de nos affaires, la sûreté de notre fortune exigeoit sa présence à Saint-Domingue. Depuis long-temps son épouse desiroit de retourner dans ces contrées pour lesquelles elle avoit conservé des souvenirs agréables. L'occasion étoit décisive, ils partirent. Cette séparation me brisa le coeur. Ma société intime, presque réduite à ma famille, se trouvoit diminuée de ceux

qui en faisoient le charme le plus précieux; un pressentiment involontaire me répétoit sans cesse que je ne les verrois plus. L'amitié de mon époux, les caresses de mon fils, qui touchoit alors à sa treizième année, adoucissoient mon chagrin, sans pouvoir le dissiper entièrement.

Six mois après ce départ, M De Senneterre tomba malade si dangereusement que sa convalescence ne fut, pour ainsi dire, qu'une pente douce qui le conduisit au tombeau, et qui me livra, pendant deux ans, au supplice cruel de regarder chaque jour comme le dernier de sa vie. Sa poitrine étoit restée affectée, il changeoit sensiblement; les médecins me donnoient une espérance qu'ils ne conservoient pas eux-mêmes; et M De Senneterre, qui sentoit sa fin approcher, rassembloit toutes ses forces pour me dérober sa douleur, et dissimuler des souffrances que ma sensibilité n'auroit fait que lui rendre plus

insupportables. Il se leva jusqu'au dernier jour, et, malgré mes remontrances, il passoit une grande partie de son temps à écrire. Ce modèle des époux et des pères, persuadé que sa mort alloit saisir sa proie, vouloit encore se survivre pour veiller sur sa femme et sur son fils. Il m'adressoit des consolations pour le temps où il ne seroit plus, me traçoit la conduite que je devois tenir pour achever l'éducation de notre enfant, laissant pour lui une lettre qui me fut remise sans être cachetée; il avoit abandonné à ma prudence le choix de l'époque où je pourrois en faire usage avec sûreté.

C'est au milieu de ces soins touchants, qui prouvoient si bien la bonté de son ame, que la mort le surprit. Il expira dans mes bras. Je n'ai jamais su ce que je devins à ce moment cruel; je me rappelle seulement qu'en reprenant l'usage de mes sens, je me trouvai dans mon lit, entourée d'une partie de ma famille

et de celle de M De Senneterre; qu'on me défendit impérieusement de parler, et que j'eus à combattre pour obtenir du moins qu'on ne me séparât pas de mon fils. L'aimable jeune homme! Il étoit le seul dont le coeur fût d'accord avec le mien; il me supplioit à genoux de lui conserver sa mère; mais il n'avoit pas la barbarie d'exiger que je ne prononçasse pas sans cesse le nom de son père. Nous le répétions ensemble, ensemble nous pleurions; nos larmes, nos baisers se confondoient, et, si ces terribles élans de sensibilité augmentoient notre douleur, je suis persuadée qu'ils nous sauvèrent du désespoir. Aussitôt que je pus me soutenir, je me fis conduire au couvent où j'avois été élevée.Les exhortations de la soeur sainte-Ursule, la liberté de gémir aux pieds des autels, et les caresses de mon cher Adolphe, me rendirent le courage de vivre et de m'occuper de ses intérêts. Par son testament, M De Senneterre

m'avoit nommée tutrice de notre fils, et lui avoit donné pour curateur un grand-oncle qui vivoit dans une de nos terres, et qui n'avoit pour toute fortune qu'une longue probité, une vieillesse aimable, des cicatrices, la croix de saint-Louis et douze cents livres de pension. Ces dispositions ne parurent pas convenir à la famille de M De Senneterre; mais elles me confirmoient davantage dans l'estime que je devois à mon époux. En effet, l'oncle qu'il avoit donné pour curateur à notre Adolphe eût été digne de présider à l'éducation d'un prince; c'étoit lui qui avoit élevé M De Senneterre, dont le père étoit trop dissipé pour veiller sur ses enfants, et je comptois qu'il ne refuseroit pas de faire pour mon fils ce qu'il avoit si heureusement entrepris pour son neveu. Mon intention d'ailleurs étant de passer quelques années loin de Paris, je choisis celle de mes terres où ce bon vieillard faisoit son séjour, persuadée que l'amitié

qu'il prendroit pour Adolphe le décideroit à tout, lorsqu'il faudroit le produire dans le monde. Il n'avoit encore que quinze ans. Je m'établis donc de nouveau à la campagne; la solitude, qui convenoit si bien à la situation de mon ame, m'en rendit le séjour agréable. J'aurois pour toujours renoncé à Paris, si je n'eusse envisagé de loin la nécessité d'y revenir un jour avec mon fils, pour qui seul je trouvois du plaisir à vivre, et auquel je vouai mon existence entière, bien décidée à sacrifier mon goût pour la retraite lorsqu'il pourroit nuire à son avancement ou me séparer de lui. C'est là qu'avec l'oncle de M De Senneterre je lus les instructions qu'il avoit tracées, dans les derniers moments de sa vie, pour l'éducation de son fils. Les principes étoient conformes à ceux de ce vieillard, et me parurent si lumineux que, travaillant d'accord sur le même plan, nous eûmes la satisfaction de voir Adolphe prendre l'habitude

des vertus dans cet âge où les passions viennent souvent combattre les dispositions les plus heureuses.

Je lus alors pour la première fois la lettre que son père mourant lui adressoit, et dont il m'avoit fait dépositaire; je la lus en la baignant de mes pleurs, et je formai le projet de ne jamais la lui remettre.

Je voyois peu de monde à la campagne, mais j'en voyois assez pour que mon fils trouvât chez moi, et dans les environs, une société qui l'éloignât de cette timidité taciturne qu'un jeune homme, destiné à vivre dans le monde, contracte quelquefois s'il en est trop long-temps séparé. Mes jours s'écouloient ainsi paisiblement entre mes devoirs, mes souvenirs et la douceur de quelques actions généreuses, qui seules occupoient assez mon coeur pour le distraire momentanément de sa tristesse. Toujours disposée à soulager indistinctement les paysans de ma terre, je donnois

aux veuves une préférence dont je sentois par moi-même qu'elles avoient plus besoin que les autres. Perdre son époux et craindre la misère pour ses enfants me paroissoient une situation au-dessus des forces de l'humanité. Je l'ai connue, et le ciel m'a permis de vivre. Le temps vint où mon fils entra au service; son grand-oncle eut la bonté de l'accompagner. Ce vieillard, ainsi que je l'avois prévu, s'étoit si vivement attaché à son neveu, que sa tendresse le disputoit à la mienne. Adolphe m'avoit promis de m'écrire souvent et dans le plus grand détail; j'ambitionnois d'être sa confidente, et notre dernière conversation dut lui prouver que, si, comme mère, j'étois jalouse des moeurs de mon fils, comme amie, je ne serois pas plus sévère que mon siècle. L'amour du plaisir, si naturel à la jeunesse, ne peut être blâmé que lorsqu'il l'éloigne de ses devoirs, ou l'engage dans des démarches contraires à ses intérêts. Mon fils

ne trompa point mon attente; il se fit aimer de ses camarades, fut de toutes leurs parties sans être de leurs débauches, forma quelques liaisons qui ne purent l'attacher, ni remplir, m'écrivoit-il, le vide de son coeur. Toutes ses lettres, dans lesquelles il se peignoit sans contrainte, me convainquirent que l'amour ne seroit pour lui qu'une passion, et non un amusement. Il étoit dévoré d'une sensibilité qui cherchoit à s'exercer; c'étoit l'ame aimante de son père, mais dans un âge où la raison ne compte encore pour rien dans un engagement, ce qui me faisoit trembler. Mon fils, de mes biens et de ceux de son père, étoit assuré de plus de quatre-vingt mille livres de rentes; et mon frère, qui n'avoit pas d'enfants, lui laissoit entrevoir une augmentation de fortune qui, jointe à son nom, lui permettoit de prétendre à tout. Je n'avois jamais connu l'ambition pour moi; mais j'en avois, je l'avoue, pour le fils unique de M De Senneterre.

Adolphe fut dix-huit mois à son régiment; il revint au commencement de 1789, et touchoit alors à sa vingtième année. Je fus étonnée du changement qu'une si courte absence avoit opéré dans toute sa personne. Sa taille s'étoit développée de la manière la plus avantageuse, et prêtoit une grâce particulière à tous ses mouvements; sa figure avoit pris un caractère de fierté qui, sans affoiblir la douceur que j'y avois toujours remarquée, inspiroit le respect, et me força moi-même à voir un homme dans celui que je n'avois encore regardé que comme un enfant chéri. Ce n'est pas qu'il fût moins tendre pour moi, moins prévenant pour tout ce qui pouvoit me plaire; mais l'habitude du monde lui avoit appris ce qu'il valoit. Tout en lui m'offroit un ami dont ma raison se glorifioit; mais je regrettois involontairement les caresses ingénues de mon fils. Il n'y a que le coeur d'une mère qui puisse expliquer les contradictions

qu'apporte en nous ce passage de l'adolescence à la virilité, si rapide chez les français; et, si nous aimons nos petits-fils jusqu'à l'adoration, ce n'est, sans doute, que parce qu'ils nous rappellent ce temps heureux de l'enfance de leur père, et qu'à la douceur de leurs caresses, se joint le souvenir de celles dont nous avions senti la privation. Je vous ai déjà parlé des bontés que j'avois pour les paysans de ma terre. Pour être parfaitement heureux, il faut que le bonheur se montre dans tout ce qui vous entoure; c'est un des priviléges de la fortune, et j'en jouissois. Non que je voulusse faire sortir aucun de ces hommes de leur état; je me refusai toujours aux desirs de ceux qui me témoignoient l'envie de placer leurs enfants à la ville; je voulois des cultivateurs assez aisés pour aimer le travail, mais non pour regretter de n'être pas plus que le sort ne les a faits. À mon arrivée, j'avois appris qu'une fille, absolument

sans ressources à la mort de ses parens, avoit été recueillie par des villageois pauvres et déjà chargés d'une nombreuse famille. Cette action méritoit une récompense, je m'en chargeai; je me chargeai aussi de l'enfant, qui avoit alors onze ans, et qui s'appeloit Suzette. Quand je la vis, je fus tentée d'abandonner les règles de prudence que je m'étois tracées, et de la prendre avec moi. Jamais la nature n'a rien fait de plus beau, jamais à la beauté ne se joignit un charme aussi irrésistible que celui qu'on éprouvoit en regardantSuzette. La réflexion me défendit de l'intérêt qu'elle m'inspiroit. Me craignant moi-même, craignant le temps où je serois obligée de retourner à Paris, ville où elle seroit livrée à tous les genres de séduction, je me décidai à la recommander au concierge du château, qui, par mon ordre, ne permit point qu'elle sortît de son état, et ne lui fit donner que l'éducation qu'on reçoit

dans une école de village. Suzette qui n'avoit jamais ambitionné plus de bonheur, fut docile et reconnoissante, et je n'eus qu'à m'applaudir de ce que j'avois fait pour elle. Toujours modeste, laborieuse, elle grandissoit en s'attirant l'amitié de ceux qui veilloient sur elle. Propre dans ses ajustements villageois, sa beauté l'eût fait accuser de coquetterie si la simplicité de ses moeurs ne l'eût défendue de tout soupçon. Elle touchoit à sa seizième année, et je pensois à lui trouver un mari que la dot que je lui destinois m'auroit permis de choisir, quand mon fils revint de son régiment. Il aima Suzette, et l'aima avec une violence dont il seroit difficile de se faire une idée; tous les gens qui m'entouroient s'en étoient aperçus, et moi je l'ignorois encore. Notre grand-oncle n'avoit pas cru devoir m'en avertir, parce qu'il regardoit cette passion comme un caprice absolument sans conséquence.

Je remarquois bien qu'Adolphe étoit ou très-gai ou très-mélancolique: tantôt il me pressoit de retourner à Paris, tantôt il desiroit prolonger son séjour à la campagne; j'étois loin de soupçonner qu'un regard plus ou moins tendre de Suzette décidât de ses volontés, et j'attribuois son humeur changeante au vague d'une imagination qui ne sait encore où se reposer. Je fus anéantie quand le concierge auquel j'avois confié Suzette, après m'avoir fait demander une audience particulière, me pria de lui ôter cette enfant, ou de trouver les moyens d'empêcher M De Senneterre de venir aussi souvent chez lui. Je l'interrogeai, et il me fut impossible de douter de l'amour de mon fils. "Et Suzette, lui dis-je, l'aime-t-elle?-Oh! Madame, me répondit cet homme, cela seroit bien difficile autrement. M le comte est si aimable qu'une jeune fille, dont le coeur est libre, ne pourroit guère s'empêcher

de lui répondre; mais si Suzette l'aime, elle le cache avec soin à elle, aux autres, à votre fils même, car nous n'avons aucun reproche à lui faire. Elle refuse les cadeaux de m le comte; et, depuis quelque temps, s'il s'amuse à distribuer chaque dimanche des ajustements à toutes les femmes du château, c'est pour avoir le plaisir de forcer Suzette à se parer de ses bienfaits. Il la gronde quand elle ne porte pas ce qu'il lui a donné; il l'accuse de fierté, d'ingratitude; il s'emporte tant contre elle, que souvent nous la voyons rentrer en pleurant. Et puis m le comte arrive pâle et tremblant, il lui parle avec bonté; cette pauvre Suzette pleure encore plus fort; votre fils se désespère; et Suzette ne le renvoie consolé, qu'en lui promettant bien de ne plus passer dorénavant un seul jour sans s'ajuster de ce qu'elle a reçu de m le comte. Elle n'ose plus sortir parce qu'elle craint de le rencontrer; et, quand il a passé la journée

sans la voir, nous sommes sûrs que le soleil couchant l'amènera chez nous. Il nous parle avec bonté de notre femme, de nos enfants, nous accable de bienfaits; mais il regarde toujours Suzette. Si elle reste, il parvient à l'approcher, à lui dire tout bas bien des choses auxquelles elle ne répond que par oui et par non; si elle sort, il la suit, et Suzette ne rentre jamais sans avoir les couleurs les plus vives, et sans se plaindre d'être bien malheureuse. Cependant elle nous a défendu d'avertir madame, parce qu'elle dit que madame la renverroit, et qu'elle seroit encore plus infortunée sans la protection de madame." Cet homme auroit pu parler bien long-temps encore sans que je fusse tentée de l'interrompre; trop de réflexions m'agitoient. Je le renvoyai en le remerciant de son zèle, et en lui recommandant sur toutes choses de ne pas laisser apercevoir qu'il m'eût avertie. Quand je fus seule, je m'efforçai vainement de me

faire un plan de conduite; je ne savois à quoi m'arrêter; je ne savois qui consulter. Mon oncle ne croyoit pas à l'amour, et bien peu à la vertu des femmes; il auroit ri de mes craintes, et auroit trouvé dans l'ordre qu'un jeune homme cherchât à se dissiper à la campagne comme dans une garnison. C'étoit son seul défaut. Il étoit inutile de prétendre changer les idées d'un vieux célibataire qui ne se consoloit d'être forcé d'être sage, qu'en citant volontiers les nombreuses occasions où il ne l'avoit pas été.

Que faire? Garder Suzette au château, c'étoit l'exposer à la séduction, perdre l'espoir de la marier, et autoriser ce qu'il ne m'étoit pas permis de souffrir; la renvoyer étoit pis encore sans doute. Dégagée de toute reconnoissance envers moi, livrée à elle-même, sans secours, mon fils devenoit pour elle un appui nécessaire, un bienfaiteur dangereux.L'éloigner, en lui conservant ma protection,

ne pouvoit guère se faire sans que mon fils s'en aperçût, sans mettre quelqu'un dans ma confidence; et, s'il découvroit sa retraite, si son amour éclatoit dans le monde, j'exposoisAdolphe à un ridicule que nos usages traitent plus sévèrement que le vice, et qui souvent décide de la réputation d'un jeune homme. Je fis le projet de tenter sa générosité, et le soir même, avec une gaieté apparente, je l'engageai à déjeuner le lendemain tête à tête avec moi dans mon cabinet. Cette invitation, à laquelle je donnai toute l'apparence d'un badinage pour éloigner ses soupçons, le surprit. Il s'efforçoit de me cacher son embarras; mais, comme j'étois décidée d'avance à ne pas m'en apercevoir, nous nous quittâmes sans autre explication. Sans doute il ne passa pas la nuit plus tranquillement que moi; car, lorsqu'il se présenta le matin, sa figure annonçoit la fatigue et le désordre. Il avoit en un moment une ressemblance si frappante avec

son père, la première fois que je le vis après la mort de celle qu'il aimoit, que mon coeur tressaillit aux premiers regards que je jetai sur lui.

Après avoir déjeuné, sans que l'un de nous rompît le silence, je le fis asseoir près de moi; et, d'un ton que je cherchai à rendre sévère, je lui dis: "ignorez-vous, mon fils, le chagrin que vous me donnez?-Si j'en devine la cause, madame, le même objet, par des motifs bien différents, trouble également notre tranquillité. Je ne suis pas heureux non plus, ajouta-t-il en soupirant." Il se tut. Je vis que, loin de vouloir nier l'amour que lui inspiroit Suzette, il oublieroit volontiers, en en parlant, que c'étoit à sa mère qu'il s'adressoit; je m'efforçai d'oublier moi-même et ce titre et ma sévérité.

"Vous n'êtes pas heureux, Adolphe! Et que manque-t-il à votre bonheur dans tout ce

que peut desirer un homme de votre âge et de votre nom?-D'être aimé, madame, ou d'avoir la force de vaincre un amour que ma raison condamne, et qui est devenu, malgré moi, une partie de mon existence. Ah, ma mère! Ne me blâmez pas, plaignez-moi. Tout ce que vous me direz n'égalera pas ce que je me suis dit cent fois moi-même. Mais les réflexions les plus sévères avoient rapport à mon amour, et ce rapport leur prêtoit un charme qui me séduisoit; c'étoit m'occuper de Suzette, que de combattre le penchant qui m'entraîne vers elle. La honte de l'avouer à ma mère ne l'emporte peut-être pas sur le plaisir de parler d'elle; c'est la première fois que j'en trouve l'occasion; j'aurois voulu l'éviter, mais enfin jusqu'à ce moment ce fut dans la solitude seulement que le nom de Suzette s'échappa de mes lèvres." "Vous me faites rougir, monsieur, de votre égarement et de la complaisance avec laquelle

je vous écoute; mais vous vous croyez malheureux; Adolphe malheureux sera toujours sacré pour moi, alors même que je le verrai assez foible pour s'exposer à inspirer plus de pitié que d'intérêt." À la rougeur qui couvrit son front, à la vivacité de son regard, je vis que, blessé de cette phrase, il alloit répondre; je m'empressai d'ajouter: "qu'espérez-vous de cette passion insensée que vous n'oseriez avouer devant toute autre qu'une mère trop indulgente? Suzette élevée par mes soins, défendue par ma protection, Suzette sans autre fortune que sa vertu, devient respectable pour vous; et j'ose croire que la passion ne vous a point égaré au point de penser sans frémir à corrompre l'innocence, à violer sans pudeur le respect dû à ma maison. Mon fils, je n'ai jamais envisagé les devoirs que j'avois à remplir envers vous; ma tendresse les rendoit si faciles, qu'ils étoient pour moi une suite continuelle de jouissances; mais en me

chargeant de Suzette, j'ai contracté devant Dieu l'obligation de veiller sur ses moeurs et d'assurer son bonheur. En poursuivant cette innocente créature, c'est votre mère que vous attaquerez; ce n'est plus Suzette maintenant, c'est moi que vous trouverez partout opposée à vos projets; et, si vous étiez assez malheureux pour l'engager à céder à votre passion, c'est votre mère qui en deviendroit responsable devant la divinité. Ne vous plaignez pas de la sévérité de mes principes. Ah, mon fils! C'est à ces principes religieux que vous devez mon existence, c'est ma résignation aux volontés du ciel qui m'a donné la force de survivre à votre père. Adolphe! Adolphe! Votre passion vous feroit-elle regretter que j'en eusse eu le courage? ". Ce reproche étoit trop vif, sans doute, mais il m'échappa.

"Vous m'aviez promis de l'indulgence, madame, me répondit-il en versant des larmes

de dépit, et vous me traitez comme un monstre qui mériteroit de perdre la vie. Lorsque je donnerois tout mon sang pour prolonger ses jours de la durée des miens, ma mère m'accuse... ah, madame! Si vous pouviez lire dans le fond de mon coeur, vous sauriez qu'un amour invincible, qui fait aujourd'hui mon désespoir, feroit demain, sans mon respect pour vous, le bonheur de ma vie. J'aime Suzette malgré moi, je l'aime au point de sentir que la mort me seroit plus douce que l'idée d'en être séparé. Je n'ai jamais pensé à la séduire, je n'ai pu que détester mon amour et m'en nourrir sans cesse. Mais, sans la crainte d'affliger ma mère, qui pourroit m'empêcher d'épouser Suzette? " J'allois l'interrompre; il ajouta: "voyez, madame, combien la noblesse perd chaque jour de sa considération (nous étions à la fin de 1789): Suzette a tout reçu de la nature; l'intelligence suppléeroit bientôt en elle au défaut d'éducation. Si mon mariage

étoit blâmé en France, j'irois à Saint-Domingue où il seroit moins troublé par les préjugés. Ne vous effrayez pas, madame, ceci n'est qu'une idée, et non pas un projet. Des projets! Il m'est impossible d'en former. Combattu par l'amour, par l'idée terrible de perdre votre amitié, je ne puis que souffrir; trop heureux si la mort vient me délivrer d'une situation au-dessus de mes forces, et vous prouver qu'Adolphe n'est ni un ingrat, ni un monstre que sa mère dût soupçonner." "Cessons, lui dis-je, cessons, mon fils, un entretien qui devient également pénible pour tous les deux. Vous n'exigerez pas que je m'excuse auprès de vous pour un mot que mon coeur désavouoit au moment où ma bouche le prononçoit. Tout ce que je vous demande est de ne pas voir Suzette avant que je ne vous aie écrit, car je sens l'inutilité de renouveler notre conférence, et la nécessité de nous rendre réciproquement la tranquillité."

Je me levai, il en fit autant, et s'en alloit sans tourner les yeux vers moi. "Adolphe, m'écriai-je, vous n'aimez plus votre mère! " Il me prit la main, la couvrit de baisers, et nous nous quittâmes en pleurant. À dîner, il me fit demander la permission de ne pas descendre; je n'en fus pas fâchée dans la disposition d'esprit où nous nous trouvions. Je me retirai dans mon cabinet, où j'écrivis la lettre suivante: Madame De Senneterre à Adolphe. "Vous me fuyez, mon fils, et je suis forcée d'avouer que je craignois de vous voir, moi qui jusqu'alors souffrois toutes les fois que j'étois privée de votre vue. Je vous plains du fond de mon ame; mais, mon ami, la société, en nous plaçant dans un état élevé, nous a imposé des devoirs qui balancent les avantages que nous en recevons; il y auroit de la lâcheté à les trahir, vous en êtes incapable.

Il faut renoncer à Suzette, je n'ajouterai pas, ou à mon amitié; j'attends de l'honneur un sacrifice que je ne veux devoir qu'à lui. Je me chargerai de procurer à cette enfant un établissement qui vous donne la satisfaction d'avoir contribué à son bonheur; cette jouissance adoucira vos chagrins quand le jour sera venu où vous remercierez votre mère de sa sévérité. Je n'ose pas ajouter que j'exige cette condescendance de vous, je craindrois qu'un acte d'autorité ne m'enlevât un seul instant votre tendresse. Je vous envoie une lettre que votre père mourant me chargea de vous remettre; c'est lui, Adolphe, c'est sa dernière volonté que vous entendrez. Votre mère vous bénit et vous aime; elle attend votre réponse, et ne la prescrit point." Monsieur De Senneterre à Adolphe. "Mon fils, près de quitter la vie, si un père qui en a consacré tous les instants à votre

bonheur, conserve encore sur vous l'autorité qu'il a reçue de Dieu et des lois; si le respect pour ma mémoire et la reconnoissance sont sacrés pour vous, je vous ordonne d'obéir à votre mère dans tout ce qu'elle exigera en vous remettant cet écrit, le dernier tracé de la main de votre père; je vous l'ordonne, sous peine de ma malédiction.Adolphe, si j'ai bien deviné votre caractère, vous aurez des qualités estimables et des passions dangereuses. Je tremble pour vous, je tremble pour votre mère; c'est sur le bord du tombeau que j'essaie encore de veiller sur deux êtres qui me font regretter la vie. Mon fils, acquittez ma dette auprès d'une épouse adorée, à qui j'ai dû plus de félicité que l'humanité n'a droit d'en espérer. Je le répète pour la dernière fois, car mes forces s'épuisent, obéissez à votre mère, sous peine de l'irrévocable malédiction d'n père qui vous a toujours chéri. Adieu, mon fils."

Le lendemain à mon réveil, je reçus le billet suivant: Adolphe à Madame De Senneterre. "Mon père sera satisfait, madame, et vous continuerez long-temps à me plaindre. Ne voulant point vous rendre témoin de ma douleur, craignant de ne pouvoir résister, si je rencontrois celle que je dois fuir, sûr de n'avoir pas la force de la voir sacrifiée à un époux indigne d'elle, j'ai pris la résolution de quitter le château cette nuit même, défendant à qui que ce fût de vous avertir. Je vais à Paris. Je ne vous recommande pas Suzette, je connois votre bonté. Si j'osois avoir une volonté, je souhaiterois qu'elle restât libre; si vous l'ordonnez autrement, puis-je espérer, ma mère, qu'en lui remettant cet anneau, vous lui prescrirez de le porter toujours comme un gage de votre protection? C'est le seul

présent que je veuille lui faire; j'abandonne le reste à votre générosité." Ce billet, qui me prouvoit trop combien Adolphe souffroit dans son obéissance, me rendit encore plus affligée de son départ. Je fis avertir mon oncle; il reçut une confidence entière; et ce vieillard, en soutenant que mon fils étoit fou d'aimer ainsi une villageoise, s'attendrissoit autant que moi sur sa douleur. Je penchois à différer le mariage de Suzette jusqu'au moment où j'aurois la certitude que la santé de notre fugitif ne courroit aucun danger; mais mon oncle me fit sentir que l'instant étoit décisif, et qu'il falloit rompre tout espoir, ou s'exposer à la voir l'épouse de son amant. Je me rendis à ce conseil. Le soir même j'écrivis à mon fils; je lui envoyai un ordre en blanc pour toucher sur mon homme d'affaires la somme qu'il croiroit nécessaire à ses plaisirs. Je lui parlai peu de sa résolution, pas du tout de Suzette. Le lendemain

matin, je fis avertir cette jeune fille de venir me parler.

"Qu'avez-vous, Suzette? Lui dis-je en la voyant; vous êtes pâle; on croiroit que vous avez pleuré.-Oui, madame.-Si jeune encore, vous avez donc aussi des chagrins?-Oui, madame.-Est-ce que vous n'êtes pas bien dans cette maison?-Si, madame.-Je veux, Suzette, achever ce que j'ai fait pour vous, en vous donnant un mari qui vous rende heureuse. Auriez-vous de la répugnance à vous marier? Ajoutai-je en voyant qu'elle soupiroit.-Madame...-parlez-moi franchement. Est-il dans le village quelque garçon qui vous ait témoigné de l'amitié, et pour lequel vous ayez de l'inclination?-Oh! Mon dieu non, madame.-Ainsi vous n'aurez point de chagrin en acceptant un époux de mon choix?-Madame... m le comte...-Eh bien! M le comte?-Il m'a défendu de jamais me marier sans sa permission.

-Mon fils vous a fait cette défense?-Oui, madame, bien des fois.-Que répondiez-vous, Suzette?-Qu'il étoit le maître, madame.-Et, si c'étoit d'accord avec mon fils que je cherchasse à vous trouver un établissement, que diriez-vous? " Elle se mit à pleurer, et sa douleur me prouva trop que l'infortunée n'étoit pas insensible à la passion d'Adolphe. Sa résistance la rendoit plus intéressante. Je crus devoir quitter avec elle le ton d'une maîtresse, et, la faisant asseoir, je la consolai et lui parlai raison. Suzette ne m'interrompoit que par ses sanglots, ou pour convenir qu'elle s'étoit répété cent fois ce que je lui disois; qu'elle n'auroit jamais oublié ce qu'elle devoit à sa bienfaitrice, et que ce n'étoit pas sa faute si m le comte avoit continué à lui témoigner tant de bonté, qu'elle en étoit attendrie jusqu'au fond de l'ame, quoiqu'elle n'en fît pas semblant avec lui. Je lui persuadai que le soin de sa réputation, et

peut-être aussi la reconnoissance, lui imposoient l'obligation d'accepter un époux; je recommençai à la questionner sur celui qui pourroit lui convenir; elle me répondit qu'elle n'aimeroit jamais l'un plus que l'autre, mais qu'elle recevroit celui qu'ordonneroit la mère de m le comte. Je la renvoyai presque aussi attendrie qu'elle, lui donnant, pour gage du contentement que me causoit sa soumission, l'anneau dont mon fils m'avoit rendue dépositaire. Je n'étois pas intérieurement très-satisfaite de cet acte de condescendance; mais le courage de cette enfant, le souvenir de mon fils qui n'avoit mis que ce prix à un sacrifice dont sa douleur me faisoit assez connoître l'étendue, l'emportèrent sur la réflexion. Les volontés d'une ame déchirée par une passion forte deviennent sacrées pour les coeurs sensibles, alors même que la raison les condamne.

Quand on veut marier une jeune fille, il

suffit d'en laisser percer le desir; on peut être sûr que toutes les femmes d'une maison se feront un honneur d'y contribuer pour quelque chose. Ce fut ma femme de chambre qui me parla la première d'un nommé Chenu, métayer d'une petite portion de terre à trois lieues de mon château, et qui joignoit à sa métairie un trafic de bestiaux dont le profit lui procuroit une certaine aisance. Il connoissoit Suzette, et avoit dit plusieurs fois qu'il l'épouseroit volontiers, parce qu'elle savoit lire et écrire, ce qui lui seroit bien utile pour son commerce, étant obligé de s'en rapporter à sa mémoire qui souvent le mettoit en défaut. Je donnai ordre à mon concierge de voir cet homme, de lui faire part de mes dispositions, et de l'engager à venir me trouver s'il étoit toujours dans les mêmes intentions.

Chenu ne fit pas attendre sa visite. Il paroissoit avoir trente ans; sa tournure n'offroit

rien qui pût séduire, rien qui pût repousser. Il se présenta avec une assurance qui me fit bien augurer de son caractère; mais je voulus le mettre à l'épreuve.

"En quoi puis-je vous obliger, M Chenu? Lui dis-je pendant qu'il me saluoit; parlez-moi sans contrainte.-Madame, on m'a dit que vous vouliez pourvoir Mademoiselle Suzette, et si ma proposition vous agrée, je vous demande la préférence.-Vous aimez donc Suzette?-À vrai dire elle ne me déplaît pas, et tout le monde parle de sa douceur.-On assure que vous faites bien vos affaires, M Chenu, et Suzette n'a rien.-Les bontés de madame ne lui manqueront pas, j'espère.-Ce que vous appelez mes bontés, M Chenu, appartient de droit aux malheureux, et Suzette cessera d'en avoir besoin en vous épousant. Je me chargerai de son trousseau, c'est tout ce que je puis faire.-On ne m'avoit pas dit ça; mais, si c'est la dernière

volonté de madame, il faudra s'en arranger; car enfin, quand j'en épouserois une autre qui auroit quelque argent, je n'y trouverois pas, comme dans Mademoiselle Suzette, l'avantage d'une femme qui sût écrire; et c'est tout ce que j'ambitionne. Cependant une petite somme n'auroit rien gâté; cela m'auroit donné les moyens d'augmenter mon commerce, dans lequel il y a à gagner; mais il faut de l'avance.-Eh bien! Dites-moi franchement, M Chenu, quelle somme comptiez-vous que je donnerois à Suzette pour sa dot?-Ah, madame! Ça ne peut pas se dire.-Pourquoi donc, si je veux le savoir? Mon intention est d'assurer le bonheur de cette enfant, qui le mérite à tous égards; et, si vos prétentions ne surpassoient pas mes facultés, je serois bien aise de faire quelque chose pour elle et pour vous; car vous la rendrez heureuse, n'est-ce pas, M Chenu?-Pardine, madame, ça n'est pas difficile. D'abord je suis

la moitié du temps en voyage; il n'est pas de foire à dix lieues à la ronde où je n'aille. Quand je reviendrai à la maison bien fatigué, que Suzette aura écrit mes affaires, j'aurai plus besoin de repos que de troubler celui des autres. On dit que j'ai de l'ambition, mais j'ai toujours remarqué qu'un homme bien occupé n'est pas un mari querelleur. Suzette, qui a de l'intelligence, fera valoir la métairie; quoiqu'elle ne soit pas d'un grand produit, encore y a-t-il de quoi surveiller. Quand les foires seront bonnes, je compte bien ne pas revenir sans lui apporter quelque chose. Elle est belle, et je sais que les femmes aiment un peu la parure; d'ailleurs les bontés de madame l'y ont accoutumée; c'est bien naturel. Laissez faire; que les marchés aillent bien, elle ne se plaindra pas, ni moi non plus.-Je suis contente de vos dispositions, M Chenu; mais revenons à notre premier point. Combien croyiez-vous que Suzette vous apporteroit

en dot?-Ma foi, madame, puisque vous le voulez absolument, je vous dirai qu'indépendamment de son trousseau, sur lequel je m'en fie à la générosité de madame, j'avois calculé que six cents livres d'argent sec me mettroient à même de courir de bons marchés. Les commencemens sont toujours difficiles; un peu de comptant, un peu de crédit, et cela va.-Allons, M Chenu, puisque six cents livres vous paroissent nécessaires, et que vous auriez épousé Suzette sans cette somme, je suis charmée de pouvoir récompenser votre désintéressement.-Madame est trop bonne.-Je parlerai à cette enfant; revenez demain, et si elle vous accepte, comme je n'en doute pas, vous pouvez dès aujourd'hui compter sur une dot de douze cents livres." J'aurois pu faire sans doute davantage pour Suzette; mais, fidèle à mon principe de ne pas sortir de leur état ceux qui risquent leur bonheur en le quittant, j'avois encore un

autre motif. L'amour de mon fils pour cette intéressante créature avoit fait un certain bruit dans le château; c'étoit exposer sa réputation que de ne pas borner mes bienfaits. Je voulois d'ailleurs veiller toujours sur elle, et j'espérois procurer un jour un fermage considérable à son époux; espoir que les événements ont anéanti, et qui m'ont fait trouver des bienfaiteurs dans ceux que je regardois alors comme des protégés. Je ne doutois pas de la résignation de Suzette; j'aurois desiré qu'elle lui coûtât le moins possible; en lui apprenant les dispositions que j'avois faites pour elle, j'embellis de toute mon éloquence sa destinée à venir, pour la consoler de ses chagrins présents. "Vous êtes trop bonne, madame, étoit son unique réponse. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour être heureuse; et, si je ne le suis pas, ma consolation sera que vous m'avez crue digne de l'être." Je ne passai pas un

seul jour sans la voir jusqu'à son mariage, qui se fit promptement; le régisseur de ma terre assista à la signature du contrat, et je lui servis de mère pour la cérémonie. Dans nos conversations, Suzette s'étoit enhardie jusqu'à me demander quelquefois si je recevois des nouvelles de mon fils; je ne doutai pas qu'elle n'eût appris la cause de son brusque départ, et que la certitude d'être toujours aimée ne la consolât en partie du sacrifice qu'elle faisoit à la tranquillité de tous. Adolphe ne m'écrivoit pas, mais j'étois indirectement informée de sa conduite. Je savois qu'il se montroit peu dans les sociétés, qu'il sortoit souvent seul, presque toujours à cheval, et qu'une mélancolie très-prononcée affligeoit ses amis, sans cependant donner aucune inquiétude pour sa santé. C'étoit tout ce que je pouvois desirer.

Libre de soins à l'égard de Suzette, je me disposois à retourner à Paris avec mon oncle,

qui plus que moi ne pouvoit vivre séparé de mon fils, quand je reçus la lettre suivante. Adolphe à Madame De Senneterre. "En vous fuyant, ma mère, pour mieux vous obéir, je vous avois fait entendre mon voeu pour qu'au moins Suzette restât libre; vous en avez ordonné autrement. Je viens d'apprendre, par un homme sûr que j'ai laissé au château, un mariage qui, en m'ôtant tout espoir, m'a ravi la force de supporter mon affreuse position. Je n'ose vous accuser, je ne m'en prends qu'à la fatalité de ma destinée. Suzette aussi vous a obéi; mon exemple a décidé le sien. Puisse l'infortunée ne jamais s'en repentir! Je sais, madame, que vous allez revenir à Paris; si c'est moi seul qui vous y attire, épargnez-vous un voyage inutile. Ce que je dois à mon nom m'a empêché d'être heureux. J'accomplirai

le sacrifice. Guidé par mon désespoir, je vais loin de la France défendre les armes à la main des préjugés qui m'ont rendu le plus infortuné des hommes. Je pars cette nuit. Que ne puis-je mettre le monde entier entre moi et mes souvenirs, entre la douleur et l'amour! Ma mère, je suis si malheureux, que je crois vous servir en vous ôtant le triste spectacle d'un fils consumé par le chagrin. Si le ciel exauce vos prières, il me ramènera digne d'apprécier ce que vous avez cru devoir faire pour mon bonheur. Mon coeur en gémit sans oser en murmurer. Si le ciel écoutoit mes voeux... ah, ma mère, continuez de plaindre votre fils! " Cette lettre me jeta dans un anéantissement total; je la relus vingt fois sans pouvoir me persuader la vérité de ce qu'elle contenoit. Mon fils fugitif, mon fils s'éloignant de moi, livré au plus sombre désespoir; quel coup terrible pour une mère qui croyoit n'avoir

que de la reconnoissance à attendre! Cependant, j'en atteste le ciel, mon premier mouvement fut de m'accuser de trop de sévérité; et si le passé eût été en ma puissance, si monAdolphe eût été présent, les préjugés, l'ambition, mes principes même, tout eût cédé au desir de le conserver près de moi. Jeunesse imprudente! Que vous nous faites acheter chèrement les plaisirs dont la nature a mis le premier germe dans nos coeurs! Et quel empire n'avez-vous pas sur nous, puisque nous préférons souvent douter de notre raison, à la douleur cruelle de ne pouvoir douter de votre ingratitude! Ainsi, ce jeune inconsidéré, ne suivant que sa passion, avoit méprisé la noblesse lorsqu'elle étoit un obstacle à l'accomplissement de ses desirs; il la prenoit pour guide de sa conduite au moment où elle favorisoit ses desseins: dans l'une et dans l'autre circonstance, c'étoit à l'amour seul qu'il sacrifioit.

Mon oncle fut pénétré de cette nouvelle foudroyante, et alarmé de l'effet qu'elle produisoit sur moi; mais, incapable de s'arrêter à des consolations vagues, il remit le calme dans mon ame en me proposant de partir à la première lettre que je recevrois de mon fils. S'il ne pouvoit le décider à revenir, son intention étoit de ne pas le quitter, de lui servir de guide, et de profiter de l'occasion pour lui faire entreprendre des voyages qui perfectionneroient son éducation. Ce projet, bien digne de l'amitié paternelle de ce bon vieillard, fut la dernière marque de son attachement. Il mourut au moment de le mettre à exécution.

Je restai donc abandonnée à moi-même, au milieu d'une révolution dont je ne parlerai que dans les rapports qu'elle aura avec moi. Je recevois quelques lettres d'Adolphe qui retardoit sans cesse un retour qu'il me faisoit sans cesse espérer. Par la dernière, il

m'annonçoit son projet de passer à Saint-Domingue, dans l'intention de voir son oncle et de revenir ensuite pour ne plus me quitter. Mais, avant qu'il pût acquitter sa promesse, j'eus la douleur de voir les lois élever une barrière éternelle entre mon fils et moi. Hélas! Ce n'étoit que le commencement d'un enchaînement de malheurs qui devoient se dérouler avec une étonnante rapidité. J'appris bientôt les désastres de Saint-Domingue; et, en perdant toute ma fortune, il me fallut trembler pour les jours de mon fils, pour ceux d'un frère qui m'étoit cher à tant de titres. Les nouvelles qui arrivoient en France, n'annonçoient que des calamités; la cruelle renommée ne permettoit pas de douter de l'ensemble des maux qui désoloient cette malheureuse colonie; mais elle laissoit sur les détails une incertitude accablante. J'implorai l'assistance du ciel pour ma famille; chaque intervalle de courrier étoit pour moi

une année de souffrance. Enfin, je reçus de Philadelphie une lettre de mon fils. La voici: Adolphe à Madame De Senneterre. "Madame, que ne suis-je auprès de vous pour recevoir vos consolations, pour vous soutenir de mon courage! C'est dans ces moments affreux que je sens trop combien l'amour m'égara, puisque je suis loin de ma mère. Ayez la force de vivre pour un fils qui ne respire aujourd'hui que pour vous, qui ne croiroit pas trop payer de sa vie la douceur de mêler ses larmes aux vôtres. Quel récit j'ai à vous faire! Le pourrai-je, grand dieu! Ma main tremble, mon coeur se serre... "déjà sans doute vous avez entendu parler des événements arrivés à Saint-Domingue; mais vous ignorez peut-être encore ce qui concerne notre malheureuse famille et vos propriétés. Je n'ai pu aborder ces contrées,

où la guerre civile joint à ses fureurs ordinaires une activité aussi brûlante que le climat: c'est à Philadelphie que j'ai appris que mon oncle et son épouse... ils ont péri au milieu de tourments dont le seul souvenir épouvante l'imagination. Non, jamais, jamais je n'aurai le courage de rappeler ces massacres qui font frémir l'humanité. Puissiez-vous toujours en ignorer les détails! ... "On ne doute point ici que le machiavélisme d'un gouvernement dont la prospérité de Saint-Domingue humilioit l'orgueil, n'ait préparé de loin sa dévastation. Ses projets n'ont été que trop bien accomplis; et lorsque tous les partis s'accusent, la ruine de cette colonie, si brillante encore il y a quelques jours, accuse tous les partis... "il ne faut pas se faire illusion, ma mère, nos habitations sont détruites de fond en comble, les ateliers brûlés, le résultat d'un siècle de travaux, de prospérité et d'économie

anéanti. La misère des colons réfugiés à Philadelphie feroit peine à leurs plus mortels ennemis; ils sont d'autant plus à plaindre, que le passage de l'opulence à la détresse a eu pour eux la rapidité de l'éclair. Du moins, ma mère, vous ne connoîtrez pas ce dernier malheur; tous les biens de mon père sont à vous. Ils vous appartiennent de droit, puisque vous les avez pour ainsi dire rachetés; ils vous appartiennent à un titre plus sacré, puisqu'ils sont les biens de votre fils. Ma mère, puissiez-vous en jouir long-temps! Puissions-nous, bientôt réunis, pleurer nos malheurs communs, et oublier ensemble les chagrins et les passions inséparables de la vie! " L'infortuné Adolphe ne prévoyoit pas les malheurs qui alloient bientôt accabler sa mère. Je vis apposer les scellés chez moi; j'appris qu'ils avoient été mis sur mon hôtel à Paris et sur les autres possessions de mon

époux. Je pus à peine obtenir quelques-uns de mes effets particuliers, et la permission de conserver un logement dans le château que j'habitois.

Privée de fortune, dépouillée de toute splendeur, c'est alors que je connus l'humanité qui jusqu'à ce moment s'étoit embellie à mes yeux. Ceux qui ne m'abordoient que pour me plaire, cessèrent de se contraindre quand ils n'eurent plus rien à espérer; et la pitié insultante des uns me révoltoit plus que l'ingratitude des autres. Les paysans que j'avois comblés de bienfaits, ne calculoient plus que ce qu'ils pouvoient tirer de mes dépouilles; ils abattoient les bois, ils se partageoient des terrains qui, depuis des siècles, appartenoient à la famille de M De Senneterre, en cherchant à se persuader qu'ils étoient communaux.

Je les excuse aujourd'hui; alors leur ingratitude ajoutoit à mes supplices, et je me

décidai à retourner à Paris pour me soustraire à un spectacle qui me brisoit le coeur. Il m'en coûta pour me séparer de mes domestiques, dont la plupart m'étoient entièrement dévoués; mais l'état de mes affaires exigeoit ce sacrifice que je retardois depuis trop longtemps. Je n'amenai avec moi qu'Augustine, ma femme de chambre, qui voulut absolument me suivre; et, sans le domicile que son mari nous offrit à Paris, j'aurois été forcée de me loger en chambre garnie. Depuis les désastres de Saint-Domingue, mes parents s'étoient réfugiés en province par économie; une partie de la famille de M De Senneterre étoit émigrée, l'autre retirée dans ses terres. Un seul de ses cousins-germains avoit conservé son domicile dans la capitale; mais il m'avoit abandonnée depuis le testament qui ne lui donnoit aucun droit à la tutelle de mon fils. Il avoit pris, dans la révolution, un parti qui lui acquit d'abord beaucoup de

popularité, et qui finit par le conduire à l'échafaud. Je lui rendrai justice cependant; il eut de l'ambition, mais il ne fut pas traître envers ceux dont il avoit embrassé la cause. Dans ma position, d'ailleurs, je ne pouvois pas chercher à le voir; je préférois, à un reste d'éclat sans indépendance, une retraite profonde où je pusse m'occuper en liberté de mon fils et de ma douleur. Cette retraite me fut bientôt enlevée. Je ne pus ni ne cherchai à me soustraire au décret qui ordonnoit d'incarcérer les parens d'émigrés. Je ne tenois plus à l'existence que par une résignation religieuse; privée même de la consolation de recevoir des nouvelles de mon Adolphe, accablée du sort dont il étoit menacé, j'aurois remercié mes bourreaux du coup qui m'eût arraché la vie. Dans ces moments affreux, où tout étoit ravi jusqu'à l'espoir, il falloit plus de courage pour vivre que pour se résoudre à mourir.

Je passai treize mois en prison, et surtout les six derniers, sans autres secours que ceux que la crainte de nous voir périr de faim arrachoit à nos geôliers. En butte à toutes les humiliations, oubliant nos malheurs au récit de ceux de nos compagnes, n'osant céder à l'impulsion qui nous portoit à nous aimer, pour éviter la douleur d'une séparation éternelle; éprouvant cependant cette douleur sans avoir joui des charmes de l'amitié; tantôt accusant la lenteur de la mort, tantôt frémissant involontairement à l'idée de la destruction; ne recevant du dehors d'autres nouvelles qu'un journal chargé de la longue liste des victimes qui avoient péri la veille, parmi lesquelles nous cherchions, avec autant d'effroi que d'avidité, le nom de nos parents, de nos amis, des infortunés que, le jour précédent encore, nous avions serrés dans nos bras... non, l'ame ne peut supporter le souvenir de cette situation. Je le dirai cependant,

je le répéterai jusqu'à mon dernier soupir, parce que la vérité doit être connue: dans ces prisons où nous étions entassées comme des animaux destinés à la boucherie, où nous étions traitées plus sévèrement que les plus grands criminels, si nos tyrans avoient osé y demeurer parmi nous, ils auroient eux-mêmes admiré combien l'exercice de toutes les vertus y étoit facile; ils auroient reculé devant la fatalité qui les entraînoit à égorger tant de françois, dont la plupart étoient l'ornement de leur siècle, et dont l'exemple, dans la société, l'eût garantie peut-être d'une dépravation que les lois les plus sages auront bien de la peine à arrêter.

Enfin les massacres cessèrent, et les prisons s'ouvrirent. Graces à l'activité de ma femme de chambre, de cette bonne Augustine qui étoit alors ma seule amie, mon tour arriva.Elle m'apporta elle-même l'ordre de ma liberté, qui ne me causa une joie momentanée

que pour me faire réfléchir plus profondément sur l'étendue de ma misère. Je n'avois plus rien, rien que quelques bijoux avec lesquels j'étois décidée à mourir; c'étoient les portraits de mon fils et de mon époux. Je ne voulois pas rester à la charge de cette femme respectable, que le malheur des temps avoit forcée à chercher une nouvelle condition.Quoiqu'elle fît tout pour me cacher la grandeur de ses sacrifices, mon coeur la devinoit; et la reconnoissance n'ôtoit rien au supplice de vivre de ses privations. Je savois tout ce qu'une femme peut savoir, excepté vivre du travail de ses mains; d'ailleurs le chagrin avoit miné ma santé, au point de me ravir la possibilité d'une occupation continue. Il ne me restoit qu'une ressource; c'étoit de servir. La première fois que j'y pensai, des larmes de sang coulèrent de mes yeux. La fierté qui sauve souvent du vice, qu'il faut

modérer et ne jamais éteindre, se révolta avec une violence dont il seroit impossible de calculer la force. Moi, née avec une fortune immense, entourée d'esclaves pendant ma jeunesse, de protégés dans tous les temps; moi, n'ayant plus rien qu'un nom respectable par des traits héroïques, que l'histoire attestera à la postérité la plus reculée... servir! Oh, mon dieu! Vous vîntes encore à mon secours, et l'orgueil s'abaissa devant les préceptes de votre morale.

À force d'y réfléchir, je me rendis peu à peu cette idée plus familière; je m'y accoutumai enfin, au point de pouvoir en parler à Augustine, sans lui découvrir une répugnance plutôt vaincue que détruite. Elle voulut s'y opposer, mais je fus inflexible; et je la suppliai d'employer ses efforts pour me procurer une place telle que je la desirois, c'est-à-dire, le soin de présider à l'éducation de quelques jeunes personnes, seul emploi auquel je fusse

véritablement propre. Il étoit inutile de lui prescrire de me recommander sous un autre nom que le mien, et seulement comme une infortunée qui avoit tout perdu dans la révolution. Quelques semaines après, Augustine, le coeur gros, les yeux mouillés de larmes, vint me dire qu'elle m'avoit obéi, et me présenta une lettre pour une jeune femme fort riche, qui desiroit avoir auprès d'elle une personne instruite, de moeurs respectables, et pour laquelle elle promettoit les plus grands égards. Je pris la lettre et ne pus remercier Augustine autrement qu'en lui serrant la main. Je m'appesantirai sur cette époque si remarquable de ma vie.

Je tenois la lettre destinée à me servir de recommandation; j'avois les yeux fixés sur l'adresse, et je ne la voyois pas. Absorbée dans l'immensité des pensées qui se succédoient, je ne pensois plus. La foudre, je crois,

seroit tombée à mes pieds, que je n'aurois pas été émue. Insensiblement mes idées s'éclaircirent, et je me demandai: que dirai-je? Je ne trouvois pas de réponse à cette question.J'examinai enfin le nom de la personne que j'allois servir; elle s'appeloit Depréval, et je réfléchissois machinalement sur ce nom, comme s'il eût pu m'apprendre quelque chose de l'avenir que je redoutois. Extrêmement fatiguée de ne pouvoir m'arrêter à rien, je me couchai. Pas un instant de sommeil. Une femme, la veille d'être présentée à la cour, n'étoit pas plus occupée de sa toilette que moi de la mienne. Je craignois d'inspirer de la pitié; je craignois encore plus de ne pouvoir adoucir un air de dignité que la nature et l'habitude de commander avoient répandu sur toute ma personne. Je redoutois surtout de ne pouvoir supporter avec résignation les questions auxquelles il falloit m'attendre. Le jour me surprit, et je n'avois encore rien résolu.

J'aurois souhaité éloigner le moment fatal; mais j'appréhendois, en le différant, de manquer l'occasion de cesser d'être à charge à la pauvre Augustine. Ceux qui n'ont pas connu l'éclat et l'opulence en naissant, se feront difficilement une idée de ce qu'il en coûte pour subir l'humiliation. Il ne faut qu'un jour pour payer bien cher des jouissances qui pourtant ne donnent aucun véritable plaisir, puisqu'elles ont toujours eu la monotonie de l'habitude. On ne les apprécie qu'en les perdant.

À dix heures, j'étois prête, et je balançois encore. L'idée d'arriver trop tôt, de faire antichambre, de me trouver peut-être, pour essai, la camarade d'un de mes anciens laquais; l'idée plus affreuse d'être congédiée après avoir subi un insolent interrogatoire, me poursuivoit involontairement. Enfin, je m'arme de courage, je descends rapidement l'escalier, et me voilà dans les rues, marchant

à pas précipités, tremblante qu'on ne lût sur mon visage ce qui se passoit dans le fond de mon ame. J'étois vêtue de noir, et je n'osois arrêter les yeux sur personne, quoiqu'un voile assez épais me mît à l'abri des regards. J'arrive à la porte de ma maîtresse future; je la demande, appréhendant qu'elle ne fût sortie; on me répond qu'elle est chez elle, et j'en éprouve une sorte de chagrin. Je monte; mes genoux fléchissoient. Je m'adresse au premier domestique que je rencontre, en le priant de me faire parler à sa maîtresse; il me dit d'attendre, qu'il va faire avertir une des femmes de madame; je m'assieds, et j'attends. Une demi-heure se passe, pendant laquelle une foule d'allans et de venans, tous pour monsieur, m'ôtent la faculté de réfléchir sur toute autre chose que la crainte d'être reconnue. Une femme arrive, me demande qui je suis, et ce que je veux à sa maîtresse?-Je desire lui parler.-De quelle part?

-De la mienne.-Votre nom?-Je ne peux le dire qu'à elle-même.-Madame est rentrée fort tard; elle n'a point encore sonné.-J'attendrai. Madame sonna à l'instant même, et presqu'aussitôt on vint me dire que je pouvois entrer. Je suis mon introductrice à travers plusieurs pièces dont l'ameublement, l'élégance, la richesse m'étonnèrent, moi qui avois joui autrefois de tout ce qu'on admiroit. Nous entrons dans une chambre à coucher où il faisoit un léger demi-jour; madame étoit encore au lit. Je lui présente ma lettre en tremblant; elle m'engage à m'asseoir, me demande excuse de s'habiller devant moi, ajoutant qu'elle avoit préféré me faire entrer, à me laisser dans une antichambre où il passoit continuellement du monde. Son ton d'aménité me rassura; cependant je n'osois lever les yeux sur elle. Tout ce que je pus remarquer tandis qu'on lui présentoit une robe du matin, garnie de dentelles, c'est qu'elle étoit

d'une taille admirable et remplie de graces naturelles. Enfin la toilette s'achève; elle ordonne à sa femme de chambre d'ouvrir et de nous laisser. Tandis qu'elle brise le cachet de la lettre, la parcourt, je baisse les yeux; je jette mon voile en arrière. Au même instant, j'entends un cri perçant; cette femme tombe à mes pieds, en répétant: "Madame DeSenneterre! Ô ciel! Madame De Senneterre! " Je la regarde, c'étoit Suzette. Elle étoit sans connoissance; je la porte sur son lit; je sonne, on accourt, on lui prodigue des secours dont j'avois presqu'autant besoin qu'elle, car j'étois retombée sur un fauteuil, ne pouvant ni parler, ni agir. Son mari, les personnes qui se trouvoient chez lui, tous les gens de la maison étaient accourus, et attendoient avec inquiétude qu'elle reprît ses esprits. Bientôt elle ouvre les yeux et me cherche; le foule me cachoit; elle me demande, et j'approche.

"Oh! Madame, ma bienfaitrice! " S'écrie-t-elle. Je lui mets la main sur la bouche, en lui recommandant le secret. "Impossible, impossible, madame. Comment cacherois-je ma joie?Pourquoi rougirois-je de ma reconnoissance? Pourquoi rougiriez-vous de vos malheurs, vous dont la vie fut un acte continuel de vertus et de bienfaisance? Monsieur, dit-elle à son mari, vous ne la reconnoissez donc pas? Elle est si changée! Vous ne reconnoissez pas Madame De Senneterre? " Son mari s'approcha de moi avec autant d'embarras que d'empressement, et me fit un compliment qui me prouva ce qu'il est si facile de vérifier chaque jour, que chez les femmes la sensibilité et le goût suppléent à l'éducation, tandis qu'un homme qui a eu le malheur de n'en pas recevoir, n'est jamais plus mal placé que dans une situation qui fixe les regards sur lui.

Suzette demanda qu'on nous laissât seules, avertit son mari, d'un ton caressant, qu'elle n'iroit pas dîner en ville, le pria de l'excuser sur sa santé; et aussitôt que nous fûmes tête à tête, elle me prodigua des caresses d'un ton si aimable et si respectueux, qu'elle fit passer dans mon ame toutes les émotions qui agitoient la sienne.

"Vous ne me quitterez point, n'est-il pas vrai, madame? Vous aurez ici votre appartement, vous y serez servie comme si vous étiez ma mère. Eh! Ne l'avez-vous pas été? Libre de commander dans toute la maison, moi-même je ne me présenterai chez vous que lorsque vous le permettrez. Qu'est devenue Augustine? Est-ce qu'elle vous a aussi abandonnée?" "Non, madame, lui dis-je d'un ton un peu embarrassé. Madame! Reprit-elle avec chagrin. Si je ne suis pas Suzette pour vous, je ne le serai donc plus pour personne au monde.

Voyez, voyez l'anneau que vous m'avez recommandé de ne pas quitter, le voilà. Toujours à mon doigt, il me rappeloit... "elle s'arrêta en rougissant." Madame, ajouta-t-elle les yeux humides, appelez-moi Suzette, cela soulagera mon coeur." "Eh bien! Suzette, ma fille, lui dis-je en l'embrassant, Augustine ne m'a point abandonnée; mais elle n'est pas heureuse. Le fruit de ses économies, placé d'abord avantageusement, lui a été remboursé en papier. Forcée de se remettre en maison, c'est moi qui ai voulu cesser d'être à sa charge." "Il faut la reprendre, madame; il n'y a qu'elle et moi qui puissions avoir pour vous les attentions qui vous sont dues. Ah! Si j'avois su vos malheurs! Mais deux craintes enchaînoient mes pas, celle d'humilier ma bienfaitrice par mon opulence, et celle de vous faire soupçonner que votre fils... il doit être aussi bien à plaindre, votre fils, madame! "

Cette réflexion de Suzette me fit répandre des larmes; elle crut alors ne devoir plus cacher les siennes. Quand nous fûmes un peu remises, je pris la parole. "Mon amie, en veillant sur votre enfance, j'ai rempli un devoir; ce que j'ai fait pour vous depuis n'étoit qu'une dette que je payois à la générosité de votre conduite. Je suis sensible à votre reconnoissance, et je rougirois de moi-même si j'éprouvois la moindre répugnance à en profiter; mais, ma Suzette, il faut en borner les effets. Je suis résignée à mon sort, et j'ai plus besoin de tranquillité que des dehors de l'opulence. Songez d'ailleurs que vous êtes en puissance de mari, et que, quelque considérable que puisse être votre fortune, elle vous appartient moins qu'à lui. Laissons Augustine... " "pardon, madame, si je vous interromps; mais vous ne connoissez ni ma situation, ni mon coeur. M Chenu, ou Depréval, comme

il vous plaira de l'appeler, n'a d'autres volontés que les miennes, et n'a jamais desiré que de me rendre heureuse. Depuis mon mariage, le premier moment de bonheur que j'ai éprouvé est celui où j'ai vu la possibilité d'être utile à ma bienfaitrice. Plus je ferai pour vous, plus je m'apercevrai que mes soins vous seront agréables, et plus j'approcherai de la félicité qu'il m'est permis d'espérer. Pourvu que mon époux voie la joie répandue sur ma figure, il applaudira à tout ce que je ferai; et, en vérité, Augustine de plus ou de moins dans la maison, ne le frapperoit même pas, si je n'étois très-décidée à la lui faire assez remarquer, pour qu'il la récompense de sa conduite envers vous. Mais, laissant à part le bonheur inappréciable que mon coeur trouve à réparer, autant qu'il est en moi, l'injustice du sort à votre égard, quand vous connoîtrez mon histoire, vous conviendrez, madame, que la reconnoissance sera toujours

de mon côté et les bienfaits du vôtre. Nous aurons le temps de parler de moi: c'est de vous, de vous seule qu'il faut nous occuper aujourd'hui." À peine m'eut-elle installée dans l'appartement qui m'étoit destiné, qu'elle écrivit à Augustine; le soir même je l'avois auprès de moi. Son activité sembloit doubler son existence pour prévenir mes goûts; et je ne pouvois m'opposer à rien de ce qu'elle faisoit pour moi, sans l'affliger. Mais, le lendemain, je ne la vis qu'un instant, le jour suivant de même. Quoique j'eusse trouvé chacune de ces journées ma toilette chargée de plus d'étoffes qu'il n'étoit nécessaire, dans ma position, pour réparer ce que le temps et les malheurs m'avoient ravi, j'étois peinée de sa conduite, et humiliée de ses bienfaits. Je ne savois comment concilier les premières marques de sa sensibilité, avec un abandon aussi extraordinaire. Suzette élevée par moi, Suzette, telle

que je l'avois vue lorsque le hasard me conduisit chez elle, étoit une amie à laquelle je pouvois tout devoir sans rougir; mais Madame Depréval, livrée à la dissipation, n'avoit ni le droit ni le pouvoir de me faire rien accepter. Je tremblois que l'opulence ne l'eût corrompue; et dès lors, sans emploi, sans considération, il me devenoit impossible de rester dans sa maison, et d'associer mon nom à celui d'une femme jeune, belle, riche et entièrement asservie par les plaisirs. La misère est plus facile à supporter que la honte. Il m'en coûtoit cependant de la juger sévèrement; j'attendois avec impatience le moment de m'expliquer, en conciliant ce que je devois à mes principes avec les ménagements qu'exigeoient ma position servile, et l'indépendance de Madame Depréval.

Le troisième jour, elle me fit demander à déjeûner chez moi. En entrant, elle me prodigua les plus tendres caresses." Je ne sais,

me dit-elle, ce que vous aurez pensé de moi; mais j'avois des engagements qu'il m'étoit impossible de rompre sans affliger mon époux, et je voulois être entièrement libre, afin de vous ouvrir mon coeur. Je ne suis pas heureuse; j'aime la vie solitaire, et je suis forcée de me livrer à la société; j'aime la simplicité; et le luxe, la prodigalité m'entourent. Écoutez-moi, madame, avant de me juger. Suzette a besoin de vos conseils; et comment la guiderez-vous, si vous ne connoissez pas entièrement sa situation? L'histoire de ma vie n'est, pour ainsi dire, que le tableau des moeurs du siècle; j'ai bien peur qu'elle soit sans intérêt pour vous." Sa franchise me rendit la bonne opinion que j'avois conçue d'elle; je l'assurai que j'étois disposée à l'écouter avec indulgence, et que, jetée dans un monde qui me paroissoit effectivement bien nouveau pour moi, je lui saurois gré de ne m'épargner aucun détail.

Nous nous assîmes plus près l'une de l'autre; elle commença en ces termes: "je voudrois en vain vous le cacher, me le dissimuler à moi-même, j'aimois votre fils au point que le sacrifice de ma vie pour lui épargner un instant de peine, ne m'auroit pas coûté un soupir. Grace à vos soins, à l'exemple que vous donnez à tous ceux qui vous entouroient, la vertu m'étoit aussi chère que mon amour; je pouvois souffrir, mais non manquer à mes devoirs. Vous m'avez vue résignée à mon sort, je l'étois de même après mon mariage; et, s'il m'étoit impossible d'échapper à mes souvenirs, du moins mes souvenirs n'existoient-ils que dans le secret de mon ame.

"M Chenu n'avoit pas d'amour pour moi; je crois que ce sentiment lui sera toujours étranger; mais il me respectoit comme un être qui lui étoit supérieur. L'ordre que je mettois dans ses affaires, les avis que j'étois à

même de lui suggérer lorsque j'écrivois ses marchés, me donnèrent auprès de lui la plus grande considération. Il n'est pas d'homme sans passion, la sienne est d'acquérir, et tout lui prospéroit depuis son mariage. Aussi ne trouvoit-il pas extraordinaire ce que tout autre que lui eût blâmé dans une femme de mon état. Je passois à lire tous les moments qui n'étoient pas nécessaires aux soins de mon ménage; et, lorsque M Chenu me pressoit de lui dire ce que je desirois qu'il me rapportât de telle ou telle ville où son commerce l'appeloit, c'étoit toujours des livres que je lui demandois. Comme il n'en a jamais ouvert un de sa vie, que sa fortune augmentoit considérablement, il se persuada que plus je me livrois à la lecture, plus j'étois à même de gérer ses affaires: je l'entretins dans une erreur qui le rendoit si docile à mes goûts. Dès ma tendre jeunesse, j'ai senti un desir insurmontable de savoir, et c'est à votre fils que

j'ai dû les premiers livres qui m'ont été confiés. Je peux affirmer encore aujourd'hui qu'il n'en est pas un, madame, que vous m'eussiez interdit; c'étoit des romans, il est vrai, mais dans lesquels les moeurs et le bon sens étoient respectés.

"Plus le commerce de M Chenu s'étendoit, plus je lui devenois nécessaire. Il quitta la métairie que nous faisions valoir; il acheta, à l'entrée du faubourg de la ville la plus prochaine, une maison considérable par l'étendue des bâtiments, et qui cependant suffisoit à peine à contenir les bestiaux qu'il y déposoit momentanément, et qui se succédoient avec une promptitude vraiment étonnante. Il ne comprenoit pas comment je pouvois tenir des registres si exacts de toutes ses opérations, que jamais la moindre erreur ne se glissât dans ses comptes; il me révéroit comme l'instrument de sa fortune; et voulut, pour la première fois, que je fusse vêtue et

servie en dame; ce furent ses expressions. Que vous dirai-je? Il fit des soumissions, des fournitures, s'associa à des compagnies, prit des commis, conserva l'habitude de les faire travailler avec moi comme il y travailloit autrefois lui-même. Son opulence devint telle qu'il ne la connoissoit plus; toujours simple, toujours laborieux, il ne savoit pas dépenser, et ne croyoit pas qu'on pût rien ajouter au bonheur dont il jouissoit. Que n'a-t-il toujours pensé de même!

"De nouvelles entreprises l'amenèrent à Paris. La veille, le sang des victimes y couloit encore, et déjà les plaisirs y régnoient. Il exigea que j'y vinsse avec lui, espérant que ce voyage me seroit agréable, et convaincu qu'il n'entreprendroit rien d'avantageux s'il ne m'avoit pas là pour me consulter. Nous descendîmes dans un hôtel garni, où nous prîmes un appartement commode et modeste. Le lendemain M Chenu, en me prévenant

que nous irions dîner chez un de ses associés, me parla, pour la première fois, de la nécessité de faire une grande toilette. Il ne cessoit de m'entretenir de la maison de son associé, de ses laquais, de ses équipages, revenoit de nouveau à ma toilette, et me recommandoit surtout de ne rien épargner.

"Accoutumée à ne jamais le contrarier, et n'ayant nulle idée de Paris et de la société dans laquelle j'allois me trouver, je me parai de ce que j'avois de plus beau, et crus surtout mettre le dernier degré de luxe à mon ajustement, en m'accablant des joyaux d'or que M Chenu m'avoit rapportés de ses différents voyages. On peut dire qu'il les achetoit au poids. Nous partons de notre hôtel garni à quatre heures; nous étions à l'entrée de l'hiver. Un fiacre nous attendoit à la porte. Il accroche en route, casse; heureusement nous ne sommes pas blessés; mais la peur m'avoit saisie au point que nous fûmes obligés d'entrer

chez une marchande qui eut la complaisance de me donner les secours nécessaires dans mon état, et d'envoyer chercher une autre voiture. M Chenu étoit plus occupé de ma toilette que de ma santé; il en parla tant, que la marchande crut l'obliger en y ajustant ce que la chute pouvoit avoir dérangé, attention qui effectivement lui fit tant de plaisir, qu'il promit de lui donner sa pratique lorsqu'il monteroit sa maison. Ces mots me frappèrent. Enfin la voiture arrive; nous nous y plaçons, et, à cinq heures et un quart, nous arrivons à la chaussée d'Antin, où logeoit l'associé de mon mari.

"La porte cochère s'ouvre; notre fiacre enfile une avenue garnie d'arbres de chaque côté, et éclairée de deux fanaux soutenus par des statues de bronze. Il s'arrête dans une cour superbe, où des réverbères, placés à égale distance, me font apercevoir huit ou dix équipages magnifiques, dont les chevaux,

à peine domptés, frappoient le pavé avec impatience, et se cabroient dans des harnois d'une richesse éblouissante. Je ne sais quel sentiment j'éprouvai; mais, en descendant de la voiture, mes genoux trembloient au point que j'avois peine à me soutenir. Nous entrâmes dans un vestibule décoré par des colonnes de marbre; et, après avoir traversé plusieurs pièces qu'un nuage répandu sur mes yeux m'empêcha de distinguer, nous arrivons à une porte fermée. Un domestique pousse les deux battans, crie: monsieur et Madame Chenu!Et, sans savoir comment, je me trouve au milieu d'un cercle nombreux, où les éclats de rire et les révérences m'accueillent à la fois.

"Tout le monde restoit debout; le sang me portoit à la tête au point que je crus, dix fois dans une minute, être au moment de perdre connoissance. Enfin, la maîtresse de la maison, faisant tous ses efforts

pour prendre un air sérieux que les contorsions de sa bouche trahissoient involontairement, vient à moi, m'embrasse, et me fait asseoir auprès d'elle. Malgré son air moqueur, je l'aurois aussi embrassée de bon coeur pour m'avoir ôté d'une position dans laquelle, je crois, je serois encore sans son secours. "À peine fus-je assise, que les jeunes gens se mirent à tourner derrière moi, et les mots: c'est charmant, admirable, impayable, interrompoient seuls le silence ou les éclats de rire qui se succédoient alternativement. Les hommes à argent, parmi lesquels étoit M Chenu, s'étoient retirés dans un coin du salon, où sans doute ils parloient d'affaires. Huit femmes, en me comptant, occupoient le contour de la cheminée. Je n'osois les regarder; mais en vain je détournois les yeux: de tous côtés, les glaces me montroient les regards attachés sur moi, et les grimaces, les coups d'oeil qui servoient d'interprètes entre

ces dames et les jeunes cavaliers. Je sentois trop bien que j'étois ridicule, pour ne pas être humiliée qu'on me le fît sentir. En effet, quand je comparois ma toilette sur laquelle MChenu s'étoit extasié, les joyaux dont j'étois chargée, le lourd bonnet qui m'enterroit la figure, et que j'avois soigneusement rapporté de ma province; quand je comparois tout cela aux robes légères et richement brodées de ces dames, aux diamans qui seuls couvroient leur poitrine entièrement nue, et décoroient leurs bras découverts jusqu'aux épaules, à ces cheveux artistement rangés, dont la couleur cependant me paroissoit extraordinaire, car elles étoient toutes brunes avec des sourcils blonds, ou blondes avec des sourcils noirs, je ne les trouvois pas jolies assurément; mais un instinct secret m'avertissoit qu'une de ces femmes, dans un cercle de ma province, eût paru aussi bizarre que je l'étois dans ce cercle d'élégantes, et il me suffisoit

d'en faire intérieurement la remarque pour être au supplice. Je m'en rapporte au coeur de toutes les femmes pour dire ce que je devois souffrir; mais je n'étois pas au bout.

"Madame va sans doute ce soir au concert du théâtre Feydeau, "me dit en grasseyant une femme que je regardai en face, et dont la gorge rebondie, les gros bras rouges, le costume grec, la figure enluminée, me rappelèrent involontairement une bacchante que l'on admiroit dans la galerie du château de Senneterre.

"Il falloit répondre à cette question; c'étoit pour moi un très-grand embarras. Je n'avois pas encore ouvert la bouche, et je craignois de dire une sottise, car je ne savois pas ce que c'étoit que le concert du théâtre de la rue Feydeau; et, dans le fond de mon ame, j'aurois donné tout ce que je possédois pour être seule chez moi ou dans ma maison de

province; mais il n'étoit pas question de partir, il s'agissoit de répondre, et je gardai le silence.

"Sans doute, madame viendra avec nous, répondit pour moi la maîtresse de la maison; il faut bien qu'elle connoisse ce qu'il y a de plus délicieux à Paris." "Si M Chenu l'ordonne, madame, je me ferai un plaisir de lui obéir." "Pendant cinq minutes, j'entendis bourdonner à mes oreilles le nom de M Chenu par les jeunes gens qui m'entouroient. Enfin l'un d'eux s'approcha tout-à-fait de moi. "Madame, me dit-il, M Chenu n'est pour rien dans cette affaire. Si vous le permettez, nous nous ferons tous un devoir de vous apprendre les usages de Paris. Il y a en vous de quoi faire une jolie femme, et, ma parole, il seroit affreux que M Chenu conservât le moindre empire sur vos volontés. M Chenu est né pour gagner de l'argent,

vous pour le dépenser; M Chenu est venu à Paris pour ses affaires, vous pour jouir des plaisirs; et, tandis que M Chenu travaillera, calculera, et fera tout ce que M Chenu doit faire, nous serons à vos ordres. Vous viendrez à Feydeau, et je me charge d'être votre cavalier. Ma parole d'honneur, vous y produirez la plus grande sensation.

"Comment donc! S'écrièrent tous les autres à la fois, madame y fera époque. "Votre bonnet est-il de chez Leroy ou de chez Mademoiselle Despeaux? Ajouta un de ces vieux petits-maîtres qui ont plus d'impudence que les jeunes, sans avoir les graces ou l'étourderie qui la font pardonner. J'étois piquée, et mon humeur tomba sur lui. "Comme à votre question, monsieur, je peux, sans vous faire injure, vous croire très-désoeuvré, je vous charge de vous informer si mon bonnet est de chez Leroy ou de chez MademoiselleDespeaux; pour moi, je n'ai

pas encore eu le temps d'y songer. Vous ne refuserez pas ce service à une provinciale dans laquelle ces messieurs viennent de déclarer qu'il y avoit de quoi faire une jolie femme."Charmant, impayable, de l'esprit, de l'épigramme! Ma parole d'honneur, charmant! Murmurèrent encore à l'unisson les étourdis qui m'assiégeoient. "Madame, me dit en concentrant sa colère la bacchante qui la première m'avoit adressé la parole, monsieur n'avoit pas cru vous faire une question injurieuse. "Ni moi, madame, une réponse déplacée; c'est au plus curieux à s'instruire, et monsieur l'est incontestablement plus que moi. "Elle jeta sur mon ajustement un regard dédaigneux, et se tournant vers une glace, elle arrangea ou dérangea les cheveux noirs qui serpentoient sur son front. Mais le coup étoit porté, tous les étourdis étoient pour moi, et les femmes me regardèrent dès lors

avec plus de jalousie que de dédain. Ce sentiment, dans tous les cas, nous flatte autant que l'autre nous humilie. "M Chenu! M Chenu! Cria le jeune homme qui s'étoit offert pour être mon cavalier, laissez donc vos affaires, et approchez-vous ici. Savez-vous que vous avez pour femme un trésor? Elle a de l'esprit comme un ange. Nous avons voulu rire, et, ma parole d'honneur, c'est elle qui nous a joués. Pour un début, c'est admirable. J'aime les femmes d'esprit; et, dès ce moment, M Chenu, je m'attache à vous comme à mon meilleur ami. "Monsieur, c'est bien de l'honneur pour moi, répondit mon mari; il est vrai que ma femme a plus d'esprit dans son petit doigt que moi dans tout mon corps, et pourtant je me porte bien.

"J'étois au supplice; car la bacchante triomphoit encore fois, et le vieux petit-maître se vengeoit de moi sur mon mari.

"Comment! Lui dit-il, si vous vous portez bien! Mais vous pesez au moins cent cinquante.-Oh! Que non, répliqua naïvement M Chenu.

"Eh bien! Ajouta un enfant de dix-huit ans dont la figure ressembloit à celle de l'amour, supposons que M Chenu ne pèse que cent trente, et qu'il y ait un gros d'esprit dans tout son corps; en calculant ce que le doigt de madame est au corps entier de monsieur, on pourroit au juste... "il fut interrompu par une grande femme maigre, dont le nez, le menton et les coudes étoient extraordinairement pointus: s'approchant de lui, et lui appliquant un léger soufflet d'une main qui fut aussitôt baisée, elle lui reprocha de mal profiter de l'éducation qu'elle lui avoit donnée. Croyant avoir trouvé une occasion favorable de détourner la conversation, je lui demandai avec empressement si c'étoit monsieur son fils. Cette question,

qui me paroissoit si naturelle, excita un rire général; j'en excepte cependant la dame grande et maigre, qui ne rioit pas du tout. Heureusement on vint avertir que le dîner étoit servi.

"J'ai des torts envers vous, me dit tout bas la maîtresse de la maison, en me conduisant à la salle à manger; mais je suis disposée à tout faire pour les réparer et acquérir votre amitié; car vous me convenez beaucoup." Sa franchise me fit tant de plaisir, qu'elle me rendit une entière liberté d'esprit. Elle me plaça à table entre elle et le jeune calculateur de l'esprit de M Chenu. Cet enfant eut pour moi les plus grands égards, et sourioit en me regardant, chaque fois que la dame grande et maigre lui adressoit la parole. Je distinguois bien qu'elle vouloit qu'il ne s'occupât que d'elle; je voyois également qu'il se faisoit un malin plaisir de ne s'occuper que de moi; je jouissois, je l'avoue, du supplice de cette

femme qui, avec la bacchante, avoit été la plus indécente dans la mystification que j'avois éprouvée.

"Au premier service on ne parla point, on dévoroit. En voyant ces dames manger de la viande à pleines mains (il m'est impossible de trouver une autre expression), je ne pus m'empêcher de penser que la mode des robes qui ne serrent point la taille étoit assez d'accord avec l'appétit des femmes du jour. Je fis part de ma réflexion à mon jeune voisin; elle excita sa gaîté; il me répondit par quelques saillies, et nous rîmes de si bon coeur que toutes les femmes, et particulièrement celle que j'avois prise pour sa mère, voulurent savoir le sujet de notre entretien. Il s'en défendit en piquant davantage leur curiosité; et, la conversation étant devenue générale et bruyante, je recommençai mes observations.En vérité, ces belles dames qui m'avoient tant éblouie, commencèrent à

me faire pitié. Pas une phrase dans laquelle la langue françoise ne reçût quatre ou cinq démentis les plus formels, un assemblage d'expressions triviales et de termes recherchés presque toujours placés à contre sens; et ce qui rendoit ce spectacle vraiment curieux, c'est que toutes ces dames en savoient assez pour se moquer les unes des autres, tandis que les jeunes gens se moquoient généralement de toutes. Pour les maris, il sembloit convenu qu'ils pouvoient s'exprimer comme ils vouloient. N'ayant d'autre prétention que celle de gagner de l'argent, leur bonhomie et d'excellent vin les mettoient à l'abri de la critique.

"Je m'amusois à mon tour de celles qui s'étoient jouées de moi; mon jeune voisin et la maîtresse de la maison me secondoient à ravir; elle ne manquoit ni d'esprit, ni d'usage; aussi étoit-elle la seule qui fût jeune et jolie. "Il y avoit une heure que l'on étoit à

table, et l'on parla de nouveau du concert du théâtre Feydeau. Le vieux petit-maître demanda à M Chenu s'il m'accorderoit la permission d'y venir; M Chenu répondit que tout ce qui m'amuseroit lui conviendroit toujours beaucoup, et, d'une voix unanime, les jeunes lui déclarèrent qu'il étoit le meilleur des maris. Il prit l'éloge au sérieux, et alloit entrer dans des détails, quand je l'interrompis pour déclarer que mon intention étoit de rentrer chez moi. Je ne voulois ni m'exposer à une scène publique, ni procurer un triomphe complet à ces dames, dont les yeux brilloient déjà du plaisir de me donner en spectacle. Je fus entourée, pressée, sollicitée; je résistai opiniâtrément. La maîtresse de la maison m'offrit de me faire reconduire, ce que j'acceptai, et M Chenu partit avec la société pour le concert. "Arrivée chez moi, je ne pus m'empêcher de considérer ma toilette, et j'aurois volontiers

pleuré de la scène à laquelle elle m'avoit exposée. Pour la première fois de ma vie, mon amour-propre étoit piqué, et il l'étoit vivement. J'éprouvois un chagrin d'autant plus pénible, que je ne pouvois m'en dissimuler la futilité; cependant j'y cédois avec une foiblesse dont je rougis aujourd'hui. Je jetai au feu le bonnet que j'avois rapporté avec tant de soin de ma province; je me promis d'obtenir de M Chenu de partir dès le lendemain, ou si des obstacles s'y opposoient, de rester confinée dans mon appartement. Quand je fus plus tranquille, je réfléchis sur les femmes qui m'avoient humiliée; je les coiffai en imagination telle que j'avois paru à leurs yeux; je m'habillai en idée comme je les avois vues; et, persuadée que leur avantage étoit tout entier dans leurs ajustements, je me demandai avec satisfaction pourquoi je ne céderois pas à l'empire de la mode, et au desir si naturel à mon âge de

déployer les attraits que j'avois reçus de la nature. Que vous dirai-je? Tout ce qui peut entraîner une femme jeune et sans expérience, se trouvoit réuni pour exciter ma vanité.

"M Chenu, qui auroit dû me servir de guide, revint du concert plus confirmé que jamais dans les nouveaux projets que lui avoit inspirés le luxe de son associé. Il ne parloit que d'avoir des chevaux, un hôtel, des laquais, et ne souffroit à cet égard aucune représentation. "Je suis plus riche que tous ces gens-là, répétoit-il sans cesse; pourquoi ne jouirois-je pas comme eux? Croyez-vous que je ne me sois pas aperçu qu'ils se moquoient de vous et de moi? Ah! Je veux me moquer d'eux à mon tour; je veux que vous ayez des diamants, des broderies, des bijoux à vous seule autant que toutes les femmes que j'ai vues aujourd'hui. Madame Darson viendra demain

matin vous voir (c'étoit l'épouse de son associé); elle vous aime beaucoup, à ce qu'elle m'a dit, et je vous prie de suivre ses conseils, si vous ne voulez pas me désobliger." Dans la disposition d'esprit où je me trouvois, rien ne m'étoit plus facile que d'obéir à M Chenu. "Le lendemain il se leva de bonne heure, loua l'appartement le plus beau de l'hôtel garni dans lequel nous étions descendus, retint également les écuries, les remises, et me pressa de m'installer dans notre nouveau domicile, afin que Madame Darson ne me trouvât pas dans une chambre dont la simplicité le faisoit rougir. Il sortit pour acheter des chevaux et une voiture, en m'avertissant de ne pas l'attendre de la journée. "Madame Darson me fit effectivement la visite qu'elle m'avoit promise." Je vous ai demandé votre amitié, me dit-elle en m'embrassant, et je veux la mériter. Je conviens d'abord que j'ai eu deux torts envers vous, le

premier de ne pas venir vous inviter moi-même, le second de me prêter à la scène indécente qui s'est passée chez moi. Mais, en vérité, ma chère, il étoit impossible d'y tenir; vous étiez à peindre." Elle se mit de nouveau à rire.

"Ah çà, continua-t-elle, par où commencerons-nous? Je vous ai d'abord amené une femme de chambre; c'est un vrai trésor, vous en serez contente. Elle nous attend dans ma voiture; venez, nous allons faire des emplettes. Ne prenez pas d'argent, me dit-elle, j'ai promis à M Chenu d'être son trésorier, et d'ailleurs à peine en aurons-nous besoin pour quelques fantaisies. Nous allons chez les marchands où je me fournis d'habitude; ils enverront leurs mémoires." "Quand nous fûmes dans la voiture elle ajouta: "savez-vous que vous allez décidément vous fixer à Paris? C'est une affaire convenue hier entre M Chenu et M Darson. Je

n'aime pas votre nom, il est trop commun; il y auroit de quoi exciter les risées, lorsqu'à la sortie du spectacle on appelleroit la voiture de Madame Chenu. Je vous connois une propriété qui s'appelle Depréval, nous ajouterons ce nom au vôtre; ce sera le seul que vous porterez; votre mari signera les deux, mais uniquement pour ses affaires." "Nous descendîmes au palais-royal où nous fîmes de nombreuses acquisitions; nous allâmes ensuite chez Leroy et chez cette Demoiselle Despeaux, dont on m'avoit parlé la veille; nous passâmes plus de quatre heures à courir les marchands, et partout nous achetâmes. Je n'étois pas intérieurement très-satisfaite de ce qu'on me faisoit faire; mais je n'avois ni la force, ni un desir bien prononcé de m'y opposer. Madame Darson revint chez moi, elle y passa la journée entière. Ma femme de chambre avoit été avertir les ouvriers; ils s'étoient présentés successivement,

et à dix heures du soir notre conversation n'avoit pas changé un seul instant d'objet." Ici Suzette s'arrêta pour me regarder avec une sorte d'inquiétude; puis elle me dit: "que pensez-vous de moi, madame? Mais je vous ai promis un aveu sincère, et je rougirois plus du sentiment qui m'engageroit à vous cacher mes fautes, que de l'inexpérience qui me les a fait commettre.-Si tout autre que vous, lui répondis-je, me donnoit ces détails, je refuserois de les entendre; mais quand Suzette s'accuse elle-même, j'ai lieu d'espérer que l'illusion est détruite, et que la raison a repris son empire." Elle me baisa la main, et continua son récit.

"Si j'avois employé ma journée entière d'une manière si nouvelle pour moi, M Chenu ou Depréval n'avoit pas perdu la sienne. Quand il rentra, il m'apprit avec joie que le lendemain matin j'aurois à mes ordres une voiture, un cocher et deux domestiques." C'est

assez, me dit-il, tant que nous resterons dans un hôtel garni; mais j'espère que ce ne sera pas pour long-temps. On m'a parlé d'une maison charmante et en grande partie meublée; nous irons la voir ensemble. C'est la folie d'un homme qui a plus consulté sa vanité que ses forces; il y a à parier que l'acquisition sera bonne." "Cette réflexion tomboit tellement d'aplomb sur celui qui la faisoit, que je recommençai à lui parler des craintes que me donnoit le nouveau genre de vie auquel nous allions nous livrer; mais il me pria de n'avoir aucune inquiétude, ajoutant que je ne connoissois pas les ressources que lui offroient les affaires dans lesquelles il s'engageoit; qu'il vouloit dépenser beaucoup parce qu'il gagnoit beaucoup. Effectivement, la maison fut achetée, et vous êtes à portée de juger, madame, ce qu'elle a dû coûter, les dépenses immenses qu'elle a entraînées pour la meubler aussi

somptueusement qu'elle l'est. Mais avant qu'elle fût en état de nous recevoir, je devois être corrigée du plaisir que procure le luxe, pour ne connoître que les désagréments qu'il amène.

"M Chenu avoit la tête tournée; la vanité s'en étoit emparée, et comme cette passion n'est pas tellement exclusive qu'elle ne s'allie fort bien à l'amour de l'argent, c'étoit véritablement la seule que j'aurois dû craindre pour lui. Mais, de mon côté, si j'étois plus modeste sur certaines parties, je n'étois pas moins séduite sur ce qui avoit rapport à ma toilette. J'avois tout ce qu'une femme peut desirer pour humilier les autres; et j'attendois impatiemment le moment de me montrer avec éclat. Un nouveau concert étoit annoncé. Madame Darson, pour qui une méchanceté étoit toujours délicieuse, pourvu qu'elle y contribuât, avoit exigé que je ne me montrasse nulle part jusqu'à ce jour, parce

qu'elle avoit invité à dîner la même société qui m'avoit si mal reçue, et qu'elle mettoit un grand plaisir à me ménager une vengeance. J'avoue que je le partageois. "Ce jour vint enfin. Je ne vous dirai pas, madame, ce que j'éprouvai en me voyant parée avec autant de goût que de richesse; mais je payai à l'empire de la mode un tribut bien sincère. M Chenus'extasioit en me regardant, il me disoit cent fois dans un quart-d'heure que j'étois la plus belle femme qu'il eût jamais vue; et j'aurois pu le soupçonner amoureux de moi, si ces expressions ne m'eussent avertie qu'il m'envisageoit du même oeil que les beaux meubles destinés à montrer son opulence.

"Le premier jour que j'avois été dîner chez Madame Darson, j'étois arrivée tard par un accident; cette fois, je n'arrivai pas plus tôt, mais j'avois à dessein calculé le temps. Tous les convives se trouvoient réunis; la

maîtresse de la maison s'étoit fait un amusement de remettre sur le tapis la sotte tournure de Madame Chenu, sans dire qu'elle l'attendoit sous le nom de Madame Depréval, et l'on rioit à mes dépens quand on m'annonça. "Aussitôt tout le monde se lève, et de profondes révérences s'adressent à Madame Depréval, qui les reçoit avec une légère inclination de tête. Les hommes se disputent à qui me présentera un siége; on me regarde, on m'admire; la conversation s'engage, je la soutiens avec assez de vivacité pour ajouter à l'étonnement. Toutes les femmes croyoient se tromper en se rappelant mes traits; elles gardoient le plus morne silence; et, sans la figure de M Chenu qui, placé derrière mon fauteuil, déceloit par tous ses gestes la joie qu'il éprouvoit, je crois qu'elles auroient préféré me regarder comme un personnage entièrement nouveau, plutôt que de voir en

moi la même femme qu'elles avoient humiliée, qui se vengeoit si complètement; car la plus forte vengeance pour une femme est de finir par l'emporter sur celles qui l'avoient un instant dédaignée.

"Madame Darson, incapable de s'arrêter en si beau chemin, leur donnoit à entendre que, par mes airs provinciaux, je les avois toutes jouées dans ma première entrevue; et comme de l'aveu même des oracles, je n'avois pas manqué d'esprit, comme j'avois surtout ri avec la maîtresse de la maison et le jeune homme placé près de moi pendant le dîner, ces dames penchoient à croire que je n'avois voulu que m'amuser. M Chenu surtout les confirma dans cette idée, en répétant sans cesse: "eh bien! Mesdames, qu'en dites-vous aujourd'hui? Ma femme n'est-elle pas très-belle? Répondez donc, mesdames; est-ce qu'elle ne vous paroît pas la plus belle femme du monde? " Moins ces dames montroient de

bonne volonté à lui répondre, plus il mettoit d'obstination à les prendre pour juges; et, ne pouvant s'imaginer qu'il leur fît de bonne foi des questions dont tout autre que lui eût senti l'inconvenance, elles se persuadèrent qu'il ne cherchoit qu'à se venger de la manière dont elles m'avoient accueillie. "On se mit à table dans ces dispositions; j'aurois pu me croire la divinité de la maison. Tous les égards marqués, toutes les préférences délicates étoient pour moi; c'étoit à qui auroit le bonheur de me servir, à qui pourroit fixer mon attention. Plus ces dames montroient d'humeur, plus elles me plaçoient dans un jour avantageux. L'abondance des vins qu'il seroit aussi permis de croire à la mode, tant notre sexe en fait usage, leur rendit la gaieté ou du moins la faculté de parler, et la conversation resta générale jusqu'au moment de notre départ.

"Les jeunes gens qui m'avoient accablée

de fadeurs se disputèrent l'honneur de m'offrir la main; il n'en étoit pas un seul qui n'eût été enchanté de paroître avec moi au spectacle. Celui qui se croyoit le plus de droits à ma bienveillance, étoit le jeune homme dont je vous ai déjà parlé, et qui se nommoit Alphonse; mais la dame grande et maigre s'en étoit emparée impérativement. Je remerciai tous les autres, et j'offris moi-même mon bras au vieux petit-maître qui m'avoit raillée. Honteux, il ne m'avoit pas approchée de la journée: s'il eût osé, je crois qu'il m'auroit refusée en ce moment.

"Nous arrivons au concert. Excepté les loges louées pour notre société, la salle étoit entièrement remplie. Une symphonie excitoit l'attention publique, et commandoit le plus grand calme. Jugez de mon étonnement, quand je vis ces dames prendre plaisir à laisser tomber les banquettes avec un bruit effroyable; le parterre crioit silence; tous les

yeux étoient tournés de notre côté; je ne savois comment me cacher. Mais ces dames poussoient de longs éclats de rire; affectant d'avancer la tête dans la salle, et regardant de tous côtés comme pour chercher la cause du scandale, elles étoient cependant flattées qu'on ne pût l'attribuer qu'à elles. Enfin le bruit cessa, et certaine de n'être plus remarquée, j'osai considérer un spectacle si nouveau pour moi.

"J'étois éblouie. Des bougies adroitement placées de distance en distance donnoient un éclat singulier aux femmes dont les costumes à la fois bizarres et élégans, sans en offrir deux qui se ressemblassent, avoient tous cependant quelque rapport entre eux. Aux conversations qui régnoient dans les loges, au soin que quelque femme prenoit de se placer dans l'attitude qui lui donnoit le plus d'avantage, je m'aperçus promptement que le desir d'être vu faisoit le seul mérite du concert, et

que le spectacle principal étoit plutôt dans les loges que sur le théâtre. J'eus ma part de la curiosité publique.

"Dans l'intervalle d'un morceau à un autre, tout le monde se leva; les hommes sortirent des loges, circulèrent dans les corridors, et l'empressement qu'ils mettoient à aller saluer des femmes qu'ils connoissoient à peine, étoit d'autant mieux accueilli, que ces dames trouvoient alors un motif plausible de se retourner, et de déployer en public les graces de leur taille ou la richesse de leurs costumes. Je restois tranquillement à ma place, trop heureuse quand personne ne s'occupoit de moi. Je recueillois en silence les diverses sensations que j'éprouvois, sans pouvoir en définir une seule; en un mot, j'étois fatiguée d'étonnement.

"Vous amusez-vous, me dit le jeune Alphonse en venant s'asseoir derrière moi?-Pas trop, "lui répondis-je.

"Oh! Bien, j'ai eu le bonheur d'échapper à ma grand'maman, tandis qu'elle recevoit les adorations qu'il est impossible de lui refuser, car elle les exige, et je viens vous tenir compagnie. Voulez-vous causer avec moi?-Et que dirons-nous?-Que je vous adore, madame, et que votre mari n'est pas le seul qui vous trouve la plus belle femme du monde; pour moi, je sens qu'il me sera désormais impossible de vivre sans vous." Ce ton léger auquel je n'étois pas accoutumée, et auquel je ne m'accoutumerai jamais, me blessa.

"Si vous n'étiez pas un enfant, lui répondis-je froidement, votre langage m'offenseroit; je le pardonne à votre âge, et vous prie de terminer cette conversation." "C'est bien ridicule au moins ce que vous me dites là; mais si vous pardonnez à mon âge, je dois, moi, pardonner à votre peu d'expérience; ainsi nous voilà quittes, mais

toujours bons amis, n'est-ce pas, madame? " "Il n'attendit point ma réponse, je n'en avois pas à lui faire. Il se leva, sans sortir de la loge, et promenant ses regards de tous côtés, il distribua tant de salutations, qu'il ne fut pas une femme qui, je crois, n'en reçût plusieurs pour sa part.

"Vous voyez, me dit-il en s'asseyant de nouveau, et souriant avec finesse, que mon âge me sert aussi d'excuse auprès de beaucoup de jolies femmes. Que ne pardonne-t-on pas à un enfant comme moi! Demandez plutôt à ma grand'maman.

"Sa fatuité m'avoit rendue sérieuse; mais cette dernière phrase me fit rire d'autant plus facilement, que, pendant ses nombreuses salutations, j'avois remarqué que sa grand'maman le suivoit des yeux avec inquiétude, et qu'elle faisoit autant de grimaces qu'il faisoit de révérences.

"Vous aimez à rire, me dit-il aussitôt:

eh bien! Oublions un instant la passion que vous m'inspirez, et amusons-nous aux dépens du public; aussi bien vous devez avoir besoin d'instruction. Un concert est comme une exposition de tableaux; si l'on n'a pas le catalogue et la critique, on ne voit que des figures." Sans attendre mon approbation, il ajouta: "cette femme si gaie, qui est dans la loge en face de nous, est d'une des plus anciennes familles de France. Elle a eu le malheur d'être prisonnière pendant un an, et le chagrin affreux de perdre son père, sa mère et son époux. On avoit cru qu'elle mourroit de désespoir, mais la philosophie l'a soutenue. On la rencontre maintenant partout, dans les bals, aux promenades, aux spectacles. On prétend qu'elle va se marier de nouveau; ce seroit un meurtre, car elle est le charme et l'enjoûment de la société.

"À côté d'elle, est une femme de beaucoup

d'esprit, mais d'une fierté insupportable; elle est veuve d'un homme qui portoit un grand nom, et qui a péri comme tant d'autres. Elle va dans tous les endroits publics, non pour se faire voir, mais pour rencontrer tout le monde. Un sot en place lui paroît toujours une bonne connoissance, et le desir qu'elle a de montrer son importance, fait quelquefois de sa maison une réunion bien extraordinaire. Elle force à dîner côtes à côtes des gens qui se dévoreroient partout ailleurs; et, sans jamais chercher à les réconcilier, elle a l'art de les faire vivre ensemble. "Voyez-vous dans la loge à droite ces deux femmes si belles, si somptueusement parées, dont la cour est si nombreuse? Elles étoient mariées à de riches bourgeois très-estimés; mais elles viennent de divorcer pour se livrer entièrement au plaisir. L'une a deux enfants, l'autre venoit d'accoucher. Nées sans fortune, leur beauté leur avoit procuré de

bons établissements. On ignore de quoi elles vivent maintenant, car leur dot remboursée ne suffiroit pas à un jour de leur dépense, et pourtant elles ont une excellente maison, équipages, etc. ; Elles sont très-bonne compagnie dans leur genre.

"Eh quoi! Pensai-je en soupirant, voilà donc les femmes qui fixent les regards, et auxquelles on va m'assimiler! "Il alloit continuer, mais en avançant la tête pour mieux me désigner quelqu'un, il fut aperçu par une femme placée dans la loge près de celle où j'étois; elle l'appela, et il me quitta aussitôt.

"Avec qui êtes-vous donc là, Alphonse? " Lui dit-elle assez haut pour que je pusse l'entendre, sans même prêter l'oreille.

"Avec une nouvelle débarquée, lui répondit-il sur le même ton, dont le mari a fait aussi ses affaires dans la révolution: ces gens-là sortent de dessous terre. Elle est assez

jolie, et ne manque pas d'esprit. Elle avoit rapporté de son village une toilette et des préjugés gothiques; elle a déjà quitté l'une, et, malgré sa pruderie, je gagerois qu'elle ne sera guère plus long-temps à se défaire des autres. Je vous conterai son histoire, c'est à mourir de rire.

"Je suffoquois de honte et de dépit, et j'étois plus humiliée d'une élégance qui m'exposoit à de pareilles remarques, que je ne l'avois été de la simplicité qui m'avoit livrée aux railleries. Alors je n'avois rien à me reprocher. "Comment, jolie! Dit cette femme en s'avançant pour m'examiner (je n'osois tourner les yeux sur elle); elle me paroît belle, et l'air assez décent. Est-elle seule ici? "Non vraiment, elle est en nombreuse société. Tenez, regardez cette grosse commère qui cherche à se faire voir et qui devroit se cacher (c'étoit la bacchante), elles

sont venues ensemble. J'oserois jurer qu'elles ne s'aimeront jamais; l'une est trop jolie, et l'autre trop laide.

"Vous ne savez pas le nom de cette grosse femme?-Je ne connois qu'elle; j'ai l'honneur d'être admis à lui faire ma cour.-Je vous en fais mon compliment. "Que voulez-vous! Il n'y a plus que ces gens-là qui aient une maison; il faut bien se décider à les voir ou à périr d'ennui. Elle se nomme Dutilo; elle a été long-temps couturière, et son mari coiffeur. Le cher homme a tant travaillé les assignats, les marchandises, les maisons et les terres, qu'après avoir acheté et revendu la moitié de la France, il en a gardé une partie pour lui. C'est un adroit coquin.

"Et cette jeune femme qui est auprès d'elle, vous la connoissez sans doute aussi? "Qui ne connoît pas Madame Darson? Inconstante en amour, perfide en amitié,

fausse avec l'apparence de la plus grande franchise, menant son mari comme un sot, elle se moque de toutes les femmes qui sont laides, et perd de réputation celles dont la beauté lui porte ombrage. Elle a de l'esprit comme un petit diable.

"Quel nouveau sujet de réflexions pour moi!

"Un homme singulièrement vêtu parut sur le théâtre; tandis qu'il s'avançoit, une main dans sa poche et tenant sa cravate de l'autre, chacun courut reprendre sa place. Le silence qui régna subitement me fit croire qu'il avoit un talent prodigieux, ou qu'il étoit du bon ton de l'écouter. Pendant la ritournelle de l'air qu'il alloit chanter, j'entendis la femme placée dans la loge à côté de la mienne dire à quelqu'un que je ne pus voir: "ce jeune Alphonse est entièrement perdu. Qui croiroit qu'un enfant d'une famille aussi

respectable, et qui a éprouvé tant de malheurs, pût se livrer à la plus mauvaise société, afin de satisfaire son goût pour les plaisirs? Regardez cette vieille femme près de laquelle il s'assied et qui a l'air de lui faire des reproches; c'est une ancienne femme de chambre de sa mère, dont le mari a eu des entreprises pour les hôpitaux, pour les armées; et les diamants de sa moitié viennent de ce qui se trouve de moins sur les chemises des soldats, ou sur les drogues nécessaires pour soulager les malheureux. Cette vieille femme a la fureur d'inspirer des passions qui lui coûtent fort cher. Elle se ruine aujourd'hui pour le fils de celle qu'elle servoit autrefois.

"Je vous laisse à penser, madame, ajouta Suzette, combien je rougissois de la société dans laquelle je me trouvois, et combien j'étois étonnée de cet essai sur les moeurs de mon siècle. L'envie de paroître, que l'humiliation

de mon début dans le monde m'avoit inspirée, s'évanouit devant les dangers qui m'entouroient. J'aurois voulu pouvoir me cacher à tous les yeux, et, en sortant du concert, tous les yeux étoient fixés sur moi. J'étois anéantie. Quand je fus rentrée, une sombre tristesse s'empara de mon coeur; j'essayai de faire entendre à M Chenu les raisons qui me faisoient desirer de vivre d'une manière plus simple; il ne me comprit seulement pas. Il ne s'occupoit que de l'embellissement de sa maison, et m'assuroit que, lorsque j'y serois établie, il me feroit voir tant de monde, que l'ennui m'abandonneroit. "Je suis donc condamnée à un luxe qu'on envie, et qui fait mon supplice; je suis condamnée à visiter, recevoir, accueillir une société qui ne me convient nullement. Plus je suis triste, plus M Chenu fait de dépenses, persuadé que la richesse est ce qu'il y a de mieux au monde, et que l'éclat équivaut au bonheur.

"À la tête d'une maison dans laquelle il m'est impossible de mettre de l'ordre, volée impitoyablement par mes domestiques, tourmentée par mon époux qui, dans une circonstance, jette l'argent par les fenêtres, et dans une autre où sa vanité n'est pas intéressée, revient à ce premier amour du gain qui n'abandonne presque jamais ceux qui ont commencé comme lui, j'éprouve, par un effet entièrement opposé, le même chagrin que vous. C'est dans cette position que mon ancien goût pour l'étude s'est présenté à moi comme une consolation nécessaire; j'ai desiré trouver une infortunée qui pût me servir de guide, devenir mon amie, contribuer à ma tranquillité et m'offrir l'occasion de sécher ses larmes. Le hasard, ou plutôt le ciel m'a envoyé ma bienfaitrice, et maintenant je sens le prix des richesses. Oui, madame, vous m'apprendrez à en jouir; vous m'enseignerez à me conduire dans une situation si nouvelle pour

moi; votre exemple sera la meilleure et la plus profitable de vos leçons. Si M Chenu pouvoit oublier que je vous dois tout ce que je possède, il sentiroit encore que, du côté de la dépense, il sera trop dédommagé par l'ordre que vous m'instruirez à mettre dans une maison vraiment au-dessus de mes forces." C'est ainsi que Madame Depréval m'ouvrit son ame; je la plaignis et l'estimai davantage. Je l'exhortois souvent moi-même à ne pas désobliger son mari, dont le plus grand bonheur étoit de la mener avec lui, et de l'engager dans toutes les parties sans attendre son aveu. Elle lui déguisoit jusqu'à sa complaisance, et ne se faisoit prier que lorsqu'elle vouloit arracher de lui quelques services qu'il n'eût pas rendus sans cela. Une place pour le mari d'Augustine paroissoit difficile à obtenir; Madame Depréval consentit à paroître dans une fête dont le motif lui déplaisoit, et le lendemain le mari d'Augustine fut placé, ce qui

m'obligea beaucoup, car j'étois hors d'état de récompenser les services que ces braves gens m'avoient rendus.

Je jouissois donc enfin de quelque tranquillité, seul bonheur possible dans ma position. Éloignée de mon fils, je ne pouvois en parler qu'avec Suzette, et trop de raisons me forçoient à éviter d'en faire le sujet de nos conversations. Combien de fois, sans nous rien dire, nous eûmes la certitude que le même objet nous occupoit également! Nous avions tellement pris l'habitude de nous taire et de nous entendre, que lorsque Suzette me voyoit pleurer, elle me disoit aussitôt: "vous le reverrez, madame; je suis sûre que vous le reverrez." Quand je la voyois triste, je ne pouvois lui offrir la même consolation. Cette femme intéressante me devint bientôt si chère que j'eusse préféré, sans balancer, ma misère, Suzette et mon fils, à l'opulence sans elle ou sans lui; mon coeur ne faisoit

plus aucune différence entre eux. Quelle ame noble! Quelle résignation à son sort! Avec quelle amabilité elle se prêtoit aux desirs de son époux, dont tous les goûts étoient en contradiction avec les siens! Plus son esprit se développoit, plus elle reprenoit cet amour de la simplicité qui n'appartient qu'aux grands caractères dans les hommes, à la délicatesse des sentiments dans les femmes. Forcée souvent de recevoir du monde, ou de courir les fêtes, avec quel plaisir elle revenoit partager ma solitude! Dîner tête à tête avec moi étoit pour elle une jouissance préférable à tout. Elle avoit voulu que je fusse toujours servie dans mon appartement, et c'étoit là qu'elle aimoit à se trouver, c'étoit là que nous faisions nos lectures, et qu'elle recevoit les leçons de divers talens qui lui devinrent bientôt familiers. Instruire Suzette, n'étoit vraiment que développer en elle le germe de toutes les vertus que la nature lui avoit données.

Je passai un an sans aucun événement remarquable, espérant toujours recevoir des nouvelles de mon Adolphe. Hélas! C'étoit tout ce qu'il m'étoit permis d'espérer, s'il vivoit encore.

Une nuit Suzette entra chez moi; elle revenoit d'un bal. À son retour, le portier lui avoit remis le billet suivant, qu'elle accourut aussitôt me communiquer, bien sûre que je ne lui en voudrois pas d'avoir troublé mon sommeil.

"Madame, j'arrive d'Angleterre, où je "n'ai rien négligé pour m'informer du sort "de M De Senneterre. Quoiqu'il demeure à "Londres, je n'ai pas eu l'honneur de le "voir; il étoit absent; mais j'ai su qu'il se "portoit bien. Si vous voulez me recevoir "demain dans la matinée, je me ferai un "véritable plaisir de vous donner des renseignements "plus détaillés." La joie de Suzette tenoit du délire; la

mienne surpassoit les forces de mon ame." Il vit, répétoit-elle à chaque instant.-Est-il heureux du moins? M'écriai-je." Cette réflexion nous attendrit également toutes deux, et nous passâmes une grande partie de la nuit à tenter vainement de savoir ce qu'on nous apprendroit le lendemain, et à hâter, par nos voeux, l'heure de la visite qui nous étoit promise.

"Quelle est la personne qui vous a écrit ce billet, demandai-je à Suzette? Vous ne m'aviez point parlé de cela." "Je craignois, madame, de vous faire partager mon inquiétude. Je savois que votre fils n'étoit plus à Philadelphie. M Chenu, de concert avec moi, avoit fait prendre des renseignements, et nous étions convenus de les taire, puisqu'ils n'offroient rien de satisfaisant. Il y a un mois environ que je me trouvai dans une maison où quelqu'un parloit d'un voyage qu'il étoit obligé de faire à Londres;

sachant que tous les françois y sont enregistrés, je le priai si instamment de s'informer de M De Senneterre, de lui parler s'il parvenoit à le rencontrer, qu'il me promit de remplir exactement ma commission. Il me demanda de quelle part il faudroit qu'il lui fît des questions: "est-ce de la vôtre, madame? " Ajouta-t-il.-Cette demande me fit rougir involontairement.-" Non, monsieur, lui répondis-je, vous lui parlerez au nom de la plus tendre des mères." Il m'objecta qu'il seroit peut-être plus sûr de le charger d'une lettre; mais je lui fis sentir combien il seroit cruel pour cette mère infortunée de se livrer à un nouvel espoir dont rien ne garantissoit la réussite; je lui peignis votre amour pour ce fils unique avec tant de chaleur, qu'il jura de ne rien épargner pour vous satisfaire." Il viendra demain, madame, ajouta-t-elle; le recevrez-vous en vous faisant connoître? Le recevrai-je seule?-Nous le recevrons toutes

deux, mon amie, et si vous voulez donner des ordres pour qu'on le fasse monter chez moi, nous y serons plus en liberté." Elle m'embrassa en m'exhortant à réparer le sommeil perdu, je lui adressai le même souhait; mais, en nous revoyant le matin, nous ne nous demandâmes ni l'une ni l'autre comment nous avions passé la nuit. Le voyageur qui avoit fait annoncer sa visite fut exact. Après les compliments d'usage, il me dit: "je suis fâché, madame, que mes affaires ne m'aient pas permis d'attendre le retour de M De Senneterre; j'aurois eu trop de satisfaction si j'eusse rapporté à sa mère les consolations dont elle a besoin. J'ai dîné chez M Birton, négociant à Londres; c'est près de lui que votre fils demeure. L'éloge que j'en ai entendu faire est au-dessus des expressions que je pourrois employer. Consolez-vous, madame, il a trouvé des amis dans son malheur."

"Saura-t-il du moins, monsieur, que c'est sa mère infortunée qui a décidé votre démarche? " "Quand je vous ai nommée, madame, il n'a été facile de voir que vous n'étiez pas inconnue à la famille de M Birton. Excellente mère, m'a dit cet homme, excellent fils; rien n'adoucira son chagrin d'en être séparé. Il en parle sans cesse, et ne peut se pardonner de l'avoir quittée. En vérité, ajouta M Birton, je ne puis concevoir les motifs qui l'y ont décidé; car ce jeune homme est trop sage pour ne pas connoître l'étendue de ses devoirs, et c'en étoit un pour lui de ne pas abandonner sa mère." En ce moment, je regardai Suzette; elle étoit pâle et tremblante, comme si le reproche de M Birton se fût directement adressé à elle; je lui pris la main avec amitié, et je m'empressai de répondre que l'âge de mon fils étoit sa première excuse; que les découvertes

que j'avois été à portée de faire depuis son départ, m'avoient fait regretter d'y avoir contribué moi-même. Je n'avois pas abandonné la main de Suzette; elle serra la mienne avec l'expression de la plus vive reconnoissance. "Que je m'en veux aujourd'hui de ma prudence! Dit-elle. Si je n'avois craint votre sensibilité, madame, monsieur se seroit volontiers chargé d'une lettre, et votre fils n'auroit pas été privé du plus grand des bonheurs." "N'ayant pas l'honneur de connoître madame De Senneterre, répondit le voyageur, j'ai laissé chez M Birton l'adresse de Madame Depréval, en assurant que les lettres que votre fils enverroit, vous seroient exactement remises; de son côté, M Birton m'a donné l'adresse de son correspondant à Hambourg; la voici, madame, ainsi tout sera bientôt réparé. Je dois ajouter cependant que cet honnête négociant a paru étonné que vous n'ayez

pas reçu des nouvelles de M De Senneterre; il assure qu'il n'a négligé aucune occasion possible de vous écrire." "Et qui auroit pu me découvrir? M'écriai-je; les malheureux sont si vite oubliés! Pauvre Adolphe! Qu'auras-tu pensé de mon silence? Mais, monsieur, est-ce là tout ce que vous savez de mon fils? Votre billet nous a donné l'espérance qu'il se porte bien." "On me l'a dit à moi-même, madame, en ajoutant qu'une tristesse profonde nuisoit seule à sa santé; il a des accès de mélancolie dont rien ne peut le distraire. Un françois que j'ai rencontré à Londres, et qui connoît M De Senneterre, le soupçonne de regretter en ce pays une autre personne que sa mère. J'ignore ce qu'il y a de vrai dans cette assertion; je la révoquerois d'autant plus volontiers en doute, que le négociant auquel j'étois adressé, m'a affirmé qu'une des filles de M Birton, très-belle, j'ai eu l'honneur de la

voir, avoit conçu de l'inclination pour votre fils, et que M Birton lui-même, qui passe pour être fort riche, verroit ce mariage avec plaisir." La figure de Suzette se couvrit des couleurs les plus vives; il étoit trop facile de voir que cette nouvelle imprévue la jetoit dans un trouble qu'elle vouloit en vain se dissimuler à elle-même; aussi se pressa-t-elle d'affirmer que ce mariage combleroit de joie les amis de M De Senneterre, s'il lui procuroit un bonheur... il lui fut impossible d'achever. "Il n'y a peut-être rien de réel dans tout cela, reprit le voyageur; mais j'ai cru devoir vous dire ce que j'ai appris. En effet, si votre fils, madame, aimoit avant de sortir de France, et que cet amour augmente encore aujourd'hui la tristesse qu'il éprouve loin de sa mère et de sa patrie, il est difficile de croire qu'il pense à se marier. L'espoir n'abandonne jamais les hommes, surtout quand leur coeur est vivement affecté.

"De l'espoir! S'écria Suzette, il est des positions dans lesquelles on n'en conçoit plus. J'ignore si c'est la sienne, dit-elle effrayée de son exclamation; mais il seroit à souhaiter qu'il épousât Mademoiselle Birton. Vous dites qu'elle est très-belle, monsieur? "Sans vouloir lui faire un compliment, on pourroit affirmer qu'elle vous ressemble beaucoup." Suzetteétouffa un soupir. "Cependant, ajouta-t-il, elle n'a pas cette teinte de sensibilité répandue sur tous vos traits, et la sévérité de sa figure nuit beaucoup à son agrément. Elle n'est que belle." Suzette se leva, je l'imitai; je souffrois de sa position. Nous fîmes les remercîments les plus vifs à la personne qui avoit si obligeamment secondé les intentions deMadame Depréval, et nous nous retirâmes chacune dans notre appartement.

Plus les hommes multiplient leurs affections, plus ils augmentent leurs plaisirs et

leurs chagrins. J'aurois dû être heureuse de savoir mon fils estimé, chéri dans une maison devenue son asile; j'aurois dû jouir d'avance de l'espoir de recevoir une lettre de lui, et de pouvoir bientôt lui envoyer les bénédictions de sa mère; mais ma joie même me devenoit pénible par les efforts que j'étois réduite à faire pour la concentrer. Chaque jour me dévoiloit le coeur de Madame Depréval; j'y lisois un amour malheureux que je ne pouvois autoriser, et que sa vertu la forçoit de me cacher. Il y auroit eu de la barbarie de ma part à la ramener sans cesse sur un objet pénible si elle le redoutoit, et de l'imprudence à l'en entretenir si elle le desiroit. Elle étoit plus triste qu'à l'ordinaire, et craignant d'en approfondir la cause, je n'osois plus lui parler; elle me fuyoit également, et nous étions toutes deux réellement à plaindre. Cet état ne pouvoit durer; mais je ne savois pas comment en sortir. Occupée

de ces réflexions, je versois un matin des larmes sur ma cruelle destinée, quand Suzette entra chez moi. Tout en elle annonçoit qu'un grand dessein occupoit son esprit; elle avoit dans tous ses gestes, dans l'expression de sa physionomie, quelque chose de triste et de sublime tout à la fois. Elle se plaça vis-à-vis de moi, puis me prenant les mains et fixant ses yeux sur les miens, elle me dit: "pensez-vous à écrire à votre fils?-Je ne pense qu'à lui, Suzette.-Lui écrire suffit donc à votre coeur?-Que pourrois-je espérer davantage?-Ah!Madame, que n'espère-t-on pas quand on est libre? Et vous avez le bonheur de l'être.-Que voulez-vous dire, mon amie? Qu'il faut partir, madame.-Partir!-Oui, partir, ajouta-t-elle avec un courage qui trahissoit à peine son émotion. Tout est prévu, tout est prêt; tout, excepté votre aveu. Votre fils souffre loin de sa mère: votre tristesse trahit malgré vous

les tourments de votre ame. Je vous ai obtenu un passeport; le mari d'Augustine vous accompagnera; vous le renverrez quand vous croirez n'en avoir plus besoin; vous le garderez, si des événements que je ne peux prévoir vous engagent à revenir. Ses ordres, et il les remplira, sont de ne consulter que votre volonté et d'y céder en tout. Que rien de ce qui pourroit enchaîner vos pas ne vous occupe; je le répète, tout est prévu. Ô ma bienfaitrice! Je n'ose m'expliquer davantage; mais la fortune de Suzette n'est que le produit de sa dot; elle vous appartient tout entière." Revoir mon Adolphe, le presser contre mon sein, dieu puissant! M'avez-vous réservé tant de bonheur? Telle fut ma première pensée; mais la réflexion vint bientôt la dissiper. Cruelle amie, dis-je à Madame Depréval, deviez-vous tenter le coeur d'une mère? Moi, vous abandonner! Le pourrois-je

sans ingratitude? N'êtes-vous pas aussi ma fille? Réunir mon fils et Suzette n'est pas en mon pouvoir, et cependant j'éprouve violemment qu'il me seroit impossible de vivre avec l'un sans regretter l'autre. Je souffre à Paris, je souffrirois à Londres. Ne me parlez plus de ce voyage, vous me feriez mourir de l'excès de ma joie ou de l'excès de mon désespoir. Mon fils, Suzette, douleur et consolation de ma vie! Ô mon dieu! Mon dieu! M'écriai-je en tombant à genoux, ayez pitié de moi." Je restois dans cette attitude, les mains fortement appuyées sur mon front, craignant de ne pas résister à la force des émotions qui sembloient vouloir dissoudre tout mon être. Madame Depréval se promenoit à grands pas dans la chambre, s'adressant différentes phrases dont les sons inarticulés frappoient mes oreilles; je ne distinguois clairement que le mot courage plusieurs fois répété, et de

longs soupirs qui me brisoient le coeur. Enfin, elle s'approcha; et, me prenant dans ses bras pour me placer sur mon siége, elle se tint long-temps debout devant moi, dans un état d'immobilité absolue.

"Je comptois sur le courage de Madame De Senneterre, dit-elle sans m'adresser la parole; elle est plus foible que Suzette. Il fut une époque dans ma vie où l'on exigea le sacrifice de toutes mes affections; l'honneur et la mère de celui que j'aimois tracèrent mon devoir; mon ame fut déchirée et mon devoir accompli. Étoit-ce pour rejoindre un fils, un être cher à mon coeur, qu'il falloit renoncer à ceux près de qui mon enfance s'étoit doucement écoulée? Ô mon Dieu! Vous seul connoissiez ce qui se passoit alors en moi. Vous pleurez, madame! Comparez votre situation à la mienne. Tout est bonheur pour vous, tout est malheur pour moi. Affligée dans le passé, accablée du présent, je

n'ai pas même de ressources dans l'avenir. "Quel moment, Suzette, prenez-vous pour me reprocher ma conduite trop sévère envers vous?

"Des reproches! Moi! Ah! Madame, vous ne le croyez pas. Vous n'avez fait que ce que vous deviez faire, et ma vie entière vous prouvera que Suzette est loin d'accuser sa bienfaitrice. Mais, quand je vous vois balancer... " "reproche-moi donc aussi mon amitié pour toi, cruelle enfant, m'écriai-je; reproche-moi de ne pouvoir vaincre ma reconnoissance, et de céder à ce charme irrésistible qui, dans mon coeur, t'a confondue avec mon fils. Toi seule m'as soulagée dans l'infortune la plus amère; sans toi, je cesserois peut-être d'exister; et, quand je te sais malheureuse, sans autres consolations que les caresses et les conseils d'une mère, car je suis la tienne, tu veux que je t'abandonne!

Ah, Suzette! Dans la triste situation que tu viens de me rappeler si cruellement, le devoir étoit d'un côté, la honte ou le bonheur de l'autre; dans ma position, le devoir, la félicité et le désespoir sont tellement partagés, que mon coeur se déchire sans pouvoir se décider. Pourquoi m'as-tu parlé de ce voyage? " "Parce que vous n'en auriez jamais parlé, madame, et que la gloire de vous rendre à votre fils adoucissoit la douleur d'être séparée de ma bienfaitrice. Si j'osois approfondir mes pensées les plus secrètes, peut-être trouverois-je la récompense de ma conduite, dans la certitude qu'il saura que c'est moi qui lui ai rendu sa mère. N'est-ce pas moi qui l'en ai privé, ajouta-t-elle en se jetant dans mes bras? Mais vous n'en voulez pas à Suzette; vous avez dit qu'elle étoit la fille de votre coeur. Suzette, l'infortunée Suzette, la fille de Madame De Senneterre! Et je pourrois

me plaindre de ma destinée. Ah! Je ne l'ai jamais mieux senti qu'aujourd'hui; ce n'est pas la fortune, c'est l'amitié, la vertu, qui rapprochent les distances." Je la tenois pressée contre mon sein, et nos larmes se confondoient quand M Depréval entra.

"Je vous demande pardon, me dit-il en nous regardant d'un air étonné; mais je cherchois ma femme pour lui apprendre qu'elle ne pourra se dispenser du bal auquel elle est engagée pour demain. Quoique cela me contrariât beaucoup, j'avois consenti à ce qu'elle n'y allât pas; ce qui étoit très-désagréable: mais elle est si triste depuis quelques jours, que je suis fort aise de trouver cette occasion de la forcer à s'amuser. N'est-il pas vrai, madame, il faut que les jeunes femmes se dissipent. Je ne la conçois pas, ajouta-t-il en voyant que Suzette annonçoit par un mouvement de tête que le bal ne lui convenoit

pas; qu'est-ce qui lui manque? Si elle veut faire remonter ses diamants, je ne m'y oppose pas; en veut-elle de nouveaux, qu'elle en achète. Je sens bien que ma femme ne doit être éclipsée par personne; aussi, ma foi, je remarque que c'est toujours elle que l'on admire, et ça me fait honneur. Quand on a de l'argent, ne faut-il pas s'en parer? Il y a tant de gens qui n'en ont pas, qu'on est trop heureux de faire voir qu'on ne leur ressemble point. Mais je vous dérange: vous pleuriez là toutes deux de si bon coeur... c'est drôle cela, je n'ai jamais pleuré de ma vie. Quand j'étois petit cependant, et que par le grand froid j'allois... mais il y a si long-temps! Ah! Je devine ce qui vous afflige; c'est le grand voyage, n'est-il pas vrai? Avouez que Madame Depréval a eu là une excellente idée. Je n'y aurois jamais pensé, moi, quoiqu'avec certaines précautions ce soit la chose du monde la plus facile. Mais ma femme pense

pour nous deux; elle a une si bonne tête! " "Et un coeur encore meilleur, monsieur, lui dis-je. Vous avez raison d'être fier d'une pareille épouse; les diamants sont sa moindre parure." "Ça n'y gâte rien, madame, ça n'y gâte rien, quoique je convienne avec vous qu'elle est toujours belle. Eh bien! Qu'est-ce que vous dites du voyage? Êtes-vous bien contente? " Suzette ne me laissa pas répondre." Mon ami, dit-elle à son mari, croirois-tu que Madame De Senneterre est assez bonne pour que le plaisir de revoir son fils balance dans son coeur le regret de nous quitter? J'étois si sensible aux témoignages de son amitié, que, lorsque tu es entré, je ne trouvois que des larmes pour lui exprimer notre reconnoissance." "C'est bien fait à elle de nous aimer, car nous l'aimons bien aussi; je ne le lui dis pas, moi, parce que je sais que tu lui expliques cela

mieux que moi. Mais tu conviendras que je n'ai jamais mis aucun obstacle à ce que tu as desiré pour elle: au contraire, n'est-ce pas? " Suzette ne répondit à son mari qu'en l'embrassant de tout son coeur.

"Eh bien! Dit-il en passant la main sur ses yeux, je crois que tu vas me faire pleurer aussi. Oh! Que les femmes sont donc... pas toutes cependant; mais cette bonne Madame DeSenneterre qui t'a fait appredrà écrire, qui a mis tant d'ordre dans notre maison depuis qu'elle y est, qu'en dépensant moitié moins, nous avons l'air de gens plus comme il faut. Et puis je me rappellerai toujours de la dot. Vous souvenez-vous de ça, madame? Me dit-il en riant. Combien vous faudroit-il, M Chenu (car je ne m'appelois que Chenu)? Madame... j'étois si embarrassé, et pourtant vous n'étiez pas fière.-Je veux absolument que vous me le disiez.-Dame, madame, six cents livres (c'étoit beaucoup dans ce temps-là).

-Rendez-la heureuse, M Chenu, et comptez, dès ce moment, sur une dot de douze cents livres. Je m'en rapporte à vous, madame, n'est-elle pas bien heureuse? N'est-ce pas, ma petite Suzette? (Entre nous je peux t'appeler Suzette) n'est-ce pas que tu es bien heureuse? " "Oui, mon ami", lui dit-elle en s'efforçant de sourire.

"Ainsi, voilà qui est convenu; Madame De Senneterre partira dans quatre jours; et toi, tu viendras au bal demain, car je veux absolument que tu t'amuses. Vas-tu encore me refuser? " "C'est selon, lui répondit cette femme intéressante de l'air de la plus franche gaieté. Si tu veux que j'aille au bal demain, il faut me promettre que nous conduironsMadame De Senneterre jusqu'à Anvers. Je dis nous, parce que j'exige que tu nous accompagnes. Cela nous empêchera toutes deux, ajouta-t-elle

en me regardant, de nous livrer à une douleur vraiment au-dessus de nos forces." "Et tu viendras au bal?-Oui, mon ami.-Dans une superbe toilette?-Oui, mon ami.-Tu achèteras des diamants nouveaux?-Oui, mon ami.-Eh bien! C'est arrangé, dit-il en se frottant les mains. Aussi bien divers employés de notre compagnie sont en retard sur bien des choses, et je profiterai de l'occasion pour visiter tout cela. Par ce moyen, la société paiera en grande partie les frais de mon voyage." Il nous quitta, l'homme le plus content du monde.

"Vous l'emportez, Suzette, lui dis-je aussitôt que nous fûmes seules.-Nous parlerons de cela dans un moment plus tranquille, me répondit-elle. Ne faut-il pas que je pense à ma toilette de bal? " Et elle se retira dans son appartement.

Abandonnée à moi-même, j'essayai en vain de concentrer toutes mes idées sur le

fils chéri que j'allois revoir; je ne pensois qu'à Suzette, dont la conduite excitoit si vivement ma reconnoissance et mon admiration. Je me répétois sans cesse combien ses sentiments la mettoient au-dessus des titres et de la fortune, et je regrettois amèrement de l'avoir sacrifiée. Je sentois trop que, n'eût-elle pas conservé pour mon fils un tendre souvenir, son bonheur n'auroit pas été mieux assuré avec M Depréval. Plus il s'efforçoit de faire oublier M Chenu, plus il le rappeloit aux autres et à lui-même; sa femme au contraire sembloit ne vouloir être toujours Suzette que pour s'élever plus aisément au-dessus d'elle-même. Je me persuadai qu'elle cherchoit à rompre avec tout ce qui la contraignoit à s'occuper sans cesse de son premier amour, et la manière noble et courageuse dont elle accomplissoit ce devoir, m'imposoit l'obligation de lui cacher mes regrets de la quitter, ma joie d'aller embrasser mon fils.

Ne voulant pas me priver du plaisir de la voir aussi souvent que cela me seroit possible, pendant le peu de jours que nous devions passer ensemble, évitant, avec une prudence dont elle me donnoit l'exemple, les occasions de nous trouver tête à tête, contre mon habitude, j'étois plus volontiers dans son appartement que dans le mien. J'assistai à cette toilette promise à son époux, pour prix de sa complaisance. Quelle richesse dans ses ajustements, mais surtout quelle noble élégance dans la manière de les placer! La coquetterie la plus exercée est bornée dans ses ressources; le goût, chez une femme jeune et sensible, n'a véritablement pas de bornes. Madame Depréval étoit ravissante, et toute autre que moi auroit pu croire qu'elle jouissoit d'un plaisir si naturel à son âge, et surtout à son sexe. Quand ses femmes furent sorties, elle me tendit la main.

"Vous me regardez de l'oeil d'une mère,

me dit-elle; mais si l'envie que je vais inspirer pouvoit lire dans le fond de mon coeur, elle obtiendroit un bien grand triomphe. Quel pénible effort! Le sourire sur les lèvres et la mort dans le coeur. Voilà cependant presque toujours le partage de cette opulence qui fait des ennemis de ceux qu'elle humilie, sans contribuer à la félicité de ceux qui l'étalent.Ah! Si jamais je peux suivre mes goûts, c'est dans une douce médiocrité que je chercherai, non le bonheur, j'y ai renoncé, mais la tranquillité et la jouissance de moi-même.Combien d'infortunés qui n'ont pas mérité leur sort, vivroient du prix d'un luxe qui m'assomme! " M Chenu entra accompagné de deux jeunes gens, et rompit à propos notre entretien. L'instant de mon départ arriva. Augustine me fit les plus tendres adieux, et trouva, dans la certitude de rester auprès de Madame Depréval, un adoucissement au chagrin que son

amitié lui faisoit éprouver en se séparant de moi; le même motif me rendoit aussi cette séparation moins pénible. Le mari de cette excellente créature couroit devant notre voiture. M Depréval soutenoit seul la conversation; sa femme et moi, nous ne pouvions que nous regarder, cacher nos larmes, et faire des voeux pour que les événements nous permissent un jour de nous réunir. Enfin, je m'embarquai avec le mari d'Augustine.

Je ne tenterai pas de rappeler ce que je souffris alors; il est des situations au-dessus des expressions connues. Heureux ceux qui n'ont pas éprouvé les terribles sensations qui déchirent le coeur, lorsqu'un vaisseau, poussé par les vents, nous éloigne impérieusement de nos amis au moment où nos caresses vont encore se confondre avec les leurs! On croit les presser pour la dernière fois contre son sein, et l'on n'embrasse que le vide, image effrayante de l'avenir qui s'ouvre devant nous.

Pauvre Suzette! Toi seule m'occupois alors; mais il étoit écrit que, de près ou de loin, tu déciderois de toutes les impressions de mon ame. À peine fus-je placée dans le vaisseau, que le mari d'Augustine me remit un paquet cacheté; Madame Depréval lui avoit ordonné de ne me le rendre qu'au moment où les éléments nous auroient séparées. Je l'ouvris, et je vis une boîte dont la richesse auroit fixé mon attention, si elle n'eût été absorbée par le portrait de cette amie chérie, non telle que je venois de la quitter, mais sous ses habits villageois, symbole de la pureté qu'elle avoit conservée dans l'opulence. Je l'ouvris, et je m'aperçus que ce présent n'étoit qu'une nouvelle invention de sa reconnoissance; en effet, la boîte contenoit plusieurs billets de banque; et ce peu de mots écrits de sa main: la dot et le coeur de Suzette. J'arrivai à Londres sans le moindre accident, et je revis enfin cet Adolphe tant desiré.

En le serrant dans mes bras, j'oubliai tous mes malheurs. Combien je le trouvai changé! Quelle teinte de tristesse les événements avoient empreinte sur ce visage, autrefois l'image vivante de la gaieté et de la douceur! Mais aussi combien son caractère, si heureusement disposé par la nature et l'éducation, avoit acquis de raison et d'énergie! S'il est vrai que les françois soient le peuple le plus léger que l'on connoisse, il n'est pas moins vrai qu'il est le seul aussi que l'infortune ne puisse atteindre sans déployer en lui des qualités qui forcent l'admiration même de ses ennemis. À vingt-six ans, mon fils étoit un homme dont tous les gouvernements se seroient honorés, et que toute autre qu'une mère n'eût pu aimer sans être fière de son amour. Aux marques d'amitié que je reçus de la famille de M Birton, il me fut aisé de m'apercevoir combien mon fils en étoit chéri. Quand je fus retirée dans mon appartement,

je ne pus m'empêcher de réfléchir sur le danger d'entretenir Adolphe de cette Suzette qui, dans les premiers élans de sa vie, avoit à jamais décidé de son sort; mais je sentois qu'il me seroit impossible de parler de moi sans lui parler de mon amie: je sentois plus vivement encore le besoin d'exprimer ma reconnoissance. L'image de Suzette étoit gravée dans mon coeur, son nom étoit à chaque instant sur mes lèvres. Me taire devenoit un effort dont je me sentois incapable; j'aurois cru être ingrate en cachant le nom de ma bienfaitrice. Je m'accusois dans ma conduite passée en la nommant; mais la vérité étoit le seul parti compatible avec la justice et mes sentiments, ce fut aussi celui que j'adoptai.Ainsi que je l'avois prévu, mon fils vint à mon réveil; il étoit pressé du desir si naturel de connoître ce qui avoit rapport à sa mère. Je ne lui cachai rien de mes malheurs, mais

je ne lui parlai de ma bienfaitrice que sous le nom de Madame Depréval. Avec quelle sensibilité il appeloit les bénédictions du ciel sur cette femme qui l'avoit remplacé près de moi, tandis qu'il gémissoit au loin sur les suites d'une passion si malheureuse! " Ah, ma mère! Si je peux jamais voir Madame Depréval, c'est à genoux que je la remercierai d'avoir adouci les malheurs dans lesquels votre fils vous a entraînée. Tant de bonté, tant de grandeur d'ame, unies, dites-vous, à la beauté la plus parfaite; si cette femme n'est pas heureuse, pour qui donc la divinité a-t-elle réservé le bonheur?-On aime, lui répondis-je, à fixer ses idées sur ceux que l'on n'a jamais vus, et dont on entend souvent parler; comme il me seroit cruel de ne pouvoir vous entretenir de mon amie, considérez son portrait, mon fils, et dites-moi franchement si ma conversation ne troublera pas votre tranquillité." Je lui présentai ma boîte.

Il examina le portrait de Suzette; et, me regardant ensuite avec des yeux qui me firent trembler de l'épreuve que je venois de tenter, il s'écria: "malheureux, son image te suivra donc partout! Ah, madame! Deviez-vous déchirer le coeur de votre fils, ajouta-t-il après un long silence pendant lequel il n'avoit cessé de considérer le portrait? Voilà bien tous les traits de l'infortunée qui m'a séparé de ma mère; mais qu'ont-ils de commun avec celle qui me l'a rendue?-Madame Depréval, lui dis-je, ma bienfaitrice, celle qui vous a éloigné de moi, celle qui m'a rapprochée de vous, cette femme enfin qui m'a fait connoître ce qu'il y a de plus cruel et de plus doux dans la vie, c'est... Suzette. Répondez-moi, mon fils, me sera-t-il défendu d'en parler? " "Je vous entends, ma mère, et j'ose vous jurer que jamais mon amour n'imposera silence à votre reconnoissance. Bonne Suzette!Excellente Suzette! Mon coeur t'avoit devinée,

et ta conduite a justifié jusqu'aux écarts de la mienne. Nous en parlerons souvent, toujours; la joie ne peut faire de mal à votre fils. Suzette, bienfaitrice de ma mère, n'est plus une femme pour moi; c'est une divinité dont je peux entendre prononcer le nom sans danger, mais non sans plaisir. Il est un terme où l'amour se suffit à lui-même, et je crois l'avoir atteint. Bonne Suzette! Tu n'es pas si heureuse que moi, ajouta-t-il en soupirant, tu n'es plus libre." Depuis ce moment, Adolphe ne me parla plus de son amour; mais, chaque jour, il me pressoit de lui répéter quelques circonstances du temps que j'avois passé chez Madame Depréval; les plus petits détails se gravoient dans sa mémoire, et quelquefois il me les racontoit à son tour. Jamais nos conversations ne finissoient sans que je lui entendisse répéter: "pauvre Suzette! Elle n'est pas heureuse; c'est tout ce qui m'afflige."

Je pensai bientôt à renvoyer le mari d'Augustine qui ne m'étoit d'aucune utilité, et que d'ailleurs je ne voulois pas tenir éloigné de sa femme et de la place que M Depréval lui avoit donnée. Mon fils le récompensa de son zèle, et je le chargeai de la lettre suivante pour mon amie: Madame De Senneterre à Madame Depréval. "Je suis arrivée, ma chère fille, sans aucun accident. Mon voyage a été bien triste, vous le croirez sans peine, vous dont le coeur est toujours d'accord avec le mien. J'avois pour consolation l'espoir de rejoindre mon fils; vous, mon amie, vous aurez trouvé le soulagement de notre séparation dans cette ame sensible et généreuse qui vous élève au-dessus de ce qui vous est personnel, quand vous avez des devoirs à remplir ou des bienfaits à répandre. Je vous renvoie la dot de

Suzette dont je peux me passer, ainsi que vous en conviendrez vous-même, mais je garderai toute ma vie son coeur et son portrait. "Au plaisir que j'éprouve en le considérant, je jouis d'avance de celui qu'aura ma fille en recevant le mien; c'est celui que je donnai à M De Senneterre la veille de notre mariage. Si, dans l'éternité où il repose, il peut connoître tous les motifs qui me portent à vous l'offrir, j'ose affirmer, ma chère fille, qu'il applaudira à cette action. Le temps et les chagrins ont altéré sa ressemblance; mais le temps, les malheurs ou l'opulence ne vous empêcheront pas de dire en le regardant: toujours, toujours ma mère, comme je répéterai jusqu'à mon dernier soupir, en fixant le vôtre: toujours, toujours Suzette. "J'ai retrouvé mon fils, et je me contenterai de vous dire que tout ce qui peut justifier l'amour-propre, si naturel quand on parle de ses enfants, est réuni en lui. Sa santé

est très-bonne; la joie de me revoir et de connoître la situation heureuse de ma bienfaitrice, a diminué en partie cette mélancolie dont on m'avoit parlé, et qui m'avoit singulièrement frappée le jour de mon arrivée.

"Sans approcher de l'opulence pour laquelle il étoit né, et qui si rarement influe sur le bonheur, il jouit d'une honnête aisance. Mon frère, qui est mort d'une manière si terrible àSaint-Domingue, avoit cinquante mille écus placés chez un négociant de Philadelphie, correspondant et associé de M Birton, chez lequel nous demeurons. C'est lui qui a adressé mon fils à cette famille respectable, quand il a desiré se rapprocher de la France, dans l'espoir de trouver plus facilement l'occasion de savoir des nouvelles de sa mère. Mon fils étoit encore mineur, et d'ailleurs ces fonds m'appartenoient; mais heureusement les lois de ce pays, à l'égard des émigrés françois, permettent à

ceux qui y résident de jouir par anticipation, sans autre condition que celle de rendre les fonds au premier possesseur s'il se présente, et sous le serment, prononcé sur l'évangile, de ne pas faire sortir de l'argent du royaume. Ainsi Adolphe étoit à l'abri du besoin, et la somme principale, restée dans le commerce de M Birton, a progressivement augmenté.Vous voyez, ma chère amie, que le ciel a exaucé les prières que je lui adressois pour mon fils. Ah! Sans doute, il écoutoit aussi les voeux qu'Adolphe formoit pour sa mère, quand, sans le savoir, je dirigeai mes pas vers votre demeure.

"Il est probable que mon fils n'a jamais pensé à contracter aucun engagement avec miss Anna Birton, qui effectivement est aussi belle qu'on nous l'avoit dépeinte; car, depuis mon arrivée, il me presse de quitter Londres dont la vie n'auroit rien d'agréable pour moi, et d'acheter un petit bien où je pourrai vivre

doucement au milieu de toutes mes anciennes habitudes. Vous m'avez prouvé, Suzette, que la bienfaisance est la plus belle des vertus, et que les bons coeurs trouvent toujours des motifs pour ne s'en corriger jamais. Il est certain que la campagne me plaira beaucoup; j'en ai pour garant le plaisir qu'Adolphe se promet, en y vivant avec moi, et nous allons sérieusement penser à cette affaire. Si les circonstances permettent un jour, et il faut l'espérer, que Madame Depréval vienne m'y rendre visite, je jouirai de tout le bonheur que mon coeur ne cessera de desirer jusqu'à cette époque.

"Bonjour, ma véritable amie; ne négligez aucune occasion qui vous permettra de me donner de vos nouvelles. Votre mère vous bénit, vous embrasse, et vous recommande l'exercice des vertus qui vous sont si faciles. "P s. Mon fils vouloit ajouter quelques

mots à ma lettre; j'ai cru plus honnête qu'il s'adressât à votre époux; je renferme la lettre qu'il lui adresse dans la mienne." Adolphe De Senneterre à Monsieur Depréval."Monsieur, daignez recevoir mes remercîments bien sincères des bons offices que vous avez rendus à ma mère; l'expression manque à ma reconnoissance; mais je sens vivement qu'elle ne finira qu'avec ma vie. Soyez, je vous prie, auprès de votre épouse, l'interprète de mes sentiments. Ce que Madame De Senneterre m'a dit de ses vertus, de sa sensibilité, m'a rappelé que, dès son enfance, j'avois deviné toutes les qualités qu'elle posséderoit un jour. Lorsque tout a changé autour de soi, on est trop heureux de retrouver, dans ses souvenirs, quelque chose qui nous ramène à notre ancienne existence;

et rien ne peut me la faire envisager sous un rapport plus conforme à la situation de mon coeur, que l'amitié qui lie aujourd'hui Madame Depréval et ma mère. J'ai l'honneur d'être, monsieur, etc." M Birton mit tant de zèle à nous obliger, que, cinq semaines après mon arrivée en Angleterre, je terminai l'acquisition d'une terre telle que je la desirois dans ma situation, et avec la somme dont je pouvois disposer. Elle n'étoit qu'à vingt milles de Londres. Nous nous y rendîmes de suite, mon fils et moi, afin d'être à même d'y recevoir la famille de cet honnête négociant qui se faisoit un plaisir de nous prouver, par cette visite, l'intention bien marquée de continuer la liaison formée entre eux et nous.

Lorsque M Birton arriva, il me remit une lettre qu'il avoit reçue depuis mon départ. Elle étoit de Suzette. Je saisis le premier instant où il me fut possible de me retirer

pour la lire, pressée de jouir à la fois du plaisir d'être au milieu de mes nouveaux amis, et de m'entretenir un moment avec celle que j'avois laissée en France. Que devins-je en apprenant les nouvelles suivantes! " Madame Depréval à Madame De Senneterre. "Madame, que je me plaindrois aujourd'hui d'être séparée de vous, si le bonheur dont vous jouissez n'imposoit silence à mes regrets! Jamais Suzette n'eut autant besoin de vos conseils et de vos consolations. M Depréval n'est plus. Un accident terrible m'a ravi un époux que je devois aimer, puisqu'il a fait mon bonheur autant qu'il a dépendu de lui. Mes pleurs sont sincères; vous le croirez, madame, vous qui avez été témoin de ses bontés pour moi; vous le croirez, quand vous connoîtrez la manière dont il a péri.

"À peine étions-nous de retour à Paris, que M Depréval, frappé de la tristesse qui me consumoit, et que tous mes efforts ne pouvoient lui cacher, crut qu'une fête dont je serois l'objet deviendroit pour moi un sujet de dissipation. Il m'avoit forcée à me montrer dans un si grand nombre de bals cet hiver, qu'il nous devenoit indispensable de rassembler une fois, dans notre maison, ceux chez qui nous avions été reçus. Je respectois son motif, et vous savez d'ailleurs que mon habitude fut toujours de ne pas m'opposer à ses jouissances.Les préparatifs de cette fête furent pour lui une occupation délicieuse; il mettoit de l'amour-propre à surpasser tout ce qu'il avoit vu.

"Après avoir fait abattre et reconstruire pour décorer une salle telle qu'il la desiroit, après avoir présidé à tous les travaux, il examinoit son ouvrage; il en jouissoit. Le mari d'Augustine venoit d'arriver, et m'avoit

remis le paquet dont vous l'aviez chargé pour moi. Oh, ma mère! De combien de baisers je couvris ces caractères sacrés, avec quelle ardeur je me promis de me rendre toujours digne d'une amitié si honorable pour votre fille infortunée! Pressée de remettre à M Depréval la lettre de votre fils, je cours à son cabinet; on me dit qu'il est dans le salon avec quelques ouvriers; j'y passe; et, l'embrassant dans toute la joie de mon coeur, je lui présente l'écrit qui lui étoit destiné. Pendant que je le lui lisois, un lustre que l'on arrangeoit, et sous lequel il étoit placé, tombe. M Depréval est renversé. Un morceau de cristal entra si profondément dans sa tête, qu'il perdit aussitôt connoissance. Noyé dans son sang, je le fais transporter sur son lit; ses douleurs lui arrachoient des cris aigus qui me déchiroient l'ame. Les chirurgiens appelés n'osent donner aucun espoir avant l'opération, et c'est pendant l'opération même,

au milieu de tourments inouïs, que mon époux expire.

"Seule au monde, sans parents, avec beaucoup trop de connoissances, et pas un ami, atterrée par cette mort subite et violente, je gémissois dans mon appartement, quandAugustine eut le courage de m'apprendre toute l'horreur de ma situation. Depuis notre séjour à Paris, M Depréval avoit perdu l'habitude de me confier ses affaires, ses associés lui ayant persuadé que rien n'étoit plus ridicule. Forcée d'examiner ses papiers, de me faire rendre compte par les commis, je me suis bientôt convaincue que cette opulence fastueuse n'avoit aucun fondement solide. Une grande circulation d'argent rendoit faciles de grandes dépenses. On lui doit beaucoup; mais, consultant plus sa vanité que tout autre sentiment lorsqu'il prêtoit, la plupart des billets n'ont aucune valeur réelle. Il doit aussi de son côté; et, comme il y a eu de

fortes parties mises à l'arriéré par le gouvernement, rien n'est plus difficile que de terminer de pareils comptes, dès l'instant que M Depréval cesse de pouvoir continuer les mêmes opérations. Ajoutez les prétentions de sa famille, dont plusieurs membres se sont déjà installés dans ma maison, et me regardent comme la ruine de leurs prétentions ou l'obstacle à leur rapacité, et vous aurez à peu près l'idée de ma situation.

"Toutes mes connoissances disparoissent; je n'en suis ni surprise ni affligée: si j'eusse été libre de mes actions, je les aurois prévenues dans cette désertion, qui n'est indécente que par le moment qu'elles choisissent. Je sais que, pour se disculper de la bassesse de leur conduite envers moi, elles m'accusent d'avoir ruiné mon époux par mon luxe et ma coquetterie. Mais j'ai appris de vous, ma mère, qu'il n'y a de vrai juge que notre conscience, et la mienne est tranquille. Ah! Si

vous étiez encore avec moi, je ne balancerois pas à faire un abandon total de mes droits aux héritiers de M Depréval; car je suis persuadée que ses affaires arrangées laisseront encore un actif assez considérable. Mes diamants seuls suffiroient pour nous faire vivre dans cette médiocrité après laquelle j'ai toujours soupiré. Conseillez-moi, que dois-je faire?Que deviendrai-je? Seule, absolument seule au monde, à mon âge! Ô ma mère! Vous plaindrez votre Suzette; votre amitié est l'unique bien qu'elle desire, le seul aussi que les événements ne pourront jamais lui enlever. "Je ne le cacherai pas à celle qui a l'habitude de connoître mes plus secrètes pensées; bien des fois je me sens prête à céder au découragement; mais, quand je fixe les yeux sur votre portrait, que je me rappelle ce que vous avez été, et la résignation avec laquelle vous avez supporté les coups du sort, je retrouve un peu de courage. Seule dans le

monde, cependant, madame; cette idée est affreuse! Ah! Si votre fils eût épousé miss Anna Birton, j'aurois du moins l'espoir que vos bras me seroient ouverts. Il n'y faut pas penser, je ne le sens que trop." Quand je revins vers la société que j'avois chez moi, je fis tous mes efforts pour cacher le chagrin que m'avoit donné la lettre de Suzette; c'est à l'oeil de mon fils surtout que je voulois faire illusion. Il n'ignoroit pas que j'avois reçu des nouvelles de France, et la curiosité qui perçoit dans ses regards augmentoit l'embarras de ma position." Elle se porte bien, m'empressai-je de lui dire en lui serrant la main; ce soir, venez me trouver dans mon appartement, et je vous donnerai de plus grands détails." Ce peu de mots suffirent pour le calmer, et nous pûmes nous livrer entièrement à la satisfaction de posséder la famille de M Birton. Elle n'attendoit pas de nous des éclats de gaieté, mais cette amitié douce

et paisible qui n'appartient qu'au coeur, et que n'excluoient pas les diverses sensations que la lettre de Suzette avoit fait naître en moi.

"Mon fils, dis-je à Adolphe aussitôt que nous fûmes sans témoins, voici les nouvelles que j'ai reçues: lisez-les, et dites-moi sans détour l'effet qu'elles produiront sur vous. Pour vous engager à la confiance, je vous avouerai que, quels que soient vos projets, je les approuve d'avance. Je sais ce qu'il m'en a coûté pour avoir voulu être plus sage que vous; je me contenterai désormais de vous donner des conseils, si vous les réclamez; mais jamais je ne prendrai sur moi de décider votre conduite." Je lui remis alors la lettre de MadameDepréval. Je le considérois avec attention pendant qu'il la lisoit; mais sa physionomie changeoit si souvent, tant de sentiments s'y peignoient successivement, et souvent à la

fois, qu'il m'étoit impossible de distinguer lequel dominoit en lui. Il garda quelque temps le silence, et recommença de nouveau à lire la lettre entière, mais avec le plus grand calme.

"Vous m'avez promis, madame, de ne vous opposer en rien à mes volontés: eh bien! Dans la malheureuse situation où se trouve votre fille, il n'est qu'un parti à prendre. Écrivez-lui, ma mère, pressez-la de venir vous joindre, et chargez-moi de porter votre lettre." "Vous, Adolphe? M'écriai-je.-Elle est seule au monde, madame, et il n'y a que l'un de nous qui puisse voler à son secours.-Et le danger pour vous de rentrer en France?-Si je ne considérois que moi, je le braverois sans effroi; mais je n'oublie pas ce que je dois à ma mère, et j'ose vous répondre que les dangers sont bien foibles auprès des motifs qui me déterminent. À cet

égard, je consens à m'en rapporter à M Birton; nous le consulterons, si vous le desirez.-Tout ce que vous voudrez, mon fils, je le répète encore; mais croyez-vous que Suzetteconsente à vous suivre?-Elle ne m'aime donc plus, madame! Plusieurs fois vos discours m'avoient fait soupçonner le contraire." Je gardai le silence." Eh bien! Ajouta-t-il, quand elle auroit cessé de m'aimer, seroit-ce une raison pour moi de changer de résolution? Ne dois-je pas mon existence entière à la bienfaitrice de ma mère, à celle qui me l'a conservée, qui a fait plus, qui me l'a rendue? Si j'étois marié, dit-elle, elle viendroit se jeter dans vos bras: j'en fais ici le serment, s'il falloit ce sacrifice à son bonheur et au vôtre, je n'hésiterois pas un seul instant." "Embrassez-moi, mon fils, vos sentiments font la gloire et la félicité de votre mère. Ah! Je l'avoue avec joie, Suzette et vous étiez nés l'un pour l'autre. Doués de la même sensibilité,

capables tous les deux de sacrifier à vos devoirs la passion la plus vive à votre âge, j'ose espérer que votre réunion ne trouvera pas d'obstacles. Mais quelle nécessité de vous exposer à de nouveaux orages? Suzette viendra, n'en doutez nullement; une lettre de sa mère suffira." "Le croyez-vous, madame, vous qui la connoissez? Une lettre peut se perdre; mais, quand elle arriveroit assez vite pour empêcher que votre fille ne succombât à cette solitude qui fait son désespoir, ne tremblez-vous pas que l'excès de sa délicatesse ne l'égare? Elle craindra de ne devoir votre approbation qu'à mes larmes; elle se croira généreuse en renonçant au bonheur; elle prolongera notre incertitude et ses tourments. Quel que soit l'abandon où elle est plongée, ah, qu'une femme aussi modeste que Suzette aura d'efforts à faire avant de se décider à venir au-devant d'un époux, si vous prononcez

ce nom; et si vous ne le prononcez pas, n'est-il pas de son devoir de s'éloigner plus que jamais de votre fils? Dans sa position, que de bienséances à respecter! Elles sont des obligations pour les coeurs délicats. Qui peut les vaincre, si ce n'est l'amour? Qui plaidera devant Suzette sa propre cause, si ce n'est moi? Mais je compte à peine sur l'amour: ce qui la décidera, ma mère, ce qui seul, en effet, pourra vaincre tous les obstacles, c'est l'apparence du danger auquel je m'exposerai pour elle. Elle me suivra, dans la crainte de vous ravir encore une fois votre fils." "Adolphe! Adolphe! Je le vois trop, il n'est qu'un sentiment auquel rien ne soit impossible; c'est l'amour. Mettez, sans hésiter, au nombre des motifs qui vous entraînent, le plaisir de la revoir plus tôt, de jouir des émotions que lui inspirera votre vue, de goûter enfin dans toute son étendue le bonheur d'être aimé."

"Eh bien, ma mère! Si votre fils aspiroit à tant de félicité, le blâmeriez-vous?-Non, mon ami. Nous consulterons M Birton, et je vous promets de m'en rapporter à lui." Il m'embrassa, et je restai trop occupée de sa joie, de son espoir et de mes craintes, pour pouvoir me livrer au sommeil. Autant que lui, je desirois posséder Suzette; je sentois depuis long-temps que notre bonheur mutuel étoit dans cette réunion. Elle seule pouvoit exercer et satisfaire cette profonde sensibilité qui avoit toujours fait le principal caractère d'Adolphe; j'avois assez lu dans le coeur de Suzette pour être persuadée que lui seul devoit la rendre heureuse; et, sans elle ou sans mon fils, mon existence n'étoit réellement pas complète. Cette disposition ne me calmoit pas sur le projet du voyage, mais elle m'ôtoit la force de m'y opposer. D'ailleurs, parmi les motifs que l'amour avoit suggérés à Adolphe, il y en avoit plusieurs qui me paroissoient

aussi plausibles qu'à lui. J'avois promis de m'en rapporter à M Birton; j'attendis avec inquiétude ce qu'il décideroit. Le lendemain, de bonne heure, mon fils l'amena dans mon appartement; il lui avoit déjà fait confidence de son voyage, et ne lui avoit rien caché des raisons qui le déterminoient à l'entreprendre. M Birton me demanda si j'avois quelques motifs particuliers d'appuyer ce projet; "car, ajouta-t-il, jusqu'à présent je ne vois encore aucune nécessité de vous séparer de nouveau, et je ne l'ai pas caché à votre fils. Quand on me consulte, moi, je crois que c'est pour avoir mon avis, et je le donne. Je conviens que tous les sentiments qui font le charme de la vie, la reconnoissance surtout, se trouvent d'accord dans le desir que vous avez de posséder promptement Madame Depréval; mais tout cela peut s'arranger par lettres, et je vous promets que les moyens que j'emploierai pour

les faire parvenir sûrement, ne vous laisseront aucune inquiétude à cet égard. Mon ami, dit-il en s'adressant à Adolphe, je vous le répète, vous ne seriez d'aucune utilité à MadameDepréval pour ses affaires; au contraire, le danger auquel elle vous verroit exposé, nuiroit à la tranquillité dont elle a besoin pour les terminer d'une manière ou d'une autre. Sans doute la solitude dans laquelle elle se trouve est triste; mais vous n'espérez pas qu'elle fera d'abord de vous sa société intime, et je soutiens que l'espoir, la certitude de venir se réfugier dans le sein de Madame De Senneterre, suffira seule pour calmer ses esprits. Vous devez ménager sa délicatesse, et penser à votre mère. Aujourd'hui, je le crois, vous pourriez, sans danger, parcourir la France; mais qui vous répond que demain, dans huit jours, il vous seroit possible d'en sortir? Vos diables de françois...-M Birton! S'écria mon fils.-

Oui, oui, je sais que vous n'aimez pas que l'on dise du mal de votre patrie, et vous avez raison. Allons, ne nous occupons que de votre mère. Songez-vous à tout ce que l'incertitude auroit de cruel pour elle, pour ma famille, pour moi, monsieur, qui ai pour vous l'amitié d'un père? Si j'en avois l'autorité, vous ne partiriez pas. Le souvenir du passé me donneroit la force de vous résister; et Madame De Senneterre sera de mon avis." "Monsieur, répondis-je quand je vis qu'Adolphe gardoit le silence, je n'ose en vérité avoir une volonté. Le souvenir du passé que vous réclamez avec raison, est cependant ce qui m'ôte le courage; je sens trop vivement ce que je souffrirois en sachant mon fils exposé à la vengeance des lois qui le proscrivent; mais je sens également que, s'il perdoit encore une fois, par ma faute, l'occasion d'être heureux, sa douleur me conduiroit au tombeau."

"Eh bien, madame! Qu'il accorde les premiers jours à sa mère, à la prudence, à ses amis; qu'il se contente d'aller attendre Madame Depréval au port neutre où elle peut s'embarquer; et abandonnons à cette femme dont l'amitié et le courage vous sont connus, le soin de la conduite qu'il tiendra." Cet avis étoit trop sage pour qu'Adolphe pût se défendre de l'adopter; il me convenoit beaucoup aussi; je pouvois, sans crainte, confier à Suzette le soin de mon bonheur et les jours de mon fils: ce fut donc à ce dernier parti que nous nous arrêtâmes. M Birton devoit retourner le lendemain à Londres avec sa famille. Je remis à Adolphe qui les accompagna la lettre suivante, et mes pleurs à l'instant de son départ lui apprirent, mieux que mes discours n'auroient pu le faire, combien ma destinée étoit liée à la sienne.

Madame De Senneterre à Madame Depréval.

"Comment ma fille chérie peut-elle se croire seule au monde? Ai-je donc cessé d'exister? Et faut-il que mon fils soit malheureux pour que Suzette trouve un asile auprès de sa mère? Ah, mon amie! J'ai si souvent regretté de m'être opposée à un mariage qui seul pouvoit faire le bonheur de deux êtres en qui reposent toutes mes affections, que vous ne me punirez pas à votre tour par un refus. N'ai-je pas assez souffert par le départ d'Adolphe, par les larmes que vous me dérobiez, et dont il m'étoit si facile de deviner la cause?

"Mon amie, j'ai lu dans votre coeur, et c'est sur lui seul que je compte aujourd'hui. Vous n'avez encore vécu que pour remplir des devoirs sacrés et pénibles; le temps est venu où ils seront tous d'accord avec votre

bonheur. Venez, mon amie, venez recevoir au pied des autels un nom que depuis longtemps ma reconnoissance vous a donné. Nous ne demandons pas de fortune, nous ne voulons que Suzette. Je sens, ma chère fille, combien votre délicatesse aura à souffrir; je sais que c'est moi qui devrois aller au-devant de vous; mais il est des situations, et c'est la mienne, devant lesquelles toutes les convenances de société disparoissent invinciblement. "Suzette, c'est à genoux que votre mère vous demande le bonheur de son fils; la refuserez-vous, quand vous saurez que ce fils, qui n'a jamais cessé de vous aimer, qui adore en vous celle qui m'a sauvée de l'humiliation, est décidé, si vous balancez un moment, à aller lui-même réclamer votre main au péril de sa vie? Eh bien! Ce projet, qui vous fera frémir, a reçu mon consentement; tant il est vrai que la mort nous paroît, à l'un et à l'autre,

préférable à la douleur de vivre sans vous. Bonjour, mon amie; c'est Adolphe qui se charge de vous faire passer la prière de votre mère.

"P s. Comme votre modestie pourroit vous faire craindre de ne devoir ma démarche qu'à l'amour de mon fils et à ma reconnoissance, je vous dirai que nous avons consulté MBirton pour lequel, depuis votre veuvage, nous n'avons rien de caché. Cet homme respectable assure que, fût-il pair d'Angleterre, s'il rencontroit une seconde Suzette, il la préféreroit à qui que ce fût pour son fils; mais qu'il n'y en a pas deux. Ce sont ses expressions." Adolphe à Madame Depréval. "Madame, la lettre de ma mère vous apprendra qu'elle et M Birton m'ont seuls empêché de braver tous les dangers pour aller

tomber à vos genoux. Je ne sais quel espoir m'animoit à l'instant où j'en formois le projet; mais, en approchant de vous pour apprendre plus tôt la décision de mon sort, l'espérance s'est évanouie. Comment croirai-je en effet que celle que j'ai abandonnée, que j'ai laissé sacrifier, puisse se fier à mon amour, et veuille unir sa destinée à la mienne?Vous rappellerez-vous, Suzette (pardonnez-moi ce nom qui m'est si cher), que jamais un seul de vos regards ne m'a laissé deviner si vous étiez sensible à la passion du malheureuxAdolphe? Ah! Si j'avois eu le bonheur de vous attendrir, si mon coeur avide eût pu concevoir la moindre espérance, si un aveu de Suzette eût enchaîné mes pas, je puis le jurer par tous les tourments que j'ai endurés depuis mon fatal départ, aucune considération n'auroit pu rompre ce que l'amour auroit uni. Mais vous ne connoissez pas ce sentiment impérieux qui embrase l'ame, maîtrise

toutes les pensées, et attachant l'existence entière à celle d'un objet adoré, décide du bonheur ou du malheur de la vie. Vous n'avez jamais aimé, Suzette; je me le suis répété mille fois depuis notre séparation; le ciel semble vous avoir fait naître pour les vertus, pour l'amitié, mais non pour partager l'amour que vous inspirez. Quelle sera donc ma destinée?Que deviendrai-je? Que deviendra ma mère, si vous nous abandonnez? Je n'ose fixer mes pensées sur l'avenir.

"Mais puis-je vous entretenir de moi, quand votre situation, vos malheurs devroient seuls m'occuper? Ma mère vous offre un asile; l'amitié qui vous unit ne vous laisseroit pas balancer un instant à l'accepter, si elle étoit seule, ou si j'étois... Suzette, je n'ose achever cette phrase que vous avez froidement tracée dans votre dernière lettre. Moi marié! Ah!Lorsque les obstacles m'interdisoient jusqu'à l'espérance, j'avois fait le

serment de ne jamais lier ma destinée à celle d'une autre femme; mes souvenirs suffisoient seuls au bonheur et au malheur du reste de ma vie. Cependant, madame, si ma présence devoit nuire à la félicité que vous vous promettez auprès de ma mère, parlez; pourvu que vous soyez heureuse, il n'est pas de sacrifice au-dessus de mes forces. Vous,Suzette, vous seule; voilà ce qui m'occupe, ce qui m'a occupé, et m'occupera jusqu'à mon dernier soupir. Que ne puis-je vous exprimer la pureté de mes sentiments! J'ose croire que vous en seriez attendrie. Étoit-ce moi que je plaignois depuis notre séparation? Étoit-ce sur mon bonheur que je tremblois? Oh, non, mon sort étoit accompli. Mais je connoissois la délicatesse de Suzette, et je gémissois de la crainte qu'un mariage dans lequel elle n'avoit pas été consultée... affreux souvenir! Madame, ayez pitié de moi; j'attends vos ordres, j'attends avec autant d'inquiétude

que d'effroi l'arrêt que vous prononcerez. Suzette, Suzette, il s'agit de la vie du malheureux Adolphe." J'étois restée seule à la campagne, ayant refusé l'offre que M Birton m'avoit faite, de laisser auprès de moi celle de ses filles dont la société me conviendroit le mieux. Il est des situations dans lesquelles la solitude apporte moins d'ennui que des distractions auxquelles il faut se prêter par complaisance, et qui cependant ne produisent nul effet sur les pensées qui vous occupent sans cesse. Plus j'approchois du bonheur, plus je considérois avec crainte toutes les chances qui pouvoient le retarder ou peut-être le renverser pour toujours. Mon fils m'avoit écrit pour m'apprendre que son voyage avoit été rapide. Je comptois les jours avec inquiétude; je le vis bientôt revenir et revenir sans Suzette. Il me seroit impossible d'exprimer l'effet que son retour fit sur moi. Il s'en aperçut, et s'empressa

de me rassurer en me disant qu'il avoit obéi aux ordres de Madame Depréval. En même temps, il me remit les deux lettres suivantes.

Madame Depréval à Monsieur De Senneterre. "Monsieur, j'ai reçu la lettre de madame votre mère, et je m'empresse d'y répondre; je vous l'envoie sans être cachetée, afin que vous ne puissiez pas m'accuser de garder le silence sur la vôtre. Vous n'avez pu oublier depuis combien peu de temps j'ai perdu un époux dont les bontés m'ont souvent consolée dans les malheurs inséparables de la vie. Si j'ai sur vous autant d'empire que vous le dites, vous ne me refuserez pas de porter vous-même cette lettre à ma bienfaitrice. Croyez, monsieur, que votre projet de venir en France m'a vivement émue, et que je ne

me consolerois jamais de vous exposer à un danger dont mon coeur frémit à chaque instant." La Même à Madame De Senneterre. "Est-ce vous, ma mère, qui me demandez à genoux de faire le bonheur de votre fils, d'aller vivre toujours, toujours avec ma bienfaitrice! Moi, Suzette, qui me serois trouvée trop heureuse de vous servir, et qu'une seule de vos caresses suffit pour consoler dans l'adversité! Ô madame! Vous dites que vous avez lu dans mon coeur. Hélas! Je craignois d'y lire moi-même, et je sens trop qu'il est des sentiments aussi impossibles à vaincre qu'à dérober à l'oeil de l'amitié. Je ne me pardonnerois pas ma foiblesse, si la bonté avec laquelle vous m'appelez votre fille, ne m'apprenoit que du moins j'ai fait tout ce qui étoit en ma puissance pour accomplir mes devoirs envers

mon époux; l'approbation de Madame De Senneterre, plus que mes propres réflexions, m'empêche de rougir de moi-même. "Sans doute, vous le connoissez bien le coeur deSuzette, puisque, trop sûre des sentiments qui l'ont toujours occupé, vous avez craint qu'elle ne refusât d'aller vivre auprès de vous. Mais, madame, sans croire aux éloges que votre bonté me prodigue, je ferai taire tout ce qui m'est personnel, pour vous assurer qu'un ordre, un desir de ma mère, seront toujours la seule règle de ma conduite. Suzetteira se jeter à vos genoux, et vous remercier de vos bienfaits. Mais, madame, trouverez-vous extraordinaire que j'exige que votre fils ne m'attende pas, et que je vous prie de venir au-devant de moi jusqu'à Londres? J'ai besoin de vous voir seule, ou du moins au milieu de la famille de M Birton. Je compte tellement sur votre complaisance à cet égard, que je n'attendrai pas votre réponse.

N'osant de même prévoir ce que fera M De Senneterre, je suis très-décidée à ne pas l'instruire du lieu où je m'embarquerai, et il auroit d'autant plus de tort de venir à Paris en ce moment, qu'il ne m'y trouveroit pas. Je ne sais quand j'y reviendrai, je ne sais même si j'y reviendrai avant mon départ. "Adieu, ma mère, ma bienfaitrice; adieu pour bien peu de temps encore; et alors, toujours à vos côtés, celle que vous avez élevée jusqu'à vous, apprendra, par votre exemple, à se faire aimer de tous ceux qui auront attaché leur destinée à la sienne. Ah, madame! Comme mon coeur s'agite à cette idée! Est-il vrai que je pourrai faire son bonheur? " Toujours Suzette! M'écriai-je après avoir lu sa lettre.-Ah! Oui, ma mère, me répondit Adolphe, toujours la même; ne sacrifiant rien à l'amour, et cependant forçant celui qui l'aime avec idolâtrie à respecter ses

volontés, à l'admirer jusque dans ses rigueurs. Telle elle étoit il y a sept ans, telle elle est aujourd'hui.

Nous partîmes pour Londres la semaine suivante; Adolphe croyoit avancer le temps en cédant à son impatience. Enfin le jour heureux arriva, et nous eûmes le bonheur d'être tous réunis. M Birton et son épouse se firent un plaisir de présenter Suzette aux autels. Sa modestie, sa sensibilité, et les graces répandues sur toute sa personne, justifièrent promptement les éloges que nous lui avions donnés. Avant de quitter la France, elle avoit assuré le sort d'Augustine et de son mari; elle avoit transigé avec les héritiers de MDepréval, et sa fortune, dont mon fils lui abandonna l'entière disposition, fut placée dans la maison de l'honnête négociant qui lui servit de père à son mariage.

Nous retournâmes bientôt dans l'habitation

que j'avois achetée des débris de mon ancienne opulence. C'est là qu'entre l'amitié, l'amour, tous les sentiments qui attachent à la vie, Adolphe, son épouse et moi nous jouissons d'une tranquillité achetée par tant de larmes, ne regrettant ni les richesses, ni les rangs, si souvent pénibles par les devoirs qu'ils imposent. Suzette, oubliant que nous lui devons le bonheur, se conduit comme si elle nous avoit l'obligation de celui qu'elle éprouve, et, par toutes ses actions, nous force à répéter chaque jour avec un nouveau plaisir: toujours, toujours Suzette. Fin.