Par Madame Le Prince de Beaumont.
TOME PREMIER.
A LYON,
Chez Pierre Bruyset-Ponthus, Rue Saint-Dominique.
A PARIS,
Chez Desaint, Rue du Foin.
M. DCC. LXVII. Avec Approbation & Privilege.
Perdre tout à la fois une tante que j'ai toujours regardée comme la meilleure des mères, & une amie qui devait essuyer mes larmes en
y mêlant les siennes, c'en est plus que votre Clarice n'en peut supporter. Aussi suis-je dans un accablement qu'on pourrait prendre pour
de l'insensibilité. J'ai passé les
Lorsqu'il me vit en état d'écouter ce qu'il avait ordre de m'apprendre, il me parla en ces termes.
„Ce que je dois, me dit-il, à la mémoire de Madame votre tante, m'oblige de justifier à vos yeux ses dernieres dispositions. Si la haine
avoit causé l'éloignement dans lequel elle „a vécu par rapport à Monsieur votre „pere, & qu'elle fût morte dans des
Je m'étois flattée, ma chere Hariote, d'avoir assez de force pour vous achever un récit qui vous fera frémir sur le sort de votre pauvre Clarice; mais l'impression qu'il a fait sur moi a glacé mon cœur & mes sens; je suis donc forcée de remettre à vous instruire de mes malheurs, dans la lettre suivante.
J E vais continuer à vous instruire de ce que j'ai appris de la bouche de notre bon Doyen, & comme
je n'ai pas eu occasion de faire partir ma premiere lettre, elles iront toutes deux sous la même enveloppe. C'est le Doyen qui va parler.
Sir Derby votre pere est né dans une famille opulente, qui craignit long-temps de voir éteindre un nom fort ancien. Madame votre tante
étoit née la premiere année du mariage de votre grand-pere, & le déplaisir de n'avoir qu'une fille ne fut balancé que par l'espoir
qu'une seconde grossesse donneroit un fils; mais huit ans s'étant écoulés sans qu'elle arrivât, votre aïeul en conçut un chagrin dont
votre tante devint la victime. Il eut pour elle une aversion d'autant plus choquante, que cette enfant
Voilà, ma chere, le récit affreux que m'a fait notre bon Doyen, & qui me jette dans des perplexités inexprimables. La premiere est
la nécessité où je me suis crue d'abord de vous cacher les terribles circonstances dans lesquelles je vais me trouver réduite. Rien
pouvoitil m'autoriser à encourir la malédiction que mérita Cham, pour avoir découvert son pere. Je crois que cette crainte auroit retenu
ma plume si le Doyen ne m'avoit assurée que vous n'ignorez rien actuellement des malheurs de ma mere, que Milord Belfort votre époux a
connue en Irlande. Effectivement je me suis rappellée qu'immédiatement avant votre départ, la crainte de me voir retomber entre les mains
de mon pere, étoit un des motifs des vœux que vous faisiez au Ciel, pour la prolongation des jours de ma tante. Comme votre discours étoit
enveloppé; que d'ailleurs j'étois peu capable de réflexion dans fier comme un Ecossois. Je
vous l'avoue, de tous les défauts c'est celui que je supporterois le plus volontiers dans un mari, parce qu'on en peut tirer parti dans
quantité d'occasions, & qu'il n'y a rien de plus aisé que de s'en mettre à couvert. Il n'y a qu'à respecter celui qui en est atteint.
Je sais que ce mot vous a toujours révoltée: aimer son mari, passe, m'avez-vous dit souvent, mais de quel droit ces impérieuses créatures
voudroient-elles nous réduire à un avilissement qui révolte? Non, ma chere amie, la soumission à un époux n'aviliroit pas la premiere de
toutes les femmes: ce respect, cette soumission sont de droit divin, & nous devons être sûres que plus nous serons fidelles à remplir
nos devoirs à cet égard, & plus nous pourrons espérer d'être respectées à notre tour. Vous fûtes un peu sourde à cette leçon, ce me
semble, le jour où nous nous séparâmes, c'étoit dans le temps de votre triomphe, les grands mots n'étoient pas prononcés, en un mot,
Milord n'étoit qu'amant. Après le oui solemnel, tout a changé de face.
P Leurez, ma chere Clarice, vos larmes sont légitimes, j'y mêle les miennes de bon
cœur. Si vous avez perdu une tante qui avoit pour vous la tendresse d'une mere, j'ai à regretter une amie, une protectrice à qui je vaux
le peu que je suis. Honorons sa mémoire en suivant ses conseils, j'y consens; mais n'allez pas pousser l'héroïsme jusqu'à vouloir souffrir
de votre famille ce qu'elle a eu à supporter de la sienne. Je me persuade que cette chere Dame aura pris des mesures à cet égard, dont
vous serez instruite à l'ouverture de son testament. Qu'une piété filiale mal-entendue n'aille pas vous engager à lui désobéir. Je ne vous
parlerois pas ainsi, si elle ne m'avoit dit plusieurs fois qu'elle espéroit que Dieu lui laisseroit assez de vie pour
Quelqu'un qui liroit ce petit monologue, m'accuseroit d'avoir un mauvais cœur, & d'avoir peu senti notre perte commune; il se
tromperoit. Je suis, sans vous faire tort, aussi touchée que vous pouvez l'être; mais il n'est pas dans mon naturel de maffliger d'une
maniere fort sérieuse; je m'explique mal, mon cœur ne gouverne pas ma langue, vous me l'avez dit bien des fois, elle se meut d'après la
plus légere de toutes les imaginations, sans, pour ainsi dire, que mon ame s'en mêle. Pendant que cette langue étourdie tient des propos
qui n'ont pas le sens commun, eu égard aux circonstances dans lesquelles je me trouve, mon cœur va son train, & qui pourroit
confionter mes discours avec mes sentiments, seroit frappé du con raste. Cette remarque est de vous, ma chere, ainsi vous ne pourrez
Vous avez fort bien fait de secouer le scrupule qui vouloit vous engager à user de réserve avec moi, par rapport à Monsieur votre pere,
je le connoissois, comme l'on dit, depuis a jusqu'à {et}.
Vous me demandez des détails sur le pays où je vais être fixée, vous n'y serez pas, ma chere, ce sera un grand défaut à mes yeux. On dit
pourtant qu'Edimbourg renferme d'aimables personnes; ce discours est supportable dans la bouche de ceux qui ne vous ont pas vue; mais
quand on a vécu aussi long-temps que moi avec le chefd'œuvre de l'Univers, on feroit très-bien de faire comme quelques dévots Mahométans
qui se crevent les yeux au sortir de la Mecque, parce qu'ils ne trouvent plus rien digne de leurs regards. Attendez, il me vient une
pensée charmante. Si les femmes d'ici s'en font accroire, & joignent la présomption à des qualités médiocres; si elles s'avisoient de
critiquer ma sincérité, ma pétulance, Il faut que le Renard meure dans sa peau, je suis incapable de changer, sur-tout dans la parfaite
amitié que je vous ai vouée.
V Ous avez bien raison de me faire souvenir que vos discours ne sont pas
l'expression de votre cœur, sans quoi j'eusse été vraiment scandalisée de la légéreté de votre lettre: enfin il faut se résoudre à vous
aimer telle que vous êtes, & franchement la tâche n'a rien de pénible à qui vous connoît comme moi. Il s'est ouvert une grande scene
d'événements nouveaux pour moi depuis ma lettre, & quand vous devriez me gronder, je ne puis vous taire que j'entrevois d'heureux
dénouements. Ce pere si terrible est pour moi le pere le plus tendre, & ma mere regarde comme un miracle de l'amour paternel, le
prodigieux changement qui s'est fait en lui; mais vous n'aimez pas les généralités, il vous faut du détail, & vous en aurez.
Q Ue Dieu bénisse notre bon Doyen, & lui donne le courage dont il a besoin pour
être le modérateur des vertus de ma chere Clarice. Ce n'est pas là l'ouvrage dont les directeurs sont le plus ordinairement occupés; ce
sont des défauts qu'ils ont à détruire, vous n'en avez pas un seul, & vous n'avez à vous préserver que de l'extrêmité de vos verrus.
Si on jugeoit de vous par votre lettre, on vous prendroit pour une de ces ames molles qui font le bien par foiblesse, & je vous
avouerai que c'est l'idée que Milord avoit prise de vous. Il a fallu pour l'engager à réformer son jugement lui prouver par vingt faits,
que la trempe de votre ame est la force & le courage, & encore je n'oserois me flatter d'avoir réussi à le convaincre; car ces
hommes
J E dois beaucoup au Doyen de Colborn pour la bonne opinion qu'il a de ma probité; je lui dois encore davantage,
pour l'honneur de la correspondance qu'il me procure avec une personne de votre mérite. J'en dirois davantage, mais ma chere Hariote me
dit d'un air décisif, point de louanges, Milord, Clarice n'aime point ce ton-là. Le vôtre, Mademoiselle, est le ton de toutes celles qui
en méritent, je le prendrai pour ne pas vous déplaire, & vous devez me savoir gré de la violence que je me fais pour être bref sur un
article où j'avois la plus belle occasion de m'étendre; je passerai tout d'un coup à vous dire mon sentiment sur votre situation. Il me
convient de ménager votre délicatesse; votre intérêt ne peut
( Lady Hariote continue. )
Vous l'entendez, ma chere Clarice, je suis la femme rare, la femme par excellence, & n'allez pas vous
faire compliment de cet éloge, en vous persuadant que mon exactitude à mettre en pratique vos graves leçons, me l'ait attiré; non, ma
très-chere, je
M A situation, ma chere, n'est point de celles sur la durée desquelles on puisse raisonnablement compter. Un
bonheur sans nuage n'est point le partage des pauvres mortels, & le mien seroit parfait, si cette réflexion n'amortissoit le penchant
que j'aurois à le croire stable. Je mets au rang des félicités dont je suis en possession depuis quelque temps, le changement des idées de
ma chere Hariote, non qu'il m'ait autant surpris qu'elle pourroit se l'imaginer. Je connoissois Nota. Cette lettre ne s'est point trouvée dans celles qu'on m'a remises.
D Ieu bénisse la Philosophie, les Philosophes, & me garde de le devenir jamais.
La belle imagination de regarder comme un bien d'avoir les jambes fracassées, parce qu'on en goûte mieux ensuite le plaisir de se
promener! Gardez-vous, ma pauvre Clarice, de me souhaiter jamais un pareil bonheur, c'est bien assez de ne pas se noyer quand on passe
l'eau: jouissons tranquillement du présent, sans chercher les causes du plaisir dont nous sommes possesseurs. Je ne crains point cette
insipidité que vous voulez me faire appréhender dans un bonheur trop continu. Grace au grain de folie que j'ai pardessus vous, de nouveaux
desirs prennent si vîte chez moi la place de ceux qui sont satisfaits, que je n'ai guere le temps de m'assoupir. Nous sommes tous possédés
du Démon
C 'Est de Londres que je vous écris, ma chere, nous y sommes arrivés depuis deux
jours. Ma maison de Winsord avoit besoin de quelques réparations, & mon pere a choisi ce temps pour me proposer de voir la Capitale du
Royaume. J'y ai consenti d'autant plus volontiers qu'il n'y a personne dans cette saison, ainsi je serai débarrassée de faire des visites,
& d'en recevoir. Je profite de cette occasion pour satisfaire à un des besoins de mon cœur; il souffroit du mince équipage de mon pere
& de ma mere, le deuil couvroit tout, il touche à sa fin, & je me fais une vraie fête de leur faire goûter les douceurs de
l'aisance pour lesquelles ils sont nés, & dont ils ne jouissent plus depuis long-temps. Ma mere manque de tout, & je ne prétends
pas employer
V Otre attachement pour Monsieur le Doyen de Colborn, vous fera sentir bien vivement
le malheur qui vient de lui arriver. Il a été trouvé en apoplexie dans son cabinet, & malgré les plus prompts secours que je lui ai
fait administrer, il est mort au bout de quelques heures, sans avoir recouvré l'usage de la parole. Après avoir témoigné par signe sa
résignation aux volontés du Seigneur, il m'a paru occupé de quelque chose qui l'inquiétoit étrangement. Comme il me montroit incessamment,
du doigt, le bureau auprès duquel il étoit lorsque son accident l'a surpris, j'y ai été, accompagné de l'Ecclésiastique qui l'assistoit,
& j'y ai trouvé une lettre commencée qu'il m'a fait signe de mettre dans ma poche. Je lui ai nommé nombre de gens de ma
Q UE ne m'en coûte-t-il pas, ma chere enfant, pour troubler, par de justes craintes, la douce
paix dont vous vous croyez en possession pour toujours; mais ... Mon Dieu que je sens ma tête chargée! Ce voyage de Londres cache des
desseins ;
C Roiriez- vous, ma chere Clarice, que depuis douze jours, Milord s'efforce de me
persuader que mon incomparable amie n'est pas toute parfaite, & qu'on peut l'accuser d'un peu de négligence? Il ne le pense pas au
moins, j'en suis sûre; mais il a cru devoir mettre cette idée dans ma tête, à la place des inquiétudes que votre silence m'a causées.
J'étois encore dans ma chaise que je criois à l'hôtesse n'y a-t-il point de lettre pour Lady V.... ou Lady Hariote; car je pensois que
l'habitude vous eût peut-être fait prendre cette derniere adresse. Nous n'avons point de lettre pour personne, me répond cette femme.
Envoyez donc vîte à la poste, & en attendant le retour d'un domestique & du valet de chambre de Milord, qui couroient de façon à
s'essoufler,
M Es tristes pressentiments sont donc vérifiés; ils m'annonçoient la mort de notre
digne ami, & les suites inquiétantes qu'elle devoit avoir pour ma chere Clarice. J'aurois voulu me livrer à l'idée que son domestique
s'est efforcé de vous donner, Milord ne m'en laisse pas la liberté. Ou il a d'étranges lumieres sur votre pere, ou il est furieusement
prévenu contre lui. Tout ce qui vient de sa part lui est suspect, & il est au désespoir que vous ayiez retenu ce garçon à votre
service. Quand je lui en demande la raison, il me répond simplement que c'est parce que Sir Derby l'a voulu; ce n'est là que la derniere
partie de ses motifs, il en a de plus forts, ma chere, & il me prie d'insister
E H mon Dieu! que vous avez eu d'embarras & de fatigues! Que sais-je ce que je vous aurois dit à ce sujet, si
vous ne m'aviez pas fait adroitement l'éloge de la discrétion de Milord, pour m'engager sans doute à l'imiter; je ne dirai donc pas un mot
du passé, & je me contente de vous exhorter à ne violer jamais le vœu d'obéissance que vous avez fait à votre époux. J'espere que
votre déférence pour ses conseils ne sera pas bornée à vos voyages; il me semble qu'il mériteroit par sa conduite que
Q Ue Dieu bénisse une conduite justifiée ou du moins excusée par des motifs si
nobles & si chrétiens, c'est la seule réponse que je ferai à votre derniere lettre. Milord espere que son silence à cet égard vous
encouragera à continuer de l'informer de votre situation; c'est à ce seul détail qu'il forme ses demandes, & comme il est essentiel à
matranquillité, j'espere que vous continuerez à être exacte & sincere avec nous. Vous dire que les Dames Françoises
V Ous êtes une étrange créature, ma chere Hariote, & où avez-vous pris que je
vous aie ôté la liberté de me parler librement. Sur un seul article, j'ai demandé grace à Milord, parce que tout ce qu'il auroit pu me
dire n'auroit rien raccommodé. En tout le reste, j'ai suivi ses conseils, ou plutôt je suis déterminée à les suivre. Ne vous gênez pas, je
vous prie, laissez couler votre plume, quand vous m'écrirez; tout ce qui me viendra de
J 'Ai bien affaire de vos explications, après le beau compliment par lequel vous
finissez votre lettre. Oh! quelle folie, d'avoir mis son attachement à une philosophe! Ces sortes de gens voudroient nous persuader que le
feu ne brûle point; oh! il fait tout ce qu'il vous plaira, je suis bien moins occupée à examiner la maniere dont il me pénetre jusqu'aux
os, pour ainsi dire, qu'à faire disparoître la rougeur & l'ampoule qu'il a laissée sur ma peau. J'ai beaucoup de respect pour la vertu
de Madame votre mere, sans avoir l'espoir d'y atteindre jamais. Si le Ciel m'envoie des croix, je tâcherai de me résigner, de me consoler,
par l'espoir de voir le calme succéder à l'orage; mais de la joie, du desir des souffrances; cela n'est bon que pour les Saints, & je
sens trop mes imperfections,
S I votre cher oncle pouvoit lire vos lettres, ce seroit bien le moment d'employer son ancienre frein: Le renard meurt dans sa peau. Ne prenez point ceci pour un reproche, ma chere, changez tant
que vous voudrez, sur certains articles; mais conservez votre cœur & votre aimable gaieté. C'est donc là votre ton quand vous êtes
malade, & que vous avez des vapeurs? Votre ton chagrin ressemble comme deux gouttes d'eau à la joie d'un autre. Je vous dirai pourtant
que je n'aime point votre indolence; c'est un état contre nature. Secouez vous, ma chere, si les médecins vous le permettent, c'est à ce
coup que vous êtes sous leur férule, & qu'il faut faire pénitence de vos hérésies sur la médecine. Je serois bien fâchée que vous
eussiez une fille qui n'eût rien de sa mere
N E frémissez-vous pas à la vue de ce paquet, ma chere Clarice? Aurez-vous le courage de lire cette lettre, ou
plutôt ce volume? Je m'accuse d'indiscrétion en vous l'envoyant, & pourtant je le mets à la poste; c'est assez mon usage, vous le
savez, de connoître les sottises que je vais faire, & d'aller toujours mon chemin. Quelle apparence d'espérer que vous lirez ma longue
épître, dans le temps où vous discuterez peut-être l'affaire la plus sérieuse de votre vie! N'importe, ce qui est écrit est écrit, &
qui pis est, partira; la chose est trop singuliere pour ne vous être pas détaillée. Vous vous souvenez sans doute, ma chere, que j'avois
un goût pour les romans, dont vous avez eu bien de la peine à triompher. J'ai violé la parole que je vous avois donnée de n'en Lettres de Clarice, &c. S'il n'y avoit pas eu cinq volumes,
j'eusse cru qu'il avoit pris la peine de faire imprimer vos lettres; mais vous n'avez pas encore rempli une si longue tâche. Je parcours,
je dévore, mon étonnement croît à chaque ligne. Une Clarice comme il faut ; & pour abréger, après mille incidents, il se sert d'un
breuvage qui lui ôte l'usage de ses sens. Clarice, après cette indignité, se sauve, refuse constamment la main de Lovelace qui lui est
offerte par toute la famille de ce monstre, & meurt après avoir éprouvé plusieurs affronts qui ne sont qu'épisodiques au sujet.
Pourquoi, puisqu'on employoit le nom d'une fille aussi parfaite que ma Clarice, ne lui pas donner une conduite aussi toute parfaite?
Qu'avoit-
V Ous ne vous imagineriez jamais, ma chere, que votre amie a succombé à la tentation
de lire l'ouvrage que vous lui avez annoncé, & de le lire en huit volumes; car l'Auteur Anglois a été abrégé par son traducteur, que
vous avez encore trouvé trop long. Je crois que l'intention de l'Auteur, qui étoit très-bonne, vous a échappé. C'est comme s'il eût dit:
Une fille aussi parfaite & aussi vertueuse que mon Héroïne, a perdu pour une désobéissance à ses parents, son bonheur, sa réputation,
son honneur même. Apprenez, jeunes personnes, par son exemple, qu'une premiere faute contre la soumission que vous devez à vos parents,
peut vous conduire de précipices en précipices; qu'il est des démarches qui ne laissent plus que le choix entre deux malheurs. C'en est un
bien grand d'être
Q Uel coup affreux vais-je porter à votre cœur, ma chere & tendre amie! Quel
coup pour Milord, qui sembloit les avoir prévus! N'ai-je point à me reprocher mon obstination à conserver la fatale confiance qui m'a
perdue; lorsqu'un homme tel que lui m'en disoit assez pour m'avertir qu'elle me conduisoit au précipice? Mais qu'il étoit affreux de
soupçonner un pere, de tant de noirceurs. Ah! chere Hariote, lorsque je vous écrivois avec tant de sécurité, que nous ne serions jamais
dans le cas imaginé par l'Auteur du roman de Clarice, que j'étois bien éloignée de penser que je touchois au moment d'éprouver des
malheurs mille fois plus terribles, au moment d'être forcée de quitter en fugitive ma propre maison, pour aller chercher auprès de vous un
C 'Est à genoux, Mademoiselle, que je vous trace l'horrible aveu de mes crimes,
fasse le Ciel que la premiere bonne action que je fais dans ma vie, en vous découvrant l'affreuse trahison dont vous allez devenir la
victime, fasse le Ciel, dis-je, que cette bonne action soit suivie d'un repentir sincere. Vous m'avez fait sentir hier au soir le premier
remords que j'aie senti dans ma vie; jusqu'à ce jour j'ai avalé l'iniquité comme l'eau, & je m'applaudissois d'un projet qui ne
pouvoit que vous rendre misérable, lorsqu'il m'est venu tout-à-coup dans l'esprit: Quel mal t'a fait l'innocente Clarice? N'est-ce pas
elle qui ne put se résoudre à te laisser dans la médiocrité pour laquelle tu es née, qui a ajouté de son propre mouvement cent livres
sterling à la pension qu'on lui demandoit pour toi, & qui s'est fait la mere de tes enfants? Je n'endurcis point mon cœur contre cette
pensée, & craignant que ma malignité ne l'emportât sur la miséricorde de Dieu,
Qui croiroit au milieu des inquiétudes qui m'agitent, que le sommeil ait pu suspendre pour un petit moment le sentiment de mes maux! que
dis-je, il semble qu'il ait augmenté ma faculté de les sentir, en rétablissant mes forces épuisées. Quelles affreuses images ont assailli
mon ame pendant mon sommeil! J'ai cru voir mon libérateur devenu celui de ma mere; il me la ramenoit lorsqu'il a rencontré son cruel
époux. Le vaillant jeune homme a essayé de la défendre contre ces cinq hommes qui vouloient la lui ravir, je l'ai vu tomber percé de
coups, ma mere qui avoit cherché à le garantir aux dépens de sa propre vie est tombée à côté de lui, leur sang se confondoit, & mon
libérateur lui disoit: il est doux de le verser pour Clarice. Tout-à-coup la terre s'est ouverte, & a englouti mo malheureux pere:
Montalve est
C Omme je prévois, chere Hariote, que j'aurai beaucoup de choses à vous mander, je
commence cette seconde lettre un jour avant celui où elle partira, & je vais reprendre le fil de mes tristes aventures à l'endroit où
la poste me força de les interrompre. Les occupations de Chevalier le forcerent à me quitter aussi-tôt qu'il m'eût rendu compte de son
voyage. Il avoit eu l'attention de se pourvoir d'un poulet froid, & du reste de ce qui étoit nécessaire pour sustenter une vie qui
menace d'être bien traversée, mais que Dieu m'ordonne de conserver: je m'élevai donc au dessus de mon abattement pour prendre quel-que
nourriture, & il me semble que ce petit secours rendit quelque vigueur à mon esprit. J'avois sur-tout deux choses qui me causoient une
inquiétude
Chevalier arrive de Windsord! eh quelles affreuses nouvelles vient-il de m'apprendre! Ciel, daigne soutenir mon courage dans les
malheurs qui me restent à souffrir! C'est de l'hôtesse qu'il a su le détail suivant. A peine l'a-t-elle apperçu qu'elle s'est écrié:
hélas! mon cher Monsieur, si vous étiez revenu quelques heures plutôt, vous auriez été témoin d'une scene qui vous auroit attendri. Cette
pauvre fille que vous vîtes hier ici vient d'être arrêtée comme complice de ses maîtresses Deux misérables ont été jurer que Madame Derby
& sa fille, de concert avec Montalve, les avoient sollicités d'empoisonner Sir Derby, parce qu'il s'opposoit au mariage de sa fille
avec ce Montalve, qui se faisoit convenance. Une grande fortune est souvent un malheur, parce que l'amour de l'héritage
plus que de l'héritiere peut engager un mal-honnête homme à se masquer & à se contraindre, jusqu'à ce qu'il ait attiré dans ses
filets, la proie qu'il veut dévorer. A présent que je serai pauvre, je ne vaudrai plus la peine d'être trompée, je pourrai sans crainte de
blesser des usages qu'il faut toujours respecter, prendre un époux dans une classe médiocre, où l'on trouve ordinairement plus de mœurs
que dans celles qui sont plus relevées. A ces considérations succedoient les
V Ous avez du recevoir une lettre de moi, qui me fait frémir lorsque j'y pense. Vous
y apprenez mon mariage, & je n'ai pas eu le temps de vous détailler l'indispensable nécessité où je me suis trouvée de le conclure.
Ah! sans doute j'ai perdu votre estime & votre amitié, l'une n'a pu survivre à l'autre. Si mes conjectures à cet égard sont fondées,
vous dédaignerez peut-être de jeter les yeux sur la lettre d'une infortunée que vous rougissez d'avoir aimée! au nom de Dieu, chere
Hariote, ne me condamnez pas sans m'entendre. Vous m'avez regardée jusqu'à ce jour avec des yeux que la partialité pour moi rendoit
mauvais juges, vous
O H! mon pere, ne fermez point l'oreille à la voix de la nature, qui ne peut manquer de vous parler en faveur
d'une fille infortunée, qui n'a point à se reprocher une seule pensée, dont vous puissiez être offensé. Pourquoi lui faire un crime d'une
fortune qu'elle n'a point mendiée, qu'elle n'estimoit qu'autant qu'elle
A Quelles épreuves Dieu met-il ma résignation, infortunée chere amie, comment votre Hariote n'est-elle pas partie
à la réception de votre lettre, pour vous arracher à vos cruels persécuteurs! Etoient-ce les seuls témoignages de ma vive sensibilité que
vous aviez droit d'attendre de votre amie? Ah! si au lieu de moi vous ne voyez qu'une lettre, n'en accusez que la
M On malheur est contagieux, il s'est répandu sur ce que j'ai de plus cher. Fasse le
Ciel que les suites en soient moins funestes que je n'ai lieu de le craindre. Le départ de Milord semble m'assurer qu'on vous a cru sans
danger. La solidité de votre amitié ne m'a point surprise, non plus que l'adresse avec laquelle vous me donnez des conseils que je ne suis
plus en état de suivre. Nous mettons dans l'instant à la voile. Vous apprendrez, au moment de mon arrivée en France, pourquoi je ne suis
pas
C Here, aimable & vertueuse fille, vous m'auriez trouvée à la descente de votre
vaisseau au lieu de cette lettre, si je n'étois encore dans le commencement d'une convalescence que le moindre excès rendroit plus longue.
L'ardent desir de me revoir entre vos bras m'engage à ménager une vie qui vous appartient, & dont je veux employer tous les moments à
vous témoigner ma reconnoissance, pour les sacrifices que vous m'avez faits.
( Lady Hariote continue. )
On n'a permis à Madame votre mere d'écrire ces quatre lignes de sa main, que pour tranquilliser sa chere fille: elle revient des portes
du trépas, tout le danger est passé, soyez en bien persuadée. Nous avions appris votre mariage, nous y avions applaudi avant de recevoir
la lettre par laquelle vous nous l'annoncez, & nous admirons la bonté de la Providence, qui par des voies si extraordinaires vous a
conduite au vrai bonheur. Je remets à vous quereller à la fin de cette lettre, pour les craintes mal conçues que vous aviez eues de nous
voir désaprouver votre conduite. Je ne veux pas vous amuser de mon babil, que vous ne sachiez par quel bonheur nous sommes en possession
de la moitié de vous-même, d'une femme digne d'être la mere de Clarice, c'est tout dire en un mot. Je vous avois bien dit que je faisois
voler à votre secours un autre moi-même. Milord fut en quinze heures à Calais, & devança l'arrivée du courier. Un seul domestique qui
l'avoit à parte : Il y a ici un mystere que je ne comprends pas; celui-ci {? Nota. N'allez pas, nous vous en conjurons, vous piquer d'un excès de générosité à l'égard de Sir Derby; il avoit
consenti à vous abandonner l'argent que vous avez sur la banque de Gênes, pourquoi le lui lais-seriez-vous?
Q Ue ne vous dois-je pas, chere amie, pour m'avoir conservé ma mere aux dépends de
vos jours, & quelles actions de graces ne dois-je pas rendre à Dieu tous les jours de
L E Ciel vous a donc rendu à mes vœux, ô ma chere, ma tendre & respectable mere! Quel bonheur pour moi de
n'avoir appris votre danger qu'après votre rétablissement! Je ne crois pas que j'eusse été capable de supporter la crainte de vous perdre
pour toujours, avec tous les autres maux dont j'étois accablée. Pesez les, ma chere mere, ou plutôt efforcez-vous de les oublier. De tels
souvenirs ne sont propres qu'à déchirer une ame aussi sensible que la vôtre: je
J E ne sais comme sont faits les romans, ma chere, puisque je n'en ai jamais lu qu'un, mais je suis bien sûre
qu'il ne peut y en avoir aucun aussi attendrissant, aussi intéressant que l'histoire de vos malheurs. Je vous ai suivie dans vos fuites,
dans votre prison; je me suis senti suffoquée en passant par ce trou fait avec tant de célérité & de travail; enfin, ma chere, quoique
votre lettre fût datée d'un camaraderie, & à
la seconde lecture de votre lettre, je n'ai pu m'empêcher de faire des éclats de rire, toutes les fois que vous les appelliez mes compagnons. La belle expression dans la bouche de ma Clarice! elle m'avoit coûté des
larmes à la premiere, parce qu'il n'étoit pas bien établi dans mon esprit que vous fussiez hors de cette prison; il m'a fallu vingt-quatre
heures pour m'en assurer, & dès l'instant j'ai repris toute ma belle humeur. Je ne sais qui me rassuroit sur les tempêtes, sur les
mauvaises rencontres; si vous eussiez eu à déboucher le détroit de Gibraltar, j'aurois toujours cru vous voir tomber entre les griffes des
Corsaires; dans la route que vous faisiez vous ne couriez que le risque d'être prisonniere de guerre, en France, & c'étoit un petit
malheur pour l'épouse d'un François. Enfin, vous êtes arrivée heureusement dans votre nouvelle
(Madame Derby écrit. )
Oui, ma chere fille, les vertus ont des bornes qu'on ne peut franchir sans tomber dans des extrêmités condam-
( Lady Hariote continue. )
Oui, ma chere sœur, j'ai enfin le bonheur d'avoir une mere, & je ne sais s'il m'eût été possible d'avoir plus de tendresse & de
respect pour celle que Dieu m'a retirée avant que je fusse en âge de la connoître, que pour celle qu'il m'a rendue. Point de jalousie s'il
vous plait; vous serez l'ainée, je vous céderai la premiere place dans son cœur; je consens
Ma treschere Mere, JE m'abandonne abſolument à votre prudence, à celle de Milord, ſur ce qu'il convient de faire, par rapport à mon bien, je vous envoie un blanc ſigné que vous remplirez comme vous le jugerez à propos. Je n'ai pas aſſez d'orgueil pour préférer mes lumières à celles de ma vertueuſe mere; elle connoît toute l'étendue de mes devoirs, en qualité de fille, elle qui a ſi bien rempli celle d'épouſe dans des circonſtances beaucoup plus pénibles que celles où je me trouve aujourd'hui. Elle m'a appris que les fautes de nos ſupérieurs ne peuvent autoriſer les repréſailles, je ne riſque point de m'égarer en la prenant pour guide. Je joins à ce papier, l'acte de mon mariage, le conſentement du Baron qui m'autoriſe à diſpoſer à mon gré de tous mes biens. Les Avocats que nous avons conſultés nous ayant aſſuré que ces deux actes étoient néceſſaires pour valider l'abandon que je veux faire, je crois que ce ſeul trait ſuſſiroit pour vous faire connoître la faveur que le Ciel m'a faite en m'accordant un époux d'un caractere auſſi noble auſſi déſintéreſſé. Quel autre en ſa place auroit pu ſe déterminer à faire un auſſi grand ſacrifice, à ſe charger d'une femme auſſi pauvre que je le ſuis devenue?
Le Baron continue: Tous ceux qui auroient eu des yeux un cœur, Madame. Eſtil une fortune, quelque brillante qu'on la puiſſe imaginer, ſur laquelle on daignât jeter les yeux après avoir eu le bonheur de connoître votre adorable fille?
N'eſtelle pas un tréſor au deſſus de tous les tréſors? Ce n'eſt pas en époux paſſionné que je lui rends ce témoignage; il y a trois ſemaines qu'elle embellit ma chaumiere, déjà elle m'a fait des rivaux de tous ceux qui ont eu le bonheur de la voir. Il n'y a diſtinction ni d'âge, ni de rang, ni de ſexe, tous l'admirent, l'aiment, la reſpectent. Elle enchante les yeux, à la premiere vue, elle plaît à l'eſprit au cœur, ſi on a l'avantage de converſer avec elle quelques inſtants.
Avec une telle épouſe ma félicité paroît parfaite; elle ne l'eſt pourtant pas, Madame, il me reſte encore un deſir à ſatisfaire, c'eſt celui de vous voir, de vous chérir, de vous ſervir de vous reſpecter. Il faut que mon cœur ſoit inſatiable, puiſqu'il oſe ſouhaiter quelque choſe au centre de tous les biens. Je poſſede une mere digne de vous être comparée, c'eſt l'expreſſion de ma Clarice, vous ſavez qu'elle eſt un bon juge.
Il m'en manque une autre, je pourrai me vanter de receler, ſous mon humble toit, trois merveilles. Quelle augmentation de félicité, ſi je pouvois un jour témoigner autrement, que par lettre, le reſpect la vive reconnoiſſance que m'ont inſpiré les grandes qualités du reſpectable couple à qui nous devons tout! Un attachement des ſervices, tels que ceux dont nous ſommes redevables à Milord V**. à Madame ſon épouſe, ſont des dettes qui laiſſent ceux qui les ont contractées, dans une incapacité de payer, qui auroit quelque choſe d'humiliant de pénible, ſi on n'étoit conſolé par la généroſité de ſes bienfaiteurs. Faſſe le Ciel, qu'ils ne ſe trouvent jamais dans la ſituation de ſonder notre cœur à cet égard, aſſurément ils n'en verroient point le fond, pour ne parler que de moi ſeul (car mon épouſe n'a pas beſoin de caution auprès de ceux qui la connoiſſent) j'emploierois volontiers la derniere goutte de mon ſang pour prouver à nos illuſtres amis, qu'ils n'ont point obligé un ingrat. Ma mere prétend que je n'en dis point aſſez pour lle, veut parler elle-même.
NOn, Madame, on n'a point pu vous rendre tous les ſentiments de mon cœur, pour votre vertueuſe aimable fille; le Ciel en me la donnant a comblé tous mes vœux. Je ne cherche ni à vous faire un compliment, Madame, ni à faire les honneurs de mon fils; mais en vérité, il ne méritoit point votre tréſor. Ce n'eſt pas que je n'aie eu long-temps ſujet de m'applaudir des diſpoſitions au bien que le Ciel avoit miſes dans ſon ame, mais cette vertu, que j'avois tâché de cultiver en lui, a ſouffert une terrible éclipſe, celle de ſon épouſe eſt ſans nuage. Ce pénitent retient ma main, meurt de frayeur, à ce qu'il dit, que je ne lui rende une juſtice trop exacte. Avant de vous faire une confeſſion générale de ſes égarements, il veut, dit-il, avoir le temps de les effacer, par ſon repentir. Il veut que témoin vous-même de ſa converſion, vous ſoyez diſpoſée à l'indulgence pour ſes fautes paſſées. Il craint de vous alarmer ſur le ſort de Clarice.... Il dit que s'il me laiſſe continuer, je vous apprendrai tout en proteſtant que je ne veux rien dire.
Je ne veux pas lui ôter le mérite de ſes aveux en les prévenant.
Je ne me laſſe point de faire répéter à ma fille chérie, toutes les circonſtances des états terribles où elle s'eſt trouvée, je vois avec admiration qu'elle a toujours agi comme une perſonne conſommée dans la ſageſſe la vertu, malgré ſa jeuneſſe.
Comment peut-on haïr une perſonne ſi parfaite! Je touche un point délicat, Madame, j'y ſuis forcée. Ma chere Clarice s'eſt vue dans la néceſſité de me déclarer l'origine de ſes malheurs, a cru avoir beſoin de me faire approuver l'héroïque ſacrifice auquel elle s'eſt déterminée. De ſes ſentiments des vôtres, on peut tirer une conduite parfaite. J'approuve qu'elle achete, s'il eſt poſſible, le retour de la tendreſſe paternelle, par le ſacrifice actuel de ſes grands biens, ce ne ſeroit pas les payer trop cher.
J'approuve qu'elle ne confonde point les droits de ſes enfants, avec les ſiens.
Leur conſerver le droit à ſon héritage, eſt un devoir ſacré pour elle. Sacrifier l'aiſance qui lui ſeroit perſonnelle, ſe dépouiller de l'uſufruit, c'eſt un acte de vertu, dont je ſerois fâchée qu'elle ſe privât. Les motifs de ſon dépouillement l'ennobliſſent même aux yeux des hommes; que dire du mérite qu'il lui procurera devant Dieu? L'agréable ſpectacle pour le Ciel, que Clarice devenue fermiere, elle qui pouvoit obſcurcir les familles les plus opulentes!
Cet état a des douceurs, Madame, mais il faut les avoir éprouvées pour les imaginer. Si le Ciel donne à nos enfants la bénédiction des Patriarches, une nombreuſe famille; ils pleureront ſur leur poſtérité qu'un grand héritage arrachera ſans doute à la vie tranquille innocente, dont ils auront joui eux-mêmes. Ma chere Clarice me fait ſouvent cette objection; les richeſſes lui paroiſſent un fardeau inutile, depuis qu'elle voit par ſes yeux combien il lui en faut peu, pour ſatisfaire aux vrais beſoins de la nature. Ceux de la charité ſont un peu plus étendus; cependant elle s'apperçoit qu'avec ce qu'elle a, elle peut fournir à tout, regarde la médiocrité, à laquelle elle eſt réduite, comme un bien qui manquera à ſes enfants. Laiſſez à la Providence le ſoin de les dépouiller, ſuisje obligée de lui dire ſouvent après vous: elle ſaura bien trouver ſans vous, le moyen de les rendre pauvres, ſi cet état leur eſt avantageux. Demandons ſans ceſſe cette grace pour eux; Dieu n'a pas coutume de refuſer de pareilles faveurs qui lui ſont demandées ſi rarement. Le Ciel m'avoit avantagée de parents auſſi riches en vertu que dénués des biens de la fortune; le petit bien que j'ai actuellement faiſoit tout leur patrimoine. Un mariage que je n'avois pas lieu d'eſpérer, m'enleva à notre heureuſe indigence. Je trouvai à la ſuite des richeſſes des grandeurs, les chagrins, les ſoucis, les amertumes qui en ſont preſque inſéparables: mon pere m'exhortoit ſans ceſſe à conſerver mon bien, me diſoit, pourtant en riant, qu'il eſpéroit de me voir pauvre. Le Ciel a différé de remplir ſes deſirs à cet égard; je jouiſſois de toute ma fortune lorſqu'il m'enleva ce bon pere. Sa perte fut ſuivie de celle de mon époux. A la ſuite de ces deux malheurs, un nombre d'accidents auxquels on donne le même nom ſe ſuccéderent avec une rapidité qui me laiſſoit à peine le temps de reſpirer.
Chargée de la tutelle de mon fils, je regardai comme un des devoirs de mon état, de défendre ſes droits, je les défendis ſans chaleur, ſans trouble; je les vis envahir, ſans haine pour leurs raviſſeurs. Mais c'eſt trop vous parler de moi, Madame, il faut revenir à notre chere fille. La juſtice m'oblige de vous dire ce que je lui répete ſouvent, c'eſt qu'indépendamment de ſes bonnes qualités, elle ſeroit une fortune pour mon fils, quand elle ſeroit réduite à ce qu'elle a aujourd'hui, le bien du Baron n'allant pas à la quatrieme partie du ſien.
Nous ſommes vraiment riches pour ce pays où l'on trouve les vrais biens avec abondance, parce qu'il n'y a que peu de bouches pour les denrées, que l'argent y eſt extrêmement rare.
Si je voulois vous faire un Compliment, je vous dirois, Madame, que notre hameau n'eſt pas digne d'une perſonne accoutumée à vivre dans la grandeur, mais je ne ſais point parler avec une langue, une langue. Je vous dis au contraire: venez, Madame, embellir un lieu habité par des hommes ſimples, droits, ennemis de tout artifice.
Venez dans le ſéjour de l'innocence de la paix; c'eſt ici votre vrai terroir.
Vous y trouverez une perſonne qui mettra ſa gloire à vous prouver par ſes actions, les ſentiments tendres reſpectueux avec leſquels elle a l'honneur d'être, ....
Suite de la lettre de Clarice, à Madame ſa mere, à Lady Hariote.
Avouez que je dois beaucoup à Dieu pour l'heureuſe prévention qu'il a fait naître en ma faveur, dans le cœur des perſonnes auxquelles j'ai un ſi grand intérêt de plaire. Je n'abuſerai point de cette grace, ne m'en ſervirai que pour acquérir les vertus qu'on me ſuppoſe. Hariote veut un détail exact du paſſé, du préſent; ayez la bonté de vous en prendre à elle, ſi je ne vous fais grace d'aucune des minuties dont le récit ſera ſans doute fort ennuyeux. S'il vous amuſoit par haſard, je le regarderois comme preuve du vif intérêt que la tendreſſe maternelle l'amitié vous font prendre au fort d'une pauvre petite fermiere qui n'a de bon que ſes ſentiments pour vous. Je vous écrivis ma derniere lettre en débarquant, pour ainſi dire. Mon époux ſe hâta de prévenir Madame ſa mere ſur notre arrivée dans le Royaume, eut la bonté d'exagérer le peu que je vaux. Cette vertueuſe femme étoit prévenue; Monſier Beker lui avoit annoncé notre mariage notre fuite, ſans pouvoir lui apprendre ce que nous étions devenus: ce qui lui cauſoit d'étranges appréhenſions.
Notre lettre l'ayant tranquilliſée, elle nous pria de ne point précipiter notre départ, d'arranger tellement nos affaires à Bordeaux, que nous ne fuſſions pas forcés d'y faire un autre voyage. Nous conſultâmes donc d'habiles Avocats, ſur la maniere dont les actes que je viens de vous envoyer devoient être conçus. Savez-vous bien que dans tous le cours de cette affaire j'ai eu beſoin de me faire ſouvent violence pour ne pas m'écrier: ô ſiecle! ô mœurs! Madame ma belle-mere avoit eu la bonté de nous envoyer un pouvoir de conclure notre maringe, nos conditions matrimoniales, parce que mon époux n'eſt point majeur. Lorſqu'on annonça vingt-deux mille livres de dot, douze mille livres pour ce qui me reſte de joyaux, les Avocats auxquels nos habits n'est avoient pas beaucoup impoſé, devinrent trèsrévérencieux: mais lorſqu'il fut queſtion de la ceſſion de plus de trois millions que je voulois faire à mon pere, je vis l'inſtant où ils alloient tomber à genoux devant cette ſomme; car en vérité leurs reſpects ne regardoient point le devoir que je rempliſſois. Après que leur premier étonnement fut paſſé, ils firent des repréſentations. Je ne ſaurois prendre ſur moi de vous répéter tous leurs propos, ils reviennent tous à ces maximes: L'argent fait la ſouveraine félicité, il donne de l'honneur, des talents, des vertus, des amis. On doit tout ſacrifier pour en avoir beaucoup; donc nous faiſions une ſottiſe de renoncer au nôtre. Les miſérables gens! je mourois d'envie de leur dire: dîneton deux fois quand on a beaucoup d'or, cela nous donnetil la faculte d'être nourris, vêtus, logés au double?
C'eſt, s'il vous en ſouvient, le langage d'Arlequin, dans une des Comédies de Marivaux; mais l'on a beau ſe moquer de la cupidité, elle ſera toujours: Regina del mondo. Nos Avocats n'ayant pu nous déterminer à fléchir ſous le joug de cette impérieuſe ſouveraine, deſtructrice de toutes les vertus, dreſſerent nos actes; mais ce fut avec des lamentations qui avoient quelque choſe de ſi comique que je n'euſſe pu m'empêcher d'en rire, ſi la pitié que m'inſpiroient les préjugés dangereux dont ils étoient remplis, n'eût prévalu.
Cette affaire conclue, le Baron courut chez Monſeigneur notre Archevêque.
Il nous reçut comme des gens dont on lui avoit fait un portrait avantageux; c'eſt une obligation que nous avons au bon Monſieur Beker qui a obtenu, comme il nous l'avoit promis, une forte recommandation du Vicaire Apoſtolique à Londres. Notre Prélat étoit perſuadé qu'il ne manque rien à notre premier mariage pour en faire un Sacrement; cependant, comme il n'eſt point conforme aux loix du Royaume, il n'a voulu laiſſer aucun lieu à la chicane aux mauvais propos. Il a fait publier un banc à Bordeaux, dans la Paroiſſe de Madame la Baronne, parce que le domicile d'un mineur eſt chez ſa tutrice, nous ayant donné diſpenſe des deux autres, il nous a remariés de ſa main, dans ſa Chapelle, nous a fait l'honneur de nous retenir à dîner. J'étois un peu embaraſſée de nos billets de banque; un négociant de Bordeaux s'en eſt chargé avec plaiſir. Il ne me reſte de tous mes bijoux que votre portrait enrichi de diamants, ma montre, le flacon de ma chere Hariote: on les a eſtimés douze mille livres, ils valent le double. Je n'ai jamais voulu qu'on mît ſur le contrat une bague de deux cents pieces, que j'ai donnée à mon mari. Voilà le détail de tous mes tréſors.
Ils ſont bien augmentés depuis une heure, ma chere mere. Je viens de recevoir une lettre du bon Ryding, dans laquellej'en ai trouvé une de change de mille pieces. Il avoit cet argent entre les mains lorſqu'on a adjugé à mon pere l'héritage de ſa ſœur, n'a point voulu s'en deſſaiſir. Oh, ne dites plus que votre Clarice eſt pauvre! en vérité elle eſt immenſement riche pour ce pays. Il me demande une quittance antidatée; je l'ai faite ſans trop ſavoir ſi je le devois, n'eſtce point une tromperie, y a-t-il aucun cas où il ſoit permis de tromper? En tout cas, je ſerai en état de reſtituer; cet argent ne ſera point employé que je ne ſache s'il eſt à moi bien loyalement. Je vais continuer mon récit.
Malgré l'obligeante lettre que Madame d'Aſtie m'avoit écrite, je ne laiſſois pas d'avoir quelque confuſion de paroître devant elle: mes malheurs me donnoient un peu l'air d'une aventuriere, qualité qui nuit toujours à une femme, parce qu'il eſt bien rare qu'elle n'ait rien à ſe reprocher en pareil cas.
Le témoignage de ma conſcience me raſſuroit bien contre mon propre mépris, il n'étoit pas ſuffiſant pour me faire éviter le mépris des autres, malgré le beau nom de philoſophe, dont il plaît à Hariote de me décorer quelquefois, je ſentois que je n'étois rien moins qu'inſenſible à l'opinion publique. Je l'aurois pourtant bravée, je crois, pourvu que la mere de mon époux eût été perſuadée de mon innocence, dans les démarches qu'une abſolue néceſſité m'avoit forcée de faire. Je fus raſſurée au premier moment où j'eus l'honneur de la voir.
Imaginez-vous .... Non, ne vous imaginez rien; tout ce que vous pourriez vous repréſenter ſeroit au deſſous de la vérité. De la beauté, de la nobleſſe, des vertus des graces; voilà ce qui compoſe la phyſionomie de ma reſpectable belle-mere. Rien de froid dans l'abord, malgré une grande retenue.
De la gaieté ſans diſſipation, de la gravité ſans empois; car mon Hariote dit ſouvent que les femmes graves font empeſées juſqu'à la roideur. Mon époux moi avions prévenu d'un jour, celui où nous lui avions annoncé notre arrivée, ainſi elle parut agréablement ſurpriſe de nous voir à ſes pieds. Elle nous arroſa de ſes larmes, en nous embraſſant en nous béniſſant, dès-lors je me ſentis auſſi libre avec elle que je l'euſſe été avec vous, ma très-chere mere. Elle avoit en main les armes de la femme forte, c'étoit pour moi, dit-elle, qu'elle travailloit. J'avois voyagé en héroïne de roman, plus de diamants que de chemiſes. Ce mot de diamants me rappelloit le deſſein où j'étois de lui offrir ma montre; je l'attachai à ſon tablier, en lui diſant qu'après le plaiſir de la lui offrir, je ne pouvois en avoir un plus grand que celui de la lui voir accepter. J'en veux recevoir de plus précieux de ma chere fille. me dit-elle, c'eſt ſon cœur, c'eſt ſon amitié, ſa confiance. En vérité, Madame, lui répondis-je, je n'ai plus rien à donner de ce côté là: tout eſt fait, je n'en dois avoir aucun mérite, car toutes ces choſes me ſont échappées ſans mon aveu, à l'inſtant où j'ai eu le bonheur de me voir à vos pieds entre vos bras. Sa réponſe fut un tendre embraſſement, je vous avoue que cette demi-heure reſſembloit ſi fort à celle où j'eus le bonheur de vous voir pour la premiere fois, que leur ſouvenir confondu me fit croire qu'il étoit faux de dire qu'il n'y avoit point de vrai bonheur ſur la terre. Nous paſſâmes ces premieres heures avec une aimable confuſion qui m'occupa toute entiere, ce ne fut que le lendemain où je pus examiner ma nouvelle demeure.
Vraiment, le Baron en parloit avec trop de modeſtie, quand il la nommoit une chaumiere. On entre d'abord dans une cour médiocre, garnie de pluſieurs rangs de noyers qui font quatre allées. Le milieu de la cour eſt une piece verte, de quinze pieds en quarre; elle eſt vis-à-vis d'un petit eſcalier à deux rampes, qui conduit dans une ſalle boiſée, qui n'a pour tout ornement que des chaiſes de paille, deux tables de noyer avec des rideaux de toile blanche aux fenêtres.
Il y a un ſi grand air de propreté dans cet appartement, qu'il ſemble qu'on y reſpire un air plus pur qu'en aucun endroit où je me ſois trouvée de ma vie: les rayons du ſoleil l'éclairent à ſon lever, mais leur vivacité eſt émouſſée par une vigne qui tapiſſe les fenêtres en dehors, qui n'interceptent que la partie du jeu qui pourroit éblouir la vue. A côté de cette ſalle on trouve une petite cuifine garnie préciſément du néceſſaire, de l'autre côté un cabinet qui renferme une bibliotheque choiſe. Trois pieces au premier étage font le reſte du logement: pas un morceau de tapiſſerie, mais des murailles d'une blancheur éclatante, enrichies de cartouches peints à la freſque, entourés de guirlandes de fleurs, avec un petit payſage au milieu. C'eſt l'ouvrage de Madame la Baronne. Sur le derriere de la maiſon, un petit pavillon plus bas, où l'on trouve une chambre de maître, deux réduits pour les domeſtiques, une laiterie pavée, où l'on peut diſtinguer tous ſes traits, tant elle eſt propre luiſante. Des lits d'indienne, des draps qui ont une odeur ſuave. Oh! cette maiſon me paroît un petit palais. Mais que dire du jardin, d'un petit boſquet par lequel il eſt terminé? La netteté, la propreté ſemblent indiquer l'ordre qui regne dans l'ame de la maîtreſſe. Il produit abondamment tout ce qui peut fournir aux beſoins de la vie. Je m'étonnai de n'y point voir de fleurs; mon époux ma belle-mere ſe regarderent en ſouriant, la Baronne me montrant un grand quarré qui étoit au milieu du jardin, qui par petits quarreaux étoit garni de toutes ſortes de légumes. Ce morceau de terre, me dit-elle, nous fourniſſoit, il y a quelques années, les plus belles fleurs; mon fils les cultivoit de ſa main avec d'autant plus de plaiſir, que je les aime beaucoup. Une réflexion a fait un potager de ce beau parterre. Combien de pauvres pourroient être ſoulagés aux dépens du plaiſir frivole que nous prenons, dis-je à mon fils? Il eſt pluſieurs familles dans ce village qui ne poſſedent pas un pouce de terre, qui ſont, par-là, privés de mille petites douceurs. Abandonnons leur ce petit morccau, notre revenu n'en ſera pas diminué, nous aurons, en le cultivant, la douce conſolation de travailler pour JeſusChriſt. Il ne produira pas un ſeul légume qui ne ſoit une fleur de bonne odeur à celui qui veut bien regarder comme rendu à lui-même, tous les ſervices qu'on rend aux pauvres. Ces paroles furent l'arrêt de ces pauvres fleurs, mon fils dans un inſtant en débarraſſa la terre.
Une autre parole peut leur rendre leur exiſtence, ma chere fille, ce potager redeviendra parterre, au printemps prochain, ſi vous le ſouhaitez. J'étois demeurée immobile d'admiration.
Que la charité eſt ingénieuſe, me diſoisje en moi-même! Je me ſuis crue charitable jusqu'à ce jour, moi qui n'ai jamais donné aux pauvres qu'un ſuperflu qui ne m'a jamais cauſé la plus petite privation. Comme cette réflexion m'avoit empêchée de répondre, ma reſpectable belle-mere craignit de m'avoir effrayée en me donnant l'idée d'une vertu qui ſe retranche tout. Ma chere amie, me dit-elle, on peut ſe permettre à votre âge, des plaiſirs qu'on peut ſe refuſer au mien. Celui que vous prendrez à voir des fleurs, ſera trèsinnocent, il y auroit une vraie cruauté à refuſer cette petite ſatisfaction à une perſonne que la médiocrité de notre fortune va réduire à des privations bien plus dures. Repoſezvous ſur le Baron, du ſoin de vous fournir un parterre, auſſitôt que la ſaiſon le permettra. M'en préſerve le Ciel, repris-je avec vivacité; je croirois commettre un ſacrilege, ſi j'arrachois aux pauvres, ce léger ſoulagement.
Qui ſuisje pour préférer mes plaiſirs à leurs beſoins? Pardon, Madame, dis-je à ma belle-mere, mon ſilence étoit l'effet de ma confuſion. Je vois, je ne ſuis encore qu'à l'alphabet de la vie chrétienne; mais ſi je ſuis incapable de trouver dans ma cherité ces ingénieuſes reſſources pour les pauvres, je ſaurai du moins prufiter de vos bons exemples, je m'eſſorcerai de les imiter. Ma belle-mere ne me répondit qu'en m'embraſſant avec tendreſſe. Voilà, dit-elle, en prenant la main de ſon fils qu'elle mit dans la mienne, voilà la fille que je demandois au Ciel, que j'euſſe préférée à la plus riche héritiere. Vous remarquez, ma chere mere, que je n'étois arrivée que de la veille, qu'on n'avoit pas dit un mot de ma petite fortune, que mon époux qui connoiſſoit le déſintéreſſement de ſa mere, ne lui en avoit point parlé dans ſes lettres, que Monſieur Beker qui me croyoit beaucoup plus riche, avoit voulu lui ménager le plaiſir de la ſurpriſe. Elle avoit conclu du ſilence de ſon fils que je n'avois abſolument rien, ou du moins peu de choſe. La vue de ma montre, il eſt vrai, ſembloit lui annoncer, qu'au moins je ſortois d'une famille riche; on la lui avoit annoncée comme tenant un rang, elle avoit compris par la lettre de Monſieur Beker, que des motifs de Religion avoient cauſé ma fuite de chez mes parents, d'où elle ſe flattoit que je n'avois rien emporté; car une fille de mon âge étoit cenſée n'avoir rien en propre, ſi on en excepte ſes petits bijoux. Ce qu'elle venoit de dire donna occaſion à mon époux d'entrer en matiere ſur ce qui s'étoit paſſé en Angleterre. Ma chere Clarice ſeroit une fortune pour un Prince, lui dit mon époux, quand elle ne lui apporteroit en dot que ſes admirables qualités; mais, Madame, elle eſt encore une riche héritiere, eu égard à la ſituation de notre fortune, ſi une vertu héroïque ne la forçoit pas à ſe dépouiller, elle pourroit paſſer pour un des plus grands partis du Royaume. Alors il raconta à ma belle-mere toutes les circonſtances de ma vie de ma fuite, ne fut interrompu que par les careſſes qu'elle me fit preſque à chaque inſtant. Le Ciel m'eſt temoin, ma chere enfant, me dit-elle, du mépris que je fais des richeſſes; je donnerois volontiers toutes celles qui ſont ans le monde, pour un ſeul accès de vertu; cependant je me réjouis de ce que vous avez ſauvé du naufrage; il vous en eût trop coûté pour vous aſſujettir à la vie dure qu'une longue habitude nous a rendu facile, je ſerai charmée de vous voir un peu plus au large. Cette habitude que vous avez contractée, lui dis-je, ne pourrai-je pas la contracter auſſi Dans dix aus, elle me ſera auſſi familiere qu'à vous; vous me feriez une grande injuſtice, ſi vous me croyiez capable d'accepter des ſoulagements que vous ne partageriez pas.
Tu obéiras, petite fille, me dit ma ſeconde mere, en me donnant un petit coup de ſa main ſur laquelle je me jetai, que je baiſai vingt fois. Par exemple, me dit-elle, nous aurions dû en bonne regle tuer le veau gras, car ton époux a quelque reſſemblance avec l'enfant prodigue: cependant il faudra te contenter de la moitié d'un agneau; midi ſonne, il eſt temps de le manger, de faire la petite fête que tu aurois eue au premier repas, ſans l'agréable tricherie que vous m'avez faite en arrivant hier au ſoir: allons, j'apperçois nos convives. En même temps la porte vitrée qui donnoit ſur le jardin, s'ouvrit, deux Eccléſiaſtiques s'étant avancés vers nous, me ſaluerent avec une politeſſe que je n'attendois pas dans des Prêtres de village. Le repas fut auſſi gai que ſobre, la joie de me voir en ſi bonne compagnie me permit à peine de remarquer qu'on nous ſervoit en aſſiettes de terre, que nos cueillers étoient d'étain. Lorſque nos deux convives ſe furent retirés, ma belle-mere me demanda ce que j'en penſois. Je lui répondis tout naturellement qu'ils me paroiſſoient des perſonnes d'eſprit, qui avoient un grand uſage du monde, de la politeſſe. Vous ne les ſoupçonneriez pas, me dit-elle, d'être des ſaints, cependant il eſt peu d'hommes qui méritent mieux ce titre qu'eux.
Effectivement, Madame, lui répondis-je, je m'étois fait une autre idée de la ſainteté. Il me ſembloit qu'un homme qui y aſpiroit, devoit avoir un viſage pâle décharné, une mine grave auſtere: je n'ai rien vu dans ces Meſſieurs qui n'annonçât des gens de bien, d'honnêtes gens; mais auſſi je n'y ai rien vu qui déſignât une perfection extraordinaire; en un mot, ils ne ſont point entrés dans ma tête comme des perſonnes qui aſpiraſſent à la canoniſation. Auſſi ne ſouhaitentils pas d'être jamais canoniſés, me ditelle, quoiqu'ils faſſent tout ce qu'il faut pour l'être. Notre converſation fut interrompue par la viſite que nous reçûmes de toutes les femmes filles de la Paroiſſe, qui rendoient de bon cœur cet hommage aux vertus de ma belle-mere, quoiqu'il y eût parmi elles pluſieurs fermieres beaucoup plus riches qu'elle; elle les careſſa, me les préſenta les unes après les autres, en me priant de les embraſſer, trouva toujours quelque choſe d'avantageux à me dire de chacune d'elles à meſure qu'elles s'avancoient. Je fis une remarque qui me frappa; c'eſt qu'il n'y eut pas une ſeule de ces femmes qui s'émancipât, malgré la maniere franche gracieuſe de la Baronne; je n'ai jamais vu de mines ſi reſpectueuſes. J'en marquai mon étonnement à ma belle-mere, lorſqu'elles furent ſorties. On obtient tout de ces bonnes gens, me dit-elle, lorſqu'on n'en exige rien. Je me ſuis toujours comportée avec elles comme vous l'avez vu aujourd'hui, ni familiarité, ni hauteur. J'ai cherché à leur être utile; elles ſavent que je les aime, il n'en faut pas davantage pour les tenir à leur place: les pauvres n'en ſortent jamais qu'au moment où les nobles quittent la leur. La Baronne avoit excité ma curioſité, par rapport à notre Curé ſon Vicaire; car c'étoit avec eux que nous avions dîné: elle me remit elle-même ſur leur chapitre, je ſuis ſûre que vous ſeriez harmée d'apprendre leur édifiante hiſtoire; mais il faut des bornes à tout cette lettre eſt déjà ſi longue que je ſuis forcée de finir, ne fût-ce qu'à raiſon de la poſte qui ne m'attendroit pas, qui ne voudroit pas, je crois, ſe charger de mes lettres à l'avenir, ſi elle devinoit de quoi elles ſeront remplies; car, en vérité, je n'aurai plus que de petits événements de ferme à vous raconter, cela n'eſt pas digne d'une grande Dame comme vous. C'eſt à vous que je parle, Milady Hiriote, moi qui ne ſuis plus qu'une pauvre petite payſanne.
EH! la pauvre petite payſanne eſt une grande impertinente, avec ſa grande Dame, ſa Milady! Si je ne ſavois pas bien que ma Clarice badine, je ne lui pardonnerois jamais la fin de ſa lettre, je lui apprends que ces badineries me déplaiſent ſouverainement, il n'eſt point de condition qui aviliſſe une femme comme elle, il n'en eſt point qu'elle n'ennobliſſe. Je penſe, en vérité, que je ſuis folle d'avoir pris au ſérieux une plaiſanterie; je n'ai point été maîtreſſe de ma plume, j'étois bleſſée de ce ton. Prenez garde, je vous prie, de ne vous manquer jamais de reſpect, car je ne vous le pardonnerois pas. Pendant que je ſuis en train de quereller, il faut que je vous donne votre compte, Monſieur le Baron. Vous n'entendez pas mal les intérêts de votre amour propre; mais vous négligez ceux de notre curioſité. Vous ferez, êtes-vous, votre confeſſion généralt à votre mere, dans quelques années d'ici, nous donc? Penſezvous que nous n'ayons pas autant d'envie qu'elle, de conſtater que vous avez été un peu vaurien? Point de délai; il nous faut votre hiſtoire bien détaillée, pour joindre à celle de votre épouſe. Qui ſait ſi cela ne me donnera pas la tentation de devenir auteur? Cela ne me ſera pas difficile; il n'y aura qu'à chercher les dates, ou les ſuppléer; car Clarice moi avons l'habitude de n'en marquer aucune. Ce manquement réparé, voilà un livre tout fait, un livre nouveau, un livre qui ne contiendra que du vrai, qui ne ſera pas vraiſemblable.
Cela n'empêchera pas qu'il ne ſoit bien vendu; on veut lire à Paris, n'importe quoi, c'eſt un air, une manie.
Quel plaiſir pour moi d'entendre les raiſonnements qui ſe feront ſur l'auteur, ſur l'ouvrage! car je veux garder l'incognito, l'auteur ſera Madame des trois étoiles. Je ſerai préciſément dans le cas d'Apelles derriere ſon tableau. Un impertinent petit maître me dira: quel pitoyable ouvrage! il n'y a aucun ſel, il n'eût tenu qu'à l'auteur d'y en mettre, il n'y avoit qu'à feindre le Baron un peu moins reſpectueux, ou ſi l'on vouloit conſerver le caractere de cet Amadis, Montalve étoit tout propre à figurer auprès du Lovelace de la premiere Clarice; quelques attentats de ſa part, auroient un peu égayé la matiere, nous euſſent fourni quelques pages des lamentations de l'héroïne. Mais, le Ciel avoit fait pour elle, des hommes qui ne reſſemblent à rien à ceux de nos jours. Il n'y a pas juſqu'aux gens de mer, qui, ſous les yeux de cette infante, n'acquierent une modeſtie qu'on auroit peine à trouver dans des moines. Je répondrois bien à cette premiere queſtion. Si on multiplioit les Clarices, les hommes de ſens ſe multiplieroient d'eux-mêmes. C'eſt preſque toujours la faute des femmes, quand les hommes ſortent en leur préſence des bornes du reſpect; mais cette réponſe qui ſeroit fort bonne, feroit peu d'honneur au ſexe, il faut donc la ſupprimer. J'avertirois enſuite, qu'un auteur qui reſpecte les mœurs, s'il fait un roman, n'y doit jamais faire entrer ces détails dangereux, dont la Clarice la Pamela de Monſieur Ritsharſond ſont lardés. Il connoiſſoit mal le cœur humain, s'il s'eſt perſuadé que ces récits inſpireroient l'horreur du vice, je ſais qu'ils ont produit un effet contraire en pluſieurs perſonnes. Il n'y a guere que les jeunes gens qui liſent les romans, l'auteur doit donc les avoir toujours en vue, n'y pas laiſſer entrer un ſeul mot propre à exciter des idées ſales; l'honnête homme, auteur de ces deux ouvrages a voulu donner l'horreur du vice, ne s'eſt pas apperçu qu'il avoit donné des leçons de ce même vice qu'il vouloit combattre.
Mais, voyez un peu où m'a emportée le deſir de voir votre confeſſion générale, Monſieur le Baron: voilà une ſotte page de diſſertation qui ſe trouve là, à propos de botte, que vous auriez évitée ſi vous vous étiez prêté de bonne grace à nous révéler votre vie paſſée.
C'eſt à vous que je parle, Clarice; car il faut bien employer vos expreſſions. Je fas ſerment de ne manger de bon cœur, pain ſur nappe, que vous n'ayiez engagé votre époux à cette confeſſion, pour l'y encourager, je vais vous faire la mienne.
C'eſt que ces romans, proſcrits de notre bibliotheque, couvrent actuellement ma table, qu'il y en a pluſieurs dont la lecture peut procurer quelque utilité, qu'on en pourroit tirer les plus grands fruits, ſi on les faiſoit comme il faut. Je ſais que vous allez vous récrier ſur le temps perdu; pour me venger, je vous ſouhaite une groſſeſſe pareille à la mienne, qui vous cloue ſur un lit de repos, qui vous donne de bonnes vapeurs, des vapeurs noires ſurtout; mais non, condamnezmoi, accuſezmoi plutôt de frivolité, que d'éprouver un état pareil au mien; il me rend ſtupide, vous vous en appercevrez en liſant ma lettre, elle eſt remplie des quatre côtés, je n'ai encore rien dit qui vaille la peine d'être lu. Il faudra remplir une autre feuille, je veux prendre pour cela l'intervalle de deux vapeurs.
Je tiens ma tête, je crois, je me hâte crainte qu'elle ne m'échappe. Ce qui vous eſt arrivé depuis quelque temps, reſſemble comme deux gouttes d'eau à un malheur, ce malheur apparent va vous conduire à l'état le plus tranquille qu'on puiſſe eſpérer dans la vie, à un état qui ſera envié des ſoitdiſant heureux du ſiecle, s'ils pouvoient en avoir une idée. Je conſidere une riche héritiere qui entre dans le monde, comme une proie ſur laquelle d'avides chaſſeurs jettent un œil de concupiſcence. Que d'efforts pour la faire tomber dans des pieges!
le plus audacieux devient reſpectueux, rampant même. Il ſe contrefait, ſe réforme, bien déterminé à réparer le temps perdu pour ſes débauches.
Il jure qu'il a de l'amour, ah! vraiment il en a, mais c'eſt pour lors; qui voudroit ſéparer l'héritiere de l'héritage, il ſe conſoleroit de la perte de la premiere, par la poſſeſſion du ſecond. A peine en devient-il le maitre, que le renard reprend ſa peau. La femme ne reconnoit plus ſon amant dans ſon époux. Oh! ſi ce malheur m'étoit arrivé, je me ſerois démariée; j'aurois dit aux Juges: ce n'eſt pas là l'homme que j'ai épouſé, que j'ai juré d'aimer, de reſpecter, je ne connois pas celui là, je ne veux rien avoir de commun avec lui. Mais ſuppoſé qu'on ait le bonheur d'attraper un bon billet dans cette loterie, un mari, comme le commun des hommes, en qui les vices les vertus ſoient partagés, cela fait une alternative de bons moments, d'inſtants inſupportables. La belle félicité! Enfin, celle qui a le gros lot, c'eſtàdire, un époux tel que le mien, n'eſt pas pour cela parfaitement heureuſe. Les bienſéances, les affaires, le lui enlevent les trois quarts du jour; elles le partagent, laiſſent ſa triſte moitié dans une ſolitude qui eſt d'autant plus pénible, qu'elle ſent mieux le bonheur dont elle eſt privée. Vous n'avez rien à craindre de pareil; votre ſolide, votre médiocrité vous affranchiſſent de ces importants riens, qu'on nomme bienſéance. Point de diſtractions, point d'efforts à faire pour cacher votre tendreſſe mutuelle, les innocentes créatures avec leſquelles vous vivez, loin d'en être choquées, en béniront le Seigneur. Oh! que ne ſuisje bergere avec vous, ma chere Clarice.
Ce revenu qui nous ſuffit à peine, à cauſe des miſérables beſoins du luxe de l'uſage, ſeroit ſurabondant.
Depuis votre lettre, je ne rêve que maiſons champêtres, jardins ſans fleurs, troupeaux, quand je me réveille, que je jette les yeux ſur ces belles tentures, ces lits de damas, ces miroirs, cette toilette, il me prend envie de jeter le tout par les fenêtres.
Procurezmoi du moins des ſonges agréables: je vous demande le journal de votre vie, ſi la poſte ſe fâchoit de m'apporter des paquets ſi précieux, j'enverrois des exprès. Je devrois, parmi les biens que je vous envie quelquefois, mettre au premier rang Madame votre reſpectable belle-mere; attendez dans ſix mois, vous verrez mes lamentations ſur cet article. Je poſſede actuellement un tréſor qui me dédommage de la privation du votre. Notre mere commune remplit à mon egard toute l'idée que je m'étois faite de la perfection, de la tendreſſe maternelle, des délices de l'amitié. Auſſi, ne ſuisje point en retard pour les ſentiments de la plus reſpectueuſe tendreſſe.
Si mon eſprit s'ennuie, mon cœur n'a pas le temps de partager ſon ennui, je vous en aſſure; l n'a jamais été plus occupé, quoiqu'il ſoit partagé entre trois, il me ſemble que vous y êtes arrangés aſſez à l'aiſe. Il faudra pourtant vous preſſer un peu; il me faut une petite place pour la petite créature, que je mettrai bientôt au jour, puis il en faudra une autre pour vos enfants qui me ſeront auſſi chers que les miens; car il me ſemble, ma chere, que nos deux êtres n'en font qu'un, entre lequel tout eſt en commun. Vous devriez bien conſentir à la parfaite communauté. Ma mere ne me permet pas d'en dire davantage ſur cet article, prétend que cela eſt contre les conditions qu'elle nous a impoſées, quand elle nous a confié votre ſituation, que vous vouliez nous dérober. Je lui obéis, quoi qu'il m'en coûte; mais j'eſpere que le voyage de Milord y apportera quelque changement.
Madame,
JE répéterai vos obligeantes paroles. Si le Ciel vous a accordé une belle-fille telle que vous la lui aviez demandée, il a donné à ma chere Clarice, une mere un époux tels que je les euſſe choiſis pour elle, ſi le Ciel m'avoit laiſſé cette diſpoſition. J'eſpere qu'elle ſe rendra digne de vos bontés par ſa reſpectueuſe obéiſſance, qu'elle s'efforcera de vous ſuivre, au moins de loin, dans la pratique des héroïques vertus. J'attends avec impatience le moment de profiter de vos bons exemples; mas quelque vif que ſoit mon deſir à cet égard, je ne puis quitter Milady V*** dans l'état où elle eſt, ſurtout dans la circonſtance où ſon mari eſt parti pour Londres, ſans nulles autres affaires que celles de ma fille. Si je parlois à une Dame moins déſintéreſſée, je lui dirois qu'il eſpere aſſurer à Clarce une fortune plus digne de Monſieur votre fils. Pour vous rendre ce propos plus ſupportable, ayez la bonté d'enviſager que cette augmentation de bien vous mettra en état de ſatisfaire votre humeur bienfaiſante. J'eſpere que ma fille n'aura jamais un ſentiment contraire au vôtre; j'oſe vous aſſurer qu'en cela, ſurtout, elle aura beſoin d'être modérée.
Je ſuis avec une parfaite eſtime, Madame. Votre très-humble,
Dieu ſoit béni mille mille fois, ma chere Clarice; il a rempli le plus cher de mes deſirs. Vous voilà placée dans le ſein d'une famille vertueuſe, ſous les yeux d'une mere reſpectable, qui ſera votre guide, éloignée du pays des illuſions du grand monde, des occaſions de vous perdre, à portée de vous ſanctifier. Que pouvoisje deſirer de plus? J'ai paſſé le court intervalle où nous avons demeuré enſemble, à ſonder votre cœur, à en connoître tous les plis replis.
Je n'y ai rien trouvé capable de m'alarmer; mais j'étois reſtée indéciſe ſur le degré de perfection que D'eu demandoit de vous. Vous aviez une grande horreur du mal, de l'attachement pour vos devoirs, un eſprit aſſez juſte pour n'eſtimer votre fortune que parce qu'elle vous mettoit à portée de ſoulager les miſérables. C'étoit déjà beaucoup, ordinairement, Dieu ne demande pas une plus grande perfection de ceux qu'il deſtine à vivre dans le grand monde. Vous y ſembliez appellée, je n'avois garde de m'oppoſer à votre vocation. Une voix ſecrete me diſoit pourtant, que de ſi heureuſes diſpoſitions devoient vous conduire plus loin; je vous abandonnai à la divine providence; mon attente n'a point été trompée; elle a manifeſté ſes deſſeins. Eh! qu'ils ſont pleins de bonté pour vous! Il eſt bien diffcile de vivre au milieu du monde, ſans en contracter les ſouillures. Il faut s'attendre à un déchaînement général, ſi on veut y vivre en chrétienne. Dieu vous épargne ces combats, penſez ſouvent que vous n'auriez pas eu le courage de les ſoutenir, treſſaillez de joie de l'aſyle qu'il vous a ménagé. Soumettezvous aux deſſeins de perfection que Dieu a par rapport à vous. J'ai vu par votre lettre, que vous n'aviez pas même l'idée de ce en quoi elle conſiſte. Non, ma chere, un viſage pâle, une mine auſtere ne ſont point les attributs de la ſainteté: elle n'exclut point une joie innocente, les douceurs de l'amitié, ou plutôt ce n'eſt qu'elle ſeule qui procure ces ſolides biens. Une étude ſuivie vous découvrira, j'en ſuis ſûre, que Madame 'Aſtie a trouvé le moyen de tendre à la ſainteté, dans les actions les plus communes, dans la vie laplus ordinaire en apparence. J'en ai pour garant, ce parterre métamorphoſé en potager. Cette fidélité à correſpondre aux mouvements de la grace, dans les petites choſes, m'annence les grandes vertus. Je vous abandonne aux ſoins de cette ſage ma treſſe, ſes exemples vous en apprendront davantage que mes froids diſcours. Je me joins à ma ſeconde fille pour vous demander le journal de vos actions, joignezy celui de vos découvertes, par rapport à Madame la Baronne, je veux tâcher, dès ici, de la prendre pour mon modele.
Hariote moi, nous ſommes étonnées pluſieurs fois, comment elle avoit pu donner ſon conſentement à votre mariage, ſans vous connoître plus particuliérement. Vous convenez vous-même que vous aviez un peu l'air d'une aventuriere. Elle vous croyoit pauvre, Monſieur Beker ne vous connoiſſoit pas aſſez pour répondre de votre caractere de vos mœurs; il y a donc quelque choſe là deſſous, que je ne comprends pas, dont je vous demande l'explication.
Nous avons auſſi un grand deſir de connoître les deux Eccléſiaſtiques avec leſquels vous avez dîné.
(Lady Hariote continue.)
Plus, les aventures de vos dignes compagnons de priſon. Notre mere veut du ſolide, elle a raiſon. Je veux de temps en temps du frivole, je n'ai pas tort, parce que ma tête eſt encore terriblement verte, que j'ai des vapeurs. Oh la belle choſe que ces vapeurs! c'eſt une excuſe banale, une femme qui a l'honneur d'en être attaquée, peut être tout ce qu'il lui plaît ſans conſéquence. Eſtelle diſtraite, mauſſade, impertinente, ennuyeuſe, contrariante, tout cela ſe met ſur le compte de ces pauvres vapeurs; ce ſont elles ſur leſquelles j'ai excuſé la licence d'interrompre un bon diſcours, pour bavarder.
(Madame Derby conclut.)
Il ne me reſtoit qu'à finir, mon enfant, elle ne m'a point interrompue, je t'embraſſe ton cher époux.
Nora. Vous ne devez avoir aucun ſcrupule ſur la lettre de change du bon Ryding; c'eſt ce qui lui reſtoit de votre revenu, entre les mains; rien n'eſt plus à vous que cet Argent. Milord prétend que, ſans s'écarter de vos intentions, il vous fera plus riche, je loue les ſiennes; mais j'ai dans l'eſprit que Dieu ſaura les rendre inutiles; il vous veut pauvre, vous le ſerez, je ne pourrai m'en affliger.
Vous m'impoſez une ſi grande tâche, ma très-chere mere, qu'il faut que ma ſœur Hariote ſe contente d'un ſeul mot, dans cette longue lettre. Pour ne la pas allonger inutilement, je commence. Les proteſtations de mes ſentiments ſeroient inutiles, vous en êtes convaincues.
Le troiſieme jour de mon arrivée ici, j'ai prié Madame d'Aſtie de m'aſſocier à ſes travaux champêtres, après bien des difficultés, elle m'a accordé une partie de ma demande.
Je ſuis trop fluette, me dit-elle, pour la ſuivre dans des travaux auxquels elle s'eſt habituée petit à petit, il faut que je faſſe comme elle. Pour commencer, elle m'a établie intendante des vaches, de la laiterie, une ſervante ſous moi, s'entend, elle n'en avoit point. Il y a ſurtout, une belle vache noire, qui eſt la bête de prédilection; je viens d'en apprendre les motifs. C'eſt la vache des pauvres.
J'en nourris ſept pour moi, dit la Baronne, une de plus n'eſt pas une augmentation de dépenſe de peine.
J'ai conſacré à D'eu une belle geniſſe que j'ai nourrie avec complailance, ſon lait eſt diſtribué aux pauvres, ſon veau vendu à leur profit. La plupart de nos femmes ſevrent leurs enfants à trois ou quatre mois, pour prendre des nourriſſons. Ces pauvres petite créatures abadonnées pour l'étranger, dépériſſent; je leur coupe ce lait avec de l'eau d'orge, ou quelqu'autre choſe adaptée à leur ſanté; je leur ai fait avec des biberons de terre, des mamelles artificielles, j'ai montré aux meres à s'en ſervir.
Je viſite une fois chaque jour toutes les nourrices; je veille à la ſûreté, à la ſanté, à la propreté de ces enfants: cela a mis notre village en réputation pour les bonnes nourrices; les Négociants de Bordeaux les plus aiſés, envoient ici leurs enfants, cela a mis nos payſans fort à leur aiſe; il n'y a de vrais pauvres ici, que les vieillards les infirmes, encore ſontils aſſiſtés. Il y a douze ans, ajouta la Beronne, qu'on ne comptoit que ſoixante feux dans cette paroiſſe, ce nombre a triplé, ſoit par des mariages, ſoit par des étrangers qui s'y ſont fixés, ſoit par des anciens habitants que la miſere en avoit chaſſés, que l'eſpoir d'y trouver du pain nous a ramenés. Mais, Madame, lui dis-je toute ſurpriſe, comment avez-vous pu ſubvenir à la ſubſiſtance de tant de perſonnes? Votre revenu eſt ſi modique, que j'ai peine à comprendre comment il peut fournir à votre ſubſiſtance; d'ailleurs, la terre n'a point augmenté à proportion des habitants. Non, m'a répondu la Baronne; mais ayant été mieux cultivée, elle a rendu au triple; dix fois plus d'habitants ne nous embarraſſeroient pas.
Ce pays eſt rempli de landes incultes, il y avoit d'immenſes terreins, qui ne produiſoient que des broſſailles, ne rapportoient rien à leurs propriétaires. La miſere avoit abattu le courage du payſan, la plupart alloient mendier plutôt que de mourir de faim.
J'arrivai ici dans le même temps que les deux Eccléſiaſtiques que vous avez vus, en furent nommés, l'un Curé, l'autre Vicaire: ils pouvoient prétendre à quelque bénéfice plus conſidérable; car celui-ci n'étoit que de cinq cents livres pour les deux Paſteurs; nous étions amis, depuis longstemps; ils ſe perſuaderent que nous pourrions enſemble faire quelque bien, briguerent cette Cure qui n'étoit pas fort courue, mais dans laquelle ils pouvoient vivre, parce qu'ils avoient huit cents livres de revenu de leur patrimoine. On peut dire que ce petit canton préſentoit aux yeux, l'image la plus touchante de la miſere humaine; de vieux parents abandonnés de leurs enfants, enſevelis dans le fumier, toujours prêts à mourir de faim; des enfants nuds, maigres, haves; une ignorance abſolue de la Religion, qui ſeule pouvoit adoucir leurs peines; une habitude de fainéantiſe qui leur ôtoit juſqu'à la penſée d'eſſayer à les faire finir, ou du moins à les diminuer. Je me ſerois découragée à la vue de ces obſtacles, ſi je n'avois été ſoutenue par l'ardeur de ces freres zélés. Ils commencerent à travailler infatigablement à l'inſtruction de ces pauvres gens, ils gagnerent leurs cœurs par de petits ſecours, parvinrent à leur faire comprendre que la pareſſe conduit en enfer, eſt la mere de tous les vices. Notre exemple acheva ce que l'inſtruction avoit commencé. Mon fils, quoiqu'encore très-jeune, ſe ſoumit aux travaux qui pouvoient ne pas excéder ſes forces; je me mis moi-même à la tête de quelques femmes. Ces bonnes gens ſavoient que nous n'avions pas été élevés pour cela, ils eurent honte de leur oiſiveté. Une famille, compoſée d'un pere, d'une mere de quatre garçons, étoit ſur le point de s'expatrier; le Curé acheta pour deux cents livres un terrein qui contenoit vingt mille toiſes; il retira ces infortunés dans ſa Cure juſqu'à ce qu'ils euſſent défriché ce terrein. L'ouvrage fut pénible. Il fallut déraciner des reſtes d'arbres, qui y avoient été autrefois, qui étoient fort étendus ſous terre. Le pere, le fils ainé qui avoit ſeize ans, ſe chargerent de ce travail: la mere ſes trois jeunes fils déracinoient les broſſailles dont les racines étoient moins profondes. A meſure qu'on tiroit ces racines on les couvroit de terre, par différents tas, en leur donnant la forme d'un four, on y laiſſoit une porte. De temps en temps on aſſocioit quelques payſans à cette corvée, le Curé les payoit, enſorte qu'en moins de temps qu'on ne l'avoit eſpéré, la terre ſe trouva purgée de ces racines, très-bien remuée: comme la pauvre famille ſavoit que ce terrein étoit la récompenſe des peines qu'elle prenoit, elle travailloit avec une ardeur non pareille.
On mit enſuite le feu à tous ces fours comme on fit cette opération au commencement de l'automne, les pluies qui ſurvinrent bientôt délayerent les cendres qu'on eut ſoin de diſperſer ſur cette terre. La moitié devint des prés artificiels qui produiſirent dès la premiere année, au delà de l'eſpérance, le reſte donna du froment qui ne péchoit que par trop de force. Il faut des faits aux payſans. Le plus grand nombre s'étoit moqué de l'entrepriſe, ils commencerent à devenir plus dociles; il y avoit peu de fermiers qui n'euſſent de pareilles terres, ils auroient bien voulu faire la même opération, une réflexion les arrêta tout court.
Ce travail alloit devenir trèsavantageux aux propriétaires, en mettant en valeur des terres incultes; mais il n'en reviendroit d'autre avantage au cultivateur, que celui de faire hauſſer le prix de ſa ferme, peut-être de ſa taille. Pour remédier à ces deux inconvénients, M. Duboc le cadet (c'eſt le nom du Vicaire,) ſe chargea de parler à tous les propriétaires, en tira un acte, par lequel ils abandonnoient pendant quinze ans le profit des endroits qu'on mettroit en valeur. Il y en eut même pluſieurs qui fournirent de l'argent aux fermiers pour acheter du bétail, à condition d'être rembourſés dans l'eſpace de ſix années. De mon côté, j'ecrivis à M. l'Intendant de la Province, je lui remis un mémoire, nous en obtinmes une aſſurance que la Paroiſſe ne ſeroit point ſurchargée, à raiſon de la richeſſe qui lui ſeroit procurée par ſon travail.
A peine eut-on réglé ces importants articles, qu'on apperçut une émularion que nous eûmes ſoin d'entretenir, d'accroitre. J'avois conſervé à Bordeaux quelques liaiſons avec des perſonnes pieuſes, dévouées aux bonnes œuvre; elles ſe prêterent volontiers à celle-ci. On propoſa des prix pour celui qui, chaque ſemaine, auroit défriché un plus grand eſpace de terrein. Ce pays eſt naturellement ſec aride; on creuſa des foſſés qui devoient ramaſſer les pluies, on ménagea des rigoles qui conduiſoient l'eau dans les champs, pendant que les lieux bas, où les eaux ſéjournoient, formoient des marécages, furent inſenſiblement deſſéchés. On fit par-tout des prés artificiels, qui nous donnerent moyen de nourrir une grande quantité de bétail, nous eûmes bientôt le moyen de fertiliſer nos terres, par un abondant fumier.
Il falloit une plus grande quantité de bras, que nous n'en avions, pour faire ces ouvrages; notre digne Paſteur ſon frere ſurent nous en procurer. Ils ſacrifierent leur patrimoine, dont ils firent deux parts. Huit mille livres furent employées à acheter des fonds incultes; le reſte fut deſtiné à nourrir les étrangers que l'eſpoir d'un petit morceau de terre attira parmi nous. Mille toiſes de terrein tout défriché, furent données, en forme de ſalaire, à chaque famille qui auroit travaillé une année entiere, comme nos Paſteurs avoient encore plus à cœur le ſalut de tous ces pauvres gens, que leur ſoulagement corporel, voici l'ordre qu'ils établirent. On ſe mettoit au travail à la pointe du jour, le rendez-vous des travailleurs étoit à l'Egliſe, où l'on faiſoit à haute voix une priere fort courte. On quittoit le travail à onze heures, on venoit à l'Egliſe entendre la Sainte Meſſe; puis juſqu'à trois heures, on ſe repoſoit. Ces quatre heures n'étoient pas perdues, nos ouvriers en employoient ordinairement la plus grande partie à dormir, ſe trouvoient tout renouvellés pour continuer le travail juſqu'à la nuit. Au commencement, nous eûmes quelque peine à retenir les jeunes gens, qui, après ſouper, auroient voulu employer une partie de la nuit à danſer, comme font les moiſſonneurs. Un peu de fermeté, de grandes louanges à ceux qui commencerent à s'en abſtenir, quelques petites récompenſes, des diſcours familiers les Dimanches, ſur le danger de ces divertiſſements nocturnes, nous en débarraſſerent entiérement.
Pendant que nos ouvriers employoient leurs bras à préparer la terre, notre Vicaire moi, employions tout ce que Dieu nous avoit donné d'eſprit, pour nous inſtruire de tout cequel regardoit l'agriculture; nous apprîmes à diſtinguer les différents ſols: à les améliorer par des mêlanges. Nous nous inſtruisîmes de ce qui convenoit à chaque terroir; nous apprîmes à connoître les beſtiaux, leurs maladies, les précautions néceſſaires pour les en préſerver, les remedes propres à les en guérir. Nous demandâmes des conſeils aux ſavants de nos jours, qui ſe conſacrent à cette ſorte d'étude, bientôt nous fûmes en état de leur en donner, parce que nous joignions la pratique à la théorie. Je tirai bien huit mille livres de mes amis, pour notre entrepriſe, ſans compter les beſtiaux qui furent avancés par les particuliers, qui furent payés dès la fin de la quatrieme année.
Ce qui rendoit ce pays extrêmement pauvre, c'eſt qu'il eſt éloigné de tout paſſage, des grandes Villes; par conſéquent, il y avoit peu de débouché pour les denrées. Il ne falloit pas penſer à les envoyer à Bordeaux: quel payſan eût voulu faire dix-huit lieues, pour vendre quelques livres de Beurre? Après y avoir bien penſé, voici ce que j'imaginai.
On fit une aſſemblée de tous ceux qui avoient des beſtiaux, on leur propoſa de mettre leur lait en commun. Le Mardi le Mercredi furent deſtinés à battre le beurre, on choiſir pour le faire, quelques femmes qui furent diſpenſées d'aller aux champs.
On leur fournit les nouveaux battoirs qui abregent l'ouvrage, deux d'entr'elles furent chargées de partir tous les Jeuds, pour ſe trouver à Bordeaux les jours de marché. On fit la dépenſe d'une grande charrette couverte, on leur donna un homme pour la conduire, elles eurent le ſoin de vendre tout le beurre toutes les denrées du village. Elles étoient de retour le Samedi; le Dimanche après Vêpres, le Curé à qui l'on avoit remis l'argent de la vente, diſtribuoit le prix du beurre, à chacun tant par être, à chaque particulier, le provenant de ſes denrées. Cette méthode nous produiſit de grands avantages. Nous vendions beaucoup mieux dans cette grande Ville, que dans les marchés d'alentour; puis nos travailleurs n'étoient point diſtraits, au lieu qu'auparavant, chaque famille étoit obligée d'envoyer une perſonne à deux ou trois lieues aux environs, ce qui étoit une journée perdue. Un accident nous fournit une nouvelle méthode, dont nous nous trouvâmes à merveille. La maladie ſe mit chez un de nos payſans, qui dans une ſemaine, perdit ſix bêtes à cornes. La frayeur ſe répandit parmi tous les autres, ce qui les mit dans une diſpoſition de doc lité dont nous profitâmes: ce fut de mettre les bêtes en commun. On avoit employé tous les enfants à nettoyer les terres des cailloux dont elles étoient remplies; on conſtruiſit cinq grandes étables, ou plutôt on en agrandit cinq des plus vaſtes, dont les murailles furent conſtruites en partie avec ces cailloux. Chaque écurie eut aſſez de femmes pour en avoir ſoin, on en laiſſa toujours une de vuide, qui devoit ſervir d'infirmerie au bétail. Dans la ſuite nous avons été obligés de multiplier ces étables. Tout ce qui en ſortoit étoit vendu à profit commun, on prélevoit ſur ce profit de quoi remplacer les bêtes enlevées par la maladie; mais nous en avons peu perdu; la propreté, la ſéparation des bêtes malades d'avec les ſaines, le choix l'apprêt des choſes dont on les nourrit, nous ont fait éviter les calamités dont la France a été affligée à cet égard. Je ſuis la ſurintendante de ces étables, M. Duboc me ſeconde, nous avons grande attention que celles qui en ont ſoin faſſent leur devoir. Nos payſans dorment tranquilles, parce qu'ils ſavent qu'à moins d'une mortalité générale, ils ne peuvent être ruinés. Le fumier ſe diſtribue à raiſon du nombre des bêtés que chacun fournit au magaſin, tout le monde eſt content.
Dès la ſeconde année, la Providence nous ouvrit une autre ſource d'abondance. Ce fut la méthode de faire éclore les poulets dans le fumier dans les fours. Il eſt vrai que cette premiere année produiſit peu de choſe, nous payâmes notre apprentiſſage; mais inſtruits à nos dépens, les autres années nous gagnâmes beaucoup. Les muriers que nous avons plantés la troiſieme année, nous donnent des feuilles depuis ſix ans, c'eſt une autre ſource de richeſſes qui s'augmentent chaque jour. On marie tous les ans les jeunes gens, quand les parents étoient abſolument pauvres, (ce qui n'arrive plus aujourd'hui,) on leur donnoit mille toiſes défrichées; tout le village ſe cotiſoit pour les enſemencer, pour leur donner deux bœufs une vache. Aujourd'hui, les parents ſe piquent d'honneur, ſeroient bien fâchés qu'on pût leur reprocher de n'avoir point été aſſez ménagers pour ſe trouver dans le cas d'avoir recours à la communauté. Nous n'avons de pauvres, comme je vous l'ai dit, que les vieillards les infirmes, auxquels il faut ajouter les nouveaux habitants.
Tous les jours il nous vient des pauvres familles, auxquelles on n'eſt point en état de donner des fonds; ſi ce ſont de bons ſujets, on les aſſiſte, nous attendons de la Providence, des ſecours pour les établir.
Madame d'Aſtie eût pu parler beaucoup plus long-temps, ſans que j'euſſe penſé à l'interrompre. J'étois extaſiée, je ne ſavois ſi j'en devois croire mes yeux, ſi ce n'étoit point un Ange ſous une forme humaine. Lorſqu'elle eut fini ſon diſcours, un mouvement machinal me mit à ſes pieds, il ſortit de mon cœur, plus que de ma bouche, des exclamations, des actions de graces au TrèsHaut, pour la faveur qu'il me faiſoit, en m'accordant un tel modele. Oh! que ce fut bien en ce moment que je deſirai d'être riche. Mais Dieu peut ſuppléer à mon impuiſſance; toujours eſtil vrai que je lui euſſe voué de bon cœur, la plus grande partie de ce que je poſſede, ſi je me fuſſe cru maîtreſſe d'en diſpoſer.
Ma belle-mere me releva, après m'avoir embraſſée, elle finit tou jours par-là. Je la priai de me permettre de lui faire quelques queſtions.
Je lui demandai pourquoi ſes vaches n'étoient point en commun comme celles des autres habitants. Je les y ai miſes au commencement, me dit-elle, pour encourager les autres.
Quand nos payſans ont été bien convaincus de l'avantage de la communauté, j'ai retiré mes bêtes; il faut éviter de donner lieu de croire à ces gens groſſiers, qu'on ait eu en vue ſon intérêt particulier, dans les choſes qu'on établit pour le bien général. Ils voient par leurs yeux que je n'ai point augmenté mon bien, depuis douze ans, ſont parfaitement convaincus, quand je leur propoſe quel-que choſe de nouveau, que je ne me regarde en rien, c'eſt ce qui fond leur obéiſſance, elle eſt telle aujourd'hui, qu'ils reçoivent mes avis comme des Oracles, ſont toujours diſpoſés à les ſuivre. Et à quoi les occupez-vous en hiver, lui demandai-je? Il eſt peu de jours, me répondit-elle, où l'on ne trouve de quoi s'occuper aux champs. Nos hommes prennent ce temps pour couper du bois dans la montagne, préparer des échalas.
Nous avons des char entiers qui travaillent les plus gros arbres, pour réparer les maiſons, en bâtir de nouvelles; nos jeunes garçons, en leur aidant, ſe mettent en état de leur ſuccéder. On raccommode les haies rompues, on fait de nouveaux foſſés pour les eaux, on bat les bleds, en un mot, chacun trouve de quoi s'occuper. Comme les ſoirées ſont fort longues, on couche les enfants de bonne heure, après quoi on ſe raſſemble pour filer dans les anciennes étables. On appelle cela des cabarets, il y en a douze dans le village. Les femmes ſont aſſiſes d'un côté, les garçons de l'autre; chaque famille fournit la lumiere une ſemaine. Les garçons devident le fil. Une vieille femme préſide à l'aſſemblée, a ſoin que tout ſoit dans l'ordre. Je les viſite une fois tous les quinze jours, M.
le Curé ſon frere en font autant.
Mais, lui dis-je, tous ces gens là ne travaillent point en ſilence, n'abuſeton point de ce mêlange des ſexes? Eſtil poſſible, parmi ces gens groſſiers, qu'il ne s'éleve point de querelles, qu'on n'entende point de jurements, de paroles méfiantes, qu'on ne chante point de mauvaiſes chanſons? Le bon Dieu a béni les ſoins de nos Paſteurs, me répondit la Baronne.
Actuellement nos payſans ſont inſtruits; l'aſſiduité au travail en a fait de nouveaux hommes; ils n'ont plus le temps de commettre le péché, on leur en a ôté toutes les occaſions.
elles que ſont les danſes, les cabarets, les murmures de la pauvreté. Ils ne ſavent plus de mauvaiſes chanſons, on y a ſubſtitué des cantiques; quand nous allons à la veillée, on leur raconte quelques hiſtoires à leur portée; il y a quelques payſans de bon ſens, d'un certain âge, qui ſavent lire, auxquels on a donné la vie des Saints, celle des Peres des déſerts, autres ſemblables. Ils ſe plaiſent à raconter ce qu'ils ont lu, les autres les écoutent avec plaiſir. Parmi ceux qui ſont revenus au village, après en avoir été chaſſés par la miſere, il y en a qui ont été à la guerre, ou ſur la mer, ils racontent aux autres ce qu'ils ont vu dans leurs voyages, cela les rend tout oreille. Au commencement on juroit par mauvaiſe habitude, un ſol d'amende à chaque jurement a commencé la correction, le banniſſement de ces ſoirées pendant pluſieurs jours a fait le reſte. Au ſurplus, on ne force perſonne d'y venir, mais ils les regardent comme des récréations, il n'y a guere que les infirmes qui y manquent. A onze heures, on fait la priere du ſoir, dans chaque cabaret, puis on ſe retire. M.
le Curé dit ſa Meſſe le lendemain à ſept heures du matin, nous avons le plaiſir d'y voir toutes nos bonnes gens y aſſiſter avec piété modeſtie; il en avance l'heure à meſure que les jours alongent, enſorte qu'on eſt toujours prêt pour le travail, lorſque le jour commence.
Mais, dis-je à la Baronne, ſi vous retranchez la danſe les autres amuſements dangereux à vos payſans, ils ſont donc abſolument ſans récréation? Nous nous efforçons de leur en procurer d'innocentes, me réponditelle. Tous les Dimanches fêtes, après avoir ſatisfait aux devoirs de Religion, je les raſſemble dans une grange, les filles les femmes, s'entend; nous jouons en hiver aux quilles, à la boule; quand il fait chaud, à de petits jeux: nos Paſteurs de leur côté, amuſent les hommes à tirer de l'arc, à des jeux propres à entretenir ou augmenter leurs forces. D'ailleurs, nous les avons accoutumés à ſe donner des petites fêtes. Les jours de ma fête celle de mon fils, nous régalons toute la Paroiſſe d'une collation, M. le Curé ſon frere en font autant.
Nos payſans nous imitent. Celle qui préſide au cabaret, n'y manque jamais, invite toutes celles de ſa coterie; nous nous trouvons aſſidument à ces petites fêtes, où tout ſe paſſe, je vous aſſure, avec autant de décence que de gaicté.
N'êtes-vous pas ravie de ce récit, ma chere Hariote? On éleve des ſtatues aux deſtructeurs du genrehuman, aux conquérants; combien ſont plus précieux à l'humanité, ces généreux bienfaiteurs, dont l'unique ſoin eſt de procurer le bonheur de tout ce qui les environne! Leur ſiecle ingrat méconnoit leurs ſervices; après tout, il n'auroit pas de quoi les payer, ce n'eſt que dans le Ciel qu'ils peuvent trouver une récompenſe digne d'eux. Ma ſeconde mere m'a mené rendre les viſites que j'avois reçues. J'ai été dans chaque famille, je ne reviens point de mon étonnement. Nous avions dîné dans un village, ſur la route, en venant ici: en vérité, le cœur me ſouleve encore, quand je penſe à l'horrible malpropreté des habitants de ce village, on dit que tous les autres lui reſſemblent. Je ne m'étonne plus des maladies qui dévaſtent les campagnes. On reſpire chez ces infortunés un air empoiſonné; chaque porte eſt ornée d'un fumier infect, ou d'une crapaudiere, c'eſtàdire, d'un trou où ſe ramaſſent les eaux de pluies, qui jointes avec celles qui découlent des fumiers, fourniſſent en été des exhalaiſons peſtillentielles.
Leurs maiſons ſont d'une humidité malſaine, ſans fenêtres, pour la plupart; car on ne peut nommer fenêtre, une lucarne d'un pied en carré, enſorte qu'on ne reçoit de jour que par la porte. Si les citoyens font la richeſſe réelle d'un Etat, comme le dit la Baronne dans ſon mémoire, combien ces cauſes de la dépopulation devroientelles exciter l'attention du gouvernement? Que ſi la pitié pour ces pauvres malheureux n'eſt pas capable d'exciter la généroſité des riches habitants des villes, que leur propre intérêt les excite du moins à s'unir pour remédier à ces inconvénients. C'eſt dans ces cachots que leurs enfants paſſent les premieres années de leur vie, temps dans lequel la nature eſt plus ſuſceptible d'amélioration ou de dépériſſement. Ils y prennent le germe de toutes les maladies dont les parents eſſuyent les incommodités. Je ne cite que ce motif, parce qu'il touche plus immédiatement les peres meres. Une ſouſcription dans les grandes villes, pour mieux loger les payſans, fourniroit des enfants plus ſains ſans fouler le citoyen. Ici, toutes les maiſons nouvellement bâties ſont élevées de quatre pieds au deſſus du niveau de la rue, on y monte par un eſcalier.
Elles ont au moins deux grandes fenêtres expoſées au meilleur air. Pas une ſeule crapaudiere; on a tout mis de niveau, l'on a pourvu à l'écoulement des eaux. Les fumiers ſont à une diſtance raiſonnable, tous ramaſſés en quatre tas. Ma belle-mere m'a dit qu'au commencement les payſans des villages voiſins venoient les enlever la nuit, on y a pourvu en les renfermant dans une bonne haie, des dogues en ſont les gardiens, pendant la nuit. Le dedans des maiſons eſt propre, net, pavé des pierres qu'on a retirées des terres. Les enfants les charrient dans de petits charriots qu'ils trainent, cela les accoutume au travail. Si vous voyez qu'elle joie ſe répand ſur le viſage de ces bonnes gens, quand la Baronne entre chez eux, avec quel reſpect ils s'empreſſent de luiaiſer la main, vous la croiriez déjà payée de ce qu'elle a fait pour eux. Si je ne m'étois pas fait une loi de me conduire par les conſeils, j'aurois répandu à pleines mains ce que j'ai d'argent, pour concourir à cette bonne œuvre. Elle me dit en riant, que la vraie charité eſt prudente; que je ne ſuis que prodigue; qu'il faut faire vivre le pauvre ſe garder de l'enrichir: ce que je puis faire de mieux, je crois, c'eſt de profiter de la grace que Dieu m'a faite, en me donnant un tel guide, le meilleur moyen de le faire eſt de m'abandonner aveuglément à ſa conduite. A chaque pas qu'on fait ici, on trouve de nouveaux ſujets de ſe récrier d'admiration. Parvenue à l'extrêmité du village, j'ai apperçu un grand eſpace couvert de toiles preſque abſolument blanches, des payſannes étoient occupées à les enlever. C'eſt le fruit des veillées de l'hiver; la charrette fera, la ſemaine prochaine, deux voyages à Bordeaux, pour y vendres ces toiles, en rapporter le prix aux filenſes. Il y a actuellement dans le village ſix ouvriers qui travaillent ces toiles, dont un ſeul eſt maître; les cinq autres ſont des enfants trouvés, que nous avons pris à l'Hopital de Bordeaux, à l'âge de douze ans. Ils ont paſſé une année dans la maiſon de Meſſieurs Duboc, qui les ont inſtruits. Le plus jeune des deux, c'eſtàdire le Vicaire, s'étant fait Maitre d'école, leur a très-bien appris à lire, à écrire, l'on peut dire qu'il leur a inſpiré tant de piété, qu'ils ſont l'édification de la Paroiſſe. A treize ans ils ont commencé leur métier de tiſſerand, ils entrent la ſemaine prochaine dans leur vingtieme année, ils ſeront mariés tous les cinq, avec ſept autres garçons du village; leurs épouſes leur apportent en dot deux vaches, qui ſont au magaſin; ils ſeront nourris pendant un an chez leur beau-pere; le maître tiſſerand va les payer cette année, leur argent ſera mis de côté pour meubler leur petite maiſon. Vous en avez donc pluſieurs de guides, dis-je à la Baronne? Non, mon enfant, me répondit-elle; mais voici comment on agit en pareil cas.
Toute la Paroiſſe approche des Sacrements une fois par mois. La veille de la Communion générale eſt appellée le jour du Seigneur, parce que le travail de toute cette journée, eſt conſacré à la charité. Les uns vont à la champagne couper du bois, d'autres le voiturent, ceux-ci le préparent en ſolives en poutres, ceux-là trient la paille qui doit couvrir la maiſon. Les femmes mettent à part le fil qu'elles travaillent ce jour là, on en fait une piece qui, vendue au profit de la communauté, ſert à acheter les clous, la chaux les autres choſes néceſſaires pour bâtir une maiſon. Nous avons deux maçons établis ici depuis ſept ans, qui préparent des pierres, qui ſe fout aider par les jeunes gens, qu'on appelle les enfants de bonne volonté.
C'eſt une confrairie où nous n'admettons que ceux dans leſquels on remarque des talents unis à un excellent naturel, c'eſt un grand honneur d'y être admis; je vous ferai voir les ſtatuts de cette confrairie; à meſure que ces matériaux ſont préparés on les emmagaſine. Le ſeize de Septembre eſt le jour des mariages, il ne s'en fait que ce jour là, c'eſtàdire, entre les garçons les filles; car ceux qui ont été déjà mariés, qui veulent paſſer à de ſecondes noces, prennent le jour qu'ils trouvent le plus commode pour eux. On prépare les jeunes gens à recevoir le ſacrement de mariage, un mois auparavant, c'eſtàdire, qu'on a ſoin de leur expliquer les devoirs auxquels il les aſſujettit. Communément ces bonnes gens dont j'ai la confiance, me conſultent ſur le mariage de leurs enfants, comme je les connois parfaitement, je n'épargne rien pour les aſſortir. Ce jour eſt un jour de fête générale pour tout le village. On dreſſe des tables ſous des feuillées, pour ne pas induire les familles à une trop forte dépenſe, chacun, deux jours avant, apporte ſelon ſa bonne volonté, les uns des poulets, les autres un agneau, les Paſteurs moi donnons l'exemple de cette libéralité. On fait des tables de trente couverts. Les mariés ſont à la premiere, où il faut toujours que je prenne place. On ſe divertit innocemment le reſte du jour, le lendemain, les enfants de bonne volonté aident aux maçons à conſtruire les maiſons des nouveaux mariés.
Comme les matériaux ſont prêts, que ces maiſons, quoiqu'aſſez ſolides, ſont ſimples uniformes, elles ſont bientet élevées, elles ont le temps de ſécher tout l'hiver. Mais repliquaije: il vous faut des portes, des fenêtres, des ſerrures, mille autres choſes. Preſque tout ſe t ouve dans le village, me répondit ma belle-mere.
Tous les ans nous tirons cinq garçons des enfants trouvés; l'Hôpital, depuis pluſieurs années, leur fait une petite penſion qui aide au maître auquel on les donne; on les diſtribue tantôt aux laboureurs, tantôt au charron, aux maçons, aux menuiſiers; lorſqu'au printemps il eſt queſtion d'achever ces maiſons, le grand nombre de mains qui s'y emploient fait que l'ouvrage eſt bientôt achevé. Pour la ſerrurerie, nous dédaignerions de fermer nos portes, ſans les paſſants. Nos payſans ont en horreur le vol, même d'une bagatelle, ainſi nous ne fermons que les premieres portes, une ſerrure ſuffit pour chaque maiſon, on la prend toute faite à Bordeaux. Je ne me laſſe point de vous faire des queſtions, dis-je à Madame d'Aſtie.
Comment avez-vous pu plier l'eſprit de toutes ces perſonnes, à des réglements ſages, à la vérité, mais un peu gênants?
Les premieres années ont été pénibles, me dit-elle; mais la Religion qui vient à la ſuite de l'inſtruction, ſurmonte tous les obſtacles. Nous avions des jureurs, des ivrognes des gens tachés de pluſieurs autres vices; le plus grand nombre s'eſt corrigé, quelques-uns ſont morts, deux ſeulement ſe ſont expatriés, ſe voyant exclus de toute ſociété; car les incorrigibles ſont bannis de toutes les aſſemblées. Il y a douze ans que nous travaillons, tous nos jeunes gens ont été formés à notre mode, ils ont la crainte de Dieu, s'aiment mutuellement, tout le villagee ne fait qu'une grande famille, je ne crois pas qu'il s'y commette un ſeul péché mortel dans l'année. Nos bonnes gens toujours occupés, n'ont pas le temps d'être tentés. S'il s'éleve quelque diſpute, le Soleil ne ſe couche pas ſur la rancune, nous avons bientôt terminé le différent. Nos payſans ſont convaincus que nous les aimons, que nous ne voudrions pas pour tout au monde commettre une injuſtice, ils nous regardent comme leurs peres, comme les auteurs de leur bien-être, ainſi ils ont une aveugle confiance en nous. J'ai demandé à ma belle-mere ſur quoi on inſiſte le plus dans les inſtructions, qu'on leur donne. A leur inculquer fortement ces grands principes: ſoyez juſtes envers Dieu envers les autres; ne faites point à votre prochain ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. On leur apprend que pour être juſte envers Dieu, il faut faire pour lui toutes ſes actions, les lui offrir, les faire de la maniere la plus propre à lui plaire. On les affectionne à ſon ſervice, en leur faiſant remarquer les bénédictions qu'il répand ſur eux, en comparant leur état à celui de leurs voiſins: les vieilles gens apprennent aux jeunes, les peines, les miſeres qu'ils ont éprouvées dans leur jeuneſſe, les exhortent ſans ceſſe à bénir Dieu qui les en exempte. Vous ne verrez point ici de gens triſtes mélancoliques, même parmi nos malades; nos champs retentiſſent du chant des cantiques, en un mot, c'eſt ici qu'il faut chercher des hommes heureux. A la cérémonie des mariages, nous en joignons une autre, ajouta ma belle-mere.
Dans les commencements, nous recevions avec facilité les nouveaux habitants. Deux choſes nous ont rendus plus circonſpects. La premiere eſt la difficulté de leur procurer la ſubſiſtance; nous ſommes environnés de terres incultes, qui ſe donneroient à un prix trèsmodique, mais nous n'en pouvons acheter que peu chaque année, faute d'argent. La ſeconde, qui nous a paru la plus importante, eſt la crainte que ces nouveaux venus ne gâtent nos payſans. Nous avons donc établi depuis huit ans une eſpece de noviciat. Nous ne refuſons point le travail à aucun paſſant, nous ne leur accordons jamais d'autre ſecours. On offre une pioche ou quelqu'autre outil aux mendiants; les fainéants ſe ſauvent bien vite, nous en ſommes débarraſſés, il s'en trouve quelques-uns qui eſſaient à ſe plier au travail, alors on les encourage, on les inſtruit. Ils couchent dans une écurie deſtinée à cet uſage, mais ils reſtent entr'eux, juſqu'à ce qu'on les voie affectionnés au travail, on ne les admet ni aux veillées ni aux aſſemblées Au bout de trois mois, s'ils perſéverent, on les reçoit au noviciat, ils y paſſent neuf mois, alors ſi on eſt content d'eux, on leur promet l'incorporation. Il nous arrive ſouvent des familles entieres, d'autres fois ce ſont des garçons; on tâche de les occuper ſans relâche, par-là on parvient à les corriger de leurs vices. Nous recevrons onze familles, le jour des mariages, nous eſpérons que la Providence nous donnera le moyen de les établir.
La Providence l'a trouvé ce moyen.
La moitié de la ſomme que le bon Ryding m'a envoyée, ſera conſacrée à cette bonne œuvre. Je dis la moitié, parce qu'on a refuſé le tout que j'aurois donné de bon cœur. Dimanche prochain on fera une aſſemblée de tous les anciens, pour fixer l'emploi de cette ſomme. Je vous rendrai compte dans ma premiere lettre, du réſultat de cette aſſemblée, de nos fêtes champêtres.
Mon époux s'engage de bon cœur à faire la confeſſion exigée par ma chere Hariote. Vous ceſſerez d'être ſurpriſe de la promptitude avec laquelle Madame d'Aſtie a donné ſon conſentement à notre mariage, lorſque vous aurez lu la lettre que Monſieur Beker lui avoit écrite, mais pour bien l'entendre, il faut qu'elle ſoit précédée de l'hiſtoire de mon époux; je remettrai à vous l'envoyer à ce temps.
JE me ſuis trouvée ſi petite, ſi mauſſade lorſque j'ai lu votre lettre, que je n'ai pas eu le courage de vous écrire pendant quelques jours. Croyez fermement, ma Clarice, que cette lettre m'a mis tout-à-coup dix ans ſur la tête, que le tour de mon imagination a tellement changé que vous me croiriez métamorphoſée. Vous me connoiſſez, je donne aiſément dans les extrêmes. Si Milord eût été à Paris, je lui aurois fait tourner la tête, ou il m'auroit obtenu une place dans votre incorporation. Comment, me diſoisje à moi-même; nous ſommes pauvres avec quinze cents louis de rente, la reſpectable Baronne d'Aſtie avec quinze louis, trouve le moyen de pourvoir à tous ſes beſoins, il lui reſte un ſuperflu pour aſſiſter les pauvres? Allons apprendre à être riches auprès d'elle. Nous ne voulons qu'être heureux; puiſque le bonheur s'achete à ſi peu de frais, ne ſoyons pas aſſez dupes pour laiſſer échapper ce bon marche. Notre mere, ma chere amie, a modéré mon impétuoſité. Elle me fait remarquer que Dieu veut que toutes les conditions ſoient remplies, qu'on ne fait rien qui vaille quand on ſort de la place où il nous veut. Me voilà donc confinée à vivre avec des poupées; car toutes les femmes me paroiſſent telles auprès de votre femme forte. Quand je les vois faire des nœuds, broder un marly, remuer des cartes, j'ai envie de leur dire: Filez, Meſdames, travaillez, levez-vous du matin, comme mes héroïnes, vous n'aurez plus de vapeurs. J'en parle avec connoiſſance de cauſe, ma chere, vous m'avez guérie de la moitié des miennes, le travail les tue. Si vous voyiez ma chambre, vous la prendriez pour une de vos étables que vous nommez cabarets. Notre mere, mes deux femmes moi, avons arboré des quenouilles; toute notre maiſon eſt poſſédée du Démon du travail, il n'y a pas juſqu'à nos laquais qui n'apprennent à tricoter, dans l'antichambre. J'excite les éclats de rire des Dames qui me viſitent; elles ne peuvent comprendre comment je ne ſuis pas excédée d'un travail ſi mauſſade, bientôt je ne comprendrai pas comment on peut paſſer la moitié du jour au lit, le reſte à la toilette, au jeu, ou à des viſites inutiles. J'enfilois cette route, ma chere, vous m'avez rapprochée du bon chemin, ſi Dieu ne m'a pas trouvée digne de devenir Légiſlatrice d'un village entier, au moins ſuisje déterminée à faire ce perſonnage dans ma famille, ſur mes Terres, lorſque mes affaires ſeront terminées. Je n'ai point encore de nouvelles poſitives des vôtres; mon époux me marque que tout ira bien, rien de plus. J'attrape le ſixieme mois de ma groſſeſſe, ma ſanté eſt entiérement revenue; je fais beaucoup d'exercice, j'ai grand appétit, je ne reſte plus que huit heures au lit, en un mot, je ſuis toute renouvellée, ſi bien que je ſerois en état d'aller accoucher dans votre paradisterreſtre, ſi nos affaires ne nous retenoient à Paris, au moins pour une année entiere. On me dit que cette place eſt la meilleure pour moi puiſque Dieu m'y laiſſe; à la bonne heure.
Notre mere m'aſſure qu'il eſt abſolument néceſſaire que je ſois une ſainte; à ces mots, je jette un cri d'étonnement de frayeur. Vous n'y penſez pas, Madame, ai-je donc l'encolure d'aucun Saint que vous ayiez jamais connu? Je veux aimer Dieu de tout mon cœur, il me ſemble que je l'aime. Je hais le mal; le prochain malheureux excite ma pitié, mes dons; il eſt vrai que j'aime à m'égayer ſur le prochain ridicule, quand il eſt à ſon aiſe; car s'il étoit ſouffrant, je ne verrois pas même ſes défauts. Eſtce ma faute quand ils me ſautent aux yeux? dépendil de moi de n'être pas le Démocrite de mon ſiecle, c'eſt un divertiſſement qui ne choque perſonne. Il divertit ceux qui m'entendent; pour les patients que je montre ſous leur forme naturelle, ou ils l'ignorent, parce qu'ils ſont abſents, ou ils ont la complaiſance d'en rire avec moi; j'en connois même qui pouſſent la bonté juſqu'à prendre mon ironie pour des louanges, qui m'en ſavent gré. Vous voyez qu'il faudroit être ſcrupuleux pour prendre ma gaieté de travers.
J'aime mon corps, mes commodités, mes aiſes. Cela n'eſtil pas tout naturel? Excepté Milord, je ne connois pas un ſeul Etre dans le monde, qui ait autant d'intérêt à ſa conſervation, que moi; ſeroitce un crime d'en être occupée? Le monde eſt aſſez ſot pour n'eſtimer les gens qu'à proportion de leur habit, de leur teint, de mille autres miſeres. Eſtce un mal de ſe prêter à ſa manie? Je voudrois que la mode vînt de porter un habit, qui prît depuis la tête juſqu'aux pieds, qui ſe mît en une minute, je m'y ſoumettrois la premiere, pourvu que les autres y fuſſent aſſujetties; car je ne voudrois pas paroître d'un négligé mauſſade au milieu de femmes ajuſtées.
Vous voyez que je ſuis humble, Clarice, j'en ai rabattu ſur l'opinion que j'avois de mes charmes; je ne crois plus que l'ajuſtement ne ſoit néceſſaire qu'aux beautés médiocres, abſolument nuiſible aux parfaites.
Je vois ici quantité de femmes qui ont un viſage chiffonné, ſans traits, que je troquerois contre le mien, quelque régulier qu'il ſoit. Mais la taille, une taille angloiſe? Et bien je trouve la mienne d'un roide qui ne peut ſoutenir la négligence aiſée des tailles françoiſes, où tout eſt flexible, moëlleux. Ces réflexions ne ſont jamais entrées dans la tête d'une apprentie ſainte, elles farciſſent la mienne, donc je ne peux la devenir; toutes ces bagatelles là, qui ne ſot point criminelles, y forment des obſtacles. Je dis que ces choſes ne ſont point criminelles; car, ſur mon honneur, je n'ai pas encore rencontré un homme que je ne trouve cent piques au deſſous de mon époux; vous penſez bien qu'enviſagés tels, je n'ai pas envie de leur plaire. Voilà, ma Clarice, le beau raiſonnement que je viens de faire à notre mere, à propos de ſes pronoſes ſur ma vocation à la ſainteté. Voici ce qu'elle me répond.
Si la chere Hariote avoit à corriger des habitudes vicieuſes, à ſurmonter des paſſions violentes, à purifier des penchants corrompus, elle ne devroit pas trouver la ſainteté impoſſible; cependant je lui pardonnerois de frémir à la vue des pénibles victoires qu'elle auroit à remporter. La nature n'aime point à ſouffrir, à réformer, mais elle convient elle-même qu'elle ne tient qu'à des bagatelles, que ſa raiſon condamne, c'eſt pour ces bagatelles quelle refuſe de remplir les deſſeins de Dieu ſur elle. Non je ne doute pas qu'elle ne rougiſſe actuellement par chriſtianiſme, des défauts dont elle rougira dans dix ans, par maturité. Je lui pardonne l'amour pour ſon individu, le goût de la parure, ces autres miſeres, pourvu.... Ma mere s'eſt arrêtée à cet endroit, par pure malice. Elle ſe doutoit bien que je la preſſerois d'achever, elle en mouroit d'envie. Si ç'avoit été une autre, je l'aurois laiſſée avec ſon ſecret qui n'en étoit pas un pour moi, ſes yeux m'ont appris, ſans tant de façons, ce qu'elle feint d'avoir peine à me dire; mais elle a un tel aſcendant ſur moi, que je ne puis réſiſter à ſes deſirs; elle vouloit que je la preſſaſſe, je l'ai preſſée. Elle me demande une charité auſſi vive pour les ſots, les préſomptueux les ridicules, que pour les pauvres infortunés: elle prétend que ces derniers méritent moins de compaſſion que les autres, parce que les miſeres de l'ame ſont infiniment plus dangereuſes que les peines de l'eſprit du corps. Certainement ces deux femmes s'entendent. Je parle de Madame Derby de Madame d'Aſtie; elles en reviennent toujours à ce précepte: Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. Savez-vous ce qui réſultera de tout ceci?
c'eſt que je vais devenir le plus inſipide perſonnage qu'il ſoit poſſible d'imaginer. Ce bel ouvrage eſt déjà commencé. Je promets une hiſtoire plaiſante à une compagnie, notre mere, à moitié chemin, s'apperçoit que ce pauvre prochain qu'elle aime ſi généralement, va faire les frais de la plaiſanterie; elle me lance un regard ſuppliant, comme pour me demander grace pour lui, voilà la ſotte qui s'embarbouille, qui retourne ſon hiſtoire, qui la refond, qui en ôte tout le ſel, qui réuſſit à faire bâiller tous ſes auditeurs qu'elle prétendoit faire rire. Voyez un peu où cela me menera? Un embraſſement, une louange de cette chere mere, me conſole de cette mauvaiſe fortune. Je n'y gagne rien pour le Ciel, lui disje; car en verité, mon unique motif eſt celui de vous plaire. Elle veut me perſuader que je me trompe, que j'ai le cœur trop bien fait pour n'avoir pas deſſein de plaire à Dieu mon bienfaiteur, mon maitre, mon vrai pere; elle finit en me diſant qu'elle ne veut pas éplucher mes motifs, qui ſe purifieront peu à peu, que je gagne au moins de me corriger d'une mauvaiſe habitude. Où ſont ces gens qui viennent nous tenter ſur la Providence, en nous faiſant remarquer les deſordres qui arrivent dans le monde? Pour moi je vois Dieu comme un maître impérieux, qui ſe joue des mauvais deſſeins des méchants, les force de ſervir d'inſtruments à ſes deſſeins adorables. Sir Derby, depuis bien des années, ſe livre à la perverſité de ſon cœur. Il fait une ſainte de notre mere, qui avec un autre époux n'auroit eu qu'une vertu commune. Il veut vous engager dans une union ſacrilege, pour poſſéder vos biens; voilà ſon intention, celle de Dieu eſt de ſe fervir de cet excès, pour réveiller la conſcience de ces deux complices, les conduire à la pénitence. Il ne ceſſe de vous pourſuivre avec un acharnement difficile à concevoir, il en réſulte pour vous, le mariage le plus heureux pour cette vie pour l'autre, une carriere ouverte pour les vertus héroïques, par deſſus le marché une mere pour moi, qui remplit tous les devoirs annexés à cette qualité, avec une perfection dont j'ai déjà retiré les fruits les plus précieux. O altirudo! Sérieuſement, ma chere, je ne veux rien épargner pour profiter de cette grace, je ſens que ma confiance ma docilité pour notre digne mere augmentent tous les jours.
Milord m'écrit que Meſſieurs les Evêques Anglicans s'aviſent de perſécuter. On fait des recherches dans toutes les Provinces, pour abolir la Catholicité, interdire l'exercice ſecret de la Religion. Cette nouvelle vient de m'être confirmée par un fanatique qui leur promet le Ciel pour récompenſe de leur zele; j'ai peine à croire que les honnêtes gens de la nation y applaudiſſent. Le fondement de la réformation eſt la liberté de conſcience: chacun, diſent nos réformateurs, reçoit les lumieres du SaintEſprit, pour interpréter l'Ecriture. En conſéquence, tous les gens de façon reſpectent chériſſent les Catholiques honnêtes gens, bous Citoyens. On tolere à Londres, dans tous les Etats ſoumis à l'Angleterre, les Quaker qui rejettent le Baptême inſtitué par JeſusChriſt, on leur laiſſe des Chapelles publiques. Pourquoi nous envieroiton nos chapelles domeſtiques? Veut-on nous réduire au déſeſpoir? Je ne le crois pas, le Roi eſt trop bon, le gouvernement trop éclairé, pour enfreindre contre les ſeuls Catholiques, la Loi qui permet de croire à ſa mode.
Notre illuminé a voulu me citer l'exemple des Rois de France. Je lui ai prouvé que le cas étoit abſolument différent. Tout un Royaume ſuit depuis douze cents ans une Religion dont il eſt content, la plus petite partie en veut introduire une autre, ceux qui ſont en poſſeſſion, s'y oppoſent, cela eſt naturel. N'allez pas croire que je les croie autoriſés à tourmenter les nouveaux venus, non, la foi ne ſe commande point; qu'ils penſent mal, s'ils le veulent, les penſées ne ſont ſoumiſes qu'au jugement de Dieu, les loix n'ont droit que ſur les actions, elles peuvent s'oppoſer des nouveautés qui troubleroient l'ordre. Le cas eſt bien différent en Angleterre. Les Catholiques d'aujourd'hui n'ont point innové, ils ont l'ancienneté de la date, qu'on les laiſſe tranquilles, cela eſt de droit.
Henri VIII avoit trouvé leurs aïeuls dans les ſentiments qu'ils profeſſent aujourd'hui, qu'on les y laiſſe. Savez-vous bien ce que je ferai, dis-je à ce gentilhomme? Je ne le cede à aucun Anglican ſur l'amour de la patrie, j'aime mon Roi, nos loix, nos libertés, j'en profiterai. Je viendrai m'établir dans les landes de Bordeaux, j'y traînerai à ma ſuite mes freres perſécutés. Cela dévaſtera le Royaume; car mon exemple ſera ſuivi, on ne pourra s'en prendre qu'aux Evêques de nos jours, qui ſe donnent la licence de vouloir enlever le droit qu'a tout Anglois d'être libre. Heureuſement, mes biens ſont dans les fonds publics; j'ai de quoi former ici de vaſtes colonies.
Il m'en coûteroit pourtant, de m'expatrier, ma chere. Que ne laiſſeton les choſes ſur le pied où elles étoient?
Nous ſommes contents d'être exclus de toutes les dignités, de payer les taxes doubles, d'être en danger de nous voir exclure en Irlande du patrimoine de nos peres, parce qu'un arrierepetit couſin, en changeant de Religion, ſupplantera les premiers héritiers, les enfants du défunt. C'en eſt aſſez, ce me ſemble, déjà trop.
La prudence de ceux qui ſont à la tête des affaires, leur fait une loi de s'en tenir là, s'ils ne veulent pas nous forcer à fuir.
JE partage bien ſincérement, ma chere Clarice, l'admiration de ma ſeconde fille; il me tarde d'être aſſociée à toutes vos bonnes œuvres, mais Dieu m'en a ménagé une ici, dont je m'acquitre avec le plus grand plaiſir du monde. Votre ſœur Hariote a d'excellentes diſpoſtions, n'a que le défaut de ſes dix-huit ans. Elle ne vous trompe point, lorſqu'elle vous dit qu'elle eſt tout-à-coup devenue vieille, ſa tête ſe mûrit, ſon époux aura peine à la reconnoître quand il la reverra. Il ne s'explique pas ſur les moyens qu'il a d'accommoder nos affaires, ſoutient qu'il en a de ſurs.
Au reſte, vous devez être tranquille; j'ai ſa parole d'honneur que vos intentions ſeront ſuivies par rapport à votre pere, qu'il reſpectera les ordres de la Providence, qui ſemblent vous avoir deſtinée à vous ſanctifier, par la pauvreté. Hariote vous a fait un détail qui me diſpenſe d'une plus longue lettre, je prévois que le dénonement de nos affaires me donnera occaſion d'en écrire de plus longues, je me ménage pour cela. Mes trèshumbles reſpects à Madame la Baronne, ce n'eſt point un ſtyle ſans réalité, je ne vois rien qui ait plus de droit à celui de tout le genre humain.
J'embraſſe ma chere fille ſon époux, qu'elle ne mérite pas, s'il reſſemble à ſa mere.
JE triomphe, je ne garderai pas un ſol du dernier argent reçu, j'ai plaidé la cauſe des pauvres, Dieu a rendu ma langue diſerte. Voici ce que j'ai allégué en faveur de nos payſans. Si ma fortune étoit bornée à ce que je poſſede préſentement, il conviendroit de penſer à mes enfants, ſuppoſé que Dieu m'en donne; je ne pourrois, je crois, en conſcience, conſacrer aux pauvres, que l'argent que je ménagerois ſur le luxe mes plaiſirs; mais, n'ai-je pas conſenti qu'on travaillât à leur aſſurer mes fonds? En joignant à ce que je poſſédois en arrivant ici, ce qui vous eſt revenu de la pauvre Miſtriſs Cosby, nous aurons trois mille livres de rente, c'eſt plus qu'il n'en faut pour élever ma famille, d'autant plus que le Baron moi ſommes réfolus de ne point nous aſſocier de mercenaires, dans les ſoins qu'ils exigeront. Ma poſition actuelle leur procurera l'habitude de la modération, une bonne ſanté, des mœurs pures, l'habitude de connoître, de partager, de ſoulager les beſoins du pauvre; je les plaindrai bien ſincérement lorſqu'une grande fortune les arrachera à tous ces biens, leur donnera la facilité de les perdre. Je me ſuis engagée de plus, à m'en tenir à ce ſeul ſacrifice, tant que ma fortune ſera dans l'état où elle eſt actuellement. Madame d'Aſtie ne veut point conſentir au plaiſir que j'aurois à augmenter ſon petit revenu, elle a peine à conſentir que je prenne ſur le mien quinze Louis, cette année que je dois paſſer avec elle, qui ſuffiront, dit-elle, pour notre dépenſe; je ſerai donc réduite à me faire un tréſor que les vers la rouille mangeront, que les voleurs pourront me ravir, c'eſt pour m'en dédommager qu'on me permet de faire ce petit ſacrifice. Je viens de vous annoncer que je n'ai que cette année à paſſer avec ma reſpectable belle-mere; ce ſacrifice eſt le plus grand qu'on pouvoit me propoſer; mais il faut obéir. C'eſt en conſéquence de l'aſſemblée de nos payſans, qu'on a porté cet Arrêt.
Malgré tout le bien qui ſe fait dans notre paroiſſe, nos Paſteurs leur aſſociée ont des vues encore plus relevées. Il a fallu, diſentils, s'accommoder à la foibleſſe de gens dont les habitudes étoient formées, on a conſervé le tien le mien, ces deux ſources ſi fécondes deſquelles découlent tous les maux de l'univers.
Ils veulent conſacrer un lieu où ces mots n'entrent jamais, qu'on puiſſe dire de ces heureux habitants comme des premiers Chrétiens: Leurs biens étoient communs, ils n'avoient qu'un ſéul eſprit, un ſeul cœur; on nous deſtines à être à la tête de cette colonie. Il y a environ à une demi-lieue d'ici, une montagne couverte de broſailles; elle a de bonnes ſources, une belle expoſition. On peut l'acquérir à un prix trèsmodique; car les propriétaires n'en tirent abſolument rien. C'eſt au commencement de cette montagne que nous voulons tranſporter quelques-uns de nos habitants, former un petit hameau.
Nous avons quinze enfants de bonne volonté, dix enfants trouvés prêts à marier, pour l'année prochaine, ajoutezy mon époux, trois de ceux qui ſe mavient cette année, c'eſt vingt-neuf familles pour ce hameau, qui ſe nommera l'Unon Chrétienne.
M. Duboc le cadet s'y établit avec nous, ſe charge d'y élever les enfants trouvés, les autres enfants du village, juſqu'à la premiere communion. Mon époux fournit le fond de ce petit college; le diamant que je lui avois donné vient d'être vendu pour cela. Les quinze enfants de bonne volonté abandonnent à leur famille ce qu'ils pouvoient eſpérer de la ſucceſſion de leurs parents, leurs épouſes imiteront cet exemple, les trois de cette année leur laiſſeront ce qu'ils en ont reçu, à condition que ces familles nous aideront à défricher le terrein, à bâtir nos maiſons. Le grand village ſe chargera du débit de nos denrées, en recevra une rétribution. Tous nos repas ſeront des agapes, on les prendra en commun, en ma faveur on a mitigé la pauvreté de la nourriture.
Le pain y ſera moins noir, on y mangera de la viande trois fois la ſemaine le reſte du temps des légumes. Une vaſte ſalle nous raſſemblera aux heures du repas, pendant lequel un des enfants de l'école fera la lecture.
Quelques femmes âgées de l'autre village, qui ſont veuves ſans familles, ont brigué la permiſſion de nous ſuivre. Deux ſeront à la cuiſine, les autres ſeront chargés d'une infirmerie qui ſera placée à trois mille toiſes de notre habitation, en tous ſens, c'eſtàdire, qu'elle ſera ſur la droite, afin que l'air qu'on reſpirera dans le hameau ſoit pur. Cette infirmerie ſervira pour les malades du village, ceux du hameau ſe partageront pour les ſervir tour-à-tour. Nos terres ſeront enſemencées la premiere année, ſur l'argent qui reſtera après l'achat du terrein; on fournira le magaſin du grain néceſſaire à la ſubſiſtance de la Colonie, en attendant la récolte qui remplacera celui que nous aurons conſommé. Le hameau ne pourra jamais être formé que de ſoixante familles, qu'on choiſira parmi les plus exemplaires. Ceux des enfants des habitants qui en ſe mariant, retourneront au village, ſeront dotés aux dépens du hameau. Cet argent ſe prendra ſur la maſſe où l'on remettra tout le proſit quelconque qui reviendra des denrées, travaux des habitants du hameaû. Sur cet argent ſera fait un magaſin d'étoffes, toiles, de tout ce qui ſera néceſſaire aux Coloniſtes. Ce magaſin ſera ſous la garde de deux veuves, qui diſtribueront à chaque famille les habits qui auront été fixés, reprendront les vieux pour les raccommoder, à chaque enfant qui naîtra, on fournira à ſes beſoins.
Si quelque Coloniſte ſe dégoûtoit de ce genre de vie, ou ſe comportoit de maniere à être exclus, on lui remettroit la valeur de ce qu'il auroit ſacrifié en allant à la montagne; que ſi c'étoit quelqu'un qui n'eût rien apporté, on lui donneroit de quoi s'établir au village ou ailleurs.
Les Coloniſtes n'oublieront point qu'ils ſe ſont raſſemblés pour imiter la vie des premiers Chrétiens qui n'étoient qu'un cœur qu'une ame, dont la charité s'étendoit juſques ſur les païens mêmes; à plus forte raiſon, conſerverontils l'union avec leurs parents, les habitant de la Paroiſſe dont ils ſont ſortis. Toutes les fois que le temps le permettra, ils deſcendront à la Paroiſſe pour aſſiſter à l'Office divin, pourront manger chez leurs parents amis, en ſe ſouvenant qu'on attendra d'eux beaucoup de vertu, de modeſtie de douceur. Seulement la veille ils demanderont au Paſteur la permiſſion de reſter au village, à condition de revenir le ſoir coucher au hameau. Si quelque calamité affligeoit le village ou le hameau, on s'entr'aideroit mutuellement à le réparer, les Coloniſtes ſurtout n'oublieront jamais le lieu d'où ils ſont ſortis. Et comme ils ne poſſéderont rien en propre, s'ils devenoient infirmes, hors d'état de gagner leur vie par le travail, ils ſeroient nourris entretenus juſqu'à la mort, aux dépens de la Colonie, dans le lieu deſtiné aux vieillards aux convaleſcents.
Dans les affaires qui pourroient ſurvenir, on aſſemblera les Coloniſtes pour décider ce qu'il conviendra de faire, l'Eccléſiaſtique qui ſera le ſurveillant aura deux voix, préſidera à l'aſſemblée. La ſéparation du hameau ne le tirera point de la juriſdiction de la Paroiſſe à laquelle il paiera exactement les dîmes.
On amaſſera au dépot, juſqu'à la concurrence de trois mille livres, pour fournir aux beſoins extraordinaires, donner une ſomme à celui qui voudroit retourner au village; mais s'il étoit chaſſé pour quelque crime ſcandaleux, il n'auroit que la moitié de la ſomme qu'on donneroit aux autres. Que ſi Dieu béniſſoit la Colonie, au point d'avoir plus que la ſomme ſuſdite, les proviſions fixées, le reſte, au bout de l'année, ſeroit diſtribué par les mains du Curé ou dans la Paroiſſe, ou dans celles d'alentour, il fourniroit les quittances de ceux auxquels il auroit donné ces aumônes.
Que ſi par la ſuite des temps, ce hameau venoit à ſe diſſoudre; les terres achetées des deniers de Madame la Baronne d'Aſtie, née Derby, ſeroient vendues par l'ordre de celui qui rempliroit alors le Siege Archiépiſcopal, pour en employer le revenu, à fonder des écoles de charité, dans les campagnes où il jugeroit qu'on en auroit le plus de beſoin.
Voilà, ma chere mere, la famille à la tête de laquelle on veut me mettre, malgré mon incapacité. Notre hameau pourra être conſidéré comme une ſeule famille. Plaiſe à Dieu de bénir cette œuvre, s'il bénit mon mariage de pluſieurs enfants, je lui en demande un qui veuille ſe conſacrer à cette œuvre, pour réparer les fautes que j'y aurai faites. Je crois que j'aurois conſenti à me fixer en ce lieu, pour toute ma vie; cependant je n'y dois demeurer que juſqu'au moment où les choſes ſeront bien établies ſur le pied convenu, après quoi je reviendrai chez ma belle-mere, nous nous contenterons d'y faire des voyages de temps en temps.
Je vous ai dit que la Cure n'étoit que de cinq cents livres, il y a douze ans; elle paſſe actuellement douze cents livres, par l'augmentation des dîmes, ainſi notre Curé s'eſt trouvé en état d'élever deux jeunes gens qu'il deſtine à lui ſuccéder, à ſon frere. Notre Archevêque ayant engagé ſon Chapitre, duquel cette Cure dépend, à ne la donner jamais qu'à ceux qui auroient été élevés au Preſbytere, on obſerve à préſent de n'y ſouffrir ni Prêtres ni Religieux, en voici la raiſon.
Toutes
Toutes nos jeunes filles ont beaucoup de piété, d'innocence, un bon Capucin qui prêcha un Avent dans la paroiſſe il y a quelques années, exalta ſi fort les avantages du célibat de la vie monaſtique que la moitié de la Paroiſſe ne vouloit plus entendre parler de mariage. Nos Paſteurs reſpectent beaucoup l'état vanté par Saint Paul; mais ils ſont perſuadés que la vocation en eſt beaucoup plus rare qu'on ne le croit, n'eurent garde de ſe prêter à cette ferveur. Au bout de ſix mois toutes ces vocations étoient diſparues, ils en remercierent Dieu; on a grand beſoin de bonnes meres de famille, elles ſont bien rares. S'il ſe trouvoit des vocations réelles, on les encourageroit. Depuis deux ans il ne s'eſt trouvé que trois filles deux garçons en qui on l'ait remarquée.
Les garçons ſont au Presbytere, comme je vous l'ai dit, ſont dé à dans les ordres ſacrés. Nous mettrons les filles dans l'Hôpital des infirmes.
Je vous confeſſe, ma chere mere, que je me paſſionne pour ce projet, comme s'il étoit de mon inventior, il eſt pourtant vrai que je n'ai fait que me rappeller un projet exécuté auprès de Saint Denis en France, où tout un village vivoit, comme nous nous propoſons de le faire. La Supérieure du premier Couvent de la Viſitation, de Rouen, l'écrivit à ma tante, j'en fus alors fort affectée; mais la légéreté de mon âge avoit effacé cette pieuſe inſtitution de mon eſprit, je m'en ſuis ſouvenue à propos, j'en eſpere un heureux ſuccès, ſi je ne gâte rien. Je vais bien mettre cette année à profit, pour m'inſtruire, puis je compte ſur le ſecours de Dieu. L'innocence de ces jeunes couples ſollicitera ſa bonté, m'en obtiendra des lumieres.
Nous avons fini hier nos cérémonies, plût à Dieu qu'on ſe comportât dans nos Egliſes avec autant de modeſtie que ces pauvres gens en montrent dans leurs divertiſſements; cependant ils ſont gais, s'amuſent de tout leur cœur. Un travail aſſidu eſt le ſel de la récréation, je le vois bien, je ne doute pas que ma chere Hariote n'en faſſe l'épreuve aux dépens de ſes vapeurs: c'eſt l'oiſiveté la vie molle qui les produit, ou plutôt qui les entretient; car on dit que ſon état peut les occaſionner. Cependant, toutes nos payſannes ignorent ces miſeres. Leur groſſeſſe n'interrompt point leurs travaux, ſouvent elles n'ont que le temps néceſſaire pour revenir des champs à leur maiſon, où elles accouchent en arrivant. On les retient le plus qu'il eſt poſſible, ſur la fin de leur neuvieme mois; mais l'habitude rend le repos un état forcé pour elles.
JE vous félicite, ma chere ſœur, de la nouvelle exiſtence que vous acquerez auprès de notre mere commune: j'avois toujours eſpéré cet heureux changement, mais je vous dirai, avec la franchiſe qu'exige l'amitié, que je ne l'attendois pas ſitôt.
Vous avez bien raiſon de dire que nos deux meres s'accordent enſemble, elles vont à la même école, elles doivent donc avoir le même thême.
L'Evangile eſt leur leçon, Jeſus leur maître. Or, ce maître eſt celui qui nous répete, de mille manieres différentes: apprenez de moi que je ſuis doux humble de cœur: Aimez moi, aimez votre prochain, voilà la loi les Prophetes, voilà ce que c'eſt que la dévotion, que la ſainteté: tout ce qui ne conduit pas là, eſt illuſoire. Je ſais, ma chere amie, que votre cœur eſt ſans fiel, qu'aux moments où votre langue perçoit comme une fleche aigué, vous auriez été prête à vous mettre en pieces pour ſervit ce pauvre prochain que vous veniez d'affliger. J'ai vu quelquefois des enfants d'un bon naturel, extrêmement coleres: dans les accès de leur petite fureur ils battoient leurs camarades; ceux-ci paroiſſoientils en humeur de leur rendre leurs coups, le petit dragon s'animoit, leur auroit arraché les yeux, ſi cela avoit été en ſon pouvoir. Avoientils au contraire maltraité un enfant doux timide, qui n'avoit d'autres moyens de ſe venger que par ſes larmes, le petit lion étoit tout-à-coup tranſformé en agneau; il baiſoit ſon compagnon, le careſſoit, lui partageoit ſes bonbons ſes jouets, en un mot, il n'avoit point de repos qu'il ne le vît conſolé des coups qu'il avoit reçus. Voilà préciſément l'hiſtoire de ma chere ſœur, elle eſt au déſeſpoir quand elle a bleſſé, mais ſon repentit ne guérit pas la plaie qu'elle a faite: ſi elle y réfléchit ſérieulement, comme elle a commencé de le faire, ſon bon cœur ne ſe réſoudra jamais à affliger perſonne. Je vis ici au cantre de la charité, je vous aſſure, je découvre tous les jours le beſoin de me corriger d'un défaut qui fait ſouffrir mes inférieurs. Naturellement diſtraite, je réponds dans ces moments d'un ton ſec, déciſif demandez à ma pauvre Fanny combien de fois dans les commencements, elle a ſouffert de ce défaut: Elle s'y el faite, quand elle a été b'en convaincue que mon cœu n'avoit aucune part à ce ton dont je ne m'appercevois que par ſa rougeur, quelquefois par ſes larmes. J'en aurois bien verſé moi-même, cependant j'ai apporté ici ce ton ſec. Ma belle-mere à qui j'avois demandé, à genoux, la grace de m'avértir de mes fautes, a eu la bonté de m'en faire appercevoir pluſieurs fois. Son exemple plus que ſes diſcours me corrigera, j'en ſuis ſûre. Il n'eſt pas poſſible de porter plus loin les égards; elle a des tons pour toutes les perſonnes, ces tons ſont toujours proportionnés à leurs beſoins. Son fils m'aſſure qu'elle n'eſt pas née telle, il faut donc qu'elle ait pris infiniment ſur ſon caractere pour être parvenue à cette égalité qui ne s'échauffe de rien, qui eſt toujours prête à excuſer l'action par l'intention. La payſanne qu'elle a priſe pour ſoigner le bérail eſt d'une balourdiſe qui ne peut être comparée à rien, c'eſt préciſément pourquoi elle l'a préférée à pluſieurs autres qui briguoient l'avantage d'entrer chez elle. Si on bruſquoit cette pauvre créature, dit-elle, on l'abrutiroit entiérement, au lieu qu'avec un peu de patience on la rendra propre à ſervir dans une autre maiſon. Elle a déjà décrotté pluſieurs ſervantes, quand elles ſont formées elle les cede aux autres. Cela paroît une bagatelle, eſt pourtant extrêmement pénible; ſa douceur ne peut être comparée qu'à celle de nos Paſteurs: combien ont-ils eu de difficultés à civiliſer leurs ouailles, je dis civiliſer, ma chere, je ne dis rien de trop; je trouve ici la preuve complete de ce que j'ai lu quelque part, que la vraie politeſſe eſt inſéparable d'une charité vive. Appliquezvous donc à rendre vos paroles ſemblables aux ſentiments de votre cœur, alors ma chere ſœur ſera parfaite.
Je ne m'étonne pas de vous voir envier la vie paiſible innocente qu'on mene ici; on y voit par tout la belle nature, elle eſt terriblement défgurée où vous êtes. J'ai pourtant oui dire qu'il n'y avoit pas de Ville au monde où il ſe fît de ſi grands biens. Puiſque Dieu vous y fixe encore pour deux ans, il faut tâcher de vous lier avec quelques perſonnes vertueuſes, dont la ſociété ſoit en même-temps agréable utile. Je me rappelle que dans une des lettres que vous m'écrivîtes preſque en y arrivant, vous m'avez beaucoup vanté ces philoſophes ſans manteau, qui ſe prêtent à tout dans la ſociété. Cela eſt louable juſqu'à un certain point. Un Magiſtrat doit conſerver des liaiſons avec ceux de ſon Corps, avec ſa famille: j'en dis autant de tous les états; mais il n'eſt point néceſſaire de ſe borner à cette ſociété, on peut s'aſſortir avec ceux en qui l'on trouve une conformité de goût de ſentiments, pourvu qu'on ne s'affiche pas; car je crois la ſingularité toujours blâmable. Vous ne tenez à rien dans ce pays, ainſi vous pouvez, plus qu'une autre, vous accorder cette ſatisfaction.
Je penſe que je ſuis un peu folle de vous donner des conſeils, c'eſt porter de l'eau à la riviere, de l'or au Pérou. Vous êtes à la ſource, vous ne riſquez rien en ſuivant en cela comme en toute autre choſe, les conſeils de notre mere. Le Baron travaille pour vous, il me ſemble qu'il en écrit bien long. Qui croiroit qu'à ſon âge il a déjà éprouvé tant de viciſſitudes?
VOICI de quoi vous payer d'a vance du gros paquet que vou me faites eſpérer. Milord arriva hie au ſoir, nous apporta les meilleures nouvelles du monde. Je me ſers de votre langage, ma chere ſœur; car je n'en ſuis pas encore à me réjouir de vous voir dépouillée conſignée dans votre montagne. Tenez, Clarice, votre projet ne me plaît point du tout.
(Madame Derby continue.)
J'en demande pardon à ma ſeconde fille, il eſt parfaitement de mon goût.
Il eſt certain que nous avons vu dans tous les ſiecles que Dieu ſe réſerve des ames d'élite qu'il met à part pour ainſi dire: voilà l'origine de monaſteres; on a voulu répondre à cette vocation, on le devoit. Les premiers qui ſe ſéparerent de la ſociété des hommes pour ne vivre que pour Dieu, conçurent qu'en ſe ſéparant de la ſociété des hommes, rien ne pouvoit les diſpenſer des devoirs qu'ils devoient à la ſociété. Un amour de Dieu qui éteindroit la charité envers le prochain ſeroit illuſoire, l'on peut même regarder l'amour du prochain comme une meſure avec laquelle nous pouvons ſonder notre amour pour le Créateur. On juge par le ruiſſean de l'abondance de la ſource. Quelques-uns, ce fut le très-petit nombre, ſe conſacrerent à la priere; c'étoient des Moyſes qui pendant que leurs freres combattoient dans la plaine demandoient pour eux la victoire, en levant perpétuellement au Ciel des mains pures. Les autres à ce devoir de charité en joignirent un autre, dans le temps qu'ils demandoient à Dieu les graces néceſſaires pour les beſoins de l'ame, ils employoient leurs mains à un travail qui leur donnoit moyen de ſoulager ceux du corps. Leur ſobriété rendoit leurs aumônes abondantes, on pouvoit les regarder comme des hommes doublement utiles à la ſociété. Nous liſons que ce grand nombre de ſolitaires répandus dans les déſerts de l'Egliſe, ſe raſſembloient au temps de la moiſſon, alloient par bandes ſe louer aux laboureurs.
Le travail n'interrompoit point leur priere, la priere ne nuiſoit point au travail; ils recevoient une certaine quantité de bled en paiement, l'on voyoit pluſieurs vaiſſeaux dans le port d'Alexandrie, chargés de ce bled, fruit de leurs ſueurs, qui étoit diſtribué aux pauvres. Ceux qui voulurent imiter en Europe les Antoine, les Pacôme les Hilarion, ne perdirent point de vue ces deux points importants, la priere le travail.
On voit dans la Regle de Saint Benot, combien il avoit regardé cet article comme eſſentiel. Deux choſes concoururent à faire négliger le travail des mains. Les ſiecles de barbarie amenerent l'ignorance, les ſeuls Religieux ſe conſacterent aux études, travail ſans doute auſſi ſalutaire, plus pénible que les travaux corporels. Les ſéculiers pour ſeconder les Religieux les encourager à l'étude, les débarraſſerent des ſoins temporels, en leur donnant des biens conſidérables. La premiere ferveur étant diminuée, on abandonna l'étude, on ne reprit point le travail. Les parents s'acoutumerent à regarder les Monaſteres comme des décharges honorables pour leurs familles; on y traîna des enfants ſans vocation. Pluſieur hommes que la pareſſe éloignoit des occupations utiles, crurent que l'habit Religieux étoit un titre ſuffiſant pour s'exempter d'être utiles à l'Etat, cela multiplia ces hommes oiſifs, au point que la population l'agriculture en ſouffrirent, ſoit en diminuant le nombre des ſujets appellés au mariage, ſoit en envahiſſant les terres qui devoient être le partage du citoyen, en réduiſant le pauvre à la qualité de élibataire, par la crainte de multiplier le nombre des miſérables. Delà les rs contre la profeſſion Religieuſe, ces dénominations odieuſes de fainéants, de frêlons, de membres morts; les deſirs de voir anéantir ces maiſons Religieuſes qui ne retiennent de leur premier Inſtitut que le nom.
Vous avez très-bien remarqué que les vocations réelles pour le célibat ſont très-rares. Votre Paroiſſe en douze ans n'a fourni que cinq célibataires, un grand nombre de bons peres de famille. J'oſe aſſurer que les Couvents ſe réduiroient à un bien petit nombre, ſi l'on n'y admettoit que ceux que Dieu y appelle; la piété, la Religion ne perdroient point à cette diminution de Moines. Il y auroit moins de Religieux, ſans qu'il y eût moins de perſonnes conſacrées à Dieu: ce qu'il en reſteroit ſeroit la bonne odeur des Chrétiens, du ſuperflu du revenu qui eſt annexé à ces Moines qui n'en ont que l'habit je voudrois qu'on fît dans toutes nos campagnes, ce qui a été fait dans celles que vous habitez. J'aimerois que chaque village eût un hameau de l'Union Chrétienne, où ceux qui voudroient pratiquer l'Evangile à la lettre, puſſent ſe retirer; cela feroit de vrais Monaſteres utiles à l'Etat. Ces gens fourniroient une race ſaine nombreuſe; car la fécondité la ſanté ſont à la ſuite du travail de la vie ſobre. Leurs enfants en rentrant dans la ſociété générale y apporteroient des vertus qui changeroient la face de la terre; nos campagnes deviendroient un Ciel. Voilà un beau rêve, ma chere enfant; faſſe la Divine Bonté qu'il ſe réaliſe; il ne paroît difficile que de loin, il ne faudroit qu'un Seigneur de Paroiſſe, digne de l'être, pour le réaliſer parmi ſes vaſſaux. Un des réglements qui me plairoit le plus eſt celui qui laiſſe aux Coloniſtes la liberté de retourner au village. Vous en trouverez peu qui en profitent; tous l'euſſent ſouhaité s'ils avoient été forcés à la réſidence.
Mais, ma chere enfant, il y a un article dans vos réglements auquel je ne conſentirai jamais, je crois en avoir de bonnes raiſons. C'eſt celui qui vous aſſujettit à la nourriture commune. Dieu a fait les différentes places qui ſont dans le monde, veut qu'on vive comme ceux de ſa claſſe. Nous avons reçu par ſucceſſion des corps moins robuſtes que ceux des gens de la campagne, nos occupations ne demandent pas plus de force; nous avons contracté dans la jeuneſſe une habitude qu'on ne pourroit détruire ſans riſquer notre vie. A Dieu ne plaiſe que je veuille me rendre l'apologiſte du luxe des beſoins ſuperflus, non, ma fille, je veux ſeulement conſerver l'ordre établi. Si Dieu vous deſtinoit au genre de vie que vous choiſiſſez vous-même, il vous auroit manifeſté ſa volonté en vous dépouillant abſolument de tout, alors je ſerois la premiere à vous encourager à marcher avec joie dans la route dans laquelle il vous auroit jetée; le contraire eſt arrivé, tous vos biens vous ſont aſſurés, vous devez vous conduire comme une perſonne qui doit un jour rentrer dans la ſociété de vos ſemblables. Si j'en ſuis crue, votre table ſera ſéparée, vous n'y ſouffrirez rien qui ſente le luxe des richeſſes, vous vous éloignerez auſſi de toutes les privations qui ſont néceſſairement une ſuite de l'indigence. Vos bonnes gens n'en ſeront point ſcandaliſés, ſi on leur apprend que la Providence vous a donné de grandes richeſſes, que votre façon de vivre quoiqu'elle ſoit au deſſus de la leur, eſt infiniment éloignée de celle que vous êtes en état de ſuivre ſi vous ne voulez vous rapprocher de leur état. J'eſpere que Madame d'Aſtie ne déſapprouvera point mes réflexions ſur ce ſujet, je les crois juſtes. J'eſpere auſſi qu'elle voudra bien en votre faveur relâcher quelque choſe de ſa ſobriété; vous ſouffririez trop d'être mieux traitée qu'elle. Je reſpecte infiniment ſa vertu, elle a ſu ſe ſoumettre aux ordres du Ciel dans ſa pauvreté, ne doit-elle pas avoir la même ſoumiſſion dans le changement qu'il a permis qu'elle éprouve; changement qu'elle n'a ni ſouhaité, ni recherché.
Monſieur le Baron, c'eſt à vous que je recommande ma fille; j'ai ſouſcrit de bon cœur au don qu'elle vous a fait d'elle-même; mais c'étoit à condition que vous ménageriez notre tréſor commun; ſi vous l'abandonnez à elle-même, ou nous la perdrons bientôt, ou nous aurons la douleur de lui voir traîner une vie languiſſante, dans un corps ruiné; elle n'eſt point d'un tempérament à vivre en Carmélite.
(Lady ariote continue.)
Enfin, mon tour viendra, on ne m'a interrompue que pour en revenir à mon avis. Reſtez dans votre déſert juſqu'à nouvel ordre; mais point de repas d'anachorete. Ma mere ſupplie, moi je menace. Ecoutez-moi, Monſieur le Baron; il me faut votre parole d'honneur que ma Clarice ſera traitée en fille de ſa ſorte; je ne vous prie pas de la nourrir d'ortolans, quoiqu'ils ſoient communs où vous êtes; mais qu'au moins elle vive comme font en ville les gens aiſés. Charitébeganat Houme, diſonsnous en Anglois, la charité commence à la maiſon. Il y a ici plus que de la charité, c'eſt de la juſtice, je vous citerois comme un aſſaſſin, au Tribunal de l'univers entier, ſi vous ne faiſez pas uſage de votre autorité, pour forcer votre épouſe à vivre convenablement. Perſuadez bien à Madame votre mere que le ſeul moyen de l'y engager eſt ſon exemple, vous êtes aſſez riche pour vous permettre cette dépenſe. Je vais ſervir de ſecretaire à Milord, ou plutôt je vais lui épargner la peine de dicter, vous faire d'après ſon récit, celui de ſon voyage.
Ce fut quelques jours avant que de quitter Paris qu'il conçut le plus heureux préſage du ſuccès de ſon entrepriſ, pour laquelle la Providence lui fournit des facilités qu'il n'avoit pas lieu d'eſpérer. Nous n'avons à Paris que les domeſtiques abſolument néceſſaires, auſſi dans ſon premier voyage, Milord ne fut accompagné que de ſon valet de chambre, comptoit bien l'emmener à ce ſecond.
Par le plus grand bonheur du monde, ce garçon prit la fievre tierce, malgré les inſtances qu'il fit pour partir, mon époux ne voulur pas l'expoſer à augmenter ſon mal. Il ne vouloit pas non plus m'ôter le ſeul de mes gens qui parloit Anglois, ſe trouvoit dans une ſorte d'embarras; il en parla à un de ſes amis de ſes compatriotes, qu'il trouva au café.
Je puis aiſément me priver d'un de mes domeſtiques, lui dit ſon ami; je dois reſter quatre mois à Paris, avant que de prendre la route d'Italie; j'ai retenu un Anglois qui ſait les trois langues, qui m'eſt abſolument inutile, tant que je reſterai ici. Si vous comptez être de retour dans un mois, je vous le prêterai de bon cœur.
C'eſt un garçon intelligent, qui a plus d'éducation que les gens de ſa ſorte, auſſi a-t-il toujours véçu chez des gens de façon, il a paſſé pluſieurs années chez un homme qui avoit beaucoup de piété de vertu. Vous me déſobligeriez ſi vous faiſiez quelques façons à ce ſujet.
Il n'étoit pas naturel que Milord fût curieux de ſavoir le nom du maître chez lequel cet homme avoit ſervi ſi long-temps. Cependant il eut une ſorte de mouvement qui l'engagea à le demander. Jugez de ſa ſurpriſe quand il entendit nommer le Doyen de Colborn, qu'il découvrit que le domeſtique qu'on lui offroit étoit l'infame Jacques. Il connoiſſoit aſſez ſon ami pour ſavoir qu'il étoit incapable d'abuſer du ſecret qu'il alloit lui confier, il lui avoua donc franchement qu'un des principaux motifs de ſon voyage étoit de s'aſſurer du miſérable qui étoit à ſon ſervice. Il s'eſt parjuré, lui dit-il, pour charger d'un crime affreux, deux perſonnes que j'aime reſpecte infiniment, elles ont été forcées de s'expatrier, l'une d'elles eſt actuellement dans ma maiſon, où je la chéris comme ma mere.
Il ſeroit donc néceſſaire de nous aſſurer de ce coquin, d'en tirer les déſaveux néceſſaires à la juſtification de mes amies. Je ne puis vous les nommer par égard pour leur perſécuteur; mais.... Je ſuis au fait lui répondit ſon ami. Vous voulez ſans doute parler de Madame Derby de ſa fille. Jacques m'a régalé de l'hiſtoire de leur fuite; mais le cequin n'a eu garde de me dire la part qu'il avoit à cette aventure. Mettezmoi au fait, afin que je ſois plus en état de vous ſervir. Seroit-il poſſible que ces Dames fuſſent innocentes? Mon époux n'eut pas de peine à déſabuſer ſon ami, il le fit avec tout le ménagement qu'il devoit au pere de Clarice, en lui faiſant entendre qu'il étoit fort poſſible que Sir Derby eut été miſérablement abuſé par un valet auquel il avoit donné ſa confiance. Il étoit queſtion d'obliger le calomniateur à ſe rétracter, cela qui leur avoit paru fort aiſé dans la ſpéculation, leur parut fort difficile dans l'exécution, d'autant plus que Milord vouloit abſolument ménager la réputation de celui qui avoit fait agir Jacques, ce qui excluoit les voies de la Juſtice.
Il n'étoit pas bien ſûr qu'on pât les employer en France, contre un homme qui n'avoit rien fait de contraire aux Lois du Royaume, depuis qu'il y étoit, qu'on eût pu convaincre même en Angleterre d'avoir fait un faux ſerment. Il étoit poſſible de le gagner par des promeſſes, ou de l'intimider par des menaces; mais de quel poids auroit été la rétractation de ce malheureux, ſi elle n'avoit pas été faite judiciairement? On eût pu nous accuſer de l'avoir forgée à plaiſir. Milord quitta ſon ami fort indécis ſur ce qu'il devoit faire, l'inquiétude qu'il avoit ſur la difficulté de mettre à profit une telle rencontre, ne lui permit pas de fermer l'œil toute la nuit. Il ſe retrouva le lendemain de fort bonne heure avec ſon ami, dans un lieu où ils s'étoient donné rendez-vous; car il n'étoit pas poſſible que Jacques ne connût ſon nom, il étoit important de ne lui donner aucun ſoupçon. Ils réſolurent d'envoyer ce coquin à une commiſſion hors de Paris, d'employer le temps de ſon abſence, à faire ouvrir ſon coffre, pour voir ſi on n'y trouveroit pas quelques lettres de Sir Derby, qui pût ſervir à prouver leur intelligence, ce qui fut exécuté. Ils avoient déjà renverſé toutes ſes hardes ſans aucun fruit, lorſqu'en levant une vieille paire de bas qui étoient roulés, ils la trouverent ſi peſante que cela leur donna la curioſité de la dérouler.
Il y avoit cent vingt guinées, deux bagues de prix, votre collier de diamants. Il leur fut aiſé de conjecturer qu'il avoit profité du moment où Madame votre mere étoit ſortie de la maiſon avec Montalve, pour faire ce vol, qu'il l'avoit accuſée d'avoir forcé l'armoire où étoient ces diamants, ce qui avoit quelque vraiſemblance. Ils crurent en avoir aſſez pour l'intimider, Milord l'attendit avec impatience dans le cabinet de ſon ami. Il ne connoiſſoit pas ſon viſage, mais il frémit lorſqu'il entendit prononcer ſon nom, après avoir remarqué qu'on avoit fermé la porte en dedans. Alors ſon maître étalant ces diamants ſur la table, mon époux lui dit qu'il les réclamoit de la part de Mademoiſelle Derby à laquelle ils appartenoient, dont il avoit la procuration pour le faire mettre en priſon comme un voleur.
Ce coquin paya d'abord d'effronterie, dit que ces diamants lui avoient été donnés par Sir Derby, pour récompenſer le zele avec lequel il l'avoit ſervi dans la pourſuite de ſa fille.
On ne fait point de pareils préſents à un valet, lui répondit Milord, d'un ton de voix terrible. Monſieur, dit-il à ſon ami, ſonnez pour appeller vos gens, ordonnez qu'on faſſe venir un Commiſſaire, l'homme que nous avons atrêté hier au ſoir, c'eſt le digne camarade de cet empoiſonneur, de ce parjure; mais il n'a pas trempé dans la mort du Doyen de Colborn. Je lui ai promis la vie pour prix de la ſincérité avec laquelle il nous a déclaré ſes crimes, celui-ci paiera pour les deux. Je vous prierai auſſi d'envoyer votre chaiſe chez moi pour prendre Miſtriſs Cosby, elle a des preuves de l'empoiſonnement du Doyen, qui empêcheront le procès de ce miſérable de traîner, la queſtion ſans doute nous découvrira bien d'autres choſes.
Jacques, quelque effronté qu'il fût, ſe ſentit foudroyé de ces paroles. Il tomba proſterné en demandant miſéricorde, mon époux après avoir paru long-temps inexorable, feignit de céder avec peine aux prieres de ſon ami qui lui demandoit en grace de ne point faire un éclat. La grace de ce miſérable, dit-il, eſt entre ſes mains; qu'il eſſaie de nous fournir les moyens de juſtifier Madame Mademoiſelle Derby, des crimes dont il les a accuſées avec tant de noirceur, je donne ma parole d'honneur de le ſouſtraire à la Juſtice des hommes; mais qu'il craigne de tomber entre les mains de la juſtice de Dieu, qui eſt infiniment plus terrible: l'aveu de ſes crimes eſt le premier moyen qui lui reſte pour la fléchir.
Jacques promit une grande ſincérité, pour prouver qu'il vouloit tenir ſa parole, il tira d'un porte-feuille qu'il avoit ſur lui, une promeſſe de mille livres ſterling, que lui avoit fait Sir Derby, à prendre chez un Banquier à Rome, à condition qu'il s'établiroit dans cette Capitale de l'Italie. C'étoit quelque choſe; mais Milord vouloit accumuler les moyens d'amener Sir Derby à faire tout ce qu'il exigeroit de lui, ainſi il propoſa à Jacques de faire une déclaration de tous ces crimes, entre les mains de deux Eccléſiaſtiques qui en dreſſeroient un acte qu'il ſigneroit en préſence d'un Notaire. Il fut long temps avant que de pouvoir l'y réſoudre, ce ne fut qu'après ls paroles les plus réitérées, que ce qu'il alloit faire ne ſeroit point employé contre lui, qu'il qu'il s'y détermina. Les deux Eccléſiaſtiques le Notaire furent appellés.
Jacques écrivit d'abord de ſa main une confeſſion exacte de ſes crimes, en Anglois; après quoi le Notaire prit ſon ſerment, le mit par écrit en François, au bas de ſa depoſition.
Cet acte fut enſuite ſigné par les deux Eccléſiaſtiques, par l'ami de Milord qui ne voulut pas y mettre ſon nom. Je ne ſais ſi un tel acte auroit eu quelque force en juſtice, mais on n'avoit pas intention de l'y produire, le but de mon époux n'étoit que d'intimider Sir Derby, l'amener à des conditions raiſonnables. On déclara alors au coupable qu'il ſeroit détenu priſonnier dans ce cabinet, qu'il n'en ſortiroit point que votre pere n'eût réparé publiquement la réputation qu'il vous avoit ôtée. Je ſais que ma chere ſœur ſouffrira infiniment en apprenant les reſſources violentes auxquelles on a eu recours, contre une perſonne à laquelle elle croit devoir encore du reſpect, même de l'amour; qu'elle eût tout ſacrifié pour lui épargner ces peines. Je loue on attachement à ſon devoir de fille; nais je la prie de conſidérer que ſes devoirs envers ſa mere, ſont auſſi ſacrés que les autres. Elle a perdu ſa réputation, elle eſt expatriée comme une criminelle, tout ce qu'on fait pour la juſtifier doit avoir l'approbation de Clarice; d'ailleurs le plus grand bien qu'on puiſſe faire à ſon perſécuteur, eſt de le forcer à réparer ſon injuſtice; quand ce premier pas ſera fait, il aura moins de difficulté à ſe convertir: cette premiere démarche eſt un acte qui doit précéder ſon repentir.
Jacques manqua ſe déſeſpérer lorſqu'il apprit que ſon élargiſſement dépendoit de Sir Derby; il connoiſſoit la difficulté d'en arracher la rétractation de tout ce qu'il avoit machiné, pour le forcer à la donner, il demanda permiſſion de lui écrire C'étoit où Milord en vouloit venir, ainſi on le lui permit. Je vous ſais grace de cette lettre, quelque originale qu'elle ſoit, je ſais qu'elle ne vous amuſeroit pas. Ce qu'il y a de ſûr, c'eſt que mon époux ne douta plus du ſuccès de ſon entrepriſe lorſqu'i l'eut entre les mains. J'avois été très inquiete de l'anxiété où je l'avois vu qu'il avoit inutilement voulu colore du prétexte d'une légere indiſpoſition; je ne fus pas moins intriguée du prodigieux changement que je remarquai ſur ſon viſage, lorſqu'il rentra chez lui à l'heure du diner. Il prévint les queſtions que nous pouvions lui faire à ce ſujet, nous dit naturellement que ſon inquiétude ſa joie avoient eu vos affaires pour principe; qu'il nous prioit de ſuſpendre notre curioſité à cet égard, juſqu'à ſon retour, qu'il pouvoit dès à préſent nous aſſurer que ſon voyage ſeroit court, auroit tout le ſuccès poſſible.
Milord, Milord, dis-je en moimême, rendez graces à la préſence de ma mere, vous n'en ſeriez pas quitte pour cette déclaration, ſi je ne craignois ſes grands yeux noirs, qu'elle fait tomber ſur moi, quand je fais une ſottiſe. Des ſecrets pour Hariote, pour cette chere moitié de lui-même, comme il m'appelle ſouvent! c'eſt bien mal la connoître, s'il ſe flatte de garder ſon ſecret juſqu'à ſon départ. N'endoutez point, Clarice, je le lui aurois arraché, ne fût-ce que pour lui prouver à lui-même l'empire que j'ai ſur lui; mais notre mere obtint ma parole de ne faire aucune tentative à ce ſujet; il emporta ſon ſecret, je ne vous trompois pas quand je vous écrivis que nous ignorions les moyens qu'il vouloit employer pour faire réuſſir ſon entrepriſe.
En vérité, la ſievre du valet de chambre étoit une grace du Seigneur, je le répete; elle a fini au troiſieme accès, préc ſément au temps qu'il le falloit, anſi il s'eſt trouvé en état d'accompagner mon époux. Sir Derby avoit quitté Oldwindſord, ils ont été deux jours à Londres, avant que de pouvoir le déterrer. Milord ayant découvert qu'il logeoit chez un Baigneur, s'y eſt tranſporté, s'eſt fait accompagner, outre ſon valet de chambre, de deux laquais. Ces trois domeſtiques ſont reſtés dans l'antichambre. Sir Derby étoit encore en robe de chambre, lorſque mon époux eſt entré chez lui, malgré l'effort qu'il a fait pour prendre un viſage gracieux, il étoit aiſé de connoître que cette viſite ne lui étoit pas agréable. Il courut pourtant embraſſer Milord. Vous êtes un homme de parole, lui dit-il apparemment vous m'apportez la ceſſion de ma coquine de fille; eſtelle enfin mariée? Qui a-t-elle épouſé? Dans le fond je l'aurois aimée ſans le tour qu'elle m'a joué en engageant ma ſœur à me déshériter; mais ſi elle répare de bonne grace cette faute, je pourrai lui rendre ma tendreſſe, je dirois, lui laiſſer quelque choſe pour vivre, ſi la ca ogne n'avoit pas pourvu à cela. Savez-vous bien que la mere a enlevé tous les diamants de la fille?
C'eſt pour les lui remettre ſans doute: avec cette ſomme, celle que Clarice a tirée de la vente de ſes perles; elles auront de quoi vivre honnêtement dans quelque coin, le benêt qui a épouſé Clarice aura lieu d'être content de ſon lot; car elle me marque que c'eſt un homme de néant, quel-que laquais peut-être. Voilà un beau mariage pour une fille de qualité!
Je vous ai laiſſé dire tout ce que vous avez voulu ſans vous interrompre, lui répondit Milord; puis-je eſpérer de vous la même grace?
D'abord il n'eſt pas vrai que Clarice ait épouſé un homme de néant; elle y étoit déterminée, ſi elle n'avoit pas trouvé un autre parti, pour ſe mettre plutôt en pouvoir de regagner votre cœur par la ceſſion.....
Oh! je n'ai plus beſoin de ſon conſentement pour la plus grande partie de ſes b'ens, lui dit Sir Derby en l'interrompant; la loi m'a mis en poſſeſſion de tous ceux qui ſont en Irlande, il n'eſt queſtion à préſent que de ce qu'elle a ſur les fonds publics, de deux mauvaiſes maiſons dont je ne me ſoucie gueie. Je vous dirai même que ſi vous étiez venu quinze jours plus tard vous ne m'auriez pas trouvé, je veux faire un tour en Irlande, j'ai làdeſſus un projet que je veux vous communiquer.
Vous êtes ami de ma fille de ma femme, j'ai vu un temps où vous vous diſiez le mien, ne ſeroitce pas le chefd'œuvre de l'amitié d'accommoder tout ce qui s'eſt paſſé, au contentement de toutes les parties? C'eſt le motif de mon voyage, lui répondit mon époux. Vous pouvez m'expliquer vos vues, vous devez être convaincu que Madame votre épouſe Madame votre fille ſe prêteront à tout ce qui pourra être d'accord avec l'honneur la Religion.
Chanſons, Milord, l'honneur la Religion ſont de grands mots dont chacun ſe pare, qu'on explique à ſa mode; j'ai de l'honneur de la Religion, moi qui vous parle, il eſt vrai qu'ils ne reſſemblent en rien à ce que mes deux femelles appellent de ce nem, n'en valent peut-être que mieux: ce neſt point là de quoi il eſt queſtion. Mais à propos de ma femme, vous ſavez apparemment où elle eſt?
Chez moi, Monſieur, répondit Milord. Pour votre vertueuſe fille, elle a ſuivi le Baron d'Aſtie ſon époux, chez Madame la Paronne ſa mere, dont elle eſt adorée; pour vous mettre tout d'un coup l'eſprt en repos ſur le ſort de toutes les perſonnes qui pourroient vous intéreſſer, je vous dirai que Miſtriſs Cosby eſt morte chez moi, en déteſtant ſes égarements; qu'une fievre maligne qui l'a enlevée en ſept jours, lui a laiſſé tout le temps de mettre ordre à ſa conſcience; qu'elle a cru devoir faire certaines déclarations dont j'ignore le contenu, qui ſont entre les mains de Madame votre épouſe; enfin, qu'elle avoit gagné ſa maladie en ſervant Madame Derby qui en a été à l'extrêmité. Montalve, après avoir fermé les yeux de ſa mere, s'eſt retiré aux Chartreux, où il ne ceſſe de demander à Dieu le changement de votre cœur. Il a bien de la bonté de reſte, répondit Sir Derby. Pour bien faire il eût fallu que mon épouſe fût morte; ſes prieres dans le Ciel auroient été plus efficaces. Ahça, notre ami, vous ſavez qu'il n'y eut jamais d'union moins aſſortie que la mienne avec cette bigote; elle me dit une fois que je lui faiſois faire ſon purgatoire, moi je puis dire qu'elle m'a fait faire mon enfer. Elle peut, ſi elle le veut, nous mettre au large; qu'elle conſente à un divorce, je trouverai bien le moyen de l'obtenir de la Cour Eccléſiaſtique. J'ai une inclination, je voudrois me remarier. Ma fille renoncera à tout ſon bien, je lui en céderai généreuſement quelques mille pieces pour vivre en Baronne.
Milord eut bien de la peine à retenir ſon indignation à ce diſcours, toutefois voulant approfondir ce myſtere d'iniquité, il ſe retint demanda à Sir Derby comment il s'y prendroit pour obtenir un divorce. Rien de plus facile, lui répondit Sir Derby. Il faut d'abord convenir d'un point qui ne peut être diſputé que par des imbécilles, c'eſt qu'une femme ſage eſt un phénix qu'il faut ranger parmi les êtres imaginaires. Cela poſé, je ne dois pas me croire plus privilégié que les autres maris, ma femme vient de donner une preuve du déréglement de ſa conduite, en fuyant avec un étourdi, je ferai valoir cette preuve, un peu d'argent la fera paroître triomphante, j'obtiendrai ſur ce moyen de caſſation de mariage, un divorce en bonne forme, je me marierai ſelon mon goût, ma femme débarraſſée d'un mari qu'elle doit haïr, ne ſeroit plus dans le cas de recourir au poiſon pour.... Arrêtez, lui dit Milord, dont la patience étoit à bout, vous n'aurez plus les mêmes facilités à calomnier la vertu la plus pure, que vous en avez trouvé par le paſſé; vos complices ſont en lieu de révéler.... Mais liſez la lettre de Jacques. En même temps il la jeta ſur la table. Sir Derby parut atterré du coup, après avoir lu la lettre il maudit mille fois le traître, dit qu'il trouveroit le moyen de le faire repentir de ſon impertinente épître.
Croyez-moi, Sir Derby, lui dit mon époux, le meilleur parti que vous puiſſiez prendre dans cette occaſion, eſt de vous prêter aux efforts que je ferai pour accommoder cette affaire.
Voici la copie d'un acte paſſé en juſtice, qui vous jeteroit dans le plus grand embarras s'il étoit public. Un reſte d'amitié, la conſidération que j'ai pour votre épouſe votre vertueuſe fille, m'ont engagé à me rendre maître d'une piece qui pourroit vous perdre, profitez de ma bonne volonté, croyez que, ſans des ordres poſitifs de Madame la Baronne d'Aſtie, vous n'en ſeriez pas quitte à ſi bon marché.
En diſant ces paroles, il lui préſenta l'acte qu'on avoit tiré de Jacques, qui ne lui permit de dire que quelques mots entrecoupés, qui ſembloient annoncer une ſorte de repentir.
Il finit en demandant à Milord s'il connoiſſoit quelque moyen pour ſortir du précipice où il s'étoit jeté.
Je vous l'ai dit, lui répondit Milord, j'ai trouvé le moyen de m'emparer de l'original de cette piece, je puis l'anéantir; mais c'eſt à des condit ons Premiérement, il faut rendre nul l'acte qui vous a mis en poſſeſſion des biens de Mademoiſelle votre fille, en Irlande, vous m'en paſſerez la vente, je conſentirai à vous en laiſſer l'uſufruit pendant votre vie, à condition qu'ils reviendront à vos petits enfants, après votre mort. Rien n'obligeroit votre vertucuſe fille à vous abandonner les autres biens qu'elle poſſede en Angleterre à Gênes, les Contrats de ces biens ſont paſſés au nom de feue Madame votre ſœur, qui lui en a fait ceſſion dans la meilleure forme. Cependant, elle s'eſt fait autoriſer par ſon époux à vous en laiſſer le revenu, tant eſt vif le deſir qu'elle a de regagner votre cœur.
Quant à la condition que j'avois attachée à cette ceſſion dans mon précédent vovage, elle m'eſt devenue indifférente; j'ai en main de quoi faire tomber l'action que vous avez intentée contre deux innocentes: je veux bien croire que c'eſt pour ſe diſculper que le coquin de Jacques vous accuſe de l'avoir incité à ſe parjurer; cependant, comme il a de vous un billet de mille livres ſterling, cela pourroit donner créance à la calomnie. Si vous m'en croyez, vous vous prêterez à toutes les démarches qui pourront perſuader au public que c'eſt à vous qu'on doit la juſtiſication de votre fille de votre épouſe; vous m'accompagnerez chez les Juges; vous direz que vous aviez été trompé par un coquin à qui le remords a fait avouer ſa calomnie ſon parjure; il vous écrira en conſéquence une lettre que vous ferez imprimer dans les papiers publics, dans tous les Ouvrages Périodiques, je me charge de la rendre publique en France, dans tous les Royaumes où la calomnie a tranſpiré. Si vous prenez ce parti, je ſupprimerai la premiere lettre, vous ne ſerez point chargé par la ſeconde.
Si vous refuſez de ſuivre mon conſeil, j'aurai le chagrin de faire imprimer la premiere, car je l'ai double; vous pouvez penſer que ce ne ſera qu'avec regret, à la derniere extrêmité que je prendrai ce parti, il me ſera bien dur de déshonorer un ancien ami, qui appartient de ſi près à des Dames pour leſquelles j'ai la plus parfaite eſtime.
Milord, vous me pouſſez à bout, ne craignez-vous point.... Non, mon cher, je ne crains rien, j'ai trois hommes à moi, dans votre antichambre; au premier ordre que je leur en donnerai, ils appelleront un Connétable pour nous conduire tous deux devant des perſonnes qui pourront décider entre nous. Je veux vous ſauver, ne vous obſtinez pas à vous perdre. J'agis de ſi bonne foi que vous pouvez, ſans ſortir d'ici, vous aſſurer l'uſufruit de tous les biens de Clarice, par le même contrat, qui donnera à ſes enfants le fond des biens d'Irlande: appellez un Conſeiller. Nous ne parlerons de la réparation d'honneur qu'après avoir mis vos intérêts en ſûreté.
Il y a beaucoup d'apparence que Sir Derby craignoit qu'on ne lui manquât de parole, après avoir tiré de lui tout ce qu'on voudroit; car à peine mon époux lui eut-il propoſé de paſſer les contrats, qu'il lui dit: je commence à croire que vous marchez droit, Milord, commençons par les contrats: tout de ſuite ayant ſonné pour appeller un de ſes domeſtiques, il lui donna ordre d'aller chez M. D qui faiſoit ſes affaires, de le prier de paſſer inceſſamment chez lui.
Mon étourderie m'avoit fait oublier de vous dire que mon époux étoit muni de cette ſeconde lettre qu'il avoit promis de faire écrire à Jacques.
A préſent, dit-il à Sir Derby, que vous voulez bien prendre confiance en ma parole, je vais vous montrer une piece qui pourra ſervir à votre juſtification dans le public. Vous connoîtrez par-là combien vos intérêts me ſont chers.
Monsieur,
UN miſérable déchiré par ſes remords vous conjure à genoux, de lui aider à réparer ſes crimes.
A l'inſtigation d'une perſonne dont il importe peu de ſavoir le nom, j'ai calomnié deux Dames en qui j'ai toujours reconnu la vertu la plus pure. Il eſt faux que Madame Mademoiſelle Derby m'aient jamais ſollicité d'attenter à vos jours comme je vous l'ai méchamment déclaré; le poiſon que j'ai dépoſé chez les Juges, m'avoit été donné par un cruel ennemi de ces Dames. Mille livres ſterling devoient être ma récompenſe, je renonce à cet argent maudit, je vous demande bien pardon de vous avoir incité à perſécuter des perſonnes qui vous étoient ſi cheres. J'eſpere que vous voudrez bien rendre publique cette réparation. Je me prépare à paſſer dans le nouveau monde; mais je ne quitterai point l'Europe avant que de voir ma rétractation auſſi publique que l'a été ma calomnie. Jacques. Vous êtes un Diable d'homme, Milord, vous avez trouvé moyen de me prendre comme un rat dans la ſouriciere. Voilà la belle exclamation qui ſortit de la bouche de Sir Derby, qui ſe tira pourtant de cette affaire en homme d'eſprit. A peine apperçutil le Conſeiller qu'il avoit demandé, qu'il courut à lui les bras ouverts. Félicitez-moi, mon cher, lui dit-il, voicile plus beau jour de ma vie, puiſqu'il me découvre l'innocence de ce que j'ai de plus cher au monde.
Liſez cette lettre dont Milord a bien voulu ſe faire le porteur, c'eſt un ſervice que je n'oublierai jamais, voilà ce qui s'appelle un parfait ami.
En vérité, Monſieur, dit le Conſeiller, ce Jacques étoit un grand miſérable! c'eſt dommage qu'il n'ait pas déclaré le nom de celui qui l'a mis en beſogne, il me ſemble que j'aurois bien du plaiſir à voir pendre un tel coquin. Ne pourriez-vous pas l'engager à le démaſquer? Non, Monſieur, répondit mon époux, j'ai fait pour cela de vains efforts; je vous dirai même que j'ai été ſatisfait des raiſons qu'il m'a données, de ſon ſilence: ne penſons qu'à louer Dieu de cet heureux dénouement, prêtez-nous votre miniſtere pour ſceller la réconciliation d'une famille que ce malheureux avoit déſunie. Mademoiſelle Derby, aujourd'hui Baronne d'Aſtie, a fait un mariage fort avantageux; comme elle ſe trouve un bien ſuffiſant pour ſe ſoutenir avec honneur, dans la condition où elle ſe trouve, elle s'eſt fait autoriſer par Monſieur le Baron d'Aſtie ſon époux, par Madame ſa belle-mere, tutrice du Baron, aux fins d'abandonner le revenu de ſes biens à Sir Derby ſon pere, qui voulant reconnoître la bonne volonté de ſa fille, conſent à me paſſer la donation vente de ſes biens ſitués en Irlande, pour être, après ſa mort, l'héritage de la dite Dame d'Aſtie, de ſes héritiers légitimes. On ne peut rien imaginer de plus généreux du coté de la fille, de plus juſte de celui du pere, dit le Conſeiller. Il faut, Meſſieurs, me remettre tous les titres de Madame d'Aſtie, avec ceux de Madame ſa tante, je ne vous demande que deux jours pour ranger les Contrats.
Tous les titres des biens de ma fille ſont dans ſa maiſon de Oldwindſord, dit Sir Derby; pour ce qui eſt du teſtament, nous en prendrons copie chez le Notaire à....
.. Mais cela demandera au moins trois jours. Je me charge de tirer la copie du teſtament, dir mon époux; pendant ce temps Sir Derby arrangera les titres. Oh!
mon très-cher, répondit votre pere, je n'entends rien aux affaires, j'ai beſoin de votre intelligence pour démêler ce cahos de papiers. Voulez-vous vous en charger, de concert avec Monſieur, pendant que j'irai prendre une copie du teſtament? Mon époux avoit ſes raiſons pour voir l'original de cette piece, mais il en avoit d'auſſi fortes pour aller à votre maiſon, ainſi il accepta ce dernier parti, on remit le départ après le dîner, que Milord propoſa à ces deux Meſſieurs, dans ſon auberge.
Sir Derby les conduiſit à Oldwindſord, les y laiſſa pour continuer ſa route. Mon époux n'avoit pas oublié la deſcription du bureau où Madame Derby avoit dépoſé les huit à neuf mille livres ſterling que vous lui aviez confiées, pendant que le Conſeiller s'occupoit des papiers, il eſſaya d'ouvrir le ſecret de ce bureau, qui de bonne fortune étoit dans la chambre où on l'avoit mis coucher.
Malgré les inſtructions de Madame votre mere, il fut long-temps ſans pouvoir y réuſſir, ne parvintà le faire, qu'au moment où il alloit riſquer de mettre le bureau en pieces. Il y trouva le dépôt tel que vous nous l'aviez annoncé, eut ſoin de le mettre en lieu de ſûreté. Joignez à cette ſomme, ma chere Clarice, celle qu'on aura de la vente des diamants qu'on a retirés des mains de Jacques, joignezy ce que vous Madame votre mere avez déjà, vous vous trouverez quinze mille livres de rente. Mais ce n'eſt pas tout, Milord ne pouvoit digérer la perte de vos bijoux cachés dans votre chaiſe, il vouloit abſolument les recouvrer. Il fit donc publier dans les papiers, qu'on donneroit cent livres ſterling au voiturier qui avoit conduit deux perſonnes, qu'on déſignoit, à.... parce qu'on vouloit le dédommager de la perte de ſon voyage, des inquiétudes que leur fuite avoit pu lui cauſer. Il étoit à craindre que cet homme ne ſoupçonnât quelque deſſein, ainſi on ajouta à cette annonce tout ce qui pouvoit le raſſurer. Ce voiturier, qu'on croyoit habiter vers le nord de l'Angleterre, vivoit à Londres, envoya dès le lendemain un de ſes cochers pour voir de quoi il étoit queſtion, au café qu'on avoit déſigné pour avoir la réponſe. Le maître de ce café avoit ſervi vingt ans chez Milord, aſſura le commiſſionnaire du voiturier qu'il n'y avoit rien à craindre de ſon ancien maître, qu'il étoit le plus honnête homme d'Angleterre, comme le Conſeiller avoit fait mettre le nême jour dans tous les papiers de nouvelles, la rétractation de Jacques, le caferier que mon époux avoit inſtruit, raconta toute l'affaire au voiturer qui étoit venu le trouver ſur le témoignage de ſon domeſtique. Le cafetier n'avoit pas attendu cette ſeconde viſite, pour avertir Milord, lui avoit dépêché un exprès dans le moment même où il avoit ſu que le voiturier étoit de Londres. Quoiqu'on attendt Sir Derby le même jour, il ne crut pas devoir remetre cette affaire, ayant promis au Conſeiller d'être de retour le lendemain pour diner, il prit la poſte, arriva au café quelques minutes après que le voiturier en étoit ſorti. Cet homme avoit refuſé de dire ſon nom ſon adreſſe, mais il avoit été ſuivi, Milord fut chez lui ſans ſe donner le temps de ſe débotter. Cet homme n'étoit pas encore rentré, ſa femme parut effrayée quand elle ſut que celui qui étoit chez elle, étoit l'auteur de l'avertiſſement, un membre du Parlement.
Il la raſſura bientot, en lui diſant que vous aviez été ſi contente des attentions de ſon mari ſur la route, que vous ſouhaitiez de le récompenſer.
Vraiment, Milord, lui répondit cette femme, il eût été bien cruel d'être brutal avec une créature auſſi charmante auſſi douce que cette Demoiſelle. Mon mari connut bien qu'il y avoit quelque choſe dans ſon voyage, qui n'étoit pas naturel, elle ſe cachoit à ce qu'il lui parut; mais il n'eſt pas fait pour ſe mêler des affaires des gens qui ſe ſervent de lui; on le payoit bien; dans les hotelleries on ſe faiſoit ſervi en gens de façon, il ne lui en falloit pas davantape, il manqua battre l'animal qui fut cauſe que cette chere Demoiſelle ſe ſauva pendant la nuit. ous a-t-elle mandé, Milord, qu'elle laiſla un paquet de hardes aſſez propres? Je l'ai ſoigneuſement garué pour le rendre ſi on le réclamort, en nous payant le louage de la chaiſe; car je ne ſuis pas femme à me ſervir des choſes qui ne m'appartiennent pas; on me connoît, Deu merci, j'ai les mains nettes. ous pouvez vous ſervir de ces hardes, lui répondit Milord, je vous les donne ſans préjdice des cent pieces que j'ai promiſes à votre mari.
Mais, dites moi, ma chere Miſtriſs, votre mari avoit donc mené quelqu'un dans ces quartiers là? Oui, Milord, répondit-elle, il avoit conduit dans cette chaiſe un honnête bourgeois ſa fille qui alloient voir une de ſes tantes. A propos de cette chaiſe, dit Milord, la jeune Demoiſelle m'a aſſuré qu'il n'y en a point de plus douce en Angleterre; elle dit que votre mari a auſſi d'excellents chevaux, je veux m'en ſervir tout le temps que je reſterai ici, même ſi votre mari étoit curieux de les vendre je m'en accommoderois volontiers pour rétourner en France; la jeune perſonne ſera charmée d'avoir la voiture qui lui a rendu un ſi grand ſervice, en lui aidant à s'échapper. Je ſuis perſuadée, dit la femme, que mon mari fera tout ce qui dépendra de lui pour obliger Milord; mais, le voici qui monte. Effectivement il rentra, Milord tirant un billet de banque de cent livres le jeta ſur la table, en diſant: voilà la récompenſe que j'ai promiſe à celui qui a ſauvé Mademoiſelle Clarice; comptezmoi un peu tout le détail de votre voyage. Ecoutez, Milord, répondit le voiturier.
On m'a dit que vous étiez un honnête homme, que vous ne cherchiez pas à me ſurprendre. Je ne connoiſſois ni d'Eve ni d'Adam les gens que j'ai conduits, il m'eſt facile de le prouver, au ſurplus, ils m'ont paru honnêtes gens, excepté qu'ils ne m'ont pas nayé; mais ce n'étoit pas leur faute; j'ai fait ouvrir le paquet qu'ils laiſſerent derriere ma voiture, on a tout écrit, j'en ai le papier ſigné de hôte, de ſa femme de ſes ſervantes, je ſuis prêt à le rendre, je ne crois pas qu'on puiſſe me blâmer de l'avoir gardé, non plus que d'avoir loué ma chaiſe. On n'eſt pas obligé, je penſe, de demander à ceux que l'on conduit, qui ils ſont, pourquoi ils voyagent? Aſſurément, lui répondit Milord, il n'y a rien à vous reprocher. Pour le paquet je l'ai donné à votre femme, le billet de banque eſt à vous, tant que j'aurai beſoin d'un voiturier en Angleterre, vous ſerez le mien, cela eſt ſûr, j'aime les gens obligeants, vous l'avez été beaucoup à la jeune Dame, qui ne l'oubliera jamais.
Graces à Dieu, dit le voiturier, perſonne ne s'eſt jamais plaint de moi, je tâche de ſatisfaire les honnêtes gens qui me font gagner ma vie.
Jacques, lui dit ſa femme, la jeune Dame ſeroit charmée d'acheter votre chaiſe pour ſe ſouvenir de ſon aventure, je ſuis perſuadée que vous ne refuſerez pas de lui donner cette ſatisfaction, mille autres avec, répondit le voiturie. Vous êtes un honnête homme, lui répondit mon époux, vous n'avez qu'à la faire mener à mon auberge, en fixer le prix; demain vous me conduirez, ou vous me ferez conduire par un de vos cochers à Oldwindſord, ſi elle eſt telle que Mademoiſelle Derby me l'a dite j'en ferai l'emplette.
Le voiturier ſerra le Billet de cent livres dan ſon armoire, avant prié Milord de le ſuivre à l'endroit où il tenoit ſes équipages, il lui montra la chaiſſe de poſte qui vous avoit ſervi. Milord ſous prétexte de la viſiter, monta dedans, tâta ſi elle étoit bien rembourrée, d'abord ne découvrit rien. Il s'étoit ménagé un prétexte pour éloigner le voiturier, c'étoit de poſer ſa tabatiere ſur la cheminée, derriere une taſſe à thé.
Lorſqu'il fut dans la chaiſe il feignit de vouloir prendre une priſe de tabac, ayant fouillé dans toutes ſes poches, j'ai oublié ma tabatiere chez vous, dit-il à cet homme, je ne voudrois pas la perdre pour tout au monde, quoiqu'elle ne ſoit pas d'un grand prix, faites-moi le plaiſir de me me l'apporter. Si elle eſt chez nous, dit le voiturier, c'eſt comme ſi elle étoit dans votre poche, tout de ſuite il partit. Milord, ayant vainement tâté de tous les côtés, perdit patience; tirant ſon couteau, fendit en deux la doublure de la chaiſe, de tous les côtés. Véritablement votre tréſor étoit en ſéreté; car il étoit impoſſible de le palper. A peine l'avoit-il mis dans ſes poches que le voiturier revint, parut fort ſurpris de la belle opération qui s'étoit faite pendant ſon abſence. Je me doutois, lui dit Milord, que cette chaiſe étoit mal rembourrée, comme la doublure en jaune me déplaiſoit, je l'ai coupée pour voir le dedans.
Voilà ſix guinées, ajouta-t-il, en les mettant entre les mains du voiturier; faites mettre une couche de crin par deſſus cette bourre, une doublure rouge, dans quelque jours je viendrai la revoir. En diſant ces paroles il s'éloigna, ayant pris la poſte il avriva à Oldwindſord au commencement de la nuit, trouva Sir Derby qui ne faiſoit que de deſcendre de cheval. Le lendemain on dreſſa les actes, comme on en étoit convenu, Sir Derby fut ſi content du tour qu'avoit pris cette affaire, qu'il offrit généreuſement de vous renvoyer tous les linges habits qui étoient à votre uſage, à celui de notre mere, ce qui fut accepté.
Milord avoit eu deſſein d'aller chez le Notaire où la minute du teſtament de votre tante étoit dépoſée, il ne différa point à l'exécuter, auſſitôt qu'il eut terminé toutes vos affaires. Il avoit des ſoupçons qu'il vouloit éclaircir, ſes ſoupçons il les avoit conçus long-temps auparavant.
Dans la premiere mention que vous nous aviez faite du teſtament, vous n'aviez point la liberté de diſpoſer de vos fonds, même en vous mariant.
Vous nous aviez mandé que celui qui l'avoit copié, l'avoit mal fait: l'omiſſion d'un article de cette importante ne lui parut pas naturelle, il crut qu'il y avoit quelque deſſous de cartes qu'il lui importoit déclaircir. Il ſe rendit chez le Notaire, auquel il dit du ton le plus ferme, qu'on avoit falſifié le teſtament qui vous faiſoit héritiere; qu'il en avoit des preuves certaines, qu'en attendant le moment de les adminiſtrer, il alloit raſſembler les perſonnes qui avoient entendu la premiere lecture de cette piece importante, dont le témoignage ſerviroit de preuve contre lui.
L'air effrayé du Notaire apprit à mon époux qu'il n'avoit pas fait de fauſſes conjectures, continuant de le prendre ſur le ton d'un homme ſûr de ſon fait, il vit le Notaire à ſes pieds, qui le conjura d'avoir pitié de ſa famille, de ne le pas perdre. Il étoit ſurpris d'un aveu ſi prompt, parce qu'il ignoroit que Sir Derby eût appris à cet homme que le principal auteur du faux acte étoit entre ſes mains, il crut d'abord mon époux beaucoup plus inſtruit qu'il ne l'étoit réellement.
Quelques mots d'imprécation contre le traître, lui apprirent le motif de la crainte du Notaire qui s'offrit à faire tout ce qui dépendoit de lui pour réparer ſa faute. Cela n'étoit pas poſſible, on avoit brûlé le premier teſtament, il eût fallu pour le faire rétablir, un éclat qui ne convenoit pas au deſſein de Milord. Il ſe borna donc à faire reſtituer à ce miſérable fauſſaire, cinq mille livres ſterling, qu'il avoit reçues pour prix de ſa trahiſon, à tirer de lui un écrit par lequel il s'en reconnoiſſoit coupable. Quel uſage mon époux vouloitil faire de cet écrit? Raſſurer la craintive Clarice contre tous les ſcrupules qu'elle auroit pu avoir de ce qu'il avoit fait. Il eſt certain que celui qui reçoit un don, doit s'aſſujettir aux conditions ſous leſquelles le donataire le lui fait. Or l'intention de votre vertueuſe tante, étoit que ſon bien ne ſortit de vos mains de celles de vos enfants, que pour être employé à l'inſtruction au ſoulagement des pauvres; vous êtiez donc obligée en conſcience de forcer M.
votre pere à ſe deſſaiſir de votre bien, il n'y avoit pas d'autre moyen de l'y faire conſentir que celui qu'a pris mon époux: ainſi, ma chere, vous ne devez avoir aucune peine de ce qu'il a été contraint de faire, il me ſemble au contraire qu'il y a apporté tout le ménagement poſſible.
Voilà donc ma Clarice riche, malgré elle, riche par l'ordre de la Providence, avec tout le mérite de la pauvreté à laquelle elle s'eſt ſoumiſe de ſi bon cœur; car nous avons compté qu'elle auroit près de vingt-cinq mille livres de rente. La voilà libre de ſuivre les mouvements de ſon cœur généreux charitable, ſans prendre ſur ſes vrais beſoins.
Nous reprendrons ſouvent ce point, chere amie; car il nous tient extrêmement au cœur, nous n aurons pas de repos que nous n'ayions à cet égard la parole poſitive de Madame d'Aſtie, de votre époux, même de vos reſpectables Paſteurs. J'eſpere.
ma chere, que vous céderez à nos inſtances réunies. Nous attendrons votre promeſſe ſolemnelle avec grande impatience, ſi vous nous la refuſiez, il n'y auroit groſſeſſe qui tint.
j'irois moi-même vous la demander.
REPONSE
DE MAD. LA BARONNE D'ASTIE, A MADAME DERBY ET A LADY HARIOTE.
J'ESPERE, Meſdames, que vous voudrez bien croire que ce ne ſera pas à raiſon de vos recommandations que je prendrai toutes les précautions poſſibles pour conſerver le précieux tréſor dont la Divine Providence m'a fait dépoſitaire. Ma tendreſſe pour elle m'en auroit fait un devoir.
Demandez-moi quelque choſe de moins naturel, de plus difficile, ſi vous voulez avoir une preuve du deſir ſincere que j'aurois d'obliger deux perſonnes que je reſpecte infiniment.
Si j'avois l'honneur d'être connue de vous, je me croirois en droit d'être offenſée de vos ſoupçons, j'avoue pourtant qu'ils étoient fondés, pour vous dire la vérité, j'aurois été bien fâchée que vous ne les euſſiez pas conçus. Il faut vous expliquer cette énigme, l'humiliation de notre pauvre enfant.
Lorſqu'elle nous eut propoſé le hameau de l'Union Chrétienne, je vous avoue que j'en fus enchantée, que je la chargeai d'en dreſſer le plan.
Je ne m'attendois pas qu'elle voudroit ſe mettre à la tête de cette entrepriſe, encore moins qu'elle voulût s'aſſujettir à la vie commune des habitants du hameau. Je crus qu'une plaiſanterie me tireroit d'affaire avec elle.
Ma chere Clarice, lui dis-je, j'ai vu quelques cantons en France, où les femmes conduiſent la charrue; ne pourrions nous pas introduire cet uſage: il s'établiroit infailliblement; car en bonne légiſlatrice, vous voudriez donner l'exemple de l'accompliſſement de la loi. R'en ne me paroitroit plus touchant que de vous voir faire ſept à huit lieues par jour, en piquant des bœufs. L'ironie étoit trop marquée pour n'être pas ſentie, notre enfant commença par en rire beaucoup, finit en me diſant que la choſe n'étoit peut-être pas auſſi ridicule qu'elle le paroiſſoit d'abord; que dans pluſieurs endroits de l'Amérique, les hommes n'avoient pas d'autre emploi que la chaſſe, abandonnoient aux femmes les ſoins de l'agriculture, auſſibien que du ménage. La délicateſſe de notre tempérament vient de la mauvaiſe éducation qu'on nous donne. Si dès l'enfance on nous accoutumoit aux travaux pénibles, nous pourrions eſpérer de devenir auſſi vigoureuſes que les payſannes. En ſerionsnous plus propres à remplir les devoirs dont Dieu nous a immédiatement chargées, lui demandai-je? Il en eſt des travaux de la campagne comme d'une armée: on y a beſoin ſans ceſſe d'une grande quantité de bras, mais cela ne ſuffit pas, il y faut une tête; ſi tout vouloit être tête ou bras, l'ouvrage ou ne ſe feroit pas, ou iroit de travers. Dieu a marqué à chacun la place qu'il doit occuper, par celle dans laquelle il l'a fait naître, où il l'a conduit. Dans votre premiere condition, votre vocation étoit de bien élever vos enfants, d'édifier vos domeſtiques, de répandre vos bien-faits ſur les pauvres artiſans, de ſoulager vos vaſſaux à la campagne.
Dans votre ſeconde vocation, vos premiers devoirs ſont les mêmes, il y en faut ajouter d'autres. Dieu vous a tranſplantée de ſa main, pour ainſi dire, au milieu de la campagne, a paru vouloir vous éloigner de la ſociété de vos égaux, c'étoit pour vous conſacrer à l'édification, à l'inſtruction de nos pauvres gens, pour partager les biens les maux qui ſont annexés à leur état. Ces biens ſont la ſimplicité, la paix, l'innocence.
Ces maux (que je ne nomme ainſi que pour me conformer à l'uſage,) ces maux, dis-je, ſont la vie dure, le retranchement des commodités de la vie, qui ſont le partage des riches, dont ils peuvent uſer juſqu'à un certain point, ſans être blâmables. Vous devez ſans dout ſuivre une voie moins large,ci, que vous ne feriez à la Cour. Une vie telle que la menent, les cou tiſans modérés, ſeroit une ſorte d'inſulte aux pauvres parmi leſquels vous vivez; mais il ſeroit contre l'ordre de vouloir vivre comme les gens de la campagne: ce n'eſt point ce retranchement que D'eu demande de vous, il n'a pas voulu vous donner la troiſicme vocation qu'il m'a accordée depuis douze ans.
Il m'appelloit à ſuivre ſtrictement la vie de nos payſans. Puiſqu'il a permis que je fuſſe abſolument, ou preſque abſolument dépouillée de tous mes biens, j'ai dû regarder ce dépouillement comme un ordre abſolu, je m'y ſuis ſoumiſe de bon cœur, parce que c'étoit ſa ſainte volonté. J'ai cru ſans héſiter que ce genre de vie étoit le meilleur pour moi, puiſqu'il avoit permis que j'y fuſſe réduite. Il me donne aujourd'hui le moyen de vivre un peu plus au large, j'en profiterai autant que je le pourrai ſans déranger mon tempérament. Depuis pluſieurs années mon corps s'eſt fait à une nourriture extrêmement pauvre, à un travail pénible, peut-être un changement trop marqué dérange oitil la ſanté robuſte dont je jouis actuellement.
Voilà, Meſdames, ce que je repréſentai à notre enfant, ſans pouvoir la convaincre; elle ſe perſuade qu'une vie comme la mienne fortifieroit ſon tempérament, ſans conſidérer qu'elle eſt délicate, que je ne le fus jamais; qu'elle a été nourrie dans du coton, pour ainſi dire, qu'on m'a élevée ſans délicateſſe. Cependant comme elle eſt fort docile, elle a bien voulu ſe ſoumettre au réglement proviſionnel que j'ai rendu. J'ai fixé notre table à trois plats, dont deux ſont de viande de boucherie, à midi, un plat de légumes. Le ſoir, un plat de roti de boucherie, l'autre de volaille, avec le troiſieme à ſon choix; du pain blanc; du vin de pays, mais du plus ſain, qui ait au moins trois années. Je la l ile maîtreſſe de s'habiller à ſa mode, une robe ſimple garantit du froid du chaud, auſſibien que celle qui eſt chargée d'or; mais je veux qu'elle ſoit bien couchée, quoiqu'entre des rideaux de toile en été, d'étoffe chaude commune, en hiver; qu'elle dorme huit heures, c'eſt le régime néceſſaire à ſon âge: elle aime beaucoup à ſe lever matin, à la bonne heure, il n'y a qu'à ſe coucher plutôt. Pour la déciſion du reſte, je lui ai permis de vous mander ſes projets, je lui ai prédit que vous en ſeriez révoltées; que cela vous donneroit fort mauvaiſe opinion de moi de ſon époux. Vos lettres qui m'ont fait triompher, l'ont rendue fort capore, cependant, elle promet d'obéir. Elle ira au hameau une partie de l'année, je l'y accompagnerai dans la belle ſaiſon, pour veiller ſur elle; l'hiver, elle reviendra au village; voilà qui eſt arrêté.
Peut-être l'augmentation de ſon bien vous fera-t-il croire, eſdames, qu'il faudroit ajouter quelque choſe à ce que j'ai fixé. Je ſoumettrai mes lumieres aux vôtres, cependant je veux bien vous confeſſer ma foilleſſe; il m'en coûtera quelque choſe. Il faut, ſelon mon petit jugement, accorder tout ce qui peut contribuer à la ſanté; je crois y avoir pourvu, ſuis dans l'opinion qu'une table plus chargée que la nôtre, eſt un magaſin d'indigeſtions d'infirmités pour la vieilleſſe. Si Dieu nous donne des petits-fils, ou il faudroit les initier à une vie molle, qui fournît pratique aux Médecins aux Apothicaires, ou les tantaliſer, en faiſant paſſer devant eux des plats propres à exciter la gourmandiſe, ſans qu'il leur fut permis d'en goûter. D'ailleurs, la deſſerre de notre table, en ragoûts, ſeroit abſolument perdue; je me ferois un ſcrupule d'empoiſonner nos domeſtiques nos malades, j'en aurois beaucoup d'une dépenſe conſidérable, qui ne ſeroit que pour nous. A propos de domeſtiques, nous en aurons peu, pour être bien ſervis.
Une cuiſiniere qui, très-peu occupée à la cuiſine, aura le temps de tenir la maiſon propre; une fille que nous décorerons du titre de femme de chambre, qui, après le ſervice de ma belle fille, ſera chargée d'entretenir le linge de la maiſon; un garçon qui, les premieres heures du jour valet de chambre de mon fils, ne dédaignera pas d'être jardinier, le reſte de la journée, une ſervante pour les vaches la baſſecour; c'eſt bien peu pour une Dame qui aura vingt-cinq mille livres de rente: mais elle aura, en récompenſe du faſte d'un nombreux cortege, la douce conſolation de ſe dire à elle-même, qu'elle ne vole point à l'Etat des hommes qui lui doivent leurs travaux; qu'elle n'aura pas à répondre devant Dieu des vices d'un nombre de fainéants qui auroient fait leur ſalut en travaillant à la terre, qui ſe damnent chez elle, par la pareſſe, mere de tous les défauts qui conduiſent au crime.
Je le répete, Meſdames, je ſoumets mes lumieres aux votres: ordonnez, le cœur me dit que je ne ſerai point contredite, cette opinion a ſa ſource dans la haute opinion que j'ai conçue de votre chriſtianiſme, de votre raiſon.
Je ſuis,
Il faut bien dire amen à tout ce qui a été décidé, puiſque je me trouve toute ſeule de mon avis.
Adieu les beaux projets de la pauvre Clarice, voilà ce que m'occaſionnent ces vingt cinq mille livres de rente, que Milord a pris tant de peine à me ménager. Je ſens tout ce que je dois à ſes ſoins généreux. C'eſt un de ces amis, qui jeteroient volontiers les gens dans l'ingratitude, par l'impoſſibilité de reconnoître leurs bienfaits; je ne prendrai pourtant pas ce parti là, j'aime à être au deſſous de la reconnoiſſance, quand il eſt queſtion d'un ami, je crois ne pouvoir lui donner une preuve plus certaine de la vérité de mon attachement. On croit communément que le plus beau role en amitié, celui qui eſt le plus commode, le moins pénible, eſt celui d'obliger, de donner, de ſervir. Je concois que cela peut être ainſi, lorſqu'il eſt queſt on des perſonnes avec leſquelles on eſt en liaiſen, en ſociété. On ſe trompe ſouvent ſur cet article. On ne parle que de l'amitié, il n'eſt point de nom plus ſouvent proſtitué, on le donne à toutes ſortes d'unions, à peine en mille s'en trouve-t-il une véritable.
Quelque jour je vous montrerai par une belle bonne diſſertation, tout ce qui eſt dans nos cœurs, ce ſera un portrait, ou plutôt un original de l'amitié parfaite. Et pourquoi différer à le faire, me diſent ma ſeconde mere mon époux? Ils veulent me perſuader que tout ce qu'on a écrit ſur l'amitié, juſqu'à préſent, ne les a pas contentés, veulent voir s'ils le ſeront plus de ce que je dirai ſur cette belle vertu, qui eſt peut-être le ſeul bien réel dont les pauvres humains peuvent jouir dans cette vallée de larmes. S'il n'étoit queſtion que de bien ſentir, pour bien écrire, ah! je dirois des merveilles; mais il y a bien loin du ſentiment à l'expreſſion. N'importe, je me ſuis dévouée à l'obéiſſance, je ne riſque que d'être redreſſée, ſi je me trompe.
J'écrivis, il y a quelques années, à une Dame du premier mérite, ſur ce ſujet, ma lettre, je ne ſais comment, tomba entre les mains d'un Auteur qui l'inſéra dans un magaſin; je ne ſais ſi vous avez lu cet ouvrage, ce qu'il y a de certain, c'eſt qu'il n'a point paſſé en France, que vous ne pourriez vous le procurer. Je vais donc rappeller ma lettre, ce ſera un duplicata.
Madame,
VOUS m'avez commandé d'écrire ſur l'amitié. Jamais, peut-être on n'en a tant parlé, dites-vous, jamais, ſi l'on en croit les apparences, ne l'a-t on moins connue. Il me faudroit une plume auſſi délicate que la vôtre pour traiter dignement un tel ſujet; mais quand vous commandez je ne ſais point repliquer, le deſir de vous obéir me fait oublier la médiocrité de mes talents.
Vous diſtinguez, Madame, trois temps dans l'amitié; ſon commencement, ſa perfection, ſon déclin.
Vous ſouhaitez qu'on donne des préceptes pour ce troiſieme temps: ils ſont inutiles, dites-vous, dans les deux premiers, le ſentiment alors eſt un guide ſûr. Oſeroisje vous dire, Madame, que je penſe d'une moniere toute différente ſur cet article. Je crois d'abord que le ſentiment ne doit ſe mêler de rien dans le commencement de l'amitié. Secondement, que l'amitié ne connoît point de déclin, ſi elle eſt réelle.
A cela vous m'oppoſerez votre expérience; vous avez aimé beaucoup certaines perſonnes; vous aimez moins actuellement; vous en concluez que ce troiſieme temps de l'amitié n'exiſte que trop. Savez-vous ce que je prendrai la liberté d'en conclure? c'eſt qu'avec un cœur fait pour inſpirer pour ſentir l'amitié la plus tendre la plus ſolide, vous ne l'avez point encore connue comme il faut.
Il y a des ſentiments pour tous les âges. Celui de la jeuneſſe eſt le temps des liaiſons; mais il n'eſt pas celui de l'amitié. Mais, me direz-vous, à quel âge placerez vous le regne de ce ſentiment délicieux? On ne peut làdeſſus donner des regles certaines.
Je vais avancer une propoſition qui paroîtra d'abord un paradoxe. Plus le cœur eſt propre à l'amitié, plus la ſaiſon d'en goûter les douceurs eſt tardive. Suſpendez votre jugement, Madame, ne me condamnez pas avant que de m'avoir en emue.
Qu'eſtce qu'entends par un cœur fait pour l'amitié? C'eſt celui qui eſt tendre, droit conſtant. Ces qualités dans la jeuneſſe, ſont des obſtacles, des empêchements à l'amitié.
Un tel cœur a une vivacité qui gâte tout: il fait tant de bruit qu'il impoſe filence à l'eſprit: il veut paroître ſur la ſcene avant qu'il ſoit temps de jouer ſon rôle, ce qui dérange la piece. Ce cœur tendre droit tout enſemble, n'eſt pas capable de ſoupçonner chez les autres des défauts dont il ne ſe ſent point coupable; on peut l'éblouir à peu de frais, lui faire prendre le clinquant pour de l'or ſolide. Il ſe donne ſur des ſuppoſitions qui ne peuvent durer. Enfin, le voile ſe leve, il connoît qu'il s'eſt mépris dans l'objet de ſon attachement, il lui en coute infiniment pour ſe détacher, ſa conſtance fait ſon ſupplice. Il ſe dépite de trouver que ce fantôme de l'amitié ſurvit quel-que fois à l'eſtime. Voilà ce que vous appellez le déclin de l'amitié, ſans penſer que le déclin ſuppoſe un commencement. Vous avez pourtant ſenti quelque cheſe, étoit-ce de l'amitié?
nullement. C'étoit un ſentiment qui ſans être de l'amour, en avoit tous les défauts. Ce ſentiment qui eſt une véritable paſſion, eſt un écueil qu'un cœur fait pour l'amitié évite difficilement dans un certain âge.
Une jeune perſonne qui réunit une raiſon ſolide, ce cœur tel que je viens de le dépeindre, ſe trouve dans une ſituation pénible. Le ſecond ſeroit fort à l'uſage de l'amour; la premiere lui découvre le danger, les déſagréments d'un engagement. Elle veut s'y ſouſtraire; mais que faire de ce cœur tendre, de cette abondance de ſentiments qu'il contient?
C'eſt un fardeau inſupportable, il faut trouver à s'en débarraſſer. L'amitié paroit une reſſource, on la croit propre à appaiſer cette ſoif d'aimer, qui dévore, on s'y livre avec fureur, on diſpoſe à ſon profit de toutes les richeſſes de ſentiment dont on regorge.
Propoſez dans cet état l'examen ſérieux de l'objet avec lequel on veut ſe lier des nœuds de l'amitié; on vous répondroit preſque qu'on n'en a pas le temps, qu'on eſt trop preſſé. Mais après que cette premiere ſoif ſera appaiſée; après qu'on aura diſſipé ces exceſſives richeſſes de ſentiment, le cœur affoibli, pour ainſi dire, par ſes excès, permettra à l'eſprit de ſe mêler de ſes affaires. L'expérience aura corrigé du défaut de juger les autres, par ſoimême; on ſe convaincra que le cœur eſt aveugle, qu'en cette qualité il ne lui convient pas de faire un choix. On le réduira donc à une exacte neutralité, pendant que la raiſon s'occupera à faire un long ſévere examen de la perſonne qu'on veut élever à la qualité de ſon amie.
De plus, dans la jeuneſſe, le cœur eſt d'une mignardiſe, d'une enfance qui ne le rend pas digne de connoitre l'amitié. Il boude pour la moindre faute, il veut être flatté, careſſé, recherché. L'amitié réelle eſt trop ſérieuſe pour lui, s'il l'enviſageoit telle qu'elle eſt, elle lui donneroit un reſpect qui approcheroit de la frayeur. Il faut lui laiſſer la liberté de ſe jouer tout à ſon aiſe, juſqu'à ce que devenu plus ferme plus ſolide, il ait la force de ſe ſevrer des ſentiments qui ne ſont que doux, pour y en ſubſtituer de plus durables.
Eh! mon Dieu, me direz-vous, ſous quelle face me préſentezvous l'amitié? Que deviennent ſes charmes ſes délices? Savez-vous bien que vous me la préſentez ſi grave, qu'il ne tient qu'à moi de me la figurer refrognée. Raſſurez vous, Madame, l'amitié ſans être molle eſt tendre, elle eſt gaie ſans être folâtre, vive ſans emportement, conſtante ſans paſſion, meſurée ſans contrainte, délicate ſans être exigeante minutieuſe; elle eſt toujours égale: car elle a tout ce qu'elle deſire, tout ce qu'elle s'attendoit d'avoir. Ce dernier article eſt le grand point, celui qui différencie l'amitié des liaiſons qu'on prend pour elle, de l'amour.
Quand on ſe lie avec une perſonne qui a plu au premier coup d'œil, vers laquelle un certain je ne ſais quoi nous entraine, on n'a point aſſez de ſangfroid pour diſcuter, pour compter tous les plaiſirs qu'on doit attendre de cette liaiſon: on les meſure ſur ſes deſirs qui ſont immenſes, on trouve une différence totale entre ce qu'on éprouve ce qu'on avoit eſpéré. Ce mécompte produit néceſſairement le dégoût. Pourquoi? C'eſt qu'on n'avoit prevu aucun déſagrément. La route dans laquelle on eſt entré n'offroit que des fleurs, on y trouve des épines.
Le cœur outré de s'être mépris, oublie tous les plaiſirs qu'on lui préſente, pour ne s'occuper que des amertumes qu'il n'avoit pas imaginées.
Qu'eſtce donc que l'amitié? C'eſt un ſentiment qui de deux cœurs n'en fait qu'un, qui fait diſparoître toute inégalité, qui confond tous les intérêts, tous les biens. Concevez-vous combien il importe d'examiner avant que de ſe déterminer à un tel mêlange?
Auſſi l'amitié parfaite ne peut ſubſiſter que dans deux cœurs vertueux. Elle ne ſuppoſe pas la conformité des humeurs, des lumieres, des talents; mais ſi elle fait deſcendre celui qui eſt ſupérieur du côté de l'eſprit des vertus, elle éleve l'ame de l'inférieur.
Le premier ſupporte aiſément tous les défauts de l'eſprit: le ſecond ſent tout le prix de ce ſupport, en dédommage par la vivacité de ſa reconnoiſſance. Les qualités du cœur ſont donc eſſentielles à l'amitié, il faut être moins difficile ſur celles de l'eſprit. Il eſt bien agréable de trouver dans ſon ami des qualités aimables, pourtant il faut lui en faire crédit quand elles ſont ſupplées par les eſtimables. Cependant je ne conſeillerois jamais de choiſir pour ami une perſonne trop bornée. Ces gens là ont ordinairement le cœur étroit, puis un ami eſt un Conſeiller, un dépoſitaire de nos penſées les plus ſecretes: il faut donc pouvoir s'aſſurer ſur la ſolidité des ſes conſeils, n'avoir point à craindre qu'il abuſe de notre confiance par foibleſſe ou par ſottiſe.
Rarement l'amitié peut-elle être ſûre entre deux perſonnes de rang différent. Le reſpect de convention, c'eſtàdire, celui qui n'eſt pas produit par les vertus, glace, éloigne. Il eſt très-rare que le ſupérieur ne croie pas faire grace, en offrant ſon amitié, jamais l'amitié offerte de cette maniere ne jouira du privilege de la ſécond té, elle ne pourra produire ſon ſemblable; elle fera naître de la reconnoiſſance, de l'attachement, du zele, c'eſt tout. Il n'y a rien de plus rare que l'amitié entre les peres les enfants; c'eſt qu'il n'eſt preſque pas poſſible d'oublier l'inégalité du rang, que la ſupériorité des premiers bride le cœur des ſeconds.
L'amitié dans ſon fondement doit être exempte de tout intérêt, voilà encore une des cauſes qui la rendent ſi rare entre le ſupérieur l'inférieur.
C'eſt que ſans s'en appercevoir on regarde regarde comme un protecteur celui qui ne devroit ſe montrer que comme un ami; mais, dira-t-on, doit-on ſe faire une peine d'être protégé, ſecouru par un ami? Non aſſurément, voilà la pierre de touche de l'amitié. Toutes les fois qu'on ſera humilié d'un bienfait, on doit être aſſuré qu'on aime peu celui de qui on l'a reçu. Un parfait ami, dans ce cas, partage le plaiſir qu'a eu ſon ami en l'obligeant, reçoit ſes ſervices avec la même joie qu'il auroit à lui rendre les ſiens. L'orgueil eſt bleſſé de recevoir d'un autre, ne l'eſt point des biens qu'on ſe procure à ſoimême. Or un ami réel eſt n autre nousmême: toutes les fois qu'on ſe ſentira humilié, qu'on roira qu'il joue le beau role, en donnant, en ſervant, en obligeant, 'eſt un ſigne certain que l'identité 'eſt pas parfaite, qu'on ſe ſouvient l'être deux.
Voilà, Madame, ce que je penſe ur l'amitié, peut-être me trompé-je, nais je parle à coup ſûr, quande rends la liberté de vous aſſurer que regarderois comme le plus grand bonheur, celui de vous inſpirer le enment que je viens de peindre, que perſonne ne le mériteroit plus que moi, s'il devoit être le prix du plus reſpectueux attachement. Je ſuis,
Voilà donc une diſſertation en forme, pourquoi? pour faire comprendre à ma chere Hariote à ſon époux, que je ne me ſens point gênée de l'excès de leurs ſervices; que je partage ſincérement la joie qu'ils ont eue de me les rendre; que je ne voudrois pas qu'ils euſſent pris une peine de moins, parce qu'ils auroient été privés d'un plaiſir. C'eſt annoncer l'amitié la plus parfaite. J'ai l'ame fiere, elle ſouffriroit de devoir à des indifférents, ne ſe conſole qu'au moment où elle peut payer au triple le ſervice qu'elle a reçu d'un indifférent; au lieu que j'enviſage ſans répugnance l'impoſſibilité de m'acquitter jamais avec vous. Dieu me préſerve d'avoir à vous rendre des ſervices de la nature de ceux que vous m'avez rendus. Je veux vous gronder, Hariote.
Vous n'avez point aſſez ménagé votre amie ſur un certain chapitre. Si vous avez jamais à m'apprendre quelque acte de bonté d'une perſonne qui doit m'être chere, quelque eſpoir de retour vers Dieu; ah! de grace, dépêchezmoi un exprès, ſi vous croyez qu'il aille plus vîte que la poſte.
Sur tout le reſte jetez, je vous en conjure, le voile le plus épais.
Quel paquet vient de nous être remis! Savez-vous bien que j'ai ſenti une vraie indignation à l'aſpect de tout cet attirail de luxe de magnificence! Du prix de tous ces brimborions de blonde, de rubans, d'étoffes riches, il y auroit de quoi faire vivre un village, un an entier. Nos ſervantes extaſiées ſoulevent ces étoffes du bout du doigt, n'oſent les toucher; on dit dans le village qu'il faut que je ſois une Princeſſe, ou la fille de quelque Préſident . J'aurois voulu leur cacher cette magnificence dont je rougis; on n'a pas penſé comme moi. On prétend que ma ſimplicité les édifiera davantage, lorſqu'ils la compareront avec ma magnificence paſſée. Je dis paſſée, ma chere; car en vérité je ne voudrois pas pour tout au monde remettre ici le plus ſimple de ces habits, je rougirois de les conſacrer au ſervice des Autels, ſi on ne me raſſuroit ſur la hardieſſe d'offrir à Dieu des choſes qui ont été à mon uſage.
Vous ſavez que je ne ſuis pas née intéreſſée, que juſqu'à préſent je n'avois pas fait grand cas de l'argent.
J'ai bien changé, ma chere Hariote, puiſque j'ai treſailli de joie lorſque vous m'avez annoncé mes vingt-cinq mille livres de rente. J'ai fait, je vous aſſure, des projets pour quatre fois autant. Je voudrois qu'il ne reſtât pas un ſeul pauvre dans le monde, c'eſtàdire, un ſeul homme qui ne pût gagner ſa vie par ſon travail. Mes deſirs qui ont été aſſez vifs ſur cet article, depuis que je ſuis au monde, ſe bornoient là lorſque nous vivions enſemble. Il eſt aujourd'hui d'autres beſoins de l'humanité, qui commencent à m'affecter beaucoup plus. Ma ſeconde mere a là deſſus des vues ſi érendues qu'il lui eſt preſque impoſble de parler d'autre choſe. La charité eſt un feu dévorant, ce feulà tient dans une ſorte de meſaiſe, pour ainſi dire, quand elle n'eſt pas occupée du bien du prochain: auſſi y a-t-il peu d'inſtants où elle ne ſoit employée à le ſervir; ſi elle vouloit nous raconter ſes ſonges, je ſuis perſuadée qu'il ne lui paſſe pas autre choſe dans l'eſprit, pendant qu'elle dort, que l'exercice de quelques bonnes œuvres nouvelles.
Il ſemble que toutes ſes paroles ſoient des étincelles qui embraſſent tout ce qui l'approche, quand nous ſortons d'avec elle, mon époux moi, nous nous ſentons tout diſpoſés à conſacrer le reſte des nos vies, nos biens, nos perſonnes mêmes à l'exercice des bonnes œuvres.
Il faut que je vous parle à cœur ouvert, ma chere mere, ma tendre ſœur. Je me ſens un ſi violent dégoût pour la vie qu'on mene dans le grand monde, que je regarderois comme un ſupplice, la néceſſité d'y retourner. J'ai, comme vous, l'eſpoir d'être bientôt mere, je participerai ſans doute à la fécondité de nos payſannes, l'on me criera, voilà des enfants auxquels il faut donner une éducation conforme à leur naiſſance à leur fortune. Vous rapprocher de ce monde que vous déteſtez, deviendra bientôt pour vous un devoir d'état.
Que je ſerois à plaindre ſi j'étois forcée de ſuivre ce conſeil! Eh quoi, y a-t-il rien de meilleur que d'être heureux dans ce monde dans l'autre?
Quand je pourrois conduire mes enfants juſqu'au pied du Trône; que j'aurois la faculté de les faire favoris des Monarques, de quadrupler leur fortune, d'accumuler ſur leur tête tous les titres, tous les honneurs: cela pourroit-il compenſer la perte des biens dont je jouis, de ceux que je prévois? Quel bonheur comparable à celui de diſtribuer le bonheur, de donner, pour ainſi dire, une nouvelle exiſtence à une infinité d'Etres qui ne ſembloient être nés que pour végéter dans l'ignorance la miſere!
On court, on s'agite pour trouver la félicité le plaiſir dans le monde; ici on en eſt environné, l'on n'a qu'à avancer la main pour les toucher, les goûter les ſaiſir. Les grands veulent être reſpectés, craints; ici l'on eſt aimé. Il ne ſort que des bénédictions de la bouche de ceux qui nous approchent. Les meres apprennent à leurs enfants à bégayer ces bénédictions avec nos noms, le dernier ſoupir de ces bonnes gens eſt une action de graces au TrèsHaut, pour les biens qu'ils ont reçus de ma reſpectable mere de ſes aſſociés.
Savez-vous bien que j'ai peine à comprendre comment des œuvres qui procurent une volupté ſi pure ſi parfaite, peuvent encore mériter une gloire infinie; il faut que Dieu ſoit bien bon de récompenſer ſi libéralement, dans l'autre vie, des œuvres qu'il paie au centuple dans celle-ci.
Et je pourrois priver mes enfants de ces biens ineſtimables! J'irois leur apprendre dans le grand monde à ſe compter pour tout, les pauvres pour rien; à ſacriſier à des beſoins imaginaires ce qui peut devenir la ſubſtance d'un ſi grand nombre d'infortunés! Qu'on ne m'en parle pas: je ſerois véritablement pire que ce mauvais pere dont parle l'Evangile, qui ne donne point un ſerpent à ſes enfants lorſqu'ils lui demandent du pain. On m'arrache la plume, ſans quoi j'emplirois une rame de papier avant que d'avoir exprimé tout ce que je ſens.
(Le Baron d'Aſtie continue:) Oui, Meſdames, ma Clarice ne finiroit pas; elle a conſacré l'enfant dont elle eſt enceinte ceux qui le ſuivront, à parcourir avec nous la France, à aller de village en village pour arracher les gens de la campagne à l'ignorance, à la pauvreté, à la miſere, au crime. Nous la verrons un de ces jours ſur les grands chemins, arrêter les paſſants, inviter les pauvres à ſe raſſembler pour former de nouvelles habitations. Amphion moderne, la douceur de ſa voix fera ſortir de terre, non des murailles pour enceindre des Villes, mais d'humbles toits, qui receleront des cœursinnocents heureux. Elle calcule, elle ſuppute, trouve qu'en jouiſſant de ſon immenſe fortune, elle ſera fort à l'étroit pour tous les biens qu'elle projette: ce qui la conſole, c'eſt que ſes enfants continueront ce qu'elle aura ébauché.
Ne connoîtriez-vous pas par haſard quelques-uns de ces philoſophes qui font de l'or? Ayez la bonté de nous l'envoyer, ma Clarice lui procurera un prompt débit de ſa marchandiſe. Il faut que je vous raconte une de ſes proueſſes. Il paſſa, il y a quelques mois, par le village, trois hommes d'aſſez mauvaiſe mine, bien armés. Mon épouſe qui les apperçut de la fenêtre, les appelle, les invite à manger un morceau, les ſert elle-même, comme l'auroit pu faire Sara, quoiqu'ils n'euſſent aſſurément pas l'encolure de trois Anges. Pendant le déjeûner, elle fait connoiſſance avec ces honnêtes Meſſeurs, comme jamais Sirene n'eut une voix plus propre à enchanter les gens, elle gagne ſi bien leur confiance, qu'ils en viennent d'abord à une confeſſion générale, avouent qu'ils ſont contrebandiers. Eh mon Dieu!
leur dit-elle, à quoi vous expoſezvous mes bonnes gens? tout de ſuite un bel bon ſermon ſur la néceſſité d'obéir aux loix au Prince; ſur le malheur d'un état où l'on a toujours l'échafaud pour perſpective, la mort dans le péché pour fin, puiſqu'on eſt réſolu à tuer, à ſe faire tuer plutôt que de ſe laiſſer prendre.
Vous dire qu'en parlant elle avoit l'air d'un Ange, ce ne ſeroit vous apprendre rien que vous ne compreniez aiſément; mais vous apprendre qu'elle ſut attendrir ces cœurs de diamant, qu'elle fit couler leurs larmes, c'eſt ce qui doit vous paroître ſurprenant. Enflammée par ſes ſuccès, elle a joute: pourquoi ne pas renoncer à une profeſſion ſi miſérable, mes chers amis? La néceſſité de nourrir nos femmes nos enfants, nous y retient, répond l'un d'eux. Ah! venez ici, mes enfants, leur dit-elle; vous y trouverez un pain ſûr tranquille.
Ameneznous vos femmes vos enfants, nous en aurons ſoin. Ces trois hommes ſe regardent, deux acceptent le parti, voilà deux penſionnaires pour nos Paſteurs. Le troiſieme eſt pris quinze jours après, eſt pendu la même ſemaine. A cette nouvelle, les deux proſélytes de ma chere Clarice tombent à ſes pieds, l'appellent leur ange, leur libératrice, font vœu de lui obéir. Ils ſe hâtent de faire venir leur famille, on y joint la veuve les enfants du malheureux qui a mépriſé ſes conſeils. Ils ſont dans l'année de leur épreuve, nous édifient par leur ardeur au travail leur docilité.
Cet heureux ſuccès a produit l'enthouſiaſme dont ma Clarice a rempli ſa lettre; prenez garde à vous, Meſdames, c'eſt une maladie contagieuſe, je vous en avertis. Elle l'a reçue de ma mere, peu s'en faut qu'elle ne me l'ait communiquée, je ne ſais ſi vous n'êtes pas en danger de la gagner. Je vous en avertis pour la décharge de ma conſcience. (Clarice finit.)
Plût au Ciel que ſa prédiction pût s'accomplir, non pas ſur vous, qui feriez mille fois mieux que moi, ſi vous étiez en ma place; mais ſur ce grand nombre de riches oiſifs qui ſurchargent la terre du poids de leur inutile individu, dévorent la ſubſtance qui n'appartient légitimement qu'à l'homme occupé pour le bien public. Je troquerois volontiers le poſſeſſeur de la pierre philoſophale contre une demi-douzaine de perſonnes zélées; ce n'eſt pas l'or dont nous avons le plus de beſoin, nous trouvons des tréſors à trois pieds ſous terre, il n'eſt queſtion que de la remuer, d'avoir des perſonnes qui veuillent devenir l'ame de nos travailleurs. La moiſſon eſt grande, mais il y a peu d'ouvriers. Tenez, Hariote, je vais vous donner votre miſſion.
Faitesnous des recrues parmi vos poupées de l'un de l'autre ſexe; car les hommes s'en mêlent aujourd'hui. Propoſezleur de troquer leurs colifichets contre des quenouilles une beche, jurezleur, promettezleur qu'elles trouveront dans des occupations pareilles aux nôtres, la guériſon de leur ennui. Dites à ces ſavants qui font de ſi belles découvertes au proſit de l'agriculture, qu'ils joignent la théorie à la pratique; leur exemple pourroit produire une heureuſe révolution. Les Villes ſe dévaſteroient au profit des campagnes; le riche, le Seigneur chaſſeroient de leur antichambre les trois quarts de ces fainéants qu'ils dérobent au travail; la France devendroit le tréſor, le magaſin, le grenier de l'Europe; on n'y trouveroit pas un pouce de terre ſans culture; la population doubleroit avec le travail, produiroit au Roi un peuple nombreux, endurci par le travail, propre aux fatigues de la guerre; l'aiſance prendroit la place d'une pauvreté toujours affreuſe quand elle eſt la ſuite de la pareſſe; en un mot, nous deviendrions la premiere nation de l'Univers, ſans exciter l'envie de nos voiſins. Je me hâte de finir, par la crainte de ne finir pas.
EH! vraiment oui, votre maladie eſt contagieuſe, ma chere Clarice, mon aimable ſœur, ſi ce n'étoit qu'une femme groſſe juſqu'au menton auroit mauvaiſe grace à tenir la quenouille, je n'aurois pas abandonné mon fuſeau. Je commence par le plus aiſé, comme vous le voyez. Il eſt plus aiſé de filer que de préſider au travail des champs au gouvernement des étables. Parlons ſérieuſement, ma chere. Je reſpecte vos deſſeins; mais, comme votre cher époux l'a fort bien remarqué, il y a un peu d'enthouſiaſme. Croyez-vous qu'il fût poſſible de ramener au bien cette foule d'hommes qui croupiſſent depuis tant d'années dans une crapuleuſe oiſiveté? De quel ſtratagéme n'uſent point les mendiants, pour échapper aux ordres d'une ſage Police qui travaille à les renfermer dans les hôpitaux, où pour un travail qui n'a rien de pénible, on leur fournit le néceſſaire à la vie? Mais en ſuppoſant l'impoſſible, comment trouver à les occuper? La terre manqueroit aux travailleurs. De plus, qui voudroit être ſoldat, matelot, ſi on avoit une fois goûté les douceurs de la vie tranquille dont vous nous offrez le plan? Rien de plus miſérable que les gens de la campagne; cependant que ne font-ils pas pour échapper à la milice? Quel déſeſpoir pour le malheureux qu'on arrache du ſein de ſa famille! quel chagrin pour ſes malheureux parents! ce ſeroit bien pire ſi leur premier état leur offroit des biens réels à regretter. Voilà bien des objections, il y en a une infinité d'autres. Un nombreux domeſtique paroît néceſſaire aux grands, pour en impoſer au vulgaire, étayer leur grandeur. L'argent qu'ils verſeroient dans les campagnes ne le répandentils pas ſur l'artiſan? La France, à la vérité, n'eſt pas le grenier de l'Europe; mais elle eſt le magaſin de modes, où toutes les nations viennent ſe fournir. C'eſt pour tirer de chez les François les choſes néceſſaires au luxe, que les Eſpagnols leurs voiſins tirent l'or des entrailles de la terre; que les Anglois cultivent l'agriculture le commerce. On a beaucoup crié contre les dépenſes d'un grand Roi, qui a fait ſortir de terre, pour ainſi dire, ces ſuperbes édifices, ces jardins enchantés qu'on ſoupçonneroit devoir leur exiſtence au coup de la baguette d'un habile enchanteur. Qu'on ſuppute ce que ces chefsd'œuvre ont coûté, l'argent que les étragers qui viennent les admirer ont laiſſé en France; je ſuis perſuadée que la recette ſurpaſſeroit la dépenſe. Des loix ſomptuaires qui font le ſalut d'un petit Etat, cauſeroient le dépériſſement, la langueur dans un grand Royaume.
out ce qui ſert à la circulation des eſpeces, y eſt avantageux. Le luxe en Angleterre eſt pouſſé auſſi loin qu'en France, quoiqu'il ſoit d'un autre genre, nos campagnes ne manquent point de cultivateurs. Cependant combien d'hommes le commerce n'enlevetil pas à l'agriculture! Laiſfez donc aux Francois leur nombreux domeſtique, leurs tabatieres guillochées, leurs brillants colifichets. Le nombre des oiſifs parmi le peuple ne peut entrer en comparaiſon avec ceux qui ſont occupés d'une maniere utile pour eux, quoique trèsinutiles ſuperflus pour ceux qui les emploient. Dans le moral, un ſeul malheureux fait un mal; dans le phyſique le politique, il en nait ſouvent de grands biens.
Voilà mot pour mot ce qui m'a été répondu par un honnête hable homme à qui j'ai débité votre ſermon, pour commencer à remplir la miſſion dont vous m'avez chargée. N'allez pourtant pas croire que j'adopte aveuglément ſes idées. Il eſt vrai que je ſuis reſtée muette comme un poiſſon, en ſa préſence; je ne trouvois rien à lui repliquer, je ſentois pourtant qu'il y auroit quelque choſe à répondre. Quand ma vocation ſe ſera perfectionnée comme la vôtre, j'aurai apparement des lumieres d'état qui me rendront éloquente, en attendant je demande les vôtres. Après tout, votre ſyſtême a quelque choſe qui me ſéduit, me charme, m'entraîne. Fourniſſezmoi des armes pour le défendre. Je me live à vous, corps ame, pour remplir ma miſſion. Ma lettre ſera courte, je n'attends que le moment fatal. Vous vous ſouvenez bien que c'eſt une fille qui vous reſſemblera que je dois mettre au monde, arrangez-vous en conſéquence, s'il vous plaît, pour donner un époux à cette fille future. Si vous êtes groſſe d'une fille, je ne vous le pardonnerai pas. Nous troquerons enſuite nos rôles, je me chargerai d'un garçon, vous d'une fille. Ceux qui m'entendent raiſonner ainſi levent les épaules. Souhaiter une fille quand on a un certain nom, c'eſt une extravagance qu'ils ne peuvent concevoir.
Et que deviendroit ce nom ſi on n'avoit que des garçons, diſoisje l'autre jour à un impertinent qui oſoit ſoutenir qu'une femme de qualité qui met au monde une fille, fait une fauſſe couche. Laiſſez, me réponditil, aux Financiers le ſoin de fournir des épouſes à nos fils, ils travaillent pour étayer notre Nobleſſe, notre illuſtricité, par leurs grands biens qu'ils veulent bien ſacrifier à l'ambition d'entrer dans une grande famille.
Aujourd'hui les méſalliances n'effraient plus, pourvu qu'un monceau d'or couvre les traces d'une obſcure origine. Ajoutez qu'ils y ſacrifient auſſi le bonheur de leurs filles, ai-je répondu; mais ce n'eſt pas là de quoi il eſt queſtion. Une fille telle que la mienne, quand elle n'auroit que la moitié du mérite de celle que j'ai priſe pour modele, vaudroit plus à l'Étatque vingt de ces cervelles à l'envers, qui ſe croient les plus habiles gens du monde, quand ils réuſſiſſent mieux que leurs cochers à faire élever des nuées de pouſſiere ſur le rempart. C'eſt parler à des ſourds, ma chere, venez ici, qu'ils apprennent, en vous voyant, à rabattre de la vanité qui leur perſuade que leur ſexe eſt en tout ſupérieur au nôtre.
NON, ma chere, tenez vous où vous êtes, vous y faites une meilleure figure qu'ici. Comtez moi, je vous prie, parmi vos proſélytes, ſi vous ne pouvez engager les autres à exécuter en grand vos bons projets, nous tâcherons d'en offrir des modeles en petit. Je ne veux pas prévenir la réponſe que vous demande ma chere fille Hariote; mais il me ſemble qu'il ne faut pas beaucoup d'eſprit pour mettre en poudre les objections de ſon philoſophe. Un ſeul homme avoit mis en mouvement, au commencement de ce ſiecle, ſoixante mille artiſans.
Je parle de l'infatigable Monſieur Languet Curé de S. Sulpice, homme à qui on devroit dreſſer des ſtatues, que ſes ingrats compatriotes auroient fait repentir de ſes utiles travaux, s'il n'avoit eu pour but une gloire plus ſolide que leurs futiles applaudiſſements. Il eſt vrai qu'on ſecondoit ſon zele, qu'il recevoit tous les ans des ſommes immenſes.
Je ſuis perſuadée que, s'il eût vécu plus long-temps, il eût triplé le bien qu'il faiſoit. Des établiſſements qui coûtent beaucoup à former, paient dans la ſuite avec uſure ce qu'ils ont fait dépenſer d'abord. D'ailleurs, les ſources où il puiſoit ne ſont point épuiſées par ſa mort; il eſt encore un grand nombre de bonnes ames qui attachées au monde par état, ou incapables, faute de talents, d'agir par elles-mêmes, ne demanderoient pas mieux que de contribuer de leurs bourſes à de bonnes œuvres qui produiroient un bien ſi général. Il vient de me tomber entre les mains un des exemplaires de l'ouvrage où l'on avoit inſéré votre lettre ſur l'amitié.
Il y avoit quelques remarques ſur les hôpitaux, qui m'ont donné la curioſité de les parcourir? Ah, ma chere, j'en ſuis revenue le cœur bleſſé Que de biens à faire, que de biens omis ou changés en maux, par la faute d'une adminiſtration négligée!
J'ai commencé par l'Hôpital-général.
C'eſt un monde, ma fille. J'y ai été juſqu'à quatre fois avant que de pouvoir tout examiner. On y trouve raſſemblé ce que la miſere humaine peut offrir de plus attendriſſant. Une foule d'infortunés abandonnés par leurs parents au moment de leur naiſſance, ſont entaſſés les uns ſur les autres dans des ſalles qui, quoique vaſtes, ſont trop étroites pour les contenir. On voit ſur leur viſage qu'ils y reſpirent un air empoiſonné par les exhalaiſons qui ſortent de leurs corps. Auſſi y en péritil un grand nombre. Tout cela travaille à la vérité, mais avec dégoût, par contrainte, pour éviter le châtiment, ils ſe dévouent dans leur cœur à l'oiſiveté, pour ſe dédommager du dégoût que leur donne le travail.
J'en ai interrogé pluſieurs. En vérité leur ame eſt encore plus négligée que leurs corps. On les inſtruit pourtant à des heures réglées: je veux même croire que celles qui en ſont chargées ont du zele. Cependant elles ont peu de ſuccès, ce qu'il faut attribuer, je penſe, au peu de proportion qui ſe trouve entre les inſtruiſantes les inſtruites. Pourquoi ne pas multiplier les maîtreſſes? Pourquoi ne pas apporter les plus grands ſoins à les choiſir à les former? On regarde ce ſoin comme peu important. Cependant dans l'eſpace de vingt ans, on pourroit tirer de cette ſeule partie plus de quarante mille familles. Quelle reſſource pour la population! Que de bras pour augmenter les richeſſes de l'Etat! Je ſais qu'on place à la fin ces enfants.
J'oſerois avancer que l'Etat y gagne peu, qu'il ſort peu de bonnes meres de famille de ces ſortes de lieux. Des perſonnes qui en ont tiré des filles pour le ſervice ou pour les apprentiſſages, m'ont aſſuré qu'on a beaucoup de peine à en tirer parti, tant les défauts de la premiere éducation ont fait trace. Il eſt dans Paris une autre maiſon bien mieux policée, on la nomme Belair, ce nom lui convient parfaitement. Les enfants y ſont élevés avec douceur: cependant, ſelon moi, il y a un défaut eſſentiel dans leur éducation. J'ai interrogé de grandes filles, qui s'y plaiſent, qui bornent leur ambition à n'en point ſortir. La pareſſe, ſi on l'examine bien, a beaucoup de part à l'attachement qu'elles ont pour cette maiſon où elles ne ſont aſſujetties à aucun travail pénible. J'ai communiqué cette idée à un honnête homme, qui n'a pu l'approuver, parce qu'effectivement ces filles ſont occupées.
Si elles l'étoient comme il faut, la maiſon deviendroit très-riche. Un maître qui tient des ouvriers, les nourrit, les paie, trouve encore le moyen de s'enrichir du ſurplus de leur travail. Pourquoi la même choſe n'arriveelle pas dans ces maiſons, qui ont beſoin de revenus, au lieu de profiter ſur l'ouvrage des orphelins?
C'eſt que cet ouvrage n'eſt point fait avec ce feu qu'inſpire la néceſſité de pourvoir aux beſoins de la vie. C'eſt qu'on n'a point inculqué l'amour du travail à ces enfants; qu'on n'a pas eu ſoin de leur faire comprendre que la néceſſité de s'occuper utilement, avec fatigue, pour le bien public, eſt de Droit Divin: Tu mangeras ton pain à la ſueur de ton front. Cet arrêt eſt ſorti de la bouche de Dieu même; qui oſera l'éluder? Voilà en quoi il faudroit faire conſiſter la dévotion, la pieté, le Chriſtianiſme; à bien emplover ſon temps en eſprit de pénitence, pour obéir à Dieu. Des enfants à qui ou eût fait ſucer cette maxime maxime avec le lait, feroient des filles laborieuſes; elles paieroient l'Etat des avances qu'il a faites pour les élever dans leurs premieres années, donneroient moyen d'étendre la bonne œuvre.
Je ne vous parle que des filles, ma chere; car je n'ai pas étendu mes obſervations ſur les garçons. J'ai vu avec plaiſir que l'Etat s'occupe des moyens de tirer parti de ces enfants, qu'on donne des récompenſes aux payſans qui voudront s'en charger, ce qui n'empêchera pas qu'il n'en reſte aſſez pour y faire de belles recrues, repeupler les campagnes dévaſtées.
Une autre partie de l'Hopital que j'ai viſité fort ſoigneuſement, c'eſt le lieu où l'on enferme les filles les femmes libertines! Oh, qu'il y auroit là un vaſte champ pour des perſonnes zélées! Je m'étois perſuadée d'abord, que la Religion entroit pour quelque choſe dans l'enlévement de ces filles; qu'on s'efforçoit de les gagner à Dieu, par la douceur. Rien de tout cela, ma chere; elles en ſortent pires qu'elles n'y ſont entrées; la rigueur dont on uſe envers elles les révolte, les ulcere, elles y deviennent preſque incorrigibles. Hélas, nos Miſſionnaires traverſent les mers pour amener au Chriſtianiſme les Idolâtres, les domeſtiques de la Foi ſont miſérablement négligés. Je ſais qu'il conviendroit peu aux Miniſtres du Seigneur d'entrer dans cette eſpece d'enfer où ces miſérables ſe dédommagent en jurant de l'impoſſibilité où elles ſont, pendant quelques mois, de faire pire.
Ce ſeroit à des femmes pieuſes, véritablement charitables zélées à commencer la cure de ces pauvres abandonnées. Le plus grand nombre n'a pas la plus légere idée de Religion; il faudroit donc les en inſtruire, commencer par la leur faire aimer.
Le Magiſtrat n'eſt chargé que de la police extérieure, c'eſt à la piété à changer les cœurs. On voit dans ce lieu des filles qui y ſont revenues pluſieurs fois, qui probablement y reviendront encore: c'eſt donc à pure perte qu'elles y ſont. Comme vous êtes femme à projet, bâtiſſeznous quelques châteaux en Eſpagne ſur cette importante matiere. La converſion ſincere d'une demi-douzaine de ces filles, par année, produiroit plus de bien à l'Etat, que l'empriſonnement de pluſieurs milliers qu'on eſt forcé de borner à un eſpace de temps trèscourt. Ceux qui ont commencé ces établiſſements ont été au plus preſſé; il s'agiroit de les perfectionner aujourd'hui: la converſion de ces pauvres créatures ſeroit un grand moyen de population. Elles empoiſonnent le genre humain dans ſa ſource.
Si quelqu'un s'aviſoit de lire nos lettres, il ſe moqueroit de nos prétentions. C'eſt bien à de pauvres petites femmelettes qu'il appartient de s'ériger en réformatrices dans un Royaume gouverné par des hommes ſi ſages, dont la police fait l'admiration des étrangers. C'eſt ſurtout une impertinence à deux femmes qui ſont à peine agrégées parmi les citoyens. Qu'on s'en prenne, ſi l'on veut, aux influences du climat, l'air qu'on y reſpire y affectionne, déjà je me ſens Françoiſe, ſans oublier pourtant mon ancienne Patrie. Ah! je le ſens aux mouvements de mon cœur, je ſuis citoyenne de l'Univers, tous les hommes, quels qu'ils ſoient, ſont mes freres. Ne ſommesnous pas tous enfants du même pere? Comment ceux qui ſont froids pour l'humanité, oſentils dire l'Oraiſon Dominicale?
JE me flatte que vous êtes accouchée, ma chere, ſi j'en crois nos bonnes femmes, vous l'êtes heureuſement.
Elles diſent que tout ce qu'on ſouffre dans la groſſeſſe eſt autant de rabattu ſur la couche, vous avez beaucoup ſouffert. A ce compte je devrois trembler pour moi-même. Je ne ſais ce qu'eſt devenue cette complexion délicate dont on me plaignoit autrefois; je prends de l'embonpoint ſans perdre rien de mon agilité, je dors, je mange à merveille. Entre nous, je crois pouvoir attribuer cet heureux changement à la vie réglée que je mene ici, à l'exercice. Vous ririez ſi vous me voyiez décrotter chaque matin un morceau de pain, long d'une demiaune, arroſé d'un coup de vin trèstrempé. Le thé, le Café me deſſchoient, je vous aſſure; j'avois été forcée de m'en ſevrer en route, je n'ai point été d'avis de reprendre une habitude dont je m'étois ſi heureuſement débarraſſée, je m'en trouve bien. En vérité j'étois née pour le geure de vie que j'ai adopté. En y réfléchiſſant un peu, je n'en ſuis pas ſurpriſe. Si le travail eſt la vocation de tous les enfants d'Adam, Dieu leur a donné un corps propre à ce à quoi ils les deſtine. La fainéantiſe abrege nos jours, j'en ſuis ſure.
On voit ici des vieillards vigoureux, qui ne connoiſſent plus les maladies, depuis qu'ils ont doublé leur travail.
Pour nos jeunes gens, la ſanté ſiege ſur leur viſage, cent villages comme celui-ci, ne fourniroient pas de l'eau à boire à un Apothicaie. Les femmes y portent leurs enfants avec une aiſance qui vous ſurprendroit; elles ne rabattroient rien de leur travail ordinaire, ſi ma mere ne les forçoit à quelques ménagements. Elle étend ſes ſoins pour elles juſqu'au dixieme jour après leu s couches. Autrefois on les voyoit ſe trainer dès le quatrieme, ce qui en a fa t périr pluſieurs, a vieilli les autres, long-temps avant la ſaiſon. Au commencement, ma mere a bien eu de la peine à les retenir ſi long-temps à la maiſon, elles alléguoient la néceſſité de travailler. Enfin elle eſt venue à bout de leur faire comprendre que ces dix jours leur en ménageoient bien d'autres, en les préſervant des maladies qui étoient les ſuites de leur indiſcrette précipitation. Ces petits détails paroiſſent peu de choſe, nous procurent pourtant une race ſaine robuſte. Comme je ſuppoſe que vous ſerez en état d'entendre lire, lorſque cette lettre vous parviendra, je vais répondre à vos objections, ma chere. Je dis vos objections, quoique vous m'ayiez annoncé qu'elles étoient d'un autre. Je connois vos tons, vous les aviez penſées, avant qu'on vous les eût faites.
Si l'on vous diſoit qu'il eſt difficile de plier au joug du travail des gens accoutumés à la fainéantiſe, j'en conviendrois avec vous. Votre philoſophe prétend que la choſe eſt impoſſible, il en donne pour preuve la difficulté de faire travailler les pauvres qu'on enferme, qui aſſurément ne reſteroient pas quatre minutes à l'Hôpital, ſi on leur en ouvroit les portes, qui y périſſent d'ennui. J'en conclus, moi, qu'on s'y prend mal. On conduit les animaux par la crainte, on ne dompte les hommes que par la douceur. Ce que ma mere me dit des Hôpitaux qu'elle a viſités, Madame d'Aſtie me l'avoit déjà appris, elle a ſur cela une expérience à laquelle on peut ſe fier.
L'habitude de voir des malheureux endurcit les cœurs qu'une ardente charité n'attendrit pas. Les pauvres ſont ſi ignorants, ſi groſſiers, ſi brutaux, ſi peu reconnoiſſants, ou plutôt ſi ingrats, qu'il faut une vertu ſublime pour conſerver de la douceur à leur ſervice. Un Intendant rempli de zele prioit, il y a quelque temps, ma belle-mere de lui communiquer ſes lumieres ſur la maniere de policer un Hopital qu'il veut établir. Tout dépend des Hoſpitalieres, réponditelle. La Charité qu'on exerce ſur les corps doit avoir pour but le bien de l'ame. La crainte peut obliger les pauvres à ſe conformer aux réglements, ſans que pour cela ils en deviennent meilleurs. Il faut, ſi on veut remplir les fins que le Chriſtianiſme inſpire, leur faire aimer ces réglements.
Parmi ceux qu'on enferme, il y a des vieillards hors d'état de travailler, il y a des gens encore robuſtes. Il faudroit tirer parti de ces derniers, pour l'agriculture la population.
Le premier pas qu'il faut faire pour cela, eſt de gagner leur cœur leur confiance, combien en doit-il coûter à l'Hoſpitaliere, avant que d'en venir là. L'inſtruction doit ſuivre. Il faut tâcher d'en faire des Chrétiens, auſſitôt on aura des hommes.
Parmi le grand nombre de pauvres, il s'en trouve de moins pervers, d'un naturel plus heureux que les au res: il faudroit commencer par gagner ceux-là, récompenſer leur docilité, par de petites douceurs, par des louanges, par des témoignages d'amitié. Il eſt peu de cœurs qui ne ſoient acceſſibles de ce côtél. Pendant que les Hoſpitalieres travailleroient, il faudroit que des perſonnes charirables s'occupaſſent des movens d'éta lir ces pauvres. La perſpective d'un état heureux tranquille adouciroir leur priſon, en chaſſant le déſeſpoir de leur cœur, les mettroit en ſituation de ſe prêter à ce qu'on exigeroit d'eux.
Dans quelle maiſon prend-on ces précautions, uſeton de ces ménagements? S'il en exiſte, qu'elles ſont rares! D'ailleurs, je le repete d'après ma mere, celles qui ſont chargées de ces ſortes d'étabiſſements ont trop d'ouvrage pour le b.en faire, en leur ſuppoſant toute la bonne volonté poſſible. Surchargées, excédées de travail, elles ſe deſſechent, oublient le motif qui les avoit conduites à ſe conſacrer au ſervice des pauvres, inſenſiblement les œuvres de la plus héroïque charité, deviennent dès œuvres de métier. Ce n'eſt point à des particuliers à trouver ou plutôt à procurer le remede à de tels maux. Mais vous me demandez des châteaux en Eſpagne, j'en vais faire. Aurant s'amuſer à cela qu'à faire des nœuds, à remuer des cartes: voilà la réponſe que je fais d'avance, à ceux qui prétendront que je perds mon temps à bâtir des ſyſtêmes qui ne ſe réaliſeront jamais.
Suppoſez que j'euſſe un pouvoir égal à ma bonne volonté, ou que ceux dans leſquels il réſide, vouluſſent adoprer mon ſyſtême. Je conſidérerois qu'il y a deux choſes à faire. Guérir ou diminuer les maux qui exiſtent actuellement. Prévenir ceux qui pourroient exiſter dans la ſuite. Quels ſont les maux les plus contraires au bien phyſique de l'Etat? La dépopula ion; une miſere qui briſe les liens qui doivent attacher les hommes à la patrie, qui en fait des membres qui ne tenant à rien, n'aiment rien, ne s'intéreſſent à rien. Ces ſortes de citoyens ne méritent pas ce titre.
Comme ils ne peuvent etre plus miſérables qu'ils le ſont; qu'ils ne jouiſſent que de l'air qu'il reſpirent; que le Royaume pourroit être bouleverſé ſans qu'ils y perdiſſent un fétu, ils ne s'embarraſſent point qu'il proſpere ou qu'il périſſe. Leur état étant ſi mauvais qu'il ne peut devenir pire, tout changement leur paroît avantageux par l'eſpoir de pêcher en eau trouble, d'améliorer leur ſort. Ces ſortes de gens ſont toujours au ſervice de tous les eſprits brouillons, des ennemis même de l'Etat. Ils le verroient changer de maître, avec une indifférence brutale. Tous les liens qui attachent les hommes au Prince ou n'ont jamais exiſté chez eux, ou ſont rompus. Ces ſortes de gens ſont à charge à l'Etat, pendant la paix, très-dangereux en temps de guerre, ſurtout de guerre civile, inteſtine.
Il ne leur manque que des chefs qui ſachent ſe les attacher par la licence. Un million de moins de ces hommes dans un Etat, n'y feroit point un vuide; ils y ſont ce que la vermine eſt au bled. Faut-il donc les perdre? Non, il faut eſſayer de les changer, de les affectionner à l'Etat, de les y attacher par des liens qu'ils aiment. Si la difficulté de remédier à ce mal préſent, décourage, la facilité de le prevenir peut conſoler. Qu'on me laiſſe la maîtreſſe, dans vingt ans, cette race de frêlons aura fait place à des citoyens qui ſe regardant comme enfants de l'Etat, l'aimeront de cet amour que tout homme a naturellement pour ſa famille. On ſent bien de quel moyen je prétends me ſervir. Il ſeroit queſtion d'enlever aux mendiants, aux gens ſans aveu, leurs enfants de l'un de l'autre ſexe, au deſſus de ſept ans. Cela avanceroit de ſept ans la métamorphoſe promiſe, il n'en faudroit plus que treize.
On crie ſans ceſſe que la révocation de l'Edit de Nantes a dévaſté l'Etat. Si on ſuivoit le ſyſtême que je propoſe, il faudroit chercher le moyen de ſe décharger au dehors par des Colonies. La France, quelque vaſte qu'elle ſoit, ne pourroit contenir ſes habitants. Je ferai le calcul de la nouvelle population, après en avoir indiqué les ſources.
L'état religieux eſt la perfection du Chriſtianiſme. JeſusChriſt s'en eſt fait le défenſeur lorſqu'il a dit à Marthe que ſa ſœur avoit choiſi la meilleure part, qui ne lui ſeroit point ôtée.
N'attachons point des pieds de Jeſus ceux qui y ſont uniquement attentifs à écouter ſa parole, à la méditer, cette vocation eſt trèsexcellente, mais elle eſt très-rare, le relâchement des premiers Inſtituts fait aujourd'hui regarder comme à charge la multiplication des Réguliers. Pour en diminuer le nombre, il ne faudroit que les obliger à vivre ſelon leur regle; bientôt les noviciats ſeroient déſerts, pendant que la Trape les Ordres qui en approchent continueroient d'être peuplés d'adorateurs en eſprit en vérité, on verroit peu à peu les autres Monaſteres ſe détruire, faute de ſujets, ſurtout ſi une loi du Prince fixoit le temps de l'engagement plus loin que celui où on le prend aujourd'hui, temps trop voiſin de l'enfance, pour pouvoir être celui des réflexions que demande une démarche, qui, ſi elle ne conduit pas aux premieres places dans le Ciel, précipite au fond des enfers. L'âge qui a été ſagement preſcrit pour les Ordres ſacrés devroit, ce ſemble, faire la regle de celui pour les vœux ſolemnels.
Quelle reſſource n'offriroit pas à l'Etat cette diminution de moines!
Que les biens qui leur deviendroient inutiles, ſoient employés à l'éducation de ce grand nombre d'enfants arrachés aux mendiants, ou donnés volontairement par des parents pauvres ſurchargés de famille; quelles ſources ouvertes pour la population, l'agriculture, la milice, la marine les manufactures! Quelles ſources d'abondance de richeſſes pour l'Etat! Calculons au plus bas, le nombre des mariages qui pourroient ſuivre de ces arrangements. Les EnfantsTrouvés de Paris comptent ordinairement entre ſix ou ſept mille enfants en nourrice; ces enfants mieux ſoignés, on en conſerveroit au moins la moitié, qui parvenus à l'âge d'hommes, produiroient par année au moins deux mille mariages. Mettezen le double pour le reſte des Provinces, aſſurément il y en auroit beaucoup plus.
Voilà les ſeuls Enfants-Trouvés qui fourniroient chaque année ſix mille mariages; en treize ans, c'eſt en bonne Arithmétique..... 78000.
Joignez y dix mille mariages des enfants de l'Etat, c'eſtàdire de ceux qu'on auroit enlevés aux mendiants, ce ſera ...... 10000.
Ajoutezy ceux des jeunes gens qui ſe font religieux ſans vocation, par enfance, par imitation, pareſſe, vous aurez au moins en treize ans...... 40000.
Ce n'eſt, pour cette derniere claſſe, que trois mille quelques mariages par année.
Voilà donc en treize ans, cent vingt-huit mille familles de plus dans le Royaume, qui, à quatre enfants par famille mettront en vingt ans cinq cents douze mille habitants en état de contracter de nouveaux mariages. Si on avoit profité de cette reſſource depuis la révocation de l'Edit, n'eût-on pas remplacé nos pertes? Je ſais qu'on pourra m'objecter que tous ceux qui contracteront ces mariages n'euſſent pas vécu dans le célibat, à l'exemption de ceux qui ſe ſeroient fait religieux. A cela je réponds.
Que les enfants des mendiants des vagabonds, loin d'être la richeſſe de l'Etat, en ſont la vermine; que le plus grand nombre des autres ne ſe marient pas dans la crainte de mettre au monde des miſérables. Or, comme je l'ai remarqué au commencement, ceux qui le ſont abſolument ſont rarement de bons citoyens, il faut les affectionner à la patrie par des bienfaits. Qu'ils mangent un pain dur arroſé de leurs ſueurs, cela eſt dans l'ordre; mais qu'ils n'en manquent pas.
Comment leur en procurer? le voici.
Je crois qu'on ne pourroit ſans ſacrilege faire ſervir à des uſages profanes les biens que la charité des fideles a conſacrés au Seigneur: le nombre des monſteres diminuant, leur revenu peut être employé à établir ces nouvelles familles, après avoir élevé ceux dont elles ſeront compoſées. Les éduqueraton dans des Hôpitaux? Non, il n'en ſort que des fainéants. Il faut en former des Colleges d'agriculteurs qui partageront leur temps entre les travaux de la campagne, les études convenables au progrè de l'agriculture. Il n'eſt ſi petit métier qui ne nourriſſe ſon maître, dit-on communément, cela eſt vrai. Si un particulier peut gagner ſa dépenſe, à plus forte raiſon ceux qui vivent en commun, qui dépenſent moins pourront-ils ſubſiſter de leur travail. Depuis l'âge de quinze ans ces enfants, au lieu d'être à charge, pourroient gagner quelque choſe au-delà de ce qu'ils dépenſeroient, ce qui, mis en maſſe, contribueroit à leur établiſſement. Si l'agriculture étoit pouſſée auſſi loin qu'elle le peut être en France, il eſt certain que le prix des denrées diminueroit. L'excédent des enfants qui ne pourroient être employés à la culture de la terre, formeroit des ouvrier pour les manufactures. Nourris à moins de frais, le prix de la maind'œuvre baiſſeroit, ce qui tourneroit au profit de tous les Ordres de l'Etat qui pourroient ſe fournir d'étoffes de toutes les autres choſes néceſſaires, avec plus d'abondance. Cet avantage ſeroit peu de choſe comparé à celui que produiroit l'exportation; les François deviendroient les pourvoyeurs de l'Europe entiere, parce qu'ils ſeroient en état de donner leurs marchandiſes à meilleur marché. Ces nouveaux citovens qui devroient à l'Etat leur exiſtence, s'y affectionneroient. Le travail perdroit la moitié de ce qu'il a de dur, pur une habitude contracte dès l'enfance. Pénétrés des grands principes de la Religion, ils rempliroient les devoirs pénibles de leur état avec joie avec ardeur: la certitude de la récompenſe éternelle qui eſt le prix infaillible de l'aſſujetiſſement volontaire à ſes devoirs, les conſoleroit dueu de ſalaire qu'ils en retirent dans ce monde. La pauvreté abſolue diſparoîtroit, avec elle tous les vices qu'elle entraîne.
Mais, comment réuſſir à remplir ce projet? Je le répete, il dépend abſolument du ſoin qu'on apporteroit à choiſir les maîtres les maitreſſes qu'on mettroit à la tête de ces établiſſements. Telle ville qui con ient actuellement vingt maiſons religieuſes en conſerveroit à peine deux, lorſqu'on voudra les contenir dans les bornes de leur Inſtitution. A la place de ces monaſteres qui tomberoient d'euxmêmes, une ſeule communauté de chaque ſexe dans les grandes villes, ſeroit deſtinée à former ces maîtres ces maîtreſſes. Il faudroit les y tenir pluſieurs années pour les inſtruire eux-mêmes, ne conſerver que ceux dans leſquels on reconnoîtroit une piété ſolide, éclairée, éloignée de toute ſuperſtition. Il faudroit que des Eccléſiaſtiques zélés vouluſſent y donner leurs ſoins; qu'on choisît pour exercer l'emploi de maîtres de maîtreſſes, des perſonnes d'un âge mûr, qui ſans goût pour le mariage, n'euſſent en vue que de ſe conſacrer au Seigneur dans l'important miniſtere qui leur ſeroit confié. Il faudroit qu'on les débarraſſât de toute ſollicitude temporelle, en pourvoyant honnêtement à leurs beſoins, en ſanté, en maladie dans la vieilleſſe. On exigeroit d'eux une grande douceur, c'eſt le ſeul moyen de gagner les cœurs; je ſais qu'ils auroient beſoin d'une grande fermeté; mais ſans ſe relâcher des loix établies, il faudroit prendre la peine de convaincre les pauvres enfants de la néceſſité de ces loix qui ne tendroient qu'à leur avantage. On auroit beſoin que ces maitres maîtreſſes euſſent un bon eſprit, des talents; cet état en demande beaucoup. Leur état ſeroit mitoyen entre la vie religieuſe celle du monde, ceux qui s'y dévoueroient auroient au moins autant de moyens de perfection que dans les couvents. Les Païens avoient conçu l'importance de veiller à l'éducation des enfants. Minos, Licurgue, les premiers Perſes, en avoient tiré tout le fruit qu'on pouvoit eſpérer de l'imperfection des moyens qu'ils y emplovoient. Que ne devroit-on pas eſpérer chez nous d'une éducation chrétienne, où Dieu donne la grace néceſſaire pour faire ce qu'il commande.Je vais répondre d'avance à une objection, qu'on pourroit me faire. Des loix générales ſur l'éducation ne conviennent qu'à de petits Etats, il ne ſeroit guere poſſible de les établir dans un grand Royaume. Chaque Province veilleroit à l'éducation de ces pauvres.
Graces à la piété de nos ancêtres, il en eſt peu où les Réguliers n'aient des biens qui leur avoient été confiés pour les diſtribuer aux indigents. Ce ſeroit une œuvre digne du Roi, de ramener ces biens à leur deſtination, il le pouroit même abſolument ſans diminuer le nombre des Monaſteres.
La Trape qui n'a que huit mille livres de rente, a cent cinquante Religieux, on y diſtribud'abondantes aumônes, ſans la dépenſe qu'exige la réception des hôtes. C'eſt dans le travail des Religieux qu'on trouve de quoi ſuppléer aux revenus de la maiſon.
Qui empêche les autres de les imiter?
Nous voyons qu'un artiſan nourrit de ſon travail une femme des enfants. Pourquoi un Religieux ne pourroit-il pas faire élecer un pauvre?
Mais, dira-t-on, le Religieux eſt aſſujetti à un long office, il a ſes heures de méditations, d'étude; il faut qu'il confeſſe, qu'il prêche, qu'il diſe la meſſe. La réponſe eſt facile. Le Religieux eſt logé, l'ariſan ne l'eſt pas. Il n'eſt point de Monaſtere qui n'ait de vaſtes jardins; le vrai Religieux y trouveroit la moitié de ſa dépenſe. Il eſt vrai que ce ſeroit une nourriture moins délicate que le poiſſon, mais les pauvres qui travaillent autant que doit faire le Religieux, ſe contentent de légumes, ſe paſſent de viande de poiſſon. Les pauvres volontaires doivent-ils être plus délicats? N'ont-ils fait vœu de pauvreté que pour ſe ſouſtraire à la pauvreté, ne manquer de rien? 'ils prêchent, ils ſont payés; s'ils compoſent, leurs livres leur produiſent un revenu qui excede de beaucoup leurs beſoins; la rétribution qu'ils reçoivent pour leur Meſſe, fait plus de la moitié du gain que peuvent faire dans tout le jour de pauvres artiſans. Ces derniers viventils moins vieux que les moines?
Ont-ils plus de maladies?
à Madame Derby.
Je vous ai obéi, ma chere mere, voilà ce que je ferois ſi Dieu avoit égalé mon pouvoir à ma bonne volonté, faſſe le Ciel que je ne néglige pas les œuvres que Dieu a miſes entre mes mains. Le moment approche où vous devez m'être rendue, je ſuſpendrai mes réſolutions juſqu'à votre arrivée, elles ſont en général d'employer à réaliſer en petit mes projets, à y faire ſervir le ſuperflu de mon bien, ce ſuperflu, le genre de vie auquel nous nous ſommes conſacrés le rend trèsabondant. Si quelquesuns des heureux du ſiecle liſoient la diſtribution de nos heures, la frugalité de notre table, la ſimplicité de nos habits, ils nous regarderoient en pitié; nous ne pouvons de notre coté nous empêcher d'avoir pour eux une compaſſion bien plus juſte. La paix, la joie, la tranquillité, la ſanté, l'innocence ſont les biens dont nous jouiſſons avec abondance. Lequel d'entr'eux pourroit ſe vanter de poſſéder ces tréſors ineſtimables: Dites à ma chere Hariote que mon époux eſt au bout de ſon journal, qu'elle l'aura inceſſamment. Il eût été plutôt fini; mais les devoirs doivent l'emporter ſur les amuſements. Il préſide aux travaux de la montagne, pendant que Madame d'Aſtie moi préſidons à la cuiſine des travailleurs.
Que la nature ſe contente de peu!
Un ſeul de ces ſomptueux dînés que j'ai ordonnés quelquefois, ſuffiroit pour nourtir deux cents de nos travailleurs. Quand j'y penſe, je rougis encore de nos trois plats, je ne ſuis conſolée que par le plaiſir de régaler nos convaleſcents, je ne dirai pas de la deſſerte de notre table; car je me ferois une peine de leur envoyer un morceau froid; mais d'un morceau de notre table. JeſusChriſt eſt toujours ſervi le premier, comme cela eſt dans l'ordre.
REPONSE
DE LADY HARIOTE A CLARICE.
PLAISE à Dieu, ma chere Clarice, que la vie frugale que vous menez vous affranchiſſe des horribles douleurs que j'ai ſouffertes, comme elle vous a débarraſſée des incommodités dont j'ai été la victime, depuis neuf mois.
J'en fais le ſerment, ſi je me retrouve dans le cas d'être mere une ſeconde fois, j'irai eſſayer de votre régime.
Il y a aujourd'hui un mois juſte que je ſuis mere d'un joli petit garçon.
Si vous vous étiez arrangée en conſéquence de mes premieres réſolutions, changez bien vîte tout cela, penſez qu'il me faut une fille pour ce petit ange. Je dirai que vous me l'avez volée, je ne m'en conſolerai que par l'eſpérance de mettre nos biens en commun comme nos cœurs. J'ai atteint à la perfection de l'amitié, Clarice, votre fille ſera une grande Dame auprès de mon fils, je ne m'aviſe point de penſer à la diſproportion de la fortune de ces deux enfants. Ce ſeroit bien pire ſi nous perdions notre procès, nous reſterions trèspauvres, mon fils deviendroit un parti très-mince, ſans que je perdiſſe l'eſpoir de l'entendre un jour vous appeller ſa mere. Il s'y accoutumera de bonne heure, quelque plaiſir que j'aie à le voir, je ſaurai le ſacrifier à l'avantage qu'il aura d'être élevé de votre main, à condition pourtant que vous continuerez d'être ſoumiſe à vote ſage directrice.
J'approuve l'arrangement de votre petit ménage, ſans vanité j'ai eu l'eſprit de mettre le nôtre ſur le même ton. Vous y gagnez un habitant. Je reſtitue à l'agriculture un de mes gens, une fille qui ſervoit ſous la cuiſiniere. Cette derniere n'étant plus occupée occupée de trenteſix ragoûts peut s'en paſſer. Le retranchement de notre table nous met en état de doter ce couple; trois cents livres leur paroiſſent une fortune, ils les emploieront ſelon votre direction. Vous me rendrez avare, Clarice; j'étudie tous les jours pour apprendre à diſtinguer mes beſoins réels des imaginaires. Je ne puis, dans l'état où le Ciel m'a placée, me réduire comme vous, à des robes de laine; mais je m'apperçois fo t bien que, ſans me ſingulariſer, en retranchant les dépenſes de pur luxe de fantaiſie, comme les parfums, les fleurs, je pourrai chaque année établir une pareille famille. Cette idée me dédommage de la petite violence que je me ferai pour me ſevrer de toutes ces babioles. Vous n'en ſerez pas quitte pour une famille: le valet de chambre de Milord eſt amoureux de votre Fanny, celle-ci l'eſt de la peinture que vous nous avez faite de votre vie champêtre, elle veut en partager les douceurs. J'ai éprouvé ſa vocation, en lui diſant qu'accoutumée depuis long-temps à une bonne table, à des travaux aiſés, elle ne pourroit ſe faire au genre de vie des payſans, qu'elle ſuccomberoit ſous la fatigue: elle ſe fâche, me demande ſielle ne peut pas faire ce qu'a fait Madame la Baronne d'Aſtie, ce que fait actuellement ſa chere maîtreſſe. Elle dit qu'elle s'accoutumera par degrés, que ſi elle n'eſt pas propre aux grands travaux, elle apprendra aux petits enfants à filer du coton. Par le conſeil de notre mere, elle a été paſſer un mois aux Filles de S. Thomas de VilleNeuve, à S. Germain en Laye, où il y a une grande école de petites fileuſes; c'eſt un établiſſement de feu M. Languet: elle en eſt revenue enchantée. Les petites filles y viennent dès le matin, portent à leur bras un panier où elles ont leur dîner leur goûter; elles n'interrompent le travail que pour l'inſtruction. Au bout de la ſemaine on peſe le coton qu'elles ont filé, on les paie; les plus petites portent, en ſautant de joie, quelques ſols à leurs meres; on n'en donne pas davantage aux plus grandes; mais on leur amaſſe le reſte pour s'habiller tous les ans, le ſurplus eſt donné aux parents. Par ce moyen les meres débarraſſées toute la journée de leurs enfants, travaillent de leur côté, ces enfants, loin de leur être à charge, leur apportent du profit dès la ſeconde année d'école; car la premiere appartient aux maîtreſſes, ſert à payer le coton qu'elles gâtent en commençant.Vous avez vu dans la galerie du Château de Windſord, le tableau d'un ſerrurier, que l'amour fit peintre, vous verrez chez vous un faiſeur deubas au métier, qui lui doit ſa vocation. C'eſt le valet de chambre de Milord qui lui a préſenté de ſa main les prémices de ſon ouvrage. Il ouvrera le coton que ſa femme fera filer, s'offre à former quelques enfants trouvés. Voilà une nouvelle branche de manufacture chez vous.
Je verrois partir tout cela avec joie, ſi notre mere n'étoit pas réſolue à les accompagner. Ah, Clarice! je ne m'accoutume point à l'idée de la perdre.
Eſt il poſſible que vous ſoyez dans une telle abondance, pendant que votre pauvre Hariote va reſter ſi dénuée? Que vont devenir toutes mes bonnes réſolutions, lorſque je n'aurai plus celle qui me ſoutenoit dans les moments où il me paroiſſoit pénible de les remplir? Où eſt l'amitié, Clarice?
Ne devroitelle pas vous engager à faire un effort en ma faveur? Vous l'aurez le reſte de votre vie, une année ſeroitelle trop pour moi? Je ſens toute l'indiſcrétion de ma demande, de plus, quand j'obtiendrois de votre tendreſſe cet héroïque ſacrifice, la fermeté de notre mere le rendroit inutile; elle ſe croit appellée où vous êtes, ſe reproche tous les moments qu'elle perd ici. Je n'aurai point à me reprocher d'avoir négligé un ſeul de ceux qui me reſtent à en jouir, je tâcherai de faire une proviſion qui me ſervira toute ma vie.
Au reſte Fanny ſon époux, loin d'être à charge au village, ſe chargent de faire la dépenſe du petit ameublement de leur compagnon moins riche qu'eux; ils poſſedent trois cents louis entr'eux deux, ſe flattent d'établir avec cette ſomme une petite manufacture de bas; préparezleur des éleves. Je ſuis bien de votre avis ſur les moyens de peupler la France d'un nouveau peuple qu'on pourroit comparer aux Mirmidons qui, de fourmis devenus hommes, conſerverent de leur premiere origine, une grande aptitude pour le travail. Ainſi les arrieresneveux de ceux que vous aurez élevés n'oublieront point la leur.
On ne m'a donné permiſſi que de remplir mes quatre pages, elles uniſſent, je dois finir auſſi. Notre mere va continuer.
Lettre de Madame Derby à Clarice.
En vérité, ma chere, elle a beaucoup ſouffert, a ſouſſert avec une patience qui n'étoit pas, comme vous penſez bien, un fruit de ſon tempérament. Mon pauvre cœur eſt en preſſe, quand je penſe que d'ici à quatre mois vous ſouffrirez une pareille épreuve; voyez combien je ſuis imparfaite! Je ſuis convaincue que la ſouffrance eſt un bien, l me ſemble même que je me tire aſſez bien de celles que le bon ieu m'envoie, pourtant je ne puis, ſans frémir juſqu'à la moëlle des os, voir ſouffrir les perſonnes que j'aime. Ce n'eſt point un compliment, ma chere, ſi j'avois pu mettre au monde l'enfant de Lady Hariote, ſi je pouvois me charger du vôtre, je le ferois, je penſe, quand ce ne ſeroit que pour ſouffrir moins. Notre amie a été en danger pendant quinze jours, c'eſt ce qui m'empêcha de vous écrire, je ne voulois ni vous tromper, ni vous inquiéter. Je n'eus pas le courage de lui cacher ſon état, c'eſt, ce me ſemble, une vraie cruauté. Ceux qui l'environnoient me conjuroient de ne pas l'effrayer, il n'en falloit pas davantage, diſoiton, pour la tuer. Je m'élevai au deſſus de toutes leurs craintes, je le lui avois promis, je lui tins ma parole, avec tous les ménagements convenables. Elle m'entendit à demi mot, avec une conſtance une réſignation bien rare dans une perſonne de ſon âge, elle mit ordre à ſa conſcience. Quelques jeunes Dames avec leſquelles elle eſt liée avoient craint de la voir tomber dans les frayeurs qu'elles auroient eues en pareil cas; je ne perdis pas cette occaſion de leur faire remarquer l'avantage d'avoir vécu dans l'innocence, lorſqu'on ſe croit au moment de la mort. J'eſpere que les réflexions qu'elles ont faites à ce ſujet, produiront du fruit. Hariote ſe promet bien de leur rappeller ce qu'elles lui en ont dit depuis ſa convaleſcence, qui a été fort prompte. Elle m'avoit priée de vous taire qu'elle eût été en danger, je ne vois pas à quoi cela eût été bon; car je ſuis perſuadée que ma chere Clarice eſt intimement perſuadée que Dieu n'a beſoin ni d'une couche ni d'une maladie pour terminer les jours, quand il le trouvera convenable. Je ſais qu'elle eſt dans l'habitude de regarder chaque jour comme devant être le dernier de ſa vie, qu'elle y penſe ſans effroi. La crainte de Dieu eſt ſans doute le commencement de la ſageſſe; mais j'ai toujours remarqué avec plaiſir que votre confiance en lui balançoit tellement cette crainte qu'elle ne produiſoit chez vous ni trouble ni découragement, j'ai loué ſa divine bonté de ce qu'il vous conduit à lui par cette voie. Continuez, ma chere enfant, à regarder le Ciel comme le ſeul ſéjour où vous ſerez affranchie de la crainte du péché, des maux inévitables de cette vie; ſupportez la parce qu'elle vous met en état de travailler pour cette autre vie qui ne finit point. Ce ſupport de la vie, eſt, je penſe, tout ce qu'on peut demander à un Chrétien dont la foi eſt vive.
J'ai lu avec plaiſir votre ſonge ſur les moyens d'augmenter la population; plut à Dieu que ceux qui ont l'autorité entre les mains en fiſſent un ſemblable, vouluſſent le réaliſer. Comme il ne faut pas s'y attendre, faites en petit ce que vous ſouhaiteriez de faire en grand, peut-être le bon exemple exciteratil quelques perſonnes riches à vous ſeconder. Vous avez fort bien remarqué que tout dépend de ceux qui préſideront à l'œuvre. Si vous ne formez pas des perſonnes capables de ſoutenir ce bien après vous, la cupidité, l'intérêt particulier, viendront bientôt à bout de le détruire; dans cent ans on n'en appercevroit pas veſtige. L'homme eſt horloge, les poids tendent toujours à deſcendre; il faut néceſſairement qu'il y ait quelqu'un attentif à les remonter. Ce qui rend ce renouvellement plus difficile, c'eſt que ce n'eſt point par de beaux diſcours qu'on peut eſpérer de ſoutenir de pareils établiſſements, il faut des exemples. Si l'on pouvoit comprendre les charmes de la vie à laquelle vous vous êtes dévouées, les perſonnes telles que Madame la Baronne d'Aſtie ſe multiplieroient: malheureuſement ces charmes ne ſe font ſentir que dans l'exercice, votre genre de vie enviſagé de loin paro tra toujours inſupportable aux gens qui ſeroient en état de vous ſeconder. J'ai été enchantée de la réſolution qu'a pris Fanny de ſe fixer avec vous: cette fille eſt toute propre à entrer dans vos vues; il faut espérer que Dieu mettra au cœur de quelques autres le deſir de vous ſeconder, s'il vous fait la grace de vous donner des enfants qui héritent de votre vocation comme de vos biens, vous pourrez vous flatter que le bien que vous faites vous ſurvivra.
Il y a deux ſortes de gens qui peuvent contribuer à votre œuvre. Des riches qui veulent faire leur ſalut, qui at achés par état au grand monde, vous ſeconderont de leurs biens: il ſe trouvera même des hommes humains de bon eſprit, qui ſans être animés par l'eſprit du Chriſtianiſme, ſe feront un plaiſir de vous aider de leur ſuperflu, par la ſeule conviction que vos établiſſements ſont ce qui peut procurer le plus grand bien à l'État.
Il ne faudra point éplucher leurs motifs: quoique moins parfaits que ceux des premiers, ils ſont louables; être citoyen, aimer la patrie, eſt une vertu.
La ſeconde ſorte de gens qui pourront aider au ſuccès de vos entrepriſes, ſont ceux qui voudront bien payer de leurs perſonnes, ceux-là vous ſont incomparablement plus néceſſaires. A la rigueur, l'autorité pourroit contraindre le payſan à une partie des regles que les vôtres ſuivent, ſans en eſpérer les mêmes biens: tout ce qui eſt forcé ne peut être de durée.
L'eſſentiel eſt d'avoir des perſonnes qui, par leur exemple, fallent aimer ces regles. Combien de pauvre nobleſſe trouveroit une reſſource, en ſe prêtant à vos bonnes intentions, ſortiroit, par-là, de la pauvreté dans laquelle elle croupit! Je dis comme vous, ma fille: il faut ſe hâter de finir, par la crainte de ne finir pas, tant il y auroit de choſes à dire ſur cet important article.
e compre partir au moment où le printemps commencera à montrer ſon nez. Nous ferons le voyage commodément, quoiqu'avec économie.
On nous fa t actuellement un chariot couvert de toile cirée, avec des paniers en deſſous, bien garnis de foin, pour tenir nos jambes à l'aiſe. Nous irons dans cette voiture juſqu'à Beziers, avec deux chevaux que nous acheterons ici. S'il eſt moins coûteux de prendre la voie du canal à Beziers, nous y vendrons nos chevaux, ſinon nous arriverons chez vous bêtes gens. On vouloit me forcer à prendre un carroſſe, je n'ai point prêté l'oreille à cette propoſition. Il eut coûté beaucoup plus, n'eût été bon qu'à faire du feu en arrivant chez vous, au lieu que notre petit charriot ſera votre équipage dans les courſes qu'il vous faudra faire d'un établiſſement à un autre, ſera dans les autres temps au ſervice de la communauté. Le domeſtique de Milord, qui épouſe la fille de cuisine, eſt un excellent cocher. Ce que nous épargnerons par cette maniere de voyager, ſera conſacré à la charité, elle ennoblira ce que notre voyage aura de roturier de meſquin.
Je ne laiſſe point à notre enfant le ſoin de vous rendre compte de ſes proueſſes, je me défie de l'exactitude de ſa plume, lorſqu'il eſt queſtion de parler d'elle-même; elle couleroit ſur les faits, avec une rapidité qui vous les laiſſeroit à deviner. Je n'ai jamais vu tant d'activité dans un eſprit ſi meſuré ſi paiſible. Elle fait chacune de ſes actions avec autant de ſang froid que ſi elle n'avoit que celle-là à faire, ne laiſſe pas de multiplier les objets de ſes ſoins, d'une maniere qui ſemble miraculeuſe; car elle s'eſt chargée d'un détail qui pourroit fort bien occuper trois perſonnes. Au reſte, elle ne vous trompe point ſur ſa ſanté, elle eſt parfaite, ſi ſa taille qui perd chaque jour de ſa perfection, n'indiquoit ſon état, on ne la ſoupçonneroit jamais d'une groſſeſſe avancée. Il eſt bien juſte qu'elle participe aux avantages de nos payſannes, puiſqu'elle s'aſſocie de ſi bonne grace à leur ſollicitude, n'ayant pu obtenir de partager leurs travaux pénibles, comme elle l'eût ſouhaité.
En cela ſeul, elle m'a donné quel-que peine, j'ai été long-temps à lui faire comprendre que Dieu l'ayant miſe à la tête, ce ſeroit aller contre ſon ordre, en ſe faiſant les pieds les bras. Elle ne laiſſe pourtant pas d'employer les ſiens; ſa quenouille ne ſort de ſon coté qu'aux moments où elle écrit, ou prend ſes repas; elle a excité une émulation étonnante parmi nos fileuſes, le fil eſt augmenté d'un quart, depuis qu'elle eſt parmi nous. Nos femmes, à ſon exemple, filent ou tricotent en marchant, il n'y a pas juſqu'à celles qui vont à Bordeaux toutes les ſemaines, qui ne travaillent en route. Oh, que le pouvoir de l'exemple eſt grand!
que n'obtiendroit on pas des hommes, ſi, au lieu de multiplier les préceptes les ſermons, on voyoit ceux qui les débitent, exécuter eux-mêmes ce qu'ils recommandent aux autres. Je vais vous rendre compte des conquêtes de notre fille, depuis un mos.
Elle s'eſt informée avec ſoin du caractere de pluſieurs gentilshommes, qui dans des reſtes de maiſons ruinées qu'ils décorent du nom de châteaux, traînent dans l'ignorance une vie miſérable; elle a voulu leur rendre viſite. Nous avons un grand nombre de ces familles. La renommée qui groſſit tout, leur avoit appris le mariage de mon fils avec une Angloiſe, qui étoit plus riche qu'une princeſſe, qui avoit des habits tout d'or. Ce récit avoit fait naitre un grand deſir de la connotre; mais la morue de nos pauvres voiſins l'avoit emporté ſur leur curioité, fiers de leurs vieux parchemins, il eût fallu faire l'exhibition des nôtres pour leur prouver que nos aïeuls avoient quitté la charrue quelques heures avant les leurs. Naitre enfant au deſſus de ces puérilités a réſolu de les prévenir; il eſt vrai que ſa viſite n'étoit pas dé intéreſſée; elle vouloit fouiller dans ces maſures pour voir ſi elle ne découvriroit rien à ſon uſage. Une bourrique dont elle ſe ſert dans les petits voyages à la montagne ou ailleurs, a été l'équipage avec lequel elle parcourut, la ſemaine paſſé.,
tous nos environs. Je l'avois prévenue ſur leurs faits, geſtes coutumes. Les filles avec des ſabots aux pieds, conſervent précieuſement les vieux clinquants qui ont ſervi à leurs triſaïeules, s'en parent avec oſtentation, les Dimanches les fêtes. Malheur au payſan le plus à ſon aiſe, s'il oſoit alors les regarder en face, ou ne pas les ſaluer de la maniere la plus reſpectueuſe; les peres les freres ſaiſiroient avec joie cette occaſion de tirer leurs épées rouillées, pour en frapper le téméraire qui auroit oſé manquer à ſon devoir. Ma fille bien inſtruite ramaſſa ſoigneuſement tous les colifichets qu'elle avoit mis au néant. Rubans neufs ou à moitié paſſés, pompons, blondes, fauſſes fleurs, gazes, tout fut repaſſé, remonté, plié, empaqueté. Elle joignit à ces chiffons toutes celles de ſes robes de ſes jupes qu'elle n'avoit pu convertir en ornements d'Egliſe. Vous ſavez qu'elle avoit la garderobe la mieux fournie. Robes de taffetas rayé, de toile peinte, de petites étoffes de printemps. Il lui en reſtoit vingt-deux auxquelles elle joignit tous ſes bonnets de nuit, garnis de dentelles communes, qui alloient devenir les parures des grandes fêtes. Elles fit autant de paquets qu'elle avoit de viſites à rendre, obſervant de mettre les colifichets d'un côté, les habits d'un autre; car elle vouloit ménager l'orgueil. Le bruit de ſa viſite de ſes préſents l'avoit devancée, avoit commencé à humaniſer la vanité de nos voiſins. Les moins fiers nous reçurent à la porte de leurs maiſons, tandis que les Dames, dans un taudis qu'on appelloit ſalle, méditoient combien il falloit faire de pas pour venir à notre rencontre. Ma fille les enchanta toutes au premier coup d'œil, par une politeſſe éloignée de la baſſeſſe de la hauteur, leur fit entrer dans la tête ſans aucun effort, qu'elle étoit née au moins leur égale. Cette premiere v'ſite devoit ête coute, elle avoit deſtiné vingt-quatre heures à chacune famille, cependant, dans deux d'entr'elles, elle a reſté trois jours entiers, je vous en dirai la raiſon. Après la premiere nuit paſſée, elle demandoit permiſſion aux meres, de préſenter quelques bagatelles Angloiſes à Meſdemoiſelles leurs filles, après quelques façons, le paquet des colifichers étoit déplové, admiré, donné, accepté. Elle regrettoit enſuite de n'avoir rien de neuf à leur offrir pour elles-mêmes, demandoit ſi elle oſeroit offrir quelque choſe encore propre, qui pouvoit ſervir en meubles: alors elle défaiſoit le ſecond paquet. Elle ne prit cette liberté que dans les deux maiſons où elle a ſéjourné plus long temps; dans les autres, elle conſultoit la maitreſſe de la maiſon ſur l'emploi de pluſieurs choſes qu'elle avoit réſolu de ne plus porter, étaloit ſa marchandiſe, ſe meſuroit ſur les regards de celle à qui elle parloit, ſaiſiſſoit la premiere occaſion de l'offrir, qui ſe préſentoit. Un ſeul mot, comme: Ceſt bien dommage de mettre en meubles des choſes auſſi fraiches: lui faiſoit ajouter tout de ſuire: Si elles euſſent été neuves, j'aurois pris la liberté de les offrir à ces Demoiſelles; mais je n'oſerois me haſarder juſqueslà. Il y avoit alors un combat entre la cupidité l'orgueil, comme elle aidoit à ces deux paſſions, ſon offrande étoit acceptée. Par ce moyen elle a tellement gagné le cœur de cette Nobleſſe, qu'elle eſt en état de les amener à tout ce qu'elle voudra de bon; elle fait déjà de grands projets ſur ce ſujet. Notre derniere viſite fut dans un village à deux lieues de chez nous.
Il y a dans ce village deux gentilshommes, couſins germains, dont les épouſes ont été ſi fécondes que l'un a quatorze enfants l'autre douze, de ces vingtſix, il y a dix huit filles.
Qui pourroit vous dépeindre la miſérable vie que menent ces pauvres gens?
A peine ont-ils de quoi ſe remplir d'un pain ſi noir ſi groſſier, que les chiens auroient beſoin d'être affamés pour le manger. Cependant ils firent un effort pour nous bien recevoir.
Quelques vieilles poules furent égorgées, on envoya à un bourg voiſin pour avoir du pain blanc, les deux couſins, dont les maiſons étoient contiguës, ſe cotiſerent pour nous traiter à frais communs. A la lettre, les habits des filles étoient en lambeaux, la propoſition de les habiller fut reçue avec tranſport. Meſdames, nous dit la larme à l'œil le plus âgé des deux couſins, vous auriez peine à deviner que vous êtes chez des gentilshommes, dont la nobleſſe étoit ancienne dès le temps des premieres Croiſades.
Nous avons conſervé notre ſang ſans mêlange, aux dépens de toutes les commodités de la vie, dont nous avons ſu nous paſſer; ſi nous euſſions eu moins d'enfants nous aurions vécu ſur notre chétif bien, ſinon avec abondance, du moins avec le néceſſaire; une trop grande fécondité, en nous forçant de partager notre morceau de pain en trop de morceaux, a rendu notre état trèsmiſérable. Cependant quelle que ſoit notre détreſſe nous réſiſtons courageuſement à la tentation de nous élargir par des moyens indignes de nous. Quelques-uns de nos parents moins délicats, ont fait une fortune dont nous rougiſſons, puiſqu'ils la doivent à la finance; ils voudroient nous offrir la même reſſource pour nos fils, nous n'avons pu deſcendre juſqueslà, l'unique faveur que nous leur avons demandée, eſt d'obtenir quelques places pour nos filles dans des Abbayes Royales, où l'on eſt obligé de les recevoir ſans dot. On nous en a ménagé deux à chacun, ce qui nous ſoulagera un peu, on nous fait eſpérer de placer deux de nos garçons dans l'Ecole-Militaire.
Clarice applaudit à tout, même à la ridicule délicateſſe de ces bons gentilshommes, dès qu'elle put en trouver l'occaſion, elle ſonda la vocation des quatre victimes qu'on avoit deſtinées au Clotre. Elles n'en avoient point d'autre que la faim, l'une d'elles lui dit en pleurant, que, ſi elle n'eût craint la colere de ſon pere, elle auroit trouvé le moyen de ceſſer de lui être à charge, en épouſant le fils d'un riche fermier, dont elle étoit aimée; mais, ajouta t-elle, il me tueroit s'il ſavoit que j'en euſſe ſeulement la penſée. Ainſi j'obéirai, j'en ſerai quitte pour être bien malheureuſe; car je déteſte le Couvent; ce qui me conſole, c'eſt que je ne le ſerai pas long-temps, j'eſpere que je mourrai bientôt de la..... Elle s'ar êta à ces mots, Clarice finiſſant la phraſe: de la douleur de perdre votre amant.
Ne rongiſſez pas de me l'avouer, je veux être votre amie vous rendre tous les ſervices qui dépendront de moi. Elle la careſſa beaucoup, apprit d'elle que ſa ſœur ſes deux couſines étoient dans le même cas; mais elle ajouta qu'elles ne lui pardonneroient jamais ſi elles ſavoient qu'elle les eût trahies. Ne craignez rien, lui dit notre enfant, laiſſezmoi ſeulement le ſoin de vos petites affaires, tout ira bien.
Dès le même jour elle chercha à gagner la confiance des parents, les invita à nous rendre notre viſite. Puis elle dit aux deux gentilshommes. Vos ainées me paroiſſent avoir beaucoup d'eſprit, certainement elles réuſſiront à tout ce qu'on voudra les employer. Cependant je vous demande permiſſion de vous faire faire une remarque. Parlez, Madame, lui dirent-ils. Vos filles, je vous le répete, ſont charmantes; mais elles doivent entrer dans la ſociété de Religieuſes élevées dans le grand monde, ces Demoiſelles ſont timides; confiezles à Madame d'Aſtie juſqu'à leur départ; elles prendront avec nous un air plus dégagé, ſeront vues de meilleur œil dans les maiſons où vous avez deſſein de les mettre. Cette propoſition fut acceptée avec actions de graces; on fit venir des ouvrieres des bourgs voiſins, pour mettre à leur taille des robes de toile peinte; ma fille moi travaillâmes aux coëffures, en vérité, ces pauvres enfants ne furent plus reconnoiſſables ſous ces nouveaux habits.
La reconnoiſſance nous fraya le chemin du cœur des peres, ils conſentirent à nous accompagner au retour, avec leurs épouſes. Juſqu'à l'arrivée de ma fille, je n'avois fait ſenſation que dans notre village, ces bonnes gens connoiſſoient à peine mon nom.
Les habits de Clarice avoient fait une rumeur qui s'étoit répandue à dix lieues à la ronde, ils ne pouvoient comprendre la cauſe de la ſimplicité de ſes habits, le choix qu'elle avoit fait d'un village, pour ſon ſéjour. Ils furent encore plus ſurpris de la ſimplicité de nos meubles, en conclurent qu'on avoit exagéré ſes richeſſes.
Comme elle n'avoit pas dit un mot de ſa naiſſance, qu'ils ne croyoient pas poſſible qu'on pût le taire, quand on a quelque choſe à étaler ſur cet article qui leur paroiſſoit ſi important; ils ſe fixerent à penſer qu'elle étoit la ſille de quelque négociant à ſon aiſe, qui s'étoit amourachée de mon fils, qui par complaiſance pour moi s'étoit miſe à mon pli. Ils haſarderent quelques queſtions ſur cet article, furent ſtupéfaits quand ils apprirent qu'elle étoit fille de qualité; qu'elle jouiſſoit actuellement de vingt-cinq mille livres de rente, qu'elle auroit deux millions après la mort de ſon pere qui étoit Chevalier Baronnet.
Elle les ſurprit encore davantage en leur apprenant qu'en Angleterre on faiſoit cas d'un homme pour ce qu'il étoit, non pas pour ce qu'il faiſoit; que le fils d'un Lord, d'un Miniſtre d'Etat n'étoit point déshonoré, en entrant dans le commerce; qu'un bon Fermier tenoit rang parmi les gentilshommes, étoit admis à la table des Pairs du Royaume, quoiqu'il n'eût aucun noble dans ſa famille; en un mot, qu'on y révéroit la haute nobleſſe; mais qu'on ne la croyoit pas altérée lorſque, pour réparer les malheurs de la fortune, ceux qui en étoient poſſeſſeurs s'aſſujetiſſoient à une profeſſion quelconque, pourvu qu'elle fût utile à l'Etat, qu'on l'exerçât avec honneur. Nos gentilshommes commencerent par trouver ces coutumes révoltantes: enſuite elle les amena à ſe plaindre du préjugé qui régnoit en France à cet égard, qui les condamnoit à périr dans la miſere.
Enfin, avant la fin du jour, elle leur fit comprendre que tout préjugé qui réduit à l'inutilité des hommes nés pour ſervir l'Ltat, étant un préjugé ridicule criminel, qu'il étoit d'une ame noble de le ſecouer, que c'étoit pour en donner l'exemple qu'elle s'étoit réduite à la qualité de fermiere. Cet état, leur dit-elle, n'a rien d'aviliſſant, c'étoit celui de nos premiers peres.
Abraham qui étoit conſidéré comme un Prince, n'étoit pourtant qu'un berger; Jacob ſon petit-fils s'étoit fait domeſtique de ſon oncle; en un mot, elle leur prouva par vingt exemples, que celui qui ſert l'Etat eſt au deſſus du noble inutile. Je conçois, lui dit M. de Ferfal, un de ces gentilshommes, que celui qui peut ſervir ſon Roi ſa patrie eſt indigne du nom de gentilhomme, s'il refuſe de le faire par amour du repos, ou par la crainte du danger; mais, ajouta-t-il, des enfants comme les nôtres, quelque deſir qu'ils aient de ſervir la patrie, ſont dans l'impoſſibilité de le faire. Il faut avoir du bien pour s'entretenir dans le ſervice, ils en ſont abſolument dénués.
Eh! croyez-vous, lui dit Clarice, que le Roi la patrie n'aient pas autant beſoin de laboureurs que de ſoldats? Que deviendroient les ſeconds ſans les premiers? On ne fait la guerre que pour aſſurer aux citoyens la jouiſſance paiſible des fruits que procure le cultivateur. Mon époux, ajoutatelle, imitera les premiers Romains, qui tenoient d'un côté l'épée, de l'autre ne dédaignoient pas de cultiver le petit champ, héritage de leurs ancêtres. On ne craignit point de remettre le ſort de la République entre les mains d'un Cincinnatus qu'on trouva à la charrue, lorſqu'on lui apporta les ornements de la Dictature.
Ce grand homme, preſque auſſitôt va nqueur qu'armé, revint avec empreſſement reprendre ſes travaux champêtres. Addolonime étoit de la famille des Rois de Sydon; il s'étoit fait Jardinier, on le trouva travaillant à la terre, lorſqu'on lui annonça qu'Alexandre lui rendoit ſa Couronne. Auſſi n'avons nous jamais dédaigné les travaux de la campagne, lui dit Ferfal; mais la médiocrité de notre champ nous met hors d'état de pouſſer nos enfants à des occupations plus dignes de leur nom, comme c'eſt un mal ſans temece, il faut nous y ſoumettre l'enſevelir dans toute ſa pureté, tel que nous l'avons reçu.
Déterminés à borner le nombre des infortunés, qu'une ſécondité malheureuſe dans nos enfants, multiplieroit à l'infini. Nous ſommes fortement déterminés à ne conſentir jamais à aucun mariage, par rapport à eux; car il y a peu d'apparence qu'une ſille de leur rang riche, penſât à relever notre maiſon; tout le monde ne doit pas compter ſur une bonne fortune, telle que M. le Baron d'Aſtie l'a rencontrée. Le trait étoit d'un vrai payſan, j'en avois rougi pour mon fils; il ne fit pas ſemblant de l'avoir entendu, reprenant la parole avec le plus grand ſang froid: Vous avez raiſon, Monſieur, lui dit-il, peu d'hommes doivent s'attendre à un bonheur ſemblable au mien; mais ſavezvous que je ne fais point conſiſter ce bonheur dans la nobleſſe l'immenſe fortune de mon épouſe? Si le Ciel l'eût fait naître bergere, que ſes aïeuls depuis Noé n'euſſent pas eu d'autre profeſſion, ſavezvous bien que je l'euſſe choiſie préférée à une Princeſſe qui n'auroit point eu ſes vertus? J'avoue, répondit Ferfal, que les vertus de Madame étoient bien capables de juſtifier une méſalliance, cependant je ne crois pas qu'il ſoit permis de la faire, en aucun cas, je ne pardonnerois jamais à mes enfants d'en faire une.
Je ſuis bien de votre avis, Monſieur, lui dis-je; mais nous n'attachons pas le même ſens au terme de méſallance.
Se méſallier, c'eſt épouſer une fille ſans mœurs, ou qui ſort d'une famille déshonorée par le vice. Je ne tiens pour gentilhomme qu'un homme qui a les ſentiments vraiment nobles, j'aurois cru mon fils très-mal allié, s'il eût épouſé une telle fille, quand ſa nobleſſe auroit daté du temps de Pharamond. Tout homme vertueux dans un degré ſupérieur, eſt digne d'être noble, l'eſt à mes yeux.
Je ne vous répéterai point tout ce que nous dimes en trio, avant que de pouvoir vaincre le miſérable préjugé de ces pauvres gens, ce qu'il y a de ſingulier, c'eſt que les deux femmes réſiſterent encore long-temps après que les hommes ſe furent rendus. J'ai dit que cela étoit ſingulier, cela ne l'eſt point du tout, n'en déplaiſe à Lady Hariote, une femme ſotte, l'eſt quatre fois plus qu'un homme, l'obſtination eſt preſque toujours en proportion de la ſottiſe de l'ignorance. Nous laiſſâmes paſſer quatre jours pour affermir nos proſélytes dans leurs nouveaux ſentiments, malgré les progrès qu'ils ſe flattoient d'avoir faits dans la philoſophie, nous les vîmes prêts à le révolter lorſque nous leur déclarâmes que nous pouvions établir quatre de leurs filles qui n'avoient abſolument aucune vocation pour la vie religieuſe, qu'elles étoient pourtant réſolues d'embraſſer, ſi elles ne parvenoient point à les attendrir ſur leur ſort. Mon fils, depuis notre premier entretien, avoit vu le fermier dont les deux fils aimoient deux de ces Demoiſelles.
Les deux autres étoient aimés de leurs couſins, qui n'ayant pas une groſſe dot à offrir comme les fils du fermier, ſe déſeſpéroient. Mon fils releva leur courage. Clarice vouloit en faire les premiers habitants d'une nouvelle habitation qu'elle avoit projettée, les mettre en état d'y vivre.
Le Paron avoit trouvé le fermier fort docile, ſes deux fils l'avoient menacé de s'engager, s'il ne conſentoit à leur mariage, comme ils étoient uniques; car on n'a pas coutume de compter les filles pour grand'choſe; le bon homme leur avoit promis de paſſer par où ils en voudroient. Il vint à la penſée du Baron de lui propoſer un des fils de Ferfal pour ſon troiſieme enfant, qui étoit une fille fort gentille.
Vous voulez donc que je reſte ſeul abandonné, à mon âge, lui dit le bon homme en pleurant. Tout au contraire, mon cher ami, lui dit mon fils, en l'embraſſant. Votre ferme eſt ſeule iſolée, notre deſſein eſt de l'environner d'un hameau, dont vous ſerez comme le chef le pere, puiſque vos trois enfants en ſeront les premiers habitants. Dieu vous béniſſe, répondit le fermier, qu'il béniſſe auſſi vos projets; cependant j'ai bien peur que mes bellesfilles mon gendre ne me mépriſent. Les deux gentils-hommes mes voiſins ſont d'honnêtes gens; mais ils ſont ſi fiers: s'ils vous reſſembloient, vraiment, je me mettrois à genoux pour leur demander leur Demoiſelle, leur offrir ma fille qui a été fort bien élevée dans un Couvent; pour mes fils ils ſavent lire, écrire, voilà tout; avant ceci, ils ne m'avoient jamais donné de chagrin. Et ils ne vous en donneront plus, lui dit mon fils, laiſſezmoi conduire tout ceci. J'y conſens, reprit le bon homme, j'ai trente bonnes mille livres argent comptant, je les partagerai entre mes trois enfants, ſi je ne meurs pas bientot, ils peuvent compter ſur davantage. Nous ne vous en demandons pas tant, lui dit mon fils, il ne faut pas ſe dépouiller tout à fait, il faut garder de quoi récompenſer ceux de vos enfants qui le mériteront le mieux, par leur reſpect. Le payſan a été enchanté du ſoin que prenoit mon fils d'aſſurer ſa félicité future, l'a laiſſé maître abſolu. Comme ceci s'étoit paſſé avant que de parler à nos gentilshommes, nous offrîmes de la part du fermier ſi mille livres pour chacun de ſes fils, en attendant ſa mort, nous conclûmes que chacun des gendres feroit un préſent de cinq cents livres à ſon beau-pere, ce qui réconcilia les épouſes de ces Meſſieurs avec ces alliances.
Je pris ce moment pour propoſer la fille du fermier à celui des fils qui lui plairoit davantage, tout fut conclu ſur le champ. Comme il y a encore ſept mois juſqu'au temps où ſe font es mariages dans la Paroiſſe, nous nous chargeons des quatre Lesmoiſelles juſqu'à ce temps, nous exigeons que les futurs époux ſoient aſſidus pendant tout ce temps aux inſtructions de nos Paſteurs. Nos trois gentilshommes ont certainement plus beſoin de cette derniere clauſe que les enfants du fermier; car ils ſont d'une ignorance craſſe. Nous promettons aux parents de prendre quatre autres de leurs filles auſſitôt que celles-là ſeront mariées, nous avons déjà des vues ſur elles, qui ſeront remplies, s'il plaît à Dieu, avec le temps. Voilà donc un nouveau hameau que nous allons établir, Madame; il ne nous manque qu'un Eccléſiaſtique ſemblable à ceux que Dieu nous a donnés, pour veiller ſur cette future habitation. Nos Paſteurs ſacrifieront volontiers une partie de leur revenu pour lui donner moyen de vivre agréablement, voyez, Madame, ſi vous ne pourriez pas nous procurer un tel homme. Tous ceux qui ont été élevés à S. Sulpice ont d'excellents principes, leurs dignes Supérieurs pourroient nous trouver ce qui nous convient, ſi vous aviez la bonté de leur expliquer le plan que nous avons ſuivi. Je décompte les jours en attendant celui où j'aurai l'honneur de vous poſſéder, de vous remercier d'être la mere d'une fille qui fait toute ma félicité. Je vous en ſais autant de gré, comme s'il eût dépendu de vous de ne l'être pas. Mes reſpects, s'il vous plaît, à Lady Hariote, ne la verrons-nous pas quelque jour?
Eh mon Dieu! ma chere Hariote, j'étois gaie tranquille, dans le temps où j'étois menacée d'un des plus grands malheurs que je puiſſe craindre. En liſant la lettre de notre mere, qui m'annonce l'extrêmité à laquelle vous avez été réduite, j'ai éprouvé un frémiſſement égal à celui que j'aurois ſenti, ſans doute, ſi je vous avois vue dans cette extrêmité.
N'allez pas croire que mes frayeurs mes angoiſſes portaſſent ſur vous, non; la mort me paroît dépouillée de ſes horreurs, quand j'ai lieu d'eſpérer qu'elle n'eſt que le commencement d'une meilleure vie, c'étoit ſur moi que je pleurois, c'étoit ſur Milord, c'étoit ſur nous tous. Mes actions de graces au Seigneur ſur le bien qu'il nous a fait, en nous conſervant une perſonne ſi chere, ont été proportionnées à l'eſtime que je fais du bien qu'il nous a rendu. C'eſt vous annoncer que je ne l'ai jamais remercié de meilleur cœur, c'étoit préciſément la ſituation où j'étois lorſque vous m'eûtes annoncé la réſurrection de ma mere. Je crois tout vous dire par ces deux mots. Vous ſavez que je ſuis abſolument novice ſur la ſituation dans laquelle vous étiez, je n'avois jamais vu de femmes dans votre cas, que depuis mon ſéjour ici, elles s'en tirent à ſi peu de frais, que je m'étois fait illuſion ſur ce que vous aviez à ſouffrir? Ah! ſi jamais vous vous trouvez dans le même cas, venez, venez, ma chere ſœur, venez participer à la bénédiction que Dieu répand ici ſur les filles d'Eve; elles ne ſouffrent que ce qu'il faut pour accomplir la menace du TrèsHaut. Modéreroitil leurs douleurs, à proportion de l'innocence de leur vie? On n'eût point ſouffert dans le Paradis terreſtre, ce lieu en retrace l'idée; car manger ſon pain à la ſueur de ton front, nous paroît moins un mal qu'un remede contre le vice l'ennui, que l'oiſiveté la vie molle traînent à leur ſuite. Madame ma belle-mere eſt làdeſſus, d'une habileté dont je ne ſoupçonne pas la notre; elle m'alſure que j'aurai la couche la plus heureuſe, je me repoſe ſur ſes promeſſes. Le printemps vient de rendre à nos travailleurs toute leur activité; le hameau de l'Union Chrétienne ſemble ſortir de terre; les ſeules murailles étotent faites, dans une ſemaine tout a été preſque achevé. On commence le hameau de la famille, c'eſt le nom de celui qu'on bâtit préciſément à moitié chemin de la ferme, des maiſons de nos gentilshommes, juſtement à l'endroit où finit notre Paroiſſe. Si le bon Dieu bénit nos intentions, bientôt ce vaſte terrein, du milieu duquel on ne pouvoit appercevoir une maiſon, deviendra comme un ſeul village; nous pouvons travailler long-temps avant que la terre nous manque, la ſurabondance de nos bras produira des manufactures.
Un Seigneur que je me propoſe d'aller ſaluer dans peu de jour, poſſede ici quatre lieues de terrein en quarré, il ſacrifie cette grande étendue de terre, au plaiſir d'y venir chaſſer une douzaine de fois, chaque automne.
Quel meurtre? Il y auroit là de quoi nourrir pluſieurs milliers d'hommes, on en fait la demeure d'un millier de livres, qui, peu ſatisfaits de cette vaſte poſſeſſion, viennent détruire ravager tout ce qui a le malheur d'être planté cultivé ſur les frontieres de leur empire. Un malheureux payſan outré de voir détruire en un moment l'eſpoir de ſa moiſſon, le fruit d'une année de travail, doit renfermer ſes ſoupirs ſes plaintes, s'il ne veut s'ex oſer à être aſſommé par les Garde-chaſſe.
Que ſi par malheur il tuoit un de ces lievres, on parle de galere. Quelle tyrannie! De bonne foi ces Seigneurs qui comptent pour ſi peu tout ce qui n'a point rapport à eux, ont-ils des entrailles de fer? Se perſuadentils que toute la nature ne doit travailler que pour eux? Ce ſont, me dit-on gravement, les prérogatives de leur naiſſance de leur fortune. Quelles horribles prérogatives, que celles qui donnent le droit d'être cruel, barbare, injuſte! Oh, je me jetterai, s'il le faut, aux pieds de cet homme je lui dirai: Monſeigneur, je viens vous propoſer un plaiſir digne d'un Grand, d'un Roi, en compenſation du foible amuſement que vous procure cette immenſe garenne; vous vous amuſez médiocrement à voir s'élever vos lievres du milieu de vos broſſailles, permetteznous de changer la ſcene, de diverſiſier le tableau, d'augmenter votre gloire, votre revenu même. Enfermez vos lievres dans un eſpace que vous fixerez, ſi vous ne pouvez vous réſoudre à vous en priver tout-à-fait, nous le clorrons ſi vous l'exigez, abandonneznous le reſte de cette terre inculte, ſouffrez que nous employions nos ſueurs nos ſoins à la fertiliſer. Bien-tôt vous verrez ſortir de terre une race nouvelle, qui en bégayant, répétera avec tranſport votre nom, que les auteurs de leur naiſſance leur auront appris à bénir. Vous ſerez le pere de ces nouvelles familles, qui vous devront leur exiſtence. Vous les verrez croître ſous vos yeux, elles multiplieront vos vaſſaux ceux de vos enfants. Je vous demande cette grace au nom du ToutPuiſſant qui n'a pas créé la terre pour le plaiſir de quelques particuliers, mais pour l'utilité des hommes en général. Une colonne dreſſée au milieu de la plaine, annoncera aux races futures, qu'un tel Seigneur, plus noble que ſon rang, ſut ſacrifier au profit de l'humanité un de ſes plaiſirs. Si cet effort vous paroît pénible, vous participerez à la gloire des Héros, en triomphant de vousmême. Tous les yeux ſont fixés ſur vous, combien de gens qui vous ſont inférieurs ſe croiront obligés de marcher ſur vos traces! Je vois de tous cotés le feu dévorer ces plantes inutiles, la terre échauffée de leurs cendres, produire avec d'autant plus d'abondance qu'elle a toujours été inculte. On s'empreſſe de trouver à grands frais des isles dans le nouveau monde, la France ſe dévaſte pour peupler ces climats, nous avons au centre du Royaume des endroits déſerts qu'on pourroit rendre vivants, animés fertiles. Que votre exemple ouvre de nouvelles ſources d'abondance à votre patrie! Préférez la gloire d'un légiſſateur, d'un créateur pour ainſi dire, à celle d'un grand, d'un puiſſant, d'un conquérant, d'un riche. Rachetez vos péchés par cette bonne œuvre, au moment de la mort où tout s'échappera de vos mains, elle fera votre conſolation, votre joie; elle fondera votre conſiance.
Croyez vous, ma chere, qu'il y ait un Etre aſſez dur pour ne pas ſe rendre à ces juſtes conſidérations?
Pour moi, je ne puis me le perſuader, je me croirois criminelle, ſi je réſiſtois au mouvement qui m'engage à lui ſuggérer cette bonne œuvre. Adieu ma chere Hariote; je vous quitte pour lire le récit que mon époux vous envoie, qu'il vient de finir, quoiqu'il me l'ait fait par lambeaux, je ſuis bien aiſe de le revoir en total; c'eſt une vraie confeſſion, je vous en ertis d'avance.
Madame,
TANT que je n'ai enviſagé que de loin la pénible tâche que vous m'avez impoſée, je me ſuis cru aſſez de courage pour la remplir. Au moment de l'exécution il me manque.
Je prétendois à votre amitié, à votre eſtime, comment me flatter de poſſéder jamais l'une l'autre, lorſque je vous aurai montré combien peu je mérite ces ſentiments. En vérité je craindrois, ſi j'avois à recrire cette confeſſion, de pallier certains endroits pour vous paroître moins coupable.
Quelque grands qu'aient été mes égarements, je croirois pourtant les avoir anéantis, s'il ſuffiſoit de les pleurer avec des larmes de ſang, pour ainſi dire. Non, rien ne peut ſurpaſſer mon repentir. Dieu paroît les avoir oubliés, Madame, j'eſpere que vous n'aurez pas le courage de vous en ſouvenir, de me punir de mon obéiſſance.
Avant que d'en venir à cette confeſſion ſi humiliante, je ſuis forcé de remonter au temps qui précéda mon exiſtence.
Ce qui aggrave ma faute, c'eſt le mépris des exemples des conſeils d'une mere qui fut dans tous les temps l'imitatrice des vertus de ſes ancetres; je ſuis peut-être le premier qui depuis une longue ſuite de ſiecles, me ſuis montré indigne du ſang dans lequel j'ai puiſé le mien.
HISTOIRE de Madame la Barone d'Aſtie. MES aïeux n'ont pas toujours vécu dans une pauvreté auſſi grande que celle dans laquelle mon biſaïeul laiſſa ſon fils; mais cette pauvreté avoit une ſource bien glorieuſe, puiſque c'étoit la fidélité qu'il avoit conſervée pour ſon Roi, dans un temps où chacun prenoit le parti qui convenoit à ſes intérêts, qui avoit cauſé la ruine de ſon héritage. Mon grand-pere ſe voyant hors d'état de ſe ſoutenir dans le ſervice, borna toute ſon ambition à cultiver alternativement ſon champ, les ſciences l'éducation d'une fille unique qui avoit cauſé la mort de ſa mere en naiſſant. Je ne vous dirai point qu'elle étoit d'une beauté parfaite, j'eſpere que vous en jugerez un jour, Madame. Malgré ſes chagrins ſes travaux, elle en a conſervé une partie, peu de femmes lui peuvent encore être comparées.
Cette beauté peut être regardée comme la ſource de tous ſes malheurs, ſi on peut donner ce nom à des accidents qui l'ont conduite à la perfection au bonheur. Elle vivoit tranquille dans ſa retraite dans ſa pauvreté, lorſqu'on publia l'arriereban pour aſſembler la nobleſſe.
Imaginez-vous, Madame, l'extrêmité de la miſere d'un homme qui n'avoit qu'un revenu de ſept louis par année, pour lui ſa fille, encore ne pouvoit-il y compter qu'en ſe le procurant à la ſueur de ſon front, par un travail aſſidu. Te étoit la ſituation ordinaire de mon aïeul. Il eût pu trouver une reſſource dans la pauvreté, même de ſes voiſins, il étoit adoré dans ſon village, nul qui n'eût regardé comme une faveur l'acceptation du partage de ſon néceſſaire. Il reçut avec reconnoiſſance les offres ſnceres de ces pauvres gens ſans être tenté d'en profiter. Sa maxme étoit qu'un vrai noble doit donner avec plaiſir, ne recevoir que dans le cas où le refus d'un bienfait mettroit ſa vie en danger. La vente de ſon mince patrimoine pouvoit payer la dot de ſa fille dans un couvent, le mettre en équipage pour ſervir ſon maître, il réſolut de le ſacrifier! Hélas! cette reſſource lui manqua, obligé de ſe rendre à Pordeaux ſans délai, il ſe vit forcé d'y paroître dans l'équipage d'un mendiant. Rebuté à la porte de l'intendance, il eut toutes les peines du monde à parvenir juſqu'à l'antichambre de l'Intendant, qui, ſortant de ſon appartement, demanda à ſes gens pourquoi l'on avoit laiſſé monter ce miſérable. Puis ſe tournant vers lui.
Que voulez-vous bon homme, lui dit-il? Je me ſuis rendu à l'Appel, lui répondit mon aïeul, d'un ton ferme. Je me nomme D. B. je viens offrir à mon Roi les reſtes d'un ſang accoutumé depuis bien des ſiecles à couler pour la patrie. Ce nom étoit trop connu pour ne pas frapper l'Intendant. Il ſalua mon aïeul, lui demanda excuſe de ſon erreur, le prit par la main, le conduiſit dans ſon cabinet, lui offrit généreuſement ſa bourſe pour ſe mettre dans un état plus décent. Monſieur, lui répondit mon aïeul, je ne refuſe point votre ſecours. J'ai cherché une reſſource dans la vente de mon très-petit patrimoine: ne pouvant trouver à m'en défaire, je ſouhaite de l'engager, je regarderois comme un ſervice eſſentiel l'acquiſition que vous voudriez bien en faire. A cette condition, j'accepte avec reconnoiſſance l'offre que vous me faites avec tant de généroſité. Vous ſavez qu'un gentilhomme ne peut recevoir avec décence, des dons que de ſon Roi. C'eſt auſſi de ſa part que je vous les offre, lui dit l'Intendant, ébloui de ce déſintéreſſement. Cependant pour me prêter à votre délicateſſe, je me charge de vous faire trouver à vendre votre bien, d'une maniere avantageuſe, en attendant, j'eſpere que vous voudrez bien accepter ma maiſon ma table: permettez que je vous préſente à mon épouſe, elle ſait honorer la vertu ſous quelque forme qu'elle lui apparoiſſe, faites-moi la grace de vouloir paſſer dans ſon appartement.
La hauteur eſt le ſeul dédommagement d'une ame noble, qu'on veut écraſer. Ceſſeton de chercher à l'humilier, elle revient à ſon état naturel, regarde comme un devoir de rendre plus de politeſſe qu'elle n'en reçoit; car lorgueil eſt de bonne compoſition quand on lui a donné ſon compte.
Mon aïeul dépouilla donc la fierté dont il s'étoit décoré, qu'il avoit miſe en place d'un équipage ſortable à ſon nom: il répondit aux politeſſes de l'Intendant en homme qui n'étoit pas né pour l'état dans lequel il ſe montroit, ne ſembla point humilié ni élevé de paroître à ſa table dans ſes mauvais habits. L'Intendante étoit une Dame du premier mérite, ayant appris que Mr. D. B. avoit laiſſé dans ſa chaumiere une fille de quinze ans, elle lui demanda comme une faveur, la permiſſion de l'aller prendre elle-même, de la garder quelque temps dans ſa maiſon. Elle l'aima bientôt comme ſa fille. La paix qui ſuivit, ayant permis aux gentils-hommes qui s'étoient aſſemblés pour l'arriereban, de s'enretourner chez eux, elle obtint de mon Pere de la lui laiſſer, comme les dépenſes qu'il avoit faites à Bordeaux avoient preſque abſorbé tout ſon bien, l'Intendant lui obtint une gratification de la Cour, qui le mit en état de l'augmenter, de le mettre dans l'état où il eſt aujourd'hui.
Ce fut chez cet Intendant que le Paron d'Aſtie vit ma mere. Il jouiſſoit d'une fortune qui le mettoit en ſituation de ſe paſſer de celle d'une femme, il ſe crut heureux d'obtenir ſa main. Je fus le ſeul fruit de ce mariage, ma mere, qui, en changeant d'état n'avoit point oublié les grands principes de vertu dans leſquels elle avoit été nourrie, ne voulut s'en repoſer ſur perſonne, du ſoin de me les inculquer. Je perdis mon pere lorſque j'entrois dans ma neuvieme année, comme il n'y eut jamais de pere d'époux plus tendre, il n'y en eut jamais de plus regretté. Mon aïeul le ſuivit de près, ces pertes ſucceſſives me mirent en danger d'en faire une autre. L'amour maternel fit pour ainſi dire un miracle en ma faveur, retint l'ame de ma mere, prête à s'envoler, pour ſuivre ce qu'elle avoit eu de plus cher au monde.
Réſolue de ſurmonter en ma faveur le chagrin dont elle étoit dévorée, Madame d'Aſtie renonçà tout ce qui pouvoit la diſtraire des ſoins qu'elle me deſtinoit. Elle ſe retira dans une fort belle terre que nous avions, comptoit y paſſer des jours tranquilles, lorſqu'une iniuſtice qu'elle ne pouvoit prévoir, la força de rentrer dans le monde.
Un intendent qui avoit paſſé dix-huit ans au ſervice de mon grand-pere paternel, produiſit tout-à-coup un titre par lequel ſon maître lui devoit ſoixante milles livres qu'il lui avoit avancées en différents temps. Comme l'obligation qu'il préſentoit portoit intérêt, cela montoit au double de la ſomme, il prétendoit être payé du tout. Il étoit notoire que l'acte qui fondoit la demande de cet homme étoit faux, il falloit l'en convaincre, commencer un procès; quelque averſion qu'eût ma mere pour la chicane elle étoit ma tutrice, ne pouvoit en conſcience abandonner mes intérêts; elle entra donc avec courage dans une carriere ſi épineuſe, pour une perſonne de ſon caractere.
Pour comble de malheur, feu mon pere avoit un nombre de parents d'amis, dans le Parlement de Bordeaux, ils furent recuſés par nos adverſaires, l'on nous traîna au Parlement de Toulouſe, où après trois années de pourſuites, tout le ſoin qu'on put prendre pour convaincre de faux nos parties, les Juges perſuadés que nous avions le bon droit de notre coté, ne purent pourtant s'empêcher de juger ſelon le texte de la loi, nous perdîmes avec dépens.
J'avois ſuivi ma mere à Toulouſe; témoin des peines incroyables que lui donnoit cette malheureuſe affaire, je fis un cri de joie lorſque je la vis terminée, préférant la pauvreté à laquelle nous allions être réduits, à la crainte de voir ruiner ſa ſanté, que je mettois bien au deſſus de toutes les richeſſes. C'étoit dans ſon ſang que j'avois puiſé cette fermeté, elle m'en donnoit l'exemple. On ne la vit point éclater en plaintes contre ſes Juges; il ne ſortit pas même de ſa bouche un ſeul reproche contre les raviſſeurs de mon mon bien. Dieu ſait, me dit-elle en m'embraſſant, ce qu'il vous en faut, croyez ſans héſiter, mon fils, que vous euſſiez abuſé de ceux que vous venez de perdre: la fermeté chrétienne qu'il nous inſpire, vaut infiniment mieux que tous les tréſors. Il nous donne beaucoup plus qu'on ne nous ôte, ce ſont des biens hois de l'atteinte de l'injuſtice des hommes. Il nous reſtitue à la vie humble, cachée laborieuſe de nos ancêtres, quoiqu'il ſoit l'auteur de notre patience de notre ſoumiſſion, il ſaura la récompenſer au centuple, même dès cette vie, ſi cela convient à ſa gloire, à notre ſalut.
Oh! femme vraiment héroïque, vous fûtes inſpirée alors. Dieu m'annonçoit par votre bouche les ineſtimables biens qu'il me deſtinoit, auxquels je ne fuſſe jamais parvenu par une autre voie. Oui, Madame, c'eſt à la perte de ce procès, que je dois ma Clarice, il eſt du moins la premiere origine de mon bonheur; mais puis-je me rappeller, ſans frémir, qu'il eſt auſſi devenu, par ma faute, l'occaſion de l'égarement dont je ne ceſſerai de gémir le reſte de ma vie, quoique la divine Miſéricorde ait changé pour moi le poiſon en remede.
Le courage de ma mere, ſa tranquillité, dans un coup ſi accablant, mit le comble à l'admiration que ſa beauté avoit excitée. Pluſieurs partis ſe préſenterent à l'envi, mais fidelle aux cendres de mon pere, elle ne fut point ébranlée des avantages qu'on lui offroit, ſe préparoit à partir, lorſqu'on lui annonça la viſite de notre adverſaire. Son premier mouvement fut de refuſer de le voir, plût au Ciel qu'elle l'eût ſuivi. Elle ſe le reprocha, craignant de conſerver dans ſon cœur le plus léger germe de reſſentiment contre un homme qu'elle avoit tant ſujet de haïr, elle le reçut avec une politeſſe qui dut le confondre. Il étoit accompagné d'une fille plus âgée que moi de deux ans, ce n'étoit aſſurément pas une beauté, actuellement que je me rappelle de ſang froid le traits qui me ſubjuguerent alors, vois clairement qu'elle étoit à pein au deſſus du médiocre: dans ce mo ment, elle me parut toute charmante Vous vous étonnerez qu'un enfant qui n'avoit pas encore treize ans fû sulsceptible d'une paſſion tendre. Hélas, Madame! indifférent ſur tous les autres biens, il y avoit déjà plus d'une année que la lecture que j'avois faite d'un roman, à l'inſu de ma mere, m'avoit appris que j'avois un cœur, que je ne pouvois être heureux ou miſérable que par ce cœur. La paſſion que je conçus à ce moment pour Roſelle, c'étoit le nom de cette fille, fut peut-être plus l'effet du beſoin du deſir que j'avois d'aimer, que d'une impreſſion, qui, ſans cette lecture, n'eût eu ſans doute aucune ſuite. Le diſcours de ſon pere acheva ce que mes diſpoſitions avoient commencé. Madame, dit-il à ma mere, vous voyez à vos pieds le plus malheureux de tous les hommes, ( il s'y étoit effectivement jeté).
Ce que je dois à cette fille que j'aime uniquement, ne m'a pas permis d'écouter les ſentiments de mon reſpectueux attachement pour votre famille.
J'ai gardé long-temps le ſilence ſur les ſommes qui m'étoient dues, ſi j'euſſe été ſans enfants, j'aurois choiſi de mourir dans la médiocrité, plutôt que de dépouiller le petit-fils d'un Maître dont j'ai reçu mille témoignages de bonté. Jugez, Madame, de ma vénération, pour ſa mémoire, par la propoſition que je prends la hardieſſe de vous faire. Je connois la nature des biens de feu Monſieur d'Aſtie; ce qu'il en a laiſſé ſuffira à peine pour payer les ſommes qui me ſont adjugées, je ne puis penſer, ſans frémir, au triſte ſort que vous M. votre fils êtes ſur le point de ſubir.
Je viens vous offrir tout le dédommagement qui dépend de moi: que M.
votre fils devienne l'époux de ma fille; elle lui portera en dot les biens dont un juſte Arrêt vient de le dépouiller.
Je ſais qu'elle eſt née d'un ſang obſcur, cependant ſes charmes ſes richeſſes la mettent en état de prétendre à tout, déjà elle ſeroit placée dans un rang ſupérieur à celui que je vous demande pour elle, ſi je n'euſſe préféré le plaiſir délicat de relever la fortune du fils de mes maîtres, à celui de lui voir doubler ſon bien, en la mariant à un homme auſſi riche qu'elle l'eſt devenue par la ceſſion que je ſuis prêt à lui faire de tous mes droits.
Pendant ce diſcours, le viſage de ma mere s'étoit enflammé d'une indignation ſi vive, qu'il étoit aiſé de prévoir la réponſe qu'elle alloit faire, ſans bien connoitre encore ce qui ſe paſſoit dans mon ame, je ne pus m'empêcher d'en frémir. Elle fut pourtant plus modérée que ce miſérable n'avoit lieu de l'attendre, tant étoit grand, dès-lors, l'empire qu'elle avoit ſur ſes paſſions. Monſieur, lui dit-elle, je ſouhaite que la propoſition que vous oſez me faire ait pour principe le remords, duſſéje engager mon fils à ſacrifier tout le bien que vous lui retenez injuſtement, je croirois ce ſacrifice peu conſidérable, s'il pouvoit vous obtenir de Dieu un repentir réel. Voilà le vœu que la charité chrétienne m'oblige de former en votre faveur. Mais jamais l'extrêmité la plus cruelle ne me feroit conſentir à une union que je croirois aviliſſante. Si vous n'étiez que d'une baſſe naiſſance, je pourrois m'élever au deſſus du préiugé qui défend la méſalliance, en faveur de la généroſité qui vous feroit rechercher mon fils au moment où il eſt ruiné ſans reſſource. Rendez-vous juſtice, Monſieur, dites-vous à vous-même ce que je vous épargne. Fuſſiezvous un Prince, je vous refuſerois mon fils, ſi vous aviez été capable du forfait que vous voulez réparer par un autre.
Je prie le Ciel de vous pardonner, comme je vous pardonne, je vous le répete, c'eſt moins pour l'intérêt de mon fils que pour le vôtre, que je vous avertis que la ſorte de reſtitution que vous vouliez nous faire ne décharge point votre conſcience de l'obligation de la faire d'une autre maniere. Vous manquez de reſpect à vos Juges, lui dit ce miſérable, en ſe levant d'un air furieux. Vous oſez les accuſer d'injuſtice, m'accuſer moi-même de vol? Craignez les effets de mon juſte reſſentiment, puiſque vous rejettez mes bontés, craignez tout de ma haine.
Ces paroles ſuſpendirent l'inclination naiſſante que je me ſentois pour la fille d'un pere ſi coupable, malgré ma jeuneſſe je ne ſais s'il eût évité mon reſſentiment, s'il ne nous eût débarraſſé de ſon odieuſe préſence.
J'eſſayai pourtant d'engager ma mere à ne pas confondre la fille qui étoit innocente, avec le pere coupable; le feu avec lequel je la défendois ſit concevoir à ma mere combien je riſquerois en la revoyant, elle ſe hâta de me tirer d'un lieu où ma vertu encore foible eût été en danger.
Bientôt les nouvelles occupations où je fus forcé de m'aſſujettir, affoiblirent une impreſſion qui n'avoit pu être que proportionnée à mon âge; cependant, il me reſta toujours un ſouvenir tendre de cette jeune perſonne, ce fut comme le germe de la paſſion violente qu'elle m'inſpira depuis. Je ne pus jamais l'aſſocier au juſte mépris que j'avois pour ſon pere, qui n'oublia rien de tout ce qu'il crut capable de nous nuire, qui mit le comble à l'indignation que ſes Juges avoient déjà contre lui, par les efforts qu'il fit pour empoiſonner le peu de mots que ma mere lui avoit dits.
Je ne vous répéterai point ce qui ſe paſſa dans les premieres années de notre ſéjour à la campagne; ma chere Clarice vous en a rendu compte, j'ajouterai ſeulement que j'ai lieu de me convaincre qu'on ne doit chercher la cauſe des déſordres prématurés, que dans l'oiſiveté où on laiſſe croupir les jeunes gens. Je ſuis malheureuſement né avec les paſſions les plus vives: à peine eus-je le temps de m'en appercevoir, mes moments étoient partagés entre l'étude le travail des mains; je ne connoiſſois point d'autre délaſſement que la diverſité de mes exercices, ou une converſation ſenſée, ou les œuvres de charité. Une journée ſi pleine me paroiſſoit courte, je n'avois pas le temps de fournir à tout ce que je ſouhaitois de faire, pour me ſervir d'une expreſſion triviale, mais qui eſt trop vraie pour ne pas la préférer à toute autre: Le Diable ne trouvoit pas le moment de me tenter.
Si ma mere n'avoit conſulté que ſon propre goût, elle n'auroit point ſouhaité d'autre bonheur pour moi, que celui que je goûtois alors. Cependant elle voyoit approcher l'inſtant où il faudroit me choiſir une compagne: notre village offroit à ſon choix des filles aimables, ſages, vertueuſes; mais ſi elle ſe ſentoit la force de ſacrifier le préjugé à mon bonheur, ſuppoſé que j'euſſe pris du goût pour quelqu'une de celles-là, elle croyoit ne devoir rien épargner pour le prévenir. En m'inculquant chaque j ur que la ſeule vertu fait la vraie nobleſſe, elle m'inſinuoit qu'on ne pouvoit trop révérer ceux en qui ces deux avantages ſe trouvoient réunis; que communément une fille noble avoit une meilleure éducation que celle qui étoit née dans la lie du peuple; que l'ordre de la Providence étoit qu'on s'aſſortit ſelon ſa naiſſance, qu'il falloit des circonſtances qui ſe re contrent très-rarement pour ſortir de cet ordre. Inſenſiblemet ces leçons répétées, comme ſans deſſein, firent impreſſion ſur moi, me préſerverent du danger de m'attacher à celles parmi leſquelles je vivois. J'étois pourtant dans une ſituation qui ne permettoit pas d'eſpérer une alliance ſortable; elle crut me devoir propoſer d'eſſaver à la changer.
Mon fils, me dit-elle, lorſque j'eus accompli ma dixhaitieme année, vous ne m'avez point vu murmurer cont e l'ordre de la Prov dence, lorſqu'elle nous a conſignés dans cette ſolitude. Je vous avouerai même u'il eſt peu d'état qui me paroiſſe préferable à celui dans lequel vous vivez ici, que s'il m'appartenot d'en deſirer, d'en choiſir un pour vous, il borneroit toute mon ambition.
Cependant, comme c'eſt à Dieu ſeul qu'il convient de nous placer ſelon ſes deſſeins, je craindrois d'anticiper ſur ſes droits, en vous retenant plus long-temps auprès de moi. Il faut ſonder votre propre cœur pour ſavoir à quoi il ſe décidera. J'ai ſauvé quelques bijoux du naufrage j'en ai tiré mille écus que j'ai placés chez un négociant à Bordeaux. Le capital aujourd'hui ſe monte à quatre mille livres, je les ai deſtinées à perfectionner votre éducation. Si vous vous ſentez quelque goût particulier ou pour la guerre, ou pour la robe, je regarderai ce goût comme un commencement de vocation, je ſacrifierai tout pour vous mettre en état de la ſuivre. Prenez huit jours pour réfléchir ſur ce que je vous propoſe, conſultezen avec Monſieur Duboc le jeune; il vous connoit à fond, je ſouſcrirai aveuglément à tout ce que vous déciderez enſemble, de mon côté, je prierai le Seigneur qu'il vous éclaire.
J'obéis à ma mere, après avoir bien peſé les devoirs de tous les états qui pouvoient me convenir, je n'en trouvai point de plus beau de plus noble que celui dans lequel Dieu m'avoit placé. Adoucir les mœurs de ces hommes ſimples, qui, pour prix du pain qu'ils fourniſſent à des citoyers ingrats en ſont mépriſés comme de vils eſclaves; leur apprendre à ſanctrfier leur pauvreté, leurs travaux; faire auprès d'eux les reſpectables fonctions de pere, de conſolateur, de ſoutien, d'ami, de paciſicateur: pouvois-je aſpirer à une vocation plus excellente? Je loue, me dit ma mere, le deſſein où vous êtes de finir vos jours dans les exercices louables où vous les avez commencés, pour ainſi dire; mais, mon cher enfant, vous ne connoiſſez que ce genre de vie, peut-être votre dégoût pour les autres états n'eſtil fondé que ſur l'ignorance des avantages qu'ils peuvent vous procurer.
Pour lever à cet égard tous mes doutes, j'ai beſoin que vous eſſayiez d'un autre genre de vie. Parmi les amis qui me ſont reſtés à Bordeaux, je mpte un Avocat dont la probité m'eſt connue.
Sa délicateſſe ne lui a pas permis de pouſſer ſa fortune auſſi loin que la plupart de ſes confreres; d'ailleurs, chargé d'une famille nombreuſe, la néceſſité, autant que ſon inclination, l'a engagé à ſe ſéparer du grand monde, où l'on eſt expoſé à des dépenſes qui dérangent également le ſalut, la ſanté la fortune, ainſi vous y pourrez conſerver l'innocence de vos mœurs. On dit qu'il a pluſieurs filles fort aimables; je ſerois charmée que votre cœur un choisît une. Pendant cette année vous eſſaierez votre goût pour le Barreau. Si vous parſévérez à lui préférer votre premier genre de vie, vous reviendrez avec la compagne que vous aurez aſſociée à votre ſort, vous acquerrez un nouveau moyen de ſervir nos pauvres, en prévenant les différents qui peuvent s'élever parmi eux, en les décidant d'une maniere conforme aux loix de cette Province, dont vous vous inſtruirez particuliérement. Que ſi votre goût change, je n'épargnerai rien pour vous ſoutenir dans l'été que vous ſouhaiterez de ſuivre, dans lequel j'eſpere vous voir faire des progrès rapides, pourvu que vous continuiez à craindre à ſervir le Seigneur. Rappellez-vous ces paroles du Prophete: i le Seigneur n't le principal architecte de la maiſon, elle ne pourra s'élever d'une maniere ſolile.
Qu'il ſoit donc l'arch tecte de votre état quel qu'il ſoit. Comptez plus ſur ſon ſecours que ſur votre application, vos talents; l n'abandonne jamais ceux qui ſe confient en lui, ſait, ſelon qu'il convient à ſes deſſeins, étendre ou reſſerrer leurs lumieres.
Vous ſerez ſans doute ſurpriſe de l'eſpoir qu'avoit ma mere de me voir un jour un habile Avocat, parce que j'ai négligé de vous apprendre que j'avois employé à de bonnes études, les deux années que j'avois paſſees à ſoulouſe, qu'en ſortant de cette ville je parlois écrivois le latin avec autant de facilité que ma langue naturelle. On ne m'avoit point abandonné aux méthodes ordinaires. U homme habile docile avoit bien voulu ſe prêter aux idées de ma mere, m'avoit beaucoup abrégé le travail. Elle eſtimoit la ſcience, diſoit pourtant qu'elle eût de bon cœur abandonné celle des langues, s'il eût fallu, pour l'acouérir, riſquer mes mœurs, les expoſer à la contagion des colleges.
Mrs. Duboc avoient achevé de my former, il étoit peu de garçons de mon âge qui euſſent fait de ſi granls progrès. Hélas! Madame, jen avois fait peu dans la ſcience des ſciences, dans l'art de me vaincre moi-même, vous en allez juger par ce qui va ſuivre.
On choiſit pour m'envoyer à Bordeaux le jour où l'on y portoit nos denrées, on me donna un cheval pour ſuivre la voiture. Sa lente allure m'impatientant, je dis à nos femmes que j'allois prendre le devant, que je me rendrois à l'auberge où elles s'arrêtoient, ſur les ſept heures du ſoir, pour leur rendre le cheval.
J'avois déjeûné dans la voiture, je comprois ne m'arrêter plus qu'à Bordeaux. A une demi-lieue de cette ville je me ſentis ſaiſi d'un appétit ſi dévorant que, n'y pouvant plus résiſter, je deſcendis à la porte d'un méchant cabaret pour y prendre quelques rafraîchiſſements. J'allois remonter à cheval lorſqu'une chaiſe trèsornée s'arrêta devant la porte pour rendre à la maitreſſe du logis un petit paquet dont le cocher s'étoit chargé. La curioſité me fit jeter les veux ſur une Dame qui étoit dans la chaiſe, quoique je ſentiſſe, en la regardant, une émotion dont je ne démêlois pas la cauſe, il y a beaucoup d'apparence que cette rencontre n'auroit point eu de ſuite, ſi cette Dame, me fixant à ſon tour, n'eût point cherché à ſe rappeller mes trait. Moins timide que moi, elle me demanda d'un ton de voix dont la douceur me charma, ſi elle ſe trompoit en croyant m'avoir vu quelque part. Je ne me ſouviens pas d'avoir jamais eu cet honneur, Madame, lui répondis-je; cependant il me paroît que vos traits ne me ſont pas entiérement inconnus, ſi j'en croyois un mouvement que je n'ai jamais reſſenti qu'une fois..... Ah! vous êtes le Baron d'Aſtie, me répondit-elle, avec tranſport: le lieu où nous ſommes n'eſt pas propre à une reconnoiſſance; mais ma maiſon n'eſt qu'à mille pas d'ici; faites-moi l'honneur de m'y accompagner, nous nous éclaircirons ſur bien des choſes qu'il nous importe de ſavoir.
Vous allez ſans doute me trouver bien foible, Madame! Je crus en ce moment n'être que poli, ou plutôt je ne crus rien; les mouvements de mon cœur avoient ſuſpendu toutes les fonctions de mon eſprit; j'étois entrainé, ſubjugué, ſans répondre une ſeule parole, je montai dans la chaiſe que cette Dame avoit fait ouvrir par ſon laquais auquel elle commanda de monter mon cheval, en même-temps comme ſi elle eût craint que je ne li échappaſſe, elle commanda au cocher d arriver en dil gence. A peine fus-je à coté de cette irene, que j'prouvai un fremiſſement qui ſembloit être le préſage des maux que j'allois éprouver, je ne ſais, ſi je ne fuſſe point reſté dans un ſilence ſtupide, ſi elle n'eut point commencé par des reproches de l'avoir ſi abſolument oublice, que je ne puſſe me rappeller ſon nom.
Quelques mots vagues, qui ne ſignifioient rien, furent toute ma reponſe.
J'arrivai, je deſcendis de la chaile, je lui préſentai la main pour en ſortir, tout cela machinalement. Je cherchois à me dérober à moi-même le ſouvenir de ce nom qu'elle m'accuſoit d'avoir oublié, ne pouvant y réuſſir, je me demandois par quel enchantement je me trouvois chez la fille de notre cruel ennemi; car vous preſſentez ſans doute, Madame, que c'étoit cette Roſelle dont on m'avoit offert la fortune la main, que je venois de rencontrer. Elle avoit une expérience qui ne lui permit pas de ſe méprendre ſur la cauſe de mon trouble, elle chercha à le diminuer, quelque flatteur qu'il fût pour ſes charmes. Que vous dirai-je? mes lumieres mes remords furent impuiſſants contre une paſſion qui s'empera de mon ame avec une telle violence, qu'elle m'ôta même le deſir d'eſſayer à la vaincre, fermant les yeux ſur l'abyme dans lequel j'allois me précipiter, j'oubliai tout ce que la Religion, l'honneur la tendreſſe de ma mere auroient dû m'objecter contre une perſonne qui ne chercha pas même a me faire acheter ſa défaite. Nouvelle Renauld de cette dangereuſe Armide, je perdois, en la voyant, le ſouvenir du monde entier, elle me rappella à moi-même. Nous ne ſommes pas en ſûreté ici, me dit-elle dès le lendemain; votre Mere ne tardera pas à faire d'exactes perquiſitions de ce que vous êtes devenu. Je ſuis trop connue dans le lieu où vous m'avez rencontrée, pour pouvoir nous flatter d'échapper à ſes recherches, je vous perdrai, j'en mourrai de douleur.
Ah! lui répondis-je avec tranſport, qui pourroit vous arracher à ma tendreſſe? Je mourrois à vos yeux avant qu'on pût me réſoudre à me ſéparer de vous. Votre âge, me dit-elle, vous ſoumet encore à ſon joug tyrannique; je connois la haîne implacable qu'elle me porte, que n'ai-je pas fait pour la diminuer. Mon pere en mourant m'ordonna de vous faire offrir une ſeconde fois ma fortune ma main; elle rejetta l'une l'autre. Eh! de quoi m'accuſetelle?? Ai-je participé à la perſécution que vous avez ſoufferte?
N'ai-je pas fait tout ce qui dépendoit de moi pour la réparer. N'en! doutez pas, elle ſera bientôt inſtruite du ſéjour que vous avez fait chez moi, un ordre ſupérieur nous ſéparera, qui ſait juſqu'où elle portera ſa haine?
Je ne veux point vous déguiſer les dangers où mon aveugle tendreſſe pour vous m'expoſe. Je ſuis plus âgée que vous, j'ai ſollicité votre main, je ſerai accuſée de vous avoir ſéduit, ſi la douleur de vous perdre ne me donnoit pas la mort, je ſerois en péril de perdre la vie ſur un échafaud, on m'accuſeroit d'un rapt.
Ah! que je périſſe mille fois, plutôt que de vous expoſer au moindre danger, lui dis-je! Parlez, ma chere Roſelle, je ſuis prêt à vous ſuivre au bout de l'Umvers. Cherchons un aſyle dans lequel je puiſſe vous donner la qualité d'épouſe; la tendreſſe que ma mere a pour moi l'emportera ſur l'éloignement que la fille de ſon ennemi a dû lui inſpirer. Que ſi elle demeuroit inflexible, nous attendrons dans une terre étrangere le moment où les loix me donneront le droit de diſpoſer de mon ſort. Mais, hélas! ne recueillerezvous d'autre fruit de ma tendreſſe que la dure néceſtité de vous expatrier?
On ne deſcend point pas à pas dans l'abyme du crime, comme vous le voyez, Madame; on y roule avec une rapidité effrayante. Quel changement vingt-quatre heures avoient apporté dans mes diſpoſitions! Comment ne mourusje pas d'effroi en me trouvant en ſi peu de temps ſi diſſemblable à moimême! Hélas, la ſorte d'ivreſſe dans laquelle j'étois tombé, obſcurcit tellement mes lumieres, dans ces premiers temps, que je ſentis peu les remords. Que je payai cher, par la ſuite, la félicité criminelle dans laquelle je me plaiſois trop alors, pour chercher à m'en détromper! Mon funeſte ſommeil dura peu, le réveil fut épouvantable.
Roſelle, depuis la mort de ſon pere, avoit vécu dans le déſordre le plus ſcandaleux. Ce miſérable uſurpateur de mon bien en avoit en peu d'années diſſipé la plus grande partie: ſa fille élevée dans la molleſſe les plaiſirs, n'avoit pu ſe réſoudre à y renoncer, avoit cherché des reſſources dans le libertinage. Au moment où elle me rencontra, on lui avoit écrit que le pere d'un jeune homme qu'elle avoit ruiné, venoit d'obtenir un ordre de la faire enfermer: elle étoit donc déterminée à quitter le Royaume, lorſqu'elle me trouva, fut charmée de renconter un homme qui voulût lui ſervir de guide. Elle m'aimoit pourtant dans ce moment, autant qu'une fille de ce caractere eſt capable d'aimer; mais la ſuite fit bien voir que ſon ame de boue étoit capable de tout ſacrifier à l'aiſance aux luxe.
Pauvre aveugle que j'étois! je regardai la propoſition qu'elle me fit de tout abandonner pour me ſuivre, comme la preuve de l'amour le plus parfait, ſi j'euſſe pu diſpoſer en ce moment de la Couronne, je n'en aurois eſtimé la poſſeſſion que pour la mettre à ſes pieds. Notre départ fut fixé pour la nuit ſuivante, temps dans lequel ma mere ſeroit inſtruite de ma fuite, quoique je me ſentiſſe déchirer par les peines cruelles que je prévoyois pour cette tendre mere, j'eus le barbare courage d'étouffer le cri de la nature, je partis ſans chercher à modérer ſes douleurs par l'eſpoir de me revoir un jour. Roſelle avoit déjà pris des meſures pour paſſer en Angleterre; elle s'étoit procuré un paſſeport pour elle un domeſtique, ſous un nom différent du ſien; cependant j'ai ſu depuis mon retour que nous n'euſſions point échappé à la vigilance de celui qui vouloit la faire enfermer, s'il n'eût cru qu'il étoit plus avantageux pour ſon fils qu'elle ſortît du Royaume, ainſi nous n'y trouvâmes aucun empêchement. Nous avions paſſé la nuit à faire des ballots; cette miſérable, non contente de laiſſer de grandes dettes après elle, eut la baſſeſſe d'emporter de la maiſon tout ce qu'elle put de meubles, comme tapiſſerie d'indienne, tour de lits, rideaux de fenêtres, lits de plume. Je ſervis innocemment à ce vol. J'ignorois que la maiſon où elle m'avoit conduit n'étoit qu'une maiſon qu'elle avoit louée toute meublée; mais mon ignorance à cet égard ne m'a point tranquilliſé ſur la néceſſité de reſtituer, mon premier ſoin lorſque Dieu m'eut ouvert les veux, fut de prier ma mere d'employer à cette reſtitution l'argent qu'elle avoit placé en ma faveur. Permettez-moi de tirer le rideau ſur la ſuite de mes égarements; je paſſai ſix mois à Londres, dans l'ivreſſe d'une paſſion qui m'occupoit ſi uniquement que j'étois incapable de toute penſée étrangere à mon amour. En quittant Bordeaux, Roſelle m'avoit fait promettre de l'épouſer en arrivant à Londres, je regardois cet engagement comme le ſceau de ma félicité. Le Ciel qui vouloit me ſauver, dans le temps où je n'oubliois rien pour me perdre, ne permit pas que je conſommaſſe ma ruine, en m'uniſſant pour jamais à cette mépriſable créature. Elle éluda, ſous pluſieurs prétextes, les offres que je lui fis ſouvent à cet égard, elle préméditoit déjà ſans doute l'horrible trahiſon qu'elle vouloit me faire, craignoit de me donner des droits ſur elle, que je puſſe réclamer un jour.
Comme ſes volontés étoient des ordres ſacrés pour moi, je crus, comme elle vouloit me le perſuader, que ſon éloignement pour des nœuds indiſſolubles venoit de la délicateſſe de ſa paſſion pour moi; elle craignoit, diſoitelle, que le mariage ne fût le tombeau de mon amour, mes proteſtations ne pouvoient la raſſurer contre la crainte du refroidiſſement qui lui coûteroit la vie. Si j'euſſe été moins aveuglé j'aurois apperçu en elle les ſymptomes d'une inconſtance qu'elle feignoit de craindre de ma part; elle trouvoit ſouvent des prétextes de ſortir ſans moi, la diminution de nos fonds la mettoit, diſoitelle, dans la néceſſité de cultiver l'amitié de quelques Bordelois établis à Londres, par le canal deſquels elle eſpéroit pouvoir toucher quelques partie de ſes revenus; chaque jour elle m'apportoit d'heureuſes nouvelles ſur ce ſujet, enfin elle m'annonça qu'un de ces Négociants vouloit bien lui avancer une ſomme conſidérable.
Cet homme étoit à la campagne à ſept milles de Londres, elle lui avoit dit qu'elle étoit mariée, il exigeoit ma ſignature avant que de compter cet argent. Nous réſolûmes donc d'aller chez lui le lendemain; la nuit, Roſelle ſe plaignit d'une grande colique, ne put fermer l'œil. Alarmé de ſon état, je la conjurai de remettre ſon voyage, elle m'avoua le matin qu'elle ne ſe ſentoit guere en état de l'entreprendre, quoique ſes douleurs fuſſent paſſées, qu'elle étoit ſi fatiguée qu'elle avoit beſoin de repos; cependant, ajouta-t-elle, il eſt de la derniere conſéquence pour nous de ne pas laiſſer refroidir la bonne volonté de cet homme, je me ferai la violence de partir, à moins que vous ne vous déterminiez à lui porter une excuſe de ma part; je vous donnerai un billet pour l'avertir de l'accident qui m'eſt ſurvenu, j'y joindrai une quittance de la ſomme qu'il doit vous compter, qu'il veut que vous ſigniez auſſi. Je ne fis d'autre objection à Roſelle ſur ce voyage, que celle que me fourniſſoit ſon état, l'inquiétude où je ſerois de la laiſſér avec un domeſtique. Elle me répéta tant de fois qu'elle étoit bien, à l'exception de la fatigue, que je réſolus de la laiſſer ſeule, pourvu qu'elle me donnât parole d'envoyer un exprès ſur mes pas, ſi elle ſe ſentoit la moindre diſpoſition à être repriſe de ſon mal.
Je vous l'avouerai, Madame; je ſuis effrayé, humilié de la corruption du cœur humain, quand je me rappelle les circonſtances de la trahiſon dont j'allois j'allois être la victime. Je venois de donner à cette infame créature les preuves de la plus vive tendreſſe; j'avois été plus mort que vif, par la ſeule idée des maux qu'elle avoit feint d'éprouver. Mon inquiétude, en la quittant, étoit ſi tendre! comment n'en fut-elle point touchee? Futelle le barbare courage de m'abandonner au mouvement du déſeſpoir où elle devoit croire que j'allois être livré?
Mais, pourquoi m'étonner de l'affreuſe dépravation d'un cœur livré au cime?
Etoisje moins coupable que Roſelle, moi qui avois déchiré le cœur de ma tendre mere, qui depuis ſix mois l'avois plongée dans la plus affreuſe douleur? Cette réflexion que je fais aujourd'hui, malheureuſement je ne la fis pas alors, elle m'auroit épargné bien des maux ou les eût ſanctinés.
Mais, je dois reprendre mon récit.
Je me rendis au carroſſe de voiture, qui devoit me conduire à la maiſon de campagne du Négociant, j'y attendis une heure, qui me ſembla durer un ſiecle. Ce fut bien pis lorſque nous fûmes en chemin. Notre cocher avoit des paques à rendre à vingt maiſons qui étoient ſur la route, enſorte que nous fûmes deux mortelles heures à faire deux lieues. Arrivés à Bratfort, notre cocher me demanda où je voulois être conduit. Je tirai mon adreſſe qu'il examina long-temps; après quoi il me dit qu'il n'avoit jamais entendu parler du nom des gens chez leſquels ce Négociant diſoit être logé. Me voilà donc à courir de porte en porte, mon adreſſe à la main. Vous noterez, s'il vous plaît, que ce village a une grande demilieue, qu'obligé de m'arrêter à chaque pas, je fus très-long temps à le parcourir. Admirez mon aveuglement, je n'eus pas le moindre ſoupçon de la trahiſon qu'on m'avoit faite, après m'être aſſuré qu'il n'y avoit point d'autre village de ce nom, je me perſuadai qu'on l'avoit mal écrit, qu'aſſurément celui que je cherchois demeuroit dans quelque endroit dont le nom reſſembloit à celui-là.
Pour comble de malheur, je vis arriver mon valet qui me dit que Madame l'avoit envoyé pour me prier de ne point m'arrêter à dîner, de revenir auſſitôt que j'aurois terminé mes affaires, parce qu'elle ſe ſentoit plus mal. Si j'avois eu des ailes à ce moment j'aurois volé à Londres: faute de ce ſecours, je me déterminai à prendre un cheval, je fus à la ville en moins d'une heure. J'avois le paſſepartout de la maiſon, je veux ouvrir, je trouve la porte fermée à la groſſe clef.
Je me perſuade que mon valet a fait ce chefd'œuvre; je n'oſe frapper, dans l'idée que Roſelle eſt au lit, qu'elle auroit peine à ſe lever; me voilà donc à me promener dans la rue, en long en large, comme un fou, en frappant du pied, en maudiſſant le valet. Enfin, mon impatience l'emporte, je retourne ſur mes pas au devant de ce garçon qui revenoit dans une voiture; cette voiture étoit arrivée, point de valet, il en étoit ſorti aux barrieres. Je revins à la maiſon comme un forcené, ayant frappé inutilement pluſieurs fois, je prie un voiſin de me prêter une échelle pour deſcendre par l'éri. Je vole à la chambre de Roſelle, je la trouve ouverte déménagée, c'eſtàdire de nos coffres, de ſa toilette de nos habits Ne me demandez point ce que je devins alors. Je reſtai pâle, immobile, ne doutai point que je n'euſſe été trahi. Cependant il fut des inſtants où je cherchai une autre cauſe de ce que j'appellois mon malheur, ne voulant rien négliger pour m'éclaircir, je fus à une boutique qui n'étoit qu' dix pas de notre demeure, pour tâcher d'avoir quelques éclaircſſements. Pendant que je faiſois d'inut les queſtions, l'homme du Penypoſt, frappa à notre porte, la maitreſſe de la bourique l'ayant appellé, il me remit la lettre ſuivante.
J'AI pitié de ton erreur, mon pauvre l'aron, je veux te prouver que tu n'as pas aimé une ingrate, en te donnant les moyens de m'oublier; car ta folle paſſion pourroit te porter à des extrêmités dont je ſerois fâchée.
Je te jure, mon très-cher, que je ne t'ai pas trompé quand je t'ai dit que je t'a mois, t peux te vanter d'avoir fixé ma légéreté pendant trois grandes ſemaines. Après ce temps, ſuffoquée par la violence de tes beaux ſentiments, je me ſuis efforcée, par pure généroſité, de te déguiſer le changement des miens. J'ai ſoutenu aſtez long-temps la gageure, pour me croire quitte envers toi; mais en vérité, j'étois excédée, je ſerois morte d'ennui, malgré les entreactes que j'ai ſu ménager, ſi j'avois voulu feindre plus long-temps.
Si quelque choſe peut ſervir à te conſoler, c'eſt que ceux qui m'ont aimée avant toi n'ont pas été ſi bien traités, que ceux qui te ſuccéderont ne doivent pas s'attendre à une telle complaiſance de ma part. Retourne planter tes choux, mon enfant, c'eſt la ſeule choſe dont je te croie capable.
Si je t'euſſe cru homme à ſurmonter les ridicules préjugés, j'euſſe pu t'employer utilement pour nos intérêts communs; mais que faire d'un homme d'une probité gauloiſe, qui n'a pas l'eſprit de comprendre que tout doit céder à la néceſſité de jouir des agréments de la vie, que tout ce qui peut les procurer eſt légitime. Adieu mon très-cher, crois, ſur ma parole, que tu ne ſeras jamais qu'un ſot.
Avouez, Madame, que je prête de bonne grace à tout ce que mon aventure a d'humiliant. J'entends d'ici les éclats de rire que vous ferez en liſant cette lettre, que j'aurois pu adoucir; mais j'aime mieux m'y expoſer, que de manquer à la ſincérité que je vous ai promiſe. Vous croyez bien ſans doute qu'une pareille miſſive fut le coup de grace pour mon amour; il ne ſurvéquit pas une minute à cette indigne lettre; le dépit, la honte, furent les ſeuls mouvements dont je fus animé.
Je me rappellai alors mille circonſtances qui auroient dû m'éclairer ſur le caractere de cette vile créature; elle m'avoit avoué que les meubles qu'elle avoit enlevés de Bordeaux ne lui appartenoient pas, s'étoit divertie des exclamations douloureuſes que devoit avoir fait la maîtreſſe de la maiſon, qui, diſoitelle, étoit l'avarice même.
Elle s'étoit moquée du reproche que je m'étois fait d'avoir aidé à cette injuſtice; en un mot, j'avois eu beſoin de me faire effort pour la juſtifier dans mon eſprit, en pluſieurs autres occaſions où j'avois entrevu qu'elle n'avoit eu aucun principe. Comme elle étoit extrêmement étourdie, je m'étois perſuadé que ſon cœur n'entroit pour rien dans ces diſcours; qu'ils étoient une ſuite de la mauvaiſe éducation qu'elle avoit reçue, qu'il ſeroit facile de rectifier ſes ſentiments.
Sa lettre me fit voir que ſen fond étoit gâté ſans reſſource, je remerciai le Ciel de m'avoir dépêtré, malgré moi, d'une ſi dangereuſe créature.
Je n'eus qu'un inſtant pour faire ces différentes réflexions, à peine avois-je eu le temps de lire ma lettre, que trois hommes qui étoient à quelques pas de la boutique, qui parloient enſemble, s'approchent. Un d'eux me toucha d'une baguette, me dit qu'il m'arrêtoit de la part du Roi. Je n'entendis que ces deux mots auxquels il en ajouta pluſieurs autres que je ne compris point du tout, quoique la charitable marchande s'efforcât de me les faire comprendre.
A la fin, elle fit venir une femme qui parloit les deux langues, qui m'apprit que j'étois arrêté à la requiſition du maître de la maiſon, que nous avions occupée, auquel nous devions un quartier. Cet homme me demanda ſi j'étois en état de payer ou de donner des cautions, l'arrêteur me fit offrir de me garder quelques jours dans ſa maiſon, juſqu'à ce que j'euſſe averti mes amis, trouvé des répondants. Je lui témoignai ma reconnoiſſance pour cette offre dont j'ignorois le motif, l'averris en même temps que je ne ſerois pas plusen état de payer de donner des cautions dans huit jours que dans ce moment, puiſqu'on m'avoit enlevé tout ce que je poſſédois, juſqu'à mes habits, qu'étant étranger, je n'avois aucune connoiſſance en Angleterre. Cette déclaration rendit à ces gens toute leur brutalité qui avoit été ſuſpendue par l'eſpoir de tirer quel-que argent de moi pendant le temps que je demeurerois chez eux; car mon habit qui étoit fort propre leur en avoit mpoſé, ils me croyoient en état de faire de la dépenſe. Il n'y eut que la marchande quelques voiſins qui s'étoient aſſemblés, qui parurent touchés de compaſſion, qui s'étant cotiſés me donnerent une guinée que je refuſai d'abord avec obſtination, que celui qui me ſervoit d'interprte me força de prendre, en m'apprenant que je n'aurois dans la priſon que ce que je pourrois acheter. Je pris donc cette aumône; car il faut appeller les choſes par leur nom, je fis aſſurer ces perſonnes charitables, que j'eſpérois de la bonté de Lieu aſſez de vie pour leur rendre ce qu'elles me prêtoient avec tant de généroſité; car c'étoit de pauvres gens, cette modique ſomme étoit conſidérable, eu égard à leur ſituation.
L'arrêteur à la vue de cette guinée m'offrit de nouveau ſa maiſon que mon interprete me diſſuada d'accepter, parce que je n'avois que pour y payer tout au plus la dépenſe d'une couple de jours. Je demandai donc à être conduit tout de ſutte à la priſon, mes conducteurs, pour me punir d'avoir refuſé leur offre, m'y traînerent avec ignominie, quoique je ne fiſſe aucune réſiſtance, que je les euſſe priés de faire venir un carroſſe, pour m'épargner la honte des regards de la populace.
Ma ſiruation vous paroît ſans doute bien affreuſe, cependant ce n'étoit que le prélude de ce que j'avois à ſouffrir. Dès le même ſoir je fus écroué dans la priſon pour vingt guinées que nous devions à diverſes perſonnes, enſorte qu'y compris les frais de ma priſe de corps ceux de la priſon, je me vis détenu pour quarante jours ſans aucune eſpérance de pouvoir les payer; de façon que j'aurois fort bien dit en entrant dans la priſon: In ſacula ſaculorum. Vous vous étonnerez que je ne penſaſſe pas à réclamer les bontés de ma mere. Je vous l'avoue, Madame, j'aurois, ce me ſemble, préféré la mort à la honte de lui apprendre l'extrêmité où je me trouvois réduit par ma folie.
Une orgueilleuſe fermeté me perſuadoit qu'il falloit ſoutenir moi ſeul tout le poids des maux que je m'étois attirés; après tout, me diſoisje en moi-même, ils ne peuvent aller plus loin que le cours de ma vie; elle ne peut être longue, ſi ce qu'on m'a dit eſt vrai; abſolument privé de toute reſſource, il faudra mourir de faim dans la priſon, je m'y déterminai.
Il étoit tard lorſque j'y arrivai. On me mit dans une chambre ſans fenêtre, où il n'y avoit rien pour ſe coucher, ou même s'aſſeoir, j'y paſſai une nuit qui me ſembla ne devoir jamais finir, tant elle fut longue. Aſſis contre terre, tout ce qui s'étoit paſſé depuis ſix mois ſe peignit à mon imagination, d'une maniere ſi vive, qu'il eſt ſurprenant comment je pus ſupporter des impreſſions ſi terribles, De quel état étois-je déchu? Que l'eſpace qui me ſéparoit de cet état heureux me paroiſſoit immenſe! Je ſondois mes forces pour voir s'il ne me reſtoit pas quelque eſpoir de le franchir, ne trouvant en moi que foibleſſe, aveuglement, impuiſſance, le déſeſpoir s'empara de mon ame, mes crimes me parurent de nature à me fermer pour amais le recours à la miſéricorde de Dieu, je me regardai comme une victime deſtinée pour ſervir d'exemple à ceux qui ſeroient tentés de marcher ſur mes traces. Quelque grand que fut le châtiment que j'éprouvois, j'oſe le dire, je me jugeois auſſi rigoureuſement que Dieu même; s'il m'avoit dans linſtant précipité dans l'enſer, il me ſemble que je n'en aurois point murmuré, tant je m'en trouvois digne. Ma ſoumiſſion à mes maux préients vint donc de la conviction où j'étois, qu'ils étoient mérités, lorſque je perdois l'eſpoir de réparer mes fautes paſſées, je pris une ferme réſolution de n'en point commettre de nouvelles, par des murmures dont j'aurois moi-même condamné l'injuſtice.
Le jour me ſurprit dans ces penſées; on m'ouvrit la porte de ma chambre, elle donnoit ſur une grande cour, on me fit entendre que j'avois la liberté de m'y promener. Ce léger adouciſſement me toucha peu, je reſtai immobile à la même place ſans rien ſouhaiter, ſans rien prévoir, ſans faire la moindre attention au bruit qui ſe faiſoit dans cette cour, qui étot remplie d'un grand nombre de priſonniers. Le valet du Géolier qui avoit ouvert la porte, ſe perſuadant que je ne l'avois point etendu, dit à ceux qui ſe promenoient dans la cour, qu'il y avoit un nouveau venu, qui, ſelon les apparences, n'entendoit pas un mot d'Anglois. Un pauvre garçon menuiſier qui étoit depuis huit mois habitant de ce malheureux ſéjour, cut pitié de ſon compatriote, car il penſa que j'étois François; il entra donc dans ma chambre, après m'avoir ſalué honnêtement, il m'offrit ſes ſervices, le fit d'une maniere ſi vraie ſi ſincere, que j'en fus pénétré de reconnoiſſance. Il faut s'être trouvé dans une ſituation pareille à la mienne pour ſentir le prix d'un ami qui s'offre par pure généroſité; pour moi je regcrdois cet homme comme un ange, quoique ſa figure, ſes habits ſon langage annonçaſſent ce qu'il étoit véritablement, un homme ſans naiſſance ni éducation.
Le ſentiment de mon cœur paſſa ſur mon viſage, Dupont, (c'étoit le nom de cet homme), me dit dans ſa maniere groſſiere: Allons, mon cher pays, prenez courage; il eſt dix heures du matin; ſelon les apparences, vous n'avez pas plus déjeûné aujourd'hui que vous n'avez ſoupé hier au ſoir, faites-moi le p'aiſir de boire une pinte de biere avec moi, mon exemple vous reconfortera, j'en ſuis ſur. Il eſt vrai que vous avez l'air d'un gentilhomme, que je ne ſus qu'un pauvre diable, qui ne peut pas grand'choſe, cependant, ce peu qui eſt en mon pouvoir je vous l'offre de bon cœur; il ne faut pas s'affliger ſans meſure, ſans quoi on ſe pendroit comme ſi on étoit né Anglois. J'eus beau me défendre de ſuivre Dupont, il m'entraîna dans une chambre voiſine de la mienne, où il avoit fait un établi un banc, m'ayant forcé de manger un morceau, ce peu de nourriture releva mes eſprits.
Pendant ce déjeûné, Dupont qui vouloit exciter ma confiance, me donna la ſienne, me conta par quelle malheureuſe aventure il étoit dans cette priſon.
Je ſuis venu en Angleterre, me dit-il, pour tâcher de gagner quelque choſe, ſur la parole de pluſieurs garçons de mon pays qui en avoient apporté quelques guinées avec leſquelles ils s'étoient établis. Les commencements ne répondirent pas aux eſpérances que j'avois conçues, quoique je puiſſe dire ſans vanité que je ne ſuis pas un mauvais ouvrier; mais j'étois mal vêtu, ce n'eſt pas une bonne recommandation. Un tailleur réfugié François, offrit de m'avancer un habit que je lui paierois à ma commodité, me dit qu'il en avoit un tout fait, qui iroit merveilleuſement à ma taille. Je ne jugeai pas à propos de me charger de cette dette, parce que j'avois peur de ne pas pouvoir payer, je le remerciai pourtant de ſa bonne volonté. Le lendemain, pendant que je courois la ville pour chercher de l'ouvrage, ce cousin envoya cet habit chez mon hôte. Il étoit d'un demi pied trop étroit trop court pour moi, ainſi quand j'aurois voulu m'en accommoder, il m'eût été impoſſible de m'en ſervir. Je le renvoyai donc le même jour. Le lendemain je fus arrêté de la part de ce miſérable, qui prétendoit me forcer à prendre cet habit. On me conduiſit ici, où je fis d'abord une fort ſotte figure.
Un honnête Anglois qui entendoit les deux langues me conſola, pria ſon Procureur de me rendre ſervice; il fut trouver mon coquin; mais l'oiſeau étoit déniché, craignant pour lui le traitement qu'il m'avoit fait ſubir, étoit repaſſé en France. Je prouvai que je ne lui avois point commandé cet habit. On me déchargea, je croyois que je n'avois plus qu'à ſortir.
Point du tout, la Juſtice ne veut rien perdre. On me ſignifia que je reſterois en priſon juſqu'à ce que j'euſſe payé les frais de geole, ceux de mon empriſonnement. J'eus beau repréſenter qu'ayant été arrêté injuſtement, comme cela étoit prouvé, je ne devois pas en bonne regle payer les verges qu'on avoit employées pour me châtier, lorſqu'on avoit reconnu que j'étois innocent; je parlois à des ſoures.
On me conſola en m'apprenant que j'avois mon recours ſur celui qui m'avoit fait arrêter, que je pourrois le force à me payer mes frais, en le faiſant mettre à ma place. Beau raiſonnement! Ceux qui le faiſoient ſavoient fort bien que c'étoit la choſe impoſſible, puiſqu'il étoit paſſé en France, que d'ailleurs, comme l'on dit, où il n'y a rien le Roi perd ſes droits. On devroit bien en dire autant de Mrs. de la juſtice, qui ne ſont guere juſtes, puiſque depuis huit mois ils me retiennent ici, ſans me donner ni pain ni pâte, que j'y ſerois mort de faim, ſans un mattre qui me donneroit trente ſols par jour, ſi j'étois libre, qui abuſant de ma détention, me lâche généreuſement trente-six ſols par ſemaine.
Dupont après cette confiance, s'attendoit à la mienne; mais elle étoit trop délicate pour la faire ainſi. Je me contentai de lui dire que je n'étois pas dans ſon cas, que je devois réellement ce pour quoi j'étois arrêté; que l'on m'avoit mis dans l'impoſſibilité de paver, en m'enlevant tout ce que je poſſédois, dans mon abſence, que comme je ne favois aucune profeſſion, je devois m'attendre à mourir de faim, puiſque je ne poſſédois que vingtſix ſchellings. C'eſt toujours quelque choſe, me dit Dupont, ſi les gens qui vous ont fait arrêter ſont inflexibles, ils ſeront forcés de vous nourrir; je parlerai à mon ami le Procureur, il aime les François, je vous aſſure que, malgré ſa profeſſion, c'eſt un fort honnête homme. Au reſte, vous pouvez diſpoſer du peu que j'ai: j'ai pitié d'un homme tel que vous, qui n'eſt pas accoutumé à ſouffrir comme un pauvre here tel que moi qui ſuis né pauvre.
J'embraſſai l'honnête Dupont en verſant des larmes de reconnoiſſance, ſans accepter ſes offres; je lui demandai un ſervice qui devoit lui coûter moins, dont j'avois le plus preſſant beſoin. Mon habit étoit très-propre; mais je n'avois que deux chemiſes ſur le corps; celle de deſſus étoit fine, bien garnie; je ſouhaitois de troquer ma mince garderobe contre un habit plus ſortable à mon état, me procurer quelques chemiſes. Dupont me fit parler à quelques miſérables Juifs qui rodent par les priſons pour abuſer du beſoin des priſonniers en leur verdant bien cher, en leur achetant pour rien les choſes dont ils veulent ſe défaire. Mon nouvel ami manqua les battre, lorſqu'ils ne m'offrirent que trenteſix ſchellings de mon habit de ma chemiſe; les galons de ma veſte valoient davantage. Il me pria done d'attendre, ayant écrit un mot qu'il me dicta, au Procureur, nous le vimes deux jours après. En vérité c'étoit l'homme le moins propre à la profeſſion que j'aie jamais vu; il avoit une ame noble, bienfaiſante, qui ne lui permettoit point les rapines ſi ordinaires à pluſieurs de ſa robe, il accommodoit plus d'affaires dans un mois, que ſes confreres n'en ſuſcitoient pendant une année. Un de mes chagrins eſt d'avoir oublié ſon nom.
Ce digne homme me fit trouver un habit, le reſte de ce qu'il me falloit en échange du mien, s'étant mis au fait du nom de mon pincipal créancier, il me promit de le voir.
Malheureuſement il étoit parti pour un voyage de trois mois, ainſi il m'annonça qu'il falloit que je priſſe patience juſqu'à ſon retour. Quoique je vécuſſe de pain d'eau, je ſentis bien que mon argent ne pouvoit me conduire juſqu'à ce temps, trouvant qu'il y auroit moins de honte à gagner ma vie de quelque maniere que ce fût, que d'accourcir le pain du pauvre Dupont, qui étoit déjà fort mince, je m'intriguai pour éviter, s'il ſe pouvoit, de lui être à charge.
Il y avoit dans cette priſon pluſieurs perſonnes qui faiſoient de la dépenſe, qui ne s'y tenoient que pour laſſer la patience de leurs créanciers, les amener à un accommodement. Ceux là étoient dans des chambres propres, ne manquoient de rien. J'offris mes ſervices à l'un d'eux, qui écorchoit quelques mots de François, je lui promis de le perfectionner en peu de temps dans cette langue; il accepta ma propſition, avant goûté ma converſation, il me donna généreuſement ſa table. Il ſe nommoit Nil, avoit eu une cemmiſſion qui l'avoit mis à ſon aiſe; les dépenſes de ſa femme qui avoit contracté des dettes à ſon inſu l'avoient fait arrêter, il s'obſtinoit à vouloir un rabais de ſes créanciers, puiſqu'ils avoient eu tort de ne pas le conſulter avant que de fournir au luxe de ſon épouſe. Cet homme avoit trois filles qui étoient miſes ſur un bon ton, qui venoient le voir de temps en temps. Il arriva un jour que l'ainée qui étoit venue le voir, habillée à la françoiſe, ſans chapeau, fut ſurpriſe d'une groſſe ondée de pluie, à deux cents pas de la priſon, y arriva toute trempée; on fit ſécher ſes habits; mais comme elle n'avoit qu'un petit bonnet, qu'elle étoit toute défriſée, je m'offris à lui remettre quelques papillotes. Pendant les ſix mois que j'avois paſté avec Roſelle, j'avois voulu lui rendre ce ſervice, comme elle avoit beaucoup de goût pour la parure, elle m'avoit appris, beaucoup mieux que ne l'eût pu faire un perruquier, à arranger une tête. La jeune Angloiſe fut donc extrêmement ſatisfaite de ma facon de coëffer, cela fit venir une idée à ſon pere, à laquelle je dois tout mon bonheur.
Nil avoit un frere établi à quelques milles de Windſord, qui étoit perruquier de ſa profeſſion; il ne faiſoit preſque rien pendant l'hiver; mais le lieu de ſon habitation les environs étoient pleins, en été, de pluſieurs familles oui y venoient de Londres, qui ſe ſervoient de lui, enſorte qu'il avoit toujours un garçon François pour coëffer les Dames; car elles trouvent que les gens de cette nation ont plus de goût que les Anglois. Il ſavoit que ſon frere cherchoit alors un garçon, l'amitié qu'il avoit pour moi l'engagea à lui écrire pour me ménager cette place; ce qu'il fit à mon inſu. Pendant cet intervalle, mon principal créancier étoit revenu à Londres, le charitable Procureur dont j'ai parlé, l'avoit engagé à me remettre une dette que j'étois dans l'impoſſibiltié de payer.
Mes autres créanciers, gens de rien, n'avoient rien voulu rabattre de la leur, enſorte que j'étois encore retenu pour vingt guinées, y compris les frais de geole. Nil propoſa à ſon frere de payer cette ſomme pour moi, à condition que je travaillerois deux années pour lui. La même Demoiſelle Nil que j'avois déjà coëffée une fois, feignit de vouloir l'être encore de ma main, M. Nil le cadet fut ſi content de mon adreſſe, qu'il s'engagea à tout ce que ſon frere voulut.
Je ne vous ai rien dit de ce qui s'étoit paſſé en moi pendant les trois mois demi que je reſtai dans la priſon, où je croyois devoir demeurer juſqu'à ce qu'il y eût un acte de grace, qu'on n'eſpéroit pas ſitôt.
Rien de ce que j'y avois ſouffert extérieurement, n'approchoit des tourments dont mon ame étoit la proie.
Quelques efforts que j'euſſe fait pour ranimer mon eſpérance, mon ingratitude envers Dieu envers ma mere, me paroiſſoit ſi énorme, que je ne croyois pas pouvoir jamais en eſpérer le pardon. Que cet état eſt affreux! Combien de fois m'arriva-t-il ce que l'on aſſure d'un fameux héréſiarque, en regardant le Ciel. Je l'ai perdu par ma faute, ſans retour, diſoisje en verſant une abondance de larmes. Ah! je pouvois bien dire avec le Prophete oi, que mon pain étoit arroſé de mes pleurs. Ce ſentiment douloureux étoit ſi vif en moi, qu'il avoit comme anéanti tous les autres; l'orgueil ſi naturel à l'homme étoit émouſſé, l'on eût pu me mépriſer tant qu'on eût voulu, ſans qu'il me fût venu dans la penſée qu'on commettoit une injuſtice. Je ne fus donc que reconnoiſſant lorſque mon protecteur m'annonça ce que ſon frere vouloit faire en ma faveur, je ne me trouvai point au deſſus de l'emploi qui m'étoit propoſé, qui étoit encore trop bon pour un miſérable qu'on auroit pu avec juſtice chaſſer de la ſociété.
J'eus la ſenſible conſolation de voir Dupont ſortir avant moi; des perſonnes charitables payerent ſes frais, je le laiſſai chez un maitre où il gagnoit bien ſa vie.
Arrivé dans notre nouvelle demeure j'eus peu d'occupation pendant quatre mois, certainement je ne gagnois pas alors l'argent que je coûtois à mon maître, qui payoit ma dépenſe à l'auberge. Je dois ici rendre juſtice aux Anglois, détruire un préjugé que j'avois, comme les autres; c'eſt qu'il eſt difficile de trouver des cœurs plus eſſentiellement bons, plus portés à aider les gens dans leſquels ils remarquent des mœurs, l'amour du travail. Cette remarque n'eſt point déplacée, Madame, quoique j'aie l'honneur de parler à une Angloiſe.
Vous ne connoiſſez que les gens de votre rang, vous vous perſuadez peut-être, que les Anglois du dernier étage ont le cœur auſſi rude que leur écorce; vous leur feriez une injuſtice.
Ils ſavent s'attendrir pour l'infortuné qui leur paroît vertueux, pendant plus d'une année qu'a duré ma miſere, je dois rendre témoignage qu'ils ſont trèscompatiſſants, qu'ils aiment à obliger. Il eſt vrai qu'ils rendent un ſervice du ton de l'air qu'un François diroit une injure; c'eſt que leur groſſiéreté eſt égale à leur bienfaiſance. Malheureuſement cette premiere qualité maſque l'autre, c'eſt la raiſon pour laquelle on les croit cruels barbares.
Lorſque j'eus paſſé quelques ſemaines chez M. Nil, il remarqua que je n'allois point à la Paroiſſe, il me dit: Je vous ai cru François réfugié, apparemment que je me ſuis trompé, vous êtes Papiſte. Quoique je craigniſſe de l'indiſpoſer, en lui déclarant ma Religion, je ne balançai pas un moment à le faire; j'aurois frémi de la baſſeſſe de diſſimuler en pareille matiere. Je fus agréablement ſurpris de ſa réponſe. Mon enfant, me dit-il, j'ai connu de très-honnêtes gens parmi les Catholiques, je ne vous en aimerai pas moins qu'auparavant, à péſent que je ſais que vous l'êtes; mai dans quelque Religion qu'on ſoit, i faut s'acquitter des devoirs qu'elle impoſe: vous avez une chapelle da salle bourg voiſin, voiſin, qui eſt deſſervie par un fort honnête homme, dont la bonne conduite édifie tout le canton, je vous laiſſerai la liberté d'y aller tous les Dimanches. Croyez-moi, il ne faut pas ſe relâcher ſur cet article, la négligence de la Religion conduit au libertinage, je ſerois fâché que vous vous dérangiez chez moi.
Je ne dois point chercher à vous cacher la profondeur de l'abyme dans lequel j'étois tombé, Madame; je n'étois pas entré dans un lieu conſacré au Seigneur, depuis mon arrivée en Angleterre, je ſentis un frémiſſement général, lorſque mon maître me propoſa d'aſſiſter au redoutal le myſtere. C'eſt que ma foi qui s'étoit réveillée me faiſoit craindre que la foudre ne partît des Autels que j'allois ſouiller par mes regards, en un mor, j'étois dans la ſituation que Montalve a décrite d'une maniere ſi touchante.
Je craignis cependant de ſcandaliſer mon maître, je feignis d'être ſort reconnoiſſant de la permiſſion qu'il m'accordoit, bien déterminé, pourtait à n'en point profiter. Hélas! le crime vient à bout de détruire les qual tés naturelles acquiſes. C'étoit la premiere ſcis de ma vie que j'avois pu deſeendre juſqu'au menſonge, j'étois né vrai, cette bonne diſpoſition avoit été cultivée par ma mere, enſorte que j'avois horreur du moindre dguiſement; cette horreur céda à la frayeur que m'inſpiroit la vue de mon juge, il me ſembloit que ſon Miniſtre auroit lu mon indignité ſur ma face, qu'il m'auroit chaſſé de la compagnie des fideles, d'où je m'étois banni moi-même volontairement.
J'ai dit que mon maître payoit ma penſion dans un lieu où il mangeoit lui-même; c'étoit dans une petite auberge, la ſeule qu'il y eût dans le village. J'y étois à l'heure de midi, lorſqu'il y arriva une chaiſe de poſte, ſuivie d'un domeſtique à cheval. Cet homme, après m'avoir regardé pluſieurs fois, s'écria. Je ne me trompe pas, c'eſt notre cher Baron d'Aſtie, ſe précipitant en bas de ſon cheval, il fut à moi avant que j'euſſe eu le temps de l'enviſager. C'étoit un domeſtique de mon pere, que ma mere avoit gardé juſqu'au temps de la perte de notre procès, qui, plein de reconnoiſſance pour les bontés qu'elle avoit eues pour lui, venoit, chaque année, de Bordeaux pour lui renouveller les aſſurances de ſon reſpectueux attachement. Ah mon Dieu!
s'écria-t-il, en me baiſant la main, en quel état retrouvéje le fils de mes bons maîtres! je me hâtai de lui impoſer ſilence, comme ſon maître devoit dîner chez un ami qu'il avoit en ce lieu, il ſe hâta de faire ce que ſon ſervice exigeoit de lui, pour venir me rejoindre. Que ne donneroit pas votre mere déſolée, me dit-il, pour avoir la conſolation de vous revoir!
Hélas! cette reſpectable Dame languit depuis le jour de votre ſuite; ſes larmes ſont ſa nourriture, ſi vous différez à lui donner de vos nouvelles, vous aurez ſa mort à vous reprocher.
Ah! mon cher ami, lui dis je, elle eſt bien vengée, la malédiction qu'elle a ſans doute prononcée contre moi, a eu des ſuites bien terribles.
Que parlez-vous de malédiction, me dit Henri? Sa bouche ne s'ouvre que pour demander votre retour au Seigneur. N'en doutez point, mon cher maître, malgré la longueur du voyage, vous la verriez b'entôt ici, ſi elle vous y ſavoit; aurez-vous le courage de lui laiſſer finir dans l'amertume, des jours qui couloient avec tant de tranquillité, avant votre départ? Hâtez-vous d'aller lui rendre la vie, par votre préſence, ſi je puis ſervir à preſſer l'exécution de ce bon deſſein, ne m'épargnez pas; ma perſonne, ma petite fortune, ma vie même ſont à votre ſervice.
J'embraſſai ce fidele domeſtique avec une grande effuſion de larmes, après qu'elles eurent déchargé mon cœur de l'horrible poids ſous lequel il étoit oppreſſé, je ne rougis point de lui déclarer tous mes égarements, les malheurs qui en avoient été la ſuite. Henri m'interrompit pluſieurs fois pour maudire Roſelle, ce fut de lui que j'appris la vie que cette infame créature avoit menée à Bordeaux. Il me dit auſſi que ma mere n'ignoroit point que c'étoit avec elle que j'avois pris la fuite; mais qu'elle n'avoit pu parvenir à ſuivre mes traces, quelque ſoin qu'elle eût pris pour cela.
Henri me ſollicitoit de partir ſur le champ pour aller trouver ma mere, croyant que ce que je devois à mon maître étoit le ſeul obſtacle à mon retour, il vouloit abſolument m'avancer cette ſomme. Vous connoîtrez, en liſant la lettre que j'écrivis à ma mere, quelles furent les raiſons qui m'empêcherent de profiter de ſes offres.
Je lui recommandai le ſecret ſur ma condition, je lui donnai ma parole d'honneur d'écrire inceſſamment à ma mere, d'aller me jeter à ſes pieds au premier moment où je le pourrois, ſans bleſſer la juſtice, je lui promis auſſi de lui donner de mes nouvelles, tout le temps qu'il reſteroit à Londres, où ſon maître devoit paſſer l'hiver.
Je ſortis de cette converſation plus abattu que je ne l'euſſe été après une longue maladie, mon maître eut peine à me reconnoître. Mais le changement de mon ame fut encore plus grand.
L'aſſurance du pardon de ma tendre mere, ſembloit m'être un gage de celui que Dieu vouloit m'accorder, rougiſſant d'avoir pu déſeſpérer de ſa miſéricorde, je pris une ferme réſolution de me mettre au plutôt en état d'en profiter. J'avois toute l'après-dînée à moi. Je me ſervis de ce temps de repos pour me rendre chez M. Beker, qui acheva de ranimer ma confiance, qui me fit voir que celui de tous mes crimes, dont je devois gémir le plus amérement, étoit celui d'avoir déſeſpéré de la miſéricorde de Dieu.
Il voulut bien ſe charger de joindre une lettre de ſa main, à celle que j'écrivis à ma mere, les voici toutes les deux.
LETTE de Monſieur Beker à Madame la Baronne d'Aſtie.
Madame,
UN enfant prodigue pénétré de la honte du regret de ſes égarements, emprunte ma voix pour vous faire amendehonorable, vous demander miſéricorde. J'oſe aſſurer que Dieu l'a déjà accordée à ſon repentir, je ne ſaurois craindre que vous ſoyez plus inexorable. La grandeur de ſa faute l'avoit précipité dans le déſeſpoir, depuis plus d'une année qu'il eſt ſéparé de la malheureuſe qui a été la cauſe de ſa fuire, il auroi tenté d'attendrir le Ciel, vous, Mdame, s'il eût cru que ſes cr mes euſſent été ſuſceptibles de pardon. Dieu touché, ſans doute, par l'ardeur de vos prieres, n'a pas permis qu'il pût ſe repoſer tranquillement dans ſon crime, je regarde l'extrêmité de la miſere où il s'eſt trouvé réduit, comme la plus grande grace.
Il ne balanceroit pas un moment à partir pour ſe jeter à vos pieds; mais je penſe comme lui, que l'honneur la juſtice lui font une loi de remplir ſes engagements envers un homme qui l'a tiré de priſon, où il avoit été mis pour dettes. Cet honnête homme, perruquier de ſa profeſſion, lui a avancé vingt louis, à condition qu'il ſeroit attaché à lui pendant deux ans, qu'il coëfferoit les Dames, en quoi il réuſſit très-bien. S'il n'eût été queſtion que d'avancer ce qui reſte à payer de cette ſomme, on eût trouvé le moyen de vous renvoyer plutôt; mais ce ſeroit ruiner ſon maître qui ne trouveroit pas, à point nommé, un autre garçon, qui ne le remplacera jamais au gré de ſes pratiques.
Si vous me permettez, Madame, de vous dire mon ſentiment à cet égard, je crois que vous devez l'abandonner à la Providence. Il ſent l'humiliation de ſon état juſque dans la moëlle des os, ſi je puis m'exprimer ainſi; il faut lui laiſſer boire juſqu'à la lie, le calice qui lui eſt préparé en punition de ſes fautes. Soyez tranquille à ſon égard, il m'a donné ſa confiance avec une plénitude qui m'a fait prendre pour lui des entrailles de pere, quand les devoirs du Sacré Miniſtere que j'ai l'honneur d'exercer, quoique j'en ſois indigne, quand, dis-je, mon devoir ne m'engageroit pas à prendre de lui un ſoin particulier, il m'a tellement attaché à lui par ſes bonnes qualités, qu'il eſt deux fois mon prochain.
Soyez tranquille ſur ſa foi, elle n'a point étéébranlée, ne court même aucun riſque de l'être. On eſt moins curieux en Angleterre de faire des proſélytes que dans aucun autre des pay proteſtants. D'ailleurs ſon maître n'a aucune répugnance pour les Catholiques, comme il ignore parfaitement les dogmes de la Religion Anglicane qu'il profeſſe, il n'y a pas de danger qu'il eſſaie de les faire adopter à M. votre fils. Au reſte, cette ignorance eſt aſſez générale pour vous raſſurer, quand bien même M.
d'Aſtie ne ſeroit pas auſſibien inſtruit qu'il l'eſt. La conviction de l'eſprit ne conduit ici perſonne, les Proſelytes Anglicans n'y ſont amenés que par le déréglement du cœur. Grace à Dieu, votre fils ne riſque plus rien de ce côté-là, ſa converſion me paroît ſi ſincere, qu'on y peut comprer pour quelque temps au moins; car la fragilité de l'homme eſt grande.
Je ſuis avec les ſentiments du plus profond reſpect, Madame, Votre très-humble obéiſſant ſerviteur, Beker, Prêtre.
LETTEdu Baron d'Aſtie, à Mdame la Baronne d'Aſtie, ſa mere.
Oh! la plus reſpectable de toutes les femmes! oh la plus chérie, pourtant la plus outragée de toutes les meres! comment un fils auſſi ingrat que je le ſuis devenu, aura-t-il la force de vous tracer les expreſſions de ſon repentir? Quelque vifs que ſoient mes remords pourront-ils entrer en compenſation des peines dont j'ai déchiré votre tendre cœur, depuis près de deux années que me dérobant à vos bontés, j'ai ſuivi la pénible carriere du vice? Ah! quelque vile que ſoit la condition où je me trouve réduit par ma folie, elle auroit des charmes pour moi, ſi je pouvois m'arracher à la douloureuſe idée d'avoir troublé la ſérénité de vos jours. Vous aviez été ſupérieure à la perte de votre rang; je vous ai vu ſupporter ſans murmure les amertumes inſéparables d'une médiocrité qui touche à l'indigence; hélas!
c'étoit à moi qu'il étoit réſervé de trouver l'endroit ſenſible de votre ame.
Ce n'a été qu'à la perte de votre fils que vous vous êtes permis de verſer des larmes, que les événements les plus fâcheux n'avoient puvous arracher.
Avec quelle amertume les miennes n'ont-elles pas coulé, lorſque le fidele Henri m'a fait la peinture touchante de l'affreuſe ſituation où vous a réduit ma fuite! Le haſard, ou plutôt la Providence l'a offert à mes yeux, à la ſuite d'un Lord, qu'il ſert depuis quelques mois, c'étoit cet inſtant que Dieu avoit marqué, de toute éternité dans ſa miſéricorde, pour ranimer en lui en vous ma confiance abſolument éteinte. C'étoit le plus grand de mes crimes, le ſeul dans lequel j'aie perſévéré. Oui, Madame, depuis plus d'un an, je déteſte, du fond de mon cœur, mes autres égarements, ſans eſpoir de touche le Ciel, j'évitois ſoigneuſement ce qui pouvoit l'irriter da antage. Je le remerciois d'avoir briſé d'indignes liens, je me ſoumettois avec joie aux ſuites humiliantes de mes fautes, la mort m'eût paru préférable à l'horreur d'une rechute.
J'ai été cruellement trabi, abandonné. J'ai brulé pour la lus infame de toutes les créatures. Dilpenſezmoi de tout autre détail de mes égarements.
Le regret, plus que la honte, me ferme la bouche, je ne veux pas ſouiller votre eſprit du récit de la vie infame que j'ai menée pendant ſix mois, dans un oubli total de Dieu de mon ſalut. Ingrat envers mon Créateur, qui m'avoit comblé depuis mon enfance, des graces les plus précieuſes, faut-il s'étonner ſi je le ſuis devenu envers vous? Ah! toute ma vie, quelque longue qu'elle puiſſe être, ne ſuflira pas pour expier mes égarements; vous me verrez les pleurer juſqu'à mon dernier ſoupir, plût au Ciel que ce fût dans le moment; mais mon Aname approuve les motifs du retardement de mon départ, vous en inſtruit. Je ne murmure point de la longueur de mon exil, la douleur que me cauſera votre abſence, ſera une partie de l'expiation de mes fautes, celle qui me paroît la plus pén ble.
J'oſe joindre à l'amendehonorable que je vous fais de mes égarements, la demande d'une grace qui peut contribuer à adoucir mes remords. Je me ſuis prêté, ſans le ſavoir, à une injuſtice, ſuis devenu complice d'un vol, en aidant à la malheureuſe complice de ma fuite, à enlever des effets que je croyois lui appartenir; quoique je n'aie point profité de ce vol, je ne m'en crois pas moins dans l'obligation de le réparer. Vous aviez deſtiné une ſomme pour mon entretien à Bordeaux, oſe ai-je vous prier d'en ſacrifier une partie pour me décharger de lhorrble faix du bien d'autrui?
J'eſpere que vous le pourrez, d'autant m'eux, que tous vos projets d'établiſſement éloigné de vos yeux ſont évanouis. Ma foibleſſe a décidé de ma vocation, je craindrois trop une ſeconde trahiſon de mes ſens pour m'y expoſer. Je conſacre de bon cœur le reſte de mes jours aux occupations champêtres, veux que le choix d'une compagne pour moi dépende abſolument de vous; car je ne puis plus me fier à moi-même pour ce choix important.
M. Beker ſoutient ma confiance, dans l'attente d'une réponſe favorable.
Ah! je ne ſurvivrois pas à un arrêt, tel que je le mérite, ſi la bonté n'en tempéroit la juſtice.
REPONSE de Madame la Baronne d'Aſtie, à ſon fils.
LES reproches que vous vous faites à vous-même, mon cher fils, ne me permettent pas de vous en faire, votre heureux retour à la vertu, compenſe la douleur que m'avoit donné votre égarement. Comprenez par-là, quel eſt l'excès de ma joie.
Que d'actions de graces ne devez-vous pas à Dieu, pour le repentir qu'il vous accorde, pour les heureuſes occaſions qu'il vous a ménagées, pour la vie qu'il vous a laiſſée, afin d'en profiter. Ce détail de vos fautes, que vous craigniez de me faire, je l'ai eu par Henri, à qui vous l'avez confié, qui me l'écrivit ſur le champ; ainſi, je reçus ſa lettre en même temps, que celle de M. Beker, la vôtre. J'ai bien remercié Dieu de ce qu'il a accordé un Paſteur ſi charitable, à ma pauvre brebis égarée qu'il a ramenée au bercail. Conduiſez vous entiérement par ſes conſeils, mon cher enfant. Une premiere faute donne, à la vérité, une expérience, qui, toute funeſte qu'elle eſt, peut être utile; mais elle affoiblit l'ame, la rend moins propre à réſiſter au péché. La vôtre ſe ſentira long-temps des ſouillures qu'elle a contractées; elles ont ajouté à cette molleſſe d'ame, qui vous rend ſuſceptible de toutes les impreſſions. Je ne ſerai tranquille ſur vous, qu'au moment où je vous verrai fixé, par un mariage qui puiſſe vous donner de la ſtabilité, ainſi, j'exige que vous vous prêtiez aux efforts que je vais faire pour vous tirer d'où vous êtes, ſi cela ſe peut, de l'aveu de l'honnête homme qui vous a tiré de priſon, ſans lui cauſer un préjedice dont je ne puiſſe l'indemniſer. Je m'en remets, à cet égard, à la prudence de M.
Beker, auquel je communique mes intentions, auquel je remets toute l'autorité que Dieu m'a donnée ſur vous.
Si je ne m'étois pas promis, en commençant cette lettre, de n'y mêler aucun reproche, je me plaindrois amérement de la défiance que vous avez eue par rapport à moi. Ne ſuisje pas votre amie plus que votre mere? Ah! ſi vous aviez pu être témoin des tranſports où m'a jeté la ſeule vue de votre caractere!
Mon premier mouvement fut de me jeter à genoux, j'y demeurai comme hors de moi, aſſez long-temps pour donner de l'inquiétude à la pauvre marie. Je pouvois être priſe, comme la mere de Samuel, pour une femme ivre, tant les agitations de mon viſage furent extraordinaires. Actuellement même, je n'ai pas pu encore recouvrer entiérement mes eſprits, il m'eſt reſté un tremblement ſi univerſel, que j'ai été forcée d'emprunter le ſecours de M. Duboc le cadet, pour vous écrire. Que ceci ne vous donne aucune inquiétude, je ſuis actuellement très-bien, à ce tremblement près.
(M. Duboc écrit en ſon nom.)
J'eſpere que mon cher fils ajoutera une foi entiere à mes paroles. Trèsaſſurément votre chere reſpectable mere eſt hors de tout danger. Il eſt vrai qu'elle nous donna quelque crainte hier, qu'il fallut la ſaigner; mais cette ſaignée la rira abſolument d'affaire: elle avoit réſiſté à ſa douleur, elle faillit ſuccomber à ſa joie.
Elle eſt ſi bien en ce moment, qu'elle ne veut pas de mon miniſtere pour écrire à M. Beker, compte le faire elle-même, après demain, ainſi, vous devez être tranquille ſur ſa ſanté. Mon frere moi avons partagé la joie de Madame la Baronne; elle ne ſera complette qu'au moment où nous pourrons embraſſer notre cher enfant, avec les ſentiments de joie que reſſentit le pere du Prodigue. Nous eſpérons que cette éclipſe de vertu vous affermira dans le bien pour le reſte de votre vie, en vous faiſant comprendre le peu de fond que vous devez faire ſur vos propres forces. Nous attendrons avec impatience l'effet des propoſitions que nous prierons M.
Beker de faire à celui auquel vous vous êtes engagé, quoi qu'il exige, nous tâcherons de le ſatisfaire. Nos trèshumbles reſpects à ce charitable Paſteur. (La Baronne finit de ſa main.)
Voyez un peu la belle écriture toute tremblante, je la riſque pour tirer mon fils d'inquiétude, ſigner l'amniſtie que lui accorde la plus tendre la plus indulgente de toutes les meres.
LETTE de Madame la Baronne d'Aſtie à Monſieur Beker.
Monſieur,
LORSQUE l'on s'engagea pour moi, il n'y a que deux jours, c'étoit en vérité parce que l'on comptoit ſur un miracle; j'étois ſi mal, qu'on venoit de m'adminiſtrer mes Sacrements. Dieu l'a acco dé aux prieres de nos ſaints Paſteurs, comme mon état n'étoit cauſé que par un grand ſaiſiſſement, quatre heures après, le Médecin répondit de ma vie, après une troiſieme ſaignée du pied, qui me dégagea. Je me hâte de vous écrire, Monſieur, pour vous remercier de toute l'étendue de mon cœur, de vos bontés pour mon pauvre enfant, pour vous prier de le raſſurer. Ma lettre, autant que je le rappelle, étoit capable de faire renaître ſa défiance; j'avois la tête extrêmement embarraſſée lorſque je la dictai, mon attaque d'apoplexie n'étoit pas tellement diſſipée, qu'on ne craignît un fâcheux retour. Puiſque mon fils s'eſt ouvert à vous, Monſieur, de tous les événements de ſa vie, vous devez comprendre mon exceſſive tendreſſe pour lui, ce que j'ai dû ſouffrir pendant ſon abſence, la révolution que me firent votre lettre la ſienne; j'en perdis l'uſage de mes ſens, fus trois jours en danger. Graces éternelles ſoient rendues à l'Eternelle bonté qui m'a conſervé la vie, pour me donner le plaiſir de l'embraſſer repentant de ſes fautes.
Dieu a confondu ma prudence humaine, en anéantiſſant toutes les meſures que j'avois priſes pour tirer mon fils de l'état où il l'avoit placé lui-même. Il me ſemble pourtant, après le plus ſévere examen, que le préjugé n'a point eu de part à mes démarches.
Je ne meſure la gloire d'une action, que ſur l'utilité dont elle peut être à la ſociété; il me ſemble que, dans l'intention du Créateur, les hommes réunis n'ont point d'autre vocation que de travailler au bonheur les uns des autres, pour obéir aux ordres de celui qui eſt la bonté la charité par eſſence. Pénétrée de ce ſentiment, la deſtination de mon fils me paroiſſoit plus noble que celle d'un général d'armée, d'un Magiſtrat. Ceux-là ſont employés à réparer les maux que produit la cupidité; celui qui devient le légiſlateur des hommes, par ſon exemple ſes diſcours, les prévient.
Si j'euſſe appuyé ſur ce ſentiment, mon fils ne m'eût jamais quittée; mais comme il eſt dangereux de s'ennivrer de ſon vin, je ſacrifiai mes lumieres aux idées communément reçues, je me perſuadai qu'il falloit tenter au moins de rendre mon fils à des occupations qui fuſſent plus ſortables à ſa naiſſance. Je ne ſais pourtant ſi cette raiſon ſeule m'eût ſuffi pour vaincre ma répugnance, l'expoſer au danger du grand monde; mais il s'y en joignit une au re qui me détermina.
Avec le plus heureux naturel, mon fils a les paſſions les plus vives. Le célibat eût été un état dangereux pour lui; mais comment l'aſſortir dans le lieu où il vivoit. Nos payſannes, pour la plus grande partie, poſſédoient les vertus de leur état, auroient manqué de celles dont elles auroient eu beſoin dans celui où un mariage avec mon fils les eût élevées. Nous ſommes environnés, à la vérité, d'une nobleſſe pauvre, chez laquelle il m'eût été facile de lui trouver une épouſe; je n'y pouvois penſer ſans frémir. A la groſſiéreté, l'ignorance des filles de la campagne, elles joignoient un orgueil inſupportable, qui m'eût fait regarder avec horreur pour lui pour moi, la néceſſité de paſſer notre vie avec elle. Je crus avoir trouvé un juſte milieu; l'Avocat chez lequel j'envoyois mon fils, avoit une épouſe vertueuſe, qui avoit donné la meilleure éducation à ſes filles; elles avoient été élevées loin du grand monde, dans l'amour du travail, dans les ſoins économiques qui conviennent à toutes les femmes, qui ſont d'une néceſſité abſolue pour celles dont la fortune eſt bornée. Toute mon ambition étoit qu'il prît du goût pour une d'elles; je me faiſois une perſpective charmante des douceurs que je goûterois dans la ſociété d'une belle-fille qui fût capable de goûter notre genre de vie, peut-être que je comptois trop ſur les petits arrangements que je prenois en conſéquence. Je le répete, Dieu a renverſé tous mes projets, j'ai beau jeter les yeux ſur l'avenir, je n'enviſage aucun moyen d'établir ce cher fils, de maniere à le rendre heureux. Il faut donc l'abandonner à la Providence, c'eſt le parti que je prends. Il me ſemble qu'elle eſt jalouſe des reſſources que je lui avois ménagées, il faut y renoncer. Je parle, Monſieur, des quatre mille livres que j'avois dépoſées pour établirmon cher enfant; je les ſacrifie de bon cœur à la juſtice, au deſir de le revoir plutôt. Par le mémoire qu'il m'envoie des effets qu'il a enlevés de la maiſon où il ſuivit cette miſérable Roſelle, je conçois qu'il faudra donner mille livres pour cette reſtitution. Je vous prie d'offrir les trois mille livres reſtantes, au maître de mon fils, pour l'indemniſer du tort que lui fera ſon abſence. J'eſpere qu'il aura pitié d'une mere déſolée, qui lui offriroit des millions en dédommagement, ſi elle les poſſédoit, qui croiroit encore lui être redevable pour le ſervice qu'il a rendu à ſon fils, en le tirant de priſon. Que ſi vous jugiez vous-même qu'il ne pût, ſans ſe cauſer un trop grand préjudice, ſe priver de mon pauvre enfant juſqu'au temps où la mauvaiſe ſaiſon ramenera à Londres les habitants de cette grande ville, qui ſont à préſent dans le lieu où il habite, il faudra offrir cette croix au Seigneur, attendre encore quelques mois; car pour rien au monde je ne voudrois pas qu'il mécontentât ſon bienfaicteur en le quittant ſans ſon aveu. Si ce malheur m'arrive, Monſieur, le ſeul adouciſſement que je puiſſe eſpérer, c'eſt d'avoir une ferme confiance que vous voudrez bien lui continuer vos charitables ſoins; ſoyez ſon pere, je vous en conjure, je remets entre vos mains toute l'autorité que Dieu m'a donnée ſur lui, je ſerai tranquille, autant qu'on le peut etre, dans des circonſtances auſſi pénibles que la mienne.
J'oſe vous prier d'engager mon fils à m'écrire ſouvent; j'eſpere que vous voudrez bien accompagner ſes lettres d'un mot de votre main. Ah! ſi ma ſoumiſſion à ceux qui me conduiſent ne me retenoit pas ici, je ne craindrois pas les périls d'une longue route pour m'avancer le plaiſir de l'embraſſer, de vous aſſurer de bouche, que rien n'égale ma gratitude, des peines que vous avez priſes pour ramener au bercail cette pauvre brebis égarée.
Je ſuis avec reſpect,
OUI, Madame, la Providence qui s'étoit chargée, d'une maniere ſpéciale, du ſort de M. votre fils, s'eſt montrée jalouſe des précautions que la prudence vous avoit ſagement fait prendre pour ſon établiſſement. Elle avoit de plus grands deſſeinsſur lui, ils ont commencé à ſe manifeſter d'une façon ſi admirable, que nous devons abſolument l'abandonner à ſes ſoins. Je dis nous, Madame; cet aimable jeune homme en m'honorant des ſentiments d'un fils reſpectueux tendre, avoit fait naître dans mon cœur toute la tendreſſe qu'il auroit pu attendre d'un pere. Comme vous, j'ai ſuivi les petites vues de la prudence humaine, comme vous, je m'apperçois qu'elles ont été trompées, ſans pouvoir m'abandonner à l'inquiétude que je devrois naturellement avoir. Que d'événements j'ai à vous raconter, que de bonheurs je prévois pour vous! Vous m'aviez remis votre autorité, Madame; j'en ai fait un uſage qui aſſure le ſalut, la félicité de votre fils, qui vous procure une belle-fille telle que votre cœur l'eut choiſie. Une fille dont la moindre qualité eſt une figure éblouiſſante, un grand nom, une fille qui ſeroit une des plus riches héritieres, ſi le devoir ne la dépouilloit pas de pluſieurs millions, je dis le devoir, je devrois employer un autre mot. Madame votre belle-fille eût pu, ſans manquer au devoir, ſe réſerver ces immenſes richeſſes; c'eſt le deſir de pratiquer toutes les vertus dans le degré le plus éminent, qui la rend auſſi pauvre que M. votre fils.
Je n'annoncerois qu'en tremblant, un tel mariage, à une Dame moins pénétrée que vous, du néant de tout ce qui n'eſt point vertu; mais, après la connoiſſance que M. votre fils m'a donnée de votre caractere, je croirois commettre une injuſtice, en craignant que vous m'accuſiez d'avoir eu plus d'égard d'égard à l'inclination du Baron qu'à l'intérêt de ſa fortune. Apprenez, Madame, par quel degré la Divine ſageſſe a conduit toute cette affaire, eſpérez qu'elle finira auſſi heureuſement qu'elle l'a commencée.
Auſſitot que j'eus reçu la lettre que vous m'aviez fait l'honneur de m'écrire, je me diſpoſai à faire tous mes efforts pour dégager M. d'Aſtie. Je ſerois parti dès le même jour; mais des devoirs attachés à mon miniſtere, m'ayant occupé toute la journée, je lui marquai par un billet qu'il me verroit le lendemain. Jugez de ma ſurpriſe, lorſque je le vis arriver le ſoir ſur les dix heures, avec un air d'embarras, qui m'annonçoit qu'il avoit quelque choſe de bien extraordinaire à m'apprendre. Rien ne pouvoit l'être davantage. En revenant de coëffer une noce, à la pointe du jour, il avoit trouvé, dans un lieu écarté, une jeune fille, ou plutôt, me dit-il, un ange. Ses habits, quoiqu'en déſordre, annonçoient une fille de qualité; elle s'étoit effrayée à ſa vue, lui avoit offert ſa bourſe, le prenant pour un voleur, ou quelque choſe de pire; enfin, le beſoin d'un aſyle prompt ſûr, avoit forcé cette fille d'accepter l'offre de ſa chambre où elle étoit depuis le matin.
Vous connoiſſez Monſieur votre fils, il ne faut pas beaucoup d'étude pour pénétrer les ſentiments de ſon cœur, ils ſe peignent ſur ſon viſage.
Il me fut donc aiſé de m'appercevoir de l'impreſſion que cette inconnue avoit faite ſur lui, je vous avoucrai que j'en eus une véritable frayeur.
MNous avons aux environs deux mauvaiſes maiſons qui ſervent d'aſyles à des perſonnes déréglées, il arrive ſouvent qu'elles ſont cruellement traitées des hommes que la débauche y conduit; ma premiere penſée fut donc de croire que c'étoit une de ces créatures infortunées que la crainte de quelque mauvais traitement mérité, avoit forcée à fuir. A peine le Baron eut-il entrevu ma penſée, que, ſans me donner le temps d'achever, il me dit: Ah! Monſieur, gardez-vous de concevoir d'indignes ſoupçons; ce ſeroit accuſer la vertu même, que de ſoupçonner Mile. Derby ..... Je l'interrompis à mon tour. Quoi, c'eſt Mlle. Derby à qui vous avez donné retraite, lui dis-je? Je n'ai pas l'honneur de la connoître perſonnellement; mais depuis ſix mois qu'elle demeure dans notre voiſinage, elle en eſt l'édification; je n'entends parler que de ſes vertus de ſes bonnes œuvres. Comment une telle perſonne peut-elle s'être trouvée réduite à une telle extrêmité?
J'ignore, me répondit le Baron, par quel motif elle s'eſt échappée de la maiſon paternelle; mon reſpect pour elle ne m'a permis de lui faire aucune queſtion. Je me ſuis tranſporté, par ſon ordre, à Oldvindſord, tout le village étoit en confuſion, à cauſe du déparr de la mere de cette charmante perſonne, qui venoit de prendre la fuite avec un jeune homme que ſa fille devoit épouſer la nuit même qu'elle s'eſt évadée. J'ai ſu de ſa femme de chambre que Mlle. Derby avoit conſenti de bonne grace à ce mariage, qu'elle ne pouvoit attribuer ſa ſuite qu'à une lettre qu'elle lui remit une heure avant la célébration. M. Derby publie que ſa fille s'eſt ſauvée avec un amant; j'ai bien la preuve du contraire, puiſque je l'ai trouvée ſeule; d'ailleurs. il ne faut que faut que la voir pour atteſter qu'elle eſt la plus ſage de toutes celles de ſon ſexe, comme elle en eſt la plus charmante.
Vous lui rendez juſtice, répondis-je au Baron, Madame ſa mere eſt une femme d'une éminente vertu.
Son pere ne paſſe pas pour en avoir beaucoup, je ne doute point qu'il n'ait occaſionné la fuite de ſa fille de ſon épouſe; mais que je crains pour vous, les ſuites d'une telle rencontre, mon cher ami! Mlle. Derby poſſede d'immenſes richeſſes .... Et je n'ai pas la témérité d'aſpirer à ſa main, me répondit le Baron; je ne veux que la ſervir, la mettre en ſûreté, mourir de douleur de n'être pas digne d'elle. C'eſt un parti un peu trop violent, lui dis-je. Suppoſons que ſon cœur ne ſoit point engagé, qui ſait juſqu'où la porteroit la reconnoiſſance. Pour ne point faire de cette lettre un volume, je vous dirai que je vis le lendemain Mlle.
Derby; que j'appris avec admiration qu'elle ne s'étoit expoſée à tant de dangers que pour éviter le crime d'épouſer un Prêtre apoſtat, dont on lui avoit caché l'état, qu'elle croyoit un homme de qualité, ſur la foi de ſon pere, qui la pourſuit comme le plus cruel ennemi, pour s'approprier le riche héritage qu'elle a eu d'une de ſes tantes, catholique comme elle; que cette héroïne vouloit payer de tout ſon bien le retour de l'amitié de ſon pere; qu'elle ne pouvoit lui faire ceſſion de ſon héritage, qu'en ſe mariant, que ne pouvant ſe flatter de trouver un époux de ſon rang, lorſqu'elle ſeroit dénuée des biens de la fortune, elle étoit déterminée à ne conſidérer que la vertu dans celui auquel elle vouloit attacher ſon ſort. Il ne me reſtoit qu'à applaudir au choix qu'elle avoit fait de Monſieur votre fils, dont elle ignoroit le rang, lorſque nous eûmes lieu de croire que ſon pere ſoupçonnoit ſon aſyle, comme elle ne pouvoit fuir décemment qu'avec un époux, je me déterminai à l'unir ſur le champ au Baron, à faire partir les jeunes époux dès la même nuit, en me chargeant de ſatisfaire le maître du Baron. Vous m'accuſerez, peut-être, de précipitation, Madame; ſuſpendez votre jugement, je vous en conjure, juſqu'à ce que vous ayiez compris, par un récit plus détaillé, l'impoſſibilité où je me ſuis trouvé d'attendre un conſentement formel de votre part. Nos jeunes gens paſſeront quelques jours chez ma mere, à laquelle je les ai adreſſés. Je ne vous ai mandé qu'en gros les malheurs de votre vertueuſe belle-fille, je me hâte de courir au ſecours de ſa vertueuſe mere, qui partage avec elle la haine d'un pere injuſte, qui pourroit en devenir la victime.
Je ſuis avec un profond reſpect, Madame, Votre,
Vous comprenez, Madame, par la lecture de ces lettres, que M. Beler, avoit pu, ſans indiſcrétion, m'autoriſer à diſpoſer de moi, ſans attendre le conſentement de ma mere, puiſqu'elle lui avoit temis toute ſon autorité, qu'elle l'avoit aſſez inſtruite de ſes vues ſur moi, pour lui faire comprendre qu'il les rempliſſoit parfaitement. Il lui apprit, par une ſeconde lettre, la réſolution que nous avions priſe de nous retirer chez le tuteur de ma chere Clarice, il lui fit un ample détail de tout ce que mon épouſe vous a écrit.
Ainſi, Madame d'Aſtie nous envoya, ſans balancer, ſon conſentement, à Bordeaux, ce qu'elle n'eût aſſurément pas fait, comme Clarice l'a remarqué, ſi elle n'eut été inſtruite du caractere des vertus de celle que j'allois lui donner pour fille pour compagne.
Vous ſavez l'heureuſe concluſion de nos aventures; je crains bien d'avoir fait une indiſcrétion, en vous rendant un compte trop vrai des miennes. Vous direz, ſans doute: Oh! ce libertin ne méritoit pas ma Clarice. Je ſuis de votre avis, Madame. Elle pouvoit trouver un époux plus digne d'elle; mais quand on auroit eu à choiſir parmi tous les hommes qui exiſtent, vous n'en auriez pu trouver un qui la mérita, qui connût mieux ce qu'elle vaut, qui fût mieux diſpoſé que moi à l'adorer, ſans diminution, le reſte de ſa vie.
Les deux amies ceſſerent de s'écrire, parce que Lady Hariotte fut chez ſon Amie, avec Madame Derby, ſun long ſejour.