La jolie femme ou la femme du jour Nicolas-Thomas Barthe(1736-1785) data capture Münchener DigitalisierungsZentrum encoding Johanna Konstanciak 62780 Mining and Modeling Text Github 2021 La jolie femme, ou la femme du jour. Nicolas-Thomas Barthe Lyon Deville Rouen Abraham Lucas Paris Le Jay 1769 1769

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LA JOLIE FEMME.

PREMIERE PARTIE.

LA

JOLIE FEMME OU LA FEMME DU JOUR.

PREMIERE PARTIE.

A LYON.

Chez Deville, rue Merciere.

A ROUEN, Chez Abraham Lucas, ſur le Port.

Et à PARIS, Chez Le Jax, rue St. Jacques.

M. DCC. LXIX.

LA JOLIE FEMME, OU LA FEMME DU JOUR. CHAPITRE PREMIER.

Le plus court de tous.

Le pere de mon Héroine étoit un très-digne & très-honnête Gentilhomme; mais ſi entêté de ſa nobleſſe, qu'il n'avoit jamais voulu s'appliquer à faire quelque choſe de ſérieux. Il avoit deux ou trois procès, qu'il avoit hérités de ſes peres; mais il avoit décidé qu'il ne s'abaiſſeroit jamais à conſulter des Avocats. Il avoit une averſion ſi extraordinaire pour tout homme de robe, qu'il lui prenoit un friſſon dès qu'il appercevoit un long rabat.

Sa négligence, ſon incapacité pour les affaires, mirent tellement le déſordre dans ſa maiſon, qu'il fallut aller à Paris, malgré qu'il en eût, viſiter les hommes noirs, (c'eſt ainſi qu'il appelloit les avides ſuppôts de Thémis.) Soit que les procédés de ces Meſſieurs l'euſſent mis dans une ſi furieuſe colere, qu'il en gagna une fluxion de poitrine, ſoit que ſon heure fut arrivée, il y mourut; laiſſant ſa fille entre les mains d'une grand-mere, la meilleure femme du monde, ſi toutefois elle avoit eu le ſens commun.

Mademoiſelle de Vaſy étoit fille unique, & entroit dans ſa quinzieme année. Des impreſſions que l'on reçoit à cet âge dépend le bonheur ou le malheur de la vie. Livrée à cette vieille grand mere, qui n'avoit qu'une dévotion mal entendue, & qui ne ſavoit faire que des ſermons triſtes & ennuyeux, elle ne put recevoir aucun de ces heureux principes qui germent ordinairement dans une ame bien née.

On auroit pu la mettre au couvent; mais le défunt dont l'inimitié s'étendoit ſur pluſieurs choſes, avoit ſtipulé dans ſon teſtament que jamais ſa fille n'entreroit dans une maiſon religieuſe.

Cet homme, comme l'on voit, avoit une animadverſion fort éclairée.

Sur ces entrefaites, parut dans le vieux château qui tomboit en ruine, une Madame de Lorevel, un de ces êtres ambigus dont on ne connoît ni l'origine, ni la fortune, ni l'état, ni le caractere. Elle flatta avec adreſſe, fut douce, complaiſante, rendit mille de ces petits ſervices qui obligent plus que les grands, ſe rendit néceſſaire, & finit par s'emparer de l'ame de la jeune perſonne. Soi-diſant veuve, elle plut par l'air affable & inſinuant avec lequel elle ſe conduiſit. Elle commença par donner des conſeils, & bientôt elle donna des ordres. C'étoit enfin une intriguante parfaite, le cœur méchant, l'eſprit ſans principes, haute & baſſe à la fois, ſelon les circonſtances, & conſommée dans l'art vil & commun de vivre par ſoupleſſe aux dépens d'autrui.

Bientôt on vit un étrange changement dans ce château juſqu'alors ſi paiſible. Une joie bruyante ſe fit entendre: on recevoit dès le matin les viſites de la meilleure compagnie des environs. Des jeunes gens polis, aimables, beaux conteurs, amuſerent Mademoiſelle de Vaſy à ſa toilette, par le récit de toutes les aventures galantes de la ville; le tout entremêlé de quelques réflexions qui étoient fort ſéduiſantes. Il n'y avoit pas un couplet de chanſon qui ne fût répété & appris par cœur. On projettoit pour le reſte de la journée quelques parties de plaiſir, & on les exécutoit très-fidelement.

La diſſipation devint l'élément de notre jeune perſonne. Son oreille ſe formoit aux louanges, ſon cœur à la galanterie, ſon eſprit à la frivolité. Si la vieille, allarmée de ces fréquentes viſites, murmuroit & ſe fâchoit quelquefois, il ne falloit que ſe rendre à deux ou trois ſermons: alors on obtenoit grace, & l'on reparoiſſoit avec toute la blancheur de l'innocence.

CHAPITRE II.

La Leçon.

Conduite par un ſerpent féminin, notre jeune Héroïne ne fit que de trop grands progrès dans la carriere de la galanterie: pour peu qu'on y faſſe les premiers pas, le chemin devient rapide. C'étoit la principale matiere qui exerçoit l'eſprit frivole de cette ſociété. Les leçons de Mde.

de Lorevel l'endoctrinerent ſur une infinité de choſes qu'elle n'auroit jamais pu ſavoir qu'après une longue ſuite d'expériences & d'années. Elle hâta pour elle les connoiſſances tardives du tems. Elle n'avoit point encore d'amant déclaré: elle ne deſiroit même encore rien au delà du plaiſir d'entendre vanter ſa beauté; ſatisfaite de la louange, peu lui importoit le louangeur. L'homme de mérite, le fat, l'homme d'eſprit, le ſot, tout lui étoit égal, pourvu que ſa vanité fût perpétuellement encenſée.

L'amitié des femmes, comme on ſait, n'eſt jamais déſintéreſſée; ce ſont les beſoins qui les uniſſent, & non les ſentimens. Madame de Lorevel, ſous la ſauvegarde aimable de la jeune de Vaſy, faiſoit encore quelques conquêtes, qu'elle n'eût point faites ſans ſon amie. On lui rendoit des ſoins, parce qu'on la reconnoiſſoit pour guide des ſentimens de la jeune perſonne.

Elle avoit quarante ans, & tout en minaudant, elle ne s'en donnoit que trente. Elle prit certain jour Mademoiſelle de Vaſy en particulier: Vous ne vous formez point, lui dit-elle; vous êtes encore un enfant: quoi!

votre cœur ne vous dit rien? Parmi tant d'élégans, empreſſés à vous plaire, vous n'avez point diſtingué le plus aimable; il eſt tems cependant de paroître dans le monde. La beauté ne vous eſt pas donnée pour vous attacher à votre miroir; réfléchiſſez les rayons de ces deux beaux yeux dans deux yeux paſſionnés, leur éclat en ſera plus vif. Quoi? faut-il que vous n'appelliez le deſir que pour le refuſer ſans ceſſe? Tiendriez vous vos appas empriſonnés dans une orgueilleuſe inſenſibilité, tandis que toutes les autres femmes jouiſſent du peu de beauté qu'elles poſſédent? Pourquoi rebuter l'amour & ſes plaiſirs ſalutaires? dans le premier eſſai que vous feriez de ſes douceurs, vous avoueriez qu'un ſeul inſtant de ſes délices vaut un ſiecle de vie paſſé ſans aimer. -- Mais ma chere, qu'eſt-ce qu'aimer? j'aime aſſurément le langage flatteur de tous ces hommes, mais je flotte, incertaine & indéciſe. Tous me plaiſent également: l'un a de beaux cheveux, l'autre une jambe faite au tour, celui-ci de belles dents; Formoſe chante à ravir, & ſa voix ... -- Et ſa voix ... achevez; vous rougiſſez, j'y ſuis. Oui, j'entends: ſa voix vous touche; ſes regards ſont ſi doux, ſi careſſans, ils dévorent ſi poliment vos charmes, que vous êtes quelquefois émue. Moi émue! oh bien foiblement, je vous jure. -- Tant-mieux, ma chere, il ne faut s'attendrir juste que ce qu'il faut, pour goûter le plaiſir. Le grand ſecret d'enchaîner les hommes, eſt de flatter leurs deſirs ſans d'abord les ſatisfaire; nourrir adroitement leur eſpérance ſans la remplir, ni la laſſer; ne leur être, ni trop douce, ni trop farouche; les exercer par des rigueurs concertées; & ſi l'on voit qu'ils ſe rebutent, les appeller par de légeres faveurs, mais telles, qu'elles les mettent ſeulement en goût. Si de notre côté la tentation devient bien forte on choiſit alors un autre perſonnage que ſon amant, pour ſe conſerver en tems & lieu ce dernier: ceci eſt un point capital. Vous rêvez quelquefois, on ne rêve pas impunément à votre âge; veillez ſur vous, il faut que la diſſimulation regne toujours ſur notre viſage. L'art conſiſte à gagner un cœur & à conſerver le ſien; car nous ſommes d'étranges & de pauvres créatures, quand une fois nous ſommes épriſes. Je redoutois que vous ne priſſiez feu pour le beau Formoſe: mais avec un peu d'adreſſe on peut concilier le plaiſir & la liberté. Oh ne craignez rien, perſonne n'eſt maître de mon cœur. -- Fort bien!

il faut éviter ce funeſte accident. J'ai voulu vous ſonder: le moyen de ne tomber jamais dans la dépendance, c'eſt de goûter cette volupté facile qui procure le calme heureux des ſens.

Alors plus de ſurpriſe pour nous: on évite cette mélancolie qui tôt ou tard conduit à quelque grande paſſion. Les hommes ſont des trompeurs qui ne peuvent aimer plus d'un jour. Ils flattent, ils careſſent juſqu'à ce qu'ils ayent triomphé. N'attendez pas le bonheur d'un être ſi perfide; il n'eſt fait que pour procurer une volupté paſſagere. Conſervez-vous indépendante & libre. Imitez, pour être heureuſe en amour, ces hommes volages, & changez encor plus rapidement qu'eux.

Il faut ſavoir reprendre ſon cœur des mains d'un inconſtant, & le porter au nouvel amant qui vous donne le ſien. On vous deſtine un époux; tantmieux, c'eſt une excellente choſe qu'un mari, il ſert à légitimer toutes nos fantaiſies. Que vous ſerez fortunée!

ſongez qu'une jolie femme doit regarder tous les hommes comme ſa conquête; ils ſont tous nos eſclaves, & c'eſt à nous de leur diſtribuer des chaînes. Ils nous échappent aſſez, pour que nous multiplions leur nombre: plus on en a, mieux ils obéiſſent; avec un peu d'art on ſoumet ces ames ſuperbes. -- Eclairciſſez-moi un point, je vous prie; ce ne ſont pas les hommes que je redoute: je ſens que je leur impoſerai telle loi que je voudrai; mais je redoute mon ſexe. Il eſt jaloux & dangereux: celles qui me marquent le plus d'amitié, ne me voyent ſouvent que pour ſe ménager le plaiſir cruel de me déchirer en ſecret. Que vous êtes heureuſe! dans l'âge d'être haie de vos compagnes, vous faites mille jalouſes. Hélas! il viendra un tems où elles commenceront à vous aimer. Telles ſont les femmes; mais les plus habiles ſont preſque toujours victorieuſes. Il en eſt de la médiſance dans notre ſexe, comme de l'art de l'eſcrime parmi les hommes. C'eſt un art utile qu'il faut apprendre, même exercer, & qui a ſes régles. La premiere & la plus sûre eſt de ſe rendre aſſaillante: l'avantage eſt ordinairement de votre côté. La ſeconde eſt de ne point attaquerdemi; il faut que le trait qui part, renverſe, ou demeure dans le carquois, en attendant un moment plus favorable: ſur-tout il faut être inexorable, & que jamais l'aveu mitigé de notre bouche, ne vienne réparer la playe qu'elle a faite; à moins que par un art plus ſubtil ce ne ſoit pour mieux l'empoiſonner. C'eſt ainſi que toujours redoutée, vous ſerez toujours reſpectable. On vous craindra, & tous les honneurs de la guerre ſeront pour vous. Quand vous épargneriez vos rivales, elles ne vous en aimeroient pas davantage: ſachez prévenir leurs coups, & jugez-vous alors en ſûreté. -- Oh! laiſſez-moi faire: je ſens là une certaine averſion qui m'inſpirera d'une maniere éloquenteJe hais mon ſexe, cette averſion eſt innée en moi; mais je vous avoue que j'ai un goût invincible pour la liberté, & je ne vois qu'avec effroi le moment où il faudra la perdre. Je ſais qu'il faut que je me marie, mais je n'aime point à entendre parler de mariage. -- Innocente! faut-il vous le répéter, ce joug eſt heureux: expoſée à tous les diſcours avant ce tems, épiée à chaque inſtant; dès que vous porterez le nom de femme, les regards malins ceſſeront de vous obſéder; vos goûts pourront ſe ſatisfaire ſucceſſivement. Nous humilions alors nos tyrans; quel plaiſir que celui de les tromper! Ils tremblent, & par leur frayeur nous ſommes vengées de leur orgueil. Les pauvres dupes! nous ne leur abandonnons qu'une ſtatue inanimée, tandis que nous conſervons toute notre ſenſibilité pour un objet qui en eſt plus digne. Notre tranquille froideur les raſſure, & nos deſirs s'enflamment avec plus de vivacité dans les bras de celui qui eſt né pour les faire naître.

Formée par de telles leçons, Mademoiſelle de Vaſy fit un joli chemin en très-peu de tems. On ne ſait pas préciſément avec qui elle fit ſes premieres armes. Ce fait ſeroit fort curieux & fort important à vérifier: pluſieurs s'en attribuerent la gloire; mais l'on ſait que de tous les myſteres poſſibles, celui ci eſt ordinairement le plus difficile à pénétrer: j'en demande la cauſe aux gens experts.

CHAPITRE III.

Le Mariage.

Cependant un Monſieur d'Aurange, ci-devant traitant, & qui s'étoit fait Marquis avec de l'or, ennuyé du ſéjour de Paris, étoit venu viſiter ſes terres. Elles étoient voiſines de la tanniere crennelée qu'on nommoit le château de Vaſy. Dégoûté de tout, accablé de titres, de richeſſes & d'années, il ſongeoit encore à ſe charger d'une femme. Il diſoit en luimême: je la prendrai ſi jeune, ſi éloignée de la capitale, ſi novice, que ſûrement j'aurai les premices de ſes attraits. Je veux faire ſa fortune, afin qu'elle m'aime bien tendrement, & j'aurai le plaiſir délicieux de faire crever de dépit mes avides héritiers, qui ne peuvent déguiſer leur joie, dès que je ſuis attaqué d'un rhume.

Il eut occaſion de voir Mademoiſelle de Vaſy. Elle avoit la voix extrêmement belle, & notre homme étoit fou de muſique. Heureuſement pour elle, qu'elle avoit adopté la muſique italienne; car ſi elle eût donné dans cette lourde pſalmodie qu'on appelle à Paris muſique françoiſe, elle n'eût jamais enchanté l'opulent amateur. Il étoit à la tête d'un parti; il n'en fallut pas davantage pour le décider. Entendre chanter les ariettes nouvelles de l'Opéra comique à cent cinquante lieues de la capitale, c'étoit aſſurement un prodige trop intéreſſant, pour ne pas ſe faire une gloire immortelle de cette importante découverte.Mademoiſelle de Vaſy eut recours à ſon conſeil ordinaire, qui lui dit: Concluez au plutôt; en vérité, vous êtes née coeffée; ne laiſſez point échaper une auſſi belle occaſion: un mari riche, vieux, muſicien, & qui vous conduit droit à la Capitale! mon dieu, je crains qu'il ne change d'avis! dépêchez. Mademoiſelle de Vaſy joua un peu l'amoureuſe, venta ſes dentelles, ſes broderies, ſes tableaux & ſes bijoux. Elle eſt folle de moi, diſoitil tout bas. Elle chante comme un ange les ariettes de la Comédie Italienne: épouſons-la vîte. Cela fut en effet bientôt conclu. La vieille grand-mere y conſentit, à condition qu'on la laiſſeroit dans ſon vieux château. On ne demandoit pas mieux: on craignoit trop qu'elle n'eût pas la complaiſance de vouloir y reſter.

Au moment où ſa petite fille, pleine d'impatience & de joie, alloit partir pour Paris, & s'enivroit d'avance de tous les plaiſirs qui l'attendoient, la bonne femme n'oublia point ſon antique métier de ſermoneuſe. Ma chere fille,lui dit-elle en la ſerrant dans ſes bras, quel malheur! quel danger!

Vous allez dans une ville aimable & ſéduiſante pour la jeuneſſe! Là, des pieges enchanteurs vous ſeront offerts de toutes parts: on n'y voit que des ſpectacles, des bals, des divertiſſemens de toute eſpece; on y tient table le jour, on y joue la nuit. Tout cela me fait frémir: votre ſalut va être en grand danger. Paris eſt une nouvelle Babylone, de grace ne vous y damnez point. Choiſiſſez, ma chere fille, un ſaint homme, un directeur ſévere: plus il déployera d'auſtérité envers vos petits péchés, plus vous devrez lui être attachée. Aimez bien votre époux; mais, tout en l'aimant, tâchez de lui faire perdre ce goût mondain qu'il a pour la muſique; accoutumezle à entendre le ſermon. Il devroit plutôt ſonger à la mort, qu'à fredonner tout le jour & à s'extaſier, comme s'il écoutoit le R. P. Anſelme, dont une phraſe éloquente vaut aſſurément mieux que tous les opéra du monde. La Marquiſe, à ces mots, fit un ſourire malin, mais imperceptible, embraſſa ſa grand-mere, & d'un pied léger monta dans un leſte équipage. C'étoit pour la premiere fois qu'elle ſe ſentoit dans une voiture douce & élégante. Les pas des rapides courſiers enchantoient ſon oreille. Elle contemploit les glaces, ſes ajuſtemens, ſa robe, ſes diamans, avec un air étonné. M- de Lorevel aſſiſe à ſes côtés, la grondoit à voix baſſe, lui recommandoit un maintien froid, ſérieux & reſervé, comme ſi toutes ces choſes étoient bien au-deſſous d'elle. Elle lui dictoit ce ton léger, dédaigneux, demi-impertinent, qui étoit fort en vogue à Paris; & l'écoliere docile faiſoit ſon profit de toutes ces belles leçons. Qu'eſt-ce qui s'apprend le plus facilement? c'eſt le ton du vice.

CHAPITRE IV.

Le premier coup d'œil.

Quelque formée que fut la Marquiſe par les ſoins de ſa directrice, il lui fallut un certain tems pour reconnoître le pays où elle entroit. Au premier coup d'œil, ſes yeux furent éblouis; & dans l'enchantement où elle étoit plongée, étourdie, & n'ayant aucune idée fixe, elle fut, dit-on, fidele à ſon mari pendant près de ſix ſemaines. Mais elle ne perdoit pas ſon tems; elle obſervoit du coin de l'œil toute choſe avec beaucoup d'attention, & jettoit déja ſon plan.

L'air de Paris a quelque choſe de particulier; il communique une certaine aiſance qui n'eſt guères connue que dans cette ville de liberté & de luxe: dès qu'on l'a reſpiré un certain tems, on prend, malgré ſoi, les mœurs du pays, qui ſont d'ailleurs trop extravagantes, pour n'être pas fidelement ſuivies. La ſociété y donne mille chaînes imperceptibles; mais on les porte de ſi bonne grace, qu'on appelle encore liberté ce riant eſclavage.

La Marquiſe ſe propoſoit bien d'être plus difficile ſur le choix d'un amant que ſur celui d'un époux. Le Marquis qui touchoit à l'âge où l'on devient ſexagénaire, étoit jaloux, comme de raiſon. C'étoit un appas de plus pour les amans: il vouloit enchaîner le cœur de ſon épouſe par les nœuds de la reconnoiſſance & des plaiſirs; mais des équipages leſtes & dorés, tout le brillant de l'opulence, tout l'éclat de la vanité, tout cela, dis-je, a-t-il jamais dédommagé d'un ſeul baiſer de l'amour?

A quoi penſai-je? je n'ai point encore fait le portrait de la Marquiſe.

Elle n'avoit pas ce caractere de beauté qu'on admire; mais que le tour de ſa phiſionomie étoit piquant! que ſon œil étoit vif! que ſon nez étoit voluptueux! que le coloris de ſes joues étoit brillant! Sa taille étoit petite: mais qu'elle avoit de légéreté & de graces! Quoique l'art perçat, il étoit enchanteur, ſéduiſant comme elle. En la voyant, on ſentoit naître en ſoi tous les deſirs. Son eſprit étoit inſinuant, ſubtil, artificieux; ſon caractere ſouple, habile à ſe prêter à celui des autres. Elle s'étoit rendue fauſſe, diſſimulée par principes: & la perfidie, comme on ſait, lorſqu'elle eſt réduite en art, va plus loin que la mechanceté même.

Parmi l'eſſain brillant qui aſpiroit à l'honneur de détruire en elle toute façon provinciale, Dorival, jeune Mouſquetaire, étoit le plus de ſon goût. Comme, en amour, preſque à chaque inſtant on a beſoin de reſſources promptes, Madame de Lorevel ſe rendit complaiſante en titre d'office: c'eſt une mode reçue. La Marquiſe étoit trop fine, pour ne point adopter pour amie une femme moins jeune & moins jolie qu'elle. De ſon côté, Madame de Lorevel avoit été dans le monde, où elle avoit eu pluſieurs aventures. Elle ne cherchoit qu'à s'accrocher à une femme jettée dans le tourbillon, afin de pouvoir paſſer encore à ſa faveur; car quoique laide & méchante, elle n'étoit pas ſans prétention. On tenoit table & l'on jouoit chez le Marquis d'Auranges, ce qui raſſembloit beaucoup de monde. Dorival plut à la Marquiſe, bien plus par ſa fatuité que par ſes talens; d'ailleurs il eut la politique de ſavoir perdre: mais mais engagée depuis peu dans les liens de l'himen, elle héſitoit dans ſon premier début; redoutant la malignité du public plus que ſa propre conſcience.

Elle rencontroit de toute part des regards obſervateurs, qui ne la pourſuivoient pas tant dans ſa province.

Ma chere, diſoit-elle à ſon amie, je penſe que je ferai choix de Dorival; mais ne ſeroit-ce pas un ſot? Il n'a entendu, ni mes regards, ni mes réponſes: il eſt peut-être arrêté ailleurs.

Qui prendrai-je en attendant? ditesmoi, les hommes s'aviſent-ils quelquefois de jouer les cruels? -- Oui, les monſtres ſe ſont mis depuis quelque tems ſur un pied des plus bizarres. Ils ont pris le maſque du dédain, de la ſatiété; mais il faut, bon gré, malgré, qu'ils obéiſſent à nos ſouverains caprices. Aucun d'eux ne nous échape, lorſque nous le voulons ſérieuſement.

Ecoutez, nous jouons leur rôle, &...

Mais non, j'ai tort; il n'eſt pas beſoin. Négligez Dorival trois jours ſeulement: mais point de dépit; un mépris froid & ſoutenu, voilà de quoi le ramener, ſur ma parole. Regardezle ce ſoir de l'œil dont on regarde une tapiſſerie. Dorival négligé ſe trouva piqué: il ne manqua pas de ſe rendre avec plus d'empreſſement auprès de la Marquiſe. Sa froideur n'étoit qu'une feinte.

La Marquiſe joua l'indifférence à ravir, & le lutina tant que le jeu lui plut.

Elle rendit compte du ſuccès à Madame de Lorevel. -- Bon, votre affaire va bien; vous n'avez plus qu'à le déſeſpérer une ſoirée, puis vous vous arrangerez enſemble. Songez qu'il ne faut point laiſſer réfroidir l'imagination d'un amant. C'eſt dans l'inſtant de la premiere impreſſion, qu'il nous trouve adorable. Traîner en longueur, lui donner le tems de réfléchir, c'eſt s'abuſer, c'eſt détruire le preſtige. -- Mais... ce que je vais dire eſt une ſottiſe, je le ſens d'avance, je ne puis me déguiſer que je trahis mes devoirs. -- Vos devoirs!

vous êtes une enfant. Vos devoirs ſont de vous bien divertir. -- J'entends: mais comment tromper l'œil vigilant de la médiſance? -- Raſſurez-vous; le monde s'eſt perfectionné, il eſt indulgent. La gloire des hommes eſt de nous attaquer avec ſuccès, la nôtre eſt de nous rendre avec décence. La galanterie eſt pour les femmes ce que la bravoure eſt pour les hommes, un moyen sûr & prompt de s'illuſtrer. Il vaut mieux qu'on médiſe de votre conduite, que de votre figure ou de votre eſprit. Toute femme qui raiſonne ſacrifie au plaiſir; & les plus ſottes, croyez-moi, ont un eſprit conſéquent.

Autrefois le jour de notre himen commençoit notre eſclavage; dans ce ſiecle rafiné & ingénieux, il commence le regne de notre liberté. Le plaiſir expire, dès qu'on l'enchaîne: nous le dégageons des entraves où il languit.

Voyez la dévote Arſinoë, la prude Eliſe, la jeune Célimene: elles ne ſont pas ce qu'elles paroiſſent; en ſont-elles moins eſtimées? Non: on perſuade aiſément qu'on eſt vertueuſe, & c'eſt plus que de l'être en effet. Mais enfin mon mari peut découvrir....

Que dites-vous là? c'eſt lui faire trop d'honneur, aſſurément, que d'employer plus de ruſes qu'il n'en faut pour l'abuſer. En vérité je vous conſeillerois de reſerver vos appas pour les careſſes d'un ſéxagénaire, & de vous priver d'un amant jeune & digne de vous! Conſumez vos beaux jours dans l'ennui, & attendez patiemment la vieilleſſe dans cet état ridicule & déſagréable. Vous devez renoncer au charme de la vie, à l'amour, à la volupté, pour reſter fidele à un décrépit... le ſcrupule eſt admirable, nouveau, excellent! A propos, Dorival m'a dit ... -- Que vous a-t-il dit? -- Mais non, je dois me taire; il veut vous ſurprendre. -- Me ſurprendre! où? -- Au bal ce ſoir. Ce ſoir! -- Oui, en domino verd.

Laiſſez-moi vous conduire: vous êtes une folle; je vous aime, je prétends vous rendre heureuſe, & vous m'en remercierez; mais je vous le dis, Dorival vous convient décidément.

Madame de Lorevel, maîtreſſe du cœur de la Marquiſe, le faiſoit pencher pour celui qui avoit le mieux mérité ſa protection; cela s'entend.

Ainſi un orgueilleux, un avare Miniſtre accorde les graces qu'il tient de la main du Monarque, aux complaiſans aſſidus qui lui ont fait à lui-même une cour plus rempante. C'étoit à la campagne que ſe donnoit le bal, dans une maiſon magnifique, après un ſouper joyeux quoique ſplendide. Dorival aborda la Marquiſe avec des graces peu communes. Elle le regarda de cet œil doux qui promet bien des choſes. Enchanté, il s'exprima avec tant d'eſprit & d'audace, qu'il obtint le pardon de ſa froideur paſſée. A table, leurs yeux ſe parlerent, leurs genoux ſe toucherent, & ce langage, ſi ſouvent indiſcret, ne les trahit pas; ils s'entendoient déja.

CHAPITRE V.

Le Bal.

O l'agréable orgie qu'un Bal! Là, s'évanouiſſent & les triſtes droits du ſang, & la froide dignité, & la morgue de l'ennuyeuſe grandeur, & la gêne auſtere & minutieuſe des convenances. Là, l'eſprit jouit de tous ſes avantages, & la beauté ſtupide ſe trouve ſolitaire & abandonnée. Le maſque donne à l'eſprit cette aiſance ſi féconde en ſaillies, ce tour original que la contrainte ne gâte plus.

La liberté qui vivifie tout, l'enflâme, l'anime, lui conſerve toutes ſes graces, toute ſa vivacité, tout ſon feu.

La folie, d'un pied léger, ſon grelot en main, promene le plaiſir, le varie à ſon gré; & Momus en maſcarade, ſuivi de la troupe des ris, y adoucit le front du plus auſtere miſantrope.

(Notez, lecteur, que ce bal n'étoit pas celui de l'opéra.)

Dorival démêla bientôt la Marquiſe, & courut après elle. Il l'entretint, il jura l'avoir reconnue au ſeul mouvement de ſon cœur. Il joua une de ces ſcènes ſavamment paſſionnées, qu'il répétoit fréquemment. Ils danſerent enſemble: Dorival mit dans ſes pas de ces riens fugitifs qui échappent à tous les yeux, mais qui ſignifient tant de choſes pour qui peut les comprendre. Après avoir danſé, ils profiterent du tumulte de la joie, qui par degrés devenoit plus bruyante, & s'échapperent ſans être remarqués. Conduite ſous un berceau fait exprès, Dorival la preſſa vivement entre ſes bras. La réſiſtance fut ſi légere, qu'il hazarda un baiſer ſur ſon ſein. -- Oh! pour cela vous êtes un importun, & je ſuis bien imprudente de me trouver ſeule ici avec vous. -- Mais point du tout, il n'y a point d'imprudence à cela, & je n'ai jamais donné lieu au repentir de ſaiſir une belle: n'eſt-il pas vrai que vous m'aimez? -- Eh bien oui, mais pour aimer faut-il... Comme les momens étoient des plus précieux, il ne parla plus. Elle fit un ſoupir qui n'étoit pas factice, & qui fut ſuivi de pluſieurs autres tout auſſi réels. La Marquiſe ſe promit de ne point oublier l'hôtel des Mouſquetaires. Le Chevalier répara enſuite le déſordre où il avoit mis ſa parure. Il étoit fort adroit, ce qui dans ce ſiecle où l'on néglige les bienſéances, mérite d'être obſervé. La Marquiſe rentra la premiere dans la ſalle. Madame de Lorevel ſourit en la voyant reparoître; d'autres femmes ſourirent de même, mais c'étoit pour faire des mines, ou pour faire penſer quelque choſe; car dans le fond elles ne ſavoient, comme on dit, rien de rien.

CHAPITRE VI.

L'illuſion diſſipée.

J'ai paſſé une heure délicieuſe, dit le lendemain la Marquiſe à ſon amie: mais c'eſt une choſe incompréhenſible, & j'en ſuis étonnée moi-même.

Je m'étois perſuadée avoir quelque goût pour le Chevalier, je ſuis tout-à-fait déſabuſée; cependant je n'ai aucun reproche à lui faire. -- Excellentes diſpoſitions! repartit avec feu Madame de Lorevel: bon, je vous aime comme cela; il n'eſt rien de plus dangereux que l'amour: l'amour uſe la ſenſibilité; il ne faut prendre que la fleur légere du plaiſir, le reſte n'eſt que folie & tourment. On ſe fatigue pour être conſtante, tandis qu'il y a mille charmes à ne l'être pas. L'art d'être heureuſe conſiſte à s'épargner les peines, & à jouir des voluptés: vous voilà dans le bon chemin.

Dorival avoit adopté juſtement les mêmes principes. Il avoit pris la Marquiſe par curioſité ou par caprice, & l'avoit quittée auſſi ſubitement qu'il l'avoit priſe. Elle s'en conſola, en lui donnant pluſieurs ſucceſſeurs, tous amoureux ſans paſſion, guidés par la vanité, ou par un tranſport momentané: aucun d'eux ne parla à ſon cœur.

Elle ſatisfaiſoit ainſi ſes goûts volages & paſſagers, admirant elle-même ſon inconſtance, mais peu diſpoſée à s'en corriger; car elle s'en trouvoit trèsbien. Cependant dans ſon chemin elle trouva un autre Mouſquetaire nommé Trenel, auquel elle s'attacha preſque ſérieuſement. Déja vingt brouilleries avoient occaſionné vingt raccommodemens. C'étoit un brun, dont la figure caractériſée annonçoit un courage ſoutenu, & ſa phiſionomie ne mentoit pas; d'ailleurs le plus franc étourdi qu'on ait jamais vu. Son tour ne finiſſoit point: en vain on l'avoit prié poliment de faire place à d'autres; il promettoit de ſe rendre aux loix de la décence, & ne rempliſſoit point ſa promeſſe. Il eut même deux affaires a ce ſujet, mais en étant ſorti vainqueur, le prix de la victoire lui demeuroit: c'étoit enfin abuſer de ſon bonheur. Cependant le vieux Marquis avoit entendu tant & tant d'ariettes, & ſur toutes les notes, qu'il ne trouvoit plus à ſa femme les mêmes charmes.

Plus vive, plus enjouée, plus éblouiſſante, plus jolie que jamais, elle ſe paroit chaque jour avec un goût plus mutin. Il avoit l'eſprit juſte, quoique muſicien; il devinoit très-bien que ce n'étoit pas lui qui inſpiroit tant de gaîté, ou qui ſervoit à développer tant de graces variées. Quelquefois la perfide venoit l'embraſſer avec un tranſport qu'il ne pouvoit en conſcience interpréter en ſa faveur. Il épioit, faiſoit la ſentinelle, s'enrhumoit, & ne découvroit rien. Il ſe donnoit de nouvelles tortures, achetoit bien cher des eſpions; mais on éventoit toutes les mines qu'il dreſſoit. Le pauvre homme, tout en verſant l'or d'une main prodigue, ne réuſſiſſoit point; ſes doutes demeuroient toujours des doutes, & ne ſe tournoient jamais en certitude. Il avoit à faire à trois femmes, qui complottoient enſemble leurs ruſes: ſavoir, la Marquiſe, ſon amie, & une femme-de-chambre, qui bien payée des deux côtés, ſervoit, comme de raiſon, les intérêts de ſon ſexe. Il cherchoit à la convaincre de perfidie, & paſſoit ſon tems à l'idolatrer, à la ſurveiller, à la haïr, mais en même tems, à ne lui rien refuſer de tout ce que demandoient ſes adorables fantaiſies.

CHAPITRE VII.

Le feu d'artifice.

En proie à de vives & d'inutiles agitations, le Marquis promenoit ſon inquiétude dans tous les lieux publics; eſſayant, en homme ſage, de ſe diſtraire & de s'étourdir ſur ſon malheur. Les Boulevards, préſentant dans leur confuſion une multitude plus variée d'objets contraſtans, étoient ſa promenade favorite. Paris alors avoit pris goût à ces feux d'artifice, qui déployent à l'œil étonné tous les tréſors de la lumiere. Le Marquis étoit entré chez Torré, cet homme chéri du public.

Il ſuivoit dans l'air le jet radieux de ces gerbes étincelantes, qui deſſinoient en traits de feu les caprices de l'art.

Au milieu du bruit des pétards, il entendit une voix qui ne lui étoit pas inconnue: c'étoit celle de Trenel. L'éclat de ſes ſaillies ſembloit le diſputer à l'éclat des fuſées, & ſes propos étoient légers & rapides, comme ces feux éblouiſſans qui dardoient des millions d'étincelles. -- Eh! d'où vienstu? lui diſoit un élégant à-demi couché ſur ſa chaiſe; on ne t'a pas même vu à la Cour: depuis un mois je brûle le pavé, courant tout Paris: tu es l'homme inviſible: quelle eſt donc la femme qui t'a diſcrétement prêté l'anneau de Gygès? quoi, te voilà fixé? Fixé! me crois-tu du genre végétal, un chêne, un orme, un ſavant tenant toujours au même ſol? -- Oui, tu auras fait la folie d'être amoureux. On ne fait plus de celles-là: dès long-tems la mode en eſt paſſée. -- Oh!

j'y ſuis, c'eſt une dévote: morceau friand qu'une dévote! Elle impoſe un auſtere ſilence, elle exige du ſecret....

Te voilà en retraite. -- Où vas-tu chercher de pareilles idées? fais-tu une ode? Ma foi, puiſqu'il faut te le dire, je n'ai pas quitté une des meilleures maiſons de Paris. Bien avec le mari, lequel eſt un bon homme, dont la cave eſt exquiſe; mieux encore avec la femme, laquelle a un boudoir charmant...

C'eſt une jolie tête, une bouche fraîche, une gorge divine, & des petits emportemens d'amour tels que je n'en ai point encore vus. C'eſt un ange, mes amis, ou ſi vous l'aimez mieux, un petit lutin dans de certains momens.

J'en ſuis fou; mais, d'honneur, j'aime les femmes ſenſibles. -- Et le mari eſt-il jaloux? -- Oui un peu, mais pas tant que nous le voudrions bien: j'aurois tant de plaiſir à voir le podagre en colere me montrer les dents; cela m'amuſeroit beaucoup. -- Ah ça, il ne reſte plus que le nom, faut il que nous le devinions? -- Je me tais làdeſſus: je ne manque point aux femmes, moi; j'ai des principes. Mais, ajouta-t-il en ſe levant, il eſt plus de dix heures: j'ai une affaire à conclure avec ma déeſſe. Je la conduis demain en petite loge à l'opéra: rien de mieux inventé; quand la muſique ennuye, ce qui arrive fréquemment, on ſe parle enſemble; n'a-t-on plus rien à ſe dire, on écoute la muſique. Adieu.

Son ami l'accompagna juſqu'à la porte. -- Chez la Marquiſe d'Auranges, cria l'étourdi en montant en voiture. L'autre revint, riant à mourir de cet excès de diſcrétion: il en fit part au cercle. Le pacifique Marquis diſpoſé de maniere qu'on ne l'avoit point vu, avoit tout entendu. Il ſe retira; & ſe paſſant pour cette fois de ſecrétaire, il écrivit, le ſoir même, ces mots à ſa femme.

„Madame,

Que vous ſoyez innocente ou coupable, vous êtes l'objet des diſcours d'un fat. Je crois que l'inſolence eſt la marque diſtinctive du menſonge & de la calomnie; mais en fermant votre porte à des fourbes qui veulent vous deshonorer, vous aſſureriez mon repos & peut-être le vôtre. Vous m'avez vu juſqu'ici ne point contrarier vos volontés: je vous repréſente ſeulement que j'ai entendu celui que vous admettez à votre plus intime confiance, le jeune de Trenel enfin, vous manquer de reſpect dans un lieu public. Sans doute, j'ai regret que mon âge ne me permette point d'impoſer ſilence à cet audacieux; mais vous le punirez mieux que je ne pourrois le faire, en lui impoſant l'affront qu'il mérite. Si ce coup m'a été ſenſible, c'eſt parce qu'il offenſoit celle que j'aime.“ D'Auranges. Cette lettre fut remiſe le ſoir même à la Marquiſe: elle en fit part le lendemain à Trenel, lui reprochant ſon indiſcrétion, ſans d'ailleurs le gronder bien fort. Trenel parcourant des yeux la lettre, lui dit d'un ton avantageux: Ma foi, Madame, je ne ſuis point un calomniateur, vous le ſavez; donc je ne ſuis pas un inſolent. D'ailleurs un mari qui a une jolie femme, ne doit jamais prêter l'oreille aux ſots diſcours qu'on tient autour de lui: il ne doit rien voir, ni rien entendre; & quand on la nommeroit, il doit ne jamais croire que c'eſt de ſa femme dont on parle. Votre mari n'a-t-il pas vu jouer le drame ſublime de la tête à perruque?

Que faiſoit-il là auſſi? Après tout, c'eſt relever de pures miſeres. Néanmoins, malgré ſon humeur, j'aime Monſieur le Marquis. Paris deviendroit trop charmant; on n'y pourroit tenir, en vérité, ſi tous les maris lui reſſembloient. C'eſt un galant homme; d'honneur, il en agit bien, très-bien, ſuperlativement bien. A ces mots, il fit une révérence ironique, partit & diſparut comme l'éclair.

La Marquiſe vit qu'il falloit appaiſer ſon cher époux. S'étant bien conſultée, elle fit fermer ſa porte à Trenel; ce qui lui coûta, car ce Trenel avoit l'avantage d'être un fat: mais elle ſavoit congédier héroiquement le plus élégant petit-maître, fidele aux principes de ne tout rapporter qu'à elle-même & de s'aimer uniquement.

Elle fit valoir ce ſacrifice à ſon époux, ne lui peignant Trenel que comme un étourdi, un jeune fou, dont les paroles étoient ſans conſéquence. Le Marquis, vu ſa foibleſſe & ſon amour, jugea que cette démarche étoit la preuve complette de ſon innocence.

Cette opinion lui parut ſi favorable, qu'il l'adopta: il fit bien; car il épargna pluſieurs louis d'or, qu'il verſoit à pleines mains pour faire épier ſa femme. Il gagna cet argent, qui me paroît toujours ſottement employé.

(Avis aux gens qui ſe piquent d'une généroſité la plus déplacée qui ſoit au monde.)

CHAPITRE VIII.

La Harpe.

Que les femmes ſont incompréhenſibles! Qu'il eſt préſomptueux le mortel qui ſe vante de les connoître!

Mais conſolons-nous, certainement le ſecret de leurs ames eſt le gage de notre bonheur. En les connoiſſant mieux, que le degré de notre confiance baiſſeroit! Le Marquis d'Auranges en fournit un exemple; il ſe fit un devoir de reſpecter ce miſtere, content de n'avoir pas ſaiſi une conviction fatale, qui auroit dérangé le ſyſtême actuel de ſon bonheur.

Revenons à Madame de Lorevel: on l'aimoit aſſez. Affable par politique, ſans aimer perſonne, elle faiſoit des careſſes à tout le monde; ſur le retour elle jouoit la bonne femme. Il faut toujours ſe défier d'une femme qui veut paroître telle. On encenſoit, mais on n'aimoit pas la Marquiſe, qui, avec ſes minauderies, ſes caprices, ſon eſprit & l'art ſuprême de la coquetterie, allarmoit le cœur des tendres amantes.

Dirigée par les leçons d'une conſeillere qu'elle ſurpaſſoit déja, elle croyoit que ſa beauté lui donnoit le droit de ne maſquer aucun de ſes travers. Ce qui la flattoit le plus n'étoit pas d'inſpirer l'ardeur la plus vive, mais d'imprimer le dépit ſur le front de toutes ſes rivales. Elle ne perdoit jamais l'occaſion de les humilier de quelque maniere que ce fût; & de ſon côté, les femmes faiſoient tous leurs efforts, pour lui apporter de ces mortifications qui, comme des traits aigus, percent d'autant plus, que leur bleſſure eſt inſenſible. On ſe mit un jour à faire l'éloge, d'un commun accord, de la beauté, de l'eſprit & de la modeſtie de Mademoiſelle de Rosbel, comme pour lui oppoſer une femme qui l'emportoit ſur elle en graces, en talens & en vertus. On ſe répandit en louanges; maniere de faire une ſatyre indirecte d'une perſonne. La Marquiſe ſentit le coup; & dès ce moment, celle qu'on vantoit trop à ſes yeux, devint l'objet de ſa haine, même ſans l'avoir vue. Elle forma le projet de ſe venger d'elle & de l'humilier. Elle diſſimula d'abord, & parut curieuſe de voir cette petite merveille. On lui indiqua un concert, où elle avoit coutume de ſe rendre deux fois la ſemaine.La Marquiſe, prévenue qu'elle devoit ſe trouver avec cette rivale à qui on avoit attribué de ſi rares avantages, mit tout en œuvre pour l'effacer. Mademoiſelle de Rosbel ignoroit ſa haine & ſes deſſeins; elle n'avoit rien changé à ſes ajuſtemens. La Marquiſe, du premier coup d'œil, la jugea belle; & cette découverte, comme on peut bien penſer, ne ſervit qu'à l'irriter.

Elle attira d'abord tous les regards par l'éclat des bijoux, des diamans, & par le goût de ſa parure; mais elle eut le chagrin de voir ces mêmes regards ſe détourner bientôt, & ſe fixer le reſte du tems ſur ſa modeſte rivale.

Elle avoit en effet des graces ſimples, & qui n'appartenoient qu'à elle; on revenoit toujours au ſourire de ſa bouche: elle ſéduiſoit ſans le vouloir, même ſans le ſavoir. Dans tout l'éclat de la beauté, elle étoit noble & décente; les deſirs qu'elle inſpiroit étoient chaſtes comme elle. Sans artifice, ſans mines, ſans orgueil, l'innocence de ſon cœur répandoit dans tous ſes mouvemens ce charme que nos yeux, quoique corrompus, aiment tant à retrouver. Son eſprit n'étoit ni fin, ni ſubtil, ni recherché: il étoit naif, naturel, & plus juſte que brillant; ce qui eſt rare chez les femmes. Elle avoit un amant, & s'en faiſoit une affaire capitale: c'étoit le Comte d'Angely, jeune homme taillé de la main des graces, & rempli de douceur & de mérite. Il entroit dans ſa vingtiéme année. Elle l'aimoit; & l'amour, qui eſt ſouvent une vertu, avoit perfectionné cette belle ame. Il n'appartenoit, ſans doute, qu'à elle d'exprimer par un mot ou par un regard, tout un ſentiment. Satisfaite de la tendreſſe de ſon amant, ſenſible au bonheur d'être aimée, elle jouiſſoit de toutes les délicateſſes de l'amour.

Sa félicité n'avoit été juſqu'ici troublée par aucun nuage. Le concert commence, pluſieurs muſiciens font briller leurs talens; la Marquiſe daigne baiſſer la tête d'un air d'approbation, & dit tout haut: C'eſt aſſez bien; mais j'ai tant entendu Jeliotte, Gaviniés....

cependant c'eſt bien ... je ne ſuis point mécontente. Le tour de la charmante Rosbel arrive, un doux frémiſſement s'éleve dans l'aſſemblée, & l'attente du plaiſir impoſe ſilence.

Il eſt un inſtrument renouvellé des anciens, nos maîtres en tout genre; inſtrument harmonieux, dont les accords ſe marient naturellement aux doux accens de la voix. L'attitude qu'il exige prête un jour favorable au développement de toutes les graces. La tête d'une belle femme prend alors l'air du tranſport & du raviſſement.

Ses doigts délicats voltigent ſur les cordes; un bras arrondi ſe déploye, un pied mignon s'avance, & ſemble attirer tous les yeux. Cet inſtrument, rival du clavecin, eſt la harpe. Mademoiſelle de Rosbel poſſédoit le jeu de ce divin inſtrument. Elle regarde le Comte en ſouriant noblement, & puiſe dans un de ſes regards cette expreſſion touchante qui doit animer ſes accords. Déja ſa voix douce, fléxible & légere remplit le ſallon, & retentit dans tous les cœurs. Elle peint l'amour; & l'accent de cette voix aimable dit aſſez qu'elle n'eſt pas ſeulement faite pour l'inſpirer. Le plaiſir de la voir eſt preſque ſuſpendu par le plaiſir de l'entendre. On eſt ému, attendri; ſi l'on oſoit, on tomberoit à ſes genoux: mais les tranſports contraints s'exhalent dans mille applaudiſſemens réitérés. Au milieu de ce bruit (qui n'étoit point flatteur aux oreilles de la Marquiſe) celle-ci fait avec un ſecret dépit l'examen de ſes charmes. Elle parle aſſez haut, aſſez indécemment à l'oreille de ſa voiſine: Oui, elle a du teint, de la taille, elle met peu de rouge: je vous le dis en amie, c'eſt une affectation; quand on met du rouge, il faut qu'il paroiſſe, ou.... Le Comte d'Angely, qui erroit dans la ſalle jouiſſant de la beauté & du triomphe de celle qu'il adore, ne put s'empêcher de prendre la parole: Non, Madame, Mademoiſelle ne met point de rouge; & je vous aſſure qu'elle peut s'en paſſer. Volontiers, Comte, dit la Marquiſe diſſimulant ſon dépit; mais vous le ſavez auſſi bien que moi, telle femme de qualité eſt eſclave malheureuſe de la mode, & lui ſacrifie quelques attraits: vous avez trop d'eſprit pour ne pas diſcerner celles qui y perdent. Beaucoup y gagnent, à la vérité; mais écoutez..... Elle le fit aſſeoir à ſes côtés; & s'approchant familierement de ſon oreille, elle lui tint un diſcours de perſifflage, qui ne ſignifioit rien. Du reſte, ſouriant, minaudant, jouant avec ſon éventail, s'en couvrant le viſage, comme ſi ces ſignes avoient quelque intelligence.

Pendant ce tems, Mademoiſelle de Rosbel ſe troubloit: ſon œil attentif ſuivoit tous les mouvemens du Comte, ſon oreille auroit voulu deviner ſes moindres paroles. La Marquiſe, qui s'apperçut de ſon embarras, ſe plaiſoit à le redoubler. Elle entretenoit le Comte avec une vivacité plus familiere: elle alla même juſqu'à rire aux éclats. Enfin la tendre Rosbel inquiette, gênée & laſſe d'un tel effort, ceſſa de chanter. Elle parut radieuſe en ſe levant; mais l'agitation de ſon cœur ne contribuoit pas peu à l'éclat de ſon teint. Au milieu des éloges qui pleuvoient, elle ne fut touchée que de ceux de ſon amant. Elle cherchoit à raſſurer dans ſes regards ſa tendreſſe allarmée; & le Comte jouiſſoit avec une joie, peut-être cruelle, du bonheur de ſentir tout ſon pouvoir. Hélas! les plaiſirs de l'amant ſe prennent preſque toujours ſur les douleurs de l'amante. La Marquiſe lui fit, à ſon tour, de ces politeſſes fades, de ces complimens outrés, que la fauſſeté, déeſſe favorite du beau ſexe, a fait imaginer aux femmes, pour ſe tromper mutuellement, ſous le voile de l'amitié & de la candeur. Mademoiſelle de Rosbel ne ſavoit point feindre, elle lui répondit froidement; il y eut même à baſſe voix, pluſieurs petites picoteries entr'elles. Cette Marquiſe lui déplaiſoit beaucoup, & elle ne ſe donnoit pas la peine de cacher ſon reſſentiment.

CHAPITRE IX. L'Ariette prêtée.

La jalouſie orgueilleuſe de la Marquiſe monta à ſon comble. Elle auroit été animée à la vengeance, par la ſeule rivalité d'attraits. Elle avoit encore une injure perſonnelle à punir: elle s'étoit trouvée muette de colere en ſa préſence. Au concert ſuivant, le hazard parut la rapprocher du Comte: ils s'entretinrent longtems de muſique (ſujet intariſſable, comme on ſait) & trouverent l'un & l'autre quelques charmes dans cette converſation. La Marquiſe cherchoit adroitement quelque prétexte qui pût donner lieu au Comte de lier connoiſſance avec elle. On chantoit un duo admirable, & pour lors fort rare: la Marquiſe parut l'écouter avec plaiſir, & laiſſa voir une envie preſſante de le poſſéder. Les perſonnes qui viennent de le chanter, le tiennent de moi; dit poliment le Comte, & je ſerois enchanté de vous le faire paſſer, puiſqu'il vous fait quelque plaiſir. Ah Comte! vous êtes obligeant; mais ce ſeroit peut-être auſſi vous priver. Pardonnezmoi, Madame. -- Eh bien donc, vous me l'apporterez demain: mais qu'eſt-ce que je dis? je ſuis une étourdie; non, vous me l'enverrez. Ne me refuſez point, de grace, la faveur de le répéter avec vous. Vous le voulez abſolument; eh bien, ſoit: je ne ſors point l'après-dîner, je joue: vous trouverez une compagnie, qui vous amuſera certainement mieux que je ne pourrois faire. Le Comte alloit dire encore une de ces phraſes qui ne ſignifient rien, & qu'on eſt convenu de prononcer toujours, lorſque le concert finit. Mademoiſelle de Rosbel avoit paru rêveuſe, chagrine; & lorſque le Comte lui préſenta la main, elle retira la ſienne avec une douleur qui éclattoit, malgré les efforts qu'elle faiſoit pour la déguiſer. La Marquiſe s'étoit propoſée, comme on peut bien le penſer, d'enlever le Comte à ſa rivale en beauté. C'eſt une affaire décidée, diſoit-elle; j'en fais un inconſtant. Le Comte avoit un port noble, un air ouvert, une phiſionomie douce, qui annonçoit un cœur tendre & qui n'étoit pas trompeuſe: mais eût-il été laid, ſot & rebutant, la Marquiſe ſe le ſeroit attaché, uniquement pour déſoler Mademoiſelle de Rosbel, qui avoit l'inſolence de plaire beaucoup plus qu'elle. Il eſt une paſſion victorieuſe de l'amour; c'eſt la vanité. Le Comte, jeune & dans l'âge des deſirs qui nous trompent, avoit démêlé qu'il avoit ſu plaire à la Marquiſe. Il ne liſoit pas dans ſon propre cœur le véritable motif qui l'entraînoit vers elle. Flatté de cette conquête inattendue, il lui trouvoit pluſieurs charmes, garans de quelques plaiſirs.

Il faut l'avouer, peu d'hommes, même peu d'amans ſe refuſent à un amuſement qui s'accorde avec leur amour-propre. La tendreſſe de la ſenſible Rosbel étoit plus que ſévere; elle n'eût point, pour l'intérêt de ſa vie, donné la plus légere atteinte aux loix réprimantes de la vertu; & malheureuſement il eſt un âge où l'amant le plus généreux ne peut faire un ſacrifice égal à l'héroiſme d'une auſtere & chaſte amante. Le Comte étoit, tantôt retenu par ſon amour, tantôt emporté par le goût inné de la volupté.Indécis, violemment combattu, il paſſa le matin chez ſa vertueuſe maîtreſſe. Elle lui fit des reproches qui lui parurent durs, & auxquels il répondit mal. Il voulut l'appaiſer, elle lui refuſa une faveur légere: Allez trouver, lui dit-elle fiérement, allez trouver cette Marquiſe que vous me préférez; elle a des charmes que je n'ai point, vos plaiſirs ſeront plus faciles: vous n'avez point cette fauſſe délicateſſe qui en allarmeroit un autre ſur le partage... Le Comte piqué de cette bouderie, (car les hommes n'aiment point les ſcènes) vola chez la Marquiſe: C'eſt une coquette, diſoitil; mon cœur ne court aucun riſque avec elle: il eſt tout à ma chere, à mon infléxible Rosbel; mais je puis, ſans manquer à l'amour, ſatisfaire un goût paſſager. Cette fiere Rosbel! Oui, oui, je ſerai plus reſpectueux avec elle, ainſi qu'elle l'exige. C'eſt ſa faute, après tout, ſi je lui deviens infidele; pourquoi me rebuter ſi cruellement? Ainſi les hommes rejettent ſur le compte de leurs maîtreſſes, les perfidies dont ils ſe rendent coupables. Quand ce ſexe deſpotique deviendra-t-il équitable?

CHAPITRE X L'Embarras.

Le Comte entre chez la Marquiſe: Vous voilà, lui dit-elle; mais vous êtes charmant, je craignois fort de ne point vous voir d'aujourd'hui: une minute plus tard vous ne me trouviez plus; j'avois formé une partie, mais je la romps à cauſe de vous. -- Je ſuis au déſeſpoir, Madame, d'avoir ſi mal pris mon tems: je ne ſouffrirai point que vous me faſſiez un pareil ſacrifice; & loin de vous importuner ... -- Pardonnez-moi, vous m'importunerez, & juſqu'au ſoir, je l'ai réſolu. Je ne ſors point, entendezvous? je vais même envoyer dire que j'ai la migraine, & qu'on ne doit pas compter ſur moi. La politeſſe défendoit au Comte d'inſiſter plus longtems.

On donna trois minutes au duo; on décida de la muſique & des paroles, comme on décide à Paris, en deux mots; & après cet oracle irrévocable, prononcé du ton le plus tranchant, le plus déciſif, on abandonna ce ſujet, pour paſſer à un autre plus intéreſſant.Ne me trouvez-vous pas ſinguliere, dit la Marquiſe; mais c'eſt qu'en vêrité, ceci a l'air d'un rendez-vous. Je n'y vois rien que de très-naturel, répondit le Comte. -- Il eſt vrai, je n'y penſois pas: je fais des réfléxions tout de travers quelquefois; mais, Comte, peut-être vous-même avez-vous quelqu'affaire? je vous dérobe des inſtans précieux; par exemple, je prive la charmante Rosbel d'un plaiſir que ſûrement elle m'envie. Ah! Madame, ſi ce que vous dites étoit vrai, j'en ſerois bien dédommagé. -- Point du tout, vous ne penſez point ce que vous dites; je ſais lire dans le cœur: la jeune Rosbel eſt ſingulierement jolie; oui, elle eſt très-bien. Vous vous taiſez, ne ſeriez-vous point de mon avis? J'ai ſurpris votre ſecret; raſſurez-vous, je ſuis née diſcrette. -- Madame, quand on eſt avec vous, pourroit-on s'occuper de quelque autre? -- Mais, c'eſt qu'auſſi la petite Rosbel eſt bien imprudente, je vous en avertis; elle vous dévore des yeux devant une nombreuſe aſſemblée: elle pâlit, rougit vingt fois dans un quart-d'heure, & tout cela à propos de rien. C'eſt une ame neuve, ingénue; mais elle ignore abſolument les uſages du monde. Elle ſe rendra ſouvérainement ridicule, ſi elle continue. Il faudroit un peu la former, mon cher Comte: allons, je veux être votre confidente; comment êtes-vous avec elle? où en ſont les choſes? a-t-elle bien des caprices, des fantaiſies?

elle eſt dans cet âge où l'on fait l'enfant, ou plutôt, où l'on met l'enchere au plus haut prix. -- Le Comte s'efforçoit de faire prendre un autre tour à la converſation; mais l'impitoyable Marquiſe le ramenoit ſans ceſſe ſur le même ton. Son deſſein étoit de ridiculiſer ſa rivale, certaine que c'étoit la playe la plus dangereuſe qu'on pouvoit faire à l'amour-propre d'un amant.

Tout le monde peut être méchant; mais n'eſt pas malin qui veut. La malicieuſe Marquiſe avoit le talent ſuprême de donner des ridicules à ce qui en paroiſſoit le moins ſuſceptible.

Le Comte n'étoit pas aſſez formé, pour parer avec le bouclier de la raiſon, ces traits qu'elle aiguiſoit avec tant d'art. Oui, ajoutoit-elle, Mademoiſelle de Rosbel eſt née grave, poſée; c'eſt une Pallas, une Minerve, on dit même qu'elle eſt ſavante. L'économie de ſa maiſon ſe peint ſur ſon viſage. On voit, juſques dans ſes habillemens, qu'elle eſt rangée, prudente, ſage, reſervée. Elle moraliſe ſur-tout avec une profondeur qui m'étonne.

Jamais chez elle, dit-on, on ne joue; on ſe retire toujours avant minuit.

Elle aime ſon tuteur, comme ſon pere; elle tient ſes comptes très-exactement, calcule avant de dépenſer, & calcule encore après. Elle fera une bonne maiſon; ce ſera une excellente ménagere. Quand elle aura des enfans, (& ce ne ſera pas pour peu,) elle leur ſervira de bonne, de gouvernante, leur donnera le ſein.... Eh Madame! c'eſt ce qu'elle pourroit faire de mieux, dit le Comte un peu impatienté; &, ſans vouloir faire ici le Caton à mon âge, je ſoutiendrai que tout ce qui remplit les devoirs de la nature, eſt auguſte & attendriſſant.

Je ne vois rien de plus reſpectable qu'une tendre épouſe, une digne mere, qui s'occupe de ce qu'elle a en effet de plus cher dans le monde, de ſon mari, de ſes enfans: elle eſt chérie, reſpectée; elle répand le goût de la vertu, & en fait reſpirer le charme. Fort bien! répétez, je vous prie: n'eſt-ce point là de la morale que vous venez de me débiter? En verité, cette façon de penſer vous rend vous-même très-reſpectable. Soutenir, à vingt ans & avec chaleur, qu'une femme doit allaiter ſes enfans, oh!

c'eſt une choſe remarquable. Avec le tems, vous ferez un fort beau livre.

Vous avez de grandes idées, à ce que je vois. Formez-vous ainſi la petite Rosbel? ou ſeroit-ce elle qui vous formeroit? Dites moi, de grace, depuis quel tems êtes-vous enchaîné à ſon char? Depuis un an, m'a-t-on dit. Voilà toutes les vertus raſſemblées!

la conſtance, la fidélité. A merveilles: je ſuis sûre que, malgré cela, elle affecte encore des rigueurs: cela eſt dans la regle; car (puiſqu'il faut vous le dire) comme la ſageſſe d'une femme ſe meſure au petit nombre d'amans qu'elle a, je crois votre Rosbel infiniment ſage. -- C'eſt ce qui me la fait chérir, eſtimer. -- Sérieuſement?

quoi, vous allez juſqu'à adorer ſon artifice! Elle eſt très-adroite, à ce que je vois; elle n'eſt pas ſi neuve; elle vous tient dans ſes filets, vous n'en ſortirez qu'à bonne caution; vous irez juſqu'au Sacrement, prenez-y garde, c'eſt moi qui vous en avertis.

Cela ne laiſſera pas que de faire beaucoup d'honneur à votre dextérité.

Le Comte avoit pris le parti de garder le ſilence; & contemplant la Marquiſe, il diſoit en lui-même: que de charmes! quel eſprit original & fécond en ſaillies! quel dommage que de faux principes gâtent ce même eſprit! La Marquiſe ennuyée de ce flegme obſervateur, ſe leva, appella le Comte Monſieur le Philoſophe; & le nom lui en reſta dans la ſuite. Elle lui demanda, en riant, les livres de Platon, le perſiffla tout à ſon aiſe, & tout-à-coup demanda ſes chevaux. Quoi, Madame, vous ſortez? Vous voyez qu'il faut peu compter ſur les promeſſes des femmes; elles changent d'un inſtant à l'autre: je vais à la comédie. -- Mais il eſt de trop bonne heure. -- Je m'arrêterai au Luxembourg. -- Je me flatte que vous ne me refuſerez pas le plaiſir de vous accompagner. -- Tout comme il vous plaira, M. le Philoſophe.

Le Comte donna la main à la Marquiſe. Elle le déſeſpéroit par cent traits piquans; mais cette petite humeur ſatyrique lui plait & l'enchante.

Elle, de ſon côté, avoit formé le projet de le ſoumettre; mais, en même tems, elle vouloit traîner l'affaire en longueur, en lui offrant une eſpérance toujours menſongere; le tout pour le détacher inſenſiblement de Mademoiſelle de Rosbel: c'étoit-là où la Marquiſe vouloit l'amener. Elle alloit mettre en uſage tous les reſſorts de la coquetterie la plus rafinée. Le Comte ébloui par quelques appas, ne ſoupçonnoit point qu'il alloit s'enchaîner, à ſon inſçu & même contre ſon gré.

A peine furent-ils en loge, que celle qui étoit en face s'ouvrit; & la premiere perſonne qui ſe préſenta fut Mademoiſelle de Rosbel. De pareilles rencontres ne manquent jamais. Sa préſence fut pour le Comte un coup de foudre. La joie de la Marquiſe en devint immodérée. Souris affectueux, regards tendres, air, propos myſtérieux, elle employa tout pour perſuader à ſa rivale & au public, que le Comte étoit à elle.

La tendre Rosbel, les regards baiſſés, le cœur preſſé du poids de ſa douleur, oſoit à peine gémir. Deux ou trois fois ſes regards avoient cherché les yeux du Comte; & le Comte, dans ſa confuſion, avoit évité les ſiens.

ll étoit donc coupable! Cette idée affreuſe la perſécutoit: elle auroit voulu s'arracher du ſpectacle; mais elle n'en eut pas la force. Une curioſité fatale la pouſſoit à ſuivre tous les mouvemens du Comte, lors même que ſon ame en étoit déchirée. Il ſe trouvoit dans la ſituation la plus embarraſſante pour un homme d'honneur.

A la faveur de la piece qui étoit une tragédie, l'infortunée crut pouvoir répandre quelques larmes; mais ces larmes n'étoient pas dues à l'auteur du drame. Perſonne ne pleuroit qu'elle.(1)

Son amant vit couler ſes larmes; & en en devinant la vraie cauſe, il n'oſoit ſe promettre de pouvoir les ſécher.

La Marquiſe triomphoit, en liſant ſur le front de ſa rivale le ſombre abattement du déſeſpoir.

Immobile & plongé dans une rêverie profonde, n'entendant rien, diſtrait & répondant tout de travers, le Comte ſe laiſſa ramener. On fit de lui tout ce qu'on voulut. Il n'avoit qu'un objet en tête. Son air, ſon ton, peignoient un homme égaré. La Marquiſe jugea qu'il s'éloigneroit d'autant plus de ſa triſte amante, qu'il l'auroit offenſeé davantage. Mais elle prépara à ſon cœur des coups mille fois plus ſenſibles.

Elle n'auroit pas été ſatisfaite, ſi la main de ſon amant ne les eût portés elle même. En n'oſant ſe repréſenter aux yeux de celle qu'il aimoit, le Comte ſe livroit avec plus d'aſſiduités à la Marquiſe, qui, par une gradation ſavante & bien ménagée, le diſpoſoit à recevoir les loix qu'elle s'apprêtoit à lui dicter.

CHAPITRE XI.

Le Corrupteur.

Il ſe trouvoit dans la ſociété de la Marquiſe, un de ces hommes qui n'ont ni principes, ni mœurs; mais qui cachent la perverſité de leur caractère ſous ces dehors brillans & ce ton léger qui en impoſent. C'étoit le Chevalier de Soudris: Il avoit vécu familierement avec Madame de Lorevel, & tenoit d'elle cet eſprit d'intrigue & de baſſeſſe, dont il faiſoit profeſſion preſqu'ouverte: mais il avoit l'art de ſuppléer chaque vertu par une bienſéance. D'une politeſſe affable, il avoit un eſprit cauſtique & mor dant. Au raiſonnement, il ſubſtituoit une ſaillie vive; & poſſédoit le talent d'étourdir ſon adverſaire, lorſqu'il ne pouvoit triompher autrement. Un long uſage des femmes lui avoit fait connoître toutes leurs petiteſſes, & ce caractère double & faux, qu'elles tiennent, ſoit de la nature, ſoit de l'éducation, ou plutôt de ces deux cauſes réunies. Enfin, méchant par principes, & intrépide flatteur, lorſqu'il y trouvoit quelque intérêt, ces deux traits acheveront de le peindre.

Inſtruite des deſſeins de la Marquiſe ſur ſa rivale, & ne lui reprochant jamais que de faire les choſes à-demi, Madame de Lorevel ſe chargea du ſoin de cette vengeance. Vous voilà bien embarraſſée, lui dit-elle un jour; pour mieux réuſſir, nous porterons les choſes à l'extrême. Je parlerai à Soudris: nous verrons, lorſque Angely ſera endoctriné par un pareil maître, quelle mine fera la vertu de la tendre Rosbel. Soudris eſt éloquent.... En vérité, cette fille eſt ma bête: laiſſez-moi faire; je donnerai les inſtructions néceſſaires à Soudris; & dans peu...

nous verrons.

Celui-ci qui ne cherchoit qu'à corrompre, (car l'homme, né méchant, voudroit que tous les autres lui reſſemblaſſent) ſe fit une affaire capitale de pervertir le jeune Comte. Il mit toute ſon étude à détruire en lui cette modeſtie, cette douceur innée, qui lui donnoient un air honnête & intéreſſant. Pour mieux le ſéduire, il l'aborda avec le ton de l'amitié, l'écouta attentivement, & parla même de philoſophie.A quelques jours de là, une diſpute vive & agréable s'éleva entr'eux, & conduiſit le Chevalier à déployer ſes idées. Après avoir montré qu'il étoit au fait des différens ſyſtêmes, qu'il les connoiſſoit & ſavoit les apprécier l'un par l'autre (ce qui, ſelon lui, étoit la meilleure maniere de les juger) il commença par vouloir le dégoûter de tous ces livres. J'en ſçais moins que vous ſur ces matieres, diſoit-il; & chaque jour, lorſque je rencontre ces Meſſieurs, j'humilie leurs ſuperbes raiſonnemens. Mais, au fond, que nous ont-ils appris?

Ces demi-lueurs de la Philoſophie, ces traits demi-hardis ne ſignifient rien: moi, j'ai mieux ſondé, mieux vu l'homme. L'Ecrivain connoît toujours certains ménagemens; j'ai déchiré le bandeau qui cachoit la vérité, ſans crainte, ſans reſpect ſervile. Nous autres nous n'écrivons rien; nous ne cherchons pas l'éloge du vulgaire: mais la morale, les principes, les ſyſtêmes des gens du monde ſont les mêmes en tout tems. Ils ne changent point, ils ſont invariables & sûrs.

Croyez que je marche ſur un terrein ſolide, & que j'ai pour baze, le phare de tous les ſiecles, l'expérience. Dix volumes de raiſonnemens ne valent pas le trait lumineux d'un fait. Mais il n'eſt pas tems encore de vous expoſer ces connoiſſances importantes & myſtérieuſes. Sans doute, que vous ne conſentirez pas à végéter comme le vulgaire, qui hape toutes les ſottiſes qu'on lui préſente. Je vous révélerai ma façon de penſer.

Mais, avant tout, il faut commencer par ce qui intéreſſe le plus à votre âge; les femmes! Vous ne les connoiſſez pas, mon cher ami: vous vous conduiſez près d'elles en jeune-homme; bientôt il vous faudra prendre d'autres ſentimens. J'ai remarqué qu'hier ſur le ſoir vous rodiez autour de la maiſon de la gentille Rosbel, pour ſurprendre, ſans doute, la rare faveur de l'appercevoir à ſa fenêtre. Parbleu, vous êtes bien bon! on eſt revenu de la ſottiſe de riſquer à s'enrhumer; il faut laiſſer cette froide extravagance aux graves Eſpagnols. On ne ſe rend plus auprès du beau ſexe, s'il ne nous applanit juſqu'aux moindres difficultés.

Si l'on ſavoit cela, vous ſeriez un homme perdu, mais à n'en pas revenir. -- Vous voulez rire, Chevalier; offenſe-t-on ainſi celles qui font notre bonheur? L'adorable Rosbel ne mérite ni ces ſoupçons odieux, ni ces railleries inſultantes, & ſa vertu doit être reſpectée. -- Elle pardonneroit plutôt cette offenſe prétendue, qu'elle ne pardonneroit votre étrange conduite. Parce que vous avez eu enſemble, dit-on, une petite brouillerie, vous la fuyez! Que vous êtes loin de connoître ce ſexe que vous idolâtrez! Sachez que les femmes ſe reſſemblent toutes: non-ſeulement elles aiment les témérités, mais même elles les ordonnent; & elles mepriſent ceux qui n'entendent rien à ces regards, aſſez expreſſifs cependant, & qui diſent: oſez avec myſtere, oſez dans le ſilence. Je riois, il y a huit jours, des propos que vous teniez à cette belle: vous lui parliez de ſes oiſeaux, des romans que vous aviez lus, des pieces du jour; & tout cela ſans l'art de lui parler de vos feux. Elle vous écoutoit d'un air diſtrait, rêvoit, ne reſpiroit plus. Son maintien touchant, ſes ſoupirs, accuſoient votre inhumaine tiédeur, ou plutôt votre ſottiſe. En vérité, elle ne peut plus y tenir; & ſi vous continuez, elle mettra quelqu'un à votre place. -- Vous la connoiſſez mal, Chevalier; j'ai voulu quelquefois lui baiſer la main, j'ai compris par une réſiſtance très ſincere ... -- Lui baiſer la main! reprit de Soudris en éclattant de rire, c'eſt bien là la route des plaiſirs! De bonne foi, vous imaginez-vous que ce ſoit-là le moyen de ſubjuguer cette pudeur momentanée, qu'une femme arme toujours ſeulement pour la forme. Si elle juge de votre amour par vos careſſes .. -- Le reſpect, je crois, ſignifie un amour plus tendre, & peut-être même plus vif que ... -- Un campagnard n'auroit pas mieux dit, mais il ſeroit moins ſtupide que vous. Vous avez le malheur, je vois, de ne croire ni à la chaſteté, ni à la vertu des femmes. -- Ces grands mots ſont du dernier ridicule: je vais vous prouver que vous manquez eſſentiellement aux femmes, ſi vous ne leur tenez pas ce que vos empreſſemens leur promettent.

Pourquoi flattez-vous leurs oreilles de mille éloges flatteurs ſur leur beauté, pour dédaigner enſuite leurs appas, en ne leur rendant pas l'hommage qu'ils attendent. -- Ah! Chevalier, cette façon de penſer leur eſt trop injurieuſe: ce n'eſt point aſſurément ce motif qui ſert à déployer & leurs graces, & leurs charmes; rentrées dans tous les droits de la ſociété, dont nos ayeux barbares les avoient privées, nous conſultons nos intérêts, en les admettant pour les compagnes de tous nos plaiſirs. Avouons que ce ſexe aimable que l'injuſtice calomnie, forme nos cœurs, & y fait éclore une certaine délicateſſe qu'il ne pourroit acquérir ailleurs.

Pourquoi n'arrêtez-vous vos regards que ſur le plaiſir qui détruit tous les autres, tandis qu'il en eſt mille autres plus vrais & plus charmants, qui naiſſent en foule en leur ſeule préſence. J'ai conçu une vénération trop tendre pour les femmes, pour m'expoſer à leur faire la moindre offenſe, dont leur front puiſſe rougir.

De Soudris affectant un air ſérieux & moqueur, reprit: Vous avez la meilleure grace du monde à ſoutenir, pareille maxime. Avec cette figure les offenſer! vous êtes un homme curieux.

Vous croyez entendre les intérêts des femmes mieux qu'elles-mêmes, apparemment? Vous euſſiez été un amant parfait, du tems de l'Aſtrée. Comme tout eſt mode ici-bas, & rien de plus, nos beautés gémiſſoient alors ſous un joug fort rude; c'étoit un véritable eſclavage. Nos jeunes gens, reſpectueux, timides, déſeſpéroient, à force d'hommages, l'idole qu'ils encenſoient.

Ce ſexe aimable, né pour la volupté, languiſſoit dans un dépit ſecret, en voyant ſes paſſionnés adorateurs ſe conſumer en ſtériles ſoupirs. -- Je vous arrête ici: avouez que l'amour étoit alors plus vif, ſes moindres faveurs devenoient plus précieuſes, & ſon triomphe étoit une eſpèce d'apothéoſe qui vous élevoit au rang des Dieux. -- Avouez auſſi, petit cœur enflammé, que l'imagination abuſoit cette foule de fanatiques, qui donnoient à leurs illuſions une valeur imaginaire, plus grande que la valeur réelle. -- Qu'importe, s'ils étoient plus heureux. -- Eh non, ils étoient dans le délire, & non dans la volupté; & l'erreur même, en fait de plaiſirs, eſt dangereuſe. Le plaiſir, pour être goûté, doit être commode & facile.

Une aimable aiſance a ſuccédé à cette faſtueuſe ſévérité. Les femmes goûtent le plaiſir, dès qu'elles peuvent le ſentir; & elles le goûtent dans preſque tous les âges de leur vie. Dès qu'elles eurent eſſayé de cette nouvelle méthode, elles n'en ont point voulu d'autre, & diſpenſerent les hommes de ces reſpects où elles n'étoient que de triſtes divinités, qui, ſemblables à celles de l'antiquité, avoient des yeux, & ne devoient pas voir; & qui, pour plus grande reſſemblance, ne goûtoient jamais des préſens qu'on offroit ſur leurs autels. Le plaiſir qui les viſitoit ſi rarement, vient, à la renaiſſance de chaque aurore, embellir la chaîne de leurs jours. L'amour a perdu ce ridicule jargon, cet apprêt menſonger qui défiguroit ſa riante enfance. L'artifice des ſentimens ne vient plus empoiſonner l'art de jouir. Cette fadeur, qui filoit triſtement des jours lugubres, n'eſt plus d'uſage. On eſt preſſé de vivre & de jouir, & cette philoſophie s'accorde au peu de durée que nous donna la nature.

Rien ne trouble plus la tête d'un jeune-homme inexpérimenté, que le ton avantageux que prend un fat renommé. D'Angely fut ébranlé: ſon dangereux corrupteur ajouta, pour lui porter les derniers coups: Si vous ne ſecouez ces étranges préjugés, que voulez-vous qu'on faſſe de vous? Vous porterez un front glacé dans les cercles les plus brillans; & dès que vous ouvrirez la bouche, le froid poiſon de l'ennui ſe communiquera dans toute l'aſſemblée. Pour ſubjuguer les femmes, il faut les tenir dans la dépendance, il faut ſur-tout leur montrer un air impoſant. Les ſots ont blâmé la fatuité; ce n'eſt au fond qu'un maintien qui annonce la ſupériorité. Ne renonçons pas aux droits que nous tenons de la nature. Nous pouvons nous eſtimer, en tout ſens, fort au-deſſus des femmes: ſi elles vous découvrent vraiment paſſionné, vous tombez pour jamais dans leurs filets. L'art eſt de paroître compatir à leurs beſoins, de ſembler leur dire: Oui, Meſdames, on vous entend, on aura ſoin de vous. Gardez vous ſur-tout de conſtance & de fidélité. Une femme, dans la ſociété, n'eſt qu'un joli bijou; on le prend, on l'examine, on le rend, il paſſe de main en main, & chacun doit, à ſon tour, en paſſer ſa fantaiſie.

CHAPITRE XII.

Le Piége tendu.

Le jeune Comte rêva tout le ſoir à l'entretien qu'il avoit eu avec Soudris. Son cœur ne goûtoit point ſes maximes; mais il avoit été ébloui de ces propos légers, qu'animoit encore cet air de conviction qui les rendoit plus ſaillans. Le lendemain, il vint trouver de lui-même ſon aimable & perfide ſéducteur. Il ne manqua point de reprendre la thèſe de la veille; & flatté de l'attention qu'il inſpiroit, telles furent ſes paroles: Cher Comte, l'impreſſion que le monde fit d'abord ſur moi, fut trèsforte. Sans un homme éclairé, qui me rendit le ſervice que je vous rends aujourd'hui, j'allois perdre la tête à ce brillant ſpectacle, & me faire timpaniſer. Ainſi un payſan qui, pour la premiere fois de ſa vie, vient à l'opéra, ouvre de grands yeux, tient la bouche béante, & croit voir des colomnes d'or maſſif dans du carton coloré. Je veux vous former, comme il en a agi à mon égard, par les leçons frappantes de l'exemple.

Hier; vous vous préſentâtes avec grace & avec nobleſſe: vous étiez bien; votre figure paroiſſoit dans tout ſon avantage. Moi, qui vous connois, je fus étonné de votre eſprit. Vous avez dit mille choſes ſpirituelles & obligeantes à la Marquiſe qui étoit auprès de vous: elle en fut charmée; mais, content de montrer de l'eſprit, vous ne fites point attention au reſte.

Elle perdit avec vous des geſtes, des regards, des demi-mots, qui avec un autre l'auroient méné loin le même ſoir. Pendant ce tems, la tendre Rosbel friſſonnoit. Son viſage a changé vingt fois de couleur. --- Sérieuſement, vous l'avez vue émue juſqu'à ce point?

Eh bien, quelle impreſſion croyez-vous que j'aye fait ſur ſon ame? Un peu forte, je penſe; & ſi vous ſaviez profiter... -- Que dites-vous?

nous ſommes brouillés, & je ne ſais trop pourquoi: elle eſt un peu jalouſe. -- Oh! l'excellente choſe que d'être brouillés! Que le raccommodement eſt vif & délicieux! & puis, par deſſus tout cela, un petit grain de jalouſie: allons, allons, elle eſt à vous. -- Je ne vois point cela. Quoi? vous n'avez apperçu ni ſon dépit, ni ſa charmante petite fureur, qui éclatoient ſi viſiblement: le moment étoit favorable; en volant chez elle le ſoir même, vous euſſiez tout obtenu. Vous avez vu cet Abbé, qui débitoit cent impertinences avec un ſang-froid admirable: il perſiffloit aux oreilles de la Marquiſe; elle en parut excédée. Eh bien, je vous ſuis garant qu'elle a paſſé la nuit dans ſes bras. Oh, que la Marquiſe diſpoſe d'elle, je n'en ſuis point jaloux; mais vous croyez qu'en effet l'adorable Rosbel a marqué quelque tendreſſe en ma faveur? -- J'en ſuis très-certain; il y entroit même quelque choſe de mieux.

Je m'y connois: ſon dépit étoit enchanteur; c'eſt bien la plus aimable boudeuſe; ſon joli courroux eſt ſi naïf, ſi délicieux; en vérité, avec un peu d'adreſſe... Mais vous avez commencé avec elle par être raiſonnable; vous ne ſçauriez croire dans quel embarras vous vous êtes mis. Il ſaut faire du chemin pour retourner ſur vos pas: le plutôt, croyez-moi, eſt le meilleur.

Abjurez ce vieux code amoureux & gothique, prenez un air conquérant, confiant en votre propre mérite; il faut ſentir ce que l'on vaut. Supprimez ces termes d'amour, de tendreſſe, de fidélité, de conſtance. Je vous l'ai déja dit, tout a changé. Vous ſeriez auſſi ridicule de rappeller l'ancien tems, que de prendre les habits du ſiecle de François I.

Eſt ce que les mœurs ne ſeroient plus de miſe? -- Les mœurs! les mœurs! voilà de ces mots auxquels on n'attache aucune idée; mais, au fond; ce n'eſt point autre choſe que la maniere actuelle dont on vit: or, il faut prendre l'eſprit & l'uſage de ſon ſiecle, ſur-tout lorſqu'ils régnent auſſi légitimement. Autrefois on poſtuloit dix années la précieuſe faveur de baiſer la main de ſa maîtreſſe; on s'eſt apperçu qu'on étoit ſouvérainement dupe, & ſottement ridicule: voici comme la révolution s'eſt faite.

Il s'eſt trouvé des gens ſages, ménagers du tems, ennemis de la contrainte, qui parurent fort mécontens de cette gêne éternelle. Alors il ſe préſenta des beautés qui prévinrent les deſirs de la jeuneſſe. Cette méthode parut charmante: on vit qu'une femme, après tout, en valoit à peu près une autre; on ceſſa de faire ces ſacrifices héroiques, qui coûtoient beaucoup aux amans, & qu'ils ne faiſoient que par une eſpèce de fanatiſme.

On vit qu'en épargnant le tems, on en donneroit davantage à la patrie, aux arts, à l'amitié, qui doivent marcher avant tout. C'en étoit fait des femmes, ſi elles ne ſe fuſſent ſagement aviſées de céder au goût général. Plus les ſiecles s'éclairent, plus l'on donne d'aiſance & de facilité au plaiſir. Les choſes ſe préſentent alors ſous leur vrai point de vue: on devint économe du tems; &, comme le dit ſi bien le léger, le profond, le galant Fontenelle, on prit à chaque fois les jettons en main, pour demander, combien cela vaut-il?

Aujourd'hui nos femmes ſe trouvent très-bien de la nouvelle méthode.

Qu'on eſſaye de les remettre dans la voie lente des gradations, & vous verrez combien elles préférent ce ton facile au ton antique. Ce qu'il y a d'excellent, c'eſt que les femmes, voyant que nous étions des volages, des inconſtans, & par fois des perfides, ont imaginé un équivalent admirable. Elles ne reconnoiſſent plus le lendemain l'homme de la veille: ſi l'on veut ravoir leurs bonnes graces, il faut chaque jour recommencer ſur nouveaux frais. L'importun eſt congédié net; l'homme nouveau eſt admis ſans délai. Que dites-vous de cet arrangement? n'eſt-il pas ingénieux? Quoi Monſieur! le monde ſeroit un tourbillon auſſi extravagant, auſſi rapide, auſſi changeant? -- Eh oui, pour faire fortune, il faut être fat, ou plutôt le paroître: on paſſe pour un homme charmant. Depuis quinze ans, je ne parle qu'à demi-phraſe, je coupe mes tons, je reſpire avec méthode, je ne ris qu'en fronçant les levres, je mépriſe tout: ce rôle que je joue étant applaudi, je pourſuis mon jeu; il eſt en vérité facile. Je me vois fêté, couru, deſiré, parce que je flatte les folies des femmes.

Ont-elles créé un mot nouveau, c'eſt moi qui le mets en vogue; veulent-elles faire courir une hiſtoire ſur le compte d'une autre femme, c'eſt moi qui la débite.

Votre bonheur dépend donc de la façon dont vous allez débuter ſur le théâtre du monde: tout comédien qui n'eſt pas inſolent, eſt mauvais acteur. Si l'on ſait que vous faites le Celadon auprès de votre Rosbel, ce ridicule vous ſuivra juſqu'à la décrépitude. Cette impitoyable Rosbel! allez, elle céderoit tout comme une autre, ſi vous ſaviez l'attaquer en forme. Les femmes, ſur ma parole, aiment à céder; mais elles veulent honorer au moins leur défaite d'une certaine réſiſtance. Preſſez un peu cette beauté ſenſible, elle deviendra bientôt ſenſuelle.

Les honnêtes femmes ne ſont pas les plus difficiles à vaincre: au contraire, tout eſt nouveau pour elles, tout porte le feu dans leurs ſens inexpérimentés; & tel eſt ordinairement le plus sûr moyen, pour déterminer leur cœur. -- Vous croyez? -- oui, un peu d'audace, & vous m'en direz des nouvelles.

CHAPITRE XIII.

Le courroux d'une amante.

le mauvais génie qui inſpiroit de Soudris, ne manqua point d'empoiſonner l'eſprit du jeune Comte. Ajoutezy cette pente malheureuſe qui nous porte vers des vices brillans. Il étoit jeune, il avoit des deſirs, il étoit ébloui de ces maximes pernicieuſes, débitées d'un ton convaincant & léger.

Le Comte forma l'odieux projet de ſubjuguer ſon amante. Il oublia les principes honnêtes qu'il s'étoit promis de ſuivre en toute occaſion. Ce triomphe ſe peignit à ſon imagination enflammée, ſous les couleurs les plus vives. De tendre & de reſpectueux qu'il étoit, il devint un homme vulgaire. Ce germe d'orgueil que nous portons tous dans le cœur, ſe développa dans le ſien; & le ſouffle corrupteur d'un homme né pervers, ſécha dans ſa fleur, cette innocence qu'il avoit juſqu'alors conſervée ſans tache.

Il n'avoit pas ceſſé de fréquenter la maiſon de Mademoiſelle de Rosbel; mais il y apportoit des airs, de la ſuffiſance, même une certaine impoliteſſe marquée. En ſortant de ſon caractère, qui étoit doux & raiſonnable, il n'étoit plus qu'un petit-maître manqué; car, malgré tous ſes efforts, il n'étoit pas né pour jouer le rôle d'un fat. Ainſi, un homme bien conformé n'imitera jamais qu'imparfaitement la démarche d'un boſſu. Son amante employa l'art le plus inſinuant, pour faire ſortir ſes ridicules à ſes propres yeux. Il ne cacha point qu'il ambitionnoit l'air avantageux, & qu'il venoit, par paſſe-tems, s'exercer en ſa préſence. Il répéta toutes les impertinences qu'il avoit entendues. Elle lui repréſenta que la raiſon & le bon ſens étoient ſon appanage, & que, content d'un lot auſſi heureux, il devoit voir en pitié la miſérable gloire d'un frivoliſte. Elle ajouta qu'il s'égaroit, en renonçant volontairement à l'eſtime des honnêtes gens, qui juſquesici avoient fait le plus grand cas de ſa perſonne, pour revêtir un caractère qui lui étoit étranger, & qui ne réuſſiroit jamais entre ſes mains.

Enfin elle fit parler ſa tendreſſe, & lui fit entrevoir que les ſentimens qu'elle avoit eus juſqu'alors pour lui, pourroient s'altérer, s'il continuoit un rôle auſſi faux, qu'il étoit indigne de lui.

Il répondit à ces ſages remontrances, par des mots ſonores & du perſifflage entortillé. Ses propos furent d'abord extravagans, ils ne tarderent pas à devenir libres. Alors ſon amante déguiſa la vive douleur qu'elle en reſſentoit, ne lui fit plus de reproches, & ſongea aux moyens de le ramener, en agiſſant avec lui, comme on agit envers ces inſenſés avec leſquels on diſſimule, pour mieux les guérir.

Elle feignit de ſe prêter à tous ces diſcours nouveaux pour ſon oreille: elle l'écouta patiemment, pour ſonder à quel degré de folie il étoit parvenu.

Notre jeune étourdi ne s'étoit pas même apperçu qu'il l'avoit offenſée.

Il prenoit ſa complaiſance attentive, pour une approbation tacite, & même pour un commencement de ſuccès.

Elle ne parloit preſque point, rêvant dans ſa douleur aux moyens de changer ce cœur qu'elle ne reconnoiſſoit plus. Elle pleuroit, lorſqu'elle étoit ſeule; mais elle ſéchoit ſes larmes, dès qu'il arrivoit. Elle ſentoit qu'il falloit rompre, ou le corriger. Alternative cruelle! cure difficile! réuſſiroitelle dans ſes deſſeins? Elle l'aimoit; elle trembloit à la fois de le perdre, & de le voir entrer dans le chemin du vice. Il fréquentoit la Marquiſe, & devenoit l'écho de toutes les extravagances dangereuſes qu'on débitoit dans cette maiſon fatale aux mœurs, à l'eſprit, à l'innocence. Cependant elle ne déſeſpéroit pas encore de ſon cœur; elle ignoroit, hélas! qu'un ſcélérat poli y verſoit avec un plaiſir ſecret, le poiſon dont il auroit voulu infecter l'univers.

Il traînoit par-tout la malheureuſe victime qu'il vouloit achever de corrompre: il lui inſpira le goût de la chaſſe, goût infortuné; il le familiariſa avec les jeux de hazard. La converſation frivole & licentieuſe tomboit toujours ſur les femmes, qui étoient traitées ſans ménagement. Il ne goûtoit pas, il eſt vrai, ce dur mépris pour les hommes, que Soudris affectoit; mais il ne comptoit épouſer que l'eſprit du ſiecle, & à ſon inſçu, il buvoit l'oubli des devoirs les plus ſacrés. Un ſoir il rendit une viſite à ſon amante: il la trouva ſeule, contre ſon ordinaire; appuyée un coude ſur une table, un mouchoir à la main, elle venoit d'eſſuyer quelques larmes. Comment, dit-il en entrant, de la triſteſſe, je crois? Comment pouvez-vous vous livrer à une humeur noire? -- Et vous, Comte, comment pouvez-vous être ſi changé en ſi peu de tems? -- Moi, changé! point du tout. Je vois bonne compagnie, où régnent toute ſorte de divertiſſemens.

Je cours le cerf, je tue des lievres, j'abats des perdrix, je roule le cornet toute la nuit; oh! voilà ce qui s'appelle avoir du plaiſir, & du plus rare.

Vous êtes jalouſe de la Marquiſe, je le vois: ne craignez rien, la Marquiſe eſt une folle; il eſt bon quelquefois d'avoir fait proviſion de folie, cela a ſon utilité. J'aime la gaîté, mais croyez-vous que l'on s'attache; non, on voltige, on papillone, & on revient à l'objet le plus digne de vous fixer.

Je ne ſuis qu'à vous, vous que j'aime & que j'aimerai toujours. -- Plut à Dieu que vous diſiez vrai, Comte!

mais j'ai trop remarqué ... Elle baiſſa la tête, elle accompagna ces mots d'un profond ſoupir. -- O ciel! vous doutez que je vous aime, & ſur quel fondement? Je vous jure une ardeur éternelle: rien n'eſt égal au feu qui me conſume. Ordonnez, & de ma vie je ne verrai cette Marquiſe, puiſqu'elle vous eſt odieuſe: par quels ſermens faut-il vous raſſurer? Le Comte tombe à ſes genoux. Son amante accablée de ſes peines préſentes, attendrie par ſon aſpect, crut voir dans ces tranſports une lueur de repentir; elle attache ſur lui des regards languiſſans: Tout ingrat, tout barbare que vous êtes, lui dit-elle du ton le plus touchant, vous avez des droits ſur mon cœur; réparez les fautes que vous avez faites, corrigez-vous des ridicules, s'il m'eſt permis d'appeller ainſi les vices de votre âge.

Je ne veux que votre bonheur, & j'y ſacrifierois le mien. Levez-vous, je vous pardonne. (Le Comte ne ſe levoit pas-) Je n'ai point ceſſé de vous aimer: ſoyez déſormais plus fidele; & ſi vous voulez que je reſſerre ces nœuds que j'allois briſer ... Ah! interrompitil, faites le bonheur du plus tendre des amans, & il vous le jure, l eſt à vous pour la vie. -- Eh bien nous verrons; corrigez-vous, parlez à mon tuteur, il vous aime, il vous eſtime. -- Adorable Rosbel! qu'eſt-il beſoin ici de votre tuteur? l'amour nous ſuffit, l'amour n'a point de loix, l'amour eſt libre comme l'air, l'amour m'entraine.... Elle changea de couleur à ces mots; & ſe trouva obligée de le repouſſer, comme il s'approchoit pour lui ravir un baiſer. Le Comte, avec une audace qu'on lui avoit inſpirée & qui n'étoit point dans ſon cœur, tenta quelques libertés coupables. Il couvrit de feu le viſage d'une fille chaſte & vertueuſe: mais, en voyant ſes pleurs couler avec abondance, le rouge enflammé de ſa pudeur qui accuſoit ſa lâche témérité, il ne pouſſa pas plus loin l'outrage; car il n'étoit enhardi que par les funeſtes leçons de Soudris. Ingrat! s'écriatelle en ſe dégageant de ſes bras, vous n'êtes plus digne de moi: allez, fuyez, vous me rendez la vie odieuſe, je la déteſte; c'en eſt fait, je ne vous aime plus.... Fuyez, allez retrouver les cruels corrupteurs de votre innocence; allez vous livrer au vice, pour recueillir les fruits amers du repentir.

Bientôt vous perdrez, avec toutes les autres vertus, la probité; oui ingrat, la probité. Attaquer un ſexe foible & timide, qui pour défenſe, n'a que des larmes; déchirer un cœur qui vous aimoit, outrager celle que vous deviez reſpecter, c'eſt être auſſi vil que mépriſable; c'eſt imiter la baſſe trahiſon du brigand, qui ne doit ſa hardieſſe qu'à l'eſpoir de l'impunité. Ce dernier trait a deſſillé mes yeux trop longtems faſcinés, a rompu tous les nœuds qui m'attachoient à vous. Je ne verrai plus les hommes que comme des ſéducteurs barbares, qui ſe font un jeu de jetter le trouble & les allarmes dans nos cœurs, qui n'ont d'autre vertu que d'armer leur orgueil contre notre foibleſſe. Cette confiance réciproque qui formoit entre nous un traité ſecret, ne vous a point arrêté; elle n'exiſtera plus. Allez trouver ces femmes qui aiment la honte, & qui ſe font une gloire de leur opprobre.

le ſuis malheureuſe de vous avoir ſi mal connu: mais du moins je n'ai qu'à rougir de mon erreur; & vous, les plus juſtes regrets vous attendent.Le Comte effrayé, interdit, s'étoit retiré humilié, confus. Il courut raconter à Soudris le peu de ſuccès de ſon entrepriſe. La vertu qui n'étoit pas éteinte dans ſon cœur, lui inſpira quelques remords. Vous êtes un enfant, lui dit l'infame corrupteur; vous vous effarouchez d'un rien. Voilà les femmes! je les reconnois: elles ont toujours des larmes à leur commandement; elles n'épargnent point les figures de rhétorique, ni les épithètes, ni les grands mots; elles ont comme cela des phraſes foudroyantes, toutes préparées d'avance. Vous vous y ſerez mal pris, ſûrement; vous aurez été d'une gaucherie inſupportable: ce que c'eſt que d'être novice! -- Oh, ſes larmes étoient ſinceres! elles couloient du cœur. J'ai pleuré moi-même, & ſes reproches m'ont déchiré l'ame. J'ai, toute réfléxion faite, le plus vif chagrin de l'avoir offenſée. J'ai porté la douleur dans ſon ame, & jamais elle ne m'a cauſé le plus léger déplaiſir. Non, je ne pourrai plus ſoutenir ſes regards; j'y ai trop bien lu ma faute, ou plutôt mon crime. -- Son crime!

ah, le bon jeune-homme! votre crime eſt d'avoir été ſottement gauche. Vous n'avez point aſſez de manege; il faut abſolument faire un cours de galanteries. Croyez-moi, attachez-vous à la Marquiſe; elle vous dédommagera des rigueurs de la fiere Rosbel; elle vous formera en peu de tems. Endoctriné par elle, vous ne trouverez plus de cruelles, je vous en réponds. Adieu.

CHAPITRE XIV.

Le Piege.

Quand on a commis une faute, on craint les yeux de ſon juge; on l'évite, on le fuit, & pourquoi?

parce qu'on le voit ſouvent plus formidable qu'il ne l'eſt en effet. La tendre Rosbel auroit peut-être fait grace, en revoyant l'infidele repentant à ſes genoux: il s'en éloigna, ſe croyant indigne de pardon; & devint plus criminel, en jugeant ſon repentir inutile. Les charmes de la Marquiſe, ſes ſéductions, l'eſpérance du bonheur, tour-à-tour adroitement offerte, adroitement enlevée, acheverent de l'enflammer. Echauffé des deſirs de la jeuneſſe, il fuyoit celle qu'il aimoit, celle qu'il eſtimoit, pour voler dans les bras de celle qui lui promettoit la volupté, & qu'il mépriſoit peut-être. Etrange aveuglement! le Comte ne ſera excuſable qu'aux yeux de celui qui aura connu combien eſt ſubtil le poiſon qu'apprêtent les artifices magiques d'une Circé.

La raiſon qui en conçoit tout le danger, y ſuccombe encore; & l'on finit par chérir ce qui d'abord nous avoit revolté. Le Comte, en fréquentant la Marquiſe, s'accoutuma à ſon eſprit brillant & facile; il s'imbiba de ces maximes brillantes & fauſſes, qui écartent des droits ſentiers. Que l'eſprit eſt dangereux, quand le cœur eſt corrompu! Il devient, comme l'a dit un Poëte, l'orateur du vice & de la méchanceté. La Marquiſe fit des tableaux ſi vifs, ſi animés, ſi plaiſans, de la ridicule vertu & de la ſotte ſageſſe de la prude Rosbel; (c'eſt ainſi qu'elle la nommoit,) elle analiſa ſi ſingulierement les motifs qui rendent une femme réſervée, que le Comte s'imagina qu'il n'y avoit eu que du ſtratagême dans la conduite de ſon amante.

Les femmes, ajoutoit-elle, ſe connoiſſent mieux les unes les autres, que les hommes ne les connoiſſent.

Nous ne ſommes pas ſéduites, comme vous autres, par une figure. -- Oh!

je le ſais; au contraire, une figure vous donne plus d'attention à découvrir les défauts de celle qui la porte. Sans doute; & je vous le dis en amie, plus j'obſerve votre Rosbel, plus je trouve qu'elle ne vous convient pas; je dis, par ſes façons de penſer, par ſes ſentimens, & non pas ſeulement par ſa perſonne. -- Mais, Madame, de grace, connoiſſez-vous bien ſon caractère?.-- Allez, Monſieur, une fille n'a point de caractère; mais dès qu'elle eſt mariée, il lui en vient un bien marqué: celui de votre Rosbel, ſi je m'y connois, ſera bien indomptable. On épouſe de ces filles vertueuſes, puis on les connoît; c'eſtàdire, qu'on s'en repent toute la vie.

Ces filles ſi vertueuſes ont ſi peu de graces dans tout ce qu'elles font!

Voilà ce que c'eſt que d'être follement amoureux, & de ſe laiſſer mener comme un enfant.

Peu d'hommes ont le tact aſſez fin, pour diſtinguer la femme qui, entraînée par cœur, retenue par l'honneur, oppoſe une égale réſiſtance à ſa propre tendreſſe, d'avec celle qui marche de trahiſon en trahiſon, feint à chaque pas, & fait de l'amour un art ſubtil & compliqué. Il eſt ſi difficile de lire dans les cœurs, & ſur-tout dans celui des femmes, que le Comte, livré à l'inexpérience, étourdi dans un tourbillon d'idées factices, n'avoit pas encore arrêté ſon jugement ſur le compte de la Marquiſe.

Protée changeoit moins de formes, le Caméleon revêt moins de couleurs, Pomone ne trompa pas plus ſouvent le dieu des bois; toujours différente d'elle-même, on voyoit en elle une ſucceſſion de penſées toutes oppoſées entr'elles: il en étoit de même de ſes projets. Elle avoit enſuite l'art plus étonnant de les concilier, & d'échaper ainſi aux regards les plus pénétrans. Le vieillard, le fat, tous ſoupirent pour elle: elle ſeule poſſede l'art de paroître froide au milieu de leurs tranſports. Libre dans ſes propos, ſévere dans ſa conduite envers le Comte, elle avoit juré de l'enchaîder par tous les nœuds poſſibles. Le moucheron qui ſe débat dans la toile de ſa mortelle ennemie, eſt le portrait du Comte; il ſe livroit à des careſſes ſimulées. Pour que rien n'y manquât, elle s'aviſa de le rendre jaloux. Elle flattoit l'un d'un coup d'œil, l'autre d'un geſte, celui-ci d'une parole, & ſembloit favoriſer le mortel qui dans le fond lui étoit le plus indifférent; & pendant ce tems, elle étoit de la plus grande reſerve avec le Comte. Il ſe déſeſpéroit, car il avoit cru d'abord ſa victoire certaine.

Il ne ſavoit déja plus que penſer des maximes de Soudris, qui lui avoient paru inconteſtables. Il voyoit la Marquiſe agir bien différemment: ne pouvant concilier la théorie & la pratique, il ne s'imaginoit pas qu'il étoit joué des deux côtés.

Cependant ſon attente trompée donnoit une nouvelle pointe à ſes deſirs. Il ne la quittoit plus, par-tout il la ſuivoit: on le vit déſormais attaché à tous ſes pas, ne pouvoir vivre un jour ſans la voir. Elle triomphoit, elle le promenoit dans toutes les ſociétés, elle ſe faiſoit une fête de le rendre ridicule, elle raſſaſioit ſon amour-propre du plaiſir de montrer en tous lieux l'eſclave de ſes charmes. Il étoit d'autant mieux enchaîné à ſon char, que la chaine qui le lioit étoit inviſible à ſes propres yeux. Cependant, comme l'amour le plus vif ſe tourne en indifférence, s'il n'eſt pas nourri du moins de quelque eſpoir, l'habile Marquiſe, qui ſavoit que les refus doivent toujours être ingénieuſement préparés ou adoucis, pour prolonger l'illuſion favorable à ſes deſſeins, paroiſſoit faire naître l'inſtant de ſa victoire; &, ſans qu'il y parut de ſa faute, diſſipoit ſoudain ce phantôme illuſoire. Elle le mena ainſi quelque tems avec un art tout particulier. Quelques jeunes gens, il eſt vrai, pris ſans bruit, & quittés auſſitôt que pris, lui donnoient la patience de reculer ſa défaite auſſi longtems qu'elle le jugeroit à propos pour ſes propres intérêts.

CHAPITRE XV.

L'Epicurien.

On invita la Marquiſe à paſſer quelques jours à la campagne; mais, cette fois, ſans Madame de Lorevel.

Le ſejour de la ville lui étoit bien plus agréable; & le tourbillon du monde étant ſon élément, elle n'alloit qu'à regret dans des lieux où régnoit la ſimple nature. Quelle infortune! les traits qui partoient alors de ſes yeux, tomboient ſans fraper. Les arbres ſont beaux, mais ils ſont inſenſibles. Le Comte mit tout en œuvre, pour ſe faire mettre de la partie. C'étoit, dans le fond, la choſe du monde la plus aiſée; & les objections de la Marquiſe firent naître mille obſtacles, qui ne ſervirent qu'à l'enflammer davantage. Il fallut preſque une négociation, pour terminer cette affaire. Graces aux ruſes de Madame de Lorevel, qui appelloit ces artifices jouer la comédie, le Comte eut lieu de remercier encore la Marquiſe. Dans ſon enchantement, il ne ſoupçonnoit pas qu'on le trompoit. Il n'étoit occupé que de ſon triomphe, du plaiſir de ſe voir avec la beauté qu'il convoitoit, & dans la même maiſon. La liberté aimable qui regne à la campagne, l'uſage heureux d'oublier des régles gênantes, de mettre à part les grimaces d'une fauſſe bienſéance, le printems, ſon amour, ſa jeuneſſe, ſes deſirs, tout lui promettoit des plaiſirs d'autant plus vifs, qu'ils étoient depuis longtems attendus.

Je ne décrirai point cette maiſon de campagne; il ſuffit de dire que le maître étoit un Epicurien; l'on devine d'ici, que rien d'élègant & de voluptueux n'y manquoit. Il avoit ſu raſſembler une ſociété agréable & choiſie, c'eſt-à-dire, qu'il ne s'y trouvoit ni barbon, ni vieille fille; ainſi l'amere cenſure & l'inſupportable épiloguerie ne troubloient point la joie commune.

Point de ces diſtinctions de rang, point de cérémonies dans les repas, point de ces formules incommodes, uſitées dans ces triſtes maiſons où l'on parle toujours de s'en affranchir. On penſoit ce qu'on vouloit, & l'on s'exprimoit toujours bien; parce que l'aiſance dictant l'expreſſion, comme elle créoit la penſée, l'une & l'autre étoient néceſſairement juſtes. Ce qu'on faiſoit étoit ordinairement bien fait: on n'avoit deſſein que de s'amuſer, ſans prétention à l'eſprit, le plus cruel fléau de nos cercles modernes, & le plus impitoyable deſtructeur de la gaîté. Perſonne n'étoit chargé du pénible emploi de faire les honneurs; chacun devenoit maître dans le choix de ſes plaiſirs, & ils ſe trouvoient alors merveilleuſement aſſaiſonnés.

La Marquiſe fut d'abord tentée de faire la petite-maîtreſſe, de trouver tout pitoyable; mais voyant que ce ton ne lui réuſſiroit pas, elle l'abandonna. Un Philoſophe eſt le vrai contrepoiſon des femmes coquettes; c'eſt lui qui les corrigera, en ſouriant de leurs extravagances & des peines infructueuſes qu'elles ſe donnent. La Marquiſe fut charmante, pour la premiere fois de ſa vie. Elle étoit femme d'eſprit, elle prit le caractere du maître, & ne ſongea plus à tromper même ſon amant, tant l'exemple d'un Philoſophe aimable a de crédit ſur les eſprits qui paroiſſent le plus oppoſés au ſien.

Le Comte devenu amoureux dans toute la force du terme, ne négligea aucune de ces attentions délicates, de ces petits ſoins, que les femmes aiment tant à recevoir, parce qu'ils flattent publiquement leur amour propre. Pour l'encourager & le récompenſer à la fois, la Marquiſe l'inſtitua ſon favori; mais il n'en avoit que le titre. L'empreſſement qu'il marquoit monter en plus haute faveur, étoit trop agréable aux yeux de notre coquette, pour qu'elle ne prolongeât pas le tems de ſon eſclavage.

A table, les dames ſervirent, verſerent le champagne, en burent paſſablement ſans paroître y toucher, petillerent de l'eſprit qu'il inſpire; & les hommes, par une douce émulation, ſe firent gloire de prévenir tous leurs deſirs. Si l'on chanta, ce ne furent point ces fades madrigaux, ces couplets doucéreux, inſipides, qui n'ont que de l'eſprit, mais ces bons vaudevilles anciens, un peu libres, je l'avoue, mais ſaillans, animés, & qui paſſant de bouche en bouche, communiquent la joie qui les fit naître, & dont on peut ſur-tout répéter le refrein, ſans avoir appris la muſique. On évoquoit l'ombre de Pannard, le Comus de nos antiques feſtins; on ſe levoit, enſuite on danſoit en rond, & l'on faiſoit non un bal, mais une agréable orgie, dont le tumulte ne banniſſoit pas la gaîté. Le ſoir, on ſe promenoit au clair de la lune; & les échos voiſins répétoient les éclats d'une joie folâtre, qui n'étoit rien moins que factice. Etoit-on las, chacun ſuivoit ſon goût. Les uns ſe promenoient à pas lents dans des allées ſombres, rêvant à leurs amours: d'autres exerçoient leur voix au plus creux des bois; ceux-ci, dans un ſallon, liſoient des romans, ceux-là déclamoient Racine ſur le bord des fontaines. Il étoit même permis de rêver & de compoſer des vers, à condition cependant qu'on ne les réciteroit que lorſque Meſſieurs leurs Auteurs en ſeroient priés, mais très-inſtamment priés. Et je ſouhaite à mon cher lecteur, de ne tomber jamais entre les mains de ces petits & miſérables verſificateurs, qui vous aſſaſſinent chaque jour, malgré le mépris & l'ennui viſibles que vous inſpirent leurs productions auſſi triſtes que leur perſonne.

CHAPITREScène commune.

Il y avoit trois jours que la Marquiſe habitoit ce riant ſéjour, trois jours que le Comte la pourſuivoit, ſans pouvoir l'atteindre un ſeul inſtant, trois jours qu'elle le tenoit en haleine: le Comte ſérieuſement épris & à moitié furieux, la ſurprend un ſoir dans une allée écartée, & lui fait tous les reproches que lui dictent l'amour & le dépit. Elle fait ſemblant d'en rire; mais un moment après, elle laiſſe tomber une boëte, il la ramaſſe avec empreſſement, & va pour la lui préſenter. Gardez la, dit-elle, vous ne ſavez pas ce que vous me rendez. Il ouvre, il apperçoit le portrait de la Marquiſe; il tombe à ſes genoux, il baiſe ce divin portrait, & en devient mille fois plus enflammé pour l'original l'eſpoir de ces plaiſirs, dont l'idée ſeule eſt une volupté, embrâſe on cœur, ce ſont de nouveaux nœuds qui l'enchaînent; & loin de regretter les jours qu'il a conſumés près de la Marquiſe, il jure de lui conſacrer entierement tous ceux qui lui reſtent.

On dit que les amans ne dorment point, c'eſt une exagération. Je dirai ſeulement qu'ils ſe plaiſent à rêver, & que, ſur-tout à la campagne, ils ſe levent matin. Le lendemain, pour tout délai, le Comte deſcend au jardin avec l'aurore, ſous prétexte de la contempler. Il ſe met à cueillir des fleurs pour en compoſer un bouquet: il ſe promene, à pas lents, dans l'allée qui faiſoit face à la maiſon.

Sa marche eſt diſtraite, vagabonde, & ſemble tenir de ſa rêverie. Il apperçoit que les fenêtres de la chambre de la Marquiſe ſont ouvertes; bientôt elle y paroît elle-même, comme en paſſant. Elle va, revient, mais toujours feignant de ne point voir le Comte. Il attache ſes regards ſur cette heureuſe fenêtre: il ne la voit plus, il attend, elle reparoît, mais c'eſt comme un éclair. Tout le monde repoſoit encore: il monte précipitament, s'arrête, prête l'oreille, & frappe doucement. On le fait attendre: il gratte, mais tout auſſi prudemment. On ouvre enſin, on le gronde, mais c'étoit pour la forme.

On n'avoit jamais vu rien de tel; c'étoit une témérité affreuſe, inouie, impardonnable: d'ailleurs on n'avoit pas fermé l'œil de la nuit, on étoit à faire peur, on avoit une migraine épouvantable. Le Comte, ſon bouquet à la main, lui jure qu'elle eſt charmante, adorable, qu'elle n'a jamais été ſi belle, qu'il eſt idolâtre de ſes appas, qu'il n'a rêvé que d'elle. Il faut ſe figurer la Marquiſe dans un déshabillé blanc, en corſet, en mules légeres, l'œil vif, animé, tendre même; le ſourire engageant, le ſein preſque couvert, mais la jambe demi-nue; tantôt ſe couchant ſur une chaiſe longue, tantôt courant à ſa toilette, pour raccomoder le ruban couleur de feu, qui ſe marioit négligemment à l'ébene de ſa flottante chevelure; regardant tour-à-tour le miroir, le Comte, le jardin; baiſant ſon petit chien avec tranſport, & lui prodiguant les noms qui appartiennent à un amant chéri. Elle renouoit vingt fois ce ruban couleur de feu, qui ceignoit ſa tête altiere: c'étoit le diadême de la volupté. Elle étoit éblouiſſante en ce négligé charmant; & je ne ſais quelle nuance raviſſante embelliſſoit ſes yeux, & donnoit à tous ſes mouvemens une grace indéfiniſſable. Voyez, je vous prie, le Comte à ſes genoux, plein de cette douce fureur qui maîtriſe les ſens, la ſuppliant avec tout le feu, toute l'éloquence du deſir. Elle ſourit à ce ſpectacle enchanteur; elle jouit de ſes tranſports, de ſes ſermens, de ſes ſoupirs, qui l'attendriſſent, toute coquette qu'elle eſt.

Au moment où elle le voit le plus enſlammé: Comte, dit-elle, ſonnez, je vais me coeffer. -- Ah! Marquiſe, quelle cruauté, s'écrie-t-il! non, je ne le ſouffrirai pas; permettez que je remplace vos femmes, je ne me pique pas d'avoir leur adreſſe, mais le dieu des arts, l'amour m'inſpirera.... Ah!

je ſais faire merveilleuſement un chignon... Mais, que dis je, reſtez plutôt comme vous êtes, adorable! ſéduiſante! & mille fois trop!... Mais ne vous montrez ainſi qu'à mes yeux: vous embrâſeriez tous les cœurs, je ſerois furieux, jaloux, déſeſpéré; que le mien ſeul connoiſſe vos appas enchanteurs: non, jamais mortel ne les aura mis à ſi haut prix. -- Quelle folie, Comte! l'enfantine Rosbel, voilà la ſeule beauté dans l'univers, & celle qui a quelque empire ſur vous; mais, moi ... -- Moins que vous, cruelle, s'écria le Comte. (l'épithète fit rire la Marquiſe malgré elle.) Eh, vous n'y penſez pas, vous êtes un volage; vous manquez à la tendre Rosbel, vous lui avez juré de l'aimer toujours, je le ſais: ſi elle vous ſoupçonnoit infidele, comment oſeriez-vous reparoître à ſes yeux? peut-être qu'elle vous poignarderoit; c'eſt la beauté, la ſageſſe, la fidélité, la vertu... -- Que dites-vous? il n'eſt d'autre beauté que la vôtre, d'autre ſageſſe que de vous adorer, d'autre vertu que celle de vous ſervir. Ah!

je me reconnois: Rosbel, je l'avoue, me jouoit comme un enfant; mais je ſuis enfin détrompé; ſa tendreſſe n'eſt qu'artifice, ſes rigueurs n'étoient que feinte, ſa beauté n'eſt qu'un piége.

Mes yeux ſont deſſillés, je renonce à elle, je ne vois plus que vous, tout le reſte de l'univers a diſparu.

Ah dieux! cette nuit même, un ſonge, un ſonge m'a rendu heureux; ce n'étoit qu'un fantôme.... Ciel! c'eſt trop longtems ſupplier & gémir, je dois réaliſer ce charme brûlant que j'éprouvai ... Je veux... Arrêtez, dit la Marquiſe en le repouſſant avec des graces capables de l'enflammer davantage. -- Qui moi, que je m'arrête?

ah! dût la foudre me conſumer dans vos bras, je vous adore, rien ne peut m'arrêter. De quelle cruauté uſez-vous envers moi? mes tranſports vont m'ôter l'uſage de la parole: j'éprouve un plaiſir auquel il ne manque, pour être parfait, que d'être partagé. La Marquiſe vit dans ſes yeux qu'il diſoit vrai: ce n'étoit plus le moment de réſiſter; elle ſe conduiſit en femme expérimentée. L'impétueux Comte déchire ſes dentelles, expoſe aux doux rayons d'un jour naiſſant, des appas auſſi frais que la roſée qui tomboit du ciel. Le bouquet qu'il avoit placé ſur ſon ſein, s'échappe: il y imprime ſes levres brûlantes; & les oiſeaux qui chantoient la renaiſſance du jour, ſembloient, dans leur ramage, célébrer encore leurs plaiſirs.

Amour! pourquoi combles-tu de tes précieuſes faveurs les cœurs infideles? que ne réſerves-tu tes délices pour les cœurs dignes de les goûter? Peindrai-je la voluptueuſe langueur où la Marquiſe étoit plongée, & ce que ſes yeux, ſes yeux ſi perfides devinrent, lorſque ſon amant eut achevé de les troubler? Non, renfermons nos pinceaux indiſcrets; elle ſeroit trop belle, & ce tableau deviendroit dangereux. Ne diſons pas que le plaiſir prête de nouveaux charmes à la beauté inconſtante, qu'il embellit l'infidélité même; il eſt aſſez de cœurs légers & volages, ſans leur préſenter ce double attrait: il flatte déja trop leur foibleſſe; eſt-il beſoin d'aiguillonner encore leur vanité?

CHAPITRE XVII.

Rencontre imprévue.

Cependant Madame de Lorevel, qui s'ennuyoit comme n'étant point de la partie, écrivit à la Marquiſe, que ſon retour à la ville étoit néceſſaire; que ſon mari s'allarmoit d'une ſi longue abſence; qu'elle eût à revenir enfin. Elle vouloit bien tromper ſon cher époux, mais éviter, par deſſus tout, le moindre éclat fâcheux. Elle avoit adopté pour maxime, que le myſtere ajoutoit un nouveau charme au plaiſir.

De ſon côté, la tendre Rosbel abandonnée à ſes larmes, étoit preſque effacée du ſouvenir du Comte: enivré des perfides careſſes de la Marquiſe, il a oublié la plus tendre des amantes; il ignore juſqu'aux peines mortelles qu'il lui cauſe. La marquiſe avoit moins touché ſon cœur que piqué ſon goût; mais ſa vanité flattée, le prix de ſes faveurs, le plaiſir, lui tenoient lieu d'amour. Quand il l'auroit véritablement aimée, ſes tranſports n'euſſent pas été plus vifs; mais l'altiere Marquiſe eût fait peu de cas de ſon triomphe, ſi elle n'en eût accablé ſa rivale. Elle exigea du Comte une rupture ouverte.

L'ingrat d'autant plus coupable, qu'il n'oſoit plus eſpérer de pardon, déchira l'ame la plus ſenſible, en réſiſtant toutefois à la voix ſecrette de ſes remords.

Que ſes yeux étoient loin de reconnoître l'empire de la vertu! elle feule lui diſputoit ce cœur où il auroit voulu régner d'une maniere illégitime. Elle n'avoit jamais tyranniſé ſon amant; elle s'étoit fait une douce habitude de lui plaire, de l'aimer. Loin d'elle toute eſpèce d'artifice; mais fiere & délicate, elle étoit jalouſe de ces ſoins qui partent du cœur. Elle n'avoit jamais prévu le coup affreux qui l'accabloit. Franche, ſincere, elle avoit aimé de bonne foi, & avoit cru être aimée de même.

Ah! ingrat, s'écrioit-elle quelquefois, abîmée dans l'excès de ſa douleur, ſi votre tendreſſe pour ma rivale eſt égale à celle que j'ai pour vous, je n'ai plus aucun retour à eſpérer. Qu'aije fait pour perdre votre cœur? je vous ai trop aimé, je vous l'ai fait voir, voilà quel eſt mon crime. O Dieu! faut-il donc que je ne puiſſe ceſſer de l'aimer, lors même qu'il m'a abandonnée ſans ſujet? Quel charme plus puiſſant que ſa légéreté n'eſt odieuſe, le rend toujours aimable à mes yeux & cher à mon cœur?

Quoi, une femme artificieuſe, qu'il devroit pénétrer & connoître, l'mporte ſur moi!... Que je ſuis malheureuſe!... Il va vivre dans les plus honteuſes chaines, perdre toutes ſes vertus, m'oublier à jamais... Et je l'aimerois encore ... Un perfide qui me fait rougir.... Que dis-je? moi, ceſſer de l'aimer!... On a corrompu ſon ame innocente; on l'a précipité dans l'abîme où il eſt plongé... Ses bords étoient couverts de fleurs. Ah!

ſi ſes yeux pouvoient s'ouvrir, ſi l'excès de l'amour pouvoit réparer les fautes qu'il a faites.... Hélas! la volupté trompeuſe lui verſe un poiſon délicieux .... Quoi, il peut être heureux loin de moi?... Non, il ne goûte qu'un plaiſir paſſager.... Il ne connoît pas le bonheur; il n'en ſera jamais pour moi. Telle qu'une roſe fanée par les rayons brûlans du midi; telle la tendre Rosbel flétrie par ce chagrin qui mine & dévore, traînoit des jours pleins d'amertume, & négligeoit à la fois ſes talens, ſon eſprit & ſes charmes.

Elle n'eut point aſſez de force pour cacher ſon cœur, lorſque dans une rencontre imprévue, elle revit le Comte avec l'auteur de tous ſes maux.

Une pâleur mortelle couvrit ſon front.

La Marquiſe, par une cruauté digne d'elle, ſourit de ſon vain déſeſpoir; elle pouſſa la diſſimulation juſqu'à s'avancer pour oſer la ſecourir; elle en fut repouſſée avec éclat. Les ſoins du Comte n'eurent pas un meilleur effet; il en parut ému & non moins étonné. L'implacable Marquiſe mit tout en uſage, pour étouffer dans ſon cœur le progrès imperceptible de la pitié. Elle ſembloit lui communiquer une partie de ſa haine. Quel étrange changement! Qu'une femme artificieuſe & perfide a de pouvoir ſur une ame honnête, mais foible!

CHAPITRE XVIII.

Les Remords.

On s'exagere ſouvent de loin un bonheur qui, vu de près, s'évanouit bientôt. Le Comte étoit l'amant favori, déclaré, reconnu. Ce perſonnage approche beaucoup de celui d'un mari: auſſi, ſans en rien dire, il commençoit à ſentir le poids de repréſenter auprès d'une femme qui le traitoit avec un certain empire. L'imagination eſt la premiere ſource de nos égaremens, comme de nos plaiſirs; mais, dès qu'elle perd de ſon illuſion, le charme eſt diſſipé, & il ne revient plus.

Le Comte avoit eu le tems de mieux conſidérer la Marquiſe; en la connoiſſant davantage, il ſut la juger, & ne tarda pas à l'aimer moins. Son ſort lui parut délicieux, tant qu'elle put couvrir de fleurs les liens qui l'enchaînoient; mais les deſirs que fait naître la ſeule beauté, ſont vifs, ardens, tumultueux, & s'éteignent auſſi promptement qu'on les voit naître. Une femme ſait ordinairement mieux faire une conquête, que ſe la conſerver. L'orgueilleuſe Marquiſe, trop sûre du cœur de ſon amant, détruiſit par ſes caprices ce phantôme de félicité, que ſes enchantemens avoient créé. L'image de la tendre Rosbel revint avec tous ſes charmes frapper le cœur du Comte. Il comparoît ce front touchant, ingénu, cette ame neuve ſenſible & pure, aux attraits éclattans, mais artificieux, au caractère double & faux de la Marquiſe. Il reconnut l'erreur de ſes ſens, il rougit, & le remords qui venge l'amour, portant une lumiere profonde dans ſon ame, lui découvrit à la fois ſon erreur & ſon injuſtice.

Il appartient au véritable amour de nous remettre dans le chemin de la vertu, lorſque nous nous en ſommes écartés. Le Comte ne tenoit plus à la Marquiſe, que par ce point d'honneur; foible lien qui combat le dégoût, ſans parvenir à le voiler. Un jour que laſſé de l'effort, il ne ſavoit plus que dire, la Marquiſe lui demanda d'un ton piqué, ſi l'ingénieuſe Rosbel ne lui avoit jamais écrit? Le Comte, ſans deviner à quoi tendoit cette queſtion, lui répondit qu'il avoit pluſieurs de ſes lettres. Je veux voir un peu du ſtyle de cette femme merveilleuſe, dit-elle, & ſavoir ſi l'on a jugé auſſi ſainement de ſon eſprit que de ſa beauté; demain, vous me les apporterez, entendez-vous? -- Vous voulez, ſans doute, mettre ma diſcrétion à l'épreuve. -- Quoi, ſérieufement vous balancez? Comte, vous êtes un enfant! ne voyez-vous pas que vous m'en faites entendre cent fois plus qu'il n'y en a. -- Madame, je ne plaiſante point: une femme qui a eu aſſez de confiance pour me donner une preuve écrite de ſes ſentimens, croyoit à ma probité; & je vous aſſure qu'elle ne ſe trompoit point: vous ſavez au reſte que ceci eſt un dépôt ſacré. Quoique les lettres de Mademoiſelle de Rosbel ne renferment rien que tout le monde ne puiſſe lire, cependant je dois toujours reſpecter ſon ſecret. -- Ainſi, Monſieur, vous ne me ferez point ce grand, cet héroique ſacrifice? L'honneur, Madame, me le défend; il a été & ſera toujours la regle inviolable de mes actions; nulle conſidération humaine ne me la fera violer. -- Je vous entends! vous me refuſez net: & moi, Monſieur, j'ai, à mon tour, une priere à vous faire; c'eſt d'avoir la bonté de ne paroître devant moi que ſes lettres à la main. Je me ſouviendrai de l'ordre, Madame. Le Comte ſortit d'un air froid; & quoique la Marquiſe eût adouci ſon ton, elle ne put ni le retenir, ni l'amadouer.Ce dernier trait acheva de dévoiler à ſes yeux le caractère altier & deſpotique de celle qu'il avoit adorée & méconnue. Lorſqu'une femme nous mene, pour ainſi dire, elle ne ceſſe point d'être charmante & victorieuſe; mais ſi elle n'a pas eu l'art de déguiſer à nos yeux nos propres chaînes, alors le bandeau tombe, notre orgueil aſſoupi ſe réveille & s'irrite; cette fierté, cette indépendance naturelle dont tout être eſt excluſivement jaloux, reprend tous ſes droits & toute ſon activité. Il n'y a qu'une paſſion forte, violente, active même, qui puiſſe nous faire courber la tête paiſiblement ſous un joug volontaire; mais, dans toute autre ſituation, les femmes (qu'elles retiennent ceci) ne ſauroient apporter trop de ménagement, ſur-tout dans ce ſiecle philoſophique, où toute choſe, bien apperçue & juſtement évaluée, n'eſt plus guères qu'un fil léger qui nous attache à elles: dès que le plaiſir ſe rallentit, le charme eſt rompu.

La Marquiſe comptoit autant ſur le pouvoir de ſes attraits, que ſur la foibleſſe du Comte qu'elle avoit longtems éprouvée. Elle ne vit pas qu'elle détruiſoit ſon ouvrage, en mettant l'orgueil à la place de la tendreſſe. L'amour-propre l'aveugla, l'amourpropre l'en punit. Le Comte ſentit l'aigreur du commandement: ſon cœur en fut offenſé; & pour réduire la Marquiſe, il réſolut de lui déſobéir: il goûta même un plaiſir ſecret à lui réſiſter, & à mettre en défaut ce ton impératif dont elle avoit abuſé. Cet événement ne ſervit bientôt qu'à lui rappeler, ſous des traits plus touchans, cette aimable, cette fidele beauté, qui toujours égale, toujours ſenſible, toujours vraie, l'aimoit encore, malgré l'injuſtice dont il s'étoit rendu coupable envers ſa tendreſſe.

Ingénue & ſans art, elle n'avoit jamais ſu qu'aimer; elle avoit toujours dédaigné les viles reſſources de la coquetterie; elle déroboit, dans le ſilence, ſes chagrins & ſes larmes au monde entier. Mais, comment l'aborder? comment la revoir, après l'avoir ſi cruellement outragée? Comment oſer tomber à ſes genoux, & lui demander le pardon de ſon crime? Pouvoitil, s'il lui reſtoit encore une om-bre de délicateſſe, ſe préſenter à des yeux qui devoient accuſer à la fois ſa foibleſſe, ſa perfidie & ſon ingratitude? Suffiſoit-il de lui ſacrifier le cœur de la Marquiſe, tant pour obtenir grace, que pour expier toutes ſes injuſtices? Ah! quand l'amour nous accuſe, rien ne nous juſtifie; & l'amante pardonne qu'on ne ſe pardonne pas encore à ſoi-même d'avoir porté à un cœur ſenſible des coups auſſi cruels.

CHAPITRE XIX.

Le Raccommodement.

Cependant il eſt un témoignage ſecret, qui ſubſiſte entre deux cœurs que l'amour a faits l'un pour l'autre.

Le cœur a une maniere de voir, qui lui eſt propre, & qui ſurpaſſe de beaucoup la lumiere de la penſée & la ſagacité de l'eſprit. Que de choſes l'on ſent, qu'on ne ſaura jamais exprimer!Le Comte n'eut pas beſoin d'effort, pour ſe juger coupable; mais averti par ce ſentiment intime, il ne déſeſpéra point d'obtenir ſon pardon. Il aimoit trop, pour croire qu'il ne fût plus aimé. Etonné de renaître avec un cœur nouveau, il le conſacra tout entier à ſa vertueuſe amante. Il revoit tous ſes charmes ſous un jour encore plus doux, plus enchanteur: elle devient l'objet de toutes ſes penſées; & cette adorable image mille fois plus touchante qu'elle ne le fût jamais, pénétre des langueurs de l'amour, ce cœur qui étoit né pour en ſavourer les plus pures délices.

La honte mit d'abord un frein à ſes premiers tranſports; dévoré des plus vifs regrets, il brûle, il héſite de ſe jetter à ſes pieds, il redoute ce moment. Il erre pluſieurs ſemaines, ſolitaire & penſif; il n'eſt plus de plaiſirs pour lui dans la nature. S'il viſite les ſpectacles, les promenades, c'eſt dans l'eſpérance d'y appercevoir ſon amante. Il la cherche de tout côté; il ne rêve, il ne voit, il n'entend qu'elle. Si quelque femme a ſa démarche, ou porte une étofſe ſemblable à la ſienne, il friſſonne, il cherche tous les moyens de la perſuader de ſon amendement. Il ſe montre plus aſſidu à remplir ſes devoirs.

Il prend ſur lui d'écrire pluſieurs lettres; mais elles ſont renvoyées, ſans avoir été décachetées.

Enfin, après bien des pourſuites, ô joie! ô ſurpriſe! la tendre Rosbel n'a pu ſe refuſer d'ouvrir la derniere.

Elle lut dans les caractères brûlans, tracés de la main de ſon amant, le repentir, le déſeſpoir, l'amour ſincere & malheureux; & ce qui la flattoit encore plus, elle y lut ſon retour à la vertu. Son cœur eſt oppreſſé; elle ajoute foi à cette lettre, qu'elle relit vingt fois; elle y trouve toujours de nouvelles raiſons de s'attendrir.

Je ne ſais quelle voix ſecrette lui dit qu'elle eſt encore aimée. Le véritable amour eſt généreux, il ſait pardonner, & ne connoît pas cette jalouſie furieuſe, qui n'eſt ordinairement que le fruit d'un amour-propre baſſement effréné. Elle combat encore quelque tems contre ce charme dont elle ſe méfie; mais ſon cœur n'étoit pas fait pour réſiſter à une nouvelle qui lui avoit cauſé une joie ſi vive. Elle avoit toujours penſé que d'indignes corrupteurs avoient égaré ce cœur trop facile, trop ouvert à des impreſſions neuves. Elle ne doutoit pas qu'il ne revînt à elle, dès qu'il auroit connu le poiſon artificieux, que leurs mains avoient apprêté. Vaincue par ſa tendreſſe, & incapable de feinte, elle lui permit de revoler à ſes genoux.

Il vient, il fait parler ſa douleur, ſes remords, ſon amour épuré au creuſet de l'erreur & de l'infortune. Ses yeux ſont mouillés de larmes, & tendrement attachés ſur l'objet qu'ils tentent de fléchir. Ah! qu'un infidele a de charmes, lorſque ſoumis & plaintif, il abjure ſa faute! Que le cœur d'une amante s'ouvre aiſément à l'indulgence, lorſqu'un volage fait mille ſermens de ne plus l'être: dût-il mentir, on ne ſe ſent que trop porté à le croire.

La naive Rosbel troublée, attendrie, gémit & détourne ſes beaux yeux. Elle retient ſes pleurs; elle parle, & voudroit mettre dans ſon accent de la fierté ou de l'indifférence.

Mais l'amour qui l'emporte, la trahit: elle n'eſt point faite pour la plus légere diſſimulation; elle porte un de ces viſages où ſe peignent rapidement tous les mouvemens du cœur. Sa triſteſſe céde par degrés aux traits de la joie, qui ſe font jour à travers le nuage de ſes pleurs.

L'ingrat, dont la douleur éloquente la touche, la ſaiſit, la pénétre, s'apperçoit de ſon triomphe: il ſonge à l'augmenter, il inſiſte avec d'autant plus de force, que ſon courage l'abandonne: bientôt ſon embarras, ſon ſilence, ſes graces enflammées, ſes yeux baiſſés, ſon ſein gros de ſoupirs, tout lui dit qu'il ne tient plus qu'à lui de faire oublier le crime de ſon infidélité. Elle lui diſoit cependant d'une voix douce & tendre: Non, laiſſez-moi, laiſſez-moi vous oublier & vous haïr, s'il m'eſt poſſible. Vous ne m'avez déja rendue que trop malheureuſe; vous m'avez trompée, vous avez perdu mon cœur; oui, vous avez voulu le perdre. Ah! ſi jamais j'étois aſſez foible pour aimer l'amant d'une autre, je ſaurois me déguiſer à moi -même ma propre tendreſſe, je ſaurois peut-être la vaincre & l'étouffer; mon cœur ſe briſeroit avant que rien n'éclatât. Adorable Rosbel! s'écrioit le Comte, ah, ne déchirez plus ce cœur qui eſt à vous! je l'avoue à vos pieds & en rougiſſant; la Marquiſe a ſu m'abuſer, me ſéduire: mais, j'en atteſte le ciel!

vous n'êtes jamais ſortie de ce cœur, il eſt à vous pour jamais. Vous avez toujours été aimée, & je vous adorois dans l'inſtant même où j'étois le plus coupable... Le feu de la jeuneſſe m'a ſeul égaré.... Souvent dans les bras d'une autre ... Ah! ſi vous ſaviez... Non, je n'ai point étouffé ce germe de vertu qui me fut ſi cher, ainſi que ces principes heureux que je tenois de votre bouche enchantereſſe: aucune puiſſance ne peut les détruire; & duſſiez-vous me chaſſer de votre préſence, rien au monde ne briſera les nœuds de cette tendre union qui lie pour jamais nos cœurs.

Un moment d'erreur, & qui n'a porté ſon trouble que dans mes ſens, m'a éloigné de vous: ah, ſans doute, c'étoit pour mieux me faire appercevoir les perfections dont vous étiez remplie! J'ai enfin pénétré cette diſſimulation profonde, dont ſe paroit l'indigne objet que je vous ai préféré ſi aveuglément. Le voile eſt déchiré; je vois ma honte & ſon opprobre, j'en rougis, mais d'une rougeur ſalutaire. Elle m'eſt d'autant plus odieuſe, qu'elle a ſu mieux ſurprendre ma crédulité; le mépris payera ſon artifice & ſa fauſſeté. Dieux! j'ai pu recevoir ſon portrait, le portrait d'une femme dangereuſe & ſans vertus, dont le viſage & le cœur ſont également fardés; voyez de quel prix il eſt à mes yeux! A ces mots, dans ſon tranſport, il jette à terre le portrait de la Marquiſe, & s'avance pour le fouler aux pieds. Arrêtez, dit la vertueuſe Rosbel; que ſignifie cette violence? elle eſt indigne d'un honnête homme. N'inſultez point à celle que vous n'avez pas rougi d'aimer.

Quelle vengeance foible & lâche!

gardez vos remords, & abjurez une vaine fureur. Peut être que le monde a droit de la mépriſer; mais vous, vous ne l'avez pas, vous ne l'aurez jamais ce droit: il ſuffit que vous ayez été arrêté dans ſes chaînes, il ne vous ſera jamais permis d'outrager celle dont vous fûtes ſi idolâtre, dont vous avez reçu les faveurs, à qui vous avez rendu hommage. Je ſuis femme, mais je ſuis juſte; le mépris dont on oſe charger ſon ſemblable, n'appartient à perſonne, pas même à la vertu.

Le Comte baiſa ſa main en ſilence.

Son action, ſa véhémence, ſes tranſports vrais, tout émut ſon amante.

Elle ne put dérober ſon attendriſſement; leurs regards ſe rencontrerent.

Quel moment! tout fut dit & tout fut pardonné. La tendre Rosbel laiſſa couler ces larmes délicieuſes qui péſoient ſur ſon cœur; elles furent à la fois les interprètes de ſa clémence & de ſa joie. Elle ne ſongea plus à déguiſer les mouvemens de ſon ame; mouvemens rapides qui enchantoient ſon amant. Recueilli en lui-même, comme pour admirer les élans de ce cœur ſenſible & pur, il s'enivroit d'une volupté nouvelle, & qu'il n'avoit jamais connue dans les bras trompeurs qui lui avoient promis le plaiſir, & qui ne lui en avoient montré qu'une lueur fauſſe & paſſagere.

Immobile & muet à ſes côtés, le Comte ſerroit ſes mains dans un ſilence expreſſif & non moins reſpectueux. Que jamais l'amour ne me ſourie, diſoit-il, que jamais l'amitié ne me careſſe, que je devienne un homme vil & mépriſable, ſi j'oublie le plaiſir fortuné que je goûte en ce moment, ſi ce cœur qui s'élance vers vous ceſſe un inſtant de vous adorer. Cher Comte, reprenoit-elle avec une modeſtie charmante, j'ai plus gémi ſur vous que ſur moi-même; je tremblois que cette Circé ne vous métamorphoſât entierement. Je regrettois qu'un cœur ſi droit, ſi fait pour la vertu, devint la proie d'une femme livrée à la vanité, & qui n'aime qu'elle-même. Croyez moi, pour être heureux, il ne faut ni s'avilir, ni ſe préparer des remords; tout ce qui nous fait rougir, nous éloigne du bonheur. Détrompé par vous-même, & heureux de l'être, le ſouvenir du danger que vous avez couru, vous fera mieux ſentir les plaiſirs délicats attachés à une mutuelle tendreſſe. Que votre cœur ſoit tout entier à moi, je ne ſais ni tyranniſer, ni feindre: faites que je poſſede ſans partage ce cœur que je veux remplir de moimême, & tous mes jours ſe leveront purs & ſéreins.

A ces mots, leurs yeux ſe rencontrerent tout humides de douces larmes; leurs cœurs palpiterent à l'uniſſon; leurs mains ſe ſerrerent avec plus de tranſport. Ils furent un inſtant abſorbés, anéantis dans des raviſſemens que la pudeur même pouvoit avouer.... On peut les ſentir; mais qui oſera les exprimer. O amour! quand on a prononcé ton nom, on a tout dit au cœur des amans; & ce n'eſt point la peine de parler à ceux que n'ont point échauffé tes divines flammes.

CHAPITRE XX.

La Rupture.

Le Comte, comme on peut bien le penſer, ne porta point à la Marquiſe les lettres de la tendre Rosbel.

Furieuſe de ce changement qu'elle n'avoit point prévu, elle écrivit, commanda, ſupplia, mit en œuvre toutes les reſſources qu'une femme emploie au moment où elle voit qu'on va lui échaper. L'idée de perdre celui qu'elle avoit mis tant d'art à captiver, piquoit ſa vanité, redoubloit ſa fureur, & c'étoit une affaire d'honneur de le retenir dans ſes premieres chaînes: mais le tems de l'illuſion étoit paſſé.

Le Comte, fidele aux conſeils d'une amante, ſe défendit avec tous les égards que conſerve un galant homme.

Sa modération rendit la Marquiſe plus terrible dans ſa vengeance. Elle auroit eſpéré encore, s'il s'étoit répandu en plaintes; mais il étoit calme & tranquille. Déja la rupture avoit eclatté: ſes efforts impuiſſans à ramener un infidele, furent autant de trophées élevés à la gloire de ſa rivale. Que l'on conçoive ſa fureur, & ſi elle étoit femme à la modérer!

Méditant une vengeance, elle jetta les yeux ſur ce qui l'environnoit, & les arrêta ſur le Chevalier St. Georges. Il avoit été lié avec le Comte; il avoit même ſoupiré quelque tems pour les attraits de la Marquiſe. Le regard d'une jolie femme ſuffiſoit pour fixer un homme qui faiſoit métier d'être à tout le ſexe. Il auroit cru manquer eſſentiellement à une femme, s'il ne lui eût point fait une déclaration ſubite dès la premiere entrevue.

Avantageux & crédule, il avoit les manieres du monde, mais nul autre ſorte d'eſprit. Il parloit inceſſamment de combats: c'étoit même un eſpèce de Spadaſſin, qui ſe montoit ſur un ton furieux, à propos de rien.

Il ajouta aiſément foi à tout ce que la Marquiſe voulut lui faire croire.

Elle flatta ſa fatuité; elle enflamma ſon cœur, en paroiſſant ſe rendre à ſon extrême mérite. Comme c'étoit de lui que la perfide attendoit l'occaſion de ſe venger avec éclat du Comte & de ſon amante, elle le ménageoit, elle dirigeoit les mouvemens de ſon ame avec ſon artifice accoutumé.

Après avoir longtems médité, elle ne trouva pas de moyen plus sûr que de faire naître une querelle entre le Comte & lui, & de publier par-tout que c'étoit la prude Rosbel qui l'avoit occaſionnée. St. Georges, quoique mal élevé & privé de ſens commun, avoit de la naiſſance. Il ſe trouvoit quelquefois chez Mademoiſelle Rosbel, ſur-tout lorſqu'on y jouoit: car les cartes ſemblent avoir été inventées pour la commodité des ſots, ils cachent avec elles leur inſuffiſance. La Marquiſe tenoit tout préparés les contes dont elle devoit étayer cette aventure, afin de mieux flétrir la réputation de ſa rivale, & qu'elle ne s'en relevât pas, ſelon l'expreſſion reçue.

Un jour donc qu'elle attendoit le Chevalier & qu'elle étoit sûre de ſa viſite, elle ſe compoſa de maniere que quand il arriva, elle ſe trouva toute en pleurs. On ſait que les larmes d'une femme coulent à ſon gré, & qu'elles ſéduiſent, pour peu qu'elle ſoit jolie, ceux mêmes qui ſont le plus en garde contre ce ſtratagême vulgaire. Le Chevalier, qui à tout propos faiſoit le paladin, preſſa, inſiſta pour ſavoir la cauſe de ces larmes, qu'il appelloit précieuſes & divines.

Des ſanglots demi-étouffés, des regards baiſſés furent toute la réponſe de la Marquiſe. Quoi! s'écrioit St. Georges, je n'aurai point votre confiance?

ma valeur qui s'eſt tant de fois ſignalée, vous ſeroit inutile? Ah! parlez, Madame, parlez; mon bras, mon ſang, ma vie, tout eſt à vous: ordonnez, je vole vous ſervir; ou ſi vous me refuſez, je croirai que vous n'avez pour moi que haine & que mépris.... Arrêtez, cher Chevalier, dit la Marquiſe; pourquoi me forcez-vous à révéler un ſecret ... que...

je voulois ... cacher à toute la terre...

un affront.... Je commence par vous le dire, de la prudence... Je n'entends point du tout, mon cher St. Georges, que vous en tiriez vengeance; je ne veux, hélas! que répandre ma douleur dans le ſein d'un ami: c'eſt l'unique ſatisfaction que je demande; elle me paroîtra douce par l'intérêt que vous voulez bien prendre à mes chagrins: ils ſont douloureux; mais je les ſupporterai plus patiemment, lorſque vous daignerez les entendre.

Vous êtes ſi généreux! -- Ah, Madame! que cette noble épée, héritage de mes braves ancêtres, ne ſe voye jamais à mes côtés; que l'opprobre s'attache à mes pas, ſi je ſors ſans que vous m'ayez inſtruit du ſujet de vos pleurs! Quel eſt l'inſolent? Chevalier, je vous défends toute voie de fait, au moins à cette condition ſeule .... vous me le promettez. Oui, dit d'un air impatienté le fougueux St. Georges. -- Vous le voulez, vous l'exigez... eh bien, vous ſaurez qu'ayant eu la foibleſſe de remettre mon portrait au Comte; l'ingrat! non content de s'en prévaloir auprés de cette petite Rosbel, me l'a renvoyé de la maniere la plus outrageante: il me l'a renvoyé, hélas!

oſerai-je, pourrai je le dire... déchiré, coupé en morceaux: voyez, eſt-il un affront plus ſenſible! Que je l'ai mal connu! & que j'ai été aveuglée de lui avoir donné quelque préférence ſur vous! de n'avoir pas pénétré du premier coup d'œil quelle diſtance il ſe trouvoit entre ſon ame vile & la généroſité de votre grand cœur! Mais, c'en eſt fait; je renonce à lui, & je ſaurai mieux choiſir déſormais.A ces derniers mots, St. Georges ſe leva bruſquement, & ſes yeux étinceloient de colere. La Marquiſe feignit de l'arrêter: Madame, dit-il, ſi vous me jugez digne de l'emporter ſur mes rivaux, cette idée me flatte, m'honore; & j'eſpere que tout ce que je ferai ne pourra que vous confirmer dans les ſentimens que vous avez ſur ma perſonne. La Marquiſe fit quelques nouveaux efforts pour le retenir, pour le calmer; mais, dans le ſond, par ſes prieres touchantes elle ne faiſoit qu'allumer la fureur d'un homme qui n'avoit jamais laiſſé échapper la plus légere occaſion de tirer l'épée. Il s'imaginoit follement qu'il y alloit, non ſeulement de ſa gloire, mais même de ſon devoir. Il ſortit, & une joie cruelle ſe répandit ſur le viſage de la perfide.

CHAPITRE XXI.

Le Duel.

Le Chevalier St. Georges ſortant de chez la Marquiſe, ſe rendit du même pas chez le Comte. Il entre d'un air décidé dans ſon cabinet. Le Comte étoit ſeul, plongé dans cette douce rêverie qui accompagne les amans. Son imagination agréablement flattée, ſe peignoit la tendre, l'ingénue, la vertueuſe Rosbel, & ſe repoſoit ſur les idées les plus flatteuſes & les plus riantes; il connoiſſoit enfin l'amour, le véritable amour, ſi fécond en plaiſirs purs & variés. Il ſe diſpoſoit à ſe rendre auprès d'elle, pour lui renouveller mille fois les ſermens d'une éternelle tendreſſe, lorſque St. Georges le pria de le ſuivre.

Il voulut s'en défendre, s'excuſer; St. Georges lui dit d'un ton aſſez réſolu, qu'il ne s'agiſſoit pas moins que d'une affaire d'honneur. Le Comte interdit le ſuivit, le queſtionnant ſans ceſſe, mais en vain: & toujours étonné d'un abord auſſi ſingulier, (St.

Georges étoit ſon ami, ſelon l'expreſſion du monde) il ne pénétroit pas encore ce que tout cela vouloit dire.

Parvenus dans un lieu écarté, St.

Georges tira bruſquement ſon épée, & lui dit: Allons, battons-nous. Le Comte plus ſurpris encore, voulut demander quelques explications; le Chevalier lui-fit ſigne de ſe mettre en défenſe. Autrefois, pourſuivit le Comte, dans des ſiecles inſenſés & barbares, on avoit la brutale manie de ſe couper la gorge, ſans ſavoir pourquoi; mais aujourd'hui on met plus de raiſon dans le point d'honneur: nous avons été liés enſemble, & nous ne ſommes point des tigres.

St. Georges fit un geſte de fureur, d'impatience & d'indignation. Alors le Comte mit l'épée à la main. Un homme d'honneur évite les querelles; mais lorſqu'on lui en ſuſcite une, il ne fuit point le combat. Les voilà qui ſe battent en regle.

Le Comte né doux & raiſonnable, avoit conſervé tout ſon ſang-froid dans cet aſſaut; St. Georges aveuglé ſe précipitoit en furieux. Le Comte fut aſſez adroit ou aſſez heureux pour déſarmer ſon adverſaire: non content d'avoir ménagé ſes jours, il briſa ſoudain ſa propre épée, & en jetta les morceaux loin de lui. J'ai fait, lui dit-il, aſſez pour vous prouver que je ſuis un homme d'honneur; de grace, expliquons-nous préſentement, puis; ſi vous l'exigez, nous recommencerons. St. Georges altéré de vengeance, avoit déja relevé ſon épée; mais ce diſcours, & encore plus cet acte généreux du Comte, la lui fit tomber des mains. Son adverſaire, joignant les raiſons les plus perſuaſives, parvint à le calmer, & lui demanda le ſujet incompréhenſible de ſon emportement. Il écouta tout le détail de l'affaire, avec la plus grande ſurpriſe. Quelle horreur! s'écria-t-il tout-à-coup, ſoyez moins vif & moins prompt une autre fois, mon cher Chevalier; reſervez votre bravoure contre l'ennemi. Nous avons preſque été victimes l'un & l'autre des fureurs d'une femme mépriſable: elle ne mérite aucun égard après ce trait infame.

Il faut vous déſabuſer ſur ſon compte, & je ne puis le faire autrement. Liſez le dernier billet que j'ai reçu d'elle; il doit ſervir à vous convaincre de la duplicité de ſon ame. O femmes!

femmes, quel noir démon vous inſpire, quand l'orgueil vous tranſporte!

„Je ne vous ai pas vu ce matin, cher Comte; qu'êtes-vous devenu?

Que vous connoiſſez mal le prix des inſtans! je n'en ai qu'un dans le jour à vous donner; il s'écoule cependant, & vous ne paroiſſez pas. Le reſte du tems obſédée par mille importuns, mes yeux ſeuls peuvent vous dire que mon cœur vous diſtingue. Ah! cher Comte, que j'ai de plaiſir à vous exprimer combien je vous aime! Vous craignez que je ne vous préfere St.

Georges, quelle folie! Il eſt vrai que ſa fatuité groſſiere & ſon bavardage m'ont quelquefois amuſée; mais, en vérité, il ne peut m'inſpirer d'autre ſentiment que l'envie de me divertir de ſes ridicules. Allez, vous êtes un enfant; vous mériteriez bien que je puniſſe des craintes auſſi déplacées: mais non, elles me plaiſent infiniment. Tout de bon, vous ſeriez jaloux? répondezmoi ſur le-champ; ou plutot, comme je ſerai ſeule ce ſoir, apportezmoi votre reponſe, & ne manquez pas de la faire bien tendre. Adieu, cher Comte“.

Selon l'uſage, le billet n'étoit pas ſigné; mais l'écriture de la Marquiſe étoit une preuve, je crois, ſuffiſante.

CHAPITRE XXII.

Qui ne plaira point à toutes les femmes.

St Georges étoit demeuré auſſi humilié que confondu. Il étoit orgueilleux, avoit peu d'eſprit, & ne manquoit pas d'une certaine doſe de méchanceté. Il étoit donc fort dangereux d'avoir bleſſé un caractère tel que le ſien. Il frémit de honte d'avoir ſervi à la vengeance d'une femme qui l'avoit joué: il fit mille imprécations à voix baſſe contre tout le ſexe, & ne rêva plus qu'aux moyens de faire à la Marquiſe un affront beaucoup plus cruel que celui qu'elle avoit fauſſement imaginé.

Il arrêta ſa penſée ſur le plus ſanglant de tous. Le Chevalier n'étoit pas de ces hommes polis, qui diſent qu'il faut pardonner bien des choſes aux femmes; il ſoutenoit au contraire, que l'impunité les rendoit encore plus audacieuſes & plus méchantes, & qu'il falloit néceſſairement un exemple pour intimider celles qui ſeroient tentées de ſe livrer à leur caractère. -- Demeure chez toi, comme ſi tu étois bleſſé, dit le Chevalier au Comte; je ne te demande que deux jours. St. Georges n'avoit pas le talent d'être cauſtique; il ne ſavoit pas aiguiſer ces épigrammes, ces traits imperceptibles, qui volent & font une bleſſure d'autant plus incurable, qu'elle eſt profonde & cachée. Il n'avoit jamais ſongé à étudier le caractère des femmes; mais il les connoiſſoit machinalement par la longue habitude où il étoit de vivre avec elles. Il étoit redoutable, dès qu'il étoit aigri; parce qu'il n'avoit aucune de ces délicateſſes ordinaires aux gens du monde, qui employent encore un certain ménagement, lorſqu'il s'agit d'humilier une méchante femme. Tout bien obſervé, ce ſexe en effet mérite des égards, juſques dans la punition qu'on eſt parfois obligé de lui infliger.

Il n'étoit guères que neuf heures du ſoir; cependant la Marquiſe avoit déja renvoyé tout ſon monde. Elle s'étoit retirée dans la piece la plus enfoncée de ſon appartement; où, dans un déshabillé ſéduiſant, imaginé pour prêter des attraits à celles qui en ont le moins beſoin; dans ce déſordre qui ſert de parure aux graces, couchée négligemment ſur une ducheſſe d'une couleur de roſe vif, elle s'apprêtoit à livrer de tendres combats à l'amour. Elle promenoit ſes regards ſur elle-même avec une complaiſance ſecrette, examinoit dans un miroir l'effet d'une mouche qu'elle avoit déja placée de vingt manieres différentes, & ſe promettoit une prompte vengeance. Elle n'attendoit plus que le moment de récompenſer le Chevalier d'avoir ſervi ſes plus chers intérêts. Que cet état repréſentoit bien celui d'une coquette, dont le cœur déja plus qu'émouſſé ne peut être remué que par l'orgueil, ou par ces ſenſations purement phiſiques qui appartiennent aux êtres les plus groſſiers. C'eſt ainſi que l'habitude la prive de l'avantage le plus précieux, en lui ôtant ces mouvemens tendres & violens à la fois, cette heureuſe impatience, ce trouble délicieux, avant-coureurs charmans du plaiſir, qui valent ſouvent mieux que lui-même.

La Marquiſe ſe promenoit dans l'attente, prêtant l'oreille à chaque coup de marteau qui ébranloit ſa porte, regardant vingt-fois ſa montre, & imaginant toute choſe, avant de pouvoir ſe repréſenter ſon Chevalier vaincu ou hors de combat. Cependant une table dreſſée au milieu du cabinet, couverte de quelques mets froids & d'une grande quantité de fruits, préſentoit le ſpectacle de la plus jolie collation du monde.

Enfin on entend un grand bruit: le Chevalier St. Georges ne donne pas le tems de ſe faire annoncer; il éclatte d'une façon bruyante dès l'antichambre; il aborde la Marquiſe avec un air victorieux. Vous êtes vengée, Madame; le ſang du Comte a coulé ſous l'effort de mon bras; il eſt bleſſé.

Heureuſement pour lui, nous ne nous ſommes battus qu'au premier ſang.

Croyez maintenant que mon amour eſt ſincere, que je ſuis à vous, que mon cœur ne ceſſera jamais de vous adorer.... Mais que viens-je d'apprendre! ô ciel, quelle funeſte nouvelle!

vous volez, dit-on, à la campagne pour ſix mois; vous allez partir & peut-être oublier le ſervice que je vous ai rendu. Ah! permettez que je vous ſuive: vous m'annoncez la mort, ſi vous me refuſez; de cruelles affaires voudroient me retenir à Paris, mais je ſacrifie tout. La Marquiſe, en affectant un air modeſte, avoit déja baiſſé les yeux, comme pour n'être pas témoin de l'ardeur du Chevalier; mais, dans le fond, c'étoit pour jouir avec moins de diſtraction de la ſcène qu'elle attendoit. Elle agitoit ſon éventail, comme pour imiter une pudeur qui depuis long-tems n'étoit plus en ſon pouvoir.

Dieux! quel eſt mon bonheur, s'écria St. Georges en tombant à ſes genoux! je ne vous ſuis donc pas indifférent, vos yeux me l'annoncent; mais ce n'eſt point aſſez, ſi votre bouche ne m'en aſſure. -- Vous Chevalier! vous, m'être indifférent! ah...

ne me fixez plus; vos yeux embarraſſent les miens; laiſſez ma main, que faites vous? Le Chevalier comprit fort bien que c'étoit lui dire de faire quelque choſe.

Il prit une de ſes mains, & la porta à ſes lèvres. Que les plaiſirs que je goûte près de vous, me font regretter votre départ! -- Eh, Chevalier, laiſſez-là ce départ, il peut après tout ſe différer. -- Non, ce maudit départ me tue: fatal événement! mais non, je vous accompagnerai, j'exige votre parole. -- En vérité, Chevalier, il faut recommencer fréquemment avec vous. Pardonnez, je me plais à confirmer mon bonheur. Permettez que j'ajoute à cette faveur ineſpérée le prix de ma conſtance, de ma flamme. Une attitude qu'elle prit enſuite, comme par hazard, mit à découvert les trois quarts de ſes charmes. Déja il lui avoit donné quelques baiſers: la Marquiſe échauffée par ce prélude voluptueux, ſe prêtoit à la douce émotion où il ſe plaiſoit à la plonger. Elle recevoit ſes careſſes; ſes yeux brilloient d'une flamme plus vive; un ſoupir lui échappa. Elle ne réſiſtoit qu'autant qu'il le falloit pour rendre ſa défaite plus sûre; lorſque le Chevalier qui, ſous l'apparence de la plus vive tendreſſe, avoit ſu conſerver tout le ſang-froid poſſible, par un mouvement auquel elle s'étoit d'abord mépriſe, laiſſa l'autel ſans offrande, & la prêtreſſe dans l'étonnement le plus furieux. Elle ſe releve: il s'éloigne de quelques pas; & à cet air paſſionné qui n'étoit qu'un rôle pour lui, il fit ſuccéder un air dédaigneux, moqueur, ironique. En honneur, Marquiſe, pour une femme du monde, vous connoiſſez bien peu les uſages. Quelle mauſſade réſiſtance!

Je le pardonnerois à une provinciale; mais à vous Marquiſe, à vous! cela m'anéantit. (La Marquiſe ſtupéfaite ouvroit de grands yeux étonnés, & la confuſion de ſes idées enchaînoit ſa langue.) Vous allez m'alléguer votre vertu: oh, laiſſez ce beau mot dans la bouche de nos prudes; on n'y croit plus, pas même l'écolier échappé du fond de ſon collège. Je ſuis mal-adroit de ne pouvoir obtenir de ſi rares faveurs; cependant permettez à l'excès de mes feux ...

Il ſe rapproche, & d'une main hardie ... La Marquiſe rougit de fureur.

Inſolent, dit-elle, tremble & ſors de ma préſence; je ... Elle cherchoit des yeux un couteau pour lui percer le ſein. Il ſemble que Madame ſe pique, reprit le Chevalier en traînant ſa parole: vous trouvez donc mes manieres bien extraordinaires. C'eſt vous manquer; voilà les femmes!

Moi, vous manquer! y penſez-vous, Marquiſe? ce n'eſt pas de reſpect, aſſurément. Je gage que le Comte n'a pas toujours été auſſi reſpectueux: je vous plaindrois. D'Angely eſt charmant; c'eſt dommage qu'il ſoit quelquefois indiſcret. Le volage eſt aux pieds de Rosbel, qui ne vous vaut pas, certainement.... Vous rougiſſez, adorable Marquiſe: que d'attraits réunis! Ce pauvre d'Angely, il l'a échappé belle, ainſi que moi: il n'a pas tenu à vous que l'un de nous deux n'ait bien traité l'autre. Il faut convenir que vous avez fort joliment conduit tout cela. Vous n'avez pas votre pareille pour une intrigue; mais le ſuccès ne répond pas toujours à l'attente que l'on a conçue.... Vous pleurez! qu'une femme a de charmes, quand elle pleure! elle m'attendrit infailliblement. Je ſerois au déſeſpoir de vous voir quitter la ville, avant de m'être réconcilié avec vous. Pourquoi nous brouiller? allons, faiſons la paix, embraſſons-nous de bonne amitié... A ces derniers mots, la Marquiſe avoit abandonné la place, ſuffoquant de colere & pleurant de rage. Elle s'étoit jettée précipitamment dans un cabinet voiſin: elle étouffoit. Le Chevalier alloit l'y ſuivre, lorſqu'elle ferma la porte avec la plus grande violence. Mais lui, inéxorable en ſa vengeance, lui cria par le trou de la ſerrure: Adieu belle & déſolée Marquiſe; je vole de ce pas chez toute la ville, la réjouir un peu de cette aventure. Un Chanſonnier de mes amis doit faire un excellent vaudeville; vous l'entendrez. Adieu, je n'attendois que cela pour rendre ma vengeance complette. En attendant, je vous prie d'aſſiſter aux noces de notre chere Rosbel; elles ſe feront dans la huitaine infailliblement.

CHAPITRE XXIII.

Le Vaudeville.

Il ſe trouve à Paris une foule de ces rimeurs ſubalternes, eſpèce ſatyrique & affamée, qui ſe montre toujours prête à habiller en vers les ſottiſes courantes. Le terrible St. Georges en ayant déterré un dans ſon grenier, avoit fait choix de la plume la plus envenimée. A l'appât de quelques écus, il avoit donné un nouvel aiguillon à ſa muſe mordante; & le Vaudeville répandu par ſes mains, devint tellement public, qu'il parvint juſqu'aux oreilles du Marquis d'Auranges, quoiqu'il y fût intéreſſé.

C'étoit un homme ſage & prudent, comme on l'a vu: mais en tout il eſt des bornes. Aſſurément il n'avoit point manqué de patience; mais enfin il jugea qu'il devoit ſe ſéparer d'une femme qui avoit donné lieu à un pareil éclat. La honte, après tout, rejaillit ſur celui qui ſemble la ſouffrir volontairement. Tant que les choſes ſont dans l'ombre, un mari n'en eſt point reſponſable; mais ſi elles parviennent au grand jour il doit uſer de ſes droits. Après s'être encore bien conſulté, il écrivit cette lettre à la Marquiſe. Madame, La plainte eſt pour le fat, le bruit eſt pour le ſot.

L'honnête homme trompé, s'éloigne & ne dit mot.

Je trouve, en vérité, ces maximes trop judicieuſes, pour ne pas les ſuivre à la lettre. Je ne veux point cauſer vos malheurs: ſoyez libre, jouiſſez de la moitié de mon bien: le revenu vous en ſera exactement payé, en quelque lieu que vous vous tranſportiez; mais nous ne nous verrons plus.

Je vous prie ſeulement de quitter la Capitale pour quelque tems, afin d'effacer le bruit qui court. Une nouvelle en efface aiſément une autre dans ce pays frivole. Au reſte, ce n'eſt qu'un conſeil que je vous donne; je vous laiſſe parfaitement libre & maîtreſſe de toutes vos actions.

Le Marquis D'Auranges.

La Marquiſe eut recours à Madame de Lorevel, ſon conſeil ordinaire & extraordinaire. Celle-ci fut émue un inſtant de la généroſité du Marquis.

Ne point faire de bruit! & la moitié de ſes biens! voilà un époux impayable! Mais quel uſage devoit-elle faire de ſa liberté? Devoit-elle affronter les regards du public? il pardonne bien des choſes, mais pourvu qu'on le reſpecte.

Madame de Lorevel l'embraſſa avec tranſport. Vous êtes aſſurément née coeffée, vous voilà auſſi heureuſe que ſi vous étiez veuve. Que cette ſcène arrive à propos! Ecoutez: j'ai un procès conſidérable à Bordeaux pour un douaire; je ſuis obligée de partir, & ſans délai. Venez avec moi, il faut quitter pour quelque tems la Capitale. Votre mari a raiſon, il voit trèsbien; je ne lui ſoupçonnois pas tant d'eſprit. Dans trois mois, au plus tard, tout ſera oublié: chemin faiſant, nous irons voir notre Sainval.

Pour votre infame St. Georges, ſi je le rencontre, je l'étranglerai de mes mains; c'eſt choſe aſſurée. Je gagnerai indubitablement mon procès, car je compte que je vous aurai pour ſolliciteuſe. Meſſieurs les habitans des bords de la Garonne, Mons Robins, tenez-vous bien; je vous amene deux yeux fripons qui feront ouvrir les vôtres. D'ailleurs, vous ſerez la reine du pays. Quelle taille!

quelle phyſionomie! quelle coeffure!

& ſur-tout quelle mule (1) éclipſeroit la vôtre!

Prête à quitter Paris, la Marquiſe en regretta les délices. Aimable pays, diſoit-elle, où toutes les voluptés réunies ſollicitent nos cœurs, où l'on peut ſe livrer à tous ſes caprices, où quiconque eſt riche, eſt monarque abſolu de ſes fantaiſies; où je n'ai rencontré qu'un monſtre, où j'ai paſſé des jours charmans & rapides, hélas! je ne te retrouverai nulle part; tu es unique dans l'univers, hors de ton ſein point de plaiſirs variés & faciles: mais mon aventure forme l'hiſtoriette du jour. Il faut me dérober à ce public malicieux, qui rit, il eſt vrai, mais qui mord en même tems: ſoit qu'on le brave, ſoit qu'on l'amuſe, il eſt toujours cruel.... Vous m'expoſez, dit-elle à ſon amie, à périr d'ennui.

Comment peut-on vivre en Province!

ah dieux! quelle triſte atmoſphère, quand on a reſpiré l'air de la Capitale! -- Comment? on y vit fort bien, on ne ſe gêne point, on donne la loi, on ſe moque de ce peuple de ſots; & c'eſt ainſi qu'on leur en impoſe. Le provincial, idolatre de tout ce qui vient de la Capitale, n'a ni goût, ni deſſein, ni volonté; on nous écoutera, & nous donnerons abſolument le ton. Plus-il ſera impertinent, plus, ſur ma parole, il ſera trouvé admirable. D'ailleurs on vit maintenant à la Pariſienne dans preſque toutes les villes. Meſſieurs les Gouverneurs ont fait ſi bien ... vous m'entendez.... Elles monterent en voiture. A quarante lieues de là la Marquiſe, la tête remplie de cercles, de bals, de ſpectacles & autres colifichets, ſe croyoit dans un déſert. Elle oublioit quelles avoient été ſes humbles & premieres années. Elle regardoit d'un œil dédaigneux ces vaſtes & riches campagnes dont elle étoit environnée.

Elle vouloit des ſtatues ſur le bord des rivieres, des caſcades ſur les rochers, des boulingrins dans le fond des forêts. Elle trouvoit la nature groſſiere, & ſur-tout les payſans des hommes à faire peur. Quoi! s'écrioitelle, point de gazons ſimétriſés, point de bocages taillés, point de fontaines en baſſin. La belle choſe que ces torrens, ces cabanes ſans ordre, ces bleds, ces vignes & ce payſage négligé. Cela approche-t-il de nos boſquets, de nos parcs, de nos palais...

Ainſi ſes yeux corrompus ne ſavoient plus reconnoître la nature; pour moi je penſe qu'elle en étoit aſſez punie.

Elle vit des laboureurs, qui, le corps appuyé ſur le ſoc de la charrue, arroſoient la terre de leurs ſueurs.

Semblable à ce Sibarite qui ſouffroit en voyant un homme fendre du bois avec effort, elle ne put s'empêcher de gémir ſur le ſort de ces pauvres gens.. -- Vous êtes bien bonne de les plaindre, dit Madame de Lorevel; ces gens-là ne doivent exiſter qu'autant qu'ils ſont propres à nous ſervir: ils ſont gueux, il faut bien qu'ils travaillent; c'eſt nous qui les nourriſſons. -- Mais nous allons faire beaucoup de bruit à Bordeaux, je penſe; que les femmes vont être jalouſes! Je vous en réponds. Oh, je veux bouleverſer toutes les modes, déranger les uſages, & proſcrire impitoyablement tout ce qui n'eſt pas imaginé d'hier. Mais auſſi, quand nous reviendrons à Paris; nous ſerons des Antipodes. Nous allons vivre avec des ours. -- Oui, à peu près; le Bourdelois eſt né lourd, ſans graces & ſans eſprit: mais il aime aſſez les femmes. Il devient prodigue pour le compte de ſes plaiſirs: d'ailleurs, il figure merveilleuſement à table; ce ſont les premiers gourmands de la terre. Il faudra nous réſoudre à entendre parler du fret de leurs navires, de leurs aſſurances, de leurs naufrages, de leurs courtiers; car tout commerce dans ce beau pays, juſqu'aux graves Conſeillers du Roi.

Nous tâcherons de civiliſer cette race avide, ou nous nous amuſerons de ſes travers.

CHAPITRE XXIII.

Le Souper.

C'étoit l'heure où le bel eſprit aſſiége la table du Financier, qu'il amuſe & dont il ſe moque; où la petite Ducheſſe remplace une magnifique parure par un déshabillé élégant, plus propre mille fois à exciter les deſirs d'un amant; où l'homme de robe transformé en cavalier, va parler galanterie à une griſette; où l'épais Marchand repoſe ſa tête hériſſée de calculs, ſur le ſein bourgeois de ſa grave épouſe.

Il étoit nuit, elles entrerent dans un gros bourg; & leurs gens choiſirent l'hôtellerie qui avoit la meilleure apparence. La Marquiſe penſa s'évanouir, en voyant le lit où elle devoit coucher. Il eſt bon, Madame, diſoit la Fermiere; voyez! trois matelats, deux plumaſſons, une couverture, & ce couvre-pied.... Ah juſte ciel! point d'édredon, diſoit la Marquiſe; comment dormir ſans édredon?

Ciel! qu'allois-je faire en Province?

je ſerai moulue, briſée, j'expirerai de tortures; & qu'avons-nous à ſouper, ma bonne? -- Un bon rôti, de la ſalade, des poulets & du deſſert. Des poulets! ah, que cela eſt bourgeois! Point de perdrix rouges, de petits pieds, de bécaſſes? & où eſt votre malaga, votre tokai, & votre crême des barbades? -- Madame, je ne connois point ces Meſſieurs-là. Eh, ma chere, nous vous demandons quel eſt votre vin? -- C'eſt du bourgogne, Madame, il eſt excellent: vraiment, j'en buvons; voyez comme nous nous portons. -- Mais comment faites-vous pour avoir de la ſanté? nous ſommes toujours malades, nous autres. -- Nous ne nous écoutons pas, nous travaillons, & pardi ſi vous en faiſiez-autant, vous vous porteriez bien; mais dame auſſi! vous ſeriez plus heureuſes que nous, ce qui ne ſeroit pas juſte. -- Comment!

vous philoſophez auſſi, je penſe; faites notre ſouper, ma bonne, entendez vous?

Il y avoit un jardin dans cette maiſon: elles s'y promenerent, & virent un petit parterre que cultivoit une jeune fille, unique enfant de l'hôteſſe.

Elle avoit à peine ſeize ans: il falloit voir ſes yeux, où brilloit le feu de l'âge mêlangé du rayon de la pure innocence; il ſalloit voir les deux roſes ſur ſes joues écloſes; il falloit voir cette bouche enfantine, ce ſein naiſſant, & ce menton arrondi par l'amour, où le moindre ſourire creuſoit une petite foſſette. Approchez, ma belle enfant, dit la Marquiſe; levez les yeux, regardezmoi: ne voudriez-vous pas bien avoir mes boucles d'oreilles & ma belle robe? Oh, elle eſt trop belle pour moi. -- Pourquoi donc? Dame! c'eſt que je ne ſuis pas une belle dame comme vous; je ne ſuis qu'une payſanne, mais j'ai un beau corſet que je mets le dimanche, lorſque nous danſons. -- Ah, ah! vous danſez donc, & Monſieur le Curé le permet? -- Il ne le défend pas certains jours de fête; s'il ne le vouloit pas auſſi, nous irions danſer au village prochain, & itou à confeſſe. Et avec qui danſez-vous, petite? Avec tous ceux qui me prient. Et vous prie-t-on ſouvent? -- Autant de fois qu'il ſe trouve de la place. -- Et aimez-vous bien à danſer? -- Oh, oui. -- Mais je crois que c'eſt-là un petit péché. -- Petit ou gros, je n'en ai jamais de regrets. Mais n'y a-t-il pas quelqu'un avec qui vous aimez mieux danſer qu'avec un autre? -- Meſdames, non. Ah! vous rougiſſez, vous êtes une petite menteuſe; je vais vous dire qui. -- Voyons, dites. -- C'eſt Colin, ce jeune blondin. -- Bon, je ne connois pas ce nom-là tant ſeulement. -- Le nom n'y fait rien, je ſais qui. -- Oh, vous ne ſavez rien. Tenez, petite, voilà des paſtilles ambrées, mangez-les; cela fait bien danſer. -- Oh, je n'ai pas beſoin de ça pour ſauter; je vais les donner à ma mere. -- Dites donc, à ma maman. -- Non, s'il vous plait, j'aime mieux dire ma mere; maman eſt bon pour la ville. -- Vous en donnerez auſſi à votre amant, entendez-vous. Non, je n'entends point ce mot-là. Votre amoureux. -- Oh, je n'en ai point. -- Point! écoutez, petite, regardez-moi bien en face; là ditesmoi, ne mentez point ſur-tout, avez-vous encore votre ...? Toinette rougit, & s'en alla toute honteuſe en baiſſant la tête; & nos femmes ſe mirent à éclatter de rire, comme ſi elles euſſent trouvé la choſe du monde la plus ſpirituelle.

A table, elles ne pouvoient manger, elles n'avoient que ſix plats. On n'avoit pas mis aſſez d'épices, il n'y avoit point de ſimétrie dans la diſtribution des mets, on n'avoit point de laquais autour de ſoi pour boire. L'hôteſſe qui les ſervoit, s'étonnoit de voir des mortelles ſi dédaigneuſes, qui mangeoient du bout des dents, rejettoient les meilleures choſes, trouvoient un bon pain ſavoureux, un pain lourd, & qui demandoient du pain mollet. Eh, Meſdames, diſoit l'hôteſſe, mon pain eſt excellent, meilleur que celui de Paris, qui n'eſt paîtri que d'eau. -- Oh, notre eſtomac n'eſt pas fait pour digérer votre pain, il lui faut quelque choſe de plus léger; c'eſt bon pour le vôtre. Ma foi, Meſdames, dit l'hôteſſe impatientée, mon eſtomac! je ne le troquerois pas, en vérité, contre le vôtre. Nos Dames ſe mirent à rappeller entr'elles l'axiome fameux d'Hipocrate, lequel dit que les perſonnes d'eſprit ont toutes l'eſtomac d'une ſtructure très-délicate. L'hôteſſe rendoit graces au Ciel tout haut de ne pas ſe trouver dans la triſte claſſe des perſonnes d'eſprit.

Tout à coup entre un payſan, le front trempé de ſueur, ſuivi d'un jeune garçon frais & robuſte. La Fermiere vole, quitte tout; elle auroit planté-là la Reine de France & l'Impératrice. Elle court embraſſer le plus âgé, lui préſente un breuvage rafraîchiſſant: il boit à longs traits, & paroît oublier toutes ſes fatigues.

Cela parut très-plaiſant à la Marquiſe: elle voulut bien deſcendre de ſa dignité, en faveur de l'éloignement où elle étoit de la Capitale, & philoſopher, comme elle le diſoit elle-même: C'eſt donc là votre mari, ma bonne; ſelon toutes les apparences, il y a environ trois mois que vous êtes mariés; on s'aime encore. -- Madame, nous ne comptons pas les inſtans. -- J'ai bien deviné, il y a environ quatre mois. -- Vraiment, vraiment quatre mois! il y a bien dix-ſept ans que le bon Dieu fit.

Dix-ſept ans! dit le mari; tu ne ſais point lire dans l'almanach, comme moi: tu te trompes, il y a vingt ans, entends-tu? c'étoit cette année-là qu'il faiſoit ſi froid. Te ſouviens-tu, Victorine, que nous avons bien fait de nous marier dans ce tems-là? c'étoit vers les Rois: comme nous avons crié, le roi boit! comme je t'aimois! Et moi, pardi, comme je t'aime encore! puiſque je ne compte pas les années: je les recevons comme le bon Dieu les envoye.

Eh, quel eſt ce jeune homme, bonne ſemme? c'eſt votre ſils. Non, Madame, c'eſt notre garçon, voyez-vous, qui a vingt ans. Comment! il eſt bien tourné, frais, grand, vermeil, pas trop lourd...

Salue ces Dames, Jeannot, dit la Fermiere. Il a l'air mâle, reprit Madame de Lorevel; c'eſt dommage qu'il ne ſoit pas à la ville: Arſinoë le formeroit en peu de tems, ſi elle le tenoit -- ou plutôt, le déſormeroit.

Ne ſois pas honteux, mon ami, ne ſois pas honteux, reprit la Marquiſe, tu es un beau garçon; il faut regarder les Dames en face, lorſqu'on a vingt ans: puis parlant de lui comme d'une ſtatue, ma foi, ſi je retournois à Paris, je l'emmenerois avec moi.

Sais-tu, Monſieur Jeannot, qu'à Paris on fait fortune, avec une taille comme la tienne. Tournes-toi un peu... oui, la jambe bien priſe, aſſez bien faite; il ne lui manque, en vérité, que le manege, & cela s'apprend. Tiens, mon garçon, voilà pour boire; & puis voilà pour faire un préſent à Mademoiſelle Toinette. Oh, nous ſavons, nous ſavons ce qui en eſt, elle nous a tout dit; tu es un gaillard ... Vous ne manquerez point de l'embraſſer, Monſieur Jeannot, entendez vous? ...

Jeannot ne ſavoit que répondre: il regardoit le plancher, & tournoit lentement ſon chapeau, comptant les minutes, & n'oſant ni rire, ni faire la moue.

Délivré de cette gênante poſture qui l'avoit mis tout en nage, il ſe mit à reſpirer librement & à s'enfuir.

Il ne ſavoit pourquoi on lui avoit fait faire ce ſingulier exercice. Il n'avoit pas encore vu de femme qui l'eût regardé entre deux yeux & auſſi fixément. Il ſentoit, malgré ſa groſſiéreté, qu'on avoit eu plus de mépris que de bonté pour ſa perſonne. Les derniers mots de ces femmes ſur Toinette, lui péſoient fort ſur le cœur.

Eſt-ce qu'elles liſent dans l'ame, ſe diſoit-il en lui-même? Pardi, ces gens de Paris ſavent tout; ils vous devinent ce dont perſonne ne ſe doutoit: ma foi, elles reſſemblent à la Fée Meluſine, dont j'ai entendu lire l'épouvantable hiſtoire l'hiver paſſé, au coin du feu. Quels yeux! quelle enluminure! quel ton aigre! elles me faiſoient peur. Ah, que Toinette eſt différente! que je ſerois fâché, ſi elle fût née à Paris: elle auroit la voix d'une Pigrieche. J'aime mieux le petit bout de ſon pied, que toute la perſonne entiere de ces grandes Dames parées, qui ont un air hautain & méchant. Elles ſe ſont moqué de moi; mais, en revanche, nous avons conçu pour elles une grande antipathie.

En ſe couchant, nos Dames ſe dirent: Tous nos Ducs, nos petits Comtes, nos Abbés poudrés, ambrés, muſqués, parfumés, ne valent pas ce Jeannot, aſſurément. A qui le Ciel va-t-il accorder des talens auſſi précieux? nous en ſommes réduites, ma chere, à envier le ſort des payſanes. Il n'y a plus à Paris que de la crême fouettée; des graces, mais point d'énergie; des Adonis, mais plus d'Hercules. Oh, que les hommes ſont devenus peu de choſes! cependant ils font encore les importans, tout caducs qu'ils ſont: ils portent un viſage riant, fleuri, & tout le reſte eſt mort! On diroit qu'il leur ſuffit d'avoir un équipage, des dentelles, du perſifflage, & la coeffure du jour.

Eh non, Meſſieurs, non, ce n'eſt point tout cela qu'on vous demande; il vous faudroit la ſanté ferme de Jeannot..... Elles s'endormirent au milieu de ces beaux diſcours, ayant d'avance proteſté qu'elles ne fermeroient point l'œil.

CHAPITRE XXIV Jeannot.

Nos femmes ſe leverent aſſez matin, (choſe nouvelle) & deſcendirent faire un tour de promenade au jardin.

Elles éprouverent une certaine ſenſation délicieuſe, qui leur fit avouer qu'elles avoient eu grand tort juſquesici de ne point reſpirer l'air frais & pur qu'amene l'aurore. Elles apperçurent la jeune villageoiſe portant au bras un panier de fruits, qui venoient d'être cueillis. Elle avoit l'air inquiet, empreſſé, & paroiſſoit chercher quelqu'un: ce quelqu'un n'eſt pas difficile à deviner. Bientôt elles virent le jeune payſan qui venoit à elle: il ne couroit pas, il voloit. Comment! dit la Marquiſe, il eſt auſſi léger qu'un danſeur de l'opéra. Cachons-nous, dit Madame de Lorevel, cachons-nous derriere cette charmille, obſervons un peu ce qu'ils feront, cela doit être curieux. Ah, ah, Monſieur Jeannot, tandis que vos maîtres vous croyent à l'ouvrage, vous venez en conter à leur fille. Eh mais, vous n'êtes pas ſi ſot: chut, écoutons.

Bonjour, Toinette, je ſuis tout éſſoufflé; te voilà plus vermeille que ces fruits. Mais, fatigué, tu as le cœur comme le noyau d'une pêche. Tu parois fatigué, mon cher Jeannot, d'où viens-tu? -- Je viens de la poſte prochaine, commander des chevaux pour ces Dames; j'ai bien eu peur de ne pouvoir te parler ce matin. Elles s'en vont donc? -- Oui, veux-tu qu'elles demeurent ici un ſiecle. Et où vont elles, Jeannot? -- Oh, oh, je ne ſais: bien loin, à ce que j'ai entendu dire. -- Mais elles t'ont parlé hier au ſoir, ces belles Dames; que t'ont-elles dit? -- Bon, voistu, ce ſont des folles; elles m'ont fait tourner & retourner, pour m'examiner par devant, par derriere; je ſouffrois, comme ſi j'étions en enfer. -- Jeannot, les trouves-tu belles avec leur fard? hier au ſoir je les ai vues en cornettes de nuit; en vérité, je ne les reconnoiſſois pas, elles avoient le tein ſi blême: je voudrois bien porter leurs robes, mais non leur phiſionomie. -- Ce ſont des Dames qu'on appelle de condition, tout leur eſt permis, même d'être laides. -- Mon Dieu! qu'elles faiſoient les dédaigneuſes à table! que de mines! que de plaintes! elles ſont toujours en ſouffrance: eſt-ce qu'on ne mange pas, quand on a un caroſſe? Pardi! je crois qu'on ne fait rien alors de ſes bras, de ſes jambes, ni de tout ſon corps. Elles ſont là couchées tout de leur long, ſans remuer: l'ennui eſt imprimé ſur leur viſage triſte. Je ne ſais comment elles font l'effort d'ouvrir la bouche pour parler.

Je n'entends rien à tout ce qu'elles diſent, ſinon qu'elles ſe plaignent toujours; j'ai la migraine, j'ai des vapeurs, je ne digere point, le ſoleil eſt affreux. -- Mon Dieu! pourquoi donc ne ſont-elles pas heureuſes avec tant d'ajuſtemens, & ſur-tout avec de ſi belles boucles de diamant? -- Va, va, Toinette, le vrai bonheur eſt d'être jolie & fraîche comme toi: le bon Dieu ne récompenſe point ces gens qui uſent ſi mal de leurs richeſſes, & qui ne font rien de leurs bras. A propos, elles ont dit que je t'embraſſe; & c'eſt, par ma foi, ce qu'elles ont dit de mieux hier au ſoir. Oh bien, finis, & embraſſe vîte qu'on ne nous voye pas. Tu t'en vas, Jeannot? --Je voudrois bien le pouvoir.Tiens, manges de ça; ça fait, diton, danſer. -- Bon, tu badines; je danſerai bien ſans ça. -- Tu danſeras encore mieux, vois-tu, ces Dames l'ont dit. -- J'ai peine à manger de ce qui vient d'elles. -- Mange toujours, nigaud: je devois en donner à ma mere; mais la pauvre femme n'aime plus la danſe, & tiens, Jeannot, tout ça c'eſt pour toi.

Nos femmes ſe tenoient les côtés de rire, en voyant Jeannot manger goulument une groſſe poignée de paſtilles ambrées. Toinette, pourquoi dépouillestu ce parterre de fleurs? c'eſt un ravage. -- C'eſt pour faire des bouquets pour ces Dames, ma mere me l'a ordonné: je regrette bien ces fleurs; mais il leur faut gros, gros comme un jour de noces. -- Ces Dames de Paris ont des idées fort droles: elles dorment encore, n'eſt-ce pas? Vraiment, elles ont bien recommandé qu'on ne fît point le moindre bruit.

Nous avons tranſporté notre coq bien loin d'ici, pour que ſon chant ne les éveillât point. -- Quelle ſotte complaiſance! elles mériteroient bien de ne manger jamais de poulets; mais morbleu, j'ai ſoif, ces dragées-là m'ont enflammé tout le gozier; je vais vîte à la fontaine boire un coup, adieu Toinette. -- Adieu Jeannot: & ils ſe ſéparerent; mais en s'en allant, ils retournerent l'un & l'autre la tête plus de vingt fois, en ſe faiſant mille petits ſignes d'intelligence & de bonne amitié. O galant Vateau, que n'aije ici ta touche! c'étoit aux champs que tu allois chercher les graces ruſtiques & naïves de la nature.

Il me vient, dit la Marquiſe, un ſingulier projet en tête: je veux un peu m'en amuſer, c'eſt un caprice, une fantaiſie, une idée, qui au fond n'a pas le ſens commun; mais je veux rire: nous ſommes à la campagne, marchons vîte. Elles prirent un petit détour, & s'enfoncerent dans le bois où Jeannot s'étoit mis en marche; elles furent bientôt ſur ſes pas.

Quel étoit le projet de la Marquiſe?

le plus extravagant du monde, aſſurément. C'étoit d'eſſayer le pouvoir de ſes charmes ſur Jeannot, ſur ce lourdaut robuſte qui avoit vingt ans, la jambe bien faite & de ſi belles dents. Cette fantaiſie, il eſt vrai, n'eſt pas abſolument étrangere à pluſieurs femmes du bon ton; elle eſt aſſez originale, mais elle n'eſt pas unique. Jeannot s'étoit rangé reſpectueuſement pour laiſſer paſſer ces Dames, intérieurement fort ſurpris de les trouver ſur ſes talons. Il étoit reſté droit comme un piquet, immobile comme un therme, ſon chapeau à la main & à-demi deſcendu. Madame de Lorevel continua ſa route, comme pour cueillir des fleurs: la Marquiſe demeura; & ſouriant à Jeannot, lui dit: Bonjour, mon cher; couvretoi, mon ami, & viens t'aſſeoir auprès de moi, j'ai quelque choſe à te dire. Jeannot ne vouloit ni mettre ſon chapeau, ni reſter, ni s'aſſeoir: il étoit à peindre, tant ſon embarras étoit comique. La Marquiſe, d'un air dégagé, prit ſon chapeau, le lui enfonça ſur ſa tête, & de ſa main délicate ſaiſiſſant ſa main groſſiere, le fit mettre ſur le gazon tout à côté d'elle. Monſieur Jeannot, ſavez-vous que vous êtes un beau garçon! (Jeannot détournoit à moitié la tête, n'oſant ſouffler.) Regardez moi, je vous prie, comme je vous l'ai dit; & ... (Jeannot baiſſoit la tête, & avoit l'air d'un enfant qui fait la moue) Dites moi, Monſieur Jeannot, quelle eſt votre maîtreſſe? elle eſt ſans doute jolie; car à vingt ans, il faut la choiſir jeune & ſur-tout amoureuſe. (Jeannot tournoit ſes yeux du côté de la ferme & pouſſoit un gros ſoupir.) Tu ſoupires, mon ami, eſt-ce que tu n'es pas ſatisfait de la petite Toinette?

Eh bien, mon cher Jeannot, je vais te donner un conſeil: ſi elle eſt ſi fiere, il faut la laiſſer-là & en choiſir une autre moins inhumaine, qui ne te fera pas languir. Quand on eſt joli garçon comme toi, il faut ſe faire prier: ſi tu n'es pas aimé, faut-il que je te le diſe, c'eſt de ta faute; il faut entreprendre, oſer, baiſer la main, embraſſer, mais bien fort; & tout en badinant, jetter parfois Mademoiſelle Toinette ſur le gazon. Si elle crie, écoute, tu n'auras qu'à baiſer la bouche qui aura crié; cela ne fâche jamais. On ne réuſſit pas, lorſque l'on eſt ſi timide. La fille fait toujours ſemblant de ſe mettre en colere; mais c'eſt toujours pour rire, elle s'appaiſe bientôt. Eſt-ce que ton cœur ne te dit pas tout cela? Mademoiſelle Toinette fait donc la cruelle?

ah, la bonne piece! va, va, c'eſt pour mieux t'engeoler. Si tu ſavois qu'une autre maîtreſſe, loin de te tenir en rigueur, préviendroit tous tes ſouhaits....A tous ces beaux propos, Jeannot ne ſonnoit mot. S'il rencontroit ſes yeux animés par ſon rouge, ces yeux lui ſembloient terribles. Il ne ſavoit s'il rêvoit, ou ſi ce n'étoit pas, comme il l'avoit penſé d'abord, la Fée Meluzine en perſonne, qui revenoit pour le tenter. Il s'attendoit toujours à voir ſa queue de dragon ſortir de deſſous ſa robe. La Marquiſe ſerroit plus fortement ſa main dans la ſienne; il faiſoit quelques efforts pour la retirer: il étoit muet & tremblant. Mon cher Jeannot, continuoit la Marquiſe du ton le plus doux, il faut que tu viennes avec moi; tu ſeras mon ſerviteur, entends-tu bien? tu ſeras bien logé, bien nourri, tu auras en tout tems des bas de ſoie, un chapeau bordé, des eſcarpins, habit d'hiver, habit d'été & toujours galonné. Dame!

tu brilleras & tu n'auras rien à faire qu'à te divertir.... Connois-tu Paris?

c'eſt une grande & belle ville, où tu ſeras heureux & à ton aiſe. Tu ne travailleras plus à la terre, courbé ſous le poids du jour; tu te tiendras toujours droit & la tête levée, & tes mains deviendront blanches & polies comme les miennes. -- Non, non Madame, s'écria Jeannot dans le ſentiment dont ſon cœur étoit plein, notre travail eſt rude, nous en convenons; mais nous le faiſons de bon cœur: nous ne connoiſſons pas la trahiſon, l'ingratitude; nous ſommes attachés à notre hôteſſe, entendezvous? & à Mademoiſelle Toinette que nous aimons de tout notre cœur: dites-le à tout le monde, nous nous en moquons aprés tout; auſſi bien, faudra-t-il qu'on le ſache un jour, car malgré tout le monde, voyezvous, je l'épouſerai. -- Eh bien, Jeannot, rien ne t'en empêche, tu l'épouſeras; d'accord, ne t'emportes point; tu l'emmeneras avec toi à Paris, tu n'en ſeras pas moins mon cher ſerviteur: ton emploi ſera très doux...

tu me baiſeras la main; eſt-ce que ma main ne vaut pas bien celle de Toinette? La Marquiſe, à ces mots, porta la main à la bouche de Jeannot; & au lieu de la lui faire baiſer, elle lui donna un petit ſoufflet ſur les deux joues. Jeannot tout ſtupéfait de cette façon de faire, fit un mouvement pour ſe lever. Pendant ce tems-là, la malicieuſe Marquiſe avoit ſaiſi ſes longs cheveux noirs flottans, & dont il avoit aſſez de ſoin. Elle le retenoit en riant, dans ſa premiere ſituation.

Il ne pouvoit preſque plus baiſſer la tête; & la Marquiſe, tout en plaiſantant, paſſoit la main ſous ſon menton, ombragé d'un léger duvet; & lui faiſoit de ces agaceries qu'il entendoit peut-être fort bien, mais auxquelles il lui étoit impoſſible de répondre. Semblable à ces oiſeaux farouches qu'on a mis en cage & que rien n'apprivoiſe, parce que tout les effraye; ſa ſurpriſe extrême le rendit plus ſtupide qu'il ne l'étoit en effet: d'ailleurs, il penſoit que c'étoit une pure dériſion que la Marquiſe faiſoit de ſa perſonne, & le dernier des hommes eſt ſenſible à cet outrage.

Jeannot ſaiſit un moment qu'elle avoit abandonné ſes cheveux, ſe levant comme l'éclair, il prit la fuite à toute jambe. La Marquiſe le rappelloit, en éclattant de rire & d'un ton goguenard; mais, dans le fond, un peu mortifiée du chétif ſuccès de ſes charmes. Elle alla rejoindre Madame de Lorevel: ce nigaud, dit-elle, n'a pas ſeulement l'inſtinct de mon épagneul; n'êtes-vous pas de mon avis, ma chere? L'homme qui ſeme, laboure, moiſſonne, n'eſt au fond qu'un véritable automate: une ame, après tout, lui ſeroit fort inutile; à quel uſage l'employeroit-il? Les payſans ſont comme les bêtes de Deſcartes, des machines organiſées; leurs ſens ſont lourds, obtus, péſans: & je ne les plaindrai plus déſormais, car ils ſont inſenſibles à tout, au plaiſir, comme à la douleur: ils n'ont que le mouvement purement méchanique c'eſt un fait, abſolument un fait Quoi, vous vous donnez la peine de former un ſyſtême ſur ſemblable canaille! mais tous ces manœuvres, nos gens, nos chevaux, ſont tous dans la même claſſe, ils ſont paîtris du même limon; c'eſt prouvé depuis longtems: il n'y a aucun doute à cela, vous êtes bien bonne d'y rêver une minute.

CHAPITRE XXV.

Suite du précédent.

Au bout d'une demi-heure, errant le long d'une charmille, elles entendirent qu'on ſe parloit: elles s'approcherent, ſans faire de bruit. La Marquiſe écarta doucement quelques branches qui la gênoient, & vit Jeannot, l'inſenſible Jeannot aux pieds de Toinette. On auroit pu croire que c'étoit le hazard qui les avoit raſſemblés; mais la joie qui brilloit dans les yeux de la jeune fille, décéloit un mutuel accord.

Ce n'étoit point un attrait voluptueux qui les réuniſſoit, c'étoit le plaiſir délicat de ſe voir & d'être enſemble. La Marquiſe vit une ſcène digne du ſiecle d'or, tems en tout point fabuleux pour elle. Ces payſans, tout groſſiers qu'on les ſuppoſoit, connoiſſoient la pudeur; cette pudeur qui donne des charmes ſi naifs aux tranſports de l'amour. Ils cherchoient un réduit ſolitaire: loin des témoins, tout entiers à euxmêmes, aſſis ſous un dais de verdure, ils croyoient n'être vus que du ciel, & l'innocence de leurs cœurs ne redoutoit point l'œil chaſte du maître de la nature.

Il faut ſavoir qu'à la renaiſſance de chaque aurore, Jeannot & Toinette ſe rendoient de coutume ſous ce feuillage écarté, qui produiſoit un jour demi-ſombre. Jeannot étoit aſſis aux pieds de la gentille Toinette: le rire heureux du contentement animoit ſon large viſage. Cependant il chantoit d'une voix ruſtique, en regardant Toinette; & ſi ſa voix n'étoit pas bien juſte, ſon accent du moins étoit celui du bonheur. Tantôt il demeuroit immobile à la contempler, tantôt il ſe précipitoit ſur ſa main qu'il baiſoit avec une reſerve touchante, puis il ſe remettoit à chanter de toutes ſes forces, & ſa chanſon étoit ſuivie d'un ſilence plus expreſſif que l'éclat de la joie la plus bruyante. Enſuite il racontoit à ſa maîtreſſe comme quoi la Dame aux diamans l'avoit pris par la main, par les cheveux, par le menton; comme quoi elle avoit voulu l'emmener à la ville, & le rendre bien riche; & comme quoi il l'avoit refuſée, afin de ne pas ſe ſéparer de ſa chere Toinette: il ajoutoit pluſieurs autres propos qu'elle lui avoit tenus. Toinette étoit toute rêveuſe, & pleuroit preſque de la ſimple ſuppoſition que Jeannot auroit pu la quitter & s'en aller à Paris. Mon Dieu, diſoit-elle, je ſuis bien aiſe qu'elles partent, ces grandes Dames; elles ſont bien perfides! Je n'ai pas de ſi belles robes qu'elles; mais, en récompenſe, je ne ferois pas ce qu'elles font pour la couronne de France. Ces perſonnes qui viennent de Paris, enlevent comme cela tous les pauvres gens de village; tantôt c'eſt pour le Roi, tantôt c'eſt pour ſervir les Dames, ce n'eſt jamais fait... Va, Jeannot, crois-moi, il eſt plus honorable de cultiver la terre ici, que d'être domeſtique galonné à Paris: ce galon n'eſt que la livrée de la plus baſſe ſervitude. Quel vilain nom que ce nom-là, domeſtique! je penſe que celui de laboureur ou de vigneron vaut beaucoup mieux. Un bon ſarreau de toile m'habille tout auſſi bien que du drap rouge ou verd. -- Tu as raiſon, rien n'eſt plus vil au monde qu'un laquais.

Fi, on ne peut pas ſeulement répéter ce qu'il fait tous les jours: je ne pourrois jamais t'épouſer, ſi tu portois ce nom-là. J'ai été une fois à Paris vingt-quatre heures ſeulement avec ma mere, ô mon Dieu! mon Dieu, quelle ville! Imagine-toi une choſe incroyable: j'ai vu cinq à ſix grands hommes ſerrés l'un contre l'autre, tous debout derriere un caroſſe; & ſe tenant ainſi ſur la pointe des pieds, ſautiller & rire aux paſſans.

Ils ne ſervoient qu'à rendre la voiture plus péſante, & à fatiguer de pauvres chevaux qui les traînoient ſur un pavé ſale & gliſſant: le cocher s'égoſilloit, & chaque tour de roue manquoit d'écraſer un homme. Dismoi, n'eſt-ce point offenſer le bon Dieu, que de gagner ainſi ſon pain lorſqu'on a de bons bras? Pourquoi Dieu nous a-t-il donnés des membres, eſt-ce pour vivre dans un antichambre? Il y en a des milliers, vois-tu, qui ne ſavent rien faire autre choſe que jouer aux cartes, & qui ſont encore plus gras que leurs maîtres, quoiqu'ils ſoient moins vauriens qu'eux. Non, je ne ſerai jamais laquais, dût le pain augmenter encore: je ne quitterai point le lieu où je t'ai vue pour la premiere fois, où je t'ai aimée, où je t'aimerai toute ma vie, où Monſieur le Curé doit nous marier....

Souviens-t-en, tu m'en as fait la promeſſe; je l'ai dit à cette Dame qui vouloit m'avoir. Je n'aime point du tout ce Paris, où il y a tant de domeſtiques & tant de dames fardées.

Toinette, quel vilain barbouillage!

comment oſent-elles en cet équipage te regarder toi & nos fleurs! je travaillerai toujours content, pourvu que tu me permettes de t'embraſſer quelquefois par-ci par-là, pourvu que ... tu m'entends? Toinette fixoit alors Jeannot d'un œil demi-ouvert, ſourioit, le repouſſoit doucement, l'attiroit vers ſon ſein, le repouſſoit encore, vouloit toujours ſe lever, & reſtoit. Si Jeannot, plus heureux ou plus adroit, ſurprenoit un baiſer au moment où Toinette étoit peut-être volontairement diſtraite, alors elle battoit légérement Jeannot, & Jeannot frappé de cette main douce, trouvoit la punition plus charmante encore que le crime. Je ne ſais quelle candeur imprimée dans leurs tendres regards, annonçoit la pureté de leurs cœurs, & même une certaine délicateſſe qui leur étoit naturelle, quoiqu'elle ne ſemblât pas étre faite pour eux. La Marquiſe ſentit qu'au milieu de ſes amuſemens & de ſes plaiſirs frivoles, il lui manquoit cette douce fatisfaction du cœur, pure récompenſe de l'amour, volupté plus touchante, plus durable, plus vraie que l'éclair momentané de la jouiſſance.

En regardant Jeannot, elle envia ſecrettement le ſort de l'heureuſe Toinette. Elle partit, mais elle oublia trop tôt cette ſcène qui pouvoit lui ſervir de leçon, & qui lui devint parfaitement inutile.

Pendant le cours du voyage, tout fut un objet de dédain pour nos modernes précieuſes. Les travaux de la campagne, la vie des villageois, l'abſence du luxe, l'image de la modération ou de la pauvreté vertueuſe, tout leur ſembloit vil, petit, déſagréable. Elles vouloient quelquefois déguiſer une ſurpriſe humiliante pour leur amour-propre: mais leur ignorance ſur les choſes les plus communes de la vie, les trahiſſoit à chaque pas. Elles dédaignoient tout ce qui arrête la curioſité du voyageur le plus vulgaire: ſi l'on rencontroit les débris majeſtueux d'un ancien aqueduc, d'un temple ruiné, ou d'un palais antique; ces reſtes vénérables qui attirent l'œil d'un homme ſenſible, étoient pour elles un objet d'indifférence ou même de raillerie.

Cependant un jour que la Marquiſe ſe trouvoit dans ſa chaiſe avant le lever de l'aurore, la majeſté du ſoleil levant frappa, étonna ſes regards.

Juſques-là elle n'avoit vu le lever de l'aſtre du jour, qu'à l'Académie Royale de muſique. Elle ne put s'empêcher d'avouer que le machiniſte de l'opéra, tout habile qu'il étoit, étoit inférieur à celui qui avoit ordonné cette décoration céleſte.

CHAPITRE XXVI.

Suite du précédent.

Elles ſe détournerent d'environ une vingtaine de lieues de la grande route, pour ſurprendre dans ſon château un Monſieur Sainval, fameux dans l'art d'apprêter le plaiſir, & qui paſſoit pour un Sibarite des plus rafinés. Tranſportées de joie, elles s'attendoient à une réception des plus magnifiques. La Marquiſe avoit vu fréquemment à Paris ce Monſieur Sainval, & Madame de Lorevel le connoiſſoit encore plus particulierement. Sainval étoit un des hommes les plus opulens du Royaume, & ce n'étoit cependant point un traitant; nom que tout l'or qui le couvre ne rend pas plus reſpectable aux yeux du vrai citoyen. Il avoit hérité de ſes ancêtres une fortune immenſe; mais elle avoit été acquiſe ſans remords. C'étoit un parfait honnête homme; mais dans ſa jeuneſſe il avoit été fort ſenſible au plaiſir. Sa principale occupation avoit été de créer de nouveaux divertiſſemens: il avoit ſur tout approfondi l'art de la table.

il avoit ſans ceſſe a la bouche les mots de feſtins, de fêtes, de ſpectacles; perſonne n'avoit porté plus loin que lui les rafinemens d'une voluptueuſe délicateſſe. Chaque jour il inventoit de nouvelles ſuperfluités qui, quoique variées, étoient toujours ingénieuſes. Il étoit ſi riche, ou pour mieux dire, il étoit ſi heureux, qu'il n'avoit pu ſe ruiner abſolument, après avoir tenu table ouverte, & avoir entretenu vingt à trente femmes.

Il avoit quitté depuis peu la Capitale. Le dégoût, triſte enfant de la ſatiété, l'avoit ſurpris tout au miſieu des fêtes brillantes qu'il ſe donnoit pour réveiller ſon goût uſé. Il avoit quarante-quatre ans, craignoit l'ennui plus que la mort, & ne pouvoit plus s'amuſer. Pourſuivant ſans ceſſe le plaiſir, cet être fugitif & rebelle, il avoit traîné à ſa ſuite une troupe complette de comédiens, de muſiciens, d'auteurs à gages, & les cuiſiniers les plus fins de tout Paris. Il avoit encore amené des hommes ſoi-diſant aimables, de jolies femmes dont malheureuſement il obtenoit tout ce qu'il deſiroit.

Sa campagne étoit charmante, tant par ſa ſituation & par ſes eaux, que par ce négligé de la nature qu'elle ſeule ſait créer: mais il avoit ſi bien fait, en voulant l'embellir, qu'on n'y retrouvoit pas le moindre veſtige de ſa ſimplicité primitive. Auſſi Meſſieurs les Auteurs ne manquoient pas de l'appeller un homme de goût, tout en bâillant dans ſon parc, ſuperbement ennuyeux.

Autrefois il avoit eu une affaire réglée avec Madame de Lorevel; & comme il étoit galant homme, il avoit toujours entretenu avec elle une ſorte de correſpondance & d'amitié. La Marquiſe avoit dit: allons donc voir cet homme rare, cet homme unique en fait de bonne chere; amuſons-nous un peu à ſes dépens, moquons-nous de ſa maîtreſſe, allons le perſiffler tout à notre aiſe; rappellons ſur-tout les bonnes hiſtoires de la ville, mais ſans oublier les préſentes, qui valent bien les anciennes.

CHAPITRE XXVII.

Le Philoſophe tardif.

On découvre le château: nos femmes petilloient d'impatience & de joie. Le bruit d'un caroſſe roulant annonce leur arrivée. Elles entrerent dans la premiere cour, & demeurerent fort étonnés. Elles crurent d'abord qu'on les avoit trompées, & qu'on ne les avoit pas conduites chez Sainval, mais chez quelque riche cultivateur qui faiſoit valoir ſes terres par lui-même. Des ſémoirs, des inſtrumens d'agriculture & la nouvelle charrue frapperent leurs regards. Tout ce qui concerne l'économie rurale, avoit pris, ſous de vaſtes remiſes, la place des équipages leſtes & brillans.

Elles virent des gens occupés, ici à battre le bled, là à le vanner; ceux-là diſtribuoient les gerbes, ceux-ci en formoient des meules pyramidales.

hommes, femmes, enfans, tous travailloient à l'envi l'un de l'autre, & chantoient en travaillant.

Notre ami ſeroit-il mort ou ruiné, dit Madame de Lorevel; que ſignifie tout ceci? Bonne femme, ajouta-t-elle en s'adreſſant à une des payſannes, dites-nous qu'eſt devenu le pauvre Sainval, eſt-ce bien ici chez lui? -- Aſſurément, Madame, c'eſt ici chez lui: il ſe promene là-bas dans le jardin avec ſon bon ami M.

le Vicaire. -- Son bon ami M. le Vicaire! dirent ces deux femmes en ſe regardant. Il n'eſt pas mort, mais il a perdu l'eſprit. Se promener avec un Vicaire! mais feroit-il ſa confeſſion générale? oh, cela eſt trop plaiſant, éclairciſſons cette aventure; elle eſt neuve, unique, ſinguliere.

Monſieur Sainval avoit apperçu un équipage, de grands valets galonnés qui ſe promenoient déja d'un air inſolent & la tête haute; & ne pouvant deviner qui ce pouvoit être, il s'étoit hâté de venir recevoir ſon monde. Il fût agréablement ſurpris, lorſqu'il reconnut ſes anciennes amies.

ah! vous avez ſans doute nombreuſe compagnie à l'ordinaire, dit Madame de Lorevel; nous venons nous réjouir, entendez-vous? Allons, mon vieil ami, préſentez-nous: où eſt Madame de la Saune? -- Elle eſt à ſix lieues d'ici, occupée à régler quelques comptes avec pluſieurs de mes fermiers. -- Occupée à régler des comptes! eſt-ce qu'elle eſt folle auſſi, elle? -- Non, aſſurément ...

vous ſaurez tout, Meſdames: nous nous réjouirons, ſi vous m'en croyez; mais vous vous tromperiez, ſi vous étiez dans l'attente de trouver ici un cercle nombreux: l'âge, le tems, la réflexion m'ont inſtruit; je ne ſuis plus jeune, j'ai un peu changé de maniere de vivre. Je n'ai que deux ou trois de mes voiſins avec leurs femmes, & mon Vicaire qui, foi d'homme d'honneur, a beaucoup de bon ſens, de probité, d'eſprit même. -- Oh, vous m'excédez déja, dit la Marquiſe, avec votre Vicaire: eſt-il admiſſible? renvoyez cet homme noir. -- Non, Meſdames, s'il vous plait, c'eſt mon ami: vous ſerez inſtruites de tout, & vous m'approuverez. -- Mais, dit Madame de Lorevel, t'approuver! cela eſt fort.

Pourquoi as-tu bouleverſé ta maiſon?

pourquoi as-tu du bled dans tes cours, des pigeons ſur tes toits, des poules, des canards, des cochons? ... Que font-là ces arbres fruitiers? dis, réponds, parles, es-tu devenu fou réellement, ou ſi tu plaiſantes? N'allons pas ſi vîte, repartit Sainval en ſe défendant: permettez, Meſdames, que je-vous faſſe ſeulement deux ou trois queſtions. Vous m'avez jadis montré dans vos railleries tant d'eſprit, de jugement & de fineſſe, que vous êtes en état de me répondre, & j'exige de vous cette complaiſance.A quoi ſert le faſte? quel plaiſir produit-il? en quoi augmente-t-il notre bonheur? Quelle eſt la ſenſation voluptueuſe attachée aux preſtiges de l'orgueil? il n'en eſt aucune. Le faſte eſt donc une pure ſottiſe, une miſerable vanité: on ſe gâte le goût, on effémine ſon ame, on rapetiſſe ſes idées, & l'on n'eſt plus gonflé que d'un vuide orgueilleux qui fatigue, & qui même ennuye ſon triſte poſſeſſeur. Eh bien, Meſdames, voilà ce que j'ai éprouvé. J'ai bien fait, je penſe, de ſecouer mes brillantes chaînes. Heureuſement que je ſuis revenu au point juſte & vrai, au point où il faut ſe trouver pour goûter le plaiſir. -- Mais, comme cela, tu as donc fait divorce avec le monde? Ah, s'il vous plait, qu'eſt-ce que ce monde ſi vanté & que je n'ai que trop connu; ce cercle étroit qui ſe donne le titre excluſif de bonne compagnie! je m'en faiſois une idée charmante avant que d'y entrer; je ne ſais ſi c'eſt la ſatiété qui a ſervi à me guérir: mais de l'œil dont j'enviſage aujourd'hui les choſes, je ne puis me cacher que je vivois en inſenſé. -- Fort bien! le monde n'eſt plus qu'un compoſé d'extravagans; tu t'es bien formé, à ce que je vois. Mais examinons un peu quel étoit mon genre de vie. J'allois aux ſpectacles, & ils ne m'amuſoient que par rapport aux loges: d'ailleurs je m'ennuyois; & cependant je craignois de les voir finir, parce que je redoutois encore plus le moment qui devoit leur ſuccéder. En effet, la piece achevée, j'allois ſans affaire & ſans objet voir des gens qui m'étoient indifférens, & qui partageoient mon indifférence. Là, on parle de la nouvelle ou de l'événement du jour, & l'on déguiſe preſque toujours ſa façon de penſer. L'un fronde, l'autre approuve: on queſtionne, mais on ne répond point: on raiſonne, mais c'eſt lorſqu'il faudroit plaiſanter: on n'entend que des propos ſans idées, & l'on ne voit que des idées ſans liaiſon: les principes ne ſemblent faits que pour préparer des inconſéquences; de la légéreté, de l'eſprit, de la fineſſe, des manieres d'être, mais rien qui parte du cœur; c'eſt l'habit qui parle, comme le dit fort bien notre ami J. J. Rouſſeau. -- Voyons! écoutons juſqu'au bout, ſi le Ciel nous en prête la force. -- Enfin, Meſdames, je me rendois dans la maiſon où je devois ſouper: on me faiſoit jouer ſans miſéricorde; & je prenois des cartes, parce que je redoutois encore plus la converſation que le jeu. On ſoupoit, on faiſoit la meilleure chere du monde; mais elle paſſoit comme un éclair. Si les mets étoient excellens, ils n'étoient aſſaiſonnés ni par la cordialité, ni par le joie; & ſans ces deux convives toujours invités & toujours ſi rares, il n'y a point de volupté dans les repas. On ne ſonge, à table même, qu'à achever les parties, ou a en recommencer de nouvelles. L'avarice donnoit aux plus jolis viſages un petit air de furie, qui défiguroit leurs charmes. La vile ſoif de l'or altéroit tous les cœurs. Enſuite on veilloit à toute force, dans la ſeule crainte de s'éveiller de trop bonne heure le lendemain.

Chaque jour on recommence ſervilement le même train: on a ſeulement le rare avantage d'être avoué pour l'amant de la femme qui vous donne à ſouper, ou qui vous mene dans la maiſon où l'on ſoupe. On voit des fêtes ſans gaîté, des intrigues ſans myſtere, de l'éclat ſans plaiſir; &, pour me ſervir du terme employé du bonheur, ſans reconnoiſſance. Les jours ſont enveloppés dans une viciſſitude de riens, qui ſe ſuccédent ſans ſe renouveller. On n'eſt jamais avec ſoi même. Les femmes, plus imprudentes que faciles, ſe rendent par complaiſance. Plus ſouvent elles ſont incommodes: ſans ſe ſoucier de vous, elles veulent vous occuper. Des hommes les prennent, plus par air que par goût. Les foibleſſes ſans paſſion ſont toujours ſans volupté, on cherche le plaiſir, il fuit à tire d'aile... Oh, dites-moi, ſi ce tourbillon frivole mérite quelques regrets. -- Mon pauvre ami, ton ame eſt en léthargie; je le vois.

Que puis-je te dire dans l'état de langueur où tu ſommeilles: la triſte philoſophie eſt le recours des miſerables; on ne peut plus jouir, on ſe dit au deſſus des plaiſirs du monde. Va, le palais de Salomon avec toutes ſes dépendances, ne réveilleroit aucun goût dans ton ame éteinte, tu es trépaſſé. -- Soit; mais, graces à Dieu, me voilà libre, & qui plus eſt, heureux.

Je prendrai du monde ce qui me conviendra; ce ne ſera ni une épigramme, ni une mauvaiſe plaiſanterie, qui me feront changer de deſſein.La Marquiſe & ſon amie pouſſerent un long ſoupir, & hauſſerent les épaules pour toute réponſe.

On ſervit un dîner très-délicat; mais ſans faſte, ſans prodigalité, ſans vins de liqueur. Tous les mêts étoient bons, mais ils n'étoient pas colorés par un travail perfide. On fut gai, mais perſonne ne débita de froides extravagances. On avoit de bons fruits, mais point de glaces. La Marquiſe trouva tout cela bourgeois, le dit ſans ménagement, berna le Vicaire, qui ne fit pas même ſemblant de s'en appercevoir, trop ſage pour s'offenſer d'une ſotte impertinence qui ne faiſoit tort qu'à ſon auteur.

Meſdames, dit Sainval, je ſuis un campagnard; je ne lis plus, pas même le Mercure de France: comment va le Théâtre François? La derniere piece que j'ai vu jouer, étoit le Pere de Famille; j'ai gémi de voir un ſi beau drame ſi mal exécuté: fait-on beaucoup de pieces dans ce goût? il me paroît utile. Je voudrois qu'au lieu de ces tragédies froides ou bizarres, dont des Auteurs ſans ame nous endorment depuis dix ans, on nous donnât plus fréquemment de ces drames touchans, qui peignent les malheurs & les devoirs de la vie civile. Ces drames préſentent des tableaux réels, utiles, & ſur-tout plus près de nous. Quel rapport y a-t-il, s'il vous plait, entre les fureurs de l'ambition, le courage extrême de la liberté, ſon noble enthouſiaſme, & les mœurs d'un citoyen qui ne peut être que ſoumis & paiſible. Quoi!

toujours des têtes couronnées & qui parlent en vers! En vérité, les rois ſont trop loin de nous; ce ne ſont preſque plus nos ſemblables. J'aime à retrouver ſur la ſcène mes concitoyens, leurs paſſions, leurs foibleſſes & juſqu'à leur langage; les larmes que je verſe en ſont plus délicieuſes. -- Tu as donc auſſi perdu le goût, mon pauvre ami; tu outrages la majeſté de la tragédie, qui endort quelquefois, mais qu'on reſpecte toujours.

Ton ame eſt retrécie dans un cercle bourgeois: ce que c'eſt que de n'avoir point de goût! -- Madame, le goût eſt un mot que chacun interprete à ſon gré; le plus mince Ecrivain donne le ſien pour regle; je n'aurai point le vôtre d'accord. Inſtruiſez encore mon ignorance; j'aime le naturel, la vérité, le beau ſimple: que fait-on à Paris, en fait de littérature? -- Force Romans; les plus vuides, les moins chargés d'aventures, mais en récompenſe, écrits du ſtyle le plus chaud. Je ne peux plus lire de romans: dans la jeuneſſe, ils peuvent ſervir d'aliment à une imagination ſurabondante; je m'occupe d'ouvrages ſérieux & raiſonnés, faits dans la vue de l'utilité publique. Entr'autres bons livres que ce ſiecle frivole a produits, je viens de lire avec délices l'excellent Traité des Délits & des Peines. J'ai entendu parler de ce livre; que veut-il dire? -- Madame, il prend la défenſe des malheureux qui languiſſent dans les priſons; il implore la pitié de Meſſieurs les Juges; il les ſupplie de mettre beaucoup de circonſpection dans leur interrogatoire, & de l'humanité dans leurs jugemens; il indique la peine que mérite chaque eſpèce de délit. -- Mais, mon cher, reprit d'un air étonné Madame de porte de quelle maniere on les jugera?

Lorevel, probablement vous ne ſerez jamais dans le cas de ces miſérables; de quoi vous mêlez-vous? Que vous imPourquoi allez-vous vous jetter entre le bourreau & un coquin, pour ſavoir ſi l'un doit ou ne doit pas conduire l'autre à la potence? Adoptez ce ſyſtême nouveau, facile & commode; ce ſyſtême qui regarde avec indifférence tout ce qui eſt hors de nous, qui dit avec je ne ſais quel Auteur qui peint ſa belle ame dans ſes écrits: Je n'aime point les hommes, parcequ'ils ne ſont point aimables; ils me ſone indifférens. J'admire l'homme généreux, mais je ne l'imiterai pas. Que m'importent les maux de l'univers? mon bonheur eſt dans ma caverne. -- Avec votre permiſſion, Madame, cet auteur n'eſt point aimable lui-même; toute maxime qui tend à éloigner l'homme de l'homme, eſt fauſſe, mauvaiſe & pernicieuſe; qu'il agiſſe d'après ſes principes, mais qu'il nous laiſſe les nôtres. -- Quoi! vous allez ſérieuſement prendre la défenſe de ces bandits? peut-on trop verſer un ſang auſſi vil, auſſi dangereux? Vous voulez donc qu'on vous égorge chez vous!

Si j'étois Lieutenant-Criminel, moi, j'accumulerois toutes les tortures; j'intimiderois tellement cette race de ſcélerats, que l'on n'en verroit plus un ſeul ſur la face de la terre. -- Madame je ſuis homme, j'aime l'ordre & l'équité; ce ne ſont pas des moyens violens qui l'entretiennent. Je ſens que des rapports ſecrets me lient à la juſtice & à l'harmonie, & je chéris mes ſemblables, parce que je les honore comme des êtres intelligens, capables de perfection & de vertu, & nés pour agir ſous les yeux d'un Dieu qui contemple leurs efforts pour le bien. Du haut de ce point de vue élevé, on ne reſſerre point ſon exiſtence, on l'étend, on l'aggrandit, s'il eſt poſſible, pour le bien de l'univers. -- Ou, pour mieux dire, pour ſatisfaire ſon orgueil. -- C'eſt une autre thèſe, Meſdames: qu'on me donne beaucoup d'orgueilleux de cette nature, je les reſpecterai encore.

Madame de Lorevel touſſa pour faire ceſſer cette converſation aſſomante, & Sainval ſe mit à parler de toute autre choſe avec la même aiſance & la même franchiſe.

Fin de la premiere Partie.
CHAPITRE XXVII.

Le Jardin du Philoſophe tardif.

Apres le repas, Sainval que la philoſophie avoit agguerri, leur fit voir tranquillement ſa maiſon & ſes jardins, ſouriant des propos légers de Meſdames. Tout le luxe étoit diſparu: adieu ſtatues, orangers, treillages, caſcades, ſerres, &c. C'étoient les mêmes agrémens, les mêmes commodités; mais on n'y rencontroit plus ce qui n'eſt que la pénible recherche de l'art, ou l'éclat orgueilleux de l'opulence. Nous voilà dans une ferme, dit Madame de Lorevel: comme tout eſt changé! quel goût bizarre! apprenez-nous le mot de cette énigme, inſenſé que vous êtes.

Ciel! un potager dans un parterre!

Pourquoi avez-vous tout bouleverſé? à chaque pas que l'on fait, il y a de quoi ſe récrier ſur le mauvais goût qui régne de toute part. -- Je crois, Meſdames, que le mauvais goût eſt juſtement celui qui a prévalu en France dans la diſtribution de nos jardins.

Quoi de plus triſte, en effet, que cette froide & ennuyeuſe ſimétrie qui alligne de longues allées où la vue ſe perd ſans objet déterminé! Quoi de plus barbare que ce ciſeau qui mutile ſervilement la tête pompeuſe de ces arbres, pour leur donner la forme d'un chou ou d'un éventail! Quelle maniere petite & monotone! A force d'eſprit, le François a tout défiguré.

Au lieu d'employer le fer à retrancher ſimplement le luxe de la nature, il a fait diſparoître ce ſuperbe feuillage, ces rameaux touffus, enfans d'une noble fécondité. Ennemi d'une riche abondance, fier d'un talent deſtructeur, il a courbé le ſommet impoſant des ſapins & des chênes ſous le joug d'un goût puéril. Il a voulu que tout ſoit captif comme lui; de petits parterres compaſſés, des charmilles taillées, des quinconces ſans ombrage.

Voilà ce qui remplace ces bois de haute futaye, qui couronnoient les têtes ſenſées de nos ayeux.

J'ai rejetté l'inſipide ſimétrie & ſes froids ornemens; j'ai imité l'irrégularité magnifique de la nature, & ce déſordre touchant qui dit tant de choſes à un cœur ſenſible. Voyez ſi ces allées ne ſemblent point plantées au hazard. Elles forment mille circuits, elles préſentent des points de vue charmans & variés; malgré qu'on en ait, elles font naître la douce rêverie.

C'eſt ici que ſe plait l'œil avide de changemens; il aime à parcourir ces détours, ces labyrinthes, ce payſage négligé. Ici ſe trouve un boſquet, là une grotte, plus loin un amphithéâtre de gazons. Ces baſſins ne forment plus un rond ou un quarré parfait; ils ne ſont point revêtus de marbre, ils ſont tels que la nature les auroit façonnés. -- Voilà qui eſt fort beau! point de ſable, point de corbeilles, point de treillage, point de vaſes de porcelaine: un déſordre, une confuſion extrême; & cela, pour ſuivre les idées de quelques Anglois ſans goût, qui les ont empruntées de quelques magots de Chinois; ce cahos agreſte eſt bon pour des eſprits atrabilaires qui aiment à promener leur mélancolie ſous des bois épais, horribles comme les forêts ténébreuſes des anciens Druides. -- Eh quoi, une forêt ſauvage ne vous inſpireroit point une ſorte d'admiration? vous verrez que la nature ne ſait pas faire un jardin. Si j'avois ſenti cette nature il y a trente ans, comme je la ſens aujourd'hui, ô que j'aurois accumulé ici de beautés ſimples & naturelles! mais lorſqu'on plante, peut-on ſe flatter de jouir comme lorſqu'on bâtit. -- Voilà pourquoi chacun bâtit aujourd'hui, & fait raiſonnablement. Je reconnois l'eſprit du ſiecle; mais je ne l'approuve point. Périſſe ce funeſte égoiſme! Si le Ciel me prête des jours; mes neveux me devront le jardin le plus intéreſſant. Je ferai comme les Chinois dont vous me parliez ci-devant; je pouſſerai l'imitation de la nature juſqu'à élever de côté & d'autre des eſpèces de rochers: les arbres qui ſeront plantés deſſus, ſeront inclinés. Pour y monter, il faudra qu'on les eſcalade. Plus bas j'aurai un paturage, où je verrai le bélier bondir d'amour. Dans le réduit le plus ſolitaire, je bâtirai des ruines: on croira voir les débris d'un palais, & la teinte vénérable de ſes murailles noircies par le tems. Sentez-vous quel effet cela jettera dans l'ame? -- Tu aimes les idées riantes, à ce que je vois; ſans doute tu ſémeras auſſi, par-ci par -là, quelques tombeaux iſolés, dont la rencontre ſubite donnera lieu à quelque réflexion morale; point eſſentiel & qu'il ne faut jamais omettre dans un tour de promenade. -- Vous raillez; mais ſi je ne conſultois que moi, la déciſion ſeroit prompte: cependant je ne ſuis point enthouſiaſte, & je ne braverai point la foibleſſe nationale, & ſa fureur pour le joli; je ſais comme il faut traiter d'abord avec un peuple ſaupoudré d'ambre. -- Oh, qu'importe les épithètes, s'il eſt le plus aimable & peut-être le plus heureux de tous les peuples. Vous riez ... ce que je dis n'eſt peut-être pas ſi déraiſonnable que vous le penſez; mais pour ne pas entrer dans des diſſertations que je hais à la mort, avouez que la nature elle même nous a donné l'idée des graces. Quoique tu en diſes, elle ne ſe montre ſouvent que jolie; elle eſt fertile en productions ingénieuſes; elle attend encore la culture, pour paroître plus brillante. -- Oui, mais par elle-même elle eſt toujours ſans affectation; & c'eſt ce vice que je condamne dans l'homme. Il arrive, il oſe porter la main ſur ſes beautés naives, il exagere, il défigure, il franchit les bornes, & ſous ſa ſerpe les graces expirent. Pour moi, je veux qu'un bocage ne ſoit arrondi ni par le fer, ni captivé par des liens. Je veux que les oiſeaux puiſſent s'y cacher, afin qu'ils faſſent mieux réſonner au loin leur tendre ramage. Je veux qu'un tapis émaillé par la main du printems, n'ait point une figure géométrique. Je veux que l'onde agitée des ruiſſeaux ne ſoit point empoiſonnée dans des canaux d'airain.

Je veux que l'ombre des arbres ne ſoit point coupée comme l'ombre que jetteroit une muraille. J'aimerai mieux ſuivre une nappe d'eau qui tombe, fuit, s'échappe ſans regle, va mouiller le gazon, que de voir une onde croupie & foiblement jailliſſante ſortir de la gueule d'un monſtre. Si je veux des fleurs, j'aimerai mieux les chercher éparſes dans tous les coins, que de les trouver réunies dans le treillage d'une corbeille. Si je veux me repoſer, j'aimerai mieux me coucher ſur le dos d'une petite colline, que ſur un large banc de pierre. Mes pieds fouleront avec plus de volupté une pelouſe, qu'un ſable aride & brûlant.

Arbres majeſtueux qui bravez un art régulier, qui jettez de toute part votre feuillage ſuperbe, j'aime votre luxe indocile; montrez-moi, cachez-moi tour à tour le diſque du ſoleil; que ſes rayons briſés & perçant à peine votre voute épaiſſe, viennent ſe jouer autour de moi, & varier ſous mille formes circulaires les nuances lumineuſes qu'il empreint ſur le verd gazon! -- Tout-beau, tu prends en main la lyre; tu deviens auſſi bon deſcripteur qu'un Poëte allemand. Il ne vous fera pas grace d'une feuille ou d'un rayon qui ſe joue à travers les branches d'un arbre. -- Meſdames, pardonnez, le plaiſir m'emporte: je vous peins le ſecret & le doux intérêt que m'inſpire l'aſpect de la nature. Ah! que ma maiſon de campagne n'eſt-elle plutôt ſituée ſur le bord de la mer! Là, je jouirois de ces grands phénomenes qui ne portent à l'ame que des idées majeſtueuſes. Je verrois le ſoleil ſe lever ſur cet océan immenſe, le colorer des plus doux rayons aux heures de l'aurore, l'embrâſer de ſes feux à ſon coucher. Je ne perdrois jamais de vue ce ſpectacle renaiſſant & toujours ſublime. Je monterois ſur une colline, un Rouſſeau à la main: je lirois ce Philoſophe, où il doit être lu pour être bien ſenti.

Le calme, la majeſté, la ſérénité des airs, l'éloignement des paſſions des villes, cet horiſon vaſte où l'on a, pour ainſi dire, la ſenſation d'un nouveau monde, tout m'apporteroit une jouiſſance où je rajeunirois mon imagination, mon ame & mes ſens, Je te ſouhaite de tout mon cœur cette volupté que tu deſires ſi fort: va t'établir ſur le rivage de la mer; ce doit être un pays charmant, où tu verras la bonne compagnie; mais du moins explique-nous avant ton départ l'énigme d'un ſi grand changement. -- Voici le mot, Meſdames: vous connoiſſez Madame de la Saune, c'eſt à elle que je dois ma reforme. Comment! elle qui étoit ſi vive, ſi enjouée, elle qui raiſonnoit le plaiſir d'une maniere ſi ſublime; cela ne ſe peut, ou cela crie vengeance. Nous irons toutes ſoulever l'univers, dépoſer contre elle. -- Pardonnez-moi, cela ſe peut, car cela eſt. Vous ſavez qu'il étoit preſque impoſſible de ſatisfaire à tous ſes goûts, tant ils étoient variés; d'obéir à ſes caprices, tant ils ſortoient de la regle. La vivacité, la fécondité de ſon imagination ne repoſoient jamais. Ce fut elle qui ordonna cette fête, j'oſe dire magnifique, où je tâchai de ſurpaſſer toutes celles que j'avois données juſqu'alors.

Mes auteurs & mes muſiciens avoient compoſé un opéra allégorique, où les perſonnages faiſoient l'éloge & du maître, & de ſon ſéjour enchanté, & de ceux qui l'habitoient. Cet opéra fut précédé d'un repas ſplendide, où tout ce qui peut flatter le goût étoit raſſemblé. Il fut ſuivi d'un bal, où ſe trouva, je crois, une province entiere. Je me donnois tous les mouvemens poſſibles, pour que rien ne manquât.

J'étois dans une agitation perpétuelle: tout le monde jouiſſoit de la fête, excepté moi. On battoit mon parc, mon château ſembloit être au pillage.

Allant, venant, hors d'haleine, demi-mort de fatigue, j'étois trop content lorſque j'avois la ſatisfaction d'entendre en paſſant: il faut avouer que nous nous divertiſſons bien, Sainval eſt un homme unique!

Cependant cet homme unique ne reſſentoit jamais plus vivement l'ennui, qu'au milieu de ces plaiſirs turbulens. Je bâillois malgré moi, en voyant les autres bâiller malgré eux.

Je m'efforçois de rire; la joie frappoit à mon cœur, & n'y faiſoit point ſon entrée. Je voulois enivrer je ne ſais quel chagrin qui me pourſuivoit, & je ne faiſois que m'étourdir. Il en étoit, je crois, de même des autres, malgré toutes les démonſtrations affectées d'une joie parfaite. Le lendemain cependant, j'eus encore la folie de me tourmenter du projet d'une fête nouvelle. Je donnois la torture à mon eſprit, lorſque j'entendis derriere un buiſſon, qu'on ſe moquoit tout haut de ma fête & de moi. On ridiculiſoit mon empreſſement & mon zele, on railloit ma bon-hommie, on perſiffloit ma généroſité. Devinez qui m'habilloit de la ſorte; c'étoient mes Poëtes, eux qui m'avoient tant loué la veille! Ils ajoutoient que j'étois un ſot, décidément un ſot, moi qui les nourriſſois. Ah! parbleu oui, j'étois un grand ſot d'alimenter une eſpèce auſſi vaine & auſſi mépriſable.

J'allois encore, malgré mon dépit, ordonner la fête que j'avois nouvellement conçue, le tout pour complaire à Madame de la Saune, dont les volontés ſont & ſeront toujours pour moi des ordres ſacrés: mais au lieu de m'applaudir avec ſes tranſports ordinaires; lorſque je lui expoſai le plan & les détails, elle m'écouta froidement. (Je ne ſais ſi, de ſon côté, elle n'avoit pas entendu ſon panégyrique de la bouche de ces Meſſieurs.)

Elle me dit: vous comptez ſur moi, déſabuſez-vous; je ſuis laſſe de périr d'ennui, en courant après le plaiſir.

Toutes nos Dames ſont dans le même cas: ce tumulte brillant fatigue bien plus qu'il n'amuſe. Aſſurément, vous êtes l'intendant des plaiſirs d'autrui, & les vôtres ſont nuls. Il eſt tems d'être ſage & de vivre pour ſoi: je veux vous délivrer de ce fardeau; venez avec moi. -- Où allez-vous donc, Madame; à Paris? -- A Paris! ah, je puis vous proteſter que de longtems on ne m'y verra. Je vais dans une de mes terres reſpirer à mon aiſe; loin de la cohue, vivre ſeulement pour quelques amis, & voir dans une indifférence abſolue le reſte du monde; je vais enfin lui rendre ce qu'on reçoit de lui. Je fais divorce avec la vanité, déeſſe brillante & trompeuſe: ſon phoſphore eſt diſſipé. Puiſſé-je vous deſſiller les yeux, & vous faire ſentir que, pour être heureux, il faut rentrer en ſoi & non prodiguer ſon ame à tout venant. J'ai été folle, légere, capricieuſe; mais voici le meilleur de tous mes caprices. Un rayon lucide a éclairé mes eſprits; je ſuis toujours à vous, ſi vous voulez ſuivre mon genre de vie. Je lui répondis qu'elle ſavoit que ſes plaiſirs ſeroient toujours les miens.

Eh bien, dit-elle, vous congédierez tous les inutiles dont cette maiſon eſt ſurchargée; & ces petits Poëtes perpétuels égoiſtes, & ces fades muſiciens, & ces prétendus agréables, tous gens vains, frivoles, dangereux, qui s'aiment profondément, qui n'aiment qu'eux, & qui, à l'abri d'un talent équivoque & le plus ſouvent imaginaire, s'eſtiment des êtres importans, -- Ah, ah, voilà de l'humeur; cela contredit la froide tranquillité de la vraie philoſophie. Tous les hommes ont leur vanité & leur folie: celle des poëtes & celle des muſiciens n'eſt pas toujours la plus inſoutenable. Permettez, Meſdames, que je continue le diſcours de Madame de la Saune. Nous diſtribuerons notre tems de la maniere la plus convenable; quatre mois à Paris, & huit à la campagne. Au lieu de cette profuſion inſenſée qui faiſoit rire l'envie, nous répandrons nos bienfaits dans le ſein des malheureux. Penſez-vous que notre argent ſera plus mal employé? -- Ah, Madame, repris-je, toutes vos vertus ne m'étoient pas encore connues: elles ſe développent chaque jour; je ſuivrai en tout les loix d'un cœur auſſi généreux que le vôtre.

Depuis ſix mois, nous vivons ſur ce nouveau plan: vous ne ſauriez croire combien les jours me ſont devenus intéreſſans. Le matin je donne audience à ceux qui ont beſoin de mes ſecours; j'écoute le récit de leurs affaires: en vérité, j'apprends ſouvent des hiſtoires attendriſſantes, ſingulieres, pathétiques. Il ſe trouve des ſituations touchantes, rares. Il y a huit jours qu'on a trouvé deux pauvres petits jumeaux que, pour conſerver ſon honneur, une fille tendre & malheureuſe avoit expoſés en pleurant. Eh finis, garde ton hiſtoire pour completter celles que tu inſéreras dans le roman dont tu gratifieras le public à tes momens de loiſir. -- Meſdames, tout ce que je dis eſt véritable. Les bonnes gens! ils me comblent de bénédictions, ce qui vaut bien des louanges. Je ſoulage de pauvres malheureux, qui meurent de faim. --. Qui meurent de faim! voilà nos Philoſophes; ils ont toujours à la bouche des figures de rhétorique. Ah, Meſdames, plut à Dieu que je n'uſaſſe en cette occaſion que de figures de rhétorique; mais cela n'eſt que trop vrai, vrai au pied de la lettre. Eh bien, chacun pour ſoi ſur cette machine ronde. Eſt ce moi qui ſuis chargée de procurer à l'homme un bonheur que la nature lui a refuſé? Ah, Meſdames, n'entamons pas cette theſe; elle eſt trop belle, trop auguſte, pour être diſcutée d'une maniere frivole ou profane. -- Mais tu m'excédes avec tes grands mots; briſonslà, je te prie. -- Soit... je vous dirai ſeulement que je ſuis devenu enthouſiaſte des travaux de l'agriculture; mon livre favori eſt l'ami des hommes. O le digne, ô le brave, ô l'honnête citoyen! Voilà un auteur qui mérite l'hommage de la France. C'eſt l'avocat du foible, le défenſeur de l'infortuné; c'eſt le génie qui reclame les droits de-l'humanité, & ceux de la juſtice contre la force & l'oppreſſion. Je ſuis partiſan de la nouvelle charrue, malgré les adorateurs des antiques abus. Il en eſt un ſur-tout qui ſubſiſte, & que je viens d'effacer dans toute l'étendue de mon territoire. -- Dis-nous, as-tu fait ſerment de nous aſſaſſiner? eh finis. -- Meſdames, ceci eſt très important, écoutez juſqu'au bout, je vous prie.

On a la manie de couper les épics par le pied: pendant cette opération, leurs têtes ſe heurtent, ſe froiſſent les unes contre les autres; les grains les plus gros & les plus murs s'échapent, tombent, ſont foulés aux pieds; enſuite pour former la javelle, on l'agite, on la retourne en tout ſens, on la preſſe avec effort ſous le genou, encore des grains qui tombent & à jamais perdus! quelquefois les chemins en ſont tout couverts. Pour moi, j'ai ſuivi la méthode uſitée en Angleterre, (qui, par parenthéſe, eſt faite pour nous donner des leçons en toute choſe utile.) On coupe mes épics, mais c'eſt par la tête; le grain précieux qui nourrit l'homme, doit être ſévérement compté. Chaque moiſſonneur les renferme ſoigneuſement dans un tablier fait à cet uſage, & qu'il porte devant ſoi; enſuite il va les dépoſer dans un chariot couvert & bien entouré. Par ce moyen, rien ne tombe, rien ne ſe perd; & j'ai trouvé le ſecret d'augmenter ainſi ma recolte d'un bon quart, à l'exemple de nos maîtres les ſages Anglois. -- Quoi, mauvais citoyen auſſi! tu loues les Anglois, des barbares qui ſont vainqueurs ſur mer, qui ont un théâtre ſanglant, & chez leſquels le peuple eſt compté pour quelque choſe. Meſdames, ſouvenez-vous que vous leur devez le ſavant jeu du Whisk; cela doit, je penſe, vous appaiſer en leur faveur: pour moi qui ne joue plus, ſi vous ſaviez quel plaiſir j'ai à planter de mes mains un arbre fruitier, à émonder un poirier, à greffer un ſauvageon! je cueille quelquefois une ſalade avec une volupté ſenſuelle, prémices du plaiſir délectable que j'aurai à la manger.

La Marquiſe le fixa, lorſqu'il achevoit ces derniers mots; puis éclatant de rire, ah çà, mon cher, ton ſang-froid me fait croire que tu es complettement fou; ou plutôt, c'eſt un rôle ſingulier que tu joues pour te faire rire. On arbore le drapeau de la philoſophie, c'eſt un travers dont on eſt convenu; mais, en vérité, il eſt devenu trop commun, pour que tu en faſſes aujourd'hui parade. Meſdames, tout ce que vous appercevez ici doit vous convaincre que je n'ai pas prétendu faire un badinage. -- Eh bien, cela me confond, dit Madame de Lorevel; mais avouez du moins que vous vous êtes jetté dans ce nouveau genre de vie, à peu près comme une femme galante ſe jette dans la dévotion, lorſqu'elle entend ſonner l'heure fatale de la retraite; avec cette différence, que l'entêtement vous y retient, tandis que la dévote n'a pas encore renoncé tout-à-fait au plaiſir, mais ſauve plus habilement les apparences. Votre Madame de la Saune vous mene & vous ſevre peut-être de ce qu'elle ſe permet. -- Oui, mon ami, ajouta la Marquiſe, tu te conduis comme un imbécille: à ton âge, en croire une femme, épouſer ſa reforme, effacer ſon ridicule par le tien propre! Ah, vous voulez me piquer; vous vous fâchez donc: mais je ne ſuis point hypocrite, je ſuis Philoſophe, rien ne m'ébranle. -- Philoſophe! ah oui, car vous ne ſentez plus rien. Je ne ſens plus ce qui eſt faux, & voilà préciſément pourquoi je ſuis heureux. -- Quoi! tu oſes vanter ton bonheur! tu es comme ces gueux qui font encore parade de vanité. Un moment donc, Meſdames, & vous ſerez de mon avis. -- De ton avis! -- Oui, je m'en flatte: autrefois mes ſouhaits étoient remplis auſſitôt que formés; rien n'avoit pour moi l'agrément de la nouveauté; je jouiſſois trop pour ſavoir jouir. Aujourd'hui je ſuis comme un avare qui détache un ducat de ſon monceau.

J'achete avec peine le plaiſir, auſſi me paroît-il délicieux. -- Quelle extravagance! quoi, c'eſt toi qui raiſonnes ainſi; c'eſt toi qui as perdu l'eſprit! -- Oui, j'ai perdu l'eſprit de ſuivre la bonne & ſimple nature, ſource de tous les biens. -- La nature! voilà un grand mot, dont le moindre pédant me bat ſans ceſſe l'oreille. La nature! que ſignifie ce beau mot? Je ſuis auſſi la nature, moi, en faiſant ce qui me plait; & l'arrêt de ma volonté eſt ſans doute le meilleur. -- Eh, Madame, vous n'y êtes pas: on ſuit la nature, quand on vit ſous les loix ſimples de nos beſoins néceſſaires, quand on écarte les beſoins factices, origine de tous nos maux; quand on renonce à ces biens d'opinion, qui ne flattent que l'orgueil; quand on ne compte plus les jugemens des hommes pour quel-que choſe; quand on ne ſe fatigue plus à leur plaire, comme s'ils en valoient la peine; quand on les apprécie ce qu'ils valent, & qu'on eſt parvenu à ne les point craindre, à ne point les ſupplier, à exiſter indépendant de leurs loix minutieuſes, de leurs petites tyrannies, de leurs déciſions frivoles, de ... -- Miſéricorde! n'acheve pas, mon cher Philoſophe; je te reconnois tel, car tu allois me dire de groſſes injures. -- Moi, Madame! -- N'allois-tu pas me dire en termes longuement alambiqués, que tu te ſouciois fort peu de la maniere dont je pourrois penſer de toi. Il eſt vrai; mais ce ne ſont point là des injures. -- Adieu, mon cher Philoſophe, reprit Madame de Lorevel: tu es mort, enterré, perdu, noyé.

Tu renonces au ſuffrage des femmes! tu as raiſon, c'eſt avoir du moins l'avantage de ſe connoître. Je ne reſte pas ici, car tu me donnerois des vapeurs.... Vis avec la nature, ſous les loix de la nature, dans l'exacte nature; tu en es aſſurément très-digne.

Lis ton Rouſſeau, cueille ta ſalade, donne audience à des gueux, extaſie-toi avec ton Vicaire, bâtis des ruines: adieu. O quel original! Sur quelle tête faudra-t-il dorénavant compter! -- Meſdames, vous voulez partir; mon hermitage ne vous plait point, tant-pis pour vous. Courez bien après le plaiſir; ſaiſiſſez, ſi vous le pouvez, cet être trompeur & fugitif; je ne déſeſpere pas qu'un jour vous ne reveniez me voir avec des ſentimens tout oppoſés. Quelques années de plus effacent les brillantes couleurs de ce miroir magique que l'on nomme imagination; & l'on vient ſe contempler dans le criſtal véridique d'une fontaine pure. -- Quoi, tu fais auſſi des phraſes! tu as volé celle-ci au prône de M. le Vicaire. Adieu, adieu. Et elles s'en allerent; & elles répandirent, écrivirent par-tout que Sainval étoit devenu fou, impoli, entêté, bizarre, agriculteur, philoſophe enfin!

CHAPITRE XXIX. Bourdeaux ou Bordeaux.

Le premier coup d'œil de Bordeaux eſt impoſant. Son port, qui forme un croiſſant, eſt magnifique.

La ſtatue équeſtre de le Moine eſt admirable. Le port de conſtruction des navires inſpire une ſorte d'intérêt; mais tous ces édifices maſquent des mazures. Cette ville peint aſſez ſes habitans: ils paroiſſent faſtueux, & ils ſont meſquins. On diroit d'eux d'abord qu'ils ſont quelque choſe, & puis ce n'eſt plus rien. Ils jouent pluſieurs vertus, & ſur-tout la bonhommie.La Marquiſe paſſoit cependant les bornes; elle affectoit de trouver tout mauſſade, ridicule, inſupportable.

Toute phraſe qui n'étoit pas du reſſort de ſa cotterie, étoit ignoble; toute idée étrangere à ſes idées, n'étoit pas recevable. Elle triompha beaucoup de porter la coeffure du jour, & jouit du dépit des femmes qui n'avoient point les étoffes nouvelles.

Elle vouloit trouver auſſi les hommes mal faits, gauches, ignorans: mais comment y parvenir? il en étoit bien quelque choſe; mais on ne pouvoit ſe paſſer d'eux, il falloit bien s'en amuſer. Le procès de Madame de Lorevel n'étoit rien moins qu'une privation de douaire, pour cauſe d'inconduite.

Son mari l'en avoit fruſtrée, & elle le reclamoit avec un front d'airainComme elle n'étoit plus d'âge à gagner ſon procès, elle prit la Marquiſe pour ſolliciteuſe. Préſidens, Conſeillers, Rapporteur, tous lui promirent un jugement des plus favorables.

Cependant les Avocats, en plaidant l'affaire, entroient dans les détails les plus curieux, & amuſoient toute la ville des hiſtoires qu'ils avoient pu ramaſſer. Celui qui diſoit le plus d'injures à l'autre, paſſoit, ſelon l'uſage du Barreau, pour le plus éloquent.

Tous ces Robins aux cheveux longs, à la figure roide, au ton pédant, n'étoient guères agréables à notre Marquiſe: mais il eſt dans la vie de mauvais quart-d'heures; que l'on met au rang des affaires fâcheuſes & inévitables.Bientôt on ne parla plus que d'elles, leur porte fut aſſiégée. Elles dicterent des loix, on les trouva aimables; parce qu'elles avoient ce ton léger & demi-libertin qui ſéduit tous les hommes: d'ailleurs toute Pariſienne tranſplantée en province, a toujours un ſuccès paſſager. Elles n'étoient pas faites pour négliger rien de ce qui pouvoit leur procurer quelque plaiſir.

Cette aiſance qu'elles apportoient de le Capitale, eut des attraits pour des gens qui ne peuvent ſe déguiſer à euxmêmes, qu'ils ne ſont rien moins que légers. Leur converſation roula d'abord ſur la Cour; & l'on ſait que ce chapitre eſt un appât bien ſéduiſant pour le provincial. On leur faiſoit mille queſtions ridicules, dont elles rioient tout bas, & auxquelles elles répondoient avec un ſérieux affecté. Elles avoient connu tel Miniſtre, fréquenté tel Conſeiller d'Etat: tous les gens en place étoient de leurs amis; & la plupart des graces accordées, étoient le fruit de leurs recommandations. Elles duperent le bourgeois ſot & crédule, qui comptoit déja toucher aux faveurs qu'il ambitionnoit par leur canal Elles eurent dans la ville une certaine conſidération, qu'on leur accorda, ſans trop ſavoir pourquoi. La renommée, de tout tems, fut la fille du hazard.

Elles profiterent avec habileté de l'opinion publique, qu'il eſt dangereux de laiſſer refroidir. Elles ſe livrèrent à toutes leurs fantaiſies, & commencerent à afficher une liberté entiere dans leur conduite, ainſi que dans leur propos. Quand cette maniere d'être ne rend pas ridicule en Province, elle donne une grande célébrité. Si elles ſcandaliſoient la ville, elles n'avoient qu'à dire que tel étoit le bon ton, & que quiconque le trouvoit mauvais, n'avoit point l'uſage du monde. La crainte de cet affreux ridicule, faiſoit que les jeunes gens leur applaudiſſoient; & les gens ſenſées étoient obligées de renfermer leurs penſées en eux-mêmes.

CHAPITRE XXX. Spectacle de Province.

ELles allerent au ſpectacle, & trouverent tout pitoyable. Ce qu'ily avoit de vrai cependant, c'eſt que les acteurs étoient entr'eux plus d'accord ſur la ſcène, qu'à Paris même.

On ne voyoit pas, comme ſur le pauvre théâtre de notre Capitale, la diſproportion choquante d'un ſeul bon acteur & de ſix autres inſupportables.

Là, du moins, on jouoit Corneille & Moliere; on repaſſoit les pieces anciennes. Un amateur jouiſſoit d'une certaine diverſité inconnue à Paris, où la pareſſe orgueilleuſe des Comédiens traite le public comme bon leur ſemble. La Marquiſe fit comme quelques-uns de nos petits auteurs: elle ſe plaignit hautement de ce qu'on jouoit cet antique Corneille avec ſa fierté romaine, ſa politique ennuyeuſe & ſon ſtyle tudeſque. Elle déclara que cet homme n'avoit point de goût, point de génie, point de ſtyle. Elle prétendit que nos pieces modernes étoient bien mieux écrites. Elle ne ſentoit pas plus le mérite de cet écrivain ſublime, que ſes impudens & ignares détracteurs. La gloire de Corneille eſt d'être combattue par ces ames foibles & froides, qui ne ſont ſuſceptibles que d'une baſſe envie, laquelle ne ſert pas même à les éclairer.

Elle trouvoit auſſi qu'il n'appartenoit qu'à la Province de rire aux bons mots de ce Moliere, qui n'étant point venu dans un ſiecle auſſi ingénieux, auſſi fin, auſſi poli que le nôtre, avoit ignoré le ton de la bonne compagnie.

Il n'a peint, diſoit-elle, que des caractères qui exigent de grands coups de pinceau; cela étoit fort aiſé, tous ſes perſonnages ſont extrêmement ſaillans; c'eſt de la ronde boſſe: il faudroit aujourd'hui plus d'art; il faudroit, pour ſaiſir nos mœurs actuelles, des touches plus variées, plus délicates, plus ſubtiles, ſur-tout plus ingénieuſes. Moliere étoit un homme fort ordinaire; point de mignature, d'anatomie déliée; il ne ſaiſit que ce que tout le monde a vu. Il a pouſſé la farce un peu au-deſſus de ſa portée, il a voulu faire rire le peuple, & il a réuſſi. S'il revenoit au monde, il travailleroit sûrement pour Nicolet, ou bien il prendroit une autre maniere. Elle jugea auſſi ſouvérainement des acteurs, décida de leurs talens par leur figure, prédit leurs deſtinées futures, & arrêta qu'on ne ſentoit qu'à Paris.

A tous ces avantages, la Marquiſe voulut joindre celui du bel eſprit, le plus à la mode de tous. C'eſt une maladie récente dans les femmes, & qui même a ſes redoublemens: elle devroit bien faire reſſuſciter Moliere, ou du moins quelqu'un qui en approchât, quoique de loin. La Marquiſe eut ſoin de raſſembler tout ce qui ſe diſoit Auteur dans la ville.

Qui croiroit que Bordeaux eût ſa pépiniere de Poëtes! Il eſt vrai qu'ils écrivoient, ſans ſoupçonner le caractère de leur langue, & qu'à chaque phraſe ils commettoient vingt gaſconiſmes, tous plus réjouiſſans l'un que l'autre; mais ce n'étoient pas les Poëtes qu'elle recherchoit, c'étoient leurs louanges. Elle ſe vit environnée; &, de mémoire d'hommes, il ne s'eſt jamais fait de ſi mauvais vers, même en Province: tout rima, juſqu'aux ****. Qui n'a point lu de ces vers, ne connoît pas la délectation de ce rire inextinguible dont parle Homere. Je les citerois ici, ſi je ne craignois qu'on ne m'accusât de les avoir controuvés pour divertir mon lecteur. Je les publierai un jour, mais avec les pieces authentiques.

CHAPITRE XXXI. Rôle nouveau.

Fiere de ſe voir l'idole du jour, la Marquiſe prenoit une grandeur artificielle, affectoit un certain air de tête, & n'avoit plus qu'un mouvement particulier d'yeux. Elle s'étoit formé le ton le plus impérieux & le plus déciſif; & ſon impertinence étoit égale au ſot reſpect que l'on avoit pour elle. Toute ſa perſonne étoit un menſonge. Elle avoit l'art de placer à propos un mot, ou un coup d'œil qui donnoit le change avec une adreſſe conſommée. Elle ſavoit donner aux moindres choſes les apparences du ſentiment. Ses yeux étoient toujours animés, ſon cœur toujours froid. Si ſes levres prononçoient quelques paroles, le contraire repoſoit au fond de ſon ame. Qui pourroit cependant nombrer les ſots & les gens d'eſprit qu'elle a enchaînés à ſon char! En tout genre l'impoſture entraîne la multitude.Un Général d'armée, le jour d'une bataille, eſt bien moins embarraſſé à diſpoſer ſes bataillons dans l'ordre le plus favorable, qu'elle ne l'étoit à placer le matin ſon rouge ou ſes mouches: chaque jour décoration nouvelle. Elle avoit renoncé à toute affaire ſuivie, depuis qu'elle avoit reconnu que cela ne ſervoit qu'à perdre une femme, ſur-tout en Province, où tout perſonnage eſt un Argus. Elle ne ſe livra plus qu'à des fantaiſies qui ſe ſuccéderent avec tant de rapidité, que l'œil du public ne pouvant ſe fixer ſur aucun objet, ne ſavoit plus où il en étoit.

Elle admettoit le matin à ſa toilette les élégans (ſi toutefois ils méritent ce nom ſur les bords de la Garonne.) Elle dînoit avec le commerçant, ſoupoit avec l'homme de robe, & alloit au bal avec le plus opulent d'entr'eux, fût-il Juif. Elle avoit les amans de ville, les amans de campagne, les amans de voyage.

Elle les oublioit, & les reprenoit tour-à-tour, pardonnant tous leurs caprices, excepté la jalouſie ou l'importunité. Son plus beau triomphe étoit de voir le dépit imprimé ſur le front de ſes rivales. Elle n'en manquoit pas; mais elle avoit ſur elles cet eſprit que donne la méchanceté; cette ruſe, que l'exercice apprend.

Elle en faiſoit un perpétuel uſage pour les déſeſpérer. On peut bien penſer qu'elle recueillit la haine de toutes les femmes, & qu'elle en fut extrémement flattée. Les hommes lui crurent plus de mérite, à proportion qu'on diſoit plus de mal d'elle. Comme elle poſſédoit l'art ſuprême d'inſpirer beaucoup d'amour & de conſerver ſon cœur libre, elle fit de ſi étonnans progrès dans la coquetterie, qu'elle parvint, quoique d'un tempérament aſſez voluptueux, à chérir plus la vanité que le plaiſir même.

CHAPITRE XXXII. Suite du précédent.

Les femmes ont le talent de pomper l'eſprit des hommes qui les environnent, & de l'aſſimiler à leur caractère. Elles ſe nourriſſent de nos idées, & cette attention remplace en elles la mauvaiſe éducation que la plupart ont reçue. Certaines connoiſſances, ſoit utiles, ſoit frivoles, étant généralement répandues, les femmes ſe trouvent dans la néceſſité de nous ſuivre. Leur imagination plus vive que forte, ſe pénétre aiſément d'idées neuves; elles reçoivent promptement l'impreſſion des choſes, & elles ont une facilité merveilleuſe à les oublier, dès qu'elles ne ſont plus de mode: voilà ce qu'on peut nommer une diſpoſition fort heureuſe à l'eſprit. L'homme combine plus que la femme; mais la femme bannit la réflexion pour faire place au ſentiment. Les progrès de l'un doivent donc être bien moins rapides que les progrès de l'autre.

La Marquiſe ſe mit à parler littérature avec d'autant plus de facilité, qu'elle hazardoit dans la Province tous les jugemens qu'elle avoit entendus ſortir à Paris de la bouche de Meſſieurs les Auteurs, ce qui étoit aſſurément le vrai moyen d'en prononcer beaucoup de faux & beaucoup de téméraires; car l'on a remarqué que preſque tous ſont de très-mauvais juges, parce que n'admettant rien d'étranger à leur faire, ils proſcrivent tout ce qui ſort du genre où ils ſe ſont étroitement fixés. D'ailleurs l'amour-propre aveugle ſouvent encore les plus honnêtes d'entre eux. L'homme qui prononce, devroit faire abſtraction de ſoi-même; & cela eſt impoſſible à un auteur: auſſi le vrai critique eſt-il en littérature ce que la pierre philoſophale eſt en chimie.A l'exemple de quelques tripots littéraires aſſez communs à Paris, la Marquiſe établit un petit tribunal defpotique, où elle jugea tous les ouvrages, même ceux de métaphyſique qu'elle ne liſoit pas & qu'elle entendoit encore moins. Elle ne louoit que les auteurs qui lui faiſoient leur cour.

Elle ne manqua point de perſécuter un Journaliſte, homme vertueux, homme éclairé, homme de goût, dont l'ame auſſi fiere que noble avoit refuſé d'encenſer les vices brillans dont elle oſoit publiquement s'enorgueillir.

Elle trouva l'occaſion de nuire à cet auteur eſtimable, qui ne cherchoit qu'à répandre dans la Province le goût des lettres & des bonnes mœurs; goût dont la ville en particulier avoit un très-grand beſoin. Elle arma un eſclave de ſes charmes, homme qui par ſa place pouvoit faire beaucoup plus de mal, qu'il ne pouvoit faire de bien.

Il traita avec l'orgueil le plus inſolent un Ecrivain qui, n'ayant que de la modeſtie, des talens & du courage, mépriſa (1) cette inſulte, & abandonna la ville à l'ignorance pour laquelle elle ſemble avoir été créée.

CHAPITRE XXXIII. Les Romans.

On ſait qu'une jolie femme fait régulierement chaque matin deux toilettes. La premiere eſt fort ſecrette, & jamais les amans n'y ſont admis.

C'eſt-là que le myſtere met en uſage tous les coſmétiques qui embelliſſent la peau; & les autres préparations qui, chez les femmes, forment une ſcience à part. La ſeconde toilette n'eſt qu'un jeu inventé par la coquetterie. Alors, ſi l'on grimace devant un miroir, c'eſt avec une grace toute particuliere & ſouvent étudiée. On ne ſe contemple plus, on s'admire.

Si l'on treſſe de longs cheveux flottans, ils ont déja leur pli & reçu leurs parfums; les boucles ſont bien-tôt formées, elles ſemblent naître ſous une main légere, qui ſemble à peine y toucher. Si l'on plonge un bras d'albâtre dans une eau odoriférante, on ne peut rien ajouter à ſon poli comme à ſa blancheur. Cette toilette n'eſt qu'un rôle qui favoriſe le développement de mille attraits cachés ou non encore apperçus. Un peignoir qui ſe dérange, une jambe demi-nue qu'on laiſſe entrevoir, une mule légere qui échappe du pied mignon qu'elle renferme à peine, un déshabillé voluptueux où la taille paroît plus riche & plus élégante, donnent mille inſtans flatteurs à la vanité des femmes: tout, juſqu'au babil interrompu & coupé, qui imite le déſordre & le négligé du moment, prête un jour heureux aux ſaillies vagabondes de l'imagination.

Ordinairement les femmes évitent, tout ce qui a l'air ſérieux; elles chériſſent tout ce qui eſt frivole, parce qu'elles ont l'art de réparer une imperfection par une grace; & chaque agrément, qu'elles ſe font, cache un défaut. La Marquiſe avoit enchaîné à ſa ſuite une eſpèce d'adorateurs déſintéreſſés, dont elle employoit la voix careſſante & louangeuſe à remplir l'intervalle de ſes plaiſirs. Il ſe trouvoit à ſa toilette un Conſeiller, un bel eſprit & un négociant. Madame de Lorevel, qui ne paſſoit qu'à la faveur de ſon amie, ne l'abandonnoit non plus que ſon ombre: elle ramaſſoit la part des galanteries qu'on ne pouvoit directement adreſſer à la Marquiſe. On ſe mit à parler de toutes les aventures nouvelles, qu'on eut ſoin de broder ſelon l'uſage. Laſſe de médiſance, la Marquiſe s'étendit ſur le ſpectacle de la veille, & finit par demander quelques Romans à Monſieur le Conſeiller du Roi. Il répondit qu'il y en avoit beaucoup de nouveaux. -- Eh bien, dit la Marquiſe, il eſt bien plus aiſé de me ſatisfaire. Pardonnezmoi, Madame; comment choiſir! ils ſont tous déteſtables. Eſtil poſſible? comment ne pas faire un bon roman! cela eſt ſi aiſé: l'imagination n'eſt aſſujettie à aucune regle; elle plane dans un champ libre; elle peut ſe repoſer ſur tous les objets qui ſe préſentent, cueillir toutes les fleurs qui s'offrent ſur ſon paſſage. En vérité, il faut être bien ſot, pour ne pas réuſſir en ce genre.

LE BEL ESPRIT.

Madame, les plus grands génies ont prouvé que c'étoit un ouvrage trèsdifficile. Mettre d'accord les mœurs & la vraiſemblance; inventer une fable ſimple, féconde & naturelle; plaire, émouvoir, toucher, ſurprendre & fournir une longue carriere: c'eſt une tâche très-forte, que fort peu d'écrivains ont dignement remplie. De tous les dons que le Ciel accorde aux humains, l'imagination eſt le don le plus rare, comme il eſt le plus agréable aux hommes. C'eſt l'effet de notre inconſéquence, de ne pas attribuer autant d'eſtime au Romancier qu'à l'Hiſtorien.

LA MARQUISE.

Ah, Monſieur, quel paradoxe! il eſt vrai que l'hiſtoire m'ennuye ou me revolte; mais un Hiſtorien, par la majeſté de ſon ſtyle, eſt bien au-deſſus d'un Romancier, quel qu'il ſoit. LE BEL ESPRIT.

Pourquoi, Madame? il ne s'agit pas de majeſté, il s'agit d'intérêt & de vérité. Un roman eſt bien ſouvent plus vrai qu'une hiſtoire, ſans compter qu'il eſt plus intéreſſant. Que de fois l'Hiſtorien invente les détails!

ils ne choquent pas la vraiſemblance; mais ils ſont froids, inutiles, puérils.

Que d'obſcurité ſur les premieres cauſes! Le Romancier vous rend compte de tout; il motive chaque pas que fait ſon héros. Le fil des événemens, s'il eſt habile, n'eſt jamais rompu. Il creuſe, il invente, il ſauve les contradictions & les invraiſemblances qui abondent dans l'hiſtoire, où ſouvent on n'apperçoit aucun rapport. La lecture d'un bon roman n'eſt point indigne enfin d'un homme ſenſé. Je ne connois rien de plus délectable pour entretenir la fleur de l'eſprit, pour nourrir la ſenſibilité du cœur humain.

Là, du moins on voit des hommes grands, généreux, remplis de vertus; & leur image vous diſtrait de la contemplation des miſeres humaines. Il n'y a peut-être rien de beau, que ce qui repoſe dans le riant empire de l'imagination. Que de gens de ma connoiſſance font gloire de mépriſer les romans, & ne ceſſent d'en lire!

LA MARQUISE.

Vous en avez donc furieuſement lu, Monſieur?

LE BEL ESPRIT.

Oui, Madame. Cette lecture, je ne rougis point de l'avouer; a fait la plus douce occupation de ma vie.

LA MARQUISE.

Quoi! vous auriez lu ces interminables romans, qui demanderoient un ſiecle pour être dans la ſimple vraiſemblance, & peut-être autant pour être lus?

MADAME DE LOREVEL.

En vérité, il ſeroit à ſouhaiter qu'on ne lût que de ces romans. S'ils ſont de mauvais goût, ils ſont de bonnes mœurs. Notre jeuneſſe y apprendroit le reſpect profond que l'on doit aux femmes. Autrefois elles étoient sûres d'obtenir les hommages dus à leur ſexe; aujourd'hui la licence a paſſé des livres dans les actions. Ces anciens romans ſont les tableaux vivans de la ſociété, telle qu'elle exiſtoit alors. Il n'y a plus de mœurs, parce qu'on ne peint plus d'Aſtrée & de Celadon. Si l'on traite les femmes ſi cavalierement, c'eſt parce que des libertins compoſent des romans licentieux.

LE BEL ESPRIT.

Peut-être qu'un jour on reviendra à ces majeſtueux romans; ne vous affligez point, Madame. Le goût des François eſt une roue qui tourne, & qui néceſſairement doit revenir au même point. Ces longs romans prouvent l'étendue & la fécondité de l'imagination de leur auteur. Notre Racine, qui ſe modeloit ſur les Grecs, n'a point rougi d'avoir recours à eux; puiſqu'il a fondu dans ſes pieces les plus beaux traits de ſentiment qui s'y trouvent épars ou plutôt noyés. Un homme, tel que Racine, qui ſe nourrit des Cyrus, des Artamene, des Clelies, prouve certainement en leur faveur.... LA MARQUISE.

Quoi, Racine les a pillés! non content de moiſſonner chez Euripide!

Je ne m'étonne plus qu'il ſoit quelquefois galant & fade: il falloit, ſelon moi, avoir bien peu de génie, pour aller puiſer des idées dans de pareils romans. LE BEL ESPRIT.

Auſſi, Madame, n'en avoit-il pas reçu de la nature une forte doſe. Il a du goût, preſque point d'élan; jamais il ne s'abandonne. Captif dans ſon art, il a méconnu les grands mouvemens des fortes paſſions. Toujours ſemblable à lui-même, il flatte l'oreille & retrécit la nature. Je le dis hardiment, ſon principal mérite eſt le ſtyle; & jamais il ne ſera admiré dans une autre langue que la nôtre.

LA MARQUISE.

Monſieur, j'aime Racine, entendezvous? Je ne veux point qu'on en diſe de mal en ma préſence; c'eſt, par excellence, le Poête des femmes & celui du ſentiment.

LE BEL ESPRIT.

Madame, déſormais il me ſera ſacré; le goût dépend aſſez de notre organiſation. Je lui préfere Corneille & même Voltaire; ils m'émeuvent davantage. Permettez-moi de vous dire ſeulement que ce même Racine s'eſt encore nourri, dans ſa jeuneſſe, de romans grecs qui ſont charmans, à la vérité.

LA MARQUISE.

Mais, Monſieur, je n'entends point le grec; & l'on m'a dit que ceux qui prétendent poſſéder cette langue ſont, pour la plupart, des charlatans. Expliquezmoi, de grace, la nature de ces romans; car ſans doute vous les avez lus.

LE BEL ESPRIT.

Les Grecs, Madame, ne faiſoient point de longs romans, tout grands babillards qu'ils étoient. Ils ſavoient peindre avec le plus ſéduiſant coloris; ils éloignoient le merveilleux, & ſaiſiſſoient le ſimple. Ils s'attachoient ſur-tout à bien remplir les détails, qui ſeuls vivifient un ouvrage. Des deſcriptions touchantes, une narration vive, une peinture animée de la vie paſtorale, de la naiveté, de la douceur, & le grand art de faire quelque choſe de rien, voilà le mérite de ces Grecs ſi peu connus & ſi vantés.

LA MARQUISE.

Eh bien, l'on devroit bien revenir à eux, puiſqu'en France tout eſt à la grecque. LE CONSEILLER.

Madame, on leur fait un reproche; &, ſi je ne me trompe, c'eſt S. Evremond. Selon cet Ecrivain, ils n'entendoient rien à parler de galanterie.

LA MARQUISE.

Mais, Monſieur, voilà un très grand défaut: en ce cas, qu'ils reſtent dans leur langue, en attendant que nous devenions paſteurs & bergeres. En effet, je me ſouviens d'avoir lu Daphnis & Chloé; mais c'eſt d'un vuide...

d'une nudité .... A meſure que les mœurs ſe poliſſent, que les eſprits deviennent plus fins, que toutes les nuances du cœur humain ſe montrent ſous un jour plus varié, plus délicat, il faut que le ſentiment, la métaphyſique du cœur, la mignature des mœurs, le développement paſſent dans nos écrits; il faut de ces touches déliées, qui font un effet d'autant plus charmant, que l'art y paroît plus ſubtil. Les romans ne doivent être que le miroir de nos mœurs actuelles; & un Ecrivain, fût-il un homme de génie, s'il ne vit pas dans le grand monde, n'eſt peut-être pas même fait pour les lire.

LE BEL ESPRIT.

Madame, je crois qu'il n'eſt pas beſoin d'être dans le grand monde, pour bien le ſaiſir & pour le bien peindre. LA MARQUISE.

Oh, Monſieur, vous ne me prouverez jamais cela.

LE BEL ESPRIT.

Je réponds par des faits, Madame: aucun Ecrivain fréquentant habituellement le grand monde, n'a été & ne ſera un homme de génie. Voyez comment ces Seigneurs écrivent! quel eſt l'homme de la Cour qui ſe ſoit diſtingué dans les lettres? ils parlent comme ils voyagent, ſans connoître le pays où ils ſont. Il ſuffit, pour peindre le monde, de l'obſerver dans un juſte éloignement: comme, dans les batailles, ce ne ſont pas ceux qui ſont dans l'action qui voyent les divers mouvemens des combattans, mais celui qui du ſommet d'un moulin ruiné ſaiſit avec le crayon les rapides évolutions des deux armées.

LE CONSEILLER.

Mais, Monſieur, les romans ne ſont pas faits pour être écrits ou pour être lus par des Philoſophes. Ces gens-là ont toujours en tête une ſimplicité & un beau idéal auquel ils rapportent tout; & d'ailleurs ils ſont accuſés de voir mal.

LE BEL ESPRIT.

C'eſt donc au Barreau; mais hors de là, Monſieur, tout homme déſintéreſſé reconnoît que la philoſophie eſt un excellent téleſcope: il faut y avoir recours pour diſtinguer le vrai ridicule d'avec celui qui n'en a que l'apparence. Tout paroît uniforme à l'œil vulgaire; & vous m'avouerez qu'il faut qu'il ſoit bien exercé, pour décompoſer l'enſemble.

LE CONSEILLER.

Je puis vous répondre que la plupart des romans ne péchent point parlà. Les uns ont une énorme ſtérilité; les autres ſont d'une froideur à périr.

Je ne veux point de la ſimplicité grecque; mais je veux encore moins de ces volumes où l'on ſemble s'être propoſé le but d'aſſommer le lecteur: j'aimerois autant lire de la jurisprudence. Ces livres ne ſont bons que comme remedes; de tous les ſoporifiques, ce ſont, je crois, les plus puiſſans. LE BEL ESPRIT.

Eh bien, vous avez les romans hiſtoriques, où les faits & les ſentimens ſont ſeulement altérés, où a un perſonnage célebre, on donne des idées qu'il n'a jamais connues.

LE CONSEILLER.

Je n'aime point ce genre, il eſt froid & peu inſtructif; je ne ſais quoi de menteur perce à travers toutes les phraſes. LE BEL ESPRIT.

Et les Féeries, les contes de Fées, les mille & une nuit?

LE CONSEILLER.

Je regrette une ſi prodigieuſe dépenſe d'eſprit ſur des matieres auſſi frivoles. L'imagination y eſt ſi prodigue, qu'il n'y a plus de place au jugement: c'eſt une eſpèce de délire qui fatigue; & après une heure de lecture; la tête me fait mal. On avance dans un labyrinthe ſans iſſue, où l'on tournoye ſans jamais arriver. On croiroit d'abord qu'il y a de l'eſprit, de la fineſſe, du ſentiment; dès qu'on vient à porter la pierre de touche ſur tout cela, adieu cet appareil magique; ce n'eſt plus qu'un langage inintelligible, des idées iſolées, des traits vagues, des éclairs ſans chaleur; c'eſt une énigme dont on a cru trouver le mot, & qui ne forme qu'une pointe miſérable, lorſqu'il eſt connu: un homme d'eſprit a dit de ce genre, que c'étoient les mines d'une coquette.

LE BEL ESPRIT.

Eh bien peut-être ferez-vous grace à ces romans, où une plume facile, abondante a fait renaître le goût des longues productions. Les Mémoires d'un homme de qualité, Cleveland, le Doyen de Killerine, offrent une foule de ſituations intéreſſantes & fortes. Si l'art n'eſt pas aſſez profond pour nous ôter toute idée de fiction, il eſt aſſez ingénieux pour nous obliger à nous y prêter. Tous les ſentimens qu'il met par écrit, jailliſſent d'un cœur ſi fécond, ſi ſenſible, ſi honnête, que nous l'écoutons comme un ami qui nous feroit le récit des malheurs qu'il auroit eſſuyés. C'eſt un beau fleuve, vaſte & majeſtueux, qui quelquefois déborde; mais qui vous entraîne dans ſon cours, & qui vous fait faire beaucoup plus de chemin que vous n'aviez d'abord projetté.

Ajoutons qu'on reſpire dans ſes écrits le charme des belles mœurs, & que le ſombre qui y regne cauſe une mélancolie douce, & non une amertume déchirante. Qui n'a pas baigné de larmes Manon Leſcaut, doit renoncer à tout ouvrage de ſentiment.

LA MARQUISE.

Monſieur cet Auteur-là n'eſt point mon homme; il eſt noir comme de l'encre; il a gâté les cerveaux qui ont voulu l'imiter; on ne peut pas dormir, après l'avoir lu; des ſonges effrayans vous pourſuivent. En vérité, ces horreurs là devroient être proſcrites par le Gouvernement. On ne ſonge donc point à l'extrême & délicate ſenſibilité de nos fibres & de nos nerfs. Qu'on préſente de pareils faits à l'imagination robuſte de nos Moines oiſifs, de nos ſoldats en garniſon, à la bonne heure; mais à nous!

c'eſt vouloir faire tomber la moitié de la France en ſincope.

LE BEL ESPRIT.

Quel ſera donc enfin le Romancier qui aura le bonheur de réunir vos ſuffrages, & qui repoſera ſur votre toilette, ou ſous votre oreiller?

LA MARQUISE.

Qui? mais vous ne me parlez pas de l'Auteur le plus délicat, le plus ingénieux, de celui qui réunit le plus de fineſſe & d'eſprit, & qui a vu notre cœur en détail; de cet homme enfin qu'on croiroit volontiers avoir été femme.

LE BEL ESPRIT.

Un homme qu'on croiroit avoir été femme! LA MARQUISE.

Oui; comment peut-il, ſans avoir paſſé par cette métamorphoſe, nous connoître ſi bien & mieux que nous ne nous ſommes jamais connues? ah l'eſpiegle! LE BEL ESPRIT.

Eſt-ce le ſpirituel Marivaux?

LA MARQUISE.

Oh non; c'eſt mieux.

LE BEL ESPRIT.

Comment mieux!

LA MARQUISE.

Oui, c'eſt l'auteur du Silphe, des Egaremens, du Sopha, du Tamzay; mais pas plus. Le lion a enfanté le linx. Tout le monde peut lire vos Mémoires d'un homme de qualité, votre Marianne, votre Sultan Miſapouf; mais ſavoir lire le Sopha! ah, quelle profondeur! quelle fineſſe! quelle anatomie déliée! que de choſes! que de vérités! & que peu d'ames ſont faites pour les ſentir! Je ſuis idolâtre de cet auteur; & c'eſt pour la vie.

MADAME DE LOREVEL.

Moi, je le trouve très-pernicieux.

Si on le poſſédoit à fond, je le dis ſans détour, je ne ſais ſi, toutes femmes que nous ſommes, nous ne tomberions pas dans la dépendance de ces Meſſieurs. Heureuſement que les hommes oublient tout le reſte auprès de nos charmes, & que toute vérité qui nous eſt déſavantageuſe, n'eſt jamais pour eux une vérité de ſentiment. LE CONSEILLER.

Ah, Madame, voilà un éloge complet! mais je ne ſais ſi je dois vous en remercier au nom de mon ſexe, tout flatteur qu'il me paroiſſe. Me pardonnerez-vous d'inſiſter en faveur de l'auteur de Marianne & du Payſan parvenu. Si ſa vue n'eſt pas auſſi profonde, elle tombe ſur des objets plus réels & ſans doute plus utiles. Si l'eſprit y eſt moins fin, il eſt plus ſolide, & ſans contredit il ſera plus durable.

LA MARQUISE.

Monſieur, je ne diſpute point ſur la durée que peut avoir un ouvrage, & de quelle maniere penſera le ſiecle futur, qui peut-être ſera moins poli & moins ingénieux que le nôtre. Je dis ſeulement que qui ne met pas le Sopha, le Tanzay, les Egaremens au deſſus de tous les romans, n'apperçoit pas tout ce qui eſt renfermé dans ces livres profonds & délicieux. Tantpis pour lui; tout ce que j'y découvre, moi, eſt indicible. Je crains même, & très-fort, qu'un autre les entende auſſi-bien que moi. Il y a trop d'eſprit, dira-t-on; bien des auteurs, ont plus d'économie, il eſt vrai: j'aime cet élément pur, aérien; je m'y plais, j'y reſpire avec volupté; cherche qui voudra un air moins ſubtil.

LE CONSEILLER.

Envoyez-moi, je vous prie, ces ouvrages a Londres, afin qu'on les y traduiſe; on les y entendra, tout comme nous entendons Newton: mais puiſque j'ai parlé de ces Inſulaires, oſerons-nous parler des romans anglois? ſeront-ils nos maîtres encore en cette partie, comme dans tant d'autres? On peut, je crois, ſans être taxé d'anglomanie, admirer Clariſſe, Pamela & Grandiſſon.

LE BEL ESPRIT.

Que dites vous, admirer! l'impreſſion que font ces trois chefs d'œuvres, n'eſt point médiocre; ou ils frappent vivement, ou ils ne diſent rien au cœur. LA MARQUISE.

Je n'ai jamais pu les achever; ils ſont ſi ſublimes! leur longueur fatigueroit la patience de Job. Il m'eſt quelquefois arrivé de ſauter un volume par mégarde, & cela ſans m'en appercevoir. Je me trouvois au même point où je m'étois cru la veille.

LE BEL ESPRIT.

Madame, chacun a ſon goût. Les longs ouvrages ne me font pas peur à lire: les œuvres de Richardſon me ſont précieuſes; je n'en connois point où le génie ſe faſſe mieux ſentir. L'illuſion eſt durable & complette: que d'art il a fallu pour la produire!

En liſant Clariſſe, je ſuis de la famille des Harloves. Je me ſuis intéreſſé pour celui-ci; j'ai pris celui-là en haine; je ſuis indifférent pour tel autre. Tour à tour j'embraſſerois & je battrois Lovelace. Sa fierté, ſa gaîté, ſa folie bouffone me charment & m'amuſent; ſon génie me confond, & me fait ſourire; ſa ſcélérateſſe m'étonne & m'indigne: mais en même tems je l'admire autant que je le déteſte; c'eſt le Cromvel des femmes.

J'interromps la malheureuſe Clariſſe, pour pleurer avec elle; je lui adreſſe la parole, comme ſi elle étoit devant moi. Je ne crois pas que jamais auteur ſe ſoit métamorphoſé en ſes perſonnages, auſſi parfaitement que Richardſon: on l'oublie, on ne voit plus la main qui fait mouvoir tant de reſſorts ſecrets; quelquefois on ſeroit tenté de croire que ces lettres ont été interceptées. Si vous ajoutez à tant de perfections ce beau moral répandu ſur tout l'ouvrage, cette ame vertueuſe & ſenſible qui anime tout ce qu'elle touche; vous avouerez que c'eſt rendre un bienfait à l'humanité, que d'expoſer de pareilles peintures: ſur-tout Grandiſſon eſt le livre qui inſpire le plus la vertu, ſans en excepter Plutarque & Platon.

LE CONSEILLER.

Cependant l'auteur dégrade quelquefois la bravoure de ce Grandiſſon; il arme ſa main d'une épée magique, qui fait toujours ſauter en l'air le glaive de ſon adverſaire. Et ſon rival Fielding, qu'en penſez-vous?

LE BEL ESPRIT.

Vous l'avez nommé ſon rival à juſte titre: c'eſt l'homme de la terre (ſans en excepter Moliere) qui a le mieux connu les nuances qui diverſifient les caractères preſque à l'infini; & c'eſt l'auteur qui a le mieux ſaiſi les mœurs du peuple, qui, quoiqu'on diſe, compoſe ordinairement la nation.

LA MARQUISE.

Ah, ſi le peuple, qu'avons-nous beſoin de ſes mœurs!

LE BEL ESPRIT.

Eh Madame, ſoyez donc conſéquente; votre ſallon ne préſente que les habits, le maintien & les divertiſſemens de ce même peuple que vous affectez de mépriſer. Un tableau de Pater ou de Chardin vous pique, vous enchante; pourquoi une autre ſorte de peinture vous ſeroit-elle déſagréable? Aux yeux du Philoſophe, le peuple n'eſt rien moins qu'un objet de dédain: tout lui ſert d'objet de comparaiſon; & lorſqu'il ſait voir, tout l'inſtruit. Un tableau vivant, animé de ſes caprices, de ſes paſſions, de ſes folies; une vérité de pinceau unique; une morale ſimple & vive, qui réſulte naturellement de diverſes ſcènes; voilà ce qui aſſure à Fielding une place diſtinguée parmi les Ecrivains, dont l'imagination féconde a rendu la nature telle qu'elle exiſte.

Moins élevé, moins pathétique que Richardſon; mais plus riant, plus original, il nous attache autant que l'autre nous fait verſer de larmes. Si l'un a ouvert tous les tréſors de la morale, l'autre uſant d'une ſage économie, l'a fait paſſer avec un art imperceptible dans l'ame de ceux qui ne voudroient pas la recevoir. L'un peint à grands traits, frappe le cœur de tous les côtés, l'entraîne avec empire; l'autre, par des touches variées, choiſies, délicates, amene le ſourire ſur les levres, & la larme au bord de la paupiere. Il eſt vrai que bientôt il la ſeche; mais ce paſſage eſt tellement ménagé, qu'il n'a rien de bruſque. Son ſtyle opere le même effet que cette muſique ancienne, dont l'art faiſoit mollement paſſer l'ame, & comme à ſon inſçu, de la joie à la triſteſſe; opérant ainſi des mouvemens divers & même oppoſés. Enfin Richardſon eſt plus grand, plus formé ſur les modeles qui vivront dans tous les ſiecles: l'autre eſt plus ſimple, plus inſtructif; & ayant des admirateurs moins idolâtres, aura peut-être encore un plus grand nombre de lecteurs.

LA MARQUISE.

Ah, vous méritez de reſpirer! enſuite, puiſque vous parlez ſi bien, je vous ferai une queſtion. Que penſezvous du roman de la nouvelle Héloiſe? je l'ai lu en entier; & moi-même je ne l'euſſe pas cru d'abord.

LE BEL ESPRIT.

Vous l'avez lu en entier! vous avez cela de commun avec toute l'Europe.

Ce n'eſt que la rage d'une jalouſie impuiſſante, qui ait oſé attaquer juſquesici ce bel ouvrage; mais il a triomphé de l'envie & des miſérables épigrammes qu'elle enfante. Ce livre inſpire toutes les vertus; l'ame humaine y eſt vue ſous toutes ſes faces.

Pour moi je ſouhaiterois, dès que le cœur eſt formé, qu'il ſe rempliſſe de ce livre moral. Nous péchons, nous autres François, ainſi qu'on l'a judicieuſement remarqué, par une certaine légéreté qui ne donne rien de profond à nos ſentimens. Tout, chez nous, eſt en ſuperficie; nous avons plus de penchant au libertinage qu'à l'amour. Ce livre eſt certainement le meilleur correctif que l'on puiſſe employer; il ſemble dégager l'ame des paſſions viles & terreſtres, pour l'élever aux tranſports purs & ſacrés du véritable amour. Comme il le peint fécond en vertus, en ſacrifices héroiques, en voluptés pures! Comme il inſpire le charme des belles mœurs, & ce ſentiment qui opere des prodiges & vivifie tout ce qui l'environne!

L'auteur, ce me ſemble, a quelque raiſon de dire qu'il ne ſauroit eſtimer celui qui, après l'avoir lu, dédaigneroit ſon ouvrage: ce n'eſt point là un trait d'orgueil; c'eſt l'intime perſuaſion où il eſt que la morale qu'il y a répandue, peut & doit être utile à ſon ſiecle. Au reſte, Madame, je ſuis bien aiſe de vous déclarer ici que je regarde cet Ecrivain, comme celui peut-être qui dans notre langue a déployé le plus de génie; & j'entends par ce mot, l'art de faire paſſer dans notre ame des idées fortes, fécondes, touchantes & neuves. Il eſt des écrivains qui ſont fort habiles à détruire, mais qui ne ſavent rien édifier. Je préfere cet Auteur qui me porte à la vertu, qui me la peint, qui me la rend aimable, qui me donne un appui; & qui au lieu de me déſeſpérer, me fait honneur du nom d'homme, & m'apprend à le reſpecter dans tous les tems.

LA MARQUISE.

Oh! les premieres lettres de ſon roman ſont brûlantes. Jamais l'enthouſiaſme de l'amour, dans les climats les plus ardens, ne s'eſt exprimé avec plus de chaleur. Tantôt c'eſt un Raphaël, tantôt c'eſt un Albane. J'aime à voir un Philoſophe amoureux; cela me donne bonne opinion de ſon cœur; & je ſuis plus diſpoſée à goûter ſa morale, perſuadée qu'elle en deviendra plus douce & plus humaine.

LE CONSEILLER.

Mais, s'il vous plait, pourquoi avoir oublié le pere de Gilblas, ce ſage qui étoit un demi-Moliere, cet écrivain qui avoit tant de ſel, d'eſprit & d'enjouement. Que ſon Diable boîteux prouve un eſprit droit! que j'aime ce Prélat avec ſes homélies! que ſon pinceau a d'aiſance & de vérité! qu'il devroit ſervir de modele à tant de gens qui croyent avoir de la philoſophie, & qui n'ont qu'un ſtyle ſec & glacé. On ne lit point aſſez cet auteur aimable & facile, qui peut encore ſervir de modele pour une dicton pure, en même tems que ſes ſaillies préſentent un feu & des graces peu communes.LE BEL ESPRIT.

Nous n'avons point parlé non plus des romans qui nous ſont venus de par-delà les Monts; de ce Dom Quichotte, livre que les vrais Eſpagnols ont trouvé ſi pernicieux. Otez quelques réponſes & quelques réflexions du ſublime Sancho, le reſte eſt aſſez bizarre; qu'en dites vous?

MADAME DE LOREVEL.

Qui voudroit ſuivre les fables giganteſques émanées du cerveau des Eſpagnols & des Italiens, pourroit conſacrer la moitié de ſa vie à lire les plus grands fous qui ayent jamais extravagué de ſang-froid. Admire qui voudra le Roland amoureux, & &c. un rêve eſt un effort de logique, en comparaiſon de ces productions longues, froides & plattes, inceſſamment coupées, & qui piquent plus la vanité du lecteur, que ſa curioſité ou ſon intérêt.

LE BEL ESPRIT.

Eſt-ce à deſſein encore que nous avons paſſé ſous ſilence les Confeſſions du Comte de ***, ce vieil examen de conſcience; & cet Acajou qui a fait fortune. LE CONSEILLER.

Je les aimerois aſſez; mais je ſuis fâché contre l'Auteur, depuis le ton cavalier qu'il a pris dans Acajou vis-à-vis du public.

LE BEL ESPRIT.

Voudriez-vous qu'on ménageât un auſſi ſingulier animal que le public!

Il a toujours la fureur de juger avant de comprendre; c'eſt un compoſé indéfiniſſable. Dernierement un Peintre ingénieux l'a peint ſous ſes véritables traits: il l'a repréſenté ſous la figure d'un perſonnage bizarre, en cheveux longs & en habit galonné, une calotte ſur la tête & l'épée au côté, portant le manteau court & les talons rouges, tenant en main une canne à bec à corbin, & ayant un rabat au cou, la croix à la boutonniere gauche, le ſifflet à la droite. Vous voyez que ce Monſieur doit raiſonner à peu près comme il eſt vêtu: & quel cas doit-on faire du bourdonnement puéril, qu'il éleve avec un emportement ſi riſible? S'il parle, c'eſt la langue confuſe des ouvriers de la tour de Babel. Il dit des ſottiſes ſans conſéquence, & il ſe rétracte de même.

LE CONSEILLER.

Mais enfin quel ſera le juge des talens? ſera-ce meſſieurs les auteurs, que la jalouſie dévore, & qui ne peuvent ſouffrir que ce qu'ils ont fait eux-mêmes? Un Ecrivain qui rend juſtice aux écrits des autres, eſt un phénomene. LE BEL ESPRIT.

Cela peut être vrai: auſſi veux-je que ce ſoit le petit nombre éclairé qui prononce ſur le degré de plaiſir & d'utilité qu'il recevra de chaque ouvrage. N'eſt-ce pas ce petit nombre qui, malgré les cris renaiſſans de Ecrivain qui, après avoir parcouru tous les genres de littérature, nous a donné Zadig, Candide, Babouc, l'Ingénu, & tant d'autres ouvrages où la philoſophie ſe déguiſe ſous le badinage le plus ingénieux. Avouez que Lucien n'a pas mieux fait, & qu'il n'eſt guères poſſible d'être plus plaiſant? Ces productions légeres échapées à ſa plume, ſont peut-être celles où il a montré un génie plus original; du moins, dans tous les tems, elles pourront dérider le front auſtere du plus dur miſantrope.

LA MARQUISE.

Fort bien, j'aime qu'on loue Voltaire: aſſez de gens l'ont déchiré. Il faut que nos éloges le dédommagent de ſes immortels travaux, & guériſſent la plaie qu'a pu faire à ſon ame la morſure de tant de couleuvres rampantes. Je me bornerois volontiers à cet auteur pour toute lecture, bien sûre de ne jamais rencontrer l'ennui, tant que nous ſerions enſemble. Je n'examine point ici s'il a dit quelque choſe de vraiment neuf; mais on fait trop de livres en tout genre, voilà ce que je ſais. Par exemple, quelle énorme multitude de romans! jamais peuple n'en a tant produit que la nation françoiſe. Elle pourroit s'en former un retranchement auſſi vaſte que la fameuſe muraille conſtruite à la Chine. En vain la main vengereſſe des Epiciers en immole chaque jour une bonne partie; on peut dire d'eux: plus on en tue, & plus il s'en préſente.LE NEGOCIANT.

Madame, à mon tour, permettez-moi une réflexion; ceci me regarde.

Il faut que tout le monde vive & que tout le monde s'amuſe. Mettre des bornes à l'impreſſion, ce ſeroit nuire à pluſieurs membres de la ſociété.

Vu du côté du commerce, les romans ſont un objet de pluſieurs millions: l'argent, par ce moyen circule. L'auteur, le fondeur de caractères, le marchand de papier, l'imprimeur, le libraire, le relieur, le colporteur, & tous les états nombreux dépendans de ceux-ci, trouvent leur compte à ce nouveau beſoin de l'eſpèce humaine.

Ces livres donc ſont bons, excellens, quoique mauvais. La claſſe des lecteurs de romans eſt la plus nombreuſe, comme la plus affamée. J'ai envoyé pluſieurs fois en- Amérique des ballots d'eſprit, qui n'avoient pas, dit-on, le ſens commun: n'importe, tous ces romans ſe ſont très-bien vendus. Moi, je n'en ai pas lu un ſeul; mais ils m'ont donné une belle maiſon de campagne, où je régalois quelquefois l'auteur. Celui qui travailloit pour les Colonies eſt mort depuis peu, & c'eſt une perte. Ma fortune eſt établie, & je pourrai ſans riſque mettre au jour un projet qui ſeroit très-profitable à l'Etat: le voici. Vu ce goût ſi généralement répandu dans certains tems, ne pourroit-on pas établir une ferme de romans, comme on a établi une ferme de tabac: l'une ne répugne pas plus que l'autre; on a des yeux, comme on a un nez. On a ſemblé ignorer juſques-ici l'immenſe profit qu'on pourroit retirer de la librairie bien adminiſtrée. Que de gens payent au poids de l'or une brochure frivole & prohibée! Je n'ai pas beſoin d'en dire davantage; vous comprenez d'ici toute la fécondité de ce projet.

LA MARQUISE.

Mais je crois que vous parlez ſérieuſement! Oh, cela eſt du meilleur comique. Vous voulez donc que l'Etat encourage & récompenſe le peuple des Romanciers: Monſieur que voilà ya ſans doute vous remercier.

LE BEL ESPRIT.

Madame, je ſuis parfaitement déſintéreſſé dans cette cauſe; mais je ſuis de l'avis de Monſieur, qui n'eſt pas tout-à-fait auſſi déraiſonnable qu'il le paroîtroit au premier coup d'œil.

LA MARQUISE.

Quoi! vous ſeriez l'approbateur univerſel de ces ouvrages ſans goût, ſans invention, ſans ſtyle, où ſe montre dans toute ſa pompe le délire de l'eſprit humain? C'eſt bien de ce ſorte de genre, que l'on peut dire que l'on trouve de tout dans les livres! Moi, je voudrois qu'on imposât une forte amende à tout Ecrivain ennuyeux, & qu'on ſévît ſur-tout contre ces ouvrages romaneſques, qui portent pour titre, Hiſtoire, Eſſai, Traité, Syſtême, Démonſtration, &c.

LE BEL ESPRIT.

Madame, ce ſeroit priver de bien des plaiſirs un ordre très-nombreux de citoyens. Ces livres qui circulent dans toutes les mains, repouſſent la barbarie qui, comme un déluge ſuſpendu, eſt toujours prête à envelopper cette pauvre eſpèce humaine. Pour que les Lettres fleuriſſent, il faut qu'il y ait un grand nombre d'hommes qui les cultivent. Quel mal fait cet amas de romans? Un mauvais livre eſt bien-tôt jetté-là; perſonne ne vous force à le lire. L'homme de goût fait choix d'un petit nombre de livres; le ſtupide opulent les achete à la toiſe, & en tapiſſe ſes murailles. Il faut des livres pour tous les âges; il en faut même pour tous les états. On en fait dans notre ſiecle pour les laquais; & tel leur doit ſa renommée, car ils ſont reconnoiſſans. Les plus miſérables écrits trouvent des lecteurs paſſionnés, qui les admirent avec délices; & tant qu'il y aura de ſi minces lecteurs, je ne vois pas pourquoi on exigeroit d'excellens ouvrages, qui ne ſeroient ni lus, ni entendus par cette foule qu'on nomme le vulgaire. Le public ſe prétend juge; il a ſes commiſſaires qu'on appelle Journaliſtes: Ces Meſſieurs ont la volupté ſuprême, toutes les ſemaines, ou tous les mois, de s'égayer aux dépens des ſots; & par ce moyen, un ſeul Ecrivain apprête quelquefois à rire à la nation entiere. Ne trouvez-vous pas cela très précieux à la ſociété? & gêner la liberté de faire des ſottiſes, ne ſeroit-ce point une eſpèce d'attentat envers les divertiſſemens du public. Laiſſons donc la fureur d'écrire avoir ſon cours; c'eſt un torrent qu'aucune digue ne ſauroit arrêter. La plus grande tyrannie, comme la plus imbécille, ſeroit de vouloir captiver ce langage muet & nullement dangéreux. D'ailleurs, cette manie, outre ſes avantages particuliers, occupe, amollit, endort une nation immenſe, & diſſipe en étincelles fugitives ce feu central qui, comprimé & réuni en volcan, produiroit peut-être des tremblemens funeſtes au repos de l'Etat. Les Souvérains devroient rendre bien des graces à l'imprimerie! toute l'inquiétude des ames tombe ſur ce pauvre papier innocent, & c'eſt-là qu'elle expire.... LA MARQUISE.

Je vous entends, Monſieur; il faut donner un jouet à un enfant, de peur que l'étourdi, dans ſon oiſiveté, ne ſe mette à caſſer les meubles de la maiſon; c'eſt un petit tambour qui étourdit, mais qui avertit en même tems qu'il ne fait point d'autre mal.

C'eſt fort bien dit; mais allons nous mettre à table.

CHAPITRE XXXIV. Procès perdu, procès gagné.

C'etoit le jour où le procès de Madame de Lorevel devoit être jugé.

Toutes les démarches néceſſaires avoient été faites les jours précédens.

La veille encore, elle vit ſon Rapporteur, qui la reçut d'un air riant & avec toutes les apparences d'un ſuccès décidé. Elle ne doutoit pas du jugement le plus favorable. L'audience ouvre; toute la ville y aſſiſtoit. Déja l'on fait des paris conſidérables. Les Avocats hurlans de tous leurs poumons pendant près de trois heures, s'enrouent pour ſix ſemaines. Les Juges, intérieurement décidés, écoutent d'un air diſtrait leurs déclamations outrées & empoulées. Le moment redoutable arrive, on ſe leve, on va tranquillement aux opinions; tandis que les Avocats braillent (1) encore avec un emportement riſible. Le premier Préſident s'aſſied d'un front calme & froid, il ſe couvre; les Huiſſiers crient paix-là d'une voix aigre: un ſilence attentif ſuccede à ce bourdonnement univerſel. Le Préſident prononce l'arrêt: Madame de Lorevel a perdu, & eſt condamnée aux dépens; elle a eu toutes les voix contre elle! Mille claquemens de mains (toujours prêtes à applaudir, quelle que ſoit l'iſſue de l'affaire) achevent de porter la fureur dans l'ame de cette femme interdite de ſurpriſe & muette de colere.

Agitée de mille tranſports, elle étouffe; elle précipite ſes pas par une porte ſecrette. Elle entre en furieuſe chez la Marquiſe avec le plus grand fracas, hors d'elle-même. Son déſeſpoir ſe ſignale par pluſieurs actes de violence; elle prend un magot de la chine, & le lance avec roideur contre un trumeau: le miroir s'éclatte, & ſes fragmens multiplient autour d'elle ſon viſage altéré par la fureur. Elle s'en prend à tout ce qu'elle rencontre ſous ſa main; le plus joli des épagneuls ſauta, dit-on, par la fenêtre! Il n'y a plus de juſtice, s'écrioitelle d'une voix ſanglotante & terrible; mon procès eſt perdu! Miſérables Robins, après ce que j'ai fait pour vous! Je vous rencontrerai, monſtres à longue criniere! Barbares! je vous voue une haine, un mépris éternels. Malédiction à toute la robe, à cette noire engeance échappée des bords du Cocyte! Oui, je me vengerai, fût-ce ſur le dernier des Huiſſiers.... Laſſe de fureur, elle tomba dans un fauteuil, épuiſée, immobile, ſans poulx & ſans haleine.

Aux cris réitérés dont les appartemens retentiſſoient, la Marquiſe accourut dans le ſallon. Elle mit tout en uſage pour appaiſer ſon amie; mais celle-ci rejettoit avec opiniâtreté les conſolations qu'on lui offroit. Que j'abhorre ce ſéjour! diſoit-elle par intervalle: déteſtables bords! infernal Barreau! ce n'eſt pas ſans raiſon qu'on dit que la fourberie & le menſonge ont pris naiſſance ſur ton ſol odieux!

Il eſt clair que je devois gagner mon procès; ils nous ont trompées, abuſées, jouées, ces fats, ces pédans, qui ne ſont ſupportables que par l'extrême beſoin qu'on a d'eux! Vengeance, vengeance éternelle ſur tous les noirs fantômes qui peuplent & peupleront l'antre dévorant de la chicane!

CHAPITRE XXXV. La joie d'une ſemme.

Elle étoit plongée dans un ſilence morne; elle méditoit une vengeance, & ſes yeux allumés manifeſtoient ſeuls la fureur dont ſon ame étoit remplie.

La Marquiſe, auprès d'elle, n'oſoit plus lui adreſſer la moindre parole; lorſque le portier de la maiſon ſe préſenta tout en tremblant. Que viens-tu faire ici, dit Madame de Lorevel en lui jettant un regard foudroyant. Ce ſont vos lettres de Paris, Madame, que vous m'avez commandé de vous apporter ſur-le-champ, & ſans jamais y manquer: les voici. Donne, malheureux, & ſors. -- Madame de Lorevel ſe mit à les parcourir, en briſant chaque cachet d'une main tremblante de colere.

O changement étrange & rapide! elle ouvroit a peine la troiſieme lettre, que ſon viſage ſombre & ridé s'éclaircit tout-à-coup; une joie graduée, mais non moins prompte & non moins vive, fit place au rouge de la fureur. Elle ſe leve avec un tranſport extraordinaire, ſaute au cou de la Marquiſe, l'embraſſe, l'étouffe preſque, en s'écriant: Grande nouvelle! bonne nouvelle! triomphe! victoire! heureux changement! -- Eh quoi! dit la Marquiſe émue & curieuſe. Bonne nouvelle, vous dis-je, tout eſt réparé; allons, vous êtes libre; le Marquis d'Auranges eſt mort. Mon mari! -- Oui, mort, vous dis-je, mort d'apoplexie. O l'heureuſe choſe qu'une apoplexie! qu'elle vient bien! C'eſt le glaive d'Alexandre qui tranche le nœud gordien; plus de difficultés. Que je vous embraſſe une ſeconde fois. Il n'aura point fait de teſtament, je vous en aſſure; il ne s'attendoit rien moins qu'à ce coup ſubit. Ce bonheur inopiné me fait oublier ma maudite infortune. Vive Paris! c'eſt-là que les gens polis ſavent du moins vivre & mourir à propos. -- Eſt-il bien vrai? ne ſeroit-ce point un piege, une erreur, un ſtratagême? quelqu'un ne ſe ſeroit-il pas aviſé de nous faire une mauvaiſe plaiſanterie. -- Oh, cette mort eſt très-certaine; c'eſt le ſecrétaire du défunt qui me l'apprend: vous ſavez que cet homme m'eſt abſolument vendu. Liſez vous-même, & ſautez d'allégreſſe: Il eſt mort le vingtſépt de ce mois tout ſubitement. On lui a appliqué les véſicatoires; on lui a ſcarifié la plante des pieds; motus. La mort tient bien ce qu'elle tient... On doit lui chanter dans huit jours une belle meſſe en muſique, en conſidération du reſpect proſond, qu'en qualité d'amateur, il avoit pour cet art.... Une meſſe en muſique! comment trouvez-vous cela? vîte, vîte la poſte; volons l'entendre. Malheur à la province; retournons à Paris: je ſais ce que je dois y faire & ce que je dois y dire. -- Ma chere amie, voilà aſſurément un coup des plus heureux; écoutez: Il vous étoit impoſſible de gagner votre procès, ſur-tout lorſque mon mari eſt mort d'apoplexie. Deux chances fortunées arrivent rarement: il faut être juſte; l'une compenſe l'autre. -- Fort bien; cela eſt raiſonné, mais philoſophiquement. Partons: il n'aura pas été aſſez incivil pour faire un teſtament. Il a toujours été honnête, cet homme-là.

Pouvoit-on décéder d'une maniere plus complaiſante? non ſans doute.

S'il avoit fait quelqu'acte contraire à nos intérêts! eh bien, nous plaiderions; ce n'eſt pas à Paris que l'on ſollicite en vain: on va de tribunaux en tribunaux; on a des Procureurs, des Avocats, qui retournent l'affaire ſous vingt faces nouvelles. Ce n'eſt point comme dans cette malheureuſe Province, où l'on ne ſait à qui rappeller des ſottiſes que commettent ces énormes perruques.

CHAPITRE XXXVI. Retour à Paris.

Elles volerent en poſte à Paris.

Que le chemin leur parut long! Ces femmes qui ſe montroient ſi délicates dans leur premiere route, conduites aujourd'hui par la cupidité, ſe donnoient à peine le tems de manger & de ſe repoſer. Quel plaiſir pour elles de rentrer dans cette Capitale, d'où ne pourra plus les exclure un mari qui, tout civil qu'il étoit, avoit ſu faire valoir tous ſes droits, quoique le plus poliment du monde.

A leur arrivée, il fut bien conſtaté que le Marquis d'Auranges étoit mort.

Ses neveux avoient fait appoſer le ſcellé: on le leve. Bientôt il ſe répand que le défunt a fait un teſtament: la Marquiſe en demande lecture. Mais, ô ſurpriſe! elle vit que ſon cher époux, en homme ſage & prudent, ſans fiel comme ſans vengeance, avoit préféré ſa ſamille à une femme dont la conduite n'avoit pas été des plus circonſpectes. Elle prétendit tout haut & devant l'aſſemblée, que ſon mari avoit été un imbécille à l'article de ſa mort, comme il l'avoit été de ſon vivant.

Elle intenta procès aux héritiers, en caſſation du teſtament. Elle fondoit le gain de ſon procès ſur le pouvoir de ſes charmes, penſant que cela pourroit bien valoir dans ce ſiecle éclairé un article de la Coutume, ou le paſſage obſcur d'un Légiſte. Elle mit en uſage la maniere de ſolliciter, qu'elle avoit ci-devant employée. Le procès fut tiré en longueur; tous les jeunes Conſeillers ſe mêlerent de cette affaire importante: elle demandoit à être enviſagée ſous tous ſes rapports.

Enfin, on ne pouvoit plus reculer: le jugement fut unique. Elle ne perdit pas, elle ne gagna point; ce qui fait penſer qu'elle avoit oublié de mettre un ſuffrage de plus de ſon côté: faute d'arithmétique qui lui devint extrêmement préjudiciable. La balance de Thémis, pour la premiere fois, demeura dans un juſte & parfait équilibre; & chacun fut étonné de ce phénomène juridique.

La Marquiſe jetta des clameurs épouvantables. Sa fortune, qu'elle chériſſoit par deſſus toute autre choſe, venoit de recevoir un échec conſidérable. Elle ſoutenoit qu'un tel arrêt étoit inique, contradictoire; elle vouloit aſſembler tous les ordres de l'Etat, pour qu'ils euſſent à former une loi nouvelle. Son amie lui donna les mêmes conſolations qu'elle en avoit reçues. Ne vous avois-je pas bien dit, lui dit-elle, de mépriſer tous ces hommes de robe, reſtes échappés des Gots, des Viſigots, des Huns & des Vandales. Ils nous retracent l'ancienne barbarie, au milieu de notre ſiecle: leur eſprit eſt bizarre, comme le jargon qu'ils parlent. Faiſons le ſerment, je vous prie, de rompre avec eux pour la vie... Nos deux femmes jurerent de ne jamais ſourire gracieuſement à quiconque auroit touché une ſeule fois le ſeuil du Palais; mais ce ſerment venoit un peu tard.

Votre fortune eſt réduite à un quart de ce qu'elle étoit, dit Madame de Lorevel; d'autres tems, d'autres mœurs, croyez-moi. Renoncez à tous ces jeunes étourdis; les uns ſont des volages, qui oublient le lendemain la divinité qu'ils ont encenſée la veille: il eſt bon de n'être pas importunée, mais trop de légéreté auſſi devient un défaut. Les autres ſont des fats, pleins d'eux-mêmes, perpétuels égoiſtes, plus amoureux de leur parure que des femmes, plus vains que des coquettes, plus ſuffiſans que des auteurs. D'autres viennent à nous le front riant & couronné de fleurs, & n'apportent dans le ſein des amours que les glaces des hivers. Tout eſt menſonge en eux; & leur figure agréable & trompeuſe annonce le plaiſir & ne le donne jamais. Il eſt un divin métal qui vaut mieux que tous les hommes enſemble. Après.

avoir bien cherché le gage du bonheur, c'eſt à lui qu'il faut revenir.

Dites un mot, & le pactole roule à vos pieds. Telle eſt la véritable ſource de tous les plaiſirs: il faut les goûter tous enſemble, ou celui qui paſſe pour le plus vif devient inſipide. Quelle volupté que celle de jouir de tous les biens qui ſont dans la nature, d'appeller les ſenſations que font naître à coup sûr les richeſſes! L'idée que les hommes ont de nous eſt peu raiſonnable; ils penſent que nous ne ſommes ſenſibles qu'à l'amour: mais un ſens parfait ne ſuppoſe-t-il pas tous les autres? Ah, nous ſommes trop amies du plaiſir, pour préférer le plus fugitif de tous. Nous voulons que l'aiſance ſoit répandue ſur tous les inſtans de notre vie. -- Sans doute, je faiſois les mêmes réflexions: l'or eſt le mobile général de cet univers; mais ma ſierté ſeroit humiliée d'en recevoir. -- On ne reçoit jamais d'or, on n'accepte que des préſens; mais on a ſoin qu'ils ſoient multipliés: & des bijoux, par exemple, ont un air de décence; auſſi ne ſont-ils jamais refuſé, même par des femmes d'un rang diſtingué. Vous trouverez dans l'opulence votre cœur plus rempli que jamais.

Vous aurez une foule de gens qui ſe chargeront du ſoin de vous amuſer, dès que vous vous chargerez du ſoin de les faire dîner.

Choiſiſſez d'un jeune Hollandois, d'un Milord à guinées, d'un Américain embarraſſé de ſa fortune, ou d'un vieux Financier. La Marquiſe ſentit la validité de ce raiſonnement. Elle commença par ſignaler ſon mépris envers ſa chere parenté, qui le lui rendit bien; & après une rupture éclattante, elle médita tout ce qui pouvoit remplir ſon ambition.

CHAPITRE XXXVI. Le jeune Sot.

Elle fut quelque tems indéciſe; mais comme le tems eſt précieux & qu'on le perd à delibérer, elle jetta précipitamment ſes filets ſur S. Flour, fils d'un riche Fermier Général, qui étoit pourvu d'avance d'un bon. C'eſt, comme on le ſait, occuper dans l'Etat une des places les plus odieuſes, & cependant les plus enviées.

St. Flour étoit un jeune ſot faſtueux, qui croyoit poſſéder des tréſors inépuiſables, parce que ſon patrimoine étoit immenſe; il s'apprêtoit à être le plus illuſtre diſſipateur. La Marquiſe mit à profit cet heureux caractère que l'on ne rencontre pas trop fréquemment.Dès le lendemain de la premiere entrevue, tout enorgueilli de plaire à une Marquiſe, il envoya le marchand d'étoffes, celui de bijoux & de pierreries, & fit précéder ſa viſite par des préſens qu'un Souverain auroit pu offrir. Le Dieu Plutus eſt bruſque; & quand il a répandu l'or avec profuſion, il a fait tout ce qu'il ſait faire.

Malgré la prodigieuſe ſottiſe dont ce riche Monſieur étoit doué, je ne ſais comment on reſpectoit machinalement l'opulence de ſa perſonne. Ses profuſions imprimoient à ſes paroles quel-que choſe de remarquable. On le flattoit, même ſans le vouloir. On ne pouvoit ni le mépriſer, ni rire de ſa ſtupidité, quoiqu'elle prêtât beau jeu.

Madame de Lorevel ménageoit ſur-tout le perſonnage: ſes jours étoient devenus des jours de fêtes; & les plaiſirs qui ſe ſuccédoient ſans relache, ne laiſſoient point d'intervalle pour former le moindre deſir.

On dit que le luxe, les jeux, les fêtes deviennent à la longue inſipides: cela eſt bon pour des ames vulgaires; mais pour des ames ſenſibles paîtries d'un limon particulier, elles ne peuvent recevoir des ſenſations trop exquiſes, ni trop nombreuſes; un état conſtamment fortuné ſemble leur élément. La peine eſt faite pour le peuple, le plaiſir eſt fait pour les grands.

Les délices de la volupté ne doivent enivrer que les riches, la privation de l'extrême douleur compoſe tout le bonheur des autres. La Marquiſe ruinoit St. Flour imperceptiblement; ce qu'il verſoit d'une main prodigue, s'écouloit comme à ſon inſçu, tant elle mettoit d'art à tromper même ſon aveuglement. Il ne croyoit jamais faire aſſez; & quelques louanges ingénieuſes ſur ſon extrême opulence, lui faiſoit croire qu'il n'avoit rien encore dépenſé. Elle auroit tari un fleuve d'or: mais l'enchantement étoit prêt de ſe diſſoudre; le grand enchanteur ſe mouroit, c'eſt-à-dire, que St. Flour touchoit à la fin de ſes eſpèces. Il avoit anticipé ſur l'héritage de ſon pere, & ſon pere avare regrettoit d'avoir mis au monde un fils ſi peu digne de lui.

Un diſſipateur étoit un monſtre à ſes yeux: celui-ci avoit arrangé la deſtruction totale de ſa fortune avec autant de ſoin, que ſon pere en avoit bâti l'édifice. Engagemens, aliénations, dettes uſuraires, tous les expédiens que le luxe & la prodigalité peuvent employer, il les avoit mis en uſage.

La Marquiſe ayant preſſé pour la derniere fois le citron, le jetta dès qu'il fut aride. Voici la lettre qu'elle écrivit à St. Flour.

Monsieur,

„Mais vous ne connoiſſez guères les uſages du monde. Voilà ſix mois que nous ſommes enſemble: en vérité, c'eſt trop. Savez-vous que rien n'eſt plus ſot que de faire l'amour ſi long-tems & à la même femme; je veux vous épargner ce ridicule affreux. Pluſieurs hommes vous demandent poliment leur tour, & vous faites ſemblant de ne pas les entendre! cela devient criant. Voulez-vous être un fléau dans la ſociété? croyez-moi, attendez la mort du vieux papa, & nous nous retrouverons alors cent fois plus charmans l'un à l'autre“.

St. Flour déshérité tomba dans l'indigence & bientôt dans le mépris; tandis que la Marquiſe, dans un ſuperbe équipage, jouiſſoit de toute ſa fortune, ſans paſſer aux yeux du monde pour une courtiſanne. St. Flour pâle, défait, marchant à pied, étoit éclabouſſé de la même voiture qu'il avoit donnée. Un ſourire d'orgueil & de pitié, quand on le rencontroit, lui apprenoit, mais trop tard, combien il faut peu compter ſur les careſſes d'une femme que l'on enrichit.

La Marquiſe avoit eu la ſinguliere délicateſſe de ne recevoir jamais d'or monnoyé, de peur de paſſer pour une femme entretenue; mais elle avoit accepté, ſans rougir, des bijoux, des meubles de toute eſpèce, & preſque point de jour ne ſe paſſoit qu'elle ne fît quelque échange; eſpèce de trafic où Madame de Lorevel étoit profondément verſée.

CHAPITRE XXXVII. Le revenu d'une jolie femme.

Elle s'attacha bientôt à un Duc qui étoit puiſſant. Ce Duc étoit vieux, avoit fréquenté la Cour, la connoiſſoit, & y poſſédoit encore quelque crédit.

Il s'aviſoit d'être un peu jaloux: on pardonne bien des choſes à un Duc.

En récompenſe, il ne refuſoit aucune des graces qu'on lui demandoit. Il faiſoit des voyages avec une complaiſance toute particuliere. Le Duc étoit plein d'humeur, exigeant, par fois cauſtique; mais il faiſoit jouer un ſi beau rôle à la Marquiſe, qu'elle ne pouvoit s'empêcher de le garder dans ſes chaines.

Toute art exige une étude, & la perfection en tout genre n'eſt que le fruit des années. La coquetterie, de toutes les ſciences eſt peut-être la plus profonde; puiſqu'elle joue ſur le cœur humain la machine la plus compliquée qui ſoit dans la nature.

La Marquiſe fit uſage de ſes talens & des connoiſſances nouvelles qu'elle avoit acquiſes. Comme elle ne pouvoit pas ſe diſſimuler que la fleur de ſa beauté commençoit à ſe fanner, & voulant conſerver une renommée précieuſe, elle ſe mit ſur le pied de ne plus paroître aux promenades.

Elle s'apperçut que l'éclat du grand jour découvriroit en elle bien des petites taches que le blanc & le rouge ne répareroient pas ſuffiſamment. Elle ſe tenoit chez elle dans une tendre obſcurité, & n'y étoit jamais ſans compagnie. C'eſt-là que le beau jeu de whisk que nous avons reçu des Anglois, occupoit le beau monde bien avant juſques dans la nuit. Le jeu ne finiſſoit jamais qu'elle n'eût gagné. On eût recommencé ſans fin juſqu'à la pointe du jour. La tricherie, comme on ſait, eſt le bonbon favori des femmes; mais comment donner aſſez de louanges à ſa rare préſence d'eſprit! Attentive à tenir ſon jeu & à occuper à la fois quatre ou cinq adorateurs; ſon pied droit eſt poſé ſur celui de ſon voiſin; ſon pied gauche pince la pointe de celui qui eſt en face; & ſes regards tournés languiſſamment, mais avec adreſſe, flattent tour à tour deux hommes qui ſont durriere ſa chaiſe, & qui ſe croyent uniquement favoriſés. Chacun rit des autres, & les prend pour des dupes. Aucun de ſes geſtes n'eſt indifférent: ſi elle examine les dentelles d'un homme, elle effleure lègérement ſa main. Tous ces petits riens qu'elle imaginoit & varioit ſans ceſſe avec ſoupleſſe, faiſoient beaucoup d'impreſſion ſur tous ceux qui l'approchoient. Cela ne l'empêchoit point de ſaiſir les ſignes de Madame de Lorevel, habile à révéler les cartes & à déterminer le gain de la partie du côté de ſon amie; le tout avec une adreſſe à tromper les plus fins, & qu'ils étoient même loin de ſoupçonner.

CHAPITRE XXXVIII. Le Financier.

Un certain ſoir cependant que la Marquiſe jouoit de malheur, elle voulut s'entêter; & comme le jeu eſt perfide, elle perdit ſix cent louis d'or.

Un Financier qui, année commune, mettoit à part le tiers de ſa fortune pour ſes menus plaiſirs pris à l'inſçu de ſa femme, rioit beaucoup en voyant cette perte qu'il eſtimoit devoir lui être heureuſe. Comme il n'aimoit pas à exhaler ſes ſoupirs en l'air, il attendoit ce jour depuis longtems. A chaque exclamation de la Marquiſe, il ſe diſoit tout bas: bon! mes affaires vont bien; voici l'heure du berger qui ſonne. Il appelloit ainſi le moment où une femme avoit grand beſoin d'argent.Les Financiers de nos jours ne reſſemblent plus à Monſieur Turcaret: ils ont pris l'eſprit du ſiecle, qui eſt deſcendu juſques dans la tête des Moines; ils ſe ſont polis autant qu'ils ont pu l'être. Mais à travers ce vernis, il n'eſt pas mal-aiſé de diſtinguer encore l'homme qui fait l'agiotage ou la finance. Tous ces enfans de Plutus ont beau vouloir ſe décraſſer; ils tiennent encore de leur pere, qui fut un Dieu lourd & déſagréable: car il eſt ſi facile & ſi naturel de mettre un métal jaune dont on abonde, à la place des qualités qu'il ſeroit un peu plus difficile d'acquérir.

Alidor ayant ſupputé la perte qu'avoit faite la Marquiſe, ne manqua pas de ſe rendre le lendemain à ſa toilette. Dès qu'elle l'apperçut, elle ſentit ce que cela vouloit dire; & pour mieux le décevoir, elle joua l'enjouement le plus décidé. -- Vous étiez hier au ſoir ſous une étoile épouvantable, dit Alidor. -- Oh! c'étoit une bagatelle; j'ai fait un ſi joli rêve, que j'ai oublié ce petit accident. Eh, qu'avez-vous rêvé! que vous ramaſſiez des diamans? -- Non; qu'on m'apportoit des vers délicieux, où la fortune eſſuyoit les reproches les plus délicats & les plus ingénieuſement tournés. -- Eh, quel étoit l'auteur de ces vers? -- Je l'ignore, & c'eſt ce que j'ai trouvé de plus piquant. J'entends, Madame, l'ironie eſt excellente; je me ſouviens que je vous avois promis des vers, mais, de grace, écoutez mon hiſtoire.

J'avois dans un de mes bureaux un commis fort peu aſſidu, qui ſe mêloit de faire des opéra comiques. Je l'appris; je montai un jour tout en colere & en robe de chambre: comment, Monſieur, lui dis-je vous faites des ariettes! Vous faire des vers! eh morbleu, faites des bordereaux, entendez-vous: les Comédiens Italiens vous nourriront-ils comme je le fais? c'eſt être un grand ſot, que de compoſer de l'eſprit, quand on n'a pas de quoi vivre. J'allois le chaſſer; mais par bonheur pour lui, une femme me demanda le ſoir même ſi je ne connoiſſois pas quelque Poëte. Je me ſouvins de mon commis, & je réſolus de l'employer. Il ne s'en tira pas mal, dit-on: il rime preſque auſſi bien que P.... Depuis l'on me demanda des vers de tout côté: j'eus recours à mon poëte; mais lui ſe voyant néceſſaire, trancha bientôt de l'important, & fit le pareſſeux tout comme un précepteur. Le faquin ne m'a pas encore donné la piece dont je l'avois chargé pour vous; il dit qu'il attend le moment de l'inſpiration, que le ſujet demande tout l'effort de ſa muſe, qu'il l'invoque ſans ceſſe. S'il continue, je caſſe ſon Apollon aux gages; & je trouverai un autre commis poëte qui, pour cent piſtoles par an, me ſera, non ſeulement des opéra comiques, mais encore des tragédies qui me ſeront dédiées, & deſquelles je me rendrai publiquement le protecteur. Croyez, belle Dame, que ſi la choſe eût été en mon pouvoir, je ne vous l'aurois pas promiſe en vain; mais, je l'avoue, je créérois plutôt une mine d'or qu'un madrigal. La Marquiſe ſe donnoit bien de garde de l'interrompre, elle l'obſervoit venir. En vous quittant hier, continuatil, je fus d'un bonheur inſolent: tandis que vous perdiez vos ſix cent louis, j'en gagnois huit cent; je les ai enfermés dans une petite caſſette, & ſi vous le deſirez, je vous la prêterai. Je puis bien oublier d'envoyer des vers; mais je n'oublie jamais autre choſe. -- Dans de pareilles circonſtances, je n'emprunte, Monſieur, qu'à mes plus intimes amis. -- Eh, pourquoi ne voudriez-vous pas me recevoir du nombre?

En diſant ces mots, le perſonnage doré s'étoit approché pour lui baiſer la main: la Marquiſe la retira. Des rigueurs, pourſuivit-il, envers moi! elles doivent être épuiſées. La Marquiſe le regardoit avec des yeux qui ſembloient lui dire qu'avec un amant tel que lui on ne cédoit qu'à des conditions claires & préciſes. Il entendit fort bien ces regards. Il parla d'un château qu'il vouloit acheter & meubler dans un goût nouveau; il proteſta que, nonobſtant que le bail des fermes hauſſât à chaque renouvellement, il ne feroit aucune reforme dans ſa dépenſe. Il tira dix à douze boëtes émaillées, dont il lui fit admirer la beauté. Bref; il parla terres, redevances, châteaux ſuperbes, millions.Quelque indifférence qu'une femme affecte alors, elle ſe rend attentive.

La Marquiſe feignit d'être rêveuſe, au moment même où elle s'apprêtoit à bien jouer ſon rôle. Alidor remarqua cette rêverie volontaire; & coupant la converſation, lui dit: Mais expliquez-moi donc, je vous prie, par quelle fatalité, vous qui êtes ſi heureuſe, vous avez pu perdre hier au ſoir? cela eſt inconcevable. Vous ſavez que je me ſuis retiré, vous voyant en malheur; je ſuis rentré, vous acheviez de vous noyer; tous les vœux que j'offris au Ciel, n'ont pu vous garantir du naufrage.

La Marquiſe fit un petit ſourire d'un air attriſté; & paroiſſant ſe livrer entierement au ſouvenir de ſa perte, elle pouſſa quelques ſoupirs, & ne manqua pas d'appuyer ſur ſa déroute, & de marquer tous les pas qui n'avoient ſervi qu'à la conduire au précipice. Elle ajouta d'une voix abandonnée: n'en parlons plus, Monſieur; je ſuis réſolue à vendre mes diamans. Madame, permettez-moi de vous le dire, vous ſeriez bien folle de recourir à un déſeſpoir auſſi extrême. Six cent louis ne ſont qu'une bagatelle, & l'on peut facilement remédier à cette vetille. Je remercie mille fois le Ciel, lorſqu'il me procure l'occaſion d'obliger une femme charmante. Je juge des autres par moi-même; je ſens que l'ingratitude eſt de tous les vices le plus odieux; je ne crois pas même qu'il exiſte parmi les femmes d'un certain monde. Je me livre avec ſécurité au charme de la bienfaiſance, parce que j'attends la même vertu de mon prochain...

Tout en parlant, il fit ſemblant de badiner avec ſon panier à ouvrage, & y gliſſa adroitement, quoique de façon qu'elle s'en apperçût, une navette d'or d'un travail précieux. Enſuite il permit à ſes mains généreuſes de preſſer tendrement celles de la Marquiſe. Mais, dit elle, ſouriant avec cet air d'aiſance & de liberté qui lui étoit naturel, ſavez-vous que c'eſt aujourd'hui que je dois payer ces ſix cent louis? -- Et ſavez-vous, belle Marquiſe, que mon domeſtique eſt là chargé de la caſſette. --En vérité, Alidor, vous êtes le plus éloquent des hommes; je ne connois rien de ſi ſéduiſant que vous: je vous rendrai cet argent, au moins; mais auſſi vous êtes trop dangéreux. -- Moi! point du tout: je ſuis franc, ſincere, bonhomme; ce que j'ai dans le cœur, je l'exprime tout naturellement: auſſi vous me permettez ..... Effectivement, il exprimoit d'une maniere aſſez heureuſe pour un Financier, ce qu'il avoit dans l'ame. Une demi-heure après, la caſſette entra, fut dépoſée dans une armoire ſecrette, & Alidor plus léger s'en retourna auſſi avantageux qu'un Dervis qui vient de ſéduire une femme vertueuſe.

Dès qu'il fut ſorti, la Marquiſe, loin d'avoir quelque confuſion, ne pouvoit dompter une certaine inquiétude. Elle ſe mit en devoir d'examiner ſi Alidor avoit été exact dans le calcul: elle le trouva charmant; & dans ſa joie, elle ſe mit à fredonner une ariette nouvelle.

Elle en étoit-là, lorſqu'un de ſes créanciers ſe fit annoncer. Il gagnoit, lui troiſieme, les ſix cent louis d'or.

C'étoit un grand homme brun, bien fait, ſouple, inſinuant: ſa bouche diſtilloit de jolis propos; mais c'étoit d'un air ſi mâle & ſi doux tout enſemble, que ſon premier coup d'œil ſéduiſoit beaucoup: il débuta par des galanteries. -- Je ſuis honteux de mon bonheur, Madame: ce n'étoit pas, en vérité, celui-là que je deſirois. J'ai vu que c'étoit pour vous une peine infinie que de n'être pas heureuſe au jeu, non à cauſe de la perte, mais parce que cela ſemble annoncer quel-que choſe de lugubre. Je ſuis délicat ſur le chapitre des bienſéances; je viens vous prier de ne pas vous inquiéter ſur ma ſomme. -- Pardonnezmoi, vous venez à propos; je vais vous la payer ſur-le-champ. -- Ah! que votre or eſt une monnoye vile à mes yeux! vous en poſſédez une autre adorable, unique; j'en ſuis réellement amoureux, j'échangerois le Pérou contre elle: ſi vous voulez me payer, payez-moi, de grace, en cette monnoye charmante; ſi vous ſaviez combien il eſt cruel d'en être ſi avare!... L'idée fit rire la Marquiſe. Il continua la plainſanterie, la retourna en tout ſens, fit parler ſon eſprit & ſes yeux plus puiſſans encore que ſes métaphores, badina légérement ſur la paſſagere réſiſtance qu'elle oppoſoit, & ſes ſaillies ne déroboient rien à l'adreſſe de ſes entrepriſes. La Marquiſe trouvoit tout cela extrêmement plaiſant: d'ailleurs le nouveau venu agiſſoit de ſi bonne grace, qu'elle ne pouvoit s'en fâcher. Elle ne ſe fâcha donc point: au contraire, cette maniere de payer ſes dettes lui plut infiniment. Elle lui ſut bon gré d'avoir ainſi bruſqué toutes ces façons qui coûtent toujours un peu, & qui fatiguent également celles qui ſe croyent obligées de les faire & ceux qui ſont obligés de les ſouffrir.

L'hiſtoire rapporte qu'elle trouva le moyen de s'acquitter avec les deux autres; mais quand j'aurois la prolixité d'un hiſtorien gagé par un libraire qui le paye à tant le volume, en conſcience pourrois je tout narrer!

CHAPITRE XXXIX. Le titre que l'on voudra.

La Marquiſe, comme on a pu le voir, ſe connoiſſoit en hommes; elle ſavoit qu'ils aiment preſque tous à être agacés. Ceux qui étoient riches recevoient d'elle des politeſſes plus marquées. Elle diſtinguoit ſur-tout ceux dont l'imagination tendre ou crédule prêtoit plus facilement à l'illuſion. Chacun ſe diſoit intérieurement: cette femme ſi ſpirituelle m'aime beaucoup; elle charme tous les cœurs, & ne veut que le mien.

Ce ſera toujours un grand ſujet d'étonnement, que la maniere dont les hommes même les plus ingénieux deviennent dupes des femmes. Prêtent-ils volontairement les mains aux tours qu'on leur joue; ou aiment-ils mieux être trompés, que de végéter dans cette triſte langueur où ils ſont privés du plaiſir de ſe plaindre d'elles?

Le Duc toujours ſoupçonneux s'aviſa de trouver le cercle trop nombreux; la compagnie lui devint ſuſpecte. Il s'en plaignit à la Marquiſe, qui, pour ſe juſtifier, ne ceſſa point.

C'étoit un coup de politique bien adroit: ce moyen artificieux réuſſit quelquefois. Il prit garde à des préſens anonimes, à des tabatieres, à des diamans qui ne venoient point de lui.

Il parla d'un ton courroucé; c'étoitlà juſtement où la Marquiſe en vouloit venir. Il s'étoit mis en tête qu'un certain homme auquel on ne ſongeoit pas étoit ſon rival: la Marquiſe ne le diſſuada point; charmée de voir qu'il prenoit le change, & que ſes véritables intrigues ſeroient à couvert ſous la fauſſe qu'on lui donnoit.

Un ſoir qu'elle ſavoit que le Duc devoit venir ſolitairement, elle ne parut point. Il interroge tous les domeſtiques: Madame eſt ſortie avec ſon valet de confiance, & de fort bonne heure. Le Duc furieux ne balance plus.

Tout reſſent ſa fureur; les glaces, les tableaux, le portrait même de la Marquiſe fut renverſé. Elle triomphoit de ſon ſtratagême; elle étoit au comble de la joie. Elle convainquit aiſément le Duc de ſon injuſte jalouſie, pleura, & prétendit ne pouvoir plus ſouffrir de tels emportemens. Le Duc honteux répara le déſordre, en envoyant trois fois plus de meubles qu'il n'en avoit caſſés.

Pour cimenter la paix, elle voulut bien courir les riſques d'une groſſeſſe; elle qui pendant toute ſa vie avoit éloigné une maladie auſſi dangéreuſe pour la taille que pour la vie. Elle lui faiſoit ce ſacrifice, pour lui donner le gage d'un amour qui ne devoit pas finir. Elle accoucha d'une fille qui fut préſentée au Duc, & qu'il reçut avec des tranſports de joie qui ne s'expriment point. Auſſi bon pere que tendre amant, il entra dans tous les détails du berceau d'un enfant. Il vit croître ſa fille, & la vit ſe développer ſous ſes yeux; il la regardoit, il la conſidéroit, il y voyoit ſa mere. Elle, de ſon côté, ſoutenoit que l'enfant ne reſſembloit qu'à lui. C'étoit, des deux partis, des agaceries continuelles de ſentimens ſur cela de petites contradictions qui finiſſoient par des baiſers. On acheta une nouvelle maiſon de campagne; & elle fut deſtinée à la petite Auguſte, qui déja commençoit à parler & à diſtinguer avec fineſſe Monſieur le Duc des autres hommes. La famille augmentée demandoit une plus grande maiſon. Si l'enfant crioit, ſa mere diſoit qu'elle demandoit des meubles nouveaux & de toute ſaiſon, des tableaux, des bronzes, des urnes du Japon, &c. Chaque jour voyoit paroître le marchand de colifichets; & jamais il ne s'en trouvoit aſſez.

Cependant pluſieurs cœurs généreux s'empreſſoient de ſoulager tacitement Monſieur le Duc, ſoit par une tenture de Perſe, par un luſtre, par un tableau de Boucher, par des pendules, des clavecins.

Ce fut elle qui inventa une petite porte ſecrette couleur de muraille, qui joignoit ſi exactement, qu'on pafſoit devant vingt fois ſans s'en appercevoir. C'eſt par-là, qu'au moyen d'un eſcalier dérobé, elle introduiſoit ceux qui avoient mérité quelque récompenſe. Elle ſavoit diſtinguer ſon monde, & diſtribuer à chacun différemment ſes bonnes graces. Elle ſe divertiſſoit quelquefois à laiſſer un de ſes eſclaves ſe morfondre à la porte, à eſſuyer la pluye, le froid ou le chaud: elle avoit éprouvé que l'amant s'enflamme davantage; qu'après ces petites tribulations, la fureur d'amour le prend, & que le tête-à-tête n'eſt plus qu'un tranſport continuel.

Monſieur le Duc, tout riche qu'il étoit, mit le déſordre dans ſes affaires.

Notre ſiécle eſt, par excellence, le ſiécle des plus extravagans diſſipateurs, & l'on ne doit pas s'en étonner. Le Duc avoit conſommé d'avance ſon plus clair revenu: elle, de ſon côté, relacha de ſon attachement inviolable, de ſon éternelle fidélité, dès qu'elle vit que les préſens n'arrivoient plus avec la même rapidité.

Monſieur le Duc ne tarda donc point à ſurprendre la Marquiſe dans les bras d'un jeune homme qu'elle avoit juré de ne revoir jamais. On prévoit bien que cette ſurpriſe étoit volontaire, & faite pour occaſionner une rupture en forme. Comment, s'écriatil, c'eſt vous qui me trahiſſez! vous pour qui j'ai tout fait, tout ſacrifié; vous que j'ai accablé de biens; vous que j'aime depuis tant d'années; vous enfin qui m'avez tant de fois juré de m'être fidele: vous m'avez trompé, perfide!

Monſieur, dit-elle, vous me parlez d'un ton ſingulier; ouvrez les yeux, de grace, & voyez où vous êtes.

Suis-je dans votre dépendance, s'il vous plait? & à quel titre, éclairciſſezmoi, de grace, me faudroit-il ſupporter votre humeur? Que votre emportement n'aille pas plus loin; il ſeroit auſſi indécent qu'inutile. Demeurezici, revenez-y, ſi cela vous fait plaiſir, vous y ſerez bien reçu; mais vous y reverrez Monſieur que j'eſtime: il faut vous y réſoudre, ou prendre un autre parti; parce qu'enfin ceci eſt ma maiſon & que j'y ſuis maîtreſſe. O Ciel! qu'entends-je, dit le Duc ſtupéfait! je vois vos infidélités & vos outrages. Cette enfant dans laquelle je me complaiſois, que j'appellois du doux nom de fille, qui étoit le plus tendre objet de mon amour, ſans doute elle n'a fervi jufquesici qu'à m'abuſer.... Monſieur, examinez-vous vous-même, péſez toutes choſes, appréciez vos facultés, ſoyez judicieux, jugez & prononcez; voilà tout ce que je dois vous dire.

Le Duc ſortit furieux d'avoir été le jouet d'une intrigue, tiſſue de tant de perfidies & d'audace. Délivrée du jaloux, elle ne voulut plus paroître ſous la domination de qui que ce ſoit.

Elle pouſſa au plus haut degré de perfection l'économie des tête-à-tête, l'évaluation de chaque faveur; perſonne ne ſut plus au juſte tout ce que pouvoit produire un premier de Mai, une fête ou deux de Patron, le grand jour de l'an. Elle ſavoit ſur-tout de quelle ruſe il falloit uſer, pour tenir toujours les amans à demi-ſatisfaits.

Ce jeune homme qu'elle tenoit entre ſes bras, lorſque le Duc entra à l'improviſte, mérite que l'on détaille ici ſon hiſtoire.

CHAPITRE XL. * L'amour innocent.

Le Comte de Vernouillet étoit né en Province; & l'hôtel qu'il occupoit étoit voiſin de celui d'un Préſident, qui avoit une fille charmante nommée Cecile. Le petit Comte, dès l'âge de dix ans, ſavoit déja l'admirer; & elle, par le privilège naturel qu'ont les femmes de ſentir plutôt que nous, précipita dans ſon cœur en faveur du Comte cette impreſſion heureuſe, qu'on nomme amitié chez les jeunes perſonnes, & qu'on nomme mal.

Le Comte voyoit fréquemment la petite Cécile; & lorſqu'ils étoient enſemble, tous leurs momens s'écouloient dans les careſſes. Ils s'aimoient déja; mais le Comte ne connoiſſoit pas ce qu'il ſentoit, & Cécile, en l'ignorant un peu moins, n'étoit pas plus en état de l'exprimer. L'amour ſe contentoit de leur rendre le plaiſir d'être enſemble bien doux, & par-là néceſſaire à leurs jeunes cœurs.

Quatre années ſe paſſerent, avant qu'ils puſſent tirer de ce fond de ſentiment rien de plus précieux qu'une douceur paiſible; mais l'aurore du bonheur commença enfin à naître pour eux. Cecile déroba dans la bibliothèque de ſa mere la nouvelle Héloiſe. D'abord elle la dévora, enſuite elle la lut (malgré la préface qu'elle ne lut pas; car les jeunes filles ne liſent point de préface.) Elle n'avoit jamais lu que des livres de piété. Comme ſon cœur fut rapidement inſtruit! quelle augmentation de ſenſibilité! combien d'eſprit ne dût pas produire cette ineſtimable production! Elle prêta ce livre au Comte; il y trouva tout ce que Cecile y avoit trouvé.

Il ne la vit point de deux jours; il ſembloit qu'il lui étoit défendu de ſe montrer à elle, tant qu'il ne l'aimeroit pas préciſément comme St.

Preux aimoit Julie. Il ſe trompoit; mais que l'amour ſeroit heureux, ſi les amans n'avoient point d'autre erreur!Quand il la revit, il lui dit: je vous remercie du livre que vous m'avez prêté; ſi vous penſez jamais comme Julie, vous me rendrez le plus fortuné des hommes. Cecile fut ſi ſenſible à ce qu'elle venoit d'entendre, qu'elle crut devoir diſſimuler ſon plaiſir. Pourquoi dit elle au jeune Comte, ce ſervice ſi petit en lui-même vous paroît-il ſi grand? C'eſt ..., lui réponditil avec embarras, c'eſt ... ne vous offenſerez-vous pas, ſi je pourſuis? Vous devriez ſavoir, lui répondit-elle, que j'ignore encore ce qui oſfenſe. C'eſt, reprit-il en continuant bien doucement, c'eſt que je veux être toute ma vie un St. Preux.

Eh pour qui, demanda-t-elle un peu vivement?... pour vous. -- Cecile deſiroit trop qu'il dît vrai, pour ne point rougir. Le Comte diſoit trop vrai, pour ne rougir point.

Après deux minutes de ſilence, le Comte lui dit: ne le voulez-vous point? Je vous répondrois avec plus de liberté, lui dit-elle, ſi j'étois aſſurée que vous méritez que je le veuille.

Si je le mérite! reprit-il; je prononcerois hardiment qu'oui, s'il s'agiſſoit de toute autre perſonne que vous; mais peut-on ſe flatter qu'on mérite tant de bonheur avec l'adorable Cecile. Quand on a votre modeſtie, réponditelle, on eſt digne de tout, fût-ce avec la premiere femme du monde. Le Comte étoit trop touché pour parler; Cecile l'étoit trop auſſi pour ne pas ſe taire. Un tendre ſilence, des regards pleins de timidité, de plaiſir & d'amour, furent pendant quelque tems toute leur converſation.

Le véritable amour n'eſt jamais ſi bien ſenti, que quand il n'eſt pas exprimé.

Ils recommencerent à parler, & ce fut pour ſe dire qu'ils s'aimoient.

Ils ſe ſéparerent enfin, en jurant de s'aimer toujours.

Le Comte rentré chez lui, relut ce livre que Cecile lui avoit prêté; & quand il fut arrivé vers le milieu, il s'écria: oui, belle Cecile, c'eſt ainſi que vous ſerez aimée; j'y gagnerai plus que vous, le premier plaiſir de la vie eſt celui d'aimer bien un objet adorable.

Cecile ne liſoit point l'éloquent Rouſſeau dans ce moment; elle diſoit cependant les mêmes choſes que le Comte. Un cœur bien épris eſt le premier livre du monde.

Le Comte aimoit trop, pour ne pas ſentir que ſon amour & le cœur de Cecile n'étoient point le ſouverain bien pour lui. Il parla à ſon pere, il le conjura de ne diſpoſer de ſa main qu'en faveur de Cecile. Monſieur le Comte de Vernouillet pere aimoit infiniment ſon fils: il avoit aimé, il lui accorda ſa demande; mais il exigea, qu'au préalable, il fît un voyage de trois ans à Paris. Le jeune Comte ſentit à l'inſtant tout ce qu'il ſouffriroit, s'il étoit jamais privé du plaiſir de répéter ſans ceſſe qu'il aimoit à l'objet de ſa tendreſſe. Mais l'eſpoir de revenir plus digne de ſa maîtreſſe, adoucit la vive douleur qu'il avoit de penſer qu'il falloit la quitter.

Cecile avoit fait la même démarche que le Comte. (L'amour inſpire les mêmes choſes, quand il a bleſſé des mêmes traits.) Elle avoit auſſi bien réuſſi que le Comte; mais ſon ſuccès avoit été bien plus pur, puiſqu'on n'avoit point exigé de voyage d'elle.

Quand le Comte la revit, il lui dit: Me pardonnerez-vous d'avoir oſé mettre mon pere dans les intérêts de mon cœur. Ma mere, lui réponditelle en ſouriant, pourroit bien vous aſſurer que je n'en dois pas être fâchée. -- Quoi! vous lui avez dit que je vous aimois? -- Oui, mais c'eſt par-là que j'ai fini. -- Je vous entends; vous avez commencé par lui dire que vous m'aimiez: je ne me trompois pas, vous aimez autant que moi. Il fit tous ſes efforts pour lui exprimer l'excès de ſon plaiſir; il n'y réuſſit point, mais Cecile n'y perdit rien. Le Comte pénétré retarda le plus qu'il put la nouvelle qu'il avoit à lui annoncer; il vouloit lui épargner la plus vive des douleurs; il fallut enfin parler, & ce fut un coup de foudre pour la tendre Cecile.

Après les larmes qu'exigeoit leur ſaiſiſſement mutuel, Cecile dit au Comte: Puiſqu'il le faut, partez; mais prenez, avant de partir, tant d'amour, tant de paſſion, que vous reveniez ſans indifférence. Je n'ai beſoin que de ce que je ſens, lui réponditil, pour vous aimer toujours autant que je vous aime: pouvez-vous en douter? faut-il qu'un ſoupçon injuſte me perdre? Je n'aurai jamais le même s'uniſſe au chagrin que vous aurez de reproche à me faire; je ne ſentirai qu'une vive douleur de ne pas vous voir, quand je ne vous verrai plus.

Cecile comprit qu'elle avoit un peu manqué à l'amour: Vous avez raiſon, dit-elle au Comte; j'ai tort, mais pourquoi m'êtes-vous ſi cher?

Le Comte la vit un moment avant ſon départ; ils ſe permirent le plaiſir de s'embraſſer. C'étoit aſſez de ſe le permettre une fois, pour ne pouvoir plus ſe le refuſer. Ils s'embraſſerent donc mille fois; ils ne ſe jurerent point de s'aimer toujours, ils s'aimoient trop; ils ſe jurerent ſeulement qu'ils s'aimoient.

CHAPITRE XLI. Entrée dans le monde.

Le Comte avoit dix-neuf ans, quand il arriva à Paris. Son mérite, ſon nom & ſon bien lui firent autant d'amis qu'il fit de connoiſſances; mais il ne fut véritablement flatté de l'avantage de plaire ſi généralement, que parce que malgré ſa modeſtie, cet avantage lui étoit preſque une preuve qu'il n'étoit point indigne d'être cher à Cecile.Les Dames le virent avec un plaiſir diſtingué; il ne les vit pas de même, elles n'étoient pas Cecile. Il avoit porté à Paris trop d'amour & trop d'eſprit, pour ne pas connoître bien-tôt toutes les raiſons qu'il avoit de ſe conſerver à ſa maîtreſſe.

La Marquiſe d'Auranges fut de toutes les femmés qu'il voyoit, celle qui prit le plus pour lui de ce qu'on appelle amour à Paris. Son cœur avoit été juſques-ici inacceſſible aux traits de la tendreſſe; mais il vient un moment fatal où le cœur même d'une coquette paye le tribut. La figure du jeune Comte, qui étoit extrêmement avantageuſe, fit une vive impreſſion ſur ſon ame: elle mit en uſage tous les moyens de ſe l'attacher. Le Comte s'apperçut bientôt qu'on en vouloit à lui: il en eut du déplaiſir; non pas qu'il craignît de devenir infidele (un cœur bien épris ſait toujours combien il a de force pour être conſtant)mais parce qu'il ſavoit déja qu'une femme, quand elle eſt inutilement ſenſible, eſt toujours un ennemi redoutable.Il employa quelques jours à s'éloigner ſans indécence: il y réuſſit; mais il ne tarda pas à s'appercevoir qu'il n'y avoit rien gagné. Le goût de la Marquiſe devint fureur, & cette fureur le précipita dans un abîme de tourmens. Perſuadée qu'elle le perdoit, elle lui écrivit cette lettre.

„Que vous ai-je fait, Comte, pour que vous me priviez du plaiſir de vous voir? Eſt-ce parce que je vous ai vu avec trop de plaiſir? eſt-ce parce que je vous ai mal perſuadé tout celui que j'avois à vous voir? Apprenez-moi, je vous prie, ce que c'eſt; ne me flattez point, ne me laiſſez point flatter; il n'y a point de petite illuſion qui ne fût cruelle pour moi, quand il s'agira de vous“.

Le Comte vit bien que tout cela étoit de l'amour; mais la façon détournée que la Marquiſe avoit employée, lui fit plaiſir. Il lui répondit en ces termes: „Quand vous m'auriez vu avec indifférence, Madame, je n'aurois pas la hardieſſe de m'en plaindre: je vous rends juſtice, & je me la fais. Vous auriez connu par mon empreſſement tout le cas que je fais de votre amitié, ſi mes occupations n'avoient traverſé l'envie que j'ai de la mériter.

Ne craignez point que je vous flatte jamais; j'abhorre le menſonge, & ce n'eſt point aſſurément par prévention“.La Marquiſe ne ſe diſſimula point que le Comte étoit ſincere; mais, quoiqu'elle l'eût prié de l'être, elle eût été bien aiſe qu'il l'eût moins été.

Le Comte s'applaudiſſoit de ce qu'il avoit fait: il y avoit dans ſon cœur une voix charmante qui lui diſoit, continuez; plus on fait pour l'amour, plus on mérite d'aimer & d'être aimé.

Cette voix qui ne ceſſoit jamais de lui parler de même, fut toujours la ſeule qu'il écouta.

La Marquiſe le fit prier de la voir; il la vit, mais ce ne fut pas pour fortifier ſa paſſion. On réuſſit toujours, quand on ne veut point flatter.

Le Comte n'eut que trop de ſuccès.

La Marquiſe déſeſpérée lui dit: Vous croyez peut-être que je ne veux que de vous, & cette penſée vous éloigne de moi. Mais déſabuſez-vous, votre cœur eſt tout ce qui me fait agir.

Je vous aime comme vous devez être aimé. Mon cœur, lui répondit-il, n'eſt point à moi; mon pere & l'amour l'ont donné à la charmante Cecile.

Je dois tout à mon pere: que ne dois-je point à l'amour? jugez donc, Madame, ſi je puis conſentir qu'il devienne votre conquette. Vous êtes donc aimé, reprit la Marquiſe? Oui, Madame, répondit-il avec aſſurance.

Le ton de certitude que vous donnez à votre réponſe, me paroît bien hazardé, repartit la Marquiſe. Il eſt décidé dans le monde que d'un moment à l'autre l'amour peut changer. Cela eſt vrai pour le monde, répondit-il; mais, Madame, ſoyez perſuadée que la belle Cecile l'a corrigé de ce défaut pour moi.

La Marquiſe ſourit dédaigneuſement & lui dit qu'elle vouloit l'épouſer; d'une maniere plaiſante, à la vérité, mais qui déguiſoit un projet ſérieux.

Le Comte, quoique piqué, voulut lui ſauver la honte d'un refus; mais elle inſiſta ſi fort, qu'il ſe vit contraint à renoncer au plaiſir d'être généreux. Rentré chez lui, il écrivit cette lettre: „Depuis que je ſuis à Paris, ma chere Cecile, je vous cherche partout; dès que je vois une femme qui eſt belle, qui aime avec vérité, qui ne plait que par ſon mérite naturel, qui eſt adorée, je crois que je vous ai trouvée; mais hélas! il ſemble que je ne vous cherche dans les autres, que pour me convaincre que je ne puis vous trouver que dans le fond de mon cœur. Ne me cherchez que dans le vôtre, ma chere Cecile; vous auriez la même difficulté que moi de me trouver ailleurs, puiſque nos ſentimens ſont uniformes. Que je vous aime! que de plaiſirs je vous dois! combien m'en devez-vous, ſans doute? Non, il n'y a qu'une paſſion comme la nôtre, qui connoiſſe les plaiſirs véritables; tous les autres ne furent jamais que de douces erreurs. Que je vous aime! que vous m'êtes précieuſe! non, ma chere amie, il n'y aura jamais que mon cœur, qui puiſſe m'être auſſi cher que vous“

CHAPITRE XLII. Suite du précédent.

Le refus du Comte avoit enflammé la Marquiſe d'une telle colere, qu'elle avoit failli à le haïr; mais malheureuſement pour l'un & pour l'autre, elle ne pouvoit plus qu'aimer.

Convaincue qu'il n'y avoit que les ſupercheries qui puſſent lui réuſſir, elle ſéduiſit le valet-de-chambre du Comte; & cette victoire remportée, elle mit tout en œuvre pour achever ſon triomphe. Elle fit intercepter toutes les lettres qu'on écrivit au Comte, & arrêter toutes celles qu'il écrivoit.

Elle envoya un homme de confiance au Comte de Vernouillet pere, pour lui demander de s'unir à ſa maiſon; lui faiſant entendre qu'elle feroit paſſer tous ſes biens ſur la tête de ſon fils.

Ce meſſager avoit ordre encore, ſi le Comte de Vernouillet entroit dans fes intentions, de l'engager à écrire à ſon fils; que Cecile, un mois après ſon départ, avoit écouté favorablement des propoſitions de mariage qui lui avoient été faites par le Baron de , & que même on ne pouvoit pas douter qu'elle ne lui eût donné ſon cœur en avancement d'hoirie.

Le Comte de Vernouillet qui n'étoit pas riche, n'avoit point le préjugé orgueilleux des nobles. Amateur du ſolide, il préféroit la fortune à tous les autres avantages; il ſe félicitoit de voir ſon ſils poſſeſſeur de grands biens; il ne croyoit pas que ſon amour pût tenir contre les grands avantages qu'il trouveroit dans un mariage avec la Marquiſe: il conſentit a tout; & le Comte, deux jours après, reçut ces lettres.

LETTRE du Comte de Vernouillet à ſon fils.

Je vous aurois toujours caché, mon fils, une nouvelle que je ſavois bien qui vous ſeroit extrêmement ſenſible; mais les motifs de conſolation que je puis placer à côté, me donnent du courage, & me font eſpérer que je ne riſque pas de vous déſeſpérer, en vous ouvrant mon cœur.

Mademoiſelle Cecile a rompu les engagemens qu'elle avoit pris avec vous, dès que vous avez été éloigné d'elle. Le Baron de ** a ſu lui plaire; & il faut qu'il y ait déja bien de la paſſion entre elle & lui, puiſqu'il a reçu de la mere & de la fille une promeſſe formelle de mariage.

Vous concevez ſans doute tous les mouvemens que je me ſuis donnés, pour vous épargner ce coup de foudre: mais hélas! tout ce que j'ai fait n'a ſervi qu'à me perſuader que l'ingrate Cecile ne méritoit ni votre cœur, ni le plaiſir qu'elle goûtoit ſans doute, quand elle vous aimoit.

Je ſerois inconſolable, mon cher fils, ſi je n'étois aſſuré que la Marquiſe d'Auranges vous aime & qu'elle conſentira à vous épouſer, ſi vous le voulez. Elle eſt belle, elle eſt infiniment plus riche que vous; elle eſt enfin digne de vous. Je ſais bien que, fût-elle mille fois plus riche, plus aimable & plus belle, elle ne vaut pas pour vous la perfide Cécile. Mais enfin, mon fils, puiſqu'il faut renoncer à l'une, je vous conſeille de ne pas dédaigner l'autre. Je vous laiſſe cependant le maître de vous décider: je vous avertis ſeulement que vous ſeriez une très-grande folie de laiſſer échapper une auſſi belle fortune. Je ne veux que votre bonheur; & il m'eſt trop doux de croire que vous n'en doutez point, pour craindre que vous en doutiez.

Je vous envoye une lettre que Cecile me remit hier pour vous.

LETTRE SUPPOSEE de Cecile au Comte de Vernouillet.

Si je n'étois pas sûre que vous m'eſtimez, je me juſtifierois de ne vous aimer plus; j'oppoſerois à la douleur que vous aurez de mon infidélité, douleur qui dégénéreroit bientôt en mépris) la délicateſſe, l'ardeur, la ſolidité que vous m'avez connue, ce que j'ai fait enfin pour vous. Mais nous n'avons beſoin ni l'un ni l'autre de ce ſoin; je ne prendrai pas non plus celui de vous conſeiller de vous conſoler: l'eſtime que vous avez pour moi, en vous perſuadant que je vous aimerois encore, s'il m'avoit été poſſible d'être fidelle, vous donnera tous les conſeils dont vous aurez beſoin.

Vous apprendrez par Monſieur votre pere, ce que je n'ai pas la force de vous apprendre.

Le Comte fut ſaiſi de tant de douleur, qu'il y ſuccomba. Il s'évanouit; & rendu à la vie par les ſoins empreſſés de ſes gens, une fievre violente le contraignit à ſe faire mettre au lit. On fut ſix jours dans la crainte de le perdre; & le ſeptieme, la Marquiſe étant venue le voir, elle lui dit: Vous voulez mourir, mon cher Comte; ah! eſt-ce ainſi qu'on punit les crimes? Non, répondit-il, je ne veux point mourir; j'aime trop pour en avoir jamais l'envie: je veux, au contraire, contribuer de tout mon pouvoir au rétabliſſement de ma ſanté.

Après avoir perdu la tendreſſe de Cecile, je n'ai rien de ſi cher que le jour que je reſpire, tout empoiſonné qu'il eſt; puiſque ſans lui, je ne pourrois penſer à elle. Ah! reprit la Marquiſe, ne vivez au contraire que pour l'oublier, que pour la haïr; méritetelle une paſſion ſi généreuſe? Elle mérite tout, reprit-il, puiſque je l'aime, puiſque je l'aimerai toujours.

Il ſe rétablit enfin; & dès qu'il put ſoutenir ſa plume, il écrivit cette lettre.

LETTRE à Mademoiſelle Cecile.

Je ſuis perſuadé, Mademoiſelle, que c'eſt une choſe inutile de vous écrire; mais ſoyez bien perſuadée, à votre tour, qu'elle ne l'eſt pas pour moi. Il y a toujours un plaiſir délicieux à s'entretenir avec ce qu'on aime, quelques raiſons qu'on ait de s'en plaindre.

Vous ne m'aimez plus, belle Cecile: Ciel! combien devez-vous me plaindre, ſi vous concevez tout mon malheur! Je ne vous reprocherai pas votre infidélité; je veux mériter l'opinion que vous avez de moi: un autre amant moins porté à ſe conſerver votre eſtime qu'à ſoulager ſon déſeſpoir, n'auroit pas le même égard pour vous. Je ne penſe pas de même: déſeſpéré de perdre votre cœur, je ſouffre des maux inexprimables; mais je n'en ſens pas moins le prix de ce que vous me laiſſez; votre eſtime eſt le ſeul bien qui me reſte, jugez ſi j'ai une paſſion médiocre de me la conſerver! Vous m'auriez conſeillé en vain de me conſoler; & l'opinion où vous êtes que je recevrai ce conſeil d'ailleurs & que j'en profiterai, n'eſt pas le coup le moins ſenſible que vous m'ayez porté. Non, Mademoiſelle, je n'écouterai jamais que mon amour; & je ferai ſi bien, que bientôt tous ceux qui en connoiſſent l'empire ſeront convaincus qu'il n'y a que lui que je puiſſe écouter. Adieu, trop charmante Cecile; je ne vous prie point de conſerver un ſouvenir tendre du malheureux Vernouillet, ce ſeroit vous prier de manquer aux engagemens que vous allez prendre; je vous conjure ſeulement de ſouffrir que quand vous ſerez la Baronne de, j'adore encore l'adorable Cecile.

CHAPITRE XLIII. Artifice cruel.

Cette lettre ne fut point envoyée. Le Comte ſe flattoit qu'il en recevroit la réponſe. L'inutilité de ſon déſeſpoir aggrava ſi fort ſon chagrin, qu'il voulut aller immoler le Baron de *** à ſon reſſentiment; mais il penſa bientôt que ce ſeroit immoler un homme deſtiné à Cecile par ellemême; & cette conſidération, toute propre qu'elle eût été pour un autre à précipiter le plaiſir de la vengeance, devint pour le Comte une nouvelle raiſon de ne point ſe venger.

Il s'écrioit quelquefois: belle Cecile, oui je reſpecterai toujours votre choix; il n'eſt point d'homme qui fût capable de porter ſi loin l'amour, c'eſt qu'il n'en eſt aucun qui connoiſſe l'amour. Cruel deſtin, en me favoriſant du don heureux d'aimer ſi bien, devois-tu me refuſer tous les autres?

Fût-il jamais un amant plus ſoumis & plus modeſte!

Cecile ne ſouffroit pas tant que le Comte; mais elle ſouffroit beaucoup.

Elle avoit appris par M. de Vernouillet que la Marquiſe d'Auranges lui avoit demandé la main de ſon fils; & M. de Vernouillet, en lui apprenant cette triſte nouvelle, l'avoit mal raſſurée; elle ne recevoit d'ailleurs aucune lettre du Comte: que de raiſons de trembler!Elle ſortoit rarement de ſon cabinet, & ceſſoit plus rarement encore de baiſer le portrait du Comte qu'elle avoit. Ce portrait, dans tout autre tems & dans tout autre lieu, lui eût été ſans doute bien cher; mais dans ſon cabinet & dans les circonſtances du jour, il étoit preſque pour elle ſon cher Comte. Elle lui adreſſoit quelquefois ces paroles: Ne ſuis-je plus aimée! inſtruis-moi de mon ſort, ne crains point de m'éclairer; je mourrai de ma clairvoyance, ſi le Comte eſt infidele. Mais n'eſt-ce pas mourir que de douter s'il eſt conſtant! Tu ne m'apprends rien, tu ne changes point de couleur, il m'aime donc toujours. Cette douce erreur duroit peu; bientôt une crainte qui avoit tout le pouvoir d'un preſſentiment prophétique, lui peignoit ſon amant aux genoux de la Marquiſe, volant à l'infidélité. Elle voyoit ſa rivale, ſentant tout le prix de ſa conquette, & s'empreſſant de ſe l'aſſurer. Elle s'écrioit alors: je ſuis trahie, oui je ſuis trahie; ah Comte! méritois-je d'être condamnée à le haïr! .... Le haïr! moi, haïr le Comte de Vernouillet! ah! quelque raiſon qui m'y doive contraindre, en eſt-il contre l'amour?

Cruel! tu ne ſais que trop qu'il n'en eſt point; tu abuſes de ton bonheur.

Que dis-je? ſent-il encore ſon bonheur? ſe ſoucie-t-il même d'être heureux? Non, ſans doute, non: tout ce qu'il ne doit pas à la Marquiſe, lui doit être inſipide. Ciel! que ne ſuis-je du moins cette Marquiſe cruelle.

J'ai déja dit que M. de Vernouillet pere ne deſiroit rien tant que de voir ſon fils jouir d'une extrême opulence.

Il avoit fait preſſentir à Cecile que ſon fils inclinoit à épouſer la Marquiſe d'Auranges. Quand il crut ſa douleur en état de ſupporter une notion certaine, il lui apprit tout ſon malheur, & lui préſenta cette fauſſe lettre: „Je frémis du crime que je vais commettre: eh, comment n'en pas frémir! Belle Cecile, je ſuis indigne d'avoir connu l'amour; vous m'entendez, Dieux! Pourquoi faut il que ma mort n'ait pas prévenu le tourment où je vous expoſe? S'il étoit poſſible de ſe juſtifier de vous rendre malheureuſe, je vous dirois que mon ſort a fait tout mon crime, que j'en déteſte la penſée, que j'ai tout employé pour vous être fidele; mais ce ſoin ſeroit inutile, j'aime la Marquiſe d'Auranges; accuſez la fatalité qui m'a conduit dans ſes chaines. Je dois vous paroître un perfide, mais il n'eſt plus en mon pouvoir de ne l'être pas. Adieu, belle & mille fois trop infortunée Cecile, je vous regretterai bientôt; tout ingrat qu'eſt mon cœur, il ne ceſſe pas un ſeul moment de ſentir que vous ſeule dans la nature méritez un amour conſtant.

Oui, vous ſerez bientôt vengée; mes regrets réveilleront toute ma paſſion, & je mourrai de mes remords“.

Quand Cecile eut lu cette lettre, elle tomba dans un fauteuil: M. de Vernouillet crut qu'elle alloit expirer, & voulut la ſecourir; laiſſez-moi, lui dit-elle, ſi vous connoiſſiez bien l'amour, vous hâteriez ma mort. Je le connois, lui répondit M. de Vernouillet, & jamais on ne ſentit une pitié plus vive & plus tendre, que celle que vous m'inſpirez: mais, Mademoiſelle, parce qu'on perd un bien précieux, faut-il renoncer à tout. Je ne renonce à rien en mourant, lui répondit-elle, puiſque tout mon bien étoit le cœur de votre fils. Eh, quand je poſſéderois tout l'univers, en auroisje moins de raiſon de mourir!

Non, Monſieur, quand on eſt aimée, les autres avantages peuvent donner quelque plaiſir; mais quand on eſt abandonnée de ce qu'on aime, il n'y a rien dans l'immenſité de la nature, qui ne faſſe ſentir un nouveau tourment. Vous ne connoiſſez pas l'amour, ſi vous en doutez. Laiſſez-moi donc mourir, je vous en prie; ne vous piquez pas d'une généroſité qui, après le procédé de votre fils, vous rendroit auſſi criminel que lui.

La mere de Cecile arriva alors; elle travailla mieux que le Comte encore à la conſoler, mais elle n'y réuſſit pas mieux. On avoit caché au Comte l'intelligence qui étoit entre ſon pere & la Marquiſe; & pour l'éloigner de tout ſoupçon, on lui avoit même propoſé de ſe marier avec une de ſes couſines, au cas qu'il ſentit une entiere répugnance à former un himen avec la Marquiſe.

Cette femme juſqu'alors ſi ſuperbe, perſuadée que le Comte, loin de pouvoir l'aimer, la hairoit ſi elle ne jouoit pas l'amour auſſi bien que Cecile le ſentoit, étoit preſque devenue une autre Cecile. Le Comte ſéduit par cette fauſſe reſſemblance, peu à peu s'étoit accoutumé à elle. Il tomba dans les piéges où tant d'autres avoient échoué: il s'imagina qu'il ne pouvoit pas la haïr ſans injuſtice, il la voyoit fréquemment, il lui confioit une partie de ſes ſecrets, il étoit devenu ſon ami enfin. Un galant homme ne ſe refuſe pas à certaines avances, quand même il n'aimeroit pas. Il s'étoit livré à ſes charmes avec quelques remords; mais enfin il s'y étoit livré.

CHAPITRE XLIV. La trahiſon punie.

Cependant la tendre Cecile aimoit trop, pour ſe perſuader qu'elle n'étoit plus aimée. Elle ne rêvoit que de ſon amant: ſa mere ſeule ſe donnoit des ſoins, pour la conſoler; & l'on n'ignore point que quand il s'agit de l'amour, ce ſoin réuſſit toujours mal aux meres.

Elle ſe diſoit ſouvent; je l'ai donc perdu pour jamais! il eſt dans ce moment aux pieds de la Marquiſe, peut-être même dans ſes bras.... Dans ſes bras, ô Ciel! ne me laiſſe point vivre avec cette idée. Quand j'aurois commis le crime le plus grand, il n'en eſt aucun que cette idée ne puniſſe trop. Mais je ſuis innocente; j'ai aimé un homme qui étoit fort aimable, qui étoit à moi, à qui j'appartenois par les droits que nous avions l'un ſur l'autre; droits ſaints, puiſqu'ils nous avoient été donnés par nos parens & par nos cœurs. Je ſuis donc innocente, & cependant le plus malheureux objet qui ſoit dans la nature, c'eſt moi. Ciel! comment puis-je accorder mes maux avec ta Juſtice?

Le Comte vécut ſix mois dans les pieges de cette Syrene enchantereſſe, qui redoubloit de ſoins & d'amour pour enchaîner une conquête qui, pour la premiere fois, flattoit autant ſon cœur que ſa vanité. Elle employa toutes les ſéductions que l'art peut mettre en uſage; mais le Comte commençoit à reſſentir le dégoût, parce qu'il ne l'aimoit pas. Il n'avoit cédé qu'à ſes vives inſtances & aux inſpirations de la jeuneſſe. L'image de Cecile accompagnée de tous ſes charmes, revint, plus éclatante que jamais, frapper ſon cœur dans les bras même de la Marquiſe. Dévoré de plus de deſirs que la Marquiſe n'en montroit pour lui, il ne pouvoit plus durer dans un état qui empiroit tous les jours; il prit la réſolution de ſe déguiſer, & de ſe donner encore une fois le triſte plaiſir de voir ſon infidelle.Ce projet prenoit ſa ſource dans un ſentiment trop bien établi, pour qu'il l'éxécutât mal. Comme il étoit très-connu dans les terres qu'il devoit traverſer, il prit un déguiſement ſous lequel perſonne ne devoit le reconnoître. Il arrive de nuit à la maiſon de campagne qu'habitoit Cecile; il loge comme un homme du commun dans une miſérable auberge; dès le matin il ſe gliſſe dans le parc; il arrive près d'un berceau où autrefois il avoit reçu mille aſſurances d'une foi éternelle; il ſoupire à la vue de ce lieu tranquille & déſert où, tout trahi qu'il croyoit être, il ne doutoit point de ne trouver encore bien des douceurs: tout eſt reſſource de plaiſir pour le véritable amour. Il attend pluſieurs jours la charmante Cecile; enfin il la rencontre, & la rencontre ſeule. Elle marchoit à pas lents, les yeux baiſſés, & paroiſſant plongée dans quelque réflexion. Elle s'avançoit ſur une pelouſe plantée d'arbres touffus, & bordée d'une charmille. Il faut être amant, pour exprimer tout ce qu'on ſent dans des momens ſi doux.

Son trouble, ſa joie, ſa douleur font qu'il ſe précipite en déſordre devant elle. Elle jette un cri & recule; mais à peine l'eût-elle fixé, qu'il la vit pâlir & chanceler! Il n'eut que le tems de la ſoutenir entre ſes bras: elle revint à elle, voulut ſe dégager, regardant l'excès de ſa délicateſſe comme la foibleſſe la plus honteuſe. Le Comte la retient, baiſe ſes mains d'un air touchant & reſpectueux. Ces premieres careſſes achevées, ce fut à qui des deux commenceroit à faire les plus vifs reproches. Après s'être parlé long-tems ſans s'entendre, ils apprirent avec une ſurpriſe que je ne tenterai point de décrire, qu'ils avoient été, chacun de leur côté, trompés par leurs parens. L'artifice de la Marquiſe & ſes complots perfides parurent tout-à-coup au grand jour. Le Comte vit la honteuſe foibleſſe qu'il avoit eue de céder à ſes charmes. Un inſtant de parallele ſuffit pour éclairer ſes erreurs.

Ah! s'écria-t-il dans la douleur qu'il en avoit, charmante Cecile, non, je ne rougirai jamais aſſez, & mes remords ſeront éternels.

Nos amans prirent tous les moyens de ſe revoir en ſecret; ils aſſignerent dans ce lieu ſolitaire un rendez-vous pour le lendemain. Le Comte toujours caché ſous un traveſtiſſement vulgaire, en profita. Il la trouva ſeule. Ses yeux qui furent la premiere choſe qu'il apperçut, étoient dans le ſecret de ſon ame; ils brilloient d'un éclat extraordinaire. Le Comte fut tellement pénétré, qu'entraîné par le mouvement le plus ſage de ſa vie, il tomba à ſes genoux & lui dit: Je vous aime, oui je vous aime de tout mon cœur; ma paſſion eſt auſſi pure que vraie, elle eſt née de vos vertus: je vous adorerois, ſi le choix d'une divinité étoit arbitraire. Cecile le regarda avec une tranquillité douce, le fit lever & lui répondit: Si vous voulez devenir ſage, je veux bien vous apprendre à l'être; mais ſi vous me trompez (& je le ſaurai bientôt) c'eſt tout comme ſi vous veniez me prier de vous hair.

Le Comte ne lui répondit que par un regard qui dut lui faire connoître qu'il préféreroit la mort à un ſoupçon ſi injuſte. Elle le crut; & il s'établit entr'eux un commerce familier ſans indécence, & tendre ſans excès.

Ils ſe voyoient tous les jours trois heures, tems environ que duroit la promenade permiſe à la belle Cecile.

Ils ſe diſoient mille fois qu'ils s'aimoient, & le reſte du tems ſe paſſoit à ſe le prouver innocemment. Ils réaliſoient les ſcènes touchantes du roman de la nouvelle Héloiſe, qu'ils avoient lu dans leur premiere jeuneſſe; mais ils furent toujours plus ſages que les héros de l'ouvrage.

Le Comte étoit tendre & circonſpect; mais il étoit jeune. Il ſentit des deſirs qui provenoient peut être de ſes anciens égaremens avec la Marquiſe; il les reconnut à certaines attaques que les charmes de Cecile firent à ſes ſens: il lui en fit l'aveu, il la conjura d'y remédier. La douleur qu'elle eut de ne pouvoir y répondre, égala ſon amour. Elle vit ſon amant déſeſpéré de ſes rigueurs, & ſe vit elle-même prête à lui ſacrifier ſa vertu; mais un ſentiment généreux toucha le Comte, il ne voulut point cauſer ſon défeſpoir pour un inſtant de volupté; il ſe contenta de celle d'être aimé.

Gardez-la, lui dit-il à ſes genoux, gardez-la cette vertu précieuſe; j'ai vu votre amour, & je ne ſuis point un barbare. Je ſens que le bonheur que vous m'offrez ſeroit inutile aux ſentimens que vous avez pour moi; il ne me rendroit pas plus digne de vous. Conſervez votre ſageſſe, elle vous conſolera de ma foibleſſe: que dis-je! elle ſeroit vertu ſans les auſteres loix qui vous captivent: mais ces mêmes loix confirmeront bientôt mon bonheur; &, ſi je l'oſe dire, le vôtre.

CHAPITRE XLV. On devoit s'y attendre.

Assuré de toute ſa tendreſſe, le Comte revole à Paris. Il n'étoit point dans ſon caractère de ſe venger lâchement; mais en revoyant la Marquiſe, il mit dans ſes diſcours une ironie qui avoit ſa cruauté. Si l'on ſonge aux maux qu'il avoit ſoufferts, on ne trouvera pas la peine exorbitante.

La Marquiſe qui vouloit finir avec lui par l'himen, lui fit valoir ſon amour, ſes biens, & le preſſa de ſerrer des nœuds qui devoient faire le charme de ſa vie. Le Comte fit tourner la converſation ſur un tout autre ſujet; & le ſoir meme il lui écrivit cette lettre.

LETTREdu Comte de Vernouillet à la Marquiſe d'Auranges.

J'ai une mauvaiſe nouvelle à vous apprendre, Madame. Vous ne m'en croyez pas capable; cependant c'eſt ici une de ces vérités dont il n'eſt pas permis de douter. J'ai l'audace de vouloir ne vous plus aimer, je ne ſuis pourtant pas ſans excuſe. J'ai diſputé contre mon étoile trois jours au moins, pour vous ſauver ce petit déſaſtre; j'ai appellé à mon ſecours & au vôtre vos charmes, votre eſprit, vos bontés: cela a d'abord aſſez bien pris vis-à-vis de mon cœur, je faiſois inſenſiblement aſſez de progrès, & j'allois enfin vous faire raiſon de mon infidélité de la façon la plus tendre; mais mon eſprit eſt venu comme un franc étourdi au travers de ce progrès-là, & il n'y a pas eu moyen de le mettre le moins du monde dans vos intérêts.

Vous concevez, Madame, que j'ai tout tenté pour l'humaniſer: je lui ai repréſenté avec douceur toute l'injuſtice de ſon procédé; j'ai pouſſé l'équité juſqu'à lui demander pourquoi il y a trois mois il vous avoit peint à mes yeux ſi digne d'être aimée conſtamment, puiſqu'il devoit m'éloigner impérieuſement aujourd'hui des ſermens que je ne vous avois fait qu'à ſa ſollicitation. Savez-vous ce qu'il m'a répondu? Qu'alors il vous connoiſſoit mal; qu'il ignoroit que vous fuſſiez capable de me faire rouler dans votre cœur avec une demi-douzaine de gens dont le cœur n'entre pour rien dans les liaiſons diſtinguées qu'ils ont avec vous; qu'indépendamment de la prodigieuſe étendue que vous aviez donné à votre ſenſibilité, vous formiez un ſyſtême de perfidie qui ſe flattoit de m'en impoſer, peut-être pour toujours.J'ai répondu à mon eſprit avec une indignation digne de mon amour, qu'il étoit un impertinent. Il m'a répondu à ſon tour que je n'étois qu'un ſot, & que ſans les illuſions qui ſuivent toujours l'enfant de Cythere, j'aurois vu clair depuis ſix mois dans toutes les preuves que vous m'en avez donné. Que vous dirai-je enfin, Madame.

Je ſens bien que mon eſprit eſt injuſte; que ſeroit-ce, ſi je me laiſſois entraîner à la crédulité! Pourrois-je croire qu'une femme fût capable des trahiſons dont on vous accuſe? Non, Madame, quand je n'aurois pas vos faveurs pour gage de votre innocence, votre qualité de femme ſeroit votre caution auprès de moi; mais au milieu de cette certitude-là pourtant, je ſuis dans de terribles épines. Quel parti dois-je prendre! faut il que je vous abandonne! faut-il que je rompe avec mon eſprit! l'un ſeroit bien cruel, l'autre ſeroit bien fou. Quelles extrémités! Avec tout l'amour que j'ai pour vous, faut-il que je ſois forcé d'opter entre deux malheurs ſi grands? Une paſſion que vous avez inſpirée, ne devroit-elle pas être un privilège contre les viciſſitudes de l'humanité! Allons, Madame, jettons-nous dans l'héroiſme, faiſons à notre raiſon un ſacrifice qui l'immortaliſe, ſortez doucement de mon cœur; ce qui doit pallier un peu votre douleur, c'eſt que vous allez vivre dans la mémoire du public, & cela vous conſolera peut-être.

Ce fut-là toute la vengeance que le Com-te tira de la Marquiſe. Peu de jours après il épouſa la charmante Cecile. Ses parens entendirent raiſon, lorſqu'ils la virent enrichie par un héritage inattendu. La Marquiſe frémit vainement de rage & de colere.

CHAPITRE XL. VI. Qu'en diront les femmes?

Il eſt une ſituation cruelle, embarraſſante pour une femme qui a fait longtems les deſirs des hommes & la jalouſie de ſon ſexe; c'eſt le moment où ſon miroir lui dit: Vous n'êtes plus charmante, comme autrefois; vous avez beau être indulgente à vousmême, je ne peux mentir, votre beauté tombe & s'efface; & quoique l'éclipſe de vos attraits ſoit imperceptible, elle n'en eſt pas moins réelle: elle voudroit démentir ce criſtal véridique, elle fait tacitement l'examen de ſes charmes, & pouſſe un profond ſoupir. L'amour-propre a beau parler, la vérité terrible eſt plus forte que lui. Une angoiſſe amere abat ſon cœur; en perdant ſes agrémens, elle ſent qu'elle perd ſon exiſtence. Quoi! ceux qu'elle avoit enchaînés à ſon char, bientôt ne laiſſeront plus tomber ſur elle qu'un regard de complaiſance!

Ceux qu'elle a rebutés triompheront en voyant ſes attraits flétris! Ce monde qu'elle a trompé & dont elle étoit l'idole, à peine ſe ſouviendra d'elle!

Bientôti elle ne devra plus qu'à la politeſſe ce qu'elle devoit à l'amour. Ses regards inviteront en vain les regards de ſes voiſins; dès qu'on l'aura fixée, on détournera les yeux. Quel état pénible! ſur-tout lorſque le cœur eſt encore dévoré du deſir de plaire, lorſque l'on veut toujours paroître, & que perſonne ne s'empreſſe à ſe montrer avec vous.

C'eſt alors qu'une femme exilée de la ſociété, reſſent un chagrin cent fois plus vif que le Miniſtre ambitieux qui ſe trouve tout-à-coup dépoſſédé du pouvoir dont il étoit ſi fier & ſi jaloux. Tous deux verſent des larmes en jettant de loin un coup d'œil vers le monde, vers ce maître changeant & tyrannique qui, dans ſon ingratitdue, oublie tout ce qu'on a fait pour lui. Tous deux ſont encore dévorés d'une ambition ſourde; celle d'une femme ſe trouve la plus impuiſſante, & n'être plus de miſe dans le tourbillon du monde, lui ſemble un ridicule plus cruel que le déshonneur.Pour la ſauver de cet état affreux, de cette honte de n'être plus rien, de cet ennui ſecret & profond qui lui ronge le cœur, il ſe préſente à elle deux reſſources, la dévotion & le bel eſprit. Mais lequel des deux choiſir; c'eſt ici que les difficultés naiſſent & que le cas eſt des plus embarraſſans.

S'afficher bruſquement pour dévote eſt une choſe impoſſible. La piété, ainſi que la vertu, a ſes degrés. Avant de mériter ce titre auguſte, il faut paſſer par bien des épreuves. C'eſt un manege long, nouveau, difficile. Que de choſes il faut apprendre! que de ſtations il faut faire! que de prédicateurs il faut courir! C'eſt peu; il faut prendre la langue, le ton, le ſourire, le regard du pays. Quel idiome myſtique! quelle ſoupleſſe dans l'ame!

quelle adreſſe ſur-tout, pour ne pas confondre des propoſitions qui ſe touchent & qui tiennent quelquefois à l'héréſie de l'épaiſſeur d'un cheveu.

Outre mille petites pratiques aſſidues, on n'eſt encore rien, ſi l'on ne ſe trouve initiée au conciliabule.

Là, une femme trouve encore des rivales en l'amour de Dieu. Elle doit les ménager & apprendre à leur plaire, ſans quoi la ſainte troupe lui ferme l'entrée, ou la déchire pieuſement.

Que de ſacrifices il faut faire à l'amourpropre! Ce ne ſont pas les aumônes qui coûtent le plus: mais anéantir mille petites vanités qui étoient publiques, pour leur en ſubſtituer d'autres inviſibles & cachées; veiller ſur ſes moindres geſtes, pour ne pas retomber dans les manieres profanes qu'on a ſi long-tems ſuivies; vaincre une douce habitude, pour s'en compoſer une faſtidieuſe & froide; voilà un travail qui exige bien de la ſagacité, de la patience, & une perpétuelle vigilance ſur ſoi-même.

Vient enſuite un directeur plus ombrageux, plus difficile mille fois à ménager que l'amant le plus capricieux.

On ſe le diſpute, il le ſait, & ſouvent il ſe fait valoir tout ce qu'il vaut.

Que d'attentions renaiſſantes pour le poſſéder excluſivement! Il faut promener le ſaint homme en caroſſe, le mener à la campagne, avoir pour lui plus de complaiſance qu'il n'a de petiteſſes. Il gronde encore; mais comment ne pas lui pardonner. Il répand par-tout que vous êtes de la bonne doctrine; & de plus il décide un cas de conſcience d'une maniere auſſi nette qu'infaillible.

Mais quel fruit revient-il à une femme de tant de peines? quelle eſt ſa récompenſe ici-bas? La voici: c'eſt de faire un peu de bruit ſur une petite Paroiſſe; encore a-t-elle quelquefois la mortification d'entendre des libertins impies qui diſent que toute dévotion affectée eſt pure grimace. On pouſſe alors un grand ſoupir vers le Ciel; on gémit ſur le ſiécle; on les damne, il eſt vrai; mais ils n'en reſtent pas moins ſur la terre, pour exercer l'éternelle patience des élus.

La reſſource du bel eſprit préſente encore de plus grandes difficultés, & de plus un écueil dangéreux. Lorſque pendant quinze ou vingt ans on a lorgné, perſifflé, minaudé, fait des nœuds & des riens, qu'on a gâté ſon eſprit dans cette mer de futilités qui environnent le monde, qu'on a rendu ſon cœur poli & dur comme le marbre; alors eſt-on bien en état d'entrer dans le Sanctuaire des Muſes & de la Philoſophie? Comment faire entendre cette voix douce & touchante, cette raiſon parée de la main des graces, ce ton qui ſe plie à tous les genres, & qui répand des fleurs ſur les matieres les plus épineuſes? On peut tout feindre, excepté l'eſprit des Lettres. Jamais une tête vuide ou légere, fût-elle d'ailleurs actrice, n'a ſu jouer le rôle d'une Muſe. C'eſt un don du Ciel; c'eſt peut-être le plus rare de tous, & il demande encore une culture aſſidue. Qu'a fait une femme ordinairement dès ſa plus tendre jeuneſſe? elle a appris toutes les modes poſſibles, & n'a pas ſu retenir une ſeule idée; elle a tout vu ſans réfléchir; elle ne s'eſt jamais rendu compte de ce qu'elle a ſenti; elle n'a fait attention qu'au brillant, & s'eſt toujours arrêtée à la ſuperficie. Sa foible raiſon eſt un éclair momentané, qui luit à des intervalles inégaux; ſa vie entiere eſt preſque une enfance prolongée. Elle s'aveugle elle-même cependant; elle croit pouvoir décider d'un livre comme d'un pompon. La pareſſe de ſon eſprit l'empêche d'examiner; le peu d'énergie de ſon ame ne lui permet pas de ſaiſir les traits marqués; ſa légéreté repoſe ſur quelques détails, & ne peut embraſſer le plan. Elle prononce comme elle ſent, d'une maniere vague, incertaine & peu sûre. D'autant plus téméraire, qu'elle croit voiler ſon ignorance, parce qu'elle n'en apperçoit pas toute l'étendue; accoutumée à ſon ancien empire, elle penſe en impoſer, parce qu'on a la politeſſe de ne pas la contredire. Enfin il eſt peu de femmes beaux-eſprits, qui ne finiſſent par ſe rendre ſouvérainement ridicules. Ouvre-t-elle ſa porte à des Auteurs?

ils rient tout bas de ſes déciſions, en faiſant ſemblant tout haut de l'applaudir. Les uns viennent chercher près d'elle des traits propres à la comédie; les autres arrivent pour mettre à contribution ſon ton admiratif. Elle ſiege ſur ſon petit tribunal, où en jugeant elle eſt jugée toute la premiere. Obligée de louer ceux qui ſont préſens, les derniers venus ſe montrent jaloux. Alors la diviſion ſe met dans la troupe: elle veut concilier les mécontens, & des jugemens contradictoires ſortent de ſes levres. L'aigreur devient acharnement; elle auroit plutôt pacifié les Puiſſances belligérantes, que de réunir ces partis oppoſés. Elle a voulu ſe rendre médiatrice, elle eſt chanſonnée des deux côtés; ce qui eſt fort cruel, après avoir reçu tant de vers à ſa louange.

Elle reſte enfin ſeule, forcée de protéger encore par air un Auteur de la foire ou de l'opéra comique, qui l'ennuye & qu'elle écoute pour ne pas paroître déſœuvrée. Ainſi une femme eſt toujours dupe de vouloir régner autrement que par l'empire des graces, ou par celui de la vertu.

Heureuſe celle qui dès ſon enfance a eu aſſez d'eſprit pour renoncer à la coquetterie, à la frivolité, aux caprices de toute eſpèce; qui a conçu que ſon véritable bonheur n'étoit pas dans le vain tourbillon du monde, mais dans l'égalité d'ame, dans la paix, dans le mépris de toutes ces petites paſſions, de toutes ces bagatelles qui rendent la vie nulle ou contentieuſe. Elle a toujours conſulté ſa raiſon qui étoit droite, préférablement à l'opinion, reine des inſenſés.

Son cœur pur a ſenti que la foibleſſe étoit le ſentier du vice, & elle a frémi de commettre une foibleſſe. Elle a aimé, dès qu'elle a vu l'homme qu'elle devoit rendre heureux. Son bonheur a juſtifié ſa tendreſſe; & l'eſtime de ſon époux a fait ſa principale gloire.

Le monde corrompu, en voyant ſa beauté, lui a pardonné d'être fidelle; & elle fut tendre, ſans qu'on pût jamais lui reprocher l'excès où elle porta ce ſentiment délicieux. Elle a goûté une joie plus pure dans les careſſes innocentes de ſes enfans, que toute la diſſipation ne peut en procurer à l'opulence oiſive. Les devoirs de femme & de mere, ſi triſtes pour le vice, ont répandu les plus doux charmes ſur tous les inſtans de ſa vie. Plus chérie de ſa famille, qu'un bon Roi ne l'eſt de ſon peuple, elle a régné ſur ſon époux par l'empire naturel de ſon ame aimante. Ses enfans ont puiſé dans ſes regards leur triſteſſe ou leur joie.

Ses domeſtiques ont pleuré de la ſeule idée de ſe ſéparer d'elle. Son indulgence a une dignité attendriſſante, & ſa ſenſibilité vivifie tout ce qui l'environne. Si ſes premiers attraits s'effacent; comme elle n'a point mis tout ſon mérite dans les roſes de ſon teint, elle voit ſans regret le tems lui ravir ſes charmes, elle en poſſede d'autres qui ſont à l'abri de ſes coups.

Toujours aimée & toujours reſpectée, parce que les graces & la ſageſſe ont été ſon appanage, elle rend adorable juſqu'à l'aſpect de la vieilleſſe. Ses petitsfils s'attendriſſent en la voyant, à l'exemple de leur pere; & ils reçoivent d'elle les mêmes principes de vertu. Lorſqu'enfin la froide main de la mort lui marque le terme où tout doit aboutir, elle ſouleve ſa tête où régne la ſérénité; elle voit une famille en pleurs raſſemblée autour de ſon lit. Elle ranime pour la derniere fois ſes forces; elle leve ſa main, ſourit de joie, remercie le Ciel & les bénit tous. Elle meurt: les larmes des pauvres ſe mêlent aux larmes de ſes enfans; la tombe la reçoit, mais ſa mémoire ne périt pas. A chaque anniverſaire, les cœurs de ſes enfans annoncent à tous ceux qui les approchent, que ſon nom vénérable ne mourra jamais; ils ſongent à elle, & auſſitôt ils font un acte de vertu.

Je penſe qu'une pareille vie vaut bien celle qu'une femme paſſe dans les vanités changeantes des différens âges où elle ſe trouve; ſoit dans une dévotion faſtueuſe qui ſouvent touche à l'hypocriſie, ſoit dans les fumées d'un orgueil qui prétend à l'eſprit & qui s'éloigne du bon ſens.

La Marquiſe touchant au déclin de ſes charmes, ne pouvoit ſe hazarder dans aucune de ces routes. Elle avoit trop fait parler d'elle; & paſſé un certain point, on ne croit plus aux exceptions.

Elle avoit bien joué le rôle paſſager de bel eſprit; mais c'étoit en Province, où ce n'eſt pas un ridicule, comme lorſqu'on le joue à Paris ſans avoir les qualités requiſes.

Elle prit donc tout ſimplement le parti de la retraite, jouant la petite ſanté & s'environnant de médecins & d'empiriques (car c'eſt tout un de nos jours); du reſte s'aimant trop pour goûter de leurs déteſtables drogues. Elle paroiſſoit accablée d'une migraine éternelle; mais c'étoit pour tâcher de donner à ſes attraits expirans, du moins un air de langueur, au défaut d'un jour plus piquant. Elle recevoit de ces gens qui portent par-tout leur déſœuvrement, & qui viennent ſans façon bâiller auprès de vous & accuſer l'exceſſive lenteur du tems.

Elle avoit eu mille amans, & n'avoit pas fait un ſeul ami. Concentrée avec l'éternelle Madame de Lorevel, qui étoit devenue plus fauſſe & plus méchante que jamais, elles approfondiſſoient enſemble l'art de la médiſance & de la calomnie.

Elles étoient en ſecret laſſes l'une de l'autre. Imaginez deux femmes qui ſe déteſtent mutuellement, & dont l'inimitié perce à chaque inſtant dans leurs regards comme dans leurs propos; mais qui ſe tiennent encore pour mieux ſe déchirer. Elles ne tarderent pas à ſe brouiller, dès qu'elles n'eurent plus le grand & mutuel motif de tromper enſemble les hommes. Elles devinrent ennemies irréconciliables & d'autant plus acharnées, qu'elles ſe connoiſſoient mieux. Elles déployerent, à l'envi l'une de l'autre, tout ce qu'une rage envenimée & ſourde pouvoit inventer de plus odieux.

La Marquiſe peignit par-tout Madame de Lorevel ſous les couleurs les plus noires, & détailla ſa vie d'une maniere à la fois terrible & ridicule.

Dans ſa haine, elle n'épargna pas les femmes qu'elle fréquentoit nouvellement, leur imputant les mêmes vices qu'elle reprochoit à ſon ancienne amie qu'elle connoiſſoit ſi bien. Madame de Lorevel, paiſible dans ſa vengeance, apprêta le moment qui devoit la couvrir d'une éternelle conſuſion.

Elle ſe ligua avec pluſieurs ſemmes, jadis victimes des bons mots, ou des intrigues de la Marquiſe: elles corrompirent ſes domeſtiques, & ſe cacherent, au nombre de trois, dans des endroits qui ne leur étoient pas inconnus. Elles ſurprirent, à point nommé, la Marquiſe couchée avec un gros lourdaut de laquais, fraîchement débarqué de la campagne, & qui reſſembloit un peu à ce Jeannot dont on a pu lire l'hiſtoire. De longues acclamations accompagnerent cette bruſque ſurpriſe; & quatre ou cinq plumes toutes prêtes, habillerent l'aventure en hiſtoriette, laquelle fut trouvée divine, excellente, & eut dans le monde un ſuccès incroyable.

La marquiſe ne ſe releva point de ce dernier coup, elle n'oſa plus ſe montrer chez elle-même; & ſi elle commit encore quelques méchancetés, elles furent petites, baſſes, minutieuſes, & concentrées dans l'ombre.

C'étoit bien la peine de naître jolie femme, pour finir ainſi!

CHAPITRE XLV. Grave Diſſertation ſur le mot JOLI.

Pour juſtifier le titre que j'ai donné à cet ouvrage, j'entreprends de prouver, mais ſérieuſement, que le joli, dans tous les genres eſt la perfection du beau, & même du ſublime; que l'avantage d'être aimable, l'emporte ſur tous les autres; & que le peuple qui peut ſe dire la plus jolie nation, doit paſſer ſans contredit pour le premier peuple de la terre!

On a eu juſqu'ici une fauſſe opinion de ce qui méritoit l'hommage univerſel des hommes. La nature a beſoin d'être corrigée & embellie par l'art: ſi on la mutile, c'eſt, comme on ſait, pour la rendre plus gracieuſe. L'agrément eſt le dernier trait que l'on puiſſe donner aux belles choſes. Finit-on un édifice, un tableau, un inſtrument?

on lui prête des ornemens, qui ſeuls les font valoir; il en eſt de même des mœurs, on ne commence à jouir que lorſqu'on commence à rafiner.

Lorſqu'une nation eſt encore barbare, elle peut facilement rencontrer le ſublime. C'eſt ainſi que l'œil avide de l'Arabe découvre l'ombre d'un arbuſte, au milieu des déſerts brûlans où il s'égare. On fait alors de grandes choſes, mais c'eſt ſans le ſavoir; on n'agit que par inſtinct. Qu'eſt-ce en effet que le ſublime? ſinon une exagération perpétuelle, un enfant imaginaire, un coloſſe que la groſſiéreté conſtruit & admire. Le génie, dans ſes bonds impétueux, extravague en nous étonnant. Les peuples, même les plus ſauvages, ont créé ſans effort ce ſublime tant admiré; la rudeſſe des paſſions ſuffit pour l'enfanter. C'eſt une nature brute, qui n'a pas beſoin de culture. Alors, on peint les tableaux communs du lever & du coucher du ſoleil; on s'extaſie à la vue d'un ciel étoilé: on ſe promene à pas lents ſur le bord de la mer, & l'on admire ces flots mugiſſans qui battent majeſtueuſement ſes rives. On idolâtre le fantôme de la liberté, & l'on a la ſottiſe de combattre & de mourir pour elle. On rejette un riant eſclavage, qui n'en mérite pas le nom, & qui doit vous créer une foule de plaiſirs enchanteurs: état délicieux, où des chaines d'or & de ſoie ne vous captivent que pour vous faire parcourir un cercle d'amuſemens variés; où l'on vous ôte une force dangéreuſe, pour vous laiſſer une foibleſſe fortunée. On refuſe d'élever des rois ſur ſa tête, & l'on ſe prive ſtupidement de l'aſpect d'une Cour brillante qui réunit, & les galanteries les plus ingénieuſes, & les cheſs-d'œuvres heureux des arts & du goût. On vit ſans peintres, ſans ſtatuaires, ſans muſiciens, ſans coeffeurs, ſans cuiſiniers, ſans confiſeurs. Il regne dans les mœurs un courage giganteſque, une vertu ſévere & pédante: tout eſt grand & ennuyeux.

Les maiſons ſont vaſtes, comme des cloîtres; tous les divertiſſemens publics & particuliers portent avec eux l'empreinte d'un caractère mâle. Les femmes ſont ſequeſtrées de la ſociété, & n'allument les feux de l'amour que dans le cœur de leurs époux. Elles ne ſe diſputent point les hommes; elles ſe bornent à donner des citoyens à l'Etat, à les élever, à gouverner un ménage. L'autorité paternelle, l'autorité maritale (noms ſi judicieuſement devenus ridicules parmi nous) jouiſſent de tous leurs triſtes droits. Les mariages ſont féconds; & une maniere de vivre uniforme & ſérieuſe, eſt le caractère dominant de ce peuple qui ne differe guères des ours.

Mais dès qu'un rayon vient l'éclairer, dès qu'il ſort de cette gravité impoſante & taciturne, il commence d'abord à entrevoir le beau; il taille, il façonne, il ſe crée des regles; le goût & la délicateſſe viennent & enfantent le joli, mille fois plus ſéduiſant. On ne voit plus ſur les tables le dos énorme d'un bœuf, d'un ſanglier ou d'un cerf. On ne voit plus des héros groſſiers dévorer des moutons, des Princeſſes filer, ou faire la leſſive. On s'honore d'une noble oifiveté; & des mets délicats, remplis de ſucs quinteſcenciés, ſe ſuccédent pour réveiller un appétit ſans ceſſe éteint & renouvellé. Les guerriers (ſi toutefois ils mangent) effleurent l'aile d'un faiſan, ou celle d'une perdrix; quelques-uns d'entr'eux ne vivent même que de chocolat ou de ſucreries.

On ne vuide plus des outres, on goûte des liqueurs fines, poiſon délectable & chéri. Les hommes, au poignet de fer, à l'eſtomach d'autruche, aux muſcles nerveux, ne ſe montrent qu'à la foire. C'eſt l'heureux ſiécle où l'on répand plus d'aiſance dans le commerce de la vie, où l'on brillante tous les objets, où l'on imagine chaque jour de nouveaux divertiſſemens pour chaſſer l'immortel ennui. On voit naître enfin la bonne compagnie, terme parfait de la ſucceſſion graduelle des choſes; & la coeffure devient l'affaire importante & capitale.

L'amour n'eſt plus auſſi cette flamme conſumante, qui faiſoit pleurer les Achilles, qui pouſſoit les Paladins à travers les monts & les forêts; c'eſt une affaire de vanité, & telle femme s'imagine l'emporter en mérite ſur les autres femmes, à proportion de ſes amans. Elles ont le cœur aſſez bon, pour ſe croire obligées de faire un grand nombre d'heureux. Tout change, mais c'eſt pour le mieux. Fils, vous ne dépendrez plus ſervilement d'un pere qui penſoit bonnement que la nature lui avoit donné quelqu'empire ſur vous: femme, vous vous moquerez de votre époux; plus de liens gênans. Chaque individu eſt libre, & n'eſt ſoumis qu'au joug politique....

O comme tout devient facile & naturel! ce qui enflammoit l'imagination de nos ayeux mélancoliques, eſt à peine un ſujet de plaiſanterie. Ces idées ſublimes, qui avoient égaré des têtes ardentes, qui leur avoient inſpiré ce fanatiſme opiniâtre qui tient à de fortes penſées, & qui fait peut-être les grands hommes, ne paroiſſent plus que ſur un ſtérile papier où elles ſont jugées, non ſur leur degré d'élévation & de force, mais ſur l'expreſſion qui les habille & les décore. Ce beau même qui, comme une ſtatue inanimée & polie n'avoit parlé qu'à l'ame, ne ſemble plus qu'une image intellectuelle, faite pour les rêveries des Philoſophes. Mais le joli eſt venu à ſon tour; le joli a touché tous les ſens; le joli eſt toujours charmant juſques dans ſes caprices. Il prête en effet des attraits à la volupté, il eſt l'orateur des cercles, il attache la curioſité, il orne les talens de tous leurs avantages. Toujours léger & différent de lui-même, il voit dans toutes ſes attitudes le goût préſider à ſa ſtructure délicate. Il falloit toute l'étendue de nos lumieres, pour donner une forme à cet enchanteur, qui revêt des couleurs les plus riantes les objets de la nature, qu'il imite ou plutôt qu'il ſurpaſſe.Qu'eſtce que la beauté? un rapport, une juſte proportion, une harmonie très-ſouvent froide & dénuée de graces. Le joli n'a pas beſoin d'être examiné; il inſpire l'ivreſſe, dès qu'il eſt apperçu; un ſoupir involontaire rend hommage à ſa perfection. Voyez ces petits chefs-d'œuvres gracieux, ces miniatures exquiſes, ces merveilles fragiles; elles en ſont plus précieuſes; l'œil s'y fixe avec complaiſance, l'œil admire; & l'imagination, toute active qu'elle eſt, ſe trouve ſatisfaite & ne conçoit rien au-delà.

Tranſportons en idée dans nos villes un de ces hommes qui peuploient jadis les forêts de la Germanie, & qui reparoiſſent encore ſur notre globe, ſous les noms de Tartares, de Hongrois, &c. vous appercevrez une haute ſtature, une large & forte poitrine, un menton qui nourrit une barbe rude & épaiſſe, des bras charnus, une jambe fortement tendue, qui à chaque pas fait jouer un faiſceau de muſcles élaſtiques & ſouples.

Cet homme eſt auſſi agile que robuſte.

Il ſupporte la faim, la ſoif; il couche ſur la terre; il brave l'ennemi, les ſaiſons & la mort. Plaçons à ſes côtés cet élégant, que les Graces ont ſemblé careſſer en le formant; il exhale au loin une odeur d'ambre; ſon ſourire eſt doux, & ſes yeux ſont vifs.

A peine ſon menton porte l'empreinte de la virilité; ſa jambe eſt fine & légere; ſes mains ſemblent créées, non pour les travaux, mais pour piller les tréſors de l'amour. La ſaillie étincelle, en ſortant de ſa bouche de roſes. Il voltige comme l'abeille, & ne paroît formé que pour repoſer comme elle dans le calice des fleurs; il gronde le zéphir, pour peu qu'il dérange l'édifice de ſa chevelure: impatient, à peine s'arrêtetil ſur une idée; ſon imagination eſt auſſi prompte, auſſi changeante que ſon être eſt ſemillant. Eh bien, prononcez, gentils François, lequel des deux mérite la préférence? avouez que le premier vous fera peur, autant que l'autre vous cauſera de plaiſir à voir ou à entendre.

Paſſons aux arts. On s'eſt donné, je crois, le mot pour admirer ces tragédies où les perſonnages ſont agités de mouvemens convulſifs, où ils ſe lamentent d'un ton tantôt plaintif, tantôt outré:cela peut être fort bonpour tempérer l'ennui majeſtueux qui regne dans nos grandes ſalles de ſpectacle.

Mais, lorſqu'à table on veut appeller la gaîté, encore plus néceſſaire au bien être que les vins les plus délicieux, récitera-t-on alors, comme faiſoient les anciens, les morceaux tragiques de notre Sophocle ou de notre Euripide. O que le tems eſt bien mieux employé! le rimeur plaiſant, le chanſonnier aimable, l'emportent ſur les Maîtres du Parnaſſe. Un couplet de chanſon, un vaudeville, un madrigal, un petit conte tiennent tous les eſprits attentifs: bons ou mauvais, on rit toujours; parce que le joli eſt le pere de la joie & qu'il mérite la couronne, lorſque l'homme rendu à lui-même & dépouillé de ſa robe, oſe avouer ſes goûts, ſes caprices, & paroître ce qu'il eſt. Légers Anacréons de nos jours, qui valez bien le vieux Chantre de Bathille; accourez, aimables frivoliſtes, & faites diſparoitre le ſublime Homere & l'emphatique Platon.

Ce dernier, dit-on, veut nous élever aux cieux: ah! mes amis, reſtons encore un moment ſur la terre; elle vaut ſans doute cet Olimpe, dit céleſte, ſur-tout quand Iris couronnée de fleurs & les yeux languiſſans, nous ſourit la coupe en main.

Oui, le joli eſt le dieu aimable, unique, qui met en mouvement les facultés intérieures & leur donnent un reſſort, une vivacité qu'elles ne reçoivent pas toujours de la vue des plus beaux objets. Le grand, le ſublime ne ſont point rares, ils abondent dans la nature; nos yeux en ſont fatigués.

Le ſublime eſt au ſein de cette immenſe forêt, dans ce déſert ſans bornes, dans les auguſtes ténébres de ce temple ſolitaire; il ſe déploye ſur la voûte radieuſe du firmament; il vole ſur les ailes des tempêtes; il s'éleve avec ce volcan, dont la flamme rouge & ſombre embrâſe la nue; il accompagne la majeſté de ces vaſtes débordemens; il regne ſur cet océan qui joint les deux mondes; il deſcend dans ces cavernes profondes, où la terre montre ſes entrailles ouvertes & déchirées. Mais le joli, le joli, qu'il eſt rare! il ſe cache avec un ſoin égal à ſa gentilleſſe; il faut le découvrir, c'eſt-à-dire, ſavoir le reconnoître. Où ſont les yeux fins & exercés, qui ſont dans la confidence de ſes graces? C'eſt une fleur paſſagere qu'un rayon va bruler, qu'un ſouffle va détruire. C'eſt à la main de l'homme à la cueillir, ſans flétrir ſon doux velouté; c'eſt à elle ſeule qu'il appartient de compoſer le bouquet fait pour le ſein de la beauté. L'homme unit ſon induſtrie à l'ouvrage de la nature, & le goût de l'un ſurpaſſe l'orgueilleuſe création de l'autre. C'eſt alors qu'on voit naître ces parterres deſſinés, ces bocages ſoumis à l'ingénieux cizeau, ces élégantes broderies, ces petits plats, ces eſtampes, ces ariettes & ces vers étincellans, qui mouſſent comme les perles liquides du champagne.

Heureuſe Nation qui avez de jolis appartemens, de jolis meubles, de jolis bijoux, de jolies femmes, de jolies ariettes; qui priſez avec fureur ces charmantes bagatelles, puiſſiez-vous proſpérer longtems dans vos jolies idées! perfectionner encore votre joli perſifflage, qui vous concilie l'amour de l'Europe; & toujours merveilleuſement coeffés, ne jamais vous réveiller du joli rêve qui berce mollement votre légere exiſtence.

FIN.
TABLE DES CHAPITRES.

PREMIERE PARTIE.

Chapitre I. Le plus court de tous.

Page1.

Chap. Il. La Leçon.

Chap. III. Le Mariage.

Chap. IV. Le premier coup d'œil.21.

Chap. V. Le Bal.

Chap. VI. L'illuſion diſſipée.

Chap. VII. Le feu d'artifice.38.

Chap. VIII. La Harpe.6.

Chap. IX. L'Ariette prétée.6.

Chap. X. L'Embarras.6.

Chap. XI. Le Corupteur.

Chap. XII. Le piege tendu.86.

Chap. XIII. Le counoux d'une amante.

.

Chap. XIV. Le Piege.

.

Chap. XV. L'Epicuren.1.

Chap. XVI. Scène commune. 122.

Chap. XVII. Rencontre imprévue. I.

Chap. XVIII. Les Remords. 3.

Chap. XIX. Le Raccommodement. 44.

Chap. XX. La Rupture.56.

Chap. XXI. Le Duel.

1é4.

Chap. XXII. Qui ne plaira point à toutes les femmes.

170.

Chap. XXII. Le Vaudeville.188.

Chap. XXIII. Le Souper.1.

Chap. XXIV. Jeannot.

O.

Chap. XXV. Suite du précédent.219.

Chap. XXVI. Suite du précédent.128.

Chap. XXVII. Le Philoſophe tardif.

23.

SECONDE PARTIE.

Chap. XXVII. Le Jardin du Philoſophe tardif.

Chap. XXIX. Bourdeaux ou Bordeaux.S.Chap. XXX. Spectacle de Province.

Chap. XXXI. Rôle nouveau.

Chap. XXXIII. Les Romans.6.

Chap. XXXIV. Procès perdu, Procès gagné. 3. Chap. XXXV. La joie d'une femme.“7.

Chap. XXXVI. Retour à Paris. 1o2.

Chap. XXXVI. Le jeune ſot.10.

Chap. XXXVII. Le revenu d'une jolie femme. 15. Chap. XXXVIII. Le Financier. 11.

Chap. XXXI. Le titre que l'on voudra.1.Chap. XL. L'amour innocent.4o.

Chap. XLI. Entrée dans le monde.14.

Chap. XLII. Suite du précédent. 156.

Chap. XLIII. Artifice cruel.165.

Chap. XLIV. La trahiſon punie. 173.

Chap. XLV. On devoit s'y attendre.

18i.

Ri

Chap. XLVI. Qu'en diront les ſemmes.

7.

Chap. XLVI. Grave diſſertation ſur le mot joli.

O.

Fin de la Table.

(1) On jouoit alors Warvick. (1) La Noue. Coquette corrigée. (1) Il faut remarquer que preſque toutes les Bourdeloiſes ont le pied énorme. (1) Ceux qui affectent de dédaigner un homme de lettres, ne ſe doutent peut-être pas que celui-ci a pour eux un mépris auſſi vrai & auſſi juſtement fondé, que le leur eſt faux & injuſte. (1) Qui ne plaindroit ces pauvres gens, toujours à la veille de gagner une fluxion de poitrine, & dont l'éloquence redondante ne ſert guères qu'à empêcher les Juges de ſommeiller; en quoi même ils ne réuſſiſſent pas oujours. * Cette hiſtoire eſt fidélement copiée des Mémoires du Chevalier de ***. On a conſervé ſon ſtyle. * Ici ſe trouve une lacune.