ZÉLY, OU LA DIFFICULTÉ D'ÊTRE HEUREUX, ROMAN INDIEN, SUIVI DE ZIMA Et des Amours de Victorine & de Philogène. Publiés par A. M.
Dantu. A AMSTERDAM,
ON a vu paraître, il y a quelques années, quatre Volumes, dans lesquels on avait rassemblé plusieurs Traités sur le Bonheur. J'en ai lu quelques-uns qui avaient été imprimés séparément, avant l'époque de cette collection. J'y ai trouvé des opinions métaphysiques & des paradoxes que la Nature & les faits humains contredisent à chaque instant. L'Ouvrage que je présente au Public, n'est pas composé de ces raisonnemens qui fatiguent les têtes Françaises; par cette raison, sans doute, il sera plus favorablement accueilli.
Mais, dira-t-on, c'est un Roman: les toilettes & les antichambres en sont tellement surchargées, qu'elles fléchissent sous le poids:
pourquoi nous en offrir un nouveau? Nous en avons tant de jolis! J'en conviens, mais celui-ci est d'une espèce bien différente, ou du
Le Roman de Zély est, à peu de chose près, du même genre: l'esprit de la Morale y est voilé sous les faits qui le composent: un Lecteur
attentif & judicieux percera facilement cette gaze légère qui l'enveloppe: il y reconnoîtra l'inutilité des projets que fait l'homme pour se
procurer le Bonheur. Chaque individu de l'espece humaine ne l'entrevoit qu'en perspective, & l'éloignement de cette chimère avantageuse est
si extrême, que l'on n'y parvient que très-rarement; ou plutôt c'est moins celui qui cherche le Bonheur qui en jouit, que celui qui ne court pas
après.
L'épitome de la vie de Zima, qui suit le premier Ouvrage, a été composé dans le même esprit: l'homme y est peint
aspirant toujours à tout, & ne jouissant de rien: marchant sans cesse & n'arrivant nulle part; en un mot, si par fois il parvient au
bonheur, il le trouve où il ne le soupçonnait pas. Qu'est-ce donc enfin que le Bonhfur? Résumons en abrégé ce que
l'on en peut dire de plus raisonnable.
Par ce mot, on entend un état, une situation telle qu'on en desirât la durée sans aucun changement; & en cela le Bonheur est différent du
Plaisir, qui n'ést qu'un sentiment agréable, mais qui ne peut jamais être un état durable, puisqu'il est vif, bref
& passager.
Un obstacle au Bonheur, c'est de prétendre à un trop grand bonheur. Quelquefois aussi l'homme abandonne les biens qu'il possede, pour courir après ceux qui lui manquent. D'une infinité de biens dont la propriété nous empêche de sentir l'avantage ou le mérite, chaque partie ferait le bonheur de chaque individu.
La Nature a mis les hommes au monde pour y vivre; & vivre, c'est assez souvent ne savoir ce que l'on fait, quoique toujours on cherche à le savoir. Elle ne trouve pas bon que nous cessions d'agir, pour nous occuper uniquement de ce que nous appellons la Sagesse & la Raison.
Si la Raison dominait sur la Terre, il ne s'y passerait rien: ce sont les passions qui font & défont tout: la variété des faits & des évenemens que nous remarquons est la suite ou l'effet de leur énergie physique & morale. Le Pilote s'éloigne autant qu'il est en son pouvoir des Mers pacifiques, où l'on ne peut naviger: il veut du vent, au risque d'essuyer des tempêtes. Ainsi dans le cœur de l'homme les passions sont des Vents nécessaires pour en développer les ressorts & les mouvoir, quoique souvent leur concours & leur choc fassent naître des orages.
La Nature prépare aux hommes des plaisirs simples, aisés, tranquiles; leur imagination leur en a fait substituer d'autres qui sont incertains,
embarrassans, très-difficiles à acquérir. La Nature, a dit Fontenelle, est bien plus habile à leur procurer des plaisirs qu'ils ne le sont
eux-mêmes. Toujours sage & prévoyante, elle a inventé l'amour qui est fort
Le bonheur que nous devons rechercher, celui qui nous convient réellement, sera toujours d'autant plus facile à obtenir, qu'il y entrera moins de choses étrangères à notre nature ou moins différentes entr'elles, & qu'elles seront plus près & plus dépendantes de nous.
La délicatesse du sentiment vient encore diminuer le nombre de nos plaisirs, & nous n'en avons point trop: il est vrai que par elle on les sent plus vivement; car d'eux-mêmes ils ne sont pas trop vifs. Que l'homme est à plaindre! sa condition naturelle lui fournit peu de choses agréables, & sa raison lui en fait goûter bien moins que la Nature.
Pour le plus sûr, il en faut revenir à ces plaisirs simples & les seuls vrais, tels que la tranquilité de la vie, une société douce &
honnête, une occupation tant soit peu active,
Le récit des amours de Victorine & de Philogène est d'une plume différente de celle qui a traité les deux premiers sujets. L'Auteur y a
dévéloppé, dans une Lettre écrite à un ami, la méthode ingénieuse & nouvelle de deux Amans qui s'aiment, se le disent, & parviennent à se
persuader mutuellement
Vivement sollicité, dès le mois d'Octobre de l'année derniere, de publier la lettre d'Antonin, voici la réponse que je fis à une Dame aimable & généralement respectée, le seul fruit de la tendresse de Victorine & de Philogène.
„Madame, il faut enfin vous satisfaire: “& le plaisir de vous obliger l'emporte sur “toutes les résolutions prises à l'égard du se-“cret
“Quoique cette Anecdote soit véritable, “les circonstances qui l'accompagnent ne “pourront jamais faire connaître les personnages qui en ont
été les Acteurs: & puisque pendant le cours de leur inclination &
“Quant à ce qui regarde le style, ce n'est “point à moi à en juger: j'écris comme je “pense & comme je sens: d'ailleurs, ma réputation dans ce genre ne dépend point de la “narration de la person ne dont je publie “l'opuscule. Le petit Manuscrit d'Antonin, qui “commence l'anecdote qu'il fait ensuite réciter “& terminer par Philogène, dont la confidence est sincère, est certainement conforme “à la vérité. Je me suis seulement donné la “liberté de rectifier le style en quelques endroits: j'ai interpollé des phrases nécessaires, “pour remplir des lacunes qui suspendoient “la transition du discours, & pour faire succéder les faits avec plus de probabilité“.
Je n'ai plus rien à prononcer sur les deux Auteurs de ces trois Pièces, & je ne prétends pas faire ici l'éloge de leurs personnes, ni
Comme tout Avertissement, ou Préface semble un objet essentiel & presque nécessaire au débit d'un Ouvrage, qui, sans cette espece d'exorde, resterait dans les rayons du Bibliopole, j'en ai suivi l'usage; & pour abréger l'ennui vaporeux qu'il pourroit donner à nos Petites-Maitresses & aux Élégans du Siecle, je le termine en cet endroit, & les invite à passer tout de suite au Texte qui doit leur inspirer des idées & des réflexions sur le Bonheur qui nous fuit & nous échappe, malgré les tentatives & les efforts que nous faisons pour y parvenir.
L'Homme est un assemblage bisarre de passions & de raison. Les Passions, dit le Sage, sont les maladies de
l'âme: la Raison est le remède. Ne nous étonnons plus de voir tant d'incurables: pour mille maladies aiguës, nous n'avons qu'une mauvaise
recette. Que sert la Raison qui nous guide, quand la Destinée nous entraîne? Un flambeau empêche-t-il l'aveugle de tomber dans le
Le vieux Nabul voulait être Philosophe, croyait être raisonnable & était grand Raisonneur. Dans le cours de
soixante années, il avait passé plus de jours à réfléchir qu'il n'avait agi de minutes, & toujours sur le même objet, le moyen d'être
heureux. Modéré dans ses desirs, il ne souhaitait que de la santé, de la liberté, des amis, des plaisirs & des richesses: il s'était formé, à
force de raisonner, le caractère qu'il avait jugé le plus propre à obtenir ce qu'il desirait si modestement. Il était misanthrope, envieux,
méfiant, médisant, avare, jaloux, ennuyeux & impertinent: la société lui était odieuse par représailles, & nécessaire par humeur. Haïr
& ne pouvoir gronder, est aussi cruel qu'aimer &
Il épousa une fille de quinze ans, & d'une figure agréable. La première année, elle eut un fils, ils furent trois: Nabul ne se sentait pas
de joie. Bientôt elle eut des volontés, il
Là, persuadé qu'un mal qu'on ne sent point n'est plus un mal, il ne s'occupa plus qu'à maudire le genre-humain, & à apprendre à son Elève
le grand Art
Tout finit. Après quinze ans de solitude, Nabul sentit qu'il allait cesser de raisonner & d'instruire: il appella son fils pour lui dicter
ses dernieres volontés. „Je touche, dit-il, à l'extrémité d'une vie longue & toujours “malheureuse: fuyez mes
exemples & “retenez bien mes conseils, c'est tout “ce que je puis vous laisser. Je vous “ai enlevé de bonne heure à la société, vous devez
lui être rendu, Bonheur: aucun d'eux “ne le saisit: il se réalise dans l'imagination qui croit en jouir, & est “bien loin de celle
qui le cherche. “Ils encensent une autre Idole qu'ils “appellent Fortune, Divinité bisarre “qui se donne à qui elle
veut, & “jamais à qui la mérite. Ils dédaignent la Raison: c'est pourtant “le seul bien réel: s'il ne rend pas
“heureux, il rend le malheur sup-“portable.
“Ces hommes, tous égaux dans “l'ordre physique, diffèrent si fort “dans l'ordre civil, que vous aurez “peine à les croire de la même espèce.
Les uns sont riches & puissans: “souvent ils font du mal, parce “qu'ils sont en état de faire du bien:
Le Vieillard expira en effet: Zély, avec tant de raison & si peu de secours, se trouvait étranger à toute la Nature; mais l'habitude de
raisonner lui découvrit moins de maux qu'elle ne lui indiquait de remèdes. La confiance est un sentiment naturel: les craintes sur l'avenir
tiennent à l'expérience.
Tout enflé d'amour-propre après un projet si bien raisonné, Zély brûlait du desir de se voir au milieu des hommes: il se préparait à quitter
son vertu, de
sagesse, d' expérience, de bonheur, de fortune, de passions, de plaisirs : donnez-moi tout cela, ou choisissez vous-même ce qui me convient le mieux:
vous le savez mieux que moi.--Apprends à borner tes desirs, dit le Phantôme; cette leçon est un de mes dons les plus précieux: elle donne la
vertu, la fortune & le bonheur. L'expérience n'existe point dans les déserts: j'en répands des portions insensibles parmi les hommes. Le Sage
les recueuille & en profite: le commun des mortels ne les apperçoit pas & prend les préjugés pour elle. Connais
Le Génie disparaissait: Arrêtez, s'écria Zély, ne m'abandonnez pas dans l'instant où j'ai le plus besoin de secours: daignez guider mes
premiers pas.--Les mortels les plus favorisés ne me voient que des instans, dit l'Esprit.--Hélas! dit Zély, pourquoi vous montrer à moi pour
disparaître aussi-tôt?--Je suis venu t'éclairer, répondit le Démon.--Vous n'avez fait que m'éblouir, reprit Zély.--J'en fais autant à presque
tous les hommes, dit le Phantôme; mais ils ne l'avouent pas d'aussi bonne-foi: tu mérites une
Le Génie s'évanouit à ces mots, & Zély l'appella vainement: il fut long-tems à se remettre de l'agitation que lui avait causé cette espèce de songe; mais, impatient de voir des hommes, & d'approfondir si son rêve avait quelque réalité, il se hâta de chercher le trésor. Sa recherche ne fut pas vaine: ce trésor égalait la fortune d'un Roi puissant. Zély jugea qu'il n'était pas prudent de l'exposer à la cupidité des hommes: il ne prit que ce qu'il crut nécessaire pour en apprendre la valeur & l'usage, & se mit en chemin sans autre guide que ses desirs & l'instinct de la Nature.
A une journée de sa demeure était
Quoiqu'il eût l'air sauvage, Zély était beau & bien fait: cette circonstance n'échappa pas à la femme du vieux Citoyen qui était assise
près de lui, & qui n'était ni jeune ni belle. Zemroud, dit-elle à son Mari, il est tard, ce bel Etranger est bien neuf, & la Ville n'est
pas sûre, nous devrions lui offrir une retraite. Le Vieillard y
„Puisque le hazard nous fait habiter “ensemble, dit Zemroud, je veux “vous entretenir. Votre conversation “ne sera pas instructive; mais elle
peut “être amusante. Apprenez moi d'abord “qui vous êtes & ce que vous cherchez ici.--Mon récit, répondit Zély, “ne sera pas long. Mon nom
& ma “patrie vous importent peu: je viens “dans cette Ville pour y jouir des avantages de la société, & je n'y apporte “rien. Mon Pere,
uniquement attaché “à la raison, a négligé la fortune: “il m'a laissé ses sentimens pour tout “héritage.--Mon ami, reprit le Vieil-“lard,
Zély demeura interdit: l'obligeante Vieille, qui ne le perdait pas de vue, s'efforçait de le rassurer par signes; mais il était sourd à ce
langage: il devint triste & rêveur. L'heure du repas étant arrivé, on le conduisit dans une chambre: là, seul & en liberté, il semit à
raisonner pour découvrir s'il devait s'en prendre à lui ou à l'Humanité du peu de considération qu'on lui marquait. Il eut sans doute raisonné
long-temps sans résoudre ce problême; mais sa porte ouverte doucement & sans
La Vieille se retira, & il se remit à rêver, mais d'une façon plus agréable. Il connaissait, au moins par conjecture, le prix des
richesses, & leur
Zély resta tout troublé: il croyait avoir fait un songe, & regrettait qu'il eût fini si-tôt. La douce impression qui lui en restait,
l'empêcha quelques instans
Dès qu'il eut les yeux ouverts, son Hôte se rendit auprès de lui, accompagné de toute sa famille; mais il était bien changé, ou plutôt Zély
eût pu se croire changé lui-même. Zemroud lui marquait du respect: la Vieille fuyait ses regards: la Jeune baissait la vue & le regardait du
coin de l'œil. Zély étonné de ce changement, en cherchait la cause, & ne fut pas long-temps
Zély demande aussitôt qu'on le laisse seul avec le Vieillard, & les deux femmes se retirerent. „Zemroud, dit-il, “je suis étranger, &
je veux m'ins-“truire: c usons que la méchanceté de ces malheureux. L'un a trompé ma raison par
Il s'échappa du milieu des combattans, & leur jettant une piece d'or pour prix de l'hospitalité reçue, il sortit. L'avarice suspendit les effets de la colère: ils se quittèrent pour recueuillir le fruit de sa libéralité, tandis que Zély, peu touché de leurs remerciemens, s'éloignait à grands pas de cette odieuse demeure.
Le trouble de son esprit l'empêcha quelque tems de distinguer les objets qui l'environnaient: il fût étonné, en revenant à lui, de se trouver
dans un Jardin agréable, où un grand nombre de Citoyens richement vétus, & de femmes parées avec goût, marchaient comme lui. Ebloui de tant
d'objets gracieux, il se persuada qu'il faisait un beau rêve; mais tous ses sens l'assurant de leur réalité, il se mit à raisonner
A force de considérer les mêmes objets, l'illusion diminue. Zély crut distinguer quelques hommes dans la foule: il crut même remarquer que
quelques Femmes divines s'humanisaient avec eux, & bientôt sa curiosité
“Je ne vous fuirai point, répondit “Nassès, (c'est le nom de l'Inconnu) “& il me sera doux de vous instruire, “si vous avez la patience de
m'enten-“dre. société,
un “Etre purement métaphysique, une “liaison fondée sur la vertu, formée “par l'estime, entretenue par l'amitié, “dont la raison fait l'âme
& même “les plaisirs. Cette société est comme “le grand œuvre: les visionnaires la “cherchent, les simples y croient, “& personne ne la
trouve. On donne “plus communément ce nom à des “liaisons que le hasard forme, que le “plaisir & le désœuvrement soutiennent quelque tems,
& qui se détruisent en détail, ou s'écroûlent subitement, comme un édifice mal “construit sur le sable. Voilà la “société ordinaire & la
seule que “vous puissiez espérer de trouver. “Le grand art pour y réussir, c'est “de parler beaucoup & de raisonner
“Aux Dieux ne plaise, s'écria “Zély, que je prostitue à ce point ma
Le tems de se retirer arriva: Zély suivit son nouvel Hôte dans un Palais élégant & commode. Nassès le présenta à sa femme: elle lui parut
telle qu'il l'avait peinte, jolie sans affectation, & gaie avec décence: son visage annonçoit la douceur de son caractere, & une tendre
amitié pour son Epoux semblait être l'âme de toutes ses actions. Plusieurs amis s'y rassemblaient, & Zély ne se lassait point d'admirer les
douceurs de cette société. Quoiqu'elle variât tous les jours, quoique souvent elle fût assez brillante, elle
Uni à Nassès par l'amitié la plus sincère, Zély sentait pour son Epouse un sentiment encore plus tendre: quelquefois il s'en étonnait. Dans
des
Cependant, sans être amoureux, il pensait toujours comme elle: il ressentait tous ses plaisirs, il s'affligeait de ses moindres peines: il
n'existait qu'en la voyant, & languissait dans son absence. Il lui peignait ses sentimens, elle l'écoutait avec plaisir: un autre eut vû
qu'il aimait, & qu'il était aimé;
Un jour il la trouva triste, il devint triste lui-même: il lui demanda en vain, avec l'intérêt le plus tendre, la cause de son chagrin: il
employa inutilement pour la distraire tout ce que la raison & l'amitié peuvent inspirer: elle gardait un profond silence, & jettait sur
lui des regards languissans qui pénétraient jusqu'à son âme. Il se jeta à ses genoux, il la pressa de répondre. Elle prit enfin la parole &
lui dit d'une voix étouffée par les soupirs: „On n'est pas toujours aussi “heureux ni aussi sage qu'on paraît “l'être: tu vantes mon bonheur,
parce que tu es aveugle ou stupide, tu “ne vois pas qu'il n'est que chimérique. La fortune est un malheur, “quand elle ne donne pas ce qu'on
O monstre! ô comble d'horreurs! s'écria Zély en fuyant rapidement. O malheureux Nassès! Que ton sort est funeste, & que tu le mérites peu!
Se peut-il que le masque de la Vertu cache des trahisons aussi noires? Faut-il que je sois destiné moi-même à troubler tous les lieux que
j'habite? Fuyons
Accablé des plus tristes réflexions, Zély s'était enfermé dans son appartement. Nassès le fit prier de se joindre à quelques amis qui
s'étaient rassemblés chez lui. Encore troublé de ses idées noires, il vit avec étonnement regner la joie & la tranquilité. Jamais l'Epouse de
Nassès n'avait paru plus tendre ni plus satisfaite: il passa une soirée charmante, & réfléchit toute la nuit sur la fausseté incompréhensible
des femmes. Le lendemain il se trouva incertain de ce qu'il devait faire: ses yeux avaient démenti ce qu'il avait entendu. Il croyait dans des
momens avoir fait un songe funeste: tantôt il trouvait affreux de laisser par son silence la vie de son ami en danger;
Un jour elle le fit demander: il fut tenté de la fuir, mais il aimait: il raisonna & vôla auprès d'elle pour servir son ami. „Il est bien
doux, lui “dit-elle, d'avoir un ami tel que vous: “comment, avec si peu d'expérience, “a-t-on tant de discrétion? Je vous ai “mis à une épreuve
assez forte: il est “tems de dissiper les soupçons que
Zély, comblé de joie, s'engagea avec l'Epouse de Nassès dans une conversation très-animée. Ils parlerent long-tems de l'absent, ensuite d'eux-mêmes, des douceurs de l'amitié, des plaisirs de l'amour: une conversation où le cœur a plus de part que l'esprit, devient dangereuse entre deux personnes qui s'aiment. Zély, loué sur sa vertu, sur sa figure, sur ses graces, s'égara: il oublia que notre ami n'est que la moitié de nous-mêmes: il crut sans doute être en effet Nassès & remplit réellement sa place.
Dans un cœur vertueux qui s'égare, le remords est bien près du crime: l'ivresse de Zély ne dura qu'un instant. Le sentiment qui y succéda fut
un étonnement
Loin de calmer Zély, ce discours ne fit qu'affliger sa vertu, & révolter son amour-propre. Il quitta brusquement
Le même sentiment qui inspirait ce parti à Zély, lui fit juger l'exécution
Zély s'apperçut, mais trop tard, que sa raison lui avait fait faire une sottise: il tomba au genoux de son ami, & lui fit pitié à force de
pleurer sa faute; mais il ne la réparait pas. Nassès, sentant que son mal était sans remède, prit son parti. Levez-vous mon ami, lui dit-il: le
mal que vous vous reprochez le plus est le moindre. Je connais votre cœur, vous n'avez sûrement pas eu le projet de m'offenser. Votre simplicité
m'a fait tort; mais si je vous haïssais, je serais injuste: assurez-moi seulement (car votre sincérité
Séparé de Nassès, Zély fut long-tems absorbé dans ses réflexions: il ne pouvait pardonner à sa raison le mauvais tour qu'elle venait de lui
Il eut un accès de vapeurs & de
Zély, appellé auprès de son Souverain, oublia ses projets de modération: l'activité de son zèle lui inspira des expressions dont l'énergie parut amère & insultante au Prince, qui, pour punir son audace & son peu de respect, lui retira son emploi & le chassa de sa Cour.
Le jour suivant, on vint dire à Zély qu'un ami demandait à le voir. Je ne croyais pas en avoir aujourd'hui, dit-il: amenez moi cet homme
singulier. Il parut: c'était Nassès. Est-ce une illusion? dit Zély confondu: vous vous dites mon ami le jour où ce titre est une injure. Vous
avez donc oublié ce que j'ai fait, & vous ignorez ce qui m'est arrivé?--Je sais votre disgrace, dit Nassès; & c'est ce qui m'amène. Vous
m'avez donné des avis, quand vous avez cru qu'ils m'étaient utiles: je viens vous consoler,
Ils s'entretinrent long-tems ensemble, & goûterent les douceurs de l'amitié:
Pour commencer l'exécution de ce projet, Zély transforma son Palais en une maison modeste. Le luxe en disparut, la commodité le remplaça. Une société peu nombreuse d'hommes sages s'y rassemblait: aucune femme n'y était admise. Zély avait scrupuleusement proscrit jusqu'aux tableaux où ce Sexe trompeur était représenté. Ils menaient une vie vraiment philosophique, & ne se lassaient point d'en vanter les douceurs.
Un soir qu'ils étaient seuls, suivant languissamment une conversation raisonnable: „Qu'on est heureux, disait “Zély en étendant les bras, de
jouir “tranquilement de sa raison, loin de dit Zély, quand votre femme.... Hé, de grâce, ne parlons point “de femmes, reprit vivement
Nassès, “ce ne sont pas-là nos conventions: “allons plutôt nous reposer, & demain “nous serons moins sombres“.
Le jour suivant Zély rêvait. Nassès vint interrompre sa solitude, il avait l'air embarrassé: „Connais-tu, lui “demanda-t-il, cette jeune Amine
qui “demeure près de nous & qui a tant “d'esprit.--Eh! de grâce, répondit “Zély en riant, ne viens point nous “parler de femmes: sont-ce là
nos “conventions? (Nassès fut tout interdit). Monsieur le Philosophe, continua Zély, cette Amine est belle, “elle a tout ce qu'il faut pour
plaire, “pour séduire & pour tromper. Si “votre esprit se réveille, votre morale s'endormira.--Mais, répondit “Nassès, pour être sage,
faut-il se
Amine avait vingt ans, les grâces de la jeunesse & la raison de l'âge mur: de la légereté dans le caractère, de la coquetterie dans l'esprit. Elle réunissait toutes les qualités & les défauts qui font ordinairement tourner les têtes: que de dangers pour deux Philosophies chancelantes!
Zély & Nassès passerent la journée chez elle, & crurent n'y avoir passé qu'une minute. Ils en sortirent en rêvant, marchèrent ensemble sans se voir, & se quittèrent sans se parler. Le jour suivant, ils s'oublierent & ne se retrouverent que chez elle: ils s'embrasserent encore ce jour-là. Bientôt, en se retrouvant tous les jours, ils cesserent absolument de se voir. Leur rêve durait depuis plus d'un mois: le hazard les réveilla en les faisant trouver tête-à-tête: tous deux étaient honteux & gardaient le silence: leurs yeux se rencontrèrent, & Nassès rit.
„Il y a vraiment bien de quoi rire, “dit Zély embarrassé: je vous avais “bien dit que cette Amine nous porterait malheur. Vous l'adorez, &
“votre amour vous tient lieu d'un “ami; mais moi je vous ai perdu, & “rien ne m'en console.--Le ris de
“Quel excès de générosité! s'écria “Zély transporté de joie; mais il est “au-dessus de la nature.--Pas autant “que tu le crois, dit Nassès.
J'aime, “mais je ne suis point aveugle: je “connais Amine, elle ne m'aime “point; elle a du goût pour toi & je “t'en trouve plus à plaindre.
Je la “crois ambitieuse & fausse: tes riches-“ses
Zély, enivré d'amour, l'embrassa mille fois, fit mille sermens, & vôla chez Amine se préparer à être parjure. On peint mal le bonheur dont
jouit un Amant aimé: celui qui mérite de le connaître, s'occupe à le sentir & non à le décrire. Ceux qui l'ont éprouvé en conservent un
souvenir flatteur, mais qui n'aproche plus de la réalité: ainsi la faiblesse des sens
Zély, délivré d'un rival & de la raison d'un ami, était dans cet état charmant: tout ce que l'Amour a de plus séduisant, tout ce que l'Art
d'une Coquette peut ajouter aux attraits d'une Maitresse tendre, lui était prodigué sans cesse, & ne le contentait pas. Ce rien, ce plaisir
d'un moment qui ne prouve point l'amour, & qui souvent le détruit, lui manquait. Il se croyait le plus malheureux des hommes; &, loin de
diminuer son amour, ce malheur resserrait ses chaînes. Ses reflexions, toujours dirigées vers le même objet, l'égaraient de plus en plus. Que ce
Nassès est fou! disait-il en lui-même: il prêche la liberté, & conseille l'esclavage. Pour être libre selon lui, il faut cesser d'être homme,
ne rien aimer,
Plein de sa raison, & sûr du consentement d'Amine, il courut chez son ami. „J'ai pris, lui dit-il, de “moi-même un conseil que vous “allez
sans doute me donner. Embrassez-moi, mon ami, & faites-moi des “complimens: Amine consent à mon “bonheur, je vais devenir son Epoux“. Nassès
recula de surprise: son impétueux ami l'accabla d'un torrent de raisons, prévint ses objections, les combattit, discuta, prouva & crut avoir
persuadé. Il se tut tout essoufflé,
La maison de Nassès était un de ces lieux charmans & solitaires ornés par la seule Nature, inspirant une douce rêverie & également
favorable à la Raison & à l'Amour. „C'est ici, “dit-il à son ami, que nous avons “goûté mille fois les douceurs de l'amitié: c'est dans ce
même lieu que “je veux en remplir les devoirs: je “ne te parlerai pas aujourd'hui: tu “n'es pas en état de m'entendre. “L'idée d'Amine t'occupe
tout entier:
Ce véritable ami laissa Zély livré seul à ses réflexions, & il vint le joindre après quelques heures d'absence, mais il ne le trouva pas
changé. Il était accablé, il gémissait & parlait d'Amine. „Quand finiras-tu de me “tourmenter, dit-il à Nassès? Connaîtras-tu enfin les
bornes des droits
Nassès partit aussitôt pour la Ville,
Zély, tourmenté de cette idée, ne put modérer son impatience: il partit au même instant & arriva chez lui au milieu de la nuit. Sa porte
était ouverte, ses Esclaves absens: il appella en vain, aucun ne répondit. Plein d'inquiétude, il court au lieu qui renfermait ses richesses: il
ne les voit plus, & ne trouve que les traces de la violence qu'on avait faite pour les enlever. Frappé d'étonnement, & pénétré de
douleur, il attend le jour avec impatience; mais ses premiers rayons lui confirmèrent son malheur: ses trésors
Il courut aussi-tôt chez Amine: elle sortait à peine des bras du sommeil, il crut tous ses maux finis. Il avait l'air troublé, elle lui en
demanda tendrement la cause: il commençait le récit de ses malheurs & de la perte de ses richesses, il fut interrompu: „Que me “fait cette
longue histoire, dit Amine, “& quel intérêt vous flattez-vous “d'inspirer présentement?--Zély
Un Inconnu qui parut à l'instant, lui ordonna avec hauteur de sortir, & le fit mettre dehors par ses Esclaves: demi-mort de honte & de
douleur, Zély se traina tristement vers sa maison. Plusieurs de ses anciens amis vinrent le joindre, &, sous prétexte de s'intéresser à son
malheur, lui en conterent gaiment les circonstances les plus aggravantes: il apprit d'eux que Nassès avait réellement enlevé son trésor, qu'un
Esclave fidele l'avait déclaré au Cadi qui faisait poursuivre vivement le voleur. Zély comme frappé de la foudre, conserva pourtant assez de
force pour s'éloigner rapidement de ces importuns, & courut chez l Eiv
Ce Cadi avait l'air affable, le visage riant & le cœur dur: il écouta Zély avec tranquilité, & se mit ensuite à l'interroger comme un criminel. „Peu “importe, disait-il, que celui qui a “volé soit votre ami, ou ne le soit pas; “mais d'où vous venait ce trésor?--Je le tenais de mon Génie, répondit “Zély.--Vous ne le deviez pas sans “doute à votre probité, dit le Juge. “Le fils d'un homme obscur, pauvre “&, de plus, mauvais Citoyen, ne “possede pas tant de richesses; mais “vous avez été en faveur, vous avez “eu à la Cour un emploi important: “ce sont les richesses de l'Empereur, “c'est le sang de ses Peuples que vous “avez vexés: Voilà le Génie qui vous “a enrichi“.
Un homme ordinaire eût été peu ému, ou moins accablé de ces reproches: l'homme raisonnable se révolta: il répondit avec hauteur qu'il ne se
reprochait rien. „Apprenez, dit le “Cadi, qu'on n'est point innocent, “quand on me manque de respect. “Qu'on lui donne à l'instant cent “coups de
bâton“. L'homme que Zély avait blessé arriva dans ce moment, en criant vengeance. Le Juge entendit sa plainte. „On aime ses “semblables, dit-il;
je ne m'étonne “point qu'un brigand en défende un “autre: vous méritez la mort, ajouta-t-il en s'adressant à Zély: rendez “grâces à la clémence
de notre gracieux Souverain, s'il ne vous impose par ma voix qu'une correction “légère. Qu'après l'exécution de mes “ordres, on le conduise à
cette Isle “où nous reléguons les scélérats“.--Zély
On dit que l'excès de la douleur rend insensible, mais ce ne peut être qu'aux maux de l'esprit. Il reçut les cent coups de bâton avec
impatience, & maudissait également les Dieux, les hommes, les femmes, la Justice, l'Amour & l'Amitié. On l'embarqua à l'entrée de la nuit
pour le conduire au lieu de son exil. Il appellait les tempêtes pour être délivré en même tems de ses bourreaux & de ses malheurs. On eut dit
que ses cris étaient entendus: un orage effroyable s'éleva & offrit de toutes parts l'image d'une mort prochaine. Les Matelots, demimorts de
frayeur, ayant lutté long-tems contre les flots, entendirent les vœux que Zély faisait pour leur perte. Persuadés que la présence d'un criminel
attirait sur eux la colère céleste,
Les premiers rayons du jour lui permirent de reconnaître les lieux où le sort l'avait conduit: l'aspect en était sauvage. N'y trouvant aucun
vestige de culture ou d'habitation, il se crut dans une Isle déserte. Il allait rendre grâce aux Dieux de l'avoir remis dans son premier état,
où, privé, à la vérité, de quelques plaisirs passagers, il n'avait éprouvé ni malheurs ni perfidies; mais il sentit qu'il mourait de faim, &
commença à regretter la societé, ou du moins les secours qu'elle offre. Il s'assit au pied d'un arbre, & s'endormit profondément. Il fut
surpris à son réveil
Incertain s'il devait fuir ou leur demander du secours, Zély cherchait dans leurs yeux ce qu'il pouvait en attendre, lorsqu'un d'eux lui
adressa la parole. „Vous voilà donc enfin “rendu à nos vœux, lui dit-il; nous “jouirons du plaisir de vous revoir “parmi nous.--Sage Etranger,
dit “Zély en l'interrompant, quelque “obligeant que vous me paraissiez, “apprenez-moi de grâce où je suis, “qui vous êtes, & quel intérêt
vous “pouvez prendre à un inconnu tel que “moi. Pardonnez, mais j'ai trop à me “plaindre du Genre-Humain, pour “prendre légerement
confiance.--Quoi! dit le Vieillard, vous feignez “de ne plus nous connaître, vous qui
Il s'arrêta pour considérer les Etrangers, qui, par des gestes de douleur & de compassion, témoignaient qu'ils le croyaient fou: il en fut
choqué. „De “grâce, leur ajouta-t-il, finissez cette
On ne lui répondait plus, il prit le parti du silence. Il arriva bientôt à la Ville: les premiers habitans qui l'apperçurent, s'écrierent: c'est Salem : & s'empresserent de l'embrasser. Une foule de peuple s'assembla sur son passage, tout le monde le
reconnut: tout Citoyen l'embrassa & le conduisit comme en triomphe au Palais du Chef de la Ville. Ce ne fut pas sans quelque frayeur qu'il y
arriva, songeant qu'il allait voir encore un Juge; mais il eut bientôt de quoi se rassurer. Un de ses Conducteurs exposa pathétiquement son
histoire, & le léger dérangement de sa raison qui le faisait s'oublier lui-même. Toute
Zély, ne concevant plus rien à cette aventure, voulut faire encore une tentative pour les détromper. „Juge vénérable, dit-il, & vous, honnêtes “Citoyens, aux Dieux ne plaise que “j'accuse tant de gens sages d'être insensés; mais rendez-moi aussi la “même justice. Je suis tout-à-fait sûr “de n'être pas ce Salem dont vous “me parlez: j'ignore quel intérêt vous “avez à me persuader le contraire. “Faites seulement attention que si “vous me forcez à être Salem, & à “prendre sa femme, outre que vous “offenserez les Dieux en violant un “serment que j'ai fait, Salem reviendra sans doute, il ne sera point content de trouver sa femme unie à “un autre, & vous en serez fâchés “vous-même“.
Il allait continuer: la femme de Salem arriva dans ce moment couverte d'un voile & d'un long habit de deuil. Elle le reconnut & pensa s'évanouir de joie: elle reprit bien-tôt ses sens pour lui dire les choses les plus tendres & les plus touchantes. Le Juge discret & persuadé qu'il serait moins sourd à ce langage, ordonna qu'on les laissât seuls, & tout le monde se retira.
„En vérité, Madame, dit Zély, “lorsqu'ils furent seuls, ce que je vois “ne se conçoit pas. Tout le monde “veut que je sois Salem, vous
paraissez “le croire vous-même, & cependant “il n'en est rien.--Je le sçais bien, “jeune Etranger, répondit la femme. “--A cet aveu, Zély
pensa tomber de “son haut.--Que trouvez-vous ici “de singulier! continua-t-elle, écoutez-moi un instant: vous serez tou-“ché,
“Je suis fille d'un des plus riches “Habitans de cette Ville: des parens “vertueux m'ont élevée & n'ont rien “négligé pour m'inspirer
leurs sentimens. Je ne me vanterai point “d'avoir profité de leurs leçons: j'ai, “comme une autre, quelques vertus “& des faiblesses. J'ai eu
le malheur “de perdre dans un âge encore tendre “ceux à qui je devais le jour: je “croyais passer ma vie à les pleurer; “mais je n'eus pas la
liberté de me livrer à ma douleur. Une âme trop “sensible est exposée à changer d'objet de sensibilité. Le desir de me “consoler attirait auprès
de moi tous “nos jeunes Citoyens: on disait que “j'avais quelque beauté: mes Consolateurs devinrent mes Amans,
“Quoique nos loix n'ordonnent “pas positivement de mourir avec son “Epoux, l'honneur & la mode ne me “permettraient pas décemment de “lui
survivre, si cette nouvelle était “publique. Des intérêts pressans m'ont “obligée de la cacher jusqu'à ce moment: d'ailleurs je n'avais pas
encore “perdu toute espérance de le revoir: “il eût été triste de mourir sans être
“Madame, dit Zély, j'avoue qu'il “est bien fâcheux de laisser mourir “une jeune & belle femme, sur-tout “quand, pour la sauver, il ne faut
que “se croire son Mari; mais mettez-vous
„Jusqu'ici, dit la belle Affligée, “je n'ai rien exigé de vous: la pitié “me flatterait peu; méfiez-vous de “l'Amour, il est peut-être plus
près “de vous que vous ne pensez: vous “prenez beaucoup sur vous en me “parlant, les grands efforts sont toujours une preuve de faiblesse: je
“vous ai instruit de mes malheurs, “je veux vous révéler mon secret. “Quand vous m'aurez entendu, vous
“Quand j'ai appris la triste destinée “de Salem, j'ai résolu de le rejoindre: “je me trouvais malheureuse de lui “survivre, & criminelle
de différer “l'instant qui devait nous réunir. “C'était le premier mouvement, mais “hélas! on ne se voit point chez les “morts: mes amis
m'auraient perdue, “mon Epoux n'aurait rien gagné: “je suis jeune, j'ai un fils, malheureux & unique gage de l'amour de “Salem: j'ai des amis
auxquels ma “mort fera verser bien des larmes; “je l'avouerai, ces motifs m'ont fait “quelquefois souhaiter de vivre. Vous “croirez peut-être que
j'ai les passions “vives & la raison faible, vous vous “tromperiez: j'ai écouté la voix de “la Nature, on ne peut pas toujours “s'y refuser;
mais celle de l'honneur
Zély, enivré d'amour & pénétré
Zély resta dans une situation difficile à dépeindre: il était dans cette ivresse d'amour qui tient plus aux sens qu'au cœur, & qui n'en
est que plus violente: sa raison était troublée, mais elle ne l'avait pas entierement abandonné. Tantôt il se représentait la jeune inconnue
expirante: jaloux de Salem, il lui enviait une Epouse assez tendre pour l'aller rejoindre chez les morts: il était prêt à remplir le Palais
„Vous pouvez, lui mandait - on, “avouer que vous êtes Salem, sans “craindre pour vos sermens. Je ne “vivrai plus,
quand vous recevrez “cette lettre. Un Esclave fidele vous “conduira dans ma maison; il vous “remettra mon fils & ses richesses. Il “est
malheureux, il a besoin de secours, “& vous avez de la vertu. Songez “que sa Mere vous a inspiré de l'amour “& qu'elle méritait votre
estime.
Zély fit retentir l'appartement où
Zély, que l'idée de sa mort avait pénétré d'horreur, sentit pourtant un léger étonnement de la revoir vivante; mais l'amour étouffa ce
sentiment dès sa naissance. „J'avais résolu de ne vous “plus voir, lui dit-elle d'une voix “charmante; je ne sçais quel pouvoir
Le Chef de la Ville, instruit du trouble de Zély & de sa fuite précipitée, arriva dans ce moment suivi de quelques Anciens. Zély ne douta
pas que sa présence ne fût décisive, & ne le mît en état de triompher de l'aversion que la belle Inconnue marquait pour la vie. „Venez à mon
secours, s'écria-“t-il,
„Qu'avez - vous fait? lui dit l'Inconnue, quand ils furent seuls. Que
Zély partit avec plaisir, & trouva des douceurs dans la solitude. L'homme
Un jour qu'occupé de son bonheur & du hasard singulier auquel il le devait, il se promenait seul sur le rivage; il apperçut une faible
barque qui luttait contre les flots agités dans des écueils dangereux, & dont la perte paraissait certaine. Ce spectacle le toucha de
compassion, il courut ou l'humanité l'appellait; mais quelle fut sa surprise, lorsqu'au milieu de plusieurs infortunés il reconnut Nassès. Il se
„Toutes mes aventures, dit Nassès, ont eu pour principe mon “amitié & le plaisir de t'obliger: “lorsque je te quittai à la campagne,
“j'avais résolu de t'ouvrir les yeux & “de te conserver la liberté. Il fallait “l'évidence même pour dissiper les “illusions d'un amour
aveugle: mais “je connaissais trop Amine pour “douter du succès de mes soins. “J'éloignai tes Esclaves sous différens “prétextes, j'enlevai tes
trésors; &, “soigneusement caché, j'attendis qu'Amine, instruite de ton malheur, se “chargeât du soin de te détromper elle-même. Toute la
raison humaine pouvait-elle prévoir les évènemens tragiques qui en peu de momens te “conduisaient à ta perte. Un jour “entier s'était passé: sûr
du succès de “mon artifice, je courus chez toi pour
Zély rougit en prononçant ce nom: Nassès le regarda avec étonnement. „Ingrat, s'écria-t-il, tu as donc “oublié ton ami, ses conseils & ta “raison.--Suspends ton jugement, “reprit Zély, tu respires dans un “monde nouveau, où les Amantes “sont sincères & les Epouses fidelles, “ou assez adroites pour le paraître “toujours. Je tiens la mienne du hasard. J'ai trouvé le bonheur, en cédant au sentiment; tant que j'ai “suivi la raison, je n'ai fait que des “sottises“.
Zély contenta son ami, en lui parlant de sa félicité, mais il ne le convertit pas. Il le conduisit à sa demeure & le présenta à son
Epouse: Nassès la trouva charmante & jugea qu'elle en était plus dangereuse. Mais bientôt il lui rendit justice & convint que son ami
était parfaitement heureux, puisqu'il
Un jour Zély était seul, & son âme tranquile, en se retraçant ses maux passés, jouissait des douceurs de son état présent. Son génie se
présenta à lui, & l'effraya. „Au nom des Dieux, “s'écria-t-il, ne venez plus me protéger. Laissez-moi, tel que je suis; “vos bontés m'ont été
trop funestes. “--Apprends, mortel superbe, dit le “Phantôme, à ne pas te confondre “avec les Intelligences qui veillent sur “l'Univers. Ce qui
t'a guidé dans le “cours de ta vie, ce que tu appellais “ta raison, n'est que l'assemblage de “tes erreurs, c'est ton ouvrage. Ta “destinée est
le mien: ce que tu crois “devoir au hazard est l'effet de ma “protection. Juge qui t'a le mieux
Que les Dieux vengeurs punissent,
Le Génie disparut à ces mots. Zély trouva le vrai bonheur, & plaignit ceux qui le cherchent.
FIN.
SI le bonheur n'existait pas, les hommes, depuis qu'il y en a, seraient corrigés de le chercher, dit un Philosophe. Si le bonheur existait, dit un autre, depuis qu'on le cherche, quelqu'un l'aurait trouvé.
Des Parens sages destinerent Zima à être très-heureux. Une belle éducation est la bâse du bonheur de la vie: elle
apprend à chérir la vertu, à fuir le ridicule, à cultiver les sciences utiles. Zima eut en tous les genres les meilleurs Maîtres: ils lui
faisaient de grands
Il fut riche, libre: il avait le goût & l'idée des plaisirs: il s'y livra en jeune-homme. Une Maitresse charmante lui prodigua avec ses faveurs la facilité de dissiper promptement tout son bien. L'indigence le tira de l'ivresse du plaisir, & il se disait, (car il aimait quelquefois à réflechir): Il est bien doux d'avoir une jolie Maitresse; mais, quand on est pauvre, on n'est pas tout-à-fait heureux.
Convaincu de cette vérité, il s'attacha
Il résolut de changer de méthode, & de devoir son bonheur à l'Amour. Zima était jeune & beau: une Dame jeune & belle lui inspira une passion violente, & brûla pour lui des mêmes feux. Les plaisirs les plus vifs l'enchaînaient pour jamais; mais un Mari jaloux & brutal, ayant surpris les Amans dans une situation suspecte, fit, pour réparation d'honneur, jetter Zima par la fenêtre. Il se rompit un bras, & tout plein de sa passion il disait, un peu tristement: O Amour, que tes faveurs sont délicieuses! qu'elles rendent heureux, quand on n'a point le bras cassé!
Il conçut pourtant que le vrai bonheur ne doit pas habiter avec les passions, mais qu'il est réservé à la Raison de le connaître & d'en jouir. Conséquemment il résolut de ne plus suivre qu'elle, & pour cela de faire ce que fait tout le monde. Il parut à la Cour, sollicita des grâces, les obtint & en souhaita d'autres. Ses succès multiplierent ses desirs, il en sentit enfin le néant & dit: c'est bien de l'honneur pour un Sujet de bàiller dans l'anti-chambre de son Maître, mais cela ne rend point du tout heureux: c'est une vie libre & tranquile qui fait la vraie félicité: chassons loin de nous l'ambition & l'esclavage, & cherchons une Epouse honnête: enfin vivons pour nous.
Il trouva en effet un parti avantageux. C'était une fille noble & majeure, grandement vertueuse, qui lui promit
Revenant une nuit de la Campagne, il entra étourdîment dans l'appartement de Madame: cette visite, à heure indue, causa un scandale énorme.
Vivement
Zima résolut de s'affranchir des ennuis du ménage. Il se retira dans ses terres, & goûta quelque tems le plaisir de n'être ni contredit ni
grondé; mais il n'avait rien à faire, & il se disait: si la tranquilité est un bien, l'oisiveté est un mal: cette derniere produit l'ennui,
& quand
Il habitait une Province maritime, il imagina de se faire un amusement du Commerce: tout lui réussit. Il se vit en peu de tems la fortune la plus brillante; mais Zima n'était point avare, & l'or ne pouvait remplir son cœur. Je le vois bien, disait-il, on peut avoir bien du bonheur & n'être point heureux. Mes coffres sont pleins, & mon âme est vuide: cessons d'amasser & tâchons de jouir.
Quoique sa femme fût bien laide, il était pere d'une fille, & cette fille était aimable. Il avait des amis, parce qu'il méritait d'en
avoir: il maria sa fille avantageusement, rassembla chez lui les gens qui lui étaient chers, & se trouvant en pleine liberté au sein de
l'amitié & de l'opulence, il se flatta de goûter des douceurs que rien ne pourrait troubler; mais le Bonheur
Zima n'était plus jeune, il avait vécu: l'excès des plaisirs produit des fruits amers. Il disait un jour à ses amis: j'ai l'âme sensible &
tendre: j'ai l'esprit disposé à la gaieté: ce qui m'entoure me plaît, aucun souvenir ne me trouble. Je suis libre, je vis dans l'abondance: de
tout ce qui excite les desirs des hommes, rien ne me manque; mais quand on a la goutte, on n'est pas parfaitement heureux. Je connais tout ce
qu'on peut connaître: j'ai épuisé les folies de l'amour & de l'ambition. J'ai savouré les douceurs de l'amitié, de la raison, de la liberté,
de l'étude, des richesses, &c. Le bonheur seul m'est échappé. Dites-moi: croyez-vous sérieusement qu'il existe?
FIN.
IL y avait plus de trois semaines que je n'avais vu mon sincere ami Philogène, & j'en étais étonné: car depuis notre premiere jeunesse,
nous n'avions jamais cessé d'être amis, n'ayant rien de caché l'un pour l'autre, partageant mutuellement nos plaisirs & nos peines, &
communément on nous appellait les Inséparables. Ce qui redoublait mon inquiétude, c'est que depuis un certain tems,
je m'appercevais de quelque inégalité dans son caractère: né gai, agréable,
Ce dernier mot arrêta ma curiosité, & depuis cette conversation je ne lui en avais plus parlé: je souffrais ses caprices
„L'Amitié doit être traitée avec “autant de délicatesse que l'Amour. Je “ne vous vois plus, cher ami: c'en “est assez pour m'allarmer. Ai-je tort “avec vous? Apprenez le moi promptement: il ne me sera pas difficile, “je crois, de me justifier; car mon “cœur n'a pu avoir part à quelque “chose qui vous déplaise“.
Ce billet fit tout l'effet que j'en pouvais attendre: je reçus cette réponse le même jour.
„Je suis dans mon tort, cher & “fidele Antonin, & les premiers mots “de ton billet me l'ont fait sentir; “mais je compte sur ton
indulgence,
Je fus charmé de retrouver mon ami, je relus son billet: je me rappellai les termes du mien, & je vis que j'avais deviné, sans y penser,
qu'il y avait quelque inclination, quelque amour qui l'avait séparé de moi. Différentes circonstances me revinrent à l'esprit, & je conclus
que mon ami était heureux, & qu'il avait apparemment voulu presser les derniers momens d'une intelligence parfaite. Il n'est pas étonnant, me
disais-je, que, dans ces situations, on oublie le reste du monde. Je me rappellai tout ce que je pus, pour découvrir l'objet qui pouvait l'avoir
assujetti: je me perdis dans mes recherches. Je ne lui avais point vû faire de connaissance nouvelle dans les premiers instans de la naissance de
sa passion: j'appelle de ce nom le tems où je vis
Il entra chez moi, avec cet air aisé que je lui avais toujours vu: il m'embrassa tendrement, en me disant: „Si “l'on est capable de faire des
fautes “contre l'amitié, rien ne fait plus de “plaisir que l'occasion de les réparer. “J'ai mille choses à te dire, mon cher “Ami, & je ne
sais par où commencer....... Dites-moi que vous “êtes heureux & content, lui dis-je, “je n'en veux pas
davantage.--Oui, “je le suis, mon cher Antonin, re-“prit-il, “ prit-il, & je me suis
procuré un “bonheur où je n'osais prétendre; répondis-je, & l'amitié défend, “ce me semble, toute curiosité contre “l'aveu de la personne intéressée“.
“Ton billet, reprit Philogène, m'a “fait voir que quelquefois la discrétion échappe: il est vrai que l'amour “m'a
fait oublier pour quelques jours “l'amitié, mais il est juste qu'à son “tour celle-ci reprenne ses droits. Je “dis plus: c'est que l'amour y
trouvera son compte, puisqu'en parlant “du mien, je ne puis que le redoubler par la certitude de me voir “applaudir.--Il se mêle, lui répon-“dis-je, “ dis-je, un peu d'amour-propre à “tout ceci; & plus on est fortuné, “plus
on desire d'avoir un Confident. “--Trève de morale, cher Antonin: “j'adore ma Maitresse; mais elle me “permet, que dis-je? elle m'ordonne
Après le dîner, Philogène me tint parole, & commença en ces termes:
Vous savez, mon cher ami, que je n'ai jamais rien eu de caché pour vous, que nous avons toujours vécu ensemble, fréquenté les mêmes
compagnies, & fait les mêmes parties: vous savez de plus combien j'ai été éloigné de ces attachemens de cœur, qui chez les uns ne sont que
des goûts passagers, que l'on pourrait plutôt appeller libertinage & coquetterie; &
Voilà en bref mon Portrait: qui aurait pu croire qu'après dix ans & plus de fréquentation chez une Dame, où les seules raisons de la vie
Voilà, interrompis-je, le grand secret mis au jour: je m'en étais toujours douté: mais, ne sachant sur qui porter la
vue, mes recherches demeuraient en suspens.
Philogène reprit: Que vous m'êtes cruel d'avoir pu me soupçonner d'aimer, & de n'avoir pas conclu sur le champ que ce ne pouvait-être que
Victorine! Victorine! m'écriai-je. --Oui, Victorine: outre les traits, la taille & la grâce qui l'accompagnent,
quelle sagesse de conduite! quelle prudence dans ses discours! quelle justesse dans ses sentimens! quelle droiture dans le lui répondis-je, que, s'il est une femme qui possede ces qualités, ce ne peut-être que
Victorine: il n'y a pas deux voix sur son chapître; mais ce sont ces mêmes qualités qui m'empêchent d'imaginer que vous ayez pu faire naître une
passion égale & correspondante à la vôtre.--C'est cependant, dit Philogène, ce qui m'a
entraîné: l'admiration commence, la réflexion suit, & elle fait aisément naître le desir: ce dernier devient passion, la passion absorbe,
& l'on n'est plus occupé d'autre chose: les difficultés irritent, on ne pense qu'à les lever: elles accablent quelquefois, mais elles ne
rebutent point. Combien de fois me suis-je
Je ne voyais pas le moyen de parvenir à mon but: tout me désesperait, & tout me faisait sentir le chimérique
Elle n'y était venue que pour faire entendre raison au Propriétaire de la Campagne où nous nous rencontrâmes, sur une affaire dans laquelle
tout le monde avait échoué: le détail en est inutile; mais il ne l'est pas de vous dire que sur la fin d'une conversation qu'elle eut avec lui,
comme je passai auprès d'elle, conduit sans doute par mon Génie, elle m'appella: Venez, Vous le voulez, cela sera.
Il nous laissa seuls au fond de son jardin: là Victorine me redit tout ce que j'avais entendu. Je la regardais fixement, je l'écoutais: enfin
elle me dit: Eh bien! qu'en pensez-vous? --Je pense, Madame, que je suis las de vous admirer, & je m'arrête au seul
défaut que je remarque depuis long-tems en vous.--Quel est-il? que je m'en corrige.--C'est que vous ne faites usage que de votre esprit & de
votre raison: c'est que votre cœur n'est employé qu'à des choses graves & sérieuses.--Quel autre usage, reprit-elle
vivement, voudriez - vous que j'en continua mon ami, quel plaisir pour moi de voir Victorine rougir à ce mot,
& quel heureux augure de ne pas entrevoir de colere dans ses yeux!--Voilà, me repondit-elle,
un plaisant conseil que vous me donnez: j'aime sans doute, & ma conduite fait voir que j'aime tout ce que je dois aimer.--Hé, Madame,
je vois que vous ne voulez renfermer ce devoir que dans votre famille.--Ce n'est pas là ce que j'entends: en voilà assez, je n'en veux pas savoir
d'avantage.
Elle se leva en même tems pour saluer des Dames qui approchaient. J'étais au désespoir de n'avoir pas eu le tems de m'expliquer plus
ouvertement. J'en avais assez dit pour croire qu'elle m'avait entendu: je remarquai
Je lui présentai la main pour la mettre dans son carrosse, & j'osai lui demander quand je pourrais achever de lui dire ce que j'avais
commencé. Quand? me dit-elle d'un ton embarrassé: puis s'étant arrêtée comme pour y penser: Quand
vous voudrez. Que cette parole me fut douce, & qu'elle fit naître d'espérance dans mon cœur! adieu amis, adieu tout le monde: je ne
pensai plus qu'à mon bonheur.
De retour à Paris, je me renfermai chez moi, ne voulant voir personne: là je me rappelle toutes les circonstances du passé, toutes les
perfections de Victorine: je compose & j'arrange
Le mot & la promesse du Quand vous voudrez me tourmentaient: j'allai chez elle dès le
lendemain, j'y trouvai nombreuse Compagnie: elle ne m'envisagea qu'en rougissant, je l'abordai presque déconcerté: elle s'en apperçut, &
sûrement elle m'en sçut gré. J'avais arrangé, comme je t'ai dit, mon discours: j'oubliai tout: j'eus mille distractions ridicules: on m'en
railla, & je ne revins à moi que par un mot de Victorine, qui me demanda: „Etes-vous toujours à Montrouge?--Oui, Madame, je vous l'avoue,
& “je pensais au regret que je dois avoir “de n'y être pas resté assez long-tems me
répondit-“elle. “ elle. --Personne ne put comprendre la plaisanterie, qui fut d'un prix inestimable pour moi. Ma
gaieté revint, je changeai d'être: la conversation m'amena à demander à Victorine ce qu'elle ferait les jours suivans. Elle me dit qu'elle allait
pour quinze jours & plus à la Cour, & me demanda: „vous “y verra-t-on?--J'y ai, répondis-je, “une affaire de
conséquence dont j'ai “commencé à vous parler; mais je ne “compte pas pouvoir vous en entretenir aujourd'hui.--Je n'en aurais “pas le tems, me répondit-elle ; car “je vais sortir: venez ce soir souper “avec nous“.--Je m'y rendis ponctuellement: la Dame me railla
tout haut sur l'air interdit & embarrassé que j'avais eu l'après-dîner: puis trouvant l'occasion de me parler sans être entendue: “Cette
façon dont vous
Je partis deux jours après pour me retrouver avec Victorine, car je ne pensais qu'à elle, & au sort qui m'attendait. Je me flattai d'un
heureux succès: alors j'éprouvai qu'une inquiette & douloureuse espérance est un tourment affreux. A mon arrivée, j'eus la satisfaction de
voir l'aimable Victorine: mais il ne fut pas possible de lui pouvoir parler, non seulement ce jour-là, mais aussi trois autres de suite. Le
quatrieme, pendant qu'elle jouait, elle me demanda: „Etes-vous bien “avancé dans vos affaires?--Pas plus “que le premier jour, Madame: & si
me répondit-elle,
“vous savez que je suis portée à vous “rendre service.--Je prendrai, lui “ dis-je, la
liberté de vous faire souvenir de vos offres obligeantes“.--Il me semblait que mes affaires prenaient un bon train, & qu'il ne fallait que
m'armer de patience; mais qu'elle coûte dans de tels momens!
Le lendemain je la trouvai prête à traverser le grand Appartement, je lui offris la main: „Eh bien! Madame, “quand me permettrez-vous de vous
“parler?--Je ne sçais, dit-elle. --Vous me tenez, lui dis-je, dans “une cruelle situation: de
grace, laissez-moi vous entretenir, ou j'en mourrai. “-- Trève, me répliqua-t-elle, de ce “verbiage: ne sais-je pas tout
ce que “vous avez à me dire? Ce qui m'em-“barrasse, la Sagesse est une bonne “ Avocate
“. = Et sur le champ, faisant tomber la conversation sur d'autres objets, je fus obligé d'y répondre, & je la conduisis jusqu'à
l'endroit où elle voulait aller. Ces paroles énigmatiques me jetterent dansdegrandes anxiétés: cependant j'avais tout lieu de me flatter que
l'Avocate parlerait pour moi. Je passai encore quatre jours entiers sans trouver un seul moment favorable.
Un soir étant chez elle avec deux hommes familiers dans la Maison, elle dit-elle,
de vous voir “penser de cette façon, & vous pouvez compter sur moi“. = A ces mots, quoique devant témoins, j'allai baiser la main de ma
bienfaitrice, sans qu'ils pussent mal interpréter ces vives
J'eus le lendemain le bonheur de me trouver seul avec elle: je voulus parler; mais elle me pria de l'écouter sans l'interrompre. Voici ce qu'elle me dit:
„Vous devez être surpris, Philogène, de tout ce que vous avez vu “jusqu'à ce jour; mais, si vous me “connaissiez bien, vous auriez pu “vous
l'imaginer. Il y a dix ans, & “plus, que vous fréquentez chez moi; “&, depuis ce tems-là, je n'ai rien “vu en vous qui ne vous ait dû
acquérir mon estime: il m'a toujours “paru que vous en faisiez cas, & vous “avez pu remarquer qu'en toute occasion je me suis intéressée pour
vous. “J'ai vu changer votre caractère de-“puis
“Depuis cette époque, je crus voir “dans vos yeux & dans vos regards “un trouble qui m'inquiéta: je m'imaginai que j'en étais la cause: je
m'en “offensai; mais, cherchant ensuite à “vous justifier, je m'apperçus que je
“Après quelque tems, je me trouvai “très-heureuse d'être débarrassée de “cette tourmentante jalousie: je vis “que tous vos vœux ne
s'adressaient “qu'à moi. Je commençai à en sentir
“Voilà, mon cher Philogène, continua Victorine, jusqu'où m'avait “conduit l'attrait que j'ai toujours eu “pour vous.
Je sçus votre partie de “Montrouge. L'occasion me parut “importante: je ne voulus pas la négliger. J'avais, comme vous le savez, “à parler au
Maître de la maison: mais “je puis vous avouer qu'il n'en fut “que le prétexte. Vous nous joignîtes, “& vous vous découvrîtes à moi avec “une
retenue qui me charma. J'aurais “peut-être pu vous répondre avec “toute l'ingénuité d'aujourd'hui; mais “heureusement ces Dames nous joignirent,
& dans l'instant mille réflexions m'accablerent. Vous me
A ces mots, pénétré de la plus vive passion, je me jettai à ses pieds, & lui prenant une de ses belles mains, je la baisai mille fois & l'arrosai de mes larmes. Elle s'attendrit à cette action, & me jettant l'autre bras au cou, en m'embrassant, elle me dit: „C'est de “tout mon cœur, mais rasséyez-vous, “ou vous me fâcherez, car je veux “achever de vous tout dire.
“Si-tôt que je fus arrivée chez moi, “je prétextai une migraine, & me mis “au lit: j'étais en effet dans un état “insoutenable. Ce combat
intérieur “dura toute la nuit, & finit par me “convaincre que le cœur est indépendant, & qu'il commande souverainement. Il ne me restait
plus, sur “votre sujet, de raison qu'autant qu'il “m'en fallait pour me regler sur la “façon de me donner à vous. Cette “raison est entiere,
& si vous m'aimez autant que je veux m'en flatter, “loin de la détruire, je souhaite que “vous desiriez qu'elle me serve de “guide, nous en
serons l'un & l'autre “plus heureux.--Puis-je, Madame, “ lui répondis-je, avoir d'autre volonté “que la
vôtre?...--Laissez-moi achever: s'il est vrai que vous m'aimiez, “vous n'êtes plus dans l'âge de légèreté, & vous voulez que cet amour lui dis-je. “--La singulière façon dont ce même “amour s'est formé, s'est accrû,
& “s'est déclaré, doit nous intéresser “également à nous en faire honneur: “rien de l'usage commun n'y est entré, il faut de même que notre
tendresse ne ressemble en rien à tout “ce que nous voyons journellement “dans les liaisons ordinaires. Je ne veux “nulle assiduité marquée:
évitons le “danger des lettres, je n'en veux recevoir que de votre main propre, ou “de celle de la personne que je vous “indiquerai
tout-à-l'heure.
“C'est l'estime qui garantit de ces “inquiétudes déshonorantes que la Jalousie occasionne. Sûre de vous, je “veux que vous le soyez de moi: je
“ne vous cacherai point qu'il m'en a “coûté pour me déterminer à vous “parler si promptement & si nette-“ment;
“En vous donnant mon cœur sans “réserve, j'accompagnerai ce don de “tout ce qu'il y a de plus tendre, hors “le seul point: & je m'en explique “d'avance, c'est ma volonté: je ne “puis m'imaginer qu'il soit nécessaire, “& je ne veux sur cela prendre d'avis “que de moi-même: & telle est la “restriction dont je vous parlai l'autre “jour: répondez-moi.--
“J'accepte, lui répondis-je, toutes “vos conditions, & mon cœur &
Je sortis le cœur rempli de tout ce qui peut se sentir de douceur, de calme & de joie; mais il me fut impossible de clorre l'œil. Je
renouvellais mes plaisirs, en me rappellant jusqu'à la moindre syllabe de la charmante
Je fus, comme tu peux bien juger, ponctuel au rendez-vous, un papier à la main. On me dit qu'elle dormait encore, j'attendis peu: à onze heures sonantes, une de ses femmes demanda si j'étais arrivé & me fit entrer. Victorine était encore au lit: elle me fit asseoir & renvoya ses femmes.
„Eh bien! Philogène, que pensez-vous de moi? Ne suis-je pas folle “dans votre esprit? N'avez-vous rien “perdu des bons sentimens que vous
“pouviez avoir pour moi?--Vous êtes “adorable, Madame, lui répondis-je, “& je suis l'homme du monde le plus “heureux
& le plus amoureux. Elle “reprit: Faites mon bonheur, Philogène, en justifiant mon choix par me dit Victorine, ménageons les momens, & que j'achève
“de vous dire ce que le tems ne me “permit pas hier: cela roule sur deux “ou trois choses.
“Je veux que vous soyez toujours “le même chez moi: badinez à votre “ordinaire les Dames qui y viennent, “redoublez pour elle cette
galanterie: “je prendrai pour moi tout ce que “vous pourrez leur dire d'obligeant “& de vif. Puisque je sçais que vous “êtes lié d'amitié
avec Antonin, je “veux que vous lui fassiez confidence “de tout...--Ah! Madame, quoi! vous “soupçonnez déja ma discrétion! quelle me dit-elle; voici ma raison: “croyez-vous qu'il n'ait pas remarqué, “comme
moi, que vous aviez une “passion dans l'âme? Peut-être même “que sans me nommer, vous lui avez “parlé de vos souffrances passées. Voulez-vous
qu'il devine? S'il le fait, “vous ne pourrez plus vous en plaindre, il n'est plus obligé au secret: il “est homme d'honneur, je veux qu'il “soit
instruit, & qu'il sache que c'est “par mon ordre. Je vous procure par “là occasion de parler de moi: vous “vous conserverez votre ami, votre
“secret sera assuré, vous me mettrez “à mon aise avec lui. D'ailleurs, nous “pouvons avoir besoin de lui en cas “d'absence; car je ne veux point
que “vous vous fiiez à aucune de mes femmes: je n'ai pas besoin de confidente, “& je ne veux pas que vous en cher-“chiez:
J'ai continué tous les jours de la voir, & j'en ai reçu tantôt plus, tantôt moins de faveurs. Que Victorine est aimable, mon cher ami!
qu'elle a d'esprit! elle trouvait le secret de me dire en pleine compagnie tout ce que l'amour le plus vif peut exprimer sans que personne pût le
prendre dans le véritable sens. On parlait un jour du bonheur d'être à portée de faire des grâces: elle dit: „Pour moi, je crois qu'il n'est
“point de plaisir approchant de celui “d'obliger quelqu'un qui le mérite: “on est sûr de s'attacher un cœur reconnaissant, & l'on est payé
d'avance “par la satisfaction d'avoir fait du bien “à une digne sujet“. = Chacun
J'étais, cher ami, comme tu le vois, aussi heureux qu'on le peut être; mais il me restait quelque chose à desirer. J'en voulus un jour tenter
l'aventure; mais je trouvai un sérieux qui m'arrêta.--„Tenez vos promesses, “ me dit-elle, ou je m'en offenserai: “ne me
laissez point soupçonner que “tous les hommes se ressemblent, “parce que je pourrais croire qu'ils “n'ont tous que le même but, auquel “cas je me
serais bien trompé: en un “mot, j'ai mes préjugés, & ce n'est “pas le moyen d'avancer avec moi “que de rien vouloir sans mon consentement. =
Je demandai pardon, & promis qu'à l'avenir je m'en tiendrais
Un soir une vieille Coquette de Cour, & qui se prête volontiers à la plaisanterie, vint souper chez Victorine. La Compagnie était peu
nombreuse, mais bonne: la Coquette débita mille extravagances, cela mit chacun en train de railler. Après le souper, on reprit la conversation
beaucoup plus vivement. Je lui demandai quel plaisir on pouvait avoir dans la coquetterie? Elle s'offensa du nom, mais elle convint que rien lui dis-je : mais quelle récompense
donne une jolie femme à de pareils serviteurs, car je n'ôse leur donner le nom d'Amans?--Pourquoi? reprit-elle : ce nom
ne blesse point l'honneur d'une femme. Vous demandez quelle est leur récompense? Ne sont-ils pas plus que payés par le plaisir de voir &
d'être écoutés? Que faut-il de plus?--Vous me rebutez, lui dis-je; j'avais envie de m'enrôler sous vos loix; mais je
voudrais d'autres appointemens; car, quoi qu'on dise, une jolie femme ne doit jamais être avare. Eh bien! dit-elle,
convenons de notre marché: je veux faire quelque chose d'extraordinaire pour vous. répliquai-je? je veux tout ce que l'on peut obtenir en amour.--Ah, bon Dieu! quelle grossiereté! me
dit-elle peut-on penser à pareille chose! il est tant d'autres grâces à recevoir! il faut chercher ce dont vous parlez chez des petites
filles d'Opéra.--Laissons là ces pauvres filles, Madame, & parlons de bonne-foi; qu'y a-t-il donc à gagner avec une jolie femme?--Hé mais!...
vous m'étonnez, dit-elle d'un air ingénu ; il semble que vous n'ayez jamais aimé. Quoi! le plaisir de s'entendre dire,
Je vous aime, n'est pas assez?--Non, dis-je : ce n'est pas là une solide nourriture.--Ah,
mon Dieu! que vous êtes matériel! que faut-il donc? Je vois bien que nous aurons peine à convenir.
Ce plaisant marché, comme tu peux en juger, faisait rire la compagnie, & répondait-elle. = Un autre demanda le
droit du baiser. -- Cela est bien fort, dit-elle ; mais soit encore.--Un troisiemedemanda la chiffonnade.--Je suis
perdue! je suis ruinée! tout le monde me demande: accorderai-je, Madame? dit-elle à Victorine. --Je crois que oui,
répondit cette aimable Dame en riant à gorge déployée.--Eh bien! ne me demandez plus rien, Philogène.--Je ne puis, lui
répliquai-je, rien rabattre de mon premier mot.--En vérité, dit-elle, vous êtes bien brutal: il semblerait que
c'est une aune d'étoffe que l'on marchande: puisqu'ainsi est, marché nul, & je reprends tout ce que l'on vient de m'arracher. Si nous avons à
le renouer, il faudra que ce soit ailleurs.--
Cette conversation, qui ne pouvait plus monter, se réduisit à la moralité, & je dis: Voilà comme il n'y a que du mal-entendu dans le
monde: on donne souvent sans choix & sans discrétion ce que l'on devrait ménager, & l'on refuse l'essentiel à l'amour, & ce qui tire
le moins à conséquence. Le croira qui voudra, mais le monde est plein d'imprudens.--Le monde a tort, dit notre Coquette d'un ton animé : il ne juge jamais que sur les apparences, mais venons au fait: qu'est-ce que l'amour?--Un
des Auditeurs l'interrompit pour la prier de réduire la définition en termes précis, car cela nous ménerait trop loin.--Non,
dit-elle, elle sera fort courte & la voici: C'est l'envie de posséder ce que l'on trouve aimable: cela est net & très-clair, ce me
semble. Cela supposé, il est évident que, lorsque l'amour a eu dis-je, le raisonnement le plus concluant que j'aie jamais entendu! & il me met dans la plus
évidente conviction, que, l'amour étant un plaisir bien vif, il ne peut conserver ce plaisir qu'autant qu'il souffre: voilà une triste
situation!--Je dis pourtant ce qui est: voilà, pour dire vrai, ce que c'est que l'amour; car je laisse aux cerveaux creux les beaux amours
fideles & constans: pour moi, je n'en ai jamais vu que dans les livres.--Sur ce pied-là, dis-je, je veux renoncer à
l'amour, j'avais résolu de renouveller avec vous la passion des plus illustres Paladins du tems passé; mais je vois bien
que, si je veux jouer Amadis, il faudra que je me pourvoye d'une autre
Oriane. --Vous ferez bien, dit-elle, car je n'y ai pas de foi: ainsi va le monde: j'espérais faire ici recrûe
d'Adorateurs, je vois bien qu'il faudra que je m'en passe:
Projets évanouis, aussi-tôt que formés!
= Nous éclatâmes tous de rire à cette burlesque exclamation, & peu après nous nous retirâmes.
Le croiras-tu, mon cher Antonin? la folle & badine conversation dont je viens de te faire le rapport, m'attira le lendemain le billet que voici, & que Victorine me donna elle-même.
„Je ne reviens point de ma surprise. Quoi! une insensée me fait appercevoir que je vais le grand chemin de la coquetterie! j'en ai horreur, “aidez-moi à en sortir: je vous en ferai “voir la possibilité; mais je vous reprocherai de ne m'en avoir pas avertie“.
Ce billet m'éleva jusqu'aux Cieux: je n'ôsai regarder Victorine en face, je la cherchai dans un miroir, & nous nous entendîmes. Quelque
tems après, elle entra dans un petit Cabinet & m'appella. J'y courus:--Mon billet, me dit-elle, vous a tout dit:
voici une petite clé qui doit ouvrir cette porte, je ne sçais où elle donne: tâchez de le démêler, je vous laisse. = Et sur le champ elle me
quitta.
J'essayai long-tems cette clé, qui était rouillée: à la fin, à force d'industrie, j'en vins à bout. Cette porte n'avait peut-être pas été
ouverte depuis vingt ans: je la refermai par dehors sans savoir où je pouvais être. J'étais en effet dans un de ces corridors obscurs d'un
Château peu fréquenté: je rencontraià son extrémité une scalier qui me devint très-commode, quoiqu'il fût très-éloigné de la porte d'entrée de
l'appartement de me dit-elle. --Oui, Madame: je vous en rendrai compte...--Je ne soupe pas chez moi ce soir, ce sera pour demain. = Tout cela
se dit tout haut: j'étais seulement fort affligé de ce retardement. Quand elle sortit, je m'approchai, elle me dit: A une heure après minuit
votre clé pourra vous servir.
Me voici, mon cher Antonin, au moment le plus fortuné de ma vie, qui termina si parfaitement mes peines passées, & qui m'ouvre pour
l'avenir une carrière semée de fleurs, puisque je possède sans réserve ce qu'il y a au monde de plus aimable, de plus respectable, me dit-elle, je vois que je ne
A ces mots, je me jettai à ses genoux, & je lui réitérai mille fois les sermens de la fidélité la plus parfaite. Ne me demandez plus rien, mon cher ami: l'Amour ferma les rideaux, & nous remplit de tous ses feux. Victorine m'avoua depuis qu'elle ne les avait jamais connus, pas même en idée.
FIN.