DEscends du haut du Parnasse, ô Apollon! Dieu tutélaire de mon Héros, de Periphas, issu du sang de Cécrops
fondateur de l'Empire d'Athenes: éleve toi-même les sons de la trompette héroïque que j'ose emboucher, aux charmes de ta lyre d'or; ouvre à mes
yeux le livre du destin; que j'y découvre comment un Prince, jeune, orphelin dès le berceau, sait mériter un trône, d'où la fortune ennemie
avoit depuis si long-tems éloigné la postérité de Cécrops. Prête-moi les accens de l'éloquence divine, cette sublimité de génie, dont Periphas
fut doué par tes soins. La noblesse du discours harmonieux, la chaleur d'un cœur enflâmé par toi-même, plein de l'amour des vertus qu'il chante,
peuvent rendre sans doute leur recit plus interessant.
DAns la Grece est un royaume fameux par la naissance de Deucalion & de Pyrrha, merveilleux réparateurs du
genre humain; la Phocide: la Béotie la regarde à l'orient; son couchant est borné par le pays des Locriens; du midi s'approche le golfe de
Corinthe; vers le septentrion s'éleve la région d'Hellas. Elatée, capitale de la Phocide, est le séjour du prince: elle n'est pas moins fameuse
par la proximité du Céphise. Ce fleuve qui coule au nord de Delphes, descend aussi vers le nord au travers des campagnes d'Elatée; de-là il va
perdre son nom dans la mer Euboïque.
Elmedor, gouverneur de Periphas, & grand-Prêtre de Delphes, avoit conduit ce prince dans les cours de plusieurs rois de l'Asie. Rappellé par les devoirs de sa place au temple d'Apollon, il y ramenoit aussi le descendant de Cécrops. Déja, à la vue d'Elatée, leur vaisseau suivoit sa course entre les deux rivages. Tout-à-coup une vague impétueuse le jette sur la côte prochaine de cette ville. En vain les rameurs, par des efforts redoublés, cherchoient-ils à regagner le fil de l'eau; le navire résistoit à la manœuvre: il étoit immobile. Tel un château qui s'éleve sur des fondemens solides, n'est point ébranlé par la rage des vents: il méprise la fureur des orages, la violence des tempêtes; il brave les élémens.
Etonné de l'aventure, le gouverneur de Periphas parla ainsi aux gens de l'équipage: Cessez, leur dit-il, cessez des efforts inutiles. Ce vaisseau construit d'un bois coupé dans la forêt sacrée de Delphes, ne sauroit être le jouet des caprices d'Eole. Le Dieu même qui regne sur les eaux ne peut exercer sur nous aucune violence. C'est Apollon, c'est peut-être le roi de l'Olympe lui-même qui nous arrête sur ce bord: laissez-moi consulter à l'écart les volontés des Dieux. Que chacun de vous attende ici leurs ordres.
Elmedor descend à terre; il s'avance dans la campagne. A quelques pas du rivage s'élevoient sur plusieurs lignes des hêtres touffus, arbres consacrés au Dieu des bergers. Sous leur ombrage Apollon daignoit autrefois s'occuper des soins champêtres de la vie pastorale. Près de-là sont des allées de chênes, où les Phocéens célebrent les Jeux Pythiens. Ici des arbres produisent l'encens, symbole des aventures de Leucothoë, & répandent au loin d'agréables parfums. Là des lauriers entrelassés forment des cabanes heureusement pratiquées par les soins de la seule nature. Une tige toujours fleurie, remarquable par le grand éclat de sa verdure, offre la métamorphose de la Nymphe insensible aux vœux même d'un Dieu. Du haut des peupliers le Cigne avec des tons plaintifs considere l'ambre formé des larmes des sœurs de Phaéton. Du milieu des roseaux que le zéphir agite, on entend résonner des sons qui rendent les doux accens de la flute. Ailleurs, des labyrinthes de cyprès lugubres retracent la fatalité de Cyparisse, merveilleux par ses graces. Le Corbeau qui plane au travers, rappelle au Dieu de Delphes par ses croassemens l'infidelle Coronis. Parmi le gazon émaillé de fleurs toujours renaissantes, entrecoupé de ruisseaux serpentans, le Tournesol superbement épanoui figure la constance de Clytie méprisée; & l'Hyacinthe qui s'y multiplie, attendrit encore sur l'infortune du beau jeune homme de ce nom, sacrifié à la vengeance du jaloux Zéphire. Des oiseaux, dont le ramage enseigna la musique & fut l'objet de son imitation, par leur accord avec le murmure des eaux, indiquent les rapports liés, la mesure & la cadence des concerts. L'Achante, qui croît au long des clairs ruisseaux, fut autrefois une nymphe ainsi métamorphosée en récompense de l'accueil favorable qu'elle fit à Apollon. Des troupeaux de genisses, dispersés sur l'herbe tendre, y suivent en paix les penchans de la simple nature. Tout est mysterieux dans la forêt; tout s'y montre interessant, tout y retrace aux mortels les aventures d'Apollon.
A la vue de cette forêt, Elmedor ne douta point qu'elle ne fût consacrée à son Dieu: il pénétra dans l'horreur des bois. Plein de cette religion vive que la confiance anime, il invoque Apollon. Une voix partie des mêmes roseaux qui rendent le son des flutes, lui répond en ces termes: Rends aux Dieux le dépôt qu'ils t'ont confié. Désormais sans tes soins le ciel veut préparer la gloire de Periphas. Qu'il s'arrête sur ce bord, & toi retourne dans mon temple; obéis sans crainte & sans délai; c'est du Dieu lui-même qui t'inspire à Delphes, que tu reçois ces ordres. Telle étoit la scène qui se passoit dans la forêt. L'impatience y avoit conduit Periphas: il voloit à la rencontre de son ami; il le joignit. Que de mouvemens se peignent aux regards curieux du prince sur le visage d'Elmedor! Le Grand-Prêtre encore agité du trouble qui saisit les mortels avec qui les Dieux communiquent, sembloit comme hors de lui-même. Un feu surnaturel, la force invincible, la tendresse alarmée se maiquent à la fois sur le front du Grand-Prêtre.
Frappé du combat de ces passions differentes, Périphas s'écria: Quels mysteres les Dieux vous ont-ils révélés? quels qu'ils soient, ne craignez pas de m'en instruire: O Elmedor! ma soumission profonde pour les décrets éternels vous est connue. Qu'avez-vous à m'apprendre?
Qu'il faut nous séparer, répondit Elmedor; qu'un bras mortel ne doit plus raffermir vos pas; qu'il faut par vos vertus, & sans mon appui, meriter la couronne d'Athenes. Adieu, mon cher Periphas; c'est dans les mains d'Apollon lui-même que je dois vous laisser ici. Le Destin vous arrête en ces lieux. Dans une route que le ciel indique, tout doit inspirer la confiance: sur-tou, ô Periphas! aimez les Dieux; craignez de vous confier aux hommes, fuyez les plaisirs.
A ces mots, prononcés avec fermeté, Elmedor dissimulant le désordre de son ame, s'échappe aux embrassemens de Periphas qui voudroit le retenir. Le prince abandonné leve les yeux, tend les mains vers le Ciel; dans cet état il reste interdit. La douleur vive lui rend enfin le mouvement & la parole. Du plus profond de son cœur les sanglots amers partent en foule. Les bois, les colines voisines, tout retentit du nom de son cher maître. Périphas le suit encore des yeux, il l'appelle, il le conjure de revenir, du moins pour quelques instans, lui raconter avec plus de détail quels sont les ordres d'Apollon. Mais déja le vaisseau loin du rivage, send les ondes écumantes. Un vent favorable précipite sa course; il fuit, il disparoît.
Que de plaintes! que de murmures la douleur ne mit-elle pas dans la bouche de Périphas! L'amour de son maître, l'incertitude de son sort, l'effroi de sa propre solitude le troublent également. Tel un lion atteint de plusieurs fleches qu'il s'efforce en vain d'arracher, rugit avec fureur, & ne peut goûter aucun repos.
Cependant la tristesse accablante succédant à des inquiétudes plus aigues, plongea Periphas dans un sommeil qui le fuyoit. Si le Dieu qui veille pour éclairer le monde, n'envoya pas lui-même cet heureux sommeil, du moins appella-t-il le Dieu des songes, Morphée soumis à ses loix, qui n'exerce d'autre empire que celui qu'Apollon lui abandonne lorsqu'il s'éloigne des yeux des mortels. C'est de Morphée dont il se sert encore lorsqu'il veut charmer leurs peines, & révéler quelque partie de cet avenir qui se cache à leurs regards & qui se dévoile aux siens.
O toi! lui dit Apollon, ô Morphée! prends la figure du fidele Isi que l'assemblée des Dieux a choisi parmi les génies qui entourent le trône de Jupiter pour commettre à la garde de Periphas. Prends celle d'Elmedor, pour lui plus sensible que celle d'Isi même: choisis, & que l'une & l'autre ou se montrent tour à tour, ou se confondent aux yeux de ce jeune prince, pour le consoler dans sa peine & pour lui révéler la destinée que le ciel lui prépare. Sut-tout, par la force du discours, raffermis son ame contre les coups du sort; qu'il connoisse par tes soins quel est le prix de la protection dont je l'honore.
Apollon dit: Morphée descend sur la terre: Periphas é prouve sa puissance. Son sommeil plus profond & plus doux lui fait goûter une paix divine. Les aîles de Morphée se secouent légerement sur sa tête. La vapeur des pavots s'insinue dans ses veines comme un nuage de rosée. Une respiration légere s'éleve doucement du fond de son cœur, & semble dans son cours flatter tous ses organes. Ses sens rafraîchis peignent le mouvement, la douceur, le souffle du zéphire. Son sommeil est celui d'Hébé, le même que l'on suppose aux immortels, moins un assoupissement profond, image de la mort, qu'un repos tendrement animé & voluptueusement senti. C'est la figure d'Isi qu'a pris Morphée, figure d'une intelligence céleste qui n'existe que dans les songes; un corps de l'air le plus délié, tel que pourroit être un nuage de parfums, ou celui d'une belle soirée: des aîles étincelantes, ou les vives couleurs de la messagere Iris sont agréablement retracées; des regards subtils, perçans, pleins de flâme & de majesté, un visage de lys & de roses, embelli par l'or d'une chevelure ondoyante; tel en un mot que l'imagination nous figure les Génies Olympiens. Sous cette forme, Morphée offre à Periphas un casque, & aussi-tôt une couronne plus resplendissante que la constellation du même nom.
Cette vision occupoit le Prince; il la contemploit avec joye, il étoit ravi. Morphée se métamorphose de nouveau; ses traits prennent insensiblement ceux d'Elmedor. Sous la fermeté d'un front auguste, il lui tient ce discours:
Tu sois un casque, ô Periphas! tu vois une couronne. Ces attributs sont-ils ceux de l'enfance? sont-ils faits pour un prince susceptible de la consternation qu'impriment dans des cœurs vulgaires les évenemens fâcheux? Dans un séjour où la plus belle carriere va s'ouvrir sous tes pas, ne crains-tu point qu'on t'apperçoive anéanti par la douleur? Laisse à ces vils mortels, que Jupiter semble accabler sans cesse du poids de sa colere, le soin honteux de gémir, qui m'étonne dans le descendant de Cécrops. Tu perds un ami, tu perds un conseiller habile; c'est en effet une perte irréparable. Le plus grand don du ciel, est un guide sage; mais ses leçons peuvent manquer: ce qu'elles ont appris doit suffire pour sçavoir s'en passer, si le sort l'ordonne ainsi. Les plus sages réflexions d'autrui que sont-elles, à moins qu'adoptées par la persuasion & par le goût, elles ne se transforment en nous-mêmes pour couler dans nos mœurs, pour établir dans notre ame leur trône permanent? Penser par soi-même, voir par ses yeux, juger par ses lumieres, gouverner par des principes propres aux circonstances, s'élever seul pour sortir du foible point où un gouverneur laisse son éleve, tel doit être le fruit de l'éducation. Qu'est-ce qu'un prince, dont les pas chancelans ont besoin sans cesse d'un appui qui les rassermisse? L'Aiglon doit sortir de son aire pour voler de ses aîles; demain il doit soutenir seul cet aspect du Soleil qu'une leçon étrangere lui a fait soutenir aujourd'hui. D'un œil rapide ayant parcouru l'immense étendue de la terre; il doit embrasser tout ce qui s'offre à lui de grand sur sa surface. L'enfant pusillanime pleure lorsqu'on l'abandonne à lui-même: il tient à l'exemple ou à la seule imitation. L'esprit sublime, le cœur noble ont un essor bien plus hardi. L'homme commence où l'enfant cesse; le héros s'éleve au-dessus des foiblesses de l'homme; le monarque, s'il est jaloux d'être grand, doit surpasser l'essor du héros. Tu regneras, ô Periphas! la couronne d'Athenes t'est destinée par les Dieux. Mais tu ne l'obtiendras qu'au prix des plus hautes vertus: pour les rendre plus solides, l'adversité les éprouvera. Alors, tel que l'or pur qui résiste aux atteintes d'un feu violent, c'est à toi de prouver que ton visage ne sçauroit pas même pâlir, si l'univers entier s'ébranloit. A cette marque, le pere des immortels, le bienfaisant Apollon jugeront le front de Periphas digne du diadême: leur bras puissant détruira les complots formés contre toi par des Divinités ennemies. Les succès, les lauriers & la couronne seront le fruit de tes vertus.
Morphée se tut, il disparut; & remontant vers l'Olympe, il traça dans sa route un sillon de lumiere semblable à l'éclair subtil.
Tout à coup des cris affreux interrompent le sommeil divin de Periphas. Ses yeux, à demi-ouverts, apperçoivent le char d'une femme attaquée par une troupe de soldats. Chacun sembloit en vouloir à sa vie, à sa liberté, ou à son honneur. Au cortege des esclaves, Periphas reconnut une princesse dans la personne que le danger menaçoit. Un seul ami lui servoit de défenseur. La valeur, l'audace de ce héros le rendoient égal à tous, inspiroient même une sorte de respect à ces brigands. La majestueuse fierté qui rehaussoit le front de la princesse, étoit pour elle une autre défense imposante, & animoit d'une nouvelle force le bras qui résistoit aux agresseurs; mais tout respect commençoit à s'effacer dans ceux-ci. Déja leur épée ayant mis en fuite ou immolé les esclaves, le péril devenoit plus pressant pour le seul défenseur qui restoit: il étoit au moment d'être saisi & désarmé. Je ne sçais quel trouble, quel mouvement de crainte parurent alors alterer la fierté de la princesse. Témoin de ce spectacle, Periphas n'hésite point; il accourt au lieu du combat. L'Aigle dans son vol n'est pas plus rapide. Du premier coup il renverse un témeraire prêt à porter sur la princesse une main sacrilége; le moment d'après, un second tombe à ses pieds sans mouvement & sans vie. Cependant le premier défenseur est blessé; le sang coule à grands flots, d'une large playe qui ouvre son sein. Aussi-tôt les agresseurs réunissent leurs armes contre l'inconnu. Ici l'adresse & l'intrépidité vont donner le prix au grand courage. D'un œil subtil, Periphas prévoit tous les coups; jamais il n'en évite dix à la fois, sans en porter quelqu'un de mortel. Son corps, plus souple que le tendre ozier, aussiagile que l'oiseau le plus léger, se dérobe toujours à la multitude qui cherche à l'entourer. Si son épée frappe à droite, sa gauche en même-tems écarte le fer prêt à le percer. Tantôt affectant de reculer, le pas inégal des poursuivans le favorise pour les abbatre; tantôt s'élevant près de la portiere du char il fond tout-à-coup sur la troupe, aussi impétueux que l'orage qui renverse les plus grands chênes. Tel l'Ours intrépide poursuivi par une meute acharnée, lui fait sentir sa dent meurtriere. Les corps morts s'entassent dans les ruisseaux de sang qui couvrent la campagne. Le plus grand nombre des agresseurs est tombé sous le glaive que les Dieux protegent; une lâche fuite est l'espoir des autres. Le triomphe de Periphas est entier; la princesse est sauvée.
Cette princesse étoit Ociroé, reine des Locriens détrônée, fille de Chiron le Centaure, né des amours de Saturne & de Phillire. Son premier défenseur étoit Athamar, ancien géneral des troupes Locriennes, ami fidele qui l'avoit suivie dans son désastre. Le sang de sa playe s'étoit étanché par les soins de la reine: il commençoit à recouvrer quelques forces.
Ociroé, obligée de fuir de son palais & de ses états, & de céder son trône au tyran Hyperion qui l'avoit envahi, s'étoit réfugiée dans la Phocide pour implorer la protection du monarque: cette cour ne lui offrit d'autre appui que ces égards superbes qui achevent d'humilier la sierté. Dans sa désolation, le tumulte d'une cour étrangere lui devenoit insoutenable. C'étoit au milieu des campagnes & dans l'horreur des bois qu'elle cherchoit la paix interieure qui la fuyoit par-tout. Chaque jour la forêt d'Apollon retentissoit de ses gémissemens: elle avoit paru à la troupe d'agresseurs un lieu tout-à-fait propre à remplir les vues du tyran, dont l'ordre étoit de faire perir la reine.
Pénetrée vivement du service qui l'en a garantie; elle dit à Periphas: Approchez, jeune étranger, que j'apprenne à qui je dois la vie. Sensible à l'honneur, (& votre action le démontre assez) il doit du moins être flatteur pour vous d'avoir merité la reconnoissance de la reine des Locriens. En ignorant votre rang & votre nom, j'ignore à quels degrés je puis en pousser les marques. C'est à vous à juger ce qu'impose à une reine du sang de Saturne la gratitude qu'elle avoue; dites donc vous-même ce que vous en desirez. Mais en attendant, pour distinguer le bras qui m'a vengée, recevez, ajouta-t-elle, en portant la main sur son bracelet ... A ce mot, à ce geste, Periphas rougissant de cette fiere pudeur qui s'excite dans un cœur magnanime à la seule idée de récompense: O reine! s'écria-t-il, laissez-moi jouir du bonheur que les Dieux m'ont offert. Une faveur trop touchante n'est qu'un poids & un reproche à qui l'a trop peu merité. C'est au bras de ce héros, dit-il, en désignant Athamar, qu'elle pourroit seule convenir. S'il est une maniere de reconnoître & de distinguer le mien, ce seroit de l'employer sans cesse à votre service. O reine! souffrez un aveu qui échappe à mon cœur. Votre ame est haute; elle doit être au-dessus de ces vaines idées par lesquelles on craindroit d'humilier une grandeur qui ne seroit appuyée que sur le rang & sur la fortune. Plus grande à mes yeux hors de votre trône que dans l'éclat de sa majesté; plus interessante même, permettez cette expression, plus sacrée, en quelque sorte, par le sceau de l'infortune; c'est à vos disgraces, c'est à vous seule qu'il plait à mon cœur d'offrir des vœux que le vil troupeau des hommes ne porte au rang même suprême, que par l'espoir des bien-faits qu'il en attend.
J'admire, repliqua la reine, l'élévation de votre ame; mais j'ignore encore votre rang & votre naissance.
Hélas! repartit-il, à peine suis-je né; je sçais à peine pourquoi j'existe: je ne suis rien. C'est d'aujourd'hui seulement, c'est à votre vue que mon ame libre se déploye d'elle-même: A la vivacité, aux délices de ses transports, j'ignore si elle parle ici seule, si quelque divinité l'inspire, ou si votre présence n'est pas pour moi celle de la divinité même; mais le moment qui m'offrit à votre défense fut du moins la suite & l'interruption d'un songe divin. La bonté dont vous m'honorez, vos malheurs me rappellent tout l'espoir qu'il sembloit me promettre; c'étoit un casque, symbole des combats, que m'offroit une nuée transparente: une couronne a paru ensuite. Fassent les Dieux que ce soit la vôtre qu'ils me destinent à replacer sur votre tête auguste.
La reine reprit la parole: Qu'entends-je, dit-elle, une couronne vous a été présentée dans un songe divin? Après cet aveu, pourquoi craignez-vous d'ajouter que vous avez droit par votre naissance aux honneurs du trône? Votre langage me l'annonce assez; il ne vous est plus libre de me tenir encore en suspens.
Le prince ne pouvoit pas se défendre des instances de la reine. Mon nom, dit-il, est Periphas; mon origine remonte au législateur illustre, qui des rives du Nil, vint fonder dans la Grece le royaume d'Attique & policer les mœurs féroces des Atheniens par les loix douces de sa patrie. Vous sçavez, ô reine! comment le sceptre de cet empire, élevé par la sagesse de Cécrops, est sorti de sa maison. Aussi infortuné que mes peres, je traîne languissamment une vie inutile; les occasions d'acquerir de la gloire semblent même me fuir. Un ami étoit ma ressource contre les coups de la fortune, il me servoit de pere; il a été le soutien de mon enfance. Sous les yeux de ce guide consommé en vertus, j'esperois de voir accomplir l'oracle, qui a semblé me prédire une gloire égale à celle de mon ancêtre; mais cet ami vient de m'abandonner aujourd'hui: sans pitié pour ma jeunesse, il me livre à moi-même dans une terre inconnue. Après un tel malheur, de combien d'autres ne suis-je pas menacé? Dieux! est-ce ainsi que vous vous jouez des mortels qui vous réverent?
La reine écoutoit Periphas avec la plus grande attention; sa douleur, charmée par la rencontre du jeune Prince, lui laissoit goûter un plaisir délicat. Le beau Ganimede lorsqu'il verse à longs traits le nectar délicieux dans la coupe de Jupiter, ne répand pas plus de joie dans l'Olympe, qu'Ociroé en ressentoit de son entretien avec Periphas. Egalement frappée de la noblesse de son exterieur, de la dignité de son discours, du bonheur de sa rencontre: Oui, lui dit-elle, il faut soumettre le destin qui éloigna vos peres de la couronne d'Athenes, & la conquerir vous-même. En me servant à recouvrer la mienne, vous vous assurerez les moyens de parvenir à celle qui vous est dûe par les droits du sang & des vertus. La nuit qui répand ses ombres, nous rappelle à la ville; allons-y concerter des projets dignes de notre rang: venez-y auprès de moi. Redevable de la vie à votre valeur, je ne dois aussi ménager pour vous aucun des secours qui seront en ma puissance. Athamar que vous voyez, vous instruira dans l'art de la guerre où il est consommé: sa fidélité à me suivre dans mon infortune, vous annonce assez combien il a d'autres vertus; Puisse-t-il remplacer l'ami que vous regrettez si justement!
Periphas, à cette invitation, suivit la reine. Les malheurs de cette princesse furent le sujet de leur entretien, jusqu'au moment qui les appella dans les bras du sommeil.
L'Aurore avoit dissipé la foible lumiere des astres de la nuit: le soleil échappé du sein de Thétis, s'élevoit,
en rallumant ses feux, sur l'immense palais des Tritons. Les heures, guides fidelles de son char, annonçoient aux mortels le retour des
coursiers rapides qui l'entraînent: l'horison éclatant des couleurs les plus vives, s'enflâmoit de toutes parts. Déja le sommet des hautes
montagnes étoit embelli de l'or étincelant de ses rayons: la nature sembloit renaître. Tout ressentit le pouvoir & l'éclat majestueux de
Phébus.
La reine, quoiqu'à l'abri du jour perçant par les triples rideaux où le sommeil s'enveloppe, sentoit dissiper la fraîcheur qui produit ce sommeil & qui le rend salutaire. Aussi-tôt le desir de revoir Periphas la presse; l'heure du lever est dévancée; Ociroé négligea même toute parure: le jeune Prince fut introduit; elle lui dit:
Je ne sçais pourquoi, ô Periphas! (mais je n'hésite point à vous l'avouer) je ne sçais pourquoi l'interêt que je prends à vous me devient personnel. Ou mon esprit est abusé par des idées trompeuses, ou les plus heureux succès seront le fruit de notre rencontre. Occupés l'un & l'autre de grands desseins, agissons de concert pour les conduire à leur terme. Ne differons pas; en perdant des jours dans l'inaction, nous ravirons des siécles à la gloire. Sans doute vous vous y portez avec assez d'ardeur pour en tenter avec moi la noble carriere. Mais avant que j'en établisse le plan, instruisez-moi vous-même des évenemens de votre vie.
A cette invitation, Periphas rougissant: Je conçois, ajouta la reine, que les aventures de l'âge d'où vous sortez, ne vous y laissent voir à vous-même que des objets peu interessans. Mais le bouton d'une fleur annonce ce qu'elle doit être, lorsque le soleil en épanouira les feuilles. Les germes qui se montrent dans l'enfance, ne font que se développer dans les autres âges, sans cesser d'être les mêmes. Le seul changement d'objets apporte quelque variété dans les passions de l'homme. Est-on jamais bien grand dans le cours des plus longues années, lorsqu'on n'a pas su de bonne heure faire de grandes choses?
Periphas répondit: Vous l'ordonnez, ô reine! & je n'ai plus à me défendre sur ce qu'un pareil récit doit vous causer d'ennui, & sans doute de honte à moi-même. Du moins y conserverai-je ces premieres qualités de la jeunesse, la candeur & la simplicité, que certains interêts encore inconnus n'apprennent point à trahir.
Cécrops regna cinquante ans dans l'empire dont il étoit fondateur. La lumiere de la Grece pendant son regne, il devint celle dumonde entier, en cessant de regner. Sorti du sein des vivans, sans rien éprouver des horreurs de la mort, les Dieux le métamorphoserent en cette constellation qui nous est connue sous le nom du Zodiaque. Atée, seul fils de Cécrops, monta sur son trône: ses enfans ne jouirent point du même honneur; la brigue & la cabale usurperent leur couronne. Persécutés, errans, fugitifs, ils éprouverent toutes les rigueurs de la mauvaise fortune.
Je reste seul de la posterité de Cécrops; c'est en ma personne que se réunissent tous les droits sur Athenes. Et sans doute, je ne les connoîtrois que pour être doublement malheureux, si la protection divine d'Apollon n'exigeoit de mon cœur l'espoir que j'y nourris. C'est à Delphes, & dans le temple de ce Dieu que je suis né: lui-même y a confié à Elmedor, son grand-prêtre, mon éducation & mon enfance. Trop heureux que le ciel, en me ravissant dans la premiere année de ma vie les auteurs de mes jours, ait pris tant de pitié de mes malheurs.
Delphes est situé au bas du Parnasse, mont fameux par le séjour des neuf Muses. Cette ville tire son nom de Delphus, son fondateur, fils d'Apollon & de la nymphe Thia: il y fit élever un temple magnifique en l'honneur de son pere, qui dès lors s'est plu d'y rendre ses oracles les plus célébres. C'est-là qu'accourent de toutes parts les mortels sages, qui, connoissant la source du feu pur & divin, viennent y puiser la véritable lumiere. Le grandprêtre est l'interprête de son Dieu qui l'inspire dans un sanctuaire entouré de trente colomnes de marbre granite, ainsi nommé par la variété de ses couleurs, qui semblent former comme autant de grains differens, & au milieu duquel s'éleve la statue colossale d'or massif, supportée par quatre lions d'une merveilleuse sculpture, symbole de la puissance de la Divinité. Les oracles d'Apollon sont encore rendus dans ce temple par la Pythonisse, prêtresse ainsi nommée, parce que l'avenir ne se dévoile à ses yeux, que lorsqu'elle se place sur le sacré trépied couvert de la peau de Python, serpent formidable, engendré du limon de la terre, & qui fut l'instrument de la colere de Junon contre Latone, ensuite le fléau des campagnes, monstre dont Apollon purgea la Grece par le pouvoir de ses fleches, & en mémoire de quoi furent institués les jeux pythiens.
Depuis bien des années, je jouissois de la protection singuliere du Dieu de Delphes, lorsque s'étant manifesté à son grand-prêtre, durant un sacrifice, il lui ordonna de me faire voyager dans les isles consacrées à son culte. Elmedor me communiqua ces ordres, il ordonna tous les préparatifs de la navigation: le départ fut indiqué au lendemain.
Dès que le jour vint entrouvrir les portes de l'orient & semer de roses le chemin du soleil, les diligens mariniers, disposés à la manœuvre, nous avertirent par leurs cris, qu'il étoit tems de gagner le rivage. Au moment où nous y fûmes rendus, on leva les ancres; nous voguâmes vers Délos.
Dans peu de jours parut à nos yeux cette isle merveilleusement formée par le trident du Dieu des mers, quand pour soustraire la mere d'Apollon & de Diane à la rage impitoyable de la reine des Dieux, il fit élever tout-à-coup du milieu des eaux une vaste étendue de terre ferme. Avant d'arriver au port, deux rades excellentes s'offrirent à nos regards: les vaisseaux y couleroient plutôt sous leurs ancres que d'y chasser. Deux caps, par leur situation & leur défense naturelle, y mettent les navigateurs en sûreté entiere contre les vents & l'ennemi. De ces rades on entre dans le port par une espece de canal qui se retrecit en avançant au continent. Une belle vallée le renferme: il est aussi défendu contre les vents & l'ennemi par une montagne, dont la tête superbe se porte au-de-là des nues. Toujours les plus gros navires y sont à flot. Ses eaux étant renouvellées par le courant d'une belle riviere qui le traverse, les Déliens ont l'avantage de porter la navigation bien avant dans l'interieur du pays. C'est à l'autre extrémité de l'isle, où cette riviere prend sa source sur le penchant d'une colline, d'où elle se précipite par cascades & se brise impétueusement contre des pointes de rocher. De-là on la voit courir par divers canaux, promener dans un lit de terre glaise une onde argentine, se jouer dans la campagne, la rendre féconde, y former une multitude de petites isles, dont les bords embellis de tilleuls, de peupliers & de myrthes, invitent les troupeaux haletans à venir sous leur ombrage respirer une douce fraîcheur.
Nous sortîmes du canal qui communique des rades au bassin. Les Déliens nous apperçurent. A la vue des lauriers entrelassés de bandelettes, couleur d'azur, qui couronnoient la pouppe de notre vaisseau, ils pousserent des cris de joye. Quelques citoyens, que la pieté avoit autrefois conduit à Delphes, reconnurent Elmedor: ils s'empresserent de prévenir le roi de l'arrivée du grand-prêtre d'Apollon. Ce prince sortoit alors de son palais pour aller dans le temple offrir des sacrifices. Déja il touchoit au portique de marbre qui regne entre la mer & le temple, lorsque ayant apperçu Elmedor: sage prophête, lui dit-il, quel motif vous conduit dans mes états? venez-vous y fixer votre séjour? Apollon vous envoie-t-il au milieu de ma cour, y supporter avec moi le fardeau du gouvernement?
Elmedor, avec la dignité qui releve ses moindres mouvemens: O Meloncius! répondit-il, c'est la haute réputation de votre sagesse qui me conduit dans cet empire. Je viens aux pieds de votre trône présenter le jeune Periphas, que vous voyez avec moi. Ce prince voyant revivre en vous les qualités de l'auguste Cécrops, dont il descend, deviendra jaloux, sans doute, d'en égaler la gloire.
Au nom de descendant de Cécrops, le roi s'inclinant avec bonté, m'offrit sa droite: heureux, dit-il, le mortel animé d'un sang aussi illustre! Puissiez-vous, ô Periphas! porter la couronne du sage législateur de l'Attique! Suivez-moi dans le temple; nous offrirons des sacrifices au Dieu qui vous a conduit heureusement dans mon isle. Allons ensemble supplier les immortels de répandre sur vous leurs faveurs les plus précieuses.
Aussitôt Meloncius s'avança dans le temple qu'avoit fait élever Erisicton, fils de Cécrops. J'admirois de toutes parts un marbre éclatant, dont les couleurs vives semblent presque être fraîchement distribuées par l'art de la peinture. Pendant le sacrifice, j'ornai l'autel du grand Délus de plusieurs branches de lauriers, que j'avois cueillies dans le bois sacré de Delphes. Les citoyens à l'envi s'empresserent d'en respirer les doux parfums: ils s'étonnoient d'en voir les fleurs aussi belles que celles que le printems fait naître sur leur tige.
Après les vœux & les offrandes, nous suivîmes le roi jusques dans son palais; une foule de citoyens l'entouroit. A l'amour, au zele qui se peignoit sur leur visage, on jugeoit du bonheur que répandoit sur eux le prince. Il nous fit conduire dans un appartement commode, où pendant quelques heures, nous fûmes nous délasser des fatigues de la mer.
Cependant Elmedor m'adressa ce discours: Jusqu'à présent, ô Periphas! vous n'avez observé les hommes que d'une maniere vague & peu déterminée. Aujourd'hui il est tems de faire des réflexions plus profondes, d'envisager attentivement tous les objets, de les approfondir. Les rois tiennent directement leur puissance des Dieux. De même qu'un homme riche confie à un pasteur la garde de ses troupeaux, ainsi les immortels ont-ils confié aux princes leur autorité sur les peuples. Cette autorité n'est point arbitraire & absolue; la religion, les loix fondamentales en sont la regle. C'est sur ces deux objets qu'elle doit s'appuyer sans cesse. Les oublier, c'est être tyran; on ne peut les enfreindre sans devenir sacrilége. Il est, à la vérité, des circonstances, où, loin d'avoir égard aux loix de pure discipline, la sagesse du prince consiste à les réformer ou à en faire de nouvelles. Ce n'est point contrevenir aux loix que de procurer le bien public, en vue duquel elles sont établies. Ce bien est assuré, quand les moyens qu'on met en usage affermissent en même-tems, & le bonheur des sujets, & la dignité de la couronne. O l'abominable politique, que celle qui ose séparer les interêts du prince de celui des peuples! Aux yeux d'un roi juste & éclairé, ces deux interêts semblerent toujours des points inséparables. Des maximes contraires tendirent de tout tems à la ruine des empires.
Qu'il est consolant pour moi, ajouta Elmedor, d'avoir eu d'abord à vous conduire dans un royaume, où vous trouverez en vigueur les admirables principes de Cécrops! Quel motif pressant pour vous d'en remarquer toute la sagesse, & sur-tout de la graver ineffaçablement dans votre cœur! Ici regne un accord parfait, la plus heureuse harmonie entre les divers corps de l'état. Ce bonheur est dû, sans doute, à la bonté des principes de votre ancêtre, que Meloncius a adopté; mais il n'est pas moins dû à ce roi lui-même, à toutes les vertus dont il donne l'exemple. Quand elles brillent avec éclat dans le cœur du souverain, l'apparence en est entiere dans les courtisans; le peuple les cultive avec fidélité. En vain, les plus merveilleuses loix seroient-elles publiées par un legislateur, si les maximes en étoient démenties par sa conduite: les vices des princes passent aux sujets: dans des sujets vicieux, le seul frein de l'indépendance est la crainte; cette crainte aigrit insensiblement les cœurs; & les cœurs une fois aigris, l'empire n'a plus de fondemens solides; il ne faut qu'une révolution pour les détruire.
Apprenez donc, me disoit-il, les sages institutions du gouvernement de Délos. Je vais les présenter de suite à votre esprit, & vous rappeller à la fois ce que je vous ai rapporté en divers tems des loix de Cécrops. Il est bon que vous soyez prévenu dès à présent, afin que rien ne vous échappe & que vous observiez ensuite avec plus de fruit.
Tout est noble dans ce palais, tout y est majestueux; la perfection des arts y étale à l'envi sa magnificence. mais ces arts n'ont employé aucune des matieres précieuses, dont la circulation plus ou moins grande, regle la puissance des états. Le luxe étant envisagé par le prince comme l'écueil de toutes les vertus, comme une source intarissable de dissolutions & de crimes, personne n'ose l'introduire dans des villes d'où le roi l'a banni. Quelques politiques l'ont jugé nécessaire ailleurs pour apporter l'abondance. Ici c'est un avis unanime, que sur cent citoyens qu'enrichit cette maxime, mille sont ruinés. Mais pour extirper le vice, pour exciter la vertu, pour s'assurer le cœur des peuples, voici les voyes qu'a prises Meloncius.
Attentif à tenir les rênes de son empire, il est persuadé qu'on ne regne véritablement qu'autant qu'on est infatigable dans le travail: le sacrifice même de sa santé lui semble un devoir, dès qu'il importe à sa gloire. L'horreur qu'il marque en toute occasion pour la flatterie, privant ses sujets de cette vile ressource, la seule qui leur reste pour plaire, est de prouver du merite; & le merite est d'autant plus encouragé, que le prince se montre singulierement jaloux de le découvrir & de l'élever. Doué des plus beaux dons de l'esprit, il fait éclater à la fois, & la fierté magnanime, présage certain des grandes actions, & la douceur aimable, qui s'insinue pour plaire, qui toujours est sûre de charmer. La foiblesse, qui laissant les fautes impunies, compromet l'autorité & fomente le vice, ne dégrade point cette douceur; le discernement la guide, la séverité l'assaisonne; cette séverité qui sait, quand il le faut, imprimer la terreur.
Meloncius a des heures marquées pour ses récréations: il les employe à visiter les arsenaux & les magasins publics, à faire la revue de ses troupes, à parcourir les académies des arts, à entendre les citoyens qui ont des avis à proposer au gouvernement, ou bien les étrangers, dont les entretiens peuvent lui procurer des connoissances nouvelles.
Sous ses ordres gouvernent quelques ministres: ils forment son conseil. C'est aux talens superieurs, au génie vaste & profond, au désinteressement prouvé d'une maniere invariable, à l'amour pour la vérité qu'il appartient d'assurer ce haut grade. Dites ici qu'il est des empires où le crédit & la fortune suffisent pour élever aux grandes places; on croira entendre une fable monstrueuse. Il échappe nécessairement des détails aux ministres. Quelques officiers subalternes sont chargés secrettement d'y veiller & d'en rendre compte au roi lui-même. Les hommes qui ont éprouvé l'une & l'autre fortune, lorsqu'ils ont supporté la mauvaise avec grandeur, qu'ils ont joui de la bonne avec moderation, qu'ils en ont usé pour faire beaucoup de bien; ceux-ci sont les favoris du prince.
Jamais il ne refuse de prendre l'avis de ses ministres; avec eux il se consulte sur tous les points de reglement qui ont rapport au bon ordre. S'il émane un arrêt du trône, les obstacles, les inconvéniens en sont prévus. Le motif, l'objet, la forme même sont rigoureusement examinés. Ces ordres une fois proclamés, il y a peine de mort contre quiconque oseroit les enfreindre. Toujours le prince est invariable dans le soin de leur exécution; car un roi (c'est l'avis de Meloncius) un roi ne doit jamais paroître au peuple avoir manqué de sagesse dans le gouvernement. Peut-être, me disoit Elmedor, peut-être, ô Periphas! craindrez-vous les effets de cette maxime: adoptée par un méchant prince, elle seroit terrible. Le roi de Délos est sage; il est éclairé, il est laborieux; ses précautions infinies écartent le mensonge; son œil perçant le démêle; pour un tel prince, la maxime est parfaite. Jaloux de sa gloire, la témerité d'un sujet qui l'auroit trompé, même sans malice, n'auroit point de pardon à prétendre: L'impunité d'une injustice connue, en rend le monarque complice. L'équité fut-elle bannie d'un royaume entier, tout sujet a droit d'attendre qu'il la retrouvera dans le cœur du maître qui le gouverne. Des crimes qu'on punit rarement ailleurs, ou qui ne le sont point assez, la calomnie & l'abus de confiance sont châtiés avec autant de rigueur que le meurtre. Par-là, un nombre de perturbateurs sont rentrés dans la circonspection: le merite ne se trouve plus compromis par la noirceur des jaloux, ou par l'impudence de gens vils & corrompus.
Une compagnie de sénateurs administre, sans frais, la justice aux peuples, & l'état les soutient dans leur rang, si leur fortune est insuffisante. Chez eux, on considere la naissance; ce qu'on y considere encore davantage c'est un âge mûr, l'entiere connoissance des loix, l'intégrité la plus reconnue. A leur tribunal, la mauvaise foi n'a point de ressource pour s'engraisser impuné ment de la substance des malheureux; ce n'est pas non plus sur une forme arbitraire qu'on prononce. Les citoyens en differend, sont obligés de comparoître en personne au sénat: de part & d'autre, ils y exposent leurs causes, produisent leurs preuves: on prononce aussi-tôt. Ainsi les affaires ne s'embrouillent jamais au point qu'on ne puisse déméler de quel côté Thémis doit faire pancher sa balance, & sur qui doit se porter son glaive.
Un jour Meloncius apprit qu'un magistrat, pour s'épargner l'examen d'un détail compliqué, avoit négligé les représentations d'un citoyen qui demandoit justice: aussi-tôt le magistrat fut banni, ses biens confisqués; le roi rendit lui-même justice, il fut admiré, plus admirable encore, il manda quelques jours après les enfans du sénateur, & leur parla en ces termes: Le vain préjugé qui poursuit sur une famille entiere le désordre d'un particulier ne doit point être connu d'un roi sage; les Dieux ne punissent pas sur le fils les crimes du pere. Je vous rends la fortune dont jouissoit le vôtre; sachez profiter de son exemple, & sentez le prix de ma clémence.
Au plus simple discours, Meloncius sait annoncer le roi & le maître: à toutes ses actions, on remarque le pere du peuple. Par des soins toujours nouveaux & sans cesse multipliés, il entretient parmi ses sujets la paix & l'union; le sentiment de l'humanité sacrée est celui sur-tout qu'il s'applique à graver dans leur cœur. Les belles actions distinguent ici les citoyens, les récompenses les suivent; chacun à l'envi s'empresse à les meriter, chacun évite la note infamante attachée à la paresse & à l'oisiveté. Tout sujet, par les constitutions de l'état doit concourir dans quelque emploi au bien commun; mais les fonctions, qui répugnent à un cœur humain & compatissant, n'assujettissent personne. Qu'on les commette à des esclaves choisis parmi les scythes les plus feroces: c'est pour eux qu'elles sont faites, eux seuls les exercent dans cette isle.
Au milieu des villes ne s'élevent point ces lieux d'horreurs & de ténébres qui semblent apprivoiser le cœur avec l'inhumanité, & qui à force d'être apperçus cessent de faire impression. Mais dans ces villes se présentent en foule les marques de l'attention d'un roi jaloux de veiller aux besoins, à la commodité même de ses sujets. C'est dans la capitale sur-tout que les monumens des liberalités du prince, se trouvant multipliés à chaque pas, publient sans cesse ses qualités heureuses. Les fonds que produit à la fin de chaque année le trésor de l'épargne, suffisent à la perfection de ces établissemens. Le prix de tout ce qui est marchandise est fixé pour le citoyen; le roi se fait rendre compte à lui-même: cette attention est la source du superflu des revenus de la couronne. Ainsi les temples ont-ils été embellis, les malheureux trouvent-ils de l'assistance, les infirmes sont-ils soignés, les vieillards gratifiés, la jeunesse élevée. Par-là s'est élevé le magnifique gymnase de Délos, où les enfans sont conduits dès leur cinquiéme année; des gouverneurs habiles y sont préposés; les faux préjugés n'ayant point avili leurs fonctions; la déference dûe à des hommes qui cultivent & qui forment l'esperance de l'état, leur étant accordée, on trouve des maîtres excellens. La liberté dont jouissent ailleurs les familles, de faire élever leurs enfans dans la maison paternelle, n'est point accordée aux Déliens; c'est à l'état que les enfans appartiennent encore plus qu'à leurs parens. Quoi de plus sage que de les derober aux inconvéniens d'une éducation privée? Soit que l'amour désordonné des peres les laisse mollement corrompre, soit que de mauvais exemples exercent sur de jeunes cœurs leur pernicieux empire, soit que la dureté de quelques peres, qui dépourvus d'entrailles, semblent n'avoir donné le jour à leurs enfans, que pour leur faire souverainement regretter de voir la lumiere, soit que leur dureté arrache de ceux-ci jusqu'au germe des plus heureuses dispositions: Quoi de mieux ordonné que d'avoir su prévenir ces divers maux! les institutions du gymnase public ne les laissent point appréhender. Là se joignent aux exercices de l'esprit tous ceux qui peuvent rendre le corps souple, agile & vigoureux. La piété, la fidélité, la foi du secret, l'horreur du mensonge, la sûreté de la parole, la douce humanité leur sont sans cesse insinuées. Avec le même soin sont étudiés les talens de chacun des éleves, leurs vertus, leur passion dominante: ils ne sortent du gymnase que pour servir l'état dans quelque emploi. Si le nombre des jeunes gens à placer excéde celui des postes vacans, les plus foibles servent en qualité de surnumeraires. Ceux que les dons superieurs distinguent, sont incorporés dans la compagnie des personnes qui jouissent, après les grandes & anciennes maisons, du premier rang dans l'état; & ce rang est accordé à ceux qui se montrent capables d'être un jour de grands ministres & d'habiles négociateurs. Dans cette compagnie, l'éloquence & la morale, l'histoire & les maximes sages de la bonne politique, sont l'objet d'une occupation constante.
Dans le gymnase, les artisans & le bas peuple n'ont pas le droit d'introduire leurs enfans. Dressés de bonne heure dans l'art militaire, accoutumés à une vie penible, ils deviennent des soldats forts & robustes. Pour les artisans, il est des académies particulieres où sont données des leçons de dessein & de géometrie. A l'aide de ces principes, ils se rendent capables d'exceller dans des métiers, de les remplir avec méthode; ils s'élevent au-dessus de la routine machinale, toujours & nécessairement très-bornée.
Ce qui n'interesse pas moins le prince, c'est l'éducation du sexe né pour plaire & pour charmer. Un roi sage pourvoit à tout: il ne lui suffit pas d'imposer à des hommes la nécessité du travail, de les endurcir à des devoirs penibles. Les douceurs de la vie, les délassemens, les plaisirs sont encore des biens qu'il aime à répandre. De la sympathie des deux sexes naît à la vérité dans tous les pays du monde un charme puissant; mais la solidité de ce charme est-elle assez assurée par les soins de la seule nature? La beauté subjugue, les graces enchaînent, l'art séducteur enchante. Funestes avantages, quand il n'en est point d'autres qui les relevent! les délicatesses de l'amour s'enfuient; l'inconstance marche à leur suite; les vices en naissent en foule, les crimes en sont enfantés, les mœurs se corrompent, la frivolité s'empare des esprits, les empires sont ébranlés jusques dans leurs fondemens.
Pour prévenir des maux si cruels, pour rappeller ces douceurs si propres à faire oublier les peines inséparables de la condition des mortels, Meloncius a préparé des asyles où sont renfermées dès leur enfance toutes les Déliennes dont la condition n'est point obscure. A leur conduite sont préposées les veuves les plus distinguées par leur merite. Quelle vigilance! quelle multitude de soins se réunissent à former dans le cœur de cette tendre jeunesse les qualités les plus heureuses, les plus propres à leur sexe! Particulierement exercées dans les caracteres de la douceur, de la modestie, de la patience, elles acquierent cet art ingénieux & délicat qui rendroit un cœur même feroce, aussi flexible que peut l'être la cire sous les rayons temperés du soleil. Accoutumées au mépris des vaines parures, successivement appellées au détail de l'interieur de la maison; le goût de la lecture leur est aussi inspiré. Elles sont instruites des principes des sciences; on leur repete mille fois que quelque occupation doit les appliquer dans tous les instans de la vie. Ainsi dressées, elles passent dans le monde pour y faire le bonheur des époux qu'on n'osa jamais les contraindre d'accepter. On voit ceux-ci voler auprès d'elles avec transport, s'y délasser du poids accablant des affaires. Un tissu de plaisirs, de douceurs & de confiance resserre les liens de leur commerce. Cette heureuse paix, qui fait le bonheur suprême des Dieux, devient leur partage. Que ceux-là n'esperent pas d'en jouir, qui savent aimer ce qui n'est pas par les plus beaux endroits estimable!
Quel détail immense si nous suivions la conduite de Meloncius dans toutes les parties du gouvernement! bien fortifié dans ses places, défendu par un port inabordable à l'ennemi, fidele à ses traités, n'excitant par ses entreprises la méfiance d'aucun prince, content de regner dans l'étendue de son isle, plein de mépris pour le vain titre de conquerant, nous verrions ce prince, au milieu des douceurs de la paix la mieux établie, exercer régulierement ses troupes, les aguerrir. Dans aucun tems le soldat n'a de retraite hors de ses pavillons. La position des camps est même renouvellée très-fréquemment, & leurs exercices y sont faits aux heures les plus incommodes & dans les tems les plus fâcheux. A la suite de leurs officiers, n'est point entraîné cet attirail de luxe & de mollesse, dont le transport ruine le laboureur, détourne une multitude de soldats des fonctions de leur état, attirail si indigne sur-tout de tout homme destiné à braver les élemens & la mort.
Dans ce royaume il n'est point libre aux nobles de s'adonner au commerce, on croiroit contraire à l'esprit du gouvernement monarchique de leur accorder cette liberté. Tout au plus leur est-il permis d'entrer en société secrette avec le négociant: cette condescendance contribue même beaucoup à augmenter leur fortune. Les nobles, qui ne portent point les armes, n'ont qu'un rang inferieur à celui des magistrats. Ils n'en auroient aucun dans l'état, s'ils n'étoient appliqués aux lettres, aux sciences, à quelqu'un les arts liberaux ou à la finance. Ce dernier parti est honnête, mais borné par la fortune; car il ne donne point ici occasion de piller les deniers royaux, ni de vexer impunément le peuple. C'est dans le corps des gens du second ordre de l'état qu'est choisi le chef des finances. Celui qui ne pourroit remplir les coffres qu'en accablant les peuples, seroit destitué comme inhabile à remplir sa charge. Si les besoins de l'état exigoient de nouvelles charges, on sçauroit en les multipliant ouvrir aux sujets une nouvelle source de richesses.
La bonté des manufactures attire à Délos l'étranger & ses richesses. La politesse, la fidélité des Déliens, le crédit qu'ils sont en état de faire, la sûreté du port, la protection assurée du prince, telles sont les sources du commerce florissant de cette isle. Pour prévenir les banqueroutes que la mauvaise foi ou les accidens peuvent causer, le roi a ordonné qu'on ne confiât aux perils de la mer qu'à proportion des facultés produites par un gain précédent, & que chaque corps de marchands fît son commerce en commun. Si le négociant se trouve ainsi gêné en quelques points, le commerce y gagne toujours sa sûreté.
Le laboureur est estimé à Délos, soulagé des impôts à proportion de son assiduité à l'agriculture & du grand nombre de ses enfans: aussi les campagnes ne sont-elles nulle part en friche; par-tout elles ressemblent à un jardin bien cultivé. Tous les ans elles portent une double moisson. Le gouvernement se fait rendre compte du produit de chaque récolte, & décide de la quantité des grains dont on doit commercer avec l'étranger.
Ici la coignée ne frappe point l'animal laborieux à qui sont dûes les moissons fertiles: sa tête minée par le joug n'est point assommée par le bras ingrat qu'elle a nourri. mort de l'innocente brebis, qui ne du lait plus doux que le nectar, dont la laine couvre le citoyen, enrichit ses manufactures, n'est point précipitée par le couteau sanguinaire. A peine même pardonne-t-on aux Cyclopes & aux Polyphêmes d'assouvir leur voracité par une telle nourriture; mais les légumes, les herbages, les fruits, les alimens offerts par la nature, sont les mêts des Déliens. Ils se nourrissent encore du gibier, parce qu'ils le regardent comme le destructeur des campagnes. On ne craint point aussi de donner la mort aux animaux feroces, qui ne se plaisent que parmi le sang, & qui ne semblent exister que pour la perte des autres.
Il est une profession noble dans son origine, presque divine dans son objet, toujours respectable quand la droiture & l'habileté la dirigent: celle des médecins. Dégénerée en un vil métier avant le regne de Meloncius, ce n'étoit plus qu'un art homicide: rois, princes, grands & petits, chacun tomboit sous les coups d'une troupe d'audacieux, toujours discordans entr'eux pour décider d'un genre de maladie, toujours réunis dans la pratique de leurs rubriques odieuses, toujours attentifs à prolonger les maladies, à les aigrir, à conduire un infirme aux portes des enfers, tirans même parti de cette scélératesse profonde pour se faire une réputation, lorsque la force de l'âge, ou la bonté du temperament, ou les efforts de la nature triomphoient de la routine meurtriere. Ainsi des sacriléges impunis ravissoient-ils aux peuples des monarques qui leur étoient précieux, des héros que le ciel avoit formés pour leur défense. Ainsi des peres de familles étoient-ils arrachés des bras d'une tendre épouse, de ceux d'une multitude d'enfans qui restoient sans appui: ainsi perissoient dans la fleur de leur âge des princesses dont les graces & les vertus ornoient les cours les plus brillantes: ainsi s'éteignoient les plus grandes maisons. Indigné de ces abus énormes, Meloncius s'étonna de l'indifference des rois ses prédecesseurs à la conservation de leur personne, à celle de leurs sujets, dépôt que les Dieux confient aux princes. Jusqu'alors l'indépendance des médecins avoit favorisé leur ignorance & leurs crimes. Le roi commença par faire chercher dans son empire tous les hommes qui par goût & par talent s'étoient appliqués à l'étude de la nature, & avoient acquis dans ce genre des connoissances superieures. De ceux-ci il forma une compagnie qui fut chargée d'examiner la capacité des médecins, de leur faire rendre compte de leur conduite. A ce tribunal sévere les familles viennent à leur tour rapporter les circonstances des maladies de leurs parens, le détail, l'ordre des traitemens qui leur ont été faits. S'il arrive qu'on puisse imputer la mort d'un citoyen à l'ignorance, à la cupidité, à la négligence même du médecin chargé d'en prendre soin, celui-ci est condamné à l'opprobre d'une fin infâme, il est puni comme homicide. Aussi des ignorans ne s'ingerent-ils plus à traiter des malades, les médecins ne s'en rapportent plus à un marchand toujours dominé par l'interêt, pour composer un médicament; leur art est exercé avec honneur, ils sont regardés comme les peres du peuple.
Deux fois dans chaque année comparoissent aux pieds du trône les députés de chaque corps principal des differentes villes. Dans une audience particuliere que le roi donne à chacun d'eux, leurs rapports, leurs représentations sont écoutés & comparés ensuite. Meloncius s'instruit ainsi de tout le détail relatif au bon ordre. L'objet qu'il approfondit sur-tout, c'est la maniere dont la justice est administrée à ses peuples.
Malverser une seule fois dans ses fonctions, c'est toujours assez pour être destitué de son poste, si la faute est grave. Eh! fut-il jamais sage d'établir de la confiance dans un homme à qui les principes de l'honneur n'ont pas été constamment sacrés! Dans le crime & dans le vice on n'hésite qu'à débuter, bientôt les routes en deviennent familieres: on ne sait plus s'en écarter. Les hommes destitués ne restent pas néanmoins inutiles à l'état. Les nobles sont rejettés au rang des soldats: les autres à proportion de leurs forces, sont assujettis pour le reste de leur vie aux manufactures, à la culture des terres, ou bien aux emplois pénibles du port, des chemins publics, des mines, des forêts. La séverité de leur châtiment a sur-tout pour objet de servir de frein puissans aux inclinations désordonnées Les captifs n'ont pas même la liberté de languir dans l'inaction: divers travaux leur sont distribués dans leur prison: ils subsistent par ce moyen, sans être à charge à l'état ni aux particuliers. Telle est la forme du gouvernement de Délos, ajouta le grand-prêtre, tels sont les principes du bonheur des Déliens. Maintenant retournons auprès du roi. Allons, mon cher Periphas, admirer ses vertus. Faites ensorte de meriter par les vôtres l'amitié du plus grand des princes.
ELmedor me ramena vers le trône. Le roi voulut bien entrer avec moi dans le plus grand détail sur le droit de
mes prétentions à la couronne d'Athenes. Quelquefois il me faisoit des questions pour me mettre à portée de lui développer les dispositions de
mon cœur. Ensuite il me donnoit les plus excellens conseils sur les voyes que j'avois à suivre pour me montrer digne du sceptre de mon ancêtre.
Toujours je remarquois sur son visage cette douce serénité qui naît de la candeur de l'ame & de la paix d'une bonne conscience. Ainsi, me
disois-je à moi-même, sont tous les hommes dont le cœur est juste & dont les jours sont consacrés aux devoirs de leur état.
Dès ce jour le roi parut concevoir en ma faveur une amitié tendre: il honoroit mon gouverneur d'une entiere confiance. Tous les jours nous étions comblés des plus grandes marques de distinction.
A la cour, chose étrange! la bonne foi regnoit parmi les grands. La cruelle Envie, qui regnoit autrefois sur les marches du trône, avoit fui honteusement dans un souterrein profond. Un jour sortant seul du palais, mes oreilles furent frappées de plusieurs sons aigus, ils retentissoient jusqu'à moi par une espece de fosse qui s'inclinoit insensiblement dans le centre de la terre. L'espoir de servir quelque malheureux me conduisit dans ce sentier: l'épée à la main, j'avance dans cette route affreuse. Ayant marché assez long-tems dans des chemins tortueux, je me trouvois enveloppé des plus épaisses ténébres. Tout-à-coup un nuage de fumée épaisse remplit mes yeux & ma bouche: cette fumée partoit d'une salle entourée de flambeaux ardens, dont la meche, quoique tournée contre terre, nourrissoit une flâme dévorante. Là voltigeoit un monstre cruellement agité. O l'horrible image à décrire! Une foule de serpens forment sa chevelure: ses yeux sont creux, hagards & perçans: la fureur enflâme son visage livide: sur sa poitrine de bronze, sont gravées les terribles ressources du désespoir: son sein monstreusement élevé, est entortillé de couleuvres qui le rongent en sifflant sourdement: ses poings à demi-rongés, dégouttent d'un sang noir: son vol égale par sa vîtesse la légereté des vents: jamais elle ne jouit du repos du sommeil: les Parques inexorables ont sans doute une forme moins hideuse.
A la vûe de ce monstre, je frémis: un froid glacial courant dans mes veines rendit tous mes membres tremblans. Dans cet état, l'Envie m'ayant apperçu, emprunta la forme d'une femme richement parée, & d'un ton qui affectoit d'imiter les sons d'une voix douce: Jeune prince, me dit-elle, ouvre ton cœur à la plus puissante des divinités qui résident sur la terre. C'est moi qui ai le pouvoir d'élever aux honneurs, ou d'en priver: devant moi les talens & le merite s'éclipsent; je flétris les lauriers: la vertu par mon art reste ignorée: seule je fais à mon gré le bien ou le mal, à proportion des soins que les mortels sçavent meriter de ma vigilance éternelle. Livre-toi donc à mon service avec pleine confiance, crains sur-tout de me refuser ton cœur & ton encens.
Indigné de ces paroles, je sentis naître en moi un feu que le courroux animoit. Guidé par ces transports: Quelle es-tu? m'écriai-je, & quelle audace te fait prétendre à mon encens? à tes traits, à tes discours je reconnois assez une des filles du Tartare. Puisse-tu y être confondue à jamais! O Apollon1 ô immortel Cécrops! vous êtes des Dieux, & vous n'anéantissez pas ce monstre abominable! .... mais un jout je t'accablerai moi-même sous le poids des liens les plus forts: mes premiers soins, lorsque je serai parvenu au trône de mon ancêtre, seront de porter contre toi les coups les plus sanglans.
A ces mots, la Furie poussa un cri menaçant & terrible, elle disparut à mes yeux. Je m'empressai de regagner le sentier qui m'avoit conduit à l'antre de l'Envie; j'échappai heureusement des détours ténébreux de cette route.
Le premier objet qui s'offrit à moi fut Elmedor. D'où venez-vous, me dit-il, & quel motif vous a conduit dans l'horrible demeure de l'Envie? Inspiré par le Dieu qui protége vos jours, je courois vous ravir à des dangers dont vous ignorez la puissance.
Quels sont-ils ces dangers, répondis-je? & qu'est-ce que Periphas doit avoir à appréhender des divinités du Tartare. Au plus profond des enfers, croyez-vous qu'il pût chanceller dans la vertu? ô Elmedor, esperez mieux & du fruit de vos leçons & du descendant de Cécrops.
J'approuve, dit-il d'un air plus doux & plus tranquille, j'approuve la noble fierté qui met dans votre bouche ce langage; mais ce qui sera en vous une juste confiance, lorsque les occasions, les ans & l'experience auront raffermi votre vertu, n'est peut-être aujourd'hui qu'une vaine présomption. Ne refusez point de me suivre encore pas-à-pas: craignez de rien entreprendre de vous-même. Non, je ne soupçonne pas votre cœur de recourir à la vile ressource de l'ignorance & du crime: je crains peu de le voir infecté du noir poison de l'envie: ce que j'appréhende pour vous, c'est votre inconsideration à aigrir les envieux dont vous serez entouré, l'indiscrétion à annoncer hautement votre projet sur l'empire d'Athenes. Jusqu'à présent, sans autorité, sans poste, sans appui suffisant, une précaution sévere doit guider toutes vos démarches, regler tous vos discours. Vous allez bientôt ressentir les effets fâcheux de votre témerité: vous-même avez hâté les coups qu'avoit à vous porter l'odieuse fille du Tartare. Non, ce n'est point en bravant ce monstre, que vous devez encore esperer de l'abattre. Au contraire, derobez-lui vos vûes, l'étendue de vos lumieres, trompez-le adroitement, paroissez à ses yeux, s'il est possible, dans l'inaction, lors même que vous ferez les plus grands efforts pour le succès de vos projets. Oui, déjà je vois apprêter contre vous les traits empoisonnés d'un vice lâche, cruel dans ses caprices, orgueilleux au milieu de sa défaite, & dont l'humiliation ne fait qu'irriter l'acharnement. Craignez son venin, il est mille fois plus cruel que la dent du serpent. Celui-ci s'avance par des sifflemens, l'Envie perce avant qu'on s'en méfie: toutes les furies du Cocyte l'animent de leur fureur, l'enfer la protége, les méchans l'accréditent, & le nombre des méchans est immense; ses coups fâcheux se portent de préference sur la vertu la plus sévere: l'homme le plus juste est le moins propre à les éviter: On l'inquiéte, on le tourmente, on suppose à son cœur les vices qu'il abhorre: Le crime lui prête ses propres caracteres, & cette monstrueuse injustice est un prétexte éclatant pour perpétuer la tyrannie qui le persécute. Ne jugez point des autres pays de la terre par celui des Déliens; combien peu en est-il où l'on ne sacrifie à tous les vices! ils sont les mêmes chez le grand & chez le petit, dans l'ame du riche & dans l'ame du pauvre, avec cette difference que dans les Grands, la dissimulation réfléchie ajoute un degré de malice bien plus profonde. Enfin vous avez fait une faute; si vous la connoissez, je suis satisfait. Du moins, sachez en tirer avantage pour d'autres occasions. Aujourd'hui ne songez plus qu'à meriter le prix que le roi doit proposer à une assemblée de politiques convoquée dans son palais. Déjà elle étoit formée autour du trône, lorsque nous parûmes dans la salle où il s'éleve. Le roi m'honora d'un doux souris, le geste flatteur qu'il y joignit, m'engagea d'entrer en lice. Aussi-tôt ayant désigné par ordre ceux qui devoient parler: A présent, dit le roi, que chacun nous expose à son tour quel est l'homme qu'il croit le plus dangereux dans un état monarchique?
L'un répondit que c'étoit un homme sans mœurs: un second, que c'étoit ce qu'on entend communément par un esprit fort: un troisiéme, que c'étoit un flatteur: le quatriéme approfondit le caractere du dissimulé pour en faire sentir toute la malice: un cinquiéme assura qu'un ambitieux effréné étoit sans contredit l'homme le plus à craindre: le sixiéme prétendit le trouver dans celui que domine un interêt sordide: un autre peignit l'envieux comme le plus méchant; chacun joignoit à sa réponse les divers traits du vice qu'il jugeoit le plus pernicieux, & la belle éloquence mêloit à leurs paroles le charme le plus touchant.
Tous mes concurrens ayant prononcé: & vous, ô Periphas, me dit le roi, avez-vous un avis different à proposer? Je répondis: O prince, il me sembleroit que l'homme le plus dangereux dans un état monarchique, est un roi qui aux grandes qualités de l'esprit joint les vices du cœur. C'est assez, répliqua Meloncius, vous avez vaincu: votre jugement l'emporte par sa profondeur: chacun prévoit sur quels sages motifs il s'appuye, recevez donc le laurier destiné au vainqueur. Je prie les Dieux qu'il puisse orner sur votre tête la couronne du fondateur illustre de l'empire d'Attique.
Un doux murmure s'éleva dans l'assemblée: chacun parut avouer que j'étois justement couronné. Elmedor lui-même par un regard d'applaudissement, par la joie qui se peignit sur son visage, mit le comble à ma gloire.
Cependant le roi m'ordonna de le suivre dans son cabinet. Là il daigna m'entretenir long-temps des qualités essentielles pour gouverner avec grandeur. Dès-lors je crus voir redoubler en ma faveur les marques de sa bonté. Déjà je concevois l'espoir de trouver dans ce prince un appui pour monter au trône de mes ancêtres.
Que d'heureux jours ne coulois-je point à Délos! que de jours pleins pour mon instruction & la joie pure de mon cœur! Les heures sembloient y filer sans cesse l'or & la soye. Le bel âge si vanté dans l'histoire n'offrit point un regne plus doux que celui de Meloncius. Déliens fortunés! quel coup terrible vint vous ravir l'auteur d'une félicité si parfaite?
Le roi parvenu dans un âge avancé, n'avoit de la vieillesse que la majesté; il ne ressentoit aucune des infirmités qui la suivent. Frais, robuste, plein de santé, le poids des ans n'avoit point courbé son corps: son esprit même n'avoit rien perdu de son étendue & de sa vivacité. Mais déjà les Dieux l'avoient jugé digne d'une couronne plus illustre.
Deux rois divisés par les interêts les plus problématiques, avoient choisi Meloncius pour leur arbitre: les détails étoient épineux, ils exigeoient des soins infinis. Le roi de Délos s'y livra sans moderation, il réussit à regler les differens des deux princes. A peine terminoit-il cette grande affaire, qu'épuisé par le travail, une foiblesse profonde l'accable; ses yeux se couvroient de nuages, tous ses organes étoient affectés de mouvemens irréguliers, une sueur froide couloit le long de ses membres; il se fit dans toutes les parties de son corps une révolution mortelle. Déjà l'allarme se répandoit dans tous les cantons de Délos. Le peuple entouroit le palais, d'autres remplissoient le temple de leurs cris: ils demandoient aux dépens de leurs propres jours la conservation de leur roi. Les Grands accouroient, les médecins consultoient les symptômes de la maladie, leur consternation en marquoit le danger. Le roi le connoissoit encore mieux: il recueillit le reste de ses forces, il ordonna qu'on laissât entrer dans sa chambre un aussi grand nombre de sujets qu'elle pourroit en contenir: Ayant ensuite languissamment promené sa vue chancellante sur cette triste assemblée, il prononça ces paroles d'un ton entrecoupé, mais avec une entiere présence d'esprit: fideles Déliens! dit-il, je touche au dernier instant de cette vie perissable: Dans un nouveau monde .... je vais bientôt rendre aux Dieux un compte sévere..... compte plus rigoureux encore que celui que j'ai dû moi-même exiger de mes sujets. Ainsi.... ainsi passe la gloire.... ainsi s'évanouit la puissance humaine. L'éclat de la royauté m'abandonne: le seul merite qui me reste.... c'est celui des œuvres qui ne meurent point comme l'homme. Dieux! .... en ai-je à vous présenter qui puissent me concilier votre misericorde! .... Du moins, mon cher peuple! & vous... vous, Grands de mon royaume! servez-moi de témoins: attestez.... si je ne vous ai pas tous porté dans mon cœur durant les jours de mon regne! Est-ce qu'ébloui d'une vaine pompe, j'ai plus cherché.... à vous rendre tremblans à mon aspect, qu'à vous traiter.... avec la bonté d'un pere de famille? Le ciel me refuse l'avantage de vous laisser un héritier de mon sang. Mais.. si ma mémoire a pû meriter vos respects, .... souvenez-vous que je vous propose Periphas comme digne de regner dans cet empire. Souvenez-vous.... que cet amour qui a adouci vos peines, ce même amour.... qui a procuré votre bonheur, a découvert dans ce jeune prince les qualités propres à le perpétuer. Sa haute naissance.... lui donne des droits sur une couronne encore plus éclatante que celle de Délos. Son cœur formé par le grand-prêtre de Delphes.... est sans doute le plus heureux présage.... d'un regne de paix & de justice.... Adieu donc, chers sujets! adieu, ô Periphas.... ayez sans cesse devant les yeux la sagesse de Cécrops. Cultivez le souvenir de ma tendresse pour vous. Puissiez-vous réunir la couronne d'Athenes à celle de Délos! Puissiez-vous gouverner ces deux peuples par les loix les plus douces! Adieu, Elmedor, n'abandonnez point encore votre éleve.... guidez ses pas.... préservez son cœur des passions & des hommes corrompus... Dites lui tous les jours que les rois meurent ..... que dans le néant du tombeau, les honneurs vont se confondre avec les cendres du simple berger.... dites-lui aussi.... mais.... la voix m'abandonne.... je me meurs.... Dieux puissans.... recevez mon dernier soupir.....
Au même instant, le ciseau fatal obéit au destin qui le guide. Les yeux de Meloncius se fermerent à la lumiere, son ame s'envola loin de son corps avec la même douceur que le sommeil s'empare des membres d'un homme fatigué.
Dans ce malheureux moment, vous n'eussiez entendu de toutes parts que des cris perçans & terribles. Ce n'étoit point des pleurs, ce n'étoit pas des lamentations, mais des hurlemens, un désespoir affreux. Les vêtemens les plus magnifiques tomboient en lambeaux, déchirés par la fureur. Les cheveux épars, arrachés par des gestes violens, s'envoloiendans les airs. Insensibles à la délicat tesse de leur sein, les femmes sembloient chercher d'y porter la mort pour mettre fin à leur peine. Dans le temple les voûtes répetoient avec effroi les cruels sons de la douleur extrême. De-là les citoyens, courans en forcenés, retournoient au palais, comme s'ils eussent encore douté de la mort de leur prince. Immobiles en considerant son visage majestueux, qui n'avoit rien perdu de sa douceur, presque rien de sa noblesse, on les voyoit ensuite se jetter en foule sur son cercueil, l'inonder de leurs larmes, ne s'en arracher que par contrainte. Des objets si déplorables étoient peu propres à calmer ma désolation. J'avois sui dans mon appartement: Elmedor seul m'y avoit suivi. Tous les deux également consternés, tous les deux frappés comme d'un coup de foudre, nous osions à peine jetter les yeux l'un sur l'autre. Nous gardions un silence qui n'étoit interrompu que par des soupirs profonds, par des sanglots perçans, par des exclamations désolantes.
Mais quelques instans tout au plus furent témoins de la consternation d'Elmedor. Bientôt la fermeté de son ame le rendit superieur aux foibles mouvemens de la nature. O Periphas, me dit-il, quelle est cette désolation qui nous absorbe! quels sont ces gémissemens que la douleur nous arrache! si la mort de quelques hommes meritoit d'être pleurée, ce seroit celle des impies. La religion & l'humanité peuvent nous rendre sensibles aux tourmens affreux qu'ils endurent. Pour les justes, le dernier instant de la vie mortelle est le signal d'une félicité entiere; il est le principe de la paix inalterable, la source d'une gloire toute divine. Ce n'est point dans un cercueil lugubre que nous devons observer Meloncius. Qu'y verrions-nous, que de vils restes qui souvent lui ont été à charge à lui-même, qui quelquefois lui ont fait appréhender de faire quelque chose d'indigne de sa grande ame? Mais portons les yeux dans le sein de la divinité. C'est-là que ses vertus lui forment une couronne bien plus éclatante que celle de son empire: c'est-là qu'enyvré de délices, immortel comme les Dieux, les regrets que nous cause sa perte, le touchent de pitié. Il déplore ces idées pueriles qui nous font envisager comme un bien la prolongation des miseres de l'humanité; qui nous font aujourd'hui verser des larmes pour une mort après laqu-elle nous devrions soupirer nous-mêmes, pour pouvoir goûter son même bonheur, pour parta ger la même gloire. Cessons donc, ô Periphas, cessons de nous affliger. Séparez en ce jour du grand Meloncius, peut-être irons-nous demain nous unir à lui? Et quand une multitude d'années nous éloigneroit encore de ce terme, les jours qui les composent, s'écoulant avec la rapidité de l'ombre fugitive, sont pour nous un objet bien puissant de consolation & d'espoir.
Cependant l'assemblée des Grands étoit convoquée pour déliberer sur les dernieres volontés de Meloncius, & pour élire un roi. Déjà réunis dans la grande cour du palais, autour d'une table de marbre; la couronnne, le sceptre, le livre des loix y furent déposés. Le peuple remplissoit les avenues, il demandoit à haute voix qu'on fît regner sur eux le prince désigné par Meloncius. Les troupes revêtues de leurs armes rangées en ordre de bataille, attendoient de savoir quel maître elles auroient à servir.
Les grands déliberoient, le plus ancien alloit aux opinions, les cris du peuple redoublerent, ils sembloient m'avertir que le choix de Meloncius alloit être confirmé.
Elmedor arrêta les yeux sur moi. Après m'avoir observé quelques instans: Vous entendez ces cris, me dit-il, vous entendez ce peuple vous demander pour son roi. Quel est votre dessein? si la couronne de Délos vous est offerte, consentirez-vous à l'accepter? ô Periphas! comptez-vous assez sur vous-même pour oser vous charger d'aussi bonne heure d'un tel fardeau?
J'éludai la question de mon gouverneur: Eh! Elmedor, lui dis-je, laissez-moi pleurer un prince qui a tant merité de mon cœur. Dans ces premiers momens, quelle autre idée pourroit m'occuper? cette haute vertu, qui déjà vous rend insensible à la perte de Meloncius, les Dieux ne l'ont point encore gravée dans mon ame. Pour moi, à qui les Parques cruelles arrachent l'objet d'une amitié tendre, il n'est d'autre soin, d'autre douceur que les larmes.
Tel fut mon prétexte pour m'épargner l'aveu d'un sentiment tout contraire à celui d'Elmedor. Sa sagesse me sembloit alors mal-entendue, je la regardois comme ennemie de ma gloire, & dans mon cœur je me proposois bien de ne me défendre que légerement de l'honneur qu'on me préparoit. Ah! que les droits de la domination ont de charmes pour ceux même qui connoissent ses incommodités & ses dangers! Avec combien plus de séduction n'agissent-ils pas sur un jeune cœur, qui ne sait encore envisager que l'éclat de la réputation & la gloire du sceptre!
L'incertitude du choix tenoit encore les esprirs en suspens. Tout-à-coup on découvrit sur la mer une troupe de Géans monstrueux, qui, pleins de rage & de fureur s'avançoient en poussant des cris terribles. L'acier de leurs armes reluisantes s'élevoit au-dessus du rivage, le disputoit en hauteur aux pins & aux peupliers respectés par les tems. Parmi cette troupe plusieurs supportoient des rochers d'une grosseur prodigieuse: du milieu de leur front ménaçant sortoit un œil horrible & enflâmé: tous ensemble d'un pas ferme & précipité marchoient au milieu des flots qui se brisoient à peine au-dessus de leur poitrine. C'étoient les Cyclopes, forgerons audacieux des foudres de Jupiter.
A leur aspect: Que vois-je! m'écriai-je; quelle est cette irruption! les Dieux sont-ils irrités contre nous? Quelque crime a-t-il été commis par les Déliens? Ou bien, est-ce ici le châtiment de la témerité qui m'a conduit à l'antre de l'Envie? O Elmedor, parlez, répondez-moi. Faut-il combattre? faut-il vendre cher notre vie? mais qui de nous pourra lutter un seul instant contre aucun de ces Géans formidables? le plus grand courage ne s'efforcera-t-il pas envain de repousser leurs coups? allons donc, allons à une mort assurée, puisque la colere du ciel nous poursuit. O Dieux! ma mort est peu de chose, mais du moins sauvez les jours précieux d'Elmedor.
Est-ce ainsi, repartit-il, que la confiance vous abandonne? quel est ce courage intrépide dont vous aimez à vous parer? où est la piété solide, qui jamais ne désespere du secours des Dieux protecteurs? le trouble que vous éprouvez, la foible humanité l'inspire: la vertu, la religion surent toujours en triompher. Oui, c'est votre tête que le danger menace; les Géans que vous voyez, sont les compagnons de Vulcain. Par les ordres de l'époux difforme de Venus, ils ont quitté les forges de Lemnos pour venir vous donner la mort. Jaloux de l'honneur que le ciel vous destine, quand à la gloire de l'immortalité, vous joindrez celle de porter sans cesse sous la forme d'un Aigle, à la droite de Jupiter son pere, la foudre que lui-même, quoique son propre fils, est réduit à forger; aigri de nouveau par la divinité que vous avez bravée dans son antre, Vulcain, en terminant vos jours, se propose de détourner un triomphe que le destin ne vous annonce que comme devant être le prix des grandes actions de votre regne. Mais dans le peril imminent oubliez-vous quel est le Dieu qui vous protége? l'étendue de sa puissance ne vous est-elle point assez prouvée? ses oracles en votre faveur ne sont-ils pas assez magnifiques?
En parlant ainsi, Elmedor fut saisi d'un enthousiasme tout divin. Dieu de Delphes! s'écria-t-il, Dieu de Délos! c'est ici le jour de signaler votre puissance. Verrez-vous vos ennemis violer impunément l'asyle que votre protection rend sacré? vengez la vertu outragée, sauvez vos adorateurs: que les ministres audacieux des feux terrestres soient consumés par les flâmes célestes qui vous entourent.
Il dit: & au même instant, nous fûmes entourés l'un & l'autre d'une nuée au travers de laqu-elle nous voyions tout ce qui se passoit sans pouvoir être apperçus. Elle étoit toute semblable à celle dont le maître du tonnerre entouroit la belle Egine, pour brûler sans témoins dans ses bras. Déjà les Géans s'étoient emparés des portes du palais. A leur approche, elles avoient frémi sur leurs gonds antiques. Du ton le plus absolu ils demandoient qu'on livrât en leurs mains deux citoyens de Delphes abordés à Délos depuis quelques mois. Envain les Déliens, par des paroles pleines de douceur & de respect, tâchoient d'adoucir la ferocité des Cyclopes; ces barbares n'y répondoient qu'en les accusant de rebellion aux ordres de Vulcain: ils menaçoient de consumer par les flâmes les citoyens & l'isle entiere, si l'on ajoutoit la moindre résistance.
Les Déliens nous crurent coupables de quelque crime contre les Dieux: consternés & tremblans, ils se disposoient à obéir. Leurs soupçons & leur frayeur m'indignerent; je me dégageai de la nuée qui m'enveloppoit, & ayant élevé ma voix Cyclopes farouches! m'écriai-je, quelle vengeance avez-vous à tirer du descendant de Cécrops? De quel droit prétendez-vous user ici de violence? Si vous êtes les ministres d'un Dieu, songés que la lâcheté ne doit point habiter dans votre cœur. Il sied mal d'opposer à un jeune homme, une multitude si formidable. Laissez les Déliens en paix; respectez un séjour consacré par la naissance du Dieu de la lumiere, & par les vertus des peuples dévoués à son culte. Quels sont vos desseins? est-ce à ma liberté que vous voulez attenter? sachez qu'étant né libre, qu'étant issu d'un sang royal, je ne dois rendre les armes qu'avec la vie. Tournez donc tous vos coups contre moi, ou bien si vous savez vous refuser à une telle infamie, j'offre à chacun de vous successivement le combat. Que le plus brave entre le premier en lice.
La fierté de ces paroles, l'audace de mon défi ranimerent les Déliens. Les troupes, comme si elles m'eussent déjà reconnu pour leur prince, vinrent d'elles-mêmes se ranger autour de moi. Leurs boucliers se serroient les uns contre les autres; la pointe de leurs lances faisoit face à l'ennemi. Je me vis ainsi dans un instant, désendu par un mur impénétrable d'acier.
Cet appareil de combat déconcerta les Cyclopes. Ce n'est pas qu'on apperçût sur leur visage aucun signe de crainte; mais la fermeté que je montrois, les mouvemens excités par mon discours fembloient embarrasser les forgerons de Lemnos. Tandis que ceux-ci frémissans d'une nouvelle rage, se consultoient sur le parti qu'ils avoient à prendre, mille & mille traits de feu partis du char du soleil, vinrent tout-à-coup les foudroyer. Poursuivis par la main d'Apollon, ils sentirent la puissance invincible qui les repoussoit. Dans le même état que les enfans de la terre, lorsque Jupiter rouloit sur eux les montagnes qu'ils avoient entassées, les Cyclopes furent saisis d'effroi: ils se précipitoient les uns sur les autres; ils s'élançoient tumultueusement dans la mer; ils reprirent à la hâte la route de Lemnos. Dans leur fuite, ils sembloient vouloir, par leurs cris, ébranler les montagnes, semer l'alarme dans l'univers entier: mais chacun de ces cris répandoit la joie dans mon cœur, les Déliens en étoient comblés. Quel nouveau droit à leur couronne ne me donnoit pas ce prodige?
Elmedor mieux instruit des ordres du destin, savoit que je ne devois point regner à Délos. Pour me faire sortir de cette isle, il profita du moment de la fuite des Cyclopes. Puisque vous avez, me dit-il, annoncé tant de courage, ne laissez pas échapper l'occasion d'en donner une preuve éclatante. Courons à la poursuite de vos ennemis; allez leur faire ressentir que si le pouvoir divin ne les avoit pas dompté, vos traits auroient pu les abattre.
Autorisé par ce conseil, je volai vers le rivage. Un petit navire garni de quelques rameurs s'offrit à mes yeux: j'y montai à la tête de quelquesuns des gens que j'avois pris à Delphes pour former mon cortége. Elmedor lui-même voulut m'accompagner. Nous gagnons la mer à force de rames; mais loin de courir sur les Cyclopes, on tint, selon les ordres secret d'Elmedor, la route de Lycie. Je m'apperçus enfin de la surprise. Aussi-tôt aux mouvemens de satisfaction que j'éprouvois succéderent les sombres inquiétudes d'une tristesse profonde. La terre de Délos fuyoit derriere nous. Les montagnes s'applanissoient à nos yeux, elles nous sembloient s'engloutir dans l'onde écumante. Combien d'idées fâcheuses s'emparerent alors de mon esprit! Privé de la couronne que je m'étois flatté d'obtenir; privé de la gloire que je comptois remporter sur mes ennemis; jouet de ma confiance & de mon espoir; je n'avois pas même à ma suite les gens nécessaires à mon service, à peine y avoit-il dans le navire des provisions pour le jour: mon ame fut dévorée d'un dépit inquiet, trop vif pour qu'il ne se peignît pas sur mon visage.
Elmedor remarqua ce trouble: depuis long-tems il avoit appris à lire dans mes yeux les passions les plus secrettes de mon cœur. Hélas! me dit-il, que vous êtes injuste! qu'il y a de dureté dans votre ame! que vous êtes foible contre vos passions! avouez-le, ô Periphas! vous vous occupez bien peu du prodige signalé qui vient de sauver nos jours. La piété fuit loin de vous avec le danger. O honte! ô confusion! ô ingratitude énorme! Tel est le caractere du commun des hommes. Tel est sur-tout le vice familler des grands. Ont-ils besoin d'un service, tout est mis en œuvre pour l'obtenir; leur est-il accordé, l'oubli en est la récompense. Enyvrés de l'idée qui leur persuade que tout est fait pour les servir; cette idée fonde leur ingratitude, les rend insatiables dans leurs desirs; & c'est alors que, si l'impatience de les servir de nouveau, ou l'injustice de leurs prétentions s'opposent au succès de leurs projets, ils craignent peu de pousser l'ingratitude à son comble. Un premier bienfait, quoiqu'essentiel, n'est plus compté pour rien; le murmure éclate contre le bienfaiteur, les dispositions même à devenir son ennemi ne sont point étoussées. O Periphas! ne rougissez-vous pas d'en nourrir de semblables dans votre cœur? qu'exigez-vous dans un jour dont tous les instans devroient être marqués par la plus singuliere gratitude? Est-ce que vous n'êtes point satisfait de la protection d'Apollon, parce qu'il ne vous éleve point au trône de Délos? mais est-il en son pouvoir de renverser l'ordre immble établi par le destin suprême? Ces ordre imprimé avant le principe des siécles, pour maintenir l'harmonie des cieux & de la terre, pourroit-il le détruire? & quand cette puissance seroit en lui, quels sont ses devoirs envers vous? quel motif vous dispense de la reconnoissance éternelle du prodige qu'il vient d'operer avec tant d'éclat? Impétueux jeune homme! vous voulez gouverner des peuples, & vous ignorez encore l'étendue des devoirs de la simple créature; & vous ne savez pas mettre un frein à la fureur de vos passions.
O Elmedor, lui répondis-je, je suis coupable, je suis ingrat, je le sens avec regret. Oui, je me rends aux conseils de votre sagesse. Que je sois privé de la couronne de Délos: je suis tout prét à m'en consoler, puisque l'ordre du destin m'est contraire. Mais, qu'il me seroit agréable de vous faire consentir à rendre les derniers devoirs à un roi dont la mémoire m'est si précieuse! Du moins si nous retournions au port de Délos, nous y reprendrions notre vaisseau, les gens nécessaires à la manœuvre & au service, nous ferions des provisions pour le trajet. A peine avons-nous quelques gâteaux endurcis, nous sommes sans suite, sans cortége, nous n'avons aucun présent à faire aux Lyciens. Vous le savez, Elmedor, l'humiliation est la compagne inséparable de l'indigence; la médiocrité même n'est pas toujours honorée. Ce n'est point à la vertu que s'adressent les hommages, elle n'est appréciée que par le faste qui l'entoure, on ne la connoît point hors de l'éclat. Quel spectacle allons-nous offrir aux habitans de la Lycie?
Les voilà, répliqua Elmedor, ces prétextes spécieux, alimens féconds des passions toujours ingenieuses. Dissimulezvous un peu moins à vous-même vos propres sentimens. Expliquez-vous à moi avec plus de sincerité. Dites plutôt: le sceptre m'attend dans un lieu où la défaite des Géans nous fait regarder sans doute l'un & l'autre comme des hommes divins. Ce n'est plus là votre motif, dites-vous, mais la honte de paroître sans pompe en Lycie. Puisse cette honte servir d'aiguillon à vos vertus! elle ne sera plus dans votre cœur, quand il se sera signalé par de hautes actions. Un grand nom acquis par le merite personnel donne le droit de fouler à ses pieds l'opulence & l'orgueil. Un éclat étranger ne paroît essentiel que lorsqu'on n'en tire point assez de soi-même. Pour moi, j'appréhende peu pour vous ces humiliations qui vous effrayent. Dans un mortel que l'adversité n'a point éprouvé, elles corrigent ce qu'il a de vain & de fougueux. Il est même un autre avantage à en esperer, c'est celui de mieux connoître les hommes. Quand un certain faste n'en impose pas à leurs yeux, ils se mettent peu en peine de dissimuler leurs passions, ils savent peu se contraindre. Peut-être, ô Periphas! vous allarmez-vous à plus juste titre de la disette des vivres. Mais il est bon d'avoir quelquefois essuyé des épreuves rudes. On n'est point consommé en experience, quand on n'a point souffert: une prosperité constante rend incapable d'exceller dans les grandes vertus. Un jour vous seront adressées les plaintes d'une multitude de familles gémissantes, opprimées par la calamité, entourées des horreurs de la faim, & de la nudité. Alors rappellez-vous que la fortune réduit quelquefois des princes nés pour le trône à manquer de subsistance. De ce souvenir bien refléchi, naîtra l'ardeur à soulager les maux des peuples: il vous rendra industrieux à faire leur bonheur. A la vérité, j'approuve cet autre sujet d'inquiétude qui vous peint l'abandon des gens attachés à notre service. Ce sentiment est dans l'humanité. Il est digne de vous, il annonce le grand prince, mais rassurez-vous sur leur sort. Ils sont chez nos amis. Dès notre arrivée en Lycie, nous leur enverrons des ordres pour qu'ils s'y rendent eux-mêmes, nous les récompenserons aussi, s'ils ont souffert de notre absence.
Ainsi Elmedor donnoit-il ses soins à soutenir mon courage contre les divers maux que j'endurois pendant cette navigation pénible. Toujours quel-que nouveau trait de sa sagesse s'appliquoit à raffermir mon ame: son exemple, la sérénité de son visage, me rappelloient à la vertu du héros. Ah! qu'un ami sage est une ressource bien précieuse, sur-tout lorsque la fortune nous est contraire, ou que le torrent des passions nous entraîne.
LA terre nous parut enfin renaître du sein de la mer. Sur le mont escarpé de Sydime s'offroit la ville de Patarre, capitale de la Lycie. Échappés des hazards que nous venions de courir, nous entrâmes dans le port.
A Patarre s'éleve au-dessus de tous les autres édifices le temple d'Apollon. Autrefois il y résidoit en personne. A présent ce Dieu y rend ses oracles par la bouche des ministres consacrés à ses autels. Près du temple est le séjour auguste de Membrox roi de Lycie. Déjà la renommée avoit porté jusqu'à moi le recit des malheurs qui désoloient ce royaume. En y arrivant je brûlai du desir d'en juger par moi-même. Mon rang m'annonçoit. La dignité de mon gouverneur le rendoit recommandable. L'un & l'autre sans introducteur nous fûmes nous présenter aux pieds du trône. Elmedor exposa le motif de nos voyages. La noblesse de son discours nous servit de garant. Le roi nous retint dans son palais. Hélas! son empire étoit sur le penchant de sa ruine.
Zetis, princesse du sang royal, avoit écouté les vœux de Lycophron, dont l'ambition alluma l'amour. Dans le rang trop subalterne fixé par sa naissance, il ne devoit pas s'attendre à pouvoir unir sa destinée avec celle de Zetis. C'étoit néanmoins cet hymen qu'il vouloit tenter par toutes sortes de voyes. Assez hardi pour les entreprendre, il osoit même en tout évenement esperer son impunité du crédit de Zetis, & de l'empire qu'il avoit acquis sur son cœur. Les faveurs immenses dont le combloit la fortune, se joignoient pour fortifier son audace. La ruse vint encore à son secours. Quels ressorts ne savent pas faire jouer l'ambition & l'amour!
Lycophron fait rassembler sur les frontieres de Lycie, les troupes de brigands qui infestoient les états voisins. Le même confident avec qui il avoit secrettement concerté cette entreprise, se met à leur tête, & se les attache par les moyens les plus propres à déterminer de telles ames. Ces bandes étoient à peine réunies, quand Lycophron le premier s'empressa d'en porter la nouvelle à Membrox, s'offrit à aller combattre ces brigands, & promit de les défaire sans exposer les troupes du roi. Sur cette apparence de courage, & d'amour de la patrie, tout publia la gloire de Lycophron. Zetis elle-même redoubla d'amour. Le traître comblé des bontés de son maître, partit, conduisant avec lui la plus brave jeunesse de Lycie, entraînée par son exemple.
Déjà ils pénétroient dans la forêt voisine des cavernes où les brigands avoient fixé leur retraite. Un homme accourut à leur rencontre; c'étoit Sylvanus chef des brigands; il les aborda! O vous, leur dit-il, qui dans des villes paisibles, habités sous des lambris dorés, pourquoi fuir des demeures si délicieuses? pourquoi, par un fer menaçant, venir troubler des lieux où regne l'innocence? nous enviez-vous donc jusqu'aux glands que la terre produit pour notre subsistance? barbares que vous êtes! apprenez à nous connoître. Hommes avides de sang! nous ne sommes point tels que vous nous avez dépeints au sage Membrox. Privés des faveurs dont la fortune couronne les crimes & les bassesses, nous nous contentons ici des fruits que la terre nous offre. Réunis non par des projets séditieux, mais par les principes de la loi naturelle gravée dans le cœur de tous les mortels, telles sont ici les maximes que nous professons. Le commandement qu'on m'a déferé n'est point celui d'un capitaine sur des soldats, c'est la simple autorité d'un maître sur ses disciples. Je dois cet honneur à la méditation de la loi naturelle où j'ai passé ma vie.
Lycophron affectant d'être étonné de ce discours, répondit: Quoi? les habitans de cette forêt ne sont pas des brigands rassemblés de toutes les contrées voisines? Approchez, repliqua leur chef, venez en juger vous même. Ces hommes dont vous avez conçu de si horribles soupçons, partageront avec vous, s'il le faut, la simple nourriture que le ciel leur envoye. Eux-mêmes vous garentiront ici contre toute insulte.
En parlant ainsi, Sylvanus engage les Lyciens à avancer dans la forêt: Ils apperçoivent un autel de gazon, au-dessus duquel s'élevoit la
statue du Dieu Faune. Sur le pied d'estal étoient gravées ces inscriptions: Mortels 1 écoutés la
voix de la nature qui parle sans cesse à vos cœurs. Toute autre voix est trompeuse, & publie les folles maximes inventées par les hommes
ambitieux. A la suite de cette maxime, on lisoit celle-ci: La liberté est le plus beau présent des Dieux : l'autorité cesse d'être respectable, quand elle cesse d'être dirigée par la justice. Ces maximes
étoient suivies de plusieurs autres, dérivées de ces deux premieres, & également captieuses. Sylvanus les ayant fait observer aux Lyciens,
les conduisit dans les cavernes de sa troupe. Là ils furent acceuillis aussi bien que le lieu pouvoit le permettre. Le reste du jour fut employé
à l'exposition détaillée des maximes qu'on avoit lu sur l'autel du Dieu Faune.
Enfin Lycophron porta la parole aux siens: Amis, leur dit-il, un bruit trompeur nous avoit abusé. Nous croyions avoir à combattre des crimes. L'innocence au contraire s'offre de toutes parts à nos yeux. Elle semble avoir fui le séjour de nos villes pour établir dans ces lieux le siége de son trône. Qu'une partie d'entre vous retourne auprès du roi, vous lui raconterez les choses dont vous avez été les témoins. Pour moi qui veux m'assurer encore plus parfaitement de l'innocence de la troupe de Sylvanus, je retiendrai le plus grand nombre de mes compagnons.
Les députés partent, ils arrivent auprès du roi, ils lui rendent un compte fidele de leur voyage. Lycophron lui-même ne tarda pas d'arriver. Il vanta hautement les mœurs des troupes rassemblées sur les frontieres, & leurs principes. Dans les vues d'arrêter les progrès des maximes de Sylvanus, Membrox ordonna des disputes publiques. Ce fut précisément ce qui accrédita cette vile troupe. Plusieurs citoyens y prirent un interêt personnel. Lycophron avec un art impénétrable servoit Sylvanus, & disposoit les peuples en sa saveur. Bientôt on vit un parti déclaré contre les dogmes principaux de la loi d'Apollon: foible & timide dans son berceau, ce parti se fut à peine accru qu'il osa élever hautement ses autels.
Envain, on se propose de ramener des sujets par la crainte, lorsque des motifs de religion les séparent de la croyance commune. La force ouverte, loin de diminuer leur nombre, ou de ralentir leur fureur ne sert qu'à les accroître. S'il arrive que des succès les secondent, leur audace a d'autant moins de bornes, qu'ils croyent les cieux armés en leur faveur. La plus petite troupe devient un corps de gens déterminés. Le prince le plus doux, le plus lent à punir n'est plus à leurs yeux qu'un tyran: ils font consister leur gloire à secouer le joug de la dépendance. L'interêt commun qu'ils auroient peu envisagé dans le sein de la paix & de la patrie, reprend alors ses droits. Tout leur devient sacré, tout leur semble héroïque lorsqu'il s'agit de se conserver, & de s'accroître.
Tel se montra le parti rebelle de Lycie. S'exilant lui-même des villes pour prévenir le châtiment des loix, il courut grossir la troupe de Sylvanus. Leur union fut cimentée par les sermens. Parmi les plus audacieux, & les plus intrépides, on choisit des chefs, ausquels on convint d'obéir, tant pour la police interieure, que pour les incursions militaires.
Ce peuple naissant toujours en guerre avec le souverain dont il avoit secoué le joug, toujours occupé à faire des courses dans la plaine pour pourvoir à sa subsistance, ou à repousser les troupes que Membrox faisoit marcher contr'eux; ce peuple, dis-je, ne laissoit pas que de se rendre puissant. Le nombre des soldats augmentoit à proportion des enfans mâles que leur donnoient leurs femmes, & les armes étoient pour ceux-ci les seuls jeux de l'enfance. Les cavernes & les gorges ne purent enfin suffire à un peuple qui se multiplioit tous les jours. Enhardi par ses succès, il ne craignit pas de prendre de nouveaux établissemens.
Le roi fatigué de voir dans le sein de son empire un ennemi déterminé qui triomphoit de ses efforts, résolut de lui faire offrir des propositions de paix. Il eut trop coûté à son ame paternelle de porter contr'eux les grands coups. Quoiqu'ils fussent rebelles, il les regardoit encore comme une portion chere de sa famille, qu'il désiroit de ramener par la clémence. Pourquoi le prix inestimable de cette vertu ne se rend-il point sensible aux hommes qu'obséde une telle phrénesie? Ils parurent accepter sincerement les conditions pacifiques de Membrox. Ce prince leur cédoit la possession des terres usurpées, en leur imposant les conditions de reconnoître sa souveraineté, de payer le tribut ordinaire, & de terminer toutes cabales.
De cette paix sembloit devoir naître la fin des guerres civiles. Il n'en fut point ainsi; les prestiges de religion enfantent une haine implacable contre quiconque les désavoue: cette haine ne s'efface jamais: elle impose silence à la voix de la raison: celle-ci ne guide plus les esprits, perd tout empire sur les cœurs: le sentiment même de l'humanité s'évanouit: les hommes ne sont plus que des bêtes feroces entraînées par des passions brutales: & comme si le Dieu qu'ils adorent étoit un chef de discorde, de violence, & d'injustice, ils violent pieusement les devoirs les plus sacrés.
Loin de rester paisibles dans leurs possessions, les rebelles s'occupoient sans cesse à grossir leur parti. Sur les esprits foibles, ils faisoient agir l'artifice, & l'illusion; leur bouche armoit la calomnie contre les principaux appuis de la religion du prince. Les disputes se renouvellerent; des disputes ils passerent bientôt aux menaces; & leurs menaces étoient à peine prononcées qu'elles furent suivies d'actes d'hostilité. Le roi parla en maître: on méconnut l'autorité. Fiers de leurs succès précédens, comptans toujours sur le bonheur de leurs armes, ils ne craignirent plus de déclarer à leur prince une guerre ouverte.
La partie n'étoit point égale. Les bataillons nombreux que pouvoit opposer Membrox auroient fait céder toute la fureur des rebelles. Dans cette occasion, ils crurent devoir balancer par l'avantage d'un poste inabordable, des forces superieures. Déterminés à résister à Membrox, à détruire son armée en détail; ils remonterent dans leurs grottes. Là on les vit de nouveau se maintenir avec le plus grand courage, employer heureusement la ruse dans leurs irruptions, se tirer de par-tout avec succès. Il étoit hor teux pour un roi puissant de ne pouvoir réduire une troupe séditieuse qui n'étoit qu'une poignée d'hommes, par comparaison à son armée. L'abus hardi qu'on avoit fait de sa clémence lui persuadoit enfin qu'il faut d'autres voyes pour réduire des rebelles. Leurs progrès rapides lui faisoient encore mieux sentir combien il importe aux rois de bannir de leurs états toute discorde; d'écarter promptement de la société tous ceux qui commencent à en troubler l'ordre établi.
Le parti de Lycie comptoit sur les ressorts secrets, & puissans que Lycophron & la princesse s'étoient conservés à la cour. Les propres finances du roi, par la diversion qu'avoit autorisée sa négligence, servoient à soutenir les ennemis domestiques. Chaque jour le désordre augmentoit. Chaque jour l'empire étoit exposé à de nouveaux dangers. Il falloit les terminer par un coup décisif. Ce fut avec Elmedor que Membrox en concerta le projet. Ce fut moi qu'on daigna charger de l'exécution.
A la tête des meilleures troupes, je marche aux rebelles. Je bloque leur séjour, je leur coupe tous les chemins par des fossés où je fis détourner les eaux d'un lac intarissable. Toute communication au-dehors leur étant ainsi fermée; j'attendis à regler mes mouvemens sur ceux qu'ils feroient eux-mêmes. Ce que j'appréhendois le plus, c'étoit Zetis & Lycophron. Mais il y eut des ordres si précis, & si séveres contre tous les fauteurs des rebelles; ces ordres furent exécutés avec tant de secret, & tant de vigilance, que le parti quoique puissant fut bientôt dissipé. J'avois prévu les tentatives que pourroient hazarder les assiégés. Ils en firent en effet de très-hardies: ils n'en échouerent pas moins avec beaucoup de perte. Tout espoir en leurs armes s'évanouit loin de leur cœur.
Vaincus par la crainte, divisés par la discorde; la perspective de l'avenir ne pouvoit s'offrir à eux que sous une image encore plus cruelle; le ciel, loin de leur être un objet de consolation ne retentissoit que de leurs blasphêmes. Toute leur ressource étoit dans les enfers. Mais que pouvoient les enfers pour leur salut! Ces malheureux eurent enfin recours à ma misericorde. Je voulus bien leur laisser la vie: ce ne fut qu'à condidition qu'ils sortiroient du royaume pour n'y jamais rentrer. Le roi confirma mon jugement; & ils furent conduits par petites bandes jusqu'au de-là des frontieres de la Lycie. Ensuite il fut rendu un arrêt autentique qui défendit, sous peine de mort, d'introduire jamais des disputes sur aucun point de la religion. Il faut la connoître par les preuves qui l'établissent, il est toujours dangereux de s'arrêter aux raisonnemens qui la combattent.
Rentré dans le sein de la paix, Membrox voulut être instruit de l'état de ses finances. Les frais de la guerre civile avoient été immenses. Pour prévenir la défection entiere des peuples il avoit fallu contenir par des liberalités ceux qui s'étoient rendus redoutables dans l'interieur du royaume, & au-dehors. Dans l'embarras où se trouvoit le roi pour réparer ses finances, j'osai lui proposer un avis.
O roi! lui dis-je, deux principes agissent imperieusement sur le cœur des Lyciens: l'interêt, & la vanité. Tout prince, tout ministre qui saura faire mouvoir habilement ces deux ressorts, & les faire mouvoir ensemble, exercera sans contredit sur les esprits, & sur les cœurs un empire absolu Eloignons les coups de rigueur, & d'autorité. Pour les porter ces coups, tous les tems ne sont pas également propres. Dans des jours de calamité, il seroit barbare de ne vouloir connoitre que la force. Après une suite de troubles, si on n'offre que le fléau, pourra-t-on esperer de remettre tout dans l'ordre? les moyens doux me semblent les plus certains, & les plus sages. Dans d'autres circonstances, il seroit nécessaire d'annoncer l'autorité; aujourd'hui il importe de redoubler dans le cœur des peuples l'amour du Prince. La Lycie est pleine de ressources. Si nous savons les appercevoir, & les employer, elles seront infinies: il n'est que certaines voyes qui puissent faire éprouver cet avantage. Toutes les autres en affoiblissant insensiblement chaque partie de l'état le conduiroient à sa ruine.
Le premier, le plus important de nos soins doit avoir pour objet les finances. Le reméde y étant une fois apporté, l'exemple du prince, la sagesse de ses reglemens, la bonne police auront bientôt réparé les autres maux. Comment les augmenter ces finances? par les emprunts: par les impôts: quelle fâcheuse extrémité! quels dangers n'entraîne pas leur multitude! l'inconvénient n'en pourroit être évité que par un seul moyen. Ce seroit d'ouvrir aux peuples une nouvelle source de richesses à mesure qu'on impose de nouveau. Tel devroit être l'art, tel devroit être le talent des hommes préposés à cette administration. Dans l'état présent des choses, attachons nous à tirer parti de l'interêt, & de la vanité, mobiles de la nation. Est-il donc impossible d'y parvenir? ne pourroit-on pas même le faire avec avantage, pour le prince, & pour le peuple?
Dix-huit cent mille sujets composent la Lycie. Les femmes, les enfans, les pauvres, & les esclaves peuvent former les deux tiers de ce nombre. Ne comptons pour le tribut que sur six cent mille. Si la perception étoit simplifiée, si elle étoit faite avec justice, quel immense revenu n'auroit pas le roi, chacun de ceux-là ne payât-il qu'un talent*. Cependant tous les impôts multipliés que joignent-ils de réel au produit des principaux revenus? vingt mille talens à peine. Si les preuves en étoient moins constantes, on ne pourroit se persuader de cette verité. Malgré les preuves même on est toujours prêt à douter. Elles sont fondées sur les vices de la perception. Les grands seigneurs sont ménagés, les gens du commun sont foulés, les deniers royaux sont usurpés. Entreprendre de dissiper tant d'abus, ce seroit un ouvrage trop penible, & d'un succès fort incertain.
Considerons plutôt combien il est en Locrie de gens riches ou dans l'aisance, qui par l'établissement d'une perception claire & simple, pourroient suffire à une grande partie des besoins de l'état. Proposons leur des motifs si déterminans du côté de l'interêt, & de la vanité, qu'ils viennent se présenter eux-mêmes, sans qu'il soit nécessaire de les rechercher.
Le roi publiera un manifeste préparatoire pour annoncer à ses peuples les dispositions où il est de les foulager des impôts onereux, en laissant subsister toutesfois l'état actuel des principaux revenus. Pour accomplir ce dessein dicté par une tendresse paternelle, le roi annoncera la création d'un ordre, nommé la compagnie des bons citoyens. Cet ordre aura pour chef l'heritier présomptif de la couronne, & sera composé de cinquante mille sujets, distribués en trois classes. La premiere du nombre de mille, dont chacun payera tous les ans trois cent talens: la seconde du nombre de trente mille, dont chacun payera tous les ans soixantedouze talens: la troisiéme du nombre de dix-neuf mille, dont chacun payera tous les ans soixante talens. Dès le jour de la publication de ce manifeste, & durant tout le mois qui suivra, les premiers magistrats de chaque ville recevront la soumission de tous ceux qui s'offriront à s'engager dans quelqu'une des trois classes. Aucun sexe, aucune condition, celle des esclaves exceptée, ne pourront être refusés. Il faudra néanmoins qu'on leur connoisse quelque état ou quelque fortune. Dès-lors & à jamais ces citoyens auront droit de se revêtir de la décoration attribuée à leur classe, & seront exempts de toute imposition. Les payemens se feront par quart dans les mois indiqués: chacun aura soin d'aller payer sa taxe au receveur de la province établi dans la principale ville. De-là les deniers seront adressés directement au trésor du prince. Au garde de ce trésor, ainsi qu'aux receveurs des provinces, on accordera un leger émolument sur chaque somme qu'ils percevront. Cette régie sera faite ainsi avec équité, & ne pourra point être onereuse. Il reviendra dans les coffres du roi, du produit de la création, plus de trente-deux mille talens, tous frais prélevés.
En promettant à la compagnie l'exemption de tout impôt, on exceptera celui qu'on leve sur chaque tête. Un roi fût-il assez riche de ses propres domaines pour être à portée de suffire à tous les besoins de son état, il devroit néanmoins imposer sur ses sujets. Un principe sage nous apprend qu'il faut par quelque tribut imposé d'autorité maintenir dans les peuples la marque & le souvenir de la dépendance. Ce tribut sera de dix talens pour chaque membre de la premiere classe. On en levera trois sur chaque membre de la seconde. Il n'en sera perçu que deux sur chaque membre de la troisiéme.
Par le même principe, il est nécessaire d'exiger ce tribut de tout le reste des sujets. A cette occasion on fera pour ceux-ci un nouveau tarif; de sorte que celui qui ne payoit qu'un talent en payera trois, & ainsi des autres à proportion. Cette augmentation n'aigrira point les esprits, puisque cet impôt sera le seul. On exigera même l'exactitude avec séverité.
A ces nouveaux reglemens, il est possible d'opposer bien des obstacles. Prévenons-les, & tâchons de les détruire. On doit douter, dira-t-on, de l'impression que feroit sur les esprits un semblable manifeste. Par-là même on craindroit de commettre le roi.
Eh! qu'y-a-t-il à appréhender? qu'y-a-t-il à prévoir qu'une impression favorable à tous égards? sous quel aspect le roi s'offriroit-il à ses peuples? sous celui d'un pere affligé de leurs malheurs, occupé du soin d'y remédier. Quand même cet édit n'auroit pas son effet, ce qui ne devroit point être supposé, quels vestiges laisseroit-il dans les cœurs? quel nouveau droit n'acquerroit pas le roi d'imposer d'autorité, sans qu'on pût s'exhaler en plaintes ameres, & séditieuses? Si nous sommes surchargés, diroit-on, c'est qu'il n'y a pas d'autre maniere de nous traiter: c'est que nous faisons notre malheur nous-mêmes, faute de lumieres & de vertus. Mais pourquoi douter de l'empressement des sujets à former cette compagnie? elle auroit à sa tête l'heritier présomptif de la couronne. Aucun courtisan n'oseroit paroître aux yeux de son maître sans la décoration de citoyen. Personne sans cette marque ne pourroit prétendre à des places d'un certain ordre. Faut-il pour la vanité des motifs plus puissans! ne seroit-elle pas aiguillonée de la maniere la plus sensible? Veut-on encore s'assurer entierement du succès: il dépend de la force du manifeste, de ses détails, de sa tournure. Qu'on y remarque bien que les contribuans ne seront imposés de leur vie, ni eux, ni leurs terres, qu'ils auront l'avantage d'aller eux-mêmes noblement payer leur taxe sans être exposés à aucun collecteur; que le reste des sujets est réservé pour être imposé au premier besoin: que les membres de la compagnie sont autorisés à résilier les baux qu'ils auroient précédemment passés, & à en faire de nouveaux, ainsi qu'ils aviseront bon; que cette permission leur donne droit d'exiger de leurs receveurs les sommes que ceux-ci payoient précédemment pour les impôts. Qu'on fasse bien observer encore que la protection du roi s'étendra particulierement sur la compagnie, que dans la distribution des graces, on aura égard à eux, & à leur famille. Que le roi, dans ce même manifeste, promette solemnellement, d'en donner un nouveau pour ratifier irrévocablement le contenu de celui-ci dans toutes ses parties, dès que le nombre des cinquante mille sera complet; & que les noms des surnumeraires seront publiés à la suite de la liste génerale; & que selon leur date, ils prendront la marque de décoration dès que la mort en fera vacquer; jusqu'au quel tems ils ne seront distingués que par une légere broderie qu'on leur permettra de porter.
Peut-être seroit-il à propos, dans ce manifeste, de rendre encore plus sensible l'interêt que chaque particulier retireroit de cette création. Qu'on y propose, par exemple, un citoyen qui jouit pour toute fortune de deux cent talens perçus du receveur à qui il a confié ses terres. Dès le jour de sa soumission, le citoyen ayant acquis le droit de résilier ses baux, exige sur les nouveaux à son profit au moins soixante talens de plus que le receveur payoit précédemment pour les impôts. De son côté, le citoyen gagne encore les taxes personnelles, qu'il ne laissoit pas que d'avoir à acquitter, & qui montoient à-peu-près au quart de son revenu de deux cent talens. Ce citoyen peut donc s'engager dans la seconde classe, pour la taxe de soixantedouze talens. Un calcul exact lui démontrera que dès le jour de son engagement, il se trouve plus riche de trente-cinq talens de revenu, qu'il n'étoit auparavant. A cet avantage personnel & incontestable, se joindront la gloire si réelle, le bonheur si délicieux, de concourir à augmenter les revenus de l'état, en soulageant les peuples.
Ces reglemens que nous nous attendons à voir applaudis, ne blesseront-ils pas la justice proportionnelle? hélas! cette justice est-elle bien observée dans la répartition qui subsiste? D'ailleurs est-ce ici précisément une taxe de rigueur! Non sans doute, c'est affaire d'honneur, de zele patriotique, d'interêt personnel. Si les souscripteurs payent dans les premiers tems plus que les autres sujets, du moins font-ils assurés de ne payer jamais davantage, du moins sçavent-ils que leur taxe n'est point la proye d'un exacteur. Les autres au contraire doivent s'attendre aux impôts à la premiere occasion d'armement, de guerre, ou de tout autre besoin de l'état.
Qu'on n'appréhende pas que les revenus du roi soient mal assurés. La souscription engagera réellement. On ne pourroit cesser de payer sans être sujet à la contrainte & à l'opprobre. Pour assurer encore mieux le produit des classes, il sera défendu à tout créancier de faire saisir au-delà de la moitié des revenus de quiconque seroit membre de la compagnie. L'autre moitié resteroit toujours libre pour l'acquit de la taxe, & pour la subsistance du citoyen.
Les villes qui ont conservé le droit de s'imposer elles-mêmes, ne pourront trouver leurs priviléges attaqués par ces reglemens. D'ailleurs, il leur sera ordonné de s'assembler pour confirmer les prérogatives accordées par le roi aux cinquante mille; & on ne demandera plus à ces villes que l'évaluatior de l'impôt sur chaque tête.
Peut-être remarquera-t-on, que cet établissement prépare une espece de honte à la pauvre noblesse; à ces familles qui ne conservent de l'heritage de leurs peres que des vertus, & une épée? pourquoi ne pas remarquer plutôt, que c'est offrir à cette noblesse un nouvel aiguillon pour le parti des armes, que c'est lui imposer la nécessité de meriter la marque distinctive des braves officiers; & de se parer en attendant de leur uniforme au mépris des vêtemens somptueux qui les confondent avec l'obscur partisan. Ne soyons pas plus arrêtés par l'inconvénient de priver de leur état beaucoup de sujets employés à la levée des impôts; & d'avoir à indemniser certains receveurs particuliers. A ceux-ci on attribuera en compensation le droit d'exiger l'impôt sur chaque tête. Aux premiers on offrira le rang de volontaire dans un bataillon à leur choix, ou bien quelques arpens de terres incultes dans un canton de la Lycie.
La premiere classe sera particulierement affectée aux ministres des Dieux, aux militaires, à la haute magistrature. Pour distinguer cette classe de la seconde, & la seconde de la troisiéme vous mettrez quel-que difference dans la décoration. Malgré cette difference qu'il faut accorder à la vanité, s'il paroissoit vil à quelque grand d'être membre d'une compagnie, à laqu-elle ses inserieurs peuvent prétendre; punissez-le par vos mépris: il vous auroit dévoilé le caractere de mauvais citoyen. Demandezlui s'il rougiroit d'être brave, parce que le soldat qu'il commande montreroit un grand courage. Aucun exemple de cette sorte ne s'offrira sans doute dans vos états. Vos revenus augmentés, l'interêt public & personnel assurés, la consommation qui redoublera, le commerce interieur qui revivra, des ressources infinies qui seront ménagées; le nom, l'amour de la patrie qui renaîtront; l'habitude qu'on se formera d'agir par le principe de l'honneur: tant d'avantages réunis seront trop sensibles, & trop précieux pour n'être point embrassés par la nation.
L'exposition de ce plan fut agréable au roi: elle étoit propre à remplir ses vûes débonnaires. On dressa aussitôt un manifeste conformément aux idées que j'avois indiquées. La publication de cet édit fut un sujet d'allégresse génerale. Les peuples me comblerent de bénédictions. Membrox n'étoit pas moins sensible aux services que j'avois eu le bonheur de lui rendre. Oubliant auprès de moi son rang suprême, il ne me traita plus qu'en ami. Si le destin ne m'eût point appellé en d'autres climats, j'eus pu jouir à la cour de ce roi des marques de bonté les plus tendres, & d'une foule de graces, qu'il étoit juste de ne point ravir à des sujets qui les avoient bien plus meritées.
De la cour de Patarre nous passâmes à celle d'Ionie: nous abordâmes à la capitale. Vous savez, ô reine! que Milet, fils d'Apollon, lui donna son nom, en y fondant l'empire monarchique. Les rois ses successeurs avoient transporté leur séjour à Claros. L'heureuse situation de cette ville, le temple & les oracles d'Apollon la rendent célebre dans l'Ionie. Mais à quoi bon les Dieux ont-ils prodigué sous ce climat les richesses & la fécondité? Ailleurs la fertilité des campagnes est une des sources de la félicité des peuples. Là les terres ne répandent leurs trésors que pour préparer l'infortune des états les plus indépendans de la domination d'Ilius roi de l'Ionie. Dévoré de la soif des conquêtes, ce prince est peu satisfait d'asservir sous son sceptre de fer les malheureux Ioniens. Il lui faut un plus grand nombre d'esclaves; & pour les multiplier, il court ravageant les terres qu'il peut surprendre par la ruse, ou dompter par la force. Son génie est vaste & profond; son corps est endurci aux fatigues; les mouvemens vains d'une fausse gloire embrâsent son cœur; il est consommé dans l'art militaire: aussi habile à former le plan d'un siége ou d'une bataille, qu'il est brave & attentif à tout dans le fort du combat, quel fléau plus terrible les Dieux ont-ils pu susciter pour châtier les crimes des peuples! quel ennemi plus cruel de l'humanité, l'enfer peut-il avoir enfanté! Eh! qu'importe à Ilius que les frais des guerres désolent son propre pays; que le fer ennemi détruise ses sujets les plus fideles! pourvû qu'assez de bras homicides lui restent dévoués; pourvû que les arcenaux lui fournissent assez d'armes meurtrieres; pourvû qu'il ravisse à ses ennemis & les moissons de l'année & l'espoir d'en receuillir dans les suivantes; pourvû qu'il usurpe le titre du monarque d'un plus grand nombre de provinces, ses idées de gloire lui semblent conduites à leur terme; il s'admire, il croit meriter de l'être. O principes abominables! vaine & odieuse gloire! peignez-en vous-même les traits révoltans, peuple de l'Ionie! que vos gémissemens & vos calamités nous en fassent la peinture! ombres plaintives, qui languissés sans sépulture sur les bords empestés du Styx, faites retentir vos oris jusqu'à la reine qui m'ordonne le récit de vos malheurs! que les noms tendres de vos femmes & de vos enfans, que leurs propres soupirs frappent nos oreilles attentives! roulés encore à nos yeux fleuves ensanglantés; rapportés sur vos ondes frémissantes les membres épars d'une foule d'innocentes victimes de la phrénésie d'Ilius. Villes infortunées, qui sur vos remparts détruits, avez vu arborer les drapeaux sinistres d'Ionie, racontez-nous les maux qui se sont précipités dans votre sein à l'irruption des affiégeans; ou plutôt redressés vos murs, enchaînez vos portes de fer; dérobez-nous le spectacle horrible de ces meres immolées sur les cadavres de leurs enfans; de ces vestales en proye à la brutalité du soldat; de tous ces sacriléges qui ont souillé les temples des Dieux même....... Ce tableau vous indigne, ô reine! écartons-le de vos yeux. Mais que vous serez peu dédommagée par le portrait de la cour que j'ai encore à vous décrire.
Nous quittâmes les bords de l'Ionie pour faire voile dans l'isle de l'Archipel si fameuse par la délicatesse des vins, par la beauté des palmiers, & par le goût exquis des viandes re cherchées dans les festins somptueux. Là regnoit Leucophris*, prince dont l'isle a porté le nom, & qui tiroit le sien de ses sourcil; blonds. Tenez son successeur a changé le nom de cette isle, en celui de Tenedos.
En arrivant à cette cour, quelle fut ma surprise! j'y vis les hommes parés avec autant d'art que des courtisannes. Les jeunes gens y étoient évaporés; ils ignoroient la décence du discours, celle même du maintien. Les femmes paroissoient en public le visage dévoilé. La passion éclatoit dans leurs yeux, toutes leurs attitudes annonçoient une certaine langueur qui sembloit s'étudier à peindre la profession infâme des prostituées de Paphos, de Cythere & d'Idalie. Des ministres fainéans & corrompus y étoient entourés de femmes hardies & intriguantes, toujours sûres d'obtenir pour prix de leur art & de leurs charmes, & pour aliment de leur cupidité les graces qu'on refusoit aux services & aux talens. Sequestré dans un château délicieux à la mollesse, également odieux à Thémis & à Mars, Leucophris y étoit toujours enseveli dans les fleurs, ou étendu sur les tapis. Fuyant l'éclat du jour, il attendoit que le soleil fût prêt à finir sa carriere, avant de se dérober aux bras du sommeil. Alors s'efforçant d'agiter ses paupieres il s'éveilloit à la vapeur des parfums qu'on répandoit autour de lui. Se traînant ensuite languissamment vers un miroir d'acier poli pour y consulter la fraîcheur de son tein, il y dirigeoit encore sa coëffure & faisoit arranger le plus artistement ses cheveux & ses sourcils blonds. Des discours interrompus, des mots prononcés en deux fois, rappelloient les plaisirs dont on s'étoit enyvré durant la nuit précédente: le goût des parures, l'art des officiers des festins, les graces & la légereté des courtisannes qui avoient dansé; telles étoient les conversations ordinaires de Leucophris & des courtisans. De-là il se rendoit à table sous un berceau de myrte & de roses, où toutes les aventures de Venus & de Cupidon étoient représentées par des statues lascivement animées. Tout autour regnoit un sopha de gazon & de violettes, théâtre d'une foule de chanteuses & des divers acteurs d'une musique molle & bacchique. Les jeux, les danses, les amusemens les plus frivoles, tous les mysteres de la dissolution effrénée succédoient à ce festin, ils servoient d'intervalle au second repas qu'on servoit à l'heure qui précédoit la premiere du jour.
Telle étoit la regle de vie du prince de Tenedos. Cependant les rênes de l'empire étoient abandonnées à des ministres également corrompus. Le soin de leurs plaisirs & d'en fournir de nouveaux au roi étoient leur unique affaire. Celles de l'état étoient assez bien à leur gré entre les mains de quelques subalternes.
Si du palais du roi on passoit au temple de Thémis, quelques sénateurs vénerables s'occupoient vainement à résister à la foule des magistrats sans religion, sans mœurs, sans savoir & sans décence. Au centre de la ville, les lieux publics regorgoient d'Ioniens poursuivis par l'ennui. Mauvais citoyens, lorsqu'ils se rassembloient; mauvais peres & mauvais maris, lorsqu'ils rentroient dans leur famille. Des portes de la ville une multitude de miserables regardoient en gémissant des campagnes qui les nourrissoient autrefois, mais qui ne servoient plus désormais qu'à la vanité meurtriere des riches. Ailleurs de vastes plaines incultes s'offroient à des bras vigoureux: le propriétaire ne pouvoit les employer: il s'étoit ruiné pour ses plaisirs; & ses terres restées incultes, ne pouvoient pas même fournir au tribut. Aussi les forêts étoient-elles remplies de brigands. Le séjour des villes également périlleux ne laissoit plus appercevoir de la bonne foi que les déhors trompeurs plus redoutables que le brigandage ouvert.
Tant de désordres à la fois annonçoient les révolutions les plus terribles: aux yeux des sages elles se préparoient tout naturellement. Leucophris, toujours enseveli dans la plus profonde mollesse, n'étoit pas capable de rien prévoir. Les interêts des ministres exigeoient qu'on n'arrachât point le bandeau dont étoient aveuglés les yeux du maître. Lui-même se jouant de la terre & du ciel, ne connoissoit que ses plaisirs pendant sa vie: après elle il n'en craignoit point d'autre. Mais le moment arrivoit où ce roi licentieux alloit ressentir qu'il y a des Dieux: ses crimes furent l'instrument de leur vengeance.
Un grand bruit se fit entendre du côté de la mer; les courtisans & les gardes abandonnoient le palais, le peuple accouroit de toutes parts, un tumulte affreux se répandoit dans les campagnes; moi-même presque allarmé, je suivis la foule, je perçai jusqu'au centre, j'apperçus Fila, belle-mere de Leucophris, princesse vertueuse, qui sembloit n'avoir rien perdu des charmes vifs & touchans de la jeunesse, quoiqu'elle touchât à son dixiéme lustre; mais dans ses yeux se peignoient à la fois le trouble, la honte & la fureur. Elle étoit de bout près d'un grand coffre de fer supporté sur quatre roues: elle fit faire silence, & ayant élevé sa voix: Peuple de Leucophris, dit-elle, soyez vous-même les juges d'un crime dont mes yeux ont été les témoins. Quel châtiment merite un audacieux qui a osé faire violence à sa belle-mere? Le peuple s'écria: Qu'il soit précipité vif dans la mer. Eh bien! répliqua la reine, qu'il soit fait ainsi. Tout-à-coup s'élançant la premiere sur le coffre de fer: vengeons les Dieux, ajouta-t-elle, vengeons la vertu outragée. Le peuple par son ordre précipite le coffre avec fureur dans le profond abîme de la mer. Au bruit de sa chute, on eût cru entendre les mugissemens d'une montagne d'eau lorsqu'elle se brise contre la pointe d'un rocher.
A ce bruit Fila se trouble de nouveau. Elle s'adresse au peuple: O citoyens! leur dit-elle, c'est moi que vous avez vengée; vous savez tout... abîmée de douleur après l'outrage de Leucophris, je m'étois écartée sur ce rivage, j'y donnois un libre cours à mes larmes; j'y repassois avec horreur les excès où se livre un cœur apprivoisé avec l'impudence brutale. Aussi-tôt à reparu à mes yeux le prince effrené: sa bouche me répetoit encore le langage d'une amour infâme. Indignée de ce dernier trait d'audace, j'ai sçû dissimuler mon ressentiment pour assurer ma vengeance. J'ai feint d'écouter sa passion, j'ai promis de le suivre dans le coffre de fer pour nous y derober ensemble aux yeux de ses sujets. Il y est accouru, j'ai volé, mais c'étoit pour l'arrêter sous les trois verronils pesans destinés à renfermer les bêtes abatues dans les plaines par les chasseurs. Dans le même moment j'ai fait semer l'allarme dans la ville, j'ai ordonné qu'on vous convoque ici. Je vous ai exposé le crime, vous avez prononcé la peine, elle est accomplie; j'ai dû ce châtiment à ma gloire: vous m'en devez un semblable à moi qui vous ai surpris pour vous rendre complices de la mort de votre maître. Puisse mon sang appaiser les Dieux audacieusement outragés tous les jours par la nation! Peuple de Leucophris, que tardez-vous à me rendre la seconde victime de vos iniquités. Frappez, donnez-moi la mort.
A la fin de ce discours, le peuple gardoit encore un silence profond. Chacun se regardoit de part & d'autre. Personne n'osoit parler le premier. Le plus grand calme regnoit au milieu de cette multitude. La surprise, l'horreur, l'indécision tenoient tout en suspens. Enfin quelques voix s'étant élevées ensemble prononcerent ces paroles: Non, non, ô Fila! vous ne mourrez point. Seule au milieu de la corruption & de la licence, vous avez conservé des vertus; seule vous avez eu pitié des malheurs des peuples, & vous êtes efforcée de les adoucir: seule aussi vous meritez la couronne. Regnez donc sur nous, ô Fila! regnez. Cette même acclamation courut à l'instant de bouche en bouche. Fila répot; Moi! regner! quoi? après tantorreurs! ah! ..... il n'est qu'une mort génereuse qui puisse réparer l'opprobre d'une tache déshonorante. En parlant ainsi, Fila tire le poignard de Leucophris qu'elle avoit tenu caché sous les plis de sa robe: elle l'enfonce dans son sein, & tombe expirante dans les bras de ses femmes qui chercherent envain à la secourir.
Après ces divers spectacles, nous nous empressâmes de fuir ces lieux horribles. Le tems approchoit où l'on célebre à Delphes les jeux Pythiens. Elmedor m'y ramenoit, & déjà laissant la mer derriere nous, nous remontions le Céphise, quand notre navire jetté sur cette côte y a résisté aux efforts des rameurs, y est devenu immobile. Mon gouverneur étonné, consulte son Dieu: Apollon répond qu'il faut qu'Elmedor se sépare de moi, qu'il me confie au destin sur ce rivage. Elmedor obéit, il m'abandonne dans cette forêt, il remonte dans son vaisseau qui a repris aussi-tôt sa course. Délaissé de mon ami, livré à la douleur profonde, j'implorois tristement les Nymphes des bois & des fleuves. Cependant le sommeil m'a surpris dans mon abattement: Morphée lui-même m'est apparu en songe. Le moment où il a disparu, a précédé celui où j'ai eu le bonheur, ô reine! d'accourir à la défense de votre personne sacrée.
ALa fin de ce récit Ociroé prit la parole: C'est donc vous, dit-elle, ô Periphas! qui vous offrez à moi comme un mortel délaissé. Hélas! je crois bien plutôt voir le divin Apollon veiller sur vos jours avec la même ardeur dont une mere tendre est remplie pour le fruit unique d'une amour passionnée. Quoi? tandis qu'il semble que Minerve elle-même ait quitté la droite de Jupiter pour venir répandre sur vous les trésors de sa sagesse, vous osez croire que le destin vous traite avec rigueur. Prince! je mets un plus haut prix aux faveurs des immortels. Les succès vous attendent dès que l'occasion d'acquerir de la gloire vous conduira dans sa carriere. L'entreprise la plus grande ne doit vous arrêter par aucun obstacle. Jugez vous-même quelle est aujourd'hui celle qui peut vous rendre plus illustre.
Ce discours îngénieux fit assez connoître à Periphas quelles vûes la reine avoit sur son service. Afin qu'il ne pût s'y méprendre, elle ajouta: Que ne puis-je trouver dans le seul ami qui me reste les qualités que je découvre en vous, ô Periphas! Attamar, il est vrai, m'est bien précieux par son zele & par sa fidélité; son art dans la guerre, l'experience qu'il a des armes, sa valeur en font sans doute un géneral accompli. Mais ce n'est point un capitaine, c'est un négociateur habile qu'il me faut aujourd'hui; & le caractere dur d'Attamar est tout-à-fait éloigné des moyens par lesquels on peut plaire dans une cour. Son humeur brusque, incompatible avec la souplesse qu'il auroit besoin d'emprunter, ne me rendent cet ami que trop inutile.
Pour interesser encore plus le cœur génereux de Periphas, Ociroé lui raconta les circonstances les plus touchantes de son désastre. Elle peignit Hyperion usurpateur de sa couronne avec les traits barbares qui caracterisoient son regne: Elle le représenta comme l'appui décidé du crime, & le fléau de la vertu. Plus elle s'appercevoit que son récit excitoit l'horreur & l'indignation de Periphas, plus elle s'efforçoit de rendre odieux le tyran de la Locrie, de le peindre impie, de le présenter comme un monstre abominable. Ensuite elle fit un détail plus particulier des révolutions horribles qu'il avoit excitées, des calamités encore plus affreuses qui alloient accabler les Locriens. Tout ce qu'une princesse habile peut mêler de séduisant dans un tel discours pour s'accommoder au caractere de celui qu'elle veut mettre dans ses interêts, pour faire sentir le prix dont seroit à un prince ambitieux l'amitié d'une reine qui lui devroit sa puissance, Ociroé le mit en usage, & tout l'art dont l'esprit & la délicatesse embellissent un objet engageant par lui-même fut employé auprès de Periphas. Ah! qui sait mieux que les grands poursuivis par l'infortune remuer les cœurs avec succès?
Aussi-tôt même empruntant le ton prophétique où l'avoit dressé Chiron le Centaure son pere, & livrée à une espece d'enthousiasme: Oui, s'écria-t-elle, je le vois ce jour fortuné; jour que les destins ont marqué pour ma gloire: il s'approche, il n'est pas éloigné; je vois le bras du jeune descendant du fondateur d'Athenes délivrer les Locriens du tyran qui les accable. Les astres dont le cours regle la fortune du monde se précipitent pour assurer ce grand évenement. Déjà leur accord désigne une double couronne suspendue sur nos deux têtes. Les planettes favorables fixent déjà le cercle d'où leurs influences bénignes répandront le bonheur le plus parfait. Hâtons-nous de mettre à profit ces jours précieux par les faveurs que le destin nous offre.
Cependant la valeur de Periphas, & l'aventure d'Ociroé occupoient les esprits à la cour & à la ville. Le roi lui-même, Phocus, ayant quelque peine à croire tout ce qu'on lui racontoit des circonstances de l'arrivée & du combat de Periphas, députa dès son lever un officier à la reine des Locriens pour la complimenter au nom de la famille royale, & le chargea sur-tout d'amener vers son trône le descendant de Cécrops.
Quel beau théâtre se prépare aux grands desseins du jeune prince! C'est toi persuasive Renommée qui le conduis au son de ta trompette bruyante! Tes cent bouches annoncent de concert les vertus de mon héros. Tu le montre à tous les yeux; tu préviens tous les cœurs. Porté sur tes aîles rapides, il parcourra bien-tôt une vaste carriere. Soutiens ton voi hardi, soutiens ton sublime langage.
Periphas se rend au palais avec l'officier qui doit l'introduire. Les cours qu'il traverse sont remplies de citoyens qui accourent à sa rencontre. Chacun veut être le premier a le voir. Tous se récrient avec joie sur son air noble, sur la candeur de son front, sur la bonté qui se peint dans son regard. A peine peut-il se faire jour à travers une foule de peuple, dont le mouvement semble imiter le flux & le reflux de l'immense océan. Il arrive enfin dans la chambre du roi. Phocus lui dit: Approchez jeune descendant du plus sage des législateurs! vous qui faites douter à mes peuples si vous n'êtes pas issu du sang des Dieux; racontez-moi vos succès. Dois-je croire tous les prodiges qu'on publie de vous à Elatée?
Grand roi! répondit Periphas, un triomphe à qui je dois l'honneur d'être admis à votre cour ne sauroit être désavoué. Mais un bonheur trop signalé peut-il faire la gloire d'un mortel qui n'a pu le devoir à lui-même. Mon bras, il est vrai, a immolé ou mis en fuite les facriléges aggresseurs d'Ociroé. En employant ce bras si foible, les Dieux ont assez marqué qu'ils étoient eux-mêmes les combattans & les vainqueurs. Par le signe le plus certain, ils vous annoncent, ô roi! quel interêt prend le ciel à la reine des Locriens.
Phocus répartit: Votre modestie, ô Periphas! l'honneur que vous rendez aux immortels relevent la haute idée que j'avois conçu de votre personne. Vous m'étiez précieux par votre naissance; vous me le devenez encore davantage par vos vertus. Allez avec le grand officier de ma couronne: qu'il vous décore d'un habit de pourpre; que l'introducteur des princes vous ramene ensuite en pompe vers mon trône. Alors, j'en jure sur ma parole royale, la premiere grace à laqu-elle vous voudrez prétendre vous sera accordée. A la face de ma cour, je veux prouver combien je distingue le merite, combien j'honore les amis des Dieux.
Periphas sortit avec le grand officier de la couronne: le roi retint avec lui ses deux ministres, Grantor & Cheron. Le département de la guerre & de l'interieur du royaume étoit confié à Grantor. Cheron avoit l'administration des affaires du dehors. Un génie vaste & profond, un esprit aimable & orné; des connoissances étendues, une politique consommée, une ame noble, habile à se posséder rendoient Grantor remarquable parmi tous les sujets de la Phocide. Magnifique sans ostentation, protecteur décidé du merite, ferme défenseur des droits divins, fier appui de l'autorité royale, seul contre les courtisans qui tous jaloux de ses qualités éminentes & de son crédit cabaloient sans relâche sa ruine: à ses pieds on voyoit se briser les brigues des plus puissans du royaume: il savoit à propos les élever & les abattre: ses conseils étoient dans toute occasion la regle des volontés de son maître. Tel un grand & antique chêne entouré d'arbrisseaux prompts à s'élever, fait jouer sur leur tête ses branches inferieures. Jaloux de conserver sa superiorité, il attire à lui le suc nourricier de ces foibles arbustes; il les couvre de son ombre; à peine leur laisse-t-il entrevoir les rayons du foleil, encore ces rayons ne percent-ils jusqu'à eux que par lui. Dans le tems calme on juge de sa force, & on l'admire, dès que le furieux Aquilon gronde, on est encore plus étonné de le voir à peine badiner légerement, tandis que toute la forêt est bouleversée par l'orage.
Quel contraste entre ce ministre & Cheron son collégue! essentiellement dissimulé, c'étoit à lui seul, à ses interêts, à son aggrandissement que celui-ci rapportoit ses projets, ses conseils, ses démarches. Attentif à protéger les sujets sur qui il s'attendoit de conserver un empire absolu, il les élevoit par le motif de commander lui-même. Jamais proposa-t-il à Phocus des gens capables de gouverner par leurs propres lumieres, de remplir avec distinction les postes qui leur auroient été confiés. Effrené dans toutes ses passions, la noire jalousie, la cupidité insatiable, l'arrogance extréme le dévoroient également, & pour les assouvir, il étoit toujours prêt de leur tout sacrifier; il n'avoit pas même craint de commettre l'autorité royale. Sous le prétexte apparent du bien de la république, ou des priviléges de la religion, il violoit impunément les droits de la société; les loix divines se tournoient dans ses mains au gré de ses désirs. Les torrens les plus impétueux & les plus vastes font un moindre ravage dans les plaines ensemencées que Cheron en a causé dans le sein de sa patrie. Un esprit adroit, l'art de flatter le prince, & quelque intime favori lui servoient seuls d'appui. Le fléau des peuples; il savoit cependant n'être point l'objet de leur haine, car affectant de mépriser les Dieux, il souffloit audacieusement le plus noir poison de l'impiéte; & le peuple toujours aussi brute dans ses désirs, qu'insensé dans ses jugemens adore le bras le plus cruel, lorsqu'il lui trace de route vers la dissolution du cœur & de l'esprit.
Tels étoient les deux ministres que consultoit Phocus sur le grade qu'il pourroit accorder à Periphas. Grantor confirma le roi dans ce dessein, il s'exprimoit d'un air satisfait sur les qualités du jeune prince. Il proposoit les divers postes dont on pourroit disposer en sa faveur. Les hommes supérieurs, disoit-il, sont de tous les pays. Heureux le prince qui sait se les attacher! heureux l'état dont l'étranger avec du merite & de grands talens peut compter de faire sa patrie. Un tel état est toujours sûr d'attirer à lui les ressources les plus précieuses des autres empires.
Cheron interrompit ce discours. Le plaisir qu'il trouvoit à contredire Grantor lui fournissoit toujours des moyens subtils. Quelle maxime, dit-il, veut introduire Grantor? en ignore-il le danger? que fera-t-il en accordant aux étrangers les premiers postes dans ce royaume? Hélas! il soufflera le cruel poison de l'envie dans le cœur des sujets. Quelque habile que soit l'étranger qu'on élevera en grades, ses projets les plus sages échoueront presque toujours, parce que toujours la ligue des grands de la nation se réunira pour le perdre. Les places que ceux-ci se fussent efforcés d'obtenir par le merite, ils ne les rechercheront plus que par la brigue & par la cabale. D'un état paisible, rempli d'émulation & d'honneur, on fera un pays discordant, plein de factions, une école de traîtres. A peine dans quelques années aurons-nous des hommes médiocres, tant le dégoût aura affoibli les vertus, tant il aura anéanti le travail. Ne diroit-on pas que la Phocide manque de lumieres & de sciences? eh! c'est sur ses mœurs & sur ses lettres que vient se former la jeunesse étrangere. Quel pays est plus propre à fournir des hommes superieurs dans tous les genres? n'y eût-il chez eux que la passion de plaire à notre grand monarque, l'espoir enchanteur d'en être connu, n'en est-ce pas assez pour voir naître dans chaque canton de cet empire, l'heroïsme, les vertus & les sciences?
Phocus écouta ces deux ministres avec la même tranquillité. Personne dans ses états ne possédoit mieux que lui le grand art d'être impénétrable. Autant le goût de la justice & la bonté naturelle caracterisoient son ame, autant son esprit avoit-il de justesse & d'activité. Il avoit de l'amitié pour Cheron, mais il étoit en garde contre la subtilité de son génie vif, contre son caractere entier. Il craignoit encore ses conseils, parce que jamais ce ministre ne l'entretenoit d'affaires sans en adoucir les inconvéniens, sans assaisonner son langage d'une adroite flatterie. Grantor au contraire l'emportoit sur son collégue dans le cœur du roi, parce qu'il étoit moins vif, mais plus profond; moins flatteur, mais plus respectueux. Phocus regardoit aussi ce ministre comme étant plus son ami, car si celui-ci exposoit les choses, c'étoit toujours simplement; s'il donnoit un conseil, c'étoit avec modestie; s'il racontoit un évenement fâcheux, il n'en déguisoit point les circonstances; s'il dictoit un arrêt, la texture en étoit noble, grande, relative aux loix fondamentales, mais jamais dure, n'annonçant jamais rien du despotisme. Le roi tourna la tête vers Grantor après le discours de Cheron, il le regarda, & ne parla point.
Le bruit des instrumens ayant annoncé le retour de Periphas, Phocus marcha vers la salle des cerémonies. Elle étoit construite en forme ovale, selon l'usage adopté par les Phocéens dans leurs bâtimens. Son étendue n'égaloit point celle des temples fameux; par ses décorations, elle les imitoit en magnificence. Au milieu du plafond peint d'un doux azur, étoient apperçues la figure, les couleurs éblouissantes, l'or du soleil relevé par les ombres tremblantes qui l'entourent. C'étoit la représentation naturelle de la voûte Étherée. En face de vingt croisées de front taillées en ordre Corinthien, le séjour des muses étoit dépeint avec tous ses charmes; & le fleuve Permesse qui y prend sa source sembloit ondoyer par l'art du pinceau qui l'avoit tracé. Les neuf déesses elles-mêmes y paroissoient avec les attributs des dons qu'elles reçurent de Jupiter leur pere. Au fond de cette salle le trône du roi s'élevoit sur neuf gradins destinés à placer les seigneurs de la cour. A la droite du trône étoit gravé Deucalion premier roi de Phocide. Son image n'avoit d'ornemens & d'attributs, que ceux de Thémis elle-même. On voyoit à la gauche du trône des vaisseaux longs armés en course, des batteaux de pêcheurs, un concours de marchands. Cette gravure mettoit sous les yeux des Phocéens les diverses occupations auxquelles ils étoient destinés par les loix. Sur les frises étoient retracées les horreurs du déluge, Jupiter du haut de l'Olympe maudissant la terre & ses habitans, enflâmant l'horison, lançant le foudre, appellant Eole pour seconder son courroux, & les vents déchaînés bouleversants l'univers. D'un autre côté c'étoit Neptune irritant la fureur des vagues, soulevant les flots par son trident, confondant les élemens; ensuite Deucalion & Pirrha qui merveilleusement conservés en récompense de leur justice, appaisoient les Dieux, & repeuploient encore plus merveilleusement la terre.
Periphas parut au milieu de l'appareil d'une entrée triomphante. Sous son habit de pourpre ses traits semblolent emprunter un nouvel éclat. Apollon avoit répandu sur son visage quelques traits de sa divinité. Une impression vive gravoit dans tous les cœurs, qu'il étoit né pour des honneurs encore plus éclatans que ceux qu'on lui rendoit. On crut le voir pour la premiere fois. Tel l'incomparable Hercule après avoir merité d'être admis dans le cercle des Dieux, leur parut dans la cerémonie de ses nôces avec la jeune Hébé rayonnant d'une nouvelle gloire, & réunissant l'image majestueuse des vertus, avec les charmes touchans des graces les plus nobles.
Le roi porta la paroleà Periphas: Les honneurs, dit-il, que je vous accorde sont les mêmes que je fais rendre aux princes de mon sang. Pour vous combler de nouvelles graces, j'attends que votre choix s'annonce. A quoi prétendez-vous dans mon empire? demandez-le en liberté.
Periphas répondit: O Phocus! redevable du rang que j'obtiens dans vos états à une génerosité toute royale, peut-être en partie à votre estime pour le sang qui coule dans mes veines, est-ce à moi de prétendre? me reste-t-il de choix à faire, tandis que tout m'impose d'obéir aveuglément? & quel autre dessein peut former mon cœur, que celui de meriter la bienveillance qui prévient mes services? mais s'il est vrai que fournir à une ame veritablement grande l'occasion de signaler ses vertus & sa gloite, c'est lui prouver assez l'étendue d'un zele vif, du respect le plus profond, daignez entendre, ô roi! ce que j'oserai vous proposer: en l'écoutant, prenez votre sagesse pour conseil; que votre justice décide: Quels spectacles touchants n'avez-vous pas sous vos yeux? une reine détrônée, une reine vertueuse, une reine suppliante, Ociroé aux pieds de votre trône: à vos portes un vil usurpateur, un tyran, un barbare, un sacrilége audacieux, Hyperion armant des assassins contre sa reine jusques sous les murs de votre palais, violant ainsi un asyle sacré par votre protection & votre autorité: O roi! en vous rappellant ces objets, vous démêlez assez à quelle grace j'aspire; je n'ai point à vous représenter ce qu'exige votre gloire.
Ces objets, répondit le roi, auroient déjà touché mon ame, si des motifs encore plus forts, n'arrêtoient le cours de mes bienfaits. C'est assez que j'aie donné un asyle à la reine des Locriens. Durant les jours de son regne, elle m'avoit peu disposé à la servir. Sa fierté envers mes ambassadeurs, le refus obstiné d'un tribut que j'avois droit de lever sur ses états, me sont présens encore: & si je n'ai point alors porté le fer dans le sein de son royaume, c'est que j'ai voulu prouver jusqu'à quel point j'étois clément & pacifique; combien m'étoit précieux le sang de mes sujets. Les Dieux m'ont vengé. La reine des Locriens dans ses malheurs a éprouvé de nouveaux traits de ma clémence: je n'en ai point d'autres à ajouter. O Periphas! ne cherchez point à dissimuler les torts d'Ociroé. Vouloir excuser l'injure faite à un roi, c'est prendre soin de la graver plus profondément dans sa mémoire.
Pourquoi, répartit Periphas, pourquoi voudrois-je les excuser ces torts? la Grece entiere les connoît. Mais est-il bien tems, grand roi! que votre ame se livre aux transports du ressentiment? parmi tant de malheurs, après la satisfaction que vous font tous les jours pour Ociroé l'état de son anéantissement, l'espoir qui lui reste de vos bontés; au milieu de la vengeance éclatante que les Dieux ont exercé; le souvenir de l'offense ne doit-il pas pour jamais s'éloigner de votre esprit? Hélas! est-on magnanime quand on sert ses amis, ses créatures, ou des gens utiles? non, sans doute: c'est un devoir qu'on remplit envers les premiers, c'est soi-même qu'on recherche dans les autres. Etendre ses bienfaits jusques sur l'ingrat qu'on mésestime: à de pareils traits la magnanimité s'annonce. Ce n'est pas qu'à ces traits je prétende reconnoître la reine des Locriens. Un ambassadeur trop vain me paroît être bien plus réellement l'auteur des discussions qui vous ont aigri. Ah! si vous essayiez aujourd'hui sur votre ame un glorieux effort; ou plutôt si cette ame née dans les vertus, formée par la sagesse s'abandonne aux mouvemens naturels de sa grandeur; bientôt les Locriens délivrés d'un tyran, recevront des loix de la reine qui doit les gouverner: Cet usurpateur saura qu'on ne viole pas impunément un asyle accordé par le roi de Phocide: Vos peuples ne verront plus dans leur voisinage le tyran qui pour eux est l'objet d'une horreur constante: les sujets de vos frontieres n'appréhenderont plus d'être exposés à l'incursion d'un brigand, & de se trouver alors dans la cruelle alternative de perdre les biens & la vie, ou de devenir infidéles & parjures: les offenses d'Ociroé se présenteront à elle dans toute leur étendue: dans son cœur naîtront des regrets cuisans bien plus glorieux pour vous que l'éclat d'une réparation forcée: les choses rentreront dans leur ordre: l'étranger vous devra la paix interieure, votre peuple sa sûreté, une reine infortunée le recouvrement de sa couronne & de sa gloire. Voyez que de biens à la fois produiroit l'oubli d'une injure. Quel sujet d'admiration offrirez-vous à l'univers entier? quel exemple à tous les rois du monde? quel spectacle pour les Dieux?
Ce qu'opere un baume doux & spécifique sur une playe enflâmée, le discours de Periphas l'opera sur le cœur du roi. D'abord Phocus n'avoit pu dissimuler son mécontentement; ses yeux même avoient semblé se couvrir de nuages, & se derober sous des sourcils froncés. Mais insensiblement la serenité reparut, il écouta avec complaisance, son ame fut ébranlée, l'affection & la bonté se peignirent sur son front. Tels les sons de la lyre d'Orphée suspendoient le cours des fleuves rapides, l'haleine des vents impétueux, & les doux accens partoient sans cesse de son instrument divin. Par un art aussi puissant Phocus étant vaincu, répondit au jeune prince:
Mon amitié pour vous, ô Periphas! me détermine. J'aimois la vertu; vous me la faites aimer encore davantage. Jouissez vous-même du piaisir d'annoncer le bienfait dont vous êtes l'auteur. Allez assurer la reine des Locriens que vous m'avez rendu l'ennemi de l'usurpateur de sa couronne.
Periphas vola vers Ociroé: il l'instruisit de ses succès. Heureuse situation! l'est-elle plus pour la reine? l'est-elle plus pour le prince? si la joye d'Ociroé est entiere, le plaisir de Periphas est bien plus délicat; jouir d'un bienfait, qui de l'anéantissement mene au plus haut degré de la gloire, c'est une satisfaction bien grande. Etre l'auteur de ce bienfait, quand on épargne sur-tout à celui qui aspire, les soins penibles de prier, c'est un bonheur incomparable. La douceur n'en peut être parfaitement sensible qu'aux ames où regne une égale grandeur.
Ces divers sentimens occupoient la reine & Periphas; l'un & l'autre s'empressoient à l'envi d'en exprimer le langage. Ils se consulterent ensuite sur tout ce qu'exigeoit de leur sagesse l'objet de leur entreprise. On disposa les articles les plus propres à faire goûter le traité que la reine des Locriens avoit à conclurre avec Phocus. Alors appellée à la cour par les devoirs les plus sacrés, elle fut les remplir auprès du roi.
PHocus ayant reçu d'Ociroé des marques de reconnoissance fit assembler son conseil pour déliberer sur un traité
avec la reine. Periphas y fut admis en qualité de ministre d'Ociroé. D'abord il proposoit tout simplement une mutuelle alliance. Phocus &
Grantor l'acceptoient sans difficulté. Tous les autres membres du conseil se plurent à forger des monstres pour éloigner ce dessein; les avis
les plus opposés s'élevoient de toutes parts. Les uns disoient que la brigue qui avoit détrôné Ociroé étoit secrettement appuyée de quelques
princes voisins plusieurs fois offensés par les hauteurs de cette reine; ils prétendoient qu'en se chargeant de soutenir ses droits, on alloit
s'attirer sur les bras chacun des princes mécontens. D'autres affectoient de croire que la reine des Locriens ayant d'abord été reçue fierement
dans la Phocide, auroit plus à cœur de venger les mépris de ses prieres, que de reconnoître les services qu'on lui auroit rendu: & pour
appuyer leur opinion ils insistoient sur l'audace avec laqu-elle cette reine avoit refusé le tribut dû à la Phocide. Cheron fortifiant ces
divers avis par de nouveaux raifonnemens, fit ensuite un pompeux discours sur la politique des princes de la Grece. Il en concluoit adroitement
qu'il falloit bien se garder d'entreprendre une guerre ouverte, mais que le roi pour remplir la parole qu'il avoit engagée à Periphas pourroit
user de voyes de négociation envers les princes mécontens de la reine, & que s'il arrivoit qu'on les déterminât à armer contre Hyperion, la
Phocide se joindroit aussi comme auxiliaire.
Grantor écoutoit tout avec attention: perçant au travers du voile de la dissimulation des uns, démêlant la futalité du raisonnement des autres, il les combattit ouvertement, réfuta sur-tout comme injurieux à tous les princes grecs le soupçon de leur ligue avec Hyperion. Il représenta au roi qu'il avoit non-seulement à se rappeller sa parole en faveur d'Ociroé; mais qu'il y alloit de sa gloire de châtier l'attentat d'Hyperion, puisque le dernier crime commis dans la Phocide par les ordres du tyran, étoit un outrage sanglant contre le prince qui la gouvernoit, imposoit à la nation entiere le devoit de réprimer avec éclat une telle audace. Il ajouta que pour assurer au roi l'indemnité de la guerre qu'il auroit soutenu, & celle du tribut qui depuis quelques années n'avoit point été perçu; les troupes Phocéennes garderoient la Locrie, jusqu'à ce que la reine eût satisfait à ces divers objets, & qu'alors elle ratifieroit aussi avec les principaux de sa nation la promesse d'être à l'avenir fidelle au tribut. Il finit en disant que Periphas seroit établi gouverneur géneral de la Locrie, qu'en cette qualité il seroit garant du traité; qu'à la mort de la reine, trop avancée en âge pour laisser des enfans, il passeroit du gouvernement géneral au trône, & que ces dernieres conditions seroient également ratifiées en leur tems par Ociroé, & par sa nation avant qu'on retirât les troupes Phocéennes qui auroient reconquis la Locrie à sa reine. Grantor prononça ce discours avec tant de force, l'appuya sur des motifs si solides, que tous les conseillers céderent à son avis, tous rentrerent dans le silence. Tel l'impétueux Borée, dès que son antre est entr'ouvert par son Dieu, se répand de toutes parts, met en fuite les nuages rassemblés par le vent mal-sain du midi, rend au ciel la serenité, dissipe de la terre les vapeurs pestilencielles qu'elle a produit, donne aux mortels la santé, la vigueur & la joye.
Sur l'avis de Grantor, Phocus n'hésita point. C'est ce dernier conseil, dit-il, à Periphas qui doit être la regle du traité. J'avois dans cette occasion trois objets à concilier, la dignité de ma couronne, les interêts de mon empire, votre propre gloire. Tous les trois sont remplis par le dernier plan qu'on me propose. Je suis prêt d'y souscrire.
O roi! répondit Periphas, les honneurs dont vous me comblés, l'avantage de négocier une entreprise aussi grande, l'esperance d'aller avec vos troupes partager des lauriers: voilà de quoi suffire assez à ma gloire. Souffrez donc que je refuse le gouvernement de la Locrie, que je craigne encore davantage d'imposer à Ociroé la loi fiere de me reconnoître dès à présent pour heritier de sa couronne. A ces conditions j'aurois agi bien plus pour moi, que pour elle, je deviendrois le tyran de la reine, j'aurois trahi la qualité de son ministre, & encore plus celle de son ami. Des conditions plus dignes de vous & de la reine semblent se présenter à moi. Donnez une armée à Ociroé, & les subsides nécessaires. Que cette armée chasse Hyperion & les chefs de sa ligue, ou qu'elle les extermine. Qu'elle conduise Ociroé dans sa capitale, la rétablisse sur son trône; la fasse reconnoître de nouveau à sa nation. Alors dégegez la Locrie du tribut que vous avez dû percevoir, & que vous pourriez encore lever. N'exigez point que la reine restitue les dépenses que vous aurez faites. Cette condition quoique très-juste lui seroit trop penible après les malheurs qu'elle a essuyés. Pour prix de tant de graces Ociroé déclarera qu'à sa mort elle prétend que sa couronne soit réunie avec celle de la Phocide, que ses sujets deviennent les vôtres, que toute l'étendue de son empire vous appartienne. Nous ferons ratifier le traité par les principaux de la nation. Pour certitude de leur foi on vous donnera des otages qualifiés, on consentira qu'il y ait garnison Phocéenne dans la ville de Locrie qui confine à votre royaume. Ensuite vous rappellerez votre armée, & vous souffrirez que la reine des Locriens gouverne elle-même ses peuples. C'est ainsi, ajouta Periphas, qu'en donnant au bienfait la plus vaste étendue, vous en redoublerez le prix par la grandeur que vous mettrez dans la maniere de le rendre.
Tels furent les articles dont on convint au conseil. Periphas fut en rendre compte à Ociroé, la ramena au palais du roi qui la conduisit vers l'autel d'Apollon pour y jurer ensemble l'alliance inviolable qui devoit désormais regner entr'eux.
Déjà le facrificateur avoit attaché sur l'autel une genisse blanche dont les cornes dorées étoient embellies d'une couronne de fleurs. Bien-tôt le glaive sacré fit ruisseler le sang de la victime dans un bassin précieux; du premier coup elle s'agite, & mugissant horriblement on la voit s'irriter contre le bras du sacrificateur. Mais sa tête languissante s'affoiblit & se panche: elle perd le mouvement & la vie.
Cependant Phocus & la reine avoient juré d'être fideles à leur traité: ils en avoient pris à témoin le divin Apollon, Saturne le pere des Dieux, & toutes les divinités infernales. Les plus terribles imprécations avoient été prononcées contre celui d'entr'eux ou de leurs sujets qui violeroit cette étroite alliance. Ils attendoient l'oracle du sacrificateur occupé à consulter l'avenir sur les entrailles fumantes de la victime. Tout-à-coup un bruit sourd se fit entendre, tel que celui des vagues de la mer lorsqu'un vent léger trouble son calme: insensiblement le bruit augmente, de grands éclats retentissent. La voûte en est ébranlée: une colomne de feu se précipite sur l'autel. Le sacrificateur lui-même est resplendissant de lumiere: il se sent transporté à quelques coudées au-dessus de l'autel: de-là sa voix se fait entendre: Quelle gloire! s'écria-t-il, quelle grandeur! ô Periphas! sous quel astre as-tu vu le jour? ce n'est que sous tes coups qu'Hyperion doit tomber........ Heureux les sujets sur qui regnera le descendant de Cécrops. Mais... quoi? Jupiter lui-même sera jaloux de..... Ah! ne revelons pas ce mystere..... Que prévois-je encore? Periphas honoré de l'immortalité! Periphas le compagnon inséparable du pere des Dieux!
Le sacrificateur prononça cet oracle, & il retomba sur les marches de l'autel, où il fit consumer la victime dans le feu. Ayant ensuite rempli la coupe d'or d'un vin exquis, il en fit les aspersions, tandis que les assistans chanterent des hymnes en l'honneur d'Apollon.
La cerémonie terminée, le roi congédia sa cour, pour concerter le premier plan des expéditions militaires. Il appella seulement à lui la reine des Locriens, Periphas, Grantor, Attamar, & le vaillant Iphicus le plus fameux capitaine des Phocéens. Dans ce conseil il fut décidé qu'on rassembleroit les troupes à quelques stades d'Elatée; qu'on donneroit avis aux princes grecs de la cause pour laqu-elle on arrnoit; qu'on inviteroit la fleur de leur jeunesse à venir servir dans cette guerre. Le roi se réserva le commandement géneral de l'armée. Sous lui devoit commander Iphicus. Le corps de troupes destiné à suivre la reine fut mis sous les ordres d'Attamar. Periphas proposa de former un corps de volontaires, & d'en avoir le commandement. Le roi charmé d'y consentir, répondit encore que c'étoit sur ce corps qu'il comptoit pour les coups les plus hardis. Le conseil se sépara, & la déliberation en fut rendue publique.
Aussi-tôt accourut vers Periphas la jeune noblesse d'Elatée; celle des autres villes de la Phocide ne fut pas moins empressée de former le corps d'élite. Leurs pavillons les premiers parurent dans la campagne. Tous les jours, s'y joignoient les bataillons Phocéens destinés à completter l'arméeDans peu de tems fut élevée une vaste ville, brillante par les trophées d'armes, de toutes parts hérissée d'arcs, de lances, de boucliers, de piques & d'épées, où la lumiere du soleil venant se refléchir, répandoit un plus beau jour, & un éclat plus éblouissant. Bellone charmée de cet appareil parcouroit les airs sur son char teint de sang. Le son de sa trompette soufflant l'ardeur des combats ravissoit les princes grecs au calme de leur cour. C'est le brave Achille qu'elle amene de Thrace où regnoit Pélée son pere. Il est encore tout jeune, & sous la conduite de Chiron son gouverneur; mais déjà l'amour de la gloire embrâse son ame. Thétis sa mere veut l'arrêter dans sa course: ô mon fils! lui dit-elle, toi que j'ai conçu avec tant de tendresse; toi dont la naissance a réjoui l'Olympe, les divinités de la terre, celles des enfers & des eaux; hélas! quelle carriere vas-tu entreprendre? combien voudrois-je t'inspirer d'horreur pour les guerres. A la verité, le destin t'y promet des lauriers merveilleux, & une gloire immortelle; mais au milieu de tes plus belles campagnes, la cruelle mort te moissonnera dans la fleur même de ton âge. Fuis donc les combats: loin d'eux le ciel t'offre des ans longs, paisibles & fortunés. Mon fils! mon cher fils! si la durée de tes ans ne te semble pas personnellement un motif assez fort pour m'obéir; songe du moins à les conserver pour le bonheur de la déesse à qui tu dois la vie.
Thétis parloit encore, & déjà Achille avoit ceint son épée. Les principes de Chiron l'emportoient dans son cœur sur la tendresse filiale. Le soin qu'avoit pris ce gouverneur de le nourrir de la moële des Lions, des Tygres & des Ours avoit fait passer dans son sang trop d'ardeur & de feu, pour que rien pût rallentir son grand courage. Il répondit à Thétis: Une vie longue sans honneur & sans gloire, entraîne trop de honte & d'ennui. C'est un poids accablant: mortel par ma nature; en songeant à prolonger mes jours je jouirois d'un trop foible avantage: un tombeau muet m'enseveliroit enfin dans l'oubli. Mais lorsqu'affrontant les hazards, j'aurai signalé mon printems: quand, digne fils d'une déesse, j'aurai sçu me couvrir de gloire, je défierai la mort & le tombeau: que pourront-ils contre l'immortalité de ma mémoire? Je parts donc, ô ma mere! trop heureux que la premiere action remarquable de ma vie soit un trait de reconnoissance envers mon gouverneur. Pour la signaler par les preuves les plus touchantes, je vole à la défense de la reine sa fille.
En parlant ainsi, il s'arrache des bras de sa mere, & se rend au camp des Phocéens. Chiron y conduisoit encore le redoutable fils de Jupiter & d'Alcmene, le jeune Hercule qui étoit aussi son disciple; qui intrépide dès le berceau, avoit sçu triompher de la colere de la reine des Dieux. L'arrivée de ces deux princes répandit une nouvelle joye dans le camp. Ociroé elle-même y fut aussi sensible qu'au plaisir de revoir son pere. Chalcodoon les suivit de près; aussi brave que le Dieu de la guerre dont il se vantoit d'être issu, il amenoit de Corinthe une jeunesse brillante & courageuse. La troupe des Béotiens qui vint se joindre ne cédoit point à cette derniere. Ils avoient à leur tête Medus fils de leur roi. Aristhous fils d'Apollon & de la nymphe Mélanire arriva d'Athenes. Inspiré par le Dieu son pere, il avoit engagé les plus illustres sénateurs à lui confier leurs enfans, pour leur faire partager la gloire de l'expédition projettée en Phocide.
Les Atheniens parvenus au camp avancent en bon ordre à la tente de Periphas. Aristhous précéde: il porte dans sa main un bouclier divin. Les beaux faits du sage Cécrops y ont été gravés par le plus habile artiste du mont enflâmé de Sicile. Le chef Athenien aborde Periphas, & lui offrant le bouclier merveilleux: recevez, lui dit-il, le présent le plus digne de vous. Au bruit de votre nom, nous sommes accourus à cette armée. C'est à vous nous le savons, qu'est dû le projet de l'entreprise glorieuse qui doit rétablir sur son trône la reine de Locrie. Quel plaisir pour des Atheniens de voir le descendant de leur législateur, déjà couronné de tant de gloire, déjà si ressemblant à son auguste ancêtre! Jugez-en de ce plaisir par la troupe qui s'empresse de venir combattre avec vous. Elle est l'élite de la noblesse Athenienne. C'est à moi fils d'Apollon que le commandement en est confié. Tous également jaloux de vous servir, nous ne désirons que de concourir à vos triomphes, de pouvoir les premiers couronner votre tête de lauriers immortels.
O fils d'Apollon! répondit Periphas, braves & illustres Atheniens! ce sont des conseils & des exemples que j'espere de vous. Allez dresser vos pavillons auprès de ma tente. Tandis que vous prendrez le repos dont vous avez besoin, je m'occuperai du bonheur de vous posséder dans cette armée, je livrerai mon ame à la joye dont la pénétre le don précieux que vous me faites.
Aussi-tôt Periphas donna ses ordres pour faire distribuer des rafraîchissemens aux Atheniens, & il rentra dans sa tente où il contempla à loisir le bouclier que déjà il avoit baisé vingt fois avec transport. Au haut de ce bouclier, Minerve s'offre à lui entourée de rayons de lumiere, & de sagesse. Un peu au-dessous paroît Cécrops resplendissant de l'éclat de Minerve, & foulant à ses pieds l'enfant & les nymphes de Chypre. Il s'appuye sur une corne d'abondance d'où le lait & le miel semblent découler, & former mille ruisseaux pour enrichir les campagnes. A la droite de Cécrops est Thémis: sous ses yeux sont les loix qu'il apporte d'Egypte sa patrie. Au tour de lui se rassemblent les farouches habitans des bourgs de l'Attique. Il les instruit, il les unit, il les police: ses regards ne se portent point sur ses enfans avec plus de prédilection que sur ses sujets: cette prédilection n'a pour objet que ceux sur qui se détache quelque rayon de Minerve. Aux traits de son visage la justice & l'humanité s'annoncent. On croit voir sortir de sa bouche la parole persuasive: les mouvemens qui s'expriment sur ses sujets attentifs se rendent remarquables. Mars paroît à demi au bas de ce bouclier. Il offre sa lance & son épée, son ardeur brille sur son front; ses yeux étincellans se fixent sur Minerve: mais il attend les ordres de cette déesse pour s'élever davantage, & il n'ose se précipiter avant qu'elle l'appelle. Avec autant d'art Cerès est gravée sur l'autte côté du bouclier. On la voit arriver dans l'Attique, errant çà & là pour chercher Proserpine sa fille qu'elle ne trouve point sur la terre. Dans ce voyage, touchée de pitié pour la disette des Atheniens, elle les appelle à sa suite, les conduit à Eleusis. Là elle entr'ouvre la terre avec le tranchant de la charrue: elle y répand une semence jusqu'alors inconnue à ce peuple: cette semence germe: elle se forme en épics; ils s'élevent; ils s'épaississent; ils se dorent. Audedans est renfermée une substance nourrissante qui fortifie ce peuple affamé. Les Atheniens reprennent vigueur. Ils semblent rajeunir, leur tein se couvre d'un incarnat frais & coloré. Toutes ces gravures sont parlantes & comme animées; à chaque portrait l'ouvrage divin se fait remarquer. Plus Periphas le considere, plus il l'admire. Transporté enfin du mouvement de joye le plus vif: heureux les bons rois! s'écria-t-il, heureux les princes qui ne regnent que pour le bien des peuples, & qui savent l'assurer par leurs travaux assidus, & leur vigilance continuelle: tels que les Dieux ils ne meurent point: leur mémoire transmise de siécle en siécle, pénétre tous les cœurs de la même véneration qu'on rend aux immortels. Plein de ces réflexions, Periphas se livra avec une nouvelle attention aux travaux du conseil, aux exercices militaires, aux divers soins de l'armée. Tantôt parcourant les arcenaux & les magasins, il en faisoit une revue exacte, conservoit une note de tous les détails, veilloit à la distribution avec la plus sévere exactitude. Tantôt au milieu du camp il s'informoit des besoins des soldats, & s'efforçoit d'y pourvoir; ou bien il encourageoit les nouveaux par les discours les plus séduisans, & il faisoit raconter aux anciens l'histoire de leurs campagnes, la conduite de leurs capitaines, le succès de leurs batailles. Auprès des officiers, rempli d'égards, de douceur, de retenue, & de dignité, il savoit s'assurer leur amour & leur respect: tout sembloit être soumis à ses ordres; de toutes parts, il étoit l'objet de l'attention & de la confiance. La Phocide entiere publioit ses louanges: chacun désiroit de voir l'armée en mouvement. On ne parloit que de guerre, que de succès, que de victoires prochaines. Periphas lui-même joignant à l'ardeur d'une ame guerriere, l'espoir de s'approcher de la couronne d'Athenes, brûloit d'impatience, accéleroit tous les préparatifs. La reine au milieu de la plus grande sécurité ressentoit déjà quelque chose du plaisir dont elle comptoit jouir, en immolant à sa vengeance l'usurpateur de sa couronne. Déjà elle méditoit la réforme qu'elle auroit à faire dans ses états. Il lui sembloit toucher son trône avec la main, & qu'un seul pas lui restoit à faire pour y remonter avec la plus grande gloire. Tous les projets enfantés par ces idées rouloient dans son imagination agréablement charmée. Tel un homme égaré dans des précipices au milieu des plus épaisses ténébres, lorsque les nues se séparent, & qu'une étoile brillante répand quelque clarté sur la terre; cet homme alors respire, il espere, sa frayeur se dissipe, l'horreur du désespoir s'éloigne de son ame, la confiance y renaît, il goûte d'avance la satisfaction d'arriver à son gîte. Tel encore un esprit que le sommeil abuse par des songes délicieux, croit voir, entendre, goûter tout ce qui l'enchante, il nage dans la joye, il jouit d'un vain bonheur.
L'armée étoit complette. Avant de la faire marcher à l'ennemi, on attendoit le retour des espions envoyés en Locrie. Ils ne tarderent pas d'arriver. On les interrogea ensemble, & séparement. On leur fit les questions les plus contraires les unes aux autres. On les écartoit sur des sujets indifferens. On les ramenoit ensuite aux premiers. Aucun d'eux ne tergiversa dans ses réponses. Elles étoient les mêmes de la part de chacun. Ils persisterent également dans leurs rapports. D'une voix unanime ils rapportoient qu'à la nouvelle de l'armement de la Phocide, on avoit remarqué en Locrie une fermentation dans tous les esprits. Les uns appréhendant le retour d'une reine irritée alloient offrir leurs services au tyran, ne lui demandoient d'autres récompenses que des traitemens plus doux pour l'avenir. D'autres s'assembloient secrettement, & concertoient à l'approche de l'armée Phocéenne, les moyens de lui livrer les principales forteresses. D'un autre côté c'étoit un parti formidable, qui déterminé à détruire la monarchie, avoit conspiré contre la vie d'Hyperion, pour s'emparer ensuite du gouvernement, & en changer tout-à-fait la forme. Ailleurs c'étoit des gens timides, qui craignans même de se confier les uns aux autres ne vouloient prendre aucun parti, bien décidés à se soumettre ensuite au plus fort sans avoir aucun reproche à essuyer de quelque maniere que tournât la guerre. Mais Hyperion découvrant la trame qui s'ourdissoit contre lui, se fit assurer de tous les chefs à la même heure, leur fit aussi-tôt donner la mort sous ses yeux; & leurs têtes portées en spectacle au haut des piques, Hyperion se montra au peuple en même tems, sous un front ménaçant & terrible. Un heraut le précédoit, s'écriant dans chaque carrefour: Voilà la tête des sacriléges qui ont conspiré contre leur roi: Ce châtiment, & d'autres plus horribles attendent les sujets infideles au grand Hyperion: Leur attachement & leurs services seront comblés de récompenses signalées. Dès que le heraut avoit parlé on distribuoit au peuple des sommes d'argent. On promettoit de la part d'Hyperion, & sur sa parole royale, que la paye des soldats seroit doublée; qu'on leur abandonneroit le butin qu'ils pourroient faire sur l'ennemi; qu'après la guerre on assureroit la fortune des femmes & des enfans de ceux qui seroient restés sur le champ de bataille.
Ce coup de vigueur de la part d'Hyperion, & sa manœuvre eurent tout le succès qu'il s'en étoit promis. Les bataillons Locriens furent recrutés sans peine. La crainte des supplices contient les citoyens. On se prépare à soutenir la guerre. Hyperion se dérobe au moindre repos, il visite les postes, il revoit son armée, il est à tout, il se montre dans tous les lieux. Nuit & jour il veille pour n'être surpris nulle part, pour disposer tout dans le meilleur ordre. A ses côtés marchent sans cesse plusieurs Géans terribles dévoués à ses ordres: ce sont les deux freres, Alcion & Porphirion, tous les deux la terreur de la Thrace d'où Mars seul a pu les chasser: c'est Arctophilax l'Arcadien vainqueur des Lions en combat singulier: c'est Antée fils de Neptune & de la terre, qui brûle de remplir le vœu fait à son pere de lui bâtir un temple avec des crânes d'homme. A ces Géans sont associés Egon & Egias: Egon ce fameux Atlete qui pour faire un présent à Amarilis qu'il aimoit, a traîné par les pieds un taureau furieux jusqu'au haut de la montagne habitée par cette nymphe: Egias, si habile à tirer de la fronde, qu'aucun mortel n'a pu l'égaler dans cet art. Voilà les chefs de l'armée d'Hyperion, voilà l'état des choses en Locrie, ajouterent les espions; le tyran neardera pas de paroître en campagne. Il a, dit-on, mis à prix la tête d'Ociroé. Ne doutez point qu'il ne résiste avec vigueur, qu'il n'employe également & la ruse & la force ouverte.
Tel fut le discours des espions Phocéens en présence des chefs assemblés: ceux-là s'étant retirés, le roi donna de nouveaux ordres pour mettre son armée en état de partir promptement.
LA divinité maligne dont Periphas avoit senti les coups à Délos, le poursuivoit encore en Phocide. Irritée de la gloire qui suit par-tout les pas du descendant de Cécrops elle s'apprête à obscurcir de nuages la carriere brillante du prince, à lui opposer les plus fortes barrieres. Appellons, dit-elle, l'Amour à mon appui; quand Periphas languira sous les loix de ce Dieu trompeur, il ouvrira lui-même à ses ennemis un champ libre: de mon côté je munirai de mes propres armes des mains puissantes: ma voix & mes conseils enhardiront des cœurs implacables en qui le venin de mon fiel est déjà distillé.
L'Envie s'exprimant ainsi frappe du pied la terre, elle en flétrit les herbes, elle s'élance avec la violence d'un tourbillon, elle vole à Paphos, elle arrive au temple de Vénus: l'amour y étoit endormi dans les bras de sa mere; des cris aigus l'éveillent: Quoi tu dors, lui dit l'Envie, tu dors Dieu souverain de la nature! & ces yeux toujours ouverts au soin de ton empire, sont aujourd'hui surpris par le sommeil. Depuis quel tems mets-tu des bornes à ta puissance? un prince jeune, un prince illustre méprise donc tes autels. La Rénommée porte de toutes parts le nom de Periphas & sa gloire; & toi qui voulus toujours regner dans le plus grand éclat, tu néglige cette conquête. Quel encens fumera donc désormais dans les temples de ta mere? sera-t-elle adorée comme la reine des cœurs, si les grandes ames savent braver ton pouvoir?
Vénus entendit ce discours; son ame fut emu{??}: elle reprochoit à son fils sa lâcheté. Cupidon, pour calmer le courroux de sa mere, s'excusa dans ces termes: Non, non, ô déesse! le soin de votre gloire n'a point cessé de m'être précieux. Attentif à vous soumettre tous les cœurs, je n'ai jamais su borner l'étendue de votre empire. Periphas lui-même a ressenti mes traits. Déjà son ame en proye au trouble, aux inquiétudes, aux désirs commençoit à me connoître. Ministres de mes desseins ses courtisans les plus intimes favorisoient mes efforts. D'abord ce fut l'ironie sur la sagesse austere, dont le hardi langage ébranloit la vertu du prince. Des détails pleins d'enthousiasme annonçant les charmes des plaisirs, jettoient ensuite des traits de feu dans son ame. L'élegante description des objets qui pouvoient combler ses plaisirs le conduisoit à un état plus violent. Des concerts où mes conquêtes étoient célébrées avec plus de passion que les hauts faits de l'heroïsme, formoient des playes dans son cœur. Moi-même avec une nouvelle audace, je lançois coup-sur-coup des traits choisis dans mon carquois. Envain dans les heures où Morphée répand le sommeil sur la terre, Periphas conjuroit-il ce Dieu de lui donner quelques momens de paix. L'effet des pavots étoit détourné par mes feux. Les plus vives, les plus tendres peintures s'offroient par mon art à son esprit. Sous quels traits enchanteurs ne lui ai-je point dépeint les autels & les mysteres de la volupté? hélas! il alloit m'y suivre. Je le tenois dans mes liens; mais la trompette de Bellone a fait entendre ses sons victorieux. Ils ont frappé les oreilles de Periphas, il s'est échappé de mes filets, au moment où j'allois en resserrer la trame; & me fuyant avec mépris, il m'a laissé couvert de confusion, & noyé de douleur.
A ce récit, Vénus & ses nymphes pâlirent: Rassurez-vous reprit Cupidon, rassurez-vous, ô ma mere! jamais l'espoir n'a pu fuir loin de mon cœur. La vanité de la reine des Locriens va me livrer son héros. Par les ordres de cette reine une fête se prépare à Elatée. Vous savez, déesse! que dans les jours consacrés aux plaisirs tumultueux, j'exerce un empire absolu. C'est un de ces jours que le destin a marqué pour ma victoire. C'est au milieu des plaisirs de la fête, que Periphas sentira tout le poids de mes chaînes. Un souris malin termina ce discours, & l'Envie excitant de nouveau l'ardeur de Cupidon, l'entraîna avec elle à Elatée.
La nuit couvroit encore la terre de ses voiles sombres. Mais déjà tout étoit en mouvement dans la maison d'Ociroé pour disposer la fête qu'elle vouloit donner à la cour de Phocide, afin d'y laisser quelques marques de sa gratitude, & quelque monument de sa magnificence. Les préparatifs répondoient au dessein de la reine. Le génie, le goût exquis y présidoient. Periphas en dir{??}igeoit l'appareil. Tel l'asttre qui éclaire le monde se prête à toutes les couleurs, & communique à toute sorte de sujets la splendeur qui l'entoure.
Les rayons du jour paroissent. Un bleu clair & tendre se peint dans la voûte des Cieux. Toi-même, ô Phébus! tu parus dans ton char avec un nouvel éclat, & les brouillards jaloux exhalés de la terre s'évanouirent à ton approche. Jamais jour plus serain & plus beau, n'avoit éclairé les mortels. Les sons des plus doux instruments annoncent la fête. Un concours prodigieux s'empresse de remplir le château d'Ociroé. Les seigneurs Phocéens, les principaux officiers de l'armée, s'y rendent vêtus de peaux de tigre. C'étoit l'habillement de distinction chez les Locriens, qui ne se revêtoient que des peaux de bêtes feroces. Les dames choisirent pour leur uniforme la couleur douce de la voûte éthérée. La reine couronnée de guirlandes & de fleurs, ressembloit à Flore lorsqu'elle appelle les nymphes au tour d'elle, pour célébrer des jeux. Son manteau de pourpre annonçoit sa dignité. Un serpent replié sur lui-même symbole du Tems ayeul d'Ociroé étoit figuré au haut de sa poitrine sur la droite. L'image du Soleil qui donna le jour à Chariclée mere de la reine, tissue à la gauche étoit remarquable par une broderie travaillée par les mains de l'adroite Arachné, cette ouvriere assez présomptueuse pour avoir osé défier Minerve. Les attributs de Saturne & d'Apollon distribués dans les replis de la robe d'Ociroé se mêloient parmi des étoiles agréablement parsemées. Un tein frais, des yeux vifs, un port majestueux annonçoient le doux espoir qui flattoit le cœur de la reine.
Le rendez-vous étoit une salle immense de verdure, élevée en forme d'amphitéâtre au milieu d'un beau jardin. L'interieur de cette salle représentoit le royaume de Locrie. On y remarquoit distinctement les villes d'Opus, d'Amphissa & de Lepante; Opus la capitale avoit à son nord la mer d'Erope; Amphissa ville forte, bâtie par la nymphe de ce nom fille de Macareus{??}, & petite-fille d'Eole, renfermoit deux monumens superbes; le temple de Minerve avec la statue de bronze, & le temple des Anactes, nom donné aux Curetes, prêtres de Cybelle: Lepante la meilleure des villes Locriennes par la richesse de son commerce, & la fécondité de ses productions, située sur une montagne terminée en pointe par une forteresse qui donne sur la mer. Près de son port s'éleve un temple dédié à Neptune: un peu plus loin on en remarque trois autres dédiés à Diane, à Vénus, à Esculape; le dernier avoit été bâti par Phalisius en reconnoissance du recouvrement merveilleux de sa vûe. Dans cette salle magnifique étoient des trophées d'armes, des bijoux en pyramides, destinés au prix des jeux. Periphas portant toute son attention à remporter ceux-là, dédaigna les derniers. Pour les tirer au sort on distribua des dés. Ce fut l'amusement que renouvella depuis lors Palamede roi d'Eubée durant l'ennui du siége de Troye.
A ces jeux succéda la joye d'un festin somptueux. Tous les yeux s'animerent, des couleurs vives se peignoient sur tous les visages, l'enjouement & la gaieté présidoient avec tous leurs charmes. Periphas couronné de pampres ressembloit au Dieu Bacchus, il tenoit un thyrse dans sa main droite, & toutes les fois qu'il en frappoit la terre, les coupes des courtisans se remplissoient du vin excellent & doré de Locrie. Marsias ce fameux satyre qui le premier célébra en musique la gloire des Dieux, le même qui ayant ensuite défié Apollon à qui chanteroile mieux, sut écorché tout vif en punition de sa témerité, & métamorphosé en un fleuve de sang; Marsias y fit entendre sa voix tonnante & sonore, il remplit les airs de ses éclats redoublés. L'exil d'Apollon sur la terre, les disgraces de sa vie privée, son retour dans les cieux furent les premiers sujets de ses chants. Il chanta aussi la défaite des Géans lorsqu'ils eurent attenté au trône de Jupiter, la chûte de Phaéton, l'imt mortalité accordée à Cécrops pour prix des biens dont il avoit comblé les peuples d'Attique. Tu chantas le divin Hercule! toi éleve de Linus dans l'art de jouer de la lyre, tu chantas sur cet instrument l'origine des jeux Pithyens, l'institution des jeux Icariens établis en Syrie pour appaiser Bacchus, & le deuil des jeux Neméens qui éternisoient la mémoire de la nourrice d'Archemoré, en récompense du service qu'en avoient reçu les princes de Nemée. Tu chantas la magnificence des jeux Olympiens, que tu avois fondé toi-même en l'honneur de ton pere, & les honneurs remarquables qui étoient le prix des vainqueurs dans ces jeux.
Tout-à-coup le lieu des réjouissances se métamorphosa. Des décorations nouvelles offrirent des campagnes agréablement variées. Le platfond s'ouvrit: dans un vaste & éblouissant nuage, on crut voir descendre l'assemblée des Dieux, & tous ces Dieux figurés, suspendus sur la table du festin, firent un concert mélodieux, dont les doux accords imitoient la musique ravissante de l'Olympe. L'objet de leurs chants n'étoit point d'insinuer les passions de l'amour, de l'ambition, & de la vengeance; mais d'inspirer aux rois la justice, la sagesse, la vigilance; aux courtisans le goût de la verité, le désinteressement, le zele patriotique; aux peuples la soumission, la concorde & la frugalité; à tous les cœurs la connoissance & le désir de la vraye gloire.
Le nuage disparut ensuite; les décorations, la table du festin s'évanouissent à la fois: le jour même s'éclipse, & dans l'horreur des ténébres une sorte d'allarme tient les esprits en suspens. Aussi-tôt le plancher se sépare; du centre de l'assemblée s'éleve un parterre embelli de mille fleurs, particulierement remarquable par des Ifs enflâmés disposés d'espace en espace. Au travers rouloient les eaux argentées d'un fleuve majestueux. Le Dieu Neptune sur une conque traînée par des Dauphins suivoit le cours de ce fleuve. A la suite de ce Dieu nageoient en foule les monstres marins. Le vieux Nerée auprès de la féconde Doris étoit mollement couché à la source de ce fleuve qui sortoit de leur bouche à bouillons écumans. Les nayades folâtroient en liberté sur la surface des ondes. Leurs beaux cheveux agités par le souffle des zéphirs ressembloient à des voiles à demienflées qui précipitoient la course des cinquante nymphes; & leur douce haleine mêlée à la fraîcheur des eaux temperoit l'ardeur des feux qui brûloient tout au tour. On y voyoit aussi des bergeres vétues de blanc, couronnées de roses, danser au son de la douce musette, sous des berceaux de myrtes.
Durant tous ces spectacles Cupidon sous une forme invisible courut tour à tour dans les bras des amazones. Il mêloit à la blancheur de leur tein les coloris de ses feux; & ces feux passans dans leurs yeux, se refléchissoient avec passion sur le heros de la fête. Déjà chacune d'entr'elles se regardoit en rivale, un nouveau désir de plaire enflâmoit leur cœur. Celle dont les manieres étoient le moment d'auparavant toutes simples & toutes naturelles, commençoit à mettre de l'affectation dans le moindre de ses mouvemens. Chez les unes la rêverie succédoit à la gaieté; d'autres rougissoient des regards qui se rencontroient avec leurs yeux. Celles-ci devenues plus vives & plus folâtres sembloient vouloir remplir elles-mêmes le personnage de l'Amour. Toutes laissoient entrevoir une émotion qui trahissoit le secret de leur ame. Prince veritablement heroïque tu savois repousser les traits de Cupidon! plein d'idées de gloire & de grandeur, Periphas écartoit avec adresse tout ce qui pouvoit l'en distraire.
Vénus s'étoit rendue dans l'Olympe. Du haut de ce mont sacré elle observoit les fêtes. D'abord les empressemens de son sils, ses feux, sa legereté, son ardeur la charmerent. Mais en voyant Periphas combattre contre ce fils, lui disputer la victoire, la remporter même, elle fut pénétrée de courroux. Dans son dépit elle quitte brusquement l'assemblée des Dieux: Allons, dit-elle, en appellant les graces; allons troubler une fête où ma gloire est méprisée. Puisque des mortelles quoiqu'animées par mon fils, ne peuvent établir mon culte dans le cœur du fier descendant de Cécrops; sans doute il recevra des fers de la déesse qui captive les Olympiens.
Déjà le soleil éteignoit ses feux dans le sein de Thétis, & la triple Hécate environnée d'étoiles, couverte d'un manteau brillant des couleurs les plus douces, avoit pris dans la voûte des cieux la place de Phébus. Au moment où elle parut à la vûe des mortels, un nouveau spectacle appelloit la cour dans un parc dont les doux zéphirs s'étoient emparés. Là s'allignoient de front plusieurs chars destinés aux jeux de la course. Dans chacun de ces chars devoit monter une amazone sous la conduite de celui des officiers de l'armée qui disputeroit le prix pour elle. Des coursiers fiers de leurs riches harnois portoient la tête au vent en secouant les tresses de leur criniere. Le feu sortoit par leurs narrines, l'arê{??}ne blanchissoit de leur écume. Par les coups précipités de leurs pieds impétueux, ils sembloient vouloir eux-mêmes donner le signal de la course.
Au milieu de ce tumulte, Vénus arrive dans les rangs sur son char attellé de deux cygnes, elle se manifeste dans tout son éclat aux yeux de Periphas. L'admiration le fixe à ses pieds, il s'écrie: ô vous qu'on ne sauroit prendre pour une mortelle! daigneriez-vous prendre part à nos jeux? voudriez-vous me confier les rênes de votre char{??}dût quelque Dieu m'envier le bonheur de les guider; par sa rivalité même, il redoubleroit ma passion & ma gloire. Oui sans doute, répondit Vénus, mon char peut être envié par les Dieux; mais l'honneur qui devroit leur être réservé, je veux bien l'accorder à un mortel qui sait presque les égaler par ses hautes qualités.
Ravi de ce discours, Periphas vole dans le char: Quel tyran, dit-il, ne fléchiroit point devant votre beauté divine? tant d'appas & tant de charmes sont toujours sûrs de triompher dès qu'ils sont apperçus. A ces mots les cygnes battent des aîles, transportent le char dans les airs. Vénus & Periphas laissent aux courtisans le soin de disputer le prix de la course.
Vers les confins de la Béotie près du rivage de la mer s'élevoit une colline consacrée à l'Amour. Autrefois inculte & sterile, on n'y voyoit que des sables brûlans, & les reptiles venimeux quî y faisoient leur retraite, en écartoient tous les Béociens. C'est ce séjour qu'avoit choisi Psyché comme le plus abandonné des mortels, pour y jouir sans crainte & sans jalousie du tendre enfant de Cythere qu'elle avoit su charmer. Mais avant d'y porter leurs pas, ils s'étoient fait précéder des deux nymphes de Vénus les plus ingénieuses & les plus puissantes, la Mollesse & la Volupté: par l'habileté de ces nymphes cette colline affreuse avoit été métamorphosée en un séjour enchanté. C'étoit un jardin délicieux arrosé de mille ruisseaux. Des bocages toujours verds, toujours touffus, y entretenoient l'image vive & riante du printems & de ses douceurs. Des fruits vermeils & innombrables y répandoient leurs parfums. L'air étoit rempli des vapeurs balsamiques des aromates. Le plaisir y couloit avec les ruisseaux, il voltigeoit encore sur les aîles badines d'une foule de zéphirs occupés à folâtrer sur le sein émaillé de la délicieuse Flore. Les accords insinuans de la Mollesse & de la Volupté résonnoient tendrement dans des bosquets, où la tourt{??}erelle & la colombe roucoulloient pour empêcher qu'on n'entendît les pas du mystere, & les soupirs de l'Amour heureux. Tous ces charmes étoient repetés d'une maniere encore plus touchante sous un berceau de myrtes que les rayons du soleil n'avoient jamais percé. On y voyoit sur-tout croître la brillante anémone, symbole du malheur, & de la métamorphose du bel Adonis, que Vénus avoit tant aimé, dont la mort tragique lui avoit coûté tant de larmes. Il y naissoit dans un bassin de crystal une source de liqueurs parfumées: des bains purs, des lits de roses, toutes les productions de la Mollesse & de la Volupté s'y trouvoient réunies: elles-mêmes y souffloient sans cesse un air contagieux & efféminé qui pénétroit les corps pour énerver l'ame.
Lieu funeste! cruel séjour! les cygnes de Paphos y prennent leur repos. Periphas se précipite à la suite de Vénus dans le berceau enchanté. La Mollesse l'y reçoit dans ses bras languissans, & la Volupté lui étalant ses charmes, en créant de nouveaux à chaque instant, l'enyvre de plaisirs. Conduit ensuite par la main de Vénus, il va se plonger dans le bassin de crystal qu'a préparé l'Amour: il y est couronné de fleurs; il s'y contemple; il est satisfait de lui-même; il goûte à longs traits ces eauxdont on ne boit point sans boire aussi l'oubli de ses devoirs. De-là Vénus le promene dans toute l'étendue de la colline, lui fait remarquer les beautés différentes qui s'y reproduisent en foule: Regnez ici, lui dit-elle, prince heureux! que ma couronne. Le destin vous a promis un empire, après avoir connu celui-ci, quel autre avez-vous à désirer? les oracles vous ont annoncé l'immortalité: vous recevrez cette faveur de la fille de Jupiter. Des jours heureux, rians, pleins d'un bonheur inalterable vous seront préparés par les plaisirs. Si quelquefois je m'éloigne de vous pour monter dans l'Olympe, ou pour me rendre dans mes temples, je vous laisserai pour compagnes les nymphes de ce séjour divin. La derniere d'elles surpasse par ses charmes les plus belles princesses de la Grece. O Periphas! voici votre Athenes, voici votre royaume. Et quelle est cette vaine gloire qui tourmente les mortels, qui les met en bute aux coups tragiques de la fortune? source de peines, de travaux & de douleurs; c'est une ombre qui s'échappe au moment qu'on croit la tenir; qui s'enfuit pour jamais; elle n'a de réel que le poison qu'elle exhale, que les soucis & l'amertume qu'elle enfante, & qu'elle nourrit.
Periphas écoutoit ces discours perfides, ils passoient dans son ame, & s'y gravoient, semblables à ces feux doux qui s'étant insensiblement insinués, conservent leur chaleur, & se nourrissent de leurs propres flâmes. Vénus s'applaudissoit de trouver dans ce prince, l'adorateur le plus délicat & le plus tendre qui jamais lui eût adressé son encens. Elle jugeoit que d'autres que les immortels peuvent charmer une déesse.
Cependant l'absence de Periphas étoit en Phocide le sujet des plus vives inquiétudes. De cruelles allarmes déchiroient le cœur d'Ociroé. Sa consternation avoit passé dans les troupes. On entendoit les soldats demander à l'envi leur jeune capitaine. Ils s'écrioient de toutes parts: Où est-il ce prince si digne de commander? ô Periphas! dans quels climats irons-nous vous chercher? loin de vous il n'est point de succès à esperer dans cette guerre? les Dieux s'en sont expliqués. C'est à Poriphas qu'est réservé l'honneur d'abattre le tyran des Locriens.
Par ces clameurs le roi aussi excité à faire chercher Periphas, qu'il y étoit porté par les mouvemens de son estime & de son amitié pour ce prince; le roi donnoit des ordres de toutes parts afin qu'on pût découvrir la cause de cette absence. Tous ces soins étoient vains, personne ne pouvoit le satisfaire. Chacun raisonnoit de son côté; mais ces opinions incertaines n'étoient fondées sur aucune vraisemblance. Les uns soupçonnoient Hyperion d'avoir fait attenter aux jours précieux de Periphas. Ceux-ci levant les yeux au ciel avec douleur se persuadoient que les Dieux l'avoient enlevé dans leur demeure céleste. D'autres craignoient que Mars jaloux de sa gloire ne l'eût transporté sur les montagnes de la Thrace.
Dans cette affreuse perplexité on offrit des sacrifices à Jupiter, à Apollon & aux divinités infernales. Leur silence redoubla la consternation. Les vœux qu'on leur adressoit ne furent point exaucés. On s'éloigna en soupirant, des autels méprisés par les Dieux.
Les chefs de l'armée se consoloient de cette perte, par l'espoir de remporter une plus grande gloire. Ils alloient se mettre à la tête de leurs bataillons, quand tout-à-coup on vit paroître une troupe choisie des plus braves soldats, vieillis sous le poids des armes, accoutumés depuis long-tems à lutter contre le destin. Tous ces guerriers s'avançoient pleins de confiance. Les plus puissans des Dieux, disoient-ils, ont dédaigné les Hécatombes qu'on vient de leur immoler. Mais il est une divinité que nous servons fidellement, qui jamais ne fut insensible à nos vœux. C'est elle qui soutient le glaive dans nos bras invincibles, qui porte devant nous la terreur & la mort: sa protection assurée cesseroit-elle aujourd'hui de couronner nos vœux?
En parlant ainsi ces braves parcouroient les campagnes, portant à{??} la main leurs glaives étincellans. Au son redoublé des instrumens belliqueux, ils appellent Bellone; ils courent vers ses autels teindre leur épée du sang des animaux consacrés à la déesse. Par les cris les plus perçans, par d'horribles imprécations, ils la conjurent de leur rendre Periphas, ce prince si digne de ses regards, si animé de sa divine ardeur. Bellone entendit ces vœux, elle étoit prête à les exaucer: elle se rendit même visible dans les airs. De-là ayant porté les yeux sur le séjour où Periphas avoit été transporté, elle l'apperçut languissant sous des myrtes, glorieux de ses chaînes, couronné de roses, inondé de parfums, vil esclave de la Volupté: à cet aspect elle détourna les yeux avec mépris, disparut aussi-tôt. Ce dernier présage mit le comble à la douleur des Phocéens.
Tandis que cette douleur tenoit tous les esprits en suspens, l'Envie pour combler ses projets contre Periphas, jugea la circonstance favorable, & s'empressa de la mettre à profit. Dieux bienfaisans! pourquoi la vigilance & l'art puissant dont ne manquent jamais les divinités ennemies sont-ils chez vous bien moins remarquables? déguisée sous la forme du confident de Cheron, l'Envie aborde ce ministre; du ton de l'amitié la plus tendre elle lui dit: Que tardez-vous ô Cheron! de vous venger d'un fier collégue, de vous en venger jusques dans la personne du prince qu'il protége? quiconque est notre ennemi doit nous être suspect jusques dans ses créatures. Quoi? les Dieux semblent avoir préparé ce jour pour notre triomphe; & vous seriez assez peu attentif pour le laisser échapper. L'occasion fuit avec vîtesse sur un fer tranchant, il n'est qu'un moment pour la saisir. Encore un pas à faire, & personne dans la Phocide ne vous égalera en crédit, & en puissance. Quel heureux intervalle ne vous offre point l'absence de Periphas? Tandis que les soldats en esperant de le revoir languissent tristement sous leurs tentes, envoyez secrettement un homme habile & sûr au roi d'Athenes; que par vos soins il soit instruit des vûes de Periphas sur sa couronne, du poids que donne à ce projet la qualité de descendant de Cécrops; de l'appui que trouveront ses prétentions dans l'amitié de Grantor qui lui est dévoué, dans la reconnoissance de la reine des Locriens si elle est rétablie sur son trône, dans l'amour des troupes Phocéennes dont il a sçu gagner les cœurs. Couvrez votre démarche sous un voile décoré par l'amour de la paix, & par mille vertus. Soulevez Athenes, & tous les préparatifs de cette guerre seront vains, & le traité conclu par l'art de vos ennemis restera sans effet. Quelle occasion pour faire valoir alors la superiorité de vos lumieres, & de votre sagesse? quand on verra approcher les évenemens que vous avez prévû, les mêmes que vos conseils & vos efforts ont voulu éviter, quels moyens n'aurez-vous pas de vous élever sur les ruines de Grantor, de rendre suspecte jusqu'à sa fidélité? eh! qu'y-a-t-il à ménager quand il s'agit de perdre un concurrent? que ne doit-on point oser Cheron, que ne doit-il pas faire pour détruire dans tous les cœurs la frivole témerité de braver un ministre tel que lui?
Le conseil fut agréable à Cheron; si son ame éprouva quelque trouble ce fut par le regret qu'il sentit de n'avoir pas conçu lui-même chacune de ces idées. Il les saisit avec transport. Plein de ces cruelles pensées, i{??} appelle un des officiers de sa maison dont il avoit plusieurs fois mis la scéleratesse à l'épreuve; ô Phakar! lui dit-il, toi qui veilles sous mes ordres aux interêts de ma fortune, sauras-tu te rendre digne des emplois glorieux dont je veux à l'avenir récompenser ton zele. Tu sais de quels biens mes liberalités ont comblé tes services. Leur prix n'est rien auprès des trésors dont tu pourras t'enyvrer. Mais il faut en ce jour redoubler de zele & de sidélité. Désormais tu traiteras avec les princes: par une commission secrette, je vais essayer tes talens. Rends toi en Attique, dérobe ici ta marche à tous les yeux: à Athenes tu déguiseras ton nom, tu demanderas à rendre compte au roi Erectée d'affaires importantes. Dès que tu seras seul-à-seul avec lui, afin qu'il puisse prendre confiance en tes discours tu lui montreras l'anneau que je vais te donner; c'est le même que j'ai reçu en présent de la part de ce roi. Tu l'instruiras ensuite d'une conspiration formée contre sa personne, par Periphas & par Ociroé. Tu désigneras Grantor comme l'appui du complot; tu insisteras sur l'absence de Periphas pour assurer qu'il est allé dans le secret liguer d'autres princes dans son complot; tu lui persuaderas bien, qu'après avoir tout tenté pour maintenir la paix dans la Grece, je n'ai plus connu d'autre moyen de prévenir les plus horribles révolutions, qu'en l'avertissant d'exiger du roi mon maître la rupture de son traité avec la reine des Locriens, & le banniss{??}ement de Periphas. Adieu, Phakar! j'ai tout dit. Souviens toi de ce que tu dois à ton maître. Songe à tout ce que peut en esperer ton zele.
Phakar enflâmé par ce discours partit pour obéir. La mere qui retourne à son nid appaiser les clameurs de ses petits, pressés de nourriture vole avec moins de joye, que Phakar en ressentoit de l'espoir de trahir sa patrie & son roi. Déjà il méditoit de servir Cheron au-delà même de ses désirs. Les ténébres de la nuit la plus sombre présiderent à cette marche odieuse; pour l'accélerer, l'Envie transporta Phakar sur ses aîles; il se trouva à Athenes au lever d'Erectée, remplit sa commission; & la compagne de sa route sécouant ses serpens, ils s'insinuent avec souplesse dans le cœur du roi d'Athenes, le rongent & le déchirent.
A l'heure même parut à cette cour un député du tyran de la Locrie, député que les intrigues secrettes de Cheron avoient fait partir à l'appui de Phakar. D'abord il protesta de la part d'Hyperion le plus grand zele, le plus grand attachement pour Athenes & pour le roi qui la gouvernoit. Il représenta ensuite que son maître n'étoit monté sur le trône qu'ensuite du choix, & selon les vœux d'une nation prête à perir sous le joug insoutenable de leur ancienne reine: il disoit qu'un interêt commun devoit les lier contre le même ennemi, puisqu'il étoit bien évident qu'après avoir désolé la Locrie, la Phocide se proposoit de désoler ensuite Athenes. Il ajouta qu'Hyperion prenoit Erectée pour juge, qu'il promettoit de ne point commencer la guerre sans l'aveu de ce roi.
Le prince d'Athenes agité d'un nouveau trouble, affecta de ne point dédaigner les marques de soumission du tyran de la Locrie. Il répondit au député que pourvu que son maître n'exerçât point le premier aucune hostilité, Athenes le serviroit de tout son pouvoir pour détourner la guerre projettée par la Phocide.
CEpendant Jupiter ayant convoqué son conseil dans l'Olympe, observoit avec les immortels l'état des affaires de
la Grece. Vénus seule étoit absente de leur cercle: dans les conseils où il s'agissoit de la destinée des empires, la sagesse des Dieux ne leur
avoit jamais permis d'admettre la reine de Cythere. Du premier coup d'œil ils avoient percé dans les ressorts les plus secrets des cours. Ils
voyoient l'Envie allumant à Athenes l'horrible flambeau de la Discorde, protégeant de tout son pouvoir l'odieux tyran de la Locrie; aiguisant
ses traits les plus empoisonnés contre le descendant de Cécrops, déjà même victorieuse de ce prince qu'elle avoit fait enchaîner par l'Amour,
& fiere d'avoir sçû préparer la consternation qui abbattoit les braves soldats de Phocide.
Jupiter ayant receuilli en lui-même tout ce que ses yeux découvroient, portoit les actions des rois, & celles des sujets, les plus secrettes intentions de leur cœur dans la balance de Thémis, les faisoit graver avec un style d'airain dans les archives de Pluton, sur ce livre redoutable qui est la regle des juges des enfers. Apollon y lut avec douleur les foiblesses, & la lâcheté de Periphas. Attendri sur un disciple qui toujours lui avoit été si cher, dont il prévoyoit si bien la gloire & la grandeur, il s'adresse à Jupiter: roi des Dieux! lui dit-il, ne suffit-il donc pas à votre fille de regner dans les isles dissolues que vous avez soumises à sa domination. Souffrirez-vous toujours que par l'abus de la beauté dont vous l'avez ornée, elle s'applique à corrompre les cœurs purs, les princes les plus sages, les heros les plus fiers, à détruire dans un seul jour des vertus que tant d'années, tant de travaux, & tant de peines ont pris soin de former? avec quelle attention n'ai-je pas veillé sur l'enfance de Periphas? que n'ai-je pas fait pour le combler de ces biens que les divinités mêmes honorent? avec quelle ardeur ne répondoit-il pas à mes bontés paternelles? déjà il avoit merité d'être l'objet de mes complaisance. Sublime par le génie, incomparable par une ame dont chaque mouvement portoit le caractere de la grandeur, il étoit déjà le conseil & l'appui des rois, le modele de la justice, le fléau des méchans, l'exemple des guerriers. Vénus seule pouvoit défigurer ces beaux traits, arracher Periphas à lui-même, & au bonheur des peuples; elle a sçû qu'elle le pouvoit, & elle l'a fait. O pere immortel! voyez quels maux a préparé la perfidie de Vénus, quels désordres vont se répandre dans les empires les plus florissans de la Grece? C'est à Periphas vous le sçavez que le destin réserve l'honneur de dissiper ces troubles. Rendez-le donc à lui-même; rendez-le à cet empire qui vous le redemande par tant de vœux, qui pour l'obtenir de votre puissance a immolé en votre honneur des Hécatombes entieres. Permettez du moins qu'allant moi-même dissiper le charme du mont enchanté où les liens de Vénus ont captivé Periphas, je brise aussi ces liens, je le transporte dans mon char, je réveille ses vertus par les objets les plus frappans, par la manifestation de votre gloire, par celle de votre justice, & de votre toute-puissance.
Le pere des Dieux applaudit au discours d'Apollon. Un mouvement de sa tête divine donna le signe de son consentement; & à ce mouvement les vents retinrent leur haleine, les mers suspendirent leur flux, les fleuves coulerent avec plus de douceur, tout devint immobile dans les campagnes, les mortels furent pénétrés d'un sentiment secret qui portoit leurs cœurs jusqu'aux cieux, la nature entiere rendit hommage.
Le mont de Psyché seul fut insensible aux mouvemens divins. Les douceurs du sommeil y charmoient Vénus, ses nymphes, & son esclave. Apollon y arrive, il enleve Periphas dans un tourbillon de feu au milieu duquel la puissance divine rend son corps impassible. Le tourbillon s'éleve, il fend l'immense carriere des airs jusqu'au centre du Zodiaque; là il est arrêté par la main du Dieu qui le dirige. Aussi-tôt un tressaillement merveilleux éveille Periphas; il ouvre les yeux, il est ébloui, il se trouble: Apollon le ranime, sa voix paternelle le rassure: Disciple ingrat! lui dit-il, contemple la gloire de Cécrops qui t'environne. Est-ce en languissant dans les plaisirs qu'il a merité cette métamorphose lumineuse qui regle le pouvoir des constellations célestes? quoi? l'opprobre de Leucophris a-t-il pu s'effacer de ton souvenir? ce prince qui fut à Tenedos l'objet de tes mépris & de ton indignation, n'a-t-il pas gravé dans ton cœur une leçon assez puissante? & qui peut esperer de se garentir des excès, quand il a une fois ouvert son ame au poison subtil de la volupté? juges-en par toi-même de ses progrès rapides, de sa puissance cruelle & souveraine. Quel étois-tu à la cour d'Elatée? quel étois-tu dans le camp des Phocéens? que d'idées sublimes n'enfantoit pas ton esprit? que de mouvemens nobles partoient de ton ame? que d'actions grandes publioient ta gloire dans l'univers, l'élevoient même jusqu'au trône des Dieux, la leur rendoient plus délectable que le parfum de l'encens exquis offert par des mains pures? quel opprobre un seul instant a-t-il fait succéder à tant d'éclat? rappelle à ton esprit de combien de foiblesses a été témoin le berceau corrupteur d'où vient de t'arracher ma clémence? quels sermens injurieux aux Dieux, outrageans pour toi-même ne t'a point dicté la déesse perfide dont tu portois les chaînes? quels sacrifices n'exigeoit-elle pas de ton rang, de tes vertus, de ta gloire? que coûtoit-il à ton cœur pour les faire? dis moi où sont ces soldats que tu as rassemblé dans un camp: & cette reine infortunée dont tu trahis{??} la confiance & l'espoir, qu'est-elle devenue? ah! n'as-tu pas même craint que le souvenir de ces objets vînt troubler tes plaisirs? toi l'ame & le chef de la plus haute entreprise, tu l'abandonnois donc avec réflexion, car tu n'ignorois pas que là où le chef ne préside point par le conseil & par l'exemple, tout s'évanouit nécessairement, tout doit tourner en désordre. Quel état vil pour un prince dont tous les mouvemens doivent être relatifs à la dignité d'une couronne, de s'endormir lâchement dans les bras de la Mollesse! de quel front irois-tu courir aujourd'hui les hazards belliqueux? des membres énervés sont-ils propres à soutenir le poids du fer, à affronter un ennemi robuste, à repousser la vigueur de son attaque? des esprits anéantis combinent-ils avec justesse, font-ils exécuter avec fermeté, imaginen-ils le reméde dans le danger? Hélas! tu avois même oublié qu'il y avoit des Dieux, tu ne croyois plus avoir à leur rendre compte de l'emploi de tes ans. Mais...
A ces mots, Apollon leve le voile qui derobe aux mortels les merveilles divines, les choses secrettes & éloignées. Periphas apperçoit l'Olympe & l'assemblée des Dieux. Considere, ajouta Apollon, considere le grand Jupiter sur ce trône éclatant par tous les signes de la royauté céleste: à ses pieds sont la foudre & les éclairs prêts à partir au premier mouvement de sa volonté divine. Le livre du destin est sous ses yeux, non pour y consulter des loix émanées d'un autre principe que lui-même, mais pour y retrouver celles que sa propre main y a gravées, que sa sagesse immuable, & sa puissance éternelle ont dictées avant les siécles. C'est du sein de Jupiter d'où part la lumiere, cette essence pure qui anime les autres Dieux, cette essence infinie dont les rayons luisent sans cesse dans le cœur de chaque mortel, dont tous les êtres reçoivent le mouvement & la vie. Le monde entier est en lui, il est dans chaque partie du monde. Le plus ancien de tous les êtres, il ne connoît point le tems. Le passé, le présent & l'avenir ne sont qu'un point à ses yeux. Qui pourroit dire que Jupiter a commencé? qui oseroit prononcer que son regne aura jamais une fin? également infini, éternel & impassible, il est l'intelligence qui a créé le cahos, & qui l'a débrouillé, l'esprit universel qui se répand sur toute la nature, & qui la vivifie, la Providence qui préside à la conservation de l'univers, la justice qui doit distribuer les récompenses & les châtimens. Aussi ancien que Saturne son pere, il l'a laissé jouir du repos, de la plenitude de bonheur qu'il trouve en lui-même, tandis que lui son divin fils s'est plu à créer l'univers, des êtres pensans, à les gouverner; & pour les maintenir dans l'ordre de la sagesse, il les fait inspirer par la déesse coéternelle avec lui, par Minerve qui de tout tems exista dans son cerveau, & qu'il n'a produit au-dehors que par le mouvement le plus tendre de son amour envers les créatures qui ont en partage quelques rayons de la lumiere immortelle. Au tour de son trône inébranlable, tous les autres Dieux pénétrés de sa majesté ne trouvent qu'en lui seul leur bonheur, ne sont que les instrumens de sa puissance. C'est par lui que Junon regne dans les airs, Neptune sur les eaux, Pluton dans les enfers, Vulcain dans l'élement du feu, Mars dans la guerre, Eole sur les vents, Cérès & Bacchus dans les campagnes cultivées, Diane dans les forêts. C'est de lui seul dont Thémis tient le droit des balances & du glaive, Mercure cette agilité qui lui fait parcourir dans un clin-d'œil l'immense étendue qui sépare les poles opposés. Ce n'est que par Jupiter que je gouverne cet astre glorieux qui semble être le Dieu du monde, je {??}ens de lui le don précieux de l'éloquence qui me fait regner sur les cœurs: & tous ces dons, tous ces divers degrés de gloire, le roi de l'Olympe les réunit en lui à un degré bien plus parfait & bien plus éminent.
C'est de la perfection de sa justice d'où découlent, par une dépendance nécessaire, les regles absolues & éternelles, de cette morale personnelle, qui doit toujours engager chaque mortel à se rendre semblable aux Dieux, & de cette morale universelle qui prend le nom de législation & de politique; & dont les loix ne sont sûres qu'autant qu'elles s'appuyent sur cet amour de l'ordre qui est lui-même la base de leurs volontés, & de leurs décrets éternels. Conduite par ce fil, c'est tantôt par l'étude de la nature & de ses merveilles que peut s'étendre la connoissance des Dieux. Trop foible pour soutenir par lui-même l'éclat de leur gloire, l'esprit humain se perd à les contempler; mais leur essence retracée comme sur un miroir, dans les œuvres de leurs mains, démontre la relation de tous les étres créés à la divinité. Qui peut porter les yeux sur les astres, méditer le jeu de la nature, la puissance qui lui est imprimée, observer quelle variété regne dans les animaux, quelle perfection dans ceux de la moindre espece, quelle magnificence dans une seule fleur, quel art dans un coquillage, quelle harmonie dans le vaste univers? qui peut observer ces objets, & méconnoître qu'ure Providence attentive à de si petits détails, s'étend aussi sans doute sur les moindres actions des hommes. Tantôt c'est dans l'étude de soi-même que la divinité se dévoile. Et où doit-elle se peindre plus parfaitement que dans le cœur d'un prince destiné pour le trône? Participant de l'autorité des Dieux, il doit en partager aussi les plus beaux attributs. Attentif à inspirer la vertu par son exemple, à l'encourager par des récompenses, ennemi déclaré du crime, particulierement protecteur des foibles, accessible en tous tems à leurs prieres, infatigable dans les travaux du gouvernement; c'est son œil propre qui doit veiller sans cesse sur l'étendue de son empire, comme le roi des Dieux veille sur l'immense univers, quelquefois avec un regard sévere pour intimider le mutin, & lui rappeller qu'il y a un maître qui veut être obéi; le plus souvent avec un regard doux & tendre, toujours jaloux d'annoncer les entrailles d'un pere.
C'est tantôt dans l'étude des hommes mise en comparaison avec ce que les Dieux avoient droit d'en attendre, qu'on doit puiser de nouvelles lumieres. Les mœurs, les usages qui distinguent un peuple d'un autre, les passions, les penchans des chefs qui gouvernent, les vices qui dans ceux-ci ternissent l'éclat de quelques vertus, ou qui en étouffent le germe; les vertus qui dans ceux-là triomphent des inclinations désordonnées, & les captivent: tels sont les divers moyens pour remonter jusqu'aux Dieux, pour maintenir l'élevation dans l'ame, pour la diriger dans l'ordre du créateur.
Par d'autres merveilles, ajouta Apollon, faut-il rappeller en ton cœur la crainte des immortels, l'amour de tes devoirs? porte la vûe sur le globe immobile, séjour des ombres qui ont animé des corps sur la terre.
Apollon dit: & les enfers s'offrirent aux yeux de Periphas. Il apperçut la forteresse de fer ensermée d'un triple mur, battu des ondes enflâmées du violent Phlegeton, & au tour duquel le Styx se replie neuf fois sur lui-même. Sur le rivage de ce gouffre bourbeux & bouillonnant, rouloient une foule d'ombres privées de sépulture. Le sévere Caron refusoit de les admettre dans sa barque. Leucophris entr'autres impitoyablement repoussé par le farouche nautonier, y chargeoit d'imprécations la perfide Vénus. Miserablement étendu sur un sable infecté, il poussoit des sanglots éternels. Cet ancien roi de Tenedos dont le palais n'avoit respiré que luxe, que mollesse & que volupté, étoit alors en butte aux cruels outrages des morts qui avoient vécu sous son regne: Te voilà donc, s'écrioient-ils, prince lâche & effeminé qui abandonnant tes peuples & ton empire, n'a sçuregner que dans les festins & dans les plaisirs! où sont tes parfums, où sont tes banquets, où sont tes courtisannes? Ces plaisirs dont tu t'enyvrois aux dépens de notre substance la plus pure, ces flateurs rampans, ces ministres de tes débauches, où sont-ils? tu apprens donc aujourd'hui qu'il est des Dieux vengeurs, que tu n'étois qu'un foible mortel comme nous. Mais puissent-ils ce justes Dieux te faire ressentir leur puissance, & leur courroux dans des tourmens encore plus horribles! puissent-ils te faire supporter les peines des crimes où nous a entraîné l'exemp{??} de tes mœurs co{??}rompues? puissent tes entrailles qui toujours furent endurcies sur nos maux, être dévorées de feux, dont la cruauté les déchire, sans jamais les consumer!
Tout-à-coup les portes de l'abîme s'ouvrirent en frémissant {??} leurs gonds antiques. L'Erébe entier retentit de leur affreux mugissement. Le monstrueux Cerbere parut, herissant les couleuvres dont sa tête est coëffée. Auprès de lui la pâle {??}Mort, la Discorde menaçante, l'implacable Envie, le Désespoir teint de sang, les Furies courroucées faisoient la garde du Tartare. Plus loin l'ambitieux Typhon mordant la poussiere, étoit accablé sous le poids d'un rocher inébranlable. Le téméraire Ixion lié avec des serpens sur une roue qui tournoit sans cesse, portoit la peine de son amour audacieuse. L'impie, le parricide Tantale, & tous les sacriléges qui comme lui avoient douté de la puissance des Dieux, ou attenté à la personne des princes, étoient à jamais condamnés aux supplices dévorans de la faim & de la soif. Les homicides{??} souillés de sang répandu par le f{??} par le poison, par le vol, ou même par le simple refus des secours exigés par l'humanité, tous ceux-là ressentoient également l'impitoyable fléau des Eumenides. Les traitres à la patrie, les fourbes, les calomniateurs, les citoyens lâches qui avoient fui devant l'ennemi, les adulateurs étoient entortillés de serpens acharnés à dévorer leur sein toujours renaissant. On voyoit aussi des hommes errans repoussés çà & là, livrés à la merci de la rage de tous les autres habitars du Tartare; c'étoient les prêtres inhumains, les prêtres orgeuilleux, les prêtres remuans, les prêtres sensueis. Mais quel est ce lac de soufre & de bitume, dont la surface est couverte des marques de dignité les plus respectées sur la terre? quels sont ces hommes qui nagent dans cet océan de feux liquides? quoi ce sont les mêmes qui étoient les Dieux de la terre, à qui les immortels avoient confié la meilleure partie de leur autorité suprême? rois fainéans! rois voluptueux! rois cruels! rois conquerans! c'est vous que j'apperçois! auprès de vous sont descendus vos ministres insolens, ces hommes hardis & trompeurs, élevés par la brigue; qui, sans l'étendue suffisante de sagesse & de lumiere, n'ont pas craint d'accepter les postes éminens; oppresseurs du peuple, tyrans, qui par le seul droit du plus fort ont fait gémir l'innocence, ont sacrifié à la prétendue grandeur de leur maître, & à leur propre ambition les loix & les vertus. Mortels qui présidés dans les temples de Thémis portés les yeux avec Periphas sur ce lac effrayant! Vous y verrez encore engloutis ces magistrats vils qui ont vendu la justice à l'attrait des plaisirs, à la consideration du plus puissant, à l'interêt personnel.
Saisi de frayeur & frémissant, Periphas détourne la vûe. Pour dissiper l'horreur qui pénétre son ame, Apollon lui offrit le spectacle magnifique de ces champs fortunés, où des fleuves de Nectar se divisent en mille ruisseaux, où l'ambroisie nourrit l'immortalité, où tout est plus transparent que le crystal, plus harmonieux que la structure de l'univers. Reines de ce séjour, la Verité, la Justice & la Paix partagent leurs douceurs avec les ames qui les ont invoquées durant leur vie mortelle, qui dès-lors avoient servi sous leur empire. Le soleil de ces beaux lieux est l'amour vif & tendre, cet amour que la crainte & les soupçons ne troublent point, qui enfante la joye pure & intarissable, qui nourrit dans les cœurs une satisfaction pleine, une félicité toujours plus sensible, toujours plus nouvelle. Dans ce séjour il n'est d'autres siéges que des trônes, & ces trônes sont établis sur des fondemens inébranlables. De-là on contemple la gloire de Jupiter sans en être ébloui; là on respire la lumiere divine, comme on respire l'air sur la terre. On y célebre la grandeur des Dieux par des chants dignes de leur majesté. Tous les biens, toutes les beautés de l'Olympe s'y reproduisent sans cesse. Des couronnes immortelles récompensent le triomphe des passions, le mépris des plaisirs, l'application aux devoirs d'état, & les vertus qui les ont remplis.
A la consideration de ces merveilles, Periphas sembloit partager le bonheur des ombres fortunées. Tout son corps ranimé sentoit la puissance divine lui communiquer une force étrange. Son ame éprise de cette joye douce & consolante qui naît de la sagesse, éprouvoit combien elle est préferable à la joye furieuse & emportée, où entraine la passion de l'amour, son front rougissoit du souvenir de ses foiblesses. Touché de ce sentiment Apollon lui dit: Ce que l'œil des mortels ne peut découvrir, ce que l'esprit humain n'a jamais conçu, tu viens, ô Periphas! de le voir & de le comprendre. Par cette faveur, juge des desseins du ciel sur toi. Oui, je les vois marqués dans le livre suprême. Leur accomplissement dépendra de tes soins, & cet accomplissement sera entier, si par l'éclat des vertus les plus solides tu te montres si grand, que la splendeur même de la couronne ne puisse rien ajouter à ta gloire. Déjà un gén{??} bienfaisant, déjà un de mes prophetes te l'ont annoncée cette couronne. Hélas! elle semble presque commencer à fuir la tête d'Erectée, pour s'approcher de la tienne. Que j'aime à prévoir les douceurs & l'éclat de ce regne? en toi les Atheniens croiront voir revivre la personne de Cécrops. Ton em pire s'étendra sur tous les cœurs, tu leur paroîtras un Dieu descendu de l'Olympe pour les gouverner. A tes pieds tes peuples se prosterneront l'encensoir à la main. Mais garde toi d'accepter des honneurs qui n'appartiennent qu'aux immortels. Jupiter le plus jaloux des Dieux te menace, armé de son foudre. Il s'indigne de voir un mortel si réveré, il s'apprête à venger sur toi l'amour excessif & les grands respects de tes sujets. Moi-même alors il faudra que je modere la vengeance. Sensible à mon intercession le puissant Jupiter t'enlevera dans sa demeure céleste. Ton corps s'y dépouillera de sa forme, prendra celle d'un Aigle qui sans cesse assistera à la droite de Jupiter, & qui lui servira encore à traverser les airs, lorsqu'il voudra honorer de sa présence quelque canton de la terre. Alors ton sang donnera des princes aux Atheniens, jusqu'à ce que le nombre de sept fois dix rois soit accompli, à compter de Cécrops ton ancêtre. Un de tes descendans remplira l'univers du bruit de sa valeur & de sa haute renommée. Les monstres periront par ses mains, il détruira les brigands. L'empire même des Amazones sera renversé par sa force. Leur reine portera les fers d'un prince qui te comptera pour son bisayeul. Les enfans de ce grand roi étendront leur puissance. L'Attique deviendra de plus en plus florissante. Mais l'esprit de tyrannie inspirant enfin aux princes la folle passion d'un despotisme absolu, les Atheniens se lasseront de la monarchie. La génerosité du dernier roi qui se dévouera pour le salut de son peuple, ne pourra effacer de leur mémoire l'injustice de ses prédécesseurs. La crainte de voir sur le trône de nouveaux tyrans fera dégénerer la monarchie en état républicain. A la place des rois on créera un Archonte, qui sera tenu de rendre compte au peuple de l'état des affaires, & de prendre son avis dans les occasions importantes. Treize de ces chefs jouiront successivement de la presséance à perpétuité. Pendant le gouvernement du dernier naîtra sous le vétement roux d'une Louve qui l'allaitera, un mortel que la protection de son pere rendra célebre dans tous les siécles. Une ville s'élevera par ses soins, dont la gloire n'aura point de fin. L'univers entier en recevra les loix avec étonnement, dès les premiers lustres de sa fondation. Alors le goût d'inconstan{??}e bornera l'autorité des chefs de l'Attique à deux fois cinq ans. Ensuite ils seront renouvellés tous les ans. Bien-tôt cette puissance limitée donnant lieu à toutes les fureurs de la discorde, ne pourra c{??} tenir des esprits remuans. On ne s'accordera plus sur les principes du gouvernement, les guerres mêrne de religion diviseront la république. {??}s cette époque son histoire ne sera plus qu'une suite des révolutions les plus contraires, contre lesquelles Athenes n'évitera sa ruine que par la sagesse de ses philosophes, & les talens de ses artistes.
Tels sont les arrêts du destin, ajouta Apollon, il est tems que je te rende aux Phocéens qui ne cessent de m'invoquer pour obtenir de moi ton retour. Il te reste encore des épreuves à essuyer, tu vas te trouver en butte aux coups de la fortune. Soutiens-les avec fermeté. Par la fierté de ton ame sois toujours superieur aux complots des ennemis de ta gloire.
A la fin de ce discours, Apollon fit descendre Periphas sur un de ses rayons jusqu'au camp des Phocéens. Ce prince y parut tout éclatant de la lumiere divine: on ne l'envisagea qu'avec un nouveau respect. Il rendit compte des ruses de la divinité jalouse qui l'avoit transporté dans un séjour dont Apollon seul avoit pu rompre le charme. Mille cris de joye s'éleverent. La confiance & l'ardeur guerriere commencerent à renaître. Le roi indiqua pour le lendemain le départ de ses troupes, & partit à l'instant pour aller en faire la revûe.
LE roi charmé du bon ordre de son armée, étoit encore plus satisfait d'avoir remarqué dans ses troupes la passion des combats. Il se félicitoit avec ses courtisans de la détermination qu'il avoit prise. En lui-même, il se reprochoit presque d'avoir connu trop tard le prix d'une si belle action. Le bonhe{??} qu'on ressent lorsqu'on a lieu d'être content de soi pénétroit son ame; & cette douceur lui étoit encore plus sensible par l'esperance de la voir croître bien-tôt par les succès. Mais la continuité des jours heureux n'est pas faite pour les rois. Trop de gens les entourent, trop de sujets leur sont nécessaires, trop de méchans appuyent leur fortune sur l'art de les tromper: & un seul traître revétu de quelque autorité suffit pour détruire les projets du plus grand roi, pour bouleverser l'empire. C'est ainsi que l'a ordonné le destin: c'est ainsi que les Dieux se plaisent à rappeller aux mortels, qu'en assemblant sur un seul homme tout ce qu'on nomme grandeur, puissance, dignités, on ne fait qu'augmenter sa dépendance, l'assujettir à plus de dangers. Tel le pin superbe qui nourri sur le sommet d'une haute montagne, porte sa tête jusqu'aux nues, est bien plutôt atteint du foudre que le simple arbuste qui croissant humblement au fond d'une vallée champêtre cache son tronc sous ses fruits.
Les troupes avoient goûté le repos de la nuit. Et déjà loin de leurs tentes s'enfuyoit le sommeil, chassé par les trompettes qui sonnoient la marche. A ce bruit, le chevaux hennissoient de toutes parts, les soldats couroient aux armes, les bataillons se rangeoient à la file, les enseignes déployées flottoient au gré des vents. Le roi entouré des principaux officiers avançoit à la tête, il alloit donner le signal du départ. Tout-à-coup, au travers d'un nuage de poussiere, on vit approcher un char suivi d'un cortége pompeux, remarquable par les livrées du roi d'Athenes. C'étoit son ambassadeur, il s'arrête à quelques pas du roi de Phocide, il se fait connoître, il demande une audience secrette; le roi fait écarter les capitaines & les gardes qui l'entouroient: l'ambassadeur lui porte la parole:
O Phocus! dit-il, quand vous avez fait annoncer au roi mon maître la cause pour laqu-elle vous armiez, il a admiré vos vertus, il s'est ernpressé de concourir à votre gloire, il a envoyé sous vos drapeaux l'élite de la jeunesse Athenienne, il s'est confié sur l'étroite alliance qui vous unit l'un & l'autre par les nœuds sacrés de l'amitié. Mais, quel est ce prince qui a disposé votre entreprise, qui la dirige, qui semble y présider? quels sont ces projets ambitieux, qu'il ose divulguer? quels sont ces oracles qu'il fait parler à l'appui de son audace? Si les Dieux ont ordonné qu'il regne dans l'Attique, leur bras est assez puissant pour l'élever sur ce trône, sans le secours des mortels: les Dieux n'ont point ainsi parlé à Athenes. Ils y bénissent au contraire le regne d'Erectée. Il en a pour preuve certaine l'amour de ses peuples, la sincerité des vœux qu'ils forment pour lui, l'étendue de leur fidélité qui fera sacrifier à chacun d'eux leurs biens & leur vie avant que d'éprouver le changement de maître. Je ne vous parle donc point, ô Phocus! de la part d'un roi qui craigne de chanceller jamais sur son trône. Dans une telle ame n'entra jamais pareille terreur. L'objet de mon ambassade est de vous dévoiler des intrigues perfides que vous ignorez sans doute, & le roi mon maître en est persuadé. Les services de Periphas attendent d'Ociroé pour prix, la couronne d'Athenes. Le plus ancien de vos ministres protége leur complot & leur ligue; il espere vous conduire insensiblement à les appuyer vous-même. Ne rompons pas l'amitié qui accroît mutuellement la puissance de la Phocide & celle d'Athenes. Soutenir les droits d'Ociroé, accorder des graces, des honneurs & des emplois à Periphas, c'est attenter à la couronne du roi mon maître, c'est se déclarer son ennemi. Ses troupes se rassemblent aujourd'hui: demain elles paroissent en campagne. Erectée marche à leur tête pour garentir vos terres des insultes d'Hyperion; il vous laisse pour garents de sa promesse les Atheniens qui ont grossi votre armée. Mais, il attend que vous abandonnerez les interêts d'Ociroé, que vous remettrez Periphas en mes mains. A ces conditions votre alliance lui sera à jamais inviolable: en tout tems vos ennemis seront les siens. Si vous refusez au contraire ces conditions, vous levez l'étendard contre Athenes, elle employera toute sa puissance à repousser l'injure.
Phocus se décida dans l'instant: l'amitié d'Erectée, répondit-il, m'est précieuse. Mais Periphas ne peut m'être suspect, il ne doit point l'être à votre maître. Ne cherchez point à me persuader des intrigues, qui ne sont que la fable de quelques esprits factieux & mechans; & selon toute apparence, la derniere ressource de l'usurpateur que je veux punir. Au reste le roi d'Athenes paroît désirer de voir Periphas à sa cour. Il va vous y suivre, il y arrivera revêtu de la qualité de mon ambassadeur, il portera mes réponses avec plus de détail. Jusqu'à son retour les Atheniens qui sont dans mon camp me serviront d'otages.
Il dit, & piquant son cheval, chacun doubla le pas pour l'entourer ou pour le suivre. Il fit approcher son armée des frontieres, & la plaça dans un poste que la nature avoit pris plaisir de fortifier, & de mettre à l'abri de la surprise. Ensuite ayant rassemblé ses ministres & les chefs de l'armée, il leur apprit la cause de la députation d'Athenes, & les di{??}ositions d'Erectée. L'impress{??}iste de cette nouvelle s'exprima sur tous les visages. Cheron affectoit une consternation profonde. Periphas conserva sur son front cette serenité tranquille, qui, fondée sur les hautes vertus, semble n'avoir rien à craindre des hommes.
Dans ces circonstances, dit le roi, il convient de suspendre les operations militaires. Je persiste dans le dessein de les suivre avec vigueur. Mais je veux éviter d'avoir Athenes à combattre. C'est à vous, ajouta-t-il, en adressant la parole à Periphas, à concilier les choses de maniere que mes intentions puissent être remplies. Allez à Erectée, dissipez de son esprit les noirs soupçons que la cruelle Envie a formés. Traitez avec lui mes interêts & les vôtres. Traitez-les avec la sagesse qui vous a merité mon estime.
Periphas sentit tout ce que pourroit dans l'Attique la présence d'un ambassadeur issu du sang de Cécrops. Il part plein de confiance, & porte dans sa droite une branche d'olivier. En parcourant les campagnes où la trace des bienfaits de Cécrops reste toujours imprimée, son cœur se sent émû d'une joye secrette qui redouble sa confiance. Il marche presque sans suite, mais chaque bourg qu'il traverse lui fournit une escorte nombreuse. Sur sa route, les chemins sont jonchés de fleurs. Les citoyens de tout état accourent à sa rencontre. Il arrive en pompe à Athenes. Elle n'étoit point encore alors cette Athenes superbe par la magnificence de ses édifices. On n'y remarquoit que la simplicité des premiers tems. Les palais n'étoient presque distingués des autres maisons que par leur plus grande étendue. D'ailleurs ils n'offroient que les ornemens les moins recherchés. Les rues étoient propres & bien alignées, elles tiroient leur nom de l'état des citoyens à qui elles étoient désignées. Il y avoit des fontaines, des places publiques, des lieux destinés aux jeux publics. La ville s'étendoit sur la pente d'un côteau, au haut duquel s'élevoit le château de Cécropia, également destiné à la demeure des rois & à la défense de la ville. La foule des Atheniens suivit Periphas jusques dans le château. Le roi choqué de ce cortége vouloit en éloigner l'ambassadeur Phocéen, & le conduire plus loin pour être seul à l'entendre. L'ambassadeur charmé de parler en présence des sujets demanda une audience publique, Erectée n'osa la refuser. Periphas lui dit:
Ce n'est point, ô Erectée! pour vous demander du secours contre l'usurpateur de la Locrie, cet ennemi de tous les rois, que le souverain de la Phocide m'a député vers vous. L'idée seule qu'il a de vos vertus, exige qu'avec de nouveaux soins, il s'applique à maintenir dans votre esprit l'opinion des siennes. Ce qu'il a fait pour Ociroé, ce que j'ai fait moi-même, nous l'eussions fait pour vous l'un & l'autre avec encore plus d'ardeur, si le caprice malin de la fortune vous eût rendu nos services nécessaires. Vos interêts sont chers au roi de Phocide. Pour moi votre personne est sacrée. A mes yeux le diademe ne s'offre que sous un seul aspect flatteur: faire le bonheur des sujets, voilà la gloire du sceptre: je ne lui connois point d'autres charmes: une couronne achetée aux dépens du repos & de la paix des peuples n'a point d'attraits qui me séduisent: jamais on ne me verra monter sur le trône, avant que la voix des Dieux & des peuples ayent concouru pour m'y élever. C'est par de telles vertus que je me suis annoncé en Phocide: c'est par-là que j'ai su meriter les bontés du prince qui la gouverne. Loin de moi ces vils complots, ces brigues sourdes qui sembleroient me mettre au niveau des usurpateurs & des tyrans. Pardonnez, ô Erectée! cette apologie de moi-même. Vous m'eussiez évité ce qu'elle à{??} de penible, si vous m'aviez jugé par mes actions. Vous m'avez imposé le devoir de la faire, dès que vous avez su me soupçonner. Souffrez donc que je vous le demande en présence de vos peuples: Quels sont-ils ces audacieux dont la bouche écumante exhale le venin de la discorde? quels sont les témeraires qui m'imputans des brigues sourdes répandent le trouble dans votre cœur? assurément Athenes ne les a point enfantés: elle a trop de vertus pour produire des citoyens experimentés dans l'art des enfers. Dans des terres où la source du bonheur remonte au sang qui coule dans mes veines, où tout doit respirer l'amour & la véneration de mon nom; où vous ne regnez vous-même, ô Erectée! que par la sagesse, & par le génie de Cécrops qui a fondé la monarchie, qui a élevé le trône, qui a transmis aux princes justes & éclairés les moyens de s'y raffermir: dans l'Attique enfin quelqu'un imagineroit-il de m'imputer un attentat contre un bon roi; & cet attentat quand j'aurois pu le former, par quel artifice persuadeton que Phocus l'appuye, que le plus sage des rois veut le seconder? Prince des Atheniens! ne pensez pas que si la passion de votre sceptre m'avoit dicté le projet de vous l'arracher, j'eus à rougir de vous en faire l'aveu, j'eus la foiblesse de le dissimuler. Les droits de ma naissance ne sont-ils donc pas un titre assez sacré pour me faire prétendre sans crime à la couronne de l'Attique? si par sa lâcheté le petit-fils de Cécrops s'est laissé dépouiller de son trône, la vigueur de son descendant pourroit bien recouvrer l'heritage de ses peres, & ses vertus l'y maintenir. Mais vous regnez sous les auspices de Miner{??}, par le choix des Atheniens, & pour leur félicité: vouloir interrompre un si bel ordre, ce seroit à mon avis un attentat contre les Dieux & contre les hommes. Recevez-donc en signe de paix & d'alliance l'olivier que je vous offre. Le Dieu du jour m'est témoin de la sincerité des intentions de Phocus, & de la fidélité des miennes. J'en jure par Minerve déesse de l'Attique, par la divinité liberale qui fait fleurir vos campagnes, & dont le culte doit nous être également précieux. Après de tels sermens, si vous n'en croyez pas à l'amitié de Phocus, si vous esperez lui imposer des loix en maître, si je continue d'exciter vos soupçons, croyez que la Phocide a des troupes aguerries qui ne craindront pas de marcher à votre rencontre, qu'il est dans le génie de leurs capitaines des ressources assez puissantes pour résister à la fois à Erectée & à Hyperion, que par une guerre injuste qui ne pourroit être approuvée des Dieux, ou par de vains motifs vous feriez répandre des flots de sang, qu'il est du devoir des rois de ménager; vous pourriez ainsi préparer vous-même l'accomplissement de ces oracles, que votre ambassadeur en Phocide a prétendu que je faisois parler.
A la fin de ce discours les mouvemens les plus contraires partageoient Erectée. Il ne pouvoit y méconnoître la fidélité sincere, la vertu inébranlable. Mais le ton fier qui dominoit, les menaces hardies qu'il entendoit pour la premiere fois aigrissoient la playe de son cœur. Il auroit bien voulu sur l'heure venger son orgueil offensé: des réflexions sages moderant le transport qu'il retenoit avec peine, il dit à Periphas que l'avis de l'Aréopage étant nécessaire dans une affaire de cette importance, il alloit en déliberet avec cette compagnie.
Periphas sortit du palais, il s'empressa de recevoir les sénateurs qui accoururent lui marquer la joye qu'ils ressentoient de voir à Athenes le descendant du prince qui l'avoit fondée. Oubliant auprès d'eux cette fierté dont le trône avoit été témoin: il les traita en amis, il les prévint des discours les plus affectueux, des manieres les plus nobles. D'abord il les remercia tendrement de l'interêt qu'ils avoient pris à sa gloire, en envoyant leurs enfans sous ses drapeaux: il leur promit envers ceux-ci des égards, & des soins dignes de la noblesse Athenienne: il les entretint avec des larmes de joye du don précieux qu'il avoit reçu de cette jeune noblesse. Ensuite il leur fit part des sentimens de la Phocide en faveur d'Athenes, il leur protesta sur les mêmes sermens qu'il avoit prononcés en présence du roi, que l'ambition de regner sur eux ne l'engageroit jamais à les inquiéter par les armes ni par les cabales, enfin il leur représenta combien il seroit déshonorant pour Athenes de porter ses armes en Phocide dans les circonstances des préparatifs de Phocus contre Hyperion; combien les Atheniens s'ils troubloient cette marche meriteroient d'être soupçonnés d'intelligence avec l'usurpateur de la Locrie. Dans tous ces détails, Periphas s'étudia à dévoiler à chacun des sénateurs une ame pleine de graces, de vertus & de charmes.
L'heure du conseil étant arrivée, l'Aréopage s'assembla. Erectée porta la parole: Sages conseillers, dit-il, dont les décisions sont réverées par Jupiter lui-même, vous savez quels motifs ont déterminé ma derniere ambassade en Phocide. Des bruits incertains n'ont pas dicté les mesures que j'ai prises. C'est à Cheron ministre de Phocus, à qui je dois l'avis du complot formé contre ma personne. Jaloux de maintenir mon alliance avec son maître, il a en vûe de prévenir des guerres, d'assurer le repos de sa patrie, & la paix d'Athenes. D'abord sa sagesse a mis tout en usage pour éclairer le roi de Phocide sur les maux que lui préparoit son zele aveugle envers Periphas & envers Ociroé. Les leçons de cette sagesse n'ont tourné qu'à la honte du ministre. Le parti contraire a prévalu. Phocus obsédé d'un favori trop habile à le dominer entroit insensiblement dans le complot sans s'en appercevoir, sans vouloir entendre rien qui l'en éclaircit. Le prudent Cheron avoit la douleur de perdre la confiance de son maître par les mêmes efforts qui s'appliquoient à la gloire du roi, & à la tranquillité du royaume. Des esprits remuans & hardis attiroient à eux par leurs souplesses les rênes de l'empire de Phocus: déjà même ils s'en croyoient assez assurés pour oser menacer mes états. A la veille de tant de malheurs, tandis qu'il étoit encore possible de les éviter, Cheron m'a fait appercevoir l'orage qui alloit désoler Athenes & la Phocide. Il m'a fait conjurer de n'apporter pour reméde que les voyes de moderation. Mon ame y étoit portée naturellement. Mon amour pour mes sujets, cet amour qu'aucun d'eux n'ignore est la preuve des soins que j'emploirois pour épargner leur sang. Guidé par cet amour, j'ai redoublé envers Phocus les marques de mon amitié, j'ai offert de garentir ses terres de toute insulte, s'il avoit à en appréhender; par des liens encore plus sacrés j'ai voulu resserrer notre alliance. Cet honneur, & ces avantages, il pouvoit les meriter par un seul trait de justice. Il n'avoit qu'à retirer la protection que lui ont surprise les chefs de la conspiration contre ma couronne. Periphas étoit l'unique otage de fidélité que j'exigeois de Phocus. Mais, ô audace! ô perfidie! c'est ce même Periphas qu'on députe vers moi à titre d'ambassadeur pour me braver sur mon trône; c'est cet envoyé dont l'arrogance m'annonce le droit prétendu d'envahir ma couronne, qui veut en me la laissant m'en rendre redevable à sa génerosité, qui se porte même à l'excès étonnant de m'adresser des menaces dans un lieu où tout doit imprimer la terreur de la puissance Athenienne. O sénateurs! mes interêts ne furent jamais tant les vôtres propres. C'est à la nation encore plus qu'à moi qu'est adressée l'insulte. Votre gloire est méprisée, votre pouvoir est bravé, vos droits sont violés. Celui-là n'est pas du sang de Cécrops qui méconnoît l'honneur du nom Athenien, qui conspire contre leur paix & leur bonheur. Après des traits si hardis, ne nous laissons pas abuser par des discours artificieux, qui cachent le parjure. Voyés vos enfans retenus en captivité contre le droit des gens. L'élite Athenienne, l'esperance de l'état est dans les fers en Phocide. Allons-les briser ces fers, volons au secours de ces citoyens précieux. Courons venger l'honneur de la nation. Moi-même j'irai porter ma réponse à Phocus. La pointe de mon épée la gravera dans son cœur. Cependant, renfermons son ambassadeur dans la tour de mon palais. Là le châtiment de son crime lui persuadera que la mémoire de Cécrops est respectée par l'observation des loix contre les ennemis de l'état. Conclués donc avec moi sans hésiter. Que votre fidélité me seconde avec zele. La victoire aime à couronner les armes Atheniennes. En suivant le dragon qui s'éleve au haut de mon casque, mes sujets trouveront ouverte la route de la gloire.
Ainsi Erectée s'appliquoit-il à répandre la haine dans l'ame des sénateurs. Cette haine ne put y pénétrer. Tels des traits lancés par le bras le plus vigoureux contre l'égide de Pallas, se brisent en éclats, & tombent sans avoir produit aucun esset. La prudence des sénateurs résista à l'impétuosité d'Erectée. Les rois d'Athenes avoient dans l'interieur du royaume une puissance fort étendue. Toutes les fois qu'il s'agissoit des affaires du dehors, quand il étoit question de déclarer la guerre, ou de faire la paix, les rois ne pouvoient rien sans l'avis de l'Aréopage.
Trop prévenus en faveur de Periphas, les sénateurs rallentirent la véhémence d'Erectée: Quoi, lui dirent-ils, ce prince orné de tant de vertus, ce prince qui a refusé le gouvernement de la Locrie, & le droit d'y succéder à la couronne, nous l'accuserons d'avoir conspiré contre notre patrie & notre roi! eh! quelles preuves avons nous pour pouvoir le juger contre des apparences si propres à entraîner même nos respects? la délation de Choron: s'il est assez méchant pour trahir son état & son maître, il peut bien être assez fourbe pour nous abuser par la calomnie. Quelqu'un ignore-t-il à quel degré l'ambition obséde ce ministre? & que n'ose point une ame en proye aux excès de cette passion? que penseroit donc l'univers & la posterité, si Athenes si renommée en sagesse avoit été le jouet des intrigues abominables d'un homme audacieux! la consideration de nos enfans ne nous semble pas davantage un motif concluant pour la guerre. Pourquoi les regarderions-nous comme captifs? les traitemens qu'on leur fait ne ressemblent point à l'esclavage. C'est vous-même, ô Erectée! qui avez cru pouvoir en disposer, & les offrir en otages au roi de Phocide. Il les conserve à ce titre, il a dû les conserver avec encore plus de soin lorsque vous avez paru demander la tête de Periphas. Au reste nos enfans sont libres au camp des Phocéens. Ce seroit vouloir les sacrifier les premiers à la plus juste vengeance, que d'approuver une irruption qui ne pourroit être traitée que de barbare. Envions à Phocus la gloire de porter ses armes contre l'usurpateur d'un trône. C'est la cause des rois qu'il venge. Mais, que cette envie ne s'annonce que par la douleur de ne nous être pas chargés les premiers de cette expédition, par notre empressement à en partager l'honneur. O roi! bannissez donc vos allarmes: tant de méfiance ne sied point aux grands cœurs. Ah! que nos soupçons sont differens! que l'intrigue de Cheron fait naître en nous des idées bien contraires! soit qu'occupé de la ruine d'Athenes, il veuille l'engager dans une guerre pour avoir droit d'appeller au secours de son maître des princes puissans; profiter ainsi de la circonstance pour nous annoncer comme complices & protecteurs des crimes d'Hyperion; & soulever alors contre nous la Grece entiere: soit que les interêts de son ambition, & des objets tout-à-fait personnels ayent médité sa ruse odieuse; c'est sous ces points de vûe que Cheron s'offre à notre jugement, & entre lesquels nos esprits incertains n'osent encore se décider.
Erectée frémissoit en lui-même: le dépit enflâmoit ses yeux: il étoit prêt d'éclater à tout instant: le roi ne put entendre plus long-tems le discours des sénateurs, il les interrompit, & insistant avec une nouvelle force sur les divers objets de sa harangue, il s'efforçoit d'entraîner l'Aréopage dans ses vûes. Les sénateurs toujours aussi moderés, que le roi étoit implacable, se déciderent hautement à éloigner la guerre projettée par leur prince. On alloit faire appeller Periphas, & l'introduire pour l'assurer des sentimens & des dispositions les plus savorables. Erectée exigea du délai. Il crut gagner à suspendre. Il demanda le loisir de prendre de nouveaux éclaircissemens. L'Aréopage obéit. Il prétexta auprès de Periphas qu'on n'avoit differé de se déterminer, que pour déferer à l'inspiration des Dieux qu'on alloit consulter.
Le jour de cette assemblée étoit le premier du mois Boédromion, de ce mois qui est l'image des premiers siécles du monde, dont un amant ingénieux emprunta les charmes pour plaire à Pomone; dont la nature dans sa défaillance attend le retour pour rajeunir; & qui se peint si bien par les couleurs de l'épouse riante de Zéphire. Depuis quatre ans révolus les mysteres de Cérès d'Eleusis n'avoient point été célébrés dans l'Attique. L'usage d'en renouveller la solemnité tous les cinq ans étoit dans cet empire un point de religion trop auguste pour que rien pût en troubler la célébration. Ils étoient observés en mémoire des bienfaits de cette déesse qui ayant rassemblé les habitans de l'Attique à Eleusis, leur apprit l'art d'ensemencer les terres & de les labourer. Les citoyens seuls avoient le droit d'être admis à ces mysteres. Tout étranger quelque illustre qu'il fût ne pouvoit y prétendre. Periphas qui ne perdoit aucune occasion de communiquer avec les Atheniens crut devoir leur plaire par sa piété autant qu'il leur avoit plu par la grandeur de son ame, & par ses manieres. Sa qualité de descendant de Cécrops lui parut le meilleur titre à faire valoir auprès des Prêtres de Cérès, pour obtenir le privilége des citoyens. Il le fit & détermina ainsi en sa faveur l'exception de la loi.
Aussi-tôt, selon la regle prescrite pour les aspirans aux mysteres, Periphas fut conduit sur les bords de l'Ilisse, & purifié dans les eaux de ce fleuve. De-là passant dans les mains des Eumolpides, prêtres de Cérès, ils prirent soin de l'instruire de la doctrine sacrée des grands mysteres. En même tems aussi on faisoit des prieres, on offroit des sacrifices: ensuite on marchoit solemnellement an{??} temple à l'heure qui précéde la premiere du jour. Le temple n'étoit point éclairé. Il étoit rigoureusement défendu d'y parler à personne, & d'y faire aucun bruit.
Dans l'horreur des ténébres & du silence, Periphas attendoit les ordres des Eumolpides, quand un grand éclat de lumiere se répandit dans le temple. C'étoit la déesse Cérès qui brillante de la splendeur de l'Olympe arrivoit dans son temple sur un nuage lumineux. Elle manifesta sa gloire pendant quelques instans; cent cris de joye lui rendirent hommage: des vœux pleins de zele & de confiance lui furent adressés, elle remonta dans l'Olympe les porter elle-même aux pieds du trône de Jupiter. A mesure qu'elle disparoissoit, les ténébres vinrent de nouveau envelopper le temple de leurs voiles sombres. L'horreur en fut augmentée par de grands bruits qui imitoient le tonnerre. Les colomnes du temple en furent ébranlées, la terre parut s'entr'ouvrir, une foule de spectres passerent & repasserent aux yeux de l'assemblée. On eût dit que toutes les ombres du noir Tartare se rassembloient pour imprimer l'effroi dans l'ame des assistans. Elles s'évanouissoient à peine, quand des mugissemens terribles annoncerent un Lion qui sortit du milieu de l'autel. Cet animal fier portoit sur sa tête une couronne d'or. Il s'avance à pas majestueux vers Periphas, laisse tomber sa couronne au{??}x pieds du prince, & prononçant des sons qui décelerent sa métamorphose, la voûte retentit de ces paroles: Atheniens! reconnoissés les droits de mon sang: rendés hommage a{??}u prince qui regnera sur vous; par ses vertus, & par ses bienfaits il égalera ma gloire. A cesmots, & sous cette forme Periphas reconnoît Cécrops son ancêtre; il se presse de le serrer dans ses bras; mais ce n'étoit qu'une ombre qui s'échappa à ses efforts, qui s'envola dans les airs; semblable à la fumée de l'encens qui va se perdre dans les cieux.
Au milieu du ravissement causé par cette vision, un Eumolpide alluma son flambeau, conduisit Periphas au bas de l'autel. Un heraut les accompagnoit, il prononça à haute voix des paroles mysterieuses. L'Hyerophante, grand sacrificateur, revétu d'une robe longue de plusieurs couleurs prit la parole à son tour; il adressa à Periphas une pieuse harangue, lui fit jurer ensuite de garder inviolablement{??} le secret des mysteres. Le serment prononcé, Periphas entra dans le cercle des adjoints de l'Hyerophante, & des ministres de la déesse; ils firent ensemble de nouvelles prieres, & ils immolerent cent de ces animaux dont un peuple errant continue de s'interdire l'usage.
Il falloit remplir toutes ces cerémonies avec la plus grande exactitude, & c'étoit ce qu'on appelloit être initié dans les mysteres. Lorsqu'on l'étoit une fois le temple s'ouvroit au concours des citoyens. L'Hyerophante commençoit la fête par le chant d'un hymne en l'honneur de Cérès. Les quatre premiers jours se passoient en sacrifices, & sur l'autel de la déesse étoient entassés toutes sortes de fruits précoces, qu'on lui portoit en offrande. Vers la fin du quatriéme jour étoit indiquée la procession de la corbeille sacrée. Un char traîné par des bœufs transportoit cette corbeille. Les femmes d'Athenes les plus notables l'entouroient respectueusement. Sous un voile de pourpre elles portoient elles-mêmes d'autres corbeilles mysterieuses. Les ministres, les initiés, le peuple suivoient, & d'un pas lent & respectueux ils parcouroient la ville. La nuit d'après, en mémoire de la tendresse de Cérès qui, à la{??} lueur d'un flambeau allumé dans les fournaises du mont Ethna, avoit erré long-tems pour chercher Proserpine sa fille que Pluton avoit transportée aux enfers, on parcourut de nouveau les rues d'Athenes à la clarté des flambeaux. Un grand vent s'étant élevé les éteignit tous. Le seul flambeau de Periphas conserva sa lumiere. Ce fut en sa faveur l'augure le plus heureux. La nouvelle en fut aussi-tôt portée au roi. On lui dit que les Dieux avoient parlé, que Periphas étoit ami d'Athenes, & qu'il en seroit la lumiere. Le lendemain on se rassembla au Ceramique*. On se rangea sur plusieurs lignes, on prit la route d'Eleusis. La statue du fils de Sémélé couronné de pampres étoit portée à leur tête. Les chants, le son des instrumens & les danses accompagnerent la marche jusqu'au temple d'Eleusis où fut déposée la statue de Bacchus. Enfin on célebra les jeux, & les combats Gymniques. Periphas en disputa le prix avec succès, & remporta la couronne.
DUrant la célebration des mysteres Eleusiens, on ne vaquoit dans l'Attique à aucune affaire. Le peril imminent
de la ruine de l'état auroit seul pû faire enfreindre cette loi. Les fêtes ne finissoient qu'avec le mois Boëdromion. Chacun des jours de ce
mois avoit été consacré tout entier à quelques cerémonies particulieres.
Tandis que les Atheniens s'en étoient occupés avec ferveur; dans un état bien different leur roi nourrissoit le poison répandu dans ces veines. Rien de ce qui avoit auparavant procuré son bonheur & sa joye, ne s'offroit plus à lui que pour redoubler son trouble. L'Aréopage, de tout tems l'objet de sa confiance, l'appui de son trône, l'organe de sa justice; ce sénat auguste étoit devenu à ses yeux un corps orgeuilleux de mutins, une compagnie monstrueuse. Que n'eût-il pas fait s'il eût été en son pouvoir de la détruire? sa propre maison toujours signalée par son zele & par sa fidélité, il craignoit presque de la voir au tour de lui. Quelquefois son esprit égaré la lui présentoit vendue à son rival. Quel surcroit d'inquiétude & d'allarmes dans le sein même de sa famille! si la reine son épouse venoit auprès de lui, ce n'étoit plus pour renouveller ce commerce doux, où ils avoient trouvé l'un & l'autre tant de consolation & tant de charmes. Elle ne l'entretenoit que du danger d'être renversés du trône, du malheur de leurs enfans qui seroient dépouillés du sceptre; elle racontoit les progrès de Periphas sur le cœur du peuple. Elle le peignoit comme l'ennemi le plus dangereux & le plus adroit. Elle répétoit les oracles prononces en sa faveur; elle cherchoit à méditer avec le roi son époux un coup de vigueur qui, en exterminant ce prince, mit fin à leurs allarmes. A la suite de ces entretiens, dévoré de feux encore plus cuisans, plein d'idées horribles, Erectée se renfermoit seul. Là en proye à de nouvelles horreurs, les serpens infernaux qui s'étoient glissés dans son cœur, redoubloient leurs morsures, & rendoient sa playe incurable. Son agitation devint telle, qu'il ne fut plus le maître d'en dissimuler l'excès aux sujets qui l'approchoient. On eût dit que le pressentiment agissoit sur son ame avec cette puissance lumineuse qui annonce la voix du destin.
Touchés de l'état de leur maître, les sénateurs crurent sans offenser les Dieux pouvoir employer un stratagême qui rendît la paix à Erectée. Il falloit congédier l'ambassadeur Phocéen, lui donner une réponse précise. L'Aréopage ne vouloit rien faire qui portât aucune atteinte à la haute opinion de son équité. Il n'étoit pas moins jaloux de la réputation du roi; & les dispositions de ce roi n'annonçoient rien qui répondît à ce qu'on avoit droit d'exiger de sa dignité. La politique des sénateurs dicta le moyen le plus propre à rassurer leur prince. On gagne un des prêtres de Minerve, on le fait cacher dans l'interieur de la statue colossale de cette déesse, placée au centre du palais de Thémis, où s'assembloit le sénat. On prescrit au prêtre le discours qu'il aura à tenir: ensuite on invite le roi de se rendre à l'Aréopage: il y vient les yeux é{??}garés, le dépit sur le front, le désordre dans l'ame. Les sénateurs l'entourent; le plus ancien prend la parole:
L'ambassadeur de Phocide, dit-il, demande de retourner auprès du roi son maître. Peut-être même a-t-il dû juger indigne de nous de l'avoir jusqu'à présent retenu dans Athenes. En vain en observant ses démarches, en examinant ses actions, nous sommes nous étudiés à en trouver quelqu'une de repréhensible. Le fruit de nos recherches a été la honte d'avoir pû le soupçonner. Aussi agréable aux Dieux, qu'il l'est aux hommes, Periphas fait nous imposer la loi de nous confier à ses vertus. Eh! qu'oserionsnous alléguer de nouveau pour le retenir encore? faudra-t-il que l'Aréopage se déshonore dans des circonstances où rien n'est moins nécessaire que l'étendue de ses lumieres, où le peuple le plus simple auroit déjà prononcé, se seroit plû dès le premier instant à annoncer de l'équité. Cette compagnie n'est-elle d{??}c plus l'élite des génies du premier ordre que Minerve elle-même inspire, devant qui le mensonge & la verité n'ont jamais pû se confondre? la réputation d'un état est le bien le plus précieux à conserver. Elle dépend sur-tout des qualités du maître, des lumieres & de la sagesse de son conseil. Conservons-la cette réputation éclatante qui donne à nos décisions le même prix dont on estime les oracles du roi des immortels. Que le soleil en se couchant ne revoye plus Periphas sur nos terres: qu'il marche dès ce jour vers le roi son maître, satisfait de ses succès dans notre cour, brûlant du désir de confirmer tous les peuples dans l'idée que nous leur avons imprimé de nos vertus.... Mais ajouta-t-il, ô Erectée! Quel est ce trouble qui altere la serénité de votre front auguste?
Est-ce bien à moi, répondit Erectée, est-ce bien à la personne de votre maître que s'adresse ce discours? demandez-moi plutôt, sénat perfide! que je vous dégage moi-même de vos sermens de fidelité; quoi? en ma présence vous affectez d'ignorer les oracles qui promettent mon trône à Periphas? & ce phantôme qui, sous la forme d'un Lion, a paru dans le temple de Cérès pour ordonner à mes peuples de se prosterner devant le descendant de Cécrops, de le reconnoître pour leur roi: vous osez l'éloigner de mes yeux. Ajoutez donc qu'il est de ma sagesse, & de ma dignité d'aller fléchir le genouil devan: Periphas. Ah! si le cœur des mortels étoit capable de nourrir des vertus inalterables, de conserver le sentiment précieux de la gratitude; que ne feroit pas l'Aréopage pour détourner l'accomplissement des oracles qui unnoncent à mon rival son élevation sur mes ruines? quels moyens n'employeroit-on pas pour punir l'audace qui a conspiré contre ma puissance, & qui conspire encore tous les jours avec d'autant plus de crime, qu'elle manœuvre avec plus d'artifice, & qu'elle sait se rendre plus impénétrable. Les maux dont les Dieux nous menacent ne fondent pas toujours sur nos têtes. En nous les faisant prévoir, ils annoncent la clémence qui veut nous les faire éviter.
Le roi continuoit de se livrer aux mouvemens de sa fureur, quand du creux de la statue de Minerve, son prêtre fit entendre ces paroles: L'idée d'aucun complot n'est jamais entrée dans l'esprit de Periphas. Les oracles sont accomplis en sa faveur. Vainqueur dans les jeux Gymniques, vainqueur dans les disputes des savans, il a remporté la couronne qui étoit l'objet de ses désirs; qu'Erectée se rassure. La mort seule lui ravira son trône.
Une ame en proye à une passion dévorante qui met tout en désordre ne passe point en un instant de la plus grande agitation, à la sécurité du calme. Esperer ce prodige des ressorts de l'esprit humain, c'est lui prêter les facultés de la puissance divine. Devoit-on les attendre d'un faux oracle? Si son effet ne fut pas entier, du moins rendit-il le roi confus & déconcerté, du moins évitat-il au sénat la douleur de lutter plus long-tems contre son prince, de se décider contre l'avis d'un monarque, jusqu'alors digne du respect & de l'amour d'Athenes.
L'Aréopagite qui avoit déjà parlé, s'écria: Quels vœux, quels sacrifices, quelles actions de graces ne devons-nous pas à Minerve? non, jamais sa faveur ne put nous sembler plus touchante. Elle justifie nos conseils & nos démarches à Erectée; elle l'éclaire lui-même. Puisse son inspiration se rendre toujours sensible à ce maître si cher à nos cœurs! pour la meriter à nous & à nos neveux cette inspiration divine, empressons-nous de déferer à l'oracle qui vient d'éclaircir tous les doutes. En dissipant les soupçons d'Erectée, Minerve nous indique ce que nous devons à Periphas, ce que nous devons au roi son maître.
Dès que les Dieux ont parlé, repartit Erectée d'un ton mal assuré, les rois doivent obéir. Qu'on avertisse l'ambassadeur de Phocide. A ces mots, Periphas fut introduit à l'Aréopage. Le roi lui dit: La vaine fierté n'auroit pas dû s'attendre de réussir a{??} rès de mon trône. Des menaces orgueilleuses & témeraires ne meritoient{??} ici que le châtiment & l'ignominie. L'oubli de vos erreurs, ô Periphas! est déterminé par mon sénat, par ma clémence, par mon opinion pour le roi votre maître, par les Dieux qui m'annoncent l'innocence de son cœur. Retournez auprès de lui: comblez-le de mes vœux. Qu'il ne craigne rien de mes armes: fidele aux sentimens de l'amitié que je lui porte, je lui suis garant aussi de l'attachement de mon sénat, & du respect de mes peuples.
Ce qu'il y avoit de choquant dans la réponse d'Erectée, Periphas affecta de le dissimuler. Il avoit le droit de le faire après avoir acquis tant de gloire à Athenes, après y avoir interessé si vivement en,{??} sa faveur, & les grands & le peuple. Les interêts de la Phocide exigoient sur-tout qu'il sacrifiât le ressentiment d'une injure personnelle au principal objet de son ambassade. Rappellant encore à son souvenir quel préjudice avoit porté aux armes Phocéennes son évasion avec Vénus; jugeant par-là des inconvéniens qui pouvoient naître du moindre délai, il prit aussi-tôt congé du roi & du sénat. Il partit en diligence pour se rendre au camp de Phocus.
Il étoit tems que Periphas arrivât. Un plus long séjour à Athenes eût ruiné ses projets. Déjà Cheron avoit séduit en Phocide plusieurs des principaux officiers de la couronne. Il s'en étoit fait des créatures. De concert avec eux il cabaloit auprès du roi, ses brigues n'étoient pas sans succès. En vain est-on en garde contre les discours des méchans. Tant d'art dirige leur malice, ils sont si souples, ils savent employer leur souplesses si à propos, ils sont si habiles à saisir tous les instans favorables, qu'il est presque impossible qu'ils ne soient écoutés. Parvenus à ce point, le prétexte des intérêts de leur maître est offert de leur part avec tant de séduction qu'ils réussissent à plaire. Tels étoient les progrès de Cheron & de ses créatures dans l'esprit & dans le cœur du roi. Tantôt on lui représentoit Hyperion secondé d'une troupe de Géans formidables qui portoient la terreur & la désolation dans l'armée Phocéenne. Tantôt on l'effrayoit par les préparatifs de ce tyran, qui se fortifiant à loisir dans son camp munissoit aussi ses places, remplissoit ses magasins & ses arsenaux, & se mettoit de tous côtés en état de faire la plus longue & la plus vigoureuse défense. Ensuite on pesoit les motifs de la guerre projettée. D'une part ces motifs fondoient les plus grands éloges envers le roi, donnoient à la flatterie les couleurs les plus frappantes, lui deroboient les dehors apprêtés. D'ailleurs l'incertitude du succès étoit mise en déliberation. Il n'étoit point de malheurs qu'on n'augurât d'un seul échec. De-là on jugeoit l'entreprise témeraire, on peignoit le royaume à la veille de sa ruine. Hélas! disoit-on, quelle divinité ennemie a conduit Ociroé en Phocide? quel interêt a ce royaume de sacrifier ses meilleurs sujets à l'élevation de cette princesse? est-ce l'esperance de réunir ses états avec les nôtres? vouloir augmenter en grandes possessions, c'est préparer des troubles. Eh! qui sait si dans cet espoir nous n'allons pas même perdre l'état. De quelque maniere que tourne la guerre, certainement elle nous sera funeste. Que nos armes soient heureuses, que la victoire nous précéde, que les triomphes nous suivent, nous pouvons l'augurer; mais à quel prix aurons nous acquis ces biens? ce sera par l'épuisement des finances & des troupes. Le plus foible des princes de la Grece pourra insulter alors impunément à nos lauriers, & nous les ravir sans nous craindre. Mais s'il arrive que nous soyons obligés de fuir devant Hyperion, quel sort devons-nous attendre de ce tyran? le moindre de tous les maux sera la dévastation de nos campagnes. Nous perdrons notre roi; il faudra recevoir le joug d'Hyperion. Ah! falloit-il se laisser surprendre ainsi par un prince errant & ambitieux qui ne tenant à rien, doit indifferemment adopter pour sa patrie tout climat qui lui offrira plus d'avantages & plus de gloire?
Ce n'étoit pas assez de fatiguer le roi par ces réflexions inquiétantes. Dans combien d'autres encore plus tristes n'engageoit-on pas son esprit? L'ambassade d'Athenes étoit rappellée, & en la rappellant on assuroit qu'un roi tel qu'Erectée n'avoit pas conçu des soupçons au hazard, n'auroit pas accusé Periphas sans preuves. A présent, ajoutoit-on, quelle cause peut retenir si long-tems votre ambassadeur à Athenes? il n'en est d'autre sans doute que les vûes de ses interêts propres. Sa négociation n'étoit pas susceptible de détails épineux. Il s'est mal justifié sans doute, ou peut-être a-t-il offensé de nouveau. Moins occupé de son ambassade, que du soin de plaire aux Atheniens; plus attentif à assister à leurs fêtes, à célebrer leurs cerémonies, à disputer dans leurs jeux, qu'à cultiver la cour, qu'à menager les ressorts qu'il devroit y faire mouvoir pour accélerer votre objet; il s'applique à gagner le peuple d'Athenes, pour s'en faire à lui-même un parti: il est peu inquiet si l'ennemi qu'on vous a suscité, augmente tous les jours en force pour vous détruire.
A la suite de ces réflexions, Cheron & ses amis rapportoient la conduite de Periphas. Par leurs discours méchans ses plus hauts faits se trouvoient fletris. On dépouilloit ses plus belles actions de leur candeur, & ce larcin sacrilége servoit à grossir le trophée monstrueux des crimes qu'on lui prêtoit.
Quelques précautions que prît le roi contre les discours perfides de ces traîtres, il s'accoutumoit à en concevoir une bien meilleure idée. Insensiblement il conferoit avec eux sur leurs observations, il finissoit par en adopter quelqu'une. Les courtisans éloignés de leur maître ont un bien foible appui, s'ils n'ont que des vertus, & des services. Phocus étoit au moment de rappeller Periphas de son ambassade, de l'abandonner lui, & la reine, de faire assurer Erectée qu'il étoit prêt à souscrire aux conditions proposées par l'envoyé d'Athenes.
Disparoissés complots ténébreux! raffermissez votre ame, ô Phocus! dans les desseins les plus dignes d'un grand roi. Periphas arrive. La joye brille dans ses yeux, non cette joye orgueilleuse & emportée dont les signes s'étendent bien au-delà des succès; mais la joye douce & noble, qu'un certain embarras accompagne, qui s'apprête à jetter un voile modeste sur l'éclat du triomphe.
A l'abord de Periphas, Phocus ne se méprit point. Il crut sortir d'une nuit profonde. Tel un continent privé de la lumiere avant même que le soleil ait fourni la moitié de sa course, semble abymé dans les ténébres, gémit des horreurs qui l'entourent, est effrayé par l'image de la nuit éternelle, quand tout-à-coup la fuite du corps opaque qui éclipsoit l'astre du jour, rappelle ce continent à la vie, lui rend toutes les douceurs de son premier état. Phocus éprouvoit une impression égale. Tout ce qu'il prévit, tout ce qu'il ressentit fut heureusement confirmé par le récit de Periphas. Ce prince rendit un compte fidelede son ambassade, il motiva toutes ses démarches à Athenes, il rapporta les obstacles qu'il avoit eu à surmonter, il publia l'équité de l'Aréopage qui les avoit dissipés. Phocus étoit pénétré de joye. Combien l'eût-il goûtée plus parfaite, s'il n'eût eu à rougir en lui-même de l'injustice où l'avoient entraîné des courtisans malins & trompeurs! Il remercia les Dieux d'avoir détourné les progrès de cette iniquité. En redoublant de confiance envers Periphas, il le vengea des noirceurs de ses ennemis. Ce fut avec ce prince seul qu'il se consulta sur la marche de l'armée. Ils furent d'avis tous les deux qu'elle décampât aussi-tôt, & de la faire avancer jusqu'à la fin du jour, afin qu'elle arrivât à peu près en présence des Locriens. Periphas précéda avec sa troupe, & fut à la découverte de l'ennemi.
Cependant le roi d'Athenes étoit déjà replongé dans ses premieres allarmes. La nuit qui succédoit au départ de l'ambassadeur Phocéen, renouvella dans le cœur d'Erectée les inquiétudes les plus ameres. Trois fois un songe affreux s'offrit à lui: trois fois il crut entendre une voix lugubre lui adresser ces paroles: l'Aréopage t'abuse par des prestiges. Roi infortuné!{??} tu touches à ta fin. Cette voix se tut à peine, que Periphas parut à ses yeux descendre du haut d'une colline la lance tournée contre lui. Un moment après il vit Alconius son fils honteusement repoussé du trône où il vouloit remplacer son pere. Lui-même se sentit frappé d'un trident tout-à-fait semblable à celui de Neptune. Abattu par ce trident, son cadavre devenoit la proye des monstres marins. Periphas montoit sur le trône d'Athenes.
Au premier sentiment refléchi de cette vision, Erectée se persuada qu'elle étoit l'effet des soupçons qui l'avoient tant agité. Frappé de la même une seconde fois, il ne put l'envisager qu'en frissonnant. Lorsqu'elle reparut pour la troisiéme, l'horreur s'empara de son ame, il s'élança précipitamment hors de son lit, il voulut fuir le palais même où lui étoient retracés tant de désastres.
Des mouvemens encore plus imperieux transportans Erectée, il se rendit à Rhamnus, bourg de l'Attique, dans un château qui n'avoit été élevé par les rois ses prédécesseurs que pour exercer le châtiment & la vengeance. Aussi n'y adoroit-on d'autre divinité que Rhamnusie. C'est la même que les uns ont appellée Némesis, & que d'autres ont connu sous le nom d'Adrastée. Dans le lieu le plus éminent du château lui étoit élevé un autel qui sembloit menacer tout l'univers. Herissé de dards à triple tranchant, de glaives de la trempe la plus dure, cet autel étoit couvert de coupes empoisonnées, jettoit au-dehors des chaînes dont les contours effrayans entrelassoient un trône de carreaux & de foudres; représentation fidelle de celui que Jupiter a désigné dans l'Olympe à cette divinité terrible. Sur ce trône paroissoit sa statue colossale. Quel mortel l'envisagea sans fremir? des yeux plus multipliés que ceux du gardien de la fille d'Inachus; des bras terminés en torches ardentes, & en viperes courroucées; une tête réhaussée d'un bois épais, plus semblable aux pins sauvages, qu'à la parure des animaux legers que Diane se plaisoit à poursuivre à la chasse: un cœur moins flexible que les boucliers divins, forgés aux isles de Lemnos & de Lipare; des pieds armés d'aîles plus étendues que les voiles des navires, plus fortes que celles de l'oiseau de Jupiter: Telle est la monstrueuse forme de la statue, image naturelle de la divinité de Rhamnus. Erectée se prosterne à ses pieds. Impitoyable Rhamnusie! s'écria-t-il, terrible déïté à qui Jupiter donna le jour pour exercer sur les méchans les desseins de sa justice! viens, reine de la vengeance! vole à moi entourée de tes flambeaux sinistres, de tes sermens implacables. Viens livrer à ma fureur l'audacieux qui au mépris des droits de l'autorité suprême m'a bravé sur mon trône. Viens armer mon bras contre le séditieux qui a soulevé mon sénat; qui lui a fait méconnoître mes volontés, mes interêts & mes ordres. Viens me venger toi-même du sacrilége qui conspire contre mon sang, & contre mon trône. O Dieux! juges séveres du bien & du mal, protégés ma juste colere! c'est vous protecteurs divins de ma couronne qui m'avez cette nuit inspiré ensonge. Ah! détournés-en les horribles effets. Livrés en mes mains le parjure dont j'avois si bien démêlé les desseins & les voyes. Comment ai-je souffert qu'il s'échappât de mon empire? par quelle foiblesse me suis-je rendu contre mes propres pressentimens à la séduction de l'Aréopage? un oracle m'a décidé: mais, quel est-il cet oracle? qu'àt-il prononcé? que Periphas avoit désiré la couronne des jeux Gymniques, & qu'il l'avoit remportée; que je ne perdrois celle de mon empire qu'avec la vie. Oracle obscur! tu m'as abusé. Pourquoi dans l'instant même n'en ai-je pas pesé tous les mots? pourquoi n'ai-je pas songé à m'éclaircir s'il n'étoit point supposé? ô divinités du Styx! puissé-je une seconde fois être le jouet des prestiges & des parjures, si je permets pendant un seul moment à la lâche pitié de suspendre ma vengeance. O Rhamnusie! que tardes-tu de m'exaucer! quoi? se pourroit-il que tu fus insensible à mes plaintes? mourrai-je par l'excès de ma douleur avant que mes yeux se soient rassasiés du spectacle d'un rival immolé a mon courroux! oui, prince audacieux! tu periras avant moi. Je trancherai ta tête orgueilleuse. Semblable au faucheur qui moissonne impitoyablement les tendres fleurs à peine épanouies, mon bras implacable remplira lui-même le ministere que les Parques tarderoient trop long-tems d'exercer. Rhamnusie! ô Rhamnusie! divinité puissante qui renverses à ton gré les rois & les empires! je ne differe de me venger, que pour concerter avec plus de soin un châtiment égal aux crimes. Je n'hésite à porter des coups qu'afin que les dirigeant toi-même, le succès en soit plus éclatant, la force plus invincible.
Évoquée par cette conjuration, Rhamnusie parut en personne. Elle étoit précédée de la Haine & de l'Hypocrisie. Le Soupçon & la Jalousie marchoient à ses côtés. La Fureur la suivoit un poignard à la main. A l'aspect des ces furies, Erectée regretta de les avoir invoquées. Un tremblement violent, des mouvemens convulsifs agiterent ses membres. Il faillit perdre la lumiere. Pour dissiper l'effroi de ce spectacle, Rhamnusie & ses compagnes se dépouillerent des corps qu'elles avoient emprunté, & s'emparerent de l'ame d'Erectée. Possédé de ces esprits malins, le roi sentoit redoubler en lui l'agitation & le trouble, le désordre & le courroux. Mais en même tems que ces passions tumultueuses croissoient au-dedans, son exterieur se moderoit, il devenoit plus habile à les dissimuler au-dehors. La vengeance n'est jamais si terrible que lorsqu'elle sait voiler ses complots, derober l'appareil de ses coups. Déjà par la puissance de Rhamnusie, Erectée étoit consommé dans cet art infernal. Rassemblons mon sénat, dit-il, persuadonslui que je veux protéger les armes de la Phocide. Il approuvera ce projet. Aussi-tôt je marcherai avec mes troupes. Dans le fort du combat, je ferai tourner leurs coups contre les Phocéens. Periphas n'échappera pas à mes traits. Il subira la peine de son audace. Les cruels présages ne déchireront plus mon cœur.
Erectée vole à Athenes pour remplir ce dessein. Sa harangue à l'Aréopage, la plus artificieuse qui jamais fut prononcée, charme les sénateurs. De leur aveu il part avec ses meilleures troupes. Il dépêche un envoyé au camp des Phocéens. Cet envoyé s'y rend pour donner avis qu'Erectée jaloux de réparer l'injustice des soupçons qu'il avoit conçu, vient appuyer de toutes ses forces les armes Phocéennes.
ODieu qui protégeas l'enfance de Periphas! toi, dont l'œil tendre & paternel le conduisit avec tant
d'interêt dans les isles soumises à ta domination! toi, qui daignas lui dresser le théâtre de sa gloire! toi, qui dans l'assemblée des Dieux
osas te charger de sa défense contre Vénus, malgré la crainte qu'eurent toujours les immortels d'offenser cette déesse! ô toi, qui le ravis à
l'empire tyrannique de l'Amour! divin Apollon! je t'implore pour mon heros. Réchauffe ton amour, redouble tes soins bienfaisans: l'enfer a
déchaîné ses furies contre Periphas. L'Envie, la Trahison, la Vengeance le menacent; elles appellent la mort à leur suite, se chargent
d'aiguiser sa faulx tranchante, de guider ses coups. Sous leurs pas s'éleve une poussiere plus infectée que les exhalaisons du Cocyte.
Attristées d'éclairer leur marche, les étoiles les plus brillantes pâlissent à la vûe de cette troupe infernale. La nature elle-même
n'aura-t-elle pas horreur de renfermer tant de monstres? Les élemens ne vont-ils pas se confondre? ô Apollon! la foi de tes oracles m'abandonne:
avec des vertus éclatantes & inébranlables, on ne regne point sur la terre. Le cruel destin en a abandonné l'empire aux méchans. Que
deviendra le heros formé par tes mains divines? que pourrois-je augurer de consolant? ou plutôt q{??} ne dois-je pas appréhender?
Mais, quel mouvement me saisit? quelle inspiration me réveille de mon abattement? Mortels qui raisonnons sur les conseils des Dieux! que nos discours sont frivoles! que nos combinaisons sont fausses! Hyperion réunit en vain tous les foudres de la guerre. En vain dans le secret de son ame, Erectée prépare-t-il des traits mortels, en apparence inévitables. Le pouvoir des furies est borné: le doigt divin a prescrit leurs limites. La vertu qui sait se raffermir dans le danger, surmonter ses écueils, trouve même ici bas sa récompense. Quoi? je tremble pour le descendant de Cécrops; je gémis sur son sort. Eh! tandis que la douleur & l'effroi aveuglent mes yeux d'un nuage grossier, je n'apperçois point le bras glorieux de la victoire qui déjà ceint de lauriers le prince dont je croyois devoir pleurer la ruine. Paroissez désormais, Erectée! renfermez la rage dans votre cœur. Vos complots sont vains: méditez-en de nouveaux; ils tourneront peut-être contre vous seul. Oui, qu'il arrive ce roi déchiré de serpens! sans doute il court lui-même au-devant de sa fatale destinée. Sans doute sa propre main va creuser l'abyme qui doit l'anéantir. Sans doute il vient hâter le dernier triomphe du prince, en s'acharnant à le perdre. Qu'on est peu sage, quand on prévoit de trop loin! Qu'on est éloigné des succès, quand on ne marche à son but que par les conseils de la passion!
Periphas avoit été reconnoître la position de l'ennemi. Il avoit vû le camp d'Hyperion étendu dans une vaste plaine, adossé à une haute montagne qui de l'autre côté dominoit sur la mer dont elle étoit battue. En face, & tout autour des aîles du camp regnoit un fossé large & profond, revétu d'un mur épais au milieu duquel étoient pratiquées à très-peu de distances de petites ouvertures, d'où les Locriens pouvoient lancer des traits sûrs, sans avoir à craindre ceux de l'ennemi. Sur le sommet de la montagne, taillée en plate-forme, étoit établi un corps de mille frondeurs. Vis-à-vis du centre du camp s'élevoit à quelques cent pas une forêt spacieuse. Là Hyperion avoit placé en embuscade un corps de troupes armées de piques. A l'extrémité la plus reculée de la forêt, étoit un château des mieux fortifiés, défendu par une garnison nombreuse.
Après avoir observé toutes ces dispositions, Periphas étoit revenu en rendre compte aux chefs assemblés dans la tente de Phocus. On délibera sur les moyens de former l'attaque. De toutes parts elle sembloit perilleuse, on ne pouvoit rien conclurre sans donner beaucoup au hazard. Il sembloit plus certain d'employer des ruses pour attirer Hyperion hors de son camp. On vouloit tenter de corrompre le commandant du château disposé au-delà de la forêt, expulser de celle-ci les troupes de piquiers, investir ensuite le camp; après quoi on auroit pu s'étendre en Locrie, & s'en rendre maître insensiblement. Cet avis prévaloit, il parut déterminant, lorsque l'envoyé d'Athenes s'étant présenté à cette assemblée eut appris la jonction prochaine des troupes d'Erectée.
Periphas ne se méfioit pas des dangers que cachoit cette marche. Une ame noble ne permet point au génie de prévoir une trahison monstrueuse de la part des rois, ou des personnes qui les représentent. Lorsqu'ils marchent sur la foi de l'amitié, leur rang exige la confiance. Quiconque appréhende la surprise en pareil cas annonce bien moins de merite que celui qui l'éprouve. Sans rien soupçonner, sans rien craindre des Atheniens, Periphas n'en fut pas moins actif à prévenir leur arrivée. Il proposa son plan en ces termes: O roi! dit-il, ô chefs assemblés! l'opinion que j'ai de vos armes, celle de votre sagesse & de votre valeur ne peuvent admettre ici la nécessité d'un secours étranger. Les réflexions que vous fournit la position de l'ennemi sont dictées par la prudence. Chez vous se marque à l'envi l'art consommé de la guerre. Peut-être ce grand art, en éloignant la témerité toujours compagne de l'ignorance, vous indiquera-t-il que la célerité doit agir dans cette guerre. D'abord vous voulez vous rendre maîtres de la forêt à force ouverte. Il vous en coûtera bien des hommes, mais vous réussirez. Après ce succès vous vous proposez de séduire le commandant du château dont il est indispensable de s'emparer avant de se répandre en Locrie. Personne n'est plus susceptible de corruption qu'un scélerat commandé par son semblable. Le prix que vous mettrez à la trahison vous en est d'avance le garant certain. Nous bloquerons ensuite le camp, sans doute pour le réduire par {??}nine, car{??} les frondeurs qui le protégent du haut de la montagne, nous rendent les retranchemens presque inaccessibles. Ce dernier plan ne doit-il pas dégoûter par les longueurs qu'il nous fera essuyer? Hyperion est fourni de provisions abondantes. Dans sa montagne sont pratiqués grand nombre d'antres spacieux, remplis d'une prodigieuse quantité de vivres de toutes les sortes. Les Locriens ne seront donc pas sitôt gagnés par la famine. Dans cet intervalle Hyperion peut faire des sorties à propos, nous attaquer en détail, se procurer par la mer des ressources nouvelles, nous surprendre dans la nuit. Du moins faudra-t-il toujours finir par une affaire décisive dont nous n'aurons pas prévu le jour. Au moment le moins attendu une armée fondra sur nous. Animée par le désespoir & par la rage, elle vendra cher sa destruction. Ce sera un massacre horrible. Le chef de cette armée ne pouvant esperer ni paix ni grace, courra comme un Lion rugissant, égorgera sans pitié, fera égorger jusqu'au dernier des siens, & combattra encore seul, jusqu'à ce qu'épuisé de sang & de blessures, le dernier soupir emporte son ame aux enfers. Nos dispositions qui seroient excellentes, pour engager un prince possesseur légitime d'états considerables à nous demander la paix, changeonsles envers un tyran qui n'a d'alternative à appercevoir que son supplice, ou notre ruine. Demain dès le matin, que notre armée se range en ordre de bataille. Que l'avant-garde aille gagner la forêt par les derrieres. Chacun des soldats de ce corps portera une torche ardente à la main. On répandra dans la forêt les matieres les plus combustibles, & on y portera le feu pour en chasser les troupes ennemies. Notre aîle droite s'avancera pour protéger l'avant-garde, au cas que les embusqués fissent mine de vouloir tomber sur elle. Le corps de Locriens étant expulsé, on employera le reste du jour à faire un abattis des bois de la foret, & ces bois nous serviront à combler les fossés, & à nous frayer des passages vers les retranchemens. Cette operation faite, on distribuera sur la fin du jour des alimens, & des vins aux soldats, on leur fera passer la nuit sur leurs armes. Durant cette nuit je me détacherai avec ma troupe, pour aller gagner un endroit par où j'ai remarqué que je pourrois me rendre maître de la montagne. Afin que ce dernier projet, le plus important de tous, & le seul décisif puisse me réussir, il faudra qu'au moment où l'étoile avantcourriere de l'aurore paroîtra dans le firmament, tous vos instrumens de guerre sonnent l'attaque, qu'on fasse avancer vers les fossés de l'ennemi nos abattis de bois, que votre armée les investisse, qu'elle s'en approche à grand bruit. En détournant ainsi sur vous toute l'attention des Locriens, je surprendrai les frondeurs sur le sommet de leur montagne, & je m'en rendrai maître. Alors la victoire nous sera assurée: il n'échappera à nos armes que ce que nous voudrons épargner.
Ainsi parla Periphas, son plan fut approuvé. Le lendemain lorsque l'aurore vint annoncer la naissance du jour, les soldats abandonnans leurs tentes se rallierent. Ils forment leurs bataillons, serrent leurs rangs: chacun s'empresse: l'air de confiance, l'air terrible, la joye même s'expriment sur leur visage. Personne ne craint l'évenement, personne ne doute qu'il ne marche à une victoire certaine. Déjà Periphas & les siens voltigoient dans la campagne sur des coursiers accoutumés aux combats. A la tête de l'avant-garde le centaure Chiron tient la route qui lui est indiquée; dans cette route il fait distribuer des torches à chacun de ses soldats. A pas plus moderés marche l'aîle droite sous les ordres d'Iphicus. Cette troupe est armée de lances & d'épées. On voit aussi flotter sur leurs épaules leur arc & leur carquois. Le roi à la tête du centre est monté sur un char attelé de chevaux de la race de ceux du soleil. Son corps d'infanterie est armé de piques & de boucliers. Sa cavalerie distribuée à la droite & à la gauche marche l'épée à la main. Les troupes les plus habiles à lancer le javelot forment l'aîle gauche. Elles sont commandées par Attamar, ce capitaine fier & intrépide, dont le seul regard inspire l'ardeur martiale. Mais quel est cet autre capitaine couvert de fer, qui laisse Attamar à sa gauche, que j'apperçois monté sur une des plus belles jumens de l'Epire. O reine, l'honneur de votre sexe! vous ne voulez donc pas devoir au seul bras de vos soldats le recouvrement de votre couronne. La mollesse des cours, des membres délicats n'affoiblissent donc point une ame passionnée pour la gloire! Ainsi, ô Ociroé! verra-t-on à votre exemple dans la Cappadoce sur les bords du fleuve Termodoon, des femmes guerrieres élever un empire qu'elles sauront disputer long-tems, contre les princes les plus formidables, contre les heros les plus braves. Ainsi dans des siécles encore plus reculés, la grandeur d'ame, & la force éclateront-elles dans votre même sexe. Les unes au faîte des grandeuts soumettront à l'obéissance des peuples séditieux, dissiperont les orages, rappelleront la concorde, feront regner la paix: ou bien tandis que dans de vastes états, leur sagesse fera fleurir les lettres, les sciences & les arts; leur politique habile affoiblira adroitement les voisins dont elles auroient à redouter la puissance. D'autres s'élevant avec cette hardiesse qui annonce le merite, & joignant les ressorts de l'esprit aux dons les plus séduisans, se feront respecter dans les cours par leurs conseils, éterniseront leur mémoire par des monumens majestueux. Heureuses, si l'horreur de sacrifier à des vûes personnelles les interêts sacrés de la patrie, les applique entierement à faire jouir de leurs lumieres & de leurs vertus des citoyens dont elles pourront meriter les vœux!
O Ociroé! je vous vois, tel qu'un soldat familier au bruit des armes, & au tumulte des batailles. Votre présence encourage les troupes, vous les animez par le discours. Tous leurs signes, tous leurs cris vous annoncent leur zele. Que ces cris redoublent. Déjà la flâme vole, le feu se répand en tourbillons dans la forêt. L'ennemi épouvanté s'enfuit à travers les nuages d'une noire fumée. Periphas marche à la poursuite des Locriens chassés de leur embuscade. Ceux-ci doublent le pas. La cavalerie Phocéenne va les atteindre. Tous les bras allongés au-dessus de la tête des coursiers, font briller un glaive menaçant. Mais, déjà à la portée des frondeurs, les Phocéens sont assaillis d'une grêle de cailloux qui fond du haut de la montagne. A ces cailloux s'entre-mêlent mille & mille traits lancés des tranchemens de l'ennemi. Periphas est borné dans sa course, il se voit avec douleur forcé de reculer; il se retire dans la partie de la forêt que les flâmes n'avoient point encore atteint, il fait arrêter les progrès de l'incendie; les bois qui restoient sont coupés à pied. Tous ces chènes, tous ces pins antiques respectés par les tems tombent sous le tranchant de la coignée. Au fracas de leur chûte, on eût dit qu'ils ressentoient l'horreur de la destruction. Ces bois, on les entasse, on en forme une ligne devant les fossés de l'ennemi. Derriere cette ligne l'armée Phocéenne se range en ordre de bataille. La nuit arrive: chacun garde son poste: Periphas seul se détache avec ses braves compagnons. A bride abattue leurs coursiers foulans le sable, les conduisent jusqu'au rivage de la mer. Là laissant ces coursiers, ils montent un navire préparé pour aller en course. Les ondes s'entr'ouvent au gré des rames; le vaisseau fuit sans s'écarter de la côte, il arrive sous les derrieres de cette montagne formidable qui portoit sur sa cime la terreur des Phocéens, & le plus fort appui d'Hyperion. On jette l'ancre, Periphas dit aux siens: Mes amis, dépouillonsnous de nos cuirasses, laissons ici nos arcs & nos carquois. Toutes ces armes ne seroient qu'importunes dans l'expédition que nous avons à faire. Notre épée, notre bouclier suffiront. Il s'agit d'aller nous rendre maître du sommet de cette montagne, d'y exterminer les frondeurs qui l'occupent. La route est escarpée, notre courage nous soutiendra, le danger rendra nos corps agiles. Munissons-nous tout-auplus d'un pieu de fer, il pourra nous servir dans les endroits où le pied ne trouveroit point d'assiéte.
Aussi-tôt parut dans les cieux l'étoile désirée. Les cris les plus perçans partoient de l'armée des Phocéens. Le rempart qu'ils s'étoient fait des abattis de la forêt, étoit lancé dans les fossés du camp des Locriens. A chaque instant les capitaines ordonnoient des évolutions nouvelles pour sixer l'attention de l'ennemi. Ils évitoient néanmoins d'avancer encore à la portée des traits. A ce mouvement des Phocéens le son des frondes commença de retentir dans les airs. Tout étoit en action sur la montagne. Dans son camp, Hyperion courant de rang en rang animoit ses troupes au combat, les flattoit de l'espoir des dépouilles Phocéennes, leur rappelloit les maux qu'ils avoient ressenti sous le regne d'Ociroé. Ensuite il monta sur les retranchemens pour observer la marche de l'ennemi. De-là il s'écria en s'adressant aux siens: Laissons approcher ces témeraires. Ces fossés seront leur tombeau. Il eut dit à peine, & dans chaque ligne du camp les instrumens résonnoient avec un éclat terrible. Cet éclat échauffoit les cœurs, faisoit oublier le danger, troubloit la réflexion, étourdissoit les têtes, prêtoit à tous les bras une vigueur étonnante.
Au premier bruit qu'avoit entendu Periphas, il s'étoit élancé hors du vaisseau, & serrant une pointe de rocher: Amis, avoit-il dit, suivez-moi; le signal est donné, marchons en silence; c'est de nous que dépend la victoire. Avec la même intrépidité s'élancerent tous ces braves compagnons. S'entr'aidant l'un & l'autre ils s'avançoient dans cette carriere penible. Comme si une main divine leur eût prêté son appui, ils escaladoient précipitamment ce roc qui ne sembloit accessible qu'aux habitans de l'air. Les voilà arrivés sur le bord de la platte-forme, sans qu'aucun des frondeurs se soit encore méfié de leur approche. L'Aurore charmée de favoriser tant de courage, se hâta de faire reluire le vermeil de son char. Déjà Periphas & les siens s'étoient étendus sur deux lignes. Ils reprenoient haleine. Ils virent l'ennemi lançant à force de bras les cailloux que supportoient les frondes. A cet aspect animés d'un feu nouveau, ils se serrent: aussi rapides que l'éclair qui fend les nues, ils fondent sur les Locriens, leur poussant l'épée dans les reins. Les cris, la surprise, la confusion & l'effroi se mêlent parmi les frondeurs. A peine ont-ils le loisir de détourner la tête, qu'un glaive vengeur les renverse; çà & là ils tombent sans pouvoir faire la moindre défense. Le petit nombre qui s'échappe se précipite dans le camp d'Hyperion pour y porter la frayeur. D'autres surpris au moment qu'ils gagnoient les bords sont repoussés impétueusement, entraînent dans leur chûte des rochers qui roulent pour désoler le camp. L'ennemi perit par ses propres défenses. A ce vacarme Hyperion fremit. Il ne sait plus où il en est: les siens l'ignorent encore davantage. Les uns croyent que la main des Dieux renverse sur eux la montage; ceux-là s'imaginent que le chef des frondeurs dans l'espoir de regner trahit Hyperion. Cependant mille & mille sont tombés sous l'épée, où écrasés sous les rochers. Dans cette désolation, le désespoir ranime les Locriens. La ferocité, l'ardeur brutale les transportent. Ils sont résolus à perir, mais ils ne veulent abandonner la vie qu'après avoir prouvé tout l'excès de leur rage.
Il ne restoit plus sur la montagne aucun frondeur Locrien. Periphas en étoit resté le seul maître. L'armée Phocéenne l'apperçut. L'Aigle au bec menaçant qui sortoit de son casque le fit reconnoître. Tout-à-coup on sentit la terre trembler sous le poids des lourdes machines préparées pour la ruine des retranchemens. Des poutres monstrueuses armées de pointes de fer précédoient les troupes de Phocide. Ces poutres poussées avec effort par des bras vigoureux, se heurtoient impétueusement contre les barricades pour y former des breches. De sor{??} côté Periphas qui avoit conduit à sa suite quelques compagnies de soldats habiles à tirer de la fronde, les faisoit agir sans cesse contre les Locriens. Hyperion, comme s'il eût reçu de l'enfer la faculté de tout prévoir, se portoit dans tous les lieux opposoit les plus grandes forces là où le danger étoit le plus pressant. Il fit faire face à Periphas par un corps d'Arquebusiers. Coup-sur-coup ceux-ci lançoient sur la montagne des nuées de fleches dont l'air étoit obscurci. A leur aide, Alcion, Porphirion, Arctophilax & Antée, Géans, chefs de l'armée Locrienne venoient regagner le poste des frondeurs, montoient avec audace à la tête des plus agiles & des plus déterminés soldats. Les Géans marchoient de front, leurs corps immenses couvroient les files de troupes dont ils étoient suivis. Ils sont arrivés à mi-côte, méprisans la grêle de cailloux, qui sur leurs membres plus endurcis que le fer ne peuvent pas même imprimer le moindre vestige. Egalement intrepides à la vûe des rochers énormes qui roulent sur eux, tout au plus sont-ils forcés de reculer d'un pas. Ils n'en ont plus que deux à faire, & ils atteignent au sommet. Déjà du fer de sa lance incomparable en hauteur, Porphirion menaçoit la poitrine de Periphas. Déjà il avoit atteint le bouclier de ce prince, par la violence du coup, il l'avoit rejetté trois fois en arriere. Periphas relevé dans un instant visoit le Céant, il lui lance un pieu de fer, le trait vole avec tant d'adresse & de force, qu'il perce de part-en-part le front de Porphirion. La cervelle en sort au milieu d'un sang noir qui jaillit comme un toi{??}-rent. Atteint de ce coup mortel, le Géant pousse un cri dont tout frémit aux environs, tombe à la renverse, le poids de son cadavre écras{??} la compagnie de soldats à qui jusqu'alors il avoit servi de bouclier. Rugissant{??} de fureur Alcion son frere n'observe plus le pas de ses compagnons, il ne songe plus à la défense de sa troupe. Il s'élance sur la platte-forme. Les gardes d'Hercule lui font face, s'efforcent de lui résister. D'un seul tour de bras Alcion renverse la premiere ligne. Douze de ces gardes tombent à droite, un pareil nombre frappé de son cimetere expire à sa gauche. Il en est aux mains avec Hercule. Tous les deux s'observent, se visent & sont en gar le. Jupiter avoit orné le front de ce jeune heros de certains traits divins qui sembloient se rendre sensibles à Alcion. Aussi ne rougissoit-il pas d'un combat singulier avec Hercule. Au lieu d'épée, le fils de Jupiter combattoit avec cette massue redoutable si connue par ses exploits. Sont-ce donc-là, lui dit Alcion d'un ton railleur, sont-ce-là les armes avec lesquelles tu oses me résister? sans doute tu as combattu dans les plaines contre les Taureaux; & tu portes ici ta massue comme un fier trophée de tes victoires. Jeune audacieux! que ne fuis-tu devant moi! peut-être aurai-je pitié de la foiblesse de ton âge, & de ta frayeur. A ce vain propos Hercule ne répondit qu'en portant à Alcion un rude coup de massue dans le flanc. Toutes les entrailles du Géant en furent émues. Il fronça le sourcil, poussa sa lance contre Hercule; le coup en fut écarté par la massue. Ils alloient l'un & l'autre se charger de nouveau, quand dans le même instant les gardes qui restoient à Hercule percerent Alcion de leur fer. Affoibli par les blessures de trente épées qui le déchirent, son bras est sans force, son sang sort à gros bouillons, ses pieds chancellent: on le perce de nouveau, il tombe en reculant du haut de la montagne dans le camp, où son corps s'enfonça dans la pointe d'un rocher encore teint & dégoûtant du sang de son frere.
Hercule délivré d'Alcion, avoit volé au fort du combat. Arctophilax & Antée étoient parvenus avec partie des leurs au sommet. Toute l'adresse, toute la vigueur, toute la présence d'esprit de Periphas n'avoient pu réussir encore qu'à diviser les Géans de leurs soldats. Ceux-ci quoique investis défendoient brutalement leur vie contre la troupe des Corinthiens commandée par Chalcodoon fils de Mars, & contre celle de Medus le Béotien. Periphas & Aristhous avoient poussé plus loin les deux Géans. O Aristhous! ô brave Athenien! le Dieu du jour ton pere n'a donc pas daigné te conserver contre les efforts d'Antée. Ton casque est séparé de ta tête. Tes cheveux aussi dorés que ceux du blond Phébus sont souillés du sang de ton crâne entr'ouvert. Qui sera ton vengeur? les plus braves de ta troupe sont expirés à tes côtés en s'occupant de ta défense. Periphas lui-même sans le bouclier divin qui l'a garenti des coups les plus mortels, ne verroit plus la lumiere. Deux fois il a pu renverser le monstrueux Antée; mais la terre qui donna le jour à ce Géant, lui a prêté à chaque fois de nouvelles forces. Periphas, il est vrai, n'en est pas découragé. Pour la troisiéme fois il ébranle Antée, le couche sur le sable. Le Géant croit se relever avec encore plus de vigueur. Vain espoir! Hercule est arrivé. Aussi furieux que le serpent affamé qui poursuit un voyageur égaré, il se jette sur ce fils monstrueux {??}e la terre, l'entortille au tour de son corps; de ses bras nerveux lui serrant la poitrine, il lui fait vomir le sang qui l'anime, il ne le laisse retomber qu'après l'avoir privé de la respiration & de la vie.
Arctophilax restoit à vaincre, il faisoit un carnage horrible. Plus de cent Phocéens venoient de perir sous ses coups. Il s'attendoit à punir la témerité de ceux qui continuoient à le combattre. La vûe d'Antée mis à mort trouble tout-à-coup le courage d'Arctophilax. Le regard terrible de Periphas & d'Hercule qui viennent à lui, jette la frayeur dans son ame. Il ne songe plus à lutter, il n'est occupé que de sa fuite. La mer lui offre un asyle plus sûr que la montagne. Il s'y précipite inconside ément, & va raconter à Neptune les prodiges des heros armés pour la défense d'Ociroé. Ainsi sinit le combat sur la montagne, car Medus & Chalcodoon s'étoient défaits des soldats qui avoient suivi les Géans.
Tous ces chefs victorieux s'étant rassemblés observerent le combat qui se donnoit dans la plaine. Ils virent la Mort avec sa faulx tranchante moissonner impitoyablement les troupes Phocéennes. Ils virent les Furies voltiger dans les airs, en sécouant l'horrible flambeau de la discorde. Ils virent le tyran plus furieux qu'un Lion blessé d'un trait empoisonné dans les eaux de l'Acheron, s'exposer aux plus grands dangers, faire voler sur les assiégeans des colomnes de feu qui consumoient leurs machines, les ponts qu'ils s'étoient formés; qui les mettoient eux-mêmes en fuite. A peine ceux-ci avoient-ils fait quelque breche qu'elle étoit réparée à l'instant par les assiégés. A peine avoit-on gagné quelques pieds de terrein, qu'on étoit contraint de reculer en désordre. Rien encore n'annonçoit un succès certain. C'étoit à Periphas qu'il étoit réservé de décider la victoire.
Allons, dit-il, en s'adressant à Achille & à Hercule: allons, braves princes! secourir nos amis. Chalcodoon & Medus garderont ce poste avec leurs troupes, tandis que nous irons nous répandre dans le camp. Hercule marchera vers le centre à la tête des Atheniens. Il faut leur donner un chef qui les console de la perte du vaillant Aristhous. Et vous, ô Achille! allez vous faire jour vers l'angle que le géneral Iphicus attaque avec tant de vigueur: je joindrai à votre troupe une partie de la mienne. Pour moi j'irai frayer un passage à la reine, & à Attamar. Il donna cet ordre, & l'on partit. Les vents qui brisent leurs barrieres s'échappent avec moins de véhémence des antres de l'Eolie.
Guidés par Mars lui-même, ces princes arrivent dans le camp, se font jours à travers les bataillons les plus épais, divisent les colomnes ennemies, & portant à chaque pas la terreur & la mort, ils arrivent jusqu'aux retranchemens, s'en rendent maîtres, en écartent les Locriens, font entendre leur voix à leurs amis. A cette voix les capitaines Phocéens redoublent l'attaque, ils font faire à leurs machines les derniers efforts. Attamar le premier renverse l'angle dont il avoit été tant de fois repoussé. La breche est ouverte Déjà vingt soldats entrent de front, les autres montent à l'assaut. Le combat ne cesse point encore. Hyperion court vers la breche: Il rencontr{??} l{??}a reine: Elle ne pa{??}lit point à sa vûe: elle se prépare à lui enfoncer dans la gorge un glaive qui n'avoit point encore répandu de sang. Dieux! pourquoi votre justice ne protége-t-elle pas tant de valeur? Le tyran prévient le glaive d'Ociroé, lui-même lui pousse sa lance dans la poitrine avec tant de force, que la pointe en fut brisée. La reine avoit été garentie par sa cuirasse, mais la violence du coup la fit tomber. Tandis qu'on s'e{??} pressoit de l'emporter hors du camp pour lui donner du secours, Hyperion joint Attamar: leurs épées se croisent, s'entre-choquent{??}, la même intrépidité s'annonce sur leur front: Periphas décida le combat. Depuis long-tems il cherchoit Hyperion dans la foule. Dès qu'il l'apperçoit, du revers de son épée il renvoya le casque du tyran dans les airs, & de sa main assurée l'ayant saisi par la chevelure, il le fait pirouetter trois fois, & lui fit mordre aussi-tôt la poussiere. Cent bras s'avançoient pour donner la mort à ce scélerat. Periphas les écarta tous. Non, non, dit-il, il lui faut une fin qui lui rappelle le souvenir de ses crimes. Qu'il soit étouffé sous un monceau de cadavres. Vas! ajouta-t-il, en portant la parole à Hyperion, vas monstre avide de sang! vas perir sans souiller nos épées.
A l'instant une troupe de soldats se saisit d'Hyperion, on lui fait subir le genre de mort ordonné par Periphas. De leur côté Achille & Hercule avoient facilité la breche. Les troupes Phocéennes entroient de toutes parts, elles ne cessoient d'égorger les Locriens qui dans leur désordre se battoient encore avec fureur. Pour terminer cette journée sanglante on apporta la tête d'Hyperion au bon{??}t d'une lance. Phocus la vit. Alors par ses ordres, des cris de clémence retentirent. Les Locriens rendirent les armes. La victoire remit son olivier dans les mains des Phocéens, en place de leur épée.
TAndis que les deux armées en présence adoucissant leur regards attendoient de nouveaux ordres, Chiron instruit
du malheur de la reine accouroit auprès d'elle. On n'avoit pas trouvé sur son corps la plus légere blessure. La frayeur bien plus que la
violence de la chûte avoit arrêté dans ses veines la circulation du sang. Si elle eût été moins éloignée de Chiron, il eût put lui prolonger la
vie. Le Centaure consommé dans la connoissance de la nature, & dont Esculape tint le grand art de guerir, démêloit les divers genres de
maladie, avec autant de justesse, qu'il étoit habile à y porter du reméde. Les traitemens & les formalités des médecins d'Ociroé venoient de
la priver de la vie que ne lui avoit point ôtée la lance d'Hyperion. Dans l'état désesperé où elle étoit réduite, Chiron fit ouvrir les flancs
de la jument qui l'avoit portée au combat, & des entrailles palpitantes de cet animal ayant entouré la reine, il réussit à lui faire donner
quelque signe de vie. Le secours arrivoit trop tard. Ociroé ouvrit les yeux, reconnut son pere, le nomma, elle n'eut que la consolation de
rendre le dernier soupir à celui dont elle avoit tenu le jour.
Dans le moment de la premiere douleur de Chiron, les deux princes ses disciples, l'aborderent avec Periphas. Tout ce que peut la reconnoissance sur les grands cœurs; tout ce que produit l'amitié dans une ame génereuse, se fit bien sentir alors. On ne reconnut plus cet Achille nourri de la moëlle des Lions & des Tygres. Hercule encore plein de la fureur des Géans qu'il venoit de combattre, fit succéder tout-à-coup la tendresse à la ferocité. Tous les deux mêlans leurs larmes avec celles de leur gouverneur, ils sembloient regretter des lauriers qui leur coûtoient une tête si chere. O Chiron! disoient-ils, la perte de la reine votre fille merite bien vos regrets. S'il vous suffisoit pour les adoucir de trouver dans d'autres enfans l'attachement tendre, l'amour le plus pur, ne doutez pas que ces sentimens soient à jamais gravés dans nos cœurs; regardez-nous comme vos fils. Hé! ne le sommes-nous pas bien réellement? nous vous devons plus qu'à notre pere.
Trop consterné pour répandre des larmes, Periphas pouvoit tout au plus laisser échapper par intervalle les mouvemens de son cœur. Ah! disoit-il, c'est moi qui ai avancé la fin de ses jours.... Pourquoi m'a-t-on écouté?.... pourquoi mon conseil a-t-il prévalu?..... comment n'ai-je pas prévû le danger de décider dans un seul jour le succès de la guerre? que ne suis-je resté à Athenes! ou plutôt que n'ai-je fui vers les extrémités du monde.... Du moins si je n'eusse point abandonné la reine, j'aurois peri cent fois avant qu'un seul trait eût pu l'atteindre... C'étoit à moi de veiller à la garde de sa personne... C'étoit le soin essentiel dont je devois m'occuper.... Je ne l'ai point fait.... Falloit-il donc conduire avec tant d'éclat une armée formidable, pour voir Ociroé frappée de la main de l'usurpateur de sa couronne?.... Quoi? la reine des Locriens victime d'Hyperion..... O douleur! ô regrets éternels! ciel!.... c'étoit donc là le prix réservé à mes travaux & à mon zele.....
Periphas cessa de se parler à lui-même, & s'adressant à Chiron dont le maître des cerémonies venoit prendre les ordres pour la pompe funebre de la reine: du moins, s'écria-t-il, ô pere infortuné! n'adoptez pas ici cet usage barbare des Locriens qui enterrent leurs morts parmi les divertissemens & les festins. Plutôt que de le souffrir, j'irois briser les instrumens, renverser les tables des banquets. Il n'est rien dans ce jour qui ne doive exprimer la tristesse & les sanglots. Tout doit respirer la douleur. Tout doit annoncer l'excès du malheur dont les Dieux nous affligent. Que chacun suive mon exemple. Arrachons les lauriers qui ceignent nos têtes. Couronnons-nous de cyprès lugubres. Ne nous montrons que sous des robes de deuil. Qu'on me laisse à moi le soin de cette pompe. Que quiconque ne m'imitera pas soit dévoué aux enfers.
Il se leva en parlant ainsi, sortit de la tente de Chiron, & se rendit au milieu du camp. Là il ordonna l'appareil funebre, & fit dresser un bucher qu'on entoura des trophées les plus lamentables. Ensuite à la tête d'un nombreux cortége, il fut prendre le corps de la reine, & retourné sur ses pas, il le fit exposer au haut du bucher, où elle fut inondée de parfums & de liqueurs odoriferantes. Phocus s'en approchoit avec ses officiers. Lui-même il voulut rendre les derniers honneurs à la reine. Il étoit encore suivi des principaux citoyens de Locrie. Ceux-ci s'étoient rendus aux ordres du roi qui les avoit fait sommer d'apporter les clefs de leurs villes, & de venir ratifier les articles de son traité avec Ociroé. Après avoir donné mille regrets à la mort de la reine, & les plus beaux éloges à sa mémoire, Phocus porta la flâme au bucher. Bien-tôt à l'aide des vents qui la poussoient, elle parvint au sommet. Des tourbillons de soufre brûlant enveloppent le corps d'Ociroé, le derobent aux yeux des spectateurs, le divisent. La voix plaintive de ses amis lui adressoit les adieux éternels.
Il restoit un dernier soin à lui rendre: Periphas s'en chargea. Il receuillit les cendres d'Ociroé, les renferma dans une urne d'or, prit dans ses mains ce vase précieux, & du lieu éminent où il fut se placer, s'étant tourné vers les Locriens: Peuples infideles! dit-il, sujets parjures! vous voyez les fruits de votre rebellion. Vous voyez le sang de vos enfans & de vos freres dont rougissent ces plaines: & ce ciel enflâmé! cette verge des Furies chassées à peine de cette onceinte, & qui semble quoiqu'en s'éloignant vous ménacer encore! A des signes si frappans du courroux des Dieux, connoissez-vous quels ont été vos crimes? plaise à leur clémence que ce courroux soit appaisé! mais cette urne qui vous accuse de nouveau, ces cendres qui sont au tribunal souverain la preuve de votre sacrilége, quel fléau les vengera? le f{??}er, la famine, la peste, tous les maux ensemble ne vont-ils pas de concert vous ravager? & à quelles malédictions ne doit-on pas s'attendre, quand on a osé attenter à l'image des Dieux! plus coupables, plus monstrueux que le tyran que j'ai fait perir dans l'ignominie, puisque c'est de vous qu'il a tenu ses forces & son audace, quel arrêt terrible les immortels ont-ils à décerner contre vous; vous dont le feu des enfers auroit déjà dû purger la terre? ô meres infortunées qui avez conçu dans ces jours d'horreur & d'iniquité, quel sang impur allez-vons transmettre à la posterité? ô urne que j'ai tant arrosée de mes larmes! cendres cheres & précieuses! mânes de la reine des Locriens! dans quelles mains assez dignes de vous pourrai-je vous confier? les miennes voudroient bien se réser.{??} ver un dépôt si cher: elles prendroient soin de l'orner d'inscriptions éclatantes qui rappelleroient à nos derniers neveux, vos vertus & vos malheurs. Je vous dois à des mains plus illustres. C'est au roi successeur de vos états qu'il appartient de vous placer dans l'endroit le plus magnifique de son palais, ou dans un des temples le plus fameux de Locrie. En passant dans ces mains augustes, ô mânes immortels! attendrissez-vous sur les maux & sur les égaremens de vos peuples. Tous les jours par des tributs de véneration les principaux d'entr'eux iront vous appaiser. Dès-à-présent en faveur de ce roi, votre seul appui dans l'infortune, pardonnez à des sujets qui sont devenus les siens! que votre propre clémence sollicite celle du ciel! vous seuls pouvez le calmer. O Locriens! adorez les Dieux protecteurs Le maître qu'ils vous donnent est le gage de leur misericorde. Allez aux pieds de ce maître porter les plus humbles & plus tendres hommages. Allez lui remettre vous-mêmes les rênes de la Locrie. Allez par vos sermens vous soumettre à ses loix. Puissent les malheurs qu'ont entraîné vos révoltes vous persuader du prix de la fidélité inalterable! puissent les douceurs de ce prix vous être plus sensibles encore par la justice du sceptre qui va vous gouverner!
Periphas se tut: les Locriens fléchirent le genouil devant Phocus, prononcerent leurs sermens, il fut proclamé leur roi sur le champ de bataille.
Heureux l'état dont le prince se plait à montrer une ame où préside l'humanité sacrée! tel étoit le caractere de Phocus. Par cette route la plus sûre, la plus glorieuse de toutes, il marchoit à l'immortalité. Qu'il vive! que les Dieux prolongent son regne! s'il a sur la terre l'image de leur puissance, il leur ressemble aussi par le plus précieux de leurs attributs. Qu'il vive donc, qu'il vive penda{??} un siécle & au-delà. Lequel de ses successeurs l'égalera en bonté? non, aucun prince dans ses états n'enchaînera les cœurs avec des liens si doux. Peuple de Phocide! avant qu'un second Phocus regne sur vos neveux, il faudra qu'exilés de leur patrie, ils aillent se transplanter sur le rivage d'une autre mer, qu'ils y élevent une ville florissante & fameuse. Tout à la fois la source des lettres, des sciences, des arts & de l'opulence, cette Athenes des Gaules émule de la capitale après l'avoir formée, délicieuse par son climat, toujours brillante par les génies qu'elle produira, encore plus respectable par l'étendue de son amour tendre, de son attachement invariable pour ses maîtres, Marseille, dis-je, car ce sera le nom de cette ville, verra dans la succession des tems regner sur elle le roi superieur à Phocus dans l'attribut qui rapproche le plus des divinités de l'Olympe. Génies tutelaires! écartés alors de ce roi la trahison & le mensonge: cette seule grace sussit, & toutes ses provinces nageront dans le bonheur & dans la joye. Que la princesse qui partagera son trône, aussi pieuse que l'épouse de Deucalion soit toujours entre les Dieux & le peuple une mé{??}diatrice puissante. Qu'elle brille aux yeux des immortels par tant de vertus, que leur éclat l'emporte sur les crimes innombrables de la foule des sujets. Qu'une heureuse fécondité, signe des bénédictions divines, remplisse leurs jours de consolation. Qu'à l'ombre du trône & des autels croisse le prince heritier de la couronne? qu'il s'annonce avec les qualités de la piété douce, de la réflexion profonde, de la politique impénétrable. Protecteur de la religion, des loix & des talens, qu'il leur fasse esperer que le successeur de leur pompe, le sera aussi de leur magnanimité. Qu'ils voyent les enfans de leurs enfans élevés par des maitres choisis entre mille & mille, & dignes du choix qu'on en aura fait, donner les même présages qui auront distingué le Prince surnommé sage par excellence, faire rechercher leur alliance par les cours les plus superbes, soutenir tout l'éclat de leur destinée.
Monarque de la Phocide! en vous offrant au milieu de vos conquétes ce tableau magnisique, dont m'est garant le divin Apollon qui m'inspire, je ne fais qu'augmenter votre zele à rendre vos peuples heureux. Mais comment remédier à tous les maux où sont en proye vos nouvelles provinces? celui qui vous les a soumises saura bien les gouverner. Le roi le jugea ainsi. Periphas fut nommé viceroi de la Locrie. Mille applaudissemens confirment ce choix. Les Locriens le reçoivent comme un pere qui va réparer tous leurs maux. Son nom porté sur les aîles de la Renommée court de ville en ville, de province en province. Il leur est comme l'aurore du jour le plus serein. Déjà chacun croit appercevoir l'heureuse fille de Thémis & de Jupiter, occupée à répandre ses biens les plus doux. Déjà il semble que d'une corne aussi inépuisable que celle d'Amalthée, l'abondance va découler avec tous ses trésors. Le fer si fatal au genre humain ne leur paroît plus qu'un présent du ciel pour enrichir leurs guerets. Ils n'appréhendent plus pour leurs troupeaux l'insolence du soldat ravisseur. Ils craignent encore moins que la discorde née des miseres publiques vienne allumer dans leur sein des guerres plus cruelles que celles du dehors. L'esperance naissoit dans tous les cœurs avec des charmes égaux à ceux qu'auroit produit la possession réelle. Tant il importe qu'un sujet placé à la tête des peuples, entraîne par des qualités éminentes leur respect & leur confiance.
Periphas alloit prendre le commandement des provinces Locriennes. O grandeurs! ô dignités! le doux souffle de la divine Astrée ne rafraîchit point l'ombrage de vos faisceaux. S'ils sont distribués par la seule main de la fortune, le courtisan se venge de leur autorité par son mépris pour le grand qu'ils décorent. Si la seule vertu les a merité; l'asyle qu'ils offrent est encore moins sûr. En butte à tous les vents pestiferés, leur bruit orageux, leur souffle brûlant s'y porte sans cesse. O Periphas! tu la sens déjà leur haleine affreuse. Implacable Erectée! c'est ta bouche qul l'exhale. O Minerve! est-ce donc là{??} le roi que tu as élevé sur l'empire dont{??} tu fais tes délices? Mais, que peuvent les inspirations de la sagesse sur un cœur ouvert à la tyrannie des furies de l'enfer?
L'armée d'Athenes après des marches forcées, joignit le camp des Phocéens. Elle s'attendoit à combattre. Quand elle vit que les Locriens étoient domptés; lorsqu'elle sut que la valeur & le génie de Periphas avoient tout soumis dans un jour; chacun demanda l'histoire de cette journée mémorable; chacun voulut être instruit des causes de ces progrès rapides; chacun en les apprenant fut pénétré de surprise. Tous eussent désiré de pouvoir dans le moment voler vers ce heros, lui offrir de nouvelles palmes, les joindre à celles qu'il avoit reçu des mains de la victoire.
Témoin de l'étonnement & de l'admiration de ses troupes, Erectée se sentit obligé de dissimuler encore plus profondement les passions de son ame. Ce n'est pas qu'il ne fût aussi l'admirateur de Periphas. L'empire suprême de l'amour a moins de puissance sur les cœurs tendres, que les grandes actions en ont sur l'estime, même des plus méchans & des plus corrompus. S'il est glorieux de savoir la soumettre, malheur à qui l'impose avec trop d'éclat. Ainsi l'Ostracisme ne fut point établi à Athenes contre le citoyen méprisable. Le plus sage d'entr'eux fut banni, parce qu'il avoit merité le surnom de juste. Ainsi les magistrats de Lacédémone condamnerent un de leurs citoyens, parce que seul il possédoit tous les cœurs. Ainsi le vainqueur d'Annibal s'exile de Rome pour prévenir la haine publique. Comment ne l'auroit-il pas encourue? mille vertus, mille services l'avoient rendu si illustre que nul autre dans cet empire n'eût osé s'égaler à lui.
Maxime détestable! étoit-ce pour en tracer le modele qu'Erectée consultoit les furies maîtresses de son cœur. Hélas! il ne songeoit qu'à leur offrir pour aliment les qualités augustes de Periphas, les triomphes, l'élevation de ce prince. Objets frappans! l'envie & la vengeance ne leur ont jamais pardonné.
Te voilà donc bien en peine, dit à ce roi la divinité de Rhamnus, quelle stupide extase rallentit l'essor que tu dois prendre? si les hauts faits de ton rival peuvent inspirer le respect & la crainte, est-ce à toi qui as la puissance en main, qui ne dois ressentir que la haine, qui dois frapper avant qu'on ait prévu l'appareil de tes coups? peut-être dans ce projet appréhendes-tu le blâme de ton sénat, la désobéissance de tes soldats, la trahison de tes capitaines. Qu'il est aisé de les gagner par un prétexte spécieux! la Locrie réunie sous le sceptre de la Phocide détruit l'égalité de puissance que chaque souverain de la Crece a interêt de maintenir. Déclare toi le protecteur de cette égalité. Exige qu'on tire au sort en faveur des princes Grecs le partage des provinces Locriennes; ou qu'on donne un maître à ces provinces du gré de tous les rois interessés au maintien du bon ordre. A la cour de Phocus, il est des gens qui démêleront le motif de ton mécontentement. On voudra t'appaiser par le sacrifice de ton rival, on n'hésitera pas même beaucoup a s'y déterminer. Vas, les hommes les plus importans, les sujets les plus fideles, les amis les plus signalés n'eurent jamais aux yeux des rois le prix de la moindre province.
Il n'en coûta rien à Erectée de se livrer à la malice du conseil. Phocus avoit esperé de le recevoir comme son allié. Lorsqu'il ne lui fut plus permis de méconnoître dans le roi d'Athenes, son ennemi le plus décidé, la noire mélancolie s'empara de son ame. Un poignard qui l'eût frappé, eût fait une blessure moins cuisante. Cheron s'étoit chargé d'annoncer les desseins d'Erectée. Qu'il sembloit doux à ce ministre de voir naître de nouveaux troubles!
Je ne sais, dit-il à Phocus, si quelque génie protecteur de la Phocide a pris soin de m'inspirer. Mais dès le jour qu'il s'est agi d'un traité d'alliance avec Ociroé, les plus tristes présages ont occupé mes esprits. Vous vous rappellez peut-être, par combien de motifs je me suis opposé au traité. Ce n'est pas que le succès de vos armes sur celles d'Hyperion m'ait jamais paru douteux. Vos avantages, vos conquêtes, voilà ce qui fondoit ma crainte. Ah! que ne vous a-t-on mieux imprimé, quel danger il y avoit de porter ombrage aux princes qui nous entourent? Erectée se déclare contre la réunion de la Locrie à vos états. Je n'oserois décider s'il est injuste. Ce que nous savons tous, c'est qu'il n'est point à mépriser. Quelque problématique que puisse être le droit de la guerre dont il vous menace; que ce soit la politique ou la jalousie qui lui mette les armes à la main; croyez qu'il n'y aura point de souverain dans la Grece qui ne soit son approbateur & son appui.
Cependant Grantor se rendit auprès du roi. Cheron continuoit d'insinuer à son maître de recevoir la loi d'Erectée. Il n'en fallut pas davantage pour persuader à Grantor la perfidie qu'il démêloit assez depuis long-tems. Fronder le conseil de ce traître, repousser hautement l'audace, lever sans ménagement l'étendard contre Erectée, ç'eussent été des moyens dignes du zele de Grantor. Trop habile pour éciater dans des circonstances où la modération étoit nécessaire, il lui parut plus à propos d'opposer la politique à la fraude; s'attendant bien à démasquer son collégue, à dévoiler les intelligences de ce ministre avec le roi d'Athenes. Erectée, dit-il, se dispose à rompre avec nous. Faut-il s'en étonner? nous donnons lieu à ses soupçons. Après les inquiétudes qu'il a marquées sur le prince, à qui il ne manque que des forces pour le détrôner, avons-nous dû croire qu'il fût entierement rassuré sur ses allarmes? ce prince son rival, vous le comblez, ô roi! d'honneurs & de puissance. N'en est-ce pas assez pour manquer de fidélité aux Atheniens? d'abord il étoit de votre dignité d'accorder à Periphas certaines graces. Nous ignorions encore à quel degré il possédoit l'art suprême de se concilier tous les cœurs. Craignons qu'enflé de ses succès, il ne connoisse trop aussi son crédit sur les troupes. Je ne sais qu'un moyen de raffermir notre alliance avec Erectée, c'est de lui sacrifier Periphas. Que Cheron en sente la nécessité. Il est trop ingénieux, pour ne pas nous garentir la paix, dès que nous aurons écarté l'objet de discorde. Ce seul objet est le descendant de Cécrops. Tous les autres motifs allégués par Erectée sont des prétextes pour couvrir sa frayeur. Le sacrifice est à la verité penible. Periphas est on ne peut pas plus digne de votre estime & de votre amitié. Mais aux raisons d'état tout doit céder. La perte du sujet le plus excellent dut-elle jamais balancer le repos & la splendeur d'un royaume? d'ailleurs Periphas n'est point sans récompense, puisqu'il a fait de grandes actions. La gloire qui leur est attachée en fut toujours le prix le plus magnifique.
Cheron s'étoit attendu à un discours bien contraire. Dans son étonnement, il augura qu'il s'étoit rendu redoutable, & que Grantor commençoit à fléchir devant lui. Il avoua qu'on pourroit tirer auprès d'Erectée le meilleur parti du sacrifice de Periphas. A cette condition, il se chargea de conserver à son maître les provinces Locriennes. Le roi plein de douleur se laissa arracher les ordres de l'exil du prince qu'il venoit d'élever à la premiere charge de l'état.
Ces ordres furent confiés à Phakar, le même qui avoit été le premier semer l'allarme à Athenes, & la soulever contre la Phocide. Il courut à la tente de Periphas, lui annonça fierement qu'il eût à se retirer des états de Phocus, & s'avança pour l'arrêter. A ce mouvement, Periphas portant la main sur son épée: Garde-toi, lui dit-il, de me proposer des fers. Je vais obéir; ne crains rien de moi. Si les soldats vouloient se mutiner, je me charge de les faire rentrer dans le devoir. Vas dire à ton maître que le soleil couchant ne me retrouvera pas dans ces terres. Dis-lui sur-tout que des mains à qui il doit le salut de son armée, & les plus riches provinces, ne sont pas faites pour recevoir des chaînes.
A ces mots il partit, & quittant avec mépris des terres ingrates, il repassoit en lui-même les caprices des cours, plus inconsiderés que ceux de la fortune. Dans sa route un officier dépêché par Grantor, lui remit des tablettes dont la lecture modera l'indignation de son cœur.
IL n'est pour les Grands d'autres ressources dans leurs malheurs, que le commerce des Muses. Aussi Periphas dirigeoit-il sa marche vers le Parnasse. Il y arrivoit à peine qu'il sentit se répandre autour de lui une vapeur de parfums exquis, semblable au nuage odoriferant dans lequel s'enveloppe la sensuelle Cypris. Le sommet de ce mont sacré est une vaste plaine variée par mille objets également interessans. Un air subtil y éleve les esprits bien au-dessus des idées rampantes des mortels. Les divers vents y regnent, mais leur souffle est mesuré de maniere que jamais il ne produit du désordre. Ces lieux sont peuplés d'Aigles, qui dans leur vol rapide terrassent les oisons importuns, de Cygnes & de Colombes bien plus pures que celles de Cythere. Le doux Rossignol, la tendre Fauvette, le brillant Chardonneret sont aussi les habitans de ce séjour, & le font également retentir de leurs accens flatteurs. Le fleuve Permesse y prend sa source. Ses eaux inspirent le don de la poësie. On y remarque deux fontaines d'une onde dont le crystal semble rouler les rayons même du soleil: celle d'Hypocréne dont Pégase fit pour la premiere fois jaillir les eaux en frappant du pied la terre, & celle de Castalie qui rappelle la métamorphose de la nymphe de ce nom qu'Apollon avoit aimé. Des palissades de jasmin & de roses s'élevent au-dessus de la timide violette qui se cache sous ses feuilles. Le pampre verdoyant parmi le pourpre du beau fruit qui ranime la verve des poëtes, & qui bannit le souci des cœurs affligés, étend au loin ses branches spacieuses, & les unit étroitement au tronc du jeune ormeau. Les differens fruits y naissent avec les fleurs les plus odoriferantes. A la vûe de l'émail varié de ces fleurs, on croit appercevoir les couleurs éblouissantes du soleil, lorsqu'il touche à son couchant. Un terrein pierreux produit les arbres consacrés à Minerve déesse des talens & des arts. Le peuplier se mariant avec un autre peuplier pour former l'ombre hospitaliere, y prépare ces grottes ténébreuses, où l'esprit se plaît à rêver. Le haut palmier, le noble laurier s'approchent en demi-cercle d'un bassin d'où jaillissent jusqu'au-delà des nues les flots de la liqueur des Dieux. Des allées d'orangers au jus astringent, de citronniers dont le suc amer chasse le poison rongeur, aboutissent au même bassin où coule le nectar. Sur le double tapis de gazon qui l'entoure, étoient rassemblées les savantes filles de Jupiter. Leur maintien noble, leur taille avantageuse, leurs traits délicats, la pudeur pleine de charmes, des yeux étincellans de feu où se peignoit la plus vive lumiere du jour frapperent Periphas d'admiration. Oui, s'écria-t-il, le fastueux appareil des grandeurs offre un spectacle bien moins touchant. Les attraits de Vénus elle-même n'égalent pas les graces des Muses. Encore plus entraîné par leur concert, il voloit vers leur cercle.
Une des Muses l'apperçut: son front étoit orné d'une couronne de perles, symbole de la pureté de son style & de l'enchaînement agréable de ses idées. Sa robe plus blanche que la neige, image de la verité, montroit qu'elle n'empruntoit aucun ornement des vaines teintures. Dans sa gauche étoit un sceptre, figure de la puissance qu'elle exerce sur les esprits. L'action de sa droite annonçoit à Periphas qu'elle alloit lui porter la parole. C'étoit la muse Polimnie.
Approche, lui dit-elle, jeune mortel! viens t'enrichir des dons qu'a répandu sur nous l'astre bienfaisant qui nous vit naître. Heureux qui peut les avoir en partage. Des biens réels que la rigueur de la fortune ne sauroit dissiper, des consolations puissantes au milieu des revers les plus orageux, un charme souverain contre les divers dégoûts de chaque état: tels sont les avantages inestimables qu'assure la faveur des muses. Loin du tumulte des affaires, loin des brigues des cours, loin des embarras des richesses, nous chantons les Dieux, la nature, & les vertus. Des jours satisfaisans pour nos cœurs, sont remplis par des travaux utiles à l'univers. Jamais leur cours n'est troublé par l'ennui. Jamais le doux sommeil qui leur succéde n'est interrompu par l'image de la trahison errante le poignard à la main. Nourries du feu d'Apollon lui-même, nous joignons à la richesse de l'invention la solidité des maximes, le coloris du pinceau, l'harmonie du discours. Souveraines du monde, nous savons, quand il le faut, porter dans les cœurs le plaisir ou la tristesse, la terreur ou la joye. Après avoir appris à nous connoître nous-mêmes nous portons le flambeau jusques dans le secret des ames. Si nous peignons les vices dans des sujets fabuleux, c'est afin que les Grands trop ennemis de la verité trouvent sous leurs yeux leur propre image, sans avoir à se plaindre de l'injure faite à leur rang, sans pouvoir méconnoître ni l'amour que nous leur portons, ni notre zele pour leur gloire. Si les hommes illustres sont l'objet de nos éloges, c'est le prix de la vertu, & non le goût de l'adulation qui nous applique. Nous la recherchons cette vertu dans la pureté de ses motifs, dans la noblesse de ses détails, dans le bonheur de ses effets. Aucun de ses traits ne nous échappe; nous la parons de tous ses attributs, nous la présentons au grand jour si belle, si bien ornée, si rayonnante, qu'il n'est aucun cœur qu'elle n'interesse, aucun qui ne s'enflâme, aucun qui ne vole au-devant d'elle pour se l'unir intimement, pour la personnifier en soi, ou pour se personnifier en elle. Employés de la sorte, nos talens font évanouir les défauts créés par{??} le caprice & par la vanité. On nous doit sans doute les biens précieux qui font fleurir les empires. Malheur à quiconque doué de ces talens entreprend d'en faire un usage contraire. Tel qu'un coursier fougueux qui se cabre à chaque pas, qui croit pouvoir tout franchir à la faveur de sa légereté, il trouve enfin l'abyme qui l'engloutit dans l'opprobre. Toujours les plus grands maux du gouvernement dûrent leur origine à des hommes fertiles en talens, mais effrenés dans leurs passions. C'est l'audace de leur maximes qui ravit la paix aux provinces les plus soumises, qui souleve les peuples contre leur souverain, qui fait méconnoître à la créature la toute-puissance des immortels. Tels que des torrens impétueux ils renversent toutes les digues. Par-tout on découvre les traces de leur violence, par-tout leur phrénésie fait sentir ses excès. Sans être à la tête des affaires, ils n'en désolent pas avec moins d'éclat les peuples. Crains donc, ô Periphas! crains sur-tout d'ouvrir ton cœur à de pareils désordres. Hélas! combien n'avons-nous pas eu à rougir des crimes de quelques-uns de nos disciples, de ceux qui sembloient néanmoins nous égaler par la sublimité du génie, & par la beauté du langage.
Cet acceuil de Polimnie fut à Periphas une nouvelle preuve de la protection d'Apollon. Il s'assit dans le cercle des Muses sur les bords du bassin. Là ses regards s'arrêterent à observer Erato. Ah! qu'elle lui parut belle! la vivacité de son esprit brille dans ses yeux, & sur son front couronné de myrtes & de roses. Ses traits sans être exactement réguliers offrent la figure la plus interessante. La tendre fraîcheur, le feu de la jeunesse, un enjouement séducteur, toutes les graces accompagnent Erato. Au moindre de ses mouvemens, on les voit sortir en foule. Ses cheveux noirs noués négligemment au-dessous de l'épaule donnent un nouveau lustre aux lys éblouissans qui naissent sur sa peau. Son port majestueux n'a rien de la langueur de ces beautés molles, toujours occupées à exprimer les passions dévorantes qui tourmentent leur cœur. Auprès d'elle est un enfant armé d'un arc d'or. Sur les épaules aîlées de cet enfant flotte un carquois d'yvoire. La blessure de ses fleches n'est point semblable à celle des traits du Dieu malin de Cythere. Jamais elles ne furent employées qu'à la défaite de l'audacieux Adonis, qui tenta de corrompre les Muses en voulant leur inspirer de l'amour. Les yeux toujours fixés sur Erato, Periphas sembloit se nourrir avec une sorte d'avidité de la respiration même qui s'échappoit des levres vermeilles de la Muse. S'en étant apperçue, elle lui dit en souriant: Jeune témeraire! brave-t-on impunément les graces & la beauté? Quoique la modestie les accompagne, les feux qu'elles allument n'en sont point rallentis. Elle ne sert qu'à redoubler la passion. Apollon lui-même, toutes les fois qu'il voulut badiner avec l'enfant qui n'aime que les jeux, Apollon porta la peine de sa témerité. Cet enfant l'accabla de ses liens; & quelques douces, quelques dorées que soient les chaînes, l'avantage d'être libre, est sans doute préferable. O toi qui prétends à une couronne! n'oublie jamais que le soin de ta gloire, celui du bonheur de tes peuples, doivent seuls partager ton ame. Les rois ont trop de devoirs, ceux que l'amour impose sont trop multipliés pour qu'il soit possible de se livrer aux uns sans renoncer aux autres. Ce n'est pas que la magnificence, ou la noble galanterie ne permettent quelquefois aux princes les jeux & les fêtes. Quoiqu'ils doivent fuir tout ce qui ne peut servir de matiere à l'éloge du sage, au respect du peuple, aux récompenses du ciel, il leur faut néanmoins des plaisirs puisqu'ils sont hommes. Mais que la décence y préside, que le goût les assaisonne, que la sagesse les termine.
Erato s'exprimoit ainsi: le doux son de sa voix mêlé du ris le plus gracieux s'insinuoit comme la vapeur des parfums. Periphas lui répondit: Par vos dernieres paroles, vous m'apprenez, divine Muse! ce que je dois penser de l'amour. Oui, & je n'en puis douter, il est le plus grand des maux pour le cœur séduit par des qualités frivoles ou trompeuses. Un mauvais choix conduit aux plus fâcheux égaremens. Un feu pur, un feu noble éleve l'ame, la polit, orne l'esprit, forme les mœurs, mêle la dignité dans toutes les actions, donne toujours l'essor à la grandeur. Les devoirs d'état, & ceux de l'amour ne sont plus alors opposés. On cesseroit même de plaire, si on n'étoit point ce qu'on doit être par son rang.
Il dit: & l'heroïque Calliope couronnée de lauriers embellis de guirlandes, l'avertit qu'elle alloit chanter la grandeur & l'origine des Dieux, seuls modeles des rois. Dans son récit pompeux tout répondit à la dignité des sujets: O Periphas! chaque image s'offrit à tes yeux sous des traits vifs & frappans: tout fut animé d'une chaleur heureuse qui tint à la fois tous tes sens en suspens. Elle chanta l'âge d'or amené dans l'Hesperie par l'arrivée de Saturne; elle fit passer ainsi dans ton ame les idées de l'innocence. Elle chanta l'exaltation de Jupiter; ton ame fut pénétrée de la toute-puissance du roi des Dieux. L'autorité avec laqu-elle il distribua à ses freres la domination souveraine sur les eaux & sur les enfers, son aliilance avec Junon sa sœur, ses amours avec Mnemosine, le char du Soleil confié à Apollon son fils, le soin d'éclairer la terre pendant la nuit commis à Diane; Minerve sortant toute armée du cerveau de Jupiter; le Dieu de la guerre merveilleusement conçu par Junon selon l'avis de Flore; Bacchus arraché du sein de la témeraire Semelé, renfermé dans la cuisse de son pere, confié ensuite sécrettement à Ino qui de concert avec les Hyades, & les Heures prit soin de son éducation; Vulcain relegué à cause de sa laideur sur le mont Ethna pour y forger les foudres redoutables; Vénus née des amours de Jupiter & de la nymphe Dioné; la légereté, l'éloquence, l'adresse du fils aîlé de Maïa: les attributs distinctifs de chacun de ces Dieux, en redoublant le respect de Periphas lui inspiroient une plus vive ardeur de les imiter.
Calliope modera l'éclat de son chant: la sagesse des législateurs, les récompenses des bons rois, la valeur des heros morts pour la défense de la patrie, la gloire des poëtes amis des rois & de l'humanité, les prêtres chastes, la bienfaisance des ames génereuses: tels furent les sujets des derniers chants de Calliope.
Le son de sa trompette heroïque remplissoit encore les oreilles & les sens de Periphas; & déjà Melpomene chaussée du Cothurne, dont la gauche est toujours ornée de sceptres & de couronnes, élevoit le poignard dont sa droite est armée. Un ton grave & fier accompagnant ce geste, elle rapporta sur la scène le combat des Titans contre Jupiter. Elle les représenta dans le conseil qu'ils tinrent pour exposer leurs droits sur l'empire du ciel. Fiers de leur naissance, de leur taille gigantesque & de leurs forces, ils décident de deraciner les montagnes, de les entasser les unes sur les autres, & de remonter ainsi jusqu'à l'Olympe. Jupiter se rit de leurs projets. Le tonnerre dont il est le maître le rassure contre l'entreprise des Géans. Il leur donne le loisir de disposer tout leur appareil de guerre. Les Titans arrachent les montages par leur sommet chevelu, ils les élevent les unes sur les autres, ils marchent en avant dans un ordre formidable, avec une précipitation furieuse. Ils s'encouragent par l'espoir du triomphe. Du son de sa voix Jupiter ébranle les montagnes. Leur secousse divise l'ordre des Titans, mais ils n'en sont que plus animés de fureur. Ils maudissent le nom du roi des Dieux, ils jurent de nouveau de le chasser de son trône. Ils replacent leurs montagnes, les raffermissent, se rallient en bon ordre. Ils arrivent à la hauteur de l'Olympe. Jupiter indigné de leur audace, du mépris qu'ils viennent de faire de sa clémence, pousse son char plus terrible que toutes les forces de l'enfer. Il prend ses armes des mains de la vengeance. Une gerbe de tonnerres est lancée par son bras invincible contre ses rivaux impies. Des playes mortelles les consument. Ils sont accablés sous le poids monstrueux des montagnes qui s'écroulent.
Après avoir chanté la défaite des Titans, Melpomene exposa l'excès des crimes du genre humain avant le déluge; elle peignit la misericorde du pere immortel, suspendant sa vengeance, épuisant les moyens de rappeller à la vertu les mortels effrenés; la patience irritée, se changeant en fureur: le vent du midi déployant ses aîles noires, les nuages épassis, la pluye impétueuse, la terre submergée, la mer couvrant la mer, les monstres marins établissans leur demeure au-dessus des plus hautes montagnes, les hommes suffoqués dans l'abyme aquatique, la terre dépeuplée. Au milieu de la terreur & de la pitié dont Melpomene avoit pénétré le cœur de ses sœurs & celui de Periphas, Thalie couronnée de lierres, & chaussée de brodequins tissus d'or & d'argent se présenta pour chanter le ridicule & la honte des vices. Ixion embrassant une nue à qui Jupiter avoit donné la figure de Junon: Hersé métamorphosée en hirondelle pour avoir ouvert une corbeille malgré la défense de Pallas: Vertumne déguisé en jeune homme pour plaire à Pomone, qui jusqu'alors l'avoit dédaigné: Narcisse séchant de langueur par l'excès de son amour pour lui-même: Vénus surprise avec Mars, par son époux & par les autres Dieux: dans la description de ces sujets tout-à-fait propres au genre de la piquante & naïve Thalie, elle représenta la témerité de l'Amour, la peine de la curiosité, les ruses des amans, la chûte de l'amour propre désordonné, l'ignominie qui suit toujours le crime.
Pour varier le serieux des chants que Periphas venoit d'entendre, Euterpé emboucha la douce flutte dont elle étoit l'inventrice. Terpsicore au front ceint de guirlandes l'accompagna en touchant de ses doigts legers sa divine harpe. Cette derniere Muse présidoit aussi à la danse. Le maintien, le port, la démarche, le ton de la voix, le geste, l'action du corps, la décence dans tous ces mouvemens; c'étoit ce qu'exprimoit autrefois le mot de danse. Après avoir joué sur leurs instrumens les airs les plus vifs & les plus gais, elles chanterent ensemble la joye que produit l'amant fidele de Pomone, lorsqu'il vient ranimer la nature. Elles chanterent les riches dons de Cérès, les doux présens de Bacchus, les innocentes amours des tendres berger{??}s. Ensuite ayant élevé leur voix avec plus de majesté, elles célébrerent le differend de Minerve & de Neptune pour changer le nom de la ville de Cécropie; comment Neptune du premier coup de son trident fit naître un cheval aîlé; comment Minerve avec sa lance fit sortir de la terre un olivier tout fleuri; le nom d'Athenes donné par Minerve à la ville de Cécropie, autorisé par le jugement des Dieux qui avoient décidé en faveur de l'olivier, symbole de la paix. Enfin elles chanterent les cerémonies des Panathenées, fêtes instituées à Athenes en l'honneur de Minerve. La mélodie de leur concert étoit si parsaite qu'on n'entendoit quelquefois qu'un seul & même son. Dans leurs éclats on se sentoit comme élevé à la hauteur des tons. Les roulemens tantôt plus précipités que le gasouillement des oiseaux à la vûe du jour renaissant, égaloient la vîtesse des vents. Tantôt plus lents que le cours des eaux sacrées que promene majestueusement le fleuve Permesse dans la belle vallée qui sépare les differentes montagnes consacrées aux muses, ils sembloient pénétrer insensiblement & s'insinuer comme la rosée du matin dans l'herbe tendre.
Periphas ne cessa d'admirer Terpsicore & Euterpé que pour prêter l'oreille à Clio. Toujours couronnée de lauriers elle porte dans sa droite une trompette, & l'histoire de l'univers dans sa gauche. Depuis le débrouillement du cahos jusqu'au moment où elle parloit, Clio rapporta chaque fait mémorable qui s'étoit passé sur la terre. La fondation des empires, la transmigration des peuples, la variété des mœurs, la diversité des loix, les guerres intestines & étrangeres, les traités de paix, la naissance & la vie des grands hommes, les guerres de religion, tous ces traits savans furent dans leur ordre, & dans la plus noble simplicité, rapportés à Periphas. Quelle joye n'eut-il pas de voir dans la bouche d'une muse l'histoire de Cécrops? Durant le récit de cette histoire, Cécrops sembloit être présent; on croyoit l'appercevoir dans le navire qui l'amena d'Egypte, on s'imaginoit être témoin des soins qu'il se donna à former les mœurs des Atheniens, à lier leur société, à orner leur esprit, à enrichir leurs terres. On se le figuroit dans le moment même de la métamorphose qui le ravit à ses peuples pour le placer dans le centre de la divinité. Ces mouvemens de tendresse vive qu'on n'éprouve point pour un homme qui a vécu dans des tems éloignés, l'art divin de Clio les fit ressentir à Periphas. Soit amour, soit impression de joye, soit le talent de la muse, ou plutôt ces trois choses ensemble arracherent des larmes au descendant de Cécrops.
Il étoit dans cet état d'attendrissement, quand Uranie l'appellant par son nom, le retira de l'extase qui occupoit ses esprits. Il se rendit auprès d'elle, remarqua sa robe de couleur d'azur le plus pur, & sa couronne d'étoiles qui le disputoit en éclat au feu du soleil. Uranie dans ses mains plus blanches que l'yvoire soutenoit un globe majestueux, où paroissoient le cours des astres, les constellations célestes, & les diverses planettes. En considerant ce globe, Periphas apprit à connoître l'ame physique de tout ce qui fut & sera jamais créé. C'est ce principe qui donne à chaque sujet sa détermination fixe, qui nourrit la vie, qui produit l'accroissement dans chaque partie de la nature. Après le créateur, il est le Dieu de tout ce qui existe: rien n'est plus noble, rien n'est plus puissant, rien n'est plus parfait que lui, si ce n'est le souffle de la divinité dans les êtres destinés au bonheur & aux peines d'une autre vie. Contre l'action de ce principe lutte sans cesse Prothée son ennemi. Celui-ci par son operation maligne divise les corps, les transmue, les métamorphose successivement en mille & mille formes differentes. Quelques faux sages s'étoient efforcés de persuader à Periphas que l'influence des astres sur la terre n'étoit qu'une fable inventée par la folie des hommes. Le globe d'Uranie lui prouva le contraire. Il y reconnut la puissance des constellations. Il ne put plus douter que tout dans la nature ne fût lié par la sympathie, ou opposé par l'antipathie. Les systêmes qui font tourner le soleil autour de la terre, ou la terre autour du soleil lui parurent également erronés. L'univers n'est qu'une seule machine. Chaque partie a reçu le mouvement; tout y concourt à l'harmonie, tout s'y meut ensemble par une relation nécessaire. Quelle extravagance encore d'avoir regardé le soleil comme le pere de la nature! Pourquoi donc n'a-t-on pas imaginé aussi que le feu qui cuit nos alimens est le principe de notre nourriture? En continuant de parcourir le globe divin, Periphas aidé des leçons d'Uranie fut gueri de mille erreurs qui donnoient dans son siécle la réputation de savans, à ceux qui savoient le mieux abuser le public.
Charmé de tant{??} de merveilles, Periphas se livroit avec transport à la méditation de la nature. Dans cette étude il goûtoit cette satisfaction douce que n'ont jamais procuré les diamans des couronnes, les faux respects des courtisans, ni les lauriers teints du sang humain. Il étoit prêt à renoncer pour jamais à la pompe des honneurs. S'il n'eût consulté que son penchant, Erectée fût mort paisible sur son trône; les enfans de ce roi lui eussent succédé sans avoir à craindre les droits du sang de Cécrops.
Uranie toujours attentive à consulter le destin, vit approcher le moment de la gloire de Periphas. D'un ton d'autorité elle lui adressa ce discours: D'autres soins t'appellent, ô Periphas! les devoirs de ton rang te demandent ailleurs. C'est la voix des Dieux qui m'ordonne de t'éloigner de nous. Adieu! cher disciple des muses! vole aux champs de gloire. Les oracles prononcés en ta faveur vont s'accomplir.
A cet ordre du ciel Periphas n'hésita point. Par mille vœux pleins de respect & de tendresse il exprima sa reconnoissance aux filles de Jupiter; & s'éloignant de leur cercle il partit pour se rendre à Lycorea.
SUr la côte du Parnasse, opposée à celle où la ville de Delphes étoit bâtie s'étendoit la principauté de
Lycorea, fondée par Lychoris, nymphe autrefois l'objet des plus tendres amours d'Apollon. Egerie fruit de ses amours, incomparable par sa
beauté, étoit encore plus touchante par les charmes de la pudeur qu'elle avoit rapportée de la cour de Diane, où les premieres années de sa vie
s'étoient écoulées. Dès la métamorphose de Lychoris qui venoit d'être changée en fontaine, sa fille prit les rênes du gouvernement. Assez sage
pour maintenir en vigueur les loix établies par Lychoris, d'après l'inspiration d'Apollon, elle ne faisoit éprouver aucun des inconvéniens qu'on
auroit pu craindre du regne d'une jeune princesse. Assez éclairée pour se former un bon conseil, elle y préposa Elmedor ancien gouverneur de
Periphas: tout le loisir que laissoient à ce grand-prêtre ses fonctions au temple de Delphes, il venoit l'employer à la cour d'Egerie. L'exemple
des bonnes mœurs, cette princesse avoit le plaisir de savoir celles de son peuple simples & séveres. La brigue n'approchoit point de son
trône. Toutes les fois qu'il s'agissoit de remplir une place qui donnoit de l'autorité, celui-là étoit sûr de l'obtenir, qui pouvoit la meriter
dans le concours de la dispute. Aussi les talens seuls regloient la distinction des rangs. Après l'agriculture & l'art militaire, il n'y
avoit presque d'autre art en vigueur. Tout se portoit à ces deux objets. Pour accoutumer les Lycoréens avec les armes, pour endurcir leur corps,
pour familiariser leur ame au danger, on les envoyoit dès l'enfance dans les lieux les plus escarpés, à la poursuite des Lions, des Ours, des
Tygres & des Sangliers. Des récompenses attendoient dans la place publique tous ceux de ces enfans qui avoient percé de leurs fleches
quelque bête fauve. Ainsi, la princesse n'avoit aucun sujet mâle qui ne lui offrît au besoin le soldat le plus intrépide & le plus leste.
Les troupes entretenues pour sa garde & pour celle de sa principauté étoient de six mille hommes de pied, & de trois mille chevaux.
Iphianax fils de Neptune les commandoit. D'ailleurs l'approche de Lycorea étoit défendue par deux tours formidables. Sa position, les défilés
& les forêts qui y conduisoient, la fortifioient encore davantage.
Dieux! étoient-ce vous qui par une impression inconnue à Periphas dirigiez ses pas à la cour d'Egerie? étoient-ce les charmes & les vertus de la princesse qui l'y conduisoient? y étoit-il entraîné par le plaisir d'y revoir son cher maître Elmedor? ou bien ne choisissoit-il cette retraite que par l'avis de Grantor qui lui avoit conseillé de s'y rendre? tous ces motifs ensemble concouroient sans doute à guider la marche de Periphas. Déjà sa gloire & ses malheurs avoient pénétré la princesse. Elle étoit capable d'apprécier les vertus de ce heros, parce qu'elle les avoit toutes dans son cœur. Avec quelle noblesse accorda-t-elle l'asyle qu'il vint lui demander? si la décence de son sexe, si son âge encore trop jeune n'eussent moderé ses mouvemens interieurs, elle se fût empressée de les faire éclater. Vous êtes vertueux, lui dit-elle, vous êtes infortuné, votre naissance est illustre. Un prince tel que vous, s'il eût douté de mes bontés eût fait injure à mon rang & à mon ame: elle se tut, elle rougit sans rien perdre de sa majesté; & détournant la vûe vers ses officiers, elle ordonna qu'on rendit au prince les honneurs destinés aux rois.
Elmedor arriva dans ce moment. La dignité du lieu ne put empêcher Periphas de sauter au col de ce tendre ami. Leurs embrassemens, leurs regards, leurs larmes furent pour Egerie un spectacle dont elle partagea les douceurs. Elle permit qu'ils se retirassent quelques momens à l'écart pour donner un cours plus libre à l'effusion de leur ame.
O Elmedor! dit Periphas, ô vous que tant de fois j'ai traité d'inhumain & de barbare à mon égard; rappellez-vous le jour où sans pitié pour ma désolation, vous avez fui mes larmes & mes prieres. Quel étoit donc le dessein des Dieux de vous ravir à moi, dans le tems où votre présence & vos conseils me devenoient les plus nécessaires? Puisqu'ils daignoient ces Dieux puissans ouvrir le théâtre de ma gloire, pourquoi ne vous laissoient-ils pas auprès de moi pour regler toutes mes démarches? hélas! depuis la foiblesse qui m'a fait languir sur le mont de Psyché; combien n'ai-je pas eu à regretter votre absence? sous vos yeux, aurois-je cédé au charme qui m'a livré à l'amour? charme fatal! malheureux principe de la honte que j'éprouve aujourd'hui! si dédaignant les fêtes, j'eus donné moins de loisir aux complots d'Erectée, aux préparatifs d'Hyperion: si méprisant la voix trompeuse de Vénus, j'eus volé au combat; sans doute j'aurois prévenu les troubles suscités par Erectée, ou du moins leur effet; j'aurois surpris l'usurpateur de la Locrie avant qu'il se fût mis en état d'une vigoureuse défense: Ociroé vivroit encore, elle regneroit sur son trône; sa reconnoissance, la nécessité dont lui auroient été mes services, seroient mon appui contre mes ennemis. La Phocide elle-même auroit le plus grand interêt de me menager. Par mes égaremens Erectée triomphe, Ociroé n'est plus, l'empire dont j'ai étendu les limites ne peut conserver cet accroissement de puissance qu'en me sacrifiant à la jalousie du roi d'Athenes. L'interêt de la Phocide n'est autre que de me persécuter par tout. J'avois cru m'ouvrir un chemin vers le trône de mes peres, & je n'ai fait que m'en éloigner davantage. Pour comble d'opprobre, ceux que mon bras a couronné de biens & de gloire me chassent honteusement de leur païs. Heureux d'être échappé à l'esclavage! O Elmedor! vous m'avez abandonné, & j'éprouve tous ces malheurs.
Le grand-prêtre répondit à Periphas: Eh! depuis quand les hommes malheureux savent-ils imputer leur infortune à leurs égaremens? l'exemple que vous en donnez est bien noble. Plus pénétré de vos fautes, que fier de vos lauriers, vous n'avez rien perdu dans mon absence, puisque vous avez acquis le degré de merite le plus rare. N'interrogeons pas les Dieux sur leurs desseins. Soit qu'ils ayent jugé nécessaire que vous fussiez plus parfaitement instruit par vos propres erreurs; soit que les évenemens par lesquels ils vous ont conduit, doivent vous frayer une route plus prompte vers le trône d'Athenes.....
Le trône d'Athenes! dit Periphas en interrompant Elmedor, jamais le vis-je à une plus grande distance de moi. Qui ne conspire pas à m'en écarter? le ciel détachera-t-il ses légions pour faire valoir mes droits? à moins de cette faveur, sur quoi fonderois-je mon espoir? ce n'est pas que cet objet ne me t{??}ouche aujourd'hui bien vivement. Les basses manœuvres d'Erectée, la perfidie de la Phocide, tout aigrit mon cœur, tout y grave le ressentiment. Pour la premiere fois j'envie aux immortels le pouvoir de la vengeance. S'il convenoit à Periphas de s'abaisser à des brigues sourdes, si la magnanimité ne s'opposoit pas chez moi à armer les uns contre les autres les citoyens d'un même état; bien-tôt je me serois fait des soldats dans Athenes même; & dût l'enfer entier protéger Erectée, ce prince ne jouiroit pas un seul jour de la couronne qu'il appartient à moi seul de porter.
Quoi, repartit Elmedor, votre ame passe donc ainsi dans un instant du calme à la fureur? les assurances d'amitié que Grantor vous a renouvellées le jour même de votre départ, n'ont-elles à vos yeux aucun prix? ignorez-vous tout-à-fait ce qui se passe en Phocide?
Eh! que m'importe, répliqua Periphas, les projets qu'on y forme? Les Phocéens esperent-ils encore de me faire servir selon leur gré à leurs divers interêts? non, non, ô mon cher maître! les tablettes de Grantor ne m'ont abusé qu'un instant. Que le front de certains courtisans est familier avec l'audace! autant ils sont vils sous les yeux du prince, autant ils osent loin du trône. Mon exil, me mandoit Grantor, étoit l'effet de son zele pour mes interêts. Ce mystere devoit bien-tôt m'être éclairci. Afin d'en éprouver l'avantage, il falloit, ajoutoit-il, me rendre à Lycorea. A la premiete lecture de ces tablettes (je vous en fais l'aveu, Elmedor!) mon ame ne put se défendre d'un mouvement de crédulité. En observant avec plus de soin cette enigme grossiere, je rougis de n'en avoir pas démélé du premier coup la fourberie & la hardiesse. Indigné de moi-même, devenu le jouet des rois & de leurs ministres, je me retirai sur le Parnasse. L'accueil des muses, la sûreté de leur commerce, les trésors de leur séjour, la paix inalterable; tout m'engageoit à fixer ma demeure dans ces lieux fortunés; tout y redoubloit chez moi le dégoût des cours & des grandeurs. Les ordres d'Uranie contraires à mon repos m'ont exilé du Parnasse. Ne pouvant vous revoir à Delphes, je suis venu vous rejoindre à Lycorea. Puisque mes vertus & mes travaux ne m'ont point ailleurs assuré d'appui solide, il n'est plus pour moi de ressources, ô Elmedor! que dans l'étendue de votre amitié.
Periphas parloit ainsi, quand la princesse marcha pour se rendre au salon de Thémis. Là elle jugeoit elle-même en public la cause des foibles contre les puissans. Dès qu'elle se fut chargée de cet emploi, on entendit cesser les plaintes d'injustice qui si souvent avoient retenti jusqu'alors. Sévere à maintenir la subordination des rangs, elle punissoit avec rigueur tout ce qui s'en écartoit. Lorsqu'on avoit abusé du rang pour commettre des injustices, la peine étoit encore plus exemplaire.
Ce jour-là comparurent Autolic grand seigneur de la cour, & Arion officier subalterne. Arion naviguant dans un vaisseau monté par des matelots aux gages d'Autolic, avoit été au moment d'être égorgé par ceux-ci en disputant sa dépouille qu'ils venoient de lui ravir. Ses efforts, le secours qu'il reçut à propos ayant sauvé ses biens & sa vie, il pardonna l'injure, il promit d'oublier le crime. Tant de clémence parut aux matelots trop signalée pour oser s'y confier. Ils songerent à prévenir les mesures qu'ils croyent avoir à craindre du ressentiment d'Arion. A peine arrivoient-ils à bord que connoissant l'humeur hautaine de leur maître, ils courent à ses pieds, interessent son orgueil à tirer satisfaction des maltraitemens d'Arion, à qui ils imputent à-peu-près leurs propres crimes. Sur la délation de ces scélerats, Autolic prononce en insensé les ménaces les plus graves contre Arion, s'apprête à lui en faire subir l'effet. Arion se présente pour se justifier. Tout ce que la moderation, tout ce que la douceur, tout ce que les penchans les plus génereux peuvent inspirer aux ames capables de se posséder, il l'épuisa envers Autolic. Plus Arion fit de démarches respectueuses, plus il offrit de preuves, plus il proposa de conseils sages; plus Autolic éludoit la justis{??}ication, plus il marquoit de hauteur & de dureté, il en vint même au point de corrompre un officier de la justice, pour perdre plus sûrement Arion. La vanité du grand seigneur s'étendoit jusqu'à vouloir assurer l'impunité à tout ce qui lui appartenoit. Au moment d'être la victime de la puissance d'Autolic, Arion le cita aux pieds du trône. Là il exposa simplement les hazards qu'il avoit couru, il conduisit en témoignage quelques-uns des citoyens avec qui il avoit navigué, il rendit compte de tous ses procédés, il rapporta l'injustice & la dureté du grand seigneur. Autolic plein d'audace la porte{??} jusqu'au tribunal d'Egerie, il y parla fierement, par des subtilités étonnantes il sollicitoit la ruine d'Arion. La princesse indignée fit d'un regard cesser l'orgueil d'Autolic. Elle le déclara infâme, confisqua ses biens, le chassa de ses états, livra les matelots dans les fers, les fit punir ensuite en place publique, & ordonna la publication de l'arrêt dans toute la souveraineté.
Elmedor & le prince avoient suivi Egerie; ils furent témoins du jugement. Quand on punit, dit Periphas, avec tant de justice l'iniquité des grands, le bon ordre doit regner sans doute dans les divers états.
Après avoir prononcé ces paroles, il retira une seconde fois le grand-prêtre à l'écart, & lui parla ainsi: Avant que de nourrir le feu que je sens naître, je dois, ô Elmedor! vous en faire le premier aveu. L'Amour vient de nouveau me soumettre à son empire. Ne vous allarmez pas pour mon cœur: c'est la princesse que j'aime. Les amans s'appliquent à peindre leur passion. Un sentiment tel que le mien ne fut jamais tracé par le pinceau. Peut-être pensez-vous qu'une flâme si subite n'est allumée que par la beauté? je l'adore sans doute cette beauté: elle seroit un ornement, même dans Minerve. Mais c'est le degré de mon estime qui fait celui de mon amour. O Elmedor! avez-vous remarqué tout ce que la princesse nous a fait admirer dans le salon de Thémis. Ah! si quelque chose vous étoit échappé, que je vous en saurois mauvais gré! Représentez-vous la majesté qui s'est assise avec elle sur le trône. De-là quand ses yeux se sont promenés sur l'assemblée, ne sembloit-il pas que c'étoit la douceur elle-même, qui venoit parler aux cœurs? Lorsqu'Autolic & Arion se sont approchés, on eût dit que sur leur exterieur seul elle démêloit l'innocent du coupable. Par combien de signes de bonté, par combien de paroles pleines d'esprit, n'a-t-elle pas encouragé le timide Arion dont la voix tremblante se faisoit à peine entendre? La compassion & l'intérêt qu'inspire aux grandes ames l'innocence opprimée, se sont retracés sur le visage d'Egerie avec leurs traits les plus doux. Quelle fierté n'opposoit-elle pas à l'audace d'Autolic? quels éclairs terribles sont partis de ses yeux lorsque le grandseigneur parloit? & ce regard dont elle l'a confondu pourroit-il être plus expressif dans Jupiter lorsqu'il lance le tonnerre? ô Grantor! pardonne des soupçons échappés à une ame aigrie par les injustices de la cour de ton maître. Non, tu n'es point mon ennemi puisque tu m'as indiqué pour retraite les contrées où regne Egerie.
Vous ne connoissez point assez, répondit Elmedor, l'imprudence de ces soupçons. Apprenez-la de moi, & désormais moderez cette impétuosité que je pardonnois à votre premiere jeunesse, mais que l'exercice des emplois importans que vous avez rempli, auroit dû réprimer: Grantor à{??} disposé la princesse à partager avec vous son trône.
Grantor, s'écria Periphas, a prévenu mon amour? son amitié se porte jusqu'à vouloir être l'arbitre de mon sort.... Ah! je reconnois bien à ces traits les qualités sublimes de ce ministre. Comment ai-je pu imaginer de le confondre avec le vulgaire des courtisans!
Le courrier, ajouta Elmedor, que nous attendons dans le jour, doit nous apporter de Phocide les nouvelles les plus interessantes. Ne m'en demandez pas davantage. La princesse m'attend. Je vais m'y rendre & servir votre amour. Vous! differez de quelques momens à paroître chez elle.
Le courrier de Phocide ne tarda pas de joindre Elmedor dans l'appartement d'Egerie. On ouvrit ses dépêches, on y répondit, Periphas fut appellé.
Prince! lui dit Elmedor, la paix est fignée entre Athenes & la Phocide. Demain{??} les deux rois doivent se rendre au temple de Delphes pour y offrir des sacrifices, & pour y confirmer leur alliance. Vous-même êtes invité d'y assister par les ordres de Phocus. Que penserez-vous de ces ordres, lorsque vous saurez que Cheron en a donné le conseil? du moins l'a-t-il proposé sous les prétextes les plus séduisans pour une ame aussi juste que celle du roi de Phocide. Afin d'abuser encore mieux ce roi, Erectée publie vos louanges, il semble partager l'admiration & l'estime de Phocus envers vous. Vous courriez à la mort, ô Periphas! si la vigilance de Grantor n'avoit pénétré les complots de Cheron & d'Erectée. La trame en est ancienne. Elle opposa d'abord Athenes à la guerre que Cheron vouloit faire échouer. Depuis lors les intelligences n'ont point cessé. Si le roi d'Athenes s'est mis en campagne, paroissant venir à l'appui des armes Phocéennes, son projet n'étoit autre que de vous surprendre dans la mêlée. S'il s'est déclaré contre la réunion de la Locrie à la Phocide, votre autorité sur les provinces conquises aigrissoit seule son cœur. C'est à ce dernier trait que Grantor frémissant des attentats dont la trahison vous menaçoit, a dicté votre exil. Feignant dès ce jour de vous abandonner entierement, de vouloir vous laisser dans un profond oubli; votre salut néanmoins, vos interêts & votre gloire l'ont sans cesse occupé. Ses sollicitations auprès de la princesse ne sont pas le moindre gage de sa tendre amitié. Recevez-en d'autres preuves, & jugez du zele qui l'anime: une conspiration étoit formée dans le plus grand secret contre votre vie. Grantor a su la découvrir. Il nous fait savoir que dans la nuit prochaine une troupe à la solde du roi d'Athenes, commandée par le confident de Cheron, doit s'embusquer dans la forêt que vous aurez à traverser pour vous rendre à Delphes. Dès que vous y serez avancé, le chef de la troupe a ordre de vous faire envelopper, & de vous donner la mort.
Au récit de ces complots, Periphas loin de frémir, se livra au contraire à un transport de joye: Princesse, dit-il, tout sembloit s'opposer à l'aveu d'un amour, que les plus hautes vertus ont fait naître. Sans emplois, sans appui, sans patrie, comment aurois-je permis à ma flâme de brûler sous vos yeux? mais le moment qui semble devoir combler ma ruine, j'ose l'envisager comme celui de mon bonheur & de ma gloire. Daignez, ô Egerie! confier à mes ordres une partie de vos troupes. Mes droits pour les mener au combat sont assez légitimes. Demain avec leur secours, j'irai vous meriter. Demain j'apporte à vos pieds la couronne d'Athenes. Recevezy dès à présent mon cœur en otage.
Votre naissance, répondit Egerie, votre ame heroïque, ô Periphas! ont à mes yeux le prix d'une couronne. Allez avec mes troupes remporter celle de vos peres. Allez soutenir les droits de votre sang, la gloire de votre épée. {??}inquiétude de vos succès ne tiendra pas mon cœur en suspens. Je ne craindrai que pour vos jours.
Aussi-tôt on rassembla les troupes. La princesse donna même ordre à tous ses sujets de prendre les armes, de se trouver le lendemain avant l'aurore aux portes de la ville. A l'heure indiquée chacun fut à son poste. Le géneral Iphianax parcourant les rangs leur cachoit encore leur destination. Cette incertitude occupoit tous les esprits, quand Periphas ayant paru porta la parole aux troupes: ô Lycoréens! dit-il, peut-être vous êtes-vous disposé à quelque grande fête; peut-être vous attendez-vous à célebrer des jeux. Des soins plus importans vous rassemblent. L'ennemi est à vos portes, le salut de la patrie vous appelle.
A ce mot de patrie tout fut en mouvement. Chacun demanda d'être le premier au combat. De toutes parts les cris de guerre appelloient Bellone.
Cependant Periphas s'étant consulté avec Iphianax, ce géneral envoya quelques troupes s'emparer des désilés, & distribuant le reste de l'infanterie en pelotons qui devoient se succéder les uns aux autres, il mit Periphas à la tête de la cavalerie détachée de la garde de la princesse.
Dans le même tems Grantor rendoit compte au roi son maître de la conspiration formée contre Periphas, lui dévoiloit l'origine & la cause des troubles qu'on avoit essuyé. Frémissant de courroux Phocus envoya des soldats s'assurer de la personne de Cheron, fit apporter ses armes, & répandant ses troupes dans les campagnes, il leur ordonna de faire main-basse sur tous les Atheniens qui voudroient s'avancer du Parnasse dont Erectée avoit pris la route.
Mais déjà Periphas avoit par un détachement de cent Lycoréens engagé le combat. Ceux-ci s'enfonçoient à peine dans la forêt, qu'un corps de soldats sortant de leur embuscade, vint les envelopper. C'étoient les soldats chargés de l'assassinat de Periphas. Semblables aux sangliers affamés d'Etolie qui se précipitent du haut des collines avec un bruit effroyable, pour ravager les richesses du vigneron; tels les assassins croyans fondre sur leur proye, arriverent le glaive à la main sur les cent Lycoréens. Au bruit de leurs armes Periphas doubla le pas, délivra ses soldats, dissipa les assassins avec autant de vîtesse que le vent d'Aquilon dissipe les nuées. Ceux des Satellites qui échapperent à la mort coururent chercher leur asyle sous les armes d'Erectée. Lui-même, il étoit avec les troupes de sa garde un peu au-delà de la forêt. Tout-à-coup il apperçut les troupes légeres qu'il avoit embusquées, fuyans en désordre, il vit Periphas les poussant avec vigueur. Erectée ne perd pas un moment. Il s'avance contre les Lycoréens: il ne s'attendoit à combattre que les mille chevaux dont Periphas étoit entouré. Cette petite troupe eût cédé sans doute à la garde nombreuse qui suivoit Erectée. Mais aussi-tôt les pelotons d'infanterie Lycoréenne sortans de toutes parts de la forêt, ainsi{??} que les abeilles sortent en essains de leurs ruches pour voler sur les fleurs nouvellement écloses; le roi d'Athenes s'avança inconsiderement dans le dessein de s'opposer à la jonction des corps qui arrivoient par des routes differentes. Au milieu de la mêlée, tu peris, brave Iphianax! par la main d'Erectée! Que ta mort va lui coûter cher! La perte du géneral cause souvent celle de l'armée entiere. La présence de Periphas, la fermeté des Lycoréens ne laissoient point un pareil malheur à appréhender. A la vûe du cadavre de leur capitaine, les soldats d'Egerie pénétrés de fureur, sentent redoubler la passion du carnage. D'abord lançans leurs fleches sur les chevaux du char d'Erectée, ces coursiers fougueux deviennent indociles au mords, écartent le roi des rangs qui veilloient à sa défense, l'entraînent au hazard au milieu de l'ennemi. Déjà il étoit saisi à la gorge par un Lycoréen, le soldat levant son glaive alloit séparer sa tête de son corps. Periphas étoit tout auprès, il arrête le bras du soldat: téméraire, lui dit-il, tu ne respecte pas les rois. Erectée profite de ce moment, pour s'élancer de son char sur un coursier dont le maître venoit de perdre la vie. A la faveur de ce coursier plus leste que ceux d'Arabie, il se débarrasse de la mêlée, prend la fuite vers la mer dans l'espoir d'y rejoindre le gros de son armée campée sur le rivage. Neptune l'apperçut, il étoit encore dans la premiere douleur de la mort d'Iphianax son fils, il jura d'en venger le meurtrier. La mer frappée du trident redoutable éleve des vagues plus énormes que les hautes montagnes; ces vagues étendues bien au-delà du rivage submergent le roi fugitif, retournent tout-à-coup dans le profond abyme y engloutir avec elles Erectée. A ce spectacle le combat cesse. D'une voix unanime Periphas fut couronné roi d'Athenes.