Lettres de deux amants habitants de Lyon: MiMoText edition Nicolas-Germain Léonard(1744-1793) data capture double keying by "Jiangsu", China encoding Julia Dudar editor Julia Röttgermann Merging volumes 1 and 2 Johanna Konstanciak 60594 2 Mining and Modeling Text Github 2020 Lettres de deux amants habitants de Lyon Nicolas-Germain Léonard Londres Desenne 1783 1783

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LETTRES DE DEUX AMANS, HABITANS DE LYON.

LETTRES DE DEUX AMANS, HABITANS DE LYON; Publiées par M. Léonard. Nouvelle Édition. TOME PREMIER.

Sanè ubì idem & maximus & honestissimus amor est, aliquantò præstat morte jungi, quàm vitâ distrahi. Val. max. lib. IV.

A LONDRES, Et se trouve à Paris, Chez Desenne, Libraire, au Palais Royal, Passage de Richelieu. M. DCC. LXXXIV.

LETTRES DE DEUX AMANS, HABITANS DE LYON. LETTRE I. Thérese de Saint-Cyran à Constance d'Armiane.

Quel départ, mon amie! quel fâcheux voyage! les heures ne finissent pas! Je n'ai jamais vu de si longues journées. Il me semble que je vais au bout du monde. Je regardois cette voiture qui rouloit, & je disois: elle se donne bien du mouvement pour m'affliger! Si j'étois seule, je m'en irois pleurant, & ne voyant rien autour de moi: j'arriverois à Lyon pleine de ton image, & comme si je venois de te quitter.... Enfin il faut se soumettre à tout. Je vais retrouver une bonne maman; je m'arrangerai pour être contente; & si je puis oublier.... paix; soyons sage; ne touchons point cet article, & le reste viendra. Je ne sais quelle langueur m'accable; j'ai peine à tracer quelques mots de suite. Charmante cousine! est-ce que tu me serois moins chere? Non; mais j'ai le cœur triste, en vérité! Le temps est déplorable: la neige couvre les chemins & le froid m'a transie. Me voilà dans l'auberge, au coin du feu, une plume à la main; je doute si tu pourras me lire; car l'encre, le papier, la plume, la main, la tête, le cœur, tout cela ne vaut rien. Mon pere a dormi pendant la route; Mademoiselle Deschamps tenoit un livre, & moi je ne cessois de rêver: j'avois toujours devant moi la maison de ma chere tante; je disois adieu à ma chambre, au jardin, à notre arbre favori. Hélas! ils ne me sont plus rien. Ce n'est point Paris que je regrette assurément: mais nos entretiens, nos jeux, nos promenades, le plaisir d'être ensemble, & les délices d'une confiance réciproque, & l'inestimable douceur de penser de même, quand je ferois le tour de la terre, je ne les trouverois plus. Que veulent dire ces regrets si violens, & tant de larmes versées? Je me suis quelquefois séparée de ma cousine, & je n'avois pas encore éprouvé cet affreux abandon qui me jette comme dans un désert! C'est un délaissement universel!... je n'ose achever; je crains de nommer celui qui cause tout ce désordre; je ne suis pas raisonnable; je m'en veux de conserver son souvenir: mais je ne saurois m'en arracher. Maintenant que je le fuis, il m'est plus présent que jamais. Mon cœur est comme une mer orageuse. Écris-moi bien vîte! j'ai grand besoin de consolation. Nous serons dans trois jours à Lyon; ce voyage me fatigue: puisqu'il faut m'éloigner de toi, je voudrois en être encore plus loin.

P. S. J'aurai soin de ta fauvette. Te souviens-tu comme on la caressoit, quand tu dis à quelqu'un que tu me la destinois? Si on te parle de moi, tu feras mes..... quoi? mes complimens? Où cela mene-t-il? N'a-t-on pas reçu mes adieux? c'est une chose finie. Quel hasard peut désormais nous rapprocher? Ah! qu'il soit heureux! c'est le vœu que je ferai toujours pour lui.

LETTRE II. A la même.

Que tes attentions sont aimables! A mon arrivée, me faire trouver une lettre, c'est me servir selon mes vœux: elle ne contient que des tendresses, & pourtant je suis toute éplorée, comme si elle m'annonçoit de mauvaises nouvelles: il y a des passages auxquels je n'ai pu résister. On a donc paru bien affligé de mon départ! Tu as vu des yeux humides, méchante! & tu me dis tout cela; & puis, comme si tu ne m'avois rien dit, tu voudrois me voir tranquille: tu me presses d'étouffer un penchant malheureux: tu me parles avec une raison qui me désole. Oui, ma belle cousine; je pensois tout ce que vous m'avez écrit. M. le Comte de Saint-Cyran, le plus fier de tous les hommes, adopter cet étranger pour gendre! ce seroit une merveille: il faudroit, pour qu'elle arrivât, un concours d'événemens inespérable. Il est vrai que M. Faldoni est allié aux premieres familles de Livourne, & que la naissance répare en lui les torts de la fortune: mais ces considérations qui me touchent, seroient vaines pour mon pere. D'ailleurs, songe-t-on à moi? me reverra-t-on jamais? voilà de puissans motifs pour ne pas faire une folie. Mais que veux-tu? j'ai le cœur frappé: il n'y a plus pour moi de repos, plus de joie, plus d'amusemens. Il me prend des fantaisies d'être silencieuse pendant des jours entiers. Je n'aime point les gens qui me montrent un visage gai; ils me donnent de l'humeur. Je ne me soucie point d'être divertie; les distractions me déplaisent. J'ai déja monté, nombre de fois, les dégrés du logis, pour aller à ton appartement, & quand je reviens de ma méprise, la douleur m'accable. Je ne me retrouve nulle part; je crois arriver d'un autre monde. O maison de mes peres! pourquoi vous ai-je quittée! c'est ce que je me dis souvent. Il faut, Constance, que je te fasse un aveu, & quand je l'aurai fait, je serai soulagée d'un grand fardeau. Je n'ose me flatter qu'on se souvienne toujours de moi: tout va se réunir pour me faire oublier: l'assurance de n'être jamais l'un à l'autre, & de ne nous plus revoir, doit détacher de ta pauvre amie l'objet qui l'occupe: mais si je le voyois, s'il paroissoit devant moi, s'il étoit là, ô cousine! je crois que j'en mourrois de joie. Conçois-tu l'excès de ce délire? Enfin, voilà qui est dit; je ne t'en parlerai plus; je suis confuse de t'en avoir parlé; je ne veux pas même relire ma lettre; je la brûlerois sûrement, & je serai bien aise que tu saches jusqu'où va pour toi ma confiance.

LETTRE III. A la même.

J'Arrive de la comédie; toute la ville s'y trouvoit, & je me croyois seule. On jouoit le Devin de village. Tu te souviens d'une certaine promenade dans le parc de Marly, où nous avons chanté ces mêmes airs. Avec qui étois-je alors, bon dieu! Comme tout change! Cette idée m'a occupée pendant toute la piece, & je pleurois. Ma mere m'a demandé si j'étois folle. Tu sais que quand on veut retenir ses larmes, on en verse davantage; c'est ce qui m'arriva. Je fus obligée de quitter le spectacle. Eh! qu'allois-je y faire? Moi que tout ennuie! moi qui ne respire que la retraite! Il y a des momens où je voudrois renoncer à toute la nature. Mais tant de chaînes me retiennent! Une mere adorée, une amie rare, unique, & cet autre, hélas! ce tyran.... comment l'appellerai-je? Il me cause bien des peines! immobile au milieu du tourbillon qui m'environne, je rêve quand on me parle; je réponds quand on ne me dit rien; j'ai dans la tête un vague de pensées où mon ame flotte continuellement sans se fixer: tout-à-coup un souvenir me frappe; mon cœur se resserre; mon esprit se trouble, & de profonds soupirs font soulever ma poitrine. Quelle pitié de ne pas savoir se contraindre! Je meurs de peur qu'on ne me devine! J'ai presque achevé ton sac à ouvrage: il sera vraiment d'après nature: j'y ai mis quelques roses, beaucoup d'épines, & de ces petites fleurs qu'on nomme amourettes; rien n'est plus joli en peinture: il faut le venir chercher, cousine! Je te le garde, & tu ne l'auras qu'ici.

LETTRE IV. A la même.

Par où commencer ma lettre! Comment m'exprimer! Comment suffire à la foule des sentimens qui m'entraînent! Ah! mon amie! l'ennemi de mon repos est auprès de moi! On l'a vu; il habite là même ville; mon asyle lui est connu. Quand il étoit loin, je le désirois; maintenant je voudrois l'éloigner; c'est un flux de pensées contraires, un cahos d'irrésolutions qui m'empêche de respirer... Mais que cherche-t-il à Lyon? Y seroit-il venu pour moi? Qu'en dis-tu? Ce seroit annoncer un projet bien décidé de me poursuivre; j'en ai une frayeur mortelle. Qu'il seroit fier de son triomphe s'il voyoit tous les pas, tous les mouvemens qu'il me fait faire! Je n'ai point quitté aujourd'hui l'appartement de ma mere, dont les fenêtres sont placées sur la rue. Assise auprés d'une croisée, & mon ouvrage à la main, je jettois souvent les yeux sur cette rue qui me sembloit déserte. Chaque personne qu'on annonçoit me faisoit tressaillir. Je croyois toujours l'entendre nommer; je ne réfléchissois point qu'il est inconnu à mes parens, & quand je suis rentrée dans ma chambre, j'étois aussi fatiguée que si j'avois fait un long voyage; j'emportois un poids énorme, & c'est ainsi que je traîne le temps. Hier j'avois pris ma harpe; les bras me sont tombés au milieu d'une piece. Si cela continue, je vais être décidément malheureuse! Que de combats à soutenir avec moi-même! Que de nuits cruelles j'ai déja passées! Qu'il est affreux de voir ainsi ses principes en contradiction avec la nature! Mais quand on ne peut changer les loix, il faut les suivre.

LETTRE V. A la même.

Tu connois le Curé qui m'a élevée: il est venu ce matin. Figures-toi ton amie, à la toilette de sa mere, tenant un livre qu'elle lisoit à demi-voix.... Tout-à-coup la porte du cabinet s'ouvre; je vois entrer le Curé avec un jeune homme.... Oh! non, cousine, je ne l'ai point vu; me voilà levée; je jette mon livre sur le fauteuil; je fais une révérence assez gauche, & je sors, & je me sauve dans ma chambre. Ma gouvernante arrive; on m'appelle; il faut la suivre. Je me suis regardée dans une glace, & j'ai dit que je n'irois point, que j'étois incommodée, & tout en parlant, je m'arrangeois, je me dérangeois, & je me trouvois plus mal qu'auparavant. Deschamps m'observoit; irez-vous, disoit-elle; n'irez-vous pas? Si vous refusez de paroître, on ne saura qu'imaginer; on vient de vous voir, & vous n'étiez point malade. Elle m'a pris le bras; je lui ai dit de me soutenir; en effet, mes jambes étoient tremblantes: elle m'a conduite jusqu'à la porte; je suis entrée sans rien distinguer; j'avois un rideau sur les yeux: j'ai salué & j'ai pris un siège auprès de ma mere. M. le Curé m'a présenté son ami: tu me demanderas comment il connoît M. Faldoni? (car c'étoit lui-même.) Un voyage qu'il fit en Italie lui donna l'occasion de voir ce dernier, quand il étoit encore dans sa patrie. Madame de Saint-Cyran a questionné M. Faldoni sur ses amusemens, avec cet air de confiance qui sollicite la nôtre. Dans cet intervalle, j'avois commencé à me remettre, & je me sentois un peu de force. Il a dit quelques mots sur son séjour à Paris. Juge de ma situation! Je me suis figurée qu'on m'observoit; j'ai rougi; j'ai pâli; je me suis levée; j'ai été chercher mon sac; j'ai cru me sauver par le mouvement, & mon embarras a redoublé. J'ai pris une broderie, & je me suis mise à l'ouvrage. Il s'est approché de moi, & pendant que M. le Curé parloit à ma mere, il s'est penché pour me voir travailler: il m'a demandé doucement si je me souvenois d'un homme que je rendois bien malheureux: je n'ai rien répondu: il s'est éloigné tristement, en me jettant un regard qui peignoit toute son ame. Cette visite a trop duré, en vérité; j'étois au supplice, & j'avois besoin de respirer. J'ignore quand il est parti; je l'ai suivi des yeux machinalement, sans trop savoir ce qui se passoit autour de moi; je le croyois même encore présent quand il étoit déja loin. Je suis tombée dans une rêverie profonde, & ma mere heureusement m'a laissée libre. Il est donc malheureux, me disois-je! Et je sentois mes larmes prêtes à couler. Au milieu de ces réflexions, tout m'a paru changé; j'ai cru renaître; il m'a semblé que ce cabinet étoit rempli de sa présence, & qu'il avoit laissé par-tout le charme qui l'environne. Je me trouvois plus gaie, plus contente; enfin depuis long-temps je n'avois goûté un plaisir aussi pur. Maintenant, mon amie, soyez mon juge, & dites-moi si je n'ai point trop laissé voir le sentiment qui me possede. Ah! je le crains bien! Autrement, eût-il osé, dès sa premiere visite, hasarder le langage qu'il m'a tenu? N'étoit-ce point, de sa part, un aveu pour le moins indiscret? Je ne suis satisfaite ni de lui, ni de moi: j'ai beau vouloir mettre une garde à mes yeux, à ma bouche, à mon cœur. Que faire, hélas, près de l'enchanteur! ô cousine! Je suis une bien foible créature! Votre lettre m'est parvenue, sans accident, sous la garde de l'amitié: je faisois les honneurs d'un bal au logis, quand on me l'apporta, & je me sauvai de la foule pour la lire. Je me livre maintenant à toute la dissipation de la saison: ce sont des bals & des repas continuels. Je saute, je m'agite: quand j'ai beaucoup dansé, je suis moins tourmentée de mes idées: j'ai l'air de prendre du plaisir: mais en est-il, quand le cœur n'est pas content?

LETTRE IV. A la même.

O mon amie! qu'un penchant comme le mien peut mener loin une ame tendre & confiante! Il est bien tard de m'en appercevoir: mais avois-je donné le droit de me tromper? J'assistois à un concert où M. Faldoni se trouvoit: j'avois témoigné l'envie d'avoir une romance nouvelle, & il s'étoit offert de me la procurer. Il m'aborda au moment où j'étois loin de ma mere, & profitant de la confusion de cette bruyante assemblée, il me présenta la romance qu'il m'avoit promise: je la reçus & je l'ouvris: en y voyant un billet fermé, je rougis de honte & de surprise, & j'allois lui rendre ses papiers: mais il avoit disparu. J'éprouvai des mouvemens d'indignation contre le perfide qui m'avoit tendu ce piege. Je pressentois que le destin de ma vie étoit tracé dans ce fatal écrit. En rentrant au logis, mon premier dessein fut de me jetter aux pieds de ma mere, & de lui remettre le billet fermé. J'arrivai jusqu'à la porte de son appartement, & je n'eus pas le courage d'y entrer. J'allai me renfermer; je jettai le billet sur une table, & je demeurai long-temps assise, immobile, les yeux fixés sur ce papier que je craignois d'ouvrir. Je me représentois que le garder ce seroit approuver ce qu'il contenoit, & autoriser une nouvelle audace: mais comment résister à la tentation de connoître des sentimens qui nous flattent! Je voulois d'abord rendre le papier sans l'ouvrir; mais c'étoit marquer un mépris qu'on ne méritoit pas: je résolus enfin de l'ouvrir & de le rendre après l'avoir lu. Ce parti auquel je m'arrêtai, parut satisfaire mon penchant & mon devoir, comme si l'on pouvoit marchander avec la vertu, & qu'il y eût des tempéramens entr'elle & les passions! Cependant quand je repris la lettre, ma main trembla, & il me fut impossible de me résoudre: deux jours se passerent: M. Faldoni vint à la figurez-vous une criminelle devant ses juges, & vous n'aurez qu'une foible image de mon état. La rougeur de mon front, ma confusion, mes yeux baissés, mon embarras, mon trouble à son approche, annonçoient assez mon agitation secrete. Il s'assit à mon côté, & je crus voir qu'il étoit aussi troublé que moi. Il me demanda, à demi-voix, si la romance m'avoit plu; je ne répondis point; votre silence, ajouta-t-il, m'apprend ce que vous pensez d'une ruse innocente dont je me suis servi, pour vous avouer des sentimens que je ne pouvois plus contraindre. Il est vrai, lui dis-je, que toute ruse est indigne d'un galant homme; mais je n'ai point imaginé que c'en fût une; j'ai supposé, Monsieur, que vous vous étiez mépris; ce n'est pas à moi sans doute que vous aviez dessein d'écrire: je ne crois pas du moins vous avoir donné lieu de prendre une liberté si étrange. Je vous déclare, au surplus, que je n'ai point lu votre billet, & qu'il vous sera rendu dès que j'en trouverai l'occasion. Il demeura consterné; je m'éloignai sans attendre sa justification; on se mit au jeu, & il lui fut impossible de saisir un autre moment pour me parler. Pendant ma partie, j'avois souvent les yeux sur lui, & le voyant changer de couleur, je commençai à m'alarmer: toute la soirée, je fus au supplice; je ne soupai point; je passai la nuit à gémir de la violence que je m'étois faite: enfin la fievre dont je fus saisie, me réduisit au point que dans un moment d'accès, je n'eus d'autre soulagement que d'ouvrir le fatal billet, & d'en repaître mes yeux: je le relus dix fois, & dix fois je le baignai de mes larmes. Vois, mon amie! vois ce qu'on m'écrit, & dis si l'on peut être plus tendre, plus réservé, plus digne de mon estime.

LETTRE VII. Faldoni à Thérese.

E s t-ce bien à vous que j'ose écrire! Quel est mon projet? Quel fol espoir m'abuse? O Mademoiselle! faites grace à mon imprudence! Ayez pitié de mon égarement! Je ne sais ce que je veux; je ne me reconnois plus; tout ce que j'apperçois dans le boulleversement de mes sens, c'est que je suis emporté vers vous par une force à laquelle je ne puis résister. Ne croyez pas que cet amour soit volontaire, & que je me plaise à le nourrir. Ah! si je pouvois vous fuir! j'irois au bout de l'univers; j'habiterois des lieux où je serois sûr de ne pas même entendre prononcer votre nom: mais je me laisse entraîner; je ne raisonne plus; le charme de votre présence devient un besoin pour moi: j'ai vainement essayé de me combattre; je me suis jetté dans la foule; j'ai cherché loin de vous des distractions passageres: mais je me trouvois seul au milieu du tumulte, ou plutôt vous étiez par-tout avec moi. Que vous seriez touchée de mon état si vous le connoissiez! Je brûle; je languis; je me consume: je voudrois quelquefois ne vous avoir jamais vue; je me promets de vous éviter: mais un jour passé sans vous voir, fait mon supplice; j'erre comme un insensé; tout me manque; il faut que je vous cherche, & quand je vous apperçois, la flamme court dans mes veines; mon cœur s'élance vers vous; je n'existe plus qu'où vous êtes. O souffrance horrible d'un amour sans espoir! aimer & désirer, sans oser le dire! être si près du bonheur, & ne point l'atteindre! vous voir tous les jours plus aimable & plus touchante! tous les jours être plus épris! me sauver, me rapprocher, fuir & revenir encore! être séduit sans cesse, résister & succomber au moment où je croyois vaincre! Est-il un sort plus cruel? Je vous conjure à genoux de m'accorder un mot de consolation, ou de me bannir pour jamais de votre présence! Un seul mot me rendroit la vie. Eh! que désiré-je autre chose que la permission d'adorer ce que j'ai connu de plus charmant sur la terre! Une passion si pure ne peut vous blesser, & si vous la souffrez, elle fera ma félicité. J'irai vous contempler en silence, chercher vos regards, recueillir vos paroles, & je reviendrai content. Mais de quoi vais-je me flatter? Quel délire est le mien!.... Pardonnez! c'est une témérité de vous écrire; je le sens; je vous offense, & je dois être pum; mais quelle peine me ferez-vous subir qui ne soit surpassée par le tourment de vous aimer!

ROMANCE Qui accompagnoit la Lettre précédente. Musique de M. Légat de Furcy.

Minore. Con espressione.

Entens ma voix gé-mis-sante, Ha-bi-tant de ces vallons! Guide ma marche trem-blan-te, Qui se perd dans les buis-sons! N'est-il pas quel-que chau-mie-re Dans le fond de ce ré-duit Où je vois u-ne lu--mi-e-re percer l'om-bre de la nuit?

Maggiore.

Mon fils dit le so-li-taire, Crains ce feu qui te sé-duit; C'est u-ne va-peur lé-gere; Elle é-ga-re qui la suit: Viens dans ma cellule obs-cu-re: Je t'of-fri-rai, de bon cœur, Mon pain noir, ma cou-che du-re, Mon re-pos & mon bon-heur.

Mineur.

Ces accens faisoient sourire Le voyageur attendri; Un secret penchant l'attire Vers le bienfaisant abri:

Un toit de chaume le couvre; Et l'hermite hospitalier Pousse un loquet qui leur ouvre L'humble porte du foyer. Devant lui son chien folâtre Et partage sa gaîté: Le grillon chante dans l'âtre Étincelant de clarté: Mais hélas! rien n'a de charmes Pour son hôte malheureux; Rien ne peut tarir les larmes Qui s'échappent de ses yeux. L'hermite voit sa tristesse Et voudroit la soulager: D'où vient l'ennui qui te presse, Dit-il au jeune étranger? Est-ce une amitié trahie? Est-ce un amour dédaigné, Ou la misere ennemie, Qui te rend infortuné?

Hélas! tous les biens du monde Sont peu dignes de nos vœux, Et l'insensé qui s'y fonde Est plus méprisable qu'eux: L'amitié, s'il en est une, N'est qu'un phantôme imposteur, Un vent qui suit la fortune Et s'éloigne du malheur. L'amour est plus vain encore; C'est un éclat emprunté, Un nom faux dont se décore L'ambitieuse beauté: On ne voit l'amour fidele, S'il daigne quitter les cieux, Qu'au nid de la tourterelle Qu'il échauffe de ses feux. Va, crois-moi, deviens plus sage; Méprise un sexe trompeur..... L'hôte, ému de ce langage, S'embellit par sa rougeur:

Son front où la candeur brille, Ses yeux, sa bouche & son sein, Font reconnoître une fille Dans le charmant pellerin. Voyez, dit-elle, une amante Qui cherche en vain le repos; Voyez une fille errante, Dont l'amour cause les maux: Long-temps superbe, inhumaine, Ignorant le prix d'un cœur, A fuir une tendre chaîne, J'avois mis tout mon bonheur. Dans cette foule volage Qui venoit grossir ma cour, Raimond m'offroit son hommage Sans m'oser parler d'amour: Le ciel étoit dans son ame; Le lys qui s'ouvre au matin, N'est pas plus pur que la flamme Que j'allumois dans son sein.

Sa naissance étoit commune; Raimond sans bien, sans emploi, N'avoit qu'un cœur pour fortune; Mais ce cœur fut tout à moi: Las de mon ingratitude, Il me quitta pour toujours, Et dans une solitude Il alla finir ses jours. Maintenant désespérée, Victime d'un fol orgueil, Je m'en vais dans la contrée Qui renferme son cercueil: Là je n'ai plus d'autre envie Que de mourir à ses pieds, Payant des jours de ma vie Ceux qu'il m'a sacrifiés. Non, non, dit Raimond lui-même, En la serrant dans ses bras, Non, celui que ton cœur aime N'a point subi le trépas:

Regarde, ô mon Angéline, Cher objet de mes regrets, Regarde, ô fille divine, Cet amant que tu pleurois! Angéline est dans l'ivresse; Le transport coupe sa voix: Ah! dit-elle avec tendresse, Est-ce toi que je revois? Vivons, mourons l'un pour l'autre; Il ne faut plus nous quitter: Qu'un seul trépas soit le nôtre! Qu'aurons-nous à regretter?

LETTRE VIII. Théresé à Constance.

Je ne le vois plus; on dit qu'il est malade: je l'ai désespéré; cela est dur; sa lettre ne méritoit pas ce traitement. Qu'avoit elle, après tout, de si offensant? Rien n'y pouvoit blesser: il me demandoit pour toute grace de me voir!.... Mais pourquoi le demander? Ne peut-il pas venir quand il lui plaît? Cette lettre si reservée cache peut-être un art bien perfide! Il faut convenir aussi que c'est un grand flatteur! Bon dieu, quel éloge il fait de moi! Me reconnois-tu, cousine, à ce portrait? C'est le chant de la Sirène qui veut m'attirer sur l'écueil. Plût au Ciel que j'eusse la moitié des perfections qu'il me donne! Hélas! je ne vois en moi qu'une malheureuse fille sans force & sans courage, incapable même de résister aux séductions de la louange. Il dit que je suis indulgente; il a raison; je ne le suis que trop, & je devrois lui montrer plus de sévérité.... Comme il trembloit, ce dernier jour, en s'approchant de moi! .... J'en étois émue! J'ai vu l'instant où j'allois lui pardonner! Ah! viens, ma cousine! viens promptement! j'ai besoin de ton appui: deux mots que tu me dirois ici feroient bien plus d'effet que ces lettres tardives qui ne me parviennent qu'après de longs jours d'attente & de tourment. Je suis portée continuellement dans un nouvel ordre de choses, & mille sentimens nouveaux succédent à ceux que je t'ai confiés, quand je reçois tes réponses. Je ne sais quel pressentiment me serre le cœur. Je tourne ma vue sur le passé, & mes soupirs s'échappent vers ces premieres années que je ne reverrai plus. Je suis dévorée de mélancolie, & le Ciel est aussi sombre que mon ame. Depuis deux jours il tombe des torrens de pluie. On prend bien son temps pour me parler de fêtes! Demain nous devons nous réunir dans une campagne voisine: une assemblée bruyante, de la musique, des danses; que tout cela me tente peu! Comment s'égayer quand on porte un ver dans le cœur? Comment sourire quand les larmes roulent dans les yeux?

LETTRE IX. A la même.

Quelle triste fête! Voir toute la ville hors celui qui m'intéresse! J'ai dansé; j'ai chanté; enfin je n'ai jamais vu de contrainte pareille à la mienne. Ce jour étoit éternel. Que les heures se traînent lentement sous le fardeau de l'ennui! Le monde est bien étrange! Qu'avois-je besoin de ce tumulte? Et c'étoit pour moi qu'on se donnoit tant de peine! Mon dieu! que n'étois-je consultée? on m'auroit laissée libre. Je suis maintenant entourée de tes lettres. Le funeste écrit est encore sous mes yeux. Que de soupirs il m'a déja coûté!.... Deschamps vient me dire qu'on a paru sous nos fenêtres, mais si pâle, si défait..... N'admires-tu point ma folie? J'ai quitté ma plume; un instinct machinal m'a fait courir dans la chambre de ma mere; la réflexion m'a ramenée, & je reviens..... O ciel! Pendant mon absence, on a posé sur ma table un papier de la même main!.... O ma chere Constance! je suis entourée d'ennemis; je vais appeller Deschamps.... Elle a tout avoué; mais elle m'a fait du séducteur une peinture si triste! Elle étoit si touchée de sa douleur! Elle l'a vu fondre en larmes; sa vie étoit attachée à ce billet; un refus pouvoit le réduire au désespoir, & lui causer la mort: elle lui a fait jurer de ne plus m'écrire; elle risquoit pour lui de subir ma disgrace: mais dût-elle être punie, elle n'avoit pu tenir contre ses prieres. Je le crois, ai-je dit en moi-même, & cachant mon trouble, je l'ai menacée de la chasser s'il lui arrivoit encore de m'exposer à un pareil outrage. J'ai jetté le billet, & je lui ai commandé de le reporter: elle a refusé de le prendre, en me conjurant de songer aux suites fatales qui alloient en résulter. Combattue par l'amour & le dépit, j'étois hors de moi-même. Je t'écris au milieu de mon agitation. Où cela va-t-il me conduire? Je ne sais que devenir. Pourquoi n'ai-je pas rendu cette premiere lettre? Voilà comme un faux pas en produit un autre! Dans quel abîme je me suis plongée!

LETTRE X. Faldoni à Thérese.

C'est en tremblant que j'ose vous écrire encore. Pardon, Mademoiselle! mille fois pardon! Je ne vous importunerai plus; je ne veux qu'obtenir ma grace, & je me jette à vos pieds pour vous fléchir. Permettez-moi d'élever jusqu'à vous mes dernieres plaintes; accordez ce foible soulagement à ma douleur, avant de me condamner à un silence éternel. Avec quelle rigueur vous m'avez traité! De quoi suis-je donc coupable? Je craignois de vous dire tout ce que je sentois; je retenois les expressions brûlantes toujours prêtes à s'échapper de ma plume; je ne vous peignois qu'une foible partie de mon amour. O que ma lettre étoit loin d'exprimer les mouvemens de mon cœur! Qu'elle étoit froide auprès de ma pensée! Et cependant je m'exposois à vous déplaire; j'attirois sur moi votre indignation! Imprudent! que je m'en veux de vous avoir écrit! Vous daigneriez encore m'entendre. Peut-être une douce habitude eût fait naître en vous la confiance & l'estime. Si je n'étois point aimé, du moins ne serois-je point haï. Un moment de témérité m'a tout ravi: je vous ai mise en garde contre moi; je vous ai forcée de me fuir, & me voilà maintenant rejetté loin de tout espoir! Les souvenirs de mon bonheur passé vont empoisonner ma vie: mes yeux se reporteront sans cesse vers ces beaux jours où j'éprouvois, en vous voyant, l'impression de la félicité. Ce soir même où vous m'avez si cruellement puni, une heure, un moment plutôt, combien j'étois fortuné! Vous veniez de me sourire; vos yeux s'étoient fixés sur les miens avec bonté: c'est ce regard qui m'a perdu. Une joie céleste a pénétré dans mon cœur; un courage surnaturel a ranimé mes facultés; je me suis oublié dans mon enchantement: mais comment résister au besoin de vous aimer & de vous le dire? Combien de fois n'ai-je pas été tenté d'embrasser vos genoux, & de vous conjurer de m'écouter? Pourquoi ne pas avouer qu'on vous aime? Ne tient-on pas à l'Être suprême le même langage? N'êtes-vous pas la divinité de mon cœur? O Mademoiselle! si je pouvois vous exprimer l'opinion que j'ai conçue de votre ame, elle suffiroit pour me justifier: je vous regarde comme un Être angélique, né pour faire le bonheur de tout ce qui l'environne: je crois que vous n'avez pas une pensée qui n'ait pour objet une action généreuse: si je voulois peindre la vertu sous la forme la plus aimable, je choisirois la vôtre: & je pourrois me taire, quand les lieux où vous êtes, l'air que vous respirez, vos vêtemens, vos paroles, vos regards, vos moindres gestes, tout est plein du charme que vous faites naître! Quand vous paroissez, tous les yeux se tournent sur vous; tous les cœurs vous suivent. Si vous ouvrez la bouche, on est entraîné: vos discours pénétrent l'oreille comme une musique ravissante. Souvent je me suis surpris loin de vous à répéter ce que vous aviez dit: les mouvemens que je vous avois vu faire me devenoient naturels, & je vous copiois sans y prétendre. Que ne peut en moi l'ambition de vous plaire? Vous m'avez changé; vos goûts sont devenus les miens; ma pensée s'est élevée jusqu'à la vôtre..... Cependant mes feux s'irritent; mes maux s'accroissent; je me sens mourir à tous les instans. J'aurois moins de regret à quitter la vie, si vos jours étoient sereins: mais j'ai vu des larmes tomber de vos yeux quand vous parliez à votre amie du malheur d'être sensible. Pourriez-vous connoître la douleur? Peut-être avez-vous aimé. Hélas! combien vous devez me plaindre, si l'amour vous est connu! Jamais on n'éprouva de passion plus terrible. Où êtes-vous pour me sauver de moi-même? Pourquoi me fuyez-vous? Pourquoi refusez-vous de me répondre? Voyez-moi tremblant à vos pieds, inondé de mes pleurs, vous demandant de me rendre la paix, la joie, le courage que j'ai perdus! Rompez, rompez ce cruel silence, ou ma disgrace me paroîtra certaine, & dans cette pensée, je suis capable de tout. Mon sang coulera sous vos yeux; mes derniers regards chercheront encore les vôtres; & si, dans un monde plus heureux, l'ame conserve les affections qu'elle eut dans cette vie, ô Thérese! la flamme pure & sacrée que je sens pour vous, me brûlera au-delà du tombeau.... Il faut finir; mon cœur se presse; je voudrois dire mille choses, & je ne puis rien exprimer: la force me manque.... O daignez me répondre, ame généreuse! Accordez-moi par pitié la faveur d'une parole! Si vous êtes infléxible, je puis me délivrer d'une vie odieuse, plutôt que de supporter vos mépris, & je vous laisserai le regret éternel de m'avoir ôté des jours que je voulois vous consacrer.

LETTRE XI. Thérese à Faldoni.

Pourquoi me forcer à vous répondre? J'étois heureuse, & je vais cesser de l'être! J'évitois de descendre en moi-même, & de m'éclairer sur l'état de mon cœur que je voulois ignorer. Occupée de ce projet, je me livrois tranquillement à des idées que je me serois reproché si j'en avois approfondi la cause: j'en étois quelquefois alarmée; mais une douce illusion me rassuroit. J'aurois pu long-temps garder mon erreur: pourquoi me l'avez-vous ôtée? Qu'avez-vous fait? Quelle nécessité de parler, & sur-tout de m'écrire: ah! laissez, laissez-moi désormais; cessez de me voir; cessez de me montrer des sentimens que je ne puis agréer..... Je crains bien de ne conserver que trop pour mon repos un souvenir que je devrois étouffer: j'en dis beaucoup: je ne prenois la plume que pour vous calmer, vous consoler, vous engager à vivre, & mon cœur se trahit à chaque mot! Mais je vous le répéte encore: éloignez-vous; ne m'écrivez plus. Ah! dieu! n'ai-je point assez de mes peines? Pourquoi vous ai-je connu? Qu'espérez-vous? Suis-je destinée à remplir vos vœux? Ne savez-vous pas que tout m'en éloigne? Ne vaut-il pas mieux nous fuir? Oui, c'est le parti le plus sage. Moi vous aimer! Hélas, nous n'en serions que plus à plaindre! Je ne sais ce que j'écris; je suis dans un trouble affreux; tout me fait trembler; tout m'épouvanre: vous me rendez bien malheureuse.

LETTRE XII. Thérese à Constance.

N'es-tu pas surprise de mon silence? Qu'auras-tu présumé, que je suis malade? Oui, je le suis; ma tête & mon cœur souffrent. Ce n'est pas vivre; c'est continuer de mourir. Je ne puis soutenir ce tourment; il influe sur mon humeur. Tout est altéré dans mes goûts, dans mes sentimens, dans ma conduite. Moi que tu voyois si rigoureuse sur les principes de l'honneur, moi que l'ombre d'une faute auroit effrayée, que diras-tu si je t'apprens que je suis maintenant à la discrétion d'un étranger & de ma gouvernante? J'ai osé recevoir des lettres; j'ai eu la foiblesse d'y répondre, une seule fois, je l'avoue, & pour prévenir des événemens dont j'étois menacée: mais enfin j'ai pu le faire, & je me vois aujourd'hui forcée d'accepter les billets de l'imprudent qui m'obsede. O ma chere Constance! Que deviendrai-je? Mes larmes coulent. Hélas! peut-être un jour seront-elles ma seule ressource. Deschamps me console: tu connois la bonté de cette fille qui m'a vu naître & qui m'aime comme son enfant. Cette pauvre bonne pleure avec moi, maudit les amans, & finit par m'apporter de nouveaux billets de son protégé. Que veux-tu donc que je fasse? Faut-il la chasser? Faut-il interdire à l'autre l'accès de la maison? Faut-il me sacrifier? Je connois mon pere: au premier soupçon d'une pareille intelligence, je serois perdue: peut-être que jamais je ne reverrois le jour: il est assez violent pour m'enfermer dans un cloître. Combien je m'abusois quand j'ai cru qu'un amour vertueux pouvoit répandre quelques douceurs sur cette pénible vie; que dans le besoin mutuel de tenir à d'autres êtres, le cœur pouvoit chercher un cœur, & que céder à la simpathie, c'étoit remplir les intentions de la nature! Je n'avois pas réfléchi que ce qui est bon dans l'ordre naturel, est souvent contraire aux principes des sociétés humaines, & qu'on est jugé dans le monde, non sur les choses qui sont réellement honnêtes, mais sur celles qui passent pour telles. D'après cette méprise dans mes opinions, je n'ai plus de regle certaine pour me conduire. Si le sentiment intérieur me dit que je dois obéir aux loix éternelles écrites dans mon ame, quelle foule de contradictions s'éleve autour de moi! En vérité, pour quelques jours que nous avons à passer sur la terre, ce n'est point la peine de se tant tourmenter! Tu vas me trouver singulierement raisonneuse, & ma morale pourra te sembler étrange. Rassure-toi, ma tendre amie! Mes systêmes ne nuiront point à mes mœurs, & tout en murmurant contre les loix, je saurai les respecter. Je vois avec peine approcher le printemps: nos concerts, nos assemblées, nos spectacles, vont finir pour moi. Il faudra renoncer aux occasions que j'avois de voir celui que j'aime, pour m'aller confiner à la campagne. Comme tout change en peu de temps! J'ai vu qu'autrefois j'étois ravie de regagner les champs & de retrouver la verdure: mais il faut avouer que la vie rustique est bien monotone! Nous partirons à la fin d'avril pour les Ormes. Ne viendras-tu pas charmer ma solitude? O mon amie! je frémis d'avance de mon départ. On commence à parler de ce voyage. Tu sais combien maman se plaît dans sa terre; elle l'embellit tous les ans; elle y fait planter; elle aime à jouir de son ouvrage, à se promener dans les bocages qu'elle a vu naître, à reprendre toutes ses allures journalieres qu'elle n'interrompt qu'à regret à la ville. Là, ses heures sont réglées; elle se forme autour de son domaine un petit empire par ses largesses; elle est comme une reine au milieu de ses villageois qui l'adorent: son ame douce & tranquille se livre avec délices à tous les détails de l'économie champêtre. Mon pere, occupé de ses procès, est bien souvent absent: il se propose de passer le printemps à Paris: nous ne le voyons ici que comme un éclair. Il rentra dernierement, tandis que M. Faldoni étoit à la maison: il ne l'avoit jamais vu, & tu connois son air hautain d'envisager pour la premiere fois les gens auxquels il se croit supérieur. Je n'étois pas sans inquiétude sur son abord: tout le monde se leva quand il parut, & maman lui présenta M. Faldoni, comme un ami de M. le Curé: il le mesura des yeux assez fierement, lui fit une légere inclination de tête, & se jetta dans un autre appartement, en murmurant quelques mots d'honnêteté qui se perdirent à la porte. J'étois consternée de cet accueil: M. Faldoni le soutint en homme fait aux usages du monde, & qui ne se sent déplacé nulle part. Il continua de parler avec un air aisé; mais je le vis rougir, & je conçois bien qu'il ne fut pas content du patron. Si je n'étois pas la fille de M. de Saint-Cyran, je saurois comment qualifier cette morgue inhumaine, & les réflexions ne me manqueroient pas sur la gloriole d'un gentilhomme qui met dans ses manieres l'orgueil qu'on doit réserver pour ses sentimens: mais il faut gémir & se taire.

LETTRE XIII. Faldoni à Thérese.

D'ou vient donc le trouble où je vous vois? Pourquoi ces soupirs qui vous échappent, ces tristes regards que vous levez sur moi, cette langueur qui vous accable? Suis-je en effet l'auteur de vos peines? C'est trop nourrir mes craintes; daignez m'en délivrer: dites un mot, & je pars. Mais vous vous obstinez au silence; je vois que vous redoutez mon approche, & que vous affectez de me fuir. Si quelqu'heureux hasard me place auprès de vous, votre inquiétude est visible; vous vous couvrez de tout ce qui vous environne; il semble que tout soit fait pour vous servir contre moi de sauve-garde. Votre jeune sœur ne vous quitte plus: quand j'ai voulu profiter, pour vous parler, d'un instant de solitude, vous l'avez appellée. Est-ce moi que vous fuyez? Est-ce de moi que vous devez vous défier? J'ai donc perdu votre estime! Vous m'accablez de mépris; vous vous joignez pour m'outrager à celui qui vous a transmis son sang & sa fierté: c'est un état horrible; il faut m'en délivrer. Je pars; je m'en vais; je vais m'arracher à ce lieu funeste; oui je vous obéirai; mais je partirai désespéré, plein d'un mortel poison, détestant la vie, maudissant toute la nature & n'aspirant qu'à rentrer dans le néant du tombeau. Adieu! adieu! la plus aimable & la plus adorée de toutes les femmes! Consolatrice de ma vie! Ange que j'ai cru destiné par le ciel à me soulager du poids de l'existence! Je ne vous verrai plus; il faut vous quitter! Il faut renoncer à tout.... Adieu!

LETTRE XIV. Thérese à Faldoni.

A quoi me réduisez-vous? Faut-il avouer un sentiment que je n'éprouve qu'avec effroi, & que j'aurois voulu me déguiser à moi-même! Combien je me suis trompée hélas! quand j'ai cru ne devoir qu'à l'estime le desir de vous plaire! Je m'y suis livrée sans crainte; j'ai volé avec impétuosité au-devant du danger, & maintenant je n'ai point de secours à espérer de ma raison: elle m'est ravie: mon cœur s'abandonne à sa foiblesse, & j'ai perdu l'espoir de vaincre. O vous que je crois vertueux! ne trompez pas mon attente: montrez-vous tel que je voudrois être si j'en avois le pouvoir. Je suis prosternée devant vous: les larmes tombent de mes yeux; elles baignent les caracteres que je trace. C'est vous, c'est votre humanité que j'implore en faveur d'une infortunée dont vous faites le tourment. Je ne vous dis plus de me quitter; je sens que je ne pourrois supporter votre perte: mais au nom du ciel qui m'entend, moderez devant moi des sentimens que je partage, & que je voudrois ignorer! Ne me laissez voir qu'une foible partie de cet amour qui me désespere! Si mes jours vous intéressent, n'irritez pas en moi des feux qui ne sont que trop ardens! Mon dieu! Est-ce bien moi qui ose avouer de pareils secrets, moi qui jurois de les ensevelir avec ma cendre au fond du cercueil! Je devrois cacher dans la terre mon front couvert de honte! Mais vous ne voudrez point me forcer à vous haïr; vous serez généreux; vous respecterez ma confiance: à ce prix, attendez tout de moi! Si vous le désirez, appellez-moi votre amie, votre sœur! Je vous promets d'en avoir la tendresse. Quel fruit délicieux je recueillerai de cette union! L'innocence même osera l'avouer. Elle me rendra la noble assurance que j'ai perdue. La rougeur ne sera plus sur mon visage quand j'entendrai prononcer votre nom: je ne sentirai plus, à votre abord, la frayeur qui me saisit: je pourrai vous écouter sans m'alarmer, & ma voix, en vous parlant, ne sera plus tremblante. J'ai besoin d'aimer; mais le sentiment que je vous offre suffit à mon cœur: peut-être que tout autre feroit son tourment. Songez que nous pourrons nous voir & nous parler sans remords, être liés l'un à l'autre par des nœuds éternels, n'avoir ni peines, ni plaisirs qui ne nous soient communs. N'est-ce donc rien que ce bonheur, & que doit-on espérer de plus dans l'amour?

LETTRE XV. Faldoni à Thérese.

Par quel charme avez-vous détruit dans un instant jusqu'aux traces de mes peines! Suis-je le même être qui appelloit la mort, & qui êtes-vous pour me faire passer, à votre gré, de l'extrême infortune au comble du bonheur? O délices de l'amour! O joie que je n'avois pas encore éprouvée! Quoi! vous serez ma sœur & mon amie! Je pourrai vous dire sans cesse que je vous aime! Vous m'écouterez, & votre bouche me répondra par les plus doux aveux! Vous me laisserez lire dans votre cœur jusqu'à ses moindres émotions! Vous consentirez que je les partage, & nous n'aurons plus qu'une seule ame! Ah! regardez-moi comme un frere! J'y consens: je voudrois être tout ce qui vous touche. Que n'avez-vous des noms plus tendres! Ils me seront tous également chers dès qu'ils me lieront à vous. Que je bénirai les momens où je pourrai vous voir! Quel tourment que ces jours d'absence! A peine ai-je la liberté de vous parler une fois dans une semaine. Hier, je ne vous apperçus qu'un instant. Dans quelle tristesse vous étiez plongée! de grace, abandonnez une mélancolie qui m'afflige; cédez à la douce voix de la nature; éloignez toutes les craintes qui pourroient troubler notre félicité. La jeunesse passe; les années se précipitent, & l'on a vieilli sans connoître le plaisir. Quels maux nous causeroit un sentiment aussi pur? Si le ciel le condamnoit, en eût-il mis le germe dans notre ame? Non, ma chere Thérese, la vertu ne peut désavouer un penchant honnête, & dans un cœur généreux l'amour ajoute à toutes les perfections. Depuis que je vous aime, mes goûts sont plus nobles; j'éprouve mieux le sentiment du beau: je ne vous quitte jamais que je ne desire de me rendre plus digne de vous plaire. Je rougirois maintenant d'une foiblesse, & de la hauteur où vous m'avez placé, je ne vois plus qu'avec mépris les passions basses qui dégradent l'humanité. O qu'un véritable amour est respectable! Il semble qu'un amant soit sous la protection de la nature entiere, & qu'il doive intéresser tous ses semblables. Comme le monde me paroît nouveau! C'est un enchantement perpétuel. Qu'elle étoit belle cette promenade où vous n'avez fait que vous montrer! Il m'a semblé que vous y laissiez vos traces, comme les divinités de la fable répandoient sur leur route l'odeur de l'ambroisie. Je voyois encore cette robe légere flotter sur le gazon. Je me suis assis avec volupté sur le lieu que vous aviez foulé. Que vous étiez aimable à ce bal de la nuit! Votre danse, vos graces, votre ajustement, attiroient tous les regards; on ne pouvoit réunir plus d'élégance & de modestie: j'étois jaloux de vos danseurs. M*** à qui vous aviez donné le bras, & qui se promena long-temps avec vous, me fit éprouver un tourment dont je n'avois point d'idée. Hélas! vous m'aviez refusé cette faveur, & je vous suivois tristement. O Thérese! que ces privations m'accablent! Qu'il est affreux de ne pouvoir vous parler quand mon cœur est brûlant, quand les expressions de mon amour se précipitent sur ma bouche! Quel est donc le supplice des malheureux qui vous aiment sans espoir, si l'être fortuné que vous daignez élever jusqu'à vous, & favoriser de vos regards, est forcé de se plaindre! Mais pourquoi me plaindre? n'ai-je pas votre amitié, & que me faut-il encore?

LETTRE XVI. Thérese à Constance.

Tu sais combien ma mere est indulgente & comme elle aime à me procurer des plaisirs: pendant l'absence de M. de Saint-Cyran qui a fait une course à la campagne, nous avons eu une fête charmante à une petite lieue de la ville. M. le Curé, Faldoni, une jeunesse brillante, maman si contente quand on s'amuse autour d'elle, une aimable liberté répandue dans nos jeux, une promenade sur l'eau, des instrumens, des danses, un souper très-gai, la lune qui éclairoit notre retour, tout ce tableau m'a laissé dans l'esprit des traces délicieuses. C'est-là que dans le tumulte & l'agitation qui m'environnoient, j'ai joui d'une des heures les plus douces de ma vie. Il étoit près de moi. Il me parloit. Chaque mot de sa bouche entroit dans mon ame, & y répandoit le bonheur. J'avois les yeux humides, & en fixant les siens, enhardie par l'obscurité du soir, je les vis mouillés de larmes. O tendre simpathie! quelle est ta puissance! Je n'ai jamais senti d'émotion plus vive. Je portai mon mouchoir sur mes yeux: il fallut m'asseoir. Une idée terrible passa tout-à-coup devant moi comme un nuage, & m'offrit la perspective effrayante de tous les maux dont j'étois menacée; j'en fus comme accablée. Le Curé qui me vit dans cet état parut touché de ma langueur; je le priai de ne me point quitter: ce n'est pas que je me défie de moi; mais je suis plus tranquille auprès de lui. J'ai quelquefois l'envie de lui faire l'aveu de mon erreur; il sauroit m'éclairer de ses conseils; sa raison supérieure porteroit une lumiere victorieuse dans la nuit où je m'égare. Peut-être seroit-il encore temps de me sauver; mais une fausse honte me retient: la peur de n'oser obéir à sa voix, la pente fatale qui m'entraîne & que j'aime à suivre, que sais-je enfin? L'ascendant de ma destinée surmonte ces inspirations bien-faisantes. Une impression de mélancolie me resta toute la soirée. On invita Faldoni à chanter; il prit un luth dont il accompagna sa voix: c'étoit un air simple, des paroles touchantes; je n'y pus résister: on étoit dans un bosquet; je m'éloignai; les larmes tomberent de mes yeux. On me crut indisposée: ah! je l'étois bien en effet! Que mon cœur étoit à la presse! Malheur! malheur à ceux qui aiment! quel tourment! quelle angoisse! quelle continuité de trouble, d'agitations & d'alarmes! Quoi, jamais de treve! Avoir toujours là ce fantôme! Toujours le sein gonflé de soupirs & les larmes dans les yeux! C'est un état que je ne puis supporter; & faut-il encore avoir à partager les maux de cet infortuné! Je le vois morne, rêveur, abattu; ses regards craignent les miens; sa voix ne s'exprime qu'en tremblant. Je suis persuadée qu'il souffre & qu'il n'ose se plaindre. Voilà cependant comme la vie se passe! Et il faut la traîner, en pleurant, vers l'abîme où tout finit!

P. S. Mon pere vient d'arriver & d'apporter le trouble avec lui; il parle de m'établir & m'a déclaré son projet: ma réponse ne l'a point satisfait. Pour comble de malheur, Faldoni est venu nous faire une visite cet après-midi. J'avois les yeux fatigués: on s'en est apperçu: il est vrai que j'avois beaucoup pleuré. Faldoni a paru inquiet; son visage changeoit souvent de couleur & mon pere qui ne l'aime point le fixoit par intervalles. Je n'ai jamais vu des yeux aussi perçans; je les ai rencontrés & ils m'ont fait trembler. Quelle gêne, mon amie, quelle étude continuelle de veiller sur soi-même! Comment n'échaperoit-il point dans une agitation aussi vive des mouvemens qui nous trahissent? Enfin j'ai cru cent fois que mon pere nous devinoit. Ses regards sombres sortoient sous une forêt de sourcils d'une maniere effrayante. Triste prévention d'un cœur coupable! On croit lire par-tout le reproche!

LETTRE XVII. Faldoni à Thérese.

O ma chere Thérese! Pourquoi le doux sourire n'est-il presque jamais sur vos levres? Si vous saviez combien il vous embellit! Mais votre mélancolie n'est pas moins touchante: je voudrois seulement qu'elle ne fût point en vous l'effet du chagrin, mais une simple disposition d'humeur. Que vous m'affligiez dans cette fête dont le souvenir ne me quittera jamais! Que vos pleurs me déchiroient! Mais en même-temps je ne sais quelle douceur se mêloit à mes peines. Je n'enviois point la joie folle de tout ce qui m'entouroit; le sentiment que je partageois avec vous me rendoit bien plus heureux! Charme puissant de la tristesse! Tendre mélancolie de l'amour! Qu'est-ce près de toi que tous les jeux d'un monde importun? Mais dites, mon amie! avez vous senti comme moi ce besoin d'aimer, ce vuide affreux que laissent d'insipides plaisirs & qui ne peut être rempli que par l'amour? Il sembloit que je vous cherchois; mon cœur ne savoit où se porter; je promenois par-tout les regards de l'indifférence; c'étoit vous que j'appellois. Je vous ai vue, & ce premier moment a décidé de mon sort. Avec quelle force vous vous êtes emparée de toute mon ame! Comment pourrois-je être privé de vous voir sans expirer de douleur! Je repousse en vain cette pensée funeste: elle me poursuit sans relâche, & je la conserve même auprès de vous!

Il y a huit jours que vous étiez au bal. Quelle différence! Cette nuit j'y serai seul. Vous n'allez pas ce soir à la Comédie: je ne vous vois plus. Il faut bien que je m'accoutume aux privations: dans un mois je vous aurai perdue. L'idée de cette campagne où vous allez vous renfermer est effrayante. Je n'aime plus le printemps depuis qu'il doit vous séparer de moi: je n'aime gueres mieux l'hiver, puisque j'ai si peu d'occasions de vous parler.

J'ai couru tout le jour sans but, sans projet; j'étois chagrin, distrait, accablé: je me suis renfermé; j'ai voulu vous écrire; j'avois-la tête embarrassée; j'ai quitté la plume: j'ai été au spectacle; il m'ennuyoit, & j'en suis sorti. Hélas! mon cœur vole au-devant de son desir; l'impatience m'emporte, & je me fais des tourmens du principe même de ma félicité. Que je vous ai souhaitée de fois aujourd'hui! J'ai passé sous vos fenêtres, & je n'ai pu vous appercevoir: j'éprouvois une sorte de plaisir à voir ces froides murailles qui renferment tout ce que j'aime. J'ai rencontré quelqu'un qui alloit chez vous, & j'ai porté envie à son bonheur. Que le plaisir est court, & que la solitude où sa fuite nous laisse est immense! O ma charmante amie! O Thérese! qu'il est cruel de ne pas toujours se voir, quand on voudroit toujours être ensemble! J'ai parcouru tristement tous les lieux où vous étiez la veille. J'ai revu ce bois, ce ruisseau, ce banc de verdure où vous vous êtes assise. J'ai trouvé tout cela très-nud, très-désert; je ne m'y suis point arrêté; il me venoit des souvenirs qui me suffoquoient à chaque pas. Il faudroit qu'avec le bonheur on en perdît la mémoire. Ne vaut-il pas mieux l'oublier que d'avoir à regretter sa perte?

LETTRE XVIII. Thérese au Curé.

Venez à mon secours, Monsieur! je vous en conjure. Sauvez-moi des dangers qui m'environnent: sauvez-moi, s'il se peut, de moi-même! Qu'avez-vous pensé, quand vous m'avez vue, samedi, dans un état si violent? Vos consolations généreuses descendoient dans mon cœur; vous rappelliez mon courage abattu. Homme bienfaisant & digne des respects de toute la terre! C'est vous que j'implore, & je crois parler à ce Dieu de bonté dont vous êtes la noble image. J'ose lever les yeux devant vous, & vous montrer toute ma foiblesse. Quels droits n'avez-vous pas à ma confiance, vous qui avez prononcé le premier serment en mon nom, quand je commençois ma triste carriere, vous dont l'affection ne s'est jamais démentie pour moi depuis mon enfance! O Monsieur! ayez pitié de mon trouble; éclairez-moi de vos conseils! Qu'ai-je fait? Que dois-je faire? Où fuir? Où me réfugier loin du malheur qui me poursuit? Hélas! je tremble qu'il ne soit trop tard: mais quoiqu'il arrive, conservez dans votre sein le secret de ma vie; qu'il y soit comme un dépôt inviolable & sacré. J'aime, il est trop vrai, & j'aime autant qu'il est possible d'aimer; c'est une fievre brûlante; je ne suis plus à moi; je suis toute à la passion qui me consume, & j'admire comment j'ai trouvé le courage de vous porter mes plaintes: dans le sommeil de ma raison je n'en étois point capable. Il faut que le ciel m'ait inspirée: demain peut-être je ne le pourrois plus. Je suis même tentée de ne point laisser partir cette lettre; & si je la relis, je suis perdue: mais j'aurai la force de poursuivre; & puisqu'il faut périr, j'aurai moins de reproche à me faire, après avoir suivi l'impulsion de la vertu.

Vous avez vu, Monsieur, le fatal objet qui trouble ma vie: vous le connoissez: il étoit auprès de vous: je n'ai pas besoin de le nommer. Quel autre pourroit m'inspirer la même tendresse! Je ne vous écris point pour faire son éloge & diminuer ma honte: mais il a des vertus qui le font chérir & une sensibilité bien rare. Pourquoi ne le dirois-je point si ce langage est un tribut qu'on lui doit? Je sais qu'il est bien né, mais peu favorisé de la fortune. Tendre, pressant, plein de l'énergie d'une ame honnête & fiere, supérieur aux événemens, incapable de fléchir sous la nécessité, encouragé par les obstacles, il marche le front levé, porte dans le monde la rudesse & la franchise d'un esprit indépendant, pense tout haut & parle comme il pense. Vous jugez combien de ménagemens il faut avoir pour un homme si digne de mon estime! Mon foible cœur n'a que trop de penchant pour lui, & si je disposois de moi, ma main ne tarderoit pas à suivre le don de mon cœur: mais mon pere ne consentira jamais à notre union; je le sais; je le prévois. Pourquoi nourrir un vain espoir? Il y a plus; ma famille a sur moi d'autres vues; peut-être suis-je au moment d'être immolée! Va donc, va loin de moi douce & charmante illusion dont je m'étois bercée! trompeuse image d'un bonheur mutuel! laisse-moi pour toujours! J'ose vous demander une grace: c'est de lui dire de s'éloigner: ne dites pas que je le desire; il en mourroit de chagrin. Parlez-lui comme de vous-même, & d'après les bruits qui commencent à se répandre: cachezlui que mon pere me présente un établissement: son désespoir le porteroit à des excès effrayans. Peut-être un jour seronsnous plus heureux; mais il ne faut compter sur rien, & le seul parti qui nous reste, est de prévenir l'orage par une séparation affreuse mais nécessaire. Grand dieu! quel sacrifice! il est terrible, & je crains de ne pouvoir le soutenir! Renoncer à la plus chere idée! me dévouer à l'éternel oubli de ce que j'aime! vivre loin de celui dont l'image ne me quittera qu'au tombeau! Je vous ouvre mon ame toute entiere; vous voyez mes blessures; elles sont mortelles; je n'en saurois guérir. Je sens que quand il fuiroit au bout de la terre, mon cœur, ma pensée, toute mon ame ira l'y chercher: n'importe; il faut qu'il s'éloigne! Quand je n'aurai plus l'espérance de le voir, il m'en coûtera moins de le combattre, si toutefois son image peut me laisser en paix!

LETTRE XIX. Le Curé à Thérese.

Que je suis touché de vos aveux! Avoir le courage de se vaincre & de renoncer à la plus douce des erreurs, c'est le chef-d'œuvre de la vertu. Vous le dirai-je? Ce que vous m'avez confié, je le soupçonnois: mais je comptois trop bien sur la sagesse de vos principes pour avoir rien à redouter: j'étois bien sûr que ma chere Thérese ne se permettroit aucune démarche qui ne fût avouée par l'honneur. O mon enfant! que je vous plains! que je souffre pour vous! Dès le premier pas que vous faites dans le monde, entourée des espérances les plus brillantes, & dans la fleur de la beauté, être déja saisie par l'infortune & rejettée loin des plaisirs de votre âge! n'avoir devant vous qu'une perspective de douleur & de regret! marcher entre deux abîmes, sans guide pour vous conduire, sans lumiere pour vous éclairer! Que seriez-vous devenue, si l'Être suprême qui veille sur toute la nature ne vous eût protégée! Grace à ce Dieu bienfaisant, rien n'est encore désespéré. Ne vous abandonnez pas au découragement; la Providence fait quelquefois naître du sein de l'extrême douleur, des consolations inattendues. Le temps amene dans son cours tant de révolutions; tout ce qui appartient à la nature est si variable! Voyez cette succession rapide d'événemens divers qui roule depuis tous les siécles; c'est l'histoire de l'homme: il est de son essence de ne rester jamais le même. Tout change; tout se déplace; on est mal aujourd'hui; demain on sera mieux: dans la fortune on redoute les revers, comme dans la peine on espere le plaisir. Cette idée m'a toujours soutenu contre les disgraces de la vie. Quand j'étois malheureux, je disois à mon cœur; souffre avec patience & résigne-toi: tu ne peux attendre qu'un sort plus doux. En effet il venoit un moment de grace, & mes maux étoient oubliés.

J'ai parlé à votre ami, & je l'ai déterminé à s'éloigner. Si vous me permettiez de disposer de votre secret, je voudrois le porter dans le sein d'une mere: elle vous aime; elle seroit sensible à vos peines, & peut-être réussirois-je à vous la rendre propice. Je ne sais point affecter cette rigueur austere qui repousse les épanchemens d'une ame tendre & timide: mais vous sentez, ma chere fille, combien je suis entraîné à cette ouverture que je vous propose, par la confiance qu'on a pour moi dans votre famille, & j'ose dire encore par l'intérêt que vous m'inspirez.

LETTRE XX. Thérese au Curé.

Ah! Monsieur! qu'allez-vous faire? Si vous dites un mot, je suis perdue! Laissez dans le silence & dans l'oubli ce qui doit y rester. Mon soin sera désormais de me combattre: que le vôtre soit de m'aider à vaincre! Si ma mere connoissoit ma foiblesse, que deviendrois-je? Jamais, jamais, je n'oserois me montrer! Au nom du ciel! brûlez ma lettre & gardez-vous de parler!

LETTRE XXI. Faldoni au Curé.

Je viens de voir Mademoiselle de Saint-Cyran; elle m'a paru triste & sérieuse: j'ai voulu l'aborder; elle s'est éloignée, & je n'ai pu rencontrer une seule fois ses regards. Je me rappelle maintenant une foule de circonstances qui ont précédé cette visite & qui auroient dû m'éclairer sur ma disgrace. Qu'y a-t-il donc, Monsieur? Qu'ai-je fait? De quoi suis-je coupable? Hélas! il m'est bien aisé d'avoir des torts, & je ne suis pas présent pour me justifier. Non, plus j'y réfléchis, plus je sens que j'ai besoin de me faire confirmer ma sentence. De grace, Monsieur! obtenez qu'on me parle. Punit-on un criminel, sans lui annoncer la cause de son supplice? J'attends de vous ce bienfait: Ministre d'un Dieu d'amour, c'est par la clémence que vous l'imitez. Je rougis de voir un Pasteur vénérable obsédé par les plaintes d'un jeune insensé, condescendre à sa passion, se prêter à l'entendre, & lui sacrifier des momens qui seroient mieux employés, sans doute, aux devoirs d'une religion sévere: mais pourquoi refuseriez-vous de me secourir? vous êtes le médecin des ames; votre éloquence porte la joie & le repos dans le sein du malheureux; vous arrachez au désespoir celui qui peut entendre vos accens consolateurs. On nous dit qu'une extrême indulgence est une extrême erreur: sans doute aux yeux de ces hommes froids & durs pour qui toutes les loix sont gravées sur le bronze, & qui ne sortent jamais du cercle étroit de leurs principes. Pour eux, la pitié s'appelle foiblesse, & la rigueur prend le nom de justice. Malheur à celui qui, pour suivre la vertu, ne s'attache qu'aux regles de sa place! La vertu, nom sublime! n'est-elle pas au-dessus de toutes les conventions humaines & de nos petites loix sociales? Elle existoit avant le monde; avant qu'il y eût des hommes vertueux, elle reposoit dans le sein de son auteur: c'est du ciel que ses émanations descendent sur la terre: l'être qui l'adore, n'attend pas que la loi lui dise, vous ferez cela: il voit la vertu; il s'élance vers elle; il est parti, avant que le législateur ait parlé! Homme sensible! ouvrez-moi vos bras; que j'y dépose le fardeau de mes peines! mais comment pourrez-vous le soutenir? Je succombe; je ne suis plus rien; je n'ai ni force, ni courage, ni facultés: tout est mort en moi. J'irai vous voir aujourd'hui. Depuis ce matin, je n'ai cessé de marcher, comme si la fatigue étoit un remede contre les pensées qui me tourmentent! Ah! j'ai beau courir! mon cœur, mon foible cœur me suivra toujours.

LETTRE XXII. Le Curé à Faldoni.

Venez ce soir; je vous attendrai: nous irons faire une promenade dans les bois: l'air de la campagne est salutaire aux maladies de l'ame. Je vois que vous grossissez vos peines, & j'admire comme votre imagination se jette d'abord dans une mer orageuse. Quoi! parce que la raison vous fait un devoir d'une courte absence, tout est perdu, jusqu'à l'espoir! votre cerveau se dérange; votre sang s'allume; le délire vous figure des monstres, & vous voilà malheureux! Où seriez-vous donc si vos maux étoient réels, s'il falloit renoncer à l'objet de vos vœux, si vous étiez condamné à ne plus le revoir? Vous m'écrivez la lettre d'un enfant qui ne sait ce qu'il demande; vous oubliez ce que je vous ai dit; votre mémoire a suivi les écarts de votre raison. De quoi vous plaignez-vous? Qui prétend que vous avez des torts? Quoi! vous recommander la réserve, la prudence, les ménagemens, c'est vous déclarer coupable! Vous n'avez pu rencontrer les regards de votre amie; de sages précautions lui ont imposé près de vous une contrainte rigoureuse, & la fureur vous saisit! Vous êtes prêt à l'accuser! Les amans sont d'étranges gens! Est-ce pour vous tourmenter que j'ai parlé, moi, de vous éloigner? l'avez-vous soupçonné? Osez le dire, & je ne vous reverrai jamais. Quel plaisir cruel aurois-je donc à vous affliger, quand sortant pour vous de la gravité de mon caractere & de mes fonctions, je vous témoigne une tendre sollicitude! Vous avez mal jugé d'une priere qui étoit toute simple: Mademoiselle de Saint-Cyran ne vous la répétera pas. C'est à l'honnêteté de votre cœur qu'elle doit laisser le soin de vous déterminer pour un éloignement qui me paroît essentiel, mais qui d'ailleurs n'annonce point une disgrace.

LETTRE XXIII. Le Curé à Thérese.

Votre ami vint hier chez moi, à cinq heures: je l'attendois. Nous sortîmes sur le champ & nous prîmes la route de la campagne. La soirée étoit charmante: nous marchions lentement & en silence: le hasard nous conduisit sur une colline élevée, d'où l'on découvroit une partie de la ville; la beauté du lieu nous séduisit, & nous nous y arrêtâmes. La Saone couloit à nos pieds dans une plaine superbe, & baignoit cette longue file d'habitations élégantes qui forme une perspective enchanteresse. J'ai remarqué souvent, ma chere fille, que les tableaux de la belle nature portent dans l'ame une paix secrette & font taire les passions. M. Faldoni restoit immobile, & les yeux fixés dans l'éloignement sur le côté de la ville qu'il appercevoit; il crut découvrir votre maison, & il laissa tomber quelques larmes. Demain, me dit-il, à la même heure, je serai loin de là. Il se leva: ne restons pas ici; cette vue m'afflige, & je sens mes résolutions s'évanouir. Nous fîmes plusieurs pas: il se retourna tout-à-coup, & tendant les bras vers cette maison qu'il croyoit voir, ô dieu! s'écrioit-il, aidez-moi à m'arracher de ce lieu funeste! Mais pourquoi le fuir? Pourquoi me forcez-vous de m'éloigner? Il s'assit sur le gason: voilà qui est fait; je ne sors point d'ici; c'est ici que je veux mourir; (avec une voix entrecoupée par des sanglots) oui, je veux être enseveli sous cet arbre; & si elle y vient, qu'elle sache que je suis mort, victime de sa cruauté. Je le laissai parler long-temps sans l'interrompre, & quand son cœur se fut soulagé, je commençai à lui rappeller ce que j'avois dit dans nos entretiens, & ce que je lui avois écrit: je lui montrai l'espoir d'un avenir plus heureux; je l'encourageai à supporter ses peines présentes par tous les motifs de l'honneur, de la raison & de l'amour même; je lui fis avouer que ses plaintes étoient injustes, qu'il n'y avoit dans tout ceci qu'une simple précaution bien légitime, & qu'il falloit céder à la nécessité. Il m'écouta tristement, les bras croisés & la tête sur son sein. Hé bien! me dit-il enfin, vous l'ordonnez; j'obéis, & je vous promets de ne rentrer dans la ville que quand on le voudra. Adieu, Monsieur, (me serrant dans ses bras avec de profonds soupirs,) adieu, mon bien-faiteur & mon ami! Souvenez-vous de moi! Permettez que je vous écrive, & daignez me répondre. Je ne sais où j'irai; je n'ai point de but dans ce triste voyage: tous les lieux me sont égaux. Quels jours, quels tristes jours je vais passer! Quelle différence du temps où je la voyois, où j'allois respirer le bonheur auprès d'elle! Vous ne connoissez pas tout ce que j'abandonne; ce n'est pas une créature humaine; c'est un Ange; & il répétoit avec emphâse: c'est un Ange descendu sur la terre pour la félicité des hommes! Adieu, fille du ciel! toi que j'aimois sans espérance, que j'aime encore en te perdant, & que j'aimerai jusqu'à la mort! Si mes plaintes peuvent arriver jusqu'à toi, donne-moi seulement une larme, & je serai content! Vous voyez l'état où je suis; Monsieur, vous êtes témoin de mes douleurs; je ne les cache point; le ciel & la terre les connoissent; il m'est bien permis de gémir; c'est une douceur qu'on ne peut m'enlever; tout le reste m'est ôté;... oui, tout le reste! Ai-je seulement un asyle? Ne me chasse-t-on pas? Que feroit-on de plus, si j'étois odieux? Quand je le vis retomber dans ses premieres alarmes, & s'obstiner à rejetter mes consolations, je changeai de langage. Je croyois, lui dis-je, avoir affaire à un homme sensé: mais puisque rien ne peut fléchir votre esprit farouche & intraitable, il faut bien prendre le parti de vous livrer à votre sort. Je vous déclare donc que je ne veux plus m'en occuper, & que c'est la derniere fois que je vous parle. Je feignois de le quitter: il m'arrête, effrayé. Qu'allez-vous faire? Ne voyez-vous pas que je suis un malheureux dont la raison s'égare? Laisse-t-on un malade parce qu'il a le délire? Ayez pitié de moi! ne m'abandonnez pas! Je suis prêt de me soumettre à tout. Vous exigez que je m'éloigne; eh bien, encore une fois, adieu! Il se rejetta dans mes bras dont il ne pouvoit sortir; puis tout-à-coup s'en arrachant, écrivez-moi, je vous en conjure! voilà votre route, & voici la mienne: séparonsnous. Il descendit à pas précipités de la colline, & je le perdis bientôt de vue.

LETTRE XXIV. Thérese à Constance.

Je l'ai forcé de me quitter; il est maintenant loin de moi; il m'a laissée dans l'affliction. Ah! mon amie! où est-il celui qui remplissoit tous mes instans, qui charmoit toutes mes pensées! Il étoit tout pour moi; il étoit plus que ma vie, plus que mon bonheur. Un ravissement divin me pénétroit à sa vue: un éternel transport naissoit en moi de son sourire.... Mais il est parti! ... Fixée dans le centre de ce cœur déchiré, son image vit encore! Elle vit pour mon supplice, & la mort seule peut l'en arracher. Je n'ai plus d'espérance de paix que dans le tombeau! J'imaginois d'autres joies, d'autres félicités, d'autres amours! Pauvre Thérese! Amante foible & trompée! tu ne savois pas, tu ne sentois pas que le seul Faldoni pouvoit te donner tous ces biens! Quand je me rappelle l'émotion dont j'étois saisie en le voyant paroître, mon trouble à la seule attente de son retour, le battement de mon sein au bruit de ses pas, au son de sa voix, à tout ce qui m'avertissoit de sa présence, je ne sais comment je pourrai vivre sans le voir!..... Ah! Constance! pourquoi m'engagiez-vous à lire les lettres de Julie Mandeville? Pourquoi vouloir contrister du récit d'une infortune imaginaire une ame déja navrée de ses propres angoisses? J'ai lu, j'ai trempé ces pages mélancoliques des larmes qui couloient du fond de mon cœur. Hélas! Julie avoit des consolations; je n'en ai point: elle aimoit sans contrainte, & je dois cacher mon amour à toute la nature. Il faut sourire quand j'ai besoin de pleurer; il faut me taire quand je brûle.... O dieu! se sentir mourir & ne pas oser dire, je me meurs!

LETTRE XXV. A la même.

Mon pere m'a présenté l'homme qu'il me destine pour époux: j'aimerois autant qu'on m'eût présenté la mort. Je ne connoissois point l'antipathie; c'est un sentiment que je dois à cet étrange personnage. Imaginez, ma chere Constance, un fantôme sec & long dont le teint noir est mêlé de jaune, qui élevoit d'un ton d'importance une voix sépulcrale, me parcouroit de ses deux yeux creux & malhonnêtes, & sourioit à faire peur: voilà ce qu'un premier coup-d'œil m'a laissé voir. Il est revenu des Indes où il avoit amassé une fortune immense: Ah! mon dieu! qu'il y retourne! J'ai su qu'il laissoit ici ses parens dans la misere, & j'en ai conçu pour lui un dégoût qui va jusqu'à la haine. J'ai d'abord été choquée de ce que me regardant comme sa conquête, il ait osé me prendre la main & la baiser: je l'ai retirée brusquement, & ma rougeur a dû lui montrer mon dépit. Il va faire un voyage, & il sera de retour dans six mois: dans six mois, chere cousine! c'est le terme qu'on fixe à mon mariage! Étoit-ce donc pour cette fatale union que j'éloignois Faldoni, & que je me privois de sa vue? Hélas! il s'en alloit tristement sans ami, sans guide, sans consolation, seul, à pied, aux approches de la nuit, & tandis qu'il traversoit des déserts pour m'obéir, j'arrosois ma couche de mes larmes; je le regrettois; je l'appellois; je maudissois ma rigueur: que dis-je? rigueur! Je devrois la nommer cruauté, tyrannie! Ah, mon amie! que mes efforts me coûtent cher! être obligée d'affecter l'indifférence & la froideur! étouffer jusqu'à mes soupirs! défendre à mes yeux de le voir! .... Que les hommes crient contre l'orgueil; ils ont raison: l'orgueil est le tyran de la nature. Je voudrois fuir dans une cabane, & m'y cacher sous l'humble vêtement de la misere, pour échapper aux préjugés qui me poursuivent. Mon pere m'a menacée du cloître, & c'est l'unique asyle qui me convienne: en effet, dois-je préférer de former des liens qui me blessent? Je ne sais si je m'abuse: mais j'ai du mariage l'opinion la plus sublime: je le regarde comme le dernier degré de la félicité humaine, quand il est fondé sur la vertu, l'estime & la tendresse: sans ces conditions, je ne conçois pas de sort plus horrible que celui d'être condamnée à vivre avec un homme qu'on méprise, ou qu'on ne peut aimer. Dans le célibat au contraire, & sous la sanction d'une vie religieuse, on ne dépend que des loix qu'on a choisies: quand on a fourni sa tâche journaliere de peines & de travaux, (eh! quel état n'a point le siens?) On peut vivre en paix avec soi-même, & retrouver dans son cœur l'om-bre de la liberté, puisque la réalité n'en existe nulle part. J'ai fait souvent les réflexions que je vous présente, & j'y reviens toujours avec plaisir. Je ne puis rester dans la crise où je suis: il faut bien que cela finisse. Tout est contre moi, les hommes, les préjugés, la fortune; & je n'ai que mon cœur pour résister à tant d'ennemis! Que voulez-vous que je fasse? Je me sens assez de force pour les combattre: mais un pere! ô mon amie! quel terrible adversaire! quand il me dit un mot, je suis dans la poudre; je ne vois plus que mon néant: le ciel, la terre, mon amant, toute la nature disparoît; je ne sais qu'obéir.

LETTRE XXVI. Faldoni au Curé.

Il est donc vrai que je l'ai perdue, qu'elle m'a chassé, qu'elle renonce à moi!.... O sentiment d'une tendresse immortelle! Qu'êtes-vous devenu? Mon chimérique bonheur est détruit; il ne m'en reste plus qu'un désolant souvenir! Que mes journées sont longues! Dix ans ont passé sur ma tête, depuis que je l'ai quittée. Je tourne incessamment mes tristes regards vers les lieux d'où je suis banni; d'affligeantes pensées me suivent dans mes déserts; je n'y vois point d'être qui n'ait sa compagne, & moi je suis seul! je suis seul dans l'univers! je ne connois personne qui tienne à moi, personne à qui mon sort soit lié, que mes jours intéressent, qui partage mes desirs & mes craintes! Si maintenant j'abandonnois la vie, ma tombe se fermeroit sans larmes! Affreux délaissement! je ne puis le soutenir! il flétrit tout ce qui m'environne, & n'offre à mes yeux qu'une effrayante nudité.

Cependant je serois content de mon habitation, si je pouvois l'être de quelque chose. J'éprouve que la solitude me fait du bien; je respire dans ces campagnes un air pur qui tempere l'activité de mon sang. Il y a dans mon voisinage un parc charmant où je fais des promenades journalieres. Si je veux me procurer la vue des côteaux & des plaines, je vais m'établir sur le sommet d'un rocher voisin protégé par de grands chênes, où l'ombre & le zéphir se trouvent dans l'ardeur du midi. Je visite souvent les environs d'une abbaye qui s'éleve au milieu de quatre ou cinq vallons: quelques buissons paroissent çà & là sur les collines dorées par les fleurs du gênet: le mugissement des vaches qui paîssent dans les environs & le son de la cloche monastique, répandent fur ce paysage un air de mélancolie. J'entends de loin les romances naives des villageoises qui chantent pendant la soirée en coupant leurs légumes; ces voix douces & plaintives ont je ne sais quoi d'attendrissant: je vois le soleil se coucher derriere le château des Ormes que je découvre pleinement, & je me repais de cette vue charmante jusqu'à ce que la nuit arrive: alors je regagne ma chaumiere; les bonnes gens qui m'ont ouvert leur asyle, m'accueillent avec une joie qui me touche; je partage leur repas frugal; je m'amuse du tableau de cette famille vertueuse; le pere, la femme, les enfans, tout est l'image de la candeur. Comme ils s'aiment! comme ils sont gais, quand ils reviennent harrassés des travaux du jour! Ils est donc des êtres heureux sur la terre! Cette pensée me console. Eh! comment ne saisit-on pas ce genre de bonheur qu'on pourroit goûter à si peu de frais? Justine mon hôtesse avoit hier du chagrin, & voici ce qu'elle m'a conté. Jeannette sa filleule est aimée de Mathurin dont le pere est un avare: or, ce pere ne veut point consentir au mariage de son fils avec Jeannette parce qu'elle n'est pas assez riche; si elle avoit deux vaches, leurs fortunes seroient égales, & elle épouseroit son amant: mais ces deux vaches sont beaucoup d'argent, &, dit Justine, nous ne pouvons les lui donner; c'est ce qui fait qu'ils sont malheureux & qu'ils passent leur vie à pleurer. J'ai promis de donner les deux vaches, & j'ai cru que ces honnêtes gens m'étoufferoient de caresses: ils ont amené le joli couple dont j'ai été réellement enchanté. Quel contraste accablant de leur situation avec la mienne! Ah! Monsieur! depuis que j'ai perdu l'espoir d'être heureux, il ne me reste plus d'autre jouissance que celle du bonheur d'autrui. Mais n'admirez-vous pas l'empire de ces viles passions qui tourmentent jusqu'à de pauvres villageois! Que dans les campagnes où le bras de l'agriculteur fait sa richesse, où deux infortunés se soutiennent & se consolent en associant leur misere, on voie se glisser à travers les haillons de l'indigence un systême d'inégalité qui outrage la nature, alors l'indignation s'allume; le fang bout dans les veines, & on est tenté de maudire cette race d'orgueilleux vermisseaux qui se croyent des êtres privilégiés quand ils sont de quelques lignes plus exhaussés que leurs pareils. Quoi! Dieu les a-t-il formés d'un autre limon que le mien? Nos cendres seront-elles distinguées dans le sein de la terre où nous devons tous rentrer, & les vers dont je serai la proie doivent-ils les épargner? Oh! combien ils sont cruels, ceux qui s'opposent au bonheur de deux amans aux-quels il est accordé si peu de temps pour en jouir! Qu'est-ce que vingt ou trente ans à passer dans ce monde, & pourquoi faire des amas de richesses comme si l'on devoit être immortel? C'est une triste folie de craindre que la terre ne nous manque! elle nourrit les oiseaux du Ciel, & cependant ils ne sement point! Providence auguste! Être souverain qui gouvernes les spheres! C'est offenser ta bonté que de porter sur l'avenir un œil inquiet & craintif: tu couvres nos campagnes de fruits, & nous pourrions avoir des sollicitudes! Certes! plus je réfléchis sur l'état civil, plus je sens combien nos institutions dégradent l'ouvrage de la nature. Si la société étoit bien ordonnée, chaque individu seroit à sa place; j'aurois l'espoir de posséder ce que j'aime, & au moment où j'écris, mes pleurs ne baigneroient point ce papier. Vous, Monsieur, qui témoignez quelque intérêt à mon sort, m'auriez-vous exilé des lieux où j'ai laissé ma vie? Serois-je errant dans les bois & les rochers, traînant le fardeau de l'existence dans les angoisses de la crainte, incertain de ma destinée, doutant si on ne m'enleve pas mon amante! O félicité humaine, objet de tous les vœux! est-il donc si difficile de t'acquérir?

LETTRE XXVII. Au même.

Je viens de goûter encore un instant de bonheur! Je fors du château des Ormes. Je suis parti ce matin avant l'aurore; le chemin disparoissoit sous mes pas; à mesure que j'approchois & que les tours de cette demeure fortunée s'allongeoient devant moi, j'avois peine à respirer; un nuage déroboit les objets à mes yeux. J'ai vu un berger qui conduisoit des troupeaux dans la prairie voisine; il m'intéressoit: tout m'enchantoit, jusqu'aux arbres de l'avenue, jusqu'au ruisseau qui baigne le pré, jusqu'aux moindres parties de cette campagne délicieuse. En traversant les allées de grands ormes qui conduisent au château, je me croyois transporté dans les bois de l'Élisée: je regardois autour de moi avec une avide curiosité. Quand je suis entré chez le Concierge, sa petite maison m'a paru charmante: j'aimois ces fenêtres entourées de lierre; cette tonnelle rustique élevée devant la porte; cet air d'aisance & de liberté champêtre qui regnoit dans sa famille: je lui ai marqué le desir de voir l'intérieur des appartemens, & ce bonhomme s'est offert à m'y conduire. Je ne songeois pas sans trouble que j'allois entrer dans la chambre de Mademoiselle de Saint-Cyran: quand on ne me l'auroit pas nommée, je l'aurois reconnue à l'émotion que m'a causé son aspect: j'ai cru entrer dans un temple: j'étois tenté de me prosterner. Quel charmant asyle! des rideaux de taffetas blanc relevés par des rubans, couleur de rose, descendoient en festons autour d'une couche modeste enfermée dans une alcove: quelques livres étoient épars sur une tablette; Clarisse, Grandisson, Racine, Deshouliere, & le Spectateur Anglois, composoient une partie de cette collection. J'ai trouvé sur son bureau une écritoire & du papier; un tiroir étoit entr'ouvert; une chaise placée tout près & tournée de côté; on eût dit que Thérese venoit de la quitter, & je croyois l'y voir: il y avoit dans le désordre de ces meubles un certain air animé qui me frappoit. J'ai obtenu du Concierge la permission de me promener quelquefois dans les jardins, & j'ai commencé, ce matin même, à les parcourir: j'étois seul & je m'amusois à graver sur les arbres, des vers de Petrarque. Un jour, quand elle viendra dans son bocage, ses yeux se porteront peut-être sur ces expressions de l'amour, & mon souvenir se réveillera dans son ame. Quel ravissement j'éprouvois à rêver le long de ce canal bordé de jonquilles & ombragé par des touffes de lilas; sur cette terrasse d'où je découvrois tout l'horison, & dans ces allées de vieux tilleuls qui forment au bout des parterres un réduit impénétrable au jour! Je suis bien sûr que Thérese en fait son asyle chéri; on y respire un calme, une sérénité, un sentiment de plaisir, & je ne sais qu'elle langueur qui semble appeller la tendresse; je n'en veux plus sortir; je m'y établirai, le matin, avec des livres, un crayon & du papier: je lirai; je dessinerai; j'écrirai; je marcherai; à midi, je dînerai chez le Concierge, & le soir je retournerai dans mon hermitage.

O mon ami! quelle est donc la magie des passions! tout s'embellit de leur présence! aux yeux d'un amant qu'elles enflamment, l'univers prend une face nouvelle: on est-transporté sous d'autres cieux, dans des terres inconnues, au milieu des jardins & du palais d'Alcine; on ne voit plus comme les autres hommes; on ne sent plus comme eux: un arbre, une fleur, un ruisseau, tout enchante! Ah! je plains bien l'homme indifférent! il est privé du plus grand charme de la vie.

LETTRE XXVIII. Le Curé à Faldoni.

Votre absence a déja produit un bon effet; on a demandé chez M. de Saint-Cyran, & je crois que c'est lui-même, pourquoi vous ne paroissiez plus; j'ai dit que vous étiez à la campagne: Madame de Saint-Cyran qui ne tarit pas sur vos louanges les a répétées avec une abondance de cœur qui m'a charmé. Continuez mon ami! Que les mœurs modernes & les principes vicieux du monde n'alterent point cette précieuse honnêteté qui sert de base aux vertus. Il faut pourtant que je vous gronde sur votre visite au château des Ormes, & sur l'établissement que vous voulez y faire. Ne seroit-il pas plus sage de choisir un autre séjour & d'autres promenades? vous ne sauriez trop éviter les indiscrétions de cette espece. J'approuve la roideur de vos sentimens & votre opinion sur l'inégalité: mais, mon cher fils! tous ces beaux raisonnemens ne corrigeront point les hommes, & les vérités que vous dites n'en feront descendre aucun de l'échelon où il est monté. Au fond, je n'estime pas plus que vous ces gens fiers des avantages de la naissance & de la fortune: avec cela, je fais comme tout le monde, & je baisse le front devant celui que le hasard place au-dessus de moi. Notre morale peut nous consoler: mais changer ce qui est établi, c'est une chose impossible. Jouissez de la beauté des campagnes; élevez votre ame jusqu'à l'Être suprême; méditez dans la solitude sur cette foule de malheureux qui languissent dans les fers, ou sur un lit de douleur. Combien en est-il à qui votre sort feroit envie, & qui souhaiteroient de pouvoir contempler comme vous le lever du soleil; & vous osez murmurer, vous qui n'avez qu'à promener vos regards pour être content! Quelle maladie vous afflige? quelles chaînes vous arrêtent? quels besoins vous pressent? Vous avez tout, la liberté, la santé, les biens que donne la nature, & la faculté d'en jouir: mais d'affreux préjugés vous accablent de leur joug de fer; des hommes superbes élevent un mur de séparation entre un amante & vous! Eh bien! voilà le malheur d'un penchant que la sage raison n'a point déterminé. A dieu ne plaise que je prétende ôter à votre amour tout espoir de succès! Je me suis promis de disposer pour vous le cœur d'une mere, & le temps, les événemens, votre conduite, pourront me seconder; mais rentrez en vous-même, & dites-moi si la témérité de vos vœux n'est pas dans ce moment l'unique source de vos peines? Ah! vous pouvez m'en croire! le bonheur n'est point fait pour les passions: leurs plaisirs sont courts, & leurs maux sont illimités. Que de larmes elles font répandre! que de victimes elles sacrifient! Combien d'infortunés, aux pieds des autels & dans l'om-bre d'un cloître, gémissent de les avoir connues! On vous dit qu'elles sont le germe de la félicité, des arts & des vertus, & que sans leur impulsion il n'y a plus de mouvement dans l'univers moral. O mon cher Faldoni! gardez-vous bien d'adopter cette assertion meurtriere! Sentir & combattre, voilà l'état de la vie. On n'étouffe point l'amour; on ne l'arrache point de son cœur; mais on doit le captiver, le contraindre & le soumettre à la raison: il en coûte à l'ame qui s'y force; mais la récompense est dans le succès de nos efforts. Je veux vous faire part de mes opinions sur cet objet; attendez-vous à une longue lettre: je vous exposerai le résultat des réflexions de toute ma vie, & je parviendrai peut-être à vous persuader que le bonheur n'est autre chose que la paix du cœur, & l'absence des passions.

LETTRE XXIX. Au même.

Que penseriez-vous d'un Charlatan qui vous diroit que les poisons dont la terre est infectée, sont un bienfait de la nature, parce qu'il en est d'utiles à la Pharmatie, & que les hommes ne peuvent vivre si le Chymiste ne fait couler dans leurs veines les sucs venimeux de la vipere, parce qu'elle entre dans la composition d'une opiate? Voilà cependant comme un Sophiste ami des passions, dans ses inductions téméraires, tire de quelques faits isolés des conséquences générales! La nature attentive à notre bonheur nous a donné le sentiment intime, l'organe de l'ame, qu'on appelle instinct, pour nous porter avec impétuosité à chercher le plaisir & à fuir la douleur: ce penchant ou cette aversion constituent les passions primitives: mais elles sont en petit nombre, parce que le Créateur agit par les voies les plus simples. L'homme abusant de sa liberté pour multiplier ses besoins, s'est éloigné de l'ordre naturel & des loix communes à tous les êtres sensibles: il a fallu modérer ou rectifier son instinct égaré dans des routes inconnues; il a fallu que le soin de sa conservation le forçât de se replier sur lui-même, & que l'expérience de ses écarts lui fit connoître le faux & le vrai, lui montrât ce qui nuit ou convient à ses intérêts, lui rappellât les vérités éternelles qu'il avoit perdues de vue dans un nouvel ordre de choses, & le dirigeât dans le labyrinthe de ses volontés: ainsi s'est formé la raison qui n'est proprement que la perfection de l'instinct. Pourquoi la raison des Sauvages est-elle si bornée? C'est qu'ayant peu de besoins, peu d'affections continues, ils ont peu d'occasions d'exercer leur instinct & de le perfectionner. Il y a des passions pour lesquelles ils manquent de termes, parce que le langage n'étant que l'expression de la pensée, le nom de ces passions ignorées ne peut entrer dans le dictionnaire de ces peuples.

Nous avons deux facultés destinées à développer l'instinct; c'est l'imagination & la mémoire: la premiere reçoit & conserve l'impression des objets; l'autre en réveille le souvenir; & quand cette impression est forte, elle excite un sentiment actif dont la continuité devient passion. On peut ajouter à ces causes la pente que nous avons vers l'imitation, la force de l'exemple & l'empire de l'habitude.

On a très-bien dit que les passions étoient contagieuses: vous n'écoutez point sans intérêt un homme qui raconte ses infortunes; vous vous sentez pénétré des émotions qu'il éprouve; vous pleurez en lui voyant verser des larmes. D'où vient qu'au théatre vous êtes affecté tour-à-tour de douleur & de joie, d'espérance & de crainte? Que vous font les malheurs de Phèdre & d'Iphigénie? Que vous importe le fils de Mérope & l'époux de Zénobie? Vous respiriez, en entrant dans la scène, le calme & la sérénité. Que vous est-il arrivé? Pourquoi ces ruisseaux qui coulent de vos yeux? Pourquoi votre sein s'est-il gonflé de soupirs? Avez-vous appris la mort d'un ami? Non, vous pleurez sur des gens qui vivoient il y a deux mille ans, & vous allez remporter des impressions profondes qui troubleront encore votre sommeil, & se reproduiront dans vos songes.

L'habitude, cette disposition qui naît de la répétion fréquente des mêmes actes, est favorisée par notre penchant à choisir ce qui nous est le moins pénible. L'instinct revient constamment sur les objets qui lui plaisent: ces retours rendent fon action plus facile, & il s'abandonne à son cours, comme un fleuve suit le lit qu'il s'est frayé. Quand l'habitude est déterminée par l'éducation, & fortifiée par l'exemple, elle parvient quelquefois à dénaturer l'instinct, à changer le tempérament, à détruire ou affoiblir les penchans originels. Alors il se fait un choc de passions diverses, un combat de volontés, une contradiction de principes: un homme né paisible devient turbulent, inquiet, laborieux, pour servir son avarice ou son ambition: un voluptueux ardent pour les plaisirs, sacrifie leur jouissance à celle des honneurs & de la rénommée. Qu'au milieu de ces contrariétés, la raison éleve sa voix; qu'elle dise au malheureux tourmenté de ces discordes: tu ne dois suivre ni l'aveugle habitude, ni les préjugés de l'éducation, ni tes penchans dégradés; c'est à moi seule qu'il faut obéir: croyez-vous que le bonheur puisse habiter dans un cœur tirannisé par tant de maîtres?

Je veux qu'on doive aux passions quelques vertus sociales: mais combien leur doit-on de vices? Si elles forment des héros, que de brigands elles multiplient! S'il est des hommes dont elles font briller les facultés, combien en est-il dont elles égarent l'esprit, corrompent le cœur & dérangent l'organisation? Quand un moraliste imprudent me vante le pouvoir des passions & leurs effets merveilleux, je crois entendre un empirique exalter la vertu de la fievre & l'activité qu'elle donne au sang.

N'est-il pas vrai que rien n'est plus contraire aux passions que la raison, puisque les unes nous poussent continuellement vers les extrêmes, & que l'autre nous balance dans un juste équilibre? Or, qui doutera que la vertu ne soit l'objet de cette égalité d'où résulte l'harmonie de l'univers? N'est-il pas honteux d'imaginer qu'on ne puisse faire des actions généreuses que dans les accès du délire? Quoi? pour se rendre vertueux, faut-il anéantir la raison, & l'homme ne sauroit-il être grand s'il n'est insensé?

La vertu est l'amour de l'ordre: tout ce qui s'éloigne de cet accord parfait de la volonté avec les loix de l'ordre, est donc essentiellement opposé à la vertu. Eh! comment les passions qui n'agissent que par des secousses violentes, des mouvemens irréguliers, des loix arbitraires & diverses, dans cette volubilité de l'ame, pourroient-elles maintenir l'équilibre des sens & de la raison?

Croyez-moi, mon ami; le bonheur & la vertu ne sont que dans la modération des sentimens: on aime un jour doux, une voix flatteuse, un vent léger, des parfums suaves; mais des tourbillons orageux, une lumiere éclatante, des cris aigus, des odeurs fortes blessent nos organes, & laissent en nous des impressions pénibles. La nature, en nous donnant une organisation délicate, nous apprit à fuir tout ce qui pouvoit l'altérer: elle nous montra, par les modeles de la beauté qu'elle a placés sous nos yeux, que l'harmonie, la proportion & l'unité de leurs parties sont la cause du charme inexprimable qu'ils nous font éprouver: si elle créa des passions, elle en borna le cours & les fit marcher d'un pas égal avec les vrais besoins de l'homme. Aussi les hordes sauvages qui conservent encore ses institutions primitives, ne sont pas susceptibles de longues émotions; chez elles la vengeance passagere ne suppose point les trames noires & combinées de nos cœurs corrompus; leur amour n'est qu'un sentiment physique excité par la présence de son objet & fugitif comme la volupté qu'il produit. Mais dans l'état civil, l'ame est rendue passive par la foule de ses penchans: dans le bouleversement des sens, elle unit les idées les plus disparates, substitue les fantômes de l'imagination aux objets réels, se sert de la raison même pour justifier ses erreurs, abuse des mots, des choses, des principes éternels, & ne s'arrête enfin que lorsque fatiguée & comme engourdie, elle est forcée de se reposer dans le tumulte. La nature qui imprima sur le front de l'homme le type de la pensée, y peint comme sur une scène mobile tous ces troubles intérieurs; les palpitations de la crainte, les convulsions de la colere, les soucis de l'ambition, les déchiremens de l'envie, les angoisses de l'amour. Ces symptômes effrayans annoncent-ils la félicité? Le citoyen est-il paisible quand sa maison est la proie des flammes? Certes, j'admire ces scrutateurs du cœur humain, qui font l'apologie des passions! Rien ne les arrête, & l'avarice même trouve en eux des flatteurs!

Pour connoître un mortel heureux, fixons nos regards sur le sage: nous le verrons tranquille dans les succès comme dans les revers; également éloigné de la crainte inquiete & de l'espérance avide; jouissant par un exercice modéré de ses facultés, de tous les biens de la nature; ne se refusant rien de ce que la raison lui permet; s'abstenant sans effort de ce qu'elle interdit; se servant de la théorie des plaisirs pour en régler l'usage; faisant à ses principes le sacrifice de ses goûts; réprimant les saillies de son esprit quand elles peuvent l'égarer; se montrant dans la société l'ami du genre humain, toujours prêt à plaider la cause des abfens, à soutenir les droits du foible, à prôner le mérite modeste; indifférent sur tous les systêmes, ne cherchant que la vérité; n'adoptant jamais une opinion sans l'avoir approfondie; jamais ne portant un jugement sans l'avoir médité; faisant de ses réflexions la base de sa conduite, & pour éviter les regrets, n'abandonnant au hasard que ce qu'il n'a pu soumettre à la prudence. On ne sauroit avoir plus d'indulgence pour les hommes: il les sert sans espérer de reconnoissance; il fait plus, car il oblige celui qui songe à l'outrager, & ne punit son ennemi que par des bienfaits: la haine n'entre point dans son ame; la haine n'appartient qu'aux ames foibles, aux enfans, aux vieillards; elle annonce l'impuissance, & l'être qui sent ses forces n'a pas besoin de haïr. Le Sauvage écrase l'insecte & l'oublie; le Philosophe se détourne & le laisse vivre. Il ne connoît ni l'ambition des rangs, ni l'amour de l'or. Que lui fait la risible importance d'un personnage & la puérile vanité des titres? S'il étoit capable d'humeur, il en auroit contre l'insensé qui ne juge de la valeur d'un homme que sur ses parchemins & sur les rubans qui le chamarent: mais rien: n'altere l'égalité de son ame; les traits du mépris glissent sur lui sans l'effleurer; il marche à côté du superbe sans l'appercevoir; il vit dans le sein de l'intrigue sans être agité par son tourbillon: tout l'amuse, rien ne le blesse: il ne rencontre point de rivaux sur sa route, parce qu'il n'aspire à rien; il est accueilli des hommes, parce qu'il n'a rien à leur demander. Que pourroit-il souhaiter? des biens, des honneurs? Il est persuadé que la carriere de la vie est trop courte pour s'occuper de ces soins, & il passe au milieu des sociétés, son bâton à la main, comme un voyageur qui va partir. Si le monde le fatigue, il se sauve dans la solitude; c'est là qu'entouré de ses livres, il converse avec les morts fameux de tous les siecles. Quel entretien vaut celui d'Homere ou de Virgile? Que les hommes lui paroissent petits quand il vient de quitter ces génies sublimes! Qu'il écoute alors avec pitié les phrases du bel esprit, les lourds propos de la sottise, & les fades confidences de l'amour-propre! Le commerce des muses le rend inaccessible aux séductions de l'amour: mais il cede à l'amitié, l'amitié, ce besoin de tous les cœurs honnêtes, que le temps fortifie, que le malheur épure, qui résiste au sort & qui survit aux passions. En effet, de quoi ne console pas un ami? L'amour s'éteint; le plaisir a son terme; les fortunes s'écroulent; les réputations s'évanouissent: à mesure que nos années s'avancent, les hommes s'éloignent de nous: insensiblement, nous devenons étrangers au monde; la société nous oublie; tout fuit vers la jeunesse & les graces: réduits à nous-mêmes, ou plutôt à nos débris, effrayés d'être seuls, accablés de langueur & de mélancolie, nous cherchons un asyle contre les ennuis de l'âge, & l'amitié nous le donne; c'est avec elle que nous allons verser nos dernieres larmes; & lorsque nous quittons la terre, c'est à ses mains généreuses que nous laissons le soin de jetter quelques fleurs sur nos tombeaux.

LETTRE XXX. Thérese à Constance.

L'homme .... Comment l'appellerai-je? Le protégé de mon pere est venu prendre congé de nous: j'étois à ma toil ette quand on l'annonça; j'enveloppai mes mains dans mon peignoir: car je craignois l'avanture de sa premiere visite. Après une révérence très-froide, je me tins debout & les yeux baissés, tout le temps que mon pere lui parla. Il avoit l'air de la richesse: un habit doré & d'un très-mauvais goût sembloit ajouter à la pesanteur de ses manieres. Il admira mes cheveux qui étoient flottans: mon pere, en riant, m'en fit une double ceinture. L'Indien parut extasié, & levant ses deux grands bras qui m'effrayoient, il s'approcha: je crus qu'il alloit les étendre, comme un serpent, autour de moi; je fis un cri, & je me sentis prête à défaillir. Vous n'avez jamais vu d'étonnement stupide pareil au sien. Sa bouche resta ouverte, & la contraction de ses nerfs démonta toute sa hideuse figure. Pour moi, je venois réellement d'éprouver une impression d'horreur, comme si j'avois marché sur un reptile venimeux, & mon sang couroit comme dans la fievre. Il se tourna vers mon pere, & lui demanda en bégayant, si je n'avois point d'aversion pour lui: une fille bien née, dit M. de Saint-Cyran avec un ton sévere, n'a d'autres sentimens que ceux qu'elle doit avouer, & Mademoiselle ne peut qu'agréer un choix honorable qui convient à son pere. Le malheureux sourit; ce ricannement me donna de l'humeur: j'osai répondre que dans tout ce qui dépendoit de ma volonté, j'obéïrois à mon pere; mais que je n'étois point la maîtresse de commander à mes affections. Il me jetta un regard terrible, & m'ordonnant d'achever ma toilette, il sortit avec son ami. Une heure après, ma petite sœur accourut toute effrayée, & vint frapper à ma porte: Deschamps lui ouvrit: elle se mit entre mes genoux. Ma sœur Thérese! dit-elle, voyez comme le cœur me bat! Eh bien, Lolotte! qu'est-il arrivé? & je l'embrassois pour la rassurer: la pauvre enfant essuya ses larmes, & me conta son histoire. J'étois entrée dans le grand sallon pour étudier au claveçin; ma bonne m'a laissée seule un instant, & j'ai entendu parler dans le cabinet voisin: on se plaint que je suis curieuse; mais j'avois bien raison de l'être cette fois-ci! Je me suis approchée doucement de la porte; j'ai fixé mes yeux sur la serrure, & j'ai vu papa qui disoit à ma chere maman, en allongeant le bras, (& le petit singe imitoit son geste;) oui, je saurai bien la faire obéir, ou le couvent m'en fera raison: Vous êtes trop indulgente, Madame, & c'est votre bonté qui la perdra. Ma chere maman étoit assise près du bureau; elle paroissoit fort chagrine, & de temps en temps elle soupiroit. (Cette bonne mere! J'ai soupiré aussi, & Lolotte me l'a fait remarquer): elle a poursuivi: papa marchoit à grands pas, & tout-à-coup il a tiré le cordon de la sonnette. Demandez-vous quelque chose, a dit ma chere maman?--Je veux qu'on l'avertisse de descendre.--Quoi! dans l'agitation où vous êtes? Je vous conjure de n'en rien faire; attendez que vous soyez plus calme. En vérité, Monsieur! vous me ferez mourir avec vos scènes! Il ne faut pas beaucoup d'efforts, & ma santé est déja bien chancelante. Un domestique est entré; on l'a renvoyé: la conversation a cessé. Papa s'est assis, & il a resté long-temps les bras croisés, paroissant rouler des idées dans sa tête. Ensuite il s'est levé brusquement, & il disoit: me tenir ce langage! faire rougir l'honnête homme que je lui présente! elle qui osoit à peine souffler devant moi! d'où lui vient tant d'audace? A-t-elle quelqu'amourette? Les filles qui ont le cœur tendre, se jettent à la tête du premier venu, & quand on ferme les portes, elles sortent par les fenêtres. Ma chere maman a levé la voix. Vous oubliez, Monsieur, que Thérese est notre fille: pourquoi l'outrager injustement? Je n'ai rien vu dans sa conduite qui puisse donner lieu à de pareils propos. Oui, vous verrez, a dit papa, qu'elle a de justes raisons pour me désobéir: au reste il faut espérer que cet exemple ne gagnera point Lolotte, & que je sauverai du moins une de mes filles. O ma sœur! quand j'ai entendu prononcer mon nom, il m'a pris une palpitation comme celle que vous avez maintenant, & je redoublois d'attention. Lolotte est une bonne enfant, a dit maman; & comme elle n'a sous les yeux que des modeles de vertu, elle ne risque point de se perdre. Papa hochoit la tête: vertu, tant qu'il vous plaira! mais la premiere est de se conformer aux loix d'un pere, & si des meres foibles ne favorisoient pas cette révolte inouie, il y auroit plus d'accord dans les familles. Ma chere maman s'est mise à pleurer; & je pleurois aussi. Oh! que j'en voulois à papa d'être si méchant! Que j'étois tentée d'aller me jetter dans les bras de cette bonne maman! mais tout de suite on s'est avancé vers la porte: j'ai couru vîte à mon clavecin, & j'ai joué quelques notes. Papa est entré: que fait ici cette petite fille? Je n'osois le regarder ni répondre, & je continuois de jouer: il a murmuré entre ses dents le mot d'espion, & il m'a ordonné de sortir: je m'en allois toute tremblante: il m'a rappellée; il a pris mes deux mains dans l'une des siennes, & avec l'autre me menaçant du doigt; si vous n'êtes pas soumise, a-t-il dit, vous verrez, vous verrez ce qui arrive aux filles désobéissantes; & il m'a laissé partir. J'avois déjà les larmes aux yeux, car il m'avoit écrasé les doigts avec la main dont il me serroit; & tenez! ils sont encore rouges! Enfin je me suis sauvée, & je viens vous conter tout cela. N'êtes-vous pas contente de moi, pour m'en être si bien souvenue? Mais ne pleurez pas, ma sœur! car si on vous fait du mal, je veux le partager avec vous. J'étois attendrie de l'amitié de cette pauvre petite; je la pressai dans mes bras & je l'engageai à me rendre compte de tout ce qu'elle entendroit. Cruelle nécessité! pourquoi faut-il avoir besoin de surveillans? Voilà pourtant ce que produit l'extrême rigueur des peres! Avec quelle émotion j'écoutois Lolotte! je pleurois, & l'aimable enfant en me parlant jouoit avec les boucles de mes cheveux! L'heureux âge, & que je lui portois envie!

LETTRE XXXI. Faldoni au Curé.

Mon hôtesse a été la nourrice de Mademoiselle de Saint-Cyran: il faut l'entendre parler de sa chere Thérese. Comment répéter ce qu'elle me dit? L'émotion me saisit; je vois Thérese, au moment où elle s'approche de sa mere à qui elle venoit de déplaire; je vois Madame de Saint-Cyran retirer sa main qu'elle vouloit baiser, & sa fille tomber à ses genoux, les embrasser, les baigner de larmes, & lui crier: ô maman! si vous me refusez votre main, vous ne me refuserez pas vos pieds. Ne voyez vous pas cette tendre mere la relever & l'embrasser? Quel tableau! il faut pleurer, Monsieur, comme je pleure en vous le traçant; & c'étoit un enfant de sept ans qui tenoit ce langage. Justine ignore l'intérêt que je prends à ses récits: mais comme elle me voit disposé à l'écouter, elle passe des soirées entieres à m'entretenir: quand il lui revient de nouveaux traits qu'elle avoit oubliés, nous en sommes ravis comme d'une découverte. Elle est à Lyon depuis quelques jours; elle verra son enfant: je l'ai priée de lui porter une corbeille de fleurs, & de les présenter au nom de son mari.

Il tombe ici des pluies continuelles. Je reviens souvent inondé de ma promenade: jamais le printemps ne m'a paru si triste; on est obligé de se chauffer comme dans l'hiver. Quand j'arrive chez mon hôte, je fais un grand feu; je prends un livre & je reste immobile au coin de la cheminée: si quelque sentiment me frappe au milieu de ma lecture, toutes mes blessures se renouvellent, & les larmes me tombent des yeux comme deux ruisseaux. O que mon cœur est malade! que ma tête est foible! quand finiront mes peines! Dois-je labourer long-temps cette triste carriere? Ma situation influe sur mon humeur; je deviens brusque, inquiet, chagrin: on diroit que la joie d'autrui m'importune!

J'étois assis ces jours passés dans le vallon: j'avois avec moi Montaigne, & je lisois. De petits enfans de villageois vinrent folâtrer à mes côtés; je n'y fis pas grande attention: mais un joueur de vielle ayant paru, la troupe innocente l'arrêta & le paya pour le faire jouer. J'étois si fatigué de ce bruit qui troubloit ma lecture, & les sons de l'instrument étoient si faux, que je n'y pus résister; je me levai, je mis dans la main du vielleur une petite piece d'argent, & je le renvoyai. Les pauvres enfans furent consternés: je vis le chagrin sur tous les visages. En réfléchissant sur mon action j'en fus indigné: voilà donc, dis-je en moi-même, le privilége des gens riches, celui de troubler à leur gré l'humble jouissance du peuple! Avois-je le droit d'interrompre le plaisir de ces enfans? N'étoient-ils pas libres sur leur terrein comme moi sur le mien, & si j'étois fatigué de leur voisinage, ne pouvois-je pas aller ailleurs? Affligé de ces idées, je leur distribuai quelque monnoie pour les dédommager. Une nouvelle réflexion me survint: c'est encore, disois-je, un des abus de l'opulence de prétendre qu'à prix d'or on peut réparer les injustices qu'on a fait souffrir aux pauvres. Je vis qu'en effet la troupe n'étoit pas contente; j'allai chercher le joueur de vielle; je le ramenai, & je quittai le vallon.

Comment peut-on affliger ces aimables créatures dont la foiblesse & la candeur semblent solliciter notre amour? Je ne vois jamais un enfant que je ne songe à mes premieres années; je me retrace avec une émotion délicieuse ces plaisirs purs, cet enchantement d'un bonheur sans mélange que je n'ai plus retrouvé. Hélas! où sont maintenant les charmes de ma vie scolastique; & ces congés si désirés, ces promenades faites dans les campagnes avec mes condisciples! Toutes ces félicités sont perdues pour un autre âge. Quand nous devenons de grands enfans, en sommes nous plus heureux? Cette froide raison qui vient simétriser nos plaisirs, cet art de vivre qui n'est que l'art de s'ennuier, cet usage du monde qui ne sert qu'à masquer la fausseté du cœur, & ces sociétés où les vices sont présentés sous des formes décentes; tout cela m'a fait regretter souvent mes jeux de balles, mon sabot & mes vacances. Maintenant encore quand je retrouve mes anciens livres de classes, leur vue me fait soupirer. Comme j'étois content! Avec quel transport je goûtois la demi-heure de récréation qui séparoit l'étude & le repas! Quel chagrin quand la cloche fatale interrompoit les jeux pour nous renvoyer dans les classes! Je ne puis penser sans être ému à la maison où je fus élevé, & les lieux qui me rappellent les premieres voluptés de mon enfance, me font une impression toujours nouvelle.

J'ai fait construire dans mon jardin un berceau parfaitement semblable à celui où j'étois auprès de vous & de Mademoiselle de Saint-Cyran, dans cette fête que je n'oublierai jamais: un ruisseau y coule également, & le même banc s'y trouve. C'est-là que je passe des heures délicieuses, rêvant à vous, à elle, à tout ce que j'ai quitté. Quand je vois, le soir, ces villageois contens qui reviennent de leur tâche journaliere, le bucheron couvert de ramée, le berger qui reconduit ses troupeaux, tout ce peuple joyeux qui retourne en chantant, je porte envie à son bonheur. Ce n'est point chez lui que les vains desirs fermentent: les angoisses mélancoliques de l'amour n'y trouvent point d'accès. Je suis quelquefois tenté de pousser la charrue que le laboureur mene dans les champs, & de creuser avec lui le sillon. Si ces travaux pouvoient me soulager! mais rien n'allége mon fardeau! je suis devenu taciturne & morne; on ne m'entend plus parler: une secrette langueur m'a toujours rendu paresseux à m'énoncer: j'aime peu le monde; je le crains; je m'en défie, & j'ai depuis long-temps appris à me suffire. Je sens l'abus de cette retraite. L'homme isolé devient triste & misantrope: le tableau des afflictions humaines qu'il se retrace dans le silence, ne peut être égayé par les scenes mouvantes de la société: c'est alors qu'il se repaît constamment de ses réflexions ameres: c'est alors que l'amour tonne dans un cœur ouvert à ses orages, & fait couler dans les veines un ruisseau de flammes. O mon ami! avec quel éclat elle se présente à moi dans le fond de mes déserts! combien je l'aime! sa voix, ses regards, ses moindres mouvemens, tout me frappe au moment où je vous écris. Divinité de mon cœur! peine & délices de ma pensée! n'êtes-vous plus rien pour moi? ne dois-je plus vous revoir? Le printemps m'impatiente; je voudrois quelquefois que ces campagnes fussent couvertes de neige, & que le fleuve se débordât. Le temps marche avec une lenteur qui m'accable. Hélas! il en est pour qui sa course est paisible: ils le conduisent doucement, & moi je le précipite avec violence; je le chasse avec humeur, jusqu'au moment où il s'arrêtera pour m'engloutir.

LETTRE XXXII. Au même.

Ne m'envoyez plus de livres, mon cher Mentor: je lis rarement. Que m'apprendroient les hommes & leurs livres, quand j'ai sous mes yeux le magnifique tableau de la nature? O! si mon ame étoit dégagée de soins! qu'il me seroit doux de suivre au milieu de mes agrestes solitudes, les végétations infinies des plantes, la marche des saisons & les révolutions de ces astres qui répandent sur mes promenades nocturnes, un attrait délicieux! Je fais, tous les matins, trois ou quatre lieues à pied; j'ai besoin de ce mouvement pour tromper l'activité qui me consume. J'ai lié connoissance avec un chien à qui j'avois donné l'hospitalité: nous ne nous quittons plus: quand je sors, il trote devant moi. Je marche en lisant, où en rêvant; je vais où il me plaît; je m'arrête quand je le veux; je ne suis point l'esclave de mes valets, ni de mes chevaux; je ne suis point assujetti à fixer l'heure de mon départ, ni celle de mon arrivée; je ne suis point condamné à dîner, ni à dormir dans une auberge incommode: si je veux dessiner un paysage qui me flatte, je prends mon crayon: souvent je vais chercher au sommet d'une montagne, un arbre qui s'élance d'une maniere pittoresque, où l'ombre de quelques saules penchés sur le bord d'un étang, où l'abri d'une épaisse forêt dont l'entrée forme au loin une arcade de ténebres, tandis que toute la contrée est brillante de lumiere. Le charmant plaisir que celui de voyager ainsi! Je me souviens de l'émotion que j'éprouvois, lorsqu'en cheminant, je voyois les premieres couleurs de l'aurore percer le crépuscule, quand je sentois le zéphir du matin agiter mes cheveux, & que mes pieds chassoient devant eux la rosée qui baignoit le gazon. Avec quel ravissement je contemplois le soleil levant qui projettoit ses rayons sur les montagnes & sur les plaines! Bientôt un appétit robuste excité par le grand air & l'exercice, m'avertissoit de m'arrêter: je me fournissois au prochain village d'une provision de pain & de fruits & quand je trouvois un gîte convenable à ma sensualité rustique, j'y prenois mon repas: je choisissois ordinairement les bords d'une source vive, une prairie bien verte, & quelque pauvre cabane où j'étois attiré par l'odeur de la laiterie: si je rencontrois sur ma route un honnête voyageur dont la phisionomie me prévenoit, je l'abordois; nous marchions ensemble, & je le quittois quand je voulois être seul.

Ce matin, j'étois sorti de très-bonne heure: après avoir fait le tour du château des Ormes, je me suis enfoncé dans une vallée qui, en s'ouvrant, m'a laissé voir une plaine immense & variée par le paysage le plus champêtre: le Rhône s'y promenoit avec orgueil, & sembloit quitter à regret ces belles campagnes. Je marchois légérement, & mes esprits animés par le spectacle enchanteur que j'avois sous les yeux, me donnoient une gaieté dont je m'étonnois moi-même. J'ai rencontré un vieillard, qui revenoit de la forêt, chargé de bois: des lambeaux d'uniforme dont il étoit à moitié couvert, attestoient son ancien métier. J'honore les vieux soldats: il y a dans leurs visages ridés, je ne sais quoi de vénérable & d'imposant. J'ai abordé le bon homme: entre gens simples comme nous, la liaison est bientôt formée. Il m'a parlé de l'aînée de ses filles, qui fait la plus grande peine de sa vie: elle aimoit un jeune paysan qui eut le malheur d'être enrôlé dans la milice, & qui fut tué peu de temps après: la pauvre enfant ne s'en est jamais consolée: ses organes trop délicats n'ont pu résister à cette perte, & sa tête s'est dérangée. L'espoir de lui porter quelques secours m'a fait désirer de la voir; j'ai prié le vieillard de me conduire chez lui; je me suis chargé d'une partie de son fardeau, pour aider la lenteur de ses pas, & nous sommes arrivés dans sa cabane. J'ai vu au fond de la chambre une jeune fille assise dans un fauteuil: la pâleur de son visage, l'air de langueur & d'égarement répandu dans ses yeux & les soins qu'on lui rendoit, m'ont annoncé cette triste victime de l'amour. Je me suis approché d'elle avec un certain respect mêlé de frayeur, que j'ai toujours éprouvé à la vue d'un infortuné. Ma chere Agathe, lui a dit son pere, voilà Monsieur qui vient pour te consoler. Elle m'a regardé fixement; elle a soupiré, & avec son doigt qu'elle agitoit elle m'a fait signe que c'étoit un soin inutile: j'avois peine à retenir mes larmes; elle les a vu couler, & elle m'a dit: est-ce mon cher Alain que vous pleurez? Ah! Monsieur, si vous l'aviez connu! c'étoit le jeune homnme le plus doux, le plus humain! mais il n'est plus! il n'est plus! & elle fondoit en larmes. Tout-à-coup elle a tiré de son sein un papier qu'elle a pressé de ses levres, & ses sanglots ont redoublé; elle me l'a présenté. Pauvre, pauvre Alain, disoit-elle! voyez ce qu'il m'écrivoit! j'ai lu une lettre d'un style naïf & touchant, où l'amour s'exprimoit avec toute la simplicité de la nature: ne la gardez pas, s'est-elle écriée en tendant le bras pour la reprendre; c'est tout ce qui me reste de mon cher Alain, avec son chapeau que voilà: elle s'est fait apporter ce chapeau: elle le tenoit contre son cœur; elle le baisoit; elle lui parloit; elle écoutoit & elle faisoit des gestes de douleur & de désespoir: ensuite elle s'est tournée vers moi; elle a dit en joignant ses mains & le visage inondé: quand est-ce qu'il reviendra? Je vais tous les jours sous l'arbre où nous nous sommes quittés. Ah! Monsieur! que j'ai pleuré de fois sous cet arbre! Il est auprès de la maison: quand je le vois, il me vient des pensées qui me déchirent. Mais je veux vous apprendre une chanson que j'ai faite: elle a chanté aussi tôt ces paroles d'un ton à nous briser le cœur:

Adieu mon pere! adieu ma mere! Je vous dis adieu pour toujours; Je vais descendre dans la terre, Et dormir près de mes amours.

J'éclatois; j'avois un nuage de pleurs sur les yeux: sa mere l'a serrée dans ses bras: tout le monde sanglottoit. Maman, a-t-elle dit, je souffre beaucoup; la tête & le cœur me font mal; & voyant cette pauvre mere éplorée: consolez-vous donc, chere maman! Non, non, je ne souffre plus: regardez-moi, Monsieur! est-ce que je pleure? Et elle a pris ma main qu'elle a portée sur ses yeux: puis elle s'est levée brusquement: je m'en vais; je vois bien que je chagrine ici tout le monde. Non, ma chere enfant! nous sommes tous joyeux, a dit sa malheureuse mere: elle a pris la main de son autre fille & la mienne; elle s'est mise à danser avec nous, & les larmes tomboient par ruisseaux de ses yeux. Je veux danser aussi, a dit Agathe: maman! chantez cette contredance qu'Alain jouoit sur sa flûte, cet air que j'aimois tant! Sa mere a chanté; Agathe est tombée dans un état épouvantable; elle a fait des hurlemens; elle s'est jettée à terre; elle appelloit la mort: à la fin de cet accès, l'insortunée a perdu connoissance, & on l'a portée sur son lit: je suis sorti saisi de cette scène effrayante, marchant au hasard, pleurant, gémissant, malade, égaré, presque fou. Qu'avois-je besoin d'un pareil objet? Nai-je point assez de mes maux? Je disois: voilà peut-être le sort qui m'attend! Que je serois heureux! C'est la réflexion qui nous tue: c'est la raison qui empoisonne nos blessures. Eh bien! je ne penserois plus; je ne raisonnerois plus; je vivrois comme le brutes; je n'aurois que la plaie de mon cœur, & le temps pourroit la fermer. Oui, réellement, je voudrois quelquefois que mon esprit se perdît dans le vague des idées, & qu'il ne me restât pas même un souvenir de mon premier état. Aimer sans espérance! avoir éternellement devant les yeux l'image d'un avenir désolant! être banni par celle que j'aime, & l'adorer encore! En la fuyant, sentir mon ame se diviser pour la suivre! Quel supplice! Et je n'envierois pas le sort d'Agathe! Ah! mon ami! est-ce donc un fi grand mal de perdre la raison?

LETTRE XXXIII. Au même.

Mon pere me rappelle auprès de lui: il est malade. Je suis peut-être au moment de le perdre! Je cours à Lyon. Je ne puis partir sans avoir vu Mademoiselle de Saint-Cyran; pardonnez si j'enfreins vos loix; faites grace à mon trouble! O ciel! il faut m'éloigner, & dans quel temps!

LETTRE XXXIV. Thérese à Constance.

Ah! Constance! que penser de de ce qui m'arrive! Je doute si c'est un songe. Hier j'étois auprès de ma mere quand Faldoni se présenta: il alloit faire un voyage à Livourne, où le danger de perdre son pere le rappelloit, & il venoit prendre congé de nous: à ce mot de congé il se baissa; son émotion étoit visible & moi troublée, saisie de frayeur, je laissai tomber mon ouvrage: il me prit un frisson, & je restai comme immobile. Madame de Saint-Cyran lui témoigna le desir de le revoir, & l'invita beaucoup à revenîr à Lyon, si la santé de son pere le lui permettoit: elle ajouta qu'il étoit sûr d'éprouver en tout temps le même accueil dans une maison où il s'étoit concilié l'estime & l'amitié de tout le monde: mais, poursuivit-elle en le voyant porter son mouchoir à ses yeux, pourquoi cet excès de sensibilité? ce n'est pas un adieu éternel que vous nous dites; votre absence peut être abrégée; le ciel, en faveur d'un pere, peut faire des miracles: vous reviendrez, M. Faldoni; vous nous retrouverez les mêmes, & dans les dispositions où vous nous laissez. Elle appuyoit sur ces paroles. Il se leva pénétré; & se penchant sur sa main qu'il pressoit de ses levres: ah! Madame! que vous êtes généreuse! Pardon de ma foiblesse! Pardon, si je vous rends le témoin de ma douleur! Mais j'ai eu des chagrins, & vous voyez qu'ils se multiplient. Ses pleurs le forçoient de s'interrompre. Vous parlez de vos chagrins, reprit le modele des femmes; y a-t-il de l'indiscrétion à vous ramener sur cet objet? Ne puis-je les adoucir? Regardez-moi comme votre amie! J'écoutois, chere Constance, & je n'avois point assez d'oreille: à tout moment je tremblois que le fatal secret ne lui échappât: mes yeux voloient sur sa bouche. Daignez m'entendre, continua-t-il; vos bontés m'encouragent à vous demander une grace, & je la demande à genoux! Il tomba aux pieds de ma mere qui le releva sur le champ. Je frémis à ce mouvement: qu'alloit-il dire? J'étois dans des transes mortelles; je me levai, & j'allois sortir: il me retint. Non, Mademoiselle! il faut que vous m'entendiez aussi: vous allez vous marier.... Eh bien, dit Madame de Saint-Cyran, quel intérêt prenez-vous à l'établissement de ma fille?--Quel intérêt? Madame! celui de ma vie, de mon bonheur: s'il est vrai, la grace que je demande, c'est d'être pour jamais banni de votre vue. Ah! vous ne savez point jusqu'où va mon imprudence! J'ai levé les yeux sur un objet que je ne devois point contempler; j'ai eu l'audace d'offrir mes vœux à Mademoiselle, moi, grand Dieu! que la fortune a séparé d'elle par un intervalle immense! Que vouliez-vous? J'étois un insensé; j'en conviens, je le suis encore: sans doute on a eu pitié de mon délire; on a daigné me faire grace; je méritois d'être puni par un exil éternel: mais je m'adressois à un ange; son indulgente bonté n'a vu en moi qu'un malade qu'il falloit ménager. Je me suis mépris lourdement; je croyois remarquer un retour favorable dans ce qui n'étoit qu'humanité: vous voyez combien je prenois le change. Ma passion m'exposant continuellement à me trahir, cette ame céleste m'a forcé de m'éloigner. Je ne vous dirai pas tout ce que j'ai souffert dans ma solitude, n'osant approcher des lieux qui m'étoient fermés, & n'aspirant qu'à mourir. Enfin j'allois, le désespoir dans le cœur, partir de ce triste asyle pour rendre peut-être le dernier devoir à mon pere. J'allois chercher de nouveaux sujets de larmes, lorsqu'en arrivant ici, j'ai appris la nouvelle de cet hymen. O Madame! ô Mademoiselle! Non, la foudre ne produit pas un effet plus terrible: je suis resté sans mouvement & comme frappé de la mort! En me réveillant de cette létargie, j'ai couru chez moi comme un furieux: mon premier mouvement, je l'avoue, & j'en demande pardon au ciel, étoit de m'arracher la vie: mais l'espoir, l'espoir qui n'abandonne jamais le plus infortuné, m'a fait douter de la vérité de ce rapport; j'ai voulu m'en informer à vous-même, & je vous conjure, par ce qu'il y a de plus sacré, de m'annoncer ma destinée. Je ne sais, dit Madame de Saint-Cyran, si dans l'état où vous êtes je dois vous répondre. Vous me paroissez hors de vous-même; & avant d'examiner si une mere peut raisonnablement satisfaire à votre demande, je voudrois vous voir plus calme.--Eh bien, Madame, je suis tranquille; je ne le serai pas davantage quand la derniere heure sonnera pour moi. Parlez, je vous en supplie. Je vais parler, dit la plus tendre des meres: mais ne m'interrompez point. Vous êtes jeune, M. Faldoni! votre cœur est susceptible d'impressions fortes: mais heureusement vous avez de la sagesse, & en travaillant sur vous-même, vous pourrez revenir de vos erreurs. D'autres meres que moi vous auroient peut-être écouté moins tranquillement. Vous savez, Monsieur, & les loix de l'honneur vous l'ont appris, qu'il est contre la probité de porter des vœux secrets à une Demoiselle. Que voulez-vous donc que je dise, moi qui suis la mere de cette enfant, à vous, Monsieur, qui venez m'avouer des choses que je ne puis approuver? Dois-je, comme vous le demandez, vous fermer ma maison? Je n'aime pas les remedes violens, & votre franchise mérite de l'indulgence: il y a plus; je n'ignore pas vos sentimens; & peut-être qu'en me les déclarant vous avez trouvé le seul moyen de me désarmer: mais puis-je excuser votre conduite, & n'avez-vous point de torts envers nous? En supposant que deux jeunes gens qui se plaisent soient mutuellement séduits par l'amour, vous conviendrez au moins qu'un homme dont les principes doivent être mûris par l'expérience, est plus condamnable qu'une fille de dix-huit ans: je ne dis pourtant pas ceci pour justifier Mademoiselle, & je me réserve, dans un autre moment, de lui témoigner ce que je pense. Au surplus, voici où je voulois en venir: si vous avez jugé que cet amour fût contraire aux loix reçues dans la société, pourquoi vous le permettre; & si vous l'avez cru légitime, pourquoi m'en avoir fait un mystere? Répondez à ce raisonnement, & quand vous m'aurez satisfaite, je pourrai consentir à vous informer du sort de ma fille. Ah, Madame! s'écria l'imprudent, que la raison est forte quand le cœur est tranquille! Mais quelle situation que la mienne! Aimer sans l'espoir d'être agréé! voir contre mon penchant toutes les forces humaines réunies, & ne pouvoir me vaincre! Que de combats n'ai-je point livrés avant d'oser parler? Le ciel seul a vu mes larmes; je rongeois mon frein; je m'enfonçois dans les déserts en rugissant comme un lion; le sommeil, la joie, la tranquillité, tout m'avoit abandonné. Las de lutter, il a fallu céder. L'homme est-il invincible, & sa puissance n'a-t-elle point des bornes comme son courage? Ne pouvant me résoudre à remporter mon secret dans le tombeau, je l'ai déposé dans ce cœur innocent comme je l'aurois mis aux pieds des autels; & j'atteste ici Dieu qui m'entend, que je suis le seul coupable! Ne condamnez point la plus vertueuse des filles; elle a rempli toute l'étendue de ses devoirs. Je ne le crois pas, dit cette bonne mere; ma fille, au premier mot qui vous est échappé, auroit dû m'en instruire. Ici, Constance! la coupable s'est levée tremblante & pouvant à peine se traîner, elle s'est approchée de sa mere & s'est laissé tomber à ses genoux, les bras étendus & le visage inondé de larmes. Pardon, pardon, Madame! au nom du ciel, faites grace à ma foiblesse! Je suis plus criminelle qu'on ne vous l'a dit: oui, je le suis, poursuivois-je en baisant ses pieds: vous ne connoissez pas toutes mes fautes; il faut vous les apprendre. Je me sentois comme élevée au-dessus de moi-même: une inspiration céleste étoit en moi. Voyez, ai-je dit, en mettant des papiers sous les yeux de ma mere; voyez mon crime! Voilà les lettres que j'ai reçues; qu'on vous livre mes réponses! Madame de Saint-Cyran s'est levée avec un air de dignité & de grandeur; & me laissant prosternée dans la place où j'étois, elle s'est avancée vers Faldoni qui s'éloignoit dans le mouvement de sa frayeur! Qu'ai-je entendu, Monsieur? Vous avez osé écrire à ma fille! écrire en secret! Si je n'écoutois que mon ressentiment, ma fille seroit demain dans un cloître, & vous ne reparoîtriez jamais devant mes yeux. Mais comment justifierez-vous cette audace? Moi, la justifier, Madame! s'est-il écrié avec chaleur; eh! ne vous ai-je pas dit que j'étois un insensé, que le délire m'égaroit, que j'avois oublié tous les principes? Sans cet ange, dont la vertu m'a sauvé, qui sait jusqu'où j'aurois été? Ne l'en croyez point, Madame, quand elle s'accuse. Voici les seules lettres que lui ont arraché mes instances: daignez les lire, & rendez justice à l'innocence! quant aux miennes, elles portent leur excuse: vous y verrez le langage du délire, & vous ne pourrez que me plaindre. Non, Monsieur, a repris gravement ma généreuse mere, rien ne peut excuser ce procédé, & le style ne fait rien à la chose. On n'a donc qu'à se livrer à tous les crimes imaginables, en s'excusant sur son délire! Certes, où en serions-nous, s'il falloit admettre un pareil prétexte? Au reste, qu'un jeune homme, qu'un étranger qui ne tient à aucun des nœuds de la société où il vit, cherche à surprendre par des voies détournées le cœur d'une fille imprudente; je n'en suis point étonnée: mais que cette fille élevée dans les sentimens de l'honneur, & dont le sang ne lui a transmis que des modeles de vertu, ose s'abandonner au point de répondre à des lettres furtives; voilà ce qui m'indigne, & je ne m'attendois pas à trouver cet exemple dans l'un de mes enfans! Je vous dois cette découverte, Monsieur: elle me coûte cher! Vous m'apprenez ce qu'il faut penser de ces jeunes téméraires qui, pour être reçus avec bonté dans une famille, croient avoir le droit d'y porter le désordre, & laissent, en y allumant des feux indiscrets, les vestiges de leur passage. Je me suis traînée sur mes genoux jusqu'à la place où étoit mon juge. O! Madame, au nom du ciel! Qu'on me jette dans un cloître! c'est la seule grace que j'implore: je n'ose plus regarder ma mere; je ne pourrai plus soutenir sa présence: & je touchois la terre de mon front en poussant des sanglots. Levez-vous, m'a dit cette tendre mere en m'embrassant; que cette leçon vous apprenne à vous défier de vous-même; & vous, Monsieur, observez mieux à l'avenir les loix de la décence! Vous avez de bons amis; on m'a parlé de vous avec chaleur & zele, & des gens que je considere paroissent vous estimer: d'ailleurs, il faut bien que vous possédiez un mérite réel pour avoir su gagner le cœur de ma fille. Ces motifs me font regretter que vous n'ayez point annoncé vos desirs avec l'honnêteté qui convient: vous pouviez être agréé, parce qu'il n'entre pas dans mes principes de m'attacher aux seules considérations de fortune ou de naissance dans le choix de l'époux que je destine à ma fille; l'homme que j'aurois éloigné seroit peut-être le seul qui pût la rendre heureuse, & je ne voudrois pas qu'elle eût à me reprocher de lui avoir jamais ôté la moindre portion de son bonheur. Ah! ma mere! c'est le seul mot que j'aie pu prononcer, & je me suis laissé retomber sur mes genoux devant cette femme céleste que j'entourois de mes bras. Je pleurois; je tremblois; je voulois parler; je sentois à la gorge comme un lien qui me serroit: mon cœur étoit dans un tumulte inexprimable. Faldoni s'est aussi précipité à ses pieds; elle l'a relevé sur le champ: que faites-vous, a-t-elle dit? Si je compâtis à la foiblesse de ma fille, je ne dois pas à son séducteur la même indulgence. Allez remplir vos devoirs, Monsieur: le temps m'apprendra si je dois vous pardonner. Il a fait une inclination profonde, & s'est hâté de sortir, en essuyant ses larmes.

Nous partons demain pour la campagne: mon pere nous a devancés; les paquets sont faits; tout est enlevé; à peine ai-je du papier pour vous écrire. Adieu, adieu, chere Constance! il semble que je m'en aille au bout de la terre. Eh! qu'importe où je vais? Je suis sûre de ne pas l'y voir.

Je perds Lolotte qu'on va mettre au couvent: mais M. le Curé résigne sa cure que son âge ne lui permet plus de desservir, & il a promis à ma mere de la suivre aux Ormes.

LETTRE XXXV. A la même.

Quand viendras-tu donc me voir? tu sais qu'en me séparant de toi, j'en obtins la promesse de ta mere. Attendras-tu que les chaleurs rendent ton voyage impraticable? Viens, cousine, ah! viens promptement! Mon cœur est dans une affreuse mélancolie. Que le temps est long, quand on est seule dans la nature, & qu'on ne tient à rien! Je regarde autour de moi, & je ne vois personne qui puisse me comprendre & me répondre. Qu'est-il devenu? Que fait-il? Où est-il? depuis un mois qu'il est parti, je n'entends plus parler de lui. Peut-être il pleure un pere: ce silence m'accable: l'ennui de la vie que je mene se joint à mes tourmens secrets. J'ai sans cesse à soutenir la présence du plus sévere des hommes. Hélas! il me fait un crime de ma tristesse & de l'état de langueur où je suis: il me reproche les maux que je souffre, comme si je pouvois les éviter! Je vois que ma mere est sensible à mes peines, mais qu'elle n'ose le témoigner. O mon amie! où es-tu pour me consoler? presque tous ces gens qui m'environnent me sont étrangers. Le désœuvrement de la campagne où l'on se trouve plus réuni qu'à la ville, fait que je suis obsédée d'importuns. Mon frere arrive de ses voyages: j'étois si jeune, quand il est parti, qu'il m'est absolument inconnu. Que de persécutions peut-être il me prépare! je ne jette qu'avec effroi mes regards sur l'avenir, & quand je songe à cette lueur de félicité dont je viens de jouir pendant quelques mois, mon cœur se resserre; le chagrin me saisit: j'ai regret de n'avoir point suivi le mouvement qui me poussoit vers la retraite. Je fais aujourd'hui ce que je ferai demain, ce que je ferai dans huit jours; c'est une allure monotone qui me fatigue. On se promene machinalement; on fait le tour de ces grands bois qui ne disent rien; on prend des livres qu'on ne lit pas, & l'on finit par s'ennuier.

LETTRE XXXVI. A la même.

Mon frere est arrivé: depuis son retour, nous sommes dans les fêtes & dans les visites: il faut recevoir tout le voisinage, & courir d'une terre à l'autre: c'est un mouvement perpétuel. Ton cousin, ma chere Constance, est grand & bien fait; il a de l'élégance dans les manieres: mais je le trouve un peu railleur, & je reconnois à ses airs de hauteur, le digne fils de mon pere. Il me témoigne des attentions particulieres, & nous n'aurons pas de peine à nous lier, s'il veut s'y prêter. Il est doux d'avoir son frere pour ami: c'est une disposition faite par la nature; on n'a qu'à la suivre. Un frere est un autre nous-même; c'est notre sang qui coule dans ses veines; c'est le même flanc qui nous a portés. Pourquoi la simpathie de caractere ne se trouveroit-elle pas dans nos ames, quand d'ailleurs toutes les choses sont tellement confondues, qu'elles paroissent ne faire de nous deux qu'un seul être? Je suis très-portée à le chérir: mais la confiance, l'intimité, cet abandon du cœur, ces délicieux épanchemens, ah! cousine! ces biens n'appartiennent qu'à l'amitié, & le sang n'a rien à dire à tout cela! L'amitié! le plus beau des bienfaits du ciel! Ce n'est pas l'ouvrage d'une heure de l'obtenir & de la mériter! Il faut l'épreuve de toute la vie; il faut, comme nous, avoir vécu dans le cœur l'une de l'autre, dès la plus tendre enfance; avoir déployé, dans les différens événemens, toute l'énergie de ce sentiment; il faut, pour ainsi dire, s'être uni de toutes les forces de son ame à l'objet de son penchant, & c'est ce que nous avons fait. Avec quel attendrissement je me rappelle les premiers temps de ma vie, avant que les affaires de Madame d'Armiane l'eussent forcée de t'emmener à Paris! Je vais souvent revoir ce couvent où nous fûmes élevées, ce jardin qui étoit le but journalier de nos promenades, ces bonnes Religieuses qui nous aimoient. Heureux âge, où l'ame est libre, où la joie est pure, où les souvenirs n'ont rien d'amer! Il s'échappe avec l'enfance; il se perd, mon amie, comme toutes les choses de la nature, & ne laisse après lui que des plaisirs trompeurs & des peines trop réelles. Quand nous nous sommes quittées, combien ce moment nous fit verser de pleurs! Que de promesses de nous revoir un jour, pour n'être plus séparées! Combien de fois dans nos embrassemens, avons-nous juré d'être à jamais unies! Nous raisonnions comme des enfans: rien ne paroissoit impossible à nos vœux: nous franchissions l'espace qu'alloient mettre entre nous les hasards & toutes les chances de la vie. Je me souviens encore de nos adieux, de ces gages donnés & reçus, de ce tilleul pris à témoin de nos sermens: tu vois, cousine, où nous en sommes! actuellement éloignées comme si nous vivions aux deux bouts de la terre, à peine avons-nous la liberté de nous écrire, & ce n'est pas sans précaution. Que d'efforts n'as-tu pas faits pour obtenir ici qu'on me laissât passer quelques mois auprès de toi? Cruelle! ah! cruelle Constance! pourquoi l'as-tu sollicité ce fatal voyage? Que ne restois-je dans des lieux où rien ne m'intéressoit? Hélas! est-ce bien toi que j'en accuse? Ne devois-je pas suivre ma destinée? puisqu'il étoit écrit que l'infortune m'attendoit à Paris, aurois-je pu l'éviter? Je bénirai toujours le temps où je t'ai vue, où tes consolations touchantes modéroient mes peines. Tu m'avois prédit tout ce qui m'arrive: mais en même-temps, avec quelle bonté tu savois opposer à toi-même, à tes réflexions, les aimables chimeres de l'avenir! Combien de fois tes larmes se mêloient aux miennes, lorsqu'après d'humilians aveux, je cachois ma honte dans tes bras! Tu me plaignois d'aimer; mais tu osois bien ajouter que cet état, tout violent qu'il est, te faisoit envie! Toi m'envier! Ah! grand dieu! préservez mon amie d'un pareil sort! Enfin nous avons dû nous quitter encore: tu ne peux imaginer tout ce que m'a fait éprouver de maux cette derniere séparation. Il sembloit qu'on m'arrachât le cœur; en te perdant je croyois avoir tout perdu, jusqu'au sentiment de la douleur: tu m'as vue, en t'embrassant, morne, immobile, ne proférant pas un mot, ne versant pas une larme. Hélas! j'allois renoncer à toutes les douceurs de ma vie. Chere cousine! depuis ce moment, je n'ai fait que languir: tu étois ma sauve-garde; auprès de toi je le voyois avec plus d'assurance; absent, j'avois le plaisir d'en parler avec toi; nos entretiens ne tarissoient point; les jours n'y pouvoient suffire; nos nuits s'écouloient comme des heures. Qu'avions-nous donc tant à nous dire! les indifférens ne le conçoivent pas: ah! combien je le conçois! que le ciel me rende quelques-unes de ces journées paisibles que nous remplissions de notre félicité! Viens! mon aimable amie! amene cette tendre mere & tout ce qui t'intéresse! je te réserve un appartement délicieux; ce sera le temple de l'amitié: c'est-là que j'irai porter tous les jours mes vœux & mes offrandes! O! que d'encens je brûlerai pour la Déesse! que d'adorations je lui promets! Viens! viens! ne tarde plus! car je meurs d'impatience.

LETTRE XXXVII. A la même.

Ainsi mon espoir est détruit! Ce voyage annoncé depuis si long-temps ne se fera point! Tout paroissoit réglé; une maladie survient à ma tante, & il faut rester! Quelle contrariété! Rien n'est plus cruel que la privation d'un bien qu'on espéroit: j'y comptois; j'avois disposé dans mon idée mille choses qui ont été renversées d'un souffle, comme les châteaux de cartes que nous bâtissions autrefois. Eh bien, mon amie! peut-être ne nous reverronsnous jamais; un pressentiment me l'annonce; quand j'ai reçu ta lettre, il s'est élevé dans mon esprit avec une force terrible: le cœur m'en a battu; j'ai dit: voilà qui est fait! Constance est perdue pour moi. J'en veux à ma folle imagination de prendre ainsi les devants sur tous les maux: mais elle est incorrigible, & jusqu'au moment où je t'aurai revue, je ne serai pas tranquille.

Nous dînions ces jours passés, à deux lieues des Ormes, chez la Baronne de Nancé. J'étois à table, auprès d'une jeune femme de vingt ans qui a de la figure, de l'esprit & de la gaité. Après un quart-d'heure d'entretien, elle sembloit être liée avec moi, comme si nous nous étions toujours vues. Je m'avisai de la questionner sur un homme qui étoit placé près de mon frere; elle me dit: c'est mon mari: mais n'en demandez pas davantage, car je ne le connois pas. Je souris, & je la priai de m'apprendre pourquoi son mari lui étoit si peu connu. Que voulez-vous, reprit-elle? J'avois seize ans quand je l'épousai; j'étois au couvent, & je n'avois apperçu le monde qu'à travers les grilles d'un parloir: mon pere s'avisa de jetter les yeux sur ce Monsieur que vous voyez, & dit avec la gravité paternelle; voilà l'époux qui convient à ma fille: il en toucha deux mots à ma mere qui y donna les mains: je n'en fus avertie qu'un jour avant le contrat, & seulement parce que j'y étois nécessaire. On me fit voir celui dont il s'agissoit, ou plutôt on l'amena pour me voir: il trouva que je lui convenois: quand il n'eût eu que la figure humaine, je l'aurois trouvé charmant, car je n'aspirois qu'à être libre, & je m'ennuyois fort de la vie que je menois. Tout s'arrangea promptement: je fus tirée du cloître, ajustée, parée, & présentée à l'autel où je dis tout ce qu'on voulut: de-là, je me laissai conduire chez mon époux à qui je déclarai, au bout de quelque temps, que mon projet étoit de vivre indépendante, & que de son côté il seroit le maître d'agir comme il lui plairoit. Ce langage l'étonna d'abord: mais il prit enfin son parti, & je n'ai plus entendu parler de lui. C'est un hasard merveilleux qu'aujourd'hui nous soyons sous le même toit. O ma chere Constance! as-tu rien entendu de semblable! & voilà ce qu'on appelle des mariages de convenance! Seroit-il vrai? N'est-ce pas une fable? Cette jolie femme se nomme Madame d'Arbon: elle veut être mon amie; mais quelle société peut-on faire avec de telles gens? Grace à mon frere, elle n'est pas sans adorateur; il paroît fort assidu à lui rendre des soins, & ce que j'admire, c'est qu'il y a été poussé par le mari lui-même qui, en se vantant de la connoître, a fait son éloge comme il auroit fait celui de sa voisine.

LETTRE XXXVIII. Faldoni au Curé.

C'est au milieu des sanglots que je vous écris: recevez les premiers épanchemens de ma douleur! J'ai perdu mon pere: l'image de la destruction m'environne; je ne vois par-tout que des objets de deuil; tout est mort autour de moi. Avec quel regret je m'étois séparé de vous! je laissois mon ame aux lieux que vous habitez. Cette maison chérie, cet objet doux & terrible dont l'idée me poursuit, ces illusions de l'espoir, il falloit tout quitter! J'allois revoir un pere mourant, une famille dans les larmes, une habitation rustique où la vertu m'avoit donné d'utiles leçons trop peu suivies. C'est dans un mélange d'effroi, d'anxiété, de trouble & de desir, que j'approchai de Livourne. En arrivant dans la campagne de mon pere, je fus saisi de tristesse: la maison du Pasteur fut le premier objet que je fixai; les peupliers qui jadis avoient été plantés près de l'entrée, n'existoient plus: la petite école qui en étoit voisine, avoit disparu: je reconnus, à côté du presbitere, une place où nous allions jouer; j'y vis des enfans rassemblés: en me rappellant les momens heureux & tranquilles que j'avois passés dans cette solitude, mon cœur s'émut, & je me sentis mouillé de larmes. Impatient d'arriver, je poursuivis ma route: notre maison s'offroit de loin sur une éminence: du moment que je l'apperçus, mon agitation devint si forte que je fus contraint de m'arrêter. Que d'événemens avoient troublé ma vie depuis que j'étois sorti de mes foyers! que de projets évanouis! que d'espérances détruites! Je revenois & je ne rapportois avec moi que des regrets! Au milieu de ces tristes réflexions, je parvins jusques dans la cour, sans rencontrer personne; les appartemens étoient ouverts; la nuit commençoit à tomber; les objets se confondoient à mes yeux. Quand j'entrai dans la chambre de mon pere, je fus frappé d'un spectacle terrible: un vénérable Ecclésiastique étoit assis auprès du lit, & prononçoit des prieres, à la lueur d'une bougie. Je m'écrie; je m'élance vers ce lit de mort; j'ouvre les rideaux; je vois mon pere étendu sans mouvement. O douleur! je ne sais ce que je devins; je me laissai tomber sur mes genoux; ma tête s'étoit penchée sur ce corps immobile; je ne pouvois le quitter; mes larmes couloient par torrens; j'appellois mon pere; je le conjurois de r'ouvrir les yeux pour me laisser jouir de ses derniers regards; je disois avec des sangiots, il est mort & je ne l'ai point vu! je ne l'ai point embrassé! je n'ai point reçu ses adieux! O mon pere! que n'étois-je auprès de toi, quand tu passois dans un meilleur monde! tu m'aurois béni pour cette vie & pour l'autre; j'aurois recueilli tes dernieres paroles; elles auroient porté la consolation dans mon ame: tes conseils m'auroient éclairé sur les écueils de la vertu, & sur les peines de la vie: près de te réunir au souverain Maître, tu l'aurois prié pour moi. Ah! Monsieur! les Philosophes nous disent que la nature est un préjugé: mais puissent-ils ne jamais sentir le poids qui tomba sur mon cœur, quand je pensai que mon pere avoit emporté dans le cercueil l'idée de mon indifférence & de mon oubli! Depuis six ans que je l'avois quitté, la fougue de mes passions, l'effervescence de ma jeunesse & la distraction de mes voyages, me l'avoient fait négliger. Voilà mon premier crime! Le ciel m'en a puni: bientôt je me suis précipité dans une foule d'erreurs, & tous les sentimens honnêtes se sont éteints dans mon ame. La mort de mon pere, en me montrant l'abîme qui sépare cette vie passagere de l'éternité, a désillé mes yeux: je sens qu'il doit exister un autre monde destiné pour le châtiment du vice & la récompense de la vertu: je me dis qu'un jour je retrouverai les objets de ma tendresse, & que je n'en suis séparé que pour un temps: l'ombre de mon pere se présente à moi dans le silence de la nuit; je crois l'entendre qui m'appelle; il semble m'annoncer que je ne tarderai pas à le joindre. Qu'on meure jeune ou vieux, c'est une différence de quelques années: plus on vieillit, plus on a de regrets: la jeunesse est l'âge le plus convenable pour sortir de la vie; on ne laisse rien après soi.... Rien! Ah! dieu! pourrois-je oublier celle qui m'attache au monde?

LETTRE XXXIX. Thérese à Constance.

Mon pere est obligé d'aller à Paris pour suivre un procès: il te verra, Constance! Que j'envie son bonheur! Qu'il est déja loin le temps où nous pouvions nous voir & nous entendre! La vie est une chaîne continuelle de plaisirs, de peines, de jouissance & de privations. Quand on est bien dans un lieu, que ne peut-on y rester! à quoi bon se transporter sans cesse dans des situations diverses, & que gagne-t-on à se déplacer? Je n'oublierai jamais l'année que j'ai passée auprès de toi: ce sera l'époque de ma félicité, & quand je voudrai juger si je suis heureuse, je comparerai mon sort à celui dont tu m'as fait jouir. Adorable cousine! que tu es aimée! mais que tu mérites de l'être! Nous voilà seules à la campagne; car mon frere a jugé à propos de suivre à la ville Madame d'Arbon, & j'en suis quitte au moins pour quelque temps. Le Curé nous tient fidelle compagnie; ses paroles descendent dans mon ame comme un rayon de lumiere. Dans la mélancolie qui me possede, je n'ai de douceur que celle de l'entendre. Je vais quelquefois me prosterner dans la chapelle, & j'y passe des heures entieres, immobile, baignée de larmes, conjurant le ciel de m'arracher mon fatal amour, & de me rendre à moi-même: en sortant de cet asyle sacré, je respire plus librement; je me sens plus de courage. Ah! Constance! qu'il est doux de s'adresser au Dieu de consolation dont on espere le secours! Que je plains ceux qui se sont ôté la derniere ressource, en rejettant l'idée de cette bonté souveraine! Insensés qui ne songent pas que dans le malheur il ne faut rien attendre des hommes, & que la Divinité est l'unique espérance qui reste à l'affliction! Il vient un temps, mon amie, où les yeux s'éclairent sur les illusions du monde; ce qu'on avoit trouvé séduisant n'a plus de charmes; on se dégoûte des jouissances d'un autre âge; nos penchans se succédent & se détruisent avec une rapidité singuliere; nous sommes étonnés de regarder avec indifférence ce qui avoit fait long-temps le but de nos plus chers desirs: alors que devient notre cœur dans le vuide effrayant que le temps & les événemens y font naître? N'est-ce pas un bonheur de pouvoir encore tourner ses regards vers un objet d'espoir inaccessible aux révolutions de la fortune?

On a reçu des lettres d'Italie: Faldoni a perdu son pere: je ne suis guere plus heureuse. Tu sais que le mien est mort pour moi. Monsieur de Saint-Cyran me traite avec une rigueur que les droits du sang ne peuvent autoriser, & que la nature semble interdire. Je n'ose le regarder ni lui parler qu'en tremblant: quand l'inquiétude me fait consulter ses yeux ou les traits de son visage, le moindre changement que j'y vois me remplit d'alarmes: je passe ma vie à l'étudier & à le craindre: son aspect terrible & menaçant me poursuit jusques dans mes songes. Dis-moi donc pourquoi mon ame est contristée comme aux approches d'une grande infortune? Je ne suis ni crédule ni superstitieuse; mais je crois que la nature daigne quelquefois nous annoncer par de secrets avis les dangers qui nous menacent; je suis convaincue qu'il existe en nous des pressentimens de ce que nous devons espérer ou craindre; soit que ce mouvement intérieur nous vienne du ciel, ou qu'il naisse de l'instinct placé autour de nous comme une garde bien-faisante: il est certain que ses notions ne m'ont jamais trompée. Providence du ciel! qu'avez-vous résolu de moi? Suis-je destinée à de nouvelles épreuves? Hélas! cousine! j'ai tant souffert depuis six mois! Jeunesse, santé, fraîcheur, enjouement, j'ai tout perdu; je ne suis plus que l'om-bre de ton amie; je ressemble à ces fantômes qui se traînent au bord de leur tombe. Où est-il maintenant? Pourquoi s'éloigner? J'étois si bien auprès de lui! J'en veux à toute la nature de mes chagrins: mon humeur n'est plus supportable: Deschamps en est souvent la victime; je la gronde d'avoir favorisé cet amour qui ne pouvoit être que malheureux. Qu'on est à plaindre, mon amie, d'être environnée de séductions! Elles nous obsédent jusques dans l'intérieur de nos asyles, & nous n'avons pas même un refuge auprès de la couche où nous reposons nos peines, dans le coin de retraite où nos peres nous laissent du moins la liberté de gémir. Je n'aime point à retourner sur le passé: j'aurois dû, je le sens, prémunir ma raison contre un penchant funeste, ou le rompre dès que j'ai pu l'appercevoir. Seroit-il une vengeance attachée à poursuivre les enfans rebelles? je le crains; l'image de mon pere ne me laisse point de repos: mais comment obéir? Un éternel malheur, une vie affreuse, insupportable, seroit le prix de mon sacrifice. Ah! qu'on ne me demande que ma vie; je suis prête à la rendre à celui qui me l'a donnée: mais ma perte entraîneroit celle d'un autre: ai-je le droit, de le sacrifier? S'il m'a remis sa destinée, dois-je abuser de ce dépôt? Ce ne sont là que des sophismes, il est vrai; cependant je les écoute; & quand je suis déterminée à me soumettre, je vois ce spectre; il m'arrête; il me montre son cercueil ouvert, & mes projets s'évanouissent. Pardonne-moi, grand Dieu, si j'ose désobéir aux loix paternelles! Cette révolte n'est pas l'ouvrage de mes sens: un pere n'est qu'un homme; il peut se tromper & nous égarer: mais la voix qui me crie de céder à un amour honnête, de ne point causer le malheur d'un être sensible, cette voix est celle de la nature & peut-être la tienne. Puisque ma mere est pour moi, je ne suis pas entiérement coupable, & j'ai du moins autant de raison de le croire que d'en douter.

LETTRE XL. Le Curé à Constance.

Mademoiselle,

Le long silence de votre amie vous inquiete. Elle me charge de vous répondre, parce qu'elle est malade & dans l'impuissance d'écrire. Rassurez-vous cependant; son état jusqu'à présent est moins dangereux qu'il n'est pénible; vous en connoissez le principe; je sais qu'elle n'a point de secret pour vous, & que vous lisez comme moi dans cette ame que j'ai formée. Combien vous devez la plaindre, & que vous seriez attendrie de la voir aujourd'hui! C'est une fleur qui s'est fannée avant le temps. Qu'est ce que la beauté, grand dieu! quand on songe aux révolutions d'un moment qui la détruisent! Depuis deux mois, Mademoiselle de Saint-Cyran attaquée d'une langueur secrette nous offre toutes les gradations du dépérissement: sa malheureuse mere le voit, & elle gémit de ne pouvoir y rémédier. Elle me conjure de sauver sa fille: mais que puis-je faire entre deux infortunées dont le sort ne dépend ni de l'une ni de l'autre? Thérese est-elle libre de ne pas sentir ce qu'elle éprouve? Madame de Saint-Cyran a-t-elle la faculté de bannir cette langueur, en réunissant deux êtres nés pour s'aimer? Voilà ce que je dis, & mes secours se bornent aux consolations de l'ame. C'est un triste emploi d'être réduit à ces soins, quand nous voyons périr autour de nous les objets de nos affections. Cette maison que j'ai vue si gaie, si brillante, est maintenant l'image du deuil & de la douleur: ce n'est plus qu'une vaste solitude où l'on s'évite. Madame de Saint-Cyran voudroit ne pas quitter la chambre de sa fille; mais elle craint de la gêner, & le tableau qu'elle y voit brise son cœur maternel: jamais elle n'en sort sans verser des ruisseaux de larmes. Cruelle enfant, disoit-elle hier en la quittant! elle me donnera la mort: mais je ne dois accuser que moi; j'aurois prévenu ce malheur si j'avois eu le courage d'en éloigner la source. Souvent je vais m'asseoir auprès du lit de ma chere Thérese, & quand elle est disposée à m'entendre, je rassemble autour d'elle toutes les consolations que cette ame aimante peut recevoir. Combien de fois elle m'a parlé de vous! elle est persuadée qu'elle ne vous reverra plus, & quand cette idée la saisit, toute sa douleur se renouvelle. Jamais la piété n'eut tant d'empire sur une ame vertueuse: il semble que ses affections repoussées par les obstacles, refluent vers la Divinité avec une force invincible. C'est un ange qui adore l'Être suprême. Moi qui ai vieilli dans un ministere sacré, je porte envie à ces religieux élans qui l'enlevent jusqu'au Créateur. Ame divine! la terre n'est pas digne de la garder; elle est faite pour un meilleur monde; elle y sera plus heureuse. Et qu'est-ce que l'habitation des hommes? Un séjour de larmes & de désespoir, où l'opinion regne avec un sceptre de fer, où les préjugés sont les tyrans de la vertu! Pardon, Mademoiselle! je m'écarte, & mon cœur indigné croit se parler à lui-même. Je vous écrirai, si vous le trouvez bon, & je vous rendrai un compte fidele de l'état de votre amie. Prodiguez-lui vos lettres touchantes; elle en a besoin; c'est un baume sur sa plaie: je vois, quand elle me parle de vous, un tendre coloris renaître sur son teint. Quand elle se sent l'esprit un peu libre, elle se fait apporter une cassette où sont renfermées vos lettres; elle les éparpille autour d'elle; ses yeux les dévorent; quelquefois sa bouche les presse avec ardeur: un soupir lui échappe. Charmante amie! dit-elle; & son émotion est si vive qu'elle est forcée d'interrompre sa lecture.

LETTRE XLI. A la même.

Mademoisellé de Saint-Cyran est descendue aujourd'hui: elle étoit appuyée sur sa gouvernante, & elle a fait plusieurs tours dans les jardins. Quand sa mere a paru, elle l'a saluée, sans lui dire une parole, a pris une de ses mains qu'elle a portée contre ses levres, & s'est assise auprès d'elle. Nous gardions tous le silence, & cette scène muette a duré quel-que temps: enfin Madame de Saint-Cyran, le cœur gros de tristesse, a passé un de ses bras autour de sa fille & l'attirant doucement, elle a pressé de sa bouche les joues de l'infortunée. Thérese a soupiré; ses yeux se sont gonflés; ses larmes ont coulé. Ah! Madame! a-t-elle dit, que pensez-vous de moi? que j'ai honte de ma douleur! suis-je donc une insensée? pourquoi pleurer? quelles sont mes peines? O ma mere! vous m'aimez & je me crois malheureuse! je ne méritois pas tant de bonté. Madame de Saint-Cyran la consoloit & les espérances qu'elle lui montroit dans l'avenir, sembloient la ranimer. Cet après-midi, elle s'est senti un peu de force & elle nous a proposé de la conduire à la ferme de sa nourrice. Je prévoyois combien cette visite alloit l'agiter, & je voulois l'en détourner: mais elle insistoit, & nous sommes partis dans une voiture, elle, sa mere, sa gouvernante & moi. Justine s'est jettée à son cou; mais en la regardant, elle a reculé de surprise. Comment me trouvez-vous, nourrice, a dit votre amie; me reconnoissez-vous encore? le temps n'est plus où vous me félicitiez sur ma fraîcheur: vous voyez que tout change. Justine a pleuré & n'a pu lui répondre. Allons; donnez-moi le bras, a repris Thérese, & montrez-moi votre jardin; on dit que vous l'avez embelli; je serai charmée de voir votre ouvrage: & se tournant vers moi, n'admirez-vous pas, Monsieur, l'arrangement & la proprété de cette maison? aussi c'est celle de ma Justine. La pauvre nourrice étoit hors d'elle-même: elle a rencontré son mari & lui a dit quelques mots: ensuite elle nous a menés dans le jardin. Thérese se traînoit avec peine, & de temps-en-temps elle étoit forcée de se reposer. En entrant dans un petit bois qui bornoit le potager, elle a fait un cri de surprise, & m'appellant, où sommes-nous, a-t-elle dit, comme frappée de terreur? voyez donc, Monsieur! c'est le même berceau, la même fontaine, la même disposition des arbres! Quel démon a pu venir ici pour me retracer des scènes douloureuses? & elle fondoit en larmes. Justine lui a raconté le séjour qu'un étranger avoit fait chez elle: mais il falloit entendre l'éloge qu'elle faisoit des vertus de son hôte; il falloit voir les regards de Thérese s'enflammer de joie & de tendresse; car elle l'avoit reconnu. Quand Justine parloit des actes d'humanité de Faldoni, & des secours qu'il portoit aux pauvres familles du village, Thérese demeuroit immobile, les bras pendans, les yeux fixés sur sa nourrice & dans l'impatience de recueillir les moindres circonstances. Quel homme, a-t-elle dit enfin, en me regardant! ah! Monsieur! & c'est lui!.... elle s'est arrêtée; elle a porté son mouchoir à ses yeux, & s'avançant dans le bosquet, elle a vu sur les arbres quelques chiffres tracés: elle s'est tournée vers sa nourrice; ce que vous me racontez de ce généreux étranger me touche, a-t-elle dit, & s'il revient jamais ici, assurez-le bien de l'intérêt que j'ai pris à son histoire. Alors s'approchant de sa mere, chere maman! la bien-faisance doit être récompensée. Sans doute, a répondu cette bonne mere qui devinoit sa fille. Thérese alors a détaché un ruban de son sein, & le donnant à Justine, vous lui remettrez ceci de ma part: oui vous pouvez me nommer: c'est un prix que j'accorde à sa vertu. Elle n'avoit pas achevé ces mots, qu'étonnée de ce qu'elle avoit fait, elle s'est jettée dans les bras de sa mere. Madame de Saint-Cyran la couvroit de baisers: nous étions tous saisis d'attendrissement: cette charmante fille nous avoit communiqué son enthousiasme. On nous a présenté les deux Amans que Faldoni avoit mariés: c'étoit un couple si heureux, si charmé l'un de l'autre, qu'il faisoit envier son sort. Voilà pourtant, disoit Thérese, un mariage d'inclination qui réussit! Nous avons trouvé dans la maison un goûté préparé par le mari de Justine: Thérese a mangé de tout; elle étoit gaie; elle avoit repris ses forces. Madame de Saint-Cyran ne se lassoit point de la contempler; ses yeux brilloient de plaisir; elle me faisoit remarquer l'appétit de sa fille & elle bénissoit la course que nous avions faite. Pour moi je craignois les suites de cette violente agitation, & je voyois à regret cet appétit désordonné qui pouvoit être funeste. En effet, nous n'étions pas au château que Thérese a commencé à se plaindre: le soir, elle a ressenti un accès de fievre accompagné de frisson & de délire: actuellement elle est plus calme, & nous espérons que cette secousse amenera pour elle une crise heureuse.

LETTRE XLII. A la même.

Un étranger m'a fait prier de me rendre à la grille du château; c'étoit Faldoni: nous nous sommes précipités dans les bras l'un de l'autre: il avoit peine à respirer. Est-elle ici, a-t-il dit? Puis-je la voir? Voulez-vous me présenter chez elle? Je lui ai répondu qu'une cruelle consomption la jettoit dans un état de langueur & d'abattement qui l'empêchoit de quitter sa chambre. Il a frissonné en m'écoutant; ses yeux étoient égarés; sa voix n'articuloit que des mots sans suite: enfin ses larmes sont sorties avec abondance; il m'a pressé contre son sein: allons, disoit-il, allons voir cette bonne mere: elle doit être bien affligée! si je peux seulement m'approcher de la porte de sa fille, écouter le son de sa voix, entendre ses mouvemens, je m'en retournerai plus tranquille; & il m'attiroit d'une main tremblante. Je l'ai conduit dans les avenues: en approchant du château, il m'a conjuré de m'arrêter; ses pieds refusoient d'avancer; un nuage s'étoit répandu sur sa vue; enfin nous sommes arrivés. Je l'ai fait asseoir, & passant dans la chambre de Madame de Saint-Cyran, je l'ai prévenue du retour de Faldoni. Mille mouvemens confus se sont élevés dans son ame: elle témoignoit quel-que répugnance à recevoir l'auteur des maux de sa fille; elle craignoit d'éprouver une impression pénible; elle s'est pourtant déterminée à le voir: il est entré avec une contenance triste & grave: je l'ai laissé pour aller préparer Mademoiselle de SaintCyran à sa visite. Je craignois de lui prononcer un nom qu'elle n'entend jamais sans trouble, quand sa nourrice est entrée. Mademoiselle, a-t-elle dit, toute essoufflée, Monsieur Faldoni est ici; je l'ai vû! l'imprudente alloit poursuivre; mais j'ai fait un cri, en voyant le visage de votre amie couvert de la pâleur de la mort. Ses femmes l'ont secourue; je suis sorti; & quelques momens après, je suis revenu avec sa mere. Dès qu'elle a paru, Thérese a étendu ses bras vers elle & les a laissé retomber sur ses genoux. O Madame! ... elle n'a pu dire que ce mot, & sa voix s'est étouffée dans les larmes. Madame de Saint-Cyran l'a pressée contre son cœur. Ma chere enfant, disoit-elle, chere fille de mon amour! pourquoi cette douleur éternelle? ne suis-je pas votre mere, & toujours disposée à prévenir vos moindres vœux? & elle a passé doucement un mouchoir sur les yeux de sa fille pour essuyer ses pleurs. Thérese a tenu quelque temps son visage caché dans le sein de sa mere; puis se relevant avec la plus forte émotion; il est donc ici? Il voudroit vous voir, a repris Madame de Saint-Cyran.--Me voir, me voir! elle a rougi, pâli; sa voix s'est altérée. Eh! que verra-t-il? un fantôme, une victime que le tombeau réclame: & portant la main sur son cœur; à quoi bon cette visite? n'est-il pas-là? son image peut-elle me quitter? je verrois ses larmes; j'entendrois ses plaintes, & j'en serois déchirée: épargnez-moi ce tableau! Eh! bien, ma fille, il ne se présentera point, & je vais vous satisfaire.--Il ne se présentera point! hélas! je ne le verrois donc plus! mon Dieu! que le cœur est foible! ah! qu'il entre & qu'il jouisse de son triomphe! qu'il voie l'état où je suis reduite, & s'il a quelque pitié, il cessera de nourrir des sentimens qui font le malheur de tous deux. Elle n'avoit pas fini que Faldoni couroit à ses pieds: il étoit resté à la porte de la chambre, attendant son sort; il a paru transporté de douleur & d'effroi: il a levé les bras, & s'est prosterné sur le parquet. Thérese l'a reconnu & portant les yeux vers le ciel, elle les a fermés presque aussi-tôt. Sa mere la tenoit embrassée, & disoit à Faldoni de s'éloigner; mais que pouvoit-il entendre? renversé aux pieds de son amante, l'œil attaché sur elle, la bouche ouverte, l'oreille attentive, respirant à peine, tremblant de tout son corps, il attendoit les premiers mouvemens de Thérese, avec une impatience mêlée d'effroi. Enfin elle a repris connoissance: Faldoni s'est levé, l'a contemplée de tous ses yeux, & lui a bégayé quelques mots qu'on ne pouvoit comprendre. Vous voyez, Monsieur, a-t-elle dit gravement, quel est le fruit d'une liaison clandestine; & se tournant vers sa mere, pardonnez-moi, Madame! le ciel m'a bien punie de mes erreurs! O mon cher pasteur! (s'adressant à moi) dans quelle humiliation vous me trouvez! Comme les passions nous dégradent! j'ai besoin qu'un homme vienne consoler! sans lui je n'existois plus, ou je n'existois que pour souffrir! (& regardant Faldoni) pourquoi revenir ici? qu'esperez-vous désormais? hélas! je ne suis plus celle dont les agrémens pouvoient vous plaire: ma jeunesse est flétrie: j'ai déjà un pied dans le cercueil: & voyant qu'il pleuroit, séchez vos larmes, Faldoni, a-t-elle repris avec douceur & tendresse; elles sont inutiles; je ne puis être à vous: un pere m'a déclaré sa volonté; un pere menaçant tient sa malédiction suspendue sur ma tête, si je n'abandonne mes chimériques projets: cette tendre mere qui m'entend ne peut me sauver de l'oppression, & n'a comme moi que la ressource de ses plaintes. Renonçons à l'espoir d'être unis: il n'y faut plus penser. Vous trouverez chez ma nourrice un gage de mon amitié; conservez-le pour moi; il attestera éternellement à votre cœur la vérité de mon attachement; & laissant échapper un soupir; une amitié si tendre! un penchant que le ciel sembloit avouer suivi par des effets si terribles! non, il n'y a point de bonheur sur la terre. Je ne vous dis point adieu; ce mot me coûte trop à prononcer: mais à quoi sert de nous revoir? si vous pouvez me fuir, si vous pouvez m'oublier, si en perdant mon idée, vous pouvez être plus heureux ou plus tranquille, oubliez-moi, j'y consens; fuyez, & qu'un autre objet adoucisse en vous le sentiment de ma perte. Elle alloit poursuivre encore; un torrent d'expressions se portoit sur ses lèvres; cette fille éloquente & sensible, après de long jours de silence & de contrainte, éprouvoit le besoin de soulager son ame & de l'épancher. Faldoni dans l'accablement où l'avoient plongé les paroles de son amante, s'est approché d'elle avec un mouvemement de terreur, & reprenant sa place à ses pieds; au nom de ce Dieu bienfaisant dont vous êtes l'image, au nom de cette tendre mere & de ce digne ami, dirai-je au nom de mon amour! ayez pitié de moi, Mademoiselle, ne m'accablez pas de ces cruelles menaces! pourquoi voulez-vous ma mort? & nous tendant les mains, il nous conjuroit d'intercéder pour lui. Ma chere Thérese, a dit Madame de SaintCyran, si cet espoir peut te rendre la vie, compte que je ferai tout pour te servir, & qu'il ne tiendra pas à moi que tu ne fasses le bonheur de cet honnête homme: il en est digne, & ses vertus justifient ton choix. Un doux souris a brillé sur le visage éteint de votre amie: ô chere maman! vous daignez excuser ma foiblesse! vous relevez le courage de votre fille en avouant ses vœux! eh bien! a-t-elle ajouté en portant la parole à Faldoni, recevez l'engagement que je prends de n'être jamais qu'à vous. Il s'est levé dans le transport de sa joie; il a frappé des mains; il essayoit de parler; il pleuroit; il s'agitoit, & ne pouvoit que murmurer sa reconnoissance. J'étois émû jusqu'aux larmes: je me suis écrié, grand Dieu! change le cœur inflexible d'un pere! qu'il cesse enfin de s'opposer aux intentions de la nature & à la félicité de ce couple innocent! fais que je les conduise à tes autels! que je sanctifie leur chaste amour, & qu'avant de me réunir à toi, mes derniers regards soient témoins de leur bonheur! Alors Faldoni pliant un genoux devant son amante, a pris le bas de sa robe & l'a pressé contre sa bouche. Ange du ciel, a-t-il dit, vous que je n'ose encore appeller du doux nom d'épouse! je vous jure une tendresse éternelle: que le moment affreux où je cesserois de vous aimer soit le dernier de ma vie! une rougeur charmante s'est répandue sur les joues de Thérese; son cœur & sa tête commençoient à s'échauffer; elle a désiré d'être seule & nous l'avons quittée pour lui laisser recueillir en paix ces premiers instans de plaisir.

LETTRE XLIII. Thérese à Constance.

Pourquoi m'a-t-on rappellée à la vie? Est-ce pour me préparer à de nouvelles douleurs? Mes jours alloient s'éteindre.... Il est revenu; il a paru! Mon cœur s'est ranimé; mon sang a repris son cours; la joie depuis si long-temps bannie de mon ame a brillé sur elle comme une douce rosée: j'ai senti que le plaisir ne m'étoit pas étranger. Seroit-il donc pour moi quelque route ouverte à la félicité? Je n'ose m'en flatter: c'est en vain que ma mere me nourrit de cette illusion. Que peut elle faire? Que peut toute la nature contre le pere le plus absolu? Cependant je me laisse aller à ces riantes chimeres, & le temps se passe! Nous composons entre ma mere, le curé, Faldoni & moi, une société charmante. Il loge chez ma nourrice; mais il vient tous les jours, & nous nous quittons le moins qu'il nous est possible. Le curé va quelquefois le chercher dès le matin, & il l'amene dîner au château. J'éprouve un noble orgueil de voir mon choix justifié par l'amitié de ce digne pasteur. Je suis fiere de l'estime que Faldoni inspire à tous ceux qui le connoissent: il m'est doux de penser que l'univers avoueroit ma foiblesse pour le plus aimable des hommes. Qu'il est interessant, chere cousine! on ne peut réunir à un plus haut degré toutes les qualités sociales: je ne le vois jamais sans une secrette vénération: c'est bien lui qui me fait sentir que l'homme est né pour protéger sa compagne! il a cet air de grandeur qui en impose à la témérité & qui repousse l'audace; son regard mâle & ferme annonce la hauteur de son ame; on voit qu'il s'apprécie, & que sans trop de vanité, il sent tout ce qu'il vaut. Que toutes ces misérables conventions humaines, ces titres, ces honneurs, ces richesses, sont peu de chose auprès de la vertu & de ses distinctions personnelles! Dans le rang le plus obscur, Faldoni eût été digne de s'asseoir sur le trône: il aime les hommes; il est bon, généreux, sensible; & je dis avec joie; voilà l'époux que je me suis choisi.

Comme nous sommes voisins du Forêt, nous avons fait, ces jours derniers, le projet d'aller voir le rivage du Lignon & les fertiles plaines qu'il arrose: un parent de ma mere qui possede une terre auprès de Montbrison, nous a déterminés à ce voyage. Nous sommes partis au point du jour: la matinée étoit charmante: le soleil, en se levant, doroit cette belle chaîne de côteaux, qui se présente quand on arrive dans le bas-Forêt. Nous vîmes cette vallée si fameuse par les amours d'Astrée & de Céladon: on y respiroit encore un air pastoral; les collines d'alentour étoient couvertes de troupeaux; des bergeres qui rappelloient celles de l'Arcadie, étoient assises auprès de leurs bergers: on entendoit le son des chalumeaux & le chantjoyeux du pâtre qui menoit ses brebis. Ah! Constance! que les images de la vie champêtre donnent à nos sens un calme pur! En contemplant ces rians paysages, j'étois attendrie: les passions tumultueuses faisoient place dans mon ame à une douce mélancolie. Qu'elles étoient heureuses, me disois-je, ces Dianes, ces Astrées qui venoient couler ici leur vie dans la société de leurs amans! Rien n'altéroit leurs plaisirs; aucun préjugé ne s'opposoit à leurs penchans; aucune loi tyrannique ne les forçoit d'aimer; l'amour étoit né de leur choix, & les jours qu'elles lui consacroient, étoient clairs & sereins. Ces réflexions que je faisois dans la route, mêloient à mes idées une sorte de langueur: Faldoni s'en apperçut, & s'efforça vainement de m'en distraire. Ma mere nous entretint de l'hôte vénérable que nous allions voir. Monsieur de Thémine est un gentilhomme retiré sur ses terres, & qui s'occupe du bonheur de ses vassaux. Sa maison s'éleve sur la pente d'un côteau, d'où l'on apperçoit des plaines émaillées, des collines tortueuses qui s'étendent à longs replis jusqu'au bout de l'horison, des ruisseaux qui s'échappent de la gorge des vallées & qui vont s'égarer dans des forêts profondes. Le village est au pied du château: on voit, ça & là, de petites métairies dont les murs blancs paroissent à travers quelques bouquets d'arbres; des haies d'aubépine forment l'enceinte de ces habitations rustiques autour desqu-elles il regne une confusion charmante d'agneaux qui paissent, d'enfans qui folâtrent, de laboureurs occupés à la charrue, de femmes qui travaillent dans les potagers.

M. de Thémine nous fit beaucoup d'accueil; on voyoit dans son abord l'ami de l'hospitalité. Le luxe étoit suppléé chez lui par une élégante simplicité qui ne laissoit rien à desirer. Le coup-d'œil des jardins me ravit; l'art s'y cachoit sous des formes champêtres: on n'y remarquoit point cette pesante simétrie qui aligne nos bosquets, découpe nos arbres, & lutte péniblement avec les aimables fantaisies de la nature: ici, c'étoit un bois touffu, là, des prés verdoyans; plus loin des rochers revêtus de coquillages présentoient des grottes fraîches, & des sources qui tomboient de leurs sommets, alloient se perdre avec un doux murmure sous l'ombrage des tilleuls. Vous ne voyez, nous dit Monsieur de Thémine, qu'une nature brute & sauvage: mais cette variété bisarre répandue dans ses ouvrages est, à mon gré, la vraie cause de l'intérêt qu'elle inspire. Qu'on se rende compte à soi-même de l'impression qu'on éprouve à l'aspect de nos maisons royales & de leurs jardins fastueux, où l'industrie humaine a réuni ses efforts, pour annoncer la majesté du maître: la premiere vue n'excite qu'une admiration froide, & l'ennui vous gagne insensiblement au milieu de cette magnificence uniforme. L'imagination n'aime point à se voir resserrée dans les limites des arts: par-tout où elle découvre la main du travail, elle juge qu'il étoit possible de mieux faire, & son attente n'est point remplie. L'homme a beau s'ériger des monumens; ils sont circonscrits par sa foiblesse: mais les productions de la nature sont sublimes comme elle.

Monsieur de Thémine nous faisoit remarquer les fruits de l'industrie qu'il avoit établie: elle offroit une sorte d'aisance, un ordre simple & riant, l'image de la paix & de la liberté. Il descendoit avec ses villageois dans tous les détails domestiques, jugeoit leurs différens, leur donnoit des avis, s'informoit s'il y avoit des malheureux, leur faisoit fournir des instrumens de labour, ou leur distribuoit des arpens de terre. Je ne donne point d'argent, nous disoit-il; c'est une charité mal entendue; il faut semer pour recueillir: si vous procurez au peuple les moyens de vivre sans s'occuper, vous étouffez son industrie. Je me suis attaché à savoriser l'agriculture par des recompenses placées à propos, par des facilités accordées aux laboureurs pour améliorer leurs fonds; comme j'ai rendu chaque habitant possesseur de son terrein, il est animé d'une noble émulation, à laquelle ajoute le plaisir de travailler pour soi. C'est ainsi que j'ai fait renaître dans cette heureuse contrée ce beau siecle pastoral qui donnoit à nos peres une idée de l'âge d'or, & qui a rendu si fameuses les campagnes du Lignon.

Vous ne verrez ici aucun homme de justice: mes villageois n'ont d'autre arbitre que moi. Mon tribunal est un vieux chêne où je vais m'asseoir dans des jours marqués. Le Dimanche, toute la jeunesse se rassemble dans la prairie & s'exerce à différens jeux: des vieillards sont les juges des prix que j'accorde aux vainqueurs. On danse, le soir, au son de la flûte & du tambourin: c'est-là que se forment les premieres amours de ces cœurs innocens: j'aime à voir leurs unions naissantes; elles me rappellent des momens heureux; je m'informe des mœurs & du caractere des amans, & je les marie quand ils se conviennent.

N'admires-tu pas comme moi, cousine, ce digne mortel? N'es-tu pas tentée d'aller vivre dans un si beau lieu? Pour moi, je n'ai jamais tant aimé les champs, & il me vient des envies de laisser tout là, de prendre la houlette & d'aller garder les brebis sur ces riantes collines; bien entendu que je n'y serois pas seule, & que mon berger m'y suivroit. Je suis réellement éprise d'un pareil genre de vie! Quelle félicité! quelle paix! Point de soucis! point de tourmens! tous nos jours se leveroient purs & brillans; toutes nos heures seroient filées d'or & de soie.

Je reviens à M. de Thémine: le Pasteur & moi, disoit-il, nous faisons alternativement la tournée du village. Les malades sont transportés par mes ordres dans une maison salubre, & jusqu'à leur convalescence, leurs champs sont cultivés par d'autres villageois à qui je tiens compte de ce surcroit de travail. Il est rare que mon infirmerie soit occupée; car l'exercice reglé, le plaisir, le contentement du cœur, les alimens sains & l'air pur les font parvenir au plus grand âge, sans aucune des incommodités qui suivent la vieillesse.

Souvent j'assiste à leurs veillées; j'écoute leurs chansons naïves; elles me font souvenir d'un temps auquel je ne songe pas sans émotion; j'y retrouve des situations qui m'ont été cheres, & je me crois tout-à-coup reculé de trente ans: alors je soupire de me voir seul au milieu de ces couples heureux; je regrette les jours où l'univers n'étoit pas encore désert pour moi; toute ma raison suffit à peine pour écarter ces idées; quand elles viennent m'assaillir, l'édifice de mon bonheur est ébranlé; je frémis de ma solitude; je regarde autour de moi avec douleur: mes livres, mes pinceaux, mes jardins, rien ne me plaît: mais je me refugie dans mon hameau; les larmes de joie que je fais couler arrêtent les miennes; en faisant des heureux, je cherche à l'être, & je parviens à me remettre dans un état tranquille. C'est trop vous occuper de moi, poursuivit-il en souriant; Allons chercher dans cette vallée fraîche, au bord de cette source ombragée, un dîner frugal qui nous attend. Souvenez-vous que vous êtes ici parmi des bergers, & qu'il n'y faut point espérer le luxe de vos villes. Nous arrivâmes par des sentiers bordés de chevrefeuille au pied de la colline, & nous trouvâmes, près d'une fontaine aussi claire que le cristal, un dîner charmant préparé sur l'herbe. Quoique la chaleur fût extrême, & que nous fussions dans le moment le plus ardent du jour, nous goûtions sur ce rivage nne fraîcheur délicieuse: on eût dit que tous les zéphirs du canton s'étoient refugiés sous les ombres qui nous couvroient. Les poires, les grenades, les prunes pendoient de tous côtés aux arbres & sembloient nous inviter à les cueillir; un lait nouvellement exprimé écumoit encore dans des vases de terre élégamment tournés; des mets simples & choisis étoient parfumés par des corbeilles de fleurs qui couronnoient ce banquet rustique. Cette petite société qui réunissoit ce que j'avois de plus cher, cet air champêtre, ce lieu, ce repas, ces ombres, cette fraîcheur, tout me charmoit; une satisfaction pure couloit dans mes veines. Faldoni enchanté disoit au Curé: dressons ici des cabanes, & oublions l'univers: vous serez le grand Druide Adamas, & vous nous gouvernerez: il se leva, & grava nos noms sur les arbres voisins. Le Curé s'écria dans son ravissement: que les hommes font insensés d'aller chercher loin d'eux un bonheur qu'ils ont sous leurs mains! Que ne viennent-ils dans ces campagnes quand ils sont offusqués par les passions des villes? Ici, les animaux sauvages, les habitans de l'air, le plus humble vermisseau, tout est libre & content. O nature! tu nous appelles à toi: tu nous offres par-tout des abris contre le besoin: voilà des plaines, des bosquets, des vergers couverts de fruits, des ruisseaux limpides, une terre féconde, un beau ciel; & nous devançons l'aurore pour assiéger l'antichambre des grands! nous allons vendre nos jours à d'orgueilleux protecteurs! nous allons demander des fers pour de l'or, quand ce coin de terre, du pain & la liberté nous suffisent! Ah! que vos cités sont tristes! qu'on y jouit peu de son existence! Quel séjour pour une ame fiere, indépendante & pleine de son énergie! Que le faste & la grandeur fatiguent les yeux d'un sage! Où est la destination de la nature? où est l'égalité des êtres? Tout est confondu dans la société: l'homme a bâti des degrés pour l'orgueil, & après avoir forgé la statue de Jupiter, il s'est prosterné devant elle. Ici du moins, je ne m'incline que devant le Roi de l'univers: si je lui porte mes vœux, il m'écoute, & je n'ai point de rebuts à craindre. Lorsque dans un beau jour de Printemps, assis au pied d'un arbre avec Plutarque ou Fénelon, je vois toute la nature briller autour de moi; quand j'entends la musique harmonieuse des bois; quand l'esprit des fleurs porté par un vent frais éveille mon odorat; alors dans l'ivresse de mes sens, j'éleve jusqu'à Dieu mes actions de graces; je le bénis de ce qu'il m'a tiré du néant, de ce qu'il m'a donné des sens pour jouir des beautés de la nature, de ce qu'il a rassemblé sous mes yeux les vrais biens de la vie & les spectacles charmans de sa création.

Cet entretien fut interrompu par le bruit des flageolets & des cornemuses que nous entendîmes autour de nous. Une troupe villageoise vêtue proprement & avec goût parut: on se mit à danser; on se confondit avec elle; le soir nous surprit au milieu de ces jeux que nous prolongeâmes encore à la clarté de la lune. Il fallut enfin partir: je vis ce moment à regret: il sembloit que j'avois joui du dernier beau jour de ma vie. Je tournois mes regards vers cette belle contrée comme pour lui dire adieu. Hélas! qui sait si je la reverrai jamais! Tout change; tout se succede, & les plaisirs de la veille ne reviennent plus le lendemain.

LETTRE XLIV. Faldoni à Thérese.

O Thérese! la délicieuse promenade que nous fimes hier! je me croyois transporté auprès de vous dans les campagnes de la Thessalie, au milieu des nymphes & des bergeres. Quelle charmante habitation! quelle heureuse contrée! Ah! quittons le monde! Abandonnons les villes & leur triste peuple! allons jouir de la nature; allons vivre avec ces bonnes gens qui goûtent si bien le bonheur! Une solitude fleurie, une maison simple & sans faste, un jardin, des bosquets coupés par des eaux vives, voilà nos richesses. Si nous pouvons y joindre quelques arpens de vigne exposés sur une côte favorable; un champ de bled que nous verrons ondoyer au gré des vents, un petit étang qui nous offrira le divertissement de la pêche, & une basse-cour bien peuplée, que manquera-t-il à nos vœux? Des voluptés champêtres & variées rempliront nos jours, & chaque nouvelle aurore amenera de nouveaux plaisirs. Nous entasserons ainsi les années, & nous vieillirons sans nous en appercevoir. Je serai moi-même le premier cultivateur de mon jardin: vous me verrez, aimable amie, courbé sur la herse & baigné de sueurs, solliciter la nature de nourrir ma famille, & vous serez touchée de mes efforts. Nos enfans s'instruiront par mon exemple à fuir l'oisiveté; ils sauront que l'homme est né pour le travail, & qu'il doit payer à la terre le prix de ses bienfaits; ils apprendront à respecter l'état du laboureur, & jugeront qu'il vaut mieux cultiver son jardin que d'aller corrompre ses mœurs à la ville. Nous rassemblerons autour de nous d'honnêtes villageois, & nous ne ferons tous qu'une même famille. Nos repas seront animés par la joie franche & par la liberté: l'agriculteur viendra s'y délasser de son travail; notre fermier, sa femme, ses enfans, le Curé du hameau, quelque vieux militaire retiré du service & que nous aurons déterré dans ce coin de campagne, formeront le cercle de nos convives: à table, on ne parlera point des vices ou des ridicules des absents: mais l'un dira quelle est la meilleure façon d'ensemencer les terres, quels sont les remedes les plus sûrs contre les maladies des troupeaux; l'autre citera quelques traits de bien-faisance, ou fera le tableau de sa félicité domestique. O mon amie! nous dirons quelle route conduit à la sagesse; ce qui fait la tranquillité de l'ame & sa parfaite jouissance; comment on peut s'élever au-dessus des calamités humaines, & conserver dans les maux de la vie une humeur toujours égale, & comment la modération des desirs fait trouver l'opulence dans une humble fortune. Félicité céleste! paix inaltérable! délices ignorées des hommes corrompus! venez enivrer nos cœurs! eh! que nous faudra-t-il encore avec le repos de l'esprit, la possession des vrais biens de la nature, la jeunesse & la santé? Je ne sais, ma chere Thérese, si vous éprouvez comme moi tout le charme d'un état si doux? mais la seule peinture d'une vie champêtre me ravit & m'enflamme: la vue d'une belle campagne fait sur moi l'impression la plus vive: je ne vois jamais un pré fleuri, un bois touffu, un vallon couvert d'ombre & de verdure, sans ouvrir mon ame à des voluptés inexprimables; c'est un calme intérieur, un tranquille abandon, une molle indolence que je ne puis vous peindre. Dans cet air pur & balsamique chargé de l'esprit des fleurs & de l'odeur végétale de toutes les plantes, je respire avec liberté; je sens se dilater mes organes & mon sang couler avec aisance: mes pensées sont plus faciles, mon esprit plus lèger, mon cœur plus paisible: j'oublie les hommes, leurs passions, leurs intrigues, les maux qu'ils m'ont faits, leur misérable orgueil, & leurs préjugés barbares: des hauteurs où je suis placé, je m'éleve jusqu'à la divinité; je converse avec elle; je lui parle de mes plaisirs, & je n'ai pas besoin que les hommes se rendent médiateurs entre elle & moi. Souvent j'interroge ma raison; je descends au fond de mon cœur; j'y dresse un tribunal où je juge mes foiblesses; là, je me condamne ou m'absous: je médite sur le bien qui me reste à faire, & je ne sors jamais de ces douces rêveries sans avoir la volonté de devenir meilleur. Dans une nuit tranquille embellie par les rayons de la lune, il m'arrive quelquefois de songer aux contrées qu'elle éclaire & que j'ai parcourues: je traverse les mers; je les vois argentées par cet astre & telles que je les admirois dans ces nuits brillantes où je voguois sur l'océan, à la faveur de sa lumiere: je me retrouve dans les Antilles, au milieu des personnes que j'ai connues: toutes ces images portent dans mon ame une foule de pensées attendrissantes; il semble qu'avec ces souvenirs je recouvre les plaisirs de mon premier âge. Souvent aussi dans mes promenades solitaires, je forme des projets pour le bonheur de mes amis & pour le mien. Que d'heures charmantes j'ai déjà passées dans ces aimables chiméres! je jouissois en idée des biens que mon imagination créoit; je voyois s'élever autour de moi des tableaux enchantés; & vous, ma chere Thérese, je vous parlois; j'étois à vos côtés; je vous conduisois dans une humble cabane qui se couvroit de votre éclat, & qui me paroissoit plus belle que la demeure des rois: là, je vous suivois dans le détail de vos soins domestiques: je vous voyois sensible & bienfaisante appeller auprès de vous l'infortuné qui retournoit content, soulager de pauvres familles, heureuses d'être connues de vous & d'attirer vos regards. Avec quel transport je contemplois vos vertus modestes! oh! quand verrai-je s'accomplir le vœu de mon cœur! Le temps fuit; les heures s'échapent, & je me consume dans l'attente! & votre jeunesse elle-même va s'éteindre & se flétrir, comme une rose frappée par le midi! O! ma Thérese! faut-il long-temps encore brûler, espérer, languir, & me désespérer? faut-il voir les jours du bonheur s'écouler sans l'avoir goûté? Si nous devions être immortels, je dirois à mon ame; attends & tu seras heureuse: mais chaque instant emporte une portion de ma durée, & je la vois périr sans fruit & sans retour. Ne nous abusons pas, aimable amie! il est des plaisirs pour tout âge: mais cette séve active qui augmente & nourrit en nous l'existence, cette flamme élémentaire qui se précipite avec impétuosité dans nos veines, & qui donne à l'amour son énergie, aux sens leur ivresse & leur chaleur, ces trésors sont perdus quand la fleur de la vie est fannée. Les desirs s'émoussent: la maturité des ans, en nous apportant des jours plus tranquilles, nous enleve l'enchantement de nos amours. Que faisons-nous sur la terre, dans la triste incertitude où nous flottons? Quoi! notre félicité dépendra des volontés arbitraires d'un homme, quand la suprême justice nous forma l'un pour l'autre, & nous rapproche avec une force invincible! Quoi! l'arrêt d'un despote changera nos destinées, & nous arrachera peut-être aux dispositions de cette nature éternelle, pour nous jetter dans un abîme de souffrance! Quelle est donc la loi gravée sur l'airain qui nous force à plier la tête sous un joug aussi cruel? N'entendez-vous pas cette voix intérieure qui vous crie: sois heureuse; saisis rapidement l'éclair du plaisir qui ne fait que se montrer; demain, ce soir, dans une heure, il aura peut-être fui pour jamais? Oh! je vous en conjure par l'amour! n'attendons pas les funestes chances de l'avenir; ne risquons pas le sort de notre vie, en nous berçant des chimeres de l'espérance. O vous que j'ai osé nommer un instant mon épouse! vous qui m'êtes plus chere que moi-même! Mon amie! ma compagne! charme & délice de mon cœur! cédez à ma priere, & puisqu'une tendre mere consent à mon bonheur, daignez le fixer: daignez vous donner à moi pour jamais! laissez-vous conduire aux autels! Ah! venez, ma chere Thérese! venez y recevoir le serment que je fais de vous adorer jusqu'au dernier soupir de ma vie! Mon cœur est plein; il ne peut suffire à l'abondance de son amour; il languit; il seche; il se consume: une affreuse tristesse m'environne; par-tout où je ne vous vois pas, le monde me paroit désert; c'est un deuil universel; c'est un nuage qui couvre à mes yeux tous les objets. Je ne peux plus vivre sans vous; ma flamme s'augmente avec l'impatience de vous posséder, & jusqu'à ce jour, mille fantômes créés par mon esprit malade, assiégent mon chevet, empoisonnent mes veilles & me suivent même au retour de la lumiere. Ce n'est qu'auprès de vous que je retrouve le calme & la sérénité. Vous dissipez toutes ces vapeurs funèbres, comme l'éclat d'un beau matin dissipe les ombres: un mot de votre bouche, un seul de vos regards me rassure & m'encourage. Ah! laissez votre opulence & venez seule avec vos graces! Quel trésor peut les valoir? Notre asyle est prêt; la nature a pris soin de l'orner, & le plaisir l'embellira: mon humble fortune suffira pour nos besoins. Qu'aurionsnous à souhaiter encore? Le goût du superflu ne produit que de superbes indigens, & le vrai pauvre est celui qui ne sait pas se borner.

LETTRE XLV. Thérese à Faldoni.

Comme les heures du plaisir s'écoulent! J'avois passé une journée charmante; & lorsque vous m'avez quittée, il m'a paru que toute la nature m'abandonnoit! Hélas! comment soutenir l'idée de cette séparation que vous semblez prévoir? Vous, mon bien-aimé, vous que rien ne remplacera jamais dans mon cœur! pourquoi me contrister de vos plaintes? pourquoi ne pas jouir des momens heureux que la fortune nous accorde? Laissons les sollicitudes de l'avenir, & ne nous faisons pas un tourment de ce qui peut n'arriver jamais. Votre mélancolie m'afflige: vous n'avez pas un sentiment que je n'éprouve. Je voudrois vous voir content, & si votre félicité pouvoit être mon ouvrage, je sacrifierois la mienne à ce prix. Que ne puis-je dans ces belles campagnes, auprès de ce sage vieillard & de ces bons villageois, oublier avec vous l'univers, & riche de la possession de votre cœur, laisser au reste du monde l'intérêt & l'ambition qui le gouvernent! Que me feroient alors toutes les fortunes de la terre? Une cabane & vous, mon cher Faldoni! voilà tout ce que j'ambitionne. N'êtes-vous pas ma richesse, & manquerois-je d'être heureuse dans l'asyle étroit où le sort nous confineroit ensemble? Oui, mon ami! que le ciel m'unisse à vous, & je me soumets à toutes ses rigueurs. Avec vous je supporterai la misere, l'infortune, l'abandon, la mort même: avec vous, un désert me plaira mieux que le palais le plus superbe. Vous m'y verrez dépouillant un luxe frivole, & quittant pour la bure les vains ornemens de mon sexe, exercer mes mains au travail, partager vos fatigues, & me consoler de mes peines par l'espoir de soulager les vôtres. Vous me demandez si j'ai comme vous le goût des plaisirs rustiques. Ah! sans doute ils me sont chers! ils ne laissent après eux ni regret ni repentir, & ce sont les seuls qui nous conviennent. Dans les villes, a-t-on le temps de s'aimer, au milieu du tourbillon des affaires & du mouvement des sociétés? C'est dans les champs que deux cœurs unis peuvent s'entendre & se répondre: environnés des objets ravissans de la nature, ils sont portés d'eux-mêmes à s'épancher: leur sensibilité devient plus vive, & moins distraite. A l'aspect d'un beau paysage, il semble qu'on ait besoin d'exprimer le charme qu'on éprouve: c'est-là que le bonheur aime à se communiquer. On diroit qu'auprès d'un ami la campagne est plus riante, l'air plus pur, le jour plus doux; l'enchantement de sa vue embellit tout ce qui l'entoure. Oui, je me fais d'avance une félicité de la vie que nous menerons: une seule chose manque au succès de nos desirs; c'est l'aveu de mon pere: mais Dieu qui dispose du cœur des hommes ne peut-il pas changer le sien? & si notre union est arrêtée dans les décrets de cette auguste Providence, tous les efforts humains parviendront-ils à l'empêcher? Croyez-moi, Faldoni! nous devons tout espérer de l'immortelle justice qui distribue les biens & les maux, qui châtie & récompense, & qui garde aux vertus un prix quelquefois tardif, mais toujours assuré. Vous craignez que le temps n'affoiblisse mon amour, & qu'il ne laisse dans mon cœur les ruines qu'il laissera sur mon visage! Hélas! que vos craintes sont injustes! Est-ce moi dont vous redoutez l'inconstance, moi qui vous aimois avant de vous avoir vu, moi que votre nom seul intéressoit, & qui n'entendois point parler de vous sans rougir? O Faldoni! combien vous m'étiez cher, dans le temps même où j'ignorois vos sentimens! Que n'ai-je point souffert pour me contraindre, avant que ma mere approuvât mon penchant! que de combats à soutenir avec moi-même! Je n'y résistois plus; ma santé s'épuisoit; vous osâtes m'écrire; j'eus l'imprudence de vous répondre; mon cœur se soulagea, mais aux dépens de mon devoir; je me trouvai plus libre après avoir déposé mon secret dans votre sein: mais je connus les remords, & si quelque chose adoucit en moi le sentiment de ma faute, ce fut l'idée de vos vertus. J'exigeai des sacrifices; votre obéissance, en me prouvant votre amour, mit le comble au mien: vingt fois je fus tentée de vous rappeller de cet exil où la frayeur de vous sentir auprès de moi m'avoit forcée de vous reléguer: j'étois au point de souhaiter de vous revoir, quand vous accourûtes de votre solitude. Le danger d'un pere vous rappelloit en Italie; vous vintes faire vos adieux: quels adieux! quelle scene! le souvenir ne s'en effacera jamais de mon esprit. Ma mere que mes aveux auroient dû révolter, en fut attendrie; prévenue par son Pasteur, elle s'intéressa pour nous, & c'étoit ce moment que vous alliez choisir pour me quitter! Je ne pus d'abord me défendre contre vous d'un mouvement de dépit: mais que je fus prompte à vous justifier! Comment refuser toute mon estime à ce noble effort de la piété filiale? Plus il m'avoit touchée, plus je sentis le poids de votre absence: ma langueur s'en accrut; je tombai dans une consomption mortelle, & j'allois périr, lorsqu'enfin vous avez reparu. Dirai-je que votre présence m'a rendu la vie? dirai-je que l'espoir de vous être unie a fait passer dans mes sens presque éteints l'amour de l'existence? O que le plaisir de pouvoir vous aimer sans trouble & sans mystere avoit de charme pour moi! que j'étois orgueilleuse de ma tendresse! Comme tout prenoit à mes yeux une forme enchantée! comme la nature me paroissoit belle! Rien ne m'étoit indifférent; la surabondance de mes sentimens sembloit s'étendre sur tous les objets: je n'ai jamais été plus heureuse, & je consentirois volontiers à passer ainsi toute ma vie. Réfléchissez-y bien, Faldoni, & vous conviendrez que vos plaintes sont déraisonnables. Que manque-t-il à notre félicité? Tout nous favorise; notre amour ose éclater sous les yeux de ma mere; elle accorde à nos vœux l'honnête liberté que nous pouvons desirer; nous nous voyons pendant des jours entiers; vous arrivez ici le matin, & vous n'en sortez que le soir; mille amusemens variés remplissent nos heures & les abrégent. Rappellez-vous ce concert où nous chantions ensemble cet air si simple & si touchant! nos larmes couloient aux accens de la tendresse, & nous fûmes obligés de nous interrompre. Tout ce que la plus douce intelligence à de volupté, nous l'éprouvons. Nos yeux ne se baissent plus quand ils se rencontrent: nous pouvons y lire sans réserve notre félicité mutuelle. A peine ai-je le temps de remplir mes devoirs près de mon adorable mere. Tyran que vous êtes! homme avide & insatiable! c'est vous qui usurpez tous mes instans. Je ne fais pas un mouvement, je ne dis pas un mot dont vous ne soyez l'objet. Autrefois je ne laissois échapper aucune semaine sans écrire à ma cousine; mais je l'ai négligée; je l'oublie; j'oublie tout pour vous; je ne songe qu'à vous; je ne vois que vous dans l'univers: quand je veux penser, je consulte vos regards; j'y cherche, hélas! ce que je dois dire ou faire. Citez-moi quelqu'un dont l'amour soit plus tendre que le mien, & je suis prête à l'imiter. Non, Faldoni, on n'aime pas comme moi; on ne sent pas les tourmens qui me saisissent, quand je passe une heure sans vous voir: non, je ne crois pas qu'on puisse vous desirer avec plus d'ardeur, vous attendre avec plus d'impatience, vous revoir avec plus de transport! O mon bien-aimé! vous dont le seul sourire me comble de joie! dites, s'il est possible d'être plus amante! & vous n'êtes pas satisfait! vous vous plaignez encore! Vous me proposez de m'unir à vous sans l'aveu de mon pere! O! si j'avois la folie d'y consentir, doutez-vous qu'il ne vînt m'arracher de vos bras & peut-être vous accabler du poids de sa vengeance? Ma mere elle-même voudroit-elle se prêter à votre impatience? Il ne faut pas vous en flatter: cette bonne maman est trop jalouse de mon bonheur pour oser me permettre une démarche imprudente & prématurée. Je vous préviens qu'elle est ma confidente, que je lui ai communiqué votre lettre & la mienne, & que c'est sous sa dictée que j'écris cet article. Elle attend, d'un jour à l'autre, Madame d'Armiane qui a beaucoup de crédit sur l'esprit de mon pere, & qu'elle sollicitera de nous appuyer de tout son pouvoir. Voilà, mon aimable ami, la position où nous sommes: je n'y vois rien de fâcheux. Cessez donc de vous livrer à une tristesse qui m'afflige. Au nom de Dieu! cachez-moi vos peines, & laissez-moi croire au moins que je suis la seule qui souffre! Il est possible que nos projets de félicité s'écroulent: mais ne sera-t-il pas temps de gémir, si ce malheur vient, & faut-il que la peur du mal empoisonne le bien dont nous jouissons? Vous allez perdre un ami pour quelques mois: M. le Curé est forcé de nous quitter pour aller régler avec son successeur les affaires de son ancienne paroisse: mais vous aurez la société de ma chere Constance; cette bonne cousine arrive avec sa mere, & vient passer l'automne aux Ormes: c'est une promesse qu'elle acquitte. O Faldoni! ne troublez point ma joie par vos murmures! partagez plutôt le bonheur que j'aurai de la posséder. C'est un autre moi-même: elle vous dispute mon cœur, & l'amour ne peut avoir des sentimens plus vifs çue notre amitié. Que de choses nous aurons à nous dire après six mois d'absence! Hélas! quand je Tai quittée, qui m'auroit prédit alors que vous seriez l'arbitre de ma destinée, vous qu'à peine j'avois apperçu? Mais il étoit écrit que vous alliez porter dans mon foible cœur les orages des passions. Cette tendre amie! elle pressentoit ce qui m'arrive. Aimezlà, Faldoni, aimez-là de toute votre ame! vous lui devez plus que vous n'imaginez. C'est elle qui par ses consolations célestes, adoucissoit en moi la frayeur d'un sentiment nouveau: c'est elle qui la premiere avoit prononcé votre éloge, avant que mes yeux eussent reçu le fatal bandeau, avant même que vous me fussiez connu: mais je ne lui en veux point de toutes les peines dont elle est la cause innocente, & qu'elle n'auroit pu m'épargner, puisque mon sort étoit de vous aimer.

Fin du premier Tome.
LETTRE XLVI.

FALDONI au Curé.

Revenez donc, mon cher Mentor! que faites-vous loin d'ici, loin d'un ami qui vous regrette vous deſire? Qu'eſt devenu le temps où j'allois verſer dans votre ſein mes ſecrettes inquiétudes? Vous étiez mon conſolateur, mon guide mon appui: je n'avois pas une penſée dont vous ne fuſſiez le dépoſitaire: vous receviez mes larmes: vous me rendiez la joie l'eſpérance.

Hélas! ils ne ſont plus ces jours de confiance de paix où je voyois la ſageſſe, ſous les traits d'un vénérable Miniſtre, deſcendre juſqu'à nous, ſe mêler à nos folâtres amuſemens; où mon digne ami jouiſſoit de la félicité de deux amans, partageoit les tendres émotions de leurs cœurs.

O mon bienfaiteur! vous avez emporté mes plaiſirs avec vous!

D'où vient cette triſteſſe qui m'accable, de quoi donc ai-je à me plaindre? On me comble ici de bontés d'égards; Mademoiſelle de Saint-Cyran n'a point changé pour moi; cependant je laiſſe échapper des pleurs involontaires! Depuis que Madame d'Armiane ſa fille ſont arrivées, les deux amies ne ſe quittent plus.

Il ſemble que Conſtance m'ait ravi une partie des ſentimens de Théreſe. Je porte envie à leur amitié, à leurs entretiens, à leurs moindres careſſes. Cette paiſible jouiſſance me paroît bien préférable aux tranſports tumultueux de l'amour! Il eſt trop vrai que mon bonheur n'eſt plus le même: je vois s'approcher les jours de l'infortune: déja nous commençons à nous disperſer. Il eſt affreux de ſe quitter quand on a formé la douce habitude de ſe voir: le cœur s'arrache avec douleur à la ſociété qu'il s'eſt choiſie: mais qu'y a-t-il de conſtant ſur la terre?

Nous vivions dans une parfaite intelligence; il faut la rompre; c'eſt ainſi que la nature nous diſpoſe à la derniere ſéparation.

Le temps vole chaſſe devant lui les amitiés humaines, comme le vent balaie la pouſſiere. On s'éloigne; on ne ſe rapproche plus; ou ſi l'on revient ſur les ſcenes paſſées, on eſt ſurpris de n'être plus ému ſi vivement: le cœur n'a point changé; mais les ſituations ne ſont plus les mêmes.

Triſte variété qui détruit le charme d'une poſſeſſion durable tranquille! Je conſerverai toute ma vie le ſouvenir d'un ami que j'avois acquis dans mon enfance. Il étoit aſſez rare de voir un homme grave mûr accueillir un poliçon, l'aſſocier à ſes promenades, le produire dans ſes connoiſſances.

J'arrivois chez lui, chargé de la pouſſiere de ma claſſe, avec toute l'étourderie de quatorze ans; je feuilletois ſes livres ſes eſtampes; je les emportois; quelquefois je lui crayonnois de mauvais deſſins qu'il faiſoit encadrer ſoigneuſement. Je me rappelle avec plaiſir ces ſoirées d'hiver où, aſſis au coin de ſon feu, près de ſon vénérable pere, image des antiques patriarches, âgé de plus de quatre-vingt ans, nous faiſions des lectures intéreſſantes. La gouvernante, debout derriere nos chaiſes, écoutoit joignoit ſes réflexions aux nôtres. Son logement étoit reſſerré comme ſa fortune, le plus ſouvent nous paſſions ces ſoirées charmantes dans une petite piece qui lui ſervoit de cuiſine. Là, tandis que le ſouper frugal ſe préparoit, nous pourſuivions nos entretiens graves ou plaiſans; le bon vieillard nous racontoit longuement les hiſtoires de ſa jeuneſſe, les pieds étendus ſur les tiſons, nous nous amuſions à l'entendre. Je n'ai jamais goûté d'heures plus agréables; j'étois tout fier d'occuper une place dans la ſociété, de converſer avec des hommes, moi qui ne vivois encore qu'avec des enfans: l'inſtant où j'accourois chez mon voiſin, étoit une jouiſſance. Avec quelle vîteſſe je montois ſes dégrés! Comme le cœur me battoit de joie, quand il m'ouvroit ſa porte hoſpitaliere! Dans les jours de fête ou de congé, j'arrivois de bonne heure; il prenoit ſon bâton, appelloit ſon chien, nous allions dans les campagnes d'alentour. Souvent même pendant la froide ſaiſon dans une belle gelée de Janvier, nous répétions ces promenades qui me ſembloient délicieuſes. Bientôt mes études finirent; je partis pour mes voyages, je perdis de vue cet honnête homme: à mon retour dans ma patrie, je m'empreſſai de le chercher; mais, hélas! quel ravage les années font autour de nous! Il avoit quitté ſon ancien logement, ce lieu qui m'étoit ſi cher! Son vieux pere étoit mort ſa gouvernante ſeule lui reſtoit.

Je le trouvai: mais ce n'étoit plus lui: des revers de fortune avoient renverſé ſon cerveau; il végétoit dans un état d'enfance: je détournai les yeux pour lui cacher mes larmes. Pauvre eſpece humaine dont un coup de vent détruit la raiſon! Ayez donc de l'orgueil!

Laisſez-vous prévaloir des avantages de l'eſprit, vous qu'une roue dérangée dans cette frêle machine peut réduire à l'inſtinct des brutes! Mon ami n'a pas ſurvêcu long-temps à l'altération de ſes organes; il avoit déjà fini ſa carriere, la mort n'a fait que ſaiſir le reſte de ſa proie. Avant ſa diſgrace, il n'y avoit point d'homme plus heureux. Tout l'amuſoit; il étoit content de tout, il avoit l'art d'attacher un prix aux moindres choſes.

Pardonnez-moi ces longs détails: qui plus que vous, Monſieur, eſt fait pour les apprécier?

En les écrivant, mon cœur ſe ſoulage, je goûte une ſorte de plaiſir à payer ce tribut de reconnoiſſance à l'amitié, devant un ami qui m'a ſi bien conſolé de ma perte.

LETTRE XLVII.

Au même.

Nous avions invité Madame d'Armiane, ſa fille quelques étrangers à faire une promenade dans le parc. En entrant dans l'orangerie, nos deux hôteſſes ont été frappées d'une ſurpriſe agréable, à la vue d'un pavillon de verdure orné de feſtons qui ſembloient pendre naturellement ſur toutes les branches. Des bancs de gazons ſemés de roſes, d'œillets, de tubéreuſes, bordoient l'intérieur du pavillon entouroient une table couverte de crême, de patiſſeries des meilpeuple attiré des villages voiſins, dont la foule a paru d'autant plus merveilleuſe, que la tranquillité de ces bois leur donnoit un air de ſolitude. Différentes ſcènes étoient repréſentées ſous les arcades: des enfans y jouoient des paſtorales avec toute l'ingénuité de leur âge: ailleurs des groupes de jeunes garçons de jeunes filles, au milieu deſquels étoient de bons vieillards de vénérables matrônes, imitoient leurs veillées villageoiſes. Tous les acteurs ſe ſont levés formant deux bandes ils ont commencé à danſer, auſſi-tôt que l'orcheſtre en a donné le ſignal. Une jeune fille vêtue de blanc d'une beauté touchante a paru au milieu du cerble; les hommes de bout derriere elles, les ſervoient en étoient ſervis. C'étoit un tableau charmant de voir cette longue file de jeunes payſanes toutes vêtues uniformement les villageois avec les rubans qui flottoient à leurs chapeaux. L'expreſſion de la joie qui brilloit ſur tous les viſages, le rire éclatant, les bons mots, les contes plaiſans, les chanſons, l'heureuſe franche liberté, tout cela ne peut ſe rendre. L'image de leur bonheur ſe communiquoit juſqu'à moi, faiſoit couler dans mes veines des torrens de plaiſir. Théreſe Conſtance occupées à faire les honneurs de la fête n'avoient point de repos. Mille voix pormon ſecret, j'ai été chargé de diriger la fête, d'inſtruire les enfans, de leur apprendre leurs rôles, de diſpoſer les décorations de veiller au bon ordre.

Depuis quinze jours, je n'étois occupé que de ces préparatifs, la crainte d'échouer m'a fait paſſer ſouvent de mauvaiſes nuits.

Celle-ci ſera tranquille, je l'eſpere, je vais dormir ſur mes lauriers, s'il eſt vrai que le ſommeil puiſſe approcher de moi.

O mon ami! comment l'oublier un inſtant! Comment ceſſer de voir cette figure angélique environnée de tous ceux dont elle fait le bonheur, partageant leur joie? Quel triomphe, qu'il étoit digne de ſon cœur! Jamais je n'entendis d'éloge plus touchant que celui de tous ces payſans qui la chériſſent. Oui, Monſieur, j'en ai vu ſe mettre à genoux devant elle, d'autres baiſer ſa robe s'en aller contens, d'autres paroître tout fiers d'en avoir obtenu un ſourire! Ce n'eſt pas être aimée; c'eſt uſurper les droits de la divinité qu'on adore. Je conduiſois cette nuit les deux couſines dans le parc au milieu de cette foule joyeuſe: nous avons marché quelques momens dans un boſquet écarté, d'où le bruit ne ſe faiſoit entendre que dans l'éloignement: Théreſe tenoit la main de ſa couſine ſoupiroit: ſon mouchoir eſt tombé; en le relevant, je l'ai ſenti baigné de pleurs. Ah! lui ai-je dit, je vois qu'il eſt plus aiſé de faire le bonheur des autres que le ſien! Mon ami, m'a-t-elle répondu, cette journée eſt trop belle; je ne dois plus m'attendre qu'à des diſgraces.

Pour chaſſer ſa triſteſſe, Conſtance nous a ramenés dans le cercle où la joie, le tumulte le mouvement nous ont diſtraits.

On a danſé juſqu'au point du jour: alors Théreſe a pris le bras de ſa couſine le mien; nous avons été nous aſſeoir ſur un tertre élevé qui eſt au milieu du parc.

On voyoit de là les premieres couleurs de l'aurore; l'étoile de Vénus brilloit de tout ſon éclat; des nuages de pourpre d'argent étoient répandus ſur toute la ſurconnoître l'inſtabilité des événemens pour compter ſur un plaiſir durable; voyant que je pleurois, pourquoi vous affliger, mon ami? il faut s'attendre aux revers.

Les jours de la félicité ſont peut-être finis pour nous; ne nous abuſons pas ſur notre état; il eſt dans la main de la Providence qui peut le rendre à jamais fortuné: mais vous voyez combien de périls nous environnent; béniſſons le ciel ſi nous obtenons encore quelques beaux jours; pour moi je n'en eſpere plus. Je crois donc que la ſageſſe humaine doit ſe borner, non pas à prévenir des maux que nous redoutons ſans pouvoir les éviter, mais à goûter paiſiblement les biens actuels qui nous ſont accordés. Aimons-nous, mon cher Faldoni, avec autant d'excès que ſi nous devions nous ſéparer demain; nous ſéparer!

non, c'eſt mal dire, mais quitter la vie: car je me flatte, a-t-elle repris avec un ton qui me perçoit l'ame en me tendant la main, je me flatte que cet engagement eſt l'affaire de notre vie.

Je couvrois cette main de baiſers de larmes; elle s'eſt levée détachant le bouquet qu'elle avoit à ſon ſein, conſacrons, a-t-elle dit, ce lieu où j'ai joui peut-être de mes derniers plaiſirs. A ces mots, elle a placé ſes fleurs ſur le gaſon où elle s'étoit aſſiſe.

Lieu charmant! je ne m'en approcherai qu'avec vénération.

Son bouquet ſe fannera; mais nos cœurs, ah! j'en jurerois!

nos cœurs ſeront toujours les mêmes.

LETTRE XLVIII.

THÉRESE à FALDONI.

LE ſoir eſt calme & ſerein : on n'entend dans le vallon que le murmure éloigné d'une caſcade. Où êtes-vous , mon philoſophe ! les ſentiers ſecrets de la montagne ſont abandonnés, & les bois agitent vainement leurs cimes touffues. Voici l'heure de nos promenades , & vous ne venez pas ! Les deux couſines ſe plaignent d'être ſeules, & Conſtance qui dicte à ſon amie ces phraſes poétiques de ſa lettre ne vous pardonné point votre abſence. Nous ſommes ſous l'arbre et dans la prairie où nous avons coutume de vous attendre. Le nom de Faldoni frappe l'écho des rochers & revient triſtement. Chaque pas qui ſe fait entendre ſur la route me donne une ſubite émotion; je crois toujours vous voir: mais mon eſpérance eſt déçue mes ſoupirs ſont emportés par les vents avec la pouſſiere qui s'éleve ſous les pieds des voyageurs.

Nous avons déja dit vingt fois: pourquoi ne vient-il pas? nos yeux demeurent fixés ſur la plaine.

Eſt-ce lui que je vois dans le chemin qui borde la forêt? Non, dit Conſtance; c'eſt un villageois occupé de ſes travaux.--Mais que fait-il donc?--Il va venir.

Il doit venir. Il viendra ſurement.

Voilà tous nos entretiens. Arrivez, mon bon ami! Venez calmer nos inquiétudes. S'il y a des termes plus doux, plus touchans que ceux de l'amitié, je les emploierai pour hâter votre retour. J'ai reçu ce matin des roſes d'une pauvre femme à qui j'avois rendu quelques ſervices. C'étoit un tribut de reconnoiſſance digne de vous être offert: j'en avois fait pour vous une guirlande. Mais hélas!

mon eſpérance mes roſes ſe ſont flétries!

P. S. Ma couſine eſt une curieuſe; elle ſe ſouvient que vous lui avez parlé quelquefois d'une relation de vos voyages; elle brûle de l'entendre me charge de vous l'écrire. Arrangez-vous pour la ſatisfaire: mais je vous préviens que je n'ai point de part à ſa priere que je n'aurois jamais oſé la riſquer pour mon compte.

LETTRE XLIX.

FALDONI à THÉRESE.

MALGRÉ l'impatience où j'étois d'aller jouir aux Ormes des plaiſirs de ma ſoirée, je n'ai pu refuſer à des malheureux qui imploraient mon ſecours un temps qui m'étoit bien cher. Je pars, charmante amie, au moment où je reçois votre meſſager, & j'emporte mes mémoires. Je crains bien qu'ils n'altérent l'opinion généreuſe que vous avez conçue de moi. L'hiſtoire de ma jeuneſſe eſt celle de mes erreurs : mais vous ſecondez le projet que j'avois depuis long-temps de me dévoiler à vos yeux: il eſt juſte en effet, qu'avant d'unir votre deſtinée à la mienne, vous me connoiſſiez tout entier, je prends le ciel à témoin qu'il n'y a pas un moment de ma vie dont je vouluſſe vous faire un myſtere.

la maiſon paternelle, j'y vécus en étranger. Je vis bientôt que dans ma terre natale je n'avois rien à prétendre: né avec un cœur ſuperbe, amoureux de l'indépendance, ennemi des baſſeſſes, que pouvois-je faire? Je me ſentois oppreſſé: l'humeur me bourreloit. Je préférai la miſere l'éloignement: je quittai mon pere ma patrie, je leur payai le tribut de quelques larmes. Je me trouvois perdu dans une autre contrée, ſans amis, ſans parens, ſans fortune ſans état. J'y traînai long-temps une vie obſcure, pour ſuivi par le ſort, déja tourmenté par des paſſions naiſſantes, heureux cependant ſatisfait de moimême. Mon cœur n'avoit pas encore abandonné la vertu, je reſpectois cette voix ſecrette qu'on n'étouffe jamais impunément: un moment d'erreur vint troubler mon repos me laiſſa des remords que le temps n'a pu calmer. J'avois été paſſer quelques jours à la campagne, dans une terre à dix lieues de Paris. La famille de mon hôte étoit compoſée d'un pere de ſes deux filles: l'aînée douce, aimable, intéreſſante, rachetoit par ſes graces ce qui lui manquoit dans les agrémens de la figure. Je n'avois jamais connu l'amour, malheureuſement elle ne m'apprit point à le connoître; mais elle fit naître en moi cette émotion qu'on ne peut refuſer à la jeuneſſe parée de tant de charmes. Pour elle, ſon cœur dont le moment peut-être étoit venu, ſe livra ſans défenſe à mes premieres avances. Je trouvois dans cette maiſon une vie tranquille réglée, des vertus domeſtiques, l'hoſpitalité, la bien-faiſance une bonne foi qui ne ſoupçonnoit pas même un abus de confiance. On paſſoit trois ſaiſons à la campagne, on retournoit dépenſer à Paris, pendant l'hiver, un modique revenu qui ſuffiſoit pour y maintenir la famille avec décence, y traiter quelques amis dont le nombre étoit borné. Les jeunes perſonnes renfermées dans un cercle étroit ignoroient l'uſage du monde l'art perfide des ſociétés: leurs ames franches étoient telles que Dieu les avoit faites, elles n'avoient ni ôté ni ajouté à leurs facultés originelles. J'avois eu l'occaſion d'obliger leur pere; il me preſſa avec la chaleur de la reconnoiſſance de l'aller voir à ſa terre: après pluſieurs excuſes, je me rendis à ſes inſtances. Malheureux vieillard qui me ſollicitoit, ſans le ſavoir, d'aller porter chez lui le trouble le déshonneur! Le ſoir, après le ſouper, quand nous étions encore rangés autour de la table, on me faiſoit raconterſou vent l'hiſtoire de mes voyages, pendant ce récit, Louiſe témoignoit le plus tendre intérêt qu'elle manifeſtoit par ſes larmes.

Quand je peignois les ſituations d'une vie agitée, les horreurs de l'infortune où j'avois langui, les dégoûts qu'il m'avoit fallu dévorer auprès de l'altiere opulence de la grandeur faſtueuſe, cette ſucceſſion rapide d'états divers que j'embraſſois fuyois ſitôt que j'y ſentois le poids de mes entraves; quand je me repréſentois luttant comme un forçat avec la deſtinée, portant avec moi cet amour de la liberté qui me faiſoit rejetter toute idée d'aſſujettiſſement, malheureux par mon ſort, plus malheureux par mon eſprit d'indépendance, qui ne m'offroit dans l'avenir qu'une perſpective déſolante; alors avec une agitation marquée, Louiſe écoutoit, les yeux fixés ſur moi, croyant ſentir mes peines, ſoupirant, quelquefois m'interrompant par des exclamations généreuſes. Elle aimoit mon courage; cette hauteur dans la miſere ne lui déplaiſoit pas; elle eſtimoit la fierté avec laquelle j'avois quitté ma patrie, elle me diſoit avec douceur que je la retrouverois en France. Je paſſois les jours entiers avec elle ſa ſœur; l'habitude d'être enſemble reſſerroit de plus en plus les nœuds d'une amitié naiſſante: j'étois ſans projet d'aimer de ſéduire, c'eſt un aveu dû à mon cœur que je repouſſai ſouvent la cruelle idée de troubler la paix de ces timides colombes. Le pere me livroit ſes filles avec une confiance hélas! cruellement déçue.

Mais l'honnête homme peut-il voir dans autrui le vice qu'il ignore? Un matin, j'allai me promener avec les deux ſœurs dans les campagnes voiſines; le tableau du ſoleil levant, le chant de mille oiſeaux, la molleſſe la fraîcheur de l'air, je ne ſais quelle volupté répandue ſur toute la nature, diſpoſoient le cœur à s'attendrir. Je m'enfonçai dans l'épaiſſeur des bois avec Louiſe; ſa ſœur occupée à cueillir des fraiſes, nous perdit; elle nous appella long-temps; nous revînmes enfin; mais nous reparûmes comme deux coupables, avec la rougeur ſur le front, j'avois ſes mains, pouſſant des ſanglots; je la conjurai de ſe calmer; je lui repréſentai qu'il ne falloit pas ajouter à notre malheur celui de le faire connoître. Hélas! ditelle, ſi vous pouviez m'apprendre à l'oublier! ces diſcours m'étoient d'autant plus ſenſibles, que je n'avois aucun moyen de me juſtifier. Toute l'horreur de mon crime ſe préſentoit à moi; je croyois entendre ſon pere infortuné me dire avec des ruiſſeaux de larmes: homme ingrat! qu'astu fait? je t'ai donné l'hoſpitalité; je t'ai reçu dans ma maiſon; je t'ai traité comme mon fils; j'ai laiſſé à ta diſcrétion le tréſor de ma vie, la tendre image d'une épouſe qui n'eſt plus, les ſeuls fruits de mon hymen: je t'ai confié deux innocentes créatures qui n'avoient pas même apperçu de loin l'ombre du vice. Tu as dit dans ton ame: corrompons ces cœurs ſimples qui ſe livrent à moi foi: affligeons cet honnête vieillard dans la plus chere partie de lui-même, qu'il pleure éternellement ſes bienfaits. A la fin, fatigué de mes regrets, je partis de cette maiſon où je laiſſois après moi l'horreur, le déſeſpoir, la honte le répentir. Arrivé à Paris, je me jettai dans le tourbillon; je m'évitai moi-même; je cherchai des diſtractions: au bout de quelques mois, je parvins, ſinon à perdre l'idée de Louiſe, au moins à l'affoiblir, je ne vis plus que dans l'éloignement ce fantôme qui m'obſédoit. L'hiver ramena dans la ville ma victime ſa famille: un billet que je reçus du pere toujours tranquille confiant, m'avertit de les aller revoir; je me préſentai chez eux; le vieillard étoit abſent: Louiſe ne me reprocha point la maniere dont je l'avois quittée, les ſix mois que j'avois paſſés ſans donner chez elle un ſigne de vie, l'oubli où je ſemblois l'avoir laiſſée: ſa bouche ne s'ouvrit que pour me rendre des actions de grace de ma viſite, de l'intérêt que je témoignois pour elle. Je la trouvai prodigieuſement changée; ſon état de maigreur de conſomption me frappa; je lui demandai ſi elle avoit été malade: non, me dit-elle avec un ſourire amer; mais j'ai eu des peines: ce peu de mots me perça le cœur; j'étois tenté de me jetter à ſes pieds, ſi la préſence de ſa ſœur ne m'eût retenu. Charmante fille! ne pas même ſe permettre la moindre plainte! toujours une égale ten dreſſe ſi peu de retour! Elle vit mon émotion, elle y fut ſenſible; ſa main que je tenois ſerra doucement la mienne, elle ſoupira: le tribut d'eſtime que je lui payois étoit trop foible pour tant d'amour; elle le ſentoit ſon ame en étoit déchirée. Je la vis s'éteindre par degrés. Affligé du ſpectacle de ſes maux, tourmenté du reproche intérieur de les avoir fait naître, je diminuai le nombre de mes viſites: inſenſiblement je ne parus chez elle qu'après de longs intervalles. Ce procédé cruel ne changea rien à ſon humeur; je la trouvai toujours tendre, affectueuſe prévenante: mais ſon dépériſſement s'accroiſſoit à vue d'œil; elle paſſoit par toutes les gradations de la langueur, voyoit la mort s'approcher pas à pas.

Un jour qu'elle étoit ſeule, je lui témoignai la vive inquiétude où j'étois de ſa ſanté: je la conjurois de ſe conſerver pour ſes amis; je mettois dans mon langage l'émotion dont j'étois plein, lui prenant la main avec une affection que je lui avois peu marquée juſqu'alors, je la preſſois contre mes levres; elle la retira me dit triſtement: ah! Monſieur! vous me faites boire un calice bien amer! un tendre coloris ſe répandit ſur ſes joues pâles éteintes; elle leva ſes mains vers le ciel d'une voix attendrie, mon Dieu, pourſuivit-elle, donnez-moi la force de ſoutenir mes réſolutions! Alors elle me fit aſſeoir à ſon côté, me priant de ne pas l'interrompre, elle me dit avec un ton de douceur de dignité que je ne puis vous rendre: il y a long-temps que je me propoſe de vous entretenir; vingt fois, les paroles ſont venues ſur ma bouche: une fauſſe honte, la crainte, ou je ne ſais quel autre ſentiment, m'a toujours retenue; il faut enfin vous parler, je conjure la ſuprême clémence de me protéger dans le cruel effort que je vais faire ſur moimême. Vous vous êtes apperçu de l'impreſſion que fit ſur moi votre premier aſpect: elle n'étoit que trop viſible: j'avois toujours vécu dans l'intérieur de ma famille, je connoiſſois trop peu le monde pour me défier d'un penchant qui ſembloit me promettre le bonheur: je m'y livrai ſans ſcrupule avec toute l'ingénuité de mon âge. Quelques égards, quelques ſoins, des attentions particulieres que vous paroiſſiez m'accorder que je pris pour un retour de tendreſſe, acheverent de m'égarer. Qu'une amante eſt aiſément trompée!

Je vous voyois flatter mes goûts, me prévenir dans tous mes vœux, chercher conſtamment mes regards, vous placer auprès de moi à la table, au jeu, dans les promenades, me parler avec un air d'intérêt que vous n'aviez pour perſonne, me reprendre de mes fautes avec une douceur qui m'enchantoit; je me croyois aimée vous ne ſongiez point à me déſabuſer! Quand vous osâtes deſcendre dans mon cœur pour en tirer le ſecret de ma foibleſſe, je vous fis tous les aveux que vous déſiriez avec une ſimplicité qui m'étonne aujourd'hui; vous ne me déſabuſiez point! Enfin l'heure de mon infortune arriva: je ne m'arrêterai pas ſur cette fatale époque de ma vie; vous moi, nous aurions trop à rougir, je ne veux point vous reprocher une faute que j'ai partagée; mais comment juſtifier votre conduite depuis ce temps?

Je ſortois à peine de vos bras, mes yeux étoient encore baignés des larmes du repentir, quand vous m'avez quittée! Vous partiez, peut-être pour toujours, je reſtois ſeule avec la honte la douleur! Vous n'avez point vu mes pleurs; vous n'avez pas entendu mes cris; vous étiez loin de moi, diſſipé par le plaiſir, peut-être occupé de nouvelles intrigues; peut-être n'avez-vous pas ſongé une ſeule fois qu'au moment où votre cœur nageoit dans la joie, il étoit une famille obſcure, mais honnête vertueuſe, qui vous devoit ſon opprobre, une fille malheureuſe que vous aviez rendue coupable.

Ces idées ſont affreuſes, je crains de m'y livrer. Cependant, ſix mois s'écoulerent, ſans un billet de mon pere que j'avoue lui avoir fait écrire, je préſume que nous ne vous aurions jamais revu: vous revîntes; mais vous n'étiez plus le même: je vous trouvois diſtrait, taciturne, chargé d'ennuis; vous pouviez voir mes craintes; je ne les cachois pas, vous m'y laiſſiez en proie avec la froideur d'un homme qui n'aime plus ou qui n'a jamais aimé. Avec quelle amertume je repaſſois ſur ces jours où je vous avois vu ſi empreſſé! Quelle différence de vous à vous-même!

Vous me raviſſiez tout le charme de ma vie! Celui que j'avois goûté dans la certitude de votre amour ne ſe retraçoit à mon eſprit que comme un ſonge agréable dont le réveil étoit horrible. Ma ſanté déja plus foible acheva de s'en altérer: je vis approcher mon dernier moment comme le terme de mes peines: alors je conçus le deſſein de rompre avec vous tou-te ſociété, de m'abandonner ſans réſerve à cet être ſouverain que que j'avois trop long-temps oublié.

Mais, vains projets d'un cœur trop tendre! je vous voyois, chaque jour, mes réſolutions s'affoibliſſoient: une ſeule de vos paroles me faiſoit oublier toutes vos injuſtices, me replongeoit dans mes incertitudes. Il a fallu pourtant me réſoudre: ſi l'amour eſt pardonnable, c'eſt quand on eſt payé de retour; mais il eſt inexcuſable de s'obſtiner à aimer qui ne nous aime point: d'ailleurs je n'ai plus long-temps à vivre: je dois bientôt aller rendre à mon Juge un compte rigoureux; je n'ai pas trop pour m'y préparer du reſte d'une vie éteinte: il faut renoncer à mes erreurs, je vous ai prié de m'écouter pour recevoir mon éternel adieu: ce jour eſt le dernier où je vous verrai, ces paroles les dernieres que vous entendrez de moi. Alors ſe levant avec majeſté, elle me laiſſa confus, humilié, courbant la tête accablé comme un criminel à qui on vient de prononcer ſon arrêt.

Une révolution ſubite ſe fit dans mon cœur: l'amour parut y entrer quand cette infortunée le chaſſoit du ſien. Un mot, lui dis-je en la ramenant ſur le ſiége qu'elle avoit quitté: je me condamne; je reconnois mes torts; tout ce que vous m'avez dit, je me l'étois dit à moi-même, cent fois plus encore. J'avoue, en gémiſſant, que je ſuis coupable envers vous de la plus horrible ingratitude: mais n'eſt-il point d'eſpérance de pardon? ne puis-je obtenir la grace de reparer toutes mes injuſtices? Dites, Mademoiſelle! qu'ordonnez-vous d'un criminel repentant qui ſe jette à vos pieds qui vous conjure de lui rendre le bien qu'il a perdu? Et en diſant ces mots, j'embraſſois ſes genoux. Des réparations, ditelle! il n'eſt plus temps d'y penſer; de quoi ſerviroient-elles à une fille mourante? Des réparations, a-t-elle ajouté avec chaleur! en eſt-il qui puiſſent tenir lieu de l'amour que je vous prodiguois, me conſoler des maux que vous m'avez faits? Croyezvous, pouvez-vous croire que je conſente aujourd'hui à recevoir un dédommagement de tant de peines? Non, Monſieur! la pitié ne peut payer l'amour, je ſuis trop fiere pour ne devoir qu'à la reconnoiſſance, ou à quelque ſentiment plus humiliant encore, le retour que vous m'offrez. J'inſiſtai; je la conjurai de m'accorder le nom de ſon époux. Il fut un temps, reprit-elle, où j'ambitionnois ce titre: mais vous voyez mon état; ces nœuds ſeroient rompus preſqu'auſſi-tôt que formés: il faut y renoncer: la ſeule grace que je vous demande, c'eſt d'épargner d'autres victimes! je vous en ſupplie par votre ame qui m'eſt encore chere: abandonnez ces honteuſes ſéductions qui ne laiſſent que des ſuites Je cherchai des ſecours auprès ude nos ſophiſtes: ils diſoient que la moralité des actions n'eſt fondée que ſur l'opinion; que le bien le mal ſont de pures relations; que ce qui eſt vertu chez un peuple, eſt vice chez un autre; que la probité n'eſt que l'utile mis en pratique: ils ajoutoient que le bonheur conſiſte à jouir de tout, la ſageſſe à bien uſer des jouiſſances; que la pudeur eſt une vertu de préjugé; que dans une infinité de pays la corruption des mœurs eſt autoriſée par les loix même conſacrée par la religion.... Je rougis de pourſuivre.

O! qu'un eſprit qui veut s'égarer trouve de portes ouvertes à l'erreur! Je recueillois tous les jours raine me réſerve le ſort des fils ingrats, je dois m'attendre à un affreux abandon dans le déclin de ma vie. Cependant je l'aimois tendrement, je ſuis perſuadé qu'il l'ignoroit; car je n'ai jamais ſongé à lui en donner des preuves.

Combien de voluptés on ſe dérobe en renonçant à la vertu!

Au milieu de mes vains plaiſirs, je n'étois pas heureux: je me rappellois quelquefois les premieres leçons de mon enfance; en comparant mon état préſent à celui dont j'avois joui, je regrettois mes principes; je ſentois qu'il n'eſt de bonheur conſtant réel que dans un cœur en paix avec lui-même. Ce combat des paſſions avec la raiſon me jettoit dans une pénible anxiété; il fallut en ſortir; la main du ciel me frappa pour m'avertir de mon néant; des revers accumulés me réveillerent comme d'un long ſommeil; je reſtai ſeul ſans ſecours; forcé de traîner une miſérable vie en bute à tous les haſards, de m'accrocher comme un reptile à tous les êtres dont j'eſpérois un appui. Une noire miſantropie me dégoûta du monde; je me ſauvai dans la ſolitude pour m'y nourrir de fiel d'amertume: la retraite où je vivois ne me parut point aſſez profonde; je réſolus de traverſer les mers de chercher ſous un nouveau ciel des déſerts inhabités où je ne fuſſe connu que de moi ſeul.

En arrivant à Nantes, j'eſſuyai une maladie mortelle: dans une ville où je n'avois aucunes liaiſons, je trouvai des ſoins hoſpitaliers dignes des premiers âges des vertus qui me reconcilierent avec l'humanité. Un Négociant m'offrit ſa bourſe; il m'avança généreuſement tous les frais de mon voyage, vint au-devant de mes beſoins, ſans que j'euſſe auprès de lui d'autre titre que celui d'infortuné. Dès que je fus rétabli, je m'embarquai pour l'Amérique, j'allai deſcendre dans une des Antilles: je m'étois attendu à trouver des déſerts des ſauvages; je vis un peuple doux, civil bienfaiſant, des cœurs droits, des mœurs pures, une terre féconde, enrichie par les ſoins du cultivateur. Je ne ſais quelle impreſſion me ſaiſit en arrivant dans ces belles contrées, image des campagnes tant célébrées par la poéſie paſtorale.

Je me ſentois renaître; mes paſſions ſe calmoient; l'humeur mélancolique ſombre que j'avois apportée d'Europe, étoit diſſipée par le baume la douceur de l'air, par le tableau riant d'un printemps éternel d'une nouvelle nature. Je viſitai pluſieurs habitations; je fus accueilli par-tout avec la même bonté: j'enviois le ſort de ces heureux Colons vivans ſans faſte au ſein de leur opulence. J'avois conſervé quelques livres, je partageois mes heures entre la lecture la promenade: je cultivois un coin de terre qu'un généreux Créole m'avoit abandonné, ainſi que la cabane qui me ſervoit d'aſyle: je n'ai jamais coulé de jours plus tranquilles. Libre des ſoins du lendemain, je trouvois dans les fruits de mon petit domaine de quoi fournir abondamment à mes beſoins. Mon bienfaiteur ne me laiſſoit manquer de rien; ſon attentive prévoyance alloit même au-devant de mes deſirs: un eſclave qu'il m'avoit donné me ſoulageoit de mes travaux: ſans les ſouvenirs qui me tourmentoient, j'aurois été le plus heureux des hommes. J'étois content de finir mes jours dans cette ſolitude, revenu des illuſions du monde, je n'ambitionnois plus d'autre félicité. On va chercher la fortune dans ces contrées; j'y trouvois le repos un ami que la fortune ne peut payer; j'y jouiſſois du plus beau ſpectacle que l'homme puiſſe contempler: la nature n'eſt nulle part auſſi majeſtueuſe que dans ces climats voiſins du ſoleil qui ſont embellis de tout ſon éclat. C'eſt bien là qu'on voit ſe réaliſer les fables de l'âge d'or de l'antique Theſſalie. J'avois toujours vécu dans une ſorte d'apathie ſur toutes les idées religieuſes, il m'étoit rarement arrivé d'élever mes regards vers l'Être ſuprême. Je me bornois à recueillir quelques lambeaux du ſyſtême de nos Sceptiques modernes, d'après leſquels je me figurois la Divinité comme un être paſſif, indifférent ſur les ſcènes de ce monde, ſans bonté, ſans malice, l'univers comme une végétation animée, éternelle, exiſtant par ſon mouvement, ſe conſervant par une ſucceſſion infinie d'altération, de changement de reproduction. Un jour que je traverſois les hautes montagnes de l'iſle, je m'arrêtai comme en extaſe, au moment où le ſoleil venoit de ſe lever jettoit ſur toute la nature un voile éclatant de lumiere. Une longue chaîne de rochers rangée autour de moi, recevoit renvoyoit ſes rayons à travers l'eſpace qui paroiſſoit comme ſillonné de mille couleurs brillantes: d'immenſes forêts élevées en amphitéatre formoient une draperie de verdure depuis la voûte du ciel juſqu'au fond des abîmes, des fleuves roulans par caſcades alloient s'enſevelir ſous un ombrage éternel: la mer, à l'extrémité de l'horiſon, terminoit ce tableau magnifique. Saiſi d'enchantement de ſurpriſe, je me proſternai ſur la terre, j'adorai, pour la premiere fois peut-être, avec un reſpect religieux, le ſouverain Créateur de ces merveilles: alors apoſtrophant les bois, les fleuves, les rochers les mers, je leur criois: ſi vous vous êtes faits vous-mêmes, animez-vous, parlez! O! quelle vaſte idée nous donne de ſon auteur cette profuſion de richeſſes! Comment ſuppoſe-t-on que les élémens aient pu ſe combiner de maniere à produire d'eux-mêmes l'ordre étonnnant, le concours l'harmonie de toutes les parties de cet univers? Inſenſés raiſonneurs qui n'oſeroient attribuer aux chances du haſard, aux combinaiſons d'une matiere inanimée, le moindre ouvrage ſorti de la main des hommes, qui oſent prêter à ces abſurdes agens les phénomenes de la création! Je rentrai chez moi frappé de ce que j'avois vu, dès ce moment je me livrai à des études réfléchies ſur ces objets ſublimes que je n'avois qu'effleumens d'une croyance qui faiſoit mon bonheur: ils appellent des noms vagues de nature, de haſard, de néceſſité, cette cauſe ſouveraine que j'appelle Dieu.

Du moins ſont-ils forcés de reconnoître une cauſe primitive, peut-être ne diſputent-t-ils que ſur les termes. Oui, je ſuis perſuadé qu'il n'eſt aucun athée de bonne foi, que tout homme, dont la bouche affirme qu'il n'y a point de Dieu, ment contre ſa conſcience. Il y avoit quelque temps que je goûtois dans la retraite les charmes de la méditation, quand je fus diſtrait par de nouveaux troubles. Mon bienfaiteur étoit reſté veuf avec une fille de treize velopper ſa raiſon naiſſante. Quelquefois nous faiſions des lectures utiles; je lui donnois des leçons de deſſin, j'éprouvois une joie ſecrette à payer ainſi à ſon généreux pere un tribut de reconnoiſſance. Je n'avois pas encore réfléchi ſur ma ſituation, je recevois ſans m'alarmer les innocentes careſſes de ma pupille; ſes bras me preſſoient avec tendreſſe; elle aimoit à me ſourire; elle me quittoit rarement, toujours avec peine. Un jour qu'en folâtrant avec elle je la tenois contre mon cœur, une émotion violente s'y fit ſentir; ce trait de lumiere commençant à m'éclairer, je me promis bien de veiller ſur moi-même d'éviter des jeux ſi redoutables: mais l'habitude de nous voir rendoit ce projet difficile: je repris bientôt un genre de vie auquel je trouvois mille douceurs. Suſanne croiſſoit s'embelliſſoit tous les jours; ſon eſprit s'étoit formé; aux graces naïves de ſon enfance avoit ſuccédé l'ingénuité décente timide d'un âge plus réſervé; ſes yeux ſe baiſſoient devant moi; je ſurprenois quelquefois ſes regards doux modeſtes, je ne les rencontrois jamais ſans trouble: une fois, je la voyois deſſiner, j'oſai porter mes levres ſur ſa main; elle me fixa tendrement rougit: un feu ſéditieux me pénétra; les idées les plus coupables alloient m'entraîner; je me ſentois perdu: je me levai bruſquement; je ſortis je courus dans ma cabane: là, me frappant la poitrine, verſant un ruiſſeau de larmes; homme dénaturé, me diſois-je, va donc ſacrifier encore cette enfant; va déſoler ton bienfaiteur; ajoute ce crime à tous les autres. Non, pourſuivois-je en ſanglottant, non je ne ſuis pas digne de voir la lumiere, de vivre avec des hommes! Je paſſai tout ce jour, renfermé, pleurant rejettant toute nourriture: mon ami me vint voir; il ne concevoit rien à mon état: je me jettai à ſes pieds je lui fis l'aveu de mon horrible penſée; il me releva gaiment, me ſerra dans ſes bras me dit; ceſſez de vous affliger, reprenez l'aſſurance des belles ames. Perſonne n'eſt à l'abri des ſéductions; mais il n'eſt donné qu'à la vertu d'en triompher, la vôtre a ſubi noblement cette épreuve. Au reſte, ajouta-t-il en ſouriant, c'eſt pour vous-même qu'il faut ſurveiller le tréſor que je vous confie. Je n'ai point ici d'amis qui me ſoient plus chers que vous, mon deſſein eſt de vous unir à ma famille par des nœuds plus étroits: voilà le plan que je m'étois fait dans lequel la connoiſſance de votre caractere me confirme tous le jours.

Je retombai à ſes genoux, je murmurai quelques mots de remercîment: il me ramena auprès de ſa fille lui recommanda de me chérir déſormais comme un homme qui devoit être ſon époux.

Le front de Suſanne ſe couvrit d'une aimable rougeur je vis que je ne lui étois pas indifférent.

Nous paſſions des jours tranquilles dans l'attente du bonheur, quand la mort m'enleva mes eſpérances. Suſanne mourut d'une fièvre maligne, j'eus la douleur de perdre en même-temps ſon vénérable pere. Je leur rendis les derniers devoirs avec une amertume que je n'avois jamais éprouvée. Je voyois s'évanouir les idées de félicité que je m'étois formées pour l'avenir; je auoue, , u ,, leeerre la conſolation de ma vie: tout étoit diſparu: je me trouvois ſeul, dans un lieu ſauvage, errant parmi des cercueils ſur les froides cendres de ceux que j'avois aimés. Je n'habitois plus qu'à regret cette île qui m'avoit paru ſi belle; je ne pouvois me ſupporter dans mon déſert; chaque pas m'y rappelloit des plaiſirs paſſés des pertes préſentes; chaque objet nourriſſoit en moi des ſouvenirs déchirans: une affreuſe mélancolie retomboit ſur mon cœur; mes anciens remords ſuſpendus long-temps par la douceur d'une ſociété paiſible ſe réveilloient avec une force terrible; tous les jours j'allois pleurer ſur le tombeau de mes amis, quand je rentrois chez moi, je me regardois avec horreur dans ce funeſte abandon. Je pris le parti de quitter l'Amérique; je vendis les poſſeſſions que mon bienfaiteur m'avoit laiſſées, après avoir dit un éternel adieu à cette ſolitude où j'avois coulé de ſi beaux jours, je revins en Europe.

LETTRE L.

Thérese à FALDONI.

QUEL récit vous m'avez fait!

je ne ceſſe d'y penſer! Falloit-il revenir ſur d'anciennes erreurs, préſenter à votre amie des tableaux affligeans? Cependant, j'aime votre franchiſe, dans vos fautes même, je reconnois ce caractere qui ne vous a jamais quitté. Je plains cette pauvre Louiſe d'avoir aimé; je la plains, ſur-tout, de n'avoir pas été payée de retour: elle méritoit ſi bien de l'être! Il eſt affreux pour vous, d'avoir cauſé ſon malheur: mais vos remords ont aſſez expié cette imprudence. N'en parlons plus, mon ami! le temps a paſſé ſur les égaremens de votre jeuneſſe, votre raiſon s'eſt murie par l'expérience de ſes écarts. Je ferois peu de cas d'un homme qui n'auroit jamais commis de fautes.

Rappellez-vous ce que je diſois, il y a quelques jours, quand vous liſiez devant ma couſine moi, le roman de Grandiſſon: ce perſonnage m'a toujours paru peu intéreſſant, par ce qu'il eſt trop parfait: un être auſſi ſupérieur à l'humanité ne peut être aimé que des anges; il me feroit continuellement rougir de l'excès de ſon mérite, mon amour-propre avec lui ne ſeroit jamais ſatisfait.

Ce n'eſt pas que j'oſe excuſer des hommes, pour les immoler au premier corrupteur qui s'en empare! Elles ſont douées pourtant d'un goût délicat, d'un ſentiment exquis; je dirai même qu'elles vont plus loin que vous quand leur ame eſt exaltée par la vertu: l'amour qui chez elles eſt ſi vif ſi tendre leur prête une énergie que vous avez rarement dans cette paſſion: non, vous ne ſavez pas aimer comme nous: vous ne penſez qu'à dérober une volupté fugitive, l'amour vous échappe. Mais nous hélas! tout entieres à l'objet de notre penchant, nous ne voyons, nous n'entendons que lui: honneur, fortune, félicité, grandeur, nous ne voulons rien que pour le lui donner. Fieres de nos foibleſſes même, quand notre gloire eſt perdue, nous jouiſſons de nos ſacrifices, en ſongeant qu'il en eſt l'objet. Eh! n'eſt-ce point par lui que nous vivons, que nous penſons, que nous ſommes triſtes ou gaies, fortunées ou miſérables? Connoiſſons-nous un intérêt plus fort que le ſien? Cherchez parmi vous ces déchiremens d'un cœur trahi, ces tortures qui conſument une amante, qui la traînent lentement au tombeau!

Vous autres hommes, vous êtes diſtraits diſſipés par le tumulte; mille objets peuvent vous écarter de celui qui vous occupe; mais nous, dans la ſolitude où notre éducation nous enchaîne, nous ſommes toujours avec nos penſées, toujours près de cette image adorée, toujours livrées à des ſouvenirs qui la nourriſſent! Nous avons à combattre, vos ſéductions, nos deſirs plus puiſſans encore, la ſenſibilité de nos organes, la foibleſſe de nos cœurs, la crédulité de nos eſprits! c'eſt contre des êtres ſi fragiles, que vous vous armez de toutes les forces de la nature de l'art! Pourquoi l'homme qui fait les loix ne rend-il pas ſa compagne digne de tous ſes hommages, en lui donnant le dégré de perfection dont elle eſt ſuſceptible? Craindroit-il de perdre l'empire, s'il déployoit les talens les vertus des femmes, ou bien auroit-il choiſi pour elles l'éducation la plus favorable à ſes principes de corruption! Sans doute il faut le croire; autrement leur laiſſeroit-il ſi peu de moyens de défenſe, quand lui-même ſe produit avec tant d'avantages? Dirigeroitil leurs premieres vues vers des objets de luxe de frivolité, au lieu de former leur cœur d'éclairer leur eſprit? Si elles ont peu de caractere de ſuite dans les idées, ne devroit-il pas réunir contre ce vice eſſentiel tous les efforts de l'inſtitution?

Alors ils les eût prémunies contre les dangers de la ſéduction; il leur eût préparé des jouiſſances pour l'avenir: une femme feroit dans tous les âges les délices de la ſociété; l'amour fondé ſur l'eſtime ne ſeroit plus l'amuſement d'un cœur oiſif, on verroit éclore entre les deux ſexes, une rivalité de force de grandeur qui tourneroit à leur profit mutuel.Cette pauvre Louiſe ſe préſente encore ſous ma plume. Combien elle a dû ſouffrir! aimer ſans retour après avoir tout immolé à celui qu'on aime! ah dieu!....

ce n'eſt point ſa mort que je aſe ui ee i a ae de voir fait qu'un ingrat! La mort!

Eh! peut-on la comparer à ces mouvemens du déſeſpoir, à ces convulſions de la rage qui nous font maudire l'exiſtence? Quelle folie à nous, d'écouter une paſſion rarement heureuſe, preſque toujours ſuivie d'inépuiſables regrets!.... Pardon, je ne finis pas; je devrois vous égayer, je ſuis rejettée malgré moi dans mes réflexions. Vous êtes cauſe que j'ai paſſé la nuit la plus cruelle, agitée de toutes vos ſcenes, vous ſuivant par-tout, vous accuſant d'avoir laiſſé mourir..... allez! ne m'en parlez plus!

j'ai de l'humeur contre vous, je ſerois tentée de vous haïr tout de bon.

Je ne ſais ſi je dois attribuer à cette lecture la ſituation de mon ame: je ſuis aujourd'hui d'une triſteſſe accablante: tout m'afflige me déplait. Je voudrois, pour beaucoup, que cette ſemaine fût écoulée; j'imagine les choſes les plus funeſtes; je ne vois que fantômes autour de moi. O mon ami! venez me conſoler! venez diſſiper toutes ces illuſions d'un cœur trop ſenſible: ce n'eſt qu'auprès de vous que je puis être heureuſe.Je vous attends demain; il faudroit arriver de bonne heure, pour prévenir la chaleur nous donner plus de temps. Apportez vos romances: nous chanterons celle que vous aimez, celle qui fut l'occaſion de vos premiers aveux, qui depuis, m'a fait verſer tant de larmes. Dans la matinée, nous irons viſiter le bois de la Saulaye que ma couſine n'a pas encore vu; vous nous donnerez le bras ; on déjeûnera avec des oeufs frais dans la ferme que vous connoiſſez; nos mamans nous prendront en voiture, & nous retournerons enſemble. Dieu veuille qu'il ne ſurvienne pas d'obſtacles à tous ces beaux projets ! car je m'accoutume à ne plus compter ſur rien.

LETTRE LI.

FALDONI au Curé.

O Monſieur! quel affreux événement! Madame de Saint-Cyran ſe meurt. Elle eut hier un accès de fievre qui l'empêcha d'exécuter une partie projettée: nous reſtâmes auprés d'elle: le ſoir, il lui ſurvint une toux pénible, une ardeur d'entrailles; elle avoît le friſſon, le tremblement, tous les ſimptômes d'une pleuréſie: la nuit a été terrible; on déſeſpere de ſa vie; elle eſt, à tout moment, ſur le point d'être ſuffoquée. On court; on ſe précipite; les domeſtiques ſont ſur les chemins; les médecins ſe ſuccedent; une partie du village eſt dans la cour du château; la frayeur la déſolation ſe peignent ſur tous les viſages. Théreſe immobile eſt à genoux auprès du lit de ſa mere, ne fait que pleurer. Madame d'Armiane ſa fille ſont au milieu des femmes, donnent les ordres, veillent la malade ſemblent ſe multiplier dans tous les lieux.

Au milieu de ces mouvemens, il regne dans l'étendue de la maiſon un ſilence morne lugubre; on n'entend que des ſanglots étouffés. On a fait revenir de ſon couvent la jeune de Saint-Cyran, pour recevoir la bénédiction de ſa mere; cette pauvre enfant nous a fait fondre en larmes.

Tant de ſenſibilité dans un âge ſi tendre! mais c'eſt la digne ſœur de Théreſe! il faut les voir toutes deux autour de leur mere expirante: ce tableau déchire le cœur.

On a écrit à M. de Saint-Cyran à ſon fils: le Chevalier qui eſt plus près a déja reçu l'avis ne peut tarder d'arriver. Venez, Monſieur! hâtez-vous de recueillir les derniers ſoupirs d'une mere qui vous appelle à tous les inſtans: mais hélas! je crains bien que vous n'arriviez trop tard.

LETTRE LII.

Thérese au Curé.

Tout eſt fini pour moi! ma mere, mon amie, ma bienfaitrice n'eſt plus! je reſpire encore!

je ne deſcens pas avec elle dans le tombeau! Malheureuſe!

j'ai tout perdu! je ne ſais comment j'exiſte! un horrible avenir s'ouvre devant moi; le poids de la douleur m'écraſe; je me ſens mourir à tous les inſtans. J'ai voulu vous écrire; mes pleurs m'aveuglent; mes ſanglots me ſuffoquent; je n'ai pas la force de tracer deux lignes..... O mon Dieu qui me l'avez ravie! pourquoi nous ſéparer? que ne mourions nous enſemble? Je la vois encore ranimant ſes efforts pour me conjurer de vivre, priant le ciel de me rendre heureuſe....

O ma mere! moi! que je ſois heureuſe quand tu n'es plus! Que ta fille puiſſe avoir un inſtant de bonheur ſans toi! Non, non, je n'y dois plus compter; il faut traîner le reſte de ma vie dans les larmes, je prévois qu'elle ne ſera point longue. Oh! quand viendra le temps où j'irai me réunir à tes cendres vénérables, repoſer mon cœur auprès du tien, trouver dans ton ſein la paix que les hommes me refuſent! Ta vertu étoit ma ſauve-garde; je me craignois moins quand tu m'atient pas à ce monde où nous ſommes. Je vois maintenant le dernier terme, comme l'objet de mes vœux. Hélas! qui reſteroit pour me conſoler? vous le ſavez, Monſieur; vous ſavez ſi elle me chériſſoit! vous étiez le confident de ſes penſées: vous avez vu comme elle voloit au-devant de mes deſirs, comme une ſeule de mes larmes briſoit ſon ame maternelle, comme elle me couvroit de tous ſes regards! Que de pleurs quand nous nous ſéparions! quelle joie quand nous étions réunies!

quelle tendre inquiétude ſur mes moindres peines! On eût dit que tout lui manquoit dès qu'elle ne voyoit plus ſa fille. Non, je ne l'ai point aſſez aimée; j'étois trop occupée de ma folle paſſion, maintenant je pleure ſur une froide pouſſiere qui ne peut plus m'entendre; je lui adreſſe mes plaintes; je l'appelle; je la cherche je ne la vois plus! ce lit, cet appartement, ces meubles, ces lieux où je l'ai vue, ces vêtemens qu'elle portoit, tout m'irrite me déſeſpere. Je ne la trouve nulle part, tout me la repréſente! Je n'ai d'autre douceur que de verſer mes larmes dans le ſein de ma couſine: cette conſolation me ſera bientôt ravie; elle ſa mere n'attendent pour partir que le retour de mon pere qui doit être ici dans peu de jours.

Votre ami ne paroît plus; je l'ai prié d'interrompre ſes viſites, il en ſent la néceſſité: d'ailleurs, quelle eſpérance déſormais de nous unir? il n'y faut plus penſer!

Ah malheur! malheur à moi, d'avoir nourri cette illuſion!

Comment pouvois-je croire à la félicité? c'eſt un vain nom; elle n'exiſte que dans le cercueil! O tendre généreuſe mere! élevée maintenant au-deſſus de nos triſtes joies de nos peines cruelles, ſi tu daignes jetter les yeux ſur les miſeres de l'humanité, ſi tu conſerves pour ta fille quel-que étincelle de cet amour qui brûloit dans ton ſein! veille ſur elle du haut des cieux! ſois encore ſon guide ſon appui! ô ma mere! ne permets pas qu'elle s'écarte des loix de l'auſtere honneur des vertus dont tu lui donnois l'exemple! attire à toi cette infortunée qui ne fera plus que languir, juſqu'au moment où elle ira dans tes bras ſe délaſſer de ſes ſouffrances! Voilà, Monſieur, ce que je lui crie ſur ſa tombe où je paſſe des jours entiers, baignée de larmes, déſeſpérant de la revoir, ne pouvant m'arracher à cette pierre inſenſible qui nous ſépare.

LETTRE LIII.

Le Curé à Thérese.

Que m'apprenez-vous, ô ciel!

une mort ſi ſubite, ſi imprévue!

Mais cette digne mere de famille étoit depuis long-temps réſignée à ſa derniere heure: elle n'avoit pas attendu les approches de ce fatal inſtant, pour diſpoſer ſon ame à paroître devant Dieu: elle lui a porté des jours purs remplis par la vertu: elle jouit d'une paix céleſte, elle nous laiſſe en proie aux orages de la vie! Ah!

quels triſtes momens ſont préparés pour ma vieilleſſe! quels chagrins vont ſe mêler aux infirmités qui me me menacent! j'étois malade quand j'ai reçu votre lettre; mes douleurs s'en ſont accrues; je ſuis maintenant dans le lit, affligé de vos maux des miens. Que l'humanité eſt miſérable! Il faut traîner une pénible exiſtence à travers une foule de tourmens, tant d'efforts pour vivre n'aboutiſſent qu'à la mort! Je ſerois déja près de vous, ſi j'étois en état de faire la route; je ſouffre exceſſivement de vous abandonner à vous-même, dans ce moment de douleur d'effroi. Au nom du ciel! ne vous laiſſez pas dompter par le déſeſpoir! élevezvous, ma chere fille, juſqu'à l'Etre immortel qui frappe qui conſole. Eh! qui ſommes-nous, vils atômes, enſans de la pouſſicre, pour oſer murmurer des châtimens qu'il nous envoye? Qui de nous eſt aſſez parfait pour n'avoir point mérité la rigueur céleſte?

Humilions-nous ſous ſes fléaux; rendons-lui grace de ne les avoir point réſervés pour un autre monde, d'épuiſer ſur cette vie paſſagere la coupe de ſa juſtice!

La félicité n'appartient pas à l'homme, tant qu'il eſt condammé à ramper dans cette vallée de larmes: ſouffrir, vieillir, mourir, voilà ſa deſtinée. Elle pourroit être plus douce, le diſpenſateur ſouverain qui a donné le ſouffle à ces portions de la matiere, qui les a tirées de leur antique repos pour leur imprimer le mouvement, pouvoit dans le court eſpace de leur durée, ſemer de quelques fleurs la route qui les mene au tombeau: mais qui ſait ſi le moment que nous appellons la vie, n'eſt pas pour nous un temps d'épreuve qui doit nous conduire au bonheur? Dans l'idée de la clémence inſinie, on peut, ſans préſomption, eſpérer un meilleur monde de plus beaux jours. Oh! quand ſerai-je délivré des entraves qui m'arrêtent! Quand pourrai-je dire au Dieu que j'adore! j'ai fourni la tâche de travaux que tu m'avois impoſée; cette terre dont je ſuis ſorti a plus d'une fois été trempée de mes ſueurs de mes larmes; j'ai ſoutenu tous les combats impoſés à la vertu, maintenant je viens te demander ma récompenſe: je viens t'offrir, avec les foibleſſes attachées à l'humanité, quelques bonnes œuvres qui les réparent. J'étois homme, ſujet à l'erreur, en bute aux paſſions; mais j'ai fait le bien quand je l'ai pu, je m'aſſure en ta bonté.

Séchez vos pleurs, ma chere Théreſe! cette tendre mere offre pour vous ſes vœux à l'Eternel; ſes regards ſont encore attachés ſur ſon enfant; elle ne ſouffrira pas que le malheur vous accable: c'eſt maintenant qu'elle va puiſer à la ſource immortelle de toute vertu les ſecours dont vous avez beſoin. Pourquoi gémir? pourquoi pleurer? O ma chere fille!

nos regrets feront-ils qu'un être éphémere prolonge ſa durée au-delà d'un jour? Eh qu'eſt-ce que le monde? un lieu de paſſage où les voyageurs ſe ſuccedent avec une vîteſſe effrayante. C'eſt un amas de débris qui s'accumulent depuis la naiſſance des âges. Il faut que tous les nœuds ſe rompent, que toutes les amitiés ſe détruiſent; il faut s'arracher à toutes ſes affections pour aller s'engloutir dans cet abîme inconnu d'où rien ne ſort! Mais votre mere ne vous a point laiſſée pour jamais: vous la reverrez un jour; elle vous a devancée; elle vous attend; encore quelques années, vous ne vous quitterez plus. N'avez-vous jamais appris à ſupporter l'abſence?à

l'heure ſolemnelle qui vous rappellera dans ſon ſein, qu'il vous ſera doux d'être réunies! Oui, je l'eſpere; un temps viendra que nous ſerons tous enſemble, que la ſainte amitié nous rapprochera. Heureux ſéjour où l'intérêt, l'ambition, la haine, les petites paſſions de l'humanité n'auront point d'accès, où les ſentimens épurés ſeront des vertus, où rien que de noble de divin n'entrera dans nos ames!.... Hélas! je veux vous encourager mes larmes coulent, l'image de cette femme céleſte vient accabler ma penſée! O perte irréparable! ô amie dont rien ne me conſolera! je ne tarderai pas à te ſuivre. Déja mon corps ſent les approches de ſa ruine; le poids des années m'afflige; la mélancolie empoiſonne les jours de ma vieilleſſe; un nuage s'eſt abbaiſſé entre le monde moi; la joie m'échappe; l'eſpoir m'abandonne, je n'ai plus à deſirer que l'aſyle du tombeau.

LETTRE LIV.

Faldoni à Thérese.

Voulez-vous gémir éternellement, n'eſt-il pas un terme aux regrets, quand les maux ſont ſans remede? Ah! cruelle amie!

j'ai vu le temps où j'avois quelques droits ſur vos jours; vous me promettiez de n'exiſter que pour moi; vous chériſſiez la vie pour me la conſacrer toute entiere: ce temps n'eſt plus; je le ſais; je n'en ſuis que trop convaincu: mais l'amitié (ſi ce n'eſt pas l'amour) ne ſuffit-elle pas pour vous retenir au monde? On dit que vous êtes noyée dans vos larmes, que la douleur abſorbe en vous tous les autres ſentimens, que vous avez ſormé le proiet de ſuivre au tombeau ma bienfaitrice! Ah! Théreſe! ne voulez-vous pas que nous la pleurions enſemble? refuſez-vous de m'aſſocier à vos douleurs, ou ſi vous ſongez à mourir, ne me jugez-vous pas digne de vous ſuivre?

Si les tendres ſupplications de l'amour peuvent pénétrer juſqu'à votre cœur, je vous conjure de les écouter! Nos malheurs ſont communs; il faut nous aider à les ſupporter. Que l'image de cette vertueuſe mere ſoit toujours préſente à nos regards pour nous animer! Reſpectons ſa volonté derniere; vous ſavez qu'elle fut de nous unir. Que ne vit-elle encore, cette femme adorée qui ne reſpiroit que pour faire le bien! Je n'aurois pas à redouter les maux de l'avenir; les jours de ma félicité s'écouleroient encore ſous ſes yeux: beaux jours dont je n'ai pas aſſez connu le prix! doux rapides momens qui ne reviendront plus! bientôt la voix paternelle va ſe faire entendre; vous aurez à combattre une autorité qu'il eſt difficile de vaincre; vous êtes ſenſible généreuſe; les prieres d'un pere, ſes larmes, ſes inſtances vous forceront de céder, je tomberai du comble de mes eſpérances dans un abîme de miſere. O dieu!

me faudra-t-il renoncer à votre cœur, vous que j'aime! vous que je ne ceſſerai d'aimer qu'en ceſſant de vivre! ô mon amie! me l'ôterez-vous, ce tréſor que je poſſede? Tout redouble mes craintes! déja vous me défendez de vous revoir; ce n'eſt qu'en tremblant que je vous écris; nos amis ſe diſperſent; l'une eſt allée habiter le ſéjour des juſtes; l'autre eſt au moment de la ſuivre; ce vénérable Paſteur languit ſous le poids des infirmités; ſon ame céleſte eſt ſouffrante dans un corps malade; nous le perdrons peut-être. Hélas! il n'eſt pas fait pour ce monde. Les méchans, les perſécuteurs vivent s'éterniſent: c'eſt en vain qu'on attend leur mort pour reſpirer; ils vivent; ils tiennent à la terte par de fortes racines; leurs ames d'airain ne ſont altérées ni par les peines d'autrui qu'elles ignorent, ni par leurs propres maux qui les éprouvent impaſſibles. Auſſi les années roulent ſur leurs têtes, le ſoleil les voit fournir en paix la révolution d'un ſiecle. Mais l'homme ſenſible eſt l'eſclave des élémens, des climats, des ſaiſons, de la nature entiere; tout l'affecte l'ébranle; les larmes de l'étranger font couler les ſiennes; dans ſa paſſion mélancolique, il va partageant toutes les douleurs; il s'épuiſe de bonne heure tombe au milieu de ſa courſe.

Depuis que je ne vous vois plus, je ne ſais ce que je deviens: je parcours les bois le rochers; je cherche tous les endroits où je vous ai vue; je repaſſe ſur ces promenades charmantes que nous faiſions tous les jours; je ne vois qu'un déſert immenſe: le déclin de l'automne ajoute à la noirceur de mes penſées; ces feuilles qui tombent de toutes parts, cette campagne flétrie, ces images de deuil de déſolation me rempliſſent de terreur; je ſoupire de me trouver ſeul au milieu des ravages du temps: cette puiſſance deſtructive répandue dans l'univers me fait ſonger au moment où vous moi ne ſerons plus.

Hier, le ſoleil couchant jettoit un doux éclat ſur la prairie; je voyois cette belle vallée les bords du fleuve où je vous avois accompagnée-tant de fois; vous n'y étiez plus; je m'ennuyois je n'ai pu m'y fixer un quartd'heure. En entrant dans le verger, je me ſouvenois d'y avoir cueilli des fruits avec vous; j'ai regardé ce noyer d'où je faiſois tomber à vos pieds une pluie de noix: vous ne ſauriez croire l'impreſſion de triſteſſe qui m'a faiſi.

Je ne peux plus ſupporter les lieux où vous n'êtes pas. Souffrez que je vous voye! vos parens ſont-ils des tigres, ne peut-on approcher de leur demeure? O ma chere Théreſe! que votre abſence eſt terrible! depuis vingt jours, je ne vis que pour éprouver tous les tourmens. Plus de repos; ſi je m'endors un inſtant, mon réveil fait mon ſupplice; je n'ai plus l'eſpérance de vous revoir le reſte du jour. La ſeule crainte de ne vous revoir jamais me fait deſirer la mort: je l'appelle à mon ſecours; je l'appelle en vain: mais combien ma ſituation devient plus horrible quand je me repréſente ce que vous devez ſouffrir! Je me dis quelquefois; ſi elle ne m'avoit point aimé, elle ſeroit heureuſe: un autre plus fortuné eût mérité ſa foi: mais, chere Théreſe! t'auroitil aimée comme moi? Ah!

mon ange! mon aimable amie!

gardez-vous de le croire! gardez-vous ſur-tout de vous reprocher mes peines! elles font mon bonheur; je jouis de mes larmes; votre ſouvenir me conſole; l'eſpoir de vous intéreſſer, mêle à l'horreur de mon ſupplice un charme raviſſant: que me fait le ſort ſa rigueur, quand j'ai l'eſtime de mon amie?

LETTRE LV.

Thérese à Faldoni.

On vous a donc parlé de mon état! je voulois vous le cacher; c'eſt ſur-tout dans cette vue que je vous éloignois; je voulois me navrer ſeule à plaiſir de ma douleur: cet avenir redoutable qui ne m'offre plus que des privations, des abſences, des perſécutions, des ſacrifices, ce temps auquel je frémis de ſonger me plonge dans des angoiſſes mortelles. Il eſt trop vrai que les jours du bonheur ſont paſſés: cette tendre maman les emporte avec elle dans le tombeau. Adieu douce eſpérance! amour! union des cœurs! adieu tout! il faut pleurer, mon bon ami, ſur nos plaiſirs perdus ſur les maux qui nous menacent. Si nous avions du moins la conſolation de nous écrire, ſi mes lettres vous parvenoient tous les jours, s'il m'étoit poſſible de vous envoyer des preuves de ma tendreſſe de mon ſouvenir, votre éloignement me ſeroit moins pénible.

Mais attendre du haſard un moyen ſûr de nous entretenir, n'oſer même prononcer votre nom, c'eſt un tourment affreux; je ne le ſoutiendrai jamais. O mon ami! unique objet de mes affections! ſe peut-il que notre félicité ſe ſoit évanouie, que nos beaux jours ſoient paſſés ſans retour! Il ne nous reſte donc plus que des regrets déchirans! quel état! combien vous devez ſouffrir!

je ſens vos peines; je ne ſens qu'elles; les miennes ne ſont rien.

Que tous les maux m'accablent; mais que vous ſoyez heureux: voilà le vœu de votre amante!

O mon cher Faldoni! ne m'oublierezvous pas? m'aimerez-vous toujours? Au milieu de mes ſupplices, l'aſſurance de votre amour peut me conſoler. Je parois tranquille; j'affecte un calme, hélas!

bien éloigné de mon cœur! je ne m'afflige qu'en ſecret dans les bras de ma couſine; elle ſe flatte d'eſſuyer mes larmes, d'en tarir la ſource: je lui laiſſe cet eſpoir, puiſqu'il lui fait plaiſir; mais je ſens qu'elles couleront juſqu'au moment où je recouvrerai le bonheur que j'ai perdu.

Combien elle eſt ardente à me ſervir! avec quelle complaiſance elle m'écoute! Après vous, je n'ai que ſon amitié pour m'aider à ſupporter ma pénible exiſtence.... Grand dieu! quel changement! Voici l'heure où vous avez coutume d'arriver; elle revient, je ne vous vois plus! je vous deſire; je vous cherche; mon cœur vous appelle ſans ceſſe.

Mon ami! mon bien aimé! Ah!

venez! je ne puis ſoutenir plus long-temps cette épreuve; elle eſt au-deſſus de mes forces. Venez! que je vous apperçoive, je ſerai contente. Je ſuis reſtée hier, pendant des heures entieres, appuyée près d'une fenêtre qui donne ſur la plaine, je ne vous ai point vu une ſeule fois!

Toute la nature paſſoit, excepté vous! Qu'êtes-vous donc devenu?

J'attendois vainement; mes pleurs ont redoublé, je me ſuis couchée dans un déſeſpoir nouveau...

Je viens de quitter cette fenêtre chérie, je n'ai que la force de m'aſſeoir! O mon ami, je vous ai vu je vous ai fui!

Mes genoux ſe déroboient ſous moi; je n'exiſtois plus; je meurs à chaque inſtant. Je croyois être plus calme, ma douleur augmente! mon déſeſpoir eſt extrême; j'ignore où il me conduira.... Mais, mon cher Faldoni!

je vivrai pour t'aimer; ſouviens-toi de tes ſermens, ſois ſûr de mon amour: l'univers réuni ne m'y feroit pas renoncer. Je me ſens un eſprit de réſiſtance ſupérieur à tous les obſtacles. Homme adoré! ton cœur eſt dans le mien: voilà ma force! vas! nous ſerons encore heureux. Je déſeſpérois de te revoir jamais, maintenant je ſuis tranquille autant que je puis l'être. L'hiver va bientôt nous rapprocher; nous aurons mille occaſions d'être enſemble; nous pourrons nous rencontrer par-tout; en ménageant ces inſtans, il nous ſera facile de les multiplier. Ne nous écrivons plus, à moins qu'il ne s'offre une voie ſûre de nous faire tenir nos lettres. Si notre correſpondance étoit découverte, j'en mourrois de douleur. Je crois auſſi qu'il eſt danereux de prolonger votre ſéjour chez ma nourrice: mon frere dans ſes courſes de chaſſe peut aller de ce côté; nos gens peuvent parler; vous n'avez aucune raiſon à donner pour choiſir une pareille habitation dans notre voiſinage; elle ſeroit ſuſpecte pourroit nous nuire.

Le Chevalier vient d'arriver avec mon pere: le premier m'a ſerrée dans ſes bras avec tant d'amitié, que j'ai été obligée de détourner la tête, afin qu'il ne s'apperçût pas de mon attendriſſement. Pourquoi ce qui m'eût autrefois comblée de joie me fait-il une impreſſion ſi contraire?

pourquoi ces pleurs? Mais auſſi pourquoi cette diſtinction particuliere? Ah! qu'on me laiſſe en paix! Je ne leur demande rien!

je ne veux rien d'eux! puiſſent-ils m'oublier! je m'attends à des perſécutions; je ſuis ſurveillée avec une rigueur inouie: on ne me permet plus de ſortir du parc, quand je m'y promene, c'eſt avec ma tante ou ma couſine.

On a ſu que vous étiez venu ſouvent au château pendant cet été; il faut y faire une viſite de décence n'y plus reparoître. Venez demain dans la ſoirée; je vous attendrai. Ah! ſans doute je reſterai. Ingrat! pouvez-vous me me laiſſer voir vos craintes ſur ma tendreſſe? Eſt-il une force au monde qui puiſſe me faire changer? O mon cher Faldoni! eſt-ce quand on vous aime qu'on peut renoncer à vous? qu'ils ne s'en flattent pas! Le ciel la terre ſe ſont unis pour ſerrer nos nœuds; cette généreuſe mere qui vous nommoit ſon fils, a fixé mon deſtin; il eſt de vous aimer juſqu'à mon dernier ſoupir. O ma mere! tu les avois prévus ces orages qui nous environnent: mais ta bonté ſe promettoit de les diſſiper. Tu avois juré dans ton ſein maternel de changer les réſolutions d'un pere. Eh! que ne pouvoit la douceur de tes paroles, tes larmes ſéduiſantes, tes aimables careſſes? mon amant, mon époux, celui que ton cœur adopta étoit digne de ton choix; c'eſt pour lui que je t'implore; nous irons jurer ſur ta tombe d'accomplir tes volontés de garder à jamais nos nœuds que tu formas. Concevez-vous, mon ami, combien ces ſouvenirs redoublent mon courage? Ah! que l'avarice l'orgueil ſe déchaînent contre nous: je ſuis prête à tout ſouffrir, tout juſqu'à la mort, plutôt que de renoncer à ma foi: voilà mon ſerment; je le fais devant Dieu, ou plutôt, je le répete, vous pouvez y compter.

LETTRE LVI.

Au même.

Est-ce bien vous que j'ai revul eſt-ce vous que je croyois ne plus revoir? oui, c'eſt vous; c'eſt votre voix que j'ai entendue, ô mon cher Faldoni! que n'ai-je oſé attacher mes yeux ſur les vôtres! Mais on nous obſervoit; j'examinois la contenance de mon pere; il n'étoit point à ſon jeu; il étoit avec nous. Hélas! je ne vous ai rien dit, rien qui vous marquât ma tendreſſe; je vous aime! Ah! vous n'en doutez pas ſûrement! avec quel intérêt je vous écoutois! chaque mot que vous prononciez me cauſoit la plus vive émotion. Avez-vous lu dans mon cœur? avez-vous vu la contrainte où j'étois de n'oſer m'exprimer? avez-vous ſenti que mes diſtractions étoient l'effet de ma prudence? Il falloit diſſimuler ou nous perdre; il falloit paroître vous voir avec indifférence.

Quel horrible tourment! Trahie à chaque inſtant par ma douleur, j'étois auprès de vous, j'avois peine à retenir mes larmes. Vous m'avez quittée ſitôt pour la derniere fois! Que ne prolongiez-vous votre viſite d'un ſeul moment! Il vous étoit ſi facile de reſter! Mais le vouliez-vous, ditesmoi? Sans doute vous n'avez fait que céder à la cruelle néſi doux que nous avons paſſés; ils pourront renaître: le ciel peut faire des miracles en faveur de notre amour. On ne me dit rien encore; je vois ſur le viſage de mon pere un froid qui me glace: je tremble que ce calme apparent ne couve quelque orage; mais je ſuis prête à tout. Hier, après votre départ, Madame d'Armiane Conſtance étoient montées chez elles; je reſtai avec M. de Saint-Cyran; je pris mon tambour je me mis à broder. Mon pere ſe promenoit en ſilence, il me lançoit de temps en temps des coups-d'œil terribles.

Je n'oſois lever les yeux, effrayée de rencontrer les ſiens. Fatiguée de cette ſcène muette, je ſortis à a heures du matin.

Je ſuis libre, je reprends ma plus chere occupation. O Faldoni! quelle deſtinée eſt la nôtre!

Je ne ceſſe d'y rêver. C'eſt dans le ſilence l'obſcurité que nos maux ſe repréſentent ſous une forme plus horrible. Je me flattois d'obtenir quelque repos: la nuit pouvoit-elle me calmer?

Suis-je moins éloignée de vous?

Le motif de mon affliction n'eſt-il pas toujours le même? Hélas!

en vous voyant ſortir hier, je diſois; c'eſt la derniere fois que cette porte s'ouvre pour lui. Mes yeux vous ſuivoient. Quelle ſolitude m'environne! comme tout eſt ſombre autour de moi! que j'aime ces vêtemens lugubres, ce deuil qui eſt l'image de mon cœur! En me rappellant mes pertes, ils me nourriſſent de ma douleur. Je ne me plais que dans les larmes; j'en arroſe mon chevet: le ſommeil me fuit; le ſommeil qui conſole les malheureux, ne revient plus que pour m'apporter de triſtes ſonges plus affreux que mes veilles. Je n'ai d'autre ſoulagement que celui de vous écrire.

Avec quelle impatience j'attends ces heures de ténébres pour me rapprocher de vous! Tout dort maintenant, je n'ai que ce temps qui m'appartienne. Ah!

qu'ils dorment! je n'envie pas leur repos: vaut-il le tourment même que j'éprouve à me rappeller votre idée? quelle impreſſion m'a laiſſé la douceur que nous goûtions avant notre infortune! Jamais, mon aimable ami, jamais je n'oublierai ces momens de paix de ſérénité! Souvenez-vous de cette nuit charmante où, dans le tumulte le bruit d'une fête, j'étois auprès de vous de ma couſine: je pleurois; mais ces larmes n'étoient point ameres, cependant je preſſentois déja le terme de mon bonheur: c'étoit un mêlange de peine de plaiſir qui me cauſoit une mélancolie délicieuſe. Dès que j'eus perdu la plus tendre des meres, je vis toute l'horreur de mon ſort; je vis qu'il falloit renoncer à vous; je voulus eſſayer de me vaincre, je laiſſai paſſer un mois dans une guerre perpétuelle avec mon cœur. Mais que vous étiez puiſſant, ô mon ami! que l'abſence vous donnoit de force! j'aurois peut-être mieux réſiſté à vous-même qu'à votre image. Je me la repréſentois avec tous ſes charmes, l'éloignement l'embelliſſoit encore. Vous avez paru comme un ange conſolateur, tous mes ſens flétris ſe ſont ranimés à votre aſpect. J'ai ſenti ma joie renaître; il me ſembloit que vous me tiriez d'un abîme, quand vous m'avez quittée, j'y ſuis retombée. L'air dont mon pere me regardoit m'eſt encore préſent: mille preſſentimens m'accablent!

ſuis-je deſtinée à être éternellement malheureuſe? n'ai-je point aſſez ſouffert? C'eſt demain que ma tante doit haſarder la périlleuſe demande de mon voyage; c'eſt demain que mon arrêt ſera prononcé.... Tout eſt dit; tout eſt conſommé. Plus d'eſpoir! le malheur, le malheur va fondre ſur moi. Mes ſanglots m'étouffent.

O dieu! je l'avois bien prévu!

que d'affreuſes circonſtances accompagnent ce refus! J'ai beſoin de reprendre mes ſens. Comment vous écrire?... Il le faut cependant; ma tante va partir; Conſtance ſe chargera de ma lettre, je n'ai que le moment de vous tracer ces caracteres qui ſont baignés de mes larmes.... O ciel impitoyable! je n'ai pas le courage de me délivrer d'une vie odieuſe! Ah! ſans la crainte de vous donner la mort, vous auriez déjà reçu mes derniers adieux. Homme infortuné! liſez, connoiſſez toute l'étendue de nos maux! M. de Saint-Cyran avoit paru aſſez gai pendant le dîner; ſon front étoit moins ſourcilleux; il m'adreſſoit quelques paroles, mon foible cœur s'ouvroit aux charmes de l'eſpérance.

Après le repas, on a profité d'un rayon de ſoleil, pour ſe promener ſur la terraſſe. J'ai dit; voilà l'inſtant critique, je ſuis reſtée dans le ſallon avec Lolotte. Une heure après, on eſt rentré; mon pere avoit les yeux rouges étincelans; Madame d'Armiane baiſſoit les ſiens avec un air grave auſtere: Conſtance s'eſt miſe dans un coin pour pleurer. Je me ſuis levée, ne ſachant quelle contenance me donner: je reſtois de bout, après avoir fait quelques pas vers ma tante: elle m'a fait un figne de la main d'aller m'aſſeoir, elle s'eſt jettée dans un fauteuil avec un mouvement de dépit. Toute cette ſcène muet-te que je vous retrace, a fait ſur moi l'impreſſion la plus terrible, j'attendois dans un ſilence d'effroi quelle en ſeroit la ſuite. Mon pere a dit à Lolotte de ſortir: alors m'apoſtrophant, il m'a demandé d'une voix ſévere ſi j'étois laſſe de vivre avec lui. Je ne répondois point; il a répété la même queſtion avec une voix plus forte. Moi! Monſieur! lui ai-je dit; moi laſſe de vivre avec vous!.... Eh bien! n'ai-je pas raiſon? Vous craignez de pourſuivre; une foible pudeur vous re tient: vous n'avez pas encore aſſez d'audace pour avouer que je vous gêne, que mon œil clairvoyant nuit à vos ſourdes intrigues.--O Monſieur! ô mon pere!

--ô mon frere, a dit Madame d'Armiane, ne faites point cet outrage à ma niece: le projet de ce voyage n'eſt venu que de moi: j'ai cru devoir le lui propoſer pour la diſtraire de ſa douleur; je la voyois accablée de la mort d'une mere, environnée d'objets qui lui retraçoient ſa perte, j'imaginois que quelques mois d'abſence pourroient la diſſiper. Quoi donc, lui a dit mon juge, vous êtes dupe de ſes larmes? Allez, Madame, ce n'eſt pas une mere qu'elle pleure, c'eſt un amant. Je me ſuis écriée; mes bras ſe ſont tendus involontairement vers le ciel. O ma mere!

venez à mon ſecours! venez juſtifier votre malheureuſe fille! O la meilleure des meres! comment ne pas vous pleurer, moi qui perds tout avec vous! Je ne ſavois ce que je diſois; le déſeſpoir m'égaroit; je crois que je me ſuis levée, que j'ai frappé la terre comme pour en faire ſortir l'ombre de cette généreuſe femme. Conſtance m'a dit enſuite que mes yeux, mes traits, tout mon viſage exprimoient le déſordre de mon eſprit. Mon pere s'eſt approché, m'a regardée fixement. Que veut cette fille? eſt-elle folle? il faudra l'enchaîner; il faiſoit le mouvement d'aller appeller ſes gens.

Monſieur! Monſieur! a dit ma tante, y penſez-vous? toi, Théreſe, reprends tes ſens: à quoi bon tout ce tumulte? on ne te permet pas de me ſuivre; eh bien! ma chere! il faut reſter, aimer ton pere, même dans ſes rigueurs, tâcher par la tendreſſe filiale de gagner la ſienne.

Ah! Madame, ai-je dit, j'aime mon pere; mais..... achevez, Mademoiſelle, a dit une voix qui ne m'eſt que trop connue: mais il ne m'aime pas, voulez-vous dire? Je me taiſois.... Non; ſi c'eſt manquer d'amitié que de ne pas donner les mains à votre folle paſſion, non, je ne t'aime pas, fille ingrate, jamais tu ne rentreras dans mon cœur, tant que tu ne chaſſeras pas du tien le téméraire qui oſe y prendre ma place: crois que je ſuis inſtruit, que je vois tout, que je ſais tout, qu'on ne m'abuſe point par une lâche hypocriſie. Ne connoisje pas l'homme qui m'offenſe qui te déshonore? N'a-t-il pas eu le front, il y a deux jours, de paroître devant moi? N'ai-je pas vu vos regards furtifs vos ſignes d'intelligence? La flamme de cette fille inſenſée n'a-t-elle pas éclaté ſous les yeux d'un pere?

Me croit-on aveugle? dans quel temps oſe-t-elle ſe livrer à ſa pourſuite amoureuſe? Vous le voyez, Madame! c'eſt quand la cendre de ſa mere eſt encore fumante! Je me ſuis approchée, les mains jointes, les genoux pliés tremblans; grace! grace!

épargnez-moi! qu'ai-je donc fait pour donner lieu à ces horribles reproches? Si j'ai marqué des attentions pour la perſonne dont on me parle, j'y étois autoriſée par ma mere; j'avois ſon aveu; elle a connu toutes mes penſées; elle a vu toutes mes démarches; je me ſerois fait un crime de les lui cacher. Et moi, a-t-on repris, je ne méritois point d'avoir part à de ſi beaux ſecrets: j'étois l'ennemi dont il falloit ſe garder; tandis qu'une mere foible trompée ſouffroit qu'un quidam osât annoncer des prétentions ſur ma fille, ſe loger pour plus de commodité à deux pas de ma maiſon, cette amoureuſe créature trembloit que je n'arrivaſſe: à peine m'a-t-elle revu, qu'elle brûle de me quitter, ſans doute pour jouir de ſa liberté: mais j'y ſaurai mettre ordre, je lui déclare ici devant ma ſœur, que juſqu'au moment où elle aura reçu la foi de l'honnête-homme que je lui deſtine, engagé la ſienne aux autels, elle ne quittera point ce château, duſſé-je y mettre des gardes: j'empêcherai bien qu'elle n'en ſorte pour courir après ſon ſéducteur: je lui donne ſa chambre pour priſon; qu'elle y pleure à loiſir ſes folles erreurs! Quand une fille a paſſé les bornes du devoir, un pere a le droit de franchir celles de la rigueur, les jours de ma juſtice vont commencer pour elle.... O mon ami!

comment vous répéter tout ce qu'il a dit, cet homme barbare que je n'oſe appeller mon pere!

Il m'a menacée de toute ſa vengeance, ſi après un temps écoulé je ne ſubiſſois l'affreux hymen qu'il veut m'impoſer; il a rejetté les prieres, les larmes, les inſtances de ſa ſœur; rien n'a pu le fléchir: en vain ma chere Conſtance s'eſt précipitée à ſes pieds, le conjurant de m'être favorable: j'ai riſqué de me proſterner auſſi devant lui; j'entrelaçois mes bras autour de ſes genoux; je lui ai dit au milieu des larmes des ſanglots: ſouvenez-vous que je ſuis votre fille; ayez pitié de moi; ne me traitez pas avec tant de rigueur; je vous en conjure au nom de cette tendre mere qui m'a bénie à ſon dernier moment!

O Monſieur! ayez pitié de votre ſang, ſi vous voulez que l'Être ſuprême vous traite un jour avec bonté! je ne ſuis pas ſi vile que vous le penſez; je n'ai point déshonoré ma naiſſaince; je ne ſuis point une fille perdue; on ne m'a point ſéduite: les ſentimens d'honneur que vous m'avez tranſmis me ſont encore chers. O! ſouffrez que je vous appelle mon pere, que je réclame auprès de vous la clémence paternelle! Ne me faites pas mourir de douleur!

N'ôtez pas la vie à celle à qui vous l'avez donnée! Hélas! un jour viendra peut-être où vous gémirez de m'avoir traitée ſi cruellement, il ne ſera plus temps. Je ſerrois tendrement ſes genoux, en lui parlant. Loin de moi, ſerpent, a-t-il dit, en agitant ſes jambes, il m'a repouſſée à dix pas de lui, ſur le parquet: ſa fureur étoit au comble; il a fait un ſerment horrible que j'épouſerois ſon ami, ou qu'il iroit m'enterrer dans des lieux dont je ne ſortirois que pour deſcendre au tombeau: il a juré que ſi je vous revoyois, vous, mon cher Faldoni, ſi j'oſois vous parler ou vous écrire, il m'accabloit de tout le poids de ſa malédiction: ſans vouloir rien entendre, il nous a bruſquement laiſſées, nous ſommes demeurées comme frappées de la foudre. Suis-je aſſez malheureuſe? Le ciel me réſervetil encore de nouvelles angoiſſes?

Oh! que ne ſuis-je déja dans le caveau de mes peres! Que m'importe une triſte vie qui ne ſera plus meſurée que par les peines?

Ah! mourons! délivrons-nous de cette affreuſe exiſtence! je ne ſens plus; je ne penſe plus; je ne ſuis plus plus à rien; le déſeſpoir m'opprime; je ne vois que des bourreaux, des ſupplices, un enfer.

Mais pourquoi vous envelopper dans mon malheur? Fuyez-moi plutôt! fuyez, homme adoré digne d'un meilleur ſort! allez chercher des cœurs qui pourront au moins payer le vôtre! allez jouir loin de moi de la félicité qui vous eſt due! pourquoi vous obſtiner à aimer une infortunée dont le terme approche, qui ne vous laiſſeroit après elle que des regrets? O l'ami de mon cœur! ô le plus cher des hommes!

pourrez-vous me quitter? le pourrezvous? mon image ne vous ſuivra-t-elle pas? n'avez-vous pas à craindre qu'elle empoiſonne tous vos inſtans? S'il eſt poſſible qu'une autre vous dédommage de ma perte, aimez-là, j'y conſens: ſi du fond de mon cachot j'apprenois que vous êtes heureux, je bénirois encore le ciel! Allez, trop généreux ami! allez vivre loin d'une terre de douleur où vous ne verriez que deuil déſolation. C'eſt la derniere fois que je vous écris. Qu'aurois-je à vous dire encore? vous parler de mon infortune? vous affliger par le récit de mes tourmens? porter dans votre ame le poiſon qui me tue? Non, je veux ſouffrir ſeule; je veux dévorer mes larmes les cacher à toute la nature.

Adieu! oubliez-moi; ne m'écrivez plus; ne ſoyons plus rien l'un à l'autre; il le faut ..... O mon dieu! je n'y pourrai ſurvivre; la vie n'eſt plus pour moi qu'une mort continuelle; mon eſprit s'égare dans ce déluge de maux; ma tête s'affoiblit; ma raiſon s'en va; je meurs; je meurs mille fois avant de mourir..... Adieu, mon ami! mon bien-aimé! toi qui me fus cher qui me le ſeras juſqu'au dernier ſoupir! Il faut donc le dire cet adieu! Quel mot terrible à prononcer! mon cœur ſe déchire; je n'exiſte plus: bientôt peut-être vous apprendrez que tout eſt fini pour moi. Des bords de ma tombe où je vais entrer, ô Faldoni, écoutez la voix de votre amie! elle vous conjure de vivre de rendre le calme à votre ame! Renoncez pour jamais à cette paſſion cruelle qui fait le ſupplice de ſes victimes!

Ah! n'aimez plus! n'aimez jamais!

que l'exemple effrayant des maux que nous ſouffrons ſoit toujours devant vos yeux! Je vous diſois de m'oublier; il n'eſt pas en vous d'y parvenir, j'oſe croire que vous le tenteriez vainement: mais pardonnez-moi les douleurs que je vous cauſe; ne me haiſſez pas!

O mon doux ami! pourrois-tu m'en vouloir? ſerois-tu bien aſſez dur, aſſez ingrat pour haïr ton amante? Hélas! elle n'auroit plus le pouvoir de ſe juſtifier: ce cœur qu'elle t'avoit donné ſera dans le tombeau: ſes cendres où le feu de l'amour vivra peut-être encore atteſteroient ton injuſticeSois toujours l'ami de ton amie!

que le temps l'abſence ne puiſſent détruire en toi la douce chaleur de notre ancienne tendreſſe! Quand les années auront rendu ces impreſſions moins vives, que le ſouvenir attendriſſant de ta maîtreſſe ſe réveille quelquefois dans ton cœur, ſans y cauſer d'amertume! Songe à ces beaux jours dont nous avons ſi peu joui, à cette félicité qu'on ne goûte pas deux fois dans la vie! Rappelle-toi nos jeux, nos entretiens, ce ſentiment immortel d'un premier amour, cette flamme victorieuſe de tous les efforts humains! Songe à cette amie qui n'a point regretté de mourir pour toi, ſi tu peux viſiter le coin de terre qui l'enfermera, ô mon bien aimé! n'y paſſe jamais ſans donner une larme à ſa mémoire! Adieu! adieu! les ſanglots me ſuffoquent! je ne vois plus qu'à travers un nuage de pleurs.... ô Faldoni! adieu pour jamais!

P.S. Ma couſine vous remettra vos lettres; c'eſt un ſacrifice affreux, mais néceſſaire; il ſeroit dangereux de les garder: reprendsles, mon ami! je n'ai pas beſoin de ces marques de ton amour; j'en ai qui ne s'effaceront jamais! je les porte au fond de mon cœur: rien ne les en arrachera. Il faut donc ceſſer de t'écrire, je n'a vois plu d'autre conſolation! Combien je ſuis malheureuſe! ô mon cher Faldoni! adieu! ... chaque mot me fait frémir! dites à M. le Curé de venir me voir; faites-lui part de ma ſituation; qu'il vous conſole: je n'ai pas la force de lui écrire: quel état! ô ciel! mais qu'importe? ne vais je pas mourir?

LETTRE LVII.

Le Curé à Thérese.

Je viens d'avoir avec M. de Saint-Cyran la ſcène la plus vive.

Votre pere, ma chere enfant, eſt un homme intraitable; j'ai vainement eſſayé de le gagner par tous les motifs de l'honneur, de la juſtice de l'humanité. Je lui ai repréſenté que ſon épouſe avoit donné les mains à l'union qu'il rejettoit; il s'eſt emporté avec fureur contre votre mere contre moi; il a traité des noms les plus inſultans, le zele que j'avois montré pour vous, il m'a déclaré que ſi ſa fille ôſoit lui déſobéir, la punition la plus ſévere ſeroit le prix de ſa révolte. J'ai laiſſé paſſer ce premier feu; alors prenant la parole, j'ai commencé par lui rappeller l'engagement que j'avois contracté à votre naiſſance de vous ſervir de pere, les ſoins que lui-même m'avoit chargé de donner à votre éducation. Après avoir bien établi le droit que j'avois d'embraſſer votre défenſe, de lui parler avec le tendre intérêt d'un tuteur en faveur de ſa pupille, je lui ai demandé s'il vouloit faire le bonheur de ſa fille. Qui en doute, s'eſt-il écrié? j'ai pourſuivi. D'après ces diſpoſitions, comment pouvez-vous former un mariage auſſi mal aſſorti? Il alloit m'interrompre: j'ai levé la voix: oui, l'homme que vous lui deſtinez eſt indigne de ſa main: ſes mœurs.... vous vous moquez, m'a-t-il dit; depuis quand les mœurs d'un homme ſont-ils un obſtacle à de pareils arrangemens? S'il ne falloit marier que des Catons, où en ſerions-nous? Mon zele s'eſt enflammé: quoi, Monſieur, vous ne rougiriez pas d'abandonner votre fille au plus vil débauché!

vous ne frémiriez pas d'expoſer ſon honneur, ſa vie, ſa deſtinée pour ce monde pour l'autre!

Eſt-ce là le langage d'un pere?

Je veux que la corruption du ſiecle ait fait jetter un voile ſur le déſordre des mœurs, qu'un libertin ſoit accueilli dans la ſociété, quand il s'y produit ſous des dehors aimables: c'eſt-là que chacun, occupé de ſon propre intérêt, donne peu d'attention aux choſes qui l'environnent: c'eſt-là qu'on peut être impunément vicieux, quand on ne fait tort qu'à ſoi-même. Mais vous, pere de famille, vous chargé par la providence de veiller au bonheur de vos enfans, que répondrezvous à l'arbitre ſouverain, quand il vous demandera compte de ceux qu'il vous a confiés?

J'ai ſacrifié ma fille, lui direzvous, à des vues de fortune d'ambition: j'ai fait pour elle un enfer anticipé d'une union créée pour être une félicité terreſtre, la conſolation de l'homme dans les miſeres de la vie. Mais, Monſieur, qu'arrivera-t-il, ſi vous la forcez d'épouſer un homme qu'elle abhorre? Avez-vous prévu tous les dangers de cet hymen tous les déſordres qui vont le ſuivre? Ne craignez-vous pas d'en être un jour reſponſable? voyez des enfans malheureux, déteſtés de leurs parens, vous accuſer de tous leurs maux; voyez une épouſe languir, ſe deſſécher dans les larmes, finir ſa carriere avant le terme établi par la nature; ou ſi elle réſiſte à ſes douleurs, voyez la diſcorde leur ſouffler une haine immortelle, les ſéparer avec éclat, les dévouer à la honte du divorce, les tribunaux retentir du récit ſcandaleux de leurs guerres inteſtines. Je l'ai ramené ſur votre ſituation actuelle, le trouvant inébranlable, j'ai déployé toute la force de la vérité pour lui faire ſentir qu'il ſortoit des bornes preſcrites à l'autorité paternelle; que la violence dont il uſoit envers vous étoit contraire à toutes les loix divines humaines; qu'il alloit devenir le meurtrier de ſa fille dont la vie étoit dans le plus grand péril, qu'il s'expoſoit à vous obliger de recourir à la protection des Magiſtrats, s'il continuoit de vous traiter avec une barbarie dont il n'y avoit point d'exemple: je n'ai pas craint d'ajouter que ſi vous embraſſiez ce parti, je ſerois le premier à vous ſoutenir; que je n'avois ni ſon crédit, ni ſa fortune; mais que j'étois prêt à conſacrer tout mon bien pour une ſi noble cauſe. Sa colere s'eſt rallumée; il m'a demandé ſi j'étois venu pour l'inſulter: ſans attendre ma réponſe, il s'eſt approché d'une fenêtre, il a juré que ſi je ne ſortois ſur le champ, il me feroit jetter hors de chez lui. Il a crié d'une voix foudroyante, que ſa réſolution étoit priſe, que rien ne l'en détourneroit; que tant qu'il lui reſteroit du ſang dans les veines, votre homme ſeroit l'objet de ſes pourſuites; qu'une lettre de cachet ne tarderoit pas à le venger de l'inſolent qui avoit la témérité d'aſpirer à ſon alliance, que pour vous, malgré vos protecteurs, il vous enverroit ſi loin, qu'il n'entendroit plus parler de vos folies. A ces mots, il m'a conduit vers la porte, en me déclarant qu'à l'avenir elle ſeroit fermée pour moi. Je lui ai répondu: Monſieur, je reviendrai toutes les fois que mon devoir me rappellera, parce que j'ai promis à votre épouſe de n'abandonner jamais ſon enfant. Vous pourrez m'outrager, me frapper, me jetter hors de chez vous par les fenêtres, comme vous m'en avez menacé, parce que je ſuis un Prêtre infirme, un vieillard foible ſans défenſe; mais vous ne m'empêcherez point d'être fidele à ma promeſſe pour la plus vertueuſe des meres la plus malheureuſe des filles. Au reſte, prenez garde à ce que vous allez faire: nous vivons ſous un gouvernement doux bienfaiſant où le Souverain lui-même ſe ſoumet aux loix qu'il impoſe. Songezbien qu'un pere n'eſt le chef de ſa famille que pour la protéger non pour l'opprimer; que la juſtice publique a l'œil ouvert ſur ſes démarches, le bras levé pour l'arrêter, s'il ſort des limites de ſon pouvoir; ne croyez pas avoir le droit de faire diſparoître à votre gré ce précieux dépôt qui vous eſt confié par la nature, que les loix ont laiſſé pour un temps ſous votre garde; bientôt vous les entendriez tonner pour le réclamer. Ne croyez pas auſſi qu'il vous ſoit facile de troubler la liberté d'un citoyen, de faire ſervir à vos reſſentimens particuliers les armes de l'autorité deſtinées contre des maux extrêmes: s'il vous arrivoit de ſurprendre à ce point la religion du Prince, j'irois me jetter au pied de ſon trône; j'y porterois les plaintes de mon ami, de l'honnête homme que vous mépriſez, quoi qu'il ſoit au-deſſus de vous: on m'écouteroit; on ſeroit touché de voir un pauvre Eocléſiaſtique accablé d'années, braver les fatigues les frais d'un long voyage pour ſauver l'innocence, vous ſeriez deshonoré. Je l'ai quitté en achevant ces mots, bien réſolu de ſuivre le projet que j'annonçois.

Vous voyez quel avenir on vous prépare: M. de Saint-Cyran eſt capable de tout: mais une vérité conſtante, c'eſt que je ſuis à vous, mon enfant, à la vie à la mort. Si l'on vous perſécute, mon aſyle vous eſt ouvert; venez y chercher le repos. Vous ſavez que ma fortune eſt bornée; mais ma tendreſſe eſt illimitée, je me flatte qu'elle vous conſolera de ce que vous perdez. C'eſt votre ami, votre Mentor, votre parrein qui vous parle; c'eſt un homme blanchi dans les travaux d'un miniſtere vénérable. En vous tenant ce langage, je ſerai blâmé par les eſprits vulgaires; mais en m'efforçant de prévenir ou de repouſſer votre infortune, je ne puis perdre l'eſtime de moimême, cela me ſuffit. Si vous préférez une habitation ſur les terres de M. de Thémine, je ſuis chargé de ſa part de vous l'offrir: il eſt indigné, comme moi, de tout ce qu'on vous fait ſouffrir, ſi je ne l'avois retenu, il vouloit aller lui-même vous arracher à vos tyrans. M. de Thémine, en qualité de parent de votre mere, a le droit ſans doute de vous prêter ſon appui, c'eſt un défenſeur ardent ſur lequel vous pouvez compter. Voici le plan qu'il vous trace: dans l'alternative d'épouſer le plus vil des hommes, ou de ſubir la vengeance du plus féroce des peres, vous pouvez vous réfugier dans un cloître réclamer le ſecours des loix; elles ſont les tutrices de l'orphelin à qui la nature ou les paſſions ont ravi ſon pere; elles ſauront qu'une digne mere vous avoit deſtiné pour époux l'homme vertueux qu'on vous refuſe, elles apprendront quel eſt le miſérable auquel on menace de vous vendre: leur ſage équité fixera votre ſort, vous ſerez libre alors de choiſir une retraite chez l'un ou l'autre de vos amis.

C'eſt à vous, ma chere fille, à vous déterminer; je ne vous donnerai point de conſeil; mais dites un mot tout s'accomplira ſelon vos vœux.

LETTRE LVIII.

Thérese au Curé.

Ah! Monſieur! quelles idées vous réveillez en moi! Douce chere eſpérance! Seroit-il vrai que je ne t'aurois point perdue?

cette union ſi déſirée pourroit ſe faire! mes jours s'écouleroient enfin dans le repos! j'aurois autour de moi les objets de ma tendreſſe!

je ſerois libre contente! je ne verſerois plus de larmes! Oh!

non je n'y dois pas ſonger. Il faudroit quitter la maiſon paternelle, le repentir ſuivroit une pauvre fugitive errante, livrée à la pitié d'autrui. Je ſuis pénétrée de vos bontés; mon cœur, mon triſte cœur en conſervera le ſouvenir juſqu'au tombeau: je rends grace à M. de Thémine de ſes offres généreuſes; mais que devenir au milieu des contrariétés qui m'aſſiégent! Je ne vois que des maux des regrets, ſoit que je reſte ou que je parte: il faut m'attendre à ſouffrir, ou les tourmens qu'on me prépare, ou mes propres remords. Qui moi! moi recourir aux loix, les invoquer contre mon pere! Ah! c'eſt alors qu'elles devroient punir une fille criminelle! Non, Monſieur, votre amitié vous emporte vous ne tarderiez pas à me condamner vous-même. J'irois donc élever dans les tribunaux une voix ſéditieuſe me plaindre de ce qu'on me refuſe mon amant! Juſte ciel!

que la terre s'ouvre plutôt pour cacher ma honte! Je veux que la patrie écoute un enfant qui peut avoir quelques droits de ſe plaindre; je veux que les rigueurs employées contre moi paſſent la meſure de l'équité; je veux enfin qu'on m'accorde la liberté de diſpoſer de mon ſort: mais où fuirois-je, ſi devant mes juges, dans l'inſtant de ce vain triomphe, je rencontrois les regards de mon pere? O grand dieu! ſes regards! les connoiſſez-vous, Monſieur? Vous les peignez-vous comme moi? Ils m'anéantiroient!

ils me feroient rentrer dans la poudre! je ne verrois plus dans ce de celui que je frémis de nommer.

N'ai-je pas vu l'inſtant où il me fouloit ſous ſes pieds? Ne m'a-t-il pas maudite quand j'étois proſternée devant lui privée de ſentiment? Sa cruauté peut-elle aller plus loin? Non, j'oſe déſormais le défier, la terreur de ſes menaces ne peut m'ébranler. Ce n'eſt pas que je regarde comme une erreur de me dérober aux tortures qui m'attendent: la premiere loi, ſans doute, eſt d'obéir au cri de la nature qui nous dit de fuir la douleur; je ſais auſſi que votre ſublime vertu répugneroit à me propoſer un parti contraire au véritable honneur. Qui mieux que vous peut apprécier la moralité des actions? penremercier de vos bontés, je m'égare dans un abîme de réflexions qui ne finiſſent plus. Où en étois-je? que vous ai-je dit?

Que je ne pouvois accepter vos ſecours? Je le voudrois bien!

mais croyez-vous que mon pere n'iroit pas me pourſuivre dans la retraite où je me ſerois cachée?

Si je le voyois paroître, ſi j'entendois ſa voix, ſi j'appercevois ſon ombre .... je mourrois de frayeur! Dites-moi donc ſi ſa malédiction ne perceroit pas le ſecret de mon aſyle? O mon dieu! m'avoir maudite! m'avoir rejettée loin de lui, comme un vil objet de rebut! Mon dieu!

vous l'avez entendu, vous ſavez ſi je méritois cet horrible en vain l'image d'un bonheur qui n'eſt plus fait pour moi! Il eſt trop vrai que la mort ſeule peut m'ôter le ſouvenir des beaux jours qui me ſont ravis; mais ſi je me les rappelle, hélas! ce n'eſt que pour en pleurer la perte.

Si vous voyez votre ami, ſuppliezle de travailler à ſe guérir d'une paſſion malheureuſe. Ah!

Monſieur, quelle conſolation ce ſeroit pour moi, ſi j'apprenois qu'il ne ſe laiſſe point dompter par la douleur! ranimez ſon courage! voici le moment de l'exercer. Il eſt homme; il a des reſſources: mais qui ſuis-je pour lutter contre ma deſtinée?

LETTRE LIX.

Le CURÉ à FALDONI.

J'APPRENDS que vous cédez au découragement; le chagrin vous accable; vous fuyez le monde; vous négligez juſqu'à l'amitié; ce ſentiment qui fait le charme du malheureux, vous éprouve inſenſible: & moi qui croyois avoir des droits ſur votre coeur, vous m'oubliez! je ne vous vois plus! Homme infortuné! viens dans les bras de ton ami verſer les larmes du déſeſpoir! viens! je les recevrai; je te conſolerai ; je te dirai comment l'ame du ſage peut s'élever au-deſſus de ſes maux. Tant que j'ai cru pouvoir nourrir vos eſpérances, j'étois ardent à vous ſervir; mon intérêt ne m'eût pas été plus cher que le vôtre: je parvenois à établir votre félicité ſur une baſe inébranlable: un coup du ciel a renverſé tous mes travaux; il faut adorer ſa main qui vous frappe; il faut croire que l'accompliſſement de vos vœux n'étoit point dans l'ordre éternel de ſa providence. N'avez-vous pas été pendant trois mois le plus fortuné des hommes? le temps de la diſgrace eſt venu; apprenez à l'endurer. Hélas! il y a quelqu'un plus malheureux que vous! il m'eſt affreux de vous en inſtruire; mais c'eſt à l'amitié de remplir cette tâche pénible.

que ſa vie tient à la vôtre, que vos douleurs ſont les ſiennes.

Elle deſire que vous ſupportiez votre infortune; elle dit qu'elle ſera moins à plaindre ſi elle apprend que vous avez ſoin de vos jours: donnez-lui l'exemple du courage; efforcez-vous de faire encore ce dernier ſacrifice; celui que vous avez fait vous rendra tous les autres moins ſenſibles: car je ne dois point vous le cacher; elle a reçu vos derniers adieux, vous ne pouvez plus vous attendre à la revoir. Tyranniſée par un pere infléxible, abſolu, violent, qui ne vous pardonnera jamais d'avoir gagné le cœur de ſa fille, elle n'a plus l'eſpérance de vous être unie: ceſſez d'y prétendre; ceſſez de nourrir un penchant qui n'auroit déſormais que des ſuites cruelles!

Je gémirai toute ma vie de l'avoir favoriſé. Dieu qui voit mon cœur, ſait que je voudrois vous ſervir encore: mais que produiroient contre un pere irrité les ſecours de mon zele? O combien vous adouciriez mes regrets ſi vous renonciez à des ſentimens qui ne peuvent plus vous rendre heureux! Je vous le demande comme une grace ineſtimable. Allons, mon ami! faites un noble effort ſur vous-même; n'achevez pas la ruine de cette infortunée, en vous obſtinant à conſerver pour elle une paſſion ſans eſpoir: revenez à la tranquille amitié; cet état eſt préférable aux troubles affreux de l'amour. Vous êtes jeune; vous avez toute l'énergie de votre âge; vos ſens ne ſont point flétris par le vice; votre ame a conſervé l'inſtinct de l'honneur, la vertu vous eſt encore chere. Regardez autour de vous; le monde vous ouvre ſon théâtre: aſſez trop long-temps vous avez enfoui vos talens; il faut les tirer de l'oubli: ſpectateur inſenſible, ſortez enfin de cette triſte apathie; rentrez dans la claſſe des êtres; allez prendre un rang dans la ſociété, lui payer la ſomme de travaux qu'elle impoſe à tous ſes membres. Serez-vous le ſeul immobile au milieu de ce mouvement univerſel? N'eſt-il ils repouſſoient la volupté; ils s'arrachoient aux ſéductions de l'amour; la vertu les embrâſoit; ſon divin modele étoit devant leurs yeux; ils ne voyoient que lui, pour l'atteindre, ils marchoient ſur les flammes. Loin de moi toute philoſophie auſtere qui n'accorde rien au plaiſir! vous avez vu ſi j'approuvois ce Stoïciſme inſenſé qui fait de l'homme un enfant de douleur, de la vie un cercle étroit de peines, de combats de travaux. Tout le monde auſſi n'eſt pas né pour l'héroïſme; il eſt peu de ces ames privilégiées qu'un feu céleſte emporte au-delà des routes battues: le grand art de la vie eſt de ſavoir trouver les vraies limites des choſes, de revenir ſur ſes pas quand on les a franchies. Ne jugez point de l'avenir par le préſent; vous ne ſerez point toujours affligé; vous ne ſerez point toujours amant: un temps viendra que le délire de votre imagination ſera calmé, que les illuſions de votre cœur s'évanouiront comme un ſonge, que cette fiévre d'amour fera place au ſommeil de vos ſens: alors vous regretterez les momens trop chers perdus dans le molleſſe dans l'oubli de vos devoirs: vous regretterez d'avoir ſi peu vécu d'être chargé d'années: vous pleurerez ſur une fille imprudente dont vous avez fait le malheur, ſur un ami que vous n'avez pas écouté, qui ne ſera plus le témoin de vos regrets. Je vous conjure de ſuivre mes avis, tandis qu'il me reſte encore quelques heures à paſſer ſur la terre: vous ne m'aurez plus long-temps: vous voyez que je gagne à grands pas ma derniere demeure. Oh!

ſi je pouvois vous laiſſer paiſible délivré de vos chaînes, je m'en irois plus content. O mon cher fils! ayez pitié de ma vieilleſſe!

ne me laiſſez pas emporter au tombeau l'affreuſe penſée d'avoir aidé à votre illuſion! Que feriez-vous déſormais de cette erreur?

Il faut la rejetter; îl faut ſonger à vivre donner à la vertu toutes les forces de votre ame que l'amour avoit uſurpées. J'attends de vous cette victoire: mais ſi vous trompez mon eſpérance, vous couvrirez mes cheveux blancs d'un deuil éternel, vous aurez fait un malheureux de plus.

LETTRE LX.

Thérese à Constance.

ET toi auſſi tu m'abandonnes!

le ſeul être qui pouvoit m'entendre eſt loin de moi! O ma chere Conſtance! pourquoi m'as-tu quittée? Hélas! les malheureux ſont ſeuls; l'air qui les environne eſt empeſté; tout s'en éloigne: mais toi! toi, ma fidelle amie!

devois-tu me laiſſer en proie à mes bourreaux, livrée à tout ce que la tyrannie a de plus barbare?

Je ne ſuis plus au monde; une priſon, des menaces, des perſécutions, des larmes, voilà le partage affreux de mes jours de ont étouffé la voix du ſang; ils m'ont traitée comme la fille de l'étrangere; ils m'ont repouſſée de leurs bras. Les inſenſés! en croyant vous nuire, ils vous ſervoient; ils m'auroient forcée de vous aimer ſi j'avois pu balancer.

Et cette tendre mere! hélas! elle ne vit plus; elle n'eſſuyera plus mes larmes; ſa voix conſolante n'ira plus chercher au fond de mon cœur un reſte de joie. Ah!

ſi elle ſavoit ce qu'on me fait ſouffrir, ſi elle entendoit mes plaintes, je la verrois ſortir de ſon tombeau pour me défendre: elle iroit ſecouer ſon linceuil ſur la couche où elle me donna le jour, porter le remord dans l'ame de mon perſécuteur. On a renvoyé ma pauvre Deſchamps: elle m'aimoit trop; il me faut des ſurveillans qui ne me ménagent point! on a placé près de moi une fille qui ne me quitte pas plus que mon ombre. Je prends pour t'écrire le temps de ſon ſommeil; pour te faire tenir ma lettre, il me faudra recourir à mille petits moyens: j'ai honte en vérité de tous ces vils myſteres! voilà pourtant à quoi je ſuis réduite! Ma chere Lolotte qui me conſole me ſert de toute ſon ame, eſt parvenue à gagner le vieux Concierge: ce bon-homme s'eſt chargé de mes commiſſions. S'il faut te l'avouer, mon amie, je ſens que je n'en aurai pas long-temps beſoin: ils ont épuiſé ſur moi la coupe de la douleur. Depuis ton départ, j'ai vu tant de fois la mort que j'y ſuis accoutumée. Mais ce pauvre délaiſſé! que devient-il?

comme il doit ſouffrir! Je ne lui écris plus; je n'entends plus parler de lui. O! couſine! quel ami j'ai perdu! avec quelle tendreſſe il aimoit! où trouver des cœurs comme le ſien? Non, non; il n'en faut pas chercher. Nous étions ſi prés du bonheur! quels projets nous faiſions pour l'avenir!

quel brillant horiſon s'offroit à nos eſpérances! La mort eſt venue; elle a ſoufflé ſur ces fantômes, l'enchantement a diſparu! Le monde ne m'offre plus qu'un déſert couvert de ruines: là c'étoit un palais, ici des jardins; on foule des tombeaux; on paſſe à travers des ronces on arrive par des chemins affreux aux bords d'un vaſte abîme où tout va s'engloutir. Eh bien! cet abîme, il eſt tout près; je le vois; j'y touche, je ne ſais quel mouvement inconnu me pouſſe à m'y précipiter. Je roule dans ma tête les deſſeins les plus noirs.... Hélas! quand je quitterois le monde, ma place ſeroit bientôt remplie.

On ſerre les files, a dit quelqu'un, il n'y paroît plus. Mon pere va partir pour Paris; il me laiſſe entre les mains de ma duegne, dans un mois il amenera l'odieux perſonnage qui doit m'acheter. Mais crois-moi, chere couſine; ce mariage ne ſe fora pas; c'eſt un point immuablement arrêté dans mon ame: il y a dans ce mois une infinité d'inſtans qui peuvent produire des événemens inattendus. Il me ſeroit impoſſible de fuir; je ſuis renfermée dans ma chambre, je n'en ſors que pour aller à la meſſe; encore y ſuis-je alerlé e uilaaipor,ja lons que je ne pourrois m'y réſoudre; l'opprobre me ſuivroit, je tiens du moins à la vie par le ſentiment de l'honneur: mais le pis aller ſeroit de mourir. Eh, mon dieu! ils n'ont pas beaucoup à faire pour m'achever.

LETTRE LXI.

Faldoni à Thérese.

Il faut que je vous écrive; il faut que mon cœur ſe ſoulage; ce ſont les derniers mots que j'oſerai vous adreſſer: ne me faites pas un crime de violer votre défenſe; les malheureux ſont excuſables: on m'a tout ravi; il ne me reſte que des plaintes; elles me ſont bien permiſes! Il fut un temps où les expreſſions de l'amour couloient de ma plume avec une douce abondance. Mon ame enchantée ne créoit alors que des images riantes; la joie animoit mes penſées, le ſentiment de mon bonheur ſe répandoit ſur mes lettres.

Aujourd'hui je ne ſuis plus le même; je ne ſuis plus cet amant fortuné que vous attiriez juſqu'à vous; mon empire eſt fini; mon trône eſt tombé; c'eſt du ſein de mon néant que je vous fais entendre une humble voix. O Théreſe!

eſt-ce vous que j'aimois! eſt-ce moi qui étois tout, qui ne ſuis plus rien! affreuſe révolution!

je meſure avec horreur l'eſpace que j'ai franchi; je me compare à l'ange de ténébres précipité du ciel. De quelle région charmante je ſuis revenu! que d'illuſions détruites! je les ai revus tous ces lieux que vous embelliſſiez; je leur ai dit mes derniers adieux; je me ſuis proſterné ſur la terre tends que je ſois mort; attends que ma pouſſiere ſoit abandonnée aux vents, qu'ils l'emportent avec les ſermens que tu m'as faits!

je ne tarderai pas long-temps à te rendre libre. Vivrai-je en effet, pour voir un pere indigne de ce nom ſigner ton malheur, le plus vil mortel paſſer dans tes bras? vivrai-je pour aller végéter dans le fond d'un déſert, avec un cœur déſſéché, une ame ſans reſſort, des ſens flétris, une jeuneſſe uſée par la douleur? Fatigueraije le ciel de mes plaintes les hommes du récit de mes maux? Le ciel m'a délaiſſé: les hommes n'écoutent gueres l'infortuné; ils ont bien autre choſe à faire! le temps que je leur déroberois ſeroit pris ſur leurs plaiſirs, ils ſont preſſés de les goûter. A quelle porte irai-je frapper pour trouver le bonheur? faut-il encore le mendier pour quelques miſérables jours, faire baſſement ma cour à la deſtinée?

Non, mon amie! je l'ai réſolu; je veux mourir. Je veux ſortir de ce monde odieux où les diſtinctions, les honneurs, les rangs, les richeſſes, l'eſtime, la renommée ſont pour le vice; où l'honnête homme ſe traîne dans la boue cache ſous des haillons une ame immortelle. Quand le génie de Brutus ou de Caton reſpireroit dans un corps vulgaire, ſi la fortune ne le porte ſur ſa roue, il vivra mépriſé, pauvre, obſcur, mourra dans l'oubli. Il faut ſe plier pour monter; il faut s'avilir pour briller; il faut avec un front d'airain porter un cœur de glace.

Travaillez! ſuez! amaſſez de l'or!

faites-vous riches! qui oſera vous reprocher d'avoir opprimé la veuve l'orphelin, d'avoir bu le ſang du peuple bravé ſes cris? Qui ſaura que vos premiers pas vous ont couvert d'opprobre, que vous rampiez devant les idoles de jour? vous voilà ſur le faîte, vos dédains vous vengent de ceux qu'il vous a fallu dévorer! Non, non, j'aime mieux mourir que de voir des atômes enflés de vent s'élever ſur ma tête me fouler aux pieds. Qui ſont donc ces orgueilleux reptiles, qu'eſt-ce qu'un quidam? c'eſt un lâche inconnu à la vertu qui n'a d'autre enſeigne à ſa porte que les armoiries de ſes ancêtres. Ce qui me conſole, c'eſt que leurs titres ne les ſuivront pas au tombeau; ils y deſcendront nuds pauvres comme moi, c'eſt alors que j'aurai le plaiſir de me placer au-deſſus d'eux. Le monſtre qu'il eſt! n'oſe-t-il pas dire que je vous déshonore! Ah! tout mon ſang bouillonne; je frémis; je brûle de rage je ſerois tenté d'aller lui déchirer le cœur! mais ce monſtre eſt ton pere.... O Théreſe! pourquoi faut-il qu'il ſoit ton pere?.... vous voulez que je vive! vous voulez que je reſpire le même air que lui! Reſteraije ſur une terre qui le ſupporte? Attendrai-je qu'il l'ait délivrée de ſon fardeau pour être heureux? Vain eſpoir! il vieillira le barbare, vous languirez encore dans les fers de ce tyran, quand un lit de pierre péſera depuis long-temps ſur le corps de votre ami. Que puis-je faire au monde? Je ne ſuis ni intrigant, ni flatteur, ni fourbe, ni méchant; mon cœur eſt ſur mes levres; mon pied tremble d'écraſer un inſecte; un atôme ſouffrant me fait gémir; je ne rencontre pas un infortuné que le ſentiment de ſes maux ne vienne fondre ſur mon ame; je me crois le plus petit des hommes, j'oſe à peine commander au valet qui me ſert. Avec ce caractere, il faut fuir le genre humain ſe ſauver dans les rochers du nouveau monde: mais c'eſt un pays que j'ai vu; je n'y retournerai plus: j'y marcherois ſur le tombeau de mes bienfaiteurs, j'irois ajouter des regrets à des regrets. Eh! quel eſt le déſert, quel eſt le climat ſi lointain qu'il puiſſe être, où je ne porte la plaie ſanglante que tu m'as faite! Beauté chere terrible! image d'un Dieu bienfaiſant ſévere! tourment, délice, enchantement de mon cœur! ange ou divinité que j'adore! Toi, mon amante, ma compagne, mon épouſe! tu peux me dire de t'oublier! tu me défends de te voir de t'écrire! tu me chaſſes loin de toi, tu veux que je vive! Ah cruelle, cruelle Théreſe! impitoyable amie! je ne te verrai donc plus! je ne te parlerai plus! tu ceſſeras d'exiſter pour moi! O douleur! ô déſeſpoir! ô fureur qui me tranſporte! va!

laiſſe-moi finir ma miſérable vie!

laiſſe-moi mourir en pleurant l'inſtant où je t'ai connue! laiſſe-moi verſer des larmes de ſang ſur ces écrits doux trompeurs où tu me peignois ton amour! Les voilà ces lettres brûlantes! rien ne peut m'en ſéparer: je les tiens ſur mon cœur: je les couvre de baiſers: je les conjure d'être fideles à leur promeſſe: je répete avec elles ces paroles ſi tendres; “toi qui me fus cher qui me “le ſeras juſqu'au dernier ſou“pir....“ vous ajoutez: „ne “ſoyons plus rien l'un à l'autre!“

Ah! vous ne pouvez ceſſer de m'aimer qu'en ceſſant de vivre.

Il vous ſeroit impoſſible de porter à d'autres une foi qui m'appartient. Le ciel, la terre, toute la nature s'écrouleroit plutôt que de vous voir changer. Je connois bien votre ame: l'inconſtance la perfidie n'y peuvent entrer: elle eſt au-deſſus des variations de l'humanité; elle eſt immuable comme Dieu même; elle n'a comme lui qu'une penſée qui embraſſe tous les temps, je me flatte d'en être l'objet. Oh! mourons, ma chere Théreſe! mourons enſemble! il me ſera doux, en quittant la terre, de ne pas vous y laiſſer.

O ciel! concevez notre bonheur!

plus de perſécutions! plus d'obſtacle! un Dieu protecteur de l'innocence bienfaiteur des hommes! le pere commun de tous les êtres qui fera grace à nos foibleſſes, ſera touché des maux que nous avons ſoufferts! O monamie!

nous la reverrons cette tendre mere que vous pleurez; elle nous conduira aux pieds de l'éternel, réclamera pour nous ſa bonté ſouveraine: elle lui préſentera ſes enfans qui n'ont pu trouver d'aſyle ſur la terre, qui ſont venus ſe refugier auprès de lui. Ce grand Dieu, ce Dieu de clémence pourroitil nous faire un crime d'avoir hâté le moment de retourner dans ſon ſein? Non, ma Théreſe; un de l'Être ſuprême; nous l'appellions dans la jouiſſance de nos plaiſirs; nous aimions à ſentir, à penſer, à parler en ſa préſence.

Combien de fois dans des momens de félicité, n'avons-nous pas élevé juſqu'à lui nos vœux reconnoiſſans? Nous le béniſſions de notre amour; il recevoit nos ſermens; il étoit témoin de notre foi mutuelle;..... oui, croyez-moi, Théreſe! il les a reçus nos ſermens, ſi vous les trahiſſiez, il n'y auroit plus pour vous de paix ni de bonheur: vous ſeriez à jamais tourmentée du ſouvenir de votre ami: ſon ombre pâle ſanglante, au milieu de vos triſtes nuits, viendroit vous faire entendre le cri de ſa douleur: vous la verriez errer autour de vous dans les ſombres vapeurs de l'automne, aux clartés de la lune, près de votre couche nuptiale: la frayeur vous arracheroit des bras de votre vil époux.... de ce lâche qui s'obſtine à pourſuivre un cœur qu'on lui refuſe..... Ah! ce nom ſeul réveille toute ma rage....

adieu! je veux mourir! mais toi!

vis! vis pour le bonheur du monde! vis pour conſerver ſur la terre l'image de la vertu: ſi tu meurs, où ſera-t-elle? O mon amie!

quelle barbarie à moi d'oſer vous propoſer de me ſuivre! c'étoit l'amour, la jalouſie, le déſeſpoir qui me faiſoit parler: vous, parée de tous les dons de la nature, chere à toute une ville, l'idole l'appui des malheureux, dans la fleur de l'âge, vous conſentiriez de mourir avec moi! Ah! pardon!

la douleur m'égare; ma main court ſur le papier comme une inſenſée; je pleure; je m'écrie; je me leve; je marche en furieux; je reprends la plume, chaque mot eſt baigné de mes larmes.

Adieu! adieu! mon amie! je pars; je m'en vais devant vous; j'irai vous attendre, je ſuis sûr de vous revoir.

LETTRE LXII.

Thérese à Faldoni.

Vous croyez donc que nous nous réunirons dans cette nuit obſcure terrible!.... Eh bien, mon ami! venez, nous mourrons enſemble. Comment pourrois-je conſentir à vous laiſſer aller ſeul, moi qui ne chériſſois la vie que pour vous! Hélas! tu ſais que j'aurois voulu l'employer à faire ton bonheur! O mon bien aimé! viens, je t'attends, je ſuis prête à te ſuivre: avec toi, je conſens d'être à jamais malheureuſe ou fortunée. Que m'importe mon ſort dès que je partagerai le tien? pourrions-nous être ailleurs plus miſérables que nous le ſommes? Si nous ſouffrons, du moins nous ne nous quitterons plus. Mais penſez-y mûrement!

je n'examine point ſi nous commettons un crime, ſi ce crime outrage la nature les loix, s'il nous expoſe à d'éternelles douleurs: ſuis-je en état de rien voir?

Ma foible raiſon m'a quittée; elle me quitta quand j'ouvris mon cœur à l'amour: il me reſtoit encore un peu de ſens de lumiere; mais les maux ont achevé de me l'ôter. Je ne vois plus qu'un pere menaçant, l'affreuſe union qu'il me deſtine, vous, mon ami, l'excès de votre infortune, la foi que je vous ai promiſe: pérer. Qu'ils vivent donc ces hommes cruels dont nous ſommes les victimes! qu'ils vivent, puiſſent-ils jouir de tous les biens qu'ils nous raviſſent! Ce ſont les vœux que je fais en les quittant! Veuille auſſi ce Dieu de bonté que nous offenſons peutêtre, avoir pitié de nous! Je le conjure de nous faire grace! je lui demande à genoux de laiſſer arriver juſqu'à nos levres ce calice d'amertume qu'il a bu lui-même, de pardonner à la fragilité humaine de rejetter loin d'elle un fardeau qui l'accable.... Adieu, mon ami.... adieu! je vous reverrai donc une derniere fois!....

Ce ſera Dimanche. Mon pere eſt abſent: mais il va revenir, l'occaſion pourroit ne plus s'offrir.

Venez à huit heures, à la meſſe de la Chapelle: ayez ſoin de vous déguiſer pour n'être pas reconnu, de vous cacher dans la foule des villageois: je ſerai dans la tribune; je laiſſerai ſortir tout le monde; j'éloignerai nos gens; alors.... ô mon cher Faldoni!....

ſonge à cette ſéparation redoutable qu'un avenir plus affreux peut ſuivre encore! O mon dieu! ſi nous ne devions plus nous voir!

ſi un ſilence éternel, une nuit immenſe alloit nous envelopper ſans retour! ſi l'adieu que je te dirai en recevant de toi le coup de la mort, étoit le dernier!

Cette penſée me glace d'effroi!...

Allons! ſoutenons notre courage!

Ils nous verront les barbares qui nous perfécutent; ils nous verront frappés l'un par l'autre; ils verront les ruiſſeaux de notre ſang couler & ſe conſondre; ils gémiront d'en être cauſe, & le remord ls faiſira.

LETTRE LXIII.

La FEMME-DE-CHAMBRE de THÉRESE, au COMTE DE SAINT-CYRAN.

MONSIEUR, J'AI à vous annoncer un grand malheur. Mademoiſelle Théreſe & M. Faldoni ſe ſont tués ce matin dans la Chapelle. Je ſuis ſi troublée que je ne ſais comment vous faire ce récit. O Monſieur! quel déſaſtre, & qui eſt-ce qui auroit pu le prévoir? Mademoiſelle paroiſſoit ſi tranquille! hier ſamedi, elle diſtribua, ſuivant ſa coutume, quelqu'argent aux pant vres du village, & elle leur diſoide prier pour elle. On lui préſenta deux petits enfans qui étoient orphelins; elle les plaça chez le Concierge, lui recommanda de les élever promit de payer leur penſion. Il vint une vieille femme chargée d'une nombreuſe famille, dont le mari avoit été mis en priſon pour une cauſe très-légere: elle écrivit elle-même à M. le Bailli pour demander ſa grace: elle ſe retira enſuite dans ſon appartement. Comme Monſieur m'avoit défendu de la quitter, je la ſuivis: elle fut deux heures à faire des lettres, deſcendit quand on ſonna le dîner. Elle trouva M. le Vicaire à qui elle parla long-temps en particulier.

M. le Vicaire nous a dit aujourd'huid'hui qu'elle lui avoit remis alors une ſomme de vingt-cinq louis pour la diſtribuer dans la paroiſſe.

En viſitant ſon bureau qu'elle a laiſſé ouvert, nous avons reconnu que c'étoit tout l'argent qui lui reſtoit. Pendant le dîner, on obſerva qu'elle changeoit ſouvent de couleur. M. le Chapelain la trouva diſtraite: elle rêvoit profondément; puis, tout-à-coup, elle s'agitoit comme pour rappeller ſes eſprits. Elle ne mangea qu'un peu de crême. Quelqu'un ayant parlé d'un homme qu'on avoit tué ſur le chemin de la forêt, elle pâlit friſſonna: mais cette émotion ne parut point étrange, parce qu'on l'avoit vu s'affecter ſouvent juſqu'aux larmes à de pareils récits. On préſumoit que cet homme s'étoit battu en duel, parce qu'on ne l'avoit point volé: il avoit la poitrine percée, ſon épée étoit auprès de lui.

L'entretien fut long-temps ſur cette hiſtoire. Mademoiſelle qui n'avoit encore rien dit, impatientée des réflexions morales de ces Meſſieurs, demanda s'il n'y avoit pas des milliers d'hommes qui ſe faiſoient tuer dans les combats, dont on ne parloit point. Ils meurent pour leur Roi, ajoutoitelle; eh bien? celui-là peut-être eſt mort pour l'honneur qui vaut bien un Roi; regardant ſa ſœur; toi, Lolotte, ne voudrois-tupas mourir pour moi? Mademoiſelle Lolotte ſe leva ſe jettant dans les bras de Mademoiſelle; oui, ma ſœur, lui dit-elle, avec l'expreſſion la plus tendre; oui, je vous donnerois tout mon ſang, ſi vous le demandiez. Mademoiſelle la repouſſa doucement de ſes bras, dit en détournant la tête pour pleurer; tu es une petite folle! elles s'embraſſerent.

M. le Chevalier avoit dîné dehors, l'après-midi, il fit ſeller ſon cheval pour aller paſſer quelques jours à Lyon. Ses piſtolets avoient été placés ſur une table, dans le ſallon: Mademoiſelle y entra les trouva; elle en prit un, demanda froidement à M.

ſon frere comment on ſe ſervoit de cette arme. Il lui montra des balles de la poudre: elle reſta quelques minutes à les regarder fixement, puis d'un air tranquille, elle porta le bout du piſtolet ſur ſon front: n'eſt-ce pas ainſi, ditelle, qu'on prend congé de la vie?

Fi donc, lui dit M. le Chevalier, on croiroit que tu veux nous quitter! Si cela étoit, reprit-elle toujours avec le même ton, je laiſſerois bien des gens étonnés!

Elle le feroit comme elle le dit au moins: il continua de plaiſanter. Comme il alloit monter à cheval, ne veux-tu pas que je t'embraſſe, dit-il à Mademoiſelle?

Il la ſerra tendrement dans ſes bras, Mademoiſelle ſe mit à fondre en larmes. Il poſa ſon fouet ſur une table, prit la main de ſa ſœur la conduiſant ſur un ſopha, il s'aſſit auprès d'elle: nous te cauſons du chagrin, lui dit-il; mais auſſi pourquoi cette obſtination? pourquoi refuſer l'époux qu'on te propoſe? quelle folie à toi de t'enmouracher d'un inconnu! Mon frere, répondit Mademoiſelle, vos queſtions ne ſont pas raiſonnables: demandeton à un malade pourquoi il a la fievre? Au ſurplus tout eſt fini entre nous ſur ce point; n'en parlons plus. Je le veux, reprit M. le Chevalier, mais tu n'en ſeras que plus à plaindre. Pour moi, tu ſais que je ne peux rien dans tout cela: ſi je t'ai quelquefois tourmentée à cette occaſion, je t'en demande pardon; embraſſons.

nous; oublions le paſſé, fais à l'avenir tout ce qu'il te plaira je te promets de ne m'en plus mêler. Cependant je ne puis m'empêcher de t'avertir que tu te prépares bien des peines; car tu connois mon pere: il eſt abſolu il aimera mieux te voir morte que déſobéiſſante. Mademoiſelle écoutoit, la tête baiſſée; elle mit le doigt ſur ſa bouche, comme pour s'empêcher de parler: puis ſe levant, adieu donc, mon frere! elle lui préſenta ſa joue qu'il preſſa de ſes lèvres.

Quand il fut parti, elle le ſuivit des yeux juſqu'au bout de l'avenue; puis elle rentra, ſe remit à pleurer. Elle reſta juſqu'au ſoir, aſſiſe ſur la même place, la tête appuyée ſur ſes mains. Il tai, elle liſoit; je lui demandai ſi elle vouloit ſe coucher: elle me répondit qu'elle ne s'en ſoucioit pas, que l'orage l'empêcheroit de dormir, qu'elle aimoit mieux reſter levée juſqu'à ce qu'il eût ceſſé. Mademoiſelle Lolotte vint frapper à ſa porte, diſant qu'elle avoit peur d'être ſeule.

Quand elle fut aſſiſe, elle conta à Mademoiſelle qu'en traverſant la cour ſans lumiere, elle avoit vu un revenant, qu'il étoit couvertd'un longvoile, qu'elle croyoit avoir reconnu ſa bonne maman, que le fantôme s'étoit élevé en l'air comme une vapeur, avoit été ſe perdre du côté du cimetiere. Mademoiſelle ſourit de ſa frayeur, elle pleuroit en même temps au ſouvenir de Madame.

Aurois-tu bien de l'effroi, ditelle, ſi quelque nuit mon ſpectre alloit auſſi te ſurprendre? Oh!

c'eſt tout différent, reprit Mademoiſelle Lolotte; vous n'êtes point morte, puis, tenez ma ſœur, ſous quelque forme que vous veniez, vous ſerez toujours bien reçue: car vous êtes ſi bonne, que vous ne pourriez jamais me faire de mal! Eh bien, ajouta Mademoiſelle, attends-moi demain; entends-tu? demain, à cette heure-ci. Oui, oui, diſoit ſa ſœur; vous viendrez dans ma chambre, me rendre la viſite que je vous fais; elle ſe mit à la careſſer. Donne-moi ma harpe, dit Mademoiſelle; il y a un air qui me roule dans la tête depuis une heure; il faut que je le chante.

Elle prit ſa harpe, chanta une romance fort triſte; elle répéta pluſieurs fois le couplet ſuivant: Vivons, mourons l'un pour l'autre; Il ne faut plus nous quitter: Qu'un ſeul trépas ſoit le nôtre: Qu'aurons-nous à regretter?

Elle laiſſoit tomber quelques larmes en chantant ces paroles, ſa ſœur s'empreſſa de les eſſuyer.

La vilaine chanſon que voilà, lui dit-elle! vous êtes bien en train de pleurer, ma ſœur! vous ne vous plaiſez que dans des idées affligeantes! Mademoiſelle l'interrompit: veux-tu paſſer la nuit avec moi? tu te leveras plus tard.

Oui! dit Mademoiſelle Lolotte; la meſſe qu'on dit à huit heures! ne faut-il pas l'entendre? A ce mot de meſſe, Mademoiſelle ſe leva bruſquement, elle marchoit à grands pas dans ſa chambre. Eh bien, dit-elle, après quelques momens; allez-vous-en, ma chere amie, allez! j'ai beſoin d'être ſeule. Sa ſœur s'en alloit: elle la rappella: non, non, ma petite! reſte avec moi; reſte encore un peu; nous ne ſerons pas toujours enſemble; les larmes rouloient dans ſes yeux. Je t'enverrai coucher de bonne heure, afin que demain tu ſois prête pour la meſſe.--Mais, ma ſœur, vous n'y ſerez donc pas, vous, ſi vous paſſez la nuit? car il faudra bien dormir le matin.--J'y ſerai, ma chere! oh! certainement, j'y ſerai! puis, comme tu dis, je dormirai le matin. A ces mots elle recommença à frédonner la romance, en tirant quelques ſons de ſa harpe. Mais ne frappe-t-on pas, dit-elle? j'entends du bruit à la porte. C'étoit le vent qui ſouffloit. Mademoiſelle Lolotte friſſonnoit déja, car la crainte du revenant ne la quittoit point: voilà, diſoit-elle, une terrible nuit! Oui, répondit Mademoiſelle; il y a des jours qui ne le ſont pas moins! L'orage ayant ceſſé à deux heures, Mademoiſelle renvoya ſa ſœur après l'avoir embraſſée cinq ou ſix fois: elle ſe coucha s'aſſoupit. Ce matin je ſuis entrée che en à héures pour l'habiller; elle m'a demandé ſa robe blanche de ſatin des Indes: je lui ai dit qu'elle avoit gardé cette robe pendant tout le printemps, une partie de l'automne, qu'elle n'étoit plus portable. C'eſt une fantaiſie, a-t-elle dit; je veux la mettre encore une fois. Elle ne ceſſoit de jetter les yeux ſur ſa montre: elle a ouvert la fenêtre: il faiſoit encore nuit; le temps s'étoit éclairci, l'on voyoit briller les étoiles. Elle s'eſt appuyée contre la croiſée, a tenu la vue fixée ſur la plaine: elle marquoit un peu d'émotion, quand elle entendoit les pas de quelques voyageurs. Elle s'eſt promenée dans ſa chambre; elle s'eſt aſſiſe; elle a fait faire du feu, a pris un livre, l'a quitté ſur le champ, a fait ſervir ſon déjeûner, s'eſt levée ſans y avoir touché, s'eſt remiſe à la fenêtre où elle a regardé les premieres approches de l'aurore. Tout cela ſe paſſoit en ſilence: elle ne parloit que pour me donner ſes ordres. Quand le premier coup de la meſſe a ſonné, elle a pâli; elle s'eſt fait apporter un verre d'eau, ſa main trembloit en le prenant. J'imaginois bien qu'elle étoit fortement occupée de quelqu'idée extraordinaire, je me promettois de la ſurveiller exactement pendant la journée. En rapprochant les circonſtances de la veille, je me out-à-coup j'entends des cris affreux; j'entends dire Mademoiſelle eſt morte! ces mots rouloient comme un tonnerre dans la maiſon. Un domeſtique vient à moi; il ne peut parler: j'arrangeois la coëffure de Mademoiſelle Charlotte; je la quitte je m'élance à travers la cour: c'étoit une confuſion épouvantable; on alloit de côté d'autre; on ſe pouſſoit; on crioit; on pleuroit: j'interrogeois; perſonne ne pouvoit me répondre. Je trouve un vieux domeſtique qui étoit renverſé par terre qui s'arrachoit les cheveux; je lui parle; il me montre l'Egliſe; je cours; je me jette au milieu de la foule qui aſſiégeoit la porte; j'arrive juſqu'à vue! ſi vous aviez vu cette pauvrs enfant! elle a ouvert les bras, elle eſt tombée ſans mouvement ſur le corps de Mademoiſelle.

On s'eſt empreſſé de la ſecourir quand elle a repris ſes ſens elle a jetté des clameurs épouvantables; elle crioit, on a tué ma ſœur! on a tué ma ſœur! elle colloit ſa bouche ſur la ſienne, elle verſoit un déluge de larmes. On a voulu l'éloigner de ce corps ſanglant; il a été impoſſible de l'en arracher; elle l'avoit entrelacé dans ſes bras; elle nous repouſſoit avec ſes pieds, diſoit qu'elle vouloit mourir avec ſa ſœur. Ma maîtreſſe donnoit quelques ſignes de vie: le Chirurgien eſt accouru; mais ſes ſoins ont été vains: elle a entr'ouvert les yeux; on voyoit qu'elle s'efforçoit de parler; elle a même ſoulevé une main qu'elle a laiſſé retomber ſur le champ: il lui eſt échappé un foible murmure, elle a rendu le dernier ſoupir ſur les lèvres de ſa ſœur. On ne pouvoit parvenir à repouſſer la foule; elle groſſiſſoit à tout moment.

Un jeune homme a pénétré juſqu'à nous: c'étoit celui que ma maîtreſſe avoit marié vers la fin de l'été: il s'eſt mis à genoux devant elle, a baiſé une de ſes mains, l'a portée contre ſon cœur, s'eſt retiré en ſanglottant. Nous étions dans le plus grand embarras, quand M. le Chevalier eſt arrivé: il a fait ſortir tout le monde fermer la Chapelle. Un domeſtique a mis des chevaux à une chaiſe, eſt allé chercher M. le Curé. Mon dieu! que va-t-il dire quand il ſaura la mort de ſa filleule! c'eſt une déſolation!

par-tout on n'entend que des ſanglots: tous ces payſans dont elle ſoulagéoit la miſere, viennent ſe mettre à genoux à la porte de l'Egliſe, ils pleurent en levant leurs mains vers le ciel. Les meres, les enfans, les vieillards, tout eſt proſterné: la cour paroît comme un temple: jamais je n'ai rien vu de plus touchant.

Le lundi.

M. le Curé eſt arrivé hier au ſoir; il a beaucoup pleuré: il dit que ce coup le fera mourir: il ne ceſſe d'appeller ſes enfans: il a paſſé la nuit auprès d'eux à prier à gémir. Ils ſont expoſés dans la ſalle baſſe: M. le Curé voudroit qu'ils fuſſent mis dans le même cercueil; mais M. le Chevalier n'y conſent pas. La foule eſt toujours la même: on entre dans la ſalle par une porte, on ſort par une autre. Il n'a pas été poſſible de refuſer cette grace à tant de pauvres gens qui ne vouloient que voir un inſtant leur bienfaitrice. Nous ſommes tous plongés dans la douleur. Mademoiſelle Charlotte eſt au lit avec une fiévre ardente. M. le Curé a de la peine à ſe ſoutenir; il répete toujours qu'il ne vivra pas longtemps; il eſt aſſis auprès des deux corps qui ſont ſur un lit élevé: on leur a laiſſé leurs habits. Il regne dans la maiſon un ſilence morne: on n'entend que le ſifflement du vent qui court dans toutes les chambres. On diroit que la mort a traverſé les appartemens; c'eſt une ſolitude affreuſe; hors la ſalle baſſe où il y a une circulation de monde perpétuelle, tout eſt déſert. On n'a point dîné; perſonne n'y ſongeoit.

Le ſoir.

Il eſt venu de l'Oſficialité une défenſe de les inhumer en terre ſainte: on murmure beaucoup de cet excès de rigueur. Ils ſeront portés dans un bois de ſaules qui eſt à une demi-lieue d'ici.... je viens de rendre les derniers devoirs à ma maîtreſſe. O Dieu! ayez pitié d'elle! j'ai pleuré en la couvrant de ſon linceuil, le cœur m'a manqué. Si douce, ſi charmante, dans la fraîcheur de la jeuneſſe! ſes traits étoient encore beaux, malgré la mort violente qu'elle avoit ſoufferte. Sa joue s'étoit poſée ſur mon épaule, avoit un peu de couleur. J'ai oſé la baiſer, je lui ai dit adieu avec un ſerrement inexprimable. M. le Chevalier, en la voyant ſur ſon lit, fondoit en larmes: il diſoit qu'il ſerappelleroit éternellement l'union de leur enfance leurs premieres tendreſſes. Il a coupé une boucle de ſes cheveux, s'eſt retiré pour donner un libre cours à ſa douleur.... Hélas!

voilà qui eſt fini! nous ne la verrons plus! ſa nourrice eſt ici; elle crie: moi qui l'ai vu naître!

qui l'ai nourrie de mon lait! elle ſe frappe le ſein; ſa douleur arrache des larmes à tous ceux qui la voyent.

Mardi matin.

Le château eſt déſert; il n'y a plus ici que les femmes. Nous nous ſommes renfermées pour pleurer; j'ai les yeux inondés: vous le verrez par l'état de ce papier. Quand on a été ſur le point d'enlever les corps, M. le Curé s'eſt approché; pluſieurs Gentilshommes du voiſinage attirésſon penchant pour M. Faldoni, en diſant qu'elle y avoit été autoriſée par ſa mere: il a nettement ajouté que l'hymen auquel on l'avoit voulu forcer, n'étoit point fait pour elle, qu'un jour peut-être ſa famille en ſeroit convaineue. Vers la fin de ſon diſcours, ſa voix s'eſt animée; ſes larmes tomboient; il appelloit ſa fille avec l'accent de la douleur; il lui reprochoit tendrement de l'avoir laiſſé ſeul, poſant la main ſur ſon cercueil, il s'eſt écrié: vous avez vu cette fille du ciel, cet ange ſur la terre: vous l'avez vu répandre ſes bienfaits. Qui de vous en fut jamais rebuté? Qui de vous eut à s'en plaindre? S'il en eſt un ſeul, qu'il ſe leve qu'il parle! Il s'eſt fait un mouvement dans tout l'auditoiré: on crioit, perſonne, perſonne! Il a pourſuivi: n'avez-vous pas tous éprouvé ſes bontés, vous, vieillards, femmes, enfans, pauvres, infirmes, affligés? Répondezmoi: ne vous a-t-elle pas nourris, conſolés, ſecourus?....

Oui, oui! crioient toutes les voix.

--Eh bien! mêlez vos larmes aux nôtres; uniſſons nos douleurs; conjurons la ſuprême bonté de pardonner à ces deux victimes un moment d'erreur, en faveur d'une vie entiere conſacrée par la vertu.

A ces mots, il s'eſt proſterné, tout le monde l'imitant, il a commencé les prieres des morts: on n'entendoit plus que des gémiſſemens au milieu de ce chant lugubre: il ſembloit que chacun eût perdu ſa ſœur ou ſon frere.

Quand le convoi s'eſt mis en marche au ſon des cloches de la paroiſſe, que le char funèbre a retenti ſur le pavé de la cour, une voix plaintive eſt partie des fenêtres du château: c'étoit Mademoiſelle Charlotte qui avoit ſollicité la grace de voir ſa ſœur pour la derniere fois; elle lui tendoit les bras: on l'a promptement reportée dans ſon lit. Ces deux cercueils entourés de flambeaux, ce vénérable Prêtre qui a voulu les ſuivre à pied qui ſe traînoit à peine ſur ſon bâton, ce cortége en deuil tout ce peuple qui gémiſſoit, formoient la ſcène la plus triſte. On eſt arrivé à minuit dans le bois des ſaules: nous pouvions l'appercevoir aiſément de nos fenêtres, à la faveur de ce groupe de lumieres qui, dans l'éloignement, faiſoit paroître le bois comme enflammé.

Les corps ont été placés dans la même foſſe, M. le Curé l'a bénie ſans s'arrêter aux défenſes de M. le Promoteur.

Voilà le récit fidele de ce qui s'eſt paſſé ici depuis deux jours: toute la maiſon a pris le deuil; mais celui que nous avons dans nos cœurs ſera long-temps porté.

LETTRES POSTHUMES DE Thérese et de Faldoni.
LETTRE LXIV.

Faldoni au Curé.

Samedi matin.

Combien je vous ai trompé!

qu'il m'en a coûté d'en impoſer au meilleur des hommes! Vous m'avez cru paiſible: les nuages de mon front vous paroiſſoient éclaircis, quand je roulois des penſées de mort! je ne vous ai point avoué mon projet: vous l'auriez combattu par des raiſons puiſſantes par votre éloquence plus forte encore que vos raiſons; vous auriez répandu ſur mes derniers inſtans le trouble l'inquiétude; moi j'aurois affligé mon ami; j'aurois vu ſa douleur: il vaut mieux ſe quitter ſans ſe dire adieu. C'eſt la ſeule fois où j'ai pu fuir vos regards. Maintenant je dépoſe dans votre ſein ce fatal aveu, parce que je ne ſuis plus; au moment où vous l'apprenez, je deſcends dans la tombe; ſi pourtant les hommes qui ont tourmenté ma vie me laiſſent une pierre pour repoſer ma tête! s'ils me la refuſent, j'implore votre humanité. Qu'on me jette au fond de quelque ſolitude abandonnée, loin du fanatique inſultant qui fouleroit ma cendre avec dédain, puiſſé-je y repoſer auprès de la vertueuſe compagne à qui vous vouliez m'unir! que nos corps ſoient couverts du même gazon protégés par le même arbre! voilà mes vœux; daignez les remplir!

je n'oſe eſpérer que nous ſerons mis dans le même cercueil; je connois trop la haine de ſa famille: mais ne ſouffrez pas qu'on nous ſépare! Quand la roſée du ciel tombera ſur nous dans une belle nuit d'été, ô mon ami! venez reſpirer la fraîcheur de notre aſyle: que vos penſées ſolitaires s'égarent ſur ces heureux temps où nous vivions ſous vos yeux!

qu'alors de pieuſes larmes coulent de vos joues que vos ſaintes prieres ſollicitent pour vos enfans la bonté du ciel! Je goûte un plaiſir délicieux à ſonger que je ſerai pendant toute une éternité auprès de mon amante! Hélas!

nos bras ne pourront s'étendre pour s'enlâcer; nos ſoupirs ne pourront ſe répondre: mais nous ſerons enſemble! J'ai remarqué dans mes promenades un lieu ſauvage qui nous convient: il eſt planté de ſaules, coupé par des ruiſſeaux, entouré de collines qui lui forment un abri. J'ai viſité ce déſert comme on va voir une terre où l'on doit habiter: il m'a paru propre aux méditations religieuſes; il attirera peut-être des ames ſenſibles qui viendront y ſoupirer leurs peines, y pleurer leurs amours, y regretter leurs félicités paſſées, l'aſpect de nos tombeaux nourrira leur mélancolie. Peut-être, ſi la pitié nous accorde une pierre ruſtique qu'elle y grave notre hiſtoire, on nous plaindra d'avoir aimé.

A midi.

Je viens de revoir ma derniere demeure; je m'y ſuis promené long-temps: j'ai choiſi l'endroit où je deſire d'être placé; j'en ai même creuſé la terre avec un bâton: c'eſt un ouvrage à moitié fait. Je me trouve à préſent dans une diſpoſition aſſez calme, je puis raiſonner avec vous. En rêvant dans mon boſquet, j'avois raſſemblé les argumens les plus victorieux en faveur de mon projet; mais je viens de les oublier; la mémoire m'échappe: hélas!

j'ai tout perdu! je n'ai point lu vos ſophiſtes qui ont écrit ſur la mort volontaire: leurs livres ennuient n'apprennent point à mourir. Ce ſont des ames ſéches qui diſſertent froidement ſur un mouvement de déſeſpoir: d'ailleurs, toutes ces philoſophies, comme dit une femme d'eſprit, ne ſont bonnes que quand on n'en a que faire. Je me borne à penſer que Dieu eſt clément, que mon ame eſt immortelle; voilà tout ce qu'il m'importoit de ſavoir. Je ne cherche point ſi j'ai le droit de jetter un fardeau quand il me péſe, ſi ma vie étant à moi, je puis en diſpoſer: à quoi bon ces diſcutions rebattues, dès que je veux ceſſer de vivre? Mais j'aime à revenir ſur la penſée conſolante de mon immortalité: j'aime à croire qu'il eſt un autre monde où le pere inhumain meurtrier de ſes enfans ſubira les ſuplices de l'enfer, où la douce timide colombe déchirée par ce vautour, ſe refugiera dans le ſein du pere de la nature recevra de lui le prix de l'innocence, où deux amans perſécutés trouveront un aſyle contre les loix féroces les vils préjugés des hommes.

O mon ami! qu'il en coûte peu de quitter la vie quand on ſonge à l'éternité! Je ne conçois pas ces philoſophes qui s'attachent à détruire la plus chere eſpérance du malheureux, en lui préſentant pour l'unique terme de ſes maux, l'anéantiſſement! C'eſt un ſyſtême cruel deſtructeur de toute félicité. Le premier qui l'imagina dut reculer d'effroi: le premier qui le publia dut faire crier au blaſphême. Cependant une opinion qui favoriſoit les paſſions déſordonnées, qui ſappoit toute vertu, qui n'offroit après cette vie ni châtiment ni tribunal à craindre, une telle opinion, je le conçois, pouvoit avoir des proſélytes. Alors le meurtrier ſanglant s'eſt aſſis tranquillement ſur le tombeau d'un ami qu'il avoit poignardé; il a dit, je mourrai tout entier. Alors le vil corrupteur ſortant des bras d'une fille ſéduite qu'il dévouoit aux larmes, a bravé les remords, le criminel obſcur qui échappoit à la vigilance des loix a marché le front levé. Mais pour cette claſſe d'hommes qui ont beſoin du néant, combien en eſt-il à qui une autre vie eſt néceſſaire, quel eſt donc le projet de ces impitoyables raiſonneurs qui viennent murmurer à l'oreille de l'honnête homme infortuné: vous voyez le vice triomphant la vertu ſouffrante; vous en concluez qu'il eſt pour l'un pour l'autre une juſtice diſtributive réſervée après la mort: c'eſt une erreur de ſentiment que la réflexion détruit; c'eſt un préjugé né de l'orgueil humain qui croit la Divinité aſſez occupée de cette petite portion des mondes, pour punir ou récompenſer les atômes qui l'habitent d'avoir bien ou mal obſervé leurs loix. Les barbares! en prétendant ſoulager nos maux, ils y mettent le comble: ils nous ôtent le ſeul bien qui nous conſoloit de la privation de tous les autres. Les hommes ne ſont-ils pas aſſez malheureux, faut-il augmenter leur miſere en dégradant leur condition? Que deviendroit l'équité du Créateur? Que deviendroit cette providence qui ſe manifeſte à toute la nature? Quoi! l'eſprit le corps ne ſeroient que la même matiere différemment modifiée! Il n'y auroit dans l'univers qu'une ſeule ſubſtance, mon être ſeroit le même individu qui exiſte à mille lieues de moi!

Quoi! vous convenez que je penſe vous me refuſez la faculté de penſer! La cauſe de mes idées, dites-vous, n'eſt que l'impreſſion des objets ſur mes organes! hommes en délire! portez loin de moi vos rêves téméraires!

j'approfondis ma penſée; je la compare avec l'objet; je doute; je me détermine; je choiſis: toutes ces opérations ne peuvent convenir qu'à un être ſimple ſans étendue. Pourriez-vous partager une réflexion, diviſer un acte de jugement ou de volonté, concevoir ſous l'idée de l'étendue du mouvement, l'ordre, la vertu, les qualités morales, les attributs métaphiſiques? Il eſt donc évident que les facultés de l'eſprit n'appartiennent pas à la matiere. Mais pourquoi m'arrêter à combattre une chimere? L'eſprit éprouve à la fois des impreſſions diverſes; il les diſtingue, les compare les juge: il s'élance au milieu des idées abſtraites, univerſelles, métaphiſiques; il connoit le paſſé, prévoit l'avenir, rapproche les temps, meſure les diſtances, voyage dans l'infini porte dans le vaſte champ des vérités, le flambeaude l'analyſe.

Quel flux de contrariétés l'agite!

il veut; il ne veut pas; il loue dans un moment ce qu'il blâme dans un autre; il eſt tantôt gai, tantôt triſte; il paſſe ſubitement de la crainte à l'eſpoir, de l'amour à la haine, de la tranquille modération aux excès de la colere: l'harmonie l'enchante; l'éloquence le perſuade l'entraîne; la magie des arts le ſéduit; le récit des vertus l'enflamme; la beauté embellie par une ame ſenſible eſt pour lui l'image de la divinité. Cette ardeur de connoître de jouir, ces élans impétueux vers la félicité ſuprême, indépendans d'une volonté paſſagere, cet aſſemblage étonnant de grandeur de baſſeſſe, de foibleſſe de force, de vice de vertu qui compoſe l'élément de notre ame, ce combat perpétuel entre les ſens qui nous font péſer vers la terre, la raiſon qui nous éleve au-deſſus de nousmêmes, cet être double qui nous conſtitue, toutes ces preuves éclatantes ſe réuniſſent, comme dans un foyer lumineux, pour me convaincre qu'une matiere aveugle ſourde n'eſt pas le principe qui nous anime.

Me voilà donc aſſuré de la ſpiritualité de mon ame: je ſais auſſi qu'un eſprit n'eſt ſuſceptible ni d'accroiſſement, ni d'altération du partie, ni de diſſolution: ainſi j'ai fait un grand pas vers la connoiſſance de ſon immortalité. C'eſt ici que la main de Dieu baiſſe un rideau ſur la nature; c'eſt ici qu'il me dit comme à l'océan qui couvre ſes rivages; tu n'iras pas plus loin. Mais qu'ai-je beſoin de franchir les limites de ma raiſon?

Le dogme d'une autre vie a exiſté chez tous les peuples de la terre; toutes les bouches l'ont publié; tous les cultes l'ont admis; l'antiquité en faiſoit l'objet de ſes myſteres, de ſes ſymboles, de ſes fêtes religieuſes: les images d'Iſis, de Cérès d'Adonis n'étoient qu'une repréſentation de la vie future, leurs cérémonies ſe rapportoient à la réſurrection des êtres.

Cette voix qui s'éleve de tous les coins de l'univers eſt celle de la conſcience: elle crie à tous les hommes qu'étrangers dans ce lieu de paſſage, ils ſont créés pour une fin plus noble pour un autre ſéjour: elle dit au malheureux, attends tu ſeras conſolé; au criminel, frémis, car tu vivras; à l'homme de bien, ta récompenſe eſt prête. Voix divine! oracle ſacré! comment ne te croirois-je pas? tu ne m'as jamais trompé! quand l'erreur m'a ſéduit, quand la foibleſſe humaine m'entraînoit vers le vice, tu tonnois dans mon ſein; tu m'accuſois; j'entendois tes accens terribles prononcer ma ſentence: quand je ſortois de mon abjection que je renaiſſois au plaiſir de faire le bien, tu m'approuvois; tu me rendois content de moi-même: maintenant tu me déclares que je ſuis immortel, je le crois.

Si quelque doute entroit dans mon cœur, je me proſternerois aux pieds du ſouverain Maître; je lui dirois: pere de la nature! je ſais que tu peux détruire ton ouvrage que toi ſeul domines au-deſſus des ſiecles. Cette multitude d'inſtans fugitifs que nous appellons le temps, n'eſt qu'un point de ta durée: l'univers ſe perd dans ton immenſité, les atômes diſperſés comme des grains de ſable ſur cet amas de boue, n'ont pas le droit de prétendre aux brillans attributs de ton eſſence: mais ſous l'empire d'un Dieu juſte bon, mon ame ſe révolte contre la penſée du néant.

J'ai vu les inſtitutions humaines détruire l'harmonie des êtres, altérer les idées primitives de la morale, remplacer par des loix arbitraires les ſaintes loix de la raiſon; j'ai vu l'infortuné courbé ſous le fardeau des beſoins, élever ſes mains vers le ciel pour réclamer l'héritage qui appartient à tous les enfans de la femme, que les riches de la terre ont uſurpé; j'ai vu les ſuccès du crime les ſouffrances de la vertu: ſi tout devoit mourir avec nous, où ſeroit l'économie de ta providence la diſtribution de ta juſtice? Cependant quelque ſoit mon ſort, ô ſuprême Ordonnateur des mondes! je ne demande point à pénétrer tes voies auguſtes; je m'humilie devant ton trône, ma confiance dans tes décrets eſt ſans meſure comme leur équité. Si de nouvelles clartés avoient pu m'aider à perfectionner ma raiſon, ſi j'avois pu devenir plus vertueux en étant plus inſtruit, tu ne m'aurois point caché ce qui pouvoit me rendre meilleur: mais dans le crépuſcule de cette vie, ne m'as-tu pas donné la portion de lumiere qui ſuffiſoit pour me conduire? Peut-être as-tu voulu confondre l'orgueil de l'homme, quand tu l'environnas de myſteres, quand tu fis de ſa propre nature un problême inexplicable. Juſqu'où l'a porté le deſir curieux de ſe connoître! Que de rêveries ſont nées dans le cerveau des Sophiſtes!

Que de temps ils ont perdu à pourſuivre pourſuivre leurs chimeres! que de bien ils auroient pu faire, tandis qu'ils ſe dévouoient à de vaines études! j'ai fermé leurs livres qui m'égaroient, j'ai médité ſur le livre du monde, où j'apprenois à ſentir le prix de tes bienfaits. Maintenant je retourne à toi, mes jours n'auront pas été perdus ſi j'ai laiſſé quelques traces de vertu ſur la terre.

O mon ami! que de plaiſirs découlent pour moi de la conviction de mon immortalité!

Comme je me ſouris avec orgueil! comme je ſuis fier de moimême! A peine mes pieds touchent la terre: je crois avoir des aîles: je ſuis prêt à m'élancer: je foule avec dédain cette argile qui n'a plus rien de commun avec moi: je regarde le ciel avec attendriſſement, comme un lieu de délices que je vais occuper. Pourquoi me ſeroit-il ſermé? L'amour vertueux doit trouver grace aux yeux du conſervateur de l'univers: il mit en nous le germe des penchans honnêtes ne punit que l'abus de ſes bienfaits. Si je quitte la terre, ce n'eſt pas pour fuir ſes regards que je n'ai jamais craints; c'eſt pour échapper au malheur qui m'accable; c'eſt pour aller dans ſon ſein, réclamer la compagne qu'il m'a donnée, que les hommes me refuſent: pourquoi, dans ces heureuſes contrées, n'aurions-nous pas l'eſpoir de nous réunir? Il ſeroit affligeant de ſuppoſer que la mort rompra tous les nœuds qui nous attachoient à nos amis, que ces objets ſi chers ſeront pour nous comme s'ils n'étoient plus. Avoisje beſoin de voir mon amante pour la diſtinguer dans un cercle?

Un mouvement ſecret, un treſſaillement involontaire ne m'annonçoit-il pas ſa préſence? quand je l'attendois, n'avois-je pas de ſourds preſſentimens de ſon approche? Oui, cet inſtinct céleſte indépendant de nos organes, eſt une modification eſſentielle à notre ame, nous ne devons jamais le perdre. Oui, je me flatte, j'eſpere que le même attraituui rapprocha dans ce monde deux ames ſenſibles pourra ſurvivre à la deſtruction de la matiere ſe conſerver en elles comme la flamme élémentaire dont elles furent pénétrées. J'oſe préſumer que ſous les yeux du Bienfaiteur ſuprême, les nobles ſentimens qui nous animoient dans cette vie terreſtre pourront encore ſe reproduire, c'eſt alors que dégagés de nos viles paſſions, ils brilleront de toute leur beauté originelle, tels qu'ils étoient émanés du ſein de leur auteur.

A neuf heures.

Quelle nuit terrible! tous les vents ſont déchaînés! l'obſcurité, la pluie, la grêle, une inondation générale font de la nature une ſcène d'horreur! Je viens de ſortir pour jouir de ma derniere ſoirée.

J'errois ſur les bruyeres dans les ruiſſeaux gonflés par le déluge qui tomboit du ciel; je reſpirois l'orage; j'élevois mes bras, criois: vents! tempête! ouragan!

tonnez ſur moi! Je n'ai plus rien à perdre. Des fantômes paroiſſoient marcher ſur la plaine; je diſtinguois les ombres de Louiſe, de Suſanne de ſon pere; elles ſembloient monter ſur les météores enflammés, mêler leurs voix au ſifflement des vents. Je couroisvers ces eſprits ténébreux; je brûlois de me perdre avec eux dans le cahos des élémens. Mon chien hurloit en me ſuivant. Cher fidele compagnon de tous mes pas! bientôt tu chercheras ton maître, tu ne le verras plus.

Peut-être l'amitié te conduira ſur mon tombeau: tu fouilleras la terre où je dormirai: tes larmes couleront tu frapperas le vallon de tes cris plaintifs.

La tempête redouble! le ciel eſt comme une mer en fureur.

J'entends le bruit des arbres fracaſſés le mugiſſement lugubre qui ſort des montagnes. Quelques étoiles brillent dans l'obſcurité des nuées s'éteignent ſubitement. Hélas! la nature ſe couvre de deuil pour le départ de deux de ſes enfans! La voilà cette lune que j'ai tant aimée! ſa lumiere brille ſur le château des Ormes, ſur cette cage infernale où gémit un cœur auſſi navré que le mien...

(

Elle éclaire maintenant le boſquet dont j'ai pris poſſeſſion. Adieu, bel aſtre à qui je devois de ſi douces promenades! tu brilleras bientôt ſur le gazon de ma tombe.... Je cherche des yeux le berceau de Juſtine que Théreſe a viſité, le banc où elle s'eſt aſſiſe.... Tout eſt caché dans les ténèbres..... Voilà comme je ſerai demain; enſeveli dans une nuit éternelle, froid, inſenſible!....

L'univers changera de face; les empires ſe renouvelleront; les années, les ſiecles paſſeront ſur moi, je ſerai toujours là! les roſſignols chanteront à mes côtés dans les nuits de mai; la fraîche haleine du matin ſoufflera ſur ma couche; le Printemps fera reMdouleur, eſt-ce à de foibles mortels qu'il eſt poſſible de le boire tout entier, n'ont-ils pas le droit de quitter furtivement le banquet de la vie quand tous ſes mets leur ſont amers? Il eſt vrai que ſi j'avois pu former des nœuds chéris, ils m'auroient fait aimer l'exiſtence: mais ces hommes que vous appellez mes ſemblables, je m'en ſuis vu repouſſé, mépriſé, couvert d'opprobre; vous voulez que je les ſupporte, moi, vil rebut de ce vil troupeau! Non, mon ami! non! plus de commerce avec eux! nous ne pouvons reſter ſur la même terre; puiſqu'ils vſont, il faut que je parte.

Dimanche, à ſix heures du matin.

Je ſors d'un repos frais tranquille: en m'éveillant j'ouvre ma fenêtre pour voir le ciel: quelle ſérénité! comme il eſt pur! l'orage s'eſt diſſipé; mais mon cœur eſt encore le même! Je vois paroître l'étoile du matin: elle va me guider vers un rendez-vous, hélas! bien différent de ceux où tant de fois elle m'a conduit....

Mon chien me careſſe.... pauvre animal! je le baiſe, je pleure...

Ami! je vous le laiſſe! il vous rappellera le ſouvenir de ſon maître.... Mais le chant du coq ſe fait entendre; les travaux des hommes recommencent.... miens vont finir! Allons! préparons ces inſtrumens de mort qui doivent nous faire paſſer dans un meilleur monde! O Dieu que j'invoque en tremblant! Puiſſance inconnue terrible! je me proſterne devant toi; entends ma derniere priere! je ne ſuis pas un méchant; ma main n'eſt pas ſouillée de crimes: cependant, ſur le point de paroître à tes yeux, je frémis! ſerois-tu un Dieu de vengeance, comme ces impoſteurs me le diſent? aurois-tu des ſupplices pour un infortuné qui ſort de la vie ſans y avoir connu le bonheur? Près de me jetter dans l'abîme effrayant de l'éternité, je t'appelle à mon ſecours: mais ce n'eſt pas pour moi que je t'implore; c'eſt pour une douce vertueuſe compagne dont la ſeule faute eſt de m'avoir aimé. Ne la punis pas de ſon amour, ſi c'eſt un crime d'avoir prévenu le moment de revoler vers toi, que le châtiment ne tombe que ſur ma tête! .... l'heure ſonne....

allons! c'eſt trop tarder.....

viens ſur mon cœur, cher précieux ruban qui couvrois un ſein pur virginal! gage adoré que j'ai mille fois preſſé de mes lèvres!

tu me ſuivras dans le tombeau.

Adieu! généreux ami! adieu, mon protecteur ! j'emporte avec moi le ſentiment de vos bienfaits, je ne regrette que vous ſeul au monde! Adieu, ma chere cabane où j'ai paſſé des jours ſi doux!

adieu campagnes que Théreſe embelliſſoit! adieu ciel terre!

boſquets où j'allois rêver! beau vallon, toi fleuve dont les rives m'ont reçu tant de fois!

adieu.... votre ami ne vous verra plus.

LETTRE LXV.

Thérese à ſon Pere.

Monsieur,

Je vais vous faire entendre un langage que jamais aucune fille peut-être n'oſa tenir à ſon pere: mais je ſuis hors de toute regle, mon infortune eſt ſans exemple.

C'eſt de la région des morts que je vous parle: quand vous lirez cette lettre j'aurai repris mes droits; jene ſerai plus votre fille; je ne ſerai plus rien.... Homme inexorable.... mais pardon! Monſieur! je me ſouviens encore que vous avez été mon pere, je vous ſupplie de m'écouter! Vous ne m'avez jamais aimée; je le dis avec une amertume affreuſe, quand je repaſſe ſur toute ma vie, je ne puis concevoir le motif de votre haine contre une enfant qui ne demandoit qu'à vous chérir qui faiſoit tout pour mériter votre amour. Avec quelle dureté vous me teniez éloignée de vous! Je ne pouvois vous voir que rarement, les jours où j'échappois de mon couvent pour jouir des embraſſemens paternels étoient des jours de grace. Votre ſévérité ne vous quittoit pas même dans ces douces étreintes où je portois toute la tendreſſe filiale l'extrême deſir de vous plaire.

Vous ne receviez mes careſſes qu'avec peine, je ſortois de vos bras en verſant des larmes de douleur, comme d'autres filles quittent le ſein d'un pere avec des émotions délicieuſes des larmes de volupté. Peut-être que mon eſprit frappé de l'idée de votre antipathie me rendoit plus ſenſible la froideur de cet accueil; mais j'en étois navrée. Lorſqu'enfin ſortie du cloître où vous m'aviez retenue depuis mon enfance, j'ai goûté la douceur de vivre ſous les yeux de mes parens, vos rigueurs ſe ſont accrues. Vous ne me parliez plus; vous me regardiez rarement, vos yeux n'avoient point cette bonté que je leur déſirois. Vous n'étiez occupé que de mon frere; vous en faiſiez l'objet de vos affections, de vos diſcours, de vos projets, de vos ſoins, de vos démarches: quoiqu'abſent, il rempliſſoit la maiſon paternelle de ſon influence, j'étois oubliée: je puis atteſter le ciel que je n'ai jamais été jalouſe des préférences que vous accordiez à mon frere. Hélas!

j'avois ſi peu d'ambition, qu'un ſeul de vos regards plus doux que de coutume rempliſſoit de joie toute ma journée. J'étois heureuſe quand vous m'aviez dit un mot, quand vous m'aviez ſouri, je me félicitois de cette jouiſſance.

O Monſieur! ſi vous ſaviez combienvous auriez embelli mes jours par les moindres faveurs, combien il vous en eût peu coûté d'être aimé, je dis plus, d'être adoré de votre fille! J'allois au devant de cette tendreſſe que je n'ai jamais pu gagner; je faiſois tout pour l'acheter; ſi vous m'aviez demandé de mourir, je vous aurois donné ma vie alors auſſi facilement que je la quitte, dans l'inſtant où en me preſſant avec douceur de céder à vos déſirs vousme faiſiez ſentir pour la premiere fois le bonheur d'avoir un pere, une careſſe de plus, je ſuccombois à vos ſéductions; je m'abandonnois au ſacrifice odieux que vous me demandiez; je ſignois mon éternel malheur!

Pourquoi donc m'avez-vous accablée de votre inimitié? Pourquoi tourmenter une foible victime qui ne pouvoit vous oppoſer que ſes pleurs ſes prieres! Avois-je mérité d'être l'objet de vos vengeances? Etois-je coupable enfin de ne point accepter l'engagement auquel vous vouliez me contraindre? O Monſieur! Monſieur! que de reproches vous avez à vous faire? Un jour vous ſaurez peut-être quel eſt le mépriſable époux que vous m'aviez choiſi; vous connoîtrez ſa vie, vous gémirez, mais trop tard, de vos violences. Je ne vous révele point des turpitudes dont je rougirois de ſouiller ma plume, parce que vous ne les croiriez pas, qu'il m'eſt déſormais indifférent que vous les appreniez. Mais le temps me juſtifiera, c'eſt alors que vous ſerez déſeſpéré de m'avoir d'entrailles! Je vous conjure à genoux de ne la point faire mourir! Ne traînez point toute votre famille au tombeau! Songez que le chagrin a conſumé les jours de ma mere.... A ce nom chéri, toutes mes plaies ſe renouvellent: je me rappelle ſes ſoins, ſes bontés, ſa conſtante amitié: elle ſeule adouciſſoit en moi la douleur de n'être pas aimée de mon pere. Combien de fois elle a reçu dans ſon ſein les larmes ameres que vous me faiſiez verſer! Elle y mêloit les ſiennes: elle me conſoloit de l'excès de vos rigueurs. Souvenez-vous, Monſieur, de ce jour où vous pûtes vous oublier juſqu'à lever la main ſur votre malheureuſe fille: ma mere me vittomber à vos pieds ſans connoiſſance, cette image lui a toujours été préſente. Hélas!

ſi elle vivoit encore, comment pourrois-je me réſoudre à quitter la vie? Mais elle n'eſt plus, je vais l'aller rejoindre. Pour vous, Monſieur, je ne me flatte pas de vous revoir: vous m'avez tant haïe, vous m'avez fait tant de mal, que ma vue vous ſeroit importune. Si cependant votre cœur alloit changer, ſi dans un autre monde vous repreniez les ſentimens d'un pere, ô! quelle félicité pour moi! avec quelle ardeur j'irois me jetter dans vos bras vous demander le prix de tant d'années de tendreſſe inutilement écoulées! Daignez conſentir à m'aimer tout eſt oublié.

Ma mort même, ſi elle peut vous attendrir, aura fait mon bonheur.

Songez que j'étois votre enfant, permettez-moi de vous appeller encore mon pere! C'eſt la derniere fois qu'un nom ſi doux vient ſur mes lèvres. En liſant cette lettre où mon cœur ſe répand devant vous, laiſſez couler quelques larmes d'amour de regret!

O mon pere! exaucez-moi! je n'implore que vos larmes, je meurs contente.

LETTRE LXVI.

derniere.

Thérese à Constance Il faut nous quitter, ma chere Conſtance, nous quitter pour toujours. Je vais paſſer dans un pays inconnu: je ne ſais pas trop où j'irai; mais peu m'importe.

J'irai loin des cruels qui me perſécutent: c'eſt tout ce que je veux. Vous jugez bien que je ne pars point ſeule; il eſt vrai qu'un autre m'accompagne; il eſt encore vrai que ſans lui la vie, la mort, tout me ſeroit égal. Ne croyez pas pour cela que vous m'en ſoyez moins chere. O ma tendre fidele amie! combien je vous regrette! que de larmes j'ai verſées en ſongeant à cette ſéparation! Mais on m'a tant fait ſoutſrir! j'étois ſi laſſe de vivre! il falloit bien mettre fin à toutes ces horreurs. L'auriez-vous cru que cette théreſe ſi foible, ſi craintive, oſeroit ſe porter à cet excès de déſeſpoir? Vous ſerez épouvantée de l'apprendre, les circonſtances de ma mort vous la rendront plus douloureuſe. Hélas!

je prévois vos regrets: nous étions cheres l'une à l'autre: mais ne devions-nous pas nous quitter un jour? Nos chaînes auroient été plus fortes nos adieux plus déchirans. Conſole-toi, ma douce amie! va! je ne t'oublierai point; mon ame ſuivra tes pas; elle ſera ta gardienne aſſidue; elle détournera de tes jours les dangers qui pourroient les menacer. Au milieu de tes nuits paiſibles, ſouvent je me préſenterai devant toi pour récréer ton ſommeil te rappeller nos tendreſſes. Comment pourroisje ceſſer de t'aimer, moi qui reſpirois dans ton cœur, qui pleurois de tes larmes, qui me réjouiſſois de ta joie, qui t'aſſociois à tous mes ſentimens? Il m'eût été plus doux de t'avoir auprès de moi pour fermer mes yeux, recevoir mon dernier ſoupir. J'aurois encore vivement ſouhaité d'être enſevelie aux pieds de ma mere: mais tant de bonheur ne m'eſt pas réſervé: il faudra que je meure comme j'ai vécu, dans la douleur le délaiſſement!

Que le ciel béniſſe ma chere Conſtance, puiſſent toutes les félicités ſe raſſembler ſur elle!

C'eſt le ſeul vœu qui me reſte à faire, je m'aſſure qu'il s'accomplira: il faut bien que de temps en temps, la Providence, pour ſe manifeſter, accorde un prix à la vertu. Séche tes pleurs, ma bien aimée! la vie ne mérite pas qu'on regrette ceux qui l'abandonnent. Qu'aurois-je fait dans le monde, livrée au tourment d'un amour que je ne pouvois dompter ni ſatisfaire, condamnée à paſſer dans les bras du plus odieux des hommes à lutter contre l'horreur de ſa vue? J'aurois ſuccombé peut-être à la douleur, après deux ou trois ans de tortures: ne vaut-il pas mieux que je meure aujourd'hui? Si j'oſois élever ma voix devant le Créateur, ſi l'argile oſoit murmurer ſous la main du Potier, je demanderois à Dieu d'où vient qu'il a répandu ſur moi tant d'amertume, d'où vient qu'en ouvrant les yeux à la lumiere, mes larmes ont coulé ne ſe ſont plus taries? Dans la diſtribution des maux des biens avois-je mérité ce partage inégal?

Etois-je plus faite qu'une autre pour être malheureuſe? En vérité je ſerois tentée de croire à la deſtinée! Il y a des momens où je me perſuade qu'une aveugle fatalité préſide à notre ſort! Le ciel m'avoit favoriſée de quelques agrémens; l'éducation y avoit ajouté des talens aimables d'utiles connoiſſances: la fortune ne m'avoit rien laiſſé à déſirer: cependant tu vois ce que tout cela eſt devenu! j'ai paſſé mes jours à pleurer, je finis par rejetter loin de moi cette vie inſupportable..... Adieu, mon amie! on ne doit pas ſe plaindre quand on va ceſſer de ſouffrir!

conſerve précieuſement tous les gages de ma tendreſſe! qu'ils ſoient pour toi les monumens de l'amitié la plus parfaite! chéris mon ſouvenir; relis ſouvent mes lettres; les pleurs qu'elles te ſeront verſer ne ſeront pas ſans un mélange de plaiſir: que je ſois quelquefois l'objet de tes entretiens: je me flatte que tu ne parleras jamais de ton amie ſans une douce émotion. Dis à ta mere que je l'adorois comme la mienne; conjure-la de ne pas m'ôter ſon eſtime! Si de vils calomniateurs attaquoient ma mémoire, ſoyez mes protectrices; élevez la voix pour me défendre: racontez les ſupplices que j'ai ſoufferts les ſacrifices que j'ai faits: oſez dire hautement ce que ma fierté ne m'a jamais permis de révéler; quel étoit l'homme auquel j'ai préféré le tombeau: publiez ſa vie pour juſtifier ma mort. On ſaura qu'il s'étoit réfugié dans les Indes pour ſe dérober en France au châtiment de ſes déſordres; qu'après avoir épouſé dans ces pays lointains une Créole qui lui apportoit une fortune conſidérable, il a cauſé ſa mort par les procédés les plus barbares; qu'en ayant eu deux filles, il les a reléguées dans un cloître pour aſſurer ſes biens à un enfant né pendant la vie de ſa femme, d'un commerce illégitime; que ſes ſœurs ſont dans la miſere qu'il a refuſé de les voir; qu'il continue de vivre avec la malheureuſe dont il s'eſt fait ſuivre, dont il m'eût rendue l'eſclave.... Ma plume s'arrête ſe refuſe à tracer tant d'infamies! Vous me demanderez, mon amie, pourquoi je n'en ai pas inſtruit mon pere? J'avois cru que ſur mes refus conſtans on ne ginez, Conſtance, qu'on me dei noit l'eſpoir d'être unie à celti que j'aime! M. de Thémine m'appelloit dans ce lieu de délices dont l'idée me charme encore.

l m'y promettoit un aſyle: je n'avois qu'à faire un pas pour être heureuſe! Mais conſidérez d'un autre côté qu'il étoit facile au crédit d'une famille irritée d'enſevelir dans les cachots un malheureux étranger qui ne tenoit à perſonne qui ſeroit diſparu ſans qu'une ſeule voix l'eût réclamé. Fatigué des perſécutions il vouloit mourir. Pouvois-je le laiſſer aller ſeul, moi que la douleur auroit tuée au moment de ſa mort? O chere couſine! il eſt donc vrai que les paſſions trans je ne crains pas de porter à ſon tribunal le compte de mes actions. Il y a huit jours que j'étois encore auſſi contente de moi-même que je le fus jamais. Au milieu de mes ſouffrances, je n'aurois pas changé la paix de mon ame pour la fortune des Rois. Quelle étrange révolution s'eſt faite en moi! Comment l'ange de lumiere eſt-il tombé dans l'abîme? Ah! Conſtance!

tremblez de vous livrer aux ſéductions de l'orgueil! Le ſentiment intime de notre vertu ne ſert qu'à nous perdre, le châtiment de cette vaine préſomption eſt dans le prompt renverſement de nos eſpérances. Penſez, ma chere amie, que cette piété dont j'étois armée comme d'une égide impénétrable, ces principes d'une éducation ſévere, cette fierté qui me faiſoit repouſſer juſqu'à l'idée d'une foibleſſe, rien n'a pu me ſauver. Je n'écris point à M. le Curé; que lui dirois-je?

Comment me juſtifier? c'eſt à vous, ma chere couſine, que je laiſſe le ſoin de le conſoler: faites lui part de ma lettre; aſſurez-le bien que je conſerve en mourant la plus tendre vénération pour ſa perſonne la plus vive reconnoiſſance de ſes bontés.