La Comtesse d'Alibre: MiMoText edition Joseph Marie Loaisel de Tréogate(1752-1812) data capture double keying by "Jiangsu", China encoding Julia Dudar editor Julia Röttgermann 28332 Mining and Modeling Text Github 2020 La Comtesse d'Alibre Joseph Marie Loaisel de Tréogate La Haye Belin 1779 1779

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LA COMTESSE D'ALIBRE, OU LE CRI DU SENTIMENT, ANECDOTE FRANÇOISE.

LA COMTESSE D'ALIBRE, OU LE CRI DU SENTIMENT, ANECDOTE FRANÇOISE. Par M. Loaisel de Treogate. La nature frémit, l'humanité pleure, & la raison se taît. A LA HAYE, Et se trouve à Paris, Chez Belin, Libraire, rue Saint-Jacques, vis-à-vis celle du Plâtre. M. DCC. LXXIX.

J'Avois revu ma patrie, j'avois retrouvé parmi des bois & des rochers, cette profondeur de sentiment, ce calme de l'ame que l'on doit au silence de la retraite; & malgré l'indulgence du public pour mes foibles essais, j'avois abandonné une carriere si difficile à parcourir, où j'avois à peine fait quelques pas, & dont le but glorieux me paroissoit si éloigné. Dégoûté des voluptés tristes de notre capitale, libre des tourmens de l'ambition & des anxiétés de l'amour-propre, j'avois refermé les livres de nos maîtres, où je puisai l'amour des beaux-arts, que je dévorois autrefois; mais qui depuis quel-que tems faisoient naître dans mon ame, à côté d'une continuelle admiration, la méfiance de mes forces, & le désespoir de ne pouvoir jamais égaler ces fameux modeles.

Occupé de la seule étude de moi-même, je cherchois à devenir homme sous les yeux de la nature, & ne songeois plus qu'à m'assimiler aux bons humains qui peuplent les campagnes de ma province. Un incident me ramene à Paris, & la maudite influence du sol me remet la plume à la main. Des idées tristes ont fermenté dans ma tête, & dans l'essor impétueux d'une imagination presque toujours abandonnée à elle-même, j'ai écrit l'anecdote qu'on va lire.

Nos frivolistes plaisans, nos chercheurs d'étincelles, vont crier encore: à l'homme noir, à l'esprit vaporeux; mais comme je ne prétends point les faire tomber en sincope, ni même altérer en rien les vibrations douces & réglées de leurs fibres délicates, je les préviens que je n'écris que pour ceux qui n'aiment pas toujours à rire, & les avertis de se borner au coup d'œil rapide de cet avant-propos, & de laisserlà mon livre, si le hasard le met dans leurs mains.

Si d'après cet avis ils ont le courage de me lire, & l'injustice de me critiquer(*), je leur répondrai: Messieurs les agréables, vous ne connoissez point le cœur humain; car proscrire tous les goûts qui ne sont pas les vôtres, c'est voir avec des yeux bien vulgaires, ou du moins bien prévenus. Si je préfere la marguerite que vous n'aimez pas, à la tubereuse que vous aimez; si votre voisin, après une lecture réfléchie d'un morceau d'Young, part la nuit, en poste, pour aller rêver seul dans la forêt de Fontainebleau; quand, au sortir d'un souper délicieux, vous descendez avec un grouppe de nymphes, dans les jardins du PalaisRoyal, il est absurde de le trouver mauvais, & de vous en fâcher.

Eh! Messieurs, soyez tolérans; il est si beau de l'être. Je vous laisse vos goûts, laissez-moi les miens; laissez-moi préférer les musettes de mon village à l'orchestre de l'opéra. Pardonnez-moi même la fantaisie, bizarre peut-être, mais innocente, de me faire imprimer; & songez bien qu'il me seroit aussi difficile de m'amuser des sales poésies de Grecourt & des plates farces de Vadé, qu'il vous seroit mal-aisé de renoncer à rire, & de méditer Pascal.

Si je voulois justifier mon genre, je pourrois entrer dans des discussions raisonnées; dire qu'un écrivain qui se pique d'être original, ne doit avoir qu'une sorte de pinceaux. Je pourrois prouver par des exemples que les ames humaines ont besoin de secousses, que la douleur & la pitié les dispose, les amene par degré, à cette philosophie de l'homme réfléchissant, qui l'éclaire & le guide dans le chaos des événemens de la vie; que l'Héloïse de Jean-Jacques a guéri plus d'un cœur, de passions terrestres, pour l'élever aux transports sacrés du véritable amour, qu'enfin le Télémaque, les chef-d'œuvres de Richardson, les Tombeaux d'Hervey & les Nuits d'Young, ont corrigé plus d'un libertin. Mais lorsqu'on disserte, on veut être savant; quand l'esprit cherche à briller, le cœur devient froid; l'auteur se perd dans ses citations; on le voit s'épuiser en efforts pour prouver qu'il est érudit; quand on a cru qu'il prouveroit autre chose, il s'éloigne de ce qui devoit être son but, & personne n'est persuadé.

Ces avertissemens sans fin mis à la tête de la plûpart de nos livres d'agrément, qui par eux-mêmes n'exigent aucun éclaircissement préliminaire, sont presque toujours des hors-d'œuvre indécens, où l'on voità travers les expressions rebattues de modestie & d'insuffisance, que l'auteur premier juge & premier prôneur de son ouvrage, n'est occupé qu'à indiquer son mérite, de peur sans doute, que le public n'ait pas l'esprit de l'appercevoir.

Des sentimens vrais, des tableaux vigoureusement touchés, & d'un ton de couleur piquante, cet ensemble heureux qui intéresse; un bon livre enfin, porte avec lui son éloge, & n'a pas besoin de préface.

Au surplus, si quelques lecteurs partisans des discours préliminaires ne se contentent pas de celui-ci, auquel je ne mets point de titre, de peur d'effaroucher la multitude, je les renvoye à des préfaces très-bien faites de M. d'Arnaud, dans lesqu-elles il a dit sur le genre, plus éloquemment que je ne le pourrois dire, tout ce qu'il y a de plus propre, non-seulement à le justifier chez les hommes raisonnables, mais encore à le faire chérir de nos petites-maitresses les plus évaporées.

LA COMTESSE D'ALIBRE OU LE CRI DU SENTIMENT, ANECDOTE FRANÇOISE.

„JE ne vous envie plus, phantômes de “l'orgueil, que j'ai vainement & follement “poursuivis; dignités illusoires, faux biens, “idoles & tyrans de mes semblables; non, je “ne vous envie plus. Vous êtes le partage de “l'intrigue rampante, & du vice adroit; pourriez-vous être la récompense de la vertu? “Entourez, accablez vos heureux adorateurs; “sans vous je veux goûter la paix. Demeure “champêtre! seul & précieux héritage de mes “peres, je viens dans votre sein, abjurer mes “erreurs à la face de la nature paisible, & lui “demander pardon d'avoir si long-tems dédaigné “ces simples retraites“.

Ainsi s'exprimoit le vieux chevalier de Saint-Flour en se promenant sous un bois de peupliers.

Dernier rejetton d'une famille très-ancienne de la Provence, qui avoit été long-tems illustre, mais que la mauvaise fortune poursuivoit depuis près d'un siecle; il avoit constamment végété dans des emplois subalternes, lorsque sa naissance & son mérite lui donnoient lieu de prétendre aux grades les plus éminens, & aux bienfaits les plus signalés de son Souverain.

N'ayant point assez de philosophie pour braver l'injustice de son sort, il avoit paru à la cour, & sollicité des récompenses; il avoit fait valoir trente années de service, un honneur toujours intact, ses talens, son nom, ses efforts pour bien mériter de sa patrie, & il avoit montré ses blessures; mais il n'avoit point eu la politique d'étouffer ses mécontentemens, & de s'épargner des plaintes trop ameres contre les hommes en place qui n'avoient pas daigné l'appercevoir pendant le cours de ses longs services, & qu'il devoit mésestimer, puisqu'il les voyoit revêtus d'un pouvoir injurieux ou aux vues ou aux lumieres du Monarque.

Après avoir vainement employé les importunités, les murmures, cette fermeté courageuse de la noble & sublime infortune qui en impose même à l'autorité, & cette fierté d'une ame ulcérée qui compare, s'apprécie & fait parler ses droits; frustré de toutes ses espérances, maudissant la cour & les ministres, il s'étoit allé enterrer dans le village qui l'avoit vu naître & qui portoit son nom. Un débri de château, une masure lui servoit de retraite. Les respects, l'attachement de quelques bons villageois qui le reconnoissoient encore pour leur seigneur, quoiqu'il lui restât à peine douze arpens de terre, lui firent presqu'oublier les injustices de la cour.

Il avoit une fille charmante, dont il avoit confié l'enfance à madame de Courmill sa sœur, qui demeuroit à deux lieues de Saint-Flour, & qui étoit beaucoup plus jeune, mais guère plus opulente que son frere.

Lucile (c'est le nom de la jeune personne) avoit vécu auprès de sa tante pendant tout le tems que son pere avoit été à l'armée. A son retour le chevalier fut remercier cette sœur bienfaisante des soins qu'elle avoit pris de sa fille, & la prier en même tems de permettre que Lucile l'accompagnât dans sa retraite.

Madame de Courmill qui avoit vu naître sa niece, & la chérissoit comme son propre enfant, vit avec douleur le moment de leur séparation; mais ne pouvant la refuser aux instances d'un pere malheureux, qui alloit vivre seul, & qui déja marchoit accablé sous le poids des années, elle la laissa partir après l'avoir serrée mille fois sur son sein en l'arrosant de larmes. La jeune personne n'étoit pas moins attendrie. Son affliction même avoit quelque chose de plus vif; mais un autre sentiment se mêloit dans son cœur à la tendresse qu'elle avoit pour sa tante.

Lucile étoit dans l'âge orageux des passions, & déja ressentoit leur pouvoir. Elle avoit vu Milcourt, jeune homme charmant, né dans les mêmes cantons, qui servoit aussi depuis quelques années; & cette flamme rapide, qui embrase à la fois deux cœurs faits l'un pour l'autre, les avoit frappés au même instant tous les deux. Ils s'étoient vus souvent chez madame de Courmill, où le jeune homme faisoit de fréquentes visites, & bientôt les regards de l'amante eurent encouragé les desirs de l'amant. Déja s'étoient faits les tendres déclarations, les doux aveux, les confidences intimes, & les sermens réciproques de s'aimer toujours.

Milcourt, à lavéhémence du sentiment joignoit tous les charmes de la jeunesse, tous les agrémens de l'extérieur le plus aimable; & ces dehors qui le faisoient chérir, ne masquoient point l'ame d'un séducteur ou d'un libertin raffiné.

Lucile, à une blancheur éclatante joignoit les couleurs les plus tendres & les plus variées, qui se fondoient mollement sur son visage. Son teint étoit une rose dans sa fraîcheur mariée avec un lys qui vient de naître. Son souffle étoit celui du zéphir qui a caressé toutes les fleurs, & qui emporte sur son aile l'émanation légere de leurs différens parfums. Mais je n'entreprendrai point de la peindre: il suffit de dire qu'elle étoit le chef-d'œuvre de la nature, & que si elle avoit existé au tems du paganisme, elle auroit vu tous les hommes se méprendre sur les hommages qu'ils lui eussent rendus. Elle auroit presque justifié leur idolâtrie, car lorsqu'une mortelle s'annonce avec tous les attributs de la divinité, n'a-t-elle pas une espece de droit au même culte?

Une foule de vertus embellissoit encore tous ces charmes. On ne pouvoit lui reprocher que cette sensibilité extrême qui souvent dégénere en foiblesse. Mais pouvoit-on lui en faire un crime? Non sans doute, ce crime n'étoit pas le sien, c'étoit celui de la nature. La sensibilité est un feu inné qui se développe avec les années, qui fait naître les passions, qui les alimente, les exalte, les enflamme, quelquefois les change en volcans, & qui ne peut finir que par la destruction de l'individu qui est atteint de ce mal délicieux & funeste. La sensibilité fournit des armes multipliées contre celui même qui la veut vaincre, & reste toujours maitresse de sa victime.

Les soupirs de Lucile étoient des feux brûlans qui se communiquoient à tout ce qui l'entouroit. L'étincelle de l'amour pétilloit dans ses yeux, aussi devint-il son maître absolu, son tyran, & la source fatale de tous les malheurs de sa vie. Son ame livrée aux prestiges d'une imagination naissante, dont l'ardeur croissoit de jour en jour avec les premieres impressions de la nature, qui devenoient aussi plus fortes & plus profondes, suivoit impétueusement l'attrait qui l'entraînoit vers son amant.

Un long procès intenté au chevalier sur des prétentions chimériques, avoit désuni les deux familles, & le pere de Milcourt étoit mort l'ennemi irréconciliable du pere de Lucile.

Ce motif ne fut point capable de détruire son funeste penchant, ni de la distraire d'une idée qui faisoit les délices de sa vie. Elle étoit trop tendre pour ne pas connoître les devoirs de la nature, elle aimoit à les remplir, elle chérissoit son pere, elle pleuroit sur ses malheurs, elle se faisoit une joie de l'accompagner dans son réduit champêtre, de partager ses ennuis; elle se proposoit bien d'en alléger le fardeau, d'essuyer ses larmes, & de le consoler à force de soins & de tendresses. Mais la maison de Milcourt étoit moins éloignée des lieux qu'elle quittoit, que du village de Saint-Flour; c'est ce qui donnoit tant d'amertume aux regrets qu'elle laissoit éclater en suivant son pere dans sa retraite.

Milcourt étoit parti pour l'armée, & Lucile qui n'avoit osé révéler la passion de son cœur, craignit que la maison paternelle ne devînt un obstacle à l'accomplissement de ses vœux. Elle trembla de n'avoir plus la liberté de voir l'objet qu'elle chérissoit, comme elle l'avoit eue chez madame de Courmill. Cette bonne dame, touchée des qualités aimables du jeune homme, qui détestoit la haine opiniâtre que son pere avoit gardée jusqu'au tombeau contre une famille respectable, l'avoit reçu chez elle avec cette bonté généreuse qui ne connoît point les ressentimens, & avoit souffert ses assiduités auprès de sa niece, sans jamais avoir suspecté leurs entretiens secrets, ni même eu l'idée d'observer leurs démarches. Elle étoit à leur égard, dans cette entiere sécurité d'une belle ame qui ne sait ni craindre ni soupçonner le mal, & s'étoit toujours reposée sur l'honnêteté de l'un & de l'autre.

Mademoiselle de Saint-Flour partage enfin la retraite de son vieux pere, & déja le sillon du chagrin serpente légerement sur ses joues. Toujours occupée de son amant, elle le voit s'exposer aux dangers des batailles, affronter & chercher la mort. Elle vit dans les allarmes, elle se nourrit de soupirs; elle parcourt sans plaisir, cette campagne déserte qui ne lui offre point les traits qui l'enchantent, & sans les soins qu'elle aime à rendre à son vertueux pere, elle céderoit à la violence de ses ennuis.

Dans l'enclos qui entouroit leur demeure, étoit une grotte, ouvrage de la nature, creusée dans des rochers, & où croissoient des rosiers solitaires. Ce réduit plaisoit à Lucile. Chaque jour, au lever, au coucher du soleil, elle venoit y nourrir sa mélancolie, & souvent le gazon y recevoit ses pleurs. C'est-là qu'elle aimoit à répandre son ame, pleine d'inquiétudes vagues & déchirantes qui repoussoient de son esprit les idées heureuses d'un riant avenir. „Cruelle “absence! disoit-elle, cher amant! reviens, ah! “reviens pour m'apprendre à chérir la vie. “Eprouves-tu, comme moi, les tourmens de “la tendresse? Oh! oui, car nos cœurs s'entendent; ils furent créés l'un pour l'autre. O “amour! que de félicités tu promets! ... Mais “pourquoi ces ombres répandues sur l'image “de tes plaisirs? ... Pourquoi cette perspective “si belle, qui fuit ... qui me trompe? ... O “amour! je serai ta victime“.

A ces mots l'espoir s'envoloit d'une aile rapide, ses pensées s'égaroient dans une nuit épaisse; & dans le calme même de la nature, dans la sérénité du plus beau jour, elle n'appercevoit que trouble & tristesse.

Quand elle rentroit au toît paternel, elle y trouvoit de nouvelles douleurs; son pere, vieillard respectable, d'une illustre famille, frustré du prix de sa valeur & de ses nobles travaux, abattu sous le faix des années, languissant sous le chaume, toujours fixé sur de cruelles images, gémissant sur l'ingratitude de sa patrie, sur l'aveuglement de son Souverain qu'il aime, & pour lequel il donneroit encore ce qui lui reste de sang dans les veines, comparant sa misere à l'éclat & la fortune de ses ancêtres, regrettant l'un & l'autre, non pour lui (il avoit acquis la philosophie du malheur), mais pour sa fille qu'il juge digne d'un autre sort, & qui fait le supplice de sa vieillesse, quand, par sa douceur & son amour pour son pere, elle devroit en faire la consolation & le charme.

Voilà le tableau qui s'offroit aux yeux de Lucile, lorsqu'elle revenoit dans la triste habitation qu'elle partageoit avec son pere.

Le chevalier s'attendrissoit & se détournoit pour cacher ses pleurs dès qu'il appercevoit sa fille. Elle avoit pour lui une vénération si tendre! elle le servoit avec tant de zele & d'amour!

„Tu étois faite pour être plus heureuse, “mon enfant, lui disoit-il, pour prétendre aux “partis les plus avantageux; mais la dureté des “hommes & leurs vues ambitieuses, t'imposent “la loi de rester misérable. Nos ancêtres avoient “amassé de grands biens, ils jouissoient des “honneurs qu'on prodigue à l'opulence & au “rang; mais mon pere vivant dans des années “de trouble & de discorde, s'immola pour le “service de son Roi; repos, dignités, fortune, “tout fut sacrifié, tout disparut. Je n'héritai “que de son courage & de son amour pour la “patrie; j'ai employé trente ans de ma durée à “prouver à mon Maître que mon attachement “à sa personne étoit inviolable, que le sang qui “avoit animé mes ayeux s'étoit transmis d'âge “en âge & dans toute sa pureté à leurs descendans, & que c'étoit le même qui couloit dans “mes veines. Quelques actions d'éclat ont honoré “ma carriere; mais la renommée qui publie tout “les a laissées dans l'oubli; ou plutôt, la faveur “& l'envie ont élevé des barrieres où sa voix “est venue se perdre & mourir avant d'arriver “jusqu'au trône. J'ai eu la foiblesse de me “plaindre, de faire parler des besoins qu'on “devoit appercevoir, que dis-je, la foiblesse .... “c'étoit pour toi, ma fille ... J'ai fait entendre “la douleur d'un pere; mais elle n'a été qu'un “vain son qui a ébranlé l'air sans frapper les “oreilles. J'ai paru dans le pays où se distribuent “les honneurs, j'y ai porté des prétentions légitimes, des titres réels, & l'on m'a regardé “comme l'habitant d'un monde étranger; on “a trouvé ma franche vertu, sauvage, mes demandes, ridicules; je n'ai point baissé le front “devant les idoles que tout le monde encensoit; je ne me suis point mêlé au grouppe de “tant d'idolâtres qui adoroient de faux dieux, “& je n'ai rien obtenu. O ma fille! tu as des “talens, des vertus, de la jeunesse, & des graces, “ces précieux avantages devoient suffire pour “dérober le reste de ma famille au malheur d'un “entier anéantissement, pour te procurer un “établissement digne de toi; mais ces biens “touchans ne flattent plus les hommes dégradés “par des passions basses, & dénaturés par le “luxe.

“Tu n'as rien à espérer; ton sort sera “celui d'une belle fleur qu'on admire, qu'on “voit croître, briller & se flétrir au milieu “d'un parterre sans que personne songe à “la cueillir. Tu seras délaissée. Moi-même “bientôt je serai contraint de t'abandonner. La “mort s'apprête à me frapper; tu me survivras “pour traîner le fardeau de l'existence, pour en “être accablée“.--„Non, non, mon pere, interrompt vivement Lucile“, non, vous ne “me serez pas si-tôt ravi, & moi je ne connoîtrai point l'infortune; soutenir votre vieillesse, l'embellir, la prolonger, adoucir vos “chagrins, vous faire oublier par l'excès de “ma tendresse, que la patrie fut injuste envers “vous, vous faire trouver dans mes soins “autant de douceur que j'en trouverai à vous “les rendre; voilà pour moi la félicité, voilà “le seul & suprême bonheur, que déja je “goûte, & que je veux goûter sans cesse“.

„Je le sais, ma fille“, reprend le vieillard d'une voix entrecoupée, & ses bras affoiblis trouvent des forces pour serrer contre sa poitrine l'objet cher & sensible qui l'attache encore à la vie, & leurs larmes se confondent avec leurs embrassemens. Lucile hors d'elle-même, partagée entre deux sentimens délicieux, alloit déposer dans le sein paternel, le secret de son cœur, quand un bruit de cors & de fanfares vint interrompre cette scene attendrissante.

C'étoit le comte d'Alibre, officier général au service de France, qui avoit commandé M. de Saint-Flour à l'armée, & qui vivoit retiré dans une superbe terre qu'il avoit dans les environs. Il se donnoit alors le plaisir de la chasse, & venoit de mettre pied à terre auprès de la maison du chevalier.

Ce seigneur, originaire d'Italie, étoit de la plus haute naissance & possédoit de grands biens. Ce n'étoit sûrement qu'à ces avantages arbitraires, qu'il devoit son avancement dans nos armées; car son caractere fait pour inspirer la haine, devoit nécessairement éloigner de lui la faveur. Sous un corps hideux & contrefait, il cachoit une ame plus difforme encore. Jaloux, défiant, cruel, joignant la bassesse de l'avarice à l'insolence de l'orgueil, il étoit un composé monstrueux de vices que ne rachetoient aucunes vertus. Cependant il savoit quelquefois employer ce vernis de politesse & d'égards, ce ton de séduction qui font disparoître les défauts extérieurs, & finissent par intéresser.

Son ame ne s'étoit point dévoilée aux yeux de M. de Saint-Flour. Un homme brave & irréprochable porte sur son front un caractere sublime qui contient le méchant, & lui en impose. Tel avoit été l'ascendant du chevalier sur le comte qui avoit toujours eu pour lui une vénération dont il n'avoit pu se défendre.

Le bruit de la chasse amene le vieillard sur le seuil de sa porte; il voit son ancien commandant assis & prenant le frais au pied d'un arbre. Il s'empresse de l'aller saluer, de lui témoigner la joie de le voir dans ses cantons, & de lui offrir un siege plus commode dans son logis; il ne craignoit point d'étaler sa misere aux yeux du comte, on ne rougit que des malheurs qu'on a mérités; & les siens loin de l'avilir, ne faisoient que l'élever davantage, en imprimant un reproche éternel sur la nation qui laissoit ainsi languir ses vrais défenseurs.

Ils entrent dans la demeure du chevalier, & Lucile à l'aspect de l'inconnu ne peut réprimer dans son cœur, un mouvement de trouble & d'effroi qui se manifeste sur son visage. Les roses de sa bouche pâlissent, son souffle est suspendu, & elle a de la peine à se soutenir sur ses genoux qui tremblent.

On se doute bien que sa beauté, que son trouble même, qui paroissoit moins un pressentiment funeste, que l'embarras touchant de la timide infortune qui se voit dévoilée, produisirent un effet bien différent sur le comte. Il n'apperçut point l'état misérable du chevalier, il ne vit que Lucile, & le simple abri de la pauvreté lui parut un temple divin. Son cœur se sentit amolli, subjugué par un pouvoir qui lui avoit été jusqu'alors inconnu; & mademoiselle de Saint-Flour pouvoit seule opérer cette merveille. Il fut étonné de s'attendrir, & se complut dans son attendrissement.

C'est ainsi qu'ils laissoient éclater une grande émotion l'un & l'autre, & que néanmoins des sentimens bien opposés la faisoient naître.

Le comte surpris de trouver tant de charmes sous une chaumiere, ému, troublé jusqu'à l'ivresse, demeure dans une espece de contemplation devant la jeune personne. Sa férocité s'adoucit, son ambition se tait, effet prodigieux de la beauté! & une résolution presque généreuse naît au fond de son ame. Cependant il veut se sonder, s'interroger en silence, avant de faire éclater un projet que combat son avarice. Il parle peu, répond d'un air distrait, aux prévenances & aux attentions du chevalier, se laisse tomber sur un siege, paroît réfléchir un instant, regarde Lucile, pousse un soupir, se leve avec la vivacité de l'impatience, parcourt deux ou trois fois l'étroite enceinte de cette demeure, prend congé de M. de Saint-Flour, & lui promet de le revoir bientôt.

L'horison du couchant jettoit sur les vallées sa nuance pâle & rougeâtre. C'étoit l'heure où chaque jour, ces deux infortunés alloient respirer ensemble la fraîcheur de la nature.

Ils étoient sortis de leur retraite, & suivoient un sentier qu'ombrageoient de vieux chênes & des tilleuls irréguliérement plantés. Ils marchoient appuyés l'un sur l'autre; car Lucile qui ordinairement soutenoit son vieux pere, dans ce moment elle-même a besoin d'appui: le souvenir d'un amant qu'elle craint de perdre, des frissons involontaires, les élans inquiets d'une ame qui pressent de grandes souffrances; tout cela lui ôte ses forces, & met sur son cœur un poids qui la surcharge. Elle a de la peine à lever ses pieds délicats qui s'appesantissent à tous les pas qu'elle fait; un nuage de pleurs est fixé sur ses belles paupieres. Soudain un nouvel effroi l'agite & la poursuit; elle se sauve dans les bras fléchissans de son malheureux pere qui veut l'étreindre contre sa poitrine, & qui succombe avec elle. Le vieillard se releve péniblement sur un genou, d'une main tremblante s'appuye sur le gazon, & de l'autre cherche à rapprocher de son sein sa fille dont les yeux se rouvrent à un déluge de larmes qui raniment & soulagent son cœur.

O émotion d'une ame que le sentiment subjugue! ... vous accablez l'homme, il n'est pas assez fort pour vous supporter.

Voyez la tendre Lucile revivre à l'aspect de son pere défaillant, le relever, l'asseoir sur l'herbe fraîche, passer ses mains de lys autour de son cou ployé par les ans, & qui cede encore aux plus touchantes caresses. Voyez-la le consoler, lui adresser les paroles les plus tendres, couvrir de baisers, couvrir de pleurs, son sein qui palpite, ses mains qui s'entr'ouvrent, qui cherchent encore de douces étreintes, & ses cheveux blancs confusément épars sur son front abattu.

Voyez ce vieillard vénérable gémir, lui répondre, & épancher son ame paternelle en ces mots qu'il prononce avec peine: „O ma “fille! plains-moi d'avoir tant vécu ... plains-moi de t'avoir fait l'odieux présent de “l'existence“.

C'est à vous, êtres sensibles, c'est à vous d'achever de pareils tableaux.

Cependant quelqu'apparence de calme succede à cette scene trop vive. „Regagnons “notre logis, ma fille, dit le chevalier, le “spectacle riant de la nature paisible est une “insulte à notre misere“; & tous les deux ils retournent vers leur triste retraite, & s'y enferment avec leur douleur.

M. de Saint-Flour attribua le trouble de Lucile au chagrin d'avoir exposé leur indigence, aux yeux d'un étranger distingué, qui connoissoit leur illustre origine; mouvement bien excusable dans une jeune personne ayant tous les talens, toutes les graces, tous les droits au bonheur, & qui se voit, non-seulement frustrée des grands avantages dûs à sa naissance, & au rang de ses peres, mais encore réduite à partager le sort des plus misérables humains.

Cependant cette idée lui fit prendre un ton plus ferme avec sa fille. Le pere fit place au philosophe. “Savoir souffrir, mon enfant, lui “dit-il, c'est mériter les faveurs de la fortune, “& celui qui les mérite sans en jouir, est au-dessus de celui qui les possede. Ne rougissons “point de notre état, de peur qu'une voix secrette “ne nous assimile à ceux que le malheur persécute justement. Ayons ce courage qui sait “tout ennoblir. L'infortune ne mene point à “la honte; elle n'y conduit que les ames lâches. “On craint, on envie un homme opulent; mais “on admire, on respecte l'illustre infortuné qui “porte un front altier au milieu des revers, “& dont l'inébranlable vertu préfere la mort à “l'ombre de la bassesse. Celui que les dignités “investissent de toutes parts, qui nous brave & “voudroit nous mépriser, celui-là même ne “peut se garantir d'un frémissement respectueux qu'il éprouve à notre aspect; il ne se “dissimule point que sa puissance est une “puissance usurpée, & la vérité lui arrache un “hommage secret qu'il nous rend. D'ailleurs, “ma fille, nous avons un témoignage qui nous “dispense de celui d'autrui. Nous possédons un “trésor que personne ne peut nous ôter, qui “n'est point soumis aux loix du hasard, c'est “celui de la sagesse. Ici nous pouvons la cultiver “sans trouble, & rien ne peut nous distraire des “devoirs sacrés de l'homme. J'ai blanchi dans la “poussiere des camps; long-tems j'ai supporté “les fatigues d'un métier aussi dur qu'il est “glorieux. Je goûte le repos, puisqu'il m'est “offert; c'est le plus doux fruit du travail. Si “nous sommes privés des pompeuses chimeres “qui faisoient révérer nos ayeux, nous n'avons “point aussi à craindre les écueils de la grandeur. Devenons pareils à des astres solitaires; “brillons pour nous-mêmes, & ne tirons notre “éclat que de nos seules vertus. Nous trouverons dans le ciel le rémunérateur de la sagesse “& le vengeur des crimes“.

--„Oui, mon pere, n'en doutez pas, reprit Lucile, “le malheur n'a qu'un tems, & la vertu “tôt ou tard reçoit sa récompense. Mais connoissez mieux celle à qui vous avez donné le “jour; ne la méprisez pas assez pour attribuer “son évanouissement à la honte de partager “votre sort: elle n'a pu vaincre une agitation “impérieuse & subite qui s'est emparée d'elle, “& dont elle ne démêle point la cause: elle y a “succombé. Si c'est le présage de quelque grand “chagrin, peu lui importe; elle n'en sera pas “moins orgueilleuse d'habiter avec vous le “plus simple réduit. Mais écartons une triste “prévoyance. Que cet asyle est beau! qu'il “renferme à mes yeux de précieuses ri-“chesses! ... vous y demeurez, mon pere ....“

C'étoit ainsi qu'ils trouvoient la consolation de leur état, dans de doux épanchemens & dans un retour continuel de tendresse.

Quelquefois le vieillard menoit sa fille sur un petit côteau, d'où l'on voyoit à plein le soleil couchant. „Tu vois cet astre, lui disoit-il, “depuis ce matin il a parcouru une brillante “carriere, il a éclairé le monde, il a échauffé la “terre, fécondé les plantes & les minéraux, & “voilà son globe étincelant qui s'efface & “s'éteint, pour renaître il est vrai, mais il finira “tôt ou tard; il sera détrôné de sa sphere, & sa “chûte amenera d'éternelles ténebres, qui rempliront tout l'espace. C'est l'image des grandeurs humaines: elles passent aussi rapidement “que les feux du jour. Malheur à celui que leur “fumée enivre, & qui s'endort avec sécurité “dans les bras d'une fortune trompeuse. Souvent “il se réveille au milieu des ombres du malheur, “& quelquefois est surpris par la nuit du trépas “dans le sein même de cette lumiere éblouissante dont il jouit avec orgueil. Bénissons notre “état, ma fille, remercions-la, cette fortune “aveugle, de n'avoir point écouté mes vœux, “de nous avoir oubliés. Sans elle nous goûtons “les plaisirs purs de l'ame, & entourés de ses “faveurs, nous ne les eussions peut-être pas “connus“.

Vain projet d'une philosophie chancelante & mal affermie, que va dissiper le plus foible rayon de l'espoir!

Le comte d'Alibre reparut chez M. de Saint-Flour, le prit à l'écart, & lui tint ce discours: „Chevalier, vous connoissez ma “haute estime pour vous; je vous l'ai témoignée plus d'une fois, & depuis long-tems “je cherchois l'occasion de vous la prouver “d'une maniere éclatante. Je la trouve & la “saisis avec tout l'empressement que l'on doit “avoir pour obliger un brave officier comme “vous. Pendant tout le tems que j'eus l'honneur “de vous commander, je ne fis point pour vous “ce que j'aurois pu faire. Votre fierté ne me “permit pas d'entrevoir vos besoins: vous en “aviez cependant; je l'ai su depuis: tout déguisement seroit ici superflu. Oubliez que je fus “votre supérieur, & regardez-moi comme “votre ami. Vous n'êtes point heureux, chevalier, je le vois. Je veux réparer les injustices “de votre destinée & vous remettre à votre “place. Vous connoissez mon nom, ma fortune “& mon crédit à la cour; c'est vous dire que je “peux beaucoup. Mais pour que je vous serve “avec plus de succès, il faut que vous acquiesciez à la demande que je viens vous faire, il “faut que votre fille consente à me donner la “main; car je ne vous cache point que je “l'aime, & qu'elle a fait sur moi l'impression la “plus vive. Devenu votre gendre, il me sera “bien plus aisé de faire valoir vos services & “de vous rendre tous ceux que vous méritez. “Quelqu'un de votre nom, devenu le beau-pere d'un homme de mon rang, doit prétendre aux récompenses les plus flatteuses de “son maître. J'espere donc que vous seconderez “mes vues désintéressées, & que ni vous ni “votre fille, vous n'apporterez aucun obstacle “à des propositions aussi avantageuses, pour “l'un & pour l'autre. Une affaire qui ne peut être “retardée m'éloigne pour un mois de ces lieux, “dans cet intervalle vous aurez le tems de réfléchir à cet événement & d'y préparer votre fille“.

Le comte d'Alibre en achevant ces mots remonte à cheval & disparoît comme un trait, sans laisser au chevalier le tems de lui répondre.

M. de Saint-Flour n'aimoit pas beaucoup le comte; mais les hommes les plus vertueux ont des foiblesses. Malgré sa résignation apparente, il souffroit péniblement son état, & l'on a vu combien il chérissoit Lucile. Il envisageoit avec une satisfaction indicible, l'époque qui devoit être la plus belle de sa vie, celle où sa fille délivrée des soucis qui suivent la beauté solitaire, & des tourmens qu'entraîne le spectacle d'un pere malheureux, alloit rendre enfin à la société, un objet touchant & enchanteur, fait pour l'étonner, l'embellir & lui servir de modele.

Comme il est ému, le cœur de ce bon vieillard! avec quelle rapidité la joie se répand & circule dans ses veines! Ses genoux ne tremblent plus que de plaisir; sa marche devient précipitée; il court vers Lucile qui soupiroit languissamment dans sa grotte solitaire; il lui tend les bras: „--O ma fille! leve un front “serein, nos malheurs sont finis; je n'entrerai “point tout entier dans la tombe“. Il l'embrasse & lui raconte tout ce qui s'est passé.

Que vois-je, ô dieux! mademoiselle de Saint-Flour jettant un cri aigu, tombant aux genoux du chevalier, les serrant avec mille sanglots, & ne faisant plus entendre que ce murmure douloureux & entrecoupé qui est l'expression du désespoir.

Lucile aime, on le sait; un feu intérieur dévore sa vie, & dans cet instant, un combat affreux s'éleve dans l'ame passionnée de cette généreuse fille. Elle voit d'un côté un pere enlevé à tous ses chagrins, satisfait & heureux, achever doucement sa tranquille carriere; de l'autre, un amant qu'elle idolâtre, dont elle est adorée, qu'elle abandonne, qu'elle désespere, elle-même sacrifiée à l'être du monde qu'elle abhorreroit le plus, si elle étoit capable de haïr; condamnée au long supplice d'un amour malheureux, au déchirement du regret, & peut-être du remords.

Dans ce désordre de ses sens & de son ame, ces mots à peine articulés se font jour à travers mille gémissemens: „Qu'exigez-vous, ô mon “pere! de celle que vous instruisez tous les “jours aux privations, qui adore cette solitude, “qui ne trouve de plaisir qu'où vous êtes, & “qui ne sauroit plus se faire à des voluptés “qui ne seroient pas celle-là? Qu'attendez-vous “d'un cœur qui n'a qu'un vœu, qui est tout à “vous .... qui vous aime .... qui se partage? ..“

Elle n'acheve pas; des sanglots disputent le passage aux paroles qui viennent mourir sur sa bouche. Ces sons interrompus, ce délire, sont un trait de lumiere pour le vieillard, dont l'expérience étoit consommée. Il envisage sa fille avec un mêlange de douceur & de fermeté: --„Quoi, Lucile, votre tendresse pour moi “n'auroit point été jusqu'à la confiance? Vous “n'avez qu'un ami dans le monde, & vous “auriez craint de lui ouvrir votre ame, de le “consulter cet ami? Vous m'avez trompé, “ma fille, votre secret échappe; vous aimez, “tout l'accuse“.--„Il est vrai, mon cœur n'est “plus à moi; il connoît l'amour, il a cédé au “penchant le plus doux. Mon silence le rendoit “coupable, sans doute, j'aurois dû résister aux “progrès de ma flamme naissante, interroger & “consulter un pere. Sa voix eût été celle du sentiment, ses conseils eussent été ceux de la raison; j'en étois convaincue: mille fois le secret “fatal est venu sur mes levres; mais des circonstances malheureuses, une prévention funeste “vous firent l'ennemi de mon amant; je craignois “d'aigrir vos douleurs; pour vous en épargner, “j'ajoutois aux miennes; car mon cœur qui “avoit besoin d'épanchement, se mouroit sous “un poids cruel“.--„Un pere qui chérit sa “fille, qui admire des vertus en elle, n'est-il “pas heureux de la félicité qu'elle se fait, seroit-elle chimérique? Eleve-t-il le ton sec & amer “de l'autorité pour censurer ses penchans? Non “sans doute: il sourit au choix d'une ame pure “& honnête qui ne peut être séduite que par la “vertu, ou au moins par l'apparence de la vertu. “Si dupe de cette ingénuité qui ne soupçonne “point le mal, elle a pris le masque pour la “réalité, si lasse d'être isolée, éprouvant des “besoins, & trop ardente à s'élancer vers un “être qui la séduit, qu'elle veut admettre à ses “plaisirs, à ses peines, & auquel elle brûle de “prodiguer son existence, si cette ame jeune & “avide de bonheur, se fixe à des dehors qui lui “en imposent, mais qui ne trompent point un “pere sensible & éclairé; ce pere tendre, dans “ces instans, ne lance point sur elle le regard “du courroux; il lui montre doucement son “erreur, & détache, en la caressant, le bandeau “qui l'aveugloit. Ta faute est inexcusable, ma “fille, tu t'es défiée de ma tendresse; mais chez “moi toujours le pardon précéda le reproche, “tu le sais; ne crains donc plus d'achever une “confidence si pénible; quel est-il? quel est “celui que ton cœur a choisi?“--„O mon “pere! il est vertueux comme vous; il suit la “même carriere, il vous aime, il donneroit sa vie “pour adoucir la vôtre, pour rendre heureux un “seul de vos instans; mais il dut le jour à un “monstre qui fut votre ennemi, votre persécuteur .... Vous m'entendez ... Faut-il le “nommer“?--„Milcourt!“--„Oui, mon “pere, c'est Milcourt, ce jeune homme si intéressant, si doux, qui ne sut jamais haïr, qui “vous plaint .... qui m'a donné sa foi, qui a “reçu la mienne ... Oui, mon pere, il l'a reçue; “le ciel, la nature ont entendu nos sermens. Ils en “sont les garans; pouvons-nous les rompre? Oh “non! mon cœur me dit que cela est impossible; le “vôtre, mon pere, le vôtre sûrement dira comme “le mien. Vous êtes si juste & si bon, votre “ame se complaît tant, dans les idées d'ordre & “de bien! Ah! vous ferez, oui, vous ferez mon “bonheur“.

Cet aveu contrista le chevalier; non qu'il eût conservé contre le fils de son ennemi des restes de la haine qui avoit désuni les deux familles. Le tems avoit affoibli par degrés ses ressentimens, & fini par les éteindre. Ils ne l'avoient point aveuglé sur les qualités aimables du jeune homme, qui par des prévenances sans nombre, avoit paru, dans tous les tems, rechercher son estime; mais Milcourt avoit aussi très-peu de fortune; il ne jouissoit que de cette médiocrité qui approche de l'indigence, & le chevalier séduit d'ailleurs par les propositions du comte d'Alibre, envisagea qu'en concluant une semblable alliance, il prépareroit des victimes à l'infortune. Il sentit néanmoins, qu'il ne falloit pas fronder subitement la passion de sa fille. Il parut même souscrire avec joie à tout ce qu'elle venoit de lui dire. Il connoissoit sa sensibilité vive & puissante, la véhémence de son ame; & voyoit très-bien que vouloir dompter l'une & l'autre, par de froids conseils, c'eut été accroître la flamme d'un incendie, en faisant des efforts pour l'éteindre.

Il songea d'abord aux moyens de donner le change au penchant de sa fille & de le ramener à son objet. Une tendre sollicitude entra dans ses recherches beaucoup plus que son propre intérêt. Mais trop versé dans la science du cœur humain pour s'abuser long-tems, il cessa de se flatter. Il connoissoit l'amour, & ses effets sur des caracteres comme celui de Lucile. Assuré que cette passion, dans certaines ames, étoit à l'épreuve de tous les obstacles, que c'étoit un torrent indigné des digues qui resserrent son cours, & dont les ravages deviennent plus terribles à proportion de la résistance qu'on lui oppose, il vit l'impuissance d'arrêter le mal, & cette idée attristante empoisonna la paix dont il commençoit à jouir. Ses yeux se porterent doulour eusement dans l'avenir, & il demeura intimement convaincu que sa fille étoit une victime dévouée au malheur. Toutes les forces de sa sagesse ne purent arrêter le cours de ses larmes, & un chagrin cruel le saisit puissamment. Mais ne voulant point montrer sa foiblesse à mademoiselle de Saint-Flour, craignant de se trahir, il détourna son visage, & s'enfonça dans le plus épais du bois qui avoisinoit leur chaumiere.

Au bout de quelques heures, il regagna son logis, où l'attendoit Lucile, & le contentement brilloit sur son visage quand son cœur étoit oppressé. La jeune personne trompée par ces dehors satisfaits, bénissoit l'auteur de ses jours. „O heureuse fille que je suis, disoit-elle! ... O ciel, conserve long-tems le “meilleur des peres! ...“

“Il faut que nous partions, lui dit M. de Saint-Flour; “il faut aller chez madame de “Courmill, l'instruire de vos sentimens, de “vos vues, & la prier de nous aider de ses soins “& de ses conseils“.

Lucile fut enchantée: ils se mirent en route, & arriverent au déclin du jour, à la terre de madame de Courmill. Nouvelle scene d'attendrissement! la bonne dame revit son frere & sa niece avec une joie qu'il seroit difficile de rendre.

Le chevalier se coucha sans dormir. Le lendemain il ne fut question que du plaisir de se revoir; mais tout le jour, il fut triste & rêveur. Après le souper il prétexta une extrême lassitude, se fit conduire dans son appartement, & déclara qu'il avoit besoin de repos, & qu'il vouloit être seul.

Il ne songea guère à se le procurer ce repos précieux qui lui étoit si nécessaire. D'autres inquiétudes vinrent troubler & assiéger sa raison. Il se peignit les changemens que le malheur opéroit sur sa fille depuis qu'ils vivoient ensemble dans cette solitude, le dépérissement de sa santé, l'altération de ses traits, ses yeux toujours humides des pleurs qu'ils versoient continuellement, & ses joues où l'on voyoit s'éclipser lentement les roses de la jeunesse. Il se rappella ses continuels soupirs, sa gaieté contrainte, & les fréquentes palpitations de son sein, au milieu même de leurs embrassemens. Il savoit que l'amour avoit la plus grande part à ses tourmens; mais il se persuada aussi que la vie triste & gênée qu'ils menoient sous son rustique toît, contribuoit, sans qu'elle le sût, à l'accroissement de ses peines. Ce pere trop tendre se reprocha d'avoir enlevé sa fille aux soins de madame de Courmill, chez laquelle elle avoit joui d'un sort bien plus doux. Il s'accusa d'injustice, & par une bisarrerie d'esprit qui tenoit à la foiblesse de son grand âge, il résolut de laisser Lucile dans cette maison, & d'aller, lui seul, achever sa triste carriere, en quelqu'asyle inconnu. Il profita de la fraîcheur d'une belle soirée pour s'éloigner sans retour & sans être apperçu.

Les considences de mademoiselle de Saint-Flour, la joie de revoir une tante chérie & une maison qu'à tant de titres elle regardoit comme le premier lieu du monde, leur firent trouver à l'une & à l'autre les momens bien courts. Il étoit plus de minuit quand elles penserent à s'aller mettre au lit. Lucile voulut auparavant embrasser son pere; car il lui arrivoit quelquefois, lors même que ce vieillard étoit endormi, de couvrir de baisers doux & légers, ce front vénérable où brilloit le sublime & ineffaçable sceau de la vertu, à travers les flétrissures de la douleur, & les outrages du tems. Elle s'attendrissoit en contemplant ce visage auguste, & ses frissons & ses soupirs exprimoient l'impression respectueuse & tendre que cet aspect faisoit sur elle.

Elle se glisse doucement dans l'appartement où elle croit que son pere repose. Elle s'avance près du lit, retient son souffle, & son cœur bat aux approches du plaisir que sa tendresse lui promet. Ses yeux & sa bouche cherchent avidement à se fixer sur ce cher auteur de ses jours, & ne rencontrent personne. Le chevalier n'y est pas; aucun vestige n'annonce que ce lit ait été le lieu de son repos. O vives inquiétudes d'une ame tendre! il est bien difficile de vous peindre. Lucile s'écrie: „Mon pere! ô mon “pere! où êtes-vous“? Elle appelle sa tante; elle pâlit, elle parcourt tout l'appartement. Il y avoit une issue qui donnoit sur une basse-cour. L'espoir renaît: elle va sortir, redoubler ses recherches; une lettre jettée sur une table frappe sa vue; elle court, saisit l'écrit; c'est la main de son pere qui l'a tracé. Madame de Courmill arrive. Lucile a lu: la lettre lui échappe avec un cri, & ce cri semble le dernier de la nature expirante. Un mouvement convulsif la précipite aux pieds de sa tante, qui la transfere inanimée sur un sopha.

Le chevalier ferme dans son projet étoit parti, comme nous venons de le dire, & avoit laissé cette lettre adressée à madame de Courmill. Voici ce qu'elle contenoit:

„Je pars, ma chere sœur, & vous laisse ma fille; “je vous abandonne aussi le peu de bien qui me “reste. Cet écrit vaut un contrat. Je n'ai pas “besoin de vous recommander Lucile; ma sécurité sur son compte prouve assez que je ne “doute ni de votre cœur, ni de vos bontés “pour elle. Il me reste à vous éclaircir sur les “motifs de ma fuite.

“Je suis vieux, accablé de chagrins, & il “n'est point de voile assez épais pour dérober “ces deux playes de la vie humaine, aux “regards d'une fille aussi attentive à servir les “besoins, qu'à prévenir les maux d'un pere. Ce “spectacle est affligeant pour son cœur. Elle a “beau se complaire dans les soins qu'elle lui “rend, chercher la consolation dans l'activité “de son amour; c'est en s'acquittant du plus “cher des devoirs, qu'elle ouvre une plus “grande carriere à ses regrets; ils s'augmentent “avec les maux de celui qu'elle aime, & “qu'elle voit souffrir; son ame resserrée sous “l'enveloppe de la douleur, qui s'épaissit de “plus en plus autour d'elle, cesse d'être accessible au plaisir. Les souffrances de l'ame “amenent celles du corps; le vieillard meurt; “l'être infortuné qui devoit courir une aussi “longue carriere, ne tarde pas à le suivre au “tombeau, & les vues de la nature sont trom-“pées.

“Quand la vie s'éteint en nous, elle abonde “dans nos enfans. Quelle injustice n'y a-t-il “donc pas à nous autres vieillards, d'exiger “qu'ils partagent la tristesse de nos dernieres “années, de leur ôter la jouissance d'un tems “si rapide qui leur échappe, qui ne reviendra “ni pour eux, ni pour nous, & de vouloir “entraîner dans notre tombe ceux qui sont “nés pour nous faire revivre? Eh! n'est-ce “pas vouloir empoisonner, abréger leurs jours, “que de tourmenter continuellement leur sensibilité par le tableau de l'humanité souffrante? “La douleur tue la jeunesse: & comment ne la “tueroit-elle pas? Un cœur naissant demande “le bonheur. Ce bonheur lui est promis, “puisqu'il le desire; tout ce qu'il éprouve, tout “ce qu'il entend, lui en donne l'idée; tout ce “qu'il voit lui en offre l'image. Quelle doit “donc être son amertume quand cette attente “est frustrée! Ses gémissemens deviennent des “plaintes contre l'auteur de sa triste existence. “L'âge heureux s'écoule pour lui au milieu des “larmes, & une mort prématurée l'enleve à “cette vie qu'il ne regrette point, puisqu'il n'en “a connu que les épines.

“Nous devons donc éloigner nos miseres de “nos enfans, nous en éloigner nous-mêmes, si “nous n'avons pas la philosophie de leur cacher “nos chagrins. J'ai eu la foiblesse de me plaindre “devant Lucile, de lui montrer mon ame déchirée. J'ai souffert qu'elle pleurât avec moi “sur mon sort, qu'elle m'aidât à porter mon “fardeau, & j'ai vu la joie, les ris & la santé, “cortege heureux de la jeunesse, s'éloigner de “la sienne. Avec vous ses jours étoient sereins; “avec moi ils sont remplis d'amertume. Vous “la perdîtes, avec regret, je vous la rends; je “vous rends un bien qui vous appartient plus “qu'à moi, puisque dès le berceau vous lui avez “servi de mere. Ne vous allarmez point sur ma “fuite; nous devions bientôt nous quitter; “l'extinction de ma voix, les rides de mon front, “n'étoient-elles pas un avis secret de notre “séparation prochaine? Je vais dans une retraite “paisible, où je finirai doucement une trop “longue carriere, dont vous alliez voir le terme; “& je vous épargne à vous & à ma fille l'affliction d'en être les témoins.

“Mon absence accablera Lucile, je l'ai prévu; je vois ses vives sollicitudes, son désespoir; mais rassurez sa tendresse; consolez-la “par de sages conseils, par l'image de la paix “qui va me suivre dans l'asyle que je me suis “choisi; dites-lui que je penserai encore à elle “à cette heure où les craintes, les espérances & “tous les intérêts humains s'évanouiront devant “moi, & que mes deux derniers soupirs seront, “l'un pour elle & l'autre pour Dieu. Quand “vous aurez surmonté les fortes impressions “de sa douleur, songez à sa félicité. J'ai voulu “la faire: tout paroissoit seconder mon ardent “desir; son ame a rejetté avec effroi les bien-faits du hasard; elle a craint le jour brillant “de la fortune, & a voulu rester dans la nuit de “l'obscurité. Bénissons & adorons en secret “l'être souverain qui fronde nos vœux, & déconcerte nos projets.

“Elle aime: sans doute elle vous en a fait “l'aveu. Je réponds de sa vertu; mais une inclination premiere & irréfléchie peut avoir des “suites funestes que je crains, & qu'il m'eut été “affreux de voir. Descendez dans son cœur; sa “franchise vous laissera bien vîte en sonder tous “les replis; examinez, éprouvez cette passion “qui la domine; si elle n'est point un aveugle “caprice, si elle devient un sentiment profond, “si son amant le partage, si enfin leur ivresse est “égale, favorisez leur doux penchant, unissez-les; unissez ceux qui s'aiment.

“Ma sœur, ma fille, objets chers & sacrés! “si vous m'aimâtes, conservez-vous pour garder, pour chérir ma mémoire .... Je me “refugie dans un port, & bientôt ... bientôt “j'aurai vécu ... Cependant je vous jure de “tâcher de prolonger le songe autant qu'il me “sera possible ... Si le ciel en ordonne autrement, recevez, ô mes amis! ô mes seuls amis! “recevez le tendre adieu du chevalier de Saint-“Flour“.

Lucile cependant ouvre les yeux, se leve, & remplit la chambre de cris. La véhémence de son désespoir lui rend les forces qu'elle avoit perdues.--„O mon pere! c'est ta coupable fille “qui cause ta fuite; elle ne s'est point immolée “pour toi, elle a rejetté ton bonheur“.

Ce n'est plus la foible Lucile accablée sous le poids de ses ennuis, c'est une héroïne prête à courir, à braver tous les périls; la porte s'ouvre avec violence sous ses doigts délicats. Madame de Courmill tremblante cherche à la retenir. „Ou mourir ou trouver mon pere, s'écrie-t-elle; j'expire à vos pieds si vous m'empêchez “de le suivre“.

L'œil égaré, les cheveux épars, elle s'élance, marche dans l'ombre, seule, soutenue par son courage. Madame de Courmill appelle un domestique, lui ordonne de courir sur ses traces; il entre dans un chemin opposé à celui qu'elle a pris. Les premiers pas de cette fille désespérée se dirigent vers la demeure qu'elle venoit de quitter avec son vieux pere. La nuit la plus épaisse couvroit les cieux: rien ne l'épouvante; tous les monstres des forêts seroient devant elle, elle n'en seroit point émue. Elle s'engage dans des sentiers infideles, qui la trompent & l'éloignent de l'asyle qu'elle cherche. Des rochers, des ravins, semblent conjurés pour arrêter ses pas. Elle se meurtrit contre les branches & les racines des bois qu'elle rencontre. Vingt fois elle embrasse la terre, vingt fois ses belles mains sont ensanglantées par des cailloux & des épines; toujours elle se releve, sans qu'aucun obstacle soit capable de ralentir sa course. Cependant son oreille attentive cherche à démêler les sons d'une voix qui lui est chere. Si le vent murmure à travers les feuilles, si quelqu'oiseau bat des ailes, ou agite les rameaux, elle croit entendre l'auteur de ses jours. Elle jette quelquefois vers le ciel un regard si douloureux, si tendre, que ces mots paroissent lui échapper: „Si tu existes, ô Dieu! tu auras pitié de “moi“ (*).

Infatigable, elle gravit les fossés, franchit les ruisseaux, & semble vouloir rassembler toutes ses forces, pour venir les perdre & mourir sur le sein d'un pere. Elle tend toujours vers le village de Saint-Flour, & elle n'arrive point. Bientôt elle fait entendre le sombre cri du désespoir. Son courage n'est pas vaincu; mais le ciel ne permet pas que le prodige de ses forces dure plus long-tems. Sa tête est étourdie; sa douleur n'est plus qu'un délire. Elle étoit sur un côteau; elle succombe, & ses mains affoiblies cedent au poids de son corps qui suit la pente de la colline. Elle est restée sur les racines d'un hêtre. Ses yeux sont fermés; à peine a-t-elle senti la secousse. Sa tête est nue; ses cheveux couvrent son sein, voltigent au gré du vent sur son visage. Sa bouche s'entr'ouvre, prononce à demi ces mots, „ô mon pere!“ & se referme aussi-tôt. O beauté, reine du monde! voilà donc ton triomphe! ô nature! c'est donc ainsi que tu récompenses ceux qui adorent tes droits.

Elle reste long-tems plongée dans cette pénible agonie: elle en sort enfin. Son corps étoit glacé. „Est-ce le froid de la mort qui m'environne? “plût à Dieu, dit-elle! je bénis l'être bienfaisant “qui me l'envoye“. Elle se souleve & s'appuie sur un bras. Les ténebres l'effrayent; elle a perdu toute sa fermeté. „Où suis-je? ajoute-t-elle .... “Je frissonne ... que vois-je? .. mon pere! .. “le voilà: oui, c'est mon pere. Je vois ses mains “qui tremblent & cherchent à m'embrasser ... “O mon pere! est-ce votre ombre? ... venez-vous d'expirer dans ce désert? ...“

Trop affreuse situation de cette fille tendre & courageuse, je pleure en la peignant!

Ranimée par un fatal espoir, elle se leve encore, se traîne avec peine, & dans sa marche chancelante, il faut qu'elle s'appuie contre tous les arbres qu'elle rencontre.

Le jour commençoit à poindre. Elle étoit au milieu d'un chemin. Un laboureur allant à son travail, & chargé d'instrumens champêtres, se fait entendre de loin; Lucile éprouve une émotion nouvelle. L'idée de brigands, les réflexions qu'elle fait sur son état, son désordre, & sur l'abandon où elle se trouve, à cette heure, au milieu des bois, la font tressaillir de crainte. Cependant l'espérance de rencontrer quelqu'être bienfaisant, d'être remise dans son chemin, la rassure. Elle se cache derriere un buisson; le laboureur passe. Il chantoit un air villageois; cette expression joyeuse de la bonhommie champêtre, à laquelle Lucile est accoutumée, dissipe sa frayeur. Elle court à lui, l'interroge, & lui demande si elle est éloignée du village de Saint-Flour. Il recule, & se trouble d'abord à l'aspect d'une femme échevelée, qu'il croit poursuivie par des malfaiteurs. Mais tranquillisé bientôt par le son de voix le plus doux, & en s'appercevant qu'elle est seule, il lui répond que le village qu'elle demande, n'est qu'à un quart de lieue de cet endroit. Il lui offre des secours, & même de lui servir de guide. Lucile n'hésite pas: elle ne peut plus marcher. Cependant avec des efforts infinis, & à l'aide du bon villageois qui voit sa souffrance, & en est attendri, elle arrive enfin à cette maison, où l'attendent de nouvelles douleurs; elle fait mille questions au fermier de son pere. Il n'a point paru dans le canton: personne ne l'a vu. On a vu seulement des domestiques tristes & empressés, qui les cherchoient elle & M. de Saint-Flour.

Elle s'asseoit en gémissant sur le seuil de cette porte où tant de fois le vieillard est venu se réchauffer aux rayons du soleil. Son œil obscurci regarde tristement cette retraite délaissée, toute cette campagne déserte, qui lui semble affreuse, puisqu'elle n'y voit plus son pere, & elle demeure immobile sur la pierre où elle est assise.

On tremble pour ses jours; on la porte dans la maison du fermier, qui la recommande à sa femme, & se dépêche d'aller chercher madame de Courmill, qu'il trouve dans un état à-peu-près semblable à celui de sa niece. Le laquais qu'elle avoit envoyé sur les pas de mademoiselle de Saint-Flour, étoit revenu sans l'avoir rencontrée. Sa maison offroit le spectacle du plus morne désespoir. Tous les domestiques couroient la campagne pour trouver Lucile & son pere. On voyoit toutes les portes ouvertes; un jour lugubre répandu dans les appartemens, & madame de Courmill seule, fondant en larmes, & livrée à toute l'horreur des plus noirs pressentimens (*).

On juge bien de son ardeur à se rendre auprès de sa niece quand elle sut qu'elle étoit à Saint-Flour; mais l'entrevue pensa devenir funeste à l'une & à l'autre. Le lendemain Lucile fut reconduite chez sa tante; car il eût été dangereux de le faire, ce jour-là même. Les divers saisissemens qu'elle avoit subis, la firent flotter, pendant huit jours, entre la vie & le trépas. Les maux du corps ne lui laissoient des instans de relâche, que pour faire place aux déchiremens de l'ame. Rien ne pouvoit calmer l'orage intérieur; rien n'adoucissoit ses regrets. Sans cesse elle redemandoit son pere; sans cesse elle s'accabloit de reproches, & se nommoit l'auteur de sa fuite. Il y avoit des momens où elle le croyoit mort. „Il aura succombé, disoit-elle, sous le poids de l'âge & des chagrins“.

Un inconnu arrive, demande à parler à madame de Courmill, & lui remet une lettre. Elle étoit du chevalier: il donnoit de ses nouvelles; il se portoit bien, il assuroit de sa tendresse sa sœur & sa fille, & leur recommandoit sur-tout de ne point s'affliger. „Je suis heureux, disoit-il, “autant qu'on peut l'être ici bas: s'il n'est pas “possible aux humains d'arriver à la perfection “du bonheur, tâchez au moins d'embrasser, “comme moi, son image. Il m'en a coûté; il “m'a fallu tous les efforts de ma raison pour me “résoudre à m'éloigner de vous; mais après avoir “vaincu, je me suis applaudi de la force de mon “ame, & me suis trouvé plus disposé à recevoir “les impressions de la félicité. Sachez faire des “sacrifices; regardez nos miseres comme les “inégalités d'une route qu'il faut suivre, & qui “ne peut pas toujours être belle & applanie. Il “n'y auroit à mon gré rien de si misérable qu'un “être qui toujours auroit été heureux; il ne “sauroit pas mourir. Le ciel fait tout pour le “mieux; il nous envoye les malheurs, comme “des amis séveres, qui nous tourmentent pour “nous détacher du monde, qui nous suivent “par-tout, nous surprennent, au milieu même “de nos fausses jouissances, & nous frappent “pour nous désabuser.

“Consolez-vous donc, ô vous qui m'êtes “cheres! prouvez-moi que vous m'aimez, par “votre résignation & votre courage; car si “j'apprenois dans ma solitude, que ma sœur & “ma fille, ames foibles & pusillanimes, n'eussent “pas la force de soutenir l'événement le plus “ordinaire, une séparation inévitable ordonnée “par la nature, & à laquelle elles devoient “s'attendre, il n'y auroit plus de paix à espérer “pour mes derniers jours. La douleur dévorante me poursuivroit jusqu'au bord de mon “tombeau“.

Cet écrit est une seve vivifiante qui rafraîchit les sens & l'ame de Lucile. Un rayon de joie perce les ombres dont son front est couvert, comme la premiere étincelle du jour entr'ouvre le voile épais des ténebres. Son pere existe; il se dit content. Un cœur flétri par l'excès de l'infortune cesse d'être à plaindre quand l'espoir naît à côté du desir. Si le bonheur qu'il attend ne vient point, l'espérance se prolonge, & le charme de l'illusion qui dure autant que le sentiment qui le cause, devient une espece de jouissance.

L'on fit mille questions à l'inconnu, qui ne put donner aucun éclaircissement sur la demeure du chevalier. Cette lettre lui avoit été remise au milieu d'un champ; & il ne savoit de quelle part elle venoit.

Cependant Lucile espéra de revoir son pere; jugea que l'asyle qu'il avoit choisi n'étoit pas éloigné, & se proposa bien de le chercher encore. Son cœur étoit devenu plus calme, son œil plus serein, & la santé commençoit à refleurir sur son visage. Jusques-là elle n'avoit été occupée que de la perte d'un pere; alors elle se ressouvint de son amant. „Si Milcourt étoit “ici, disoit-elle, il m'aideroit à le chercher, ce “cher auteur de mes jours. Il lui prouveroit “par l'activité de son zele, qu'il mérite toute ma “tendresse“.

Elle se retraçoit encore les motifs qu'elle prêtoit à la fuite du chevalier; elle se rappelloit la joie de ce bon vieillard en lui annonçant les propositions du comte d'Alibre; sa tristesse profonde, ses efforts pour ne la point faire éclater, lorsqu'il avoit vu la répugnance, les refus de sa fille, & entendu sa bouche timide prononcer le nom de Milcourt, & le nommer son amant. Deux sentimens impérieux se combattent dans son cœur; elle frémit à l'idée de perdre celui qui reçut sa foi, & son ame se déchire quand elle pense qu'elle a résisté au vœu d'un pere qui attendoit d'elle un riant avenir, & qui déja sembloit renaître à une nouvelle vie, en voyant semée de fleurs la fin de sa carriere.

Quoiqu'elle fût plus tranquille sur le sort du chevalier, cela ne l'empêcha point de faire faire de nouvelles perquisitions: elle vouloit le trouver à quelque prix que ce fût. Elle regardoit comme un devoir, d'adoucir sa vieillesse, de l'assister jusqu'au dernier moment, & de lui fermer la paupiere, si une loi irrévocable le condamnoit bientôt à mourir.

Madame de Courmill consolée par la derniere lettre de son frere, la pria de calmer ses soucis, d'attendre paisiblement qu'il vînt les surprendre délicieusement l'une & l'autre; ce qui arriveroit sûrement quelque jour.

Tout cela ne put satisfaire un cœur aussi tendre & aussi aimant que celui de mademoiselle de Saint Flour. Ce cœur avoit besoin de répandre & d'exprimer sans cesse un sentiment surabondant en elle. Il lui falloit un être auquel elle pût dire continuellement je vous aime; & quel autre que son pere, puisqu'elle étoit séparée de son amant, méritoit plus de recevoir ses douces effusions?

Elle-même encore fut exposer ses inquiétudes dans les châteaux, dans les maisons d'alentour où son pere étoit connu: elle le demandoit dans tous les lieux où elle passoit. Soins superflus! elle ne put recevoir aucun indice satisfaisant.

Elle revenoit d'une maison de campagne fort éloignée de la terre de madame de Courmill, avec le fermier de M. de Saint-Flour, qui l'avoit toujours accompagnée; elle suivoit des routes inconnues, & son cœur flottoit entre le découragement & un reste d'espérance; lueur foible & incertaine, qui encore étoit prête à lui échapper.

Elle s'arrête & se repose au coin d'un champ à demi-labouré, qui présentoit la fraîche empreinte des mains du cultivateur. Ses yeux se promenent tristement sur toute l'étendue de ce terrein que resserrent des bornes étroites. Un vieillard courbé, en cheveux blancs, marchoit avec lenteur à l'appui d'une charue que pourtant il conduisoit. Des cheveux blanchis ... un corps qui cede au poids des ans ... Lucile est émue ... c'est l'image de son pere .... Elle le contemple, s'attendrit & pleure. Ses yeux s'humectent avec plaisir, il y avoit si long-tems qu'ils n'avoient versé de larmes! mais ils ne se détachent point de dessus le vieillard qui s'approche d'elle, & suit péniblement le sillon qu'il trace. „Que je vous envie, heureux “agriculteurs! disoit-elle, vous n'allez pas “chercher au loin un caractere aigri par “l'injustice, & dénaturé par le spectacle d'une “opulence qui outrage votre pauvreté. Vous ne “connoissez point les différences que le faste met “entre les hommes. L'intérêt, la discorde, de “misérables convenances ne viennent point “étouffer vos penchans: ils sont ceux de la “nature, & ses loix ne sont sacrées que pour “vous. C'est elle qui vous protege & vous “unit; c'est elle qui vous mene au dernier “repos, & vous endort paisiblement dans le “trépas. Le toît qui vous a vu naître & vivre “sans desirs, vous voit mourir sans regrets. O “que ne suis-je née parmi les laboureurs! & “Milcourt & mon pere, que ne doivent-ils le “jour à quelques bons villageois! mon pere “n'eût point été victime de l'ingratitude, il “auroit également servi sa patrie, & il eût été “plus heureux. La main de la destinée n'eût “point cherché à briser les nœuds de la sympathie. Aux premiers élans de nos cœurs, nous “eussions reconnu, Milcourt & moi, le signal de “la nature, & mon amant fût devenu mon “époux“.

En disant ces mots Lucile observoit toujours le vieillard qui donnoit lieu à ses réflexions. Il s'avançoit doucement: sa marche laborieuse annonçoit le dernier terme de la caducité. Son corps étoit si ployé, si appesanti, que souvent son visage embrassoit l'instrument champêtre dont il se servoit pour déchirer le sein de la terre. Lucile dont l'émotion devenoit plus grande à mesure qu'elle le considéroit, donnoit un libre cours à ses larmes qui couloient avec plus d'abondance. Bientôt la main du vieillard quitte la queue de la charue qui lui échappe. Ses genoux chancellent, & ses mains, foible appui de son corps pesant, s'enfoncent dans la terre humide, & semblent indiquer son dernier asyle.

Mademoiselle de Saint-Flour est déchirée à ce spectacle: elle court vers ce malheureux qui déja avoit eu la force de se relever sur ses genoux; ses bras à demi-tendus, son front calme tourné vers les cieux, peignoient une résignation profonde, & la douce attente d'un trépas desiré.

Pourquoi ce vif accent qui part du fond de l'ame de Lucile? Quelle image! ses bras sont devenus une forte chaîne qui presse le sein du vieillard. O merveille du sentiment! Lucile n'a plus un souffle, elle n'a plus une sensation, & cependant toujours ses mains forment un cercle étroit & indissoluble, qui semble défier le destin qui la sépara d'un pere; car c'étoit lui, c'étoit le malheureux chevalier de Saint-Flour, qu'une tendresse mal entendue, qu'une fausse philosophie avoient éloigné de sa fille. Il s'étoit refugié chez un de ses anciens fermiers qui faisoit valoir une terre plus considérable à vingt lieues de sa maison. Malgré les attentions de cet honnête laboureur dont il connoissoit la bonté, malgré tout le respect avec lequel il avoit accueilli son ancien maître, le chevalier avoit voulu vivre comme lui, & s'associer à ses travaux. „Mon “ami, lui avoit-il dit, je veux gagner le pain “que tu me donneras. Celui qu'on donne à “l'oisiveté est un vol fait à l'honnête indigent “qui cherche à remplir sa carriere avec fruit. “Tant que nous avons une goutte de sang “dans les veines, tant qu'il nous reste des “forces, nous nous devons à nos semblables, & “nous sommes comptables de nos travaux à la “société. C'est le doigt de la vieillesse qui leur “assigne un terme, & qui marque l'instant du “repos, & encore faut-il qu'elle soit accompagnée des infirmités pour avoir le droit de “l'assigner ce terme heureux. Tout vieux que “je suis, mon ami, avoit-il ajouté, je puis “t'être utile, puisqu'aucune maladie ne m'afflige “encore, je puis prendre la beche & la charue, “après avoir porté l'épée des combats, & “trouver une noble poussiere au milieu des “champs, comme je l'ai trouvée dans l'horreur “des batailles“.

Ce n'étoit qu'à ce prix que le vieillard avoit accepté la retraite que le bon fermier lui donnoit avec tant de plaisir; mais bientôt il s'apperçut qu'il avoit entrepris plus qu'il ne pouvoit faire, que ses forces n'étoient qu'un reste de chaleur qui s'évaporoit avec les restes de sa vie; & il demandoit au ciel d'enlever à la terre un inutile fardeau, dans le moment qu'il venoit de s'offrir aux regards de sa fille.

Lucile revient de son premier saisissement; son cœur redouble ses battemens que le trouble avoit suspendus, & ses larmes coulent à longs ruisseaux sur le sein d'un pere qui lui disoit: „Pourquoi viens-tu m'ôter mon courage, & “m'empêcher de mourir avec joie? Pour quoi “viens-tu obscurcir ma derniere journée? “Va-t-en, ô toi, qui m'es si chere! laisse-moi, “laisse mon dernier vœu s'accomplir“.--„Vous “laisser! grand Dieu! laisser mon pere en cet “état! Non, non, vous ne m'échapperez plus; “mes bras vous tiennent, ils vous enchaîneront “jusqu'au dernier moment. Si la mort vous “frappe, elle frappera deux victimes, & nous “ne serons pas séparés“.

Tous les deux ils gagnent l'extrêmité du champ, & se reposent au bout d'un sillon. Lucile commençoit des mots qu'elle ne pouvoit achever. Ses regards, son geste & son attitude exprimoient, à travers le bouleversement de tout son être, la joie, la pitié, le remords, l'affliction profonde & l'excessive tendresse. Le chevalier lui-même étoit hors de lui; pouvoit-il résister au charme de revoir son enfant? Pouvoit-il se refuser au cri plaintif de l'amour filial, à ce murmure de l'ame si touchant & si douloureux qui redemandoit un pere? Non, sans doute: un cœur moins sensible n'eût pas résisté; le chevalier céda, répondit aux caresses de sa fille: “Oui, lui dit-il, en la tenant entourée de ses mains défaillantes, “oui, ma Lucile, je retournerai “vivre avec toi, si le ciel m'accorde encore “quelques jours: je serois barbare si je t'aban-“donnois“.

Cependant ils s'acheminent vers la maison du bon fermier: ils y passent la nuit, & la joie d'être ensemble écarte le souvenir de leurs maux, comme l'aspect d'un ciel qui s'épure, fait oublier au nautonnier tremblant l'horreur d'une tempête.

Le lendemain le chevalier fut en état de partir. La tristesse revint dans le cœur de Lucile, qui fut la proye de mille réflexions cruelles pendant toute la route. Toujours persuadée que son refus d'épouser le comte d'Alibre avoit imprimé une grande douleur dans l'ame de M. de Saint-Flour, elle résolut de renoncer à son amant, de se vaincre, d'étouffer sa passion, & de s'immoler par un dévouement héroïque, au bonheur de son pere. O voix de la nature, que tu es puissante! tu operes des prodiges. Lucile se représente Milcourt apprenant la nouvelle de son mariage. Elle le voit frémissant, anéanti d'abord; déchirer ensuite, fouler aux pieds l'écrit fatal qui l'instruit de son malheur; elle voit ses regards enflammés franchir l'intervalle qui les sépare, chercher, atteindre, fixer son infidelle amante, & lancer sur elle l'éclair du reproche; elle le voit abattu, prosterné, abîmé de douleur, implorer & adorer encore l'objet qui le trahit; elle l'entend réclamer la foi qu'elle lui jura; elle-même est étourdie d'un cri secret qui l'accuse & retentit sur son cœur; elle voit une nuée de soucis dévorans qui la menacent, & noircissent à ses yeux l'avenir; eh bien, le seul aspect de son vénérable pere, triste & soupirant, fait taire toutes ces voix, fait fuir toutes ces images. Son ame forte & sublime a tout surmonté, & déja son cœur prononce l'irrévocable arrêt qui la dévoue à l'infortune.

Passons sur les détails: on se met à la place de la bonne madame de Courmill qui voit revenir vers elle les chers objets de son amour. On voit leur joie à tous, leurs caresses, leurs soins touchans, leurs tendres reproches; on voit Lucile éprouver des retours indomptables, y succomber, gémir, céder, résister & vaincre encore.

Elle donne enfin un terme à son irrésolution: elle s'adresse à son pere & lui tient ce discours que sa bouche prononce, mais que son cœur dément: „Cher auteur de mes jours, “je sais combien vous m'aimez; je sais que “ma félicité peut seule faire la vôtre. Je veux “donc profiter de la faveur éclatante que “m'offre la fortune, & paroître enfin dans le “jour qui convient au rejetton de votre illustre “famille. J'ai descendu dans mon cœur; j'y ai “porté le calme de la pensée, & la lumiere de “la raison. Je me suis rendu compte de mes “premiers sentimens, & j'ai vu que l'inexpérience & la solitude les avoit fait naître, qu'ils “n'étoient que l'impression rapide d'un desir “vague & momentané, enfant des premiers “besoins de l'ame, & que le tems en emportoit “jusqu'aux moindres vestiges. Dans ce moment, “ô mon pere! j'éprouve cette tranquillité qui “écarte les passions, & indique la route qu'il “importe de suivre. Je sens tous les avantages que “produira mon alliance avec le comte d'Alibre; “dans lui je vois le sauveur de mon pere, l'ami “de ses vieux jours, & le soulagement de ma “famille. Toutes mes répugnances s'évanouissent; je le chéris déja comme un époux sensible, “comme un bienfaiteur généreux. Comment ne “l'aimerois-je pas? c'est un astre de bonté qui “chasse les nuages accumulés de l'infortune, “& ramene la sérénité du bonheur. Allons, “mon pere, retournons à Saint-Flour, attendons-y le comte: voici le tems qu'il a “marqué pour son retour; il viendra chercher “votre réponse, (il l'a promis), apprêtons-nous “à la lui faire favorable“.

Ce langage étonna, séduisit d'abord le chevalier: il paroissoit si naturel; mais un soupir de Lucile la trahit: son pere démêla ses vrais sentimens, & reconnut la force & l'enthousiasme de l'amour filial. „O fille généreuse & digne “d'avoir un pere plus heureux! lui dit-il, tu “dissimules en vain; la nature a des mouvemens “que la vertu la plus héroïque ne peut dompter. “Ton sein s'éleve, & dépose contre le courageux dessein qu'a formé ta bouche. Eh! “pourquoi te contraindre? Qui t'engage à “tromper celui qui t'aime si tendrement? Ai-je “abusé du secret de ton cœur pour t'accabler “d'un pouvoir parricide? Penses-tu que je “verrois d'un œil sec, ma fille renonçant au “charme qu'elle s'étoit promis, venir par une “condescendance, noble il est vrai, mais cruelle, “se donner en gémissant, des fers odieux que “son ame contristée rejetteroit avec épouvante? “Penses-tu que je verrois tranquillement un “amour mal éteint renaître, revendiquer ses “droits, & le remords & le devoir, se disputer, dévorer éternellement leur victime? “Non, non, je ne serai point le bourreau de “ma fille. L'on ne me verra pas, pour embellir “mon dernier jour, la livrer de sang froid au “plus affreux des supplices. Cette apparence “de contentement que tu veux faire éclater, “ne m'en impose point. Mon incrédule tendresse se refuse à l'espoir de ce bonheur que “tu envisages, & que tu nous prédis. Pour y “croire il me faut un témoignage plus infaillible, plus vrai, celui du cœur qui ne sauroit “mentir; & le tien est muet; je n'ai point reconnu son langage“.--„A quel signe, à quel “trait le reconnoîtrez-vous donc, ô mon pere! “comment le faire entendre? Comment vous “montrer une ame pleine de vous, si vous ne “croyez plus à ses épanchemens“?--„J'y “crois plus que jamais, ô ma fille! je vois “l'excès de ton amour; je l'admire; j'en suis “pénétré: mais une vie empoisonnée de regrets “doit-elle être le prix de tant de vertus“? „Croyez-vous donc ce dévouement si pénible? Comptez-vous pour rien la joie de “servir ce qu'on a de plus cher au monde? “Ah! vous ne savez pas tout le plaisir qu'il y “a de s'immoler pour un pere. Ce n'est plus “un sacrifice, c'est l'accomplissement délicieux “du vœu le plus enflammé d'un être sen-“sible“.

Il dura long tems ce combat d'amour & de générosité. Lucile constante & inébranlable finit par obtenir le consentement du chevalier, qui dans le fond desiroit cet établissement. Il crut de bonne foi que sa fille avoit oublié Milcourt, & il en conçut la joie la plus vive. Tout le monde prit part à l'événement heureux qui se préparoit. Lucile montra un visage serein, & aucun soupir indiscret ne décela l'amertume secrete dont elle étoit dévorée. Mais qu'elle paya cherement cette contrainte, quand la nuit fut venue la rendre à elle-même. Son lit reçut un torrent de larmes qui s'échappa dans le silence. „O Milcourt! Milcourt! disoit-elle, il “faut donc renoncer à l'espoir d'être à toi? ... “Que deviendras-tu? ... Que deviendrai-je “moi-même? ... Quel sera mon asyle contre “le désespoir? ... Je l'entrevois ... ô mort! “ce sera toi sans doute ... Je finirai trop tôt “peut-être, mais j'aurai fait ce que j'ai dû ...“

Le lendemain elle étouffa ses pleurs, & reprit son courage pour paroître devant son pere. Ils embrasserent madame de Courmill, & retournerent tous les deux à Saint-Flour, où le comte d'Alibre ne manqua point de se rendre suivant sa promesse. Lucile par un nouvel instinct qui ne présageoit que trop ses grandes infortunes, ne put s'empêcher de frémir encore à son aspect, & un sourd gémissement vint s'étouffer sur ses levres pâlissantes.

Cependant elle cache son trouble; elle rappelle toutes ses forces autour de son cœur, & dans quelques jours, le cruel sacrifice est consommé.

Jusqu'à cet instant un courage inoui & surnaturel avoit soutenu sa foiblesse; mais dès que sa bouche eut prononcé le vœu fatal que son cœur abjuroit, elle resta comme étonnée d'elle-même, au milieu du saisissement, de l'horreur & de l'effroi, tomba à demi-morte, entre les bras de ceux qui l'entouroient, & ne parut revenir à elle, que pour jetter du fond d'une ame accablée quelques soupirs échappés sans aucun cri, sans aucun murmure, à travers un nouvel assoupissement, qu'on eût dit une morne & tranquille agonie.

Le chevalier vit le bouleversement de cette ame déchirée; mais il étoit porté le coup terrible & sans remede que son cœur avoit redouté; il le vit & détesta son aveuglement: il maudit sa foiblesse, il se maudit lui-même, & une amertume dévorante s'attacha à ses derniers jours, qui bientôt s'éteignirent dans les pleurs. „Cruel “enfant, tu m'as trompé! ... dit-il, en rendant les derniers soupirs, “mais la mort, seul espoir “& dernier ami des vieillards malheureux, ne “me trompera point ...“ & il expira dans les bras de Lucile.

Je ne peindrai point la situation de cette femme infortunée: il me reste assez de tableaux funestes à offrir au lecteur.

Le chevalier est mort, & ce n'étoit que pour lui qu'elle s'étoit condamnée aux tourmens d'un long désespoir. Elle a perdu le fruit de son héroïsme: quelques douceurs se fussent mêlées à ses souffrances, si elle eût vu son pere heureux; mais il n'est plus; il ne lui reste aucun motif de consolation, aucune jouissance à espérer.

Lucile devenue la comtesse d'Alibre, est conduite à un château superbe, appartenant au comte; elle y voit des jardins rians, & des vergers fertiles où mûrissent des fruits délicieux; un parc semé d'arbres majestueux & peuplé des merveilles de l'art; la fuyante perspective d'un terrein immense, où brillent abondamment les trésors des moissons & tous les dons de la terre cultivée; des belles & riches campagnes dont l'œil ne peut embrasser le contour, & qui forment les domaines du comte; elle voit plus de richesses enfin qu'il n'en faudroit pour satisfaire le cœur le plus ambitieux; mais que sont à ses yeux tous les biens du monde? Elle a vu mourir son vieux pere, & son amant est à jamais perdu pour elle. L'ambition n'a aucune prise sur son ame. Toute entiere à sa douleur, elle s'y attache, s'en nourrit, & rien n'est capable de l'en distraire, ni de lui enlever son sentiment.

Le comte peu touché au fond, de la mort du chevalier de Saint-Flour, parut cependant partager l'affliction de Lucile (que nous nommerons encore ainsi quelquefois); mais voyant qu'elle n'y mettoit point de terme, que chaque jour au contraire sembloit y ajouter, il en murmura hautement.--„C'est trop gémir, “Madame, sur une froide poussiere, le ciel ne “payera pas votre constance à l'inonder de vos “pleurs, par son retour à la vie“.

La comtesse ne l'écoute point. Elle ne voit que ses propres larmes; elle n'entend que ses cris. Si quelquefois le sommeil vient assoupir ses sens & son profond chagrin, elle est bientôt reveillée par une voix qui la rappelle à la douleur. Elle ne cherche point à repousser les images d'un pere expiré, & d'un amant au désespoir. Elle vole au-devant du trait qui vient la déchirer; elle le presse, le fomente, l'enfonce & le retourne dans son sein. Elle ne veut que des tourmens, & elle les veut horribles. Invariable dans ses idées, ne sachant point feindre, dédaignant le blâme des hommes, sans cependant oublier sa gloire, elle ne cede qu'avec horreur aux transports & aux droits d'un époux qui n'accuse encore en elle qu'une douleur insensée. Elle redemande Milcourt, se nomme son amante, & se repaît avec ivresse de ce feu qui la brûle avec plus d'activité que jamais. Elle n'a qu'un remords, celui d'avoir trahi ses premiers sermens; elle n'a qu'une crainte, celle de cesser de vivre dans le cœur d'un amant, qu'elle ne veut plus voir, mais qu'elle veut toujours aimer.

Le pere de la comtesse, en mourant, avoit voulu être transféré à Saint-Flour, & mis au tombeau de ses ancêtres. C'étoit là qu'elle se faisoit conduire quelquefois. Une simple pierre couvroit la tombe du vieillard étendu sans faste à côté de ses illustres ayeux. „Ah! le voici, disoit-elle, en baigant de pleurs ce monument, “oui, le voici le seul asyle que j'aime; que de “douceurs j'y trouve dans ma tristesse! ... O “mon pere! tu habites la riante demeure des “infortunés. Le ciel t'y conduisit par un bien-fait; il te trouva trop malheureux; il voulut “récompenser enfin ta vertu, & t'arracher au “dernier attentat que préparoit contre toi le “destin; il voulut t'épargner le spectacle de “mon sort affreux. O mon pere! cher objet de “mes regrets! tu me donnes encore des jouissances, même après ta mort. Je te dois le “seul plaisir qui me reste, celui de verser de “douces larmes“.

Dans les jours nébuleux, dans les soirées obscures, elle descendoit dans les épais bocages, au sein desquels s'élevoit pompeusement le château superbe qu'elle habitoit. Elle aimoit ces allées solitaires, ce jour sombre & lugubre, image de ses pensées & de son ame; elle sourioit aux ombres de la nuit; seule, entourée de ténebres, elle aimoit à entendre le bruissement des feuillages, le murmure plaintif des nappes d'eau qui arrosoient doucement ces beaux lieux, & les battemens interrompus des ailes des oiseaux assoupis sur des branches légeres, & reveillés quelquefois par les zéphyrs. Elle mêloit ses plaintes à ces sons confus, & la voix de son amant qu'elle sembloit voir & entendre, venoit achever ce délire de la douleur où elle aimoit à se plonger.

Le comte n'avoit rien su de l'intrigue de Lucile avec Milcourt; mais bientôt le soupçon vint stimuler cette ame atroce, & trop long-tems contrainte. Il ne put se méprendre sur la nature des sentimens que Lucile éprouvoit pour lui. Il avoit vu les tressaillemens de l'horreur répondre plus d'une fois à ce qu'il appelloit les transports de l'amour; & ses premieres inquiétudes ne tarderent pas à se convertir en accès de fureur. La vie simple & irréprochable de la comtesse, vivant dans la plus grande solitude, ne lui permettoit pas de suspecter sa conduite; mais il pensa qu'elle regrettoit un amant: vérité cruelle, dont il voulut s'assurer! Il prit des renseignemens, & fit courir des émissaires secrets, qui trop fideles à servir ses dispositions furieuses, lui apporterent des éclaircissemens affreux.

Dès ce moment, plus de repos pour Lucile; plus de liberté même pour verser des larmes. La menace éclata; les mauvais traitemens, le despotisme & la tyrannie, se firent sentir tour à tour.

„Ce n'est pas un pere, Madame, lui disoit-il, “que demandent vos pleurs assidus: mes soins “dédaignés, mes caresses rejettées, l'oubli de “mes bienfaits, m'apprennent assez la cause de “vos douleurs“.--„Ah! gardez-les ces bien-faits, qui convenoient à une femme plus heureuse; gardez-les, reprenoit-elle, & laissez-moi “mes larmes. Quelle qu'en soit la cause, je sais “respecter un époux. Si elles vous donnent le “droit de me persécuter, si vous le croyez, “vous servirez mes vœux en usant de tout votre “pouvoir; car je ne puis plus trouver de plaisir “que dans le changement & l'accroissement de “mes peines“.

Depuis long-tems le cœur de Lucile étoit préparé à la constance; elle sembloit non-seulement attendre, mais même desirer (comme nous l'avons dit) tous les maux qui la menaçoient. Inflexible dans ses chagrins, elle ne fit qu'aigrir de plus en plus la fureur du comte, dont les emportemens devinrent fréquens. Quand aucune raison d'intérêt ne le forçoit à se contraindre, il ne connoissoit plus ces prévenances délicates, ni ces moyens doux qui captivent au moins par le nœud de la reconnoissance; il ne connoissoit pas même le remords de la sensibilité. Son front toujours dur & ténébreux ne savoit s'éclaircir qu'à l'aspect de l'or amoncelé dans ses coffres. Incapable d'aimer enfin, il suivit tous les mouvemens de sa rage, qui bientôt ne connut point de bornes. Aucune plainte ne sortit de la bouche de Lucile, & loin de gémir de tant de rigueur, elle se plaisoit intérieurement à la trouver légitime.

Après quatre mois de tyrannie envers la plus à plaindre de toutes les femmes, cet époux féroce partit pour Marseille, où son insatiable cupidité lui fit entreprendre un voyage, & s'embarquer pour le Levant.

Un cœur comme le sien devoit-il sentir tout le prix d'une union délicieuse? non sans doute. Plein du seul regret de n'avoir point fait un établissement convenable à ses vues avaricieuses, plus sensible au charme d'entasser des richesses qu'à celui de goûter en paix, d'étendre les douceurs d'un hymen qu'il pouvoit embellir à force de soins touchans, de complaisances & de tendresses, il ne songea point combien il étoit beau de chercher à devenir l'ami, le tendre ami d'une jeune victime qui nous fut sacrifiée sans nous aimer, sans nous connoître, & dont le cœur souvent prévenu, refuse d'abord de partager les effusions du nôtre. Il méprisa les devoirs d'époux, quitta brusquement la comtesse, sans adieux, sans regrets, & ne lui laissa qu'une somme à peine suffisante pour la faire subsister.

Si dans le cours de ses fureurs il avoit paru éprouver la fievre ardente de la jalousie, ce n'est pas qu'il eût connu les allarmes de l'amour, qui n'avoit été chez lui qu'une frénésie brutale & momentanée; c'est parce que son ame qui ne se gonfloit de poison que pour le répandre, se complaisoit dans le trouble, & jouissoit à longs traits des tourmens qu'il faisoit souffrir.

La comtesse restée seule, passoit les journées entieres à écrire à son amant; &, tous les soirs, un feu rapide dévoroit le tableau triste & fidele, où s'étoit peint longuement le désordre de son ame.

Elle ne recevoit des consolations que de l'amitié de madame de Courmill qui ne la quittoit guère, & qui se plaisoit à s'affliger avec elle.

Le feu de la guerre allumé dans presque toute l'Europe, tenoit constamment Milcourt éloigné de sa patrie; mais ses lettres venoient quelquefois témoigner, qu'il vivoit toujours pour une amante adorée. Comme elle lui avoit imposé la loi de ne lui point écrire, & ne s'étoit jamais permis de le faire elle-même, il avoit été aisé de lui cacher, quelque tems, la nouvelle du mariage de Lucile, & l'on avoit cru qu'il étoit de la prudence d'abuser cet amant passionné, dans des circonstances où la mort s'offrant à lui, tous les jours, faisoit plus redouter les effets de son désespoir. L'on avoit réussi jusqu'à cet instant, vu les soins du comte lui-même, à tenir secrette une alliance dont murmuroit son avarice, & qui déja lui pesoit infiniment. Mais l'air de gêne & le ton équivoque qui regnoient dans les dernieres lettres que Milcourt recevoit au sujet de Lucile, le remplirent d'inquiétudes & de pressentimens funestes; il chercha à les dissiper en prenant des éclaircissemens plus certains, & fut lui-même au-devant du coup dont il devoit être frappé.

Les François faisoient la guerre au fond de l'Italie; l'armée étoit campée, & l'on étoit à la veille d'une fameuse bataille, quand il apprit son malheur.

A cette fatale nouvelle, il tombe sans couleur & sans voix; la mort vient sur son front & dans tous ses sens; ses amis effrayés l'entourent, lui parlent: il leur répond par de foibles accens, par des paroles sourdes, entremêlées de sanglots, de soupirs & de larmes; son ame voudroit s'anéantir, & toujours est étonnée de se retrouver. Il est tour à tour désespéré, calme & furieux; il ne voit que son infidelle amante; il la hait, il l'adore, la condamne & l'excuse. Dans des instans, il voudroit déchirer le sein de cette ingrate, se baigner tout entier dans son sang, & la minute d'après, on le verroit plaintif; gémissant, mourir d'amour à ses pieds.

Il fait signe à ses amis de le laisser seul; il veut s'enfermer dans sa tente avec sa douleur; on s'y oppose; on craint qu'il n'attente à ses jours. „Eh! laissez-moi, disoit-il, impatient, ne “m'outragez point par d'injustes soupçons. Ma “vie est-elle à moi dans ce moment? Puis-je “en disposer? ... Ne craignez pas de me “laisser jouir de mes larmes. Ce n'est pas ici, “c'est dans un plus noble champ que je dois & “que je veux mourir; c'est demain qu'un fer “ennemi punira ce cœur d'avoir brûlé d'un “coupable feu; mais quoique la vie me soit “devenue odieuse, je n'en vendrai pas moins “cherement les misérables restes, & mon sang “ne se mêlera qu'aux flots de sang que j'aurai “versé“. Après ce discours on ne l'observe plus; on lui laisse le triste plaisir de pleurer seul & en liberté.

Le lendemain un jour lugubre vient donner le signal de la destruction. Mille instrumens guerriers se font entendre: les deux armées sont en présence. On se presse, on se mêle, & bientôt la plaine disparoît sous un grouppe effrayant de soldats & de piques étincelantes.

Milcourt a suivi impatiemment la marche trop lente de son armée quand elle est sortie du camp; les ressentimens, l'amour, la vengeance, errent en tumulte dans son cœur; mais quand il voit l'ennemi, quand des sons éclatans donnent le signal de la charge générale, il n'écoute plus rien; il presse les flancs de son rapide coursier, sort de son rang, & s'élance au milieu des ennemis. Il brûle de s'enivrer de carnage; son épée, semblable à l'éclair, brille, menace & détruit en même tems. Il imprime la terreur par-tout où il passe, & les gémissemens de la mort montent autour de lui dans les airs. Trois fois il s'ouvre un passage à travers la plus épaisse colonne des ennemis; trois fois il revient par la route que lui a frayé sa valeur, ou plutôt son désespoir. Cependant orgueilleux de son succès, il s'arrête, & laisse reposer son épée sanglante, pour rassasier ses yeux du spectacle de ses incroyables exploits.

Ses généreux efforts n'ont produit qu'un foible secours: il voit plier son armée, les siens dispersés, fugitifs, & lui seul au milieu de ses ennemis, qui respectent sa bravoure, & ne songent qu'à le saisir vivant.

Il ne vouloit pas survivre à son désespoir, encore moins à la défaite de son parti; mais la honte, l'amour de la liberté, suspendent ce projet farouche. Craignant de tomber entre les mains d'un peuple qu'il abhorre, & sur lequel en ce moment il voudroit exercer la plus horrible vengeance, il leur échappe; mais par une retraite lente & généreuse, foulant aux pieds guerriers abattus, coursiers expirans, renversant, immolant avec un bonheur inoui, tous les téméraires qui osent s'opposer à sa fuite. Cependant on l'entoure, on s'acharne à le poursuivre; il va succomber, céder à la multitude qui augmente sans cesse. Un moment de réflexion fait taire son courage: il pique vivement son cheval, qui s'agite & bondit furieux; sa rapide course fend l'escadron qui l'environne; une forêt épaisse le reçoit sous son ombre; il s'enfonce dans ses détours, & bientôt se voit seul & délivré de ses ennemis.

Le sang & la sueur ruisselent sur son visage & sur ses habits. Il met pied à terre, & va s'asseoir auprès d'un arbre pour se reposer. Il s'étend sur le gazon, & reste, quelques instans, sans sentiment & presque sans vie. Il revient à lui; mais pour sentir vivement le regret de n'avoir point trouvé la mort qu'il a tant cherchée. La fureur & les sanglots le suffoquent; il est pareil au lion percé des traits de mille chasseurs, & qui fait des efforts vains pour retrouver sa force.

Sa patrie s'offre sanglante à ses yeux, & cette image grossit le désespoir autour de son cœur. Ses regards ensuite se portent dans le passé: il y voit l'aurore brillante de ses jours devenus malheureux, les commencemens, les progrès, les charmes d'une passion qui avoit fait & qui devoit achever le bonheur de sa vie.

„Le voilà donc évanoui pour jamais, disoit-il, “le rêve trompeur qui me peignoit la félicité ... “Ingrate! ... qui l'auroit cru, qu'un cœur aussi “naïf, aussi tendre, eût été capable du mépris “des sermens les plus saints? Peut-on montrer “tant d'innocence, & se faire ensuite un jeu de “la perfidie? Peut-on immoler de sang froid le “cœur qu'on avoit séduit, qui nous chérissoit “avec tant de bonne foi? Lucile, le tien s'est “endurci contre mes cris; car tu les as prévus; “tu les entends, & ton ame tranquille ne “craint point le remords! ... Barbare! ... “puisse le ciel t'envoyer le tourment d'être “abandonnée par l'objet que tu me préferes! “Puisse mon image effrayante s'attacher à tes “pas, moissonner, dévorer tous tes plaisirs, “s'il est possible qu'il en soit encore pour toi! “Puisse-t-elle te poursuivre par-tout, & t'arracher à l'étourdissement même de tes peines, à “l'apparence momentanée de ce bonheur que tu “croiras saisir quelquefois, qui ne peut jamais “exister pour une amante parjure, & qui ne sera “qu'un raffinement cruel du sort pour te mieux “faire souffrir! Puisses-tu! ... mais non .... “Qu'ai-je dit? O vœu que je désavoue! Lucile “malheureuse! ... non, non, tu es trop belle “pour connoître l'infortune; ton ame est fausse, “mais ton visage est le siege des enchantemens; “il porte l'empreinte de la divinité, & ce seroit “un désordre dans la nature si tant de charmes “faisoient place aux noirs soucis. Douleurs “aigües! chagrins poignans! accourez, n'accablez que moi seul; fuyez la demeure de “ma Lucile .... Ma Lucile .... elle ne l'est “plus! ... mais elle fut à moi; sa bouche me “le jura. Son sein s'appuya sur mon sein pour “confirmer cette union sacrée .... Mon cœur “s'agite sous le poids qui l'oppresse; il s'éleve “& réclame un bien ... ah! un bien qu'eussent “envié les rois .... Si Lucile n'avoit point “changé, si la contrainte, si des circonstances “fatales! ... eh! l'hymen est consommé. Ce “trésor est le partage d'un autre. Il ne peut “plus être le mien: le seul espoir de mourir, “voilà tout ce qui me reste“.

Le jour qui suit cette fatale journée le surprend dans ces désolantes réflexions. Il remonte à cheval, sort de la forêt, & s'achemine vers une chaîne de montagnes qui avoisine ces lieux. Un fleuve tombant avec bruit d'un rocher s'offre à lui: il s'élance au milieu de son onde blanchissante, pour rafraîchir son corps souillé. Il laisse flotter les rênes sur le col de son cheval, qui nage & suit le cours rapide du fleuve.

Après avoir côtoyé plusieurs collines, il apperçoit un aride vallon couvert d'arbres sauvages, & où l'horison borné de toutes parts ne présente aux yeux qu'une étroite perspective. Ce lieu plaît à sa douleur: il s'arrête & le considere avec délices. Il monte sur le rivage, entre dans les terres, & continue de s'abandonner au cours de ses pensées sinistres. Il laisse paître son coursier fidele, & le premier antre qui s'offre à lui devient sa retraite.

„Pourquoi le plus doux des sentimens fait-il “naître tant d'amertume, disoit-il? Et l'objet “qui nous fit chérir la vie, devroit-il nous la “faire haïr? O amour! si tes plaisirs étoient “durables, tu serois le seul dieu de l'univers: “il n'y auroit des autels que pour toi; la terre “seroit ton séjour, & l'homme frémiroit en “voyant le trépas. Mais l'instant où tu menes “à l'ivresse, est le signal que tu donnes au “désespoir, & c'est alors qu'il vient nous saisir. “Tu n'attires nos premiers hommages, que “pour t'amuser des regrets qui les doivent “suivre. Nous souffrons & tu jouis. Je te “maudis, fléau du monde: je maudis celle dont “tu te sers pour m'apprendre, qu'il n'est rien de “si misérable qu'un cœur qui se nourrit de tes “chimeres, & qui croit à tes bienfaits .... Si “elle me voyoit, la cruelle! si elle m'entendoit, “elle souriroit à mes emportemens; sa tranquille pitié insulteroit à mes larmes, & seroit “le reproche de ma douleur: mais je veux “la vaincre cette douleur insensée; triompher, oublier .... Oui, t'oublier, perfide, “oublier que tu fus l'objet charmant que le “ciel forma dans son plus beau jour; oublier “que ton ame fut la source délicieuse d'où “couloit le pur sentiment, d'où partoient les “soupirs ingénus de l'innocence, & les élans de “la tendresse; oublier que mon cœur trop “simple & trop ardent, brûla pour toi d'une “flamme exclusive ... que tes yeux justifioient, “mais qui n'eut point d'exemple. Que dis-je? “je veux venger la raison & le ciel que j'outrageai par mon fol amour. Je veux .... “vains projets! ... O Lucile! il faut donc “mourir pour t'oublier ... t'oublier! .. quand “de nouveaux feux m'embrasent plus que “jamais ... Ah! si la mort m'enleve ton sou-“venir, si elle m'ôte mon amour, je la redoute. “J'aime mieux vivre, aimer & souffrir“.

Ainsi ce malheureux amant exhale ses tristes plaintes. A mesure qu'il s'agite, il cherche à s'agiter encore: il passe alternativement de l'effroi du silence, aux éclats de la fureur, & du trouble de la fureur, au sourd frémissement du désespoir. Son ame tourmentée de noires vapeurs lutte & se débat sans cesse, dans son sein palpitant.

Il demeure, plusieurs jours, dans cet état, qui ressemble au supplice prolongé d'une mort lente & affreuse. Il dort dans le creux des rochers: il se nourrit de végétaux sauvages. Quelquefois il voudroit qu'ils fussent empoisonnés, & avaler le trépas avec leurs sucs amers. Une ténébreuse rêverie, un abattement morne succedent bientôt à tant d'agitation. Il ne fait plus entendre, ni les imprécations, ni les cris terribles de l'amour furieux. Abîmé dans le repos d'une douleur qui se concentre & s'approfondit dans son cœur, il ne peut ni pleurer ni gémir. Il s'enfonce dans le réduit isolé d'une grotte: il la quitte, il y rentre sans dessein, sans objet. Toutes ses idées s'absorbent dans une seule idée, & cette idée qui lie toutes ses facultés, cette seule image qui se trace trop constamment & trop viveà son esprit, le fatigue, s'efface à son tour, & laisse tout son être dans une stupeur accablante, qui n'est ni la vie ni la mort.

Trois fois l'aurore a souri à ce triste désert, trois fois elle a vu Milcourt jetté dans le fond de son antre, & abandonné à ce pénible état. Son œil lui refuse des pleurs, & le sommeil ses pavots. Le quatriéme jour un baume assoupissant coule à grands flots dans ses veines. Il dort long-tems, & son corps est rafraîchi. Son réveil, il est vrai, est celui de la douleur; des traits aigus le percent de toutes parts; mais il peut s'agiter sous le poids qui s'allege, & qui auparavant l'oppressoit tout entier. L'amour revient avec ses poisons, la jalousie avec ses poignards; mais il préfere ses souffrances, à l'oubli de ses souffrances, une existence active & douloureuse à un calme, image du trépas, à une léthargie cruelle, qui endort ses maux qu'il aime, sans soulager ses sens.

Cependant il se sent rappellé vers les lieux qu'habite son amante. Il veut la voir, lui parler, apprendre de sa propre bouche toutes les circonstances de son infidélité: lui pardonner, l'adorer toujours, si elle se justifie, & l'immoler, laver à ses yeux, son affront dans le sang d'un rival, si son hymen précipité n'est que l'ouvrage de son inconstance, si l'aspect d'un amant la trouble & l'importune, si enfin un accueil froid devient l'aveu de son crime.

Il quitte cette solitude, & marche à grandes journées vers la Provence sa patrie: lieux qui lui furent si chers autrefois; mais il ne sait s'il devra les aimer encore, ou s'il devra les haïr. Son cœur bondissant d'espérance & de crainte, s'envole loin de lui; des images tantôt funestes, tantôt séduisantes, occupent sa pensée, guident & précipitent ses pas. Il arrive dans les environs de Saint-Flour; il demande, il s'informe, & ses questions se succedent avec une rapidité qui ne laisse pas le tems de lui répondre. Cependant il apprend que la comtesse d'Alibre demeure dans une des terres de son époux, & que cette maison de campagne n'est éloignée que d'une demi-journée de ces lieux.

La lumiere pâle du crépuscule avoit fait place aux ténebres; Milcourt oublie les fatigues d'une longue route; veut partir à l'heure même, se rendre à ce château, & voir au moins les murs qui renferment Lucile. Mais comme on ne pouvoit y arriver que par des chemins de traverse, par des sentiers tortueux & inconnus, il fut obligé de prendre un guide, & de rallentir sa marche, ce qui ne fit qu'irriter son impatience.

Depuis cinq heures la nuit confondoit la terre avec les cieux. Ils traversoient une longue & immense forêt. Le guide commence à méconnoître sa route. Des hurlemens affreux se font entendre à quelques pas d'eux. Le villageois frémit & s'arrête: „Tu trembles, lui dit le courageux jeune homme, “laisse venir tous les “monstres des bois, je saurai te défendre de “leur férocité“.

Ces paroles intrépides rassurent le guide interdit qui continue de marcher; ils accélerent leurs pas; ils entrent dans un sentier rude & profond. De nouveaux hurlemens se font entendre de plus près: une louve en furie sort d'un fossé, se jette sur le villageois, qui précede Milcourt, le terrasse & l'étrangle, avant que le jeune guerrier ait pu le secourir. Un mouvement trop prompt a nui à son courage; ses pieds engagés dans ses étriers, ne se sont dégagés qu'avec peine, & il n'est arrivé qu'assez tôt pour empêcher cette bête affamée de dévorer sa proye, déja étouffée par le sang & par la frayeur. Indigné des obstacles qui l'ont empêché de sauver ce malheureux, furieux de sa lenteur funeste, Milcourt tombe à coups redoublés sur ce terrible animal, qui se sentant blessé, lâche sa prise, se débat, & hurle d'une maniere épouvantable. Ses yeux, ses narines étincellent & menacent; sa gueule enflammée cherche à venger les blessures qu'il reçoit; mais le jeune homme souple & agile, voltige autour de lui, l'éloigne, évite ses atteintes, se rapproche, le frappe continuellement d'une main ferme & sûre, & lui porte enfin des coups mortels; trois fois il plonge son épée dans le cœur du monstre qui roule pesamment sur la terre, trois fois il l'en retire fumante de sang.

Milcourt insensible à sa victoire, revient à son malheureux guide, gissant dans le milieu du sentier; il le palpe, & tâche d'entrevoir dans l'obscurité, la profondeur de ses playes. Il approche la main de ses levres déja glacées: elles ne respirent plus. Il la porte dans son sein; il est immobile, & tout annonce qu'il est expiré.

„Infortuné! dit-il, c'est mon fol amour & “ma coupable impatience qui t'ont coûté la “vie. Tout ce qui m'approche doit se ressentir “de la malédiction qui me poursuit“.

Il ne craint point les dangers; il sait les braver & les vaincre; mais le sort affreux de ce villageois lui arrache des larmes; il en verse un torrent, & son cœur n'est point soulagé. Cet événement terrible, une extrême lassitude qui engourdit enfin tous ses membres, l'horreur de la nuit, l'incertitude du chemin qu'il doit prendre, les approches d'un lieu qui lui sera peut-être plus funeste encore que cette forêt où il est seul, égaré, & où son œil est fatigué de la continuelle épaisseur des ombres; toutes ces idées, toutes ces circonstances cruelles noircissent son imagination, amenent les phantômes, & lui font croire qu'il est poursuivi par un malheur inévitable.

Cependant il voudroit découvrir quelqu'indice d'habitation; mais l'amas des branches entrelacées ne laisse aucun passage à la lumiere des astres. Sa voix appelle à grands cris des secours: les échos seuls lui répondent.

„O patience! ô mon courage! disoit-il, ne “m'abandonnez pas“. Et ils le soutinrent jusqu'à la fin.

Il marche encore sur la foi du hasard. Il touchoit à l'extrêmité de la forêt, sans s'en douter. Il s'en apperçoit par un léger reflet de la lune qui commence à éclairer ses pas. Déja il voit à découvert la voûte des cieux; il distingue les objets, & se trouve à l'entrée d'une plaine dominée par quelques chaumieres.

Il heurte à la porte d'une de ces cabanes, & s'annonce comme un voyageur égaré qui demande à être remis dans son chemin. On lui ouvre: il raconte sa triste aventure, & témoigne ses vives inquiétudes au sujet du cadavre qu'il a laissé dans la forêt. Il ne voudroit pas qu'il fût mangé par les animaux carnaciers. Il propose une récompense à ceux qui voudront le suivre, enlever le cadavre, & l'apporter dans une de ces chaumieres pour y être à couvert le reste de la nuit. Ces bons villageois qui l'ont écouté en frémissant, ne savent se refuser aux devoirs de l'humanité. Ils vont réveiller leurs voisins, prennent des civieres, font des torches de paille qui leur tiennent lieu de flambeaux; & Milcourt, ce généreux & infatigable jeune homme, leur sert de guide jusqu'à l'endroit, qu'il ne retrouve qu'avec des peines infinies. Il examine encore les morsures de son compagnon de voyage: il voudroit saisir en lui quelque signe de vie; mais le froid a gagné tout ce corps insensible, & il n'est plus d'espérance.

Les bonnes gens frappés de ce spectacle affreux, effrayés de la grandeur énorme de cette louve, percée de coups auprès de sa victime, admirent la valeur & la force du jeune inconnu, qui est bien éloigné de s'enorgueillir d'un semblable triomphe. Ils se chargent du triste fardeau, & retournent à leur village. Milcourt prêt à succomber les suit péniblement & en silence.

Débarrassé d'un soin si affligeant, il s'informe du comte d'Alibre, & est étonné d'apprendre que toute cette forêt qu'il vient de traverser, appartient à son rival; que ces paysans sont ses vassaux, & que le château qu'il demande n'est qu'à une portée de fusil de leur village. Il apprend avec une nouvelle surprise que la comtesse demeure seule dans cette terre, & que son époux est absent depuis quelques mois.

Son cœur ne peut suffire à la foule des sentimens qui le remplissent. Consumé d'ailleurs, épuisé de maux & de fatigues, il se laisse aller sans avoir la force de s'étendre, sur un lit d'herbages frais que lui ont préparé ses hôtes, & le sommeil pendant quelques heures, engourdit ses peines.

Le bruit des travaux champêtres le rappelle à ses ennuis. „Jour funeste, dit-il, en ouvrant la paupiere, “tu vas sans doute éclairer de nouveaux malheurs“. Il se leve, & ses premieres inquiétudes se portent sur l'infortuné qu'il a conduit au trépas. Après avoir songé à lui faire rendre les derniers devoirs, & reconnu le zele de ces paysans qui avoient exercé si généreusement envers lui les secours de l'hospitalité, il sort de la chaumiere, l'esprit flottant dans une incertitude que rien ne peut fixer.

Bientôt il découvre de vastes avenues plantées en alignemens réguliers, des enclos fertiles, où tout annonce l'opulence & l'industrie, & que le soleil échauffe de ses premiers feux. Déja ses rayons naissans dorent la cîme des peupliers; déja ils s'entassent, & resplendissent avec profusion sur les pavillons & les tours du château placé sur une colline éminente qui domine le sommet des bois. Son aspect soudain frappe les regards du jeune guerrier. Il s'arrête interdit, & ses genoux tremblans ployent sous son corps qu'un violent frisson vient saisir.

C'est-là que réside la comtesse, & il n'ose en croire les tressaillemens de son cœur. Que va-t-il faire? Lui écrira-t-il pour lui annoncer son retour? Ira-t-il lui-même la surprendre, lui demander compte de la foi qu'elle lui jura, & faire éclater son inutile désespoir? Le premier parti lui paroît celui qu'il doit suivre, & il s'y fixe.

Malgré sa foiblesse, il s'achemine vers une maison qu'il apperçoit, & qui lui semble une des fermes du château. Là il trouve les moyens d'écrire, & de faire tenir à la comtesse ce billet dicté par le délire de la passion.

„Un être gémissant, trop heureux autrefois, “trop à plaindre aujourd'hui, oublié, méconnu “de vous peut-être, qui pourtant eut des droits “chéris de vous, qui devroit en avoir encore, “mais qui ne veut plus faire valoir que ceux “que donne l'extrême infortune, sur les cœurs “les moins sensibles; ce malheureux qui vous “aima ... qui n'a pu se vaincre, qui rougit de “sa foiblesse, & pourtant se plaît à vous la “montrer ... eh! bien, il est près de vous; il “en attend une légere faveur; que dis-je? ce “sera un bienfait éclatant dont il vous bénira, “dont il bénira le destin, qui dans ce moment “lui sera trop favorable. Il voudroit vous voir, “vous adresser une derniere fois les soupirs & “les larmes de son cœur, tomber à vos pieds, “vous demander pardon, s'il le faut, des maux “que vous lui faites, & dont il ose se plaindre. “Il voudroit baiser encore cette main qui lui “fut promise, & qui lui est si odieusement “ravie, y imprimer tout le feu de son amoureux désespoir, y succomber, & y laisser le “brûlant & dernier souffle de sa vie & de sa “flamme ...“.

Cet écrit causa une révolution terrible à la comtesse. Son amour qu'elle n'avoit point cherché à éteindre, mais qui n'étoit plus qu'une langueur touchante, qu'un abandon douloureux & tendre qui la menoit doucement au trépas, reprend toute sa véhémence. La pitié, le remords qui se joignent aux vives agitations de la tendresse, viennent ajouter à la violence des nouveaux combats qu'elle éprouve. Revoir Milcourt, ô joie, qui la transporte! mais qu'il faut étouffer. Espoir enchanteur, qui la séduit, un instant! mais que l'austere vertu lui arrache avant qu'elle en jouisse. Si elle en croyoit ses premiers mouvemens, elle voleroit dans les bras de son véritable époux; elle iroit mourir dans des embrassemens dont elle se peint l'ivresse; mais au milieu de ces desirs impétueux, elle ne peut refuser d'entendre la voix flétrissante du devoir. Elle songe qu'elle a à redouter l'œil de l'envie toujours prête à lancer ses serpens; elle songe qu'elle doit en se respectant elle-même, respecter la cendre d'un pere; que le témoignage d'une vie sans reproche doit la consoler des injustes rigueurs d'un époux inflexible; enfin qu'elle doit le sacrifice de son repos à la loi qui l'enchaîne à son tyran.

Elle reste vaincue par ces réflexions foudroyantes, & tous ses transports sont réprimés. Elle fait à son amant cette réponse qu'elle lui envoye presqu'effacée par ses larmes.

„Je vous écris avec mes pleurs, & je voudrois qu'il me fût permis de tracer avec mon “sang ces caracteres, les seuls que vous aurez “reçus, & les derniers que vous recevrez de “moi. L'instant qui vous amene est celui que “je redoutois. Non que je vous aie jamais “trahie, hélas! je me suis trahie moi-même; “mais parce qu'il m'est affreux de vous savoir “dans ces lieux quand il m'est ordonné de “vous fuir .... Je n'ai jamais changé, j'en “atteste le ciel & mon cœur; mais il est des “obligations saines, inattendues qui rompent “les sermens, & brisent les nœuds les plus “chéris; la nature commande à l'amour, & je “me suis immolée pour un pere. Fatal & inutile “sacrifice! ... Il ne m'est resté que le regret “de l'avoir fait. O mon cher Milcourt! le jour “où je me vis accablée des fers que je m'étois “donnés, & perdue à jamais pour mon amant, “ce jour vit ma flamme pour toi arriver à son “dernier degré d'activité. En n'espérant plus, “je brûlai davantage. Quand je pouvois encore “porter le nom de ton amante, j'habitois un “monde riant, je jouissois dans l'avenir; mais “dès que j'eus perdu l'espoir d'être à toi, je ne “connus plus rien à mon existence, ni au but “de mon existence, & je desirai l'anéantissement. Je me trouvai jettée dans une région “nouvelle, où le jour funebre de la douleur “fut le seul qui m'éclairât. Ton souvenir “m'apprit que j'existois encore. Je pensai “continuellement à toi, & je n'eus point d'autre “plaisir que celui-là ... Je n'en ai point d'autre “encore ... O mon unique bien! dussé-je être “criminelle aux yeux de toute la terre, mon “cœur s'élancera vers toi dans le silence, tant “qu'il battra dans mon sein! Rien ne peut “contraindre & resserrer la flamme dont il se “plaît à être consumé. Mes actions appartiennent au préjugé, & ce qu'il y a de passif en “moi se soumet à l'opinion: c'est tout ce qu'on “peut exiger de l'humaine foiblesse; mais mon “ame active & indépendante méconnoît le joug, “& cede sans remords à ses penchans les plus “doux. Toujours pleine de ton image, elle “t'iroit chercher au bout de l'univers. Ce “pouvoir ne peut lui être interdit ... Ce sera “donc là désormais mon unique bonheur? ... “O pourquoi es-tu venu quand je suis condamnée à ne plus te revoir? Je supportois mes “peines, & ton retour me les rend horribles. “Ma douleur paisible m'alloit ouvrir, sans bruit, “la porte du tombeau, & peut-être je vais “mourir désespérée; car tu ne peux rester plus “long-tems dans ces lieux. Il faut fuir, mon “cher Milcourt, il le faut; puisse la main du “tems essuyer tes larmes, comme celle du “trépas va secher les miennes! ... Nous ne “nous verrons plus, mon doux ami! ... “adieu ... Mon ame se perd dans des ténebres ... On diroit qu'elle se dissipe ... Mes “doigts languissans refusent de continuer. Adieu “pour jamais ... N'abusez pas de cet écrit ...“

Elle envoye cette lettre, & tremble d'être obéie. Un charme puissant l'attire vers son amant; elle se meurt du tourment de ne le pas voir, & la privation qu'elle s'impose est si pénible, que l'effort de la sagesse l'emporte de bien peu de chose sur celui du desir.

Milcourt reçoit cette réponse, & mille serpens le déchirent. Son ame s'embrase, & dans sa violence tout son corps la contient à peine. „Elle “m'aime, dit-il, & elle m'ordonne de fuir: la “barbare! ... espere-t-elle irriter mon fol amour, “cet amour que j'abhorre, & s'amuser de mon “désespoir? ... O crime! ô vengeance! ... “L'infidelle! .. Qui l'eût cru, que mon bonheur “seroit de la haïr? Je mourrai, ajoute-t-il, “mais ce sera du regret de l'adorer encore“.

Il voudroit rappeller sa raison, se vaincre lui-même, & avoir à s'applaudir de la plus belle & de la plus difficile de toutes les victoires; mais ce triomphe est au-dessus de ses forces; il rougit, il s'indigne de son peu de courage: efforts superflus! Le trait destructeur de son repos, pese sur son cœur, le brûle, s'y attache plus fortement, à mesure qu'il veut l'en arracher.

Il écrit une seconde lettre dans laquelle se peint l'amant emporté. On se permet de lui répondre encore; on lui détaille les motifs de ce cruel engagement, contre lequel il réclame avec tant de fureur: on lui fait voir l'imprudence & l'injustice de ses transports, qui exposent celle qu'il aime, à l'opprobre qui suivroit l'oubli de sa gloire, & l'on finit toujours par exiger son éloignement.

Ce dernier écrit le rend à lui-même, & fait couler au fond de son cœur le doux poison de l'espérance. Il attend d'un autre instant ce qu'il ne peut obtenir de celui-ci. Il pourroit mépriser les défenses de la comtesse, & se présenter brusquement à ses yeux; mais il veut combattre ses résistances, vaincre ses scrupules, & obtenir son aveu avant de s'enivrer du ravissement de la voir. D'ailleurs il ne se déguise point les ménagemens infinis qu'exigent d'elle son rang, les bienséances, & sa situation. Cependant il n'obéit point à l'ordre de s'éloigner. Il reste dans les environs du château, & cette ferme où il est, devient son asyle.

La timide comtesse se désioit de son cœur, & craignoit avec raison, les suites d'une premiere entrevue; elle eut la force de résister deux jours, pendant lesquels l'amoureux jeune homme sut contenir son impatience; mais ce calme n'étoit autre chose que le sommeil de la fureur.

Après avoir cherché vainement à séduire Lucile avec tous les sophismes & toutes les subtilités d'un esprit que la passion égare, il perdit toute modération, & s'abandonna à l'impétuosité d'un caractere bouillant aigri par trop d'obstacles. Il se répandit en menaces, & fit craindre les plus terribles excès. „Je n'écoute “plus rien: ou vous voir, ou mourir; voilà le “vœu, voilà le cri de mon cœur“. Ces redoutables mots qui achevent sa derniere lettre, vont retentir dans l'ame de la comtesse: elle frémit, & dans l'égarement de ses vives allarmes, cet imprudent billet échappe à sa main tremblante: „Il faut donc céder, homme incrédule “& tyrannique; il faut payer de l'honneur les “preuves de mon amour & ton retour à la “raison. Eh bien! sois satisfait. J'ose faire un “pas dans le chemin de l'opprobre .... Vers “le milieu de la nuit trouve-toi dans cette allée “touffue du parc qui aboutit aux murs du “jardin, tu y verras celle dont tu veux faire ta “victime“.

Milcourt ne se connoît plus: l'accent d'une joie vive & subite part du fond de son ame, qui s'ouvre toute entiere à l'enchantement. Cet accent se fait entendre à tous ces bons villageois parmi lesquels il habite. Il les bénit, les embrasse, & fait tant d'extravagances, qu'ils finissent par craindre que sa raison ne soit aliénée.

Le crépuscule du soir commence à peine à rembrunir les campagnes; déja il erre autour de l'enceinte des murs qui renferment sa maitresse. Il invoque l'arrivée des ombres, & demande à genoux la faveur des cieux, pour qu'ils le laissent jouir de toute la félicité qui lui est promise. Elle lui paroît trop grande; il tremble qu'elle lui soit ravie. „Astre des nuits, disoit-il, “que ta marche est lente! Tu éternises chacun “de mes instans. Ah! précipite ton cours: ne “m'envie pas l'heure délicieuse qui va m'égaler “aux plus heureux mortels; vole & amene mon “bonheur! O mort! respecte mon être; tu “serois bien cruelle, si tu me frappois dans ce “moment“.

Déja il se promene sous les ombrages indiqués; il s'arrête au bruit du zéphyr qui balance un rameau, qui caresse une fleur; au mouvement d'un brin d'herbe, qu'en marchant son pied incline vers la terre. La nuit est au milieu de sa course, & à chaque minute il croit reconnoître la tendre voix de Lucile. „Elle m'appelle, dit-il; il écoute, & la scintillation des étoiles n'est pas aussi rapide que les battemens de son sein; mais les vents qui soufflent dans les airs, n'apportent à son oreille qu'un murmure confus.--„O mes soupirs! volez “l'avertir que je suis ici, que je l'attends“; & il continue d'errer impatiemment dans cette allée sombre. Il découvre une issue fermée qui conduit aux jardins.--„C'est par-là qu'elle va “venir“, ajoute-t-il; & son œil attaché sur cette porte long-tems immobile, la voit enfin rouler sur ses gonds, trop lents à lui offrir l'objet qu'attendent ses regards & son ame avides.

C'étoit en effet l'infortunée comtesse qui s'avançoit languissamment appuyée sur une suivante fidelle.

Que vont devenir ces tendres amans? ... Leurs bras par un mouvement invincible, par un instinct charmant auquel ils ne peuvent résister, s'entrelacent & se serrent étroitement; mais leurs cœurs élancés l'un vers l'autre, se sont joints, avant que leurs corps se soient unis dans de chastes embrasemens. Ils ne desirent rien de plus; ils jouissent trop pour soupçonner d'autres jouissances. Les mots & les soupirs ne trouvent point de passage entre leurs levres closes par la force du sentiment qui les subjugue. Ce sentiment profond de leur joie se concentre en eux, & l'on diroit qu'il craint de s'évaporer avec leurs ames, qui les abandonnent & s'échappent par tous leurs sens.

Lucile bientôt laisse couler deux ruisseaux de pleurs, qui baignent le visage de son amant: il s'enivre de ces pleurs délicieux; il y mêle les siens. „O moitié de mon ame, dit-il, on ne “meurt pas de plaisir, car je serois mort dans “tes bras“. Ils ne peuvent rendre que de foibles accens, ou plutôt ils craignent de prononcer des paroles; l'expression la plus vive seroit de glace, & nuiroit à leurs sensations.

Ils font quelques pas en silence, soutenus l'un par l'autre; & tout le tems qu'ils restent ensemble se passe en serremens de mains & en soupirs. Cependant au milieu de ce délire voluptueux la réflexion poignante trouve accès dans le cœur de Lucile. „Qu'ai-je fait, disoit-elle? Cruel amant! où m'as-tu conduite? “hélas! à l'oubli de mes devoirs les plus saints, “à ma perte peut-être“.--„Si les instans sont “précieux, en dois-tu donner un seul aux “allarmes? Soyons avares des minutes, nous “les devons toutes à la tendresse. Profitons du “bienfait des cieux, à qui nous devons le bonheur “d'être ensemble; & si je te suis cher, ne songe “qu'à m'enivrer du plaisir de l'entendre de ta “bouche“.--„Ah! si l'amour à l'épreuve de “tous les combats de la raison pouvoit expier “l'égarement où je me livre, je cesserois d'être “criminelle; tu me verrois toute entiere à mon “sentiment, m'en remplir & m'en occuper sans “cesse; mais je tremble de ne plus lever un front “innocent. La joie de t'avoir vu pourra seule “adoucir le reproche de mon imprudence. “Heureuse si c'est la derniere! & si le remords “peut s'endormir dans mon ivresse“.

Les heures si longues pour ceux qui attendent, si courtes pour ceux qui jouissent, volent avec rapidité pour nos deux amans, forcés enfin de se séparer. Ils voudroient que le tems suspendît son vol, & que la nuit laissât ses favorables ombres peser encore sur l'univers.

La comtesse avoit résolu de ne voir Milcourt qu'une fois; mais que sont les projets d'un cœur depuis long-tems vaincu! Ils ressemblent aux feuilles de l'arbrisseau que détache & emporte le plus léger souffle; aux branches du saule, combattues quelque tems par les ondes, & bien-tôt entraînées par elles.

Un premier rendez-vous en amene un second; un second, un troisiéme, & bientôt ces amans aveuglés finissent par se voir tous les jours. Leurs entrevues sont innocentes, il est vrai: ils ne font, & n'imaginent rien de criminel; mais osent-ils répondre d'eux-mêmes? Le doux langage des ames ne peut-il pas réveiller la voix tumultueuse des sens? On le sait trop; la grande sensibilité mene à la foiblesse, & nos deux amans trop tendres, trop épris l'un de l'autre, se voyent trop souvent, se livrent avec trop d'abandon à l'émotion de leurs cœurs, pour ne pas finir par devenir coupables.

Il est inutile de jetter un voile sur le tableau qui va suivre. L'intolérant farouche en sera révolté; mais l'homme sensible y donnera des larmes, & dira: „peut-être j'aurois fait comme “eux“.

C'étoit dans la saison où le feu qui féconde la nature, échauffe aussi tous les cœurs. Le plus beau des jours avoit amené la plus belle des nuits. Milcourt conduit par Lucile, parcouroit avec elle les magnifiques jardins du château. Ils s'égarent dans tous les détours de cette enceinte fleurie, & foulent d'un pied léger les pelouzes & les tapis verds. Suivre le cours d'une onde qui soupire doucement entre les roseaux qu'elle caresse; se perdre dans des labyrinthes sinueux, dans des bosquets sombres; reparoître sur les bords d'un bassin de crystal, qui répete les astres mobiles & l'azur d'un ciel serein; s'arrêter aux pieds d'une cascade, & se baigner avec délices dans les vapeurs humides & rafraîchissantes que produit au loin la chûte écumeuse des eaux; errer en silence autour des grouppes voluptueux qui décorent ce séjour; les contempler à la lueur argentée de la lune, & pousser des soupirs; revenir dans des parterres humectés de la rosée bienfaisante, qui exhalent à grands flots des nuages embaumés, & se reposer sur des lits de roses; telles sont leurs premieres jouissances en entrant dans cette paisible retraite.

Les yeux de la comtesse, tantôt se promenent sur la verdure émaillée, tantôt se fixent sur son amant, & quelquefois s'éclipsent sous deux longues paupieres, comme pour se dérober au charme dangereux de le trop voir. “Que ces lieux “sont beaux! disoit Milcourt; qu'il seroit doux “de les habiter toujours avec toi; parcourons-les “encore, & continuons de les admirer“.--Pour la premiere fois ils m'enchantent“, reprend Lucile avec un soupir; & ils se levent & dirigent leurs pas vers des bocages odoriférans; mais leur marche est plus lente. Les appas de cette solitude, l'ombre qui s'épaissit, la pureté de l'air, la fraîcheur, le calme de la nature, les ont jettés tous les deux dans un trouble confus. Ils n'apperçoivent plus l'enchantement du lieu; ils ne sentent que l'ivresse d'être ensemble. Ils ont besoin de l'appui l'un de l'autre. Abandonnés à l'instinct qui les guide, ils sont attirés vers un berceau qui s'arrondit sous des touffes de myrte & de jasmin, & où la terre est semée de mille autres fleurs diverses. Ils s'enfoncent dans l'ombre épaisse de ce réduit; ils y respirent de nouveaux feux avec des torrens de parfums, & leurs pas y restent enchaînés par une force irrésistible.

C'est dans ce moment que s'enfuit le desir timide, pour faire place au desir impétueux. Milcourt plein d'une flamme vive & inconnue qui fermente en lui, cherche à la communiquer. Il frémit, il espere, il exige, il ose. Son audace foible encore, n'est combattue que par des mains tremblantes, qui attirent en même tems qu'elles repoussent, par de molles langueurs, par des regards étincellans de larmes amoureuses, & par de timides reproches qui s'exhalent avec une haleine enflammée.

O vertu! ta victime t'échappe; ta voix reste sans force & sans pouvoir; l'amour écarte ton phantôme importun. Les ris attendrissans, les pleurs du plaisir, les doux élans, les soupirs de l'ame, les extases divines, viennent en foule, & prennent la place des soucis. Ils sont cachés à tous les regards, ces tendres amans; mais des accens indiscrets se font entendre, & ces accens imitent les sons mourans d'une lyre harmonieuse qui exprime le délire d'un cœur ivre d'amour.

Que vois-je? La volupté plane mollement, & se fixe avec complaisance sur ce berceau solitaire: elle souffle & répand au loin l'ambroisie; le feuillage s'agite & murmure, les cieux s'embellissent encore .... Dieux! frémissons, & ne voyons pas leurs plaisirs, de peur qu'un imprudent transport ne nous fasse dire: „ Ils sont trop heureux, ils ne peuvent être coupables “.

La nuit étendoit encore son voile discret sur la nature. Nos deux amans ont regagné l'extrêmité des jardins, & déja se sont séparés.

Milcourt n'habite plus le séjour des hommes; il se sent porté sur une nuée voluptueuse, & son ame agrandie nage dans un nouvel hémisphere. Il voit au-dessous de lui les puissances & les rois; il marche l'égal d'un dieu.

Cependant il s'éloigne à regret de l'enclos délicieux qu'il vient de quitter. Il s'arrête & se retourne sans cesse. Un charme aussi doux qu'invincible le ramene aux pieds des murs. L'amour qui l'observe & l'inspire, lui fait trouver un passage; il est rentré dans les jardins. La volupté le guide à travers ces bosquets témoins paisibles de ses plaisirs, & lui fait retrouver ce berceau charmant, où le bonheur vient de luire à son ame encore étonnée de l'avoir goûté. Il soupire en y entrant. „Asyle heureux de ma félicité! “dit-il, que ne puis-je te changer en un temple “divin; j'y dresserois un autel à ma bien-aimée, “& tous les jours j'y apporterois l'encens de ma “tendresse, & les hommages de ma recon-“noissance“.

Il dit, & se couche parmi les fleurs. Il imprime ses levres sur le gazon où s'est reposée Lucile. Il cherche si elle n'y a point laissé quelque parcelle de son être. „C'est-là, disoit-il, “que tomboient à longs plis les ondes de ses “cheveux: ici ont coulé ses pleurs; ces violettes “se sont courbées sous les battemens de son “sein“. Et dans ces endroits il redoubloit de baisers.

Il s'assoupit au milieu de ces idées touchantes, & le sommeil laisse tomber sur ses yeux ses tranquilles pavots.

La comtesse rentrée dans ses appartemens n'y a trouvé qu'une vaste solitude. O fatalité d'une passion qui n'a plus de bornes! elle s'inquiete, & c'est de ne plus voir son amant. Elle est tranquille sur l'égarement où elle vient de se précipiter; un charme heureux & funeste lie ses sens & son ame, jette un voile sur l'avenir, éloigne le remords & prolonge son ivresse.

Elle se laisse aller sur un lit de repos, & sent aussi couler dans ses veines un baume assoupissant qui la berce dans des rêves enchanteurs.

L'aurore étaloit sa pourpre brillante; la comtesse se réveille au milieu des illusions les plus douces. Si elle éprouve des allarmes, le tableau riant de ses plaisirs passés les dissipe bientôt, comme l'aspect du soleil chasse les nuages orageux.

Le même instinct qui a ramené Milcourt au berceau solitaire ce même attrait y conduit aussi Lucile. Elle descend dans ces jardins morts autrefois pour elle, & qui ont pris une nouvelle vie à ses yeux. Elle y jouit de la fraîcheur du matin, du ramage des oiseaux, & respire à longs traits l'encens de la nature. Cependant elle s'apperçoit de l'absence de son amant. „Ces parterres sont délicieux, cet asyle est un “nouvel Eden, disoit-elle; mais il y manque “quelque chose: ô mon doux ami! je jouis de “la sérénité que ta présence a répandue sur ces “lieux; mais viens toujours les embellir, car sans “toi le charme s'évanouiroit bien vîte“. Elle arrive au réduit où Milcourt repose négligemment couché sur l'émail des fleurs. Les feuillages qui se courbent & se balancent doucement sur sa tête, semblent protéger son sommeil. Un vent frais agite légerement ses cheveux, & fait voler des feuilles de rose sur son visage. Elle frémit d'abord dans la crainte qu'il ne soit apperçu dans ces lieux; mais bientôt elle s'arrête immobile, enchantée: dans ce tendre abandon, que son amant lui paroît adorable! „Que “vois-je? dit-elle, c'est l'amour qui sommeille“. Elle s'asseoit à ses côtés; appuyée sur ses mains, dont la blancheur contraste agréablement avec le verd du gazon, elle contemple, elle admire, & ses sens trop émus la jettent dans de nouveaux transports. Elle s'approche de plus près, & jette sur lui des essences délicieuses; elle l'échauffe de son souffle, qui le dispute aux parfums les plus doux. Elle voudroit plus sans doute, elle tremble de causer son réveil. Elle avance, elle n'ose, elle hésite, elle brûle. Cependant un mouvement l'emporte, & bien-tôt une bouche enflammée caresse & parcourt légerement ce visage où se trace le sourire du bonheur.

Le feu de ses baisers pénetre Milcourt. Son œil qui s'ouvre languissamment cherche la lumiere, & la trouve dans les yeux de sa belle maitresse. Il lui tend les bras, l'attire & l'entoure fortement. Céleste nœud, qui fais passer dans deux cœurs, un seul & même être, tu les tiens encore enlacés & confondus!

„Rien n'est beau que toi dans la nature, “disoit-il au sortir de son ivresse: rien ne “pourra désormais t'arracher à moi; tu m'appartiens; j'en crois mon cœur, mes transports, “ce berceau qui nous favorise, & ce ciel serein “qui rit à nos plaisirs“.--„Si j'en croyois “aussi mon cœur, reprenoit Lucile, j'irois “dédaignant le cri des loix, la clameur des “hommes, réclamer contre un injuste aveu “surpris à ma tendresse aveugle pour un pere, “qui ne vouloit pas mon malheur; j'irois briser “à la face de l'univers un lien que j'abhorre, “pour me donner toute à toi, aux yeux même “du tyran qui justifie la haine qu'il m'inspire; “mais une voix plus forte que celle du sentiment, crie & m'accuse; cette voix m'épouvante: hélas! porterai-je encore la chaîne “que je me suis imposée? Je ne le pourrai plus; “je le sens à l'horreur que j'éprouve; je ne le “dois plus. Le remords m'en fait un crime: ô “mon ami! éloignons des images si cruelles; “que ton amante oublie par toi les maux qui “lui viennent de toi: sauve-la du désespoir“.

Il lui répond par les baisers les plus doux, les caresses les plus tendres, par les vives assurances d'une passion capable de tout entreprendre, de braver les obstacles, les périls & la mort.

Les feux du soleil commençoient à embraser l'horison: ils sont encore ensemble. Ils oublient, & que les heures s'écoulent, & le danger d'être surpris; & ce n'est qu'avec regret qu'ils se séparent.

Milcourt enfin retourna dans le sein de sa famille, qui demeuroit, comme nous l'avons dit, à quelques lieues dans ces cantons, & qu'il n'avoit pas vue depuis long-tems; mais son amour le rappelloit sans cesse auprès de sa maitresse chérie. Il faisoit de fréquens voyages au château du comte d'Alibre, & les jours qui n'étoient point embellis par la présence de Milcourt, étoient pour la comtesse des jours de ténebres & de tristesse.

„O mon ami! disoit-elle, ne t'éloigne plus, “si tu veux que je vive; quand tu me quittes, “l'espérance m'abandonne, & elle ne revient “qu'avec toi. Loin de toi j'éprouve des déchiremens inexprimables ... Tes bras sont mon “seul refuge contre le désespoir“.

O inconcevable vicissitude de l'esprit humain! Cette femme autrefois si forte, qui s'étoit immolée si héroïquement pour un pere, qui chérissoit sa gloire, qui sans dompter son amour, s'étoit promis au moins de ne plus voir son amant, aujourd'hui foible & malheureuse victime d'une flamme criminelle, se livre avec emportement à l'impulsion qui l'entraîne vers l'abîme.

Bientôt ils perdirent de vue tout ménagement & toute bienséance; ils se virent publiquement avec une assiduité dont s'applaudirent l'envie & la vigilance perfide. Il y avoit long-tems qu'ils vivoient dans cette sécurité funeste. Toujours hors d'eux-mêmes, ils ne faisoient pas une seule réflexion sur les suites de leur intrigue. Ils jouissoient de leur félicité trompeuse, sans la connoître, sans se douter des maux qu'elle leur préparoit, & sans avoir un seul de ces momens tranquilles où l'ame se rendant compte à elle-même, & s'écoutant dans le silence des passions, s'éclaire enfin sur ses propres foiblesses, entr'ouvre le rideau de l'avenir, voit les événemens & les revers, apprend à les craindre & cherche à les éviter.

Ce sommeil de la raison fut court, chez la comtesse sur-tout, dont l'ame n'étoit point faite pour le crime. Cependant il fallut qu'une main céleste s'appesantît sur eux pour les désenchanter l'un & l'autre. Lucile s'apperçoit que dans quelques mois elle deviendra mere, & il y en a plus de dix que son époux est absent ... Le bandeau tombe; l'effroi la fait tressaillir, & les idées de honte & d'infamie viennent, comme des éclairs rapides, dessiller ses yeux & frapper son ame.

Milcourt arrive, & la trouve abîmée dans un déluge de pleurs. „O viens, dit-elle, en “l'appercevant, viens détester notre aveuglement & nos criminels plaisirs. Des larmes de “sang, ta vie ni la mienne n'effaceront pas “l'opprobre dont tu me couvres“.--„Quel “nuage obscurcit ton front, ô moitié de ma “vie! quel nouveau malheur, quel trouble “t'agitent“?--„Ne le vois-tu pas aux cris de “mon cœur navré, aux tressaillemens de mon “sein? Les entends-tu ces tressaillemens & ces “cris? C'est la voix de la nature qui se fait “jour à travers mes entrailles. Pere infortuné! “car tu vas l'être; c'est un objet de tendresse & “d'horreur que le ciel a créé dans sa colere, & “qui déja nous reproche l'existence fatale que “nous lui préparons“.--„Qu'entends-je? .. “Tu deviendrois mere“?--„Oui, je porte “dans mon sein le fruit de nos égaremens. “Criminels envers le ciel, envers les hommes, “envers nous-mêmes, nous avons troublé “l'ordre établi, & méprisé les conventions “sacrées de la société, nous avons joint l'audace “à la sécurité du crime; nous pouvions nous “aimer toujours, goûter sans être unis, des “jouissances que le ciel n'eût pas désavouées, & “nous nous sommes assimilés aux plus vulgaires “amans, nous avons mis le desir effréné à la “place des soupirs de l'ame, nous avons substitué la passion à la délicatesse, & l'ivresse des “sens à cette volupté spirituelle, qui déifie “l'amour, & éleve deux êtres ainsi rassemblés “au-dessus des autres humains. Nous nous “sommes endormis sur un précipice en en “contemplant la profondeur. O songe cruel! “sommeil de mort! avez-vous pu durer si “long-tems. Hélas! je me réveille aujourd'hui “au milieu de l'opprobre & de l'horreur, ayant “à pleurer, à la fois, sur mon innocence perdue, “sur le sort qui me rend la juste victime des “loix, & sur les désastres qui nous attendent“. „Non, non, tu n'as point à craindre les “malheurs que tu prévois; ton amant saura t'en “garantir. Toi, ma Lucile, toi la victime des “loix, quand tu as suivi les plus saintes de toutes! “eh! que sont les autres auprès de celles de la “nature? une tyrannie usurpée, un despotisme “flétrissant, qui cherche à tromper les vues de “l'être suprême, & à dégrader son plus bel “ouvrage. Non, tu n'es point criminelle. Quel “est le coupable aux yeux de la raison? C'est “le vil esclave des préjugés, c'est l'être passif, “qui se courbe sous la chaîne destructive de “l'opinion, & se plaît à s'en entourer; mais “l'être sublime & fort, qui sait s'affranchir de “toutes ces entraves, qui ne suit qu'une loi, “celle de son cœur épuré par la raison, qui ne “connoît qu'un mépris, celui des erreurs & des “terreurs humaines, qui ne connoît qu'un “devoir, celui de fuir les esprits foibles, les “persécuteurs, & de renverser audacieusement “tous les obstacles à la félicité que lui indique “la nature; voilà, ma bien-aimée, voilà l'homme “vertueux. Que ce dernier tableau soit le nôtre. “La vie est bornée à un instant qui s'écoule, “& tu la passerois dans les fers d'un tyran! “non, non, mon amour reprend son empire. “Donne-moi le nom d'époux; laisse-moi “m'enivrer du bonheur d'être pere. O ressources “inépuisables de l'amour! nous l'étendrons sur “un nouvel être, ce sentiment délicieux qui “remplit nos ames; nous prodiguerons notre “tendresse & nos cœurs à cet objet touchant, “comme nous nous les prodiguons, & nos “nœuds en seront plus resserrés. Hâte-toi, ma “Lucile, hâte-toi de mettre au jour ce dépôt “précieux, qui ne sera confié qu'à ton amant. “Que dis-je? il ne sera confié qu'à toi. Tes bras “seront son berceau, ton sein le nourrira, & “nos soins & nos caresses le feront sourire à la “vie. O Lucile! tu vas avoir de grandes fonctions à remplir, aucune considération ne peut “désormais t'en dispenser; dégage-toi d'un lien “que tu dois rompre; viens avec l'époux que “depuis long-tems t'avoit nommé le ciel: “fuyons ensemble sur quelque plage inconnue, “où nous vivrons tranquilles & fortunés, loin “de la scene universelle, & indépendans des “caprices d'une foule exigeante“.

Ainsi l'insensé jeune homme cherchoit à séduire la comtesse par des argumens aussi spécieux qu'absurdes. Elle n'en fut point abusée: le prestige étoit fini, & l'image cruelle qui la poursuivoit sans relâche, ne laissoit plus son cœur accessible à l'illusion. „Sophiste mal-adroit, lui disoit-elle, tu frémis toi-même du “crime que tu me proposes, & tes soupirs “démentent ta prétendue fermeté. Ah! suivons “plutôt notre destinée l'un & l'autre, elle est “inévitable, & nous la subirions tôt ou tard. “Crois-moi, l'habitude du crime mene à “l'endurcissement, & c'est de-là que naît cette “orgueilleuse philosophie, que l'on prend pour “de la vertu, que tu affectes, & qui n'est point “encore en toi. Ah! mon ami, redoute cet état “cruel de l'ame, il est le dernier pas qui reste “à faire à l'iniquité; & quand elle est à son “comble, le ciel quelquefois lent, mais toujours “attentif à punir le désordre & le mal, exerce “enfin sa vengeance sur l'enthousiaste insensé qui “a méconnu son culte & frondé ses decrets“.

Il falloit cependant que la comtesse prît un parti. Accablée du jour terrible qui venoit de l'éclairer, elle ne savoit que résoudre. Elle avoit envie de céder à tout son désespoir, & d'attendre paisiblement l'orage au fond de son château.

Son amant réussit à la détourner de ce projet, & il fut résolu qu'elle iroit passer quelque tems chez sa parente.

Lucile répandit ses pleurs & son secret dans ce sein compatissant, qui s'ouvrit pour les recevoir. Madame de Courmill trop foible, trop bonne pour s'exhaler en reproches amers & superflus contre sa niece, ne sut que la plaindre, que gémir avec elle, & ne songea qu'aux moyens de la tirer de ce gouffre de maux.

Ses soins généreux consolerent un peu la comtesse, qui dans quelques mois accoucha très-heureusement d'un fils, qu'on fit nourrir secrettement dans une campagne voisine.

Que de caresses tendres lui firent nos deux amans, avant de le confier à des mains étrangeres! Ils sembloient se disputer le triste plaisir de lui donner le dernier baiser. „Etre innocent “& malheureux, disoit Lucile, faut-il que “l'opprobre enveloppe ton berceau! que les “saints noms de pere & de mere soient un “crime pour ceux qui t'ont donné la vie! ... “Grand Dieu! protege son enfance, & “sauve-lui l'horreur de se connoître un jour“.

Malgré ses douleurs, la comtesse reprenoit de la force & de la santé. Elle dut son rétablissement aux soins infatigables de sa tante & de son amant attentifs à éloigner le désespoir, toujours prêt à la saisir, & à cette constitution heureuse qui semble présager une carriere longue & fortunée, qui aide à goûter le bonheur; mais qui plus souvent ne sert qu'à prolonger les souffrances de la vie.

Le souci rongeur resta au fond de son ame. Toujours elle avoit son crime devant les yeux: elle le détestoit; elle éprouvoit tous les déchiremens du repentir. Elle eut la force de ne plus succomber; mais elle n'eut pas celle de cesser de voir l'auteur de ses infortunes, qui s'obstinoit à combattre son esprit & son cœur pour l'engager à fuir avec lui. „L'homme est un “être bien misérable, disoit-il, si la liberté n'est “qu'un avantage chimérique, s'il doit au caprice “& à l'opinion de ses semblables, le sacrifice “de ce droit naturel & sacré qui le distingue des “autres animaux; s'il ne peut disposer de son “cœur, suivre, à son gré, le penchant qui le “mene vers son bien-être, & secouer une chaîne “dont il est le maître de s'affranchir; s'il ne “peut enfin quitter un sentier laborieux & “pénible dans lequel il s'est imprudemment “engagé, pour prendre un chemin plus doux“. Tous ces discours n'ébranloient que foiblement la comtesse, qui leur opposoit une résistance continuelle.

Un jour ces deux infortunés voulant voir le fruit de leurs malheureux amours, se rendirent au village où il croissoit dans l'ombre du secret. A la vue de cette innocente créature qui d'abord paroît leur sourire, & dont les cris ensuite semblent ceux de la nature gémissante qui réclame les secours & les soins maternels; à cet aspect touchant ils tombent dans les bras l'un de l'autre, oppressés de sanglots; leur visage est penché sur le berceau de leur enfant; ils l'inondent de leurs larmes, & le redoublement de ses cris semble annoncer à ce couple désespéré les plus affreux malheurs.

Cependant Milcourt s'arrache précipitamment à cette affliction trop vive. Un sentiment profond l'anime. „Cruelle! s'écrie-t-il avec feu, tu “résisterois à ce spectacle? Tu méconnoîtrois la “voix impérieuse & sacrée qui t'ordonne de “nourrir, d'élever, de protéger l'être foible “qui sortit de ton flanc, & de reconnoître pour “unique époux celui qui lui a donné le jour? “Sans doute, il nous reprochera son existence, “s'il voit le sein qui l'a porté, le repousser, se “fermer à ses cris; si sa mere se dépouillant de “ce caractere auguste, & se livrant à des terreurs “pusillanimes, l'immole à de vains remords, “enfans du préjugé. Quoi, Lucile! tu abandonnerois ton enfant? Et moi je le laisserois “exposé à la rage de l'odieux tyran qui s'abreuve “de tes larmes, & dont la vigilance meurtriere “auroit bientôt découvert sa retraite. Je laisserois celle dont je reçus les premiers sermens; “celle qu'une pente si douce a jettée dans mes “bras; celle qui m'a donné tous les droits d'un “époux, & qui me fait connoître aujourd'hui le “charme inexprimable d'être pere; je la laisserois, méprisant cet instinct céleste qui unit “deux cœurs que la sympathie emporte l'un “vers l'autre, & qui nous justifie; je la laisserois “retourner sous le joug de ce tigre farouche “qui n'use du pouvoir que lui a donné la loi, “que pour faire abhorrer le plus saint de tous “les nœuds; & mon œil paisible la verroit se “soumettre en silence à tous les tourmens qu'il “se croiroit en droit de lui faire subir. Non, “non, ne l'attends pas: ce fer, ajoute-t-il, en portant la main sur son épée, “ce fer immoleroit plutôt à l'instant trois infortunés, & “nous déroberoit mon fils & moi au supplice “de vivre, & toi à l'opprobre d'avoir étouffé “les sentimens les plus doux de la nature! ... “O Lucile! cede au mouvement qui te presse, “tes délais sont des crimes; vois cette créature innocente qui te tend les bras, qui “sollicite tes caresses & ta pitié. Elle se joint “à moi pour toucher ton cœur insensible. “Ah! viens, n'hésite plus: viens sur la foi du “ciel qui protege des amans comme nous; “fuyons & emportons ce gage précieux d'un “amour qui nous enchaîne à jamais, & qui “doit affermir nos ames. Fussions-nous loin de “notre patrie, à l'autre bout de l'univers nous “trouverons des jours de paix & de félicité“.

La comtesse troublée par ce terrible discours, plus encore par l'aspect de son enfant, promit tout à son coupable amant; mais elle lui représenta qu'ils ne pouvoient fuir avant de s'être munis contre les premieres atteintes d'une misere inévitable. Milcourt trouva cette raison légitime; ils retournerent chez madame de Courmill, où demeuroit toujours la comtesse qui frémissoit à la seule idée de retourner au château de son époux.

Le lendemain Milcourt partit dans le dessein de prendre des arrangemens avec sa famille, & de se procurer les moyens de s'éloigner à jamais de ces lieux, avec les seuls & chers objets qui l'attachent à la vie. „Songe, dit-il à Lucile en la quittant, “songe, ô moitié “de moi-même, que nous avons de grands “devoirs à remplir; fortifie ton courage, & “garde-toi de te laisser aller à de honteux “retours de foiblesse. Dans quelques jours, tu “reverras à tes pieds ton époux fidele, qui “viendra te soustraire au souffle empesté de “l'envie & à la rage des tyrans“.--„Tu as “vaincu, mon tendre ami, je n'ai plus ni “douleurs, ni remords, & jamais mon cœur “ne fut si paisible. Ne crains point que je “change, cet état a trop de charmes pour mon “ame; à ton retour tu me trouveras toute à toi, “comme je la suis dans ce moment“.

O aveuglement sans exemple! L'infortunée ne voit pas l'orage qui menace; elle s'endort sous la nue qui renferme la foudre, & qui est prête à crever sur sa tête.

Il y avoit quatre jours que Milcourt étoit parti. La comtesse se promenoit avec madame de Courmill dans des vergers solitaires. Elle n'avoit osé lui confier leur derniere résolution, & l'idée d'abandonner cette parente qui l'avoit élevée, qui l'avoit servie dans tous ses malheurs, cette idée attristante ébranloit fortement son projet de constance, & amenoit des larmes au bord de sa paupiere. Ses yeux s'élevoient tristement vers le ciel qui commençoit à s'obscurcir. L'air qui pese lourd & immobile, les oiseaux incertains qui se sauvent de feuillage en feuillage, tout annonce les approches d'une tempête. Soudain des flêches enflammées serpentent à travers les nues rembrunies qui s'étendent en grossissant sur l'horison. L'épouvante s'éveille dans le cœur de Lucile, persuadée que les élémens s'arment pour la punir. Sa frayeur s'accroît avec le bruit du tonnerre, qui déja retentit dans la profondeur des cieux. Ses éclats redoublent; elle ne se soutient plus; elle tombe sur ses genoux, & son front baissé, son sein palpitant, ses mains tremblantes & serrées l'une dans l'autre, toute son attitude enfin semble attendre la vengeance formidable qu'elle croit prête à fondre sur elle.--„O Dieu! disoit-elle, “ô Dieu! suspends tes coups. Trop criminelle “pour chercher à les détourner, j'adore ta “justice. Mais daigne voir mon repentir & “mes larmes, & pardonne-moi avant de me “frapper“.

Sa tante veut la relever, & dissiper son effroi. Un nouveau coup de la foudre fait mugir au loin la terre, & la précipite sans sentiment aux pieds de madame de Courmill qui s'évanouit presqu'elle-même, & qui à peine conserve assez de présence d'esprit pour appeller du secours & la faire emporter de ces lieux.

Quoique la peur seule eût produit cet effet terrible sur cette ame bourrelée de remords, Lucile resta long-tems sans connoissance. Cependant elle revit la lumiere, & étonnée d'exister, elle demanda pourquoi son corps n'étoit pas réduit en cendre. Pendant qu'on la console, qu'on la guérit de ses vaines terreurs, entre un domestique qui annonce que le comte d'Alibre est arrivé, & que son maître l'envoye pour chercher la comtesse. Ce coup étoit plus à craindre pour elle que tous les tonnerres ensemble. Heureuse! si la foudre avoit creusé un gouffre de bitume embrasé sous ses pas. „Il est arrivé“, dit-elle, & une sueur froide coule de tous ses pores. Tous les déchiremens revivent dans son sein. Déja se sont évanouis avec son courage, ses projets & les promesses faites à son amant, & dans l'abyme de pensées où se perd son ame, elle s'arrête au dernier conseil que lui dicte son désespoir.

„Je vais vous suivre“, dit-elle au domestique qui est venu la chercher, & avant de partir, elle écrit ces mots à Milcourt:

„Tout est changé, mon doux ami! Le “comte est de retour; il me demande: nous “sommes perdus à jamais l'un pour l'autre. “Ne crains pas que j'aille le tromper, lui “donner encore les droits d'un époux. Trop “criminelle pour les lui permettre, trop sincere “pour lui cacher mon crime, trop juste pour “lui en demander le pardon, je ne veux que “tomber à ses genoux & les embrasser dans “l'étouffement de mon repentir. Je veux solliciter, provoquer sa vengeance par l'aveu des “outrages que je lui ai faits, & mériter ma “grace devant l'être suprême, sans espérer ni “vouloir l'obtenir aux yeux des hommes. “Qu'ils m'accablent de toutes les tortures que “peut inventer la haine; pourvu qu'ils épargnent “mon fils & son pere infortuné, l'on me verra “souffrir sans murmure. Objets trop à plaindre! “que je veux & que je dois chérir jusqu'au “tombeau, quelle épreuve ne subirois-je pas “pour vous prouver mon amour! Jettée depuis “mon berceau parmi les écueils de la vie, j'en “sais braver tous les revers; mais déja m'être “couverte de honte, sans avoir fait éclater “mes regrets, vouloir marcher encore jusqu'au “dernier degré de l'avilissement, m'y plonger “toute entiere, boire l'opprobre jusqu'à la lie; “ah! c'est-là que mon courage échoue .... “Adieu, mon cher Milcourt! il faut enfin mettre “un terme à nos égaremens .... Il faut nous “séparer ... Il le faut ... prends soin de notre “enfant“.

Après avoir écrit cette lettre qu'elle laisse entre les mains de madame de Courmill, elle s'arrache en sanglottant des bras de cette chere parente, qui voudroit & n'ose la retenir, & elle se met toute entiere sous le glaive qui la poursuit.

En traversant les campagnes, ses yeux percent le nuage de pleurs dont ils sont couverts, & cherchent à démêler dans le lointain, le toît de chaume où son enfant repose en paix dans le sommeil de l'existence & de la douleur; elle croit l'entrevoir, à travers une touffe de peupliers semés dans le creux d'un vallon, & son cœur se fend à cette vue. Se voir séparée pour jamais de l'amant qu'elle ne peut oublier, & peut-être de l'infortuné qui sortit de ses entrailles dans le jour le plus funeste, est pour elle un tourment plus affreux que tous ceux qu'elle prévoit; mais si elle cede au mouvement qui la rappelle vers ces objets chéris, elle voit d'un autre côté la vérité graver son crime sur le marbre de sa tombe, & la postérité fouler d'un pied indigné la place où l'on aura déposé sa cendre.

Des larmes de sang tombent goutte à goutte de ses yeux; & au milieu de tant de réflexions, dont chacune se transforme en poignard, elle arrive à demi-morte au château. On la descend de voiture; on la soutient; on la conduit, & à la vue du comte, elle devient semblable au criminel qui a vu l'appareil formidable de son supplice, & qu'on traîne mort à l'échafaud. „J'embrasse les pieds de mon juge“, lui dit-elle, en tombant le front dans la poussiere, & ses levres restent entr'ouvertes & glacées: „Oui, Madame, reprit-il, je serai votre juge, “& je vous ferai bonne justice“.

Ces sons d'une fureur concentrée, le regard foudroyant, les joues livides & tremblantes de colere de cet époux farouche, achevent de confondre la malheureuse comtesse.

Privée pendant deux heures de l'usage des sens, elle ne revient à elle, que pour se voir environnée de ténebres. Ses yeux se fatiguent en vain pour en percer l'épaisseur. Elle ne sait où elle est: tous ses membres sont engourdis par le froid. Ses mains s'étendent en frémissant, cherchent à rencontrer quelqu'appui; elles ne palpent qu'une terre humide sur laquelle son corps est étendu. „C'est ici, dit-elle, la demeure “des viperes & des autres reptiles, sans doute, “on m'a jettée dans ce cachot pour être dévorée “par eux .. O Dieu, termine le supplice de ma “vie“!

Une nuit & la moitié d'un jour se sont écoulés, elle n'a point vu la lumiere; elle n'a reçu aucun secours. Ses larmes sont glacées au bord de sa paupiere close. Ses bras entourent son front, où s'épaississent de plus en plus les rides du malheur. Cette bouche, ce visage où se développoient autrefois tant d'appas, sont fortement imprimés dans un sable meurtrissant, & le sentiment profond de son infortune, ce sentiment même va s'éteindre avec le flambeau de sa vie, qui ne jette plus qu'une lueur mourante.

Cependant son cachot s'ouvre; un homme entre précipitamment; suspend une lampe au milieu du souterrein, s'approche de la comtesse, qui leve une tête languissante; remet un enfant dans ses bras, disparoît sans rien dire, & referme la porte à triple verrouil.

On ne croiroit jamais qu'un mortel ait pu se porter à l'excès de barbarie, dont on va frémir, s'il n'avoit pas existé des Fayel, des Néron, des Phalaris, des Alexandre VI, &c.

Le comte d'Alibre pendant son absence avoit laissé auprès de son épouse un domestique fidele, d'un caractere comme lui, méthodiquement féroce, & dont le soin avoit été d'observer secrettement les démarches de la comtesse: ce malheureux n'avoit que trop bien servi la cruauté de son maître; il avoit tout vu: rien n'étoit échappé à sa clairvoyance perfide; il avoit même su jusqu'au nom du village où l'enfant étoit en nourrice, & n'avoit pas manqué d'en instruire le comte, & d'enivrer sa rage du détail des moindres circonstances.

Parmi une foule de partis violens que lui avoit suggérés sa fureur réfléchie, voici le genre de vengeance qu'avoit adopté cet époux barbare.

Il avoit fait jetter la comtesse dans un caveau ténébreux, creusé sous les fondemens de son château; résolu de la laisser mourir dans les angoisses de la faim; & pour donner un raffinement plus cruel à sa barbarie, il avoit envoyé des satellites prendre & enlever l'enfant de cette femme infortunée, pour le mettre entre les mains de sa mere, & la contraindre ou de manger le fruit de ses entrailles, & de périr ensuite dans les horreurs de l'épouvante, ou d'expirer avec lui dans les agonies de la rage. Et il avoit fait suspendre une lampe au milieu du cachot pour qu'elle pût observer toutes les progressions de la douleur & du trépas sur le visage de cette créature souffrante.

Aux tressaillemens de son cœur, la comtesse reconnoît son fils. Hélas! pouvoit-elle le méconnoître? Tout son corps s'élance & se ranime pour le couvrir de baisers, pour le cacher & le fomenter dans son sein. Elle ne sait qu'augurer de tout ce qu'elle apperçoit. Elle pense d'abord que son époux ne veut la punir que par la privation du jour & de la liberté, & que pour adoucir son esclavage, il lui laisse la consolation de nourrir l'être foible qu'on abandonne à sa tendresse. Malheureuse! dans ce moment, elle redoute la mort, & bénit encore son assassin. Bientôt elle cesse de s'abuser; des besoins violens, la crise déchirante de la faim se font sentir. On ne lui a rien laissé pour les satisfaire. Les heures s'avancent & s'accumulent, personne ne vient la secourir. Elle frissonne dans tout son être, & serre de nouveau son enfant contre sa poitrine. Elle lui présente, elle porte à sa bouche les deux sources de la vie; mais ces deux sources sont taries. En vain il les presse de ses levres, de ses doigts innocens, il n'y trouve plus cette liqueur nourriciere, cette manne bienfaisante de la nature, qui donne & féconde l'existence.

A ce spectacle les cheveux de Lucile se hérissent sur sa tête, & les élancemens de son sein gonflé de sanglots, repoussent l'infortunée créature qui lui demande la vie.

„O tigre! ô léopard! s'écrie-t-elle, c'est “donc ainsi que tu te venges. Tu as cru que “j'outragerois la nature, & que le ciel immobile “verroit ton attentat ... Non, non, il est juste, “il aura pitié de moi ....“

De l'œil sombre du désespoir, elle envisage son fils, qui pousse des sons plaintifs, & dont les mains & la bouche s'attachent incessamment à ce sein desseché. „Malheureux, lui disoit elle, “tu dormois paisible au sein du néant, dois-je “me plaindre qu'on me punisse ainsi de t'en “avoir tiré, puisque dès l'entrée de ta carriere “tu succombes sous le fléau terrible que l'homme “redoute le plus? .. En vain tes cris déchirent “mes entrailles; en vain tu me demandes à vivre: “ta mere ne peut te nourrir; elle n'est déja plus “qu'un cadavre insensible sur lequel tu vas “t'éteindre comme elle; heureux d'avoir “entrevu le jour affreux de l'existence, & de “retomber ensuite dans la nuit du tombeau“!

Elle se roule douloureusement sur le sable, tenant toujours fortement embrassé le fruit de son amour; mais ce ne sont plus les enlacemens de la tendresse, ce sont les étreintes de la rage & du désespoir. Elle prie la terre de s'enfoncer, d'ouvrir un abîme, & de les engloutir ensemble. Un moment de calme renaît: elle ose espérer encore. Elle écoute; mais elle n'entend que les accens affoiblis & mal articulés de son enfant. Une voûte hérissée de cailloux, où s'apperçoit la trace humide des reptiles, le flambeau de l'horreur, dont la pâle lumiere éclaire un sépulcre, les tourmens de la victime innocente que le trépas moissonne à petit bruit, un silence effrayant, l'abandon de toute la nature, voilà ce que lui offre cette triste & fatale enceinte.

Deux fois le soleil a éclairé le monde, & aucun être humain n'a paru dans ce réduit ténébreux. L'œil hagard, défaite, semblable à un spectre, la comtesse ne cesse point de contempler les progrès de la défaillance qui se manifeste de plus en plus sur le visage décoloré de son fils. Elle voit ses joues enfantines où déja les violettes ont remplacé les lys; elle les voit qui se creusent & se resserrent. Cependant la bouche de l'enfant se ferme & s'entr'ouvre sans effort, & cette légere convulsion de la douleur ressemble au sourire tranquille de l'innocence qui va s'endormir dans un doux repos.

La comtesse n'existe plus que par des élans de désespoir, qui éclatent par intervalle, comme les feux renaissans d'un bûcher qui se consume. Dans un de ces accès, sa main forcenée arrache avec effort une pierre aigue enterrée dans le sable: elle s'en sert pour se couper la veine; elle porte son bras déchiré aux levres de son fils, & veut le repaître de son sang qui circule à peine, & qui refuse de couler; mais il détourne la tête avec une espece de frémissement, & vient rendre le dernier soupir sur le cœur de sa mere ....

Ce dernier coup a brisé ce cœur materuel, comme l'aquilon fougueux brise le rameau d'un chêne après qu'il a long-tems résisté .... C'est ici que ma plume se détrempe de mes larmes, & m'échappe malgré moi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant la porte du cachot retentit de coups redoublés, & s'enfonce sous l'effort d'un bras vigoureux.

Ce domestique qui avoit toujours secondé la fureur de son maître, n'avoit pu voir sans épouvante le traitement horrible exercé envers la comtesse. Le cœur le plus endurci a des mouvemens de sensibilité, & connoît quelquefois le remords. S'il avoit eu les clefs du cachot, il auroit lui-même délivré Lucile; mais son farouche époux en étoit l'unique dépositaire: & ce domestique ayant cherché vainement à fléchir son maître, ne pouvant résister à la pitié qui le subjuguoit dans ce moment, avoit été trouver la tante de la comtesse, & il l'instruisoit de tout ce qui se passoit, lorsqu'arriva Milcourt.

Enrichi par la mort d'un oncle, le crédule & infortuné jeune homme, après avoir tout préparé pour le succès de leur fuite, venoit triomphant, & porté sur les ailes de l'amour, pour exécuter leur entreprise secrette.

Les gémissemens qui retentissent dans la maison de madame de Courmill, lui annoncent quelque grand malheur, & la fatale nouvelle qu'il ne tarde point d'apprendre, allume dans son sein tout le feu de la rage. Ce n'est plus du sang, c'est le noir poison des furies qui bouillonne dans ses veines. La vengeance toute entiere s'est identifiée avec lui. Il s'élance sur son cheval, & franchit d'un galop rapide, les monts, les ruisseaux, les vallées; il envie la vitesse des vents, le vol de la flêche qui perce les airs. Le coursier qui le porte, ne peut résister à cette course forcée; baigné de sueur & d'écume, hâletant, épuisé, insensible à l'éperon & à la voix de son maître, il succombe, & reste étendu au milieu d'un chemin. Milcourt forcené, devenu féroce à son tour, le perce de son fer, altéré de carnage, & acheve de l'immoler à sa furieuse impatience.

Il court à pied à travers les campagnes, & son aspect terrible, présage de destruction, fait fuir tous ceux qu'il rencontre. Il arrive au château, il demande son odieux rival.--„Où “est-il ce meurtrier qui s'abreuve de sang? où “est-il? ...“ On veut s'opposer à son passage; sa redoutable épée foudroye tous ceux qui l'approchent. Il menace, il cherche le comte; il l'apperçoit se promenant au milieu de ses jardins. „Grand Dieu! je te bénis“, s'écrie-t-il, & déja ses yeux ont immolé le tyran, comme l'œil affamé du tigre dévore d'avance la proie qu'il poursuit. Le comte qui commençoit à frémir de son crime, & à ressentir la pointe aigue du remords, se trouble, & veut fuir à l'aspect de Milcourt; mais celui-ci l'atteint, le saisit par les cheveux, le terrasse, & lui enfonce mille fois son épée dans le flanc; il l'y plonge, l'y retourne avec volupté. Il le frappe aux yeux, au visage, & sa main se trempe à loisir dans les flots de sang qu'elle a répandus ... Non content de lui avoir ôté la vie, il roule sous ses pieds, ce corps impur, & ne le laisse qu'après en avoir fait une masse informe de sang & de poussiere. Les domestiques du comte sont témoins de ce spectacle, & n'osent défendre leur maître. L'action intrépide du jeune homme les a tous glacés d'effroi.

Après avoir assouvi sa vengeance, il leur commande de lui indiquer le cachot, où ils le conduisent en tremblant; & c'étoit lui qui en brisoit les portes à l'instant que son fils venoit d'expirer.

Cette ame que l'amour & la fureur avoient affermie, dont le courage bravoit les dangers & défioit la mort, s'abattit tout-à-coup, quand à la clarté de la lampe funéraire qui éclairoit ce tombeau, il apperçut Lucile inanimée sur le corps de son enfant. Il se jette sur ce couple insensible, en poussant un cri sourd & lamentable, qui se répete tristement dans ces voûtes souterraines. Cent fois il les embrasse; cent fois sa bouche collée sur leurs levres glacées cherche à les ranimer: pere infortuné! son fils n'existe plus; il le voit; mais Lucile respire encore. Les caresses de son amant versent dans ses veines une chaleur restaurante. Elle revient du sommeil du désespoir; elle ouvre ses yeux, rouges du sang qu'ils ont versé; mais ils n'apperçoivent encore les objets qu'à travers des ombres confuses. Son ame est plongée dans cet accablement qui suit les transports d'une fievre meurtriere. „Chere épouse, ame de ma vie, lui disoit “Milcourt, regarde, reconnoîs ton bien-aimé: “tu es à lui; ton barbare époux n'est plus“.

En disant ces mots, il lui fait administrer tous les secours dont elle a besoin. Lui-même il fait couler dans ses levres une eau douce & balsamique, qui s'insinue dans ses entrailles & les rafraîchit. Cette liqueur bienfaisante filtre, circule dans toutes les parties de ce corps aride, ouvre les canaux rétrécis par la faim, & redonne du jeu aux ressorts de la vie. Son œil éclairci reconnoît son amant; mais elle ne peut lui parler. Elle lui tend une main qu'elle souleve à peine, & son visage caractérise l'amertume d'une ame épuisée.

On n'ose la tirer subitement de ce cachot; on craint que la force de l'air ne lui enleve le foible souffle qui lui reste.

Son amant la soutient en poussant de pitoyables sanglots, & considere avec effroi le ravage de tant d'appas. Il ramene la vue sur ce gage de leurs amours, desséché comme une rose brûlée des feux du jour, & dont le calice entr'ouvert a vainement attendu les pleurs de l'aurore, ce gage précieux qui a causé de si douces émotions à son cœur paternel, & qui a senti presqu'en même tems l'existence & la mort. Dans ce moment il voudroit que le comte d'Alibre eût eu mille vies, pour se baigner encore mille fois dans son sang.

Il arrose de larmes son amante infortunée: il lui adresse les discours les plus tendres; il la prie de vivre. „Il n'est plus tems, mon ami, dit-elle d'une voix presqu'éteinte, “on ne “survit point à tant de souffrances .... O! “épargne-toi un spectacle d'horreur; va-t-en, “& laisse-moi achever de mourir“.--„Non, “tu ne mourras point; tu vivras pour remplir “les invariables desseins de la nature sur nous, “pour donner au monde l'exemple consolant “de deux amans vainqueurs des plus terribles “revers, & rassemblés enfin par les nœuds les “plus doux. Tu vivras, ô ma douce amie! “tu vivras, ou le même tombeau va nous “réunir“.

Cependant la comtesse fut tirée de ces lieux avec toutes les précautions qu'exigeoient son état & sa grande foiblesse, & dans deux jours on la reconduisit chez madame de Courmill, où la suivit son amant.

La mort du comte d'Alibre faisoit déja le plus grand bruit: il avoit du crédit à la cour; il étoit d'une naissance illustre, & Milcourt avoit tout à craindre; mais tout entier au soin de ramener à la vie sa belle maitresse, il s'inquiétoit peu des suites de cet événement. Sa famille seule allarmée sur son sort, le tourmente pour l'arracher de ces lieux; il n'écoute rien, & méprise les dangers qui n'attendent que lui seul. On lui représente qu'en exposant sa liberté & sa vie, il expose davantage les jours déja menacés de la comtesse, que son obstination avancera leur terme, & les menera l'un & l'autre à la mort. Il se rend enfin, & consent à se tenir caché, quelques jours, pendant lesquels un de ses parens vint en grande diligence se jetter aux pieds du monarque, qui révolté de l'assassinat sans exemple commis par le comte envers son épouse, & après avoir entendu les détails attendrissans de cette malheureuse affaire, ne put refuser la grace du jeune homme, dont il justifioit intérieurement la violence.

Milcourt restoit impatiemment dans sa retraite. Tous les jours, il envoyoit savoir des nouvelles de la comtesse, qui avoit cessé de vivre, & qui alloit cesser d'exister; mais on avoit soin de lui cacher son état dangereux, & d'entretenir son funeste espoir.

Trop d'épreuves avoient accablé Lucile, lasse de lutter contre la destinée & contre les attaques du trépas. Elle étoit dégoûtée de tout, fatiguée de tout, & son cœur mort à toutes les sensations, au plaisir même d'avoir revu son amant, partageoit l'engourdissement de ses organes. Elle ne languit que deux jours dans cet affreux néant, sa sensibilité parut se ranimer dans ses dernieres heures. De sa main brûlante elle serre la main de madame de Courmill, qui est tristement penchée sur son lit, & son ame r'ouverte au sentiment, s'exhale foiblement en ces mots: „O vous qui m'avez toujours servi de mere! il “y a long-tems que j'afflige votre tendresse, & “que j'abuse de vos soins généreux. Hélas! le “ciel m'en a bien punie ... Mes longues infortunes m'ont appris qu'on ne l'offense point “impunément; mais la mort que je sens dans “mon sein m'apprend aussi qu'il met un terme “à ses vengeances, (car après la tourmente de “la vie, la tombe est le port où se trouve sans “doute un calme éternel.) Pardonnez-moi, “comme lui, tous les maux que je vous ai “causés. Tâchez de rétablir ma mémoire parmi “les hommes vertueux. Peignez-leur mon “repentir, mes malheurs, afin qu'ils m'accordent “au moins leur pitié en condamnant mes foi-“blesses .... Consolez aussi l'infortuné Milcourt .... Demain la terre aura englouti tout “ce qui reste de moi ... & nous ne nous “verrons plus .... Dites-lui bien que les félicités finissent comme les plus grandes calamités, & que notre bonheur n'auroit eu qu'un “tems, fi le ciel nous avoit unis; dites-lui que “je l'ai aimé jusqu'au dernier soupir; que j'ai “fini par croire mon amour légitime, puisque “je n'ai pu le vaincre, & que j'ai achevé de “mourir sans remords“.

Cet état paisible n'est pas de longue durée; la nuit vient, & de nouveau la livre aux agitations les plus cruelles. Son époux sanglant la poursuit: elle croit voir son ombre farouche errer autour d'elle; elle revoit le cachot, la lampe sépulcrale, & son enfant. „Je ne peux plus “supporter la vie, dit-elle, il est tems que la “scene finisse“.

Sa tante inondée de larmes, ne quitte point le chevet de son lit. Déchirée de tant d'images affligeantes, malade, elle va succomber à son tour. La comtesse s'en apperçoit à travers la nuit épaisse qui déja s'étend sur ses paupieres. „Objet chéri! dit-elle d'une voix mourante, “je vois tous les maux que je vous fais; mais “vous allez être délivrée d'un phantôme impor-“tun, qui n'avoit à vous offrir que des douleurs ... Il va cesser d'empoisonner vos jours, “& tomber enfin dans l'abîme où s'anéantissent le remords des forfaits & le souvenir “des peines ...“ Elle veut parler encore; elle fait un effort pour baiser la main de madame de Courmill, & rend péniblement son ame dans les bras de cette parente désespérée.

Ainsi finit cette femme trop sensible, qu'une destinée implacable poursuivit jusqu'à sa derniere heure; dont la vie si courte par les années, fut un phosphore pour le plaisir, & une longue nuit pour la douleur. La mort tardive vint enfin l'arracher aux derniers assauts de ce destin persécuteur; mais en la voyant mourir, il parut regretter sa victime.

Milcourt gardé à vue par sa famille, étoit harcelé du tourment de l'impatience. Peu satisfait des nouvelles équivoques qu'il recevoit au sujet de la comtesse, battu de pressentimens sinistres, il trompe un jour la vigilance de ses parens, & vole vers les lieux qui attirent toute son ame. Il approchoit d'un bourg de peu d'apparence, situé à un quart de lieue de la maison de madame de Courmill. Les sons d'une cloche funebre apportés sur l'aile des vents, viennent frapper son oreille. A mesure qu'il avance, ces sons tristement cadencés redoublent leur funeste harmonie. Il entre dans le bourg: la marche lente d'un convoi lugubre frappe ses regards. Les gémissemens, le deuil & la consternation profonde, accompagnent le cercueil. A cette vue son cœur s'est détaché de son sein; mais avide de recevoir le coup qu'il pressent, il examine tous ceux qui composent cette marche triste & silencieuse, & son œil démêle au milieu de la foule la suivante de Lucile, les fermiers & les domestiques de madame de Courmill, qui suivent en fondant en larmes. Il pousse un cri étouffé, semblable à celui d'un homme qu'écraséroit un roc immense, & se précipite au milieu de ces bonnes gens; il veut se jetter sur le corps qu'enveloppe un drap funéraire; mais ses genoux fléchissent, & ses pieds ne peuvent parcourir tout l'espace que mesure son œil égaré. Ses bras sont tendus, son corps se traîne vers le cercueil, en se roulant sur la poussiere, & son sein exhale d'affreux gémissemens qu'interrompt un plus affreux silence. Les domestiques le reconnoissent & s'approchent pour le secourir; le prêtre qui précede le convoi ordonne qu'on l'écarte, & qu'on le porte dans la maison voisine. Il se laisse détacher de cette terre qu'il embrasse; on l'entraîne & son existence ne se manifeste plus que par des frémissemens.

Ses yeux se rallument au feu sombre du désespoir, & ses regards interrogent tous ceux qui l'environnent. „Elle n'est donc plus, dit-il, “c'est elle que j'ai vue? Ce sont ces cendres “infortunées qu'on va déposer dans la tombe“! Le silence des assistans est l'assurance trop certaine du malheur dont il se sent accablé.

Les sons de l'airain se font toujours entendre, & retentissent encore à son oreille. „Cette voix “lugubre m'appelle“, dit-il, & il se livre à toute la frénésie de la douleur. Il veut sortir, voler au temple, où se faisoient sans pompe & sans bruit les funérailles de la comtesse; car c'étoit elle, c'étoient ses tristes restes qu'on alloit inhumer.

On l'arrête: „Laissez-moi, disoit-il, laissez-moi la voir encore. Je veux & je dois m'ensevelir avec elle“. On résiste toujours à ses emportemens. Les obstacles, à force d'irriter les passions portées à ce degré de véhémence, changent leur vivacité en une stupeur qui approche de l'anéantissement. Tel devint l'état de Milcourt après avoir éprouvé les convulsions & la fievre du désespoir.

Les ombres de la nuit viennent ajouter aux ténebres qui enveloppent ses yeux & son ame, & alimenter les maux secrets qui le dévorent.

Le jour commençoit à poindre. Il se dégage de ce chaos funebre, où l'ont jetté la confusion de ses idées & le renversement de ses facultés. Il se leve foible & défiguré: il sort en silence, l'esprit balotté par un flux & reflux continuel de pensées sinistres, & chemine vers le cimetiere où la comtesse est enterrée. Il entre dans cet enclos solitaire, où la tête noire & chevelue des vieux ifs protege l'assemblée silencieuse des morts. Un bucheron, les yeux pleins de larmes, étoit à genoux sur une tombe encore labourée par la beche qui la creusa.--„Pauvre “infortuné! dit Milcourt, en passant près de “lui, tu regrettes sans doute, un objet aimé, “que cette terre recele. Je te plains: on ne “guérit point de ces douleurs-là“.--„Hélas! “reprit le bucheron, je pleure celle que tout “le village, que tout le monde pleureront “long-tems: c'est cette dame si malheureuse, “& qui méritoit si peu de l'être, qui tant de “fois daigna venir parmi nous, que nous “aimions tous, parce qu'elle étoit bienfaisante, “& qu'un méchant mari a laissé mourir de “faim. En traversant ce cimetiere pour aller “travailler dans la forêt, j'ai reconnu l'endroit “où son corps hier fut déposé; & je n'ai pu “m'empêcher, en le voyant, de m'y arrêter, & “d'y faire ma priere“.--„C'est-là qu'elle “repose? reprit l'infortuné jeune homme“? „oui, c'est-là; je l'ai vue descendre dans la “fosse, & j'ai mêlé mes larmes à toutes celles “qui ont coulé sur son cercueil“. Déja Milcourt embrassoit le monument. „C'est ici “ma place, mon ami, lui dit-il, va-t-en, & “laisse-moi jouir seul de toute ma douleur“.

„Comme elle étoit aimée! disoit le villageois, en s'éloignant; par-tout on connoissoit “son bon cœur, puisque cet étranger la pleure “aussi amérement que ceux qu'elle combla de “ses bienfaits“.

Milcourt résiste aux nouvelles attaques du désespoir pour goûter à loisir le sentiment douloureux qui le pénetre. Il veut s'enivrer lentement de toute sa tristesse; la ramasser autour de son ame, & qu'elle en soit inondée.--„O Lucile, Lucile! c'est donc ici “que tu dors dans la nuit du sépulcre. C'est “ici que repose immobile & glacé ton “cœur où brûloit autrefois la flamme active “de l'amour. Ah! c'est moi qui forgeai les “fers dont t'accabla l'infortune; je creusai “le cachot où la vengeance atroce voulut “t'enterrer vivante, & j'ai aiguisé le glaive du “trépas qui vient de te frapper. Aveugle & “inhumain dans mes indomptables transports, “j'ai moins aimé ta félicité que la mienne. Je “n'ai écouté, je n'ai servi que ma coupable “ardeur, quand je devois l'immoler avec tous “mes droits, à ta tranquillité. Je t'eus perdue “pour toujours; mais tu vivrois encore .... “Ah! s'il étoit un supplice plus grand que celui “de ta perte, je le mériterois, je voudrois le “subir, & aider moi-même au ciel à te venger; “mais que sont les autres malheurs auprès de “celui de te savoir dans ce tombeau? Ils sont “des bienfaits de la divinité. Un cœur privé “de ce qu'il adore, un cœur comme le mien “invoque les revers, & se complaît dans les “orages de la vie .... Puissent-ils s'accumuler “tous, & fondre ensemble sur ma tête! ... “Mais ils n'auront pas le tems de m'accabler: “je vais hâter mon dernier moment, & c'est ici “que je veux l'attendre .... Non, restes précieux, non, je ne vous quitterai plus. O ma “Lucile! qu'elle me paroît riante, ta suprême “demeure! Heureux d'y descendre avec toi, “je laisse avec joie ma dépouille mortelle ... “quelqu'ami sensible viendra me placer à tes “côtés“.

Il vouloit mourir sur cette terre humide; mais une nouvelle résolution s'imprime dans son ame. Il abandonne ce monument, & va jusqu'au soir porter dans d'autres lieux ses tristes soupirs, & se disposer à l'exécution du projet qu'il a conçu.

Au retour des ténebres, il revient dans ce cimetiere accompagné d'un domestique fidele, auquel il a confié son important secret, & à la pâle lueur du flambeau des nuits, échevelé, tremblant, semblable à un mort échappé de son tombeau, il va disputer leur proie à la putréfaction & aux vers, & déterrer le cercueil qui renferme sa maitresse.

Dans l'héritage qui venoit d'agrandir sa fortune, étoit une petite terre, située sur les bords de la mer, cachée par des bois épais & des monts sourcilleux: c'est-là qu'il transfere les tristes restes qu'il vient d'exhumer.

Derriere cette retraite s'élevoit une touffe de pins plantés sans ordre, & entassés les uns sur les autres, où l'aspect des tiges creusées par le tems, l'absence du jour & le silence de la nature, inspiroient à l'ame des pensées tristes & profondes. Au milieu se voyoient les décombres d'un édifice depuis long-tems démoli, & dont les pierres amoncelées & cimentées par la main des siecles, ne formoient plus qu'un immense rocher tapissé de mousse & de liere sauvage: c'est aux pieds de ces débris que Milcourt éleva lui-même un simple tombeau de cailloux & de gazon, dans lequel il renferma le cercueil de sa maitresse. Il construisit une habitation de chaume & de feuillage, qui communiquoit aux marches du tombeau, & qui devint son seul & dernier séjour.

C'est-là qu'il alloit passer les courts instans que le sommeil disputoit quelquefois à la douleur, & plus souvent l'étoile du matin le trouvoit froidement étendu sur le monument. Cependant il cherchoit à prolonger ses jours; cet état avoit des charmes pour son ame. „Si je mourois, disoit-il, je ne pleurerois plus, & c'est “un plaisir de pleurer. O Lucile! je possede “ici tout ce qui reste de toi. Souvent mes soupirs paroissent ranimer ta cendre. Je te vois “devant mes yeux, belle encore & sensible à “mes cris. Je jouis de l'erreur qui abuse ma “tristesse, & peut-être après mon trépas je “n'aurois point de si douces illusions“. Il avoit planté des fleurs aromatiques autour du monument, & avec leur parfum, il sembloit respirer encore l'haleine embaumée de son amante.

Cependant il se flétrissoit de jour en jour. comme les vents dessechent les eaux restées au fond d'un lac, après que ses digues rompues ont donné cours au torrent de ses premieres ondes; ainsi le souffle de la douleur consumoit sa jeunesse autrefois florissante & les restes de sa vie.

Auprès de toi sous ces bruyeres, Dans ce tombeau qui cache tes appas, Je descendrai, quand mes larmes ameres, Pour expier mes attentats, Auront usé ces tristes caracteres.

Ces vers dictés par le remords, & tracés sans art par la main de cet amant accablé de ses maux, étoient gravés sur une des pierres du sépulcre.

Triste jouet des élémens & de l'influence des cieux, son ame changeoit comme les tems & les jours. Quand un zéphir léger se faisoit sentir, & murmuroit sans bruit, parmi les arbrisseaux flexibles; quand une douce lumiere réfléchie d'un ciel serein, perçoit les épais ombrages qui muroient sa retraite, calme & paisible alors, il soupiroit doucement ses tranquilles regrets; mais quand, dans une nuit sombre, un vent orageux ébranloit les monts, brisoit les forêts, & faisoit gémir tristement les souches antiques à ses côtés, ses cheveux se hérissoient alors, comme la cîme des arbres, & son cœur battu comme eux par la tempête, s'anéantissoit devant un être suprême.

Il ne survécut que trois mois à sa maitresse, & le domestique qui le servoit, & auquel il avoit ordonné un secret inviolable, le trouva un jour étendu sans vie dans ce triste réduit. Il étoit mort en embrassant le tombeau que ses mains glacées entouroient encore.

Ce serviteur fidele exécuta les dernieres volontés de son maître, & l'inhuma, dans le silence, à côté de l'infortunée comtesse.

FIN.

[(*) Je ne parle point ici de ces critiques acharnés auxquels on ne répond point, que la nature a jettés dans le moule des Archiloques, des Zoïles, &c. & qui versent des flots d'encre & de fiel contre l'écrivain sensible & honnête qui ne demande que des lumieres, & qui les reçoit avec reconnoissance, quand elles sont dictées par la décence & la bonne-foi. Laissonsles ces serpens se rouler dans leur venin, & agiter des dards émoussés; tout le mal qu'ils font, c'est de se montrer méchans. Ils sont si éloignés de nuire, que leurs sifflemens & leurs injures servent souvent à mettre dans un plus grand jour, & à célébrer celui qu'ils attaquent.

Ah! puisse cette note provoquer, enflammer leur haine; puissent - ils déchirer, mettre en lambeaux mes timides écrits! puissent-ils! ... Vain espoir! Ils ont épanché leur poison contre les Voltaire, les Rousseau, les d'Alembert, les Marmontel, &c. Pour mériter leur haine, il faut avoir fait des ouvrages immortels; hélas! ils diront du bien de moi.]

[(*) Les gens froids n'aimeront point cette situation d'une fille de qualité errante seule, la nuit, au milieu des champs; mais ceux qui ont un cœur, ceux qui savent aimer, n'en seront point surpris.] [(*) Je vois ici bien des lecteurs se récrier, trouver peu naturel ce départ subit & extraordinaire d'un pere qui aime sa fille & en est chéri. Cependant on a vu les motifs dont il se sert pour justifier sa fuite. Avec cela M. de Saint-Flour est un vieillard octogénaire, & à cet âge on peut très-bien se forger des idées singulieres. Que de bisarreries d'ailleurs, ne voit-on pas dans l'esprit humain! que de pitoyables raisonnemens, que d'inconcevables démarches déposent, tous les jours, contre sa foible raison!]