L'An deux mille quatre cent quarante, rêve s'il en fut jamais: MiMoText edition Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) encoding Pia Geißel 89260 Mining and Modeling Text Github 2020 L'An deux mille quatre cent quarante, rêve s'il en fut jamais Louis-Sébastien Mercier 1774 Londres 1771

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L'An deux mille quatre cent quarante

Louis-Sébastien Mercier

Londres, 1774

L'AN

DEUX MILLE

QUATRE CENTRE QUARANTE.

Rêve s'il en fût jamais.

NOUVELLE ÉDITION,

Revue & corrigée par l'Auteur, qui a jugé à propos de refondre le Chapitre de la Bibliothèque du Roi.

Le tems présent est gros de l'avenir...

Leibnitz.

À LONDRES.

M. DCC. LXXIV.

ÉPÎTRE

DÉDICATOIRE

À L'ANNÉE

DEUX MILLE QUATRE CENT QUARANTE.

Auguste & respectable Année, qui dois amener la félicité sur la terre ; toi, hélas ? que je n'ai vue qu'en songe, quand tu viendras à jaillir du sein de l'éternité, ceux qui verront ton soleil fouleront aux pieds mes cendres & celles de trente générations, successivement éteintes & disparues dans le profond abîme de la mort. Les Rois qui sont aujourd'hui assis sur des trônes ne seront plus ; leur postérité ne sera plus : & toi, tu jugeras & ces Monarques décédés & les écrivains qui vivoient soumis à leur puissance. Les noms des amis, des défenseurs de l'humanité, brilleront honorés : leur gloire sera pure & radieuse. Mais cette vile populace de Rois qui auront, en tout sens, tourmenté l'espèce humaine, plus enfoncés encore dans l'oubli que dans la région des morts, ne s'échapperont de l'opprobre qu'à la faveur du néant.

La pensée survit à l'homme ; & voilà son plus glorieux appanage! La pensée s'élève de son tombeau, prend un corps durable, immortel ; & tandis que les tonnerres du despotisme tombent & s'éteignent, la plume d'un écrivain franchit l'intervalle des tems, absout, ou punit les maîtres de l'univers.

J'ai usé de l'empire que j'ai reçû en naissant ; j'ai cité devant ma raison solitaire les loix, les abus, les coutumes du pays où je vivois inconnu & obscur. J'ai connu cette haine vertueuse que l'être sensible doit à l'oppresseur : j'ai détesté la tyrannie, je l'ai flétrie, je l'ai combattue avec les forces qui étoient en mon pouvoir. Mais, auguste & respectable Année, j'ai eu beau, en te contemplant, élever, enflammer mes idées, elles ne seront peut-être à tes yeux que des idées de servitude. Pardonne! Le génie de mon siécle me presse & m'environne : la stupeur règne : le calme de ma patrie ressemble à celui des tombeaux. Autour de moi, que de cadavres colorés qui parlent, qui marchent, & chez qui le principe actif de la vie n'a jamais poussé le moindre rejetton! Déjà même la voix de la philosophie, lasse & découragée, a perdu de sa force ; elle crie au milieu des hommes comme au sein d'un immense désert.

Oh, si je pouvois partager le tems de mon existence en deux portions, comme je descendrois à l'instant même au cercueil! Comme je perdrois avec joie l'aspect de mes tristes, de mes malheureux contemporains, pour aller me réveiller au milieu de ces jours purs que tu dois faire éclorre, sous ce ciel fortuné, où l'homme aura repris son courage, sa liberté, son indépendance & ses vertus. Que ne puis-je te voir autrement qu'en songe, année si désirée & que mes vœux appellent! Hâte-toi! Viens éclairer le bonheur du monde! Mais, que dis-je ? délivré des prestiges d'un sommeil favorable, je crains, hélas! Je crains plutôt que ton soleil ne vienne un jour à luire tristement sur un informe amas de cendres & de ruines!

AVANT-PROPOS

Desirer que tout soit bien est le vœu du philosophe. J'entends par ce mot, dont on a sans doute abusé, l'être vertueux & sensible qui veut le bonheur général, parce qu'il a des idées précises d'ordre et d'harmonie. Le mal fatigue les regards du Sage, il s'en plaint ; on soupçonne qu'il a de l'humeur ; on a tort. Le Sage sait que le mal abonde sur la terre ; mais en même tems il a toujours présente à l'esprit cette perfection si belle & si touchante, qui peut & qui doit même être l'ouvrage de l'homme raisonnable.

En effet, pourquoi nous seroit-il défendu d'espérer qu'après avoir décrit ce cercle extravagant de sottises autour duquel l'égarent ses passions, l'homme ennuyé reviendra à la lumière pure de l'entendement ? Pourquoi le genre humain ne seroit-il pas semblable à l'individu ? Emporté, violent, étourdi dans son jeune âge ; sage, doux, modéré dans sa vieillesse . L'homme qui pense ainsi, s'impose à lui-même le devoir d'être juste.

Mais savons-nous ce que c'est que perfection ? Peut-elle être le partage d'un être foible et borné ? Ce grand secret n'est-il pas caché sous celui de la vie ? & ne faudra-t-il pas dépouiller notre vêtement mortel pour percer cette sublime énigme ?

En attendant tâchons de rendre les choses passables, ou, si c'est encore trop, rêvons du moins qu'elles le sont. Pour moi, concentré avec Platon, je rêve comme lui. Ô mes chers concitoyens! Vous que j'ai vu gémir si fréquemment sur cette foule d'abus dont on est las de se plaindre, quand verrons-nous nos grands projets, quand verrons-nous nos songes se réaliser! Dormir, voilà donc notre félicité.

CHAPITRE PREMIER. Paris entre les mains d'un vieil Anglois.

Fâcheux ami, pourquoi m'éveilles-tu ? Ah, quel tort tu viens de me faire! Tu m'ôtes un songe dont je préférois la douce illusion au jour importun de la vérité. Que mon erreur étoit délicieuse, & que ne puis-je y demeurer plongé le reste de ma vie! Mais non, me voilà retombé dans le cahos affreux dont je me croyais dégagé. Assieds-toi & m'écoutes, tandis que mon esprit est encore plein des objets qui l'ont frapé.

Je conversai hier fort tard avec ce vieil Anglois dont l'ame est si franche. Tu sais que j'aime l'homme vraiment anglois. On ne trouve nulle part de meilleurs amis ; on ne rencontre chez aucun autre peuple des hommes d'un caractère aussi ferme & aussi généreux. Cet esprit de liberté qui les anime, leur donne un degré de force & de constance bien rare chez les autres peuples.

Votre nation, me disoit-il, est remplie d'abus aussi étranges que multipliés : on ne peut ni les concevoir ni les nombrer, & l'esprit s'y perd. Rien ne me confond surtout, comme ce repos, ce calme apparent qui couve les débats affreux de tant de guerres intestines. Votre capitale est un composé incroyable . Ce monstre difforme est le réceptacle de l'extrême opulence & de l'excessive misère : leur lutte est éternelle. Quel prodige! que ce corps dévorant qui se consume dans chaque partie, puisse subsister dans son épouvantable inégalité .

On fait tout dans votre Royaume pour cette capitale : on lui sacrifie des villes, des provinces entières. Eh, qu'est-elle autre chose qu'un diamant entouré de fumier! Quel mêlange inouï d'esprit & de bêtise, de génie & d'extravagance, de grandeur & de bassesse! Je quitte l'Angleterre, je me presse, j'accours, je crois arriver dans un centre éclairé, où les hommes, en unissant leurs talens mutuels, auroient dû faire régner tous les plaisirs ensemble, & cette aisance, cette commodité qui ajoutent à leur charme. Mais, Dieu! que mon espérance est cruellement deçue! Sur ce point où tout abonde, je vois des malheureux qui souffrent la faim. Au milieu de tant de loix sages, on commet mille crimes. Parmi tant de réglemens de police, tout est en désordre. Ce ne sont partout qu'entraves, qu'embarras, qu'usages contraires au bien public.

La foule risque à chaque instant d'être écrasée par cette innombrable profusion de voitures, où sont portés tout à leur aise des gens qui valent infiniment moins que ceux qu'ils éclaboussent & qu'ils menacent d'écraser. Je frissonne dès que j'entends les pas précipités d'une paire de chevaux qui avancent à toutes jambes dans une ville peuplée de femmes grosses, de vieillards & d'enfans. En vérité, rien n'est plus insultant à la nature humaine, que cette indifférence cruelle sur les dangers qui renaissent à chaque minute .

Vos affaires vous appellent malgré vous dans tel quartier, & il s'en exhale une odeur fétide qui tue. Des milliers d'hommes respirent forcement cet air empoisonné .

Vos temples scandalisent plus qu'ils n'édifient. On en fait des lieux de passage & quelquefois pis. On ne s'y assied que pour de l'argent : indécent monopole dans un lieu saint où tous les hommes devant l'Être Suprême doivent se regarder, au moins, comme égaux entre eux.

Si vous copiez d'après les Grecs et les Romains, vous n'avez pas seulement l'esprit de vous tenir dans leur genre ; vous gâtez leur manière qui est simple & noble ; vous la gâtez, dis-je, vous la défigurez par la petitesse de vos vues, & par cette fureur puérile que vous avez tous pour le joli. Vous avez quelques piéces de théâtre qui sont des chef-d'œuvres. Si sur leur lecture il me prend envie de les aller voir représenter, je ne les reconnois plus.

Vous avez trois petits théâtres sombres & mesquins. Dans le premier on chante à grands fraix ; on vous étourdit magnifiquement, & le ridicule machiniste prodigue des miracles au milieu desquels vous bâillez. Dans le second on vous fait rire, quand on devroit vous faire pleurer. Le costume est toujours manqué ; & outre vos pitoyables acteurs tragiques que l'on ne se donne pas même la peine de critiquer, vous avez telle confidente dont le nez plat ou gigantesque suffiroit seul pour faire évanouir la plus parfaite illusion. Quant au troisième, ce sont des farceurs qui tantôt secouent le grelot de Momus, & tantôt glapissent de fades ariettes. Je les préfère cependant à vos fades comédiens François, parce qu'ils ont plus de naturel, & par conséquent plus de graces, parce qu'ils servent un peu mieux le public ; mais j'avoue en même tems qu'il faut être excédé de loisir pour s'amuser des frivolités qu'ils débitent.

Ce qui me fait sourire de pitié, c'est que de pareilles gens, auxquels chaque particulier fait en quelque sorte l'aumône, entassent impertinemment leurs juges dans un parterre étroit, où debout & serrés les uns contre les autres, ils souffrent mille tortures, & où il ne leur est pas seulement permis de crier qu'ils étoufent quand ils vont rendre l'ame. Un peuple qui jusques dans ses plaisirs endure une servitude aussi gênante, prouve jusqu'à quel point on peut le réduire en esclavage. Ainsi tous ces plaisirs vantés de loin, de près sont troublés, corrompus, & il faut marcher sur la tête de la multitude si l'on veut respirer à son aise.

Comme je ne me sens pas ce barbare courage, adieu, je me retire. Soyez fiers de tous vos beaux monumens qui tombent en ruine : montrez avec admiration votre Louvre dont l'aspect vous fait plus de honte que d'honneur, surtout lorsque l'on aperçoit de tout côté tant de colifichets brillans qui vous coûtent plus à entretenir que vos monumens publics ne vous coûteroient à achever.

Mais tout cela n'est encore rien. Si je m'étendois sur l'horrible disproportion des fortunes ; si j'étalois au grand jour les raisons secrettes qui la causent ; si je parlois de vos mœurs dures & superbes sous des dehors faciles et polis ; si je retraçois l'indigence du misérable & l'impossibilité où il est d'en sortir en conservant sa probité ; si je comptois les rentes qu'un malhonnête homme acquiert, & les degrés de considération dont il jouit à mesure qu'il devient plus fripon... tout cela me meneroit trop loin : bon soir. Je pars demain ; je pars demain, vous dis-je : je ne puis être plus longtems dans une ville si malheureuse, avec tant de moyens de ne l'être pas.

Je suis dégoûté de Paris comme de Londres. Toutes les grandes villes se ressemblent ; Rousseau l'a fort bien dit. Il semble que plus les hommes font de loix pour être heureux en se réunissant en corps, plus ils se dépravent, & plus ils augmentent la somme de leurs maux. On pouvoit cependant raisonnablement penser qu'il devoit en arriver le contraire ; mais trop de gens sont intéressés à s'oposer au bien général. Je vais chercher quelque village où, dans un air pur et des plaisirs tranquilles, je puisse déplorer le sort des tristes habitans de ces fastueuses prisons que l'on nomme villes .

J'eus beau lui répéter le proverbe vulgaire, que Paris n'avoit pu se faire en un jour , que tout étoit déja perfectionné en comparaison des siécles précédens. Encore quelques années, lui disois-je, & peut-être n'aurez-vous plus rien à désirer ; s'il est possible toutefois de remplir dans toute leur étendue les diférens projets qui ont été conçus... Ah! me repliqua-t-il, voila bien le tic de votre nation. Toujours dès projets! & vous y croyez! Vous êtes François, mon ami ; avec tout votre bon sens le goût du terroir vous a gagné. Mais, soit : je reviendrai vous voir quand tous ces projets auront été mis à exécution. D'ici là j'irai vivre ailleurs. Je n'aime point habiter parmi tant de mécontens, tant de malheureux, dont le regard soufrant déchire mon cœur .

Je vois qu'il seroit aisé de remédier aux maux les plus pressans ; mais croyez-moi, l'on n'y remédiera pas : les moyens sont trop simples pour que l'on y ait recours ; on s'en éloignera, je le parierois. Je ferois un autre pari encore, c'est que l'on ne repéte parmi vous avec tant d'afectation le mot sacré d'humanité, que pour s'exempter de remplir les devoirs qu'il renferme . Il y a longtems que vous ne péchez plus par ignorance, ainsi vous ne vous corrigerez jamais. Adieu.

CHAPITRE II. J'ai sept cents ans.

Il étoit minuit quand mon vieil Anglois se retira. J'étois un peu las : je fermai ma porte & me couchai. Dès que le sommeil se fut étendu sur mes paupières, je rêvai qu'il y avoit des siécles que j'étois endormi, & que je m'éveillois . Je me levai, & je me trouvai d'une pesanteur à laquelle je n'étois pas accoutumé. Mes mains étoient tremblantes, mes pieds chancellans. En me regardant dans mon miroir, j'eus peine à reconnoître mon visage. Je m'étois couché avec des cheveux blonds ; un teint blanc & des joues colorées. Quand je me levai, mon front étoit sillonné de rides, mes cheveux étoient blanchis, j'avois deux os saillans au dessous des yeux, un long nez, & une couleur pâle & blême étoit répandue sur toute ma figure. Dès que je voulus marcher, j'appuyai machinalement mon corps sur une canne ; mais du moins je n'avois point hérité de la mauvaise humeur trop ordinaire aux vieillards.

En sortant de chez moi je vis une place publique qui m'étoit inconnue. On venoit d'y dresser une colonne pyramidale qui attiroit les regards des curieux. J'avance, & je lis très-distinctement : L'an de grace MM.IVC.XL. Ces caractères étoient gravés sur le marbre en lettres d'or.

D'abord je m'imaginai que c'étoit une erreur de mes yeux, ou plutôt une faute de l'artiste, & je m'apprêtois à en faire la remarque, lorsque ma surprise devint plus grande en jettant la vue sur deux ou trois édits du Souverain attachés aux murailles. J'ai toujours été curieux lecteur des affiches de Paris. Je vis la même date MM. IVC. XL fidélement empreinte sur tous les papiers publics. Eh, quoi! dis-je en moi-même, je suis donc devenu bien vieux sans m'en appercevoir : quoi, j'ai dormi six cent soixante-douze années !

Tout étoit changé. Tous ces quartiers qui m'étoient si connus, se présentoient à moi sous une forme différente & récemment embellie. Je me perdois dans des grandes & belles rues proprement allignées. J'entrois dans des carrefours spacieux où régnoit un si bon ordre que je n'y appercevois pas le plus léger embarras. Je n'entendois aucun de ces cris confusement bizarres qui déchiroient jadis mon oreille . Je ne rencontrois point de voitures prêtes à m'écraser. Un gouteux auroit pû se promener commodement. La ville avoit un air animé, mais sans trouble & sans confusion.

J'étois si émerveillé que je ne voyois pas les passans s'arrêter, & me considérer des pieds à la tête avec le plus grand étonnement. Ils haussoient les épaules & sourioient, comme nous sourions nous-mêmes lorsque nous rencontrons un masque. En effet mon habillement devoit leur paroître original & grotesque, tant il étoit différent du leur.

Un citoyen (que je reconnus dans la suite pour un savant) s'approcha de moi, & me dit poliment, mais avec une gravité ferme : Bon vieillard, à quoi sert ce déguisement ? Votre projet est-il de nous retracer les ridicules usages d'un siécle bizarre ? Nous n'avons aucune envie de les imiter. Laissez-là ce vain badinage.

Comment ? lui répondis-je, je ne suis point déguisé ; je porte lès mêmes habits que je portois hier : ce sont vos colonnes, vos affiches qui mentent. Vous semblez reconnoître un autre souverain que Louis XV. Je ne sais quelle peut être votre idée, mais je la crois dangereuse, je vous en avertis ; on ne joue point de pareilles mascarades ; on n'est point fou de cette force-là : en tout cas vous êtes des imposteurs bien gratuits, car vous ne pouvez pas ignorer que rien ne prévaut contre l'évidence de sa propre existence.

Soit que cet homme se persuadât que j'extravaguois, soit qu'il pensât que le grand âge que je paroissois avoir me faisoit radoter, soit qu'il eût quelqu'autre soupçon, il me demanda en quelle année j'étois né ? En 1740, lui répondis-je.---Eh bien, à ce compte, vous avez au juste sept cents ans. Il ne faut s'étonner de rien, dit-il à la multitude qui m'environnoit : Enoch, Élie ne sont point morts ; Mathusalem & quelques autres ont vécu 900 ans ; Nicolas Flamel court le monde comme le juif errant, & Monsieur, peut-être, a trouvé l'élixir immortel ou la pierre philosophale.

En prononçant ces mots il sourioit, & chacun se pressoit autour de moi avec une complaisance & un respect tout particulier. Ils brûloient tous de m'interroger, mais la discretion enchainoit leur langue ; ils se contentoient de se dire tout bas : un homme du siécle de Louis XV! Oh, que cela est curieux!

CHAPITRE III. Je m'habille à la fripperie.

J'étois fort embarrassé de ma personne. Mon savant me dit : étonnant vieillard, je m'offre volontiers à vous servir de guide ; mais commençons, je vous prie, par entrer chez le premier frippier que nous allons trouver, car (ajouta-t-il avec franchise) je ne pourrois pas vous accompagner si vous n'étiez pas vêtu décemment.

Vous m'avouerez, par exemple, que dans une ville bien policée, où le gouvernement défend tout combat & répond de la vie de chaque particulier, il est inutile, pour ne pas dire indécent, de s'embarrasser les jambes d'une arme meurtrière, & de mettre une épée à son côté pour aller parler à Dieu, aux femmes & à ses amis : c'est tout ce que pourroit faire le soldat dans une ville assiégée. Dans votre siécle on tenoit encore au vieux préjugé de la gothique chevalerie ; c'étoit une marque d'honneur de traîner toujours une arme offensive ; & j'ai lu dans un des ouvrages de votre tems, que le foible vieillard faisoit encore parade d'un fer inutile.

Que votre habillement est gênant & mal sain! Vos épaules & vos bras sont emprisonnés, votre corps est comprimé, votre poitrine est serrée, vous ne respirez pas. Et pourquoi, s'il vous plait, exposer vos cuisses & vos jambes à l'intempérie des saisons ?

Chaque tems amène de nouvelles modes ; mais ou je suis bien trompé, ou la nôtre est aussi agréable que salutaire : voyez. En effet, la manière dont il étoit habillé, quoique nouvelle pour moi, n'avoit rien qui me déplut. Son chapeau n'avoit plus cette couleur triste et lugubre, ni ces cornes embarrassantes : il n'en restoit que la calotte, qui étoit assez profonde pour tenir dans la tête, et qui d'ailleurs étoit entourée d'un bourrelet. Ce bourrelet, roulé avec grace, demeuroit plié sur lui-même lorsqu'il étoit inutile, & pouvoit se rabattre & s'avancer au gré de celui qui le portoit, pour le garantir du soleil ou du mauvais tems.

Ses cheveux proprement tressés formoient un nœud derrière sa tête , et un léger soupçon de poudre leur laissoit leur couleur naturelle. Ce simple accommodage ne présentoit point une pyramide plâtrée de pommade & d'orgueil, ni ces aîles maussades qui donnent un air effaré, ni ces boucles immobiles, qui, loin de retracer une chevelure flottante, n'ont d'autre mérite que celui d'une roideur sans expression comme sans grace.

Son cou n'étoit plus étranglé par une bande étroite de mousseline , il étoit entouré d'une cravate plus ou moins chaude, suivant la saison. Ses bras jouissoient de toute leur liberté dans des manches médiocrement larges ; & son corps, lestement vêtu d'une espèce de soubreveste, étoit couvert d'un manteau en forme de robe, dont l'usage étoit salutaire dans les tems de pluie ou dans les froids.

Une longue écharpe ceignoit noblement ses reins, & procuroit une chaleur égale. Il n'avoit point de ces jarretières qui coupent les jarrets & gênent la circulation. Un long bas lui prenoit des pieds jusqu'à la ceinture, & un soulier commode entouroit son pied en forme de brodequin.

Il me fit entrer dans une boutique où l'on me proposa de changer de vêtement. Le siége sur lequel je me reposai n'étoit point de ces chaises chargées d'étoffes, qui fatiguent au lieu de délasser ; c'étoit une espèce de canapé court, revêtu de natte, fait en pente, & qui se prêtoit sur un pivot au mouvement du corps. Je ne pouvois me croire chez un frippier, car il ne parloit point d'honneur & de conscience, & son magazin étoit fort clair.

CHAPITRE IV. Les porte-faix.

Mon guide se rendoit chaque instant plus affable. Il paya la dépense que j'avois faite chez le frippier, elle se montoit à un louis de notre monnoye que je tirai de ma poche. Le marchand se promit de le garder comme une pièce antique. On payoit comptant dans chaque boutique, & ce peuple, ami d'une probité scrupuleuse, ne connoissoit point ce mot crédit , qui d'un côté ou de l'autre servoit de voile à une industrieuse friponnerie. L'art de faire des dettes & de ne les point payer n'étoit plus la science des gens du beau monde .

En sortant la foule m'environnoit encore, mais les regards de la multitude n'avoient rien de railleur, rien d'insultant ; seulement on bourdonnoit de tout côté à mes oreilles : voila l'homme qui a sept cents ans! Qu'il a dû être malheureux pendant les premieres années de sa vie !

J'étois étonné de trouver tant de propreté et si peu d'embarras dans les rues, on eût dit de la Fête-Dieu. La ville paroissoit cependant extraordinairement peuplée.

Il y avoit dans chaque rue un garde qui veilloit à l'ordre public ; il dirigeoit la marche des voitures & celle des hommes chargés ; il ouvroit surtout un libre passage à ces derniers, dont le fardeau étoit toujours proportionné à leurs forces.

On ne voyoit point un malheureux haletant, tout en sueur, l'œil rouge & la tête comprimée, gémir sous un poids qui n'étoit fait que pour une bête de somme chez un peuple humain : le riche ne se jouoit point de l'humanité moyennant quelques pièces de monnoye. On voyoit encore moins un sexe délicat & foible, né pour remplir des devoirs plus doux & plus heureux, attrister les regards des passans en se métamorphosant en porte-faix : on ne le voyoit point dans les marchés publics forcer à chaque pas la nature, & accuser la barbare insensibilité des hommes, tranquilles spectateurs de leurs travaux. Rendues aux devoirs de leur état, les femmes remplissoient l'unique soin que leur imposa le créateur, celui de faire des enfans, et de consoler ceux qui les environnent des peines de la vie.

CHAPITRE V. Les voitures.

Je remarquai que tous les allans prenoient la droite, et que les venans prenoient la gauche . Ce moyen si simple de n'être point écrasé venoit d'être imaginé tout-à-l'heure, tant il est vrai que ce n'est qu'avec le tems que se font les découvertes utiles. On évitoit par-là les rencontres fâcheuses. Toutes les issues étoient sûres & faciles : & dans les cérémonies publiques où se trouvoit l'affluence de la multitude, elle jouissoit d'un spectacle qu'elle aime naturellement, & qu'il auroit été injuste de lui refuser. Chacun s'en retournoit paisiblement chez soi, sans être ou froissé ou mort. Je ne voyois plus le coup d'œil risible & révoltant de mille carosses mutuellement accrochés demeurer immobiles pendant trois heures, tandis que l'homme doré, l'homme imbécille qui se faisoit traîner, oubliant qu'il avoit des jambes, crioit à la portière, & se lamentoit de ne pouvoir avancer .

Le plus grand peuple formoit une circulation libre, aisée & pleine d'ordre. Je rencontrai cent charettes chargées de denrées ou de meubles, pour un seul carosse, encore ce carosse trainoit-il un homme qui me parut infirme. Que sont devenues, dis-je, ces brillantes voitures élégamment dorées, peintes, vernissées, qui de mon tems remplissoient les rues de Paris ? Vous n'avez donc ici ni traitans, ni courtisannes , ni petits-maîtres ? Jadis ces trois misérables espèces insultoient au public, & sembloient jouer à l'envi l'une de l'autre à qui auroit l'avantage d'épouvanter l'honnête bourgeois qui fuyoit à grands pas, de peur d'expirer sous la roue de leur char. Nos seigneurs prenoient le pavé de Paris pour la lice des jeux olympiques, & mettoient leur gloire à crever des chevaux. Alors se sauvoit qui pouvoit.

Il n'est plus permis, me répondit-on, de faire de pareilles courses. De bonnes loix somptuaires ont réprimé ce luxe barbare, qui engraissoit un peuple de laquais & de chevaux . Les favoris de la fortune ne connoissent plus cette mollesse coupable qui révoltoit l'œil du pauvre. Nos seigneurs font usage aujourd'hui de leurs jambes ; ils ont de l'argent de plus et la goutte de moins.

Vous voyez pourtant quelques voitures ; elles appartiennent à d'anciens magistrats, ou à des hommes distingués par leurs services et courbés sous le poids de l'âge. C'est à eux seuls qu'il est permis de rouler lentement sur ce pavé où le moindre citoyen est respecté ; s'ils avoient le malheur d'estropier un homme, ils descendroient à l'instant même de leur carosse pour l'y faire monter, & lui entretiendroient une voiture pour toute sa vie à leurs dépens.

Ce malheur n'arrive jamais. Les riches titrés sont des hommes estimables, qui ne croient point se deshonorer en souffrant que leurs chevaux cédent le pas au citoyen.

Notre Souverain lui-même se promène souvent à pied parmi nous ; quelquefois même il honore nos maisons de sa présence, & presque toujours quand il est las d'avoir marché, il choisit pour se reposer la boutique d'un artisan. Il aime à retracer l'égalité naturelle qui doit régner parmi les hommes : aussi ne voit-il dans nos yeux qu'amour & reconnoissance ; nos acclamations partent du cœur, & son cœur les entend & s'y complait. C'est un second Henri IV. Il a sa grandeur d'ame, ses entrailles, son auguste simplicité ; mais il est plus fortuné. La voie publique reçoit sous ses pas comme une empreinte sacrée que chacun révère : on n'ose s'y quereller ; on rougiroit d'y commettre le moindre désordre : si le Roi passoit , dit-on ; cette réflexion seule arrêteroit, je crois, une guerre civile. Que l'exemple devient puissant, lorsqu'il est donné par la première tête! comme il frappe! comme il devient une loi inviolable! comme il commande à tous les hommes!

CHAPITRE VI. Les chapeaux brodés.

Les choses me paroissent un peu changées, dis-je à mon guide ; je vois que tout le monde est vêtu d'une manière simple & modeste, & depuis que nous marchons je n'ai pas encore rencontré sur mon chemin un seul habit doré : je n'ai distingué ni galons, ni manchettes à dentelles. De mon tems un luxe puéril & ruineux avoit dérangé toutes les cervelles ; un corps sans ame étoit surchargé de dorure, et l'automate alors ressembloit à un homme.---C'est justement ce qui nous a portés à mépriser cette ancienne livrée de l'orgueil. Notre œil ne s'arrête point à la surface. Lorsqu'un homme s'est fait connoitre pour avoir excellé dans son art, il n'a pas besoin d'un habit magnifique ni d'un riche ameublement pour faire passer son mérite ; il n'a besoin ni d'admirateurs qui le prônent, ni de protecteurs qui l'étayent : ses actions parlent, & chaque citoyen s'intéresse à demander pour lui la récompense qu'elles méritent. Ceux qui courent la même carrière que lui sont les premiers à solliciter en sa faveur. Chacun dresse un placet, où sont peints dans tout leur jour les services qu'il a rendus à l'État.

Le Monarque ne manque point d'inviter à sa cour cet homme cher au peuple. Il converse avec lui pour s'instruire ; car il ne pense pas que l'esprit de sagesse soit inné en lui. Il met à profit les leçons lumineuses de celui qui a pris quelque grand objet pour but principal de ses méditations. Il lui fait présent d'un chapeau où son nom est brodé ; & cette distinction vaut bien celle des rubans bleus, rouges et jaunes, qui chamaroient jadis des hommes absolument inconnus à la patrie .

Vous pensez bien qu'un nom infame n'oseroit se montrer devant un public dont le regard le démentiroit. Quiconque porte un de ces chapeaux honorables peut passer partout ; en tout tems il a un libre accès au pied du trône, & c'est une loi fondamentale. Ainsi, lorsqu'un prince ou un duc n'ont rien fait pour faire broder leur nom, ils jouissent de leurs richesses ; mais ils n'ont aucune marque d'honneur ; on les voit passer du même œil que le citoyen obscur qui se mêle & se perd dans la foule.

La politique et la raison autorisent à la fois cette distinction : elle n'est injurieuse que pour ceux qui se sentent incapables de jamais s'élever. L'homme n'est pas assez parfait pour faire le bien, pour le seul honneur d'avoir bien fait. Mais cette noblesse, comme vous le pensez bien, est personnelle, et non héréditaire ou vénale. À vingt-un ans le fils d'un homme illustre se présente, & un tribunal décide s'il jouira des prérogatives de son père. Sur sa conduite passée, & quelquefois sur les espérances qu'il donne, on lui confirme l'honneur d'appartenir à un citoyen cher à sa patrie. Mais si le fils d'un Achille est un lâche Thersite, nous détournons les yeux, nous lui épargnons la honte de rougir à notre vue : il descend dans l'oubli à mesure que le nom de son père devient plus glorieux.

De votre tems on savoit punir le crime, & l'on n'accordoit aucune récompense à la vertu ; c'étoit une législation bien imparfaite. Parmi nous, l'homme courageux qui a sauvé la vie à un citoyen dans quelque danger , qui a prévenu quelque malheur public, qui a fait quelque chose de grand & d'utile, porte le chapeau brodé, & son nom respectable exposé aux yeux de tous marche avant celui qui posséde la plus belle fortune, fût-il Midas ou Plutus .---Cela est fort bien imaginé. De mon tems on donnoit des chapeaux, mais ils étoient rouges : on alloit les chercher au-delà des mers ; ils ne signifioient rien ; on les ambitionnoit singuliérement, & je ne sais trop à quel titre on les recevoit.

CHAPITRE VII. Le pont débaptisé.

Lorsqu'on cause avec intérêt, on fait du chemin sans s'en appercevoir. Je ne sentois plus le poids de la vieillesse, tout rajeuni que j'étois par l'aspect de tant d'objets nouveaux. Mais qu'apperçois-je! ô Ciel! Quel coup d'œil! Je me trouve sur les bords de la Seine. Ma vue enchantée se promène, s'étend sur les plus beaux monumens. Le Louvre est achevé! L'espace qui règne entre le château des Thuileries & le Louvre donne une place immense où se célèbrent les fêtes publiques. Une galerie nouvelle répond à l'ancienne, où l'on admiroit encore la main de Perrault. Ces deux augustes monumens ainsi réunis formoient le plus magnifique palais qui fut dans l'univers. Tous les artistes distingués habitoient ce palais. C'étoit là le plus digne cortège de la majesté souveraine. Elle ne s'enorgueillissoit que des arts qui faisoient la gloire & le bonheur de l'Empire. Je vis une superbe place de ville qui pouvoit contenir la foule des citoyens. Un temple lui faisoit face ; ce temple étoit celui de la Justice. L'architecture de ses murailles répondoit à la dignité de son objet.

Est-ce bien là le Pont-Neuf, m'écriai-je ? Comme il est décoré!---Qu'appellez-vous le Pont-Neuf ? Nous lui avons donné un autre nom. Nous en avons changé beaucoup d'autres pour leur en substituer de plus significatifs ou de plus convenables ; car rien n'influe plus sur l'esprit du peuple que lorsque les choses ont leurs termes propres & réels. Voila le pont de Henri IV, entendez-vous ? Formant la communication des deux parties de la ville : il ne pouvoit porter un titre plus respecté. Dans chacune des demi-lunes nous avons placé l'effigie des grands hommes qui, comme lui, ont aimé les hommes, & qui n'ont voulu que le bien de la patrie. Nous n'avons pas hésité de mettre à ses côtés le chancelier l'Hôpital, Sully, Jeannin, Colbert. Quel livre de morale! Quelle leçon publique est aussi forte, aussi éloquente que cette file de héros, dont le front muet, mais imposant, crie à tous qu'il est utile & grand d'obtenir l'estime publique! Votre siécle n'a point eu la gloire de faire pareille chose.---Oh! Mon siécle éprouvoit les plus grandes difficultés à la moindre entreprise. On faisoit les plus rares préparatifs pour annoncer avec pompe un avortement. Un grain de sable arrêtoit le mouvement des ressorts les plus orgueilleux. On bâtissoit les plus belles choses en spéculation : & la langue ou la plume sembloient l'instrument universel. Tout a son tems. Le nôtre étoit celui des innombrables projets ; le vôtre est celui de l'exécution. Je vous en félicite. Que je me sais bon gré d'avoir vécu si longtems!

CHAPITRE VIII. Le Nouveau Paris.

En me tournant du côté du pont que je nommois j'adis le pont au change, je vis qu'il n'étoit plus écrasé de vilaines petites maisons . Ma vue se plongeoit avec plaisir dans tout le vaste cours de la Seine ; & ce coup d'œil vraiment unique m'étoit toujours nouveau.

En vérité, voilà des changemens admirables!---il est vrai ; c'est dommage qu'ils nous rappellent un événement funeste ; causé par votre extrême négligence.---Nous! comment, s'il vous plait ?---L'histoire rapporte que vous parliez toujours d'abattre ces vilaines maisons, & que vous ne les abattiez point. Un jour donc que vos échevins faisoient précéder un somptueux repas d'un maigre feu d'artifice, (le tout pour célébrer l'anniversaire d'un saint à qui, sans doute, les François ont la plus grande obligation) le bruit des canons, des boëtes & des pétards suffit à renverser les vieilles masures dressées sur ces vieux ponts ; ils tremblerent et s'écroulerent sur leurs habitans. Le bouleversement de l'un entraîna la ruine de l'autre. Mille citoyens périrent ; & les échevins à qui appartenoit le revenu des maisons, maudirent le feu d'artifice & jusqu'au repas.

Les années suivantes on ne fit plus tant de bruit à propos de rien. L'argent qui sautoit en l'air, ou qui causoit de graves indigestions, fut employé à faire somme pour la restauration & l'entretien des ponts. On regretta de n'avoir point suivi cette idée les années précédentes ; mais c'étoit le lot de votre siécle de ne vouloir reconnoître ses énormes sottises que lorsqu'elles étoient complétement achevées.

Venez vous promener un peu de ce côté ; vous verrez quelques démolitions que nous avons faites, je crois fort à propos. Ces deux aîles des Quatre Nations ne gatent plus un des plus beaux quais, en laissant subsister des marques d'une Vindication Cardinale. Nous avons placé l'Hôtel-de-ville en face du Louvre ; & lorsque nous donnons quelques réjouissances publiques, nous pensons bonnement qu'elles sont faites pour le peuple. La place est spacieuse : personne n'est estropié par les feux d'artifice ou par les coups de bourrade de la soldatesque qui, de votre tems, (ô chose incroyable!) blessoit quelquefois le spectateur, & le blessoit impunément .

Voyez comme nous avons mis chaque statue équestre des Rois qui ont succédé au vôtre, au milieu de chaque pont. Cette file de Rois élevés sans pompe au sein de la ville, présente un coup d'œil intéressant. Dominant sur le fleuve qui arrose & féconde la cité, ils en paroissent les Dieux Tutélaires. Placés tous comme le bon Henri IV, ils ont un air plus populaire, que s'ils étoient renfermés dans des places où l'œil est borné. Celles-ci, vastes & naturelles, n'ont pas jetté dans de grands fraix. Nos Rois après leur mort ne levent pas ce dernier tribut qui, dans votre siécle, fatiguoit le citoyen déja épuisé.

Je vis avec beaucoup de satisfaction qu'on avoit ôté ces esclaves enchaînés aux pieds des statues de nos Rois, qu'on avoit effacé toute inscription fastueuse, & quoique cette grossiere flatterie soit la moins dangereuse de toutes, on avoit écarté soigneusement la moindre apparence de mensonge & d'orgueil.

On me dit que la Bastille avoit été renversée de fond en comble, par un Prince qui ne se croyoit pas le Dieu des hommes, et qui craignoit le Juge des Rois ; que sur les débris de cet affreux château, si bien appellé le palais de la vengeance, (& d'une vengeance royale) on avoit élevé un temple à la Clémence : qu'aucun citoyen ne disparoissoit de la société sans que son procès ne lui fût fait publiquement ; & que les lettres de cachet étoient un nom inconnu au peuple : que ce nom n'exerçoit plus que l'infatigable érudition de ceux qui perçoient dans la nuit des tems barbares ; on avoit composé même un livre intitulé : Parallele des lettres de cachet & du cordeau asiatique .

Insensiblement nous traversâmes les Thuilleries, où tout le monde entroit : elles ne m'en parurent que plus belles . On ne me demanda rien pour m'asseoir dans ce jardin royal. Nous nous trouvâmes à la place de Louis XV. Mon guide me prenant par la main me dit en souriant : vous avez dû voir l'inauguration de cette statue équestre.---Oui, j'étois jeune alors, & tout aussi curieux qu'à présent.---Mais savez-vous bien que voilà un chef-d'œuvre digne de notre siecle ; nous l'admirons encore tous les jours : & lorsque nous voulons en contempler la perspective du château, elle nous paroît, sur-tout au soleil couchant, couronnée des plus beaux rayons. Ces magnifiques allées forment un ceintre heureux, & celui qui a donné ce plan ne manquoit point de goût ; il a eu le mérite de pressentir le grand effet que cela devoit faire un jour. J'ai lu cependant que de votre tems, des hommes aussi jaloux qu'ignorans exerçoient leur censure sur cette statue & sur cette place, qu'ils n'auroient dû qu'admirer.

S'il se trouvoit aujourd'hui un homme capable de dire une telle sottise ; dès qu'il ouvriroit la bouche, nous lui tournerions le dos .

Je continuai ma curieuse promenade ; mais le détail en seroit trop long. D'ailleurs on perd toujours en se rappellant un songe. Chaque coin de rue m'offroit une belle fontaine, qui laissoit couler une eau pure & transparente : elle retomboit d'une coquille de nappe d'argent, & son crystal donnoit envie d'y boire. Cette coquille présentoit à chaque passant une tasse salutaire. Cette eau couloit dans le ruisseau toujours limpide, et lavoit abondamment le pavé.

Voilà le projet de votre M. Desparcieux, Académicien de l'Académie des Sciences, accompli & perfectionné. Voyez comme toutes ces maisons sont fournies de la chose la plus nécessaire & la plus utile à la vie. Quelle propreté! quelle fraicheur en résulte dans l'air! Regardez ces bâtimens commodes, élégans. On ne construit plus de ces cheminées funestes, dont la ruine menaçoit chaque passant. Les toits n'ont plus cette pente gothique qui, au moindre vent faisoit glisser les tuiles dans les rues les plus fréquentées.

Nous montâmes au haut d'une maison par un escalier où l'on voyoit clair. Quel plaisir ce fut pour moi qui aime la vue & le bon air, de rencontrer une terrasse ornée de pots de fleurs & couverte d'une treille parfumée. Le sommet de chaque maison offroit une pareille terrasse ; de sorte que les toîts, tous d'une égale hauteur, formoient ensemble comme un vaste jardin : & la ville apperçue du haut d'une tour étoit couronnée de fleurs, de fruits et de verdure.

Je n'ai pas besoin de dire que l'Hôtel-Dieu n'étoit plus enfermé au centre de la cité. Si quelque étranger ou quelque citoyen, me dit-on, tombe malade hors de sa patrie ou de sa famille, nous ne l'emprisonnons pas, comme de votre tems, dans un lit dégoûtant entre un cadavre & un agonisant, pour y respirer l'haleine empoisonnée du trépas, & convertir une simple incommodité en une cruelle maladie.

Nous avons partagé cet Hôtel-Dieu en vingt maisons particulieres, situées aux différentes extrêmités de la ville. Par-là le mauvais air que ce gouffre d'horreur exhaloit, se trouve dispersé & n'est plus dangereux à la capitale. D'ailleurs les malades ne sont pas conduits dans ces hôpitaux par l'extrême indigence : ils n'arrivent point déja frappés de l'idée de mort, & pour s'assurer uniquement de leur sépulture ; ils viennent, parce que les secours y sont plus promts, plus multipliés que dans leurs propres foyers. On ne voit plus ce mélange horrible, cette confusion révoltante, qui annonçoit plutôt un séjour de vengeance qu'un séjour de charité. Chaque malade a son lit, & peut expirer sans accuser la nature humaine. On a revisé les comptes des directeurs. Ô honte! ô douleur! ô forfait incroyable sous la voûte du ciel! des hommes dénaturés s'engraissoient de la substance des pauvres ; ils étoient heureux des douleurs de leurs semblables ; ils avoient conclu un marché avantageux avec la mort... Je m'arrête : le tems de ces iniquités est écoulé ; l'asyle des malheureux est respecté, comme le temple, où les regards de la Divinité s'arrêtent avec le plus de complaisance : les abus énormes sont corrigés, & les pauvres malades n'ont plus à combattre que les maux que leur imposa la nature. Quand on n'a à souffrir que d'elle, on souffre en silence .

Des médecins savans et charitables ne dictent point de sentences de mort, en prononçant au hazard des préceptes généraux : ils se donnent la peine d'examiner chaque malade en particulier ; & la santé ne tarde point à refleurir sous leur œil attentif et prudent. Ces médecins sont au rang des citoyens les plus considérés. Et quel ouvrage plus beau, plus auguste, plus digne d'un être vertueux & sensible, que celui de renouer le fil délicat des jours de l'homme, de ces jours fragiles, passagers, mais dont un art conservateur accroit la force & augmente la durée!---Et l'hôpital général, où est-il situé ?---Nous n'avons plus d'hôpital général, plus de Bicêtre , de maisons de force, ou plutôt de rage. Un corps sain n'a pas besoin de cautère. Le luxe, comme un caustique brûlant, avoit gangrené chez vous les parties les plus saines de l'État, & votre corps politique étoit tout couvert d'ulcères. Au lieu de fermer doucement ces playes honteuses, vous les envenimiez encore. Vous comptiez étouffer le crime sous le poids de la cruauté. Vous étiez inhumains, parce que vous n'aviez pas su faire de bonnes loix .

Il vous étoit plus facile de tourmenter le coupable & le malheureux, que de prévenir le désordre & la misère. Votre violence barbare n'a fait qu'endurcir les cœurs criminels ; vous y avez fait entrer le désespoir. Et qu'avez-vous recueilli ? Des larmes, des cris de rage, & des malédictions. Vous sembliez avoir modelé vos maisons de force sur cet horrible séjour que vous nommiez l'enfer, où des ministres de douleur accumuloient les tortures pour le plaisir affreux d'imprimer un long supplice à des êtres sensibles & plaintifs.

Enfin, pour abréger [car je serois trop long,] on ne savoit pas même de votre tems faire travailler les mendians ; toute la science de votre gouvernement consistoit à les enfermer & à les faire mourir de faim. Ces malheureux expirans d'une mort lente dans un coin du royaume, ont cependant fait parvenir jusqu'à nous leurs gémissemens : nous n'avons point dédaigné leurs obscures clameurs ; elles ont percé l'intervalle de sept siécles : et cette basse tyrannie suffit à en révéler mille autres.

Je baissois les yeux & n'osois répondre ; car j'avois été témoin de ces turpitudes, & je n'avois pû que gémir, ne pouvant faire mieux . Je gardai le silence quelque tems, et je repris en lui disant : Ah! ne renouvellez pas les blessures de mon cœur. Dieu a réparé les maux que leur ont fait les humains, il a puni ces cœurs durs ; vous savez... Mais allons en avant. Vous avez, je crois, laissé subsister un de nos vices politiques. Paris me paroît aussi peuplé que de mon tems ; il étoit prouvé que la tête étoit trois fois trop grosse pour le corps. Je suis bien aise de vous annoncer, reprit mon guide, que le nombre des habitans du Royaume est augmenté de moitié ; que toutes les terres sont cultivées, & que par conséquent le chef se trouve aujourd'hui dans une juste proportion avec ses membres. Cette belle ville produit toujours autant de grands personnages, de savans, d'hommes utilement industrieux, de beaux génies, que toutes les autres villes de France réunies ensemble.---Mais encore un petit mot assez important à recueillir. Placez-vous le magazin de poudre presque au centre de votre ville ?---Nous ne sommes pas imprudens de cette force-là : c'est assez des volcans qu'allume la main de la nature, sans en former d'artificiels qui sont cent fois plus dangereux .

CHAPITRE IX. Les placets.

Je remarquai plusieurs officiers revêtus des marques de leur dignité, qui venoientrecevoir publiquement les plaintes du peuple, & qui en faisoient un fidéle rapport aux premiers magistrats. Tous les objets qui regardent l'administration de la police, étoient traités avec la plus grande célérité : on rendoit justice aux foibles, & tous bénissoient le Gouvernement. Je me répandis en louanges sur cette institution sage & salutaire.---Messieurs, vous n'avez pas toute la gloire de cette découverte. De mon tems la ville commençoit à être bien gouvernée. Une police vigilante embrassoit tous les rangs & tous les faits. Un de ceux qui l'a maintenue avec le plus d'ordre, doit être nommé encore avec éloge parmi vous : on lit parmi ses belles ordonnances celle d'avoir défendu ces extravagantes & lourdes enseignes, qui défiguroient la ville & menaçoient les passans ; d'avoir perfectionné, pour ne pas dire créé, le luminaire ; d'avoir mis un plan admirable dans le secours promt des pompes, & d'avoir préservé par ce moyen les citoyens de plusieurs incendies, autrefois si fréquens.

Oui, me répondit-on, ce Magistrat étoit un homme infatigable, habile à remplir ses devoirs, tout étendus qu'ils étoient ; mais la police n'avoit pas encore reçu toute sa perfection. L'espionage étoit la principale ressource d'un gouvernement foible, inquiet, minutieux. Il y entroit le plus souvent une curiosité méchante, plutôt qu'un but bien déterminé d'utilité publique. Tous ces secrets adroitement volés portoient souvent une lumiere fausse qui égaroit le magistrat. D'ailleurs cette armée de délateurs qu'on avoit séduits à prix d'argent, formoit une masse corrompue qui infectoit la société . Adieu toutes ses douceurs. Il n'étoit plus d'épanchement de cœur : on étoit réduit à la cruelle alternative d'être imprudent ou hypocrite. Envain l'ame s'élançoit vers des idées patriotiques : elle ne pouvoit se livrer à sa sensibilité ; elle appercevoit le piege, & retomboit tristement sur elle-même, solitaire & froide. Enfin il falloit déguiser sans cesse son front, son geste, sa voix. Eh! quel tourment n'étoit-ce pas pour l'homme généreux qui voyoit les monstres de la patrie sourire en égorgeant qui les voyoit & n'osoit les nommer .

CHAPITRE X. L'homme au masque.

Mais quel est, s'il vous plaît, cet homme que je vois passer un masque sur le visage ? Comme il marche précipitamment : il semble fuir.---C'est un auteur qui a écrit un mauvais livre. Quand je dis mauvais, je ne parle pas des défauts de stile ou d'esprit : on peut faire un excellent ouvrage avec ungros bon sens . Nous disons seulement qu'il a mis au jour des principes dangereux, opposés à la saine morale, à cette morale universelle qui parle à tous les cœurs. Pour réparation il porte un masque, afin de cacher sa honte jusqu'à ce qu'il l'ait effacée en écrivant des choses plus raisonnées & plus sages.

Chaque jour deux citoyens vertueux vont lui rendre visite, combattre ses opinions erronées avec les armes de la douceur & de l'éloquence, écouter ses objections, y répondre, & l'engager à se rétracter dès qu'il sera convaincu. Alors il sera réhabilité ; il tirera de l'aveu même de sa faute une plus grande gloire : car qu'y a-t-il de plus beau que d'abjurer ses erreurs & d'embrasser une lumiere nouvelle avec une noble sincérité!---Mais son livre auroit-il été approuvé ?---Quel est l'homme, je vous prie, qui oseroit juger un livre avant le public ? Qui peut deviner l'influence de telle pensée dans telle circonstance ? Chaque écrivain répond en personne de ce qu'il écrit, & ne déguise jamais son nom. C'est lepublic qui le frape d'opprobre, s'il contredit les principes sacrés qui servent de base à la conduite & à la probité des hommes ; mais c'est lui en même tems qui le soutient s'il a avancé quelque vérité neuve, propre à réprimer certains abus : enfin la voix publique est seule juge dans ces sortes de cas, & c'est elle qu'on écoute. Tout auteur, qui est un homme public, est jugé par cette voix générale, & non par les caprices d'un homme qui rarement aurale coup d'œil assez juste, assez étendu pour découvrir ce qui devant la nation sera véritablement digne de louange ou de blâme.

On l'a tant de fois prouvé ; la liberté de la presse est la vraie mesure de la liberté civile . On ne peut donner atteinte à l'une sans détruire l'autre. La pensée doit avoir son plein effet. Y mettre un frein, vouloir l'étouffer dans son sanctuaire, c'est un crime de leze-humanité. Et qui m'apartiendra donc, si ma pensée n'est pas à moi ?

Mais, repris-je, de mon tems les hommes en place ne redoutoient rien tant que la plume des bons écrivains. Leur ame orgueilleuse & coupable frémissoit dans ses derniers replis, dès que l'équité osoit dévoiler ce qu'ils n'avoient pas rougi de commettre . Au lieu de protéger cette censure publique, qui bien administrée auroit été le frein le plus puissant du crime & du vice, on condamna tous les écrits à passer par un crible ; mais le crible étoit si étroit, si serré, que souvent les meilleurs traits étoient perdus : les élans du génie étoient subordonnés au ciseau cruel de la médiocrité, qui lui coupoit les aîles sans miséricorde .

On se mit à rire autour de moi. Ce devoit, me dit-on, être une chose fort plaisante que de voir des gens gravement occupés à couper une pensée en deux, & à peser des syllabes. Il est bien étonnant que vous ayez produit quelque chose de bon avec de pareilles entraves. Comment danser avec grace & légéreté sous le poids énorme des chaines ?---Oh! nos meilleursécrivains ont pris le parti tout naturellement de les secouer. La crainte abâtardit l'ame ; & l'homme qu'anime l'amour de l'humanité doit être fier & courageux.---Vous pouvez écrire sur tout ce qui vous choquera, reprit-on, car nous n'avons plus ni crible, ni ciseaux, ni menotes ; & l'on écrit très peu de sottises, parce qu'elles tombent d'elles-mêmes dans la fange qui est leur élément. Le gouvernement est bien au-dessus de tout ce que l'on peut dire : il ne craint point les plumes éclairées, il s'accuseroit lui-même en les redoutant. Ses opérations sont droites & sinceres. Nous ne faisons que le louer ; & lorsque l'intérêt de la patrie l'exige, chaque homme dans son genre est auteur, sans prétendre exclusivement à ce titre.

CHAPITRE XI Les nouveaux testamens.

Quoi, tout le monde est auteur! ô ciel que dites-vous-là! Vos murailles vont s'embraser comme le salpêtre, & tout va sauter en l'air. Bon dieu, tout un peuple auteur!---Oui, mais il est sans fiel, sans orgueil, sans présomption. Chaque homme écrit ce qu'il pense dans ses meilleurs momens, & rassemble à un certain âge les réflexions les plus épurées qu'il a eues pendant sa vie. Avant sa mort il en forme un livre plus ou moins gros, selon sa maniere de voir & de s'exprimer : ce livre est l'ame du défunt. On le lit le jour de ses funérailles à haute voix, & cette lecture compose tout son éloge. Les enfans rassemblent avec respect toutes les pensées de leurs ancêtres, & les méditent. Telles sont nos urnes funebres. Je crois que cela vaut bien vos somptueux mausolées, vos tombeaux chargés de mauvaises inscriptions, que dictoit l'orgueil et que gravoit la bassesse.

C'est ainsi que nous nous faisons un devoir de tracer à nos descendans une image vivante de notre vie. Ce souvenir honnorable sera le seul bien qui nous restera alors sur la terre . Nous ne le négligeons pas. Ce sont des leçons immortelles que nous laissons à nos descendans ; ils nous en aimeront davantage. Les portraits & les statues n'offrent que les traits corporels. Pourquoi ne pas représenter l'ame elle même & les sentimens vertueux qui l'ont affectée ? Ils se multiplient sous nos expressions animées par l'amour. L'histoire de nos pensées, & celle de nos actions instruit notre famille. Elle apprend par le choix & la comparaison des pensées à perfectionner la maniere de sentir & de voir. Remarquez cependant que les écrivains prédominans, que les génies du siecle sont toujours les soleils qui entraînent & font circuler la masse des idées. Ce sont eux qui impriment les premiers mouvemens ; & comme l'amour de l'humanité brûle leur cœur généreux, tous les cœurs répondent à cette voix sublime & victorieuse qui vient de terrasser le despotisme & la superstition.---Messieurs, permettez-moi, je vous prie, de défendre mon siecle du moins dans ce qu'il avoit de louable. Nous avons eu, je crois, des hommes vertueux, des hommes de génie ?---Oui ; mais, barbares! Vous les avez tantôt méconnus, tantôt persécutés. Nous avons été obligés de faire une réparation expiatoire à leurs mânes outragées. Nous avons dressé leurs bustes dans la place publique où ils reçoivent notre hommage & celui de l'étranger. Leur pied droit foule la face ignoble de leur Zoïle ou de leur tyran : par exemple, la tête de Richelieu est sous le cothurne de Corneille . Savez-vous bien que vous avez eu des hommes étonnans ? & nous ne concevons pas la rage folle & téméraire de leurs persécuteurs. Ils sembloient proportioner leur dégré de bassesse au dégré d'élévation que parcouroient les aigles ; mais ils sont livrés à l'opprobre qui doit être leur éternel partage.

En disant ces mots il me conduisit vers une place, où étoient les bustes des grands hommes. J'y vis Corneille, Moliere, La-Fontaine, Montesquieu, Rousseau , Buffon, Voltaire, Mirabeau, &c.---Tous ces célèbres écrivains vous sont donc bien connus ?---Leur nom forme l'alphabet de nos enfans ; dès qu'ils ont atteint l'âge du raisonnement, nous leur mettons en main votre fameux dictionnaire encyclopédique que nous avons rédigé avec soin.---Vous me surprenez! L'encyclopédie, un livre élémentaire! Oh quel vol vous avez dû prendre vers les hautes sciences, & que je brûle de m'instruire avec vous! Ouvrez moi tous vos trésors, & que je jouisse au même instant des travaux accumulés de six siécles de gloire!

CHAPITRE XII Le College des Quatre Nations.

Enseignez-vous le grec & le latin à de pauvres enfans qu'on faisoit de mon tems mourir d'ennui ? Consacrez-vous dix années de leur vie (les plus belles, les plus précieuses) à leur donner une teinture superficielle de deux langues mortes qu'ils ne parleront jamais ?---Nous savons mieuxemployer le tems. La langue grecque est très-vénérable, sans doute, par son antiquité ; mais nous avons Homere, Platon, Sophocle parfaitement traduits : quoiqu'il ait été dit par des pédans insignes qu'on ne pourroit jamais atteindre à leur beauté. Quant à la langue latine qui, plus moderne, ne doit pas être si belle, elle est morte de sa belle mort.---Comment!---La langue françoise a prévalu de toute part. On a fait d'abord des traductions si achevées qu'elles ont presque dispensé de recourir aux sources ; ensuite on a composé des ouvrages dignes d'effacer ceux des anciens. Ces nouveaux poëmes sont incomparablement plus utiles, plus intéressans pour nous, plus relatifs à nos mœurs, à notre gouvernement, à nos progrès dans nos connoissances physiques & politiques, au but moral, enfin, qu'il ne faut jamais perdre de vue. Les deux langues antiques dont nous parlions tout-à-l'heure, ne sont plus que celles de quelques savans. On lit Tite-Live à peu près comme l'Alcoran.---Mais cependant ce college que j'apperçois, porte encore sur son frontispice écrit en gros caracteres : École des Quatre-Nations ? ---Nous avons conservé ce monument & même son nom, mais pour le mettre mieux à profit. Il y a quatre différentes classes dans ce college, où l'on enseigne l'italien, l'anglois, l'allemand & l'espagnol. Enrichis des trésors de ces langues vivantes, nous n'envions rien aux anciens. Cette derniere nation qui portoit en elle-même un germe de grandeur que rien n'avoit pu détruire, s'est tout-à-coup éclairée par un des coups puissans qu'on ne pouvoit attendre ni prévoir. La révolution a été rapide & heureuse, parce que la lumiere a d'abord occupé la tête, tandis que dans les autres états celle-ci a presque toujours été plongée dans l'ombre.

La sottise & le pédantisme sont bannis de ce college, où les étrangers sont appellés pour faciliter la prononciation des langues qu'on y enseigne. On y traduit les meilleurs auteurs. De cette correspondance mutuelle jaillit une masse de lumieres. Un autre avantage s'y rencontre ; c'est que le commerce de la pensée s'étendant d'avantage, les haines nationales s'éteignent insensiblement. Les peuples ont vu que quelques coutumes particulieres ne détruisoient pas cette raison universelle qui parle d'un bout du monde à l'autre, & qu'ils pensoient à-peu-près la même chose sur les mêmes objets qui avoient allumé des disputes si longues et si vives.---Mais que fait l'université, cette fille aînée des Rois ?---C'est une princesse délaissée. Cette vieille fille, après avoir reçu les derniers soupirs d'une langue fastidieuse, dénaturée, vouloit encore la faire passer pour neuve, fraîche et ravissante. Elle voloit des périodes, estropioit des hémistiches, & dans un jargon barbare & maussade prétendoit ressusciter la langue du siecle d'Auguste. Enfin l'on s'apperçut qu'elle n'avoit plus qu'un filet de voix aigre & discordant, & qu'elle faisait bâiller la cour, la ville & surtout ses disciples. Il lui fut ordonné par arrêt de l'académie françoise de comparoître devant son tribunal, pour rendre compte du bien qu'elle avoit fait depuis quatre siecles, pendant lesquels on l'avoit alimentée, honnorée & pensionnée. Elle vouloit plaider sa cause dans son risible idiôme que sûrement les Latins n'auroient jamais pu comprendre. Pour le françois, elle n'en savoit pas un mot ; elle n'osa pas se hasarder devant ses juges.

L'académie eut pitié de son embarras. Il lui fut ordonné charitablement de se taire. On eut ensuite l'humanité de lui apprendre à parler la langue de la nation ; & depuis ce tems, dépouillée de son antique coëffure, de sa morgue & de sa férule, elle ne s'applique plus qu'à enseigner avec soin & facilité cette belle langue que perfectionne tous les jours l'académie françoise. Celle-ci, moins timide, moins scrupuleuse, la châtie, sans toutefois l'énerver.---Et l'école militaire, qu'est-elle devenue ?---Elle a suivi le destin des autres colleges : elle en réunissoit tous les abus, sans compter les abus privilégiés qui tenoient à son institution particuliere. On ne fait pas des hommes comme on fait des soldats.---Pardon si j'abuse de votre complaisance, mais ce point est trop important pour que je l'abandonne ; on ne parloit dans ma jeunesse que d'éducation. Chaque pédant faisoit son livre ; heureux encore tant qu'il n'étoit qu'ennuyeux. Le meilleur de tous, le plus simple, le plus raisonnable & en même tems le plus profond, avoit été brûlé par la main d'un bourreau, & décrié par des gens qui ne l'entendoient pas plus que le valet de cet exécuteur. Enseignez-moi, de grace, la marche que vous avez suivie pour former des hommes ?

---Les hommes sont plutôt formés par la sage tendresse de notre gouvernement que par toute autre institution : mais pour ne parler ici que de la culture de l'esprit, en familiarisant les enfans avec les lettres, nous les familiarisons avec les opérations de l'algébre. Cet art est simple & d'une utilité générale ; il n'en coûte pas plus le savoir que d'apprendre à lire : l'ombre même des difficultés a disparu, les caracteres algébriques ne passent plus chez le vulgaire pour des caracteres magiques . Nous avons remarqué que cette science accoutumoit l'esprit à voir les choses rigoureusement telles qu'elles sont, & que cette justesse est précieuse, appliquée aux arts.

On apprenoit aux enfans une infinité de connoissances qui ne servent de rien au bonheur de la vie. Nous n'avons choisi que ce qui pouvoit leur donner des idées vraies & réfléchies. On leur enseignoit à tous indistinctement deux langues mortes, qui sembloient renfermer la science universelle, & qui ne pouvoient leur donner la moindre idée des hommes avec lesquels ils devoient vivre. Nous nous contentons de leur enseigner la langue nationale, & nous leur permettons même de la modifier d'après leur génie, parce que nous ne voulons pas des grammairiens, mais des hommes éloquens. Le style est l'homme, & l'ame forte doit avoir un idiôme qui lui soit propre & bien différent de la nomenclature, la seule ressource de ces esprits foibles qui n'ont qu'une triste mémoire.

On leur enseigne peu d'histoire, parce que l'histoire est la honte de l'humanité, & que chaque page est un tissu de crimes & de folies. À dieu ne plaise! Que nous leur mettions sous les yeux ces exemples de brigandage & d'ambition. Le pédantisme de l'histoire a pu ériger les rois en Dieux. Nous enseignons à nos enfans une logique plus sûre & des idées plus saines. Ces froids chronologistes, ces nomenclateurs de tous les siecles, tous ces écrivains romanesques ou corrompus, qui ont pâli les premiers devant leur idole, sont éteints avec les panégyristes des princes de la terre . Quoi! le tems est court & rapide, & nous employerions le loisir de nos enfans à arranger dans leur mémoire des noms, des dates, des faits innombrables, des arbres généalogiques ? Quelles futilités misérables, lorsqu'on a devant les yeux le vaste champ de la morale & de la physique! Envain dira-t-on que l'histoire fournit des exemples qui peuvent instruire les siecles suivans, exemples pernicieux & pervers , qui ne servent qu'à enseigner le despotisme, à le rendre plus fier, plus terrible, en montrant les humains toujours soumis comme un troupeau d'esclaves, & les efforts impuissans de la liberté expirant sous les coups que lui ont porté quelques hommes qui fondoient sur l'ancienne tyrannie les droits d'une tyrannie nouvelle. S'il fut un homme estimable, vertueux, il a été le contemporain des monstres : il a été étouffé par eux : & ce tableau de la vertu foulée aux pieds, n'est que trop vrai, sans doute, mais il est tout aussi dangereux à présenter. Il n'appartient qu'à un homme fait, de contempler ce tableau sans pâlir, & d'en ressentir même une joie secrette, en voyant le triomphe passager du crime, & le sort éternel qui doit appartenir à la vertu. Mais pour les enfans ; il faut éloigner ce tableau, il faut qu'ils contractent une habitude heureuse avec les notions d'ordre & d'équité, & en composer, pour ainsi dire, la substance de leur ame. Ce n'est point cette morale oisive qui consiste en questions frivoles, que nous leur enseignons : c'est une morale pratique qui s'applique à chacune de leurs actions, qui parle par images, qui forme leurs cœurs à la douceur, au courage, au sacrifice de l'amour-propre, ou pour dire tout, en un mot, à la générosité.

Nous avons assez de mépris pour la métaphysique cet espace ténébreux où chacun édifioit un systême chimérique & toujours inutile. C'est-là qu'on alloit puiser des images imparfaites de la divinité, qu'on défiguroit son essence à force de subtiliser sur ses attributs, & qu'on étourdissoit la raison humaine en lui offrant un point glissant & mobile, d'où elle étoit toujours prête à tomber dans le doute. C'est à l'aide de la physique, cette clef de la nature, cette science vivante & palpable, que parcourant le Dédale de cet ensemble merveilleux, nous leur apprenons à sentir l'intelligence & la sagesse du Créateur. Cette science bien approfondie les délivre d'une infinité d'erreurs, & la masse informe des préjugés céde à la lumiere pure qu'elle répand sur tous les objets.

À un certain âge nous permettons à un jeune homme de lire les poëtes. Les nôtres ont sû allier la sagesse à l'entousiasme. Ce ne sont point de ces hommes qui imposent à la raison par la cadence & l'harmonie des paroles, qui se trouvent conduits, comme malgré eux, dans le faux & dans le bizarre, ou qui s'amusent à parer des nains, à faire tourner des moulinets, à agiter le grelot & la marotte : ils sont les chantres des grandes actions qui illustrent l'humanité ; leurs héros sont choisis par-tout où se rencontre le courage & la vertu. Cette trompette venale & mensongère, qui flattoit orgueilleusement les colosses de la terre, est à jamais brisée. La poësie n'a conservé que cette trompette véridique qui doit retentir dans l'étendue des siécles, parce qu'elle annonce, pour ainsi dire, la voix de la postérité. Formés sur de tels modèles, nos enfans reçoivent des idées justes de la véritable grandeur ; & le rateau, la navette, le marteau, sont devenus des objets plus brillans que le sceptre, le diadême, le manteau royal, &c.

CHAPITRE XIII. Où est la Sorbonne ?

Dans quelle langue se disputent donc MM. les docteurs de Sorbonne ? Ont-ils toujours un risible orgueil, des robes longues et des chaperons fourrés ?---On ne se dispute plus en Sorbonne ; car dès qu'on a commencé à y parler françois, cette troupe d'ergoteurs a disparu : graces à Dieu, les voûtes ne retentissent plus de ces mots barbares, moins insensés encore que les extravagances qu'ils vouloient signifier. Nous avons découvert que les bancs sur lesquels s'asseioient ces docteurs hibernois, étoient formés d'un certain bois, dont la funeste vertu dérangeoit la tête la mieux organisée, & la faisoit déraisonner avec méthode.---Oh! que ne suis-je né dans votre siécle! Les misérables faiseurs d'argumens ont fait le supplice de mes jeunes ans ; je me suis cru longtems un imbécille, parce que je ne pouvois les comprendre. Mais que fait-on de ce palais élevé par ce Cardinal , qui faisoit de mauvais vers avec enthousiasme, & qui faisoit couper de bonnes têtes avec tout le sang-froid possible ?---Ce grand bâtiment renferme plusieurs salles où l'on fait un cours d'étude bien plus utile à l'humanité. On y dissèque toutes sortes de cadavres. Des anatomistes sages cherchent dans les dépouilles de la mort, des ressources pour diminuer les maux physiques. Au lieu d'analyser de sottes propositions, on essaye de découvrir l'origine cachée de nos cruelles maladies, & le scalpel ne s'ouvre une voie sur ces cadavres insensibles que pour le bien de leur postérité. Tels sont les docteurs honorés, ennoblis, pensionnés par l'État. La Chirurgie s'est reconciliée avec la Médecine, & cette dernière n'est plus divisée avec elle-même.

Oh, l'heureux prodige! On parloit de l'animosité des jolies femmes, de la fureur jalouse des poëtes, du fiel des peintres : c'étoient des passions douces en comparaison de la haine qui, de mon tems, enflammoit les suppôts d'Esculape. On a vu plus d'une fois, comme l'a dit un bon plaisant, la Médecine sur le point d'appeller la Chirurgie à son secours.

---Tout est changé aujourd'hui : amies & non rivales, elles ne forment plus qu'un corps ; elles se prêtent un secours mutuel, & leurs opérations ainsi réunies tiennent quelquefois du miracle. Le médecin ne rougit pas de pratiquer lui-même les opérations qu'il juge convenables, quand il ordonne quelques remèdes, il ne laisse pas à un subalterne le soin de les apprêter, tandis que la négligence ou l'impéritie de son ministre peuvent les rendre mortels ; il juge par ses propres yeux de la qualité, de la dose, & de la préparation : choses importantes, & d'où dépend rigoureusement la guérison. Un homme souffrant ne voit plus au chevet de son lit trois praticiens qui, comiquement subordonnés l'un à l'autre, se disputent, se mesurent des yeux, & attendent quelque bévue de leurs rivaux pour en rire tout à leur aise. Une médecine n'est plus l'alliage bizarre des principes les plus opposés. L'estomac affoibli du malade ne devient plus l'arène où les poisons du midi accourent combattre les poisons du nord. Les sucs bienfaisans des herbes nées dans notre sol, & appropriées à notre tempérament, dissipent les humeurs, sans déchirer nos entrailles.

Cet art est jugé le premier de tous, parce qu'on en a banni l'esprit de systême & de routine, qui a été aussi funeste au monde que l'avidité des rois & la cruauté de leurs ministres.

---Je suis bien aise de savoir que les choses sont ainsi. J'aime vos médecins : ils ne sont donc plus des charlatans intéressés & cruels, tantôt adonnés à une routine dangereuse, tantôt faisant des essais barbares & prolongeant le supplice du malade qu'ils assassinoient sans remords. À propos, jusqu'à quel étage montent-ils ?---À tout étage où se trouve un homme qui aura besoin de leur secours.---Cela est merveilleux : de mon tems les fameux ne passoient pas le premier ; & comme certaines jolies femmes ne vouloient recevoir chez elles que des manchettes à dentelle, ils ne vouloient guérir eux que des gens à équipage.---Un médecin qui parmi nous se rendroit coupable d'un pareil trait d'inhumanité, se couvriroit d'un deshonneur ineffaçable. Tout homme a droit de les appeller. Ils ne voient que la gloire d'ordonner à la santé de refleurir sur les joues d'un malade ; & si l'infortuné, ce qui est très rare, ne peut produire un juste salaire, l'État se charge alors du soin de la récompense. Tous les mois on tient régistres des malades morts ou guéris. Le nom du mort est toujours suivi du nom du médecin qui l'a traité. Celui-ci doit rendre compte de ses ordonnances, & justifier la marche qu'il a tenue pendant chaque maladie. Ce détail est pénible : mais la vie d'un homme a paru trop précieuse pour négliger les moyens de la conserver ; & les médecins sont intéressés eux-mêmes à l'accomplissement de cette sage loi.

Ils ont simplifié leur art. Ils l'ont débarrassé de plusieurs connoissances absolument étrangères à l'art de guérir. Vous pensiez faussement qu'un médecin devoit renfermer dans sa tête toutes les sciences possibles ; qu'il devoit posséder à fond l'anatomie, la chymie, la botanique, les mathématiques ; & tandis que chacun de ces arts demanderoit la vie entière d'un homme, vos médecins n'étoient rien si par dessus le marché ils n'étoient pas encore de beaux-esprits, plaisans, adroits à semer de bons mots. Les nôtres se bornent à bien savoir définir toutes les maladies, à en marquer exactement les divisions, à en connoitre tous les symptômes, à bien distinguer surtout les tempéramens en général & celui de chacun de ses malades en particulier. Ils n'emploient guères de ces médicamens eaux & dits précieux, ni de ces récettes mystérieuses, composées dans le cabinet : un petit nombre de remèdes leur suffisent. Ils ont reconnu que la nature agit uniformément dans la végétation des plantes & dans la nutrition des animaux. Voici un jardinier, disent-ils, il est attentif à ce que la sève, c'est-à-dire, l'esprit universel circule également dans toutes les parties de l'arbre ; toutes les maladies de la plante viennent de l'épaississement de ce fluide merveilleux. Ainsi tous les maux qui affligent la race humaine, n'ont d'autre cause que la coagulation du sang & des humeurs : rendez-leur leur liquidité naturelle, sitôt que la circulation reprendra son cours, la santé commencera à refleurir. Ce principe posé, il n'est pas question d'un grand nombre deconnoissances pour en remplir les vues, puisqu'elles s'offrent d'elles-mêmes. Nous regardons comme un remède universel toutes les plantes odoriférantes, abondantes en sels volatils, comme infiniment propres à dissoudre le sang trop épaissi : c'est le plus précieux don de la nature pour conserver la santé ; nous l'étendons à toutes les maladies, & nous en avons vu naitre toutes les guérisons.

CHAPITRE XIV. L'hôtel de l'inoculation.

Dites-moi, je vous prie, quel est ce bâtiment isolé que je découvre de loin au milieu de la campagne ?---C'est l'hôtel de l'inoculation, si combattue de vos jours, comme tous les présens utiles qu'on vous a donnés. Vous aviez des têtes bien opiniâtres, puisque les expériences évidentes & multipliées ne pouvoient vous faire entendre raison pour votre propre bien. Sans quelques femmes amoureuses de leur beauté & qui craignoient plus de la perdre que la vie, sans quelques princes peu curieux de déposer leur sceptre entre les mains de Pluton, vous n'auriez jamais hazardé cette heureuse découverte. Le succès l'ayant pleinement couronnée, les laides ont été obligées de se taire, & ceux qui n'avoient point de diadème, n'en ont pas moins senti le désir de rester ici-bas un peu plus longtems.

Tôt ou tard, il faut que la vérité perce & règne sur les esprits les plus indociles. Nous pratiquons aujourd'hui l'inoculation, comme on la pratiquoit de votre tems à la Chine, en Turquie, en Angleterre. Nous sommes loin de bannir des secours salutaires, parce qu'ils sont nouveaux. Nous n'avons point, comme vous, la fureur de disputer uniquement pour paroitre en scène & captiver l'œil du public.

Graces à notre activité, à notre esprit de recherche, nous avons découvert plusieurs secrets admirables, qu'il n'est pas tems de vous exposer encore. L'étude approfondie de ces simples merveilleux, que votre ignorance fouloit aux pieds, nous a donné l'art de guérir la pulmonie, la phthysie, l'hydropisie, & d'autres maladies que vos remèdes peu connus faisoient ordinairement empirer : l'hygienne, sur-tout, a été traitée avec tant de clarté, que chacun a sû veiller par lui-même sur sa santé. On ne se repose plus entiérement sur le médecin, quelqu'habile qu'il soit ; on s'est donné la peine d'étudier son tempérament, au lieu de vouloir qu'un étranger le devine au premier aspect, d'ailleurs, la tempérance, ce véritable élixir réparateur & conservateur, contribue à former des hommes sains & vigoureux qui logent des ames fortes & pures comme leur sang.

CHAPITRE XV. Théologie & Jurisprudence.

Heureux mortels! Vous n'avez donc plus de théologiens ? Je ne vois plus ces gros volumes qui sembloient les piliers fondamentaux de nos bibliothèques, ces masses pesantes que l'imprimeur seul, je pense, avoit lues : mais enfin, la théologie est une science sublime &...---Comme nous ne parlons plus de l'Être Suprême que pour le bénir & l'adorer en silence, sans disputer sur ses divins attributs à jamais impénétrables, on est convenu de ne plus écrire sur cette question trop sublime & si fort au dessus de notre intelligence. C'est l'ame qui sent Dieu, elle n'a pas besoin de secours étrangers pour s'élancer jusqu'à lui .

Tous les livres de théologie, ainsi que ceux de jurisprudence, sont scellés sous de gros barreaux de fer dans les souterrains de la bibliothèque ; & si jamais nous sommes en guerre avec quelques nations voisines, au lieu de pointer des canons, nous leur enverrons ces livres dangereux. Nous conservons ces volcans de matière inflammable pour servir de vengeance contre nos ennemis : ils ne tarderont point à se détruire ; au moyen de ces poisons subtils qui saisissent à la fois la tête & le cœur.

---Vivre sans théologie, je conçois cela très-aisément ; mais sans jurisprudence, c'est ce que je ne conçois guères.---Nous avons une jurisprudence, mais différente de la vôtre, qui étoit gothique & bizarre. Vous portiez encore l'empreinte de votre antique servitude. Vous aviez adopté des loix qui n'étoient faites ni pour vos mœurs, ni pour vos climats. Comme la lumière est descendue par degrés dans presque toutes les têtes, on a réformé les abus qui faisoient du sanctuaire de la justice un antre de voleurs. On s'est étonné que le monstre noir qui dévore la veuve & l'orphelin, ait joui si longtems d'une coupable impunité. On ne conçoit pas qu'un procureur ait pû traverser paisiblement la ville sans être lapidé par quelque main desespérée.

Le bras auguste qui tenoit le glaive de la justice, a frappé cette foule de corps sans ame qui n'avoient que l'instinct du loup, la ruse du renard, & le croassement du corbeau : leurs propres clercs, qu'ils faisoient mourir de faim & d'ennui, ont été les premiers à révéler leurs iniquités & à s'armer contre eux. Thémis a parlé, & la race a disparu. Telle fut la fin tragique & effrayante de ces larrons qui ruinoient des familles entières en barbouillant du papier.

---De mon tems on prétendoit que sans leur ministère, une partie des citoyens resteroit oisive aux barrières des tribunaux, & que les tribunaux deviendroient peut-être le théâtre de la licence & de la fureur.---Assurément c'étoit la ferme du papier timbré qui parloit ainsi.---Mais comment les affaires se jugent elles ? que faire sans procureurs ?---Ah! Les affaires se jugent le mieux du monde. Nous avons conservé l'ordre des avocats, qui connoit toute la noblesse & l'excellence de son institution ; encore plus désintéressé, il est devenu plus respectable. Ce sont eux qui se chargent d'exposer clairement & surtout d'un style laconique la cause de l'opprimée, le tout sans emphase, sans déclamation. On ne voit plus un long plaidoyé bien froid, bien nourri d'invectives, en les échauffant seuls, leur coûter la perte de la vie. Le méchant, dont la cause est injuste, ne trouve dans ces défenseurs intègres que des hommes incorruptibles : ils répondent sur leur honneur des causes qu'ils entreprennent ; ils abandonnent le coupable, déja condamné par le refus qu'ils font de le servir, s'excuser en tremblant devant les juges où il comparoit sans défenseur.

Chacun est rentré dans le droit primitif de plaider sa cause. On ne laisse jamais le tems au procès de s'embrouiller : ils sont éclaircis & jugés dans leur naissance ; & le plus longtems qu'on leur accorde, quand l'affaire est obscure, est l'espace d'une année. Mais aussi les juges ne reçoivent plus d'épices : ils ont rougi de ce droit honteux, modique en sa naissance , & qu'ils ont fait monter à des sommes exorbitantes : ils ont reconnu qu'ils donnoient eux-mêmes l'exemple de la rapacité, & que s'il est un cas où l'intérêt ne doit pas prévaloir, c'est le moment honorable & terrible où l'homme prononce au nom sacré de la justice.---Je vois que vous avez prodigieusement changé nos loix.---Vos loix! encore un coup, pouviez-vous donner ce nom à ce ramas indigeste de coutumes opposées, à ces vieux lambeaux décousus, qui ne présentoient que des idées sans liaison & des imitations grotesques. Pouviez-vous adopter ce monument barbare, qui n'avoit ni plan, ni ordonnance, ni objet ; qui n'offroit qu'une compilation dégoûtante, où la patience du génie s'engloutissoit dans un abîme bourbeux ? Il est venu des hommes assez intelligens, assez amis de leurs semblables, assez courageux pour méditer une refonte entière, & d'une masse bizarre en faire une statue exacte & bien proportionnée.

Nos rois ont donné toute leur attention à ce vaste projet qui intéressoit des milliers d'hommes. On a reconnu que l'étude par excellence étoit celle de la législation. Les noms de Lycurgue, des Solon, & de ceux qui ont marché sur leurs traces, sont les plus respectables de tous. Le point lumineux a parti du fond du nord ; & comme si la nature avoit voulu humilier notre orgueil, c'est une femme qui a commencé cette importante révolution .

Alors la justice a parlé par la voix de la nature, souveraine législatrice, mère des vertus & de tout ce qui est bon sur la terre : appuyée sur la raison & l'humanité, ses préceptes ont été sages, clairs, distincts, en petit nombre. Tous les cas généraux ont été prévus & comme enchaînés par la loi. Les cas particuliers en dérivent naturellement, comme des branches qui sortent d'un tronc fertile ; & la droiture, plus savante que la jurisprudence elle-même, appliqua la probité pratique à tous les événemens.

Ces nouvelles loix sont avares sur-tout du sang des hommes : la peine est proportionnée au délit. Nous avons banni & vos interrogatoires captieux, & les tortures de la question, dignes d'un tribunal d'inquisiteurs, & vos supplices affreux faits pour un peuple de Cannibales. Nous ne mettons plus à mort le voleur, parce que c'est une injustice inhumaine de tuer celui qui n'a point donné la mort : tout l'or de la terre ne vaut pas la vie d'un homme ; nous le punissons par la perte de sa liberté. Le sang coule rarement, mais lorsqu'on est forcé de le verser pour l'effroi des scélérats, c'est avec le plus grand appareil. Par exemple, il n'y a pas de grace pour un ministre qui abuse de la confiance du souverain, & qui se sert contre le peuple du pouvoir qui lui est confié. Mais le criminel ne languit point dans les cachots : la punition suit le forfait ; & si quelque doute s'élève, on aime mieux lui faire grace que de courir le risque horrible de retenir plus longtems un innocent.

Le coupable qu'on arrête est enchaîné publiquement. On peut le voir, parce qu'il doit être un exemple visible & éclatant de la vigilance de la justice. Au-dessus de la grille qui le renferme, demeure à perpétuité un écriteau qui porte la cause de son emprisonnement. Nous n'enfermons plus des hommes vivans dans la nuit des tombeaux, supplice infructueux & plus horrible que le trépas! C'est en plein jour qu'il offre la honte du châtiment. Chaque citoyen sait pourquoi tel homme est condamné à la prison, & tel autre aux travaux publics. Celui que trois châtimens n'ont pû corriger, est marqué, non sur l'épaule, mais au front, & chassé pour jamais de la patrie.

---Eh! Dites-moi, je vous prie, les lettres de cachet ? Qu'est devenu ce moyen prompt, infaillible, qui tranchoit toute difficulté, qui mettoit si à leur aise l'orgueil, la vengeance & la persécution ?---Si vous faisiez cette question sérieusement, me répondit mon guide d'un ton sévère, vous insulteriez au Monarque, à la nation, à moi-même. La question & les lettres de cachet sont au même rang ; elles ne souillent plus que les pages de votre histoire.

CHAPITRE XVI. Exécution d'un criminel.

Les coups redoublés d'un bourdon effrayant frappèrent tout-à-coup mon oreille : ces sons tristes & lugubres sembloient murmurer dans les airs les noms de désastre & de mort. Le tambour des gardes de la ville faisoit lentement sa ronde, en battant l'allarme ; & cette marche sinistre, qui se répétoit dans les ames, y portait une profonde terreur. Je vis chaque citoyen sortir tristement de sa maison, parler à son voisin, lever les mains au ciel, pleurer & donner toutes les marques de la plus vive douleur. Je demandai à l'un deux pourquoi on sonnoit ces cloches funèbres & quel accident étoit arrivé ?

Un des plus terribles, me répondit-il en gémissant. Notre justice est forcée de condamner aujourd'hui un de nos concitoyens à perdre la vie, dont il s'est rendu indigne en trempant une main homicide dans le sang de son frere. Il y a plus de trente ans que le soleil n'a éclairé un semblable forfait : il faut qu'il s'expie avant la fin du jour. Oh! que j'ai versé de larmes sur les fureurs où se porte une aveugle vengeance! Avez-vous appris le crime qui s'est commis avant-hier au soir ?... Ô douleur! ce n'est donc pas assez d'avoir perdu un vrai citoyen, il faut que l'autre subisse encore la mort... Il sanglottoit... Écoutez, écoutez le récit du triste événement qui répand un deuil universel.

Un de nos compatriotes, d'un tempérament sanguin, né avec un caractère emporté, mais qui d'ailleurs avoit des vertus, aimoit à l'excès une jeune fille qu'il étoit sur le point d'obtenir en mariage. Son caractere étoit aussi doux que celui de son amant étoit impétueux. Elle se flattoit de pouvoir adoucir ses mœurs ; mais plusieurs traits de colere qui lui échapperent fréquemment ; (malgré le soin qu'il prenait à les déguiser) la firent trembler sur les suites funestes que pourroit entraîner son union avec un homme aussi violent.

Toute femme, par nos loix, est absolument maîtresse de disposer de sa main. Elle se détermina donc, dans la crainte d'être malheureuse, à en épouser un autre, qui possédoit un caractère plus conforme au sien. Les flambeaux de cet hymen allumerent la rage dans un cœur extrême, & qui dès sa plus tendre jeunesse n'avoit jamais connu la modération. Il fit plusieurs défis secrets à son heureux rival, mais celui-ci les méprisa ; car il y a plus de bravoure à dédaigner l'insulte, à étoufer un juste ressentiment, qu'à céder en furieux à un appel que d'ailleurs nos loix & la raison proscrivent également. Cet homme passionné n'écoutant que la jalousie, l'attaqua avant-hier au détour d'un sentier hors de la ville ; & sur le refus nouveau que celui-ci fit d'en venir aux mains, il saisit une branche d'arbre & l'étendit mort à ses pieds. Après ce coup affreux le barbare osa se mêler parmi nous ; mais le crime étoit déja gravé sur son front. Dès que nous le vîmes, nous reconnûmes le forfait qu'il vouloit cacher. Nous le jugeâmes criminel sans connoître encore la nature du délit. Bientôt nous apperçûmes plusieurs citoyens, les yeux mouillés de pleurs, qui portoient à pas lents & jusqu'au pied du trône de la Justice, ce cadavre sanglant qui crioit vengeance.

À l'âge de quatorze ans, on nous lit les loix de la patrie. Chacun est obligé de les écrire de sa main , & nous faisons tous serment de les accomplir. Ces loix nous ordonnent de déclarer à la Justice tout ce qui peut l'éclairer sur les infractions qui troublent l'ordre de la société, & ces loix ne poursuivent que ce qui lui porte un dommage réel. Nous renouvellons ces sermens sacrés tous les dix ans ; & sans être délateurs, chacun de nous veille à la garde du dépôt respectable des loix.

Hier on a lancé le monitoire, qui est un acte purement civil. Quiconque tarderoit à déclarer ce qu'il a vu, se couvriroit d'une tache infamante. C'est par cette voie que l'homicide s'est tout-à-coup découvert. Il n'y a que le scélérat familiarisé dès longtems avec le crime, qui puisse nier de sang froid l'attentat qu'il vient de commettre ; & ces sortes de monstres dont notre nation est purgée, ne nous épouvantent plus que dans l'histoire des derniers siécles.

Venez, courez avec moi à la voix de la Justice, qui apelle tout le peuple pour être témoin de ses arrêts formidables. C'est le jour de son triomphe, & tout funeste qu'il est, nous ne pouvons qu'y aplaudir. Vous ne verrez point un malheureux plongé depuis six mois dans les cachots, les yeux éblouïs de la lumiere du soleil, les os brisés par un supplice préliminaire & obscur , plus horrible que celui qu'il va subir, s'avancer hideux & mourant vers un échafaud dressé dans une petite place. De votre tems, le criminel jugé sous le secret des guichets, étoit quelquefois roué dans le silence des nuits, à la porte du citoyen qui dormoit, & qui s'éveilloit en sursaut aux cris lamentables du patient ; incertain si le malheureux tomboit sous le glaive d'un bourreau ; ou sous le fer d'un assassin! Nous n'avons point de ces tourmens qui font frémir la nature : nous respectons l'humanité dans ceux-mêmes qui l'ont outragée. Il sembloit dans votre siecle qu'on ne vouloit tuer qu'un homme, tant vos scenes tragiques, multipliées de sang froid, avoient perdu de leur force énergique, toutes horribles qu'elles étoient.

Le coupable, loin d'être traîné d'une maniere qui donne à la Justice un air bas & ignoble, ne sera pas même enchaîné. Eh! pourquoi ses mains seroient-elles chargées de fers, lorsqu'il se livre volontairement à la mort! La justice a bien le droit de le condamner à perdre la vie, mais elle n'a pas le droit de lui imprimer la marque de l'esclavage. Vous le verrez marcher librement au milieu de quelques soldats, posés seulement pour contenir la multitude. On ne craint point qu'il se flétrisse une seconde fois, en voulant échapper à la voix terrible qui l'appelle. Et où fuiroit-il ? Quel pays, quel peuple recevroit dans son sein un homicide ? Et lui, comment pourroit-il effacer cette marque effrayante qu'une main divine imprime sur le front d'un meurtrier ? La tempête du remords s'y peint en caractères visibles ; & l'œil accoutumé au visage de la vertu distingueroit sans peine la physionomie du crime. Comment, enfin, le malheureux respireroit-il librement sous le poids immense qui pese sur son cœur!

Nous arrivâmes à une place spacieuse, qui environnoit les marches du palais de la Justice. Un large perron régnoit en face de la salle des audiences. C'étoit sur cette espèce d'amphithéâtre que le Sénat s'assembloit dans les affaires publiques, en présence du peuple ; c'étoit sous ses yeux qu'il se plaisoit à traîter des grands intérêts de la patrie. La multitude des citoyens assemblés leur inspiroit des pensées dignes de la cause auguste remise entre leurs mains. La mort d'un homme étoit une calamité pour l'État. Les juges ne manquoient pas de donner à ce jugement tout l'appareil, toute l'importance qu'il mérite. L'ordre des avocats étoit d'un côté, tout prêt à parler pour l'innocent, à se taire pour le coupable. De l'autre, le prélat, accompagné des pasteurs, la tête nuë, invoquoit en silence le Dieu des miséricordes, et édifioit le peuple répandu en foule sur toute la place .

Le criminel parut. Il marchoit revêtu d'une chemise ensanglantée. Il se frappoit la poitrine avec toutes les marques d'un repentir sincere. Son front ne présentoit point cet accablement affreux, qui ne convient point à un homme qui doit savoir mourir lorsqu'il le faut & sur-tout lorsqu'il a mérité la mort. On le fit passer auprès d'une espece de cage, que l'on me dit être le lieu où l'on avoit exposé le cadavre de l'homme assassiné. On le conduisit à cette grille ; & cette vue porta dans son cœur de si violens remords qu'on lui permit de se retirer. Il s'approcha de ses juges ; mais il ne mit un genou en terre que pour baiser le livre sacré de la loi. Alors on l'ouvrit, & on lut à haute voix l'article qui regardoit les homicides ; on le lui mit sous les yeux, afin qu'il le lût. Il tomba à genoux une seconde fois, & s'avoua coupable. Le chef du Sénat, monté sur une estrade, lut sa condamnation d'une voix forte & majestueuse. Tous les conseillers, ainsi que les avocats, qui s'étoient tenus debout, s'assirent alors pour annoncer que nul d'entr'eux ne prenoit sa défense.

Après que le chef du Sénat eut achevé la lecture, il tendit la main au criminel & daigna le relever, en lui disant : « il ne vous reste plus qu'à mourir avec fermeté, pour obtenir votre pardon de Dieu & des hommes. Nous ne vous haïssons pas ; nous vous plaignons, & votre mémoire ne sera pas en horreur parmi nous. Obéissez volontairement à la loi, & respectez sa rigueur salutaire. Voyez nos larmes qui coulent ; elles vous sont un sur témoignage que l'amour sera le sentiment qui succédera dans nos cœurs, lorsque la Justice aura accompli son fatal ministere. La mort est moins affreuse que l'ignominie. Subissez l'une, pour vous affranchir de l'autre. Il vous est encore permis de choisir : si vous voulez vivre, vous vivrez, mais dans l'opprobre & chargé de notre indignation. Vous verrez ce soleil, qui vous accusera chaque jour d'avoir privé un de vos semblables de sa douce & brillante lumiere. Elle ne vous sera plus qu'odieuse, car les regards de tous, tant que nous sommes, ne vous peindront que le mépris que nous faisons d'un assassin. Vous porterez par-tout le poids de vos remords & la honte éternelle d'avoir résisté à la loi juste qui vous condamne. Soyez équitable envers la société, & jugez-vous vous-même . »

Le criminel fit un signe de tête, par lequel il signifioit qu'il se jugeoit digne de mort . Il s'apprêta alors à la subir avec courage, & même avec cette décence qui, dans ce dernier moment, est le plus beau caractère de l'humanité . Il cessa d'être traîté en coupable. Le cercle des pasteurs vint & l'environna. Le prélat lui donna le baiser de paix, & lui ôtant sa chemise ensanglantée le revêtit d'une tunique blanche, emblême de sa réconciliation avec les hommes. Ses parens, ses amis coururent à lui & l'embrasserent. Il parut consolé en recevant leurs caresses, en se voyant couvert de ce vêtement, gage du pardon qu'il recevoit de la patrie. Les témoignages de leur amitié lui déroboient l'horreur de ses derniers momens. Livré à leurs embrassemens, il perdoit de vue l'image de la mort. Le prélat s'avança vers le peuple, & choisit ce moment pour faire un discours véhément & pathétique sur le danger des passions. Il étoit si beau, si vrai, si touchant, que tous les cœurs étoient saisis d'admiration & de terreur. Chacun se promettoit bien de veiller avec soin sur soi-même, & d'étoufer ces germes de ressentiment qui croissent à notre insçu, & qui forment bientôt la matiere des passions désordonnées.

Pendant ce tems un député du Sénat portoit la sentence de mort au Monarque, pour qu'il la signât de sa propre main. Personne ne pouvoit être mis à mort que par la volonté de celui en qui résidoit la puissance du glaive. Ce bon père auroit bien voulu sauver la vie à un infortuné ; mais il sacrifia dans ce moment les plus chers désirs de son cœur à la nécessité d'une justice exemplaire.

Le député revint. Alors les cloches de la ville recommencerent leur son funèbre ; les tambours répéterent leur marche lugubre, & les gémissemens d'un peuple nombreux se mélant dans l'air à ces déplorables accens, on eût dit que la ville touchoit à un désastre universel. Les amis, les parens de l'infortuné qui alloit perdre la vie, lui donnèrent les derniers baisers. Le prélat invoqua à haute voix la miséricorde de l'Être Suprême ; & tout le peuple, d'une voix unanime, cria vers la voûte des cieux : Grand Dieu, ouvre-lui ton sein! Dieu clément, pardonne-lui, comme nous lui pardonnons! Ce n'étoit qu'une voix immense qui montoit fléchir la colère céleste.

On le conduisit à pas lents près de cette grille dont j'ai parlé, toujours environné de ses proches. Six fusiliers, le front voilé d'un crêpe, s'avancérent : le chef du Sénat donna le signal, en élevant le livre de la loi ; les coups partirent, & l'ame disparut .

On releva le corps de l'infortuné ; son crime étant pleinement expié par la mort, il rentroit dans la classe des citoyens. Son nom qui avoit été effacé, fut inscrit de nouveau sur les registres publics, avec les noms de ceux qui étoient décédés le même jour. Ce peuple n'avoit pas la basse cruauté de poursuivre la mémoire d'un homme jusque dans le tombeau, & de faire rejaillir sur toute une famille innocente le crime d'un seul ; il ne se plaisoit pas à déshonorer gratuitement des citoyens utiles, à faire des malheureux pour le plaisir barbare de les humilier. On porta son corps pour être brûlé avec les corps de ses compatriotes, qui la veille avoient payé l'inévitable tribut qu'exige la nature. Ses parens n'avoient d'autre douleur à combattre que celle que leur inspiroit la perte d'un ami ; & le soir même une place de confiance étant venue à vaquer, le Roi conféra cette place honorable au frère du criminel. Chacun applaudit à ce choix, que dictoit à la fois l'équité & la bienfaisance.

Tout attendri, tout pénétré, je disois à mon voisin : ô! que l'humanité est respectée parmi vous! La mort d'un citoyen est un deuil universel pour la patrie!---C'est que nos loix, me répondit-il, sont sages & humaines : elles penchent vers la réformation plutôt que vers le châtiment ; & le moyen d'épouvanter le crime n'est point de rendre la punition commune, mais formidable. Nous avons soin de prévenir les crimes : nous avons des lieux destinés à la solitude, où les coupables ont auprès d'eux des gens qui leur inspirent le répentir, qui amollissent peu-à-peu leur cœur endurci, qui l'ouvrent par degré aux charmes purs de la vertu, dont les attraits se font sentir à l'homme le plus dépravé.

Voyons-nous le médecin au premier accès d'une fievre violente abandonner le malade à la mort ? Pourquoi n'agiroit-on pas de même avec ceux qui se sont rendus coupables, mais qui peuvent s'améliorer ? Il y a peu de cœurs assez corrompus pour que la persévérance ne puisse les corriger ; & peu de sang versé à propos cimente notre tranquilité & notre bonheur.

Vos loix pénales étoient toutes faites en faveur des riches, toutes imposées sur la tête du pauvre. L'or étoit devenu le dieu des nations. Des édits, des gibets entouroient toutes les possessions ; & la tyrannie, le glaive en main, marchandoit les jours, la sueur & le sang du malheureux : elle ne mit point de distinction dans le châtiment, & accoutuma le peuple à n'en point voir dans les crimes : elle punissoit le moindre délit comme un attentat énorme. Qu'arriva-t-il ? La multitude de ces loix multiplia les crimes, & les infracteurs devinrent aussi cruels que leurs juges : ainsi le législateur, en voulant unir les membres de la société, serra les liens jusqu'à produire des mouvemens convulsifs. Au lieu de soulager, ces liens déchirerent, & la plaintive humanité jettant un cri de douleur vit trop tard que les tortures des bourreaux n'inspirerent jamais la vertu .

CHAPITRE XVII. Pas si éloigné qu'on le pense.

Nous conversâmes longtems sur cette matiere importante ; mais comme ce sujet sérieux nous gagnoit profondement & que notre tête échauffée alloit tomber dans cet excès de sentiment où l'on perd le calme toujours nécessaire à la réflexion, je l'interrompis brusquement, comme on va le voir.---Dites-moi, je vous prie, qui l'emporte, du Moliniste ou du Janséniste ?---Mon savant me répondit par un grand éclat de rire. Je ne pus en tirer autre chose. Mais, disois-je, répondez-moi, de grace. Ici étoient les capucins ; là les cordeliers, plus loin les carmes : que sont devenus tous ces porte-frocs avec leurs sandales, leur barbe et leurs disciplines ?

---Nous n'engraissons plus dans notre état une foule d'automates aussi ennuyés qu'ennuyeux, qui faisoient le vœu imbécile de n'être jamais hommes, & qui rompoient toute société avec ceux qui l'étoient. Nous les avons cru cependant plus dignes de pitié que de blâme. Engagés dès l'âge le plus tendre dans un état qu'ils ne connoissoient pas, c'étoient les loix qui étoient coupables en leur permettant de disposer aveuglement d'une liberté dont ils ne connoissoient pas le prix.

Les solitaires, dont la maison de retraite étoit élevée avec pompe au milieu du tumulte des villes, sentirent peu à peu les charmes de la société & s'y livrèrent. En voyant des frères unis, des pères heureux, des familles tranquilles, ils regrettèrent de ne pas partager ce bonheur : ils soupirèrent en secret sur ce moment d'erreur qui leur avoit fait abjurer une vie plus douce ; & se maudissant les uns les autres, comme des forçats dans les chaînes , ils hâtèrent l'instant qui devoit ouvrir les portes de leur prison. Il ne tarda pas : le joug fut secoué sans crise & sans efforts, parce que l'heure étoit venue. Ainsi l'on voit un fruit mûr se détacher à la plus légère secousse de la branche qui le portoit . Sortis en foule, & avec toutes les démonstrations de la plus grande allégresse, ils redevinrent hommes, d'esclaves qu'ils étoient.

Ces moines robustes , en qui sembloit revivre la santé des premiers âges du monde, le front vermeil d'amour & de joie, épousèrent ces colombes gémissantes, ces vierges pures, qui sous le voile monastique avoient soupiré plus d'une fois après un état un peu moins saint & plus doux . Elles accomplirent les devoirs de l'hymen avec une ferveur édifiante ; leurs chastes flancs enfantèrent des rejettons dignes d'un si beau lien. Leurs époux fortunés & non moins radieux, eurent moins d'empressement à solliciter la canonisation de quelques os vermoulus : ils se contentèrent tout uniment d'être bons pères, bons citoyens ; & je crois fermement qu'ils n'en allèrent pas moins en paradis après leur mort, sans avoir fait leur enfer pendant leur vie.

Il est vrai, qu'au tems de cette réforme cela parut un peu extraordinaire à l'évêque de Rome ; mais lui-même eut bientôt de si sérieuses affaires à démêler pour son propre compte...---Qu'appellez-vous l'évêque de Rome ?---C'est le pape, pour parler conformément à vos expressions ; mais, comme je vous l'ai dit, nous avons changé beaucoup de termes gothiques. Nous ne savons plus ce que c'est que canonicats, bulles, bénéfices, évêchés d'un revenu immense . On ne va plus baiser les pantoufles du successeur d'un apôtre, à qui son maître n'a donné que des exemples d'humilité : & comme ce même apôtre prêchoit la pauvreté, tant par son exemple que par sa parole, nous n'avons plus envoyé l'or le plus pur, le plus nécessaire à l'état, pour des indulgences dont ce bon magicien n'étoit rien moins qu'avare. Tout cela lui a causé d'abord quelques déplaisirs ; car on n'aime pas à perdre de ses droits, lors même qu'ils sont peu légitimes : mais bientôt il a senti que son véritable appanage étoit le ciel ; que les choses terrestres n'étoient pas de son règne, & qu'enfin les richesses du monde étoient des vanités, comme tout ce qui est sous le soleil.

Le tems, dont la main invisible & sourde mine les tours orgueilleuses, a sappé ce superbe & incroyable monument de la crédulité humaine . Il est tombé sans bruit : sa force étoit dans l'opinion ; l'opinion a changé, & le tout s'est exhalé en fumée. C'est ainsi qu'après un redoutable incendie on ne voit plus qu'une vapeur insensible & légère, où régnoit un vaste embrasement.

Un Prince digne de régner tient sous sa main cette partie de l'Italie ; et cette Rome antique a revu des Césars : j'entends par ce mot des Titus, des Marc-Aurele, et non ces monstres qui portoient une face humaine. Ce beau pays s'est ranimé, dès qu'il a été purgé de cette vermine oisive qui végétoit dans la crasse. Ce royaume tient aujourd'hui son rang ; & porte une physionomie vive & parlante, après avoir été emmaillotté pendant plus de dix-sept siécles dans des haillons ridicules & superstitieux qui lui coupoient la parole et lui gènoient la respiration.

CHAPITRE XVIII. Les ministres de paix.

Poursuivez, charmant endoctrineur! Cette révolution, dites-vous, s'est faite de la manière la plus paisible & la plus heureuse ?---Elle a été l'ouvrage de la philosophie : elle agit sans bruit, elle agit comme la nature, avec une force d'autant plus sûre qu'elle est insensible.---Mais j'ai bien des difficultés à vous proposer. Il faut une Religion.---Sans doute, reprit-il avec transport. Eh! quel est l'ingrat qui demeurera muet au milieu des miracles de la création, sous la voûte brillante du firmament ? Nous adorons l'Être Suprême ; mais le culte qu'on lui rend ne cause plus aucun trouble, aucun débat. Nous avons peu de ministres : ils sont sages, éclairés, tolérans ; ils ignorent l'esprit de faction, & en sont plus chéris, plus respectés : ils ne sont jaloux que d'élever des mains pures vers le trône du Père des humains : ils les chérissent tous à l'imitation du Dieu de bonté ; l'esprit de paix & de concorde anime leurs actions, autant que leurs discours, aussi, vous dis-je, sont-ils universellement animés. Nous avons un saint prélat qui vit avec ses pasteurs comme avec ses égaux & ses frères.

Ces places ne s'accordent qu'à l'âge de quarante ans, parce que c'est alors seulement que les passions turbulentes s'éteignent, & que la raison si tardive dans l'homme exerce son paisible empire. Leur vie exemplaire marque le plus haut degré de la vertu humaine. Ce sont eux qui consolent les affligés, qui découvrent aux malheureux un Dieu bon, qui veille sur eux & qui contemple leurs combats pour les récompenser un jour. Ils cherchent l'indigence cachée sous le manteau de la honte, & lui donnent des secours sans la faire rougir. Ils réconcilient les esprits divisés, en leur portant des paroles de douceur & de paix. Les plus fiers ennemis s'embrassent en leur présence, & leurs cœurs attendris ne sont plus ulcerés. Enfin ils remplissent tous les devoirs d'hommes qui osent parler au nom du Maître Éternel.

---J'aime beaucoup ces ministres, repris-je : mais vous n'avez donc plus parmi vous de gens spécialement consacrés à réciter à toutes les heures du jour d'une voix nasale des cantiques, des pseaumes, des hymnes ? Aucun parmi vous n'aspire à la canonisation ? Qu'est-elle devenue ? Quels sont vos saints ?---Nos saints! Vous voulez, sans doute, dénoter ceux qui prétendent à un plus haut degré de perfection, qui s'élèvent au-dessus de la foiblesse humaine : oui, nous avons de ces hommes célestes ; mais vous croyez bien qu'ils ne mènent pas une vie obscure & solitaire, qu'ils ne se font pas un mérite de jeûner, de psalmodier de mauvais latin, ou de demeurer muets & sots toute leur vie : c'est au grand jour qu'ils montrent la force, la constance de leurs ames. Apprenez qu'ils se chargent volontairement de tous les travaux pénibles ou qui dégoûtent le reste des hommes : ils pensent que les bons offices, les œuvres charitables, sont plus agréables à Dieu que la priére.

S'agit-il, par exemple, de curer les égouts, les puits, de transporter les immondices, de s'assujettir aux emplois les plus bas, les plus abjects ou les plus dangereux, comme de porter au milieu d'un incendie le secours des pompes, de marcher sur des poutres brûlantes, de s'élancer dans les eaux pour sauver la vie à un malheureux prêt à périr, &c. ces généreuses victimes du bien public se remplissent, s'enflamment d'un courage actif, par l'idée grande & sublime de se rendre utiles & d'épargner le sentiment de la douleur à leurs compatriotes. Ils se font un devoir de ces occupations, avec autant de joie & de plaisir que si c'étoient les plus douces, les plus belles : ils font tout pour l'humanité, tout pour la patrie, & jamais rien pour eux. Les uns sont cloués au chevet du lit des malades, & les servent de leurs mains, d'autres descendent dans les carriéres, en détachent, en arrachent les pierres : tour à tour manœuvres, pionniers, porte-faix, &c. ils semblent des esclaves qu'un tyran a courbés sous un joug de fer. Mais ces ames charitables ont en vue le désir de plaire à l'Éternel en servant leurs semblables : insensibles aux maux présens, ils attendent que Dieu les récompensera, parce que le sacrifice des voluptés de ce monde est fondé sur une utilité réelle & non sur un caprice bigot.

Je n'ai pas besoin de vous dire que nos respects les accompagnent pendant leur vie & après leur mort ; & comme notre plus vive reconnoissance seroit insuffisante, nous laissons à l'auteur de tout bien cette dette immense à acquitter, persuadés qu'il est le seul qui sache la juste mesure des récompenses méritées.

Tels sont les saints que nous vénérons, sans croire autre chose sinon qu'ils ont perfectionné la nature humaine dont ils sont l'honneur. Ils ne font d'autres miracles que ceux dont je viens de vous entretenir. Les martyrs du christianisme avoient assurément leur dignité. Il étoit beau, sans doute, de braver les tyrans des ames, de souffrir la mort la plus horrible, plutôt que d'immoler le sentiment intime d'une vérité qu'on a adoptée de cœur & d'esprit : mais qu'il y a plus de grandeur à consacrer une vie entière à des ouvrages renaissans & serviles, à se rendre les bienfaiteurs perpétuels de l'humanité affligée & plaintive, à sécher toutes les larmes qui coulent , à arrêter, à prévenir l'effusion d'une seule goutte de sang. Ces hommes extraordinaires ne présentent point leur genre de vie comme un modèle à suivre ; ils ne se glorifient point de leur héroïsme ; ils ne s'abaissent point pour attirer la vénération publique : surtout ils ne censurent point les défauts du prochain ; beaucoup plus attentifs à lui procurer une vie douce & commode, fruit de leurs innombrables soins. Lorsque ces ames augustes vont rejoindre l'Être parfait dont elles sont émanées, nous n'enchassons point leurs cadavres dans un métal plus vil encore ; nous écrivons l'histoire de leur vie, & nous tâchons de l'imiter, au moins dans son détail.---Plus j'avance, plus je vois des changemens inattendus.---Vous en verrez bien d'autres! Si vingt plumes n'attestoient la même chose, nous révoquerions assurément en doute l'histoire de votre siécle. Comment! les serviteurs des autels étoient turbulens, cabaleurs, intolérans. De misérables vermisseaux se persécutoient & se haissoient pendant le court espace de leur vie, parce que souvent ils ne pensoient pas de même sur de vaines subtilités & sur des choses incompréhensibles : de foibles créatures avoient l'audace de fonder les desseins du Tout-puissant, en les marquant au coin de leurs passions minutieuses, orgueilleuses & folles.

J'ai lu que ceux qui avoient moins de charité, & par conséquent de religion, étoient ceux qui la prêchoient aux autres ; que l'on avoit fait un métier de prier Dieu ; que le nombre de ceux qui portoient cet habit lucratif, gage d'une indolente paresse, s'étoit multiplié à un point incroyable ; qu'ils vivoient enfin, dans un célibat scandaleux . On ajoute que vos églises ressembloient à des marchés, que la vue & l'odorat y étoient également blessés, & que vos cérémonies étoient plus faites pour distraire, que pour élever l'ame vers Dieu... mais j'entends la trompette sacrée, qui annonce l'heure de la prière par ses sons édifians. Venez connoitre notre religion, venez dans le temple voisin rendre graces au Créateur d'avoir vu lever son soleil.

CHAPITRE XIX. Le Temple.

Nous tournâmes le coin d'une rue, & j'apperçus au milieu d'une belle place un temple en forme de rotonde, couronné d'un dôme magnifique. Cet édifice soutenu sur un seul rang de colonnes avoit quatre grands portails. Sur chaque fronton on lisoit cette inscription : Temple de Dieu . Le tems avoit déja imprimé une teinte vénérable à ses murailles ; elles en avoient plus de majesté. Arrivé à la porte du temple, quel fut mon étonnement lorsque je lus dans un tableau ces quatre vers tracés en gros caractères :

Loin de rien décider sur cet Être Suprême, Gardons, en l'adorant, un silence profond, Sa nature est immense & l'esprit s'y confond, Pour savoir ce qu'il est, il faut être lui-même.

Oh! pour le coup, lui dis-je à voix basse, vous ne direz pas que ceci soit de votre siécle.---Cela ne fait pas plus l'éloge du votre, reprit-il, car vos théologiens devoient s'en tenir-là. Mais cette réponse qui semble avoir été faite par Dieu même, est restée confondue parmi les vers dont on ne faisoit pas grand cas ; je ne sais cependant s'il y en a de plus beaux pour le sens qu'ils renferment, & je crois qu'ils sont ici à leur véritable place.

Nous suivimes le peuple qui, d'un air recueilli, d'un pas tranquille & modeste, alloit remplir la profondeur du temple. Chacun s'asseyoit à son tour sur des rangs de petits siéges sans dos, & les hommes étoient séparés des femmes. L'autel étoit au centre ; il étoit absolument nud, & chacun pouvoit distinguer le prêtre qui faisoit fumer l'encens. À l'instant où sa voix prononçoit les cantiques sacrés, le chœur des assistans élevoit alternativement la sienne. Leur chant doux & modéré peignoit le sentiment respectueux de leur cœur ; ils sembloient pénétrés de la majesté divine. Point de statues, point de figures allégoriques, point de tableaux . Le saint nom de Dieu mille fois répété, tracé en plusieurs langues, régnoit sur toutes les murailles. Tout annonçoit l'unité d'un Dieu ; & l'on avoit banni scrupuleusement tout ornement étranger : Dieu seul enfin étoit dans son temple.

Si on levoit les yeux vers le sommet du temple, on voyoit le ciel à découvert ; car le dôme n'étoit pas fermé par une voûte de pierre, mais par des vitraux transparens. Tantôt un ciel clair & serein annonçoit la bonté du Créateur ; tantôt d'épais nuages qui fondoient en torrens, peignoient le sombre de la vie & disoient que cette triste terre n'est qu'un lieu d'exil : le tonnerre publioit combien ce Dieu est redoutable lorsqu'il est offensé ; & le calme des airs qui succédoit aux éclairs enflammés annonçoit que la soumission désarme sa main vengeresse. Quand le souffle du printems faisoit descendre l'air pur de la vie, comme un fleuve balsamique ; alors il imprimoit cette vérité salutaire & consolante, que les trésors de la clémence divine sont inépuisables. Ainsi les élémens & les saisons, dont la voix est si éloquente à qui sait l'entendre, parloient à ces hommes sensibles & leur découvroient le maître de la nature sous tous ses rapports .

On n'entendoit point de sons discordans. La voix des enfans mêmes étoit formée à un plein chant majestueux. Point de musique sautillante & profane. Un simple jeu d'orgue (lequel n'étoit point bruyant,) accompagnoit la voix de ce grand peuple, & sembloit le chant des immortels qui se mêloit aux vœux publics. Personne n'entroit ni ne sortoit pendant la priére. Aucun Suisse grossier, aucun quêteur importun ne venoit interrompre le recueillement des fidèles adorateurs. Tous les assistans étoient frappés d'un religieux & profond respect ; plusieurs étoient prosternés, le visage contre terre. Au milieu de ce silence, de ce recueillement universel, je fus saisi d'une terreur sacrée : il sembloit que la divinité fût descendue dans le temple & le remplissoit de sa présence invisible.

Il y avoit des troncs aux portes pour les aumônes, mais ils étoient placés dans des passages obscurs. Ce peuple savoit faire des œuvres de charité sans le besoin d'être remarqué. Enfin dans les momens d'adoration le silence étoit si religieusement observé, que la sainteté du lieu, jointe à l'idée de l'Être Suprême, portoit dans tous les cœurs une impression profonde & salutaire.

L'exhortation du Pasteur à son troupeau étoit simple, naturelle, éloquente par les choses encore plus que par le style. Il ne parloit de Dieu que pour le faire aimer ; des hommes, que pour leur recommander l'humanité, la douceur & la patience. Il ne cherchoit point à faire parler l'esprit, tandis qu'il devoit toucher le cœur. C'étoit un père qui conversoit avec ses enfans sur le parti qui leur étoit le plus convenable de prendre. On étoit d'autant plus pénétré, que cette morale se trouvoit dans la bouche d'un parfait honnête homme. Je ne m'ennuyai point ; car le discours ne comportoit ni déclamation, ni portraits vagues, ni figures recherchées, & surtout point de lambeaux de poëtes décousus & fondus dans une prose qui en devient ordinairement plus froide .

C'est ainsi, me dit mon guide, que tous les matins on a coutume de faire une priére publique. Elle dure une heure, & le reste du jour les portes de l'édifice demeurent fermées. Nous n'avons guères de fêtes religieuses ; mais nous en avons de civiles, qui délassent le peuple sans le porter au libertinage. En aucun jour l'homme ne doit rester oisif : à l'exemple de la nature qui n'abandonne point ses fonctions, il doit se reprocher de quitter les siennes. Le repos n'est point l'oisiveté. L'inaction est un dommage réel fait à la patrie, & la cessation du travail est au fond un diminutif du trépas. Le tems de la priere est fixé : il est suffisant pour élever le cœur vers Dieu. De longs offices amenent la tiédeur & le dégoût. Toutes les oraisons secrettes sont moins méritoires que celles qui réunissent la publicité à la ferveur.

Écoutez la formule de la priere usitée parmi nous ; chacun la répete & médite sur toutes les pensées qu'elle renferme.

« Être unique, incréé, Créateur intelligent de ce vaste univers! puisque ta bonté l'a donné en spectacle à l'homme, puisqu'une aussi foible créature a reçu de toi les dons précieux de réfléchir sur ce grand & bel ouvrage, ne permets pas qu'à l'exemple de la brute elle passe sur la surface de ce globe sans rendre hommage à ta toute puissance & à ta sagesse. Nous admirons tes œuvres augustes. Nous bénissons ta main souveraine. Nous t'adorons comme maître : mais nous t'aimons comme pere universel des êtres. Oui, tu es bon, autant que tu es grand ; tout nous le dit, & surtout notre cœur. Si quelques maux passagers nous affligent ici-bas, c'est sans doute parce qu'ils sont inévitables : d'ailleurs tu le veux, cela nous suffit ; nous nous soumettons avec confiance, & nous espérons en ta clémence infinie. Loin de murmurer, nous te rendons grace de nous avoir créés pour te connoître. »

» Que chacun t'honore à sa maniere & selon ce que son cœur lui dictera de plus tendre & de plus enflammé : nous ne donnerons point de bornes à son zèle. Tu n'as daigné nous parler que par la voix éclatante de la nature. Tout notre culte se réduit à t'adorer, à te bénir, à crier vers ton trône que nous sommes foibles, misérables, bornés, & que nous avons besoin de ton bras secourable.

» Si nous nous trompions, si quelque culte ancien ou moderne étoit plus agréable à tes yeux que le nôtre, ah! daigne ouvrir nos yeux & dissiper les ténebres de notre esprit ; tu nous trouveras fideles à tes ordres. Mais si tu es satisfait de ces foibles hommages que nous savons être dûs à ta grandeur, à ta tendresse vraiment paternelle, donnes-nous la constance pour persévérer dans les sentimens respectueux qui nous animent. Conservateur du genre humain! toi, qui l'embrasses d'un coup d'œil, fais que la charité embrase de même les cœurs de tous les habitans de ce globe, qu'ils s'aiment tous comme freres, qu'ils t'adressent le même cantique d'amour & de reconnoissance!

» Nous n'osons dans nos vœux limiter la durée de notre vie ; soit que tu nous enleves de cette terre, soit que tu nous y laisses, nous n'échapperons point à ton regard : nous ne te demandons que la vertu, dans la crainte d'aller contre tes impénétrables décrets, mais humbles, soumis & résignés à tes volontés, daigne, soit que nous passions par une mort douce, soit par une mort douloureuse, daigne nous attirer vers toi, source éternelle du bonheur. Nos cœurs soupirent après ta présence. Qu'il tombe ce vêtement mortel, & que nous volions dans ton sein! Ce que nous voyons de ta grandeur nous fait désirer d'en voir davantage. Tu as trop fait en faveur de l'homme, pour ne pas donner de l'audace à ses pensées : il n'éleve vers toi des vœux si ardens que parce que ta créature se sent née pour tes bienfaits. »

Mais, mon cher monsieur, lui dis-je, votre religion, si vous me permettez de vous le dire, est à peu près celle des anciens patriarches, qui adoroient Dieu en esprit & en vérité sur le sommet des montagnes.---Justement, vous avez trouvé le mot propre. Notre Religion est celle d'Enoch, d'Élie, d'Adam. C'est bien là du moins la plus ancienne. Il en est de la Religion comme de la loi ; la plus simple est la meilleure. Adorer Dieu, respecter son prochain, écouter cette conscience, ce juge qui toujours veille assis au dedans de nous, n'étouffer jamais cette voix céleste & secrette, tout le reste est imposture, fourberie, mensonge. Nos prêtres ne se disent point exclusivement inspirés de Dieu : ils se nomment nos égaux ; ils avouent qu'ils nagent, comme nous, dans les ténebres ; ils suivent le point lumineux que Dieu a daigné nous montrer ; ils l'indiquent à leurs freres sans despotisme, sans ostentation. Une morale pure, & point de dogmes extravagans, voilà le moyen de n'avoir ni impies, ni fanatiques, ni superstitieux. Nous l'avons trouvé ce moyen heureux, & nous en remercions sincérement l'auteur de tout bien.

---Vous adorez un Dieu ; mais admettez-vous l'immortalité de l'ame ? Quelle est votre opinion sur ce grand & impénétrable secret ? Tous les philosophes ont voulu le percer. Le sage & l'insensé ont dit leur mot. Les systêmes les plus diversifiés, les plus poëtiques se sont élevés sur ce fameux chapitre. Il semble avoir allumé par excellence l'imagination des législateurs. Qu'en pense votre siecle ?

---Il ne faut que des yeux pour être adorateur, me répondit-il ; il ne faut que rentrer en soi-même pour sentir qu'il y a quelque chose en nous qui vit, qui sent, qui pense, qui veut, qui se détermine. Nous pensons que notre ame est distincte de la matiere, qu'elle est intelligente par sa nature. Nous raisonnons peu sur cet objet : nous aimons à croire tout ce qui éleve la nature humaine. Le systême qui l'aggrandit davantage nous devient le plus cher, & nous ne pensons pas que des idées qui honorent les créatures d'un Dieu puissent jamais être fausses. En adoptant le plan le plus sublime, ce n'est point se tromper, c'est frapper au véritable but. L'incrédulité n'est que foiblesse, & l'audace de la pensée est la foi d'un être intelligent. Pourquoi ramperions-nous vers le néant, tandis que nous nous sentons des aîles pour voler jusqu'à Dieu, & que rien ne contredit cette hardiesse généreuse ? S'il étoit possible que nous nous trompassions, l'homme auroit donc imaginé un ordre de choses plus beau que celui qui existe ; la puissance souveraine ne seroit donc limitée : j'ai presque dit sa bonté.

Nous croyons que toutes les ames sont égales par leur essence, différentes par leurs qualités. L'ame d'un homme & celle d'un animal, sont également immatérielles ; mais l'une a fait un pas de plus que l'autre vers la perfectibilité ; & voilà ce qui constitue son état actuel, mais qui toutefois peut changer.

Nous pensons ensuite que tous les astres & que toutes les planetes sont habités : mais que rien de ce que l'on voit, de ce qu'on sent dans l'un ne se trouve dans l'autre. Cette magnificence sans bornes, cette chaîne infinie de ces différens mondes, ce cercle radieux devoit entrer dans le vaste plan de la création. Eh, bien! ces soleils, ces mondes si beaux, si grands, si divers, ils nous paroissent les habitations qui ont été toutes préparées à l'homme : elles se croisent, se correspondent, & sont toutes subordonnées l'une à l'autre. L'ame humaine monte dans tous ces mondes, comme à une échelle brillante & graduée, qui l'approche à chaque pas de la plus grande perfection. Dans ce voyage, elle ne perd point le souvenir de ce qu'elle a vu, de ce qu'elle a appris ; elle conserve le magazin de ses idées, c'est son plus cher trésor ; elle le transporte par-tout avec elle. Si elle s'est élancée vers quelque découverte sublime, elle franchit les mondes peuplés d'habitans qui sont restés au-dessous d'elle ; elle monte en raison des connoissances & des vertus qu'elle a acquises. L'ame de Newton a volé par sa propre activité vers toutes ces spheres qu'il avoit pesées. Il seroit injuste de penser que le soufle de la mort eût éteint ce puissant génie. Cette destruction seroit plus affligeante, plus inconcevable que celle de l'univers matériel. Il seroit de même absurde de dire que son ame se seroit trouvée de niveau à celle d'un homme ignorant ou stupide. En effet il eût été inutile à l'homme de perfectionner son ame, si elle n'eût pas dû s'élever, soit par la contemplation, soit par l'exercice des vertus ; mais un sentiment intime, plus fort que toutes les objections, lui crie : développe toutes tes forces, méprise la mort ; il n'appartient qu'à toi de la vaincre & d'augmenter ta vie qui est la pensée .

Pour ces ames rampantes, qui se sont avilies dans la fange du crime ou de la paresse, elles retournent au même point d'où elles sont parties, ou bien elles retrogradent. C'est pour longtems qu'elles sont attachées sur les tristes bords du néant, qu'elles penchent vers la matiere, qu'elles forment une race animale & vile ; & tandis que les ames généreuses s'élancent vers la lumiere divine, éternelle, elles s'enfoncent dans ces ténebres où jaillit à peine un pâle rayon d'existence. Tel monarque à son décès devient taupe ; tel ministre, un serpent venimeux, habitant des marais empestés : tandis que l'écrivain qu'il dédaignoit ou plutôt qu'il méconnoissoit, a obtenu un rang glorieux parmi ces intelligences amies de l'humanité.

Pythagore avoit apperçu cette égalité des ames ; il avoit senti cette transmigration d'un corps à un autre ; mais ces ames tournoient sur le même cercle, & ne sortoient jamais de leur globe. Notre métempsycose est plus raisonnée, & supérieure à l'ancienne. Ces esprits nobles & généreux qui ont choisi pour guide de leur conduite le bonheur de leurs semblables, la mort leur ouvre une route glorieuse & brillante. Que pensez-vous de notre systême ?---Il me charme ; il ne contredit ni le pouvoir ni la bonté de Dieu. Cette marche progressive, cette ascension dans différens mondes, tout l'ouvrage de ses mains, cette visite de la création des globes, tout me paroit répondre à la dignité du monarque qui ouvre tous ses domaines à l'œil fait pour les contempler.---Oui, mon frere, reprit-il avec enthousiasme, quelle image intéressante que tous ces soleils parcourus, que toutes ces ames s'enrichissant dans leur course où se rencontrent des millions de nouveautés, se perfectionnant sans cesse, devenant plus sublimes à mesure qu'elles s'approchent du Souverain Être, le connoissant plus parfaitement ; l'aimant d'un amour plus éclairé, se plongeant dans l'ocean de sa grandeur! Ô homme, réjouis-toi! tu ne peux marcher que de merveilles en merveilles : un spectacle toujours nouveau, toujours miraculeux t'attend ; tes espérances sont grandes ; tu parcouras le sein immense de la nature, jusqu'à ce que tu ailles te perdre dans le Dieu dont elle tire sa superbe origine.---Mais les méchans, m'écriai-je, qui ont péché contre la loi naturelle, qui ont fermé leur cœur au cri de la pitié, qui ont égorgé l'innocence, qui ont régné pour eux seuls, que deviendront-ils ? Sans aimer la haine & la vengeance, je bâtirois de mes mains un enfer pour y plonger certaines ames cruelles, qui ont fait bouillonner mon sang d'indignation à la vue des maux qu'elles ont fait tomber sur le foible & le juste.---ce n'est point à notre foiblesse subordonnée encore à tant de passions, à prononcer sur la maniere dont Dieu les punira ; mais il est certain que le méchant sentira le poids de sa justice. Loin de ses regards, tout être perfide, cruel, indifférent aux maux d'autrui. Jamais l'ame de Socrate ou de Marc-Aurele ne rencontrera celle de Néron : elles seront toujours à une distance infinie. Voila ce que nous osons assurer. Mais ce n'est point à nous à mesurer les poids qui entreront dans la balance éternelle. Nous croyons que les fautes qui n'ont pas entierement obscurci l'entendement humain, que le cœur qui ne s'est point avili jusqu'à l'insensibilité, que les rois mêmes qui ne se sont pas crus des Dieux, pourront se purifier en améliorant leur espece pendant une longue suite d'années. Ils descendront dans des globes où le mal physique prédominant sera le fouet utile qui leur fera sentir leur dépendance, le besoin qu'ils ont de clémence, & rectifiera les prestiges de leur orgueil. S'ils s'humilient sous la main qui les châtie, s'ils suivent les lumières de la raison pour se soumettre, s'ils reconnoissent combien ils sont éloignés de l'état où ils pourroient parvenir s'ils font quelques efforts pour y arriver, alors leur pélérinage sera infiniment abrégé ; ils mourront à la fleur de leur âge : on les pleurera ; tandis que souriant en abandonnant ce triste globe, ils gémiront sur le sort de ceux qui doivent rester après eux sur une planette malheureuse dont ils sont délivrés. Ainsi tel qui craint la mort, ne sait ce qu'il craint ; ses terreurs sont filles de son ignorance, & cette ignorance est la premiere punition de ses fautes.

Peut-être aussi que les plus coupables perdront le précieux sentiment de la liberté. Ils ne seront point anéantis ; car l'idée du néant nous répugne ; il n'y a point de néant sous un Dieu Créateur, Conservateur & Réparateur. Que le méchant ne se flatte point de pouvoir s'y enfoncer ; il sera poursuivi par cet œil absolu qui pénétre tout. Les persécuteurs de toute espece végéteront stupidement dans la derniere classe de l'existence ; ils seront livrés incessamment à une destruction renaissante qui ramenera leur esclavage & leur douleur : mais Dieu seul sait le tems qui doit les punir ou les absoudre.

CHAPITRE XX. Le Prélat.

Tenez, voilà par exemple un saint vivant qui passe ; cet homme simplement vêtu d'une robe violette, se soutenant sur un bâton, & dont la démarche & le regard n'annoncent ni ostentation ni modestie affectée, c'est notre prélat.---Quoi! votre prélat à pied ?---Oui, à l'imitation du premier des apôtres. On lui a donné cependant depuis peu une chaise à porteurs, mais il ne s'en sert que dans la plus grande nécessité. Son revenu coule presque en entier dans le sein des pauvres : avant de répandre ses bienfaits, il ne s'informe pas si un homme est attaché à ses opinions particulieres ; il distribue des secours à tous les malheureux : il suffit qu'ils soient hommes. Il n'est point entêté, point fanatique, point opiniâtre, point persécuteur ; il n'abuse point d'une autorité sacrée pour se croire au niveau du trône. Son œil est toujours serein, image de cette ame douce, égale & paisible, qui ne met de chaleur & d'activité que dans l'emploi de faire le bien. Il dit souvent à ceux qu'il rencontre : Mes amis, la charité, comme dit st Paul, marche avant la foi. Soyez bienfaisans, & vous aurez accompli la loi. Reprenez votre prochain s'il s'égare, mais sans orgueil, sans aigreur. Ne tourmentez personne au sujet de sa croyance, & gardez-vous de vous préférer dans le fond du cœur à celui que vous voyez commettre une faute, car demain vous serez peut-être plus coupable que lui. Ne prêchez que d'exemple. N'allez point mettre au nombre de vos ennemis un homme qui disposeroit absolument de sa pensée. Le fanatisme dans sa cruelle opiniâtreté, a déja fait trop de mal pour ne pas redouter & prévenir jusqu'à ses moindres apparences. Ce monstre paroit d'abord flatter l'orgueil humain & aggrandir l'ame qui lui donne accès ; mais bientôt il a recours à la ruse, à la perfidie, à la cruauté, il foule aux pieds toute vertu, & devient le plus terrible fléau de l'humanité.

Mais, lui dis je, quel est ce magistrat au port vénérable qui l'arrête & avec qui il converse avec tant d'amitié ?---C'est un des peres de la patrie, c'est le chef du sénat qui emmene notre patriarche dîner avec lui. Dans leur sobre & court repas, il sera plus d'une fois question du pauvre indigent, de la veuve, de l'orphelin & des moyens de soulager leurs maux. Tel est l'intérêt qui les rassemble & qu'ils traitent avec le plus beau zèle ; ils n'entrent jamais dans la vaine discussion de ces antiques et risibles prérogatives qui exerçoient si puérilement les esprits graves de votre tems.

CHAPITRE XXI. Communion des deux Infinis.

Mais quel est ce jeune homme que je vois environné d'une foule empressée ? Comme la joie se peint dans tous ses mouvemens! comme son front est brillant! que lui est-il arrivé d'heureux ? d'où vient-il ?---Il vient d'être initié, me répondit gravement mon guide. Quoique nous ayons peu de cérémonies, nous en avons cependant une qui répond à ce que vous appelliez parmi vous premiere communion . Nous observons de fort près le goût, le caractere, les actions les plus secrettes d'un jeune homme. Dès qu'on s'apperçoit qu'il cherche les endroits solitaires pour y réfléchir ; dès qu'on le surprend l'œil attendri, attaché sur la voûte du firmament, contemplant dans une douce extase ce rideau azuré qui lui semble prêt à s'ouvrir ; alors il n'y a plus de tems à perdre, c'est un signe que sa raison a toute sa maturité & qu'elle peut recevoir avec fruit le développement des merveilles que le Créateur a opérées.

Nous choisissons une nuit où, dans un ciel serein, l'armée des étoiles brille dans tout son éclat. Accompagné de ses parens & de ses amis, le jeune homme est conduit à notre observatoire : tout à coup nous appliquons à son œil un télescope ; nous faisons descendre sous ses yeux Mars, Saturne, Jupiter, tous ces grands corps flottans avec ordre dans l'espace ; nous lui ouvrons, pour ainsi dire, l'abîme de l'infini. Tous ces soleils allumés viennent en foule se presser sous son regard étonné. Alors un pasteur vénérable lui dit d'une voix imposante & majestueuse : « Jeune homme! voilà le Dieu de l'univers qui se révele à vous au milieu de ses ouvrages. Adorez le Dieu de ces mondes, ce Dieu dont le pouvoir étendu surpasse & la portée de la vue de l'homme & celle même de son imagination. Adorez ce créateur, dont la majesté resplendissante est imprimée sur le front des astres qui obéissent à ses loix. En contemplant les prodiges échappés de sa main, sachez avec quelle magnificence il peut récompenser le cœur qui s'élévera vers lui. N'oubliez point que parmi ses œuvres augustes, l'homme doué de la faculté de les appercevoir & de les sentir, tient le premier rang, & qu'enfant de Dieu il doit honorer ce titre respectable. »

Alors la scene change : on apporte un microscope ; on lui découvre un nouvel univers, plus étonnant, plus merveilleux encore que le premier. Ces points vivans que son œil apperçoit pour la premiere fois, qui se meuvent dans leur inconcevable petitesse, & qui sont doués des mêmes organes appartenans aux colosses de la terre, lui présentent un nouvel attribut de l'intelligence du créateur.

Le pasteur reprend du même ton : « Êtres foibles que nous sommes, placés entre deux infinis, opprimés de tout côté sous le poids de la grandeur divine, adorons en silence la même main qui alluma tant de soleils, imprima la vie & le sentiment à des atômes imperceptibles! Sans doute, l'œil qui a composé la structure délicate du cœur, des nerfs, des fibres du ciron, lira sans peine dans les derniers replis de notre cœur. Quelle pensée intime peut se dérober à ce regard absolu devant lequel la voie lactée ne paroit pas plus que la trompe de la mite ? Rendons toutes nos pensées dignes du Dieu qui les voit naître & qui les observe. Combien de fois dans le jour : le cœur peut s'élancer vers lui & se fortifier dans son sein! Hélas! tout le tems de notre vie ne peut être mieux employé, qu'à lui dresser au fond de notre ame un concert éternel de louanges & d'actions de graces! »

Le jeune homme ému, étonné, conserve la double impression qu'il a reçue presque au même instant : il pleure de joie, il ne peut rassasier son ardente curiosité ; elle s'enflâme à chaque pas qu'il fait dans ces deux univers. Ses paroles ne sont plus qu'un long cantique d'admiration. Son cœur palpite de surprise & de respect ; & dans ces instans sentez-vous avec quelle énergie, avec quelle vérité il adore l'Être des êtres ? Comme il se remplit de sa présence! Comme ce télescope étend, aggrandit ses idées, les rend dignes d'un habitant de cet étonnant univers! Il guérit de l'ambition terrestre & des petites haines qu'elle enfante ; il chérit tous les hommes animés du soufle égal de la vie ; il est le frere de tout ce que le créateur a touché .

Sa gloire désormais sera de moissonner dans les cieux cet amas de merveilles. Il se trouve moins petit depuis qu'il a eu l'avantage d'appercevoir ces grandes choses. Il se dit : Dieu s'est manifesté à moi, mon œil a visité Saturne, l'étoile Sirius & les soleils pressés de la voie lactée. Je sens que mon être s'est aggrandi depuis que Dieu a daigné établir une rélation entre mon néant & sa grandeur. Oh! que je me trouve heureux d'avoir reçu l'intelligence & la vie! J'entrevois quel sera le destin de l'homme vertueux! Ô Dieu magnifique! Fais que je t'adore, fais que je t'aime éternellement.

Il revient plusieurs fois se remplir de ces objets sublimes. Dès ce jour il est initié avec les êtres pensans ; mais il garde scrupuleusement le secret, afin de ménager le même degré de plaisir & de surprise à ceux qui n'ont point atteint l'âge où l'on sent de tels prodiges. Au jour consacré aux louanges du Créateur, c'est un spectacle édifiant, que de voir sur notre observatoire les nombreux adorateurs de Dieu, tomber tous à genoux, l'œil appliqué sur un télescope & l'esprit en prieres, élancer leur ame avec leur vue vers le fabricateur de ces pompeux miracles . Alors nous chantons certaines hymnes qui ont été composées en langue vulgaire par les premiers écrivans de la nation ; elles sont dans toutes les bouches, & peignent la sagesse & la clémence de la Divinité. Nous ne concevons pas comment un peuple entier invoquoit jadis Dieu dans une langue qu'il n'entendoit point ; ce peuple étoit bien absurde, on brûloit du zèle le plus dévorant.

Parmi nous : souvent un jeune homme cédant à son transport, exprime à toute l'assemblée les sentimens dont son cœur est plein ; il communique son enthousiasme aux cœurs les plus froids ; l'amour enflâme & frappe ses expressions. L'Éternel semble alors descendu au milieu de nous, écouter ses enfans qui s'entretiennent de ses soins augustes & de sa clémence paternelle. Nos physiciens, nos astronomes, s'empressent dans ces jours d'allégresse à nous révéler les plus belles découvertes ; héraults de la Divinité, ils nous font sentir sa présence dans les objets qui nous paroissent les plus inanimés : tout est rempli de Dieu, disent-ils, & tout le révele !

Aussi nous doutons que dans toute l'étendue du royaume, il se trouve un seul athée . Ce n'est point la crainte qui fermeroit sa bouche : nous le trouverions assez à plaindre pour lui infliger d'autre supplice que la honte ; nous le bannirions seulement du milieu de nous, s'il devenoit l'ennemi public & opiniâtre d'une vérité palpable, consolante & salutaire . Mais avant nous lui ferions faire un cours assidu de physique expérimentale, il ne seroit pas possible alors qu'il se refusât à l'évidence que lui présenterait cette science approfondie. Elle a sû découvrir des rapports si étonnans, si éloignés & en même tems si simples, depuis qu'ils sont connus : il y a tant de merveilles accumulées qui dormoient dans son sein, maintenant exposées au grand jour, la nature enfin est si éclairée dans ses moindres parties, que celui qui nieroit un Créateur intelligent, ne seroit pas regardé seulement comme un fou, mais comme un être pervers, & la nation entiere prendroit le deuil à cette occasion pour marquer sa douleur profonde .

Graces au ciel, comme personne dans notre ville n'a la misérable manie de vouloir se distinguer par des opinions extravagantes & diamétralement opposées au jugement universel des hommes, nous sommes tous d'accord sur ce point important ; & celui-là posé, je n'aurai pas de peine à vous faire comprendre que tous les principes de la morale la plus pure se déduisent d'eux mêmes appuyés qu'ils sont sur cette base inébranlable.

On pensoit dans votre siecle qu'il étoit impossible de donner au peuple une religion purement spirituelle ; c'étoit une erreur grave. Plusieurs de vos philosophes outrageoient la nature humaine par cette opinion fausse. L'idée d'un Dieu, dégagée de tout alliage impur, n'étoit pas cependant si difficile à saisir. Il est bon de le répéter encore une fois : C'est l'ame qui sent Dieu . Pourquoi le mensonge seroit-il plus naturel à l'homme que la vérité ? Il vous auroit suffi de bannir les imposteurs qui trafiquoient des choses sacrées, qui se prétendoient médiateurs entre la divinité & l'homme, & qui distribuoient des préjugés encore plus vils que l'or qu'ils en recevoient.

Enfin l'idolatrie, ce monstre antique, que les peintres, les statuaires & les poëtes avoient déïfié à l'envi l'un de l'autre pour l'aveuglement & le malheur du monde, est tombé sous nos mains triomphantes.

L'unité d'un Dieu, Être incréé, Être spirituel, telle est la base de notre religion. Il ne faut qu'un soleil pour l'univers. Il ne faut qu'une idée lumineuse pour éclairer la raison humaine. Tous ces soutiens étrangers & factices que l'on vouloit donner à l'entendement, ne faisoient que l'étouffer ; ils lui prêtoient quelquefois (nous l'avouerons) une énergie que ne produit pas toujours l'aspect de la simple vérité ; mais c'étoit un état d'ivresse qui devenoit dangereux. L'esprit religieux a fait naître le fanatisme ; on a voulu commander telle & telle adoration, & la liberté de l'homme blessée dans son plus beau privilège s'est justement révoltée. Nous abhorrons cette espece de tyrannie ; nous ne demandons rien au cœur qui ne sait pas sentir : mais en est-il un seul qui se refuse à ces traits lumineux & touchans qui ne lui sont offerts que pour son propre bonheur ?

C'est donner atteinte à l'Être infiniment parfait, que de calomnier la raison & de la présenter comme un guide incertain & trompeur. La loi divine qui parle d'un bout du monde à l'autre, est bien préférable à ces religions factices, inventées par des prêtres. La preuve qu'elles sont fausses, c'est qu'elles ne produisent que de funestes effets : c'est un édifice qui penche & qui a besoin d'être perpétuellement étayé. La loi naturelle est une tour inébranlable ; elle n'apporte point la discorde, mais la paix & l'égalité. Les fourbes qui ont osé faire parler Dieu au ton de leurs propres passions, ont fait passer pour des vertus les actions les plus noires ; mais ces malheureux, en annonçant un Dieu barbare, ont précipité dans l'athéisme les cœurs sensibles qui aimoient mieux anéantir l'idée d'un Être vindicatif que de montrer cet Être effroyable à l'univers .

Nous au contraire, c'est sur la bonté du Créateur si visiblement empreinte que nous élevons nos cœurs vers lui. Les ombres d'ici-bas, les maux passagers qui nous affligent, les douleurs, la mort, ne nous épouvantent point : tout cela, sans doute, est utile, nécessaire, & nous est même imposé pour notre plus grande félicité. Il est un terme à nos connoissances ; nous ne pouvons savoir ce que Dieu sait. Que l'univers vienne à se dissoudre! pourquoi craindre ? quelque révolution qui arrive, nous tomberons toujours dans le sein de Dieu.

CHAPITRE XXII. Singulier Monument.

Je sortois du temple. On me conduisit dans une place non éloignée pour considérer à loisir un monument nouvellement bâti : il étoit en marbre, il aiguisoit ma curiosité & m'inspira le desir de percer le voile des emblêmes dont il étoit environné. On ne voulut pas m'expliquer ce qu'il signifioit ; on me laissa le plaisir & la gloire de le deviner.

Une figure dominante attiroit tous mes regards. À la douce majesté de son front, à la noblesse de sa taille, à ses attributs de concorde & de paix, je reconnus l'humanité sainte. D'autres statues étoient à genoux, & représentoient des femmes dans l'attitude de la douleur & du remords. Hélas! l'emblême n'étoit pas difficile à pénétrer ; c'étoient les nations figurées qui demandoient pardon à l'humanité des playes cruelles qu'elles lui avoient causées pendant plus de vingt siecles.

La France, à genoux, imploroit le pardon de la nuit horrible de la S. Barthelemi, de la dure révocation de l'Édit de Nantes, & de la persécution des sages qui naquirent dans son sein. Comment avec la douceur de son front commit-elle de si noirs attentats! L'Angleterre abjuroit son fanatisme, ses deux roses, & tendoit la main à la philosophie ; elle promettoit de ne plus verser que le sang des tyrans . La Hollande détestoit ses partis de Gomar & d'Arminius, & le supplice du vertueux Barnevelt. L'Allemagne cachoit son front altier, & ne voyoit qu'avec horreur l'histoire de ses divisions intestines, de ses fureurs énergumenes, de sa rage théologique, qui avoit singulierement contrasté avec sa froideur naturelle. La Pologne avoit en indignation ses méprisables confédérés, qui, de mon tems, déchirerent son sein & renouvellerent les atrocités des croisades. L'Espagne, plus coupable encore que ses sœurs, gémissoit d'avoir couvert le nouveau continent de trente-cinq millions de cadavres, d'avoir poursuivi les restes déplorables de mille nations dans le fond des forêts & dans les trous des rochers, d'avoir accoutumé des animaux, moins féroces qu'eux, à boire le sang humain ... Mais l'Espagne avoit beau gémir, supplier, elle ne devoit point obtenir son pardon ; le supplice lent de tant de malheureux condamnés aux mines devoit déposer à jamais contre elle . Le statuaire avoit représenté plusieurs esclaves mutilés, qui crioient vengeance en regardant le ciel : on reculoit d'effroi, on croyoit entendre leurs cris. Un marbre veiné de sang composoit sa figure, & cette couleur effrayante étoit ineffaçable, comme la mémoire de ses forfaits .

On voyoit dans le lointain l'Italie, cause originelle de tant de maux, premiere source des fureurs qui couvrirent les deux mondes, prosternée & le front contre terre, elle étouffoit sous ses pieds la torche ardente de l'excommunication ; elle sembloit n'oser avancer pour solliciter son pardon. Je voulus considérer de près les traits de son visage ; mais un coup de foudre recemment tombé l'avoit défiguré, & lorsque je m'approchai elle étoit méconnoissable & toute noircie des feux du tonnerre.

L'humanité radieuse levoit son front touchant au milieu de ces femmes humbles & humiliées. Je remarquai que le statuaire avoit donné à son visage les traits de cette nation libre & courageuse qui avoit brisé les fers de ses tyrans. Le chapeau du grand Tell ornoit sa tête ; c'étoit le diadème le plus respectable qui ait jamais ceint le front d'un monarque. Elle sourioit à l'auguste philosophie, sa sœur, dont les mains pures & blanches étoient étendues vers le ciel qui la regardoit d'un œil plein d'amour.

Je sortois de cette place, lorsque vers la droite j'apperçus sur un magnifique piedestal un negre, la tête nuë, le bras tendu, l'œil fier, l'attitude noble, imposante. Autour de lui étoient les débris de vingt sceptres. À ses pieds on lisoit ces mots : Au vengeur du nouveau monde!

Je jettai un cri de surprise & de joie.---Oui, me répondit-on avec une chaleur égale à mes transports ; la nature a enfin créé cet homme étonnant, cet homme immortel, qui devoit délivrer un monde de la tyrannie la plus atroce, la plus longue, la plus insultante. Son génie, son audace, sa patience, sa fermeté, sa vertueuse vengeance ont été récompensés : il a brisé les fers de ses compatriotes. Tant d'esclaves opprimés sous le plus odieux esclavage, sembloient n'attendre que son signal pour former autant de héros. Le torrent qui brise ses digues, la foudre qui tombe, ont un effet moins prompt, moins violent. Dans le même instant ils ont versé le sang de leurs tyrans. François, Espagnols, Anglois, Hollandois, Portugais, tout a été la proie du fer, du poison & de la flamme. La terre de l'Amérique a bu avec avidité ce sang qu'elle attendoit depuis longtems, & les ossemens de leurs ancêtres lâchement égorgés ont paru s'élever alors & tressaillir de joie.

Les naturels ont repris leurs droits imprescriptibles, puisque c'étoient ceux de la nature. Cet héroïque vengeur a rendu libre un monde dont il est le dieu, & l'autre lui a décerné des hommages & des couronnes. Il est venu comme l'orage qui s'étend sur une ville criminelle que ses foudres vont écraser. Il a été l'ange exterminateur à qui le dieu de justice avoit remis son glaive : il a donné l'exemple que tôt ou tard la cruauté sera punie, & que la providence tient en réserve de ces ames fortes qu'elle déchaîne sur la terre pour rétablir l'équilibre que l'iniquité de la féroce ambition a sû détruire .

CHAPITRE XXIII. Le Pain, le Vin,

J'étois si charmé de mon conducteur, que je craignois à chaque instant qu'il ne me quittât. L'heure du dîner étoit sonnée. Comme j'étois loin de mon quartier, que tous les gens de ma connoissance étoient morts, je cherchois des yeux quelque traiteur pour l'inviter poliment à dîner reconnoître du moins sa complaisance : mais à chaque pas je perdois la carte ; je traversai plusieurs rues sans rencontrer un seul bouchon.

Que sont devenus, m'écriai-je, tous ces traiteurs, tous ces aubergistes, tous ces marchands de vin, qui, unis divisés dans le même emploi, étoient toujours en procès peuploient jadis cette grande ville ? On en rencontroit deux pour un à chaque carrefour ?---C'étoit encore là un des abus que votre siécle laissoit subsister. On toléroit une falsification mortelle qui tuoit les citoyens en santé. Le pauvre, c'est-à-dire, les trois quarts de la ville, qui, ne pouvant faire venir à grands fraix des vins naturels, entraîné par la soif, par le besoin de réparer ses forces abattues, trouvoit après le travail une mort lente dans cette boisson détestable, dont l'usage journalier cachoit la perfidie. Les tempéramens étoient affoiblis, les entrailles désséchées...---Que voulez-vous ? les droits d'entrée étoient devenus si excessifs qu'ils surpassoient de beaucoup le prix de la denrée. On eût dit que le vin étoit défendu par la loi, ou que le sol de la France fût celui de l'Angleterre. Mais peu importoit qu'une ville entiere fût empoisonnée, pourvu que le bail des fermes haussât d'année en année . Il falloit que le papier timbré ruinât les familles, que le vin fût hors de prix, pour satisfaire l'horrible avidité du traitant ; comme les grands ne mouroient point de ce poison caché, il leur étoit fort indifférent que la populace disparoisse : c'étoit ainsi qu'ils appelloient la partie laborieuse de la nation.---Comment se pouvoit-il qu'on eût détourné les yeux volontairement d'un abus meurtrier aussi funeste à la société ? Quoi! l'on vendoit publiquement du poison dans votre ville, l'exactitude du magistrat s'est trouvée en défaut ? Ah, peuple barbare! parmi nous, dès que le mêlange trompeur se fait sentir, ce crime est capital, l'empoisonneur est mis à mort : mais aussi nous avons balayé ces vils maltôtiers qui corrompent tous les biens qu'ils touchent. Les vins arrivent sur les marchés publics tels que la nature les a façonnés, le bourgeois de Paris, riche ou pauvre, boit actuellement un verre de vin salutaire à la santé de son roi, de son roi qu'il aime, qui est sensible autant à son estime qu'à son amour.---Et le pain, est-il cher ?---Il reste presque toujours au même prix , parce qu'on a sagement établi des greniers publics, toujours pleins en cas de besoin ; que nous ne vendons pas imprudemment notre bled à l'étranger, pour le racheter deux fois plus cher trois mois après. On a balancé l'intérêt du cultivateur du consommateur, tous deux y trouvent leur compte. L'exportation n'est pas défendue, parce qu'elle est très utile ; mais on y met des bornes judicieuses. Un homme éclairé intégre veille à cet équilibre, ferme les portes dès qu'il panche trop d'un côté . D'ailleurs, des canaux coupent le royaume permettent une libre circulation : nous avons sû joindre la Saone à la Moselle à la Loire, opérer ainsi une nouvelle jonction des deux mers, infiniment plus utile que l'ancienne. Le commerce répand ses trésors d'Amsterdam à Nantes, de Rouen à Marseille. Nous avons fait ce canal de Provence, qui manquoit à cette belle province favorisée des plus doux regards du soleil. Envain un citoyen zélé vous offroit ses lumières son courage ; tandis que vous payiez cherement des ouvriers frivoles, vous avez laissé cet honnête homme se morfondre pendant vingt ans dans une inaction forcée. Enfin nos terres sont si bien cultivées, l'état de laboureur est devenu si honorable, l'ordre la liberté règnent tellement dans nos campagnes, que si quelqu'homme puissant abusoit de son ministère pour commettre quelque monopole, alors la justice qui s'élève au dessus des palais, mettroit un frein à sa témérité. La justice n'est plus un vain nom, comme dans votre siécle ; son glaive descend sur toute tête criminelle, cet exemple doit être encore plus fait pour intimider les grands que le peuple ; car les premiers sont cent fois plus disposés au vol, à la rapine, aux concussions de toute espèce.---Entretenez-moi, je vous prie, de cette matière importante. Il me semble que vous avez adopté la sage méthode d'emmagaziner les bleds ; cela est très bien fait ; on prévient ainsi d'une manière sûre les calamités publiques. Mon siécle a commis de graves erreurs à ce sujet ; il étoit fort en calcul ; mais il n'y faisoit jamais entrer la somme épouvantable des abus. Des écrivains bien intentionnés supposoient gratuitement l'ordre, parce qu'avec ce ressort tout rouloit le plus facilement du monde. Oh! comme on se disputoit sur la fameuse loi d'exportation ; pendant ces belles disputes, comme le peuple souffroit la faim!---Remerciez la providence qui gouvernoit ce royaume ; sans elle vous auriez brouté l'herbe des champs ; mais elle a eu pitié de vous, vous a pardonné, parce que vous ne saviez ce que vous faisiez. Que l'erreur est prolifique!

Il est une profession commune à presque tous les citoyens, c'est l'agriculture, prise dans un sens universel. Les femmes, comme plus foibles destinées aux soins purement domestiques, ne travaillent jamais à la terre ; leurs mains filent la laine, le lin, etc. Les hommes rougiroient de les charger de quelque métier pénible.

Trois choses sont spécialement en honneur parmi nous ; faire un enfant, ensemencer un champ, bâtir une maison. Aussi les travaux des campagnes sont modérés. On ne voit point de manouvriers se fatiguer dès l'aurore pour ne se reposer qu'après le coucher du soleil, porter toute la chaleur du jour tomber épuisés, implorant en vain une parcelle des biens qu'ils ont fait naître. Étoit-il une destinée plus affreuse, plus accablante, que celle de ces cultivateurs en sous-ordre, qui ne voyoient après leur labeur que de nouvelles fatigues, qui remplissoient de gémissemens l'étroit court espace de leur vie! Quel esclavage n'étoit pas préférable à cette lutte éternelle contre les vils tyrans qui venoient piller leurs foyers en imposant des tributs à l'indigence la plus extrême! Cet excès de mépris affoiblissoit en eux le sentiment même du désespoir ; dans sa déplorable condition, le paysan accablé, avili, en traçant un dur sillon, courboit la tête ne se distinguoit plus de son bœuf.

Nos campagnes fertilisées retentissent de chants d'allégresse. Chaque père de famille donne l'exemple. La tâche est modérée, dès qu'elle est finie la joie recommence : des intervalles de repos rendent le zèle plus actif ; il est toujours entretenu par des jeux des danses champêtres. On alloit autrefois chercher le plaisir dans les villes ; on va aujourd'hui le trouver dans les villages, on n'y voit que des visages rians. Le travail n'a plus cet aspect hideux révoltant, parce qu'il ne semble plus le partage des esclaves. Une voix douce invite au devoir, tout devient facile, aisé, même agréable. Enfin, comme nous n'avons pas cette quantité prodigieuse d'oisifs qui, comme des humeurs stagnantes, gênoient la circulation du corps politique, la paresse bannie, chaque individu connoît de doux loisirs, aucune classe ne se trouve écrasée pour supporter l'autre.

Vous concevez donc que n'ayant ni moines, ni prêtres, ni domestiques nombreux, ni valets inutiles, ni ouvriers d'un luxe puéril, quelques heures de travail rapportent beaucoup au-delà des besoins publics ; elles fructifient en bonnes productions de toute espèce : le superflu va trouver l'étranger, nous rapporte de nouvelles denrées.

Voyez ces marchés abondamment pourvus de toutes les choses nécessaires à la vie, légumes, fruits, poissons, volailles. Les riches n'affament point ceux qui ne le sont pas. Loin de nous la crainte de ne point jouir suffisamment! On ne connoît point cette insatiable avidité d'enlever trois fois plus qu'on ne peut consumer : le gaspillage est en horreur.

Si la nature, pendant une année, nous traite en marâtre, cette disette n'emporte point plusieurs milliers d'hommes ; les greniers s'ouvrent, la sage prévoyance de l'homme a dompté l'inclémence des airs le courroux du ciel. Une nourriture maigre, seche, mal préparée de mauvais suc, n'entre point dans l'estomac des hommes les plus laborieux. L'opulent ne sépare point la plus pure farine pour ne laisser aux autres que le son ; cet outrage inconcevable seroit un crime honteux. S'il parvenoit à nos oreilles qu'un seul eût ressenti la langueur de la faim, nous nous regarderions tous comme coupables de ses maux, la nation entière seroit dans les larmes.

Ainsi le plus pauvre est affranchi de toute inquiétude sur ses besoins. La famine, comme un spectre menaçant, ne l'arrache point du grabat où il goûtoit pour quelques minutes l'oubli de ses douleurs. Il s'éveille sans regarder tristement les premiers rayons du soleil. S'il appaise le sentiment de la faim, il ne craint point en touchant les alimens de porter du poison dans ses veines.

Ceux qui possédent des richesses, les employent à faire des expériences neuves utiles, qui servent à approfondir une science, à porter un art vers sa perfection ; ils élèvent des édifices majestueux ; ils se distinguent par des entreprises honorables : leur fortune ne s'écoule pas dans le sein impur d'une concubine, ou sur une table criminelle où roulent trois dés ; leur fortune prend une forme, une consistance respectable aux yeux charmés des citoyens. Aussi les traits de l'envie n'attaquent point leurs possessions ; on bénit les mains généreuses qui, dépositaires des biens de la Providence, ont rempli ses vues en élevant ces monumens utiles.

Mais quand nous considérons les riches de votre siécle, les égouts, je crois, ne charioient point de matière plus vile que leurs ames : l'or dans les mains, la bassesse dans le cœur, ils avoient formé une espèce de conspiration contre les pauvres ; ils abusoient du travail, de la peine, de la fatigue, des efforts de tant d'infortunés ; ils comptoient pour rien la sueur de leur front, cette crainte affreuse de l'avenir où ils voyoient en perspective une vieillesse abandonnée. Cette violence-là s'étoit tournée en justice. Les loix n'agissoient plus que pour consacrer leur brigandage. Comme un incendie embrase ce qui l'avoisine, ainsi ils dévoroient les limites qui touchoient leurs terres ; dès qu'on leur voloit une pomme, ils poussoient des cris inextinguibles, la mort seule pouvoit expier un attentat aussi énorme... Qu'avois-je à répondre ? Je baissois la tête, tombé dans une profonde rêverie je marchois concentré dans mes pensées.---Vous aurez d'autres sujets de réfléchir, me dit mon guide ; remarquez (puisque vos yeux sont fixés en terre) que le sang des animaux ne coule point dans les rues ne réveille point des idées de carnage. L'air est préservé de cette odeur cadavreuse qui engendroit tant de maladies. La propreté est le signe le moins équivoque de l'ordre de l'harmonie publique ; elle règne dans tous les lieux. Par une précaution salubre, j'oserai dire morale, nous avons établi les tueries hors de la ville. Si la nature nous a condamnés à manger la chair des animaux, du moins nous nous épargnons le spectacle du trépas. Le métier de boucher est exercé par des étrangers forcés de s'expatrier ; ils sont protégés par la loi, mais non rangés dans la classe des citoyens. Aucun de nous n'exerce cet art sanguinaire cruel ; nous craindrions qu'il n'accoutumât insensiblement nos frères à perdre l'impression naturelle de commisération ; la pitié, vous le savez, est le plus beau, le plus digne présent que nous ait fait la nature .

CHAPITRE XXIV. Le Prince Aubergiste.

Vous voulez dîner, me dit mon guide, car la promenade vous a ouvert l'appétit ? Eh bien! Entrons dans cette auberge... Je reculai trois pas. Vous n'y pensez pas, lui dis-je, voilà une porte cochere, des armes, des écussons. C'est un prince qui demeure ici.---Eh, vraiment oui! C'est un bon prince, car il a toujours chez lui trois tables ouvertes ; l'une pour lui sa famille, l'autre pour les étrangers, la troisième pour les nécessiteux.---Y a t-il beaucoup de tables pareilles dans la ville ?---Chez tous les princes.---Mais il doit s'y trouver bien des parasites fainéans ?---Point du tout : car dès que quelqu'un s'en fait une habitude qu'il n'est pas étranger, alors on le remarque, les censeurs de la ville en sondant ses dispositions lui assignent un emploi ; mais s'il ne paroît propre qu'à manger, on le bannit de la cité, comme dans la république des abeilles on chasse de la ruche toutes celles qui ne savent que dévorer la part commune.---Vous avez donc des censeurs ?---Oui, ou plutôt ils méritent un autre nom : ce sont des admonesteurs qui portent partout le flambeau de la raison, qui guérissent les esprits indociles ou mutinés, en employant tour-à-tour l'éloquence du cœur, la douceur l'adresse.

Ces tables sont instituées pour les vieillards, les convalescens, les femmes enceintes, les orphelins, les étrangers. On s'y assied sans honte sans scrupule. Ils y trouvent une nourriture saine, légère, abondante. Ce prince qui respecte l'humanité, n'étale point un luxe aussi révoltant que fastueux ; il ne fait point travailler trois cents hommes pour donner à dîner à douze personnes ; il ne fait point de sa table une décoration d'opéra ; il ne se fait pas gloire de ce qui est une véritable honte, d'une profusion outrée, insensée : quand il dîne, il songe qu'il n'a qu'un estomac, que ce seroit en faire un dieu que de lui présenter, comme aux idôles de l'antiquité, cent sortes de mets dont il ne sauroit goûter.

Tout en conversant nous traversâmes deux cours, nous entrâmes dans une salle extrêmement profonde : c'étoit celle des étrangers. Une seule table déja servie en plusieurs endroits en occupoit toute la longueur. On honora mon grand âge d'un fauteuil : on nous servit un potage succulent, des légumes, un peu de gibier des fruits, le tout simplement accommodé .

Voilà qui est admirable, m'écriai-je : oh que c'est faire un bel emploi de ses richesses que de nourrir ceux qui ont faim. Je trouve cette façon de penser bien plus noble bien plus digne de leur rang... Tout se passa avec beaucoup d'ordre ; une conversation décente animée prêtoit de nouveaux agrémens à cette table publique. Le prince parut, donnant ses ordres de côté d'autre d'une manière noble affable. Il vint à moi en souriant ; il me demanda des nouvelles de mon siécle ; il exigea que je fusse sincère. Ah! lui dis-je, vos premiers ancêtres n'étoient pas si généreux que vous! ils passoient leurs jours à la chasse à table. S'ils tuoient des lièvres, c'étoit par oisiveté, non pour les faire manger à ceux qui en avoient été mangés. Ils n'élevèrent jamais leur ame vers quelqu'objet grand utile. Ils ont dépensé des millions pour des chiens, des valets, des chevaux des flatteurs : enfin ils ont fait le métier de courtisans ; ils ont abandonné la cause de la patrie.

Chacun levoit les mains au ciel d'étonnement ; on avoit toutes les peines du monde à ajouter foi à mes paroles. L'histoire, me disoit-on, ne nous avoit pas dit tout cela ; au contraire.---Ah! répondis-je, les historiens ont été plus coupables que les princes.

CHAPITRE XXV. Salle de Spectacle.

Après le dîné on me proposa la comédie. J'ai toujours aimé le spectacle je l'aimerai dans mille ans d'ici, si je vis encore. Le cœur me battoit de joie. Quelle piéce va-t-on jouer ? Quelle est la piéce de théâtre qui passera pour un chef-d'œuvre parmi ce peuple ? Verrai-je la robe des Persans, des Grecs, des Romains, ou l'habit des François ? Détrônera-t-on quelque plat tyran, ou poignardera-t-on quelqu'imbécille qui ne sera point sur ses gardes ? Verrai-je une conspiration, ou quelqu'ombre sortant du tombeau au bruit du tonnerre! Messieurs, avez-vous du moins de bons acteurs ? De tout tems ils ont été tout aussi rares que les grands poëtes.---Mais, oui, ils se donnent de la peine, ils étudient, ils se laissent instruire par les meilleurs auteurs, pour ne pas tomber dans les plus risibles contre-sens ; ils sont dociles, quoiqu'ils soient moins illettrés que ceux de votre siécle. Vous aviez peine, dit-on, à rencontrer un acteur une actrice passables ; le reste étoit digne des treteaux des boulevards. Vous aviez un petit théâtre mesquin misérable, dans la capitale rivale de Rome d'Athènes ; encore ce théâtre étoit pitoyablement gouverné. Le comédien, à qui l'on donnoit une fortune qu'il ne méritoit guères, osoit avoir de l'orgueil, molestoit l'homme de génie qui se voyoit forcé de lui abandonner son chef-d'œuvre. Ces hommes ne mouroient pas de honte d'avoir refusé joué à regrets les meilleures piéces de théâtre, tandis que celles qu'ils accueilloient avec transport portoient par ce seul témoignage le signe de leur réprobation de leur chûte. Bref, ils n'intéressent plus le public aux querelles de leur sale misérable tripot.

Nous avons quatre salles de spectacles au milieu des quatre principaux quartiers de la ville. C'est le gouvernement qui les entretient ; car on en a fait une école publique de morale de goût. On a compris toute l'influence que l'ascendant du génie peut avoir sur des ames sensibles . Le génie a frappé les coups les plus étonnans, sans effort, sans violence. C'est entre les mains des grands poëtes que résident pour ainsi dire les cœurs de leurs concitoyens : ils les modifient à leur gré. Qu'ils sont coupables, lorsqu'ils produisent des maximes dangereuses! Mais que notre plus vive reconnoissance devient bornée lorsqu'ils frappent le vice qu'ils servent l'humanité! Nos auteurs dramatiques n'ont d'autre but que la perfection de la nature humaine, ils tendent tous à élever, à affermir l'ame, à la rendre indépendante vertueuse. Les bons citoyens se montrent empressés, assidus à ces chef-d'œuvres, qui remuent, intéressent, entretiennent dans les cœurs cette émotion salutaire qui dispose à la pitié : caractère distinctif de la véritable grandeur .

Nous arrivames sur une belle place, au milieu de laquelle étoit situé un édifice d'une composition majestueuse. Sur le haut de la façade étoient plusieurs figures allégoriques. À droite, Thalie arrachoit au vice un masque dont il étoit couvert, du bout du doigt montroit sa laideur. À gauche, Melpomène armée d'un poignard, ouvroit le côté d'un tyran exposoit aux yeux de tous son cœur dévoré de serpens.

Le théâtre formoit un demi-cercle avancé, de sorte que les places des spectateurs étoient commodément distribuées. Tout le monde étoit assis ; lorsque je me rappellois la fatigue que j'essuyois pour voir jouer une piéce, je trouvois ce peuple plus sage, plus attentif aux aises des citoyens. On n'avoit point l'insolente avidité de faire entrer plus de personnes que la salle n'en pouvoit raisonnablement contenir ; il restoit toujours des places vuides en faveur des étrangers. L'assemblée étoit brillante ; les femmes étoient galamment vêtues, mais décemment arrangées.

Le spectacle ouvrit par une symphonie qu'on avoit eu soin de marier au ton de la piéce qu'on alloit représenter.---Sommes-nous à l'opéra, dis-je ; voilà un morceau sublime ?---Nous avons sû réunir sans confusion les deux spectacles en un seul, ou plutôt ressuscité l'ancienne alliance que la poësie la musique formoient chez les anciens. Dans les entre-actes de nos drames, on nous fait entendre des chants animés qui peignent le sentiment disposent l'ame à bien goûter ce qui va lui être offert. Loin de nous toute musique efféminée, baroque, bruyante, ou qui ne peint rien. Votre opéra étoit un composé bizarre, monstrueux ; nous avons saisi ce qu'il avoit de meilleur. Tel qu'il étoit de votre tems, il étoit loin d'être à l'abri des justes reproches des sages des gens de goût , mais aujourd'hui...

Comme il disoit ces mots on leva la toile. La scène étoit à Toulouse. Je vis son capitole, ses capitouls, ses juges, ses bourreaux, son peuple fanatique. La famille de l'infortuné Calas parut m'arracha des larmes. Ce vieillard paroissoit avec ses cheveux blancs, sa fermeté tranquille, sa douceur héroïque. Je vis le fatal destin marquer sa tête innocente de toutes les apparences du crime. Ce qui m'attendrit, c'étoit la vérité qui respiroit dans ce drame. On s'étoit donné bien de garde de défigurer ce sujet touchant par l'invraisemblance la monotonie de nos vers rimés. Le poëte avoit suivi la marche de cet événement cruel ; son ame ne s'étoit attachée qu'à saisir ce que la situation déplorable de chaque victime faisoit naître, ou plutôt il empruntoit leur langage ; car tout l'art consiste à répéter fidellement le cri qui échappe à la nature. À la fin de cette tragédie on me montroit au doigt, l'on disoit : « voilà le contemporain de ce siécle malheureux. Il a entendu le cri de cette populace effrénée que soulevoit ce David ; il a été témoin des fureurs de ce fanatisme absurde! » Alors je m'enveloppai de mon manteau, je me cachai le visage, je rougis pour mon siécle.

On annonça pour le lendemain la tragédie de Cromwel , ou la mort de Charles premier ; toute l'assemblée parut extrêmement satisfaite de cette annonce. On me dit que la piéce étoit un chef-d'œuvre, que jamais la cause des rois celle des peuples n'avoient été présentées avec cette force, cette éloquence cette vérité. Cromwel étoit un vengeur, un héros digne du sceptre qu'il avoit fait tomber d'une main perfide criminelle envers l'État ; les rois dont le cœur étoit disposé à quelque injustice, n'avoient pû jamais lire ce drame sans que la pâleur ne vînt blanchir leur front orgueilleux.

On donna pour seconde piéce la partie de chasse de Henri IV . Son nom étoit toujours adoré, de bons rois n'avoient pu effacer sa mémoire. On ne trouvoit point dans cette piéce que l'homme défigurât le héros ; le vainqueur de la ligue ne me parut jamais si grand que dans l'instant où, pour épargner quelque peine à ses hôtes, son bras victorieux porte une pile d'assiettes. Le peuple battoit des mains avec transport ; car en applaudissant aux traits de bonté de grandeur d'ame du monarque, c'étoit son propre roi qu'il combloit d'applaudissemens.

Je sortis fort satisfait : mais, dis-je à mon guide, ces acteurs sont excellens, ils ont de l'ame, ils sentent, ils expriment, ils n'ont rien de gêné, de faux, de gigantesque, d'outré. Jusqu'aux confidens représentent comme ils le doivent. En vérité cela m'édifie : un confident remplir son rôle!---C'est, me répondit-il, que sur le théâtre, comme dans la vie civile, chacun met sa gloire à bien faire son emploi ; quelque mince qu'il soit, il devient glorieux dès qu'on y excelle. La déclamation est parmi nous un art important cher au gouvernement. Héritiers de vos chef-d'œuvres, nous les avons joués dans une perfection qui vous étonnera. On se fait honneur de savoir rendre ce que le génie a tracé. Eh! quel plus bel art que celui qui peint, qui rend toutes les nuances du sentiment, avec le regard, la voix le geste! Quel ensemble harmonieux touchant, quelle énergie lui prête sa simplicité!---Vous avez donc bien changé les préjugés. Je me doute que les comédiens ne sont plus avilis ?---Ils ont cessé de l'être dès qu'ils ont eu des mœurs. Il est des préjugés dangereux, mais il en est d'utiles. De votre tems il faloit, sans doute, mettre un frein à la pente séduisante dangereuse qui tournoit la jeunesse vers un métier dont le libertinage formoit la base : mais tout est changé. De sages réglemens, en les faisant sortir de l'oubli d'eux-mêmes, leur ont ouvert un retour à l'honneur ; ils sont entrés dans la classe des citoyens. Dernièrement notre prélat a prié le roi de donner le chapeau brodé à un comédien qui l'a touché singuliérement.---Quoi! ce bon prélat va donc au spectacle ?---Pourquoi y manqueroit-il, puisque le théâtre est devenu une école de mœurs, de vertus de sentimens ? On a écrit que le père des chrétiens, dans le temple de Dieu, s'amusait beaucoup à entendre les voix équivoques de malheureux privés de leur virilité. Nous n'avons jamais écouté de si déplorables accens qui affligent à la fois l'oreille le cœur. Comment des hommes ont-ils pû se plaire à cette musique cruelle ? Il est bien plus permis, je pense, de voir jouer l'admirable tragédie de Mahomet, où le cœur d'un scélérat ambitieux est dévoilé, où les fureurs du fanatisme sont si énergiquement exprimées, qu'elles font frémir les ames simples ou peu éclairées qui y auroient quelque disposition.

Tenez, voilà le pasteur du quartier qui s'en retourne en raisonnant avec ses enfans sur la tragédie de Calas. Il leur forme le goût, il éclaire leur esprit, il abhorre le fanatisme, lorsqu'il songe à cette rage atrabilaire qui, comme une maladie épidémique, a désolé pendant douze siécles la moitié de l'Europe, il rend graces au ciel d'être arrivé plus tard au monde. Dans certains tems de l'année nous jouissons d'un plaisir qui vous étoit absolument inconnu : nous avons ressuscité l'art de la pantomime, si cher aux anciens. Combien d'organes la nature a donné à l'homme, que de ressources a cet être intelligent pour exprimer concevoir le nombre presque infini de ses sensations! Tout est visage chez ces hommes éloquens ; ils nous parlent aussi clairement avec les doigts de la main que vous le pourriez faire avec la langue. Hypocrate disait jadis que le pouce seul de l'homme révéloit un Dieu ordonnateur. Nos habiles pantomimes annoncent de quelle magnificence un Dieu a voulu user en formant la tête humaine!---Oh, je n'ai plus rien à dire ; tout est au mieux!---Que dites-vous ? Il nous reste encore bien des choses à perfectionner. Nous sommes sortis de la barbarie où vous étiez plongés ; quelques têtes furent d'abord éclairées, mais la nation en gros étoit inconséquente puérile. Peu à peu les esprits se sont formés. Il nous reste à faire plus que nous n'avons fait ; nous ne sommes guères qu'à la moitié de l'échelle : patience résignation font tout ; mais j'ai bien peur que le mieux absolu ne soit pas de ce monde. Toutefois, c'est en le cherchant, je pense, que nous rendrons les choses au moins passables.

CHAPITRE XXVI. Les Lanternes.

Nous sortimes de la salle du spectacle sans regret sans confusion ; les issues étoient nombreuses commodes. Je vis les rues parfaitement éclairées. Les lanternes étoient appliquées à la muraille, leurs feux combinés ne laissoient aucune ombre ; elles ne répandoient pas non plus une clarté de réverbère dangereuse à la vue : les opticiens ne servoient pas la cause des oculistes. Je ne rencontrai plus au coin des bornes de ces prostituées qui, le pied dans le ruisseau, le visage enluminé, l'œil aussi hardi que le geste, vous proposoient d'un ton soldatesque des plaisirs aussi grossiers qu'insipides. Tous ces lieux de débauche où l'homme alloit se dégrader, s'avilir rougir à ses propres yeux, n'étoient plus tolérés ; car toute institution vicieuse n'arrête point une autre sorte de vice, ils se tiennent tous par la main ; malheureusement il n'est point de vérité mieux prouvée que cette vérité triste .

Je vis des gardes qui surveilloient à la sûreté publique, qui empêchoient qu'on ne troublât les heures du repos.---Voilà la seule espèce de soldats dont nous ayons besoin, me dit mon guide ; nous n'avons plus une armée dévorante à entretenir en tems de paix. Ces dogues que nous nourrissions pour qu'ils s'élançassent à point nommé contre l'étranger, ont été sur le point de dévorer le fils de la maison. Mais le flambeau de la guerre enfin consumé est pour jamais éteint. Les souverains ont daigné écouter la voix du philosophe . Enchaînés par le plus fort des liens, par leur propre intérêt qu'ils ont reconnu après tant de siécles d'erreurs, la raison s'est fait jour dans leur ame ; ils ont ouvert les yeux sur le devoir que leur imposait le salut la tranquillité des peuples ; ils n'ont mis leur gloire qu'à bien gouverner, préférant de faire un petit nombre d'heureux à l'ambition frénétique de dominer sur des pays dévastés, remplis de cœurs ulcérés, à qui la puissance du vainqueur devoit toujours être odieuse. Les rois, d'un commun accord, ont mis des bornes à leur empire, bornes que la nature elle-même sembloit leur avoir assignées, en séparant respectivement les états par des mers, des forêts ou des montagnes : ils ont compris qu'un royaume dont l'étendue seroit moins immense, seroit susceptible d'une meilleure forme de gouvernement. Les sages des nations ont dicté le traité général ; il s'est conclu d'une voix unanime : ce qu'un siécle de fer de boue, ce qu'un homme sans vertu appelloit les rêves d'un homme de bien, s'est réalisé par des hommes éclairés sensibles. Les anciens préjugés, non moins dangereux, qui divisoient les hommes au sujet de leur croyance, sont également tombés. Nous nous regardons tous comme frères, comme amis. L'Indien le Chinois seront nos compatriotes dès qu'ils mettront le pied sur notre sol. Nous accoutumons nos enfans à regarder l'univers comme une seule même famille, rassemblée sous l'œil du père commun. Il faut que cette manière de voir soit la meilleure, puisque cette lumière a percé avec une rapidité inconcevable. Les livres excellens, écrits par des hommes sublimes, ont été comme autant de flambeaux qui ont servi à en allumer mille autres Les hommes, en doublant leurs connoissances, ont appris à s'aimer, à s'estimer entre eux. Les Anglois, comme nos plus proches voisins, sont devenus nos intimes alliés : deux peuples généreux ne se haïssent plus pour épouser follement l'inimitié particulière de leurs chefs. Nos lumières, nos arts, nous réunissons tout en commerce dans un dégré également avantageux. Par exemple, les Angloises pleines de sensibilité, ont convenu parfaitement aux François qui ont un peu trop de légéreté ; nos Françoises ont adouci merveilleusement l'humeur mélancolique des Anglois. Ainsi de ce mélange mutuel naît une source féconde de plaisirs, de commodités, d'idées neuves, heureusement reçues adoptées. C'est l'imprimerie , qui en éclairant les hommes a amené cette grande révolution.

Je sautai de joie en embrassant celui qui m'annonçoit des choses si consolantes. Ô ciel! m'écriai-je avec transport ; les hommes sont enfin dignes de tes regards, ils ont compris que leur force réelle n'étoit que dans leur union. Je mourrai content, puisque mes yeux ont vu ce que j'ai désiré avec tant d'ardeur. Qu'il est doux d'abandonner la vie en n'appercevant autour de soi que des cœurs fortunés qui s'avancent ensemble comme des frères, lesquels après un long voyage vont rejoindre l'auteur de leurs jours.

CHAPITRE XXVII. Le Convoi.

J'aperçus un corbillard couvert de drap blanc, précédé d'instrumens de musique, couronné de palmes triomphantes : des hommes vêtus d'un bleu céleste le conduisoient, des lauriers à la main.---Quel est ce char, demandai-je ?---C'est le char de la victoire, me répondit-on. Ceux qui sont sortis de cette vie ; qui ont triomphé des misères humaines, ces hommes heureux qui ont été rejoindre l'Être Suprême, source de tous les biens, sont regardés comme des vainqueurs ; ils nous deviennent sacrés : on les porte avec respect au lieu où sera leur éternelle demeure. On chante l'hymne sur le mépris de la mort. Au lieu de ces têtes décharnées qui couronnoient vos sarcophages, on voit ici des têtes qui ont un air riant ; c'est sous cet aspect que nous considérons le trépas. Personne ne s'afflige sur leurs cendres insensibles. On pleure sur soi, non sur eux. On adore en tout la main de Dieu qui les a retirés du monde. Soumis à la loi irrévocable de la nature, pourquoi ne pas embrasser de bonne volonté cet état paisible qui ne peut qu'améliorer notre être ?

Ces corps vont être réduits en cendre à trois milles de la ville. Des fourneaux toujours allumés à cet usage consument ces dépouilles mortelles. Deux ducs un prince sont enfermés dans le même char avec de simples citoyens. À la mort toute distinction cesse, nous ramenons cette égalité que la nature a mise parmi ses enfans. Cette sage coutume affoiblit dans le cœur du peuple l'horreur du trépas, en même tems qu'elle interdit l'orgueil aux grands. Ils ne sont tels que par leurs vertus : tout le reste s'efface ; dignités, richesses, honneurs. La matière corruptible qui composoit leurs corps n'est plus eux, elle va se mêler à la cendre de leurs égaux, l'on n'attache aucune idée à cette dépouille périssable.

Nous ne connoissons point ces épitaphes, ces mausolées, ces mensonges orgueilleux et puérils . Les rois même, à leur décès, ne remplissent point d'une feinte terreur leurs vastes palais ; ils ne sont pas plus flattés à leur mort que pendant leur vie. En descendant dans le cercueil, leurs mains glacées n'achevent point d'arracher encore une partie de nos biens : ils meurent sans ruiner une ville .

Pour prévenir cet accident, aucun mort n'est enlevé de sa maison que le visiteur ne l'ait empreint du cachet du trépas. Ce visiteur est un homme habile, qui détermine en même tems le sexe, l'âge l'espece de maladie du défunt. On met dans les papiers publics à quel médecin il a eu affaire. Si dans le livre des pensées que chaque homme, comme je vous l'ai dit, laisse après sa mort, il s'en trouve quelqu'une de vraiment utile ou grande, alors on la détache, on la publie, il n'y a point d'autre oraison funèbre.

Il est une idée salutaire répandue parmi nous, c'est que l'ame séparée du corps a la liberté de fréquenter les lieux qu'elle chérissoit. Elle se plaît à revoir ceux qu'elle a aimés. Elle plane en silence au-dessus de leurs têtes, contemplant les regrets vifs de l'amitié. Elle n'a pas perdu ce penchant, cette tendresse qui l'unissoit ici-bas à des cœurs sensibles. Elle se fait un plaisir d'être en leur présence, d'écarter les dangers qui environnent leurs corps fragiles. Ces mânes chéris représentent vos anges gardiens. Cette persuasion si douce si consolante inspire une certaine confiance, tant pour entreprendre que pour exécuter, qui vous manquoit, vous qui, loin de ces images attendrissantes, remplissiez vos cerveaux de chimères tristes noires.

Vous sentez quel respect profond inspire une telle idée à un jeune homme qui, ayant perdu son pere, se le représente encore comme témoin de ses actions les plus secrettes. Il lui adresse la parole dans la solitude ; elle devient animée par cette présence auguste qui lui recommande la vertu, s'il étoit tenté de faire le mal, il se diroit : mon pere me voit! Mon pere m'entend!

Le jeune homme sèche ses larmes, parce que l'idée horrible du néant ne vient point attrister son ame ; il lui semble que les ombres de ses ancêtres l'attendent pour s'avancer ensemble vers le séjour éternel, qu'ils ne retardent leur marche que pour l'accompagner. Et qui pourroit se refuser à l'espoir de l'immortalité! quand ce seroit une illusion, ne devroit-elle pas nous être chère sacrée ?

L'ÉCLIPSE DE LUNE C'est un Solitaire qui parle.

J'habite une petite maison de campagne, qui ne contribue pas peu à mon bonheur. Elle a deux points de vue différens : l'un s'étend sur des plaines fertilisées où germe le grain précieux qui nourrit l'homme ; l'autre plus resserré, présente le dernier asyle de la race humaine, le terme où finit l'orgueil, l'espace étroit où la main de la mort entasse également ses paisibles victimes.

L'aspect de ce cimetiére, loin de me causer cette répugnance, fille d'une terreur vulgaire, fait fermenter dans mon sein de sages utiles réflexions. Là, je n'entends plus ce tumulte des villes qui étourdit l'ame. Seul avec l'auguste mélancolie je me remplis de grands objets. Je fixe d'un œil immobile serein cette tombe où l'homme s'endort pour renaître, où il doit remercier la nature et justifier un jour la sagesse éternelle.

L'état pompeux du jour me paroît triste. J'attends le crépuscule du soir, cette douce obscurité qui, prêtant des charmes au silence des nuits, favorise l'essor de la sublime pensée. Dès que l'oiseau nocturne, poussant un cri lugubre, fend d'un vol pesant l'épaisseur de l'ombre, je saisis ma lyre. Je vous salue, majestueuses ténèbres! élevez mon ame en éclipsant à mes yeux la scène changeante du monde ; découvrez-moi le trône radieux où siége l'auguste vérité.

Mon oreille a suivi le vol de l'oiseau solitaire : bientôt il s'abat sur des ossemens, d'un coup d'aîle il fait rouler avec un bruit sourd une tête où logeoient jadis l'ambition, l'orgueil des projets follement audacieux.

Tour-à-tour il repose, sur la froide pierre où l'ostentation a gravé des noms qu'on ne lit plus, sur la fosse du pauvre couronné de fleurs.

Poussiere de l'homme orgueilleux! disparois pour jamais de l'univers. Vous osez donc encore reproduire des titres chimériques! Misérable vanité dans l'empire de la mort! J'ai vu des os en poudre enfermés dans un triple cercueil, qui refusoient de mêler leurs cendres aux cendres de leurs semblables.

Approche, mortel superbe ; jette un coup d'œil sur ces tombeaux. Qu'importe un nom à ce qui n'a plus de nom! Une épitaphe mensongère soutient ces tristes syllabes dans un jour plus désavantageux que la nuit de l'oubli ; c'est une banderolle flottante, qui surnage un moment qui va bientôt suivre le navire englouti.

Ô! que plus heureux est celui qui n'a point bâti de vaines pyramides, mais qui a suivi constamment le chemin de l'honneur de la vertu. Il a regardé le ciel, en voyant tomber cet édifice fragile où l'essaim des peines tourmentoit son ame immortelle ; il a béni ce glaive, effroi du méchant ; lorsqu'on se rappelle la mémoire de ce juste expirant, c'est pour apprendre à mourir comme lui.

Il est mort, cet homme juste, il a vu couler nos larmes, non sur lui, mais sur nous-mêmes! Ses frères entouroient son lit funèbre. Nous l'entretenions de ces vérités consolantes dont son ame étoit remplie : nous lui montrions un Dieu dont il sentoit la présence mieux que nous. Un coin du rideau sembloit se soulever devant son œil mourant..... il a levé une tête radieuse, il nous a tendu une main paisible, il nous a souri avant d'expirer.

Vil coupable! toi qui fus un scélérat heureux, ta mort ne sera pas si douce, redoutable tyran! Maintenant pâle, moribond, c'est pour toi que le trépas présentera un spectre effrayant! sois abreuvé de ce calice amer, bois en toutes les horreurs. Tu ne peux lever les yeux vers le ciel, ni les arrêter sur la terre ; tu sens que tous deux t'abandonnent te repoussent : expire dans la terreur, pour ne plus vivre que dans l'oprobre.

Mais ce moment terrible, dont l'idée seule fait pâlir le méchant, n'aura rien d'affreux pour l'homme innocent. Mon cœur avoue la loi irrévocable de la destruction. Je contemple ces tombeaux comme autant de creusets brûlans où la matiere se fond se dissout, où l'or s'épure se sépare à jamais du vil métal. Les dépouilles terestres tombent, l'ame s'élance dans sa beauté originelle. Pourquoi donc jetter un œil d'effroi sur ces restes que l'ame a habités ? Ils ne doivent offrir que l'image heureuse de sa délivrance : un temple antique conserve de sa majesté jusque dans ses ruines.

Pénétré d'un saint respect pour les débris de l'homme, je descends sur cette terre parsemée de cendres sacrées de mes frères. Ce calme, ce silence, cette froide immobilité, tout me disoit : ils reposent! J'avance, j'évite de fouler la tombe d'un ami, sa tombe encore labourée par la bêche qui creusa la fosse. Je me recueille pour honorer sa mémoire. Je m'arrête. J'écoute attentivement, comme pour saisir quelques sons échappés de cette harmonie céleste dont il jouit dans les cieux. L'astre des nuits en son plein éclairoit de ses rayons argentés cette scène funèbre. Je levois mes regards vers le firmament. Ils parcouroient ces mondes innombrables, ces soleils enflammés, semés avec une magnificence prodigue ; puis ils retomboient tristement sur ce cercueil muet où pourissoient les yeux, la langue, le cœur de l'homme qui conversoit avec moi de ces sublimes merveilles, qui admiroit le fabricateur de ces pompeux miracles.

Tout à coup survint une éclipse de lune que je n'avois point prévue. L'effet ne me devint même sensible que lorsque déja les ténèbres m'environnoient. Je ne distinguois plus qu'un petit point brillant que l'ombre rapide alloit bientôt couvrir. Une nuit profonde arrête mes pas. Je ne puis discerner aucun objet. J'erre ; je tourne cent fois ; la porte fuit : des nuages s'assemblent, l'air siffle, un tonnere lointain se fait entendre, il arrive avec bruit sur les aîles enflammées de l'éclair. Mes idées se confondent. Je frissonne, je trébuche sur des monceaux d'ossemens ; l'effroi précipite mes pas. Je rencontre une fosse qui attendoit un mort ; j'y tombe. Le tombeau me reçoit vivant. Je me trouve enseveli dans les entrailles humides de la terre. Déja je crois entendre la voix de tous les morts qui saluent mon arrivée. Un frisson glacé me pénètre ; une sueur froide m'ôte le sentiment, je m'évanouis dans un sommeil létargique.

Que n'ai-je pu mourrir dans ce paisible état! J'étois inhumé. Le voile qui couvre l'éternité seroit présentement levé pour moi. Je n'ai point la vie en horreur ; j'en sais jouir, je m'applique à en faire un digne usage, mais tout crie au fond de mon ame que la vie future est préférable à cette vie présente.

Cependant je reviens à moi. Un foible jour commençoit à blanchir la voûte étoilée. Quelques rayons sillonoient le flanc des nuages : de degrés en degrés, ils recevoient une lumiere plus éclatante plus vive ; ils s'enfoncerent bientôt sous l'horizon, mes yeux distinguerent le disque de la lune à moitié dégagé de l'ombre. Il luit enfin dans tout son éclat ; il reparoît aussi brillant qu'il étoit. L'astre solitaire poursuit son cours. Je retrouve mon courage ; je m'élance de ce cercueil. Le calme des airs, la sérénité du ciel, les rayons blanchissans de l'aurore, tout me rassure, me raffermit dissipe les terreurs que la nuit avoit enfantées.

Debout, je regardois en souriant cette fosse qui m'avoit reçu dans son sein. Qu'avoit-elle de hideux ? C'étoit la terre, ma nourrice, qui me redemanderoit dans le tems cette portion d'argile qu'elle m'avoit prêtée. Je n'apperçus rien des fantômes dont les ténèbres avoient frappé ma crédule imagination.

C'est elle, elle seule qui enfante de sinistres images. Amis! j'ai cru voir le tableau du trépas dans cette avanture. Je suis tombé dans la fosse avec cet effroi, le seul appui peut-être dont la nature pouvoit étayer la vie contre les maux qui l'assiegent ; mais je m'y suis endormi d'un sommeil doux qui même avoit sa volupté. Si cette scène fut affreuse, elle n'a duré qu'un instant, elle n'a presque point existé pour moi : je me suis réveillé à la douce clarté d'un jour pur serein ; j'ai banni une terreur enfantine, la joie est descendue dans la profondeur de mon ame. Ainsi après ce sommeil passager que l'on nomme la mort, nous nous réveillerons à la splendeur de ce soleil éternel qui, en éclairant l'immensité des êtres, nous découvrira la folie de nos préjugés craintifs la source intarissable nouvelle d'une félicité dont rien n'interrompra le cours.

Mais aussi, mortel, pour ne rien redouter, sois vertueux! En marchant dans le court sentier de la vie, mets ton cœur en état de te dire : « ne crains rien, avance sous l'œil d'un dieu, pere universel des hommes. Au lieu de l'envisager avec effroi, adore sa bonté, espere en sa clémence, aye la confiance d'un fils qui aime, non la terreur d'un esclave qui tremble, parce qu'il est coupable.

CHAPITRE XXVIII. La Bibliotheque du Roi.

J'en étois-là de mon rêve, lorsqu'une maudite porte tournante, située au chevet de mon lit, en criant sur ses gonds, fit une révolution dans mon sommeil. Je perdis de vue mon guide la ville ; mais l'esprit toujours frappé du tableau qui s'y étoit vivement imprimé, je retombai heureusement dans le même songe. J'étois seul alors, abandonné à moi-même : il faisoit grand jour ; par sympathie je me trouvais à la bibliotheque du roi : mais j'eus besoin de m'en assurer plus d'une fois.

Au lieu de ces quatre salles d'une longueur immense qui renfermoient des milliers de volumes, je ne découvris qu'un petit cabinet où étoient plusieurs livres qui ne me parurent rien moins que volumineux. Surpris d'un si grand changement, je n'osois demander si un incendie fatal n'avoit pas dévoré cette riche collection ?---Oui, me répondit-on, c'est un incendie mais ce sont nos mains qui l'ont allumé volontairement.

J'ai peut-être oublié de vous dire que ce peuple est le plus affable du monde : qu'il a un respect tout particulier pour les vieillards, qu'il répond aux questions qu'on lui fait, non en françois, qui interroge en répondant. Le bibliothécaire, qui étoit un véritable homme de lettres, s'avança vers moi, pesant toutes les objections ainsi que les reproches que je lui faisois, il me tint le discours suivant.

Convaincus par les observations les plus exactes, que l'entendement s'embarasse de lui-même dans mille difficultés étrangeres, nous avons découvert qu'une bibliotheque nombreuse étoit le rendez-vous des plus grandes extravagances des plus folles chimères. De votre tems, à la honte de la raison, on écrivoit, puis on pensoit. Nos auteurs suivent une marche toute opposée : nous avons immolé tous ces auteurs qui ensevelissoient leurs pensées sous un amas prodigieux de mots ou de passages.

Rien n'égare plus l'entendement que des livres mal faits ; car les premieres notions une fois adoptées sans assez d'attention, les secondes deviennent des conclusions précipitées, les hommes marchent ainsi de préjugé en préjugé d'erreur en erreur. Le parti qu'il nous restoit à prendre étoit de réédifier l'édifice des connoissances humaines. Ce projet paroissoit infini : mais nous n'avons fait qu'écarter les inutilités qui nous cachoient le vrai point de vue : comme pour créer le palais du Louvre, il n'a fallu que renverser les masures qui le masquoient de toutes parts ; les sciences dans ce labyrinthe de livres ne faisoient que tourner circuler, revenant sans cesse au même point sans s'élever, l'idée exagérée de leurs richesses ne faisoit que déguiser l'indigence réelle.

En effet que contenoit cette multitude de volumes ? Ils étoient pour la plupart des répétitions continuelles de la même chose. La philosophie s'est présentée à nos yeux sous l'image d'une statue toujours célèbre, toujours copiée, mais jamais embellie : elle nous paroît plus parfaite dans l'original, semble dégénérer dans toutes les copies d'or d'argent que l'on a faites depuis ; plus belle, sans doute, lorsqu'elle a été taillée en bois par une main presque sauvage, que lorsqu'on l'a environnée d'ornemens étrangers. Dès que les hommes se livrant à leur paresseuse foiblesse s'abandonnent à l'opinion des autres, leurs talens deviennent imitateurs serviles, ils perdent l'invention l'originalité. Que de projets vastes de spéculations sublimes ont été éteints par le souffle de l'opinion! Le tems n'a voituré jusqu'à nous que les choses légeres brillantes qui ont eu l'approbation de la multitude, tandis qu'il a englouti les pensées mâles fortes qui étoient trop simples ou trop élevées pour plaire au vulgaire.

Comme nos jours sont bornés, qu'ils ne doivent pas être consumés dans une philosophie puérile, nous avons porté un coup décisif aux misérables controverses de l'école.---Qu'avez vous fait ? Achevez, s'il vous plait.---D'un consentement unanime, nous avons rassemblé dans une vaste plaine tous les livres que nous avons jugé ou frivoles ou inutiles ou dangereux ; nous en avons formé une pyramide qui ressembloit en hauteur en grosseur à une tour énorme : c'étoit assurément une nouvelle tour de Babel. Les journaux couronnoient ce bizarre édifice, il étoit flanqué de toutes parts de mandemens d'évêques, de remontrances de parlemens, de réquisitoires d'oraisons funèbres. Il étoit composé de cinq ou six cent mille commentateurs, de huit cent mille volumes de jurisprudence, de cinquante mille dictionnaires, de cent mille poëmes, de seize cent mille voyages d'un milliard de romans. Nous avons mis le feu à cette masse épouvantable, comme un sacrifice expiatoire offert à la vérité, au bon sens, au vrai goût. Les flammes ont dévoré par torrent les sottises des hommes, tant anciens que modernes. L'embrasement fut long. Quelques auteurs se sont vus brûler tout vivans, mais leurs cris ne nous ont point arrêtés ; cependant nous avons trouvé au milieu des cendres quelques feuilles des œuvres de P***, de De La H***, de l'abbé A***, qui, vu leur extrême froideur, n'avoient jamais pu être consumées.

Ainsi nous avons renouvellé par un zèle éclairé ce qu'avoit exécuté jadis le zèle aveugle des barbares. Cependant comme nous ne sommes ni injustes ni semblables aux Sarrazins qui chauffoient leurs bains avec des chef-d'œuvres, nous avons fait un choix : de bons esprits ont tiré la substance de mille volumes in-folio, qu'ils ont fait passer tout entiers dans un petit in-douze ; à peu près comme ces habiles chymistes, qui expriment la vertu des plantes, la concentrent dans une phiole, jettent le marc grossier .

Nous avons fait des abrégés de ce qu'il y avoit de plus important ; on a réimprimé le meilleur : le tout a été corrigé d'après les vrais principes de la morale. Nos compilateurs sont des gens estimables chers à la nation ; ils avoient du goût, comme ils étoient en état de créer ils ont su choisir l'excellent, rejetter ce qui ne l'étoit pas. Nous avons remarqué (car il faut être juste) qu'il n'appartenoit qu'à des siécles philosophiques de composer très peu d'ouvrages ; mais que dans le vôtre, où les connoissances réelles solides n'étoient pas suffisamment établies, on ne pouvoit trop entasser les matériaux. Les manœuvres doivent travailler avant les architectes.

Dans les commencemens chaque science se traite par partie, chacun porte son attention sur la portion qui lui est échue : rien n'échappe par ce moyen ; on observe les plus petits détails. Il étoit nécessaire que vous fissiez une multitude innombrable de livres ; c'étoit à nous de rassembler ces parties dispersées. Les hommes qui ont la tête vuide des demi-lueurs, sont d'éternels babillards : l'homme sage instruit parle peu, mais parle bien.

Vous voyez ce cabinet : il renferme les livres qui ont échappé aux flammes ; ils sont en petit nombre ; mais ceux qui sont restés ont mérité l'approbation de notre siecle.

Curieux, je m'approchai, consultant la premiere armoire, je vis qu'on avoit conservé parmi les Grecs, Homere, Sophocle, Euripide, Demostene, Platon, surtout notre ami Plutarque ; mais on avoit brûlé Hérodote, Sapho, Anacréon, le vil Aristophane. Je voulus défendre un peu la cause du défunt Anacréon ; mais on me donna les meilleures raisons du monde, que je n'exposerai point ici, parce qu'elles ne seroient point entendues de mon siécle.

Dans la deuxiéme armoire, destinée aux auteurs Latins, je trouvai Virgile, Pline en entier, ainsi que Tite Live ; mais on avoit brûlé Lucrece, à l'exception de quelques morceaux poétiques, parce que sa physique est fausse que sa morale est dangereuse. On avoit supprimé les longs plaidoyers de Cicéron, habile rhéteur plutôt qu'homme éloquent ; mais on avoit conservé ses ouvrages philosophiques, un des morceaux les plus précieux de l'antiquité. Saluste étoit resté. Ovide Horace avoient été purgés : les odes du dernier paroissoient bien inférieures à ses épitres. Sénéque étoit réduit à un quart. Tacite avoit été conservé ; mais comme il règne dans ses écrits une teinte sombre qui montre l'humanité en noir, qu'il faut n'avoir pas une mauvaise idée de la nature humaine, parce que ses tyrans ne sont pas elle, on ne permettoit la lecture de cet auteur profond qu'à des cœurs bien faits. Catulle avoit disparu, ainsi que Petrone. Quintilien étoit d'un volume fort mince.

La troisième armoire contenoit les livres anglois. C'étoit celle qui renfermoit le plus de volumes. On y rencontroit tous les philosophes qu'a produit cette isle guerrière, commerçante politique. Milton, Shakespear, Pope, Young , Richardson jouissoient encore de toute leur renommée. Leur génie créateur, ce génie que rien ne captivoit, tandis que nous étions obligés de mesurer tous nos mots ; l'énergie féconde de ces ames libres faisoit l'admiration d'un siécle difficile. Le reproche futile que nous leur faisions de manquer de goût étoit effacé devant des hommes qui, amoureux d'idées vraies fortes, se donnoient la peine de lire savoient ensuite méditer sur leur lecture. On avoit retranché cependant du nombre des philosophes ces sceptiques dangereux qui avoient voulu ébranler les fondemens de la morale. Ce peuple vertueux, conduit par le sentiment, avoit dédaigné ces vaines subtilités, rien n'avoit pu lui persuader que la vertu fût une chimere.

La quatrième armoire offroit les livres italiens. La Jérusalem délivrée, le plus beau des poëmes connus, étoit à la tête. On avoit brûlé une bibliothéque entière de critiques faites contre ce poëme enchanteur. Le fameux traité des délits des peines avoit reçu toute la perfection dont cet important ouvrage étoit susceptible. Je fus agréablement surpris en voyant nombre d'ouvrages pensés philosophiques sortis du sein de cette nation ; elle avoit brisé le talisman qui sembloit devoir perpétuer chez elle la superstition l'ignorance.

Enfin j'arrivai en face des écrivains françois. Je portai une main avide sur les trois premiers volumes : c'étoient Descartes, Montaigne Charron. Montaigne avoit souffert quelque retranchement : mais comme il est le philosophe qui a mieux connu la nature humaine, on avoit conservé ses écrits, quoique toutes ses idées ne soient pas absolument irréprochables. On avoit brûlé Mallebranche le visionnaire, le triste Nicole, l'impitoyable Arnauld, le cruel Bourdaloue. Tout ce qui concernoit les disputes scholastiques étoit tellement anéanti, que lorsque je parlai des Lettres Provinciales de la destruction des Jésuites, le savant bibliothécaire fit un anachronisme des plus considérables : je le relevai poliment, il me remercia avec sincérité. Je ne pus jamais rencontrer ces Lettres Provinciales, ni l'histoire même plus moderne qui contenoit le détail de cette grande affaire : elle étoit alors bien petite! On parloit des Jésuites comme nous parlons aujourd'hui des anciens Druides.

On avoit fait rentrer dans le néant, dont elle n'auroit jamais dû sortir, cette foule de théologiens dits pères de l'église , les écrivains les plus sophistiques, les plus bizarres, les plus obscurs, les plus déraisonnables, qui furent jamais, diamétralement opposés aux Loke, aux Clarke ; ils sembloient (me dit le bibliothécaire) avoir posé les bornes de la démence humaine.

J'ouvrois, je feuilletois, je cherchois les écrivains de ma connoissance. Ciel, quelle destruction! Que de gros livres évaporés en fumée! Où est donc ce fameux Bossuet, imprimé de mon tems en vingt-deux volumes in quarto ?---Tout a disparu, me répondit-on.---Quoi! cet aigle, qui planoit dans la haute région des airs, ce génie...---En conscience, que pouvions-nous conserver ? Il avoit du génie, d'accord ; mais il en a fait un pitoyable usage. Nous avons adopté la maxime de Montaigne : il ne faut pas s'enquérir quel est le plus savant, mais quel est le mieux savant . L'histoire universelle de ce Bossuet n'étoit qu'un pauvre squelette chronologique , sans vie sans couleur ; puis il avoit donné un tour si forcé, si extraordinaire aux longues réflexions qui accompagnoient cette maigre production, que nous avons peine à croire qu'on ait lu cet ouvrage pendant plus de cinquante années.---Mais du moins ses oraisons funèbres...---Nous ont fort irrité contre lui. C'étoit bien là le misérable langage de la servitude de la flatterie. Qu'est-ce qu'un ministre du dieu de paix, du dieu de vérité, qui monte en chaire pour louer un politique sombre, un ministre avare, une femme vulgaire, un héros meurtrier, qui tout occupé, comme un poëte, d'une description de bataille, ne laisse pas échapper un seul soupir sur cet horrible fléau qui désole la terre ? En ce moment il ne pensoit point à soutenir les droits de l'humanité, à présenter au monarque ambitieux, par l'organe sacré de la religion, des vérités fortes terribles ; il songeoit plutôt à faire dire : voilà un homme qui parle bien ; il fait l'éloge des morts lorsque leurs cendres sont encore tièdes : à plus forte raison donnera-t-il une bonne dose d'encens aux rois qui ne sont pas décédés .

Nous ne sommes point amis de ce Bossuet. Outre qu'il étoit un homme orgueilleux, dur, un courtisan souple ambitieux, c'est lui qui a accrédité ces oraisons funèbres qui depuis se sont multipliées comme les flambeaux funéraires, qui, comme eux, exhalent en passant une odeur empoisonnée. Ce genre nous a paru le plus mauvais, le plus futile, le plus dangereux de tous, parce qu'il étoit tout à la fois faux, froid, menteur, fade, impudent ; en ce qu'il contredisoit toujours le cri public qui alloit frapper les murailles ou l'orateur, qui déclamoit avec faste, rioit lui-même tout bas des couleurs mensongères dont il paroit son idole.

Voyez son rival, son vainqueur doux modeste, cet aimable, ce sensible Fenelon, auteur du Télémaque de plusieurs autres ouvrages que nous avons soigneusement conservés, parce qu'on y trouve l'accord rare heureux de la raison du sentiment . Avoir composé le Télémaque à la cour de Louis XIV nous semble une vertu étonnante, admirable. Certainement le monarque n'a pas compris le livre, c'est ce qu'on peut avancer de plus favorable en son honneur. Sans doute il manque à cet ouvrage des lumières plus vastes, des connoissances plus approfondies ; mais que dans sa simplicité il a de force, de noblesse de vérité! Nous avons mis à côté de cet écrivain les œuvres du bon abbé de St Pierre, dont la plume étoit foible, mais dont le cœur étoit sublime. Sept siécles ont donné à ses grandes belles idées la maturité convenable. C'étoient ceux qui le railloient d'être visionnaire, qui embrassoient de pures chimères. Ses rêves sont devenus des réalités.

Parmi les poëtes François, je revis Corneille, Racine, Molière ; mais on avoit brûlé leurs commentaires . Je fis au bibliothécaire la question que l'on fera encore probablement pendant sept cents années : auquel donneriez-vous la préférence des trois ?---Nous n'entendons plus guères Molière, me répondit-il ; les mœurs qu'il a peintes ont passé. Nous pensons qu'il a plus frappé le ridicule que le vice, vous aviez plus de vices que de ridicules . Pour les deux tragiques, dont les couleurs étoient plus durables, je ne sais comment un homme de votre âge peut faire une pareille question. Le peintre du cœur humain par excellence, celui qui élève agrandit le plus l'ame, celui qui a le mieux connu le choc des passions la profondeur de la politique, avoit sans doute plus de génie que son rival harmonieux, qui, avec un style plus pur, plus exact, est moins fort, moins serré, n'a eu ni sa vue perçante, ni son élévation, ni sa chaleur, ni sa logique, ni la diversité prodigieuse de ses caractères. Ajoutez le but moral, toujours marqué dans Corneille ; il élance l'homme vers l'élément de toutes les vertus, vers la liberté. Racine, après avoir efféminé ses héros, effémine ses spectateurs . Le goût est l'art de relever les petites choses : en ce cas Corneille en avoit moins que Racine. Le tems, juge souverain, qui anéantit également les éloges les critiques, le tems a prononcé a mis une grande distance entre ces deux écrivains : l'un est un génie du premier ordre ; l'autre, à quelques traits près empruntés des grecs, n'est qu'un bel esprit, comme on l'a apprécié dans son siécle même. Dans le vôtre, les hommes n'avoient plus la même énergie : on vouloit du fini, le grand a toujours quelque chose de rude de grossier ; le style étoit devenu le mérite principal, comme il arrive chez toutes les nations affoiblies corrompues.

Je retrouvai le terrible Crébillon, qui a peint le crime sous les couleurs effrayantes qui le caractérisent. Ce peuple le lisoit quelque fois, mais on ne pouvoit consentir à le voir jouer.

On peut bien s'imaginer que je reconnus mon ami La Fontaine , également chéri toujours lu. C'est le premier des poëtes moralistes, Moliere, juste appréciateur, avoit pressenti son immortalité. Il est vrai que la fable est le ton allégorique de l'esclave qui n'ose parler à son maître ; mais comme elle tempere en même tems ce que la vérité peut avoir de dur, elle doit être longtems précieuse sur un globe livré à toutes sortes de tyrans. La satyre n'est peut-être que l'arme du désespoir.

Que ce siécle avoit mis ce fabuliste inimitable au dessus de ce Boileau , qui, (comme dit l'abbé Costard) faisoit le dictateur au parnasse, qui, privé d'invention, de génie, de force, de grace de sentiment, n'avoit été qu'un versificateur exact froid. On avoit conservé plusieurs autres fables, entre autres quelques-unes de la Motte celles de Nivernois .

Le poëte Rousseau me parut bien chétif : on avoit gardé quelques odes cantates ; mais pour ses tristes épitres, ses fatigantes dures allégories, sa Mandragore, ses épigrammes, ouvrage d'un cœur dépravé, on pense bien que de telles ordures avoient subi le feu qu'elles méritoient depuis longtems. Je ne peux nombrer ici toutes les salutaires mutilations qui avoient été faites dans plusieurs livres, d'ailleurs renommés. Je ne vis aucun de ces poëtes frivolistes qui n'avoient flatté que le goût de leur siécle, qui avoient répandu sur les objets les plus sérieux ce vernis trompeur de l'esprit qui abuse la raison : toutes ces saillies d'une imagination légère emportée, réduites à leur juste valeur, s'étoient évaporées, comme ces étincelles qui ne brillent avec plus de vivacité que pour s'éteindre plutôt. Tous ces romanciers, soit historiques, soit moraux, soit politiques, chez qui les vérités isolées ne s'étoient rencontrées que par hazard, qui n'avoient pas sû les lier ensemble les fortifier par leur liaison, ceux qui n'avoient jamais vu un objet sous toutes ses faces dans tous ses rapports, ceux enfin qui, égarés par l'esprit de systême, n'avoient vu, n'avoient suivi que leurs propres idées ; tous ces écrivains, dis-je, trompés par l'absence ou la présence du génie, étoient disparus, ou avoient été soumis à la serpe d'une judicieuse critique, laquelle n'étoit plus un instrument de dommage.

La sagesse l'amour de l'ordre avoient présidé à cet utile abatis. Ainsi dans ces forêts épaisses où les branches entrelassées faisoient disparoître les routes où régnoit une ombre éternelle mal saine, si l'industrie de l'homme y porte le fer la flamme, on voit naître les sentiers fleuris les doux rayons du soleil ; il dissipe les ténèbres ; la verdure plus animée recrée les yeux du voyageur qui peut traverser les routes sans crainte ni dégoût. J'apperçus dans un coin un livre curieux qui me parut bien fait ; il avoit pour titre : des réputations usurpées ; il motivoit les raisons qui avoient décidé de l'extinction de plusieurs livres, du mépris attaché à la plume de certains écrivains admirés néanmoins de leur siécle. Le même livre redressoit les torts des contemporains des grands hommes, quand leurs adversaires avoient été injustes, jaloux ou aveuglés par quelqu'autre passion .

Je tombai sur un Voltaire . Que je suis charmé, m'écriai-je! de retrouver ici ces trente-deux volumes in-quarto, émanés de cette plume brillante intarissable ; à cet exclamation le bibliothécaire me tira par le bras, me dit ; répondez-moi, je vous prie ; un de nos académiciens vient de faire une dissertation pour prouver qu'il y a eu plusieurs écrivains de ce nom, qu'on avoit attribué à un seul les ouvrages de plusieurs. À peu près comme dans l'antiquité on attribuoit à Hercules les douze travaux que nombre de héros avoient terminés glorieusement. En effet, il n'est guères vraisemblable que l'auteur de la Henriade ait fait Candide ; que l'auteur de Zaïre ait écrit l'histoire de Charles XII ; que le brillant poëme de la pucelle ait pour père l'auteur de la philosophie de Neuton ; que les savantes questions sur l'Encyclopédie soient sorties de la même plume qui écrivit Nanine, que le même génie qui créa Mahomet Rome sauvée, ait tracé tant de fugitives étincelantes, ait fini, dit-on, par faire un opéra comique pour battre jusqu'à Vadé Favart. Nous ne pouvons croire cela ; aucun écrivain n'a jamais eu cette diversité de talens. Vous qui êtes de ce siécle, vous allez nous mettre d'accord sur ce chapitre. Avec votre amour extrême pour les arts, sans doute, vous l'avez vu connu ?---Messieurs, jamais je ne l'ai vu.---Comment, vous étiez contemporain de ce grand homme, vous avez négligé de le voir ? Vous étiez donc aveugle alors ?---Non, j'avois une assez bonne vue.---Vous étiez donc en prison ?---Pas tout-à-fait, j'étois un bon Parisien qui restois toute la matinée chez moi, qui traversois ensuite le Pont-neuf pour aller à l'opéra sérieux ou comique, à la comédie françoise ou italienne, au concert ou à quelques discrettes assemblées ; qui entendois parler de tout ce qui se faisoit dans tous les coins de la terre, sans franchir dix fois dans l'année les barrières de bois de sapin, augustes majestueuses entrées de la capitale.---Eh bien, vous pouviez donc y voir tout à votre aise le chantre de la bataille de Fontenoy, l'auteur de l'oraison funèbre des officiers, du siécle de Louis XV, du panégirique de Louis XV, de l'histoire du parlement de Paris.---L'auteur, messieurs, n'étoit point dans la capitale---où étoit-il donc ?---il étoit absent---absent---oui, mais comme qui diroit exilé---exilé, lui! exilé de la capitale dont il soutenoit le théâtre si utile à la police même à la politique de votre tems, lui qui avoit mis sur la scène, la morale raisonnée touchante, lui qui a peint l'héroïsme sous ses véritables traits, lui enfin qui de son vivant étoit considéré comme le plus grand poëte des François, lui enfin à qui le gouvernement avoit de très grandes obligations ; vous le savez---tout cela ne fait rien à l'histoire ; il existoit vous dis-je, un morceau de papier qui l'empêchoit de venir jouir des applaudissemens dont retentissoit le théâtre, qui ne lui permettoit d'être le monarque de la littérature qu'à une certaine distance---avec votre papier magique, vous êtes inintelligibles : quoi vous nous soutiendrez en face que l'homme dont se glorifioit la nation ne pouvoit humer comme vous l'air du pont-neuf, où respiroit en bronze le bon roi qu'il avoit tant contribué à faire regretter ; vous nous dites cela d'un ton mal assuré qui nous fait croire que vous avez perdu la mémoire sur cet article... Messieurs, je n'y ai rien compris moi-même dans le tems ; je vous cite des faits l'on ne nie point les faits. Je n'ai jamais vu Monsieur de Voltaire, on désiroit fort de le voir de le fêter à Paris, on couronnoit son buste au deffaut de sa tête, on le complimentoit dans des lettres ; mais il étoit invisible même à l'académie.

Je parlois de tout cela, comme j'ai l'honneur de vous le dire, avec des gens d'esprit qui jugeoient en silence tout ce qui se faisoit en Europe, le tout entre cinquante quatre barrières de bois de sapin, au milieu desquelles on fouilloit les gens jusques dans la poche quand ils entroient, comme je sortois rarement j'étois rarement fouillé en rentrant. Certain jour, certain tome de Voltaire qui m'avoit délicieusement amusé à la campagne, fut inhumainement arrêté par les commis, qui en se débattant avec moi, faisoient payer pour la tête d'un cochon---ah, pour le coup vous abusez de notre patience, quel galimathias! est-ce que les têtes d'hommes payoient à ces barrières de bois ainsi que les têtes de cochon ? En ce cas, proportion gardée, Monsieur de Voltaire, tout riche qu'il étoit, auroit pu être ruiné d'un seul coup à son entrée dans la capitale, nous ne nous étonnons plus de ce qu'il se tenoit sagement éloigné de ces barrières de bois, où l'on pesoit la valeur d'une tête.---Messieurs, je rirois de votre raisonnement, si je n'avois pas encore sur le cœur ces insolens commis ; je vois que vous ne me comprenez pas. J'ai voulu vous dire qu'il y avoit à ces barrières des pensées approuvées d'autres qui ne l'étoient pas, que les commis qui arrêtoient les bœufs arrêtoient aussi les livres ; car on auroit bien désiré dans cette bonne ville de Paris, que tout y fût bœuf ou cochon, à la place des livres des faiseurs de livres---mais de qui ces pensées pour lesquelles on instituoit des commis si matériels étoient-elles approuvées ou désapprouvées ? étoit-ce de l'Europe ?---Non, c'étoit Mr. Cogé, recteur, c'étoit Monseigneur qui avoit une robe violette, c'étoit Monsieur tel secrétaire, habillé de noir---Monseigneur! Monsieur! Hé, qu'importe l'avis de Monseigneur de Monsieur ?---Oh, qu'importe, les barrières de bois pourri repoussoient les tomes quelquefois leurs auteurs ; comme il y avoit des Cogé, des secrétaires, des inspecteurs, des commis, des méchans, des sots des hypocrites ; cela faisoit, voyez-vous, qu'un ouvrage composé, rue St Jacques, s'envoloit dans les airs pour aller se faire imprimer hors du royaume, afin de faire gagner beaucoup d'argent à l'étranger qui se moquoit de nous par dessus le marché, quand un homme portoit un habit couleur de sa pensée, il risquoit à devenir comme le Juif errant...---Brisons-là, avec votre morceau de papier qui cloue les gens à cent lieues de la capitale, vos têtes de cochons, vos barrières de sapin, vos secrétaires, vos inspecteurs de police autres plats commis ; pourquoi toute cette vermine s'attachoit-elle aux œuvres du génie, comment le génie subsistoit-il, dévoré qu'il étoit par tant d'insectes vénimeux. Mais répondez-nous net dites-nous si c'est bien un seul homme qui a fait tous ces divers ouvrages. Il est vrai que l'histoire le fait vivre cent ans, ainsi que Fontenelle ; mais celui-ci étoit un insigne paresseux, si on le compare à l'auteur des nombreuses productions que vous voyez rassemblées ici : sont-elles émanées véritablement de la même plume ?---Oui, messieurs, je vous le certifie ; oui, c'est un seul homme qui a fait tous ces chef-d'œuvres ; un compilateur n'est pas plus volumineux. L'abbé De La Porte lui-même n'a pas plus fait imprimer, aidé de tous ses copistes ; le même homme, le croiriez-vous, faisoit toujours une réponse aux lettres que les beaux esprits, les oisifs, les jolies femmes, les hommes de cour, les fats les sots mêmes lui écrivoient par la poste ; ils avoient la vanité de la lire dans des cercles pensoient obtenir par-là le brevet de bel esprit. Quelques petits auteurs prenoient à la lettre les louanges d'usage ; car on étoit fort poli dans mon siécle : notre Virgile en avoit nommé trois ou quatre pour lui succéder, il s'amusoit à tracer ces espèces de codiciles, à peu près comme un millionaire s'amuse des espérances inquiétes de ses neveux qui ne doivent pas toucher un sol à sa mort. J'ai lu des milliers de ces lettres, toutes agréables, légères, qui ont quelquefois le bon sens de ne rien signifier du tout ; ce qui n'étoit pas un petit mérite quand il falloit écrire à certains personnages de la bonne ville de Paris---en vérité l'antiquité n'a rien produit de tel, la varieté prodigieuse de ses talens en fait surement un homme à part ; ce n'est donc pas sans raison que nous avons oublié les noms de trente souverains aujourd'hui cachés dans la poussière, pour nous souvenir de ce nom qui jouit encore du même éclat.---

Je reconnois la justice des siécles ; oui, la trompe de l'éléphant n'est pas plus flexible que l'étoit son génie ; outre la gloire littéraire, l'humanité lui doit une couronne : il a remporté des victoires éclatantes sur les ravages de ces préjugés cruels qui anéantissoient les vraies maximes faites pour l'homme ; il a inspiré à tous les gouvernemens un esprit de tolérance, du moins un des fléaux qui écrasoient la nature humaine a été brisé par lui ; on sentoit même de son tems le bien qu'il avoit commencé d'opérer. C'est lui qui le premier a mis en branle le tocsin de la philosophie ; avant lui on ne sonnoit que de petits coups foibles presque inutiles : il lui a donné une voix éclatante, hardie et qui a frappé tous les esprits. Il étoit trop grand pour ne pas exciter les viles fureurs de l'envie ; de misérables criailleurs ont vomi contre lui mille invectives grossières, mille calomnies plattes, sans respect pour son âge, pour ses lauriers, pour ses travaux ; mais ses adversaires ont été presque tous des sots, qui n'ont pas même su l'attaquer avantageusement : vainqueur de leur haine, son nom étoit de mon tems le plus beau qui fut en Europe ; en effet quel roi, quel guerrier, quel magistrat, quel écrivain, quel homme enfin dans son genre, pouvoit offrir une tête rayonnante comme la sienne, de soixante années de gloire.

CHAPITRE XXIX Les Gens de Lettres.

En sortant de la bibliothéque, un particulier, qui ne m'avoit pas dit un mot depuis trois heures, m'arrêta, nous liâmes conversation ensemble. Elle tomba sur les gens de lettres. J'en ai peu connu de mon tems, lui dis-je ; mais ceux que j'ai fréquentés étoient doux, honnêtes, modestes, pleins de probité. Auroient-ils eu des défauts, ils les rachetoient par tant de qualités précieuses qu'il auroit fallu être incapable d'amitié pour ne point s'attacher à eux. L'envie, l'ignorance la calomnie ont défiguré le caractère des autres : car tout homme public est exposé aux sots discours du vulgaire ; tout aveugle qu'il est, il prononce hardiment . Les grands, privés pour la plupart de talens comme de vertus, étoient jaloux de ce qu'ils attachoient les regards de la nation, feignoient de les mépriser . Ces écrivains avoient encore à combattre le goût dédaigneux du public, qui d'autant plus avare de louanges qu'il étoit riche de leurs travaux, abandonnoit quelquefois des chef-d'œuvres pour aller s'extasier à quelques plates boufonneries. Enfin ils avoient besoin du plus grand courage pour se soutenir dans une carrière où l'orgueil des hommes leur offroit mille dégoûts ; mais ils ont bravé l'insolent mépris des grands, les propos imbécilles du vulgaire : la renommée juste, en flétrissant leurs adversaires, a couronné leurs nobles efforts.

Je les reconnois à ce portrait, me dit poliment mon interlocuteur. Les gens de lettres sont devenus les citoyens les plus respectables. Tous les hommes éprouvent le besoin d'être émus, attendris ; c'est le plaisir le plus vif que l'ame puisse goûter. C'est à eux que l'État a confié le soin de développer ce principe des vertus. En peignant des tableaux majestueux, attendrissans, terribles, ils rendent les hommes plus susceptibles de tendresse, les disposent en perfectionnant leur sensibilité à toutes les grandes qualités dont elle est l'origine. Nous trouvons, poursuivit-il, que les écrivains de votre siécle, du côté de la morale des vues profondes utiles, ont surpassé de beaucoup les écrivains du siécle de Louis XIV. Ils ont peint les fautes des rois, les malheurs des peuples, les ravages des passions, les efforts de la vertu, les succès mêmes du crime. Fidèles à leur vocation , ils ont eu le courage d'insulter aux trophées sanglans que la servitude l'erreur avoient consacrés à la tyrannie. Jamais la cause de l'humanité ne fut mieux plaidée ; quoi qu'ils l'aient perdue par une fatalité inconcevable, ces intrépides avocats n'en sont pas moins demeurés couverts de gloire.

Tous ces traits de lumière échappés à ces ames fortes courageuses, se sont conservés transmis d'âge en âge . Tel un germe longtems foulé aux pieds, est tout à coup transporté par un vent favorable ; s'il trouve un abri commode, il croit, s'élève, forme un arbre, dont le feuillage épais devient à la fois un ornement un asyle.

Si plus éclairés sur la véritable grandeur, nous méprisons le faste l'ostentation des puissances, si nous avons tourné nos regards vers des objets dignes de la recherche des hommes, c'est aux lettres que nous en sommes redevables . Nos écrivains ont encore surpassé les vôtres en courage. Si quelque prince s'écartoit des loix, ils feroient revivre ce tribunal fameux à la Chine, ils graveroient son nom sur l'airain terrible où sa honte vivroit éternellement ; l'histoire est entre leurs mains l'écueil de la fausse gloire, l'arrêt porté contre les illustres criminels, le creuset où le héros disparoît s'il n'a pas été homme.

Eh! que les maîtres du monde, qui se plaignent que tout ce qui les approche ressent la contrainte et la dissimulation, soient confondus ; n'ont-ils pas toujours auprès d'eux ces orateurs muets, indépendans, intrépides, qui peuvent les instruire sans les offenser, qui n'ont auprès de leur trône ni faveurs à obtenir ni disgrace à craindre ?

Nous devons rendre justice à ces nobles écrivains, c'est qu'il n'est point d'état parmi les hommes qui ait mieux rempli sa destination. Les uns ont foudroyé la superstition, les autres ont soutenu les droits des peuples ; ceux-ci ont creusé la mine féconde de la morale, ceux-là ont montré la vertu sous les traits d'une indulgente sensibilité . Nous avons oublié les foiblesses particulières qu'en qualité d'hommes ils ont pu avoir. Nous ne voyons que cette masse de lumière qu'ils ont formée, agrandie ; c'est un soleil moral qui ne s'éteindra plus qu'avec le flambeau de l'univers!

---Je voudrois bien jouir de la présence de vos grands hommes, car j'ai toujours eu un attrait particulier pour les bons écrivains ; j'aime à les voir surtout à les entendre.---Vous tombez fort bien : on ouvre aujourd'hui les portes de l'académie ; l'on doit y recevoir un homme de lettres.---À la place, sans doute, d'un académicien décédé ?---Que dites-vous ? le mérite doit-il attendre que le glaive du trépas ait frappé une tête pour venir occuper sa place ? Le nombre des académiciens n'est point fixé : chaque talent trouve sa couronne ; il en est assez pour les récompenser tous .

CHAPITRE XXX. L'Académie Françoise.

Nous nous acheminâmes vers l'académie françoise : elle avoit conservé son nom ; mais que sa situation étoit différente! que le lieu où elle tenoit ses assemblées étoit changé! Elle n'habitoit plus le palais des rois. Ô révolution étonnante des âges! un pape s'est assis à la place des césars! L'ignorance la superstition ont habité Athènes! Les beaux arts ont volé en Russie! Auroit-on cru de mon tems que ce mont autrefois tant ridiculisé pour avoir laissé remarquer sur son sommet quelques ânes paissant des chardons, étoit devenu la fidèle image du Parnasse antique, le séjour du génie, la demeure des fameux écrivains ? Aussi avoit-on aboli le nom de Montmartre , mais par pure complaisance pour les préjugés reçus.

Ce lieu auguste, ombragé de toutes parts de bois vénérables, étoit consacré à la solitude. Une loi expresse défendoit qu'on frappât l'air aux environs d'aucun bruit discordant. Les carrières de plâtre étoient taries. La terre avoit enfanté de nouveaux lits de pierre pour servir de fondemens à ce noble asyle. Cette montagne, favorisée des plus doux regards du soleil, nourrissoit des arbres, dont les sommets élancés tantôt se croisoient dans les airs, tantôt laissoient de distance en distance quelques points entr'ouverts par où l'œil avide s'échappoit vers les cieux.

Je monte avec mon guide, j'apperçois çà là de jolis hermitages, éloignés les uns des autres. Je demandai qui habitoit ces bosquets demi-sombres, demi-éclairés, dont l'aspect avoit quelque chose d'intéressant ? Vous ne tarderez pas à le savoir, me dit-on ; hâtez vous, l'heure approche. En effet je vis un grand nombre de personnes qui arrivoient de côté d'autre, non en carrosse, mais à pied : leur conversation sembloit plus vive plus animée. Nous entrâmes dans un édifice assez vaste, mais très-simplement décoré. Je n'apperçus aucun Suisse, armé d'une lourde hallebarde, à la porte du paisible sanctuaire des muses : rien ne m'empêcha de passer avec la foule des honnêtes gens .

La salle étoit fort sonore, de manière que la plus foible voix académique se faisoit distinctement entendre dans les points les plus éloignés. L'ordre qui régnoit dans les places n'étoit pas moins remarquable ; plusieurs rangs de gradins tapissoient le contour de la salle ; car ce peuple savoit que l'oreille doit être à son aise à l'académie ; comme l'œil au sallon de peinture. Je considérai le tout à mon aise. Le nombre des sieges académiques ne me parut pas ridiculement fixé ; mais ce qu'il y avoit de particulier, c'est que chaque fauteuil étoit surmonté d'un drapeau flottant : dessus on lisoit distinctement le titre des ouvrages de l'académicien dont il ombrageoit la tête. Chacun pouvoit s'asseoir dans un fauteuil, sans autre formule, sous la seule loi qu'il déployeroit le drapeau où seroient inscrits ses titres. On se doute bien que personne n'osoit arborer le drapeau blanc, comme faisoient dans mon siécle Évêques, Ducs, Maréchaux, Précepteurs . On osoit encore moins produire à l'œil sévère du public le titre d'un ouvrage médiocre ou servilement imitateur ; il falloit que ce fût un ouvrage qui marquât un nouveau pas dans la carrière des arts ; le public n'adoptoit aucun livre qui ne l'emportât sur le dernier qui traitoit de la même matière .

Mon guide me tira par la manche.---Vous avez un air bien étonné : mais voici de quoi l'être encor plus. Vous avez vû sur votre chemin plusieurs de ces retraites isolées et charmantes qui ont attiré vos regards. Eh bien! c'est-là que se retire l'homme frappé du pouvoir inconnu qui lui commande d'écrire. Nos académiciens sont des chartreux . C'est dans la solitude que le génie s'étend, se fortifie, s'élance de la voie commune pour s'ouvrir de nouveaux sentiers. Quand l'enthousiasme vient-il à naître ? C'est quand l'auteur descend en lui-même, qu'il creuse son ame, cette mine profonde dont le possesseur ignore quelquefois toute la valeur. La retraite l'amitié, quels dieux inspirateurs ! Que faut-il de plus à des hommes qui cherchent la nature la vérité ? Où font-elles entendre leur voix sublime ? Est-ce dans le tumulte des villes, parmi cette foule de petites passions qui, à notre insu, assiégent nos cœurs ? Non : c'est à la campagne où l'ame se rajeunit ; c'est-là qu'elle sent la majesté de l'univers, cette majesté éloquente paisible : l'expression part s'enflamme, le sentiment la frappe, la colore, l'image devient plus grande, comme l'horizon qui nous environne.

De votre tems, les gens de lettres se répandoient dans les cercles pour y amuser des femmelettes pour obtenir d'elles un sourire équivoque ; ils sacrifioient des idées mâles fortes à l'empire superstitieux de la mode ; ils dénaturoient leur ame en voulant plaire à leur siécle : au lieu d'envisager l'auguste série des siécles à venir, ils se rendoient esclaves d'un goût momentané ; ils couroient enfin après des mensonges ingénieux ; ils étouffoient cette voix intérieure qui leur crioit : sois sévère comme le tems qui fuit! Sois inexorable comme la postérité . D'ailleurs ils jouissent ici de cette heureuse médiocrité qui, parmi nous, est la souveraine richesse. Nous n'allons point les interrompre pour nous distraire, ou pour épier les moindres mouvemens de leur ame, ou pour nous vanter seulement de les avoir vus : nous respectons leur tems, comme nous respectons le pain sacré de l'indigent ; mais attentifs à tous leurs besoins, au moindre signal ils se trouvent satisfaits.---S'il est ainsi, vous devez avoir beaucoup de presses. Ne se trouveroit-il pas des gens qui prendroient ce titre pour honorer leur paresse ou leur foiblesse réelle ?---Non : c'est ici un séjour lumineux, où les moindres taches se font aisément reconnoitre. Le fourbe l'imposteur fuient ces lieux ; ils ne peuvent regarder en face l'homme de génie dont rien n'abuse l'œil pénétrant. Quant à celui que la présomption y conduiroit en raison inverse de son incapacité, il est des personnes charitables qui s'empresseroient à le guérir, à le dissuader d'un projet qui ne tourneroit pas à son honneur. Enfin la loi porte... Notre conversation fut interrompue par un silence général qui se fit tout à coup dans l'assemblée. Mon ame passa toute entière dans mon oreille, lorsque je vis un des académiciens s'apprêter à lire un manuscrit qu'il tenoit en main, d'assez bonne grace, ce qui n'est pas à dédaigner.

Trop ingrate mémoire, sois maudite! quel tour la perfide m'a joué! Oh! que ne puis-je me souvenir ici du discours éloquent que prononça cet académicien! La force, la méthode, l'arrangement du style me sont échappés ; mais l'impression en est restée vivement empreinte dans mon ame. Non ; jamais je ne me sentis si transporté. Le front de chaque assistant peignoit le sentiment dont j'étois moi-même pénétré : c'étoit une des jouissances les plus délicieuses que mon cœur ait éprouvées. Que de profondeur! d'images! de vérités! Quelle flamme auguste! Quel ton sublime! L'orateur parloit contre l'envie , les sources de cette funeste passion, ses horribles effets, l'infamie dont elle a souillé les lauriers qui couronnoient plusieurs grands hommes : tout ce qu'elle a de vil, d'injuste, de détestable, étoit si fortement exprimé, qu'en déplorant les malheureuses victimes de cette aveugle passion, on frémissoit en même tems de porter en soi-même un cœur infecté de ses poisons. Le miroir étoit si adroitement présenté devant chaque caractère particulier ; leurs petitesses se montroient sous tant de faces ridicules variées ; le cœur humain étoit approfondi d'une manière si neuve, si fine, si piquante, qu'il étoit impossible de ne pas s'y connoitre ou de s'y reconnoitre sans former le dessein d'abjurer cette misérable foiblesse. La peur qu'on avoit d'avoir quelque ressemblance avec le monstre affreux de l'envie produisit un effet salutaire. Je vis, ô spectacle édifiant! ô moment inouï dans les annales de la littérature! je vis les personnes qui composoient l'assemblée se considérer d'un œil doux caressant. Je vis les académiciens ouvrir mutuellement leurs bras, s'embrasser, pleurer de joie, le sein appuyé palpitant l'un contre l'autre. Je vis (le croira-t-on ?) les auteurs répandus dans la salle imiter leurs transports affectueux, convenir des talens de leurs confrères, se jurer une amitié éternelle, inaltérable. Je vis des larmes d'attendrissement de bienveillance couler de tous les yeux. C'étoit un peuple de frères qui avoient substitué un applaudissement aussi honorable à nos stupides battemens de mains .

Après qu'on eut bien savouré ces instans délicieux, après que chacun se fut rendu compte des sensations diverses qu'il avoit ressenties, que chacun eut cité les morceaux qui l'avoient le plus frappé, après qu'on se fut renouvellé cent fois le serment de s'aimer toujours, un autre membre de cette auguste société se leva d'un air riant : un bruit flatteur se répandit dans toute la salle, car il passoit pour un railleur socratique ; il éleva la voix dit :

Messieurs ;

Plusieurs raisons m'ont engagé à vous donner aujourd'hui un petit extrait assez curieux, je pense, de ce qu'étoit notre académie dans son enfance, c'est-à-dire, vers le dix-huitième siécle. Ce cardinal qui nous a fondés, que nos prédécesseurs louoient à toute outrance, à qui on prêtoit dans notre établissement les vues les plus profondes, ne nous a jamais institués, (avouons-le) que parce qu'il faisoit lui-même de mauvais vers qu'il idolâtroit qu'il vouloit qu'on admirât. Ce cardinal, dis-je, en invitant les écrivains à ne faire qu'un corps, dévoila son génie despotique, les assujettit à des règles qu'a toujours méconnu le génie. Ce fondateur avoit si peu l'idée d'une société pareille, qu'il crut ne devoir fonder que quarante places ; ainsi, vu les circonstances, Corneille Montesquieu auroient pu se trouver à la porte y rester pendant toute leur vie. Ce cardinal s'imagina en même tems que le génie seroit obscur par lui-même, si les titres les dignités ne venoient relever son néant. Lorsqu'il porta ce jugement étrange, sûrement il n'avoit en vue que des rimailleurs, tels que Colletet ces autres poëtes qu'il alimentoit par pure vanité.

Il passa donc en coutume alors que ceux qui auroient de l'or en place de mérite, des titres en place de génie, viendroient s'asseoir à côté de ceux dont la renommée publieroit les noms dans toute l'Europe. Il en donna l'exemple le premier, il ne fut que trop suivi. Ces grands hommes qui attirèrent l'attention de leur siècle, qui fixèrent tous ses regards en attendant ceux de la postérité, ayant couvert de gloire le lieu où ils tenoient leurs assemblées, l'homme titré doré vint assiéger la porte ; il osa presque leur faire entendre qu'il venoit faire rejaillir sur eux l'éclat de ses vains cordons, il crut bonnement, ou parut croire, qu'il suffisoit de s'asseoir à leurs côtés pour leur ressembler.

On vit des maréchaux tant vainqueurs que battus, des têtes mitrées qui n'avoient point fait leurs mandemens, des gens de robe, des précepteurs, des financiers vouloir passer pour beaux esprits, n'étant tout au plus que la décoration du spectacle, se croire les véritables acteurs. À peine huit ou dix parmi les quarante figuroient par leur propre mérite ; le reste étoit d'emprunt.

Cependant il falloit la mort d'un académicien pour remplir une place qui, le plus souvent, n'en restoit pas moins vuide.

Quoi de plus risible que de voir cette académie, dont la renommée alloit aux deux bouts de la capitale, tenir ses assemblées dans une petite salle étroite basse! Là, sur plusieurs fauteuils jadis rouges, paroissoient de tems à autre plusieurs hommes ennuyés, nonchalamment assis, pesant des syllabes, épluchant gravement les mots d'une pièce de vers, ou d'un discours en prose, pour couronner ensuite le plus froid de tous : mais en revanche, (observez-le bien, messieurs) ils ne se trompoient jamais dans le calcul des jettons qu'ils partageoient en profitant de l'absence de leurs confrères. Croiriez-vous qu'ils donnoient au vainqueur une médaille d'or au lieu d'un rameau de chêne, que cette médaille portoit pour devise cette inscription risible : à l'immortalité ? Hélas! Cette immortalité passoit le lendemain dans le creuset d'un orfêvre, c'étoit-là l'avantage le plus réel qui restât à l'athlete couronné.

Croiriez-vous que quelquefois ce petit vainqueur perdoit la tête , tant son orgueil devenoit fol ridicule ; que les juges ne faisoient guère d'autres fonctions que de distribuer ces prix inutiles, dont personne ne se soucioit même d'être informé ?

Leur salle n'étoit ouverte qu'au peuple auteur, ce peuple n'entroit que par billets. Le matin, l'opéra venoit chanter une messe en musique ; puis un prêtre tremblant débitoit le panégyrique de Louis IX, (je ne sais trop pourquoi) le louoit pendant plus d'une heure, quoi qu'il eût été assurément un mauvais sire ; puis l'on attendoit l'orateur au morceau des croisades ; ce qui allumoit grandement la bile de l'archevêque, qui interdisoit le prêtre orateur pour avoir eu la témérité de montrer du bon sens. Le soir succédoit encore un autre éloge : mais comme celui-ci étoit profane, l'archevêque heureusement ne prononçoit pas sur la doctrine qui y étoit renfermée.

Il faut dire que le lieu où l'on faisoit de l'esprit étoit défendu par des fusiliers par de gros Suisses qui n'entendoient pas le françois. Rien n'étoit plus plaisant que de voir la maigre encolure d'un savant contraster à leur rencontre avec leur stature énorme repoussante. On appelloit ces jours-là assemblées publiques . Le public, il est vrai, s'y rendoit, mais pour rester à la porte ; ce qui n'étoit guère reconnoitre la complaisance qu'on avoit de venir les entendre.

Cependant la seule liberté qui restoit à la nation étoit de prononcer souverainement sur la prose sur les vers, de siffler tel auteur, d'en applaudir tel autre, par fois de se moquer d'eux tous.

La rage académique s'emparoit néanmoins de toutes les cervelles : tout le monde vouloit être censeur royal , puis académicien. On comptoit les jours de tous les membres qui composoient l'académie ; on calculoit le degré de vigueur que leur estomac conservoit à table : au gré des aspirans, la mortalité ne descendoit pas assez promtement sur leurs têtes. Ils sont immortels! disoit-on. L'un marmotoit tout bas en voyant un élu : ah! Quand pourrai-je faire ton éloge au bout de la grande table, le chapeau sur la tête, te déclarer un grand homme conjointement avec Louis XIV le chancelier Seguier, lorsque déja oublié tu dormiras dans un cercueil à épitaphe.

Enfin les riches complotèrent si bien dans un siécle où l'or tenoit lieu de tout le reste qu'ils chassèrent les gens de lettres ; de sorte qu'à la génération suivante Mrs les fermiers-généraux se trouvèrent possesseurs absolus des quarante fauteuils ; où ils ronflèrent tout aussi à leur aise que leurs devanciers, ils furent encore plus habiles qu'eux dans le partage des jettons.

Alors nâquit l'ancien proverbe : on ne peut entrer à l'Académie sans équipage .

Les gens de lettres désespérés, ne sachant comment rentrer dans leur domaine usurpé, conspirèrent en forme : ils se servirent de leurs armes ordinaires, épigrammes, chansons, vaudevilles ; ils épuisèrent toutes les fléches du carquois de la satyre : mais, hélas! tous leurs traits devinrent impuissans. Le calus étoit tellement formé sur les cœurs, qu'ils n'étoient plus sensibles, même aux traits perçans du ridicule. Mrs les auteurs auroient perdu leurs bons mots, sans le secours d'une grave indigestion qui surprit un jour les académiciens rassemblés à un festin splendide. Apollon, Plutus, le dieu qui fait digérer, sont trois divinités brouillées ensemble. L'indigestion les accablant au double titre de financiers d'académiciens, ils en moururent presque tous. Les gens de lettres rentrèrent dans leur ancien domaine, l'Académie fut sauvée...

Il s'éleva dans l'assemblée un éclat de rire universel. Quelqu'un vint me demander à l'oreille si la relation étoit exacte ? Oui, lui dis-je, à peu de chose près. Mais quand du sommet de sept cents années on plonge ses regards dans le passé, il est aisé sans doute de donner des ridicules aux morts. Au reste, l'Académie convenoit même de mon tems que chaque membre qui la composoit valoit beaucoup mieux qu'elle. Il n'y a rien à ajouter à cet aveu. Le malheur est que dès que les hommes s'assemblent, leurs têtes se rétrécissent, comme l'a dit Montesquieu qui devoit le savoir.

Je passai dans la salle où se trouvoient les portraits des académiciens, tant anciens que modernes. Je contemplai les portraits de ceux qui doivent succéder aux académiciens actuellement vivans ; mais pour ne chagriner personne, je me garderai bien de les nommer. :

Hélas! La vérité si souvent est cruelle, On l'aime, les humains sont malheureux par elle.

Volt.

Mais je ne puis me refuser à rapporter un fait qui causera sûrement beaucoup de plaisir aux ames honnêtes, aimant la justice détestant la tyrannie ; c'est que le portrait de l'abbé de St Pierre avoit été réhabilité remis dans son rang avec tous les honneurs dûs à sa rare vertu. On avoit effacé la bassesse dont l'académie s'étoit rendue lâchement coupable, lorsqu'elle ploya sous le joug d'une servitude qui devoit lui être étrangère. On avoit placé ce digne et vertueux écrivain entre Fénelon Montesquieu. Je donnai des louanges à cette noble équité. Je ne vis plus ni le portrait de Richelieu, ni le portrait de Christine, ni le portrait de... ni le portrait de... ni le portrait de... qui quoi qu'en peinture étoient souverainement déplacés.

Je descendis de cette montagne, en reportant plusieurs fois la vue sur ces bosquets couverts, où résidoient ces beaux génies, qui dans le silence la contemplation de la nature travailloient à former le cœur de leurs concitoyens à la vertu, à l'amour du beau du vrai, je dis en moi-même : je voudrois bien me rendre digne de cette Académie-là!

CHAPITRE XXXI. Le cabinet du Roi.

Non-loin de ce séjour enchanté j'apperçus un temple vaste qui me remplit d'admiration de respect. Sur son frontispice étoit écrit : Abrégé de l'Univers . Vous voyez, me dit-on, le cabinet du Roi . Ce n'est pas que cet édifice lui appartienne ; il est à l'État : mais nous lui donnons ce titre comme une marque d'estime que nous avons pour sa personne ; d'ailleurs, à l'exemple des anciens rois, notre souverain exerce la médecine, la chirurgie les arts. Il est revenu ce tems heureux où les hommes puissans qui ont en main les fonds nécessaires aux expériences, flattés de la gloire de faire des découvertes importantes au genre humain, se hâtent de porter les sciences à ce degré de perfection qui attendoit leurs regards leur zèle. Les plus considérables de la nation font servir leur opulence à arracher à la nature ses secrets ; l'or, autrefois germe du crime gage de l'oisiveté, sert l'humanité ennoblit ses travaux.

J'entre, je fus saisi d'une douce surprise! Ce temple étoit le palais animé de la nature : toutes les productions qu'elle enfante y étoient rassemblées avec une profusion qui n'excluoit point l'ordre. Ce temple formoit quatre aîles d'une immense étendue : il étoit surmonté du dôme le plus vaste qui ait jamais frappé mes regards. De côté d'autre se présentoient des figures de marbre, avec cette inscription : À l'inventeur de la scie ; à l'inventeur du rabot ; à l'inventeur de la machine à bas ; à l'inventeur du tour, du cabestan, de la poulie, de la grue , c. c.

Toutes les sortes d'animaux, de végétaux de minéraux, étoient placés sous ces quatre grandes aîles, apperçus d'un coup d'œil. Quel immense merveilleux assemblage!

Sous la première aîle, on voyoit depuis le cèdre jusqu'à l'hysope. Sous la seconde, depuis l'aigle jusqu'à la mouche. Sous la troisième, depuis l'éléphant jusqu'au ciron. Sous la dernière, depuis la baleine jusqu'au goujon.

Au milieu du dôme étoient les jeux de la nature, les monstres de toute espéce, les productions bizarres, inconnues, uniques en leur genre : car la nature, au moment où elle abandonne ses loix ordinaires, marque une intelligence encore plus profonde que lorsqu'elle ne s'écarte point de sa route.

Sur les côtés, des morceaux entiers arrachés des mines présentoient les laboratoires secrets où la nature travaille ces métaux que l'homme a rendus tour-à-tour utiles dangereux. De longues couches de sable, savamment enlevées artistement placées, offroient l'intérieur de la terre l'ordre qu'elle observe dans les différens lits de pierre , d'argille, de plâtre, qu'elle arrange.

De quel étonnement je fus frappé, lorsqu'au lieu de quelques os desséchés j'apperçus l'immense baleine en personne, le monstrueux hippopotame, le terrible crocodile, c. On avoit observé dans l'arrangement les dégradations les variétés que la nature a mises dans ses productions. Ainsi l'œil suivoit sans effort la marche des êtres, depuis le plus grand jusqu'au plus petit : on voyoit le lion, le tigre, la panthere, dans l'attitude fiere qui les caractérise. Les animaux voraces étoient figurés s'élançant sur leur proie : on leur avoit presque conservé l'énergie de leurs mouvemens, ce souffle créateur qui les animoit. Les animaux plus doux, ou plus ingénieux, n'avoient rien perdu de leur physionomie : ruse, industrie, patience, l'art avoit tout rendu. L'histoire naturelle de chaque animal étoit gravée à côté de lui, des hommes expliquoient verbalement ce qu'il eût été trop long de mettre par écrit.

L'échelle des êtres, si combattue de nos jours, que plusieurs philosophes avoient judicieusement soupçonnée, avoient alors reçu le trait de l'évidence. On voyoit distinctement que les espèces se touchent, se fondent, pour ainsi dire, l'une dans l'autre ; que par des passages délicats sensibles, depuis la pierre brute jusqu'à la plante, depuis la plante jusqu'à l'animal, depuis l'animal jusqu'à l'homme rien n'étoit interrompu, que les mêmes causes enfin d'accroissement, de durée de destruction, leur étoient communes. On avoit remarqué que la nature dans toutes ses opérations tendoit avec énergie à former l'homme, qu'élaborant patiemment même de loin cet important ouvrage, elle s'essayoit à plusieurs reprises pour arriver à ce terme graduel de sa perfection, lequel semble le dernier effort qui lui soit réservé.

Ce cabinet n'étoit point un cahos, un amas indigeste, où les objets épars ou entassés ne donnoient aucune idée nette ou précise. La gradation étoit savamment ménagée suivie. Mais ce qui surtout favorisoit l'ordre, c'est qu'on avoit découvert une préparation qui préservoit les pieces conservées des insectes nés de la corruption.

Je me sentis opprimé du poids de tant de miracles. Mon œil embrassoit tout le luxe de la nature. Comme en ce moment j'admirois son auteur! Comme je rendois hommage à son intelligence, à sa sagesse, à sa bonté plus précieuse encore! Que l'homme étoit grand! en se promenant au milieu de tant de merveilles rassemblées par ses mains, qui sembloient créées pour lui, puisque lui seul a l'avantage de les sentir de les appercevoir. Cette file proportionnelle, ces nuances observées, ces lacunes apparentes toujours remplies, cet ordre gradué, ce plan qui n'admettoit point d'intermédiaire, après la vue des cieux, quel spectacle plus magnifique sur cette terre qui elle-même n'est cependant qu'un atôme !

Par quel courage étonnant a-t-on exécuté de si grandes choses, demandai-je ?

C'est l'ouvrage de plusieurs rois, me répondit-on : tous jaloux d'honorer le titre d'être intelligent, la curiosité de déchirer les voiles qui couvrent le sein de la nature, cette passion sublime généreuse les a enflammés d'un feu toujours entretenu avec le même soin. Au lieu de compter des batailles gagnées, des villes prises d'assaut, des conquêtes injustes sanguinaires, on dit de nos rois : il a fait telle découverte dans l'océan des choses, il a accompli tel projet favorable à l'humanité . On ne dépense plus cent millions pour faire égorger des hommes pendant une campagne : on les employe à augmenter les véritables richesses, à faire servir le génie l'industrie, à doubler leurs forces, à completter leur bonheur.

De tout tems il y a eu des secrets découverts par les hommes les plus grossiers en apparence ; on en a perdu plusieurs qui n'ont brillé que comme l'éclair : mais nous avons senti qu'il n'y a rien de perdu que ce qu'on veut bien qu'il le soit. Tout repose dans le sein de la nature ; il ne faut que chercher : il est vaste, il présente mille ressources pour une. Rien ne s'anéantit dans l'ordre des êtres. En agitant perpétuellement la masse des idées, les rencontres les plus éloignées peuvent renaître . Intimement convaincus de la possibilité des plus étonnantes découvertes, nous n'avons point tardé à les faire.

Nous n'avons rien remis au hazard, c'est un vieux mot dépourvu de sens, entiérement banni de notre langue. Le hazard n'est que le synonyme d'ignorance. Le travail, la sagacité, la patience, voilà les instrumens qui forcent la nature à découvrir ses trésors les plus cachés. L'homme a sû tirer tout le parti possible des dons qu'il a reçus. En appercevant le point où il pouvoit monter, il a mis sa gloire à s'élancer dans la carriere infinie qui lui étoit ouverte. La vie d'un seul homme est, disoit-on, trop bornée. Eh bien! qu'avons-nous fait ? Nous avons réuni les forces de chaque individu. Elles ont eu un empire prodigieux. L'un acheve ce que l'autre a commencé. La chaîne n'est jamais interrompue ; chaque anneau s'unit fortement à l'anneau voisin : c'est ainsi qu'elle plonge dans l'étendue de plusieurs siecles ; cette chaîne d'idées de travaux successifs doit un jour environner, embrasser l'univers. Ce n'est plus le seul intérêt d'une gloire personnelle, c'est l'intérêt du genre humain, à peine connu de vos jours, qui seconde les plus difficiles entreprises.

Nous ne nous égarons plus dans de vains systêmes : graces à Dieu, ( à votre folie) ils sont tous épuisés détruits. Nous ne marchons qu'au flambeau de l'expérience. Notre but est de connoître les mouvemens secrets des choses, d'étendre la domination de l'homme, en lui donnant le moyen d'exécuter tous les travaux qui peuvent aggrandir son être.

Nous avons certains hermites (les seuls que nous connoissions) qui vivent dans les forêts : mais c'est pour herboriser. Ils y vivent par choix, par amour : ils se rendent ici à certains jours marqués, afin de nous enseigner plusieurs découvertes précieuses.

Nous avons élevé des tours situées sur le sommet des montagnes ; c'est de-là qu'on fait des observations continuelles qui se croisent et se correspondent.

Nous avons formé des torrens des cataractes artificielles, afin d'avoir une force suffisante pour produire les plus grands effets du mouvement . Nous avons établi des bains aromatiques pour rétablir les corps séchés par l'âge, pour renouveller les forces et la substance : car Dieu n'a créé tant de plantes salutaires, n'a donné à l'homme l'intelligence de les connoître, que pour confier à son industrie le soin de conserver sa santé la trame fragile précieuse de ses jours.

Nos promenades mêmes, qui chez vous ne sembloient faites que pour l'agrément, nous payent un tribut utile. Ce sont des arbres fruitiers qui réjouissent la vue, qui embaument l'odorat, qui remplacent le tilleul, le stéril maronier l'orme rabougri. Nous entons nous greffons nos arbres sauvages, afin que nos travaux répondent à l'heureuse libéralité de la nature, qui n'attend que la main du maître à qui le créateur l'a, pour ainsi dire, soumise.

Nous avons de vastes ménageries pour toutes sortes d'animaux. Nous avons rencontré dans le fond des déserts des especes qui vous étoient absolument inconnues. Nous mêlangeons les races pour en voir les différens résultats. Nous avons fait des découvertes extraordinaires très-utiles, l'espece est devenue plus grosse plus grande du double ; nous avons enfin remarqué que les peines que l'on se donne avec la nature sont rarement infructueuses.

Aussi avons-nous retrouvé plusieurs secrets qui étoient perdus pour vous, parce que vous ne vous donniez pas même la peine de les chercher ; vous étiez plus amoureux d'entasser des mots dans des livres que de ressusciter à force de main d'œuvre des inventions merveilleuses. Nous possédons aujourd'hui, comme les anciens, le verre malléable, les pierres spéculaires, la pourpre tyrrhienne qui teignoit les vêtemens des empereurs, le miroir d'Archimede, l'art des embaumemens des Égyptiens, les machines qui dresserent leurs obélisques, la matiere du linceul où les corps se consumoient en cendre sur le bucher, l'art de fondre les pierres, les lampes inextinguibles jusqu'à la sauce appienne.

Promenez-vous dans ces jardins où la botanique a reçu toute la perfection dont elle étoit susceptible . Vos aveugles philosophes se plaignoient de ce que la terre étoit couverte de poisons ; nous avons découvert que c'étoient les remedes les plus actifs que l'on pût employer : la providence a été justifiée, elle le seroit en tout point, si nos connoissances n'étoient pas si foibles nous si bornés. On n'entend plus de plaintes sur ce globe ; une voix lamentable ne s'écrie plus : tout est mal! On dit sous l'œil d'un Dieu : tout est bien! Les effets mêmes des poisons ont été apperçus décrits, nous nous jouons avec eux.

Nous avons extraît le suc des plantes avec tant de succès, que nous en avons formé des liqueurs pénétrantes non moins douces, qui s'insinuent dans les pores, se mêlent aux fluides, rétablissent les tempéramens, rendent le corps plus ferme, plus souple plus robuste.

Nous avons trouvé le secret de dissoudre la pierre dans le corps humain, sans brûler les entrailles. Nous guérissons la phthisie, la pulmonie, toutes ces maladies autrefois jugées mortelles . Mais le plus beau de nos exploits est d'avoir exterminé cette hydre épouvantable, ce fléau honteux cruel qui attaquoit les sources de la vie celles du plaisir : le genre humain touchoit à sa ruine, nous avons découvert le spécifique heureux qui devoit le rendre à la vie, au plaisir plus précieux encore.

Chemin faisant, le Buffon de ce siecle joignoit la démonstration aux paroles, me montroit les objets physiques, en y joignant ses propres réflexions.

Mais ce qui me surprit davantage, ce fut un cabinet d'optique où l'on avoit sû réunir tous les accidens de la lumiere. C'étoit une magie perpétuelle. On fit passer sous mes yeux des paysages, des points de vue, des palais, des arcs-en-ciel, des météores, des chiffres lumineux, des mers qui n'existoient point, qui me firent une illusion plus frappante que la vérité même. C'étoit un séjour d'enchantement. Le spectacle de la création, qui nâquit dans un clin d'œil, ne m'auroit pas procuré une sensation plus vive plus exquise.

On me présenta des microscopes, au moyen desquels j'apperçus de nouveaux êtres échappés à la vue perçante de nos modernes observateurs. L'œil n'étoit point fatigué, tant l'art étoit simple merveilleux. Chaque pas que l'on faisoit dans ce séjour satisfaisoit la curiosité la plus ardente. Plus elle paroissoit inépuisable, plus elle trouvoit d'alimens à dévorer. Oh! Que l'homme est grand ici, m'écriai-je plusieurs fois, que ceux qu'on appelloit de mon siecle de grands hommes étoient petits en comparaison .

L'acoustique n'étoit pas moins miraculeuse. On avoit su imiter tous les sons articulés de la voix humaine, du cri des animaux, du chant varié des oiseaux : on faisoit jouer certains ressorts, l'on se croyoit tout-à-coup transporté dans une forêt sauvage. On entendoit le rugissement des lions, des tigres des ours, qui sembloient se dévorer entre eux. L'oreille étoit déchirée, on eut dit que l'écho, plus formidable encore, répétoit au loin ces sons discordans barbares. Mais voici que le chant des rossignols succédoit à ces tons discordans. Sous leurs gosiers harmonieux, chaque particule d'air devenoit mélodieuse ; l'oreille saisissoit jusqu'aux frémissemens de leurs aîles amoureuses, ces sons flattés doux que le gosier de l'homme n'a jamais pu imiter qu'imparfaitement. À l'ivresse du plaisir se joignoit la douce surprise : la volupté qui naissoit de ce mélange heureux descendoit dans tous les cœurs.

Ce peuple, qui avoit toujours un but moral dans les prodiges mêmes d'un art curieux, avoit sû tirer parti de sa profonde invention. Dès qu'un jeune prince parloit des combats ou inclinoit à quelque passion belliqueuse , on le conduisoit dans une salle qu'on avoit justement nommée l' enfer : aussi-tôt un machiniste mettoit en jeu les ressorts accoutumés, l'on produisoit à son oreille toutes les horreurs d'une mêlée, les cris de la rage, ceux de la douleur, les clameurs plaintives des mourans, les sons de la terreur, les mugissemens de cet affreux tonnerre, signal de la destruction, voix exécrable de la mort. Si la nature ne se soulevoit pas alors dans son ame, s'il ne jettoit pas un cri d'horreur, si son front demeuroit calme immobile, on l'enfermoit dans cette salle pour le reste de ses jours ; mais chaque matin on avoit soin de lui répéter ce morceau de musique, afin qu'il se contentât du moins sans que l'humanité en souffrît.

L'intendant de ce cabinet me joua un tour ; il fit résonner tout-à-coup son infernal opéra sans m'avoir prévenu. Ciel! Ciel! grace! grace! m'écriai-je de toutes mes forces en me bouchant les oreilles : épargnez-moi, épargnez-moi! Il fit cesser.---Comment, me dit-il, ceci ne vous plait point ?---Il faut être un démon, lui répondis-je, pour se plaire à cet horrible tapage.---C'étoit cependant de votre tems un divertissement fort commun, que les rois les princes prenoient tout comme celui de la chasse , (laquelle, on l'a fort bien dit, étoit la fidèle image de la guerre) . Ensuite les poëtes venoient les féliciter d'avoir effrayé les oiseaux du ciel à dix lieues à la ronde et d'avoir sagement pourvu à la curée des corbeaux : surtout ces poëtes se plaisoient fort à décrire une bataille.---Ah! je vous prie, ne me parlez plus de cette maladie épidémique qui attaquoit la pauvre espèce humaine. Hélas! elle avoit tous les symptômes de la rage de la folie. Des rois poltrons, du haut de leur trône, l'envoyoient mourir : le troupeau obéissant, sous la garde d'un seul chien, alloit joyeusement à la boucherie. Comment la guérir dans ces tems d'illusion ? Comment briser le talisman magique ? Un petit bâton, un cordonnet rouge ou bleu, une petite croix d'émail répandoit partout l'esprit de vertige et de fureur. D'autres devenoient enragés seulement à l'aspect d'une cocarde ou de quelques oboles. La guérison a dû être longue : mais j'avois presque deviné que tôt ou tard le baume calmant de la philosophie cicatriseroit ces playes honteuses .

On me fit entrer dans le cabinet de mathématiques : il me parut très-riche, on ne peut pas mieux ordonné. On avoit banni de cette science tout ce qui ressembloit à des jeux d'enfans, tout ce qui n'étoit que spéculation séche, oisive, ou qui passoit les bornes de notre pouvoir. Je vis des machines de toute espèce faites pour soulager les bras de l'homme, douées de puissances beaucoup plus fortes que celles que nous connoissions. Elles produisoient toutes sortes de mouvemens. On se jouoit ainsi des plus pesans fardeaux.---Vous voyez, me dit-on, ces obélisques, ces arcs de triomphe, ces palais, ces hardis monumens dont l'œil est étonné : ils ne sont point l'ouvrage de la force, du nombre de la dextérité ; les instrumens, les leviers plus perfectionnés, voilà ce qui a tout fait. Je trouvai en effet dans le plus grand détail les instrumens les plus exacts, soit pour la géométrie, soit pour l'astronomie, c.

Tous ceux qui avoient tenté des expériences d'un genre neuf, hardi, étonnant, eussent-ils même échoué ? (car on ne s'instruit pas moins en ne réussissant pas) avoient leurs bustes en marbre environnés des attributs convenables.

Mais l'on me dit tout bas à l'oreille, que plusieurs secrets singuliers, merveilleux, n'étoient remis qu'entre les mains d'un petit nombre de sages ; qu'il étoit des choses bonnes par elles-mêmes, mais dont on pourroit abuser par la suite : l'esprit humain, selon eux, n'étoit pas encore au terme où il devoit monter, pour faire usage sans risque des plus rares ou des plus puissantes découvertes .

CHAPITRE XXXII. Le sallon.

Comme les arts parmi ce peuple se tenoient par la main, au figuré comme au moral, je n'eus que quelques pas à faire, je me trouvai à l'académie de peinture. J'entrai dans de vastes sallons garnis des tableaux des plus grands maîtres. Chacun donnoit l'équivalent d'un livre moral instructif. On ne voyoit plus dans cette collection le refrein de cette éternelle mythologie, mille mille fois recopiée. Ingénieuse dans le commencement de l'art, elle avoit bien acquis le droit de paroitre fastidieuse. Les plus belles choses à la longue deviennent communes : le refrein est la langue des sots. Il en étoit ainsi de toutes les flatteries grossieres de ces peintres adulateurs qui avoient déifié Louis XIV. Le tems, semblable à la vérité, avoit dévoré cette toile mensongere ; ainsi qu'il avoit mis à leur véritable place les vers de Boileau les prologues de Quinaut. Il étoit défendu aux arts de mentir . Il n'existoit plus aussi de ces hommes épais qu'on nommoit amateurs , qui commandoient au génie de l'artiste, un lingot d'or en main. Le génie étoit libre, ne suivoit que ses propres loix, ne s'avilissoit plus.

Dans ces sallons moraux on ne voyoit plus de sanglantes batailles, ni les débauches honteuses des dieux de la fable, encore moins des souverains environnés des vertus qui précisément leur manquèrent : on n'exposoit que des sujets propres à inspirer des sentimens de grandeur de vertu. Toutes ces divinités païennes, aussi absurdes que scandaleuses, n'occupoient plus des pinceaux précieux, désormais destinés au soin de transmettre à l'avenir les faits les plus importans : on entendoit par ce mot ceux qui donnoient une plus noble idée de l'homme, comme la clémence, la générosité, le dévouement, le courage, le mépris de la mollesse.

Je vis qu'on avoit traité tous les beaux sujets qui méritoient de passer à la postérité : la grandeur d'ame des souverains étoit surtout immortalisée. J'apperçus Saladin faisant promener un linceul ; Henri IV nourrissant la ville qu'il assiégeoit ; Sulli comptant avec lenteur une somme d'argent que son maître destinoit à ses plaisirs ; Louis XIV au lit de la mort, disant : j'ai trop aimé la guerre ; Trajan déchirant ses vêtemens pour bander les playes d'un infortuné ; Marc-Aurele descendant de cheval dans une expédition pressée pour prendre le placet d'une pauvre femme ; Titus faisant distribuer du pain des remèdes ; saint Hilaire le bras emporté, montrant à son fils qui pleuroit Turenne couché sur la poussiere, le généreux Fabre prenant la chaîne des forçats à la place de son pere, c. On ne trouvoit point ces sujets sombres ou attristans. Il n'étoit plus de vils courtisans qui disoient d'un air moqueur : jusqu'aux peintres se mêlent de prêcher! On leur savoit bon gré d'avoir rassemblé les plus sublimes traits de la nature humaine : c'étoient de grands tableaux tirés d'après l'histoire. Ils avoient sagement pensé que rien ne seroit plus utile. Tous les arts avoient fait, pour ainsi dire, une admirable conspiration en faveur de l'humanité. Cette heureuse correspondance avoit jetté un jour plus lumineux sur l'effigie sacrée de la vertu : elle en étoit devenue plus adorable, ses traits toujours embellis formoient une instruction publique, aussi sûre que touchante. Eh! comment résister à la voix des beaux arts, qui d'une voix unanime encensent couronnent le citoyen libre généreux ?

Tous ces tableaux attachoient l'œil, par le sujet par l'exécution. Les peintres avoient sû réunir le trait italien au coloris flamand, ou plutôt ils les avoient surpassés par une étude approfondie. L'honneur, seule monnoie faite pour les grands hommes, en animant leurs travaux les récompensoit d'avance. La nature sembloit rendue comme dans un miroir. L'ami de la vertu ne pouvoit contempler ces belles peintures sans soupirer de plaisir. L'homme coupable n'osoit les regarder ; il auroit craint que ces figures inanimées n'eussent tout-à-coup pris la parole pour l'accuser le confondre.

On me dit que ces tableaux étoient proposés au concours. Les étrangers y étoient admis : car on ne connoissoit pas cette petite tyrannie qui proscrivoit tout ce qui passoit les limites d'une province. On donnoit quatre sujets par année, afin que chaque artiste eût le tems de conduire son tableau à la perfection. Le plus parfait avoit bientôt la voix du peuple. On faisoit attention à ce cri général, qui ordinairement est la voix de l'équité même. Les autres n'en recevoient pas moins le degré de louanges qui leur étoit dû. On n'avoit point l'injustice de dégoûter les élèves. Les maîtres en place ne connoissoient point cette indigne basse jalousie, qui exila le Goussin loin de sa patrie fit périr le Sueur au printems de ses jours. Ils s'étoient corrigés de cet entêtement dangereux funeste, qui, de mon tems, ne permettoit pas à leurs disciples de suivre une autre manière que la leur. Ils ne faisoient point de froids copistes de ceux qui auroient pu s'élever fort haut, livrés à eux-mêmes dirigés seulement par quelques conseils. L'élève enfin n'étoit plus courbé sous un sceptre qui le rendoit timide : il ne se traînoit point en tremblant sous les pas d'un chef capricieux, qu'il étoit encore obligé de flatter : il le devançoit, s'il avoit du génie, son guide étoit le premier à s'enorgueillir de la perfection de l'art.

Il y avoit plusieurs académies de dessin, de peinture, de sculpture, de géométrie pratique. Autant ces arts étoient dangereux dans mon siecle, parce qu'ils favorisoient le luxe, le faste, la cupidité la débauche, autant ils étoient devenus utiles, parce qu'ils n'étoient employés qu'à inspirer des leçons de vertu, à donner à la ville cette majesté, ces agrémens, ce goût simple noble qui par des rapports secrets élève l'ame des citoyens.

Ces écoles étoient ouvertes au public. Les élèves y travailloient sous ses regards. Il étoit libre à chacun d'y venir dire son avis. Cela n'empêchoit point que les maîtres pensionnés ne vinssent faire leur ronde ; mais aucun apprentif n'étoit l'élève titré de monsieur un tel, mais de tous les habiles maîtres en général. C'étoit en évitant l'ombre même d'esclavage, si funeste à la trempe mâle indépendante du génie, qu'on étoit parvenu à faire des hommes qui s'étoient élevés au-dessus des chef-d'œuvres de l'antiquité ; de sorte que leurs tableaux étoient si achevés, si finis, que les restes de Raphaël de Rubens n'étoient plus recherchés que par quelques antiquaires, gens de nature opiniâtre toujours entêtés.

Je n'ai pas besoin de dire que tous les arts, que toutes les professions étoient également libres. Ce n'est que dans un siecle barbare, tyrannique, imbécille, qu'on a donné des fers à l'industrie, qu'on a exigé une somme d'argent de celui qui vouloit travailler, au lieu de lui accorder une récompense. Tous ces petits corps burlesques ne rassembloient les hommes que pour faire fermenter leurs passions à un dégré plus violent : une foule d'affaires interminables naissoit de leur captivité, les rendoit nécessairement ennemis de leurs voisins. C'est ainsi que dans les prisons les hommes accablés des mêmes chaînes se communiquent leurs fureurs leurs vices. En voulant séparer leur intérêt, on l'avoit rendu plus actif, c'étoit tout le contraire de ce qu'une sage législation sembloit demander. La source de mille désordres provenoit de cette gêne perpétuelle où se trouvoit chaque homme de suivre son talent. De-là naissoient l'oisiveté la friponnerie. Le misérable étoit dans l'impuissance réelle de sortir d'un état déplorable, parce qu'un bras d'airain lui fermoit tous les passages, que l'or seul faisoit tomber les barrieres. Le monarque, pour jouir d'un léger tribut, avoit détruit la liberté la plus sacrée, avoit étouffé tous les ressorts du courage de l'industrie.

Parmi ce peuple qui étoit éclairé sur les premieres notions du droit des gens, chacun suivoit l'emploi où l'appelloit son goût particulier, gage assuré du succès. Ceux qui ne marquoient aucune disposition pour les beaux arts embrassoient des états plus faciles ; car le médiocre n'étoit point souffert dans tout ce qui avoit rapport au génie ; la gloire de la nation sembloit attachée à ces talens qui distinguent non moins l'homme que les empires.

CHAPITRE XXXIII. Tableaux Emblématiques.

J'entrai dans une salle particuliere où l'on avoit représenté les siécles. On avoit conservé à chaque, outre sa physionomie, les traits qui l'avoient distingué de ses freres. Les siécles d'ignorance étoient revêtus d'une robe noire lugubre. Le personnage, l'œil rouge sombre, tenoit en main une torche, dans le fond découvroit un bucher, des prêtres revêtus d'une étole, des malheureux un bandeau sur le front qui se dévouoient, les uns les autres, aux supplices des flammes.

Plus loin, un enthousiaste fanatique, sans autre vertu qu'une imagination ardente, frappoit celle de ses concitoyens, non moins inflammable, tonnant au nom de Dieu il entraînoit une foule d'hommes, comme un troupeau docile se précipite au cri du pasteur. Les rois ont quitté leurs trônes, ont abandonné leurs états dépeuplés, croyant entendre la voix du ciel, ils courent se perdre, eux, leurs couronnes leurs sujets, dans de vastes déserts. On voyoit dans le fond du tableau le fanatisme marchant sur la tête des hommes, secouant ses flambeaux homicides : géant monstrueux! ses pieds touchoient les deux bouts de la terre, son bras tenant la palme du martyre s'élevoit jusqu'aux nues.

Celui-ci, moins ardent, plus contemplatif, livré au mystère à l'allégorie, se précipitoit dans le merveilleux. Toujours environné d'énigmes, il prenoit soin d'épaissir les ténèbres qui l'environnoient. On voyoit les anneaux des Platoniciens, les nombres des Pythagoriciens, les vers des Sibylles, les formules toutes-puissantes de la magie, les prestiges tour-à-tour ingénieux stupides qu'a créés l'esprit humain.

Un autre tenoit un astrolabe, consultoit attentivement un calendrier, calculoit les jours heureux ou infortunés. Une gravité froide taciturne étoit empreinte sur sa physionomie allongée : il pâlissoit de la conjonction de deux astres : le présent n'existoit pas pour lui, l'avenir étoit son bourreau : il avoit même transporté son culte dans la ridicule science de l'astrologie, il embrassoit ce fantôme comme une colonne inébranlable.

Celui-là, tout couvert de fer, ensevelissoit sa tête dans un casque d'airain : revêtu d'une cotte de mailles, armé d'une longue lance, il ne respiroit que les combats particuliers. L'ame de ses héros étoit plus dure que l'acier qui les couvroit. C'étoit le fer qui décidoit les droits, les opinions, la justice, la vérité. Dans le fond on distinguoit un champ clos, des juges des héraults, relevant le vaincu ou plutôt le coupable.

Tel autre personnage paroissoit d'une bizarrerie extrême : architecte barbare, il bâtissoit des colonnes, sans proportion avec la masse qu'elles soutenoient, chargées d'ornemens ridicules ; il prenoit tout cela pour une délicatesse de travail inconnu aux Grecs aux Romains. Le même désordre régnoit dans sa logique ; c'étoient des chicanes perpétuelles, des idées abstraites. On avoit représenté dans le fond des espèces de somnambules, qui parloient, agissoient les yeux ouverts, qui, plongés dans un long rêve, ne devoient la liaison de deux idées qu'au pur hazard. Je repassai ainsi tous les siécles en revue, mais le détail en seroit ici trop long. Je m'arrêtai un peu plus longtems devant le XVIII, lequel avoit été jadis de ma connoissance. Le peintre l'avoit représenté sous la figure d'une femme. Les ornemens les plus recherchés fatiguoient sa tête superbe délicate. Son cou, ses bras, sa gorge étoient couverts de perles de diamans : ses yeux étoient vifs brillans ; mais un sourire un peu forcé faisoit grimacer sa bouche : ses joues étoient enluminées. L'art sembloit devoir percer dans ses paroles, comme dans son regard : il étoit séduisant, mais il n'étoit pas vrai. Elle avoit à chaque main deux longs rubans couleur de rose, qui sembloient un ornement ; mais ces rubans cachoient deux chaînes de fer auxquelles elle étoit fortement attachée. Elle avoit cependant les mouvemens assez libres pour gesticuler, sauter gambader. Elle en usoit avec excès, afin de déguiser (à ce qu'il me sembloit) son esclavage, ou du moins pour le rendre facile riant. J'examinai cette figure en détail, suivant de l'œil la draperie de ses vêtemens, je m'apperçus que cette robe si magnifique étoit toute déchirée par le bas couverte de boue. Ses pieds nuds plongeoient dans une espèce de bourbier ; elle étoit aussi hideuse par les extrêmités, qu'elle étoit brillante par le sommet : elle ne ressembloit pas mal dans cet équipage à une courtisanne qui se promène dans la rue à l'entrée de la nuit. Je découvris derriere elle plusieurs enfans au teint maigre livide, qui crioient à leur mere dévoroient un morceau de pain noir : elle vouloit les cacher sous sa robe, mais à travers les trous on distinguoit ces petits malheureux. Dans l'enfoncement du tableau on discernoit des châteaux superbes, des palais de marbre, des parterres savamment dessinés, de vastes forêts peuplées de cerfs de daims, où le cor résonnoit au loin. Mais la campagne à demi-cultivée étoit remplie de paysans infortunés, qui, harassés de fatigue, tomboient sur leurs javelles : ensuite venoient des hommes, qui enrôloient les uns de force, emportoient le lit la marmite des autres .

Le caractère des nations étoit aussi fidélement exprimé.

Aux couleurs variées de mille nuances, à la fonte insensible du coloris, au visage triste, mélancolique, on reconnoissoit l'Italien jaloux, vindicatif. Dans le même tableau son visage sérieux disparoissoit au milieu d'un concert, le peintre avoit saisi merveilleusement cette facilité de se transformer avec souplesse, comme d'un coup d'œil. Le fond du tableau représentoit des pantomimes, faisant des grimaces autres gestes comiques.

L'Anglois, dans une attitude plutôt fiere que majestueuse, placé sur la pointe d'un rocher, dominoit l'océan faisoit signe à un vaisseau de s'élancer au nouveau monde de lui en rapporter les trésors. On lisoit dans ses regards hardis que la liberté civile égaloit chez lui la liberté politique. Les flots opposés, grondant sous les coups de la tempête, étoient une harmonie douce à son oreille. Son bras étoit toujours prêt à saisir le glaive de la guerre civile : il regardoit en souriant un échafaut d'où tomboit une tête une couronne.

L'Allemand, sous un ciel étincelant d'éclairs, étoit sourd aux cris des élémens. On ne savoit s'il bravoit l'orage ou s'il y étoit insensible. Des aigles se déchiroient avec furie à ses côtés : ce n'étoit pour lui qu'un spectacle : renfermé en lui-même, il portoit sur ses propres destins un œil indifférent ou philosophique.

Le François, plein de graces nobles élevées, présentoit des traits finis. Sa figure n'étoit pas originale, mais sa manière étoit grande. L'imagination l'esprit se peignoient dans ses regards ; il sourioit avec une finesse qui approchoit de la ruse. Il régnoit dans l'ensemble de sa figure beaucoup d'uniformité. Ses couleurs étoient douces ; mais on n'y remarquoit pas ce coloris vigoureux ni ces beaux effets de lumière qu'on admiroit dans les autres tableaux. La vue étoit fatiguée par une multiplicité de petits détails qui se nuisoient réciproquement. Une foule innombrable portoit de petits tambourins s'agitoit beaucoup pour faire du bruit : elle croyoit imiter le fracas du canon : c'étoit une chaleur aussi pétulante, aussi active, que foible passagère.

CHAPITRE XXXIV. Sculpture Gravure.

La sculpture, non moins belle que sa sœur ainée, étaloit à son côté les merveilles de son ciseau. Il n'étoit plus prostitué à ces Crésus impudens, qui avilissoient l'art en l'occupant à tailler leur vénale figure ou autres sujets aussi méprisables qu'eux. Les artistes pensionnés par le gouvernement consacroient leurs talens au mérite à la vertu. On ne voyoit plus, comme dans nos sallons, à côté du buste de nos rois sur la même ligne, le vil publicain qui les vole les trompe, offrir sans pudeur sa basse physionomie. Un homme digne des regards de la postérité s'étoit-il avancé dans une carrière semée de faits mémorables ? un autre avoit-il fait une action grande courageuse ? alors l'artiste échauffé se chargeoit de la reconnoissance publique, il modéloit en secret un des plus beaux traits de sa vie : (sans y ajouter le portrait de l'auteur) il présentoit tout-à-coup son ouvrage, obtenoit la permission de s'immortaliser avec le grand homme. Ce travail frappoit tous les yeux, n'avoit pas besoin d'un froid commentaire.

Il étoit expressément défendu de sculpter des sujets qui ne disoient rien à l'ame ; par conséquent on ne gâtoit point de beaux marbres ou d'autres matières aussi précieuses.

Tous ces sujets licencieux qui bordent nos cheminées étoient sévérement bannis. Les honnêtes gens ne concevoient rien à notre législation, lorsqu'ils lisoient dans notre histoire que dans un siécle où l'on prononçoit si fréquemment le nom de religion de mœurs, des pères de familles étaloient des scènes de débauche aux yeux de leurs enfans, sous prétexte que c'étoient des chef-d'œuvres ; ouvrages capables d'allumer l'imagination la plus tranquille, de précipiter dans le désordre des ames neuves, ouvertes à toutes les impressions : ils gémissoient sur cet usage public criminel de dépraver les cœurs avant qu'ils fussent formés .

Un artiste, avec lequel je m'instruisis, eut soin de m'informer de tous ces grands changemens. Il me dit que dans le dix-neuvième siécle il se trouva une disette de marbre, de sorte qu'on eut recours à cette multitude ignoble de bustes de financiers, de traitans, de commis : c'étoient autant de blocs tout préparés : on les tailla beaucoup plus avantageusement l'on sut en tirer des têtes plus heureuses.

Je passai dans la dernière galerie, non moins curieuse que les autres par la multiplicité des ouvrages qu'elle présentoit. Là étoit rassemblée la collection universelle de dessins de gravures. Malgré la perfection de ce dernier art, on avoit conservé les ouvrages des siécles précédens : car il n'en est pas d'une estampe comme d'un livre : un livre qui n'est pas bon par là-même est mauvais ; au lieu qu'une estampe qui se voit d'un coup d'œil sert toujours d'objet de comparaison.

Cette galerie, qui devoit son origine au siécle de Louis XV, étoit bien différemment arrangée. Ce n'étoit plus un petit cabinet, au milieu duquel une petite table pouvoit à peine contenir une douzaine d'amateurs, où l'on venoit dix fois inutilement pour trouver une place ; encore ce petit cabinet ne s'ouvroit-il que certains jours, c'est-à-dire, le dixième de l'année tout au plus, qu'on rognoit encore sur le moindre prétexte à la moindre fantaisie du directeur. Ces galeries étoient ouvertes chaque jour, confiées à des commis affables polis, qu'on payoit exactement, afin que le public fût servi de même. Dans cette salle spacieuse on trouvoit à coup sûr la traduction de chaque tableau ou morceau de sculpture renfermé dans les autres galeries : elle contenoit l'abrégé de ces chef-d'œuvres qu'on avoit pris soin d'immortaliser de répandre autant qu'il étoit possible.

La gravure est aussi féconde aussi heureuse que la typographie : elle a l'avantage de multiplier ses épreuves, comme l'imprimerie ses exemplaires ; par son moyen chaque particulier, chaque étranger peut se procurer une copie rivale du tableau. Tous les citoyens décoroient sans jalousie leurs murailles de ces sujets intéressans qui présentoient des exemples de vertus et d'héroïsme. On ne voyoit plus de ces prétendus amateurs, non moins vétilleux qu'ignorans, poursuivre une perfection imaginaire aux dépens de leur repos de leur bourse, toujours dupés, surtout être bien faits pour l'être.

Je parcourus avec avidité ces livres volumineux où le burin décrivoit avec tant de facilité de précision les contours même les couleurs de la nature. Tous les tableaux étoient parfaitement saisis ; mais on avoit donné encore plus de soin à tous les objets relatifs aux arts aux sciences. Les planches de l'Encyclopédie avoient été refaites entiérement, l'on avoit veillé avec plus d'attention à l'exactitude rigoureuse qui devient alors le suprême mérite, parce que la moindre erreur est d'une conséquence extrême. J'apperçus un magnifique cours de physique traité dans ce goût ; comme cette science porte surtout aux sens, c'est aux images qu'il appartient, peut-être, de la faire concevoir dans toutes ses parties. On savoit estimer l'art qui reproduit tant d'images utiles ; on lui donnoit de nouvelles preuves de considération.

Je remarquai que tout se faisoit dans le vrai goût, qu'on suivoit la manière des Gerard, Audran ; qu'elle étoit même approfondie, perfectionnée. Les vignettes des livres ne s'appelloient plus que des cochins : tel étoit le mot que l'on avoit substitué à tant de mots misérables, tels que culs de lampes, c. .

Les graveurs avoient enfin abandonné cette funeste loupe qui leur perdoit la vue de toute façon. Les amateurs de ce siécle n'étoient plus admirateurs de ces petits points ronds qui faisoient tout le mérite des gravures modernes ; ils donnoient la préférence à un travail large, précis, aisé, disant tout avec quelques traits justes noblement dessinés. Les graveurs consultoient docilement les peintres, ceux-ci à leur tour se gardoient bien d'affecter les caprices d'un maître. Ils s'estimoient, ils se voyoient comme égaux comme amis, se donnoient bien de garde de rejetter l'un sur l'autre les défauts de l'ouvrage. D'ailleurs la gravure étoit devenue très-utile à l'état par le commerce d'estampes qu'on faisoit dans les pays étrangers ; c'étoit de ces artistes qu'on pouvoit dire : sous leurs heureuses mains le cuivre devient or.

CHAPITRE XXXV. Salle du Trône.

Je ne quittai ces riches galeries qu'avec le plus vif regret, mais dans mon insatiable curiosité, jaloux de tout voir, je rentrai dans le centre de la ville. Je vis une multitude de personnes de tout sexe et de tout âge qui se portoit avec précipitation vers un portique majestueusement décoré. J'entendois de côté d'autre : hâtons nos pas! notre bon roi est peut-être déja monté sur son trône ; nous ne le verrions pas d'aujourd'hui! Je suivis la foule : mais ce qui m'étonnoit fort, c'est que des gardes farouches n'opposoient aucune barrière aux empressemens du peuple. J'arrivai dans une salle immense, soutenue par plusieurs colonnes. J'avançai, et je parvins à voir le trône du monarque. Non : il est impossible de concevoir une idée plus belle, plus noble, plus auguste, plus consolante de la majesté royale. Je fus attendri jusqu'aux larmes. Je ne vis ni Jupiter tonnant, ni appareil terrible, ni instrument de vengeance. Quatre figures de marbre blanc, représentant la force, la tempérance, la justice la clémence, portoient un simple fauteuil d'ivoire blanc, élevé seulement pour faciliter la portée de la voix. Ce siége étoit couronné d'un dais suspendu par une main dont le bras sembloit sortir de la voute. À chaque côté du trône étoient deux tablettes ; sur l'une desquelles étoient gravées les loix de l'État les bornes du pouvoir royal, sur l'autre les devoirs des rois ceux des sujets. En face étoit une femme qui allaitoit un enfant, emblême fidelle de la royauté. La première marche, qui servoit de degré pour monter au trône, étoit en forme de tombe. Dessus étoit écrit en gros caractères : l'Éternité. C'étoit sous cette première marche que reposoit le corps embaumé du monarque prédécesseur, en attendant que son fils vînt le déplacer. C'est de-là qu'il crioit à ses héritiers qu'ils étoient tous mortels, que le songe de la royauté étoit prêt à finir, qu'ils resteroient alors seuls avec leur renommée! Ce lieu vaste étoit déja rempli de monde, lorsque je vis paroitre le monarque revêtu d'un manteau bleu qui flottoit avec grace. Son front étoit ceint d'une branche d'olivier ; c'étoit son diadême : il ne marchoit jamais en public sans ce respectable ornement qui en imposoit aux autres à lui-même. Il se fit des acclamations lorsqu'il monta sur son trône. Il ne paroissoit pas indifférent à ces cris de joie. Mais à peine fut-il assis qu'un silence respectueux s'étendit sur cette nombreuse assemblée. Je prêtai une oreille attentive. Ses ministres lui lurent à haute voix tout ce qui s'étoit passé de remarquable depuis la dernière séance. Si la vérité eût été déguisée, le peuple étoit-là pour confondre le calomniateur. On n'oublioit point ses demandes. On rendoit compte de l'exécution des ordres ci-devant donnés, cette lecture étoit toujours terminée par le prix journalier des vivres des denrées. Le monarque écoutoit, d'un signe de tête approuvoit ou remettoit les choses à un plus ample examen. Mais si du fond de la salle il s'élevoit une voix plaignante condamnant quelques articles, fût-ce un homme de la dernière classe, on le faisoit avancer dans un petit cercle pratiqué au pied du trône. Là il expliquoit ses idées , s'il se trouvoit avoir raison, alors il étoit écouté, applaudi, remercié ; le souverain lui jettoit un regard favorable : si, au contraire, il ne disoit rien que d'absurde, ou grossiérement fondé sur un intérêt particulier, alors on le chassoit avec ignominie, les huées des assistans l'accompagnoient jusqu'à la porte. Chacun pouvoit se présenter sans autre crainte que celle d'attirer la dérision publique, si ses vues étoient fausses ou bornées.

Deux grands officiers de la couronne accompagnoient le monarque dans toutes les cérémonies publiques, marchoient à ses côtés. L'un portoit au haut d'une pique une gerbe de bled , l'autre un cep de vigne : c'étoit afin qu'il n'oubliât jamais que c'étoient-là les deux soutiens de l'état du trône. Derrière lui le panetier de la couronne, ayant une corbeille remplie de pains, en donnoit un à chaque indigent qui réclamoit son assistance. Cette corbeille étoit le sûr thermomêtre de la misère publique ; lorsque le panier se trouvoit vuide, alors les ministres étoient chassés punis : mais la corbeille demeuroit pleine attestoit l'abondance publique.

Cette auguste séance se tenoit une fois par semaine, duroit trois heures. Je sortis de cette salle, le cœur pénétré, aussi rempli de respect pour ce roi que pour la Divinité même, l'aimant comme un père, l'honorant comme un Dieu protecteur.

Je conversai avec plusieurs personnes de tout ce que je venois de voir d'entendre : ils étoient surpris de mon étonnement ; toutes ces choses leur sembloient simples naturelles. « Pourquoi, me dit l'un d'eux, avez-vous la fureur de comparer ce tems présent à un vieux siécle bizarre, extravagant, où l'on avoit de fausses idées sur les matières les plus simples, où l'orgueil jouoit la grandeur, où le faste la représentation étoient tout, le reste rien, où la vertu enfin n'étoit regardée que comme un fantôme, pur ouvrage de quelques philosophes rêveurs ».

CHAPITRE XXXVI Forme du Gouvernement.

Oserois-je vous demander quelle est la forme présente de votre gouvernement ? Est-il monarchique, démocratique, aristocratique ?---Il n'est ni monarchique, ni démocratique, ni aristocratique ; il est raisonnable et fait pour des hommes. La monarchie n'est plus. Les États monarchiques, comme vous le saviez, mais si infructueusement, vont se perdre dans le despotisme, comme les fleuves vont se perdre dans le sein de la mer ; et le despotisme bientôt croule sur lui-même . Tout cela s'est accompli à la lettre, il n'y eut jamais de prophétie plus certaine.

En proportion des lumières acquises, sans doute, qu'il eût été honteux pour notre espèce d'avoir mesuré la distance de la terre au soleil, d'avoir pesé tous les globes, de n'avoir pu découvrir les loix simples fécondes qui doivent diriger des êtres raisonnables. Il est vrai que l'orgueil, la cupidité, l'intérêt présentoient mille obstacles : mais quel plus beau triomphe que de trouver le nœud qui devoit faire servir ces passions particulieres au bien général! Un vaisseau qui sillonne les mers commande aux élémens au moment même où il obéit à leur empire : soumis à une double impulsion, sans cesse il réagit contre eux. Voilà peut-être l'image la plus fidelle d'un État : porté sur des passions orageuses, il reçoit d'elles le mouvement, doit résister aux tempêtes. L'art du pilote est tout . Vos lumieres politiques n'étoient qu'un crépuscule ; et vous accusiez imbécillement l'auteur de la nature, tandis qu'il vous avoit donné l'intelligence le courage pour vous gouverner. Il n'a fallu qu'une voix forte pour réveiller la multitude d'un sommeil d'engourdissement. Si l'oppression tonnoit sur vos têtes, vous ne deviez en accuser que votre foiblesse. La liberté le bonheur appartiennent à qui ose les saisir. Tout est révolution dans ce monde : la plus heureuse de toutes a eu son point de maturité, nous en recueillons les fruits .

Sortis de l'oppression, nous n'avons eu garde de remettre toutes les forces tous les ressorts du gouvernement, tous les droits l'attribut de la puissance dans les mains d'un seul homme : instruits par les malheurs des siécles passés ; nous n'avons pas été si imprudens. Socrate Marc-Aurele seroient revenus au monde, que nous ne leur aurions pas confié le pouvoir arbitraire, non par défiance, mais dans la crainte d'avilir le caractère sacré d'homme libre. La loi n'est-elle pas l'expression de la volonté générale ; comment confier à un seul homme un dépôt aussi important ? N'aura-t-il pas des momens de foiblesse, quand il en seroit exemt, les hommes renonceront-ils à cette liberté qui est leur plus bel appanage ?

Nous avons éprouvé combien la souveraineté absolue étoit opposée aux véritables intérêts d'une nation. L'art de lever des tributs rafinés, toutes les forces de ce terrible cabestan progressivement multipliées, les loix embrouillées, opposées l'une à l'autre, la chicane dévorant les possessions particulieres, les villes remplies de tyrans privilégiés, la vénalité des offices, des ministres des intendans traitant les différentes parties du Royaume comme des pays de conquête, une subtile dureté de cœur qui raisonnoit l'inhumanité, des officiers royaux qui ne répondoient de rien au peuple qui insultoient plutôt qu'ils ne déferoient à ses plaintes : tel étoit l'effet de ce despotisme vigilant, qui rassembloit toutes les lumieres pour en abuser, à peu près comme ces verres ardens qui ne s'échauffent que pour embraser. On parcouroit la France, ce beau royaume que la nature avoit favorisé de ses regards propices : qu'y voyoit-on ? Des cantons désolés par les maltôtiers, les villes devenues bourgs, les bourgs villages, les villages hameaux ; leurs habitans hâves, défigurés ; des mendians enfin, au lieu d'habitans. On connoissoit tous ces maux : on fuyoit des principes évidens pour embrasser le systême de la cupidité ; les ombres qu'elle faisoit naître autorisoient la déprédation générale.

Le croiriez-vous ? La révolution s'est opérée sans efforts, par l'héroïsme d'un grand homme. Un roi philosophe, digne du trône puisqu'il le dédaignoit, plus jaloux du bonheur des hommes que de ce fantôme de pouvoir, redoutant sa postérité se redoutant lui-même, offrit de remettre les États en possession de leurs anciennes prérogatives : il sentit qu'un royaume étendu avoit besoin de la réunion des différentes provinces pour être gouverné sagement. Comme dans le corps humain, outre la circulation générale, chaque partie a sa circulation particuliere, ainsi chaque province, en obéissant aux loix générales, modifie ses loix particulieres d'après son sol, sa position, son commerce, ses intérêts respectifs. Par-là tout vit, tout fleurit. Les provinces ne sont plus pour servir la cour, pour orner la capitale . Un ordre aveugle, émané du trône, ne vient point porter le trouble dans des lieux où l'œil du souverain n'a jamais pu pénétrer. Chaque province se trouve dépositaire de sa sûreté de son bonheur : son principe de vie n'est pas éloigné d'elle ; il est dans son propre sein, toujours prêt à féconder l'ensemble, à remédier aux maux qui pourroient arriver. Le secours présent est remis à des mains intéressées qui ne pallieront point la cure, ou qui même ne se réjouiront pas des coups qui peuvent affoiblir la patrie.

La souveraineté absolue fut donc abolie. Le chef conserva le nom de roi ; mais il n'entreprit pas follement de porter tout le fardeau qui accabloit ses ancêtres. Les États assemblés du royaume eurent seuls la puissance législatrice. L'administration des affaires, tant politiques que civiles, est confiée au sénat ; le monarque armé du glaive veille à l'exécution des loix. Il propose tous les établissemens utiles. Le sénat est responsable au roi, le roi le sénat sont responsables aux États qui s'assemblent tous les deux ans. Tout s'y décide à la pluralité des voix.

Loix nouvelles, charges vacantes, griefs à redresser, voilà ce qui est de son ressort. Les cas particuliers ou imprévus sont abandonnés à la sagesse du monarque.

Il est heureux , son trône est affermi sur une base d'autant plus solide que la liberté de la nation garantit sa couronne . Des ames qui n'auroient été que communes doivent leurs vertus à ce ressort éternel des grandes choses. Le citoyen n'est point séparé de l'État ; il fait corps avec lui : aussi faut-il voir avec quel zèle il se porte à tout ce qui peut intéresser sa splendeur.

Chaque arrêt émané du sénat est motivé, le sénat explique en peu de mots ses motifs son intention. Nous ne concevons pas comment dans votre siécle (soi-disant éclairé) vos magistrats osoient dans leur morgue orgueilleuse vous proposer des arrêts dogmatiques, semblables aux décrets des théologiens, comme si la loi n'étoit pas la raison publique, comme s'il ne falloit pas que le peuple fût instruit pour se porter plus rapidement à l'obéissance. Ces Messieurs à triple mortier, qui se disoient les peres de la patrie, ignoroient donc le grand art de la persuasion, cet art qui agit sans efforts si puissamment, ou plutôt n'ayant ni point de vue fixe, ni marche assurée, tour-à-tour brouillons, séditieux, esclaves rampans, ils encensoient fatiguoient le trône ; tantôt se cabrant pour des minuties, tantôt vendant le peuple à beaux deniers comptans.

Vous pensez bien que nous avons réformé ces magistrats, accoutumés de jeunesse à toute l'insensibilité nécessaire pour disposer froidement de la vie, des biens de l'honneur des citoyens ; hardis pour la défense de leurs minces privilèges, lâches dès qu'il s'agissoit de l'intérêt public : on s'épargnoit dans les derniers tems jusqu'à la peine de les corrompre ; ils étoient tombés dans une indolence perpétuelle. Nos magistrats sont bien différens : le nom de peres du peuple, dont nous les honorons, est un titre qu'ils méritent dans toute l'étendue du terme.

Aujourd'hui les rênes du gouvernement sont confiées à des mains fermes sages qui suivent un plan. Les loix règnent, aucun homme n'est au dessus d'elles ; ce qui étoit un inconvénient affreux dans vos gouvernemens gothiques. Le bonheur général de la patrie est fondé sur la sûreté de chaque sujet en particulier : il ne craint point les hommes, mais les loix ; le souverain lui-même les apperçoit au-dessus de sa tête . Sa vigilance rend les sénateurs plus attentifs à leur charge à leur devoir ; sa confiance en eux soulage leurs peines, son autorité donne la force la vigueur nécessaires à leurs décisions. Ainsi le sceptre, dont la pesanteur opprimoit vos rois, est léger dans les mains de notre monarque. Ce n'est plus une victime pompeusement parée, incessamment sacrifiée aux besoins de l'État : il ne porte que le fardeau que lui permet la force limitée qu'il a reçue de la nature.

Nous possédons un prince craignant Dieu, pieux juste, qui porte dans son cœur l'éternel la patrie, qui redoute la vengeance divine le blâme de la postérité, qui regarde une bonne conscience une gloire sans tache comme le plus haut degré de félicité. Ce sont moins de grands talens du côté de l'esprit, des connoissances étendues, qui font le bien, que le désir sincère d'un cœur droit qui le chérit qui aime à l'accomplir. Souvent le génie vanté d'un monarque, loin d'avancer le bonheur du royaume, se tourne contre la liberté du pays.

Nous avons concilié ce qui paroissoit presque impraticable à accorder, le bien de l'État avec le bien des particuliers. On prétendoit même que le bonheur public d'un État étoit nécessairement distinctif du bonheur de quelques-uns de ses membres. Nous n'avons point épousé cette politique barbare, fondée sur l'ignorance des véritables loix ou sur le mépris des hommes les plus pauvres les plus utiles. Il étoit des loix abominables cruelles, qui supposoient les hommes méchans : mais nous sommes très disposés à croire qu'ils ne le sont devenus que depuis l'institution de ces mêmes loix. Le despotisme a fatigué le cœur humain, en l'irritant l'a desséché corrompu.

Notre roi a tout le pouvoir l'autorité nécessaires pour faire le bien, les bras liés pour faire le mal. On lui expose la nation sous un jour toujours favorable : on présente sa valeur, sa fidélité envers le prince, son horreur pour tout joug étranger.

Il est des censeurs qui ont droit de chasser d'auprès du prince tous ceux qui inclineroient à l'irréligion, au libertinage, au mensonge, à l'art plus funeste de couvrir la vertu de ridicule . On ne connoît plus aussi parmi nous cette classe d'hommes, qui sous le titre de noblesse (qui pour comble de ridicule étoit vénale,) accouroit ramper autour du trône, ne vouloit suivre que le métier des armes ou celui de courtisan, vivoit dans l'oisiveté, rassasioit son orgueil de vieux parchemins, présentoit le déplorable spectacle d'une vanité égale à sa misère. Vos grenadiers versoient leur sang avec autant d'intrépidité que le plus noble d'entre eux, ne le mettoient pas à si haut prix. D'ailleurs, une telle dénomination dans notre république auroit offensé les autres ordres de l'État. Les citoyens sont égaux : la seule distinction est celle que mettent naturellement entre les hommes la vertu, le génie le travail .

Malgré tant de remparts, de barrières, de précautions, afin que le monarque n'oublie point, en cas de calamités publiques, ce qu'il doit aux pauvres, il observe chaque année un jeûne solemnel qui dure trois jours. Pendant ce tems notre roi souffre la faim, endure la soif, est couché sur un grabat : ce jeûne terrible salutaire lui imprime dans le cœur une commisération plus tendre envers les nécessiteux. Notre souverain n'a pas besoin, il est vrai, d'être averti par cette sensation physique ; mais c'est une loi de l'État, une loi sacrée, jusqu'ici suivie respectée. À l'exemple du monarque, tout ministre, tout homme qui touche aux rênes du gouvernement, se fait un devoir de sentir par lui-même ce que c'est que le besoin et la douleur qui en résulte ; il en est plus disposé dans la suite à soulager ceux qui se trouveroient soumis à l'impérieuse dure loi de l'extrême nécessité .

---Mais, lui dis-je, de tels changemens ont dû être longs, pénibles, difficultueux. Que d'efforts il vous a fallu faire!---Le sage, souriant avec douceur, répondit : le bien n'est pas plus difficile que le mal. Les passions humaines sont de terribles obstacles. Mais dès que les esprits sont éclairés sur leurs véritables intérêts, ils deviennent justes droits. Il me semble qu'un seul homme pourroit gouverner le monde, si les cœurs étoient disposés à la tolérance à l'équité. Malgré l'inconséquence ordinaire aux gens de votre siécle, on avoit sû prévoir que la raison feroit un jour de grands progrès ; les effets en sont devenus sensibles, les principes heureux d'un sage gouvernement ont été le premier fruit de la réforme.

CHAPITRE XXXVII. De l'héritier du Trône.

Plus interrogeant que ne le fut jamais le bailli du huron , je continuai à exercer la patience de mes voisins.---J'ai bien vu le monarque assis sur son trône ; mais j'ai oublié, messieurs, de vous demander où étoit le fils du roi, de mon tems appellé dauphin ?---Le plus poli prit la parole et me dit :

Convaincus que nous sommes que c'est de l'éducation des grands que dépend le bonheur des peuples, que la vertu s'apprend comme le vice se communique, nous veillons avec le plus grand soin sur les jeunes années des princes. L'héritier du trône n'est point à la cour, où quelques flatteurs oseroient peut-être lui persuader qu'il est plus que les autres hommes, que ceux-ci sont moins que des insectes ; on lui cache soigneusement ses hautes destinées. Dès qu'il est né, on lui a imprimé sur l'épaule une empreinte royale qui servira à le faire reconnoître. On l'a remis entre les mains de gens dont la fidélité discrette n'a pas moins été éprouvée que la probité. Ils font serment devant l'être suprême de ne jamais révéler au prince qu'il doit être roi : serment redoutable, qu'ils n'osent jamais enfreindre.

Aussi-tôt qu'il est sorti des mains des femmes, on le promene, on le fait voyager, on dispose son éducation physique qui doit toujours précéder l'éducation morale. Il est vêtu comme le fils d'un paysan. On l'accoutume aux mets les plus ordinaires : on lui enseigne de bonne heure la sobriété, il connoîtra mieux un jour que sa propre économie doit servir d'exemple, qu'une fausse prodigalité ruine un état deshonore l'extravagant dissipateur. Il visite successivement toutes les provinces. On lui fait connoître tous les travaux de la campagne, les ouvrages des manufactures, les productions des divers terrains. Il voit tout de ses propres yeux : il entre dans la cabane des laboureurs, mange à leur table, s'associe à leurs travaux, apprend à les respecter. Il converse familiérement avec tous les hommes qu'il rencontre. On permet à son caractère de se déployer librement, il se croit aussi éloigné du trône qu'il en est près.

Beaucoup de rois sont devenus tyrans, non parce qu'ils avoient un mauvais cœur, mais parce que l'état des pauvres de leur pays n'avoit jamais pu parvenir jusqu'à eux . Si l'on abandonnoit ce jeune prince aux idées flatteuses d'un pouvoir assuré, peut-être même avec une ame droite, vu la pente infortunée du cœur humain, chercheroit-il dans la suite à étendre les limites de son autorité . C'est en cela que plusieurs souverains faisoient malheureusement consister la grandeur royale, par conséquent leur intérêt étoit toujours opposé à celui de la nation.

Dès que le jeune prince a atteint l'âge de vingt-ans, plutôt même, si son ame est formée de meilleure heure, on le conduit dans la salle du trône. Il est caché dans la foule comme un simple spectateur. Tous les ordres de l'État sont assemblés ce jour-là, tous ont reçu le mot. Tout-à-coup le monarque se lève, appelle par trois fois le jeune homme. Les flots de la foule s'ouvrent. Étonné, il s'avance d'un pas timide vers le trône, il y monte en tremblant : le roi l'embrasse, déclare aux yeux de tous les citoyens qu'il est son fils. Le ciel , dit-il d'une voix touchante majestueuse, le ciel vous a destiné à porter le fardeau de la royauté ; on a travaillé vingt ans à vous en rendre digne, ne trompez pas l'espoir de ce grand peuple qui vous voit. Mon fils! J'attends de vous le même zèle que j'ai eu pour l'État . Quel moment! quelle foule d'idées entrent dans son ame! Le monarque alors lui montre la tombe où repose le monarque prédécesseur, cette tombe où est gravé en gros caractères : l'Éternité. Il continue d'une voix non moins imposante : Mon fils, on a tout fait pour ce moment. Vous êtes sur la cendre de votre aïeul, vous devez le faire renaître ; faites le serment d'être juste comme lui. Je vais bientôt descendre pour occuper sa place, songez que je vous accuserois du fond de cette tombe, si vous abusiez de votre pouvoir. Ah! mon cher fils, l'Être suprême le royaume ont les yeux ouverts sur vous ; aucune de vos pensées ne leur échappera. Si quelque mouvement d'ambition ou d'orgueil régnoit en ce moment au fond de votre ame, il est encore tems de le subjuguer ; abdiquez le diadême, descendez de ce trône, rentrez dans la foule ; vous serez plus grand, plus respecté, citoyen obscur, que monarque vain ou sans courage. Que ce ne soit point la chimère de l'autorité qui flatte votre jeune cœur, mais l'idée douce grande de pouvoir faire un bien réel aux hommes. Je vous promets pour récompense l'amour de ce peuple qui nous écoute, ma tendresse, l'estime du monde, l'assistance du monarque de l'univers. C'est lui qui est roi, mon fils, nous ne sommes que des simulacres qui passons sur la terre pour accomplir ses augustes desseins .

Le jeune prince ému, attendri, le front couvert d'une modeste pudeur, n'ose lever les yeux sur cette grande assemblée dont les regards l'environnent le pressent. Il répand des larmes, il pleure en envisageant l'étendue de ses devoirs ; mais bientôt il agit en héros : on lui a enseigné que le grand homme doit se sacrifier pour ses semblables, que si la nature n'a pas préparé aux hommes un bonheur sans mêlange, c'est au pouvoir heureux dont la nation le rend dépositaire, à faire plus que la nature n'avoit sû faire en leur faveur. Cette noble idée le pénètre, l'échauffe, l'enflamme, il prête le serment entre les mains de son père ; il atteste la cendre sacrée de son aïeul ; il baise le sceptre qu'il doit respecter le premier ; il adore l'Être suprême : on le couronne. Les ordres de l'État le saluent, le peuple, dans les transports de sa joie, lui crie : ô toi! qui sors du milieu de nous, qui nous a vus si longtems de si près, que les prestiges de la grandeur ne te fassent point oublier qui tu es, qui nous sommes .

Il ne peut monter sur le trône qu'à l'âge de vingt-deux ans, parce qu'il est contre le bon sens d'être soumis à un roi enfant. De même, le souverain dépose le sceptre à l'âge de soixante-dix ans, parce que l'art de régner demande une activité, une souplesse d'organes, je ne sais quelle sensibilité qui s'éteint malheureusement dans l'ame avec les années . D'ailleurs on craint que l'habitude du pouvoir ne fasse naître en son ame cette ambition concentrée qu'on nomme avarice, qui est la dernière la plus triste passion que l'homme ait à combattre . L'héritage demeure à la ligne directe, le monarque septuagénaire sert encore l'État par ses conseils ou par l'exemple de ses vertus passées. Le tems qui s'écoule entre cette reconnoissance publique le jour de sa majorité est encore soumis à quelques nouvelles épreuves. On lui parle toujours par des images fortes sensibles. Veut-on lui prouver que les rois ne sont pas faits d'une autre manière que le reste des hommes, qu'ils n'ont pas un cheveu de plus sur la tête, qu'ils leur sont égaux en foiblesse dès leur entrée dans ce monde, égaux en infirmités, égaux aux yeux de Dieu, que le choix du peuple est la seule base de leur grandeur ; on fait venir par manière de divertissement un jeune porte-faix de sa taille de son âge ; on les fait lutter ensemble. Le fils du roi a beau être vigoureux, il est ordinairement terrassé, le porte-faix le presse jusqu'à ce qu'il avoue sa défaite. Alors on relève le jeune prince, on lui dit : « vous voyez qu'aucun homme par la loi de la nature n'est soumis à un autre homme, qu'aucun ne naît esclave, que les rois naissent hommes non pas rois, qu'en un mot le genre humain n'a pas été créé pour faire les plaisirs de quelques familles. Le Tout-puissant même, selon la loi naturelle, ne veut point gouverner avec violence, mais sur des volontés libres. Vouloir rendre les hommes esclaves, c'est donc commettre une témérité envers l'être suprême, exercer une tyrannie sur les hommes ». Alors le porte-faix, qui l'a vaincu, s'incline en sa présence, lui dit : « je puis être plus fort que vous, il n'y a ni droit, ni gloire en cela ; la véritable force est l'équité, la vraie gloire est la grandeur d'ame. Je vous rends hommage comme à mon souverain, dépositaire de toutes les forces particulières, lorsque quelqu'un voudra me tyranniser, c'est vous qui devrez voler à mon secours ; je vous appellerai alors, vous me sauverez de l'homme injuste puissant...

Le jeune prince commet-il quelque faute, quelque imprudence caractérisée, le lendemain il voit cette faute à jamais gravée dans les nouvelles publiques . Il s'étonne quelquefois, il s'indigne. On lui répond froidement ; « il est un tribunal intègre vigilant qui écrit chaque jour toutes les actions des princes. La postérité saura jugera tout ce que vous aurez dit fait : il ne tient qu'à vous de la faire parler d'une manière honorable ». Si le jeune prince rentre en lui-même répare sa faute, alors les nouvelles du lendemain annoncent ce trait d'un heureux caractère, donnent à cette action noble tous les éloges qu'elle mérite .

Mais ce qu'on lui recommande plus fortement, ce qu'on lui imprime sous des images plus multipliées, c'est cette horreur du faste, qui n'est bon à rien qui a perdu tant d'États deshonoré tant de souverains . Ces palais dorés, lui dit-on, sont comme ces décorations théâtrales où du carton paroit de l'or massif. L'enfant croit voir un palais réel. Ne soyez pas un enfant. La pompe la représentation ont été des abus introduits par l'orgueil la politique. On faisoit parade de ce faste pour inspirer plus de respect de crainte. Par ce moyen les sujets contractoient un génie servile, se sont accoutumés au joug. Mais un roi s'est-il jamais avili en se mettant au niveau de ses sujets ? Que sont des représentations vaines journalières auprès de cet air ouvert affable qui les attire vers sa personne ? Les besoins du monarque ne sont pas plus étendus que ceux du dernier de ses sujets. « Il n'a qu'un estomac, comme un bouvier, disoit J. J. Rousseau » : S'il veut goûter la plus pure de toutes les jouissances, qu'il goûte le plaisir d'être aimé, qu'il s'en rende digne .

Enfin il ne se passe pas un seul jour qu'on ne lui rappelle l'existence d'un être suprême, son œil ouvert sur le monde, la crainte de ce dieu, le respect pour sa providence, la confiance en sa sagesse infinie. Le plus abominable des êtres est sans contredit un roi athée. J'aimerois mieux être dans un vaisseau battu par la tempête avoir affaire à un pilote ivre : le hazard pourroit du moins me sauver.

Ce n'est qu'à l'âge de vingt-deux ans qu'il lui est permis de se marier. Il fait monter sur le trône une citoyenne. Il ne va pas chercher une femme étrangère qui souvent apporte à la patrie un caractère qui, trop éloigné des mœurs du pays, dénature le sang des François, fait qu'ils sont gouvernés plutôt par des Espagnols des Italiens que par les descendans de nos braves ancêtres.

Le roi ne fait pas l'outrage à une nation entière de penser que la beauté la vertu ne naissent que sur un sol étranger. Celle qui dans le cours de ses voyages a frappé le cœur du prince, qui l'a aimé sans sceptre sans couronne, monte sur le trône avec son amant, devient chère respectable à la nation, tant par sa tendresse que pour avoir sû plaire à un héros. Outre l'avantage d'inspirer à toutes les jeunes filles l'amour de la sagesse des vertus, en leur offrant pour perspective une récompense digne de leurs efforts, nous évitons toutes ces guerres de famille qui, absolument étrangères au bien de l'État, ont tant de fois désolé l'Europe .

Le jour de son mariage, au lieu de prodiguer follement l'or en festins superbement ennuyeux, en fêtes insensées brillantes, en feux d'artifice autres dépenses aussi extravagantes qu'épouvantables, le prince fait dresser un monument public, comme un pont, un aqueduc, un chemin, un canal, une salle de spectacle. Le monument porte le nom du prince. On se souvient du bienfait, tandis qu'on oublioit ces profusions déraisonnables qui ne laissoient que des traces de malheurs d'accidens affreux . Le peuple, satisfait de la générosité du prince, est dispensé de répéter tout bas cette fable antique dans laquelle une pauvre grenouille se lamente au fond de son marais en voyant les nôces du soleil .

CHAPITRE XXXVIII. Des Femmes.

L'homme affable et complaisant qui daignoit m'instruire continua sur le même ton de franchise.---Vous saurez que les femmes n'ont d'autre dot que leurs vertus leurs charmes. Elles ont donc été intéressées à perfectionner les qualités morales. Ainsi par ce trait de législation nous avons abattu l'hydre de la coquetterie, si féconde en travers, en vices en ridicules.---Quoi, point de dot! Les femmes n'ont rien en propre, qui peut les épouser ?---Les femmes n'ont point de dot, parce qu'elles sont par nature dépendantes du sexe qui fait leur force leur gloire, que rien ne doit les soustraire à cet empire légitime, qui est toujours moins terrible que le joug qu'elles se donnent à elles-mêmes dans leur funeste liberté. D'ailleurs cela revient au même : un homme qui épouse une femme, ne recevant rien d'elle, trouve à pourvoir ses filles sans bourse délier. On ne voit point une fille orgueilleuse de sa dot sembler accorder une grace à l'époux qu'elle accepte . Tout homme nourrit la femme qu'il féconde, celle-ci, tenant tout de la main de son mari, est plus disposée à la fidélité à l'obéissance : la loi étant universelle, aucune n'en sent le poids. Les femmes n'ont d'autre distinction que celle que leur époux fait réjaillir sur elles. Toutes soumises aux devoirs que leur sexe leur impose, leur honneur est de suivre ses loix austères, mais qui seules assurent leur bonheur.

Tout citoyen qui n'est pas diffamé, fût-il dans le dernier emploi, peut prétendre à la fille du plus haut rang, pourvu que le consentement de celle qu'il recherche y réponde, qu'il n'y ait point séduction ou disproportion d'âge. Tous les citoyens, sans marcher sur la même ligne, reprennent l'égalité primitive de la nature, lorsqu'il s'agit de signer un contrat aussi pur, aussi libre, aussi nécessaire au bonheur que celui de l'hymen. Là finit la borne du pouvoir paternel celle de l'autorité civile. Nos mariages sont fortunés, parce que l'intérêt qui corrompt tout ne souille point leurs nœuds aimables. Vous ne sauriez croire combien une loi si simple a banni de vices de frivolités, tels que la médisance, la jalousie, l'oisiveté, l'orgueil de l'emporter sur une rivale, les petitesses, les misères de toute espèce . Les femmes, au lieu de perfectionner leur vanité, ont cultivé leur esprit ; au défaut de richesses, elles ont fait provision de douceur, de modestie de patience. La musique la danse ne forment plus leur mérite principal : elles ont daigné apprendre l'économie, l'art de plaire à leurs maris, d'élever leurs enfans. L'extrême inégalité des rangs des fortunes (le vice le plus destructeur de toutes les sociétés politiques) disparoit ici. Le dernier citoyen n'a point à rougir devant la patrie ; il s'allie au premier qui n'en conçoit point de honte. La loi a uni les hommes autant qu'elle a pu, au lieu de créer ces distinctions injurieuses qui n'ont jamais enfanté que l'orgueil d'un côté la haine de l'autre, elle a mieux aimé rompre tout ce qui pouvoit diviser les enfans d'une même mère.

Nos femmes sont ce qu'elles étoient chez les anciens Gaulois, des objets aimables vrais, que nous respectons, que nous consultons dans toutes nos affaires. Elles n'affectent point ce misérable jargon du bel esprit , si fort en vogue parmi vous. Elles ne se mêlent point d'assigner le rang aux différens génies. Elles se contentent d'avoir du bon sens, qualité bien préférable à ces éclairs artificiels, frivoles amusemens de l'oisiveté. L'amour, ce principe fécond des plus rares vertus, préside veille aux intérêts de la patrie. Plus on goûte de bonheur dans son sein, plus elle devient chère. Jugez de notre attachement pour elle. Les femmes y ont sans doute gagné. Au lieu de ces vains fastidieux plaisirs qu'elles poursuivoient par vanité, elles ont toute notre tendresse, elles jouissent de notre estime, elles goûtent une félicité plus solide plus pure dans la possession de nos cœurs que dans ces voluptés passagères dont la triste poursuite les fatiguoit. Chargées du soin de conduire les premières années de nos enfans, ils n'ont plus d'autres précepteurs qu'elles ; parce que plus vigilantes, plus instruites qu'elles ne l'étoient dans votre siécle, elles connoissent mieux le plaisir délicieux d'être mères dans toute l'étendue du terme.

Mais (m'écriai-je)! malgré toute la perfection dont vous êtes remplis, l'homme est toujours homme ; il a ses foiblesses, ses fantaisies, ses dégoûts. Si le flambeau de la discorde prenoit la place du flambeau de l'hymen, comment faites-vous alors ? Le divorce est-il permis ?---Sans doute, lorsqu'il est fondé sur des raisons légitimes : par exemple, lorsque les deux conjoints le sollicitent à la fois, l'incompatibilité d'humeurs suffit pour rompre ces nœuds. On ne se marie que pour être heureux : c'est un contrat dont la paix les soins mutuels doivent être le but. Nous ne sommes pas assez insensés pour retenir de force deux cœurs qui s'éloignent, pour renouveller le supplice du cruel Mezence, qui attachoit un corps vivant sur un cadavre. Le divorce est le seul remède convenable, parce qu'il rend du moins à la société deux hommes perdus l'un pour l'autre. Mais le croiriez-vous ? Plus la facilité est grande, plus on tremble d'en profiter, parce qu'il y a une espèce de deshonneur à ne pouvoir supporter ensemble les misères d'une vie passagère. Nos femmes, vertueuses par principes, se complaisent dans les plaisirs domestiques : ils sont toujours rians lorsque le devoir se confond avec le sentiment ; rien n'est difficile alors, tout prend une empreinte touchante.

---Oh! Que je suis désespéré d'être si vieux, m'écriai-je ? j'épouserois tout à l'heure une de ces femmes aimables. Les mœurs des nôtres étoient si hautaines, si altieres! Elles étoient pour la plupart si fausses, si mal élevées, que se marier passoit pour une insigne folie. La coquetterie le goût immoderé des plaisirs, avec une profonde indifférence pour tout ce qui n'étoit pas elles-mêmes, voilà ce qui composoit le caractère de nos femmes. Elles jouoient la sensibilité ; elles n'étoient guère humaines qu'envers leurs amans. Tout autre goût que celui de la volupté étoit presque étranger à leur ame. Je ne parle point ici de la pudeur ; elle étoit un ridicule. Aussi tout homme sage, ayant à choisir de deux maux, préféroit le célibat comme le moindre. La difficulté d'élever des enfans étoit encore une raison non moins forte ; on évitoit de donner des enfans à un état qui devoit les accabler de rigueurs. Ainsi l'éléphant généreux, une fois captif, se dompte lui-même, refuse de se livrer au plus doux instinct, afin de ne point rendre esclave sa postérité. Les maris eux-mêmes veilloient dans leurs transports à écarter un enfant de leur maison, comme on cherche à éloigner de chez soi un être vorace. L'homme fuyoit l'homme, parce que leur union ne pouvoit que redoubler leur misère! De pauvres filles, fixées au sol où elles naissoient, languissoient comme ces fleurs qui, brûlées du soleil, pâlissent tombent sur leurs tiges. Le plus grand nombre traînoit jusqu'au tombeau le désir d'être mariées : l'ennui le chagrin filoient tous les instans de leur vie ; elles ne se dédommageoient de cette privation que par le risque de leur honneur la perte de leur santé. Enfin le nombre des célibataires étoit monté à un point effrayant, pour comble de malheurs la raison sembloit justifier cet attentat contre l'humanité . Achevez du moins, pour me consoler, de me présenter le tableau attendrissant de vos mœurs. Comment avez-vous pu effacer des fléaux qui paroissoient devoir engloutir l'espèce humaine ?

Mon guide prit un ton de voix plus élevé, s'animant avec noblesse dignité, dit en levant les yeux vers le ciel : « ô dieu! si l'homme est malheureux, c'est par sa faute, c'est qu'il s'isole, c'est qu'il se concentre en lui-même. Notre activité se consume sur des objets futiles, néglige ceux qui pourroient nous enrichir. En destinant l'homme à la société, la providence a mis à côté de nos maux les secours destinés à les soulager. Quelle plus étroite obligation que celle de nous secourir mutuellement! N'est-ce pas là le vœu général du genre humain ? Pourquoi fut-il si fréquemment trompé ?

Je vous le répete ; nos femmes sont épouses mères, de ces deux vertus dérivent toutes les autres. Nos femmes se déshonoreroient, si elles se barbouilloient le visage de rouge, si elles prenoient du tabac, si elles buvoient des liqueurs, si elles veilloient, si elles avoient en bouche des chansons licencieuses, si elles hazardoient la moindre familiarité avec les hommes. Elles ont des armes plus sûres : la douceur, la modestie, les graces simples, cette décence noble qui est leur partage leur véritable gloire .

Elles allaitent leurs enfans, sans croire faire un grand effort ; comme ce n'est point une grimace, leur lait est abondant pur. On fortifie de bonne heure le corps de l'enfant : on lui enseigne à nager, à soulever des fardeaux, à lancer au loin avec justesse. L'éducation physique nous paroit importante. Nous formons son tempéramment avant de rien graver dans sa tête : elle ne doit pas être celle d'un perroquet, mais celle d'un homme.

La mère saisit l'aurore de ses jeunes pensées ; dès que ses organes peuvent obéir à sa volonté, elle réfléchit de quelle maniere elle doit former son ame à la vertu. Comme elle doit tourner son caractère sensible en humanité, son orgueil en grandeur d'ame, sa curiosité en connoissance de vérités sublimes ; elle songe aux fables touchantes dont elle doit se servir, non pour voiler la vérité, mais pour la rendre plus aimable, afin que son éclat éblouissant ne blesse point la foiblesse de son ame encore inexpérimentée. Elle veille sur tous les gestes, comme sur tous les mots qu'on prononce en sa présence, afin qu'aucun d'eux ne puisse faire une triste impression sur son cœur. C'est ainsi qu'elle le préserve du souffle du vice, qui ternit si précipitamment la fleur de l'innocence.

L'éducation differe parmi nous suivant l'emploi que l'enfant doit occuper un jour dans la société ; car, quoique nous soyons délivrés du joug des pédans, il seroit ridicule de lui faire apprendre ce qu'il doit oublier dans la suite. Chaque art a sa profondeur, et pour y exceller il faut s'y adonner tout entier. L'esprit de l'homme, malgré tous les secours récemment découverts, et les prodiges à part, ne peut embrasser qu'un objet. C'est assez qu'il s'y attache fortement, sans lui prescrire des incursions qui ne peuvent que le détourner. Ce n'étoit qu'un ridicule dans votre siecle de vouloir être universel, c'est parmi nous une folie.

Dans un âge plus avancé, lorsque son cœur sentira les rapports qui l'unissent aux autres hommes, alors au lieu de ces futiles connoissances qu'on entassoit sans choix dans la tête d'un jeune homme, la mere, avec cette éloquence douce et naturelle qui appartient aux femmes, lui apprendra ce que c'est que mœurs, décence, vertu. Elle attendra le moment où la nature parée de tout son éclat parle au cœur le plus insensible, et lorsque le souffle libéral du printems aura rendu leurs ornemens aux vallons, aux forêts, aux campagnes : « mon fils, dira-t-elle en le pressant sur le sein maternel , vois ces vertes prairies, ces arbres couronnés de superbes feuillages ; il n'y a pas longtems qu'ils étoient comme morts, que dépouillés de leur brillante chevelure ils étoient pétrifiés du froid qui resserroit les entrailles de la terre : mais il est un Être bon, qui est notre pere commun, il n'abandonne point ses enfans, il demeure dans les cieux, de-là il jette un regard paternel sur toutes ses créatures. À l'instant qu'il sourit, le soleil darde ses flammes, les arbres fleurissent, la terre se couronne de présens, l'herbe naît pour la nourriture des bestiaux dont nous buvons le lait. Et pourquoi aimons nous tant le Seigneur, ô mon cher enfant! écoute, c'est qu'il est puissant bon. Tout ce que tu vois est l'œuvre de ses mains, tu ne vois rien encore au prix de ce qui t'est caché. L'éternité, pour laquelle ton ame immortelle a été créée, sera pour toi une chaine infinie de surprise de joie. Ses bienfaits sa grandeur n'ont point de bornes. Il nous chérit, parce qu'il est notre pere. De jour en jour il nous fera plus de bien, si nous sommes vertueux, c'est-à-dire, si nous suivons ses loix. Eh! mon fils, comment pourrions-nous nous défendre de l'adorer de le bénir ? » À ces mots la mere l'enfant se prosternent, leurs vœux confondus montent ensemble au trône de l'Éternel.

C'est ainsi qu'elle l'environne de l'idée d'un Dieu, qu'elle nourrit son ame du lait de la vérité, qu'elle se dit : « je remplirai les desseins du créateur qui me l'a confié. Je serai sévère contre les passions funestes qui pourroient nuire à son bonheur. À la tendresse d'une mere j'unirai la vigilance inflexible d'une amie. »

Vous avez vu à quel âge il est initié à la communion des deux infinis. Telle est notre éducation ; elle est toute en sentimens, comme vous le voyez. Nous abhorrons ce bel esprit ricaneur qui étoit le plus terrible fléau de votre siecle : il desséchoit, il brûloit tout ce qu'il touchoit ; ses gentillesses étoient les germes de tous les vices. Mais si le ton frivole est dangereux, qu'est la raison elle-même sans le sentiment ? Un corps décharné, sans coloris, sans graces, presque sans vie. Que sont des idées neuves même profondes, si elles n'ont rien de sensible de vivant ? Qu'ai-je besoin d'une vérité froide qui me glace ? Elle perd sa force son pouvoir. C'est dans le cœur que la vérité va prendre ses charmes son tonnerre. Nous chérissons cette éloquence qui abonde en peintures vives frappantes. C'est elle qui donne à la pensée des aîles de feu. Elle a vu frappé l'objet ; elle s'y attache, parce que le plaisir d'être ému s'est joint à celui d'être éclairé .

Ainsi notre philosophie n'est point sévère ; pourquoi le seroit-elle ? Pourquoi ne pas la couronner de fleurs ? Des idées bizarres ou lugubres honoreroient-elles plus la vertu, que des idées riantes salutaires ? Nous pensons que le plaisir émané d'une main bienfaisante n'est pas descendu sur la terre pour qu'on recule à son aspect. Le plaisir n'est point un monstre : le plaisir, comme l'a dit Young, c'est la vertu sous un nom plus gai. Loin de songer à détruire les passions, moteurs invisibles de notre être, nous les regardons comme un don précieux qu'il faut économiser avec soin. Heureuse l'ame qui possede des passions fortes! elles font sa gloire, sa grandeur son opulence. Un sage parmi nous cultive son esprit, rejette les préjugés, acquiert les sciences utiles agréables. Tous les arts, qui peuvent étendre son esprit le rendre plus juste, ont perfectionné son ame : cette tâche finie, il n'écoute plus que la nature soumise aux loix de la raison, la raison lui prescrit le bonheur .

CHAPITRE XXXIX. Les Impôts .

Dites-moi, je vous prie, comment se levent les impositions publiques ; car votre législation a beau être perfectionnée, il faut toujours payer des impôts, je pense ?---Pour toute réponse, l'honnête homme qui me conduisoit me prit par la main et me mena dans un carrefour large spacieux. Là j'apperçus un coffre-fort de la hauteur de douze pieds. Ce coffre étoit soutenu sur quatre roues roulantes : le sommet présentoit une ouverture en forme de tronc, que couvroit contre la pluie un avant-toît élevé à quelque distance. Sur ce tronc étoit écrit : Tribut dû au Roi représentant l'État . Tout à côté, un autre tronc d'une grandeur plus médiocre offroit ces mots : Don Gratuit . Je vis plusieurs personnes qui d'un air libre, aisé, content, jettoient dans le tronc plusieurs paquets cachetés ; ainsi que de nos jours on met des lettres à la grand'poste. Comme j'admirois cette maniere facile de payer l'impôt, que je faisois à ce sujet mille interrogations ridicules, on me regardoit comme un pauvre vieillard qui revient de fort loin, l'indulgence affable de ce bon peuple ne me laissoit jamais attendre une réponse. J'avoue qu'il faut rêver pour rencontrer des gens aussi complaisans : ô le peuple loyal!

Ce grand coffre-fort que vous voyez, me dit-on, est notre receveur-général des finances. C'est là que chaque citoyen vient déposer l'argent qu'il doit pour le soutien de l'État. Dans l'un nous sommes obligés de mettre annuellement le cinquantieme de notre revenu. Le mercénaire qui n'a point de bien, ou celui qui n'a que sa subsistance juste, est dispensé de l'impôt ; car, comment pourroit-on rogner le pain du malheureux à qui il faut un jour entier pour le gagner ? Dans cet autre coffre sont les offrandes volontaires, destinées à d'utiles fondations, comme pour l'exécution des projets proposés, qui ont l'agrément du public. Quelquefois il est plus riche que l'autre ; car nous aimons à être libres dans nos dons, notre générosité ne veut d'autre motif que la raison l'amour de l'État. Sitôt que notre roi a donné un édit utile qui mérite l'approbation publique, alors on nous voit courir en foule porter dans ce tronc quelque marque de reconnoissance. Nous récompensons de même toutes les actions vigilantes du monarque : il n'a qu'à proposer, nous lui fournissons les moyens de consommer ses grands projets. Il y a un pareil tronc dans chaque quartier. Chaque ville de province a un pareil coffre qui reçoit les tributs du peuple de la campagne, c'est-à-dire, du fermier aisé ; car le manouvrier a ses bras en propriété, sa tête ne doit rien à personne. Les bœufs les porcs sont même exemts de ce droit odieux qu'on imposa la première fois sur la tête des juifs, que vous avez payé sans en sentir l'avilissement.

---Mais, répondis-je : quoi! on laisse à la bonne foi du peuple le tribut qu'il doit payer ? Il doit y en avoir beaucoup qui s'en exemtent, sans même que l'on s'en apperçoive ?---Point du tout : vos fraïeurs sont vaines. D'abord ce que nous donnons est de bon cœur : notre tribut n'est pas forcé ; il est fondé sur l'équité ainsi que sur la droite raison. Il n'en est pas un entre nous qui ne se fasse un point d'honneur de payer exactement la dette la plus sacrée la plus légitime. D'ailleurs, si un homme en état de payer osoit s'y soustraire, voyez-vous ce tableau où sont gravés les noms de tous les chefs de famille, on découvriroit bientôt qu'il n'a point versé son paquet cacheté où doit être sa signature ; il se couvriroit d'un opprobre éternel, seroit regardé du même œil qu'on regarde un voleur : le titre de mauvais citoyen ne le quitteroit qu'à la mort.

Ces exemples sont très-rares, puisque les dons gratuits montent ordinairement plus haut que le tribut. Le citoyen sait qu'en donnant une partie de son revenu à l'État, c'est à lui-même qu'il se rend utile ; que s'il veut jouir de certaines commodités, il faut qu'il en fasse les avances. Mais que sont les paroles, lorsque l'exemple peut être mis sous vos yeux ? Vous allez voir mieux que je ne puis vous dire. C'est aujourd'hui qu'arrive de tout côté le juste tribut d'un peuple fidèle envers un roi bienfaisant : il reconnaît n'être que le dépositaire des dons qui lui sont offerts.

Venez vous rendre au palais du roi. Les députés de chaque province arrivent aujourd'hui.---En effet ayant fait quelques pas, je vis des hommes qui traînoient de petits chariots, sur lesquels étoient des troncs couronnés de lauriers. On brisoit les cachets de ces espèces de coffres : on les soulevoit par un juste balancier, ce balancier montroit tout de suite le poids de l'argent qu'ils contenoient, en déduisant la pesanteur du coffre qui étoit connue. Toutes les sommes ne se payoient qu'en argent, l'on savoit au juste le produit général : il étoit annoncé publiquement au bruit des trompettes des fanfares. Après cette revue générale, on affichoit le total, l'on connoissoit les revenus de l'État : ils étoient déposés dans le trésor royal sous la garde du contrôleur des finances.

Ce jour étoit un jour de réjouissances. On se couronnoit de fleurs ; on crioit, Vive le Roi : on alloit sur les routes au devant de chaque tribut. Elles étoient couvertes de tables champêtres. Les députés des diverses provinces se saluoient se faisoient des présens. On buvoit à la santé du monarque, au bruit du canon ; celui de la capitale répondoit comme interprête des remercimens du souverain. C'est alors que le peuple ne paroissoit qu'une seule même famille. Le roi s'avançoit au milieu de ce peuple joyeux : il répondoit aux acclamations de ses sujets par ce regard tendre affable qui inspire la confiance rend amour pour amour ; il ignoroit cet art de traiter politiquement avec un peuple dont il se regardoit comme le père.

Ses visites ne ruinoient point le corps de ville, d'autant plus qu'il n'en coûtoit au peuple que des cris de joie ; réception plus brillante plus flatteuse. On ne quittoit point les travaux publics : au contraire, chaque citoyen se faisoit honneur de se présenter aux yeux de son roi dans le genre d'occupation qu'il avoit embrassé.

Un intendant, revêtu de toutes les marques de pouvoir, parcourt les provinces, reçoit les placets, porte directement au pied du trône les plaintes des sujets, examine par lui-même les abus. Il se transporte indistinctement dans chaque ville, à chaque abus détruit on élève une pyramide qui constate l'hydre abattue. Quelle histoire plus instructive que ces monumens moraux qui attestent que le souverain s'occupe véritablement de l'art de régner! Ces intendans partent, arrivent incognito , font des informations secrettes, sont perpétuellement déguisés : ce sont des espions, mais ils agissent en faveur de la patrie .

--- Mais votre contrôleur des finances est donc un homme bien intègre ? Vous savez l'histoire de la fable : ce chien si fidèle qui, escorté de la tempérance, portoit le dîné de son maître sans jamais y toucher, a fini pourtant par en manger sa part dès qu'il s'y est vu invité par l'exemple. Votre homme auroit-il la double vertu de le défendre sans cesse, de n'oser y toucher ?---Assurément, il ne fait bâtir ni palais ni châteaux. Il n'a point la rage de faire monter aux premières places ses arrière-petits-cousins, ou ses anciens valets. Il ne prodigue point l'or, comme s'il avoit en propre tous les revenus du royaume . D'ailleurs, tous ceux entre les mains de qui on confie les dépôts publics ne peuvent faire aucun usage de l'argent, sous quelque prétexte que ce soit. Ce seroit un crime de haute trahison de recevoir d'eux une seule piéce monnoyée. Ils payent quelques fraix particuliers en billets signés de la propre main du souverain. L'état fournit à toutes leurs dépenses : mais ils n'ont pas un sol en propriété . Ils ne peuvent ni vendre, ni acheter, ni construire. Nourris, entretenus, logés, divertis, tous les ordres de l'état concourent unanimement à les traiter gratis . Ils entrent chez un marchand de drap, prennent des étoffes s'en vont. Le marchand met sur son livre : Livré un tel jour au dépositaire des revenus de l'état, tant ... L'état paye. Il en est ainsi de toutes les autres professions. Vous sentez bien que pour peu que le contrôleur des finances ait quelque pudeur, il use modérément de ce droit ; quand il en abuseroit, vu la dépense que ces messieurs vous coûtoient, nous y gagnerions encore. On a supprimé les registres, qui ne servoient qu'à voiler les vols faits à la nation à les consacrer d'une manière pour ainsi dire légitime.

---Et quel est votre premier ministre ?---Pouvez-vous le demander ? Le roi lui-même. Est-ce que la royauté se communique ? Le guerrier, le juge, le négociant n'ont donc qu'à agir par leurs représentans. En cas de maladie ou de voyage, ou dans quelques opérations particulières, si le monarque charge quelqu'un de l'accomplissement de ses ordres, ce ne peut être que son ami. Il n'y a que ce sentiment qui puisse obliger un homme à se charger volontairement d'un tel fardeau ; notre estime lui donne seule cette puissance momentanée. Récompensé, animé par l'amitié, il sait, comme les Sully les d'Amboise, dire la vérité à son maître, pour mieux le servir, l'irriter quelquefois. Il combat ses passions. Il chérit en lui l'homme autant qu'il a à cœur la gloire du monarque : en partageant ses travaux, il partage la vénération de la patrie, l'héritage le plus honorable sans doute, qu'il puisse laisser à ses descendans, le seul dont il soit jaloux.

---En vous parlant des impôts, j'ai oublié de vous demander si vous avez toujours parmi vous de ces loteries périodiques où, de mon tems, le pauvre peuple mettoit tout son argent ?---Non certes, nous n'abusons point ainsi de l'espérance crédule des hommes. Nous ne levons pas sur la partie indigente des citoyens un impôt aussi cruellement ingénieux. Le misérable, qui fatigué du présent ne pouvoit vivre que dans l'avenir, portoit le prix de ses sueurs de ses veilles dans cette roue fatale d'où il attendoit toujours que la fortune devoit sortir. La main de cette cruelle déesse trompoit chaque fois sa misère. Le désir vif du bien-être l'empêchoit de raisonner, quoique la fripponnerie fût palpable, comme le cœur est mort à la vie avant que de mourir à l'espérance, chacun s'imaginoit devoir être à la fin traité en favori. C'étoit l'épargne du peuple indigent qui avoit bâti ces superbes édifices où il venoit mendier sa vie. Le luxe des autels étoit son ouvrage : à peine y étoit-il admis. Toujours étranger, toujours repoussé, le pauvre ne pouvoit s'asseoir sur cette même pierre qu'il avoit fait tailler : des prêtres richement gagés habitoient l'arche qui devoit, du moins dans l'équité, lui appartenir lui servir d'asyle.

CHAPITRE XL. Du commerce.

Il me semble par ce que vous m'avez dit que les François n'ont plus de colonies dans le nouveau monde, que chaque partie de l'Amérique forme un royaume séparé, quoique réuni sous un même esprit de législation ?---Nous serions bien extravagans de vouloir porter nos chers compatriotes à deux mille lieues de nous. Pourquoi nous séparer ainsi de nos frères ? Notre climat vaut bien celui de l'Amérique. Toutes les productions nécessaires y sont communes, de nature excellente. Les colonies étoient à la France ce qu'une maison de campagne étoit à un particulier : la maison des champs ruinoit tôt ou tard celle de la ville.

Nous connoissons un commerce ; mais ce n'est pas l'échange des choses superflues. Nous avons sagement banni trois poisons physiques dont vous faisiez un perpétuel usage : le tabac, le caffé, le thé. Vous mettiez une vilaine poudre dans votre nez, laquelle vous ôtoit la mémoire, à vous autres François, qui n'en aviez presque point. Vous brûliez votre estomac avec des liqueurs qui le détruisoient, en hâtant son action. Vos maladies de nerfs, si communes, étoient dues à ce lavage efféminé qui emportoit le suc nourricier de la vie animale. Nous ne pratiquons plus que le commerce intérieur, nous nous en trouvons bien : fondé principalement sur l'agriculture, il est le distributeur des alimens les plus nécessaires ; il satisfait les besoins de l'homme, non son orgueil.

Personne ne rougit de faire valoir son champ par lui-même, de porter la culture des terres au plus haut degré de perfection. Le monarque lui-même a plusieurs arpens qu'il fait cultiver sous ses yeux : l'on ne connoit point cette classe de gens titrés dont l'oisiveté étoit l'unique emploi.

Le trafic étranger fut le vrai père de ce luxe destructeur, qui produisit à son tour l'épouvantable inégalité des fortunes, qui fit passer dans les mains d'un petit nombre tout l'or de la nation. C'étoit parce qu'une femme devoit porter à ses oreilles le patrimoine de dix familles, que le paysan opprimé cessoit d'être propriétaire, vendoit le champ de ses pères, fuyoit en pleurant le sol où il ne trouvoit plus que la misère l'opprobre : car les monstres insatiables, qui accumuloient l'or, alloient jusqu'à mépriser les malheureux qu'ils avoient dépouillés . Nous avons commencé par détruire ces grosses compagnies qui absorboient toutes les fortunes particulières, anéantissoient l'audace généreuse d'une nation, portoient un coup aussi funeste aux mœurs qu'à l'état.

Il pouvoit être très-agréable de prendre du chocolat, de savourer des épices, de manger du sucre des ananas, de boire la crême des Barbades, de vêtir les étoffes brillantes des Indes : mais, en vérité, ces sensations étoient-elles assez voluptueuses pour nous fermer les yeux sur l'assemblage des maux inouïs que notre molesse éveilleroit dans les deux hémisphères ? Vous alliez briser les nœuds sacrés du sang de la nature sur la côte de Guinée. Vous armiez le père contre le fils, vous prétendiez au nom de chrétiens, au nom d'hommes. Aveugles barbares! vous ne l'avez que trop appris par une fatale expérience. La soif de l'or, exaltée dans tous les cœurs ; l'avidité, faisant disparoître l'aimable modération ; la justice la vertu mises au rang des chimères ; l'avarice pâle, inquiète, sillonnant les déserts de l'océan, peuplant de cadavres le vaste fond des mers ; une race entière d'hommes vendus, achetés, traités comme les animaux de la plus vile espèce ; des rois devenus marchands, ensanglantant le globe pour le drapeau d'une frégate ; l'or enfin, sortant des mines du Pérou comme un fleuve brûlant, coulant en Europe pour dessécher partout sur son passage les racines du bonheur, après avoir tourmenté, épuisé la race humaine, aller s'engloutir pour jamais dans les Indes, où la superstition enfouit d'un côté dans les entrailles de la terre ce que l'avarice en arrache de l'autre avec effort. Voilà le tableau fidèle des avantages que le commerce extérieur a produits au monde.

Nos vaisseaux ne font plus le tour du globe pour rapporter de la cochenille de l'indigo. Savez-vous quelles sont nos mines ? quel est notre Pérou ? C'est le travail l'industrie ? Tout ce qui sert à la commodité, à l'aisance, aux intentions directes de la nature, est encouragé avec le plus grand soin. Tout ce qui tient au faste, à l'ostentation, à la vanité, à ce désir puéril de posséder exclusivement une chose de pure fantaisie, est sévérement proscrit. On jette à la mer ces diamans perfides, ces perles dangereuses, toutes ces pierres bigarrées qui rendent les cœurs durs comme elles. Vous pensiez être très-ingénieux dans les rafinemens de votre mollesse : mais sachez que vous n'avez donné que dans le superflu, dans l'ombre de la grandeur ; que vous n'étiez pas même voluptueux. Vos inventions futiles misérables se bornoient à la jouissance d'un seul jour. Vous n'étiez que des enfans amoureux d'objets brillantés, incapables de satisfaire à vos vrais besoins, ignorant l'art d'être heureux, vous tourmentant loin du but, prenant à chaque pas l'image pour la réalité.

Si nos vaisseaux sortent de nos ports, ils ne promènent point le tonnerre pour saisir, sur la vaste étendue des eaux, une proie fugitive qui forme à peine un point perceptible à la vue. L'écho des mers ne porte point au ciel les cris lamentables des furieux insensés qui se disputent la vie le passage sur des plaines immenses désertes. Nous visitons les nations éloignées : mais au lieu des productions de leurs terres, nous saisissons des découvertes plus utiles, dans leur législation, dans leur vie physique, dans leurs mœurs. Nos vaisseaux servent à lier nos connoissances astronomiques. Plus de trois cents observatoires dressés sur notre globe vont saisir le moindre changement qui arrive dans les cieux. La terre est la guérite où la sentinelle du firmament veille, ne s'endort jamais. L'astronomie est devenue une science importante utile, parce qu'elle publie d'une voix magnifique la gloire du Créateur la dignité de l'être pensant échappé de ses mains... Mais puisque nous parlons de commerce, n'oublions pas le plus singulier qui se soit jamais fait. Vous devez être fort riche, me dit-on, car dans votre jeunesse vous avez dû sûrement placer votre argent à rente viagère, surtout en tontine, comme faisoit la moitié de Paris. C'étoit une chose bien ingénieusement imaginée que cette espèce de loterie, où l'on jouait à la vie à la mort, ces accroissemens qui descendoient sur les têtes chauves! Vous devez avoir de bonnes rentes. On renonçoit à père, mère, frères, sœurs, cousins, amis, pour doubler son revenu. On faisoit le roi son héritier, l'on s'endormoit ensuite dans une oisiveté profonde, en ne vivant que pour soi.---Ah! de quoi me parlez-vous ? Ces tristes édits qui achevèrent de nous corrompre, qui tranchèrent des nœuds jusqu'alors respectés ; ce rafinement barbare qui consacra publiquement l'égoïsme, qui isola les citoyens, qui fit de chacun d'eux un être mort solitaire, n'a fait que m'arracher des larmes sur le sort futur de l'état. Je voyois les fortunes particulières fondre, se dissoudre ; la masse de l'opulence excessive s'enfler de leurs débris. Mais je souffrois encore plus du coup fatal porté aux mœurs. Plus de liens entre les cœurs qui devoient s'aimer. On avoit armé l'intérêt d'un glaive plus tranchant, l'intérêt déja si redoutable par lui-même! L'autorité souveraine avoit soumis les barrières qu'il n'auroit jamais osé renverser par lui-même.---Bon vieillard, reprit mon guide, vous avez bien fait de dormir, car vous eussiez vu les rentiers l'état punis de leur mutuelle imprudence. Depuis, la politique plus éclairée n'a point fait de pareilles bévues ; elle unit, enrichit les citoyens, au lieu de les ruiner.

CHAPITRE XLI. L'avant-soupé.

Le soleil baissoit : mon guide me sollicita d'entrer dans la maison d'un de ses amis où il devoit souper. Je ne me fis pas prier. Je n'avois pas encore vu l'intérieur des maisons, et, selon moi, c'est ce qu'il y a de plus intéressant dans une ville. Lorsque je lis l'histoire, je saute bien des pages, mais je cherche toujours très-curieusement les détails de la vie domestique : quand je les tiens une fois, je n'ai pas besoin de savoir le reste ; je le devine.

D'abord je ne trouvois plus de ces petits appartemens qui semblent des loges de fous, dont les murailles ont à peine six pouces d'épaisseur, où on est gelé l'hiver brûlé l'été. C'étoient de grandes salles vastes, sonores où l'on pouvoit se promener ; les toits munis d'une bonne charpente défioient les traits piquans de la froidure les rayons du soleil : les maisons enfin ne vieillissoient plus avec ceux qui les avoient fait bâtir.

J'entrai dans le sallon, je distinguai à l'instant le maître du logis. Il vint à moi sans grimace sans fadeur . Sa femme, ses enfans avoient en sa présence une contenance libre, mais respectueuse ; le Monsieur , ou le fils de la maison, ne commença point par persifler son père pour me donner un échantillon de son esprit : sa mère même sa grand'mère n'auroient point applaudi à de telles gentillesses . Ses sœurs n'étoient point maniérées ni muettes ; elles saluèrent avec grace, se remirent à leurs occupations, l'oreille au guet ; elles ne regardoient point en dessous les moindres gestes que je faisois : mon grand âge ma voix cassée ne les firent pas même sourire. On ne me fit point de ces vaines simagrées qui sont le contraire de la vraie politesse.

L'appartement de compagnie ne brilloit pas de vingt colifichets fragiles ou de mauvais goût : point de vernis, point de porcelaines, point de magots, point de tristes dorures. En récompense, une tapisserie riante amie de l'œil, une propreté singulière, quelques estampes achevées, composoient un sallon dont le ton de couleur étoit très gai.

On lia la conversation, mais personne ne fit assaut d'idées . Le maudit esprit, ce fléau de mon siécle, ne donnoit pas des couleurs mensongères à ce qui étoit si simple de sa nature. L'un ne prit pas justement le contrepied de ce que soutenoit l'autre, le tout pour briller satisfaire un amour propre babillard . Ceux qui parloient avoient des principes, dans le même quart d'heure ne se démentoient pas vingt fois. L'esprit de cette assemblée ne voltigeoit pas comme l'oiseau sur la branche ; sans être diffus pesant, il ne passoit pas sans aucune transition sur le même ton des couches d'une princesse à l'histoire d'un noyé.

Les jeunes gens n'affectoient point des manières enfantines, un langage traînant ou étourdi, un air froidement supérieur. Ils ne se jettoient point sur des siéges, renversés, la tête haute le regard insolent ou ironique . Je n'entendis aucun propos licencieux ; on ne déclamoit pas tristement, longuement, pesamment, contre ces vérités consolantes qui sont l'appui le charme des ames sensibles . Les femmes n'avoient plus ce ton tour-à-tour impératif langoureux. Décentes, réservées, modestes, occupées d'un travail léger commode, l'oisiveté n'étoit pas en recommandation parmi elles : elles ne coupoient pas la journée par la moitié pour ne rien faire le soir. Je fus extrêmement satisfait d'elles, car elles ne m'ofrirent point un jeu de cartes : cet insipide amusement, inventé pour occuper un monarque imbécille, constamment cher à la troupe nombreuse des sots qui, avec son secours, cachent leur profonde insuffisance, avoit disparu de chez un peuple qui savoit trop embellir les instans de la vie pour tuer le tems d'une manière aussi triste, aussi fastidieuse. Je ne vis point de ces tables vertes qui sont un arêne où l'on s'égorge impitoyablement. L'avarice ne venoit pas fatiguer ces honnêtes citoyens jusques dans les momens consacrés au loisir. Ils ne se faisoient pas un tourment de ce qui ne doit être qu'un simple délassement . S'ils jouoient, c'étoit aux dames, aux échecs, à ces jeux antiques profonds qui offrent à la pensée une foule de combinaisons infinies variées : ils avoient encore d'autres jeux qu'on pouvoit appeller des recréations mathématiques, avec lesquelles les enfans mêmes étoient familiarisés.

Je m'apperçus que chacun suivoit son goût, sans que personne y prêtât trop d'attention. Point de ces espions femelles qui se vengent par l'épiloguerie de la mauvaise humeur qui les ronge, qu'elles doivent tant à leur laideur qu'à leur propre sottise. L'un conversoit, celui-ci déployoit des estampes, examinoit des tableaux, tel autre lisoit dans un coin. On ne formoit point un cercle pour se communiquer un baillement qui passoit à la ronde. Dans la salle voisine on entendoit un concert. C'étoient des flûtes douces mariées au son de la voix. L'aigre clavecin, le monotone violon le cédoit à l'organe enchanteur d'une belle femme. Quel instrument a plus de pouvoir sur les cœurs! Cependant l' harmonica perfectionnée sembloit le lui disputer. Elle donnoit les sons les plus pleins, les plus purs, les plus mélodieux qui puissent flatter l'oreille. C'étoit une musique ravissante céleste, qui ne ressembloit en rien au charivari de nos opéras, où l'homme de goût, où l'homme sensible cherche la consonance de l'unité, ne la rencontre jamais.

J'étois enchanté. On ne demeuroit pas continuellement assis, cloués en la même posture dans des fauteuils, toujours obligés de soutenir une conversation éternelle sur des riens pour lesquels on se livroit de graves disputes . Les personnages les plus physiques qui soient au monde, les femmes ne métaphysiquoient pas à tout propos ; si elles parloient de vers, de tragédies, d'auteurs, c'étoit en avouant que les arts qui tiennent au génie (quel que soit leur esprit) sont fort au dessus d'elles .

On me pria de passer dans un sallon voisin pour y souper. Tout étonné je regardai à la pendule : il n'étoit que sept heures. « Venez, me dit le maître de la maison en me prenant par la main, nous ne passons pas les nuits à la lueur échauffante des bougies. Nous trouvons le soleil si beau que chacun de nous se fait un plaisir de le voir dardant ses premiers feux sur l'horizon. Nous ne nous couchons pas l'estomac chargé, afin d'avoir un sommeil laborieux, coupé de rêves bizarres. Nous veillons sur notre santé, parce que la gayeté de l'ame en dépend . Pour se lever matin, il faut se coucher de bonne heure ; de plus, nous aimons les songes légers gracieux ».

Il se fit un moment de silence. Le père de famille bénit les mets qui couvroient la table. Cette coutume auguste sainte s'étoit renouvellée, je la crois importante, parce qu'elle rappelle sans cesse la reconnoissance que nous devons au Dieu qui fait croître les légumes. Je songeois plus à examiner la table qu'à manger. Je ne parlerai point de l'éclat de la propreté. Les domestiques étoient au bout de la table mangeoient avec leurs maîtres : ils les en aimoient davantage ; ils recevoient en leur société des leçons d'honnêteté qui fructifioient dans leur cœur ; ils s'instruisoient des bonnes choses qu'on y disoit : aussi n'étoient-ils pas insolens grossiers, parce qu'ils n'étoient plus avilis. La liberté, la gaieté, une familiarité décente dilatoit les ames embellissoit le front de chaque convive. Chacun se servoit avoit sa portion vis-à-vis de soi. On ne gênoit point son compagnon ; on ne convoitoit point inutilement un plat éloigné. Celui-là eût passé pour gourmand qui auroit été au-delà de sa portion : elle étoit suffisante. Plusieurs personnes mangent extrêmement, plutôt par pure habitude que par un besoin réel . On avoit su prévenir ce défaut sans recourir à une loi somptuaire.

Tous les mets dont je goûtois n'avoient presque point d'assaisonnement, je n'en fus pas fâché ; je leur reconnus une saveur, un sel qui étoit celui que leur donna la nature, qui me parut délicieux. Je ne trouvai point de ces alimens rafinés qui ont passé par les mains de plusieurs teinturiers ; de ces ragoûts, de ces jus, de ces coulis, de ces sucs échauffans qui, raréfiés dans de petits plats fort coûteux, hâtoient la destruction de l'espèce animale, en même tems qu'ils brûloient les entrailles humaines. Ce peuple n'étoit pas un peuple carnassier qui se ruinoit pour la table dévoroit plus que la magnificence de la nature ne pouvoit produire avec toutes ses facultés génératives. Si tout luxe étoit odieux, celui de la table paroissoit un crime révoltant : car si un riche abusant de son opulence gaspille les biens nourriciers de la terre, il faut nécessairement que le pauvre les achète chérement, de plus se retranche un repas.

Les légumes, les fruits étoient tous de la saison, l'on avoit perdu le secret de faire croître dans le cœur de l'hiver des cerises détestables. On n'étoit pas jaloux des primeurs, on laissoit faire la nature : le palais en étoit plus flatté l'estomac s'en trouvoit mieux. On servit au dessert des fruits excellens ; l'on but d'un vin vieux : mais point de ces liqueurs colorées, distillées à l'esprit de vin si à la mode dans mon siécle. Elles étoient aussi sévèrement défendues que l'arsenic. On avoit découvert qu'il n'y avoit point de sensualité à se procurer une mort lente cruelle.

Le maître de la maison me dit en souriant : « avouez que voilà un dessert bien mesquin. Vous ne voyez ni arbres, ni châteaux, ni moulins à vent, ni figures en sucre . Cette extravagance prodigue, qui ne produisoit même aucune sorte de volupté, étoit jadis celle de grands enfans tombés en démence. Vos magistrats qui devoient donner du moins l'exemple de la frugalité ne point autoriser par leur consentement un luxe insolent petit ; vos magistrats, dit-on, à la rentrée de chaque parlement, s'extasioient en pères du peuple à voir sur une table des marmousets de sucre : jugez de l'émulation des autres états à l'emporter encore sur des gens de robe ».---« Vous n'y êtes pas, lui répondis-je : admirez notre savante industrie ; on a exécuté de mon tems, sur une table large de dix pieds, un opéra avec toutes ses machines, décorations, acteurs, danseurs, orchestre ; tout étoit de sucre, les changemens se sont exécutés comme sur le théâtre du palais royal. Pendant ce tems tout un peuple assiégeoit la porte, pour avoir le rare bonheur de jetter un rapide coup d'œil sur ce superbe dessert dont il payoit assurément tous les fraix. Le peuple admiroit la magnificence des princes, se croyoit très-petit devant eux... Chacun se prit à rire. On se leva de table avec gaieté : on rendit grace à Dieu, personne n'eut de vapeurs ni d'indigestion.

CHAPITRE XLII. Les gazettes.

Rentré dans le premier sallon, je vis sur la table de larges feuilles de papier, deux fois plus longues que les gazettes angloises. Je me jettai précipitamment sur ces feuilles imprimées. Je reconnus qu'elles portoient pour titre : Nouvelles publiques particulieres. Comme à chaque page rien n'égaloit ma surprise mon étonnement, tout décidé que j'étois à ne plus m'étonner, je vais transcrire les articles qui m'ont le plus frappé, selon que ma mémoire pourra toutefois me les représenter.

De Pékin, le...

On a donné devant l'empereur la première représentation de Cinna , tragédie françoise. La clémence d'Auguste, la beauté, la fierté des caractères ont fait une grande impression sur toute l'assemblée.

Oh! dis-je à mon voisin : voilà un gazetier bien impudent, bien menteur! Lisez... Mais, me répondit-il avec sang froid, rien n'est plus certain. J'ai bien vu jouer à Pékin l'Orphelin de la Chine . Apprenez que je suis mandarin que j'aime les lettres, autant que la justice. J'ai traversé le canal royal . Je suis arrivé ici en près de quatre mois ; encore me suis-je amusé en route. J'étois curieux de voir ce fameux Paris dont on parloit tant, afin de m'instruire de mille choses qu'il faut absolument voir sur les lieux pour les bien apprécier. La langue françoise est commune à Pékin depuis deux cents ans, à mon retour j'emporterai plusieurs bons livres que je traduirai.---Monsieur le mandarin! vous n'avez donc plus votre langue hiéroglyphique, vous avez abrogé cette loi singulière qui défendoit à chacun de vous, de mettre le pied hors de l'empire ?---Il a bien fallu changer notre langue adopter des caractères plus simples, dès que nous avons voulu faire connoissance avec vous. Cela n'étoit pas plus difficile que d'apprendre l'Algèbre les Mathématiques. Notre empereur a cassé cette loi antique, parce qu'il a jugé fort raisonnablement, que vous ne ressembliez pas tous à ces prêtres que nous avions nommés des Demi-Diables , à cause qu'ils vouloient allumer jusques parmi nous le flambeau de leur discorde. Si l'époque m'est présente, une connoissance plus étroite plus intime s'est faite à l'occasion de plusieurs planches de cuivre que vous avez gravées. Cet art étoit nouveau pour nous, il fut singulièrement admiré. Depuis nous vous avons presque égalés.---Ah! j'y suis. Les dessins de ces planches représentoient des batailles : ils nous furent envoyés par cet Empereur poëte auquel Voltaire adressa une jolie épitre ; notre Roi, ayant chargé de leur exécution ses meilleurs artistes, en a fait présent au Roi charmant de la Chine .---Justement : eh bien! depuis ce tems-là la communication s'est établie, de proche en proche les sciences ont volé d'un pays à un autre, comme des lettres de change. Les opinions d'un seul homme sont devenues celles de l'univers. C'est l'imprimerie, cette auguste invention, qui a propagé la lumière. Les tyrans de la raison humaine, avec leurs cent bras, n'ont pu arrêter son cours invincible. Rien n'a été plus rapide que cette commotion salutaire, donnée au monde moral par le soleil des arts : il a tout inondé d'un éclat vif, pur durable.

Le bâton ne règne plus à la Chine ; les mandarins ne sont plus des espèces de préfets de collège. Le petit peuple n'est plus lâche fripon, parce qu'on a tout fait pour lui élever l'ame : de honteux châtimens ne le courbent plus dans l'avilissement ; il a reçu des notions d'honneur. Nous vénérons toujours Confutzée, presque contemporain de votre Socrate, qui, comme lui, ne subtilisa pas sur le principe des êtres, mais se contenta de publier que rien ne lui est caché, qu'il punira le vice, comme il récompensera la vertu. Notre Confutzée eut même un avantage sur le sage de la Grèce. Il n'abattit point avec audace ces préjugés religieux qui, faute d'appuis plus nobles, servent de base à la morale des peuples. Il attendit patiemment que, sans bruit sans effort, la vérité se fît jour par elle-même. Enfin, c'est lui qui a prouvé qu'un monarque devoit nécessairement être un philosophe pour bien régir ses états. Notre Empereur conduit toujours la charrue, mais ce n'est point une vaine cérémonie ou un acte d'ostentation puérile...

Combattu par le désir de lire d'écouter tout à la fois, je prêtois l'oreille d'un côté, mon œil, non moins avide, parcouroit de l'autre les pages de cette étonnante gazette. Mon ame étoit comme partagée en deux fonctions contraires... voici ce que je lisois.

De Jedo, capitale du Japon, le...

Le descendant du grand Taïco, qui a fait du Daïri une idole impuissante et révérée, vient de faire traduire l'Esprit des Loix , le Traité des délits des peines!

On a promené dans toutes les rues le vénérable Amida, mais personne ne s'est fait écraser sous les roues de son char.

On entre librement au Japon, et chacun y profite avidement des arts étrangers. Le suicide n'est plus une vertu parmi ce peuple ; il a remarqué que c'étoit l'ouvrage du désespoir ou d'une insensibilité folle et coupable.

De Perse, le...

Le Roi de Perse a diné avec ses freres, lesquels ont de très beaux yeux. Ils l'aident dans le gouvernement de l'empire. Leur principale fonction est de lui lire les dépêches. Les livres sacrés de Zoroastre et le Sadder sont toujours lus respectés ; mais il n'est plus question ni d'Omar ni d'Ali.

Du Mexique.

De la ville de Mexico, le...

Cette ville acheve de reprendre son ancienne splendeur sous l'auguste domination des princes descendans du fameux Montezume. Notre Empereur, à son avénement au trône, a fait reconstruire le palais, tel qu'il étoit du tems de ses peres. Les Indiens ne vont plus sans linge nuds pieds. On a dressé au milieu de la principale place une statue de Gatimozin étendu sur des charbons ardens ; au bas sont écrits ces mots : Et moi, suis-je sur un lit de roses!

Expliquez-moi ceci, dis-je au mandarin. Comment! est-il défendu de nommer cet empire la Nouvelle Espagne ? Le mandarin me répondit :

Lorsque le vengeur du Nouveau Monde eut chassé les tyrans, (Mahomet César fondus ensemble n'auroient point encore approché de cet homme étonnant,) ce vengeur formidable se contenta d'être législateur. Il déposa le glaive pour montrer aux nations le code sacré des loix. Vous n'avez point d'idée d'un pareil génie. Sa voix éloquente sembloit celle d'un dieu, descendu sur la terre. L'Amérique fut partagée en deux empires. L'empereur de l'Amérique septentrionale réunit le Mexique, le Canada, les Antilles, la Jamaïque, St. Domingue. L'empereur de l'Amérique méridionale eut le Pérou, le Paraguay, le Chili, la terre Magellanique, les pays des Amazones. Mais chacun de ces royaumes eut un monarque particulier, soumis lui-même à une loi générale ; à peu près comme de votre tems on voyoit le florissant empire d'Allemagne divisé en plusieurs souverainetés, qui toutefois ne faisoient qu'un corps sous un seul chef.

Ainsi le sang de Montezume, longtems obscur caché, est remonté sur le trône. Tous ces monarques sont des rois patriotes, qui n'ont pour objet que de maintenir la liberté publique. Ce grand homme, ce fameux législateur, ce negre en qui la nature épuisa son génie, leur a soufflé à tous son ame grande vertueuse. Ces vastes États reposent fructifient dans une concorde parfaite ; ouvrage tardif, mais infaillible de la raison. Les fureurs de l'ancien monde, ces guerres puériles cruelles, l'inutilité de tant de sang répandu, la honte de l'avoir versé, enfin, les sottises des ambitieux pleinement démontrées, ont suffisamment instruit le nouveau continent à faire de la paix l'auguste dieu de leurs contrées. Aujourd'hui la guerre deshonoreroit un État, comme le vol deshonore un particulier... Je continuois d'écouter de lire...

Du Paraguay.

De la ville de l'Assomption, le...

On a donné une grande fête en mémoire de l'abolition de l'esclavage honteux où étoit réduit la nation sous l'empire despotique des jésuites ; depuis six siecles l'on regarde comme un bienfait de la Providence d'avoir détruit ces loups-renards dans leur dernier asyle. Mais en même tems la nation, qui n'est point ingrate, avoue qu'elle a été arrachée à la misere, formée à l'agriculture aux arts par ces mêmes jésuites. Heureux s'ils se fussent bornés à nous instruire à nous donner des loix saintes de la morale!

De Philadelphie, Capitale de Pensilvanie.

Ce coin de la terre, où l'humanité, la foi, la liberté, la concorde, l'égalité se sont réfugiées depuis huit cents années, est couvert des cités les plus belles, les plus florissantes. La vertu a fait ici plus que le courage n'a opéré chez les autres peuples ; ces généreux quakers , les plus vertueux des hommes, en offrant au monde le spectacle d'un peuple de freres, ont servi de modele aux cœurs qu'ils ont attendris. On sait qu'ils sont en possession depuis leur origine de donner à l'univers mille exemples de générosité de bienfaisance. On sait qu'ils furent les premiers qui refuserent de verser le sang des hommes, qui ayent regardé la guerre comme une extravagance imbécille barbare. Ce sont eux qui ont détrompé les nations, victimes misérables des débats de leurs rois. On publiera incessamment le recueil annuel où sont consignées les vertus pratiques qui mettent à leurs loix le sceau de la perfection.

De Maroc, le...

On a découvert une comète qui s'avance vers le soleil. C'est la trois cent cinquante-unieme qu'on observe depuis que cet observatoire est fondé. Les observations faites dans l'intérieur de l'Afrique correspondent parfaitement aux nôtres.

On a puni de mort un habitant qui avoit frappé un François, conformément à l'ordonnance du souverain, qui veut que tout étranger soit regardé comme un frere qui vient visiter ses meilleurs amis.

De Siam, le...

Notre navigation fait les plus étonnans progrès. On a lancé en mer six vaisseaux à trois ponts : ils sont destinés pour des courses lointaines.

Notre roi se fait voir à tous ceux qui désirent envisager son auguste physionomie : il n'est point de monarque plus affable, sur-tout lorsqu'il se rend à la pagode du grand Sommona-Codom.

L'Éléphant blanc est à la ménagerie, & n'est plus qu'un objet de curiosité, parce qu'il est parfaitement dressé au manege.

De la Côte de Malabar, le...

La veuve de ***, belle, jeune & dans tout l'éclat de son âge, a pleuré sincérement la mort de son mari qu'on a brûlé tout seul ; après avoir porté le deuil encore plus dans le cœur que sur ses habits, elle s'est remariée à un jeune homme qu'elle a aimé tout aussi tendrement. Ce nouveau lien la rend plus chere plus respectable à ses concitoyens.

De la Terre Magellanique, le...

Les vingt isles fortunées, qui vivoient sans se connoître dans toute l'innocence le bonheur du premier âge, viennent de se réunir. Elles forment maintenant une association vraiment fraternelle réciproquement utile.

De la Terre de Papous , le...

En avançant dans cette cinquieme partie du monde, les découvertes de jour en jour deviennent plus vastes, plus intéressantes : on est surpris à chaque pas de sa richesse, de sa fertilité, des peuples nombreux qui y vivent en paix. Ils peuvent dédaigner nos arts. Le moral y est encore plus étonnant que le physique. Le soleil, en éclairant ces terres immenses, plus grandes que l'Asie l'Afrique, n'y apperçoit pas un seul infortuné ; tandis que notre Europe, si petite, si chétive toujours divisée, a presque durci son sol d'ossemens humains.

De l'Isle de Taïti dans la mer du sud, le...

Lorsque Mr de Bougainville découvrit cette isle fortunée, où régnoient les mœurs de l'âge d'or, il ne manqua pas de prendre possession de cette isle au nom de son maître. Il s'embarqua ensuite ramena un Taïtien, qui en 1770 fixa pendant huit jours la curiosité de Paris. On ne savoit pas alors qu'un François ému de la beauté du climat, de la candeur de ses habitans, plus encore des malheurs qui attendoient ce peuple innocent, s'étoit caché pendant que ses camarades s'embarquoient. À peine les vaisseaux furent-ils éloignés qu'il se présenta à la nation ; il l'assembla dans une vaste plaine lui tint ce langage.

« C'est parmi vous que je veux rester pour mon bonheur pour le vôtre. Recevez-moi comme un de vos freres. Vous allez voir que je le suis, car je prétends vous sauver du plus affreux désastre. Ô peuple heureux, qui vivez dans la simplicité de la nature! savez-vous quels malheurs vous menacent ? Ces étrangers si polis que vous avez reçus, que vous avez comblés de présens de caresses, que je trahis en ce moment, si c'est les trahir que de prévenir la ruine d'un peuple vertueux ; ces étrangers, mes compatriotes, vont bientôt revenir améneront avec eux tous les fléaux qui affligent les autres contrées. Ils vous feront connoître des poisons des maux que vous ignorez. Ils vous apporteront des fers, dans leur cruel raisonnement ils voudront vous prouver encore que c'est pour votre plus grand bien. Voyez cette pyramide élevée, elle atteste déja que cette terre est dans leur dépendance, comme marquée dans l'empire d'un souverain que vous ne connoissez pas même de nom. Vous êtes tous désignés pour recevoir des loix nouvelles. On fouillera votre sol, on dépouillera vos arbres fruitiers, on saisira vos personnes. Cette égalité précieuse, qui regne parmi vous, sera détruite. Peut-être le sang humain arrosera ces fleurs qui se courbent sous le poids de vos innocentes caresses. L'amour est le dieu de cette isle. Elle est consacrée, pour ainsi dire, à son culte. La haine la vengeance prendront sa place. Vous ignorez jusqu'à l'usage des armes ; on vous apprendra ce que c'est que la guerre, le meurtre l'esclavage... »

À ces mots ce peuple pâlit demeura consterné. C'est ainsi qu'une troupe d'enfans, qu'on interrompt dans leurs aimables jeux, palpitent d'effroi, lorsqu'une voix sévere leur annonce la fin du monde fait entrer dans leur jeune cerveau l'idée des calamités qu'ils ne soupçonnoient pas.

L'orateur reprit : « Peuples que j'aime qui m'avez attendri! Il est un moyen de vous conserver heureux libres. Que tout étranger qui débarquera sur cette rive fortunée soit immolé au bonheur du pays. L'arrêt est cruel ; mais l'amour de vos enfans de votre postérité doit vous faire chérir cette barbarie. Vous frémiriez bien plus, si je vous annonçois les horreurs que les Européens ont exercées contre les peuples qui, comme vous, avoient la foiblesse l'innocence pour partage. Garantissez-vous de l'air contagieux qui sort de leur bouche. Tout, jusqu'à leur sourire, est le signal des infortunes dont ils méditent de vous accabler ».

Les chefs de la nation s'assemblerent, d'une voix unanime décernerent l'autorité à ce François qui se rendoit le bienfaiteur de toute la nation, en la préservant des plus horribles calamités. La loi de mort contre tout étranger fut portée exécutée avec une rigueur vertueuse patriotique, comme elle fut exécutée jadis dans la Tauride, peut-être chez un peuple, selon les apparences, aussi innocent, mais jaloux de rompre toute communication avec des peuples ingénieux, mais en même tems tyranniques cruels.

On apprend que cette loi vient d'être abolie, parce que plusieurs expériences réitérées ont prouvé que l'Europe n'est plus l'ennemie des quatre autres parties du monde ; qu'elle n'attente point à la liberté paisible des nations qui sont loin d'elle ; qu'elle n'est plus jalouse à l'excès du despotisme honteux de ses souverains ; qu'elle ambitionne des amis, non des esclaves ; que ses vaisseaux vont chercher des exemples de mœurs simples vraies, non de viles richesses, c. c. c.

De Petersbourg le...

Le plus beau de tous les titres est celui de législateur. Un souverain est presque un Dieu pour une nation lorsqu'il lui donne des loix sages constantes. On répete encore avec transport le nom de l'auguste Catherine II ; on ne s'entretient plus de ses conquêtes de ses triomphes ; on parle de ses loix. Son ambition fut de dissiper les ténebres de l'ignorance, de substituer à des coutumes barbares des loix dictées par l'humanité. Plus heureuse, plus grande que Pierre le Grand, parce qu'elle fut plus humaine, elle s'apliqua, malgré tant d'exemples contraires, à faire de son peuple un peuple heureux florissant. Il le fut, malgré les orages publics domestiques qui battirent son trône l'ébranlerent. Son courage a sû raffermir une couronne que l'univers se plaisoit à voir sur son front. Il faut remonter dans l'antiquité la plus reculée, pour rencontrer un législateur qui ait eu autant de dignité de profondeur.---Les fers qui chargeoient le laboureur ont été brisés, il a levé la tête s'est vu avec joie au rang des hommes. L'artisan du luxe a cessé de voir sa profession plus lucrative plus honorable. Le génie de l'humanité a dit à tout le nord : Hommes! soyez libres, souvenez-vous, races futures, que c'est à une femme que vous devez ce que vous êtes.

Selon le dernier dénombrement des habitans de toutes les Russies, le relevé monte à quarante-cinq millions d'hommes. On n'en comptoit que quatorze en 1769. Mais la sagesse du législateur, son code humain, le trône de ses successeurs solidement affermi, parce qu'ils furent généreux populaires, tout a rendu la population égale à l'étendue de cet empire, plus vaste que celui des Romains, que celui d'Alexandre. La constitution du gouvernement n'est cependant plus militaire. Le souverain ne se dit plus autocrate , l'univers, en général, est trop éclairé pour admettre cette forme odieuse .

De Varsovie, le...

L'Anarchie la plus absurde, la plus outrageante aux droits de l'homme né libre, la plus accablante pour le peuple, ne trouble plus la Pologne. L'auguste Catherine II a jadis merveilleusement influé sur les affaires de ce royaume ; l'on se souvient avec reconnoissance, que c'est elle qui a rendu au paysan sa liberté personnelle la propriété de ses biens.

Le roi de Pologne est décédé à six heures du soir, son fils est paisiblement monté sur le trône le même jour ; il a reçu à cet effet l'hommage de tous les nobles palatins.

De Constantinople, le...

Ce fut un grand bonheur pour le monde, lorsque le Turc, au XVIII siecle, fut chassé de l'Europe. Tout ami du genre humain a applaudi à la chûte de cet empire funeste, où le monstre du despotisme étoit caressé par d'infâmes bachas, qui ne se prosternoient devant lui que pour le surpasser dans ses épouvantables vexations. Le fils, long-tems exilé, rentra dans l'héritage de ses peres, non humilié, mais triomphant, mais robuste en état de le cultiver. Les usurpateurs du trône des Constantins disparurent dans la boue de leurs antiques marais ; ces barrieres que la superstition, la tyrannie, son inséparable affreux collegue, avoient mises aux arts à la raison, depuis les rives de la Save du Danube jusques sur les bords de l'ancien Tanaïs, furent brisés par un peuple du Nord avec la main de fer qui les soutenoit. La philosophie reparut dans son premier sanctuaire, la patrie des Themistocles des Miltiades embrassa de nouveau la statue de la liberté. Elle s'éleva aussi fiere aussi grande que sous les beaux jours où elle brilloit avec tant d'éclat. Elle s'étendit dans son ancien domaine, l'on ne vit plus un Sardanapale, dormant du sommeil de la barbarie entre un visir un cordeau, tandis que ses vastes États languissans dépouillés étoient plongés dans le sommeil de la mort.

Le souffle vivifiant de la liberté les anime aujourd'hui. C'est un esprit créateur qui opère des prodiges inconnus aux nations esclaves. Les États du Grand Seigneur furent d'abord le partage de ses voisins ; mais deux siecles après ils ont formé une République que le commerce rend florissante formidable.

On a donné un bal masqué où étoit jadis le serrail. On y a servi les vins les plus exquis, toutes sortes de rafraîchissemens, avec une profusion qui ne déroboit rien à l'extrême délicatesse. Le lendemain on a représenté la tragédie de Mahomet dans la salle de spectacle, bâtie sur les débris de l'ancienne mosquée dite Ste Sophie.

De Rome , le...

L'Empereur d'Italie a reçu au capitole la visite de l'evêque de Rome, qui lui a porté très-respectueusement les vœux qu'il adresse au ciel pour la conservation de ses jours la prospérité de son Empire . Ensuite l'Évêque s'est retiré à pied, avec toute l'humilité d'un vrai serviteur de Dieu.

Tous les beaux monumens antiques qu'on a fouillés dans le Tibre, où ils étoient ensevelis depuis tant d'années, viennent d'être placés dans les différens quartiers de Rome : on a sû les retirer sans élever dans l'air aucune exhalaison dangereuse.

L'Évêque de Rome s'occupe toujours à donner un code de morale raisonnée touchante. Il publie le Catéchisme de la raison humaine. Il s'applique surtout à fournir un nouveau degré d'évidence aux vérités vraiment importantes à l'homme. Il tient registre de toutes les actions généreuses, illustres, charitables : il les publie en caractérisant chaque espèce de vertu. Juge des rois des nations par son ardent amour pour l'humanité, il règne par l'empire invincible que donne l'esprit de sagesse, de justice de vérité. Il concilie les différends des peuples : il les appaise. Ses bulles écrites en toutes sortes de langues n'annoncent point des dogmes obscurs, inutiles, semences de divisions éternelles ; mais parlent d'un Dieu, de sa présence universelle, d'une vie à venir, de la sublimité de la vertu. Le Chinois, le Japonois, l'habitant de Surinam, du Kamtschatka les lisent avec fruit.

De Naples, le...

L'Académie des belles-lettres de Naples a adjugé le prix au nommé ***. Le sujet étoit de déterminer au juste ce qu'étoient les Cardinaux dans le dix-huitième siécle ; les mœurs les idées de ces singuliers personnages ; ce qu'ils disoient, ce qu'ils faisoient dans la prison du conclave ; le moment précis où ils sont redevenus ce qu'ils étoient lors de l'enfance du Christianisme. L'auteur couronné a satisfait pleinement aux vues de l'Académie. Il a donné jusqu'à la description de la barette du chapeau rouge. Cette dissertation n'est pas moins divertissante que profonde.

On a représenté sur le théâtre de la foire la farce de St. Janvier, autrefois si sérieuse. On sait que le miracle de la liquéfaction de son sang se renouvelloit chaque année. On a parodié cette risible extravagance avec un sel qui a réjoui toute la nation.

Les trésors de notre Dame de Lorette , qui avoient servi à nourrir habiller les pauvres, viennent d'être appliqués à la construction d'un aqueduc, attendu qu'il n'y a plus de nécessiteux. On doit faire le même emploi des richesses de l'ancienne cathédrale de Tolède, détruite en dix-huit cent soixante-sept. Voyez à ce sujet les dissertations savantes de *** imprimées en 1999.

De Madrid, le...

Ordonnance que personne n'ait à se nommer Dominique, attendu que c'est ce barbare qui a jadis établi l'Inquisition . Ordonnance que le nom de Philippe II sera rayé de la liste des rois d'Espagne.

L'esprit laborieux de la nation se manifeste de jour en jour par des découvertes utiles dans tous les arts, l'Académie des Sciences vient de donner un nouveau systême de l'électricité, fondé sur plus de vingt mille expériences particulières.

De Londres, le...

Cette ville est trois fois plus grande qu'elle ne l'étoit au dix-huitième siécle, comme toute la force d'Angleterre peut résider, sans danger, dans sa capitale, parce que le commerce en est l'ame, que le commerce d'un peuple Républicain n'entraîne pas après lui les atteintes funestes qu'il porte aux monarchies, l'Angleterre a toujours suivi son ancien systême. Il est bon, parce que ce n'est point le monarque qui s'enrichit, mais les particuliers : de-là naît l'égalité qui empêche l'excessive opulence l'excessive misère.

L'Anglois est toujours le premier peuple de l'Europe : il jouit de l'ancienne gloire d'avoir montré à ses voisins le gouvernement qui convenoit à des hommes jaloux de leurs droits de leur bonheur.

On ne fait plus de processions pour la mémoire de Charles I ; l'on voit mieux en politique.

On vient d'ériger la nouvelle statue du protecteur Cromwell. On ne sauroit dire si le marbre dont elle est composée est blanc ou noir, tant il est mêlangé. Les assemblées du peuple se tiendront dorénavant en présence de cette statue, parce que le grand homme qu'elle représente est le véritable auteur de l'heureuse immuable constitution .

Les Écossois les Irlandois ont présenté requête au parlement, afin qu'il eût à abolir les noms d'Écosse d'Irlande, qu'ils ne fissent plus qu'un corps d'esprit de nom avec l'Angleterre, comme ils n'en font qu'un par le patriotisme qui les anime.

De Vienne, le...

L'Autriche, qui de tout tems est en possession de donner des Princesses charmantes à toute l'Europe, annonce qu'elle a sept beautés nubiles. Elles épouseront les Princes de la terre qui donneront le plus beau témoignage de la tendresse de leurs peuples.

De la Haye, le...

Ce peuple laborieux, qui a fait un jardin du terrain le plus ingrat le plus marécageux, qui a porté tous les trésors épars sur la terre dans un lieu où il ne croît pas un caillou, exerce constamment son étonnante industrie, montre à l'univers ce que peuvent le courage, la patience l'emploi du tems. Cet amour extrême de l'or n'est plus si vif. Cette République a sû devenir plus puissante en découvrant les pièges qui préparoient sourdement sa ruine. Elle a reconnu qu'il étoit plus facile de donner des digues à l'océan irrité, que de résister à un métal corrupteur ; aujourd'hui elle se défend aussi courageusement contre les atteintes du luxe, que contre les assauts de la mer.

De Paris, le...

Douze navires de six cent tonneaux sont arrivés en cette capitale y ont entretenu l'abondance. On y mange du poisson qu'on n'achète point dix fois sa valeur. Le nouveau lit de la Seine, creusé de Rouen à cette ville, exige quelques réparations. On a affecté à cette dépense un million demi tiré du trésor national. Cette somme suffira, parce qu'on ne se servira ni de régisseurs ni d'entrepreneurs.

Le luxe dévorateur, le luxe insolent, le luxe puéril, le luxe capricieux, le luxe extravagant ne règnent plus sur les bords de la Seine ; mais bien le luxe d'industrie, le luxe qui crée de nouvelles commodités, qui ajoute à l'aisance, ce luxe utile nécessaire, si facile à distinguer, qu'il ne faut pas confondre avec ce luxe d'ostentation d'orgueil qui insulte aux fortunes particulières , en même tems qu'il achève de les dissoudre par l'effet par l'exemple.

On a reblanchi la statue du célèbre Voltaire. C'est celle-là-même que les gens de lettres les plus distingués par leurs talens leur équité lui ont érigée de son vivant. Son pied droit, comme on sait, foule la face ignoble de F*** ; mais comme le mépris public a beaucoup défiguré la face de ce Zoïle, on voudroit réparer ce monument qui doit attester à tous les sots critiques la honte qui les attend. Comme on n'a point conservé le portrait du barbouilleur qui écrivoit un ouvrage périodique pour vivre, on demande quelle tête d'animal lâche, envieux malfaisant, on pourroit substituer à la sienne ?

Le Parisien a des notions distinctes sur le droit naturel, politique civil. Il ne s'imagine plus bêtement avoir donné en propriété à un autre homme sa personne ses biens. Il sait toujours proférer des bons mots, composer des chansons des vaudevilles ; mais il a appris en même tems à donner à ses plaisanteries un corps solide.

Je tournois, je retournois ma feuille volante. Je voulois y lire encore quelques curieux articles. J'y cherchois celui de Versailles, mes yeux avides ne le découvroient point. Le maître de la maison s'apperçut de mon embarras me demanda ce que je cherchois ? Ce qu'il y a de plus intéressant dans le monde, lui répondis-je ; les nouvelles du lieu où siége ordinairement la cour, l'article Versailles , enfin, si détaillé, si varié, si amusant dans la gazette de France . Il se mit à sourire me dit : « je ne sais ce qu'est devenue la gazette de France. La nôtre est celle de la vérité, l'on n'y commet jamais le péché d'omission. Le monarque réside au sein de la capitale. Il est là sous les regards de la multitude. Son oreille est toujours prête pour entendre ses cris. Il ne se cache point dans une espèce de désert, environné d'une foule d'esclaves dorés. Il demeure au centre de ses États, comme le soleil réside au milieu de l'univers. C'est un frein de plus qui le retient dans les bornes du devoir. Il n'a point d'autre organe pour apprendre ce qu'il doit savoir que cette voix universelle, qui perce directement jusqu'à son trône. Gêner cette voix seroit aller contre nos loix ; car le monarque est l'homme du peuple, le peuple ne lui appartient pas.

CHAPITRE XLIII. Oraison funèbre d'un paysan.

Curieux de voir ce qu'étoit devenu ce Versailles, où j'avois vu d'un côté la splendeur des rois étaler le plus haut degré de l'opulence, de l'autre une race de commis, scribes insolens, pousser l'impertinente paresse aussi loin qu'elle pouvoit monter, je révai, comme Josué, que j'arrêtois le cours du soleil ; il penchoit vers son déclin, il s'arrêta à ma prière comme au tems de ce général Juif, mon intention, je pense, étoit meilleure que la sienne.

J'étois déja dans la campagne, porté dans une voiture, laquelle n'étoit pas un pot-de-chambre . Il fallut faire un détour, parce que la grande route étoit changée.

En passant par un village je vis une troupe de paysans, les yeux baissés humides de larmes, qui entroient dans un temple. Ce spectacle me frappa. Je fis arrêter ma voiture je les suivis. Je vis au milieu de la nef un vieillard décédé en habit de paysan, dont les cheveux blancs pendoient jusqu'à terre. Le pasteur du lieu monta sur une petite estrade, dit à la troupe assemblée,

Citoyens,

« L'homme que vous voyez a été pendant quatre-vingt-dix ans le bienfaiteur des hommes. Il est né fils de laboureur, dès l'enfance ses mains foibles ont essayé de soulever le soc de la charrue. Il suivoit son père dans les sillons, lorsqu'à peine son pied pouvoit les franchir. Dès que l'âge lui eut donné les forces après lesquelles il soupiroit, il a dit à son père : reposez-vous ; depuis, chaque soleil l'a vu labourer, semer, planter, recueillir. Il a défriché plus de deux mille arpens de terre. Il a planté la vigne dans tous ses environs ; vous lui devez les arbres fruitiers qui nourrissent ce hameau, l'ombrage qui le couronne. Ce n'étoit point l'avarice qui le rendoit infatiguable ; c'étoit l'amour du travail pour lequel il disoit que l'homme étoit né, l'idée sainte grande que Dieu le regardoit cultivant la terre pour nourrir ses enfans.

« Il s'est marié, il a eu vingt-cinq enfans. Il les a tous formés au travail à la vertu, tous ses enfans sont d'honnêtes gens. Il leur a donné de jeunes épouses qu'il a conduites lui-même en souriant à l'autel du bonheur. Tous ses petits enfans ont été élevés dans sa maison ; vous savez quelle joie pure, inaltérable, habitoit sur leur front. Tous ces frères s'aiment entre eux, parce qu'il aimoit lui-même qu'il leur a fait sentir qu'il étoit doux de s'aimer.

« Aux jours de fêtes, il étoit le premier à faire résonner les instrumens champêtres ; son regard, sa voix, son geste, vous le savez, étoient le signal de l'allégresse universelle. Vous n'avez pas oublié sa gaieté, vive émanation d'une ame pure, ses paroles pleines de sens de sel ; ayant le don d'exercer une raillerie ingénieuse, il n'a jamais offensé. À qui a-t-il refusé de rendre quelque service ? En quelle occasion s'est-il jamais montré insensible au malheur public ou particulier ? Quand a-t-il été indifférent lorsqu'il s'agissoit de la patrie ? Son cœur étoit à elle : son image étoit l'ame de ses entretiens ; il ne parloit que pour sa prospérité ; il chérissoit l'ordre par le sentiment intime qu'il avoit de la vertu.

« Vous l'avez vu, lorsque l'âge avoit courbé son corps, que ses jambes étoient déja chancelantes ; vous l'avez vu monter au sommet des montagnes distribuer les leçons d'expérience aux jeunes agriculteurs. Sa mémoire étoit le sûr dépôt des observations faites pendant quatre-vingts années consécutives sur la variété des diverses saisons. Tel arbre planté de ses mains, dans telle ou telle année, lui rappelloit la faveur ou le couroux du ciel. Il savoit par cœur ce que les hommes oublient ; les morts, les récoltes abondantes, les legs faits aux pauvres. Il étoit doué comme d'un esprit prophétique, lorsqu'il méditoit au clair de la lune, il savoit de quelle semence il devoit enrichir le jardin potager. La veille de sa mort il a dit : mes enfans, j'approche de l'Être, auteur de tout bien, que j'ai toujours adoré en qui j'espère : émondez demain vos poiriers, qu'au coucher du soleil on m'enterre à la tête de mon champ.

« Vous allez l'y placer, enfans qui devez l'imiter ; mais avant d'ensevelir ces cheveux blancs qui de loin imprimoient le respect attiroient la jeunesse, voyez ses mains honorables, chargées de durillons ; voilà l'auguste empreinte de ses longs travaux »!

Alors l'orateur prit une de ses mains glacées l'éleva. Elle avoit acquis un double volume sous l'exercice journalier de la béche, sembloit avoir été invulnérable au piquant des ronces au tranchant des cailloux.

L'orateur baisa respectueusement cette main vénérable, chacun suivit son exemple.

Ses enfans le portèrent sur trois javelles de bled, l'enterrèrent, comme il l'avoit désiré, mirent sur sa tombe, sa serpe, sa béche le soc d'une charrue.

Ah, m'écriai-je, si les hommes célébrés par Bossuet, Fléchier, Mascaron, Neuville, avoient eu la centième partie des vertus de cet agriculteur, je leur pardonnerois leur éloquence pompeuse futile.

CHAPITRE XLIV. Versailles.

J'arrive, je cherche des yeux ce palais superbe d'où partoient les destinées de plusieurs nations. Quelle surprise! Je n'apperçus que des débris, des murs entr'ouverts, des statues mutilées ; quelques portiques à moitié renversés laissoient entrevoir une idée confuse de son antique magnificence : je marchois sur ces ruines, lorsque je fis rencontre d'un vieillard assis sur le chapiteau d'une colonne. « Oh! lui dis-je, qu'est devenu ce vaste palais ?---Il est tombé!---Comment ?---Il s'est écroulé sur lui-même. Un homme dans son orgueil impatient a voulu forcer ici la nature ; il a précipité édifices sur édifices ; avide de jouir dans sa volonté capricieuse, il a fatigué ses sujets. Ici est venu s'engloutir tout l'argent du royaume. Ici a coulé un fleuve de larmes pour composer ces bassins dont il ne reste aucuns vestiges. Voilà ce qui subsiste de ce colosse qu'un million de mains ont élevé avec tant d'efforts douloureux. Ce palais péchoit par ses fondemens ; il étoit l'image de la grandeur de celui qui l'a bâti . Les rois, ses successeurs, ont été obligés de fuir, de peur d'être écrasés. Puissent ces ruines crier à tous les souverains, que ceux qui abusent d'une puissance momentanée ne font que dévoiler leur foiblesse à la génération suivante... À ces mots il versoit un torrent de larmes, regardoit le ciel d'un air contrit.---Pourquoi pleurez-vous, lui dis-je ? Tout le monde est heureux, ces débris n'annoncent rien moins que la misère publique ? ... Il éleva sa voix dit : « Ah! Malheureux! Sachez que je suis ce Louis XIV, qui a bâti ce triste palais. La justice divine a rallumé le flambeau de mes jours pour me faire contempler de plus près mon déplorable ouvrage... Que les monumens de l'orgueil sont fragiles!... Je pleure je pleurerai toujours... Ah! que n'ai-je sû ... » J'allois l'interroger lui-même, lorsqu'une des couleuvres dont ce séjour étoit encore rempli, s'élançant du tronçon d'une colonne autour de laquelle elle étoit repliée, me piqua au col, je m'éveillai.

FIN.

AVIS DES ÉDITEURS

L'auteur ayant trouvé à propos de faire des changemens considérables dans le chapitre vingt-huitième à la page 207 suivantes jusqu'à la fin de ce chapitre qui traite de la Bibliothèque du Roi, nous avons crû que le lecteur nous sauroit gré de lui remettre sous les yeux ce qui en a été supprimé, pour qu'il puisse aisément comparer l'un avec l'autre.

Je tombai sur un Voltaire. Ô ciel! m'écriai-je, qu'il a perdu de son embonpoint! Où sont ces vingt-six volumes in quarto , émanés de sa plume brillante, intarissable ? Si ce célèbre écrivain revenoit au monde, qu'il seroit étonné! --- Nous avons été obligés d'en brûler une bonne partie, me répondit-on. Vous savez que ce beau génie a payé un tribu un peu fort à la foiblesse humaine. Il précipitoit les idées ne leur donnoit pas le tems de mûrir. Il préféroit tout ce qui avoit un caractere de hardiesse à la lente discussion de la vérité. Rarement aussi avoit-il de la profondeur. C'étoit une hirondelle rapide, qui frisoit avec grace et légéreté la surface d'un large fleuve, qui buvoit, qui humectoit en courant : il faisoit du génie avec de l'esprit. On ne peut lui refuser la premiere, la plus noble, la plus grande des vertus, l'amour de l'humanité. Il a coombattu avec chaleur pour les intérêts de l'homme. Il a détesté, il a flétri la persécution, les tyrans de toute espece. Il a mis sur la scene la morale raisonnée touchante. Il a peint l'héroïsme sous ses véritables traits. Il a été enfin le plus grand poëte des François. Nous avons conservé son poëme, quoique le plan en soit mesquin ; mais le nom de Henri IV le rendra immortel. Nous sommes surtout idolâtres de ses belles tragédies, où règne un pinceau si facile, si varié, si vrai. Nous avons conservé tous les morceaux de prose où il n'est pas bouffon, dur ou mauvais plaisant . Mais vous savez que vers les quinze dernieres années de sa vie, il ne lui restoit plus que quelques idées qu'il représentoit sous cent faces diverses. Il rabachoit perpétuellement la même chose. Il livroit le combat à des gens qu'il auroit dû mépriser en silence. Il a eu le malheur d'écrire des injures plates grossieres contre J. J. Rousseau , une fureur jalouse l'égaroit tellement alors qu'il écrivoit sans esprit. Nous avons été obligés de brûler ces misères, qui l'eurent infailliblement deshonoré dans la postérité la plus reculée. Jaloux de sa gloire plus qu'il ne le fut, pour conserver le grand homme nous avons détruit la moitié de lui-même.

Messieurs, je suis charmé, édifié, de trouver ici J. J. Rousseau tout entier. Quel livre que cet Émile! Quelle ame sensible répandue dans ce beau roman de la nouvelle Héloïse! Que d'idées fortes, étendues politiques dans les lettres de la Montagne! Quelle fierté, quelle vigueur dans ses autres productions! Comme il pense, comme il fait penser! Tout me paroît digne d'être lu. --- Nous en avons jugé ainsi, reprit le bibliothécaire. L'orgueil étoit bien petit bien cruel dans votre siècle, ajouta-t-il : vous ne l'avez pas entendu, en vérité ; la frivolité de votre esprit ne s'est pas donné la peine de le suivre : il avoit quelque raison de vous dédaigner. Vos philosophes eux-mêmes ont été peuples... Mais je crois que nous sommes d'accord sur ce philosophe ; nous nous entendons, il est inutile d'en dire davantage.

En dérangeant les livres de la derniere armoire, je revus avec plaisir plusieurs ouvrages jadis chers à ma nation : l'Esprit des Loix, l'Histoire Naturelle, le livre de l'Esprit commenté en quelques endroits. On n'avoit pas oublié l'Ami des hommes, le Bélisaire, les Œuvres de Linguet, ni les Discours éloquens de Thomas, de St. Servan, de Dupaty, de Le Tourneur, les entretiens de Phocion. Je reconnus les ouvrages nombreux philosophiques que le siecle de Louis XV avoit produits . On avoit refait l'Encyclopédie sur un plan plus heureux. Au lieu de ce misérable goût de réduire tout en dictionnaire, c'est-à-dire, de hacher la science par morceaux, on avoit présenté chaque art en entier. On embrassoit d'un coup d'œil leurs différentes parties : c'étoient des tableaux vastes et précis qui se succédoient avec ordre ; ils étoient liés entre eux par le fil d'une méthode intéressant simple. Tout ce qu'on avoit écrit contre la religion chrétienne avoit été brûlé comme livres devenus absolument inutiles.

Je demandai les historiens, le bibliothécaire me dit : ce sont en partie nos peintres qui se sont chargés de cet emploi. Les faits ont une certitude physique, qui est du ressort de leur pinceau. Qu'est-ce que l'histoire ? Ce n'est au fond que la science des faits. Les réflexions, les raisonnemens sont de l'historien non de la chose même ; mais aussi les faits sont innombrables. Que de bruits populaires! de fables surannées! de détails sans fin! Les affaires de chaque siecle sont les plus intéressantes de toutes pour les contemporains, dans tous les siécles ce sont les seules qu'ils n'ont pu approfondir.

On a écrit laborieusement des faits antiques, étrangers, tandis que l'on détournoit son attention des faits présens. L'esprit de conjecture brille aux dépens de l'exactitude. Les hommes ont si peu connu leur foiblesse, que plusieurs ont osé entreprendre des histoires universelles ; plus insensés que ces bons Indiens qui donnoient du moins quatre éléphans pour base au monde physique. Enfin l'histoire a été si défigurée, si hérissée de mensonges, de réflexions puériles, que le roman devant tout esprit sensé a paru trouver grace en comparaison de ces histoires, où, comme sur une mer sans rives, on naviguoit sans boussole

Nous avons fait un rapide extrait, peignant les siécles à grands traits, ne montrant que les personnages qui ont véritablement influé sur le destin des empires . Nous avons omis ces règnes où l'on ne voit que des batailles des exemples de fureur. Il a fallu les taire, ne présenter que ce qui pouvoit faire l'honneur de l'homme. Il est peut-être dangereux de tenir registre de tous les excès où s'est porté le crime. Le nombre des coupables semble servir d'excuse ; moins on voit d'attentats, moins on est tenté d'en commettre. Nous avons traité la nature humaine, comme ce fils respectueux qui craignit de faire rougir son pere, qui couvrit d'un voile les désordres de l'ivresse.

Je m'approchain du bibliothécaire, je lui demandai tout bas à l'oreille l'histoire du siécle de Louis XV pour servir de suivre au siécle de Louis XIV de Voltaire. Cette histoire avoit été composée dans le vingtieme siécle. Je n'en lus jamais de plus curieuse, de plus étonnante, de plus singuliere. L'historien, en faveur de la bizarrerie des circonstance, n'avoit sacrifié aucun détail. Ma curiosité, mon étonnement redoubloient à chaque page. J'appris à réformer plusieurs de mes idées, je compris que le siécle où l'on vit est pour nous le siécle le plus reculé. Je ris, j'admirai beaucoup ; mais je pleurai pour le moins tout autant... Je n'en puis dire ici davantage : les événements actuels sont comme ces pâtés qui ne deviennent bons à manger que lorsqu'ils sont refroidis .

Le monde n'auroit-il été fait qu'en faveur d'un si petit nombre d'hommes qui couvrent actuellement la face de la terre ? Que sont tous les êtres qui ont existé en comparaison de tous ce que Dieux peut créer ? D'autres générations viendront occuper la place que nous occupons ; elle paroîtroit sur le même théâtre ; elles verront le même soleil, nous pousseront si avant dans l'antiquité qu'il ne restera de nous ni trace, ni vestige, ni mémoire. Tout le Royaume est dans Paris. Le Royaume ressemble à un enfant rachitique. Tous les sucs montent à la tête la grossissent. Ces sortes d'enfans ont plus d'esprit que les autres, mais le reste du corps est diaphane exténué. L'enfant spirituel ne vit pas longtems. Quelque chose de plus étonnant encore, c'est la manière dont il subsiste. Il n'est pas rare de voir un homme qui ne sauroit vivre avec cent mille livres de rente, emprunter de l'argent à un autre qui est à son aise avec cent pistoles. Premiers habitans de la terre, auriez-vous jamais pensé qu'il existeroit un jour une ville où l'on marcheroit impitoyablement sur les infortunés pietons, à tant par jambes par bras ? Les Innocens servent de cimetière à 22 paroisses de Paris. On y enterre des morts depuis mille ans. On auroit dû les placer bien loin hors des murs. Qu'a-t-on fait ? On les a mis au centre de la ville, dans la crainte apparemment qu'ils ne fussent pas assez fréquentés, on les a entourés de boutiques de marchands. C'est un tombeau toujours ouvert, toujours rempli, toujours vuides. Nos petites-maîtresses vont prendre sur les ossemens pourris d'un milliard de morts la mesure de leurs pompons de leurs autres colifichets. Il y a une diférence essentielle entre les comédiens François, les comédiens Italiens. Les premiers se croient de la meilleure foi du monde des gens de mérite ; ils sont insolens. Les seconds sont intéressés ne visent qu'à l'argent. Les uns par amour propre veulent maîtriser le goût du public ; les autres tâchent de s'y conformer par avarice. Si vous exceptez les financiers qui sont durs impolis tout ensemble, le reste des riches n'a que l'un de ces deux défauts ; ou ils vous laissent mourir de faim poliment, ou ils vous donnent brusquement quelque secours. Autrefois on n'aidait point l'homme vertueux, mais on l'estimoit au moins. Aujourd'hui, ce n'est plus cela. Je me rapelle la réponse d'une Princesse à son Intendant. Elle lui donnoit six cent livres de gages, il se plaignait de n'être point assez payé. Comment faisoit donc votre prédécesseur, lui dit-elle ? il n'est demeuré que dix ans à mon service, il s'est retiré avec vingt mille livres de rente. Madame, il vous voloit, répondit L'Intendant ; Eh bien, Monsieur, repliqua la Princesse, volez-moi. Dans ce torrent de modes, de fantaisies, d'amusemens, dont aucun ne dure, dont l'un détruit l'autre, l'ame des grands perd jusqu'à la force de jouir, devient aussi incapable de sentir le grand le beau que de le produire. Il n'est aucun établissement en France qui ne tende au détriment de la nation. Malheur à l'écrivain qui flatte son siécle achève de l'assoupir, qui le berce de l'histoire de ses héros antiques des vertus qu'il n'a plus, pallie le mal qui le mine le dévore, tel qu'un charlatan adroit courtisan lui insinue qu'il porte un front rayonnant de santé, tandis que la gangrene va opérer la dissolution de ses membres. L'écrivain courageux ne profère point ce dangereux mensonge ; il s'écrie ; ô mes concitoyens! non, vous ne ressemblez pas à vos pères : vous êtes polis cruels, vous n'avez que les aparences de l'humanité ; lâches fourbes, vous n'avez pas même le courage des grands forfaits, vos crimes sont petits, comme vous. Il n'est que d'avoir l'imagination fortement frappée d'un objet, pour se le retracer pendant la nuit. Il y a des choses étonnantes dans les rêves. Celui-ci, comme on le verra par la suite, est assez bien conditionné. Cet ouvrage a été commencé en 1768. Les cris de Paris forment un langage particulier dont il faut avoir la grammaire. Si j'écrivois l'histoire de France, je m'étendrois avec une complaisance marqué sur la chapitre des chapeaux. Ce morceau, traité avec soin, seroit curieux et intéressant ; j'y ferois contraster l'Angleterre la France, l'une prendroit un petit chapeau, quand l'autre en prendroit un grand ; celle-ci en quitteroit un grand, quand celle-là en quitteroit un petit. S'il me prenoit fantaisie de donner un traité sur l'art de la frisure, dans quel etonnement je jetterois les lecteurs, en leur prouvant qu'il y a trois ou quatre cent manières de tordre les cheveux d'un honnête homme. Oh! que les arts ont de profondeur, qui peut se vanter de les parcourir en détail! Je n'aime point que l'on crie contre nos cols ; il nous servent plus qu'on ne l'imagine. Les veilles, la bonne chère, quelques autres excès, nous rendent pâles ; nos cols, en nous étranglant un peu, réparent ce défaut, nous redonnent des couleurs. Charles VII Roi de France, se trouvant à Bourges, se fit faire une paire de bottes ; mais comme on les lui essayoit, l'Intendant entra dit au bottier : remportez votre marchandise, nous ne pourrions vous payer ces bottes de quelque tems, Sa Majesté peut encore aller un mois avec les vieilles. Le Roi approuva l'Intendant, il méritoit d'avoir un pareil homme à son service. Que pensera en lisant ceci le jeune drôle qui se laisse chausser, riant en lui-même d'avoir encore trouvé un pauvre ouvrier à tromper ; il méprise l'homme qui lui met des souliers aux pieds qu'il ne paye point, court prodiguer l'or dans les aziles de la débauche du crime. Que la bassesse de son ame n'est-elle gravée sur son front, sur ce front qui ne rougit pas de se détourner à chaque coin de rue pour éviter l'œil d'un créancier! Si tous ceux auxquels il doit les vêtemens qu'il porte l'arrêtoient dans un carrefour, reprenoient ce qui leur appartient, que lui resteroit-il pour se couvrir ? Je voudrois que sur le pavé de Paris chaque homme vêtu d'un habit au-dessus de son état fût forcé, sous des peines sévères, de porter dans sa poche la quittance de son tailleur. Celui qui a en main la milice d'un État, celui qui a en main les finances, est despote dans toute la force du terme, s'il n'achève pas de tout courber, c'est qu'il ne convient pas toujours à ses intérêts d'user de sa toute-puissance. L'étranger ne conçoit guères ce qui occasionne en France ce mouvement perpétuel des hommes, qui du matin au soir sont hors de leurs maisons, souvent sans affaires, dans une agitation incompréhensible. Rien de plus comique que de voir sur un pont une file de carosses qui s'embarassent les uns dans les autres. Les maîtres regardent s'impatientent, les cochers se lèvent sur leurs sièges jurent. Ce coup d'œil venge un peu les malheureux piétons. On a vu six chevaux magnifiquement enharnachés ; ils étoient attelés à un carosse superbe : on se rangeoit en deux hayes pour le voir passer. Les artisans ôtoient leur bonnet, c'étoit une catin qu'ils avoient saluée. On a comparé avec raison les sots opulens qui entretiennent une foule de valets à des cloportes, ils ont beaucoup de pieds, leur marche est fort lente. Chez les anciens la vanité des hommes consistoit à tirer leur origine des Dieux ; on faisoit tous ses efforts pour être neveu de Neptune, petit-fils de Vénus, cousin-germain de Mars : d'autres, plus modestes, se contentoient de descendre d'un fleuve, d'une nymphe, d'une nayade. Nos fous modernes ont une extravagance plus triste ; ils cherchent à descendre, non d'ayeux célèbres, mais bien anciennement obscurs. Il est étonnant que l'on n'accorde aucune récompense à l'homme qui sauve la vie à un citoyen. Une ordonnance de police donne dix écus au bâtelier qui retire un noyé de la rivière, mais le bâtelier qui sauve la vie à un homme en danger n'a rien. Quand l'extrême cupidité remue tous les cœurs, l'entousiasme de la vertu disparoit, le gouvernement ne peut plus récompenser que par des sommes immenses ceux qu'il récompensoit par de légères marques d'honneur. Leçon à tous les Monarques de créer une monnoie qui illustre ; mais elle n'aura cours que lorsque les ames sentiront vivement ce noble aiguillon. Des milliers d'hommes qui viennent se réunir sur le même point, qui habitent des maisons à sept étages, qui s'entassent, dans des rues étroites, qui rongent qui dessechent un sol déja épuisé, tandis que la nature leur ouvroit de tout côté ses vastes riantes campagnes, présentent un spectacle bien étonnant à l'œil du Philosophe. Les riches s'y rendent pour multiplier leur puissance, defendre l'abus de leur puissance par leur puissance même. Les petits fourbent, flattent se vendent. On pend ceux qui echouent ; les autres deviennent des importans. On sent que dans ce conflit perpetuel barbare d'intérêt, on ne doit plus guere connoitre les devoirs de l'homme du citoyen. C'est ce que j'ai vu, c'est ce que je défère publiquement aux magistrats, qui doivent plus veiller à la conservation d'un homme qu'aux apprêts de vingt fêtes publiques. Les maisons des traitans ceignent pour la plupart les statues de nos Rois. Il ne peuvent même après leur mort éviter le cercle des frippons! Louis XIV disoit que de tous les gouvernements du monde celui du Grand Turc lui plaisoit davantage. On ne pouvoit être à la fois, plus orgueilleux plus ignorant. Refuser l'entrée de ce jardin au petit peuple me semble une insulte gratuite ; d'autant plus grande qu'il ne la sent pas. Il n'y a qu'en France où l'art de se taire n'est point un mérite. Vous reconnoîtrez moins un François à son visage à son accent qu'à la légéreté qu'il a de parler de prononcer sur-tout ; jamais il n'a sû dire Je ne me connois à cela . Six mille malheureux sont entassés dans les salles de l'Hôtel-Dieu, où l'air ne circule point. Le bras de la riviére qui coule auprès, reçoit toutes les immondices, cette eau qui contient tous les germes de la corruption, abreuve la moitié de la ville. Dans le bras de la rivière, qui baigne le quai Pelletier, entre les deux ponts, nombre de teinturiers répandent leur teinture trois fois par semaine. J'ai vu l'eau en conserver une couleur noire pendant plus de six heures. L'arche qui compose le quai de Gevres est un foyer pestilentiel. Toute cette partie de ville boit une eau infecte, respire un air empoisonné. L'argent qu'on prodigue en fusées volantes, suffiroit à la cessation d'un tel fléau. Un jour je me suis promené seul à pas lents dans les salles de l'Hôtel-Dieu de Paris. Quel lieu plus propre à méditer sur l'homme. J'ai vu l'avarice inhumaine décorée du nom de charité publique. J'ai vu des moribonds plus pressés qu'ils ne devaient l'être dans le tombeau, confondre leur halaine, précipiter le trépas des tristes compagnons de leur misere. J'ai vu la douleur les larmes n'attendrir personne ; le glaive de la mort frapper à droite à gauche sans élever aucun gémissement : on eût dit qu'il abattoit des vils animaux dans un séjour de carnage. J'ai vu des hommes endurcis à ce spectacle, s'étonner que l'on pût y être sensible. Deux jours après je me suis trouvé à la salle de l'opéra. Quel spectacle dispendieux! Décorations, acteurs, musiciens, on n'avoit rien épargné pour rendre le coup d'œil magnifique. Mais que dira la postérité, lorsqu'elle saura que la même ville enfermoit deux endroits aussi différens ? Hélas! comment peuvent-ils reposer sur le même sol! L'un n'exclud-t-il pas nécessairement l'autre ? Depuis ce jour l'Académie Royale de Musique contriste mon ame ; au premier coup d'archet j'ai sous les yeux le lit dégoûtant des pauvres malades. Il y a à Bicêtre une salle qu'on nomme la salle de force ; c'est une image de l'enfer. Six cent malheureux, pressés les uns les autres, opprimés de leur misère, de leur infortune, de leur haleine mutuelle, de la vermine qui les ronge, de leur désespoir, d'un ennui plus cruel encore, vivent dans la fermentation d'une rage étouffée. C'est le supplice de Mezence mille fois multiplié. Les magistrats sont sourds aux reclamations de ces infortunés. On en a vu qui ont commis des homicides sur les géoliers, les chirurgiens, ou les prêtres qui les visitoient, dans la seule vue de sortir de ce lieu d'horreur, de reposer plus librement sur la roue de l'échaffaud. On a raison d'avancer que la mort seroit une moindre barbarie que celle que l'on exerce contre eux. Ô cruels magistrats, hommes de fer, hommes indignes de ce nom, vous outragez l'humanité plus qu'ils ne l'ont outragés eux-mêmes! Jamais les brigands dans leur ferocité n'ont égalé la vôtre. Osez être plus inhumains, avec une justice moins lente : faites brûler vif ce troupeau malheureux ; vous vous épargnerez la peine d'étendre votre vigilance sur leur horrible esclavage. Vous ne paroissez que pour le redoubler. Quoi ? on pourroit leur mettre un boulet de cent livres aux pieds, les faire travailler en plein champ. Mais, non ; il est des victimes d'un despotisme arbitraire qu'on veut dérober à tous les regards... J'entends. Eh! oui, magistrats, c'est votre ignorance, c'est votre paresse, c'est votre précipitation qui cause le désespoir du pauvre. Vous l'emprisonnez pour une vêtille, vous le couchez à côté d'un scélérat, vous aigrissez, vous empoisonnez son ame, vous l'oubliez dans la foule des malheureux ; mais lui se souvient de votre injustice : comme vous n'avez point mis de proportion entre le délit la punition, il vous imitera, tout lui deviendra égal. J'aurai satisfait mon cœur la justice en dénonçant cet attentat contre l'humanité, attentat horrible qu'on aura peine à croire ; mais, hélas, il subsiste encore. Presque toutes les villes renferment dans leur sein des magazins à poudre. Le tonnerre mille autres accidens imprévus, inconnus même, peuvent y mettre le feu. Mille exemples terribles (chose incroyable!) n'ont pû corriger jusqu'ici l'espèce humaine. Deux mille cinq cent hommes ensevelis récemment sous des ruines dans la ville de Brescia, rendront peut-être les gouvernemens attentifs à un fleau, ouvrage de leurs mains, qu'il leur seroit si facile de nous éviter. Quand un Ministre d'État malverse ou met la Monarchie en danger, lorsqu'un Général d'Armée verse le sang des sujets mal-à-propos perd honteusement une bataille, son châtiment est tout prêt, on lui défend de revoir le visage du Monarque. Ainsi des délits qui perdent une Nation entiere, sont punis comme des bagatelles. Tout cet amas de réglemens frivoles, bizarres ; toute cette police si recherchée n'est propre à en imposer qu'à ceux qui n'ont jamais médité sur le cœur de l'homme. Cette sevérité déplacée produit une subordination odieuse, donc les liens sont mal assurés. Nous n'avons pas encore eu un Juvenal. Eh ? quel siecle l'a mieux mérité ? Juvenal n'étoit pas un satyrique égoïste, comme ce flatteur d'Horace ce plat Boileau. C'étoit une ame forte, profondement indignée du vice, lui livrant la guerre, le poursuivant sous la pourpre. Qui osera se saisir de cet emploi sublime généreux ? Qui sera assez courageux pour rendre l'ame avec la vérité, dire à son siecle : Je te laisse le testament que m'a dicté la vertu, lis rougis : c'est ainsi que je te fais mes adieux . Rien n'est plus vrai, tel prône d'un curé de campagne est plus solidement utile que tel livre ingénieux rempli de vérités de sophismes. Tout est démonstratif dans la théorie ; l'erreur elle-même a sa géométrie. Ceci équivaut à une démonstration géométrique. Dans un drame intitulé : Les noces d'un fils de roi , un ministre de la justice, scélérat de cour, dit à son valet, en parlant des écrivains philosophes : mon ami, ces gens-là sont pernicieux. On ne peut se permettre la moindre injustice sans qu'ils la remarquent. C'est en vain qu'un masque adroit dérobe notre vrai visage aux regards les plus perçans. Ces hommes, en passant, ont l'air de vous dire : je te connois. --- Messieurs les Philosophes, j'espere vous apprendre qu'il est dangereux de connoître un homme de ma sorte : je ne veux pas être connu. La moitié des censeurs dits royaux, sont des gens qu'on ne peut compter parmi les Littérateurs, même de la derniere classe ; l'on peut dire d'eux, à la lettre, qu'ils ne savent point lire. Cicéron se demandoit souvent à lui-même ce qu'on diroit de lui après sa mort ? L'homme qui ne fait aucun cas d'une bonne réputation, négligera les moyens de l'acquérir. Je voudrois bien que l'auteur eût nommé sur quelles têtes marcheront Rousseau Voltaire ceux dont les noms s'unissent à ces grands noms. Il se trouvera sûrement des têtes mitrées non mitrées qui ne seront pas à leur aise ; mais chacun son tour. On veut parler ici de l'auteur d'Émile, non de ce poëte empoulé, vuide d'idées qui n'a eu que le talent d'arranger des mots de leur donner quelquefois une pompe imposante, mais qui cachoit ainsi la stérilité de son ame la froideur de son génie. Au lieu de nous donner des dissertations sur la tête d'Anubis, sur Osiris mille rapsodies inutiles, pourquoi les académiciens de l'académie Royale des inscriptions n'occupent-ils leur tems à nous donner des traductions des ouvrages grecs ? Eux qui se vantent de les entendre. Demosthéne est à peine connu. Cela vaudroit mieux que d'examiner quelle sorte d'épingle les femmes romaines portoient sur leur tête, la forme de leur collier, si les agraffes de leur robe étoient rondes ou ovales. L'imprimerie étoit connue depuis peu à Paris, lorsque quelqu'un entreprit de faire imprimer les Élémens d'Euclide ; mais comme il y entre, comme chacun sait, des cercles, des quarrés, des triangles toutes sortes de lignes, un ouvrier de l'imprimeur crut que c'étoit un livre de sorcellerie, propre à évoquer le diable, qui pourroit l'emporter au milieu de son travail. Cependant le maître insistoit ; ce malheureux imbécile s'imagina qu'on avoit machiné sa perte, sa tête fut tellement frappée que n'écoutant ni raison, ni confesseur, il mourut d'effroi quelques jours après. Depuis Pharamond jusqu'à Henri IV, à peine compte-t-on deux rois, je ne dis pas qui ayent sû règner, mais qui ayent sû mettre dans l'administration publique le bon sens qu'un particulier employe dans l'économie de sa maison. La scene change, il est vrai, dans l'histoire, mais le plus souvent pour amener de nouveaux malheurs ; car avec les rois c'est une chaîne indissoluble de calamités. Un roi à son avenement au trône, croiroit ne pas règner s'il suivoit les anciens plans. Il faut abimer les anciens systêmes qui ont coûté tant de sang, en établir de nouveaux ; ils ne s'accordent pas avec les premiers, ne deviennent pas moins préjudiciables que ceux-ci étoient nuisibles. Ô cruel Richelieu, triste auteur de tous nos maux, que je te hais! Que ton nom afflige mon oreille! Après avoir détrôné Louis XIII, tu as établi le despotisme en France. Depuis ce tems la nation n'a rien fait de grand : car que peut-on attendre d'un peuple composé d'esclaves! Il ne faut point ici confondre les moralistes avec les théologiens : lesmoralistes sont les bienfaiteurs du genre humain ; les Théologiens en sont l'opprobre le fléau. Descendons en nous-mêmes, interrogeons notre ame, demandons-lui de qui elle tient le sentiment la pensée ? Elle nous révélera son heureuse dépendance, elle nous attestera cette intelligence suprême, dont elle n'est qu'une foible émanation. Lorsqu'elle se replie sur elle-même, elle ne peut se dérober à ce Dieu dont elle est la fille l'image ; elle ne peut méconnoître sa céleste origine. C'est une vérité de sentiment qui a été commune à tous les peuples. L'homme sensible sera ému du spectacle de la nature, reconnoîtra sans peine un Dieu bienfaisant qui nous réserve d'autres largesses. L'homme insensible ne mêlera point à nos louanges le cantique de son admiration. Le cœur qui n'aima point, fut le premier athée. Il consistoit alors en quelques boëtes de dragées ou de confitures seches : Aujourd'hui il faut remplir ces mêmes boëtes en espèces d'or. Tels sont les goûts friands de ces augustes sénateurs, pères de la patrie. On a brûlé à Paris secrettement une édition entière du code de Catherine II. J'en conserve un exemplaire, échappé par hazard des flammes. La bonne farce à représenter que le tableau de nos ministres! Celui-ci entre dans le ministère à l'aide de quelques vers galant ; celui-là, après avoir fait allumer des lanternes passe aux vaisseaux, croit que les vaisseaux se font comme des lanternes : un autre, lorsque son père tient encore l'aune, gouverne les finances, Il sembleroit qu'il y ait une gageure pour mettre à la tête des affaires des gens qui n'y entendent rien. Un citoyen est enlevé subitement à sa famille, à ses amis, à la société. Une feuille de papier est un trait de foudre invisible. L'ordre d'exil ou d'emprisonnement est expédié au nom du roi motivé uniquement de son bon plaisir. Il n'est revêtu d'autres formes que de la signature des ministres. Des intendans, des évêques ont à leur disposition des liasses de lettres de cachet ; ils n'ont plus qu'à mettre le nom de celui qu'ils veulent perdre : la place est en blanc. On a vu des malheureux vieillir dans les prisons, oubliés de leurs persécuteurs ; jamais le monarque n'a pu être informé de leur faute, de leur infortune de leur existence. Il seroit à souhaiter que tous les parlemens du royaume se réunissent contre cet étrange abus du pouvoir ; il n'a aucun fondement dans nos loix. Cette cause importante ainsi éveillée seroit celle de la nation, l'on ôteroit au despotisme son arme la plus redoutable. C'est une chose inconcevable que nos loix les plus importantes, tant civiles que criminelles, soient ignorées de la plus grande partie de la nation. Il seroit si facile de leur imprimer un caractère de majesté : mais elles n'éclatent que pour foudroyer, jamais pour porter le citoyen à la vertu. Le code sacré des loix est écrit en langage sec barbare, dort dans la poussiere du greffe. Seroit-il mal-à-propos de le revêtir des charmes de l'éloquence de le rendre ainsi précieux à la multitude ? Malheur à l'État qui rafine les loix pénales. La mort ne suffit-elle pas, pouvoit-on penser que l'homme ajouteroit à son horreur ? Qu'est-ce qu'un magistrat qui interroge avec des leviers, qui écrase à loisir un malheureux sous la progression lente graduée des plus horribles douleurs ; qui, ingénieux dans les tortures, arrête la mort, lorsque douce charitable elle s'avançoit pour délivrer la victime ? Ici le sentiment se révolte. Mais s'il faut raisonner l'inutilité de la question, voyez l'admirable Traité des délits des peines ; je défie qu'on réponde quelque chose de solide en faveur de cette loi barbare. On dit que l'Europe est policée, un homme qui a commis un assassinat à Paris, ou qui à fait une banqueroute frauduleuse, se retire à Londres, à Madrid, à Lisbonne, à Vienne, où il jouit paisiblement du fruit de son forfait. Au milieu de tant de traités puérils, ne pourroit-on pas stipuler que le meurtrier ne trouveroit nulle part aucun asyle ? Tous les États tous les hommes ne sont-ils pas intéressés à poursuivre un homicide ? Mais les monarques s'accordent plutôt sur la destruction des jésuites. Notre Justice n'épouvante point, elle dégoûte : s'il est au monde un spectacle odieux, révoltant, c'est de voir un homme ôter son chapeau bordé, déposer son épée sur l'échafaud, monter à l'échelle en habit de soye ou en habit galonné, danser indécemment sur le malheureux qu'il étrangle. Pourquoi ne pas donner à ce bourreau l'aspect formidable qu'il doit avoir ? Que signifie cette atrocité froide ? Les loix perdent leur dignité, le supplice sa terreur. Le juge est encore mieux poudré que le bourreau. Faut-il accuser ici l'impression que j'ai ressentie ? J'ai frémi, non du forfait du criminel, mais du sang froid horrible de tous ceux qui l'environnoient. Il n'y a eu que l'homme généreux qui réconcilioit l'infortuné avec l'Être Suprême, qui lui aidoit à boire le calice de mort, qui m'ait semblé conserver quelque chose d'humain. Ne voulons-nous que tuer des hommes ? Ignorons-nous l'art d'effrayer l'imagination, sans outrager l'humanité ? Aprenez, enfin, hommes légers cruels, apprenez à être juges : sachez prévenir le crime : conciliez ce qu'on doit aux loix à l'homme. Je n'aurai point la force de parler ici de ces tortures recherchées, qu'on a fait subir à quelques criminels réservés, pour ainsi dire, à un supplice privilégié. Ô honte de ma patrie! les yeux de ce sexe qui sembloit fait pour la pitié, furent ceux qui resterent le plus longtems attachés sur cette scene d'horreur. Tirons le rideau. Que dirois-je à ceux qui ne m'entendent pas ? Ceux qui occupent une place qui leur donne quelque pouvoir sur les hommes, doivent trembler d'agir suivant leur caractère ; ils doivent regarder tous les coupables comme des malheureux plus ou moins insensés. Il faut donc que l'homme qui agit sur eux sente toujours dans son cœur qu'il agit sur ses semblables, que des causes qui nous sont inconnues ont égaré dans des routes malheureuses. Il faut que le juge sévere, en prononçant la condamnation avec majesté, gémisse de ne pouvoir soustraire le criminel au supplice. Épouvanter le crime par le plus grand appareil de la justice, ménager en secret le coupable ; tels doivent être les deux pivots de la jurisprudence criminelle. Heureuse conscience, juge équitable promt, ne t'éteins point dans mon être! Apprends-moi que je ne puis porter aux hommes la moindre atteinte sans en recevoir le contre-coup, qu'on se blesse toujours soi-même en blessant un autre. Agésilas voyant un malfaiteur endurer constamment le supplice : ah! le méchant homme , dit-il, d'abuser ainsi de la vertu . Je suis fâché que nos Rois ayent renoncé à cette ancienne sage coutume : ils signent tant de papiers ; pourquoi ont-ils renoncé au plus auguste privilège de leur couronne ? Il m'est arrivé plusieurs fois d'entendre débattre cette question : si la personne du bourreau est infame ? J'ai toujours tremblé qu'on ne prononçât en sa faveur, je n'ai jamais pu me lier d'amitié avec ceux qui le rangeoient dans la classe des autres citoyens. J'ai peut-être tort, mais je sens ainsi. Vil méprisable préjugé, qui confond toutes les notions de justice, contraire à la raison, fait pour un peuple méchant ou imbécille. Si l'on vient à examiner la validité du droit que les sociétés humaines se sont attribué de punir de mort, on demeure effrayé du point imperceptible qui sépare l'équité de l'injustice. Alors on a beau accumuler les raisonnemens, toutes les lumiéres ne servent qu'à nous égarer. Il faut revenir à la seule loi naturelle, qui respecte bien plus que nos institutions la vie les uns des autres ; elle nous apprend que la loi du talion est la plus conforme de toutes à la droite raison. Parmi ces gouvernernens naissans qui ont encore l'empreinte de la nature, il n'y a presque pas de crime qui soit puni de mort. Dans le cas du meurtre, ce n'est plus douteux, car la nature crie de s'armer contre les meurtriers ; mais dans le cas de vol, la barbarie qui condamne au trépas se fait pleinement sentir : c'est une punition immense pour une bagatelle, la voix d'un million d'hommes, adorateurs de l'or, ne peut rendre valable ce qui est essentiellement nul. On dira que le voleur aura fait un contrat avec moi, de consentir à être puni de mort s'il me vole mon bien ; mais aucun n'a droit de faire ce marché, parce qu'il est injuste, barbare insensé : injuste, en ce que sa vie ne lui appartient pas ; barbare, en ce qu'aucune proportion n'est gardée ; insensé, en ce qu'il est incomparablement plus utile que deux hommes vivent, qu'il ne l'est qu'un autre jouisse de quelque commodité excessive ou superflue.

Cette note est tirée d'un bon roman intitulé : Ministre de Wakefield.

Toutes ces maisons religieuses où les hommes sont entassés les uns sur les autres, couvent des guerres intestines. Ce sont des serpens qui se déchirent dans l'ombre. Le moine est un animal froid chagrin : l'ambition d'avancer dans son corps le desséche ; il a tout le loisir de réfléchir sa marche, son ambition plus concentrée a quelque chose de sombre. Lorsqu'une fois il a saisi le commandement, il est dur impitoyable par essence. En fait d'administration publique, point de secousse violente ; rien n'est plus dangereux : la raison le tems opèrent les plus grands changemens y mettent un sceau irrévocable. Luther, tonnant avec son éloquence fougueuse contre les vœux monastiques, a avancé qu'il étoit aussi peu possible d'accomplir la loi de continence que de se dépouiller de son sexe. Quelle cruelle superstition enchaîne dans une prison sacrée tant de jeunes beautés qui recèlent tous les feux permis à leur sexe, que redouble encore une clôture éternelle, jusqu'aux combats qu'elles se livrent. Pour bien sentir tous les maux d'un cœur qui se dévore lui-même, il faudroit être à sa place. Timide, confiante, abusée, étourdie par un enthousiasme pompeux, cette jeune fille a cru longtems que la Religion son Dieu absorberoient toutes ses pensées : au milieu des transports de son zèle, la nature éveille dans son cœur ce pouvoir invincible qu'elle ne connoît pas qui la soumet à son joug impérieux. Ces traits ignés portent le ravage dans ses sens : elle brûle dans le calme de la retraite ; elle combat, mais sa constance est vaincue : elle rougit désire. Elle regarde autour d'elle, se voit seule sous des barreaux insurmontables, tandis que tout son être se porte avec violence envers cet objet fantastique que son imagination allumée pare de nouveaux attraits. Dés ce moment plus de repos. Elle étoit née pour une heureuse fécondité : un lien éternel la captive la condamne à être malheureuse stérile. Elle découvre alors que la loi l'a trompée, que le joug qui détruit sa liberté n'est pas le joug d'un Dieu, que cette religion qui l'a engagée sans retour, est l'ennemi de la nature de la raison. Mais que servent ses regrets ses plaintes ? Ses pleurs, ses sanglots se perdent dans la nuit du silence. Le poison brûlant qui fermente dans ses veines, détruit la beauté, corrompt son sang, précipite ses pas vers le tombeau. Heureuse d'y descendre, elle ouvre elle-même le cercueil où elle doit goûter le sommeil de ses douleurs. Je ne puis m'accoutumer à voir des princes ecclésiastiques, environnés de tout l'appareil du luxe, sourire dédaigneusement aux malheurs publics, oser parler de mœurs de religion dans de plats mandemens qu'ils font écrire par des cuistres qui insultent au bon sens avec une effronterie scandaleuse. Le Muphti chez les Turcs étend son infaillibilité jusques sur les faits historiques. Il s'avisa sous le regne d'Amurat de déclarer hérétiques tous ceux qui ne croiroient pas que le Sultan iroit en Hongrie. Un conseiller au parlement, dans le siécle dernier, avoit donné tout son bien aux pauvres : n'ayant plus rien il quêtoit par-tout pour eux. Il rencontre dans la rue un traitant, s'arrache à lui, le poursuit, en disant : quelque chose pour mes pauvres, quelque chose pour mes pauvres . Le traitant résiste répond la formule ordinaire : je ne puis rien pour eux. Monsieur, je ne puis rien . Le conseiller ne le quitte pas, le prêche, le sollicite, le suit jusques dans son hôtel, monte à son appartement, le supplie à plusieurs reprises, le relance jusques dans son cabinet, toujours intercédant pour ses pauvres. Le brutal millionnaire impatienté lui donne un soufflet. Eh bien! voilà pour moi , reprit le conseiller, pour mes pauvres ? Quelle lèpre sur un État, qu'un clergé nombreux, faisant profession publique de ne s'attacher à d'autre femme qu'à celle d'autrui! Les Protestans ont raison. Tous ces ouvrages des hommes disposent le peuple à l'idolâtrie. Pour annoncer un Dieu invisible présent, il faut un temple où il n'y ait que lui. Un sauvage errant dans les bois, contemplant le ciel la nature, sentant, pour ainsi dire, le seul maître qu'il reconnoît, est plus près de la véritable religion qu'un chartreux enfoncé dans sa loge vivant avec les fantômes d'une imagination échauffée. Ce qui me déplaît sur-tout dans nos prédicateurs, c'est qu'ils n'ont point de principes stables assurés en fait de morale ; ils puisent leurs idées dans leur texte non dans leur cœur : aujourd'hui ils sont modérés, raisonnables ; allez les entendre le lendemain, ils seront intolerans, extravagans. Ce ne sont que des mots qu'ils profèrent : peu leur importe même qu'ils se contredisent, pourvu que leurs trois points soient remplis. J'en ai entendu un qui pilloit l'Encyclopédie, qui déclamoit contre les Encyclopédistes. Le télescope est le canon moral qui abattu en ruine toutes les superstitions, tous les fantômes qui tourmentoient la race humaine. Il semble que notre raison se soit aggrandie à proportion de l'espace immésurable que nos yeux ont découvert parcouru. Montesquieu dit quelque part que les tableaux qu'on fait de l'enfer sont achevés, mais que lorsqu'on parle du bonheur éternel on ne fait que promettre aux honnêtes gens. Cette pensée est un abus de cet esprit saillant qu'il place quelquefois mal-à-propos. Que tout homme sensible réfléchisse un moment sur la foule des plaisirs vifs délicats qu'il doit à l'esprit. Combien ils surpassent ceux qu'il reçoit ses sens! Et le corps lui-même, qu'est-il sans ame ? Que de fois l'on tombe dans une letargie délicieuse profonde, où l'imagination agréablement flattée vole sans obstacle se crée des voluptés exquises variées, qui n'ont aucune ressemblance avec les plaisirs matériels. Pourquoi la puissance du Créateur ne pourroit-elle pas prolonger, fortifier cet heureux état ? L'extase qui remplit l'ame du juste méditant sur de grands objets n'est-elle pas un avant-goût du plaisir qui l'attend lorsqu'il contemplera sans voile le vaste plan de l'Univers ? On a voulu ridiculiser un saint qui disoit : paissez, ma sœur, la brebis, bondisez de joie, poissons qui êtes mes frères . Ce saint valoit mieux que ses confreres, il étoit vraiment philosophe. Si demain le doigt de l'Éternel gravoit ces mots sur la nue, en caracteres de feu : Mortels, adorez un Dieu! Qui doute que tout homme ne tombât à genoux n'adorât ? Eh, quoi, mortel insensé stupide! as-tu besoin que Dieu te parle francois, chinois, arabe! Que sont les étoiles innombrables semées dans l'espace, sinon des caracteres sacrés, intelligibles à tous les yeux, qui annoncent visiblement un Dieu qui se révele ? Quand un jeune homme a l'enthousiasme de la vertu, fût-il dangereux ou faux, il faut craindre de le détromper ; laissez-le dire, il se rectifiera sans vous : en voulant le corriger, d'un mot vous tueriez peut-être son ame. Le culte extérieur des Anciens consistoit en fêtes, en danses, en hymnes, en festins, le tout avec très-peu de dogmes. La divinité n'étoit pas pour eux un être solitaire, armé de foudres. Elle daignoit se communiquer rendre sa présence visible. Ils croyoient l'honorer plutôt par des fêtes que par la tristesse les larmes. Le législateur qui connoîtra le mieux le cœur humain, le conduira toujours à la vertu par la route du plaisir. C'est à l'athée de prouver que la notion d'un Dieu est contradictoire, qu'il est impossible qu'un tel être existe : c'est le devoir de celui qui nie d'alléguer ses raisons. Quand on me parle des mandarins athées de la Chine, qui annoncent la morale la plus admirable, qui se consacrent tout entiers au bien public, je ne démentirai point l'histoire, mais cela me paroit la chose du monde la plus inconcevable. La présence intime universelle d'un Dieu bon magnifique, ennoblit la nature répand partout je ne sais quel air vivant anime qu'une doctrine sceptique désespérante ne peut donner. Je crains Dieu , disoit quelqu'un, après Dieu je ne crains que celui qui ne le craint pas . La loi naturelle, si simple si pure, parle un langage uniforme à toutes les nations ; elle est intelligible pour tout être sensible ; elle n'est point environnée d'ombres, de mysteres, elle est vivante, elle est gravée dans tous les cœurs en caracteres ineffaçables : ses décrets sont à couvert des révolutions de la terre, des injures du tems, des caprices de l'usage. Tout homme vertueux en est le prêtre. Les erreurs les vices sont ses victimes. L'univers est son temple, Dieu la seule Divinité qu'elle encense. On a répété ceci mille fois, mais il est bon de le redire encore. Oui, la morale est la seule religion nécessaire à l'homme ; il est religieux dès qu'il est raisonnable, il est vertueux dès qu'il se rend utile : en rentrant dans le fond de son cœur, en consultant son être, tout homme saura ce qu'il se doit à lui-même ce qu'il doit aux autres. C'est en écrasant les hommes à force de terreurs, c'est en troublant leur entendement, que la plupart des législateurs en ont fait des esclaves se sont flattés de les retenir éternellement sous le joug. L'enfer des Chrétiens est sans contredit le blasphême le plus injurieux fait à la bonté à la justice divine. Le mal fait toujours sur l'homme des impressions beaucoup plus fortes que le bien. Ainsi un Dieu méchant frappe plus l'imagination qu'un Dieu bon. Voilà pourquoi on voit dominer une teinte lugubre noire dans toutes les religions du monde. Elles disposent les mortels à la mélancolie. Le nom de Dieu renouvelle sans cesse en eux le sentiment de la frayeur. Une confiance filiale, une espérance respectueuse honoreroient d'avantage l'Auteur de tout bien. Elle a tenu parole. Les Européens au nouveau monde, quel livre à faire! Lorsque je songe à ces infortunés qui ne tiennent à la nature que par la douleur, ensevelis vivans dans les entrailles de la terre, soupirant après ce soleil qu'ils ont eu le malheur de voir qu'ils ne verront plus, qui gémissent dans ces horribles cachots, autant de fois qu'ils respirent, qui savent ne devoir sortir de cette nuit effroyable que pour entrer dans l'ombre éternelle de la mort ; alors un frisson intérieur