Zély: MiMoText edition Marie-Louise Auget de Monthyon, Madame de Fourqueux(N/A-N/A) data capture double keying by "Jiangsu", China encoding Julia Dudar editor Julia Röttgermann 21570 Mining and Modeling Text Github 2020 Zély, ou La difficulté d'être heureux, roman indien Marie-Louise Auget de Monthyon, Madame de Fourqueux Paris A Amsterdam, et se trouve à Paris, chez la veuve Duchesne 1775 1775

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ZÉLY, OU LA DIFFICULTÉ D'ÊTRE HEUREUX.

ZÉLY, OU LA DIFFICULTÉ D'ÊTRE HEUREUX, ROMAN INDIEN, SUIVI DE ZIMA Et des Amours de Victorine & de Philogène. Publiés par A. M. Dantu. A AMSTERDAM, Et se trouve A PARIS, Chez la Veuve Duchesne, Libraire, rue S.-Jacques, au Temple du Goût. 1775.

AVERTISSEMENT de l'Éditeur.

ON a vu paraître, il y a quelques années, quatre Volumes, dans lesquels on avait rassemblé plusieurs Traités sur le Bonheur. J'en ai lu quelques-uns qui avaient été imprimés séparément, avant l'époque de cette collection. J'y ai trouvé des opinions métaphysiques & des paradoxes que la Nature & les faits humains contredisent à chaque instant. L'Ouvrage que je présente au Public, n'est pas composé de ces raisonnemens qui fatiguent les têtes Françaises; par cette raison, sans doute, il sera plus favorablement accueilli.

Mais, dira-t-on, c'est un Roman: les toilettes & les antichambres en sont tellement surchargées, qu'elles fléchissent sous le poids: pourquoi nous en offrir un nouveau? Nous en avons tant de jolis! J'en conviens, mais celui-ci est d'une espèce bien différente, ou du moins on en voit peu qui lui ressemblent. Les Voltaire & les Marmontel nous en ont donné quelques-uns qui apprennent à penser, & ils ont été reçus avec d'autant plus de satisfaction, que ces Génies avaient employé l'heureux talent de mettre en action les leçons de Philosophie, de Morale & de Politique qu'ils voulaient donner à leurs Concitoyens.

Le Roman de Zély est, à peu de chose près, du même genre: l'esprit de la Morale y est voilé sous les faits qui le composent: un Lecteur attentif & judicieux percera facilement cette gaze légère qui l'enveloppe: il y reconnoîtra l'inutilité des projets que fait l'homme pour se procurer le Bonheur. Chaque individu de l'espece humaine ne l'entrevoit qu'en perspective, & l'éloignement de cette chimère avantageuse est si extrême, que l'on n'y parvient que très-rarement; ou plutôt c'est moins celui qui cherche le Bonheur qui en jouit, que celui qui ne court pas après. Celui qui parvient à cet état tant desiré, est donc inopinément favorisé par le Hasard; mais je me trompe, le Hasard ne le donne point. Le Bonheur est le résultat des causes occasionnelles & secondaires dont la liaison échappe à l'intelligence humaine, & celle-c considère mal-à-propos cet enchaînement comme le travail d'un Etre aveugle & dispensateur de ces dons impromptus que l'homme dit heureux ou malheureux suivant l'impression qu'ils ont faite sur ses sens.

L'épitome de la vie de Zima, qui suit le premier Ouvrage, a été composé dans le même esprit: l'homme y est peint aspirant toujours à tout, & ne jouissant de rien: marchant sans cesse & n'arrivant nulle part; en un mot, si par fois il parvient au bonheur, il le trouve où il ne le soupçonnait pas. Qu'est-ce donc enfin que le Bonhfur? Résumons en abrégé ce que l'on en peut dire de plus raisonnable.

Par ce mot, on entend un état, une situation telle qu'on en desirât la durée sans aucun changement; & en cela le Bonheur est différent du Plaisir, qui n'ést qu'un sentiment agréable, mais qui ne peut jamais être un état durable, puisqu'il est vif, bref & passager.

Un obstacle au Bonheur, c'est de prétendre à un trop grand bonheur. Quelquefois aussi l'homme abandonne les biens qu'il possede, pour courir après ceux qui lui manquent. D'une infinité de biens dont la propriété nous empêche de sentir l'avantage ou le mérite, chaque partie ferait le bonheur de chaque individu.

La Nature a mis les hommes au monde pour y vivre; & vivre, c'est assez souvent ne savoir ce que l'on fait, quoique toujours on cherche à le savoir. Elle ne trouve pas bon que nous cessions d'agir, pour nous occuper uniquement de ce que nous appellons la Sagesse & la Raison.

Si la Raison dominait sur la Terre, il ne s'y passerait rien: ce sont les passions qui font & défont tout: la variété des faits & des évenemens que nous remarquons est la suite ou l'effet de leur énergie physique & morale. Le Pilote s'éloigne autant qu'il est en son pouvoir des Mers pacifiques, où l'on ne peut naviger: il veut du vent, au risque d'essuyer des tempêtes. Ainsi dans le cœur de l'homme les passions sont des Vents nécessaires pour en développer les ressorts & les mouvoir, quoique souvent leur concours & leur choc fassent naître des orages.

La Nature prépare aux hommes des plaisirs simples, aisés, tranquiles; leur imagination leur en a fait substituer d'autres qui sont incertains, embarrassans, très-difficiles à acquérir. La Nature, a dit Fontenelle, est bien plus habile à leur procurer des plaisirs qu'ils ne le sont eux-mêmes. Toujours sage & prévoyante, elle a inventé l'amour qui est fort agréable, & ils ont imaginé l'ambition qui n'est d'aucun besoin.

Le bonheur que nous devons rechercher, celui qui nous convient réellement, sera toujours d'autant plus facile à obtenir, qu'il y entrera moins de choses étrangères à notre nature ou moins différentes entr'elles, & qu'elles seront plus près & plus dépendantes de nous.

La délicatesse du sentiment vient encore diminuer le nombre de nos plaisirs, & nous n'en avons point trop: il est vrai que par elle on les sent plus vivement; car d'eux-mêmes ils ne sont pas trop vifs. Que l'homme est à plaindre! sa condition naturelle lui fournit peu de choses agréables, & sa raison lui en fait goûter bien moins que la Nature.

Pour le plus sûr, il en faut revenir à ces plaisirs simples & les seuls vrais, tels que la tranquilité de la vie, une société douce & honnête, une occupation tant soit peu active, tenant le milieu entre l'ennui de ne rien faire, & un travail qui épuise trop. Joignons-y la lecture & une méditation discrette & modérée de l'esprit. Ces plaisirs simples sont toujours des plaisirs, & ils ne coûtent rien: les plaisirs vifs n'ont que des instans & des instans souvent funestes par un excès de vivacité qui ne laisse rien goûter après eux: au-lieu que les plaisirs simples sont ordinairement ce que l'on veut qu'ils soient, & ne gâtent rien de ce qui les suit. Enfin, si notre esprit s'éloigne toujours de ces idées de sagesse & de modération, le bonheur ne se réalisera jamais pour nous.

Le récit des amours de Victorine & de Philogène est d'une plume différente de celle qui a traité les deux premiers sujets. L'Auteur y a dévéloppé, dans une Lettre écrite à un ami, la méthode ingénieuse & nouvelle de deux Amans qui s'aiment, se le disent, & parviennent à se persuader mutuellement leur tendresse, sans faire naître aucun soupçon dans l'esprit des personnes qu'ils étaient nécessités de voir habituellement. Le génie de l'Amour, fécond dans les ressources qu'il leur inspira, prouve que l'on peut accorder avec les sentimens les plus délicats, cette Politique que l'esprit du siecle rend indispensable à tous ceux qui veulent s'avancer aujourd'hui dans le monde, soit que l'Amour ou l'Ambition les engagent ou les entraînent dans ces Sociétés brillantes, où la Mode & l'Opinion dominent si souverainement.

Vivement sollicité, dès le mois d'Octobre de l'année derniere, de publier la lettre d'Antonin, voici la réponse que je fis à une Dame aimable & généralement respectée, le seul fruit de la tendresse de Victorine & de Philogène.

„Madame, il faut enfin vous satisfaire: “& le plaisir de vous obliger l'emporte sur “toutes les résolutions prises à l'égard du se-“cret que je voulais observer sur l'une des “principales anecdotes de la vie de Philogène. “Vous lui devez le jour, & vous m'ordonnez “d'en publier les circonstances: vos lumieres “& vos raisonnemens m'ont prouvé que “toutes les objections que j'opposai à vos “instances, étaient sans fondement: je souscris à vos Ordres & j'obéis, puisque la publicité de l'ouvrage que vous m'ordonnez de “mettre au jour ne peut nuire à votre réputation ni à la mémoire des personnes mentionnées dans le récit que l'on va lire. Je “n'ai conservé que les faits: les noms seuls “ont été changés, & différent en tout de “ceux qui distinguaient les familles de vos auteurs, & leur donnaient rang dans la Société.

“Quoique cette Anecdote soit véritable, “les circonstances qui l'accompagnent ne “pourront jamais faire connaître les personnages qui en ont été les Acteurs: & puisque pendant le cours de leur inclination & “de leur délicieuse intimité, Philogène & “Victorine n'ont dévoilé leur tendresse “par aucun trait d'imprudence, même au “milieu des cercles, où ils se communiquaient “ingénieusement à haute voix leurs sentimens, “mais d'une maniere qui n'était énigmatique “que pour ceux qui les environnaient, comment le récit que nous allons en faire pourrat-il les déclarer ou les faire soupçonner? “Les expressions dont ils se servaient, faisaient suite & se rapportaient avec justesse “aux entretiens des Compagnies, où tous “deux se trouvaient admis: & quoiqu'ils s'adressassent inopinément la parole, ils s'entendaient, se répondaient sans interrompre “les conversations: quelquefois même ils “se parlaient, en adressant leurs discours à “d'autres personnes qu'à eux. Ces raisons “sont les vôtres, je les répete & je me “détermine. Ainsi donc ma conscience à cet “égard est tranquile, & je n'aurai point à “me reprocher d'avoir donné lieu à des applications malignes ou à des soupçons témé-“raires.

“Quant à ce qui regarde le style, ce n'est “point à moi à en juger: j'écris comme je “pense & comme je sens: d'ailleurs, ma réputation dans ce genre ne dépend point de la “narration de la person ne dont je publie “l'opuscule. Le petit Manuscrit d'Antonin, qui “commence l'anecdote qu'il fait ensuite réciter “& terminer par Philogène, dont la confidence est sincère, est certainement conforme “à la vérité. Je me suis seulement donné la “liberté de rectifier le style en quelques endroits: j'ai interpollé des phrases nécessaires, “pour remplir des lacunes qui suspendoient “la transition du discours, & pour faire succéder les faits avec plus de probabilité“.

Je n'ai plus rien à prononcer sur les deux Auteurs de ces trois Pièces, & je ne prétends pas faire ici l'éloge de leurs personnes, ni celui de leurs productions; parce que le Public pourrait me soupçonner d'un intérêt qui m'est réellement étranger dans le fond. Je ne suis qu'Éditeur, & je dois assurer que c'est dans la vue de me rendre agréablement utile que je me suis chargé du soin de publier ces Écrits, destinés par leurs Auteurs mêmes à rester dans le tiroir aussi-tôt après leur naissance.

Comme tout Avertissement, ou Préface semble un objet essentiel & presque nécessaire au débit d'un Ouvrage, qui, sans cette espece d'exorde, resterait dans les rayons du Bibliopole, j'en ai suivi l'usage; & pour abréger l'ennui vaporeux qu'il pourroit donner à nos Petites-Maitresses & aux Élégans du Siecle, je le termine en cet endroit, & les invite à passer tout de suite au Texte qui doit leur inspirer des idées & des réflexions sur le Bonheur qui nous fuit & nous échappe, malgré les tentatives & les efforts que nous faisons pour y parvenir.

ZÉLY, OU LA DIFFICULTÉ D'ÊTRE HEUREUX.

L'Homme est un assemblage bisarre de passions & de raison. Les Passions, dit le Sage, sont les maladies de l'âme: la Raison est le remède. Ne nous étonnons plus de voir tant d'incurables: pour mille maladies aiguës, nous n'avons qu'une mauvaise recette. Que sert la Raison qui nous guide, quand la Destinée nous entraîne? Un flambeau empêche-t-il l'aveugle de tomber dans le précipice? C'est par cette réflexion que débute l'Auteur d'une méchante Histoire: après quoi, il entre en matière.

Le vieux Nabul voulait être Philosophe, croyait être raisonnable & était grand Raisonneur. Dans le cours de soixante années, il avait passé plus de jours à réfléchir qu'il n'avait agi de minutes, & toujours sur le même objet, le moyen d'être heureux. Modéré dans ses desirs, il ne souhaitait que de la santé, de la liberté, des amis, des plaisirs & des richesses: il s'était formé, à force de raisonner, le caractère qu'il avait jugé le plus propre à obtenir ce qu'il desirait si modestement. Il était misanthrope, envieux, méfiant, médisant, avare, jaloux, ennuyeux & impertinent: la société lui était odieuse par représailles, & nécessaire par humeur. Haïr & ne pouvoir gronder, est aussi cruel qu'aimer & n'ôser le dire. L'amour-propre aveugle souvent, quelquefois il éclaire. Nabul s'apperçut qu'on le fuyait: pour se consoler de cette disgrâce, il résolut d'avoir quelqu'un qui fût à lui & qui ne fût qu'à lui; qui n'eût point d'humeur & qui lui permît d'en avoir; qui n'eût point de volonté & qui fît la sienne. Que m'importe, disait-il, que tout le monde me fuie, pourvû que je ne sois pas seul? Je puis avoir une compagne douce, complaisante, fidelle: il ne s'agit que de prendre une femme: qu'elle soit jeune pour la docilité, & jolie pour l'agrément: nous serons deux, & le reste de l'Univers nous sera indifférent.

Il épousa une fille de quinze ans, & d'une figure agréable. La première année, elle eut un fils, ils furent trois: Nabul ne se sentait pas de joie. Bientôt elle eut des volontés, il ne fut plus si joyeux; elle aima un jeune homme beau & bien fait, parce qu'il faut aimer quelque chose: Nabul s'en apperçut, raisonna, enferma sa femme, l'obséda jour & nuit; tellement qu'elle en aima plus fort & parvint à le prouver. Le malheureux qui avait toujours eu pour cet accident la plus forte antipathie, reconnut l'impuissance du raisonnement contre la Destinée & la volonté d'une femme: il jugea qu'il était difficile de réparer le mal passé, &, pour prévenir le futur, il résolut de se dérober à la société, & d'y laisser sa femme. Il choisit une sombre forêt pour sa retraite, un antre pour sa demeure, & son fils encore enfant fut sa seule compagnie.

Là, persuadé qu'un mal qu'on ne sent point n'est plus un mal, il ne s'occupa plus qu'à maudire le genre-humain, & à apprendre à son Elève le grand Art de raisonner. Zély (c'est le nom de ce fils) était bien constitué, puisqu'il résista à l'ennui de ces leçons: à quinze ans, il avoit déja assez d'esprit pour écouter avec docilité. Il vaut mieux céder pour un instant à un sot entêté que de l'écouter une heure: il est vrai qu'il y gagnait peu: le Vieillard était infatigable; & Zély, avalant sans cesse le poison lent de l'habitude, croyait à l'utilité du raisonnement.

Tout finit. Après quinze ans de solitude, Nabul sentit qu'il allait cesser de raisonner & d'instruire: il appella son fils pour lui dicter ses dernieres volontés. „Je touche, dit-il, à l'extrémité d'une vie longue & toujours “malheureuse: fuyez mes exemples & “retenez bien mes conseils, c'est tout “ce que je puis vous laisser. Je vous “ai enlevé de bonne heure à la société, vous devez lui être rendu, “votre destinée vous y appelle: tous “les hommes qui la composent courent après un phantôme qu'ils nomment le Bonheur: aucun d'eux “ne le saisit: il se réalise dans l'imagination qui croit en jouir, & est “bien loin de celle qui le cherche. “Ils encensent une autre Idole qu'ils “appellent Fortune, Divinité bisarre “qui se donne à qui elle veut, & “jamais à qui la mérite. Ils dédaignent la Raison: c'est pourtant “le seul bien réel: s'il ne rend pas “heureux, il rend le malheur sup-“portable.

“Ces hommes, tous égaux dans “l'ordre physique, diffèrent si fort “dans l'ordre civil, que vous aurez “peine à les croire de la même espèce. Les uns sont riches & puissans: “souvent ils font du mal, parce “qu'ils sont en état de faire du bien: “on les craint, ils sont contens; ils “se croient respectés. Les autres manquent de fortune, le desir d'en acquérir les rend esclaves des Grands: “ils vivent de leurs sottises, & le fond “est si bon que souvent ils s'élevent “sur leurs ruines. C'est ce fond inépuisable que je voudrais vous apprendre à cultiver. Si vous possédiez “le grand Art de ne point faire de “sottises, & de profiter de celles des “autres, vous seriez assez riche, mon “fils; mais le tems me manque, “vous bâillez, & je meurs“.

Le Vieillard expira en effet: Zély, avec tant de raison & si peu de secours, se trouvait étranger à toute la Nature; mais l'habitude de raisonner lui découvrit moins de maux qu'elle ne lui indiquait de remèdes. La confiance est un sentiment naturel: les craintes sur l'avenir tiennent à l'expérience. Les hommes, toujours peints en noir par le défunt, se montraient à ses yeux sous des couleurs plus claires: la société lui offrait des secours; & lui promettait même des plaisirs. Il était sans biens, il est vrai, mais il n'en concevait aucune idée tragique. Nul homme, disait-il, n'a tout ce qu'il voudrait avoir, & il est naturel de desirer ce qu'on n'a pas. J'ai de la raison, d'autres en manquent: je suis pauvre, d'autres sont trop riches: je trouverai assez de riches insensés, je leur communiquerai mon trésor, ils me feront part des leurs: & quel bonheur plus grand que celui de parvenir à la fortune en professant la sagesse!

Tout enflé d'amour-propre après un projet si bien raisonné, Zély brûlait du desir de se voir au milieu des hommes: il se préparait à quitter son désert. Un Etre tout brillant de lumiere s'offrit à ses yeux: son corps transparent comme le verre, & plus é clatant que le diamant, n'avait nulle consistance. Zély fut effrayé.--Ne crains rien, lui dit le phantôme.--Apprends-moi donc ce que tu es, dit Zély tout tremblant.--Je suis ton Génie, dit l'esprit: je viens te protéger.--Ne pourrait-on pas protéger, sans se faire craindre? demanda le jeune homme.--Je veux, dit la Voix, t'enrichir de mes dons.--Mais, Monseigneur, reprit Zély, vous me paraissez bien léger pour me faire des dons solides.--Commence par les croire réels, dit le Génie: tu viendras à bout de le persuader aux autres: demande-moi seulement ce que tu juges le plus utile.--Sans me vanter, reprit Zély, je ne me crois pas dépourvu de jugement; je dois compter sur ma raison.--Tu feras donc bien des sottises, dit lEsprit.--Apprenez-moi donc, dit Zély, ce que je dois demander; car je ne finirais jamais l'énumération de toutes les choses dont j'ai l'idée sans en connaître la nature. J'ai entendu mille fois les noms de vertu, de sagesse, d' expérience, de bonheur, de fortune, de passions, de plaisirs : donnez-moi tout cela, ou choisissez vous-même ce qui me convient le mieux: vous le savez mieux que moi.--Apprends à borner tes desirs, dit le Phantôme; cette leçon est un de mes dons les plus précieux: elle donne la vertu, la fortune & le bonheur. L'expérience n'existe point dans les déserts: j'en répands des portions insensibles parmi les hommes. Le Sage les recueuille & en profite: le commun des mortels ne les apperçoit pas & prend les préjugés pour elle. Connais leurs erreurs, pour apprendre à connaître la vérité.--Mais cette divine Raison, s'écriait Zély, que doit-on donc en faire? S'en servir & s'en méfier, dit l'Esprit: pars & rends-toi à la société: l'air de l'Humanité, que tu vas respirer, te guidera vers la demeure des hommes.

Le Génie disparaissait: Arrêtez, s'écria Zély, ne m'abandonnez pas dans l'instant où j'ai le plus besoin de secours: daignez guider mes premiers pas.--Les mortels les plus favorisés ne me voient que des instans, dit l'Esprit.--Hélas! dit Zély, pourquoi vous montrer à moi pour disparaître aussi-tôt?--Je suis venu t'éclairer, répondit le Démon.--Vous n'avez fait que m'éblouir, reprit Zély.--J'en fais autant à presque tous les hommes, dit le Phantôme; mais ils ne l'avouent pas d'aussi bonne-foi: tu mérites une preuve réelle de ma protection. L'antre où tu faisais ta demeure, renferme un trésor immense: trouve-le, apprends à t'en servir, & mérite de me revoir.

Le Génie s'évanouit à ces mots, & Zély l'appella vainement: il fut long-tems à se remettre de l'agitation que lui avait causé cette espèce de songe; mais, impatient de voir des hommes, & d'approfondir si son rêve avait quelque réalité, il se hâta de chercher le trésor. Sa recherche ne fut pas vaine: ce trésor égalait la fortune d'un Roi puissant. Zély jugea qu'il n'était pas prudent de l'exposer à la cupidité des hommes: il ne prit que ce qu'il crut nécessaire pour en apprendre la valeur & l'usage, & se mit en chemin sans autre guide que ses desirs & l'instinct de la Nature.

A une journée de sa demeure était une Ville, & cette Ville était la capitale d'un grand Empire. Plus occupé de ses réflexions que de la longueur du chemin, Zély se trouva transporté au milieu de ses nombreux habitans: son air sauvage & son habit grossier cachaient sa raison & ses richesses; mais tous ses efforts ne pouvaient cacher son étonnement & le trouble de son âme à la vue de tant d'objets inconnus. Plus il s'efforçait d'avoir comme un autre l'air froid & tranquile, plus il devenait ridicule. Tout le monde le regardait & lui riait au nez. Son amour-propre en souffrit; il se souvint qu'il était riche, & fut tenté de les traiter avec hauteur. La raison le retint: il jugea qu'on pourrait ou ne pas le respecter sur sa parole, ou abuser de sa confidence, & qu'il était plus sage de ne pas se compromettre. Résolu cependant de savoir à quoi il pouvait prétendre dans la société, il entra chez un Citoyen âgé qui lui parut avoir l'air assez raisonnable, & le pria humblement de lui montrer un homme riche. Le Vieillard rit: Zély en devina la cause: Pardonnez ma question, dit-il, je suis étranger & fort ignorant.--Je le voyais bien, dit le Vieillard: pour vous donner quelque idée de ce que vous demandez, mettez-vous dans la tête qu'un homme riche est la créature du monde qui vous ressemble le moins.

Quoiqu'il eût l'air sauvage, Zély était beau & bien fait: cette circonstance n'échappa pas à la femme du vieux Citoyen qui était assise près de lui, & qui n'était ni jeune ni belle. Zemroud, dit-elle à son Mari, il est tard, ce bel Etranger est bien neuf, & la Ville n'est pas sûre, nous devrions lui offrir une retraite. Le Vieillard y consentit, & Zély, espérant s'instruire, accepta l'hospitalité. La société de ses nouveaux hôtes n'était composée que des deux Epoux & d'une fille de quinze ans, dont le visage assez joli, simple, ingénu, mais animé, annonçait l'innocence, & l'ennui qui l'accompagne.

„Puisque le hazard nous fait habiter “ensemble, dit Zemroud, je veux “vous entretenir. Votre conversation “ne sera pas instructive; mais elle peut “être amusante. Apprenez moi d'abord “qui vous êtes & ce que vous cherchez ici.--Mon récit, répondit Zély, “ne sera pas long. Mon nom & ma “patrie vous importent peu: je viens “dans cette Ville pour y jouir des avantages de la société, & je n'y apporte “rien. Mon Pere, uniquement attaché “à la raison, a négligé la fortune: “il m'a laissé ses sentimens pour tout “héritage.--Mon ami, reprit le Vieil-“lard, votre Pere devait être un fou, “& vous paraissez un sot. Apprenez “que la société ne donne rien pour rien. “Moi, par exemple, je n'ai jamais raisonné de ma vie, & je m'en trouve “bien. Je déteste les Raisonneurs, j'aime “l'argent: vous voyez bien que nous “ne demeurerons pas long-tems en-“semble“.

Zély demeura interdit: l'obligeante Vieille, qui ne le perdait pas de vue, s'efforçait de le rassurer par signes; mais il était sourd à ce langage: il devint triste & rêveur. L'heure du repas étant arrivé, on le conduisit dans une chambre: là, seul & en liberté, il semit à raisonner pour découvrir s'il devait s'en prendre à lui ou à l'Humanité du peu de considération qu'on lui marquait. Il eut sans doute raisonné long-temps sans résoudre ce problême; mais sa porte ouverte doucement & sans bruit le tira de sa rêverie. La lueur sombre d'une lampe lui laisse entre-voir sa vieille hotesse qui se glissait dans la chambre: il eut peur; la confiance n'était pas encore établie entre lui & le genre-humain, & la figure de la Vieille inspirait plus de crainte que de desirs. „C'est moi, mon bel ange, “lui dit-elle d'une voix basse: le desir “de vous servir m'amène ici. Que “n'avez-vous assez d'expérience pour “sentir tout le prix de ce que l'amour “me fait faire. J'ai vu ce soir l'embarras où vous vous êtes trouvé, & “j'en ai pensé mourir. Zemroud est “dur, il est avare: s'il vous croit “pauvre, il voudra vous bannir d'ici, “mais c'est ce que je ne souffrirai pas: “je vous apporte de l'argent, je prétends vous garder parmi nous. Vous “voyez, ajouta-t-elle en lui serrant “la main, combien je m'intéresse à “vous: ne soyez pas ingrat, je n'exige “pas beaucoup, & la reconnoissance “coûte si peu à votre âge..... Je ne “suis point ingrat, dit Zély tout confus: mais je puis me passer de vos “bienfaits. Si les égards des hommes “s'achetent, voyez cet or, & apprenez-moi à quoi je puis prétendre.--O Dieux! s'écria la Vieille, je suis “venue trop tard: on ne manque de “rien, quand on vous ressemble; mais “faites attention du moins, généreux “Etranger, que le desir d'obliger mérite autant que le bienfait même.--Je m'en sou viendrai, dit Zély, comptez sur ma reconnoissance; mais dispensez moi des preuves, & laissez-moi prendre quelque repos“.

La Vieille se retira, & il se remit à rêver, mais d'une façon plus agréable. Il connaissait, au moins par conjecture, le prix des richesses, & leur empire sur l'esprit des hommes. Je puis donc avoir, disait-il, des amis & de la considération: j'ai droit d'écarter le mépris des Citoyens & les avances des vieilles femmes. Il eût porté plus loin ses vues: sa porte s'ouvrit une seconde fois, mais plus doucement, & il reconnut la fille de son Hôte, qui, tremblante & l'air interdit, s'avançait vers lui. Peu accoutumé aux aventures de ce genre, Zély ne douta pas qu'elle ne fût en danger: il courut au devant d'elle, & allait appeller du secours, si elle ne lui avait pas imposé silence par les gestes les plus expressiss que la frayeur pût lui inspirer. Heureusement il l'entendit & elle se jetta dans ses bras demi-morte. „Ne puis-je sçavoir, dit “Zély tout ému, quel péril vous menace, & de quel secours vous avez “besoin?--Au nom des Dieux, ne “me secourez point, ou secourez-moi “seul, dit-elle: j'ignore ce que je fais, “& ce que je desire. Je vous ai vu, “j'ai desiré de vous voir encore, je “suis dans une agitation que je n'ai “jamais éprouvée: je sens mille choses “& je ne sais ce que je sens.--Notre “situation est vraiment étrange, Madame, dit Zély: je suis moi-même “agité de mille mouvemens; je voudrais exprimer mille idées, & je ne “sais ce que je dis“. Il se tut, il la serra tendrement dans ses bras; &, la Nature leur servant d'interprète, ils allaient s'entendre malgré leur silence, lorsque la voix de la Vieille fit retentir la maison, & que sa fille, s'échappant des bras de Zély, disparut comme un éclair.

Zély resta tout troublé: il croyait avoir fait un songe, & regrettait qu'il eût fini si-tôt. La douce impression qui lui en restait, l'empêcha quelques instans de réfléchir; mais l'habitude reprit le dessus, & son aventure lui parut une chose très-simple. C'est sans doute ici, dit-il, un usage de la Ville, & le Pere de famille va venir à son tour m'offrir quelque service. Cette attention est incommode, mais elle marque de l'humanité: je voudrais seulement qu'on en dispensât les vieux. Le sommeil le surprit au milieu de ses réflexions, & son repos ne fut plus troublé.

Dès qu'il eut les yeux ouverts, son Hôte se rendit auprès de lui, accompagné de toute sa famille; mais il était bien changé, ou plutôt Zély eût pu se croire changé lui-même. Zemroud lui marquait du respect: la Vieille fuyait ses regards: la Jeune baissait la vue & le regardait du coin de l'œil. Zély étonné de ce changement, en cherchait la cause, & ne fut pas long-temps sans la soupçonner. Son or, étendu sur une table, avait frappé les yeux du Vieillard, & mérité sa vénération pour le possesseur de tant de richesses. Voilà, dit Zély en lui même, une heureuse découverte; mais elle est trop générale. L'Or attire le respect, il faut en connaître les gradations: avec de la raison toute seule, on ne devine point les usages, la valeur des attentions, le prix des visites nocturnes. Interrogeons ces bonnes gens, ou plutôt, rappellons-nous les conseils de mon Pere: éloignons de nous ce sexe frivole, duquel on ne peut attendre que des erreurs & tout au plus quelques plaisirs: c'est aux hommes seuls qu'appartient la raison.

Zély demande aussitôt qu'on le laisse seul avec le Vieillard, & les deux femmes se retirerent. „Zemroud, dit-il, “je suis étranger, & je veux m'ins-“truire: dites moi, sommes-nous aujourd'hui ce que nous étions hier?--Ah, Monseigneur! s'écria l'Hôte, ne “me punissez pas de vous avoir méconnu: vous êtes sans doute un grand “Prince caché sous cet habit pour vous “divertir de notre simplicité; mais un “Prince déguisé ressemble si fort à un “homme.... Mais, dit Zély, qui vous “a révélé le mystère de ma grandeur? “--Ces richesses étalées, dit Zemroud. “Cet or ne m'a point changé, dit “Zély: il ne donne ni vertus ni talens.--Il vous donne tout, reprit le “Vieillard.--Un homme riche, demanda Zély, ne peut donc pas être “un sot?--Il l'est très-souvent, répondit Zemroud; mais il nous est utile, “& c'est pour nous la premiere vertu: “c'est celle qui le garantit de nos mépris, & qui lui assûre nos respects. “--Par exemple, dit Zély, quel degré “de respect marquent les visites que “j'ai reçues cette nuit dans votre maison? Est-ce un usage commun, ou “une attention distinguée?--Le Vieillard ne l'entendant point, le pria “de s'expliquer.--Votre femme, dit “Zély, est venue, cette nuit, m'offrit “quelque service, & je crois“..... Il continuait en vain ce récit: dès le premier mot, Zemroud s'était précipité hors de sa chambre, & la chambre voisine retentit à l'instant de cris, d'injures, de coups & de malédictions. Zély voulut appaiser le désordre; mais l'orage tomba sur lui, & les invectives de ses hôtes lui apprirent qu'il en était la cause. Qu'est-ce que ceci, dit-il en lui même? Suis-je donc un Etre sinistre? Un seul mot sorti de ma bouche allume la discorde; mais non, n'ac c usons que la méchanceté de ces malheureux. L'un a trompé ma raison par ses respects, l'autre a voulu attaquer ma vertu: fuyons tous les vices conjurés contre nous.

Il s'échappa du milieu des combattans, & leur jettant une piece d'or pour prix de l'hospitalité reçue, il sortit. L'avarice suspendit les effets de la colère: ils se quittèrent pour recueuillir le fruit de sa libéralité, tandis que Zély, peu touché de leurs remerciemens, s'éloignait à grands pas de cette odieuse demeure.

Le trouble de son esprit l'empêcha quelque tems de distinguer les objets qui l'environnaient: il fût étonné, en revenant à lui, de se trouver dans un Jardin agréable, où un grand nombre de Citoyens richement vétus, & de femmes parées avec goût, marchaient comme lui. Ebloui de tant d'objets gracieux, il se persuada qu'il faisait un beau rêve; mais tous ses sens l'assurant de leur réalité, il se mit à raisonner sur ce qu'ils pouvaient être. Ce ne sont pas, disait-il, des hommes que je vois: ce sont les Divinités qui protègent cet Empire: ce sont, au moins, les Génies de ces heureux Citoyens. Les charmes de leurs figures, les graces de tous leurs mouvemens, la gaieté de leurs conversations, tout annonce leurs perfections & leur bonheur: tout ici me paraît au-dessus de l'Humanité. Que je serais heureux, si, dans cette foule brillante, je pouvais reconnaître mon Génie! Mais sans doute il n'appartient point à un vil mortel, de s'élever jusqu'à ces Divinités.

A force de considérer les mêmes objets, l'illusion diminue. Zély crut distinguer quelques hommes dans la foule: il crut même remarquer que quelques Femmes divines s'humanisaient avec eux, & bientôt sa curiosité devint aussi forte que l'avait été son étonnement. Il entra dans un bosquet assez solitaire, se flattant d'y trouver quelque Etre humain & raisonnable avec lequel il pût lier conversation. Un homme d'environ trente ans, d'un extérieur simple, & d'une figure aimable, se reposait à quelques pas de-là. Il l'aborda en tremblant & lui fit quelques questions. L'Inconnu lui répondit avec la politesse la plus obligeante. Rassuré par sa bonté, Zély lui fit part de son ignorance, & deses conjectures. „Je ne puis douter, “disait-il, que je ne sois transporté dans “la demeure des Génies.--Vous “n'êtes, dit l'Inconnu, que dans la “promenade des Sots.--Mais, disait “l'Etranger, j'ai vu mon Génie: il “était brillant comme ces Etres que “je vois.--Je souhaite pour vous qu'il “fût plus solide, répondit l'Inconnu.--“Eh quoi! disait Zély, ces Etres charmans qui parlent sans cesse avec tant “de graces..... Ce sont ceux qui “pensent le moins, disait le Citoyen. “--Mais au moins, disait Zély, n'y “en a-t-il pas quelques-uns de raisonnables?--Assez peu, dit l'Inconnu: “vous les reconnaîtrez aisément, ils “sont moins brillans, parlent peu & “ennuient les autres.--Que faut-il “donc être, s'écriait Zély, pour réussir “dans la société?--Ce que vous “me demandez, répondit le Citoyen, “mérite une explication, & elle serait “longue.--De grace, daignez m'instruire, dit Zély; dussiez-vous me “fuir pour jamais, si je vous suis trop “importun.--

“Je ne vous fuirai point, répondit “Nassès, (c'est le nom de l'Inconnu) “& il me sera doux de vous instruire, “si vous avez la patience de m'enten-“dre. Il est bon de commencer par “définir les mots pour fixer les idées. “On nomme quelquefois société, un “Etre purement métaphysique, une “liaison fondée sur la vertu, formée “par l'estime, entretenue par l'amitié, “dont la raison fait l'âme & même “les plaisirs. Cette société est comme “le grand œuvre: les visionnaires la “cherchent, les simples y croient, “& personne ne la trouve. On donne “plus communément ce nom à des “liaisons que le hasard forme, que le “plaisir & le désœuvrement soutiennent quelque tems, & qui se détruisent en détail, ou s'écroûlent subitement, comme un édifice mal “construit sur le sable. Voilà la “société ordinaire & la seule que “vous puissiez espérer de trouver. “Le grand art pour y réussir, c'est “de parler beaucoup & de raisonner “peu, de penser bien de soi, & légèrement des autres, de donner de “l'importance aux petites choses, & “des ridicules aux grands talens; “d'immoler la raison à l'esprit, la “vertu aux préjugés, les bienséances “à la mode.--Quelle horrible peinture! s'écria Zély, pourquoi ai-je “quitté mon désert?--Vous êtes “encore bien neuf, dit Nassès; attendez seulement que vous connaissiez ce monstre: il est séduisant, “vous en jugerez différemment. Vous “serez bientôt formé, vous aurez des “graces, des travers & des succès: “votre âge & votre figure m'en répondent.--Mais en attendant, dit “Zély, comment me regarderait-on? “--A peu près comme un singe mal-adroit, répondit Nassès.--

“Aux Dieux ne plaise, s'écria “Zély, que je prostitue à ce point ma “raison! Je retourne dès ce soir dans “ma forêt.... Doucement, reprit “l'Inconnu: votre vertu m'intéresse “& votre simplicité me charme; mais “votre raison vous ferait faire une “folie: je ne veux pas vous abandonner. Vous êtes un malade qu'il “faut accoutumer par degrés au régime, & j'espere que ma société vous “conviendra. Je suis un de ces Visionnaires, qui croient aux sociétés “raisonnables: j'ai une femme aimable & vertueuse: j'ai des amis sensés: mon bonheur est de les aimer, “& ma folie de croire qu'on m'aime. “J'ai tous les avantages de l'opulence “sans faste, venez partager mes plaisirs: vous pourrez conserver votre “raison, en acquérant l'usage du “monde. Nous nous conviendrons, “tant que vous serez tel que vous “êtes: quand vous deviendrez com-“me un autre, vous suivrez votre “penchant.--Généreux Inconnu, “que ne vous dois-je point? s'écria “Zély. Vous m'offrez plus que je “n'aurais osé espérer: qu'aurais-je fait “de mes richesses avec si peu d'expérience? Mon trésor le plus précieux “est votre amitié“.

Le tems de se retirer arriva: Zély suivit son nouvel Hôte dans un Palais élégant & commode. Nassès le présenta à sa femme: elle lui parut telle qu'il l'avait peinte, jolie sans affectation, & gaie avec décence: son visage annonçoit la douceur de son caractere, & une tendre amitié pour son Epoux semblait être l'âme de toutes ses actions. Plusieurs amis s'y rassemblaient, & Zély ne se lassait point d'admirer les douceurs de cette société. Quoiqu'elle variât tous les jours, quoique souvent elle fût assez brillante, elle lui paraissait toujours sage, & il ne doutait plus que dans une Ville si corrompue, la Raison & l'Amitié n'eussent choisi cette maison pour leur azyle. Vous m'avez trompé, disait-il quelquefois à Nassès: je trouve ici tout ce que ma raison m'indiquait, & rien de ce que vous m'avez dit.--Je ne vous ai point trompé, lui répondait Nassès; mais la société vous séduit: l'illusion agit sur vous. Je vous ai peint des réalités: vous jugez sur des apparences; mais vous êtes trop heureux. Gardez une erreur agréable & nécessaire: sur-tout contentez-vous des marques extérieures en amitié & en amour: il est rare qu'on gagne à trop approfondir.

Uni à Nassès par l'amitié la plus sincère, Zély sentait pour son Epouse un sentiment encore plus tendre: quelquefois il s'en étonnait. Dans des momens, sa raison en était allarmée, puis elle le rassurait aussi-tôt. Ce n'est pas, disait-il, de l'amour que je sens: il n'est pas dans la Nature d'être amoureux de la femme de son ami. Un sexe charmant mérite des soins plus marqués; mais mon ami obtient dans mon cœur les préférences réelles. Non, je ne suis point amoureux: je ne suis tout au plus que galant auprès d'elle; &, ce qui doit me rassurer sur la nature de mes sentimens, cette vertueuse Epouse les connaît & ne s'en offense pas.

Cependant, sans être amoureux, il pensait toujours comme elle: il ressentait tous ses plaisirs, il s'affligeait de ses moindres peines: il n'existait qu'en la voyant, & languissait dans son absence. Il lui peignait ses sentimens, elle l'écoutait avec plaisir: un autre eut vû qu'il aimait, & qu'il était aimé; mais, quand la raison trompe, elle est d'autant plus dangereuse qu'on s'en défie moins.

Un jour il la trouva triste, il devint triste lui-même: il lui demanda en vain, avec l'intérêt le plus tendre, la cause de son chagrin: il employa inutilement pour la distraire tout ce que la raison & l'amitié peuvent inspirer: elle gardait un profond silence, & jettait sur lui des regards languissans qui pénétraient jusqu'à son âme. Il se jeta à ses genoux, il la pressa de répondre. Elle prit enfin la parole & lui dit d'une voix étouffée par les soupirs: „On n'est pas toujours aussi “heureux ni aussi sage qu'on paraît “l'être: tu vantes mon bonheur, parce que tu es aveugle ou stupide, tu “ne vois pas qu'il n'est que chimérique. La fortune est un malheur, “quand elle ne donne pas ce qu'on “desire le plus: elle ne sert qu'à multiplier les desirs. Les vertus & l'amour d'un Epoux qu'on n'aime point “sont un supplice de plus. Eh! comment aimerais-je celui qui s'oppose “à ma félicité? Tu ne connais pas “encore les passions: il en est deux “qui me dévorent, & que rien ne “peut éteindre. Tu sais que ma Sœur “vient d'épouser un Grand de cet “Empire: elle ne m'égale ni en esprit ni en beauté; cependant elle “est à la Cour: elle partage les plaisirs de notre auguste Souverain, “tandis qu'il ne m'est pas permis de “voir la porte de son Palais. Je ne “puis souffrir cette humiliation: j'ai “tout employé auprès de Nassès pour “qu'il m'élevât à un rang égal: il le “peut & je n'ai pu le fléchir: il immole mes desirs à sa froide Raison. “Mais ce n'est encore que son moindre “crime: rien ne me coûte plus à t'avouer tout, puisque j'ai commencé à “réveler mon funeste secret. Je t'aime “avec fureur: juge maintenant si “ton ami est assez coupable à mes “yeux. Je ne respire que la vengeance “& je veux que tu la partages. Nassès a souvent tenu des discours peu “respectueux de nos Loix & de notre “Maître: j'aurai soin de les divulguer. Il ne peut éviter la mort: “alors je t'offre ma main: je saurai “m'élever à un rang digne de moi, “& ta grandeur suivra la mienne“.

O monstre! ô comble d'horreurs! s'écria Zély en fuyant rapidement. O malheureux Nassès! Que ton sort est funeste, & que tu le mérites peu! Se peut-il que le masque de la Vertu cache des trahisons aussi noires? Faut-il que je sois destiné moi-même à troubler tous les lieux que j'habite? Fuyons de ce séjour dangereux; mais auparavant tirons mon ami d'une erreur fatale: mettons en sûreté des jours si chers.

Accablé des plus tristes réflexions, Zély s'était enfermé dans son appartement. Nassès le fit prier de se joindre à quelques amis qui s'étaient rassemblés chez lui. Encore troublé de ses idées noires, il vit avec étonnement regner la joie & la tranquilité. Jamais l'Epouse de Nassès n'avait paru plus tendre ni plus satisfaite: il passa une soirée charmante, & réfléchit toute la nuit sur la fausseté incompréhensible des femmes. Le lendemain il se trouva incertain de ce qu'il devait faire: ses yeux avaient démenti ce qu'il avait entendu. Il croyait dans des momens avoir fait un songe funeste: tantôt il trouvait affreux de laisser par son silence la vie de son ami en danger; tantôt il trouvait cruel d'anéantir, par un avis dépourvu de toute vraisemblance, un bonheur dont Nassès paraissait si touché. Dans cette incertitude, il résolut d'attendre, de peur de l'assassiner en croyant le servir. Plusieurs jours se passerent: Zély observait tout avec attention, & ne voyait rien que la paix, qu'une union toujours tendre dont chaque jour semblait augmenter les plaisirs: il évitait avec soin de se trouver seul avec l'Epouse de Nassès.

Un jour elle le fit demander: il fut tenté de la fuir, mais il aimait: il raisonna & vôla auprès d'elle pour servir son ami. „Il est bien doux, lui “dit-elle, d'avoir un ami tel que vous: “comment, avec si peu d'expérience, “a-t-on tant de discrétion? Je vous ai “mis à une épreuve assez forte: il est “tems de dissiper les soupçons que “vous pourriez avoir conçus: avec “plus d'usage du monde vous auriez “vû à l'instant à quel point ma conduite dément ce que ma bouche “vous disait. J'ai peur que vous “n'ayez pas assez bien vû, & votre “estime m'est chère.--Qu'entends-je “& que vous me rendez heureux! “s'écria Zély: il n'est donc pas vrai “que Nassès vous soit odieux, & que “je sois..... Arrêtez, lui dit-elle, l'exclamation ne serait pas galante.--Ah! pardonnez Madame; dit Zély: “le bonheur de mon ami me touche “si sensiblement que ma raison en est “troublée.--Ce trouble est plus “obligeant pour lui que pour moi, “répondit-elle: nous étions convenus “ensemble de tout ce que je vous ai “dit, & nous ne voulions que vous “éprouver: votre raison peut cesser “de s'allarmer, nous ne verrons point “aujourd'hui Nassés; mais ce qui me “console de son absence, c'est qu'un “ami aussi tendre le remplace auprès “de moi“.

Zély, comblé de joie, s'engagea avec l'Epouse de Nassès dans une conversation très-animée. Ils parlerent long-tems de l'absent, ensuite d'eux-mêmes, des douceurs de l'amitié, des plaisirs de l'amour: une conversation où le cœur a plus de part que l'esprit, devient dangereuse entre deux personnes qui s'aiment. Zély, loué sur sa vertu, sur sa figure, sur ses graces, s'égara: il oublia que notre ami n'est que la moitié de nous-mêmes: il crut sans doute être en effet Nassès & remplit réellement sa place.

Dans un cœur vertueux qui s'égare, le remords est bien près du crime: l'ivresse de Zély ne dura qu'un instant. Le sentiment qui y succéda fut un étonnement stupide; mais ce qui le surprit le plus, ce fut de voir l'Epouse de Nassès le regarder avec un long éclat de rire. „Ami généreux, lui dit-elle, “quand on est prodigue de sa raison, “il se trouve des momens essentiels “où elle nous manque. Vous avez “bien de la vertu, il est impossible de “vous corrompre, mais assez aisé de “vous séduire. Je vous aimais, je vous “l'ai dit, vous n'avez pas voulu m'entendre, vous m'avez forcé à vous “le prouver: remettez-vous & ne “craignez rien de tragique: votre ami “Nassès en sera quitte pour ce malheur: il n'est pas le seul Epoux chéri “à qui il soit arrivé. Vous avez gardé “mon secret: songez que celui-ci est “le vôtre“.

Loin de calmer Zély, ce discours ne fit qu'affliger sa vertu, & révolter son amour-propre. Il quitta brusquement cette femme infidelle & courut s'enfermer & raisonner. Quelque mécontent qu'il fût de lui-même, sa conduite à l'égard de Nassès l'embarrassait encore plus. De quel front le verrai-je? disait-il. Ma honte me trahira, que lui dirai-je? J'ai été discret une fois, & j'ai eu raison: répéter des discours en l'air, troubler son bonheur pour les rêveries d'une femme, c'eût été une folie. On ne fait point périr son mari; mais ici ce sont des faits, sa femme est infidelle, je partage son crime, les Dieux sont témoins que ce n'est pas ma faute; mais à ses yeux je n'en serai pas plus innocent. Fuyons pour jamais ses regards, mais conservons son estime: qu'il me croye un homme faible, sans esprit, sans expérience; mais non un séducteur, un traître. Qu'il me déteste, qu'il m'accable, s'il le veut; mais qu'il ne puisse que me plaindre & jamais me mépriser. Un accablement profond succéda aux murmures de sa raison. L'excès de ses remords produisit le même effet que le calme de la bonne conscience, il dormit longtems. Sa raison vint à son réveil l'assiéger avec la même vivacité. Que je le plains! disait-il: il aime sa femme, il est haï: il a confiance en elle, elle en abusera. Qui m'a dit que je suis le premier qu'elle ait aimé? Peut-être l'amour de Nassès le rend ridicule: peut-être est-elle capable d'attenter à ses jours? Il faut le tirer d'une erreur dangereuse: il ne faut le quitter qu'en lui donnant une marque d'amitié: je rougirai, je le fais; mais mes intentions ont toujours été pures & Nassès en jugera comme moi.

Le même sentiment qui inspirait ce parti à Zély, lui fit juger l'exécution très-pressée. Il fit demander un entretien secret à Nassès. Celui-ci accourut à l'instant, & le trouva triste & déconcerté: il lui en demanda la cause. Puis-je ne pas succomber à ma douleur? répondit-il: il faut que je vous quitte, Nassès, & en vous quittant, je suis coupable envers vous.--Expliquez-moi cette exclamation tragique, dit Nassès: auriez-vous brûlé ma maison, pris mon bien, ou séduit ma femme?--Ce propos redoubla le trouble de Zély, qui perdit toute contenance. Quoi! reprit son ami, vous êtes confondu, vous ne repondez point!--Comment le pourrais-je? repondit-il: je n'ai point séduit votre femme, mais vous n'en êtes pas plus heureux, ni moi plus innocent. Ce n'est pas tout encore..... Eh! de grâce, s'écria Nassès, épargnez-moi le reste de cette étrange confidence: j'en sais déja trop. Mais dites-moi, au nom des Dieux, est-ce ignorance, est-ce méchanceté qui vous engage à m'assassiner de ce cruel propos? Quel mal me faisait votre crime, si je l'avais ignoré; & quel autre que vous dans la Nature entière pouvait s'aviser de m'en instruire.

Zély s'apperçut, mais trop tard, que sa raison lui avait fait faire une sottise: il tomba au genoux de son ami, & lui fit pitié à force de pleurer sa faute; mais il ne la réparait pas. Nassès, sentant que son mal était sans remède, prit son parti. Levez-vous mon ami, lui dit-il: le mal que vous vous reprochez le plus est le moindre. Je connais votre cœur, vous n'avez sûrement pas eu le projet de m'offenser. Votre simplicité m'a fait tort; mais si je vous haïssais, je serais injuste: assurez-moi seulement (car votre sincérité me fait trembler) que vous n'avez mis que moi dans la confidence: & si cela est, restez tranquilement avec nous: vous serez sans doute plus sage une autre fois: si vous ne l'étiez pas, vous n'avez plus rien à me faire. Confondu d'avoir fait en si peu de temps deux sottises aussi marquées, Zély lui protesta qu'il n'ôserait jamais reparaître à ses yeux.--C'est apparemment, lui dit Nassès, la seule façon de m'affliger qui vous reste. A la bonne-heure, je ne veux pas vous faire violence: soyez plus heureux ailleurs: comptez-moi toujours au nombre de vos amis, mais sur-tout gardez-vous d'être aussi sincère une autre fois.

Séparé de Nassès, Zély fut long-tems absorbé dans ses réflexions: il ne pouvait pardonner à sa raison le mauvais tour qu'elle venait de lui jouer; &, calculant tout ce qu'un mauvais raisonnement lui avait fait perdre d'avantages, il crut devoir choisir l'état où on est le moins à portée de raisonner: il jugea que le plus brillant était le plus convenable à ses vues: il choisit à l'instant un Palais magnifique, y transporta ses richesses, le remplit d'Esclaves superbement vétus, de meubles précieux, & pour remplacer un ami, il fit un grand nombre de connaissances. Il avait des qualités aimables, dépensait beaucoup & procurait des plaisirs: tout ce que l'Empire avait de Grands & d'Agréables, le rechercha par curiosité & s'y attacha par goût. Le tourbillon d'une vie amusante lui ôta le tems de raisonner: dès ce moment tout lui réussit; cependant les plaisirs altérèrent sa santé.

Il eut un accès de vapeurs & de raison: il se reprocha d'exister sans avoir d'état, & sans être utile à sa patrie: il desira un emploi à la Cour, & en obtint un considérable, sans avoir eu le temps de le solliciter. Sa nouvelle grandeur l'enchanta quelques jours: il s'apperçut bien-tôt qu'il avait perdu sa liberté, acquis des ennemis & fait des mécontens. Il regretta le tems où il avait été libre; mais, chargé de devoirs, il résolut de les remplir sans songer à lui, ou à l'opinion publique. Ce qu'il avait conservé de vertu le rendait clair-voyant sur les vices d'autrui. La fausseté, la flatterie, la bassesse, l'intérêt, toutes les vertus de Cour excitaient son indignation. S'il la marquait à quelques Grands vertueux en apparence, on en riait. Entreprendrez-vous, lui disait-on, la réforme du Genre-Humain? Laissez les hommes tels qu'ils sont: soyez comme eux, si vous êtes sage.--Quoi! disait-il quelquefois, serais-je donc assez lâche pour suivre cette absurde morale? Que les Souverains sont malheureux! L'erreur qui les environne assez souvent, éloigne d'eux la verité: ceux qui doivent les servir, les trompent quelquefois, parce qu'ils sont eux-mêmes abusés & trompés. Les Rois & leurs Ministres sont vertueux dans le cœur: une espece de fatalité semble s'opposer aux effets de leur bienveillance, & leur administration paraît injuste: le nombre & la nécessité des circonstances formentun voile impénétrable, qui les empêche de voir & de connaître les moyens qui rempliraient leurs vœux pour le bien de l'Humanité. Témoin de tant d'obstacles, je veux les faire cesser. La vérité est sacrée; quand elle est dure, elle déplaît: je vais l'adoucir sans la déguiser.

Zély, appellé auprès de son Souverain, oublia ses projets de modération: l'activité de son zèle lui inspira des expressions dont l'énergie parut amère & insultante au Prince, qui, pour punir son audace & son peu de respect, lui retira son emploi & le chassa de sa Cour.

Le jour suivant, on vint dire à Zély qu'un ami demandait à le voir. Je ne croyais pas en avoir aujourd'hui, dit-il: amenez moi cet homme singulier. Il parut: c'était Nassès. Est-ce une illusion? dit Zély confondu: vous vous dites mon ami le jour où ce titre est une injure. Vous avez donc oublié ce que j'ai fait, & vous ignorez ce qui m'est arrivé?--Je sais votre disgrace, dit Nassès; & c'est ce qui m'amène. Vous m'avez donné des avis, quand vous avez cru qu'ils m'étaient utiles: je viens vous consoler, quand vous en avez besoin. Vous avez passé plus d'un an dans la grandeur, j'étais au-dessous de vous & je vous étais inutile. Votre malheur nous rend égaux; reprenez mon amitié, si elle vous est chère, & ne vous reprochez plus une faute dont je dois vous remercier.--Embrassez-moi, Nassès: on n'est point malheureux, quand on a un ami aussi rare; mais de grâce apprenez moi par où j'ai mérité votre reconnaissance.--Le voici, dit Nassès: j'avais plus d'un rival heureux: ma honte était publique, moi seul je l'ignorais, & je passais pour un sot. Vous m'avez ouvert les yeux: d'ailleurs, ma femme est morte; & le mal est réparé. Je ne vous conseillerai pourtant pas d'adopter cette façon d'obliger, vous pourriez faire des ingrats.

Ils s'entretinrent long-tems ensemble, & goûterent les douceurs de l'amitié: ils se jurerent de fuir pour toujours l'esclavage, l'amour, les grandeurs, de renoncer entierement au commerce des femmes, d'être toujours sages, & de ne se quitter jamais.

Pour commencer l'exécution de ce projet, Zély transforma son Palais en une maison modeste. Le luxe en disparut, la commodité le remplaça. Une société peu nombreuse d'hommes sages s'y rassemblait: aucune femme n'y était admise. Zély avait scrupuleusement proscrit jusqu'aux tableaux où ce Sexe trompeur était représenté. Ils menaient une vie vraiment philosophique, & ne se lassaient point d'en vanter les douceurs.

Un soir qu'ils étaient seuls, suivant languissamment une conversation raisonnable: „Qu'on est heureux, disait “Zély en étendant les bras, de jouir “tranquilement de sa raison, loin de “tous les objets qui peuvent la troubler!--Oui, répondait Nassès en “bâillant: il est bien doux de n'avoir “point à veiller sur moi-même. Quand “le cœur est oisif, l'esprit est en vigueur: les idées sont nettes & les “réflexions sages. On goûte sans distraction les douceurs de l'amitié, & “ce sont-là les vrais plaisirs.--Je “pense comme vous, disait Zély: il “faut avouer que nous sommes bien “heureux; mais il me paraît que vous “bâillez.--Je ne sçais, reprit Nassès: “depuis quelque tems je tombe dans “une espece de langueur. Mon imagination se resserre, & mon esprit “s'appesantit: ne trouvez-vous pas?..--Je ne voulais pas vous le dire, dit “Zély; mais quelquefois vous m'avez “inquiété.--Mais vous-même, interrompit Nassès, je vous ai vu bien “plus gai autrefois.--Je le crois en “effet, dit Zély, quand votre femme.... Hé, de grâce, ne parlons point “de femmes, reprit vivement Nassès, “ce ne sont pas-là nos conventions: “allons plutôt nous reposer, & demain “nous serons moins sombres“.

Le jour suivant Zély rêvait. Nassès vint interrompre sa solitude, il avait l'air embarrassé: „Connais-tu, lui “demanda-t-il, cette jeune Amine qui “demeure près de nous & qui a tant “d'esprit.--Eh! de grâce, répondit “Zély en riant, ne viens point nous “parler de femmes: sont-ce là nos “conventions? (Nassès fut tout interdit). Monsieur le Philosophe, continua Zély, cette Amine est belle, “elle a tout ce qu'il faut pour plaire, “pour séduire & pour tromper. Si “votre esprit se réveille, votre morale s'endormira.--Mais, répondit “Nassès, pour être sage, faut-il se “faire ours? Je connais mieux que vous “les dangers de l'Amour, mais je veux “fuir les passions, sans renoncer aux “plaisirs. Quelque belle que soit Amine, “on peut la voir sans perdre la raison, “& je suis bien sûr de ne m'engager “jamais au de-là de ce qu'elle permet. “Ecoutez, mon cher, continua-t-il, “la raison est fort-respectable, mais “tout excès devient un vice. Depuis “que nous la professons chez vous, “nous ne sommes plus reconnaissables: “nous n'avons plus d'agrémens, plus “de gaieté: jusqu'à notre amitié, tous “nos sentimens sont engourdis comme “notre âme: nous deviendrionsstatues, “& nous ne serions plus recevables “dans la société, quand elle nous “deviendra nécessaire. Quant à moi, “j'ai pris mon parti: on doit me présenter aujourd'hui à Amine, & je “compte que vous ne me quitterez “pas.--Mais, dit Zély, vous feriez “mieux de la voir seul: je suis en “possession de vous porter malheur.--Je vois dans ce propos plus d'amour-propre que de raison, répondit Nassès. S'il est dangereux de voir “Amine, je serais plus exposé seul: “deux raisons sont plus fortes qu'une, “& l'amitié sera la sauve-garde de “notre cœur. Ce n'est point une complaisance que je vous demande, c'est “un service que j'exige, & dont vous “serez récompensé.--Soit, dit Zély: “plaise aux Dieux que nous ne soyons “pas punis l'un & l'autre“!

Amine avait vingt ans, les grâces de la jeunesse & la raison de l'âge mur: de la légereté dans le caractère, de la coquetterie dans l'esprit. Elle réunissait toutes les qualités & les défauts qui font ordinairement tourner les têtes: que de dangers pour deux Philosophies chancelantes!

Zély & Nassès passerent la journée chez elle, & crurent n'y avoir passé qu'une minute. Ils en sortirent en rêvant, marchèrent ensemble sans se voir, & se quittèrent sans se parler. Le jour suivant, ils s'oublierent & ne se retrouverent que chez elle: ils s'embrasserent encore ce jour-là. Bientôt, en se retrouvant tous les jours, ils cesserent absolument de se voir. Leur rêve durait depuis plus d'un mois: le hazard les réveilla en les faisant trouver tête-à-tête: tous deux étaient honteux & gardaient le silence: leurs yeux se rencontrèrent, & Nassès rit.

„Il y a vraiment bien de quoi rire, “dit Zély embarrassé: je vous avais “bien dit que cette Amine nous porterait malheur. Vous l'adorez, & “votre amour vous tient lieu d'un “ami; mais moi je vous ai perdu, & “rien ne m'en console.--Le ris de “Nassès redoubla. Pour vous mettre “à l'aise, dit-il, je veux bien avouer “ma folie, j'aime Amine plus que je “n'aurais cru: je n'ai pu m'en défendre, j'ai pensé même vous oublier. “Confessez-vous à votre tour, & découvrez-moi l'état de votre cœur.--Quoi! repondit Zély, vous croiriez..... Un peu de bonne foi, s'il “vous plaît, répondit Nassès: l'Amour “n'est pas du nombre des maladies “secrettes: on ne le cache pas, & il “vaut mieux avoir du moins le mérite “de la sincérité.--Hé bien! jouis “donc de ton ouvrage, lui dit Zély “avec vivacité: tu as fait de moi un “amant malheureux, un ami infidele, “un rival jaloux qui te détesterait, s'il “te croyait heureux; mais il est encore “tems de sortir de notre égarement: “j'ai réfléchi sur ses suites funestes, “& je te jure pour nous deux de ne “la revoir jamais.--Dans ce serment, “dit froidement Nassès, je reconnais “l'ouvrage de la raison, il sera détruit dans le jour. Ecoute-moi, je “me suis égaré, je sais l'avouer “& revenir; j'ai eu des torts, je puis “les réparer. L'Amour m'a séduit, mais “il ne m'a point aveuglé. Je puis vivre “heureux sans voir Amine, je te l'abandonne & ne la reverrai plus, “compte sur ma parole: si je faisais “un serment, je serais trop près d'y “manquer.

“Quel excès de générosité! s'écria “Zély transporté de joie; mais il est “au-dessus de la nature.--Pas autant “que tu le crois, dit Nassès. J'aime, “mais je ne suis point aveugle: je “connais Amine, elle ne m'aime “point; elle a du goût pour toi & je “t'en trouve plus à plaindre. Je la “crois ambitieuse & fausse: tes riches-“ses & le rang où tu pourrais prétendre sont peut-être le seul objet “qu'elle aime en toi. Elle est sage “par principes, & vive par tempérament. Tu voudras être heureux, & “ce bonheur te coûtera d'abord la liberté, & dans la suite ton honneur “& ton repos. Voilà ce que je crains “pour toi: jure-moi donc, si tu la “revois, de ne point oublier mes avis, “& de ne prendre aucun engagement “sans me consulter“.

Zély, enivré d'amour, l'embrassa mille fois, fit mille sermens, & vôla chez Amine se préparer à être parjure. On peint mal le bonheur dont jouit un Amant aimé: celui qui mérite de le connaître, s'occupe à le sentir & non à le décrire. Ceux qui l'ont éprouvé en conservent un souvenir flatteur, mais qui n'aproche plus de la réalité: ainsi la faiblesse des sens diminue les objets à mesure qu'on s'en éloigne. Se rappeller parfaitement ses plaisirs, ce serait en jouir sans cesse.

Zély, délivré d'un rival & de la raison d'un ami, était dans cet état charmant: tout ce que l'Amour a de plus séduisant, tout ce que l'Art d'une Coquette peut ajouter aux attraits d'une Maitresse tendre, lui était prodigué sans cesse, & ne le contentait pas. Ce rien, ce plaisir d'un moment qui ne prouve point l'amour, & qui souvent le détruit, lui manquait. Il se croyait le plus malheureux des hommes; &, loin de diminuer son amour, ce malheur resserrait ses chaînes. Ses reflexions, toujours dirigées vers le même objet, l'égaraient de plus en plus. Que ce Nassès est fou! disait-il en lui-même: il prêche la liberté, & conseille l'esclavage. Pour être libre selon lui, il faut cesser d'être homme, ne rien aimer, ne rien sentir, desirer peu & ne jouir jamais, renoncer au bonheur présent par crainte d'un avenir sinistre, & se faire automate de peur d'être malheureux. La vraie liberté est de jouir de ce qu'on desire: on est esclave quand on s'en prive: ma raison rebute ses conseils; mais mon amitié veut que je le convertisse.

Plein de sa raison, & sûr du consentement d'Amine, il courut chez son ami. „J'ai pris, lui dit-il, de “moi-même un conseil que vous “allez sans doute me donner. Embrassez-moi, mon ami, & faites-moi des “complimens: Amine consent à mon “bonheur, je vais devenir son Epoux“. Nassès recula de surprise: son impétueux ami l'accabla d'un torrent de raisons, prévint ses objections, les combattit, discuta, prouva & crut avoir persuadé. Il se tut tout essoufflé, & était pénétré de la froide tranquilité de Nassès. „L'affaire dont vous “me parlez là, lui dit son ami, mérite quelque réflexion: vous avez “besoin de conseil, mais ici nous ne “sommes pas assez libres. Allons passer quelques heures à ma maison de “campagne, nous y raisonnerons “mieux“. Il monta à l'instant dans son char, & partit avec Zély.

La maison de Nassès était un de ces lieux charmans & solitaires ornés par la seule Nature, inspirant une douce rêverie & également favorable à la Raison & à l'Amour. „C'est ici, “dit-il à son ami, que nous avons “goûté mille fois les douceurs de l'amitié: c'est dans ce même lieu que “je veux en remplir les devoirs: je “ne te parlerai pas aujourd'hui: tu “n'es pas en état de m'entendre. “L'idée d'Amine t'occupe tout entier: “rappelle-toi ce que je t'en ai dit. “Vois devant tes yeux le portrait de “ma femme: ces objets te rameneront “à toi: je te parlerai raison alors: “jusqu'à ce moment tu es mon prisonnier.--Zély voulut se plaindre “avec aigreur.--Point de murmures, “lui dit Nassès, ou, si tu n'es pas capable de te contenir, sors à l'instant “de ces lieux, & oublie que tu m'as “connu“. Les grands maux exigent des remèdes violens. Zély abattu par la fermeté de Nassès répandit un torrent de larmes.

Ce véritable ami laissa Zély livré seul à ses réflexions, & il vint le joindre après quelques heures d'absence, mais il ne le trouva pas changé. Il était accablé, il gémissait & parlait d'Amine. „Quand finiras-tu de me “tourmenter, dit-il à Nassès? Connaîtras-tu enfin les bornes des droits “que donne l'amitié.--Ses droits “comme ses devoirs sont sans limites, “répondit Nassès, quand il s'agit “d'obliger. Je n'agis point comme un “tyran, je te ménage.--Au nom “des Dieux, dit Zély, renonce au “projet insensé de me guérir, ou bien “prouve-moi donc qu'Amine ne mérite pas mon amour.--Ceci, reprit “Nassès, n'est qu'une tournure adroite “pour parler d'elle, & je devrais différer une explication qui pourrait “augmenter ton mal; mais tu me fais “pitié. Tu as deux grands malheurs, “mon cher Zély, peu d'expérience & “beaucoup de bonne opinion: tu as “plû un instant, tu t'es persuadé que “tu plaisais seul: apprends ton erreur “& connais les femmes. Tu as un “rival, il est d'un état obscur & sans “fortune: son alliance serait un affront “pour Amine. Sensible au plaisir, “sans être retenue par l'intérêt, elle “le rend heureux: le fait est certain, “un fils est le fruit de cet amour. “Amine est tentée par tes richesses, “& flattée d'obtenir ta main, tu l'as “trouvé invincible: si tu étais sans “bien, tu serais heureux ou méprisé. “Un goût déja éteint, l'ambition & “l'avarice, voilà son amour & sa “vertu..... Arrête, épargne-moi, “s'écria Zély: quelle noire trahison, “ou quelle affreuse calomnie! Pardonne, cher ami; ta foi m'est connue, mais je suis trop faible pour te “croire. Dans l'état où je suis, si je “ne vois de mes yeux, je ne puis “guérir de ma malheureuse passion.--Hé bien! tu verras, répondit Nassès: jure-moi de m'attendre ici, je “reviendrai te prendre, quand il en “sera tems“.

Nassès partit aussitôt pour la Ville, & Zély demeura seul dans un état digne de pitié. La honte & l'horreur, un reste d'amour & d'espérance, le déchiraient tour-à-tour: il jurait de n'aimer jamais: il voulait un instant après renoncer à cette épreuve fatale, & brûlait de s'engager plus fortement. L'amour eut l'avantage, &, pour le mieux tromper, prit le masque de la raison. Ses plaintes se tournèrent tout-à-coup contre lui-même. Qu'ai-je fait, disait-il, & qui m'a rendu si injuste? Un seul mot, un conte en l'air & sans preuves me fait soupçonner une femme charmante & sans doute vertueuse: je crois tout sans le moindre indice, & cela sur la parole d'un homme qui a été mon rival. Qui m'a dit qu'il n'aime pas encore, ou que ceci n'est pas la vengeance d'un Amant piqué? Quand il serait vrai qu'Amine me serait infidele, quels droits ai-je sur sa conduite? Qui peut me permettre de lui donner un espion? Si sa honte est réelle, je la rendrai publique; mais non, Amine est vertueuse, & je vais mériter son indignation & ses mépris! Prevenons cette trahison, courons à ses pieds avouer ma faiblesse, & en obtenir le pardon.

Zély, tourmenté de cette idée, ne put modérer son impatience: il partit au même instant & arriva chez lui au milieu de la nuit. Sa porte était ouverte, ses Esclaves absens: il appella en vain, aucun ne répondit. Plein d'inquiétude, il court au lieu qui renfermait ses richesses: il ne les voit plus, & ne trouve que les traces de la violence qu'on avait faite pour les enlever. Frappé d'étonnement, & pénétré de douleur, il attend le jour avec impatience; mais ses premiers rayons lui confirmèrent son malheur: ses trésors perdus, son ami absent, & sa maison absolument déserte. Un homme qu'il connaissait, déja instruit de son désastre, lui en fait compliment en riant, lui apprend que Nassès est le coupable, qu'on l'a vu enlever le trésor & fuir avec Amine. Zély devient furieux en l'écoutant: Défends-toi, malheureux, lui dit-il: qui ne sait pas venger son ami outragé, ne mérite pas d'en avoir. Il tire à l'instant son cimeterre, & lui fait une large blessure.

Il courut aussi-tôt chez Amine: elle sortait à peine des bras du sommeil, il crut tous ses maux finis. Il avait l'air troublé, elle lui en demanda tendrement la cause: il commençait le récit de ses malheurs & de la perte de ses richesses, il fut interrompu: „Que me “fait cette longue histoire, dit Amine, “& quel intérêt vous flattez-vous “d'inspirer présentement?--Zély voulut se plaindre de sa dureté.--Quand on est triste & sans bien, lui “dit-elle, il faut se rendre justice & “ne point ennuyer les autres du récit “de ses peines“.

Un Inconnu qui parut à l'instant, lui ordonna avec hauteur de sortir, & le fit mettre dehors par ses Esclaves: demi-mort de honte & de douleur, Zély se traina tristement vers sa maison. Plusieurs de ses anciens amis vinrent le joindre, &, sous prétexte de s'intéresser à son malheur, lui en conterent gaiment les circonstances les plus aggravantes: il apprit d'eux que Nassès avait réellement enlevé son trésor, qu'un Esclave fidele l'avait déclaré au Cadi qui faisait poursuivre vivement le voleur. Zély comme frappé de la foudre, conserva pourtant assez de force pour s'éloigner rapidement de ces importuns, & courut chez l Eiv Cadi pour justifier son ami, ou demander sa grâce, s'il était réellement coupable.

Ce Cadi avait l'air affable, le visage riant & le cœur dur: il écouta Zély avec tranquilité, & se mit ensuite à l'interroger comme un criminel. „Peu “importe, disait-il, que celui qui a “volé soit votre ami, ou ne le soit pas; “mais d'où vous venait ce trésor?--Je le tenais de mon Génie, répondit “Zély.--Vous ne le deviez pas sans “doute à votre probité, dit le Juge. “Le fils d'un homme obscur, pauvre “&, de plus, mauvais Citoyen, ne “possede pas tant de richesses; mais “vous avez été en faveur, vous avez “eu à la Cour un emploi important: “ce sont les richesses de l'Empereur, “c'est le sang de ses Peuples que vous “avez vexés: Voilà le Génie qui vous “a enrichi“.

Un homme ordinaire eût été peu ému, ou moins accablé de ces reproches: l'homme raisonnable se révolta: il répondit avec hauteur qu'il ne se reprochait rien. „Apprenez, dit le “Cadi, qu'on n'est point innocent, “quand on me manque de respect. “Qu'on lui donne à l'instant cent “coups de bâton“. L'homme que Zély avait blessé arriva dans ce moment, en criant vengeance. Le Juge entendit sa plainte. „On aime ses “semblables, dit-il; je ne m'étonne “point qu'un brigand en défende un “autre: vous méritez la mort, ajouta-t-il en s'adressant à Zély: rendez “grâces à la clémence de notre gracieux Souverain, s'il ne vous impose par ma voix qu'une correction “légère. Qu'après l'exécution de mes “ordres, on le conduise à cette Isle “où nous reléguons les scélérats“.--Zély voulut répondre: on l'avait déjà enlevé.

On dit que l'excès de la douleur rend insensible, mais ce ne peut être qu'aux maux de l'esprit. Il reçut les cent coups de bâton avec impatience, & maudissait également les Dieux, les hommes, les femmes, la Justice, l'Amour & l'Amitié. On l'embarqua à l'entrée de la nuit pour le conduire au lieu de son exil. Il appellait les tempêtes pour être délivré en même tems de ses bourreaux & de ses malheurs. On eut dit que ses cris étaient entendus: un orage effroyable s'éleva & offrit de toutes parts l'image d'une mort prochaine. Les Matelots, demimorts de frayeur, ayant lutté long-tems contre les flots, entendirent les vœux que Zély faisait pour leur perte. Persuadés que la présence d'un criminel attirait sur eux la colère céleste, ils le jetterent à la mer. Il remercia le Ciel de lui envoyer la mort: cependant il nagea de toutes ses forces. Sa fortune l'avait fait tomber fort près du rivage: il trouva bientôt la terre, & il y demeura accablé de tristesse & de lassitude.

Les premiers rayons du jour lui permirent de reconnaître les lieux où le sort l'avait conduit: l'aspect en était sauvage. N'y trouvant aucun vestige de culture ou d'habitation, il se crut dans une Isle déserte. Il allait rendre grâce aux Dieux de l'avoir remis dans son premier état, où, privé, à la vérité, de quelques plaisirs passagers, il n'avait éprouvé ni malheurs ni perfidies; mais il sentit qu'il mourait de faim, & commença à regretter la societé, ou du moins les secours qu'elle offre. Il s'assit au pied d'un arbre, & s'endormit profondément. Il fut surpris à son réveil de se trouver entouré de plusieurs hommes vénérables qui donnaient de vives marques d'étonnement & de joie, en le regardant.

Incertain s'il devait fuir ou leur demander du secours, Zély cherchait dans leurs yeux ce qu'il pouvait en attendre, lorsqu'un d'eux lui adressa la parole. „Vous voilà donc enfin “rendu à nos vœux, lui dit-il; nous “jouirons du plaisir de vous revoir “parmi nous.--Sage Etranger, dit “Zély en l'interrompant, quelque “obligeant que vous me paraissiez, “apprenez-moi de grâce où je suis, “qui vous êtes, & quel intérêt vous “pouvez prendre à un inconnu tel que “moi. Pardonnez, mais j'ai trop à me “plaindre du Genre-Humain, pour “prendre légerement confiance.--Quoi! dit le Vieillard, vous feignez “de ne plus nous connaître, vous qui “vivez depuis si longtems parmi nous, “qui avez trouvé tant de douceurs “dans notre société. Avez-vous oublié nos bienfaits? Pouvez-vous oublier cette Epouse aimable qui pleure “maintenant votre absence?--Honnête Vieillard, interrompit Zély, “vous vous trompez assurément: je “n'ai point d'Epouse, & je fais bien “vœu de n'en avoir jamais. Si vous “saviez ce que m'ont fait les femmes, “vous m'approuveriez sans doute: “dispensez-moi de parler des hommes “dont je dirais autant de mal; & si “vous voulez que, pour la premiere fois “de ma vie, je vous aie obligation, “faites-moi donner à manger“.

Il s'arrêta pour considérer les Etrangers, qui, par des gestes de douleur & de compassion, témoignaient qu'ils le croyaient fou: il en fut choqué. „De “grâce, leur ajouta-t-il, finissez cette “plaisanterie déplacée: songez que je “suis Etranger & malheureux, & que “vous devez me plaindre, au-lieu de “m'insulter.--Cessez vous-même, “dit un autre Vieillard, cette feinte “puérile: nos Concitoyens nous sont “trop chers pour les méconnaître. “Vous êtes Salem, que nous aimions “si tendrement, que nous avons cherché & pleuré depuis un mois: rappellez vos sens, s'ils sont égarés. “Venez revoir ces lieux charmans que “vous avez quittés, cette femme si “belle & si tendre que votre absence “fait mourir“. Zély voulait l'interrompre, tous les inconnus, le comblant de caresses, l'entourerent & le firent marcher au milieu d'eux. „Au nom “des Dieux, leur dit-il en allant, “écoutez-moi un instant: je consens, “si vous le voulez absolument, à être “votre compagnon, votre ami, votre “parent même, s'il le faut: ne me “parlez plus de cette Epouse seulement: je ne puis pas vous passer cet “article, & en vérité j'ai de bonnes “raisons“.

On ne lui répondait plus, il prit le parti du silence. Il arriva bientôt à la Ville: les premiers habitans qui l'apperçurent, s'écrierent: c'est Salem : & s'empresserent de l'embrasser. Une foule de peuple s'assembla sur son passage, tout le monde le reconnut: tout Citoyen l'embrassa & le conduisit comme en triomphe au Palais du Chef de la Ville. Ce ne fut pas sans quelque frayeur qu'il y arriva, songeant qu'il allait voir encore un Juge; mais il eut bientôt de quoi se rassurer. Un de ses Conducteurs exposa pathétiquement son histoire, & le léger dérangement de sa raison qui le faisait s'oublier lui-même. Toute l'assemblée le plaignit, mais en persistant à soutenir qu'il était Salem.

Zély, ne concevant plus rien à cette aventure, voulut faire encore une tentative pour les détromper. „Juge vénérable, dit-il, & vous, honnêtes “Citoyens, aux Dieux ne plaise que “j'accuse tant de gens sages d'être insensés; mais rendez-moi aussi la “même justice. Je suis tout-à-fait sûr “de n'être pas ce Salem dont vous “me parlez: j'ignore quel intérêt vous “avez à me persuader le contraire. “Faites seulement attention que si “vous me forcez à être Salem, & à “prendre sa femme, outre que vous “offenserez les Dieux en violant un “serment que j'ai fait, Salem reviendra sans doute, il ne sera point content de trouver sa femme unie à “un autre, & vous en serez fâchés “vous-même“.

Il allait continuer: la femme de Salem arriva dans ce moment couverte d'un voile & d'un long habit de deuil. Elle le reconnut & pensa s'évanouir de joie: elle reprit bien-tôt ses sens pour lui dire les choses les plus tendres & les plus touchantes. Le Juge discret & persuadé qu'il serait moins sourd à ce langage, ordonna qu'on les laissât seuls, & tout le monde se retira.

„En vérité, Madame, dit Zély, “lorsqu'ils furent seuls, ce que je vois “ne se conçoit pas. Tout le monde “veut que je sois Salem, vous paraissez “le croire vous-même, & cependant “il n'en est rien.--Je le sçais bien, “jeune Etranger, répondit la femme. “--A cet aveu, Zély pensa tomber de “son haut.--Que trouvez-vous ici “de singulier! continua-t-elle, écoutez-moi un instant: vous serez tou-“ché, si vous avez le cœur tendre; “sinon votre curiosité sera du moins “sa:isfaite.

“Je suis fille d'un des plus riches “Habitans de cette Ville: des parens “vertueux m'ont élevée & n'ont rien “négligé pour m'inspirer leurs sentimens. Je ne me vanterai point “d'avoir profité de leurs leçons: j'ai, “comme une autre, quelques vertus “& des faiblesses. J'ai eu le malheur “de perdre dans un âge encore tendre “ceux à qui je devais le jour: je “croyais passer ma vie à les pleurer; “mais je n'eus pas la liberté de me livrer à ma douleur. Une âme trop “sensible est exposée à changer d'objet de sensibilité. Le desir de me “consoler attirait auprès de moi tous “nos jeunes Citoyens: on disait que “j'avais quelque beauté: mes Consolateurs devinrent mes Amans, “tous desiraient obtenir ma main: on “me pressait de choisir un Epoux, “j'eus la complaisance de céder. J'aimais Salem, il eut la préférence: “ses Rivaux soupirerent, mais ils ne “pûrent blâmer mon choix. Je ne “vous ferai point son portrait: votre “aventure prouve à quel point vous “lui ressemblez. Vous avez la même “figure & sans doute les mêmes vertus: en me rappellant sa perte, vous “me faites presque douter qu'elle soit “réelle. J'étais unie à lui depuis deux “ans: mon bonheur aurait été parfait, “s'il y en avait en amour, mais ma “félicité a été troublée. J'ai vu changer Salem, je l'ai vu me traiter “avec indifférence & bientôt avec mépris. J'avais depuis l'enfance une “tendre amitié pour un jeune Parent “plein de vertus & d'une figure charmante; mon Epoux m'en a fait un “crime. Je ne l'avais jamais vu jaloux: “je n'ai pas douté que cette jalousie “feinte ne couvrît quelque mystère, “& bientôt j'ai été éclaircie. Il aimait “une jeune Beauté de cette Ville: “j'aurais peut-être eu la force de voir “sans chagrin mon Epoux heureux “avec une autre; mais son bonheur “était hors de toute vraisemblance. “La vertu est plus naturelle aux femmes de notre Ville, que la coquetterie à celles de la Capitale de ce “grand Empire: j'ai desiré d'épargner “à Salem les tourmens d'un amour “malheureux. Il est d'ailleurs une justice qu'on se doit à soi-même: j'avais “à tous égards tant d'avantages sur “l'objet aimé, que j'aurais cru trahir “mon Epoux en ne m'opposant pas à “un échange où il perdait trop. Je me “suis flattée de le ramener par tout ce “que la raison & la tendresse ont de “plus puissant: l'amour est aveugle & “a trompé mes espérances. Salem m'a “abandonnée, ily a environ un mois: “il a enlevé la jeune personne qu'il “aimait, & s'est embarqué avec elle “pour aller vivre dans d'autres climats, “mais il semble que le Ciel ait voulu “punir sa perfidie. Son vaisseau a fait “naufrage: un Esclave fidele que “j'avais envoyé sur ses pas, ne m'a “rapporté que l'affreuse nouvelle de “sa perte.

“Quoique nos loix n'ordonnent “pas positivement de mourir avec son “Epoux, l'honneur & la mode ne me “permettraient pas décemment de “lui survivre, si cette nouvelle était “publique. Des intérêts pressans m'ont “obligée de la cacher jusqu'à ce moment: d'ailleurs je n'avais pas encore “perdu toute espérance de le revoir: “il eût été triste de mourir sans être “bien convaincu de la nécessité. “N'allez pas croire cependant que ce “soit par faiblesse que je suis attachée “à la vie. Lorsque vous êtes arrivé “dans ces lieux, le nom de Salem a “retenti de toutes parts: tout m'annonçait son retour, j'ai suivi la “foule qui vous accompagnait, j'ai “cru voir en effet mon Epoux. Quand “vous avez rejetté ce titre, j'ai cru “que Salem me désavouait, & j'ai “pensé en mourir de douleur. Bientôt “j'ai reconnu mon erreur; mais j'ai “pris le parti de feindre, persuadée “que vous consentiriez à passer pour “mon Epoux pour sauver ce que j'ai “de plus cher au monde.

“Madame, dit Zély, j'avoue qu'il “est bien fâcheux de laisser mourir “une jeune & belle femme, sur-tout “quand, pour la sauver, il ne faut que “se croire son Mari; mais mettez-vous “à ma place“. En cet endroit de sa réponse, l'Epouse de Salem laissa par hazard tomber son voile, & découvrit une physionomie si touchante, de si beaux yeux, tant de grâces & d'agrémens, que Zély interdit perdit la parole. Elle l'avertit, qu'il avait commencé à parler, il reprit avec trouble: „Imaginez un malheureux trahi & “dépouillé par un ami, trompé & “chassé indignement par sa Maitresse, “réduit à détester le Genre-Humain. “Vous n'avez encore qu'une faible “idée de mes infortunes: jugez par “l'état de mon cœur, si je suis digne “de vous. Votte histoire me touche “beaucoup: cette prodigieuse ressemblance qui trompe tous les yeux, “me flatterait, s'il était possible. Tout “le monde me croit votre Mari, “peut-être daigneriez-vous le croire “vous-même; il serait bien doux de “vous faire illusion; mais ce titre “d'Epoux me fait frémir. Je sens combien je dois vous plaindre. Ah, Madame! la pitié n'est pas faite pour “vous, mais je ne suis pas fait pour “l'amour; cependant vous allez mourir. En disant ces derniers mots, la force l'abandonnait, sa voix devenait tremblante, ses yeux étaient pleins de larmes, il s'apperçut de son trouble & se tut, craignant de l'augmenter.

„Jusqu'ici, dit la belle Affligée, “je n'ai rien exigé de vous: la pitié “me flatterait peu; méfiez-vous de “l'Amour, il est peut-être plus près “de vous que vous ne pensez: vous “prenez beaucoup sur vous en me “parlant, les grands efforts sont toujours une preuve de faiblesse: je “vous ai instruit de mes malheurs, “je veux vous révéler mon secret. “Quand vous m'aurez entendu, vous “serez plus en état de vous rendre “compte de vos sentimens.

“Quand j'ai appris la triste destinée “de Salem, j'ai résolu de le rejoindre: “je me trouvais malheureuse de lui “survivre, & criminelle de différer “l'instant qui devait nous réunir. “C'était le premier mouvement, mais “hélas! on ne se voit point chez les “morts: mes amis m'auraient perdue, “mon Epoux n'aurait rien gagné: “je suis jeune, j'ai un fils, malheureux & unique gage de l'amour de “Salem: j'ai des amis auxquels ma “mort fera verser bien des larmes; “je l'avouerai, ces motifs m'ont fait “quelquefois souhaiter de vivre. Vous “croirez peut-être que j'ai les passions “vives & la raison faible, vous vous “tromperiez: j'ai écouté la voix de “la Nature, on ne peut pas toujours “s'y refuser; mais celle de l'honneur “est plus puissante. L'usage n'est pas “ici de survivre à son Mari: une “femme n'est point estimée, si elle “ne meurt soit d'amour ou autrement. “La perte de Salem ne peut pas toujours être ignorée: j'ai jouï jusqu'ici “d'une estime générale, je perdrais “cette réputation sans tache qu i afait “mon bonheur. Craindre la mort n'est “qu'une faiblesse, mais vivre sans “honneur est une indignité: mon “parti est pris. Apprenez maintenant “ce que j'attends de vous: je vous ai “parlé de mon fils, je l'adore, il “perd tout en me perdant. Des Etrangers vont envahir ses richesses & “négliger son éducation: mon fils “sera sans bien & peut-être sans vertu. “Vous pouvez le sauver de ces malheurs: vous ressemblez trop à son “Pere pour n'être pas vertueux. Je “veux vous confier ce fils si cher & “toutes ses richesses, vous apprendrez “bientôt ma mort. Feignez une vive “douleur, dites que vous êtes Salem: “vous serez en possession de tout ce qui “lui appartenait, excepté ce qui peut-être a fait son malheur. C'est à moi “de vous en délivrer, & vous le serez “bientôt: vous vous éloignerez alors “de ces lieux avec le dépôt que je “veux vous confier: jurez-moi de “remplir exactement ce que j'attends “de vous. Après votre serment, je “serai tranquille: vivez plus heureux “que Salem, & soyez-moi plus fidele. “Je n'ai plus qu'un mot à vous dire: “vous m'aimez, je n'en puis pas douter: soyez sûr que j'en étais digne; “mais apprenez en même temps que “vous pouvez encore avoir une faiblesse, puisque vous l'avez eue sans “me connaître“.

Zély, enivré d'amour & pénétré d'admiration, se jetta aux pieds de l'Etrangere: il saisit sa belle main & l'arrosa de ses larmes. „A quoi pensez-vous? lui dit-elle: sont-ce là les “sentimens que j'exige ou ceux que “vous m'avez offerts? La pitié est “moins tendre, la vertu est plus “tranquile. Levez-vous, songez à “mon fils & oubliez moi“. A ces mots, elle le quitta sans lui donner le tems de répondre.

Zély resta dans une situation difficile à dépeindre: il était dans cette ivresse d'amour qui tient plus aux sens qu'au cœur, & qui n'en est que plus violente: sa raison était troublée, mais elle ne l'avait pas entierement abandonné. Tantôt il se représentait la jeune inconnue expirante: jaloux de Salem, il lui enviait une Epouse assez tendre pour l'aller rejoindre chez les morts: il était prêt à remplir le Palais de ses cris, à dire qu'il était Salem, à reclamer les droits de cet Epoux. Tantôt une lueur de raison reprenait le dessus & lui laissait envisager la bisarrerie de son aventure. Suis-je donc amoureux, disait-il, & qui peut m'avoir séduit en un instant au point d'oublier mes sermens? Une figure agréable, un son de voix touchant, quelques larmes versées avec art, une histoire qui n'a pas le sens commun: car enfin, quoiqu'on ait perdu son Mari, on peut se dispenser de se tuer: si on s'y croit obligée par honneur, on ne cherche pas à lui donner un successeur: si c'est par excès d'amour, on ne délibere pas un mois: la ressemblance, quelque parfaite qu'elle soit, ne fait illusion à personne. L'Inconnue ne se tuera point, elle aime la vie & peut-être le jeune parent dont elle me parlait: cependant, si je la croyais, je serais parjure: j'accepterais la place de Salem, & je serais trompé comme il l'était sans doute. L'image de l'Inconnue venait souvent interrompre les réflexions de Zély: il flottait entre l'amour & le raisonnement, lorsqu'un Esclave ouvrit la porte & lui remit un billet. Il l'ouvrit avec précipitation, & perdit au premier coup d'œil tout ce qui lui restait de raison.

„Vous pouvez, lui mandait - on, “avouer que vous êtes Salem, sans “craindre pour vos sermens. Je ne “vivrai plus, quand vous recevrez “cette lettre. Un Esclave fidele vous “conduira dans ma maison; il vous “remettra mon fils & ses richesses. Il “est malheureux, il a besoin de secours, “& vous avez de la vertu. Songez “que sa Mere vous a inspiré de l'amour “& qu'elle méritait votre estime.

Zély fit retentir l'appartement où il était, des gémissemens les plus pitoyables: il s'arracha les cheveux & se reprochait d'être le meurtrier de la plus aimable des femmes: il sortit avec impétuosité & se fit conduire, ou plutôt vôla à la maison de l'Inconnue. Le spectacle qui le frappa aurait augmenté son trouble, s'il n'eût pas été excessif. L'Epouse de Salem vivait encore, elle embrassait son fils & répandait des pleurs: un poignard placé près d'elle annonçait le sacrifice qu'elle allait faire. Toute sa personne était dans un désordre touchant, si propre à troubler une raison déja bien faible.

Zély, que l'idée de sa mort avait pénétré d'horreur, sentit pourtant un léger étonnement de la revoir vivante; mais l'amour étouffa ce sentiment dès sa naissance. „J'avais résolu de ne vous “plus voir, lui dit-elle d'une voix “charmante; je ne sçais quel pouvoir “inconnu a arrêté mon bras. Je n'ai “pu me refuser en mourant la douceur de vous confier moi-même ce “dépôt: je sens quelque plaisir à vous “marquer ma reconnaissance des bien-faits qu'il recevra de vous“. Zély, hors de lui, s'était déja saisi du poignard & l'avait jetté bien loin de la jeune Affligée: il tomba à ses pieds & la conjura de vivre avec toute l'ardeur que l'amour le plus violent peut inspirer. L'Amour est bien éloquent, & le sujet était favorable: cependant il ne se flattait pas encore d'avoir persuadé.

Le Chef de la Ville, instruit du trouble de Zély & de sa fuite précipitée, arriva dans ce moment suivi de quelques Anciens. Zély ne douta pas que sa présence ne fût décisive, & ne le mît en état de triompher de l'aversion que la belle Inconnue marquait pour la vie. „Venez à mon secours, s'écria-“t-il, Vieillard vénérable: venez sauver “les jours de la plus aimable des femmes que l'égarement de ma raison “a pensé conduire au tombeau. Oui, “je suis ce malheureux Salem si cher “dans votre société, & si peu digne “d'en goûter les douceurs. Je me suis “méconnu moi-même pendant quelques momens de délire, & cette “Epouse charmante ne veut plus me “reconnaître. Venez assurer mon bonheur en lui ordonnant de vivre pour “un Epoux qui ne veut vivre que “pour elle.--Ce que j'entends suffit, “dit le Vieillard en l'embrassant tendrement, & je n'ai pas besoin de “commander ici“. Il prit alors ceux qui l'accompagnaient à témoin de ce que venait de dire Salem, & eut la discrétion de se retirer.

„Qu'avez - vous fait? lui dit l'Inconnue, quand ils furent seuls. Que “sont devenus vos sermens, & qui “vous a dit que j'approuverais votre “zèle? Songez-vous aux engagemens “que vous venez de prendre, & “avez-vous cru que je pusse y consentir? Vous ressemblez à Salem, “vous pourriez tromper tous les yeux; “mais un cœur tendre ne connaît “point cette illusion, vous me le rappelleriez sans cesse, je le pleurerais “tous les jours. Que penseriez-vous “de moi, si je vous aimais un jour? “Vous n'avez pas même droit à ma “reconnaissance: je vivrai malheureuse “& vous ne pouvez pas être heureux. “Envisagez toutes les suites de votre “imprudence, la folie d'aimer sans “connaître, de se lier sans savoir à “qui ni pourquoi, le malheur d'être “amoureux sans espérance. Sentez “enfin que les douceurs de cette société charmante ne sont plus faites “pour nous, qu'il faut la fuir & nous “cacher à tous les yeux. Que deviendrais-je hélas! si notre funeste secret “venait à se découvrir. Ah! Madame, interrompit Zély, cessez de m'accabler “en m'annonçant tant de malheurs; “celui de n'être point aimé est le seul “qui puisse me toucher. Peut-être “ai-je été imprudent; mais peut-on raisonner en vous voyant & en “craignant pour vos jours.--Je vois, “reprit elle, que je serai obligée d'excuser l'excès de votre zèle en gémissant de ses effets. Nous ne pouvons “trop tôt nous éloigner de ces lieux. “J'ai assez loin d'ici & sur les bords “de la mer une habitation séparée de “toute société: venez dans cette solitude plaindre mes malheurs & vous “repentir de votre étourderie“.

Zély partit avec plaisir, & trouva des douceurs dans la solitude. L'homme qui ressemble à l'objet qu'on a aimé, l'homme auquel on doit la vie, & qui aime, ne peut pas être toujours indifférent. L'Epouse de Salem l'oublia, ou crut ne l'avoir point perdu. Zély eut lieu de croire qu'il était réellement Salem, & il conçut une idée si avantageuse de la félicité passée de ce malheureux Epoux qu'il demanda seulement aux Dieux de ne point renvoyer ici-bas cet autre lui-même.

Un jour qu'occupé de son bonheur & du hasard singulier auquel il le devait, il se promenait seul sur le rivage; il apperçut une faible barque qui luttait contre les flots agités dans des écueils dangereux, & dont la perte paraissait certaine. Ce spectacle le toucha de compassion, il courut ou l'humanité l'appellait; mais quelle fut sa surprise, lorsqu'au milieu de plusieurs infortunés il reconnut Nassès. Il se rappella d'abord son crime & les malheurs dont il avait été la cause: il fut tenté de le laisser noyer; maiscette idée cruelle revoltait trop son hum-nité. Sauvons Nassès, dit-il: s'il est criminel, la honte de me voir le punira assez. Il fit donner du secours aux Etrangers qui vinrent aborder près de lui, & lui marquer leur reconnaissance. Dieux! que vois-je, s'écria Nassès en se précipitant sur lui pour l'embrasser? Tu vois ton ami, si tu ne rougis pas, reprit Zély.--Arrête, interrompit Nassès: un peuple ignorant a pu m'accuser; mais Zély a-t-il pu former quelques soupçons? Les âmes grossières jugent par les faits & se trompent: tu devais connaître mon cœur.--Un malheur excessif peut rendre injuste, reprit Zély; mais cette injustice est excusable. Apprends-moi seulement par quel enchaînement d'aventures je te revois en ces lieux. --

„Toutes mes aventures, dit Nassès, ont eu pour principe mon “amitié & le plaisir de t'obliger: “lorsque je te quittai à la campagne, “j'avais résolu de t'ouvrir les yeux & “de te conserver la liberté. Il fallait “l'évidence même pour dissiper les “illusions d'un amour aveugle: mais “je connaissais trop Amine pour “douter du succès de mes soins. “J'éloignai tes Esclaves sous différens “prétextes, j'enlevai tes trésors; &, “soigneusement caché, j'attendis qu'Amine, instruite de ton malheur, se “chargeât du soin de te détromper elle-même. Toute la raison humaine pouvait-elle prévoir les évènemens tragiques qui en peu de momens te “conduisaient à ta perte. Un jour “entier s'était passé: sûr du succès de “mon artifice, je courus chez toi pour “jouir du retour de ta raison. Sois “juste dans ce moment, & juge de “l'excès de ma douleur, quand un de “tes Esclaves en pleurs m'apprit ta “triste destinée. Il est certainement “des Etres célestes qui veillent sur “nous, & qui conserverent mes jours “pour les consacrer à te servir, puisque je ne succombai pas à ma douleur mortelle. Je trouvai des forces “qu'elle devait naturellement m'ôter. “Je courus chez le Cadi pour prendre “ta défense, & empêcher l'exécution “de ses ordres cruels; mais je n'en “reçus que des insultes & l'accablante “nouvelle de ton exil. Je résolus de te “suivre pour t'enlever d'un lieu si peu “digne de toi: quelle que fût mon impatience, il fallut qu'elle cédât à la “lenteur insupportable des préparatifs “d'un voyage. J'équipai cette barque: trois jours s'étaient déja passés, “lorsque j'abordai dans l'Isle malheureuse où mes yeux ne te cherchaient “qu'avec horreur, & où cette horreur “redoubla par ton absence. On m'assura que personne n'y était abordé, “& que sans doute vous aviez tous “fait naufrage. Je pensai perdre la raison, mais je conservai l'espérance. “Je fis serment de te chercher par “tout l'Univers jusqu'à ce que j'eusse “réparé des maux dont j'étais la cause “innocente, ou trouvé la fin d'une “vie qui m'était insupportable. Depuis “ce jour j'ai rempli mes engagemens “avec fidélité, j'ai traversé les mers & “parcouru tous les lieux où j'ai cru “pouvoir trouver des Créatures humaines. Je ne te dirai point tous les “dangers auxquels m'ont exposé l'inconstance des vents, la fureur des “flots, l'avarice des hommes: mon “ardeur croissait par les obstacles, & “mon courage semblait se relever, “quand l'espérance diminuait. Le hasard ou les Dieux m'ont enfin conduit sur ce rivage: sans toi j'allais “périr. Ils ont voulu que je te dusse la “vie pour rendre mon bonheur complet. J'ai sauvé tes trésors, je te les “remets: reprends les ainsi que mon “amitié: elle doit en faire partie, si tu “n'es pas le plus ingrat des hommes. “--Tu ne le crois pas, dit Zély en “l'embrassant tendrement; mais comment pourrai-je m'acquitter de tout “ce que je te dois. Ces trésors ne “sont rien pour moi: ton amitié est “tout. Mon sort est bien changé: je “puis le dire heureux, puisque tu m'es “rendu. Viens partager mon bonheur “& en apprendre les circonstances, &, “pour que les choses soient du moins “égales entre nous, puisses-tu, à ton “tour, plaire à ma femme“!

Zély rougit en prononçant ce nom: Nassès le regarda avec étonnement. „Ingrat, s'écria-t-il, tu as donc “oublié ton ami, ses conseils & ta “raison.--Suspends ton jugement, “reprit Zély, tu respires dans un “monde nouveau, où les Amantes “sont sincères & les Epouses fidelles, “ou assez adroites pour le paraître “toujours. Je tiens la mienne du hasard. J'ai trouvé le bonheur, en cédant au sentiment; tant que j'ai “suivi la raison, je n'ai fait que des “sottises“.

Zély contenta son ami, en lui parlant de sa félicité, mais il ne le convertit pas. Il le conduisit à sa demeure & le présenta à son Epouse: Nassès la trouva charmante & jugea qu'elle en était plus dangereuse. Mais bientôt il lui rendit justice & convint que son ami était parfaitement heureux, puisqu'il croyait l'être. En effet, il réunissait les plaisirs de l'Amour, & ceux de l'amitié, la liberté, la paix & l'abondance: que pouvait-il desirer?

Un jour Zély était seul, & son âme tranquile, en se retraçant ses maux passés, jouissait des douceurs de son état présent. Son génie se présenta à lui, & l'effraya. „Au nom des Dieux, “s'écria-t-il, ne venez plus me protéger. Laissez-moi, tel que je suis; “vos bontés m'ont été trop funestes. “--Apprends, mortel superbe, dit le “Phantôme, à ne pas te confondre “avec les Intelligences qui veillent sur “l'Univers. Ce qui t'a guidé dans le “cours de ta vie, ce que tu appellais “ta raison, n'est que l'assemblage de “tes erreurs, c'est ton ouvrage. Ta “destinée est le mien: ce que tu crois “devoir au hazard est l'effet de ma “protection. Juge qui t'a le mieux “servi.--Mais, dit Zély, ma raison “ne m'aurait pas causé de malheurs, “s'ils n'eussent pas été dans cette destinée que vous m'avez faite: pourquoi les y avoir placés?--L'or “n'est point pur, si le feu ne l'a purifié, “dit l'Esprit: l'adversité est nécessaire “pour rendre l'homme sage.--Grand “Génie, s'écria Zély, je suis donc le plus “sage des hommes.--Pas encore, puisque tu crois l'être, reprit le Phantôme.--Au nom des Dieux, ne “changez rien à mon état, dit Zély: “je suis assez sage & je me trouve “assez heureux.--Il est encore, dit “le Génie, des biens dont tu peux “jouir & que je viens t'offrir. Je veux “te venger de tes ennemis. Je punirai “l'indigne Amine, & l'injuste Cadi “qui t'a condamné.--A quoi me “serviront ces bienfaits, dit Zély?

Que les Dieux vengeurs punissent, “s'ils le veulent, les crimes & les perfidies. Que m'importe à moi d'être “vengé de cette Amine & de ce Juge “cruel? Leurs supplices n'ajouteraient “rien à mon bonheur.--Je veux au “moins, continua l'Esprit, que, comblé de biens & d'honneurs, tu revoyes ta Patrie.--Encore une fois, “puissant Génie, dit Zély, ne changez rien à mon sort: mes honneurs “& mes biens, c'est la paix & l'amitié. “Ma véritable Patrie est le lieu où “j'en goûte les douceurs.--Je suis “content, dit l'Esprit, tu mérites mes “bienfaits, puisque tu sais les refuser. “Jouïs de ta félicité, elle ne sera plus “troublée & s'étendra sur tout ce que “tu aimes. Je t'ôte en ce moment la “folie de raisonner, & je te donne la “faculté de sentir. Mais pourquoi, “demanda Zély, le bonheur n'est-il “placé qu'à la fin d'un long supplice? “Pourquoi la Raison qui le cherche, “semble-t-elle le faire fuir loin de “nous?--C'est, reprit le Phantôme, qu'elle le cherche où il n'est “pas. Si l'Erreur n'était pas toujours à “côté de la Raison, les hommes ne “seraient plus des hommes“.

Le Génie disparut à ces mots. Zély trouva le vrai bonheur, & plaignit ceux qui le cherchent.

FIN.

ZIMA.

SI le bonheur n'existait pas, les hommes, depuis qu'il y en a, seraient corrigés de le chercher, dit un Philosophe. Si le bonheur existait, dit un autre, depuis qu'on le cherche, quelqu'un l'aurait trouvé.

Des Parens sages destinerent Zima à être très-heureux. Une belle éducation est la bâse du bonheur de la vie: elle apprend à chérir la vertu, à fuir le ridicule, à cultiver les sciences utiles. Zima eut en tous les genres les meilleurs Maîtres: ils lui faisaient de grands sermons, lui donnaient des tâches pénibles & souvent le fouet. Il ne se trouvait pas encore heureux; mais il se promettait de l'être, quand il sortirait de leurs mains. Il fut bien élevé; il entendait à-peu-près deux langues mortes, savait la Philosophie d'Aristote & l'Histoire des Peuples qui n'existent plus. L'usage le délivra de ses Pédagogues; & la Nature, de ses Parens.

Il fut riche, libre: il avait le goût & l'idée des plaisirs: il s'y livra en jeune-homme. Une Maitresse charmante lui prodigua avec ses faveurs la facilité de dissiper promptement tout son bien. L'indigence le tira de l'ivresse du plaisir, & il se disait, (car il aimait quelquefois à réflechir): Il est bien doux d'avoir une jolie Maitresse; mais, quand on est pauvre, on n'est pas tout-à-fait heureux.

Convaincu de cette vérité, il s'attacha â une Dame d'un âge grave, & d'une humeur libérale. Les plaisirs le quitterent, l'opulence les remplaça; mais il se disait souvent: quand on achete son bien-être d'une vieille femme, on n'est point du tout heureux.

Il résolut de changer de méthode, & de devoir son bonheur à l'Amour. Zima était jeune & beau: une Dame jeune & belle lui inspira une passion violente, & brûla pour lui des mêmes feux. Les plaisirs les plus vifs l'enchaînaient pour jamais; mais un Mari jaloux & brutal, ayant surpris les Amans dans une situation suspecte, fit, pour réparation d'honneur, jetter Zima par la fenêtre. Il se rompit un bras, & tout plein de sa passion il disait, un peu tristement: O Amour, que tes faveurs sont délicieuses! qu'elles rendent heureux, quand on n'a point le bras cassé!

Il conçut pourtant que le vrai bonheur ne doit pas habiter avec les passions, mais qu'il est réservé à la Raison de le connaître & d'en jouir. Conséquemment il résolut de ne plus suivre qu'elle, & pour cela de faire ce que fait tout le monde. Il parut à la Cour, sollicita des grâces, les obtint & en souhaita d'autres. Ses succès multiplierent ses desirs, il en sentit enfin le néant & dit: c'est bien de l'honneur pour un Sujet de bàiller dans l'anti-chambre de son Maître, mais cela ne rend point du tout heureux: c'est une vie libre & tranquile qui fait la vraie félicité: chassons loin de nous l'ambition & l'esclavage, & cherchons une Epouse honnête: enfin vivons pour nous.

Il trouva en effet un parti avantageux. C'était une fille noble & majeure, grandement vertueuse, qui lui promit de l'aimer beaucoup. Elle avait la taille haute, le visage long & maigre, le teint jaune, les yeux baissés. Son caractère était sérieux, elle cultivait les Sciences, étudiait la Théologie & avait pour la morale une vénération particuliere. Zima, qui avait négligé cette partie de la Philosophie, ne fut pas long-tems sans choquer les principes d'une personne si parfaite. Il fut prêché, repris, contredit cent fois par jour, & si peu corrigible que sa tendre moitié ne pouvait se défendre de l'aigreur. Il se disait souvent: c'est un avantage rare d'avoir une femme qui a de la vertu, mais cela ne rend pas aussi heureux qu'on le croit.

Revenant une nuit de la Campagne, il entra étourdîment dans l'appartement de Madame: cette visite, à heure indue, causa un scandale énorme. Vivement prêché sur l'abus des voyages de nuit, il reçut l'ordre positif de se retirer. Assez disposé à la complaisance, il voulut au moins réparer ses torts par quelques marques d'amitié: il s'approcha du lit, & apperçut le Directeur occupant modestement la plus petite portion possible du lit. Oh! oh! dit-il, quand on a une femme laide, difficile, envieuse, on n'est pas fâché qu'un Ami charitable veuille bien faire diversion: cependant on ne peut pas dire que cela rende tout-à-fait heureux.

Zima résolut de s'affranchir des ennuis du ménage. Il se retira dans ses terres, & goûta quelque tems le plaisir de n'être ni contredit ni grondé; mais il n'avait rien à faire, & il se disait: si la tranquilité est un bien, l'oisiveté est un mal: cette derniere produit l'ennui, & quand on s'ennuie, on n'est point heureux.

Il habitait une Province maritime, il imagina de se faire un amusement du Commerce: tout lui réussit. Il se vit en peu de tems la fortune la plus brillante; mais Zima n'était point avare, & l'or ne pouvait remplir son cœur. Je le vois bien, disait-il, on peut avoir bien du bonheur & n'être point heureux. Mes coffres sont pleins, & mon âme est vuide: cessons d'amasser & tâchons de jouir.

Quoique sa femme fût bien laide, il était pere d'une fille, & cette fille était aimable. Il avait des amis, parce qu'il méritait d'en avoir: il maria sa fille avantageusement, rassembla chez lui les gens qui lui étaient chers, & se trouvant en pleine liberté au sein de l'amitié & de l'opulence, il se flatta de goûter des douceurs que rien ne pourrait troubler; mais le Bonheur même a ses inconvéniens, & le tems ne perd point ses droits.

Zima n'était plus jeune, il avait vécu: l'excès des plaisirs produit des fruits amers. Il disait un jour à ses amis: j'ai l'âme sensible & tendre: j'ai l'esprit disposé à la gaieté: ce qui m'entoure me plaît, aucun souvenir ne me trouble. Je suis libre, je vis dans l'abondance: de tout ce qui excite les desirs des hommes, rien ne me manque; mais quand on a la goutte, on n'est pas parfaitement heureux. Je connais tout ce qu'on peut connaître: j'ai épuisé les folies de l'amour & de l'ambition. J'ai savouré les douceurs de l'amitié, de la raison, de la liberté, de l'étude, des richesses, &c. Le bonheur seul m'est échappé. Dites-moi: croyez-vous sérieusement qu'il existe?

FIN.

LES AMOURS DE VICTORINE ET DE PHILOGÈNE.

IL y avait plus de trois semaines que je n'avais vu mon sincere ami Philogène, & j'en étais étonné: car depuis notre premiere jeunesse, nous n'avions jamais cessé d'être amis, n'ayant rien de caché l'un pour l'autre, partageant mutuellement nos plaisirs & nos peines, & communément on nous appellait les Inséparables. Ce qui redoublait mon inquiétude, c'est que depuis un certain tems, je m'appercevais de quelque inégalité dans son caractère: né gai, agréable, enjoué, quoique d'un esprit solide, il était bien toujours le même; mais depuis près d'un an je le voyais souvent sérieux jusqu'à la tristesse, distrait & rêveur. Je l'avais quelquefois raillé sur ce changement: d'autres fois je l'avais exhorté, au nom de notre fidelle amitié, de m'apprendre ses peines. Un jour que je le pressais plus vivement de s'expliquer, il me répondit sérieusement: „Au nom de notre ancienne “& tendre union, je te conjure de “ne me rien demander: plains-moi “seulement: quelque jour je trouverai “bon que tu me traites de fou & “d'insensé; mais attends que j'en convienne, & n'exige rien de moi d'aujourd'hui à ce tems: le secret que “je te fais ne saurait blesser l'amitié“.

Ce dernier mot arrêta ma curiosité, & depuis cette conversation je ne lui en avais plus parlé: je souffrais ses caprices & ses bisarreries, sans pouvoir en démêler le sujet. Cette interruption de commerce depuis trois semaines m'inquiéta; je craignis d'avoir donné, sans le savoir, occasion à ce refroidissement, je lui écrivis en ces termes:

„L'Amitié doit être traitée avec “autant de délicatesse que l'Amour. Je “ne vous vois plus, cher ami: c'en “est assez pour m'allarmer. Ai-je tort “avec vous? Apprenez le moi promptement: il ne me sera pas difficile, “je crois, de me justifier; car mon “cœur n'a pu avoir part à quelque “chose qui vous déplaise“.

Ce billet fit tout l'effet que j'en pouvais attendre: je reçus cette réponse le même jour.

„Je suis dans mon tort, cher & “fidele Antonin, & les premiers mots “de ton billet me l'ont fait sentir; “mais je compte sur ton indulgence, “après m'avoir entendu: j'irai demain “dîner chez toi, soyons seuls“.

Je fus charmé de retrouver mon ami, je relus son billet: je me rappellai les termes du mien, & je vis que j'avais deviné, sans y penser, qu'il y avait quelque inclination, quelque amour qui l'avait séparé de moi. Différentes circonstances me revinrent à l'esprit, & je conclus que mon ami était heureux, & qu'il avait apparemment voulu presser les derniers momens d'une intelligence parfaite. Il n'est pas étonnant, me disais-je, que, dans ces situations, on oublie le reste du monde. Je me rappellai tout ce que je pus, pour découvrir l'objet qui pouvait l'avoir assujetti: je me perdis dans mes recherches. Je ne lui avais point vû faire de connaissance nouvelle dans les premiers instans de la naissance de sa passion: j'appelle de ce nom le tems où je vis changer son naturel, lorsqu'il était absorbé dans ses rêveries, & dans ses distractions: je relus de nouveau son billet, & je le trouvai écrit d'un esprit calme, en termes précis, tels que l'amitié les dicte. Je me fis un plaisir de son bonheur, & j'attendis avec impatience le moment de l'en féliciter.

Il entra chez moi, avec cet air aisé que je lui avais toujours vu: il m'embrassa tendrement, en me disant: „Si “l'on est capable de faire des fautes “contre l'amitié, rien ne fait plus de “plaisir que l'occasion de les réparer. “J'ai mille choses à te dire, mon cher “Ami, & je ne sais par où commencer....... Dites-moi que vous “êtes heureux & content, lui dis-je, “je n'en veux pas davantage.--Oui, “je le suis, mon cher Antonin, re-“prit-il, prit-il, & je me suis procuré un “bonheur où je n'osais prétendre; “mais comment as-tu pu le savoir? “C'est ce qui me passe.--Je ne sais “rien, répondis-je, & l'amitié défend, “ce me semble, toute curiosité contre “l'aveu de la personne intéressée“.

“Ton billet, reprit Philogène, m'a “fait voir que quelquefois la discrétion échappe: il est vrai que l'amour “m'a fait oublier pour quelques jours “l'amitié, mais il est juste qu'à son “tour celle-ci reprenne ses droits. Je “dis plus: c'est que l'amour y trouvera son compte, puisqu'en parlant “du mien, je ne puis que le redoubler par la certitude de me voir “applaudir.--Il se mêle, lui répon-“dis-je, dis-je, un peu d'amour-propre à “tout ceci; & plus on est fortuné, “plus on desire d'avoir un Confident. “--Trève de morale, cher Antonin: “j'adore ma Maitresse; mais elle me “permet, que dis-je? elle m'ordonne “d'aimer mon ami: il sait en partie “mon secret, & je dois avoir honte “de ne pas le lui avoir appris. Dînons “vîte, & je vais te faire, après cela, “un ample détail de toute mon aventure, où le hazard le plus inespéré “m'a donné occasion de me déclarer, “& tu sauras qu'une conversation “étrangère, sotte & extravagante, m'a “procuré le comble du bonheur.

Après le dîner, Philogène me tint parole, & commença en ces termes:

Vous savez, mon cher ami, que je n'ai jamais rien eu de caché pour vous, que nous avons toujours vécu ensemble, fréquenté les mêmes compagnies, & fait les mêmes parties: vous savez de plus combien j'ai été éloigné de ces attachemens de cœur, qui chez les uns ne sont que des goûts passagers, que l'on pourrait plutôt appeller libertinage & coquetterie; & qui chez les autres font un bouleversement & un dérangement si considérable d'esprit & de conduite, qu'ils les rendent impraticables & inutiles à la société & à toutes affaires, n'étant occupés que de leur seul objet. Vous m'avez toujours entendu parler de cette façon, & vous m'avez vu aussi agir en conséquence; mais, mon cher ami, que l'on est dupe des beaux principes de morale! Les sentimens du cœur sont des maîtres absolus: quand ils commandent, nous en devenons esclaves: le Philosophe n'est plus qu'un homme; &, s'il lui reste quelque raisonnement, il n'est employé qu'à justifier à soi-même son goût & ses actions.

Voilà en bref mon Portrait: qui aurait pu croire qu'après dix ans & plus de fréquentation chez une Dame, où les seules raisons de la vie civile nous conduisaient, j'eusse pu donner l'exemple d'une passion aussi vive, que celle qui me tourmentait depuis un an. De-là toutes les railleries de tristesse, de distractions, & d'inégalités, que vous & tant d'autres m'avez reprochées.

Voilà, interrompis-je, le grand secret mis au jour: je m'en étais toujours douté: mais, ne sachant sur qui porter la vue, mes recherches demeuraient en suspens.

Philogène reprit: Que vous m'êtes cruel d'avoir pu me soupçonner d'aimer, & de n'avoir pas conclu sur le champ que ce ne pouvait-être que Victorine! Victorine! m'écriai-je. --Oui, Victorine: outre les traits, la taille & la grâce qui l'accompagnent, quelle sagesse de conduite! quelle prudence dans ses discours! quelle justesse dans ses sentimens! quelle droiture dans le cœur! quel esprit en tout! ah, cher ami! sincère & fidèle Antonin, n'a-t-elle pas toujours fait votre admiration comme la mienne? Devriez-vous vous y méprendre? Sans doute, lui répondis-je, que, s'il est une femme qui possede ces qualités, ce ne peut-être que Victorine: il n'y a pas deux voix sur son chapître; mais ce sont ces mêmes qualités qui m'empêchent d'imaginer que vous ayez pu faire naître une passion égale & correspondante à la vôtre.--C'est cependant, dit Philogène, ce qui m'a entraîné: l'admiration commence, la réflexion suit, & elle fait aisément naître le desir: ce dernier devient passion, la passion absorbe, & l'on n'est plus occupé d'autre chose: les difficultés irritent, on ne pense qu'à les lever: elles accablent quelquefois, mais elles ne rebutent point. Combien de fois me suis-je regardé comme le plus malheureux homme du monde dans une entreprise aussi douteuse & aussi dangereuse que celle de vouloir plaire à Victorine! Que d'étude à faire sur mes discours & sur ma conduite! tu sais que les propos qui passeraient chez d'autres femmes pour galanterie, sont traités par elle de fadeurs; que les assiduités auprès d'elle sont des importunités. Entrer dans ses idées & dans ses goûts avec trop de promptitude, applaudir à ses sentimens & à ses manieres de penser lui paraissent d'insipides louanges dont le tribut lui déplaît, parce qu'il est dicté par la fausse complaisance & que Victorine elle-même est bien éloignée de la ridicule & sotte prévention de croire mieux penser que les autres.

Je ne voyais pas le moyen de parvenir à mon but: tout me désesperait, & tout me faisait sentir le chimérique de mon projet. Malgré cela mon amour augmentait, je ne pouvais me satisfaire, & je ne savais plus à quoi me déterminer, lorsqu'une partie de campagne à Montrouge, que le hasard me procura, fit luire quelque espérance en mon esprit. Victorine, qui n'en devait pas être, y vint: sur le champ je me flattai que le Destin voulait cesser de me persécuter, & que je devais profiter des moindres occasions qui pourraient se présenter.

Elle n'y était venue que pour faire entendre raison au Propriétaire de la Campagne où nous nous rencontrâmes, sur une affaire dans laquelle tout le monde avait échoué: le détail en est inutile; mais il ne l'est pas de vous dire que sur la fin d'une conversation qu'elle eut avec lui, comme je passai auprès d'elle, conduit sans doute par mon Génie, elle m'appella: Venez, Philogène, venez nous juger. J'approchai, & j'eus le plaisir d'entendre la Sagesse & la Raison par la bouche de Victorine. Le Maître de cet endroit, outré de ne pouvoir lui répondre, la quitta brusquement, en lui disant: Vous le voulez, cela sera.

Il nous laissa seuls au fond de son jardin: là Victorine me redit tout ce que j'avais entendu. Je la regardais fixement, je l'écoutais: enfin elle me dit: Eh bien! qu'en pensez-vous? --Je pense, Madame, que je suis las de vous admirer, & je m'arrête au seul défaut que je remarque depuis long-tems en vous.--Quel est-il? que je m'en corrige.--C'est que vous ne faites usage que de votre esprit & de votre raison: c'est que votre cœur n'est employé qu'à des choses graves & sérieuses.--Quel autre usage, reprit-elle vivement, voudriez - vous que j'en fisse?--Celui qui lui appartient en propre: d'aimer comme vous êtes aimée. Cher Antonin, continua mon ami, quel plaisir pour moi de voir Victorine rougir à ce mot, & quel heureux augure de ne pas entrevoir de colere dans ses yeux!--Voilà, me repondit-elle, un plaisant conseil que vous me donnez: j'aime sans doute, & ma conduite fait voir que j'aime tout ce que je dois aimer.--Hé, Madame, je vois que vous ne voulez renfermer ce devoir que dans votre famille.--Ce n'est pas là ce que j'entends: en voilà assez, je n'en veux pas savoir d'avantage.

Elle se leva en même tems pour saluer des Dames qui approchaient. J'étais au désespoir de n'avoir pas eu le tems de m'expliquer plus ouvertement. J'en avais assez dit pour croire qu'elle m'avait entendu: je remarquai avec satisfaction qu'elle évita que je pusse lui parler pendant le peu de tems qu'elle resta avec la Compagnie: en un mot, par tout ce que j'entrevis, je crus pouvoir me flatter de ne l'avoir point offensée.

Je lui présentai la main pour la mettre dans son carrosse, & j'osai lui demander quand je pourrais achever de lui dire ce que j'avais commencé. Quand? me dit-elle d'un ton embarrassé: puis s'étant arrêtée comme pour y penser: Quand vous voudrez. Que cette parole me fut douce, & qu'elle fit naître d'espérance dans mon cœur! adieu amis, adieu tout le monde: je ne pensai plus qu'à mon bonheur.

De retour à Paris, je me renfermai chez moi, ne voulant voir personne: là je me rappelle toutes les circonstances du passé, toutes les perfections de Victorine: je compose & j'arrange tout mon discours, je forme toutes les réponses & les répliques. Tu diras, sans doute, que je t'entretiens de bien des bagatelles; mais, mon cher ami, en amour tout est essentiel, je l'ai éprouvé.

Le mot & la promesse du Quand vous voudrez me tourmentaient: j'allai chez elle dès le lendemain, j'y trouvai nombreuse Compagnie: elle ne m'envisagea qu'en rougissant, je l'abordai presque déconcerté: elle s'en apperçut, & sûrement elle m'en sçut gré. J'avais arrangé, comme je t'ai dit, mon discours: j'oubliai tout: j'eus mille distractions ridicules: on m'en railla, & je ne revins à moi que par un mot de Victorine, qui me demanda: „Etes-vous toujours à Montrouge?--Oui, Madame, je vous l'avoue, & “je pensais au regret que je dois avoir “de n'y être pas resté assez long-tems -- Je vous en félicite, me répondit-“elle. elle. --Personne ne put comprendre la plaisanterie, qui fut d'un prix inestimable pour moi. Ma gaieté revint, je changeai d'être: la conversation m'amena à demander à Victorine ce qu'elle ferait les jours suivans. Elle me dit qu'elle allait pour quinze jours & plus à la Cour, & me demanda: „vous “y verra-t-on?--J'y ai, répondis-je, “une affaire de conséquence dont j'ai “commencé à vous parler; mais je ne “compte pas pouvoir vous en entretenir aujourd'hui.--Je n'en aurais “pas le tems, me répondit-elle ; car “je vais sortir: venez ce soir souper “avec nous“.--Je m'y rendis ponctuellement: la Dame me railla tout haut sur l'air interdit & embarrassé que j'avais eu l'après-dîner: puis trouvant l'occasion de me parler sans être entendue: “Cette façon dont vous “êtes entré aujourd'hui chez moi, ne “me convient point du tout, & vous “devez en sentir les conséquences: ou “n'y venez point, ou que ce soit sur “un autre ton“.--Ces paroles penserent m'accabler; mais l'air dont elle m'avait parlé me remit.

Je partis deux jours après pour me retrouver avec Victorine, car je ne pensais qu'à elle, & au sort qui m'attendait. Je me flattai d'un heureux succès: alors j'éprouvai qu'une inquiette & douloureuse espérance est un tourment affreux. A mon arrivée, j'eus la satisfaction de voir l'aimable Victorine: mais il ne fut pas possible de lui pouvoir parler, non seulement ce jour-là, mais aussi trois autres de suite. Le quatrieme, pendant qu'elle jouait, elle me demanda: „Etes-vous bien “avancé dans vos affaires?--Pas plus “que le premier jour, Madame: & si “vous n'avez la bonté de m'être favorable, je n'ôse me flatter de rien. “-- Il faudra voir, me répondit-elle, “vous savez que je suis portée à vous “rendre service.--Je prendrai, lui dis-je, la liberté de vous faire souvenir de vos offres obligeantes“.--Il me semblait que mes affaires prenaient un bon train, & qu'il ne fallait que m'armer de patience; mais qu'elle coûte dans de tels momens!

Le lendemain je la trouvai prête à traverser le grand Appartement, je lui offris la main: „Eh bien! Madame, “quand me permettrez-vous de vous “parler?--Je ne sçais, dit-elle. --Vous me tenez, lui dis-je, dans “une cruelle situation: de grace, laissez-moi vous entretenir, ou j'en mourrai. “-- Trève, me répliqua-t-elle, de ce “verbiage: ne sais-je pas tout ce que “vous avez à me dire? Ce qui m'em-“barrasse, est ce que j'ai à vous répondre: je n'ai pas encore pris mon “parti; sur-tout ne me pressez point: “évitez tout ce qui peut paraître, “attendez ma décision: ne jouons pas “le Roman, car je le déteste: croyez “ce que je vais vous dire: mais ne “m'en demandez pas l'explication: “ la Sagesse est une bonne Avocate “. = Et sur le champ, faisant tomber la conversation sur d'autres objets, je fus obligé d'y répondre, & je la conduisis jusqu'à l'endroit où elle voulait aller. Ces paroles énigmatiques me jetterent dansdegrandes anxiétés: cependant j'avais tout lieu de me flatter que l'Avocate parlerait pour moi. Je passai encore quatre jours entiers sans trouver un seul moment favorable.

Un soir étant chez elle avec deux hommes familiers dans la Maison, elle me dit: „j'ai lu attentivement votre “Mémoire: je crois votre demande “légitime; mais cependant je ne crois “pas qu'on vous l'accorde sans restrictions. = Jugez, mon cher Antonin, de ma surprise de voir entamer une pareille conversation devant deux témoins: la présence d'esprit ne m'abandonna pas, & je répondis: „Mon “principal point est d'obtenir ma demande: à l'égard des restrictions, “j'espere les faire modérer; mais après “tout, il ne m'appartient pas de faire “la loi à mon Maître, & je m'estime “déja fort heureux de ce qu'il m'accorde la grâce que je lui demande.--Je suis ravie, dit-elle, de vous voir “penser de cette façon, & vous pouvez compter sur moi“. = A ces mots, quoique devant témoins, j'allai baiser la main de ma bienfaitrice, sans qu'ils pussent mal interpréter ces vives marques de ma reconnaissance. Mais Dieux! qui pourrait exprimer le tourbillon d'ivresse, de joie & de ravissement où je me sentis emporté? C'est un état d'enchantement.

J'eus le lendemain le bonheur de me trouver seul avec elle: je voulus parler; mais elle me pria de l'écouter sans l'interrompre. Voici ce qu'elle me dit:

„Vous devez être surpris, Philogène, de tout ce que vous avez vu “jusqu'à ce jour; mais, si vous me “connaissiez bien, vous auriez pu “vous l'imaginer. Il y a dix ans, & “plus, que vous fréquentez chez moi; “&, depuis ce tems-là, je n'ai rien “vu en vous qui ne vous ait dû acquérir mon estime: il m'a toujours “paru que vous en faisiez cas, & vous “avez pu remarquer qu'en toute occasion je me suis intéressée pour vous. “J'ai vu changer votre caractère de-“puis un an ou environ, cela m'a fait “de la peine: j'ai cru que ce changement pouvait avoir du rapport à “vos affaires, & vingt fois j'ai été “sur le point de vous obliger à m'en “faire confidence dans la vue d'y chercher du remède, tant votre état me “faisait pitié: il me semblait même “que j'y étais plus sensible qu'il ne “me convenait, & je me le reprochais; “mais un moment après je trouvais “qu'il n'y avait dans ma compassion “rien que de raisonnable & de naturel. “C'est ainsi que l'on cherche à se justifier son goût; & l'on ne fait que “l'augmenter, loin de s'en défendre“.

“Depuis cette époque, je crus voir “dans vos yeux & dans vos regards “un trouble qui m'inquiéta: je m'imaginai que j'en étais la cause: je m'en “offensai; mais, cherchant ensuite à “vous justifier, je m'apperçus que je “ne le faisais qu'avec un mouvement “inquiet & chagrin. Que vous dirai-je? par une bisarrerie de sentiment “je me trouvai jalouse: vous voyez “que je ne veux rien vous laisser “ignorer. L'amour-propre me fit sentir qu'une juste raison de jalousie “m'était plus injurieuse que des sentimens que l'honneur me défend “d'approuver, & j'en revins à desirer “en vous plutôt un manque de respect “qu'une préférence étrangère & conséquemment odieuse pour moi. Depuis cet instant, je me fis une étude “de vous observer, & je mis toute “mon attention à vous empêcher de “me reconnaître ou de me deviner.

“Après quelque tems, je me trouvai “très-heureuse d'être débarrassée de “cette tourmentante jalousie: je vis “que tous vos vœux ne s'adressaient “qu'à moi. Je commençai à en sentir “quelque plaisir: ces réflexions prirent “la place de la jalousie pour me fatiguer; mais tant de choses combattaient en moi pour vous, qu'elles “ne me parlerent enfin qu'en faveur “de mon penchant. S'il m'aime, disais-je, cela ne dépend pas de moi: “je n'ai pas le droit de l'en empêcher; “&, pourvu qu'il ne m'en parle pas, “qu'ai-je à dire? Je m'en tins là, & “je m'applaudissais de votre silence: “je me crus en pleine sûreté, je vous “voyais avec plaisir & jamais assez. “Quelle sagesse, disais-je, quelle retenue! il m'aime & sait bien qu'il “me déplairait en me l'apprenant. En “effet, je ne me sentais alors que dans “la seule disposition d'être aimée, & “je puis vous dire que vous m'auriez “manqué, si vous aviez osé me parler dans ce temps-là. Que les progrès “de la passion sont impénétrables! je “me trouvai à la fin ennuyée de votre “silence. Je ne voulais pas vous donner matiere ou occasion de vous “expliquer: mais j'étais outrée que “vous n'en fissiez pas naître.

“Voilà, mon cher Philogène, continua Victorine, jusqu'où m'avait “conduit l'attrait que j'ai toujours eu “pour vous. Je sçus votre partie de “Montrouge. L'occasion me parut “importante: je ne voulus pas la négliger. J'avais, comme vous le savez, “à parler au Maître de la maison: mais “je puis vous avouer qu'il n'en fut “que le prétexte. Vous nous joignîtes, “& vous vous découvrîtes à moi avec “une retenue qui me charma. J'aurais “peut-être pu vous répondre avec “toute l'ingénuité d'aujourd'hui; mais “heureusement ces Dames nous joignirent, & dans l'instant mille réflexions m'accablerent. Vous me “vîtes peu après monter dans mon “carrosse: j'avais besoin d'être seule; “votre demande, en y montant, acheva “de m'embarrasser: je ne sçais ce que “j'y répondis, je ne revins à moi que “quand je fus partie. Je ne vous dirai “point tout ce que je pensai, & ce “que je me dis à moi-même. Le dirai-je? Résisterai-je? Ah, Philogène! “Pourquoi ne m'avez-vous pas donné “des armes contre vous? Je ne me “trouverais pas où je suis“.

A ces mots, pénétré de la plus vive passion, je me jettai à ses pieds, & lui prenant une de ses belles mains, je la baisai mille fois & l'arrosai de mes larmes. Elle s'attendrit à cette action, & me jettant l'autre bras au cou, en m'embrassant, elle me dit: „C'est de “tout mon cœur, mais rasséyez-vous, “ou vous me fâcherez, car je veux “achever de vous tout dire.

“Si-tôt que je fus arrivée chez moi, “je prétextai une migraine, & me mis “au lit: j'étais en effet dans un état “insoutenable. Ce combat intérieur “dura toute la nuit, & finit par me “convaincre que le cœur est indépendant, & qu'il commande souverainement. Il ne me restait plus, sur “votre sujet, de raison qu'autant qu'il “m'en fallait pour me regler sur la “façon de me donner à vous. Cette “raison est entiere, & si vous m'aimez autant que je veux m'en flatter, “loin de la détruire, je souhaite que “vous desiriez qu'elle me serve de “guide, nous en serons l'un & l'autre “plus heureux.--Puis-je, Madame, “ lui répondis-je, avoir d'autre volonté “que la vôtre?...--Laissez-moi achever: s'il est vrai que vous m'aimiez, “vous n'êtes plus dans l'âge de légèreté, & vous voulez que cet amour “dure. -- C'est mon desir, lui dis-je. “--La singulière façon dont ce même “amour s'est formé, s'est accrû, & “s'est déclaré, doit nous intéresser “également à nous en faire honneur: “rien de l'usage commun n'y est entré, il faut de même que notre tendresse ne ressemble en rien à tout “ce que nous voyons journellement “dans les liaisons ordinaires. Je ne veux “nulle assiduité marquée: évitons le “danger des lettres, je n'en veux recevoir que de votre main propre, ou “de celle de la personne que je vous “indiquerai tout-à-l'heure.

“C'est l'estime qui garantit de ces “inquiétudes déshonorantes que la Jalousie occasionne. Sûre de vous, je “veux que vous le soyez de moi: je “ne vous cacherai point qu'il m'en a “coûté pour me déterminer à vous “parler si promptement & si nette-“ment; mais ce qui m'y a le plus engagé, c'est la crainte de faire appercevoir vos vues: j'ai appréhendé que “la chimérique vanité de retarder “l'aveu sincère que j'agréais votre “déclaration, ne me jettât dans les “inconvéniens que toute femme sensée doit éviter. En voilà assez pour “justifier la précipitation de ma réponse: passons au reste.

“En vous donnant mon cœur sans “réserve, j'accompagnerai ce don de “tout ce qu'il y a de plus tendre, hors “le seul point: & je m'en explique “d'avance, c'est ma volonté: je ne “puis m'imaginer qu'il soit nécessaire, “& je ne veux sur cela prendre d'avis “que de moi-même: & telle est la “restriction dont je vous parlai l'autre “jour: répondez-moi.--

“J'accepte, lui répondis-je, toutes “vos conditions, & mon cœur & “mon esprit jusqu'à présent n'ont été “occupés que du bonheur d'être à “vous & de vous plaire. Je n'ai point “encore eu le loisir de pousser mes idées “plus loin: laissez-moi, quant à présent, “jouir de tout mon bonheur, & ignorer “qu'il puisse y en avoir d'autre que de “vous aimer & d'être aimé de vous.--A ces mots elle se leva & me dit: „je “n'ai pas le tems d'achever, mais “venez demain sur les onze heures. “Prétextez une affaire, & je vous parlerai. = Elle permit alors à ma reconnoissance & accorda à mon amour des témoignages bien vifs & bien tendres: puis elle me força de me retirer.

Je sortis le cœur rempli de tout ce qui peut se sentir de douceur, de calme & de joie; mais il me fut impossible de clorre l'œil. Je renouvellais mes plaisirs, en me rappellant jusqu'à la moindre syllabe de la charmante conversation dont je sortais. Quelle félicité d'être aimé de Victorine! non, il n'en est pas deux dans le monde: Philogène est seul digne de la servir.

Je fus, comme tu peux bien juger, ponctuel au rendez-vous, un papier à la main. On me dit qu'elle dormait encore, j'attendis peu: à onze heures sonantes, une de ses femmes demanda si j'étais arrivé & me fit entrer. Victorine était encore au lit: elle me fit asseoir & renvoya ses femmes.

„Eh bien! Philogène, que pensez-vous de moi? Ne suis-je pas folle “dans votre esprit? N'avez-vous rien “perdu des bons sentimens que vous “pouviez avoir pour moi?--Vous êtes “adorable, Madame, lui répondis-je, “& je suis l'homme du monde le plus “heureux & le plus amoureux. Elle “reprit: Faites mon bonheur, Philogène, en justifiant mon choix par “votre conduite envers moi: je ferai “le vôtre, s'il suffit de vous bien aimer. = Ces tendres expressions furent suivies de tout ce que l'instant présent pouvait produire de satisfaction, mais dans les bornes prescrites... „Ménageons, me dit Victorine, ménageons les momens, & que j'achève “de vous dire ce que le tems ne me “permit pas hier: cela roule sur deux “ou trois choses.

“Je veux que vous soyez toujours “le même chez moi: badinez à votre “ordinaire les Dames qui y viennent, “redoublez pour elle cette galanterie: “je prendrai pour moi tout ce que “vous pourrez leur dire d'obligeant “& de vif. Puisque je sçais que vous “êtes lié d'amitié avec Antonin, je “veux que vous lui fassiez confidence “de tout...--Ah! Madame, quoi! vous “soupçonnez déja ma discrétion! quelle “injure me faites-vous! Vous le prenez “mal, me dit-elle; voici ma raison: “croyez-vous qu'il n'ait pas remarqué, “comme moi, que vous aviez une “passion dans l'âme? Peut-être même “que sans me nommer, vous lui avez “parlé de vos souffrances passées. Voulez-vous qu'il devine? S'il le fait, “vous ne pourrez plus vous en plaindre, il n'est plus obligé au secret: il “est homme d'honneur, je veux qu'il “soit instruit, & qu'il sache que c'est “par mon ordre. Je vous procure par “là occasion de parler de moi: vous “vous conserverez votre ami, votre “secret sera assuré, vous me mettrez “à mon aise avec lui. D'ailleurs, nous “pouvons avoir besoin de lui en cas “d'absence; car je ne veux point que “vous vous fiiez à aucune de mes femmes: je n'ai pas besoin de confidente, “& je ne veux pas que vous en cher-“chiez: ce serait vouloir me perdre. “Adieu, allez-vous en“. = J'obéis après lui avoir fait mille protestations de ma reconnaissance & d'une fidélité éternelle.

J'ai continué tous les jours de la voir, & j'en ai reçu tantôt plus, tantôt moins de faveurs. Que Victorine est aimable, mon cher ami! qu'elle a d'esprit! elle trouvait le secret de me dire en pleine compagnie tout ce que l'amour le plus vif peut exprimer sans que personne pût le prendre dans le véritable sens. On parlait un jour du bonheur d'être à portée de faire des grâces: elle dit: „Pour moi, je crois qu'il n'est “point de plaisir approchant de celui “d'obliger quelqu'un qui le mérite: “on est sûr de s'attacher un cœur reconnaissant, & l'on est payé d'avance “par la satisfaction d'avoir fait du bien “à une digne sujet“. = Chacun applaudit à ce sentiment: mais je me gardai bien d'enchérir sur les autres, quoique intériéurement je m'y sentisse obligé. Elle m'avoua depuis qu'elle l'avait appréhendé.

J'étais, cher ami, comme tu le vois, aussi heureux qu'on le peut être; mais il me restait quelque chose à desirer. J'en voulus un jour tenter l'aventure; mais je trouvai un sérieux qui m'arrêta.--„Tenez vos promesses, “ me dit-elle, ou je m'en offenserai: “ne me laissez point soupçonner que “tous les hommes se ressemblent, “parce que je pourrais croire qu'ils “n'ont tous que le même but, auquel “cas je me serais bien trompé: en un “mot, j'ai mes préjugés, & ce n'est “pas le moyen d'avancer avec moi “que de rien vouloir sans mon consentement. = Je demandai pardon, & promis qu'à l'avenir je m'en tiendrais au seul desir qu'il ne m'était pas possible de réprimer; mais que j'attendrais respectueusement: en effet, je tins parole. Tu peux juger que ce n'était pas sans peine: après tout, je voulais lui plaire, & je me contentais d'espérer, jouissant au surplus du comble de la félicité. Je vais te conter une aventure qui te paraîtra hors d'œuvre, quoiqu'importante au sujet, tant il est vrai que l'Amour tire parti de tout.

Un soir une vieille Coquette de Cour, & qui se prête volontiers à la plaisanterie, vint souper chez Victorine. La Compagnie était peu nombreuse, mais bonne: la Coquette débita mille extravagances, cela mit chacun en train de railler. Après le souper, on reprit la conversation beaucoup plus vivement. Je lui demandai quel plaisir on pouvait avoir dans la coquetterie? Elle s'offensa du nom, mais elle convint que rien n'était plus agréable à une jolie femme que d'avoir plusieurs personnes de mérite, empressées à lui plaire, à la louer incessamment, à applaudir à toutes ses volontés & même à ses caprices.--Cela est fort beau, lui dis-je : mais quelle récompense donne une jolie femme à de pareils serviteurs, car je n'ôse leur donner le nom d'Amans?--Pourquoi? reprit-elle : ce nom ne blesse point l'honneur d'une femme. Vous demandez quelle est leur récompense? Ne sont-ils pas plus que payés par le plaisir de voir & d'être écoutés? Que faut-il de plus?--Vous me rebutez, lui dis-je; j'avais envie de m'enrôler sous vos loix; mais je voudrais d'autres appointemens; car, quoi qu'on dise, une jolie femme ne doit jamais être avare. Eh bien! dit-elle, convenons de notre marché: je veux faire quelque chose d'extraordinaire pour vous. Parlez, que voulez-vous? -- Ce que je veux, répliquai-je? je veux tout ce que l'on peut obtenir en amour.--Ah, bon Dieu! quelle grossiereté! me dit-elle peut-on penser à pareille chose! il est tant d'autres grâces à recevoir! il faut chercher ce dont vous parlez chez des petites filles d'Opéra.--Laissons là ces pauvres filles, Madame, & parlons de bonne-foi; qu'y a-t-il donc à gagner avec une jolie femme?--Hé mais!... vous m'étonnez, dit-elle d'un air ingénu ; il semble que vous n'ayez jamais aimé. Quoi! le plaisir de s'entendre dire, Je vous aime, n'est pas assez?--Non, dis-je : ce n'est pas là une solide nourriture.--Ah, mon Dieu! que vous êtes matériel! que faut-il donc? Je vois bien que nous aurons peine à convenir.

Ce plaisant marché, comme tu peux en juger, faisait rire la compagnie, & chacun la pressait d'en regler les conditions. L'un disait:il faut qu'il puisse vous prendre & serrer les mains--Eh bien! passe, répondait-elle. = Un autre demanda le droit du baiser. -- Cela est bien fort, dit-elle ; mais soit encore.--Un troisiemedemanda la chiffonnade.--Je suis perdue! je suis ruinée! tout le monde me demande: accorderai-je, Madame? dit-elle à Victorine. --Je crois que oui, répondit cette aimable Dame en riant à gorge déployée.--Eh bien! ne me demandez plus rien, Philogène.--Je ne puis, lui répliquai-je, rien rabattre de mon premier mot.--En vérité, dit-elle, vous êtes bien brutal: il semblerait que c'est une aune d'étoffe que l'on marchande: puisqu'ainsi est, marché nul, & je reprends tout ce que l'on vient de m'arracher. Si nous avons à le renouer, il faudra que ce soit ailleurs.--

Cette conversation, qui ne pouvait plus monter, se réduisit à la moralité, & je dis: Voilà comme il n'y a que du mal-entendu dans le monde: on donne souvent sans choix & sans discrétion ce que l'on devrait ménager, & l'on refuse l'essentiel à l'amour, & ce qui tire le moins à conséquence. Le croira qui voudra, mais le monde est plein d'imprudens.--Le monde a tort, dit notre Coquette d'un ton animé : il ne juge jamais que sur les apparences, mais venons au fait: qu'est-ce que l'amour?--Un des Auditeurs l'interrompit pour la prier de réduire la définition en termes précis, car cela nous ménerait trop loin.--Non, dit-elle, elle sera fort courte & la voici: C'est l'envie de posséder ce que l'on trouve aimable: cela est net & très-clair, ce me semble. Cela supposé, il est évident que, lorsque l'amour a eu ce qu'il demande, il n'a plus rien à souhaiter, & dès lors il va chercher parti ailleurs: ainsi j'ai raison de dire qu'il faut tenir l'Amour en espérance, & rien plus; car dès qu'il cesse de desirer, il cesse d'être.--Voilà, dis-je, le raisonnement le plus concluant que j'aie jamais entendu! & il me met dans la plus évidente conviction, que, l'amour étant un plaisir bien vif, il ne peut conserver ce plaisir qu'autant qu'il souffre: voilà une triste situation!--Je dis pourtant ce qui est: voilà, pour dire vrai, ce que c'est que l'amour; car je laisse aux cerveaux creux les beaux amours fideles & constans: pour moi, je n'en ai jamais vu que dans les livres.--Sur ce pied-là, dis-je, je veux renoncer à l'amour, j'avais résolu de renouveller avec vous la passion des plus illustres Paladins du tems passé; mais je vois bien que, si je veux jouer le rôle du bon Amadis, il faudra que je me pourvoye d'une autre Oriane. --Vous ferez bien, dit-elle, car je n'y ai pas de foi: ainsi va le monde: j'espérais faire ici recrûe d'Adorateurs, je vois bien qu'il faudra que je m'en passe:

Projets évanouis, aussi-tôt que formés!

= Nous éclatâmes tous de rire à cette burlesque exclamation, & peu après nous nous retirâmes.

Le croiras-tu, mon cher Antonin? la folle & badine conversation dont je viens de te faire le rapport, m'attira le lendemain le billet que voici, & que Victorine me donna elle-même.

„Je ne reviens point de ma surprise. Quoi! une insensée me fait appercevoir que je vais le grand chemin de la coquetterie! j'en ai horreur, “aidez-moi à en sortir: je vous en ferai “voir la possibilité; mais je vous reprocherai de ne m'en avoir pas avertie“.

Ce billet m'éleva jusqu'aux Cieux: je n'ôsai regarder Victorine en face, je la cherchai dans un miroir, & nous nous entendîmes. Quelque tems après, elle entra dans un petit Cabinet & m'appella. J'y courus:--Mon billet, me dit-elle, vous a tout dit: voici une petite clé qui doit ouvrir cette porte, je ne sçais où elle donne: tâchez de le démêler, je vous laisse. = Et sur le champ elle me quitta.

J'essayai long-tems cette clé, qui était rouillée: à la fin, à force d'industrie, j'en vins à bout. Cette porte n'avait peut-être pas été ouverte depuis vingt ans: je la refermai par dehors sans savoir où je pouvais être. J'étais en effet dans un de ces corridors obscurs d'un Château peu fréquenté: je rencontraià son extrémité une scalier qui me devint très-commode, quoiqu'il fût très-éloigné de la porte d'entrée de l'appartement de Victorine. Je sentis alors tout le bonheur qui m'était préparé: il ne me restait plus qu'à suivre l'ordre qu'elle voudrait bien me donner. Je le reçus dans une maison où elle vint en visite. Etes-vous instruit de ce dont je vous ai prié de vous informer? me dit-elle. --Oui, Madame: je vous en rendrai compte...--Je ne soupe pas chez moi ce soir, ce sera pour demain. = Tout cela se dit tout haut: j'étais seulement fort affligé de ce retardement. Quand elle sortit, je m'approchai, elle me dit: A une heure après minuit votre clé pourra vous servir.

Me voici, mon cher Antonin, au moment le plus fortuné de ma vie, qui termina si parfaitement mes peines passées, & qui m'ouvre pour l'avenir une carrière semée de fleurs, puisque je possède sans réserve ce qu'il y a au monde de plus aimable, de plus respectable, de plus spirituel: j'arrivai sans embarras par le nouveau chemin: j'entrai, je trouvai une bougie allumée, & l'autre porte fermée: j'attendis peu, elle-même vint ouvrir, me conduisit dans sa chambre, se mit au lit, & m'ordonna de rester à son chevet, parce qu'elle voulait achever de me parler, pendant qu'il lui restait encore un peu de droit sur moi. Je m'effensai de son expression.--„Quoi, Madame! “croyez-vous jamais perdre votre autorité par vos faveurs? Ah! si vous “pouviez le penser, je vous le jure, “je renoncerais au bonheur qui m'est “préparé. Je ne veux, aimable Victorine, oui, je ne veux vivre que par vous “& pour vous: je n'ai desiré cette derniere grâce que pour me voir indissolublement lié à vous pour le reste “de ma vie.--C'en est assez, Philogène, me dit-elle, je vois que je ne “me suis point méprise dans tout ce “que j'ai pensé de vous: je reconnais “la sincérité de vos sentimens par “vos offres de retenue: n'en parlons “plus. Je vous crois trop généreux “pour croire que vous puissiez vous “prévaloir contre moi, par les choses “que vous appellez faveurs & que “vous desirez. Je ne crois pas non “plus que vous vouliez jamais interpréter peu avantageusement pour “moi, tout ce que j'ai fait pour vous. “J'avoue mon faible: je voulais éloigner le fatal moment où nous nous “trouvons, par les mêmes raisons de “notre écervelée d'hier; mais j'ai senti “que c'était offenser un homme “comme vous, que de soupçonner “qu'il pensât aussi bassement que “ces jeunes étourdis qui croient “pratiquer l'amour, & ne suivent que “la débauche. Je sens parfaitement “que les cœurs que la Raison unit, “doivent avoir d'autres principes. Je “n'ai jamais connu cette délicieuse tendresse, & je ne l'aurais jamais connu “sans vous: elle me paraissait pleine “de désagrémens, & cependant je “m'y livre de tout mon cœur. Puisse “notre union durer autant que nous-mêmes! C'est l'unique souhait de “bonheur qui me reste à faire“.

A ces mots, je me jettai à ses genoux, & je lui réitérai mille fois les sermens de la fidélité la plus parfaite. Ne me demandez plus rien, mon cher ami: l'Amour ferma les rideaux, & nous remplit de tous ses feux. Victorine m'avoua depuis qu'elle ne les avait jamais connus, pas même en idée.

FIN.