Dolbreuse ou l'Homme du siècle ramené à la vérité par le sentiment et la raison: MiMoText edition Joseph de Loaisel de Tréogate(1752-1812) data capture frantext encoding Johanna Konstanciak 66862 2 Mining and Modeling Text Github 2020 Dolbreuse ou l'Homme du siècle ramené à la vérité par le sentiment et la raison Joseph de Loaisel de Tréogate 1783 1783

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PRÉFACE

Dans quelque genre que l' on écrive, on doit se proposer d' être utile. On doit avoir pour objet de contribuer, au moins en quelque chose, au bien public. Mais tous les efforts du génie et de l' esprit, conduisent rarement à ce grand but. Des auteurs bien intentionnés, des philosophes moralistes ont souvent traité des matieres importantes pour notre bonheur, ont exercé leurs talens sur des sujets qui embrassoient l' humanité entiere, sans produire aucun changement sensible dans les moeurs. Pourquoi cela? C' est que presque tous se sont égarés dans les spéculations d' une fausse métaphysique, et qu' aucuns n' ont saisi le véritable principe des regles de la morale; c' est qu' ils ont tropnégligé la connoissance de l' homme physique, et que la plupart d' entre-eux n' ont pas vu d' assez près les hommes. éloignés du grand théatre où l' on apprend à les connoître, par ce goût de la retraite si naturel à tous les sages, ils n' ont pu observer l' influence de l' esprit de société sur le coeur humain; l' influence qu' il reçoit des usages, du progrès des lumieres et des vices, ni par conséquent acquérir la science nécessaire pour combattre avec fruit ses habitudes dépravées. Avant d' écrire, même des ouvrages d' imagination qui doivent offrir un but d' utilité comme les autres productions de l' esprit, il faudroit que l' on eût toujours un fond d' expérience et d' observations, d' où dérive et procede, pour ainsi dire, cette sagacité philosophique qui distingue les nuances les plus fugitives, les effets les plus imperceptibles des passions, et en tire cescombinaisons et ces résultats qui, rassemblés un jour par des mains habiles, formeront une somme de matériaux suffisante enfin pour achever le grand édifice de la morale. Cependant, pour nous amener et nous intéresser à la pratique du bien, ce n' est pas le tout encore d' avoir observé; ce n' est pas le tout de calculer, de saisir exactement le produit des abus et des vices sur la scene changeante de la société, il faut (aujourd' hui particuliérement, qu' on veut une forme dramatique à presque tous les ouvrages de l' esprit) posséder l' art plus difficile qu' on ne pense, de montrer l' homme en action; il faut savoir tracer avec des couleurs propres, et sur-tout avec énergie, ses vertus, ses vices, ses peines, ses plaisirs, et mêler habilement le langage d' une philosophie séduisante, à l' intérêt des situations. Pour exercer sur les esprits l' empire du talent et de la vérité,peut-être faut-il être doué de cette sensibilité active et féconde qui recherche et fait inspirer toutes les émotions, qui répand sur les objets qu' elle représente, et sur les idées qu' elle veut faire adopter, toutes les grâces et toutes les beautés des tableaux les plus frais de la nature; peut-être faut-il pouvoir marquer ses travaux de l' empreinte d' une imagination brillante et passionnée, et donner à son style ces mouvemens tour-à-tour véhémens et doux, qui agitent l' ame en sens contraire, et la remplissent d' un enthousiasme qu' elle est toujours prompte à communiquer. Ce sont les génies de cette trempe qui ont de l' influence sur leur siecle, et qui operent des révolutions dans les moeurs. La raison froide, qui, à le bien prendre, est cependant la raison, n' est pas du ressort de tout le monde. Sa marche est insensible,sa voix n' est entendue que d' un petit nombre, et les hommes qu' elle séduit, sont toujours ceux qui ont le moins besoin qu' on les éclaire. Dans un tems enfin, où tout nous invite à créer et à jouir, où nous avons une sensibilité moins profonde à la vérité, mais plus inquiete et plus avide de jouissances nouvelles; dans un tems où l' imagination fait les frais de tous les plaisirs, peut-être faut-il parler davantage à l' imagination, et revêtir les idées de la raison des images de la volupté. Peut-être, à l' époque où nous sommes, est-il besoin de peindre Minerve avec les traits de Vénus, et de donner une physionomie riante à la sagesse, afin de la rendre un objet de séduction pour les coeurs corrompus. Le but de l' ouvrage que nous mettons au jour, est de remettre en honneur parmi nous l' amour conjugal, dont le nom seulest presque devenu un ridicule; de ramener les meres aux sentimens de la nature, de faire sentir le prix des plaisirs faciles et trop négligés de la vie libre et innocente des campagnes, et d' arracher au luxe et à la corruption des villes, des hommes nés loin des villes, des hommes nés pour ressentir et inspirer le goût de cette simplicité antique qui nous rapproche de notre état primitif, et peut-être de notre destination. Nous sommes bien loin de nous supposer les talens qu' on a droit d' attendre de celui qui donne des tableaux d' histoire dans la vue de réformer les moeurs. Nous sommes encore plus éloignés de nous flatter d' avoir fait quelques pas sur les traces de ces génies privilégiés, qui attirent sur eux les regards de leur siecle, et impriment un mouvement au monde intellectuel. Le genre dans lequel cet ouvrage est écrit, nous sauve du ridiculed' une pareille prétention. Si cependant, pour introduire quelque vérité dans l' esprit, et quelque sentiment vertueux dans le coeur, il suffisoit d' en être pénétré, et si pour toucher les autres c' étoit assez d' être touché soi-même; si s' arrêter avec complaisance sur les peintures de l' innocence et des bonnes moeurs, sur les tableaux de l' amour dans le mariage, de l' amour pur et consacré par les loix; si se laisser aller à tous les mouvemens d' une ame dont la vertu est le premier besoin, et sur laquelle les idées d' ordre et de perfection firent toujours une impression profonde; si peindre ce qu' on a vu, exprimer ce qu' on a senti, donnoit des droits à l' indulgence; si le plaisir enfin de revenir sur son travail, plaisir qui n' est ni la conscience du talent, ni le transport mal-adroit d' un esprit aveuglé sur son insuffisance, mais qui n' est autre chose que l' assurance consolante d' avoir écrit des choses honnêtes; si ce plaisir si doux et si légitime étoit le garant du bon accueil qu' un livre doit recevoir dans le public, il nous seroit permis, en publiant celui-ci, de concevoir quelque espérance de succès.

L' art d' être heureux dans le monde, n' est que le talent de fixer plus ou moins long-tems des images fugitives. Ce bonheur, objet perpétuel de nos voeux et de nos soins, que nous envisageons de tant de manieres, et sous tantde couleurs différentes, est une lueur trompeuse et lointaine, vers laquelle nous marchons par des chemins divers, plus ou moins directement, selon que nous avons la vue plus ou moins troublée par nos passions. Mais cette lueur s' éteint avant que nous ayons pu même en approcher, et nous laisse dans les ténebres. L' homme lui-même passe comme un nuage, que chassent ou qu' absorbent d' autres nuages également prompts à s' évanouir. Ses desirs et ses besoins, en se multipliant, resserrent de plus en plus les limites de sa fragile existence. Le théatre où il joue, se renouvelle sans cesse; et à tous les changemens de scene il voit disparoître un parent ou un ami, et sent tarir en soi la source de tous ses plaisirs. Convaincu de ces tristes vérités, je veux, s' il se peut, remplir avec fruit la mesure de tems qui me reste à parcourir dans la carriere de la vie, et dérober mes derniers jours au danger d' un loisir contemplatif. Avant de rendre mon corps aux élémens dont il n' est qu' une modification passagere, je veux offrir à mes semblables un abrégé de morale, d' autant plus utileque tout y sera mis en action, que les maximes y naîtront naturellement des plus douces images, et que l' ame et quelquefois la raison y parleront sans effort et avec simplicité le langage qui convient à l' un et à l' autre. Ce livre est moins le récit des événemens de mes premieres années, que l' histoire courte et vive de mes passions et de mes sentimens. Puisse-t-il persuader aux gens de bien que l' ingratitude et l' injustice des hommes ne détruisent point la récompense de la vertu; et que le contentement intérieur qu' elle donne quand on la pratique en dépit des maximes reçues et de l' exemple universel, dédommage avec usure du malheur de n' en trouver le prix qu' au-dedans de soi! Puisse-t-il garantir ceux qui débutent dans le monde, de la contagion des vices accrédités, leur faire distinguer l' ombre de bonheur qui est à la portée de leurs sens grossiers, et leur indiquer le seul qu' ils doivent raisonnablement poursuivre et espérer d' atteindre ici bas! Puisse ce livre enfin leur apprendre à économiserles ressources du bel âge, à profiter de leur printems! Jeunesse, riante saison de la vie, qui ne semblez faite que pour être une jouissance prolongée, faut-il que l' homme vous rende si funeste à son repos, quand vous fuyez si rapidement, quand vous ne brillez qu' une fois, et ne devez jamais renaître pour lui! Faut-il qu' il arrache, qu' il foule aux pieds lui-même la couronne de roses dont vous aimez à parer son front, et qu' il prenne plaisir à mêler ses pleurs à la coupe d' ambrosie que vous lui présentez! Ne peut-il garder son bonheur? Est-ce un besoin de sa nature? Est-ce pour lui une nécessité de craindre et d' appeler les orages, de se déplaire dans l' ordre ainsi que dans le désordre, et de n' être heureux que dans l' avenir? La vie est-elle pour tout le genre-humain le tourment d' Ixion? Hélas! Poussés, cahotés sur cette terre de tumulte et d' exil, par le torrent des années et des jours, nous la baignons de nos larmes, sans doute pour y laisser la trace de nos miseres, pour dire au voyageur qui vient après nous, de ne pas rallentir sa marche; et tous les vestiges dedouleur que nous laissons sur la route, ceux de nos travers, de nos foiblesses, sont autant de monumens funebres, placés de distance en distance sur le chemin de la vie, pour effrayer les générations à mesure qu' elles passent sur ce globe, et qu' elles sont tentées de s' y arrêter. Avant de commencer cette histoire, je sens déjà de combien d' amertumes vont être empoisonnés les souvenirs de tant de beaux jours, dont la seule idée me remplit encore d' enchantement. Bien des fois la plume me tombera des mains; bien des fois ces caracteres disparoîtront sous des ruisseaux de larmes. Ah! Comment lier, comment achever tant de récits divers, si ma pensée s' arrête trop long-tems sur les affligeantes images qu' il me faudra quelquefois reproduire, et si mon esprit ne retient pas les élans de mon coeur. N' importe: ma tâche est commencée, il faut la finir. Je suivrai le cours de mes idées tout inégal, tout incertain qu' il sera; je les rendrai telles qu' elles naîtront et se succéderont en moi, sans jamais les contraindre ni les altérer.Il est tant de bisarreries dans l' esprit humain; pourquoi s' étonneroit-on de cet écrit? Ames sensibles! C' est à vous de suppléer aux endroits effacés, et d' achever les tableaux que je n' aurai pu finir. Déjà mon oeil attendri se promene sur le théatre de mes premiers plaisirs et de mes dernieres amours. Quoiqu' absent de ces douces retraites, je revois toujours l' imposante vétusté de la demeure où vécut et mourut la foule de mes peres, les jardins qui s' embellissoient de la présence d' une épouse, les parterres qui fleurissoient pour elle. Je revois... hélas! ... triste et prosterné j' embrasse encore, je baigne encore de mes larmes les deux tombes fraîchement élevées dans l' enceinte de ces lieux chéris. ô mon pere! ô ma mere, ô mes respectables ayeux! Du fond de vos tranquilles mausolées, jettez un regard bienveillant sur un fils peu digne de vous peut-être, mais qui ne cessa jamais de chérir votre mémoire. Donnez-lui l' ame qui vousfit agir dans ces jours de gloire, dont la patrie se souvient encore, dans ces jours de bienfaisance que bénit et admire sans cesse la postérité des heureux que vous fîtes. Et si la flâme de la vertu peut remplacer la flâme du génie, cet écrit utile aux foibles, et cher aux coeurs honnêtes, m' obtiendra une place honorable auprès de vous dans le tombeau. Dans la province de Bretagne, au milieu d' une plaine fertile, s' exhaussent deux antiques châteaux, qui ne sont séparés l' un de l' autre, que par une grande prairie, où coule la riviere d' Aoust. Dans une de ces retraites, le marquis Dolbreuse me donna le jour; dans l' autre, naquit Ermance, fille du baron de Nicephore. La même aurore éclaira sa naissance et la mienne. Nos premieres voix, ces premiers cris d' un être qu' on arrache au néant, qui semble tomber avec regret dans la vie, se firent entendre en même tems. Une joie sans exclusion, qui s' étendoit également sur les deux nouveaux nés, remplit d' un égal enchantement nos deux vertueusesfamilles. Un berceau commun nous reçut l' un et l' autre, le même sein nous alaita. Le baron et mon pere, tous les deux puissamment riches, tous les deux retirés du service, après s' être montrés long-tems et avec distinction dans les premiers postes de l' armée, étoient unis par cette étroite amitié dont le dixieme siecle offrit des modeles. Le noble désintéressement, la confiance sans réserve, la probité sévere, ces vertus que nous ne connoissons aujourd' hui que par le regret de les chercher vainement parmi nous, cimentoient cette liaison affermie par un commerce de trente années. Ils avoient servi dans les mêmes guerres, partagé les mêmes dangers, les mêmes plaisirs et les mêmes fatigues. Ils ne pouvoient se quitter, se passer l' un de l' autre. Si mon pere sortoit pour visiter ses domaines, ses pas se dirigeoient, sans qu' il y songeât, vers la demeure de son compagnon d' armes. Le baron descendoit-il sous ses avenues, il prenoit toujours celle qui conduisoit au château de mon pere; et quand il croyoitchercher le frais des ombrages, il ne cherchoit que son ami. Ermance coûta la vie à sa mere, qui mourut six semaines après lui avoir donné le jour. La mienne lui survécut seulement de quelques mois. Veufs tous les deux et presque en même tems, ils parurent se rapprocher encore par cette triste uniformité de leur destinée. Devenus inséparables, ils s' appuyerent l' un sur l' autre, réunirent leurs courages, rassemblerent leurs forces pour supporter cette double perte. Ils résisterent; mais ils eurent besoin de toute la puissance d' une amitié comme la leur pour ne pas succomber. Il n' est point de chagrin, quelque profond qu' il soit, dont un ami ne surmonte la violence. Le coeur qui saigne veut être soulagé; ses cris demandent des secours; et s' il voit une main bienfaisante s' approcher de lui doucement, se rougir sans répugnance du sang de sa blessure, il ne la voit point sans surprise et sans émotion. Pendant qu' il admire et qu' il s' attendrit, il sent moins sa souffrance; et dès qu' un autre sentiment se mêle à celui de la douleur, elle n' est plus sans remede. En s' épanchant elle s' adoucitet se dissipe bientôt; comme une vapeur dégagée d' un corps en fermentation perd son action dangereuse en se répandant dans l' atmosphere. La voix d' un ami charme tous les maux, endort toutes les peines. C' est la lyre d' Orphée qui désarme les furies, qui assoupit les monstres. Mais l' homme à plaindre, l' homme vraiment malheureux, c' est celui que la fortune isola parmi ses semblables, qui montre vainement son coeur ensanglanté, et réclame, sans être entendu, le sourire d' un ami. Je passe sur ces premieres années de l' homme, où son ame encore inactive est enchaînée dans des organes imparfaits. Je viens à cette époque de l' existence où son esprit reçoit des perceptions, son coeur des sentimens; où enfin il met un pied dans le monde moral. Dès que nous découvrîmes en nous une puissance nouvelle, une faculté de plus, nos yeux s' habituerent à se voir, nos coeurs à s' entendre; nous entrâmes dans la saison d' aimer. Séparés, nous connûmes le vuide de la solitude, les soucisde l' absence. Réunis, nous jouîmes du passage de l' inquiétude à la joie; nous trouvâmes l' usage des soupirs, et le plaisir des douces caresses. Un immense rideau se tira devant nous, et un spectacle animé remplaça soudain le tableau muet de nos premiers ans. Le ciel déploya sa richesse et sa pompe à nos regards. Pour la premiere fois nous nous pénétrâmes du sentiment de la belle nature. Pour la premiere fois le chant des oiseaux nous parut une musique délicieuse, le murmure de l' onde, une invitation aux paisibles langueurs, et le bruit léger des feuilles agitées par le zéphyr, nous peignit le trouble d' un coeur doucement emû par l' amour. Bientôt j' apperçus sur le visage d' Emance un assemblage de traits fins, de linéamens délicats. Je détaillai ses charmes, et je connus l' admiration. Je comparai ses levres à la rose, ses mains au lys, son haleine aux parfums les plus doux. Bientôt je ne la comparai plus à rien. Quand on fait d' une mortelle le plus bel objet de l' univers, on est bien près d' en faire une divinité. Ses yeux m' apprirent que son espritfaisoit les mêmes remarques, son coeur les mêmes progrès, et que toute la magnificence de la nature disparoissoit aussi pour elle, quand nous étions à côté l' un de l' autre. Insensiblement nous nous trouvâmes pris dans des noeuds difficiles à rompre. Nous les vîmes tissus de fleurs, et il nous parut doux de les grossir encore. La nature nous disoit de suivre l' attrait qui nous poussoit l' un vers l' autre, d' obéir à la sympathie, et nos coeurs nous disoient d' écouter la nature. Sans nous arrêter, sans nous détourner, dans toute la sécurité de l' innocence, nous suivions la pente si facile et si riante, où la candeur et la tendresse étoient nos guides. Dans l' âge heureux de la confiance et de l' espoir on ne connoît de mal que les obstacles au bonheur, de bien que le contentement des desirs; et en est-il, en doit-il être d' une autre espece, tant que le vice n' a point dépravé nos penchans? Ah! S' il est un moment fortuné dans le cours des années de l' homme, c' est le moment où ses passions, exemptes de la contrainte qui les dénature,et conservant un juste équilibre entr' elles, n' ont que le degré de force qui leur convient pour devenir des instrumens de félicité; c' est alors que mille esprits de vie circulent, abondent dans ses fibres; et que, savourant pour ainsi dire toute son existence, il se sent délicieusement investi du jour qu' il ne voit luire que pour son bonheur; c' est alors que la franchise, le courage, la bonté, l' amour naissant, que mille passions, douces et actives, pénétrant et élevant à la fois son coeur, le garantissent de l' ivresse dangereuse, et de la frénésie qui conduit au crime; alors, que d' innocens plaisirs, que les plaisirs de la nature, se multipliant à l' envi sous ses pas, viennent prolonger, vivifier le sentiment fugitif de son existence, et embellir à ses yeux les images du présent, sans jamais l' égarer dans un obscur lointain, sur les scenes trompeuses de l' avenir. Nous ne fûmes point élevés par des sages, mais par deux hommes, qui, bien que nés dans le dix-huitieme siecle, tenoient encore auxmoeurs antiques, et sur-tout à l' esprit exalté de l' ancienne chevalerie. Ils regrettoient ces tems où l' on faisoit la guerre aux sarrazins en Orient, ou les paladins, ornés des rubans et des chiffres de leurs maîtresses, couroient les monts et les bois, et combattoient en champ clos pour mériter le sourire de la beauté. Ils préféroient les vieilles romances, les vers des anciens troubadours, aux chefs-d' oeuvres de notre poésie moderne; l' Arioste, les romans espagnols, et sur-tout dom Guichotte, à tout ce que nos historiens et nos philosophes ont écrit de plus admirable et de plus profond. Ils croyoient aux incroyables exploits des Roland, des Ferragus et des Renaud De Montauban; savoient par coeur toutes les aventures des chevaliers errans des onzieme et douzieme siecles; et passoient les longues soirées d' hiver à nous les raconter. La satyre vive des moeurs actuelles se mêloit à ces éternels récits, et l' enthousiasme qu' ils y mettoient passoit quelquefois jusqu' à nous. Le merveilleux a tant d' empire sur la jeunesse! Nous lûmes ces livres que le baron et le comte regardoientcomme les seuls capables d' enrichir notre esprit de connoissances utiles, et de remplir nos coeurs de grands sentimens. Mais ces histoires fabuleuses ne nous causant qu' une admiration stérile, nous étonnoient sans nous satisfaire. Des caracteres exagérés, l' étalage de la fausse nature, la métaphysique de l' amour, ne pouvoient éveiller en nous cet avant-goût des voluptés de l' ame pour lesquelles nous étions nés, que nous desirions sans les connoître, et que nous appellions déjà par des soupirs involontaires. Le hasard nous procura les tragédies de Racine. Avec quelle avidité nous parcourûmes ce code sublime de tendresse et de grands sentimens! Nous nous mîmes à l' unisson des personnages. Là, nos coeurs se virent dans divers tableaux, comme dans un miroir enchanteur. Ils tressaillirent de la joie de se connoître, du charme de goûter une vie toute nouvelle, et d' en espérer une plus délicieuse encore. Pendantlong-tems nous ne voulumes point d' autre livre que celui-là. Dès que l' habitude de comparer eut commencé à développer en nous le sentiment du goût, et que nous fûmes plus en état de juger; quand nous eûmes une idée de la beauté essentielle des choses, nous lûmes, nous admirâmes les différentes productions du génie, mais pour revenir toujours avec un nouveau plaisir au poëte immortel dont nous avions senti le prix dès le moment que nous avions commencé d' aimer. Cependant nous fûmes distraits dans cette lecture intéressante, par la lecture d' un ouvrage plus fait encore pour toucher des amans comme nous. C' étoit la nouvelle Héloïse. Qu' on juge de son effet sur de jeunes coeurs que le besoin des grandes émotions tourmente, et qui n' ont encore éprouvé que des passions douces. Pour la premiere fois nous fûmes troublés, ravis, enivrés. Pour la premiere fois nous bûmes à longs traits le philtre de l' amour; mais nos coeurs ne furent électrisés par le sentiment, quepour être aggrandis par la vertu. Plus nous vîmes de félicité dans les noeuds qu' il cimente, plus nous reconnûmes qu' ils n' ont de force et d' attrait que par l' inaltérable pureté des ames; et en nous faisant un devoir sacré de l' amour, nous nous fîmes une obligation plus sainte de la sagesse. Les épreuves de Julie et de saint-Preux nous apprirent qu' une foiblesse excusable entraîne dans des écarts qui ne s' excusent pas; que le premier soupir de la tendresse est presque toujours le signal de l' infortune; et que le besoin d' aimer, inséparable de la condition d' homme, n' est souvent que le besoin de souffrir. Nous versâmes des torrens de pleurs sur ces deux victimes d' une passion si digne d' être couronnée. Mais quand nous fûmes à cette lettre presque révoltante, où Julie annonce à son amant qu' elle est liée au destin d' un époux par une chaîne indissoluble, un étouffement subit, inexprimable, nous saisit en même tems tous les deux. Une idée rapide, effrayante, la crainte d' être séparés nous frappa, nous rapprocha l' un de l' autre; et nos bras se trouverent entrelacés,nos visages unis, nos larmes et nos soupirs confondus, sans que nous eussions même songé à nous livrer à ce vif et tendre embrassement. Mais Ermance, pleine encore de la morale répandue dans ces lettres sublimes, comme effrayée d' elle-même, me repousse tout-à-coup et s' arrache de mon sein. Hélas! J' étois aussi éloigné de soupçonner le crime que de le commettre. En la serrant dans mes bras, je cédois au mouvement invincible qui m' entraînoit vers elle; et ce charme si pur n' étoit altéré par aucun desir qu' eût pu désavouer la sagesse. Cet ouvrage produisit en nous une grande métamorphose. Nous devînmes plus tendres, plus épris l' un de l' autre; mais Ermance fut plus réservée. Elle fit des voeux pour que mon amour s' accrût; mais elle desira que je le fisse moins éclater. Elle espéra plus d' ardeur de plus de contrainte, et plus de jouissance de plus de privation. Tous les hivers nous allions passer quelques mois dans une grande ville de la province. Maisle tems que les jeunes personnes de son âge employoient à meubler leur cerveau des petites formules de la coquetterie, à étudier l' art de substituer la beauté de convention à la beauté primitive et simple de la nature, Ermance le consacroit à cultiver, à éclairer sa raison. Rousseau devint son auteur de choix. Elle passoit les jours, les nuits, à le lire, à le méditer; et à part ses erreurs, ses idées bizarres et systématiques, qu' elle ne cherchoit point à justifier, par-tout il pensoit ce qu' elle eût pensé, par-tout elle reconnoissoit le langage de son coeur. La vénération de ce philosophe pour ceux de l' antiquité, lui donna l' envie de s' entretenir avec ces illustres morts. Tous lui passerent sous les yeux. Elle puisa dans ces précieux dépôts confiés à la postérité, comme à la source de la modération, de la sagesse et de l' humanité; mais elle fut en garde contre les sophismes et les écarts du génie. Elle discuta, pesa les différens systêmes, les soumit tous à l' examen de sa raison précoce et peu ordinaire, perça les nuages élevés par l' erreur, quelquefois par l' orgueil autour de la vérité, sansjamais perdre le fil de la nature qu' elle avoit adoptée pour guide; et elle en revint plus invariable dans les principes vrais et simples, auxquels elle tenoit déjà par des noeuds si forts. Sa prétention n' étoit point d' être la femme savante de son siecle, de connoître la loi éternelle de la nature. Elle ne vouloit pas acquérir, encore moins étaler, une vaine érudition. Persuadée que l' homme est plus près de la vertu que du génie, et qu' il n' a pas besoin de la science pour trouver le bonheur, elle craignit de s' enfoncer dans le dédale des vérités abstraites et spéculatives. Ses recherches n' avoient pour objet que de savoir la regle commune des devoirs de son sexe. Elles devoient se borner à ce qui importoit à sa tranquillité; à la connoissance des vertus domestiques; de celles qu' exige le pacte social; à la connoissance générale des loix de l' univers; des rapports de l' homme avec l' homme, avec un principe universel et intelligent. Elle cherchoit à raisonner l' estime, la haute opinion qu' elle avoit de son ame.Mes réflexions n' étoient encore que des sentimens; les siennes étoient des jugemens motivés, où elle s' arrêtoit par un choix volontaire. J' avois part à toutes ses lectures; mais à mesure qu' elle m' instruisoit, ses connoissances augmentoient, et j' appercevois toujours une distance immense d' elle à moi. Les richesses de l' ame ont cet avantage, qu' elles augmentent en se communiquant. Ermance avoit toute la philosophie d' un sage, quand ma raison avoit à peine fait quelques progrès. à la surprise qu' excitoit son esprit, se joignoit l' enchantement qu' inspiroit sa beauté. Une bienfaisance active et délicate, une sensibilité ardente, mais épurée par le feu sacré qui brûla dans l' ame des Artemise et des Camma; un courage fait pour être inébranlable dans le parti de la raison, pour se soustraire aux préjugés les plus consacrés par l' autorité de la force et du tems, quand ces préjugés sont nuisibles aux intérêts de la société; une constance armée contre les revers, contre les maux qui ne sont que de la nature, un caractere profond et inaltérable, par lequel une ame ne ressemble qu' à elle seule, et quidésigne un être privilégié; tels étoient à dix-huit ans les autres avantages de cette fille incomparable. Quoique l' amour soit, comme on dit, un bon maître, je tentai vainement de suivre ses traces. J' étois né bon, généreux, sensible; mais un esprit susceptible de moins de perfectionnement, une constitution moins heureuse sans doute, me laissoient trop peu de force pour marcher d' un pas égal dans la même carriere; et la nature ne m' avoit pas donné cette sagacité rare, sur-tout chez les femmes, qui parcourt une longue chaîne d' idées, et qui caractérisoit mon amante. Elle ne m' avoit donné ni ce coup-d' oeil actif et prompt à saisir l' ensemble des objets, ni cette vigueur d' entendement qui font les grands hommes dans tous les genres. Je tâchois d' y suppléer par des sentimens, par la vivacité d' une imagination portée au bien, et qui croissoit de jour en jour. Bientôt je désespérai de l' égaler. Me voyant si au-dessous d' elle, je craignis de la perdre.Moins on croit mériter le bien dont on jouit, plus, sans doute, on est troublé dans sa possession. Et c' est alors qu' on s' en juge indigne, que l' on y a le plus de droit peut-être; car un pareil sentiment est toujours estimable, quand il est cette humilité de la modestie, qui ne sait voir le mérite que dans les autres; et non cette humiliation du vice qui craint le parallele avec la vertu. Aussi formée que si elle avoit vécu plusieurs années dans les villes, Ermance avoit paru dans les cercles, avec cette aisance et cette politesse qui annoncent une personne accoutumée aux égards et aux manieres du grand monde. Sans les rechercher, sans y être attentive, elle recevoit déja tous les hommages; et je sentois qu' en la voyant il n' étoit pas plus possible de se défendre de l' amour, que de l' admiration; je sentois que les partis les plus distingués alloient s' offrir à l' envi. " tu vas voir tous les hommes à tes genoux,lui dis-je un jour. Ils s' applaudiront tous d' y porter en tremblant, et même sans espoir, le tribut légitime et fortuné que tout réclame en toi. Mais l' orgueil d' exercer ton facile empire seroit-il l' aliment qui conviendroit à une ame comme la tienne? Te feroit-il abandonner l' heureux compagnon de ton enfance, celui que ta voix, que tes leçons instruisirent à bien faire, et à qui tes yeux commanderent d' aimer, avant même qu' il se connût; l' homme, enfin, qui peut seul t' apprécier, t' estimer ce que tu vaux, et qui ne seroit plus rien parmi ses semblables, s' il perdoit, sans mourir, l' objet sans lequel désormais il ne doit plus vivre. " Ermance me sourit tendrement, me console par ces paroles: " s' il y a des êtres qui n' ont que des sens gouvernés par des caprices; s' il est, ainsi qu' on le dit, des femmes mobiles comme la mode dont elles sont les esclaves, et qui n' ont de constance que dans le voeu de tout subjuguer, je les plains et bénis le ciel de ne m' avoir pas donné l' envie de leur ressembler. Tout change, dit-on,dans la nature tout ce qui ne dépend pas de nous, je le conçois; mais la vertu qui nous appartient ne change jamais. Un sage est toujours sage, et le peut parce qu' il le veut, parce qu' il ne voit rien de meilleur pour lui que la sagesse: et à moins de l' anéantir, il n' est pas d' effort qui puisse lui ôter le goût du beau, ni effacer en lui cette empreinte heureuse qui n' y fut point jettée par la main des hommes. J' ai vu dans les livres que nous avons lus, bien des raisonnemens, bien des décisions sur les destinations de la vie, et sur le souverain bien; mais tous les livres m' en ont moins enseigné là dessus que mon coeur. Il ne m' a point appris en quoi consiste le plus haut degré de félicité dont la nature humaine est susceptible; mais il m' a dit que mon bonheur étoit en moi, que je ne serois heureuse que par l' amour, que l' amour seul pouvoit adoucir, transformer en plaisirs les peines de la vie. Tu me l' inspiras ce sentiment profond dont je m' honore, parce qu' il est pur comme la source dont il émane; et la mort seule pourra me l' arracher. Un autre viendroit m' offrir ses voeux avec plus d' avantages extérieurs,plus d' amour, plus de vertus que j' en découvre en toi; je les rejetterois, parce que son amour, ses vertus et tous ses avantages ne seroient pas les tiens; parce que je ne puis, ni ne dois reprendre un coeur qui t' appartient par le don tacite et irrévocable que je t' en ai fait depuis long-tems; parce qu' enfin tu es l' homme que me destinoit la nature. Le véritable amour est un comme le dieu bienfaisant qui le fit naître, et on ne l' éprouve qu' une fois dans la vie. Ah! Si je devois changer un jour; si la flamme dont il m' est si doux de brûler aujourd' hui devoit faire place à d' autres feux qui ne t' auroient plus pour objet, il ne me resteroit qu' à prévenir l' horreur de survivre ou à la perte de mon estime ou à l' idée du néant de la vertu " . Mille rayons de joie pénetrent dans le fond de mon ame, se réfléchissent sur tous mes traits:nous nous aimions sans nous l' être dit: nos sermens étoient écrits dans nos coeurs long-tems avant que nos bouches eussent prononcé le mot d' amour. Par un instinct délicieux, sans jamais nous être interrogés sur la nature de nos penchans, nous serrions de jour en jour le plus tendre lien; et ces aveux qui nous échappoient pour la premiere fois à l' un et à l' autre, étoient moins une premiere déclaration que le langage et les inquiétudes de deux amans qui depuis long-tems se sont jurés une foi réciproque. Ermance avoit su revêtir son sentiment de tout l' ascendant de la vertu; non de cette vertu austere et présomptueuse que tout effarouche, qui se replie orgueilleusement sur elle-même et ne sourit qu' à son image; mais de celle qui resserre tous les noeuds et les embellit, qui brille de la sérénité du bonheur et la communique; qui touche le vice même et lui arrache un hommage secret qui se décele par les marques visibles de la tristesse et du remords.Quelquefois dans des conversations simples et pleines d' intérêt, elle gémissoit avec moi sur les travers qu' elle avoit remarqués dans le monde; sur les outrages que l' homme fait, chaque jour, à la dignité de l' homme; sur la pusillanimité lâche et misérable avec laquelle, préférant l' honneur honteux d' étouffer la raison, à la gloire réelle de braver le ridicule, il laisse dessécher son ame par les petits intérêts et les petites passions de la société. Qu' elle étoit ravissante! Quand, plus vivement et avec plus de complaisance, elle s' étendoit sur les devoirs des amans. Je demeurois extasié sur les divines images qu' elle me présentoit, qu' elle gravoit en traits de feu dans mon coeur. Et tel est le sublime effet de l' éloquence du sentiment, quand il est ce rare don des cieux que rien ne peut altérer ni corrompre; que de l' ardente flamme, qu' en ces momens Ermance allumoit dans mon sein, naissoit le comble de mon respect pour elle. Sa modestie, la paix intérieure dont elle savoit jouir, la tranquillisoient sur les effets de son pouvoir; et son innocence lui étoit le garant de la vénération de tout ce quil' approchoit. Malgré l' espece de contrainte qu' elle s' étoit imposée, elle aimoit à me témoigner vivement toute sa tendresse, et se livroit quelquefois sans réserve au charme d' exhaler son ame grande et sensible, parce qu' elle s' y livroit sans remords. Cependant, des inquiétudes secrettes ne me laissoient pas goûter en paix tout mon bonheur. L' idée de son mérite supérieur, devenoit quelquefois dans mon esprit une idée importune et presque effrayante, par ce retour humiliant sur moi-même où elle me ramenoit sans cesse. Sa modestie, alors qu' elle avoit tant de titres à l' orgueil, qui la rendoit plus grande et reculoit encore à mes yeux l' intervalle qu' il y avoit entre-elle et moi; sa beauté, trop frappante pour échapper aux regards; l' empire, la douce magie de toute sa personne, dont l' effet inévitable devoit, à en juger par mon coeur, devenir dans tous les coeurs une espece de culte religieux; toutes ces images, toutes ces considérations me faisoient redouter un malheur dont la pensée n' eût pas même dû s' offrir à mon esprit.Que je rendois peu de justice à mon amante! Je la connoissois et j' osois me livrer à des alarmes injurieuses à sa foi. Que dis-je? Non, je ne la connoissois pas. Il ne m' étoit pas plus possible de concevoir que d' égaler la force de cette ame, qui peut-être n' eut jamais de semblable. Moins je lui ressemblois, plus je devois perdre de cette sécurité aimable, qui n' est point le partage des esprits avantageux; mais la conscience d' un mérite suffisant pour la justifier. Je n' aimois, je ne voyois qu' Ermance, et cependant mes sentimens ne devoient pas être aussi durables que les siens. Un certain pressentiment de ma foiblesse, que j' étois loin de soupçonner alors, et qui pourtant se manifestoit déjà par mes alarmes, me faisoit peut-être appréhender de la part de mon amante, ce que bientôt il m' eût été salutaire de craindre de ma propre inconstance. Le grand malheur des ames foibles, est de ne juger des autres que par un retour qu' elles font sur elles-mêmes. Si je lui proposois de parler aux auteurs de nos jours de hâter l' accomplissement d' un hymenqui ne pouvoit trouver aucun obstacle, elle me répondoit que l' heure n' étoit pas venue, et réprimoit mes transports par des raisons dont je sentois toute la force; mais que je goûtois difficilement. Plusieurs partis se présenterent, elle les rejetta tous. Le baron, loin d' abuser du pouvoir paternel, sans même lui demander la cause de ses refus, la laissa maîtresse de disposer de sa main, persuadé que l' époux qu' elle se choisiroit seroit digne de tous les deux. La vertu, quand elle s' allie aux graces de la personne, regne avec une sorte de despotisme sur tout ce qui l' entoure: l' autorité même d' un pere est obligée de lui céder. Législateurs, philosophes de toutes les nations! Voulez-vous réaliser la chimere de l' âge d' or, et fixer le bonheur sur la terre? Servez-vous de l' empire de la beauté. Une belle femme, animée du desir ardent d' être utile aux hommes, aura plus de pouvoir sur eux que vos codes et vos livres; que toutes ces loix politiques et moralesque des hommes puissans étendent et restraignent à leur gré, qui ne sont respectées des bons, et n' en imposent aux foibles, que pour donner quelquefois plus d' audace aux méchans. Autrefois, et sur-tout chez les peuples septentrionaux, les belles étoient le prix de la valeur et des plus grandes vertus. L' amour créa, pour ainsi dire, ces vertueux samnites, chez qui l' amour étoit l' ame de la nation. Ce fut à l' aide de ce ressort puissant, que le plus adroit des sectaires soumit tant de peuples à sa doctrine, et que ses prosélytes, devenus des conquérans, porterent leurs dominations des mers de l' occident à celles de la Chine. Mettez le sceptre aux mains d' une femme à la fois sage et belle, l' empire de ses vertus agira sur les coeurs avec celui de ses charmes; tout prendra les moeurs pures que son exemple et son aspect feront naître. Si elle a des fils, les Antonins et les Marc-Aurele seront ses successeurs: Alix De Champagne élevera Philippe-Auguste, et l' Allemagne devra à Marie-Thérese d' Autriche un de ses plus grands monarques.Infiniment chers aux auteurs de nos jours, nous faisions l' appui de leur vieillesse; mais, tout en s' extasiant sur l' éducation de nos ancêtres, ils négligeoient le soin de la nôtre. Toujours occupés de la chimere du vieil héroïsme, ils nous abandonnoient, pour ainsi dire, à nous-mêmes. S' ils vouloient quelquefois nous débiter des maximes morales, leurs discours dès le commencement tomboient sur d' anciens faits d' armes; et quand ils croyoient nous avoir donné des regles de conduite, ils nous avoient fait l' histoire d' un tournois, et souvent d' une croisade. Toutes les qualités d' Ermance furent donc son ouvrage, ou plutôt celui de la nature, dont la main prodigue se plut à rassembler en elle tout ce qui charme les yeux, étonne l' esprit et subjugue le coeur; tout ce qui imprime le respect et commande l' adoration. Elle s' étoit accoutumée d' elle-même à juger sainement des choses: et, sans le soin qu' elle avoit pris de m' associer, autant qu' elle avoit pu, à ses lumieres, peut-être eussé-je adopté les idées de mon pere; peut-êtrem' eût-on vu renouveller au milieu des bois quelques scenes des romans de dom Quichotte ou du Roland le furieux. Malgré mes vaines tentatives pour atteindre à ses qualités sublimes, elle tira de mes forces morales tout le parti qu' on en pouvoit tirer, elle me métamorphosa, me créa, pour ainsi dire, un instinct nouveau. J' entrevis le but, je sentis le bonheur de mon existence, et commençai de connoître les voluptés qui naissent des affections bien ordonnées dont l' ame est la source. Je m' étonnois moi-même de réprimer la foule de mes premiers penchans, de ces premieres passions que la nature inspire dans l' adolescence, et de m' en détacher avec une sorte de plaisir; je m' étonnois de céder à des mouvemens qui me sembloient au-dessus de l' homme. Mon amante s' y livroit sans réflexion ainsi que sans effort; parce que le mépris des choses de la terre, et l' amour de la sagesse, innés chez elle, n' avoient fait que s' y développer avec l' âge, et dès-lors y avoient pris une consistance inaltérable. Hélas! Ces légers sentimens d' inquiétude et de surprise qui se mêloient à mes plus nobles transports,vouloient dire que j' étois né foible comme le vulgaire des humains, que l' oeil d' Ermance étoit le foyer créateur de la flamme qui donnoit de la vigueur à mes sentimens, du ressort à mon ame; et qu' à l' instant où je n' aurois plus sous les yeux ce mobile enchanteur, je perdrois le courage nécessaire pour donner aux modeles de perfection, toujours placés à des hauteurs d' un accès difficile à l' homme, une préférence continuelle sur les exemples et les objets de séduction que le monde présente. Cependant, au milieu des jeunes gens de mon âge, j' étois tout surpris de la différence qu' il y avoit d' eux à moi. L' éleve d' Ermance ne pouvoit ressembler à celui des autres hommes. Je ne m' enorgueillissois point de ma supériorité sur eux; j' en rapportois toute la gloire à l' objet de ma tendresse; mais je m' en réjouissois, ne me dissimulant pas qu' avec des principes différens de ceux qu' elle m' avoit inculqués, tous les hommes chercheroient vainement à lui plaire. On s' étoit habitué à nous laisser ensemble. Nous ne nous quittions jamais. Les jours s' écouloientpour nous dans la continuelle délectation des premieres jouissances de l' amour. Ermance en connoissoit déja toutes les ressources, savoit détailler, analyser à l' infini ses nuances les plus insensibles, et les tourner au profit de la vertu. De la plénitude de son sentiment, découloient mille sentimens exquis et délicats, mille affections précieuses à l' amour paternel, à l' amitié, à l' humanité. -" préférer aux caresses les plus vives, ce silence passionné de deux amans qui se contemplent sans rien dire, ce silence inexprimable qui rend si insipides les paroles qui le remplacent, et qu' on peut appeller le commerce des intelligences. Répondre à ces soupirs prolongés, à ces mouvemens visibles d' un coeur brûlant, qui en donnant aux sens ce qu' on ne peut leur refuser, ce qu' il est utile peut-être de leur accorder, donne encore plus à l' ame. Lire dans les yeux de l' objet chéri le bien qu' il médite, quand son devoir nous permet d' être avec lui, auprès de lui, à tous les instans; jouir du bien qu' il fait ou qu' il s' efforce de faire, alors même que ses devoirs d' homme ou de citoyen le tiennent éloignéde nous; jouir moins de notre tendresse que de notre sensibilité; moins de notre amour que des sacrifices qu' il exige, que des considérations qui le rendent un sentiment respectable. Voilà, disoit-elle, les délices, les inappréciables délices qui appartiennent au coeur des amantes " . Son amour s' annonçoit ou par une langueur enchanteresse, ou par ces regards sereins, éclatans qui caractérisent un coeur abreuvé lentement de la pure volupté. Le mien, au contraire, étoit une tempête intérieure dont on devinoit la violence par mes murmures et mes fréquens emportemens. Dans la belle saison, nous parcourions les vergers et les bois. Je ne me lassois point de la voir, d' admirer les belles proportions de sa taille élégante et souple. Je mesurois des yeux l' empreinte de ses pieds charmans; je marchois avec émotion sur le sable où elle avoit marché, sur la pelouse où le touffu des herbes avoit cédé mollement à l' impression de ses appas. Vive sans étourderie,heureuse sans effort, elle aimoit à se livrer à mille jeux innocens. Lorsqu' en folâtrant elle me laissoit toucher sa robe, ou la gaze de son sein; quand, détournant la tête pour regarder quelque objet, ses longs cheveux flottans venoient voltiger sur mon front, couvrir mes yeux et mes levres, je tressaillois de volupté. Mais, lorsque penchée vers moi, elle me laissoit respirer sa douce haleine; quand la fraîcheur des bois, le parfum des campagnes, et l' aspect de son amant communiquoient à son sein des émotions voluptueuses, quand sa main d' albâtre s' avançoit d' elle-même sous ma bouche brûlante, et prompte à y laisser les traces de ma vive ardeur, alors mon trouble devenoit si violent, mon délire si impétueux, que la vivacité du desir s' exprimoit quelquefois par des transports capables d' alarmer sa vertu, mais que des pleurs amers expioient la minute d' après. Plus souvent elle faisoit naître de ces heures délectables, où le plus chaste desir, anéantissant tout desir terrestre, plongeoit mon ame dansune sorte d' extase, et ne paroissoit l' élever un moment, au-dessus de la région des sens, que pour la rafraîchir et la renouveller dans l' air pur des cieux. Quelquefois nos yeux se promenoient ensemble sur toute la nature, quand un jour sans nuage la rendoit plus riante et plus belle. L' impression de ce magnifique spectacle ajoutoit encore aux attraits de mon amante. Ses paupieres, où brilloient quelques larmes, comme la rosée brille au sommet des fleurs, son visage, interprete fidele de la douce harmonie de ses pensées, présentoient alors le tableau ravissant de l' innocence, qui se remplit d' un sentiment d' amour pour tout ce qui respire autour d' elle, et se réjouit de trouver en soi les sources de la suprême félicité. Ce jour clair et serein, lui disois-je, ô maîtresse adorée! Ce beau jour est l' image de ton coeur. Tout ce qu' il y avoit d' admirable sous les cieux, dans les cieux, m' offroit des rapports avec cette fille enchanteresse. J' étois orgueilleuxde la comparer aux chefs-d' oeuvres de la création. Que dis-je! Ils n' avoient de splendeur et de magnificence que par elle; elle étoit pour moi l' ame de l' univers. ô qu' il m' en coûtoit, les soirs, lorsqu' il falloit nous séparer! Toutes mes nuits se passoient dans les alarmes. Toujours l' idée de sa perte se mêloit à l' idée de ses perfections sublimes; et le phantôme d' une triste prévoyance étoit sans cesse à côté des plus touchantes illusions. Le jour ramenoit l' espérance; mais le jour ne commençoit de luire à mes regards, que du moment où je revoyois ma belle maîtresse. Il fallut pourtant nous séparer. L' Europe pacifiée avoit mis bas les armes, et commençoit à respirer. Mon pere ne s' étoit point empressé de me tirer de la maison paternelle, connoissant les inconvéniens de la paix pour les armées, et sachant par une longue expérience que le séjour des garnisons, malgré les rigueurs de la discipline, et la multiplicité des exercices militaires,étoit infiniment préjudiciable, sur-tout aux jeunes, qui ne sortent la plupart, de la contrainte des premieres années, que pour passer subitement à l' extrême licence, et perdre souvent dans une école de futilités, d' impudence et de débauche, tous les fruits de l' éducation la plus sage. J' étois dans ma dix-neuvieme année. On accusa mon pere de m' abandonner à un loisir honteux. Craignant enfin de laisser se perdre dans l' inaction le plus beau tems de ma jeunesse, il me prit un jour par la main, et me conduisit dans une vieille tour du château, dans laquelle je n' étois point encore entré, et dont la prodigieuse hauteur attiroit même de fort loin l' attention des voyageurs. Après avoir monté plus de deux cents marches, nous nous arrêtâmes dans un petit espace extrêmement ténébreux, et mon pere fit tourner péniblement sur ses gonds une porte épaisse et ronde, qui fermoit l' entrée d' une espece de donjon. L' intérieur de ce lieu, où la lumiere ne pénétroit que par d' étroites barbacanes,percées dans un mur de douze pieds de profondeur, étoit tapissé d' armures antiques, dont la plupart à moitié rongées de rouille, sembloient prêtes à tomber en poussiere. " toutes les armes que vous voyez, mon fils, me dit-il, ont été celles de vos ancêtres. Voilà les instrumens de la gloire qu' ils se sont acquise dans différens siecles, et qui rejaillira sur leur postérité la plus reculée, tant que le sang qui coula dans leurs veines, ne sera point souillé par des actions indignes d' eux. Voici, ajouta-t-il, le bouclier de Valentin..., celui de vos aïeux qui a le plus illustré sa race par les efforts d' une valeur plus qu' humaine, et qui rendit tant de services à Conan Mériadec, premier duc de cette province. Ici est l' épée de Richard..., dit l' invincible, le plus vaillant chevalier de son tems, qui tua dans un combat singulier le capitaine Othon De Rosternen, la terreur et le fléau des bretons. Ce casque et ces gantelets furent ceux de Robert..., deuxieme du nom,qui, en succombant, força la victoire de pencher de son côté, dans le combat si mémorable des trente " . Mon pere me fit l' énumération bien circonstanciée des noms et des exploits du grand nombre de héros qui formoient l' arbre généalogique de sa famille; rappella les lieux, les dates précises de toutes les batailles où ils s' étoient distingués, de tous les duels dont ils étoient sortis vainqueurs; me répéta jusqu' au discours que, dans telle et telle rencontre s' étoient tenus de part et d' autre les combattans. " c' est dans cette tour, poursuivit-il, que je suis venu bien des fois me pénétrer d' un courage héroïque; et si j' ai annobli ma carriere par quelques faits dignes d' être consignés dans l' histoire de ma maison, c' est toujours en sortant de ce lieu que je me suis trouvé plus capable de bien mériter de mon pays. Ces armes, qui seroient muettes pour la multitude, ne le sont pas pour vous, ô mon fils! Elles sont le garant de l' honneur qui doit vous tenir lieu de tout jusqu' au dernier de vosjours. Puisque l' heureux tems de la chevalerie n' est plus, puisque de nouvelles moeurs et de nouveaux usages ne vous permettent pas de chercher la gloire à la maniere de vos ayeux, allez au poste que la patrie vous assigne aujourd' hui dans la classe honorable de ses défenseurs. Il est tems de vous disposer à tous les sacrifices qu' elle est en droit de vous demander et de vous mettre en état de remplir, au premier signal, l' engagement de vivre et de mourir pour elle, que vous contractez en naissant dans son sein, et que vous confirmez vous-même en prenant l' épée que vos peres ne vous ont transmise qu' à cette condition. Votre nom est, pour ainsi dire, l' inviolable sceau de cette convention tacite; et le tribut de zele et de fidélité que vous devez à vos concitoyens, est encore plus sacré que le tribut de respect et d' amour, dont la nature vous fait un devoir, envers l' auteur de votre existence. S' il ne vous est pas donné d' égaler vos ancêtres, marchez au moins sur leurs traces; vous serez grand lors même que vous lessuivrez de loin. Faites autant que votre pere, et la patrie sera satisfaite. " ce discours, l' aspect de ces armes antiques, faites pour allumer la soif de la gloire dans un coeur bien né, me remplirent de la noblesse de mon nom, et firent couler sur mes joues de ces larmes que César jeune encore versoit aux pieds de la statue d' Alexandre. Mais quand, au sortir de la tour, je me ressouvins de ma belle maîtresse, quand l' idée de me séparer d' elle vint se mêler à ces nobles transports, je perdis tout mon courage, et demeurai comme anéanti. Après quelques instans de stupeur et d' immobilité, je me traîne à l' appartement d' Ermance, mes yeux la cherchent à travers un nuage de douleur. à mon aspect elle se trouble et pâlit. Je tombe à ses genoux. -on nous sépare, lui dis-je; et avec mille sanglots je lui répete le discours de mon pere. à ces mots ses traits reprennent leur accord et leur beauté céleste: je l' envisage, son oeil étoitserein. -" oui, tu partiras, me dit-elle, en se penchant vers moi avec un doux sourire: tu seras digne de tes ayeux, de ton pere et de ton amante " . Ces paroles me terrassent. -je ne serai donc pas l' époux d' Ermance, ajoutai-je tristement? -" tu le seras, nos sermens sont écrits dans le ciel; mais je te l' ai dit; il n' est pas encore tems. -si je dois m' éloigner de vous, s' il le faut, si vous l' ordonnez vous-même, je cede à ma destinée; mais puisque vous consentez à faire du plus passionné des amans le plus heureux des époux, pourquoi ne pas former à cette heure même le doux lien qui nous attend? Ah! Qu' on nous unisse et que je parte ensuite; je m' y soumets sans murmure. Paré du titre glorieux de l' époux d' Ermance, je veux surpasser les Césars, étonner l' univers, et le forcer de convenir que c' est l' amour qui fait les héros. -insensé, tu prétends à l' héroïsme, quand tu renonces au courage, lorsque l' idée de la plus simple des privations t' accable. Tu n' as fait qu' un pas dans la carriere de la vie; tu n' en es qu' à lapremiere épreuve, et tu as de la peine à la supporter. Que sera-ce donc, quand tu te sentiras frappé de tous les maux qui assiégent l' homme, quand ton coeur saignera de mille blessures inévitables? Tu succomberas, sans doute, et justifieras aux yeux de tes semblables le mépris qu' ils ont pour un lâche, et l' opprobre dont ils flétrissent sa mémoire. L' amour fait des héros, j' en conviens; mais c' est quand il s' identifie, pour ainsi dire, avec les passions généreuses; quand il sert d' aliment et non pas d' entrave à l' enthousiasme des vertus. L' amour héroïque, c' est-à-dire cette flamme épurée qui n' empêche pas les hommes de devenir grands, qui les invite même à le devenir, n' est point cet amour commun qui confond le grand homme avec l' homme vulgaire, et l' homme vulgaire avec la brute. Il n' est point de passion si séduisante et si vive qui doive nous empêcher de prévoir le jugement que nous porterons de nous-mêmes, quand une ivresse passagere aura fait place aux réflexions qui lui succedent. L' amant cher à la beauté, n' est pas celuiqui s' attache à ses pas, qui languit et se meurt continuellement d' amour à ses genoux; mais c' est celui qui met les soins de la tendresse après les fonctions d' homme et de citoyen; qui sait quitter sa maîtresse et même l' oublier quelque tems, pour revenir plus digne d' elle. ô garde-toi de te laisser vaincre par un sentiment qui cesseroit d' être légitime, si l' honneur, cette idole sacrée de tes peres, cessoit de parler à ton ame. Nous touchons à la saison des jeux: nous sommes dans l' âge où le coeur n' a point reçu les empreintes salutaires et ineffaçables de l' expérience; où les idées de bien et de mal ne se présentent que confusément à l' esprit; et tu veux que nous formions l' engagement solemnel que des hommes seuls ont le droit de contracter; que nous allions serrer l' indissoluble noeud qui décide du bonheur ou du malheur de la vie... ah! Connois mieux la cause du trouble qui t' égare: il n' est, sans doute, que le murmure d' un coeur avide de gloire, et impatient d' être à sa place. Mais l' émulation est la grande vertu de la jeunesse; et le desir ardent demériter la considération des hommes, est le premier titre à leur estime. ô! Pars, ajouta-t-elle, en m' approchant de son sein, et me donnant le baiser le plus doux et le plus inattendu. Va, le plus chéri des amans! Le plus adoré des époux! Va te former dans toutes les vertus morales et guerrieres qui furent celles de tes aïeux, et laisse-moi me complaire toujours dans les images de l' avenir " . Ce discours n' eut rien opéré dans toute autre bouche; mais quel effet ne dut-il pas produirede la part de mon amante? Que ne devins-je point, quand je sentis sur mes joues la molle impression de ses levres de roses? -" ah! Si de pareils bienfaits, m' écriai-je, sont le prix de ma soumission à tes voeux, quels sacrifices me paroîtront pénibles? Quels obstacles, quels maux craindrai-je d' affronter? Grand Dieu, ajoutai-je, affermis la résolution que tu m' inspires en ce moment, de me conduire, en chaque circonstance, selon les loix de l' honneur et de la vertu. La premiere de ces loix est, sans doute, de remplir actuellement la fonction dont la patrie va m' honorer, et de suspendre pour elle tous les troubles de mon esprit et de mon coeur " . Dès-lors toutes mes plaintes cesserent; j' eus honte de ma foiblesse, et autant la nouvelle de notre séparation m' avoit approché du désespoir, autant l' ardeur de mon nouveau zele parut m' en éloigner. Pendant trois années j' errai dans différentes villes du royaume. Mon état avoit pour moi mille attraits. Je parcourois les annales des nationspour y puiser de grands exemples; je savois tous les hauts faits des grands capitaines de l' antiquité, tous les exploits des guerriers fameux qui ont illustré la monarchie depuis son commencement jusqu' à nos jours: je les lisois avec enthousiasme; ils élevoient, ils ennoblissoient à mes yeux la profession de l' homme de guerre; et si la nation alors avoit eu des ennemis à combattre; si l' on eût favorisé le développement de ces dispositions heureuses, et mis à profit ces premiers transports d' un jeune coeur tourmenté de l' ardeur, et, pour ainsi dire, de la fievre de la gloire, j' aurois marché de bien près, peut-être, sur les traces des Turenne et des Catinat. Si la paix est le digne objet de voeux du philosophe; si elle est avantageuse aux états qu' elle fait refleurir; il faut en convenir, elle est souvent bien nuisible aux guerriers, et sur-tout à ceux qui prétendent aux grades supérieurs. Outre que la paix effémine les hommes, enfante et nourrit l' oisiveté; elle fatigue, elle décourage l' officier le plus ardent à travailler aux progrès de son art. On a beau se remplir de la plus savante théorie,présider, participer aux exercices militaires; avoir sous les yeux, chaque jour, les images des combats; il n' y a que la guerre et les combats effectifs qui fassent les hommes guerriers, et sur-tout les grands capitaines. Charles XII, Chevert et le maréchal de Saxe se formerent aumilieu des batailles. Pour approfondir, pour bien posséder le méchanisme de la guerre, le plus grand, le plus étendu de tous les méchanismes, il ne suffit pas d' avoir tracé des plans d' attaque, forcé des retranchemens dans son cabinet; il faut s' être trouvé en personne à dessiéges, avoir visité des tranchées, être descendu dans des sapes. Si l' officier destiné à commander, n' a point appris à combiner le systême d' une action d' après une expérience consommée sur l' effet plus ou moins rapide, plus ou moins réel de l' artillerie et de la mousqueterie, sur la vîtesse ou la lenteur des évolutions; sur les marches, les inconvéniens d' un terrain quelquefois coupé pardes défilés, des ravins et des bois; sur les obstacles que la pluie, que les vents et les orages apportent souvent aux projets les mieux concertés; s' il ignore enfin à quel point le génie militaire, tout mathématique qu' il est, dépend de la fortune et des événemens imprévus, il ne sera jamais un bon général. Je m' appliquai d' abord à l' étude et aux soins de ma profession, avec une ardeur incroyable; mais cette ardeur n' étoit entretenue par aucun motif d' émulation. Cet espoir brillant des triomphes de l' amour-propre, dont s' enivre la jeunesse, ne pouvoit m' abuser long-tems. La perspective d' une longue paix, l' indifférence de mes camarades pour les devoirs de leur état, leur vie molle, leur inutilité, l' oubli, l' espece d' indigence où végétoient la plupart de ceux que de nombreux services, et un mérite réel appelloient aux emplois et aux récompenses, leur juste mécontentement, les passe-droits, les désagrémens multipliés, le tort que font à des sujets souvent très-estimables, des supérieurs injustes ou prévenus; tout cela n' étoit guere propre à nourrir mon zele et ma passion pour la gloire. Les lettres d' Ermance, les principes qu' elle m' avoit donnés, m' encouragerent encore pendant quelque tems; mais je ne la voyois plus. L' effet de sa présence étoit continuel; celui deses lettres n' étoit que momentané. Cependant je fus long-tems en garde contre les piéges du vice et de l' exemple. Ma candeur, mes sentimens parurent nouveaux parmi des êtres qui veulent caractériser la plus noble des professions par une conduite ennemie de toute instruction, par le déréglement et l' audace des moeurs. Choqué de l' ignorance présomptueuse de quelques-uns, de leur vie effrénée, de leur libertinage quelquefois atroce, je m' isolois pour gémir sur eux; pour trouver en moi quelque chose qui pût me consoler du malheur de vivre avec des hommes si à plaindre. L' épigramme, la raillerie insultante vinrent troubler ma solitude. Une généreuse indignation m' arma du glaive de la vengeance, me força de tourner contre-eux le fer que la patrie ne m' avoit confié que pour sa défense: et pour montrer la fermeté de la vertu, il me fallut céder à la violence du crime. Ma persévérance intrépide, et plus encore la maniere dont j' accueillis les railleurs, étonna tout le monde: on prit leparti de me laisser à mes goûts, et je cessai d' être un objet de persifflage. ô étrange bizarrerie de l' esprit humain! Dès qu' on ne fronda plus mes principes, dès qu' on ne combattit plus avec l' arme du ridicule ce qu' on appelloit mes préjugés, ils perdirent de leur ascendant sur moi. L' indifférence qu' on me témoigna, fit ce que n' avoient pu faire tous les traits du sarcasme; et l' exemple de mes camarades cessa de m' effrayer, de m' inspirer de la répugnance, quand ils parurent ne se plus soucier que je les imitasse. Ces altérations étoient lentes, insensibles, à la vérité; mais préparoient néanmoins dans mon ame l' oubli de mes devoirs les plus saints. Hélas! Qui peut fixer une fois l' image de la dépravation, ne tarde pas de la comtempler avec plaisir, et ce moment est presque toujours le commencement de l' inconduite et du triomphe des passions. Où est le coeur honnête qui ne sent pas s' affoiblir un peu son horreur pour le vice,lorsque le vice en impose par l' exemple de la multitude? ... quand la corruption devient universelle, il existe une cause qui la rend nécessaire. Le sage qui voit cette cause, et voudroit la détruire, en gémissant sur la ruine des moeurs, en ne cessant point d' honorer la vertu par ses regrets, cede quelquefois lui-même à la pente générale, et ne peut s' empêcher de plaindre, ne peut même refuser toute son indulgence à ceux qui sacrifient à des vices que la société a pour ainsi dire consacrés. L' image d' Ermance se présentoit devant moi comme un surveillant sévere qui mettoit incessamment sous mes yeux la peine du vice et le prix de la vertu. Je m' arrêtai souvent à l' entrée d' une carriere où le premier pas détermine tous les autres. Hélas! Je ne fis que m' arrêter; j' avançois doucement et avec terreur; mais j' avançois toujours, et déjà je n' avois plus le courage de revenir sur mes pas. Je me reprochai bientôt cette misanthropie sauvage qui me livroit à moi-même,et me conduisoit insensiblement à la haine de mes semblables. Je devins moins sédentaire, et cessai d' être invisible pour mes camarades: ils vanterent les agrémens de mon esprit: je fus sensible à leurs éloges. La pitié, la tristesse que m' inspiroient leurs travers, ne tenoient plus à l' austere sagesse: leur conduite me paroissoit moins révoltante: je commençois de les trouver aimables, et appellois intérieurement tolérance ce qui n' étoit que la premiere jouissance de l' amour-propre, et le premier développement, peut-être, de mon goût pour les plaisirs. Ce mouvement d' indulgence étoit juste néanmoins. La loyauté, la franchise, la délicatesse même perçoient à travers les vices de cette jeunesse licentieuse. Susceptibles en particulier de réflexions, de sentimens grands, de procédés généreux; disposés à toutes les folies, à tous les excès, quand ils étoient réunis; je sentois que ce qu' ils avoient de bon leur étoit propre, que ce qu' ils avoient de mauvais tenoit à des causes étrangeres à l' esprit de société, à l' esprit de corps, et sur-tout àun vice de discipline. Je sentois qu' ils étoient capables de l' enthousiasme de la vertu, comme de celui de la gloire, et qu' il ne falloit qu' un véhicule bien entendu pour les ramener tous à ce goût du vrai qui leur étoit naturel. Si le guerrier raisonnoit un peu son état; s' il se disoit à lui-même: la gloire est mon patrimoine, et rien ne peut l' empêcher de passer à mes descendans; c' est pour les autres et non pour moi que je suis né; le sang qui coule dans mes veines ne m' appartient pas; c' est un dépôt sacré dont la patrie peut disposer jusqu' à la derniere goutte. S' il se disoit: je suis le plus ferme appui du corps politique; sa vigueur dépend de moi, ou plutôt est en moi; il est fort de ma force, il brille de mon éclat, et sa puissance et son repos sont entre mes mains. S' il se disoit: je protege la cabane du pauvre, le palais du riche, l' héritage et la liberté de l' homme de bien; je défends mon pays contre les invasions de la conquête, et tous les arts qui fleurissent dans son sein, les établissemensutiles, les monumens de bienfaisance et de patriotisme dont il s' honore, me doivent leur consistance et leur splendeur. Je ne crains pas de le dire, le noble orgueil que toutes ces idées feroient naître, devenant pour lui la source de mille vertus, il seroit le plus juste, le plus magnanime, le plus grand de tous les hommes. Ma bravoure étoit connue; et l' on sait combien dans les corps cette qualité détermine l' ascendant de toutes les autres: aussi fus-je bientôt prôné, fêté, recherché. Quand je paroissois dans un cercle, les témoignages de la joie se manifestoient sur tous les visages: quand je parlois, un murmure d' applaudissemens s' élevoit autour de moi. Alors je m' apperçus que dans le monde on mettois plus de prix aux agrémens qu' aux vertus; que l' art de séduire par de frivoles avantages étoit le grand moyen de parvenir, le chemin de la considération et des honneurs. Le dégoût vint me saisir au milieu de mes études et des devoirs de mon état: je m' occupai du soin de plaire, et dechercher ce qui plaît, et me persuadai bientôt que la réputation d' homme aimable valoit bien le titre d' homme utile. Cependant rien n' affoiblissoit mes sentimens pour Ermance. Si je parlois déja l' idiôme du monde galant; si je commençois à prendre le ton mielleux des cercles à la mode, ce n' étoit point par esprit d' inconstance, encore moins pour m' exercer à cette souplesse de l' intrigue qu' on peut nommer le génie de l' ambition, et dont je n' avois pas même d' idée. Si j' étois jaloux de plaire, d' exciter l' admiration, c' étoit pour annoblir à mes propres yeux le choix de ma belle maîtresse, pour motiver l' orgueil que j' avois d' être adoré d' elle. Cependant, chaque fois qu' il m' arrivoit de ses lettres, de tristes pressentimens s' élevoient dans mon sein: je relisois mille fois l' écrit respectable où le sentiment et la vertu vivoient en traits de feu; où l' ame de mon amante respiroit touteentiere. Je me figurois son visage animé par l' espérance ou par les souvenirs, au moment qu' elle confioit au papier les expressions que ne pouvoit m' adresser sa bouche. Je me peignois sa belle main traçant ces caracteres, touchant, parcourant ces feuilles précieuses. Je les couvrois de baisers; je semblois y chercher quelques émanations de sa personne. Mais au milieu de ces sensations, de ces voluptés ineffables, je me sentois frappé de je ne sais quelle impression déchirante; et avant de connoître le crime, j' éprouvois des atteintes semblables à celles du remords. Elle ne connoissoit ni la crainte ni le soupçon de l' infidélité. Aucun reproche, aucun froid conseil ne sortoient ni de sa plume ni de sa bouche: elle comptoit sur ma vertu comme sur la sienne propre, et l' épanchement continuel de l' amour, lui sembloit le plus sûr aliment de l' innocence. Lecteur, pardonnez si je m' arrête avec tant de complaisance sur une image que je n' offre encore qu' imparfaite, si j' en retrace les beautésde toute espece avec une sorte d' idolatrie; cette femme, au-dessus de tous les éloges, n' est point un être de raison: elle exista pour attester que mille perfections peuvent se trouver réunies dans la même personne. Puisqu' elle sortoit de la race vicieuse des hommes, la nature, sans doute, ne l' avoit point exemptée des défauts communs à son espece: mais elle eut le talent de s' élever au-dessus d' eux, ou de n' admettre qu' elle seule à la confidence de ses foiblesses. D' ailleurs me seroit-il convenable de révéler, d' appercevoir même ce que son caractere eut de répréhensible, quand elle fut si grande par rapport à moi, et même en comparaison des autres femmes. Elle fit plus que de multiplier les marques de sa bienveillance et les témoignages de sa rare vertu: elle fit plus que de pardonner des offenses; elle les oublia. Elle revit avec transport, elle adora jusqu' au tombeau l' homme dont elle avoit reçu tous les outrages. Par ses soins généreux, il retrouva le bonheur dont il n' étoit plus digne,et put même échapper au remords qui suivit et devoit venger incessamment son forfait. Quelle créature eut jamais cet empire sur ses passions? Quelle plage, quels climats lointains reproduiront à mes yeux ce modele unique de toutes les vertus? Hélas! Un astre aussi pur ne devoit briller qu' un jour sur la terre. Ce qui appartient à la lumiere ne peut rester dans les ténebres. Cette ame, que l' être suprême créa lui-même avec tant de complaisance, étoit-elle faite pour habiter long-tems des ruines humaines? Non, non, le monde n' étoit pas son élément. Citoyenne des cieux, elle est rentrée dans sa patrie. Survivre à la perte d' Ermance, c' est survivre à toutes les pertes. Le jour où elle a cessé d' être, a été le commencement d' une nuit éternelle; et prolonger son souvenir, est la seule jouissance qui reste au coeur d' un infortuné. Après trois années d' absence, je reparus dans la maison paternelle. Je revis mon aimable maîtresse.Dieux! Qu' elle étoit embellie! Ses traits mieux prononcés, étoient devenus plus expressifs. Ce n' étoit plus une fleur dont le calice vient de s' entr' ouvrir; c' étoit la rose dans toute sa majesté; c' étoit l' éclat de l' adolescence tempéré par le sourire des grâces, par tous les signes de la candeur et de l' aménité. La sensibilité, vivement caractérisée dans les mouvemens de son visage, prêtoit au jeu de sa physionomie l' attrait le plus touchant, et sembloit achever l' accord merveilleux de sa beauté. Sa voix, qu' on eût dit l' accent même de l' amour, avoit une inflexion dont on ne sauroit rendre la mollesse et la douceur. Ses manieres plus aisées, sans cesser d' être modestes, son maintien plus décidé, rendoient son air plus imposant, et forçoient de la respecter davantage. C' étoit la noble assurance d' un coeur où l' honneur réside avec empire, et sent qu' il doit résider toujours. Au milieu des chastes embrassemens qui marquerent mon retour auprès d' elle, je succombai, pour ainsi dire, à l' excès de la félicité, de cettefélicité qui nous révele peut-être que nous sommes nés pour d' autres plaisirs que pour ceux de la terre. Et ce souvenir qui devoit me garantir à jamais des appas de la volupté grossiere, et ce souvenir put s' effacer de mon coeur! ... hélas! Les efforts de la philosophie seroient-ils sans succès? Le sage tonneroit-il en vain contre les principes destructeurs de toutes les vertus, contre cet esprit de société qui corrompt tout, qui répand par-tout ses dangereuses maximes? Celui dont la tête n' est pas fortement organisée, dans lequel la nature n' a point, en le formant, laissé la trace d' un grand caractere, est-il le jouet forcé des circonstances, l' esclave nécessaire des préjugés qui l' entourent, des passions qui le heurtent et le provoquent sans relâche? Enfin, seroit-il entraîné par une force morale et corruptrice qui pousse aveuglément et invinciblement le vulgaire des humains? Prosterné devant ma belle maîtresse, je lui demandai le prix de trois années d' absence et de fidélité. Subjuguée par l' amour, elle commençoità flatter mes voeux de leur prochain accomplissement, quand la mort vint frapper, presque en même tems, les auteurs de nos jours. Dans l' espace de quelques mois, nous les vîmes descendre l' un et l' autre au tombeau. D' après le portrait que j' ai tracé d' Ermance, on peut concevoir une idée de ses regrets. élevée dans l' amour de ses semblables, elle s' étoit bien des fois pénétrée du tableau des miseres humaines. Elle avoit exercé sa sensibilité en exerçant sa bienfaisance; mais la premiere expérience du malheur dut marquer plus avant toutes les impressions et tous les sentimens dans un coeur comme le sien; dut monter au plus haut ton sa passion dominante, et donner la derniere forme à son caractere. L' adversité est comme le moule ou s' acheve une grande ame. Nos coeurs ne faisoient qu' un. Nos larmes coulerent de la même source, avec la même abondance, et se confondirent dans le sein l' un de l' autre. Nos plaintes ameres, nos cris lamentables s' adresserent ensemble à l' être qui console; et le moment où nous crûmes ne devoir désormais qu' à nous seuls les soins réunis de notre tendresse, où tout parut nous rapprocher, resserrer plus que jamais nos noeuds, fut l' instant où nous redoutâmes le plus d' être séparés. La mort d' un pere tendre et bien-aimé, répand le deuil sur tout ce qui l' environne. La privation de l' être qui nous donna l' exemple des bonnes moeurs, et le goût des choses honnêtes, qui tâcha de nous éclairer sur les moyens d' être heureux; la perte de cet être respectable se fait puissamment sentir aux ames bien nées, et y laisse une profonde impression de tristesse qui influe quelquefois sur le reste de la vie. Dans le vuide qu' on éprouve alors, on reporte la vue sur ses premiers ans. On les voit évanouis pour jamais. Le souvenir des jeux de l' enfance est empoisonné; l' image de la destruction se montre à côté de l' image du plaisir, la riante perspective du bonheur s' obscurcit, l' avenir épouvante, et les plus dignes attachemens ne paroissent plus que des sources intarissables de larmes.Au bout de six mois donnés aux regrets, j' insistai tendrement auprès d' Ermance, pour qu' elle prononçât sur mon sort. Nous étions les maîtres de notre destinée. Personne n' ignoroit que les auteurs de nos jours nous avoient destinés l' un à l' autre. On savoit que leurs derniers soupirs avoient été des voeux pour notre bonheur; et ceux auxquels la loi venoit de transmettre leur pouvoir, prirent plaisir à confirmer leurs volontés suprêmes. Toute forte qu' étoit ma belle maîtresse, elle savoit que la foiblesse humaine a besoin d' appui, et que nos maux sont encore plus grands que notre courage. Elle savoit que la philosophie, avec tout son stoïcisme, est incapable de se suffire à elle-même; et que la douleur desséchant par degrés les sources de la vie, laisse insensiblement dans un coeur des blessures profondes que la main seule de l' amour a le pouvoir de guérir. -" qui me dédommagera de la perte d' un pere, si ce n' est un époux? Quite consolera, si ce n' est une épouse, du plus affreux des malheurs? Remplissons, j' y consens, le voeu de la nature. Reçois ta compagne fidelle, elle se donne toute à toi " . Et en prononçant ces mots, son sein m' embrâsoit de sa flamme, et ses levres erroient sur ma bouche trop lente à recueillir les bienfaits de l' amour. L' excès du sentiment absorbe toutes les puissances de l' ame. Je n' eus pas la force de répondre à de pareils témoignages de tendresse. J' étois dans le saisissement d' une foible créature à laquelle se communique un dieu. Le plus beau des jours est fixé. Mais pour le goûter sans trouble, loin des importuns et des indiscrets, nous choisîmes une campagne éloignée, et partîmes pour la vallée de St Aubin, où le chevalier de B, oncle d' Ermance, faisoit valoir l' héritage de ses peres. Ce parent respectable, retiré de la cour et du monde, où il avoit vécu, les avoit observés l' un et l' autre enphilosophe, et se trouvoit plus heureux parmi des cabanes ouvertes au pauvre tous les jours, que dans le palais des rois, où la livrée du luxe insulte continuellement à l' habit de l' indigence. Mon amante avoit vu de près son ame, avoit admiré le calme de sa retraite, et ce lieu lui avoit paru l' endroit le plus propre à la cérémonie touchante de notre mariage. Un char rapide nous entraînoit l' un et l' autre. Je me sentois porté non sur les aîles de l' espérance, non sur les aîles de l' amour. Ces deux sentimens, à force de s' exalter dans mon ame, s' y étoient dénaturés en quelque sorte. Je ne sais quelle force extraordinaire, enchanteresse s' étoit emparée de toutes mes facultés, et c' étoit avec un délire inexprimable de volupté, que je cédoisà son impulsion étrangere. Je possédois ma belle maîtresse, je la tenois dans mes bras. Ah! Toutes les beautés, tous les trésors de la terre s' évanouissoient devant l' arbitre souverain de mes destinées; je n' étois plus moi, ou, pour mieux dire, je n' étois plus en moi. Tous mes sens avoient passé dans l' être que mon imagination substituoit à la divinité. Pendant toute la route, elle m' adressa les discours les plus tendres. Les noms chéris de pere et de mere revenoient à chaque instant sur ses levres. Les pleurs qu' elle donnoit à leur mémoire, prêtoient à sa voix un accent plus animé. Elle me rappelloit leurs soins envers nous, leur attachement mutuel et si peu commun. Elle se servoit de leur exemple pour rendre plus profondes en moi les traces sacrées de l' amour et de la sagesse; pour me rendre plus nécessaire, plus auguste et plus indissoluble le noeud qui alloit nous unir. Je l' écoutois dans l' extase de l' adoration, comme on eût écouté un ange du ciel. Je ne me croyois plus un homme moi-même; je me sentois transporté dans la sphere des pures intelligences. ô pouvoir de l' innocence! Cette fille, aussi ingénue par le coeur qu' étonnante par l' esprit, se livroit à son amant avant qu' il fût son époux; mais avec cette confiance qui naît de l' estime de celui qu' on aime; et j' eusse expiré mille fois de tous les feux de l' amour, plutôt que d' en chercher le soulagement dans une seule caresse qu' eût désavoué sa vertu. Nous arrivâmes à la vallée de St Aubin. Un site favorisé de la nature, une maison riante, des jardins prodigues de fruits délicieux, de grands arbres jettés sans dessein à des intervalles inégaux, formoient la retraite champêtre du chevalier. C' étoit en ce lieu que la nature intacte et féconde s' offroit chaque jour à ses regards attendris, qu' il l' étudioit dans ses véritables merveilles, et savoit l' admirer telle qu' elle est. C' étoit là qu' il recevoit des inspirations puissantes qui l' affermissoient dans la pratique des devoirs d' homme; qu' à la joie si douced' exercer la bienfaisance, se joignoit la joie plus douce encore de rencontrer des coeurs reconnoissans; que son ame repliée voluptueusement sur elle-même, jouissoit de l' accomplissement de ses respectables voeux, du charme attaché à l' exercice des vertus, et reposoit en silence appuyée sur son bonheur. Il ne nous reçut point avec les démonstrations d' un homme à la mode, mais avec cet air simple et ouvert qui annonce le caractere réfléchi d' un sage, et la franchise d' un ami. Les gens du monde ont une exactitude si châtiée dans leur langage, une politesse si grimaciere, si fatiguante et si peu naturelle, qu' ils ont l' air de faire un personnage quand ils donnent des témoignages d' affection. Leurs discours, leurs gestes sont un mensonge continuel; et, à proprement parler, leur vie entiere est un jeu. Mais quoiqu' ils aient au plus haut degré le talent de jouer le sentiment qu' ils n' éprouvent point, l' effort et la contrainte percent quelquefois à travers le vernis de prévenances et d' égards dont ils savent si supérieurementfaire usage. Dès le premier abord, ils épuisent en quelque façon tout leur art, et sont comme obligés de se recueillir ensuite, et de s' étudier quelque tems en silence, pour recommencer le rôle si pénible de paroître ce qu' ils ne sont pas. Celui qui ne sait ni flatter ni tromper; l' homme naturel et vrai qui n' est séduit que par l' attrait infaillible de l' honnête et du beau, qui méprise également le mensonge et le jargon, n' a point ces manieres empressées, signes ordinaires de la dissimulation. Il se communique peu. Il est économe de ses sentimens, comme de son existence; et ne prodigue point son ame, pour l' épancher, quelquefois, plus sûrement, et avec plus de plaisir. Le chevalier s' appliquoit moins à l' étude qu' à la pratique de la philosophie; et quoiqu' il sût beaucoup de choses, son coeur avoit encore plus de bonté que son esprit de lumieres. Ce mélange heureux de qualités aimables et de qualités précieuses, le bon emploi des unes et des autresle garantissoient de la prétention du bel-esprit, de l' intolérance et de l' indiscrétion de l' esprit-fort, de l' exigence et de la rudesse du savoir. Dès le lendemain, au déclin du jour, en présence de cet ami généreux, et de ses serviteurs fideles, la religion sanctifia les voeux de la nature et de l' amour. Le pasteur du lieu consacra notre union dans une chapelle antique, ornée de feuillages verds, et fut le témoin plutôt que le ministre d' un engagement que nos coeurs avoient formés depuis si long-tems. Moins il y eut de pompe et d' appareil, plus le lieu saint parut se remplir de la majesté du dieu que nous rendions le garant de nos sermens. Le silence religieux, la sombre vétusté de l' édifice sembloient annoncer sa présence auguste, et présager un châtiment terrible au premier des deux qui trahiroit sa foi. Parmi nous, les mariages se font avec trop de célébrité. Les jeunes époux sont entourés d' une foule d' indifférens ou de mauvais railleurs. On a l' air d' être à une fête bruyante, plutôtque d' assister à la confirmation de l' acte le plus sérieux et le plus important de la vie. Le jour où deux amans s' unissent par les noeuds de l' hymen, ne faudroit-il pas les laisser à eux-mêmes? Ne devroient-ils pas, ce jour-là, se tenir éloignés de la foule, pour goûter, sans distraction, les plus beaux instans de l' amour, pour se remplir des devoirs qui en prolongent l' ivresse, se pénétrer de leur nouvel état, et mesurer d' un oeil réfléchi la carriere inconnue qu' ils vont parcourir. L' heureux sacrifice étoit consommé. Nous restions immobiles et prosternés devant les autels, les témoins toujours présens; le ministre, le temple avoient disparu à nos regards. Ce n' étoit point le recueillement du bonheur; c' étoit le ravissement extatique de deux ames qui entrent en commerce avec les esprits célestes. Nous nous levons enfin, et sortons du temple dont la sainteté nous remplit encore. Nous sommes ivres, éperdus, hors de nous-mêmes. Nos genoux appesantis sous le poids de la félicité,nous portent avec peine. Le chevalier savoit que la présence d' un tiers est importune dans ces heures trop rapides. Il prend les devans et nous laisse revenir seuls. Ermance fait quelques pas, puis s' assied pour se reposer. Elle regarde le ciel comme pour le remercier encore. Mille baisers pris doucement sur ses yeux, dissipent le trouble enchanteur répandu sur sa vue. Ses bras étendus vers moi, son sourire animé m' invitent à soulever dans mes mains le plus délicieux fardeau. Je la releve. C' étoit dans la belle saison, et à cette heure où les oiseaux ne ramagent plus, où la nature tranquille n' est égayée que par le chant des raines et le murmure des ruisseaux. La lune dans son plein brilloit de toute sa clarté. Plusieurs masses de verdure nous entouroient, se prolongeoient irréguliérement jusqu' au sommet des montagnes. Le parfum du beaume citronné, de la termentille et du serpolet, que les zéphyrs promenoient, dispersoient dans les airs, portoit une flamme inconnue dans nos veines. Je ne sais quel instinct, l' instinct de l' amour ou du plaisir, nousécarte du sentier qui mene à la maison de notre vertueux hôte. Nous avançons lentement par une route sinueuse, à travers des arbustes de diverses especes. Mon bras cede avec mollesse au poids léger de son corps, qui se penche et s' appuie sur moi. Sa langueur n' étoit point le trouble des sens subjugués; c' étoit l' assurance touchante d' être à ce qu' on aime, l' abandon voluptueux d' un coeur qui connoît ses ressources, les jouissances qui lui appartiennent, et se livre au degré de félicité dont il se sent capable. Nous entrons dans une prairie. Des herbes odoriférantes et fraîchement coupées s' élevent en meules pyramidales et nous offrent des siéges de toutes parts. Un mouvement nous rapproche et nous unit. Ma belle maîtresse, car elle l' étoit toujours, se laisse aller dans mes bras; et mes bras, qui trouvent des forces pour l' enlacer étroitement, n' en trouvent plus pour m' empêcher de succomber avec elle. L' instinct qui nous avoit égarés, le même instinct nous conduit sous un tilleul dont les branches recourbées vers la terrenous enveloppent du contour de leurs épais rameaux. Dans les beaux yeux de mon épouse étincelle déja le signal du bonheur. Son sein, par des mouvemens interpretes de ses voeux, me laisse presser, mesurer de mon sein tous les trésors que l' amour m' abandonne. L' odeur de l' ambrosie sort de ses levres. Je m' incline pour la respirer de plus près. Je voudrois pomper son haleine, aspirer en quelque façon son ame avec son souffle; et ma bouche attirée par ces deux levres de roses qui s' avançent d' un air délicieusement suppliant, savoure enfin mille baisers, mille soupirs. " ne sommes-nous pas, lui dis-je, au moment sacré que la nature destinoit à notre bonheur? Prends pitié de ton époux; il se meurt sous un poids cruel " . ô moment qui ne peut ni s' oublier ni se rendre! Les cieux ouverts, un séraphin, un dieu ne m' eussent pas offert un objet aussi ravissant qu' elle le fut alors. Il me semble la voir encore dominée par un sentiment sublime et passionné, m' envisager, m' ouvrir les bras avec une grace et un charme inimitables; me dire: " reçois le prix de tant d' amour; sois, j' y consens, oui, sois mon époux " ; se précipiter ensuite, se cacher dans mon sein avec une pudeur charmante, répondre à mes ardentes caresses par des caresses plus ardentes, m' inspirer encore le respect en provoquant mes transports, créer sous mes levres une source féconde, inépuisable d' enchantemens, et détruire en moi jusqu' à la nuance d' une pensée qui n' eût pas été pour elle, jusqu' au germe d' un sentiment qui eût cessé d' être un hommage pour son ame, au milieu du délire des sens. Jean Jacques a bien raison de dire qu' on auroit le paradis sur la terre, si l' on pouvoit prolonger le bonheur de l' amour dans le mariage. Et qu' il faut plaindre ceux à qui ces sentimens paroissent exagérés! L' amour, bien qu' il soit le principe du monde physique, n' en est pas moins, comme nous l' avons dit, un des grands ressorts du monde moral. Tous les transports occasionnés par cette passion primitive, ne semblent arracher de tems en tems notre ame à l' inertie d' une existence passive, que pour luifaire sentir son activité puissante et illimitée; pour l' avertir par la vivacité de ses jouissances, qu' elle en peut espérer de plus vives et de plus célestes. Nos graves moralistes, nos froids dissertateurs, ont beau nous indiquer le bonheur dans cette apathie que les passions ne donnent pas; c' est dans le délire que se trouve quelquefois la sagesse; c' est de l' enthousiasme du véritable amour, que naît cette sensibilité d' imagination qui fait les amis tendres et délicats, les hommes compatissans, les hommes religieux, et par conséquent les hommes justes. Le sentiment, j' en conviens, nous transporte souvent dans un monde illusoire que la raison n' apperçoit pas, ou qu' elle dédaigne d' appercevoir, et rien ne peut arrêter le vol de la pensée qui poursuit des fantômes de félicité; mais le sentiment fait mille biens sur la terre. Il polit les hommes sans les corrompre, il embellit et resserre les liens dans l' ordre social, il adoucit, il épure ce penchant le plus indomptable de tous nos penchans, qui trop souvent avoisine la férocité; il le dénature, l' anéantit en quelque sorte, pour le reproduiresous les traits sacrés de la vertu; pour lui rendre une existence divine, et en faire un hommage au ciel dans les bras de la fidélité conjugale. Si le monde réel a pour lui des bornes trop étroites qu' il aime à franchir; les illusions qu' il se fait sont si touchantes et si sublimes, aggrandissent tellement l' homme à ses propres yeux, que l' idée seule de les avoir imaginées, peut changer ses prestiges en une conviction profonde des plus consolantes vérités. Au milieu même de l' effervescence des sens, alors qu' on se livre à tout le délire de l' amour, la convulsion du plaisir n' est-elle pas un effort de l' ame, impatiente de sortir de sa prison, et de voler au lieu de son origine céleste? Nos facultés intellectuelles, à force de se concentrer, de se confondre dans l' ame d' une épouse adorée, s' exercent, apprennent peut-être à se passer du commerce des sens, et à se détacher de tout ce qu' il y a de terrestre autour d' elles. C' est ordinairement à la suite de ces heures si rapides et si fortunées, quenous voyons sans frayeur que nous desirons même quelquefois l' instant de cette dissolution; car lorsque tant de bonheur s' évanouit pour ne revenir peut-être jamais, nous ne devons trouver que vuide et dégoût, que deuil et misere dans la vie. Le monde, courbé sous le sceptre du malheur, vegete dans une sorte d' esclavage; mais l' amour, de sa main bienfaisante, souleve de tems en tems sa chaîne immense. Sans lui, le genre-humain tomberoit anéanti sous son joug cruel, et n' existeroit pas même assez pour desirer de mourir. Nous avions de la peine à sortir de l' extase qui nous ravissoit encore. Nos yeux couverts d' un nuage, ne pouvoient, ne vouloient plus s' ouvrir, et c' étoit la main de la pudeur qui tenoit fermés ceux de mon amante. " craignons, disois-je, craignons les froids objets que le jour présente: la lumiere est cruelle après de si heureuses ténebres " . Nous eussions desiré n' avoir plus d' autre flambeau que celui de l' amour, et ne vivre désormais que de la vie du plaisir.Nous regagnons enfin la maison du chevalier. Nos regards à la fois languissans et sereins, nos voix encore altérées, lui firent comprendre que l' hymen venoit de faire deux heureux; mais loin de nous accueillir avec ce rire malicieux et ces insipides railleries si communs parmi les gens du monde, et qui prouvent la sécheresse des ames, il ressentit à notre aspect la plus touchante émotion, et jouit du spectacle de l' amour satisfait, comme du plus intéressant spectacle qui puisse émouvoir le coeur de l' homme. Quelques mets délicatement apprêtés, la fraise des bois, la pêche colorée, la framboise odoriférante formerent le banquet de la noce. La substance de ces fruits et de quelques autres d' un goût plus exquis encore, porta le calme dans nos sens et les rafraîchit. Ceux que m' offroit la main d' Ermance, recevoient de son toucher une saveur plus fine; et celui qu' elle avoit approché de sa bouche, dont le jus avoit humecté le corail de ses levres, me sembloit un julep divin réservé par l' amour aux plus tendres époux. Nousbénissions l' être suprême, de nous avoir prodigué ces alimens simples et légers qui renouvellent l' existence, et prolongent les délices de l' hymen. Notre bonheur étoit le prix de notre reconnoissance. Hélas! Il n' y a qu' un dieu qui puisse tenir compte à l' homme de ce sentiment, et le récompenser d' être juste. Le repas fut court. On nous conduisit à l' appartement qui nous étoit destiné. Quoique simple, il nous parut un lieu préparé par des fées. Un vernis transparent comme l' ivoire poli, répétoit nos traits dans les panneaux d' une boiserie élégamment ouvragée. Le lys, symbole de l' innocence, le rézéda, le myrthe et la rose enlacés l' un dans l' autre, et suspendus en guirlande légere, dessinoient nos chiffres parmi différens noeuds d' amour, et venoient former une couronne majestueuse au-dessus de la couche nuptiale. Ce fut la seule galanterie que nous fit le chevalier; et elle nous toucha davantage que s' il avoit fait venir à grands frais les raretés des deux mondes, pour célébrer le plus beau de nos jours. Le luxe des fêtes ne va point avec letendre amour; trop d' éclat l' effarouche; et partout où est le bruit, le plaisir ne se trouve jamais. Cet asyle me parut un temple, dès que j' y fus seul avec ma belle maîtresse. Le charme de sa personne se réfléchissant sur tous les objets, revenoit par torrens à mes yeux et à mon coeur. Je ne voyois plus le siége où elle étoit assise; je voyois un autel où la divinité descendue des cieux, sous les traits les plus adorables, daignoit s' offrir aux regards d' un foible mortel, se rendre sensible, palpable pour lui seul; et par une faveur inouie, l' associer d' avance à toutes les délices de la béatitude. Quelles marques de reconnoissance pouvoient égaler ce bienfait? Quels sentimens eussent été un équivalent au don de sa personne? Tous mes gestes, toutes mes paroles étoient les signes de l' adoration. Je me prosternois devant elle. Ses mains, ses habits, la trace de ses pas, recevoient l' hommage de mes baisers multipliés. " c' est à moi, disoit-elle, d' embrasser tes genoux; c' est à moi de reconnoître l' empire de mon époux sur sa compagne fidelle, cet empire sidoux qu' il tient de la nature, ou plutôt de l' amour " . En disant ces mots, elle se précipitoit elle-même à mes pieds, et ses mains et ses levres pressoient mes genoux; et ses larmes, larmes de modestie, de tendresse et de vertu que ma bouche ne put assez-tôt recueillir! Et ses pleurs baignoient son visage, et sembloient accuser les témoignages si légitimes de mon amour. " non, non, disois-je avec transport en la relevant, en la soutenant dans mes bras, c' est à moi, c' est à ton esclave de deviner dans tes yeux, de prendre à tes pieds tes ordres souverains. T' obéir est un devoir sacré, te servir une faveur céleste; et si tu les dois toutes à ton époux, qu' il me soit permis de réclamer celle-là seule. à cette heure même, laisse ma main remplacer les mains fortunées qui président à ta parure. Laisse-moi... " et en même-tems je détachois le noeud fortuné qui soutenoit les tresses et les ondes de sa chevelure, et mes doigts repoussés mollement, disputoient à la pudeur ses droits les plus chers, écartoient, enlevoient doucement le tissu mobile que l' oeil voyoit s' arrondir sur des formes admirables.Je suspendois ces soins enchanteurs pour égarer mes levres ardentes sur des appas éblouissans, sur mille beautés échappées aux pinceaux de la grece; pour épuiser par tous mes sens la coupe de la volupté; et mon coeur mourant sous le poids des sensations trop nombreuses et trop vives, exhaloit des plaintes avec des soupirs malheureux, de n' avoir pas assez d' organes pour suffire à tant de félicité. ô beauté! Source de grâces et de perfections, modele de convenances et d' harmonie, accord merveilleux, inexplicable de tout ce qui ravit l' ame et subjugue les sens, créatrice des talens et des arts, mobile et objet perpétuel des travaux et des veilles du génie, souveraine de l' univers! Quel fanatique obscur, quel monstre privé de la faculté de sentir, et plus à plaindre que s' il n' existoit pas, refuse de te rendre, au moins par un regard, l' hommage que t' apportent en foule, et comme en tribut, tous les hommes bien organisés. Jamais, non jamais rien ne pourra me faire abjurer le culte que je te consacre. à mon dernier soupir, des bords de mon tombeau, et mes yeux et moncoeur t' adresseront encore des signes d' amour et d' admiration. Peindrai-je les délices de cette nuit, ces crises de la volupté qui nous ravissoient le sentiment de l' existence, sans nous ôter celui de notre bonheur, qui métamorphosoient tous les objets autour de nous, pour leur donner à nos yeux toutes les formes de l' enchantement; ce délire, ces pures extases qui changeoient nos soupirs en une mélodie céleste, et multiplioient nos ames en multipliant nos jouissances? Peindrai-je cette mort enchanteresse dont les symptômes accusoient le plaisir et forçoient d' envier ses victimes; l' abandon, les pleurs touchans de la plus belle des amantes, ce sommeil voluptueux trouvé sur les lys et les roses, parmi la troupe légere des songes caressans; ces baisers du matin si frais, si délicieux après un doux repos, et tout ce trouble inexprimable où le coeur jouissant encore, se délasse de ses grandes agitations, et par lequel deux époux ainsi réunis, voudroient parvenir ensemble au terme de la vie et de l' amour.Ah! Laissons un voile sur tant de félicité; imitons ce peintre de la Grece, qui aima mieux tirer le rideau que de rendre d' une maniere imparfaite des choses impossibles à exprimer. Pendant trois mois le bonheur fila pour nous des jours dignes du siecle d' or. Pendant trois mois, des prés fleuris, des bocages amoureux, et toute la nature paisible entendirent les accens de notre reconnoissance, et furent les témoins de nos plaisirs; et l' amitié, l' amour également satisfaits, n' eurent plus à former que le voeu de n' être jamais séparés. Hélas! Un instant dissipa le plus beau des songes. Il fallut m' arracher aux embrassemens d' une épouse. Le cruel devoir m' enleva soudain le miroir magique qui me rendoit l' habitant d' un monde enchanté; et je ne découvris plus autour de moi qu' un vaste horizon de peines et d' ennuis. Je ne vis plus dans la société qu' un tumulte confus, un chaos affreux et désespérant, une sorte de disette morale et universelle, laissantpar-tout les esprits sans vigueur et les ames sans énergie. Ses amusemens me parurent misérables, ses plaisirs vains et sans réalité. Je ne vis plus dans les êtres qui la composent, que leur activité froide, leur fausseté raffinée, leurs basses intrigues et tous leurs vices grossiers. J' apperçus l' intervalle immense qu' ils ont mis entre-eux et le bonheur, et frémis de retourner sur ce malheureux théatre. " quel rôle y jouerai-je, me disois-je à moi-même? Si je veux être ce que je suis, j' aurai l' air d' un sauvage au milieu d' un peuple policé. Si je contrains mon indignation, ou si je n' ose faire éclater les mouvemens de la pitié, je serai faux et méprisable comme eux... je possede en moi les sources du bonheur, ajoutai-je, une flamme immortelle court dans mes veines, brûle mon coeur, le remplit, l' inonde, et j' irois l' éteindre dans les glaces d' un monde qui corrompt tout ce qui l' approche. Irai-je parmi les grands me mêler à ces statues brillantées, dont la plupart ne doivent leur considération qu' à la main du peintre qui les colore à grands frais, me confondre dans cette fouleorgueilleuse de porter des chaînes d' or, et de ramper autour de la fausse image du plaisir? Irai-je me courber, m' avilir pour recueillir des semences de mort, non de cette mort qui détruit notre argile, mais de celle qui tue notre ame? ... " je fus puissamment tenté de renoncer à mon état, à mes prétentions, de revenir couler obscurément mes jours dans le sein de mon épouse. Mais une ame jeune, et douée d' une sensibilité trop grande, est aussi lente à se résoudre, que prompte à céder à toutes les impulsions. Jouet des passions encore trop impétueuses pour se combiner avec les forces de la raison, elle est dans la vie comme la nacelle au milieu de la tempête, et n' a pas même toujours la force de céder avec résistance. Quand l' âge, la réflexion, et sur-tout le malheur, viennent déterminer les fibres de sa volonté à se mouvoir suivant une direction réguliere; quand elle commence à saisir des rapports plus justes entre les objets, et à chercher le bonheur dans la perfection de son entendement, sa physionomie, si l' on peut parlerainsi, se prononce alors. Elle prend un caractere et devient elle-même. Je devois ramper sous bien des préjugés, passer par bien des épreuves, être poussé, tiraillé par cent forces diverses, avant de retrouver en moi ce ressort qui distingue l' homme pensant de l' homme machine. Je savois qu' il ne faut pas se croire bon exclusivement au reste du genre-humain, qu' on doit éviter les éclats d' un cynisme orgueilleux, et ne jamais s' afficher pour la satyre de son siecle. Je savois que la misanthropie est un crime de leze-humanité, puisque tout nous offre les plus sûrs indices de notre destination pour la sociabilité; que la circonspection, l' amour des hommes sont les grandes vertus du sage, qu' il est comptable envers eux de ses facultés physiques comme de la supériorité de sa raison, qu' il doit vivre au milieu d' eux, les secourir autant qu' il le peut, les éclairer et les détromper doucement par l' exemple paisible d' une vie utile et sans reproche, diriger enfin tous ses penchans, toutes seslumieres et tous ses travaux, au résultat du bonheur public. Il fallut pourtant que je me fisse une sorte de violence, pour ne pas m' isoler encore, pour contraindre au milieu de la société mon affreux dégoût pour le monde, et le sentiment douloureux de mes privations. Je prétextai souvent des affaires, pour revenir au sein de mon épouse. Toujours elle m' adoroit, toujours ma présence étoit pour elle un bienfait; mais chez elle les droits de l' amour n' avoient rien pris sur les droits de la raison. Elle craignit que ces fréquens voyages dans mes terres ne devinssent nuisibles à mon avancement, et me pria, dans les termes les plus touchans, de les rendre plus rares. Je la connoissois trop pour lui soupçonner d' autre motif que celui de ma gloire; je souscrivis, et même sans peine, à tout ce qu' elle voulut. La joie de lui obéir étoit encore une jouissance, et adoucissoit le regret d' en être éloigné. Entre deux personnes qui s' adorent, la premiere fois qu' on se sépare est affreuse, la secondefois moins pénible, la troisieme moins cruelle encore; et toutes les autres, à la longue, deviennent supportables, et même quelquefois insensibles. Mes fréquentes visites auprès de mon épouse, contribuerent beaucoup à calmer mes ennuis, à éclaircir le crêpe funebre dont la société me paroissoit enveloppée. Hélas! Mes répugnances, ma haine pour le monde ne devoient que trop tôt s' évanouir. La variété, la multiplicité des objets qu' il présente à l' esprit et aux sens, reporterent mon imagination sur d' autres tableaux, et partagerent bientôt mes affections. Je n' avois pas une ame assez faite pour garder et apprécier son bonheur. Avec un coeur noble et porté au bien, je ne savois pas réprimer mon impétueuse jeunesse, ni dompter encore mon naturel ardent. Maître d' un bien considérable, je tâchai de parvenir aux emplois. La fortune et mon nom me permettoient d' y prétendre. Ermance elle-même desira de me voir dans le rang convenable à ma naissance, et dans un poste où, avec plusde crédit, je serois plus en état de dévouer ma fortune et ma vie au service de mes concitoyens. Je parus donc à la cour, où je sollicitai des faveurs, n' ayant pas encore des droits aux récompenses; mais le voeu sincere et ardent de servir ma patrie, me parut un titre parmi des concurrens aussi jeunes que moi, dont les vues n' étoient pas, à beaucoup près, aussi pures que les miennes, et qui ne rougissoient point d' afficher des motifs méprisables. Et, toutes choses égales d' ailleurs, les prétentions de la droiture et du zele désintéressé, étoient mieux fondées que celles de la fausse gloire et de la cupidité. Les plus belles promesses m' engagerent à me fixer dans un pays où je savois qu' il falloit de la persévérance. Mais la plupart des ministres sont comme les coquettes, ils vous accueillent bien, vous bercent de paroles flatteuses jusqu' à ce que l' expérience, en vous éclairant sur la fausseté de leurs promesses, vous arrache le serment de fuir à jamais le théatre où la basse intrigue fait ses tours de force et recueille lesalaire de la vertu. Je ne savois encore ni m' avilir, ni chercher la gloire au prix de l' honnêteté. Les femmes galantes et accréditées, les commis, les valets, les intrigans de cour, tous ces personnages qu' on voit fourmiller sur le chemin des honneurs, qui en facilitent ou en interdisent l' accès selon leur bon plaisir, n' avoient reçu de moi aucune déférence servile; aussi m' oublia-t-on suivant l' usage, et suivant l' usage, je vis conférer à d' autres les emplois qu' on m' avoit promis. Las d' essuyer des injustices, et d' exhaler des plaintes superflues, je rappellai ma philosophie, et cherchai dans le commerce de quelques gens aimables, le dédommagement de six mois de mécontentemens et de déplaisirs. Un vieux seigneur de la cour, qui n' y venoit plus gueres, que j' avois distingué parmi tous les autres, et qui faisoit mon unique société, me tira de la foule des solliciteurs, et me conduisit dans une superbe terre située dans les environs de Versailles.Le maître du lieu, étoit un de ces hommes qui ont autant de philosophie qu' on en peut garder sous le joug de l' opinion; qui ont de l' indulgence pour les foiblesses, et du respect pour les vertus; qui connoissent les douceurs de l' amitié, et se permettent par fois les douceurs de l' amour; un de ces hommes qui se font chérir par beaucoup de politesse et d' aménité, de complaisances et d' égards; qui sont goûtés, recherchés dans tous les cercles, sans en avoir l' esprit ni le jargon; qui, en sacrifiant au luxe et à tous les goûts du siecle, cedent aux besoins d' un coeur généreux, et savent aussi, de tems en tems, faire des sacrifices utiles; un de ces hommes, enfin, qui ont des principes, qui savent dans les grandes occasions montrer le courage, et même l' héroïsme de la vertu; mais qui plus souvent se laissent aller à la pente générale, par une sorte de respect pour les conventions et les usages. Chaque année, dans les beaux jours, il rassembloit à sa terre une société nombreuse etchoisie; c' est-à-dire, que tout homme et toute femme d' une sagesse austere en étoient exclus. Dans ce lieu, la galanterie régnoit avec empire; mais sous les dehors de la décence. On y montroit la vivacité des desirs, l' ardeur de la volupté; mais une politesse fine en réprimoit l' audace. C' étoit la liberté tempérée par les bienséances, et les bienséances adoucies par l' égalité, par la gaîté vive, et par tous les charmes de l' esprit qui se permet beaucoup de choses à l' aide de beaucoup de grace et de finesse. On n' y connoissoit pas le véritable amour; mais les manieres passionnées, les mots de délicatesse et de sentiment, mêlés à tous les discours, en offroient continuellement l' heureux mensonge. Là, les femmes s' aimoient ou paroissoient s' aimer, et n' avoient point les petites prétentions de leur sexe. Toutes étoient jolies, toutes inspiroient le plaisir, et chacune d' elles venoit, tous les jours, brûler un grain d' encens sur son autel. Elles faisoient souvent des avances; mais avec tout l' art que donne l' usage du grand monde; et les hommes complaisans et bons, toujoursattentifs à conserver à la beauté son empire et ses droits, ne s' attribuoient jamais la gloire d' une conquête, et laissoient toutes ses jouissances à la vanité. Dans ce grouppe de femmes aimables, on distinguoit la marquise de * jeune veuve, extrêmement séduisante. Une taille de nymphe, des appas frais comme la rose au lever de l' aurore, n' étoient à mes yeux que des charmes ordinaires. Mais je ne sais quelle beauté molle, répandue sur toute sa personne, des mouvemens abandonnés, des regards languissans qui révéloient un coeur sensible, et les besoins de l' amour, plutôt que les besoins du plaisir, me parurent des charmes faits pour émouvoir. La marquise étoit de ces femmes qui s' extasient au mot de constance, et dont la vie entiere est un tourbillon d' inconstance, qui ont le langage et tout l' extérieur du sentiment, qui aspirent, qui eurent des droits peut-être aux biens qu' il promet, qui, se croyant de bonne-foisusceptibles d' une tendresse à toute épreuve, prodiguent les sermens d' aimer toujours avec les témoignages de la passion la plus vive et la plus sincere; mais chez lesquelles l' imagination ne se repose jamais, et dont l' ame trop flexible et gâtée d' ailleurs par une mauvaise éducation, ne reçoit plus que des impressions fugitives. Sans former aucun desir injurieux à mon épouse, je me procurai des lumieres sur le compte de la marquise. Au premier abord, elle m' avoit paru faite pour ressentir et inspirer une passion: et malgré ma résolution de ne jamais violer la foi conjugale, je fus fâché d' être détrompé. Ce goût qui décide les préférences, ou plutôt le besoin d' un amant quelconque, me rendit l' objet de sa fantaisie. Je m' en apperçus, et ne pus m' empêcher d' en frémir. La même sympathie agissoit insensiblement sur moi; je ne démêlois pas, je ne voulois pas démêler encore mon goût naissant; mais quand je voyois la marquise, je sentois la nécessité, je formois ledessein de fuir un lieu si dangereux. Des idées vagues, un mal-aise indéfinissable me rendoient indécis, incertain, troublé. J' adorois mon épouse, et son absence me devenoit supportable; et je ne sais quel lien secret commençoit à m' attacher à ce séjour funeste. La marquise me cherchoit, me prévenoit sans cesse; sans cesse elle faisoit naître l' occasion de placer mille attentions flatteuses, de m' adresser mille choses fines, auxquelles je ne pouvois m' empêcher de répondre. Le grand usage de la galanterie lui fournissoit à tous les instans des armes contre moi. Il faut l' avouer, il est un âge où l' époux le plus généreux, l' amant le plus sensible, ne sont pas capables de cette fidélité incorruptible dont quelques femmes donnent l' exemple. L' amour, ce sentiment qui leur appartient, quand il entre profondément dans leur coeur, en absorbe tous les autres sentimens, et leur en tient lieu. Elles sont bienfaisantes par amour, justes par amour, généreuses par amour; elles font tout par amour.L' amour, enfin, est le principe et le besoin, le charme et le mobile de leur vie. Plus capables que nous des jouissances de l' ame, et plus jalouses de les prolonger, elles tremblent au mot d' inconstance, et l' idée de l' anéantissement n' est pas plus horrible pour tout homme qui pense, que ne l' est pour elles l' idée de rompre leur premier engagement. Leur imagination d' ailleurs plus vive que la nôtre, embellit sans cesse à leurs yeux le premier objet qui les séduisit, le pare continuellement de qualités précieuses, et fournit à leur sensibilité des intérêts toujours plus tendres, et des motifs toujours plus puissans d' un éternel attachement. L' inconstance même de l' objet aimé, irrite le feu intérieur qu' elles éprouvent, et l' on sait combien le malheur donne de véhémence à cette passion chez les femmes. Elles jouissent de leur affliction, de leurs larmes, parce que l' image perpétuelle de mille plaisirs délicats dont elles n' apperçoivent la source qu' au fond de leur coeur, et que leur tendresse exaltée, promet dans la solitude, à l' amant, à l' époux qu' elles regrettent, les entretient dans un étatd' illusions touchantes, qui rendent moins fréquens les intervalles de la douleur. Le sentiment de leur fidélité, de leur courage, se mêlant de plus aux peines de l' amour, et flattant leur amour-propre, la premiere peut-être de toutes leurs passions, leur fait voir plus éclatant le triomphe de leur vertu, et trouver des consolations délicieuses dans ces privations forcées qui acquierent tout le mérite des sacrifices volontaires. Né avec un tempérament ardent, et dans cette saison de la vie où rien ne peut balancer les impressions faites sur les sens. Je ressentois déja tout leur pouvoir. Si je m' appercevois de l' absence de mon épouse, je regrettois les charmes de sa personne, bien plus encore que les charmes de son ame. Une altération visible, marquoit la fougue de mes desirs, et l' homme moral ne pouvoit plus triompher de l' homme physique. La marquise n' avoit point les attraits d' Ermance; mais elle étoit douée d' un caractere de beauté propre à toucher un jeune homme né avec un coeur sensible et des organes vigoureux.Je voyois la prodigieuse différence; mais plus celle-ci perdoit au parallele, plus j' étois prêt d' attenter au plus respectable des noeuds. Une femme jeune et belle, qui n' a pas les vertus de son sexe, est, selon moi, le plus à plaindre des êtres. Le vice et la beauté, quand ils se trouvent ensemble, forment un assemblage d' autant plus dangereux, qu' il inspire à la fois l' intérêt et la pitié. Que de philosophie, que de courage ne faut-il pas, pour mépriser, pour fuir, pour ne pas même chérir celle qui nous promet des plaisirs, dont les beaux yeux commencent par embrâser nos sens, et réveiller en nous les plus délicieux penchans du coeur, dont tous les charmes animés appellent nos hommages, et semblent même implorer la faveur de devenir notre conquête! Quand tous les prestiges d' un goût vif et naissant obscurcissent la raison et interceptent sa voix, elle n' ose plus se livrer à la sévérité de ses jugemens; ou, si on la consulte, on cherche à la pervertir, à lui faire prendre un langage autreque le langage qui lui est propre. On veut qu' elle justifie, qu' elle approuve et le coupable qui nous séduit, et l' indulgence qu' il est si doux de lui accorder. On rassemble avec subtilité, sous ses yeux, tout ce qui concourt à faire un devoir de cette indulgence, et à motiver le sentiment plus tendre qui peu à peu lui succede. Si celle qui nous intéresse joint au malheur d' être coupable celui de l' être de bonne-foi, ou de s' honorer de ses foiblesses; le courage de braver le préjugé public, qui, pour les mêmes fautes, ne flétrit que l' un des deux sexes, et l' art plus séducteur de justifier sa conduite par le sentiment, prennent encore à nos yeux un certain caractere de vertu. Je fuyois la marquise, et la retrouvois sans cesse. Quand je me croyois loin d' elle, j' entendois sa voix. Si j' avois la volonté décidée de quitter ces lieux, si cédant au premier mouvement d' une résolution généreuse, j' allois prendre congé du maître du château, elle se trouvoit sur mon passage, et un léger sourire, un seul mot de sabouche renversoient toutes mes résolutions. Je ne sais quel instinct la ramenoit toujours aux lieux où j' étois, et l' y ramenoit toujours plus séduisante et plus belle. Ses regards accusoient mon indifférence, ses soupirs provoquoient les miens, le son de sa voix alloit chercher et troubler mon coeur. Je m' arrêtois sur l' image d' Ermance, je revenois à celle de la marquise. Celle-ci me paroissoit malheureuse de ne pas ressembler à mon épouse, et le plus tendre intérêt faisoit couler mes larmes. Est-ce sa faute, disois-je, si le ciel n' orna point son ame de toutes les perfections qui brillent dans une créature angélique? Puis repassant dans ma mémoire tout ce qu' Ermance m' avoit enseigné, je me rappelois sa morale si douce, si appropriée à mon coeur; et j' ajoutois: ne m' a-t-elle pas souvent dit elle-même, que le plus malheureux des êtres étoit l' homme subjugué par des passions impérieuses, que le foible, que le méchant même avoient des droits à l' indulgence et à la pitié? Résister au mouvement de bienveillanceet d' humanité qui me domine en ce moment, ne seroit-ce pas tromper ses voeux les plus chers? Ne seroit-ce pas offenser son ame, et me rendre indigne d' elle? Veut-elle que l' amitié soit exclusive, que mon coeur aimant et sensible n' ait des sentimens affectueux, ne s' épanche que pour elle seule? ... la marquise est, dit-on, volage; ah! Si une liaison de quelques jours avec un homme épris des charmes de la vertu, pouvoit lui être utile, et la ramener à des principes solides, si je pouvois lui donner une idée du véritable amour... je frémissois à cette réflexion, et ne pouvois me dissimuler que mes raisonnemens n' étoient autre chose que les sophismes du vice, que le bruit de la passion qui vouloit s' étourdir, et appaiser le murmure de la conscience. Depuis quelques jours, j' éprouvois une incertitude désolante, des combats affreux et perpétuels. La marquise m' agaçoit, me poursuivoit avec une constance incroyable, et n' obtenoitrien. Humiliée, déconcertée, irritée, et toujours plus amoureuse, elle laissoit voir alternativement toutes les passions sur son visage. Ma résistance étonnoit tout le monde. Tenir ainsi rigueur à une femme charmante, à qui j' aurois dû sauver même l' humiliation des avances, et les désagrémens du rôle que je lui laissois faire, paroissoit d' une indécence, d' un manque d' usage sans exemple. Elle devoit triompher enfin. Après un souper charmant, dans une de ces belles soirées où la gaîté devient plus vive, la liberté plus grande, le plaisir plus animé, tous les convives allerent prendre le frais sous des bosquets faisant partie d' un parc immense. La marquise s' empare de mon bras, et pour la premiere fois, je me livre à la douceur infinie de sentir près de moi l' objet que je préfere. On folâtre, on se disperse dans les bosquets. Ma belle a soin de m' écarter de la foule, et bientôt le seul bruit d' une cascade solitaire parvient à nos oreilles. Elle gardoit le silence; mais sessoupirs disoient ce qui se passoit dans son ame. Sa démarche abandonnée, me fit comprendre qu' elle ne pouvoit plus contenir ses transports. Je sentis ses mouvemens passionnés, je devinai ses desseins, et en tressaillis de volupté. L' image sacrée de l' hymen que j' allois outrager, l' idée du remords qui devoit suivre cette profanation, ne formoient plus en moi qu' un mélange de sentimens foibles et confus, qu' un serrement de main de la marquise eut bientôt dissipé. L' enchanteresse avoit trop d' expérience pour ne pas voir dans cet instant l' instant de ma défaite. Jamais belle bouche n' adressa des reproches aussi tendres, des discours aussi touchans, et n' imprima des baisers plus doux. Jamais femme ne fit valoir tant d' avantages naturels, tant de charmes de toute espece, pour attirer un amant dans ses bras. Bannir tous les scrupules de celui qu' on veut séduire, en ne paroissant s' occuper que des siens, flatter l' amour-propre en excitant le desir, enivrer à la fois un jeune coeur des parfums de l' orgueil et des poisons de la volupté, étoitpour elle un art dont elle possédoit toutes les finesses. ô ciel! Disoit-elle après mille préliminaires délicieux, et en laissant tomber sur moi des regards pleins de langueur, tu vois s' il est fait pour inspirer un doux penchant... pour justifier une foiblesse... devenue plus ardente après cet aveu, elle m' entoure de ses bras flexibles. Conduit sans savoir où j' allois, sous une voûte sombre, pressé, presque étouffé sur un sein de feu, sous les baisers nombreux d' une bouche amoureuse, surpris, égaré moi-même, je m' abandonnai à toute l' ivresse de ce dangereux moment, et devins aussi coupable que je pouvois l' être. Dieu! Qu' une premiere faute est à redouter! Et que les réflexions qui la suivent sont décourageantes et funestes. Lorsque le plaisir trompeur a fui, que le songe est passé, l' ame étourdie de se voir coupable d' un crime dont la seule idée auparavant lui causoit de l' horreur, ne se reconnoissantplus, ne s' estimant plus, s' ouvre toute entiere à la crainte, à la foiblesse, à la pusillanimité. Le regret des forces qu' on perd ôte la confiance des forces qui restent, et l' on cede au torrent, ne se croyant plus capable de lui résister. On imite l' esclave méprisable qui pleure sur sa chaîne pouvant encore la briser; ou l' athlete robuste et lâche à la fois, qui cede à un foible adversaire, et que la frayeur empêche de faire usage de sa force. Ce qu' il y a de plus affligeant encore, ces premieres douleurs, ces douleurs si ameres d' un coeur vertueux qui a failli, n' y laissent que des traces peu durables, et l' aurore du premier jour qui suit les voit souvent disparoître pour jamais. Hélas! Tant que le malheur n' a point mêlé sa teinte lugubre et salutaire à toutes nos affections, tant qu' il n' a point mis sous nos yeux le miroir de l' expérience, ce miroir fidele où l' homme fragile se voit enfin tel qu' il est, le repentir des fautes est un trouble momentané de l' âme, plutôt que cette tempête intérieure du remords, d' où jaillissent le jour purde la raison et la lumiere consolante de la vertu. Je détestai mon égarement, et j' y retombai plus d' une fois. On se familiarise sans peine avec le crime qui plaît, et le charme qu' on y trouve en devient presque toujours l' excuse. Mes sentimens pour la marquise n' étoient point de l' amour, n' étoient qu' un goût passager sans doute; mais dans un séjour où tous les plaisirs naissent à l' envi sous les pas, les goûts acquierent une vivacité qui ressemble à la passion. Mes plaisirs étoient mêlés de continuelles inquiétudes, et néanmoins je ne cessois pas de m' y livrer. Ces inquiétudes, cette tristesse intérieure dégénérant en une sorte de langueur inséparable de mes fausses jouissances, m' y attachoient davantage. Livré d' ailleurs à l' action trop vive et presque unique de mes sens, qui rendoit foible encore l' exercice de mon ame, je m' excusois moi-même. Digne à mes propres yeux d' intérêt, de pitié, je blâmois moins mes plaisirs, et pensoit déja que pour alléger ses fautes il suffisoit de quelques efforts pour n' y pas succomber.Par un voeu intime que je n' osois m' avouer, j' aspirois à devenir plus coupable, pour mériter plus d' indulgence; je commençois même à croire que la fidélité conjugale étoit un être moral, et que le coeur seul pouvoit la violer. Ceux qui se sont trouvés dans des situations semblables, sentiront combien cette gradation d' idées et de sentimens est dans la nature. Mêler des pleurs d' attendrissement aux larmes du repentir, justifier ses fautes au milieu de ses remords, jouir en quelque façon de ses remords, c' est être bien éloigné de renoncer au crime. La volage marquise me quitta bientôt. Son imagination mobile comme l' onde, et légere comme le zéphyr, lui fit voir dans les bras d' un autre, des plaisirs qu' elle ne trouvoit plus dans les miens. Nous nous étions pris sans beaucoup d' amour, nous nous quittâmes sans beaucoup de regret. Je n' osois cependant écrire à mon épouse; frémissant à la seule pensée de cette femmerespectable, n' ayant déjà plus le courage de poursuivre ma carriere, de m' occuper de mon avancement, sans dessein, sans objet, l' angoisse et l' ennui dans le coeur, j' abandonnai cette maison de campagne. La marquise partoit pour Paris. Déja dégoûtée de l' amant qui m' avoit succédé, lasse d' une chaîne de deux jours, elle me proposa machinalement de l' accompagner, et j' acceptai machinalement. Machinalement nous renouâmes une liaison de vingt-quatre heures, et la rompîmes machinalement. Pendant mon séjour à la cour, la curiosité de voir la capitale, ne m' avoit pas une seule fois détourné de la poursuite de mes affaires, et j' arrivai, pour la premiere fois, dans cette grande ville. J' avois effleuré la coupe des fausses voluptés, et mon coeur préparé pour ainsi dire aux impressions du vice, devoit, à la premiere atteinte, s' y ouvrir tout entier. Toutes les choses qui sont en possession de séduire les yeux et de surprendre l' admiration, les embellissemens de la sculpture et de l' architecture prodigués au-dedans et audehors des palais, qui, dans Paris, se multiplient sous les yeux de l' étranger; les scenes riantes de la campagne, et les faits intéressans de l' histoire retracés sur la laine et sur la soie, sur les étoffes et les ameublemens; le génie de l' homme respirant dans les édifices et les jardins publics, les grands mouvemens de son ame exprimés avec autant de délicatesse que d' énergie, sur le marbre, sur la toile, comme dans les chefs-d' oeuvres de l' éloquence et de la poésie; la matiere modifiée, vivifiée pour ainsi dire de cent façons diverses; le spectacle de l' industrie occupant un vaste horizon, cet air de magnificence et de fécondité qu' elle donne, le coup-d' oeil brillant, le doux tumulte d' un peuple empressé de jouir; la mise des femmes, l' élégance et le goût de leur parure, jusqu' au parfum qu' elles laissent sur leurs traces, et qu' on diroit l' encens de la volupté même, ou plutôt l' appât invisible qu' elles jettent à l' envi dans tous les lieux où elles passent, pour captiver tous les coeurs; cette image, enfin, des beaux jours d' Athenes et deRome, tous ces tableaux, tous ces objets réaliserent à mes yeux les merveilles de la féerie. Dans cette ville fastueuse, je voyois de toutes parts des autels dressés au plaisir; la foule de ses prêtresses et de ses adorateurs. Je voyois les hommes de tous les âges, de tous les états, de toutes les conditions, aspirer à ce but commun, y porter comme en tribut le produit de leurs occupations, de leurs travaux et de leur industrie. Et quel mortel, à moins qu' un suc lapidifique ne pénetre sa substance, quel sage même jetté pour la premiere fois dans le sein de la capitale, peut voir le plaisir exposé sous tant de métamorphoses, honoré par tant de monumens, célébré par tant de voix, sans lui rendre au moins par un soupir, un hommage involontaire? Soyons sinceres et justes, comment ne pas ressentir l' ivresse qui s' introduit dans tous les sens, et presque dans tous les pores, avec l' atmosphere que l' on respire en ce lieu? Comment résister, et sur-tout dans l' adolescence, à des vices passés en moeurs dans la société? Doit-on exiger dela jeunesse la froideur de l' âge avancé, et attendre de l' inexpérience le triomphe pénible de la vertu la plus consommée. Qu' on ne reproche point à ma plume de manquer de circonspection et de réserve. Elle n' a point le projet coupable de légitimer des foiblesses et des vices qu' elle condamne assurément. Mais quand les semences du mal sont enracinées dans toutes les conditions, une heureuse persuasion n' entre dans les esprits, qu' à l' aide de beaucoup d' art. Un meilleur état ne s' opere dans les coeurs corrompus qu' au moyen de lénitifs bien doux. Car si nous souffrons qu' on mette sous nos yeux la regle de nos devoirs, nous craignons cependant de la suivre en tous points, et voulons toujours y trouver des adoucissemens. Nous apprendre que nos foiblesses et nos vices sont moins l' ouvrage de nos penchans que celui de la société, c' est réveiller et flatter en même tems notre bonté naturelle; c' est faire naître le desir de lui rendre son instinct primitif; c' est provoquer le courage et les efforts de notreame: car il est peut-être dans l' homme de chercher quelquefois à s' attester ses moyens et ses forces. Quand on lui a démontré que ses vices sont le résultat d' une impulsion générale, et que ses vices sont la source du malheur public ainsi que du malheur particulier, il veut faire voir aussi qu' il est capable de résister à cette impulsion; qu' il peut de lui-même, et par la seule puissance de sa volonté, s' arracher à la dépravation commune, et remonter courageusement la pente qui l' entraînoit si loin de sa premiere destination. D' ailleurs, nous sommes plus disposés à croire, nous écoutons avec plus de complaisance celui qui nous excuse et nous plaint, que celui dont la morale trop austere ne s' accommode point à notre foiblesse. L' un nous aime et nous console, l' autre nous hait et nous désespere. Toujours on tâche, autant qu' on le peut, de vivre en paix avec son ame, d' en déraciner tous les germes, d' en effacer toutes les traces du remords; et c' est quand l' homme n' est pas tout-à-fait mécontent de lui-même, qu' il est en état de lutterenfin contre les préjugés et les vices, qu' il reconnoît tôt ou tard pour les ennemis de son repos. Si les maximes les plus touchantes, et les plus adaptées au coeur humain, ne parviennent pas tout d' un coup à nous rendre meilleurs et plus heureux, elles préparent du moins, elles accélerent cette raison tardive, mais durable, que la succession des épreuves et des événemens de la vie amene nécessairement. Il me fallut donc, en entrant dans cette nouvelle Sybaris, payer un tribut d' autant plus inévitable, que mes passions étoient plus véhémentes, et mon imagination plus active. Je fus d' abord en proie à mille desirs, à mille idées confuses, dont le raisonnement qui suit fut à-peu-près le résultat. " Dieu n' a-t-il doué l' homme d' un génie créateur, ne lui a-t-il suggéré l' invention de tant de merveilles, la recherche de tant de moyens, pour varier, pour multiplier ses jouissances, n' a-t-il mis sous ses yeux tant d' objets de séduction que pour en exiger le continuel sacrifice? Pourquoi m' introduiredans un parterre éclatant des fleurs les plus belles, s' il m' est défendu d' en cueillir? Pourquoi tenter, enfin, l' être foible et malheureux qu' on sait incapable de résister? Au lieu de me faire homme, que ne me faisoit-il un ange, ou un être intermédiaire entre l' homme et les esprits célestes? " je frémissois au milieu de ces réflexions coupables, et le souvenir d' Ermance, l' unique souvenir de mon épouse, obscurcissoit tous les tableaux du plaisir et du luxe, tout l' éclat des objets qu' ils présentent ramenoit la douleur et souvent l' effroi dans mon ame. Mais j' avois affaire à des hommes qui ne donnoient pas le tems à la réflexion de mûrir dans mon esprit. J' étois tombé entre les mains de ces agréables de la capitale, qui érigent la scélératesse en systême, et la font passer en amusement; qui se disant les dispensateurs des réputations, les maîtres de la renommée, s' emparent de tous ceux qui débutent dans le monde, les endoctrinent, les forment, et se dépêchent deles associer à tous leurs vices et à tous leurs travers. Au plus petit nuage, à la plus petite altération visible sur mon front, ils opposoient la proposition d' une partie brillante chez quelqu' une de ces beautés fameuses que tout le monde court, dont personne ne fait cas, et qui cependant donnent le ton au grand nombre. Ils me menoient chez les femmes galantes, chez les femmes coquettes, et dans tous les cercles assez à plaindre pour s' amuser de leur fadeur et de leur impertinence, c' est-à-dire, dans les assemblées où les sottises brillantes font fortune, où l' on déchire les amis foibles, le mérite indigent, les grands disgraciés et les beautés passées. Ils alloient chez les marchands s' émerveiller de tout, avoir envie de tout, demander le prix de tout, sans jamais rien acheter; dans les atteliers des peintres et des sculpteurs, admirer des choses médiocres, critiquer des chefs-d' oeuvres, donner des avis aux artistes, et afficher par-tout leur ignorance et leur fatuité. Enfin, ils me traînoient péniblement de maison en maison de boutique en boutique, de fête en fête; mais detous les lieux où ils promenerent mon avide curiosité, le spectacle fut l' écueil le plus funeste à mes principes de constance et de foi conjugale, déja bien altérés. La pompe du théatre, dont je n' avois vu qu' une foible esquisse en province, la perfection du jeu des acteurs, et la beauté des femmes exagérée par tous les prestiges de l' art, qui exerce tant de pouvoir sur les yeux; cette illusion complette et délicieuse qui fait oublier l' actrice pour laisser voir seulement le personnage qu' elle représente, et ramener l' ame à tout l' intérêt qu' il inspire, cet attendrissement doux qu' on éprouve et qui dure encore lors même que l' illusion n' est plus, ce charme, enfin, de songer que l' expression si vraie d' un sentiment vertueux et tendre, ne peut partir que d' un coeur fait pour en être pénétré, tout cela vint me livrer au délire passager, mais impétueux, de la passion la plus vive. Le dirai-je? Le remords s' éteignit au fond de mon coeur; l' image d' Ermance en fut repoussée, bannie, par l' image d' un objet digne de tousles mépris: ce coeur, autrefois le temple du saint amour, acheva de se dégrader par un culte profane, et put trouver dans des plaisirs désavoués par l' honneur, des transports faits pour être le prix de la vertu. Je bus l' oubli de l' innocence, l' oubli même de mon crime, avec la coupe empoisonnée que m' offrit une nouvelle Circé, et dès cet instant ma métamorphose fut complette. Les petits besoins de la vanité, des fantaisies ardentes, la fureur des bonnes fortunes, remplacerent des moeurs pures, des goûts honnêtes, et la plus noble des passions. Une riche parure couvrit la honte de cet inconcevable changement, un char brillant promena mes nouveaux travers, et toutes les superfluités de la mollesse et du luxe, toutes les curieuses bagatelles que l' on a moins pour l' utilité que pour l' ostentation, acheverent de fairede moi un de ces hommes que le vulgaire envie, et que le sage voit en pitié. Le faste régla mes dépenses, la passion aveugle en détermina l' usage, et le vice et ses agens s' enrichirent d' un bien que réclamoient les gémissemens de la veuve, et le silence plus éloquent de la vertu souffrante. Ma raison, cependant, qui jettoit encore quelques lueurs du sein de l' abîme où je me précipitois, me fit entrevoir le néant de mon bonheur, et apprécier le nouvel objet qui m' avoit séduit. Parmi les témoignages de la passion la plus vive, je distinguai les caresses de l' art, de ces étreintes délicieuses qui font trouver dans un moment de jouissance l' oubli d' un demi siecle d' adversité. Je me rappellai la plus adorable des femmes, mon coeur fut chercher son coeur au milieu des transports qui l' outrageoient, et mes plaisirs imparfaits, et empreints d' une sorte de désespoir, furent un hommage pour mon épouse dans les bras de ma maîtresse. Mais celle-ci s' enorgueillissoit moins du triomphe de ses yeux, qu' elle ne s' inquiétoit du nombre de mes largesses; et les dons de ma bourse la flattoient beaucoup plusque mes soupirs. Je m' en apperçus, j' en fus indigné. Le dépit amena le refroidissement; et, devenant plus circonspect, je suspendis mes bienfaits, afin d' acquérir de nouvelles lumieres sur le compte de ma belle. Ce tems d' épreuve ne s' accommodant point avec ses besoins de tous les jours, détermina son changement. Elle me quitta; et malgré le désespoir de ma vanité, plutôt que celui de mon amour, je ne pus m' empêcher de trouver son inconstance une justice. Gens du monde, qui traitez sérieusement l' infidélité d' une maîtresse; qui faites un étalage ridicule de ses sermens, de vos bienfaits, et des engagemens qu' elle a pris avec vous, ne voyez-vous pas que le changement est un privilége de son état, un droit que vous lui donnez vous-même, en faisant avec elle un marché honteux de l' amour et de ses plaisirs. Toute femme qui trafique de ses charmes, doit passer au plus offrant comme une marchandise. Toute femme qui se vend, déclare d' avance que l' innocence et l' honneur ne sont plus rien pour elle. L' absence de ces deux vertus ne suppose-t-elle pas l' absence,le mépris de toutes les autres? Et n' est-ce pas une absurdité, une folie, que de chercher les délicatesses et les procédés de l' honneur, dans un être voué au déshonneur, et qui d' ailleurs ne vous doit aucune vertu, puisque vous lui refusez toute estime? Celle qui a pu se familiariser avec l' opprobre, peut donc se faire un jeu de la perfidie, de la mauvaise foi, de l' exigence de vos prétentions, ne doit être fidele à rien, si ce n' est à l' intérêt qui la console, par toutes les commodités de l' abondance et du luxe, de l' infamie dont vous la notez, et qui, dans des tems de corruption, lui rend aux yeux de la multitude, la considération qu' elle perd aux yeux de quelques sages. Guéri de mon fol amour, il me resta dans l' ame un sentiment de vuide et d' aigreur, un mélange de foibles regrets, de nouveaux desirs, et ma vanité s' irritant de plus en plus, me lança tout-à-fait dans le tourbillon. D' ailleurs, craignant la solitude et les réflexions qu' elle amene, je me répandois au dehors, pour ne pas rentrer au dedans de moi. Je me redoutois moi-même,et cherchois le bruit, de peur de rencontrer le remords. Il se faisoit sentir cependant, malgré mes soins pour l' éloigner. Quand mes regards tremblans osoient se tourner vers les lieux paisibles où respiroit Ermance, j' étois accablé de l' effroi de mes égaremens. Me croyant alors dans cette situation désespérée dont on ne revient plus, j' étois comme le scélérat qui, n' espérant plus échapper à la justice des hommes, cherche à s' étourdir sur son sort par de nouveaux crimes; et j' aspirois peut-être à cette insensibilité que donne l' habitude des forfaits. Pourquoi n' avons-nous plus ces qualités mâles et vigoureuses qui maintiennent dans le parti de la vertu, et firent tant d' hommes étonnans parmi nos aïeux? Pourquoi trouve-t-on si rarement, parmi nous, cette élévation et cette continuité de courage qui pourroient seules légitimer la haute opinion que nous avons de notre espece? La cause de cette sorte de dégradation est sans doute dans l' état actuel de l' esprit humain. Sans admettre le paradoxe, qu' il est dangereux d' éclairersa raison, on ne peut disconvenir, que les sciences et les arts, à force de polir la société, n' établissent le premier degré de la corruption dans un empire, et ne lui fassent faire un pas vers sa décadence. Des goûts frivoles, des inclinations molles que produisent les talens agréables, de l' abus des arts et des richesses, a résulté, parmi nous, l' affoiblissement de ce grand ressort de l' ame, qui lui donne une tendance irrésistible vers les grandes choses. Autrefois, (et ces exemples de l' antiquité cités tant de fois, ont besoin peut-être d' être rappelés sans cesse, pour être enfin suivis) autrefois les vertus individuelles, les vertus sociales, les vertus guerrieres se nourrissoient, se fortifioient par l' exemple des moeurs publiques, par l' exemple des récompenses et des honneurs prodigués dans les jours de fêtes, au génie, à la sagesse, au patriotisme. Aujourd' hui nos moeurs, nos sociétés, nos fêtes, sont la source de la dépravation, l' écueil de toute vertu. Les jeux de la gymnastique, les exercices mâles et robustes qui formoient la jeunesse à supporter les fatigues, à vaincre les périls, et par conséquent à se vaincresoi-même, ont fait place à une éducation casaniere qui énerve le corps et ne permet pas même à la nature de le perfectionner, qui rapetisse l' esprit au lieu de l' agrandir, en ne mettant de prix à ses heureux développemens, que de futiles bagatelles, ou de vains objets de luxe et d' ostentation, peu capables même d' exciter l' indolence ou de ranimer le dégoût. Le coeur qui se ressent d' une aussi foible culture, gâté, avant d' être formé, par une si mauvaise éducation, ne sait ni résister, ni combattre, cede à tous les chocs, s' ouvre à toutes les passions; ses sentimens, ses desirs appartiennent à la multitude, aux circonstances, aux tems, aux lieux qui le commandent toujours. C' est ce qui fait que la société fourmille de ces automates légers et mobiles que les vents de l' opinion poussent et repoussent en tous sens au gré de mille directions, et qu' il est si rare de rencontrer un seul être qui mérite le nom d' homme. Le même jour nous voit passer de la joie à la tristesse, de l' amour à la haine, de l' endurcissement à la pitié, de la fureur au remords. Le même jour voit notre esprit s' occuper degrandes choses, et de soins minutieux, d' idées politiques, et de bagatelles, de réflexions morales, et de projets de folie. Chez le grand, nous desirons les honneurs, chez le financier l' opulence, et auprès du philosophe nous soupirons après la sagesse. Les mêts, la bonne chere même, changent notre maniere d' être, et causent en nous une métamorphose instantanée. Nos esprits sont-ils échauffés par les fumées de la table, nous ne connoissons plus les craintes, les ennuis, les revers, la terre entiere est notre partage. Les fumées se dissipent-elles, adieu notre confiance, notre fermeté, notre grandeur; nous nous retrouvons ce que nous sommes, c' est-à-dire, petits, foibles et misérables. Voyez un de nos modernes Apicius au sortir d' un bon repas; il paroît communicatif, affectueux, compatissant; sa démonstration, si vous le voulez même, est sincere; il se sent capable d' amitié, de bonté, d' humanité dans ce moment; mais cet homme alors, n' est plus lui-même, il ne voit rien, ne juge rien tel qu' il est, et n' en impose jamais à l' homme sobre et modéré qui l' observe de sang froid. Les alimens composés, les boissonsignées, qui fermentent dans son corps, agissant trop vivement sur les organes du sentiment, et précipitant leurs vibrations, ceux-ci transmettent à son ame des sensations forcées, et montent la machine sur un ton qui ne lui est pas naturel. Accostez le même homme quelques heures après dans un lieu public, ou allez le voir, le lendemain, chez lui, ce sera un autre masque, un autre maintien, un autre langage. Pauvres humains, dont les qualités morales dépendent des alimens qui vous nourrissent, de l' influence du sol qui vous porte; dont les jugemens, les volontés, le génie, les vertus même, peut-être, sont assujettis aux combinaisons si diverses des élémens qui composent l' air que vous respirez! Chétifs et malheureux humains! Vantez encore l' excellence de votre nature, et les priviléges de votre espece. Bientôt je tins un rang distingué parmi les agréables du jour. J' avois déja tous les ridicules en crédit, tous les travers qui réussissent dans le monde. J' étois de tous les conseils où se décidela grande affaire des modes, de toutes les parties extravagantes, de toutes les débauches où l' on se ruine sans s' amuser. Je donnois des concerts, des soupers délicieux dans de petites maisons. J' y rassemblois des libertins choisis, des femmes décriées, des beautés faciles; et comme il me falloit perpétuellement des fonds pour soutenir ce ton de luxe et de prodigalité, je profitois de ces heures de délire, pour tromper, sous divers prétextes, la plus respectable des femmes, pour ajouter les outrages du mensonge aux outrages de ma conduite. Sa crédule vertu étoit sans défiance, ainsi que sans reproche, et quand je recevois d' elle de ces lettres touchantes qui m' auroient dû faire mourir de repentir, je fuyois en frémissant; et comme le cerf blessé, que l' épouvante précipite au milieu des chasseurs, et qui vient de lui-même recevoir le coup mortel, je me sauvois chez les artisans de mon opprobre; et c' étoit en rendant ma cure plus difficile, que je trouvois du soulagement à mes maux. Peut-être, au moral comme au physique, un malade préfere-t-il à une douleur aiguë qui n' attaquequ' une partie de lui-même, la complication de mille douleurs qui le jettent, à force de souffrances, dans une sorte d' impassibilité. Je me dégoûtai, cependant, bientôt de cet ordre de femmes qui tirent leur éclat du produit de leurs charmes, et déshonorent à la fois les deux sexes. Hormis leur beauté, qui éblouit peut-être au premier coup-d' oeil, hors le manege de leur métier, le même chez presque toutes, je ne trouvai dans elles aucun véritable moyen de plaire; et la fureur constante des grands et des petits pour ces sortes de créatures, est peut-être un problême pour tout homme qui pense. Sans esprit, sans politesse, sans un seul de ces agrémens qui tiennent au mérite naturel de leur sexe, qui donnent du prix et même une certaine noblesse à la galanterie; mais qui ne se développent que par l' éducation; comment peuvent-elles captiver si long-tems des hommes estimables d' ailleurs par leur état, et par un mérite reconnu? Ce désordre, ce mal est encore un résultat des moeurs actuelles, une dérivation nécessaire de ce goût superficiel, du beau quine séduit que les yeux, de cet esprit universel de vanité, qui fait l' esprit dominant du siecle; car nous ne sommes plus dans ces jours de l' âge d' or, où l' ascendant d' un physique indomptable justifioit les foiblesses, où les sens se passoient du secours de l' imagination; et puis le regne des sens, quand il n' est pas soutenu par le moral de l' amour, est toujours bien court, à moins de ne plus supposer dans l' homme aucun principe différent du sens intérieur matériel, cause unique de la détermination du mouvement, et de toutes les actions dans les animaux. Il est un sentiment que l' honnête-homme, que le philosophe ne peut refuser à cette classe de femmes, c' est celui de la pitié qu' inspire leur sort, et que fait naître l' injustice de ceux qui, causant et partageant leur déshonneur, les condamnent à un mépris exclusif. Si l' une de ces femmes citée au tribunal de la raison, vouloit défendre la cause de ses pareilles, ne pourroit-elle pas apostropher ainsi notre sexe, et lui adresser ce langage:" hommes injustes! Qui vous arrogez le droit de nous flétrir après nous avoir séduites; quand par un pacte unanime et cruel entre vous, quand par la seule autorité de la force, et sans autre raison que votre impérieuse volonté, vous punissez en nous les foiblesses et les vices qui nous viennent de vous, réfléchissez, une seule fois, à quel point vous êtes coupables. Dès nos premiers pas dans la vie, nous marchons entourées d' ennemis perfides, et c' est vous qui tendez à notre innocence tous les piéges où elle vient succomber. Dès nos plus jeunes ans, vos regards avides suivent le développement de nos charmes, comme l' oeil affamé du tigre épie tous les mouvemens et suit toutes les traces de la proie qu' il veut dévorer. Touchons-nous à l' âge qu' ont marqué vos effrénés desirs, aussi-tôt commencent vos redoutables attaques. Avec quel art ne savez-vous pas masquer la noirceur de vos projets, et vous rendre nos esclaves, pour mieux devenir nos tyrans! Que de soumissions! Que de prieres! Que de soupirs! Pour flatter notre amour-propre, éveiller notre sensibilité, et abuser de notrefoiblesse! Que de paroles insidieuses! Que de sophismes adroits! Pour insinuer dans nos coeurs le dangereux attrait de la volupté, et imprimer enfin sur nos fronts le sceau de l' opprobre avec le premier baiser de l' amour. à force de réserve et de contrainte, de vigilance et de combats, nous conservons quelquefois cette fragile vertu, ce stérile honneur que vous cherchez perpétuellement à nous ravir, et que vos moeurs ont violé dans sa source; mais la nature, qui, même de votre aveu, nous donna des armes si puissantes pour vous séduire, d' accord avec l' audace de vos desirs, nous en a donné de bien foibles pour nous défendre contre vous. Notre candeur, notre ingénuité sont sans bornes. Notre foiblesse naturelle, la délicatesse de nos fibres, par lesquelles nous devenons susceptibles de tant d' impressions différentes, la finesse de nos organes extérieurs qui rend si vif en nous le sentiment du toucher, et nous jette dans l' ivresse avant que nous ayons pu même entendre la voix de la raison; nos traits plus doucement dessinés que les vôtres, ces formes plus arrondies, ce corps trop plein de grâces et de beauté qui,ne pouvant se contempler sans une douce complaisance, sans se croire fait pour ressentir et inspirer le plaisir, se jette dans ses bras au premier signal de l' amour; toutes ces causes, tous ces avantages dont nous sommes si fieres, et qui ne sont des avantages que pour vous, ne rendent-ils pas votre victoire plus facile, et notre malheur plus certain? Ce doux murmure d' éloges et de discours flatteurs dont vous chatouillez continuellement nos oreilles, votre empressement à prévenir nos plus légers désirs, à caresser, à déifier toutes nos fantaisies, entretiennent encore dans nos ames l' assurance de plaire, le contentement, la bienveillance, la tendresse, l' aménité. Ces mouvemens doux et simples n' y laissant que des images agréables, y affoiblissent, en bannissent peut-être les sentimens énergiques qui se développent, et se fortifient chez vous par les agitations compliquées, par le contraste des passions douces et fortes, par une vie plus active. C' est pour cela, sans doute, que vous avez grand soin d' éloigner de nous les grandes idées et les grands tableaux quipourroient nous donner de la vigueur et nous prémunir contre vos outrages. Habiles à mettre à profit l' empire que notre ame a naturellement sur nos traits, sur nos gestes et sur nos actions, interpretes véridiques de tous ses mouvemens, vous savez maîtriser nos pensées, déterminer nos caracteres; enfin, par un heureux tissu d' artifices et de crimes, vous vous emparez de toute notre vie. " non contens de nous avoir amenées au but qui acheve votre triomphe, et commence notre carriere d' infortune, non contens d' avoir consommé vos projets détestables, au mépris de toutes les vertus, de toutes les loix gravées dans le coeur de l' honnête-homme, vous nous abandonnez; et votre sang froid cruel se fait un jeu de notre désespoir. Plus féroces que l' assassin qui n' attend son semblable que pour l' immoler une fois, vous nous laissez une vie plus horrible que mille morts, une vie que souvent, à genoux, et noyées dans nos larmes, nous vous conjurons de nous arracher. Délaissées d' un séducteur, d' une famille respectable qui nous rejette deson sein, comment ne pas céder à notre affreuse destinée? Au lieu de réparer le crime de nous avoir séduites, en dirigeant vers le bien le penchant qui nous mit dans vos bras, le penchant si tendre qui nous consoloit de la perte de l' honneur par les plus douces illusions de l' amour, vous nous présentez le calice de la honte, et nous forcez de nous en abreuver à longs traits. Et c' est ainsi que l' homme généreux, que l' homme grand, que l' homme capable de tous les héroïsmes, récompense les nombreux sacrifices d' un sexe timide, destiné par la nature à lui faire chérir la vie; d' un sexe intéressant par sa douceur, par ses foiblesses mêmes, et sur-tout par son amour pour ses tyrans. " après nous avoir déshonorées, persécutées, désespérées, n' est-ce pas vous qui nous endurcissez dans le vice? Vous achevez d' éteindre en nos ames le flambeau de la conscience, et nous ravissez cette tristesse de l' opprobre, affreuse à la vérité, mais qui nous laissoit au moins le mérite du remords. Formées par vous à l' audace,à tous les excès, nous arrivons insensiblement à ce comble de dépravation qui donne à nos traits un caractere farouche, un air repoussant même aux yeux des plus vils débauchés, et nous rend le rebut de la nature entiere. Pour surcroit de misere, notre état ne nous laisse plus de sauve-garde civile contre vos injures et votre brutalité; et vous venez, l' or à la main, nous imposer d' odieuses loix. Obligées quelquefois de souiller nos appas, jeunes encore, dans les embrassemens de la décrépitude, de feindre les extases de la jouissance, alors que le dégoût glace nos coeurs; il nous faut recourir à des caresses recherchées, créer des sens à ceux qui n' en ont plus, et rappeler la vie dans des cadavres. Il faut que notre complaisance se lasse enfin de ses criminels efforts, et que la nature, outragée par ces raffinemens inouis de débauches et de crimes, s' en réjouisse enfin, comme de l' extrême frénésie de l' homme dégradé, qui va mourir victime de son dernier attentat, et purger la terre d' un corps immonde qui souilloit sa surface. " c' est alors, ô mortels dégénérés! Quel' indignation nous tient lieu de vertu. C' est alors que nous vous rendons mépris pour mépris, aversion pour injure, et que la pudeur revivant en traits de feu sur des fronts que vous marquâtes du sceau de l' infamie, nous redonne au moins toute l' énergie de la haine, et nous venge de vos outrages en vous ravalant, même à nos yeux, au-dessous des plus vils animaux. Philosophes, qui cherchez des lumieres sur la dignité de l' homme, voulez-vous prendre une idée de sa grandeur? Venez le contempler dans nos bras! " je mérite, sans doute, la flétrissure que vous imprimez sur ma vie. Je suis digne de toute ma destinée, et ne veux point m' y dérober; mais que l' auteur et le compagnon de mes débauches, que celui qui me traîna comme par la main dans l' abîme d' où je ne sortirai plus, subisse au moins mon sort, et soit enveloppé dans la même infamie. " hommes inconcevables! Qui trouvez lebonheur où vous avez placé la honte; qui persécutez la créature charmante de qui vous tenez le plus vif, et peut-être le plus réel de vos plaisirs; hommes iniques! Ou plutôt, hommes justes! Vous avez raison de punir l' être trop généreux qui seme pour vous de fleurs le sentier de la vie, quand vous n' êtes occupés qu' à le joncher pour lui de ronces et d' épines. Son crime est de vous rendre heureux. Son crime est de perpétuer votre race. Ah! Puisse-t-elle s' anéantir, cette race criminelle, avec les victimes de votre barbarie, et ne laisser sur la terre aucun monument de vos forfaits, de notre honte, et de nos malheurs " . Les devoirs de mon état, les soins de mon avancement ne m' occupoient plus. Je m' inquiétois seulement de trouver mille raisons, mille moyens spécieux, pour légitimer auprès de mon épouse et de mes chefs, mon long séjour dans la capitale. Croiroit-on qu' une ame élevée dans tous les principes de la saine morale, ait pu se pervertir au point de prendre en dégoût ses obligationsles plus saintes, jusqu' à trahir et outrager de sang froid la plus adorable des femmes? ô abîme du coeur humain! Ce n' est pas sans sujet que le philosophe tremble de sonder tes obscures profondeurs. Les lumieres qu' il rapporteroit de cette triste recherche, grossiroient encore les tenebres de son entendement, et ne feroient qu' accroître les ennuis de son ame, déjatrop attristée par la contemplation des miseres visibles accumulées dans le séjour de l' homme. Ennuyé des courtisannes, je cherchai des intrigues parmi les femmes des conditions brillantes de la société. En prenant du goût pour elles, je crus épurer mon coeur, que je venois de souiller par des passions viles. Mais mon coeur, en se polissant par l' usage du grand monde,se blasa davantage. Mon esprit acquit plus de finesse aux dépens de la franchise, plus de ce brillant qui en détruit la solidité, plus de ces connoissances superficielles qui étouffent la raison et nourrissent les illusions dangereuses; plus, enfin, de cette recherche de manieres extérieures qui dispensent des choses qu' elles promettent par l' air et le ton qu' on y met, et qui sont peut-être le signe le plus assuré du vuide de la pensée et du silence de l' ame. J' appris à débiter joliment des choses frivoles, et à leur donner un tour précieux; à faire valoir des idées sans consistance, à disserter sans raisonner, et à parler long-tems sans rien dire. J' appris à persiffler avec sel, à médire avec politesse, à mêler la grâce à la malignité, à intéresser par beaucoup de vices, et à plaire sans aucune vertu. Dans les premiers rangs, les femmes connoissent peu les grandes passions; mais si l' esprit de leur état, si le tourbillon qui les entraîne ne permet point au sentiment de pénétrer dans leur coeur, elles en ont cependant tout l' extérieuraimable; si elles sont étrangeres au véritable amour, soyons justes, il est remplacé chez elles par une foule de choses charmantes qui n' appartiennent qu' à elles. Où trouver ailleurs que dans les femmes des conditions élevées, ce genre d' esprit qui plaît par tant de côtés séduisans, par tant de nuances délicieuses; ce don de suppléer une beauté par un agrément, un raisonnement, par une saillie, et de renouveller, à tous les instans, cette fécondité de pensées et d' expressions légeres, qui, sans avoir rien de neuf, présentent toujours une couleur piquante, et semblent toujours inspirées et tournées par les grâces les plus sensibles? Où trouver ailleurs, cette sagacité singuliere à juger le mérite d' un homme, à saisir son caractere, ses goûts, ses foiblesses au premier coup-d' oeil, et à pressentir sur le champ le profit qu' en peuvent tirer le caprice, l' amour-propre, ou la vanité; cet art de placer les prétentions de son état, sans les faire trop sentir, de cacher et de faire valoir toutes les autres, de mettre par-tout de la délicatesse,et d' en supposer à ceux qui en sont le moins susceptibles, d' accorder ses goûts avec les bienséances, de remplacer la vertu par son masque le plus séducteur, où de justifier ses foiblesses par l' aveu même de ses foiblesses, quand la honte de cet aveu s' efface par la magie de l' esprit, quand la magie de l' esprit enchaîne toutes les langues de la malignité, et ne laisse plus même de voix à la sagesse déconcertée et réduite à blâmer tout bas ce qu' elle ne peut s' empêcher de condamner? Où trouver autre part que chez les femmes accoutumées à figurer sur le grand théâtre de la société, ce talent d' annoblir un commerce de galanterie, de lui donner toute l' importance, d' y mettre tout le génie d' une négociation d' état, d' engager, de conduire une intrigue comme il plait, et de la rompre quand il plaît, sans laisser à celui qu' on quitte, d' autre alternative que celle du silence ou du ridicule? Où trouver, enfin, dans les états inférieurs, cet ensemble de charmes acquis par une éducation brillante, et développéspar l' usage; de vices embellis et de qualités précieuses si propres à distraire de l' ennui des amusemens frivoles, celui qui n' a point d' autre élément que le tourbillon du grand monde, et dont le coeur usé par tous les raffinemens et par tous les abus de l' esprit, ne doit jamais ressentir les délices de la plus ardente des passions. Voyant donc que le rang, que la gêne des bienséances n' excluoient pas les petits soins et les plaisirs de la galanterie, poussé par un mouvement insensible et continuel, je m' abandonnai à mille nouveaux prestiges sans presque m' en appercevoir. L' impression vive et persévérante des images qui, dans les heures de solitude, rappeloient sans cesse à mon imagination les objets les plus séduisans du pays merveilleux que j' habitois; la représentation de ces objets, plus active encore que leur présence, remplissant les intervalles de l' action tumultueuse de mes sens, rendoit continue la léthargie de mon ame. Cet instant fut le point le plus marqué de mon ivresse. Les heures rapides de la folie, avoisinent, comme on sait, les longs jours du malheur.Les dégoûts se multiplient avec les excès, et c' est après le sommeil de l' ame que le réveil est affreux. Le plaisir bientôt perdit à mes yeux ces couleurs brillantes et morales avec lesquels nos passions cherchent à le travestir. Un plaisir purement matériel succéda. Ce plaisir nud, triste et momentané, fut remplacé par la seule vanité qui forma désormais et rompit tous mes attachemens. La vanité s' affoiblissant, s' émoussant à son tour, dans mon ame desséchée, n' y laissa qu' une habitude froide, source de l' ennui, et l' ennui resserrant et fermant mon coeur, l' entoura d' une enveloppe funeste qui devoit bientôt se briser, en le déchirant de mille blessures. J' appris donc que si le coupable réussit à s' étourdir quelquefois, il ne parvient jamais à trouver le contentement; qu' il n' abandonne pas les plaisirs, mais que les plaisirs l' abandonnent, et se détachent de lui l' un après l' autre. Cependant, l' heure de ma guérison n' étoit pas venue. Je cédois à la destinée qui me faisoit suivre toutes les gradations, passer par tous les excès del' inconduite et du libertinage; et j' en vins bientôt à briguer des jouissances recherchées, et à tendre des piéges à l' innocence. Malheur à l' homme qu' un penchant indomptable emporte incessamment vers un sexe né pour le supplice aussi bien que pour la consolation de nos jours. Si chez lui cette passion n' est pas modérée par la probité, épurée par la délicatesse, ennoblie par un heureux choix, on le verra attenter aux noeuds les plus sacrés de l' ordre social, fouler aux pieds l' honneur, trahir l' amitié, violer toutes les vertus. On le verra presser dans ses mains les serpens de la jalousie, en exprimer le poison et s' en abreuver goutte à goutte; se repaître d' amour, de haines, de transports furieux. On le verra chercher, atteindre, immoler l' objet de ses vengeances, sourire à ses derniers cris, triompher de ses derniers soupirs, boire à la coupe d' Atrée et s' y désaltérer à longs traits, si le sang qu' elle contient est le sang d' un rival. Que son état ou d' autres circonstances le tiennent éloigné des objets de sa passion, il cherchera dans d' affreux supplémensle soulagement de la flamme inextinguible dont il sera dévoré. Enfin, dans quelque situation, en quelque lieu du monde où il se trouve, on le verra se dessécher, se flétrir, marcher à grands pas vers sa destruction, la contempler d' un oeil avide, la précipiter, en chérir les approches, en adorer les causes et les multiplier. On le verra tourmenter son imagination, pour qu' elle reproduise à ses yeux et rende à ses sens, à toutes les heures, les objets de ses sombres feux; leurs séductions, leurs appas, les extases frénétiques qu' il trouva dans leurs caresses, et mourir, enfin, victime infortunée de ses excès et de ses desirs impuissans. Je ne décrirai point cette suite d' aventures galantes, de trames heureuses et de perversités dont un autre à ma place se feroit des trophées. Ma plume refuse de retracer ces tems de la sécheresse, ou plutôt de l' agonie de mon ame, où je n' avois de volonté que pour le mal, d' aversion que pour le bien; et si je m' arrête un peu sur le tableau qui va suivre, ce n' est pointpour fixer l' imagination du lecteur sur des images voluptueuses, mais pour dévoiler l' art dangereux d' un séducteur, et prémunir l' innocence contre les attentats du vice; pour confesser enfin le plus grand crime de ma vie, et subir, aux yeux du sage, toute la honte de cet humiliant aveu. Pendant l' ivresse de mes goûts volages, je n' avois éprouvé qu' une succession rapide de sensations, dont mon coeur ne gardoit aucune trace, et n' avois point fait de passion véritable. Le délire de ma vie turbulente et sans plaisir, se perpétuoit par la crainte d' en sortir, plutôt que par le charme que j' y trouvois; et l' idée de ce qu' on nomme dans le monde, une passion en regle, m' effrayoit moins par la peur du ridicule, que par la persuasion où j' étois, qu' un attachement vrai qui mene à la raison, auroit pu, par une suite de réflexions sérieuses, ramener et fixer mon souvenir sur ces tems du regne de l' amour moral, écoulés doucement dans les bras d' Ermance, et précipiter enfin ces jours dedéchirement et de désespoir que je ne pouvois éviter. Ah! Tout vil, tout corrompu que j' étois alors, et par mon inconstance même, j' honorois encore cette femme céleste. En ne formant aucun noeud durable, je respectois peut-être la chaîne de l' hymen; en sauvant mon coeur du désordre de mes sens, dans le tumulte de mes ennuis, de mes pensées vagues et confuses, et par le mal-aise de mon ame, je confessois qu' Ermance seule méritoit l' hommage constant du respect et de l' amour. Un jour que je traversois un jardin public, j' apperçus la vieille baronne de , se promenant avec une jeune femme dont les traits m' étoient inconnus. C' étoit la comtesse de , nouvellement arrivée dans la capitale. Elle n' avoit point une figure éclatante; mais avec toute la fraîcheur et tout l' attrait de la jeunesse, il ne manquoit à son teint que le coloris plus animé du sentiment. Sa bouche vermeille, n' avoit encore exprimé que le sourire de l' innocence, et son coeur, plongé dans le calme despassions, ne s' étoit pas même ouvert aux caresses d' un époux. Elle n' avoit trouvé dans ses bras, que la satisfaction tranquille d' obéir aux auteurs de ses jours. En la mettant sous le joug de l' hymen, ils lui avoient recommandé de chérir l' homme qu' un saint engagement rendoit le maître de sa personne, et le compagnon de sa destinée; et peut-être avoit-elle pris pour de l' amour, cette amitié froide, ou plutôt cette complaisance machinale dictée par la bouche d' un pere, et qui n' eût jamais sa source dans les délicieuses affections du coeur. Cette espece d' attachement néanmoins, étoit la base de sa vertu, et la rendoit d' autant plus solide, qu' il étoit un sentiment d' obéissance de la part de la jeune comtesse, et que l' empire du devoir est absolu sur des coeurs fermés aux passions violentes, qui joignent encore toute la force de la piété filiale, à toute la foiblesse des préjugés de l' enfance. La baronne, au contraire, étoit une de ces femmes dont Paris offre des modeles, qui ontvieilli dans les intrigues, dans la turpitude de la galanterie, et fini par être chassées de la bonne compagnie dont elles firent le déshonneur. Trop éloignée de l' âge de plaire, pour conserver des prétentions, elle avoit substitué aux petits défauts de son sexe, ces vices odieux, qui sont moins des vices que les dernieres et criminelles ressources d' un coeur tout à fait corrompu. Soit que le tems eût effacé de son ame les petites inimitiés de l' amour-propre, soit que sa haine pour son sexe, accrue par l' éclipse de ses charmes, irritât ses déplaisirs, et lui fît voir des objets dignes de toute sa vengeance, dans celles qui s' avisoient de plaire, quand elle n' étoit plus qu' un objet de mépris, elle cherchoit à se lier avec toutes les femmes qui débutoient dans le monde, et avoient le malheur de ne la pas connoître; s' emparoit sur-tout de celles qui arrivoient de province, leur donnoit des regles de conduite à sa maniere, combattoit leurs scrupules, détruisoit leurs préjugés, lorsqu' elles en avoient, et leur cherchoit des amans. Dans l' occasion même, elle produisoit des filles; sa maison servoit à des parties de plaisirs, à des soupers libertins. Elle donnoit la main à toutes les perfidies, à tous les projets de séduction, et par ces basses complaisances, et mille autres soins officieux, cent fois plus vils encore, se rendoit supportable, et même nécessaire aux hommes, et sur-tout aux jeunes gens, dont elle recherchoit toujours la société, n' osant et ne pouvant plus en attendre autre chose. La jeune comtesse, séparée de son époux depuis plusieurs mois, tirée par des événemens du fond d' une province où elle vivoit heureuse, et jettée, comme des nues, dans le sein de la capitale, étoit tombée dans les mains de cette baronne méprisable. Sans défiance sur les dangers de sa jeunesse et de sa beauté dans cette ville dangereuse, elle s' applaudissoit de la rencontre d' une femme qu' elle jugeoit respectable par son nom, par son âge, et qui lui promettoit les ressources d' une société agréable et les conseils de l' expérience, dans une ville immense où elle étoit inconnue.Je les aborde et salue la comtesse de l' air le plus respectueux. La baronne, dont je suis connu, prononce mon nom, et, quoiqu' elle vît toute la terre en hommes, elle m' annonce comme un de ceux qui composent le petit cercle d' amis où s' est restreint son dégoût pour le grand monde. L' objet de ma subite apparition ne pouvoit échapper à son coup-d' oeil expérimenté. En regardant la comtesse, mes yeux sembloient dire: qu' elle est belle! Qu' elle me plaît! Qu' elle est digne de tous mes transports! Après quelques tours, on sort du jardin. J' offre ma voiture. La comtesse avoit la sienne. Nous nous séparons. Je ne demande point la permission d' aller faire ma cour. Un coup-d' oeil de la baronne, m' assure que je suis entendu, qu' on est disposée à me servir, et devient pour moi le garant des plus doux plaisirs. Dès le même soir, je vole chez elle. Je la trouve dans la plus grande solitude. On veut s' en faire un mérite. On m' attendoit. C' étoit pour moi qu' on avoit congédié le prince de * le duc de * et beaucoup d' autres personnes de la premiere considération. C' étoit pour être toute à moi, qu' on n' étoit visible pour personne; qu' on avoit même remis des affaires de la plus grande importance. Je veux parler, on m' interrompt: -" on sait ce qui vous amene, et quel service vous attendez de nous. Monsieur se lasse des beautés de la capitale, il lui faut un coeur neuf, des appas tout frais, pour réveiller ses appétits languissans. Ses grandes fatigues, son excessive mollesse ne lui permettent pas de supporter seul le mortel ennui d' une intrigue suivie. Il faut qu' un autre en partage le fardeau; et qui choisit-il encore pour exercer, pour soutenir avec lui ce grave ministere? Une femme, la baronne de , autrefois l' idole d' un sexe, et le désespoir de l' autre. Il faut que, sans être arrêtée par cette considération, sans songer au tort que cela peut faire, aux suites de l' indiscrétion toujours inévitables, il faut que, sur le champ, la bonne et complaisante dame, favorise les amours de monsieur que voilà. Et bien, nous ne démentirons point l' idée de grandeurd' ame et de zele infatigable que vous avez de nous. On vous fera le sacrifice d' une réputation qui se soutient encore par le souvenir de ce qu' elle fût. Oui, monsieur, l' on aura pitié de vous, l' on vous servira " . Je la remerciai par ces lieux communs de phrases et de paroles obligeantes que la bouche adresse, en même tems que le coeur et les yeux prodiguent les témoignages du plus profond mépris. Elle ne manqua pas de me vanter excessivement à la jeune comtesse, de lui faire le plus fastueux étalage des qualités que je n' avois pas. On étoit sans défiance, j' obtins la permission de faire ma cour. Je fus introduit dans l' asyle de la candeur et de la vertu. Pendant les premiers jours, j' y parus de l' air le plus attentif et le plus soumis: et l' on sait combien ce ton a d' empire sur les femmes, combien il donne de confiance à celles même qui sont le plus en garde contre les piéges des hommes. Ce fut là ma premiere attaque. J' y substituai bientôt des empressemensplus marqués, un langage plus tendre; mais à travers l' accueil le plus riant, les manieres les plus affables, à travers beaucoup d' agrémens dans l' esprit, je démêlois un terme où mes desirs audacieux et mes criminelles espérances devoient s' arrêter. J' entrevoyois une barriere insurmontable de sagesse, appuyée sur des principes fortement enracinés, et tous les efforts d' une logique insidieuse, toutes les armes de la séduction venoient se briser contre un coeur ingénu qui ne doutoit pas plus de la constance de ses sentimens, qu' il ne soupçonnoit la scélératesse de mes projets. Si je n' avois voulu que satisfaire une fantaisie, qu' obtenir la gloire d' une conquête passagere, j' aurois brusqué l' aventure; mais la petite vanité de plaire un instant, l' insipide voeu d' avoir une femme de plus, ne m' avoient point engagé dans cette pénible intrigue. Les triomphes du moment, les plaisirs faciles ne faisoient plus que glisser sur une ame comme la mienne. J' aspirois à la volupté plus recherchée d' émouvoir pardegrés un jeune coeur, d' en bannir tous les scrupules, tous les obstacles à l' assouvissement du desir, et d' y porter tout l' embrâsement d' une passion violente. Un autre sentiment néanmoins, dont je n' osois me rendre compte, me donnoit quelquefois des mouvemens de tristesse et de sensibilité véritables, se changeoit quelquefois en un sentiment de justice et de respect qui glaçoit mes sens, et m' arrêtoit tout court au milieu de l' éloquence passionnée que j' employois à séduire la comtesse. Elle s' accoutumoit cependant à cette dialectique sentimentale, que je rendois inépuisable par mon ardeur à poursuivre mes projets, que j' enjolivois de ces demi-lueurs du jargon moderne dont je possédois déja tout le secret. Si elle n' alloit pas jusqu' à son coeur, elle charmoit son esprit, et devenoit un murmure agréable pour ses oreilles. Le fatal poison n' avoit pas encore approché de ses levres; mais ses yeux commençoient de voir avec complaisance la main barbare qui s' obstinoit à le lui présenter. Ce quid' abord ne lui avoit semblé qu' un langage piquant dont elle ne voyoit ni le sens ni l' objet, qu' une suite de raisonnemens ingénieux propres à faire briller les saillies de l' esprit, devenoit enfin, pour elle, d' un intérêt plus tendre et plus visible. Je ne faisois plus, comme au commencement, tous les frais de la conversation; elle me répondoit; elle combattoit mes pernicieuses maximes, mais avec toute la foiblesse, avec tout le charme d' un adversaire de son sexe, qui songe moins à se défendre qu' à considérer celui qu' il combat. D' ailleurs, la morale simple de l' innocence, si éloignée de nos moeurs actuelles, avoit bien peu de force contre la morale plus hardie et plus accréditée que je voulois faire passer. Mes idées paroissoient lumineuses à la faveur du faux brillant dont je savois les revêtir, et se succédoient avec trop de rapidité pour donner le tems de les approfondir. La comtesse étoit étourdie sans être convaincue; mais ce trouble où je laissois son ame, quoiqu' il ne fût pas la conviction, agissoit lentement et puissamment, interrompoit peu à peu le sommeil de l' indifférence,et peut-être commençoit-elle à composer avec la sagesse, et à mettre en problême ces regles et ces devoirs qu' une femme doit recevoir et pratiquer comme une loi dont l' examen est un crime. La réflexion venoit quelquefois à la suite de nos conversations trop pleines de chaleur. Elle ne se dissimuloit pas que mes principes étoient condamnables, qu' ils tendoient à détruire la sainteté du mariage; et ce qui devoit l' éloigner de moi, m' interdire à jamais sa présence, servit à rendre notre liaison plus étroite. Elle vouloit me faire abjurer ce qu' elle appeloit mes erreurs, et pour cela il fallut nous voir plus souvent. Elle avoit à coeur de me voir une autre façon de penser dont elle me jugeoit digne. Tant de douceur et de politesse, tant de manieres respectueuses masquoient mon ame scélérate! Elle me croyoit séduit et non pas corrompu; elle vouloit me corriger. Hélas! L' infortunée ne voyoit pas que j' avois sur elle l' ascendant de l' expérience, celui de mon âge et de mon sexe; elle ne voyoitpas que le méchant qu' on plaint, est le tigre qu' on flatte, et que le bien accueillir, c' est se nommer sa victime. Mes visites devenoient plus fréquentes et plus longues; on ne s' en appercevoit pas. L' habitude de me voir devenoit un besoin, et ce besoin étoit de tous les jours. On s' attachoit à mon langage, on s' arrachoit avec peine, et toujours trop tard, au plaisir de m' entendre; on supportoit impatiemment mon absence de quelques heures. On est bien près de succomber au péril, quand le péril a pour nous des charmes, ou quand il échappe à notre discernement; et l' on ne sait pas se défendre de l' ennemi qui attaque, quand ses armes vont droit au coeur. Occupé sans cesse à guetter la premiere étincelle du feu que je voulois allumer, j' apperçus cet heureux progrès et m' en applaudis. Je redoublai de soins et de vigilance pour hâter l' incendie dans l' ame de la comtesse. Les tableaux les plus animés du bonheur de l' amour, tout ce que la passion a de ressources touchantes, l' artificede moyens adroits fut mis en usage. Je vis enfin ce coeur, jusqu' alors insensible, s' amollir, soupirer, se rendre. Ses yeux, où n' avoit encore lui qu' un doux éclat, brillerent d' une flâmme inconnue, exprimerent tour-à-tour la sensibilité, le repentir, la contrainte de l' amour qui se cache, et l' abandon de l' amour qui encourage le desir. Son teint se colora d' un vermillon plus éclatant; sa bouche, où l' on voyoit errer auparavant un paisible sourire, s' entr' ouvrit pour donner passage à des soupirs; et son sein, toujours agité d' un mouvement uniforme, et interprete du calme intérieur, fit voir, pour la premiere fois, des battemens inégaux et précipités. Je savois combien l' imagination des femmes est légere et prompte à s' enflammer. Je savois que tout les frappe, et se peint en elles avec vivacité; que le grand moyen de s' emparer de leur coeur, consiste à les captiver d' abord par les yeux et par tous les sens; que le merveilleux, que tout ce qui paroît embellir et surpasser la nature, eût toujours mille attraits pour elles; etje résolus de mettre en oeuvre tous les prestiges de l' art, pour achever le délire et consommer la défaite de la comtesse. Ce noir complot se forma chez la baronne, et tout fut concerté de maniere à en assurer le succès. Il y avoit dans les environs de Paris, sur les bords de la Seine, une délicieuse maison de campagne, consacrée uniquement à des parties fines, et qu' on étoit dans l' usage de louer fort chérement à tous ceux qui vouloient y passer quelques jours avec leurs maîtresses. Elle fut retenue par mon ordre, et j' y fis disposer, à grands frais, les apprêts de la plus brillante fête. Je prétextai un voyage indispensable, et pris congé de la comtesse, voulant que son amour s' irritât par mon absence, que la solitude changeât ses desirs en besoins, et que son imagination ramenée, livrée toute entiere aux séduisantes images que j' avois rassemblées mille fois sous ses yeux, achevât de subjuguer son coeur. Tout réussit au gré de mes coupables voeux. Ons' apperçut de mon absence; on devint triste et rêveuse. La fête de la baronne arriva sur ces entrefaites, et, suivant nos projets, ce jour devoit être celui de mon triomphe et l' époque du malheur de la comtesse. Elle est invitée la premiere à la fête. Je n' étois pas de retour encore. Tout le monde se plaignit de ma longue absence. Des convives payés pour me louer, vanterent en moi tous les genres de mérite, me proclamerent le plus aimable des hommes, pendant un dîner splendide et bruyant. à chaque louange dont j' étois l' objet, le coeur de la comtesse palpitoit de plaisir, et se familiarisoit davantage avec le sentiment qu' elle n' y avoit d' abord surpris qu' en tremblant. Après le repas, tous les convives s' éclipsent, à l' exception d' un seul, destiné à servir mes desseins. La baronne propose un souper dans une jolie maison de campagne située à quelques lieues de Paris, et qu' elle dit lui appartenir. On avoit besoin de distraction, la partie est acceptée; et puis le moyen de ne pas accompagner celle qui parloit de moi sans cesse.On part, on arrive à la fin du jour. Cette maison de campagne, que j' avois pris soin d' embellir, offroit, en la voyant, l' idée du palais d' Armide, ou de la retraite magique de quelque génie. Des péristiles en treillages, des voûtes de lilas, portées sur des colonnes de verdure, aboutissoient à un jardin anglois, qui, sous le nom d' isle enchantée , présentoit, dans un petit espace, les sites les plus pittoresques et les plus variés de la nature. On commençoit d' admirer ce beau lieu, quand je parus tout à coup. J' étois arrivé de campagne ce jour là même. Je venois de Paris. J' avois passé à l' hôtel de la baronne, où l' on m' avoit appris qu' elle soupoit à son isle enchantée avec l' aimable comtesse, et, au risque de paroître indiscret, je m' étois fait une fête de les surprendre l' une et l' autre. La comtesse me témoigne par les choses les plus obligeantes, et plus encore par ses yeux, que ma présence comble ses souhaits. J' offre mon bras, on le cherchoit. Nous entrons dans lesbosquets; j' en fais remarquer avec soin toutes les beautés. Des choeurs de musiciens, placés aux extrémités du jardin, remplissent tout à coup l' air de sons éclatans. Cent lustres suspendus aux arbres, et soudain illuminés, font disparoître l' éclat des astres, et laissent voir une tente de taffetas incarnat enrichi de porfilures d' or, et parsemé d' étoiles d' argent. Des gradins chargés de fruits glacés, de rafraîchissemens de toute espece, sont placés sous le pavillon; des faisceaux de verdure et de fleurs destinés à servir de siéges, et disposés autour d' une table délicatement servie, invitent à prendre un souper délicieux. La baronne en fait les honneurs. La comtesse, assise à mes côtés, puise l' ivresse dans mes yeux, qui précipitent ou suspendent à leur gré les mouvemens de son sein; et les mêts que ma main lui présente, et qu' elle porte à sa bouche, sont les alimens de l' incendie intérieur dont ses regards et sa voix attestent les ravages. Après le souper, la baronne nous quitte, sous divers prétextes. Nous nous levons l' un et l' autre et marchons par d' étroits sentiers. Un pont enruines nous introduit dans l' isle enchantée. Les esprits aromatiques émanés des plantes et des ruisseaux limpides, et formant autour de nous une atmosphere de parfums, les sons d' une musique lointaine, le spectacle varié de mille objets complices de mes projets séducteurs, ouvrent les sens et l' ame de la jeune comtesse à toutes les impressions de la volupté. -" il est un bonheur, lui disois-je, où nous sommes appelés, que nous laissons échapper pour toujours, quand la voix de la nature, la voix du ciel qui se manifeste par sa sérénité, quand nos propres desirs nous invitent à le saisir " . " oui, disoit-elle, il est un bonheur que le ciel met à notre portée, et nous le négligeons. L' avantage, par exemple, que nous avons d' embellir nos demeures, de nous créer des retraites enchantées, devroit nous rendre plus contens de nous mêmes et plus heureux " . -" le vrai plaisir ne dépend point des lieux, il réside, il se fixe dans les coeurs sensibles, et c' est-là sa demeure la plus chérie. Il est fait pour vous, madame, ou plutôt, il est en vous, ce plaisir divin; il anime tousvos traits; il brille dans vos yeux et parmi les roses de votre teint; il respire dans le souris charmant qui repose sur vos levres. Quand vous soupirez, c' est son souffle pur qui vient m' embrâser; quand vous parlez, c' est son aimable voix qui murmure à mon oreille. Lui résister, c' est tromper le but, c' est détruire l' effet de votre existence; c' est étouffer un bien qui est en vous, dont vous êtes la dispensatrice, et, par une cruauté sans exemple, vouloir l' anéantir de peur de le partager. Ah! Madame, cessez de trahir ainsi votre destination sur la terre, la vie est si passagere, faites un plus doux emploi de vos journées " . -" jamais je ne sentis mieux qu' en cette belle soirée, combien les heures sont fugitives; mais admirer l' heureux accord des merveilles de l' art et des beautés de la nature, n' est-ce pas l' emploi le plus agréable qu' on puisse faire en ce lieu de ses momens? Quelle occupation plus touchante pour l' ame, que de s' élever à la reconnoissance par l' admiration, que de s' attester sa reconnoissance par son plaisir, et de faire de son plaisir un hommage au dieu de lanature. En voyant de foibles mortels renchérir sur ses ouvrages, et s' élever, pour ainsi dire, au-dessus d' elle par une nouvelle création, on bénit, et l' on ne peut s' en empêcher, l' être qui rendit l' homme, un objet d' étonnement pour l' homme, qui lui donna tant de moyens de captiver les yeux et les coeurs, et les transports que cette pensée nous cause, sont la source de mille nobles affections, la source et l' excuse de bien d' autres sentimens... nés quelquefois parmi les alarmes... " ces derniers mots sont prononcés avec altération. " quoi! M' écriai-je, les affections qui naissent d' un sentiment généreux ont-elles besoin d' excuse? Et est-il des craintes, est-il des alarmes dont on ne doive le sacrifice à des mouvemens qui honorent dès qu' ils partent du coeur. Ah! Madame, s' il étoit un mortel assez fortuné pour nourrir une tendre émotion dans votre ame, ou ne le nommez jamais, ou qu' un de vos regards, qu' un de ces regards qui peuvent faire à l' instant d' un mortel un dieu, soit pour moi le présage et le commencement de cette douce métamorphose " .Oh! Comme le coeur de la comtesse s' émeut, palpite, et brûle de s' épancher! Elle détourne la vue et ne s' exprime que par des soupirs. -" vos yeux craignent de m' envisager, ajoutai-je tristement; vous soupirez, vous vous taisez. Que signifie ce trouble? Que veut dire ce silence? " -" laissons cet entretien, dit-elle, d' une voix basse et entrecoupée... parcourons encore ces bosquets, et qu' il vous suffise d' apprendre qu' il m' est doux de les parcourir avec vous " . -" vous ne daignez pas me répondre, madame, lui dis-je, d' un ton plus triste et plus pénétré, et c' est-là le témoignage du plaisir que vous fait ma présence; et quand je subis l' inévitable pouvoir de vos yeux, quand j' éprouve un sentiment qui doit vous être cher, puisqu' il est votre ouvrage, quand tout vous dit enfin que ce sentiment seroit désormais à l' épreuve de votre indifférence et même de votre haine, c' est alors que vous me désespérez " . La comtesse verse un torrent de larmes, appuie son front, rouge de honte et de pudeur, sur mesmains, qui pressent tendrement les siennes. -" il faut donc, dit-elle, que mes pleurs soient l' aveu de ma foiblesse, de mon malheur; ... il faut que je sois punie d' une passion coupable, par la nécessité d' en révéler la honte... oh! N' abusez pas d' un secret qu' il m' est doux de laisser échapper... respectez celle qui vous aime... " ce mouvement si naïf, cette effusion si touchante de l' amour le plus vrai, le plus tendre, me remplissent d' attendrissement et de respect pour son innocence. Des pleurs qui tombent de mes joues, des pleurs délicieux se mêlent aux pleurs du sentiment. Immobile et muet, je n' ose achever de triompher de l' être intéressant et foible qui m' avoue ainsi sa défaite. La comtesse pousse des soupirs; ses genoux fléchissent à mesure que nous avançons. Je la soutiens. Un pont jetté sur des fossés pleins d' eau, s' offre à notre passage. Il aboutit à une tour d' architecture gothique. Le pont se leve, dès que nous sommes à l' autre bord. La comtesse témoigne de l' inquiétude.Je la rassure. Nous entrons dans la tour. La richesse et le goût moderne avoient présidé aux ornemens de l' intérieur. Tout autour régnoient des arcades dont le fond rempli par des glaces, réfléchissoit des rideaux pourpre et argent, relevés en festons, des girandoles de cristal et des figures en marbre, représentées dans une attitude galante. Le prononcé moëlleux de leurs contours et le fini de leur exécution, l' expression voluptueuse que l' artiste avoit su leur donner, aidoient à séduire l' imagination par les yeux, et sembloient conseiller et justifier en même tems les douces foiblesses de l' amour. Mais je n' étois plus cet amant dominé par ses transports qui ne songeoit qu' à poursuivre sa victoire. J' observois la comtesse avec une émotion extraordinaire; et dans ses yeux, remplis et comme inondés d' une flâmme humide, je voyois moins la plénitude du desir que le trouble d' un coeur timide, abattu par la crainte de faillir. Cette diversité de sentimens, tels que la tristesse, l' amour, la langueur exprimés sur sonvisage par des nuances différentes; ces soupirs prolongés qui suivoient les mouvemens de son sein, et sembloient quelquefois m' envoyer son ame; cet ensemble de grâces et d' appas qui forçoit de confondre le respect avec l' admiration, l' attendrissement avec le desir, tout cela faisoit taire mes sens, rouvroit mon coeur aux idées de probité, d' honneur, de délicatesse; et si, dans ce moment, je n' avois pas été le plus lâche des époux, j' eusse été, peut-être, le plus vertueux des amans. Nous étions assis sur des siéges à la turque, n' ayant plus l' un et l' autre qu' un langage muet et passionné. La plus tendre symphonie s' éleve tout à coup d' un bosquet voisin. Tantôt une voix flexible se marie avec une harpe sonore, et charme l' oreille par des airs pleins de fraîcheur, tantôt l' on n' entend que des flûtes ou des hautbois mélodieux. Ces sons, capables de ramener les prodiges opérés autrefois par les lyres d' Athenes et les cistres dorés de Memphis,réalisent, en ce lieu, tous les enchantemens que la poésie prodigue dans ses descriptions, et, si l' on peut s' exprimer ainsi, communiquent au fluide des airs qu' ils ébranlent doucement, tous les atômes de la volupté. Ma vue ne cesse point de parcourir l' objet ravissant que l' amour m' abandonne, et rencontre un de ces regards qui semblent tout permettre et tout demander; mes bras s' ouvrent par un instinct charmant; le même instinct y précipite la comtesse, et forme entre nous des noeuds qu' un attrait mutuel et sympathique, change à l' heure même en une chaîne étroite et fortunée... j' enivre à longs traits ma victime, et je partage son ivresse,... et l' amour comble de ses précieuses faveurs deux coeurs infideles... hélas! L' innocence tomba d' elle-même dans le piége, quand je songeois peut-être à l' en écarter, quand une étincelle du pur amour ouvroit mon ame au repentir; et à l' instant où je consommai mon forfait, je fus moins criminel qu' au moment où j' en formai l' odieuse trame.

fin de la premiere partie.

Sans le témoignage de la vertu, le plaisir, prompt comme l' éclair, ne laisse, en fuyant, qu' une preuve triste, cruelle et convaincante de son imperfection. L' homme alors pense moins avoir joui, qu' avoir fait l' épreuve de sa misere. Cette espece d' engourdissement subit qui vient enchaîner les fibres de son cerveau, et paroîtsuspendre l' usage de tous ses sens, après leur émotion si tumultueuse et si vive, n' est d' abord, j' en conviens, ni un mode de la douleur, ni un mode du plaisir; ce n' est point non plus une sensation de vuide et d' ennui; c' est l' affaissement, le repos de toutes ses facultés; ou, si l' on peut s' exprimer de la sorte, un sentiment vague et confus de sa non-existence; mais l' instant qui succede à cette léthargie momentanée, lui rend l' exercice de son ame, y laisse entrer profondément le sentiment de sa foiblesse, celui de la douleur et des regrets; et il ne voit plus autour de lui que des images désespérantes. La comtesse en offrit un exemple déplorable. Ce trouble heureux qui survit au plaisir, qui repousse le dégoût et remplit si doucement les intervalles de la jouissance chez les amans vertueux, ne vient point prolonger son ivresse. L' heure des illusions est passée, n' a été qu' un point pour elle, et ce point fatal est le commencement d' un jour affreux, qui l' éclaire et lui montre sa condamnation écrite en caracteres ineffaçables dans le livre de l' avenir. Ellerevoit la vérité, et la vérité la frappe de sa décourageante lumiere, donne à ses sens toute l' agitation du remords et de l' effroi. Ses gémissemens, ses sanglots vont porter au fond de mon ame un triste murmure, un long et pitoyable accent. Ses cris ne sont pas des plaintes, ne sont point des reproches que sa bouche m' adresse, ils sont la clameur aiguë d' un coeur coupable et pénétré de repentir, qui ne voit de crime que le sien. Ce n' est point ma barbarie qu' elle accuse, c' est ma pitié qu' elle réclame; et les consolations que je lui offre ne font qu' aggraver les reproches qu' elle se fait. Je veux la calmer, la retenir dans mes bras. Hélas! Déja la terre recueille ses larmes, déja l' horrible désespoir dérange l' harmonie de ses traits, souille et flétrit les roses de son visage. Ce seroit dans ces momens, qu' un séducteur se regarderoit comme le plus vil des scélérats, s' il n' en étoit pas le plus endurci. Ce seroit alors qu' il se verroit au dessus des tigres et des lions pour la férocité, et que rien ne pourroitle soustraire à sa propre justice, si la dépravation, si la sécheresse de son coeur ne le garantissoit pas des effets du repentir. Si le méchant qui vient de corrompre l' innocence voyoit toute l' énormité de son crime, s' il conçevoit pour soi-même tout le mépris, toute l' horreur qu' une pareille action est capable d' inspirer, il n' attendroit pas que les remords achevassent de dévorer son coeur et sa vie; on le verroit lui-même déchirer d' une main forcenée ses propres entrailles; et son dernier soupir ne seroit pas un regret pour la lumiere du jour, mais le voeu suprême de revivre cent fois, pour venger cent fois la vertu. Où suis-je? Disoit-elle; où me sauver de la honte qui me poursuit? Je tâche en vain de l' appaiser, de la ramener à un état plus tranquille. Elle gémit, elle crie, elle embrasse mes genoux. Elle me conjure de la tirer de ces lieux. Nous sortons de la tour, le pont levis s' abaisse. Elle s' enfuit à travers les bosquets. Les instrumens divers qui continuent de se faire entendre, n' apportent à son oreille que des sons effrayans,lui semblent autant de voix qui proclament son déshonneur. Le coup-d' oeil voluptueux de cet asyle, n' offre plus à ses yeux qu' un spectacle importun, qu' une enceinte ténébreuse et funeste. Les ordres de son départ sont donnés, sont exécutés précipitamment. La baronne, qui se trouve sur son passage, lui adresse la parole; elle ne lui répond point. Elle ne veut rien, ne voit rien, n' entend rien. Un instant a changé pour elle la face de l' univers. La nuit étoit avancée. Les lustres suspendus aux arbres, les lumieres éparses dans les bosquets ne jettent plus qu' une lueur mourante. La voix du plaisir cesse de retentir dans les airs; le silence, l' obscurité succedent. L' enchantement du lieu a disparu. Quelle fête apprêtée par le vice, se termina jamais dans le plaisir? Je veux reconduire la comtesse; elle oppose à mon empressement le refus d' une volonté décidée. De retour chez moi, avec un crime de plus, je cherche à sonder mon ame, à retrouver en elle quelque chose de ces principes et de cessentimens qui firent les délices de mes premieres années; je n' y trouve que dégradation et bassesse, que haine et mépris de moi-même. Cette sensibilité, autrefois le charme de ma paisible vie, ne se fait sentir que pour irriter mes cuisans soucis. Un objet d' épouvante et d' horreur me poursuit, et cet objet c' est moi. Si, ne pouvant éviter mes propres regards, je me considere un instant, je me vois dans la classe des scélérats. Si je parviens à me fuir moi-même, je rencontre deux juges terribles, l' épouse que je trahis, et l' objet intéressant que je viens d' immoler à ma brutale passion. Leurs vertus, leurs charmes sont le reproche le plus accablant de mon crime. Leur ingénuité, leur douceur, leur ame incapable de haine, jusqu' à la tendresse infortunée qu' elles me portent, sont les sources de mon désespoir, et, si j' ose ainsi parler, les barrieres formidables qui me repoussent des lieux qu' elles habitent. Si je suis tenté de m' aller jetter aux pieds d' Ermance, je ne me dissimule pas que le comble de mes crimes seroit d' abuser de la bonté de son coeur, de profiter de l' indulgencefacile de la vertu toujours prête à pardonner, et d' aspirer au pardon de mes offenses avant de l' avoir mérité. J' aime à me rappeler néanmoins, que ces sentimens tenoient à un reste d' honnêteté. à ma place, un homme entiérement corrompu, eût fait ce que tant d' autres font aujourd' hui. Des bras d' une femme galante, d' une vile courtisanne, il eût passé dans les bras d' une épouse vertueuse. La trahison, le mensonge, la multiplicité des outrages, tout cela ne lui eût rien coûté, n' eût été pour lui qu' un jeu. Le lendemain cependant, j' envoie chez la comtesse. Elle étoit partie pour la campagne, et ne devoit pas revenir de quelques jours. Cette nouvelle acheve de m' accabler. Si elle avoit, par de nouvelles foiblesses, applaudi à mon attentat, et cherché, comme tant d' autres, à justifier le crime du séducteur par les qualités de l' amant, je l' aurois bientôt confondue dans le nombre des femmes qui n' avoient fait qu' amusermes goûts volages. Mais celle qui tire sa force du sein de sa foiblesse, et ne donne pas le tems au poison d' effleurer son ame; qui fuit et le théatre de sa honte, et son corrupteur, et les lieux où elle pourroit le voir encore; mais celle qui, pour se punir d' un moment d' oubli, ouvre son coeur à tous les traits du repentir, en laisse éclater les marques les plus touchantes, et s' élance, avec le transport du désespoir, sur les traces de l' innocence qui vient de lui échapper; cet être, si digne encore de respect, devoit se retracer à ma pensée sous les traits les plus imposans et les plus capables de me ravaler à mes propres yeux. Sa fuite devoit laisser dans mon ame, cet affreux déplaisir du crime qui n' espere plus de consolation ni de repos. Le rôle éclatant que j' avois joué dans le monde, avoit occasionné des dépenses au-dessus de ma fortune. Chaque année, sous divers prétextes, je dissipois au-delà de mes revenus. Pour ne pas cependant mettre à découvert toute mon inconduite, j' avois fait des emprunts considérables. Les termes approchoient, et les réflexionscruelles venoient en foule. Leur mélange confus ne laissoit jour à aucun parti sage, à aucune résolution courageuse. ô le déplorable état que celui de l' incertitude! Le désespoir est préférable. Dans ce dernier cas, au moins, l' ame raisonne en quelque sorte l' excès de son malheur. Dominée par un sentiment unique, elle a la faculté de résoudre et la force d' exécuter. La furie qui l' entraîne, lui plaît peut-être par le caractere d' énergie qu' elle y voit. Cette idée adoucit le désespoir en le précipitant; et lors même qu' il court au suicide, c' est une sorte de volupté pour lui de se sentir capable de franchir des barrieres où les plus intrépides s' arrêtent épouvantés. Dans le premier cas, au contraire, l' homme éprouvant dans ses fibres sensibles une foule de vibrations en sens contraire; tiraillé par cent passions diverses, sans avoir ni volonté ni courage pour leur opposer quelque résistance, ressemble au malheureux que les flots se disputent au milieu de la tempête. Porté sur le dos des vagues, ou précipité dansles abîmes, il ne sait bientôt d' où il vient, où il va, ni quelle force l' entraîne. L' horreur de son sort lui échappe, il n' entend plus, ne voit plus, ne sent plus, et si sa tête va se briser contre un rocher, il ne reçoit point la mort, déja maîtresse de tous ses sens, il ne fait qu' achever de mourir. Des amis, ou de ceux à qui dans le monde on prostitue ce titre, viennent me tirer de cet état. Je n' avois plus de raison pour délibérer, je me laisse conduire, sans savoir où je vais. Frappé d' un bruit de voix et d' un éclat de bougies, je reviens de mon trouble affreux, et me trouve machinalement assis à une table de jeu, les cartes à la main, dans un sallon magnifiquement éclairé. Je frémis; mais je me tus. Je desirai de perdre bien vîte le peu d' or qui me restoit, pour sortir de l' angoisse où j' étois. Loin de ressembler à mes compagnons, dont les avides regards exprimoient la fureur du gain, j' implorois lamauvaise fortune; et, ô étrange bizarrerie du sort! Il se plût à combler de biens celui qui méprisoit ses faveurs, et des monceaux d' or s' éleverent devant moi. Je comtemplois mon bonheur avec une indifférence qui approchoit du mécontentement, et peu s' en fallut que je ne restituasse toutes les pertes. Les plaintes retentissoient à mes oreilles; tous les yeux de l' envie et de la rage me fixoient, me maudissoient à la fois. Il n' est pas, selon moi, de spectacle plus affligeant pour la raison, et même pour l' humanité, que celui d' une assemblée de joueurs. Une triste sévérité regne sur leur visage; la pâleur de l' envie, le travail intérieur de la cupidité, se manifestent dans tous leurs traits. Possédés de la seule ardeur du gain, ils roulent continuellement dans leur tête, quelque combinaison, quelque incident qui les favorise. Ils n' interrompent ce silence inquiet, et souvent effrayant qui les accompagne, que par des transports de colere ou des blasphêmes. Troublés jusqu' à unecertaine aliénation d' esprit, ils oublient les égards les plus ordinaires de la vie civile; et encore faut-il leur passer tout, paroles offensantes, manieres brusques, emportemens furieux, comme à ces malades qu' une trop grande dissipation d' esprits, ou un sang trop agité, fait tomber en démence. Je ne m' étendrai point sur les tristes effets du jeu, assez de moralistes en ont parlé. Mais peut-être la politique ne voit-elle pas assez les ravages de cette épidémie funeste, qui gangrenne aujourd' hui tous les états et toutes les conditions. Que d' heureux naturels devenus méconnoissables! Que de bonnes qualités, que de vertus changées en passions basses, en vices de toute espece! Que de sujets nés avec les dispositions les plus heureuses pour servir leur patrie, par de grands talens, par d' utiles travaux, sont devenus une charge inutile à l' état, et souvent l' opprobre de l' espece humaine! Les gens du monde n' attribuent jamais ces changemens et ces malheurs à leur véritable cause; mais lephilosophe qui remonte à la source du mal, considere le jeu, sur-tout aujourd' hui, comme un des principes les plus destructifs de l' amitié, de l' honneur, de la bienfaisance, et de tous les sentimens qui sont faits pour tourner au profit commun de la société. On vint me féliciter de mon bonheur, m' inviter, m' encourager à tenter encore la fortune du jeu, qui me paroissoit si favorable. Cette passion devoit combler la mesure de mes désordres. On prit soin d' en jetter le germe dans mon coeur, et de l' y développer. Quelques lueurs de fortune m' éblouirent d' abord. Des motifs honnêtes coloroient ce goût naissant; c' étoit un moyen de payer mes créanciers, de prévenir les éclats, de parer aux suites désagréables de mes travers, et d' en sauver l' affreuse connoissance à l' épouse sensible dont je redoutois la vertu. Mon bonheur fut d' un moment, et les pertes furent de tous les jours; elles s' accrurent avec ma passion, qui devint une espece de rage. Hélas! Né sensible et bon,je devois cependant éprouver toutes les passions avec fureur, en être subjugué, tyrannisé jusqu' à l' avilissement; pour attester peut-être la fragilité des vertus, et motiver la tolérance du philosophe. La fortune me fut assidûment contraire. Je devins d' un malheur opiniâtre. Mes dettes, en s' accumulant, multiplierent les obstacles à de nouveaux emprunts. Je commençai d' être peu délicat sur les moyens de trouver de l' or. Engagemens, dettes usuraires, tous les expédiens que la mauvaise conduite et la cupidité peuvent inventer, je les mis en usage. ô comme le malheur avilit! Après m' être fermé la bourse de mes connoissances, et m' être aliéné tout le monde, j' osai m' adresser à des gens que je ne connoissois pas. Quel personnage que d' aller exposer sa détresse à un étranger, et de le prier de nous faire part de son bien! Voilà le plus affreux de tous mes souvenirs. Mon ame étoit née fiere: bien dirigée, affermie par une continuité de grands exemples, on l' eût vue concevoiret exécuter de grandes choses. Les passions même de ma jeunesse, n' ont pu détruire cet orgueil primitif qu' elle ressent et se plaît à fomenter en elle. Les sentimens généreux, les nobles affections y dominent encore avec énergie. Comment donc suis-je tombé dans cet excès d' abaissement? Comment ma vie offre-t-elle des oppositions si marquées, des disparates si inconcevables? L' homme est-il pour l' homme un problême insoluble? Les désordres ont un terme, et ce terme en est le châtiment. Tout l' attirail de luxe dont je m' étois environné, les bijoux, les riches étoffes, les équipages lestes et brillans, les meubles de parade, ceux de premiere nécessité, furent sacrifiés à ma passion effrenée. Mes gens même m' abandonnerent. à peine me resta-t-il un asyle pour cacher ma honte. Un soir que le démon du jeu me souffloit toute sa frénésie, je perdis des sommes considérables sur ma parole. Il falloit ou payer sur le champ, où revenir dans les vingt-quatre heuresaux pieds d' un créancier d' autant plus redoutable pour moi, qu' il tenoit son titre de l' opinion, plus puissante que la force. L' héritage de mes peres lui fut abandonné. En signant l' écrit juridique qui constatoit mon opprobre, je m' approchai de cet homme, et lui serrant la main avec une sorte de rage, je lui dis, d' une voix basse et concentrée: " ce n' est pas ma fortune que je regrette, c' est le droit de vous arracher le coeur " . L' école du malheur est la meilleure de toutes, j' en conviens; mais ce n' est pas pour un joueur qui vient de tout perdre; ce n' est pas alors qu' il est moins altéré d' or que de sang; que tout ce qui s' offre à sa vue, qu' un mot, qu' une vibration de l' air, que son ombre même enflâmme sa rage, irrite sa furie; ce n' est pas dans ces affreux momens que l' ame est accessible à quelque lueur salutaire. De toutes les passions déréglées, celle du jeu, portée à un certain excès, est la plus funeste, et peut-être la seule quidonne des remords sans fruit. Rien de doux, aucun de ces sentimens tendres qui adoucissent le repentir, ne se mêle aux douleurs qu' elle cause. Ses remords ne sont point le cri touchant d' une conscience alarmée; c' est la commotion sourde et féroce de l' endurcissement. La premiere crise de ma fureur passée, je rentre chez moi et me jette sur un lit, moins pour y chercher du soulagement à mes maux, que pour fuir la lumiere dont l' obscur réflet me devient importun même au milieu des ombres. Je couvre ma tête, je ferme les yeux, j' appuie fortement ma main sur mes paupieres, pour ne plus voir aucun objet. Pendant une longue et pénible nuit, mon accablement fut terrible. J' éprouvois, si l' on peut s' exprimer ainsi, une sécheresse de désespoir qui resserroit mon coeur, presque au point d' intercepter ses battemens. Il n' est pas de souffrance comparable à celle-là. Le sommeil, cependant, sembloit vouloir redonner des forces à la nature épuisée, pour lapréparer à soutenir de nouvelles peines. Un bruit me réveille en sursaut, et, à la foible lueur du jour naissant, je vois paroître un homme d' environ cinquante ans, et décoré d' une croix de st Louis. Sa figure noble, mais pâle et défaite, exprimoit cette colere tranquille et maîtresse d' elle-même, qui permet à tout le mépris de se manifester avec elle. -" je suis, me dit-il, l' époux de la comtesse de... elle m' a fait l' aveu de sa foiblesse et de vos crimes; c' est assez vous dire ce qui m' amene " . L' aspect imprévu de cet homme, son air imposant, le ton ferme et froid de ses paroles me glacent jusqu' au fond de l' ame, et me font frissonner, non pas de crainte, mais de honte et de remords. Néanmoins, reprenant un peu mes esprits: -" je sais la réparation qui vous est due, lui dis-je, je vais vous suivre à l' heure même " . Pendant que je m' habillois, il détourna son visage; et lors même qu' il ne me regardoit pas, son attitude étoit encoreun signe de mépris. J' eusse voulu lui adresser la parole, entrer dans une explication; mais chercher à me justifier, n' eût été qu' une bassesse de plus à ses yeux; je le sentois, et ma langue restoit enchaînée par cette réflexion. Que l' honnête-homme a d' empire sur l' homme vicieux dans de pareils instans! La vanité blessée, l' orgueil humilié ont beau se faire entendre, l' insolence, partage ordinaire du méchant, ne retrouve plus son audace. Il se sent terrassé par un seul regard de l' homme de bien. S' il va sur le terrain du combat avec cet instinct aveugle, ou ce courage du faux honneur qui fait braver le péril et même la mort, il n' y porte point cette énergie d' une grande ame, à qui la haine du vice donne encore plus de dignité, cette valeur inébranlable, qui, même en succombant, n' est jamais vaincue, et qui conserve, en toutes circonstances, le sentiment de force et de supériorité inhérent, pour ainsi dire, à la vertu. Sans redouter mon adversaire, je n' osois leregarder en face; il avoit sur moi l' ascendant qu' un juge a sur un criminel atteint de ses forfaits. Je ne me fis pas attendre. Le bois de Vincennes est choisi pour le lieu du rendez-vous. Le carosse du comte nous attendoit dans la rue. Notre course fut rapide. Nous descendons à l' entrée du bois, et cherchons, sous les arbres, un endroit écarté. -" les gens de votre espece, me dit-il, en mettant l' épée à la main, se font un jeu du déshonneur des familles. Sachez donc que c' est l' espoir d' assurer le secret de ma honte, et de purger la société d' un de ses fléaux, qui me fait surmonter l' horreur de me battre avec l' homme du monde que je méprise le plus " . Ces paroles me font tressaillir d' indignation, et allument dans mon sein des transports furieux. Je fonds sur mon adversaire. Il étoit en défense. Le combat devient opiniâtre; nous nous portons des coups terribles. Ma main, plus vigoureuse et plus ferme, fait voler au loin le fer de mon ennemi... ma fureur est rallentie; je m' arrête. -" reprenez votre épée " , lui dis-je froidement.-" les scélérats, ajoute-t-il, connoissent donc aussi les procédés de l' honneur? " et il ramasse son épée. Ma furie redouble. Le combat recommence avec acharnement. Le comte a reçu quelques blessures. Il s' affoiblit et succombe sur un genoux. -" jusqu' ici, dit-il, j' avois cru le ciel juste " . Le ton dont il prononce ces paroles, sa contenance toujours fiere, la noblesse, la douleur empreintes à la fois sur son visage, le sang qui coule de ses blessures, appaisent, éteignent ma fureur. Je vois à mes pieds, non-seulement un militaire respectable par son air, par son âge, par la marque honorable de ses services, mais encore un époux dont j' ai troublé les paisibles jours, et auquel j' ai ravi, peut-être pour jamais, les biens les plus chers au coeur de l' homme. Le vice impuni triomphe, et la vertu succombe; c' est l' offensé qui subit la peine due à l' offenseur. Ces idées me déchirent; le fer me tombe des mains. Je m' approche de mon adversaire pour le secourir; il fait un mouvement en arriere. -" oui, m' écriai-je, en me précipitant à sespieds, oui, si le ciel étoit juste, vous seriez vengé. Mais votre épée peut suppléer à sa foudre; voilà mon sein, frappez " . -" c' est-à-dire, reprit-il, que tu n' as pas le courage de t' affranchir toi-même de tes remords; tu voudrois qu' une main étrangere te rendît ce service, et trouver en mourant la stérile consolation de m' associer à ta bassesse. Tu voudrois qu' après cinquante années d' un honneur intact, et d' une vie sans reproche, je franchisse en un moment la distance qui me sépare d' un méchant tel que toi, et que, par un assassinat, j' allasse me rendre digne de tous les maux que tu me fais " . -" mon action, lui dis-je, n' est pas celle d' un lâche; un coeur né pour la bassesse, feroit valoir l' avantage que me donne ici la fortune, et en tireroit le droit de vous outrager encore; mais j' ai causé vos malheurs; quel être sensible, et rempli de cette pensée déchirante, oseroit, à ma place, se tenir offensé des paroles que vous m' adressez? Mon repentir, au moins, doit-il vous paroître sincere, puisque, vainqueur, je m' humilie à vos pieds, et suis plus malheureuxde ma victoire, que vous n' êtes accablé de votre défaite; puisqu' enfin je pleure de n' avoir pas tourné contre moi-même le fer que j' ai, sans frémir, appuyé contre votre sein " . Le comte ne put refuser une sorte d' admiration à un dévoûment si généreux, à des regrets si véritables. Toutes les facultés de son ame paroissent suspendues, et ses yeux, que le feu de la colere avoit desséchés, s' humectent de quelques pleurs. -" tu n' es pas, je crois, me dit-il, un méchant sans ressource, je m' en réjouis; non par l' intérêt que m' inspirent tes regrets; mais parce qu' il m' est doux de penser qu' un juge va servir mon ressentiment; et ce juge terrible, ce juge implacable, ce sera toi. Je borne ici les efforts de mon bras, dont le succès, demain peut-être plus heureux, ne me donneroit qu' une jouissance stérile et passagere, sans me rendre un seul des plaisirs que je perds. Ton coeur, ton propre coeur sera le ministre et l' instrument de ma vengeance. Puisse-t-il renouveller, à tous les instans, ta condamnation et ton supplice! " mes pleurs me suffoquoient: -" va, malheureux jeune homme, ajouta-t-il, à ce que je vois, je serai bientôt vengé " . Ses blessures n' étoient pas mortelles. Il se releve de lui-même; je m' avance pour lui aider à regagner son carosse; il me repousse indigné. -" je puis pardonner une injure, me dit-il; mais je n' ai pas les vertus au-dessus de l' homme. Il y auroit l' intervalle d' un siecle entre les jours de mon déshonneur et des jours plus heureux, je ne voudrois, ni ne pourrois vouloir, aucun service de toi. Je te laisse avec ton crime, et ce n' est pas emporter une mauvaise opinion de ton ame, que de te juger capable de mourir de tes remords " . Voilà de ces leçons qui laissent des traces ineffaçables dans les coeurs les plus corrompus. Quel homme vicieux, à moins qu' il n' ait reçu de la nature une ame incapable de s' élever jamais, ne sera pas ému à l' aspect d' une figure imposante, où se découvre, pour ainsi dire, le sceau d' une nature supérieure? Quel coeur avili pardes passions basses, ne sera pas troublé, confondu devant un homme échauffé du noble transport de la probité offensée. C' est l' éloquence des moeurs, qui fait sur les hommes des impressions durables. Pourquoi quelques philosophes ont-ils si peu de prosélytes parmi leurs contemporains? C' est parce que leurs moeurs sont en contradiction avec leurs écrits. Pourquoi les ministres de la religion ont-ils des sectateurs aussi froids? C' est parce que leur vie licentieuse, et souvent effrénée, dément perpétuellement la pureté de leur morale, et qu' en dégradant ainsi le saint caractere dont ils sont revêtus, ils imitent le fripon galonné qui rassemble autour de lui la foule, et rit, derriere son tableau, de la crédulité des sots qui l' écoutent.Le remords laisse toujours sur le front du coupable, une trace visible qui le trahit. Le comte avoit lu dans mes yeux que j' en serois une victime déplorable. Hélas! Les douleurs que j' éprouvois, surpassoient déja les maux qu' il m' avoit promis. Je voyois encore son air imposant, j' entendois encore ses paroles fieres, ses paroles accablantes, et mon ame troublée se remplissoit de l' affreuse tristesse de l' humiliation. Le crime abaisse donc l' homme au point de lui faire souffrir en silence, et recevoir comme une justice les plus cruels outrages! Il le dégrade donc jusqu' à le réduire à ne pouvoir être offensé. ô que je m' abhorrois alors! Que je me voyois petit et méprisable! Si ma pensée farouche osoit se fixer un moment sur la demeure de mon épouse, je reculois épouvanté. Un abîme que je n' espérois plus de franchir, s' ouvroit entre-elle et moi, se creusoit, s' étendoit sans fin devant mes yeux. Je voyois entre-elle et son coupable époux, la différence de la timide colombe au tigre souillé de carnage. Le souvenir de ces tems de ma premiere jeunesse, où je buvois la coupe du bonheur, où j' en épuisois les délices, ces tendres souvenirs se tournoient en mouvemens de haine dans mon ame, aigrissoient, irritoient de plus en plus ma fureur contre moi-même.Poussé par le noir tourbillon de mes pensées, je parcourus jusqu' au soir le bois de Vincennes, que je n' avois pas quitté. Mes cris étoient des hurlemens, mes soupirs des efforts de rage, mes gestes des attentats contre ma personne. Je conjurois les vents de déraciner les chênes antiques, et de les précipiter sur ma tête; je conjurois la terre de m' engloutir. Je criois au ciel de me délivrer de moi-même, et le ciel me ramenant toujours au lieu de mon supplice, rassembloit, multiplioit sur mon coeur tous les traits du désespoir. Il est un moment terrible dans la vie du coupable, c' est le moment où, pour la premiere fois, ses crimes se présentent à lui dans toute leur difformité; alors qu' ils l' entourent, qu' ils l' assaillent de toute part, comme des spectres menaçans, et ne laissent aucun jour à la consolation. L' effroi se communique alors, de l' ame à tous les organes. Il se manifeste au dedans, par des sanglots plus affreux que plaintifs; au dehors, par des convulsions qu' on diroit moinsles signes du repentir, que les spasmes de la rage. Dans cette heure d' angoisse, on n' espere plus de fléchir le ciel et les hommes, parce qu' on désespere de mériter jamais le pardon de ses égaremens. Le cri terrible de la conscience glace le courage, parce que la conscience, le plus redoutable des juges, retrace les plus petites circonstances des crimes qu' on a commis, et quelquefois les exagere, quand la foiblesse et la terreur dictent ses arrêts. Dans cet état, le repentir est un tourment, sans être un chagrin; il déchire l' ame sans l' attendrir; l' homme ressent de l' horreur sans éprouver de la pitié, et n' a plus de lui-même qu' un sentiment insupportable de désespoir et d' anéantissement. Mais quand la tristesse se faisant sentir à son tour, par des émotions plus douces, vient l' arracher à cette espece de torture, et rasseoir son imagination trop long-tems fixée sur des images épouvantables, le coeur électrisé doucement, s' adoucit, se dilate et devient une source de larmes. Il revoit l' espérance à côté de la profonde affliction, et sent couler, avec une sorte de volupté,les pleurs abondans qui doivent le purifier et le rendre digne encore d' être l' habitation de la vertu. Je fis l' expérience de ces deux alternatives. Plus calmé sans être moins à plaindre, foible, abattu, pouvant à peine me soutenir, je rentre dans Paris, et regagne ma maison, qui ne devoit plus être pour moi qu' un lieu de désolation. J' y passai quatre jours sans sortir, sans recevoir personne, et, pendant ces quatre journées de douleurs, j' essuyai tous les assauts que peuvent livrer au coeur humain les passions déchaînées contre lui. Quelquefois, devenant plus paisible, j' écrivois à Ermance, j' écrivois au comte de... je leur offrois mes souffrances. Un prestige décevant adoucissoit, suspendoit mes ennuis; je voyois le noble, le magnanime comte de... excuser son épouse infortunée, sa générosité plaider ma cause auprès d' elle, tous les deux me plaindre, me pardonner. Je voyois ma femme m' ouvrir les bras, oublier tout, me presser sur son sein, effacer en moi la douleur avec les larmes du plaisir.Mais un transport furieux détruisoit soudain l' illusion, et ma main déchiroit l' écrit tendre et funeste où ma plume avoit tracé longuement le tableau de mon repentir. J' étois dans cette situation, quand la lettre suivante me fut remise. " viens voir s' éteindre dans les pleurs, mourir de ses remords, la malheureuse victime de ta perfidie. Viens jouir de ses gémissemens, des larmes d' un pere, d' une mere, et du désespoir plus affreux d' un époux. Viens repaître ton coeur farouche de tous ces tableaux, et ajouter à tant de maux que tu nous causes, celui de nous rendre les témoins du triomphe barbare du méchant... que dis-je! Si ta vie, si ta misérable vie t' est chere, garde-toi de paroître devant un époux furieux, qui ne connoît plus rien; la rage lui donneroit des forces pour t' abattre à ses pieds, pour ouvrir ton sein et arracher ton coeur par lambeaux: elle lui donneroit des forces pour déchirer, dépécer tes entrailles et en tirer jusqu' à la derniere goutte de ton sang... qu' avois-jefait au ciel impitoyable, pour qu' un monstre vomi des enfers, vînt porter la honte et la mort dans ma famille, et dévouer au malheur des jours destinés au repos, douce récompense de l' homme de bien qui ne fut pas inutile à sa patrie. Cette compagne si douce, si soumise, qui m' enivroit, pour la premiere fois, de tous les plaisirs de la sensibilité; cet être, hélas! Si intéressant, trop ingénu pour être perfide, trop vertueux pour s' abaisser à la fausseté, m' a révélé toutes les circonstances de sa foiblesse, et l' infortunée ne veut punir qu' elle seule d' un crime qui n' est pas le sien. Elle pense que les remords d' une vie entiere ne sauroient effacer un instant de délire et d' oubli. Les assurances du pardon que je lui accorde, lui sont insupportables. Elle en rejette les plus tendres témoignages. Elle se dérobe à mes embrassemens. Mes caresses l' épouvantent; mes pleurs la désesperent. Tous les noeuds qui nous unissoient lui paroissent rompus. Ma tendresse, mon estime, l' empire même que l' âge et la raison m' avoient donné sur sa jeunesse, ce doux empire, marquépar son aimable confiance, lui semblent des biens perdus pour elle, dont elle n' est plus digne. Elle ne me reconnoît plus de droit sur elle, que celui de l' accabler de ma haine. Son regard, douloureux et suppliant, paroît solliciter ma vengeance... hélas! Faut-il qu' elle touche à ses derniers instans quand son ame, autrefois si simple et si naïve, manifeste toute l' énergie dont elle étoit capable, et devient si grande par le repentir. C' est lorsqu' elle croit n' avoir plus de vertu, qu' elle en fait voir l' héroïque fermeté; c' est quand elle veut cesser de vivre, qu' elle mérite de trouver des jours de paix et de félicité... je t' écris, parce que ma lettre va te rendre plus malheureux que je ne le suis... puisse mon épouse être vengée! Quant à moi, je verrois tous les bourreaux acharnés sur ton corps, toutes les tortures accumulées dans ton sein, sans retrouver un moment de tranquillité " . Je ne reçus point cette lettre, le jour même que le comte avoit donné ordre de me l' apporter; soit par la négligence de ses gens, soità cause de son trouble à lui-même, elle ne m' étoit parvenue que trois jours après. Ma douleur change de nature sans changer d' objet. Poussé par une force vengeresse, je m' échape de ma demeure, sans but, sans dessein raisonnable; je cours, j' arrive dans le quartier où loge la comtesse de . Une porte tendue de noir, un cercueil, des cierges allumés frappent ma vue. C' étoit la maison même de la comtesse. Mes cheveux se dressent sur ma tête. Je n' ose éclaircir le doute affreux qui s' éleve dans mon esprit. Ce doute se change en certitude... elle est morte! M' écriai-je... mon sang se convertit à l' heure même en un fluide glacé. Cette flâmme élémentaire, principe de la vie, et de l' action dans les animaux, paroît s' être dissipée dans tout mon être. Mes yeux se ferment, sans cesser de voir les objets funebres qui les ont frappés, les apperçoivent encore un moment, au sein même des ténebres dont ils sont couverts, et partagent bientôt l' engourdissement de mes autres organes. Mes genoux se dérobent sous moi. Je tombesur la terre, dont le sein dur et pierreux me repousse et semble me condamner à ne plus trouver d' asyle. Je sentis encore cette secousse, mais je ne sentis qu' elle, et mon accablement fut de longue durée. Quand je repris l' usage des sens, je me trouvai dans une maison étrangere, entouré de gens qui me donnoient des secours. Ils m' avoient rencontré dans la rue, couché sur le pavé, sans connoissance, et m' avoient porté chez eux, pour me rappeler à la vie. Mes discours, en revenant à moi, leur paroissent ceux d' un insensé. Ils me prennent pour un homme dont l' esprit est aliéné, et me laissent sortir. Je m' éloigne de cette maison, traînant en quelque sorte un long murmure de douleur sorti du fond de mes entrailles. Je marche entouré de ces ombres pâlissantes que répand autour de nous la tristesse, au milieu même du jour le plus serein. Le sol que je foule aux pieds, me semble un théatre de deuil, de miseres et de larmes. Tous les passans dont le geste, dont la voix exprime la gaîté, m' irritent, me mettent enfurie. Je me fais des monstres de tout. Les cieux, alors obscurcis par des nuages, se revêtissent à ma vue d' un crêpe ensanglanté. Mes crimes, à ce qu' il me semble, y sont écrits en caracteres visibles à tous les yeux; et c' est la foudre vengeresse qui les trace en sillons de feu dans la nue. C' étoit un jour de fête, et à l' heure où le peuple épars dans les rues, revient tumultueusement des lieux où il va chercher le délassement et l' oubli de ses travaux. Les uns font entendre les clameurs de la joie grossiere, ou offrent le spectacle de l' ivresse dégoûtante; les autres, à quelques pas de là, se maltraitent, se traînent par les cheveux, se couvrent de sang et de poussiere. Ce contraste affligeant de la fureur et de la joie, ce mélange confus d' éclats bruyans et de voix lamentables, l' image toujours présente de la malheureuse comtesse, et le concours des réflexions funebres que je fais sur mon sort, m' arrachent à la fin des blasphêmes contre la providence. " non, Dieu cruel! M' écriai-je, tu n' es nile pere, ni le bienfaiteur des humains. Tu nous jettas sur la terre, pour faire de nous le jouet de tes caprices. Tu nous fis méchans, pour t' amuser de nos fureurs. Non, jamais le souffle passager auquel notre orgueil attache une idée si grande, ne fut une émanation de ta substance, de cet esprit éternel qui perpétue à ton gré nos miseres et ta tyrannie. Dévoué à la peine avant de naître, et livré au malheur, dès son berceau, l' homme ne jouit pas même de l' intervalle si court de son existence, et ne respire pas, une seule fois, le bonheur avec la vie. Atôme obscur tiré de l' abîme du néant, il s' agite et pleure un moment sur ses bords, pour y retomber tout entier. Il vit pour souffrir, et faire souffrir son semblable. Non, Dieu farouche et tyran de tes créatures! Tu n' as pu douer d' un esprit immortel, des êtres aussi foibles, aussi misérables, aussi vils que nous le sommes " . Oppressé, jusqu' à l' étouffement, par ces réflexions coupables, j' allois expirer. Le bruit de la foule s' appaise tout à coup, comme les flotsde la mer après la tempête. Un silence profond succede, et n' est interrompu que par le son d' une cloche qui se fait entendre de loin. Je leve les yeux, je regarde; un homme, revêtu d' habits sacerdotaux, s' avançoit au milieu d' un cortége de peuple, sous un dais escorté de flambeaux, et portoit les dernieres consolations de la religion à quelque malade du voisinage. La multitude prosternée adoroit son dieu, les mains jointes, et confondue dans une humilité profonde. à cet aspect, à ce coup-d' oeil imposant, mon coeur a rétracté ses blasphêmes, et s' est rempli d' un trouble religieux. Frappé de je ne sais quoi de divin qui m' accable, je me trouve à genoux, dans l' attitude de ceux qui m' entourent, aux pieds d' une borne que mes mains embrassent. Le cortége avoit disparu; je sentois encore l' effet d' un bras invisible, et restois comme anéanti devant la suprême justice. " arbitre de mes jours, m' écriai-je enfin, pardonne-moi de t' avoir imputé mes fautes et mes malheurs. Si ce blasphême est le cri tranquille de ma raison, frappe un coupable indigne de toute miséricorde; mais s' il est l' effet du trouble de mon esprit et de mes sens; et si ce trouble n' est que le désespoir d' un coeur malheureux de t' avoir offensé, ne vois point sans pitié ta foible créature " . Ces paroles sont suivies d' une émotion douce; mon coeur s' enfle et se dilate; des ruisseaux de pleurs s' échapent de mes yeux. La douleur n' avoit si long-tems desséché mes paupieres, que pour amasser un torrent de larmes dans mon sein, et en ouvrir la source avec abondance. Jamais je n' avois tant pleuré. Je me leve, bien soulagé, et aussi satisfait de ces preuves de mon affliction, qu' un autre l' eût été des marques de la joie la plus vive. à peine ai-je fait quelques pas, que j' entends plusieurs hommes marcher précipitamment sur mes traces, et me sens saisir presque aussi-tôt par derriere. Je me dégage avec violence, et me retourne l' épée à la main; mais ces hommes étoient en grand nombre. Leur bande s' accroît, ils m' enveloppent, me saisissent de nouveau, me désarment et m' enchaînent par le bras... ô le moment affreuxque celui où je vis mon corps souillé par des liens! De quelle flétrissure mon ame fut atteinte quand on me conduisit à travers les flots d' un peuple empressé de me voir. Le cachot où l' on me fit descendre, me causa moins d' horreur que la curiosité barbare de cette populace affamée de tous les spectacles de l' humanité souffrante. On devine aisément que cette violence exercée contre moi, n' étoit autre chose que l' exécution d' une sentence rendue dans les tribunaux en faveur de mes créanciers. Quelle situation pour un coeur qu' un sentiment intime de grandeur et de noblesse éleve encore au-dessus du vulgaire; qui se voit coupable sans trouver rien de vil en soi, et est déchiré par le remords, sans se sentir flétri par la honte! ... l' effroi, la souffrance d' un pareil moment ne peuvent se concevoir.Les grandes douleurs ont un terme, au-delà duquel on n' a plus la force de les combattre, ni même de les ressentir vivement. Le corps reçoit toutes les secousses de l' ame, parce qu' entre ces deux substances, l' action et la réaction sont continuelles. à mesure que l' une s' affoiblit, l' autre perd aussi de son activité. Quand les mouvemens vigoureux et réciproques, occasionnés par les grandes passions, viennent à cesser, et que le sang, accoutumé à être poussé avec violence par la force du coeur, ne circule plus qu' avec lenteur dans les veines, la vie est abandonnée à la foiblesse des organes, qui s' alterentet ne sont plus guere en état de continuer leur fonctions. Le cerveau ne produit alors que des images languissantes. L' homme ne crie plus, ne s' agite plus, il pleure comme un enfant. Sa tristesse est plus profonde, plus invétérée peut-être; mais plus tranquille, moins effrayante et plus digne de pitié. Tel devint mon état pendant plusieurs heures; et cet état, s' il étoit durable, seroit le plus funeste de tous, car il touche de bien près à la stupidité. Mon esprit ne tarda pas à revenir sur l' image de la comtesse, que je croyois dans le tombeau, dont le trépas étoit mon ouvrage. Ma conscience alors, juge toujours inflexible, justifioit, approuvoit la violence dont j' étois la victime, eût approuvé des maux plus grands encore. Tout se renversoit, tout se bouleversoit à mes yeux; je retombois dans le chaos, je me perdois de nouveau dans l' abîme de mon coeur. J' étois dans cet accablement, quand le billet suivant me fut remis par un inconnu." ma femme recouvre le repos avec la santé. Elle est enfin persuadée que ses regrets ont expié ses offenses, et que les pousser trop loin, ce seroit mettre des bornes à la clémence d' un dieu. Ses terreurs s' évanouissent, elle se jette dans mes bras, ses larmes coulent dans mon sein; elle commence à croire qu' elle sera respectable encore, puisqu' elle est toujours respectée... nous partons pour nos terres, nous fuyons pour jamais cette ville maudite qui te rendit le prosélyte et l' égal du méchant: mais le ciel me venge; je suis instruit de ton sort affreux. Hélas! Il me touche encore; et je t' écris, pour t' apprendre que ma femme et moi nous te pardonnons, que les maux que tu nous as faits se font moins sentir. Puisse cette nouvelle adoucir tes remords, et te rendre moins malheureux " . Le comte de . J' interroge l' inconnu qui m' a remis le billet. La comtesse existoit encore. Le cercueil que j' avois vu, que j' avois pris pour le sien, étoit celui d' une vieille marquise morte dans le même hôtel.Qu' on se figure un homme arraché avant d' être étouffé de dessous les décombres d' un édifice où il étoit enseveli, on aura une idée de l' effet que produisit sur moi cette nouvelle. Un poids énorme cessa d' accabler mon coeur, un nuage épais d' obscurcir ma vue. C' étoit le crépuscule d' un beau matin après une nuit passée dans des rêves épouvantables, ou plutôt c' étoit le retour de la mort à la vie. Quand de deux grandes douleurs, une s' efface, l' autre devient aussi moins poignante. Ce moment lucide me délivra de mon reste de frénésie, me rendit aux sentimens doux, aux passions aimantes, au triste plaisir de réfléchir et de raisonner sur mon sort. Mon épouse devient l' unique objet de mes tendres souvenirs, et la seule cause des pleurs délicieux qui coulent sur mes joues. Bientôt les regrets, les pensers touchans de l' amour revivent dans mon sein, et j' ose m' y abandonner avec une volupté dont je n' étois pas digne. Ma sensibilité renaît plus véhémente que jamais, fait tressaillir tout mon être de ses émotions puissantes. Je me retrouve capable d' aimer.Douleurs aiguës, tourmens intérieurs, c' est alors que vous vous tournez, pour ainsi dire, en plaisirs dans le coeur du coupable, et que le ciel le puniroit peut-être, s' il le privoit de ses remords. Il vous bénit, vous fomente dans son sein; il vous charge d' épurer son ame, et quand vous vous lassez de le persécuter, il voudroit vous retenir encore, et semble toujours craindre de n' avoir pas assez vengé la vertu. Qui pourroit suivre le cours de tant de sensations et d' idées? Qui pourroit développer, prononcer cette foule de nuances imperceptibles qui se succedent avec tant de rapidité dans les passions? On peut les avoir éprouvées toutes; mais jamais les soumettre à la froide analyse du style, ni même de la mémoire. Pour démonter la multitude de rouages et de ressorts délicats, pour mettre au grand jour les fils innombrables d' une machine aussi compliquée que le coeur humain, il ne faudroit pas être homme, il faudroit être un dieu. Après avoir été long-tems effrayé de monsort, flétri par les alarmes, ranimé par les espérances, je pris le parti d' écrire à Ermance, de lui confesser toutes mes fautes, d' obtenir au moins sa pitié, ou de mourir chargé de sa juste haine; mais l' agitation subite de tout mon corps, me fit connoître que cette résolution étoit plus facile à prendre qu' à exécuter. " comment, disois-je, cet affreux détail sortira-t-il de ma plume? Irai-je déchirer le coeur dont la vertu fit son plus doux asyle, porter le trouble et le désespoir dans le temple de la sérénité? Hélas! Peut-être est-il déja fait le mal que je redoute; peut-être noyée dans ses pleurs, maudissant le jour de sa naissance, celui de son fatal hymen, accuse-t-elle par sa touchante douleur, le ciel qui lui devoit un sort plus heureux? ... elle en sait assez pour me maudire, pour se juger la plus à plaindre des femmes. Non, je n' irai point rassasier lentement sa douleur de toutes les circonstances qui grossissent mes outrages. Elle ne me doit plus que du mépris et de la haine; il suffit qu' elle lesache et qu' elle l' apprenne de ma bouche... mais elle n' est point lâche et pusillanime comme je le suis. Elle aura le courage de m' oublier. Sa fierté brisera des noeuds qui la déshonorent. Elle le doit; je ne mérite pas un seul de ses regrets. Lui taire quelque détail, ce seroit donner lieu à sa clémence; ce seroit la tromper. Ayons au moins le mérite de la franchise. Plus elle verra l' affreuse vérité, plutôt sa douleur et l' amour cesseront d' attrister son ame, et plus promptement la paix y reprendra son doux empire. Ajoutons à la somme de mes maux, pour ne rien ôter à celle de ses plaisirs " . Vingt fois je prends la plume, vingt fois elle me tombe des mains. Si je réussis, au milieu des gémissemens, à tracer quelques caracteres, mes pleurs les effacent aussi-tôt. " ô toi, disois-je, qui dus prétendre au culte de l' univers, et embellir la vie d' un mortel fait comme toi pour être l' objet visible de l' amour et de la protection des cieux! Par quelle cruauté t' unirent-ils à mon sort? Comment lavertu se trouve-t-elle associée au vice? Comment, chose plus inconcevable encore! Celui dont l' ame fut modifiée, moulée sur la tienne, qui s' enivra de tant de charmes de toutes les especes, qui fut le possesseur de la beauté sous tant de formes, put-il oublier, dans l' espace de trois années, la source adorable de tant de biens, et devenir lui-même le destructeur farouche de sa félicité? ô qui le contraignit à se rendre profanateur et même sacrilége? Comment put-il se résoudre à chasser de son ame l' heureuse paix de l' innocence et de l' amour, pour y substituer les passions factices, les appétits désordonnés et les soucis rongeurs? Et quel est le plaisir barbare de corrompre en soi la source du bonheur, de dégrader, d' anéantir en quelque façon son ame, pour n' avoir plus que l' instinct féroce de la brute? L' état de misere dans lequel je suis tombé, ne peut se concevoir; et je ne puis mesurer sans effroi, la distance immense de ce que je fus, à ce que je suis. Tout ce que j' avois alors, me donnoit quelque chose de céleste; me faisoit voir une continuité brillante de plaisirs immortels; tout ce qui me reste à cette heure, m' offre un sombre avenir, me promet le néant. Toi qui fais sortir la vie du sein de la mort même, Dieu de la nature! Une étincelle échapée de ton souffle, ne viendra-t-elle jamais renouveller mon être? Couché sur la terre dans la confusion du repentir, me releverai-je encore digne de t' adorer? Permettras-tu que la nuit de mon ame s' éclaircisse à l' aspect des cieux, que mon front t' adresse encore des regards sereins, et mon coeur des soupirs innocens? Ai-je perdu pour jamais le droit de t' honorer dans le plus beau de tes ouvrages, de te glorifier par le tableau si touchant de l' amour conjugal, et du bonheur que l' on goûte dans ses bras? ... ah! Si tous les serpens du remords acharnés sur mon coeur; si le poison qu' il boit goutte à goutte, et l' état d' ignominie dans lequel je suis plongé, ne suffisent pas pour expier les crimes de ma vie; si je ne dois plus voir la plus belle des épouses, ni parcourir encore sur son sein toutes les gradations de la volupté; si mon coeur, pareil à un bûcher ardentqui se replie sur lui-même et se dévore, doit s' éteindre, sans communiquer les nouveaux feux qui le consument, que la mort vienne, qu' elle me frappe de tous ses traits, qu' on prenne ensuite mes tristes restes, qu' on les porte dans une terre étrangere, et que nul arbrisseau funebre, que la tombe même la plus simple, n' indique à personne le lieu où l' on m' aura mis... " " hélas! Ajoutai-je, c' est bien à moi, et dans l' état où je suis, qu' il convient de se livrer à de si douces espérances. Insensé! Tu oublies donc que l' héritage de tes peres ne t' appartient plus; que tu es dépourvu de tout, abandonné de tous, et qu' un lien juridique t' enchaîne pour jamais dans ce réduit affreux. Ne vois-tu pas que cette épouse adorable, que tu te flates de ramener à toi, de retrouver si tendre et si passionnée, te méprise, te maudit, te renie pour son époux, puisqu' elle n' ignore pas tes outrages? L' homme devenu possesseur de ton patrimoine, n' aura-t-il pas été faire valoir ses nouveaux droits dans leslieux qu' elle habite? Cet éclat scandaleux n' a-t-il pas déja réjailli sur elle? Et toutes les voix, tous les regards, son propre coeur, ne lui ont-ils pas reproché des noeuds qui font sa honte? Heureuse que, pendant les jours de ton opprobre, elle n' ait pas choisi pour sa demeure la maison respectable que tu tenois de tes ancêtres, et que tu voles à ta postérité! On l' en eût chassée ignominieusement, et le plus sanglant des affronts, l' eût punie d' avoir aimé le plus vil des hommes... cette prison obscure, ce cachot, voilà désormais pour toujours ta demeure. Il sera mon dernier asyle et mon tombeau. La voûte céleste, la verdure de la terre, le cristal des eaux, le visage d' Ermance, chef-d' oeuvre de la création, tous ces objets, sources de vie et de bonheur, sont perdus pour moi... " ainsi, m' exagérant l' horreur de ma situation, je m' agitois vainement sous le poids de mes remords. Quelquefois mon ame flottant sur une mer d' idées fantastiques et cruelles, s' en alloitnageant et se débattant dans une amertume affreuse. Quelquefois, fatigué de ses mouvemens, immobile et plongé dans un morne repos, et n' éprouvant plus que des sensations de sons, j' écoutois ces tintemens aigus dont l' oreille est frappée dans le silence de la solitude, et il me sembloit entendre le bruit rapide et sourd de la marche du tems; il me sembloit voir ses mains dévorantes, occupées à moissonner, l' un après l' autre, tous les plaisirs de l' homme, et prêtes à dévorer les débris de mon être. La porte de ma prison s' ouvre tout à coup; une femme se précipite, jette un cri, tombe évanouie. C' est ici, lecteurs sensibles, que vos larmes commenceront d' honorer ce foible écrit... peignez-vous l' infortuné qui vient de vous offrir le tableau de ses égaremens, reconnoissant l' épouse généreuse dont il ne vous a point exagéré les vertus et les charmes, saisi d' un trouble inexprimable, n' ayant plus de force pour faire usage de ses organes, de voix pour se faire entendre, ni de courage pour se confondre aux pieds de cet objet charmant. Voyez cette femme à quidans les siecles barbares on eût dressé des autels, ranimée soudain par un élan sublime de tendresse, se lever, s' avancer, les yeux brillans d' une impression de lumiere, que le chagrin n' a pu ternir; porter enfin de timides regards autour d' elle, nommer, chercher son coupable époux, s' élancer, l' étreindre dans ses bras; celui-ci, comme effrayé de sentir un coeur innocent palpiter sur son coeur coupable, un visage de roses et de lys s' appuyer sur son front, siége des noirs soucis; de se sentir couvert, accablé des chastes baisers d' une beauté céleste. Voyez-le céder, se refuser aux bienfaits les plus inespérés de l' amour. Voyez ses rapides transports, interrompus, empoisonnés par cette affreuse conscience de la honte qui sent sa bassesse et frémit de la faire partager, par ces soupirs de douleur et ces mouvemens de respect qui contiennent un parjure époux, en présence de l' objet vertueux qu' il vient d' offenser, et lui font redouter comme une profanation, de répondre aux caresses de l' innocence.Ermance, instruite de mes travers, des plus petites circonstances de mon inconduite et de ses effets cruels, n' a point eu recours à la foible ressource des gémissemens. Empêcher que mon patrimoine ne passât dans des mains étrangeres, a été son premier soin. Quittant ensuite le séjour paisible où elle attendoit impatiemment mon retour, elle vole à Paris, se fait donner la demeure de mes créanciers, court chez eux, leur parle. à sa vue, à sa voix, toutes les voix de l' intérêt se taisent, toutes celles de l' admiration s' élevent autour d' elle; toutes celles de l' indignation éclatent contre moi. Les plus intraitables, ceux à qui l' habitude de l' usure a mis, pour ainsi dire, une enveloppe métallique autour du coeur, qui édifient tranquillement leur fortune sur la ruine d' une foule de jeunes insensés, sans expérience, livrés aux mains de ces sangsues dévorantes, ceux dont la plupart boiroient le sang de leurs débiteurs, s' ils savoient en tirer le quart de leur créance, ceux-là même s' adoucissent devant mon épouse. Tout promet, tout s' empresse de la servir, tantle double aspect de l' innocence et de la beauté a d' empire sur les coeurs les plus endurcis. Une belle femme est comme un soleil bienfaisant qui réchauffe les lieux déserts, qui ranime la nature sauvage et amolit les rochers. D' ailleurs, un héritage considérable venoit de lui rendre plus de biens qu' il n' en falloit pour réparer mes pertes; et, moyennant la promesse authentique de satisfaire bientôt tous ces hommes avides, auxquels je devois à peine le tiers des sommes qu' ils réclamoient, elle avoit obtenu leur acquiescement unanime à ma liberté, et ce n' étoit que munie de l' ordre de mon élargissement, qu' elle paroissoit dans ma prison. Elle me rassure, me console, m' apprend que je suis libre, et me presse de quitter ces lieux. -" moi libre! M' écriai-je, tu ne sais donc pas que celui qui porta jadis le titre glorieux de ton époux, ne mérite pas même aujourd' hui de végéter parmi les derniers de tes domestiques? Tu ne sais pas que ses désordres l' enchaînent pour toujours dans cet asyle, le seul qui conviennedésormais à un méchant tel que lui " . -" j' ai tout appris, et tout réparé, me dit-elle; c' est par le repentir des fautes, et non par la mauvaise fortune, qu' on peut devenir le plus malheureux des hommes, et le plus malheureux des hommes en doit être, à mes yeux, le plus intéressant " . Elle insiste, elle m' entraîne. Je me laisse conduire, plein de trouble et d' admiration. La revoir, me sentir accablé des plus ardens témoignages de sa tendresse, me sembloit un songe dont je craignois de revenir. Nous arrivons à l' hôtel où elle est descendue. C' étoit le soir. Quels durent être mes regrets, que devint mon désespoir, quand l' éclat des lumieres, et mon trouble un peu dissipé, me permirent d' envisager cette femme angélique; quand il me fut possible de considérer ces traits, où quelque chose d' auguste se mêloit aux séductions de l' amour et aux nuages de la tristesse; ces yeux pleins de langueur et toujours éclatans, qui venoient me confondre et m' enivrer tour-à-tour; et lorsque j' entendiscette voix enchanteresse qu' animoit un sentiment profond, et que le chagrin n' avoit altérée que pour lui donner une inflexion plus touchante? Les traces de douleur imprimées sur son visage, donnoient un caractere plus attendrissant à sa beauté, et n' étoient peut-être que l' empreinte plus profonde et plus marquée du sentiment. Son affliction, d' ailleurs exempte de remords, devoit moins être une crispation pénible de son coeur, qu' une affection mélancolique de son ame. Le plaisir de m' avoir pardonné l' offense la plus sensible, l' idée de sa clémence et de sa générosité, qui se joignoit, sans doute, à la conscience de ses autres vertus; ce retour continuel d' une ame grande et pure sur elle-même; cette habitude de réfléchir par laquelle on devient courageux dans les peines, mais indulgent pour l' homme et pour ses foiblesses, tout cela rendoit sa tristesse un sentiment grand, noble et doux, qui la disposant sans cesse aux passions affectueuses, la rendoit encore plus compatissante, plus généreuse, plus tendre, plusaimante. -" si l' assurance d' un amour qui n' a point changé te fait plaisir, disoit-elle, si mon repos t' est cher, n' arrête plus tes yeux sur des images qu' un voile éternel doit couvrir " . Elle me prenoit la main, l' approchoit de son coeur, et ajoutoit de ce ton qui va chercher l' ame: il est toujours à toi . Je frémissois aux battemens de son sein. Des soupirs, mélange d' angoisse et de plaisir, exprimoientl' état de mon ame. Elle considéroit à son tour, mon front chargé d' ennuis, mon visage si changé, si pâle et si défait, et peut-être y découvroit-elle le signe honteux de mes égaremens. Des pleurs roulent dans ses yeux, et toute sa vertu ne peut me cacher les efforts qu' elle fait pour les retenir. " ah! Laisse couler tes larmes, lui dis-je, soulage ton coeur, la souffrance n' est faite que pour le mien " . Ces mots paroissent en effet déterminer leur cours. Penchée vers moi, elle en verse un torrent dont je suis inondé. Mon teint s' anime et se colore sous ces pleurs brûlans; mes levres s' en abreuvent à longs traits, tout mon corps en est rafraîchi, elles le pénetrent tout entier, et vont féconder mon coeur. Dans l' heureux tressaillement, dans l' heureux transport qu' elles me causent, je tombe à genoux, et le front et les mains élevés vers les cieux, je m' écrie: " Dieu réparateur des maux et des foiblesses! Mon hommage sera digne encore d' arriver jusqu' à toi, et si le coupable doit trouver grace devant ta justice, quelle eau plus salutairepour laver ses offenses, que les pleurs de la vertu! " ce dernier transport acheve d' épuiser mes sens et mon coeur. Tant de scenes vives, tant de mouvemens extrêmes l' ont agité. Je ne me soutiens plus, je suis prêt à succomber. Ermance s' en apperçoit, me prépare un lit elle-même, me force d' y chercher du repos, m' y arrange, m' y prodigue tous les soins, y mêle les plus tendres caresses, et quand je voudrois mourir son esclave, il faut que je me laisse servir par elle, pour ne pas l' accabler mortellement. Elle avoit assez de connoissance du coeur humain, pour juger que je l' adorois toujours, que la saison des folies étoit passée, et ne reviendroit jamais pour moi. " livre tes sens et ton ame au repos, me dit-elle, en couvrant mon front de baisers doux et légers, endors-toi dans les idées d' un riant avenir. Ils se renouvelleront ces noeuds qui ne doivent plus se rompre; ils reviendront ces jours de paix et de félicité dont tu seras digne encore, et n' auront d' autre terme que celui de la durée de notre vie " .Je dormis en effet paisiblement jusqu' au matin; et toute la nuit mon ame fut abandonnée à l' essaim des rêves enchanteurs. Je me réveille avant le jour. Ma sensibilité s' épure et devient plus active; mes idées sont plus saines; j' ai plus d' espoir dans mes ressources, et plus de confiance dans mes forces. La vertu d' Ermance a cessé de m' effrayer. Je ne me crois pas digne encore de posséder un bien si précieux; mais une résolution courageuse que je forme soudain, et que je ne tardai pas d' accomplir, acheve d' introduire le contentement dans mon coeur. Je me leve. Ermance paroît dans mon appartement. Son visage, coloré d' une rougeur humide, ressemble à des roses et des lys que l' aurore a fait épanouir, mais qui languissent dans l' absence du soleil, et je m' apperçois qu' elle a répandu beaucoup de larmes. Son coeur sensible devoit un tribut à la douleur. Elle le payoit alors; mais ce fut le dernier. Quoiqu' un peu ternis par la langueur, ses traits ne m' en parurent pas moins un accord éblouissant degrâces et de perfections. C' étoit, à mes yeux, l' astre de la lumiere, quand un nuage léger rend sa chaleur moins vive et son éclat plus supportable. Mon air satisfait lui redonne bientôt toute sa sérénité, et l' enhardit à me parler de mes affaires. Elle m' entretient des arrangemens qu' elle a pris avec mes créanciers, de sa nouvelle fortune, de ses projets, sans se permettre une plainte, ni même un seul mot qui ressemble au reproche. Femmes, qui vous répandez en plaintes ameres, en noms injurieux contre vos maris infideles, que vous connoissez peu le coeur humain! Ermance avoit desiré mon avancement dans la carriere où j' étois entré; mais elle voyoit bien que je ne trouverois plus que d' affreux dégoûts dans un état où j' avois pris le levain de tous les vices, et qu' une vie paisible et retirée étoit la seule qui me convînt désormais. Tout ce qu' elle proposoit, tout ce qu' elle faisoit, étoit inspiré par la raison, par la sagesse même; on se doute donc bien que ses moindres projets n' éprouverentde ma part aucune résistance, et que mes voeux les plus ardens vinrent à l' appui de tout ce qu' elle voulut. Nous partons enfin de la capitale, bien résolus de n' y rentrer de nos jours. Quand je vis un intervalle de plusieurs lieues entre moi et cette ville immense, je devins comme un homme qu' on vient d' arracher d' une mine, après un séjour de quelques années dans l' un de ces gouffres de l' espece humaine. Le passage du chaos de Paris à la paix des campagnes, du tumulte des passions orageuses, au calme des passions douces; le chant des oiseaux, l' aspect d' un ciel pur, d' un horizon plus étendu, la perspective des bois et des hameaux, tout m' émeut, tout m' intéresse. Un air dégagé d' exhalaisons malfaisantes, un air salubre et rempli de matiere éthérée vient agacer légérement mes fibres détendues, leur donner de la tension et du ressort; il pénetre mes poumons, passe dans mon sang, et lui communique un mouvement uniforme et doux; il ranime en moi la flâmevitale, donne de l' expansion à mon ame, et répand un baume universel dans tout mon être. Cependant notre marche répondoit à l' impatience de nos voeux, et la rapidité de la voiture qui nous emportoit l' un et l' autre, nous laissoit à peine le tems de jouir de la diversité des objets. Déja nous respirons l' air de la patrie, l' air embaumé de son terroir, de ses arbres, de ses plantes, de ses fruits. Ce doux parfum qu' exhalent la verdure et les fleurs à mesure que nous approchons des lieux de notre naissance, vient saisir plus vivement l' odorat, après une absence de plusieurs années, et semble vouloir nous donner des regrets par une foule de sensations nouvelles et délicieuses qu' alors il produit en nous. Le plaisir de revoir son pays, est encore un baume pour le coeur sensible qui a reçu des blessures dans le commerce du monde. Nous touchions au terme de notre voyage. La nuit, déja fort avancée, nous oblige d' arrêter notre course, et de rester dans une auberge.Ce fut là que j' eus le courage de me séparer d' Ermance, et d' exécuter le projet que j' avois conçu dès le premier jour de notre réunion. Elle s' étoit couchée dans une chambre voisine de la mienne, ayant auprès d' elle une de ses femmes qui l' avoit suivie. Je guettai l' instant où elles dormoient l' une et l' autre, pour écrire le billet suivant, que je laissai sur une table, et ensuite m' évader sans bruit. " n' ayez point d' inquiétude sur mon sort, et ne craignez rien de mon désespoir. Les maux que j' ai soufferts ne sont plus dans mon coeur, quoi qu' ils soient encore dans ma mémoire. Je vais dans un asyle expiatoire, purifier mes sens et mon ame, et les rendre, s' il se peut, dignes de se dévouer pour jamais au bonheur de vos jours. Retournez dans les lieux où vous êtes chérie. Tâchez de remettre mon nom en estime parmi ceux qui peut-être le prononcent avec indignation. Allez préparer la demeure, ou plutôt le temple qu' a déja consacré votre présence, et où l' époux le plus soumis viendraporter à vos pieds sa reconnoissance et sa vénération, quand le ciel lui aura fait connoître qu' il agrée son repentir " . La retraite où je voulois me rendre, étoit un couvent de l' ordre de Camaldoli, que je connoissois dans les environs. Ce monastere, qu' on appelle Roga , est situé dans une vallée profonde, sur les bords de la riviere d' Aoust. Un petit bois d' un aspect sauvage, un petit jardin mal cultivé, produisant un peu de cidre, et seulement assez de légumes pour fournir une subsistance grossiere à deux ou trois solitaires qui habitent ce réduit; une chapelle, des cellules éparses et dont les murs se perdent dans un amas de ronces et de plantes parasites, forment tout l' enclos et toute la richesse de cette retraite. Je marchois avec vîtesse, je courois dans les ténebres; et abandonner ma femme, quand monidolatrie pour elle renaissoit plus vive que jamais, me paroissoit l' héroïsme du courage, et me fit bien augurer de mon changement. J' arrive au monastere à la pointe du jour, et demande le prieur, dont je suis connu. -" mon pere, lui dis-je, c' est une brebis égarée qui vient se jetter dans vos bras, et demeurer quelque tems parmi vous " . -" soyez le bien venu, mon fils, me dit ce bon vieillard, en m' embrassant avec tendresse. Si quelque chagrin vous amene, nous sommes faits pour exercer un ministere de charité envers les malheureux " . Ce bon religieux inspiroit de la confiance; il entendit la confession de toute ma vie; mais il l' entendit comme un ami sensible, convaincu des foiblesses et pénétré des miseres humaines. Il avoit un esprit cultivé, et beaucoup d' amabilité naturelle. Sa conversation extrêmement attachante, me rendit ses instructions plus douces, et le sacrifice que je m' étois imposé, plus supportable. " que vous êtes heureux, mon pere, luidisois-je, en parcourant avec lui sa paisible retraite. à l' abri des assauts des passions, vous coulez des jours dont rien n' altere la sérénité. Les vapeurs du monde, et les nuages du malheur n' arrivent point jusqu' à vous " . -" mon fils, me disoit-il, les malheurs sont à l' ame ce que les maladies sont au corps. Elles sont quelquefois une crise heureuse de la nature, qui expulsant les humeurs vicieuses, et rétablissant l' équilibre dans la machine, redonne au sang une circulation plus libre, et une plus douce chaleur aux esprits. Ainsi, les désordres de la jeunesse aboutissent au malheur comme à une piscine salutaire où l' ame, salie par des habitudes honteuses, se purifie et se régénere. Instruit par l' expérience, vous saurez que le vice porte avec lui sa peine, et que toutes ses jouissances aboutissent à la satiété, mere de l' endurcissement. Vous saurez que le tourbillon du monde fatigue perpétuellement ceux qu' il emporte, sans les remettre jamais au point où est le bonheur, et qu' il faut échaper à son impulsion pour retrouver ce point juste et vrai. Votre vertu maintenantsera d' autant plus ferme, qu' elle connoît l' avantage de résister et de vaincre; d' autant plus pure, qu' aucun prestige ne l' obscurcit, et que les illusions ne sont plus à vos yeux que des illusions; d' autant plus indulgente et plus douce, qu' elle n' ignore pas que le sort de l' homme est de faillir, et que le sage même s' égare quelquefois. Celui qui vécut toute la vie sans passions, a peut-être une vertu trop austere, et ne joint pas toujours à la pureté des moeurs, cette charité tendre qui fait le plus sublime et le plus beau caractere de la sagesse. Votre bienveillance, à présent, embrassera tous les hommes. Jamais l' aspect d' un coupable n' excitera votre indignation, parce qu' une voix secrete vous dira sans cesse, que vous fûtes foible et égaré comme lui. L' affabilité qui résidera dans votre coeur, passera dans vos paroles, et la douce persuasion viendra se fixer sur vos levres. Auparavant on n' eût fait que vous respecter peut-être, à présent on aura pour vous du respect et de l' amour " ." mon fils, ajoutoit-il, nous agissons sous les yeux d' un dieu qui voit notre pente vers le mal, et nos efforts pour arriver au bien. Il promene tantôt l' oeil d' un pere, tantôt celui d' un juge sur les mouvemens de l' espece humaine. La bonté de l' un se manifeste tous les jours; mais la justice de l' autre échappe à tous les regards, et notre devoir est d' adorer en silence jusqu' au nuage dont elle s' enveloppe. Tout ce qu' il nous est permis de voir, c' est que le désordre est une suite de l' ordre, puisque l' ordre se maintient invariablement au milieu des révolutions du globe et des crimes du genre-humain. Si l' homme qui a failli connoît mieux le prix de la vertu, les grandes vertus doivent naître des grandes fautes; et loin que le souvenir de vos égaremens soit fait pour vous affliger, vous devez vous applaudir de vous trouver d' autant plus fort, que vous avez été plus foible, et de haïr d' autant plus le vice, que vous en connoissez mieux toute la difformité. Ce n' est point par le stérile repentir, mais par de bonnes actions qu' on répare le mal qu' on a fait; et cequi constitue la sagesse n' est pas de s' amuser au regret d' avoir pensé périr, c' est de ne plus s' exposer au naufrage. Outre que la tristesse outrage l' être suprême, qui veut le bonheur de tous les hommes, elle nuit à l' exercice des vertus, car souvent elle dégénere en misanthropie, et la misanthropie est le plus intolérable, et peut-être le plus orgueilleux de tous les égoïsmes " . " jeune homme, levez ce front abattu; bénissez Dieu, plutôt que de craindre ou d' invoquer lâchement sa vengeance, et ne méprisez pas ses bienfaits. Suivez le chemin de fleurs par lequel il vous invite encore à marcher dans la vie. Soyez heureux encore, de la vigueur de votre jeunesse, des ressources de votre esprit, et de la fermeté de votre ame. Soyez heureux, enfin, de la lumiere pure de votre raison, des fruits solides de l' expérience, et du charme si doux d' apprécier les dons de la providence, et de sentir ce que l' on vaut, quand le bien que l' on fit est autour de nous, et nous rit de toutes parts " .C' étoit ainsi que ce bon vieillard cherchoit à me rendre la confiance et le contentement. Cependant, quand je réfléchissois à mes inconcevables excès, à l' invincible ascendant de nos passions, il me venoit, de tems en tems, des doutes affreux sur la nature et la destination de l' homme, et j' étois tenté de confondre le principe qui le fait penser, avec celui qui fait végéter une plante, et mouvoir un insecte; et il y avoit des momens où je me voyois encore le vil jouet du hasard, ou celui d' une divinité farouche, qui me dévouoit au malheur et à l' anéantissement. " oui, mon pere, lui disois-je, il y a de grands motifs de consolation dans l' avenir que vous me promettez, et heureux l' esprit qui peut se reposer sur de si douces images! Mais le calme est-il fait pour le coeur de l' homme? Malgré le plus ferme retour à la sagesse, n' est-il pas toujours affligeant de reporter la vue sur le monde qu' on a quitté; et n' est-ce pas alors qu' on ne participe plus à ses travers, que le souvenir en est plus amer, et le coup-d' oeil plus effrayant? Si la raison, dégagée des entraves des passions, planeenfin au-dessus de la région des sens, et parvient à contempler, sans illusion, le théatre où joue l' espece humaine, elle voit plus de scenes de douleurs que de scenes de plaisirs, plus de bruit que de grandes choses, plus de fumée que de gloire, plus d' ostentation que de vertu. Elle voit l' homme de bien, celui même que la multitude qualifie du nom de sage, entraîné comme les autres, aimer et trahir la vérité, conseiller ce qui est bien, et faire ce qui est mal, obéir et sacrifier au vice, sans avoir la volonté de suivre et de préférer le vice. Elle voit, l' homme indigent, l' homme dévoué à la peine, que la nature, marâtre pour lui seul, a, pour ainsi dire, déshérité, par-tout sans appui, sans consolation, sans secours. Elle le voit souvent se creuser des tombeaux, et s' y coucher lui-même, pour y trouver la paix. Elle interroge ces demeures, pour leur demander si le repos est là; et ces tombes silencieuses ne lui répondent point. Elle interroge l' avenir, et son regard se fatigue à poursuivre quelques lueurs au milieu des ténebres " . " la philosophie seroit-elle consolante, quandelle n' offre que les monumens et les débats de l' orgueil, qu' un code d' erreurs et de contradictions, d' incertitudes ou d' extravagances? La religion seroit-elle un appui, quand on la voit marcher dans les siecles, sur les débris des nations, ses victimes, et se montrer par-tout dégoûtante du sang des mortels; lorsqu' elle paroît sous tant de faces, que chaque pays, chaque peuplade, chaque particulier même l' habille à sa mode, et que le fanatisme aujourd' hui, combattu de toutes parts, ne paroît s' affoiblir et chanceler que pour l' entraîner dans sa chûte? La société même, feroit-elle croire à une félicité passagere, dans le tems que des hommes crédules, abusés par le nom d' ami, s' égarent en gémissant sur les traces d' un être de raison? Quand d' autres ne savent pas garder leur bonheur, ou sont tentés fortement de le perdre tous les jours; et quand le plus doux des sentimens, celui qui dut faire adorer l' existence, se détruit ou se dégrade dans les coeurs les plus vertueux, et se change en la source fatale des plus viles passions? " " comment, ô mon pere! Trouver ce calme désirable que vous m' annoncez, alors que tant de choses nous laissent à un scepticisme plus affreux que l' horrible vérité, alors qu' on n' a plus même le soutien de l' espérance? Si la physique démontre que les prodiges les plus étonnans sont les opérations les plus simples de la nature, si l' ame croît, se développe avec les organes, subit tous les changemens de la matiere, et a ses maladies, ses convulsions, son agonie comme le corps; si la perfection de l' art du philosophe, n' est que le talent d' entrevoir les plus affligeantes vérités, l' ignorance est préférable au privilége de connoître; et le plus à plaindre des hommes, est celui que la nature a doué d' un esprit pénétrant et d' une ame pensante. Quelle consolation reste-t-il à un être condamné au tourment de réfléchir, et quel point d' appui peut-il embrasser sur la pente si rapide et si effrayante de la vie? Qui peut le délivrer du sentiment de sa misere, et du poids de sa destinée? ... la terre seule recueille ses larmes, et lui indique le néant... " " à ce que je vois, ô mon fils! Reprit-il, les vapeurs du monde que vous quittez, obscurcissent encore votre intelligence. Vos regards ne s' arrêtent que sur les maux, que sur les torts de l' humanité, et c' est là le mal que la philosophie a fait. Plus attentive à blâmer l' homme qu' à le consoler, plus appliquée à le dégrader qu' à le conduire, elle lui a ravi la conscience de ses forces, et par conséquent le courage et la faculté de bien faire. Pourquoi n' envisager son sort qu' avec effroi, quand ses maux, et même ses foiblesses, sont le garant de ses plus cheres espérances, et le gage assuré de sa future félicité? Si toute son existence morale étoit le produit immédiat de son organisation; si sa pensée n' étoit qu' un mode, qu' une propriété accidentelle des élémens combinés d' une certaine maniere, parviendroit-il à développer et à perfectionner en lui ce principe intelligent qui calcule les tems, mesure l' espace, et s' élance dans l' avenir? Entendroit-il ce témoignage intérieur, et cette voix secrette de la conscience, qui luiprescrit les regles qu' il doit suivre, et les devoirs qu' il doit remplir? Connoîtroit-il ces devoirs, et s' imposeroit-il quelquefois l' obligation rigoureuse de faire, aux dépens de son repos, ce qui concourt à l' intérêt commun de ses semblables? Auroit-il honoré comme des vertus, la bonté, l' amitié, la générosité, la bienfaisance, plutôt que la colere, l' envie, la haine, la vengeance, passions gravées comme les premieres dans le coeur humain? Auroit-il attaché l' idée de gloire aux unes, de turpitude aux autres, et su ce que c' étoit que vertu? Auroit-il, enfin, créé la morale, et donné des regles à cette science, dont l' objet est la perfection et le bonheur de son espece? Non, sans doute. Si son ame étoit un accident de la matiere aveugle et sans choix, elle n' obéiroit qu' aux aveugles loix du mouvement; elle agiroit comme la matiere " . " ô mon fils! Si l' homme a des inclinations mauvaises, s' il devient coupable, et mêmecriminel, c' est pour apprendre, par ses remords, que le vice est puni. S' il obéit à ses bons penchans, s' il céde à la tentation d' une bonne oeuvre, c' est pour être averti par le plaisir de bien faire, que la vertu trouve sa récompense, et que cette récompense augmente de prix à proportion de ses efforts pour la mériter. Ses miseres, ses peines mêmes de toute espece, attestent sa destination pour une meilleure vie. Elles sont le choc d' une main invisible, qui veut, par des secousses réïtérées, l' arracher au joug des passions, qui le frappe au milieu de ses fausses jouissances, pour le désabuser, et le pousse avec force vers son asyle primitif. Ce desir confus de bonheur qui le promene avec complaisance dans un monde différent de celui-ci, le mal-aise qu' il éprouve au sein même de ses plaisirs toujours imparfaits, le passage continuel de la joie à la tristesse, du délire à la satiété, et quelquefois à l' horrible dégoût de soi-même, tout cela démontre que la vie est pour lui un état violent, dont il brûle de sortir, et qu' ellen' est pas son état naturel. Tout cela est une aspiration indirecte à un état de perfection inconnu sur la terre. Son desir ardent de survivre à la dissolution de son corps, est une évidente preuve qu' il vivra après sa mort, une conviction intuitive de son immortalité. Cette ame qui trouve en soi de la noblesse, et s' honore de ses facultés sublimes, qui frémit d' horreur à la seule pensée de voir ses nobles idées s' engloutir dans une nuit que le tems n' éclaircira jamais, n' est-elle pas repoussée des bords de cet abîme terrible qu' on appelle le néant, et n' entrevoit-elle pas continuellement une trace de lumiere qui la guide et l' entraîne à travers les ombres de la vie et les nuages des passions, devant le trône d' un dieu dont elle se peint la majesté, et où sa vue audacieuse et fiere le fixe avec tranquillité? Ses élans continuels vers ce principe invisible de l' ordre et du mouvement, ne sont-ils pas l' assurance des biens dont il lui a fait tacitement la promesse, puisque son imagination les voit, les embrasse et en jouit d' avance? " " si nous avons des idées représentatives de plaisirs dont la nature n' offre point de modeles, ce ne peut être que par l' inspiration d' un dieu; car l' esprit borné de l' homme ne se seroit point élancé de soi-même dans les profondeurs de l' infini, n' auroit pu produire et rassembler les images d' une félicité abstraite, sans que les traits dont il l' eût revêtue, n' aient eu des rapports avec ceux du bonheur qu' il connoît; et qu' elle ressemblance entre les voluptés grossieres de la terre, et celles qu' un petit nombre de sages apperçoit dans le monde intellectuel " . " dieu, car elle existe cette cause intelligente, cette cause primordiale et finale de tout, qui se manifeste dans le dessein de la nature entiere, un être absolu, tout puissant, éternel, et par conséquent essentiellement bon, nous auroit-il fait pressentir une possession de biens autres que ceux qui tombent sous nos sens, pour nous laisser vivre et mourir victimes de nos impuissans desirs? Si les maux de la vie étoient notre seul partage,les transes de la mort leur unique terme et notre unique perspective; si nous ne devions jamais renaître au plaisir d' une nouvelle existence, aurions-nous un coeur pour sentir, pour desirer, pour aimer? Aurions-nous l' imagination pour exalter notre ame, pour la remplir des idées d' ordre de beauté céleste, et la transporter dans des mondes toujours plus beaux que le monde connu, qu' elle orne perpétuellement de ses brillantes chimeres, et où elle s' identifie à des objets parfaits? Un dieu ne peut-être un tyran. Si nous devions subir une mort éternelle, nos voeux n' iroient pas au-delà de notre durée. Ne concevant pas le charme d' une autre existence, nous nous habituerions aux peines de celle-ci; elles deviendroient notre état naturel; et si nous ne connoissions pas la félicité, au moins ne sentirions-nous pas l' infortune " . ô mon fils! C' est cette religion que vous blasphêmez, en la confondant avec la superstition, monstre qui déchire le sein de sa mere, et cherche à ravir à Dieu ses vrais adorateurs; c' estcette religion sainte qui nous soutient dans le malheur, qui ranime et vivifie dans nous le sentiment toujours actif et toujours consolant d' une autre vie. Toujours pure et inaltérable dans le coeur de l' homme de bien, elle est pour lui, moins une police sacrée qu' il redoute, qu' un doux lien qu' il s' impose à lui-même, moins un joug importun dont il cherche à s' affranchir, qu' un instinct religieux qui l' attire à son premier principe. Il ne la voit point dans des rites et des cérémonies; mais dans les préceptes saints qu' elle a gravés dans son ame. Il n' implore et n' accuse pas la divinité tour-à-tour, il jouit de ses bienfaits. Il n' a point des doutes injurieux à sa providence; tous ses sentimens sont un élan de reconnoissance vers l' être suprême, et un voeu de félicité pour les hommes. ô garde-toi de la blasphêmer, cette religion simple et auguste, en prenant pour elle son simulacre imposteur! Le culte qui la défigure n' en est que l' affreux mensonge. Tous les sages ont le même code moral de religion. Par toute la terre elle est une dans le coeur du juste " .Cette morale étoit celle du sentiment. Elle pénétroit, elle échauffoit mon ame; mes doutes se dissipoient. Je vis clairement que le parti le plus sage étoit d' adopter une idée belle et satisfaisante pour l' orgueil; je sentis que l' amour de l' ordre étoit la source du contentement, et que, quelque chose que nous préparât l' avenir, faire le bien étoit l' unique moyen d' arriver paisiblement au terme de la vie, et de recevoir la mort sans effroi. Mais, quand je venois à songer à mon épouse, toutes les idées, tous les fantômes d' une triste philosophie disparoissoient; j' étois tout entier à cette image charmante, et, il faut l' avouer, le ciel étoit pour moi sur la terre. Depuis trois mois je demeurois dans cette solitude, sans presque m' en appercevoir, tant le retour de la raison et de la vertu élevent l' homme au-dessus des foiblesses, et le rendent heureux de ses sacrifices les plus pénibles. La vie de ces bons religieux avoit quelque chose desi attendrissant, qu' il étoit impossible de ne pas se plaire parmi eux. Ils avoient des moeurs si douces, une piété si touchante et si véritable, qu' ils sembloient nommés par le ciel même, pour être les ministres d' un dieu de paix et de charité. On ne les voyoit point se tourmenter par des macérations et des austérités. Convaincus que la divinité désavoue dans l' homme, tous les sacrifices au-dessus de l' homme, et condamne sur tout les homicides commis contre son propre corps; ils savoient que c' étoit les vicesdont on devoit couper la racine; que c' étoit les passions nuisibles qu' il falloit dompter, amortir en soi, et que le jeûne modéré, prescrit par la loi, étoit un signe de ce retranchement, et un moyen d' y parvenir. Je partageois leur innocente vie; je prenois part à leurs occupations, à leurs jeux, à leurs pieux exercices. Tous les jours, au coucher dusoleil, ils se rendoient aux pieds d' un calvaire, planté sur un rocher, parmi des sapins et des genevriers. C' étoit-là qu' ils méditoient sur la fragilité de la vie, sur les quatre fins de l' homme, et sur les mysteres de la foi. Ce spectacle inspiroit la tristesse, et la vénération. à genoux, et les mains jointes comme eux, je me sentois ému d' une maniere douce et affective. Mon ame, entraînée par je ne sais quel attrait surnaturel, dégagée de tous les intérêts des sens, s' élevoit à l' anéantissement de tout desir terrestre, et quelquefois aux pieux ravissemens de l' adoration exclusive d' un dieu. Ces lieux exhaloient, respiroient un air salubre, un air d' innocence et de sérénité qui renouvelloit insensiblement tout mon être. Je me trouvois de nouveaux sens, des organes plus frais, plus libres et plus vigoureux. Avec les facultés physiques, les facultés intellectuelles s' étoient aggrandies, mes idées avoient pris de l' énergie, de la noblesse et de la profondeur. J' avois un sentiment plus fort de la nature et demoi-même, et jamais peut-être, je n' avois tant mérité d' être l' époux d' Ermance. Je partis enfin de cette solitude. C' étoit le matin d' un jour d' été, et jamais le jour ne s' étoit levé si éclatant et si beau. Mes pieds ne parcoururent point l' intervalle qui me séparoit de mon épouse. L' espérance aux aîles vermeilles, l' amour couronné des roses brillantes du bonheur, me transporterent dans ses bras, au doux bruit du chant des oiseaux et du concert de la nature. Je reconnus l' asyle de mes premiers jeux et de mes premieres amours, je foulai cette terre heureuse qui sembloit un vaste jardin de plaisance, et l' astre de la lumiere, alors au midi de son cours, vit les larmes de la joie briller sur mon visage, et mon sein palpiter de mille nouveaux transports. Mon épouse, instruite de mon retour, avoit fait des apprêts plus touchans que magnifiques, pour célébrer dignement le jour de mon arrivée. Appuyé sur un genoux, et prenant une de ses mains, je lui dis, en la revoyant: " madame,daignerez-vous recevoir le nouvel époux, ou plutôt le nouveau serviteur qui vient vous consacrer le reste de sa vie? Il n' est pas indigne de cet honneur, puisqu' il peut soutenir vos regards, où brillent tant de vertus " . -" je le reçois " , me dit-elle avec une grace charmante, et ses bras entrelacés dans les miens, ses joues de roses, appuyées sur mes joues, me faisoient déja pressentir le bonheur qu' elle alloit répandre sur mon existence. Il me sembloit que les sources de ma vie se multiplioient en ce moment, et qu' une augmentation subite d' esprits animaux parcourant mes veines avec rapidité, venoit grossir et précipiter le cours de mon sang. Ermance étoit alors dans sa vingt-sixieme année. Le tems qui altere les beautés ordinaires, avoit donné plus de fraîcheur à la sienne; et tous les jours où j' avois vécu loin d' elle, m' avoient préparé de nouvelles causes d' amour, et de nouveaux sujets d' admiration. Chaque jour en fuyant, sembloit laisser à son teint quelque chose de son éclat, et à son ame une perfection de plus.Le reste de cette journée, nous le passâmes à jouir de l' attendrissement, des larmes de joie de nos domestiques, à créer des délices au fond de nos coeurs, et à nous en pénétrer; à nous parler par des soupirs, et à nous assurer de notre bonheur. Le soir, mon épouse m' introduisit elle-même dans l' asyle où devoient se renouveller et s' acquitter encore les droits et les sermens de l' hymen, où la plus belle des nuits alloit se revêtir à mes yeux des couleurs du plus beau jour. Elles reparurent ces heures fortunées qui rachetent des années de souffrances, et en absorbent le souvenir dans des torrens de volupté. Tous les enchantemens, toutes les joies de l' empirée inonderent cet asyle, se presserent à l' envi autour de la couche nuptiale. Mon imagination, devenue plus grande et plus active, recula bien loin dans l' avenir le domaine de mes félicités; et mon ame, enrichie de facultés nouvelles, se sentit capable d' embrasser et de supporter tout son bonheur. Quelle force cependant ne me fallut-il pas pour répondre à tout l' amour d' une épousepassionnée, pour résister aux mouvemens d' un coeur qui provoquoit toutes les jouissances et toutes les ivresses dans mon sein, pour ne point mourir au milieu de ces transports où ma bouche avide d' imprimer par-tout son brûlant hommage, regrettoit de ne pouvoir en laisser la trace sur mille appas en même tems, au milieu de ces extases où nos coeurs et nos sens épuisés, mais toujours insatiables, ne pouvoient s' arrêter encore, et, par des sensations inconnues au reste des humains, sembloient franchir les bornes connues de la nature. Après une longue absence, deux époux s' aiment toujours davantage. On redouble d' attentions l' un pour l' autre, on se rend des soins à proportion du plaisir que cause la réunion, et de la crainte qu' on a d' être encore séparés. Les desirs d' Ermance étoient un voeu continuel pour la félicité d' autrui. Elle vouloit le bonheur pour le répandre et le partager, pour en offrir l' exemple, et en faire naître le besoin. Ses plaisirs toujours désintéressés, étoient moins ses plaisirsque ceux de son époux. Convaincue qu' elle étoit nécessaire à son existence, elle sembloit se détacher d' elle-même, pour être toute à lui. Avec elle, l' amour ne mouroit jamais. Son talent de plaire étoit l' art de changer les plaisirs en vertus, et les vertus en plaisir, et par conséquent de faire adorer les unes, et de rendre les autres continuels. Dans mes bras, elle se remplissoit moins des délices de l' hymen, qu' elle ne s' enivroit du charme de remplir sa destination sur la terre. Elle s' abandonnoit sans réserve au plus doux des penchans, parce qu' à ses yeux, c' étoit le comble du bonheur, le principe et la source de toute élévation, que de concourir aux grandes fins de la nature, qui nous demande une postérité; et qu' elle étoit persuadée que remplir le devoir primitif de la création, dans les vues de donner le jour à des créatures immortelles, et capables de s' élever jusqu' à l' auteur de l' univers, étoit le vrai moyen de l' honorer dignement. " fille de l' amour! Fille du ciel! Lui disois-je, car mon idolatrie ne savoit quel nom lui donner,un mortel fut-il fait pour te posséder? Et mon bonheur est-il concevable? Ah! J' épuise en ce moment la faveur des cieux, puisqu' ils me ramenent dans tes bras. Jusqu' ici je n' avois point vécu, j' étois encore à naître; oui, ce jour est le premier de ma vie. En contemplant ton heureux époux, en le voyant digne encore de t' adorer, tu peux dire: voilà ma créature; c' est une plante que l' aquilon flétrit et courba vers la terre; mais que mes pleurs ont rafraîchie, que mon souffle a ranimée, et à qui le ciel va rendre encore sa douce influence. " quel mérite y a-t-il donc, disoit-elle, à suivre un doux penchant? Si ton bonheur est mon ouvrage, ton bonheur ne doit-il pas faire le mien? Ah! Je m' applaudirai d' y avoir contribué, d' avoir fait celui de tous les deux, si tout ce qui nous environne doit le partager; s' il nous rend l' humanité plus nécessaire, l' amitié plus chere, nos devoirs plus saints; s' il ne nous semble jamais trop acheté par les privations et les maux inséparables de la condition d' homme; si sonsouvenir, lors même qu' il s' évanouira, ne nous permet jamais de nous plaindre de notre sort, et nous aide à subir en tout la loi de la nécessité " . -" va, lui dis-je, repose-toi sur toi-même du soin de faire de la vie un tissu de momens fortunés pour tout ce qui t' environne. Ton sourire n' est-il pas le doux rayon de la joie qui chasse la nuit de la tristesse? Ta voix, le cri de rallîment de tous les plaisirs? Le feu qui brille dans tes yeux, n' est-il pas la flâme de l' humanité qui va porter son ardeur dans toutes les ames? Et n' es-tu pas assurée de l' influence de ta vertu sur ces lieux, comme Dieu lui-même est sûr de l' action de sa volonté sur tout l' univers? " le lendemain de cette nuit heureuse, nous allâmes dès le matin saluer le jour naissant, et la sérénité de nos fronts parut le disputer à la sérénité du ciel. Ce jour fut véritablement un jour de fête. Une multitude de villageois et de villageoises vînt nous présenter des fruits et des fleurs au son des musettes et des hautbois; des tables servies avec profusion et dressées sous desbosquets, des danses, des jeux établis dans les cours et dans les prairies du château, célébrerent cette belle journée. Nous nous montrâmes dans tous les lieux, nous nous mêlâmes à ce bon peuple, et je sentis alors que le premier des plaisirs étoit celui d' être aimé. Que la campagne a d' attraits pour deux époux qui s' adorent! Tout leur plaît, tout les intéresse. Un rien remplit leurs yeux des pleurs du sentiment, et ces pleurs sont toujours doux, parce qu' ils sont toujours occasionnés par des images touchantes; par l' espoir de faire le bien, ou par la satisfaction de l' avoir fait. D' un côté, des montagnes qui se confondoient avec les nuages, semblables elles-mêmes à des nuées dont les couleurs se diversifient au gré de l' astre qui les éclaire; de l' autre, une vallée spacieuse ou paroissoit se complaire un peuple de végétaux, des prairies, des ruisseaux, des sites charmans, des sites majestueux, la nature déployant de toute part et sous toutes les formes, sa grace sauvage et sa fécondité; tels étoientles rians objets, les belles et grandes perspectives que nous offroit cette retraite. La maison que nous habitions, étoit un antique château, flanqué de hautes tours crénelées, et fameux dans le pays par un grand nombre de siéges qu' il avoit soutenus dans les tems de son origine. On voyoit empreints sur ses murs ces vestiges imposans de la guerre et des ans, qui jettent dans l' esprit des idées sombres, et que cependant l' on ne peut se lasser de contempler. Aujourd' hui l' on démolit tous les vieux châteaux. Il me semble que les hommes devroient être plus jaloux de conserver ce que le tems a respecté. Tout ce qui porte le sceau de l' antiquité vénérable, a des droits continuels à notre admiration. Ces forteresses inébranlables qui, depuis des siecles, bravent les tempêtes, et où la majesté respire parmi les traces de la vétusté, ces monumens de l' audace et du génie fier de nos ancêtres, sont faits pour élever l' ame, et commandent une sorte de respect religieux. S' ils affligent, en faisant ressouvenir de ces tems de l' anarchie féodale, où chaque noble tenoitde son épée et de son fief, un despotisme héréditaire qu' il exerçoit sur ses vassaux, ils rappellent aussi avec plaisir, et même avec un certain enthousiasme, cette époque de notre histoire, où le courage et l' amour avoient tant d' influence sur les moeurs, où l' esprit d' une galanterie noble, quoique romanesque, se mêloit à cette institution bisarre et guerriere, qui, dans les siecles barbares, produisit tant de héros, se mêloit même à l' esprit public, et suppléoit aux loix. Ils rappellent ces jours où les hommes, plus sensibles aux choses d' utilité qu' aux choses d' agrément, et n' étant point encore efféminés par le luxe, passoient leur vie à former et à exécuter de grandes entreprises. Nos aïeux, sans doute, avoient comme nous leurs défauts et leurs vices; mais dans le commerce de la vie ils montroient une probité plus sévere, plus de franchise et de loyauté. Injustes et méchans comme nous, cruels quelquefois jusqu' à la férocité, ils mirent cependant presque toujours une certaine équité dans l' abus de la force, et s' ils eurent l' audace quifait les grands forfaits, ils eurent aussi l' énergie qui fait les grandes vertus. Bien différens des hommes de ce tems-là, nous avons de petites passions, de petites vertus, et ne sommes plus même capables que de crimes obscurs. Nos ames rétrécies par le luxe, blasées par la mollesse; nos ames, petites et vaines, se manifestent jusques dans les étroites dimensions et le peu de solidité de nos demeures. L' art, pour vouloir tout donner au goût, ne laisse plus rien à l' admiration. Nos ancêtres bâtissoient pour eux et leur postérité. Aujourd' hui nous ne bâtissons que pour nous. Ce qui ne doit pas étonner dans le siecle de l' égoïsme. Nous voulons que nos édifices légers et brillans, périssables et passagers comme nous le sommes, ne fassent qu' effleurer la surface de la terre, et en disparoissent avec nous. Tout ce qui respire un air de force et de longue vie, tout ce qui porte l' empreinte du sublime et du grand, nous épouvante, et semble faire une impression pénible sur nos organes. Le joli seul est en droit de nousplaire, obtient tous nos suffrages. Il nous faut des nuances, des esquisses, des grâces symétriques, de la monotonie. Nous voulons qu' autour de nous, tout soit futile, uniforme, et de glace comme nous. Je connus enfin les agrémens de la vie champêtre. Qu' ils sont grands et multipliés! Qu' il y a de charmes à se dérober au monde, pour ne s' occuper que des moyens de faire un petit nombre d' heureux, et de se rendre heureux soi-même, autant que peut le permettre la nature. Ce genre de vie dispense de la recherche des égards, toujours ennuyeuse, des affaires dont le succès afflige souvent, et dont la conduite embarrasse toujours. Les occupations sont plus variées, et l' on y trouve moins d' occasions de violer les loix de l' honneur. Les soins y sont doux, parce qu' ils sont en petit nombre. Les devoirs y sont charmans, parce qu' on ne connoît que ceux qu' on s' impose à soi-même, et qu' en les remplissant on se procure une satisfaction proportionnée à leur étendue. Le plaisir y estvif et durable, il n' est troublé ni par la crainte de n' en pas jouir, ni par la nécessité de l' abandonner; rien n' empêche de le connoître tout entier, de l' augmenter, de se pénétrer de tous les sentimens qui en perpétuent l' ivresse. On n' y est ni sage par nécessité, ni fou par complaisance; jamais fatigué par les ennuyeux à prétention, affadi par les flatteurs, excédé par les sots, et sur-tout par cette foule d' ignorans présomptueux qui abondent dans les grandes villes, et particuliérement dans la capitale. L' on n' y est point choqué de l' insolence du vice, révolté de ses excès, ni effrayé de sa punition. à la campagne, on fait toutes ses fantaisies; point de gêne, point d' étiquette, point de mise recherchée. On se met à sa maniere, et la maniere la plus simple est toujours celle que l' on préfere. On y vit bien, mais sobrement; parce que la tempérance produit la santé, et qu' on a besoin de la santé pour jouir des bienfaits de la nature. Détaché de tous les objets de la terre, je n' y tenois plus que par mon épouse; mais tous mesautres liens ne s' étoient rompus, que pour grossir celui de mon amour; et plus forte étoit ma derniere chaîne, plus elle répandoit de délices sur ma vie. Une portion de nos biens devînt l' héritage du pauvre. Nos mains se consacrerent à servir l' indigence honnête, à multiplier autour de nous les images du travail et de l' industrie, de l' aisance et du bonheur. Nous prîmes soin de faire régner l' économie et le bon ordre dans les familles, d' y introduire l' abondance de toutes les choses relatives à la subsistance, et de répartir également ce bien être universel qui entretient la bienveillance et l' union dans les campagnes. Entourés de voisins ennemis comme nous des grandes sociétés, nous jouissions tour-à-tour de l' amitié de la nature et de nous-mêmes. Ils venoient souvent, non pas embellir, mais égayer notre solitude. Nous allions chez eux partager les plaisirs d' une vie douce et paisible. On n' usoit point le tems à ces amusemens de l' opulenceoisive, où l' avarice déguise en plaisir le trafic honteux d' un loisir insupportable; à ces éternelles parties qui, même à la campagne, empêchent une infinité de gens de jouir de la campagne, et qui sans être ruineuses, n' en ont pas moins des effets funestes, puisqu' elles absorbent des jours qui seroient beaucoup mieux employés à recueillir les biens de la simple nature, et à se pénétrer pour elle de respect et d' amour. On s' amusoit à ces jeux qui rappellent l' aimable gaîté de l' enfance, ou plutôt l' innocente candeur des premiers âges du monde. On faisoit des promenades champêtres, et le dieu bon qui nous voyoit sans doute avec complaisance, les dirigeoit toujours vers les lieux où il y avoit des peines à soulager, et des larmes à tarir. Nous revenions satisfaits. Nos ris touchans, notre gaîté pure étoient le prix du bien que nous avions fait. Ah! Quand j' avois pu servir un de mes semblables, c' étoit sur la bouche d' une épouse que j' en trouvois la récompense. Un seul de ses baisers m' eût rendu faciles les sacrifices qui coûtent le plus. Enfin, nos jours rians ettranquilles, se passoient comme un beau rêve, et la chimere du siecle d' or se réalisoit peut-être dans un petit coin du globe, non telle que des hommes corrompus se la représentent, mais tel que l' amour de la félicité publique en fît tant de fois desirer le retour à quelques gens de bien. Ermance aimoit les fleurs; j' avois un parterre que je cultivois moi-même, et que je ne cultivois que pour elle. L' humble violette, la rose incarnate, l' anemone panachée, les fleurs de toutes les saisons, paroient ses cheveux et son sein tour-à-tour; le matin, le soir, à sa toilette, dans ses repas, elles réjouissoient sa vue; tous les jours, elles embellissoient et parfumoient sa demeure. Combien nous aimions à parcourir nos domaines! à errer dans toute l' étendue de cette campagne heureuse! Nous tirions des leçons utiles de tous les tableaux, de tous les changemens de la nature. Un tems nébuleux après un tems serein, nous avertissoit que la vie la pluscalme est sujette aux orages. Quand le choc des nuées produisoit la foudre, notre raison, plus active et plus forte alors, voyoit tout en grand. Le désordre momentané de la nature, nous élevoit au-dessus d' elle, et nous rendoit plus imposante l' idée de son auteur. Un pressentiment sublime nous disoit, que la véritable grandeur n' est pas sur la terre, et que la majesté d' un roi n' est qu' illusion auprès de la majesté d' un dieu. Quelquefois nous allions nous fortifier dans le détachement des biens périssables, parmi les ruines d' un palais autrefois habité par les souverains du pays, et voisin de notre demeure. Ces débris, presque enterrés sous les herbes, et que la terre devoit bientôt achever d' engloutir, nous inspiroient une mélancolie profonde, nous montroient le terme des grandeurs humaines, et des desirs de l' insatiable ambition. Un chêne autrefois orgueilleux de son feuillage, et dans lequel paroissoit éteint le principe de la végétation; ses branches que l' aquilon détachoit l' une après l' autre, et dispersoiten débris dans la campagne; la mousse amoncelée sur nos toits, secondant les mains dévorantes du tems, et minant par degrés les ouvrages de l' homme; des ossemens d' animaux divers, blanchis par les années, et épars dans la campagne; un insecte écrasé sous nos pieds; un bruit de cloche funebre, annonçant la fin d' un de nos semblables, tout, en nous laissant convaincus qu' il n' est rien ici-bas qui ne meure, ou du moins ne se métamorphose, augmentoit notre pitié pour ceux que l' exemple continuel de la destruction ne dégoûte point des vains objets de la cupidité. Nous le comparions au matelot, luttant contre une mer orageuse à plus de cent lieues de la terre, et s' attachant à la frêle planche qui doit périr avec lui. Quelquefois, entraîné par des réflexions plus sérieuses, nous allions apprendre à mourir parmi les mausolées de nos ancêtres. Ces tombes funebres, et sur-tout celles des auteurs de nos jours, recevoient assidûment le tribut de nos larmes filiales, et souvent une espece d' effroi nous saisissoit l' un et l' autre au sortir de ces lieux. Ce n' étoitpoint la terreur de la mort, c' étoit la crainte qu' avoit chacun de nous, de survivre à l' objet de son adoration. Cependant, nous nous arrêtions peu sur ces tristes images. Le tableau de la nature riante nous occupoit plus souvent et plus long-tems. Le jour qui embellit tout, nous rappeloit à la source de la beauté. Les fruits et les moissons nous entretenoient de l' auteur de nos biens. Quand, au déclin d' une belle journée, un ciel tout aérien s' offroit à nos regards, nous montions sur une colline, d' où l' oeil tomboit enchanté sur un paysage magnifique. La lumiere du soleil portée horizontalement sur les eaux, qui se la renvoyoient et la réfléchissoient en cent façons diverses; ces nuages d' un rouge tendre qu' on voyoit se fondre dans le blanc, lors d' une belle soirée, contrastant avec des teintes plus brunes, et découvrant, dans de petits intervalles, l' azur de la voûte céleste; mille oiseaux de toutes couleurs et de tout langage, se jouant sur le gravier, au bord des ruisseaux et des fontaines,voltigeant sur leur surface, s' y baignant, s' y plongeant à l' envi; le contraste d' une verdure sombre, et d' une terre fraîchement ouverte en sillons; un peuple joyeux, encore épars dans les champs et dans les prairies, tous ces objets, toutes ces scenes diverses formoient à nos yeux un spectacle enchanteur. Souvent un transport de reconnoissance nous précipitoit à genoux l' un et l' autre, et nos ames et nos regards s' élevoient ensemble à la source de toute félicité. Ah! Les cieux s' ouvroient alors; toute la cour céleste descendoit sur des nuages, pour voir de plus près le tableau du bonheur sur la terre, et l' éternel contemplant nos vertueuses amours de son trône de lumieres, se réjouissoit, sans doute, d' avoir créé l' homme. De-là, nous descendions dans des bosquets épais, nous en suivions tous les détours, et, avec le parfum de la nature, nous respirions l' encens de la volupté. La nuit venoit nous surprendre assis sur des siéges de gazon, et dans ces heures de silence et de plaisir, je me livroisencore à tout le délire d' un coeur amoureux. Je m' enivrois encore de la jouissance de tous les appas de ma jeune amante. Je savourois lentement l' attrait ineffable de compter les battemens de son sein, d' intercepter ses soupirs par mes soupirs, de prodiguer, recevoir, de rendre inépuisables les caresses, les pures caresses du sentiment. Froids partisans du systême léthargique de l' insensibilité, durs égoïstes à qui ces expressions brûlantes de l' amour paroîtront un délire, un signe de démence et de folie, ah! Jamais vous n' avez goûté le bonheur d' être aimés d' une femme vertueuse et belle, jamais la passion la plus vive que le ciel ait accordée aux humains, ne vous tira de l' élément uniforme et tranquille dans lequel vous someillez, jamais, enfin, vous ne saurez combien l' enthousiasme de l' humanité est généreux et capable de grandes choses, combien toutes les vertus sont faciles et douces, quand c' est la beauté qui les inspire. Dieu de la nature! Tu m' as ravi tout ce qui m' étoit cher; tu ne ferasjamais reluire pour moi ces jours trop beaux, qui déja se perdent dans la nuit du passé, et cependant, à cette heure même encore, je te remercie, à genoux, d' avoir une seule fois dans ma vie laissé découler tant de joies de la source adorable où tu les puises toutes, pour les verser à pleines mains sur un être destiné à mourir. Dans la saison des frimats, nous avions des plaisirs d' une autre espece. Dans un appartement vaste, mais bien clos, autour d' un foyer antique, on s' assembloit encore, et c' étoit un plaisir d' entendre les aquilons se déchaîner avec furie contre les pavillons et les tours du château. C' étoit un plaisir de braver, au coin d' un large feu, tous les fléaux du nord; et ce plaisir tenoit, sans doute, à l' orgueil naturel de l' homme. Il aime quelquefois à faire un retour d' admiration sur lui-même, et à contempler dans la solidité de ses édifices, dont la plupart semblent faits pour être immortels, le pouvoir qu' il s' est donné de braver les tempêtes et de résister aux lentes secousses du tems. Les longues soirées d' hiver s' écouloienten jeux innocens, en doux entretiens, en lectures intéressantes. Nous nous faisions raconter les anciennes traditions du pays, fabuleuses ou véritables; on les écoutoit avec intérêt. Tout ce qui peint des moeurs antiques, tout ce qui tient même du merveilleux pique agréablement l' attention et la tient en haleine. Quand nous étions seuls, nous lisions la vie de nos ancêtres, non pour nous enorgueillir sottement d' une illustre origine; mais pour nous remplir de cette émotion généreuse qu' on éprouve en voyant défiler devant soi, comme dans une galerie, les tableaux d' une longue suite d' aïeux, quand les caracteres de l' héroïsme et de la vertu s' y font sur-tout remarquer. On aime à se transporter dans ces tems reculés, où les moeurs plus simples et plus austeres faisoient une loi plus sacrée de l' honneur; à jouir des traits de grandeur d' ame, par lesquels la plupart de nos ancêtres ont immortalisé leur nom; et il est doux de sentir aux mouvemens qu' ils excitent en nous, que leur sang et leur ame nous ont été transmis. Nous lisions les anciens qui parlent au coeur,par la touchante simplicité de leurs maximes; mais qui font moins d' impression sur l' esprit dans cet âge de lumieres, où le domaine des sciences devient tous les jours plus étendu, parce que la philosophie fut presque entiérement bornée à la morale dans les écoles de l' académie et du portique. Nous revenions, avec une satisfaction plus complette, aux bons livres que ce siecle à produit; et l' on se doute bien que l' immortel comte de Buffon, que Voltaire et Jean Jacques tenoient le premier rang parmi les auteurs que nous préférions. Voltaire, en faisant naître en nous toutes les especes d' intérêt, par l' inimitable magie de son style si bien appropriée à tous les sujets qu' il traite, par l' étonnante variété de son génie, Voltaire, il faut en convenir, nous obligeoit quelquefois de donner des intervalles affligeans à notre admiration, et le plaisir que nous trouvions à le lire étoit sans cesse empoisonné. Nous étions fâchés de voir cet homme si extraordinaire, si au-dessus des autres hommes, afficher quelquefoisl' envie et la haine des petites ames. L' arme du ridicule qu' il manie avec tant d' art contre les cagots et les fanatiques, contre les ennemis de la saine morale, a trop souvent et trop mal servi ses haines particulieres. Le philosophe n' inspire plus de confiance, ou plutôt cesse de l' être, dès qu' à la place de la modération qui convient au sage, il met la malignité qui n' appartient qu' au méchant. Quand au milieu de ses pieces les plus philosophiques, on le voit épancher le fiel contre ses ennemis; quand presque tous ses ouvrages attestent que son ame est irascible et haineuse à l' excès; quand à ces vices de coeur il joint la foiblesse de les consacrer dans des écrits faits pour lui survivre, quelle sorte d' admiration reste-t-il pour lui? De quel effet peuvent être les leçons de la philosophie, dans une bouche qui vomit les plus dégoûtantes injures, en même-tems qu' elle parle le plus pur langage de la sagesse? Et que penseroit-on d' un homme foulant aux pieds un autre homme, et l' immolant avec furie, alors qu' il prêcheroit la concorde et l' humanité?Il est peu d' ouvrages de Voltaire, où l' on ne trouve quelque trait qui ait rapport à ses querelles particulieres. On sait que pendant sa vie, il ne s' acharna pas seulement contre des hommes estimables par leur état et par leurs talens, mais qu' il descendit plus d' une fois dans l' arêne littéraire, et s' y déchaîna avec une fureur presque risible, contre des adversaires qui ne méritoient de lui qu' un silence plein de mépris. On sait que son esprit se trouble, que son génie s' éclipse, et que le ton des personnages de Vadé lui devient propre toutes les fois qu' il est sur le chapitre de ses ennemis; il est intarissable sur cette matiere, il y revient sans cesse; les injures et la malignité paroissent son élément. les deux siecles, le pauvre diable, le dialogue de Pégase et du vieillard, la comédie de l' écossaise, une infinité de piecesde vers, et de morceaux de prose, charmans d' ailleurs, en fournissent la preuve convaincante. La colere donnoit à ses fibres des vibrations convulsives, et répandoit quelquefois des ombres sur son intelligence. Il faut bien que ces hommes rares, que la nature mit peut-être des siecles à organiser, décelent par quelque endroit l' humaine foiblesse. Leur raison si lumineuse, est, de tems en tems, obscurcie par des nuages, pour que nous puissions en soutenir l' éclat, pour consoler la multitude, en les faisant descendre un peu de la hauteur immense où ils sont parvenus, et d' où leur génie dominateur semble, même en la captivant, insulter à l' admiration. Ermance préféroit les livres de Jean-Jacques, non qu' elle le mît au-dessus de Voltaire, ni qu' elle cherchât même à rapprocher deux écrivains qui n' ont rien de ressemblant entre-eux, et dont l' un tient une place où il sera long-tems difficile d' atteindre; mais elle trouvoit sa morale plus tendre, plus appropriée à son coeur. Elle aimoit cette sensibilité d' imagination qui lui fitexagérer, sans doute, les torts de l' humanité; mais qui jette tant de chaleur et d' ame dans ses écrits. N' est-ce pas, en effet, une chose également curieuse et intéressante, de voir cet homme parvenu dans la science du coeur humain, à des résultats incommunicables à la multitude, tenant d' une main le flambeau du génie, de l' autre le prisme éclatant de l' imagination, parcourir avec l' enthousiasme de l' humanité, le champ de la morale; y chercher, y découvrir des vérités nouvelles, les revêtir des plus séduisantes couleurs de l' éloquence, de toute la force ou de tous les charmes du plus énergique et du plus doux langage de la raison cultivée; saisir enfin le premier principe, le principe fondamental de cette morale universelle, trop long-tems méconnue dans son essence, et donner leur véritable base aux rapports que les hommes ont entre-eux? N' est-il pas étonnant et attristant à la fois, de voir ce génie extraordinaire, créer, pour ainsi dire, un monde, le peupler d' objets ravissans et nouveaux, enfans de son noble délire, s' extasier seul auspectacle de la nature perfectionnée, appeler vainement ses semblables au concours de son beau systême, fixer vainement sous leurs yeux le miroir brillant et fidele qui réfléchit à ses yeux la grandeur de l' homme et les marques de sa dignité, détester leur aveuglement, leur insensibilité farouche, s' isoler de dépit au milieu d' eux, sans cesser de les chérir, les plaindre en accusant leur lâcheté, et finir par s' abandonner sans réserve à la douleur sombre et amere de n' avoir pu les rendre meilleurs et plus heureux? Si Jean-Jacques eut des partisans exaltés, il eut aussi des détracteurs injustes et cruels, qui, par la satyre amere de sa personne et de ses ouvrages, chercherent à rendre odieux à la fois l' homme et l' écrivain. Il fût, dit-on, insociable, je le crois bien; la nature mit dans le méchanisme de ses fibres des dissemblances si marquées, qu' il dut éprouver des sensations étrangeres au commun des hommes, et leur paroître, en quelque sorte, d' une autre espece que la leur. Son ame n' existoit point pour tout ce qui séduitet captive les nôtres. Enflâmé, comme Platon, pour un beau moral qui n' est pas sur la terre, il ne sut pas même jouir de sa chimere, et se contenter du charme de l' avoir imaginée. Révolté de tout ce qui choquoit l' ordre et la vertu, aigri par le spectacle continuel de la mauvaise foi, de l' injustice et de la perfidie, il ne put jamais s' accoutumer à cette modération de la société qui voit tranquillement les vices, ni à cette joie criminelle du méchant qui leur applaudit. Né, sans doute, avec beaucoup de finesse et d' élasticité dans les fibres sensitives, toujours prêtes chez lui à recevoir des oscillations violentes, il dût éprouver plus de sensations de douleur que de sensations de plaisir. Enclin à la tristesse par l' état habituel de ses organes, et à cause des besoins et des privations continuels de son imagination, presque toujours montée à ce degré d' activité qui rend si avide du vrai beau, et si sensible au chagrin de n' en trouver par-tout que des images imparfaites, il dût encore pousser à l' excès cette sensibilité ombrageuse, cet esprit inquiet et susceptible qui nous dispose à mal penserdes hommes, à mal interpréter les motifs de leurs actions, même de leurs vertus, et nous fait craindre jusqu' à leurs bienfaits. Il ne fut point ingrat; mais sa fierté, c' est-à-dire ce noble orgueil d' une ame supérieure qui s' apprécie et s' honore, le rendit trop exigeant peut-être, et lui fit chercher dans des ames vulgaires, une élévation de sentimens qu' il ne pouvoit trouver que dans des ames comme la sienne; et dans le monde, il n' en dut pas rencontrer beaucoup de cette trempe-là. On voit que ses défauts tenoient à son tempérament, à l' austérité même de ses principes, et que, dans quelque travers qu' un pareil homme ait donné pendant sa vie, quelques singulieres qu' aient été les méprises de sa raison, et les saillies de son imagination, quelquefois excessivement exaltée, il n' a pu jamais qu' exciter toute l' indulgence et tout l' intérêt du philosophe; et ne doit qu' éveiller toute son indignation contre le méchant qui ne rougit pas de le calomnier encore après sa mort. Si c' est un crime de violer la loi sacrée de la nature, qui nous prescrit d' aimer notre semblable, et de supporter sesdéfauts, c' est une atrocité de l' enfreindre à l' égard d' un homme qui a si bien mérité de ses contemporains, et dont les foiblesses, s' il en eût quelques-unes, sont si bien effacées par l' usage respectable qu' il fit de ses talens. La nouvelle Héloïse, le moins parfait, et le plus intéressant de ses ouvrages, étoit celui qui nous charmoit davantage. Ce livre où, malgré ses défauts, respire une philosophie si douce, ou l' attrait des plus célestes images épuise toutes les jouissances de la sensibilité dans un coeur vertueux et tendre, ce livre dut être lu, relu, dévoré par deux époux comme nous. Que de soirées délicieuses il nous fit passer! Que de transports inconnus il éveilla dans nos ames! La nature avoit mis la tendresse dans nos coeurs; mais Rousseau nous apprit à en multiplier les jouissances, à y joindre le sentiment et l' attrait de la vertu. Que de bonnes qualités, que nous n' avions pas, il nous inspira! Que de fois nous fîmes le bien dont il nous avoit donné l' idée, et que sans lui, peut-être, nous n' eussions pas fait!Fideles à la religion de nos peres, nous en remplissions tous les devoirs avec exactitude, et même avec plaisir. Persuadés que, dans les campagnes, l' exemple de la religion n' est pas moins utile aux moeurs que celui de la bonté, et que l' empire de celle-ci, maintient toujours et rend plus doux l' empire de celle-là, nous donnions également l' exemple de la bienfaisance, et celui d' une piété raisonnable. Tous les livres des philosophes que nous avions lus, leurs différens systêmes n' avoient apporté aucun changement à nos principes et à notre maniere de vivre. Nos coeurs rejettoient avec effroi cette philosophie cruelle qui dégrade l' homme et flétrit toutes les ames sensibles, qui renverse les fondemens de la morale, principe de l' harmonie entre les êtres intelligens, et arrache à la vertu la récompense de ses sacrifices. Nous craignîmes d' avancer sur cet océan métaphysique, d' où ne sont revenus tant de penseurs audacieux, que pour étendre un voile funéraire sur le monde et sur l' avenir. Jamais nous n' approfondîmes ces matieres ténébreuses, de peur de ne retirer decet examen dangereux, que des doutes désespérans, et de perdre, avec nos illusions les plus cheres, la base consolante ou reposoit notre bonheur. Trouver dans le tableau des merveilles de la nature, et dans la profusion de ses bienfaits, de continuels motifs d' admettre son auteur et de célébrer sa magnificence, voir dans notre ardeur pour le bien, dans le délire de nos espérances, dans l' effusion même de notre amour, les marques de ses desseins sur nous, et la preuve du bonheur à venir, dont la mort est le sublime accomplissement, tels étoient les sujets de nos plus douces rêveries, tels étoient nos plaisirs de tous les jours. Une jouissance, cependant, manquoit à celles qui rendoient notre vie si fortunée, c' étoit de revivre dans des héritiers de notre bonheur et de nos vertus; mais le ciel nous réservoit encore cette félicité. Des signes certains m' annoncerent qu' Ermance seroit bientôt mere, et au bout de quelques mois, mes voeux furent comblés parla naissance d' une fille à laquelle ma femme donna le jour. ô qui jamais a bien senti tout le bonheur d' être pere, tout le charme de tenir dans ses bras, de baigner, pour la premiere fois, des larmes de la tendresse et de la joie, le plus doux présent qu' on puisse recevoir d' une épouse, le fruit des plus vifs transports, et de partager, avec une mere passionnée, tout l' amour qu' on prodigue à ce nouvel être. C' est alors qu' on s' étonne de se trouver une nouvelle faculté d' aimer, et qu' on se plaît à répandre sur un autre soi-même la plénitude des nouveaux sentimens qu' il inspire. C' est alors qu' on se peint, qu' on embellit d' avance l' ame passive encore, de cette créature naissante, l' ame qui doit la vivifier un jour, pure étincelle échapée à la flâme du plaisir, sortie, pour ainsi dire, du choc de deux amours, et faite pour devenir le foyer créateur des vertus de toute sa race; c' est alors qu' on ne met plus de terme à son existence, et qu' on la voit se prolonger au-delà même du tombeau, dans une chaîne infinie de jours brillans et sereins.Femmes du monde! Qui, pour prolonger un jour de plus l' illusion de vos adorateurs, étouffez les plus tendres sentimens de la nature, et laissez froidement échaper de vos bras l' être à qui vous avez donné le jour, venez voir une mere aussi chaste que belle, s' honorant de tous les devoirs que ce nom lui impose, présenter, donner tour-à-tour les deux sources de la vie à l' innocente créature qu' elle nourrit de son lait, l' échauffer de ses levres amoureuses, exprimer l' épanouissement de la joie par le sourire de la sérénité, partager ses caresses entre son enfant et son époux qui la contemple avec autant de respect que d' attendrissement, et dont les mains enlacées doucement autour d' elle, achevent le plus beau tableau dont l' oeil humain puisse être enchanté. Femmes petites et vaines! Femmes coquettes! Venez rougir de vous-mêmes devant ce tableau ravissant, et montrer au moins par vos regrets et vos larmes, que les seches voluptés du monde n' étoient point celles qu' il falloit à vos coeurs. Depuis qu' Ermance étoit mere, elle avoit dans son maintien, dans son air, quelque chose deplus auguste et de plus céleste. Je l' abordois avec plus de vénération, je l' honorois davantage. Toute entiere au devoir si saint qu' elle aimoit à remplir, elle ne voyoit que sa fille dans toute la nature. Sa patrie, son univers étoient dans le berceau de son enfant. Si elle me laissoit quelquefois la tenir dans mes bras, prompte à reprendre le trésor de son coeur, elle sembloit, en redoublant de caresses, retrouver un bien qu' elle avoit perdu depuis long-tems, et se dédommager, par mille nouveaux baisers, d' une longue privation des plaisirs de la tendresse maternelle. Elle étoit moins passionnée, mais plus tendre avec son époux. Son amour n' étoit plus un délire; c' étoit une affection profonde et raisonnée, qui, donnant encore plus d' élévation à son ame, la rendoit fiere de tenir une place honorable dans l' ordre civil, et de mériter le nom de citoyenne. Dans les beaux jours du printems, dans les fraîches matinées de la saison qui le remplace, ou quand l' astre du jour, sur la fin de sa course,éteignoit son flambeau, tantôt sur une terrasse, d' où la vue s' égaroit au loin dans la campagne, tantôt sous des berceaux, quelquefois aux bords d' une onde pure, toujours avec notre enfant, nous savions transformer tous nos jours en fêtes, et n' appercevions pas de terme à notre félicité. Répondre d' abord à ses caresses naïves, s' amuser dans la suite de ses jeux innocens, préparer les moyens si simples de faire son bonheur, et de nous assurer une vieillesse paisible, sans perdre de vue les soins de l' humanité, et sans jamais oublier d' entretenir par nos soins, et par nos bienfaits, la fertilité de la campagne, et le zele des cultivateurs, telle fut, pendant six années, la vie que nous menâmes dans cette solitude. Nobles qui vivez dans des châteaux! Honnêtes gens qui, loin des villes, habitez des maisons commodes et riantes! Craignez qu' un vain espoir de fortune ne vous arrache de vos tranquilles demeures, et ne vous fasse aller chercher au loin un bonheur que vous ne trouverez que chez vous. Fuyez le concours des peuplespervertis par le luxe et par l' ambition; fuyez, comme un repaîre de serpens, le séjour des cités, d' où l' on ne rapporte jamais que des malheurs et des habitudes dépravées, et persuadez-vous bien qu' il est plus avantageux pour le repos et la vertu, d' habiter une cabane, que de vivre dans le palais des rois. Si la patrie vous appelle loin de vos foyers, allez la défendre contre les entreprises de l' ennemi; allez, s' il le faut, au bout du monde, verser votre sang et vous dévouer pour elle. Mais, s' il vous reste des jours après avoir rempli l' honorable fonction de citoyen, venez les finir dans l' habitation de vos peres, de peur d' aller ternir et perdre peut-être plusieurs années de gloire, par un séjour de quelques mois dans l' enceinte contagieuse des villes. Si vous avez des enfans, éloignez-les de ces lieux funestes. Au lieu de les entretenir dans cet état de gêne et de servitude qui les engage trop souvent à fuir la maison paternelle, rendez-leur facile le genre de vie que vous menez; habituez-les à resserrer leurs desirs, à ne pas les étendre au-delà de l' espace borné qui vousrend heureux. Intéressez leurs yeux par de douces images, et leur esprit par des instructions attachantes; captivez, enchaînez leur coeur par d' aimables liens, ils ne songeront pas même à vous quitter, et l' âge orageux des passions s' écoulera, pour eux, doucement et sans trouble, comme s' écoulent vos derniers jours... oh! Si ce foible écrit pouvoit ramener la nature et les bonnes moeurs parmi quelques hommes, et forcer enfin de quitter les villes ceux qui n' y sont retenus que par l' intérêt du plaisir; s' il pouvoit ranimer dans des coeurs languissans le goût de la vie champêtre et l' ardeur du véritable amour, je serois payé des larmes qu' il m' a coûté. Je n' ai point dit à mes lecteurs toutes les répugnances, toutes les angoisses qu' il m' a fallu surmonter pendant le cours de ces mémoires; je touche au plus pénible de ma tâche, puisse le ciel me donner des forces pour l' achever, et soutenir mon courage jusqu' à la fin! Ma fille avoit six ans. Sa physionomie charmante étoit précisément celle de mon épouse.Son babil aimable manifestoit déja que son esprit seroit précoce et brillant comme celui de sa mere. Ses questions pleines de candeur annonçoient ce que deviendroit son ame. Sa tendresse envers les auteurs de ses jours, ses caresses si fréquentes, si naïves et si pures, écartoient de nous les soucis, nous faisoient oublier que les années s' écoulent, que la vieillesse éteint les feux de l' amour, et que la mort devoit nous atteindre. L' on a fait, l' on fait encore tous les jours, d' immenses traités d' éducation. Que de livres inutiles! Ce sont les bonnes moeurs qui font la bonne éducation. Ermance ne disoit point à sa fille: faites ceci, faites cela; elle ne lui traçoit point la regle de ses devoirs; elle faisoit sous ses yeux, et sans affectation, tout ce que doit faire une femme de bien; elle la menoit dans les demeures de la misere; elle soulageoit devant elle le pauvre et l' affligé, la veuve et l' orphelin; elle jouissoit devant elle des bénédictions de tout un peuple. Voilà les leçons qui s' impriment et qui restent dans l' ame des jeunes personnes. Toutes lesméthodes, tous les principes d' éducation développés dans les livres, ne valent pas le spectacle d' une main bienfaisante essuyant une larme sur le visage d' un malheureux. Ce fut alors que les papiers publics nous apprirent la perte que la littérature venoit de faire dans la personne de Jean-Jacques Rousseau, la maniere dont le marquis de Girardin lui avoit rendu les honneurs funebres, et les autres circonstances de sa mort.Cette nouvelle ne fut pas reçue avec indifférence par deux admirateurs éclairés de ce grand homme. -" ils meurent donc aussi, dit Ermance, les bienfaiteurs du genre-humain? Le sage, ainsi que le méchant, ne fait donc que passer sur la terre? " -" oui, lui répondis-je; mais les monumens de ses vertus, le bien qu' il a fait nous restent. Jean-Jacques n' est pas mort, son ame vit toute entiere dans ses écrits " . Son affliction fut vive, et les regrets d' une femme vertueuse honorerent la mémoire de ce philosophe mieux que toutes les fleurs poétiques semées depuis sur sa tombe.-" mon ami, me dit-elle un jour, n' irons-nous pas visiter les lieux où le bon Jean-Jacques a fini sa carriere? Mourrons-nous sans avoir fait un pélerinage à son tombeau? " cette idée me parut charmante, et m' attendrit jusqu' aux larmes. -" non, lui dis-je, nous ne manquerons pas de nous acquitter d' un devoir si saint. Celui qui nous apprit à jouir de la vie, celui qui mérita toute notre reconnoissance, atous les droits à nos regrets. Nous irons saluer son ombre aux pieds même de son monument " . Vers la fin du printems de l' année suivante, nous entreprîmes ce voyage. Paris étoit sur notre route; mais nous nous détournâmes, pour ne point rencontrer cette ville funeste. En voyant de loin les brouillards qui s' élevent au-dessus de ses tours et de ses édifices, je ne pus m' empêcher d' ouvrir mon coeur à des tristes souvenirs, et de m' écrier: ô Paris, ville de crimes et de miseres! Les vapeurs qui sortent de ton sein sont plus contagieuses que tous les levains de la peste, exerçant ses ravages, sont plus mortelles que tous ses poisons, troublant et infectant l' atmosphere dans des tems de calamité. Nous arrivâmes à Ermenonville à la fin du mois de mai. Nous vîmes ces jardins admirables où l' art a surpris à la nature le secret de sa parure la plus simple, et de ses charmes les plus touchans; où mille arbrisseaux divers, joyeux des' élever sur un sol fertile, semblent sourire au promeneur champêtre qui visite ces lieux. Nous vîmes l' habitation du bon Jean-Jacques, située parmi des rochers, dans le lieu le plus éminent et le plus sauvage du parc; et nous reconnûmes ses goûts dans le choix de sa demeure, et dans les inscriptions écrites de sa main, qui se lisent à l' entrée de ces lieux. C' étoit-là qu' environné de tout ce que le regne végétal offre de plus rare et de plus curieux, ce philosophe, ami de la nature, jouissoit de tous les avantages et de tous les plaisirs qu' elle donne à ceux qui s' appliquent à la connoître, et à rechercher l' usage de ses diverses productions. Nous apperçumes de loin l' isle des peupliers et le tombeau de Jean-Jacques. Il nous fut permis d' en approcher, faveur que le maître du lieu n' accorde pas à tout le monde. Il craint, sans doute, que cette portion de terre, devenue sacrée par le dépôt qu' il lui a confié, ne soit profanée par la vaine curiosité de la foule, qui ne verroit qu' une tombe décorée dans le monumentqui couvre la cendre de ce grand homme. Une barque nous conduisit à cette isle heureuse, que nos derniers neveux visiteront encore avec respect. Nous y abordâmes comme à la porte d' un temple où l' on se recueille pour y entrer avec un maintien plus religieux. Un vent frais souffloit parmi les peupliers, comme le zéphyr au tems de la prime-vere, quand il fait frémir doucement les jeunes feuilles des arbres et la cime des buissons. La verdure nous y parut plus vive, l' air plus pur, le ciel plus serein. Les eaux du lac formant une enceinte de cristal autour de l' isle, venoient battre, avec un doux murmure, son rivage fortuné. On eût dit qu' en ce lieu tous les élémens visibles recevoient l' intelligence et la vie, en reprenant par degrés les parties éparses du corps de ce philosophe, à mesure que la chaleur de la terre les faisoit évaporer. La tombe de l' homme de bien n' a rien d' effrayant; on y voit croître les lys plutôt que les cyprès; c' est le sépulchre du méchant qui inspire l' épouvante. Remplis tous les deux d' une doucemélancolie, nous fîmes lentement le tour du tombeau; Ermance s' en approcha, pressa de son sein le marbre sacré, et j' y apperçus la trace de ses larmes. " homme de paix! M' écriai-je, ces pleurs sont le plus pur hommage qu' on ait rendu à ta cendre. S' ils pouvoient arriver jusqu' à toi, tes mânes vertueux en tressailleroient de plaisir " . Ce n' étoit plus Ermance que je voyois, c' étoit l' épouse de Wolmar, c' étoit la femme d' émile, c' étoit l' objet céleste et parfait dont ce peintre brûlant nous a laissé le modele. En sortant de l' isle, nos regards y demeuroient attachés, et nous disions: " adieu, solitude charmante! Adieu, temple de la sérénité! Et vous, peupliers paisibles, et vous, ombre chérie, nos coeurs restent parmi vous " . -" heureux le maître à qui appartiennent ces lieux! Ajoutoit Ermance. Heureux qui peut vivre et espérer de mourir dans ce beau séjour! Ici la paixdoit habiter dans tous les coeurs, comme elle réside sous ces ombrages. Ici le méchant cesseroit de l' être; l' air qu' on y respire est celui de l' innocence " . L' homme qui nous servoit de guide, (c' étoit le jardinier du lieu) nous raconta beaucoup de particularités de la vie de Rousseau, pendant son séjour à Ermenonville. Il en parloit avec complaisance, et souvent avec attendrissement. Il aimoit à nous dire, combien ce philosophe s' étoit fait aimer dans le peu de tems qu' il avoit habité ces lieux; combien on l' avoit regretté. " il entroit chez nous tous les jours, nous disoit-il, et prenoit nos enfans dans ses bras. Il les caressoit avec tant de bonté! Il nous adressoit des paroles si obligeantes! Ah! Ma femme et moi nous l' avons bien pleuré " .Ce bon-homme nous fit voir une boîte de peu de prix, autrefois à l' usage de Jean-Jacques. On m' en a offert de l' or, nous dit-il; mais je ne la vendrai jamais. Je la laisserai à mes enfans, afin qu' ils se souviennent d' un homme qui les aimoit tant. Nous quittâmes enfin cette retraite, comme on s' arrache de la demeure qui renferme tout ce qu' on aime; et nous ne fûmes réellement consolés que lorsque nous revîmes notre patrie. Ce fut dans ces tems, que tous les libelles écrits contre Jean-Jacques tomberent entre les mains de mon épouse, et lui apprirent de combien d' angoisses on avoit abreuvé ses tristes jours; combien on avoit déchiré son talent, persécuté sa personne, et même calomnié son ame. Jusqu' alors elle avoit cru, comme ce philosophe, que l' homme est né bon. Elle se plaisoit danscette idée consolante; mais lorsqu' elle vit et entendit tant de critiques ameres et de jugemens iniques, tant de sortes d' outrages sortis de la plume et de la bouche des hommes, contre les écrits et le caractere d' un sage qui consacra ses lumieres et ses veilles au bonheur de ses semblables. Quand elle vit, même après la mort de ce grand-homme, grossir la foule de ses détracteurs, la haine et l' envie conjurées, s' attacher à sa tombe, fouiller sa cendre, la détremper dans le fiel, et s' acharner contre une poussiere, alors elle commença de croire que la malignité a sa source dans notre coeur, et que nous sommes dignes de tous les maux que nous nous sommes forgés. Dans l' amertume de ces réfléxions, elle reconnut que le génie est un signe de réprobation parmi les hommes, et que les grands talens, livrés aux intrigues des demis-savans, espece cruelle et inexorable, sont la victime perpétuelle de la médiocrité. Se rappelant alors les héros et les sages de tous les siecles, qui furent presque tous malheureux et persécutés, et s' attendrissantsur leur mémoire, elle me disoit: -" la droiture et la justice furent donc presque toujours de vains fantômes parmi les humains? La science de la morale ne fit donc jamais aucun bien sur la terre, puisque c' est à l' opulence et au crédit qu' on prodigue les hommages dus à la seule vertu? Hélas! Ajoutoit-elle, je ne le vois que trop, c' est au vice heureux qu' on dresse des autels, tandis que le sage, insulté, persécuté jusques dans l' obscurité de la fortune et de la retraite, ne trouve point d' asyle contre les poursuites de l' envie, dont il gémit d' être le témoin plutôt que la victime; et n' a pas même la consolation d' être plaint par quelques gens vertueux " . -" non, lui disois-je, la voix des gens de bien n' ose plus s' élever en faveur du mérite et de la vertu; car les gens de bien sont foibles et assujettis aux préjugés comme la multitude. D' ailleurs, la louange devenue un vil instrument dans la bouche de l' adulation, déshonore à la fois celui qui en est l' objet, et celui qui en fait usage. Le héros qui a sauvé sa patrie, lesavant qui l' a enrichie de découvertes et de vérités nouvelles, l' homme extraordinaire, enfin, qui dispensa la lumiere aux nations, et auquel la nature a donné de voir plus loin que son siecle, doit s' attendre à la haine de ses contemporains, doit s' honorer de leurs mauvais traitemens, de leur injustice, et se consoler de leur ingratitude par l' assurance intime de mériter toute leur vénération. Assez fort, car un grand homme l' est toujours, pour continuer de vouloir le bien au prix de son repos, et assez généreux pour plaindre son siecle, voué d' avance à l' indignation de la postérité, il doit trouver dans sa propre considération le plus doux prix de la vertu sur la terre, et le gage assuré d' une récompense plus réelle, et d' un meilleur asyle après sa mort " . Ces réflexions contristoient l' ame de mon épouse. " mon ami, me disoit-elle, renfermons-nous plus que jamais dans les bornes de cette retraite. Détournons nos yeux de ce monde ingrat et pervers. Le spectacle en est trop décourageantpour la vertu. Tâchons de retenir les illusions de notre jeunesse, et croyons que la justice est encore parmi quelques hommes, puisque nous la trouvons dans nos coeurs " . Cependant elle perdit de sa gaîté accoutumée. Je la surprenois souvent avec l' air rêveur, souvent occupée de réflexions sérieuses, et donnant tous les signes d' une secrette mélancolie. Quelquefois elle prenoit sa fille, et la serroit contre son coeur avec des transports extraordinaires: quelquefois des larmes furtives rouloient dans ses yeux. Je m' en apperçus. Je me plaignis tendrement; mais elle sut promptement rendre à ses traits toute leur sérénité; elle sut me donner le change et dissiper mes inquiétudes. Toujours adorable à mes yeux, elle étoit encore ma divine maîtresse. Toujours idolatré d' elle, je n' avois point cessé d' être l' époux de son coeur. Nous nous aimions comme au tems de nos premieres amours. Un jour, après un repas simple et joyeux,nous gagnâmes un massif de verdure situé à l' extrémité des jardins. Nous nous assîmes sur des herbes longues, parmi des cyclamens et des lys qui bordoient un petit ruisseau, et que sa fraîcheur faisoit croître si grands, que de l' un à l' autre bord, joignant et entrelaçant leurs tiges, ils élevoient sur l' onde un agréable dais impénétrable aux rayons du soleil. Nous y restâmes jusqu' au soir. Cette journée s' écoula pour nous dans l' effusion continue du sentiment et de l' amour, et jamais conversation ne m' avoit paru si charmante que l' entretien long et varié qui remplit ces heures fortunées. Nous causâmes de nous. Nous nous applaudîmes de notre persévérance dans le bon usage de nos biens, de l' emploi juste et utile de nos facultés physiques et de nos facultés morales. Nous parlâmes de notre bonheur, du moyen simple et facile de le conserver, et d' en jouir encore à l' heure même que le théâtre de la vie s' évanouiroit à nos yeux. Insensiblement nous passâmes à des sujets plus élevés; nous parlâmes des grandsintérêts, des grandes espérances de l' homme; des grands motifs de courage qui lui restent, quand l' inévitable loi de la nécessité l' oblige de rompre ses attachemens, et d' abandonner ce qu' il a de plus cher sur la terre. Nous aimions à nous remplir de ces pensers ravissans d' une autre vie, qui, fut-elle une chimere, n' en seroit pas moins l' illusion la plus douce qui eût séduit le coeur humain, et la plus tendre consolation du dernier âge. Nous bénissions la providence de nous avoir donné des ames bienfaisantes, des coeurs ennemis de l' imposture et libres du tourment de haïr; d' avoir éloigné de nous les erreurs et les vices, qui font les calamités du genre-humain; de nous avoir inspiré le goût de la retraite, où se forment les bons et les sages, où tous les penchans et tous les plaisirs sont ceux de la nature, où, quand il le veut, l' homme est ce qu' il doit être, sans trouble et sans effort; de nous avoir fait naître sous un gouvernement doux, loin de la verge flétrissante du despotisme, qui foule les trois quarts du monde, dans un siecle de lumieresoù la philosophie recule de jour en jour les bornes de la raison, où l' abus même des arts, en efféminant la société, tourne au profit de l' humanité, en rendant plus rares ces ames farouches et altérées de sang, qui passent leur vie à méditer et à exécuter des attentats contre l' espece humaine. Nous parlâmes de Louis, et de la belle Antoinette, et nous convînmes que deux époux jeunes et bienfaisans, sur le trône, formoient le spectacle le plus capable d' intéresser des sujets sensibles. C' étoit avec le contentement le plus pur, qu' il nous arrivoit souvent de fixer nos regards sur le Titus de la France, sur un jeune souverain, confondant ses droits avec ceux de la nation, rappelant à l' espoir et à la joie, les citoyens abattus par les troubles des derniers regnes, cherchant à simplifier le systême politique, et à le concilier avec les regles immuables du droit naturel, pour rendre plus aisé le bonheur de son peuple; s' occupant de la perfection intérieure et morale de son empire, plus encore que de sagloire et de son éclat extérieurs; joignant, pour ainsi dire, et peut-être par un voeu tacite pour le bien de la société universelle, la douce influence de son administration, à l' influence paisible et lente des lumieres et des moeurs, et donnant l' exemple du regne de l' amour, à ces princes, l' effroi de la terre, qui, jour et nuit enfermés dans l' ombre du cabinet, travaillent avec une assiduité barbare, à aiguiser des glaives et à forger des chaînes pour les rougir du sang de leurs esclaves. Après ces entretiens de l' ame et du sentiment, nos regards se retournerent avec plus d' intérêt sur nous-mêmes. Nous sentîmes mieux notre bonheur, et nous en trouvâmes plus dignes. Mes yeux pleins de tendresse, interrogerent ceux de mon épouse. Ce langage fut entendu, et encore une fois j' obtins tout de l' amour. Dans les mariages les mieux assortis, les sentimens passionnés s' affoiblissent sans doute; mais ils sont remplacés par un sentiment plus paisible, et d' autant plus durable qu' il rend deux épouxplus nécessaires l' un à l' autre. Quand le riant printems de l' âge s' évanouit, la raison, dégagée de tous les prestiges, montre à nud tous les objets que l' imagination revêtit auparavant de mille formes enchanteresses. L' imposante vérité se présente tout à coup, elle vous frappe sans vous éblouir, et l' homme, revenu comme d' un songe, ne voit plus que le néant de ses plaisirs et la foiblesse de son être. Mais c' est à ce moment que l' amour ramene quelquefois les transports de la passion la plus vive. Les noeuds instantanés qu' il forme alors, sont d' autant plus forts qu' ils ne sont plus tissus des tendres fleurs du bel âge, que la crainte, la certitude même d' être séparés, les rend plus étroits. Des regards inquiets se portent malgré soi au-delà du présent, des soupirs de tristesse se mêlent aux soupirs ardens du plaisir, et l' on cherche à noyer les images de l' avenir dans des torrens de volupté. Peut-être veut-on suppléer les illusions de la jeunesse, par un sentiment plus grand de soi-même, par le charme de mieux sentir, d' analyser, pour ainsi dire, etde raisonner son bonheur; par l' orgueil secret, peut-être, d' opposer long-tems les jouissances de l' amour aux atteintes de la vieillesse et du tems. Peut-être, ne faisant que changer d' illusion, voudroit-on perdre dans une mer de délices les forces qui restent, pour ne conserver qu' une foiblesse désirable, qui ne laissant plus d' accès aux pensées attristantes, et dans l' absence même du desir, prolongeât la jouissance par les souvenirs; qui, reposant l' ame sur des images perpétuelles de félicité, qui ne seroient point illusoires, puisque les objets dont elles tiendroient la place, auroient existé réellement pour elle, lui fît savourer long-tems le calme du plaisir, et, si cet état duroit toujours, la conduisît insensiblement et doucement au terme de la vie. Quoi qu' il en fût, nous épuisâmes en cette journée toutes les délectations de l' esprit et du coeur; nous trouvâmes des voluptés qui ne furent connues que de nous, qui naquirent et moururent dans nos ames; et nos ames, en revenantde ce trouble inexprimable, s' avouerent à elles-mêmes qu' il n' est point de barrieres capables d' arrêter un pur esprit que l' amour exalte, et que pour atteindre au degré de félicité où nous parvînmes, il faut tenir ses facultés d' un dieu. Le soleil étoit couché; nous étions toujours dans le bosquet; la nuit couvroit les campagnes; elles se prolongeoient encore ces heures fortunées auxquelles nous eussions voulu donner la durée des siecles. Hélas! Où m' entraînent de perfides souvenirs? L' excès du contentement est, peut-être, aussi dangereux que l' excès de la tristesse. On a beau se faire illusion sur l' amour et sur ses plaisirs, il est un moment après lequel l' existence devient pénible. Il est un terme au-delà duquel on ne trouve que vuide et qu' ennui. Trop de sensations délicieuses rassemblées à la fois dans le coeur, épuisent l' homme et détruisent ses organes. Si elles se prolongent quelquefois au-delà de ce que l' esprit peut concevoir à l' aide d' une imagination qui s' enflâme ets' égare, l' heure qui suit n' en est que plus funeste: l' on revient de trop loin, et d' un état trop fortuné, pour ne pas revenir malheureux; et celui qui dut tant chérir la vie, est peut-être réduit à désirer la mort. Nous nous levons enfin. Ermance, livrée à une tendre langueur, s' appuie doucement sur son époux. Je la soutiens. Je cede aux mouvemens abandonnés de sa taille flexible. Tout à coup ses genoux fléchissent, sa tête se penche et coule sur mon sein. Le poids de son corps n' est plus un mol abandon, mais une résistance involontaire que je suis obligé de vaincre. Je l' enleve dans mes bras, et la porte évanouie jusques dans son appartement. Malgré tous les secours, elle reste long-tems sans connoissance. Reprenant enfin ses esprits, elle ouvre les yeux, et le visage affligé de son époux est le premier objet qui frappe sa vue. " ce n' est rien " , me dit-elle, avec un doux sourire, et en me tendant la main. Je crus, en effet, que ce n' étoit qu' une indisposition légere, occasionnée par l' impression del' air trop frais de la soirée, ou par quelque autre cause semblable. Cependant, cette nuit-là, je veux faire lit à part; (car nous n' étions pas des époux du bel air, et je pensois avec un ancien évêque de Thébes, que coucher avec sa femme c' est chasteté) elle s' y oppose. Nous nous couchons. Elle s' endort dans mes bras, et pendant quelques heures je savoure le plaisir d' entendre son souffle et de sentir sa respiration sur mon visage. Un doux repos vient aussi fermer mes paupieres. Bientôt un bruit de soupirs et de sanglots me réveille. Pourquoi les ténebres de cette nuit ne furent-elles pas pour moi les ombres de la mort! Mon épouse, la bouche collée sur mon sein, et poussant les plus tristes gémissemens, m' inondoit d' un torrent de larmes. Je me sentis tout baigné de ces pleurs douloureux. Mes baisers ardens, ma voix plaintive interrogent sa douleur; elle me répond par des larmes plus ameres, et des étreintes plus fortes, par des sanglots plus aigus. Toi qui disposesdes foibles mortels au gré de ton souffle tout-puissant! Avois-tu mis dans l' ame de mon épouse, le pressentiment du coup dont j' allois être frappé? Un songe affreux qu' elle venoit de faire, causoit ses alarmes. Poursuivie par des images funebres, même après son réveil, elle cherchoit un refuge dans mon sein. " ame de ma vie! Me dit-elle enfin, jamais époux ne fut aimé de son épouse chérie, comme tu l' es de ton Ermance; jamais autant de mouvemens délicieux que j' en éprouve à cette heure pour toi, ne firent tressaillir le coeur d' une amante. Pourquoi, malgré le tendre noeud qui nous lie, ne sommes-nous pas plus intimement unis? Pourquoi nos deux ames ne sont-elles pas une seule ame, un seul et même principe? Faut-il que la crainte d' être séparés, empoisonne à chaque instant les jours si beaux de la confiance et de l' amour? Chere moitié de mon être! Ajoutoit-elle, reste sur mon coeur, devenons inséparables, soyons toujours un. Si la mort vient, le même coupne tranchera qu' une seule vie; les mêmes ombres couvriront nos paupieres, et le tombeau sera pour nous une demeure riante, puisque nous y serons ensemble " . J' enlaçois plus fortement mes bras autour d' elle, et il me sembloit qu' en effet toute mon existence s' identifioit avec la sienne; et je ne distinguois plus mes soupirs, de ses soupirs, les mouvemens de son sein, des battemens de mon coeur. Derniers embrassemens de l' amour! Dernieres caresses d' une créature céleste! Larmes que je recueillis comme la rose abattue reçoit la pure rosée des cieux dans son calice altéré! Vous fûtes des bienfaits trop grands, ils devoient offenser le destin jaloux, et amener l' excès de l' infortune. Dès que le jour reparut, mon épouse demanda sa fille. Elle la tint long-tems embrassée, et renouvella avec elle la scene de la nuit. Ce moment d' effroi, de trouble et de foiblesse, fut le seul qu' elle m' ait laissé voir dans le cours de toute sa vie.Ces agitations violentes, cependant, contribuerent à déterminer la maladie dont elle portoit le germe dans son sein. Je la vis languir, se dessécher et mourir comme un lys détaché de sa tige. On n' exigera pas que je décrive tous les tourmens que j' eus à souffrir, toutes les amertumes dont il fallut m' abreuver; on ne veut pas des efforts au-dessus de l' homme. D' ailleurs, en retraçant le courage de mon épouse à son dernier moment, ce seroit affoiblir un si touchant tableau que d' y mêler le récit de mes douleurs. L' altération de ses traits, l' extrême pâleur de son visage, me firent pressentir quelque chose de funeste. Elle lutta quelque tems contre les premieres attaques du mal; mais il fit des progrès rapides, et je la vis succomber tout-à-fait. Pendant quinze jours que dura sa maladie, je passai toutes les nuits à veiller auprès d' elle. Je fis dresser un lit à côté du sien, et ne pris de repos qu' autant qu' il m' en falloit pour ne pas perdre la triste et suprême consolation de lui prodiguer mes soins jusqu' au dernier moment.Tous les médecins que j' avois fait venir à grands frais de toute part, tous les secours et les encouragemens de l' art ne l' abuserent point sur son état. Dès qu' elle connut que la fin étoit prochaine, elle ordonna de ne plus laisser venir sa fille dans son appartement. " faisons toujours ce sacrifice, me dit-elle; c' est le plus pénible de tous: en commençant par lui, les autres me seront plus supportables " . Elle avoit paru craindre vivement que l' un des deux ne survécût à l' autre, et, comme on l' a vu, elle ne m' avoit point caché ses alarmes à ce sujet; mais dans ses derniers jours elle changea bien de langage. à mesure que son corps s' affoiblissoit, son ame devenoit plus forte. On eût dit que Dieu la préparoit d' avance aux grandes consolations qu' elle en devoit attendre, et la mettoit en état de soutenir le passage rapide de la vie grossiere de la terre, à la vie pure et immortelle des cieux. -" pourquoi t' affliger, me disoit-elle? Si nous fîmes quelque bien parmi les hommes,ne devons-nous pas tout espérer de l' être bienfaisant par excellence? S' il demande le bonheur de ses créatures, devons-nous craindre que sa justice nous oublie? N' avons-nous pas adoré son pouvoir et béni sa bonté? N' avons-nous pas souvent élevé jusqu' à lui des coeurs droits et des mains pures de toute injustice? Ne l' avons-nous pas glorifié jusques dans nos amours? S' il est souverainement bon, nous devons envisager notre séparation comme une chose bonne et utile. Se plaindre de ce qu' il a résolu, c' est être coupable de résistance à sa volonté; se plaindre de ce qu' il a fait, c' est chercher à vaincre sa destinée, c' est vouloir contrarier l' ordre établi par sa sagesse. Il nous mît au monde pour remplir les devoirs d' homme, et le premier de ces devoirs c' est de lui obéïr. Si le bonheur du juste consiste à faire ce qu' il doit, quel sujet de consolation il te reste! Privé de tous les objets qui font chérir la vie, de tous les biens dont les hommes font cas, privé même de leur estime, tu trouverois toujours au-dedans de toi cet instinct divin qui rend heureux en dépit del' opinion; ce contentement pur de l' homme juste qui se retrouve au milieu des pertes et se rit à lui-même au sein des miseres, qui, fier de souffrir sans murmure et de bénir la main qui le tient courbé sous le joug du malheur, tire de son état des jouissances qui n' appartiennent qu' à lui. Parvenir à regarder comme un bien, ce que le vulgaire voit comme un mal, c' est le plus heureux fruit de la sagesse, c' est être plus près de la félicité que ce vulgaire qui vous en croit éloigné, c' est se rapprocher de celui qui en est la source " . " le ciel voua mes jours au bonheur des tiens; mais pensois-tu retenir long-tems ce fragile bonheur? Pensois-tu le garder l' espace des siecles? Tu oubliois, sans doute, la condition d' homme, et à quel prix la vie nous est accordée. Si Dieu n' avoit point réglé dans ses décrets que ce jour seroit le dernier de ta compagne, peut-être notre bonheur alloit s' évanouir comme un songe; peut-être les maux physiques, les douleurs de l' ame alloient nous accabler, fondre surnous de toutes parts; peut-être ce sentiment exquis, ce pur amour qui fit le charme de notre existence, alloit devenir une liaison tiede, un sentiment insipide, ou même se changer dans le dégoût plus affreux que la mort. Qui t' assura que le démon des affaires, que les chagrins domestiques, les tourmens mêmes et les poisons de la jalousie, ne seroient point venus troubler notre union? Combien de noeuds formés, comme les nôtres, sous les plus favorables auspices, sont devenus les chaînes d' un horrible esclavage! Qui sait... (hélas! Nous sommes de la race foible et perverse des humains); qui sait si l' objet de tes regrets ne devoit pas oublier que la fidélité conjugale est la plus touchante vertu de son sexe, et transformer pour toi en longues journées de désespoir, les instans si rapides et si fortunés de l' amour " . " ne pense pas, ô mon ami! Ajoutoit-elle, que les années mettent à l' abri de ce malheur. L' homme ne devient pas meilleur en vieillissant. Nous ne paroissons plus sages à mesure quenous avançons en âge, que parce que la séve de la vie ne fermente plus dans nos veines. La passion de la vertu s' use comme les autres passions; et le coeur partage la sécheresse et, pour ainsi dire, la caducité des organes. On ne connoît point les transports de la générosité sous les glaces de l' âge. La vertu devient alors un calme involontaire, une habitude languissante, quelquefois le tourment plutôt que la consolation d' un esprit aigri par le tableau des plaisirs dont il est privé, et n' est le plus souvent que l' effet d' une terreur continuelle, unique sentiment qui reste et se concentre dans le coeur du vieillard " . " bénissons donc l' être suprême d' avoir éloigné de moi la vieillesse. Si tu parviens à ce terme, tu y parviendras seul. L' espoir de me rejoindre tiendra ton ame en haleine, et l' empêchera de subir, jusqu' à un certain point, le malheur commun. Nous avons été aussi heureux, plus heureux même, peut-être, qu' il est permis à des mortels de l' être ici-bas. Imagine-toi que nous avons suivi des routes agréables, pournous rendre en un lieu plus agréable encore, où l' on n' aura plus rien à désirer. Imagine-toi que nous avons voyagé de compagnie pendant un beau jour, à travers des sentiers de myrthes et de roses, et que je prends les devans, vers le milieu de la journée, de peur qu' en continuant d' aller ensemble, nous ne nous amusions trop long-tems sur la route " . Quoique jeune encore, je n' étois plus dans cet âge où le délire fournit des sophismes, et dicte des blasphêmes à la passion. Je sentois la force de ses raisonnemens; mais mon ame étoit consternée. Je pleurois et gardois le silence. Quelquefois tout le feu de la tendresse brilloit encore dans ses yeux. Sa sensibilité vive et touchante se déployoit toute entiere sur son visage. " je sens, me disoit-elle, quel courage il faut pour oublier des plaisirs qu' une douce habitude a rendus maîtres absolus de notre esprit et de nos sens, pour rester seul dans la nature après s' être vu entouré de tout ce qu' il y a de plus capable de charmer les yeux et d' intéresser le coeur; maiscomptes-tu pour rien l' avantage de donner leur véritable prix aux choses d' ici-bas, de se détacher de tout ce qui doit périr, de ne plus tenir même à sa propre vie, et d' être toujours prêt à la rendre au premier signal de la nature? Comptes-tu pour rien le plaisir de se remplir, dans la solitude, de cette tendre bienveillance qui ne met plus de valeur aux dons de la fortune, que par la satisfaction de les prodiguer aux malheureux, de se pénétrer de ces émotions généreuses qui nous rendent si sensibles à la peine d' autrui, si bons et si compatissans envers notre semblable? Comptes-tu pour peu de chose cette flâme du sentiment qui s' accroît par l' infortune, qui prévient l' aridité de l' ame par les illusions et les souvenirs, et fait trouver d' inexprimables délices au sein des ameres douleurs? Ce feu sacré m' anime encore à mon dernier jour, il éclaircit et chasse devant moi la nuit du trépas, il environne mes yeux mourans des doux rayons de l' espoir et du bonheur. ô mon ami! Ajoutoit-elle, avec des coeurs comme les nôtres, on n' estjamais malheureux; on a des plaisirs jusqu' à sa derniere heure. Ce n' est point la vie qui se dissipe en ce moment, ce sont les obstacles à sa durée qui se détruisent. On ne sent point la mort; on ne sent que l' effort de l' ame impatiente de briser ses liens, et de s' assurer de son éternelle existence... cher époux, disoit-elle encore, quand je ne serai plus, ta voix solitaire et plaintive s' élévera vers moi, je porterai aux pieds d' un dieu tes gémissemens vertueux; il entendra mon ardente priere, il verra ta tristesse, et ta tristesse aura pour toi des charmes. Il permettra que mon ame descende et habite encore quelquefois sur la terre, qu' elle réponde et se fasse sentir à la tienne. Je te parlerai sans que ton oreille m' entende. Morte pour tes yeux, je vivrai dans ton coeur; j' y ferai luire une étincelle du feu céleste dont alors je serai embrâsée; j' accoutumerai ton esprit à se dégager de tout ce qui l' offusque, à s' élancer dans l' avenir, et à s' exercer à la contemplation des beautés surnaturelles; je rendrai pour toi douce et aisée la pente qui mene au trépas, sans la rendre plusrapide que ne la fit la nature; et lorsque tu penseras devoir ces consolations au souvenir d' une épouse, qui ne fut pas sans vertu, tu les devras à sa présence " . Telles étoient les paroles qu' à ses derniers instans m' adressoit cette femme incomparable. Le matin du jour qui fut le dernier de sa vie, elle se recueillit dans une piété profonde, et reçut les dernieres consolations de la religion dans toutes les formes prescrites par la loi. Son air calme et résigné, sa sérénité firent verser des larmes à tous les assistans. Après avoir consacré plusieurs heures à ce soin pieux, elle me dit, et toujours avec la même tranquillité: " ma foiblesse est bien augmentée, l' instant approche, et je suis dans cet état où l' on ne refuse rien aux malades; ô mon ami! Avant de quitter ce monde je voudrois jouir encore une fois du spectacle de la nature " . C' étoit à l' heure où le soleil se couche; l' air étoit pur, l' horizon sans nuages. Elle se fit portersur une terrasse du château d' où la campagne bien découverte s' offroit aux yeux comme un magnifique jardin. De-là parcourant d' un oeil attendri les rians paysages qui formoient les divers point de vue de ce lieu, elle dit, (et sa voix parut se ranimer dans ce moment): " champs couverts de moissons abondantes, qui préparez l' aisance et la joie du laboureur! Gazons fleuris, bocages sombres où l' amour se plut tant de fois à faire deux heureux! Colombes aux aîles argentées, joyeux habitans des airs, qui nagez paisiblement dans le fluide des cieux; et toi flambeau du monde, principe de toute fécondité, source de la vie et des plaisirs de l' homme! Et vous, hameau que j' entrevois parmi ces feuillages verds, demeures paisibles de l' innocence, où je fus tant de fois accueillie par des pleurs d' amour et des témoignages de joie, où mon nom vit dans des coeurs reconnoissans, vous tous objets simples et charmans qui contribuates à ma félicité sur la terre, recevez mes adieux " ! Puis tournant et fixant ses regards vers lefirmament, elle s' écria: voûte immense élevée sur nos têtes! Superbe et magnifique dôme! Oui tu es la demeure d' un dieu, oui tes portes s' ouvriront pour celle que remplit cet espoir à la fin de sa vie, et dont le dernier soupir s' adresse à ton auteur " . Cette exclamation est suivie d' une foiblesse extrême. On la reporte, ou plutôt je la reportai moi-même dans son appartement. Hélas! L' impression du grand air produisit un changement sensible. L' altération de sa voix devint le présage assuré d' un malheur trop attendu; et je vis tous les sympthômes de la mort se prononcer insensiblement sur son visage. Elle ne me recommanda point sa fille; ç' eût été faire injure à la tendresse d' un pere, que de montrer de l' inquiétude sur le sort de cette enfant. Elle ne me recommanda point nos domestiques, et sur-tout ceux qui l' avoient approchée; me parler de leurs services, de leurs regrets si touchans, c' étoit me dire de leur faire un sort. Me parler de ceux qu' elle distinguoit,c' étoit m' imposer la loi de ne les abandonner jamais. Quel spectacle que celui de la désolation répandue dans le château et dans les villages d' alentour! On voyoit une foule de villageois, de tous les âges, de vieux laboureurs, de vieilles femmes se traîner avec inquiétude, venir s' informer de la santé de mon épouse, et s' en retourner gémissans, et levans tristement les yeux vers le ciel. Des domestiques en cheveux blancs s' écrioient en pleurant: " nous qui la vîmes naître, n' avons-nous vieilli à son service que pour la voir mourir à la fleur de son âge? N' avons-nous tant vécu que pour voir mourir et le pere et la fille? ... ma douleur ne se manifestoit par aucun signe. Elle étoit toute entiere au fond de mon ame. Je ne quittois point le lit de mon épouse. J' observois, je suivois d' un oeil morne tous les progrès de la défaillance et de la maladie sur son visage. -" demain, me disoit-elle, je serai revenue d' une terre étrangere; demain jeserai dans ma patrie, pour ne la quitter jamais... je ne serai plus ton épouse sur la terre; mais je serai toujours ton épouse dans les cieux " . Je prenois ses mains déja glacées, je les échauffois par mes baisers ardens, par la chaleur de mes soupirs. -" tu veux donc me faire regretter la vie, ajoutoit-elle? ... le ciel a marqué l' instant. Ah! Ne le précipite pas... tes caresses auroient pu me faire revivre dans des jours plus heureux; mais à cette heure les baisers d' un époux sont mortels " . Je frémis; je suspens mes caresses. Des domestiques imprudens avoient laissé la porte de sa chambre entr' ouverte. Ma fille entre tout à coup, se jette sur le lit de sa mere. " -on me défend de la voir, on ne veut pas que je l' embrasse, ma bonne maman; mais je la verrai, je l' embrasserai malgré tout... eh quoi! ... ma bonne maman, tu détournes la vue; tu ne me souris plus, tu ne me caresses plus; serois-tu fâchée contre moi? ô ma bonne maman! Je t' aime pourtant de toutmon coeur... il y a pourtant bien long-tems que je ne t' ai pas embrassée " . Cette intéressante enfant pleuroit, baisoit sa mere. " il faut que tu sois bien malade, ajoutoit-elle, en redoublant ses caresses et ses larmes, car tu es bien triste et bien changée " . Mon épouse ne proféroit pas une parole, et pourtant pressoit sa fille contre son sein palpitant. Je veux la tirer de ses bras. " le mal est fait, dit-elle d' une voix que semble tout à coup ranimer la nature, laisse-moi jouir de ses derniers embrassemens " . Et ses bras deviennent une plus forte chaîne qui entrelace étroitement sa fille. Je l' arrache enfin de ces lieux. Des sanglots échapent à mon épouse. Ces sanglots, qui se pressent et sortent avec effort, annoncent le tourment intérieur qu' elle éprouve. Des larmes rares et cuisantes roulent péniblement sous ses paupieres fermées... son regard douloureux m' accuse de barbarie; sa voix gémissante redemande sa fille... cette révolution dut avancer l' heure redoutable. Mais sa grande ame a bientôt reprisle dessus, et retrouvé des forces suffisantes pour passer sans foiblesse. Le calme revient dans ses sens, et la sérénité sur son visage. Crédule et confiant que j' étois, j' en tirai des pronostics heureux. Elle tombe dans un assoupissement doux. Je la crois mieux. J' ordonne à ceux de mes gens qui veilloient avec moi, de s' aller coucher. Vers le milieu de la nuit elle se réveille, ou plutôt elle sort du repos léthargique où elle étoit plongée. Me voyant debout à côté de son lit, les yeux ouverts et toujours fixés sur les siens, elle se livre à des inquiétudes sur ma santé. " as-tu formé le voeu coupable de te laisser mourir avec moi, me disoit-elle? Veux-tu m' ôter le courage de mes derniers instans, et que je quitte cette vie avec l' affreuse idée de causer ton trépas " . -" si Dieu, lui dis-je, est empressé de reprendre ce qu' il mit de plus parfait sur la terre; plût à Dieu qu' il voulût disposer aussi de mon sort, et reprendre en même-tems l' existence qu' il m' a donnée. Mais, hélas! Calme tes alarmes; l' heure n' est pas venue pour ton malheureux époux. Il se sentcapable de souffrir, et il sent aux forces qui lui restent, qu' il est destiné à souffrir long-tems " . -" tu me désesperes " , dit-elle d' une voix basse; et ces mots furent les derniers qui sortirent de sa bouche. Un instant après, elle m' envisage encore, et fait de vains efforts pour m' exprimer sa pensée. Les paroles qu' elle veut m' adresser s' exhalent en un souffle glacé qui vient mourir sur ses levres. Elle porte sa main au-dessous de son coeur, pour m' indiquer qu' elle sent là un poids qui l' étouffe. Je m' apperçois qu' elle cherche une situation qui la soulage. Passant ma main autour de son col, je lui aide à soulever sa tête. Ses yeux n' avoient plus d' éclat, mais ils peignoient la bonté. Elle m' adresse encore un sourire qui n' étoit pas de joie, mais de tendresse. Elle me serre la main en signe d' amitié, et laisse aller doucement sa tête sur mon sein. Penché vers elle, je retenois mon souffle, je rendois ma respiration insensible, de peur de la fatiguer par l' agitation de mon coeur, dont j' aurois voulu suspendre les battemens. Soins superflus! Je sentis sa main froide et immobiledans la mienne. Ses yeux déja fermés, ses beaux yeux ne devoient plus s' ouvrir... qu' ajouterai-je? ... Ermance n' étoit plus... mon ame suivit la sienne à travers les épaisses ombres qui s' étendirent sur ma vue. Aucun signe, aucune expression de désespoir ne sortit de mes entrailles, où le principe de la vie ne circuloit plus. Je tombai sur ce lit de douleur. Ma bouche ne fit que s' attacher au visage de mon épouse, et quand mes paupieres s' appesantirent sur mes yeux, je ne voyois déja plus, je ne sentois plus rien; j' étois impassible et mort comme l' idole de mon coeur. Il me souvient cependant, qu' au milieu de ce sommeil de mort, je crus entrevoir un instant mon épouse, mais radieuse, et traversant les airs sur un nuage éclatant de lumiere. Hélas! Ce prestige fut une lueur au sein d' une nuit sombre. Je retombai dans l' anéantissement. Dans cet état, j' étois délivré de mes maux, de mon existence, le plus affreux de mes tourmens. ô Dieu! Par quel rigoureux jugement aviez-vous résolude me rappeler au supplice de voir encore le jour? Passons sur des détails dont le souvenir me tue. On se peint une multitude de bonnes-gens, de domestiques fondant en larmes, de femmes éperdues, s' arrachant les cheveux, baisant le cercueil de leur maîtresse, et prêtes à se précipiter dans la tombe qui va l' engloutir. On se peint un époux seul au milieu de la foule, hagard, stupide, et n' ayant plus rien de l' homme... puisque cet écrit ne doit paroître que lorsque le tombeau me cachera le jugement que les hommes en auront porté, je vais révéler un secret que les loix m' eussent puni peut-être de révéler de mon vivant. Ce détail sera le dernier qui sortira de ma plume. Dès que le chaos de mes idées funebres fut un peu éclairci. Dès que ma raison fortifiée par les épreuves et par l' habitude de réfléchir, me permit d' arrêter ma vue sur les restes inanimés de la plus belle des femmes, et de délibérer surce qu' il me restoit à faire, je formai un projet dont les siecles modernes n' offrent point d' exemple parmi nous. Par une adresse et des moyens qu' il est inutile de dire, je dérobai mon épouse au cercueil qu' on lui destinoit, résolu de brûler son corps, et de recueillir ses cendres à la maniere antique. Je m' étonne encore du courage, et même de l' espece de plaisir avec lesquels j' exécutai cette résolution. Au milieu d' une nuit obscure, dans le lieu le plus reculé d' un parc enclos de murs élevés, mes mains dresserent un bûcher de bois de pin, et de plantes aromatiques. Là, seul avec l' objet de ma douleur, j' étendis son corps sur un tissu d' arbrisseaux flexibles, jonché des herbes les plus molles. Je relevai ses longs cheveux flottans autour de son col, dont la mort avoit respecté l' éclatante blancheur. Je la couvris de fleurs et de parfums, puis m' arrêtant à considérer ses traits, où se distinguoit encore la trace légere du sourire de l' innocence et des grâces tendres de la beauté; ses traits, objet encore de mon adoration, et qu' on eût dit ceux d' un ange endormi, je ne pus medéfendre d' y imprimer ma bouche. Cent fois je les couvris de baisers, cent fois mes pleurs brûlans réchaufferent ses paupieres glacées et les roses éteintes de ses levres. Je me remplissois du souvenir de ses vertus, du souvenir de tant de sentimens généreux qui donnoient leur sublime empreinte à sa physionomie, lorsqu' elle vivoit encore, et répandoient un charme si doux sur toute sa personne; et je m' écriois: " restes adorables! Vous qui participates aux mouvemens d' une ame divine, étiez-vous faits pour devenir la proie des vers? ... " l' amour alors, l' amour encore écartoit l' horreur du trépas, ses ombres affreuses, les ténebres même de la nuit disparoissoient à mes regards, j' appercevois de nouvelles ombres autour de moi; j' étois comme environné de ces vapeurs transparentes et légeres qui blanchissent l' atmosphere dans un jour serein. Au même instant, le visage de mon épouse me parut éclairé du pur réflet d' une lumiere céleste. Je vis son teint s' animer, sa bouche me sourire; je la vis répondre aux derniers témoignages de ma tendresse; et si je ne profanai point sa cendrepar des transports criminels, je demeurai cependant plongé, durant quelques minutes, dans une sorte d' ivresse voluptueuse et déchirante, telle que je n' en éprouvai jamais de semblable dans le cours de toute ma vie; et au milieu de ce désordre de tout mon être, il me restoit seulement assez de réflexion pour craindre d' en sortir. Vingt fois je prononçai le nom d' Ermance, vingt fois l' écho solitaire de ces lieux répéta ce nom chéri. Les oiseaux, réveillés à ma voix, et s' agitant sous les feuillages, m' avertirent du trouble où j' étois, par le bruit de leurs aîles. Ce moment d' illusion passé, je ne fis plus entendre que des soupirs. Mes larmes coulerent plus abondantes que la rosée du soir; les arbrisseaux, les herbes de l' endroit où j' étois, le corps d' Ermance en furent inondés. Après lui avoir adressé long-tems les discours les plus passionnés, les adieux les plus tendres, et voulant achever enfin les singuliers obseques que j' avois résolu de faire, je prends mon épouse dans mes bras, je la considere encore avecl' ardeur du plus parfait amour, et, me condamnant à une séparation inévitable, je la place doucement sur le bûcher. J' allume un flambeau, je détourne la vue, puis ayant mis le feu d' une main tremblante, je tombe à genoux soudain, et reste un moment, la tête inclinée et les yeux fermés, dans l' attitude d' un homme qui craint d' être sacrilége, et qu' on voit prosterné devant un autel qu' il croit avoir profané. Le bûcher pétille et s' embrâse; il répand dans les airs un agréable parfum. La flâme, d' abord ondoyante, monte en tourbillons vers les cieux, puis s' abaissant tout-à-coup, et n' exhalant plus qu' une fumée insensible, elle jette tantôt une lumiere azurée, tantôt une clarté blanche et semblable au feu pur et léger de l' alkool. à ce spectacle, on eût dit que toutes les parties du corps de mon épouse, élancées vers les cieux encorpuscules étincelans, alloient se rejoindre au feu principe et ame de l' univers. En un moment tout fut consumé par les flâmes. Je recueillis les cendres encore fumantes, j' y mêlai des essences délicieuses. Je les renfermai dans une urne de crystal, et, muni de ce trésor, devenu désormais l' unique trésor, le seul bonheur de ma triste vie, je regagnai lentement mon château. Tous les matins, dès qu' une foible lumiere échappée de l' orient, divisoit les cieux et la terre que la nuit avoit confondus, dès que l' aurore m' arrachant à l' effroi des ténebres m' annonçoit qu' une nouvelle journée alloit être ajoutée à la chaîne pesante de mes jours, je montois, avec mon précieux dépôt, sur une colline où gisoient, confusément éparses, les ruines du vieux palais dont j' ai fait mention. Je posois l' urne sur un débris de colonne, et adressois ma fervente priere à l' éternel. Quand les premiers feux du jour étincelloient sur l' horizon, le vase de cristal où étoient contenues les cendres de mon épouse, réfléchissant l' or etl' azur, devenoit resplendissant comme l' astre qui frappoit les objets de sa naissante lumiere. Le fluide lumineux se divisant en cylindres brillans et colorés qui venoient aboutir et se croiser en un point sur la surface de l' urne, sembloit une pompe éclatante agissant à la voix et sous les yeux d' un dieu, pour faire remonter vers les cieux ce qui en étoit émané, et ravir entiérement à la terre ce qu' elle avoit porté de plus parfait et de plus aimable. Tout mon être s' épanouissoit à ce magnifique spectacle, et la consolation couloit de veine en veine jusqu' au fond de mon coeur. L' air pur du matin, le chant des oiseaux, la nature riante et animée m' invitoient à bénir le nouveau jour qui m' éclairoit alors. Dans ce moment, loin de gémir d' avoir échapé aux mains glacées du trépas, je m' applaudissois de survivre à mon épouse, et de me sentir des forces pour faire encore du bien sur la terre. Je sentois que le voeu de prolonger sa vie, pour la rendre utile, étoit capable de donner ce courage extraordinaire qui change lesprivations en plaisirs, en dépit des sens révoltés, et rend heureuse de ses combats et de ses sacrifices, l' ame sans cesse occupée à opposer l' action de toutes ses forces, à la réaction des foiblesses et des maux nombreux qui assiégent le coeur humain. Hélas! Triste jouet de l' influence des cieux, il est inconstant comme l' air qui l' environne; il change avec les nuits et les jours, s' altere avec les saisons, se dénature avec les années. Il est dans la vie comme le navire au milieu des flots, et tout ce que peut faire le fanal de la raison, quand il l' éclaire et le guide sur l' océan ténébreux des passions, c' est de l' empêcher de se briser. Cette égalité, qu' on dit le caractere du sage, est une disposition de l' ame purement chimérique, et n' est le partage d' aucun homme. Où est-il le sage qui se souvient, sans émotion, de celle qui fût la douce compagne de ses jours? Comment revoir sans elle les lieux où l' on fut heureux avec elle, et les revoir de sang-froid? Je ne pouvois faire un pas autourde ma demeure, sans que l' image de mon épouse ne s' offrît à ma pensée. " c' étoit parmi ces saules et ces peupliers que nous venions nous asseoir au coucher du soleil, et jouir du déclin d' une belle journée. C' étoit de là que fixant le ciel et son époux tour-à-tour, elle portoit dans mes yeux la sérénité de ses regards, et la faisoit couler dans mon sein. C' étoit sous ces berceaux de chevre-feuille qu' elle cessoit d' être une mortelle, et qu' elle se transformoit en divinité dans mes bras, pour m' accoutumer peut-être aux délices d' une autre vie. C' est ici que, plus intéressante et plus belle encore, elle accourut aux cris d' un bucheron tombé de la cime d' un chêne, et qu' elle-même étancha le sang de ses blessures. C' est-là le vieux tilleul où rassemblant des moissonneurs harassés de fatigues, elle faisoit venir des rafraîchissemens de toute espece, pendant que ses gens, par son ordre, alloient moissonner à leur place. Voilà le vieux if consacré par la reconnoissance, où de jeunes épouses, dotées et établies par ses soins,où de jeunes époux, heureux par sa bienfaisance, venoient la combler de bénédictions " . Telles étoient les circonstances attendrissantes que j' aimois à me rappeler. Tels étoient les souvenirs dont se nourrissoit mon coeur toutes les fois que je parcourois mes domaines. Quelquefois errant, le soir, sous les bois sombres, ou dans les plaines désertes, et mon imagination s' exaltant par les regrets, je prenois le bruit des feuillages, le murmure des eaux, pour la voix de mon épouse. Dans tous les lieux je croyois la voir et l' entendre. Son ombre chérie m' apparoissoit sur la cime des rochers, au bord des ruisseaux et des fontaines, dans les phosphores et les éclairs, sur les nuages rembrunis et plus souvent sur un ciel parsemé d' étoiles. Le chant lugubre des oiseaux de la nuit, le sifflement des aquilons heurtant les souches antiques des forêts, me sembloient des voix lamentables qui m' appeloient dans le sombre empire du trépas, et, dans ces heures de silence et de ténebres, rienne pouvoit me consoler du vuide de la nature. Je voyois tous mes attachemens rompus, tous mes rapports avec l' espece humaine détruits; car quelque chose de sinistre me disoit intérieurement que j' allois aussi perdre ma fille. Je mesurois d' un oeil égaré l' abîme qui me séparoit de mes semblables, et tirois de mon sein de profonds soupirs, qui, par leur prolongement funebre et douloureux, manifestoient mes tourmens inouis. La tristesse, à force de s' approfondir et de multiplier les noirs fantômes dans mon ame, altéroit mon intelligence, et ne me laissoit plus voir dans les hommes, que des individus d' une autre espece que la mienne, n' ayant rien de mes traits ni de ma ressemblance. Ces idées, à la vérité, ne furent pas durables; mais n' en étoient pas moins une preuve affligeante de l' instabilité de l' esprit humain. Plus souvent, et cet état devint enfin l' état habituel de mon ame, plus souvent une douce mélancolie me ramenoit à la bienveillance universelle. Le sentiment des maux de l' especehumaine, devenu plus profond par le sentiment de mes propres douleurs, me mettoit en garde contre les surprises de l' égoïsme et les accès de la misanthropie. Persuadé qu' il est impossible aux hommes d' être toujours également bons, généreux et compatissans, je trouvois dans mes foiblesses et mon inconstance l' excuse de leurs foiblesses et de leur inégalité. Je pensois que la multitude des humains étoit par rapport au philosophe, ce que sont à l' égard d' un maître juste, plusieurs ouvriers courbés sous le faix des travaux, dans un attelier immense, et auxquels celui-ci passe bien des impatiences et même des injures, en considération de la peine qu' ils endurent, et des services qu' ils lui rendent. J' accueillois également tous mes semblables. Je consolois le malheureux par mon exemple. Je tâchois d' être utile au foible, qui n' est souvent qu' un instrument dans les mains du fort, et de lui sauver les affronts et les scenes affligeantes où l' expose le malheur de son caractere. Le méchant même, le méchant sans ressourceexcitoit ma pitié, parce que celui qui ne sait plus diriger son entendement à la vertu, dont le coeur est mort au plaisir de bien faire, est, sans contredit, le plus malheureux des êtres; et par cette considération que l' homme né bon est souvent amené et forcé au mal par une suite d' événemens et de causes qu' il n' a pu prévoir, qui l' ont modifié, pour ainsi dire, et n' ont existé que pour lui; et que cet état, le plus triste où l' on puisse tomber, ne peut être volontaire. Mais, de peur d' être conduit trop loin par ces réflexions dangereuses; de peur de dégrader mon ame par un doute injurieux à sa liberté, j' imposois silence à ma foible raison; je m' anéantissois devant celui qui distingue les plus imperceptibles anneaux de la chaîne de nos destinées, et met en jeu les cent millions de ressorts par lesquels est mue la grande machine de l' univers. Je lui disois: " être éternel! Tu vois les efforts de quelques-uns pour te plaire, et les tourmens que se donnent beaucoup d' autres pour t' offenser; dans le coeur de ceux-là, est leur récompense, dans le coeur de ceux-ci, leur châtiment. Ah! Que le sortde ces derniers excite ta compassion! Et puisse la vie du sage servir à expier la vie du méchant! " pendant les scenes cruelles qui, depuis quelques jours, s' étoient succédées dans ma maison, j' avois éloigné ma fille: sa présence, d' ailleurs, eût irrité mes regrets. Je songeois à la faire revenir quand sa mort me fut annoncée. Elle étoit morte du chagrin de ne plus voir sa mere. Je reçus cette nouvelle comme un homme qui sentant le glaive de son assassin contre son coeur, ferme les yeux et cherche à suspendre l' usage de ses sens, pour moins sentir le coup qui va déchirer son flanc. Ces paroles foudroyantes, votre fille n' est plus, retentirent pendant plusieurs heures à mon oreille. Mais la fin de cet étourdissement fut comme le signal de la faveur du ciel et du triomphe de ma raison. Le coeur rempli d' un attendrissement doux, je versois des torrens de larmes et je disois: les regrets de mon épouse ont touché l' être suprême, il lui a rendu sa fille, elles ne sont plus séparées, elles sont à m' attendre l' une et l' autre... objets chers et sacrés, ajoutois-je, je vous rejoindrai bientôt; car je suis sur la terre comme n' y étant pas, et tout ce qui est en-deçà de la barriere de l' éternité, n' offre déja plus à mes yeux que des tableaux effacés; je ne vois plus que le séjour où vous êtes; et mon esprit goûte d' avance les délices des cieux, puisqu' il s' entretient avec vous, qui demeurez dans les cieux. N' ayant plus de femme, plus d' enfant, séparé de la foule de mes semblables, perpétuellement avides de jours et de plaisirs, je regarde le théatre de la vie comme une place tumultueuse où un peuple nombreux s' empresse autour d' un vain spectacle; ou plutôt comme une grande arène où se fait une lutte perpétuelle de la ruse contre la ruse, de l' ambition contre l' ambition, de la force contre la force, et où des précipices cachés s' ouvrant, à toutes les heures, sous les pas des athletes, engloutissent avec eux le triomphe des uns, le désespoir des autres, et les prétentions de tous. Voyant donc que nos biens, nos avantages, nos prospérités ici-bas ne sont qu' illusion, et que la base où s' appuie notre orgueil est aussi mobile qu' une bulle d' eau qui brille et disparoîtau même instant sur la surface d' un fleuve; voyant qu' il faut renoncer à tout, s' arracher à tout, j' ai prévenu l' irrévocable loi de la nature, et me condamnant moi-même au dernier sacrifice qui me restoit à faire, j' ai déposé l' urne où sont contenues les cendres de mon épouse, dans le tombeau de mes ancêtres. L' affoiblissement excessif de mes organes, leur dépérissement total m' annonce assez que je chercherois vainement à rétablir dans une machine usée, cet équilibre des principes de la vie qui produit la santé. Ne pouvant plus agir, ni contribuer par moi-même au bonheur de ceux qui m' environnent, j' ai abandonné une partie de ma fortune à des parens pauvres; l' autre partie a été distribuée à de vieux laboureurs hors d' état de travailler, à de jeunes filles sages, qui, faute de bien, ne trouvoient point d' établissemens. La pension que je me suis réservée, sert à payer mon asyle chez les bons camaldules de Roga, où je me suis retiré. J' y coule encore des jours tranquilles, j' y goûte encore une espece de félicité; et, quand je médite sur le sort des humains, je sens,malgré mes sujets d' affliction, que les grandes douleurs n' appartiennent qu' au méchant; et que, dans tous les lieux, et dans toutes les situations, la vie n' est qu' une succession d' espérances et de biens pour l' homme éclairé qui voit un avenir. En repassant dans ma mémoire tous les événemens de ma durée, en me rendant compte de toutes les affections dont mon ame a été la source, je reconnois que si ma jeunesse fut obscurcie par des égaremens, par des foiblesses sans nombre, elle ne fut jamais souillée par un forfait. Une terreur pusillanime n' enchaîne point mes élans vers le ciel, et ne m' obligera point à me haïr jusqu' au dernier moment. Je pense que mes fautes sont effacées par le bien que j' ai fait, par celui que je voudrois faire encore. Le remords n' empoisonnera point mes derniers jours; le désespoir ne les précipitera point. Acteur inutile en apparence sur la scene du monde, j' y sers encore à quelque chose, puisque Dieu m' y laisse. Il m' a pardonné les erreurs de ma jeunesse, car le souvenir de mon épouse et de ma fille ne trouble point la paix que je goûte, et ne revient sans cesse que pour m' abandonner à des regretsplus doux que les transports de la joie. Il me voit avec bonté, puisque mon corps se détruit sans que mon entendement perde de sa vigueur. Il me voit avec bonté, puisque son idée sublime transporte quelquefois mon coeur d' un ravissement surnaturel qu' il ne feroit pas connoître au coeur qu' il auroit réprouvé, et puisqu' il me laisse pénétré de cette vérité consolante, qu' au sein des miseres et des adversités, il est des plaisirs de tous les jours pour l' homme foible, mais sensible et bon, qui a confiance en lui. Oui, grand Dieu! J' espere tout de ta clémence; cet espoir fait le charme de ma vie prête à s' éteindre; il ranime en moi de plus grandes espérances encore, et répand sur la fin de ma carriere des délices que je n' avois point connues. Si l' amour d' une femme vertueuse et belle peut mener à la sagesse, l' amour seul d' un dieu peut conduire à la perfection de la sagesse, et porter l' esprit de l' homme à ce point d' élévation qui le rend digne, enfin, de ses hautes destinées. Tu sais, dieu de justice et de vérité! Dansquelles vues j' ai composé cet écrit. Ah! S' il contient des choses que désavoue ton éternelle prévoyance, s' il doit causer quelque mal parmi les hommes, inspire-moi le dessein de brûler ces feuilles l' une après l' autre, et de n' en laisser aucune trace. L' effort ne sera point pénible. Mais s' il doit faire aimer l' ame de son auteur, et rendre une seule fois mécontentes d' elles-mêmes l' envie et la malignité; s' il doit mériter l' intérêt, le tendre intérêt des gens de bien, et devenir l' occasion d' une bonne oeuvre, permets qu' il circule parmi mes semblables: il n' en rameneroit qu' un seul à la tolérance et à la bonté, vertus si nécessaires parmi des êtres qui paroissent comme des ombres sur ce théatre de larmes, et qui ont besoin de s' aimer les uns et les autres, pour ne point, à chaque pas, rencontrer le désespoir. Il n' échaufferoit qu' un seul coeur de l' amour de l' honnête et du vrai, je n' aurois point passé stérilement sur la terre.

fin.