Le crime, ou Lettres originales, contenant les aventures de César de Perlencour: MiMoText edition Robert-Martin Lesuire(1737-1815) data capture double keying by "Jiangsu", China encoding Julia Dudar editor Julia Röttgermann Merging volume 1, 2, 3 and 4 Johanna Konstanciak 163248 4 Mining and Modeling Text Github 2020 Le crime, ou Lettres originales, contenant les aventures de César de Perlencour Robert-Martin Lesuire Bruxelles Dujardin 1789 1789

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LE CRIME, OU LETTRES ORIGINALES, CONTENANT LES AVENTURES DE CÉSAR DE PERLENCOUR, Par l'Auteur de l'Aventurier François, & du Philosophe Parvenu.

Le Crime fait la honte, & non pas l'échafaud. T. Corn. TOME PREMIER. A BRUXELLES, Chez DUJARDIN, Libraire de la Cour. Et a Paris, Chez DEFER DE MAISONNEUVE, Libraire, rue du Foin-Saint-Jacques. 1789.

AVANT-PROPOS.

Dans l' Aventurier François, nous avons eu pour principal but d'amuser; mais on y a reconnu quelques réflexions, peintures & fictions utiles. Dans le Philosophe Parvenu, nous avons commencé à montrer un but plus moral; &, pour éclairer en amusant, nous avons tâché de persuader aux jeunes-gens qu'il faut avoir un état, & que celui qui n'en a pas s'expose à de grands dangers. Le titre du Crime, qui sera suivi du Repentir, annonce ici quelque chose encore de plus sérieux. Sans renoncer à amuser, nous voudrions toucher, ébranler, effrayer même, faire voir combien ce qu'on prend pour des gentillesses, ce qu'on nomme, en riant, les caravanes de la jeunesse, peut avoir quelquefois de terribles conséquences, quand un jeune-homme, gâté d'abord par une mère aveugle, se trouve jeté à Paris dans des liaisons dangéreuses, qui le corrompent, le dégradent, & l'entraînent à sa perte.

Il y a trois ouvrages Anglois composés par les mêmes auteurs; le Jaseur, le Spectateur, & le Mentor Moderne. On a dit que, dans le premier, où c'est un jeune-homme qui est censé pérorer, l'esprit a beaucoup de raison; dans le second, où c'est un homme-fait qui observe, l'esprit & la raison vont de pair; dans le troisième, où c'est un vieillard qui instruit, la raison a beaucoup d'esprit. Nous serions flattés qu'on pût caractériser nos trois ouvrages, non par d'aussi beaux éloges; mais par des distinctions du même genre, en reconnoissant que, dans le premier, l'amusement n'est pas sans utilité; que dans le second, l'amusement & l'utilité sont à-peu-près de niveau; & que dans le troisième enfin, l'utilité n'est pas sans amusement.

INTRODUCTION.

J'avois vu jadis, en Angleterre, chez M. Garrik, un portrait du sage & bon Richardson, auteur de Clarisse & de Paméla. Ce Romancier vertueux étoit mon héros, & je contemplois souvent son image, avec une singulière volupté. L'habile comédien, chez lequel je la voyois, me disoit qu'il avoit été lié avec ce brave auteur; il me racontoit sa vie, & le faisoit souvent parler. Je sentois qu'il empruntoit sa voix, sa figure, ses gestes; & je concevois qu'en voyant Garrik représentant Richardson, je voyois, en quelque sorte, Richardson lui-même. Frappé de ce récit pittoresque, j'avois raconté moi-même tout ce que je tentois du grand acteur, à plusieurs amis du défunt auteur. Je me passionnois dans ma narration; j'imitois, sans m'en appercevoir, le rôle que j'avois vu faire à Garrik; & mes auditeurs, qui avoient connu Richardson à la fleur de son âge, me disoient qu'ils croyoient le revoir en moi. J'avois donc une idée très-distincte de la personne de cet écrivain célèbre, sans l'avoir pourtant jamais vu lui-même en original.

Ces jours derniers, je méditois le plan d'un Roman Moral, que je voulois diviser en deux parties, dont la première seroit intitulée Le Crime; la seconde Le Repentir. J'avois parlé, de mon dessein, à plusieurs personnes. Un jour qu'auprès de mon feu, j'étois enseveli dans mes réflexions, relatives au plan que je méditois, je suis tout-à-coup frappé d'un bruit éclatant; je sens une espèce de tremblement de terre; je vois briller des éclairs, & bientôt, au milieu d'une fumée roussâtre, j'apperçois, comme un fantôme, une figure de vieillard, qui me représente Richardson, semblable au portrait que j'avois jadis vu de lui.

„Sais-tu bien qui je suis, me “dit le Spectre, d'une voix imposante?--„Tu me rappelles, “lui dis-je, la figure de Richardson.--„Oui, reprit-il, je suis “Richardson lui-même. Tu voulois m'imiter en faisant un Roman Moral: tiens, fais en un; “voilà les matériaux, ils sont “françois, c'est ta langue.“ A ces mots, il me remit une cassette, où je trouvai plusieurs liasses de lettres qu'on va voir par la suite, avec plusieurs portraits en miniature, qui étoient sans doute ceux des auteurs ou acteurs de ces lettres. J'acceptai le présent du fantôme.

L'apparition avoit quelque chose de frappant. Je puis me rendre la justice d'assurer que je ne crois pas aux Revenans; mais je devois être au moins surpris, si je n'avois pas lieu d'être effrayé. Je cherchois vainement, dans ma tête, comment on m'avoit joué un tour si bien fait. Je me rappelois que Garrik, représentant Fielding, avoit ainsi apparu à son ami Hogarth, peintre; qu'il en avoit imposé à cet artiste, qui avoit fait, d'après lui, le portrait de Fielding, universellement reconnu par tous ceux qui avoient connu l'habile Romancier. Je me doutai donc que quelque vivant faisoit le rôle du mort; mais il n'y avoit que Garrik qui fût capable de déguiser ses traits, & de prendre ceux qu'il vouloit, & Garrik étoit mort.

Je voulus m'assurer si la figure, que je voyois, représentoit bien celle de Richardson. Je priai le fantôme de permettre qu'en deux coups de crayon, je pusse saisir une idée de son portrait; il y consentit, & je le dessinai simplement au trait. Je le lui montrai; il sourit avec bonté: „Travaille, me dit-il, & “tâche de me remplacer.“ Il dit, & disparut.

Je restai long-temps affecté de cette vision, qui n'en étoit point une. Plus j'examinois mon dessin, plus je le trouvois ressemblant à feu Richardson. Je savois qu'il y avoit, à Paris, plusieurs personnes, qui avoient connu ce grand auteur; tous le reconnurent du premier coup-d'œil. Je leur racontai l'histoire; tous en furent émerveillés.

Cependant je ne pouvois me résoudre à voir rien de surnaturel dans cette aventure; c'étoit un homme vivant qui avoit dû faire le Revenant; mais qu'étoit cet homme merveilleux?

Enfin je rencontrai, aux Tuileries, un homme dont les traits me rappelèrent ceux de feu Garrik, par l'effet d'une ressemblance assez marquée. Cet homme sourit en me voyant. Je l'abordai, il me parut un peu déconcerté; sa voix avoit un rapport frappant avec celle du défunt comédien: „Monsieur, lui dis-je, “vous êtes le fils du fameux Garrik, “& l'héritier de ses talens.“ Il rougit & voulut d'abord feindre de nier; mais, ne pouvant y réussir, il confessa enfin, de bonne grace, qu'il étoit en effet le fils de Garrik.

Je lui fis avouer successivement qu'il avoit hérité d'une partie des talens de son père, & qu'enfin c'étoit lui qui m'avoit joué le tour dont je viens de rendre compte. Il m'expliqua les moyens qu'il avoit employés pour y réussir. Il me conduisit chez lui. J'y vis des portraits en grand, qui ressembloient parfaitement aux miniatures qu'il m'avoit remises ci-devant, dans son opération presque magique. „Voilà, “me dit-il, les héros de l'histoire “contenue dans les lettres que “vous avez entre les mains.“ Presque toutes ces figures étoient vraîment célestes; j'en fus enchanté; mais je croyois les avoir vues toutes, en différens endroits. „Vous “vous trompez, me dit le jeune “Garrik, la larme à l'œil; je ne “crois pas qu'il existe encore un “seul de ces personnages.“--„Ce “sont pourtant, lui répondis-je, des “personnages très-modernes; leurs “habillemens l'attestent.“--„Oui “sans doute, reprit-il; ils pourroient “encore tous être pleins de vie, & “plusieurs même seroient encore “jeunes. Le héros principal, que “vous voyez, n'auroit pas vingt-cinq ans; mais, selon votre Mal-“herbe,

La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles.

Quoi qu'il en soit, le fils du grand acteur avoit connu particulièrement tous ces personnages. Il me raconta, de vive voix, leur histoire; il les fit tous parler & agir, imitant si bien la figure, la voix, les gestes & les attitudes de chacun d'eux, que je croyois les voir tous présens, & converser avec eux en personne. J'étois donc plein de tous ces gens; mais je me flattois toujours intérieurement que je les avois vus, presque tous, en divers endroits, & je ne pouvois me résoudre à croire, sur la parole du fils Garrik, que ces intéressans mortels fussent tous morts. Ce qu'il y a de trop vrai, c'est que le pauvre fils du grand comédien, qui les pleuroit de si bon cœur, est trop bien mort lui-même; & c'est lui que je pleure à présent. Il m'auroit été fort utile pour la rédaction des Mémoires, que je vais extraire & composer d'un choix de ces lettres. J'ai toujours une secrette idée que j'ai vu toutes ces personnes; je me flatte toujours que plusieurs vivent; & quelqu'un, qui paroît en savoir plus qu'il n'en dit, m'a fait espérer que je verrai, par la suite, d'autres lettres. „Si “vous intitulez Le Crime, m'a-t-il “dit, l'histoire que vous avez “extraite de vos premières let-“tres, vous pourrez nommer le “récit tiré des autres, Le Repentir. “C'est tout ce que je puis vous “dire pour le présent.“ Quoi qu'il en soit, je me hâte de donner le recueil que j'ai entre les mains. C'est tout ce que j'ai reçu jusqu'ici; s'il me vient quelque chose de plus par la suite, j'en ferai part au Public.

LE CRIME. PREMIÈRE PARTIE. Première liasse. M. de Perlencour père, à M. le Comte de Lysange.

Lyon, 15 Septembre 1777. Vous avez donc la bonté, Monsieur le Comte, de me déclarer formellement vos intentions honorables, en faveur de ma famille. Vous desirez qu'elle s'allie à la vôtre. Vous reconnoissez qu'il existe, entre nous, d'anciennes relations, que vous voulez renouveler. Je sais bien aussi que ces relations existent; mais appliqué depuis long-temps au commerce, & me partageant entre cette belle carrière & celle de la finance, j'ai renoncé à l'illustration de la noblesse, & je me fuis perdu, de tout mon cœur, dans l'obscurité de la rôture. Vous voulez que j'en sorte par ma postérité, & vous destinez, à mon fils, un trésor mille fois préférable à ceux que j'ai pu amasser pour lui; car on prodigue déjà le nom de trésors aux sommes exagérées, qui composent ce qu'on appelle ma fortune. Mlle. Laure, votre fille, est, à mes yeux, au-dessus de toutes les richesses de l'Univers, & je voudrois bien que mon fils, avec le foible supplément de son opulence, lui apportât un mérite un peu plus comparable au sien. Vous me témoignez, d'une manière très-flatteuse, que vous pensez avantageusement sur son compte. Il a peut-être plus mérité cette bonne opinion ci-devant, qu'à présent.

Pour ne pas vous tromper, il faut que je vous le dépeigne tel qu'il est, & que je l'apprécie à sa juste valeur.

Ses dehors sont peut-être ce qu'il a de mieux. Il me paroît qu'à cet égard, tout le monde le regarde d'un œil aussi favorable que son père, & même que sa mère; mais aussi, tout le bien que l'on peut dire de lui, fe borne peut-être à l'éloge stérile qu'on peut faire de sa bonne mine. Ah! si le caractère étoit aussi loué que la figure! ... Il promettoit cependant, je dois en convenir. Le fond n'est pas même absolument mauvais; mais sa mère l'a si cruellement gâté, que je n'ose lire dans l'avenir ce que deviendra un enfant, qui m'avoit donné d'abord de si belles espérances. Quant à fon esprit, que j'entends prôner, je lui en voudrois moins. J'aime les bonnes gens; & je ne lui trouve pas l'ombre de la bonhommie. Il en avoit pourtant dans son enfance, & cela peut revenir; mais il seroit cruel qu'on donnât, à votre Demoiselle, si douce & si angélique du côté des mœurs, un mari si peu capable de faire le bonheur de cette belle personne, & même le fien propre.

Il est vrai qu'il est bien jeune; & qu'on ne peut guère décider, dans l'adolescence, ce que pourra devenir un homme dans l'âge viril. J'aime encore à me faire illusion en sa faveur. Peut-être la bonne éducation que je lui ai donnée l'emporterat-elle sur la corruption qui l'environne.

On ne vous a point exagéré les soins que j'ai pris pour que cette éducation pût développer les qualités, dont je voyois en lui le germe & le présage. Sa mère a cependant encore influé dans cette partie; elle y a mis je ne sais quoi d'efféminé, qui a trop contrarié mes vues. On a épargné, à cet enfant, tous les efforts qui pouvoient lui donner de l'énergie & du ressort; on a écarté, de lui, toutes les ronces & toutes les épines; on lui a applani toutes les voies qui, plus escarpées, lui auroient été plus avantageuses. On l'a enfin élevé avec une mollesse, dont je commence à entrevoir les suites. On ne l'éveilloit qu'au son des instrumens, par une douce mélodie; ceci n'est point une métaphore, & je parle à la lettre. Le couleur de rose l'a par-tout environné, ou plutôt persécuté; enfin l'on m'en a fait un colifichet, un joli rien, & j'aurois voulu en faire quelque chose.

Il a pourtant fait d'assez bonnes études. On ne croiroit pas qu'un joli Adonis, comme lui, parle assez bien latin, & même grec. Il a appris ces deux langues en se jouant, tant on a eu soin de lui épargner toutes les difficultés. C'est l'exemple de l'éducation de Montagne qui m'a égaré. La manière dont mon drôle s'est instruit dans les deux langues savantes, est assez comique. Un érudit de mes amis étant devenu aveugle sur ses vieux jours, avoit imité Milton, pour suppléer à sa vue éteinte. Il avoit une fille, & une nièce; il instruisit la première à lire le latin, la seconde à lire le grec. Les deux cousines, qui avoient de la pénétration, apprirent chacune à comprendre, & même à parler la langue qu'elles ne devoient que savoir lire. Elles n'en furent que plus utiles au bon aveugle. Il mourut bientôt. Je m'emparai des deux Beautés érudites; je chargeai l'une de parler grec à mon fils; l'autre, de l'entretenir en latin; elles y ont si bien réussi l'une & l'autre, que leur éleve parle déjà latin & grec presqu'aussi aisément que françois. Mais savez-vous comment le malheureux leur a témoigné sa reconnoissance? Devenu adulte, il leur a fait l'hommage de ses prémices; & déjà un petit Grec d'un côté, un petit Latin de l'autre, paroissent être en chemin, pour venir être des monumens & des gages vivans de ses études.

Les premières fautes ont droit de m'alarmer pour la suite; cependant, je le répète, le fond n'est pas mauvais. La corruption ne peut lui venir que de dehors; & jusqu'ici, grace à Dieu, il n'a fréquenté aucune compagnie dangereuse. Il est même lié très-particulièrement avec trois jeunes gens dont je fais un grand cas, & sur lesquels je compte beaucoup pour le préserver, par leurs avis, des liaisons pernicieuses. Le premier vient d'être reçu Avocat; il a autant d'éloquence que d'honnêteté; il travaille beaucoup, & l'on voit déjà, dans lui, l'ornement du barreau. Le second ne tardera pas à être reçu Médecin; il travaille déjà, &, malgré sa grande jeunesse, il a vraiment de la vogue. Singulièrement charitable, il traite gratis les pauvres, avec un zèle étonnant, & les aide souvent de sa bourse. Il imite, en cela, son ami l'Avocat, qui défend sans intérêt, & soutient généreusement la veuve & l'orphelin. Le troisième s'est consacré au service des autels. Ce n'est point un abbé pimpant, quoique beau garçon; mais c'est un honnête ecclésiastique, très-charitable & très-éloquent. Quoiqu'encore dans les grades inférieurs, il prêche déjà avec un succès étonnant. Il est d'ailleurs plein du plus pur zèle; il soulage les pauvres & leur distribue les aumônes des fidèles; ses mœurs sont angéliques. Voilà, Monsieur, les trois rares amis, qui ont, jusqu'ici, préservé mon fils de la corruption; &, tant qu'il sera lié avec eux, je crois qu'il pourra conserver encore des mœurs; mais je crains que le séjour de Paris, où il sera éloigné d'eux, ne lui soit très-nuisible. Je vous prierai, Monsieur, de le surveiller, & de détourner, sur lui, quelques-uns de ces regards, qui animent tout autour de vous.

Je vous l'envoie; il va partir incessamment. Il finira, à Paris, ses exercices, & se rendra digne d'entrer dans la carrière militaire, où vous nous promettez d'employer, en sa faveur, tout votre crédit pour le pousser & le faire réussir. Il part sous la conduite d'un homme très-honnête & très-éclairé; mais pourvu de dehors peu avantageux, & qui n'a peut-être pas un très-grand usage du monde. Il n'a pas non plus l'art d'en imposer assez à son éleve, & c'est la faute de ma digne épouse, qui a toujours eu l'attention de prendre le parti de son fils, devant lui-même.

Vous me permettez donc, Monsieur le Comte, de voir, dans un avenir prochain, l'union de ce sujet, qui a déjà besoin de réforme, avec votre Demoiselle, qui est toute parfaite. Il y aura de quoi faire l'orgueil & la consolation de mes vieux ans, si mon fils peut procurer à cette personne angélique tout le bonheur qu'elle mérite; mais quel crevecœur pour nous tous, si la vertu & la beauté même étoient exposés à des chagrins que je n'ose prévoir! J'ai l'honneur de présenter mes respects à l'intéressante mère qui vous a donné une fille si accomplie. J'embrasse tendrement cette fille céleste, que je chérirai encore doublement, si elle peut devenir la mienne. J'ai l'honneur d'être, &c.

Madame de Perlencour, à Mme de Lysange. Lyon, 16 Septembre.

N'écoutez pas mon mari, ma chère Comtesse. Je sais ce qu'il mande à M. le Comte; mais, en dépit de tout ce qu'il peut dire, mon fils est charmant; tout le monde en convient. J'en reçois tous les jours des complimens, qui me comblent de joie: de sorte que cet aimable enfant fait déjà le bonheur de sa mère. Vous l'avez vu, Madame, vous m'en avez paru enchantée, comme je l'ai été de votre incomparable Demoiselle. Ils sont faits l'un pour l'autre. Ce sera un couple adorable.

Je brûle de voir mon petir César en militaire; il sera divin, il fera des conquêtes!... Oh! les pauvres jeunes filles! Gare les poules, mon coq est lâché. C'est un vieux proverbe; mais il est appliqué.

Je vous demande grace pour ce pauvre abbé Roussin, son conducteur. Il n'est pas élégant, quoiqu'il cherche gauchement à l'être; mais mon mari lui trouve du mérite. Nous sommes accoutumés au personnage. S'il ne fait pas tout ce qu'il veut de mon fils, le petit drôle fait à-peu-près tout ce qu'il veut de lui; ce qui vaut peut être mieux; du moins, à ce titre, il le supporte; & c'est beaucoup qu'il veuille souffrir, auprès de lui, une espèce de contrôleur de ses actions.

Adieu, ma belle Comtesse, aimez-moi bien. Mille tendres baisers, je vous prie, à votre adorable Laure. Je raffolle de cette charmante Demoiselle. Je l'aime autant que mon fils. Quand sera-t-elle ma fille?

César de Perlencour, à son ami Dumoulin. Paris, 8 Octobre.

Me voilà arrivé dans la capitale, mon cher ami, ou plutôt mes chers amis; car j'écris à Senac, notre aimable Esculape, & à notre vénérable ecclésiastique imberbe, Toussaint, aussi bien qu'au grave Jurisconsulte Dumoulin. Entre vous trois, Messieurs, vous formez un ami; & je vous écrirai toujours à tous les trois in globo.

Me voilà donc à Paris. Mon voyage a été rapide; & je vais vous le décrire rapidement.

Je n'ai pas daigné m'arrêter à Mâcon, à Châlons-sur-Saone, que j'ai brûlé en poste. Un coup-d'œil m'a suffi pour ces deux villes, & le coup-d'œil n'a pas été défavorable. Les bords de la Saone m'ont plu. J'aime la campagne, quand j'y passe comme un trait. Je ne me fuis guères arrêté qu'à Dijon, jolie petite capitale qui a produit plusieurs grands hommes. Elle est couronnée d'arbres flottans, qui ornent ses remparts exhaussés. En passant par Montbard, j'ai pensé au Pline françois qui en est le Seigneur, & qui sait bien faire valoir ses mines de fer. Auxerre m'a rappelé le Paysan Perverti, de M. Rétif-de-la-Bretonne. Je n'y ai rencontré aucun des personnages de ce Roman, qui m'a intéressé. Je ne sais quel refrain me chantoit mon Roussin, en vétitable oiseau de mauvais augure. „M. César, disoit-il, que “l'exemple d'Edmond vous effraie. Craignez de vous pervertir & de finit “comme lui.“

Sens ne m'a rien offert de particulier. Fontainebleau m'a arrêté une demijournée, parce que la Cour s'y trouvoit. J'y ai vu du brillant. Je me suis reconnu-là. J'ai vu l'Opéra, spectacle vraîment beau, avec la décoration de pierreries. Je me suis hâté, le lendemain, d'arriver à Paris; l'approche m'en a fait plaisir, mais l'entrée ne m'en a pas plu. J'ai remarqué, dès mon arrivée, une différence de climat, qui est à notre avantage. Les vendanges étoient déjà faites à Lyon, quand j'en partis; elles se faisoient à Auxerre quand j'y passai; elles n'étoient pas encore commencées à Paris.

Me voilà dans le cahos. J'arrive & je vous écris sur-le-champ, mes chers amis. Je reprendrai la plume au premier moment, & je continuerai de vous rendre un compte assidu de mes aventures; car je m'en promets beaucoup. Mes lettres seront presque toujours un simple narré; chacune fera une suite de la même lettre qui sera mon histoire, donnée successivement par parcelles. Ecrivez-moi aussi de temps en temps, mes bons Provinciaux.

Suite.

Je ne suis pas si émerveillé de Paris que je m'y attendois. M. l'abbé Roussin en est encore plus mécontent que moi. „On “n'est pas regardé, dit-il, dans ce “pays-ci.“ Le pauvre homme a des prétentions, malgré son physique mesquin. Il s'est fait faire une grecque encore plus haute qu'à Lyon. Il a beau se présenter dans toutes les promenades avec cette singulière frisure, son petit manteau & son habit de soie, sa figure aussi pietre que sa taille, on ne le regarde pas plus que moi. Nous voyons passer quelquefois auprès de nous des Cordons bleus, auxquels on ne fait pas plus d'attention qu'à nous. Le petit homme est piqué de cette froideur des Parisiens à son égard. Il se rappelle qu'on le regardoit à Lyon, qu'il y étoit quelque chose; mais ici, il n'est rien, ou tout au plus, il est un petit être ridicule qui fait sourire imperceptiblement, quand les yeux de quelque passant tombent sur lui par hasard. Voilà pourquoi nos nouveaux débarqués sont quelquefois mécontens de la capitale. On n'aime point à n'être rien, après s'être cru long-temps quelque chose. D'ailleurs, nous autres Lyonnois, habitans de la seconde ville du royaume, nous la croyons en droit de rivaliser avec la première, & nous chicanons sur tous les avantages de la capitale, pour lui opposer notre patrie.

Nous nous sommes rendus chez M. le Comte de Lysange. Ils sont tous à la campagne. Ils prennent bien leur temps. Je ne connois ame qui vive à Paris; je suis réduit à voir des abbés de Collége, avec mon Roussin. Je suis accouru en hâte pour rester à bâiller dans le pays latin.

Suite.

En vérité, les pédans m'excèdent. Au premier jour j'échapperai à M. Roussin, & je le planterai là. Quoi! je serai venu dans la capitale, pour m'enterrer dans les insupportables tripots des Colléges, cent fois plus ennuyeux que ce qu'on appelle les plattes coteries du Marais. Moi qui desirois voir la fleur des Beautés de la France, & me former à la galanterie; en prenant le ton du beau monde & de la Cour, me voilà enfermé dans l'épais athmosphère de ces Gnômes. Je trouve ma position aussi ridicule que celle de deux jeunes Anglois, qui vont mourir le plus comiquement du monde. Ils étoient attaqués du spleen. Leurs parens ont dit: „Il faut les envoyer en France, pour “que la gaîté du climat & de la nation puisse guérir leur humeur noire, “& leur donner de l'hilarité & de l'amabilité. Qu'a-t-on fait? On les a mis en pension chez un de nos pédans du pays latin, où ils ont pour compagnie tous ces corbeaux en rabat, qui croassent autour d'eux. Les pauvres jeunes gens bâillent d'une si horrible manière, qu'ils risquent, à tout moment, de se démonter la mâchoire. Le bâillement me gagne, & je n'y puis plus tenir. Le spleen est augmenté chez les deux pauvres Anglois. Je ne leur donne pas quinze jours. C'est envoyer les gens dans un tombeau pour les faire rire. Ma situation est aussi comique, je te le répète; car enfin il est aussi plaisant d'envoyer des gens dans cette lugubre école, pour y prendre de la galanterie, que pour y recueillir de la gaîté. Les conversations sont d'un lourd.... Figure-toi que tous ces graves convives sont des Théologiens, des Anti-Philosophes, des Journalistes du bas parti; car je vois, par leurs conversations, qu'il y a ici deux partis dans la littérature; la Chambre haute composée des honnêtes gens, des premiers hommes de la République des Lettres, & de ce qu'on appelle les Philosophes; & la Chambre basse formée de la tourbe littéraire, & de tout ce qui croasse dans le bourbier. Les uns ont à leur tête Voltaire, & les autres les Journalistes. J'ai l'honneur de fréquenter, grace à M. Roussin, les nobles suppôts de ce parti infime; & vous devez sentir combien j'y deviens éblouissant & céleste. Tous ces honnêtes Messieurs me jurent, à tous propos, qu'ils ne sont pas Philosophes. Je n'avois pas été tenté de donner ce nom à un seul d'entr'eux. Je n'en puis plus, mon cher Dumoulin. Au premier moment, j'échapperai à M. l'abbé Roussin, & à sa noble compagnie.

Suite.

J'ai tenu parole, j'ai planté là mes pédans. Hier au soir, je n'en pouvois plus d'ennui. J'en avois la migraine; mais au point que je m'en suis trouvé mal. Il m'a fallu sortir pour prendre l'air. J'ai cru que je le prendrois plus avantageusement, en y joignant un peu de mouvement. J'ai donc marché. Voyant que cet exercice me faisoit du bien, j'ai couru; &, à force de mettre un pied devant l'autre, je suis arrivé dans la rue Saint-Honoré. Cette rue m'avoit plu l'autre jour, en la traversant rapidement en voiture. Je desirois d'en faire la visite à pied. Je me sentis, sur-le-champ, guéri de mon mal de tête. La gaîté me revint même tout de suite, à l'aspect d'une foule de Beautés familières, plantées aux coins des rues, & accueillant tous les passans de la manière la plus amicale.

Je savois bien que ce genre de filles n'est pas ce qu'il y a de plus estimé, & je rougissois un peu de m'arrêter à une pareille compagnie. Je ne te détaillerai pas tous les propos grivois que je me suis permis, vis-à-vis de ces filles singulières, ni les réponses saugrenues qu'elles m'ont faites. C'étoit du Vadé tout pur. J'en ai bientôt distingué deux qui m'ont paru plus dignes de ma curiosité, que les autres. J'ai reconnu d'abord, par leurs noms, l'humiliation profonde où ces deux pauvres filles étoient plongées. Il m'a semblé qu'on nommoit la première, la Voirie, en corrompant son vrai nom, qui étoit la Voiserie, selon ce qu'elle m'apprit. C'étoit une grande effrontée, belle femme, qui, à travers un cynisme bien décidé, laissoit entre-voir les marques d'une assez bonne ame. Rien de plus jovial & de plus facétieux que tout ce qu'elle me disoit. La seconde étoit vraiment intéressante. C'étoit une jeune fille de dix-sept ans, jolie, selon toute la force du mot; mais d'une physionomie si bonne, si naïve, qu'on ne pouvoit lui résister. Son nom, que j'entendis prononcer, me fit éclater de rire. „Quoi! lui dis-je, on t'appelle Levrette! “Pauvre créature humaine, tu as le “nom d'un animal!“--„J'en ai la fidélité, répondit-elle humblement.“ Je ne pus m'empêcher de serrer, dans mes bras, cette pauvre enfant si humiliée, & se plaignant si peu de l'être, & peut-être aussi le méritant si peu. Elle m'apprit qu'elle s'appeloit le Lièvre, qu'on l'avoit nommée d'abord Lievrette, ensuite Levrette. „Il faudra changer ces “vilains noms-là, dis-je aux deux belles.“ „Que veux-tu, me répondit la petite, “ils y sont accoutumés.“

Les deux humbles Beautés me tirèrent chacune par un bras, pour me faire entrer chez elles. Je résistois d'assez mauvaise grace. J'allois me laisser entraîner, (pour cette fois seulement, & sans tirer à conséquence.) Soudain arrive, tout essoufflé, M. l'abbé Roussin, qui s'étoit apperçu de ma disparution, & avoit couru après moi. „Quoi! Monsieur, me dit-il tout en colère, c'est pour ces créatures que vous me quittez si scandaleusement!--„Tiens, s'écria la “Voirie, qu'est-ce que nous veut ce “ Tout-laid? “Tuvois, mon ami, que les propos de la Demoiselle n'étoient pas d'un ton bien relevé. L'abbé, qui a des prétentions du côté de la figure, parut fort choqué du nom qu'on lui donnoit. Il me déduisit les raisons les plus fortes, pour m'engager à quittercesfilles, & à le suivre. Je sentois une attraction plus irrésistible du côté des belles, que du sien. Voyant que je ne voulois point le suivre, il fit semblant de m'abandonner, & s'éloigna de quelques pas. „Bon voyage, “dit la grande fille; mais il me vient “une idée. Il faut qu'il monte avec “nous. Il n'aura plus de plainte à faire. “Holà, hoé, Tout-laid, viens donc avec “nous, mon ami.“

A ce cri peu flatteur, l'abbé Roussin lança sur l'effrontée un regard d'indignation, & parut vouloir courir encore plus fort; mais elle l'attrapa & le tira par son petit manteau. „Viens donc, “mon ami Tout-laid, lui dit-elle, “veux-tu nous faire perdre ce beau “jeune-homme? Tu vois que je me “sacrifie pour toi. Je renonce à ce charmant bijou, pour me charger de toi, “qui es petit, laid, & vieux. Du “moins, saches moi gré de ma complaisance. Des propos si touchans n'opéroient rien sur l'ingrat Roussin; quoique la fille parût les débiter de la meilleure foi du monde. Levrette se joignit à sa camarade: „Viens, mon “petit Tout-laid, lui dit-elle, je te “cède à ma camarade; mais s'il le faut, “pour te plaire, avec sa permission, & “celle de mon charmant petit bon ami, “je te caresserai aussi un peu, après “lui.“ Toutes ces tendres invitations ne l'ébranloient point; mais les deux syrenes le tiroient de toutes leurs forces; il avoit bien de la peine à résister; enfin, à la prière de ma petite engeoleuse, je me joignis aux deux belles, pour le forcer d'entrer; s'il résistoit, il ne crioit pas, & je crus que, dans de pareilles circonstances, qui ne dit mot consent.

Quand nous fûmes dans leur appartement, que je trouvai fort joli: „Vous voyez, “Monsieur, me dit le Roussin furieux, “vous voyez l'indigne démarche que vous “me faites faire. Il est vrai que, puisque “vous pouvez vous résoudre à mettre “le pied dans de pareils endroits, il “vaut encore mieux que vous y soyez “sous mes regards, que totalement “abandonné à vous-même. Je devrois “appeler la garde, & vous faire traîner “chez le Commissaire, avec vos indignes “donzelles; mais je veux vous sauver “une esclandre honteuse, aussi bien “qu'à moi.“ Nous nous joignîmes, les deux filles & moi, pour tâcher de l'appaiser. „Hé bien! dit-il, j'exige, si vous “voulez que je reste un moment ici, “que vous me respectiez, que vous vous “respectiez vous-même, & qu'il ne se “passe rien contre la plus rigoureuse “décence.“ A ce mot de décence, nos deux Beautés prirent les grands airs; mais ironiquement, & en finissant par éclater de rire. „Hé bien soit, dit Levrette, il a raison, le petit homme “noir. Nous passerons ensemble dans “le cabinet, mon petit bel ami & moi.“ „Point de cabinet, s'écria-t-il en “fureur.“--„Hé ne crie donc pas “comme cela, dit la grande fille, en “criant plus fort que lui. Hé bien, “puisque nous ne pouvons rien faire, “mon ami, fais nous venir du vin, du “moins, pour nous amuser.“--„Ah! “qu'à cela ne tienne, reprit-il.“ Je jetai, sur la table, une poignée de monnoie, qui: fut rafflée sur-le-champ. On envoya chercher du vin. Je trouvois cette scène un peu ignoble, & elle ne me donnoit point de goût pour revenir pareil lieu. Il n'y a là, ni enchantement, ni féerie, & je me flatte que j'aurai, par la suite, des tableaux plus galans à t'offrir.

„Mon cher abbé Roussin, dis-je au “pédagogue, assurément je suis venu “ici, sans aucune mauvaise intention, “& j'y serai aussi décent que vous le “voudrez; mais, en vérité, j'avois besoin d'un peu de dissipation, pour me “guérir de l'ennui que j'avois recueilli “chez vos insuportables pédans. Avouez “qu'une aussi lourde compagnie n'étoit “pas faite pour un homme de mon “âge.“--„En vérité, Monsieur, répondit-il, je vous admire. Vous vous “trouvez à Paris sans aucune connoissance; je vous mene chez les miennes. “Il est tout naturel que j'aie, pour mes “amis, des gens de mon état, & non “des gourgandines. Ils vous ont fêté de “tout leur cœur, & vous êtes un ingrat de ne pas leur tenir compte de “toutes leurs honnêtetés; „mais, dites-vous, ce sont des pédans.“ Vous n'avez que ce mot dans la bouche; mais “que veut-il dire, je vous en prie? “Mes amis sont des gens éclairés, nourris de la fleur de la littérature ancienne, & qui consacrent leurs travaux à l'utilité publique. Quoi! parce “qu'on est versé dans l'étude du grec “& du latin, parce qu'on se dévoue à “l'éducation de la jeunesse, on sera “méprisable! Non, Monsieur, je vous “soutiens, au contraire, que, parmi les “éducateurs que vous avez vu, & qui “vous ont fait politesse, presque tous “sont estimables, & beaucoup sont, de “plus, aimables. Laissez les enfans ne “voir, dans ces maîtres, que de redoutables correcteurs; mais vous qui commencez à figurer dans le monde, “regardez-vous comme un homme, & “voyez, dans ceux que vous maltraitez “injustement, des hommes distingués “par leurs vertus & leurs lumières, & “qui souvent sacrifient aux Graces, “comme vous prétendez le faire.“

„C'est donc là ce qu'on appelle de “la décence, dit en bâillant la grande “la Voirie. Crois-tu bonnement, vieux “Roussin, que tu vas nous faire perdre “notre soirée à bâiller à tes sermons? “& morbleu sois gai; je veux te décroter & faire, de toi, un homme. “Tiens, bois à ma santé.“ Nous bûmes, & la Virago se mit à chanter une chanson qui, par un heureux hasard, se trouva presque décente.

Cependant je causois assez particulièrement avec ma petite Levrette, qui me paroissoit la meilleure enfant du monde: „Eh mon Dieu! que tu es un beau ca-“valier, me disoit-elle! que je suis “heureuse de t'avoir vu, au moins cette “fois ci! car je vois bien que tu n'es “pas fait pour fréquenter des malheureuses comme nous. Tu es un Monsieur, un jeune Chevalier avec son “Précepteur. C'est par désœuvrement, “parce que tu es arrivant, que tu ne “connois personne, c'est pour cela que “tu es monté chez nous; mais il ne “faut pas nous y accoutumer. Tu es “fait pour des compagnies plus relevées “que la nôtre. C'est bien à toi qu'on “peut dire à la lettre, que tout Paris “va te jeter ses femmes à la tête. O! “que je voudrois bien être assez belle “& assez honnête, pour mériter d'être “ta maîtresse! Je sais bien que tant “d'honneur ne m'appartient pas; mais “pourras-tu mépriser ta pauvre petite “Levrette?“--„Non, ma chère amie, “lui ai-je répondu, en la serrant contre “mon cœur, non je ne te mépriserai “point; je t'aimerai, au contraire, de “tout mon cœur. Je viendrai te voir “de temps en temps, & puiser, dans “tes bras, une gaîté, dont j'espère que “je n'aurai point à rougir.“--„Non, “mon bon ami, a-t-elle repris, tu ne “rougiras point avec moi; tu verras, “au contraire, quand tu sauras mon “histoire, que je suis plus malheureuse “que coupable; mais il faudra nous “voir autre part qu'ici; car tu ne dois “pas fréquenter nos malheureux tripôts. “C'est la perte de la jeunesse, mon “bon ami. C'est la plus détestable compagnie. Tu te dégraderois.“

J'étois édifié des propos de la petite Levrette. J'ai cherché un autre nom pour elle. Je songe à la nommer Mille-Fleurs, par la suite. L'abbé Roussin ne nous perdoit pas de vue, & prêtoit une oreille attentive. La camarade s'amusoit à lui faire des espiégleries. Elle lui attachoit, sur sa haute grecque, sans qu'il s'en apperçût, une espèce de bonnet de femme; elle lui grouppoit des chiffons derrière le dos, & sur-tout un papier où elle avoit écrit: „Voilà Tout-laid.“ Elle vint à bout de lui mettre un peu de rouge, & de lui coller quelques mouches sur le visage, sans qu'il s'en doutât; de sorte qu'en cet état il avoit une vraie figure de chienlit. „Enfin, Messieurs, dit la maligne “fémelle, si vous ne souhaitez rien “autre chose de nous, vous voudrez “bien nous permettre de faire notre “commerce.“ Nous levâmes le fiége sur-le-champ. Les deux Beautés nous reconduisirent jusqu'en bas, en éclatant de rire. Je voulois avertir l'abbé Roussin, du tour qu'on lui avoit joué; mais la Voirie me faisoit signe, de l'œil, de ne rien dire.

A peine les polissons ont ils apperçu, dans la rue, la figure hétéroclite du pauvre Roussin, qu'ils se sont mis à le huer, en criant: Voilà Tout-laid. Notre grande amazone s'est mise à distribuer quelques soufflets & quelques coups de pied dans le cul, en criant; „qu'est-ce “que ces polissons-là? Est-ce ainsi qu'on “traite nos pratiques, les gens qui sortent “de chez nous?“ Vous sentez quel respect elle nous concilioit, par des propos de cette espèce. Je ne décris point la cohue qui s'éleva autour du pauvre abbé, les huées qui éclatèrent jusqu'aux cieux, les coups de poing qui tomboient assez dru sur la grande nymphe & l'abbé Roussin, la boue qui leur voloit au visage. Le Guet passa. Une espèce d'Exempt vint dire à l'oreille au pauvre combattant: „Monsieur l'abbé, ayez la bonté “de me suivre.“--„Pourquoi cela, “s'écria-t-il?“--„Parce que, si vous “ne venez pas de bon gré, lui répondit “l'Exempt, je vais vous faire enlever “par six fusiliers.“ Nous suivîmes l'Exempt, d'un côté de la rue, tandis que le Guet marchoit de l'autre côté. On conduisit l'abbé chez un Commissaire. Pour moi, on ne me dit rien. Je suivis cependant, pour voir la fin de cette scène tragi-comique. L'Exempt dit au Commissaire qu'on venoit d'arrêter Monsieur l'abbé sortant d'un lieu public, & que d'ailleurs l'équipage où on le voyoit, parloit suffisamment. J'eus beau dire que c'étoit pour moi qu'il étoit entré dans ce lieu de débauche, qu'il étoit mon Précepteur, que son devoir étoit de me conduire. Ma déposition ne le justifia point. On trouva plaisant, au contraire, qu'un Précepteur conduisît son élève chez des filles. M. le Commissaire l'envoya à S. Lazare. M. l'abbé, que la surprise & la confusion avoient rendu muet, pendant quelque temps, voulut enfin dire quelque chose pour sa défense. „Que voulez-vous, M. l'abbé, lui dit “le Commissaire? Justifiez-vous auprès “de M. l'Archevêque; c'est lui qui “vous fait arrêter; c'est lui qui fait les “frais de votre détention. Il veut que “son Clergé soit régulier. Justifiez-vous “auprès de lui.“ On n'écouta pas ce que voulut répondre le pauvre diable. On le fit monter dans une voiture. Il paroissoit consterné. „Voilà, Monsieur, “me dit-il, ce que je gagne avec vous.“ Je le plaignis un peu, la voiture l'emmena à S. Lazare, & je me retirai chez moi tout pensif.

Cette scène m'a rendu sérieux. J'ai fait des réflexions profondes. Me voilà débarrassé à présent de cette crasse pédantesque, de ce pédagogue importun qui me rapetissoit les idées & me faisoit végéter dans un petit cercle. Me voilà livré à moi-même. Je vais prendre, à présent, mon essor, agir d'une manière digne de moi, & me montrer dans toute ma grandeur. Je vais d'abord continuer fidèlement mes exercices; car je monte à cheval, & je tire des armes tous les jours. Je vais entrer dans le militaire. Je me distinguerai, & je ne tarderai pas à m'avancer dans cette noble carrière. Je veux que la gazette apprenne bientôt, à mes parens, mes succès & ma gloire. Je ne négligerai pas, pour cela, la littérature, & sur-tout la philosophie, qui est, comme tu sais, ma passion favorite. Je vais tracer les plans de Gouvernement dont je m'occupe depuis long-temps. Je dois mes lumières & mes travaux à l'Etat.... Je te souhaite le bon soir, mon cher ami. J'entends rôder, autour de ma chambre, la fille de mon hôtesse, jolie brune, qui me paroît sentir quelque chose pour moi. C'est une passade; mais enfin, il faut lui faire un soupçon de cour. Je vais m'occuper un peu de cette agréable conquête.

Dumoulin, à César. Lyon, 18 Octobre.

Te voilà donc arrivé, brave César. Ton début est brillant, tel que je m'y attendois. De l'hôtel garni dans un collége, du collége, dans la rue Saint-Honoré; de-là, l'un à S. Lazare, l'autre peut-être bientôt, dans une autre maison du même genre. Cela est merveilleux. Tu vas prendre un joli essor, à présent que tu es livré à toi-même. Tu commence par des plans de Gouvernement. Rien de mieux imaginé. L'Etat doit t'avoir les plus grandes obligations, de vouloir bien ainsi t'occuper de lui; & tu finis, on ne peut pas mieux, par la poursuite de ta petite hôtesse. Tu es un sage décidé, un philosophe consommé...... Pauvre Perlencour, que je te plains!

J'apprends que tu n'as point encore écrit à tes parens. Cela est édifiant. Ton père en est justement irrité; ta mère te justifie comme elle peut. Elle veut passer pour bonne mère, à raison de l'excessive indulgence qu'elle témoigne en ta faveur; mais elle est une cruelle marâtre pour sa fille. La pauvre enfant! elle a pris le voile en pleurant. C'est à toi qu'on la sacrifie, malheureux.

Je n'ai pu cacher, chez ton père, que j'avois reçu de tes nouvelles. On m'a demandé des détails; je n'en avois pas de bien glorieux à raconter. J'ai entamé un récit. Madame de Perlencour, dès le commencement de mon narré, a senti qu'il ne te remettroit pas très-bien dans l'esprit de ton père. Elle a prétexté une migraine, & m'a congédié. Je me suis présenté, depuis, deux fois chez elle. J'en ai été reçu si froidement, que je n'ose plus y retourner. L'abbé Roussin a écrit de S. Lazare. Je t'envoie copie de sa lettre, que le Commis de ton père m'a communiquée. Avec tes plans de Gouvernement, écris moi donc quelque chose de plus raisonnable & de plus satisfaisant. Sénac & Toussaint t'embrassent aussi bien que moi.

M. l'abbé Roussin, à M. de Perlencour père. Paris, S. Lazare.

Monsieur,

Je ne connoissois pas tout le poids de la tâche que je me suis imposée, en me chargeant de M. votre fils. J'y ai succombé dès le premier pas, & m'en voilà délivré; mais d'une manière bien cruelle pour moi. Je ne m'amuserai point à vous donner de longs détails, trop mortifians pour mon amour-propre. Je vous dirai, en deux mots, que nous sommes arrivés à Paris, après un voyage où M. votre fils m'a donné beaucoup d'humeur; que nous n'avons point trouvé M. le Comte de Lysange à son hôtel; que j'ai mené mon Eleve chez mes amis, où il a été fêté de bon cœur, & où il s'est montré fort maussade; qu'il m'a entraîné dans un lieu public, où, grace à ma présence, il ne s'est rien passé d'absolument révoltant; mais où l'on m'a fait des niches cruelles, qui ont fini par me faire enfermer à S. Lazare. C'est de cette jolie retraite que je vous écris. Voilà mon début dans la capitale. C'est à M. votre fils que je dois cette bonne fortune. Je renonce à un Eleve si difficile à conduire. Il lui faut un Gouverneur plus fort & plus imposant que moi. Me voilà ruiné; car plus d'espérance pour moi d'avancer dans la carrière Ecclésiastique; trop heureux si les Lazaristes veulent bien me recevoir pour un de leurs membres, après m'avoir tenu, pendant quelque temps, comme leur prisonnier. C'est là mon seul but & l'objet de mes sollicitations actuelles. Je vous souhaite, Monsieur, beaucoup de prospérité, aussi bien qu'à M. votre fils. Il ne mérite pas que sa digne sœur soit cruellement sacrifiée pour lui.

César de Perlencour, à Dumoulin. Paris, Novembre.

J'ai réparé, mon cher ami, la faute que j'avois commise par mon silence, vis-à-vis de mes parens. J'ai écrit à ma mère, pour lui demander de l'argent. Tu me persifles; mais je te le pardonne. Crois-tu bonnement que ma sœur ait de la répugnance à s'enterrer dans un Couvent? Je ne veux pas qu'on me la sacrifie; je n'entends pas cela. Si je croyois qu'on lui eût fait violence, je laverois la tête d'importance à Mine. ma mère.

O le bon abbé Roussin! qu'il est plaisant! qu'il va l'être encore davantage! L'habit de Lazariste doit lui aller tout-à-fait bien. Je serai charmé de le voir sous cet acoutrement.

Je mene toujours la même vie. Rien de plus régulier. Je me partage entre mes exercices, les spectacles, le jeu modéré, Levrette & la philosophie. J'ai fait une trouvaille. J'ai un autre guide, à présent, que le pauvre Roussin. C'est un homme du monde. Il n'aura point le titre assommant de Gouverneur; on ne sera point obligé de lui en payer les gages, & il me dirigera dans la carrière du monde, qu'il connoît parfaitement. C'est à Levrette, ou plutôt à Mlle. de Mille-Fleurs que je dois sa connoissance. Tu sais que je veux lui donner ce nom. J'étois chez elle à l'hôtel d'Angleterre. Il y a, dans cette maison, un tripot de joueurs. J'ai voulu passer chez eux, pour me dissiper, malgré les représentations de ma petite syrène, qui a fait tout ce qu'elle a pu pour m'en détourner. J'ai vu, là, de grands bandits. Plusieurs m'ont toisé des yeux. Il sembloit qu'ils en vouloient tous à ma bourse. Un certain Chevalier Gascon, assis à l'écart dans un coin, paroissoit méditer profondément. Il n'a pas daigné m'honorer de son attention, & je ne sais pourquoi j'ai desiré qu'il la fixât sur moi. J'ai fait ce que j'ai pu pour attirer ses regards. Son œil s'est arrêté sur moi deux ou trois fois; mais en passant, & assez indifféremment. Il s'est levé, a fait quelques tours dans la chambre, toujours paroissant faire peu d'attention à ce qui se passoit autour de lui. Je lui ai adressé la parole deux ou trois fois, il m'a répondu fort laconiquement. Enfin, sans presque me regarder, il m'a proposé un pari de six francs; je l'ai accepté & j'ai gagné. Il a continué de se promener, sans paroître s'occuper de moi, ni de rien de ce qui l'environnoit. Je commençois, de mon côté, à me lasser de son indifférence, & à ne plus penser à lui. Il m'a proposé un second pari de six livres. Je l'ai encore gagné, & il s'est encore promené en silence. Enfin, en passant à côté de moi: „Vous m'avez dépouillé, “dit-il; car mes douze francs étoient “tout mon vaillant. Je n'ai pas le sou, “& je ne suis pas fâché de les avoir perdus “contre vous. Cela est bizarre. Je suis “fâché de les avoir perdus ici, de vous “y avoir trouvé; car en vérité, c'est “un indigne réceptacle; & l'intérêt, que “vous m'inspirez, m'engage à vous dire “cette petite vérité.“ Tu vois, mon ami, que voilà un honnête homme. Qui se seroit attendu à le trouver là? Mais je fais comme cela des trouvailles... Je rencontre dans un lieu de débauche, la plus vertueuse fille du monde; (car ma petite Levrette mérite cet éloge.) Je déterre, dans une académie de jeu, un vrai Sage, qui va m'aider de ses conseils. Oh! je sais ce que je fais; tu aurois manqué cela, toi.

Je remerciai mon Socrate. Je lui offris de lui restituer ses douze francs. „Non “pas, dit-il, car je ne saurois plus où “vous trouver, pour vous les remettre. “Qui fait si nous nous reverrons jamais.--„Il ne tiendra pas à moi, “lui dis-je.“ Il me remercia, & nous causâmes ensemble à l'écart. „Vous “voyez là de grands malheureux, me “dit-il; ce sont des roués. Je les appelle “ainsi, parce qu'ils méritent de l'être, “& cette expression commence à pren-“dre.

“Il n'y a pas d'inconduite comparable à celle de ces gens-là. Plusieurs “n'ont ni feu ni lieu. Ils passent ici “quelques heures à dormir dans un coin, “sur une chaise. Ces deux Chevaliers “de S. Louis, que vous voyez, ne “sont pas entrés dans un lit depuis des “années. Considérez comme ces malheureux blasphêment & apostrophent le “ciel. Ces gens-là passent du B...... ici, “d'ici au B....... Ils se jettent comme “des affamés sur les nouveaux venus, “pour les dévorer. Ce sont des corbeaux, “des loups acharnés sur une curée. Ils “vont vous flairer, mon ami. Si vous “avez de l'argent, ils ne vous quitteront pas. Fuyez de grace, pour vôtre “bien, pour ma satisfaction même. “Allez souper.“--„Je suis sensible, “dis-je au philosophe, à l'intérêt dont “vous daignez m'honorer. Je vais donc “souper; mais je me rappelle que vous “m'avez dit que vous êtes à présent au “dépourvu. Votre souper sans doute “est prêt; mais, si vous daigniez accepter votre part du mien, nous n'irions pas bien loin...“--„L'idée n'est “pas mauvaise, répondit-il. Où soupez-vous?--„Dans cet hôtel même, “répondis-je, chez deux filles. Cela “n'est pas trop édifiant; mais elles one “toutes deux un excellent cœur, & “l'une des deux entr'autres vaut de l'or.“ „Tant mieux, reprit-il; je crois “avoir entrevu cela; une petite Levrette je crois, une grande la Voirie. “Pauvres filles, qui souffrent de pareils “noms! Allons, une petite débauche; “allons souper chez des filles, pour la “singularité du fait!“

Nos filles, puisque ce nom est ainsi profané à Paris, m'ont bien reçu. Elles ont paru froncer un peu le sourcil, en voyant le Chevalier Marqué, c'est le nom du personnage; mais elles ont bientôt repris toute leur gaîté. Nous avons fait partie quarrée, nous avons sablé le champagne. Nos belles ont chanté & fait des folies. Il étoit déjà tard. „Allons, “mon cher Chevalier, m'a dit le compagnon. Il faut être sage. Il est temps “de nous retirer; car votre projet n'est “pas, sans doute, de passer ici la “nuit.“ Je ne sais pas si mes yeux en témoignoient le desir. „Allons, mon “bon ami, ajouta-t-il, d'honnêtes gens “ne couchent pas ici.“ La grande fille ne paroissoit pas de cet avis; mais la petite s'écria: „Il a raison; j'aimerois “bien à me voir dans les bras de mon “petit Lyonnois; mais je suis jalouse “de son honneur. Adieu, mon bon “ami. N'oublie pas ta petite Levrette, “qui va penser à toi sur son oreiller. “Elle t'aime de tout son cœur; mais “ne t'abandonne pas aux femmes, & “prends garde même aux hommes que “tu fréquenteras.“ Elle accompagna cet avis d'un coup-d'œil sur le Chevalier Marqué, dont elle paroissoit se méfier. Je la quittai avec attendrissement.

Je voulus reconduire mon homme chez lui. „Non, dit-il, c'est moi qui dois “être votre conducteur. Le plus pressé “est de vous remettre au logis.“ Je m'y laissai conduire. Quand nous y fûmes arrivés. „Quelle heure est-il, me dit-il?--„Deux heures, répondis-je.“ „Fort bien, reprit-il, tout est fermé “chez moi. Cela va m'épargner la peine “d'y retourner. Je vais dormir sur une “chaise, dans votre anti-chambre. Bon! “voilà justement un lit. Je suis aujourd'hui d'un bonheur marqué.“ Je fis mettre des draps à un lit destiné pour un domestique. Le Chevalier daigna s'en contenter. Nous causâmes long-temps. Je lui dis qui j'étois, & le motif qui m'amenoit à Paris. Il connoît beaucoup le Comte de Lysange, il est même son allié; il connoît tout le monde, la ville & la cour, il va me produire. Il m'a fait voir que mon père & ma mère n'avoient pas le sens commun, de m'avoir envoyé dans la capitale, sous la conduite d'un homme qui ne la connoissoit pas; il va réparer cette balourdise. C'est l'homme qu'il me falloit. Il est assez content de la petite Levrette. Il se propose même de faire quelque chose d'elle; mais il me faut des connoissances plus décentes & plus relevées, même pour le passe-temps. Il m'en donnera une dont je serai content.... Enfin tu vois que je n'ai pas perdu mon temps, depuis que je suis à Paris. Je tombe de sommeil.... Au revoir.

Le Chevalier Marqué, à Frédégonde. Paris.

Je suis désensorcelé, j'ai trouvé hier, à l'hôtel d'Angleterre, un petit imbécille, dont je compte tirer un grand parti. C'est un enfant gâté, un petit Lyonnois, fils d'un Financier Négociant. Cela doit avoir de l'or; le père en donnera tout haut, la mère tout bas. Nous recevrons des deux mains. Le jeune-homme de dix-sept ans est d'une fort jolie figure. C'est un poupon qui sort des mains de sa mère. Il doit épouser une Demoiselle de Lysange. Je n'ai pas manqué de dire que je connoissois parfaitement le père, la mère & la Demoiselle, auxquels je me suis dit allié, quoiqu'en effet je ne les aie jamais vus, ni connus. Le petit bon-homme est d'une crédulité, d'une bonhommie singulière, en se croyant bien fin. Cela n'a jamais rien vu, ni rien fait. Cela est sot comme un riche; car il l'est en effet beaucoup; en un mot, c'est précisément ce qu'il nous faut, pour en faire notre vache-à-lait.

C'est à l'hôtel d'Angleterre que je l'ai rencontré. Mon petit drôle est allé voir les filles, de-là il a passé du côté du jeu; c'est là la marche. Il faut lui donner de l'expérience, & une leçon aux parens, de ne pas abandonner leurs enfans à eux-mêmes dans la capitale. J'ai reconnu la niaiserie de mon petit bon-homme dès son entrée dans le tripot. On a d'abord fait attention à lui; les regards se sont fixés sur son individu; soudain l'enfant, pour donner bonne idée de lui, n'a pas manqué de faire passer en revue tous ses bijoux, deux montres, une boëte d'or, des bagues à diamans; que sais-je moi? on a tout vu; & l'imbécille ne songeoit pas qu'en montrant la proie à tant de loups affamés, c'étoit allumer leurs desirs, & les exciter à la saisir. Aussi j'ai vu tous mes ogres faire des projets pour dépouiller l'homme aux bijoux. Pour moi, j'étois retiré dans un coin; je ne le perdois pas de vue; mais je semblois ne pas le voir; il est venu m'étaler successivement, devant les yeux, toute sa petite bijouterie; je ne voyois rien. Il m'a parlé; je ne répondois que par monosyllabes. Enfin, j'ai su me faire desirer. Je lui ai proposé un pari de six livres, pour lui voir tirer sa bourse. Je le lui ai fait gagner. Je ne me suis pas apperçu qu'il fût sensible à ce gain. En effet, six francs sont peu pour lui. Il auroit fallu parier des louis, je n'en avois pas. J'ai hasardé un second écu, que je lui ai encore laissé gagner. Je jouois là le rôle de ces Romains, qui, assiégés par les Gaulois, enfermés dans leur citadelle & presqu'affamés, jetoient du pain par-dessus les murailles, pour donner bonne idée de leur abondance. Sans être sensible à ce petit gain, mon jeune richard m'a toujours vu avec plus d'intérêt. Pour lui inspirer de la confiance en ma probité, je lui ai conseillé de ne pas fréquenter ces tripots. Je lui ai peint ceux qui s'y trouvoient, comme des roués, & je les ai peints d'après nature. Je n'ai pas voulu lâcher mon jeune-homme. Je me suis fait mener à souper par lui, chez des filles de l'hôtel. Il y a entr'autres une petite Levrette dont nous pourrons faire quelque chose. Cela a ce vernis d'innocence qui plaît, & dont ceux qui ne sont pas innocens savent tirer parti. J'ai assuré qu'il seroit trop tard pour rentrer chez moi. Le pigeonneau m'a conduit à son colombier; me voilà établi chez lui. Je n'avois pas le sou, & je devois les douze francs, que j'avois empruntés la veille. Je les ai fait dépenser au petit César de Perlencour, afin qu'il n'eût plus d'argent blanc. Ensuite je l'ai amené à me sorcer de souffrir la restitution; &, comme il n'avoit plus que des louis, & même des doubles, il m'a présenté un double louis. Je vais lui fournir un Tailleur. J'aurai soin que cet honnête frippon fasse au moins deux habits trop larges, au jeune-homme fluet. Ces habits se trouvant à ma taille, je m'en accommoderai. Je tâcherai de mettre aussi dans ma poche l'argent qui sera payé pour ces habits. J'avois besoin de cela; car je ne savois plus de quel côté donner de la tête. Je n'avois ni feu ni lieu. Je n'osois plus me présenter chez personne, pas même chez toi; tant ma mise étoit peu de mise; passe-moi ce mauvais calembourg. Cette aubaine ne te fera pas non plus de mal; car, depuis quelque temps, tu es un peu dans la crote. Me voilà installé. Je suis le Gouverneur, le Mentor de mon jeune Télémaque. Je te l'amenerai au premier moment; je ne puis le remettre en de plus dignes mains; & nous travaillerons tous les deux en conscience, pour profiter de l'occasion propice que la fortune nous présente. Adieu, la plus aimable des scélérates; au plaisir de te voir.

César de Perlencour, à Dumoulin. Paris.

Je vais prendre mon essor, & faire mon entrée dans le grand monde. Je me suis fait habiller superbement. C'est le Chevalier Marqué qui m'a procuré un Tailleur. Cet habile artisan se contente de billets au lieu d'argent. J'ai eu le plaisir, à cette occasion, de rendre un petit service au Chevalier, sans qu'il m'en coûte rien. Mes habits se montoient à deux mille francs. Pour dix-neuf cents livres, il m'a procuré un billet de deux mille francs, payable dans un an, & le Tailleur s'en est contenté pour son paiement. Le Chevalier a bien voulu accepter les cent francs que j'ai épargnés, par ce moyen, sans m'en appercevoir. Il s'est aussi accommodé de deux habits que le Tailleur avoit fait trop larges pour moi; & qui, par hasard, lui vont à merveille. Il a bonne mine sous un peu d'ajustement; &, comme il m'accompagne, sa mise ne jurera pas avec la mienne.

J'ai fait mon entrée dans le monde. Il m'a conduit, pour mon début, chez Madame Frédégonde. C'est une femme d'environ trente ans, d'une beauté encore très-rare, & qui a dû être éblouissante. Elle m'a reçu avec une bonté dont tu ne peux avoir d'idée. „C'est notre “enfant, a-t-elle dit; mon cher Chevalier, regardez-vous comme de la “maison.“...

Elle paroît consommée dans l'usage du monde. Elle a le ton d'une aisance, d'une supériorité que je ne connoissois pas encore. J'ai vu, là, des gens titrés en hommes. Les femmes sont adorables. Ce sont des filles célestes, comme les nomme le Chevalier Marqué. Il y a plusieurs Beautés de l'Opéra. Je puis me regarder, à présent, comme faufilé; me voilà dans une sphère exaltée & presque sublime. Il me falloit cette maison pour me former. Tu me trouverois déjà très-changé. Quand je me représente tous nos pauvres Provinciaux, à commencer par toi-même; je sens une certaine commisération qui marque bien l'intérêt que vous m'inspirez encore, tous tant que vous êtes. On m'assure que je ne tarderai pas à devenir l'homme du jour.

Je vois toujours la petite Levrette. La pauvre enfant se trouve bien dans sa classe inférieure. Je la sollicite de passer, avec moi, dans celle où je suis monté; car en vérité, Madame Frédégonde veut la former. La petite insolente me dit crûment que tous ces gens-là sont de la canaille; que le Chevalier Marqué est un échappé de Bicêtre. Elle me prie à genoux de ne pas voir tous ces Bohémiens. Je lui passe sa franchise impertinente, en faveur du tendre amour qu'elle a certainement pour moi.

Frédégonde, au Chevalier Marqué. Paris.

Ton protégé a tout le mérite que tu m'avois annoncé; c'est une dupe des plus rares qu'on puisse voir. Il y a de l'étoffe pour le mistifier. Nous pouvons tailler en plein drap. Pauvre enfant! on voit bien qu'il a été élevé par sa maman. C'est la plus jolie poupée que je connoisse. Toutes nos femmes en sont folles. Elles veulent toutes avoir ses prémices; mes droits de primauté sont incontestables. S'il n'avoit pas le malheur d'être né riche, on l'aimeroit tout de bon, & il seroit vraiment le favori de toutes nos Beautés.

Quoique je sois assez bien meublée, il faut que je me meuble encore mieux. Arrange-toi pour cela. Je vendrai les meubles que j'ai à présent, & qui ne sont pas encore payés, à deux ou trois de mes soupirans, qui me les paieront sans les avoir, au petit bon-homme le premier. Ils resteront au plus tenace des acheteurs.

Il faut persuader à l'enfant qu'il peut nous procurer tout ce que nous voudrons, sans bourse délier. On lui fera faire des billets. On lui dira qu'étant mineur, il peut les rendre nuls, & se dispenser d'y satisfaire. Par la suite, il les payera ou non; que nous importe? lui seul sera dans l'embarras.

Tu as bien fait de te loger dans le colombier du pigeonneau. Cela étoit indispensable, pour le diriger & ne le pas perdre de vue. Tu vas te rendre maître de ses liaisons; mais rends-toi maître aussi de ses correspondances. Il peut mander à Lyon tout ce qu'il fait ici. Il m'a parlé d'un ami Dumoulin, qui peut lui désiller les yeux, & lui donner des avis trop sages. Il faut empêcher ce désordre, morbleu! Amene-moi donc la petite Levrette, je l'ai vue l'autre jour chez Nicolet; elle est d'une figure intéressante: on en pourra faire quelque chose, aussi bien que de la grande la Voirie, sa camarade. Il faudra que cela change de nom, de mise & de ton. Cela est encore tout neuf. On fera passer cela pour des Demoiselles de condition, de province, nées avec peu de fortune. J'ai plusieurs sots titrés qui me les paieront au poids de l'or.

Le Chevalier Marqué, à Frédégonde.

C'est bien pour avoir mon petit oison sous les yeux, & pour pouvoir me répondre de lui à moi-même, que je me suis logé chez lui. Il est dans mes filets, & il ne faut pas qu'il fasse un geste, un pas, que selon mes intentions. C'est une marionnette que je fais mouvoir. C'est un instrument dont je sais jouer. Je lui ai donné un valet-de-chambre entièrement à ma disposition. Toutes les lettres qu'il écrit me sont remises, aussi bien que celles qu'il reçoit. Je supprime toutes celles qui me portent ombrage. Je t'en enverrai quelques-unes. Je t'adresse pour commencer les deux ci-jointes, de lui & de son ami. Voyez comme cela s'exprime. Laissez écrire cela.

César de Perlencour, à Dumoulin.

Me voilà jeté dans le tourbillon, mon ami. Je suis entraîné dans le torrent des plaisirs. C'est une ivresse. On n'a pas le temps de se reconnoître. Il est vrai qu'il m'en coûte gros; mais il ne faut pas penser à cela. On répand l'argent comme de l'eau, dans les compagnies que je fréquente. C'est celui qui en a qui paye. C'est à présent mon tour, parce que j'arrive, & que je suis un peu en fonds. Quand je serai à sec, un autre nouveau venu prendra ma place. D'ailleurs, on trouve le moyen de me faire avoir tout ce que je veux, & ce que je ne veux pas, sans bourse délier; ou bien on me fait avoir de l'argent, sans qu'il m'en coûte autre chose que ma signature. Me voilà dans le commerce, je fais ce qu'on appelle des affaires. On m'amene un imbécille, un Juif, qui me fournit des marchandises, moyennant une lettredechange, que je ne payerai pas. Je prends de tout, jusqu'à des cercueils; tout m'est bon. Un autre imbécille m'achette ces misérables marchandises, aux trois quarts de perte, en apparence; c'est-à-dire qu'il me donne cinquante écus, de ce qui m'en coûte deux ou trois cents, en lettres-de-change; mais nous avons de l'argent, & vogue la galère. Toutes ces lettres là ne doivent pas être payées, parce que je suis mineur; & que, selon eux, c'est un privilége unique. Tout le monde, autour de moi, profite de ma minorité. Je signe pour tout le monde. Il est agréable d'obliger, quand il en coûte si peu. J'avois d'abord du scrupule. Je disois que c'étoit voler; mais on a rassuré ma conscience. „Ce sont des Juifs, m'a-t-on dit, “des coquins à qui vous faites rendre “gorge. C'est le vœu du Gouvernement. Tu ne saurois croire combien j'ai de plaisir à remplir ce vœu. Cependant je crains bien que tu ne remarques un peu de fripponnerie dans cette conduite. Il faut que j'examine cela. Je ne veux pas être un frippon. Je ne serois pas digne d'être ton ami.

„Frédégonde n'étoit pas contente de ses meubles, qui étoient pourtant assez jolis. Je lui en ai fait fournir de nouveaux qui sont superbes. Il ne m'en a coûté qu'un trait de plume. Elle a ensuite vendu ses anciens à trois ou quatre personnes, & à moi-même. Nous les avons tous payés, & nous ne les avons pas eus. Je ne sais ce qu'ils sont devenus. Elle est à présent en argent, & elle est d'une gaîté charmante. Je rends gaies, de cette façon, plusieurs autres Beautés. Elles disent toutes: „C'est un trésor qu'un “petit mineur comme cela, dans une “société.“ Aussi ai-je toutes les faveurs. Je suis sur les dents.

„Avoue que toutes ces ressources-là sont bien étranges, pour toi; avoue que tu serois bien neuf à ma place. Tu aurois bien besoin de te trouver dans une position aussi brillante que la mienne pour te former; mais tu y perdrois bien vite la tête. Et moi, il m'en reste encore assez pour cultiver tous les arts, & faire faire les plus jolies choses du monde à des gens de lettres, à des artistes. J'ai une société d'auteurs, de gens à talens, à qui je donne souvent à dîner, & que j'appelle mes bêtes, comme Madame de Tencin. Je te parlerai de cela dans ma prochaine.“

Dumoulin, à César de Perlencour. Lyon.

Je te plains beaucoup, mon pauvre ami. Tu fais, à Paris, un bien mauvais début. Tu ne pouvois plus mal tomber pour les connoissances. Ton Chevalier Marqué mériteroit bien de l'être, ce me semble, & il feroit peut-être beaucoup de façons pour laisser voir son épaule. Ta Frédégonde est une scélérate comme lui. Tes filles de l'Opéra sont leurs dignes camarades. Ta petite Levrette a bien raison de dire que tous ces gens-là sont de la canaille. Il n'y a qu'elle qui vaille quelque chose dans tes connoissances; & elle est innocemment la première cause du malheur que tu as d'être si mal faufilé. Tu devrois bien la tirer de ce bourbier, & la mettre dans un état plus honnête. C'est la meilleure dépense que tu pourrois faire. Tu es la dupe de tous ces gens-là. Tu es leur vache-à-lait. Il doivent faire des gorges chaudes sur ton compte. Je ne sais pas comment ils ne t'éclatent pas de rire au nés. Tu es d'une crédulité, d'une bêtise.... Je ne te reconnois pas; tes lettres sont extravagantes, stupides, absurdes; pauvre Perlencour, tu t'es singulièrement formé dans la capitale; tu t'y es complettement abruti.

“Mes amis pensent comme moi. Nous avons perdu l'envie d'aller voir ce dangereux séjour. Quitte moi toute cette vile canaille, mon cher ami; je t'en conjure au nom de notre amitié. Reviens plutôt dans ta patrie, tu en as besoin, pour te purger de la corruption dont tu es déjà presque gangrené.

“Je ne vois plus tes parens, parce que ta mère m'a fait mauvaise mine, à dessein de m'écarter. Je ne sais pas s'ils reçoivent de tes nouvelles. Je n'ose t'aller dénoncer à eux. Ils te rappelleroient probablement sur-le-champ auprès d'eux.

“Tu te ruines, mon bon ami, tu perds ta santé, ta fortune, ton honneur & ta probité. Que nous sommes heureux, mes deux amis & moi, en comparaison de toi. Quel avantage de n'être pas nés riches! Nous jouissons d'une bonne conscience. Descends dans la tienne, mon ami; tu y trouveras bien du trouble.“

Suite de la lettre du Chevalier Marqué.

Tu vois, belle scélérate, avec quelle indiscrétion le jeune-homme dévoile sa bétise; & avec quelle impertinence son ami déclare ses sentimens sur notre compte. Tu vois que je ne dois pas souffrir une pareille correspondance. J'ai fait passer la lettre du petit niais à son adresse, pour engager l'ami à s'expliquer. Sa réponse m'apprend bien clairement comme il pense. O! s'il étoit à Paris, quel plaisir de duper un esprit fort comme celui-là, qui veut faire le raisonneur! Notre petit César est trop bonace; il n'y a pas de plaisir à le mener par le nés:

A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

Il faut que j'engage le petit bon-homme à nous attirer ce Rodomont. Tu seras la Dalila de ce fort Samson. Quel plaisir de le voir pris dans tes filets!

César de Perlencour, à Dumoulin.

J'ai, comme je te l'ai dit, une petite cour de gens à talens. Je les fais travailler chacun dans leur genre; je les inspire, ou plutôt je travaille par leurs mains; ce sont mes outils. Je vois quelques jeunes Seigneurs; ils m'assurent tous qu'il faut absolument guider ces prétendus gens à talens; que ces animaux-là ne sont capables de rien par eux-mêmes. Ils ne sont que ce qu'on les fait. Si les gens comme il faut ne daignoient pas se mêler d'eux, ils seroient moins que rien. Je fais cependant de très-jolies choses par leur canal. Il est singulier de voir comment les gens comme il faut ont le don de tout savoir, sans avoir rien appris.

J'ai à mon service quelques poëtes de l'Almanach des Muses, quelques Prosateurs, quelques Journalistes, tous animaux hargneux, tous gens de bon appétit. J'ai un Peintre farceur, intrigant, grand efflanqué, faiseur de miniatures, lié avec toutes les filles, disant pis que pendre de l'Académie Royale, parce qu'il n'en sera jamais. Il a un front unique pour faire recevoir ses portraits. On n'oseroit lui dire qu'on n'est pas ressemblant. Il fait des critiques du Sallon, & des petites vignettes satiriques sur tous les ridicules du jour. J'ai un Musicien détestable, grand ivrogne, qui a fait un concert miaulique. Il ne fait grace ni à Glouck, ni à Piccini. Il a fait les airs de quelques chansons du Pont-Neuf, & se vante d'avoir fait aussi les paroles. J'ai un Sculpteur qui dit que le marbre tremble devant lui. Je crois que son grand talent, est de jeter des figures en plâtre. J'ai un Architecte, nommé Desmazures, savetier de bâtimens, qui récrépit de vieilles maisons & qui n'en a jamais bâti une neuve. Il n'y a pas un édifice en France, ni dans l'Europe, qui trouve grace devant ses yeux. Il faut voir ses plans, dit-il, quand il les aura mis au net.

Tu vois que tous ces prétendus gens à talens sont subalternes chacun dans leur partie. Tu n'imaginerois pas tout ce que je sais leur faire faire, tout le parti que je tire de leur ineptie. Ce sont de mauvais outils, avec lesquels je fais de grandes choses. Enfin, j'ai rassemblé des prôneurs de toute espèce, & bientôt je ferai explosion dans toutes les carrières & toutes les académies; & j'occuperai toutes les voix & toutes les trompettes de la Renommée. Je te parlerai de tout cela plus en détail par la suite.

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

Le Comte de Lysange est arrivé avec sa fille, mon roué. Tu m'as demandé plusieurs fois si nous devons laisser approcher d'elle notre pigeonneau; pourquoi pas? On la dit fort jolie, & un peu philosophe; c'est-à-dire le contraire de dévote. Il faut que Perlencour la voie, non pour l'épouser, nous ne devons pas lui permettre si-tôt le sacrement; mais pour nous amener cette Beauté. Nous pourrions peut-être tirer parti de cette jolie impie. Tiens, voilà de son style. J'ai accroché cette lettre à sa femme-de-chambre, qui a été jadis l'une de mes Nymphes. La Belle écrivoit à une Carmélite; je ne sais comment la lettre est revenue dans les mains de Mademoiselle Camargo, sa digne soubrette.

Mademoiselle Laure de Lysange, à la Mère S. Amand. Paris.

Ma chère petite maman, vous voulez donc bien me flatter que je pourrai vous dédommager, en partie, de la perte que vous avez faite, en vous voyant privée de la belle Honorée de l'Astre, à présent l'épouse de l'incomparable Eugène Sans-Pair (1). Combien votre indulgence & votre amitié pour moi me sont précieuses! Il y a pourtant quelque différence, entre votre façon de penser & la mienne. Vous me croyez un peu impie, ma chère maman. J'ai rencontré, dans le monde, quelques-uns des gens éclairés qu'on appelle Philosophes, pour les dénigrer. J'ai lu quelques-unes de leurs productions condamnées; enfin, j'ai eu l'agrément de passer quinze jours chez le grand Voltaire, & j'ai lu tous ses ouvrages. Miséricorde! il n'y a aucune de vos saintes compagnes, qui ne fît le signe de la croix, si elle entendoit ces horreurs, & qui ne me jetât de l'eaubénite, pour m'exorciser. Cependant, nous adorons, vous & moi, le même Dieu, & j'ose me flatter que je l'adore avec autant d'amour que vous, ma chère maman; mais je confesse qu'à présent les pratiques un peu minutieuses & peut-être un peu superstitieuses du cloître féminin, pourroient répugner à mon ame nourrie de la lumière philosophique. Je gémissois donc bien sincèrement, quand je voyois les auteurs de mes jours obstinés à vouloir m'ensevelir dans un Monastère. Ils changent à présent de résolution, & c'est pour me proposer un parti encore plus affligeant pour moi. Ils veulent me donner pour épouse à un jeune-homme de dix-sept ans, moi qui en ai vingt. C'est le fils d'un homme de fortune, & cet hymen a pour but de réparer la mienne. On veut me donner cet enfant pour maître. On le dit fort joli garçon; mais un peu libertin; car il fait ses fredaines actuellement à Paris. Il y est venu, dit-on, pour moi. Il ne nous a point encore vus, parce que nous étions à la campagne quand il est arrivé; mais à présent que nous sommes de retour, nous ne tarderons pas, sans doute, à le voir paroître sur l'horison. Je ne suis pas fort pressée de recevoir sa visite; je ne desire point du tout d'être son épouse. Je prévois des persécutions qui m'effraient. Malgré ma philosophie, je ne serois pas fâchée qu'on m'enfermât, à présent, dans un Couvent, auprès de ma chère mère S. Amand.“

Suite de la lettre de Frédégonde.

Que dis-tu de cette chère impie? Jolie; jeune & philosophe, par conséquent sans préjugés, que ne doit-on pas attendre d'une pareille commère, persécutée de plus? Elle deviendra une nouvelle Ninon. Il faut absolument que tu lui menes son petit Prétendu. Quand elle nous connoîtra, elle viendra se jeter dans nos bras.

César de Perlencour, à Dumoulin.

Tu ne m'écris point, mon cher ami, reçois-tu bien exactement mes lettres? Je continue de te rendre compte de toutes mes actions. Le Comte de Lysange est de retour. Je l'ai appris, j'ai volé chez lui. J'ai vu sa Demoiselle Laure, qu'elle est belle! Ah! je n'avois rien vu jusqu'ici. Je n'avois rien aimé. J'aime à présent, j'adore l'incomparable Laure. Quoi! tous ces charmes me sont destinés! Quoi! je serai le possesseur d'un si grand trésor! Ah, Dieu! j'en mourrai de joie. Je n'étois pas fort empressé de la voir, encore moins de l'épouser. A présent je brûle de voir notre hymen s'accomplir. Elle est nécessaire à mon bonheur. Elle ne m'a pourtant pas reçu avec autant de chaleur, que je l'aurois desiré. Je n'ai vu, dans son accueil, que de la politesse, & une certaine complaisance, un air de bonté qui a un peu choqué mon amour-propre; mais j'espère que, quand elle me connoîtra mieux, elle concevra plus d'estime & de considération pour moi. M. le Comte son père m'a reçu, avec plus de cordialité, comme son gendre. Mme. la Comtesse m'a embrassé plusieurs fois, en m'appelant son fils. Elle ne tarissoit pas sur l'éloge de ma figure. On m'a invité à me regarder comme de la maison, & à venir le plus souvent que je pourrois; tu sens que je profiterai de la permission. Il regne un grand ton dans cette maison, un ton plus noble, plus décent que celui des tripots que j'ai fréquentés jusqu'ici. Nous y avons dîné. Le Chevalier Marqué, que j'avois mené avec moi, paroissoit un peu emprunté. Je ne sais si le maître de la maison étoit bien content de voir ce personnage chez lui. M. le Comte doit parler demain au Ministre de la guerre, pour m'obtenir du service. On parle de guerre; voilà des occasions de me signaler & de mériter la belle Laure.

Mademoiselle Laure, à la Mère Saint Amand.

Je l'ai vu, ma chère petite maman. Tout le monde le trouve charmant, je suis de l'avis de tout le monde; il m'a fait impression; mais je suis toujours dans les mêmes sentimens que ci-devant. Il est excessivement joli, beaucoup plus que je ne voudrois. Il deviendra probablement l'un des plus beaux hommes du royaume. Il a un esprit assez distingué & même cultivé; mais il y joint un ton de suffisance, je dirois presque de fatuité, que sa grande jeunesse seule peut faire excuser. Quant au caractère, je ne le crois pas foncièrement mauvais; mais on voit qu'il a été cruellement gâté dans la maison paternelle, & qu'il a été mal entouré, depuis qu'il en est sorti. Il étoit accompagné d'un homme qui ne m'a pas paru plaire, & que je n'ai pas goûté. Je parierois que ce n'est pas un homme de bonne compagnie. Quoiqu'il se déguisât, il laissoit reconnoître un mauvais ton. O ma petite mère! Il y a beaucoup à réformer chez notre jeune-homme. Ce n'est pas là le mari qu'il me faut; que dis-je? C'est un enfant. Je ne pourrois jamais avoir de respect pour cette jolie poupée. On l'a prié de revenir, & je pourrai, sans doute, le juger mieux à une seconde vue. Je ne serois pas fâchée qu'il vînt à bout de me plaire par la suite; mais faire de cela mon époux! Ah! jamais. J'ai été assez contente de l'impression que j'ai paru faire sur lui. Il a pris feu le petit jeune-homme. En voilà assez pour aujourd'hui sur ce sujet.

Le Comte de Lysange, à M. de Perlencour père. Paris.

Nous avons vu le cher fils, mon bon ami; il est charmant pour la figure. Madame la Comtesse en raffole. Ma fille, avec sa mine sucrée, n'a pas paru le regarder; mais elle a rougi & l'a beaucoup examiné.

Je m'en veux de ne m'être pas trouvé à Paris, quand il y est arrivé. Il n'auroit peut-être pas vu la mauvaise compagnie, qui paroît avoir déjà influé sur lui assez sensiblement; mais il est si jeune, qu'on peut se flatter de corriger bientôt ces malheureuses impressions. Il m'a amené un homme, qui ne me paroît pas fait pour se trouver chez moi; sans doute le reste de sa société ne vaut pas mieux. Je me suis informé de sa conduite. Les rapports n'ont pas été favorables. Il voit, en hommes comme en femmes, des gens réellement notés à la Police, pour leur inconduite & leurs mauvaises qualités. Il a déjà fait beaucoup de dettes. Il se ruine pour ces malheureux. Il est dans un coupe-gorge. Je ferai tous mes efforts pour l'en retirer. Voyez, de votre côté, ce que vous avez à faire. Je ne dis rien à ma fille, de ces belles découvertes; mais il paroît qu'elle se doute de quelque chose. Il n'y a pas là de quoi lui faire voir M. César en beau. Je voudrois bien reconnoître un peu de réforme, avant de faire, en sa faveur, auprès du Ministre de la guerre, les démarches que je lui ai promises.

César de Perlencour, à Dumoulin.

Je n'ai pas manqué de retourner chez ma nouvelle maîtresse, Mademoiselle Laure. Elle est ravissante; mais un peu sérieuse avec moi. On diroit qu'elle me regarde comme un enfant, & comme un enfant qui a besoin de se corriger. Il paroît qu'on n'est pas ébloui de mon mérite dans cette maison. On ose fronder presqu'ouvertement mes mœurs. On me trouve excessivement jeune, & l'on veut que je sois un Caton; ce qui est, ce me semble, une contradiction manifeste. M. le beau-père se donne déjà les airs de me faire des remontrances. Il m'a dit crûment que je voyois mauvaise compagnie; il se mêle déjà de vouloir régler mes liaisons. „Il ne faut pas voir “ces gens-là, me dit-il.“ Il m'a signifié positivement qu'il ne souhaitoit pas que j'amenasse, chez lui, le Chevalier Marqué. Celui-ci est furieux, lui qui se donne les airs d'être mon Mentor. Tout son prétendu mérite a échoué dans la première maison décente, où nous sommes allés ensemble. Il y a de quoi rire; mais M. le Comte me fait froncer le sourcil. Il m'est revenu qu'il fait des informations sur mon compte. Peut-être a-t-il écrit à mon père un tas de propos contre moi. On va me laver la tête au premier jour, & me couper les vivres. De quoi se mêle cet impérieux Gentilhomme? Voudra-t-il me traiter avec ce despotisme, quand je serai son gendre?

La petite Levrette, aussi, prend la liberté de me donner des avis: „Mon “cher ami, dit-elle, il faut absolument “quitter ces misérables.“ Elle est d'un état bien relevé, elle, pour traiter ainsi les autres. Mais je lui passe ces bizarreries, parce qu'elles sont plaisantes, & que d'ailleurs la pauvre enfant paroît de la meilleure foi du monde. Elle est entrée pourtant chez Frédégonde, malgré sa répugnance pour cette méchante femme; car il faut avouer qu'elle est un peu méchante cette Frédégonde; mais le seul but de la chère petite Levrette, dans cette démarche, est de se trouver à portée de voir tous les complots qu'on forme, dit-elle, pour me dépouiller; & d'empêcher, autant qu'il est en elle, tout le mal qu'on veut me faire. La digne Frédégonde va la mettre dans le commerce. Cela ne m'arrange pas. Je m'accommodois très-bien de cette chère enfant. J'ai de quoi l'entretenir. Je ne vois pas pourquoi, on voudroit recourir, pour cela, à la bourse des autres. J'ai dit, à ma chère petite coquine, que j'avois vu Mademoiselle Laure, dont je lui ai fait un portrait sublime. „Ah! “mon cher ami, m'a-t-elle dit, en “m'embrassant, vois ces gens-là. Voilà “des compagnies comme il te faut. Tu “ne voudras peut-être plus voir, “après cela, ta pauvre petite Levrette, “qui t'aime tant; mais patience! Ah! “s'il ne falloit que me sacrifier pour “ton bonheur! Le ciel m'est témoin “que je le ferois de tout mon cœur, “& que ce seroit, pour moi, la plus “belle partie de plaisir. Levrette se privera de l'agrément de voir son petit “César, si elle peut, à ce prix, contribuer au bonheur de ce mortel “chéri.“

Cette pauvre enfant est attendrissante. Je l'ai embrassée avec un charme inconcevable. Elle me rendroit bon-homme; oui bon-homme, cela n'est pas flatteur pour l'amour-propre; mais j'aurois du plaisir à l'être avec elle. Au premier jour, elle doit me raconter son histoire.

Cependant nous nous divertissons toujours. Nous faisons des extravagances, que nous trouvons adorables. Le ton qui regne dans ces sociétés de filles & de garnemens de toute espèce, est comique. Tout ce qu'il y a de plus absurde, est reçu avec transport. Propose-t on une partie bien extravagante. „Ah! la bonne “folie, s'écrie la compagnie;“ & on y court à bride abattue; coûte qui coûte. Ceux qui ont de l'argent payent, & ne tardent pas à ne pouvoir plus payer. Je me trouverai bientôt dans ce cas.

Je joue de mon reste, & je veux du moins enterrer la Synagogue avec honneur. Je fais toujours mes dîners plaisans avec mes auteurs & mes artistes, & mes soupers plus charmans avec les plus aimables scélérates de la capitale. Je vois assidûment Mademoiselle Laure. J'y vais seul Le Chevalier Marqué en enrage. Je me déguise dans cette maison. Je suis décent. Je prends, sans m'en appercevoir, le ton de ma belle maîtresse.

Fin de la première Liasse.
LE CRIME. Seconde Liasse. César de Perlencour, à Dumoulin.

De la prison de SaintGermaindesPrés. Mon bonheur commence à se démentir. Dès mon printemps j'essuie des orages. D'abord ma santé se trouve altérée, & je ne fais si je n'éprouve pas les suites cuisantes de mes divertissemens. J'ai, de plus, le malheur de me voir enfermé dans la prison de l'Abbaye de Saint-Germain-des-Prés. En vérité l'on me traite avec une rigueur dont il n'y a pas d'exemple. J'ai voulu faire voir que j'avois du sang dans les veines, voilà tout mon crime. D'abord, je ne me suis servi que de ma canne. Un des Journalistes, à qui je donne à dîner, a eu l'indignité de tourner en ridicule une pièce de vers que j'avois faite, avec un de ses amis. Je l'ai bâtonné. Il n'y a pas de mal à cela. Quelques jours après, un petit Poëte, encore un de mes parasites, m'a été dénoncé, comme auteur d'une épigramme contre moi. Je l'ai traité de même. On a trouvé cela mauvais. On m'avoit passé le Journaliste; on s'est gendarmé pour le Poëte, qui ne valoit guères mieux. Un Exempt de Police m'a fait venir chez lui, & m'a semoncé vertement. J'ai eu beau lui dire que les personnages ne méritoient pas la moindre attention de sa part; que leur punition étoit une misère, dont on ne devoit pas parler. Il m'a taxé de suffisance très-répréhensible, & m'a signifié très-décidément, de m'observer davantage à l'avenit. Malheureusement, une petite affaire d'honneur, que j'ai eue dans cette circonstance, a paru plus grave qu'on ne l'auroit trouvée dans un autre moment. Un Militaire décoré s'est avisé de s'emparer, pour son argent, de la petite Levrette; moi, qui n'entre point dans les arrangemens de Frédégonde, je me suis plaint hautement. D'ailleurs, je me suis apperçu de la suite cruelle de mes plaisirs, qui attaquoit ma santé. J'ai cru que mon rival étoit la cause première du cuisant présent, dont ma Levrette n'avoit été que le canal. Je me suis cru en droit de traiter M. le Militaire, comme il le méritoit. Il a été piqué de l'insulte. Nous nous sommes battus à l'épée, & la mienne lui a percé le corps d'outre en outre. Il est blessé considérablement; sans un danger pourtant bien décidé. On a été tout-à-fait scandalisé de cette leçon donnée, sans intérêt, à un homme titré. On m'a enfermé, jusqu'à nouvel ordre, à la prison de l'Abbaye; & je suis très-peu content de m'y voir. Mon futur beau-père se fait prier pour solliciter mon élargissement. Le Chevalier Marqué & toute sa sequelle paroissent assez peu touchés de mon malheur. Levrette seule m'est fidèle. Elle est au désespoir de se voir la cause innocente de mon malheur. Elle ne me quitte presque pas, & m'adoucit les rigueurs de mon esclavage. J'étois à la veille d'obtenir je ne sais quel grade militaire, assez honnête pour un commençant; & voilà tout renversé. On dit que je suis une mauvaise tête. Je me sentirois assez de courage pour faire la loi au Géolier, & le forcer de me laisser décamper, si j'avois des armes; mais on dit que je ne ferois que rendre mon cas plus grave.

Que va dire Mademoiselle Laure? voilà ce qui m'inquiète. Je sens que j'ai un certain besoin de voir cette belle personne. Elle devient nécessaire à mon bonheur. Levrette la remplace auprès de moi. Elle remplace tout le monde. Elle seule me reste fidèle, quand tout le monde m'abandonne. Innocente créature! Au milieu du désordre elle est vertueuse. Elle me fait sentir le prix de la vertu, elle me la fait aimer. Tous les autres êtres, que j'ai vus jusqu'ici à Paris, ne s'en doutent pas. Ah! mon ami, voilà un mauvais début.

Je te raconterai, dans ma prochaine lettre, l'histoire de cette pauvre Levrette. Il y a de quoi pleurer; j'en ai eu l'œil humide. Je ne te charge pas de rien dire à mon père. Il sera sans doute trop instruit de mon aventure.

Le Chevalier Marqué, à Frédégonde.

Notre jeune-homme est coffré. Nous ne l'avons point encore vu, depuis sa détention. Nous le négligeons trop peut-être. Il peut encore nous être utile. Il est bien loin d'être ruiné. Il ne faut pas renoncer si-tôt à une si excellente proie.

J'en veux beaucoup à ce Comte de Lysange, & à sa Demoiselle Laure. Ces gens-là sont d'un orgueil insoutenable. Cela crie vengeance. Si tu savois avec quel insupportable dédain ils m'ont reçu, & qu'elle figure, indigne de moi, je faisois-là! Enfin, ils m'ont jugé indigne de mettre le pied chez eux. Ils ont signifié positivement au jeune-homme, qu'il n'eût pas le front dorénavant de m'amener avec lui. Tu sens l'atrocité de l'injure. Des Gredins, comme cela, qui traînent les débris d'un prétendu grand nom, sans avoir de quoi le soutenir, qui ne veulent marier leur fille à notre dupe, que pour avoir du pain! Les malheureux! ce sont eux qui veulent vivre à ses dépens; & ils nous accusent, & ils abusent d'un sacrement, d'une cérémonie respectée, pour parvenir à leur but; tandis que nous ne nous permettons aucune profanation. Pour comble de malheur, je me sens un goût assez vif pour cette ingrate & orgueilleuse Laure. Non que je prétende à l'épouser, je serois bien vîte las d'une bégueule de cette efpèce; mais quoi qu'il en soit, travaillerons-nous à faire sortir leur pigeonneau de la cage où il est renfermé? Car il sera leur dupe, comme la nôtre. Favoriserons-nous ce mariage, & laisserons-nous tranquillement l'impudente Laure, qui n'a presque rien, épouser, avec son petit air de dédain, quatre-vingt mille livres de rente, avec un beau jeune-homme?

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

Justice! justice! Quoi! les Gredins t'ont insulté à ce point, & tu me demandes si nous devons favoriser un mariage qui feroit leur fortune! Y penses-tu? Ah! puisque les malheureux nous méprisent, il faut qu'ils apprennent à nous connoître. Ils nous accusent d'être des faiseurs de dupes, & nous aurions la bêtise de leur abandonner une proie que nous possedons avant eux, sur laqu-elle nous avons les premiers droits! Non, s'il vous plaît, non; si le jeune-homme doit être dépouillé, c'est par nous, & non par ces orgueilleux nobles. Mademoiselle Laure ne sera point épousée. Il faudra, au contraire, qu'elle y passe le pas comme les autres. Il faut humilier, confondre son orgueil. Tâchons de faire sortir le jeune-homme de prison, qu'il aille sur-le-champ faire sa cour à la belle dédaigneuse, qu'il la fasse tomber dans ses filets. Nous lui apprendrons l'estimable talent de débaucher les filles. Il nous l'amenera souple comme un gant. Quel plaisir de la voir tombée des hauteurs de sa grandeur, confondue avec toutes nos Beautés roturières & publiques, te tendre les bras, & implorer pour ainsi dire tes faveurs! Quel plaisir d'humilier, d'écraser la Qualité! Ne dit-on pas que cette petite pécore se mêle de Philosophie? C'est une impie. Il convient bien à une petite sotte, élevée dans un Couvent, de faire la raisonneuse, & d'afficher l'incrédulité! Il faut la punir de n'avoir pas de religion. Songeons que nous sommes les redresseurs de torts, les vengeurs publics. Vîte, vîte, les fers au feu! agissons pour la liberté de Perlencour, pour le châtiment des Lysanges, & pour ta vengeance.

César de Perlencour, à Dumoulin.

Il me manquoit, mon cher ami, pour être terrassé par le malheur, de me voir foudroyé par mon père. Il sait tout; il est furieux; vois ce qu'il m'écrit.

M. de Perlencour père, à son fils. Lyon.

Tu ne m'as point trompé, malheureux! Je ne voulois pas te laisser partir. Je sentois que tu étois capable de faire les plus infâmes sottises, tu les as faites. Je te voyois indigne d'être l'époux d'une Demoiselle aussi respectable que Mademoiselle de Lysange. Ta mère l'a voulu. Avec sa détestable prévention en ta faveur, elle m'a vexé, harassé, elle l'a emporté. M. le Comte de Lysange, m'a sollicité lui-même, pour son malheur & pour le tien. Tu t'es comporté d'une manière digne de toi; tu t'es jeté à corps perdu dans les plus infâmes lieux de débauche, & dans les plus abominables tripots de jeu. Tu t'es abandonné entre les mains de la plus vile canaille, qui t'a dépouillé & traité avec le plus souverain mépris. Tu as déjà écorné considérablement ta fortune, & tu n'en as plus assez pour contracter l'honorable alliance qui s'offroit à toi; mais il t'en reste assez pour te payer pension dans une maison de force, où tu auras le loisir de pleurer tes fredaines.

O malheureux voyage! malheureuse condescendance de ma part! Repens toi, misérable. Profite de la correction que tu reçois à présent; profire de ta jeunesse, qu'on m'allegue sans cesse pour solliciter mon indulgence. Crains un père irrité qui peut pardonner les premiers écarts; qui deviendra implacable, si le plus prompt & le plus solide changement ne désarme son courroux.

César de Perlencour, à Dumoulin.

Il y a de l'espérance, mon ami. Celui que j'ai blessé n'est pas mort; mais le sang qu'il a perdu le rend moins bouillant. Il a réfléchi qu'il avoit trois fois mon âge, & que sa maturité le rendoit aussi condamnable de s'être piqué contre moi, que ma jeunesse me rendoit excusable. C'est ma chère Levrette qui le sollicite en ma faveur; c'est elle qui est venue de sa part me donner l'espoir d'une délivrance prochaine. On croit que, s'il se désiste de toute plainte contre moi, le Gouvernement ne s'obstinera pas à me punir. C'est peut-être en me faisant infidélité avec lui, que Levrette vient à bout de l'appaiser. Si je le croyois... mais craignons de sonder ce désagréable mystère. Quoiqu'il en soit, l'espoir, que m'a donné ma petite amie, nous a rendu, à tous deux, un peu de gaîté. Nous avons fait, tête-à-tête, un souper délicieux. La sérénité pure a brillé, pour nous, dans une prison. Que ma Levrette est adorable! Qu'elle est bonne! Ah! si je n'avois connu qu'elle, je ne serois pas où je suis. C'est un ange tombé du ciel, par un malheur unique, & perdu pour un moment, dans les enfers, parmi les esprits de ténèbres; mais qui doit revoler tôt ou tard à son brillant séjour. Du tumulte de la joie, nous avons passé à l'attendrissement. Levrette à une ame, cher Dumoulin. Elle m'en communique une. Ces momens de sensibilité lui ont rappelé ses douloureuses aventures. Elle me les a racontées, avec ce ton vraîment touchant qui part du cœur, & qui va au cœur. J'en connoissois déjà quelques-unes par ses récits touchans. Je vais te les communiquer. Mes pleurs mouilleront peut-être quelquefois mon papier, pendant que je les écrirai.

Suite. Histoire de Levrette.

Mon cher ami, dit Levrette, j'ignore où je suis née. C'est, je crois, en route, au milieu du grand chemin, que ma mère me déposa. Qu'étoit-elle alors? Je n'en sais rien; Charlatanne ou Bohémienne, n'importe. Tu vas rougir de moi, en apprenant que je suis si peu de chose; mais ce n'est pas ma faute, mon bon ami. Je te félicite d'être né dans un état plus heureux; mais tu dois me plaindre, & ne pas me mépriser. J'eus, du moins, un père honnête-homme. Oui, tous ceux qui l'ont connu, me l'ont assuré; & moi, autant que je puis m'en souvenir, je t'assure qu'il étoit la douceur même. Sa femme le faisoit bien enrager, c'est le mot. Elle l'a obligé de s'enfuir à quatre cents lieues, dans je ne sais quel pays, sur une montagne, dit-on, qui vomit des feux, où l'on assure qu'il mene une vie très-édifiante, sous l'habit d'Hermite. Quoi qu'il en soit? ma mère resta chargée de moi; mais est-ce bien ma mère? Ne m'a-t-on point changée en nourrice? Pardonne, mon bon ami, tout le mal que je vais être obligée de t'en dire, pour la vérité de mon récit. Je sais combien une mère doit être un objet sacré pour nous. Ah! mon Dieu, que de plaisir j'aurois goûté à en avoir une, faite comme les autres; mais hélas!... tu vas voir si j'ai tort de me plaindre.

“Dès l'âge le plus tendre, j'étois l'objet de ses rigueurs. Jamais je n'ai passé un jour sans être meurtrie de coups, & souvent ensanglantée. On faisoit des complimens à ma mère sur la grace & la gentillesse de sa fille; & la pauvre enfant, sous le linge, étoit toute noire de coups, & son pauvre petit postérieur étoit tout écorché par les verges, sans qu'elle l'eût mérité, mon bon ami. Je me souviens qu'un jour, une voisine m'habilla en Ange, pour suivre la Procession le jour de la Fête-Dieu. J'étois mise le plus joliment du monde, & tous les voisins s'écrioient: „Ah! la “charmante petite!“ Hélas! sous mes belles jupes de soie & d'or, j'étois écorchée. Ma cruelle mère avoit voulu, qu'au milieu de mes honneurs, je sentisse, pendant toute la Procession, la pesanteur de sa main & de ses verges. Le Public s'en apperçut d'une manière singulière. J'eus le malheur de glisser & de tomber dans la rue. J'avois, devant moi, une petite corbeille de roses effeuillées, qui furent renversées sur le pavé; je tombai assise sur ces fleurs. Elles s'attachèrent à la partie saignante. Je me relevai sur-le-champ. Ma mère accourut pour me punir de m'être laissée tomber. La punition devoit être appliquée sur la partie souffrante. Elle troussa les jupons, & tout le monde vit, avec une douce surprise, un petit derrière caché modestement sous des roses. On sourit, & l'on battit des mains; mais on m'arracha de celles de ma mère, & on lui dit qu'elle étoit une marâtre. Je n'y perdis rien; car, dès que je fus de retour à la maison, elle fondit sur moi, avec sa verge redoutable, me fouetta impitoyablement, faisant voler les roses ensanglantées; & je payai tous les reproches si bien mérités qu'elle avoit reçus.

“Hélas! il falloit que mon postérieur lui rendît raison de toutes les mortifications qu'elle essuyoit. Elle avoit un homme qui vivoit avec elle, & qui n'étoit pas si doux que mon père. Ce brutal usoit contr'elle du bâton aussi souvent, qu'elle employoit, contre moi, les verges. Elle ne recevoit pas un coup, qu'elle ne me le rendît au centuple. Elle prenoit plaisir à faire, sur mon individu, ces exécutions cruelles, qu'elle appelloit, en plaisantant, ses visites des pays-bas. Il falloit que je lui payasse jusqu'aux coups qu'elle avoit reçus, dans son enfance, avant que je fusse au monde. „Il faut qu'elle s'y accoutume, disoit-elle; j'en ai souffert autant qu'elle, “dans mon enfance.“ Elle le méritoit peut-être mieux que moi.

“A mesure que nous acquérions toutes deux des années, elles faisoient, sur elle & moi, un effet tout différent; j'avançois vers la Beauté; elle avoit passé ce terme, & s'en éloignoit toujours de plus en plus. Elle faisoit la comparaison de son état au mien, à cet égard; & la rage naissoit dans son cœur. Alors commencèrent les grandes persécutions. J'étois obligée de payer ci-devant toutes les mortifications qu'essuyoit ma mère; il fallut dorénavant que je payasse, outre cela, pour toutes les politesses qu'on me faisoit. J'étois battue quand les hommes la dédaignoient; je l'étois quand ils me faisoient la cour. Son amant lui-même s'en mêloit, & m'attiroit, par-là, des orages continuels.

“Ce n'étoit pas seulement sa vanité qui étoit mortifiée, c'étoient les vivres qu'on lui coupoit, quand on remarquoit le déclin de sa beauté. Elle sentit enfin que cette ressource alloit lui manquer. Elle prit son parti de bonne grace. Elle résolut de fonder sa cuisine sur mes charmes naissans, plus appétissans que ses appas trop mûrs. Je ne voulus pas me prêter à cet arrangement. Troisième genre de persécution. J'étois battue parce que ma mère ne plaisoit pas; je l'étois parce que je plaisois, & je l'étois enfin parce que je ne voulois pas me laisser vendre à ceux à qui je plaisois. Ma mère me prenoit souvent par mes longs cheveux, quelle entortilloit autour de son bras, & elle me traînoit sans pitié sur le carreau, en m'accablant de coups de pieds.

„Tout le voisinage s'appercevoit de sa barbarie & de mes souffrances. Tout le monde s'indignoit contr'elle; j'étois obligée d'étouffer mes cris, de peur de la dénoncer trop souvent au Public, & de lui faire jeter la pierre par le peuple irrité. J'étois au désespoir.

“Je ne vous donnerai pas des détails scandaleux sur les lâches tentatives qu'elle fit pour me livrer à différens hommes; n'osons pas flétrir & diffamer le caractère sacré d'une mère; mais, encore un coup, celle-là étoit-elle la mienne?

„Je fus obligée de fuir une si cruelle violence, & de mettre ma vie & mon honneur à couvert; & encore comment quittai-je la maison maternelle? Ce fut ma cruelle mère qui m'en chassa elle-même, en voulant m'assommer. Elle me poursuivoit avec une barre de fer, dont elle vouloit me fendre la tête; je courois de toutes mes forces, cela est naturel. La peur me donna des aîles plus légères que la rage ne lui en communiquoit. D'ailleurs, les voisins la retenoient le plus qu'ils pouvoient; de sorte que j'eus le bonheur de lui échapper. J'étois déjà loin de notre maison, quand je vis bien distinctement qu'elle ne me poursuivoit plus. Il n'étoit pas sûr pour moi de retourner sous sa barre funeste. J'allai toujours en avant. Je sortis de la ville; je me trouvai bientôt dans une campagne assez écartée. J'apperçus alors une Dame, vénérable qui se promenoit avec quatre jeunes Demoiselles, très-jolies, sans doute ses filles; ces aimables enfans jouoient entr'elles, se faisoient des niches innocentes, folâtroient, couroient & regardoient avec amour leur bonne mère, qui leur sourioit avec complaisance. „Qu'elles sont heureuses, me “disois-je, en soupirant! voilà ce que “c'est que d'avoir une mère. Quelle “félicité! Hélas! j'en ai été privée “toute ma vie.... Mais si cette bonne “mère vouloit bien être aussi la mienne! “Si elle m'acceptoit pour sa fille, ou “du moins pour sa servante! Oui, c'est “bien assez pour moi. Je verrois ses “filles heureuses, & je le serois du “reflet de leur bonheur. O Dieu! si je “pouvois contribuer à procurer, à cette “bonne mère, quelques momens de “satisfaction!“ J'implorai le ciel, pour qu'il daignât disposer en ma faveur l'esprit de cette Dame & de ses Demoiselles; &, prenant tout-à-coup mon parti, je me jetai à genoux, sur l'herbe, aux pieds de ce grouppe joyeux qui s'arrêta tout étonné. „O Madame, Mesdemoiselles, “m'écriai-je! ayez pitié de moi, sauvez “une pauvre fille, qui est bien malheureuse & qui n'est point coupable. C'est “ma mère que je fuis. C'est celle qui “m'a donné le jour, qui veut me tuer le “corps & l'ame; elle veut me débaucher; “elle veut m'assassiner; elle veut m'ôter “l'honneur & la vie. Prenez-moi chez “vous, ma bonne Dame, je servirai “vous, votre mari, vos Demoiselles, vos “heureuses Demoiselles. Hélas! elles “ont une mère, & je n'en ai pas.“ Je fondois en larmes, à genoux, prosternée sur le gazon que j'arrosois de mes pleurs. La mère, les filles furent attendries. Je vis leurs yeux humides. „Prenonslà, maman, dirent les Demoiselles, sauvons-la, elle paroît honnête.“ „Oui, mes enfans, répondit la mère, “je suis portée à le croire. Elle est sûrement malheureuse, du moins. Nous “sommes si heureuses! il faut avoir “pitié de celles qui ne le sont pas “comme nous. Levez-vous, mon enfant, & venez avec nous. Nous verrons ce que nous pourrons faire pour “vous.“ Je me levai, je m'élançai. Je baisai, avec transport, les mains de la mère, des Demoiselles. On me fit quelques questions. J'y répondis en détail. Elles s'instruisirent, sur mon sort, les cinq personnes chéries; elles augmentèrent l'intérêt que je les voyois prendre pour moi.

„Nous arrivâmes chez ces Dames, dans une maison bourgeoise; mais de belle apparence. Le maître parut; c'étoit un homme de bonne mine; je crus le voir sourire en m'appercevant. „Nous avons fait “une recrue, lui dirent les Dames;“ & elles lui expliquèrent, en peu de mots, comment elles m'avoient recueillie, & ce que j'étois. „Vous avez très-bien fait, “dit-il. C'est une bonne trouvaille;“ & il me regarda avec complaisance; mais d'un air cependant honnête & incapable d'alarmer. Le fils, qui arriva, me lorgna peut-être un peu plus amoureusement; mais je vis aussi, sur sa physionomie, un air d'honnêteté qui me rassura.

„Mon Dieu! que je fus heureuse, dans cette maison, le peu de temps que j'y demeurai! Que j'avois de plaisir à me voir dans une famille honnête, où je n'appercevois que des choses qui flattoient mon cœur, tandis que tout ce que j'avois vu jusqu'ici, chez ma mère, l'avoit toujours révolté! Ah! mon cher ami, j'étois née pour la vertu & l'honnêteté.

“Cependant j'entrevoyois que le père & le fils cherchoient à me plaire, chacun de son côté. Il me sembloit même qu'ils croyoient tous deux y avoir réussi. Je leur faisois amitié, comme je le devois. M. Lunicourt père étoit si bon, son fils étoit si gentil! J'avois tant d'obligations à toute cette chère famille, & tant de confiance en eux tous, que je les regardois tous comme père & mère, frère & sœurs. A ce titre, je folâtrois librement avec le père & le fils, quand ils venoient rire avec moi. Je me laissois embrasser par l'un & l'autre. Je le leur rendois de tout mon cœur, sans y entendre malice. Ils n'étoient pas si innocens que moi. J'entendis le barbon dire un jour à un de ses amis: „Cette petite “fille là m'aime; vous ne sauriez croire “combien j'en suis flatté.“ Alors il m'apperçut, & je lui dis bonnement: „Ah! c'est bien de tout mon cœur.“ Il m'embrassa avec transport; de mon côté, il n'étoit pas question d'amour, en vérité. Depuis ce temps-là, il paroissoit plus soigneux de sa parure; il y mettoit même une affectation & une espèce de coquetterie, qui faisoient un peu sourire sa famille, & sur-tout son fils. Le jeune-homme affectoit, au contraire, d'être en déshabillé, en frac; il savoit qu'il étoit fort joli de toutes les manières. Il se croyoit aussi un peu aimé, & peut-être il en étoit quelque chose. Les deux rivaux se rencontroient tous les jours dans ma chambre, où ils venoient me faire la cour. Ils se toisoient des yeux; ils cherchoient à se faire quitter mutuellement la place. Le fils, moins réservé que le père, restoit presque toujours maître du champ de bataille.

„Un jour j'étois dans un bal, un gros masque vint me faire sa cour, & ne tarda pas à m'avouer qu'il étoit le père Lunicourt. Je lui fis mille amitiés. Bien-tôt un second plus leste se mit sur les rangs, & m'avoua qu'il étoit le fils. Je ne le traitai pas moins bien. Le premier m'offrit de me reconduire au logis; j'y consentis. Le second ne tarda pas à venir me disputer à son rival, qui ne voulut pas lui céder. Le jeune traita l'ancien de vieux poussif; l'autre répondit à cette injure par celle de jeune efflanqué. Ils étoient tous les deux fort bien déguisés. Ils savoient rendre aussi leurs voix méconnoissables. Ils m'avoient d'ailleurs l'un & l'autre recommandé le secret, ainsi je ne savois comment empêcher la dispute. Des injures on en vint aux coups; le jeune emporté commença, & l'autre répondit avec fureur. Nous étions déjà dans la rue. Les deux combattans se jetèrent mutuellement dans la boue, où ils roulèrent de manière à se couvrir complètement en boue de Paris. Leurs masques tombèrent dans le combat; ils se levèrent & se reconnurent tous deux, quoique couverts de fange. Notez qu'ils étoient tous deux déguisés en femmes, & que leur figure mouchetée de boue, étoit singulièrement comique, sur-tout celle du père. Le fils confus & repentant resta muet de surprise; mais il ne tarda pas à sourire de la figure de son rival, qui devint furieux, & fit jouer sa canne sans ménagement. Le pauvre jeune-homme sachant quel ennemi il avoit sur les bras, ne put se dispenser de se sauver. Diverses personnes, qui le virent courir ainsi, poursuivi par un orage de coups, & qui ne savoient pas le respect que le battu devoit au battant, crioient: „Ah! le lâche!“ Moi, je les suivois en criant vainement: „Ecoutez donc, “apprenez.“ Le fils, ainsi poursuivi, ne pouvant se venger sur son rival, se rejeta sur les clabaudeurs. Il en rondinoit un, tandis que son père lui rendoit le même service.

„Tandis que je cherchois à les arrêter, je fus arrêtée moi-même. Une femme furieuse me travailloit à coups de poings, comme on travailloit devant moi plusieurs pauvres diables. Je la reconnus sur-le-champ. C'étoit ma mère. Je devins immobile & muette, comme la femme de Loth changée en statue de sel. „Ah! scélérate, s'écria ma cruelle “marâtre. C'est donc ainsi que tu fuis “ta mère! il ne te faut que deux “hommes, malheureuse, deux polissons “qu'on va mener à Bicêtre.“ Le père & le fils entendirent qu'on parloit d'eux. Ils suspendirent leur querelle. Il me regardèrent; ils virent une femme furieuse qui me traînoit dans la boue, en me frappant. Ils se jetèrent sur elle, m'arrachèrent de ses mains, & s'escrimèrent sur elle, comme deux Maréchaux sur une enclume, avec un merveilleux concert.

„Bientôt le Guet vint. On nous condui sit tous chez le Commissaire. La malheureuse femme s'écria, devant l'homme de robe, qu'il étoit bien affreux qu'on battît une mère, parce qu'elle réclamoit sa fille. Le Magistrat me demanda si cette femme étoit ma mère. Je ne pus le nier. Il ordonna donc que je serois remise entre ses mains. Le père & le fils ne manquèrent pas de lui faire des excuses qu'elle rejetoit, en disant qu'elle ne se contentoit pas de cela, qu'il lui falloit des dommages & intérêts.

Cependant je poussois des cris plaintifs. Je me jettois aux pieds des deux Lunicourt. „Ah! mes chers maîtres, “disois-je, ne m'abandonnez pas, sauvez moi des mains de ma mère; elle “va m'assassiner.“--„Ma chère enfant, “répondoient-ils, nous sommes bien “fâchés de ton malheur; mais que veux-tu que nous fassions?“--„Ah! repris-je, que va dire la bonne Madame Lunicourt; que vont dire ses “chères Demoiselles? Ah! pauvre Levrette! que je suis malheureuse!“ Le Commissaire daigna recommander fortement à ma mère, de ne pas me battre, & de me traiter, au contraire, avec la plus grande douceur. „Je veillerai “sur vous, lui dit-il; &, si vous maltraitez votre fille qui paroît honnête, “je vous la ferai enlever, & vous serez “punie.“ Elle partit sans rien répondre en m'entraînant, & je fus forcée de la suivre, en étendant mes bras vers le père & le fils qui étoient désespérés & versoient des larmes.

„Je pouvois à peine me soutenir; ma mère m'accabloit de coups de poing; &, comme elle vit que ce secours ne me donnoit pas la force de marcher, elle fut obligée de me prêter son bras, cruellement secourable. Elle me fit entrer dans sa fatale maison. Elle m'y traita..... mon bon ami, j'ai trop de peine à me rappeler ces douloureuses circonstances, & je ne dois pas, puisqu'elle est ma mère, la peindre tout-à-fait en noir, & dire tout ce qu'elle me fit. Qu'il te suffise de savoir qu'outre les coups, elle m'enferma au pain & à l'ean dans une cave.

“Heureusement que je ne lui gagnois rien dans cette cave, & qu'elle vouloit tirer parti de mes pauvres appas, qui devoient être bien pâles & bien languissans, dans cette obscure prison. Cependant j'y goûtai quelques plaisirs. Ce fut ma voix qui me les attira. Je m'amusois à chanter, pour charmer les ennuis de ma situation. Mon petit ami Lunicourt, le fils, qui rôdoit dans tout Paris pour me chercher, entendit & reconnut les accents de sa bien-aimée. Il me cria par le soupirail de la cave: „Ma chère Levrette, est-ce vous?“--Oui, mon cher Lunicourt, lui répondis-je, c'est votre pauvre Levrette. Je “suis ici, & je voudrois bien en sortir; “mais je suis enfermée sous clef dans “un petit caveau, au fond d'une “grande cave.“--„Je vous en délivrerai, reprit-il, ma chère amie. “Prenez patience. Je ne tarderai pas “à vous rejoindre.“ Je lui donnai mille bénédictions, & je l'attendis avec impatience.

„Le lendemain, ma mère fit descendre du bois dans la cave. Elle y descendit elle-même, pour indiquer à un homme où elle vouloit qu'il le plaçât. Cet homme avoit la voix de mon bon ami. Je tressaillis. Ma mère partit. L'arrangeur de bois vint à bout d'ouvrir la porte de mon caveau. C'étoit Lunicourt. Il vola dans mes bras; mais soudain ma mère redescendit. Il fut obligé de refermer ma porte, avant qu'elle nous apperçût. Elle avoit sans doute réfléchi que sa fille pouvoit appeler du secours, & elle venoit empêcher que je n'obtînsse de la compassion, & peut-être ma liberté, de la part de l'homme qui m'entendroit. Elle venoit pour obvier à cet inconvénient par sa présence. Elle fit arranger le bois devant elle; & fit sortir l'homme, en lui demandant s'il n'avoit rien entendu. Il lui jura que non. Elle voulut voir si ma porte étoit bien fermée, elle la tira. Je la retins de mon côté; elle sentit de la résistance, & cela lui suffit.

„Mon bon ami savoit ouvrir les portes. Il avoit une provision de rossignols. Il ne tarda pas à revenir; il ouvrit la porte de la cave, & reparut, non plus sous le déguisement d'un porteur de bois; „mais paré joliment, & beau comme “l'amour. Sauvons-nous vîte, ma “chère amie, dit-il.“ Soudain nous entendîmes tracasser à la porte de la cave. C'étoit ma mère qui disoit: „est-ce “que j'aurois oubliée de fermer cette “cave?“ Nous nous réfugiâmes dans le caveau. Elle vint encore voir si la porte étoit bien close elle la tira de toutes ses forces; mais nous la retenions tous les deux, & elle y fut encore trompée.

„Elle partit, & nous ne tardâmes pas à la suivre; non, pour la rejoindre; mais au contraire pour la fuir de tout notre pouvoir. Nous nous étions trop pressés. Nous l'entendîmes parler sur l'escalier de la cave. Nous fûmes obligés de redescendre hors de la portée de sa vue. „Nous nous arrêtâmes pour écouter “ce qu'elle disoit. Monsieur le Comte, “s'écrioit-elle, je vais vous l'amener “tout-à-l'heure.“--„Mais elle n'est “pas chez vous, disoit une voix cassée.“ „Je vous dis qu'elle y est, répartit la “méchante mère;“ & elle descendit. Nous nous sauvions devant elle comme des ombres légères. Je rentrai dans ma niche, & le jeune-homme eut le secret de se cacher. Elle entra chez moi. „Suivez-moi, dit-elle, malheureuse. Je “suis trop bonne; mais si vous ne “m'obéissez pas, tremblez.“

“Je la suivis en tremblant. Elle me fit remonter à la lumière, & me présenta à un vieux petit homme caduc, qui s'appelloit Monsieur le Comte. „Tenez “la voilà, dit-elle, la reconnoissez-vous?--„Oui, sans doute, répondît-il, elle est charmante.“--„Mademoiselle, reprit-elle, voilà le plus “honnête Seigneur du monde, qui veut “bien avoir des bontés pour vous; “tâchez de le contenter, & empressez-vous à lui plaire.“--„Oui, Poulette; “dit le grêle vieillard, si je puis avoir “le bonheur de vous plaire, je vous “ferai votre fortune.“ Ah! la fortune étoit bien loin, si elle dépendoit de cette condition. Le bon homme approcha, de ma joue, sa bouche édentée. Je sentis qu'il falloit ne pas fâcher ma mère, pour ne pas me revoir enfermer sur-le-champ, & que d'ailleurs son champion n'étoit pas redoutable. Je laissai souiller ma joue par un piteux baiser. Le bon-homme fit servir une collation superbe. Il fallut boire & manger. Ce n'étoit pas là le pire de mon rôle. Le galant suranné me défila tous les bons mots du siècle de Louis XIV. Ma mère, qui vouloit le flatter, se tenoit les côtés, & feignoit d'éclater de rire. J'apperçus, dans une glace, la figure que je faisois-là, celle du vieillard & celle de ma mère. Nous formions un grouppe qui me parut comique, & me fit sourire. Le vieillard en fut enchanté. Il redoubla de zèle à dire ses vieux bons mots, qui lui donnoient un air singulièrement niais. Pour compléter le comique de la scène, mon bon ami pénétra jusqu'à nous, sans être apperçu que de moi. Il se cacha derrière mon fauteuil, & je le fis participer à notre goûter, sans qu'on s'en doutât, tant je sus adroitement lui passer ce que je trouvois de plus appétissant. Je le voyois dans la glace. Il me faisoit des signes & des mines. Un paravent le cachoit à ma mère, & le vieux Comte y voyoit à peine. Ce jeu me faisoit tout de bon éclater de rire; le cacochyme attribuoit mes ris, à ses propos. Il me baisoit la main gauche, tandis que Lunicourt me faisoit plus de plaisir en me baisant la droite.

„Ma mère eut occasion de se lever; le jeune-homme en fit autant, & passa derrière le paravent. Elle l'apperçut: „Qui êtes-vous, lui dit-elle, que demandez-vous?--„Je suis le valet-de-chambre de M. le Comte, répondit-il. Je viens chercher mon maître.“ „Que dit-il, s'écria le vieillard en “toussant, & sans le voir?“--„C'est “votre valet-de-chambre qui vient vous “chercher.“--„Malheureux! s'écria “le bon-homme, ne veux-tu pas attendre dans l'anti-chambre?“ Le jeune-homme y passa, & s'y cacha. Son prétendu maître, enchanté de moi, me fit présent d'une bourse de cinquante louis, & dit: „Puisque mon coquin de valet-“de-chambre est-là, je veux qu'il mene “sur-le-champ la petite voir l'appartement que je lui destine. Holà! hohé!“ Il passa dans l'anti-chambre pour cherchér le drôle, & ne l'apperçut pas. „Où est-il donc, s'écria le Comte?“ Je lui montrai, de la main, l'escalier, & il descendit, croyant y trouver son valet. „Où est-il donc allé, me dit aussi ma “mère?“--„Je crois, lui dis-je, que “je viens de le voir monter là haut.“ Elle courut & monta les degrés quatre à quatre. Alors mon amant sortit de sa niche, & m'enleva dans ses bras, sans que je fisse aucune résistance. Il culbuta M. le Comte qu'il rencontra sur l'escalier, & nous voilà dans la rue.

„Nous volions comme deux oiseaux. Nous détournâmes bien vîte dans une autre rue. Nous trouvâmes une voiture vuide. Nous y montâmes. „Va ventre “à terre, dit Lunicourt au cocher.“--De quel côté?“--„Devant toi.“ Nous brûlâmes le pavé.

„Ah! ma chère amie, que je suis “aise de vous avoir dans mes bras, “dit Lunicourt, en m'embrassant!“--Mon cher ami, lui répondis-je, que “je suis aise de m'y voir; & que je vous “ai d'obligation! mais, où allons-nous? Il parut embarrassé; „mais, “dit-il, où vous voudrez.“ Il paroît que le petit Monsieur auroit voulu me conduire dans quelque maison libre, où j'aurois pu être à sa disposition. Ce n'étoit pas là mon compte. „N'allons-nous “pas chez vos parens, repris-je?“--Je le veux bien, répondit-il; mais “votre mère connoît sûrement la maison, & elle viendra encore vous y “réclamer; d'ailleurs mon père vous “paroît un peu persécutant.“--„Apeu-près comme vous, lui dis-je; “mais gagnons toujours la maison paternelle; & il donna, avec beaucoup de peine, au cocher, l'ordre d'aller chez son père.

„J'y fus reçue par tout le monde, avec des transports qui m'attendrirent jusqu'aux larmes. La joie des femmes étoit pure; celle du père étoit mêlée d'un peu de jalousie contre son fils. „Mais, “dit la Dame, comment pouvons-nous “faire? La malheureuse mère va venir “encore réclamer sa fille, & nous “ne pourrons la refuser. Il me vient “une idée; puisque je dois mettre, “sous quelques jours, mes filles dans “un Couvent, je puis avancer ce terme, “&, comme jé desire savoir au juste “comment elles y seront traitées, je “veux aller les y installer moi-même, “& y passer quelques jours avec elles, “pour connoître le train de la maison. “Ot, je louerai un appartement, pour “moi, dans l'intérieur, & je prendrai, “avec moi, Levrette pour me servir. “Sa mère ne viendra pas la déterrerlà peut-être.“ Je remerciai, à genoux, la généreuse mère. Je vis qu'elle n'étoit pas fâchée d'ôter, à son mari & à son fils, le sujet de leur jalousie mutuelle. „Allons, tout cela se peut faire dès aujourd'hui, reprit-elle.“ En effet, elle précipita toutes les démarches nécessaires; &, malgré la figure un peu allongée du père & du fils, nous entrâmes, dès le jour même, au Couvent, la mère, ses Demoiselles & moi.

„Me voilà dans une nouvelle vie. Mon Dieu! qu'elle fut agréable pour moi! Quel contraste de ce maison reliligieuse, à la maison profane de ma mère! quelle différence entre les propos qu'on tenoit dans ces deux retraites opposées, de la vie qu'on menoit dans l'une & l'autre! Quelle distance du sanctuaire de la dévotion, au repaire du libertinage! Je devins dévote, mon bon ami. J'approchai, pour la première fois, des sacremens. J'acquis une existence, je me trouvai avoir une ame, je fus comptée pour quelque chose. J'appris que j'étois, devant Dieu, égale à tous les hommes. Tu sens, mon bon ami, quelle tendresse, quelle élévation résultoit, pour moi, d'une situation si nouvelle & si flatteuse. O! comme je desirois ardemment d'être reçue pour toute la vie dans ce port tranquille, où mon innocence jouissoit du calme & de la sûreté! Avec quel plaisir j'assistois à l'office divin; avec quelle joie je chantois les cantiques sacrés! Avec quelle volupté pieuse, j'allois quelquefois me prosterner seule dans le sanctuaire du Seigneur! Je contemplois les tableaux & les statues qui me représentoient des objets sacrés. Je croyois voir des Anges qui descendoient du ciel, & que l'Eternel envoyoit vers moi, du trône de sa gloire. Ah! qu'on m'eût reçu Sœur converse dans cette maison, & mon bonheur étoit assuré, aussi bien que ma vertu.

„Le ciel ne m'accorda pas cette grace. Je ne sais quel démon alla souffler, à l'oreille de ma mère, le lieu chéri où j'étois cachée. Elle vint faire vacarme au Couvent; elle y vomit des blasphémes. Toutes les Religieuses furent épouvantées; toutes ces colombes timorées crurent voir les voûtes du Monastère prêtes à s'écroûler sur leurs têtes. Elle ne virent d'autre remède pour se débarrasser de cette furie, de ce démon incarné, que de lui remettre sa fille. Malgré mes cris, mes pleurs, je fus sacrifiée; on m'arracha de l'autel que je tenois embrassé, pour me remettre à un Ange de ténèbres.

„Ah! si ma mère m'avoit fait trembler ci-devant par ses blasphêmes, combien ne me fit-elle pas frissonner au sortir d'une maison sainte, par ses horribles imprécations! Je reçus plusieurs coups, & j'avois déjà le visage ensanglanté, avant d'arriver à la maison. J'y fus de nouveau rensermée dans le caveau, avec la circonstance de plus, que j'étois enchaînée fortement avec de grosses cordes, & avec la chaîne du tournebroche.

“On m'en tira encore au bout de quelques jours, pour me livrer à un homme. Mon bon ami, je ne détaille pas tous mes tourmens. Livrée à l'amour à force de coups, il falloit sourire toute meurtrie, & me laisser embrasser, quand j'avois la mort dans le cœur. On me mit au désespoir. Un des galans, mes persécuteurs, me dit, par hasard, qu'il avoit, dans sa poche, une prise d'opium. Je vins à bout de la lui dérober. C'est le seul vol que j'aie fait de ma vie. C'étoit pour me donner la mort. Quand je fus seule, je me prosternai la face contre terre. Je priai, avec un cœur brisé, avec des larmes amères, le Dieu devant lequel je me disposois à paroître. Je lui demandai pardon de l'attentat que je méditois. Je le pris à témoin, que je n'avois pas d'autre voie pour sauver mon honneur. Je me recommandai à sa miséricorde. Ensuite, les yeux au ciel, j'avalai intrépidement l'opium. Je me jetai sur un lit, pour laisser opérer le poison; mais sans doute la dose étoit trop peu forte pour m'immoler. Au lieu de la mort, la drogue funeste m'amena un sommeil singulier, égaié par les songes les plus séditieux, mais les plus rians. Je voyois un homme qui me serroit dans ses bras, & cherchoit à triompher de ma pudeur. Je sentois, en effet, confusément, que j'étois au pouvoir de quelqu'insolent, contre lequel je me débattois machinalement. Je crains bien qu'on n'ait abusé du déplorable sommeil, dans lequel on m'avoit fait peut-être tomber à dessein. Quoiqu'il en soit, je m'éveillai, en effet, j'ignore après combien de temps; & je me trouvai dans les bras d'un infâme. Mon Dieu, si je péchai dans ce malheureux état, je t'en demande pardon; le crime etoit involontaire. Je n'en fus pas moins accablée de désespoir; & je résolus, à quelque prix que ce fût, de fuir la tyrannie.

„Je trouvai, par bonheur, auprès du lit de ma mère, les habits d'un petit jeune-homme qu'elle admettoit, peut-être, je n'ose dire où. Je m'en emparai, je m'en revêtis; je vins à bout de m'échapper sous ce déguisement. Je courus de toutes mes forces; mais où aller, où m'adresser pour trouver ma subsistance? Tous les hommes, qui m'honoroient de leurs regards complaisans, sous les habits de mon sexe, ne jetoient pas les yeux sur moi, depuis que j'avois leur habit. Il me vint une idée subite. Je me rappelai d'avoir entendu dire que plusieurs femmes déguisées avoient servi le Roi, & s'étoient fait honneur dans la carrière militaire. „Allons, me dis-je, “imitons ces héroïnes; &, pour sauver “notre honneur, entrons dans les sentiers de la gloire.“ Sur-le-champ, je pris mon parti. J'allai sur la place SaintMichel, & je dis à un Recruteur que je voulois servir le Roi; il me regarda en souriant, & je crus entrevoir qu'il ne me trouvoit pas l'air bien mâle.“ Fort “bien, dit-il, mon petit César; & “combien voulez-vous?“--„Mais, “répondis-je, ce que le Roi donne, & “rien de plus.“--„Vous êtes bien “complaisant, reprit-il; venez donc “avec moi terminer cette grande affaire. Il me conduisit dans un de ces fouis de la rue de la Huchette, où l'on prend les jeunes gens au trébuchet. Il ferma la porte, &, me prenant très-aisément sous son bras; car il étoit très-fort. „Vous allez voir, me dit-il, l'engagement que je donne aux petits “garçons, qui veulent devenir des héros. Alors, puisqu'il faut vous le dire, il me mit la culotte bas, aussi facilement que si je n'avois pas fait de résistance; &, d'une main de fer qui n'étoit pas morte, me traita comme un petit écolier qui a mal fait son theme. Tu sens, mon cher ami, que je fus indignée de l'affront; mais j'en redoutois un plus grand; je craignois, en me débattant, de laisser appercevoir mon sexe. J'eus ce malheur. Je m'en apperçus par un terrible éclat de rire, qui échappa tout-à-coup à mon exécuteur. Il cessa sur-le champ l'exécution. „Ah! “ah! ma Reine, dit-il, vous venez “comme cela me surprendre. J'y ai été “pris, comme vous voyez. J'étois dans “la bonne foi. J'ai commis un sacrilège. “Je vous en demande mille pardons. “Comment réparer ma faute? Je suis “à vos pieds, Reine, ordonnez de “mon sort.“ Alors il se jeta à mes genoux, d'un air ironique, me prit, malgré moi, les deux mains, qu'il couvrit de ses odieux baisers; & m'empêcha par là de remonter ma culotte. Je sentois, en frémissant, que cette maudite culotte devoit me gêner beaucoup, & me laisser à sa merci, tant qu'elle seroit sur mes talons. „Ah! mon bon Monsieur, lui „dis-je; c'est moi qui dois me jeter à “vos genoux, ayez pitié de moi, généreux Militaire, je suis si malheureuse, que, si vous connoissiez seulement la moitié de mes souffrances, “vous me plaindriez, & vous épargne-“riez ma misère.“--„Ah! Poulette, “reprit-il. Que parlez-vous de pitié? “Vous êtes faite pour les adorations. “Que craignez-vous de moi? Je ne “veux pas vous faire aucun mal; au “contraire, je prétends vous prouver “tout l'excès de mon amour.“

„Le malheureux vouloit passer à la violence; j'appelois le ciel & la terre à mon secours. Il entendit venir ses camarades. „Tout beau, dit-il, je ne “prétends pas que personne en tâte “avant moi.“ Il sortit & m'enferma à la clef, & sans doute il rejoignit ses camarades.

“Mon premier soin fut de remonter mes culottes, & de rendre grace au ciel. Mais je n'étois pas délivrée. Le malheureux devoit bientôt rentrer. Il brûloit sans doute d'assouvir sa brutale passion, & de m'abandonner ensuite à ses confrères. Je frémissois de crainte. Je frissonnois d'horreur. Malheureusement, j'étois à un troisième étage. Je voulois me sauver; je mesurois, des yeux, la hauteur des fenêtres. Tout-à-coup, je vois entrer dans la cour, un homme chargé de bottes de foin. „Voilà, me dis-je, un “lit ambulant, qui m'épargnera le danger “de la chûte; &, si le malheureux porte-faix est culbuté, il n'en mourra pas.“ Soudain, je m'élance, en implorant le ciel. Je tombe sur le foin, sans me faire presqu'aucun mal. Le porteur est terrassé sous le faix; mais il n'est qu'étourdi, & n'est pas assommé. La crainte me donne des aîles; je vole sans être poursuivie. Je sors de Paris, & je prends, au hasard, la route de Fontainebleau.

“Je cours d'ábord intrépidement. Bientôt la nuit vint. Son ombre, jointe à la fatigue, m'obligea de m'arrêter au bout de je ne sais combien de lieues. J'entrai dans une auberge. J'y demandai de quoi souper: „Ma Poulette, dit l'hôtesse, on va vous servir.“ Je fus assez honteuse & fâchée de me voir reconnue pour une femme. Je soupai du bout des dents. Je payai, & je demandai un lit. „Oh! ceci est autre chose, dit l'hôtesse. “Nous donnons à souper aux Demoiselles comme vous, pour leur argent; “mais aucune ne couche chez nous. La “campagne est assez grande pour contenir votre individu; passez sur vos “terres.“ A ces mots, on me mit poliment à la porte, malgré la répugnance que je témoignois pour passer la nuit à la belle étoile. Heureusement le temps étoit beau. Je trouvai un petit bouquet d'arbres, sous lequel je me couchai, à quelque distance du grand chemin; & je ne tardai pas à m'y endormir, malgré la peur que je ressentois de me voir seule, de nuit, au milieu d'une campagne.

“La fraîcheur du matin m'éveilla au point du jour; je me levai un peu transie; &, pour me réchauffer, je poursuivis ma route à pied. Le jour étoit déjà beau, quand je m'engageai dans la forêt de Fontainebleau, qui a des situations pittoresques & sauvages, dont la vue m'amusa d'abord; mais bientôt il survint un orage. Une épaisse obscurité bannit presqu'entièrement le jour. Une pluie épouvantable perça jusqu'à moi, malgré les feuillages touffus. Les vents déchaînés souffloient contre moi, & m'empêchoient d'avancer; la foudre éclatoit & tomboit de tous les côtés, me poursuivant sous les arbres, où je n'osois m'arrêter. Les grands chênes se brisoient en éclats. Le bruit de la foudre, des vents, de la pluie, les hurlemens des animaux égarés dans la forêt, se joignoient à l'horreur du spectacle; la nature en travail réunissoit toutes les circonstances, pour faire entrer la terreur dans mon ame, par mes yeux, & par mes oreilles. Je me recommandois à Dieu & à tous les Saints. Deux hommes vinrent mettre le comble à mon effroi. Le ciel en courroux, qui vomissoit sur la terre la foudre & les torrens, ne les effrayoit point. Ils vinrent à moi, le pistolet à la main. Je me jetai à genoux dans la boue, pour solliciter leur compassion. „Nous ne connoissons pas “la compassion, me dirent-ils. Viens, “nous t'allons mettre à couvert de la “pluie; suis nous, ou nous allons te “brûler la cervelle.“ C'étoit assez d'avoir le crâne mouillé, sans l'avoir encore criblé de balles. Je suivis, en tremblant, les honorables voleurs.

“Au bout d'une centaine de pas, ils me bandèrent les yeux. Tu sens quel surcroit, pour moi, de terreur & de tremblement. Bientôt la foudre tombe à nos pieds, & je perds connoissance. Je m'éveillai dans une vaste Caverne, dans un souterrain redoutable, au milieu d'une troupe de bandits, dont les figures patibulaires me firent croire que j'étois morte, & que mon ombre gémissante étoit au pouvoir des esprits infernaux. „Grace, grace, Messieurs, “m'écriai-je! mon Dieu! touche-les “en ma faveur.“ Au nom de Dieu, les scélérats éclatèrent de rire. Je fis le signe de la croix, ce qui les fit rire encore plus fort; enfin le chef ordonna que je fusse dépouillée, & l'on ne tarda pas à découvrir mon sexe. Alors les éclats de rire devinrent immodérés, inextinguibles. „Elle me plaît, dit le Chef; “je lui trouve une petite figure qui me “revient assez. Je la confisque à mon “profit. Qu'elle reprenne les habits de “son sexe.“ Alors il appella deux bégueules, c'est le nom qu'il leur donna. Elles vinrent en tremblant. C'étoit deux femmes de bonne mine & d'un air distingué. L'une plus fière, l'autre plus douce. „Tiens, me dit-il, voilà une “Duchesse & une Marquise, j'en fais “tes servantes. Viles souillons, maladroites créatures, servez bien votre “maîtresse; & toi, ma Poulette, ne “passe rien à ces Guenons. Vîte, habillez votre maîtresse en femme, parezla des plus beaux habits que vous “portiez ci-devant.“ A ces mots, il les renvoya, avec chacune un coup de pied très-incivil dans le derrière. La fière Duchesse sanglottoit & paroissoit avoir le cœur brisé. La douce Marquise pleuroit en silence. Je les suivis en pleurant moi-même, déchirée de voir traiter si cruellement deux femmes de distinction.

„Dès que je fus seule avec elles, je leur demandai pardon, à genoux, de la mortification que je leur causois innocemment. La Marquise, à genoux elle-même, daigna me remercier de mon humanité, & me dire: „Mon Dieu! que “vous êtes bonne!“ La Duchesse me regardant d'un œil indigné: „Cela suffit, me dit-elle, laissez-vous habiller.“

„Mes deux nobles servantes m'habillèrent, l'une en rechignant, l'autre de bon cœur, & je parus assez bien mise devant Grinciador, le chef des voleurs. „Elle est assez gentille, dit-il en souriant. Allons je te dévoue à mes plaisirs. Une Beauté fière me regarda d'un œil irrité: „Et toi, Comtesse, lui “dit-il, ton regne est passé. Vas à la “cuisine laver les écuelles.“ La Dame fit une assez laide grimace. Il l'honora d'un coup de pied dans le derrière, & m'installa à sa place, jusqu'à ce que quelque nouvelle Beauté me fît traiter comme ma devancière.

„Tu vois, me dit Grinciador, un “drôle de séjour. C'est ici l'azile de la “Justice. Je m'amuse à mettre ici chacun à sa place, à traiter, comme ils “le méritent, des Gredins qui occupent, dans le monde, les places les “plus honorables. Tiens, vois-tu, ce “sont des gens titrés qui remplissent “ici les fonctions les plus basses. C'est “un Président qui est mon valet d'écurie. C'est un petit Abbé pimpant qui “décrotte mes souliers, & je veux “qu'il soit retappé pour remplir son “ministère.“ En effet, je vis un petit Abbé, en rabat & en petit manteau de soie, qui alloit vuider le vase de nuit. Tout ce détail, au reste, nous est inutile. Mon voleur disoit que son projet n'étoit qu'ébauché; que la France n'étoit pas le pays qu'il lui falloit pour cela; que le Gouvernement étoit trop vigilant, & les hommes pas assez énergiques; qu'il iroit en Angleterre remplir son but dans toute son étendue.

“Nous fîmes un souper splendide. J'eus l'honneur de manger à la table de Messieurs les voleurs; nous fîmes une chère délicieuse. C'étoit un très-grand Seigneur qui étoit notre cuisinier. „Du moins “il est bon à quelque chose, disoit “Grinciador.“ Nous étions servis par des esclaves décorés; car le chef, pour insulter à la dignité de ses malheureux captifs, vouloit qu'ils remplîssent les plus viles fonctions, avec toutes les marques de leurs dignités.

“Je craignois la fin du repas; parce que je sentois bien que je serois la victime immolée dans le lit de l'indigne chef. Il ne manqua pas, en effet, de me faire conduire à son appartement, qui étoit une Caverne où il y avoit un fort bon lit. Mes deux servantes me déshabillèrent. Je ne voulois pas me mettre au lit. Le maître impérieux ordonna à quatre esclaves, tous honorables personnages décorés des plus éminentes dignités, de me tenir par les quatre membres, &, dans cet état, bon Dieu! tu m'entends.... J'étois si troublée, que je perdis presqu'entièrement connoissance, & tu te doutes que je devins la victime du plus impitoyable des hommes.

“Quelle différence de cet abominable séjour, à celui du Couvent où j'avois demeuré. Hélas! il ne m'étoit pas permis de dire mes prières. Tout le monde souffroit, & il falloit que je contribuasse à tourmenter quelques-uns des malheureux. Par exemple, mes deux servantes, j'étois l'instrument dont on se servoit pour les faire souffrir. On me forçoit de les maltraiter. Un jour Grinciador s'y obstina; son caprice exigeoit que je les souffletasse copieusement. J'employois tous les prétextes imaginables pour m'en dispenser. Le tout vainement. Ne sachant plus comment faire, je feignis de m'évanouir. Le barbare n'y fut pas trompé. „Qu'on la dépouille, dit-il, & qu'on “la réveille à coups de fouet.“ Je ne voulus pas donner tant de peine à ses Ministres. „Ah! ma bonne petite Levrette, disoit la Marquise, les mains “jointes, pour l'amour de Dieu, donne “moi des soufflets; &, si la Duchesse “n'en veux point, donne moi aussi sa “part.“ Le grand voleur sourit; „satisfaisla, me dit-il; mais pour sa part “seulement.“ Il fallut obéir; mais je fis patte de velours. Grinciador daigna ne pas s'en fâcher; mais pour la Duchesse, il voulut absolument que je fisse claquer les soufflets, & que ses joues en portassent l'empreinte; &, comme je ne frappois jamais aussi fort qu'il vouloit, il me crioit plus fort; &, avant que je parvinsse au degré qui lui plaisoit, la fière patiente reçut des miliers de soufflets; elle ne gagna donc rien à ma bonne volonté pour elle. le la voyois grincer des dents, & j'étois obligée de m'en consoler.

„Grace à Dieu, cette vie ne dura pas. Un beau matin, la Maréchaussée enfonça nos grilles de fer, & pénétra dans notre souterrain. Les voleurs se défendirent comme des lions. Plusieurs furent tués, la plupart furent garottés. Le chef eut le bonheur d'échapper aux Archers. L'indigne Duchesse dit que j'étois la maîtresse du chef des voleurs, ce qui fit qu'on me garotta comme les coquins, malgré les voix réunies de tous les autres captifs, qui attestoient que j'étois captive, comme eux; &, de plus, la plus honnête fille du monde. Je fus donc amenée en prison, renfermée dans un cachot. Je subis des interrogatoires, je fus confrontée avec les scélérats. Ils furent condamnés au sort des voleurs de grand chemin. Heureusement ils eurent la conscience de me reconnoître parfaitement innocente, dans ce qu'on appeloit leur testament de mort. Déchargée de toute accusation, je sortis de prison; mais ils n'avoient plus besoin de rien, puisqu'on les menoit à la mort; & moi je ne savois comment soutenir la triste vie qu'on me laissoit.

“Je courois dans Paris, cherchant vainement des ressources. Je rencontrai une malheureuse femme, qui étoit de la connoissance de ma mère, & qui pensoit & agissoit comme elle. „Mon enfant, me “dit-elle, ta mère vient d'avoir la petite “vérole; elle est affreuse; elle va être “bien malheureuse.“--„Hélas! répondis-je, je voudrois bien la secourir; “mais j'ai besoin moi-même de secours.--„Fais comme moi, reprit “la scélérate, & tu pourras être utile “à ta mère & à toi-même.“ Il étoit déjà huit heures du soir. En me parlant ainsi, l'honnête Beauté s'adressoit familièrement à tous les hommes qui passoient. J'étois fort scandalisée, & je me préparois à la quitter, quand je la vis tout-à-coup s'enfuir & disparoître. Etonnée de son éclipse, je regarde autour de moi, & j'apperçois le Guet qui me met la main sur le collet. „Messieurs, m'écriai-je toute effarée, qu'ai-je fait, de grace? Je suis innocente.“ On me conduisit chez le Commissaire. Traînée au milieu des soldats, à la face du Public, j'aurois voulu rentrer sous terre; je me serois précipitée dans un gouffre, s'il s'en étoit ouvert un devant mes pieds. On dit au Commissaire qu'on m'avoit trouvée dans la compagnie d'une fille qui racrochoit, & qui s'étoit sauvée. Je protestai vainement de mon innocence. L'homme noir m'envoya à S. Martin, comme une fille suspecte. Mes compagnes de prison rirent beaucoup de me voir pleurer. L'amie de ma mère, cause innocente de ma détention, vint, le lendemain, m'apporter de la soupe. Elle rit & pleura de ma situation. „Que veux-tu, me dit-elle, ma pauvre fille? La “vertu ne te va point. Te voilà confondue avec les coquines, diffamée “comme elles; le plus fort est fait. “Que Diable gagneras-tu à être honnête? Va, je t'amenerai un honnête-homme, qui te réclamera & te fera “sortir d'ici; mais il faudra être recon-“noissante.“

“Tout ce que me dit cette impure, me parut bien affligeant; mais je desirois ardemment de sortir de l'infâme prison où j'étois confondue avec la lie de mon sexe. J'attendis quelques jours l'homme qu'on m'avoit promis. Il vint enfin, parut me goûter, me dit qu'il me réclameroit en qualité de sa parente (il ne me paroissoit pas flatteur, de passer pour la parente d'un garnement comme celui-là.) Il réussit pourtant, &, au bout de près d'un mois de détention, j'obtins ma liberté. Je fus enregistrée à la Police, sous le nom & la qualité de fille publique, quoique jamais je ne l'eusse été, & que j'abhorrasse ce malheureux état. Mon bon ami, quoique j'y fusse classée, & pour ainsi dire patentée, je ne pouvois me résoudre à en exercer les indignes fonctions; mais l'amie de ma mère me conduisit chez elle. Je vis cette malheureuse mère étendue sur un déplorable châlit, dans l'état le plus déplorable. On alloit lui vendre les misérables meubles qui lui restoient, & la conduire en prison pour quelqu'argent qu'elle devoit, & ne pouvoit payer. Elle implora ma miséricorde; sa vue me déchira le cœur. Je ne pus voir souffrir ma mère. Ce fut l'unique desir de la soulager, qui me plongea dans le malheureux état que tout m'a forcé d'embrasser. Ce n'est pas une excuse suffisante sans doute; mais, en vérité, il ne m'a pas été possible de faire autrement. J'ai été éntraînée par les circonstances, & tu conviendras, mon bon ami, que je suis bien malheureuse.

„J'ai été forcée d'abord de me livrer à un homme, ensuite, de chûte en chûte, & de nécessité en nécessité, j'en suis venue à me trouver dans la fange, au milieu de la rue, pour m'y adresser à tous les passans; & je suis ainsi tombée dans le fond de l'abîme. Plains moi, mon cher ami; mais toi qui as eu le bonheur de naître d'honnêtes gens, ne te mêle pas de gaîté de cœur avec la canaille, dans laqu-elle je ne suis introduite qu'à mon corps défendant. Tu te dégraderois, avec des malheureuses comme nous. Ta Frédégonde ne vaut pas mieux que nous. Elle est bien plus indigne, pour le caractère, que la plupart des infortunées qui sont obligées de descendre dans les rues. Je lui dois pourtant l'avantage de n'être plus tout-à-fait dans le bourbier. Elle m'a procuré un honnête-homme, qui me fait du bien, & m'a tiré de la fange. Il m'a donné, sur-tout, une connoissance, à laqu-elle je devrai peut-être bientôt le plaisir d'être ramenée tout-à-fait à l'honneur. C'est une jeune Marquise, charmante, qui daigne s'intéresser véritablement à moi. Elle avoue qu'elle a fait à-peu-près le même métier que moi, sous le nom de Crépuscule (1). Il y a quelqu'analogie entre nos deux caractères. Elle pense qu'elle pourra me faire faire ma fortune, & me rendre heureuse comme elle. Elle espère que le rapport des goûts amenera une conformité de situation. Je le souhaite & je l'augure. Je desire ardemment de ne plus me voir liée avec toute la vile espèce, que je suis obligée de fréquenter, tant en hommes qu'en femmes. Ne vois plus ces gens-là, mon bon ami, sur-tout Frédégonde & ton Chevalier Marqué. Ces coquins-là te conduiroient à ta ruine. Ils ont causé jusqu'ici tous tes malheurs.“

César de Perlencour, à Dumoulin.

Voila l'Histoire de Levrette, mon cher ami, n'en es-tu pas touché? Pour moi, j'en ai souvent eu les yeux humides. Cette pauvre enfant est la tendresse même. Le sort s'est plû à l'humilier; mais le ciel, pour la dédommager de tout, lui a donné une ame. Je lui ai bien promis, en l'embrassant mille fois, de ne plus fréquenter le Chevalier Marqué, ni Frédégonde; mais ne suis-je pas né pour voir ces gens-là? Ne suis-je pas condamné à cette société, par un arrêt du destin? Ils sont venus tous deux, dès que Levrette m'a quitté, ils sont venus, dis-je, les yeux rayonnans de joie, m'annoncer que j'étois libre. Je leur dois ma liberté. Ce sont vraîment mes amis. Tout le monde est trop prévenu contr'eux; je ne puis me dispenser de voir des gens à qui j'ai une si grande obligation. Levrette même, qui les décrie par amitié pour moi, ne doit-elle pas à Frédégonde l'avantage d'être sortie de la fange des rues de Paris?

Levrette me paroissoit interdite. Elle s'étoit toujours vantée que c'étoit elle qui avoit appaisé, en ma faveur, l'adversaire que j'avois blessé; & point du tout, voilà que ce bienfait est dû à Frédégonde & au Chevalier Marqué. Ce dernier m'a montré une lettre de l'Officier blessé, où il vante leur générosité, & confesse qu'il se rend uniquement à leurs sollicitations. Il y a plus, le Chevalier, craignant que je n'eusse besoin d'argent, m'a tiré à part, & m'a dit: „Mon cher ami, nous ne sommes pas “bien riches, Frédégonde & moi. Nous “nous sommes cotisés, & voilà tout “ce que nous avons pu faire, pour “commencer. Nous tâcherons de vous “fournir d'autres ressources. Pour Dieu! “n'en parlez à ame qui vive, pas même “à Levrette.“ En me tenant ce propos, il m'a glissé douze louis dans la main. Je n'ai pu m'empêcher de lui serrer tendrement la sienne. Quelle générosité sans faste! vouloir que personne n'en soit instruit! Ils ont fait tous deux beaucoup d'amitié à Levrette, quoiqu'elle m'eût parlé mal d'eux. Ils lui ont dit, je ne sais quoi, à l'oreille. Elle étoit bien affligée de ne pouvoir me fournir rien. Elle comptoit qu'on lui apporteroit une certaine somme, de la part de mon adversaire appaisé. Elle se proposoit de m'en secourir dans le moment présent. La pauvre enfant! je lui tiens compte de son bon cœur; mais les autres m'ont obligé réellement. J'ai été fidèle au secret qu'ils m'ont imposé.

Nous sommes sortis tous ensemble, de la maudite prison. Nous sommes allés saluer & remercier l'Officier mon ci-devant adversaire, & nous avons célébré, avec lui, ma délivrance, par un souper délicieux. Il paroît qu'il est amoureux fou de Levrette, malgré son âge assez avancé. Ce n'est pas là ce qui m'amuse le plus; mais il faut savoir nous contenir. J'ai déjà fait bien des folies. Je n'en veux plus faire. Je vais mener la vie la plus régulière. J'en ai fait le plan, & je ne m'en écarterai pas. Je vais reprendre aussi tous mes projets, relatifs au Gouvernement. Ils sont de la plus grande conséquence. Il ne suffit pas que je travaille pour mon propre bien être; en qualité de citoyen, je dois m'occuper aussi du bonheur de la patrie.

Fin de la seconde Liasse.
LE CRIME. Troisième Liasse. Le Chevalier Marqué, à Frédégonde.

Paris, Janvier 1778. Ah! je n'en puis plus, je m'en tiens encore les côtés, à force de rire. Ah, le bon couple! les excellentes dupes! honnêtes enfans! que vous êtes bien formés pour le profit des frippons!

J'entrevoyois l'instant ou le petit bon-homme alloit nous échapper. Son innocente petite coquine avoit l'effronterie de chercher à lui désiller les yeux. Il alloit nous prendre pour ce que nous sommes. Notre dernier stratagême a réussi. C'est à toi que j'en dois l'idée. Tu es merveilleuse pour imaginer; mais avoue que je ne suis pas gauche pour exécuter.

Le pigeonneau croit à présent très-fermement que c'est à nous qu'il doit sa délivrance; & cette heureuse croyance le réconcilie avec nous, & le rengage pour jamais dans nos filets. La niaise de Levrette, qui seule a tout fait, par l'ascendant qu'elle a sur l'adversaire appaisé, la niaise a été d'abord surprise, déconcertée. Elle a fini par croire que nous étions les auteurs du bien qu'elle a fait; mais ce qu'il y a de plus merveilleux, & ce qui a produit le plus grand effet, ce sont les douze louis que j'ai glissé dans la main du jeune-homme. C'est-là le coup de maître. Il a été subjugué par ce trait de générosité. La jeune fille elle-même, toute confuse, m'en a remercié. Les pauvres nigauds! ils ne savent pas que j'avois été chargé par l'adversaire, de remettre vingt-cinq louis à la petite Levrette. Elle les auroit donnés à son ami; nous y avons gagné treize louis, & le mérite de la bonne action, dont elle nous a remercié elle-même; car elle s'est doutée du présent que j'ai fait à son petit ami, quoique j'eusse eu la modestie de recommander le silence au jeune indiscret. J'ai fait plus, j'ai engagé la niaise à remercier le vieil amant, du cadeau qu'il lui avoit fait, en cas qu'il lui en parlât. Elle ne sait ce que cela veut dire; mais elle a promis de faire ce que je voudrois. J'ai engagé ce vieux amoureux, de son côté, à ne lui en pas parler, ce qu'il m'a aussi promis; ainsi tout ira bien. Je te rends compte de ces détails, honnête scélérate, afin que tu puisses voir, comment j'ai rempli tes idées, & ce que j'y ai ajouté de mon crû. A propos, tu sais que j'ai fait attester notre générosité; & l'efficacité de nos soins par le vieur Officier lui même, dont Perlencour ne connoit pas l'écriture. Voici la lettre que j'ai prêtée à ce bon Militaire. Il ne l'auroit probablement pas si bien composée lui-même.

Prétendue lettre du Comte Vetustin, à César de Perlencour.

Monsieur,

„Vous vous êtes comporté, avec moi; “comme un jeune homme très-imprudent. On vous a puni; ce n'est pas “ma faute, & je n'y suis pour rien. “Je vous en ai voulu pendant quelque “temps, & j'ai eu raison; mais vous “avez des amis respectables, auxquels “je ne puis rien refuser. Madame Frédégonde & M. le Chevalier Marqué sont “bien recommandables, par le zèle avec “lequel ils servent leurs amis. J'ai été “entraîné par leur éloquence persuasive; “& mon ressentiment n'a pu tenir contre “leur générosité. Quelqu'un a voulu “vous insinuer, à ce qu'on m'a dit, “que c'étoit une jeune fille qui m'avoit “fait revenir sur votre compte. Je n'écoute pas ces sortes de petites personnes; celle-ci a été la cause de notre “altercation, elle ne peut l'être de “notre réconciliation; n'écoutez pas “plus que moi cette jeune courtisanne, “& laissez-vous éclairer par les personnes mûres & honnêtes, telle que “Madame Frédégonde & M. le Chevalier. Il est inutile, Monsieur, de “dire qu'il ne faut pas montrer ce billet “à Levrette. J'ai l'honneur, &c.“

Hé bien! précieuse scélérate, te serois tu douté que l'honnête Vetustin eût écrit si bien que cela? Il ne s'en doute pas lui-même. Il seroit sans doute glorieux, s'il savoit qu'on lui a fait écrite une pareille épître.

Voilà le petit bon homme ramené sous notre férule. Il s'agit de voir à présent le nouveau parti que nous pourrons tirer de lui. Il lui faut d'abord de l'argent pour qu'il nous en procure, & je vais lui enseigner les moyens d'en obtenir de sa mère. Je veux aussi qu'il me fasse voir Mademoiselle de Lysange, dont je suis réellement amoureux; tandis que lui, le pauvre enfant, il s'imagine l'être, & c'est tout. Je veux profiter de la pate du chat, pour tirer les marons du feu.

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

Frippon subalterne, applaudis toi d'avoir dupé un petit blanc-bec, arrivé, depuis peu, de sa Province. Je suis occupée d'objets plus importans. Je conduis de front plusieurs intrigues dont ta pauvre cervelle seroit bouleversée. Il y a cependant un petit coin, dans mon attention, pour ton petit Provincial & pour toi-même. Je veux bien que tu aies sa bégueule de Laure. Il faut empêcher son mariage avec cette Beauté philosophe; confisque-là donc à ton profit.

Malgré la finesse que tu veux bien t'attribuer, tu ne vois pas une chose, qui me frappe les yeux. Tu sais, aussi bien que moi, que Perlencour à une sœur peu aimée de sa mère, & toujours sacrifiée à son benêt de frère. On la tient au Couvent pour se débarrasser d'elle, & je ne serois pas surprise que la mère, idolâtre de son fils, voulût enterrer sa fille dans le Couvent, pour augmenter un peu la fortune du fils unique. Il faut lui en inspirer l'envie, si elle ne l'a pas. Il faut que la Demoiselle de Perlencour pleure toute sa vie, dans une maison de pénitence, les péchés qu'elle n'a point fais, afin que son frère ait une part un peu plus considérable, & que notre éponge soit un peu plus avantageuse à pressurer. Je connois un petit Comte de Saint-Flour, épris de cette Beauté, & se promettant bien de l'épouser. Il est venu me raconter son douloureux martyre, & me demander conseil. Je lui ai dit que le frère s'opposeroit de toutes ses forces à ce mariage; tu sens que je l'ai animé, par là, contre ce frère. Il ma dit qu'il feroit sauter la cervelle à cet impertinent, s'il vouloit s'opposer à son bonheur. Ne manque pas d'irriter ton crédule jeune-homme contre celui qui veut être son beau-frère, & même contre sa sœur. Dis lui que ce couple insolent le regarde comme un imbécille, & cherche à le détruire dans l'esprit de son père & de sa mère, afin que l'héritage leur reste. Tu verras comme ton petit benêt recevra le jeune Comte, quand il se présentera devant lui. Je n'ai pas le temps d'entrer dans de plus grands détails sur cette minutie. Je te donne une idée; travaille & suis-la. Ce n'est qu'un coup de lumière; il t'offre une route immense. Brouille, désunis, fais ton bien aux dépens de qui il appartiendra.

César de Perlencour, à Dumoulin.

J'ai déjà oublié toutes mes peines, mon cher ami, depuis que je suis en liberté. Grace à Dieu & à ma mère, je suis un peu en fonds, & je jouis. Je vois la plus charmante société, tant en hommes qu'en femmes. Frédégonde & le Chevalier Marqué sont tout zélés pour mes intérêts. On ne leur avoit pas rendu justice.

Je remplis, autant qu'il m'est possible, toutes les promesses de réforme & de conduite que j'ai faites aux auteurs de mes jours. Je jouis, comme je te le dis; mais avec modération. Toutes les filles de l'Opéra, que je vois, vantent, à l'envi, ma sagesse. Je serai bientôt sans argent, ce qui va me rendre encore plus sage.

Au milieu de la vie joyeuse que je mene, j'ai pourtant à me plaindre d'une disgrace. Je comptois trouver Mademoiselle de Lysange chez son père; mais je ne sais par quel caprice ils l'ont enfermée dans un Couvent, pour la soustraire sans doute à mon amour. Ils font difficulté même de me dire où est ce Couvent; mais je les en punirai. Le Chevalier Marqué prend feu pour moi. Il m'assure qu'il la déterrera, & qu'il ne tardera pas à la remettre dans mes bras. Il m'a appris une singulière nouvelle. Mademoiselle ma sœur se donne les airs de me décrier, avec un petit insolent, son amant. Ils partagent déjà tous deux le bien qui doit me revenir, & projètent de me faire enfermer comme un imbécille, afin de s'approprier ma dépouille. Le jeune impertinent doit me venir voir, un de ces jours; je le recevrai comme il le mérite.

Je sais mêler les arts aux plaisirs. Je cultive & je protège les talents. Je vois les plus grands hommes. M. d'Alembert me fait un accueil vraîment flatteur. M. Diderot n'est pas moins honnête à mon égard. J'ai une tragédie sur le métier; je la serai jouer infailliblement, & j'ai lieu de me flatter d'un succès mérité. Je songe à m'ouvrir, par cette voie, les portes de l'Académie Françoise. Tu vois combien j'ai d'objets qui m'occupent; j'y joins la Philosophie, la Politique, &, de plus, je m'amuse comme un Roi. De ta petite sphère, tu dois lever, avec peine, vers moi, ton regard ebloui. Pauvre Dumoulin!

On ne vit qu'à Paris, & l'on végete ailleurs.

Le même au même. Février 1778.

Le Chevalier Marqué m'a tenu parole. Il a déterré la belle Laure de Lysange. Elle est aux Carmélites, & j'ai lieu de croire qu'elle s'y ennuie beaucoup; car je puis t'avouer qu'elle m'aime tendrement. Je m'en suis apperçu, & mon Chevalier clairvoyant me l'a assuré positivement. Il dit que je viendrai à bout de conquérir & de subjuguer cette virtuose. Il faut qu'elle s'enfuie de son Couvent, & qu'elle vole dans mes bras, pour me prouver son amour. Rien de si aisé à gagner que ces Philosophes, ces raisonneuses. Elles ont l'esprit romanesque. Une folle se défend mieux.

M. de Voltaire vient d'arriver à Paris. Je lui ai été présenté. C'est du salpêtre que ce vieillard. Le Chevalier Marqué m'assure qu'il me regarde déjà comme son successeur. J. J. Rousseau & quelques autres, éblouis de sa gloire, & poignardés de jalousie, se sont déjà sauvés de Paris, comme craignant de donner de l'ombrage à notre plus grand homme. Pour moi, je ne suis point jaloux; j'applaudis de tout mon cœur à ses succès; & je serois fâché que les miens pussent lui faire froncer le sourcil.

Le même au même.

Nous sommes dans l'enivrement des fêtes les plus délicieuses, mon cher ami. Nous en donnons une charmante à M. de Voltaire; elle dure depuis plusieurs jours; l'idée en est presqu'entièrement de moi. Ma bourse n'auroit pas suffi pour les frais, qui sont très-considérables. Plusieurs jeunes Seigneurs me secondent de leurs travaux & de leurs deniers, & nous faisons du beau; mais on veut que cela ne transpire pas dans le Public; parce que nous jouons tous différens rôles, mêlés avec les nymphes de l'Opéra. Figure toi que nous représentons, devant M. de Voltaire, toutes les scènes décrites dans sa Henriade.

Nous avons commencé par la tempête qu'il décrit si bien:

L'astre brillant du jour à l'instant s'obscurcit, L'air siffle, le ciel gronde, & l'onde au loin mugit. Les vents sont déchaînés sur les vagues émues, La foudre étincelante éclate dans les nues, Et le feu des éclairs, & l'abîme des flots Offrent par-tout la mort aux pâles Matelots.

Nous avons rendu exactement toutes ces circonstances, avec une vérité frappante. Jamais la mer n'a été si bien imitée; on croyoit réellement voir la plaine liquide. Henri IV est descendu dans l'île du solitaire. Bientôt après, il est abordé en Angleterre. Nous avons représenté la Cour d'Elisabeth, & la galanterie grave qui régnoit chez cette nation fière & un peu sauvage.

Bientôt après, nous avons exposé le tableau vivant de la Cour de France, plus vive, plus gaie. Catherine de Médicis, entourée de toutes ses Dames, dont elle avoit fait autant de courtisanes, tramoit des complots affreux au milieu des plaisirs, & débauchoit tous les Seigneurs qu'elle vouloit gagner. Nous faisions les courtisans, & nous ne manquions pas de courtisanes. Les plaisits étoient variés, multipliés, charmans. Le pauvre Voltaire n'étoit que spectateur, & nous envioit le rôle d'acteurs. Ce tableau riant contrastoit avec celui de la Cour d'Angleterre plus sombre. Il contrastoit encore davantage avec celui de la S. Barthélemi, qui suivoit immédiatement. Nous avons réalisé le songe d'Henri IV. La représentation des Cieux & des enfers, tels qu'ils sont peints dans la Henriade, nous a paru frapper tous les spectateurs. La bataille d'Ivry a fait un grand effet; mais le temple de l'amour; mais la belle Gabrielle; mais les amours du Roi avec cette charmante maîtresse, voilà ce qui a enlevé tous les suffrages. Nous avons passé dix soirées délicieuses dans ces représentations, à un Chant par jour. Je ne puis te décrire le contentement du grand Voltaire. J. Jacques Rousseau étoit invisible & présent dans une loge grillée. Il a goûté, de bonne grace, toutes nos fêtes, quoique Voltaire en fût l'objet; j'allois le voir de temps en temps; mais il aura son tour le bon Genevois, & nous représenterons aussi Emile avec sa Sophie, & sur-tout la Nouvelle-Héloïse, avec le cher S. Preux.

J'ai fait beaucoup de conquêtes dans toutes ces représentations. La petite Levrette en a fait, de son côté, beaucoup plus encore que moi. Elle étoit une de nos principales actrices; tout le monde la trouvoit adorable.

Nous préparons actuellement la représentation de la Pucelle, dans le même genre que celle de la Henriade.

Suite.

Notre représentation de-la Pucelle a surpassé encore celle de la Henriade, mon cher ami, parce qu'elle nous a fourni des tableaux plus gais. Les amours de Charles VII avec la belle Agnès Sorel, ont intéressé dès le commencement. J'ai été chargé de faire le beau Monrose, & j'ai eu des aventures très-particulières avec Agnès. Le temple de la Sottise nous a fourni le moyen de faire des satyres vivantes; nous y avons placé grand nombre de personnages très-connus, qui étoient très-reconnoissables. Le château de Cutendre a paru très-plaisant. L'Histoire de la belle Dorothée a fait verser des larmes. Quelqu'un, qui est à la tête d'un spectacle, se propose de mettre ce sujet sur son théâtre, & d'en faire une Pantomime, qui aura sans doute du succès. La représentation du Couvent a paru piquante. C'est moi qui ai fait Sœur Besogne. J'étois-là comme un Coq au milieu de cinquante Poulettes. Je ne te détaillerai point le temple de la Renommée, les combats, les exploits de Jeanne. Tout a été rendu au naturel. C'est la grande la Voirie qui a fait la Pucelle. Si elle n'avoit pas l'air d'une Vierge, elle avoit au moins celui d'une Amazone & d'une Héroïne.

Je ne te décris pas les scènes délicieuses que ces fêtes m'ont procurées, dans le particulier, les têtes-à-têtes & les rendez-vous amoureux dont j'ai été favorisé. Notre petit Waux-Hall, théâtre de ces amusements, est assez étendu. Il y a un jardin, un labyrinte. Tous les coins & les recoins ont été témoins de mon bonheur.

J. Jacques Rousseau a eu son tour, comme je te l'ai dit. C'est une personne charmante qui a joué le rôle de sa Julie, qu'il nomme la Nouvelle-Héloïse. Par un hasard singulier, cette jolie personne ressembloit à ce qu'étoit réellement autrefois la Julie du bon J. Jacques. Il a reconnu jusqu'à sa voix. Il a fondu en larmes; il s'est précipité sur le théâtre. Il a embrassé sa Julie. Tout le monde, attendri, lui a battu des mains en sanglottant. Voltaire, lui-même, a eu l'œil humide.

C'est encore ma petite Levrette qui a joué le rôle de Sophie, dans la représentation de l'Emile; elle a un air si tendre, si honnête, que ce rôle lui alloit très-bien. Cette Sophie est une héroïne purement imaginaire. J. Jacques ne pouvoit pas la reconnoître dans ma charmante courtisane; mais il n'a pu s'empêcher d'être enthousiafmé de la manière admirable dont elle a rendu ce personnage. Il s'est encore précipité pour l'embrasser avec transport. Voltaire a voulu en faire autant; elle s'y est prêtée avec une grace enchanteresse. C'étoit moi qui jouois l'Emile. J'ai obtenu aussi des applaudissemens.

Ensuite on a dansé. Nos deux vieillards ont pris part à ce plaisit, avec une charmante bon-hommie. Rousseau a dansé une gavotte, & Voltaire un menuet. Ils étoient encore tous deux assez ingambes. Ensuite, les deux rivaux célèbres se sont embrassés, avec une cordialité dont il n'y a pas d'exemple. Toute l'assemblée a paru attendrie & transportée. Ce moment a été peut-être le plus charmant de la fête.

Nous nous proposons d'en célébrer beaucoup d'autres de cette espèce. M. d'Alembert & M. Diderot méritent, de nous, des hommages; & M. Franklin, dont je ne te parlois pas. Il se trouvoit là. Je contemplois avec amour cette tête vénérable. Nous autres Monarchistes, nous célébrons l'affranchissement & la liberté du Nouveau-Monde.

Le même au même.

Au milieu de nos fêtes littéraires, je jouis singulièrement, mon ami. J'ai des bonnes fortunes continuelles, & du plus haut étage. Je commence à faire sensation dans la capitale, & il me semble que j'y suis l'homme du jour.

J'ai vu, très-familièrement, de très-grandes Dames, qui réunissoient les graces à la qualité. J'en ai reçu des cadeaux que leur rang ne m'a pas permis de refuser; je me voyois d'ailleurs en fonds, & j'étois dans l'enivrement; mais j'ai essuyé un petit revers.

Je reçus, il y a quelques jours, une tendre invitation de me rendre dans un château, à quelques lieues de Paris, auprès d'une belle Dame, dont j'avois fait la conquête. Accoutumé à ces sortes d'avances, je ne fus point surpris de celle-ci; & je me rendis pimpant, au lieu du rendez-vous. Je n'avois pas manqué de me munir de tous mes nouveaux bijoux, & j'avois, de plus, sur moi, au moins deux cents louis en or.

Je trouvai le château d'un goût exquis. j'y fus reçu avec transport par une douzaine, au moins, de Demoiselles, toutes plus jolies les unes que les autres, qui formoient le plus charmant serrail. Elles me parlèrent, avec enthousiasme, de leur maîtresse, qu'elles représentèrent comme la plus belle personne du monde. „Son “Altesse, me dirent-elles, est actuellement occupée pendant quelque temps; “mais elle nous a chargées de faire, “vis-à-vis de vous, les honneurs de “son palais.“--„C'est donc une “Princesse, leur dis-je?“--„C'est “plus que cela, répondirent-elles.“--A moins que ce ne soit une Reine, “m'écriai-je, je ne vois pas qu'elle “puisse être plus qu'une Princesse.“--C'est plus qu'une Reine, dirent les “Demoiselles.“--„C'est-à-dire, repris-je, que c'est une Divinité.“--C'est une Immortelle, repliquèrent “les jolies Nymphes.“ Je leur dis que c'étoit là une énigme, & elles promirent de me l'expliquer.

Ma curiosité étoit éveillée. Je regardois tout avec une grande attention. Tout étoit magnifique dans ce beau séjour; les meubles les plus communs, qui sont de fer, de plomb dans les plus riches maisons, étoient dorés, ce qui m'étonnoit; & ces Demoifelles m'assuroient qu'ils étoient d'or massif, ce qui paroissoit encore plus étonnant. Je demandai la raison d'un luxe si prodigieux; les belles m'assurèrent qu'elles possédoient le secret de faire de l'or. Ici je soupçonnai un peu de charlatanisme; mais j'avois affaire, du moins, aux plus jolies Charlatanes du monde. „Je n'en serai “que plus libre avec elles, me disois-je.“ Je vis que je pouvois me dédommager de l'absence de la Princesse, & je m'applaudis tout-haut de me voir entouré d'un essaim si charmant de jeunes personnes. „Ah! jeunes, s'écrièrent les “Beautés, en éclatant de rire! Des “personnes de deux ou trois siècles tout “au plus! .....“ A ce propos, je les regardai en souriant, & je leur dis qu'elles vouloient rire; mais elles me soutinrent, le plus sérieusement du monde, qu'elles avoient toutes plusieurs centaines d'années. A les entendre, elles avoient paru, dans les différens siècles, sous différens personnages. L'une avoit été Marion de Lorme, l'autre, Ninon de l'Enclos, une autre, plus ancienne, avoit été Gabrielle d'Estrées qu'on avoit dit faussement morte chez Zamet. Enfin, il y avoit, dans cette jeune troupe, jusqu'à la Belle Agnès Sorel, jusqu'à la Pucelle d'Orléans. Cette dernière n'avoit pas été brûlée, comme on le croyoit; non plus que la Reine Marie Stuart, & Lady Gray n'avoient pas été décapitées; car elles prétendoient se trouver là sous mes yeux. Leur maîtresse avoit été, selon elles, successivevement la Laure de Pétrarque, l'Alcine de l'Arioste, & l'Armide du Tasse; elle possédoit la pierre Philosophale, qui lui donnoit, non-seulement l'or; mais, de plus, une jeunesse & une santé imperturbables, avec l'immortalité. Je ris beaucoup de toutes ces chimères qu'on me débitoit gravement, & je m'amusai avec mes jolies centenaires. Elles étoient toutes charmantes; le lieu étoit délicieux. Je n'ai jamais vu un paradis plus voluptueux.

Mes Immortelles vouloient me faire participer à tous les avantages qu'elles possédoient. Il fallut m'habiller en berger de l'Arcadie. On me prit mes habits européens, mes bijoux & tout ce que je possédois. On eut grand soin d'écrire tout ce qu'on m'arrachoit poliment des mains, & qui ne devoit pas y rentrer. Je conçus quelqu'inquiétude; mais je réfléchissois qu'une communauté entière ne se réuniroit pas naturellement pour tromper un jeune-homme, qui ne leur faisoit aucun mal. Je jouis ainsi, pendant douze jours, de mes douze Immortelles, en attendant toujours leur maîtresse, qui devoit paroître à chaque moment, & qui ne paroissoit jamais.

Cependant, elle se faisoit entendre, si elle ne se montroit pas: de tous côtés, une voie harmonieuse me frappoit, tantôt par sa parole douce & sonore; tantôt par ses chants mélodieux, sans que je visse jamais la personne céleste, à qui appartenoit cet organe enchanteur. On m'assuroit que c'étoit la voix de la maîtresse qu'on me promettoit continuellement. Enfin je vis un grand fantôme blanc se promener quelquefois dans le jardin, au clair de la lune. Je voulois courir à lui, quand je l'appercevois de loin; mais il s'esquivoit, & s'enfonçoit dans l'ombre, sous un bois de myrthes, si-tôt que j'approchois de lui. On m'assuroit que c'étoit-là cette Dame fugitive, dont j'avois fait la conquête, & qui ne se laissoit entrevoir, que comme une ombre légère & mobile.

Je ne tardai pas à l'aborder. Depuis que je suis à Paris, je suis devenu entreprenant. Tout le pouvoir, qu'on attribuoit à cette prétendué Fée, ne m'en imposoit point. „Ah! cruel Chevalier, “me dit-elle, n'abusez point de votre “ascendant sur moi. Ce n'est pas moi “qui vous ai écrit. On a cru deviner “mes sentimens. Laissez-moi gémir seule “dans l'ombre.“

Les yeux déjà fascinés par la vue de tant de belles personnes ses suivantes, je croyois que la maîtresse devoit leur être supérieure, que c'étoit un astre de beauté; je le croyois, je le voyois, mon imagination agissoit dans l'ombre. Mes desirs s'allumèrent avec elle. Je devins pressant; on voulut absolument se faire valoir, en reculant mon bonheur. „Chevalier, me dit la prétendue Fée, je “n'ai pas permis qu'on vous reçût chez “moi, pour vous débaucher; c'est uniquement pour faire votre bonheur.“ „Madame, lui répondis-je, vous “avez trop de moyens de le faire; mais “expliquez-moi donc, je vous prie, ce “que c'est que ces dons surnaturels qu'on “vous attribue. Qu'est-ce que cette “pierre Philosophale? Qu'est-ce que “cette jeunesse perpétuelle & cette immortalité?--„Ah, barbare! dit-elle, vous ne croyez pas que je possède tous ces dons.“--„Non sans “doute, répondis-je, & comment voulez-vous que je croye cela?“--Méchant, dit-elle, aimez-moi, & “bientôt vous le croirez.“--„S'il ne “faut que cela, repris-je, pour le “croire, je dois le croire de la foi la “plus ferme; car je vous adore.“ Cela revenoit à-peu-près à ce que disoit une autre femme à son amant, qui lui reprochoit une infidélité, sur le témoignage de ses propres yeux. Elle nioit en vain. „Ah! vous ne m'aimez plus, dit-elle, “car vous en croyez plus vos yeux, “que ce que je vous dis.“ Je témoignai à la Déesse, que, malgré mon amour, je ne pouvois la croire toute-puissante, sans preuves. „Je vous en “donnerai, me dit-elle, je convertirai, “en or, tout ce que vous avez apporté “chez moi.“--„Tout est d'or, lui “répondis-je, excepté les diamans qui “ne gagneroient pas à être changés en “métal.“--„Ah! raisonneur impitoyable, reprit-elle, vous avez la “jeunesse & la plénitude de la vie; le “temps seul peut vous apprendre que je “saurai vous perpétuer l'une & l'autre. “Allez souper avec mes suivantes; vous “n'êtes pas encore assez docile pour “que je vous admette dans ma familiarité intime. Je vous donnerai des “preuves; mais vous n'auriez pas dû les “exiger.“

Je quittai l'Immortelle, en lui faisant une profonde révérence, & je me retirai auprès des suivantes prétendues centenaires, avec lesquelles je m'amusois beaucoup. Toutes savoient assez bien l'histoire. Chacune me parloit assez pertinemment de tout ce qui étoit relatif au personnage antique dont elle prenoit le nom; de sorte qu'elles rendoient assez plausible, l'absurdité qu'elles vouloient soutenir; &, pour peu qu'on fût né crédule, on auroit été tenté de croire ces Déesses, sur leur parole. Il me paroissoit assez piquant de prendre mes ébats, entre Agnès Sorel & Gabrielle d'Estrées, entre la Reine Marie Stuart & Lady Gray. Je folâtrois avec Marion de l'Orme & Ninon de l'Enclos, & tant de jolies personnes me dédommageoient assez de l'absence de leur maîtresse.

Cependant, elle voulut bien me pardonner, dès le lendemain; elle me donna rendez-vous, à l'entrée de la nuit, dans son jardin. Elle étoit singulièrement bien mise, &, dans l'obscurité, je la trouvai enchanteresse. Elle me tint un tas de jolis propos fort tendres, qui ne signifioient pas grand'chose; mais, qui m'amusèrent beaucoup. Elle se prétendoit toujours immortelle, & presque toute puissante. Je lui disois qu'elle n'avoit pas besoin de ces qualités pour me plaire. Nous passâmes ensemble une soirée délicieuse. Elle m'envoya encore cependant souper avec ses Nymphes; mais sur la fin du repas, elle me fit appeler. J'y volai. Je fus conduit, mistérieusement, dans les appartemens d'Alcine & d'Armide, qui paroissoient le temple de la Volupté. L'alcove en étoit le sanctuaire. La Déesse m'y attendoit; je ne la voyois pas; mais je la trouvois adorable. Je ne me vante point de mes plaisirs: qu'on les imagine, ou plutôt qu'on juge si je fus heureux ou sage.

Ce bonheur dura plusieurs jours, toujours sous le voile du mystère. On me fit subir une certaine cérémonie assez brillante & assez comique, pour m'investir de la jeunesse perpétuelle & de l'immortalité. Je ne crus pas tout-à-fait que j'obtenois ces avantages; mais je jugeai que je devois me livrer à l'illusion; & je m'y abandonnai de bon cœur.

Je commençois à m'ennuyer au milieu de tant de plaisirs. Dix jeunes libertins vinrent me débarrasser de mon bonheur.

Une nuit que je reposois, assez peu enthousiasmé, auprès de la Fée Armide, je les entendis entrer. Ils faisoient un bruit infernal. „Hé bien! disoient-ils, “l'imbécille n'a-t-il pas assez long-temps “joui pour son argent? S'imagine-t-il “que, pour ses deux mille écus, on “l'amusera pendant toute l'Eternité? “N'est il pas temps que nous reprenions “nos places?“ Je sentis dans quelles mains j'étois tombé, & je vis qu'il falloit m'armer de courage.

Soudain je vois entrer les polissons avec des flambeaux. „L'ami, me dirent-ils, nous te demandons bien pardon “de troubler ta bonne fortune. Elle est “si charmante!.... Vois, contemple ta “jouissance.“ Ah, bon Dieu! mon ami. J'étois couché avec un monstre. Ah! la scélérate! elle avoit bien raison de se cacher. Elle étoit bien véritablement une centenaire. Folle imagination, comment donc osois-tu m'abuser à ce point, & me faire prendre une infâme Guenon, une vieille dégoûtante, pour la plus charmante personne du monde? J'étois comme Roger, quand il reconnoît la vieillesse & la laideur d'Alcine. Furieux comme lui, je ne pus m'empêcher de traiter cette impure Prêtresse de Mercure comme elle le méritoit. „Ah! vieille scélérate, lui dis-je, c'est donc ainsi que “tu traites un honnête-homme qui ne te “cherchoit pas. Je sens bien que tu as “mis tous mes effets en sûreté, & que “tu m'as volé sans scrupule; mais je suis “plus indigné, j'ai le cœur plus soulevé d'avoir pu serrer, dans mes bras, “un objet si hideux que toi, que d'avoir perdu tout ce que je possède.“ Cette apostrophe fut suivie d'un soufflet éclatant, que j'appliquai sur sa joue décharnée; alors la Furie, les yeux hors de la tête, grinçant des dents, jouant des ongles: „à moi un soufflet, s'écria-t-elle! Souteneurs, vengez-moi.“ Soudain tous les Gredins levèrent leurs cannes sur mes épaules. L'indigne Furie crioit: „Frappez fort, assommez sans “miséricorde.“ Nud, sans armes, pris au dépourvu, je me suis vu traiter avec l'indignité la plus atroce; mais j'ai eu le bonheur de saisir l'épée de l'un d'eux, & je les ai poussés si vertement, que quatre ont été blessés, & le plus fort de tous est tombé roide mort. J'ai été aussi blessé en deux endroits, & désarmé. La mégère vouloit qu'on m'égorgeât sans pitié; mais ils ont craint les suites d'un assassinat. Ils ont bandé mes plaies, qui ne sont pas considérables, & m'ont chassé nud en chemise, & arrosé de plusieurs seaux d'eau fangeuse. Les jolies Nymphes, qui m'avoient fait tant d'accueil, me crioient, en me frappant à l'envi, & me jettant de la boue au visage: „Allez donc l'homme “à bonnes fortunes, bel Adonis crotté, “allez vous vanter de celle-ci.“ J'ai distribué quelques soufflets; mais on est venu à bout de me garotter & de me mettre un bâillon. En cet état, on m'a traîné dans une charrette, à quelques lieues du château, au milieu d'un bois. On m'y a laissé dans la boue, & j'ai été refroidi par une pluie épaisse, qui a fini de me désoler. Des passans m'ont enfin déchaîné & reconduit chez moi. J'y suis dans mon lit, percé de deux coups d'épée; &, ce qui me fâche le plus, meurtri de plusieurs contusions. Je sens, de plus, des incommodités honteuses, fruits de la débauche, qui me font rougir; &, pour comble de malheur, je suis exactement sans un sou. Voilà où se sont terminés tous mes triomphes, toutes mes conquêtes & mes bonnes fortunes. Voilà ce que je voulois te cacher en commençant ma lettre, qui débute avec une apparence de gaîté; mais l'habitude de t'ouvrir mon cœur l'a emporté sur ma confusion. Je t'ai tout avoué, je ne m'en repens pas, tâche de trouver quelques moyens de me soulager; donne moi au moins des conseils, de l'espérance, & de la consolation. Frédégonde & le Chevalier Marqué prennent feu véritablement en ma faveur. Ils sont indignés. Ils veulent absolument me venger; ce que je desirerois le plus ardemment, ce seroit d'être soulagé. Ce sont de vrais amis, comme tu le vois. C'est dans ces occasions qu'on reconnoît le bon cœur & le sincère attachement. La pauvre petite Levrette est inconsolable. Elle me donne tout ce qu'elle a. Elle ne réserve que quelques écus pour sa mère. Je m'adresse à la mienne. Elle a un foible incurable pour moi. J'en profite, & je lui demande des secours, par une lettre dont le jargon n'a pas le sens commun; mais auquel elle est accoutumée de ma part, & qui lui fera faire sûrement tous ses efforts pour tirer, de ce pas, son fils bien-aimé.

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

Je suis furieuse, j'écume. Vengeance, vengeance! Arme-toi, Chevalier. Prends, avec toi, vingt de tes suppôts, armés jusqu'aux dents, & va punir le crime & l'atrocité.

Tu connois l'abominable Arsinoé, cette effroyable créature, qui tient un Serrail à quelques lieues de Paris: Hé bien! la scélérate m'a volée; car c'est moi qu'elle a volée; c'étoit moi qui devois obtenir, par mon adresse, tout ce qu'elle a pris à notre petit imbécille. Elle a su qu'il étoit la crédulité même. Elle l'a fait tomber dans ses filets, par sa malice infernale. Elle m'a pris mon bien, ma dupe, tout son avoir, que je convoitois si justement; cela crie vengeance. Le Pigeonneau venoit de toucher deux cents louis; il avoit reçu des cadeaux de toute espèce, des bijoux éblouissans; tout cela devoit m'appartenir. L'indigne mère du Serrail s'en est emparée; & elle a osé encore, avec sa détestable figure, se faire rendre les hommages de l'amour, par un beau jeune-homme. Cours-y, encore une fois, avec tes satellites. Que la mégère soit fouettée, jusqu'au sang, avec des orties; que toutes ses malheureuses soient traitées de même; que tous les effets soient repris, s'il est possible, & confisqués à notre profit; & que le Gouvernement soit informé, par des voies indirectes, de ce qui se passe dans cet indigne repaire.

Que pouvons-nous faire à présent de notre petit malheureux? Le voilà sans le sou; il est, de plus, criblé de coups d'épée, & infecté du virus le plus détestable. Ne voilà-t-il pas un homme bien profitable, un beau morceau, pour en être jaloux? Il ne veut plus, d'ailleurs, faire des billets comme ci-devant. Il l'a promis, dit-il, solemnellement à ses parens. Ne voilà-t-il pas encore un personnage bien conséquent, pour se méler d'être homme de parole? Il peut cependant nous être encore utile; il doit avoir un jour du bien. Il ne faut pas l'abandonner; mais il faut qu'il signe. Nous serions des poules mouillées, si nous ne savions pas faire signer un blanc-bec. Il est donc décidé que nous le secourrons; nous lui trouverons de l'argent. Outre ma vengeance, deux choses doivent à présent nous occuper. Premièrement, la Philosophe Mlle. Laure de Lysange doit être débauchée par le petit jeune-homme, pour être remise dans tes bras. C'est une punition qu'elle mérite pour avoir osé nous mépriser. En second lieu, nous devons conspirer pour forcer la sœur a prendre le voile, afin que le frère ait meilleure part. Voilà, mon ami, mon digne second, les objets qui doivent nous occuper. Adieu, mon bras droit. J'imagine, exécute.

Le Chevalier Marqué, à Frédégonde.

Tes ordres sont remplis, adorable Furie. La vieille Arsinoé a été fustigée, d'une manière cruelle & digne de toi. C'étoit un horrible spectacle que celui de la partie souffrante. J'en ai détourné les yeux. Les Nymphes plus gentilles ont été plus ménagées; mais on n'en a pas moins vu couler leur sang, aussi bien que leurs larmes. L'exécution s'est faite de manière, qu'il est presqu'impossible que nous soyons découverts. Nous avons retrouvé presque tous les effets, & une bonne partie de l'argent; ainsi nous n'avons presque rien perdu. J'ai fait, d'ailleurs, passer au Gouvernement des avis secrets, & je ne doute pas que, sous peu de jours, cet indigne Couvent ne disparoisse de la terre. Partage, avec moi, le laurier que mérite cet exploit glorieux.

Le même à la même.

Nos avis ont produit leur effet, adorable scélérate. On a fait l'honneur, aux malheureuses, de leur envoyer la Maréchaussée. Les Déesses ont été conduites à Paris, pieds & poings liés. La vieille Matrône est déjà renfermée à la Salpêtrière, avec deux de ses complices les plus coupables. Les autres sont encore à Saint Martin. Il y en a deux qui me plaisent, & dont je tâcherai d'obtenir l'élargissement.

Notre petit imbécille ne sait rien de tout cela. Il est dans son lît à gémir, à pleurer. Quelquefois il me fait pitié; mais, quand je vois que c'est un être mixte, sans caractère, qui n'est bon ni pour le crime, ni pour la vertu, un être pûrement passif, un instrument aveugle dont on fera tout ce qu'on voudra, je le crois indigne de l'intérêt de tous les honnêtes gens. Je lui persuade toujours bien qu'il peut posséder, quand il voudra, Mademoiselle Laure, & que sa sœur, secondée du petit jeune-homme qu'elle aime, travaille pour sa ruine. Je ne laisse jamais arriver jusqu'à lui les lettres de Dumoulin; mais je suis parvenu à contrefaire parfaitement l'écriture de cet importun ami; & je le fais écrire comme il me plaît. Voilà, par exemple, une de ces lettres que j'ai forgées; juge de l'impression qu'elle doit faire sur le petit imbécille.

Fausse lettre de Dumoulin, à Perlencour.

Tes parens, mon cher ami, me “paroissent assez contens de toi, je “t'en félicite. Ils ont reçu, sur ton “compte, des complimens très-flatteurs “au sujet de tes succès littéraires. Ta “mère est dans le ravissement. Elle “t'exalte sans pudeur, & te met dans “les nues. Profite de ce moment d'enthousiasme, & demande-lui tout ce “que tu voudras; tu es sûr de l'obte-“nir.“

„Je ne suis pas très-content de ta “sœur; je la protégeois ci-devant, parce “que je la croyois opprimée; mais elle “s'est trop livrée à un petit amant que “je crois mauvais sujet, & qui lui donne “de très-indignes conseils. Il me semble “que Mademoiselle de Perlencour n'agit pas très-fraternellement avec toi. “Je ne t'en dis pas davantage. Je ne “désapprouve plus tant le projet de l'enfermer, pour son bien, dans un bon “Couvent. Ce sont de ces sujets qu'il “faut, tant qu'on peut, faire disparoître. “ Intelligenti pauca. Je t'embrasse.“

Hé bien! qu'en dis-tu, belle Frédégonde? Ne crois-tu pas que cette lettre pourra enflammer le pigeonneau contre sa sœur? Ne crois-tu pas qu'il s'enhardira à demander de l'argent à sa mère? Vois comme il lui écrit, & juge, par-là, de la manière dont je fais tourner cette girouette.

César de Perlencour, à sa mère. Mars.

Ma chère maman, la plus indulgente des mères, je vous ai déjà causé bien des chagrins; pourrai-je vous donner jamais assez de satisfaction, pour en effacer jusqu'au souvenir? Je fais tout ce que je peux pour cela. Je travaille sans relâche. Je médite des ouvrages, j'en compose même. Ils ont, avant de paroître, le plus grand succès; & ceux qui ne les ont pas lus, assurent qu'ils sont divins; de sorte que je jouis déjà de la plus grande estime sur parole.

J'ai eu le bonheur d'être vu, d'un œil favorable, par Mademoiselle de Lysange. Elle est dans un Couvent; mais, sans me montrer à elle, je sais que je fais des progrès continuels sur son cœur; & je ne tarderai pas à m'introduire auprès d'elle. Quand son père verra que ma réforme est solide & durable, il me la donnera infailliblement.

Que faites-vous de ma sœur? J'apprends, sur son compte, des choses qui ne me font pas plaisir. Elle que j'aimois .... cela n'est pas honnête de sa part. Elle s'est amourachée d'un mauvais sujet, qui lui donne de très-mauvais conseils. Je ne crois pas qu'il faille les marier ensemble. Protégez-moi, contre ce couple dangereux, ma chère maman. Ah! ma sœur, je ne vous reconnois pas; je ne m'attendois pas à de pareils procédés de votre part.

Il y a déjà long-temps que je n'ai eu le bonheur de vous voir, ô la plus tendre des mères. Que ne puis-je aller bientôt jouir de ce plaisir! mais j'en suis privé dans ce moment, par un déplorable accident. Je suis dans mon lit, assassiné; oui, ma mère, je suis blessé, mais très-légèrement, par un heureux hasard. J'ai été attaqué sur la grande route, dans un bois, dans un coupe-gorge. J'ai été volé, assassiné, ma chère maman. Je n'ai sauvé que ma vie, & mes blessures ne sont pas mortelles. Il ne faut donc pas vous effrayer. J'avois, sur moi, tous mes bijoux & tout mon argent. Me voilà couché sur mon grabat, exactement sans un sou; il n'y a pas du tout de ma faute, maman, je vous le jure. Je connois vos entrailles de mère, & je me recommande à votre bonté maternelle. Je vous baise mille fois les mains, ma belle maman. Il sera peut-être à propos de ne rien dire au papa.

Madame de Perlencour, à son fils. Lyon, Mars.

Ah! mon fils, qu'est-ce que j'apprends? Mon Dieu, sauve mon cher fils. Cruel enfant! Envoie vîte à la poste prendre cent louis que je te fais passer. Je vole moi-même te rejoindre, te soigner. Mon Dieu! mon Dieu! Si je n'allois plus trouver mon fils vivant!....

Mais qu'est-ce que j'apprends, Monsieur? Quelqu'un, digne de foi, qui vient de Paris, convient que vous êtes volé, & même que vous êtes blessé, ou plutôt égratigné; mais il nous laisse entrevoir que c'est votre faute. Vous avez fait encore de vos fredaines, méchant garnement. Vous êtes bien heureux que mon argent soit à la Poste. Vraiment non, je ne le dirai pas à votre père. Il éclateroit en reproches contre moi; car, Dieu merci, toutes vos sottises me sont imputées. On en charge ma trop grande tendresse pour vous.

Je ne sache pas que votre sœur machine rien contre vous. Son Prétendant est même un assez joli jeune-homme, & un parti sortable; mais je ne yeux pas marier ma fille. Il faut, pour l'aisance de la famille, qu'elle prenne le parti du Cloître. Elle n'en a pas d'autre. Mais, en véritable esprit de contradiction, elle témoigne de la répugnance pour un état si saint & si tranquille. Ne la flattez pas dans cette obstination. Elle vous écrira peut-être pour se recommander à vous, pour vous engager à faire des instances auprès de nous en sa faveur. Remontrez lui sévèrement ses devoirs, l'obéissance qu'elle doit à une mère, le sacrifice de ses goûts & de sa personne même, qu'elle doit à sa famille. Je vous commande de prendre inexorablement le ton ferme, & même impérieux, qui vous convient vis-à-vis d'elle. Je voudrois bien voir qu'une petite insolente, comme cela, se donnât les airs de tenir tête à toute sa famille. D'ailleurs, que perdra-t-elle en quittant le monde? ..... Et vous, Monsieur, si l'on fait tout pour vous, rendez-vous-en digne, & faite que je m'enorgueillisse d'un fils, pour lequel, jusqu'ici, nous avons tout sacrifié.

César de Perlencour, au Chevalier Marqué.

Je viens de recevoir cent louis de ma bonne femme de mère, mon cher Chevalier. C'est peu de chose; mais il faut s'en contenter. Hâtez-vous de me présenter votre petit mémoire. Tout ce que je puis faire pour le présent, c'est de vous rembourser. J'aurai, sans doute, par la suite, les moyens de reconnoître votre générosité. Je vais beaucoup mieux; je baise les mains de la belle Frédégonde.

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

Le petit niais a donc reçu cent louis. Ce n'est pas grand'chose; mais il faut s'en contenter, en attendant mieux.

Que dis-tu de cette mère? Je crois que tu ferois bien d'aller voir, à Lyon, ces gens-là. Tu verrois le parti que tu pourrois tirer de leur épaisse opulence. S'ils te chargeoient d'être le Gouverneur de leur fils, il faudroit accepter. Le petit jeune-homme seroit là dans de bonnes mains.

Je m'occupe toujours du projet de remettre dans tes bras la fière Laure, dont tu as la bonté d'être amoureux. Je vais entrer dans son Couvent, comme Pensionnaire. Je lierai connoissance avec elle. J'empaumerai son esprit, je ferai d'elle ce que je voudrai. J'introduirai, auprès d'elle, le petit jeune-homme déguisé en fille. Elle l'aime déjà; elle l'adore; elle deviendra folle de lui. Elle se sauvera, avec lui, du Couvent; & elle tombera dans tes mains, ensuite dans les nôtres, & ensuite dans celles de tout le monde.

César de Perlencour, à Dumoulin.

Ma sœur m'a écrit, mon cher ami, pour se recommander à moi. Si je n'avois pas été prévenu contr'elle, j'aurois été touché de sa lettre; mais la méchante fille! Faire un complot contre moi avec son petit galant insolent!... Cela crie vengeance. Ma mère m'a recommandé de ne la pas flatter dans son obstination & sa désobéissance. Tiens, juge de son style, je le mets sous tes yeux.

Mademoiselle Adèle de Perlencour, à son Frère.

Omon cher frère! ô toi le premier ami que m'ait donné la nature, “je m'adesse à toi, dans l'amertume “de mon cœur. Quoique nous soyons “tous les deux du même sang, que “notre sort est différent! Tu as une “mère, & je n'en ai pas; tu as une “mère: ô faveur inappréciable! ô mon “Dieu! celle qui sembloit devoir tenir, “en quelque façon, plus à moi, par “la conformité du sexe, me rejete de “son sein; & qu'ai-je fait pour mériter “cette rigueur? Quand m'est-il échappé “la moindre action coupable, qui “ait pu donner, à ma mère, un ins-“tant de mécontentement? Quand ai-je manqué, au contraire, de lui prouver ma soumission & mon respectueux “amour, par tous les soins & tout “l'empressement que m'a inspiré mon “zèle? A qui ai-je fait tort dans la “famille? A qui ne me suis-je pas “efforcée, au contraire, de donner de “la satisfaction? Fille soumise, sœur “tendre, chère jusqu'ici à vous tous, “comme vous me l'étiez à moi-même, “ai-je fait naître le moindre nuage “sur le front de mon père, & sur le “tien? Pourquoi donc suis-je traitée en “étrangère, en criminelle? Pourquoi “veut-on me retenir dans une prison “perpétuelle? Mon cher frère, au nom “de la tendre amitié que nous avons “l'un pour l'autre; au nom de ces “plaisirs enfantins que nous éprouvions, “quand nous nous amusions ensemble “à de petits jeux innocens, dans les “jours de notre enfance; au nom de “ces petits services que nous nous rendions mutuellement & qui nous étoient “si délicieux, ne m'abandonne pas dans “cette cruelle circonstance. Fais que je “sois traitée comme toi, comme l'en-“fant de la maison. Mon frère, rends “moi un père, une mère, rends moi “le bonheur. Tu le feras, sans doute; “oui, je connois ton bon cœur, je “connois ton amitié pour moi. Tu ne “voudras pas que ta pauvre sœur soit “maltraitée; car, j'ai déjà souffert bien “des persécutions, mon bon ami. Je “ne veux pas t'en exposer le détail, pour “ne pas faire saigner ton cœur, pour “ne pas t'irriter peut-être contre celle “à qui tu dois l'amour & le respect. “Tu ne voudras pas que je sois sacrifiée, “d'autant plus que c'est pour toi, mon “cher bon ami. Je te le dis en t'en “demandant pardon à genoux. Oui, “c'est pour toi, pour augmenter ta “fortune qu'on ensevelit vivante ta “sœur infortunée. Ah! pour la fortune, “je te cede la mienne de bon cœur. Le “tendre jeune-homme, que le ciel a “formé pour sympathiser avec moi, “pour s'unir à ta sœur, cet aimable “mortel me dispense de lui rien apporter. “Il est assez riche. Il ne dépend que “d'une mère dont il est adoré, & qui “ne lui refusera pas la satisfaction de “me recevoir sans dot. Oui, ce sera une “satisfaction de plus pour lui. Il sera “enchanté de faire tout pour moi; “& moi, j'aurai de mon côté

“Ce plaisir si flatteur à ma tendresse extrême, “De tenir tout enfin du bienfaiteur que j'aime.

“Tu vas bientôt connoître cet excellent “jeune-homme, mon bon ami. Sur le “portrait que je lui ai fait de toi, il “t'aime déjà comme un frère; il t'adore “comme un sauveur, un libérateur; “car nous te devrons notre délivrance “& notre bonheur. Il brûle d'aller te “rejoindre. Il va partir pour Paris. Tu “le vetras, mon cher ami, tu embrasseras ton frère. Tu concerteras, “avec lui, les moyens de nous rendre “tous heureux, &, grace à tes soins “& à ta générosité, dans peu nous “pourrons célébrer le double mariage “de César de Perlencour avec Laure de “Lysange, & du Comte de S. Flour “avec ta sœur Adèle.“

Tu vois, ce me semble, mon cher Dumoulin, que Mademoiselle de Perlencour sait écrire. Je t'avoue que, malgré mes sujets de plainte contr'elle, j'ai été vivement ému de sa lettre. Les larmes me sont venues deux ou trois fois aux yeux, pendant cette lecture. Ma pauvre sœur souffrir, & souffrir pour moi! Je ne pouvois me familiariser avec cette idée; mais me traiter d'imbécille! comploter, avec son impertinent amant, de me faire dépouiller, &, avec ces projets, m'écrire sur ce ton hypocrite.... Ah! petit serpent!

J'ai voulu consulter le Chevalier Marqué. Il est dans le cas de voir mieux que moi là-dessus. Il est sans passion. Je lui ai lu ma lettre. Je croyois le voir fondre en larmes. Point du tout, il n'a fait que sourire, avec une certaine complaisance. Enfin, „la petite personne, m'a-t-il “dit, fait écrire. Elle a du pathétique. “Oh! c'est une fine mouche. Tramer “des complots, comme celui dont je “vous ai parlé; traiter son frère d'imbécille, & lui écrire avec ce ton flatteur & mielleux ... Oh! la petite personne en sait long. Ces filles amoureuses sont bien intraitables. Il faut “que celle-ci le soit beaucoup. Je connois son petit bon-homme d'amant. “Ce qu'elle vous dit de son désintéressement n'est pas vrai; il est, au “contraire, intéressé comme un démon. “Sa mère l'est encore plus. Elle ne “consentira jamais que son fils épouse “sans dot. Ces gens-là disent toujours “qu'ils ne veulent rien, & savent emporter tout. Si vous introduisez cet “avide intrus dans la famille, ce sera “une espèce de chancre qui vous rongera jusqu'aux os. Passez-moi la comparaison, en faveur de la justesse. “Vous le verrez venir d'un petit ait “insinuant & souple; car il est, quand “il le veut, tout sucre & tout miel. “Méfiez-vous de lui, je ne vous en dis “pas davantage.“

Cela suffit bien; qu'il vienne donc, cet insinuant cavalier. Je le recevrai comme il le mérite. Pour plus de sûreté, j'ai consulté aussi Frédégonde sur la lettre de ma sœur; elle m'a parlé comme le Chevalier Marqué. „Mais, a-t-elle “ajouté, qu'est-ce qu'elle veut donc “cette petite fille? Ne lui procurera-ton “pas le sort le plus flatteur? Ne lui “fera-t-on pas avoir, de très-bonne “heure, quelque Prieuré ou même quelqu'Abbaye. Nous nous chargeons de “cela nous autres. Ne sera-t-elle pas “cent fois plus heureuse que dans le “monde? Ose-t-elle être amoureuse “à ce point, & déceler si effrontément “son amour? Une fille qui a passé presque toute sa vie au Couvent! une “Religieuse....... Et que feront donc à “présent les pauvres filles qu'on appelle “des coquines? ... Et la malheureuse “qui craindroit d'être utile à son frère.... “Ah! je suis indignée; & à qui te sacrifiet-elle encore, mon cher Perlencour? à un petit S. Flour, à un petit “sot que je connois mauvais sujet, qui “ne sera jamais capable de la rendre “heureuse; qui se moque d'elle, qui “n'en veut qu'à son bien. Chasse moi “cela à coups de pieds dans le ventre, “quand il paroîtra chez toi. Traiter un “homme comme toi d'imbécille! Ah! “cela crie vengeance!“

Hé bien, cher Dumoulin, n'aurois-je pas été la dupe de mon bon cœur, sans ces deux amis? La petite Levrette est venue me voir. Elle a reconnu de l'altération sur mon visage. Je lui ai montre la lettre de ma sœur. Oh! pour elle, elle a pleuré bonnement, & même à chaudeslarmes. „Mon bon ami, m'a-t-elle dit, “tu vas sûrement travailler pour ta “sœur.“ Elle a presque réveillé ma sensibilité, par une éloquence, en vérité, du genre le plus touchant. Elle a sûrement le cœur le plus excellent; mais elle en sera toujours la dupe, & elle ne peut avoir l'expérience de Frédégonde & du Chevalier Marqué; au reste, elle m'a toujours chanté sa chanson ordinaire, que ces gens-là sont des coquins, que je ne dois pas les voir, ni les écouter. Elle m'a impatienté; je le lui ai témoigné, & nous nous sommes quittés assez mal ensemble.

Je suis revenu sur-le-champ au sentiment de Frédégonde & de son Chevalier. J'attends, pour faire ma réponse, la visite du Comte de S. Flour, que ma sœur m'annonce; je t'avoue que je ne le recevrai pas d'une manière très-flatteuse.

Pour me distraire de ces objets, qui ne sont pas agréables, je compose actuellement une tragédie, où je veux être créateur. Je joindrai la grandeur de Corneille, au pathétique de Racine, & aux entrailles de Voltaire. Je marierai la terreur & la pitié à l'admiration Les François ne sont pas assez tragiques; ils sont trop galans pour cela. Je veur travailler dans le genre de l'Anglois Shakespear; mais je l'ennoblitai. J'aurai des déserts, des cavernes, des tombeaux, jusqu'à des exécutions. Il faut porter de grands coups; il faut creuser profondément dans ces cœurs François, à peine effleurés par nos jolies Elégies dialoguées, & qu'on dise bientôt de moi comme de Malherbe,

Enfin, Perlencour vint.

Le même au même.

Le petit Monsieur S. Flour est venu. Aussi hypocrite que ma sœur, il étoit tout courbettes; il vouloit m'embrasser. „Monsieur, m'a-t-il dit, je viens vous “demander votre amitié.“--„Monsieur, lui ai-je répondu, ni mon “amitié, ni mon bien, ni ma sœur.“ Il a paru déconcerté. Il est resté muet pendant quelque temps. „Mais, Monsieur, “a-t-il repris enfin, vous m'étonnez “beaucoup, il faut que quelqu'ennemi “secret ait cherché à me détruire dans “votre esprit.“--„Monsieur, ai-je “reparti, votre ennemi secret, c'est “vous-même. On sait les complots que “vous formez avec mon indigne sœur; “mais je vous ferai voir, à tous deux, “que vous n'avez pas affaire à un imbécille.--„Monsieur, s'est-il écrié, “je ne vous comprends pas. On vous “a prévenu contre Mademoiselle votre “sœur & moi; pour Dieu! daignez “me déclarer les griefs qu'on nous “impute.“--„Monsieur, lui ai-je “répondu, il n'est pas besoin de toutes “ces explications-là, pour vous dire “bien clairement, que mon père & “ma mère ne veulent pas vous donner “leur fille; que je ne le veux pas non “plus, & que votre mère, d'accord “avec nous, n'y consentirait jamais. “Ainsi, renoncez à un espoir qui ne “feroit que vous engager dans de “fausses démarches, & laissez ma sœur “remplir sa destinée. C'est au Cloître “qu'elle est appellée, par le vœu de la “famille. Nous ne souffrirons pas qu'un “étranger vienne détruire les projets “que nous formons pour notre fortune “& notre gloire; &, si vous osez continuer de chercher à la séduire, je “saurai vous punir de votre témérité.“ Extrêmement mortifié, il s'est efforcé long-temps de m'appaiser, de me fléchir, de me supplier que je lui permisse de se justifier. Quand il m'a vu bien inéxorable, il a changé tout-à-coup de ton & jeté le masque bas; d'humble qu'il étoit, il est devenu fier & superbe. „Hé “bien, Monsieur, m'a-t-il dit, si vous “me refusez pour ami, craignez de “m'avoir pour ennemi. J'aurai votre “sœur malgré vous; vous me répondrez “de tous les obstacles que j'éprouverai, & je saurai vous punir, d'une “conduite indigne d'un frère & d'un “galant homme. Je sens que c'est par “une basse avarice, par un vil intérêt “personnel que vous foulez aux pieds “les liens du sang, & que vous sacrifiez votre innocente sœur, la plus “vertueuse des filles, pour réparer la “fortune d'un jeune libertin, qui s'êst “déjà ruiné par la plus indigne conduite.--„Monsieur, lui ai-je crié, “sortez de chez moi. Vous venez m'insulter, parce que vous me voyez “malade & hors d'état de vous punir “pour le moment; mais soyez sûr que, “dès que je pourrai sortir, j'irai vous “demander raison de l'outrage que vous “me faites.“--„Venez, me répondit-il, le plutôt que vous pourrez, & “soyez assuré que je vous traiterai comme “vous le méritez.“ Il est sorti furieux, & m'a laissé non moins furieux que lui. Mais voyez donc cet impudent. Voyez comme il s'y prend pour me gagner. Ah! ses desseins contre moi sont manifestes. Il n'y a plus de doute. Mais je saurai leur faire voir qui je suis. Je punirai ce perfide couple. J'ai relu la lettre de ma sœur, & je l'ai relue d'un œil sec. Ses raisons gauches, obliques, ne m'ont plus touché. Je lui ai répondu sur-le-champ, selon le mouvement qui m'agitoit dans ce moment. Je mets, sous tes yeux, la copie de cette réponse, & je t'en fais juge.

Réponse de César de Perlencour, à sa sœur.

Vous êtes une hypocrite, Mademoiselle; vous m'écrivez d'un ton “souple, insinuant, & vous envoyez “votre amant m'insulter chez moi, de “la manière la plus indigne. Vos complots, contre moi, sont assez manifestés par un éclat aussi scandaleux; “mais vous n'y réussirez pas, je vous “le prédis. Vous n'aurez, pour vous, “ni votre père, ni votre mère, ni “votre frère; votre frère, sur-tout, “qui est justement indigné contre vous. “On me reproche impudemment que “je cherche à vous sacrifier, pour augmenter ma fortune, en usurpant la “vôtre. Cette conduite est indigne de “moi; ce soupçon m'outrage. Vous “devez savoir que ce n'est pas moi qui “suis capable d'agir si lâchement, par “de si indignes motifs. Votre Prétendu est un insolent que je punirai, “dès que je pourrai sortir. Il n'est pas “vrai qu'il cherche à vous épouser sans “dot. Sa mère n'y consentiroit pas, & “il est aussi intéressé qu'elle. Il veut “plus que votre dot, le malheureux; “mais il n'aura rien que le châtiment “qu'il mérite. Fi! Mademoiselle, rougissez de vous être laissée enflammer, “de tant d'amour, pour un si indigne “sujet, & d'oser déceler, si effrontément, un pareil amour. Ne me parlez “point des liens du sang, ni de l'amitié “qui nous unissoit dans notre enfance. “Plus nous avons été liés étroitement, “plus vous êtes coupable d'agir avec moi, “comme vous le faites. Au reste, “demeurez dans le Cloître ou dans le “monde, peu m'importe. Ce n'est point “à votre fortune que j'en veux; mais “je ne puis vous soutenir contre mon père “& ma mère, qui veulent absolument “que leur fille prenne le voile, & qui “sentent qu'elle mérite d'être ensevelie “dans l'ombre. Ils me défendent positivement de vous soutenir dans votre “obstination contre leurs desseins. Ils “me chargent de vous représenter “l'obéissance qu'une fille, sur-tout, doit “aux auteurs de ses jours. Allez, Mademoiselle, remplissez les devoirs “d'une Demoiselle bien née; soyez soumise, comme vous le devez, à ceux “qui vous ont donné la vie; &, si vous “voulez avoir en moi un frère, comportez-vous comme doit le faire une “sœur.“

J'ai fait partir sur-le-champ ma lettre, & je me suis promené quelque temps à grands pas dans ma chambre; car je commence à marcher. J'étois furieux; mais peu-à-peu ma fureur se calmoit, &, à mesure que je la sentois décroître, la pitié & la tendresse fraternelle se ranimoient dans mon cœur, & me faisoient soupirer. J'ai relu encore la lettre de ma sœur. Je ne l'ai pas trouvée si criante que le moment d'auparavant; au contraire, elle m'a touché, Est-il bien vrai que cette pauvre fille ait tort vis-à-vis de moi? qu'elle forme des complots pour me dépouiller; que son amant soit son complice? Comment sais-je cela? C'est le Chevalier Marqué qui me l'a dit; mais comment le sait-il lui-même? Il a pu être trompé..... Mais cette lettre de mon ami, est-elle bien de toi? Il me semble que je ne reconnois pas absolument ton écriture.

Levrette est venue. Je lui ai communiqué ma réponse à ma sœur, dont j'avois gardé copie. „Ah! mon cher ami, “n'écris pas comme cela, m'a-t-elle “dit, je t'en conjure à genoux. Tu vas “donner la mort à ta pauvre sœur. Elle “n'a aucun tort vis-à-vis de toi; cela “est manifeste. C'est ce vilain Chevalier “Marqué, c'est lui, avec sa digne Frédégonde, qui t'a irrité contr'elle; “mais, encore un coup, n'écoute pas “cette vile canaille. Comporte toi plus “noblement envers ta sœur, d'une “manière plus digne de toi.“ Elle m'a touché. J'ai été fâché d'avoir fait partir ma lettre; si je l'avois eu encore entre les mains, il est sûr que je l'aurois jetée au feu. J'ai rendu compte à Levrette de la visite du Comte de S. Flour. „Mon pauvre ami, m'a-t-elle dit en “pleurant, je te plains bien, car tu “es complettement dans ton tort. Oui, “mon ami, tu joues-là un rôle qui n'est “pas digne de toi. Ecris sur-le-champ “à ta sœur, pour corriger la malheureuse impression que va lui faire la “lettre qu'on vient de mettre à la poste; “&, quant au Comte de S. Flour, “tâche de l'appaiser.“--„Moi l'appaiser, me suis-je écrié! cela n'est pas “possible. Nous sommes trop avancés “l'un vis-à-vis de l'autre; nous ne “pouvons plus nous voir que l'épée à “la main. Telle est la loi de l'honneur. “Je suis fâché de m'être mis dans ce “cas; mais je ne puis plus reculer.“

Le Chevalier Marqué est entré avec Frédégonde. Levrette s'est retirée tristement. Les deux nouveaux venus, à qui j'ai rendu compte de tout, m'ont applaudi avec transport, & m'ont embrassé de joie. „Voilà vraiment un petit César, “a dit Frédégonde.“ Ils m'ont tous deux un peu ranimé; car cette scène m'avoit attristé.

J'ai revu Levrette. Elle connoît le Comte de S. Flour. Elle l'a vu. Elle m'a dit que je l'avois mis au désespoir. Il venoit d'écrire à ma sœur. „Il m'a “lu sa lettre, a dit Levrette, &, “autant que je puis me fier à ma “mémoire, en voici à-peu-près la “substance.“

Lettre du Comte de S. Flour, à Mademoiselle Adèle de Perlencour. Paris, Avril.

Ah! ma chère Adèle, je suis au “désespoir. Tout est perdu sans ressource, plus d'espoir d'aucun côté. J'ai vu “votre frère. Est-ce là un frère? bon “Dieu! Je l'ai abordé avec toute l'amitié que je sentois pour lui, & que “je cherchois à lui inspirer pour moi, “en le regardant comme un frère, un “ami, un sauveur; il m'a reçu avec “une hauteur, je dirois presqu'une insolence dont il n'y a pas d'exemple. “Plus je me suis humilié pour le gagner, plus il m'a impitoyablement “foulé aux pieds. Il parle de complots “que nous avons tramés ensemble, “vous & moi. Il saura nous faire voir “ce qu'il est. Il est indigné contre vous “& moi. Il n'est pas vrai, selon lui, “que je vous demande sans dot. Ma “mère n'y consentiroit pas. Je n'en “veux qu'à votre fortune & à la sienne. “Enfin, il m'en a dit tant, il m'a traité “si indignement, que j'ai perdu patience; “& je lui ai signifié que je m'en prendrois à lui, de tous les obstacles que “je rencontrerois. Il s'est emporté; nous “nous sommes presque donné rendez-vous; & nous aurions vuidé la querelle sur-le-champ, s'il avoit pu sortir. “Il n'y a donc plus d'espérance de son “côté, ni d'aucun autre, comme il me “l'a déclaré trop expressément. Nous “sommes bien malheureux. Croyez, “ma chère amie, qu'il n'y a pas de ma “faute dans cette cruelle scène. Traité “d'une manière si ignominieuse, je n'ai “pu m'empêcher de témoigner que j'y “étois sensible. Un homme d'honneur n'y “pouvoit pas tenir. Qu'allons-nous faire? “Comment pourrons-nous éviter le sacrifice affreux qu'on exige de vous? “Il n'y auroit que des moyens violents, “comme un enlèvement; & je sens que “vous ne vous prêterez jamais à une “démarche répréhensible, & que je “m'attirerois votre colère, si j'osois “vous faire une pareille proposition. “Ah! trop rigoureux parens! Ah! frère “cruel! on l'a sûrement prévenu contre “nous. Il est entouré de malheureux “qui l'égarent. De lui-même, il n'agiroit probablement pas si indignement. “Ah! nous sommes bien malheureux!“

Levrette, après m'avoir rendu compte de cette lettre, a recommencé ses tendres remontrances; mais le tort seroit-il donc de mon côté? Mon ami, je t'en fais juge. Je ne voudrois pas qu'on pût me reprocher que j'ai sacrifié ma sœur à mon vil intérêt. Toutes ces discussions m'ont mis du noir dans l'ame.

César de Perlencour, à Dumoulin.

J'étois fâché, comme je t'ai dit, mon ami, de mon altercation avec le Comte de S. Flour & ma sœur. L'état de ma bourse m'inquiétoit aussi. Ces gens me font faire une dépense au-dessus de mes forces. Ils me font encore contracter des engagements très-imprudents, malgré la parole positive que j'avois donnée à mes parens, de ne plus faire, à l'avenir, de pareilles sottises. Je me trouverai ruiné avant que la succession de mon père me soit échue; & mon œil inquiet commençant à s'enfoncer dans l'avenir, n'y découvre pas une perspective brillante.

Le Chevalier Marqué s'est apperçu de mon inquiétude, & il m'en a fait avouer le sujet. „Jeune-homme pusillanime, “m'a-t-il dit, vous craignez de manquer de ressources. Voilà ce que c'est “que d'être né avec de la fortune. On “est comme un enfant qui ne sauroit “marcher tout seul, & qui a toujours “besoin de lisière & d'appui. Suivez-moi, morbleu! je vais vous faire voir “que les gens industrieux n'ont pas “besoin de fortune, ou plutôt qu'ils “savent subjuguer cette capricieuse “Déesse, & la tenir à leurs ordres. Je “ne vous menerai point chez des Financiers, chez des Négocians, chez “des Parvenus de toute espèce. Ces “gens, la plupart du temps, sont plus “heureux qu'habiles. Je veux vous montrer des gens qui doivent tout à leur “industrie, à leur mérite réel.“

A ces mots, le Chevalier m'a conduit dans un superbe Hôtel. J'y ai vu d'abord des Bureaux immenses, remplis de Commis qui travailloient avec beaucoup de zèle. Les étiquettes des cartons m'ont annoncé qu'il y avoit-là des papiers relatifs à toutes les Provinces, à toutes les Généralités, à toute l'administration du Royaume. Il m'a conduit dans la Salle du Conseil, tapissée en fleurs-de-lys, avec un grand portrait en pied, du Souverain; un parquet & tout ce qui annonce une espèce de Tribunal Public. Delà, j'ai vu la Salle d'Audience, décorée d'une manière fastueuse & imposante. Là des gens, mis avec une espèce de pompe, distribuoient des places qu'on devoit occuper dans toute l'étendue du Royaume, & dans les Indes Orientales & Occidentales. „Monsieur, “disoit un de ces distributeurs, à un “Candidat, qui se présentoit humblement, „vous aurez vingt mille livres “de rentes; mais il faudra les manger “à Toulouse.“ Le Candidat remercioit bien respectueusement l'homme imposant, qui, après avoir examiné, sur un registre, les places vacantes, en promettoit ainsi une, dont on lui savoit beaucoup de gré.

Le Chef suprême, l'oracle étoit renfermé dans son cabinet. On introduisoit chez lui les protégés les plus distingués, chacun à son tour. Enfin, les deux battans s'étant ouverts, il a paru à la fin de l'Audience, grave & majestueux, comme un Ministre d'Etat. Tout le monde, à son aspect, s'est incliné profondément. Il a parlé avec bonté à différentes personnes, qui ont paru enivrées de joie. Le Chevalier m'a présenté à sa Grandeur, qui m'a fait un accueil très-flatteur, & m'a promis de s'occuper de mon avancement.

Ensuite j'ai été admis à la table de cette apparence de Ministre. La compagnie m'a paru brillante. Il y avoit de très-aimables Dames. La chère étoit délicieuse. J'ai été fêté. La Dame, qui faisoit les honneurs de la maison, m'a prié, fort affectueusement, de revenir lui demander à dîner le plus souvent que je pourrois.

Je suis sorti fort content de cette maison. J'ai remercié tendrement le Chevalier Marqué, qui m'avoit procuré cette connoissance. Il sourioit avec complaisance, & m'a dit enfin: „Mon bon “ami, d'où comptez-vous sortir?“--Mais, de chez un Ministre, je pense. “Ce doit être même, plus que cela. “Je vois des Bureaux publics, une “Salle d'Audience, une Salle du Conseil. Si l'on tenoit des Etats-Généraux, “& qu'ils fussent permanens, on pourroit nommer cet Hôtel, Palais des Etats.

A tous ces propos, mon homme éclatoit de rire. „Hé bien! m'a-t-il dit “enfin, jeune-homme, ne vous méfiez “donc pas de la fortune. L'homme que “vous avez vu, qui est le Chef suprême “de l'Hôtel, qui vous a paru, pour le “moins, un Ministre, est un particulier comme nous, qui n'a pas un “denier de revenu, & qui n'a pas “l'ombre d'un grade; qui n'est exactement rien, & qui jouit des avantages “de la fortune & de la naissance. Il y “a long-temps que je le connois; personne ne devroit plus être sa dupe; “mais, dans une ville comme Paris, la “recrue des dupes se renouvelle chaque “année, chaque mois, chaque jour. “Apprenez ce qu'est cet homme qui, “comme je vous dis, n'est rien. Il a “imaginé un projet qu'il dit fort utile “au Gouvernement, ou bien il l'a pillé “je ne sais où. Il prétend qu'il l'a proposé au Ministre, ce qui n'est peut-être pas vrai. Il assure que ce projet “va passer incessamment; qu'il a des “conférences deux fois par semaines “avec le Ministre; qu'il a été présenté “au Roi, & que l'on doit regarder cette “affaire comme absolument décidée en “sa faveur. Il n'y a pas, dans tout “cela, un mot de vrai. Quelquefois il y “a illumination à la porte de cet homme “industrieux: alors on répand dans le “quartier que c'est le Ministre qui est “venu tenir séance & dîner à l'Hôtel; “& le Ministre, comme je vous le dis, “ne sait probablement pas un mot de “toute cette belle histoire.“--„Mais “ces Bureaux, dis-je au Chevalier, “tous ces Commis.... Cela doit coûter “des sommes immenses.“--„Tous ces “Commis, répondit-il, sont des dupes “subalternes qui, n'ayant point d'argent à donner, sont reçus à travailler “ pro Deo, dans l'espoir d'obtenir, par “la suite, des places quand l'affaire “sera passée. Encore les rançonne-t-on, “& en tire-t-on le plus d'argent qu'on “peut.“--„Mais enfin, repris-je, “ils ne peuvent pas fournir de fortes “sommes, & suffire à la dépense de “l'Hôtel.“--„Aussi, repliqua le Chevalier, on a des dupes supérieures, “c'est-à-dire plus riches, qui fournissent “des fonds. Nos Messieurs se vantent “qu'ils feront avoir des places dans “cette affaire; mais qu'ils sont autorisés, “en secret, par le Gouvernement, à “exiger, des particuliers, une marque de “reconnoissance, pour ces places qu'on “leur procure. C'est ainsi, selon eux, “que le Ministère entend les récompenser, sans qu'il lui en coûte rien. Un “particulier veut obtenir une place. On “exige de lui une certaine somme proportionnée aux honoraires de la place. “On proteste qu'on ne veut toucher “son argent, que quand il sera pourvu “de la place; on le lui fait déposer “chez un Notaire; mais il y a le pot-“de-vin de-vin secret; il y a quelques petites “sommes qui n'entrent point en ligne “de compte, & qui sont lâchées pour “gagner quelques gens prétendus intermédiaires. Il faut aussi avancer quelque chose pour les frais courans d'administration. De sorte que ce Chef & “ses consorts, en paroissant ne vouloir “rien toucher, touchent réellement “assez pour fournir aux dépenses “très-considérables, de cet Hôtel, “& jouissent de tous les avantages “d'une fortune immense, qui ne “leur coûte que la peine de leurrer le “Public.“

Je ne pus m'empêcher de sourire, en apprenant à connoître le fond de tout cet appareil fastueux, qui m'en avoit d'abord imposé. „Il faut avouer, m'écriai-je, que Paris seul peut offrir de “pareils intrigans.“--„Vous voyez “bien, dit le Chevalier, qu'il ne faut “pas vous désespérer, ni redouter “l'avenir. Ne craignez rien sous les “étendards du Chevalier Marqué:

Nil desperandum Teucro duce & auspice Teucro. “Ne désespérez pas, conduit par un Héros.

“Courage, mon enfant! si je vous “aide à manger votre fortune, je vous “aiderai à la réparer, & je vous procurerai un courant d'or intarissable, “comme la Rivière a un courant d'eau.“

Je remerciai le Chevalier, sans cependant espérer si fermement en lui. Il m'a reconduit plusieurs fois à l'Hôtel de l'Industrie. Je m'y suis amusé; je crois y avoir fait quelques conquêtes. Il s'y trouve des Dames très-aimables; on y a donné des fêtes très-brillantes, où la superbe Frédégonde a paru dans toute sa pompe. La petite Levrette n'a point été éclipsée par cette matrône. Elle est l'idole de cette Société, comme de toutes celles qu'elle fréquente.

Cet Hôtel est agréable, sans doute; mais, malgré l'enthousiasme du Chevalier Marqué, je ne goûte pas la manière dont on s'y soutient. Pourquoi tromper le Public? Pourquoi vivre aux dépens des dupes? Il est tant d'états légitimes, qui peuvent être aussi lucratifs. Si le Chevalier n'a pas d'autres moyens pour réparer ma fortune, il est imprudent à moi de la dissiper sur de pareilles espérances.... Ne suis-je pas bien raisonnable, & même bien sérieux? qu'en dis-tu? Je vais me dissiper dans un bal charmant.

Fin de la troisième Liasse.
LE CRIME. Quatrième Liasse. Frédégonde, à César de Perlencour.

Paris. Mon petit César, déguise-toi en femme-de-chambre, fais-toi habiller par ta Levrette qui a du goût. Je te prends à mon service. Je vais te conduire, avec moi, dans un Couvent, où tu verras des choses qui te feront plaisir.

César de Perlencour, à Dumoulin.

Je ne vais pas être si raisonnable dans cette lettre que dans la précédente, mon cher ami. J'ai obéi au billet de Frédégonde, que je joins ici. Levrette m'a habillé très-joliment, & m'a juré que je paroissois, sous cet ajustement, la soubrette la plus piquante & la plus fripponne qu'il y eût à Paris. J'ai rejoint Frédégonde qui s'est écriée: „Il est à “croquer. Allons, Mademoiselle, commencez vos fonctions. Il ne faut pas “que vous paroissiez neuve dans l'endroit où je dois vous conduire.“ Soudain elle s'est fait servir à sa toilette, par Mademoiselle César de Perlencour. Elle n'a pas manqué de lui donner plusieurs coups sur les doigts, & de la traiter continuellement de bête & de mal-adroite. Tous les galans, qui sont venus lui faire leur cour à sa toilette, l'ont fait derrière elle à sa femme-de-chambre. On lui a prodigué beaucoup de complimens sur sa nouvelle acquisition, & on lui a dit qu'il n'y avoit qu'une femme aussi sûre qu'elle de sa beauté, qui pût souffrir, auprès d'elle, une si jolie femme-de-chambre.

Elle m'a fait faire, chez elle, un apprentissage de deux jours. Ensuite elle m'a conduit au Couvent qui renferme la belle Laure de Lysange, où elle est entrée, en grand deuil, comme pensionnaire, sous le nom de Madame la Comtesse de Brabant, Douairière, & moi comme sa femme-de-chambre, sous celui de Pauline. J'ai éprouvé un doux frémissement en entrant dans un petit bercail de pieuses Beautés, parmi lesquelles, sur-tout, se trouvoit celle que j'aimois. Je n'ai pas tardé à l'appercevoir, cette chère Laure. Elle méditoit profondément dans le jardin, les yeux tantôt fixés sur la terre, tantôt levés au ciel, avec un air touchant, & pour ainsi dire amoureux, qui la rendoit adorable. Qu'elle m'a paru belle! avec quelle ardeur je voulois aller me précipiter à ses genoux! Frédégonde m'a retenu. Elle m'a recommandé, avec vivacité & même une espèce d'emportement, de ne pas me trahir. Je suis devenu souple comme un gant. Ce changement lui a plû. „Courage m'a-t-elle dit! tu sautas prendre une mine “hypocrite. Tu feras quelque chose.“ Elle a abordé mon ange, en me défendant de me mêler de la conversation. elle a pris un ton patelin, dont, avec sa violence, je ne l'aurois pas cru caable. Elle a beaucoup questionné la Mademoiselle, sur tout ce qui regardoit le Couvent. Celle-ci a répondu avec une agesse unique, & une merveilleuse douceur. Je croyois voir un Ange quesdonné par un Diable. Le mot est lâché, je ne m'en dédis pas. Dans toute cette conversation, il n'y avoit pas un mot, ni un regard pour moi, qui dévorois des yeux la jeune personne. J'étois censée une domestique, un être secondaire qui ne compte pas dans la société.

Ma maîtresse m'a chargé d'aller l'attendre dans son appartement. Cet ordre ne m'a pas plu, & je me le suis fait répéter deux fois. Je n'ai quitté, qu'à regret, la compagnie de la belle Laure, qui ne faisoit cependant aucune attention à moi. J'ai rencontré bientôt la mère S. Amand, Directrice des Pensionnaires, au milieu d'un essaim de jeunes Beautés. Il y en avoit un grand nombre qui étoient à croquer. Quel Paradis! c'étoit celui de Mahomet. Elles m'ont appelé. Elles savoient dejà mon nom: „Pauline, Pauline, m'ont elles crié.“ Je ne me suis pas fait tirer l'oreille, pour accourir à leurs voix. Elle m'ont questionné sur ma maîtresse, & leurs questions ont été aussi multipliées, aussi détaillées, aussi minutieuses que de jeunes personnes étoient capables d'en faire. Je me sentois embarrassé pour répondre. Je ne voulois pas contrecarrer ce que diroit ma maîtresse, qui avoit négligé de me faire ma leçon. La mère S. Amand s'apperçut de mon embarras, loua ma discrétion, blâma leur curiosité, & fit cesser leurs questions. je devois, malgré moi, regarder, d'un œil amoureux, les plus jolies de ces Demoiselles, ce qui leur plaisoit probablement, sans qu'elles s'en apperçussent; car elles me regardoient aussi d'un œil de complaisance; & je les entendois s'entredire tout bas: „Voilà une grande fille de bonne mine, “tout-à-fait revenante.“ Celle qui me paroissoit la plus jolie, & que je devois regarder le plus amoureusement, m'a dit même: „Pauline, vous paroissez fort “aimable, & vous nous plaisez beaucoup. J'ai fait un tendre & respectueux remercîment, en baisant la main de cette belle personne, avec plus d'ardeur sûrement que n'auroit fait une personne de son sexe. Elle y a été plus sensible aussi, & m'a quitté avec un regard tendre & presqu'avec un soupir.

Ma situation est fort agaçante, au milieu de tant de personnes aimables. J'ai besoin de tout l'amour dont me remplit la belle Laure, pour me défendre des caprices divers que m'inspireroient les autres. Frédégonde me vante les agréments de ma situation; je les sens mieux qu'elle; mais ils sont accompagnés de beaucoup de dangers & d'embarras. Si l'on venoit à découvrir qui nous sommes l'une & l'autre, elle seroit enfermée à la Salpêtrière, & moi à S. Lazare, auprès de l'abbé Roussin, mon ci-devant Précepteur. Elle veut que je lui aie beaucoup d'obligation de me trouver avec elle dans ce gentil bercail. Je ne vois pas à propos de quoi cette folle s'expose à tant de dangers, pour me fournir les moyens de débaucher Mademoiselle de Lysange; car voilà le motif qu'elle m'allègue; & quel intérêt peut-elle avoir à me faire commettre cette sottise?

Elle a déjà gagné, en partie, l'amitié de ma Laure, qui soupire beaucoup, & qui sûrement, dit-elle, est amoureuse. Or, ce doit être de moi, selon Frédégonde; nous verrons si cette assertion se vérifiera. La malheureuse est entrée chez l'innocente créature. Elle y a vu des dessins, & un petit portrait en pastel; car ma Laure s'occupe de la peinture & du dessin. Frédégonde a reconnu ma ressemblance, au premier coup-d'œil. „Voilà une physionomie, “a-t-elle dit, qui me revient beaucoup. “A qui cela ressemble-t-il?“ Laure a rougi, & répondu. „C'est le portrait “d'un parent.“--„Voilà des preuves, “me dit la séductrice.“ Je conviens qu'il y a de l'apparence, & Laure m'en devient plus chère.

Je ne reste pas enterré dans cette pieuse retraite. J'ai la faculté de sortir presque tous les jours. Je reprends en ville les habits de mon sexe. Je vaque à mes affaires, aux grands objets de tout genre qui m'occupent sans relâche. Je suis une femme dans les murs du Cloître, & un homme hors de son enceinte.

Le même au même.

Je suis aimé, mon bon ami. Je n'en puis plus douter. La Mère S. Amand m'a pris en amitié; elle m'a avoué que Mademoiselle Laure, sous une apparence de philosophie, cachoit un cœur trop tendre; mais elle pouvoit être tendre pour un autre, & cette confidence, de la bonne Religieuse, ne me suffisoit pas. J'ai voulu quelque chose de plus clair. Hier, la Révérende se trouvant dans le jardin, avoit oublié ses poches; elle m'a chargé de les aller chercher dans sa Cellule; j'y ai volé. L'envie m'a pris de les visiter, pour voir s'il n'y auroit aucun papier qui pût m'intéresser. J'y ai trouvé une lettre de ma Divinité, écrite & reçue depuis quelque temps. Je la mets sous tes yeux. Juge de mon bonheur & de ma joie.

Lettre de Mlle. Laure de Lysange, à la Mère S. Amand.

Ah! ma bonne maman, plaignez-moi, je vous en prie, plaignez-moi. “Je suis bien malheureuse. Je me “croyois au-dessus des atteintes de l'amour, je ne me croyois pas du moins “susceptible d'une passion si décidée “pour celui qui me l'a inspirée. Oui, “qui me l'a inspirée. Je reconnois toute “l'ardeur d'une passion orageuse, qui “met le désordre dans mes sens & dans “tout mon être. Et c'est un enfant qui “me jete dans cet état de trouble & “d'humiliation. C'est un jeune blanc-bec, qui s'est même assez mal con-“duit jusqu'ici; & qui paroît avoir “refroidi, par ses déréglements, la “bonne volonté que mon père avoit “pour lui. On vouloit d'abord me “donner. à cet adolescent; j'en gémissois en secret. On commence à ne “plus s'en soucier, parce qu'il a déjà “dérangé sa fortune; & j'ai le malheur de regretter peut-être l'esclavage “auquel j'échappe si heureusement. O! “Philosophie, que peux-tu contre l'amour? Je ne fais que rêver de ce jeune “libertin; son fantôme, trop adoré, “me suit par-tout. Je cherche la solitude que je devrois fuir, puisque je “ne m'y occupe que de lui. Encore si “c'étoit un homme estimable, qui, par “l'ascendant d'un mérite réel, subjuguât “mon cœur, auparavant trop superbe; “mais c'est un enfant que je n'ai pas “même le droit d'estimer quant au “moral. Car enfin, le seul mérite incontestable que je lui connoisse jusqu'ici, c'est sa charmante figure, & “sa-taille déjà si avantageuse. Il n'est pas “dépourvu d'esprit; il a même des “connoissances & de la culture; mais, “gâté par sa mère, il laisse paroître “souvent une suffisance, & même une “fatuité assez naïve, mais pourtant choquante. Quant au cœur, je crois qu'au “fond il n'est pas mauvais; mais des “méchans abuseront de sa facilité, pour “lui faire faire des sottises. Il est mal “tombé, je le plains; car il s'amasse “de cruels regrets pour l'avenir. Il étoit “né pour le bien, & de cruelles circonstances, & d'indignes alentours le “conduiront à sa perte.

“Et voilà le sujet que je préfère à “plusieurs honnêtes gens, qui s'étoient “mis ci-devant sur les rangs, pour “obtenir le présent de ma main & de “mon cœur. J'avois voulu m'élever au-dessus de la portée de mon sexe, en “cultivant la Philosophie; & cette grave “conductrice m'a sait donner dans un “amour qui me compromet à ce point “Ah! ma chère maman, éclairez-moi, “secourez-moi. Je suis lasse du monde, “que je n'ai fait qu'entrevoir. J'y ai “trop mal débuté. Je ne souhaite pas “d'y rester. Je brûle de retourner auprès de vous. Pourquoi y a-t-il tant “de préjugés & tant de petitesses dans “votre malheureux état? Que je l'embrasserois volontiers! Allons, je m'occupe trop aussi d'un objet qui n'est “pas digne de moi. Je donne du poids “& de l'importance à une passion qui “ne seroit rien, si je n'y faisois pas “trop d'attention. Je vais la perdre “dans votre heureuse retraite, & dans “le sein du Dieu dont je vais embrasser “les autels. Adieu, ma petite maman. “Je ne vais pas tarder à vous rejoindre, “& j'espère que vous reverrez, sage & “raisonnable comme ci-devant, votre “fidèle Laure.“

La fière & belle personne m'aime donc; cela est clair; mais c'est malgré elle, & je ne lui en ai aucune obligation. D'ailleurs, je n'ai pas lieu d'être flatté de la manière dont elle me traite. Ah! Mademoiselle Laure, impertinente Philosophe, c'est-là le cas que vous faites de moi! Je dois vous punir de votre insolence. Plus de pitié. Je commençois à la plaindre d'être tombée entre les mains de Frédégonde; mais j'ai montré sa lettre à cette intrigante créature: „Pas “de quartier, m'a-t-elle dit; vengetoi; elle mérite d'être sacrifiée, & “livrée ensuite à sa Philosophie.“

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

Réjouis- toi, mon brave. Je travaille pour toi. La petite bégueule que tu adores est amoureuse, non pas de toi; mais du jeune-homme. C'est ce petit imbécille, dont nous faisons notre jouet, qui lui a tourné la tête. Je suis entrée au Couvent pour y faire une retraite bien édifiante. J'ai pris le jeune écervelé pour ma femme-de-chambre. Joli comme il est, il paroît encore très-bien, déguisé en femme. Il semble que les Nonnes & les Pensionnaires, par un instinct aveugle & secret, sentent vaguement le sexe redoutable qu'elles doivent fuir de toutes leurs forces. Toutes ces filles sont folles de Pauline. C'est le nom que j'ai donné à ma suivante. La Dame de ses pensées, toute occupée de lui, est la seule qui ne l'ait pas encore apperçu, quoiqu'il lui creve les yeux. Mais, comme je te le dis, elle est amoureuse, avec sa Philosophie, presque jusqu'au délire. Il a surpris une lettre, de sa main, adressée à une bonne Religieuse, où elle fait l'humble aveu de sa passion. Cela est tout-à-fait plaisant. Il faut la tourner sur toi cette passion. C'est à quoi je travaille.

Profite de la retraite du jeune-homme, pour faire le voyage de Lyon, que je t'ai conseillé. Tâche de gagner son père & sa mère, & de te faire nommer, par eux, son Gouverneur; afin que, s'il ouvre les yeux sur les tours que tu lui joues, il ne puisse t'envoyer promener, ni se séparer de toi. Pendant ce temps-là, il va travailler pour engager sa Philosophe à faire un faux-pas, à se sauver avec lui du Couvent. Soudain tu engageras ses parens à le faire enfermer à S. Lazare, ou à S. Yon à Rouen, pour le punir de l'enlèvement; & tu viendras te mettre en possession de la fille échappée du Couvent, qui ne saura plus que devenir.

Tâche d'assurer la clôture de la sœur enfermée malgré elle; fais qu'elle prononce ses vœux devant toi, pour qu'elle n'en puisse revenir. Rafermis, endurcis bien les imbécilles parens, s'ils mollissoient vis-à-vis d'elle. Pars sur-le-champ, malheureux! & reviens vîte m'apporter tout l'argent que tu auras eu l'adresse d'obtenir, des bonnes gens que tu vas voir. Notre jeune-homme sort presque tous les jours, & il ne pense pas à toi. Il ne m'a pas dit un mot de toi, depuis que nous sommes cloîtrés. Tu vois, par ce trait, l'amour qu'il a pour toi, & celui qu'il mérite de ta part.

César de Perlencour, à Dumoulin.

Enfin la belle Laure a jeté les yeux sur moi, mon cher ami. Elle a tressailli; elle a rougi, pâli, & s'est sauvée précipitamment chez Frédégonde. „Qu'est-ce, “lui a-t-elle dit, que cette prétendue “femme-de-chambre, que vous avez près “de vous? Savez-vous que c'est un “homme?“--„Bon! vous êtes folle, “lui a répondu la malheureuse, en “éclatant de rire. Je connois très-bien “ma femme-de-chambre, pour la fille “d'une pauvre femme, qui m'a servie “long-temps; mais je sais d'où vous “vient votre erreur. Elle ressemble très-particulièrement à un jeune-homme “que je connois aussi bien que vous.“--Au jeune Perlencour, s'écria Laure.“ „Justement, répondit Frédégonde; “mais vous verrez, au premier jour, “ce jeune-homme venir me voir, & “alors vous reconnoîtrez aisément qu'il “est autre que ma femme-de-chambre.“ „Je n'en reviens pas, reprit Mademoiselle de Lysange. Il est vrai que “j'ai peu vu Monsieur de Perlencour; “mais sa figure, ce me semble, m'est “resté gravée dans la mémoire; & elle “ressemble, selon moi, parfaitement à “celle de cette prétendue femme-de-chambre. On ne voit point de ressemblances si frappantes, entre deux “personnes, sur-tout, qui ne sont pas “du même sang. Il est parlé de quelques “frères jumeaux, qui ont eu ensemble “une conformité surprenante; mais Perlencour n'est pas le frère de cette “prétendue jeune fille.“--„Et qu'en “savez-vous, reprit Frédégonde? Notre “jeune-homme ressemble parfaitement “à son père, la jeune fille au sien. Si “ces deux pères sont la même personne, “vous m'avouerez que les enfans doivent “se ressembler entr'eux. Or, je dois “vous confesser, que la mère de ma “femme-de-chambre a été quelque peu “galante dans sa jeunesse; qu'elle a eu “un amant nommé M. de Perlencour, “& que, de ces amours clandestins, “est née la petite Pauline. C'est aux “dépens de son père secret qu'elle a “été élevée. Je suis sûre de ce que je “vous dis, comme de mon existence. “Votre méprise est naturelle. Il faudroit, pour vous en garantir, que “vous connussiez le jeune-homme parfaitement, que vous l'eussiez vu long-temps, & que sa vraie figure ne pût “vous échapper sous toutes sortes de “déguisemens. Alors vous connoîtriez “la différence très-légère qui se trouve “entre les deux figures, & vous ne les “confondriez pas l'une avec l'autre.“

Laure, stupéfaite, anéantie, levoit timidement son œil sur moi, qui entrois dans ce moment. Elle me contemploit en silence. „Vous me confondez, dit-elle à Frédégonde. Comment croire “des choses si étranges?“--„Vous en “verrez la preuve, reprit la malheureuse, quand le Chevalier viendra me “voir.“

Suite.

Frédégonde ne manqua pas de me faire ma leçon, dès que Laure fut partie. Je promis de suivre toutes les instructions qu'on me donneroit. Ma belle de Lysange me rencontra bientôt, & me fit le plus charmant accueil. „Ma Pauline, “me dit-elle, je t'aime bien, parce que “tu me paroîs une bonne fille, franche “& unie.“--„Ah! répondis-je, je vous “aime bien aussi moi, Mademoiselle, “autant que je vous respecte.“--„Dis-moi donc, reprit-elle, qui tu es; car je “suis grosse de te connoître.“ Et ici commença un petit Dialogue, dont je ne veux pas te faire grace. „Votre curiosité est bien flatteuse, lui dis-je; “mais je suis bien peu de chose.“--Qu'est-ce d'abord que cette Madame “de Brabant qui t'a prise à son service?“ (Brabant est le nom que prend Frédégonde dans ce Couvent.)--„C'est une “ancienne connoissance de ma mère; “voilà tout ce que j'en sais. Elle a bien “des bontés pour moi.“--„Tu les “mérites, mon enfant. Que fait ta “mère?“--„Elle est garde-malade; “cela lui donne bien du mal. Elle “n'étoit pas née pour cela; car elle a “été bien à son aise, maman. C'étoit “une espèce de Dame.“--„Et ton “père?“--„Je ne l'ai pas connu; “on dit que je lui ressemble beaucoup.“ „Veux-tu que je te dise en confidence, pourquoi tu me plais tant? “C'est parce que tu ressembles beaucoup “à un jeune-homme, qui ne me seroit “pas indifférent s'il valoit quelque “chose, s'il te valoit, par exemple, “ma petite Pauline; mais je crains bien “que ce ne soit un mauvais sujet. Le “connois-tu? Sais-tu ce que c'est que “M. de Perlencour?“--„Attendez, “il me semble que j'ai entendu prononcer ce nom-là. C'est peut-être lui “à qui l'on dit que je ressemble; car “ma maîtresse jure que la ressemblance “est frappante. Je ne l'ai pas vu; mais “j'aurois envie de le voir, pour reconnoître si cela est vrai. Madame dit “qu'il doit venir ici au premier moment; nous tâcherons de le dévisager.--„Tu verras un joli petit “jeune homme; mais il est déjà bien “corrompu, parce qu'il a eu le malheur “de tomber dans de bien mauvaises “mains. Ne connois-tu point une certaine Frédégonde, qu'on dit être une “abominable femme, & un certain “Chevalier Marqué, qui mérite bien “de l'être? Le petit imbécille a eu “l'imprudence d'amener dîner chez “nous ce Gredin-là, dont le moindre “défaut est d'avoir l'air d'un vrai manant. “Ce sont, sur-tout, ces deux êtres “misérables qui, comme deux démons, “se sont emparés de ce pauvre petit “malheureux, qui le ruinent, qui le “rongent jusqu'à la moële des os, & “finiront, peut-être, par le rendre aussi “méprisable qu'eux.“

J'ai protesté que je ne connoissois pas cette canaille-là; que je n'en avois pas entendu parler. Depuis ce temps, la belle Laure continue de me faire beaucoup d'amitiés. Elle se plaît à me donner de petites commissions, à se faire servir par moi...... & moi, je la sers d'un cœur......

Elle a beaucoup de rivales dans l'amitié qu'elle me témoigne. La plupart des Pensionnaires me font fête, à l'envi de Mademoiselle Laure. Elles exigent presque toutes, de moi, de petits services, que je leur rends avec plaisir. Je suis toujours de leur toilette. Elles rient beaucoup de ma mal-adresse, & elles disent que cela me va. Il y en a une, entr'autres, qui s'est avisée de devenir très-peureuse, depuis qu'elle me connoît, qui ne veut plus coucher seule, & qui prétend absolument que je lui tienne compagnie pendant la nuit. Moi, je ne demande pas mieux; car elle est jolie; & que Mademoiselle Laure n'a-t-elle la même fantaisie!... Au reste, la mère Directrice ne paroît pas fort éloignée de me laisser coucher avec la peureuse; &, la première nuit qu'il tonnera, (nous sommes bientôt dans la saison,) je ne doute pas que la Révérende Mère ne vienne me prier, elle-même, de coucher avec Mademoiselle du Tremblay; après celle-là, toutes les autres prétendront au même privilège, & le tour de Mlle. Laure viendra peut-être. En attendant, je reçois les plus tendres caresses. On me donne des baisers, & j'en rends; je fais danser toutes ces Demoiselles. On n'a jamais été si gai dans ce Couvent. Les Religieuses, elles-mêmes, paroissent me goûter aussi. Elles me sollicitent de me faire Sœur Converse. Voilà un état assuré, en cas que je sois ruiné par Frédégonde & le Chevalier Marqué.

Je n'ai pas cru devoir taire, à Madame de Brabant, la conversation que j'avois eue avec Laure, sur elle & son complice. Je lui ai rendu le charmant portrait, que la Demoiselle m'avoit fait de Frédégonde & de son Chevalier. Elle a paru furieuse de ce qui la regardoit; mais elle a été enchantée de ce que son favori passoit pour avoir l'air manantissime.

Telle est ma vie dans le Couvent, mon cher ami; elle n'est pas imposante; mais j'en mene dehors une plus conséquente & moins frivole. je donne dans les hautes sciences & dans tous les genres de littérature. Je vois tous les Coriphées du Parnasse. Je travaille infatigablement à ma tragédie. J'étudie à fond la politique, dans les cafés où l'on parle le plus des affaires d'Etat. Je vais incessament proposer mes projets aux différens Ministres. Je veux aussi faire imprimer un plan de Gouvernement, & un nouveau corps de Loix, qui sera intitulé le Code Perlencour. En un mot, de deux jours l'un, je vis vraîment en homme, pendant deux ou trois heures.

La belle Laure brûle de voir, au Parloir, le jeune Perlencour, qui doit venir visiter Madame de Brabant; elle se cachera pour l'examiner tout à son aise. Je lui donnerai bientôt ce plaisir.

Le Chevalier Marqué, à Frédégonde.

Lyon. Fidèle à tes loix, ma générale, je suis parti sur-le-champ pour Lyon. J'ai fait grande diligence, & je suis arrivé en cinquante heures. J'ai déjà vu le père & la mère de notre petit imbécille. La mère est beaucoup plus sotte que lui. Elle est enthousiasmée de son fils. On aura d'elle jusqu'à sa chemise, en lui vantant cet astre d'amour, ce prodige du siècle. Je me suis exalté la tête comme elle. J'ai élevé le jeune-homme dans le troisième ciel; j'ai loué sa figure, son esprit, ses graces. J'ai vanté jusqu'à ses vers. Elle tomboit en pamoison. C'étoit pour elle une jouissance; elle n'a pas pu goûter plus de délices, la première nuit de ses noces. Elle m'adore, à présent, presqu'autant que son fils. Elle est à moi. C'est un nouveau chiffon, dont nous pouvons faire l'usage qu'il nous plaît.

Son mari n'est pas tout-à-fait si facile à gagner. Il a un air de réflexion; mais il est d'une foiblesse inconcevable. Il sent toute la sottise de sa femme, & il lui est soumis comme un marmouset. Un homme, comme cela, peut avoir de temps en temps quelque fougue; mais, à la longue, on en fait tout ce qu'on veut.

On m'a déjà presque proposé de me charger du petit jeune-homme; car je n'ai pas manqué de raconter toutes ses fredaines, de le plaindre sur les mauvaises liaisons dont il est entouré. Alors l'affectueux couple m'a parlé, avec exécration, d'un certain Chevalier Marqué, & d'une vieille coquine de Frédégonde, qui plongent le jeune-homme dans tous ses désordres. On voudroit bien purger la terre de ces deux horreurs. On m'a demandé si je les connoissois. Vrai, comme je suis, je n'ai pu le nier. J'ai même été obligé de faire chorus avec la compagnie, & de dire beaucoup de mal de cette vieille sorcière de Frédégonde. J'ai un peu plus ménagé le Chevalier Marqué. J'ai attribué tous les reproches qu'on peut lui faire, au malheur qu'il a de connoître cette indigne Frédégonde. Tu vois comment on nous traite dans cette maison. Il faut nous en venger, cela est trop juste. J'ignore qui est-ce qui leur a fait notre portrait.

Je me suis donné pour le Chevalier de Loutraille, qui étoit beaucoup recommandé au père. J'avois ces lettres de recommandation, que je lui ai présentées. Aussi suis-je fêté à toute outrance. Si ces gens savoient que c'est le Chevalier Marqué qu'ils accueillent si bien! .... On doit me mener demain au Couvent de la Demoiselle. Le père ne paroît pas très-décidé à la violenter. Il faut que je le fortifie.

Suite.

J'ai vu la belle Adèle de Perlencour; elle est adorable. C'est son frère en femme; c'est-à-dire, avec des traits plus mignons & un teint plus délicat encore, & plus éblouissant. Elle a, d'ailleurs, un air de douceur, de tendresse & de mélancolie, bien plus enchanteur que l'air un peu suffisant de notre pigeonneau. Elle paroît encore plus céleste sous la guimpe. Ah! ma foi, c'est un meurtre. Je suis tenté de te demander grace pour elle. Je m'emparerai plutôt de sa personne, pour la mettre à l'abri de la violence. Si je pouvois l'engager à se sauver avec moi! .... Mais cela paroît trop bien élevé. L'amour seul, tout puissant sur une personne si tendre, pourroit l'engager, peut-être, à trahir son devoir; mais je ne vois pas qu'elle en ait pour moi. Son œil ne m'a rien dit, en conscience. Elle ne paroît pas se douter qu'il puisse y avoir jamais, entre nous deux, rien de ce qui s'appelle amour. Je ne lui parois pas un être fait pour cela. C'est ce qui combat un peu les sentimens de pitié que j'ai conçus pour elle, & fera que je finirai par l'abandonner à son sort.

On m'a montré, à la promenade, Dumoulin, l'éternel ami du petit César. Cet Avocat bavard pourroit jaser & dire des choses qui ne nous conviendroient pas. Il ne fréquente plus cette maison; mais j'ai pris mes précautions de façon, qu'elle lui sera fermée le reste de sa vie. Je l'ai peint de la bonne encre. Il ma beaucoup d'obligation.

On m'a tant prié, tant prié, qu'il a fallu me rendre. J'ai accepté la place qu'on m'a proposee de Gouverneur du jeune-homme. On me donne mille écus par an d'honoraires, avec une pension de quinze cents livres, pour le reste de ma vie, après l'éducation finie. On me fixe douze mille francs par an, pour la dépense du jeune-homme; ainsi voilà quinze mille francs dont je puis disposer par an, y compris mes honoraires, & je puis même compter sur vingt mille livres; car nous obtiendrons bien, par an, cinq mille livres de gratifications.

A present que je vais prendre les rênes, on se promet les plus brillants succès. Jusqu'ici le jeune-homme a été livré à lui-même; il n'est pas surprenant qu'il soit tombé dans quelques égaremens; mais, sous la conduite d'un homme aussi sage, aussi éclairé, aussi consommé que son nouveau Mentor: Oh! il ne peut plus broncher; il va briller dans toute sa gloire. Je me nomme, à présent, dans cette maison, M. le Chevalier de Loutrailles, & je ne permettrai pas que mon éleve voie le Chevalier Marqué, ni la vieille sorcière de Frédégonde.

Je vais te revoir sous peu de jours, sorcière encore jeune, figure Angélique avec une ame un peu Diabolique; mais il faut, dans le monde, de tout un peu. Tu fais des tiennes dans un Couvent. Si je croyois que le jeune-homme fût assez avancé auprès de sa belle, pour qu'elle se prêtât à l'enlèvement, j'engagerois déjà ses parens à me charger d'obtenir une lettre-de-cachet, pour le faire enfermer pendant quelque temps; mais il vaut mieux, je crois, attendre que je sois de retour à Paris. Qu'en dis-tu?

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

Malheureux! je t'apprendrai ce que c'est qu'une vieille sorcière. Tu triomphes, en me répétant ces mots injurieux. Tu n'en passes pas moins pour un coquin, & qui, plus est, pour un coquin subalterne, ce qui est le comble de l'ignominie; mais cette épithète n'attaque que ton honneur, & par conséquent porte à faux; au lieu que ce mot de vieille attaque ma figure & mon individu, ce qui te fait rire en secret. Hé bien, je vais te payer de la même monnoie, & je t'apprends qu'on te trouve l' air manantissime, ce qui me paroît très-juste. Qu'en dis-tu? Cela ne vaut-il pas bien la qualification de vicille sorcière? Vengeons-nous. Tout le monde conspire contre nous. On ose s'accorder à nous regarder comme des garnemens. Justifions les odieuses dénominations qu'on nous donne. Point de scrupules! Osons tout nous permettre contre des ennemis:

Dolus aut virtus, quis in hoste requirat?

Dit Virgile, selon toi, & selon la pitoyable traduction que tu m'en donnes.

Avec un ennemi, fraude ou vertu, qu'importe?

Le petit jeune-homme va m'échapper. Il a subjugué sa Belle. Il va coucher avec elle au premier moment. Prends les arrangements avec sa famille, avant ton départ de Lyon, pour le faire arrêter à ton arrivée à Paris. Il est adoré de toutes ces folles de Pensionnaires. Il a sûrement trahi déjà son sexe avec plusieurs; mais elles ne s'en vantent pas. Le secret ne peut pas durer. Il va arriver un éclat. La Lysange, découverte en commerce avec un homme, ne pourra plus rester dans le Couvent, & n'osera retourner chez son père. Elle sera donc à nous. Alors traite-la sans quartier, elle le mérite. C'est elle qui a l'insolence de te trouver l' air manantissime.

Je brûle que ceci finisse. Je m'ennuie, moi, dans ce Couvent, parmi les bégueules. Les Pensionnaires s'amusent; je leur ai amené un jeune étalon; & moi je bâille. D'ailleurs, quand le sexe du jeune-homme éclatera, tu sens quel scandale! combien toutes les vieilles seront indignées. Il pourroit bien m'en arriver mal. On me feroit un crime d'avoir introduit un homme dans une pareille maison. Il faut que je m'éclipse, & que je disparoisse.

César de Perlencour, à Dumoulin.

Mademoiselle Laure vouloit absolument voir le jeune Perlencour au Parloir. Il est venu hier faire sa visite à Madame de Brabant. Pauline étoit sortie par hasard; car on auroit voulu la mettrelà, pour confronter les deux figures, qu'on trouve si ressemblantes. La Demoiselle s'est cachée derrière un paravent. Elle a vu Perlencour, enveloppé d'un grand manteau, pour cacher les habits de Pauline dont il étoit en secret revétu. „C'est exactement la même figure, a dit tout bas Mademoiselle “Laure. Quel dommage que Pauline “ne soit pas ici!“ Pauline n'a pas tardé à venir. On l'a dit à Madame de Brabant; malheureusement M. de Perlencour a pris congé dans ce moment. Il n'a fait que passer derrière un paravent; il y a mis bas son manteau, & sur-le-champ Pauline a reparu. On a été fâchée de ce qu'elle n'étoit pas rentrée un clin-d'œil plutôt. On lui a dit: „Tu “as dû rencontrer le Chevalier ton “portrait.“--„Ah, ah! dit-elle, j'aivu un jeune-homme, en manteau “bleu, qui sortoit d'ici. Ah! que je le “voie!“ Pauline a couru après le jeune-homme, & elle est revenue dire: „Hé “mais vraîment oui, je crois qu'il me “ressemble.“--„Hé, grande bête, lui “at on dit, il falloit donc le ramener, “afin que nous vous vissions tous deux “l'un à côté de l'autre.“ N'importe; l'idée de la figure de Perlencour étoit toute fraîche; & cela suffisoit pour que Mademoiselle Laure jugeât de l'extrême ressemblance. Cependant elle est bien sûre à présent que le jeune-homme & Pauline sont deux personnes différentes. Elle les a vus presqu'ensemble. Il n'y a eu qu'un clin-d'œil de différence. Elle a été très-affectée de la vue de Perlencour. Elle avoue que c'est un très-beau jeune-homme, qu'il y auroit même de l'étoffe pour faire, de lui, un honnête homme; mais elle en revient toujours à maudire ce manant de Chevalier Marqué, & cette vilaine Frédégonde, qui corrompent si indignement ce beau jeune-homme.

Il y a eu du tonnerre; on le desiroit depuis long-temps. Tu vas me dire tout de suite: „tu as couché avec la belle “peureuse.“ Tout beau, Monsieur, qu'en savez-vous? Je ne veux pas, moi, vous faire de pareilles confidences. Si quelques jeunes Pensionnaires ont des foiblesses pour moi, dois-je m'en vanter, & me faire passer pour un Gascon prêt à se glorifier des bonnes fortunes qu'il n'a peut-être pas?

Quoi qu'il en soit, si ma situation est délicieuse, elle devient très-dangereuse. Si j'étois découvert pour ce que je suis, le Gouvernement pourroit bien n'être pas porté à ne faire qu'en rire. On pourroit me renfermer dans une retraite moins agréable. Madame de Brabant auroit sa part de ma disgrace, comme ma complice. Elle est dans les transes; elle veut absolument que tout ceci finisse, & j'avoue que moi-même je n'en serai pas fâché.

Suite.

Ah! mon bon ami, j'ai fait une grande sottise. J'en suis désespéré; mais qu'y faire? Le tour de Laure est venu. Elle m'a vu tenir compagnie à d'autres, pendant la nuit. Elle a cru qu'elle pouvoit se permettre le même agrément. Je ne veux point te donner de détails. Ils sont trop honteux pour moi. J'ai été séduit, entraîné par l'occasion, par l'ascendant irrésistible des circonstances. Je me suis trahi. Laure a entrevu qui j'étois. Grand Dieu! J'ai voulu devenir entreprenant. J'ai été repoussé avec horreur. J'osois passer à la violence. Elle a poussé un cri, & s'est évanouie dans mes bras. Tu ne me crois pas assez lâche pour avoir consommé le crime: non mon ami, non, j'ai respecté son état & sa vertu; mais je n'en suis pas moins allé trop loin, puisque j'ai violenté celle que je devois révérer en silence. C'est cette détestable Frédégonde qui est cause de tout le mal. Elle ne cessoit de me dire que Laure, avec sa Philosophie toute physique, ne demandoit pas mieux; que j'entrois dans ses desirs secrets, en lui faisant une douce violence; que je lui sauvois, par cette apparence de violence, la honte de céder. Mon Dieu, que je suis fâché de ce que j'ai fait! On est accouru au secours de ma victime. Elle a rouvert les yeux; elle a rencontré les miens, & s'est détournée & renversée avec horreur. J'ai craint qu'elle ne parlât, qu'elle ne me trahît. Je me suis retiré humblement.

Frédégonde est furieuse; elle me traite d'imbécille. A la manière déterminée dont elle prononce ce vilain mot, on diroit qu'elle ne m'auroit jamais nommé auttement. Selon elle, tout mon but devoit être d'engager Laure à quitter le Couvent, & à se retirer avec nous; mais je ne devois tenter l'entreprise que quand je serois dans une maison toute à moi, où je serois maître d'elle. Qu'allons-nous devenir? Laure a paru trop détester mon entreprise, pour me garder le secret.

Je suis retourné chez elle; je l'ai trouvée seule. Elle s'est encore détournée en m'appercevant. Je suis tombé à ses genoux: „O ma chère Laure, ai-je dit, “pardonnez un instant d'emportement “dont je n'ai pas été le maître. Je vais “me bannir de votre azile & de devant “vos yeux, pour ne pas encourir le “risque de devenir aussi coupable; mais, “pour Dieu! dites que vous me pardonnez. Elle frissonnoit; tous ses membres étoient agités d'un tremblement convulsif; elle élevoit les yeux au ciel, & lui demandoit pardon. „Oui, Monsieur, disoit-elle; mais, au nom du “ciel, partez, délivrez-moi de votre “vue.“--„Ma chère Laure, poursuivois-je, promettez-moi de ne rien “dire.“--„Tout ce qu'il vous plaira, “disoit-elle, mais partez.“ Elle alloit retomber dans un profond évanouissement. Je me suis retiré; quel parti dois-je prendre?

Le Chevalier Marqué, à Frédégonde.

Paris. J'arrive, ma générale, je suis en fonds. Ces Perlencour sont de bonnes gens, des gens bien chrétiens; ils font du bien à leurs ennemis; car nous sommes un peu les leurs. Le jeune-homme recevra de mes nouvelles. Quitte ce triste Cloître, & viens me rejoindre. Je t'attends, & je me mets au lit, en pensant à toi.

César de Perlencour, à Dumoulin.

Ma foi, mon ami, je suis décampé du Couvent sans tambour ni trompette, sans prendre congé de personne. J'ai cru pouvoir abréger les cérémonies. J'ai respiré, quand je me suis vu dans un air libre. J'ai mis bas, j'ai jeté à mes pieds les habits du sexe foible, que je ne reprendrai sûrement jamais; je me suis retrouvé tout-à-fait un homme. Qu'il ne soit plus question de toutes ces misères. Cependant, j'avoue que je suis inquiet. Je ne suis pas content de moi. J'ai bien manqué à cette Demoiselle de Lysange. Que va-t-il résulter de-là? Parlera-t-elle ou non? Ne sera-t-elle point dans le cas de souffrir elle-même de mon indiscrétion?

J'ai une inquiétude encore plus grande, je te l'avoue. Ma sœur, malheureuse peut-être sans le mériter, ne me sort pas de l'esprit; si j'avois tort aussi à son égard, je ne me le pardonnerois pas.

J'ai revu ma bonne petite Levrette. Oh! comme elle m'a embrassé! C'est celle-là qui est bonne. La pauvre enfant! avec tant de corruption autour d'elle, être si excellente! En vérité, elle me fait rougir.

Ce vilain Chevalier Marqué est arrivé de je ne sais quel pays, où il étoit allé faire je ne sais quoi. Il n'a pas absolument voulu me le dire. Il devoit, je crois, passer à Lyon. Je lui avois donné une lettre de recommandation bien chaude pour mon père. Je ne sais pourquoi il n'a pas voulu absolument que je l'y appellasse le Chevalier Marqué. Il a pris, je crois, le nom de Chevalier de Loutraille. Je commence à ne pas goûter excessivement cet homme, très-faux sous une apparence de sincérité.

J'ai fini ma tragédie. Elle est déjà presque reçue, & sera jouée dans peu. On la prône déjà dans toutes les sociétés. Je dois en faire des lectures. Je vais m'occuper un peu des objets littéraires; mais simplement pour me distraire & comme un pur amusement. Ma grande occupation sera de me livrer aux objets Philosophiques & Politiques; sur-tout il est question de m'obtenir une audience particulière du Ministre. Nous y traiterons de grands objets. Je suis né pour les grandes choses.

Le Chevalier Marqué, à Frédégonde.

Le petit jeune-homme fait le difficile vis-à-vis de moi, ma belle ame damnée. J'ai été obligé de faire mon apologie. Je n'ai pas jugé à propos de lui dire d'où je viens, ni la qualité que j'ai obtenue de son père vis-à-vis de lui. Il ne faut pas qu'il se doute que j'aie aucune part dans ce qui va lui arriver. Il faisoit un peu le méchant. Je l'ai gagné avec quelques louis d'or. Cela ne m'a pas coûté prodigieusement. J'ai touché une année d'avance de ses revenus & des miens; j'ai donc quinze mille francs entre les mains. Je l'ai fait taire avec son propre argent; & nous allons jouir, à notre aise, de ses deniers, tandis que le petit Monsieur sera forcé de nous laisser bien tranquilles.

Je suis fâché que tu aies quitté le Couvent, au moment où j'y avois le plus de besoin de ta résidence. Nous n'allons plus savoir ce que deviendra la belle Laure, & nous n'aurons plus aucun moyen de la gagner. Nous avons perdu tout le fruit de nos peines. Nous comptions que ce petit drôle engageroit la Belle à se sauver du Couvent avec lui; & que, sur ces entrefaites, mon jeune-homme se trouvant arrêté, sa capture deviendroit la nôtre, & resteroit entre nos mains; & point du tout, le petit imbécille, qui l'a été moins que nous dans cette circonstance, n'a fait que s'amuser dans le joli Monastère; & à présent nous ne tenons rien. La proie est restée dans la nasse, & nous ne savons plus comment la gagner. Il n'y faut pourtant pas renoncer. Quant à Monsieur le petit jeune-homme, il va payer les petits amusements qu'il a eu l'insolence de prendre sans notre permission.

César de Perlencour, à Dumoulin.

J'ai un peu maltraité le Chevalier Marqué, mon bon ami. Il s'est justifié comme il a pu. Je ne sais pas au juste d'où il vient. Il n'a pas voulu me le dire; mais il m'a donné quelqu'argent pour m'appaiser. Il me paroît en fonds. J'ignore où il a pu se remonter si bien. Il aura volé quelqu'un sur le grand chemin. Je commence à bien revenir sur le compte de cet homme-là, aussi bien que de sa Frédégonde. La malheureuse est sortie du Couvent, dans le moment où j'avois le plus grand besoin qu'elle y restât. Je ne sais plus à présent ce que devient ma chère Laure. Si on s'étoit apperçu de quelque chose! Si on alloit la soupçonner de complicité, avec moi, & la punir! ..... Tu sais ce qu'on dit de la vengeance des Monastères. On parle de cachots souterrains, où l'on enferme les malheureuses victimes. J'ai entendu dire confusément qu'on avoit fait disparoître quelqu'un, dans ce malheureux Couvent. Seroit-ce ma chère Laure? Innocente ou vertueuse, souffriroit-elle pour mes fautes? ou bien seroit-ce du moins quelqu'une de mes autres victimes? Ces idées me tourmentent; il faut nous en distraire.

J'ai d'agréables distractions, mon ami. J'ai le charme des plaisirs, & sur-tout la brillante illusion de la gloire. Ma tragédie est décidément reçue, à ce qu'on m'assure; (car je ne veux pas paroître dans tout cela.) Elle va être jouée au premier moment; & tous mes amis me jurent que je puis compter sur le succès le plus complet.

Tous mes projets & mes plans de gouvernement ont été merveilleusement bien accueillis par le Ministère. Ce sont des gens de poids qui me l'assurent, & l'on va prendre jour avec moi pour me présenter au Ministre, qui brûle de me voir. Il me présentera sûrement lui-même à Sa Majesté. Ainsi me voilà en pied. Je vais accepter de l'emploi; car il faut être quelque chose; mais on me conseille de ne pas exiger d'abord un grade trop élevé, à cause de ma jeunesse, & pour ne pas trop éveiller l'envie contre moi. Je me contenterai donc du rang de Colonel, pour commencer. Je n'exigerai pas non plus tout de suite la croix. Il faut la mériter par des actions. Des plans & des projets ne suffisent pas pour moi.

Tout radieux de gloire, je n'aurai pas de peine à tirer ma chère Laure de sa prison, si on l'y tient enfermée. Je la protégerai. J'avancerai son père. J'ai passé chez lui, pour avoir des nouvelles de sa fille. La guerre recommence; Monsieur le Comte est parti pour Brest, où son régiment va s'embarquer, sans doute pour l'Amérique; Madame la Comtesse s'est retirée dans une terre éloignée. Je me charge de leur fille.

Que ne t'ai-je, mon cher Dumoulin, pour témoin de mes glorieux succès! Ma première lettre contiendra sûrement de brillans détails.... Mais, qu'est-ce que j'entends? ciel!.....

Lettre de Saint - Jean, Domestique de Monsieur César de Perlencour, à Monsieur Dumoulin.

Monsieur,

Je sais que vous êtes l'intime ami de mon jeune maître. Il comptoit vous apprendre de belles choses. Le pauvre jeune-homme! il a été arrêté, hier à minuit, de la part du Roi, tandis qu'il vous écrivoit. On ne lui a pas donné un moment pour se retourner. On n'a pas voulu lui dire où on le conduisoit. On l'a fait monter en voiture, & l'on est parti ventre à terre. Il ma laissé sans le sou, & je l'ai bien pleuré.

J'ai couru, pendant toute la journée, pour recueillir des informations sur son compte. On croit qu'il est enlevé uniquement pour être enfermé à S. Yon, maison de force située auprès de Rouen. Il n'y sera pas mal, & cette prison n'est pas déshonorante.

Je comptois que M. le Chevalier Marqué, son ami, qui m'a placé auprès de lui, pourroit faire quelque chose en sa faveur; mais jamais il n'obligea que lui-même. Il vient aussi d'être arrêté, & son sort est pire que celui de mon jeune maître; car on veut me faire accroire qu'il a été conduit à Bicêtre, ce que je ne puis croire; car enfin on ne traite pas ainsi un homme de sa qualité.

Je comptois aussi sur une autre protectrice de Monsieur César; c'est une nommée Madame Frédégonde, chez laqu-elle il va beaucoup de grand monde; mais on dit qu'elle vient d'être aussi arrêtée au même instant, & conduite, qui plus est, à l'Hôpital; ce qui seroit le comble de l'injure pour l'amie de tant de jeunes Seigneurs. Je n'ai plus que Mademoiselle Levrette à qui je puisse m'adresser. C'est une très-jolie jeune Dame. Je suis bien sûr qu'elle fera tout ce qu'elle pourra pour la délivrance de mon jeune maître. Si vous pouvez la seconder, Monsieur, vous qui êtes son ami, vous ferez une bonne œuvre. Me voilà sur le pavé, sans aucune ressource. On a mis le scellé par-tout, & il ne me reste rien dans les mains; car je n'ai pas volé mon maître, Monsieur; je vous l'assure, & tous mes amis pourront vous le certifier. Je me recommande à la Providence & à votre générosité, en attendant que vos soins, réunis à ceux de Mademoiselle Levrette, puissent me rendre mon très-cher maître.

Fin de la première Partie. Fin du Tome Premier.
SECONDE PARTIE.

PREMIÈRE LIASSE.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Rouen, S. Yon, 1778.

Avoue, mon bon ami, que je ſuis bien malheureux, que le ciel me reprend bien, d'une main, ce qu'il a ſemblé me donner de l'autre. Moi que la nature avoit honoré de quelques-uns de ſes dons, je me vois le jouet de la fortune. Quand je touchois au comble de la gloire, j'ai été enlevé pour être renfermé dans une maiſon de correction, comme un petit écolier libertin. Je ſuis ſous la férule la verge de ces Frères aux grands chapeaux, qu'on nomme Ignorantins, qui ſont en poſſeſſion d'adminiſtrer les remèdes de l'ame, du même côté que les Apothicaires inſinuent ceux du corps. On ne m'a pas dit préciſément où je ſuis; mais j'entrevois que je ſuis à la porte de Rouen, dans une maiſon de force connue ſous le nom de S. Yon. Tu te ſerois attendu qu'un homme comme moi ne devoit être enfermé qu'à la Baſtille, à Vincennes, à PierreEnciſe; en un mot, dans quelque priſon royale. Hé bien, S. Yon, voilà ma Baſtille. C'eſt ainſi qu'on traite un homme qui a bien mérité de la patrie, qui s'eſt occupé de ſes avantages, qui a fourni au Gouvernement des lumières, des projets, dont il fera ſans doute uſage, en étouffant leur auteur; mais je travaillerai encore pour ce Gouvernement ingrat. Je continuerai mes travaux politiques, , dans le ſéjour de la honte de l'obſcurité, je ferai tout ce qu'il faudra pour arriver au temple de la gloire.

Ce qui me tourmente le plus, c'eſt que je crains, que la pauvre Demoiſelle Laure ne ſouffre, dans ſon Couvent, pour les fautes que ſeul j'ai commiſes, ne paſſe pour ma complice, tandis qu'elle n'a été que ma victime. J'ai toujours auſſi devant les yeux ma pauvre ſœur. Je crains d'avoir contribué à la mettre au déſeſpoir, à faire le malheur de ſa vie entière. Hélas! je ne voulois que faire des heureux, , comptant ſur le bonheur, pour moi, comme pour les autres, je répétois ſans ceſſe, du fond du cœur, ce vers de Voltaire: Je veux que tous les cœurs ſoient heureux de ma joie.

Je ſouffre beaucoup de ne pouvoir réparer le mal que j'ai fait, ſur-tout à ces deux chères perſonnes; c'eſt-là ce qui me fait ſentir principalement les rigueurs de la captivité.

Je t'écris, mon bon ami, ſans ſavoir ſi ma lettre parviendra jamais juſqu'à toi. C'eſt du moins un plaiſir de m'occupper de mon ami. Je converſois auſſi avec toi; je t'écrivois quand on eſt venu m'arrêter de la part du Roi. Juge de ma ſurpriſe. J'ai cru d'abord qu'il étoit queſtion de quelque choſe de plus rigoureux que cela. Je me ſuis vu dans ces priſons royales, où l'on eſt entièrement ſéparé de tout ce qui reſpire, où l'on eſt enterré vivant dans le ſéjour des morts. Je croyois que ma gloire naiſſante m'avoit ſuſcité des envieux, avoit donné de l'ombrage au trône; cela s'eſt terminé par me voir enfermé, comme un enfant, dans une miſérable maiſon de correction. Ne puis-je pas me regarder, après une pareille chûte, comme Béliſaire demandant l'aumône après ſes triomphes, ou comme l'eunuque Narsès obligé de filer après ſes victoires?

Je ne te peindrai pas mon triſte voyage, auprès d'un Exempt de Police, exactement muet ſourd, ſans entrailles comme un rocher du nord. Il a été très-court. On me faiſoit courir en poſte, pour aller dans un endroit où je n'étois pas preſſé de me rendre. Enfin nous ſommes arrivés ſur le port d'une ville bâtie au bord d'une grande rivière, qui ſe trouve couverte de vaiſſeaux. C'eſt ſans doute Rouen. J'ai vu le fleuve remonter en arrière, pouſſé par le flux ou reflux de la mer; on m'a fait traverſer un pont de bateaux qui s'ouvroit dans le moment; enfin, au bout d'un fauxbourg, on m'a fait entrer dans la priſon ignoble, quoiqu'aſſez propre, où l'on jugeoit à propos de m'enſevelir. Les Frères m'ont reçu d'un air patelin, tout ce qu'ils m'ont dit tendoit à me prouver que tout ce qu'on faiſoit n'étoit que pour mon bien.

Je te quitte, mon bon ami, pour aſſiſter à la prière du ſoir. Voilà les exercices amuſans dont je me trouve occupé, moi indigne, réduit ci-devant, pour paſſer mes ſoirées, aux bals, aux ſpectacles, aux parties de plaiſir de toute eſpèce.

Lettre miniſtérielle à M. de Perlencour père.

Verſailles.

otre fils, Monſieur, a été arrêté le 2o du mois dernier, ſur votre réquiſition, ſur les inſtances d'un quidam ſe diſant Chevalier de Loutrailles, chargé par vous de cette commiſſion. On l'a tranſporté à S. Yon, auprès de Rouen, maiſon de force, ou plutôt penſion, où les réclus ſont traités fort doucement. Les informations que nous avons recueillies ſur ſon compte, ont été à ſon avantage.

Il a eu le malheur de tomber en de mauvaiſes mains, cela étoit pardonnable à un jeune adoleſcent, abandonné à lui-même, dans les dangers de la capitale. Voilà l'unique ſource du dérangement qu'on peut lui reprocher. Les deux ſujets principaux qui l'ont plongé dans le déſordre, ſont un certain Chevalier Marqué, eſcroc de profeſſion, une nommée Frédégonde, femme de mauvaiſe vie. Nous avons cru devoir les punir comme ils le méritent; l'un eſt enfermé à Bicêtre pour quelque temps, l'autre à la Salpêtrière. C'eſt à vous déſormais, Monſieur, à veiller plus attentivement ſur Monſieur votre fils ſur ſes liaiſons. Quelques mois de retraite ſuffiront pour le faire rentrer en lui-même, lui donner le temps de ſentir les inconvéniens de la conduite qu'il a menée juſqu'ici. Nous vous le rendrons quand vous le voudrez; enſuite un bon Gouverneur, en le dirigeant comme il faut, pourra le mettre dans une meilleure voie, lui donner le moyen de ſe faire honneur, en développant les bonnes qualités qu'il peut avoir reçu de la nature.

J'ai l'honneur d'être, &c.

Frédégonde, à Levrette.

De la Maiſon Royale de la SalpêtrièreJe m'adreſſe à toi, ma chère petite Levrette. C'eſt de la Salpêtrière que je t'écris.

Oui, je ſuis renfermée dans cette odieuſe maiſon. Une femme comme moi, qui réuniſſoit, chez elle, ce qu'il y avoit de plus brillant parmi nos jeunes Seigneurs; que font-ils, ces brillans Cavaliers, avec tout leur crédit? Ils ſe laiſſent enlever une femme qui faiſoit leurs délices. Ils la laiſſent traiter ſi indignement. Je ne ſais ce qu'eſt devenu le Chevalier Marqué; on le dit enfermé à Bicêtre; encore paſſe pour lui, il peut le mériter. Dans le fond, c'eſt un eſcroc. Je ne devois pas voir un gredin comme cela. C'eſt pour lui que je ſuis enfermée. C'étoit pour lui que je travaillois. Le ſcélérat, il me le payera.

O ciel! être arrêtée au moment où nous avions quinze mille francs à manger..... Vois tous nos Marquis, tous nos petits Ducs, tous nos Abbés pimpans, ma chère amie; qu'ils ſe remuent tous pour me faire ſortir de-là, avant que ma trop ignominieuſe diſgrace ſoit connue du Public; ce ſeroit un ſcandale. Je me recommande à toi, ma chère petite bonne amie. Je connois ton bon cœur; tu ſais tout le bien que je te veux. Je t'embraſſe; ta bonne amie Frénégonde.

Le Chevalier Marqué, à Levrette.

Du Château Royal de Bicêtre.

Ne ſachant à qui m'adreſſer, j'ai recours à toi, ma charmante petite Levrette, pour me tirer de l'ignominieuſe priſon où je ſuis renfermé. Aurois-tu cru cela, ma petite? Moi, le Chevalier Marqué, moi, enfermé à Bicêtre avec ce qu'il y a de plus vil parmi les hommes?

Comment une idée auſſi inconcevable a-t-elle pu entrer dans la tête de ceux qui ſont chargés du Miniſtère? Qu'une malheureuſe, comme Frédégonde, ſoit enfermée à la Salpêtrière, cela eſt dans l'ordre; car j'apprends, pour ma conſolation, qu'elle a ſubi ce traitement, beaucoup trop doux pour elle. Après les indignes tours qu'elle a joués à tout le monde; après toutes les jeunes Dames Demoiſelles qu'elle a débauchées; après tous les jeunes Seigneurs qu'elle a ruinés, elle devoit s'attendre à cent fois pire. Je me ſuis ſacrifié pour cette malheureuſe , pour remplir ſes indignes projets, je me vois traiter comme elle. Ah ! Je n'en reviens pas. Et ce petit imbécille de Perlencour, qui n'eſt qu'à S. Yon, tandis que moi, ſon Gouverneur, je ſuis à Bicêtre! N'eſt ce pas une indignité? Et les quinze mille francs que j'avois reçus de ſon père, que ſont-ils devenus? Vois tous les gens diſtingués qui s'intéreſſent à moi, ſur leſquels le nom du Chevalier Marqué peut avoir quelque poids; remue ciel terre, ma bonne amie; tire-moi de cette maudite galère. A mon retour, je volerai dans tes bras. Je t'établirai Dame Reine de mes penſées; je logerai avec toi, je ne ſerai plus déſormais qu'à ma chère petite Levrette.

Levrette, à Mademoiſelle la Voirie.

Paris.

Ma bonne amie, tâche de voir le Chevalier Marqué à Bicêtre, Frédégonde à l'Hôpital de la Salpêtrière, de leur porter quelques ſecours de ma part. Ils ont l'un l'autre de grands torts vis-à-vis de notre petit bon ami Perlencour; mais ils ſont malheureux, les pauvres Diables! Il faut les plaindre les ſecourir. Je n'ai, parmi mes connoiſſances, perſonne qui veuille ſe charger de les tirer de là. D'ailleurs, je dois mes premiers ſoins à notre petit ami.

J'apprends qu'il eſt à S. Yon, près de Rouen; j'y vole. Puiſſé-je le délivrer!

Je ne ſais pas comment je m'y prendrai.

Au revoir, ma chère amie; ſans prétention, ſans compter valoir grand'choſe, tu vaux mieux que tous les Chevaliers Marqué toutes les Frédégonde.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

S. Yon.

Je n'ai ni amis, ni maîtreſſe, mon cher ami, ni plaiſirs d'aucune eſpèce dans cette cruelle maiſon. Je m'entretiens avec toi, c'eſt tout pour moi.

C'eſt-là mon Univers, ma fortune mes Dieux.

Je ne ſuis pas abſolument mal dans cette retraite; mais il n'eſt point de belles priſons. Combien de temps ſerai-je encore obligé d'y bâiller? Mais ciel!...

Suite.

Rouen.

Tandis que je t'écrivois, j'ai vu entrer, dans ma chambre, un petit Frère conduit par le grand Frère; c'eſt-à-dire par le chef de la Communauté. „Bon“jour, mon cher ami, m'a-t-il dit, en “me tendant les bras, pour m'embraſ“ſer.“ J'ai préſenté ma joue machinalement; j'ai regardé le perſonnage. Je l'ai reconnu. Ciel! ô ciel! c'étoit Levrette.

J'étois interdit. Le petit Frère fémelle m'a recommandé le ſecret, du coin de l'œil. Je me ſuis contenu. Bientôt on eſt venu appeler le grand Frère. Il s'eſt retiré, nous a laiſſé ſeuls. Alors, la chère Levrette moi, nous avons volé dans les bras l'un de l'autre, avec une tendreſſe, que redoubloit encore la ſingularité de notre ſituation.

„Allons, mon ami, dit-elle, met“tons à profit les momens. Nous n'a“vons pas un inſtant à perdre. Celui “dont j'ai les habits va arriver, les “reclamer, me mettre dans le plus “grand embarras. Alors, que devien“draije, quand il va venir, au premier “moment, dire que je ſuis une fille, “que je lui ai volé ſes habits tout “ce qu'il avoit? Profitons de ſon abſence, “pour t'ouvrir les portes de cette mai“ſon décamper. Figure-toi, mon cher “ami, que je venois de Paris, par ce “qu'on appelle les Batelets les Ma“zettes. J'ai rencontré, dans la route, “un petit Frère aſſez gentil, à-peu-près “de mon âge, qui venoit auſſi à Rouen.

“J'ai dit,“voilà une trouvaille, il faut en profiter. „A moitié route, à Bon“nières, nous avons ſoupé, nous “devions paſſer deux heures ſur un lit, “en attendant la nouvelle Galiotte. J'ai “fait amitié au petit Frère. Je l'ai en“gagé à ſouper tête-à-tête avec moi.

“Je lui ai bien fait expliquer où il “alloit, comment il devoit être “reçu; enfin j'ai tiré de lui, ſans qu'il “s'en apperçût, tous les renſeignemens, “qui pouvoient me mettre à même de “jouer ſon rôle, en me préſentant ſous “ſes habits. Il m'a montré ſon obédience, “par laquelle il étoit adreſſé à Rouen, “à S. Yon. Il m'a dit qu'il avoit le “ſommeil très-dur, m'a prié de “l'éveiller quand il faudroit partir. Je “le lui ai promis, j'ai fait enſorte “qu'il couchât dans ma chambre; ce“pendant, je lui ai verſé force raſades, “pour ſeconder le penchant qu'il avoit “à dormir profondément. Quand il a “fallu ſe coucher, il ne vouloit pas ſe “déshabiller. Je l'ai engagé à le faire “complètement, en lui en donnant “l'exemple. A peine a-t-il été au lit, “qu'il a ronflé. J'ai bien prié Dieu de “l'aſſoupir doublement. Et je me ſuis “revêtue de ſes habits, en lui laiſſant “les miens. Bientôt l'heure de partir eſt “venue. Je ſuis ſortie de la chambre “fort doucement, me gardant bien de “l'éveiller. J'avois prévenu, la veille, “que je ne partirois pas avec la Galiotte, “ que je priois qu'on me laiſsât dor“mir. Vêtue en Frère, au point du “jour, j'ai recommandé qu'on prît bien “garde d'éveiller la jeune Dame, qui “avoit beſoin de repos. On m'a répondu, “ſans me reconnoître, qu'on étoit pré“venu de ſes intentions, qu'on au“roit grand ſoin de ne pas faire de “bruit. Il y avoit là des ſoldats qui “nous écoutoient, qui ne me re“connoiſſoient pas non plus.“--„Quoi!

“me dirent-ils, cette jeune Dame ne va “donc pas à Rouen?“--„Non, leur ré“pondisje: vous?“--„Nous autres, “dirent-ils, nous allons à Evreux.“ „Hé bien, repris-je, vous lui rendriez “un grand ſervice de l'y conduire. Il “faut qu'elle y aille; mais elle voudroit, “auparavant, paſſer dans un château, “où elle veut voir quelqu'un, qu'elle “ne doit pas voir. Elle eſt tendue à “Evreux; il faut qu'elle s' rende. Si “vous vouliez vous charger d'elle, peut“être qu'elle refuſeroit de ſe livrer entre “vos mains; elle vous diroit, peut“être, pour ſe débarraſſer de vous, “qu'elle ne va point à Evreux, qu'elle “va à Rouen, que ſais-je moi? Pour “ſon bien, il faudroit lui dire, d'un “ton ferme décidé, que vous ſavez “qu'elle doit aller à Evreux, que vous “êtes chargés de l'y conduire; que, “ſi elle ne veut pas de bon gré, vous “ſaurez bien la faire marcher par force; “mais il faudroit au moins la laiſſer “dormir tout ſon ſoû; car elle a be“ſoin de repos. Mes drôles paroiſſoient “enchantés de ma propoſition; ils m'ont “promis d'attendre tranquillement ſon “réveil, de la mener, malgré elle, “s'il le falloit, à Evreux. Je les ai laiſſés “très-charmés, à ce que je voyois, “d'avoir une petite poulette à conduire “au milieu d'eux. Je ſuis partie, je ſuis “arrivée, me voilà. J'ai préſenté les “lettres d'obédience. On attendoit un “jeune petit Frère, qu'on n'avoit jamais “vu, on m'a pris pour celui qu'on at“tendoit; mais quelle en ſera la ſuite?“

J'embraſſai, de tout mon cœur, ma chère Levrette, j'applaudis à ſon heureuſe adreſſe. „Cela n'eſt peut-être pas “bien régulier, reprit-elle. Je plains ce “pauvre malheureux, que j'ai trompé “de ſi bon cœur. Que ſera-t-il devenu?

“Ces ſoldats ne lui auront-ils pas joué “quelque mauvais tour? Au reſte, il “peut arriver au premier moment. Il “faut le prévenir décamper; mais “comment en venir à bout?“

Nous cherchâmes des expédiens, chacun de notre côté. Je voulois recourir à la force, elle à la ruſe. Tout ce que j'imaginois ſentoit un jeune-homme violent imprudent; tout ce qui lui venoit dans la tête, portoit le caractère doux inſinuant de ſon ſexe. Enfin, elle s'arrêta à cette idée, qui n'étoit pas neuve.

„Mon ami, dit-elle, vîte, prends mes “habits de Frère, ils t'iront comme ils “pourront. Laiſſe-moi les tiens. Vêtu “en noble Ignorantin, tu en impoſeras; “le Portier t'obéira t'ouvrira avec “reſpect. Un amant jadis ſauva ainſi ſon “amante; une amante, à ſon tour, peut “bien ſauver ſon amant.“--„Que “dis-tu, ma chère, lui répondis-je?

“Moi, me ſauver à tes dépens, en te “laiſſant ainſi dans les mains des enne“mis! Me crois-tu donc capable de “cette lâcheté?“--„Il n'y a point ici “de lâcheté, reprit-elle; tu es bien en “droit de fuir la captivité, de pro“fiter des ſecours que vient t'offrir l'a“mour. Quant à moi, je me crois auſſi “en droit de ſecourir un homme que “j'aime. Si Meſſieurs les Ignorantins le “trouvent mauvais, qu'ils me retiennent “priſonnière. Je leur déclarerai mon “ſexe, nous verrons s'ils oſeront me “garder chez eux, pour leur ſervice ou “pour celui de leurs priſonniers....

“Enfin, mon cher ami, nous n'avons “pas de temps à perdre. Il faut prendre “ton parti ſur-le-champ.“ Je tins bon, quelque temps, dans mon refus; mais enfin, Levrette, la généreuſe Levrette l'emporta. Je mis bas mes habits; j'endoſſai le harnois monachal. Il eſt vrai que ce mauvais acoutrement m'étoit bien court. Mes habits, au contraire, furent très-longs pour la taille de la petite Levrette. Je l'embraſſai de tout mon cœur, en lui jurant de revenir bientôt enfoncer les portes du Couvent, l'arracher des mains de ces barbares. „De “la prudence, me dit-elle, mon cher “ami, de la modération!“ Elle m'embraſſa tendrement, je partis en la laiſſant dans ma chambre.

Je pris d'abord le chemin de la porte.

Je me faiſois le plus petit que je pouvois, j'avois mon grand chapeau rabattu ſur mes yeux. Perſonne de ceux que je rencontrois ne faiſoit attention à moi, ce qui étoit bon ſigne. J'arrivai à la porte.

Le Portier prit d'abord ſa grande clef pour m'ouvrir, ſans me regarder; mais, par malheur enfin, il jeta les yeux ſur moi. Il m'examina: „Qui êtes-vous, me “dit-il?“ Je vis que je devois profiter du moment favorable où il étoit ſeul; que, ſi je m'amuſois à lui répondre, il pourroit venir quelqu'un à ſon ſecours. Il tenoit ſa grande clef à ſa main.

Je prends mon parti ſur-le-champ, je lui arrache ſa clef, je le jette l'étends par terre à dix pas de moi, me mets en devoir d'ouvrir. Deux ou trois Frères accourent. Je m'empare d'une planche fort longue, je les en frappe dans le ventre, je les renverſe, je me procure le temps d'ouvrir la porte, avant qu'on puiſſe fondre ſur moi. Je m'élance hors de ma priſon, je ſuis déjà dans les champs. On court à ma pourſuite. J'arrache, à un Payſan, un énorme gourdin, j'en frappe, comme un ſourd, tous ceux qui oſent approcher de moi. Je ſuis déjà dans le Fauxbourg. Le peuple admirant mon courage, toujours diſpoſé à ſe ranger du côté de l'opprimé, ſe preſſe autour de moi, me fait évader par une longue allée.

Je remercie mes libérateurs, je ne ſais plus que devenir. La nuit approchoit; je me retire dans une Auberge, pour méditer profondément ſur les moyens de ſauver ma petite Levrette.

Cependant je vois arriver une jeune fille, aſſez bien miſe, au milieu de cinq ou ſix ſoldats, qui en faiſoient leur jouet.

Ils étoient preſque tous ivres. Ils la forçoient de danſer en rond avec eux. Sa parure étoit dans le plus grand déſordre.

Heureuſement, pour la Demoiſelle, la Maréchauſſée parut; ſoudain tous les braves ſoldats diſparurent, , par reſpect, laiſsèrent la place libre aux archers qui interrogèrent la pauvre délaiſſée.

Elle leur dit que ces malheureux l'avoient rencontrée ſur la route de Paris à Rouen, à moitié chemin; que là, ils s'étoient emparés d'elle, que, depuis plus de douze lieues, ils la tourmentoient indignement, ſans qu'elle leur eût donné lieu de la traiter ſi injurieuſement. La Maréchauſſée promit de pourſuivre ces inſolens, laiſſa la Demoiſelle dans mon Auberge.

Je l'acoſtai. Je la regardai de près. Je crus lui trouver un air hommaſſe, qui ne la rendoit pas fort attrayante. De ſon côté, elle paroiſſoit honteuſe devant moi, gênée de mes regards. „Mon “Frère, me dit-elle, pourquoi m'exa“minez-vous?“--„Mademoiſelle, “lui répondis-je, j'ai quelques raiſons “pour cela. Je crois que je puis vous “obliger, je ſais votre hiſtoire.“

Il me paroiſſoit viſible que c'étoit le Frère à qui Levrette avoit joué, en ma faveur, un tour pendable. „Ces habits“là ne vous appartiennent pas, lui dis“je. Ce ſont ceux d'une Demoiſelle.“

--„J'en conviens, répondit-il; mais “je ne les ai pas volés. On m'a pris les “miens.“--„Hé bien, repris-je, je “vous les remettrai.“--„Ah! mon “Frère, me dit-il, ne me trahiſſez “pas.“--„Je ne ſuis pas Frère, lui “répliquai-je, ce ſont vos habits que “je porte; la Demoiſelle me les a “prêtés, je m'en ſuis ſervi pour m'é“chapper de S. Yon, où j'étois Pen“ſionnaire. Racontez moi votre hiſtoire.

“Je vous raconterai la mienne.“ Il y conſentit. Nous montâmes enſemble dans une chambre, où nous nous enfermâmes tête-à-tête avec du vin; là nous nous fîmes nos récits réciproques.

Le Frère commença. Il m'apprit qu'il avoit rencontré, ſur la route, une très-jolie Demoiſelle, qui paroiſſoit trèsſage; que cette Demoiſelle avoit couché dans la même chambre que lui; qu'elle lui avoit promis de l'éveiller, qu'au contraire, elle avoit décampé en lui enlevant ſes habits religieux, lui laiſſant ſes hardes féminines; que n'ayant pas d'autre habillement, il avoit été contraint de s'en revêtir; que des Soldats, prévenus ſans doute par la Demoiſelle, l'avoient forcé d'aller avec eux à Evreux, enſuite à Rouen; qu'il avoit été leur jouet; qu'ils l'avoient traité indignement, juſqu'à l'inſtant où la Maréchauſſée les avoit fait diſparoître. „Mainte“nant, ajouta-t-il, que vais-je faire “avec mes ſots habits de femme? Com“ment ſerai-je reçu? Je friſſonne.“ “Raſſurezvous, lui dis-je, j'ai vos ha“bits, je vais vous les remettre ſurle“champ. J'ai rencontré votre compagne “de voyage. Elle s'intéreſſe beaucoup “à moi. Elle venoit à Rouen pour me “délivrer de la priſon de S. Yon, où “j'étois enfermé. Elle a imaginé de ſe “revêtir de votre habit, de ſe donner “pour le petit Frère qu'on attendoit.

“Elle s'eſt inſinuée dans la maiſon. Elle “a troqué d'habits avec moi. Sous votre “froc, je ſuis venu à bout de ſortir, “non ſans de grandes difficultés. Elle eſt “reſtée pour gage. Il eſt juſte que je la “délivre à ſon tour. Si vous voulez avoir “vos habits, il faut que vous m'aidiez.“

--„Je le ferai de grand cœur, répondit “le Frère. Cette jeune perſonne m'in“téreſſe; elle eſt très-jolie, paroît “avoir un cœur excellent. D'ailleurs, “le ſervice, qu'elle venoit vous rendre, “plaide en ſa faveur; mais comment “ferons-nous?“--Qu'êtes-vous, lui “dis-je? quel eſt votre emploi dans “la maiſon?“--„Je viens, répondit“il, pour y enſeigner les Mathéma“tiques.“--„Fort bien, repris-je, “il faut chercher quelque choſe d'ana“logue à votre état.“ Je ruminai quel-que temps. „Enfin, voilà, lui dis-je, ce “que j'imagine, en attendant mieux.

“Je vais tâcher de me procurer une “grande chambre-noire; vous prévien“drez que vous devez en recevoir une, “qu'un compagnon de voyage vous a “promis de vous prêter, pour lever “le plan d'une perſpective. Je me dé“guiſerai juſqu'aux dents, je ferai por“ter la chambre-noire, à votre Cou“vent. Vous chercherez la Demoiſelle, “dès que vous ſerez arrivé; vous la “ferez entrer, vous l'enfermerez dans “la chambre-noire, ſans qu'on s'en “apperçoive. Nous la chargerons ſur les “épaules du Crocheteur; vous aurez “ſoin de me reconduire bien poliment, “juſqu'à la porte, de peur que, ſi je “ſortois ſeul, on ne voulût viſiter la “machine, avant de me mettre dehors.

“Ainſi, ma chère Levrette ſera délivrée, “ nous vous aurons la plus grande “obligation.“ Le petit Frère approuva mon projet avec tranſport, me promit de l'exécuter au péril de ſa vie. Je lui rendis ſes habits; je pris les ſiens qui étoient ceux de Levrette. Nous nous embraſsâmes, il me quitta pour entrer au Couvent. J'allai ſur-le-champ chez un Miroitier.

Je me pourvus d'une grande chambrenoire, propre pour mes deſſins. Je me déguiſai de manière qu'on ne pouvoit pas me reconnoître. Pour faire la loi, en cas qu'il fallût recourir à la force, j'engageai deux des ſoldats, conducteurs du Frère, à venir avec moi, pour me ſeconder. L'un des deux, déguiſé en porte-faix, ſe chargea de la machine; l'autre me donna le bras; car je feignois de boîter.

Je fus reçu à bras ouverts; on étoit prévenu. Le Frère Mathématicien, accompagné du Supérieur, me fit le plus gracieux accueil. Je fis voir ma chambrenoire, que tous les Frères admirèrent.

Le mathématicien feignit de deſſiner le trait d'une perſpective.

Cependant je cherchois, de tous mes yeux, ma chère Levrette. Bientôt je l'apperçus. Elle n'étoit point enfermée.

Elle me dit tout bas: „Ces gens ne “veulent rien perdre. Je leur ai enlevé “un Penſionnaire; ils veulent que je “le remplace. Ils ont écrit en Cour, “pour ſavoir ce qu'ils doivent faire. En “attendant, ils me traitent, comme un “de leurs priſonniers, ni mieux, ni “plus mal. J'ai le bonheur qu'ils ne “m'ont pas reconnue pour une femme.“

--„Tâche, lui dis-je, ma chère Le“vrette, de t'inſinuer dans la chambre“noire, ſans qu'on s'en apperçoive; “nous t'enlèverons.“

Ce colloque ſecret ſe tenoit à l'écart, tandis que le Frère Supérieur regardoit travailler le Mathématicien. L'opération finie, mes deux compagnons moi nous enveloppâmes Levrette, de façon que nous l'enfermâmes dans la chambre-noire, ſans que le Supérieur s'en apperçût; d'autant plus que le Frère, notre complice, occupoit le bon-homme à regarder par la fenêtre, ſe poſtoit de manière à nous cacher, pour l'empêcher de rien voir. Nous chargeâmes la boîte, pleine, ſur les épaules du prétendu porte-faix, qui ne dut pas la trouver légère. L'autre camarade me donna le bras; le Supérieur le Mathématicien nous conduiſirent à la porte, en nous remerciant fort affectueuſement. Je traînois, comme morte, ma jambe qui ſe portoit bien.

Nous ſortîmes ſans aucun obſtacle. Soudain je redevins parfaitement ingambe.

Une voiture nous attendoit. J'y montai avec Levrette. Je chargeai les deux camarades, que je récompenſai, de remettre la chambre-noire au Miroitier, nous partîmes ventre à terre.

Nous arrivâmes à Paris le lendemain.

Je me rendis chez moi; j'y trouvai une lettre d'un Exempt de Police, qui me mandoit de paſſer chez lui; je m'y rendis. „On ſait, me dit-il, votre évaſion.

“Pour éviter des ſuites plus fâcheuſes, il “faut vous rendre, ſur-le-champ, de “vous-même, à la priſon de l'Abbaye.

“Je puis vous dire, en ſecret, que votre “détention n'y ſera pas longue; mais “il faut donner cette ſatisfaction à l'au“torité, à laquelle vous avez manqué.“

Je fus obligé de promettre une prompte obéiſſance. A mon retour chez moi, je trouvai Levrette, qui arrivoit de chez elle, où elle avoit trouvé pareillement une lettre de l'Exempt, chargé de l'inſpection des filles publiques, qui lui mandoit de ſe rendre chez lui. Elle ſentoit que cet ordre n'annonçoit rien de bon. Elle m'embraſſa tendrement: „Mon cher ami, me dit “elle, je vois que je ne pourrai t'a“doucir les ennuis de ta nouvelle cap “tivité, que j'en vais ſubir, moi-même “une qui me ſera pénible, puiſqu'ell “me rendra incapable de te voir de “t'être utile. J'obéis, je me rends “chez l'Exempt.“--„Ah!ma chère “Levrette, lui répondis-je, combien je “dois t'aimer, te regretter, te pleurer!

“Tu ſouffres pour moi.“ Nous nous embraſsâmes avec une tendreſſe inexprimable, je me rendis à la priſon de l'Abbaye, tandis que Levrette alloit chez l'Exempt. Me revoici en pays de connoiſſance, mon cher ami; je crains bien que cette priſon ne devienne mes galeries. Tiens, voilà un billet, de ma petite Levrette, que je reçois. Elle n'eſt pas plus heureuſe que moi, elle ſouffre pour m'avoir obligé. Billet de Levrette, à Céſar de Perlencour.

De la Salpêtrière.

„J'ai reçu l'ordre de me rendre à la “Salpêtrière, mon cher ami. On a bien “voulu me dire qu'on me connoiſſoit “pour une bonne enfant; que, ſi “je me conduiſois bien, ma détention “ne ſeroit pas longue. Dieu le veuille!

“Mon ſeul regret eſt de ne pouvoir “t'être utile. J'ai vu cette mauvaiſe “Frédégonde. La grande malheureuſe!

“Comme elle a paru joyeuſe de me voir “enfermée auſſi bien qu'elle!“

Le Chevalier Marqué, à Mademoiſelle la Voirie.

Du Château Royal de Bicêtre.

Bon jour, ma chère la Voirie. Tu es une bonne fille, tu portes là un nom qui ne te convient guères. On t'a nommée ainſi, je crois, parce que ton nom de famille eſt la Voiſerie. Dorénavant je t'apellerai toujours Roſe. A-tout-venant, cela eſt plus joli. Quoi qu'il en ſoit, je ne ſais ce qu'eſt devenue la petite Levrette. Je l'avois priée de s'intéreſſer à moi, pour me faire rendre ma liberté; car tu dois ſavoir que je ſuis enfermé dans un château royal, qui appartint jadis à François premier, que je m'y ennuie beaucoup. Madame Frédégonde eſt logée auſſi, de ſon côté, dans une très-grande maiſon, où l'on exerce, envers les gens, malgré eux, les devoirs de l'hoſpitalité, qui tire ſon nom de cette vertu ſi chère aux Anciens. Tâche de te joindre à Levrette, ma chère Atoutvenant, pour me tirer de mon château royal. Je volerai dans tes bras, je ne négligerai rien pour te faire ta fortune.

Le même, à Frédégonde.

Du Château Royal de Bicêtre.

La guerre à ſes revers, ma Générale.

Nous voilà tous les deux priſonniers de guerre, chacun de notre côté. Il ne faut pas nous déſeſpérer. Nous devons, au contraire, faire tous nos efforts pour ſortir de-là au plutôt. J'ai des eſpérances prochaines; , dès que je ſerai libre, tu ſais tout le bien que je te veux, la prodigieuſe eſtime que j'ai pour toi.

Si je n'avois pas été arrêté, le même jour que toi, tu ſens que je ne t'aurois pas laiſſée deux jours dans un lieu ſi peu digne de toi.

Je ne veux pas que le ſieur Perlencour le père ſache ma diſgrace, perde la confiance qu'il a en moi. Je lui écris pour ſoutenir ſa bienveillance, me maintenir dans ſon eſtime. Je joins ici la lettre véridique ſincère que je lui adreſſe. O ma brave chevalière! ſi je pouvois voir, ſeulement de loin, la maiſon douloureuſe que tu habites, je dirois comme un certain petit Poëte, Maiſon, qui renfermez l'objet de mes amours.

Son ami lui diſoit, mettez palais; il reliſoit toujours, maiſon, l'ami, lui criant toujours de mettre palais, comme un terme plus noble: „Hél comment “veux-tu que je mette palais, s'écria“til? Ma maîtreſſe eſt à l'Hôpital.“

Elle le méritoit peut-être; mais l'incomparable Frédégonde à l'Hôpital! Ah! c'eſt une atrocité.

Lettre du Chevalier Marqué, à Monſieur de Perlencour père.

„J'ai profité, Monſieur, de la retraite de Monſieur votre fils, pour en faire une de mon côté, qui ne durera qu'autant que celle du charmant élève confié, par vous, à mes ſoins. Je ſuis dans un château royal, où le Roi a bien voulu m'accorder un appartement. Je me cache à tous mes amis, pour n'être pas troublé dans ma ſolitude; daignez donc trouver bon, Monſieur, que je ne vous nomme pas le lieu qui me récele pour quelque temps. Je m'y occupe de Monſieur votre fils. Je fais des plans pour ſon éducation, que vous avez ſi noblement ébauchée, dont les fruits auroient été ſi brillans, s'il n'avoit pas eu le malheur d'être égaré. On vous a peut-être mandé, Monſieur, que deux perſonnes, qui paſſent pour avoir le plus contribué à ſes écarts précoces, ſon auſſi punies. On m'a nommé une certaine Frédégonde, ſur laquelle on paroît paſſer condamnation aſſez volontiers; mais on eſt fâché d'avoir calomnié le Chevalier Marqué, homme vraîment honnête, dont on reconnoît univerſellement l'innocence le mérite.

Je ne ſais pas s'il eſt, en effet, renfermé, comme on le dit. S'il l'eſt, au reſte, il ne tardera pas à recouvrer ſa liberté; car on reconnoit, qu'il y a eu de la mépriſe. Il étoit queſtion d'un autre homme, qui portoit à-peu-près le même nom, qui a eu le bonheur de s'échapper. Dès que nous aurons retrouvé le digne Chevalier ſi injuſtement noirci, nous ſerons bien heureux s'il daigne concourir avec moi, pour perfectionner l'éducation de Monſieur votre fils. Ce jeune-homme paroît prévenu contre lui; il ſera bon que vous lui écriviez, que vous chargez auſſi le Chevalier Marqué de ſon éducation; que vous lui ordonniez d'être ſoumis à ce gentilhomme. Je ne puis vous en écrire plus long pour l'inſtant, Monſieur. Je crois qu'il eſt temps que nous faſſions les démarches néceſſaires, pour que notre cher élève obtienne ſa liberté.“

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

De la Maiſon Royale de la Salpêtrière.

Malheureux! tu mériterois bien que j'écriviſſe au benêt de Perlencour père, pour le détromper ſur un roué comme toi. On devroit bien te tenir enfermé pour toute ta vie. Il te convient bien de me perſiffler comme tu le fais!

Un garnement de Bicêtre ſe donner ces airs! Je ſortirai, avant toi, malheureux; alors j'emploierai tout mon crédit, pour que tu ne revoies pas ſi-tôt les rayons du jour.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

De la priſon de l'Abbaye.

L'instant d'aimer eſt arrivé pour moi, mon cher ami. J'ai été frappé. J'ai ſenti une commotion, un treſſaillement; j'ai été électriſé. J'avois cru, juſqu'ici, connoître l'amour; j'ignorois ce que c'eſt que cette impérieuſe paſſion. Levrette eſt charmante par ſa jolie petite figure, adorable par ſon ame unique; je traverſerois, pour elle, des bûchers enflammés; mais à préſent, je vois que je n'étois pas réellement amoureux d'elle.

La vertueuſe Laure de Lyſange eſt une Beauté régulière; elle a autant de piquant qu'une jolie femme, avec plus de dignité; elle eſt pêtrie de graces autant que de nobleſſe. Je croyois l'adorer, je l'adorois même, ſi l'on veut; mais je n'avois pas, pour elle, de l'amour. Enfin, ce ſentiment, qui eſt l'ame du monde, a percé dans mon cœur; c'eſt à ma nouvelle détention, dans la priſon de l'Abbaye, que je dois cet avantage ou cette diſgrace, ſelon ce que l'événement nous apprendra. J'ai vu, à travers ma fenêtre grillée, une voiſine, une jeune perſonne, dont les traits me paroiſſent réunir tout ce qu'il y a d'enivrant ſur la terre: Que Liſis a d'appas, Dieux, ô Dieux! quelle eſt belle!

Seroit-elle enchantée, ou le ſuis-je par elle?

Oui, je le ſuis ſans retour. Tel eſt mon ſort; il faut s'y ſoumettre.

Cette jeune fille me paroît d'une condition vulgaire; ſa miſe eſt ſimple, je lui vois une nobleſſe une dignité dont il n'y a pas d'exemple. Le cœur me bat quand je la vois paſſer, quand je ſoupçonne même qu'elle paſſe ſous mes fenêtres. Quand ſon œil paroît tourné de mon côté, je ſens des palpitations, qui manquent de m'étouffer. Je ſuis tenté de me jeter à genoux, de l'invoquer comme un ange revêtu d'une forme humaine.

Me voilà malheureux pour toute ma vie, ſi je ne puis lui plaire, ſi je ne puis la poſſéder. Et je ſuis enfermé, je ne puis aller me jeter à ſes pieds, lui dévoiler ma paſſion, lui ouvrir mon cœur, ce cœur plein d'elle, qui ne peut reſpirer que par elle! Ah! mon ami, quelle ſituation! quel tourment quelles délices! Je ne vois plus qu'elle dans la nature, je ne rêve plus qu'elle. Je vis plus dans elle que dans moi. Quel eſt donc cet être céleſte qui m'inſpire une paſſion ſi profonde? Ce n'eſt pas une Reine. Elle eſt, pour moi, au-deſſus de toutes les Reines. C'eſt une jeune fille, d'une condition vulgaire, je le répète, d'après le bruit commun; mais il y a sûrement là quelque déguiſement.

J'ai fait recueillir des informations, par S. Jean. Il eſt froid comme une ſtatue. Cela n'a point d'ame. Il a vu cette Beauté de près de ſang-froid. Cela eſt trop au-deſſus de lui. Il avoue cependant qu'elle eſt bien gentille. „Elle appartient, “dit-il, à des gens très-honnêtes; mais “peu fortunés.“ Il a parlé d'un homme comme il faut, riche même, qui auroit des deſſeins ſur la Demoiſelle; mais des deſſeins honorables. On lui a répondu qu'on n'aimoit que les gens de ſa propre ſphère, qu'on ne deſiroit pas de monter dans une plus élevée. Si elle ne veut pas monter dans ma ſphère, je deſcendrai dans la ſienne; ce ſera toujours m'élever que d'approcher d'elle. Hâtons-nous de ſortir de cette priſon, pour aller préſenter nos adorations à cette belle perſonne.

Je ſens que cette paſſion va influer ſur mes talents, me donner plus de ſenſibilité. Mes ouvrages vont être brûlans. Je ſuis déjà devenu Poëte Erotique.

Promethée n'auroit pu m'embrâſer de plus de feux. Apollon, tout entier, n'auroit pu faire paſſer plus d'enthouſiaſme dans mon ame. Je reçois une nouvelle exiſtence. Je n'avois fait, juſqu'ici, que végéter. Je ſuis à préſent au monde; que dis-je? Je ſuis dans les cieux. Je te quitte pour aller contempler, de ma niche obſcure, la Beauté que j'adore.

Lettre Miniſtérielle, à Monſieur de Perlencour père.

Verſailles.

Puisqu'il vous plaît, Monſieur, de nous dire du bien d'un homme, juſqu'ici très-ſuſpect, qui ſe nomme le Chevalier Marqué, nous allons lui rendre la liberté; mais nous vous exhortons à l'examiner très-particulièrement, avant de lui donner aucune ombre de confiance.

Nous allons auſſi ouvrir, à Monſieur votre fils, les portes de ſa priſon. Nous avons exigé qu'il s'y rendît pendant quel-que temps, pour expier la faute qu'il avoit commiſe, en s'échappant de S. Yon.

Nous croyons qu'il pourra vous donner de la ſatisfaction par la ſuite; mais il faut le veiller de près.

Le Chevalier Marqué, à Monſieur de Perlencour père.

Je ne puis aſſez vous remercier, Monſieur, puiſque c'eſt à vous que je dois ma liberté. Je gémiſſois de ce qu'on m'avoit noirci à vos yeux; je reſpire, quand je vois qu'on me rend enfin juſtice. Je vais me concerter parfaitement avec mon ami M. de Loutraille, pour l'avantage de Monſieur votre fils. Nous ſommes ſi étroitement unis enſemble, que nous ne faiſons qu'une même perſonne. On ne peut donc exiger un plus merveilleux concert. Je vais bien faire ma cour à M. de Perlencour fils, en le tirant de ſa priſon, pour le ramener dans le monde.

Je ſuis fâché, Monſieur, de ce que vous partez avec preſque toute votre famille, pour vous enſevelir, pendant quelque temps, au fond de l'Amérique. Je tâcherai de vous ſuppléer pendant votre abſence, par la vigilance qui me tiendra ſans ceſſe les yeux ouverts ſur notre cher petit Céſar. Je vous remercie des fonds que vous avez bien voulu me faire paſſer.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Paris.

J'ai été fort ſurpris, ce matin, mon cher ami, de voir entrer, chez moi, le Chevalier Marqué, que je croyois à Bicêtre, qui eſt venu m'annoncer, en m'embraſſant, que j'étois libre par ſes ſoins. J'étois aſſez mal diſpoſé en faveur de M. le Chevalier; cependant, grace au bienfait, que je recevois de lui, je n'ai pu m'empêcher d'agréer ſon embraſſade de le remercier. Comme il me voyoit un peu froid, il m'a préſenté vingt-cinq louis, ma froideur n'a pu tenir contre un pareil cadeau.

Je ſuis ſorti de priſon. J'ai couru d'abord à la maiſon qui renfermoit le nouvel objet de mes amours. Je n'ai point eu le bonheur qu'elle ait paru à la porte, ni à la fenêtre. J'ai vainement attendu, pendant près d'une heure, qu'elle ſe montrât, malgré une groſſe pluie qui m'inondoit. Le Chevalier Marqué s'eſt impatienté, m'a planté là. Ne voyant point ma nouvelle Divinité, j'ai penſé à deux autres, qui ont un droit égal de m'intéreſſer, auxquelles je dois mes ſoins les plus empreſſés. La belle Laure de Lyſange ſouffre peut-être, pour moi, dans ſon Couvent; la chère petite Levrette eſt enfermée, pour moi, dans une priſon indigne d'elle. Il faut que je délivre l'une l'autre.

Je me ſuis rendu d'abord chez l'officier de Police, chargé de l'inſpection des filles. Je lui ai demandé la permiſſion de voir la nommée Levrette, enfermée à la Salpêtrière. Je lui ai raconté, en peu de mots, les obligations que j'avois à cette chère fille, toutes les raiſons que j'avois de deſirer ſa délivrance. „Je “la connois, m'a dit l'Exempt, c'eſt un “excellent caractère. Je ſais pourquoi “elle eſt enfermée. On n'a pas inten“tion que ce ſoit pour long-temps. Il “vous ſera facile d'obtenir ſa liberté; “ ce ſera un nouveau plaiſir, pour “tous les deux, qu'elle la tienne de “vous. Allez la voir; en voici la per“miſſion par écrit. Vous vous concerterez “enſemble, pour dreſſer un placet dont “je me chargerai.“

J'ai remercié de tout mon cœur l'obligeant Inſpecteur, j'ai volé au château malheureux qui renfermoit ma chère Levrette. Je l'ai demandée; on me l'a bientôt amenée; nous avons volé dans les bras l'un de l'autre; ô réunion délicieuſe! Levrette n'a point l'habit groſſier de la maiſon. Elle eſt vêtue preſque comme une Religieuſe, ou du moins comme une Sœur. Elle eſt à croquer ſous ce joli ajuſtement. „O! mon bon ami, “m'a-t-elle dit, j'ai le bonheur de te “voir. Tu es libre, tu penſes à moi.“

--„Puis-je être libre, ma chère amie, “lui ai-je répondu, ſi tu n'es libre “comme moi? Je viens me concerter “avec toi pour obtenir ta délivrance.“

Je lui ai raconté tout ce que m'avoit dit l'Officier de Police. Elle m'a comblé de remercîmens de bénédictions. „Je “ne ſuis pas malheureuſe ici, m'a-t-elle “dit; il y a une Sœur qui a un cœur “du ſiècle d'or, qui a bien voulu “m'attacher à ſon ſervice particulier; “je la ſeconde dans toutes ſes opéra“tions bienfaiſantes, elle me procure, “autant qu'elle peut, les douceurs de “la vie. Je jouis ici des agrémens de “l'innocence. Je ſuis dans une maiſon, “où ma vertu, ma pauvre vertu, dont “on a, juſqu'ici, fait ſi peu de cas, ſe “trouve en sûreté du moins, n'eſt “point attaquée par les hommes cruels.

“Qu'importe que je ſois dans un Hô“pital? j'y puis être honnête; cela vaut “mieux que d'être dans le monde au “comble de la fortune; mais au ſein du “déréglement. J'ai le bonheur de faire “un peu de bien. Je ſoigne les malades, “avec la Sœur ma maîtreſſe. Je ne ſuis “point un membre tout-à-fait inutile ſur “la terre, tandis qu'auparavant j'étois “regardée comme un membre infecté, “qu'il falloit retrancher. Je conſentirois “preſqu'à paſſer ici ma vie, dans ce ſort “dont je n'ai point à rougir; mais je “ne puis refuſer un don ſi précieux “que celui de la liberté, ſur-tout quand “il m'eſt préſenté par la main de mon “cher Perlencour. J'ai pluſieurs choſes, “d'ailleurs, qui me rappellent dans le “chaos de Paris. Ma mère a peut-être “beſoin de mes ſecours. Ah! je veux “voler pour lui en porter. Dreſſe donc “ton placet, mon cher ami, obtiens “ma liberté, je me jete dans tes “bras.“ La Sœur qu'elle ſervoit paſſa dans ce moment. Elle entendit ce que nous diſions: „Ah! s'écria-t-elle, ne m'enlevez “pas mon bras droit. Que lui manque“til à ma petite Levrette? Dis, ma “chère amie, que peux-tu deſirer? Je “tâcherai de te le procurer.“ Levrette attendrie ſe jeta dans les bras de la bonne Sœur. Les deux chères perſonnes pleurèrent enſemble, je les quittai tout attendri.

„Je laiſſe la vertu à l'Hôpital, me “diſois-je, en m'éloignant de cette “grande maiſon. Hâtons-nous de l'en “délivrer.“ Il étoit temps de dîner.

J'entrai dans une auberge, pour remplir cette fonction indiſpenſable, je me décidai à ne pas rentrer chez moi, que je n'euſſe vu la belle Laure de Lyſange.

Je me rendis, après-dîner, aux Carmélites. Je demandai Mademoiſelle Laure.

„De quelle part, me dit-on?“--„De “la part de ſon père de ſa mère, “répondis-je.“--„Avez-vous une “lettre, reprit-on, qui atteſte que “vous êtes chargé de cette commiſſion?“

Je dis que je n'avois qu'un ordre verbal de leur part. On me répondit que cela ne ſuffiſoit pas, je demandai la Mère S. Amand. On la fit venir au Parloir.

Elle parut ſurpriſe de me voir, elle me reconnut. „Pour Dieu, ma pieuſe “Mère, lui dis-je, ne me trahiſſez pas.

“Je viens vous demander, à mains “jointes, des nouvelles de Mademoi“ſelle de Lyſange.“--„Ah! mon “enfant, répondit-elle, il ne m'eſt pas “permis de vous en donner; mais vous “avez fait bien du mal.“ Alors les larmes vinrent aux yeux de la bonne Mère, je fus moi-même attendri. La douleur que je lui voyois m'éclaira ſur le ſort de l'infortunée Laure. „Ah!

“voilà ce que je craignois, m'écriai“je, on l'a cru ma complice, on l'a “punie.“ La Mère S. Amand levoit les yeux au ciel. Elle ne répondoit pas; mais elle ne nioit pas, elle fondoit en larmes. C'étoit un aveu tacite, par lequel elle m'apprenoit que la chère Laure étoit punie, peut-être renfermée dans quelque ſouterrein. Je frémiſſois d'horreur, j'étois d'autant plus déchiré, que je me reprochois d'être la cauſe première de ſes peines. „Ah! ma “chère maman, dis-je à la bonne Mère, “je veux abſolument la voir, la déli“vrer des chaînes, où, ſans doute, on “la fait gémir.“--„Mon fils, me ré“pondit-elle, pour Dieu! modérez“vous. Très-sûrement vous ne pourrez “la voir; , ſi vous voulez faire quel“qu'eſclandre, au lieu de la ſoulager, “vous ne ferez qu'empirer ſon ſort.“

--„Ah! ma chère maman, répondis“je, cela eſt bien cruel. Je vois trop “que je ne puis rien obtenir de vous; “probablement vous ne pouvez rien; “mais je reviendrai, je vais prendre “des meſures infaillibles, pour délivrer “l'incomparable Laure.“--„Puiſſiez“vous y réuſſir, dit la bonne Mère!“

elle prit congé de moi, en ſoupirant.J'allai méditer au Luxembourg, dans l'allée des ſoupirs, ſur le parti que je devois prendre. Il me vint ſubitement une idée que je réſolus d'exécuter dès le lendemain; car il étoit déjà tard. Je voulus retourner dans mon ancien logement; mais je rencontrai la grande la Voirie, qui me dit qu'elle s'appelloit à préſent Roſe A-tout-venant. Elle me conduiſit chez elle. J'y ſoupai j'v couchai ſeul, dans un bon lit, où je m'occupai, toute la nuit, de Levrette, de Laure, du nouvel objet de mes amours. Suite. Le lendemain, j'allai trouver, dès que je fus levé de bonne-heure, un domeſtique intelligent qui m'avoit ſervi quel-que temps, qui eſt actuellement au ſervice de Monſeigneur.

Je lui expliquai mon projet pour délivrer la belle Laure, je le priai de me ſeconder. Je lui demandai d'abord s'il avoit de l'écriture de Monſeigneur.

Il m'en montra, avec la ſignature du Prélat. „Cela ſuffit, lui dis-je, à pré“ſent, mon ami, pourriez-vous me “procurer le grand habit d'un Cardi“nal?“--„J'ai mon frère, me ré“ponditil, qui eſt juſtement valetde“chambre de Monſeigneur le Cardinal “de ***; il pourra, peut-être, vous “faire ce plaiſir.“--„Allons le trou“ver, m'écriai-je, je fis monter, avec moi, en voiture le domeſtique qui me parut flatté de cette diſtinction.

Nous arrivâmes chez le frère, qui parut d'abord aſſez peu diſpoſé à me rendre le ſervice que je demandois; mais qui ſe laiſſa bientôt perſuader par quatre louis gliſſés dans ſa main. Il me conduiſit dans ſa chambre, m'ajuſta luimême, me paſſa le grand habit de cérémonie de ſon maître; habit qui, par un heureux haſard, m'alloit très-bien Je mis un grand manteau par-deſſus pour ſortir, ſans que perſonne de l'hôtel s'apperçût de mon déguiſement.

M. le Cardinal de nouvelle date ſ rendit, avec le fidèle domeſtique, ches Madame la Voirie, ou plutôt Roſe Atout venant. Elle ne fut pas ſurpriſe de me voir en manteau; mais, quand je fus dans ſon appartement, je jetai le manteau bas, elle fut toute émerveillée d'appercevoir un Cardinal. „Miſéricorde, “s'écria-t-elle! Qu'eſt-ce que je vois?“

--„A genoux, lui dis-je.“ Elle ſe proſterna en riant, deux autres femmes le firent tout de bon; je leur donnai gravement une bénédiction pontificale.

Je chargeai le domeſtique de me faire venir, ſur-le-champ, un carroſſe de remiſe, le plus brillant qu'il pourroit trouver; de m'amener pluſieurs domeſtiques à livrée. Il me promit que je ne tarderois pas à avoir ce que je demandois.

Pendant qu'il alloit me faire cette commiſſion, j'écrivis, en prenant effrontément le nom de l'Archevêque, la lettre ſuivante, adreſſée à la Prieure des Carmélites.„Ma Révérende Mère, le jeune “Cardinal......,qui arrive de “Rome, m'a témoigné l'envie de voir “pluſieurs Couvents de cette capitale; “entr'autres, celui des Carmélites, qui, “par ſa ſainteté connue, excite, ſur“tout, ſa curioſité. Il va ſuivre ma “lettre de près; je ſuis fâché de ne “pouvoir l'accompagner; mais je vous “prie de faire les honneurs de votre “édifiante maiſon, de faire tout voir “à Son Eminence, , ſur-tout, de lui “préſenter une perſonne que nous ſa“vons, de ſcience certaine, être chez “vous, qu'elle veut abſolument voir, “parce qu'elle s'intéreſſe beaucoup à “cette perſonne, qui lui eſt chaudement “recommandée. Faites tout ce qui ſera “en vous pour l'édification la ſatis“faction de Son Eminence. Sur ce, ma “Révérende Mère, je vous donne ma “bénédiction apoſtolique, je prie “Dieu qu'il vous ait en ſa ſainte garde.“

Je copiai, le mieux que je pus, la ſignature du reſpectable Prélat, que j'avois ſous les yeux. Le domeſtique revint.

„Vous allez, me dit-il, avoir dans un “moment votre carroſſe vos gens.“

--„Fort bien, répondis-je. Pour m'an“noncer, va porter cette lettre, comme “de la part de ton maître, à la Prieure “des Carmélites.“ Je lui dis ce qu'elle contenoit. Il revint bientôt après. „Tout “le Couvent eſt ſur pied, dit-il; on “attend Son Eminence. On eſt au dé“ſeſpoir de n'avoir pas été plutôt inſ“truit de ſa viſite, pour lui préparer “une réception digne d'elle.“

Soudain je pris la route du Monaſtère.

J'avois une voiture aſſez brillante quatre grands laquais derrière, avec un grand cocher à mouſtaches ſur le devant.

Nous arrivâmes. Le Chapelain étoit là en chappe, avec l'encens pour me recevoir.

J'étois honteux de la profanation; je craignois fort d'être inquiété par la ſuite, quand le myſtère ſeroit découvert.

La grande porte du Couvent étoit ouverte. Les Nones s'avançoient en proceſſion. Elles me firent l'honneur de s'agenouiller toutes devant moi. Il fallut que je leur donnaſſe gravement ma bénédiction. La Prieure demanda mille pardons à Mon Eminence, de ne pas lui faire une réception digne d'elle, s'excuſant ſur ce qu'elle n'avoit pas ſu aſſez tôt l'honneur que je voulois bien faire à ſon Monaſtète. Enſuite, elle me baiſa la main, un genou en terre; les autres Religieuſes, l'une après l'autre, eurent le même honneur. Les Novices, les Penſionnaires eurent auſſi leur tour. Il s'en trouvoit de très-jolies, auxquelles j'aurois rendu fort volontiers le baiſer. Toutes les petites cloches du Couvent, dont l'une étoit caſſée, ſonnoient en volée, ce qui ne m'empêchoit pas d'entendre quelquesuns des propos des Nones. „Mon “Dieu! qu'il eſt jeune joli, diſoient“elles.“ Quelques-unes ajoutoient: „Mais cette figure-là ne m'eſt pas in“connue.“ Il ne leur venoit pas dans l'eſprit que c'étoit la même qui avoit paru, chez elles, quelque temps auparavant, ſous l'habit de femme. La Mère S. Amand étoit plaiſante par ſa ſurpriſe; elle cherchoit à ſe rappeler où elle m'avoit vu, ne pouvoit en venir à bout.

On me fit voir toute la maiſon avec emphaſe; enſuite on me mena dans une ſalle où l'on avoit préparé une ſuperbe collation. Je témoignai aux pieuſes Dames combien j'étois ſenſible à leurs politeſſes, combien j'avois de plaiſir à les voir: „Mais je n'apperçois point, parmi vous, “leur dis-je, la jeune perſonne que je “cherche, pour laquelle je viens “particulièrement.“ On me ſupplia de la nommer. „C'eſt, repris-je, Made“moiſelle Laure de Lyſange.“ A ce nom, toutes les Religieuſes rougirent, la Prieure pâlit. „Monſeigneur, dit“elle, cette Demoiſelle a mérité....“

--„Contentez-vous, interrompis-je, “de dire qu'elle a été ſoupçonnée de “mériter... Mais on ne doit pas punir, “ſur de ſimples ſoupçons, ſur-tout une “perſonne d'une naiſſance ſi diſtinguée.

“J'avoue qu'elle me touche de près.

“Ses parens, à qui elle a rendu un “compte exact de l'affaire, ſont aſſu“rés de ſon innocence; le jeune“homme, dont vous avez à vous plain“dre, eſt venu ſe jeter à leurs pieds, “pour leur demander pardon, en leur “jurant que leur Demoiſelle n'étoit “aucunement ſa complice.“

La Prieure étoit interdite fort embarraſſée: „Madame la Prieure, re“prisje, amenez-moi, je vous prie, “Mademoiſelle Laure de Lyſange. Mon“ſeigneur l'Archevêque, mon frère, “vous en prie comme moi.“--„Mon“ſeigneur, répondit-elle, il faut obéir.“

Elle alla chercher, elle-même, l'infortunée Laure, elle fut long-temps à revenir. Enfin la Prieure, embarraſſée, reparut avec la touchante Laure, qui étoit un peu pâle interdite; mais plus adorable dans ſon trouble. On l'amena à mes pieds. J'aurois voulu être aux ſiens.

Elle n'oſoit lever les yeux ſur moi. „Ne “craignez rien, lui dis-je, ma belle “Demoiſelle, je ſuis aſſuré de votre “innocence, je viens ici pour prier “les Révérendes Mères de vous rendre “juſtice.“ Ma voix la frappa. Elle leva les yeux ſur moi. O ciel! de quelle ſurpriſe elle fut confondue! Elle devint rouge comme du feu, l'amour ſembla paroître dans ſes yeux avec la pudeur.

Je la relevai. „Mademoiſelle, lui dis-je, “en la conduiſant devant un crucifix, “c'eſt devant ce maître ſuprême, qu'il “faut tomber à genoux, pour le prendre “à témoin de votre innocence.“ Elle ſe jeta à genoux devant la ſainte image; elle prit à témoin le Dieu du ciel de la terre, qu'elle étoit innocente de toute complicité avec le jeune-homme qu'on l'accuſoit d'avoir favoriſé. Elle l'aſſura par ſerment. „Nous vous croyons, “ma Sœur, lui dis-je, en lui donnant “le baiſer de paix. Pardonnez de tout “votre cœur aux Révérendes Mères, “qui vous ont outragée ſans le vouloir, “ qui vous ont punie, parce qu'elles “vous croyoient coupable. C'eſt l'amour “de la pureté le zèle de la vertu “qui les ont inſpirées, qui les rendent “excuſables. Laure a pardonné de bon cœur à toutes les Religieuſes, les a toutes embraſſées. „Meſdames, repris-je, vous “Madame la Prieure, j'ai l'honneur de “vous recommander bien ſpécialement “cette belle Demoiſelle, qui me touche “de très-près, qui eſt l'ornement “la gloire de ſa famille.“ Toutes les femelles, en chœur, m'aſſurèrent qu'elles auroient le ſoin le plus aſſidu d'un ſi précieux dépôt. Alors je fis aſſeoir, à côté de moi, ma chère Laure, nous allions procéder à la fonction grave de ma ger la collation qui nous attendoit....

iout-à-coup, une Converſe accourt.

„Monſeigneur, Meſdames dit-elle, “toute eſſoufflée, je viens d'apperce“voir, par une fenêtre, Monſeigneur “l'Archevêque qui vient vous rendre “viſite.“--„O ciel! me dis-je, quel “embarras! mais il faut ici de la tête.“

--„Ah! Monſeigneur, me dit la “Prieure, Monſeigneur l'Archevêque “accourt pour faire, à Votre Eminence, “les honneurs de notre maiſon.“--„Je “vais me hâter, répondis-je, de l'aller “recevoir. Il faut que je ſorte au-devant “de lui;“ ſur-le-champ, je volai comme un oiſeau.

Les Religieuſes ne pouvoient me ſuivre.

Je ſuis déjà dehors. Monſeigneur deſcendoit de voiture. Je cours au-devant de lui, il accourt au-devant moi, tout étonné de voir un Cardinal qu'il ne connoît pas.

„Monſeigneur, lui dis-je, je ſuis venu “pour délivrer une Demoiſelle de condi“tion, qu'on puniſſoit ici comme cou“pable, quoiqu'elle fût parfaitement in“nocente. Vous êtes le protecteur de l'in“nocence; informez-vous, protégez-la, “ pardonnez-moi les moyens que j'ai “employés pour lui faire rendre juſtice.“

A ces mots, je tire ma profonde révérence au Prélat ſtupéfait, qui balbutioit, de ſon côté: „Monſeigneur, Votre “Eminence....“ Je monte en voiture je pars triomphant.

J'étois un peu inquiet; mais je penſois que le Prélat, rigoureuſement juſte, s'informeroit de ce qui regardoit la chère Laure; que, la découvrant innocente, il ne pourroit conſentir à la laiſſer opprimer.Je me fis reconduire chez la Voirie, où je me décardinaliſai. Je payai bien tout mon monde, je les renvoyai tous contens. J'écrivis ſur-le-champ à Monſeigneur l'Archevêque, pour lui avouer le fait avec toutes ſes circonſtances, en lui demandant humblement pardon, de l'abus que j'avois fait de ſon nom, de l'eſpèce de profanation que j'avois faite d'une dignité ſacrée; mais en ſoutenant toujours que c'étoit pour une bonne œuvre, en lui recommandant la perſonne opprimée innocente. Je me gardai bien de ſigner cette lettre; mais je l'envoyai à ſon adreſſe. Enſuite je voulus ſavoir ce qui étoit arrivé, après ma ſortie, quand le vrai Prélat s'étoit trouvé au milieu des Religieuſes, tout ce qu'on lui avoit dit, ce qui avoit pu en réſulter pour ou contre ma chère Laure. Il falloit trouver un nouveau moyen de m'introduire dans le Monaſtère. Celui que j'avois employé n'étoit plus de miſe, d'ailleurs devenoit trop coûteux.

Je ſus qu'on devoit blanchir le Couvent. Je m'introduiſis parmi les barbouilleurs, comme un pauvre diable de ce métier. J'avois une lettre toute prête, pout la gliſſer dans la main de Laure, ſi j'avois le bonheur de la rencontrer.

Je la priois de me rendre compte de ce qui s'étoit paſſé, à ſon égard, depuis ma ſortie; de me mander, ſur-tout, ſi elle avoit été bien ou mal traitée; de m'indiquer les moyens d'avoir une correſpondance avec elle; de me faire ſavoir où étoit ſa chambre, de quel côté donnoit ſa fenêtre. Je lui apprenois tout ce que j'avois fait. Elle paſſa près de moi, ſans me regarder. Je lui gliſſai mon billet dans la main. Elle me regarda, me reconnut rougit. Elle alla dans un coin lire mon papier; revint quel-que temps après me gliſſer, à ſon tour, ſa réponſe. Je la lus à l'écart. Elle m'apprenoit que tout avoir été découvert, par les explications qu'on avoit eues avec le ſaint Prélat; mais qu'il avoit daigné cependant s'informer de l'innocence de la victime, que, ne la trouvant pas coupable, il avoit défendu qu'on la tourmentât, avoit recommandé, au contraire, qu'on eût beaucoup de ſoin d'elle; de plus, elle me ſatisfaiſoit ſur tous les autres points de ma lettre, me faiſoit ſes tendres remercîmens, ſe recommandoit à moi, comme à ſon Sauveur. Je vins à bout de lui dire à l'oreille que je ferois tous mes efforts pour la tirer d'eſclavage; je vis rayonner, dans ſes yeux, l'eſpérance, peut-être auſſi l'amour.

De retour chez moi, je cherchois les moyens de voir Laure quand je voudrois.

Je reconnus que ce Monaſtère n'étant pas entièrement iſolé, d'un côté, je pourrois monter ſur le toît du bâtiment voiſin, , de là, gagner le ſien, me préſenter même auprès de ſa fenêtre. Le danger ne paroiſſoit pas grand.

Le lendemain, j'allai encore barbouiller. Je donnai rendez-vous à Laure pour la nuit ſuivante, à deux heures après minuit, à ſa fenêtre. Je me pourvus d'échelles de ſoie, de crampons; j'eus accès dans la maiſon voiſine. Je montai ſur le toît, de-là je parvins ſur celui du Couvent. Enſuite m'étant bien lié à une de mes échelles, que j'attachai à un tuyau de cheminée, je me laiſſai gliſſer juſque devant la fenêtre de mon amante, ſur un petit balcon où elle m'attendoit.

Avec quel tranſport elle me reçut! quel amour! quels tendres embraſſemens!

comme ſa philoſophie ſembloit donner plus de piquant aux ſentimens amoureux qu'elle daignoit me témoigner!

Nous entrâmes dans des détails qu'il ſeroit trop long de te rapporter, mon cher Dumoulin. Elle me raconta les perſécutions qu'elle avoit eſſuyées; mon cœur ſaigneroit trop pour me les rappeler. Elle m'a dit qu'en déſapprouvant quelques-uns des moyens dont je m'étois ſervi, elle étoit édifiée de ma conduite à ſon égard. Elle m'en a remercié hautement. Enfin j'ai reçu l'aveu flatteur, que mes ſoins ont touché ſon cœur, que je ſuis aimé, puiſqu'il faut le dire.

Quelles délices, ſi j'avois aimé moimême, ou, du moins, ſi j'avois aimé auſſi excluſivement, que je paroiſſois l'être! Mais il n'y en a que plus de mérite de mon côté; car enfin c'eſt la pure généroſité qui me conduit, je fais sûrement autant que ſi j'étois entraîné par le plus violent amour; „mais, me diras-tu, n'aimes-tu plus “la belle Laure?“ Je l'adore, mon cher ami; mais j'en adore peut-être encore plus une autre à préſent. C'eſt ma nouvelle maîtreſſe qui m'inſpire des ſentimens que j'avois ignorés juſqu'à ce jour. Je vais te parler d'elle dans ma prochaine lettre. Oui, je me reconnois à préſent pour amoureux; juſqu'ici je ne l'avois pas été.

Suite.

Il eſt temps de te parler de ma nouvelle maîtreſſe. Après avoir ſatisfait à ce que la généroſité me preſcrivoit à l'égard de Mademoiſelle de Lyſange, il m'étoit bien permis d'aller ſatisfaire mon cœur, en cherchant à voir l'objet réel de mes adorations. J'eus le bonheur de la rencontrer, le ſoir même du jour où j'avois été Cardinal. Je l'examinai de près. Elle eſt d'un châtain clair. Ses cheveux ſont ſans poudre, à l'angloiſe; les boucles en tombent naturellement relèvent la blancheur de ſon teint, où le printemps épanouit ſes fleurs, où la pure blancheur ſe mêle ſe nuance mollement au pudique incarnat. La roſe eſt toute liſe paroite, jaut quenle, ſoine, des dents éblouiſſantes. Ses beaux yeux, ou le brun porte une légère teinte de bleu, ſont d'une douceur angélique. Sa miſe bourgeoiſe, ſans être brillante ni recherchée, eſt d'une exquiſe propreté, qui n'exclut point une douce négligence une ſorte d'abandon qui enchante.

Mais la deſcription eſt un peu longue, retournons à la narration. J'examinois la belle qui, de ſon côté, ne m'examinoit point. J'ai entendu qu'on l'appeloit Aurore; Aurore, quel joli nom! Elle a répondu, de la voix la plus mélodieuſe, m'a laiſſé tout émerveillé, pour rentrer chez elle. J'ai demandé en bas quel étoit cette jolie Demoiſelle: „Qui, m'a“ton dit? La petite Belle-en-Deuil?“

Ma charmante s'appelle donc Aurore Belle-en-Deuil; ſon nom de famille eſt auſſi joli que celui de baptême. J'ai queſtionné ſur l'état de ſon père de ſa mère. „Ce ſont de bien honnêtes“gens, m'a-t-on dit. Cela n'eſt pas “riche; mais cela, dit-on, l'a été beau“coup. Il y a eu des pertes.“ Je pourrai les réparer. Je pourrai faire du bien à ce que j'aime.

J'ai rencontré le Chevalier Marqué; je lui ai parlé de ma nouvelle paſſion.

„Dites donc, s'écria-t-il, de votre “nouveau caprice.“--„Ah! repris“je, je l'adore.“ Je lui confiai ce que je venois d'apprendre de la médiocrité de ſa fortune. „Hé bien, dit-il, vous “aurez à meilleur marché cette petite “paſſade.“--„Elle n'aime pas, dit“on, les gens d'un rang ſupérieur.“

-„Hé bien, on la traitera en bour“geoiſe. Il faut ſervir les gens ſelon “leur goût.“--„C'eſt bien mon in“tention. Je voudrois vivre avec elle, “pendant quelque temps, ſous l'habit “ le nom d'un petit bourgeois, d'un “artiſte; par exemnple, d'un graveur.

“Je m'applique un peu à ce talent. Je “voudrois, ainſi déguiſé, loger pen“dant quelque temps auprès d'elle, en “qualité de voiſin; je la fréquenterois, “ ....“--„Et... fort bien. Hé bien, “vous n'avez qu'à louer un appartement “dans la maiſon qu'elle occupe.“ „Mais s'il n'y en a point à louer?“

--„On s'arrange pour qu'il y en ait.

“Vous êtes bien de votre village; on “fait donner congé à quelque locataire, “à celui qui vous déplaît le plus. J'ar“rangerai cela.“

Je trouvois cette manière de procéder fort leſte; mais pas très-canonique. Cependant le grand deſir que j'avois de me voir le voiſin de la belle Aurore, me faiſoit paſſer ſur bien des choſes.

Je m'informai ſur-le-champ de tout ce qui logeoit dans la maiſon de ma Divinité. J'appris qu'il y avoit, juſtement vis-à-vis d'elle, une femme de mœurs un peu ſuſpectes. „Ah! me dis“je, elle n'eſt pas digne d'habiter près “de mon ange. Il faut écarter toute “ombre de corruption, d'un objet ſi “pur; mais comment déloger cette “femme?“ Le Chevalier Marqué s'en chargea. Il alla, le lendemain fort bien mis, la voir, débuta ſans façon, avec elle, de cette manière: „Ma belle Dame, “lui dit-il, j'ai entendu dire tant de “bien de vous, que j'ai deſiré de vous “connoître. J'ai cherché quelqu'un qui “me préſentât chez vous; je n'ai trouvé “perſonne; je me ſuis préſenté moi“même.“ La Dame n'étoit pas trèsdifficile. Elle ſe contenta de ce début.

Elle étoit à ſa fenêtre au moment où M. le Chevalier entroit; elle avoit vu qu'il ſortoit d'une fort jolie voiture. Elle étoit flattée de faire une connoiſſance ſi brillante; elle en avoit beſoin. Elle répondit fort poliment. Bientôt le galant fit ſes propoſitions; il parla même d'entretenir. On l'écouta; il dit qu'il vouloit loger la Dame plus près de lui. Elle témoigna qu'elle ne tenoit pas à ſon logement; qu'elle iroit, pour lui plaire, s'établir où il voudroit; „mais “il faut, dit-elle, finir mon terme.“ „Non, non, répondit-il, je vous trou“verai quelqu'un qui prendra votre “appartement ſur-le-champ; j'en ai “un autre tout près pour vous.“ „Soit, dit-elle, je ſuis à vos ordres; “mais que ferai-je de mes meubles?“

--„Je me charge, dit-il, de les faire “vendre à votre profit. Cela vous fera “une petite ſomme, qui ne pourra “vous nuire.“ La Belle, enchantée, le remercia avec tranſport. Il promit vingt-cinq louis par mois, en compta douze demi pour la première quinzaine; , dès lendemain, l'appartement fut libre, me fut remis.

La Dame du Chevalier ſe vit inſtallée, par lui, dans un Temple conſacré aux myſtères de Vénus; elle fut introduite dans un très-joli appartement meublé avec goût, qu'elle ſuppoſa être à elle, ſelon ce qu'on lui diſoit, qui appartenoit réellement à la Prêtreſſe de Mercure. On lui laiſſa croire tout ce qu'elle voulut; je me meublai, de mon côté, fort modeſtement dans ſon appartement vacant, vis-à vis de ma belle Aurore.

Cette conduite n'a pas trop mon approbation. Le Chevalier Marqué m'a beaucoup applaudi, quand je lui ai raconté le tour que j'avois joué au Couvent de Laure, ſous les habits d'un Cardinal; il m'a dit que je me formois. Pour moi, je ne l'applaudis pas, lui, je trouve qu'il eſt trop formé. J'ai ſalué la belle Aurore comme ma voiſine. Elle m'a répondu avec honnêteté; ſon père ſa mère paroiſſent auſſi fort honnêtes. De-là je me ſuis rendu ſur le toît de la chère Laure, ſur ſon balcon. Elle m'a reçu comme ſon ſauveur. Elle me regarde comme un ange qui deſcend du ciel exprès pour la voir. Combien elle eſt noble touchante! combien l'éducation les lumières de la Philoſophie ajoutent au charme impoſant qu'inſpire toute ſa perſonne! quel plaiſir d'être aimé par un être de cette élévation!

Elle eſt digne que je converſe avec elle dans les cieux. Mes autres Divinités ont quelque choſe de plus terreſtre, me laiſſent plus, en effet, ſur la terre.

Le Chevalier Marqué veut abſolument que je l'enlève de ſon Couvent. Elle m'avoue, elle-même, qu'on l'y perſécute cruellement. On veut l'engager à prendre le voile, elle a de la répugnance pour ce pénible état. Je vois que, ſi j'avois une maiſon décente où je puſſe la conduire, elle m'y ſuivroit; mais dois-je chercher à l'abuſer? Une Demoiſelle ſi honnête! Ah! ce ſeroit un crime....

Suite.

Apptaudis-moi, mon bon ami, couronne moi de laurier. J'ai tiré ma chère Levrette de ſa maiſon de captivité.

C'eſt l'Officier de Police qui a été aſſez complaiſant pour me charger de cette heureuſe commiſſion. Je me ſuis rendu en hâte à ſa triſte demeursA ma voix les portes de fer ſont tombees. On m'a ſoudain remis, dans les bras, ma chère Levrette, qui ne ceſſoit de m'embraſſer comme ſon libérateur; mais enſuite elle s'eſt jetée dans les bras de la Sœur qu'elle ſervoit, qui la pleuroit amèrement.

" Ma chère Levrette, s'écrioit-elle, "que t'ai-je fait pour me quitter ſi “cruellement? Que te manque-t-il avec “moi? Parle, ma chère amie, demande “tout ce que tu voudras à ta bonne “Sœur.“ Levrette pleuroit ſans rien dire, la tenoit ſerrée ſur ſon cœur.

ſoutes les autres Sœurs pleuroient; la déſolation étoit répandue dans l'Hôpital.

Enfin je ſuis venu à bout d'enlever ma chère Levrette. Elle a voulu que je la conduiſiſſe d'abord chez ſa mère. Nous avons trouvé cette méchante femme ſur ſon grabat. Elle eſt devenue horrible. Sa fille lui a remis ſix louis, qu'elle a reçus durement ſans la remercier, lui reprochant qu'elle faiſoit trop peu pour ſa mère. Le ſoir, nous nous ſommes dédommagés de cette ſcène déſagréable, par un ſouper délicieux, par lequel nous avons célébré la délivrance de la chère Levrette. Nous étions une ſociété, non pas des plus régulières; mais au moins des plus aimables.

Frédégonde eſt furieuſe. Elle écume, ſelon ſa propre expreſſion. Tout le monde recouvre ſa liberté. Elle ſeule eſt encore emone, , ues le sueues mu'ell ſiun poſe auteurs de ſa longue captivité. Si elle avoit du poiſon, la malheureuſe ſe feroit bientôt brûler vive.

Suite.

L'AUGUSTE Frédégonde eſt enfin libre à ſon tour. C'eſt le Chevalier Marqué, qui eſt venu, ce matin, m'annoncer cette heureuſe nouvelle. Il avoit le viſage tout égratigné, tout enſanglanté.

Ce ſont les prémices de la bonne humeur de cette belle Reine, qu'il a eu le bonheur de recueillir. Elle lui en devoit, diſoit-elle, , comme elle eſt exacte à payer, dès qu'elle a apperçu l'heureux Chevalier, elle s'eſt précipitée ſur lui, elle a joué de tout ſon cœur, des pieds, des poings, des ongles des dents. Le Chevalier m'a aſſuré que, grace à ſes efforts, la Déeſſe a remporté autant de contuſions, que lui d'égratignures. Ne voulant pas m'en fier uniquement à lui, je ſuis allé faire ma révérence à la digne Dame. Je l'ai trouvée exactement telle que le Chevalier me l'avoit dépeinte, les yeux pochés, le viſage meurtri, ſans compter le reſte du corps, dont je puis juger par ce qui eſt apparent. Elle m'a reçu avec ſa dignité ordinaire, elle m'a promis ſa protection; mais elle m'a défendu de voir le Chevalier Marqué, qu'elle traite de gredin, d'eſcroc. Elle m'a raconté, ſur ſon compte, des traits indignes, tout ce qu'elle a dit porte un grand air de vérité; mais je dois confeſſer que le Chevalier, de ſon côté, m'avoit raconté un nombre, à-peu-près égal, d'avantures qui paroiſſent auſſi vraies, où la Deeſſe joue un rôle qui n'a pas beſoin d'être caractériſé plus en détail, pour être déteſté. Il faut avouer que ces ſortes de gens-là ſont admirables, pour ſe rendre mutuellement juſtice. J'ai pourtant pu, d'abord, être engoué de ces eſpèces. O Levrette! que tu es grande, d'avoir pu reſter honnête au milieu de tant de corruption! O noble intéreſſante Laure! quelle prodigieuſe diſtance de cette femme à vous! Comme vous êtes d'une ſphère différente, quoique toutes deux du même ſexe! O touchante Aurore! figure angélique, dont la terre n'eſt pas digne, peut-être, pouvez-vous avoir le ſexe de commun avec cette odieuſe femme?

Suite.

La malheureuſe Frédégonde eſt déjà remontée rétablie dans toute ſa gloire.

Elle a repris le ton le plus arrogant; elle dit qu'elle vient de faire un voyage auprès d'une Princeſſe d'Allemagne, qu'elle aime beaucoup; que cette petite cour eſt charmante, qu'elle a eu toutes les peines du monde à s'en détacher.

Elle a déjà, autour d'elle, un cercle de jeunes Seigneurs. Elle leur débite toutes ces impertinences; ces Meſſieurs, qui ſavent très-bien d'où elle vient, ſemblent prendre à la lettre tout ce qu'elle dit, la remercier de la complaiſance qu'elle a eue pour eux. Quant à moi, je m'enfuis ſouvent en hauſſant les épaules.

Je me réfugie auprès de ma petite Levrette, toujours innocente, toujours édifiante, au ſein du déréglement, où elle eſt plongée malgré elle. Je reſpire dans ſes bras. Je me partage, d'ailleurs, entre ma nouvelle Divinité, la noble de Lyſange. L'Aurore eſt pour le matin.

J'ai lié connoiſſance avec elle; je me ſuis déjà introduit dans cette maiſon. Ce ſont de bonnes-gens. Le père eſt perclus de preſque tous ſes membres. La fille travaille, avec ſa mère, pour le ſoutenir; mais que peuvent gagner des femmes avec leur couture? J'ai perſuadé à ma petite maîtreſſe que je la ferai gagner bien davantage avec la gravure. Je lui enſeigne le deſſin. Elle fait des progrès ſenſibles. Elle reçoit mes ſoins avec tant de douceur, que j'ai lieu de me flatter qu'ils ne ſeront pas perdus. Elle m'aime déjà ſans s'en douter, ou elle m'aimera bientôt infailliblement. Quelle innocence! C'eſt l'ame de Levrette parfaitement pure, avec le bonheur de n'avoit jamais connu l'ombre du déſordre. Que j'ai de plaiſir à vivre bourgeoiſement avec ces bonnes-gens! Je me ſuis mis en penſion chez eux pour le dîner. C'eſt la belle Aurore qui l'apprête. C'eſt elle qui fait ma chambre. Elle eſt ſurpriſe de ne jamais trouver le lit dérangé; car, ſi je ſuis le matin un petit bourgeois, je vais l'après-midi faire le petit Seigneur, reſpirer, ou plutôt, peutêtre, végéter dans une plus haute ſphère.

La nuit ſouvent, au clair de la lune, je me rends, avec mes échelles de ſoie, dans la niche aérienne où je m'entretiens avec la belle Laure, autre ame honnête, plus ſublime plus majeſtueuſe que les autres, avec laquelle je goûte des plaiſirs d'un genre plus relevé.

Cependant tout s'avance pour ma gloire Littéraire ma gloire Politique; mes pièces de théâtre vont être jouées; mes autres ouvrages vont être imprimés; mes projets, préſentés au Gouvernement, vont être mis en exécution. Tu vois que mon ſort eſt aſſez heureux. Je ſuis, d'ailleurs, un peu en fonds. Je jouis des plaiſirs de la ſageſſe de ceux .... je ne dis pas du libertinage; mais au moins de la jeuneſſe.

Dumoulin, à Céſar de Perlencour.

Lyon.

Tu es heureux, miſérable, tu jouis!

ta ſœur, malheureux! ta ſœur!....

Fin de la première Liaſſe.
LE CRIME. Seconde Liasse.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Paris 1778.

O ciel! que m'as-tu dit, dans un ſi court billet? J'ai cru entendre une voit ſépulchrale ſortir des tombeaux, retentir dans le fond de mon cœur. Quel reproche veux-tu me faire? Qu'eſt-elle devenue ma pauvre ſœur? Ah! je friſſonne, mon cher Dumoulin. J'ai paſſé, par haſard, à l'ancien hôtel où je demeurois ci-devant. On m'y a remis une lettre, qu'on m'y gardoit depuis longtemps. Elle eſt de ma ſœur. Je tremble de l'ouvrir. Je ne ſais qui me retient la main... Ouvrons. Ah! mon ami, tiens, la voilà cette fatale lettre. Ah! qu'eſt devenue ma ſœur?

Lettre d'Adèle de Perlencour, à ſon frère.

Lyon.

„Mon frère, je t'écris à genoux. J'ai “la mort dans le cœur. Ah! mon frère, “tu m'as mis au déſeſpoir. Cruel! as-tu “pu m'écrire la lettre dénaturée qui “m'a donné mille coups de poignard?

“Je n'ai donc plus perſonne ſur la terre.

“Ma mère .... ô don du ciel! le premier “que Dieu puiſſe accorder à ſes foibles “créatures! une mère... Je n'en ai point.

“C'eſt une ennemie. C'eſt la main la plus “chère, qui m'enfonce le poignard dans “le ſein. Mon père m'abandonne, lui “qui m'avoit toujours montré de la “tendreſſe, lui dans lequel j'avois trouvé “un cœur ouvert pour moi... Il eſt fermé “ce cœur; mon frère!.... Ah! c'eſt“là ce qui me déſeſpère. Mon frère, “avec lequel je fus ſi intimement unie, “qu'il ſembloit que nous ne faiſions “qu'un; mon frère, avec lequel je “jouois, je folâtrois, je pleurois ſi ten“drement, aux jours de mon enfance; “mon frère m'arrache de ſon cœur. Il “devient mon ennemi. Il me con“damne à la mort, à être enſevelie vi“vante. Le malheureux! c'eſt pour “s'enrichir de ma dépouille! Il oſe me “faire des reproches, auxquels je ne “comprends rien. Barbare! quel re“proche as-tu à me faire? Quelle ombre “de faute ai-je commiſe contre toi? En “quoi ai-je manqué un ſeul inſtant à “la tendreſſe fraternelle que je te de“vois? Hé bien, cruels! vous voulez “une victime; vous l'aurez.... O mon “Dieu! ils m'ont miſe au déſeſpoir.

“Ne m'impute point le coup affreur “que ce déſeſpoir m'inſpire, le “crime où il m'entraîne. Ne l'impute “qu'à ceux qui m'y forcent, ne le puns “que ſur eux, ou plutôt daigne le par“donner à eux comme à moi. Mon “frère, ma voix t'appelle dans les té“nèbres; mon frère, qu'elle retentiſe “dans ton cœur; mon frère, je ſuis “mourante, mourante par toi; mon “frère, le remords va entrer dans ton “cœur, avec tous ſes ſerpents; mon “frère, il eſt peut-être temps encore; “ſois un frère, ſois un homme, ne “ſois pas un monſtre.“

O ciel! mon cher Dumoulin, que penſer de cette lettre? Qu'eſt-il arrivé à ma ſœur? Mon Dieu! pourquoi cette malheureuſe lettre n'eſt-elle pas tombée plutôt entre mes mains? Seroit-il encore temps de lui rendre quelque ſervice auprès de ma mère? car il paroît que c'eſt à cette mère rigoureuſe pour elle, qu'elle impute ſur-tout ſes malheurs. Lui ſeroit-il arrivé quelque malheur? Ah! mandemoi, ſur-le-champ, ce qu'eſt devenue ma chère ſœur Adèle.

Dumoulin, à Céſar de Perlencour.

Lyon.

Tu demandes des nouvelles de ta ſœur, malheureux! Tu n'en recevras plus. Elle n'y eſt plus. Jouis de ſon bien, puiſque u en fus ſi avide; mais ne me regarde plus comme ton ami.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Ah, cruel! qu'ai-je donc fait pour que tu me traites avec tant de rigueur?

Quoi! ma ſœur! O ciel! ſeroit-il vrai?

Ma ſœur ne ſeroit plus! Grand Dieu!

J'aurois perdu ma ſœur, , pour comble d'horreur, tu voudrois m'accuſer d'avoir contribué à ſa mort. Ah! tu me donnes mille coups de poignard. Explique toi, je t'en conjure. Ne me laiſſe pas dans cette affreuſe ſituation. Qu'eſt-il arrivé à ma ſœur? Ne m'abandonne pas, ſi j'ai fait l'horrible perte que tu me fais preſſentir.

Pourquoi m'abandonnerois-tu? Je ne ſuis point complice du malheur de ma ſœur.

Il eſt vrai que je l'ai traitée un peu ſévèrement dans une de mes lettres; mais elle le méritoit, ſelon toi-même. Je la relis cette fatale lettre, où tu me détailles ſes torts, qui m'ont irrité contr'elle.

Hélas! c'eſt-ce qui me confond. En examinant bien, je ne reconnois point ton écriture, dans ce malheureux papier. J'y vois quelque choſe de gêné, qui n'eſt pas naturel. O ciel! auroit-on contrefait ton écriture pour m'égarer, pour m'enflammer contre ma ſœur; l'infortunée en auroit-elle été la victime? Ah! de grace, écris moi. Que je ſache juſqu'à quel point je ſuis innocent ou coupable.

Dumoulin, à Céſar de Perlencour.

Lyon.

Tu veux donc être inſtruit, malheureux! tu veux qu'une affreuſe lumière t'éclaire. Hé bien, pour ta punition, apprens ton malheur ton crime.

D'abord je ne t'ai jamais rien écrit contre ta ſœur. Elle n'a jamais eu, contre toi, l'ombre d'un tort. Si l'on a contrefait mon écriture pour te tromper, ſi tu n'a pas ſu diſtinguer la main d'un fauſſaire, de celle de ton ami, tant pis pour toi. Pourquoi vis-tu avec des ſcélérats, qui parviendront à te rendre auſſi abominable qu'eux? Ces malheureux ont nui à notre correſpondance. Je m'en ſuis apperçu pluſieurs fois. J'ai vu qu'ils avoient intercepté nos lettres, qu'ils en avoient ſouſtrait pluſieurs que tu m'avois adreſſées, qu'ils avoient dû traiter de même les miennes vis-à-vis de toi.

Les miſérables craignoient qu'un ami ne t'éclairât ſur leur infâme conduite à ton égard. Quoi qu'il en ſoit, revenons à ta malheureuſe adorable ſœur.

Cette jeune Beauté, douée de toutes les vertus réunies à tous les charmes, étoit la véritable gloire de ſa famille; cependant tu ſais que ta mère ne l'a jamais aimée; qu'elle l'a toujours traitée, au contraire, de la manière la plus rigoureuſe; qu'elle a toujours paru diſpoſée à la ſacrifier à ſon indigne favori; cet indigne favori, c'eſt toi.

Je ſentois l'extrême mérite de la céleſte Adèle; plût à Dieu que j'euſſe pu être digne d'elle, que le ciel m'eût choiſi pour faire le bonheur d'un objet ſi méritant; mais j'étois, à tous égards, trop au-deſſous d'elle. Elle avoit mieux que moi. Le jeune Comte de S. Flour, moulé par les graces, doué d'une ame faite pour animer un ſuperbe corps, s'étoit préſenté à elle. Le ciel avoit fait ces deux objets l'un pour l'autre. Le plus pur amour les avoit unis ſur-le-champ.

Il avoit demandé Adèle à ſes parens, n'avoit demandé qu'elle; mais hélas!

cette démarche, ſi naturelle ſi honnête, n'avoit fait que précipiter le malheur de ſon amante. a mère, qui vouloit te ſacrifier ſa fille, qui avoit la fierté de ne pas vouloir la donner ſans dot, contraignit cette infortunée de prendre le voile; ton père, toujours trop foible, ne s'oppoſa pas, comme il le devoit, à cette cruauté. L'infortunée compta que, pendant ſon année de noviciat, elle auroit le bonheur de pouvoir déſarmer la rigueur de ſa mère. Elle prit l'habit qui lui déplaiſoit tant, pour ne pas heurter de front celle dont dépendoit ſon ſort; mais elle eſpéroit; elle s'adreſſoit à tout le monde. Hélas! tous les cœurs étoient fermés à la Beauté, à l'innocence, à la vertu.

Elle comptoit, ſur-tout, barbare, elle comptoit ſur toi. Elle croyoit que, quoiqu'il fût queſtion de ton intérêt, tu ſerois aſſez généreux pour ne pas vouloir qu'on te ſacrifiât ta ſœur. Elle t'a écrit avec toute la douceur la tendreſſe qui caractériſoient ſon ame. Quelle réponſe atroce tu as oſé lui faire! Son amant, diſpoſé à t'aimer comme un frère, comme un bienfaiteur, eſt allé te trouver pour ſeconder ſa lettre, pour implorer tes ſecours, tu l'as reçu de la manière la plus indigne. Enfin, tu as mis le comble au déſeſpoir dont cette adorable perſonne étoit déjà pénétrée.

Ah! je me ſens indigné. Je ne puis pourſuivre; reſpirons; je reprendrai la plume dans un moment plus calme.

Suite.

On a employé, pour la gagner, toutes les voies; la ſéduction la plus importune la plus fatigante, la perſécution la plus cruelle la plus déſeſpérante: enfin l'année du noviciat étoit expirée, l'on ne pouvoit cependant rien gagner; elle ne vouloit pas prononcer des vœux; mais on a dit à l'infortunée que ſon amant étoit enfermé dans un cachot, qu'on ne lui rendroit la liberté qu'après qu'elle auroit prononcé ſes vœux. Alors, elle a pris ſon parti. Depuis cet inſtant la chère perſonne, qui avoit paru ſi abattue depuis un an, a pris un air de grandeur de fermeté, qui en a impoſé à tout le monde. Elle a fait ſon teſtament; elle inſtituoit ſon cruel frère fon héritier.

Elle a fait faire ſon cercueil; mille circonſtances annonçoient, de ſa part, un projet qu'on auroit dû redouter davantage. On l'entendoit dire de temps en temps: „Mon Dieu, tu connois mon “innocence, tu vois la violence qu'on “me fait. Tu ne m'imputeras pas la “faute. Elle n'eſt pas libre ni volon“taire.“ Elle paſſoit des jours entiers ſur les ſaints degrés de l'autel. Elle imploroit le ciel, avec une ferveur, qui faiſoit fondre en larmes toute la Communauté.Enfin le jour fatal étant arrivé, on l'a parée, pour la ſacrifier, de toute la pompe mondaine. Avant que la cérémonie commençât, elle a demandé à voir ſon père au Parloir. Ce père trop foible s'étoit abſenté, pour n'être pas témoin du meurtre dont il ſe rendoit coupable, en le ſouffrant, quand il pouvoit l'empêcher. La mère, plus cruelle, avoit eu plus de fermeté. La victime, au défaut de ſon père, a demandé ſa marâtre, qui s'eſt rendue au Parloir. Adèle s'y eſt fait porter dans ſon cercueil. Sa perſécutrice l'a regardée d'un œil interdit.

Elle l'a vu ſe lever fermer, au verrou, de ſon côté, la porte du Parloir. Enſuite elle s'eſt jetée à genoux: „Madame, a-t-elle dit, ma mère, “ô! vous qui m'avez portée dans votre “ſein, à qui je dois cette miſérable “vie, que je vais perdre, ſi vous ne “renoncez à votre tyrannie; ma mère, “au nom de Dieu qui nous voit “nous entend, ſouffrez que je vous “implore une dernière fois. Ne rejet“tez pas, de votre ſein, celle que “vous y avez portée. Ne donnez pas “la mort à celle qui ne vous a jamais “offenſée, qui vous a toujours aimée, “ révérée comme ſa mère. Ah! pour “vous-même, chère auteur de mes “jours, ne vous préparez pas un re“mords éternel, qui vous déchirera “juſqu'à votre dernier inſtant, ſi vous “m'égorgez ſans pitié...“ Elle en auroit dit plus long; mais ſa marâtre n'a pas voulu l'entendre.

Alors l'infortunée, voyant qu'il n'y avoit plus d'eſpérance pour elle, s'eſt levée, a repris ſa grandeur, a fait quelques tours dans le Parloir; enſuite, ſe proſternant de nouveau: „Ce n'eſt plus “devant ma mère, a-t-elle dit, que je “me proſterne, je n'ai plus de mère.

“Je n'ai plus de père. C'eſt devant toi, “Etre des Etres, toi le père l'ami “de tout ce qui reſpire; c'eſt devant “toi que je vais exhaler mon ame. Je “te demande pardon, ô! mon Dieu, “du crime que je vais commettre. Tu “vois qu'on m'y force. Le crime n'en “eſt point à moi. Et vous mère barbare, “a-t-elle continué, en ſe levant, vous “vouliez immoler votre fille; hé bien, “contemplez le ſacrifice de votre vic“time. C'eſt à vous ſeule que je m'en “prends, de tout ce que je ſouffre “j'oſe; c'eſt vous ſeule que j'en accuſe “au tribunal de ce Dleu, que j'ai in“voqué en vain devant vous; puiſſe-t il “vous pardonner ma mort, dont vous “ſeule êtes coupable! Puiſſe le fils auſſi “cruel que vous, à qui vous me ſa“crifiez, ne pas vous punir un jour “de votre partialité cruelle, par une “ingratitude marquée, une con“duite indigne de lui. Si Dieu me re“proche ma mort, je vous cite vous “ajourne à ſon tribunal, pour lui ré“pondre avec moi. Adieu, Madame.

“O mon Dieu, pardonne-moi.“ Alors elle s'eſt hâtée d'avaler un poiſon mortel. La mère, qui avoit été muette interdite juſqu'ici, ſaiſie d'horreur, vouloit l'empêcher; mais elle étoit retenue par la grille. Elle vouloit crier; mais elle étoit pétrifiée. Enfin ſa voix s'eſt fait un paſſage; elle a crié au ſecours. On a été long-temps ſans venir. Cependant le poiſon opéroit. La mère en appercevoit les horribles effets; elle voyoit les palpitations, les treſſaillemens, les tourmens inexprimables de ſa victime déchirée dans le fond des entrailles. Les ſiennes ont dû ſe remuer à la fin, ſe déchirer réciproquement. Elle continuoit de crier, d'implorer, d'une voix éteinte, le ciel, ſa fille mourante.

Enfin, l'on eſt venu; mais on a trouvé la porte fermée. On frappoit vainement pour la faire ouvrir. Pendant ce temps, le posion continuoit, en liberté, son effrayante opération. Enfin la victime affoiblie, agoniſante, s'eſt traînée, comme elle a pu, vers ſon cercueil, s'y eſt couchée, pour attendre la mort, les yeux levés au ciel. On a enfoncé la porte; on a couru à elle. Il n'étoit plus temps. On a emporté le cadavre dans ſon cercueil; on l'a ſouſtrait aux regards de ſa mère, qui étoit bourrelée, déchirée, mourante de ſon côté. On eſt venu ſecourir cette mère cruelle, qui le méritoit ſi peu.

Cependant le bruit de cet horrible accident s'eſt répandu d'abord dans l'égliſe, où l'on attendoit la victime, enſuite au-dehors. Juge, malheureux! de la conſternation, de l'horreur dont tout le monde a été frappé. Les chants divins ont ceſſé. On a entendu des hurlemens. La vertueuſe Adèle étoit adorée.

Sa mort étoit un malheur épouvantable, qui faiſoit pouſſer, à preſque toutes les Religieuſes, de longs gémiſſemens. On redemandoit au ciel cette fille adorable.

On chargeoit d'imprécations le père ſur-tout la mère, aſſaſſins de leur vertueuſe fille. On a manqué de lapider la marâtre dans la rue, quand elle eſt retournée chez elle. Les glaces de ſa voiture ont été briſées, elle a eu même la tête fracaſſée enſanglantée. Le peuple furieux a caſſé, à coups de pierre, toutes les vîtres de ſon logis. On y vouloit mettre le feu. On eſt obligé d'avoir la garde pour défendre cette maiſon fatale. Ton père eſt toujours reſté à la campagne, pendant cette émeute. Ta mère a éprouvé une maladie cruelle, qui l'a miſe à deux doigts du tombeau. Elle ne doit pas être encore parfaitement rétablie. Elle voit ſans ceſſe ſa malheureuſe victime ſortier du tombeau, lui mettre ſous les yeux l'horribe Gorgone, la perſécuter pendant la longueur des nuits. Voilà ce qu'elle a fait; voilà ce qu'elle a gagné pour enrichir un mauvais ſujet, qui doit la tourmenter autant par ſon indigne vie, que ſa ſœur immolée va la punir par ſes apparitions nocturnes.

Le peuple adore, comme une ſainte, la victime infortunée qu'on a forcée de ſe donner la mort. Ils ont fait un ſimulacre reſſemblant à cette glorieuſe martyre; elle eſt repréſentée, couronnée d'étoiles, la palme à la main, en habit blanc, comme une vierge céleſte. Ils portent en proceſſion, dans les rues, ce fantôme révéré; ils le préſentent dans les égliſes, veulent toujours mettre le feu à la maiſon de la cruelle marâtre.

D'un autre côté, la Juſtice, informée du ſuicide, a voulu faire traîner, à la place des exécutions publiques, le cadavre qu'il falloit plaindre révérer; de ſorte que cette douloureuſe dépouille eſt traitée, d'un côté, comme celle d'une criminelle, de l'autre comme celle d'une ſainte; mais on n'a oſé attaquer ſi cruellement l'opinion d'une populace émne, qui auroit pu ſe porter aux derniers excès, ſi l'on eût voulu outrager ſon idole.

On cherche a étouffer cette malheureuſe avanture. On a ſans doute enterré en ſecret la déplorable victime. Les honnêtes gens gémiſſent. Toute la ville prend part à ce triſte événement. Pour moi, le cœur briſé, j'ai fait faire auſſi la ſtatue de cette adorable fille. Je lui ai conſacré, dans mon appartement, une eſpèce de Chapelle funéraire, où je la révère en ſilence, non ſans maudire, comme tout le publie, ſon foible lâche père, ſa barbare mère, ſon indigne frère. Oui, voilà ma reine, mon idole, mon amie; je renonce à celui qui n'étoit pas digne de l'avoir pour ſœur. Pleure-là, miſérable, à préſent que tu as contribué à ſa mort. Pleure-là, il eſt bien temps....

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Ah, miſérable que je ſuis! Malédiction ſur moi, mille fois malédiction!

Ah cruel! quel coup de poignard tu me portes! Comme tu tournes le couteau dans mon cœur; mais je le mérite, j'ai aſſaſſiné ma ſœur. O ciel! punis moi. Me voilà malheureux pour toute ma vie.

Ah! que ma mère garde ſes funeſtes richeſſes; que le feu les détruiſe; je les abhorre; elles m'ont coûté le plus grand tréſor, le tréſor céleſte que je n'ai pas ſu apprécier.

Funeſte ambition! C'eſt pour me faire contracter un mariage prétendu illuſtre, qu'on a occaſionné un ſi déplorable ſacrifice. Déteſtable prédilection d'une mère aveugle, en faveur de celui qui le méritoit le moins; tyrannie encore plus déteſtable, contre une enfant adorable, qui étoit digne de la plus haute fortune de toutes les faveurs maternelles!Abominable canaille avec laquelle j'ai vécu! Ces miſérables, cet indigne Marqué, cette infame Frédégonde ont eu la barbarie de m'animer contre mon innocente ſœur, qui ne leur avoit jamais rien fait. Peut-être ont-ils intercepté nos lettres; peut-être en ont-ils forgé de fauſſes. Il paroît qu'ils ont fait tout ce que leur inſpire la plus damnable malice, pour conduire cette malheureuſe intrigue à ſon dénoument infernal. Quel pouvoit être leur déteſtable but, que de faire le mal pour le mal?

Ne devrois-je pas, à mon tour, m'arracher cette déplorable vie qui a coûté ſi cher à ma ſœur? Puis-je me ſouffrir dans le monde, noirci d'un pareil crime?

Ah! je ſuis tenté de m'engager comme ſimple ſoldat, de me jetter tête baiſſée au milieu des ennemis, à la première action où je me trouverai; mais ce ſeroit attendre trop long-temps la mort, l'aller chercher trop loin. Il m'eſt venu, pluſieurs fois, dans l'idée d'aller m'enſevelir à la Trappe, pour y pleurer toute ma vie, pour m'y punir de mon odieuſe conduite. Je ſuis auſſi perſécuté par l'ombre de ma ſœur. J'ai vu, pendant la nuit, cette ombre déſolée. Je l'ai vu s'appuyer ſur ma couche. J'ai ſenti ſon poids ſur ma poitrine. Pardonne, ô ma ſœur! ma chère ſœur! pardonne à ton coupable frère; il eſt criminel envers toi; mais il eſt plus à plaindre que toi. Tu reſpires, dans les régions du bonheur. Il eſt livré, pour la vie, à l'enfer des remords.

Ah! mon ami, ne m'abandonne pas dans cette cruelle circonſtance. Sauve un malheureux qui n'a d'eſpérance qu'en toi; ſauve-le de ſon déſeſpoir, tout coupable qu'il eſt. Songe que j'ai été trompé, que je n'ai point de tort à ton égard. Au nom de l'amitié qui nous unit depuis notre enfance; au nom de ma ſœur, de ma victime; par l'honneur que j'ai d'être de ſon ſang, ne m'abandonne pas. Donne-moi des nouvelles de ma cruelle mère; elle eſt bien coupable; mais c'eſt pour moi. Tout le monde peut la condamner; mais je dois la plaindre la ſecourir.

Dumoulin, à Céſar de Perlencour.

Lyon.

Il faut que l'amitié, cette vieille habitude de l'enfance, ſoit bien puiſſante ſur nous, puiſque je puis me réſoudre, non pas à te pardonner; mais à t'écrire encore, après ton indignité envers ta ſœur. Mais je reſpecte en toi le ſang de cette perſonne adorable, quoique ta conduite annonce qu'il eſt trop dégénéré.

Nous avons eſſuyé une nouvelle ſcène encore bien douloureuſe. Le jeune amant de ta ſœur, qu'on retenoit, en effet, priſonnier, s'eſt échappé des mains qui le gardoient. Il eſt arrivé à Lyon, au moment, ô ciel! où il venoit de perdre ſon amante. Peins-toi ſon déſeſpoir. Il adreſſoit au ciel les plus tendres complaintes. Il s'eſt frappé la tête contre la grille; il eſt tombé tout enſanglanté. Il a heureuſement perdu l'uſage de ſes ſens; mais il les a repris au bout de quelque temps, pour ſentir de nouveaux tourmens. Il demandoit, à grands cris, le corps de ſon amante. Il vouloit l'embraſſer être enterré vivant, dans le même tombeau, avec cette précieuſe dépouille. Il s'eſt levé furieux. Il a cherché par-tout ton malheureux père. Il vouloit abſolument ſe battre contre lui au piſtolet, le punir du meurtre de ſa fille. Il vomit, contre toi, de juſtes malédictions. Il brûle de retourner à Paris, pour venir te chercher terminer, avec toi, une querelle où, malheureuſement, le bon droit ne ſera pas de ton côté. Que réſultera-t-il de ce combat qui paroît inévitable? Ah! ſi les miſérables qui ont cauſé tant de malheurs voyoient leur ouvrage, pourroient-ils être inſenſibles aux remords, qui doivent les déchirer, s'ils ont une ame?

Ta mère a ſouffert une maladie trèsviolente; mais de peu de durée. Elle eſt déjà convaleſcente. Elle n'a pas aſſez d'ame, pour avoir été frappée du mal qu'elle a fait, juſqu'à en mourir; mais elle ne pourra reſter à Lyon, ni elle, ni ſon mari. Ils y ſont univerſellement mépriſés déteſtés, eux qui jouiſſoient ci-devant de l'eſtime publique. Auſſi l'on dit qu'ils penſent à ſe retirer, qu'ils ſont ſur le point de leur départ. Il me ſemble même qu'on parle d'un voyage d'Outremer. Tu peux en ſavoir plus long que moi ſur cet article.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

J'attenos, mon bon ami, ta réponſe à ma dernière lettre. Je crains qu'on ne l'ait encore interceptée.

Le Chevalier Marqué eſt venu me voir. Tu ſens que, dans mes juſtes préventions, contre lui, je n'ai pas dû lui faire un accueil bien flatteur. Je lui ai reproché toute ſa turpitude; je lui ai détaillé toutes les raiſons qui me faiſoient croire qu'il avoit intercepté mes lettres; qu'il en avoit fabriqué d'autres; qu'il avoit au moins eu l'atrocité de m'enflammer contre ma ſœur, qu'il avoit contribué, par cette indigne conduite, à mon crime à ſa mort. Il a cherché à ſe juſtifier; mais il le faiſoit ſi gauchement, qu'il me développoit, malgré lui, plus clairement ſa ſcélérateſſe. Je lui ai dit que je le regardois, lui ſa Frédégonde, comme ce qu'il y a de plus vil dans le monde, que je ne prétendois pas déſormais avoir aucun commerce avec des gens de leur eſpèce. Il a long-temps eſſayé de me ramener par la perſuaſion; mais enfin, quand il a vu bien décidément qu'il n'y avoit rien à eſpérer de ma part, il a changé de ton: „Monſieur, m'a-t-il dit, vous “abuſez de mes bontés. Vous ignorer “le reſpect l'obéiſſance que vous me “devez. C'eſt moi qui ſuis chargé de “votre conduite par l'auteur de vs “jours; vos revenus ſont dans mes “mains; vous n'aurez pas un denier, “ſi vous ne vivez ſous mon inſpection, “ ſi vous ne vous prêtez à ce que “croirai devoir exiger de vous.“ Ji été indigné de ſon inſolence. J'ai court à ma canne, pour fondre ſur lui l traiter, avec cet inſtrument, commel le méritoit. Il a vu clairement mon deſſein; alors, tirant une lettre de ſa poch me la préſentant. „Monſieur, m'a“til dit, ſi vous dédaignez mon au“torité, reſpectez du moins celle que “je vous préſente.“ J'ai reconnu l'é criture de mon père. Je lui ai arraché la lettre des mains. Sa lecture m'a confondu. Je la mets ſous tes yeux; y comprendstu quelque choſe toi-même?

M.

M. de Perlencour père, à ſon fils.

Breſt.

Vous continuez de vous conduire “indignement, Monſieur. Vous avez “fait bien des ſottiſes; mais la plus “grande a été de vous rendre complice “d'une cruauté, qui peut nous être im“putée. Il s'eſt fait bien du mal pour “vous, dans le deſſein de vous faire “du bien; mais vous n'êtes pas fait pour “en profiter. Je ſuis obligé de quitter, “pendant quelque temps, ma patrie, “avec votre mère, pour tâcher de faire “oublier, d'oublier nous-mêmes, la “part que nous craignons d'avoir à une “malheureuſe action. Nous ſommes “déjà à Breſt pour nous embarquer. Je “ne veux pas que vous reſtiez ſans guide, “pendant notre abſence. J'y ai pourvu, “ je vous ordonne, en vertu de mon “autorité paternelle, d'être ſoumis en “tout par-tout à M. le Chevalier de “Loutraille, à M. le Chevalier Mar“qué, auxquels je confie tout le pouvoir “que la nature m'a donné ſur vous. Je “leur ai fait paſſer les fonds que je “veux bien ſacriſier à votre entretien, “pendant mon abſence. Obéiſſez à ces “deux ſages Mentor, comme à moi“même. Conduiſez-vous comme vous “le devez; ſi non vous trouverez dans “moi un père, déjà très-juſtement ir“rité contre vous, déſormais inexo“rable.“Mon ami, je ſuis reſté long-temps muet ſtupéfait après cette malheureuſe lecture: „Vous voyez bien, Monſieur, m'a “dit l'indigne Marqué, que vous me de“vez de l'obéiſſance. Conduiſez-vous “en honnête garçon; , ſi vous trouvez “dans moi l'autorité d'un père, vous “y trouverez auſſi le tendre intérêt que “mérite votre jeuneſſe, que mon “cœur m'inſpire pour vous.“

Je ſuffoquois d'indignation: „Impoſ“teur! me ſuis-je écrié, c'eſt donc ainſi “que tu ſais m'enchaîner dans tes filets; “c'eſt donc là comme tu faiſois le gé“néreux, en me donnant de l'argent, “que je croyois tenir de ta généroſité, “tandis qu'il m'appartenoit! mais ta “fourberie ſera découverte. Je ſaurai “détromper mon père, je te traite“rai, comme tu le mérites.“

Il vit qu'il ne gagneroit rien avec moi, en continuant ſur le ton ſévère; il prit donc celui de l'inſinuation, , voyant qu'aucune de ſes ſoupleſſes ne me gagnoit, il eſſaya la force d'un meilleur argument, me dit: „ſeriez-vous homme “à accepter, de moi, vingt-cinq louis?“

--„Oui, ſans doute, lui répondis-je, “je reprends mon bien, par-tout où je “le trouve.“--„En ce cas, reprit-il, “vous aurez la bonté de m'en donner “quittance.“ J'y conſentis. Je lui ſignai la quittance, il me compta l'argent. Je le reçus, non pas d'un air appaiſé; mais au moins avec une aigreur plus modérée.

„Et qu'eſt-ce que c'eſt, lui dis-je, que “ce Chevalier de Loutraille à qui je “dois auſſi de l'obéiſſance?“--„Vous “l'apprendrez de Monſieur votre père, “me répondit-il; vous pouvez lui écrire “à Breſt.“

Me voilà donc attaché par mon père, par l'autorité la plus ſacrée, ſous le joug de cet indigne perſonnage, tandis que celui qui m'y attache devroit m'en arracher, me défendre à jamais un commerce ſi odieux. Il faut, par ordre de mon père, que je vive, que j'achève de me corrompre avec cet homme vil; que je dépende de lui, pour mon exiſtence. Je ſuis bien malheureux. Et qu'eſtce encore que ce Chevalier de Loutraille, qui ne ſe montre point? Encore quelqu'impoſteur qui va me tomber des nues au premier jour. Le ſcélérat écrit dans ce moment, c'eſt ſans doute à mon père.

Je vais écrire auſſi de mon côté; mais pourrai-je l'emporter ſur ce fourbe profond?Qu'eſtce que ce voyage de mon père?

Où va-t-il? En Amérique ſans doute. Il a, je crois, fait l'acquiſition d'un bien d'Outremer, qu'il va viſiter pour ſe diſtraire. Ecris-moi aſſidûment. Tes lettres ſeront preſque ma ſeule conſolation.

Le Chevalier Marqué, à Monſieur de Perlencour père.

Paris.

Votre fils, Monſieur, répugne à m'obéir; mais je compte le gagner par toutes les condeſcendances compatibles avec la fermeté, qui m'eſt néceſſaire, pour contenir un caractère ſi fougueux.

J'aurai d'autant plus de peine à le modérer, que je ſuis ſeul contre lui; car enfin je dois vous avouer, avant votre départ, un ſecret qui peſe à ma candeur, à ma ſincérité.

Le Chevalier de Loutraille vous a été recommandé chaudement, par des amis sûrs bons juges des hommes.

Toute la ville de Bezançon peut vous atteſter les qualités les mœurs de ce ſujet, que vous voulez bien reconnoître pour eſtimable. C'eſt moi qui ſuis ce Chevalier de Loutraille. Je vous raconterai, par la ſuite, les circonſtances qui m'ont fait porter, à Paris, le nom de Chevalier Marqué. Je ſuis venu à Lyon, je me ſuis préſenté à vous ſous mon vrai nom; mais j'ai été bien ſurpris de vous voir hautement prévenu, contre le Chevalier Marqué. Mon premier mouvement fut d'abord de vous dire que c'étoit moi qui étoit ce Chevalier; mais, tout tant que vous êtes, vous en dites tant de mal, que je craignis de me ruiner entièrement dans votre eſprit, ſi je vous avouois que j'étois moi-même ce perſonnage décrié. Je me battis en retraite, je me contentai de vous dire que le Chevalier Marqué n'étoit pas un homme ſi indigne qu'on l'avançoit; je me flattai que le temps, en éclairant ma conduite, vous feroit voir ma parfaite innocence, me juſtifieroit pleinement à vos yeux.

Ce temps n'eſt pas encore entièrement venu, Monſieur; mais vous partez; vous ne pouvez plus être informé, en dérail, de ma conduite, je ne veux pas paroître abuſer de votre abſence. Oui, Monſieur, il en arrivera ce qu'il pourra; c'eſt moi, Chevalier de Loutraille, qui porte auſſi le nom de Chevalier Marqué.

Les deux ne font qu'un. C'eſt moi ſeul que vous avez chargé de Monſieur votre fils, de ſon revenu, qui vous rendrai bon compte de l'un de l'autre.

Oui, c'eſt moi, Monſieur; prenez vos diſpoſitions en conſéquence; arrachez-moi votre confiance. Je ne m'en plaindrai pas; je me contenterai de n'avoit pas mérité ce traitement de votre part; choiſiſſez un autre guide, pour Monſieur votre fils; mais il ne ſera pas dit que j'aurai trompé un galant homme, que j'aurai abuſé de ſon abſence, pour m'approprier des revenus qui ne m'ap partiennent pas.

Monſieur de Perlencour père, au Chevalier Marqué.

Breſt.

J'étois bien sûr, Monſieur, de la parfaite honnêteté du Chevalier de Loutraille; j'apprends avec plaiſir que c'eſt vous qui êtes ce galant homme, je vous en félicite. La franchiſe, avec laquelle vous voulez bien m'avouer que vous êtes auſſi le Chevalier Marqué, m'aſſure que vous êtes véritablement l'honnêtehomme que vous prétendez être, qui m'avoit été recommandé; cette ſincérité, de votre part, achève de vous gagner mon eſtime. Je continue de vous recommander mon ſils; ſervez lui de père pendant mon abſence; je vois clairement que je ne pouvois le confier en de meilleures mains.

Céſar de Perlencour fils, à ſon père.

Paris.

Monsieur, très-honoré père.

Il nous eſt arrivé un grand malheur; nous avons fait une grande perte; mais je ne veux point renouveler vos douleurs. J'apprends que vous allez vous embarquer; ſeconde perte pour moi. Je vais être privé, pendant trop long-temps, des auteurs de mes jours, de ce que j'ai de plus cher au monde; mais par qui, bon Dieu! vous faites-vous remplacer, très-cher père? Votre lettre m'a rendu ſtupéfait; vous m'y ordonnez de reſpecter, comme mon père, le Chevalier de Loutraille. Je ne connois point ce Monſieur-là; il ne paroît point. J'ai bien entendu parler, il y a quelque temps, d'un très-honnête-homme de ce nom; mais il a diſparu tout-à-coup; l'on n'a jamais ſu ce qu'il étoit devenu. Quant au Chevalier Marqué, c'eſt un roué de la première claſſe. C'eſt à lui que je dois toutes les ſottiſes qui me ſont échappées, dont je me reſſentirai toute ma vie.

C'eſt lui qui, ſecondé d'une infâme Frédégonde, m'a précipité dans l'abîme.

Vous avez dû entendre parler de ces deux indignes perſonnages. C'eſt me jeter de gaîté de cœur dans le déſordre, que de me mettre ſous la conduite du Chevalier Marqué. Daignez ouvrir les yeux, cher auteur de mes jours; ne perdez pas vous-même, par votre propre faute, celui à qui vous avez donné la vie l'éducation. Mandez-moi, je vous prie, des nouvelles de la ſanté d'une mère qui m'eſt bien chère, à qui je l'ai été trop, peutêtre.M. de Perlencour père, à ſon fils.

Vous avez connu pour un honnête-homme le Chevalier de Loutraille, Monſieur. Vous dites qu'il a diſparu. Il eſt avec vous; ſachez que le Chevalier de Loutraille n'eſt autre que le Chevalier Marqué. Je connois vos préventions contre ce digne Mentor; mais je vous ordonne de lui obéir comme à moimême. Je veux qu'il me repréſente, pendant mon abſence. Je vous pardonne de vous être laiſſé éblouir par la calomnie. J'ai eté trompé moi-même; mais je ſuis détrompé. Je connois le mérite l'honnêteté du perſonnage à qui je vous confie, je pars tranquille ſur ſon caractère, un peu ſur vous, que je ſais être en de bonnes mains. Gardez-vous de manquer au galant homme à qui je donne ma confiance; je ne vous le pardonnerois de ma vie. Je vous en punirois, en vous déshéritant, lui faiſant paſſer mon bien. Ce ſeroit une juſtice de dépouiller un calomniateur, pour enrichir l'homme vertueux qu'il auroit voulu perdre. Votre mère ſe porte bien. Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Je t'envoie copie, mon cher ami, de ma lettre à mon père, de ſa réponſe.

Tu vois que j'ai été prévenu, auprès de lui, par le Chevalier Marqué. Ce ſcélérat parvient à ſon but. Il eſt profond dans la ſcélérateſſe. Mon père m'enchaîne ſous ſa conduite; il ſera reſponſable des ſuites. Je me ſuis informé de ce qui regarde le Chevalier de Loutraille. C'étoit, diton, un très-honnête jeune-homme, qui parut quelque temps à Paris, l'année dernière. Il eut le malheur de rencontrer le Chevalier Marqué, il ne tarda pas à diſparoître. On ſoupçonne très-fort l'indigne Marqué ſa Frédégonde, plus indigne encore, d'avoir expédié ſecrètement cet honnête-homme. On ne ſait pas comment ils ſe ſont approprié tous ſes effets. Ils ont profité de ſon porte-feuille. Il s'y trouvoit de fortes recommandations auprès de mon père, parce que le jeune-homme devoit bientôt partir pour Lyon, ſe préſenter à l'auteur de mes jours. L'impoſteur, peut-être ſon meurtrier, a eu l'impudence de venir à Lyon, de s'y donner, dans ma famille, pour le Chevalier de Loutraille. Mon père, abuſé par lui, l'a chargé de ſon fils. Voilà ce que tu aurois dû me mander, que tu m'as peut-être écrit dans une lettre interceptée, ce que j'ai lu dans une de tes miſſivesadreſſée à quelqu'un de tes parens. Tel eſt l'état où je ſuis. Le fourbe a perſuadé, à mon père, qu'il eſt le Chevalier de Loutraille. Me voilà ſous ſa férule. Il a mes revenus dans les mains. Il me tient attaché avec une chaîne d'or. Il faut bien que je lui ſois ſoumis. Je m'en lave les mains; cependant, je vais haſarder de voler à Breſt, pour y voir mon père, tâcher de le détromper avant ſon départ.

Suite.

Ce que tu m'avois prédit eſt arrivé, mon ami. J'ai reçu la viſite du Comte de S. Flour. Il vient d'eſſuyer une maladie terrible. A peine peut-il ſe ſoutenir.

Il ne réſiſteroit pas à un ſoufle. Il m'a fait pitié. „Monſieur, m'a-t-il dit, vous “ſavez la perte que j'ai faite; vous ſavez “que vous y avez contribué, que “vous me devez ſatisfaction. Je viens “vous la demander.“--„Monſieur, “lui ai-je répondu, la perte eſt encore “plus grande pour moi, que pour vous.

“Si vous penſez que j'y ai contribué, “je dois être livré aux remords, “ſans doute plus à plaindre que vous.

“Au reſte, comme ma ſœur ne vous “étoit rien, vous n'aviez aucuns droits “ſur elle; ce n'eſt pas à vous à “venger ſa mort. Cependant, ſi vous “voulez ſatisfaction, en homme d'hon“neur, je ne puis vous la refuſer; mais “je dois attendre que vous ayez repris “vos forces, je ſerois un lâche ſi “j'abuſois de l'état où je vous vois.“

Le jeune-homme s'eſt fait prier beaucoup, pour conſentir à différer notre combat, juſqu'à ce qu'il ſoit un peu mieux rétabli. Tout ce qu'il me diſoit, pour me prouver qu'il pouvoit combattre, quoiqu'à peine reſpirant, revenoit à ce vers de Corneille: Mais j'aurai trop de force, ayant aſſez de cœur.

Enfin il a bien voulu me promettre d'attendre un temps un peu plus favorable pour lui; „d'autant plus, a-t-il ajouté, “qu'il faudra peut-être faire quelques “préparatifs pour cette action, que “nous pouvons regarder comme impor“tante; car il n'eſt pas queſtion d'un “ſimple aſſaut au premier ſang, comme “des Mouſquetaires s'en ſont quelque“fois permis, pour ſavoir qui payeroit “le déjeûner; l'affaire eſt vraîment “ſérieuſe. Il ſera bon que nous nous “tranſportions ſur la frontière, que “le vainqueur puiſſe ſe mettre en sûreté, “en paſſant tout de ſuite du côté de “l'étranger.“ Je lui ai dit que je conſentirois à tous les arrangemens que l'honneur lui inſpireroit. „Ce n'eſt point moi, ai-je “ajouté, qui pourſuis votre vie. C'eſt “vous qui voulez verſer mon ſang, “parce que j'ai eu le malheur de perdre “ma ſœur. J'aurai peut-être auſſi la “diſgrace de vous joindre à elle. Je le “crains, ſi vous m'y forcez; mais l'hon“neur parle, il ſuffit: je n'ai rien à vous “dire contre ſes loix.“ Le Comte m'a dit qu'ilcomptoit ſur ſon courage, ſon adreſſe la bonté de ſa cauſe; nous nous ſommes ſéparés enfin, avec cette politeſſe, glaciale que deux ennemis conſervent l'un pour l'autre, juſqu'à ce qu'ils aient vuidé leur querelle. Il eſt ſorti fort ſérieux, je ne l'étois pas moins que lui. Cette affaire me paroît fort déſagréable. Je crains bien, en effet, d'ajouter, au remords d'avoir contribué à la mort de ma ſœur, celui d'immoler ſon amant; car, à dire le vrai, je ne ſuis pas foible dans le malheureux art de l'eſcrime; , s'il veut abſolument la mort, il faudra bien en venir à cette fatale concluſion.

Le Chevalier Marqué, à Frédégonde.

e charme eſt détruit, belle ſcélérate; l'illuſion eſt diſſipée. Le jeune-homme voit clair. Il reconnoît que nous ſommes deux mauvais ſujets. Il nous échappera au premier moment, malgré les ordres de ſon père. Il eſt vrai que je le tiens par la bourſe; mais il frémit ſous le joug, il n'eſt pas tout à nous, quand ſon cœur ſon eſprit nous repouſſent.

Il faut trouver quelqu'expédient pour regagner ſa confiance. Réuniſſons-nous pour nos intérêts. Toi qui joins la plus profonde fourberie à la plus extrême violence, Invente des reſſorts qui puiſſent l'attacher.

J'ai toujours la ſantaiſie d'avoir cette ſuperbe Laure de Lyſange; continues-tu de la condamner à l'humiliation? Me la deſtines-tu toujours dans tes profonds deſſeins? Je ne vois pas juſqu'ici que nous ayons gagné grand'choſe. Nous avons fait beaucoup de mal; nous nous ſommes rendus bien odieux, c'eſt tout. Frédégonde, au Chevalier Marqué.

Comment malheureux! tu n'as pas aſſez gagné, ſans doute. Ce petit jeunehomme, depuis un an, nous vaut plus de cinquante mille francs; il eſt endetté de près de cent mille. Sa ſœur eſt morte; par conſéquent le voilà ſeul héritier.

„Il n'eſt plus poſſédé de nous, dis-tu.“

Il te voit comme un coquin que tu es; il me voit comme ta complice. Il n'eſt plus à notre diſpoſition. C'eſt ici qu'il faut du génie. Tu n'apperçois aucun expédient. Tu recours à moi, tu le dois; moi je t'en donne un.

Nous tenons déjà le jeune-homme par la bourſe, c'eſt un grand point; mais il faut avoir ſon cœur ſon eſprit, comment faire? Ne ſais-tu pas, imbécille, qu'il eſt amoureux de la petire Aurore? C'eſt une enfant; gagnons cette fille, nous ſerons maîtres de lui. Je me charge de cela, moi. Tu verras comme j'en viendrai à bout. Tu l'as logé à ſon aiſe auprès de ſa Belle. Je ne veux pas qu'il nage ainſi en pleine eau, qu'il ait tout à ſouhait. Je lui enleverai ſa Divinité. Je la logerai dans une maiſon à ma diſpoſition, je le laiſſerai, lui, ſe morfondre avec ſa gravure, dans ſon petit appartement déſert.

Il veut aller voir ſon père, ſans doute pour travailler contre nous. Je profiterai de ſon abſence, je lui taillerai de l'ouvrage pour ſon retour.

Je veux bien t'accorder toujours tafière Laure. Quand l'aurons-nous entre les mains, pour la traiter comme une petite Griſette? Il faut donc, miſérable, que nous nous réuniſſions encore pour nos intérêts. Il eſt bien diſgracieux, que je ne puiſſe employer que des coquins, pour remplir mes projets, que je ſois réduite à me ſervir d'un auſſi mauvais inſtrument que toi; mais enfin, je ſuis faite à toi, , quand on eſt laſſe d'un pareil outil, on le jete au feu.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Je brûle d'aller voir mon père, je ne puis me ſéparer de ma chère Aurore.

Elle eſt adorable. Sans elle je me ſerois brûlé mille fois la cervelle, depuis que j'ai appris l'horrible malheur dont tu m'as rendu compte. O, mon ami!

je te le répète, que j'ai de plaiſir à vivre avec elle comme un petit bourgeois! Que n'ai-je été toujours réellement de cette condition paiſible innocente! Je n'aurois pas abuſé de mes richeſſes. Je n'aurois pas tenté la cupidité d'un Chevalier Marqué, qui, ne voyant rien à gagner avec moi, n'auroit pas cherché à s'emparer de ma perſonne.

Je vois, de temps en temps, la belle Laure de Lyſange ſur ſon balcon, dans l'ombre de la nuit, au riſque de me rompre le cou. Elle m'aime à front découvert. Elle m'ouvre entièrement ſon cœur.

Que je ſuis flatté d'inſpirer de ſi beaux ſentimens! Je l'aime auſſi de mon côté; je ferois, pour elle, les plus grands ſacrifices; mais la belle Aurore eſt aimée plus tendrement, où plutôt elle eſt ſeule véritablement aimée.

Je pars demain pour Breſt, mon cher ami; je t'écrirai à mon retour. Ma petite Aurore m'écrira.

Fin de la ſeconde Liaſſe.
LE CRIME.

Troisième Liasse.

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

Paris.

Il eſt parti le petit bon-homme; il a la bonté de s'abſenter, de nous laiſſer le champ libre, pour travailler à notre gré. Je vais profiter du temps, faire enſorte qu'à ſon retour, la belle Aurore ne ſoit plus toute à lui. Tu vas voir le nouveau perſonnage que je vais faire.

Aurore Belle - en - Deuil, à Céſar de Perlencour.

Paris.

Vous m'avez permis de vous écrire, mon bon ami, je le fais volontiers, parce que je n'ai pas le bonheur, dans votre abſence, de pouvoir m'entretenir avec vous. C'eſt-là, au moins, une eſpèce d'entretien; mais j'étois bien embarraſſée, parce que je n'ai jamais écrit à perſonne, je ne ſavois comment vous tourner un compliment; mais il n'eſt pas queſtion de compliment. Je me ſouviens que vous m'avez dit qu'il faut tout uniment écrire comme on parle. Or, je me figure que vous êtes-là; je vous vois; j'ai votre portrait devant moi; je vous parle, j'écris bonnement ce que je vous dis. Vous me répondrez, ſans doute; mais il faudra attendre bien long-temps cette chère réponſe. Auſſi, pourquoi vous éloigner comme cela?

Il nous eſt venu une bonne fortune, mon cher ami. Dès le jour même de votre départ, il eſt venu, chez nous, une grande Dame, bien belle. On appelle cela une Dame de Charité. „Oui, “a-t-elle dit, en entrant, voilà ce que “je cherchois. J'ai l'honneur d'être chez “M. de Belle-en-Deuil; voilà ſa De“moiſelle Aurore, qui eſt auſſi char“mante qu'on me l'a aſſuré.“ Cette Dame m'a dit mille choſe flatteuſes; elle eſt tout ſucre tout miel. Hé bien, voyez, au premier coup-d'œil, je l'aurois cru méchante.

Elle a dit au cher papa, à la chère maman: „Gens honnêtes reſpectables, “j'ai beaucoup entendu parler de vous.

“Je ſais que la fortune vous a jadis “ſouri; mais qu'elle vous a fait enſuit “éprouver un revers terrible. Vous “ſouffrez patiemment ſes rigueurs; “mais vous n'êtes pas dans un état “digne de vous. Je voudrois bien pou“voir contribuer à vous adoucir votre ſort; “mais vous n'êtes pas gens peut-être à “accepter des ſecours purement gratuits.

“Comment donc faire? Madame Belle“enDeuil travaille avec ſa Demoiſelle; “mais, ſi elle travaille pour le Mar“chand, les ouvrages ne ſont que très“peu payés. Il eſt aiſé de vous en pro“curer qui le ſoient mieux; cela vous “apportera, du moins, un peu plus “d'aiſance.“ Nous avons remercié la généreuſe Dame. Elle a demandé à voir de notre ouvrage; je lui ai montré de mes broderies, de mes dentelles, de mon filet. Elle a paru très-contente; elle m'a louée même comme on ne loue point. Elle eſt flatteuſe, la belle Dame.

Elle nous a commandé divers ouvrages; elle a bien voulu nous en promettre un prix honnête, nous pourrons ainſi gagner notre vie.

Ma mère lui a dit que je m'appliquois auſſi, depuis quelque temps, à la gravure, nous lui avons montré ma dernière planche, avec une épreuve que ous en avions tirée. Elle a paru ſi enthouſiaſmée, qu'il y avoit, je crois, un peu de jeu. Je lui ai dit que c'étoit un ami, un voiſin qui m'enſeignoit ce taent par pure amitié. Je lui ai montré le portrait de mon maître; elle en a paru frappée. „C'eſt un très-beau jeune“homme, a-t-elle dit; vpuis, me regardant avec malice: „Il eſt digne, a-t-elle repris, d'être aſſocié avec la petite.

Cela feroit un charmant couple.“

J'ai ſenti que je devenois rouge comme du feu. Elle nous a demandé qui vous étiez. J'ai répondu que vous étiez un jeune Artiſte fort honnête, fort ſage; que vous étiez en penſion chez nous, pout le dîner. Ce mot de ſage a fait ſourire la Dame, comme ſi elle avoit eu quelque doute ſur ce ſujet. „Ce “jeune-homme eſt ſans doute trèshon“nête, a-t-elle dit; cependant il faut, “je crois, vous tenir ſur vos gardes, “vis-à-vis de lui. Les hommes ſont bien “trompeurs dans ce ſiècle-ci. Il y a des “gens riches, de condition, qui ſe “déguiſent quelquefois en bourgeois, “pour ſéduire de jeunes filles de votre “claſſe. Je ne vous dis pas que celui-ci “ſoit dans ce cas-là.“--„Oh! non, “très-sûrement, me ſuis-je écriée?

--„Ma Belle enfant, a repris la Dame, “je le connois peut-être plus que vous.

“Je ne vous dis pas qu'il ait deſſein de “vous tromper; mais je vous conſeille de “vous tenir un peu, vis-à-vis de lui, “ſur la réſerve. Qu'il ne ſe croie pas “sûr de vous ſur-tout; ſon amour s'en“dormiroit bientôt, mourroit au “premier moment. Le deſir un peu “d'inquiétude le tiendront éveillé. Je “n'approuverois pas trop qu'il demeurât “ſi près de vous, qu'il pût vous voir “à tous les moments. D'ailleurs, croyez“vous bien honnête la maiſon où vous “logez? J'ai rencontré, je crois, ſur “l'eſcalier, des perſonnes ſuſpectes.“

Nous lui avons dit qu'il y en avoit dans toutes les maiſons de Paris. „Pas tant “que vous croyez, a-t-elle répondu.

“Il y a des maiſons rigoureuſement “honnêtes. Il ne faut pourtant pas que “cette belle enfant renonce au joli “talent dont elle a commencé l'appren“tiſſage. Je penſe à une choſe; je “pourrai peut-être lui procurer une “petite penſion du Roi, pour cet “objet, un logement au Louvre, ou “autre part; mais, du moins, payé “par le Roi. Je vais m'occuper de cela, “mes enfans, je me ſlatte d'y réuſſir.

“Quant à votre jeune maître, dont vous “êtes auſſi peut-être un peu la maîtreſſe, “je ſerai très-flattée de le connoître.

“Il doit être fort aimable.“ Nous lui avons dit que vous étiez allé paſſer quelques jours à Breſt. „Tâchez, a-t-elle “repris, de me le faire connoître à ſon “retour.“ Cette envie de vous connoître m'a un peu réconciliée avec elle; car elle m'avoit beaucoup impatientée par ces précautions qu'elle veut que nous prenions contre vous; comme ſi je ne vous connoiſſois pas pour le plus honnête garçon du monde. Qu'eſt-ce que ces propos vagues qu'elle nous jette comme au haſard, que peut-être elle vous connoît, qu'il y a des gens riches qui ſe déguiſent pour tromper les filles? Croit-elle nous éblouir, avec ces propos ambigus? Ce qui me faiſoit le plus de peine, c'eſt que les deux chers auteurs de mes jours paroiſſoient entrer parfaitement dans ſes ſentimens. J'ai été obligée de me joindre à eux pour la remercier, quand elle nous a promis de nous procurer une petite penſion, un logement, de la part du Roi. Croyez-vous qu'elle puiſſe y réuſſir?

Quoi qu'il en ſoit, vous la verrez à votre retour. Je ſuis bien ſenſible aux ſervices qu'elle veut nous rendre; mais je n'aime pas qu'elle veuille vous empêcher de loger avec nous. Elle eſt partie au bout d'une viſite d'une heure; elle a pris congé de nous, avec autant de bonne grace que de bonté. Elle a laiſſé mon père ma mère dans l'enthouſiaſme. Pour moi, je ſuis auſſi reconnoiſſante; mais cette Dame m'a alarmée. Mon père, qui en parle avec preſque de l'enchantement, avoue, qu'au premier coup-d'œil, il l'a trouvée, comme moi, un peu dure.

Enfin voilà notre nouvelle connoiſſance; vous m'en direz, au plutôt, votre ſentiment. Revenez promptement, mon cher ami. Votre vue me fera plus de plaiſir que celle de la belle Dame. Mon père ma mère vous ſaluent, vous embraſſent de tout leur cœur.

Céſar de Perlencour, à Mademoiſelle Aurore Belle-en-Deuil.

Breſt.

J'ai reçu votre lettre, ma belle Aurore, la douce joie de mon cœur. Je l'ai baiſée mille fois; je l'ai appliquée ſur ma poitrine, contre mon cœur. Elle y reſtera juſqu'à mon retour auprès de vous.

Je ſuis auprès de mon père, que j'ai bien de la peine à perſuader. On l'a actuellement prévenu contre moi. Nous ſommes tous deux ſur mer; car je l'ai trouvé déjà embarqué, je l'ai rejoint ſur ſon vaiſſeau, qui eſt en rade. Nous ne ſommes pas encore tout-à-fait d'accord. Il va partir pour l'Amérique, moi, je vais me hâter de vous rejoindre.

Votre belle Dame m'inquiète beaucoup. Je ſuis fort ſenſible à ce qu'elle prétend faire pour vous; mais je lui envie cet avantage. Je voudrois qu'i n'y eût que moi qui fuſſe admis au bonheur de vous obliger; ah! ſi mes projets réuſſiſſent, je pourrai, peut-être, vous ſuffire, vous n'aurez beſoin de perſonne. Pourquoi cette cruelle Dame veut-elle nous ſéparer? Pourquoi vous donne-t-elle des ſoupçons contre moil Ah! ſi vous lui avez trouvé un air dur, il faut qu'elle ſoit méchante. Vous êtes bonne phyſionomiſte. Je m'en fie à vo beaux yeux.

Je brûle de vous rejoindre, de voi quelle eſt cette Dame. Je vous embraſſe, ma chère petite Aurore; je ſalue de tout mon cœur le cher papa la chètt maman.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Paris.

J'ai fait le voyage de Breſt, mon cher ami; mais, ô ciel! quelles en ſont les ſuites! Que j'ai de choſes à te dire! Par où commencer?

J'ai trouvé mon père déjà embarqué.

Son vaiſſeau étoit en rade, je l'ai rejoint ſur ſon bord. Il m'a paru ſurpris, mais peu flatté de me voir; ma mère, au contraire, m'a embraſſé avec tranſport.

Elle a pleuré, d'abord de joie de me voir, je crois, enſuite de triſteſſe, ſe rappelant, ſans doute, la mort de ma ſœur. J'ai pleuré avec elle. Mon père m'a demandé ſévèrement ce que je venois faire. „Je “viens vous détromper, lui ai-je ré“pondu; vous me perdez pour jamais.“

Alors je lui ai fait un portrait, au naturel, du Chevalier Marqué. Je lui ai raconté tous les tours infâmes qu'il m'a joués. Je lui ai fait voir enfin comment ce coquin m'a débauché, m'a corrompu, m'a fait faire toutes les ſottiſes que j'ai à me reprocher. J'ai eu beaucoup de peine à m'expliquer ainſi, vis-à-vis de ce père trop rigoureux trop prévenu.

Il m'interrompoit à tous momens. Il a fallu que ma mère ait interpoſé pluſieurs fois ſa médiation, pour qu'il conſentît à m'écouter. „Enfin, Monſieur, m'a-t-il “dit, il y a sûrement bien de la ca“lomnie dans tout ce que vous avancez.

“Vous êtes prévenu contre cet homme; “vous redoutez un cenſeur un di“recteur de votre conduite. Vous vou“driez être abandonné à vous-même, “ avoir la bride ſur le cou, pendant “mon abſence; mais je connois, pour “vous, le danger d'un pareil abandon.

“Au reſte, je veux bien charger quel“qu'un d'étudier encore cet homme; “mais, en attendant qu'on reconnoiſſe “quelque choſe à lui reprocher, je “prétends que vous lui obéiſſiez comme “à moi-même.“

Il a écrit une lettre, dont il m'a chargé. Elle eſt pour ſon Banquier. Il le prie, je crois, de faire des informations ſur le compte du Chevalier Marqué; , en cas qu'il le reconnût pour ſuſpect, de ceſſer de lui fournir des fonds, de chercher, pour ſon fils, un autre gouverneur. Voilà tout ce que nous avons pu obtenir, ma mère moi. C'eſt peut-être la première fois qu'il ſe montre ferme contr'elle; c'eſt pour mon détriment.

Je lui ai demandé s'il continuoit de projeter toujours mon mariage avec elle. Laure de Lyſange. „Non, m'a-t-il “dit, je n'y penſe plus.“--„Pour“quoi donc, Monſieur, dit ma mère?“

--„Ce mauvais ſujet, reprit-il, n'eſt “pas capable de rendre une femme “heureuſe, ni de nous donner des deſ“cendans qui nous faſſent honneur.“

--„Monſieur, vous êtes bien rigou“reux, dit-elle, vous penſez bien “mal de votre enfant; mais enfin, “nous ne pouvons pas laiſſer tomber “une maiſon comme la nôtre, une “famille qui tient à ce qu'il y a de “mieux. Nous n'avons que ce ſeul re“jeton, il faut abſolument qu'il “perpétue notre race.“--„Vous me “faites rire, Madame, répondit mon “père. Il y a long temps que j'ai re“noncé à l'illuſtration. J'ai ſuivi la “carrière de la finance du commerce, “vous le ſavez, je ne m'en ſuis pas “trouvé mal.“--„Oui, reprit ma “mère; mais nous voulions rentrer dans “celle des grandeurs, par le mariage “que mon fils devoit contracter. Il ne “faut pas que nous renoncions à un ſi “noble projet; nous n'avons pas “fait tant de ſacrifices, pour nous en“ſevelir dans l'obſcurité.“

A ce mot de ſacrifices mon père a pâli. Laiſſez-nous ſeuls, Madame, “a-t-il dit. J'ai quelque choſe à com“muniquer à mon fils, en particulier.“

--„Il eſt plaiſant que je ſois ici de “trop, a-t-elle repris; mais elle s'eſt retirée. Quand nous avons été ſeuls: „Hé “bien, mon fils, a dit mon père, vous “vous croyez bien noble. Apprenez ce “qui en eſt. Nous avons de vieux “parchemins dont je ne connois pas “tout-à-fait l'origine, que je ne ſais “pas trop bien déchiffrer, par leſquels “il ſembleroit que nous pourrions deſ“cendre, je ne ſais comment, des “anciens Comtes de Toulouſe. Il y a “eu même un généalogiſte, qui ne dé“chiffroit pas mieux que moi nos par“chemins, qui nous a dreſſé, pour “quelques louis, une généalogie, par “laquelle nous deſcendons bien claire“ment, en droite ligne, de ces an“ciens Souverains.“--„Vous voyez “donc bien, mon père, ai-je dit vive“ment....“--„Doucement, s'eſt-il “écrié! Je vois que vous êtes très“preſſé de parler; mais vous ne ſavez “pas tout, je dois vous apprendre “ce que vous ne ſavez pas.

“Un de nos ayeux, continua-t-il, dont nous deſcendons certainement; car c'étoit mon grand-père, paſſa à la Martinique, ſous le regne de Louis XIV. Il étoit violent emporté, aſſez mauvais ſujet. C'étoit même pour ſe défaire de lui, qu'on l'envoyoit dans ce pays d'Outremer. Il s'y maria; il y eut des enfans, entr'autres une fille qui étoit, dit-on, fort belle, de plus, ma tante. Le Gouverneur fut épris de ſa beauté. Il chercha à la ſéduire, il n'y put réuſſir. Il uſa du droit du plus fort, enleva ma tante la viola. Mon grand-père emporté, comme je vous l'ai dit, mais irrité juſtement dans cette occaſion, rencontra le perfide Gouverneur, l'aſſomma ſans autre forme de procès. Si mon ayeul avoit commis, à ſon égard, le même crime, que lui au ſien, que le Gouverneur ſe fût vengé de cette manière expéditive, on auroit trouvé, ſans doute, qu'il auroit bien fait; mais un inférieur a toujours tort vis-à-vis d'un ſupérieur, en Amérique, auſſi bien qu'en Europe.

La Juſtice trouva mauvais que mon grand-père ſe fût vengé lui-même, , comme meurtrier, le condamna au ſupplice de la roue.

“La veille du jour où il devoit être mis à mort, le malheureux exécuteur, qui s'apprêtoit à la lui donner, s'aviſa de commettre, lui-même, un aſſaſſinat.

Soudain il fut condamné à la même peine que mon ayeul; mais on ſe trouva dans un grand embarras; on n'avoit perſonne pour exécuter les deux ſentences. Dans cette circonſtance, on décida qu'il falloit que le moins coupable expédiât le plus criminel. Selon cette déciſion, c'étoit mon grand-père qui devoit être l'acteur, l'autre le patient. On offrit donc, au plus graciable, l'emploi auſſi cruel qu'un arrêt de mort. Je dois rendre cette juſtice à mon ayeul. Il refuſa d'abord un ſi cruel miniſtère; il aimoit mieux mourir que d'exercer une fonction ſi répugnante à l'humanité; mais vaincu par les larmes de ſa femme de ſes enfans, il parut céder, on lui donna les patentes de l'honorable charge.

“Cependant il eut tant d'horreur de l'emploi dont il ſe voyoit chargé, qu'avant de le remplir il en tomba dangereuſement malade. L'exécuteur condamné y gagna l'avantage de tomber, auſſi, malade de ſon côté, de mourir naturellement. Mon grand-père, diſpenſé de cette pénible exécution, ſe rétablit un peu; mais il traîna, depuis, des jours languiſſans, ne tarda pas à deſcendre au tombeau. Jamais il n'eut occaſion d'exercer ſon cruel miniſtère; mais il n'en étoit pas moins chargé ou plutôt flétri. A ſa mort, ſa charge paſſa à ſon fils qui fut, depuis, mon père; mais celui-ci, pour ſe diſpenſer de l'exercer, renonça à ſa patrie, vint ſe réfugier en France.

“A Grenoble, il devint amoureux d'une très-belle Demoiſelle. Il eut le bonheur de plaire. Il fut goûté de la famille, on parut diſpoſé à lui accorder ſon amante; mais il étoit d'une probité rigoureuſe; il crut qu'il manqueroit à la délicateſſe, s'il épouſoit cette Demoiſelle, ſans apprendre exactement, à ſes parens, qui il étoit. Il n'avoit jamais sûrement exercé aucune ombre de fonction pour le ſervice de la Juſtice; mais il deſcendoit d'un père qui avoit été gratifié de la fatale patente, dont il avoit hérité malgré lui. Il fit donc l'aveu pénible, dont il craignoit une malheureuſe iſſue. Sa crainte n'étoit que trop fondée. Quoiqu'il exposât le cas, dans le jour qui pouvoit lui être le plus favorable, il fut jugé, par toute la famille, indigne de poſſéder la Demoiſelle; on lui défendit même, dorénavant, l'entrée de la maiſon.

“Cependant la Demoiſelle, qui étoit plus touchée de ſes vertus, moins révoltée de ſon état qu'il n'avoit jamais exercé, ſe trouva fort mal de la déciſion de ſa famille. Elle tomba dans une maladie de langueur, qui commença à faire craindre pour ſa vie. Il ſe forma un dépôt d'humeurs qui tomba ſur ſon ſein, fit ſentir la néceſſité d'une opération cruelle fort dangereuſe.

“Tous les Médecins Chirurgiens renoncèrent à cette cure, condamnèrent unanimement la Demoiſelle. Le jeune amant, dédaigné par la famille, étoit fort habile dans la Chirurgie. Lui ſeul ne déſeſpéroit pas; mais il diſoit: „C'eſt le cœur, peut-être, qui eſt “malade, qu'il faut guérir.“ On n'oſoit recourir à lui, parce qu'on l'avoit trop rebuté. Cependant la Demoiſelle dit à ſon père: „Si vous me refuſez “cet honnête jeune-homme, faites-moi “conduire au tombeau.“ Le père aima mieux enfin voir ſa fille dans les bras d'un homme de cette condition, que dans un cercueil. Il promit que, ſi le jeune Artiſte ſauvoit ſa fille, il la lui donneroit pour épouſe. Cette aſſurance fit la moitié de l'ouvrage. La joie vint ranimer, preſque ſubitement, la jeune fille languiſſante. Le jeune amant y joignit ſes ſoins, dont l'effet fut prompt, heureux complet. Le père tint parole.

La jeune Demoiſelle eut le bonheur d'épouſer ſon ſauveur. On le pria de ne pas être ſi crûment ſincère vis-à-vis du public, qu'il l'avoit été vis-à-vis de la famille; de cacher, à tout le monde, le ſecret qu'il n'auroit pas dû, peutêtre, avouer à perſonne. Il y conſentit, le myſtère étant parfaitement gardé, perſonne ne ſe vit compromis.

“Le mariage fut très-heureux. J'en fus le premier fruit. Mon père attendit, pour me mettre dans ſa confidence, que je fuſſe dans l'âge de la diſcrétion. Sans rien révéler, je crus devoir renoncer à la carrière des honneurs, me renfermer dans celles du commerce des finances.

J'y ai proſpéré, mon fils, je ne m'en repens pas. Je me repens, au contraire, d'avoir voulu rentrer dans cette carrière maudite des grandeurs, en ſongeant à vous marier avec la fille du Comte de Lyſange.“ „Et pourquoi vous repentir, mon “père, lui répondis-je, puiſque rien “n'a tranſpiré, que vous n'avez pas “été compromis? Le Comte de Lyſange “n'eſt pas plus en droit, je crois, de “vous dédaigner à préſent que ci-devant.

“Il n'a rien appris qui nous ſoit con“traire.“--„Ce ne ſeroit pas à lui, peutêtre, répondit mon père, à ſe donner des airs de fierté vis-à-vis de nous.

Ce ſeroit moi, peut-être, qui aurois droit de faire le difficile vis-à-vis de lui. Je ne lui ai pas tu mon ſecret; mais il a eu la mauvaiſe foi de me cacher le ſien, qui ſeroit plus humiliant que le nôtre, ſi le fait étoit vrai. Je l'ai appris dernièrement, par une voie aſſez sûre.

“Sachez, mon fils, (j'exige de vous le plus rigoureux ſecret.) Sachez, dis-je, que, ſelon des bruits auxquels je veux bien ne pas ajouter foi, il deſcendroit de quelqu'un qui a réellement exercé les fonctions terribles dont nos mains ont toujours été pures; , ce qu'il y a de plus ſingulier, c'eſt que ce quelqu'un eſt une femme. Vous avez entendu dire dans votre enfance, qu'il y eut, autrefois, dans votre patrie, une perſonne du ſexe le plus doux, qui exerça publiquement, pendant pluſieurs années, à la face de toute la ville, l'emploi malheureux, dont je crains même de prononcer le nom. C'eſt-là un de ces phénomènes monſtrueux qu'on ne pourroit jamais croire, ſi une ville entière ne l'atteſtoit pour l'avoir vu. Cette femme étoit, diton, de famille noble. Elle avoit été trahie par un amant infidèle. Elle s'étoit déguiſée en homme, s'étoit enfuie de la maiſon paternelle, afin de pourſuivre ſon infidèle. Ne le trouvant pas, elle eut l'horrible courage de ſe faire exécuteur des ſentences criminelles, comptant que le traître tomberoit un jour ſous ſes mains, qu'elle pourroit le punir lui donner la mort. Un jour qu'elle avoit mis bas ſon habit, pour faire une exécution, ſa chemiſe entr'ouverte laiſſa voir ſa gorge, qui trahit le ſecret de ſon ſexe. On ne lui permit plus de faire un métier ſi peu convenable à une femme. Teinte du ſang de tant d'hommes, elle reprit les habits de ſon ſexe, quitta Lyon, s'enfuit dans un pays aſſez éloigné, où ſa honte ne fut jamais connue. Elle s'y maria, dit-on, Madame la Comteſſe de Lyſange eſt, ſelon quelques-uns, le fruit de ce ſingulier mariage. Vous ſentez, mon fils, je le répète, combien il importe de ne pas révéler ces deux ſecrets. Je ne vous dis pas que celui de M. de Lyſange ſoit vrai. Je ne le crois pas même; mais il ſuffit qu'on le croie, pour porter atteinte à ſon honneur. Le mérite de la nobleſſe étant de pure opinion, l'opinion le détruit, quand elle lui eſt défavorable.“

Je reſtai long-temps ſtupéfait, de l'une l'autre révélation; il eſt sûr que nous nous trouvons, à préſent, en quelque façon, au-deſſus de M. de Lyſange, parce que, par ce préjugé qu'on a contre lui, il y a moins à nous reprocher qu'à lui; mais la belle Laure, qui ne ſait probablement pas un mot de cette cruelle hiſtoire, a-t-telle perdu, pour cela, la moindre partie de ſon mérite? En eſt-elle moins belle, moins éclairée, moins vertueuſe? Non, ſans doute. Elle ne perd donc rien dans mon cœur; au contraire, il ſemble qu'une douce pitié m'intéreſſe à préſent davantage en ſa faveur. Je brûle de la revoir. Je lui trouverai, peut-être, moins de dignité; mais elle me paroîtra plus touchante.

Notre ſéance avoit duré plus de quatre heures. Tandis que nous converſions ſi intimement, mon père moi, on avoit levé l'ancre, ſans faire attention à moi, ſans que je m'en fuſſe apperçu. Ma mère dormoit profondément de ſon côté, n'avoit point du tout penſé qu'on enlevoit ſon fils avec elle. Nous crûmes enfin reconnoître que nous marchions.

O ciel! nous montâmes ſur le pont. On ne voyoit déjà plus la terre. „Qu'avez“vous fait, malheureux, m'écriai-je?

“Ne deviez-vous pas m'avertir? Vîte, “il faut me conduire à terre.“--„Cela “n'eſt pas poſſible, répondit le Capi“taine. Nous ſommes déjà à plus de “vingt lieues; nous avons le meilleur “vent du monde, il faut en profiter.

“Vous attendrez, s'il vous plaît, que “nous rencontrions un autre vaiſſeau, “qui veuille bien ſe charger de vous.“

Il fallut me contenter de cette réponſe, reſter, en peſtant, ſur le vaiſſeau, avec mon père ma mère. Tout le monde ſe louoit du vent favorable, qui nous faiſoit aller avec la rapidité d'unt flèche; ſeul, je maudiſſois le vent tout l'équipage. Ma mère ne paroiſſoit pas fâchée de ce qui me mettoit au déſeſpoir; mon père lui-même en ſourioit, nul ne voyoit un grand malheur dans mon accident, quand même j'aurois dû être emporté juſqu'en Amérique.

Cependant le jour ſe paſſa ſans que nous rencontraſſions un malheureux vaiſſeau. Le lendemain nous ne fûmes par plus heureux; nous n'eûmes cet avantage que le ſurlendemain au ſoir. Le vaiſſeau, que nous rencontrâmes enfin, étoit Hollandois. Il alloit à Marſeille; le vent lui étoit défavorable, nous étions menacés de n'y pouvoir arriver avant un mois. Je frémiſſois. Je penſois à ma belle Aurore qui m'attendoit, pour laquelle je craignois les projets de la belle Dame, dont elle m'avoit parlé dans ſa lettre. J'étois inquiet pour Mademoiſelle de Lyſange qu'on perſécutoit dans ſon Couvent; pour la petite Levrette qui commençoit à ſe plaindre des premières douleurs d'une groſſeſſe dont, ſelon elle, j'étois l'auteur. Je m'indignois de ce que le Chevalier Marqué Frédégonde mangeoient tranquillement mon bien à Paris. Enfin je me diſois: „Que va penſer de moi le “Comte de S. Flour? Il croira que je “ſuis un lâche, qui me ſuis abſenté “pour ne pas lui donner ſatisfaction.“

J'embraſſai tendrement mon père ma mère, je montai ſur le vaiſſeau Hollandois. Nous languîmes quinze jours avant d'arriver au détroit de Gibraltar, le vent devint encore plus défavorable quand nous fûmes dans la Méditerranée.

lu vas me dire ici que je te donne un Roman; mais c'eſt la vérité toute pure; ce n'eſt pas ma faute ſi les événemens, par une bizarrerie ſans exemple, ſe ſont précipités entaſſés l'un deſſus l'autre, avec une rapidité romaneſque en apparence.

Nouveau malheur! nous fûmes attaqués par un Corſaire Algérien. Je fis des prodiges de valeur; mais je ne fus pas ſecondé, notre Capitaine ſe rendit malgré moi. Tu ſens combien je frémiſſois d'indignation. Nous nous vîmes conduits à Alger, expoſés ſur la place, je fus vendu, très-cher, à une trèsvieille, très-vilaine femme qui me mena chez elle. Alors elle me ſauta au cou m'embraſſa. Elle parloit un peu l'italien.

„Applaudis-toi, me dit-elle, mon beau “captif, de ce que tu es tombé entre les “mains d'une femme qui t'adore, qui “ne t'a acheté, que pour faire ton bon“heur.“ Nouvelle diſgrace, il ne me reſtoit plus, pour comble d'infortune, que d'être aimé d'une vieille femme.

Je voyois que la malheureuſe ne conſentiroit jamais à me rendre, ſi l'on vouloit me racheter; je ſentois les horribles dégoûts qu'il faudroit eſſuyer, pour recevoir ſes maudites careſſes lui en faire. C'étoit un nouveau genre de perſécution, qui me faiſoit ſoulevet le cœur. Ah! Laure, Levrette, Aurore, où étiez-vous, adorables perſonnes?

J'eus la prudence de ne pas témoigner, à la vieille, tout le dégoût qu'elle m'inſpiroit. Je lui répondis même avec politeſſe, elle fut enchantée. L'enchantement n'étoit pas réciproque de ma part. Il falloit tirer parti de ma ſituation, prendre mes meſures, pour jouir des agrémens que je pourrois trouver dans cette maiſon, tant que j'y reſterois, éviter tous les inconvéniens que je pourrois y rencontrer, tâcher d'en ſortir le plutôt qu'il ſeroit poſſible.

J'examinai la famille; elle étoit compoſée de la maîtreſſe de moi, de ſa petite fille, d'une grande femme eſclave; enfin, d'un vieux cuiſinier d'un jeune valet, que la bonne Dame avoit acheré pour me ſervir. „Tiens, “m'avoit-elle dit, au lieu de te traiter “comme un eſclave, je t'en donne “un pour te ſervir.“ Je la remerciai.

J'obſervai mon captif, françois comme moi. Il avoit, par haſard, une voix aſſez reſſemblante à la mienne, il étoit à-peu-près de ma taille. „Vous “êtes bienheureux, me dit-il, mon “maître ou mon camarade, comme “vous voudrez; car il y a déjà quel“que temps que je demeure à Alger, “quoique notre maîtreſſe ne m'ait acheté “que d'aujourd'hui. Je la connois de “réputation. On dit qu'elle donne, “chaque matin, la valeur d'un louis “au jeune-homme qui a paſſé la nuit “avec elle. C'eſt une vieille uſurière “fort riche. Je n'aurai jamais de pa“reilles aubaines.“--„Je te cede “volontiers celle-la, lui répondis-je; “tu me reſſembles par la taille la “voix. Tâche de t'arranger pour t'in“ſinuer à ma place, ſi la vieille veut “m'accorder, la nuit, l'honneur de “ſes faveurs. Je te ſeconderai autant “qu'il me ſera poſſible, pour te pro“curer cette bonne fortune.“ Il fut enchanté de ma propoſition: „Laiſſez “faire, dit-il, je vous jure que la “vieille ſera trompée. Vous êtes en “même temps un Adonis un Her“cule; moi je ne ſuis que le ſecond “des deux; mais cela me ſuffira pour “contenter la vieille.“--„Je lui ferai “accroire, repris-je, que je ne puis “ſouffrir la lumière, la nuit; que, par “une organiſation ſingulière, la moindre “lueur me fait trouver mal, m'ôte “tout moyen de me montrer homme.

“Ainſi, elle n'aura pas de lumière, “ tu ſeras à ton aiſe.“--„A mer“veille, répondit-il! il m'embraſſa avec tranſport.

Cet arrangement ne me ſuffiſoit pas.

Je n'avois qu'entrevu la fille, ou plutôt la petite-fille de ma Patronne. Je n'avois pu voir ſon viſage, ſous le voile qui le couvroit; mais ce voile étoir aſſez tranſparent pour me laiſſer concevoir une idée avantageuſe de ce viſage.

D'ailleurs, la taille étoit charmante. Il me paroiſſoit que ce ſeroit un plaiſir enchanteur de coucher avec la jeune Demoiſelle, d'éviter le dégoût de remplir cette tâche pénible auprès de la rand'mère. Je vins à bout de cauſer avec la grande eſclave ou femme-de-chambre, qui avoit l'inſpection de la petite Almide. Je mis cette femme dans mes intérêts, en lui promettant une forte récompenſe, en lui ſerrant tendrement la main. Elle m'apprit que ſa jeune maîtreſſe étoit fort jolie me trouvoit fort joli; qu'elle couchoit ordinairement avec ſa grandmaman, que, ſi je couchois avec la vieille, la jeune ſe trouveroit ſeule. Il me vint une idée. „La belle Almide “eſt-elle peureuſe, dis-je à Mauriſca, “l'eſclave?“--„Oh! beaucoup, me “répondit-elle.“--„Hé bien, repris“je, il faut qu'elle couche avec vous, pour n'avoir pas de peur.“--„Oh!

“répliqua l'eſclave, elle ne voudroit “pas s'abaiſſer à coucher avec ſon eſ“clave.“--„Il faut, m'écriai-je, le “lui faire ordonner par ſa tante.“ „Mais, que gagnerez-vous à cela, me “dit Mauriſca?“--„Ce que je ga“gnerai, répondis je, ne ſera pas de “l'argent; mais me plaira davantage.

“Vous êtes grande comme moi. Vos “habits m'iront bien. Je m'en revétirai.

“J'aurai ſoin de m'arranger de façon “qu'on ne voie pas mon viſage; la “grand-maman ordonnera à ſa nièce de “coucher avec Mauriſca, moi je ſerai “Mauriſca, je vous récompenſerai “bien.“ Mauriſca ſe laiſſa perſuader.

Le ſoir vint; on ſervit le ſouper j'eus l'honneur de prendre ce repas tête-à-tête avec l'auguſte vieille. Je préparai mes batteries. Je dis d'abord à cette antique libertine que, par un caprice de la nature, la moindre lumière, quand j'allois me coucher, me rendoit trèsmalade, me faiſoit perdre ma virilité. „Hé bien, me dit-elle naïvement, “nous aurons ſoin de nous coucher ſans “lumière.“ Mon eſclave, qui nous ſervoit à table, ne ſe poſſédoit pas de joie.

Je m'apperçus qu'Almide nous écoutoit, du haut d'une petite tribune. J racontai des hiſtoires épouvantables de voleurs de revenans, afin qu'elle eût peur ne voulût pas coucher ſeule Quand il fut queſtion d'aller au lit, Mauriſca s'offrit pour partager celui de la belle. „Fi donc! s'écria la jeune per “ſonne; moi coucher avec une eſclave-„Couchez donc ſeule, lui ditſ“grand“grandmère.“--„Oh! je ne le puis, “reprit la jeune fille, j'ai trop de peur “pour cela.“--„Hé bien, lui dit ſon “ayeule, je vous ordonne de coucher “avec Mauriſca.“ Il fallut obéir.

Le tout ainſi préparé, nous nous levâmes de table pour aller au lit. Je donnai la main à la vieille, qui conſentit à y aller ſans chandelle. Tongri, mon eſclave, trouva moyen, ſur l'eſcalier ſombre, de prendre ma place.

Soudain, je courus endoſſer les habits de Mauriſca; je m'introduiſis dans la chambre de la Demoiſelle, qui me prit pour ſa grande eſclave. Celle-ci alla ſe cacher je ne ſais où. Je ne tardai pas à me gliſſer dans le lit. Almide en fit autant; , ſans nous être donné le mot, nous nous ſerrâmes mutuellement l'un contre l'autre, avec un mutuel tranſport. La belle perſonne, croyant parler à Mauriſca, me jargonna ſon patois moreſque, que je n'entendois point. Je lui répondois par des baiſers muets, mais expreſſifs. La Belle paroiſſoit toute étonnée, je concevois qu'elle diſoit: „Mais, Mauriſca, je ne “te conçois pas; que ſignifient ces em“braſſemens cette vivacité?“

Avec des manières auſſi careſſantes que les miennes, la nuit ne pouvoit ſe paſſer ſans une péripélie; c'eſt-à-dire ſans une reconnoiſſance. Il eſt sûr que mon ſexe devoit ſe trahir. Je ne dirai pas s'il ſe trahit en effet, je n'en détaillerai pas ſur-tout la manière. Le lendemain, nous étions fort inquiets tous les deux.

Nous nous levâmes, je trouvai mon eſclave déjà levé. Il étoit dans l'enthouſiaſme. Il me montraune pièce de monnoie valant environ un louis, qu'il avoit reçue de la Dame, me demanda les moyens de la changer. Je lui donnai un louis, en lui laiſſant ſa pièce africaine.

Notre bonheur, ou plutôt l'erreur de ma compagne de lit, ne put durer longtemps. Quand je m'apperçus que la jeune perſonne goûtoit mes façons d'agir, je parlai. Elle fut d'abord très-ſurpriſe: „Malheureux! me dit-elle, ſais-tu “que je peux te faire empaler?“ Je réfléchis qu'elle pouvoit avoir raiſon, je trouvai ce danger très-cruel pour moi. Il me pétrifia. Mon inhumaine s'en apperçut. „Hé bien, malhéureux, “me dit-elle, à quoi rêves-tu?“ „Ah! belle Almide, lui répondis-je, “je ſens que j'ai commis une faute bien “dangereuſe pour moi; mais ce qui “me conſole du moins, c'eſt que je “ne vois aucun danger. pour vous. Je “mourrai content, ſi je puis vous prou“ver mon amour, ſans vous occaſionner “aucun inconvénient, fans cauſer de “dommage qu'à moi-même.“ La Belle me parut touchée de ce peu de mots, que je dus prononcer, en effet, d'un ton pathétique touchant. Je m'apperçus qu'elle s'attendriſſoit. Je ne la laiſſai pas ſe refroidir. Je lui fis les plus tendtes careſſes. Le jour commençoit à paroître, me faiſoit voir que j'avois, dans mes bras, une très-jolie perſonne....

Oppoſons, à ce jour trop éclatant, un voile pudique myſtérieux....

La jeune perſonne étoit parfaitement contente de moi, quandnous nous levâmes.

Je ne l'étois pas moins d'elle. L'ayeule ne l'étois pas moins de Tongri, ni lui d'elle; de ſorte que nous étions tous contens.

Cet état fortuné dura quelques jours; mais la fortune ſe laſſe bientôt de voir un contentement unanime. Un peu de clarté détruiſit notre bonheur. L'aîné des deux couples jouiſſans goûta tant de plaiſir, dans ſes doux ébats, qu'il s'y oublia, ne ſe laiſſa gagner qu'un peu trop tard par le ſommeil. La vieille amante s'éveilla la première; elle apperçut ſon compagnon de lit, qui n'étoit pas, en effet, un Adonis pour la figure. Furieuſe, elle s'élance hors du lit, ſe ſaiſit d'un gourdin, s'en eſcrime ſur ſon amant nocturne, de manière à l'éveiller promptement. Il s'éveille en effet. Il lui eſt aiſé de comprendre combien ſa maîtreſſe eſt peu flattée de le voir dans ſon lit. Il en ſort, cede le champ de bataille à la vieille Dame, qui le pourſuit, avec ſon gourdin, auſſi rapidement qu'il la fuit. Heureuſement pour lui, elle fait une réflexion qui l'arrête. „Mais, dit“elle, tandis que j'étois avec ce malô“tru, où ſe cachoit mon infidèle?

Un ſoupçon vague la conduit à notre lit, où nous dormions ſur la foi publique. Soudain, elle travaille, ſur nous deux, avec ſon gourdin, comme elle venoit de le faire ſur Tongri. Nous nous éveillons comme lui. Nous ſortons du lit de même. Mon amante ſe jete aux genoux de ſon ayeule, qui a la malhonnêteté de vouloir la rondiner dans cette ſituation. Je lui arrache le bâton de la main. Elle crie au ſecours, au voleur, à la garde! Je lui bouche le paſſage de la voix. Son vieux cuiſinier vient. Elle lui fait ſigne de ſe jeter fur moi. D'un coup de pied, j'envoie le vieux Maure meſurer l'eſcalier.

La vieille faiſoit le plus de bruit qu'elle pouvoit. Je ſentois que, ſi l'on venoit à ſon ſecours, je pourrois paſſer mal mon temps, qu'il n'y ſeroit queſtion, pour moi, que d'être empalé. J'apperçus un bâillon, dont elle ſe ſervoit, quelquefois, pour mettre en pénitence ſa petite fille; je m'en ſervis pour ellemême, afin que ſa voix ne pût nous être nuiſible; , pour augmenter ſa pénitence, mettre cette vieille folle tout-à-fait hors d'état de nous nuire, je l'enchaînai dans ſa cave, l'attachai à un pilier. Je rendis le même ſervice à ſon fidèle cuiſinier. Je fermai la cave à la clef. Alors, ſauve qui peut!

perſonne ne s'oublia. Tongri, Mauriſca, la petite fille même ne s'oublièrent pas.

ous trois firent main-baſſe ſur tout ce qui ſe préſenta à leur bienſéance. Je me contentai de prendre une bourſe aſſez bien garnie d'or, qui valoit au moins toutes les captures de mes camarades. J'étois bien décidé à la rendre, quand je le pourrois, je le ſuis encore. Nous fermâmes la maiſon à la clef, nous nous rendîmes ſur le port, Almide, Mauriſca, Tongri moi.

Nous trouvâmes un vaiſſeau anglois qui alloit mettre à la voile le jour même, qui partoit pour Gênes. Nous fûmes.

reçus à bord, comme paſſagers; bientôt nous quittâmes le rivage.

Cependant je me reprochois de laiſſer mourir, enſevelie toute vive, la vieille ſon fidèle cuiſinier. Je vis une reſſource pour m'épargner cette mauvaiſe action.

Nous avions un Pilote du pays, qui nous conduiſoit juſqu'à une certaine diſtance, qui devoit, enſuite, retourner ſeul à terre. Je lui racontai notre hiſtoire, je le priai d'aller délivrer les deux priſonniers, quand il ſeroit à terre, qu'il nous jugeroit aſſez loin, pour ne pas craindre d'être pourſuivis. Il ſe chargea de cette bonne œuvre, me promit de s'arranger de façon qu'il fût impoſſible de ſonger à courir près nous. Je lui donnai les clefs, il ne tarda pas à nous quitter. Sans doute, il a délivré les deux perſonnages; nous n'en avons plus entendu parler.

Nous voilà donc en pleine mer. Le vent nous étant favorable, nous ne tardâmes pas à arriver à Gênes. J'y laiſſai l'ongri Mauriſca, tous deux de grande taille, n'ayant rien à ſe diſputer pour la laideur. Ils ſe propoſoient de tirer parti de leurs vols, qu'ils croyoient innocens, pour ſe former un petit établiſſement.

Je ne leur enviai point leur bonheur.

Je leur aurois laiſſé volontiers la jeune Almide, quoiqu'elle fût très-jolie. J'avois d'autres Belles qui m'attendoient à Paris; mais la petite Africaine ne renonçoit pas ſi volontiers à moi, que moi à elle. Nous ſommes venus par terre, de Gênes à Lyon, où je n'ai pas eu le bonheur de te trouver, mon ami, ni le temps de t'attendre. Je me ſuis refuſé au plaiſir de reſpirer, pendant quelques jours, dans ma patrie, tant j'étois preſſé de retourner dans notre capitale. L'amour, que j'avois pris pour la belle Aurore, m'attiroit, quoique je fuſſe dans les bras d'Almide.

Cependant l'objet préſent me fut très-utile pour me diſtraire de l'apparition preſque continuelle d'un fantôme déſolé, qui me pourſuivoit ſans ceſſe, qui perſécutoit mon imagination. C'étoit l'ombre de ma déplorable ſœur, qui ſe préſenta à mon eſprit dès que j'apperçus la montagne de Fourvière, des plaines du Dauphiné, qui ne m'a pas laiſſé tranquille juſqu'à Lyon, même juſqu'à Paris. O ma ſœur! toi qui n'as fait que paroître ſur la terre, pour y gémit, eſt-ce au milieu des jouiſſances que je dois déplorer ta perte, à laquelle j'ai eu le malheur de contribuer?

Enfin, après trois mois d'abſence, qui m'ont paru trois ſiècles, je ſuis rentré dans Paris. J'ai couru, ſur-le-champ, à mon logement bourgeois, où j'étois graveur voiſin de la belle Aurore.

Plus d'Aurore. O ciel! plus d'Aurore: „Il y a plus de deux mois, dit-on, “que ſes parens elle ont quitté leur “logement.“ Que ſont-ils devenus? On l'ignore abſolument. C'eſt une grande belle Dame qui eſt venue les chercher les emmener avec elle. C'eſt ſans doute cette maudite Dame de Charité, dont ma petite amante m'a parlé. C'eſt quelque malheureuſe dévote, qui ſe ſera fait un jeu un plaiſir de m'arracher ce que j'aime, par une lâche envie, par une malignité femelle. Déſeſpéré, j'ai couru de tous côtés; je n'ai pu trouver mon amante que je cherchois; mais j'ai bien trouvé le vilain Chevalier Marqué, l'indigne Frédégonde que je ne cherchois pas.

J'ai demandé au ſcélérat, s'il ſavoit ce qu'étoit devenue ma petite Aurore.

„Je n'en ſais rien, m'a-t-il dit,“ en affectant de la ſurpriſe de la bonhommie; mais en laiſſant auſſi échapper un ſourire plein de malignité, qui m'annonçoit qu'il étoit joyeux, peut-être complice de cette perte. „Demandez à “Frédégonde, a-t-il continué.“ Cette Frédégonde ſeroit-elle la grande Dame qui eſt allé faire l'hypocrite, chez ces bonnes gens, qui m'a ſouſtrait mon amante? O ciel! ſi je le croyois... Pauvre Aurore! Quoi! tu ſerois tombée dans de ſi indignes mains!

Accablé d'inquiétude, j'ai voulu voir au moins Mademoiſelle de Lyſange. Je me ſuis déguiſé, je l'ai demandée au parloir. Elle m'a reconnu du premier coup-d'œil. O Dieu! quelle joie j'ai vu rayonner dans ſes beaux yeux! Les marques ſi viſibles de ſon tendre amour lui ont rendu tout le mien. Si j'ai eu le malheur affreux de perdre l'innocente Aurore, elle ſeule peut me dédommager de cette perte.

Elle eſt excédée, la pauvre Demoiſelle, des inſupportables perſécutions qu'elle eſſuie dans cet indigne Couvent.

On veut abſolument qu'elle prenne le voile. C'eſt, à ce qu'il paroît, l'intention de ſes parens. Ils ont engagé ſecrètement les Religieuſes à faire tous leurs efforts, pour l'amener à prendre ce parti, cette belle perſonne, qu'on dit un peu entichée de Philoſophie, abhorre le cloître. J'ai oſé lui propoſer de le fuir, de ſe laiſſer enlever par un homme qui l'adore. Elle a refuſé ce parti; mais, ſans me témoigner de colère. „Mon “bon ami, m'a-t-elle dit, votre ami“tié pour moi vous aveugle, vous “fait me propoſer un parti auquel une “honnête fille ne doit jamais penſer.

“Je ſuis votre aînée; je dois avoir “plus d'expérience que vous, par“donner, à votre âge à votre zéle, “un conſeil qui n'eſt digne ni de vous “ni de moi.“ Je lui ai demandé pardon. „Ma chère amie, lui ai-je dit, “ſi j'avois connu un autre parti, je “vous l'aurois propoſé.“ Nous nous ſommes quittés, en nous faiſant les plus tendres proteſtations, en nous ſerrant mutuellement le bout des doigts, avec une tendreſſe dont on ne peut ſe faire une idée, à moins qu'on n'aime comme nous.

Plein de ma belle Laure, je ſuis allé voir la petite Levrette. Réception auſſi tendre qu'au Couvent. Joie pareille. Ma petite élégante étoit peut-être encore plus touchante que la noble Demoiſelle, parce qu'elle portoit des marques viſibles de nos amours, par l'élargiſſement de ſa taille. C'eſt à moi ſeul qu'elle attribue l'avantage de ſe trouver dans cet état; car elle appelle cela un avantage, parce que j'en ſuis l'auteur.

Comblé des amitiés de Levrette, je me ſuis retiré auprès de ma petite Algérienne Almide, qui m'a reçu auſſi tendrement que mes deux amantes. Elle devient auſſi intéreſſante que les autres, parce que des maux de cœur, qui ſont la ſuite de nos plaiſirs, annoncent qu'elle en va porter les marques. La pauvre enfant ſe paſſeroit bien d'un pareil embartas.

Fin de la troiſième Liaſſe.
LE CRIME. Quatrième Liasse.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Paris.

J'ai revu le Chevalier Marqué, auquel j'ai rendu compte de mes entrevues avec mes amantes. Il m'a fait détailler ſur-tout ma converſation avec Mademoiſelle de Lyſange, la propoſition que je lui ai faite, la manière dont elle l'a reçue.

„Fort bien, m'a-t-il dit, il faut donc “nous hâter de préparer un logement “pour cette belle perſonne.“--„Que “dites-vous, me ſuis-je écrié? Elle ne “conſent pas à ſe laiſſer enlever.“ „Je vous jure qu'elle y conſent, m'a“til répondu; conſultez qui vous vou“drez de vos amis, qui connoiſſe le “monde. Tous vous répondront qu'elle “s'eſt expliquée très-clairement, vous “en conviendrez vous-même, à moins “de vous donner totalement pour un “homme ſans uſage.“--„Mais, repris“je, elle m'a dit, au contraire, poſi“tivement, qu'elle ne pouvoit écouter “une pareille propoſition; que cette “propoſition étoit indigne d'elle de “moi.“--„Comment, répondit-il, “vous en êtes encore à ces groſſiers “élémens! Vous ne ſentez pas qu'il “faut ménager l'amour-propre d'une “perſonne comme celle-là! On ne pro“poſe pas à une Demoiſelle de cette “condition de l'enlever, pour l'emme“ner chez un jeune-homme. Quelqu'un “comme vous, par exemple, à qui “une Demoiſelle confie qu'elle eſt hor“riblement vexée dans un Couvent, “ne lui dit pas: „Mademoiſelle, von“lezvous venir chez moi?“ Il eſt tout “clair qu'elle refuſera une ſi groſſière “propoſition; mais il lui dit: „Made“moiſelle, j'ai ici une tante qui a en“tendu parler de vous, avec le plus “grand éloge. Elle connoît votre façon “de penſer, ſent l'horrible répu“gnance que vous avez pour le cloître.

“Elle voudroit bien pouvoir contribuer “à vous le faire éviter; ſe croi“roit très-heureuſe, ſi elle pouvoit “vous poſſéder chez elle, pendant quel“que temps, avec la permiſſion de “Madame votre mère, qu'elle connoît “beaucoup. Si vous l'agréez, elle de“mandera, à Madame votre mère, la “permiſſion de vous tirer du Couvent, “pour vous mener paſſer quelque temps “chez elle, à la ville ou à la campagne.“--„Mais, interrompis-je, “ſa mère ne le permettroit pas; “moi, où trouverois-je une tante? En “vérité, vous inventez-là de drôles de “projets.“--„Mon cher enfant, re“prit-il, vous êtes d'une ignorance “craſſe. Quand on n'a pas de tante, “on en fait une; quand on n'a pas le “conſentement d'une mère, on en fa“brique un. On ne donne pas même, “à la vraie mère, l'embarras de le lui “demander; pour peu qu'on connoiſſe “ſa ſignature, on la copie au bas d'un “petit écrit de quelques lignes. Laiſſez “moi faire, puiſque vous avez beſoin “qu'on faſſe tout pour vous. Il eſt, “dans Paris, des Dames très complai“ſantes, avec un air très-honnête. Nous “en trouverons une de ce genre; nous “la ferons porteuſe d'une lettre, par “laquelle Madame de Lyſange la priera “de vouloir bien retirer ſa fille du “Couvent, la garder chez elle pen“dant quelque temps. Nous prévien“drons Madame la Prieure du Couvent, “par une pareille lettre, prétendue de “Madame la Comteſſe, qu'une Dame “viendra, de notre part, retirer notre “Demoiſelle, du Couvent; que nous “prions la Dame Prieure de remettre “ladite Demoiſelle. Nous préviendrons “auſſi la chère Demoiſelle, s'il le faut.

“Il n'en coûtera pour cela que deux “ou trois ſignatures, de la Comteſſe, “que nous ſaurons très-bien imiter; “le corps des lettres ſera cenſé de la “main d'un Secrétaire. Ces lettres par“venues à leur adreſſe, notre Dame “complaiſante ſe préſentera au Cou“vent, de l'air le plus décent le “plus honnête. Elle demandera, à Ma“dame la Prieure, Mademoiſelle de “Lyſange, en vertu de ſa lettre qu'elle “montrera, en offrant de remettre “tout ce qu'il y aura à payer pour la “penſion autres frais; Madame la “Prieure, déjà prévenue par une lettre, “en croira la Dame qui lui apportera “une lettre de l'argent; l'argent “compté, elle remettra, à notre en“voyée, Mademoiſelle de Lyſange, “qui, en fille obéiſſante, ſuivra, de “grand cœur, la perſonne à laquelle “ſa maman l'aura confiée. On nous “amenera cette chère Demoiſelle. Elle “ne ſera pas intérieurement la dupe “de l'artifice; mais elle feindra de “l'être; nous aurons ainſi ſauvé ſon “honneur. Alors, vous aurez à votre “diſpoſition une tendre amante, que “vous n'aurez pas réellement trompée, “ qui vous ſaura gré d'avoir entendu “ prévenu ſes vœux ſecrets, ſans “l'avoir compromiſe. Vous vivrez avec “elle en ſecret, tant qu'il vous plaira, “dans la plus douce intimité. Quand “cet arrangement commencera à vous “peſer, à l'un ou à l'autre, Made“moiſelle de Lyſange retournera chez “ſes parens. Elle ſera juſtifiée par les “lettres qu'on aura écrites. Elle ne “vous chargera point, l'on ne pourra “ſavoir d'où viendra l'artifice; ou bien “elle dira, au contraire, que vous “l'avez délivrée de la maiſon, où la “porteuſe de fauſſes lettres l'avoit me “née. Ainſi l'on vous devra encore des “remercîmens. Si la Demoiſelle vous “plaît pour femme, vous l'épouſerez; “car vous ſentez bien qu'alors on ne “pourra vous la refuſer, que ce “ſera une grace de votre part; ſinon, “vous en ferez votre maîtreſſe, vous “vivrez avec elle, tant que cela vous “conviendra. Voilà ce qu'elle deſire de “tout ſon cœur; je puis vous en ré“pondre. Je connois quelqu'un de ſon “ſexe qui a ſa confiance intime, “qui m'a fait cet aveu de ſa part; “mais il ne faut pas que vous ayez l'air “de l'exiger d'elle, cet aveu pénible. La “généroſité conſiſte à ſervir ſes amis, “ſans leur donner la peine de deman“der; à deviner leurs vœux, à les “prévenir.“ Je reſtois muet penſif. Enfin, je m'écriai: „Comment, une Demoiſelle “de ce rang, en faire une maîtreſſe!“

-„Oui, m'a répondu l'indigne Mar“qué, la petite fille d'une...

...Vous

“croyez donc qu'on ignore le métier “qu'à fait ſa grand-mère. Elle le ſait, “l'infortunée. Elle ſent bien qu'elle ne “peut prétendre à ſe voir votre épouſe, “quoiqu'il y ait auſſi, de votre côté, “quelque bagatelle à-peu-près du même “genre...“ Ici j'ai rougi. Le drôle a continué; „quoiqu'il en ſoit, la belle Laure, “qui vous aime qui, en vraie Phi“loſophe, déteſte le Couvent, deſire “ardemment que vous l'en daigniez “délivrer. Elle vivra, pendant quelque “temps, avec un homme qu'elle adore; “enſuite, ſi vous conſentez à l'épouſer, “elle ſera heureuſe, ou bien, avec “l'uſage du monde qu'elle gagnera sûte“ment à notre école, elle ſaura trouver “un autre homme, moins gentil, mais “peut-être encore plus riche que vous “Son pis-aller ſera de retourner dans “ſon Couvent; mais elle aura du moins “joui de la vie, elle vous devra cet “avantage. Allez, l'enfant, nous vous “ſervirons; , ſelon notre propre “morale, nous vous obligerons, ſans “vous forcer à nous demander cette “grace.“ A ces mots, le Chevalier me laiſſa immobile muet. Le malheureux!

comment ſait-il les ſecrets que mon père ma confiés? Il faut qu'il ait lu la dernière lettre où je t'en fais part. Le ſcélérat intercepte mes lettres, les lit, en fait l'uſage qu'il veut. Comment s'y prend-il? Mon domeſtique, que je charge de les porter à la poſte, ſeroit-il aſſez frippon pour les lui communiquer?

Il faut que j'examine cela.

Le tableau que le fourbe me préſente eſt pourtant ſéduiſant. Mademoiſelle de Lyſange eſt ſi belle! J'ai le bonheur d'en être aimé ſi tendrement! quel plaiſir inconcevable de vivre avec elle, pendant quelque temps, dans la plus parfaite intimité, avec une perſonne ſi noble, ſi décente, ſi impoſante que l'adorable Laure! Si c'étoient réellement ſes vœux ſecrets.... Mais ſes parens, que diroientils?.... Ses parens! hé mais que pourroientils dire cu faire? Le ſecret que j'ai appris les mettra bien bas dans l'opinion de tout le monde, s'il eſt connu.

Il eſt vrai que cela eſt faux, mais ſi on le croit vrai. Il ne faut pas à préſent qu'ils ſe targuent de leur prétendue nobleſſe. C'eſt probablement la connoiſſance qu'ils ont de cette tache de leur famille, qui les oblige de ne plus penſer au mariage projetté. C'eſt encore une remarque que m'a fait faire le Chevalier. On peut aller en avant; ils ne feront pas les méchans. Ils ont trop d'intérêt à ce que le ſecret ſoit gardé......

Mais, ne commets-je point une ſcélérateſſe? Non, ſans doute, ſi c'eſt le vœu de la Demoiſelle; mais qui m'aſſurera qu'elle forme ce vœu? La parole du Chevalier Marqué doit-elle me ſuffire pour le croire? Je veux conſulter, ſur cette difficulté. Ne devrois-je pas m'en tenir à ma conſcience? J'en ai encore un peu; mais je crains bien de la perdre, dans le monde corrompu où je vis preſque malgré moi.

Suite.

'ai conſulté, mon bon ami. On s'eſt moqué de moi, je m'y attendois. On trouve qu'une Demoiſelle, qui ſe pique de Philoſophie, qui abhorre le cloitre, qui avoue à un jeune-homme qu'elle l'aime, eſt à moitié vaincue deſire de l'être tout-à-fait. „Elle vous fait voir, “dit-on, l'envie de ſortir du Couvent.

“C'eſt à vous à l'en tirer. Cela ne ſe “demande pas. Si elle cherche à être “trompée, il faut la tromper. Si vous “vous faites un ſcrupule de lâcher quel“ques menſonges à votre maîtreſſe, “vous êtes un enfant, qu'il faut ren“voyer au collège.“

Le langage de tous ces Meſſieurs s'eſt trouvé unanime? Il eſt vrai que ce ſont tous des libertins qui, pour être preſque tous titrés, n'en ſont pas plus délicats.

Le Chevalier m'a apporté ſes prétendues lettres de Madame de Lyſange. Je te les mets ſous les yeux; la ſignature eſt très-bien contrefaite.

Lettre ſuppoſée de Madame de Lyſange, à Madame la Prieure des Carmélites.

Madane,

„Madame la Comteſſe de Buſencour “viendra, au premier moment, vous “demander ma fille, de ma part. Je “vous prie de la lui remettre ſurle“champ. Cette Dame aura l'honneur “de vous payer tout ce que je vous “dois, pour ma chère Laure. J'ai be“ſoin de ſa compagnie, de ſes ſoins.

“Je ſuis ſi accablée, que je n'ai pas la “force d'écrire moi-même ma lettre; “ tout ce que je puis faire, c'eſt de “ſigner mon nom. Je vous remercie, “de tout mon cœur, des ſoins que vous “avez bien voulu prendre pour l'édu“cation de ma Laure. Elle s'en reſſen“tira toute ſa vie, auſſi bien que moi, “qui ne ceſſerai d'être, Madame, “votre, “

Lettre ſuppoſée de Madame de Lyſange, à Madame la Comteſſe de Buſencour.

„J'acoepte vos offres de ſervices, “ma chère Comteſſe, puiſque vous “voulez bien me les faire. J'ai beſoin de “ma fille auprès de moi. Vous me voyez “ſi accablée, que je n'ai pas la force de “vous écrire. Je ne puis me paſſer, pour “le moment, de ſes ſoins, de ſes “ſecours. Je vous prie donc de vouloir “bien l'aller retirer du Couvent en “mon nom. J'ai l'honneur d'en préve“nir Madame la Prieure. Vous vou“drez bien auſſi ſatisfaire pour tout ce “que ma fille pourra devoir, pour ſa “penſion. Mon Banquier Monſieur “vous remettra les fonds, à votre pre“mière réquiſition. Vous me témoignez “le deſir obligeant d'avoir, auprès de “vous, pendant quelque temps, la “jeune perſonne. Malgré le beſoin que “j'en ai, je ne puis la priver du plaiſir “de jouir, au moins, pendant quel“ques jours, de vos bontés. Mille “pardons de la liberté que je prends.

“Adieu, ma chère Comteſſe, portez“vous mieux que moi, “

Lettre ſunpoſée de Madame de Lyſange, à ſa fille.

„Mademoiselle,

“Je ſuis malade; je n'ai pas la force “d'écrire une lettre. J'ai beſoin de vos “ſoins. Madame la Comteſſe de Bu“ſencour, tante du jeune Perlencour, “aura la bonté d'aller vous chercher à “votre Couvent, pour vous conduire “d'abord chez elle. Je vous confie à “ſes bontés, je trouve bon que vous “paſſiez quelque temps auprès de cette “chère amie. Obéiſſez-lui comme à votre “mère, tant que vous ſerez chez elle.

“Vous viendrez enſuite me rejoindre, “quand je vous le manderai, “

Le Chevalier Marqué, tout enthouſiaſmé d'avoir écrit de ſi belles lettres, m'a demandé ce que j'en penſois, n'a pas été flatté de ce que je les liſois froidement. Il a été cependant conclu, que j'irois préparer les voies, que j'annoncerois, à la Demoiſelle Laure, ma prétendue tante.

Suite.

Mon bon ami, j'agis un peu comme un roué. J'en rougis, mais ce n'eſt pas aſſez. J'ai vu Laure; elle m'a encore peint les chagrins dont elle s'abreuve dans ſon Couvent, ſon envie d'en ſortir. „Ma chère amie, lui ai-je dit, “il ne tiendra qu'à vous. Madame la “Comteſſe de Buſencour, ma tante, “que Madame votre mère connoît beau“coup, viendra, ſi vous voulez, vous “retirer du Couvent vous conduire “chez elle, par ordre de Madame de “Lyſange, qui lui a écrit, pour la “charger de cette commiſſion; la Prieure “doit être prévenue, vous recevrez, “al “au premier moment, de Madame “votre mère, une lettre à cette ſujet.“

J'ai examiné les yeux de Laure, je les ai vu étinceler de joie à ce propoſition.

„Ah! mon cher ami, m'a-t-elle dit, “que je vous ai d'obligation! c'eſt à “vous que je dois ce bon office. Je ne “connoiſſois pas Madame votre tante “(ni moi non plus, diſois-je en moi“même.) Eſt-elle aimable, continua “Laure? Oui, ſans doute, étant de “votre famille, elle doit être char“mante. Que j'aurai de plaiſir à paſſer “quelque temps chez elle. Je vous y “verrai familièrement, intimement; “quelles délices!“ Excellente Demoiſelle! comme elle a la bonté de m'aimer! comme elle ſe fie à moi! que je me reprochois de la tromper! Nous nous ſommes quittés avec un attendriſſement mutuel. Elle m'a preſſé avec la plus grande vivacité de hâter le bien-heureux inſtant.

Suite.

J'ai rendu compte au Chevalier Marqué, de la joie avec laquelle Mademoiſelle Laure avoit reçu ma propoſition.

„Hé bien, m'a-t-il dit, vous le voyez, “elle eſt enchantée.“--Oui, lui “répondis-je; mais c'eſt parce qu'elle eſt “notre dupe.“--„Elle a trop d'eſprit “pour cela, reprit-il.“

Je revis le lendemain ma chère Laure; elle avoit reçu la lettre de ſa maman; ſon paquet étoit déjà tout prêt; mais elle me paroiſſoit fort inquiète ſur la ſanté de ſa mère.

Enfin, hier l'après-midi, ma chère, tante, Madame la Comteſſe de Buſencour, femme d'une figure très-honnête, très-décente, très-impoſante, que j'avois ci-devant connue, dans un tripot, ſous le nom d'Arſinoé, que Frédégonde avoit fait fourter avec des orties, ma chère tante, dis-je, s'eſt préſentée au Couvent, avec la lettre de Madame de Lyſange à la main. Madame la Prieure, étant prévenue par une lettre pareille de la même fabrique, lui a remis Mademoiſelle de Lyſange, qui a volé de grand cœur dans ſes bras, en admirant ſon exceſſive bonté, ſe louant du bonheur qu'elle avoit de connoître une ſi honnête Dame, qui lui a rendu toutes ſes amitiés avec uſure. Le petit compte étoit tout prêt; Madame de Buſencour-Arſinoé l'a ſoldé; Madame la Prieure l'a remerciée, en témoignant les plus grandes inquiétudes ſur la ſanté de Madame de Lyſange ſon amie. On s'eſt ſéparé gravement, avec de grandes démonſtrations d'eſtime d'amitié réciproques. Je me ſuis trouvé à la portière de la voiture, pour préſenter la main aux Dames. Nous ſommes arrivés bientôt à l'hôtel de ma tante, qui a tout-à-fait bonne apparence. Mademoiſelle Laure ne ſe poſſédoit pas de joie. J'ai obtenu le baiſer le plus tendre, qui m'a cauſé plus de plaiſir que toutes les faveurs de toutes les Beautés de l'Opéra réunies enſemble. Nous avons fait, entre nous trois, un ſouper délicieux; je me ſuis retiré auprès d'Almide, le plus tard que j'ai pu, avec regret, en me faiſant un vrai ſcrupule de laiſſer une honnête Demoiſelle dans une pareille maiſon.

Dès le lendemain, j'ai pris, moi même, mon logement ſous le même toît que ma belle de Lyſange. Ma tante, par mon ordre, a dit à la jolie Philoſophe: „Ma chère Laure, il me ſurvient, à “la campagne, une affaire d'impor“tance, qui me force de m'abſenter, “pendant quelques jours. Je vous laiſſe “à la tête de ma maiſon; mon neveu “vous tiendra compagnie; je vous le “recommande. Vous me promettez “d'attendre mon retour.“ Laure a bien voulu le promettre, les deux Dames ſe ſont quittées fort tendrement.

J'ai reconduit ma chère tante juſqu'au bas de l'eſcalier; je lui ai gliſſé quelques louis dans la main, pour la récompenſer de ſes peines; , lui parlant avec tout le reſpect que je lui dois: „Vieille ſcé“lérate, lui ai-je dit, ſi tu t'aviſes de “parler, je te couperai les oreilles.“

Alors je l'ai remiſe à la porte, en riant, avec un léger coup de pied dans le derrière. Me voilà donc en poſſeſſion de Mademoiſelle de Lyſange; mais comment, i par quel artifice? Ah! j'en rougis dans le fond de l'ame. Quoi qu'il en ſoit, c'eſt toujours un grand plaiſir de poſſéder une perfonne auſſi adorable, de quelque manière qu'on la poſsède.

Le Chevalier Marqué eſt venu dîner avec nous. Mademoiſelle de Lyſange paroît avoir, contre lui, une véritable antipathie; lui, de ſon côté, il eſt ſi L ſouple ſi mielleux vis-à-vis d'elle, que je crois pouvoir l'accuſer d'être amoureux d'elle. Je crains bien que le frippon ne m'ait fait agir, que pour profiter de ma ſottiſe; mais il a beau faire, il ne gagnera rien; la répugnance eſt trop frappante.

Il vouloit auſſi venir ſouper; ma maîtreſſe, car je puis nommer ainſi ma Laure, ma maîtreſſe, dis-je, a exigé que je lui fiſſe refuſer la porte. J'ai conduit ma Belle à l'Opéra. Je l'en ai vue enchantée. De retour chez nous, nous avons fait, tête-à-tête, un ſouper délicieux; tandis que le Chevalier Marqué, refuſé à la porte, couroit, inondé par la pluie, pour chercher ſon ſouper d'un autre côté.

Déjà la ſéduction entroit dans l'ame de ma compagne, par tous les ſens.

Hi

Quoique nous ne fiſſions pas d'excès, le vin mouſſeux, la liqueur pétillante, la ſuite des illuſions de l'Opéra, le vertige de l'amour, tout égaroit mon infortunée victime, m'égaroit moimême; car je n'avois eu d'abord aucune mauvaiſe intention. Il vint un moment, fatal moment! où toutes les lumières de la raiſon du bon ſens furent éteintes, où je ne ſais plus ce que je fis moimême; qui l'eût cru, ſi-tôt? .... ô! voile impénétrable du myſtère tombe ſur nous..

La foudre nous éveille, le plaiſir s'eſt évanoui; le remords ſeul nous reſte.

Suite.

ademoiselle Laure ne vouloit pas me voir ce matin. Elle veut partit à toute force, voler chez ſa mère.

Elle ne va pas tarder à découvrir le myſtère d'iniquité, elle me mépriſera toute ſa vie. J'aurois dû ſuivre les inſpirations de ma conſcience, non les ſuggeſtions d'un ſcélérat.

Je ſuis entré chez ma belle, par une porte qu'elle ne connoiſſoit pas. Elle a paru effrayée. Je l'ai raſſurée. Je me ſuis jeté à ſes genoux. Elle paroiſſoit effarée.

„Ah! Monſieur de Perlencour, m'a“telle dit, devois-je attendre une pa“reille conduite de votre part?“ J'étois vraiment humilié; je ne trouvois pas de mots, pour m'exprimer. La pitié s'eſt preſque peint dans les yeux de la belle offenſée, au milieu de ſa juſte colère. Le Chevalier Marqué eſt furieux de mon ſouper tête-à-tête avec Mademoiſelle de Lyſange. Il en devine les ſuites, qui ne ſont que trop naturelles. Le drôle ſeroit-il jaloux? Seroit-il, par haſard, amoureux de Laure? Ne l'a-t-il fait ſortir du Couvent, que pour s'en emparer? Etois-je un inſtrument dont il ſe ſervoit uniquement pour ſon intérêt?

Quoi qu'il en ſoit, ce n'eſt pas lui qui en a goûté le fruit du moins; mais je vois que je n'ai fait qu'un beau rêve. Je m'étois figuré que je pourrois vivre quel-que temps avec Laure, dans la plus douce intimité; je lui fais horreur.

Elle veut me fuir; elle va m'échapper au premier moment. Elle retournera bientôt dans ſon Couvent.

A préſent, je ſuis faché d'avoir cédé ma petite Almide à Frédégonde, qui l'a miſe dans le commerce. La pauvre enfant ne perd pas beaucoup à cela. Ce n'eſt pas un grand tort qu'on lui fait.

Dans ſa patrie elle eût été deſtinée pour un Serrail ou Harem. Elle n'eſt point ſcandaliſée de ſe voir ici dans un Serrail plus libre plus garcieux, que ceux de ſon pays. Elle ſeroit pour moi une reſſource, qui ne me dédommageroit pas de Laure; mais qui me diſtrairoit un peu de ſa perte.

Il faut que je cherche d'autres diſtractions. C'eſt ſur-tout dans mes travaux Politiques Littéraires, que je prétends en trouver. Et ma chère petite Aurore, qu'eſt-elle devenue? C'eſt celle-là que j'aime véritablement. J'aurois dû faire plus d'efforts pour la retrouver.

Suite.

J'ai apperçu ma chère Aurore, qui ſortoit de chez Frédégonde. Ce ſont ces miſérables-là qui me l'ont enlevée, qu'en vont ils faire? J'ai voulu lui parler. Des poliſſons m'ont inſulté; peut-être étoient-ils envoyés, contre moi, par les malheureux qui me trompent. J'ai été obligé de perdre mon temps à les châtier avec ma canne; pendant ce temps-là, Aurore, qui ne m'avoit, ſans doute, pas vu, a diſparu.

J'ai voulu forcer Frédégonde à m'avouer où elle avoit logé ma belle Aurore; elle a d'abord tout nié; enſuite elle m'a dit: „Quand cela ſeroit vrai, “il faudroit que vous vous ſoumiſſiez “à bien des conditions, avant que je “vous découvriſſe le ſecret que vous “voulez en vain pénétrer.“ Je lui ai demandé quelles ſont ces conditions; elle a refuſé de s'expliquer.

Cependant il m'eſt venu un homme d'une apparence très-honnête, avec une lettre du Banquier de mon père, qui me l'envoyoit, pour que je l'agréaſſe, en qualité de Gouverneur. J'avois remis à ce Banquier la lettre, par laquelle mon père le prioit de recueillir des informations ſur le compte du Chevalier Marqué, de me choiſir un autre Gouverneur, en cas que le Chevalier lui parût indigne de cet emploi. En conſéquence, cet honnête commiſſionnaire, s'étant exactement informé, avoit entendu dire unanimement que mon Mentor étoit un roué, il m'envoyoit un homme reſpectable pour le remplacer.

Soudain, j'ai remercié le Chevalier Marqué; je lui ai dit qu'il n'étoit plus mon Gouverneur; que le Banquier, chargé par mon père, de m'en trouver un autre, m'en avoit envoyé un, ſous les loix duquel j'allois me ranger trèsvolontiers. Il ne m'a rien répondu, m'a tourné le dos.

Cependant, j'ai eu le bonheur de ne point perdre encore ma chère de Lyſange. Il eſt vrai que j'ai fait éclairer ſecrètement ſes démarches; il me ſemble que j'ai eu le bonheur de l'appaiſer un peu en ma faveur. Pour le Chevalier Marqué, il eſt décidément amoureux d'elle; mais elle ne daigne pas le recevoir. Elle a fait condamner la porte ſecrette par laquelle il entroit chez elle.

Je ſuis ſeul privilégié; elle ne voit que moi, devroit me bannir comme les autres.

Le Chevalier Marqué, à Frédégonde.

Aurois-tu ſoupçonné cela, maligne Frédégonde? Le petit imbécille nous a joués. D'abord il a tiré du Couvent mon adorable Laure; mais le traître en a joui; juſqu'à préſent, il en a joui ſeul.

Tu ſens bien que ce n'étoit pas là mon intention. Je voudrois bien me venger ſur ſon Aurore, qui eſt en notre pouvoir; mais la charmante rebelle a une petite vertu armée d'ongles de dents. Je n'ai gagné juſqu'ici que des égratignures; , pour peu que j'euſſe voulu la pourſuivre davantage, elle m'auroit arraché les deux yeux.

Mon perfide élève m'a joué un ſecond tour, encore plus infame que le premier. Il a fait écrire, par ſon père, à un Banquier de Paris, de recueillir des informations ſur mon compte, de chercher, pour ſon fils, un autre Gouverneur, en cas qu'il me trouvât indigne de cet emploi. J'avois vu cette particularité dans la longue lettre du jeunehomme, que j'avois interceptée; mais je n'y avois pas fait aſſez d'attention. Quoi qu'il en ſoit, l'inſolent Banquier, comme s'il ſe fût aſſuré de mon indignité, a trouvé un autre Mentor, l'a envoyé au petit perſonnage, qui veut abſolument ſe mettre ſous ſa tutele. Tu vois de quelle importance eſt ce grief, dont il faut punir le petit bon-homme. Qu'avonsnous à faire dans cette circonſtance?

Comment parer ce coup imprévu?

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

Inécille que tu es, peux-tu donc être bouché à ce point-là? Tu me demandes comment tu dois faire, pour te reſaiſir du rebelle qui veut t'échapper.

Il faut d'abord que ce petit bon-homme ſe remette volontairement ſous ton empire; enſuite qu'il écrive lui-même au Banquier, pour le détromper ſur ton compte; c'eſt-à-dire, pour lui faire accroire qu'il a été trompé lui Céſar, que tues, toi, un honnête-homme calomnié.

Il faut, de plus, que le nouveau Gouverneur, qui ſe préſente, renonce de lui-même à ſon Gouvernement; qu'on n'en puiſſe trouver aucun autre, ſi l'on a l'audace d'en chercher encore, qu'on ſoit forcé de te garder, faute de pouvoir faire mieux. Or, je vois, d'ici, ton air nigaud: „Comment, diras-tu, comment “puis-je faire écrire le jeune-homme “contre ſon ſentiment ſon inclina“tion?“ Hé, pauvre eſprit! le cas ſeroit-il nouveau? , d'ailleurs, ne peut-on pas faire naître, à des machines, comme cela, les ſentimens les inclinations qu'on veut? Quoi qu'il en ſoit, voilà ce qu'il faut faire écrire, par le jeune-homme, au Banquier.

Lettre que doit écrire Perlencour fils, au Banquier.

„Mon Dieu, Monſieur, que j'ai “été trompé, que je ſuis honteux “de l'avoir été à ce point! J'ai engagé “mon père dans mon erreur, qui pa“roît avoir influé juſques ſur vous.

“Depuis plus de deux ans, je ſuis entre “les mains de M. le Chevalier Marqué, “homme extrêmement intelligent, “plein de bonne volonté pour moi, “qui m'en a donné continuellement “des preuves; j'ai oſé penſer mal de “lui, le calomnier, en le repréſen“tant comme un indigne ſujet. Pluſieurs “circonſtances ont contribué à m'égarer; “mais cette averſion ſecrette, que “reſſentent tous les jeunes gens, contre “les hommes à qui on les force d'être “ſoumis, cette averſion m'a peut-être “aveuglé autant que tout le reſte. En“fin j'ai ouvert les yeux, Monſieur; “j'ai examiné la conduite de mon Gou“verneur, avec ces regards prévenus “qui cherchoient à le trouver coupable.

“Je l'ai reconnu pour parfaitement inno“cent. Je me ſuis aſſuré, à n'en pou“voir douter, de la pureté de ſes in“tentions, de l'honnêteté de toutes ſes “démarches, de ſa bonne volonté pour “moi, que rien, de ma part, ne peut “rebuter. Je ne puis revenir du comble “de l'erreur de la mépriſe où j'étois.

“Je ſens que déſormais je ne dois pas “me fier à ma manière de voir; que “j'ai beſoin des yeux clairvoyans de “cet homme unique, pour me guider “ m'éclairer; que mon véritable in“térêt eſt qu'il veuille bien me con“tinuer ſes ſoins; en conſéquence, “Monſieur, j'ai l'honneur de vous “remercier du nouveau ſervice que vous “avez voulu me rendre. Vous m'avez “envoyé un homme qui m'a paru fort “honnête, dont la capacité n'eſt pas “douteuſe, puiſque vous me l'atteſtez.

“Je compte que je ferois, en lui, une “très-bonne acquiſition; mais à préſent “que je ſuis détrompé, je ne puis, ni “ne veux me priver du Chevalier Mar“qué. Je ne dois pas me mettre ſous “la conduite d'un nouveau Gouverneur.

“J'ai l'honneur de vous remercier de “me l'avoir procuré; je fais mes excuſes “à cet homme eſtimable; je voudrois “contribuer à le placer plus avantageu“ſement; j'apprends, avec plaiſir, “qu'il renonce, de lui-même, au poſte “peu lucratif que vous lui aviez pro“poſé auprès de moi. Encore un coup, “Monſieur, je reſte, de tout mon “cœur, ſous la direction de M. le “Chevalier Marqué, le plus digne des “hommes. Il a des ennemis qui avoient “pu le noircir à vos yeux; mais je “dois le juſtifier. Je dois auſſi rendre “juſtice à une autre perſonne liée avec “lui, qu'on avoit calomniée pareille“ment; c'eſt Madame Frédégonde, ame “prodigieuſe, d'une énergie ſublime; “d'une nature ſupérieure, la première “des femmes. Je contemple de près ce “phénomène, je ne puis me laſſer “de l'admirer.....“

Je ris comme une folle, en écrivant ces extravagances, je n'ai pas la force de finir cette lettre, tant je ſuis obligée de me tenir les côtés; tu la termineras en deux mots; ou tu en laiſſeras l'honneur au jeune-homme qui aura la bonté de la copier. Mais te voilà encore embarraſſé pour lui faire faire cette copie, pour lui inſpirer les ſentimens qui nous conviennent; tu ne ſais comment t'y prendre. Hé nigaud! n'avons-nous pas la jeune Aurore entre nos mains; le petit bon-homme n'en eſt-il pas amoureux à la rage? Avec un amour auſſi puiſſant, ne ſommes-nous pas sûrs de faire faire, à notre automate, tout ce que nous voudrons? S'il veut voir Aurore, s'il veut lui parler, s'il veut en jouir, il faut qu'il ſe ſoumette aveuglément à nos volontés; ſans cette ſoumiſſion pleine entière, point d'Aurore! Nous la ferons avoir à quelqu'autre, à qui nous voudrons; il en ſera privé pour la vie, s'il ne nous obéit; ſa Laure, que tu n'as pas encore eu l'eſprit de t'approprier, ſa Laure, n'eſt-elle pas auſſi en notre pouvoir? N'eſt-elle pas dans une maiſon qui nous appartient? Ne pouvons-nous pas la lui enlever, quand il nous plaira? Quoi! nous poſſédons la femme qu'il aime, celle dont il jouit; nous ne ſerions pas parfaitement maîtres de lui! Allons, imbécille, ne manque pas de m'apporter demain la copie de ma lettre, de la main du petit Monſieur. „Mais, me “diras-tu, peut-être, car tu es un franc “poltron, quand je voudrai faire copier “la lettre au bouillant jeune-homme, “en lui remontrant que j'ai ſon Au“rore en mon pouvoir, au lieu de “faire la copie requiſe, il pourra bien “me ſauter au collet, me dire: „co“quin, ſi tu ne me rends ma maîtreſſe, “je te coupe les deux oreilles.“ Quand il t'en couperoit un bout, voyez le grand malheur, ne ſeroient-elles pas encore aſſez longues? Au reſte, s'il fait le méchant, envoie le moi. Nous verrons ſi ſa morgue tiendra devant moi.

Il faut effrayer le bon-homme de Gouverneur, qu'on envoie pour te remplacer. Il faut lui peindre ton jeune-homme comme rempli d'une légion de diables. Je te ſeconderai en cela, ſi tes efforts ne ſuffiſent pas.

Ne dois-tu pas être bien fier de l'honneur que je te fais de te louer à toute outrance, de ce que je fais, de toi, un honnête-homme? Cela doit te paroître bien étrange, malheureux! tu me démentiras par toutes tes actions.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Je ſuis dévoué à la perdition, mon ami. Il eſt écrit que je ſerai toujours enchaîné dans les filets de cette bande infernale; que les Marqué, les Frédégonde auront, ſur moi, un aſcendant de fer, qui m'entraînera dans l'abîme.

Je croyois être quitte de cette vile canaille, reſpirer ſous la tutele d'un honnête-homme. Point du tout, me voilà rengagé plus que jamais ſous leur joug odieux. Les ſcélérats ont ſu s'emparer de la jeune Aurore Belle-en-Deuil, que j'adore. Ils ſavent qu'avec un appât ſi cher, ils peuvent me faire faire tout ce qu'ils veulent. C'étoit le ſeul objet, en effet, qui pouvoit m'engager à plier un peu ma volonté à la leur. Ils m'ont mis le pied ſur la gorge: „Si vous vou“lez vous laiſſer conduire, m'ont-ils “dit, la belle Aurore eſt à vous; ſi“non vous ne la reverrez jamais.“ Ce poliſſon de Chevalier Marqué a oſé me préſenter un modèle de lettre, tracé par la déteſtable Frédégonde. C'eſt un prodige d'impudence d'abſurdité. Par cet infame écrit, je dois reconnoître le Chevalier Marqué pour un modèle accompli de probité; j'ai été parfaitement détrompé ſur ſon compte, je ne veux que lui pour mon Gouverneur, je le ſignifie poſitivement au Banquier de mon père, je lui renvoie le Mentor qu'il vouloit me procurer. Il eſt ſingulier de voir comment cette impudente de Frédégonde ſe met dans les nues, fait, d'elle-même, un perſonnage ſublime, céleſte; c'eſt à moi que l'on fait tenir ce langage ſoulevant. Le vil Marqué a oſé me propoſer de copier ce chiffon de le ſigner, en me promettant Aurore, ou me menaçant de me l'enlever pour jamais. Je lui ai ſauté ſur le corps avec ma canne; c'eſt frapper ſur un tas de boue. Pas l'ombre du ſentiment. Il m'a renvoyé à Frédégonde.

J'ai volé chez elle, enflammé de colère, diſpoſé à la traiter comme ſon infame Chevalier. Je ne ſais pas comment la damnable ſcélérate à pu faire; mais elle eſt parvenue à me faire copier ſon ridicule écrit, à me le faire ſigner. Il a fallu qu'en grinçant des dents, pour voir ma chère Aurore, je me ſois avili à ce point. Elle a ſu ſi bien me faire voir la chère Belle-en-Deuil perdue pour moi ſans reſſource, la belle Laure auſſi dérobée à mes deſirs...... Car enfin cet ange eſt dans une maiſon ſoumiſe à l'indigne Furie. J'ai vu qu'il n'y avoit que deux partis, de la rouer de coups, ou de faire ce qu'elle vouloit. J'ai été cent fois tenté de lui caſſer ma canne ſur le corps; enfin le parti le plus modéré m'a paru le plus ſupportable. J'ai copié en frémiſſant.... Ce qu'il y a de plus déſeſpérant, c'eſt que la maudite copie a produit l'effet qu'ils vouloient. Elle étoit adreſſée au Banquier de mon père. Voici ſa réponſe.

Lettre de Monſieur l'Agiot Banquier, à Monſieur de Perlencour fils.

„Je ſuis fâché, Monſieur, que l'homme “que je vous avois adreſſé ne puiſſe “vous convenir. C'eſt une vraie perte “que vous faites. Je ſouhaite que le “Gouverneur, auquel vous vous en “tenez, puiſſe vous en dédommager.

“J'avois recueilli des informations ſur “le compte de ce Mentor; on s'étoit “accordé unanimement à me dire beau“coup de mal de lui, auſſi bien que de “Madame Frédégonde, dont vous faites “un ſi pompeux éloge. Selon tout le “monde, c'eſt un grand malheur pour “vous d'être tombé dans de pareilles “mains. Vous m'aſſurez qu'on les a “calomniés, que vous les avez étudiés, “que vous avez été dans l'erreur ſur “leur compte, que vous êtes détrompé.

“Je ſouhaite qu'au contraire vous ne “ſoyez pas à préſent dans l'erreur. Quoi “qu'il en ſoit, ſi vous commettez une “faute, en reſtant avec ces gens-là, je “m'en lave les mains. S'ils ſont en “effet honnêtes, s'ils ont été calomniés, “vous faites bien de leur rendre juſtice; “mais vous aurez, contre vous, tout “le public, qui les connoît du mauvais “côté. L'homme, que je vous avois “envoyé, renonce volontiers à votre “ſociété. On l'a effrayé; on vous a peint “comme plus méchant que vous n'êtes.

“N'y a-t-il point ici du manège? Exa“minez bien, Monſieur. Je n'ai que “le droit de repréſentation. Tâchez de “n'être pas dupe victime.“

Tu vois, mon cher Dumoulin, par la lettre de M. l'Agiot, quelle idée on a des malheureux avec leſquels je ſuis lié. J'aurois bien voulu lui écrire en ſecret ce que je penſe; mais je n'ai pu me réſoudre à jouer un rôle humiliant pour l'amour-propre. Il falloit avouer que je m'étois laiſſé ſubjuguer, qu'on m'avoit fait écrire malgré moi; dès lors je me décelois pour un petit jeunehomme, qui avoit abſolument beſoin d'un Précepteur. Je ſuis bien humilié.

Viens à mon ſecours. Fortifie moi par tes conſeils.

Cependant je n'ai pas encore vu la petite Aurore, qu'on m'avoit promis de me remettre à ma diſpoſition. Je me ronge les poings de fureur. Cent fois le jour il me prend envie de traiter cette vile canaille, comme elle le mérite. Je ne puis plus voir que ma chère Laure.

Du moins, je trouve chez elle une ame honnête, je reſpire. Une ame honnête dans un beau corps! quel enchantement! Ah! j'étois né moi-même pour être honnête.

Aurore Belle - en - Deuil, à Céſar de Perlencour.

Je m'en veux beaucoup, mon cher Monſieur Céſar. Le petit commiſſionnaire, qui vous remettra cette lettre, m'a dit que j'avois dû vous voir l'autre jour en ſortant de chez Madame Frédégonde.

Je vous jure, mon bon ami, que je ne vous ai point vu. Hélas! Je penſois pourtant à vous. Je voyois votre chère image; c'eſt elle qui m'a empêchée de voir votre perſonne. Je ſerois tentée de punir, à coups de poings, ces yeux indignes, qui m'ont joué un ſi mauvais tour. Mon Dieu! que j'aurois eu de plaiſir à voler dans vos bras, après une ſi longue abſence, après les inquiétudes cruelles que j'ai eues ſur votre compte!

„Mon Dieu! me diſois-je en moi-même, “ce pauvre Monſieur Céſar, que dira“til quand il ne nous trouvera plus “en arrivant? Ne regardera-t-il point “notre diſparution comme une trahiſon “de notre part? Ne croira-t-il point “que nous l'avons voulu fuir?“ Nous qui vous avons tant d'obligations, mon bon ami, mon cher petit maître de deſſin, de gravure! Cela ſeroit bien ingrat de notre part. Non, mon bon ami, nous vous regrettons tous les jours; nous parlons de vous ſans ceſſe. Combien n'avons-nous pas forgé d'hiſtoires dans notre tête, pour deviner ce que vous êtes devenu, ce qui vous eſt arrivé depuis votre départ! Que nous avions de plaiſir à vivre avec vous, mon cher petit bon ami! Vous ſentez bien que nous ne nous ſerions pas privés de gaîté de cœur de la plus charmante ſociété.

C'eſt Madame Frédégonde qui a tout fait, ſans doute, avec une bonne in tention. Elle eſt bien méchante, cette Madame Frédégonde, avec toute ſa charité. charité. Elle nous fait bien de la peine.

Elle nous fait verſer des larmes bien amères, depuis qu'elle ſe mêle de nos affaires, il faut encore la remercier; car elle dit que c'eſt pour notre bien.

C'eſt elle qui nous a fait quitter votre voiſinage, qui nous plaiſoit tant, pour nous loger dans le ſien, dont je ne me ſouciois point du tout. Demandez-moi pourquoi nous déranger ſi cruellement?

Elle nous a nichés là, derrière ſa maiſon, dans la petite vilaine rue de** où nous ſommes triſtement enſevelis dans l'ombre, comme dans un cachot. D'ailleurs, nous n'avons jamais ſi mal vécu; nous n'avons pas d'autres ouvrages que ceux qu'elle nous donne, il n'y a pas de quoi nous entretenir. Tous les marchands, qui nous fourniſſoient de l'ouvrage, ne veulent plus nous employer.

Je ne ſais pas qui eſt-ce qui les a prévenus contre nous. Ils m'ont laiſſé entrevoir que quelqu'un leur avoit dit beaucoup de mal de nous; l'un d'eux m'a même avoué que c'étoit une grande Dame, juſtement comme Madame Frédégonde. Quel intérêt pourroit avoir cette cruelle Dame, à nous décrier, à nous ôter toute reſſource? Eſt-cepour que nous ſoyons tout-à-fait dans ſa dépendance? mais que lui importe notre dépendance?

Et vous, mon pauvre Monſieur Céſar, pourquoir vous en veut-lle tant? Que lui avez-vous fait? Vous connoît-elle ſeulement? Pourquoi eſt-elle ennemie de mon bonheur du vôtre? Ah! la charité prend une tournure bien ſingulière chez certaines perſonnes.

Et puis elle a toujours, avec elle, un vilain Chevalier Marqué, qui veut qu'on le trouve charmant, avec ſa figure de maroquin. Mon Dieu! que cet homme eſt perſécutant! Comment peut-il y avoir, dans votre ſexe, des gens ſi horriblement différens de vous, de mon cher papa? Il languit toujours, ce cher auteur de mes jours; ma mère moi, nous ſéchons ſur pied de ne pouvoir lui procurer toutes les douceurs, dont il auroit beſoin. C'eſt pourtant la faute de Madame Frédégonde; car, avant de la connoître, nous étions tous contens.

Venez nous voir le plutôt que vous pourrez, à notre chétive adreſſe. Mon Dieu! que nous regrettons notre ancien logement, où nous jouiſſions de votre ſociété! Le cher papa, la chère maman ſe plaignent comme moi à cet égard.

Adieu, mon bon Monſieur Céſar, mon cher maître, mon ami, nous vous attendons comme notre ſauveur. Au plaiſir de vous voir. Mon père, ma mère vous embraſſent; moi, m'eſt-il permis d'en faire autant par écrit?

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

liens, mon cher Dumoulin, lis la tendre lettre de ma belle Aurore, dont je t'envoie copie. Qu'elle eſt douce!

qu'elle eſt bonne! que Frédégonde eſt infernale! la malheureuſe! comme elle enchaîne ces pauvres gens dans ſes lacs; comme elle les iſole les lie! on diroit d'une araignée qui prend une pauvre mouche dans ſa toile. Cette coquine avoit la cruauté d'aller chez tous les gens qui leur donnoient de l'ouvrage, pour les décrier, leur ôter toutes reſſources, afin qu'ils fuſſent entièrement à elle. Et moi, pauvre malheureux, que lui ai-je fait à cette infame ſorcière là? Pourquoi ſe plaire à ruiner mon bonheur? La ſcélérate! loger ces pauvres gens dans une maiſon de perdition qui eſt la ſienne; car il y a une porte ſecrette de communication, entre ſon logis celui où elle a enterré ces honnêtes gens.

Et ce vilain Chevalier Marqué! Je ſuis bien vivement tenté de le careſſer encore avec ma canne, afin de le remercier des attentions qu'il a pour mon Aurore.

Je le trouverai, quelque jour, rôdant autour de ce logis, pour chercher à y faire des ſiennes. Je le traiterai comme il le mérite. Je vengerai ma belle Aurore.Suite.J'ai vu ma chère Aurore! qu'elle eſt belle; combien j'ai le bonheur d'en être aimé. Quel déteſtable logis! quel noit cachot, pour un ange revêtu d'une forme humaine! Cette ignoble retraite ſembloit faire reſſortir ſa beauté céleſte, la rendoit plus éblouiſſante. Ce n'eſt rien dire que de la repréſenter comme une Reine, qui deſcend de ſon trône, pour ſecourir le dernier de ſes ſujets. La comparaiſon eſt trop foible, trop a deſſous d'elle.

Son père ſa mère ſont la vertu même. J'ai vu pétiller la joie dans leurs yeux languiſſans. Ils m'ont tendu les bras. Je m'y ſuis précipité. Je les ai embraſſés, comme un fils qui embraſſe, avec tendreſſe, ſon père ſa mère. Et l'adorable Aurore! j'ai appuyé mes lèvres tremblantes, ſur les roſes de ſes joues, qui en ont redoublé. O charme inconcevable de la pudeur mêlée avec l'amour!

comme ſes yeux étoient parlans! comme leurs doux rayons perçoient juſqu'à mon cœur! Que de choſes nous nous ſommes dit tous les quatre! j'étois à cœur découvert au milieu de ma famille. Je n'aurai jamais d'autre épouſe que ma chère Aurore. Nous étions au fort de l'intimité, au comble de l'attendriſſement, de l'enchantement; nous planions dans les cieux, la porte s'eſt ouverte, j'ai vu l'enfer.

L'indigne Frédégonde, l'infame Chevalier Marqué ſe ſont préſentés, ont fait la plus horrible grimace, en m'appercevant. Je n'en ai pas dû faire une moins apparente. Soudain, enfonçant mon chapeau: „Je prends ces honnêtes-gens “ſous ma protection, me ſuis-je écrié.

“J'adore leur incomparable Demoiſelle.

“Gardez-vous de cauſer le moindré “chagrin à cette famille reſpectable.

“Vous m'en répondrez tous deux ſur “votre tête.“ La furieuſe Frédégonde a voulu prendre le ton de Reine, m'en impoſer. Elle a vu que mes yeux étinceloient, que j'agitois ma canne, la faiſois ſiffler dans mes mains. Elle a pris le parti de ſortir avec ſon Chevalier, en diſant: "Quel garnement!"

J'ai raſſuré ces pauvres gens, qui étoient tout tremblans. Je leur ai demandé pardon de mon emportement, qui naiſſoit de mon zèle pour eux. Ils m'en ont remercié, preſqu'à genoux. J'ai ſerré, contre mon cœur, la timide Aurore.

„Fiez-vous ſur moi, me ſuis-je écrié, “gens honnêtes ſacrés pour moi. Je “répandrai juſqu'à la dernière goutte de “mon ſang, pour que vous ſoyez heu“reux autant que vous méritez de l'être.“

Je ſuis parti pénétré comblé de l'attendriſſement de ces bonnes gens, partagé entre l'enchantement la fureur. Je courois comme un frénétique.

Je vis de loin, devant moi, mon couple indigne qui marchoit à pied. En paſſant auprès d'eux comme un trait, je donnai un furieux coup d'épaule au Chevalier Marqué. La ſecouſſe fut ſi violente, qu'elle ſe communiqua à Frédégonde, leur fit perdre, à tous deux, l'équilibre. Malheureuſement pour eux, il ſe trouva, là, un tas de boue, , n'ayant pas le choix de l'endroit où ils devoient tomber, ils furent précipités dans le malheureux monceau de fange, la femme deſſous, l'homme deſſus. La femme, furieuſe de ce que ſon Chevalier avoit eu ſi peu de force, le prit aux cheveux; quoique dans la boue. Ils s'eſcrimèrent enſemble dans cette molle arène, non ſans exciter les huées de la populace.

On les tira enfin delà tous deux, dans l'état qu'on peut ſe figurer. Je me retournai, pour jouir du ſpectacle.

Suite.

l me revint dans l'eſprit que je devois aller voir auſſi ma chère Laure de Lyſange. Elle demeure dans le même corps de logis, que la belle Aurore; c'eſt la maiſon de Frédégonde. Je ſuis monté chez ma noble maîtreſſe; je l'ai trouvé plus tendre que jamais. Elle n'eſt inſtruite de rien, la chère perſonne. Je la vois dans une ſorte de ſtupeur. Elle ne comprend rien à ſa ſituation. Elle veut aller voir ſa mère, qui ſe dit malade, par ſa lettre de notre façon. Elle ſe croit libre chez nous, malgré les précautions que le couple ſcélérat prend à ſon inſçu. Son tendre amour pour moi l'emporte ſur la défiance que tout lui devroit inſpirer, dans la ſituation où elle ſe trouve. Chère Laure! ſa confiance, en moi, me rend plus criminel à ſon égard, m'inſpire plus d'intérêt en ſa faveur. Me voilà preſqu'au point de pouvoir jouir, d'un côté, de la belle Laure, de cultiver, de l'autre, l'amitié de la belle Aurore.

Situation délicieuſe, ſi elle n'étoit pas coupable!

Fin de la quatrième Liaſſe.
LE CRIME. Cinquième Liasse.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Cerre ſituation délicieuſe dont je jouiſſois a été troublée, quelques nuages en ont obſcurci la ſérénité.

Depuis quelque temps, entraîné par le mauvais exemple de jeunes gens qui, malgré leur rang ſupérieur, ne ſont pas dignes, peut-être, de frayer avec moi, j'ai ferraillé un peu plus que je ne devois, ſans être aſſez ſcrupuleux ſur la légitimité des motifs. Il eſt réſulté de-là, que je me ſuis fait la réputation d'une des meilleures épées de Paris; mais cette réputation ne vous fait donner, par les honnêtes gens, que le nom de ſpadaſſin, qui eſt aſſez mal-ſonnant; , d'ailleurs, je me ſuis ſuſcité pluſieurs mauvaiſes affaires, aſſez déſagréables, que j'aurois mieux fait de m'épargner.

Il vient de m'arriver une mortification de ce genre que je ne veux avouer qu'à toi, mon ami. J'avois eu, il y a quelque temps, une querelle avec un jeune militaire, pour une fille, ce qui n'étoit pas trop ſage. J'avois donné un bon coup d'épée à mon adverſaire, ce qui avoit dû le rendre plus ſage que moi.

Sa maîtreſſe, que je ne connoiſſois pas, parce que ce n'étoit pas pour elle que nous nous étions battus; ſa maîtreſſe, dis-je, a voulu le venger. Tu vas voir comment elle s'y eſt priſe.

Je donnois dernièrement le bras à une de nos Elégantes; tu comprends ſans doute que je parle ici d'une fille; c'eſt toujours avec ces ſortes de perſonnes que les bonnes aventures nous viennent.

Je me promenois donc, avec une fille, ſur la brune. Un blanc-bec vient, au moment où j'y penſe le moins, m'enlever la nymphe, en diſant: „Monſieur “le Lyonnois eſt trop galant pour ne “pas céder, à un honnête-homme, “cette Beauté qui me convient mieux “qu'à lui.“ J'ai trouvé ce procédé de la plus grande inſolence. „C'eſt ce que “nous allons voir, ai-je dit, en vou“lant mettre l'épée à la main.“ Pluſieurs perſonnes ſe ſont jetées ſur moi, pour me retenir; ma digne compagne a diſparu, avec mon inſolent aggreſſeur.

J'étois furieux.

Bientôt j'ai vu reparoître le jeune écervelé. „Monſieur, m'a-t-il dit, je “vous cherche. Paſſons dans les Champs“Elyſées; nous n'en ſommes pas loin.

“Je vais vous donner ſatisfaction.“ „Ah! de grand cœur, me ſuis-je écrié, “mon petit ami; je me flatte de vous “y donner une petite leçon, dont vous “vous ſouviendrez plus d'un jour.“

--Mon grand ami, m'a-t-il répondu, “ſoyez sûr que c'eſt moi qui vous la don“nerai.“ Nous n'avons pas tardé à gagner le champ de bataille. Il faiſoit encore aſſez de jour pour diriger nos coups.

Nous mettons l'épée à la main. Soudain mon adverſaire me jete, aux yeux, plein ſa boîte de tabac, profite du moment où il m'avoit aveuglé, pour me donner un coup d'épée dans le bras. Tu ſens, mon ami, combien j'étois indigné d'un pareil procédé. Je voulois me venger; quoique bleſſé, la rage me ſoutenoit; mais des amis, qui ſe ſont trouvés là, par haſard ou à deſſein, ſe ſont encore précipités ſur moi pour me retenir. „Ah!

“mes amis, me ſuis-je écrié, on m'a “joué un tour infame. On m'a jeté de “la poudre aux yeux.“--„Ah! mon “ami, cela n'eſt pas croyable, m'ont “répondu ceux qui me retenoient.

“Avoue que tu as trouvé ton maître.“

--„Oui, Monſieur, a repris mon “perfide vainqueur, avouez que c'eſt “moi qui vous ai donné la leçon.“

Je l'ai chargé de malédictions d'imprécations, auſſi bien que les faux amis qui m'empêchoient de le punir. Ils ſe ſont tous retirés, m'ont laiſſé entre les mains de mon valet. Il m'a bandé ma plaie, heureuſement très-legère, je me ſuis retiré chez moi, écumant de colère. „Quoi! me diſois-je, un lâche, “par la plus baſſe infamie, obtiendra, “ſur moi, les honneurs du triomphe, “ je paſſerai encore, à ſon égard, “pour un calomniateur!“

Je ne reſpirois que la vengeance la mort. La bleſſure de mon bras n'étoit guères qu'une égratignure, qui ne m'a pas retenu plus de deux jours. J'ai appris, pendant ce temps, l'adreſſe de mon adverſaire. Je lui ai écrit, pour lui donner un nouveau rendez-vous au bois de Boulogne. Il m'a répondu qu'il s'y trouveroit fidèlement. Je m'y ſuis rendu à l'heure marquée, me promettant bien de ne pas me laiſſer aveugler cette fois.

Je l'ai attendu vainement. Pour comble de malheur, il eſt ſurvenu une pluie épouvantable. J'ai été percé juſqu'aux os. Malgré le mauvais temps, j'ai attendu plus de deux heures; mais, ſentant que ma chemiſe, froide mouillée, pouvoit me cauſer quelque maladie dangereuſe, j'ai été forcé de quitter le théâtre choiſi pour ma vengeance. Heureuſement, la rage m'empêchoit de me refroidir. J'ai couru au logis de mon adverſaire. La porte étoit fermée. J'ai frappé en furieux. J'ai cru entendre des éclats de rire. Ma rage en a redoublé.

On ouvre enfin; je vois une groſſe ſervante ſale, qui me demande trèsgroſſièrement: „Que voulez-vous?“ “Votre maître, m'écriai-je. Hé bien le “lâche, il n'a pas paru!“--„Où “diable voulez-vous qu'il aille de ce “temps-ci, a répondu la ſouillon? Il a “quelque choſe de mieux à faire pour “le préſent. Il s'amuſe.“--„Oh! je “vais l'amuſer de la bonne manière, “ai-je repris. Conduis-moi chez lui.“

--„Il n'eſt pas viſible pour vous, a “repliqué l'inſolente; mais, ſi vous “voulez-vous battre, on peut vous te“nir tête.“ J'ai voulu forcer le paſſage, pouor monter chez mon adverſaire. La ſervante m'a pouſſé rudement; , faiſant tout-à-coup briller une épée: „Je vous “défends, m'a-t-elle dit, de paſſer; “c'eſt à moi que vous allez avoir affaire.“

--„Ah, ſcélérate! me ſuis-je écrié, en “me voyant forcé de tirer auſſi mon “épée contre ce vil objet, je vais te “punir.“ Je la preſſe d'un bras déterminé, elle me répond aſſez vivement, mais en reculant; bientôt je lui enfonce, dans ſon gros ventre, mon glaive triomphant; mais tout-à-coup, ô ciel! une odeur infecte, inſupportable, ſortant de ſa bleſſure, me ſurprend, me frappe, me jette à la renverſe, me fait perdre connoiſſance. Je m'éveille, ſans doute au bout d'un temps conſidérable, dans le fond d'une cave ſépulcrale où l'on m'avoit porté.

Les malheureux! c'étoit-là tout le ſecours qu'ils m'avoient donné. Je me ſens tout tranſi; mais la rage, qui s'éveille avec moi, me réchauffe. Je ramaſſe mon épée que je ſens ſous mes pieds. Je veux ſortir de la cave pour me venger. Je heurte, en courant, contre un cercueil; tout-à-coup, ô prodige! ô terreur! je vois s'élever, de ce cercueil, une Religieuſe enveloppée d'un linceul mortuaire. „Malheureux! me dit-elle, après “avoir donné la mort à ta ſœur infor“tunée, oſes-tu venir encore troubler “le repos de ſa cendre?“ A ces mots, le ſpectre eſt retombé dans ſon cercueil.

Je dois te l'avouer ici tout bas. Je me ſuis laiſſé ſurprendre par la peur. Je ſentois mes genoux ſe dérober ſous moi, mes cheveux ſe dreſſer ſur ma tête. Au lieu d'examiner le prétendu ſpectre, qui avoit bien, en effet, la voix de ma ſœur, mais dont je n'avois pu diſtinguer la figure, je me ſuis enfui comme une timide femmelette. Ce n'eſt qu'au haut de l'eſcalier, à l'aſpect du jour, que j'ai rougi de ma peur. J'ai voulu redeſcendre dans la cave; mais la porte s'eſt fermée avec un grand bruit. „C'eſt “sûrement un tour qu'on me joue, “ai je dit.“ J'étois déſeſpéré.

J'ai voulu monter au premier, pour chercher l'indigne maître de la maiſon.

J'ai rencontré une jolie petite femmedechambre, qui paroiſſoit fort douce, qui m'a regardé avec un tendre intérêt, qui ſembloit me plaindre intérieurement. Son aſpect a un peu modéré ma fureur. Je lui ai demandé, d'un ton un peu adouci, où étoit le maître de la maiſon. „Il n'y a point ici de maître, “m'a-t-elle répondu. La maiſon appar“tient à une Dame, qui eſt ma maî“treſſe.“--„Mais, lui ai-je dit, ce “Monſieur contre lequel je devois me “battre, qui m'a fait attaquer par une “ſervante... cette cave funéraire!....“

--„Je ne ſais pas ce que vous voulez “me dire, ma répondu la jeune per“ſonne; il n'y a pas ici d'autres hommes “que les domeſtiques de Madame.

“Quant à la cave, j'ignore ce que vous “voulez dire; nous n'en avons pas “d'autres que celle-ci, dont elle m'ou“vrit la porte.“ J'y deſcendis je m'y reconnus; mais je n'y vis plus de cercueil. Je demandai à voir la maîtreſſe; on me dit qu'elle étoit ſortie. „C'eſt “sûrement quelque tour qu'on me joue, “dis-je encore en moi-même.“ Je queſtionnai la petite ſoubrette, qui me parut pleine de candeut d'ingénuité.

Je lui racontai l'hiſtoire de mes deux combats précédens, en lui diſant que c'étoit sûrement un tour qu'on me jouoit.

„Cela peut être, me dit-elle; je m'y “perds.“ Nous nous parlâmes avec une tendre intimité. Je fis, à la chère enfant, d'innocentes careſſes; elle me les rendit avec la plus grande innocence.

Cette aimable perſonne verſa de l'huile, pour ainſi dire, ſur la plaie de mon cœur, je me retirai auſſi content d'elle, que mécontent de moi-même de mes ennemis.

Je me retirai chez moi, tout penſif, brûlant de me venger; mais ne ſachant plus à qui m'adreſſer. J'allai trouver divers amis, qui m'avoient arrêté dans mon combat, qui devoient connoître mon adverſaire. Aucun ne put m'en donner de nouvelles. Tous me diſoient: „C'eſt “un inconnu. Cet homme-là tombe “des nues.“ Je ſoupçonnois quelque complot, je n'oſois faire éclater ma fureur, qui me minoit ſourdement.

Je n'en fus pas ſi tôt quitte. Au bout de quelques jours, je rencontrai encore aux Tuilleries un poliſſon qui avoit l'air d'un bandit, quoique blanc-bec, qui m'attaqua ſans aucune ombre de raiſon.

Je dévorois mon ſang. Je me voyois, depuis quelque temps, en butte à des attaques abſurdes, qui annonçoient, de la part de quelques ennemis cachés, un deſſein formé de m'humilier. Je m'apprêtois encore une mortification, en me battant; mais devois-je me laiſſer inſulter? D'ailleurs, mon nouvel adverſaire me propoſoit formellement de me donner ſatisfaction. „Je n'ai pas d'épée, “lui dis je.“--„Voilà, répondit-il, “un de mes amis qui va vous en prêter “une.“ En effet, le prétendu ami me préſenta une épée nue. Je ne la conſidérai pas beaucoup. Il étoit tard, la nuit étoit déjà un peu ſombre. L'ennemi, pour début, me donne, avec ſon épée, un coup de fouet ſur la mienne, je la vois tomber en morceaux. Pris au dépourvu par un malheureux qui ſembloit vouloir me pourſuivre, quoique déſarmé, je vois accourir un autre cavalier, qui prend ma défenſe met en fuite mon ennemi actuel. Ce défenſeur étoit mon adverſaire précédent, qui m'avoit joué de ſi vilains tours. „Monſieur, “me dit-il, j'ai eu ci-devant la gloire de “vous donner une leçon; j'ai celle, aujour“d'hui, de vous ſauver peut-être la vie.“

Je regarde, avec étonnement, cet étrange perſonnage. „Ne vous glorifiez pas tant, “lui dis-je; votre conduite à mon égard “n'eſt pas celle d'un galant-homme.

“Oſez-vous, malheureux, vous vanter “d'une victoire, que vous n'avez obte“nu, qu'en m'aveuglant avec votre “tabac? Cette lâcheté eſt indigne d'un “homme d'honneur. „--„Oui, ſans “doute, répondit l'ennemi; mais vous “m'avouerez qu'elle eſt pardonnable à “une femme.“--„Qu'entends-je, “m'écriai-je? J'ai été la dupe le jouet “d'une femme!“--„Oui, mon bon “ami, reprit l'homme, qui n'étoit plus “qu'une femme; oui, vous avez été “joué. Je vous devois cette petite le“çon, pour la mauvaiſe querelle que “vous avez faite à mon amant, le Che“valier de L*, pour le coup d'épée “que vous lui avez donné. J'ai cru qu'il “m'étoit permis de vous jeter un peu “de poudre aux yeux, pour pouvoir “vous bleſſer, parce que vous maniez “mieux les armes que moi; que, “ſans cette petite liberté que j'ai priſe, “je n'aurois jamais pu venir à bout de “mon deſſein. La ſervante, qui a fer“raillé contre vous, étoit un valet dé“guiſé. Elle avoit un gros ventre, parce “que nous lui avions ajuſté, devant “elle, une veſſie pleine d'un air très“méphitique très-infect, qui, en “vous ſaiſiſſant à l'improviſte, devoit “vous infecter, vous ſuffoquer. C'eſt “moi-même qui ai joué, dans ma cave, “le rôle de votre ſœur, la Religieuſe.

“Je l'ai connue, j'ai toujours ſu “très-bien contrefaire ſa voix. C'eſt le “même valet, ci-devant déguiſé en “ſervante, qui, ſous l'habit d'homme, “vient de vous attaquer de vous “déſarmer. L'épée, qu'on vous a four“nie, étoit préparée pour ſe briſer tout “de ſuite en morceaux. Par tous ces “moyens, je ſuis venue à bout, moi “ſimple femme, de vous vaincre, de “vous faire grande peur, enſuite de “vous protéger de vous donner une “leçon. Profitez-en, mon petit ami; ne “ſoyez pas ſi prompt déſormais à mettre “flamberge au vent; ſentez que, ſi “une femme a pu vous mettre à la “raiſon, des hommes pourront avoir “ce privilège par la ſuite.“ A ces mots la Dame m'a quitté d'un air grave ſolemnel, comme diſent les Anglois.

Je me ſuis retiré profondément humilié.

J'ai trouvé, chez moi, une chanſon où toute l'aventure étoit peinte à mon déſavantage.Voilà, mon cher ami, où s'eſt terminée la réputation d'excellente épée, dont j'étois ſi fier; voilà la petite mortification que j'ai reçue, que je n'ai avouée qu'à toi. J'ai été pluſieurs jours ſombre rêveur. J'ai vu enfin que j'avois beſoin de diſſipation. J'en ai cherché dans les Lettres, la Philoſophie, la Politique. J'ai fait de nouveaux plans de Gouvernement. Tous ces moyens étant inſuffiſans, j'ai recouru aux Beautés i peta lu re, eut eees a loa enfin, de diſſiper les nuages dont j'étois obſédé; au bout de quelques jours, je me ſuis retrouvé dans le calme la ſérénité. Suite. Dans ce moment de calme, je reprends tous mes travaux tous mes projets. Je vais m'ouvrit toutes les routes du temple de la gloire. Politique, Philoſophie, Littérature, Beaux-Arts, tout eſt de mon reſſort. Je me partage entre tant d'objets. Je vais de la brune à la blonde. Je vois toutes les Beautés qu'une douce fécondité va rendre mères, qui me devront ce dangereux avantage.

La chère petite Levrette, l'Africaine Almide, la belle Laure de Lyſange, il faut le dire tout bas, avec le reſpect dû à la nobleſſe.... Je viſite chaque jour toutes ces Beautés..... Mais ciel! j'apprends que Levrette eſt dans le moment critique où elle va me rendre père. J'y vole, au revoir.

Suite.

Mon bon ami, je ſuis dans des tranſes mortelles. Prie Dieu; je le prie moi-même, quoique j'aie le malheur de n'être pas très-familier avec ce ſaint exercice. La pauvre Levrette eſt dans les douleurs. Il paroît qu'elle va avoir un accouchement très-pénible. Déjà les vieilles femmes commencent à craindre pour ſes jours. O Dieu! ſi cette chère perſonne, véritable ornement de la terre, alloit périr par ma faute..... Mais ciel!

il me ſurvient un autre embarras....

M. le Comte de S. Flour, auquel je n'avois plus repenſé depuis très-longtemps, vient d'arriver en très-bonne ſanté. Il s'eſt bien rétabli, le malheureux, pour ſe faire tuer. „Monſieur, “m'a-t-il dit, je ne ſais pas ſi vous “m'attendiez; mais j'étois fort empreſſé “de vous voir. Cependant j'ai été obligé “de différer, pour bien des raiſons.

“Ma ſanté a été fort long-temps à ſe “rétablir; enſuite vous vous êtes ab“ſenté; vous avez couru le monde, “ vous avez été moins jaloux, ſans “doute, que moi, de terminer notre “différend. Quoi qu'il en ſoit, Monſieur, “je vois que vous êtes auſſi bien en “état que moi, de remplir ce que “l'honneur exige de nous. Je viens “vous chercher, comme je le dois.“

--„Monſieur, lui ai-je répondu, je “ſuis tout prêt.“--„Tant mieux, “Monſieur, a-t-il repris. Je vous avoue “que je ſuis veillé de près. J'ai échappé “aux yeux des ſurveillans; mais ils ne “tarderont pas à nous retrouver; il “faut donc profiter du moment. Vou“lezvous bien, demain de grand ma“tin, prendre la poſte pour Calais?“

--„Pourquoi donc aller à Calais, ai“je dit? Il ſuffit de nous rendre au “Bois de Boulogne.“--„Monſieur, “m'a-t-il répondu, je dois pourvoir à “votre sûreté comme à la mienne. Sur“veillé comme je le ſuis, nous ne “tarderons pas à nous voir arrêtés, ſi “nous en venons aux mains ici; peut-être “nous arrêtera-t-on même au milieu de “l'action. Il faut nous mettre en sûreté.

“Nous nous rendrons, ſi vous voulez “bien, à Calais; nous y vuiderons “notre querelle, l'heureux vainqueur “prendra, ſur-le-champ, le Paquebot.

“Voilà un paſſe-port pour vous, un “pour moi. Je pars ſur-le-champ. Je “mene avec moi un habile Chirurgien.

“Je vous attends. Si vous êtes homme “d'honneur, vous ne me ferez pas “languir. Il y a trop long-temps que “ce combat eſt différé, que l'hon“neur nous appelle, vous moi, ſans “que nous lui obéiſſions.“--„Mon“ſieur, ai-je répondu, vous me prenez “au collet, dans un moment où j'ai “beaucoup d'embarras. Ce n'eſt pas moi “qui viens vous chercher, ni qui deſire “de me battre. J'ai quelque choſe de “plus “plus preſſé que cette affaire malheu“reuſe.“--„Monſieur, s'eſt-il écrié, “connoiſſez-vous quelque choſe de plus “preſſé que de ſatisfaire à l'honneur?“

--„L'honneur, l'honneur! j'en ai au“tant que vous.“--„Hé bien! Mon“ſieur, faites-le donc voir.“--“ Hé“bien! Monſieur, partez, je vous ſuis, “ j'arriverai ſur vos pas, peut-être trop “tôt pour vous.“--„Monſieur, Mon“ſieur, point de fanfaronade, s'eſt-il “écrié, en partant. Après-demain, au “plus tard nous terminerons enſemble; “, loin de redouter ce moment, je “brûle de m'y voir.“

Voyez un peu cet original. J'avois bien beſoin de ſa querelle dans ce momentci! Je n'aurai pas le tems de voir comment ſe terminera la douloureuſe criſe de ma chère Levrette. Je ne ſaurai pas ſi elle vivra ou non, ſi je ſerai père, de qui. Je vais la laiſſer dans cette cruelle ſituation, cette fille adorable. Je vais laiſſer, dans une infâme maiſon, ma divine Aurore, expoſée aux plus cruels dangers, ma ſublime Laure, que je vois dans une auſſi déplorable ſituation. Jé abandonner mon bien, tout ce que j'ai, à la déprédation de ces deux vils perſonnages, ſous le joug deſquels je frémis; je vais courir, pour tuer un pauvre malheureux; car cela eſt déciſdé. Je ſens que j'ai ſa mort dans la main. Je voudrois bien pouvoir l'épargner; mais il me forcera à ne pas le ménager. Encore ſi j'en étois quitte lits ir ane jaeat ſauve en Angleterre, puiſqu'à l'entendre, nous aurons la Maréchauſſée immédiatement ſur nos traces; que deviendront les chères perſonnes auxquelles je m'intéreſſe?Rigoureux point d'honneur qui fais que je m'eſtime, Ne peux-tu triompher ſans le ſecours du Crime?

Céſar de Perlencour, à.Dumoulin.

Calais.

Me voilà arrivé à Calais, mon cher ami. Je ſuis parti ſur-le-champ, j'ai devancé mon rival, d'une démi-heure.

Il n'eſt pas arrivé; mais il eſt ſur mes talons. Je ſuis parti ſans faire mes adieux.

Ils euſſent été trop longs trop déchirans. Mais j'ai prévenu du moins, de mon départ, toutes les chères perſonnes qui s'intéreſſent à moi. Je n'en ai pourtant pas avoué le motif. Il eût cauſé trop d'alarmes. Je l'ai caché ſur-tout à la pétite Levrette. La pauvre enfant!

dans l'état où elle eſt, ſi j'allois lui cauſer quelque révolution funeſte! Que je ſerois malheureux! Que je le ſuis! je ne pourrai revoir ſi-tôt ces chères perſonnes! Il faut que je fuie en Anl leaniſe de e ronridaitlat l rons nts remords renaiſſent, toutes les bleſſures de mon cœur ſe rouvrent! O ma chère ſœur! Je vais t'offenſer encore, après t'avoir cauſé la mort. Ton ombre irritée va voir, du haut des cieux, ton frère, ton aſſaſſin, pourſuivre ton amant, l'immoler ſous tes yeux. Tu vas ſolliciter, contre moi, la vengeance céleſte.

Pardonne; c'eſt lui qui m'y force, c'eſt l'honneur qui m'entraîne...... Mais mon adverſaire eſt arrivé; on vient me chercher. Je le rejoins.... Mon cher ami, je t'embraſſe. Je ne t'écrirai plus que de la capltale de l'Angleterre.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Calais.

Cen eſt fait, mon cher ami. Je l'avois bien prévu. Je ſuis bourrelé de remords; mais il l'a voulu. Il m'y a forcé!

pauvre jeune-homme!..... Je vais partir pour l'Angleterre. Je ſuis ſur le Paquebot. Nous attendons le moment qu'on lève l'ancre; je t'écris en attendant.

Le jeune-homme eſt arrivé un peu après moi à Calais. Son domeſtique eſt accouru tout eſſoufflé, pour m'avertir qu'il m'attendoit. J'ai volé auprès de lui.

„Monſieur, m'a-t-il dit, la prompti“tude, avec laquelle vous vous trouvez “au rendez-vous, vous fait sûrement “honneur. J'ai celui de vous préſenter “M. Taillet, habile Chirurgien, qui “eſt prêt à rendre ſes ſervices à l'un “de nous deux, peut-être à tous les “deux. Nos places ſont retenues ſur le “Paquebot. Si le bleſſé ne l'étoit pas “très-conſidérablement, on pourroit “l'embarquer; mais il eſt probable que “nous ne nous contenterons pas d'une “légère bleſſure.“--„Je me contente“rai de beaucoup moins, lui répondis“je; ſi vous êtes altéré de mon ſang, “je ne le ſuis pas du vôtre. Je n'ai “aucune envie de vous tuer, ni même “de vous bleſſer; mais vous me forcez “de combattre contre vous; , ſi vous “me pouſſez ſans ménagement, vous “m'obligerez de n'en pas avoir. Je ne “vous preſſerai vivement qu'à mon “corps défendant, je vous en de“mande pardon d'avance. Vous avez “perdu une amante, j'ai perdu une “ſœur, je vous plains, vous devez me “plaindre....... Mais vous voulez vous “battre, ſoit.“--„Monſieur, interrom“pitil, oſerois-je vous demander ſi vous “êtes en fonds? J'ai pu vous prendre “au dépourvu; pour moi je ne le ſuis “pas de ce côté-là, il eſt très-juſte “que, ſi j'ai le malheur de ſuccomber, “ma bourſe devienne la vôtre.“ „Monſieur, lui ai-je répondu, cette “idée eſt noble généreuſe. J'oſe aſſurer “que, ſi j'avois été plus en argent, je “vous aurois fait une pareille propoſition; cependant, pour ne pas me ſouſ“traire à vos diſpoſitions honnêtes, je “crois que nous pourrions réunir enſem“ble nos deux bourſes, que le montant “de l'une de l'autre pourroit être “remis, après le combat, à celui des “deux qui en auroit beſoin pour ſa “fuite; pour moi, en cas que le ſuc“cès me donnât cet avantage, je m'obli“gerois à reſtituer la ſomme qui me “viendroit de vous, à vous même ou “à ceux qui vous repréſenteroient.“

-„Rien de plus juſte, répondit mon “adverſaire; je me ſoumets à la même “condition.“ Sur-le-champ nous vuidâmes nos deux bourſes, des deux nous en fîmes une, que nous confiâmes au Chirurgien, en le chargeant de la remettre au vainqueur.

Alors nous montâmes à cheval, pour ſortir hors de la ville choiſir un lieu écarté, ſolitaire; propre pour le combat.

Nous en avons trouve un à ſouhait. Soudain M. le Comte m'a offert le choix des armes. Je lui ai dit que ce choix m'étoit indifférent, que c'étoit à lui à le faire, puiſque lui ſeul vouloit ſe battre.

Il s'eſt fait, prier long-temps. Enfin, il m'a dit: „Monſieur, puiſque vous vous “en remettez à mon choix, voilà ſix “piſtolets; nous allons, ſi vous voulez “bien; en prendre chacun trois, , “pour qu'il y ait plus sûrement quel“que choſe de déciſif, nous nous ſer“virons d'abord de cette arme. Pour “nous diſpenſer de tirer au ſort, afin “de ſavoir qui doit tirer le premier, “nous tirerons enſemble chacun de “notre côté, en paſſant l'un devant “l'autre à cheval, poſément ſans ca“racoller. Quand nous aurons tiré cha“cun nos trois coups, ſi la querelle “n'eſt pas encore décidée, nous deſ“cendrons de cheval, nous termi“nerons avec notre épée. Approuvez“vous, Monſieur, cet arrangement?“

--„Oui, Monſieur, ai-je répondu; “puiſqu'il vous plaît, je l'approuve en “tout.“ Alors, j'ai pris au haſard trois piſtolets, le Comte en a fait autant; ils étoient tous chargés. Nous avons reculé chacun de notre côté, à ſix pas l'un de l'autre; nous nous ſommes préſentés, ce me ſemble, de bonne grace tous deux. Nous avons paſſé l'un à côté de l'autre; car, en face, la tête de nos chevaux auroit pu nous couvrir. Nous avons tiré à-peu-près en même temps. Le coup m'a friſé un peu l'oreille, l'a enſanglantée; mon adverſaire a eu l'épaule effleurée. Nous avons changé de côté tiré encore en même temps. J'ai reçu la balle dans le bras gauche, mon ennemi dans la joue.

Nous avons encore changé de côté. Je l'ai laiſſé tirer ſeul. Sa balle ne m'a qu'effleuré, à mon tour, l'épaule. Alors j'ai tiré mon troiſième coup en l'air.

„Votre procédé, Monſieur, eſt fort “honnête, m'a dit le Comte; il vous “acquiert des droits à mon eſtime; mais “les légères bleſſures que vous avez “reçues ne ſont pas une ſatisfaction “ſuffiſante, pour la perte que j'ai faite; “ la perſonne adorable que je dois “venger ne l'eſt pas aſſez. Nous ſommes, “l'un l'autre, en état de nous faire “tête à l'épée. Si vous voulez bien, “nous y procéderons ſur-le-champ.“

„J'y conſens, ai-je dit,“ nous ſommes deſcendus de cheval. Nous avons mis l'habit bas, l'épée à la main, quoiqu'un peu enſanglantés, nous nous ſommes préſentés l'un l'autre avec le même feu, la même grace.

Le fier jeune-homme étoit très-fort dans l'art de l'eſcrime. Tu ſais que je ne m'en tire pas mal. Il m'a donné beaucoup de tablature. Il avoit un jeu particulier, qui déconcertoit d'abord le mien, qu'il m'a fallu étudier longtemps, en me contentant de parer avec beaucoup de peine; pendant même que je le tâtois ainſi, avec beaucoup de précaution, j'ai reçu une bleſſure, qui a paſſé ſous mon bras gauche, en m'entrant un peu dans la chair. Je ſuis devenu furieux; j'ai preſſé, à mon tour, vivement, mon vaillant adverſaire. Je le ménageois toujours cependant, j'avois l'intention de ne le frapper que légèrement; mais il en vouloit à ma vie.

J'ai manqué deux ou trois fois de me voir percé de ſon épée, au travers du corps. Il a fallu mettre bas tout ménagement.... J'ai vu tomber l'infortuné. J'ai jeté mon glaive aſſaſſin. Je voulois embraſſer ma victime. "Ah! Monſieur, “lui ai je dit, vous m'y avez forcé.“

--„Monſieur, m'a-t-il répondu, d'une “voix défaillante, je vous pardonne “ma mort. Vous vous êtes comporté en “galant homme. J'ai un ſort conforme “à celui de l'idole que je voulois venger.

“Mon ame va rejoindre la ſienne. Sau“vez vous, Monſieur, car on ne va “pas tarder à vous pourſuivre. Heu“reuſement pour vous, vous n'êtes que “légèrement bleſſé.“

Je l'ai quitté, le cœur ſerré, tandis que ſon Chirurgien le ſoignoit. Mon domeſtique a reçu la bourſe qu'on lui a remiſe, m'a donné le bras. Je ſuis bientôt arrivé au Paquebot, où un Chirurgien paſſager m'a ſoigné. Je n'avois preſque que des égratignures; à cela près cependant d'une balle que j'avois dans le bras. Mon état ne m'empêche pas de t'écrire, comme tu le vois. L'ame eſt plus malade que le corps.

Nous allons mettre à la voile. Il eſt temps; car je vois venir la Maréchauſſée; , ſi nous tardons encore quelques minutes, probablement je ſuis arrêté. Je n'ai que le temps de fermer ma lettre de la remettre au porteur. Je ſuis déſeſpéré de ne pas ſavoir ſi la mort à épargné ma victime. Nous quittons la terre; mon ami, je t'embraſſe; , dans quelques heures je ſerai chez les Anglois, ſi je ne ſuis pas arrêté avant d'avoir fait le trajet.

Fin de la deuxième Partie.

Fin du Tome Second.
LE CRIME. TROISIÈME PARTIE.

PREMIERE liasse.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Londres 1779.

J'ai été pourſuivi aſſez long-temps, mon cher ami. Les Archers ſont deſcendus dans une chaloupe, pour venir à bord de notre paquebot. Ils nous crioient nous faiſoient ſigne d'arrêter; mais en vain. Nous étions pouſſés par un vent trèsfavorable; nous ne les écoutions pas.

Cependant, ils avançoient à force de rames. Je voyois qu'ils alloient nous atteindre, que je ſerois infailliblement arrêté. Ils n'ont pas manqué, en effet, de nous rejoindre malgré nous. Ils ont voulu monter à bord; mais le Capitaine s'eſt préſenté. „Meſſieurs, leur a-t-il dit, “je ſuis Anglois; mon vaiſſeau eſt An“glois. Sur mon bord, nous ſommes en “Angleterre. Nous voilà hors de l'em“pire de la France, ſur la mer, dont “nous prétendons être rois, nous au“tres, mais qui, au moins, eſt com“mune aux deux Nations. Nous ſommes “parvenus déjà plus proche de l'Angle“terre que de la France. Nous reſpirons “l'air libre de la Grande-Bretagne.

“Ainſi, Meſſieurs, vous n'avez pas droit “d'arrêter perſonne chez moi.“ Ils ont dit qu'ils ne prétendoient pas exiger rien par force, qu'ils prioient ſeulement qu'on voulût bien leur remettre un jeune homme, qui vient de ſe battre en duel. „Je m'en “garderai bien, répondit le Capitaine.

“J'apprends qu'il s'eſt battu en brave “homme. Je ſuis joyeux glorieux de “lui préſenter un azile, de le con“duire chez une brave Nation, où il “ſera bien accueilli. Tenez, le voilà, “continua-t-il, en me montrant, il ne “vous craint pas ſur mon bord.“

„Meſſieurs, dis-je aux Archers, je ne “puis être fâché de ne pas tomber entre “vos mains. Je ne ſuis point coupable, “puiſque mon adverſaire m'a forcé à “un combat qui me répugnoit beau“coup; mais pourriez-vous m'apprendre “s'il reſpire encore? Je ſerois bien “affligé, ſi j'avois à me reprocher ſa “mort; je reſpirerai, en partant, ſi “j'apprends qu'il vive, qu'il y ait de “l'eſpérance.“-„Nous le croyons encore “vivant, me répondit le chef de la bri“gade; mais, pour de l'eſpérance, il “ne paroît pas qu'il y en ait.“ Je les remerciai, en ſoupirant, ils reprirent le chemin de la France, nous continuâmes celui de l'Angleterre.“

Je rendis grace, de tout mon cœur, au généreux Capitaine. „J'aime les braves “gens, dit-il, je n'ai fait que mon “devoir. Racontez-nous un peu, avec “plus de détail, votre combat, dont on “m'a déjà donné bonne idée.“ Je l'ai raconté avec ſimplicité, avec l'air vraiment mortifié que j'ai dans le cœur. Le Capitaine m'a embraſſé. „Vous êtes un “brave jeune-homme, m'a-t-il dit, un “bon cœur. Vous regrettez celui qui vous “a forcé de l'immoler. Cela eſt honnête; “j'en ferois autant, mais tout le monde “ne nous reſſembleroit pas. Je m'ap“plaudis beaucoup d'avoir pu contri“buer à vous ſauver dans cette circonſ“tance, puiſque vous n'êtes pas cou“pable, que vous ne méritez que “des éloges.“ Je remerciai le Capitaine tous les paſſagers, qui me félicitoient à l'envi. Ainſi me voilà beaucoup loué pour avoir tué un homme, qui plus eſt, un honnête homme. Je me ſuis retiré à l'écart, pour me plonger dans des réflexions douloureuſes; mais nous n'avons pas tardé à voir le port de Douvres, bientôt je ſuis deſcendu ſur la terre hoſpitalière, où nos ennemis éternels me donnoient un azile.

J'ai pris congé, avec attendriſſement, du Capitaine des paſſagers. Je me ſuis hâté d'arriver à Londres. M'y voilà, bourrelé d'inquiétude de remords. Cette capitale va-t-elle m'offrir autant d'aventures que la nôtre? Ah! je ne les cherche pas. J'ai beſoin de repos, j'en vais trouver, ſans doute, dans mon lit. Bon ſoir, mon ami; dors plus tranquillement que moi.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

AH! mon ami, que je ſuis malheureux!

Les ſpectres me pourſuivent, les remords me perſécutent. Je me ſuis couché ſur un lit de fer, où j'ai long-temps vainement appellé le ſommeil. Le ſouvenir de mes crimes l'écartoit de moi. Je voyois ma ſœur abreuvée, par ma faute, d'un poiſon mortel, m'appeller auprès de ſon tombeau, pour me reprocher ſa mort celle de ſon amant. Je voyois cet infortuné tombant ſous mes coups. Je voyois ſon ſang couler ſous mon glaive impie, tandis que, pâle, défiguré, il me pardonnoit ſa mort, qui étoit mon crime. Je voyois toutes les innocentes Beautés, qui avoient eu le malheur de me connoître, plongées dans l'infâmie le déshonneur, réſervées au ſort le plus funeſte, tandis que ma mere, qui m'avoit ſacrifié tout ce qu'elle auroit dû avoir de plus cher, étoit punie, par moi, par l'idole ingrate qu'elle s'étoit elle-même forgée. Toutes ces idées cruelles, qui avoient une ſorte de fondement dans la vérité, m'ont affecté cruellement, m'ont exalté l'imagination, ont sûrement enfanté le ſonge affreux, dont je crois devoir te rendre compte.

Le ſommeil le plus pénible avoit enchaîné mes ſens, ſon peſant repos luttoit, en vain, contre mon trouble mon agitation. J'ai cru voir l'Ange exterminateur deſcendre du Ciel, avec ſon épée flamboyante. Il a chaſſé, du paradis terreſtre, Adam Eve, qui reſſembloient aux auteurs de mes jours. Ma mère a mis au monde un enfant du ſexe infortuné, qu'elle a rejetté d'abord de ſon ſein. Elle en a bientôt enfanté un ſecond, dont elle a fait ſon idole ſon Dieu, dédaignant, pour lui, la Nature entiere, l'adorant preſqu'à genoux.

L'enfant, d'abord paré des graces de ſon âge, eſt devenu, en grandiſſant, un monſtre énorme, qui a porté, par-tout, la déſolation la mort. Il a d'abord égorgé ſon innocente ſœur, avec le bien-aimé qui lui avoit ſouri. Il tenoit, d'une main, un poignard, de l'autre un maſque riant, dont il déguiſoit ſes traits. Il ſéduiſoit de jeunes innocentes, enſuite les faiſoit mourir, en les infectant de ſon haleine empoiſonnée. Celle qui a paru le plus long-temps lui plaire, ſuſpendre ſa furie, n'a pas échappé à la mort. Il l'a étranglée, ſans pitié, l'a dévorée. Hélas! toutes-ces innocentes victimes reſſembloient à mes amantes infortunées. Enfin, le monſtre a dit à ſa mere: „malheureuſe, tu as tout ſacrifié “au fruit de tes entrailles; tu mérites "d'être punie par ton indigne idole. " A ces mots, il a plongé ſon poignard dans le ſein d'où il étoit ſorti. Alors, mille foudres ſont tombées ſur lui. Il a été précipité dans des gouffres de feux; il y pouſſoit des hurlemens affreux, qui retentiſſoient dans mon ame, qui m'ont éveillé, friſſonnant d'horreur, glacé d'un froid mortel.

Voilà, mon cher ami, le ſonge funeſte qu'ont enfanté mes remords. Tu dois ſentir que je ſuis trop éclairé pour croire aux ſonges. Celui-ci eſt d'ailleurs trop outré, eſt trop viſiblement la production d'une imagination malade, pour que je craigne les malheurs affreux qu'il ſemble me pronoſtiquer; mais tu m'avoueras qu'une pareille viſion doit toujours laiſſer du noir dans l'ame, parce qu'en paroiſſant me prédire des crimes futurs, elle me rappelle mes crimes paſſés, qui ſont trop réels, , qu'en ce cas, le paſſé ſemble être le garant de l'avenir. Hélas! avec toutes les illuſions dont mon amour propre m'a bercé, les choſes ont bien mal tourné pour moi. Me ſerois-je attendu, il y a deux ans, quand je partis de Lyon, quand l'avenir m'offroit une ſi brillante perſpective, qu'au bout de deux ans, loin d'être avancé d'un dégré, je ſerois ſi horriblement reculé? Je n'ai pas eu l'ombre d'un ſuccès, dans les nombreuſes tentatives que j'ai faites de tous les côtés. Meurtrier de ma ſœur, meurtrier de ſon amant, ſéducteur de plufieurs innocentes créatures, fugitif, expatrié, , pour comble d'ignominie, dupe de la plus vile canaille; voilà ce que je ſuis, voilà le rang que je tiens au temple de la gloire, tandis que je m'en promettois un autre ſi diſtingué.Il ne faut pas pourtant que je me déſeſpère, mon ami. Tout le monde convient que je ſuis très-jeune, que c'eſt une grande reſſource. Il faut d'abord me rouvrir les portes de la France. Les yeux à préſent ouverts ſur les malheureux qui m'ont trompé, ſur les piéges qu'ils m'ont tendu, ſur la fauſſeté des démarches que j'ai faites juſqu'à préſent, je vais changer entièrement de conduite, travailler ſur un nouveau plan, redevenir un homme.

Le même, au même.

Londres.

Il ſemble que l'engeance des coquins s'acharne à me pourſuivre. J'en trouve à Londres autant qu'à Paris. Tous veulent s'emparer de moi, prendre poſſeſſion de ma perſonne. Ceux d'ici ſont plus méchants de ſang-froid, plus réfléchis plus profonds que les nôtres; mais je connois je ſens les fripons, d'une lieue, je ne m'en laiſſe pas aborder.

Je vais être expoſé, ce me ſemble, à d'autres perſécutions plus douces. Il y a, chez les Anglois, de très-belles femmes, pluſieurs ne ſe gênent pas pour témoigner, aux hommes, qu'elles ſont bien diſpoſées en leur faveur. Je ne parle pas des femmes publiques. (Pour ces dernieres, la liberté nationale leur donne la faculté de pulluler ſans gêne. Je ſuis en butte à leurs attaques, comme tout le monde. Elles ſont par-tout de ce qu'on appelle vulgairement la ſéquele des fripons; à ce titre je les fuis de toute mon ame. Je parle ici des femmes honnêtes qui ſont ſenſibles. Leur liberté a une marche toute oppoſée à ce qu'on voit chez nous. En France, les femmes mariées ſont très-libres, , ſi elles ont quelques inclinations, elles peuvent les ſatisfaire; les Demoiſelles, au contraire, ſont gênées réſervées. Ici c'eſt tout l'oppoſé.

Les jeunes perſonnes ſe donnent carrière, témoignent franchement, aux hommes qu'elles diſtinguent, ce qu'elles ſentent pour eux; les femmes mariées, au contraire, ſont réſervées. Leurs caravanes ſont finies. Elles s'en tiennent à leur mari, ſe renferment dans leur ménage. Je ne ſuis pas mécontent de cet arrangement.

J'aime beaucoup les jeunes jolies perſonnes qui n'ont aucun engagement, il y a déjà quelqu'apparence que le ſexe de Londres ne me traitera pas plus mal que celui de Paris. Ces diſtractions ne m'empêcheront pas de m'appliquer à des objets plus ſérieux. Je vais étudier ce Gouvernement républicain, qui mérite les regards de tout honnête homme, que je ſuis tenté d'envier aux Anglois. Je vais tâcher de tranſporter, au nôtre, tout ce qui pourra s'y adapter, je vais réformer, en conſéquence, mes plans politiques; enfin, je vais rendre mon ſéjour, en Angleterre, auſſi utile, à la France, que je le pourrai; car j'aime toujours beaucoup ce bon peuple Gaulois, qui fut cher au généreux Henri I.

Céſar de Perlencour, à Levrette.

A chère petite Levrette, tu ſais la raiſon qui m'a mis dans le cas de paſſer en Angleterre. Je voudrois bien n'être pas obligé d'y reſter long-temps, je ne vois que toi qui puiſſe me procurer les moyens d'en ſortir, pour retourner en France. Tu as du crédit auprès de pluſieurs honnêtes gens, qui t'eſtiment autant qu'ils t'aiment; tâche de t'en ſervir en ma faveur. Je n'ai rien à me reprocher. Je ne ſuis pas coupable. Il étoit impoſſible à un homme d'honneur, de ſe conduire autrement que moi.

Mande moi ce qu'on dit de notre combat, ce qu'eſt devenu mon adverſaire. Je ſerois bien cruellement affligé, s'il avoit reçu de moi le coup mortel. Il m'y a forcé; j'en prends le Ciel à témoin.

Je ſuis bien inquiet auſſi ſur deux jeunes perſonnes dont tu mérites d'être l'amie, que j'ai miſes dans l'embarras, ou du moins qui y ſont par l'aſcendant de ma malheureuſe étoile. L'une eſt Mademoiſelle de Lyſange, que je devois épouſer, dont tu m'as beaucoup entendu parler; l'autre eſt Mademoiſelle Aurore Belle-en-Deuil, jeune vierge qui commence d'éclorre ſous les yeux de ſes parens, les plus honnêtes gens du monde.

L'indigne Frédégonde s'eſt emparée de ces deux Beautés, qui ſont logées, ſans le ſavoir, chez elle. Je crains que la ſcélérate n'abuſe de cet avantage, pour les ſacrifier à tous les libertins dont elle eſt la pourvoyeuſe, n'immole, à tout ce qu'il y a de plus vil ſur la terre, deux victimes dignes d'une Divinité. Tâche de les voir, de leur procurer les moyens de fuir cet odieux repaire. Mande-moi, ſur-tout, de tes nouvelles, ma petite Levrette; je t'ai laiſſée dans un état qui m'a beaucoup inquiété. J'ai vu quelqu'un qui m'a dit que tu t'en étois tirée fort heureuſement, ce qui m'a fait reſpirer; mais d'ailleurs ce quelqu'un n'a pu me donner tous les détails qui auroient ſatisfait mon cœur. Je ne ſais pas même ſi le fruit de nos amours vit dans tes bras, ſi tu m'as fait père d'un fils ou d'une fille.

Ecris-moi, ma chère amie, ſur tout ce qui te concerne d'abord. Donne-moi des particularités qui, t'ayant pour objet, me ſeront délicieuſes. Donne-moi auſſi quelques lumières ſur les chères perſonnes dont je t'ai parlé. Enfin, ma chère, fais tes efforts pour me rappeller bientôt aupres de toi. Je ne m'abaiſſe pas à te demander des nouvelles de deux objets auſſi mépriſables, que Frédégonde le Chevalier Marqué.

Le même, à Dumoulin.

Un déſœuvrement, faute de connoiſſances, mon ami, je me ſuis promené dans ces commencemens, le ſoir, dans les rues. Elles ſont fort belles , de plus, ſont peuplées, comme celles de Paris, de jeunes perſonnes très-obligeantes, même avec plus de profuſion que chez nous. J'ai cauſé avec quelques-unes. Il me ſemble que ces converſations me forment à la langue angloiſe, beaucoup plus vîte que les leçons d'un Maître que j'ai pris.

Je ſuis tout étonné, après une converſation d'une heure, d'avoir entendu tout ce que m'a dit une jeune fille, de lui avoir fait entendre tout ce que j'ai voulu, tandis que, vis-à-vis des hommes, je ne puis encore entendre ni parler.

Il y a quelques jours, j'en rencontrai une qui me parut être d'un caractère aſſez ſingulier. C'étoit une grande fille, très-bien faite, très-jolie très-proprement miſe, qui avoit un air aſſez doux; mais vif déterminé. „Mon beau petit Fran“çois, me dit-elle, dans ma langue, “veux-tu venir avec moi?“--„Eſt-ce “que tu es françoiſe, lui dis-je?“ „Non me répondit-elle; mais, ſi tu viens “avec moi, je ſerai ta compatriote.“ „Je n'ai point d'argent, lui dis-je, pour “lui donner une défaite.“--„Mon “cher ami, reprit-elle, j'en ai à ton ſer“vice. Voyons donc, que je t'obſerve un “peu à la lumière, que je voie ſi tu “es auſſi gentil que tu le paroîs.“ Elle me fit approcher d'une boutique, , me lorgnant de près, „oui vraiment, dit“elle, tu es charmant; ſi tu as beſoin “d'argent, voilà ma bourſe.“ Elle me préſenta, en effet, une bourſe, qui paroiſſoit aſſez pleine. „Ma belle enfant, “lui dis-je, ſi ce n'eſt pas un jeu de ta “part, je te remercie de tout mon cœur.

“Heureuſement je n'en ai pas beſoin, “je ne ſerois pas fait pour abuſer de ta “généroſité.“--„Voilà un bel abus, re“pritelle! entrons dans cette taverne, “pour faire connoiſſance. Tu trouveras “une bonne fille, qui n'en veut point “à ta bourſe, que tu ne ſeras pas “fâché de connoître.“

Nous entrâmes dans la taverne. La Nymphe commanda qu'on apportât une bouteille de vin, en me demandant ſi je voulois du rouge ou du blanc. Je me décidai pour le blanc. „Tu me paroîs, dit“elle, un nouveau débarqué, tout pétri “des petites graces de France; mais un “peu neuf même gauche, relative“ment à nous à nos manières. Tu “arrives; raconte-moi qui tu es, ce qui “t'amène; je verrai s'il y a moyen de “faire quelque choſe pour toi.“

On ne doit pas grande confiance à de pareilles Déeſſes; cependant, comme je ne voyois aucun inconvénient à lui dire qui j'étois, ce qui m'amenoit, je lui racontai un petit précis de ma vie, je lui expoſai, un peu plus en détail, mon combat ſes ſuites. „Mon petit Céſar, “dit-elle, en m'embraſſant, ton nom te “va bien. Je ſuis enchantée de faire con“noiſſance avec un brave garçon comme “toi. Tiens, mon ami, encore un coup, "puiſe dans ma bourſe, ſi tu en as beſoin, "tu ne ſaurois me faire un plus grand “plaiſir.“--„Ma chère amie, lui ré“pondisje, je te remercie de tout mon “cœur; mais j'ai une bourſe encore plus “conſidérable, que la tienne.“ Je la lui montrai; elle la peſa. „Je t'en fais mon “compliment, dit-elle, mais ne la donne “pas, comme cela, à peſer à des per“ſonnes que tu ne connoîtras point. Il “y a ici, pour le moins, autant de fri“pons que chez vous. Tu n'as pas beſoin “d'argent pour le moment préſent, tant “mieux pour toi; mais tu ne dois pas, “pour cela, refuſer de me voir, parce “que tu peux en avoir beſoin ſous peu de “temps. Au reſte nous avons aſſez parlé “d'affaires; tu es triſte, tu as beſoin de con“ſolation, rions à préſent. Alors la Déeſſe folâtra, tint des propos gais, très-piquans, chanta même en Anglois, en François, en Italien. „Pauvre fille, me diſois-je!

“il n'eſt pas beſoin d'avoir tant de mé“rite pour le métier que tu fais.“ Il fallut enfin ſe quitter. „Mon bon ami, “dit Camargo, c'eſt le nom qu'elle ſe “donna, je ne te demande point ton “adreſſe; je ne te conſeillerois pas de “la donner comme cela, ſans réflexion, “à une femme de mon état, qui te la “demanderoit. Si tu veux me revoir, tu “pourras me rencontrer, d'ici à quel“que temps, les ſoirs, au même en“droit qu'aujourd'hui. Je t'y invite, tu “me feras plaiſir; car tu me plais ſin“gulièrement. Je pourrai d'ailleurs te “faire connoître le pays que tu examines.

“Adieu, mon ami, au plaiſir de te re“voir!“Je voulus payer; elle fit un ſigne, l'on me dit: „Cela eſt payé.“ Je quittai Camargo, ſingulièrement content d'elle, un peu honteux pourtant d'avoir été régalé par une femme de cette eſpece. Le beſoin de compagnie, dans un pays où j'étois ſans connoiſſances, me la fit chercher encore, quelques jours après, le ſoir, dans le même endroit. Je ne la vis pas; mais je fus abordé par un jeune Militaire, d'une fort jolie figure. „Tu cherches Camargo, me “dit-il; viens avec moi.“ Je regardai ce jeune-homme; je vis qu'il reſſembloit tout-à-fait à la Nymphe, qui étoit l'objet de mes recherches. „Seroit-ce elle, me “diſois-je?“ Le Militaire me conduiſit encore dans la même taverne, fit venir du vin. „Comment, eſt-ce vous, lui dis“je?“--„Oui, ſans doute, c'eſt moi, “répondit-il. Tu me reconnois, tu vois “que je ſuis ce que je veux; je vais re“devenir femme, pour te plaire.“

Soudain le Militaire, auſſi promptement que le coup-d'œil, redevint la Nymphe Camargo. Il ſortit une plume de ſon chapeau, qui, ſervant d'aigrette, en fit un chapeau de Dame; ſon habit ſe déploya par en bas, tomba juſqu'à ſes pieds, formant une redingotte de femme. En un mot, je vis, en un clin-d'œil, une jolie amazône. Je l'embraſſai de tout mon cœur, elle me le rendit de tout le ſien. „Hé “bien, mon ami, me dit-elle, vois-tu “le fond de ta bourſe?“--„Pas en“core, lui répondis-je.“--„Tu es “ſage, reprit-elle; je t'en félicite; quand “le beſoin ſera venu, tu ſais ce que je “t'ai dit; compte ſur moi, j'aurai du “plaiſir à t'obliger.“

Suite.

Avant promis à Camargo de la voir ſoirs. Sa ſociété me devient agréable aſſidûment, je la cherche preſque tous les preſque néceſſaire. Je ſuis ſeul à Londres.

Je n'y ai pas de connoiſſances, je ne cherche pas à en faire, parce que je brûle d'en partir au premier moment. Cette fille eſt moitié folle, moitié raiſonnable; ſa folie m'égaie, ſa gaîté m'intéreſſe, cette équivoque perſonne m'eſt d'un très-grand ſecours, pour me faire ſupporter le ſéjour de Londres, qui n'eſt pas riant comme celui de Paris.

Je la rencontre tous les ſoirs, ſous un ajuſtement différent. Négociant, Médecin, Avocat, Eccléſiaſtique même, elle paroît, chaque jour, ſous l'uniforme d'une nouvelle profeſſion, , en jouant ce manége, elle auroit plus beau champ dans notre capitale, parce que les habillemens y ſont bien plus variés que dans celle-ci.

Mais l'ajuſtement de ſon ſexe eſt toujours caché ſous celui du nôtre; , dès que nous ſommes tête-à-tête dans la taverne, elle redevient, tout-à-coup, une femme, aux yeux de ſon amant. Je dis ſon amant; car j'en joue un peu le rôle. Elle m'offre toujours de l'argent, que je refuſe toujours.

Elle me charge quelquefois de ſommes aſſez conſidérables, que je vais porter ou recevoir chez de fameux Banquiers ou de riches Négocians. Elle me donne des commiſſions, qui annoncent qu'elle eſt liée avec les premiers perſonnages de l'Etat. Elle m'a recommandé aux Miniſtres, qui me traitent avec beaucoup de conſidération.

Ils écriroient même pour moi, en France, ſi la rupture ne venoit pas d'éclater entre les deux Nations. Qu'eſt-ce donc que cette fille, qui m'a paru d'abord une miſérable racrocheuſe, qui me paroît, à préſent, chargée d'affaires de la plus grande importance, qui eſt en liaiſon avec ce qu'il y a de plus grand dans l'Etat? Que veulent dire ſes déguiſemens continuels, ſa conduite myſtérieuſe? Je lui demande ſouvent l'explication de toutes ces obſcurités; elle eſquive la difficulté me donne des défaites. Enfin, un peu perſécutée par mes queſtions, elle me dit: „mon bon “ami, tu ne comprends rien à ta nouvelle “amie; tu ne la connoîtras pas encore “d'ici à quelque temps; mais je puis “te dire, au moins, que tu dois être “tranquille ſur preſque tous les objets “de tes vœux, que mon crédit eſt auſſi “conſidérable en France, par-tout “ailleurs, qu'en Angleterre, que je “puis te faire obtenir ce que tu deſires, “auſſi-bien dans ta patrie que dans la “mienne.“ Elle me diſoit cela d'un certain air d'aſſurance, qui me perſuadoit, d'autant plus que je voyois que ce crédit étoit réellement très-grand en Angleterre.

Je crois, cependant, qu'elle l'exagère.

„Oui, me dit-elle, je puis vous faire “épouſer votre Mademoiſelle de Ly“ſange, votre Aurore Belle-en-Deuil, “toutes celles qui vous plairont. Si votre “fortune eſt un peu ébrêchée par les “fredaines que vous avez faites, je puis “la réparer; mais ſoyez ſage, jeune “homme.“ Comprends-tu rien à cela toi, mon ami? pour moi je m'y perds, je crois devoir cultiver cette ſingulière connoiſſance.

Levrette, à Céſar de Perlencour.

Paris.

Ai! mon bon ami, tu vis, tu es en sûreté; que j'en rends graces au Ciel! Ton combat a fait du bruit. On en a parlé un peu diverſement; mais toutes les voix ſe ſont réunies pour reconnoître que tu t'étois comporte en brave jeune homme, que tu es un petit Céſar. C'eſt le témoignage, dit-on, que t'a rendu ton adverſaire, au lit de la mort? mais eſt-il mort?

c'eſt ce que je ne ſais pas. A-t-il été tranſporté à Paris, vivant ou non? Je ne vois, là-deſſus, rien de bien clair. Il paroît qu'on veut étoufſer cette affaire.

On t'avoit d'abord dit arrêté, ce qui me donnoit de mortelles allarmes; mais enfin, j'apprends, par toi-même, que tu es libre, je bénis la bonté céleſte, je te félicite de ta valeur auſſi-bien que de ton honnêteté.

Malgré la juſtice qu'on te rend, on regrette pourtant beaucoup ton adverſaire infortuné. Il étoit généralement eſtimé.

Il ne devoit pas chercher à venger ſa défunte amante, principalement ſur le frère de cette innocente Beauté; mais, encore un coup, c'eſt une affaire aſſoupie.

u fais bien de plaindre les deux jeunes perſonnes dont tu me parles. Elles ſont bien à plaindre; elles ſont tombées dans de bien indignes mains. L'infame Frédégonde les perſécute, veut les proſtituer au public. Son Chevalier Marqué prétend avoir les prémices de la belle Aurore; pour celles de Laure, tu y as mis bon ordre. Cependant le barbare la pourſuit avec acharnement. Il la fera mourir de chagrin, avant qu'elle ſoit arrivée au terme où elle doit te rendre père.

Tu l'es de ma part, mon très-cher ami; j'en ſuis glorieuſe, je le dis à tout le monde. Après quelques ſouffrances, je ſuis accouchée heureuſement d'un gros garçon, très-bel enfant, qui reſſemble à ſon père. C'eſt moi-même qui me ſuis chargée de lui donner le lait maternel, je ſuis charmée de cet emploi où je trouve des délices. Un de mes vieux amis, qui me trouve, dit-il, à croquer, dans ce petit rôle de mère-nourrice, a voulu me donner douze cents livres de tente. J'ai exigé qu'il les plaçât ſur la tête de mon enfant. Il n'y a conſenti qu'à moitié; il a partagé la penſion entre mon fils moi. J'ai d'ailleurs déjà pluſieurs petites autres rentes, qui, réunies enſemble, font une ſomme; ainſi, ton fils ne manquera de rien, mon cher ami. Je l'ai nommé Céſarin, diminutif de ton nom, Théodore, nom de ſon parrain.

Sans ce doux fardeau, qui me retient à Paris, j'aurois, ſur-le-champ, volé dans tes bras, dès que je t'ai ſu en Angleterre.

C'eſt une autre que moi qui va remplir le doux ſoin de te ſervir de te conſoler; pour moi, je vais, du moins, ſatisfaire mon cœur, en travaillant, à Paris, pour t'en applanir le retour; , ſi tu as beſoin de moi à Londres, mande le moi; ſurlechamp, je traverſe la mer, je te porte ton fils.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

E vois, chaque jour, Camargo, mon cher ami, j'apperçois, chaque jour, de ſa part, de nouvelles choſes qui m'étonnent. Je la rencontre quelquefois dans un caroſſe ſuperbe, avec une nombreuſe brillante livrée, le ſoir je converſe avec elle dans une taverne. Je n'ai point encore vu ſon hôtel, qui doit être un des plus beaux de Londres. C'eſt toujours dans la rue qu'elle me donne rendez-vous. Quelle eſt cette ſingulière perſonne? eſt-ce une Princeſſe? Elle dit qu'elle m'étudie, pour voir ſi je ſuis digne d'être admis dans une Société, qui doit être fort curieuſe, ſi tout ce qu'elle m'en dit eſt vrai. A l'entendre, ce Club étend ſon pouvoir beaucoup plus loin que la Grande-Bretagne; car ce pouvoir eſt le même, non-ſeulement dans tous les États de l'Europe; mais dans les trois autres parties du monde.

Il aſſervit même les ſujets de tous les Monarques; tous les hommes. Cette Société, qu'elle nomme ſouterreine, a tant de puiſſance, qu'elle peut récompenſer, dans tout l'univers, tous les hommes vertueux, punir tous les malfaiteurs. Elle cite, à ſon tribunal, enfin, tous les mortels qui reſpirent ſur la terre.

Tout ce que dit la belle de cette ſociété, paroît convenir au Ciel même, à moins que ce titre de ſouterreine n'annonce qu'elle veut parler de l'Enfer. Camargo, Miniſtre d'une telle puiſſance, eſt-elle ſorcière? eſt-elle diableſſe? Des gens ſuperſtitieux ſeroient tentés de penſer, ſur ſon compte, bien des extravagances.

Ma bourſe déclinant, elle m'a forcé d'accepter, d'elle, de l'argent. C'eſt une fée bienfaiſante. Je ſuis tombé, à Londres, dans de bien autres mains qu'à Paris; dans notre capitale, j'ai trouvé des gens qui m'ont rongé juſqu'aux os; dans celleci, je rencontre une femme qui veut me faire ma fortune, qui paroît en état de la faire; c'eſt dans la rue que le ſort m'a fait trouver cet avantage.

J'apprends de triſtes nouvelles de Paris.

Mademoiſelle de Lyſange ma belle Aurore ſont indignement perſécutées par l'infâme Frédégonde. Quelle différence de cette furie à la fée Camargo! Je brûle d'aller délivrer ces deux innocentes Beautés; ſans ce motif, je reſterois, quelque tems, à Londres, pour voir cette Société ſouterreine, où ma nouvelle amie veut m'introduire. Je brûle auſſi d'aller voir ma Levrette mon fils. Applaudis-moi, je ſuis père, mon cher ami. Ce n'eſt pas la première fois; mais cet enfant me ſera bien cher, puiſqu'il me vient de l'incomparable Levrette. Au premier moment, je dois obtenir ma liberté par ſon canal, voler dans ſes bras.

Camargo, à Céſar de Perlencour.

MA foi, mon ami, je ne ſais pas trop ſi je pourrai te tenir parole, à l'égard de la Société ſouterreine, où je t'ai promis de t'introduire. J'ignore ſi l'on voudroit t'y recevoir. J'ai un peu ſondé les eſprits; on ne m'a pas paru fort diſpoſé en ta faveur. On m'a conteſté preſque toutes les qualités que j'ai voulu t'attribuer; on n'eſt guères convenu que de ta gentilleſſe, de ton phyſique; mais cela ne ſuffit pas pour intéreſſer des hommes à te diſtinguer. On m'a dit que tu étois un enfant gâté; qu'on ne devoit attendre, d'un colifichet comme toi, que des menuets joliment danſés, des complimens agréablement tournés. J'ai été réduite au ſilence; ear tout le monde me jure que tu ne peux avoir cette énergie de caractère, cette fierté de génie qui conviennent à des gens comme nous. Cependant j'ai obtenu que tu ſeras admis dans une jolie fête que nous allons donner au Panthéon.

Prends-y bien ce ton ferme décidé des Anglois. Il n'eſt pas ici queſtion d'être galant, ni même poli. Il faut être homme, avoir quelque choſe de marqué, je crois que tu l'as; j'ai apperçu, dans toi, un caractère, à travers les roſes les lys de ton joli teint, toutes les graces de ta charmante figure.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

ai aſſiſté, mon cher ami, à une fête ſingulière, que les gens de la Société ſouterreine ont donnée au Panthéon. Ce Wauxhall eſt infiniment plus beau que le nôtre. La Société avoit ajouté à ſes ornemens; tout portoit l'empreinte de la force du courage, au milieu d'une fête qui devoit être riante galante.

L'aſſemblée étoit compoſée d'abord d'Anglois, qui faiſoient le plus grand nombre, enſuite de François qui n'étoient guères moins nombreux, d'Italiens qui n'étoient pas rares, enfin de Suiſſes, d'Allemands autres étrangers de toutes les Nations. On entendoit parler le mêlange de toutes ces langues, auſſi croiſées que les mœurs différentes qu'elles repréſentoient. Nous avons beaucoup danſé; nous avons fait un ſouper délicieux, ſervi même avec une ſorte de goût. Pour moi, je crois pouvoir dire que j'ai fait pluſieurs conquêtes, parmi les femmes que j'aitoutes courtiſées. Je voulois ſoutenir l'honneur de ma nation, je me piquois d'être plus galant, pour les Dames, que les Anglois, les Allemands, tous les autres danſeurs étrangers. La brillante Camargo rempliſſoit un des premiers rôles, figuroit comme une ſouveraine, au milieu de ſes courtiſans. De temps en temps elle me ſourioit me faiſoit amitié; mais elle ne pouvoit être toute à moi, elle ſe devoit au reſte de l'aſſemblée.

Juſqu'ici tout avoit été brillant enchanteur; mais rien ne ſentoit le prodige.

Bientôt je commençai à voir quelque choſe d'extraordinaire. Il y avoit beaucoup de gens maſqués; tous les déguiſemens me paroiſſoient originaux; mais ce qu'il y avoit de plus ſingulier, c'eſt que tous ces maſques, dont aucun ne devoit me connoître, venoient me rappeller les principaux évènèmens de ma vie, ne me diſoient rien qui ne fût analogue à quelqu'une de mes aventures. Il y a plus, la plupart de ces maſques repréſentoient, au moins, par leur taille, tous les perſonnages que j'ai connus, avec leſquels j'ai vécu. Un homme mince grêle m'a dit: „Mon petit bon-homme, c'eſt donc “comme cela que vous vous divertiſſez “loin des yeux de votre gouverneur?“

Et j'étois tenté de prendre ce ſquelette pour le Chevalier Marqué. Une grande femme, que j'ai priſe, du premier coupd'œil, pour Frédégonde, m'a dit: „Mon “fugitif, je t'attraperai bien ſans courir; “pour avoir ta Laure ton Aurore, il “faudra bien que tu reviennes ſous mes “loix.“ J'ai vu auſſi deux jeunes perſonnes, qui m'ont repréſenté cette Laure cette Aurore, la premiète étoit enceinte; une troiſième, avec un petit enfant à la mammelle, m'a repréſenté Levrette, m'a offert ſon petit poupon à baiſer. Un gros gaillard, comme toi, m'a dit: „Mon ami, j'arrive de Lyon pour “te ramener à Paris.“

Bientôt j'ai vu ſortir, de deſſous nos pieds, deux fantômes, l'un repréſentant un homme bleſſé, dont on avoit bandé les plaies, l'autre une Religieuſe renverſée ſur lui. J'ai reconnu ma ſœur ſon amant, qui m'ont reproché leur mort.

Cette ſcène m'a jeté du noir dans l'ame, m'a paru ſurprenante; mais j'en ai vu ſuccéder une autre plus étonnante encore.

Tout-à-coup le plancher, ſur lequel nous marchions, s'eſt abîmé; tout le monde a diſparu; je me ſuis trouvé ſeul dans la nuit la plus épaiſſe. Je ne ſavois de quel côté donner de la tête. J'étois dans le milieu de la rotonde. J'ai gagné la circonférence à tâtons; j'ai rodé tout au tour; comme j'ai trouvé des portes, des eſcaliers, j'ai monté, j'ai deſcendu; , après avoir joué ce triſte rôle dans l'ombre, pendant plus d'une heure, je me ſuis enfin trouvé dans la rue.

Il tomboit une pluie épouvantable, qui ne faiſoit que me donner plus de diligence pour courir. Je ſuis arrivé chez moi, à l'autre extrêmité de Londres, accompagné du déluge, percé juſqu'aux os. On ne m'attendoit pas, j'avois beau frapper, le bruit des vents, de la pluie du tonnerre, empêchoit de m'entendre. Le jour eſt enfin venu, l'on m'a ouvert.

J'étois tout trempé, mon habit peſoit cent livres; mais ce n'étoit pas la pluie ſeule qui lui donnoit du poids; je fouillai dans mes poches, je les trouvai remplies d'or. Cette petite circonſtance m'adoucit un peu la fin de cette fête, qui s'étoit terminée d'une manière très-pénible pour moi. „Attrapez-moi toujours de même, „auroient dit la plupart des jeunes gens.“

Je me couchai, accablé de fatigue; mais réfléchiſſant ſur tout ce que j'avois vu d'extraordinaire. „Qu'eſt ce que ces “gens-là, me diſois-je? ſont-ce les puiſ“ſances infernales?“ Je ne crois pas au merveilleux; je penſe que tout doit être naturel, que ce qui paroît extraordinaire ceſſe de l'être, quand on ſait l'expliquer. Je voulus donc expliquer tout ce que j'avois vu; mais j'étois accablé de ſommeil; je m'y livrai bonnement, je remis l'explication à mon réveil.

Je dormis profondément ſans aucun rêve, ne m'éveillai qu'après une immobilité de plus de douze heures. Je me reſſouvins exactement de tout ce que j'avois vu la nuit précédente; mais je n'y vis plus rien de ſi extraordinaire. D'abord je me rappelai que, dans nos différens entretiens, Camargo m'avoit demandé divers détails ſur la taille, la figure, la voix, les geſtes des différens perſonnages que j'avois fréquentés. Je les lui avois tous peints caractériſés aſſez bien. C'étoit elle; ſans doute, qui, d'après ces détails, que je lui avois donnés, avoit choiſi formé tous ces acteurs traveſtis qui m'avoient parlé, les avoit inſtruits du rôle que chacun devoit jouer auprès de moi.

Quant à la rotonde, où nous avions danſé, le plancher en étoit relevé comme celui d'une ſalle de ſpectacle, les jours de bal.

On l'avoit fait redeſcendre à ſa place naturelle. Pendant ce temps-là, je m'étois laiſſé ſuſpendre ſans m'en appercevoir, , tandis que les autres deſcendoient, j'étois reſté en l'air. Un nouveau plancher, ſorti des deux côtés de la ſalle, s'étoit réuni ſous mes pieds, cachant toute l'aſſemblée les lumières qui ſe trouvoient alors, ſous terre, à mon égard. J'étois donc dans l'obſcurité. J'avois ſu gagner la porte, mais rien de miraculeux dans tout cela.

Je n'avois point ſenti qu'on m'avoit décroché, qu'on m'avoit mis de l'or dans mes poches. Mais qu'eſt-ce que c'étoit donc que cette Société? Il falloit qu'elle fût, en effet, bien puiſſante, ou, du moins, bien riche.

Je revis, le ſoir, Camargo à la taverne. Je la remerciai de la fête; je lui expliquai, comme je viens de le dire, toutes les circonſtances qui m'avoient paru extraordinaires; elle ſourit ne me nia rien de ce que je diſois.

Elle aſſure qu'on a conçu bonne idée de moi, qu'on ne tardera probablement pas à me recevoir dans la Société.

Il faut m'attendre à quelques épreuves, faire proviſion de force de courage.

Je commence à deſirer d'être reçu réellement dans ce Club; mais je frémis des délais qui retardent mon retour en France. Suite. Caaco m'aſſura hier que mon admiſſion étoit prochaine. Elle me détailla, ſur la Société, pluſieurs particularités qui ne m'apprirent pas grand choſe; elle me dit qu'elle pourroit m'en apprendre bien plus long par la ſuite; mais elle me recommanda le plus grand ſecret. Je le lui promis; elle me demanda ma parole d'honneur; je la lui donnai. „Mais, me dit-elle, “ſi, par hazard, tu étois arrêté, qu'on “voulût te queſtionner ſur la Société “ſouterreine, n'avouerois-tu point tout “ce que tu ſais?“--„Ma chère amie, “lui répondis-je, que pourrois-je avouer?

“je ne ſais rien.“--„Oui, mais re“pritelle, ſi tu ſavois quelque choſe; “car enfin nous te dévoilerons, par la “ſuite, des myſtères plus importans? Ne “ferois-tu pas les aveux qu'on exigeroit “de toi?“--„Ma chère amie, lui ré“pondisje, fie-toi ſur mon honneur “ma diſcrétion. J'ignore quels ſont vos “prétendus ſecrets; je ſuppoſe qu'ils ſont “de quelqu'importance; car enfin, s'il “n'étoit queſtion que de bagatelles, vous “n'exigeriez pas, ſans doute, que je fiſſe “les frais de beaucoup de courage de “conſtance; que je ſouffriſſe une perſé“cution ſérieuſe, pour me diſpenſer d'a“vouer des niaiſeries. Je ſuppoſe auſſi que “vos myſtères ſont innocens, qu'il n'y “eſt queſtion que de choſes honnêtes; “car, ſi par hazard, ce que je ne crois “pas, il y avoit à reprocher des fripon“neries à votre Société, je ne pourrois “pas, en conſcience, me faire le martyr “ la victime des coquins.“--„Mon“ſieur de Perlencour, me répondit Ca“margo, nous ne ſommes point des co“quins; il s'en faut de beaucoup; nous ne “ſommes pas, non plus, des enfans, “ nos myſtères ne ſont pas des niai“ſeries. Quand nous vous demandons le “ſecret, c'eſt que nous comptons que les “objets ſont de quelqu'importance; au “reſte, le mieux le plus court, ſi vous “étiez arrêté, ſeroit, je crois, de dire “que vous ne nous connoiſſez pas, “de perſiſter dans cette aſſertion.“

Je ne trouvai pas ce parti fort juſte, en cas que je fuſſe interrogé juridiquement; car enfin, vis-à-vis des particuliers, je ſuis libre de ne dire que ce que je veux; mais je dois la vérité à ceux que la loi autoriſe à la demander, qui le font légalément. Je ne voulus pas faire part, à Camargo, de cette réflexion. Je la voyois un peu froncer le ſourcil, ce qui m'annonçoit qu'elle n'étoit pas trop contente de moi. Je quittai le ſérieux: je me mis à dire des folies, ce qui m'alloit aſſez bien. Je hazardai quelques careſſes, qui furent bien reçues; enfin je parvins à faire ſourire ma belle. Je vis la ſérénité renaître dans ſes yeux, nous nous quittâmes bons amis, en nous embraſſant fort tendrement. Je ſuis aſſurément diſpoſé à être diſcret; mais pourquoi ces gens-là ont-ils beſoin d'un ſi grand ſecret? Qu'ils gardent, pour eux, tous leurs myſtères, s'ils doivent me compromettre avec la Juſtice. Suite. E revenois hier au ſoir, mon ami, de Kengſington, maiſon royale. Je ſuivois mon cheminpar Hide-Park, où il régnoit une grande ſolitude; car il étoit déjà nuit.

Je fus, tout-à coup, aſſailli par ſix brigands, qui fondirent ſur moi, me prirent au collet, voulurent m'entraîner. Je ſecouai cette canaille. Je n'avois, pour arme, que ma canne dont je jouai ſi bien, que je menai, tambour battant, mes ſix coquins, quoiqu'ils fuſſent tous armés de gourdins, ou plutôt de maſſues. Je parai tous leurs coups; je n'en reçus pas un ſeul, j'en diſtribuai un bon nombre, dont pluſieurs firent tomber, ſous leur poids, les humbles receveurs. Enfin, je pourſuivis légèrement ces poliſſons à coups de canne, pendant plus de cinquante pas, au bout deſquels je les abandonnai à leur mauvais ſort, je rentrai, dans la ville, par Piccadilly.

J'allai rejoindre Camargo à la taverne.

Je lui racontai mon accident. Elle ſourit, me dit que j'étois un petit Céſar. Nous paſsâmes la ſoirée enſemble. Notre converſation fut aſſez gaie. nous ſoupâmes tête-à-tête, nous nous quittâmes fort bons amis fort tard. Tout le monde dormoit au logis. Mon valet vint m'ouvrir, tombant de ſommeil. Je trouvai, dans ma chambre, ſur ma table, un rouleau de cent guinées. Je demandai à mon homme ce que c'étoit que cela; il me répondit, en balbutiant, qu'on l'avoit apporté pour moi. Je n'en pus tirer d'autre explication. Je ſentis que cela devoit me venir jde la part de la Société ſouterreine.

Ces gens-là, ſans doute, vouloient me recevoir dans leur corps, puiſqu'ils me faiſoient de pareilles avances; mais qu'eſtce que c'étoit donc que ce corps myſtérieux généreux?

Le lendemain je parlai à Camargo, du préſent que j'avois reçu. Elle ſourit ne voulut convenir de rien. En la quittant, je fus attaqué ſur la place de BloomsburySquare, par une troupe de Watch-men; du moins ils me parurent tels. Tu ſais que ces hommes ſont des vieillards, encore verts, armés ſeulement de bâtons, qui rempliſſent, à Londres, à-peu-près les mêmes fonctions que le guet à Paris.

„Meſſieurs leur dis-je, que voulez-vous “de moi? Je ne ſuis pas un malfaiteur.

“Vous n'avez pas beſoin d'employer la “force pour que je vous ſuive. Je vous “prie, moi-même, de me conduire chez “un Magiſtrat, où je puiſſe me faire con“noître, vous dévoiler votre erreur.“

--„Cela étant, ſuivez nous, me dit-on.“

Je ſuivis, de mon plein gré. Bientôt nous arrivâmes dans une maiſon qui me parut celle d'un Juge de paix. Je fus reçu par pluſieurs hommes en noir, qui me parurent des Magiſtrats. „Meſſieurs, leur “dis-je, je viens vous demander juſtice; “il eſt bien ſingulier qu'on viole ſi lé“gérement, à mon égard, la liberté An“gloiſe, qu'on me prenne pour un autre “avec ſi peu d'examen, qu'on m'ar“rête ainſi ſans me connoître, au milieu “des rues de Londres.“

On décida que j'avois beſoin d'abord d'un interprête, ne m'expliquant pas aſſez aiſément en Anglois; en conſéquence, on chargea quelqu'un de pourſuivre, avec moi, l'interrogatoire en françois. Alors cet homme grave me parlant dans ma langue: „Céſar de Perlencour, me dit“il, vous croyez que nous ne vous con„noiſſons pas. Nous ſavons que vous êtes “arrivé ici depuis un mois, que vous “vous ſauviez de France pour un duel, , “qu'au lieu de preſſer l'inſtant de votre “retour dans votre patrie, vous vous “amuſez dans une Société qu'on nomme “ſouterreine. Croyez-vous à préſent que “nous vous prenions pour un autre?“

Je fus ſurpris, comme on peut le penſer, dé ce qu'on me connoiſſoit ſi bien.

„Meſſieurs, répondis-je, il eſt clair “que vous avez entendu parler de „moi; cependant vous n'en êtes pas “moins dans l'erreur ſur mon compte.

“Car enfin, ſi vous me connoiſſiez, vous „ſauriez qu'il n'y a aucune faute à me “reprocher, que je ne mérite pas „d'être arrêté, dans la rue, comme un “criminel. On pouvoit, tout-au-plus, „envoyer chez moi, pour m'inviter à “paſſer chez un Magiſtrat, chargé de me “faire les queſtions qu'on vouloit me faire; “mais la violence l'outrage n'étoient “pas permis, vis-à-vis d'un étranger à qui “l'on doit des égards, ſi l'on ſe vante „de le connoître.“

„Monſieur, me répondit l'homme “noir, nous n'avons pas beſoin de re“courir à vous, pour ſavoir comment nous “devons nous comporter. Répondez à “nos queſtions; voilà tout ce que nous “exigeons de vous. Qu'eſt-ce que cette “Société ſouterreine, dans laquelle vous “êtes aggrégé?“--„Je ne ſuis point “aggrégé, répondis-je, dans la Société “ſouterreine. Si vous êtes ſi inſtruits, je “dois recevoir, de vous, des lumières, “ non vous en donner. Je ne connois la “Société ſouterreine que par oui-dire; , “loin de la bien connoître, je n'ai pas lieu, „même, d'être parfaitement sûr de ſon “exiſtence.“-„Vous en avez reçu pluſieurs “ſommes, reprit l'homme noir; vous vous „êtes trouvé dans un bal, donné par ce „tripot; vous voyez, tous les ſoirs, “une de ſes agentes.“--„Vous êtes “parfaitement inſtruits, repartis-je, de “tout ce que je puis vous dire; vous me “détaillez exactement tout ce qui m'eſt “arrivé avec cette Société inconnue; vous „devez voir que, dans tout cela, il n'y “a aucun tort de ma part, aucun reproche “à me faire.“

„Malgré tous ces beaux raiſonnemens, “me répondit-on, ſi vous ne voulez pas “nous détailler tout ce que vous ſavez “ſur votre Société, vous allez être en“fermé dans un cachot, vous y reſ“terez juſqu'à ce que vous ayez tout “avoué.“--„Cette Société, répondis“je, n'eſt point la mienne; je ne ſais “rien ſur ſon compte; j'en donne ma pa“role d'honneur.“ Pour toute réponſe, on expédia l'ordre de me mettre au cachot.

Je proteſtai contre cette violence inique, , voyant approcher deux vieillards pour m'arrêter, je les couchai, par terre, chacun d'un coup de poing; je renverſai le bureau des prétendus Juges ou Magiſtrats; je les chaſſai eux-mêmes de leur Etude; je terraſſai trois ou quatre hommes qui fondirent ſur moi pour me ſaiſir, je ſottis victorieux, de cette maiſon d'iniquité.Je courois de toutes mes forces pour regagner mon logis. Tout-à-coup mes jambes heurtent contre je ne ſais quel obſtacle, je tombe la face dans la boue. Une bande d'aſſaſſins fond ſur moi; tout aveuglé, je me défends autant qu'il eſt poſſible; j'en terraſſe pluſieurs, j'échappe deux ou trois fois aux brigands, mais ils m'entrelaſſoient toujours je ne ſais quoi dans les jambes, pour me faire tomber; c'étoit d'abord une corde tendue; enſuite leurs cannes, dont ils m'incommodoient cruellement; les ſcélérats, en embuſcade, m'avoient attendu; ils n'ont pas manqué leur coup. Ils ſont enfin venus à bout de m'enlever, de me bander les yeux, de me boucher exactement labouche de me garotter Bientôt ils m'ont fait entrer dans une maiſon voiſine, dans la même, je crois, que je venois de quitter, m'ont deſcendu m'ont jetté au fond d'un noir cachot, dont ils ont fermé, ſur moi, la porte, avec pluſieurs verroux une groſſe ſerrure en dehors. Je ſuis reſté couché ſur la terre humide, accablé de fatigue. J'y ai maudit mon ſort pendant quelque temps; j'ai fait des réflexions douloureuſes; j'ai cherché, dans ma tête, les moyens de m'échapper de ce ténébreux abîme; je me ſuis enfin endormi d'un profond ſommeil.

Suite.

A mon réveil, je ne ſus ſi j'étois dans le jour ou dans la nuit; j'étois dans une obſcurité qui me laiſſoit, à peine, entrevoir les objets qui étoient autour de moi; ces objets ſe réduiſoient aux quatre murailles. La voûte étoit très-haute: en la conſidérant bien, je crus appercevoir un pain rond qui pendoit; mais qui étoit, au moins, à dix pieds de hauteur.

Comment pouvoir y toucher? Il me ſembla voir ſuſpendue, à côté du pain, à la même hauteur, une cruche qui devoit être pleine d'eau. „Voilà donc ma nour“riture, me diſois-je. On la met hors “de ma portée. Ainſi jetrouverai la mort, “à la vue de l'aliment qui devoit l'écarter “de moi.“

Au milieu de la voûte, je vis un trou rond, fermé par une trappe, à laquelle étoient ſuſpendus les deux objets dont j'avois beſoin. Je deſirois fort de ſortir par ce trou; mais il étoit à plus de douze pieds de haut; d'ailleurs il étoit fermé, peut-être à la clef; comment l'enfoncer, quand je ne pouvois pas même y toucher? Il y avoit une porte, mais elle étoit très-forte; la trappe le paroiſſoit moins, mais elle étoit très-haute; égal embarras des deux côtés.

Il falloit me nourrir me ſauver. Je n'avois pas le temps de faire des réflexions.

J'examinai bien ma porte; il me parut impoſſible de la forcer, ſur-tout me trouvant dépourvu de tout inſtrument pour cela; car je n'avois pas même un couteau.

La lumière augmentoit un peu, ou mes yeux, du moins, ſe faiſoient à l'obſcurité; j'appercevois plus diſtinctement les objets; mais ils me faiſoient voir plus clairement que j'étois ſans reſſource, dans une ſituation déſeſpérante.

Je ſentis qu'il falloit d'abord parvenir au pain à l'eau, dont j'allois bientôt éprouver le beſoin. Je me ſentois peu d'appétit; mais l'exercice alloit m'en donner.

Je commençai par ſauter le plus haut que je pus. J'étois encore loin de toucher aux fatigue; mais je n'avois pas encore pu toucher au pain deſiré. Cependant je voyois les ſouris qui grimpoient effrontément juſques-là, qui mangeoient, à leur aiſe, mon pain devant moi. Je redoublai d'ardeur, ou plutôt de rage, je vins enfin à bout de toucher, du doigt, l'aliment fatal; mais, comme il étoit attaché à une corde, mobile dans l'air, mon doigt, en le touchant, le fit ſautiller, balancer, tournoyer. La cruche s'en reſſentit; la mobilité de ces deux objets; ne me fut d'aucune utilité.

L'impatience croiſſoit, chez moi, avec le beſoin. Je ſautois toujours un peu plus haut. Je touchois à chaque ſaut; mais je ne réuſſiſſois qu'à faire brandiller les obRn.jets. On me demandera pourquoi l'eau ne tomboit pas de la cruche. C'eſt parce qu'elle étoit exactement fermée. Il y avoit un petit goulot qu'il falloit pouvoir mettre dans ma bouche, pour boire; j'avois bien de la peine à y toucher du bout du doigt. Je paſſai toute la journée dans cette horrible fatigue. J'étois rendu, d'autant plus épuiſé, que je n'avois pu parvenir à boire ni manger. Je m'étendis ſur la terre, preſque ſans eſpoir pour le lendemain. Je ſentois qu'il falloit parvenir à toucher le pain ou la cruche, des deux mains, ce qui exigeoit que je ſautaſſe plus haut; il falloit même parvenir à la corde qui les tenoit ſuſpendus. J'avois fait beaucoup de progrès, cette première journée, dans l'art du ſaut. J'en pouvois faire de plus grands le lendemain; mais je devois être plus foible, ce qui devoit nuire à mes progrès. Je m'endormis en cherchant de nouvelles reſſources, de nouveaux expédiens.

Dès que je fus éveillé, preſſé par le beſoin, je me remis à ſauter. Je fis mon plan, je m'adreſſai d'abord à la cruche, quoique j'euſſe moins beſoin de boire.

Je ſentis que mes deux mains l'embraſſant au-deſſus de ſa rondeur, cette convexité pourroit me ſoutenir, au lieu que le pain, plus plat, m'échapperoit. Je ſautai donc, les mains en l'air. Je vins à bout enfin d'embraſſer la cruche au-deſſus de ſon ventre; , après l'avoir manquée vingt fois, au bout de deux heures d'effort, je vins à bout de la preſſer, de manière que ſon ventre me ſoutint, ſans que j'euſſe le malheur de l'écraſer ou de la décoller par mon poids. Je vins à bout d'attraper le goulot, je bus; mais cela ne me ſuffiſoit pas. Je voyois le pain ſuſpendu à mon niveau; mais comment pouvoir y toucher? J'avois beſoin de mes deux mains pour me ſoutenir en l'air.

Je ſongeai que j'avois des dents; je me mis à balancer, de façon que je touchois au pain; mais il étoit trop gros pour que je puſſe le mordre ainſi à la volée. Enfin j'attrapai, avec mes dents, la corde à laquelle il étoit attaché. Alors je lâchai la cruche, je paſſai du côté du pain.

Je ſaiſis d'abord la corde, à deux mains, je mordis le pain, déjà rongé par les ſouris. Enſuite, fatigué d'être en l'air, je vins à bout de rompre un gros morceau, avec lequel je me laiſſai retomber par terre.

Cette occupation remplit ma journée entière. Fatigué; mais reſtauré, du moins, mon réveil fut égayé par des ſonges, la plupart, aſſez riants. Je me trouvois chez Nicolet, où je voyois les Danſeurs de corde faire leurs gambades. Je prenois, en main, le balancier, je ſautois plus haut qu'eux. Tout le monde m'applaudiſſoit; mais ce qu'il y avoit de plus agréable, c'eſt que, dans un grenier, au-deſſus du théâtre, dont la trappe étoit ouverte, je voyois, à chaque élévation, que je me procurois par mes ſauts, je voyois, dis-je, une table délicieuſement ſervie, entourée des plus jolies filles. A force de ſauter, je m'accrochois à ce que je rencontrois; je parvenois à monter dans le grenier. Je ſoupois avec les jolies filles, qui toutes me careſſoient à l'envi. Je faiſois une chère délicieuſe, enſuite je jettois le mouchoir, je paſſois le reſte de la nuit dans des plaiſirs, terminés par mon réveil. Le lendemain, je parvins preſqu'aiſément à boire à manger; mais ce n'étoit pas encore aſſez pour moi. Je ne voyois paroître perſonne. Je ne ſavois ſi, mes proviſions finies, on m'en fourniroit d'autres. D'ailleurs, je voulois ſortir d'eſclavage.clavage. Il falloit enfoncer la trappe, en me tenant aux cordes qui ſoutenoient le pain ou l'eau. J'y touchois; mais, dans cet état, ſuſpendu moi-même, quel coup pouvois-je donner pour faire ſauter une trappe, , peut-être, une ſerrure? Heureuſement que ces objets mobiles n'étoient point ſuſpendus à la trappe; car ils l'auroient rendu trop peſante. Je vins à bout de m'élever au-deſſus de la cruche qui, ſe trouvant entre mes deux cuiſſes, me ſoutint me ſervit preſque de ſiége; mais j'étois écraſé ſous la voûte, parce que la corde qui ſoutenoit le vaſe étoit fort courte; je paſſai mon dos ſous la trappe, je la frappai, de mes deux épaules, avec précaution cependant, de peur que la cruche, mon appui, ne ſe caſsât ne fondît entre mes cuiſſes.

Enfin, je vins à bout de faire voler, en éclats, la trappe attachée par un verrouil, je ſortis de ce gîte maudit. Je ne tardai pas à voir paroître des hommes armés, qui crioient ſtop, ſtop. (Arrête, arrête. J'en prévins un qui vouloit fondre ſur moi; je fondis moi-même ſur lui. Je lui arrachai ſon fuſil, l'en bourrai de manière à le faire décamper. Les bourrades me réuſſirent pareillement à l'égard des autres, je vis bientôt fuir cette canaille.

Alors parurent d'autres hommes qui me tendirent les bras. „Hé! venez, me dit“on, cher Perlencour, brave Céſar, ve“nez vous divertir avec vos amis. Nous “avons appris la manière indigne dont “on vous a traité, nous venions pour “vous délivrer; mais vous avez prévenu “nos efforts; vous n'avez pas beſoin des “ſecours de perſonne; vous avez ſu vous “délivrer vous même.“

Je fus juſtement ſurpris d'un accueil ſi oppoſé au premier, de la part de ces nouveaux venus; mais leur politeſſe pouvoit cacher quelque piége. „Meſſieurs, “leur dis-je, oſerois-je vous demander qui “vous êtes, comment vous me con„noiſſez?“--„Mon bon ami, répondit “le chef, la queſtion nous étonne peu; “elle eſt naturelle de votre part. Il faut “vous raſſurer d'un mot. Nous ſommes “des députés de la Société ſouterreine, “qui brule de vous admettre dans ſon “ſein. Nous vous avons cherché de tous “côtés; nous avons appris l'accident “fâcheux qui vous étoit arrivé. Nous “avons ſuivi vos traces chez le Juge “de paix. Nous avons appris qu'on “avoit violé les loix protectrices de l'An“gleterre, pour vous enfermer ans une “indigne priſon. Nous avons découvert “cette priſon. Nous venions vous en tirer “à main armée; mais vous avez prévenu “nos vœux notre eſpérance. Venez, “mon cher ami, toute la Société brûle “de vous embraſſer de vous dédom“mager, autant qu'il ſera en ſon pouvoir, “de tout ce que vous avez ſouffert, avec “tant de courage, pour elle.“--„Meſ“ſieurs, leur répondis-je, je ſuis trèsſen“ſible à vos politeſſes; mais vous devez ſen“tir qu'après toutes les fatigues, que je “viens d'eſſuyer, ce que j'ai de plus preſſé à “faire, c'eſt de retourner chez moi, pour “m'y repoſer.“--„Rien de plus vrai que “ce que vous dites aſſurément, reprit le “chef; nous le ſentons comme vous; “mais, ſi vous ſortez d'ici, vous allez “trouver, à la porte, de nouveaux “hommes, qui vont vous arrêter; , “ſi vous en doutez, nous allons vous “les faire voir. Nous n'avons pas d'autre “parti à prendre, que de vous conduire “chez vous ou chez nous. Dans le premier gîte, vous ne ſerez pas en sûreté; “ il nous faudra ſoutenir un combat, “ verſer du ſang pour vous y mener.

“Chez nous, au contraire, vous ſerez “en sûreté, comme nous-mêmes, il “n'y a aucune difficulté pour vous y con“duire, parce que nous avons, au bas “de l'eſcalier que vous voyez, un che„min ſouterrein, qui aboutit dans notre „aſyle. Vous ne ſavez pas, mon cher “ami, qu'il y a un complot formé pour “vous perdre. Vous avez des ennemis ca“chés, qui vous pourſuivent. Ils ont “voulu vous faire aſſaſſiner, l'autre jour, “dans la rue. Vous avez eu le bonheur “de vous échapper. Le lendemain ils vous “ont fait arrêter, vous ont plongé dans “un cachot ſouterrein, d'où vous avez “eu le talent de ſortir. Venez avec nous; “cachez-vous, dans nos foyers, pendant “quelques jours, juſqu'à ce que nous “ayons pu reclamer, en votre faveur, “la protection du Gouvernement, auquel “nous découvrirons les trames odieuſes “dont vous riſquez d'être la victime.“

Je ne ſavois que penſer de tout ce que j'apprenois. Qui eſt-ce qui me pourſuivoit?

quels ennemis pouvois-je avoir? Etoit-ce la famille du Comte de S. Flour? Hélas je ne pouvois reſter en France pour ce duel. Etoit-ce la même cauſe qui attaquoit ma sûreté en Angleterre? J'étois indéterminé. On me fit voir, par une fenêtre, les hommes armés qui m'attendoient à la porte; , comme on me voyoit encore indécis: „Mon bon ami, “dit le chef, vous n'oſez, je le vois, “vous confier entre nos mains. Il faut “vous donner les gages les garans qui „conviennent le plus à un brave jeune “homme comme vous. Ce ſont des armes; „ſi vous n'avez pas craint pluſieurs “hommes, quand vous étiez privé de “ce ſecours, quels mottels redouterez“vous, quand vous ſerez armé de pied “en cap? Prenez, mon cher ami, nos “fuſils, nos épées nos piſtolets.“ On me força d'accepter, au moins, une épée, un fuſil, avec une bayonnette, quatre piſtolets. Je riois pour cacher mon inquiétude. Je me diſois cependant: „Je “ſuis armé; s'ils penſent avoir bon mar“ché de moi, je leur ferai voir qu'ils ont “grand tort. Je me défendrai juſqu'à mon “dernier ſoupir; je ne paſſerai au “rang des morts, qu'en bonne compa“gnie.“ On me verſa un verre d'eaudevie, nous deſcendîmes l'eſcalier qui conduiſoit au chemin ſouterrein.

Suite.

Nous ne tardâmes pas à gagner ce ſombre veſtibule, où l'on nous conduiſi aux flambeaux; bientôt nous arrivâmes dans une caverne immenſe, ou plutôt dans un aſſemblage de cavernes, aboutiſſant l'une dans l'autre, qui étoient le ſéjour de la Société ſouterreine. Vouseuſſiez dit du ſombre empire de Pluton. Ce prétendu Tartare, ſéjour d'une eſpèce de peuple Gnôme, avoit pourtant ſes beautés. C'étoit, je crois, une mine de fer ou d'argent. Il y avoit des criſtalliſations fort curieuſes, ſur leſquelles des milliers de lumières faiſoient un très-brillant effet.

Je n'eus pas le temps d'examiner, bien en détail, tous ces objets. Je me vis accueilli par une cinquantaine d'hommes, tous d'une figure très-guerrière, dont aucun ne paroiſſoit devoir me craindre.

Il y avoit un chef, qui étoit aſſis ſur un ſiége plus élevé que les autres. Il ſ leva, vint m'embraſſer. „Soyez le bien “venu, me dit-il, mon cher Céſar.

Sur-le-champ, j'entendis une fanfare guer rière, qui célébroit mon arrivée, avec les trompettes, les timbales, tous les inſtrumens militaires, tandis que j'étois embraſſé ſucceſſivement par tous les individus de cette fière Société. J'aurois mieux aimé un baiſer de la plus mince griſette de dix-huit ans, que toutes ces embraſſades. On verſa, à la ronde, un vin très-fort, mais délicieux; tous ces héros chanterent des chanſons militaires de leur compoſition, où ils célébroient ma bravoure mon arrivée.

Enſuite, on procéda à ma réception en règle. Je n'en décris point le détail, qui étoit plaiſant bizarre, quoique pourtant impoſant. Ce que j'y vis de particulier, c'eſt qu'on ne me fit point prononcer de ſermens. „Nous nous fions “à l'honneur des récipiendaires, me dit “le chef; nous les avons éprouvés avant “de les recevoir. Des ſermens ne doivent “pas ſe commander; ils ne lient pas “plus un homme d'honneur, que ſa ſimple “parole.“ Alors nous entendîmes une muſique plus douce, les Dames entrerent, conduites par Camargo, la plus brillante de toutes. Jé vis un eſſaim de jeunes Beautés, dont pluſieurs me parurent éblouiſſantes.

Elles chanterent auſſi ma valeur; elles y joignirent ce qu'elles voulurent bien appeller mes graces, m'embraſſerent toutes l'une après l'autre. Ces nouveaux embraſſemens me firent beaucoup plus de plaiſir que les premiers.

Enſuite chacun s'empara de ſa chacune.

Il y en avoit deux deſtinées pour moi, dont on me donnoit le choix; je partageai mes amitiés entr'elles deux. On ſe mit à table; moi au milieu de mon couple femelle, tous les autres chacun auprès de leur maîtreſſe. On fit une chère délicieuſe, qui fut égayée par les propos les plus agréables. On chanta beaucoup; enfin la gaîté de toute l'Angleterre paroiſſoit s'être raſſemblée chez nous, ſous la terre, nous repréſentoit parfaitement la gaîté françoiſe. Après le repas, le chef m'accoſta. Il étoit d'une figure agréable ſpirituelle.„

“Hé bien, mon cher ami, me dit-il, “comment ſe porte la petite Levrette?“

--„Fort bien, lui répondis-je; mais je “ſuis étonné de voir que vous me con„noiſſiez ſi bien. Qui a pu vous révéler “tant de choſes ſur mon compte? C'eſt, “ſans doute, Camargo...“--„Je vous “connois avant elle, reprit le chef. C'eſt “moi qui lui ai donné la commiſſion de “vous raccrocher, parce que je voulois “que vous fuſſiez des nôtres. Je vous “connoiſſois en France. J'étois prévenn “ſur votre paſſage en Angleterre; je “vous ai fait épier, pour vous avoir dès “votre arrivée.“--„Tout ce que vous “me dites m'étonne beaucoup, repris“je.“--„Vous verrez chez nous, ré“pondit le chef, d'autres choſes qui vous “étonneront davantage, quand vous con“noîtrez notre Société ſouterreine.“

Qu'eſt-ce que c'étoit donc que cette Société? Camargo m'avoit dit que ſon empire s'étendoit ſur tous les royaumes de la terre. Je ne comprenois rien à tous ces myſtères.

Le chef me quitta, moi, me retirant ſeul dans un coin, j'obſervois tout en ſilence. Je voyois des maîtres des eſclaves; mais, parmi ces derniers, je diſtinguois des figures de Lords que je connoiſſois. C'étoient des Dignitaires des rangs les plus diſtingués, de toutes les parties de l'Europe, qui rempliſſoient les plus vils emplois. Je vis auſſi, parmi les ſervantes, des Beautés célèbres, des élégantes du plus grand ton. La Beauté ſe voyoit ſur le même pied, avec la nobleſſe; mais c'étoit pour ſervir.

Je me rappellai la ſociété des voleurs, dont m'avoit parlé ma chère Levrette, chez leſquels elle avoit été conduite, où elle avoit eu, pour ſervantes, une Ducheſſe une Marquiſe. Le chef avoit eu le bonheur de s'eſquiver, quand on avoit arrêté ſes confrères. Son nom étoit Grinciador. Il trouvoit queles François n'avoient pas aſſez d'énergie pour remplir ſes deſſeins. Il vouloit aller établir ſa Société en Angleterre. N'étoisje point dans cette odieuſe Société? Le chef, qui m'avoit parlé, n'étoit-il point Grinciador lui-même? En ce cas, je me trouvois aggrégé dans une troupe de voleurs, je ne voyois pas ce qu'il y avoit là d'agréable. Pourquoi ces Meſſieurs avoient-ils eu le deſir de faire l'acquiſition de ma perſonne? Pourquoi avoient-ils montré, à mon égard, cette attention, que je trouvois ſi peu flatteuſe?

J'abordai Camargo, qui me fit mille amitiés. Je lui en fis autant qu'aux deux nymphes, qui avoient eu la bonté de s'attacher à moi, de ſe conſacrer à mes plaiſirs. Je la queſtionnai beaucoup ſur la Société, ſur les motifs qu'elle avoit eu pour s'emparer de moi. „Parlez à “notré chef, me dit-elle; il vous ex“pliquera tout cela, mieux que je ne “pourrois le faire.“

Suite.

J'eus occaſion de reparler avec le chef; "Mais comment, lui dis-je, ſe fait-il “qué je ſois ſi connu parmi vous? On “vante ma force, mon courage, les reſ“ſources de mon eſprit, ma prudence “ma diſcrétion. Comment me connoît“on toutes ces qualités-là?“--„Oh tat “nous vous avons éprouvé, répondit-il.“

--„Et quand, comment, repris-je?“

-Quand vous avez déployé vos bril“lantes qualités, dans les derniers acci“dens que vous avez éprouvés; quand on vous a attaqué dans la rue, que vous “avez ſu diſſiper les brigands; quand “vous avez paru le lendemain devant un “prétendu Juge de paix; quand vous “vous êtes défendu comme un lion, pour “éviter la priſon; quand vous avez ſu “vous nourrir ſi ſingulièrement dans le “cachot, vous en échapper, ter“raſſer ceux qui vouloient vous y re“plonger. Voilà de la valeur, de l'in“duſtrie, de la force de la prudence.“

--„Et d'où ſavez-vous tout cela, m'é“criaije?“--„N'importe comment, “répondit-il, mais je le ſais de ſcience “certaine.“ Il me vient une idée ſingulière, mon cher Dumoulin. Ces gens diſent qu'ils m'ont éprouvé, ſavent, au juſte, tout ce qui m'eſt arrivé. Peut-être que ces accidens ſont leurs épreuves leur ouvrage.

Peut-être ce ſont eux qui m'ont attaqué dans Londres, qui m'ont conduit chez un homme qu'ils nomment prétendu Juge de paix, qui ont fait les brigands, les Watch-men, les Juges, qui mont jeté dans un cachot. Tout cela s'eſt paſſé dans une maiſon à eux, qui conduit à leur chemin ſouterrein. Ah! les brigands! ſi j'en étois sûr! Ils diſent qu'il y a un complot contre moi; ce ſont eux qui le trament.

Ils m'attaquent d'une main, me défendent de l'autre. Mais pourquoi jouer tant de rôles de ſtratagêmes, pour faire l'acquiſition de ma perſonne? Les drôles!

ils veulent des gens qui aient de la réſolution, du courage, des reſſources. Ils m'ont découvert ces qualités, dans les épreuves qu'ils ont faites de moi, ſans que je m'en ſois apperçu.

Je démandai, au chef, ce que ſignifioient tous ces Lords autres Dignitaires de tout pays, que je voyois employés à nous ſervir. „Mon bon ami, “répondit-il, ceci eſt la cour de Pluton; “nous avons ici Minos, Eaque Rha“damante. Nous exerçons cette juſtice “de l'autre monde qui punit les cou“pables, après leur mort; car, s'ils ne “ſont pas réellement morts ici, ils paſſent “pour l'être.“

“La vérité terrible eſt du Ciel deſcendue, “Et du fond des tombeaux, la vengeance eſt venue.

„Nous puniſſons ici tous les crimes que “la juſtice humaine ne pourſuit pas. Tous “les malheureux, que tu vois ici, te“noient les premiers rangs parmi les “hommes; ils jouiſſoient de la fortune, “des honneurs, des dignités, tandis qu'ils “n'étoient pas dignes de ſiéger parmi les “valets, ni de manger le pain des for“çats. La plupart étoient ſans aucun ta“lent, ſans aucune vertu, pêtris de vices, “de défauts, d'imbécillité; loin de rien “faire ſur la terre pour le bien de leurs “ſemblables, ils vexoient, ils tourmen“toient tous ceux qui avoient des re“lations avec eux, leurs femmes, leurs “enfants, leurs maîtreſſes, leurs créan“ciers, léurs rivaux ou concurrens. Ils “diſſipoient indignement leurs richeſſes, “fruſtroient les pauvres gens de leur dû..

“En un mot, ils étoient les fléaux de la “ſociété. Ils ſont ici punis diverſement, “d'une manière analogue aux forfaits de “chacun d'eux. Les moins coupables ſont “punis par la bourſe. Quand nous pa“roiſſons les voler, nous ne faiſons “qu'exécuter une ſentençe que nous avons “prononcée contr'eux, par laquelle nous “les avons condamnés à une amende pro“portionnée à leurs fautes. Nous ſommes „ainſi les vengeurs publics; nous vou“lons que tous les hommes ſoient ſoumis „à la juſtice ſouterreine. Je veux étendre “au loin ma puiſſance, ſous terre. Les “hommes auront leurs juges leurs ven“geurs ſous leurs pieds. J'établis des co“lonies ſecrettes, dans tous les Empires, “ je ſerai, peut-être, par la ſuite, ſans “qu'on s'en doute, le plus grand Mo“narque du monde. Que penſez-vous de “mon projet?“

„Il eſt grand, répondis-je; mais je crains “que la juſtice de deſſus terre ne déclare “la guerre à celle de deſſous. On vous „demandera peut-être qui vous a donné “le droit que vous vous arrogez ſur les “hommes, qui les a foumis à votre tri“bunal, qui vous a permis de les punir “par la bourſe, de confiſquer les “amendes à votre profit?“--„Dieu “ mon épée, répondit le Brigand.“

--„On prendra ce mot, repris-je, pour “un blaſphême dans votre bouche. On “vous trouvera criminel de lèſe-Majeſté, “de vous comparer ainſi aux Souverains.

“Votre épée eſt, en effet, l'inſtrument “qui vous aſſure les biens que vous confiſ“quez ſur les coupables; quant à Dieu, „je ne vois pas qu'il entre pour rien dans „tout cela.“

Le brigand fronça le ſourcil. „Mon “petit Céſar, me dit-il, vous êtes jeune, “vous avez des préjugés; mais on vous “en guérira.“

On me fit voir tous les eſclaves, qui étoient tous, comme je l'ai dit, des premières conditions. J'en connoiſſois pluſieurs, ils rougirent en m'appercevant.

Les captives m'offrirent un ſpectacle plus intéreſſant. Il y en avoit pluſieurs de belles, de jolies de gentilles. On me donna, pour me ſervir, quatre valets quatre ſervantes; les quatre premiers étoient un Lord, un Duc, un Colonel un dignitaire Eccléſiaſtique. Les quatre femmes étoient une Ducheſſe, une Marquiſe, une Comteſſe une Danſeuſe de l'Opéra. Mes quatre ſervantes me témoignerent le deſir de devenir mes maîtreſſes. Je leur diſtribuai mes faveurs; mais ſans deſcendre à me familiariſer trop avec elles. La nymphe de l'Opéra, comme la plus jolie, paſſa la première. Ses trois rivales titrées en furent très-piquées; mais elles noſerent me le témoigner. Mes quatre valets faiſoient leur cour à mes quatre ſoubrettes; mais, briguant l'affection de leur maître, elles maltraitoient rebutoient ces malheureux eſclaves titrés.

Outre ces quatre captives, j'avois deux maîtreſſes, qu'on m'avoit données pour mes menus plaiſirs. Elles s'apperçurent des bontés que j'avois pour celles qui ne devoient que me ſervir. Elles me firent honte de deſcendre ſi bas. Je leur dis que mes courtiſanes n'étoient pas, à mes yeux, au-deſſus de mes ſervantes; elles furent obligées de me faire la cour, pour avoir leur part de mes faveurs.

Les maîtreſſes des autres coquins voulurent auſſi tâter du nouveau-venu, me le témoignerent, par des agaceries aſſez marquees; ce qui alluma la jalouſie de leurs amans, fit que je ne fus pas vu de ſi bon œil par les hommes, que par les femmes. La favorite même du grandmaître me témoigna ſa bonne volonté.

Il s'en apperçut, parut concevoir de l'humeur. Elle ſut me rencontrer dans un endroit écarté, où je ne pus l'éviter.

Il nous ſurprit enſemble. Il en ſourit, d'un air qui n'étoit pas naturel, parut vouloir tourner la choſe en plaiſanterie.

Il affecta même, depuis ce moment, plus d'amitié pour moi; mais c'étoit pour m'éblouir m'aveugler.

Je m'appercevois que je ne plaiſois pas à ces Meſſieurs, ni a leur chef. Outre la jalouſie que je leur donnois, je les ſcandaliſois beaucoup, parce que je ne pouvois me réſoudre à approuver leurs principes, ni même à me voir aggrégé dans leur Société. Je les remerciois comme des protecteurs qui vouloient bien m'offrir un aſile les ſecours de l'hoſpitalité; mais je ne me regardois pas comme un de leurs membres, quoiqu'ils m'euſſent fait une réception en forme. Je brûlois de ſortir de chez eux. Je careſſois aſſez publiquement leurs maîtreſſes, comptant les engager, par ce manège, à me laiſſer partir pour ſe débaraſſer d'un rival importun; mais le reſſentiment des coquins ne ſ contente pas à ſi bon marché.

A chaque moment je voulois partir. O me retenoit toujours, en me diſant qu le complot ſubſiſtoit, que, dès qu'o le verroit diſſipé, on me reconduiroit che moi. Je frémiſſois d'impatience, n'oſois le témoigner.

Enfin, un jour que je crus n'être pa obſervé, je réſolus de m'enfuir; j'enfila un chemin ſouterrein, que je pris poui celui qui m'avoit conduit dans la caverne des voleurs. J'avancai à tâtons; je ſenti une porte, je franchis le feuil; mais, tout-à-coup, un reſſort part, je me ſens enchaîné. Dans le même inſtant, j'entends fermer la porte, avec un bruit horrible de ſerrure de ferraille. Me voilà replongé dans un cachot, plus hor rible que tous ceux que j'ai vus; , pour comble de diſgrace, c'eſt moi-même qui ſuis venu m'y jeter.

Grinciador, à Levrette.

Londres.

MA chère petite Levrette, te ſouviens-tu de ton ancien ami, Grinciador, chef de ce que vous appellez des voleurs, vous autres prétendus honnêtes gens, de Grinciador qui a joui de tes appas, pendant quelques jours, dans la caverne de la forêt de Fontainebleau, quand mes gens, qui t'avoient ſaiſie, t'amenerent à mes pieds. La plupart des compagnons, que j'avois alors, ont été roués; moi je ſuis devenu un très-grand ſeigneur, quoique toujours ſous terre; car je ſuis le chef d'une Société qui s'étend déjà dans bien des contrées, le général des Jéſuites n'a jamais, je crois, été plus puiſſant que moi, dans les jours de ſplendeur de cet Ordre ſi ruſé.

Je voudrois bien t'aſſocier à ma gloire, ma chère enfant; car je me ſuis toujours ſouvenu de toi; je ne t'ai jamais perdu de vue; j'ai toujours eu des yeux qui veilloient ſur toi, me rendoient un compte aſſidu de ce que tu devenois. J'ai ſu qu'entt'autres amans, tu avois eu un petit Perlencour, joli petit bon-homme de dix-ſept à dix-huit ans, libertin, enfant gâté, brave, ſuſceptible d'enthouſiaſme, corrompu de bonne heure, vrai gibier pour moi. Je ſais qu'il eſt tombé entre les mains d'un certain Chevalier Marqué, d'une Frédégonde, deux frippons ſubalternes, dignes du fouet. Ces malheureux voudroient entrer dans ma Société. Je daigne permettre qu'on les emploie quelquefois, pour quelque coup de main de peu de conſéquence; mais ereun de la doreéte ſuu terreine. Ils ſeront toujours des externes des profanes, d'ignominieux ſujets, faits pour travailler ſeulement en ſousordre, en attendant qu'ils aillent pourrit dans les cachots de Bicêtre de la Salpétrière.Ce couple indigne eſt venu à bout de ruiner déjà, en grande partie, le petit imbécille de Perlencour; mais il pourra ſe mettre en état d'en ruiner d'autres par la ſuite; car, s'il a la crédulité de de ſon âge, ce n'eſt qu'un défaut d'expérience. Il a d'ailleurs du reſſort. Il y a de l'étoffe, en un mot, pour faire quel-que choſe de cet enfant. J'ai deſiré de l'avoir dans ma Société. J'ai ſu qu'il s'étoit réfugié en Angleterre pour un duel. J'ai apoſté une fille pour l'amorcer. Elle en eſt venue aiſément à bout. J'ai voulu voir s'il avoit du courage, de la diſcrétion, des reſſources dans l'eſprit le caractère. Je l'ai ſoumis, ſans qu'il s'en doutât, à pluſieurs épreuves. Je l'ai fait d'abord attaquer par ſix poliſſons; il les a roſſés, preuve de courage. Je l'ai faitconduire chez un prétendu Juge de paix, où on lui a fait ſubir un interrogatoire ſur la Société ſouterreine; toutes ſes réponſes ont été très-ſages, très-méſurées, preuve de diſcrétion. Enfin je l'ai fait jeter dans un cachot. Il s'eſt défendu comme un lion.

Ce gîte obſcur avoit plus de douze pieds de haut. Il y avoit un pain une cruche pendus très-haut à la voûte. Il a ſu ſauter aſſez haut pour boire, manger, forcer une trappe ſe ſauver. Je l'ai fait encore aſſaillir par pluſieurs hommes, il les a pulvériſés. Enfin je l'ai fait conduire dans le Palais ſouterrein de la Société. Nous l'avons fêté comme nous le devions; mais le petit bon-homme ne ſe forme pas du côté de la morale. Il a encore les préjugés de l'enfance. Il ne ſe regarde pas comme un de nos membres, nous ne pouvons, par conſéquent, l'employer, ni lui donner notre confiance. Il y a un autre grief contre lui. Il débauche les maîtreſſes de tout le monde, tout le monde lui en veut. Il eſt gentil, le petit Monſieur; mais-ce n'eſt pas de ſa figure que nous avons beſoin, tous nos braves ſont piqués de voir un petit blanc-bec de cette eſpèce, leur enlever leurs maîtreſſes ſous la mouſtache. Je ſuis obligé, pour contenter ces héros, de punir le petit Adonis. Il eſt à préſent en lieu de sureté juſqu'à nouvel ordre.

Hé bien, ma petite Levrette, veux-tu venir partager mon trône? Tu ſeras notre reine; tu ſeras la Proſerpine, la Junon des ſombres bords. Je t'attends les bras ouverts; mais, que tu viennes ou non, quand tu auras beſoin d'argent, fais le moi ſavoir, ſois sûre que tu ne tarderas pas à recevoir tout ce que tu deſireras. Adieu, ma reine, ma divinité. Je t'embraſſe un million de fois, ſuis tout à toi,

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Douvres.

Pour te continuer ma déplorable hiſtoire, mon cher ami, je me trouvai d'abord enſeveli dans d'épaiſſes ténèbres.

J'eus tout le temps de refléchir, avant qu'elles fuſſent diſſipées. Je ſentois que tous les brigands étoient piqués contre moi, parce que je n'adoptois pas leur morale, que leurs maîtreſſes paroiſſoient me préférer à eux. Si, avant de m'en vouloir, dans le temps qu'ils deſiroient de me gagner, ſi, dis-je, ils m'ont it ſouffrir, ſeulement pour m'éprouver, une ſi cruelle priſon, combien ne doivent ils pas être plus cruels, à préſent qu'ils ſont furieux contre moi? car, je le vois, mon cher ami, tout ce que j'ai ſouffert précédemment étoit leur ouvrage. Il y avoit là de quoi faire mille réflexions de la teinte la plus noire. Je fus long-temps plongé dans ces ſombres penſées.

Cependant je ſentois que j'étois dans leau, qu'elle augmentoit lentement, à la vérité, mais continuellement. Les ténèbres s'éclairciſſoient un peu autour de moi. Je me voyois dans le cas de périr noyé, ſi l'eau montoit toujours, ſans que j'euſſe le moyen de l'épuiſer. J'entrevis une pompe, au coin de mon cachot; je recourus à ſon ſecours, je travaillai de façon que bientôt l'eau fut tarie; mais, dès que je ceſſai de pomper, elle reparut, je ſentis qu'il me faudroit, chaque jour, travailler pendant pluſieurs heures, pour pouvoir reſpirer ſans riſquer d'être noyé. Je vis que j'étois condamné a même ſupplice que les pareſſeux en Ho lande; on les force de ſe remuer en manœuvrant ainſi à la pompe. Voilà donc de l'occupation fixe réglée; mais il m falloit de la nourriture, pour me ſoutenir, en travaillant, même ſans tr vailler. Pour de l'eau, j'en avois. Elle ne devoi pas me paroître propre; mais le beſoin fait paſſer ſur bien des choſes. Quant au pain, je n'en avois point, l'on ne m'et apportoit pas. Je m'apperçus qu'il y avot une fenêtre à mon gîte; elle étoit bién grillée, mais je pouvois paſſer mon bra entre les barreaux; or, j'apperçus, dan une pièce voiſine, où je pouvois atteindr d de la main, j'apperçus, dis-je, des ſacs de farine. J'en perçai un, de mon couteau.

Je pris la farine à poignée; je la mettois dans ma poche; enſuite je la pêtriſſois, avec de l'eau, dans mon chapeau, renverſé retourné; j'en faiſois ainſi des eſpèces de galettes. Il falloit les cuire. Il y avoit, dans mon cachot, de vieux lambris des poutres. Avec mon couteau, je coupois du bois bien menu. Il falloit y mettre le feu, avoir une place où poſer ce feu. Après avoir deſſéché mon cachot, avec ma pompe, en gratant la terre avec mes ongles, je vins à bout d'élever un petit tertre, ſur lequel j'arrangeai mon bois. J'apperçus un morceau de pierre à fuſil incruſtée dans une pierre de la muraille. Avec le dos de ma lame, je fis du feu; il s'attacha bientôt, d'abord à mon bois pourri, enſuite à mon bois ſec, haché bien menu. Je fis ainſi rôtir mes galettes; je paſſai pluſieurs jours, dans cette retraite affreuſe, ſans trouver mon exiſtence fort inſupportable.

Les malheureux! ils ne me portoient que des coups en deſſous. Ils craignoient de m'égorger, mais ils vouloient me faire mourir de faim, puiſqu'ils ne me donnoient aucune nourriture. Je brûlois de ſortir de chez eux. Comment m'y prendre?

Je ſentis qu'il falloit détacher des barreaux de ma fenêtre, pour ſortir par cette iſſue. Je n'avois, pour cela, qu'un couteau; mais, en creuſant long-temps, avec cet inſtrument, dans la muraille, je vins à bout de détacher des batreaux, ce qui fut cependant l'affaire de quelques jours.

Pendant ce temps-là, je faiſois mon feu mes galettes pour me ſoutenir. Notez que ma fenêtre n'étoit pas à ma portée, qu'il falloit ſauter, m'élever, ſur mon tertre, le plus haut poſſible, pour atteindre le barreau, me ſoutenir d'une main en l'air, de l'autre, travailler avec mon couteau, pour déchauſſer les barres de fer, ſcellées dans le mur; pendant ce temps-là, j'étois obligé de donner pluſieurs heures, chaque jour, au travail de la pompe, ſans quoi, mon cachot ſe ſeroit rempli d'eau.

Enfin, mes barreaux ôtés, je m'élevai ſur ma fenêtre, j'examinai le local extérieur. Je vis une cour étroite, où ily avoit une pile de ſacs de farine, qui montoient juſqu'à ma fenêtre. Rien de ſi aiſé que de deſcendre par le moyen des ſacs.

Je me munis, en cas de beſoin, des deux barreaux de fer, que j'avois détachés, je deſcendis. Je me croyois déjà ſauvé; mais voilà, tout-à-coup, qu'un tigre furieux, que des Bohémiens promenoient pour gagner leur vie, s'étoit échappé. Je le vois entrer dans la cour où je ſuis, venir droit à moi, la gueule béante, pour me dévorer. Je ne m'oublie pas dans ce moment. Je lui enfonce, juſqu'au goſier, une de mes barres de fer, je le tiens fixé contre la muraille. J'appelle du ſecours; perſonne n'oſe approcher; mais je vois pluſieurs têtes paroître à différentes fenêtres; on m'encourage à tenir bon, promettant qu'on va me ſecourir.

L'animal ſe débatoit horriblement, il me falloit une force plus qu'humaine pour le contenir. Je ne pouvois ſoutenir, quatre minutes, un pareil effort, , ſi je le lâchois, c'étoit fait de moi.

Bientôt je vois paroître aux fenêtres pluſieurs carabines. On tire à lingots ſur le monſtre; mais, obligé, par ſes ſecouſſes, de me remuer continuellement, je riſquois de recevoir les lingots, je ſemblois lui parer, en quelque façon, les coups avec mon corps, ce qui n'étoit sûrement pas mon intention. Les tireurs n'y regardoient pas de ſi près. Leur but étoit de tuer le tigre; , ſi je me mettois au-devant des coups, tant pis pour moi.

Cependant je vis la bête s'affoiblir; elle avoit reçu pluſieurs lingots; elle perdoit ſon ſang. On me jeta une épée un ſabre, je l'achevai, avec ces deux inſtrumens. Alors, tout le monde accourut à mon ſecours. Je remerciai de la bonne volonté qu'on me témoignoit, l'on me félicita d'une manière très-bruyante; mais, tout à-coup, je vois fondre, ſur moi, des hommes furieux. „Ah gueux! s'écrioient“ils, tu nous as tué notre animal nourri“cier, notre gagne-pain, tu nous le paye“ras“. On me force d'aller chez le Juge de paix, qui, pour cette fois, étoit un véritable Juge. Les Bohémiens expoſent leurs raiſons; je fais ma réponſe. On me demande qui je ſuis, comment je me trouve là. Je raconte comment je me ſuis échappé de la priſon des voleurs, du ſéjour de la Société ſouterreine. „Ah! me dit le “Magiſtrat, vous étiez de cette Société.

“Nous ſommes bien charmés d'avoir ren“contré un de ſes membres; nous nous “flattons que vous voudrez bien nous “donner des lumières ſur ce corps myſ“térieux, que nous cherchons à con„noître.“ Je répondis que je n'étois point de la Société; mais que je dirois tout ce que j'en ſavois. Pour me remercier de cette bonne volonté, on m'envoya en priſon; je peſtai fort de m'y voir enfermé; mais je me flattai de l'eſpérance d'en ſortir bientôt, parce que, ſelon les loix d'Angleterre, quand un homme eſt arrêté, il faut, ſous vingt-quatre heures, l'interroger, le mettre hors de priſon s'il n'eſt pas coupable. Or, j'étois aſſuré de ma parfaite innocence, je comptois fermement devoir être mis promptement en liberté.

On m'interrogea, en effet, juridiquement, ſous vingt-quatre heures. Je tacontai, avec le plus grand détail la plus grande franchiſe, toute mon hiſtoire avec cette Société. On me fit avouer que j'étois un fugitif de France, que j'avois quitté ma patrie pour un duel. On me dit qu'on ne me trouvoit pas parſaitement innocent, qu'on voyoit une réception dans la Société des voleurs; que j'avois participé à leur gain, , par conſéquent, à leurs vols; qu'un, fugitif un duelliſte ne méritoit pas d'être renvoyé ſans examen, d'en être cru ſur ſa parole. D'ailleurs j'avois un procès à ſoutenir contre les Bohémiens, qui, ſe plaignant que je leur avois ôté leur état, demandoient, contre moi, des dommages conſidérables, outre le prix de leur tigre.

On m'envoya priſonnier à la tour de Londres. J'étois entre les mains de la Cour; elle pouvoit me remettre à celle de France, ſi celle-ci me pourſuivoit pour mon duel. Je fus encore interrogé; je m'apperçus, très-aiſément, par les queſtions qu'on me faiſoit, qu'on me ſoupçonnoit d'être un eſpion. Le Magiſtrat liſoit, de temps en temps, une lettre qui, ſans doute, contenoit cette accuſation contre moi; cette lettre venoit probablement des coquins même à qui je venois d'échapper.

Je communiquai cette réflexion au Magiſtrat. „C'eſt la Société ſouterreine, lui “dis-je, qui m'accuſe probablement d'être “un eſpion, pour ſe venger de moi, “me faire empriſonner.“ Il ne le nia pas. „Cette Société voit bien mal, dit“il; car enfin, elle devoit bien penſer “que, ſi vous tombiez dans nos mains, “nous vous queſtionnerions ſur ſon “compte. Sauriez-vous, continua le Ma“giſtrat, conduire du monde chez ces „voleurs?“--„Cela doit être bien “aiſé, répondis-je. On ſait l'endroit où “l'on m'a arrêté, où j'avois été attaqué “par un tigre. C'eſt dans cette maiſon “qu'étoit la priſon d'où je me ſuis échappé.

“Jereconnoîtrai facilementla fenêtre d'où “j'ai arraché des barreaux. Nous entrerons “par cette fenêtre. Nous ſortirons par la “porte du cachot; alors nous ſerons chez “les voleurs, nous reconnoîtrons le che“min qui conduit à leur ſouterrein.“

Le Magiſtrat trouva mes raiſons plauſibles. Le lendemain, on me donna pluſieurs hommes pour m'accompagner.

Nous cherchâmes la maiſon où j'avois été arrêté. Nous en trouvâmes une tout-à-fait ſemblable. Nous y entrâmes; mais nous n'y vîmes aucune fenêtre, qui parût avoir été grillée. Il n'y en avoit pas même dans l'endroit, où je comptois trouver celles de ma priſon. D'ailleurs il n'y avoit, à ce premier étage, aucune ombre de priſon.

Nous le viſitames exactement; il étoit habité par des gens connus pour de trèshonnêtes gens. „Il y avoit, nous dit-on, “l'une à côté de l'autre, deux maiſons “exactement pareilles, quant à l'exté“rieur.“ On décida qu'il falloit chercher dans l'autre maiſon; mais il ſe trouva qu'elle venoit d'être incendiée. On fouilla dans les débris; on ne trouva aucune trace de chemin ſouterrein, qui pût conduire chez les voleurs. On me reconduiſit à la tour. On me dit que j'étois un impudent, qui oſoit ſe jouer du Mi niſtère, qu'on ſauroit bien me punir.

Je fus renfermé plus rigoureuſement.

Bientôt je fus conduit dans une autre maiſon qu'on appelle Bedlam, c'eſt l'hôpital des fous. „Comment, m'écriai-je, “eſt-ce qu'on me prend pour un fou?“

Je fus interrogé, non plus par un Magiſtrat, mais par un Médecin. Il me de manda ſi je n'avois jamais eu des viſions Je lui répondis que je ne me rappelloi pas d'avoir jamais vu rien de purement imaginaire, ſi ce n'eſt dans mes ſonges Il me pria de lui raconter l'hiſtoire dec qui m'étoit arrivé avec la Société ſouter reine. Je lui fis le même récit qu'au Ma giſtrat. „Ceci friſe beaucoup la viſion “me dit il, l'on vous prendra pou “un fou, tant qu'on ne trouvera aucur „indice des différents lieux dont vou “parlez. On a écrit, ſur votre compte.

“une lettre qui n'eſt pas d'un fou, o “l'on vous accuſe poſitivement de ſole “Vos parens veulent vous ravoir, “France, pour vous enfermer aux Pe“titesMaiſons.“ Je dis que, mon père ma mère étant, pour le préſent, en Amérique, cette lettre étoit un faux avis, qui venoit probablement encore de la Société ſouterreine. Je ſuppliai le Docteur de m'examiner ſérieuſement, de me queſtionner ſur pluſieurs ſujets; „ je „me flatte, lui dis-je, que vous me trou“verez parfaitement jouiſſant de mon „bon ſens.“--„Je n'ai pas le temps, “me dit le Docteur; d'ailleurs pluſieurs “fous raiſonnent très-bien, ſur preſque “tous les points, ne déraiſonnent que „ſur un objet particulier, qui eſt la cauſe “de leur folie.“

Je fus juſtement indigné de me voir traiter de cette manière, ſans aucune cauſe, ſans aucun motif, uniquement ſur l'avis que donnoient les ſcélérats de la Société ſouterreine. Cela étoit manifeſte.

Mon ſang s'alluma pétilla dans mes veines. Je roſſai les Geoliers qui me retenoient, je voulus ſortir, par force, de la priſon. Il n'en fallut pas davantage pour établir très-clairement trèsdécidément, que j'étois fou, archifou. Les hommes ne manquoient pas. On en lâcha un grand nombre ſur moi; j'en terraſſai pluſieurs; mais on vint à bout de me garrotter, je fus renfermé plus rigoureuſement que jamais.

Fin de la première liaſſe.
LE CRIME. SECONDE LIASSE..

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Paris.

AUbout de quelques jours, on m'empaqueta, bien garrotté, dans une voiture, bientôt j'arrivai à Douvres, où il paroiſſoit qu'on vouloit m'embarquer pour la France. Je demandai, à mon conducteur, ce que ſignifioit la violence dont on uſoit envers moi. „Hé! mais, mon “ami, dit-il, autant que j'en puis juger, “votre pays vous réclame comme un „fou, l'on vous rend comme tel. On “n'a aucun motif de retenir des gens de “cette eſpèce; , malgré la guerre, on “ne fait aucune difficulté de remettre, à “la France, un inſenſé, dont on n'a pas “beſoin en Angleterre.“ Je ne fus pas flatté de cette déclaration. „Et vous, dis„je à mon guide, me croyez-vous fou?“

--„Je n'en ſais trop rien, me dit-il; “il peut ſe faire que vous le ſoyez beau„coup moins qu'on ne croit. Vous ne „ſeriez pas le premier homme, contre le“quel j'aurois vu produire une fauſſe in“culpation de cette eſpèce, dans l'unique “deſſein de le perdre.“

A Douvres, j'allois monter ſur un paquebot Hollandois, pour paſſer en France.

Tout-à-coup je vois fondre, ſur moi, une très-jolie fille, qui me ſerre dans ſes bras, qui me dit: „Non, Prince “cruel, tu n'auras pas la dureté de m'aban“donner. Il y a dix ans que tu me fuis, “après les ſermens les plus ſolemnels.

“J'attendois, chaque jour, tes Ambaſ“ſadeurs. Hélas! tu viens toi-même, “tu ne daignes pas me regarder. Qu'ai“je fait pour mériter ta haine, après “les marques du plus tendre amour, que “tu m'avois ſi naïvement prodiguées?

“Je ſais que je ne ſuis pas d'une naiſ“ſance égale à la tienne; mais, ſi le bon“heur eſt d'être aimé, peux-tu trouver “une Princeſſe capable de t'aimer comme “moi? Ah! dans un rang ſi élevé, trouve“ton ces ſentimens naïfs bourgeois “qui paroiſſoient te charmer chez moi?

“Crois-tu qu'unie avec toi, je n'aurois “pas fait tous mes efforts pour te ſe“conder, en rendant notre peuple heu“reux? O mon cher ami, je t'en con“jure, vois ton Eliſe, à tes genoux, qui “fond en larmes, qui te conjure de ne “pas l'abandonner ſur le bord de la “tombe, où elle deſcendra, ſur-le“champ, ſi tu as la cruauté de lui fermer “ton cœur.“

C'étoit une plaiſante choſe que de voir cette folle infortunée, ſe jeter à mes pieds, embraſſer mes genoux, me tendre ſes bras. Mais je ne pus m'empêcher de ſourire avec tout le monde, quand j'examinai la chère enfant qui me faiſoit une ſi douce violence. Elle avoir le timbre de voix le plus touchant, ſa figure ſi jolie, jointe à un pareil organe, lui gagnoit tous les cœurs. Je vis un nombre aſſez conſidérable de gens s'eſſuyer les yeux. Cependant le peuple avoit demandé qui j'étois. On lui avoit répondu que j'étois un inſenſé, tout le monde diſoit: „A merveille! les fous “s'entre-connoiſſent; voyez comme celle“ci ſaute au cou de ce jeune imbécille “qu'elle n'a jamais vu; elle en fait un “Prince, ſur-le-champ, le pauvre “Prince eſt garrotté.“ J'entendois tous ces jolis propos bien diſtinctement, , ſi je n'euſſe pas eu les mains enchaînées, j'aurois volontiers ſauté ſur les interlocuteurs, qui ne m'en auroient pas cru plus raiſonnable, quand ils auroient eu le nez caſſé par moi. J'appris, de mon conducteur, ce que c'étoit que cette infortunée. „Elle a été fort jolie, me dit-il; “elle l'eſt même encore. Elle ſe laiſſa ſé“duire, il y a quelques années, par un “homme de la ſuite d'un Prince, qui “ſe diſoit Prince lui-même, , qui “plus eſt, Souverain. Le malheureux ne “tarda pas à l'abandonner, dès qu'il eut “obtenu, d'elle, tout ce qu'il deſiroit.

“Il lui fit accroire, en partant, qu'au “premier jour, il lui enverroit un Am“baſſadeur, pour l'épouſer en ſon nom “ la conduire dans ſes Etats. Elle at“tend toujours cet Ambaſſadeur; mais “tout le monde lui a tant répété qu'elle “avoit été trompée, que ſans perdre tout“à-fait ſon erreur chérie, elle a conçu du “chagrin, qui l'a miſe d'abord aux portes “du tombeau, qui lui a laiſſé enfin “la démence, dont il eſt difficile qu'elle “guériſſe jamais. Elle eſt venue s'établir à “Douvres, pour être à portée de voir „arriver l'Ambaſſadeur de ſon Amant “couronné. Elle a, chez elle, ſon por“trait, placé ſous un dais. Elle lui fait, “chaque jour, aſſidûment ſa cour. Elle “ſert la table, matin ſoir, devant ce “portrait, ſe tient reſpectueuſement de“bout, tandis qu'il eſt cenſé manger, “, après le repas imaginaire de ce ta“bleau, elle prend le ſien reſpectueu“ſement devant l'image favorite.“

Je plaignis beaucoup cette infortunée, qui m'en rappella une à-peu-près pareille, dont j'avois entendu parler à Rouen. Je me félicitai intérieurement de n'être pas dans le cas de ces deux Demoiſelles, je m'embarquai, avec mon guide, pour arriver, quelques heures après, à Calais.

Je vis, ſur le port, quelques jeunes Seigneurs de ma connoiſſance, qui m'apperçurent, me ſaluerent de loin. Mon guide ne me laiſſa pas approcher d'eux; il alla leur parler, revint me dire qu'ils me plaignoient beaucoup, parce qu'il leur avoit appris que j'étois fou. J'apperçus auſſi le Chevalier Marqué avec Frédégonde. L'imbécille Anglois leur avoit fait la même révélation, ils en avoient ri à gorge déployée. Je grinçois des dents à la ſourdine.

Sur-le-champ, nous prîmes la poſte, nous arrivâmes bientot à Paris. Mon conducteur me conſigna dans un corps-de garde, ſortit. Il revint, au bout de quelque temps, fort embarraſſé. J'ignore s'il alla chez le Miniſtre ou chez le Lieutenant de police. „Je ne ſais ce que cela “veut dire, s'écria-t-il. On me charge “de vous amener en France; on me “dit que le Miniſtère vous reclame, pour “vous faire enfermer comme fou; point “du tout, on ne penſoit ſeulement pas “à vous; même on vous a envoye, “dit-on, il y a quelque temps, à Londres, “la permiſſion de repaſſer en France, ſans “être inquiété pour votre duel.“ „Vous voyez donc bien, répondis-je à “cet homme, que vous n'avez pas le ſens “commun, ni vous ni vos Anglois.

“Allons, vîte, déchaînez-moi.“--„Je “ne le peux pas, me répondit-il; car on “m'a dit: „puiſque vous nous le donnez “pour fou, nous allons l'envoyer cher“cher, le placer dans une maiſon où “il ſera traité de cette maladie.“

Je frémiſſois de rage; mais je me contenois; car, pour peu que j'euſſe éclaté contre l'abſurdité avec laquelle on me perſécutoit, on auroit dit que c'étoit un accès de folie. Je laiſſai partir mon conducteur, ſans le remercier, bientôt un Exempt vint me chercher. Sentant que l'erreur ne devoit pas durer long-temps ſur mon compte, je me laiſſai conduire paiſiblement, je dis, à mon nouveau conducteur, que j'allois écrire à Monſieur le Lieutenant de Police, lui expoſer le fait tel qu'il étoit, comptant qu'il me rendroit juſtice. Je racontai mon hiſtoire à cet Exempt. Il m'aſſura que, ſi je lui avois dit la vérité, on ne tarderoit pas à me rendre la liberté; que le rapport des Médecins, qui m'examineroient, influeroit probablement ſur la déciſion qu'on prendroit à mon égard. Nous arrivâmes à Charenton; on m'enferma dans une chambre, l'Exempt me ſouhaita le bon ſoir, en me promettant de rendre compte de ce que je lui avois dit.

Sur-le-champ, j'écrivis à Monſieur le Lieutenant de Police. Je lui fis ſentir que ce n'étoit point l'Angleterre qui m'avoit jugé fou; qu'elle m'avoit cru reclamé comme tel par la France; que, puiſque celle-ci ne me reconnoiſſoit pas pour fou, je n'étois donc pas connu en cette qualité par l'une ni l'autre Cour; que, par conſéquent, on n'avoit aucun motif de me retenir en captivité. Je dis que l'accuſation de folie venoit de la Société des voleurs qui vouloit me perdre, qui avoit une de ſes colonies cachée dans les ſouterreins de la France.

Deux Médecins vinrent m'examiner. Je leur racontai mon hiſtoire dans le plus grand détail; ils en rirent gravement. Je leur lus la lettre que j'écrivois au Magiſtrat. Ils l'approuverent. „Il pourroit “ſe faire, dirent-ils, qu'il y eût de la „mépriſe. Le temps ſeul peut nous ap“prendre ſi vous jouiſſez parfaitement de “votre bon ſens.“--„Le temps ne me “convient pas, m'écriai-je; je ne veux “pas conſumer ce temps en priſon, ſans “le mériter.“--„C'eſt pourtant le “moins qu'on puiſſe faire, dirent-ils, “que de nous accorder quelques mois, “pour voir s'il ne vous échappera point “quelqu'écart.“ J'étois furieux; mais je me contins encore, afin qu'on ne me prît pas pour un fou. Je fis partir ma lettre, j'attendis la réponſe, en me recommandant à la Divinité de la patience.Au bout de quelques jours, qui me parurent autant de ſiècles, je vis entrer, dans mon appartement, ma chère Levrette, ſereine, radieuſe, qui ſe précipita dans mes bras, en me diſant: „Tu es libre, „mon cher ami,“ s'évanouiſſant preſque de plaiſir. La plus éblouiſſante Divinité ne pouvoit me cauſer une émotion plus délicieuſe, que la vue de cette fille adorable, l'aſpect de cette belle ame, qui paroiſſoit ſi exceſſivement joyeuſe de faire mon bonheur. Je lui témoignai tous les tranſports de ma reconnoiſſance.

Elle étoit, dans ce moment, à mes yeux, l'être le plus beau de la création; elle étoit la perſonne que j'aimois le mieux dans la nature. „Mon cher ami, me dit“elle, hâtons-nous de ſortir de cette vi“laine maiſon de captivité. Tu vas me “raconter ton hiſtoire, je te racon“terai la mienne dans la voiture.“

Nous ſortîmes leſtement. Je demandai, avant tout, à Levrette, des nouvelles de ſon état de ſa ſituation; elle m'apprit qu'elle étoit entretenue par un homme en place, du premier rang, qui lui donnoit deux cents louis par mois, ſans compter les cadeaux. Je lui demandai, après cela, des nouvelles de la belle Laure, de la charmante Aurore. „Hélas! me “répondit-elle, ces deux chères perſonnes “ont été bien maltraitées; ta Frédégonde “ ton Chévalier Marqué ſont de bien “indignes ſcélérats. Je ne ſais pas, au “juſte, le détail des indignités qu'on a “exercé contre tes deux charmantes maî“treſſes. On a voulu les proſtituer; ſi “l'on a exécuté cet infâme projet, il “faut qu'on leur ait fait violence. J'ai eu “la douloureuſe ſatisfaction de les voir “quelquefois; elles m'ont fait ſaigner le “cœur. J'ai fait pluſieurs tentatives pour “les arracher du criminel ſéjour ou on “les retenoit; je n'ai jamais pu en venir “à bout. J'apprends que Mademoiſelle “Laure a eu le bonheur de s'échapper; “j'ignore ſi ce bruit eſt vrai; mais qu'a“telle pu devenir? n'eſt-elle point tombée “dans un autre repaire auſſi déteſtable? Elle “porte, dans ſon ſein, un fruit de ton “amour; dans cet état fatal, où elle ſe “trouve entre la vie la mort, le cha“grin, les beſoins urgens ne pourront“ils point précipiter ſa fin? Ah pauvre “Laure! Ah! plus malheureuſe Aurore “peut-être! car enfin cette dernière eſt “encore ſous la main redoutable de l'in“digne Frédégonde. Une fille auſſi céleſte “que cela! C'eſt un Ange tombé dans “les Enfers, au pouvoir des Démons.“

J'eus le cœur ſerré de tout ce que venoit de m'apprendre la chère Levrette.

Je vomis des imprécations contre les deux ſcélérats qui avoient ſacrifié ces innocentes Beautés. „Je les ai rencontrés à “Calais, continuai-je; qu'alloient-ils “faire dans cette ville?“--„Je l'i“gnore, répondit Levrette. Ils en ſont “arrivés hier au ſoir.“--„Je ſauverai “leurs victimes, oui, m'écriai-je, je vais voler au ſecours de ces chères per“ſonnes.“Nous arrivâmes chez Levrette, qui étoit logée comme une reine. Je lui racontai mon hiſtoire, depuis mon départ de Paris, juſqu'à mon retour. L'adorable courtiſane m'embraſſa plus de mille fois, me ſerra contre ſon cœur, verſa de douces larmes. „Ah! mon cher ami, que tu as “ſouffert, me dit-elle, tandis que j'étois “dans la jouiſſance de tous les biens de “la terre! Je m'en veux d'avoir joui, “tandis que mon petit Céſar étoit dans “les ſouffrances. J'ai fait, en conſcience, “tous mes efforts pour t'en délivrer; “mais ta mauvaiſe étoile t'empêche de “profiter de mes démarches. Je n'ai ja“mais pu ſavoir, au juſte, ce qu'eſt de“venu ton ennemi, le Comte de Saint“Flour. Il y a lieu de croire qu'il n'eſt “plus au monde. Je n'ai pas eu une très“grande peine à t'obtenir la liberté de “repaſſer en France; j'étois ſurpriſe „de ne pas te voir revenir; mais j'ai “reçu une lettre de Grinciador, qui m'a “donné, ſur ton compte, les plus mor“telles alarmes. Enſuite j'ai appris qu'on “t'avoit vu rentrer dans Paris; mais que tu “étois garotté. J'ai imploré la protection “de l'homme en place qui m'oblige.

“Bientôt j'ai appris ce que tu étois de“venu. On m'aſſuroit que tu avois l'eſprit “aliéné; je n'ai pu le croire. J'ai ſoutenu “le contraire, j'ai eu le bonheur d'ob“tenir ta liberté.“

A ces mots, j'ai embraſſé ma Levrette, avec le plus vif attendriſſement; je l'ai comblée de mes actions de graces.

Soudain paroît un homme décoré; c'étoit ſon entreteneur. Il nous ſurprend dans nos doux embraſſemens. „Que veut dire “ceci, s'écria-t-il?“--„Mon bon nami, lui répondit Levrette, voilà le “mortel chéri que vous avez obligé, “qui vous doit ſa liberté.“ Je fis, à ce eigneur, mes reſpectueux remercîmens.

Levrette me recommanda à ſa protection, le priant de s'intéreſſer en ma faveur, pour me placer me procurer un état.

„Il paroît joli garçon, dit-il; je m'occu“perai de lui.“ A ces mots Son Excellence me congédia, il fallut me retirer bien reſpectueuſement, le laiſſant paiſible poſſeſſeur de ma chère Levrette, que je lui enviois du fond de l'ame. Ma chère amie courut après moi. „A propos, me „dit-elle, tu ne dois pas avoir d'argent, “mon bon ami;“ elle me gliſſa, dans la poche, un rouleau de cent louis, qu'elle ne me laiſſa pas le temps de refuſer, elle diſparut.

Je me rendis chez mon Banquier; il m'apprit que le Chevalier Marqué avoit toujours touché mes revenus. Je m'en étois douté. Le ſcélérat avoit mangé mon bien, ſans m'en faire paſſer la moindre parcelle. Je priai le Banquier de ne lui plus rien donner. „C'eſt un ſcélérat, “repris-je. Il m'a forcé de vous écrire “en ſa faveur; mais il eſt temps enfin “que je m'affranchiſſe de l'eſclavage qui “m'a trop long-temps enchaîné ſous ſon “joug; que je ceſſe d'être la dupe de “ce miſérable.“

Je courus dans la maiſon où j'avois laiſſé ma belle Aurore. J'appris qu'elle avoit délogé le jour même, l'on ne put m'apprendre où elle avoit tranſplanté ſon ſéjour. „Ah! les monſtres, m'écriai“je! ils ne ſont de retour que d'hier, “voilà déjà un tour abominable qu'ils “me jouent! Ils ſavent que je ſuis de “retour; ils m'enlevent celle que j'adore.

“Ils ſeront forcés de me la rendre.“ Je courus au logis du Chevalier Marqué. On m'apprit qu'il avoit diſparu ſans payer, qu'on ne ſavoit ce qu'il étoit devenu.

Je volai chez Frédégonde: „La maiſon “a changé de propriétaire, me dit-on; “nous ne logeons plus que d'honnêtes “gens.“ Où déterrer mes coquins? Je rencontrai un jeune Seigneur qui m'avoit apperçu, à Calais, garrotté. „Ah! mon “cher Chevalier, me dit-il, en m'em“braſſant, tu n'es donc plus fou?“-„Je ne “l'ai jamais été, répondis-je, quoi que “j'aie eſſuyé des traverſes capables de me “le faire devenir. C'étoit une impoſture “qu'on avoit imaginée contre moi, “dont j'ai très-aiſément démontré la “fauſſeté; mais toi, mon cher Marquis, “ſais-tu ce qu'eſt devenue l'infâme Fré“dégonde?“--„Je ne vois plus cela, “me répondit-il; cela eſt abſolument “tombé dans la boue.“--„Je la cherche, “repris-je, auſſi-bien qu'un certain Che„valier Marqué; je ne peux pas déterrer “leur logement.“--„Hé mais, leur “logement eſt à Bicêtre à la Salpê“trière, répliqua le Marquis. C'eſt-là “qu'il faut les chercher, après avoir un “peu viſité tous les mauvais lieux les “tripots de jeu. Où as-tu lié connoiſ“ſance avec ce poliſſon-là?“--„A l'hô“tel d'Angleterre, répondis-je.“ „Hé bien, reprit-il, c'eſt à l'hôtel d'An“gleterre qu'il faut le chercher.“

Je remerciai Monſieur le Marquis, je courus à l'hôtel d'Angleterre. Je n'y trouvai pas mon Chevalier. Je le demandai à d'autres poliſſons comme lui. „Il étoit “ici tout-à-l'heure, me répondit-on; on “vient de le chaſſer, à coups de canne, “pour n'avoir pas été aſſez adroit. Il a “enfilé la rue de Richelieu; ſi vous “courez mieux que lui, vous pourrez le „rejoindre.“ Je courus après mon fugitif, bien-tôt je l'appercus; il ſe frottoit les épaules.

Je l'abordai. Il me parut ſtupéfait déconcerté. Il réſléchit quelque temps ſur l'accueil qu'il devoit me faire. Enfin il prit le parti de la politeſſe de l'aménité.nité. „Ah! mon cher Chevalier, me “dit-il, que je ſuis enchanté de vous “voir! Je quitte préciſément, dans la “minute, Monſieur le Duc de**** qui “m'a fait mille amitiés. Il m'a amené “avec lui. J'ai deſiré qu'il eût la com“plaiſance de me jeter ici, parce que “je voulois entrer ſans bruit ſans “éclat, à quelques pas d'ici, que le “fracas de la voiture m'auroit trahi.

“Nous avons beaucoup parlé de vous.“

--„Monſieur le Chevalier, lui dis-je, “vous ne quittez pas, à préſent, Mon“ſieur le Duc de***, parce que ce “Seigneur ne fréquente pas l'hôtel d'An“gleterre.“--„Quoi! reprit le Roué, “vous croyez que je viens de l'hôtel d'An"gleterre?"-"Je ſais, répliquai-je, "la conduite qu'on vous a faite juſqu'à “la rue de Richelieu; ainſi plus de dé“guiſement. Où as-tu loge Aurore?

“Conduis-moi chez elle.“--„Mais, “Monſieur le Chevalier, dit-il, en vé“rité, vous êtes plaiſant.“--„Je ſais “comment on vient de te traiter, repris“je, en levant ma canne; je vais t'a“chever, ſi tu ne me conduis, ſur-le“champ, chez Mademoiſelle Belle-en“Deuil.“--„Je vais vous mener chez “Frédégonde“--„Mene toujours. Je “trouverai-là ma chère Aurore que vous „avez l'infamie de tenir en captivité, “pour la proſtituer; mais je la vengerai.“

Je ſuivis mon piteux guide, bientôt nous arrivâmes chez Frédégonde. A mon aſpect, elle fronça le ſourcil, ſa vilaine ame tranſpira, ſur ſon viſage, par une laide grimace. Enfin, prenant le parti de rire: „te voilà donc échappé des “petites-Maiſons, me dit-elle?“ „Malheureuſe, lui répondis-je, je ne “veux pas ſouffrir ton odieux badinage.

“Où eſt Aurore?“ “Qu'entends“je, s'écria-t'elle toute violette, “ſuffoquée par la rage? quel eſt ce ton “que tu oſes prendre contre moi?“

Et ſoudain la malheureuſe s'arme d'un chenet, pour me fendre la tête. Je ſaiſis le pareil. Elle s'arrête intimidée, fondant tout-à-coup, ſur le Chevalier Marqué, „c'eſt toi, miſérable, s'écria-t-elle, “qui m'attires une pareille ſcene, c'eſt toi qui “as enhardi ce jeune homme, en tremblant “devant lui, recevant humblement ſes „coups de canne.“ A ces mots, elle s'eſt eſcrimée, avec ſon chenet, ſur le dos du lâche, qui étoit déjà douloureux. Avant qu'il ait pu ouvrir la porte, pour s'échapper, il a reçu copieuſement ſa portion, s'eſt vu traiter comme il le mérite, par ſa digne aſſociée.

Après ſa retraite, j'ai arraché le chenet à l'odieuſe Bacchante, la jetant ſur ſon canapé: „indigne mégère, me ſuis“je écrié, il faut que tu me conduiſes “chez Aurore, ou je te traiterai plus “mal que tu ne viens de traiter ton vil “Marqué.“ La Furie, à ces mots, s'eſt arraché les cheveux, a caſſé une glace d'un coup de poing. „Quoi! s'eſt-elle “écriée, d'une voix forcenée, je ſerai “traitée ſi indignement par un blanc-bec!

“Au meurtre, au vol, à l'aſſaſſin!“

Elle crioit avec rage; elle me jetoit, à la tête, tous ſes meubles, que j'écartois aiſément. Elle grinçoit des dents, elle écumoit, ſes cheveux ſe hériſſoient, ſes deux yeux enflammés ſanglans lui ſortoient de la tête. Elle m'inſpiroit la plus grande horreur; le Guet arrive.

La foule, attirée par ſes cris, vient inonder ſon appartement. „C'eſt un vo“leur, s'écrioit-elle; c'eſt un monſtre qui “vient m'aſſaſſiner.“ On voit une femme échevelée, on me trouve un chenet à la main. La Furie a le temps de faire ſes téflexions. Elle ne veut pas ſe compromettre avec la Juſtice. Elle prend, toutàcoup, un air riant. „Meſſieurs, dit“elle aux ſatellites, vous êtes bien bous „de venir à mon ſecours; j'en ſuis pé“nétrée de reconnoiſſance. Voudriez-vous “bien d'abord écarter un peu cette foul “empreſſée, qui eſt venue inonder mo “appartement?“ On pria le peuple, pour prix de ſon zèle, de vouloir bien vuide l'appartement, ce qu'il fut obligé d'excuter. Alors Frédégonde, d'une voix enmiellée, dit au Guet: „C'eſt un malhe “reux, un libertin, qui appartient àd “très-honnêtes gens, qui vouloit me volet “ me menaçoit de m'aſſaſſiner. J'ai “forcée d'appeller du ſecours. Monſier “(en me montrant) eſt accouru pou “me défendre. Le poliſſon s'eſt échap “Je ne ſuis pas fâchée, dans le fon “qu'il ſoit à l'abri d'être arrêté; car celant “roit produit une eſclandre qui auroitſ “rougir ſes reſpectables parens. Ils pret “dront, ſans doute, leurs dimenſion “pour le faire enfermer, pendant qu “que temps, dans une maiſon de co “rection. Je vous demande pardon, “Meſſieurs, des peines que je vous “occaſionnées; je vous remercie du le “cours que vous veniez m'apporter, “qui m'a été très-utile, puiſque, ſans “doute, votre approche a contribué à “faire ſauver l'ennemi. Je remercie auſſi, “du fond de mon cœur, ce brave gentil“homme, qui m'a été ſi ſecourable.“

Le Guet, voyant qu'elle ne demandoit rien, lui a ſouhaité le bon ſoir. La ſcélérate! quelle préſence d'eſprit! Devoisje la démentir, pour me faire conduire chez le Commiſſaire? J'étois plus preſſé de voir mon Aurore. „Hé bien! mal“heureuſe, lui dis-je, quand nous fûmes “ſeuls, me feras-tu voir ta victime? me “diras-tu où elle eſt logée?“--„Que “ſais-je moi, répoudit-elle? cherchez “dans la maiſon, depuis le grenier juſ“qu'à la cave.“

Je voyois beaucoup de monde ſur l'eſalier; tous les locataires étoient ſortis de leurs appartemens, à l'occaſion du tumulte qui venoit de mettre tout le monde en l'air. Je montai juſqu'au grenier. Tout-à-coup j'entends un cri de femme, apperçois, qui, grand Dieu? ma chère Aurore. Nous nous précipitons dans les tas l'un de l'autre. Mon Dieu, qu'elle étoit belle! qu'elle étoit tendre! qu'elle étoit céleſte! „Ah! papa, maman, s'é“criatelle, c'eſt lui même.“ La mère accourut. Je l'embraſſai avec tranſport.

Elle me conduiſit à ſon mari perclus, qui faiſoit, en vain, tous ſes efforts pour ſe lever courir à moi. Je l'embraſſai avec autant de tendreſſe que ſa femme ſa fille. „Ah! mon cher Céſar, s'é“crioientils tous les trois, quelle joie “de vous revoir! mais que nous avons „ſouffert! ah! mon bon ami, que nous “avons été malheureux! mais ne mêlons “aucune triſteſſe à la joie pure que nous “cauſe votre vue. Célébrons votre retour “comme celui d'un fils chéri, perdu de“puis long-temps. Ah! nos malheurs ſont “finis. Vous nous êtes rendu. Vous allez “être notre ſauveur.“ Voilà ce que diſoient, à-peu-près, ces trois perſonnes chéries, en ſe coupant mutuellement la parole, en s'interrompant, à chaque inſtant, pour m'embraſſer. Voilà un de ces inſtans de joie qui effacent bien des années de malheur. C'étoit la pure ſatiſfaction de la vertu. Que les plaiſirs ſont différens plus foibles! Oui, la vertu mon ami, je la ſens; j'étois né pour elle.

Je donnai de l'argent à la bonne mère, pour qu'elle allât nous acheter de quoi ſouper; elle ne vouloit pas le recevoir mais je l'en priai à genoux, j'obtins cette grace. Nous fîmes un ſouper délicieux. Je ne me ſouvenois plus d'avoir jamais été malheureux, de ma vie. Aurore étoit adorable. Je l'aimois, je l'adorois.

On me fit raconter mes aventures; toutes les paſſions ſe peignoient ſur le viſage enchanteur de ma belle amie. Ce viſage eſt ſi délicat, ſi tranſparent, ſi céleſte, qu'il laiſſe voir ſon ame preſqu'à découvert.

Quel intérêt tendre en ma faveur! que j'étois heureux! Comment pourrai-je jamais mériter un ſi grand bonheur?

Alors j'ai prié ma chère Aurore de me raconter réciproquement ſon hiſtoire celle de ſes chers parens, pendant mon abſence. Ici les larmes ont recommencé à couler, des yeux de la fille de la mère.

Le père pouſſoit des ſoupirs, levoit la vue au Ciel. „Ah! mon cher ami, reprit “Aurore, diſpenſez-nous aujourd'hui “d'un ſi triſte récit. Encore un coup, ne “mêlons aucune ombre de douleur à la “pure joie que nous cauſe votre retour.

“Demain ſera conſacré au deuil. Ah! ſi “nous pouvions effacer, de notre mé“moire, tous ces faits douloureux! ſi rien “ne nous les rappelloit jamais...!“ J'embraſſai ma belle Aurore, je me ſoumis à ce qu'elle exigeoit, prévoyant, avec douleur, qu'elle auroit de bien cruelles épreuves à me raconter pour le lendemain.

Ce qui m'étonna, c'eſt que je n'apperçus pas, dans tout ce que me dirent ces bonnes gens, que Frédégonde m'eût trahi, quant à mon état. Elle leur avoir laiſſé croire que j'étois réellement un jeune graveur, vivant du travail de ſes mains.

J'ignore d'où venoit le motif de cette diſcrétion. Aurore me montra des gravures qu'elle avoit finies pendant mon abſence. La chère enfant avoit fait, ſans guide, des progrès conſidérables. Elle commençoit déjà à gagner joliment avec ce talent. Elle m'en rendoit grace de tout ſon cœur, comme au premier auteur de la fortune qu'elle eſpéroit. Je me retirai aſſez tard, ne ſachant pas trop, au fond, où aller coucher. Je rencontrai la grande la Voirie, bonne-fille, à qui l'on avoit donné ce nom peu flatteur, corrompant le ſien, qui étoit la Voiſerie; elle étoit un peu froide mais douce comme un agneau. Elle me con duiſit chez elle, me plaça dans une très-jolie chambre, en me ſouhaitant poliment le bon ſoir. Tu croiras peut-être, mon ami, que je ne paſſai pas, chez cette fille, une nuit ſi ſage que je le dis.

Le lendemain, je courus chez ma chère Aurore; mais Dieu! je ne la trouvai plus au logis, ni elle, ni ſes parens. Les voiſins ne purent me rendre raiſon de ce qu'étoit devenue cette chère famille. On etoit venu les chercher, tous les trois, en voiture. On avoit eu bien de la peine à faire deſcendre le père. Il falloit qu'il y eût eu de la violence; ſans cela, comment ce bon père, perclus de tous ſes membres, ſe ſeroit-il réfolu à ſortir? Les avoit-on entraînés, hors de chez eux, pour les enfermer dans quelque priſon? à propos de quoi? qu'avoient-ils fait? Il y avoit là encore de la Frédégonde. Je deſcendis chez elle. On me dit qu'elle avoit déménagé dès le matin. „La ſcé“lérate m'a échappé, m'ecriai-je furieux.

“Courons chez le Chevalier Marqué.“

Il n'avoit point de logement. Le chercher à l'hôtel d'Angleterre, c'étoit peine perdue; il ne devoit plus oſer y mettre le pied. Je repaſſai, par haſard, chez la Voirie, qu'il nommoit RoſeàToutvenant. Je l'y trouvai. Il ſe recommandoit à ſa protection, pour appaiſer le courroux que j'avois contre lui. Il pâlit à mon aſpect; cependant, il prit un air riant.“

“Ahl mon cher Chevalier, dit-il, je “vous cherchois. J'ai mille choſes à vous “apprendre, depuis tant de temps que “nous ne nous ſommes vus.“--„Mal“heureux! m'écriai-je, il faut que tu me “rendes Aurore, ou que tu meures ſous le “bâton.“--„C'eſt poſitivement cela, dit“il, que je veux vous apprendre. Ces pauvres “gens devoient, ſans doute, à quelque „riche impitoyable. On m'aſſure que l'in“digne créancier les a fait enfermer ce “matin; mais il ne s'agit que d'une ving“taine de louis, vous pourrez déli“vrer aiſément ces bonnes-gens“--„Oh!

“l'infâme Frédégonde, m'écriai-je! où “ſont ces braves gens?“--„Je les “crois au Châtelet, reprit-il; mais vous „devez bien penſer que Frédégonde n'a “aucune part à cela.“--„Conduis“moi au Châtelet, malheureux.“ A ce mot, je vis pâlir le vilain Marqué. Ce Châtelet lui faiſoit peur. Toute ombre de priſon l'intimidoit. „Mais, mon cher ami, “dit-il, comment, moi aller au Châ“telet! ſi on vouloit m'y retenir?“--„Tu “le mériterois.“ Je le pris au collet, le forçai de monter, avec moi, en voiture.

Nous arrivâmes à la priſon maudite. Je demandai s'il y avoit, de ce matin, un père, perclus, avec ſa femme ſa fille.

On me dit qu'oui, je lâchai le malheureux Marqué, qui s'enfuit, courut très-vîte ſans voiture.

J'entrai dans le malheureux repaire; je frémis en penſant que de ſi honnêtes gens ſe trouvoient confondus avec la plus vile canaille. J'appercus bientôt, dans un coin obſcur, un groupe de trois perſonnes, un homme deux femmes, couchés ſur de la paille, les bras entrelacés, abîmés dans leurs douleurs. C'étoient mes amis.

„Ah! chère Aurore, m'écriai-je, vous, “ſon père ſa mère, eſt-ce vous?“ Ils ſouleverent leurs yeux appeſantis. Un rayon de joie y perça. Je tombai dans leurs bras.

Nous reſtâmes quelque temps dans cette attitude, le cœur ſerré, ſans pouvoir nous dire un ſeul mot. Enfin, je leur demandai, en ſoupirant, quel étoit l'infâme juif qui avoit pu les faire arrêter. „Hélas!

“me répondit le père, Madame Frédé“gonde a prétendu nous obliger; mais “elle nous a fait ſigner des reconnoiſ“ſances de tout ce qu'elle nous a donné.

“Armée de ces titres, elle a, ſans doute, “fait des pourſuites contre nous. Elle nous “a ſoufflé les aſſignations. Elle a obtenu “Sentence contre nous, ſans que nous “puſſions nous en douter. Elle tenoit “cette arme toute prête, pour nous ac“cabler quand elle le voudroit; , ce “matin, au moment où nous nous y “attendions le moins, on eſt venu nous “arrêter à ſa requête.“--„O la monſ“trueuſe femme, m'écriai-je! que de bon “cœur je laverois, dans ſon ſang, toutes “ſes indignités! mais vous devez être “arrêtés pour peu de choſe.“--„Je “crois, me répondit la mère, que cela “ne va pas à plus de douze ou ſeize “louis, avec les frais.“--„Ah! je “reſpire, lui répondis-je; c'eſt une ba“gatelle qu'il m'eſt trop aiſé de débourſer.

“Il eſt affreux d'être obligé de jeter cet “argent à la tête de l'infâme Frédégonde; “mais quel plaiſir de pouvoir faire un ſi “léger ſacrifice pour vous rendre la liberté!

“que n'en puis-je faire un mille fois plus “grand!“ La fille la mère ſe précipiterent à mes genoux, pour me remercier. Je les relevai, avec la même précipitation, je les embraſſai. Je fis venir à dîner, je demandai au geolier le nom la demeure de l'Huiſſier, qui avoit fait arrêter mes amis; il me l'apprit, je promis, à ces bonnes gens, d'y paſſer, de les délivrer le jour même. Nous dînâmes avec aſſez d'appétit, malgré la triſteſſe de leur ſituation. Je les priai de me raconter tous les malheurs qui les avoient pourſuivis pendant mon abſence.“ Hélas! me dit “Aurore, cet affreux récit convient “au lieu douloureux où nous nous trou“vons pour le préſent; mais comment ſe “rappeller des atrocités ſi infâmes? Notre “vie a été, pendant votre abſence, ce “qu'elle eſt depuis votre retour. Pas un mo“ment de repos; à chaque inſtant des per“ſécutions cruelles, pour me ſoumettre à “des indignités; à chaque moment de “nouveaux perſonnages auxquels on me “vendoit, dont aucun, grace au Ciel, “n'a pu ſe rendre maître de ſa victime.

“Ah mon ami! peut-on croire qu'il y “ait, ſur la terre, des êtres ſi malfai“ſans? Quoi cette Dame Frédégonde!

“de ſi beaux traits, avec une ame ſi “infernale! Ah! ce n'eſt pas une femme, “c'eſt Satan lui-même qui a déguiſé ſon “horrible laideur, ſous cette belle fi“gure.“J'aurois bien voulu de plus grands détails; mais la pudeur de cette belle vierge répugnoit à les tracer. Le père la mère ſe félicitoient mutuellement ſur le compte de leur fille, remercioient le Ciel de leur avoir donné une enfant, dont la ſageſſe avoit réſiſté à de ſi cruelles épreuves. Je quittai ces honnêtes gens pour allet chez l'Huiſſier. Je lui donnai vingt louis pour la dette les frais, peſtant beaucoup de jeter une ſomme de ſeize loui au profit de l'indigne Frédégonde. J'allai, le jour même, délivrer les trois vertueuſes perſonnes, de l'odieuſe priſon, qui n'étoit pas faite pour elles. Je les conduiſis dans un joli petit logement, que je leur avois préparé. Nous fîmes un ſouper délicieux, je fus béni par la chère famille, avec des tranſports, dont je ne puis donner une idée.

Je me retirai encore chez la bonne Roſe-à-Tout-venant, ou la Voirie j'étois plein du bien que je venois de faire. Quel plaiſir d'avoir obligé la vert la beauté, Aurore ſes parens Mes ſonges furent riants, enchanteurs; mais chaſtes comme celle qui me les inſpiroit. Je ſens que la belle Aurore eſt la ſeule que j'aie véritablement aimée; avant de la voir, je ne connoiſſois pas l'Amour. L'idée de cette chère perſonne, dont j'étois occupé, ne m'empêcha pas de penſer à la noble Laure de Lyſange, la première perſonne qui ait reçu mes véritables hommages. Elle avoit ſouffert pour moi; elle ſouffroit peut-être encore.

Je voulois ſavoir ce qu'elle étoit devenue; je voulois la voir. J'allai trouver la bonne mêre Saint-Amand, que j'avois déjà vue aux Carmelires, qui avoit, ci-devant, toute la confiance de Laure. Je la conjurai, en grace, de m'apprendre où étoit cette adorable perſonne. Je lui fis ſi bien voir tout l'intérêt que m'inſpiroit cette Beauté, preſque céleſte; je témoignai ſi tendrement la douleur que je ſentois d'avoir contribué à ſes ſouffrances, que je touchai cette bonne Religieuſe. „Je ne puis, dit“elle, vous dire où eſt ma chère Laure; “elle me l'a défendu poſitivement; mais “je vous apprendrai, du moins, quel eſt “ſon ſort, où plutôt, ce ſera elle-même “qui vous l'apprendra. Je vous confierai “ſes lettres, vous y verrez l'ame la “plus pure ſe peindre ſous vos yeux. Laiſ“ſez-moi en effacer tout ce qu'il n'eſt “pas édifiant de vous laiſſer voir; re“venez demain chercher le reſte.“ Voilà tout ce que je pus obtenir. Je revins le lendemain ponctuellement. La bonne mère fut de parole. Elle me remit un paquet de lettres, que je baiſai avec tranſport. Elle avoit eu le ſoin cruel de rayer tout ce qui pouvoit me donner plus de lumières qu'elle ne vouloit. J'ai copié ces chères miſſives, je les mets ſous tes yeux.

Fin de la ſeconde liaſſe.
LE CRIME. TROISIEME LIASSE.

Laure de Lyſange, à la Mère Saint-Amand.

N***(1).

AH! mon Dieu, ma bonne maman, que j'ai été coupable, puiſque Dieu a permis que je fuſſe ſi cruellement trompée; oui trompée, par le jeune homme le plus cher à mon cœur ſaignant! Je lui avois donné ma confiance. Inſenſée que j'étois!

quand je connoiſſois ſa légèreté, ſon ex(1) Note de l'Editeur. Nous avons cru devoir cacher le nom du lieu où Laure s'eſt retirée, par des conſidérations dont nous ne pouvons ici rendre compte. Par la ſuite, nous cacherons auſſi les noms des lieux où la belle Aurore Céſar de Perlencour ont ſouffert, ce ſera par reſpect pour leurs Juges, que nous ne voulon pas déſigner plus particulièrement.

travagance, moi fille de vingt un ans, je m'étois remiſe entre les mains d'un petit jeune homme de dix-huit ans, que j'appellois d'abord un jeune blanc-bec. Je lui avois confié mon honneur. Vous voyez le cas qu'il en a fait. Que je ſuis malheureuſe! que je ſuis coupable!

Auriez-vous cru qu'il auroit pu me mener dans une maiſon?.... Ah Ciel!

quelle maiſon! Mon Dieu, je te demande pardon d'avoir vu de pareilles horreurs.

Cette Frédégonde eſt bien abominable; mais ne parlons plus de ces exécrations.

J'ai eu le bonheur d'échapper à de ſi affreux dangers; mais que ſuis-je à préſent?

Comme le crime humilie! Moi fille de condition, dans le cas de prétendre à des partis honnêtes, à préſent déshonorée d'une manière viſible, dont je porte les traces les plus manifeſtes; que dis-je déshonorée!

avilie, couverte d'opprobres, puiſque je me ſuis vue expoſée aux plus abominables attaques, dans une maiſon publique de proſtitution! je n'en ſuis pas morte d'horreur! O Philoſophie abſurde! inſufſiſante, comme tu t'es jouée d'une femelle imbécille, qui vouloit afficher tes ſuperbes prétentions! Ma bonne maman, priez Dieu pour moi; il en faut toujours revenir là. Je voulois me fier ſur ma prétendue force; il m'a abandonnée à moimême, j'ai vu que ma force n'étoit que foibleſſe.

Quoi qu'il en ſoit, j'ai eu le bonheur de m'échapper de la maiſon infernale. Je me ſuis arrachée des bras d'un malheureux, ſans ombre d'ame, qui vouloit employer, contre moi, la violence la plus atroce.

O mon Dieu! comme je t'implorois!

Mon cœur ſe fendoit par l'excès de ma douleur, ſembloit s'enlever hors de ma poitrine, vers ce Dieu qui a daigné m'aider. Je me ſuis enfuie, encore un coup, de l'horrible maiſon; mais je trouvois de plus grands dangers, peutêtre, dans la rue, que dans la maiſon, ſéjour du crime. J'ai échappé à tout.

Cela étoit au-deſſus des forces humaines, je crois à la Providence.

Je deſirois de cacher ma fuite. Quand je fus hors de Paris, j'apperçus une charrette couverte, conduite par un pauvre homme, qui me paroiſſoit un aſſez brave homme. Je lui dis: „Mon bon Monſieur, „voudriez-vous me prendre dans votre „charrette?“--„Mademoiſelle, dit“il, vous vous gauſſez de nous; une belle “Madame, comme vous, entrer dans “pas bien nourrie, me diſoit-il, bien cou“chée, vêtue bien brave? Qu'eſt-ce donc “qui vous manquoit?“ Et il ajoutoit: „nous boirions bien encore une chopine, “n'eſt-ce pas? de cauſer comme ça, ça „altère.“ Je conſentois, il buvoit beaucoup plus des trois quarts demi.

Je le priois de me placer dans quelqu'endroit honnête. „Mais moi, diſoit-il, „que voulez-vous? j'ai, dans mon village, „à cinquante lieues de Paris, mon com“père Guillau, qui eſt à ſon aiſe. Il a “bien ſeize arpens de bon bien de Dieu “au ſoleil, qui ne devont rien à per“ſonne; mais avec tout ça, ce n'eſt qu'un “payſan. Je lui dirai bien“ „Guillau, “mon ami, veux-tu prendre, chez toi, c'te “belle Demoiſelle?“ Il me répondra: „moi, que veux-tu que j'en faſſe? eſt-ce “que j'ai des perdrix à lui donner, moi?

“Les perdrix ſont à notre Seigneur, “poſſédé du diable, qui nous pille “nous ruine; “ cependant nous verrons ça quand nous ſerons arrivés.

Nous arrivâmes enfin dans le bien-heureux village. Mon voiturier me fit revoir le jour, me deſcendit ſur la pelouſe. „Attendez-moi là, dit-il, parce “qu'il faut que j'aille chercher le com“père Guillau. Moi, je vais plus loin; “je lui parlerai.“ Je reſtai en plein air, dans le calme de la nature, dans le ſilence des campagnes. Je reſpirai. Je repoſai mon oreille, fatiguée du bruit continuel des roues de la voiture. Je ſentis mon viſage careſſé par un doux zéphir.

Le parfum des fleurs vint réjouir mon odorat.J'entendis le chant des oiſeaux, le murmure d'un ruiſſeau, dans lequel ſe miroient les feuilles tremblantes. Je vis la ſcène riante des objets voiſins, les lointains bleuâtres. Nous étions au déclin d'un beau jour. Le Soleil ſembloit ſourire entre les nuages dorés. Mon Dieu que la campagne me parut belle! quel ſéjour délicieux, préférable au ſéjour ſépulchral des villes! elles ſont l'ouvrage des hommes, les champs ſont celui de Dieu même.

Le calme de la nature paſſa dans mon ame. Mes larmes ſe tarirent d'abord, bientôt j'en verſai de plus douces. C'étoient des larmes d'attendriſſement. Je vis, à quelque diſtance, une jeune jolie bergère, aſſiſe ſur les fleurs, couronnée de bluets de coquelicots; ſon chien repoſoit auprès d'elle; ſes agneaux broutoient l'herbe fleurie; elle chantoit, de ſa voix douce paſtorale; Qu'elle me parut heureuſe! J'enviai ſon bonheur. Je m'approchai d'elle. „Gentille Paſtourelle, lui “dis-je, m'apprendrez vous comment il “faut que je faſſe pour être heureuſe „comme vous?“--„Ah! Mademoi“ſelle, répondit-elle, vous vous gauſſez “des pauvres gens; une grande belle “Demoiſelle comme vous, toute ha“billée en ſoie, eſt bien plus heureuſe “que nous.“--„Hélas! repris je en “ſoupirant, je ſuis bien loin du bonheur; “mais vous, ma belle enfant, à votre “teint vermeil, à vos joues rebondies, “je vois bien que vous êtes ſans ſouci, “, par conſéquent, ſans chagrin.“

--„Ah! pourça c'eſt bien vrai. Je n'a“vons point de chagrin; mais c'eſt “parce qu'on ne nous en donne pas, “ que je n'en allons pas chercher.“

--„Mais comment faire pour n'en pas “avoir?“--„Mais je crois qu'il fau“droit peut-être vivre comme nous. Au “reſte, ſi vous voulez, Mameſelle, je “vous menerai à mon pere, qui pourra “peut-être vous dire ça, ou bien plutôt “à M. le Curé, qui eſt encore plus “ſavant, qui ſait lire tout courant. Il “doit ſavoir ça, lui.“--„Votre père “le ſaura auſſi bien, ma fille; je ſerai “bien charmée de le voir. J'attends ici “le voiturier qui m'a amenée.“--„C'eſt “notre compère Jean-David; il eſt juſte“ment, je crois, allé chercher mon “père, il va vous l'amener.“

Cependant j'appercevois un jeune payſan, qui ſembloit vouloir paſſer à la jolie Bergère; elle lui ſourioit à la dérobée rougiſſoit. "Mes chers enfans, leur „dis-je, que je n'empêche pas vos entre“tiens auſſi doux qu'innocens.“--„Ap“proche, Pierrot, lui dit Nicette, dont “jappris bientôt le nom, c'te belle De“moiſelle veut être heureuſe; elle n'eſt “pas pour empêcher nos plaiſirs.“ Alots Pierrot approcha, avec ſon chapeau ſon coude en l'air. Il préſenta, à ſa matreſſe, un gros paquet de fleurs, qu'il venoit de cueillir pour elle. „Groſſe bête, “s'écria-t-elle, préſente donc ça d'abordà “c'te belle Demoiſelle; eſt-ce qu'il faut “commencer par moi?“ Alors Pierrot, avec ſon chapeau toujours ſuſpendu à deux pouces au-deſſus de ſa tête: „ma “belle Dame, dit-il, excuſez, c'eſt que “n'eſt pas digne de votre mérite: c'eſt “que je n'oſions pas....“ J'acceptai quelquesunes de ſes fleurs; il préſenta le reſte à Nicette, qui le reçut bien tendrement.

„Mon père ne va pas tarder à venir, “dit-elle; voilà des pauvres qui l'at“tendent; car c'eſt auſſi le père des “pauvres.“ La bonne mère nous joignit; „Et qu'eſt-ce que cette belle De“moiſelle là, dit-elle?“--„C'eſt, “répondit Nicette, une belle Demoiſelle “de Paris, que notre compère Jean“David a amenée, je crois, dans ſa “charrette.“--„Hé mon Dieu! dans “ſa charrette, dit la mère, une belle “Dame ſi délicate! Vous devez être toute “briſée; venez vous repoſer chez nous.

“Appuyez-vous ſur notre bras, mon “bel ange.“--„J'attends ici, répondis“je, votre compère, qui eſt allé me „recommander à votre mari.“--„Vous “recommander, ma belle Dame, à nous “autres pauvres gens! Mon Dieu que ces „Dames de Paris ſont honnêtes!“ „Allez toujours vous repoſer, dit Ni“cette; j'allons attendre mon père avec “Pierrot que voilà, je vous le me„nerons tout de ſuite.“

Je me laiſſai conduire au logis. J'y trouvai la vénérable grand'mère, dans une chaiſe de paille, ſes petits enfans, qui jouoient autour d'elle. Quand elle me vit, elle fit ſes efforts pour ſe lever. Je la repouſſai dans ſon fauteuil, je l'embraſſai. On me fit aſſeoir; on courut à la cave; on m'apporta du vin bien frais, pour me refraîchir, on étendit, ſur la table, devant moi, une ſerviette, de toile un peu groſſière, mais toute blanche.

„Dépêchez-vous donc, s'écrioit la maî“treſſe, voilà notre maître qui va venir “ſouper. Que tout ſoit prêt. Il tarde “bien.“--„C'eſt, répondit un homme “de charrue, parce qu'il eſt allé conſoler “c'te pauvre veuve malade, pour qui il “a obtenu exemption. Il lui rendra auſſi, „dans quelques jours, ſon fils qu'il a dé“gagé.“ Cependant nous entendions des acclamations de joie; on crioit: „Vive “Guillau.“ C'eſt lui, dit la maîtreſſe, il “aura fait encore des ſiennes.“ Et nous vîmes, en effet, arriver Guillau, qui tenoit, dans ſes bras, une jolie fille. Il étoit tout vermeil rayonnant. „Et ra“nimezvous donc, la belle, diſoit-il; “vous voilà en sûreté; vous êtes avec “vos amis.“--„Ah! monſieur, s'écria “la jeune fille, en s'échappant de ſes “bras, pour ſe jeter à ſes genoux, que “je vous ai d'obligation! ſi vous n'étiez “accouru, les malheureux m'auroient “aſſaſſinée, après m'avoir outragée de “la manière la plus indigne.“--„Et “ne parlez donc pas de ça, la jeune fille, “dit Guillau.“ Et il ajouta, en éclatant de rire: „J'avons bien fait ſonner notre “gourdin ſur leurs épaules, toujours. Les “bourreaux courent encore. Ils étoient „deux coquins, qui vouloient faire vio“lence à c'te pauvre fille, dans le bois, “derrière c'te roche; demandez-moi pourquoi; il y en a tant de bonne volonté.

“Pourquoi vouloir prendre, par force, “celles-là qui ne veulent point. Ah! les “gueux! ils s'en ſentiront plus d'un jour.

“Allons, mes bons amis, ſoupons “vive la joie!... Et c'eſt donc là c'te belle “Demoiſelle, dont le compère Jean“David m'a parlé. Hé mon Dieu, que “vous êtes belle, ma reine! que vous 'êtes bonne de yenir chez de pauvres “gens comme nous; qu'eſt-ce que je “pouvons faire pour votre ſervice?“ „Prenez moi au vôtre, m'écriai je, “donnez-moi un azile, pendant quelque “temps,chez vous. Je vous payerai “bien, mes honnêtes gens, je vous le “jure. Acceptez, pour commencer, tout ce que j'ai.“ Alors je leur jettai, ſur da table, ma bourſe, mes bijoux, ma boëte, mon étuit d'or, ma bague... „Hé!

“reprenez tout votre bien, s'écria Guillau.

“Ma belle reine, je ne ſommes pas des “voleurs. Si vous voulez bien nous faire “le plaiſir de vivre avec nous, de vivre “comme nous, je ne demandons que “l'honneur de vos bonnes graces. Si, après “ça, vous êtes contente, votre bon cœur “voudra peut-être nous récompenſer. Je “le ſerons déjà d'avoir pu vous faire “plaiſir.“--„Oh! mes bonnes gens, „m'écriai-je, en les embraſſant tous l'un “après l'autre, que j'ai de plaiſir de ten“contrer des ames ſi honnêtes! Ah! re“cevezmoi au milieu de vous, regardez“moi comme votre fille, j'en aurai les “ſentimens.“ Ils m'embraſſerent tous à leur tour, me ſerrerent fortement contre leur poitrine. „Ah! parbleu, dit “le brave homme, je vais ſouper bien “joyeuſement. J'ai fait là une bonne re“crue. Aſſeyez-vous, à côté de moi, “mes deux nouvelles filles.“ Il nous fit, en effet, aſſeoir à ſes côtés, la jeune fille qu'il avoit ſauvée moi. Nous fîmes un excellent ſouper. Je mangeai avec un apétit charmant. Le voiturier, qui m'avoit amenée, ſoupa avec nous. Il étoit preſſé de partir. Il nous quitta avant la fin du repas. Je voulus le payer. „Vous vous “moquez, me dit-il, Mameſelle, vous “m'avez régalé ſur toute la route. Nous “avons bu d'excellent vin. C'eſt moi qui “vous ai obligation.“ Je l'embraſſai auſſi, en le remerciant, il partit.

„Il faut, dit Guillau, faire un peu de “réjouiſſance, pour célébrer l'heureuſe ac“quiſition que je venons de faire. Il faut “qu'on boive du vin des fêtes carillon“nées, qu'on chante la mère Gaudichon, “ que toute notre jeuneſſe danſe. Et “vive la joie, mes amis!“

On a fait tout ce qu'avoit dit le maître, je n'ai jamais vu de joie plus vive plus naïve. Que les hommes ſont bêtes, à la ville, de faire tant de frais pour ſe divertir, de n'en pas venir à bout!

Après le repas, on danſa, ou plutôt on ſauta. Je ne pus prendre part à ce divertiſſement, on ne l'exigea pas même, parce que j'étois fatiguée; mais il fallut au moins danſer un menuer avec le maître, qui ne s'en tira point mal. Je fus applaudie à tout rompre; on trouva que je danſois mieux qu'une Reine, l'on n'avoit jamais vu de Reine.

On ſentit enfin que j'avois beſoin de tepos. On me conduiſit à un petit lit, qu'on m'avoit dreſſé dans un coin de la chambre nuptiale. Les draps ne m'en paroiſſoient pas doux; mais je me promettois bien de m'y faire par la ſuite.

Je dormis pourtant aſſez bien dans ce lit dur. On m'ylaiſſa juſqu'à huit heures du matin. Il y avoit déjà plus de quatre heures que les autres étoient levés, je rouglſſois de reſter couchée ſi long-temps après eux. Je déclarai que je voulois abſolument prendre l'habillement du village. Nicette me prêta ſes habits desdimanches, l'on me trouva charmante ſous ce nouveau coſtume. On diſoit à la jeune fille de la maiſon: „Vois comme “la bonne mine relève les habits. Vois “ſi tu as cette façon là, avec les mêmes “hardes.“--„Hé ce n'eſt pas ma faute, “diſoit naïvement la pauvreenfant, ſi „vous m'avez fait ſi laide.“ Nicette étoit en vérité fort gentille. C'étoit une roſe naiſſante; elle avoit la fraîcheur la plus appétiſſante. On alla m'acheter, à la ville, un petit trouſſeau de villageoiſe; je me plus ſingulièrement à porter cette nouvelle parure. Je voulus qu'on me donnât de l'ouvrage. Je fus chargée de faire des chemiſes, d'abord pour le maître. La toile étoit un peu dure; mais heureuſement j'y ſuis faite, parce que j'ai couſu beaucoup de chemiſes pour des pauvres. J'ai voulu conduire le troupeau de Nicette.

Que j'avois de plaiſir dans cette douce fonction! La tête pleine de toutes les P'oéſies Paſtorales, de l'Aſtrée de Durfé, je voyois la campagne avec le priſme de l'imagination; j'ai goûté, dans ce doux paſſe-temps, au milieu des fleurs de leurs parfums, des délices dont on ne pourroit donner une idée, qu'en prenant le ton poëtique, ſi peu naturel, peut-être, dans une lettre.

Le premier dimanche, je parus à Egliſe, tous les yeux furent fixés ſur moi, pendant tout l'Office. J'avois prié les gens de la maiſon de ne point dire qui j'étois. On me voyoit vêtue en payſanne; on me prenoit pour telle.

Le fils du Seigneur entra dans l'Egliſe, pour lorgner les filles. Il m'apperçut. Il braqua, ſur moi, ſa lorgnette, me fixa impitoyablement. Je dus rougir, ce qui le fit ſourire. Il queſtionna beaucoup Guillau ſur mon compte. Ce payſan, qui n'étoit pas ruſtre, ſut éluder toutes ſes queſtions, ne lui rien apprendre, en paroiſſant lui dire beaucoup de choſes.

Bref, je crus m'appercevoir qu'il ne fut queſtion que de moi pendant toute la journée. Le Curé même me donna un coup-d'œil. Il me ſembla qu'une ſatiſfaction honnête ſe peignit ſur ſon viſage, quand il m'apperçut. C'étoit un digne vénérable Paſteur.

Après Vêpres, on danſa ſous l'ormeau.

Je ne pus me refuſer à ce divertiſſement innocent. J'eus bientôt appris les danſes du village. J'en enſeignai auſſi pluſieurs à cette brave jeuneſſe. Je fis pluſieurs conquêtes, tous les amoureux, déjà pourvus de maîtreſſes, ſembloient vouloir voler ſur mes pas, quoique très-peu oſaſſent le faire. J'eus, au moins, décidément tous ceux qui étoient libres ou vacans. Tous les jeunes gens enfin paroiſſoient me regarder avec une eſpèce d'enchantement. La joie des jeunes filles, en me voyant, étoit infiniment plus modérée.

Le ſoir, je racontai mon hiſtoire, dans la maiſon paternelle; car je me regardois déjà comme une fille de la maiſon.

Je cachai ce qui auroit pu me faire rougir, que je n'étois obligée de dévoiler qu'à mon Confeſſeur. Je fus écoutée avec un enthouſiaſme difficile à décrire.

Il ſembloit que j'élevois l'ame de ces bons payſans, dans une ſphère ſupérieure, qu'ils n'avoient jamais connue. Je recommandai bien le ſecret à toute la famille; tout le monde me le promit.

Cependant l'amour, pardonnez, ma bonne maman, ſi je mets ce mot là ſous vos yeux, ſi je vous peins les effets de cette paſſion profane, l'amour, dis-je, me tourmentoit. Il m'offroit, ſans ceſſe, l'image du mortel que j'aurois dû le moin aimer, puiſqu'il m'avoit fait le plus de tort. Dois-je vous avouer que j'avois conſervé une miniature, qui me le repréſentoit ſous des traits qui n'étoient que trop reſſemblans? Je reliſois auſſi quelques lettres qu'il m'avoit écrites dans un-temps où il cherchoit à paroître eſtimable à mes yeux. Je ſoupirois; mes yeux ſe rempliſſoient de larmes; je n'oſois baiſer le portrait, ni les lettres; mais j'en avois grande envie. Je voulois imiter, en tout, les Bergères des Idilles. Je gravois, ſur l'écorce des arbres ſur les rochers, le nom de mon petit Céſar, entrelacé avéc le mien. J'y joignois quelques vers que m'inſpiroit ma déplorable paſſion. Ah! ſi jamais il paſſoit dans cet endroit, tout lui parleroit de lui-même.

Quoique je duſſe être ſi mécontente de cet Amant cruel, il m'occupoit uniquement. Ceux qui vouloient le remplacer dans mon cœur, me devenoient à charge preſqu'odieux. Je voyois ces mortels groſſiers, dont la vue me répughoit quelquefois, je les comparois, dans le ſecret de mon ame, à l'image radieuſe de mon Amant que je voyois ſans ceſſe. Il n'y avoit pas de rapport; ce n'étoient pas des êtres de la même eſpèce. Il falloit cependant ne rien témoigner, à mes importuns, de l'impreſſion peu flatteuſe qu'ils me faiſoient. Je ſouffrois de cette diſſimulation, je cauſois plus volontiers avec les indifférens, qu'avec ceux qui avoient des prétentions ſur mon cœur.

Le fils du Seigneur voulut ſe mettre auſſi ſur les rangs. Il me parut plus ſinférieur à mon Amant, que tous les payſans. Dès le ſecond dimanche, il s'aviſa de venir danſer avec la jeuneſſe du village. Il gêna beaucoup tout le monde.

Perſonne n'oſoit plus danſer. Je me doutois qu'il venoit pour moi. Je ne danſai pas; je me plaighis d'un mal au pied. Je feignis de m'être bleſſée. Il voulut cauſer avec moi; j'eus, ſur-le-champ, la migraiue. Il me quitta froidement, en diſant que les payſanes n'avoient pas, moins que les Dames, toutes les maladies qu'elles vouloient à leur commandement.

Quelques jours après, il me trouva ſeule, aſſiſe à l'ombre d'un ſaule, gardant mon troupeau. Il m'aborda ſans m'ôter ſon chapeau.“ Bon jour, me dit-il, gen“tille bergère, tu veux faire la cruelle; “en vérité, cela ne te va point, visà“vis de moi ſur-tout.“ Je fus un peu ſurpriſe de me voir traitée ſi familièrement; je n'étois point accoutumée à ce ton là. Je ne ſavois ſi je ne devois pas m'amuſer aux dépens de ce fat. Je me contentai de lui dire que je ne comprenois pas ce qu'il vouloit me dire.

„u dois t'être apperçue, me dit-il, “petite pécore, que je tai diſtinguée de “tes compagnes, que tu ne me dé“plaiſois pas; mais, au lieu d'être glo“rieuſe enchantée de cette bonne „fortune, comme tu devrois l'être, tu “fais la petite quelqu'un; au reſte, y a“til long-temps que tu es ici?“ „Douze jours, Monſieur.“--„D'où “viens-tu?“--„C'eſt ce que je deſire de “tenir ſecret, vous voudrez bien me diſpenſer de le publier.“--„Mais tu “ne parles pas comme une payſane.“

--„Au moins je ne parle pas comme une “payſane de ce pays-ci, parce que je “n'en ſuis pas.“--„D'où es-tu donc?“

--„C'eſt un de mes ſecrets.“--„Que “viens-tu faire ici?“--„Troiſième “ſecret!“--„Qui es-tu?“--„Ber“gère.“--„Et qu'étois-tu dans ton “pays?“--„Quatrième ſecret.“ „Avec tous tes ſecrets, tu es fort im“pertinente, ma fille.“--„J'ai peine “à le croire.“--„Tu prends un “mauvais parti; ſi tu avois mieux ré“pondu aux bontés que je voulois avoir “pour toi, je t'aurois peut-être, par la “ſuite, fait ta fortune.“--„Les Sei“gneurs, qui veulent débaucher les jeunes “filles, font leur ruine, non pas leur “fortune.“--„Tu n'as pas éte ſi ſé“vère avec tout le monde. Il y a du „myſtère là-deſſous; je le percerai.“ „Je me flatte que non.“

Nous nous quittâmes, aſſez mécontens l'un de l'autre. Monſieur le Chevalier fit une pirouette, s'en alla, en fredonnant un air Italien. Moi, en levant les épaules, je lui tournai le dos, je reconduiſis mon troupeau à l'étable. Le lendemain, il écrivit à Guillau. Le brave homme vint, en éclatant de rire, m'ape porter ſa lettre. La voici.

Le Chevalier de Poupincour, à Guillau.

“Qu'est-ce donc, l'ami Guillau, que “cette petite péronelle, que tu as re“cueillie chez toi? Elle eſt aſſez jolie; “mais très-impertinente. J'ai daigné lui “dire deux mots, je lui ai fait tourner “la tête; car elle s'eſt donné, ſur-le“champ, les airs de ſe croire aimée, “de faire la Ducheſſe. Elle a cru qu'elle “avoit fait ma conquête, qu'elle devoit “affecter de la dédaigner, pour ſe donner “du relief. En conſéquence, elle l'a pris, “vis-à-vis de moi, ſur un ton; mais ſur “un ton, dont tu n'as pas d'idée. Ce “qu'il y a de plus plaiſant, c'eſt qu'elle “n'a pas été ſi cruelle vis-à-vis de tout “le monde. Elle en porte des marques “viſibles; car enfin, il eſt manifeſte qu'elle “eſt groſſe, qu'elle vient paſſer le temps “de ſes couches chez toi. Elle eſt toute “couſue de ſecrets; cela eſt bien naturel.

“Elle ne va pas monter ſur les toits, “pour avouer de pareilles choſes.

“La petite perſonne n'eſt point une pay“ſane. Cela nous vient de Paris. C'eſt une “vertu éprouvée, qui a fait ſes cara“vanes, qui a toute l'expérience “qu'on acquiert dans les principaux “quartiers de la capitale. Quoi qu'il en “ſoit, mon pauvre Guillau, fais-moi le “plaiſir de m'écrire deux mots, ſur ce “joli ſujet. Tu ſais que ton ſtyle me plaît “aſſez, que je ſuis entré quelquefois “en commerce de lettres avec toi. Ecris “moi donc quelque choſe ſur cette Beauté “dédaigneuſe, qui veut faire la fière, en “gardant les moutons, avec un ventre “fort apparent. Je te garderai le ſecret.

“Portetoi bien, mon brave Guillau “J'embraſſe ta petite Nicette. Elle ne “ſera pas mal non plus, la petite pé“core; j'oſe croire qu'elle ne deviendra “pas bégueule.“

Je dus paroître rouge comme du feu, quand je lus cette lettre. Mon cher papa, “dis-je à Guillau, cet homme eſt pénétrant.

“Sa lettre touche un point qui eſt vrai; “je dois l'avouer, je le voulois; mais “il m'a prévenue. Je devrois rentrer à “cent pieds ſous terre, en me voyant “obligée de faire un pareil aveu; mais “j'eſpère que, quand j'aurai-fait mon “récit, ma faute ſera, du moins, atté“nuée à vos yeux. Quand vous aurez “le temps, je vous le ferai.“--„Ma “chère enfant, me répondit-il, votre “petite faute n'a rien qui me ſcandaliſe “fortement, ni qui, proprement, m'ef“fraie. Il ne tenoit qu'à vous de me dire “que vous étiez mariée, vous ne le faites “pas, vous ne voulez pas me tromper, “je dois croire votre récit, vrai de tout “point, je ſuis bien perſuadé qu'il vous juſtifiera pleinement.“ J'ai ſerré tendrement, la main de cet honnête homme. Non, mou bon ami, lui “ai-je dit, malheureuſement pour moi, “je ne ſuis pas parfaitement innocente; “mais il s'en faut de beaucoup que je “ſois auſſi coupable, que peut le paroître “une fille dans l'état où je ſuis.“

Alors j'ai raconté, à ce brave homme, l'hiſtoire de mon commerce douloureux avec le cruel jeune homme, que je voudrois bannir de mon cœur. „Ma chère “enfant, m'a-t-il dit, vous êtes auſſi “honnête, que je l'avions imaginé. Je gne nous ſommes point trompés ſur votre “compte. Cependant il faut tâcher de “çaçher votre état, qui n'engageroit pas tout le monde à penſer auſſi bien de pus, que j'en penſons, nous autres. Il nfaudra faire enſorte, ſur-tout, que le “ſecret de votre délivrance ne puiſſe “percer; je ne ſais comment je pour“rons garder le ſecret, tant que vous “reſterez chez nous. N'allez pas penſer “que je voulions nous défaire de vous, “ma bonne amie. Je ne penſons qu'à votre “intérêt. C'eſt à la ville ſeule qu'on peut “cacher ce qu'il vous importe de tenir “ſecret; mais comment vous y ſoutenir?

“J'ai un brave homme de Lettres, (on “appelle ça comme ça) un peu Philo“ſophe, à ce qu'on dit, homme entre “deux âges; mais point jeune du moins, “qui pourroit être votre fait. Il eſt tou“jours occupé à étudier, à griffonner, “à rêver creux. Il examine les aſtres, “il ne voit pas ce qui ſe paſſe autour “de lui. Il ne s'appercevra pas de votre “état, quand vous ſeriez groſſe comme “le grand orme ſous lequel vous danſez.

“Je ſerois d'avis de vous placer auprès “de lui; mais il faudroit être ſa gou„vernante. Voudriez-vous conſentir, “comme ça, par paſſe-temps, à être “comme qui diroit un peu domeſtique, “en lui cachant que vous êtes Comteſſe?

“Il ne ſe douteroit de rien, vous me“neroit fort doucement;caril eſt for “doux. Vous pleurez; ma bonné amie, “vous m'allez faire pleurer moi-même; „mais voyez donc, Monſieur le Che„valier va venir vous perſécuter. J'ai un “grand gaillard de fils qui va arriver au “premier moment. Il eſt Abbé; mais, “dès qu'il vous verra, il voudra jeter “le froc aux orties; car vous êtes une “petite enſorceleuſe. Il faut donc vous “mettre à couvert pendant quelque temps.

“Quand vous ſerez délivrée, que “perſonne n'en aura rien ſu, vous ne “craindrez plus les caquets; vous pourrez “envoyer promener Monſieur le Che“valier, ſans qu'il puiſſe ſe prévaloir de “votre état, pour ſe venger, en clabau“dant contre vous; d'ailleurs, il ne ſera “peut-être plus ici, non-plus que mon “fils. Alors vous reviendrez chez nous, “vous y reſterez tant que vous voudrez; “vous ne pourrez pas nous faire un plus “grand plaiſir.“

Il me fâchoit beaucoup d'être obligée de quitter cette famille de braves gens; mais tout ce que me diſoit Guillau me paroiſſoit juſte; je lui dis, en ſoupirant, que je ferois tout ce qu'il voudroit, que je mettois mon ſort entre ſes mains.

„Je vais, dit-il, à préſent, répondre à “Monſieur le Chevalier. „Au bout d'une demi-heure, il m'apporta ſa réponſe, trop flatteuſe pour moi, qu'il eut la complaiſance de me faire lire.

Réponſe de Guillau, à Monſieur le Chevalier de Poupincour.

"Vous avez donc vu notre belle jeune “pucelle, Monſieur le Chevalier; elle “eſt bien jolie, vantez-vous-en; mais, “s'il plaît à Dieu, vous n'en tâterez pas.

„D'abord, c'eſt qu'avec tout votre mé“rite, vous n'avez pas gagné grand crédit “auprès d'elle; car il me ſemble qu'elle “veut vous fuir. Ce qu'il y a de certain, “c'eſt qu'elle va déjà s'en aller de chez “nous, je crois, Dieu me pardonne, “que c'eſt à cauſe de vous. Mon Dieu, “que je perdons! queje la regrette“rons! Si vous enrendiez comme elle nous “parle, comme elle nous conte des jolies „choſes; mais des choſes charmantes; „comme toute la famille eſt enchantée, “en l'écoutant, reſte la bouche ou“verte; comme elle eſt douce, honnête, “prévenante, obligeante; comme elle “rend ſervice à tout le monde; comme “elle travaille mieux qu'une Fée; comme “enfin elle ſoigne les malades ſe“court les pauvres! Vous croyez que “c'eſt une Demoiſelle, moi je crois “que c'eſt un Ange. Selon vous, elle vient “de Paris, , ſelon moi, elle deſcend “du Paradis. Ne dites donc pas de vi„laines choſes, comme vous en dites, “ſur le compte d'une perſonne ſi hon“nête. Fi! ça n'eſt pas bien. Si elle avoit “envie de faillir, il me ſemble qu'elle “ſeroit tentée de le faire avec un beau “Gentilhomme comme vous; cependant “elle vous fuit. Pour moi je la cau“tionne. Il n'y a rien à lui reprocher; “ je réponds de ſon innocence de “ſon honnêteté, comme de la mienne.

“Sur cela, Monſieur le Chevalier, je “vous tire bien ma révérence.“

J'ai bien remercié Guillau de la bonne idée qu'il avoit de moi, qu'il cherchoit à en donner. Il eſt décidé qu'il me conduira demain à la ville, chez Monſieur Saget le Lettré, ſon ami.

Le ſoir, Monſieur le Chevalier, après avoir reçu la lettre, eſt venu à la maiſon, pour m'empêcher de partir. „Ma belle “Laurette, m'a-t-il dit, il ne faut pas „nous quitter comme cela. Reſtez, ma “belle enfant; jai des deſſeins ſur vous.“

-C'eſt poſitivement ce qui me fe“roit fuir, lui répondis-je; vos deſ“ſeins, ſi vous en avez, ne peuvent être “honnêtes, je dois m'y ſouſtraire.“

Il a cherché à juſtifier ſes deſſeins, d'un ton qui étoit bien loin d'être perſuaſif, qui m'ennuyoit à l'excès. Tout-à-coup, un beau jeune homme eſt entrée, il a fait diverſion à mon ennui. C'étoit le fils de la maiſon, Monſieur l'Abbé Guillau.

Il m'a vue du premier coup-d'œil; il couroit à moi pour m'embraſſer d'abord; mais il a ſenti qu'il devoit commencer par ſon père ſa mère. Il s'eſt hâté de remplir ce devoir, vis-à-vis d'eux de ſa ſœur. Enfuite il s'eſt écrié: „Quelle “eſt cette belle enfant que vous avez là?

“Ce n'eſt pas une payſane, c'eſt un “Ange.“--„C'eſt une nouvelle fille “dont j'avons fait emplette, dit le “père, c'eſt une ſeconde ſœur que je „t'avons donné.“--„Oh! ma petite “ſœur, s'eſt-il écrié, en ſe précipitant “ſur moi, que je vous embraſſe de “tout mon cœur! Que je ſuis heureux, “que je ſuis glorieux, de faire une ſi „charmante acquiſition! ... Ah! Mon„ſieur le Chevalier, votre ſerviteur très“humble; félicitez-moi donc.“ Monſieur le Chevalier eſt ſorti en fronçant le ſourcil, en diſant à demi-voix: „Je “ſuis compromis ici.“

Le fils de la maiſon n'a pas paru fâché de ſon départ. Il a demandé, plus en détail, qui j'étois, par quel bonheur j'étois tombée des nues, dans leur cabane.

Avec ma permiſſion, on lui a raconté mon hiſtoire. „Mon Dieu, s'eſt-il écrié, “que je ſuis heureux d'être venu dans “cette circonſtance! mais regardez la “donc bien tous. Sentez-vous tout ſon “mérite comme moi?“ Le père ne paroiſſoit pas charmé qu'il le ſentît ſi fort.

„Oh! reprenoit le fils, je dois me joindre “à vous, pour faire les honneurs du logis “à cette belle perſonne. Je dois vous “aider, pour lui procurer des agrémens “dans ce ſéjour. Je ne le quitte pas, tant “qu'elle y reſte.“--„Oui, oui, diſoit “le père, entre ſes dents, tu verras de“main matin, ſi tu dois reſter ſi long“temps.“On fit, pour l'arrivée du fils de la maiſon, les mêmes réjouiſſances que pour la mienne: on bût, on chanta, l'on danſa; il ne me laiſſa danſer qu'avec lui. Il y alloit de toute ſon ame. Enfin l'heure de ſe retirer vint; il me quitta avec un regret ſi ſenſible, que j'en fus touchée. „A demain, ma chère petite “ſœur, me dit-il, en m'embraſſant. Au “plaiſir de déjeûner demain matin avec “vous!“--„Demain matin, répondis“je, en laiſſant peut-être échapper un “demi-ſoupir...“ Ce jeune homme eſt touchant; il reſſemble un peu à mon cruel Perlencour.

Le lendemain, ſon père m'éveilla de grand matin. „Il faut partir, ma fille, „dit-il, ſans faire vos adieux, pour épar“gner des larmes qui ne ſerviroientà “rien.“ Je me levai, ſur-le-champ, nous ſortîmes enſemble, ſans éveillet perſonne. Il me donna poliment le bras, nous marchâmes vers la ville, qui n'étoit qu'à deux lieues de notre village Il me parloit beaucoup, je ne lui répondois gueres que par monoſyllabes.

„Oh! diſoit-il en riant, notre fils ſer “bien attrapé quand il ſera levé. „Où „eſt ma petite ſœur, s'écriera-t-il? vîte, “que je déjeûnions enſemble.“ Et on “lui dira: „La petite ſœur eſt déguerpie “de grand matin;“ il fera une mine “longue d'une aune. Oh! je voudrois “bien être là, pour voir ſa mine; je “rirois de bon cœur.“ Il éclatoit en effet Il m'invitoit à l'imiter, je ne riois pas tout-à-fait de ſi bon cœur que lui.

Nous arrivâmes à la ville, bientôt au logis de Monſieur Saget, le Philoſophe.

Nous le demandâmes; on nous fit entrer.

Je vis un homme entre deux âges, d'aſſez bonne mine; mais de la plus grande ſimplicité, d'une bonhommie unique.

„Ah! bon jour, compère Guillau, s'é“criatil, en nous appercevant. Hé bon “Dieu! qu'eſt-ce que cette belle enfant?

“où menez-vous cela?“--„Chez vous, “répondit Guillau.“--„Comment, “chez moi? je le vois bien; mais pour“quoi?“--„Ne m'avez-vous pas dit “de vous amener un petit bout de fille, “pour faire votre ménage? hé bien! je “vous l'amenons.“--„Vous badinez “sûrement; vous m'amenez une Demoi“ſelle. Cela eſt trop joli cent fois. Je vous “avois demandé une fille pour me ſervir; “mais cela...!“--„Oh! ne vous effa“rouchez pas, c'eſt ce qu'il vous faut.“

-„Mais je ne peux pas commander “mille choſes à une Demoiſelle comme “cela.“--„Allons, reprit Guillau, “c'eſt ce qu'il vous faut; je vous l'ai “amenée pour ça, il ne faut pas que “vous me la laiſſiez ſur les bras.“ „Non, ſans doute; mais cela eſt cent “fois trop joli pour moi. Allons, allons, “cela ſuffit. Je ſerai obligé d'avoir une “perſonne de plus. J'avois demandé une “fille qui fût à tout; mais, celle-ci, “vous ſentez bien, c'eſt une Gouver“nante. Je ne puis pas lui faire remplir “des fonctions qui ne conviennent qu'à “une ſervante. Hé bien! la vieille femme, “que j'avois en attendant, les remplira; “ celle-ci ſera à la tête.“--„Tout “comme il vous plaira; mais c'eſt ce “qu'il vous faut.“--„Oh ça, ma “belle petite, m'a dit Monſieur Saget, “en me tapottant la joue, prends bien “ſoin de mes affaires, mon petit cœur, “ ſois bien ſage. Je me fie à toi, paree “que tu me viens d'un honnête homme, “que tu le paroîs toi-même. Oh ça, cou“père Guillau, il faut déjeûner, mon ami “Ho, hé! la mère Gertrude, apporter“nous à déjeûner.“ La mère Gertrude na pas tardé à nous apporter à déjeûner. „Ol “ça, lui a dit ſon maître, (qui répétoit “toujours oh ça) bonne femme Gertrude, “voilà une jeune fille que je vous confie, “ que je mets à la tête de la maiſon, “ſervez-là bien; elle aura ſoin de me “affaires; ce ſera un ſecond moi-même.

La vieille mère m'a conſidérée d'abord d'une mine aſſez refrognée; enſuite elle s'eſt adoucie. „Hé! la petite n'eſt point mal, “diſoit-elle; vous n'êtes point malheu“reux.“ Je voulois mes lever, le maître m'a fait aſſeoir à côté-de-luiot Il faut “déjeûner avec nous, mon enfant, m'a“til dit.“ Le compère Guillau, en mangeant en buvant, a fait mon éloge. „Oh!

“vous me raviſſez, diſoit Monſieur Sa“getſ c'eſt un tréfor que vous m'anenezlà Je dois vous remercier à ge“noux."Bref, le bon Guillau nous arquittés; en nous ſouhaitant toutes ſorte de proſpérités. Je me ſuis ſéparéecde lui avec le plus vif attendriſſement, qu'ilta partagé vifiblement. Je ſuis reſtée toute penſive, ſongeant à ces braves gens, chez leſquels je reſpirois la franchiſe l'innocence.

Mon maître; car il faut lui donner ce nom, que je ne me ſerois pas attendu, ci-devant, à donner jamais à perſonne; mon maître, dis-je, m'a fait dîner avec lui. Je lui avois déjà raccommodé une ahemiſe. dlté fort content de mon ouvrage. Il a été encore plus de ma convérſation „Mais, mon enfant, m'atil dit, vous n'êtes point une payſanne.“

-Non, Monſieur, lui ai-je répondu; “je dois vous l'avouer. J'aurai l'honneur “même de vous raconter mon hiſtoire, “dans un de vos momens perdus; vous “verrez que j'ai déjà eſſuyé bien des “traverſes.“e--„J'entendrai votre “hiſtoire avec beaucoup d'intérêt, ma “chère Laure, je ſoupire après ce “moment, que je dois laiſſer cependant “à votre choix.“

Après le dîner, il me dit: „Molière “conſultoit ſa ſervante; vous! n'êtes pas “une ſervante, morbleu; au contraire, “vous êtes une Demoiſelle de beaucoup “d'éducation; mais je ne vous en conſul“terai pas moins.“ Alors, il m'a lu une diſſertation ſur l'état du commerce chez les anciens Romains, en me demandant ce que j'en penfois. Je lui ai confeſſé qu'il m'étoit plus difficile de lui dire mon avis ſur une pareille matière, que ſur une comédie; cependant j'ai haſardé quelques mots ſur ce que j'avois pu comprendre.

M. Saget a été enchanté. „C'eſt un tréſor “que j'ai là, s'écrioit-il“ Son neveu vint, tout-à-coup, lui envier ce tréſor. C'étoit un jeune homme moins bien que le fils de Guillaul Il parut frappé d'une douce ſurpriſe à mon ſpect. „O! mon oncle, dit-il, qu'eſt“ce que cette jolie payſanne que vous “avez là?“--„Mon neveu, ce n'eſt “point une payſanne; vous la verrez demain en habit de ville.“--„Elle eſt “charmante ſous celui-ci. Elle ſera di“vine ſous l'autre.“--„Je ſuis de votre “avis, mon neveu.“--„Mon oncle, “on vient de m'apprendre que vous avez “une gouvernante; ce n'eſt pas, ſans “doute, Mademoiſelle.“--„Pardon“nez-moi, mon neveu. C'eſt elle“même.“--„Mon oncle, elle eſt faite “pour être une Reine. Oſez-vous vous faire ſervir par de ſi belles mains.?“

„Mon neveu, vous voudrez bien nous faire grace de tous vos jolis propos; je n'aurois pas autant de plaiſir à les écouter, que vous à les débiter.“

eci n'empêcha pas le neveu de m'acbler d'un tas de complimens ou de deurs, qui ne me plaiſoient pas tant ue la bonhommie de ſon oncle.

Une nouvelle viſite vint rendre la verſation plus piquante. Nous vîmes ter un beau jeune-homme, c'étoit l'Abbé Guillau. „Ah, cruelle! me dit-il tout bas, je vous ai donc enfin écouverte!“ Alors il tira ſa révérence, d'abord très-cordialement à l'oncle, enſuite beaucoup plus froidement au neveu.

Les deux perſonnages le ſaluèrent comme il les avoit ſalués. Il dit à l'oncle qu'ily avoit long-temps qu'il deſiroit de venir lui rendre ſes reſpects: „Cruelle! ajoutont“il tout bas, en me preſſant le genou, “avez-vous pu m'abandonner ſi bruſque“ment?“ Il s'étoit aſſis à mon côté droit; le neveu de M. Saget s'aſſit à mon côté gauche, il l'obſervoit d'un l perçant courroucé. Les deux rivau commençoient à ſe toiſer des yeux.

troiſième entre, regarde les deux autr, d'un air preſque menaçant; c'étoit M.

Chevalier de Poupincour. Il fut obl de ſaluer l'oncle, de lui dire qu deſiroit de le voir depuis long-temps.

bon-homme ne ſavoit ce qui lui attir tant de viſites; mais il ne doit pas tar à le découvrir.

Je vois que ces trois rivaux v troubler ma vie, m'empêcher de teſt chez cet honnête-homme, juſqu'à cequ je me délivre de mon fardeau. Et qua même je pourrois reſter chez lui juiqu ce moment, comment faire alors? cor ment lui dévoiler mon funeſte ſecret comment m'expoſer à perdre ſon eſtim lui qui me croyoit ſi honnête? Les embatras vont augmenter continuellement.

les trois rivaux ſe ſont quittés déjà de mauvaiſe humeur, dès le premier jour.

ls ſont revenus pluſieurs fois. Ils ſe ſont toujours rencontres. Ils ſe ſont toujours preſque menacés des yeux. Je crains que cela ne finiſſe par quelqu'éclat funeſte à mon honneur. Je mets bas-la plume, ur quelques jours, je vous écrirai a ſuite, ma petite maman.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

u dois ſentir, mon ami, combien la lettre de cette chère Laure m'a affecté.

Mon Dieu! que je lui cauſe de peines!

Quoi! elle eſt actuellement dans une ondition ſervile. Ah! je brûle d'aller l'en délivrer; mais Aurore me retient. Je n'ai mais aimé comme j'aime à préſent: Ce n'eſt plus une ardeur dans mes veines cachée, C'eſt Vénus toute entière à ſa proie attachée.

Mon bonheur eſt dépoſé dans le ſein Aurore. Je ne puis le trouver que là.

Si je me ſépare d'elle, c'eſt comme mon ame étoit ſéparée de mon corps je meurs ſur-le-champ. Il faut abſolument que je poſsède cette adorabl perſonne; mais ſa vertu forme autou d'elle un rempart, que je ne puis franchir Il ſemble que Minerve la couvre de ſo égide, me frappe de conſternation quand j'oſe concevoir quelque projet ou trageant pour ſa gloire. Il faut penſe chaſtement devant une perſonne ſi chaſte Loin de moi la penſée criminelle d chercher à la féduire! je n'y réuſſiroi pas; mais ce ſeroit un ſacrilège de le pr jeter. J'aſpire à ſa main, mon cher ami auſſi bien qu'à ſon cœur. C'eſt le gra hymen qui eſt l'objet de mes vœux. Qu'o me préſente, avec la plus belle femme la fortune de tous les Mydas de la France qu'on m'offre une Reine même, ſur ſo trône, je lui préférerai la ſimple Aurore avec ſon indigence, ſon obſcurité, ſe graces naturelles, ſon ame auſſi bell que ſon corps; j'en fais ici le ſerment, je n'aurai jamais d'autre épouſe qu'Au rore Belle-en-Deuil. J'attends donc, ave impatience, le retour des auteurs de me jours, qu'on dit prochain, pour obteni leur conſentement. Ce parti, dépourvu d fortune, ne leur plaira peut-être pas; mais ils aiment leur fils unique, il ne vondront pas le mettre au tombeau. Mais d'ici à ce temps-là comment faire? L'amour me dévore. Je mourrai ſi l'on me refuſe Aurore, je mourrai ſi on me la fait trop attendre.

Suite.

Bon Dieu! qu'eſt-ce que j'apprends, mon cher ami? Mon pere ma mère ſont de retour à Breſt; ils vont paſſer par Paris. Je vole au-devant d'eux, je reviens avec eux leur conſentement pour mon mariage. Je prends la poſte dans le moment, je pars pour Breſt. Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

J'ai rejoint, mon cher ami, les chers auteurs de mes jours; je dis chers, malgré les chagrins qu'ils ne craignent pas de e donner. J'avois bien beſoin d'accourir u-devant d'eux! Ils mont reçu, à la vérité avectamourleJe me ſuisoprécipité dans leurs bras. J'augurois bien d'un pareil accueil. Je n'ai pu cacher long-temps mes deſirs. Je leur ai avoué mon amour, mon projet d'hymen. Ils ont froncé le ſourcil; cependant ils m'ont demandé qu'elle étoit la jeune perſonne, objet de mes vœux, quel étoit ſon état, ſa fortune. Je leur ai détaillé-tout ce que j'en ſavois. Tous deux ont fait, comme de concert, une grimace qui m'a fait friſſonner. Ils m'ont dit qu'ils avoient des vues ſur moi; qu'il ſe préſentoit un parti d'or, m'ont défendu trèspoſitivement de revoir la pauyre fille, trouvée dans la boue, que j'avois la fantaiſe d'élever juſqu'à moi. J'étois indigné d'un langage ſi mépriſant, à l'égard d'une fille adorable, que je voudrois pouvoir placer ſur un trône. Je les ai conjurés d'attendre qu'ils l'eufſent vue du moins, avant de prendre un parti à ſon égard. Ils ne m'ont pas écouté, ils n'ont pas même voulu paſſer par Paris; ils ont pris, ſurlechamp, la route de Lyon, où ils ſont peut-être arrivés à préſent.

Ilsvauront beau faile; non, je n'épouſerai pas lel malheureux parti qu'ils me préſententanon, je le répète, je n'aurai jamais d'autre épouſe que ma chère Belle-en-Deuil; mais comment la poſſéder? Il faut que j'attende l'âge de trente ans. Encore douze ſiècles juſqueslà. Non, je ne pourrai attendre ſi longtemps. Je mourrai, ou je poſſéderai cette incomparable fille.

Je ſuis revenu à Paris, ſeul, accablé, déſeſpéré. Je n'ai pas encore dit, à ma belle Aurore, qui je ſuis; elle me croit toujours un ſimple graveur.

Suite.

Le Chevalier Marqué eſt venu me voir; il eſt parvenu à ſe faire ſupporter dans mon appartement. Je l'ai reçu, ne l'ai pas mis à la porte. Il m'a demandé le ſujet de mon chagrin. Je le lui ai confeſſé. „Hé bien, m'a-t-il dit, en quoi “vos affaires ſont-elles déſeſpérées? On “ne veut pas vous laiſſer contracter un “mariage réel. Hé bien, il faut en con“tracter un faux.“--„Comment mal“heureux! un faux? Voilà bien un conſeil “du Chevalier Marqué.“--„Oui, “ſans doute, je m'en vante; car c'eſt “le ſeul parti qu'il y ait à prendres “Vous ne voulez pas, dites-vous, dé“baucher Mademoiſelle Aurore.“ „Non, ſans doute, cela ſeroit im“poſſible.“--„Vous mourrez cependant “ſi vous ne la poſſédez pas.“--„Cela “eſt encore vrai.“--„Vous ne voulez “pas mourir.“--„Je voudrois bien “ne pas précipiter ce dernier moment“--„Vous ne voulez pas poſſéder votre “amante par ſéduction; vous ne pou“vez la poſſéder par un mariage réel; “il faut donc le faire par un mariage “feint.“--„Mais que diroit-elle?“

--„Elle ne diroit rien, ſi elle ignoroit “que le mariage fût faux. Vraîment, “ſi vous allez le lui dire, elle n'y con“ſentira pas, ou bien ce ſeroit ſe laiſſer “débaucher.“--„Mais je la trompe“rois.“--„Mais non, vous ne la “tromperiez pas. Votre deſſein ne ſeroit“ilpas de l'épouſer véritablement, quand “l'age vous auroit apporté la faculté de “le faire ſans le conſentement paternel?

“Ne donneriez-vous pas alors la légi“timité à vos enfans? Ne répareriez“vous pas alors tous les petits inconvé“niens, qui auroient pu réſulter d'un “mariage faux; inconvéniens qui ſe“roient nuls, tant que cette fauſſeté “ſeroit ignorée? Vous n'avez donc pas “d'autre parti à prendre. Regardez bien; “tournez-vous de tous les côtés, “retirez-vous de ce pas-là. Vous ferez “tout ce qui dépendra de vous; le ma“riage ſera vrai de votre côté; vous “donnerez votre conſentement réel à “une liaiſon légitime; tout ce qui man“quera à cette union, ſera la faute de “vos parens; il n'y manquera plus rien, “quand vous aurez le pouvoir d'y ajou“ter tout ce qui pourra y manquer.“

Qu'en dis-tu, mon ami? Ces raiſonnemens ſont ſpécieux, ce me ſemble.

Je ne ſais qu'y répondre, , s'ils ne me venoient pas de la part du Chevalier Marqué, je crois que je les admettrois ſans difficulté. En effet, Aurore ſera ma véritable épouſe, quand je pourrai l'épouſer; mais il ne faut pas que je meure en attendant. Je puis me répondre de la légitimité de mes vues. „Mais, ai-je dit “au Chevalier Marqué, quand même “je voudrois contracter un faux ma“riage, comment m'y prendre? où “trouver des Miniſtres pour cette ſcé“lérateſſe?“--„Les Miniſtres ſont “bien aiſés à trouver. On fait un plan; “par exemple, on dit à la Demoiſelle “ à ſes parens. „En qualité d'artiſte, “j'ai un Seigneur qui me protège, qui “m'offre même un logement chez lui, dans les commencemens. Il a la bonté “de mevouloir du bien, il deſire “que mon mariage ſoit célébré dans “ſon château, afin que tous les frais “de la noce ſoient ſur ſon compte. C'eſt “une ſatisfaction, bien flatteuſe pour “moi, que je ne puis lui refuſer.“ „Et où trouverons-nous un château “pour exécuter ce projet?“--Croyez“vous que le Comte de Rouéville, avec “lequel vous êtes lié aſſez particulière“ment, vous refuſe le ſien, pour cette “bonne œuvre?“--„Parbleu! je le “verrai ce ſoir, je le ſonderai là-deſſus.“

--„Qu'appelez-vous le ſonder? Il faut “lui demander ſon château purement “ ſimplement. Il faut lui dire:mon “cher Comte, je veux faire accroire à “une petite fille, que je l'épouſe; je “vais lui dire que j'ai, dans vous, un “protecteur zèlé; que vous deſirez que “le mariage ſe faſſe chez vous. „Vous “verrez qu'il vous dira: „mon ami, “diſpoſe de mon château, comme de “moi-même.“ Je ne répondis rien au fourbe. „Vous “vous faites des monſtres de tout, pour“ſuivit-il. Vous êtes encore ſans expé“rience; vous avez, ſous vos mains, “un homme qui en a; , au lieu de “lui donner votreconfiance, vous vous “amuſez à le quereller. Morbleu! dans “ce monde-ci, pour tirer parti de ſa “ſituation, il faut s'entendre. Il faut “qu'ily ait de l'harmonie entre les “hommes, alors tout va. Vous avez “encore les préjugés de la province, du “cinq cents; „mais cela n'eſt pas juſte, “dites-vous; cela n'eſt pas honnête.“

„Ces prétendus honnêtes-gens ſont ſi “bornés!.... Ils n'ont qu'un côté pour “voir les choſes, il n'ont qu'un chemin “pour procéder. Si on les écoutoit, on “ne feroit jamais rien, le monde “entier feroit un cul-de-ſac.“

Je ſuis ſorti, ſans répondre un mot au Chevalier. Je ne ſavois ſi je devois admettre ſon projet, qui me paroiſſoit répugner. à ma délicateſſe. Je l'aurois peut-être rejeté; mais je rencontrai, le ſoir, le Comte de Rouéville. Je m'aviſai de lui parler de mon projet; il m'offrit, ſur-le-champ, ſon château. „Tous mes “gens vous ſerviront, me dit-il. Ils ſont “au fait de cela. L'un fera le Prêtre, l'autre “le Clerc, que ſais-je moi? tout le “monde jouera ſon perſonnage, comme “il convient.“ La facilité de l'exécution me tenta. J'allai trouver la famille BelleenDeuil, un peu tourmenté par mes remords; mais raſſuré par la légitimité de mes vues. Je fus reçu comme le ſauveur, le Dieu de la famille. Je ne parlai point de mon père, ni de ſon refus.

„Mes bons amis, dis-je au père à “la mère, j'aime votre fille à l'adora“tion; mais mon amour ne lui a, juſ“qu'ici, cauſé que des chagrins. On a “voulu me l'a ravir. Une malheureuſe, “comme Frédégonde, s'eſt emparée “d'elle, a pretendu la tenir dans ſa “dépendance. Voulez-vous qu'Aurore “ne dépende que de vous de moi?

“Donnez-la moi pour épouſe. Alors “perſonne n'aura le droit de me diſ“puter ma femme.“

Les trois bonnes gens ont paru ravis au troiſième ciel. La mère la fille vouloient ſe jeter à mes genoux, le père s'efforçoit d'en faire autant. Je les ai retenus. „Ah! mon cher ami, ſe ſont-ils “écriés tous les trois, parlez-vous tout “de bon? Quoi! vous auriez pour nous “ce comble de généroſité!“--„C'eſt “moi, leur ai-je répondu, qui ſerai au “comble du bonheur.“--„Ah, ciel!

“mon cher fils, a repris le père, je “vous l'accorde de tout mon cœur. Mon “Dieu! bénis ce bon jeune-homme, qui “daigne faire la conſolation de ma “vieilleſſe, qui veut bien être mon fils, “quand il eſt un Dieu pour moi.“ „Oh! mon cher fils, s'eſt écrié la mère, “ô! notre bien-aimé, notre ſauveur, ô “rendez heureuſe ma fille, ſoyez-le “par elle. Ma fille, aime bien cet hon“nête garçon, qui a tiré de priſon ton “père ta mère toi-même, qui “nous ſoutient nous donne de beaux “jours, ſur le bord de notre tombeau.“

Elle n'en a pu dire davantage, elle étoit ſuffoquée par l'excès de la joie. Pour moi je rougiſſois intérieurement de tant d'éloges de bénédictions, que je méritois ſi peu. Quanr à ma chère Aurore, elle ne pouvoit parler. Elle verſoit de douces larmes, des larmes de joie, qui couloient juſques dans mon cœur, qui y portoient le remords. Elle ſe laiſſa tomber dans mes bras, puis, à genoux, les mains élevées au ciel: „O mon Dieu!

“tu le permets, dit-elle, tu veux bien “que je ſois heureuſe. Ah! ſi je puis “rendre mon mari auſſi heureux que “moi!....“ Je l'ai relevée. Je l'ai ſerrée tendrement contre mon cœur, je ſuis reſté quelque temps muet déconcerté, enchanté de mon bonheur, tourmenté de mes reproches intérieurs.

Enfin j'ai repris la parole. „Mes bons “amis, ai-je dit, il ne faut pas que “les méchans, qui nous perſécutent ſi “cruellement, puiſſent troubler notre “félicité, l'exécution du projet heu“reux que nous venons d'enfanter. Il “faut nous mettre en sûreté dans un “port à l'abri de leur noirceur; car, “s'ils avoient connoiſſance de notre ma“riage, ils viendroient y mettre obſtacle.

“J'ai vu hier M. le Comte de Roué“ville, mon protecteur zélé, qui m'a “toujours voulu fait du bien. Je lui “ai parlé du projet qui faiſoit l'unique “objet de mes vœux. „Mon cher ami, “m'a-t-il dit, vous connoiſſez mon “château de Rouéville, à une certaine “diſtance de la capitale; je vous le “cède pour auſſi long-temps que vous “voudrez. Regardez-vous-en comme “le maître, tant que vous y ſerez. Allez “vous y marier; je veux m'y trouver pour vous en faire les honneurs, “célébrer, avec vous, les noces qui fe“ront votre bonheur. Vous pourrez vivre “là, pendant quelque temps, tran“quilles; ignorés, ſans que perſopne “ſonge à vous y venir troubler.“ J'ai ac“cepté, avec la plus vive reconnoiſſance, “l'offre de mon protecteur. „Mandez“moi, m'a-t-il dit, le jour que vous par“tirez, afin que je me trouve dans mon “château pour vous y recevoir. Envoyez-moi auſſi vos papiers, afin que je “vous obtienne toutes les permiſſions “qu'il vous faut, parce que j'ai plus de “crédit, que vous, auprès de l'Evêque " du diocèſe. Quand vous arriverez, tout "ſera prêt, vous n'aurez plus qu'à “recevoir la bénédiction nuptiale, des “mains de mon Chapelain.“ J'ai re“mercié, du fond de mon cœur, ce “généreux Seigneur. A préſent, mes chers “amis, qu'en dites-vous? acceptez-vous “l'offre que me fait Monſieur le Comte?“

Ici les tranſports de la reconnoiſſance, des trois chères perſonnes, ont éclaté de nouveau. J'ai reçu les bénédictions les plus tendres les plus cordiales. Je voyois cette famille chérie plongée dans l'extaſe l'ivreſſe de la joie. Quelle vérité eût jamais produit d'auſſi heureux effets que ce menſonge? Cependant je me le reprochois intérieurement.

ſoute la famille s'eſt remiſe entre mes mains. Nous allons partir au premier moment, , ſous peu de jours, je me verrai l'époux de la belle Autore; oui je dis ſon épeux; car ce ſera un véritable mariage, que je contracterai dans le fond de mon cœur.

Le Comte de Rouéville, à Frédégonde.

AUGUSTE Prêtreſſe de Vénus de Mercure, j'ai fait, chez toi, la connoiſſance d'un petit Ceſar de Perlencour, qui eſt fort gentil. Je m'intéreſſe à lui; mais il a beſoin d'une leçon. Il eſt d'une ſuffiſance d'une fatuité ſingulières. Je lui prête mon château de Rouéville pour une rouerie. Il va bientôt partir pour s'y rendre avec une de ſes victimes; mais, avant ſon départ, je veux qu'il ſoit myſtifié. Charge toi de cette beſogne, toi qui poſsèdes tous les ſecrets de la fourberie. Emploie, pour te ſeconder, ton agent ordinaire, le Chevalier Marqué, ce frippon ſubalterne, dont la figure m'ennuie, que tu fais ſauver quand je paroîs. Il a, dis-tu, peu d'eſprit; mais on en a toujours aſſez pour faire du mal. Votre petit bon-homme ſe croit un grand politique, un héros un philoſophe; bâtiſſez votre plan là-deſſus. Jouez lui des tours, tendez lui des pièges relatifs à ces trois qualités. Faites-lui faire des bévues des trois genres. Prenez pour modèle feu le petit Poinſinet. Vous ſavez les niches qu'on lui a faites. Imitezles, ſoyez de miſérables copiſtes, ſi vous n'avez pas le génie de l'invention. La récompenſe eſt au bout. Gagnez votre vie, malheureux, en tourmentant celle des autres.

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

Je t'envoie la lettre du Comte de Rouéville. Tu vois qu'il faut myſtifier le petit bon-homme, avant ſon départ. C'eſt un nouveau petit Poinſinet; il faut le traiter comme cet ancien Poëtereau. Je vais imaginer, exécute.

Il faut d'abord faire accroire à notre nouvelle dupe, comme à l'ancienne, que le Roi de Pruſſe veut le choiſir pour ſon Miniſtre ſon Général. Enſuite je veux le faire Evêque, en même temps que Militaire. Je vis, il y a quelque temps, un Evéque de Babylone, que je voulus engager à venir faite ſes caravanes chez moi. C'eſt un homme ſage; il ne me fut pas poſſible de l'amadouer; mais je veux le mettre en jeu. Il faut qu'il promette de céder ſon Evêché au petit bonhomme, qu'il le faſſe au moins ſon Coadjuteur. Enſuite nous en viendrons à rendre le ſubtil Céſar inviſible. Il y a ici un Docteur Meſmer, Allemand, qui eſt venu déniaiſer les François. Il ſe vante de guérir les gens par l'attouchement, de communiquer ce merveilleux ſecret; il y a auſſi un certain Caglioſtro, Grand-Roſe-Croix, Italien, qui a cinq cents ans, qui vous fait exiſter dans pluſieurs lieux à-la-fois. Voilà des myſtificateurs. Tâche de les voir, qu'ils nous aident pour donner une leçon au petit jeune-homme. Invente, fabrique des lettres. Voilà un plan rapide que je te trace. Bande tous les reſſorts de ton pénible génie, pour l'exécuter. Mérite d'être appelé mon bras droit.

Sur-tout ne paroiſſons pas là dedans, ni toi, ni moi. Le petit Monſieur ſe méfieroit de nous. Trouve des frippons ſubalternes, qui travaillent ſous toi.

Le Chevalier Marqué, à Frédégonde.

J'ai travaillé ſur-le-champ d'après ton plan, je te ferai voir que j'ai plus d'eſprit qu'on ne croit. J'ai trouvé deux inſtrumens ſubalternes; j'ai fabriqué des lettres, des patentes, que ſais-je moi? le petit bon-homme eſt déjà, en idée, Patriarche de Babylone, MiniſtreGénéral du Roi de Pruſſe.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Je ſuis ſur le point de quitter Paris, pour un temps, mon cher ami, les bonnes aventures ſe précipitent avant mon départ. Je vais te raconter du nouveau du merveilleux; ma réputation a déjà volé plus loin que je n'aurois cru; , ſi l'on me perſécute dans ma patrie, on me rend juſtice dans le pays étranger.

Je vis hier venir, chez moi, un homme impoſant que je ne connoiſſois pas. Il y avoit un ſoupçon d'Abbé, dans ſa miſe preſque bourgeoiſe. Il m'apprit qu'il étoit Grand-Vicaire, principal Agent, à Paris, de l'Evêque de Babylone, me préſenta une lettre de ce Prélat, adreſſée à lui. Je la lus à ſa réquiſition, je fus extrêmement ſurpris du contenu.

Je le mets ſons tes yeux.

Alexandre **, Evéque de Babylone, à M. l'Abhé Aſtuzzi, ſon GrandVicaire.Babylone.„Moncher Abbé, j'ai entendu parler, “de tous les côtés, avec les plus grands “éloges, du merveilleux Céſar de Per“lencour. C'eſt le prodige du ſiècle.

“Vous m'en avez toujours parlé, vous“même, ſur ce ton; je n'ai entendu “qu'un cri là-deſſus, pendant mon “dernier voyage de Paris. J'ai fait tous mes efforts pour voir alors ce mer“veilleux jeune-homme; mais il étoit “en Angleterre, je partis déſeſpéré “de n'avoir pu le rencontrer. Je voulois “dès-lors faire l'acquiſition de ce per“ſonnage unique. J'ai toujours le même deſir; je vous prie de m'aider pour l'exécution du projet, que j'ai formé “à ce ſujet.

“La ſuperbe figure de ce jeune“homme, dont j'ai vu le portrait, nous “ſera fort utile, pour nous procurer, “en France, dans toute l'Europe, “des appuis des correſpondans. Son “eſprit brillant enchanteur, que je “connois par tant de vers charmans, “que j'ai vus de lui, ſon eſprit, dis-je, enſorcellera tout le monde en notre faveur, nous fera des parti“ſans, même des enthouſiaſtes. Je “veux abſolument me l'attacher, à quel-que prix que ce ſoit. J'ai cherché quel titre quel emploi je pouvois lui donner, je n'ai vu rien qui pût convenir à un homme de ce mérite de ce ſang, que d'être un ſecond moi-même. Oui, j'en veux faire mon Coadjuteur, mon ſurvivancier.

“Tâchez d'obtenir, de lui, qu'il agrée “cette marque de mon eſtime pour “lui. Ce jeune-homme, fait pour la “galanterie pour le plaiſir, ſera peut“être effarouché de ſe voir devenu tout“àcoup Eccléſiaſtique, même Evêque.

“Un jeune conquérant, commeélui “ne voudra pas quitter l'épée le “plumet. Il ne les quittera pas pout “cela; vous le ſavez bien vous-même, “ vous pouvez l'en aſſurer. Un Evêque “in partibus n'eſt obligé à aucune fonc“tlon pontificale, que dans ſon Diocèſt “Il n'eſt Eccléſiaſtique que là, encore “ne l'eſt-il qu'en ſecret; par-tout ail“leurs, il eſt parfaitement Laïc, “il en a toute la liberté. Notre petit “Céſar continuera donc, quoique mon “Coadjuteur, d'être le plus aimibl “des Militaires, l'idole du beau ſexe “ le héros du-jour; il ſera libre “d'ailleurs, de ſuivre-toutes les autres “carrières qu'il ſe propoſoit d'embraſſet.

“Il pourra, tout au plus, quand il n'auna “rien de mieux à faire, venir dans quelques années, faire une apparition chez nous, diſtribuer des bénédie“tions à nos pauvres Babyloniens, qu “le prendront pour-un Ange habillée “Evêque. Il faut lui fixer un petit h “norail “noraire pour la faveur qu'il nous fera “d'être l'un des nôtres. Je ſais qu'il eſt “riche; mais cent mille francs de plus “par an, ne peuvent nuire à un jeune“homme. Je ſuis sûr qu'il s'en fera hon“neur, qu'il en jouira noblement. C'eſt “tout ce que je puis faire, pour le “préſent; mais, par la ſuite, je me “promets de le traiter beaucoup mieux.

“Faite-lui mes offres, mon cher ami, “ recevez mes ordres de lui compter “régulièrement cet honoraire, s'il “daigne l'accepter. Je vous envoie auſſi “ſes patentes toutes dreſſées; s'il con“ſent, vous raſſemblerez quelques Pré“lats in partibus, comme nous, vous “ferez recevoir mon Coadjuteur, avec “toutes les cérémonies ſecrettes qui “conviendront. Le Pape me promet de “m'élever, par la ſuite, au Patriarchat, “dont mon ſucceſſeur héritera. Le petit “Céſar ſera donc, par la ſuite, le plus “joli Patriarche, qui ait jamais exiſté. Il “aura auſſi le Chapeau; car Sa Sainteté, “dit-on, en a un pour moi, in petto.

“Tâchez, mon cher Abbé, de venir à “bout de cette négociation, recevez, “ainſi que le petit Céſar, ma bénédic“tion apoſtolique.“

u ſens, mon cher ami, combien j'ai dû être émerveillé de cette lettre. Rien de plus flatteur aſſurément; mais, quoiqu'elle chatouillât mon amour-propre, j'ai cru y reconnoître une exagération qui m'a inſpiré des doutes, m'a fait craindre que ce ne fût un tour qu'on vouloit me jouer. „Se peut-il, me diſois-je, qu'on “ait, ſur mon compte, des idées ſi “exaltées: moi qui n'ai encore produit, “au grand jour, rien d'eſſentiel?“

Mais l'Abbé, qui me préſentoit cet écrit, avoit l'air ſi honnête, ſi ſimple, quoiqu'Italien..... D'ailleurs, quel intérêt auroit-il de me tromper? Enfin, il m'a fait voir les patentes tous les papiers néceſſaires, munis du ſceau des armoiries de l'Evêque. Tout eſt en forme. On m'a nommé le Banquier qui doit me payer, qui va m'avancer une année, c'eſt-à-dire, cent mille francs. Je crois ce que je touche. Cette affaire eſt extraordinaire; mais j'ai peine à la croire ſujette à aucun doute. J'ai demandé du temps pour réfléchir. Moi Evêque, moi Patriarche, Cardinal Pontife, toujours Cavalier ſur le pavé de Paris! En vérité, je n'en reviens pas. Qu'en dis-tu, mon ami? Mande-moi ce que tu en penſes, pour me déterminer.

Suite.

Les bonnes fortunes me pleuvent, mon cher ami. Il m'en eſt encore ſurvenu une nouvelle ſemblable à la précédente, encore plus conſidérable.

C'eſt vraiment du ſérieux. Un Seigneur, un Ambaſſadeur extraordinaire eſt venu, dans un ſuperbe équipage, pour voir ton ami Céſar. „Monſieur, m'a-t-il dit, “pardonnez-moi la liberté que je prends.

“Je viens vous préſenter mes reſpects, “de la part de S. M. le Roi de Pruſſe, “mon maître, de Son Excellence “Monſieur le Baron de L ſon prin“cipal Miniſtre. Voici ce que m'écrit “Son Excellence.“ Et il m'a preſenté ſa lettre, dont je joins ici copie.

Monſieur le Baron de L**, à Monſieur le Baron de , Ambaſſadeur Extraordinaire de Sa Majeſté Pruſſienne.

Berlin. MMonsieurle Baron, „La réputation extraordinaire du jeune “Céſar eſt venue juſqu'à nous. Nous “avons appris, avec étonnement, qu'il “y avoit en France un jeune-homme “parfaitement beau, qui, dans l'âge des “plaiſirs, cultivoit, à la fois, la Politique, “les Armes, la Philoſophie, les Arts, “tout ce qui eſt du reſſort de l'eſprit “humain. Sa Majeſté a conçu le deſir “d'acquérir ce prodige du ſiècle „Voilà “ce qu'il me faut, a dit le Roi, “ce que je cherche depuis long-temps en “vain. J'ai beſoin de quelqu'un qui “réuniſſe les talens aux graces; qui me “faſſe des partiſans, d'abord par les agré“mens de ſon extérieur, qui enſuite les “enchaîne par tout le charme de ſon “eſprit. Ce jeune Céſar ſeul eſt fait “pour réunir tous ces avantages. J'ai “lu avec ſurpriſe, avec extaſe, les plans “de Gouvernement qu'il a tracés. Je “ne puis concevoir comment on néglige “d'en profiter dans le Royaume qui les “a vu naître. Quoi qu'il en ſoit, ce jeune“homme peut m'être utile ou plutôt “eſſentiel, pour établir pour étendre “l'empire ſecret univerſel, que je veux “me faire dans l'Europe, même dans “le monde entier, s'il eſt poſſible. Cet “Empire paiſible, utile aux hommes “qu'il doit tendre à réunir, ne ſera “point le prix du ſang; mais celui des “talens, du génie des graces. Notre “petit héros Céſar en ſera le plus grand “propagateur. Sa beauté, ſes talens, ſon “eloquence perſuaſive gagneront en“chanteront tous les cœurs. Gagnez“moi ce jeune-homme, à quelque prix “que ce ſoit. Je le fais mon Miniſtre “univerſel du monde qu'il doit me con“quérir, mon Général d'armée; car “je ſais qu'il a une prodigieuſe valeur, “ que Mars, dans lui, s'unit avec “Vénus. De Paris, qui eſt le rendez“vous de tous les perſonnages les plus “célèbres, il pourra me ſoumettre l'Uni“vers. Traitez avec lui, comme avec “une tête couronnée. Qu'il ſache que “je veux qu'il ſoit regardé comme un “ſecond moi-même, que ſes ſtatues “ſoient jointes avec les miennes, “qu'on jure par Céſar, comme par “Frédéric. Ce jeune-homme doit aimer “la gloire. C'eſt preſque tout ce que “je peux lui offrir pour le préſent. L'in“térêt doit avoir peu d'empire ſur ſon “cœur, ainſi je penſe qu'il ſe conten“tera du petit revenu que je lui fixerai, “quelque modique qu'il ſoit; car il ne “ſera d'abord que de deux cents mille “francs de penſion. Faites-lui paſſer ſes “patentes toutes prêtes, qu'il entre “en exercice, du moment qu'il aura “conſenti.“ “Voilà, Monſieur, ce que m'a dit “le Roi; je vous rapporte fidèlement “ſon diſcours. Vous devez ſentir de “quelle importance il eſt de gagner M.

“Céſar de Perlencour. Ne négligez rien, “pour cela, je vous prie. Je vous en“voie ſes patentes. S'il accepte, faites“lui compter, ſur-le-champ, une année “de ſa penſion. Réglez, avec lui, le “titre qu'il prendra, l'équipage ana“logue qu'il y joindra. Je crois que le “nom de Prince-Miniſtre extraordinaire “du Roi de Pruſſe lui conviendroit “aſſez. Je remets cette affaire à votre “prudence, en vous aſſurant que vous “ferez, en cela, la choſe la plus agréable “à Sa Majeſté. J'ai l'honneur d'être, “,

Oh! pour cela, mon cher ami, on me caſſe ici le nés avec l'encenſoir. I n'eſt pas poſſible qu'un ſi grand Monarque ſe ſoit exprimé ſi pompeuſement ſur mon compte. En vérité cette lettre-là me confond. J'y vois des idées qui ne peuvent appartenir qu'au Roi de Pruſſe. Ce projet d'un empire univerſel ne peut être imaginé par un fourbe qui voudroit me jouer.

D'ailleurs, oſeroit-on mettre en jeu une tête couronnée, l'un des plus grands Rois, qui aient jamais exiſté? Enfin j'ai vu des patentes. On va me compter deux cents mille francs, dès que j'aurai conſenti. Qu'on m'attrape tous les jours de même. J'ai encore demandé du temps pour ce conſentement. Je ſuis bien embarraſſé.

Quel intérêt a-t-on à me faire de pareilles offres, ou à me jouer des tours ſi ſingulièrement imaginés? On parle de mes plans de Gouvernement. Je ne les ai montrés à aucun particulier. Je n'ai fait que les envoyer à la Cour. Il faut donc qu'on s'en ſoit entretenu dans le Conſeil, que le Roi de Pruſſe y ait des intelligences, que ſes agens les lui aient fait paſſer.

Voilà pourtant du poſitif. Je m'y perds.

Vois, mon ami, conſeille moi. Je ſuis dans le plus grand embarras.

Suite.

'aneé Aſtuzzi eſt venu me demander réponſe; il a rencontré hier, chez moi, M. le Baron de R**. „Ah, ah! m'a-t-il “dit, vous traitez avec le Roi de Pruſſe.

“J'ai vu hier ſortir, de chez vous, ſon “Ambaſſadeur extraordinaire; j'entends “dire, ſourdement d'ailleurs, qu'il y “a une négociation entamée avec vous.

“On en parla hier chez le Roi.“ Qu'en dis-tu, mon ami? Voilà pourtant un perſonnage diſtingué, qui m'atteſte que l'Ambaſſadeur du Roi de Pruſſe eſt réel; ce n'eſt donc pas un tour qu'on me joue.

J'ai revu auſſi cet Ambaſſadeur. „Hé “bien, m'a-t-il dit, vous devez être “Patriarche de Babylone. Je l'ai entendu “dire hier chez la Reine, j'ai vu “ſortir de chez vous M. l'Abbé Aſtuzzi, “Agent de l'Evêque qui occupe ce ſiège.“

--„Vous croyez donc, ai-je dit, que “ce n'eſt pas un tour qu'on me joue.“

--„Non sûrement, m'a-t-il répondu, “je puis bien vous le cautionner.“ „Mais, ai-je répris, ce Patriarchat “pourra-t-il être compatible avec le “miniſtère de Sa Majeſté le Roi de “Pruſſe?“--„Très-compatible, a-t-il “répondu. Au contraire, il ſera bon “que vous ayez pluſieurs états, le “plus ſaint de tous ne pourra que vous “donner plus de facilités pour ſervir Sa “Majeſté.“ De ſon côté, M. l'Abbé Aſtuzzi a trouvé pareillement que les deux miniſtères étoient compatibles, que celui, dont me chargeoit le Roi de Pruſſe, me donneroit plus de moyens, pour procurer des reſſources à l'Evêché de Babylone. Il ſera donc plaiſant, mon ami, que je ſois d'un côté Miniſtre d'Etat, Général; de l'autre Patriarche; que je donne des bénédictions des coups de ſabre; que je réuniſſe le gouvernail, l'épée l'encenſoir. Voyant que ces Meſſieurs m'atteſtoient, l'un par l'autre, la réalité de leur miſſion, qu'ils trouvoient compatibles les différentes fonctions qu'ils me propoſoient, j'ai cru voir que ce n'étoit pas un tour qu'on me jouoit; que je pouvois me fier à des apparences ſi bien d'accord enſemble, j'ai accepté.

On m'a remis, de part d'autre, les patentes en bonne forme. On va me compter deux cents mille francs d'un côté, cent mille de l'autre; me voilà Prince-Miniſtre extraordinaire du Roi de Pruſſe, Co-adjuteur de l'Evêque de Babylone. Je vais monter une maiſon conforme à mes nouvelles dignités. On m'a donné un cordon de Pruſſe; on doit y joindre le grand habit de l'Ordre. On m'a préſenté auſſi une croix pectorale d'Evêque, avec les habits de Prélat. Je vais etre reçu ſolemnellement; mais à huis clos, dans mes deux qualités. Nous formons les préparatifs. Adieu, mon bon ami; je t'envoie de l'eau-bénite de Cour, avec ma bénédiction apoſtolique.

Le Chevalier Marqué, à Frédégonde.

uelous fort que fût l'hameçon, le petit bon-homme a ſu l'avaler, ma Melle ame damnée. Le voilà d'un côté Prince-Miniſtre extraordinaire du Roi de Pruſſe; de l'autre, Coadjuteur de l'Evêque de Babylone. Il a eu la bonté d'accepter des deux parts. Il a héſité pendant quelque temps; il s'eſt douté que ce pouvoit être un tour qu'on lui jouoit; mais les deux Agens lui ont atteſté réciproquement la réalité du caractère l'un de l'autre. Ce ſont des gens croyables; l'un eſt le laquais d'un Ambaſſadeur; l'autre celui d'un Abbé. Or, comme on dit, tel maître, tel valet; il n'y a donc pas grande différence de leur état réel, à celui dont ils ſe parent. On va faire les deux réceptions. J'arrange tout pour cela. Il faut que le petit bon-homme les paye. Il a environ mille écus. Il faut qu'il faſſe ſes généroſités aux gens des deux Miniſtres Eccléſiaſtique Politique; les mille écus y paſſeront. Il compte en recevoir cent mille. Il va jeter l'argent, nous le rameſſerons, nous lui ferons ainſi payer la fête.

J'ai beaucoup fait rire le Comte de Rouéville, en lui racontant tous les détails que je tiens des deux valetsminiſtres. Il doit nous donner auſſi mille écus pour les frais de la myſtification.

Ceux-là, nous les empocherons.

Adieu, ma belle Scélérate; je te réſerverai une petite tribune, d'où tu verras les cérémonies des deux réceptions.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

J'ai eſſuyé, mon cher ami, les cérémonies des deux réceptions. Je ne te les raconterai qu'en gros. Cela n'eſt pas plus amuſant dans le récit que dans la réalité.

C'eſt le Comte de Rouéville qui a prêté ſon hôtel pour les deux cérémonies. La première a été adminiſtrée par des Evêques qui m'ont impoſé les mains, m'ont conféré tous les Ordres eccléſiaſtiques. Je ne connois point tous ces Meſſieurs; il y en avoit quelques-uns qui avoient l'air de grands bandits, malgré la ſainteté de leur miniſtère. Revêtus d'habits pontificaux, j'ai donné ma bénédiction ſolemnelle; on l'a reçue, je crois, en ſouriant un peu. Dans la ſeconde réception, des Seigneurs que je ne connois point, dont quelques-uns avoient même une figure aſſez plate, m'ont fait eſſuyer des cerémonies aſſez ennuyeuſes. On m'a paſſé le Cordon de l'Ordre du Roi de Pruſſe. Il y avoit en haut une Tribune, d'où pluſieurs Dames ont vu les deux réceptions. J'entendois rire, je crois, de temps en temps; mais on étouffoit les ris, ſans doute par reſpect; ou bien tout cela ne ſeroit qu'un tour qu'on me joueroit, ce qui ſeroit très-mortifiant pour moi. Au milieu de toutes mes grandeurs, je ne ſuis pas très-content. J'avois plus de mille écus, je n'ai pas le ſou à préſent. Il a fallu que je faſſe mes généroſités aux gens des deux Miniſtres, l'on ne ſe preſſe pas de me compter les cent mille ecus, qu'on m'avoit promis.

Cependant je ſuis reçu avec de grands reſpects, dans les maiſons où l'on eſt inſtruit de la double fortune qui m'eſt arrivée.

Tout le monde ſe lève, l'on attend, pour ſe raſſeoir, que j'en donne la permiſſion; mais je crois toujours entrevoir un ſourire imperceptible; pluſieurs jeunes perſonnes, qui ſe ſauvent en paroiſſant étouffer, ne s'éclipſent peut-être que pour aller rire à leur aiſe.

Suis-je, ſans le ſavoir, la fable de l'armée?

On me parle de m'initier dans de grands myſtères, de me faire voir de grandes merveilles. On doit me conduire chez un certain Comte Caglioſtro, qui eſt Grand-Roſe-Croix, chez un Docteur Meſmer, qui a de grandes vertus dans ſes attouchemens. Je crains bien que ce ne ſoient des Charlatans. Au reſte, je démaſque aſſez les fourbes. Je poſsède un peu de phyſique, je ne ſuis pas crédule.

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

u ne te tires pas mal du tour que nous jouons au petit bon-homme; tu n'es pas ſi bête qu'on le croit. Tu as aſſez drôlement choiſi tes gens. Pluſieurs avoient un peu la figure patibulaire. C'eſt une indigne profanation que de faire jouer, à de pareils poliſſons, des rôles ſi reſpectables. Au reſte, le petit ſot n'eſt pas encore détrompé. Il faut qu'il ſoit né avec un grand fond de crédulité, ſur-tout d'amour-propre. La haute idée qu'il a de ſa petite perſonne, lui faire croire à la lettre toutes les abſurdités dont nous l'avons bercé. Au reſte, puiſqu'il a dépenſé tout ſon argent, il ne faut plus tant le myſtifier. Il ne faudra donc plus guères que lui montrer les Charlatans dont tu m'as parlé. On lui fera croire qu'on le rend inviſible, , on lui jouera encore quelque niches puériles de cette eſpèce; enſuite nous l'épargnerons, parce qu'il n'y aura plus rien à gagner pour nous. Il ne faut faire le mal que quand il peut nous être utile; voilà de la morale, qu'en dis-tu?

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Je ſuis toujours dans les merveilles, mon cher ami; mais je commence à m'en laſſer. J'ai vu un certain Comte Caglioſtro, dont je t'ai parlé. Son valet lui donne pluſieurs ſiècles; il ne paroît pas en avoir la moitié d'un. Il poſsède, diton, le remède univerſel, la médecine des anciens Egyptiens. Je ne ſuis point malade; cela ne me tente point. Il prétend, ſelon ſes gens, évoquer les vivans les morts, comme il lui plaît. Je l'ai prié de me faire apparoître une très-jolie flle, que je lui ai nommée, qui eſt très-connue dans Paris. Il m'a promis d'opérer ce miracle, m'a donné parole au lendemain. Je me ſuis rendu chez lui à l'heure du rendez-vous, j'ai vu, en effet, ſortir d'une trappe la fille que j'avois demandée. Il ſe trouvoit, là, quelques ſpectateurs, qui affectoient une grande ſurpriſe. Pour moi, je n'ai rien vu là de miraculeux. C'étoit la fille même que j'avois demandée, qui paroiſſoit devant moi. On avoit eu le temps de la faire venir. Oh! ſi l'on me l'avoit fait paroître ſur-le champ, j'aurois crié miracle. Quoi qu'il en ſoit, la Demoiſelle, qui étoit une perſonne toute naturelle, qui n'avoit rien de magique, m'a offert ſes faveurs (c'eſt une fille de chez la G.

Je n'avois pas de quoi les payer. Elle m'a offert un crédit auſſi long que je voudrai. C'eſt une folle. M. de Caglioſtro paroiſſoit fier de ſon prétendu ſuccès.

Après une vivante, je lui ai demandé à voir une morte, que je lui ai nommée; il a pris encore un jour pour ſes préparatifs. Le lendemain, il a fait ſortir, de ſa trappe, une femme enveloppée d'un linceuil, qui avoit bien à-peu-près la tournure de la morte que j'avois demandée; mais que je n'ai pu reconnoître, ſous ſon ajuſtement mortuaire. Je l'ai interrogée. Elle m'a répondu à voix baſſe, pour que je ne connuſſe rien ſans doute à ſon organe. Elle m'a dit pourtant quelques particularités aſſez remarquables.

Comment les pouvoit-elle ſavoir, ſi elle n'étoit pas celle que j'avois en vue? J'aurois bien deſiré de voir ma ſœur; mais j'ai mérité tant de reproches de la part de cette infortunée, que j'aurois été trop effrayé, ſi j'avois vu rien qui lui reſſemblât. J'ai demandé enſuite à voir Frédégonde le Chevalier Marqué. „Hé “bien, m'a dit le Grand-Roſe-Croix, “vous allez les voir ſur-le-champ. Vous “ne ſerez plus dans le cas de dire que “je prens du temps pour faire mes “préparatifs.“ En effet, j'ai bientôt ſortir, de la trappe, mes deux indigperſonnages.

C'étoient bien eux-mêmes Je leur ai fait quelques queſtions. Ils m'ont tépondu aſſez congrument; mais je croyois les voir ſourire en tapinois, comme s'ils ſe moquoient de moi. „Les traîtres m'au“roientils joué, me dis-je en moi-même?

“Je ne reçois point les cent mille écus “qu'on m'avoit promis. Aurois-je été “myſtifié par ces malheureux?“ Dans le doute, je me ſuit dit: „Je ne riſque “rien de leur donner des coups de “canne. Ils en ont aſſez mérité de ma “part.“ En conſéquence, je me ſuis jeté à corps perdu ſur eux, , à grands coups de canne, je leur ai fait reprendre le chemin par où ils étoient venus. Je les ai entendu tomber ſous la trappe. Ils ſe ſont ſans doute démis quelques membres. Pendant cette exécution, j'ai entendu de grands éclats de rire, qui ne venoient plus d'eux; mais de quelques autres ſpectateurs cachés. Pour eux, ils pouſſoient des cris, qui paroiſſoient beaucoup amuſer tout le monde, juſqu'au Docteur lui-même. Je ne ſuis pas du moins aujourd'hui leur dupe.

Le Comte e Rouéville, à Frédégonde.

a dernière myſtification du petit jeune-homme m'a vraiment amuſé. Elle ne me promettoit pas grand-choſe. Le petit Monſieur faiſoit l'incrédule; mais, quand tu as paru avec le Chevalier Marqué, c'eſt-là le plaiſant. Vous faiſiez tous deux une grimace ſi comique ſous les coups de canne, ce traitement vous alloit ſi bien, qu'il n'y avoit pas moyen d'y tenir.

Nous avons tous ri comme des fous.

Encore une ou deux niches. Rendez le petit bon-homme inviſible, finiſſez par faire, ſur ſon phyſique, quelqu'iml nneee da le un eanlea a aliap oou les ſpectateurs cachés. Adieu, belle Sorcière. S'il te rondine encore, je rirai de toute mon ame.

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

Je t'envoie le billet du Comte de Rouéville. Ce ſcélérat! faites vous exterminer pour l'amuſer le faire rire! Ah! ſi je pouvois lui en faire donner une bonne volée! Mais le petit bon-homme! quel diable l'a inſpiré? comme il nous a roués de coups! S'il n'avoit frappé que ſur toi, j'en aurois ri; mais ſur moi! il me le le paiera. Oh! je ſuis laſſe de cette damnable myſtification. Jouons lui le tour de l'inviſibilité, puiſqu'il le faut, pour gagner nos mille écus, que cela me fournira peut-être les moyens de le lutiner de le tourmenter pour me venger de lui. Procurons lui auſſi un copieux relâchement qui le faſſe courir, termine la fête comme il le mérite.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

On a voulu me rendre inviſible. Je n'avois pas grande foi à cette inviſibilité.

Je n'étois pas fort tenté de recevoir cet avantage qu'on m'offroit avec tant d'inſtances de bonne volonté. C'eſt toujours le même Docteur qui fait les miracles: „Mais, Monſieur, lui ai-je dit, com“ment pouvez-vous me rendre invi“ſible?“--„En détournant de vous, “a-t-il répondu, les rayons de lumière “qui vous frappent.“--„Je ſens bien, “ai-je repris, que ſi les rayons ceſſent “de frapper ſur moi, l'on ne me verra “plus; mais alors je ſerai comme une “ombre, je cacherai toujours ce qui “ſera derrière moi, l'on verra, comme “un corps noir, qui ſe promènera dans “la chambre.“--„Pardonnez-moi, “m'a répliqué le Docteur. J'empêcherai “la lumière de vous frapper; mais je “la ferai ftapper les objets qui ſeront “derrière vous. Pour qu'on voie un objet, “il faut qu'il y ait un rayon de commu“nication qui aille de cet objet à l'œil, “ qui affecte cet organe. Or, je ferai “enſorte que les rayons, qui partiront des “objets que vous cacherez, ſe courbent “ ſe ſéparent en paſſant auprès de “vous, des deux côtés, ſans vous tou“cher, viennent frapper les yeux des “ſpectateurs; par ce moyen, il y aura “communication de lumière entre ces “objets qui ſeront derrière vous, nos “yeux. Nous verrons donc tous ces “corps, nous ne verrons pas le “vôtre.“ Ce raiſonnement me paroiſſoit aſſez plauſible. Il annonçoit un homme qui avoit, du moins, quelqu'idée de phyſique. Reſtoit à ſavoir comment cet homme pourroit courber les rayons, pour les faire paſſer auprès de moi ſans me toucher. „C'eſt l'affaire des verres, me dit“il. Ne connoiſſez-vous pas les ſecrets “de la dioptrique de la catoptrique?

“Ne ſavez-vous pas qu'avec des verres, “on peut rendre les rayons convergens “ou divergens, comme on veut?“ Le drôle ſait rendre ſon hypothèſe vraiſemblable. Il m'a vu ébranlé. „Avant que “j'exige, de vous, quelque croyance, “m'a-t-il dit, il faut que je vous donne.

“des motifs de croire, que je vous “convainque par quelqu'expérience pré“liminaire. Par exemple, a-t-il continué, “il y a actuellement ici un hommeque je “rends inviſible. Interrogez-le.“ En effet, j'avois déjà reçu quelques petits coups ſur l'épaule derrière la tête, ſans pouvoir appercevoir la main qui m'avoit fait ces petits préſens. J'ai donc queſtionné le prétendu inviſible. „Eſprit follet, ai-je dit, “es-tu ici?“ J'ai entendu une voix qui m'a répondu. „Je ne ſuis point un “eſprit, je ſuis un corps comme toi.“

--„Pourrois-tu fermer cette fenêtre, “ai-je dit?“--„Sans doute, m'a ré“pondu la voix.“ Et j'ai vu la fenêtre ſe fermer, ſans appercevoir la main qui la pouſſoit. Je n'ai pu m'empêcher d'être un peu ſurpris. „Puiſque tu es ſi obli“geant, ai-je repris, veux-tu bien m'ap“porter cette cafetière?“ Soudain, j'ai vu la cafetière venir toute ſeule ſe remettre dans ma main. L'invinſible m'a rendu encore quelques autres ſervices, m'a ſouhaité le bon ſoir. Y comprends-tu rien, mon ami? Peux-tu expliquer cela?

D'où pouvoit venir cette voix? à moins que le Docteur ne fût ventriloque qu'elle ne vînt de lui-même..... mais la fenêtre qui ſe fermoit, les meubles qui marchoient tout ſeuls. Il eſt vrai qu'il étoit un peu tard. On n'y voyoit pas beauoup. Avec un fil de fer, le Docteur pouvoit faire voyager les objets, ſans que j'apperçuſſe l'agent dont il ſe ſervoit.

Quoi qu'il en ſoit, le tour étoit bien fait, ſes raiſonnemens étoient d'accord avec l'exécution; il vint à bout enfin de n'inſpirer la curioſité de tenter l'épreuve.

Dès le ſoir même, l'occaſion s'en préſenta. Il y eut, chez lui, un grand ſouper.

Le Comte de Rouéville, Frédégonde, le Chevalier Marqué furent de la partie.

Le Docteur me donna un petit verre, qui, ſelon lui, me rendoit inviſible. J'entrai dans la ſalle, ſans que perſonne m'apperçût ou parût m'appercevoir; une femme dit ſeulement: „J'entends marcher quel“qu'un, je ne vois perſonne.“ Je m'amuſai à faire des niches à différentes Beautés. Je prenois aux jolies femmes e que je trouvois de meilleur ſur leurs aſſiettes, je le confiſquois à mon profit.

Elles témoignoient une grande ſurpriſe.

„Oh, oh! diſoit-on, voilà mon pain “qui ſe ſauve tout ſeul.“ Je donnois des coups aux hommes des baiſers aux femmes. J'en voyois pluſieurs dire qu'elles avoient peur, qu'il y avoit, là, de la ſorcellerie. J'avois lieu de me croire inviſible. Cependant je voyois qu'on paroiſſoit rire ſous cap. Quand je voulois prendre quelque choſe ſur la table, on avoit ſoin de le mettre hors de ma portée. Pluſieurs, ſans me regarder, me donnoient des coups de pied, en diſant: „Veux“tu t'en aller, vilain chien?“

Je me trouvai bientôt enfermé, auprès du feu, au milieu de trois ou quatre perſonnes, de manière que je ne pouvois ſortir de cette place cuiſante, ſans déranger quelqu'un, ce que je n'oſois faire, pour ne pas me trahir, moi inviſible. On mettoit force bois au feu, qui étoit ardent, dont je me trouvois beaucoup trop près. Je me rotiſſois les jambes, je devois faire une laide grimace, ſi j'étois viſible. On me jetoit au nez, ſans façon, le ſuperflu de la boiſſon autres objets peu flatteurs.

L'indigne Frédégonde, en ſe retournant pour cracher, s'ajuſta ſi bien, que mon viſage reçut ce qui devoit tomber par terre. J'étois indigné. Je me retenois les poings poings impatiens de travailler ſur ſon odieuſe face. Elle fut bientôt imitée par pluſieurs autres femmes, , brûlé d'un côté, conſpué de l'autre, je ſentois bouillir mon ſang, naturellement très-combuſtible.Cependant on rioit beaucoup, je n'en voyois pas trop le ſujet, à moins que ce ne fût de moi, quoiqu'on parût ignorer que j'êtois-là. Bientôt l'infâme Frédégonde, aptès ſa ſalive, fit romber, ſur moi, des coups de poings. Elle badinoit avec tout le monde, frappoit autour d'elle; mais toujours de façon que les coups tomboient ſur moi. Je rongeois, en ſecret, mon frein, je ſentois que la patience alloit m'échapper. „Ne “ſerois-je point, me diſois-je, le jouet de “toute cette canaille?“ Enfin je reçus, de l'imprudente, un ſoufflet éclatant, qui me fit voir mille lumières. Alors je n'y puis-plus tenir. Je ſaute ſur la malheureuſe, , à coups de pieds, à coups de poings, avec la rapidité d'un éclair, je me venge ſur elle de tous les affronts, volontaires ou non, que je viens de recevoir. Elle hurloit, tout le monde éclatoit de rire plus fortement à ſes dépens, qu'on n'avoit fait peut-être aux miens, ci-devant. „Mais, s'écrioit-elle, “c'eſt quelque diable déchaîné qui me “tourmente.“ Le Chevalier Marqué a eu copieuſement ſa part de mes libéralités. Il en a ſaigné du nés abondamment.

Quelques Beautes ont auſſi reçu quelques ſoufflets, pour leur maladreſſe, ou peut-être plutôt pour leur adreſſe à cracher.

Je me ſuis retiré vengé du moins, ſi j'étois outragé. Il eſt sûr qu'on a beaucoup ri, qu'on devoit être effrayé, au contraire, ſi l'on ne me voyoit pas.

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

Veneance, malheureux! le petit ſot n'a point été notre dupe. Le ſcélérat!

comme il s'eſt eſcrimé! c'eſt nous qui avons été le jouet de la compagnie. Il faut abſolument qu'on le mène chez le Docteur aux attouchemens, que cet habile homme lui donne des tranchées pour ſix mois.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

n m'aſſomme de merveilles de prodiges, mon cher ami. J'en ſuis las.

Je me ſuis encore laiſſé conduire chez un Docteur, dont je t'ai déjà parlé, qui ſe vante de guérir tous les maux par ſes attouchemens. Il faut qu'il ait quelqu'agent ſecret. Il appelle cela le Magnétiſme animal.

On tombe dans des criſes, autour d'un baquet; je ne comprends rien à cela; l'on vous magnétiſe. On plonge auſſi, dans un prétendu ſommeil, une jeune fille; dans cet état on la fait parler; on lui fait predire l'avenir. Elle m'a prophétiſe galamment que je ſerois rompu. Vois-tu, mon ami, quelqu'apparence à cela?

Quoi qu'il en ſoit, le malheureux Docteur a réellement une vertu bien cruelle dans ſon attouchement. A force de me frotter de me preſſer le bas-ventre, il m'a donné des tranchées violentes, m'a procuré un déteſtable relâchement qui me tient ſur pied toute la nuit. Je ne ſais pas combien de temps cela durera.

Il m'aſſure qu'il m'a communiqué ſa vertu toute-puiſſante; me voilà donc revêtu du pouvoir de donner, à qui je voudrai, la diarrhée. Ne lui dois-je pas beaucoup de reconnoiſſance pour un ſi beau préſent? Quand on me voit, on rit, l'on ſe bouche le nez, en me demandant comment je me porte. On ſait donc mon hiſtoire, dont je ne me vante pourtant à perſonne. J'aurois donc été leur jouet.

Le Comte de Rouéville, à Frédégonde.

L

Je ſuis content, noble coquine! Le petit bon-homme a été bien myſtifié. Le dernier tour, ſur-tout, de l'inviſibilité a été fort plaiſant; la concluſion m'en a plu exceſſivement. La petite incommodité, que tu as procurée au jeune Céſar, me fait auſſi beaucoup rire. Elle eſt viſible, elle le tient toujours ſur pied; le fait courir très-comiquement. Continue de me bien ſervir, charmante ſcélérate.

Dumoulin, à Céſar de Perlencour.

Lyon.

Je reçois toutes tes lettres à la fois, mon pauvre ami. Ton Chevalier Marqué les avoit ſans doute retenues, pour qué je ne puſſe t'éclairer. A préſent que les tours ſont joués, il m'en laiſſe parvenir la connoiſſance. Bon Dieu! qu'eſtce que tu m'apprends? Quoi! tu as pu être imbécille à ce point, toi qui te crois tant d'eſprit! Ah! mon pauvre Céſar!

voilà une terrible leçon d'humilité. Qu'eſtce que c'eſt que ce Prince-Miniſtre du Roi de Pruſſe, Evêque de Babylone? toi jeune libertin, perdu dans les tripôts les mauvais lieux de Paris? Cela peut-il tomber ſous le ſens? Et tes Charlatans, tes Revenans, ton Invifibilité, ton Magnétiſme, le tout noblement terminé par la petite incommodité dont tu te plains! Mon pauvre ami, il n'y a que cette incommodité de réel. Quoi! tu as pu te croire inviſible! tu as pu te laiſſer myſtifier, comme le petit Poinſinet! tu t'es laiſſé jouer tous les tours qu'on lui a joués, dont on nous a bercés dans notre enfance! Tu dois t'en reſſouvenir.

Ah! je te croyois bien ſimple; mais pas juſqu'à ce point-là. Cache toi pendant quelque temps, mon garçon. Les mauvais ſujets, dont tu es entouré, après t'avoir rendu coupable criminel, ont ſu te rendre enfin ridicule.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

mon ami! que je maudis, que j'abhorre Frédégonde le Chevalier Marqué! Que je me hais, que je me mépriſe moi-même! Oui je le vois, j'ai été joué abominablement. J'ai pu croire ce que les plus ſimples ne croiroient pas.

J'ai cru des abſurdités, parce qu'elles flattoient ma vanité. Me voilà donc la fable de Paris, moi qui me croyois la gloire de la France. Voilà de quoi me faire rentrer en moi-même. J'avois peut-être un peu trop de ſuffiſance. Je penſois trop avantageuſement ſur mon compte.

Voilà une terrible leçon; je tâcherai d'en profiter. Il faut que je m'éclipſe pendant quelque temps. Je vais partir avec ma belle Aurore. Je puiſerai le bonheur dans ſes bras, j'y oublîrai la petite mortification que je viens de recevoir.

Le même au même.

J'ai fait, ce matin, une viſite à la bonne Mère S. Amand, pour lui rendre les lettres de Mademoiſelle de Lyſange, lui demander ſi elle en a reçu de nouvelles. Elle ſe plaignoit beaucoup, avec moi, de ce que Laure gardoit le ſilence, depuis quelque temps. Tout-à-coup, nous avons vu entrer un Militaire. Je l'ai reconnu, du premier coup-d'œil, pour M. de Lyſange le père. Il a demandé ſa fille. La bonne Mère S. Amand a paru confondue, s'eſt retirée précipitamment. Il m'a apperçu; j'aurois bien voulu diſparoître auſſi; mais il ne me convenoit pas de faire une démarche ſi humiliante, devant mon ſemblable. La ſourière a dit au Comte, que ſa Demoiſelle n'étoit plus au Couvent depuis long-temps. „Comment, s'eſt-il écrié, “qu'eſt-ce qui l'en a retirée?“ „Une de vos parentes, reprit la Tou“rière.“ On lui dépeignit la méchante Arſinoé, qui étoit venue prendre Laure au Couvent. „Je n'ai aucune parente “qui reſſemble à cet indigne portrait, “s'eſt écrié le Comte. Je ne comprends “rien à cela.“ Il a demandé la Mère S. Amand. Elle n'a pu ſe réſoudre à ſoutenir la préſence les reproches de ce père irrité. Elle lui a fait dire qu'elle ſe trouvoit mal dans le moment, qu'elle le prioit de remettre ſa viſite à un autre jour. Je l'ai ſalué, abordé; il m'a reçu comme un furieux. „Savez-vous ce que “cela veut dire, m'a-t-il dit?“ J'ai dû rougir. „Je l'ignore parfaitement, ai-je “répondu.“--„Si j'ai perdu ma fille, “s'eſt-il écrié, je m'en prends à vous.“

J'ai dit que je ſaurois lui répondre, je lui ai tiré ma révérence. „Je ſaurai “bien vous retrouver, m'a-t-il dit.“ „Je ne vous fuirai pas, ai-je répondu, je l'ai quitté. Je l'ai entendu demander la Prieure, d'une voix qui annonçoit la plus violente fureur.

Voilà un contre-temps auquel je ne m'attendois pas. Le ſeul parti que j'aie à prendre, eſt de me hâter de partir avec la famille des bonnes gens, pour la terre de Rouéville.

Le Chevalier Marqué, à Frédégonde.

Le Comte de Lyſange vient d'arriver, ma belle ſcélérate. Il a appris que ſa fille avoit diſparu du Couvent; il eſt furieux, comme tu peux le penſer. Il a entendu dire que nous pouvons avoir quelque part dans l'évaſion de ſa fille. Il nous en veut. Cela eſt encore aſſez facile à concevoir. Je n'aime plus cette bégueule.

La vengeance a pris la place de l'amour, dans mon cœur offenſé. Ne dois-je pas la punir de ſes mépris de ſes rigueurs?

Puis-je mieux la punir qu'en la remettant à ſon père?

Je ſais qu'elle eſt à cinquante lieues d'ici, dans une petite ville. J'ai lu, chez notre petit imbécille, des lettres de cette Belle, qui m'ont appris qu'elle s'eſt fait d'abord gardeuſe de moutons, enſuite ſervante; tant elle a les ſentimens nobles!

Ne puis-je pas mander, au fier Comte, ces jolies nouvelles? en lui ajoutant que ſa digne fille va bientôt devenir mère, doit cet avantage au ſieur Céſar de Perlencour? ne me juſtifierai-je pas à ſes yeux, en lui faiſant toutes ces flatteuſes révélations? L'enfant va partir, avec ſes bonnes gens, pour la terre de Rouéville, où il doit contracter un mariage commode, que l'éponge peut effacer. Dois-je ſeconder ou empêcher ce mariage, que j'ai conſeillé? Oracle de mes penſées, je vous conſulte, j'attends votre réponſe.

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

aure eſt une bégueule une inſolente, qui mérite d'être punie. Rien de plus louable, que de remettre une fille à ſon père. Voilà de quoi nous laver de toute imputation, nous rendre blancs comme la neige.

Puiſque le mariage du jeune-homme n'eſt que ſimulé, nous pouvons le permertre. La petite Aurore ſe trouvera, après cela, dans la claſſe des autres.

Fin de la uoiſième Liaſſe.
LE CRIME. Quatrième Liasse.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Rouéville.

Nous ſommes partis lundi dernier, la chère famille moi, pour aller célébrer notre mariage à Rouéville. Nous étions dans un carroſſe à quatre places, le vénérable couple dans le fond, Aurore moi ſur le devant, enchantés tous les deux d'être ſi près l'un de l'autre.

Nous avons pris la poſte, c'étoit la première fois peut-être que le cher trio voyageoit de cette manière. Ils étoient enchantés, béniſſoient M. le Comte de Rouéville, qu'ils ſuppoſoient faire la dépenſe du voyage. Nous avons été, ſur la route, auſſi joyeux que des gens qui ſe croient au comble du bonheur. Nous ſommes bientôt arrivés au château, qui eſt de belle apparence. Il ne manquoit rien à notre joie, que d'y voir le bien-faiſant Seigneur (qui eſt bien, entre nous, le plus grand roué de tout Paris); mais on nous a annoncé, en arrivant, que des affaires majeures le retenoient à la Cour, qu'il nous faiſoit mille excuſes.

On m'a remis même une lettre de ſa part, où il me peignoit tout le regret qu'il avoit de ne pouvoir aſſiſter à mes noces, embraſſer ma charmante épouſe.

Du reſte, toute la maiſon étoit a nos ordres, tout le monde étoit chargé de nous obéir, comme au maître lui-meme.

M. le Chapelain, qui devoit nous marier, eſt venu nous ſaluer. C'eſt un certain Galéotte, ſecond domeſtique du Comte, qu'on accuſe d'avoir, quelque temps, navigué de Marſeille à Toulon, de Toulon à Marſeille, qui eſt au fait de toutes ces ſortes de déguiſemens. Vous auriez juré que c'étoit réellement le plus grave eccléſiaſtique. Tous nos papiers étoient prêts, très-bien forgés par luimême. Il me les a préſentés fort ſérieuſement. Nous avons réſolu de nous marier dès le lendemain, nous avons été fiancés dès le ſoir même. Mes trois bonnes gens étoient enthouſiaſmés. Ils n'avoient jamais, je crois, rien vu de ſi beau.

Nous avons fait un ſouper délicieux.

Le lendemain, jour fixé pour notre bonheur, nous nous ſommes levés de très-bonne heure. Aurore s'eſt habillée fuperbement. Nous avions apporté des hardes pour cela. Une jolie femme-de-chambre l'a aidée ſervie à ſa toilette.

Elle étoit radieuſe, cependant tremblante palpitante; ſon père ſa mère trembloient, comme elle, de joie. Le ſacrilège impoſteur a celébré les apparences des cérémonies qu'il profanoit, tandis que je demandois intérieurement pardon à Dieu du ſacrilège. Aurore a prononcé, de la voix la plus touchante, la plus paſſionnée la plus ferme, les ſaints engagemens qu'elle croyoit prendre avec moi. Je n'ai pas prononcé les miens avec moins d'ardeur. Ses parens étoient ravis dans la fphère céleſte. La cérémonie a été ſuivie d'un repas délicieux; nous avons fait danſer toute la maiſon tout le village; la joie, du moins, que tout le monde a témoignée, étoit exactement vraie. Enfin le bienheureux ſoir eſt venu.

Nous avons été conduits au lit nuptial, par les domeſtiques qui rioient ſous cap.

On a mis au lit la jeune épouſe. Les auteurs de ſes jours nous ont donné leur bénédiction paternelle. On nous a laiſſés ſeuls. Un coup de vent a éteint la lumière, parce que la croiſée n'étoit pas bien fermée. J'ai voulu me mettre au lit. Mon ami, qu'elle horreur! J'ai cru voir une Furie échevelée, la tête couronnée de ſerpens, qui me préſentoit la Gorgone, me battoit les yeux de ſon flambeau, me preſſoit le cœur de ſa main glacée. Je ſuis entré dans le lit fatal; mais déjà un orage épouvantable ſe faiſoit entendre; le tonnerre, en éclats, rouloit ſur notre tête; les éclairs étinceloient coup ſur coup; les vents accordoient leurs gémiſſemens au ſifflement de la pluie. Aurore tremblante ſe ſerroit contre mon cœur. „Oh! mon Dieu, s'écrioit“elle, pardonne; qu'avons-nous fait?

“quel préſage!“ Je voulois lui couper la parole avec mes baiſers; mais elle n'oſoit ſe livrer à mes careſſes; elle n'oſoit être heureuſe à l'aſpect du Ciel irrité, dans la déſolation de la nature.

Pour moi, tu ſais que je ne ſuis pas né craintif, ni ſuperſtitieux. Un orage eſt un effet naturel qui a ſes dangers; mais bien moindres, ce me ſemble, que ne peut le faire croire ſon appareil impoſant. J'aurois cru montrer trop de vanité, ſi j'avois penſé que cet orage avoit un rapport particulier avec mes petites fredaines, .......

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........; mais les reproches, que je me faiſois intérieurement, aggravoient néceſſairement à mes yeux ce phénomène effrayant. Malgré mes réflexions, j'en étois plus frappé que ſi je n'avois pas été coupable. Cependant le beſoin de conſoler mon épouſe fit diverſion à l'eſpèce de crainte que j'aurois pu éprouver ſans cette circonſtance. Enfin l'orage ſe diſſipa; l'aurore du bonheur ſe leva; l'heure du berger ſonna..... Mon bon ami, je ne me vante pas d'une bonne fortune. J'en dois rougir. Je ſuis trop coupable. L'innocence de mon amante contraſtoit avec ma ſcélérateſſe. Chaque mot tendre naïf, qu'elle me diſoit, étoit pour moi un coup de poignard.

J'étois trop au-deſſous d'elle. Je fus heureux; mais je ne fus pas dans les cieux, elle étoit faite pour m'y tranſporter.

Je m'endormis après des plaiſirs ſi peu tranquilles; mais mon ſommeil fut ora geux, je m'éveillai tout glacé. Je rougis de me ſentir dans un pareil état, auprès d'une perſonne ſi adorable. Je me levai; mon epouſe en fit autant. Nous fûmes complimentés par toute la maiſon; mais on nous plaignit d'avoir eu une pareille nuit pour la première de nos noces. Le beau temps a ramené la ſérénité parmi nous. Nous avons pourſuivi les réjouiſſances que nos noces ont fait naître dans tout le village. J'y ai pris part de tout mon cœur, parce que je ſuis venu à bout d'aſſoupir un peu mes remords, ou peut-être de m'y faire. Je ſuis heureux; comment ne le ſerois-je pas en faiſant le bonheur d'Aurore des chers auteurs de ſes jours? Cependant il ne faut pas que je m'endorme dans le ſein de la félicité. Je ſuis d'avis d'aller placer mon épouſe ſes parens, pendant quel-que temps, dans la ville la plus voiſine de ce château, de pourſuivre le cours de mes travaux politiques littéraires; d'ailleurs, il faut que j'aille délivrer Laure de la ſervitude où elle languit pour moi, des pourſuivans qui, ſans dou, la perſécutent. Je ſuis obligé de lui procurer un azile plus digne d'elle, où elle puiſſe ſe délivrer du fardeau chéri qu'elle doit à mon amour. Ah! mon bon ami, je ne ſuis pas tranquille; je fais naître, autour de moi, le calme la ſérénité, l'orage eſt dans mon cœur.

Dumoulin, à Céſar de Perlencour.

Lyon.

J'ai reçu un peu tard, mon cher ami, la lettre où tu me rends compte du projet déteſtable, que te propoſe ce vilain Chevalier Marqué, relativement à la belle Aurore. Sais-tu bien que tu deviens un ſcélérat? N'aurois-tu pas dû rejeter avec horreur de pareils avis, ſur-tout de la part d'un miſérable, que tu connois pour un roué, que tu ne devrois pas voir?

Qu'eſt-ce que ces pitoyables raiſonnemens qui font impreſſion ſur toi? Ne faut-il pas que tu ſois déjà corrompu, pour n'en pas ſentir l'abſurdité frappante? Tu te raſſures ſur la fauſſeté du mariage que tu veux feindre de contracter, parce que tu te promets d'en contracter, par la ſuite, un véritable. Eh! jeune-homme inconſtant malheureux, peux-tu répondre des ſentimens que tu auras dans douze ans? Et quand même tu aurois toujours la volonté d'épouſer réellement ta victime, es-tu sûr d'en avoir toujours la faculté?

u vas mourir, dis-tu, ſi tu ne poſsèdes ton amante; malheureux perſiffleur! oſes-tu te fonder ſur un pareil badinage, pour commettre une indignité ſacrilège, comme celle que tu médites, qui attaque également les ſaintes loix de la religion de la probité? Ah! mon cher ami, s'il en eſt temps encore, renonce à ton odieux projet; laiſſe toi toucher par la candeur, l'innocence, l'amour du tendre objet dont tu vas faire le malheur, par l'honnêteté de ſes pauvres parens, qui te béniſſent de ſi bon cœur, dont tu vas abréger les jours.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Ma foi, mon cher ami, ta lettre eſt venue trop tard. Elle m'auroit empêché de faire une ſottiſe. Tu dois voir, par mes lettres ſuivantes, que je penſe comme toi, que le remords me pourſuit. Fâché d'être tourmenté en préſence de ma victime, indigné de me voir malheureux par ma faute, auprès de celle qui devoit faire mon bonheur, j'ai pris le parti d'aller reſpirer un peu loin d'elle, remplir mes autres projets, mes autres devoirs. Comme, dans cette famille, on me croit aveuglément ſur ma parole, je n'ai pas eu de peine à perſuader, à ces bonnes gens, qu'il falloit qu'ils allaſſent vivre, pendant quelque temps, à N**, ville voiſine de notre château; qu'ils ſupportaſſent quelque temps mon abſence, néceſſaire indiſpenſable. Aurore a beaucoup pleuré; mais enfin il a fallu ſe réſoudre à m'obéir. J'ai conduit la chère famille, dans cette ville, qui eſt trèsjolie. Je les ai établis en chambre garnie, dans une maiſon, qui me paroît fort honnête; j'y ai paſſé quelques jours avec eux, pour les y inſtaller; enſuite je me ſuis arraché de leurs bras, toujours béni par eux, en leur remettant cinquante louis, leur promettant de ne les laiſſer manquer de rien, de venir bientôt les rejoindre. Je ne puis penſer encore ſans attendriſſement aux adieux de ma chère petite épouſe. Quelle naïveté! quel amour! Je la laiſſe déjà viſiblement dans le même état où en eſt auſſi, par mon crime, Mademoiſelle de Lyſange, que je vais bientôt revoir.

Le cœur vraîment ſaignant déchiré, je me ſuis rendu, d'abord à douze lieues de-là, dans la ville qui renferme cette dernière Beauté. Il étoit déjà nuit, quand j'y ſuis arrivé. Je me ſuis informé du logement de M. Saget, maître indigne de la noble Laure. J'ai entrevu, en arrivant, pluſieurs jeunes-gens qui paroiſſoient s'obſerver réciproquement, qui me conſidérèrent moi-même avec beaucoup d'attention de mauvaiſe humeur.

Ils étoient épars à quelque diſtance l'un de l'autre. Je diſtinguai un abbé, un bourgeois, un gentilhomme, ou du moins un plumet. Je me doutai que c'étoient les trois rivaux amoureux de Laure; que le premier étoit l'abbé Guillau, le ſecond, le neveu de M. Saget, le troiſième enfin, le fils du Seigneur du village où Laure avoit vécu. Ces trois rivaux paroiſſoient indignés ſurpris d'en reconnoître, dans moi, un quatrième. J'allai les regarder fièrement tous les trois ſous le nez l'un après l'autre. Ils paroiſſoient fort piqués; mais pas trèsméchans. Nul n'oſa me rien dire. Je frappai; on m'ouvrit ſur-le-champ; ce fut Laure elle-même qui me rendit ce ſervice. Je reconnus la noble Laure ſous le modeſte habillement d'une ſimple griſette, avec un grand tablier blanc. Elle me reconnut de ſon côté, la lumière lui tomba de la main; mais le maître parut ſur l'eſcalier, avec une autre lumière. „Ma chère couſine, dis-je, à “Laure en l'embraſſant, il y a long“temps que je vous cherche; enfin, j'ai “le bonheur de vous trouver.“ Elle reſtoit interdite muette. Je lui donne le bras pour monter chez ſon maître.

Soudain les trois rivaux arrivent; ils m'avoient vu embraſſer la reine de leurs penſées. „Qu'eſt-ce donc que ce Monſieur “là, diſoient-ils?“--„Meſſieurs, leur “répondis-je, c'eſt le couſin germain de “Laure, qui vient vous l'enlever. Elle “n'eſt pas faite pour l'état d'aviliſſement “où elle ſe trouve ici.“--„Elle n'eſt “point avilie, me dit l'abbé, elle eſt “honorée par nous tous.“--„Oui, “repris-je, les hommages des jeunes “gens, ſur-tout des abbés, ſont bien “honorables pour une jeune fille!“ „Hé bien, s'écria le maître, qu'eſt-ce “donc que tout cela veut dire? Et moi “je ſuis donc ici un zéro?“--„Mon“ſieur, lui dis-je, vous me paroiſſez “un très-honnête homme; mais, qui “que vous ſoyez, vous n'êtes point “fait pour être le maître de ma couſine, “parce qu'elle n'eſt point faite pour “ſervir.“--„Mais, dit M. Saget, je “n'ai pas été la chercher. D'ailleurs, la “voilà, elle peut vous dire ſi je l'ai “traitée comme une domeſtique, ſi “je n'ai pas eu, au contraire, pour elle, “tous les égards qu'elle mérite.“ „Ah! rien de plus vrai, a dit Laure; “je ne ceſſerai jamais de me louer des “bontés, dont M. Saget m'a honorée.“

--„D'ailleurs, s'eſt écrié le neveu, on n'a “aucun compte à rendre à Monſieur.“

--„Monſieur, me ſuis-je écrié à mon “tour, je n'aime pas les inſolens; je “ſaurai honorer l'oncle, châtier le “neveu.“ Tous trois ſe ſont levés à ces mots. „Je ſaurai, ai-je repris, aſſocier “les deux autres au châtiment, s'ils font “auſſi les inſolens.“--„Ah! Meſſieurs, “s'eſt écrié Laure, en ſe jetant à genoux; “de grace, par pitié pour moi, ne vous “querellez pas à mon ſujet.“--„Hé “bien, a repris l'oncle, qu'eſt-ce donc “que cela veut dire? Quoi! chez moi, “en ma préſence, on inſulte un étranger “qui vient me voir, un parent de Laure “qui vient redemander ſa couſine! Quel “droit avez-vous ſur elle, vous Meſ“ſieurs, qui l'importunez l'ennuyez “ſans ceſſe? Vous m'obligerez beaucoup “de vous retirer tous les trois, afin que “je puiſſe accueillir en paix, comme “je le deſire, le parent de ma chère “Laure.“ Les trois rivaux étoient furieux. „A “nous un pareil affront, s'écria le Che“valier provincial, pour un nouveau “venu, un inconnu, le parent d'une “gouvernante! Il nous le payra.“ „Malheureux, m'écriai-je, deſcendez “tous les trois, que je vous châtie ſurle“champ. Voilà comme vous honorez ma “couſine! Sans le reſpect que j'ai pour “elle pour le maître de la maiſon, je “vous jeterois par les fenêtres.“ M. Saget Laure ſe ſont jetés à là traverſe. Ils ont fait ſortir les trois méchans, nous ſommes reſtés enſemble Saget, Laure moi, formant un ſecond trio plus tranquille. „Monſieur, m'a dit le maître, vous “m'affligez beaucoup, ſi vous m'enlevez “Mademoiſelle votre couſine; mais, “au reſte, ſoupons. Vous reſterez bien “au moins quelques jours avec nous, “ nous aurons le temps de raiſonner “plus mûrement ſur cet objet; quant “aux trois boute-feux, il faudra voir “comment nous pourrons enchaîner leur “pétulance, auſſi bien que la vôtre; car “vous me paroiſſez quatre barrils de “poudre, je crains une exploſion. Je “voudrois bien éviter l'eſclandre, pour “l'honneur de la Demoiſelle, pour le “nôtre. Au reſte, nous aurons tout le “temps de reparler de cela. Soupons.“

Nous avons ſoupé. C'étoit la charmante Laure qui avoit préparé les mêts; ils étoient divins. C'étoit le nectar l'ambroiſie.

Le repas a été fort gai; cependant Laure paroiſſoit fort embarraſſée. Le bon-homme, pour célébrer mon arrivée, nous a fait boire différens vins, dont ſa tête s'eſt un un peu reſſentie, parce qu'il y alloit ſans ménagement. C'eſt vraîment un bon homme. Il m'a lu quelques-unes de ſes diſſertations ſur les amphores autres meſures de vin Romaines, ſur d'autres ſujets de la même importance. Il eſt ſavant, ou du moins érudit; mais, de plus, il eſt honnête homme, bon-humain ſans malice.

Le brave homme, ſans doute de crainte que les trois rivaux ne m'attendiſſent, a voulu que je couchaſſe chez lui; c'eſtàdire, ſous le même toît que Laure.

J'en ai été ravi. Elle a préparé elle-même mon lit. J'ai été ſervi par celle que je voudrois ſervir à genoux. Elle m'a conduit elle-même à ma chambre. „Qu'avez“vous dit? qu'avez-vous fait, malheu“reux, me diſoit-elle tout bas? De quel “droit venez vous troubler ma tranquil“lité, qui me coûtoit ſi cher? Quel “droit avez-vous ſur moi? d'où ſommes“nous parens?“--„Ah! ma chère “amie, lui répondis-je, pouvez-vous “trouver mauvais, que je vienne vous “tirer de l'état de ſervitude pour lequel “vous n'êtes pas née? que je vienne “vous arracher aux trois poliſſons qui “ſe prétendent maîtres de votre per“ſonne?“--„Dormez plus tranquille “que moi, dit elle; nous verrons de“main ce que nous aurons à faire.“

J'appris le lendemain, à la belle Laure, que ſon père étoit de retour à Paris. Elle reſta quelques minutes immobile muette; elle murmuroit entre ſes dents: „Mon Dieu! que va-t-il dire, quand “il apprendra?.... Ciel! ....“ Enfin, elle dit en pouſſant un profond ſoupir: „Voilà un coup de foudre qui m'écrâſe; “mais c'eſt une raiſon de plus pour “reſter ici, pour ne pas paroître, “dans l'état où je ſuis, aux regards d'un “père irrité.“

Nous racontâmes, à M. Saget, la véritable hiſtoire de Laure. „Mademoi“ſelle, dit-il après notre récit, pardon“nez ſi, faute de connoître votre con“dition, je vous ai traitée amicale“ment, comme une ſimple bourgeoiſe.

“Je tâcherai de réparer, autant qu'il “ſera en ma puiſſance, ce manque de “convenance; mais me voilà dans un “grand embarras. Ne ſera-t-on point “dans le cas de me reprocher que je “vous ai dérobée à vos parens, en vous “recelant chez moi? D'ailleurs, quel “rôle jouerai-je, en vous fourniſſant “un azile chez moi, pour y dépoſer un “fardeau dont un autre que moi vous “a chargée?“--„Ah! mon cher “maître, s'eſt écrié Laure, ne m'aban“donnez pas.“--„Monſieur, ai-je “dit, il vous ſeroit trop aiſé de vous “juſtifier, ſi l'on vous attaquoit; ce“pendant vos réflexions m'offrent un “nouveau motif pour que Laure quitte “votre maiſon, accepte un autre “azile, où je ſuis prêt à la conduire.“

Nous remîmes la délibération à une autre ſéance; je ſortis pour voir la ville.

On voulut me faire promettre d'éviter mes trois adverſaires. Je dis que cela m'étoit impoſſible, que je ne les éviterois pas; mais que du moins je ne les chercherois pas.

Je ne tardai pas à les rencontrer: heureuſement, ou malheureuſement, c'étoit dans un endroit écarté, ſur les remparts de la ville. Je paſſai fièrement auprès d'eux, ſans pourtant leur rien dire; mais, ſe croyant forts, parce qu'ils étoient trois contre un, ils osèrent repaſſer auprès de moi, l'abbé me heurta d'un coup d'épaule. Il me parut viſible que ce n'étoit pas ſans deſſein. Je lui appliquai, ſur le dos, un coup de canne, qui l'étendit ſur la pouſſière. Les deux autres mirent ſur-le-champ l'épée à la main.

Je vins à bout de terraſſer encore, à coups de canne, le bourgeois; mais je fis, au gentilhomme, l'honneur de lui donner quelques coups d'épée, qu'il s'efforça vainement de parer. Les deux autres ſe relevèrent, voulurent courir ſur moi; je les jetai l'un après l'autre, du rempart dans le foſſé, je revins, de ſang froid, dîner ſans dire un mot de l'aventure.

Le Chevalier Marqué, au Comte de Lyſange.

Monsieur le Comte, Vous m'avez imputé tous les déſordres du jeune Céſar de Perlencour, vous avez eu grand tort. Je les ai toujours condamnés, c'eſt pour cela que j'ai encouru ſon indignation. C'eſt ſur-tout contre Mademoiſelle votre fille qu'il a déployé tout l'art infernal de la corruption, dans laquelle il eſt déjà paſſé maître.

Il s'eſt déguiſé en fille, pour s'introduire, auprès d'elle, dans ſon couvent. Il a oſé la débaucher, la profaner dans l'azile de l'innocence de la pureté. Il l'a enlevée du couvent, il l'a miſe dans une maiſon de proſtitution. L'infortunée ayant connu toute l'étendue de ſon malheur, s'eſt enfuie; elle a été réduite, comme l'Enfant Prodigue, à garder les pourceaux dans un village; elle eſt à préſent domeſtique dans une petite ville de province. Le ſéducteur eſt parti, depuis quel-que temps, de Paris, avec une jeune fille, ſa nouvelle victime, qu'il abuſe par un faux mariage; après l'avoir immolée à ſa brutalité, il va rejoindre Mademoiſelle votre fille à N*, l'enlever de la maiſon de ſon maître, pour l'enfermer avec ſes autres maîtreſſes, faire un petit ſerrail. Non, Monſieur, je n'ai jamais approuvé une conduite ſi abominable. Je vous laiſſe faire vos réflexions ſur la révélation que je vous fais, j'ai l'honneur d'être,

Le même, à Monſieur de Perlencour père.

Monsieur,

Monſieur votre fils, mécontent de la vigilance de ſon Mentor, vous a fait, ſur ſon compte, des rapports odieux que vous avez adoptés. J'en ai été la victime.

J'attends ma juſtification, du temps de votre équité.

Il y a long-temps qu'il eſt impoſſible de m'attribuer les ſottiſes du ſieur Céſar; puiſqu'il ne vit plus avec moi, qu'il ne me voit jamais que pour m'inſulter.

Depuis qu'il eſt le maître abſolu de ſa conduite, il a débauché Mademoiſelle de Lyſange, dans ſon couvent même; il la miſe dans une maiſon de proſtitution.

Depuis ſon duel avec le Comte de SaintFlour, il s'eſt lié, en Angleterre, avec une Société de voleurs. Il vient de débaucher une nouvelle victime, qu'il abuſe par un faux mariage; il eſt allé s'emparer de nouveau de Mademoiſelle Laure, fils va la déterrer dans ſa retraite, pour mettre ſon déshonneur en évidence. Il eſt perdu de dettes, d'honneur de réputation. Non sûrement, je ne ſuis point complice de toutes ces indignités.

J'ai l'honneur d'être,

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

P,n te continuer mon récit, mon cher ami, je dînai fort tranquillement avec Laure ſon maître. Ma chère amante, redoutant ſon père, ne vouloit pas abſolument ſe rapprocher de Paris; d'un autre côté, elle vouloit encore moins ſe réfugier avec moi. Si l'on nous trouvoit enſemble, ſon déshonneur étoit confirmé. Au contraire, ſi l'on pouvoit conſtater qu'elle m'avoit fui, c'étoit une préſomption en ſa faveur. M. Saget ne vouloit pas la garder chez lui; il ne le pouvoit pas réellement, puiſque tant de rivaux ſe la diſputoient. D'ailleurs, il ne ſe ſoucioit pas que l'enfant, qu'elle devoit mettre au monde, fût mis ſur ſon compte. Il promettoit de la placer à la campagne, dans une maiſon sûre, dont il répondoit comme de la ſienne. Laure s'épuiſoit en actions de graces ſur ſa bienfaiſance; mais elle le prioit d'arranger les choſes de manière, qu'aucun des pourſuivans ne connût ſon azile ne pût venir l'y troubler, pas même ſon prétendu couſin. Je l'aurois bien diſpenſée de faire mention de moi dans cette circonſtance. Le bon Lettré le promettoit.

L'affaire paroiſſoit arrangée; Laure étoit très-contente, Saget un peu, moi preſque point du tout.

out-à-coup, nous voyons entrer des gens armés; on ſe précipite ſur moi, l'on m'arrête de la part du Roi. Laure manque de ſe trouver mal. Saget ſe plaint qu'on viole l'azile d'un citoyen. Je demande à quoi bon cette violence? Des gens, qui ſont entrés avec les archers, m'apprennent que les trois bleſſés ont demandé du ſecours, qu'on eſt venu les enlever; mais qu'il y a eu une deſcente de Commiſſaire, une plainte contre moi. Je ſuis arrêté comme aſſaſſin de trois hommes. Je m'écrie que ce ſont eux, au contraire, qui ont voulu m'aſſaſſiner, qui ſe ſont réunis tous les trois ſur moi ſeul. On me répond que je pourrai plaider ma cauſe devant les Juges; mais qu'il faut venir en priſon; l'on veut me mettre les menottes. „Meſſieurs, “m'écriai-je, je vous ſuivrai, parce que “je n'ai rien à craindre. J'ai été atta“qué, j'ai dû me défendre; mais gar“dezvous de m'outrager par vos in“dignes liens; car je me défendrois “juſqu'à la dernière goutte de mon ſang, “plutôt que de m'en laiſſer enchaîner.“

--„Meſſieurs, ſongez, dit M. Saget, que “j'ai à me plaindre de ce que vous venez “arrêter Monſieur chez moi; conduiſez“le ſans violence ſans outrage, puiſ“qu'il veut bien vous ſuivre.“ Laure, belle irréſiſtible dans ſes larmes, joignoit ſes ſupplications à nos remontrance Les archers conſentoient à me conduire ſans m'enchaîner, j'allois les ſuivre.

J'embraſſois tendrement ma chère Laure, j'avois peine à m'arracher de ſes bras.

Soudain, paroiſſent, avec d'autres archers, deux hommes redoutables qui nous font rentrer, d'effroi, dans le ſein de la terre; c'eſt mon père, c'eſt celui de Laure. Pour cette fois, elle tombe évanouie. Je ſuis tenté d'en faire autant; mais l'envie de ſecourir mon amante me ſoutient. Je m'avance pour lui donner mes ſoins. Son père m'écarte d'un bras furieux. Le mien me ſaiſit d'un bras plus furieux encore. M. de Lyſange permettoit à peine qu'on rendît des ſoins à ſa fille. „Ah! mon père, m'écriai-je, “laiſſez-moi ſoigner Laure, faites de “moi, après cela, ce que vous voudrez.

“C'eſt pour moi qu'elle eſt dans ce “malheureux état. C'eſt par ma faute.

“C'eſt moi ſeul qu'il faut punir.“ “C'eſt vous auſſi que nous punirons, “s'écrioit M. de Lyſange; mais vous ne “le ſerez pas ſeul; mon honneur me “parle, vous, malheureux, vous ne “ſavez pas ce que c'eſt que l'honneur.“

ependant les premiers archers, qui m'avoient arrêté, me réclamoient, vouloient me ravir à ceux qui m'enlevoient de la part de mon père. Les ſeconds montrèrent une lettre de cachet venant directement du Roi, durent l'emporter ſur les autres, qui venoient ſimplement de la part des magiſtrats.

M. Saget voulut encore parler; „mais “qui ſuis-je donc ici, s'écrioit-il?“ „M. le Docteur, dit le Comte de Ly“ſange, contentez-vous de n'être pas “inquiété. Je retrouve ma fille chez “vous. De quel droit lui donnez-vous “un azile contre les intentions de ſon “père de ſa famille?“

Cependant on avoit auſſi ſaiſi l'adorable perſonne; on oſoit, avant qu'elle fût revenue à elle-même, on oſoit, dis-je, la garotter, tandis que ſa beauté ſollicitoit le plus tendre intérêt. Je ne pus ſoutenir cette vue douloureuſe. Je fis un mouvement rapide pour voler à ſon ſecours. Je renverſai deux hommes pour parvenir à celle qu'on vouloit me dérober.

„Qu'on l'enchaîne, s'écria mon père.“

Tous les archers fondirent ſur moi. Je rends graces au ciel de m'avoir donné la force de reſpecter, dans ce moment terrible, l'autorité paternelle. Tout autre que mon père, qui auroit pu donner, devant moi, un pareil ordre, auroit été puni ſur-le-champ, quand j'aurois dû en être puni moi-même par mille morts douloureuſes. Je fus garotté. O ciel! c'étoit par l'ordre d'un père que je recevois cet outrage; mais ce qui me déchira le cœur, c'eſt que je vis traiter auſſi cruellement mon amante, quoiqu'elle fût dans un état qui reclamoit la plus tendre pitié. Je ne puis exprimer tout ce que je ſouffris dans ce moment cruel, où j'étois ſi juſtement indigné contre les hommes que je devois le plus reſpecter.

Ma chère amante rouvrit ſes beaux yeux, vit l'état affreux où on la réduiſoit, les leva d'abord vers le ciel, les fixa enſuite ſur moi. Je n'oublirai jamais le dernier regard qu'elle m'adreſſa. Jamais ce regard unique ne ceſſera d'affecter mon ame, de la plus tendre impreſſion.

Elle m'y exprimoit ſon amour ſa douleur; elle me reconnoiſſoit innocent de ſes maux préſents; elle me pardonnoit tous ceux que je lui avois faits ci-devant. O ma chère Laure! je ne pus te défendre. Tu m'es témoin, mon Dieu! que je ne pus rien pour elle dans cet affreux moment.

Je fus obligé de me laiſſer conduire à la voiture de mon père, où il monta auprès de moi, tandis que les archers nous accompagnoient. M. de Lyſange fit monter pareillement ſa fille dans ſa voiture. Les deux pères ſe firent tout haut leurs adieux. Les deux enfans les imitèrent.

„O! ma chère Laure, m'écriai-je, ne “te déſeſpère pas. Je reviendrai bientôt “t'arracher des mains de la tyrannie.

“Adieu, je pars plein de toi. Et vous, “malheureux père, ſongez à l'état où “eſt votre fille.“ Laure ne me répondit que par des gémiſſemens. Le Comte rigonreux me cria: „Je le vois, miſérable, "l'état de ma fille; c'eſt toi qui l'y as "miſe; je recommande ma vengeance à “ton père.“ Le mien répondit. „Vous “ſerez vengé.“ Laure pouſſa encore un ſanglot, les deux voitures partirent chacune de leur côté.

Suite.

Je reſtai long-temps immobile muet auprès du mortel redoutable, qui renonçoit, dans ce moment, à être mon père, pour n'être que mon juge, pire encore. Je ſentois toute l'horreur de la ſituation dans laquelle il me plongeoit; mais je ſentois auſſi toutes les fautes qui m'y avoient conduit. Je venois même d'être pris en flagrant délit, coupable d'un nouvel excès, pour lequel la Juſtice me faiſoit arrêter. Je ſentois ſur-tout les peines de l'innocente Laure. Je redoutois encore plus ſon père que le mien, parce que je concevois le déplorable ſort qu'il devoit préparer à ſa fille. Et ma touchante Aurore, qu'alloit-elle auſſi devenir?

Alors je me rappelois tous mes crimes; la mort de ma ſœur, celle de ſon amant; la ſéduction, la proſtitution même des filles les plus honnêtes, les plus reſpectables; mes imbécillités odieuſes; ma ſtupidité de revenir ſans ceſſe au couple affreux que je déteſtois, que je mépriſois, comme le chien retourne à ſon vomiſſement, puiſque cette comparaiſon ſi connue peint tout le dégoûtant que m'offroient ces deux êtres infâmes.... Ah!

j'étois bien malheureux; mais je le méritois bien, c'étoit là le comble de mon ſupplice. Je haſardai enfin de faire quelques queſtions à mon père, de lui demander, par exemple, où il me conduiſoit. Il ne me répondit que par des regards foudroyans, qui me peignoient toute ſa colère, tout ce que j'en devois redouter.

Enfin, nous arrivâmes, de nuit, dans une ville que je ne reconnus pas parfaitement, à raiſon de l'ombre qui régnoit; mais que je ſoupçonnai être ma patrie. On nous ouvrit ſur-le-champ. Il paroît qu'on avoit des ordres. Bientôt nous ſommes arrivés à la maiſon paternelle, que j'ai très-bien reconnue. C'eſt ainſi que je rentrois dans cette maiſon ſacrée jadis chérie; elle alloit être ma priſon. On m'a bandé les yeux, on m'a fait deſcendre dans une cave. On m'a paſſé un cercle de fer autour du corps.

J'ai entendu le bruit des chaînes. J'ai entendu qu'un ſerrurier les rivoit; j'ai ſenti le feu de ſon réchaud, qui lui ſervoit ſans doute pour m'attacher au mur, en maſtiquant mes fers avec du plomb fondu. On m'a laiſſé dans cet horrible état, l'on a fermé, à triple tour, l'énorme ſerrure, qui répondoit de moi.

Je ſuis reſté ſeul, étendu ſur la terre humide. „Ah, ciel! me diſois-je, peut“être je le mérite; mais ô Dieu ſaint!

“eſt-ce un père qui devroit me traiter “ſi rigoureuſement? Dans la maiſon “paternelle, le fils unique de la maiſon!

“O Dieu!.....“

Dans un moment d'indignation je me levai, je ſentis le poids de mes fers. Je voulus courir. Je ſentis que j'étois attaché au mur. Je voulus briſer ces indignes chaînes: efforts inutiles qui ne faiſoient que me diſloquer les membres en pure perte! Je retombai ſur la terre.

Je vins à bout de me débander les yeux; mais je ne vis rien qu'un chat, dont les deux prunelles étinceloienr, qui étoit deſcendu par le ſoupirail de la cave. Il paroiſſoit me craindre. Hélasl toute la nature pouvoit me mépriſer impunément. Il remonta bientôt, ſortit par où il étoit entré. Je n'avois pas le même privilège; cet animal étoit plus heureux que moi. Après les réflexions les plus amères, je m'aſſoupis; mais quel ſommeil! C'étoit le tranſport d'un homme qui a la fièvre. Les remords me tourmentoient autant que mon père. J'avois, autour de moi, les Furies l'ombre déſolée de mon amante.

Le jour vint par degrés, ſon horreur égala celle de la nuit, parce que ſa lumière, qui ne perçoit qu'avec peine dans mon cachot, m'en dévoila toute la triſteſſe. Je vis mes chaînes incruſtées dans le mur, un morceau de pain noir, une cruche d'eau, deux piſtolets chargés. Cette dernière vue me glaça. „Ah!

“me dis-je, mon père veut ma mort; “il la met dans mes mains; nul eſpoir “de grace. Dois-je faire uſage du pré“ſent fatal qu'on me laiſſe? Voyons au“paravant s'il n'y auroit pas moyen de “nous échapper.“

Le ſoupirail de la cave étoit trop haut pour que je puſſe y atteindre, trop étroit pour que je puſſe y paſſer. D'ailleurs; eût-il été vingt fois plus large, il falloit me détacher du mur. Je pouvois crier appeler du ſecours; mais je ſavois que le ſoupirail donnoit dans le fond d'une cour, où perſonne ne paſſoit, ſans doute mon père n'en avoit pas laiſſé la porte ouverte.

Je cherchois, de toute ma tête, les moyens de renverſer tous les obſtacles qui s'oppoſoient à ma fuite. Tout-à-coup, j'entends ouvrir, à grand bruit, ma porte de fer; mon père entre un piſtolet à la main. „Malheureux! me dit-il, je t'ai “envoyé à Paris pour épouſer une De“moiſelle, pour entrer au Service; “tu n'as fait ni l'un ni l'autre; tu t'en “es fermé la voie. Tu t'es ruiné en“detté horriblement; tu t'es battu; tu “t'es introduit dans un Couvent, pour “y débaucher des filles; tu t'es fait en“fermer; tu as joué une infinité de tours, “qui t'ont lié avec la plus vile canaille, “ t'ont compromis avec la Juſtice. Tu “as mis la mort dans le ſein de ta ſœur; “tu as contribué, par un vil intérêt, à “la faire périr; tu as immolé ſon amant; “tu as été lié, en Angleterre, avec une “Société de voleurs; tu as mis, dans une “maiſon de proſtitution, la fille de “condition que tu devois épouſer; tu “as commencé par lui ravir ſon honneur; “tu as mis, dans une maiſon auſſi infâme, “une jeune Demoiſelle qui ſe confioit “à toi, qui t'ouvroit ſon cœur; tu l'as “abuſée par un faux mariage, pour lui “ravir ſon honneur. Tu t'es joue de ce “qu'il y a de plus ſacré, pour un but “auſſi indigne. Enfin je t'ai pris ſur le “fait, dans un autre endroit, où tu venois “de maltraiter trois rivaux, au point “qu'ils en ſont peut-être morts. On t'ar“rêtoit, dans le moment, de la part de “la Juſtice, de ſorte que tu ſerois peut“être à préſent ſur l'échafaud. Tu es “ruiné, perdu de dettes, de réputation “ d'honneur. Je ne veux pas que tu “déshonores davantage ta famille. Je dois “me punir d'avoir mis au monde un “fléau de la ſociété, l'en décharger “au plutôt. Je t'avois laiſſé de quoi te “délivrer de la vie, mourir en homme “libre; mais tu veux ſubir le ſupplice “que tu mérites, recevoir la mort, “comme une punition de tes crimes.

“Hé bien, il vaut mieux, pour toi, “mourir de la main d'un père, que de “celle d'un bourreau. J'ai prononcé l'ar“rêt de ta mort. Prépare-toi à la ſubir.

“Mêts ordre à ta conſcience, ſonge au “ſouverain Juge devant lequel tu vas “paroître. Je te donne une demi-heure “pour demander pardon à ton Dieu, “pour prendre ton parti. Je te laiſſe tou“jours la liberté de prévenir ma juſtice, “ de t'affranchir, toi-même, de ta “malheureuſe vie.“

„Ah! mon père, me ſuis-je écrié, “vous avez jugé, de moi, ſur de faux “rapports.“--„J'ai fait, m'a-t-il dit, les “plus exactes informations.“--„Grace, “grace, mon père!“--„Je n'écoute “rien, prépare toi.“ Il eſt ſorti, m'a renfermé, m'a laiſſé ſeul avec mes chaînes, mes piſtolets, mes remords mon déſeſpoir.

„Il faut donc mourir, me ſuis-je “écrié douloureuſement! A l'âge que “j'ai, à l'aurore de ma vie! Voilà le “réſultat de toutes les eſpérances que “j'avois conçues. La mort! Je fais hor“reur, même à ceux qui m'ont donné “la vie. C'eſt mon père qui va débar“raſſer la terre de moi. Je ſuis un far“deau, un fléau. Je m'y croyois aimé....

“Oui, je ſuis un fléau. J'ai été funeſte “à tous les gens que j'ai connus. J'ai “eu le bonheur d'être aimé de quelques “femmes; mais quelle a été leur ré“compenſe, de ma part? Ah! oui, je ſuis “un fléau... Je ſuis bien malheureux!...

Ici l'amertume m'a navré. Je répétois ce vers de Rouſſeau: C'étoit bien la peine de naître!

Alors j'ai levé mes regards vers le Dieu qui m'abandonnoit; mais je n'ai pas encore oſé fixer en eſprit cet objet redoutable. J'ai tourné mes regards d'un autre côté. „Dois-je me donner la mort, di“ſois-je? dois-je attendre qu'elle me “ſoit donnée par un père?“ Mes yeux ſe ſont reportés vers l'auteur ſuprême.

Je me ſuis proſterné à genoux. „Mon “Dieu! me diſois-je, tu ordonnes ma “mort; mais dois-je me la donner ou “l'attendre?“ Je repenſois à mes pauvres victimes, que j'entramnois, avec moi, dans l'abîme. O Laure! ô ma chère Aurore!

comment ſouffrir ſans vous faire reſſentir le contre-coup de mes ſouffrances?

Je reſtois immobile, anéanti, incapable de prendre un parti, de faire le moindre mouvement. Alors ma porte s'eſt ouverte. J'attendois la mort; mais ce n'étoit point mon redoutable père qui entroit; c'étoit ma mère plus tendre plus compatiſſante.

„O ciel! que vois-je, s'eſt-elle écriée?

“Quoi! le monſtre! c'eſt dans cet affreux “état qu'il a mis ſon fils, ſon fils uni“que, le fruit de mes entrailles! ah!

“barbare! que veulent dire ces piſ“tolets?“--„Ma mère, lui dis-je, “mon père veut me brûler la cervelle.

“Il me donne le choix de mourir de “ma main ou de la ſienne. Il va venir “à l'inſtant même, , ſi je n'ai pas “terminé mon ſort, il va m'immoler “ſous vos yeux maternels.“--„Ah!

“le monſtre! s'eſt-elle écriée encore; “mais avec l'expreſſion de la plus grande “horreur.“ Elle friſſonnoit, elle étoit dans des convulſions mortelles. „Ah! mon “fils, s'écrioit-elle, ne te donne pas la “mort, ne te la donne pas dans mes “bras; tu aſſaſſinerois ta mère.“ Elle me ſerroit avec force contre ſon cœur.

„Le monſtre, diſoit-elle, ne t'égorgera “pas dans mon ſein. Je te défendrai, “j'appellerai la foudre du ciel à mon “aide; il aura ma vie avant la tienne.“

Tout-à-coup mon père entre; ma mère, au lieu de me défendre, s'écrie: „Ah!

“barbare“ tombe évanouie à mes pieds. Le redoutable mortel parut d'abord interdit. "Je vois qu'on m'a trahi, “dit-il; mais, on aura beau faire, tu “ne m'échapperas pas. Foible femme, “c'étoit bien à toi de croire que tu m'em“pêcherois d'exécuter ce que mon hon“neur m'ordonne! Tombe dans un éva“nouiſſement propice pour toi; à ton “réveil, tu me verras vengé.“

Alors, décidé à commettre le meurtre, il a voulu l'épargner à ſes yeux maternels, en cas qu'elle les rouvrît. Il a voulu enlever ma mère hors de la cave; mais elle me tenoit ſi fortement la jambe, qu'il n'a pu lui faire lâcher priſe, ſans l'expoſer à reprendre ſes ſens. "Reſte en“chaînée, dit-il, dans cet évanouiſſe“ment. Le ciel le permet, pour que tu “ne troubles pas le juſte ſacrifice que je “dois faire.“Alors il m'a crié, d'une voix forte, „recommande toi à Dieu, malheu“reux!“ Lui-même, il s'eſt proſterné ſur la terre, , les yeux les bras élevés vers le ciel: „O mon Dieu! dit-il, par“donnemoi l'attentat que mon honneur “m'impoſe. Tu vois la néceſſité où m'a “réduit ce malheureux, de commettre “cette action ſi cruelle à mon cœur. Par“donne à cet infortuné; que la mort “douloureuſe qu'il ſubit, dans un âge “ſi tendre, expie, à tes yeux, ſes for“faits, que je contribue à ſon ſalut, “par ce redoutable ſacrifice, en l'em“pêchant de t'offenſer d'avantage.“

Alors, il eſt revenu à moi, le piſtolet à la main. Dois-je te rendre compte ici d'une abominable idée qui m'eſt venue, dont ſur-le-champ, j'ai frémi d'horreur?

Je la confie à toi ſeul, je te conjure, par toutes les puiſſances du ciel des enfers, de n'en jamais parler à qui que ce ſoit. J'avois deux piſtolets en ma diſpoſition; en prévenant mon meurtrier, j'évitois moi-même la mort.... Tu frémis d'horreur toi-même; non, mon ami, je n'ai pas été capable de m'arrêter à cette effroyable idée.... Ce n'eſt pas ma faute ſi elle s'eſt préſentée à mon eſprit. Je me ſuis jugé digne de mort, ſimplement pour avoir eu le malheur de la concevoir; je me ſuis déterminé à mourir.

Du bout du pied, j'ai pouſſé, avec horreur, loin de moi, mes malheureux piſtolets. J'ai demandé pardon à mon père, ſans lui avouer mon idée criminelle, dont il ne s'eſt pas apperçu.

„Demande pardon à ton Dieu, m'a“til dit.“ J'ai demandé pardon à Dieu.

Cependant ma mère commençoit à reſpirer. Elle reprenoit l'uſage de ſes ſens.

„Ah! malheureux que nous ſommes, “s'écria mon père! elle va troubler notre “Sacrifice. Hâtons-nous.“ Il tire, le coup part. Mamère, en s'avançant, le reçoit, retombe, en diſant: „ah! je me meurs.“

Mon père éperdu: „Ah! mon Dieu, “qu'ai-je fait, dit-il?“ je le vois tomber lui-même dans un profond évanouiſſement. O moment affreux! mon ami, mon cher ami, ai-je pu y tenir moi-même?

Fin de la troiſième Partie.
QUATRIEME PARTIE.

PREMIÈRE LIASSE.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Tu te rappelles, ſans doute, mon cher ami, l'affreuſe ſituation où j'ai laiſſé l'infortuné Céſar, à la fin de ma dernière lettre. J'ai rouvert les yeux, mon père rouvroit auſſi les ſiens. „Ah, mon Dieu!

“qu'ai-je fait? a-t-il répété.“ Et il a emporté, dans ſes bras, ſon épouſe aſſaſſinée par ſa main cruelle, m'a laiſſé baigné du ſang de ma mère. Dans ſon égarement, il a oublié de fermer la porte de ma priſon, je n'aurois pas manqué de profiter de cet oubli de ſa part, ſi je n'avois été retenu par le milieu du corps. Je fis de vains efforts pour me débarraſſer de ma ceinture de fer, attachée au mur. Je criois de toutes mes forces. Je me flattois qu'il viendroit quelqu'un me délivrer; perſonne ne vint; je ne vis entrer que mon gros matou, qui me regarda long-temps, de ſes deux yeux étincelans, un vieux chien qui m'avoit vu élever qui me reconnut. Ce pauvre animal, qui ne pouvoit que ſe traîner, me fit mille careſſes.

J'entrevis, dans ſes yeux, les rayons de la joie; ſa vie défaillanteſembloit renaître ſe ranimer; je m'applaudiſſois de ſa touchante fidélité. Je le careſſois réciproquement. „Hélas! me diſois-je, “dans la maiſon paternelle, mon père “me donne la mort, un chien me “fait amitié.“ Je fondois un eſpoir de ſalut ſur cet être propice ſecourable; mais hélas! ſa joie avoit fait, dans lui, un effort deſtructeur de ſa frêle machine.

C'étoit le dernier éclair d'une lampe mourante. Je vis ſes yeux s'éteindre; il tomba à mes pieds, m'adreſſa encore un regard touchant, bientôt exhala ſon ame, ſupérieure, peut-être, à celle de bien des hommes.

Je le plaignis ſincèrement; mais bien-tôt ma compaſſion ſe reporta ſur moimême. Pour me diſtraire, je continuai de pouſſer des cris, d'appeler du ſecours. Enfin, il vint un homme, mais il étoit maſqué couvert d'un manteau.

„Ce malheureux-là, me dis-je, vient “pour faire l'exécution, que mon père “n'oſe plus conſommer.“ Je le regardai d'un œil fixe. Il portoit quelque choſe ſous ſon manteau. „C'eſt l'inſtrument de “ma mort, me diſois-je.“--„Hé “bien, lui dis-je, venez-vous me “délivrer, ou me donner la mort?“

Pour toute réponſe, il tira, de deſſous ſon manteau, une cruche pleine d'eau un pain. Ma mort étoit donc différée, c'étoit là ma triſte pitance. „Hé “bien, ma mère, dis-je à cet homme, “comment va-t-elle?“--„Point de “réponſe.“--„Et mon père? ......“

Point de réponſe. Je lui dis mille choſes pour tâcher de le toucher. Il ouvrit enfin la bouche. "Si vous vous aviſez encore “de crier, me dit-il, on vous mettra “un bâillon.“ Il ſortit referma la triple ſerrure.

Je ſentis que toutes les imprécations, que je pourrois vomir contre lui, ſeroient inutiles, ou plutôt ne feroient qu'empirer mon ſort. Je ſongeai que je devois penſer ſérieuſement aux moyens de m'échapper.

Il falloit d'abord me détacher du mur; enſuite forcer la porte de ma priſon, ou bien profiter du moment où l'homme viendroit m'apporter mon manger, pour ſortir malgré lui; ou bien m'élever juſqu'au ſoupirail l'élargir aſſez, pour que mon corps pût y paſſer. Je n'avois aucun inſtrument pour m'aider. On m'avoit enlevé mes piſtolets. Il ne me reſtoit, pour toute arme, qu'une épingle.

Jeréſolus de tenter ma délivrance, avec ce foible ſecours.

Je mouillai beaucoup le mur, autour de l'endroit ou ma chaîne y étoit enclavée.

Avec mes ongles mon épingle, je grattai tout autour de l'attache. La pierre mouillée ſe laiſſoit un peu entamer; mais ſi peu, que je ne pouvois me flatter de creuſer plus d'une demi-ligne chaque jour, ce qui faiſoit une ligne en deux jours; par conſéquent vingt quatre jours pour un pouce. Il me falloit donc au moins trois mois pour arracher ma chaîne. Cette longueur étoit effrayante; mais il valoit encore mieux ſortir au bout de trois mois, que de mourir enfermé.Je travaillai avec courage; mais je vis que j'uſerois mes ongles mon épingle, plutôt que le mur. Il eſt vrai que mes ongles ſe réparoient tous les jours. J'aurois bien voulu ſauter ſur le corps de mon Geolier; mais il s'étoit peut-être apperçu de mon deſſein; il n'approchoit jamais à ma portée. D'ailleurs, en ſuppoſant que je l'euſſe ſaiſi au collet, auroit-il pu, lui-même, me détacher? Avoit-il la clef de la ceinture de fer paſſée autour de mon corps?

Cet exercice, de gratter le mur, n'étoit pas amuſant, cette exiſtence obſcure, horriblement uniforme, ſoutenue par du pain de l'eau, dans une priſon, étoit aſſommante. Me livrer à la douleur, c'étoit ajouter à la rigueur de ma ſituation. Il falloit m'en diſtraire me procurer des plaiſirs. Je chantois.

J'entendois le chant des oiſeaux, qui ſembloient me répondre. J'imitois leur tendre ramage. Je les voyois venir ſe percher ſur le bord du ſoupirail, me regarder en gazouillant. Les inſolens!

ils avoient l'effronterie de prendre, devant moi, leurs ébats. Ils m'amuſoient, du moins, par leurs jeux innocens. Combien ils étoient plus heureux que moi!

Les oiſeaux ne venoient que ſur le bord de mon ſoupirail; j'avois un autre petit animal près de moi. Une ſouris, tout-à fait gentille, me tenoit compagnie. J'avois toujours eu de la répugnance pour cette ſorte de vermine; je trouvai cette petite beſtiole jolie, quand je n'eus plus qu'elle devant les yeux; en effet, elle a un petit air fin, qui a ſes agrémens. De mon côté, je ne lui plus pas beaucoup, non plus d'abord. Elle dût voir, dans moi, un monſtre qui l'effrayoit autant plus qu'un chat. Elle ſe cachoit dans un petit trou, quand elle appercevoit mon œil fixé ſur elle. Peu-à-peu elle s'enhardit, quand elle vit que je ne lui faiſois aucun mal. Elle ſoutint mes regards, elle mangea devant moi; enfin, quand elle s'apperçut que j'avois l'attention de mettre du pain à ſa portée, pour ſa nourriture, elle fut touchée de reconnoiſſance. Elle s'apprivoiſa, vint manger dans ma main, me témoigna ſon attachement, à ſa manière.

Cet animalcule a beaucoup d'inſtinct; je le mettrois auſſi au-deſſus de beaucoup d'hommes; car je crois tous les méchans au-deſſous des animaux, qui ne ſont que peu ou point nuiſibles.

J'apprivoiſai encore un autre animalcule plus petit plus dégoûtant; c'eſt, comme Argus, un petit être tout couvert d'yeux. Je ne ſuis pas le premier qui ait ſu ſe faire un petit ami de cette eſpèce. Ce fut mon chant qui m'attira celui ci. Je m'exerçois à imiter, avec ma voix, tous les inſtrumens, auſſi bien que les cris des différens animaux. On ne croiroit pas qu'une araignée ſeroit ſenſible à la muſique; cependant, la mienne venoit à moi toutes les fois que j'imitois la flute. Elle deſcendoit de la voûte, venoit ſe placer ſur mon épaule. Je l'attirois juſques dans ma main, en lui préſentant de pauvres mouches; hélas! dans ce monde-ci, on ne peut faire du bien à l'un, qu'on ne faſſe du mal à l'autre.

Une ſouris une araignée faiſoient donc ma compagnie, m'adouciſſoient les ennuis della captivité, l'uniformité d travail, dont je m'occupois pour arracherma chaîne. Je voulus avoir une communication à l'extérieur, voir ce qui ſe paſſoit en dehbrs. Je fis un petit creux-par terre, dans l'endroit où donnoit le rayon de lumière qui paſſoit par mon ſoupirail. Je preſſai, le mieux que je pus, la terre en cet endroit; je la rendis le plus compacte qu'il me fut poſſible, afin qu'elle bût moins promptement l'eau que je verſois dans mon creux.

Cette eſpèce de petit baſſin me ſervit de miroir, , en regardant bien dans ſon eau, j'entrevis les fenêtres grillées, qui décoroient la cour extérieure. Je fus long-temps ſans y voir perſonne; enfin j'y apperçus une figure de femme. Dans l'état où j'étois, cette figure me parut céleſte; je ne pouvois me laſſer de la contempler. Ce plaiſir ne me ſuffit pas enfin; je voulus qu'elle le partageât. Je l'appelai de toutes mes forces. „O! vous, “Belle perſonne, m'écriai-je, que je “vois à votre fenêtre, ayez pitié d'un “malheureux qu'on tient enchaîné dans “une cave, ſoyez ma Divinité tu“télaire.“Ma voix parvint enfin à l'oreille de la jeune perſonne; je la vis chercher long-temps de tous ſes yeux. Elle fixa enfin ſes regards ſur le ſoupirail, reconnut que ma voix ſortoit de-là; mais elle me fit entendre, par ſes geſtes, qu'elle ne me comprenoit pas. C'étoit apparemment une étrangère. Je peſtai beaucoup de ce malheur, je me mis à chanter. Ma voix parut lui plaire. Le lendemain elle fit paroître un homme à ſa fenêtre. Je demandai encore du ſecours. „Que voulez-vous que je faſſe “pour vous, me dit cet homme? Je “ferois charmé de pouvoir vous paſſer, “par votre ſoupirail, tout ce que vous “me demanderiez: mais d'abord il y “a une grille, qui ne me permet pas “d'en approcher; enſuite, je fuis pri“ſonnier moi-même, comme vous.

“L'édifice, où vous me voyez, ſans “doute, eſt une priſon.“ Je déplorai mon ſort, je me remis à chanter.

La Dame reparut à la fenêtre, je l'y vis avec le plus grand plaiſir.

Je continuois mes cris, mes chants, mes ramages; car j'imitois ceux des oiſeaux. Enfin, je vis, un jour, un moineau qui oſa entrer chez moi, ſe percher ſur mon doigt. Je le careſſai de toute mon ame; je lui donnai à manget de mon pain. Il me parut très-apprivoiſé.

J'en avois déjà apprivoiſé quelques-uns de cette manière. Il me quitta, après avoir reſté, avec moi, près d'un quartd'heure, il me laiſſa un vuide en partant. Le lendemain, il m'amena un joli petit ſerein, qui, au milieu de ſon petit ramage, répétoit: „Mon petit “Céſar, mon petit Céſar.“ Ce mot me frappa. Quelle Divinité propice à mes vœux, enſeignoit mon nom à ce petit animal? Il y avoit donc, à Lyon, quelqu'un qui s'intéreſſoit à moi; mais, comment deviner qui ce pouvoit être?

Il falloit, du moins, tirer parti de ce que je voyois, de ce que j'entendois.

Le malheureux petit ſerein ne vouloit pas venir dans ma main, comme le moineau; mais il s'arrêtoit ſur le bord du ſoupirail. Afin qu'il apprît à ſon maître ou à ſa maîtreſſe où j'étois, je me mis à contrefaire le chant de l'oiſeau, , au milieu de ſon ramage, je répétois: „Dans une cave Céſar, dans une “cave; ſuis l'oiſeau, ſuis l'oiſeau.“

Le petit ſerein m'écoutoit avec beaucoup d'attention, je m'apperçus qu'il eſſaya de chanter la même choſe que moi. Il n'en put venir à bout le premier jour; mais, les jours ſuivans, il revint, je lui répétai tant mon refrain, qu'à la fin il l'apprit, le chanta auſſi bien que moi.

Ces paſſe-temps m'adouciſſoient un peu la captivité; cependant je continuois de creuſer dans le mur. Le tenon, qui attachoit ma chaîne, commençoit à s'ébranler, je comptois pouvoir l'arracher ſous moins de vingt-quatre heures; alors mon deſſein étoit de profiter, pour ſortir, du moment où mon Geolier entreroit, pour m'apporter ma foible pitance. Je voulois me tenir près de la porte, quand il l'ouvriroit, le laiſſer entrer, ſortir avant qu'il m'eût apperçu, l'enfermer à mon tour, ſi je pouvois; mais, le jour même que j'eus enfanté ce beau projet, ou plutôt nuit ſuivante, huit hommes profitèrent du moment où j'étois profondément endormi. Ils entrèrent doucement, ſans m'éveiller; je ſentis bientôt qu'on me bandoit les yeux, qu'on me lioit les mains. Je m'éveille, je veux crier, on me met un bâillon, , avant que je ſois bienéveillé, je ſuis garotté de manière à ne pas pouvoir faire le moindre mouvement. Dans cet état déplorable, je ſuis enlevé, empaqueté dans une voiture, bientôt deſcendu dans une autre maiſon, dans une autre cave, où je ſuis enchaîné de la même façon que dans la première. Voilà le travail de trois mois perdu. Il en faut recommencer un nouveau, plus pénible que le premier; , pour me rendre tous mes agrémens, il me faut apprivoiſer une nouvelle ſouris, une nouvelle araignée.

Heureuſement, on trouve de ces petits animaux par-tout; mais mes chers oiſeaux, ſur leſquels je fondois tant d'eſpérances, qui me les rendra?

Mes ongles avoient beau repouſſer, ils s'uſoient par le violent exercice de gretter le mur. Un vieux clou, que j'eus le bonheur de trouver, dans mon nouveau cachot, me délivra de cet inconvénient, me fit creuſer bien plus vîte, dans la pierre.

J'aurois dû être plus envenimé, plus déſeſpéré, dans ce ſecond gîte, que dans le premier. Je m'y ſentois, au contraire, plus gai. Le jour, qui perçoit juſqu'à moi, me paroiſſoit plus ſerein; l'air, que je reſpirois, qui pénétroit juſqu'à moi, dans le fond de mon ſouterrain, me ſembloit plus pur, plus parfumé que ci-devant. J'entendois le chant de beaucoup plus d'oiſeaux. Quelquefois je voyois tomber, à mes pieds, des fleurs que le vent m'apportoit. Enfin tout m'apprenoit que j'étois à la campagne. Bientôt je fis un creux, que je maſtiquai avec la poudre que je faiſois tomber du mur, en le râclant. Je noirciſſois, le plus que je pouvois, ce maſtic, afin qu'il me fît un petit baſſin plus ſombre, que l'eau, que j'y verſois, répétât mieux les objets. Alors je vis la ſcène extérieure, je m'aſſurai que j'étois réellement à la campagne. Mais je n'apperçus point de maiſon voiſine.

Je ne voyois que quelques feuillages; j'étois donc enfermé dans un ſépulchre ifolé. J'eus bientôt une ſouris une araignée.

J'eus même auſſi une couleuvre, qui vint ſe gliſſer juſques chez moi, qui s'attacha à moi. Je me rappelois les Contes des Fées, qui nous apprennent que ces auguſtes Magiciennes ſont changées, un jour de la ſemaine, en couleuvre, j'aimois à me figurer que j'avois une Fée, qui venoit me viſiter ſous cette forme. Toute cette compagnie ne me délivroit pas de ma priſon. Je chantois toujours; j'imitois le chant des oiſeaux; ils venoient ſe percher ſur le bord de mon ſoupirail; mais aucun n'oſoit entrer. Enfin un moineau, plus hardi que les autres, deſcendit juſqu'à moi. Je crus le reconnoître pour celui que j'avois vu dans mon autre priſon. Il me fit, à ſa manière, mille careſſes, qui m'annonçoient qu'il me reconnoiſſoit de ſon côté. Je crus devoir profiter de ſa viſite. J'éguiſai, ſur ma chaîne, un petit morceau de bois; je le rendis pointu; je me piquai avec mon épingle, j'écrivis, avec ma pointe mon ſang, ſur un morceau de papier trouvé dans ma poche, ce peu de mots: „Je ſuis enfermé dans une cave, ſous “une maiſon iſolée, à un quart de “lieue de Lyon, du côté de la Croix“Rouſſe. Ames généreuſes, délivrez un “innocent qui ſouffre. César De PerLENCOUR.“J'avois bien ſenti de quel côté on m'avoit conduit, le chemin qu'on avoit fait. Je ſavois donc à-peu-près où j'étois. D'ailleurs, il m'avoit été facile de ſentir qu'on m'avoit fait monter la montagne de la Croix-Rouſſe. J'avois donc eu des lumières ſuffiſantes pour indiquer ma demeure. J'attachai mon très-petit billet, écrit très-fin, à la patte de mon moineau; un petit bout de fil, que j'arrachai du bas de ma chemiſe, me ſervit pour cela. Je lâchai l'oiſeau j'attendis; mais, ô Dieu! il ne parut plus. J'étois confondu. J'avois fondé, ſur cet oiſeau, mon petit écrit, l'eſpoir de ma délivrance, je ne le voyois plus revenir. Bientôt il m'arriva encore un plus grand malheur. On ne m'apporta plus à manger. Je reſtai deux jours ſans boire ni manger. "O ciel! je vais donc “mourir de faim, me diſois-je,“ j'étois abattu, je deſirois réellement la mort. J'étois couché ſur la terre. Je reſtois immobile, je fermois les yeux. Je me plaiſois à imiter la triſte repréſentation d'un cadavre, à me figurer que je ſerois bientôt réellement dans ce malheureux état.

Tout-à-coup j'entends une douce voix qui deſcend par mon ſoupirail, me ctie: „Ah! cher Céſar, es-tu ici?“ O ciel! ô douce voix! je crois reconnoître celle de ma chère Levrette. Cet organe enchanteur me ranime. Je me leve avec un doux treſſaillement. „Oui, ma chère “Levrette, m'écriai-je, je ſuis ici en“fermé. Il y a deux jours que je n'ai “ni bu, ni mangé.“--„Ah! mon “cher ami, reprend mon ange tuté“laire, qu'eſt-ce que j'apprends? Tiens, “voilà tout ce que je puis te donner “pour le moment; reprends courage, “je vais travailler pour ta délivrance.“

Alors elle me jeta, par le ſoupirail, une bourſe pleine de louis, ce que je reconnus au ſon, avec une brioche, une bouteille qu'elle deſcendit attachée à une ficelle.

Soudain, ma Levrette pouſſe un cri. J'entends du vacarme. „Ah! cher “ami, dit-elle, on m'entraîne loin de “toi.“ Grand Dieu! je ne pouvois courir à ſa défenſe. Je trépignois de rage. Bientôt je n'entends plus rien, je reſte plongé dans la conſternation.

„Qu'ont-ils fait de ma chère Levrette, “me diſois-je?“ le beſoin ſe faiſoit ſentir impérieuſement; mais, ce qu'il y avoit d'abominable, c'eſt que la brioche, la bouteille, la bourſe, rien n'étoit à ma portée. Attaché au mur, je ne pouvois atteindre à aucun de ces objets.

La bourſe étoit le moindre pour moi, quoiqu'elle parût pleine d'or; mais il étoit bien cruel d'être obligé de mourir de faim, à l'aſpect des objets qui pouvoient me reſtaurer.

Enfin je vis entrer, chez moi, un homme nouveau, maſqué, couvert d'un manteau. C'étoit la taille du Chevalier Marqué. „Seroit-ce, me diſois-je, ce “monſtre-là?“ Il empocha ſoudain la bourſe. Je crus le reconnoître indubitablement à ce trait. „C'eſt le Cheva“lier Marqué, m'écriai-je.“ Il me fit, de la tête, un ſigne négatif; il me conſidéroit, ſans prononcer un mot. „Hé “bien, lui dis-je, mon eſclavage va“til bientôt finir?“ Pour toute répouſe, il prit ma bouteille ma brioche, me laiſſa du pain de l'eau, ſortit referma la porte. Le traître! il s'étoit bien gardé d'avancer juſqu'à ma portée.

„Quoi! le monſtre, me diſois-je, va “jouir de la généroſité de ma chère “Levrette!“ Je travaillai avec un redoublement de rage; j'avançai ſenſiblement mon travail; mais il me falloit encore du temps pour le terminer. Enfin, au bout de quelques jours, je vins à bout d'arracher ma chaîne, je me trouvai libre, c'eſt-à-dire maître, non pas de ſortir de ma priſon; mais de l'arpenter dans toute ſon étendue, confiſtante en douze ou quinze pieds en quarré. Je ſavois l'heure à laquelle mon nouveau Guichetier devoit venir. Je me tins en embuſcade auprès de la porte.

Dès qu'il l'ouvrit, qu'il avança la tête, je le ſaiſis au collet; je le jetai à mes pieds. Je lui arrachai ſon maſque.

C'étoit le damnable Chevalier Marqué.

„Ah, monſtre! m'écriai-je,“ ſoudain je le rouai de coups, avec ma chaîne; je le mis tout en ſang, le laiſſai preſque pour mort ſur la place.

Fier d'être vengé, j'allois ſortir. Tout-à-coup je vois fermer la porte à double tour. „Ah, ſcélérats! mécriai-je, ſi vous “refuſez de m'ouvrir, je vais achever “ce coquin, je n'en ſortirai pas “moins.“--„Ah! mes amis, dit“il, d'une voix mourante, de grace, “ouvrez-lui, où il va finir de m'aſſaſ“ſiner.“--On eſt allé chercher “main-forte, lui répondit-on.“ Cependant, à grands coups de chaîne, je frappois ſur la ſerrure; je vins à bout de la faire tomber. J'ouvre, je ſors furieux. Toute la maiſon fuit devant moi; mais la Garde ou plutôt la Maréchauſſée arrive à l'inſtant; on me trouve chargé de chaînes, avec un cercle de fer autour du corps; on voit l'indigne Marqué couché ſur la terre, baigné dans ſon ſang, qui m'accuſe de l'avoir aſſaſſiné; on me met la main ſur le collet;j'ai beau proteſter que je ſuis innocent; qu'on m'a traité de la manière la plus indigne, que je demande juſtice. „On vous la “rendra, me dit-on,“ l'on me conduit à Lyon dans les priſons. Me voilà renfermé dans un nouveau cachot.

Bientôt je ſubis un interrogatoire. Je raconte exactement, au Rapporteur, l'hiſtoire de mon injuſte détention. Mon récit paroît l'étonner l'intéreſſer. Il me fait mille queſtions différentes, pour voir ſi je ne me couperois point. Je perſiſte dans l'uniformité de mon récit; il me renvoie dans mon cachot. „Quoi!

“me diſois-je, mes tourmens ne fini“ront point!“ Je m'adreſſois au ciel.

Je lui demandois ſecours grace. Le malheur rend dévot.

Je n'étois pas occupé de mes ſeules peines, je penſois à celles de Laure, d'Aurore. Je n'avois pas encore paſſé un ſeul jour ſans m'occuper de ces chers objets, leur donner tous mes vœux.

Mon procès ne ſe terminoit point me paroiſſoit horriblement long. J'avois ſubi pluſieurs interrogatoires, je ne voyois point de concluſion; ce procès étoit inſtruit au criminel, , ſi l'infâme Marqué mouroit, j'étoit expoſé, peutêtre, à périr ſur l'échafaud. Je me voyois réduit à former des vœux pour la ſanté du Chevalier Marqué.

Cependant on me tira de mon cachot, je me vis libre comme les autres Priſonniers; je reſpirai du moins; je revis le ciel, , de cet adouciſſement à mon ſort, je conclus que mes affaires prenoient une bonne tournure. Je raiſonnai du moins avec des créatures humaines. J'appris que ma mère s'étoit rétablie du coup qu'elle avoit reçu de mon père; je bénis le ciel, de cette nouvelle; mais on m'affligea, en me diſant que les chers auteurs de mes jours avoient été enlevés, ſans doute enfermés dans une priſon royale. On ignoroit pour quelle raiſon. Le Chevalier Marqué étoit reſté maître de la maiſon, l'on ſent ſi le voleur s'y oublioit.

C'étoit, ſans doute, à l'occaſion de l'enlèvement de mon père de ma mère, qu'on avoit paſſé deux jours ſans m'apporter ma pitance. L'indigne Marqué s'étoit plû, depuis, à me faire languir dans les fers. Le monſtre rétabli, pour mon bonheur ou mon malheur, étoit encore dans notre maiſon, ſoumiſe à ſes dépradations. Cependant je ne voyois point arriver l'inſtant de ma liberté. Il y avoit déjà environ neuf mois que je languiſſois dans les fers, cette captivité me devenoit inſupportable. J'appris des choſes qui mirent le comble à mon déſeſpoir.

Selon des bruits, qui ne paroiſſoient point vagues, qui étoient malheureuſement trop circonſtanciés, Aurore, ma chère Aurore, venoit d'accoucher d'un enfant mort. Elle étoit traduite en Juſtice, comme meurtrière de ſon enfant. Ne pouvant prouver un mariage réel, on lui faiſoit un crime de n'avoir pas déclaré ſa groſſeſſe. O Dieu! ma chère Aurore alloit-elle périr du dernier ſupplice? C'étoit par ma faute, ô ciel! par mon abominable faute, je ne pouvois ſortir, pour la ſauver, pour lui rendre juſtice. C'eſt alors que ma priſon devint, pour moi, un ſupplice; j'étois ſur un gril, ſur les charbons ardens. Je voyois l'image déſolée de cette adorable perſonne, qui me reprochoit de l'avoir trompée, de l'avoir conduite à la mort, à la mort la plus infâme. O Dieu du ciel! l'enfer, dont tu nous menaces, eſt-il plus affreux? D'un autre côté je me repréſentois le ſort de Laure, peut-être enterrée, comme moi, dans les entrailles de la terre, ou deſcendue au tombeau par l'excès de ſa douleur, ou par le crime de ſon père; je voyois auſſi ſon image ſanglante, échévelée. Ma ſœur y joignoit ſes mânes plaintifs. Oreſte, entouré des Furies, n'étoit pas plus tourmenté que moi par ces ombres gémiſſantes, dont les longs cris perçoient juſqu'à moi dans le ſilence des nuits, ſous les voûtes ſouterraines.

Il ne me fut plus poſſible de ſupporter la vie. Il falloit que je ſortiſſe d'eſclavage, pour aller délivrer mes amantes, ou que je me délivraſſe de cette vie odieuſe. Comment faire? Je n'avois point d'armes. Si j'euſſe eu ſeulement un piſtolet, j'aurois pu forcer le Geolier, peut-être, de m'ouvrir. Sans ce foible ſecours, dans un moment de déſeſpoir, j'en fis l'inutile tentatiye. Je fondis ſur lui, je le pris au collet. Je le ſerrai d'une manière à l'étouffer. „Malheureux! m'écriois-je, “rends-moi tes clefs.“ Les Priſonniers me regardoient faire, battoient des mains. Il eſt certain que, s'il avoit été ſeul, je ſerois venu, ſans peine, à bout de lui; mais ſes garçons me tiroient, de toutes leurs forces, par les cheveux; je fus obligé de me retourner contr'eux; j'en terraſſai trois, , ſi je n'euſſe eu que ces quatre ennemis, je ſerois encore ſorti victorieux; mais il vint bientôt mainforte; , malgré tous mes efforts, je fus chargé de chaînes, précipité dans un cachot. Là, me trouvant au comble du malheur, je pris le ciel à témoin, que je ne pouvois rien faire pour ſauver mes amantes infortunées; que je ne pouvois plus ſupporter mon effroyable vie, que j'étois en droit de dépoſer un ſi horrible fardeau. Je me proſternai ſur la terre, j'implorai, de toute mon ame, le Dieu redoutable qui me puniſſoit; je le conjurai de me pardonner ſi j'allois paroître aux pieds de ſon tribunal, avant qu'il m'y appelât. Je crus ſentir dans mon ame un rayon de conſolation, qui ſembloit émaner de ſon cœur paternel; , me confiant dans ſa bonté, je ſongeai aux moyens de me délivrer de la vie; mais comment faire? Je n'avois aucun inſtrument pour me donner la mort. Je voulus avaler ma langue, comme les Negres, pour m'étouffer. Je fus mal-adroit n'en pus venir à bout. Il me vint dans l'idée de me ſervir de mes deux jarretières pour m'étrangler. Garotté, comme j'étois, je ne pouvois lever les bras, pour les attacher à quelque clou ou crochet, me ſuſpendre à ce lien fatal. Je les paſſois déjà autour de mon cou, tout-à-coup, j'entends ouvrir ma porte ſépulcrale, le Geolier paroît, un flambeau à la main, m'amene un Ange, une Divinité, qui ſe précipite dans mes bras. C'étoit ma chère Levrette. „Tu es libre, mon cher ami, “me diſoit-elle, d'une voix entre“coupée.“ Elle étoit hors d'elle-même, ivre de joie de douleur; elle manqua de s'évanouir dans mes bras. Elle ſe ranima pour crier: „Qu'on le délivre de “ſes fers odieux; tombez chaînes mor“telles, que le juſte reſpire.“ Je fus ſaiſi d'un doux enthouſiaſme, en voyant celui dont elle étoit animée.

On me délivra de mes fers; toutes les portes s'ouvrirent; me voilà hors de cette abominable priſon; je ſuis libre à l'aſpect du ciel, je monte en voiture avec ma chère Levrette.

Je ne pouvois me laſſer de contempler cette Divinité tutélaire, qui m'avoit toujours délivré des priſons où j'avois été renfermé; Ange de l'Eternel à mon égard, qui avoit eu le malheur d'être égarée par l'impérieuſe néceſſité, dans les ſentiers du vice; mais dont le cœur avoit toujours été pur, qui, placée dans de plus heureuſes circonſtances, dans dans une poſition plus avantageuſe, auroit déployé la vertu la plus ſublime.

Je m'épuiſois en actions de graces vis-à-vis de cette perſonne céleſte, qui paroiſſoit goûter un ſi grand plaiſir à m'obliger. Ah! Belle ame, ce ſera toi qui me rameneras à la vertu; oui, je deviendrai vertueux. Le Crime, juſqu'ici, m'a trop fait ſouffrir.

Au milieu de ces penſées preſque religieuſes; nous arrivâmes à l'auberge de ma Levrette, nous montâmes dans ſon appartement; là, elle ſe jetta de nouveau dans mes bras. Je la preſſai contre mon cœur, avec un attendriſſement inexprimable, nous tombâmes enſemble ſur un canapé.

Enfin nous revînmes à nous-mêmes; nous parlâmes avec plus de calme non moins de délices. Je remerciois toujours Levrette des peines qu'elles s'étoit données. „Hélas! oui, me dit-elle, ta “délivrance m'a cauſé bien des peines, “mon cher ami; mais il y a des mé“chans qui ne ſe ſont pas moins donné “de fatigue pour te tourmenter. Je te “ferai voir, dans tout ſon jour, leur “ſcélérateſſe atteſtée par leurs propres “lettres.“ Sur-le-champ, j'envoyai chercher mon ami Dumoulin, qui ne ſe trouva pas dans le moment à Lyon, non plus que nos autres amis. Vous êtes, ſans doute, tous en vacance. Vous vous êtes amuſés, tandis que votre ami ſouffroit d'horribles tourmens. J'avois ſouvent penſé à vous tous, mes chers camarades, pendant ma longue captivité dans ma patrie. „Hélas!

“me diſois-je, mes amis ne ſavent pas “que je ſuis ſi malheureux, que je “ſuis ſi près d'eux. Ah! s'ils le ſavoient, “ils voleroient à mon ſecours.“ Hé bien, ce n'eſt point vous, qui étiez pourtant à Lyon, où je gémiſſois, ce n'eſt point vous qui avez entendu ma voix plaintive qui m'avez ſecouru, c'eſt ma chère Levrette, qui, de cent lieues, a été frappée dé mes cris étouffés ſous la terre, qui eſt accourue pour me rendre la vie la liberté.

Nous avons fait, tête-à-tête, un ſouper charmant, ne nous tenant que des propos entrecoupés; mais délicieux. J'ai raconté à Levrette tout ce que j'avois ſouffert; elle a verſé de douces larmes, qui ont coulé juſqu'au fond de mon cœuri Je l'ai priée, à ſon tout, de me faire le récit de tout ce qu'elle a fait pour moi. „Avant de commencer ce “narré, me dit-elle, il faut t'apprendre “la cauſe l'origine de tes malheurs, “te faire connoître les ennemis, qui “ont toujours veillé pour ton ſupplice, “ qui t'ont puni ſi cruellement des “fautes qu'ils ſe ſont amuſés à te faire “commettre.“ Alors elle me montra, d'abord, des lettres du Chevalier Marqué à mon père à M. de Lyſange, qui leur dénonçoient toutes mes fautes vis-à-vis de Laure d'Aurore, les lieux où ſe trouvoient ces deux Beautés.

C'étoient ces deux lettres fatales qui nous avoient fait ſaiſir, ma Laure moi, par nos rigoureux pères . Enſuite Levrette me fit voir une correſpondance du couple abominable, dont je vais mettre pluſieurs lettres ſous tes yeux, elle me dit qu'il ſeroit trop long de me détailler comment elle s'étoit procuré ces déteſtables miſſives.

Le Chevalier Marqué, à Frédégonde.

Nos avis ont opéré, ma Générale. Les deux pères ſe ſont rendus dans l'endroit qui renfermoit la divine Laure. Ils ont ſurpris enſemble les deux tendres amans.

Chacun s'eſt emparé de ſa progéniture.

M. de Lyſange a amené la ſienne dans ſa cave, où elle paſſe aſſez mal ſon temps. Elle auroit mieux fait d'écouter le Chevalier Marqué, il l'auroit rendue plus heureuſe; mais la bégueule n'a pas voulu. Monſieur de Perlencour a ramené pareillement ſon petit Céſar dans ſa cave, où je voudrois bien voir la figure qu'il fait. Je vais me rendre à Lyon, pour profiter de la captivité de notre Rodomont, pour reprendre tout mon aſcendant ſur l'eſprit du père, qui n'eſt guères moins imbécille que ſon fils Ne s'eſt-il pas aviſé de vouloir tuer ce fils unique, pour le corriger? Il a tiré ſi adroitement, qu'il a tué ſa femme au lieu de ſon héritier; adorable inſtinct de l'amour conjugal! La bonne Dame, encore plus imbécille que ſon mari ſon fils, n'en eſt pourtant pas encore morte.

Je veux lui donner tous mes ſoins quand je ſerai à Lyon; car il ne faut pas laiſſer périr, comme cela, de ſi bonnes dupes, auprès deſquelles il y a tant à gagner, avec ſi peu de peine. Je pars dans deux jours; je t'écrirai aſſidûment.

Le même à la même.

Lyon.

Je ſuis arrivé à Lyon, ma belle ſcélérate; j'y ai trouvé le vieux couple, auſſi ſot que ci-devant. Ils tenoient encore leur fils dans leur-cave; mais ils alloient l'en tirer. Je ſuis arrivé à temps pour empêcher cette ſottiſe. La mère eſt déjà aſſez bien rétablie. Elle pleure beaucoup ſur le ſort de ſon fils. Je la conſole; je lui témoigne le plus tendre intérêt pour ce fils chéri, que je retiens, par mes conſeils, en lieu de sûreté, auquel on peut appliquer cette épitaphe connue: Hic requieſcit humi, dum requieſco domi.

Ci gît Céſar; ah! qu'il eſt bien, Pour ſon repos pour le mien: J'ai repris merveilleuſement bien auprès du couple ſuranné; c'eſt moi qui ſuis à préſent le fils de la maiſon, ou plutôt j'en ſuis le maître. J'ai toute la confiance de ces bonnes-gens. Il faut tâcher de les faire arrêter, comme tu dis fort bien.

Ils me laiſſeront à la tête de leur maiſon, je nagerai en pleine eau. Je t'envoie, ci-joints, douze chefs d'accuſations, que j'ai recueillies contr'eux, qui ont un aſſez grand air de vraiſemblance. Il te ſera facile, avec cette pièce authentique préſentée par quelque perſonnage conſidérable, d'obtenir une lettre de cachet pour les faire enfermer. Courage ma Générale; fais uſage de ton eſprit pour en venir à bout, donne-nous un trait à la Frédégonde.

Le même à la même.

Levrertn eſt ici. Elle travaille avec autant de ſagacité pour le petit Céſar, que moi contre lui. Elle a préſenté requête aux Magiſtrats; on a ordonné une viſite dans la maiſon de Monſieur de Perlencour. Le vieux couple vouloit encore, à cette occaſion, délivrer le Priſonnier. J'ai encore paré ce coup. J'ai fait conduire M. Céſar dans une autre cave, à la campagne; la Juſtice eſt venue n'a rien trouvé. Levrette continue de nous tailler, comme on dit, de l'ouvrage. Nous verrons qui l'emportera, de cette petite imprudente, ou d'un vieux Renard comme moi, qui ai de l'expérience.

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

Paris.

Nous avons obtenu la lettre de cachet néceſſaire pour faire arrêter le couple imbécille. Ces gens doivent être glorieux de ſe voir érigés en Priſonniers d'Etat.

Ils ſeront arrêtés ſous peu de jours; on te conſultera pour recevoir, de toi, des renſeignemens. Tu parleras comme il faut. Quand nous ſerons maîtres de cette maiſon, nous tirerons parti, en conſcience, de notre ſituation. Il eſt indiſpenſable de garder toujours bien exactement l'enBivfant de la maiſon, qui voudroit faire le méchant. Travaille, fais toi honneur, malheureux, pour obtenir de la confidération parmi les honnêtes-gens de notre ſociété.

Le Chevalier Marqué, à Frédégonde.

Lyon.

Le couple imbécille eſt arrêté, ma Générale. Nous voilà maîtres de la maiſon.

Ne nous oublions pas. Tu viendras faire un tour ici, pour y jouir de ton triomphe du mien. Si tu ſavois combien ces pauvres gens ont été ſtupéfaits de ſe voirarrêtés, comme Priſonniers d'Etat; rien de ſi niais de ſi innocent qu'eux. Ils ne comprenoient pas un mot de l'accuſation formée contr'eux. Ils ſe recommandoient à moi. Je leur ai promis tout mon appui. Ils m'ont recommandé, bien tendrement, leur fils. Je leur ai donné ma parole, que j'en aurois le plus grand ſoin; en effet, je veillerai bien aſſidûment pour qu'il ne puiſſe s'échapper de nos mains.

La Demoiſelle Levrette a ſu découvrir où il étoit; elle y a volé ſoudain. Elle a parlé au petit bon-homme, par le ſoupirail de la cave. J'ai fait entraîner la Petite; je me ſuis préſenté chez le Petit, à temps pour recueillir une bourſe de vingt-cinq louis, qu'elle lui avoit jeté par le ſoupirail de la cave, avec une brioche une bouteille d'excellent vin. J'ai joui des libéralités de ſa Levrette. Si tu avois vu ſa figure, dans ce ſouterrein.... Ah!

le pauvre diable! Il n'avoit plus ſa mine avantageuſe; mais il enrageoit. Il n'auroit pas fait bon de ſe trouver à ſa portée. On auroit paſſé mal ſon temps; c'eſt un tigre enchaîné. S'il étoit délivré de ſa chaîne, gare à qui ſe trouveroit ſur ſon paſſage.

Le même à la même.

Ah! malédiction ſur le déteſtable Priſonnier! Le tigre eſt déchaîné; il s'eſt échappé; il m'a roué de coups. Je ſuis preſque mort. Il a ſu arracher la chaîne qui l'attachoit à la muraille. Il s'étoit mis en embuſcade auprès de la porte; j'ai bonnement ouvert; à peine a-t-il vu ma tête, qu'il s'eſt précipité ſur moi; il m'a terraſſé, , avec ſa malheureuſe chaîne, il m'a roué, mis tout en ſang. Il a un bras de fer. Que n'étoistu là, ma chère amie? je te deſire toujours auprès de moi.

Heureuſement, nous avons gagné du temps. Nous avons fait avertir la Maréchauſſée, qui l'a happé. Il eſt hors de nos mains; mais il eſt dans celles de la Juſtice.

Nous pourrons y perdre; mais il n'y gagnera pas.

Cependant je ſuis tonjours le maître de la maiſon; mais j'y ſuis au lit. D'autres voleurs pourront à préſent nous piller. Accours, ma chère amie, pour y prendre en main nos intérêts; nous ne ſerons pas de long-temps ſi bien à même de réparer le délabrement de notre fortune.

Frédégonde, au Chevalier Marqué.

An! pauvre imbécille! que tu m'as fait rire! Que ta figure maigre devoit être comique, lorſqu'en avançant niaiſement le cou, tu t'es laiſſé ſaiſir au collet par la bête déchaînée! que tu dois être drôle avec ta tête empaquetée, bouffie, pleine de contuſions? Qu'il a bien fait le petit jeune-homme! Ah!

ce trait mérite que je lui pardonne ſon évaſion, d'autant plus qu'il n'eſt pas tout-à-fait libre. Comment, coquin! tu oſois deſirer que je fuſſe-là! Suis-je faite, comme toi, pour être rouée de coups?

Tu mériterois bien que je te traitaſſe de la même façon, quand je ſerai arrivée à Lyon; car je pars demain. Il faut nous hâter. Il ſe forme, peut-être, un orage contre nous.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

u dois être indigné de ces lettres, mon cher ami; juge combien je dois l'être moi-même, d'avoir été ſi cruellement joué, par le couple le plus vil le plus odieux qui ſoit ſur la terre. Je frémis de rage d'avoir tant ſouffert, de la part de ces malheureux! Enfin tâchons de mettre de côté ces funeſtes idées, pour ne pas trop nous allumer nous envenimer le ſang.

J'avois, dans mes bras, ma chère Levrette. Elle étoit ma bienfaitrice, ma reine, ma divinité; mais je devois ſonger à la tendre Aurore, qui alloit périr ſans doute du dernier ſupplice, à la vertueuſe Laure, qui ſouffroit peut-être autant auſſi injuſtement. Il falloit voler au ſecours de ces deux adorables victimes, ſi tourmentées pour moi. Je voulois courir à franc-étrier pendant toute la nuit; mais j'étois accablé de fatigue. Levrette obtint, de moi, que je ne partirois qué le lendemain matin. Je devois auſſi mes ſecours à mon père à ma mère, enfermés ſans que je ſuſſe pourquoi. J'étois aſſuré de leur innocence; mais j'ignorois ce qu'on leur imputoit. Quoi qu'il en ſoit, je différai mon départ juſqu'au lendemain, à la pointe du jour. Quoique fatigué, je ſentois que je ne pourrois fermer l'œil, de la nuit. Je dis à ma chère Levrette: „O! mon adorable amie, “je ſens toutes les obligations que je “t'ai; mais je les ſentirai encore mieux, “quand je ſaurai le détail des efforts “que tu as tentés pour moi. Fais moi “ce récit enchanteur, ma chère amante.

“Ta voix pénétrera dans mon cœur; “ m'enlèvera dans les cieux.“

“Mon cher ami, répondit Levrette, ce que j'ai fait eſt bien loin de ce que je voulois faire, j'en ſuis payée par le plaiſir que j'ai de l'avoir fait. Je ſavois que tu étois parti de Paris pour une ſcélérateſſe; oui, mon ami, pour une ſcélérateſſe. J'aurois bien voulu pouvoir te détourner de ce mauvais parti; je te ſuis attachée, parce que tu es né bon.

Ce ſont les mauvais conſeils qui t'ont perdu. Tes ſottiſes ne ſont pas de toi.

L'on doit te les pardonner.

“Je te ſavois donc parti pour une mauvaiſe action, je ne te voyois point revenir. J'ai vu que le Chevalier Marqué eſt parti pour Lyon. Il arrivoit ſouvent à Frédégonde des lettres de ce pays.

„Ces coquins-là! me diſois-je, tra“vaillent, dans cette ville, à quelque “ſombre manœuvre. C'eſt la patrie de “mon petit Céſar. Il y eſt peut-être “enfermé.“ J'appris que M. de Lyſange, avoit ramené ſa fille à Paris. On répandoit ſourdement, qu'il l'avoit renfermée dans ſa cave. „Voilà ce que “c'eſt, me dis-je, les deux pères ſe “ſeront donné le mot pour s'emparer, “chacun de ſon enfant, l'enfermer “dans ſa cave.“

“Sur-le-champ je pris la poſte, j'arrivai à Lyon ſous deux fois vingt-quatre heures. En arrivant, je m'informai de ce qui regardoit M. de Perlencour.

J'appris qu'il étoit très-connu, qu'il avoit fait périr ſa fille, pour rendre ſon fils plus riche; mais que le fils...... Au reſte, mon bon ami, on ne ſavoit ce que ce fils étoit devenu; on croyoit, ſeulement, que ſon père l'avoit fait enfermer. Je rencontrai un jour le Chevalier Marqué; il détourna les yeux; mais je m'apperçus que mon aſpect l'avoit déconcerté. “J'avois envie de m'inſinuer chez M. de Perlencour le père; mais je ſentois que le vilain Chevalier le préviendroit contre moi, que je n'y ſerois pas reçue. Je regardois par le ſoupirail de ſa cave; mais je n'y pouvois rien appercevoir. J'avois un petit ſerein, à qui j'avois appris à dire, mon petit Céſar; je l'avois apporté avec moi; il me quittoit tous les jours, revenoit me répéter quelques mots, d'abord confus, enſuite plus diſtincts, qui finirent par offrir clairement cette phraſe: „Dans une “cave Céſar; ſuis l'oiſeau, ſuis l'oiſeau.“

Il n'étoit pas poſſible de le ſuivre; mais il m'apprenoit, à n'en pouvoir douter, que Céſar étoit dans une cave, où il me quideroit. Je ne vis qu'une priſon dans le voiſinage. Je m'informai,s'il n'y avoit pas quelque cour de cette priſon, qui donnât ſur la maiſon de M. de Perlencour. J'appris qu'il y avoit une cour ſecrette, appartenant à notre homme, qu'il y avoit une Priſonnière logée ſur cette cour. Je demandai à lui parler.

„Madame, lui dis-je, ne connoîtriez“vous point une cave ſecrette, dont “le ſoupirail donneroit dans une cour?“

--„Oui, me répondit-elle, qui plus “eſt, j'entends des gémiſſemens ſortir “de cette cave. Il y a un jeune-homme “qu'on y tient renfermé.“ Cela n'étoit pas douteux. J'allai chez le Commandant; je lui fis mon rapport.

“On donna ordre de viſiter la cave de M. de Perlencour; mais on n'y trouva rien.

Je conſultai de nouveau ma Priſonnière.

„Il n'y a plus rien dans la cave, me dit“elle; j'ai entendu du bruit. Je ſoup“çonne qu'on a enlevé le Priſonnier.

“On l'aura transféré dans quelqu'autre "priſon." “Je frémiſſois d'indignation: „Où “trouver mon cher Perlencour, me di“ſoisje?“ Je m'informai ſi ſon père n'avoit point quelqu'autre maiſon à la ville ou à la campagne. On m'en indiqua pluſieurs. Je rôdai autour des caves de toutes ces maiſons, je ne découvrois rien.

“Enfin je vis un jour mon petit ſerein jouer avec un petit moineau apprivoiſé. Je m'apperçus que ce moineau avoit un petit papier attaché à l'aîle. Je m'en emparai, j'y lus que tu étois dans la cave d'une maiſon de campagne, hors la porte de la Croix-Rouſſe. Je reconnus ton écriture. Je baiſai mille fois ce cher billet. Je volai, ſur-le-champ, à cette maiſon, avec une bouteille de vin une brioche. La porte étoit fermée; j'eſcaladai un mur; je parvins juſqu'au ſoupirail de la cave; je parlai à mon cher Céſar. O ciel! je croyois déjà te tenir dans mes bras. Tout-à-coup, je fus arrachée de ce doux ſoupirail, par des hommes cruels, maſqués, conduits par un chef très-maigre, qui avoit toute l'encolure du Chevalier Marqué. Ils voulurent m'aſſaſſiner. Je les implorai ſi tendrement, que, malgré les ordres de leur indigne chef, ils furent touchés de compaſſion, me laiſsèrent la vie. Le ſcélérat, m'a joué mille autres tours indignes, de cette eſpèce. C'eſt un miracle que j'aie pu échapper à tant de dangers.

“Bientôt j'appris que tu avois été tranſporté dans les priſons de l'Archevêché. Je fus extrêmement effrayée, parce qu'on diſoit que tu avois tué un homme, qu'on te pourſuivoit au Criminel. „O “Dieu! me diſois-je, pour fruit de “mes peines, aurois-je la douleur de “voir mon ami périr ſur l'échafaud, “ périr pour le Chevalier Marqué?“

car le bruit couroit que c'étoit ce malheureux que tu avois puni comme il le méritoit. Je vis tous les Magiſtrats. Je leur expliquai les tours indignes que le ſcélérat t'avoit joués, je te juſtifiai à leurs yeux: „Mais, me diſoit-on, il “n'eſt pas permis de ſe faire juſtice “ſoi-même.“ On me promettoit cependant de s'intéreſſer en ta faveur. L'affaire a traîné en longueur, comme tu le ſais, mon bon ami; j'en ai ſouffert autant que toi. Je vivois ſouvent dans les plaiſirs; j'étois forcée de mener cette vie, avec les perſonnes qui me faiſoient politeſſe.

ſous les plaiſirs m'étoient amers, tant que mon cher Céſar en étoit privé.

“Enfin j'ai eu le bonheur d'obtenir ta liberté, d'aller moi-même te tirer de priſon. Je te tiens à préſent dans mes bras, nous devrions être au comble du bonheur; mais nous n'y ſommes pas, puiſque tu as encore des peines, de très-grandes peines. Permets-moi de t'aider, mon cher ami. Tâchons de délivrer cette pauvre petite Aurore, qui eſt l'innocence la beauté même; cette noble Laure, qui eſt ſi honnête ſi touchante. Ah! ſi nous pouvons les délivrer de leurs peines, que nous ſerons heureux! ton père ta mère qui ont été enlevés, je ne ſais pourquoi.... Ah!

mon cher ami, il faut les délivrer. Cela te fera le plus grand honneur; mais qu'eſt-ce que l'honneur?..... Il s'agit de faire ton devoir, de ſoulager ton cœur filial.“ J'embraſſai, avec tendreſſe, ma bonne, mon excellente Levrette; mais quand j'y penſe, pourquoi l'appeller toujours de ce nom? C'eſt une vieille habitude. Elle en porte un autre à préſent, c'eſt un de ſes amans qui l'a forcée d'en changer, qui l'a baptiſée Madame de Mille-Fleurs; je l'avois déjà fait avant lui. Pour élle, ce nom de Levrette ne la choque pas.

Il ſuffit que ce ſoit l'emblême de la fidélité.

Suite.

Le lendemain matin, je pris congé de ma chère Levrette, qui partit pour Paris, en me promettant de s'informer, à ſon arrivée, du ſort de Laure, de faire ſes efforts pour la délivrer de ſes peines; moi, de mon côté, je me hâtai de partir pour la ville qui renfermoit le plus tendre objet de mes amours. J'étois prêt d'y arriver, quand je rencontrai un homme, qui avoit été quelque temps à mon ſervice. „Ah! mon cher maître, “me dit-il tout effrayé, où allez-vous?“

*„

--„Je vais, lui répondis je, à--„Ah! de grace, reprit-il, n'y allez “pas; fuyez ce lieu cruel.“--„Et “pourquoi donc, lui dis-je? je te vois “conſterné, tu m'effraies à ton tour. Quel “malheur ai-je à y redouter?“ Mon homme trembloit de tous ſes membres.

Je tremblai moi-même. „Aurore, lui dis“je en frémiſſant?....“ -- „Aurore!..

“Ah! fuyez, répondit-il.“--„Je veux “la défendre, m'écriai-je. Je vole à “ſon ſecours.“ Et j'y vole en effet.

J'arrive. Toute la ville étoit en l'air.

On couroit; je ſuis la foule, en demandant, „qu'y a-t-il?“ On m'entraîne, juſqu'à la place publique. O ciel! j'y vois le bois fatal planté, l'horrible inſtrument du ſupplice. Eſt-ce pour Aurore, ô ciel!

Je ſens un poignard aigu, qui me perce le cœur. Je pouſſe un cri, je tombe à la renverſe. On me ſoutient. L'ardeur de défendre mon amante m'empêche de tomber en défaillance. „Qu'eſt-ce, qu'eſt“ce, m'écriai-je?“--„Hélas! me “dit-on, c'eſt une jeune fille, belle “comme le jour, qu'on accuſe d'avoir “fait périr ſon fruit. Elle a été trompée “par un malheureux....“--„Ah! je “ſuis ce malheureux! m'écriai-je. Je “viens la juſtifier, la ſauver.“ Je cours au Tribunal. Je vois, à la porte de la priſon, la Garde qui attend la victime.

Je la vois paroître, ô ciel! Je me précipite ſur elle. Je la ſerre dans mes bras.

„Ah! ma chère Aurore!“ Elle me reconnoît, pouſſe un cri, je la vois tomber dans un profond évanouiſſement.

On l'arrache de mes bras. Elle étoit ſans connoiſſance. La Garde fond ſur moi.

J'arrache le fuſil à un Soldat; je me défends comme un lion; trois fois je reſaiſis mon amante; trois fois on me la reprend. Il falloit renoncer à elle ou à mon fuſil. Après des prodiges de courage, je me vois privé de l'un de l'autre, je ſuis entraîné dans la priſon, que venoit de quitter mon amante.

Je fus jeté dans un cachot; j'écumois de rage; je mordois la terre. „O Dieu!

“me diſois-je, elle meurt dans cet inſ“tant; je ſuis arrivé pour aſſiſter preſ“que à ſon ſupplice, je ne puis “l'empêcher. Dieu juſte! Dieu des mi“ſéricordes! ô ſauve mon amante in“nocente! épargne ce crime à la terre, “à moi, à moi l'auteur de ſes maux; “que je n'aie pas cet horrible reproche “à me faire. Mon Dieu! prends pitié “du plus coupable, mais du plus mal“heureux des hommes.“ O! comme je priois Dieu avec ardeur, proſterné la face contre terre! O! comme mon cœur s'élançoit hors de ma poitrine! comme le malheur rend pieux, nous jette aux pieds de l'Etre-Suprême. Je ne l'avois jamais ſi bien ſenti qu'en ce moment terrible. On me fit ſubir un interrogatoire.

„Ah! Meſſieurs, m'écriai-je, ſauvez “une innocente, s'il en eſt temps en“core. Je l'ai trompée par un faux ma“riage.“Toutàcoup une femme accourt avec un enfant dans ſes bras, en s'écriant: „Sauvez l'innocente; je ſuis ſeule cou“pable. J'avois eu le malheur de voir “mourir mon enfant. Je lui ai volé le “ſien vivant. Je lui ai mis le mien mort “en ſa place.“

On l'écoute, on lui commande de s'expliquer. „Hélas! oui, dit-elle, il “en ſera ce qu'il pourra; prenez ma “vie, ſi vous le voulez; mais je ne “laiſſerai pas périr une innocente, pour “ma faute. J'avois eu le malheur de “ſuccomber ſous les ſéductions d'un “homme; il s'étoit formé, dans mon “ſein, un fruit malheureux de la ſé“duction. Je n'ai oſé déclarer juridi“quement mon opprobre à un Magiſ“trat. J'ai eu le malheur de mettre au “monde un enfant privé de la vie en “naiſſant. J'ai appris qu'il exiſtoit une “loi, que je ne pouvois me réſoudre à “croire exiſtante, une loi par laquelle “je ſerois condamnée à la mort, pour “celle de mon enfant, parce que je “n'avois pas fait ma déclaration, “que je ne pouvois prouver qu'il étoit “mort naturellement. Je croyois ma “voiſine mariée; je penſois donc qu'elle “n'étoit pas expoſée au même danger.

„Allons, me ſuis-je dit, ſauvons notre “vie; permettons-nous un petit vol “paſſager, pour un but ſi indiſpenſable.

“Je m'engage devant Dieu à lui re“mettre, le plutôt que je pourrai, ſon “enfant; je le ferai auſſi-tôt que je le “pourrai, ſans danger.“ Alors j'ai en“levé l'enfant, vivant charmant, de “ma voiſine, j'ai mis, à ſa place, “dans le berceau, mon infortunée pro“géniture, morte en naiſſant. Je me ſuis “ſauvée avec mon vol; mais ô Dieu!

“j'ai appris, avec horreur, que mon “infortunée voiſine ne pouvoit prou“ver ſon mariage; qu'elle étoit tombée “entre les mains de la Juſtice, qu'elle “étoit expoſée à périr du dernier ſup“plice, quoiqu'innocente. Alors je ſuis “accourue, au riſque de périr, moi“même. Voilà ſon enfant, Meſſieurs.

“Faites venir la mère. Confrontez-là “avec ſon fils; vous verrez qu'il lui “reſſemble. Rendez juſtice à l'inno“cence, faites de moi ce que vous “voudrez.“ Les Juges regardoient, avec étonnement admiration, cette jeune perſonne, qui étoit d'une figure charmante.

Je ne pouvois m'empêcher, moi-même, de la contempler avec attendriſſement.

„O belle perſonne! m'écriai-je, hon“nête digne perſonne, qui me “rendez mon fils, ce que j'ai de plus “cher au monde. Je vous remercie à “genoux de votre bonté, de votre “vertu, de votre magnanimité. Puiſſent “les Juges penſer comme moi, ſen“tir que les loix ne ſont pas faites pour “outrager la vertu!“

Tout-à-coup nous voyons entrer un nouveau perſonnage, frénétique de douleur. C'étoit un Juge; c'étoit le Rapporteur du procès de mon amante. „Ah!

“malheur à moi, diſoit-il! j'ai fait con“damner une innocente. Elle avoit beau “me faire voir clairement qu'elle avoit “été abuſée par un faux mariage. Je “repouſſois la lumière. Je n'oſois exa“miner mon cœur. Il étoit criminel, “ce cœur perfide. Il étoit malheureuſe“ment atteint d'une paſſioh funeſte “pour l'accuſée. J'ai été entraîné par “un “un penchant inſurmontable. Je n'ai “pu lui cacher l'impreſſion qu'elle fai“ſoit ſur moi; je n'ai vu, chez elle, “que de la répugnance, peut-être “de l'averſion pour moi. Mon amour “s'eſt tourné en-haine. Voilà ce qui m'a “rendu ſourd à ſes raiſons. J'ai ſouhaité “de la trouver coupable; mon eſprit “a été la dupe de mon cœur dépravé.

“Craignant tout ce qui pouvoit m'é“clairer, j'ai négligé de lire une lettre “que j'avois reçue, parce que celui qui “me l'avoit apportée m'avoit dit, que “cette lettre prouvoit l'innocence de ele mmqpnond enn aaut dépe, “l'infortunée, ſon enfant vivant, “qu'on lui en avoit laiſſé un mort à la “place. Je ſuis un monſtre. J'ai fait “périr l'innocence, la beauté, la vertu.

“Je vous ai engagés tous, Meſſieurs, “dans une erreur cruelle, dont vous “deve tous gémir. L'enfer eſt dans “mon cœur; délivrez moi de la vie.“

„Quoi! monſtre, me ſuis-je écrié, “c'eſt toi qui as fait périr mon amante; “mais, ô Dieu! a-t-elle ſubi le ſupplice?

“ne ſeroit-il pas temps de la ſauver?“

Pour toute réponſe, on donna l'ordre de me reconduire dans mon cachot; , comme je fis de la réſiſtance, on m'y traîna par force. Il fallut douze hommes pour cette belle opération.

Renfermé de nouveau dans l'horreur des ténèbres, je fus long-temps plongé dans le plus terrible déſeſpoir. Il n'y avoit pas d'apparence que mon amante eût échappé au ſupplice. Le Rapporteur s'accuſoit de l'avoir fait périr. D'ailleurs, on l'y conduiſoit, quand j'avois été arrêté, elle auroit eu le temps, depuis ce moment-là, d'être exécutée cent fois.

Elle avoit péri innocente, par un ſupplice infâme. O Juges cruels! Il étoit bien temps de reconnoître ſon innocence!

Elle gagnoit beaucoup à être réhabilitée!

Ah! l'on ne devroit peut-être jamais ſe permettre de donner la mort. On ne devroit jamais faire, à un accuſé, un tort qu'on ne pourroit jamais réparer ſi l'on découvroit ſon innocence.

Je paſſai deux jours dans l'état le plus affreux. J'interrogeois le Guichetier qui m'apportoit ma triſte pitance. Il refuſoit de me répondre; mais il ſe laiſſa gagner par le préſent de quelques louis. „otre “amante, me dit-il, n'a point été exé“cutée. Quand elle s'eſt trouvé mal “en ſortant, on a laiſſé approcher d'elle “un Chirurgien, qui lui a préſenté un “cordial, pour la ranimer. Pluſieurs “autres Chirurgiens ſont accourus; ils “ont enlevé la belle perſonne, qui pa“roiſſoit toujours évanouie. La Garde “a voulu fondre ſur eux; mais une “foule de jeunes-gens a mis l'épée à la “main, a ſoutenu, pendant quelque “temps, l'effort des Archers, qui, plai“gnant eux-mêmes la victime, n'ont “pas combattu avec beaucoup d'achar“nement pour la ravoir. De cette ma“nière, on a laiſſé le temps, aux Chirur“giens, de diſparoître, avec leur cap“ture. Comme on a découvert enſuite “l'innocence de cette infortunée, on “n'a pas jugé à propos de faire des re“cherches, pour la ravir à ceux qui “l'ont ſauvée. On s'eſt contenté de ré“habiliter ſon innocence. Quant à vous “qui avez trompé cette belle, par un “faux mariage, on va vous faire votre “procès, auſſi bien qu'à celle qui a “mis ſon enfant mort à la place de “celui de votre amante.“

Ces nouvelles ne ſuffiſoient pas pour me conſoler. C'étoit un grand plaiſir pour moi de ſavoir que l'innocente Aurore avoit échappé au ſupplice; mais qu'étoit-elle devenue? Les avides Chirurgiens s'étoient emparé d'elle. Etoit-elle morte entre leurs mains? Avoient-ils oſé diſſéquer ce corps moulé par la main des Graces? ou bien vivoit-elle à leur merci; les monſtres n'uſoient-ils point de violence, pour la faire ſervir à leurs plaiſirs?

Le procès, qu'on me faiſoit, étoit ce qui m'inquiétoit le moins; j'étois beaucoup plus tourmenté indigné de celui qu'on faiſoit à la belle perſonne, qui étoit venue ſe livrer entre les mains de la Juſtice, pour ſauver celle dont elle avoit pris l'enfant. C'étoit elle qui avoit écrit au Conſeiller-Rapporteur; , ſi ce malheureux eût lu ſa lettre, quand il l'avoit reçue, il étoit temps de ſauver l'innocence. Il eût été cruel de faire périr cette perſonne, qui avoit de l'ame. Le procès qu'on lui faiſoit me choquoit donc juſtement. Le mien me gênoit au moins autant, puiſqu'il me faiſoit retenir en priſon, quand j'avois tant de beſoin d'en ſortir, pour ſauver Laure, Aurore elle-même.

J'étois abîmé dans les réflexions les plus noires. Un matin je vis ouvrir la porte de mon cachot. Un Magiſtrat s'offre à mes yeux, avec une femme qu'il tient par la main, qu'il m'amène. Je trouvois cette fonction ſingulière, pour un Miniſtre de Thémis.

Je reconnois la malheureux Rapporteur, avec la femme à l'enfant mort. Je voulus d'abord, dans mon indignation, me précipiter ſur l'indigne Juge, pour le punir de ſon crime; mais la jeune Dame me pria de me modérer, de l'écouter.

„Il eſt bien coupable, dit-elle; mais “il eſt bien malheureux. Il a de la for“tune; il veut réparer ſon crime, au“tant qu'il eſt en lui. Je crois, mon “bon ami, qu'il faut accepter tous les “gages de ſon repentir. Pour commen“cer, je vous prie, ayez la complai“ſance de l'écouter....“--„Ma belle “Dame, répondis-je, votre voix a un “charme qui me pénètre. Elle eſt bien “puiſſante ſur moi, puiſqu'elle me donne “la force d'écouter ce malheureux que “je dois abhorrer, pour le mal épou“vantable qu'il m'a fait. Parle donc, “malheureux, que me veux-tu?“ „Infortuné jeune-homme, dit-il, j'ai “des fautes à me reprocher; tu en as „comme moi. Nous devons nous ſup“porter l'un l'autre, nous aider mu“tuellement, puiſque nous ſommes de la “claſſe des coupables. Tu es pourſuivi, “pour un crime réel, pour une profa“nation jointe à une inſigne tromperie, “d'où il eſt réſulté les ſuites les plus “affreuſes. On peut te reprocher d'avoir “offenſé Dieu les hommes. On te “puniroit d'une conduite ſi imprudente; “mais tu paroîs bien né. Il y a appa“rence qu'un âge plus mûr te rendra “plus ſage, ce n'eſt pas à moi, cou“pable, à me montrer rigoureux vis“àvis de mon ſemblable. Je viens donc “t'offrir les moyens d'échapper au ſup“plice, dont tu es peut-être menacé.

“Fuis avec cette belle perſonne, qui “eſt moins coupable que toi. Elle eſt “pourſuivie par une loi cruelle, qui la “puniroit de ce que ſon enfant eſt “mort, ſans qu'elle en eût fait la dé“claration. Elle a commis, de plus, le “crime d'avoir volé l'enfant d'une autre “infortunée, d'avoir cauſé ſa mort; “mais elle a une belle ame, je “dois la ſauver. Mes enfans, acceptez “ma bourſe. Il n'y a que trois cents “louis, je voudrois pouvoir faire mieux.

“Vous partagerez enſemble. Toi, jeune“homme, ſi tu n'en as pas beſoin, tu “donneras ta part à notre victime, en “cas qu'elle vive encore; car enfin, “elle n'a pas ſubi le ſupplice. Des Chi“rurgiens l'ont enlevée; , ſans doute, “elle eſt vivante; je le ſouhaite je “l'augure. Je ferai, de mon côté, toutes “les recherches poſſibles, pour la dé“couvrir, la faire jouir de ſa liberté, “ de ſa réhabilitation. Je ſuis guéri de “ma folle paſſion. C'eſt à préſent la pure “vertu du repentir, la ſeule convenable “à un coupable, qui me conduit. O “Dieu! quel plaiſir, ſi je puis lui faire “du bien, diminuer un peu le poids “inſupportable de mon crime!“

Hélas! que dire? Ce malheureux étoit bien coupable; mais moi, l'étois-je moins que lui? Sa réparation étoit bien foible; mais moi, je n'avois pas les moyens d'en faire aucune. Je ne répondis, au Magiſtrat, que par mes ſoupirs, par quelques mots entre-coupés. Je le conjurai, ſur-tout, de faire les plus exactes recherches, pour trouver notre victime, de m'en vouloir bien mander le ſuccès, à une adreſſe que je lui donnai à Paris. Il me jura qu'il n'épargneroit aucune démarche, pour notre ſatisfaction mutuelle. J'aurois bien voulu reſter, pour faire les démarches moi-même; mais j'étois obligé de quitter ce pays, où la Juſtice m'auroit pourſuivi. Ma compagne reçut la bourſe du Magiſtrat. Il nous embraſſaen ſilence, un homme nous conduiſit dans une allée ſouterreine, où il nous laiſſa. Nous avançâmes. Nous trouvâmes une porte entr'ouverte, qui nous conduiſit à un eſcalier, par lequel nous remontâmes à la lumière. Au bout de cet eſcalier, une allée nous conduiſit à une porte qui n'étoit pas fermée à la clef. Nous l'ouvrîmes aiſément, nous ſortîmes, nous voilà libres.

„Hâtons-nous de ſortir de la ville, “me dit ma compagne. Informons-nous “ſeulement de la route de Paris.“ „Je voudrois, lui répondis-je, voir au“paravant les parens de ma déplorable “victime, qui ont quitté ce pays dou“loureux, dont la vue doit leur être “inſupportable, pour aller s'établir dans “une campagne, à quelque diſtance de “ce lieu déplorable. Peut-être trouverai“je leur fille chez eux; peut-être au “moins pourront-ils m'en donner des “nouvelles. Il me ſeroit affreux de “quitter cette malheureuſe contrée, ſans “être inſtruit du ſort de l'adorable “Aurore.“ „Hé bien! me dit Mademoiſelle Fa“time, c'eſt le nom de ma compagne, “il faut donc vous ſuivre. Je ſerai bien “aiſe auſſi, moi-même, de ſavoir ſi “l'infortunée reſpire, puiſque j'ai eu “part au crime affreux, qui nous la “dérobe.“ Je rencontrai un Priſonnier qui venoit d'être mis en liberté depuis quelques jours. C'étoit lui qui m'avoit appris que les parens d'Aurore s'étoient retirés à la campagne. Il parut enchanté de me voir libre. Je le priai de m'enſeigner le chemin, qui conduiſoit à l'endroit où ſe trouvoient les infortunés que je cherchois. Il me l'enſeigna. „Vous pour“rez auſſi, me dit-il, aller chez le “Curé du lieu. C'eſt un intime ami du “Confeſſeur qui a aſſiſté votre infortunée “victime. Ils ſont en correſpondance “de lettres, peut-être le bon Moine “a-t-il écrit quelque choſe au Paſteur.“

Je remerciai l'ex-Priſonnier, je pris, avec Fatime, la route du village que nous cherchions. Nous rencontrâmes une voiture, qui ſe chargea de nous.

Nous marchâmes toute la nuit, nous arrivâmes le lendemain matin. Quand je me trouvai ſi près des parens de ma victime, le cœur me battit avec une force étonnante. Mes genoux ſe déroboient ſous moi. Comment oſer entrer dans la cabane qui renfermoit deux infortunés, que j'avois contribué à rendre ſi malheureux? Quels reproches amers n'avoient-ils pas à me faire! Ne devois-je pas être un monſtre à leurs yeux? Je n'oſois me préſenter chez eux; je ſentois une main qui me repouſſoit; je croyois voir l'Ange exterminateur qui m'écartoit avec ſon épée flamboyante.

Je me rendis chez le Curé. Je vis un vénérable vieillard à cheveux blancs, dont la figure étoit en même temps capable d'en impoſer de raſſurer. „O!

“noble Paſteur, lui dis-je, apprenez“moi le ſort des parens de ma chère “Aurore. Daignez me conduire à leurs “pieds. J'ai entendu dire que vous êtes “l'ami particulier du Confeſſeur, qui “a dû aſſiſter dernièrement, à la mort, “une victime innocente, la plus belle “ la plus vertueuſe fille du monde.

Vit-elle? n'eſt-elle point plutôt réfu“giée auprès des auteurs de ſes jours?

“Vous voyez le malheureux qui l'a “ſéduite, qui l'a indignement trompée “par un faux mariage. Hélas! il ne “demanderoit qu'à réparer ſes torts; “mais en eſt-il temps encore? N'y a-t-il “point lieu de ſe flatter que l'infortunée “reſpire, voit encore la lumière?“

--„Mon cher enfant, me répondit “le Curé, vous me paroiſſez repen“tant. Hélas! la faute eſt grande; mais, “ſi Dieu la pardonne, elle eſt peut“être réparable. Je ſais de quoi vous “me parlez. J'ai reçu, en effet, une “lettre de mon ami ſur ce ſujet inté“réſſant. Il m'apprend que votre amante “a été condamnée injuſtement; mais “il ne me dit point qu'elle ait péri; “au contraire, il m'apprend qu'elle a “été dérobée au ſupplice, par des Chi“rurgiens qui l'ont enlevée; que les “Magiſtrats, ayant découvert ſon inno“cence, l'ont réhabilitée; mais il ne “m'apprend point ce qu'elle eſt devenue “depuis. Il m'écrira peut-être quelque “choſe ſur ce touchant objet, dans ſa “prochaine lettre; , s'il y manquoit, “je ne manquerois pas, de mon côté, “de lui demander des informations là“deſſus. Je vous communiquerai, ſi “vous voulez, la lettre de mon ami; “elle eſt touchante, contient des “détails qui m'ont arraché des larmes.“

„Monſieur, lui répondis-je, vous “m'obligerez infiniment; mais hélas!

“ſelon ce que je vois, cette lettre ne “m'apprendra rien que je ne ſache déjà.

“Peut-être les parens de l'infortunée “ſont-ils plus inſtruits. On m'a dit qu'ils “demeurent dans ce village. Je voudrois “pouvoir me préſenter à eux, ſous vos “auſpices.“--„Je les connois, reprit“il, ces braves gens. C'eſt la probité “perſonnifiée; c'eſt le couple le plus “vénérable que je connoiſſe; mais hé“las! leur malheur eſt égal à la ſupé“riorité de leur mérite. Je vous y con“duirai, ſi vous le voulez; mais ne “craignez-vous point que les plaies de “leur cœur ne ſe rouyrent en vous “voyant? Ah! vous leur avez été bien “funeſte; mais dînons; acceptez ma “ſoupe, Monſieur Madame; pen“dant le repas, nous cauſerons; nous “verrons ce qu'il y aura de mieux à “faire, nous prendrons nos meſures “en conſéquence.“

Nous acceptâmes l'invitation de ce digne Paſteur. Nous mangeâmes peu; mais, pendant le repas, nous parlâmes beaucoup. Nous avouâmes, Fatime moi, nos fautes à l'égard de notre victime. Le vénérable Eccléſiaſtique eut, pluſieurs fois, les yeux humides, pendant nos récits. Nous l'intéreſsâmes l'un l'autre. Il nous le témoigna de la manière la plus honnête, , à notre prière, il nous lut la lettre qu'il avoit reçue du Confeſſeur ſon ami.

Lettre du R. P. Prudhomme, au Curé de *** „Mon bon ami, je ſuis navré d'un procès douloureux, où l'innocence de l'accuſée étoit viſible; où les Juges ont prononcé la plus injuſte condamnation, dont ſans doute ils ſe repentiront par la ſuite; car je les connois la plupart perſonnellement, je ſais qu'ils ont les intentions les plus droites les plus honnêtes.

“Une jeune perſonne d'environ dix-huit ans, d'une figure angélique; je puis lui reconnoître cet avantage, parce que toute la ville a paru la voir avec admiration; une jeune perſonne, dis-je, de la plus rare beauté, avoit une ame auſſi belle, pour le moins, que ſon corps.

J'ai été à portée de le voir, c'eſt ce qui me déchire le cœur. Un malheureux jeune-homme, à-peu-près de ſon âge, auſſi bien dans ſon ſexe, qu'elle dans le ſien, avoit, de plus qu'elle, l'avantage malheureux de la richeſſe. Sachant que la Demoiſelle ne vouloit voir que des gens d'une condition conforme à la ſienne, il s'eſt déguiſé en bourgeois, en artiſte; il a ſurpris, ainſi, les affections de l'innocente créature. Il lui a rendu quelques ſervices, comme de la délivrer d'une maiſon de proſtitution, où il paroît qu'il l'avoit miſe lui-même.

Il l'a demandée en mariage. Ses parens ont cru la donner à un ange, l'ont livrée à un jeune ſcélérat, corrompu, ſans doute, par d'abominables conſeils.

Il a dit qu'un de ſes protecteurs vouloit qu'il fût marié dans un de ſes châteaux; il a conduit ces bonnes gens dans ce château de perdition; il y a fait célébrer un faux mariage, par des valets déguiſés en Eccléſiaſtiques, a laiſſé l'infortunée enceinte pour ſon malheur.

“Bientôt il a été arrêté. Son hiſtoire ſeroit trop longue à détailler. Sa malheureuſe victime, arrivée à ſon terme, a mis au monde un fils très-bienportant; mais, une heure après, on n'a plus trouvé, dans le berceau, qu'un enfant mort, qu'on ne reconnoiſſoir pas pour le même qu'on avoit vu très-vivant.

On avoit vu s'évader, de la même maiſon, une femme qui paroiſſoit avoir auſſi accouché, emporter un enfant dans ſes bras. Je ne ſais comment l'hiſtoire eſt parvenue aux oreilles de la Juſtice, qui a fait arrêter, ſur-le-champ, la jeune accouchée, non la fugitive....

“Je vous confeſſe ici un ſecret, que ne révèle qu'à vous, que les Juges s'efforcent juſtement d'enſevelir dans l'oubli. Le Rapporteur a conçu, pour l'accuſée, une paſſion criminelle; il a oſé la lui dévoiler. Il a été rebuté; il en eſt devenu furieux. Son reſſentiment l'a rendu ſourd aux cris de l'innocence, il a fait condamner celle qu'il ne pouvoit ſéduire.

“Enfin la malheureuſe, qui avoit diſparu en laiſſant un enfant mort, en dérobant l'enfant vivant de l'accuſée, eſt revenue avouer ſon crime. Le Rapporteur alors, convaincu de l'innocence de ſa victime, a ſenti des remords, a fait un aveu terrible de ſa paſſion criminelle.“Cependant l'infortunée alloit périr.

Je venois d'être appellé auprès d'elle, pour lui donner mes ſoins. Jamais je n'ai ſenti des poignards ſi aigus déchirer mon cœur, à la vue des malheureux patiens, qu'à l'aſpect de cette jeune perſonne. L'horreur d'une mort prochaine n'avoit pu effacer les graces inexprimables que la nature lui a prodiguées.

Je voyois ſe réunir, aux fleurs de la beauté, le plus grand air de candeur d'innocence; la douleur la plus noble ajoutoit tant d'intérêt à ces charmes puiſſans, que j'ai manqué de tomber, moi-même, en foibleſſe, aux pieds de l'infortunée. J'ai eu le glaive dans le ſein, pendant tout le récit qu'elle m'a fait de ſa vie, trop tôt terminée. O Dieu! la plus belle ame, la plus pure innocence! Tout en elle étoit céleſte.

C'étoit un ange enchaîné par des bourreaux. Comment des hommes ont-ils eu la force cruelle de condamner une ſi belle perſonne, eût-elle été coupable?

“On eſt venu l'enlever, pour la conduire au lieu du ſupplice; elle me tendoit, comme elle pouvoit, ſes mains enchaînées. Je fondois en larmes. J'aidois à la ſoutenir; fardeau ſacré, que j'autois voulu pouvoir dérober à ſa deſtruction! Quand elle a paru aux yeux du Public, j'ai entendu des ſanglots des gémiſſemens; on eût dit que tout le peuple étoit condamné par le même arrêt. On maudiſſoit les Juges. On menaçoit de mettre le feu à leurs maiſons, ſur-tout à celle du Rapporteur. La Garde, qui la conduiſoit, la plaignoit, paroiſſoit diſpoſée à ſe la laiſſer enlever.

Des jeunes-gens, qu'on dit Chirurgiens, ont profité de ces diſpoſitions. Ils ſe ſont précipités ſur la victime, l'ont fait diſparoître. Les ſatellites ont à peine fait une ombre de réſiſtance; tout le peuple a ſecondé béni, avec tranſport, les heureux raviſſeurs; moi, de mon côté, j'ai rendu grace au ciel, qui venoit d'empêcher un crime. Cependant l'innocente créature étoit évanouie, des aſſauts ſi forts ſi cruels n'ont-ils pas pu trancher le fil de ſa vie? On ne ſait point encore ce qu'elle eſt devenue.

Les Juges s'étant aſſurés de ſon innocence, ſe ſont hâtés de réhabiliter ſa mémoire. Je ſuis témoin de leurs regrets ſincères; mais devoient-ils ſe fier au ſeul rapport d'un homme paſſionné; la loi, qui condamne à la mort une fille innocente, uniquement parce qu'elle n'a pas déclaré ſa honte au Magiſtrat, que ſon enfant ſe trouve mort, ſans qu'elle puiſſe prouver qu'elle n'eſt point coupable de ſa mort, cette loi, dis-je, étant ſi rigoureuſe, les Juges devoient-ils ſe tant preſſer de l'exécuter, ſans avoir fait des informations avec un redoublement de ſoins de ſcrupules?

“Voilà, mon bon ami, tout ce que je puis vous dire, pour le préſent, ſur ce ſujet déchirant. Je ſouhaite vivement, comme tout le monde, qu'on puiſſe retrouver cette intéreſſante perſonne, réparer, autant qu'on le pourra, tous les tourmens qu'on lui a fait ſouffrir.

Dès que je ſaurai quelque choſe de plus, je vous le manderai ſur-le-champ.“

Suite.

Tu vois, mon cher ami, que cette lettre ne m'apprenoit rien. J'en gémis du fond de mon cœur, je priai le Curé d'envoyer, ſur-le-champ, un exprès, que je paierois, pour ſavoir, du Confeſſeur, les nouvelles qu'il auroit pu apprendre depuis ſa lettre. Il y conſentit, nous expédiâmes notre Courier. Enſuite nous nous rendîmes à la maiſon qui renfermoit le couple malheureux vénérable. J'étois déchiré par mes remords; je ſentois la terre ſe dérober ſous mes pieds. Le Paſteur étoit obligé de me ſoutenir de me traîner.

Les infortunés avoient éprouvé de nouveaux malheurs. Des voleurs s'étoient introduits, chez eux, la nuit précédente; heureuſement on étoit venu ſecourir, à temps, ces braves gens; mais l'homme la femme étoient bleſſés par les aſſaſſins.

Ils repoſoient, tous les deux, ſur leur couche antique nuptiale, immobiles comme s'ils avoient été privés de la vie.

Nous entrâmes, chez eux; nous parvînmes juſqu'à leur lit, ſur la pointe du pied, je me laiſſai tomber doucement à genoux au pied du lit. Ils paroiſſoient ne faire aucune attention à ce qui ſe paſſoit autour d'eux. Ils étoient abîmés, anéantis dans la douleur. Je n'ai jamais vu la conſternation ſi fortement peinte en aucun lieu du monde.

„Mes bons amis, leur dit le Curé, “dormez-vous? Je vous vois bien “affligés; mais le ciel peut enfin réparer “vos peines, vous rendre le bonheur.

“Il faut pardonner, comme lui, mes “chers amis. Vous avez beaucoup à “vous plaindre; mais le repentir doit “vous déſarmer. Je vous amène quel“qu'un, qui eſt mortellement affligé “des peines qu'il vous a cauſées, qui “vient pour les réparer autant qu'il eſt “en lui.“ Alors les mourans ſemblent ſe ranimer l'horreur ſe peint dans leurs yeux ils s'écrient de concert: „Ah!

“loin de nous! loin de nous!“ Je me lève pour me préſenter à eux; leurs plaies ſe rouvrent, leur ſang coule.

„Ah! je ſuis bien malheureux! m'écriai“je; j'inſpire l'horreur, je l'ai mé“rité. Mais, ô! les plus honnêtes gens “du monde, je venois chercher, au“près de vous, des conſolations, “vous en apporter. Votre fille eſt échap“pée au ſupplice, ſans doute elle “reſpire. Pour Dieu! chers infortunés, “avez-vous de ſes nouvelles?“--„Ah!

“Monſieur le Curé, répondirent-ils, “de grace, éloignez, de nous, cet enne“mi mortel. S'il reſte, nous allons mou“rir à vos yeux.“--„Vous le voyez, “Monſieur, me dit le Paſteur, je ſuis “forcé de vous prier de vous retirer.“

--„Je vous obéis, répondis-je, j'obéis “à ces gens auſſi vénérables que mal“heureux. Je ſuis bien coupable, il “eſt vrai; mais ils ſont inexorables “Dieu pardonne.“ Alors je me retirai, en ſoupirant, laiſſant le bon Paſteur bander leurs plaies les ſoigner, emploi que je lui enviois. Je retournai au Presbitère, où je trouvai de la conſolation auprès de Fatime. Le Curé vint nous rejoindre. Je lui fis mes excuſes, de l'avoir compromis ſi cruellement. „Je “vous plains, me dit-il; mais je dois “plaindre encore plus ces bonnes gens, “parce qu'ils ont beaucoup moins de “reſſources que vous, qu'ils n'ont “aucunement mérité leur malheur. Ils “n'ont rien appris ſur leur fille, les “pauvres malheureux; c'eſt ſans doute “une conſolation pour eux, de ce qu'elle “a pu échapper au ſupplice, de ce “que ſon honneur eſt réhabilité; mais “ils croient qu'elle n'exiſte plus, puiſ“qu'elle ne leur a pas donné de ſes “nouvelles. Attendons celles que doit “nous apporter notre Courier.“ Il ne tarda pas à revenir. Il ne nous apporta qu'un billet cruel, qui ne nous apprenoit rien. Telle en étoit la ſubſtance.

Billet du R. P. Prudhomme, au Curé de „Je ne puis vous donner, mon bon “ami, aucunes nouvelles ſur la jeune “perſonne qui nous intéreſſe ſi vive“ment. Son Rapporteur ne ceſſe de faire “des recherches, avec un zèle qui “prouve ſon repentir extrême. Pour “moi, je n'en puis plus faire de mon “côté, puiſque je ſuis obligé de partir “demain pour Rennes, où je ſuis en“voyé par mes Supérieurs. Je ſuis bien “fâché de n'avoir pas le temps de paſſer “chez vous, pour vous faire mes adieux.

“Je vous écrirai à mon arrivée. Si vous “apprenez quelque choſe ſur le compte “de l'adorable perſonne, inſtruiſez-moi “à votre tour. Je vous embraſſe de tout “mon cœur.“

Cette lettre me plongea dans la conſternation. Plus d'eſpoir de recevoir des nouvelles de ma victime. Qu'eſt-elle devenue? O ciel! a-t-elle péri entre les mains des Chirurgiens aſſaſſins?

Il fallut partir avec cette horrible incertitude. Je témoignai, au digne Curé, toute la reconnoiſſance que je lui devois.

Je lui donnai une adreſſe, le priai de me mander, à Paris, tout ce qu'il apprendroit ſur le compte de ma chère Aurore. Je lui laiſſai vingt-cinq louis, pour aider les parens de cettei adorable fille, en cas qu'ils euſſent quelques beſoins; je partis enfin avec la belle Fatime, qui commence à m'être chère.

Si elle fait impreſſion ſur mon cœur, c'eſt qu'il me ſemble que j'en fais ſur le ſien. Ses regards-me peignent le plus tendre intérêti Cette fille paroît avoir de l'ame. Cependant nous avons fait pluſieurs lieues ſans nous parler. Nous étions abſorbés, chacun, dans nos méditations douloureuſes. Elle me pria de lui prêter le portrait, que j'avois fair moi-même, de ma chère Aurore; elle le contemploit douloureuſement, elle verſoit des torrens de larmes. „Ah!

“que je ſuis coupable, diſoit-elle! Ah!

“que vous devez m'abhorrer!“--„Ma “chère Fatime, lui ai-je répondu, je “ſuis plus coupable que vous. J'oſe dei l a a oe iaei, uus ae i “un nom tout-à-fait turc; cependant “vous êtes françoiſe.“--„Oui, ſans “doute, répondit-elle; mais, quoique “françoiſe, je me ſuis trouvée eſclave “en Turquie; j'y ai pris le nom de “Fatime. J'ai vécu, ou plutôt j'ai langui “dans le Serrail du Grand Seigneur.

“De-là j'ai été encore plus humiliée “dans celui du Grand Sophy de Perſe.

“J'ai ſouffert auſſi dans celui du Roi “de Fez de Maroc. Ah! mon ami, “aucun de mes tourmens n'égale celui “que me cauſe la perte de la belle “Aurore, à laquelle j'ai contribué.“

--„Ma chère amie, répondis-je,ſ “vous l'aviez connue, vos regrets ſe“roient encore plus grands. Il paroît “que votre vie a été fort variée, “comme la mienne. Le récit m'en ſera “très-précieux, quand vous voudrez “bien, me le faire.“ Je l'ai priée de remplir ce deſir, le plutôt qu'il lui ſeroit poſſible. Elle y a conſenti; elle m'a promis ſon hiſtoire; , dès le ſecond jour de notre voyage, elle m'a tenu parole.

Fin de la première Liaſſe.
LE CRIME. Seconde Liasse.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

C'est ainsi que Fatime me raconta Son Histoire.

„Je ſuis née, dit-elle, en Picardie, dans une condition très obſcure, pour aller faire, en Aſie, le tourment du Grand Sophy de Perſe; c'eſt bien pire que celui Qu'on avoit fait venir d'Amiens pour être Suiſſe.

J'eus de bonne heure un amant, que j'aimai, comme il eſt d'uſage, pluſieurs autres que je n'aimai pas, comme il eſt auſſi d'uſage, quand on n'eſt pas d'une figure tout-à-fait déſagréable.

Tous mes amans plurent à mes parens, pas à moi; le ſeul que je goûtai ne leur plut pas. Ils me perſécutèrent, en vertu du droit paternel maternel pour me faire épouſer celui pour lequel j'avois juſtement le plus de répugnance.

Je leur réſiſtai, en vertu du droit naturel. Quand on eſt ſi peu d'accord, il eſt tout ſimple qu'on ſe ſépare. Mes parens ne paroiſſoient pas avoir envie de quitter la maiſon paternelle, il fallut donc que je la quittaſſe, moi pauvre fille; je ne m'enfuis pas avec le ſeul amant qui me plaiſoit; mais il me rejoignit, ſans qu'il y eût de ma faute.

Je lui défendis de me ſuivre; mais une fille, qui a déſobéi à ſon père à ſa mère, doit-elle ſe flatter qu'un homme lui obéira? J'avois pourtant fait mon plan d'être extrêmement ſage, de n'avoir aucun commerce avec les hommes.

Hélas! je ſus bien me garder de celui que j'aimois; mais je fus toujours la proie de ceux que je n'aimois pas.

“Mignard, mon amant aimé, ne pouvoir ſe réſoudre à me quitter toutàfait; mais du moins il me reſpectoit, je ſavois le tenir à une juſte diſtance de moi. De cette manière, j'étois ſage avec lui; mais ce n'étoit pas aſſez pour ma réputation. Il me ſuivoit toujours, paroiſſoit vivre avec moi. J'avois beau changer de lieu, je levoy ois toujours attaché ſur mes traces. Pour le dérouter, je m'aviſai de m'embarquer, ſans lui communiquer mon deſſein; il le devina.

A peine eûmes-nous quitté la terre, que je vis paroître ce beau Monſieur.

Il n'y avoit pas moyen de le renvoyer.

Il fallut le ſouffrir.

“Bientôt nous fûmes attaqués par un Corſaire, aventure que j'avois vue dans tous les Romans, qui n'étoit que trop réelle à notre égard. Le ſieur Mignard fit de belles proueſſes; mais, malgré ſon courage, nous fûmes pris. Ici la ſéparation que j'avois toujours exigée, entre mon amant moi, fut complette, me déplut beaucoup. Le Capitaine Corſaire m'enferma dans ſa chambre, mon bien-aimé fut enterré dans le fond de calle. Le Barbareſque me trouva très-ragoûtante, il me parut trèshideux; cependant je ne pus me défendre de ſes odieuſes entrepriſes. Il eut d'infâmes miniſtres de ſes débauches, qui m'empêchèrent de lui réſiſter; cette fleur virginale, que j'avois ſu conſerver avec tant de ſoin, que j'avois défendue des attaques d'un amant aimé, fut la proie d'un homme brutal odieux, qui ne paroiſſoit pas en faire grand cas; qui ne daigna pas jeter, ſur moi, un coup-d'œil, depuis qu'il m'eut privée de mon tréſor le plus précieux.

“Mon amant n'en fut pas plus heureux. On ne lui laiſſa pas recueillir même les reſtes du Corſaire. Il étoit enchaîé ſous mes pieds, tandis que je gémiſſois en plein air. Bientôt nous abordâmes à terre. Ici la ſéparation fut plus complette encore, plus cruelle. Mon amant fut vendu de ſon côté; moi du mien. So ſort probablement fut moins brillant que celui dont je fus partagée; car je me vis conduite à Conſtantinople, bientôt introduite dans le Serrail même du Grand Seigneur. Pour mon bien aimé, je fus long-temps ſans ſavoirc qu'il devint.

“Le Sultan me donna, pour Eſclave, à ſa Sultane favorite, qui me nomm Fatime, nom qui m'eſt reſté. Cette Prin ceſſe n'étoit pas la plus jolie du Serrail, il s'en falloit de beaucoup; mais elt étoit, ſans contredit, la plus méchante.

Elle nous regardoit comme des chats des ſinges, deſtinés à lui ſervir de paſſe temps. Elle nous faiſoit fouetter, devat elle, ſans ſujet, uniquement parce que nos cris nos grimaces l'amuſoient.

Je m'apperçus de ſon motif; j'eus la L. force, pendant les exécutions, de ne pas pouſſer un cri, de ne pas faire une grimace ſous les coups de verges; elle fit d'abord redoubler la doſe, pour vaincre ma conſtance; mais, quand elle vit qu'elle n'y gagnoit rien, elle me laiſſa-là, comme une malheureuſe, indigne de ſervir à ſon amuſement.

“J'étois enchantée de ma diſgrace; mais je ne jouis pas long-temps de ſes douceurs. On s'aviſa de dire au Grand Seigneur que j'étois immobile ſous les coups de fouet; un Eunuque latiniſte, qui ſe trouvoit là, je ne ſais comment, m'appeloit ſlatua verberea (ſtatue ſous les coups.) Sa Hauteſſe me regarda, me ſourit avec une eſpèce de complaiſance; ce qui me valut, dès qu'Elle fut partie, un renouvellement de flagellation. Ce n'étoit plus par paſſe-temps que la Sultane me faiſoit fouetter; c'étoit par dépit par jalouſie. Ayant perdu, depuis pluſieurs jours, l'habitude d'être ainſi traitée, j'y fus plus ſenſible ce jour-là, il m'échappa, ſi-non des cris, au moins des grimaces, qui firent rire, aux larmes, ma cruelle maîtreſſe Le Sultan vint, pendant mon exécutionOn lui raconta, comme la plus. plaiſante choſe du monde, que j'avois, enfin, fait la grimace; pour qu'il eût ſa part du plaiſir, on ordonna la continuation même le redoublement de la flagellation. Il n'en ſourit qu'imperceptiblement. Il remarqua que cette cérémonie m'alloit bien; que j'y paroiſſois à mon avantage; que la chair, colorée par les coups de verges, prenoit un vermillon charmant. Il voulut voir ſi cette exécution iroit auſſi bien à la Sultane. Elle fit, à la ſeulé propoſition, une grimace horrible, pouſſa des hurlemens qui firent que le Sultan rit tout haut, le reſte de la compagnie tout bas. „Vous “voyez, dit-il, que déjà vous êtes “plaiſante.“ C'étoit, ſans doute, une leçon d'humanité qu'il vouloit lui donner Elle la reçut avec rage. Chacun rioit toujours plus fort, ſe voyant encouragé par le maître. Il s'apperçut qu'au lieu de rire, moi, qui devois y être auto riſée pour le moins autant que les autres, je ne peignois, dans mes yeux, que de la compaſſion. "Tu me paroîs une bonne “fille,toi, me dit-il.“ Et tout le monde put remarquer, avec dépit, quil me ſourit fort affectueuſement. Il partir La Sultane ne manqua pas, ſur-le-champ de vouloir venger ſes épaules ſur moi, qui avois eu l'inſolence de faire ſourire Sa Hauteſſe. „Qu'on la déchire à coups de “verges, s'écria-t-elle.“ On ſe diſpoſoit à lui obéir; on me dépouilloit, j'allois être dans le cas de crier de faire la grimace, quoiqu'il ne fût plus queſtion de rire; car, au contraire, la Sultane grinçoit des dents. Je me recommandois au ciel à la terre. Tout-à-coup le Sultan reparut. „Je m'y atten“dois, dit-il; je défends, ſous peine “de mort, qu'on faſſe aucun mal à cette “Sultane.“ Ce nom de Sultane, qu'il me donna, frappa tout le monde, n pâlir ma rivale. Le ſoir, j'eus l'honneur du mouchoir; déplorable honneur qui me fit gémir, que je priois le ciel de me faire éviter. On me conduiſit, toute en pleurs, au lit impérial. Sa Hauteſſe fut ſurpriſe indignée de mes larmes; cependant Elle m'honora de ſes auguſtes careſſes, que je regardois comme autant d'outrages. J'implorois, en ſecret, le ciel de me pardonner un crime dont je n'étois pas coupable, puiſque je ne pouvois m'y ſouſtraire.

“Je vis que le Sultan vouloit faire, de moi, ſa favorite; mais ma froideur, ou plutôt ma répugnance finit par le dégoûter de moi. Il dédaigna qui l'oſoit dédaigner. Il fut même outré de me voir mépriſer rejeter un honneur, qui étoit le but des vœux les plus ardens de toutes ſes autres femmes. „Elle n'eſt “pas digne d'être l'amuſement d'un “Sultan, s'écria-t-il;“ il me donna, pour eſclave, à un petit Bacha, qui s'étoit diſtingué méritoit des récompenſes. Le Bacha me reçut, à genoux, de la main de ſon maître, me fit conduire chez lui. J'y vis un eſclave fort bien mis de bonne mine; il me reconnut; c'étoit mon amant. Nous nous précipitâmes dans les bras l'un de l'autre, malgré la préſence de notre maître; mais il nous fit ſéparer, ſur-le-champ, à grands coups de nerf de bœuf. Il eſt vrai que les coups ne tomboient que ſur les épaules de mon bien-aimé; mais je n'en étois pas moins douloureuſement affectée. “Mon nouveau maître prit beaucoup de goût pour moi; mais il s'apperçut aiſément que ce goût n'étoit pas réciproque de ma part. Il trouva mauvais que ſon eſclave me plût mieux que lui.

Il s'en plaignit à ſa mère: „Que voulez “vous, lui dit-elle? Cet eſclave eſt “d'une condition plus conforme à celle “de Fatime.“--„Hé bien, répondit“il, je la puis élever à la mienne.“

--„Mais ce garçon eſt plus joli que “vous.“--„Je puis le rendre plus “laid, en lui tailladant le viſage.“

--„Il a de plus beaux yeux.“--„Je “puis les lui crever“--„Il eſt mieux “fait.“--„Je puis l'eſtropier.“ Nous entendîmes cette jolie converſation, mon amant moi. La mère du Turc finit par lui repréſenter qu'il aimoit ſon fidèle eſclave, qui s'étoit toujours montré fort ſerviable, qu'il ne devoit pas le tourmenter. „Hé bien, dit-il, je veux “qu'il me ſerve encore. Il eſt du même “pays que Fatime; elle paroît bien diſ“poſée pour lui. Il pourra la perſuader “en ma faveur; pour l'y engager, je “lui ferai du bien; , pour qu'il ne “me ſouffle pas mon amante, je le ferai “Eunuque, je l'emploierai, en cette “qualité, auprès de ma Belle.“

“Cette concluſion de la converſation nous choqua également, mon amant moi. Le lendemain, le Patron dit à mon bien-aimé: „Mon ami, juſqu'ici “je t'ai diſtingué de mes autres eſclaves.

“Tu m'as bien ſervi; je t'ai fait du “bien; je t'en ferai encore davantage.

“Je veux que nous ſoyons amis. Rends“moi tous les ſervices que tu pourras, “il y va de ton intérêt. Pour te mettre “à même de vivre intimement avec “moi, il faut que je prenne le ſeul “moyen qui convient....“ Mon amant, gagné par ces douces paroles de ſon maître, avoit déjà oublié ce qu'il avoit entendu la veille. Il étoit flatté de ce qu'il alloit ſe voir le compagnon de ſon maître. Il comptoit qu'ils ſouperoient enſemble, avec moi; il ſe flattoit d'avoir ſouvent le moyen d'obtenir de plus grandes privautés. „Mon ami, continua ſon “maître, pour que tu ſois tout-à-fait “à mon gré, que je puiſſe te placer “même auprès de la femme que j'adore, “je veux bien te choiſir pour ſon Eu“nuque le mien. Tu es tout jeune.

“L'opération n'a aucun danger pour “toi. Nous la ferons demain.“

“Mon amant reſta pétrifié; ſes cheveux ſe dreſsèrent ſur ſa tête. Il réſolut de prévenir cette opération, de conſerver ſon amante ſa virilité. Il me fit paſſer un mot d'écrit, pour me donner rendez-vous. Nous nous vîmes, nout concertâmes enſemble les moyens de nous ſauver; car ce parti étoit indiſpenſable.“Le lendemain, mon amant ſe dit très-malade. Son maître crut l'opération dangereuſe, dans cette circonſtance, voulut bien la différer. Nous profitâmes de ce délai pour nous eſquiver. Nous en vînmes aiſément à bout. Nous nous joignîmes à une Caravane qui alloit en Perſe, qui nous dit qu'elle prenoit un autre chemin, plus favorable pour nous. Ce ne fut pas là le ſeul tour qu'on nous joua. On s'empara de nos perſonnes, , quand nous fûmes arrivés à Iſpahan, on nous dit: „Vous êtes deux eſclaves “fugitifs; il n'eſt pas juſte que vous “vous dérobiez à l'eſclavage.“ On nous vendit ſéparément. Je fus encore condamnée à un état brillant, mon amant à un état obſcur. Je fus introduite dans le Serrail du Grand Sophy de Perſe. Je ne me vantai pas d'avoir été honoré des faveurs du Grand Seigneur; mais on le ſuppoſa, on me réſerva pour celles du Monarque Perſan.

Je vis, dans ce nouveau Serrail, des horreurs, dont je n'avois pas d'idée; le libertinage étoit pouſſé à ſon comble; de ſorte que moi, qui voulois être ſage, je me voyois mêlée dans des ſcènes d'infamie, dont il n'y a pas d'exemple, peut-être, dans nos lieux de proſtitution les plus décriés. O mon Dieu! comme je te demandois ardemment pardon!

comme je concevois une horreur invincible, de la débauche de la vile crapule! “Je ne vous détaillerai point comment mon amant ſut encore s'échapper de chez ſon nouveau maître; comment il eut le courage l'adreſſe de m'enlever du Serrail du Sophy, au riſque de perdre mille fois la vie, par les plus horribles ſupplices; comment nous fûmes tranſportés chez le Roi de Maroc; comment je fus vendue au Monarque Africain; comment je fus dérobée à ce troiſième eſclavage. Ces avantures ont une teinte uniforme. Ces trois Serrails enchériſſoient l'un ſur l'autre, pour la débauche l'infamie. Mon amant me reconduiſit en France. On le diſoit mutilé par la cruelle opération, dont je vous ai parlé.

Une preuve que rien n'eſt plus faux, c'eſt que j'ai très-certainement conçu, de lui ſeul, un enfant qui eſt mort en venant au monde. Alors j'ai commis le crime que je me reprocherai toute ma vie. J'ai fait le plus horrible vol. J'ai dérobé, à votre belle Aurore, ſon enfant vivant....“

A ces mots, des ſanglots coupèrent la parole à l'intéreſſante Fatime „Je “ſuis bien malheureuſe, reprit-elle, “je le ſens doublement; car je me vois “criminelle infortunée. Outre la “faute que je me reproche à votre “égard, j'ai perdu mon amant. Je ne “ſais comment, ni pourquoi il a diſ“paru. Vous y perdez, comme moi; “car il m'a enlevé votre fils, qu'il croit “peut-être le ſien. Alors Fatime reſta muette, répandit, en ſilence, un torrent de larmes.

Je fis ce que je pus pour la conſoler, il me ſembloit que j'y réuſſiſſois. Fatime, très-bonne très-belle fille, paroiſſoit avoir un cœur aſſez combuſtible, une vertu aſſez fragile. Ses yeux me peignoient l'intérêt que je ſemblois lui mſpirer. Les miens n'étoient peut-être pas plus muets pour elle. Le ſoir, étant très-fatigués, nous nous arrêtâmes dans une Auberge, pour y paſſer la nuit. Fatime, tandis que j'étois à l'écart, y fut accoſtée par un homme, qui prit feu, ſubitement, pour elle. Pour ſe débarraſſer des pourſuites de cet importun, elle lui dit qu'elle étoit avec ſon mari. Je parus dans le moment, Monſieur l'adorateur ſe retira. L'hôteſſe, qui avoit entendu dire que nous étions mari femme, nous mit coucher dans la même chambre, où il n'y avoit qu'un lit. Je ne pus en obtenir un particulier pour moi, parce que tous étoient pris, l'Auberge étant pleine. Si l'on penſe que nous nous oubliâmes enſemble, cette nuit-là, on doit mettre cette faute, ſur le compte de l'hôteſſe.

Nous pourſuivîmes notre route pour Paris; nous en approchions, quand nous fûmes abordés par un homme à cheval, qui fit une laide grimace en m'appercevant. C'étoit l'amant de Fatime. Il fit arrêter notre voiture: „Perfide, dit-il “à ſon amante, voilà donc le nouveau “venu, pour lequel vous me trahiſſez!

“Il ne jouira pas de ſon vol; il aura “ma vie, ou j'aurai la ſienne.“ Soudain je ſautai de la voiture, tout prêt à donner ſatisfaction à ce Rodomont.

„Arrêtez, s'écria Fatime, en s'élançant “pour nous ſéparer.“ Alors elle raconta à ſon amant, que j'étois le père de l'enfant qu'elle avoit volé, que, loin de me chercher querelle, c'étoit lui qui me devoit des excuſes. Elle ne parla point de la nuit dernière, que nous avions paſſée enſemble. Il ſe dérida un peu, me regarda toujours cependant d'un œil inquiet. Son amante lui demanda pourquoi il l'avoit abandonnée, ce qu'il avoit fait de l'enfant. „Je “vous dirai tout cela, répondit-il, “quand nous ſerons à Paris. J'y re“tourne ſur-le-champ, je vais vous “y accompagner.“ Bientôt nous y arrivâmes. L'amant nous fit deſcendre dans une maiſon fort décente, où nous trouvâmes l'enfant, dans les bras d'une femme, de bonne mine fort propre, qui en avoit ſoin. „Monſieur, voilà “votre fils, dit-il; je ſerois fâché de “le perdre.“ Je me précipitai ſur mon enfant, que je trouvai adorable. Je le careſſai comme le père le plus tendre.

Je ne pouvois me laſſer de l'embraſſer; il me tendoit ſes petits bras enfantins, par un inſtinct filial difficile à expliquer. L'amant l'amante me prièrent ſi tendrement de leur laiſſer mon fils pendant quelques jours, juſqu'à ce que je puſſe regarder autour de moi, voir ce que j'allois devenir, que je cédai à leurs inſtances. Le jeune-homme ne s'expliqua pas clairement, devant moi, ſur le ſujet qui lui avoit fait quitter ſon amante. Il paroît qu'il y avoit du mal entendu. Je les quittai tous les deux avec attendriſſement, en leur recommandant mon enfant, que je leur promis de venir reprendre ſous quelques jours. Je me fis conduire chez Levrette, que je nommerai toujours dorénavant Mademoiſelle de Mille-Fleurs; je ſavois ſon adreſſe; je la trouvai aiſément; elle me reçut comme ſon amant, ſon ami, avec l'ame la plus aimante, la plus bienfaiſante qu'il ſoit poſſible de rencontrer. „Mon ami, dit-elle, j'ai “fait bien des informations ſur Made“moiſelle Laure; je ne l'ai point en“core déterrée; mais je ſais, du moins, “qu'elle exiſte. J'ai gagné, pour aſſez “peu d'argent, un domeſtique du Comte “de Lyſange. Il a viſité toutes les caves “de l'hôtel. La Demoiſelle n'y eſt point; “mais ſon père a, dit-on acheté, de“puis ſon retour de Lyon, une petite “maiſon, à quelques lieues de Paris.

“Cette maiſon eſt iſolée, dans le fond (. “d'un bois. Mon homme a voulu deſ“cendre dans la cave. On l'en a em“pêché, en le menaçant de le mettre “à la porte, s'il tentoit, une ſeconde “fois, d'y deſcendre. Ce zèle ſi particu“lier, pour défendre l'entrée de cette “cave, nous a fait ſoupçonner que “l'infortunée peut y être enfermée. Je “me ſuis tranſportée dans cet endroit.

“J'ai tâché de gagner le Concierge. Il “a l'air dur bourru. Je lui ai offert “quelqu'argent. Il m'a relancée verte“ment, en fronçant le ſourcil. A pro“pos de quoi cet argent, m'a-t-il dit?

“Voulez-vous me ſéduire, m'engager “à quelque mauvaiſe action? J'ai été “déconcertée, j'ai repris mon argent.

“Depuis ce temps-là, j'ai cherché d'au“tres moyens de parvenir à mes fins; “je n'en ai point trouvé. Le caractère “dur de cet homme annonce un Geolier.

“De plus, ce même homme a remis, “à une nourrice des environs, un en“fant nouveau-né, beau comme le “jour. Je ſoupçonne que c'eſt ton fils, “mon cher ami. Je ſuis allé le voir.

“Je l'ai careſſé comme s'il eût été mon “enfant; j'ai donné quelqu'argent à “la nourrice, pour la mettre dans nos “intérêts. A préſent que te voilà de “retour, tu vas me ſeconder; tu ap“planiras tous les obſtacles. Je te me“nerai demain voir ton fils, le lieu “qui renferme ton adorable Laure.“

Je remerciai tendrement ma chère Mille-Fleurs des peines qu'elle avoir priſes je la priai de me continuer ſes ſoins.

Le lendemain, je la diſpenſai de me conduire elle-même dans l'endroit, où elle ſuppoſoit que vivoit ma chère Laure.

„Si le Concierge ſe méſie de toi, lui “dis-je, ta préſence pourroit tout gâter.

“Il ſuffit que tu m'enſeignes où eſt ce “lieu fatal.“ Elle me l'enſeigna, je partis. Arrivé dans l'endroit, je me rendis ſur-le-champ chez le Concierge. Je le trouvai auſſi bourru qu'on me l'avoit dit. Lui offrir de l'argent pour me faire voir Laure, c'étoit le moyen de lui faire prendre d'abord ſon humeur maſſacrante. Il falloit pourtant lui faire accepter de ce métal tout puiſſant, parce que c'eſt un je ne ſais quoi d'onctueux qui rend les gens ſouples; mais il étoit néceſſaire de lui cacher que c'étoit pour Laure que je le lui préſentois, afin qu'il ne ſe cabrât pas. Je vis, ſur la porte d'une très-jolie maiſon: Maiſon à vendre.

„Bon! me dis-je, voilà ce que je “cherche.“ J'entrai ſoudain chez le malheureux Concierge. „Mon ami, lui “dis-je, pourroit-on vous dire deux “mots entre quatres yeux?“ car il falloit parler comme les bonnes gens. „De “quoi eſt-il queſtion, me répondit-il, “d'un air aſſez bourru?“--„Mais, “repris-je, il y a ici près une maiſon “à vendre; je voudrois placer là mon “argent; mais il faudroit ſavoir ſi cela “en vaut la peine. Vous devez con“noître cela, vous.“--„Mais peut“être, dit-il, cela ſe pourroit bien.“

--„Bon! lui dis-je, brave homme, “accordez-moi un moment de votre “temps; nous cauſerons mieux en vui“dant la bouteille. Menez-moi au bon “endroit; je ne connois pas ce pays“ci, moi. Allons venez, père la Ribote.

“Il faut que nous buvions une pinte en“ſemble, parce que nous cauſerons mieux, “comme cela, qu'à ſec.“ Il ſe dérida un peu, je vis que j'avois connu l'endroit foible.

Nous allâmes ignoblement au cabaret.

Je verſai, à mon homme, des lampées, comme on dit chez nous. Notre homme les buvoit auſſi franchement, que je les verſois. Nous reparlâmes de la maiſon.

„Voiſin, dis-je à mon homme, je vois “bien que vous m'allez faire acheter la “maiſon en queſtion; mais ici, il faut “de la complaiſance de votre part. Mor“bleu! je veux que vous vous mêlie “de maquignonner ſur le prix.“ „Oui da, dit-il, nous verrons cela.“

--„Tenez, lui dis-je, morbleu! faite “jaſer un peu les gens de la maiſon.

“Verſez leur une bouteille de vin. Vous “n'êtes pas obligé, mon brave, d'a“vancer vos deniers. Tenez, morbleu!

“voilà ma bourſe. Si vous ne prenez “pas au moins ſix louis, vous n'êtes pas “mon homme.“ Je jettai la bourſe ſur la table. Il accepta les ſix louis. L'argent le vin le gagnèrent tout à-fait. Je lui verſai force raſades. Quand il commença à perdre la tête, il ſe mit à me balbutier, en mots couverts, à la manière des ivrognes, une infinité de choſes, qui me firent voir clairement qu'il retenoit Laure Priſonnière, dans une des caves du petit château. Je feignis d'être obligé d'écrire un mot, pour lui donner le temps de s'aſſoupir. J'écrivis. Dès qu'il ne parla plus, il s'endormit. Je profitai de ſon ſommeil. Je courus au château.

Je me coulai, ſans être apperçu; je deſcendis, je frappai je parlai à la porte de pluſieurs caves; point de réponſe.

Enfin je parvins à une, d'où j'entendis percer une voix gémiſſante. „Eſt-ce “vous, m'écriai-je, ma chère Laure?“

Elle reconnut ma voix. „Ah! mon cher “Céſar, s'écria-t-elle, c'eſt vous!....“

--„Prenez courage, lui dis-je, je ne “tarderai pas à vous délivrer.“

On avoit entendu ma voix; j'entendis les enfans deſcendre; je les rencontrai ſur l'eſcalier; ils ne purent m'arrêter, ni m'empêcher de m'eſquiver. Je revolai auprès de l'ivrogne; il dormoit encore.

Je l'éveillai. „Ah! dit-il, votre lettre “eſt donc finie.“ Il crut que j'avois reſté là auprès de lui, fort tranquillement à écrire. Nous nous quittâmes, les meilleus amis du monde. On lui dit, ſans doute, quand il fut de retour chez lui, la viſite qu'on avoit faite à ſa cave; mais il ne put ſoupçonner que je fuſſe le yiſiteur, parce que l'enfant ne put me peindre, vû que l'eſcalier étoit fort ſombre, que le père m'avoit toujours cru écrivant auprès de lui.

Son ſommeil, dont j'avois ſu profiter, me donna l'idée de l'endormir, avec toute ſa famille. Je retournai chez MilleFleurs, à laquelle j'appris tous mes ſuccès; elle m'embraſſa avec tranſport. Je fis mes préparatifs. Je me pourvus d'opium, pour le ſervice de mes campagnards. J'arrangeai un appartement fort joli, fort caché, pour recevoir ma chère Laure. Je retournai, deux jours après, chez le dur Concierge, pour lui demander s'il avoit recueilli des informations relativement à la maiſon que je voulois acheter. Il me dit qu'il n'avoit pas encore appris grand'choſe. Il pleuvoit ce jour-là. „Buvons un coup, “lui dis-je; mais il fait mauvais temps, “ne ſortons pas. Envoyons un de vos “enfans chercher du vin.“ Il y conſentit; je donnai de l'argent, le petit garçon courut au cabaret. Là proviſion venue, je voulus qué la mère les enfans, qui ne me reconnoiſſoient pas, buſſent avec le père; ce qui parut réjouir fort l'heureuſe famille. On retourna pluſieurs fois à la proviſion. Quand je les vis un peu chanceler, perdre la tête, j'eus ſoin de les narcotiſer tous, ſans qu'ils s'en apperçuſſent, ils furent tous endormis, ſous une demi-heure. Le père m'avoit, ci-devant, montré, dans un moment d'ivreſſe, la cachette où il mettoit, ſous ſa veſte, la clef de ſa cave.

Je ſus la trouver. Je deſcendis avec une lumière. J'ouvris aiſément, je trouvai enfin, ſur quelques brins de paille, l'infortunée Laure. Je l'embraſſai avec un tranſport d'attendriſſement. Elle étoit ſi foible, qu'à peine put-elle ſoulever ſes bras. Un rayon de joie perça cependant dans ſes yeux, preſqu'éteints. Elle avoit, avec elle, ſon enfant languiſſant.

Nous nous étions trompés. Il n'avoit pas été remis à une nourrice. Il repoſoit ſur ſon ſein. Quel ſpectacle pour un amant!

pour un père! Elle étoit auſſi attachée au mur; je trouvai un pavé, je vins à bout, avec cet inſtrument, de briſer la pierre, dans laquelle la chaîne étoit enclouée.... Je tremblois ſeulement d'éveiller, par le bruit, la famille Geolière. Enfin, j'enlevai, dans mes bras, mon amante mon enfant. Je remontai; mes gens dormoient encore. Je ſortis en les enfermant, pour qu'il ne puſſent courir après nous. Il étoit déjà tard, la nuit étoit aſſez épaiſſe. J'avois une voiture à quelques pas du château; j'y tranſportai mon doux fardeau, nous volâmes vers Paris.

Nous arrivâmes bientôt dans les bras de ma chère Mille-Fleurs, qui reçut Laure avec autant de tendreſſe que moi-même.

J'appris, à la Demoiſelle, toutes les obligations qu'elle avoit à la courtiſanne vertueuſe. Celle-ci remercia ſa bienfaitrice, avec la plus vive reconnoiſſance.

Nous la conduisîmes dans ſon appartement. Elle parut enchantée de s'y voir „Quel contraſte, diſoit-elle, de ce liet “de délices, avec mon cachot!“ S foibleſſe lui impoſa le beſoin de ſe mette au lit. Son enfant étoit une fort jole petite fille. Les traits étoient charmans, l'on voyoit aiſément que, quand elle auroit été mieux nourrie, pendant quelques jours, les fleurs de la beauté na troient ſur ſon teint délicat. J'embraſſai, avec le plus tendre intérêt, cette chère enfant, doublement intéreſſante, part qu'elle étoit malheureuſe. Laure reſpiroi avec délices dans ſon lit. Elle alaitoit ſon enfant. Elle nous peignoit ſa reconnoiſſance. Nous ſoupâmes auprès d'elle, la faiſant participer à notre repas. Nous paſsâmes la plus agréable ſoirée. Je me retirai à regret, je m'endormis avec le plaiſir, enfin, d'avoir fait une bonne action.

Suite.

Le lendemain, je me levai d'aſſez bonne heure. Je courus chez Laure, que je trouvai très - éveillée. Les couleurs de la vie commençoient à renaître déjà ſur ſes belles joues. Celles de ſon enfant étoient auſſi décorées d'un vermillon naiſſant.

lelee e je dougea aseoiidde, ooe eeteet aanre reuo rll le erpreloou de ſa reconnoiſſance, qui ſe peignoit dans ſes yeux dans toute ſa perſonne.

Elle me demanda des nouvelles de la chère Aurore, ſa rivale. Un profond ſoupir fut toute ma réponſe. Mes yeux ſe voilèrent de larmes, Laure en répandit un torrent. Levrette-Mille-Fleurs vint nous rejoindre. Nous déjeûnâmes enſemble, nous laiſsâmes Laure ſe lever. Elle nous promit, pour l'aprèsmidi, l'hiſtoire de ſes tourmens, depuis que ſon père l'avoit arrachée de mes bras. Je penſai, ſur-le-champ, à mon père à ma mère, qui étoient enfermés, auxquels je devois mes premiers ſoins, malgré leur rigueur à mon égard. J'avois un ami en faveur auprès du Miniſtre; j'allai, ſur-le-champ, le voir, pour le prier de ſolliciter la liberté de mon père de ma mère, qui étoient enfermés.

„Comment, me dit-il, leur liberté! tu “es donc le contraire des autres jeunes“gens? Il n'y en a pas un qui ne ſol“licitât pour perpétuer leur captivité.

“Sens donc que leur détention fait ta “liberté. Et leurs biens, n'en jouis-tu “pas?“--„Hélas! non, répondis-je.“

Alors je lui racontai que je ſortois de priſon, je lui détaillai toutes les aventures douloureuſes, dont j'avois gémi, depuis que mon père m'avoit enfermé dans ſa cave. „Oh! oh! dit-il, après “cela, tu veux les délivrer! Voilà de “l'héroïſme tout pur. Il y a là de quoi “faire un Roman à la Richardſon. Pour “la rareté du fait, je veux délivrer ce “père maſſacrant. Nous verrons quelle “figure il fera devant toi, quand il “ſauva que tu es ſon ſauveur. Fais-moi “paſſer un Mémoire, je le préſenterai “au Miniſtre; , ſous peu, j'eſpère “que je te ferai rendre le couple vé“nérable ſévère.“

Je remerciai mon ami, je courus ſur-le-champ dreſſer mon Mémoire. Je l'adreſſai au jeune favori; je retournai dîner avec Laure, Mille-Fleurs mon enfant. Je vis ſourire ma chère de Lyſange. Il y avoit long-temps que le ſourire n'avoit habité ſur ſes lèvres vermeilles. Nous dînâmes avec un plaiſir que je ne puis décrire. Nous fîmes quelques tours de jardin. Laure reſpiroit, avec plaiſir, l'air pur de l'atmoſphère, le parfum de la verdure; les couleurs, dont ſe peignoit la nature, venoient rayonner ſur ſa figure angélique.

Nous nous aſsîmes ſur l'herbe émaillée de fleurs, ſur une terraſſe, d'où nous appercevions une charmante perſpective.

Nous vîmes la belle perſonne regarder long-temps le ciel avec extaſe, offrir, du fond de ſon cœur, ſes actions de graces à l'Eternel, lui préſenter ſon enfant. Elle étoit immobile muette, plongée dans les délices dans cette ineffable félicité qui est, dans l'autre vie, le partage des êtres célestes. Enfin elle reſpira plus aiſément, nous regarda long-temps avec amour, nous dit: „Mes “amis, que je vous ai d'obligations! Je “viens de goûter une volupté incom“préhenſible. C'eſt à vous que je la “dois.“ Nous avions éprouvé, nousmêmes, un plaiſir très-vif, en contemplant ſajoie inexprimable. Nous la priâmes de nous raconter enfin ſon hiſtoire. Elle ſe jeta dans nos bras. Nous l'embraſsâmes, elle commença ainſi ſon récit.

Fin de la ſeconde Liaſſe.
LE CRIME. Troisième Liasse.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Histoire de Laure.

Mon cher ami, dit Laure, tu te ſouviens du moment affreux où ton père, d'un côté, le mien de l'autre, vinrent s'emparer de nous, nous arracher des bras l'un de l'autre. O ſéparation cruelle!

Je montai dans la voiture de mon rigoureux conducteur. Il s'aſſit à côté de moi. Nous reſtâmes en ſilence. J'étois occupée de mes peines, je penſois auſſi aux tiennes. L'œil de mon père, qui ne s'étoit jamais exprimé à mon égard qu'avec amour, me lançoit des regards foudroyans, que je ne pouvois ſoutenir, qui me faiſoient voir, à chaque inſtant, la tombe ouverte à mes pieds.

Nous courûmes jour nuit juſqu'à Paris.

J'avois les mains liées cachées par un manchon. Nous arrivâmes. Nous deſcendîmes dans cette maiſon paternelle, qui m'étoit jadis ſi chère. Mon père me conduiſit à ma mère. „La voilà, dit“il, Madame; voyez ſi l'on nous en “a impoſé, ſi notre déshonneur n'eſt “pas complet.“ Ma mère me parcourut des yeux; je tombai ſur mes deux genoux, en criant grace! grace! d'une voix plaintive, qui, ſans doute, perça dans le cœur de ma mère. „Ah! mal“heureuſe, s'écria-t-elle, qu'as-tu fait?“

Et elle fondit en larmes, j'en verſai moi-même un torrent.

“Je reſtois toujours à genoux, tendant mes bras, demandant grace. „Ah! M.

“de Lyſange, s'écria ma mère, relevez“la. Voyez l'état où elle eſt.“ A ces mots, M. de Lyſange devint furieux.

„Hé! Madame, dit-il, c'eſt poſitive“ment cet état qui la rend infâme, “ qui fait qu'elle doit diſparoître du “monde.“--„Ah! Monſieur, reprit “ma mère, l'être innocent qui ſe “forme dans ſon ſein, a-t-il mérité de “périr?“--„A-t-il mérité de naître, “s'écria le noble furieux?“ J'étois tombée la face contre terre, j'y demeurois immobile friſſonnante. Je voyois que mon père avoit décidé ma mort. Il n'étoit queſtion que de ſavoir s'il attendroit, pour me la donner, que j'euſſe dépoſé mon vivant fardeau; ou ſi mon malheureux enfant ſeroit condamné, avec ſa mère, à mourir avant que de naître.

“Mon père me fit deſcendre dans ſa cave. Il m'y attacha au mur avec une chaîne de fer: „Malheureuſe, me dit“il, penſe à l'état de ta conſcience.

“Demande pardon à ton Dieu. Tâche “de ne te pas perdre dans l'autre vie, “ſi tu l'es dans celle-ci.“ Il me laiſſa avec un pain une cruche pleine d'eau.

Je reſtai abîmée dans les réflexions les plus amères; , comme je me ſuis mêlée toujours un peu de Philoſophie, je faiſois des réflexions à-peu-près philoſophiques. "O! triſte préjugé de l'hon“neur, me diſois-je, mon père ſe croit “déshonoré, parce que j'ai payé le tribut “à la fragilité de mon ſexe. O! pré“tendue nobleſſe, qui étouffes la nature “dans le cœur d'un père, qui armes “ce père cruel contre celle qui lui doit “la vie. Ah! pourquoi ne ſuis-je pas “née dans la condition la plus obſcure?

“J'en aurois été quitte pour quelques “gourmades de la part d'un père plus “pauvre, l'on m'auroit envoyée en “ſecret accoucher à l'Hôtel-Dieu. O!

“malheureux ſexe condamné, pour ta “foibleſſe, au ſort le plus rigoureux!

“Il y a des hommes ſur la terre, qui, “pour leur ambition, font le malheur “des nations entières, font périr les “hommes par millions, couvrent d'im“menſes pleines, de ſang de cadavres, “rempliſſent les cachots ſouterreins “d'infortunés qui ne reſpirent que “pour maudire leur exiſtence, en font “périr d'autres ſur les échafauds dans “les bûchers, répandent la famine “la misère parmi les peuples, font “couler le ſang les larmes ſur la “ſurface de la terre. Ils ſont honorés; “ une pauvre fille, qui n'a fait que “céder, ſelon le vœu de la nature, “aux tendres perſécutions d'un homme “plus fort qu'elle; qui, obéiſſant aux “loix de l'auteur ſuprême, n'a déſobéi “qu'à celles des hommes, trop arbi“traires, trop rigoureuſes; une pauvre “innocente qui a ſi peu de choſe à ſe “reprocher, ſe voit unanimement con“damnée, ſe voit enchaînée ſous la “terre, prête à mourir de la main de “ſon propre père.“ Alors je me repréſentois votre ſort, cher Céſar, qui ne devoit pas être plus doux que le mien. Il me ſembloit avoir entendu dire que les deux rigoureux pères s'étoient accordés, pour traiter leurs enfans l'un comme l'autre. „Hélas! me diſois-je, “c'en eſt peut-être déjà fait de lui, ou “bien dans ce moment, peut-être, ſon “père, devenu ſon bourreau, lui brûle “la cervelle. Ce beau jeune-homme, “la tête caſſée, baigné de ſon ſang, “tombe aux pieds de ſon meurtrier, “palpite rend ſon ame, qui devoit “animer plus long-temps un ſi beau “corps.“ “Je n'ai jamais vu de figure plus dure plus atroce que celle du miniſtre infernal de la barbarie de mon père, qui m'apportoit, chaque jour, du pain de l'eau, ma ſeule nourriture. Sa vue me faiſſoit friſſonner; mon fruit infortuné treſſailloit dans mes entrailles. Le monſtre ne me diſoit rien, je n'oſois l'interroger. “Je ne voyois point reparoître mon père; j'en concluois que ma mère avoit obtenu, de lui, qu'il me laiſsât reſpirer juſqu'à ce que je fuſſe délivrée de mon fardeau, je concevois que la naiſſance de mon enfant ſeroit l'arrêt de ma mort. Je deſirois ce moment, pour être affranchie de mes tourmens de la vie. Il arriva enfin. J'eus beau pouſſer des cris, perſonne ne vint me ſecourir.

Il fallut que la nature fît, toute ſeule, les frais d'une pénible opération. Enfin je vis qu'elle m'avoit donné un enfant du même ſexe que ſa mère, de ce ſexe douloureux, condamné à l'infortune. Je n'eus pas de langes pour l'envelopper. Je la préſentai au ciel: „O mon Dieu!

“m'écriai-je, daigne appeler à toi la “mère, protéger l'enfant. Tu nous “reſtes ſeul au monde, tu es notre “père, notre mère, notre ami, notre “conſolateur notre Dieu. Je vais “paroître devant toi. Je me jette dans “tes bras.“

“Je préſentai, à mon enfant, le lait maternel. Je reſſentis quelque plaiſir à remplir cette fonction de mère. „Hélas!

“me diſois-je, bientôt j'en vais être “privée; que deviendra mon en“fant?“ Je treſſaillis doublement, quand j'entendis ma porte s'ouvrir. Mon Geolier barbare conſidéra ma fille, de ſon œil infernal. Je tremblois de tous mes membres, j'attendois, en palpitant, ce qu'il alloit dire. Enfin il parla pour la première fois, j'entendis ſa voix ſépulcrale. „Il faudroit, dit-il, la faire “dévorer par des chiens.„ Ah, le monſtre! je tremblai qu'il ne communiquât, à mon père, cette abominable idée.

“Je m'attendois à voir bientôt paroître le rigoureux auteur de mes jours, pour terminer enfin mon ſupplice. Il ne parut point. Je ne ſavois que penſer. Je profitai de ce terme plus long, qu'il accordoit à ma vie, pour alaiter mon enfant. Je le répète, je trouvois des douceurs dans cette occupation maternelle. C'étoient les ſeules que je connuſſe. Mon enfant n'étoit guères qu'une machine. Elle ne pouvoit me parler; mais je lui parlois.

Elle ne m'entendoit pas; mais elle me ſourioit. Je n'étois plus ſeule.

“Je deſirois cependant ſavoir pourquoi l'on me laiſſoit la vie. Il n'y avoit pas moyen de rien apprendre de mon gardien monſtrueux; mais heureuſement, il tomba malade. Un plus doux vint le remplacer. Je le queſtionnai, il vouloit éluder mes queſtions; mais il n'avoit pas la force de me laiſſer tout-à-fait ſans réponſe; je conclus, de ce qui lui échappa, que votre père ne vous avoit pas donné la mort; que le mien, pour ſe conformer à lui, me laiſſoit vivre juſqu'à nouvel ordre.

“J'eus du plaiſir ſans doute à pouvoir me flatter que vous viviez; mais vous viviez, malheureux comme moi; il n'y avoit pas là de quoi me conſoler de mes peines. Enfin la Philoſophie mon enfant m'adoucirent une vie, qui, au premier coup-d'œil, peut ſembler effroyable. Je ſoupirois toujours après vous, mon bon ami; vous êtes venu, vous m'avez ſauvée; c'eſt à vous que je dois le bonheur la liberté; ils m'en ſont doublement précieux.“

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

J'emprassai de nouveau, ma chère Laure mon enfant. Je demandai pardon, à la tendre mère, des chagrins que je lui avois cauſés; elle me demanda pardon de ceux qu'elle m'avoit occaſionnés. Hélas! elle n'avoit rien à ſe i reprocher à mon égard. J'étois ſeul coupable vis-à-vis d'elle.

Nous voulions ſavoir comment on avoit pris, chez le Comte de Lyſange, la diſparution de Mademoiſelle Laure.

Je ne ſavois comment faire. Je n'oſois retourner à la campagne, où le Concierge m'auroit reconnu pour le raviſſeur.

S'il avoit pu me montrer à ſon maître ou à quelqu'un qui m'eût connu, il auroit crié: „Voilà le traître que vous “cherchez.“ J'envoyai un de mes amis chez M. de Lyſange. Ce rigoureux gentilhomme dit: „Je ſais que le petit “Céſar eſt à Paris, qu'il a déjà fait “un nouvel enlèvement. Je me flatte “d'obtenir bientôt une lettre de cachet, “pour le faire enfermer.“ Je reconnus bien là mon noble perſécuteur. Je ſentis qu'il falloit me tenir ſur mes gardes, autant pour moi, que pour ma chère Laure. Je retournai, quelques jours après, chez l'ami qui s'étoit chargé d'obtenir la liberté de mon père de ma mère.

Il accourut à moi m'embraſſa. „Mon “ami, me dit-il, nous avons l'ordre, “pour faire ſortir vos bonnes gens de “leur niche. Je l'ai remis à quelqu'un “qui s'intéreſſe à vous, qui doit vous “le faire paſſer. D'ailleurs, on a écrit “au Gouverneur du château, de vous “rendre votre père votre mère, à “votre première requiſition. Volez à la “priſon royale; les portes s'ouvriront “devant vous, les fers tomberont “des mains des deux victimes.“

Je courus ſur-le-champ au château redoutable, qui renfermoit les auteurs de mes jours. Je les demandai. Ils ſortoient dans le moment, conduits par le Chevalier Marqué. „Ah! le malheureux, “m'écriai-je tranſporté de fureur! Il va “recueillir le fruit de mes peines, “perſuader à mes parens que c'eſt lui “qui les a délivrés.“ Je me précipitai dans leurs bras. Je leur témoignai la joie que j'avois de les revoir. „Remer“ciez donc M. le Chevalier, dit mon, “père; c'eſt à lui que vous devez ce “bonheur.“--„Quoi! m'écriai-je, ce “coquin voudroit vous en impoſer à ce “point! Mon père, croyez...“--„Oui, “Monſieur, croyez, dit le malheureux “Chevalier, croyez que Monſieur votre “fils a fait tout ce qui étoit en ſon “pouvoir pour hâter votre délivrance.

“L'ami, qui a obtenu l'ordre propice “pour votre liberté, qui me l'a remis, “m'a appris tous les efforts qu'à faits “Monſieur votre fils; je ne doute “pas que ces efforts, joints à ceux que “que j'ai eu le bonheur de tenter de “mon côté, n'aient contribué à faire “pencher la balance en ma faveur.“

--„Mon père, m'écriai-je, je viens “de voir l'ami qui a obtenu, pour “moi, l'ordre de votre délivrance; il “m'a dit qu'il l'avoit remis à un de “mes amis, pour me le faire paſſer, “afin que j'en fiſſe uſage pour venir “vous délivrer; mais il ne m'a point “dit que ce prétendu ami eût fait, “de ſon côté, aucunes ſollicitations; “ je ſuis sûr qu'il étoit bien éloigné “d'en faire pour votre délivrance, puiſ“que c'étoit lui qui avoit obtenu l'ordre “de vous arrêter.“--„Ah! mon Dieu!

“s'eſt écrié le miſérable, comme effrayé “de la calomnie!“--„Indigne gar“nement! m'a dit mon père furieux, “tu veux donc toujours me faire rougir “par tes indignités! Quoi! devant moi“même, tu oſes te montrer ingrat en“vers un homme qui te rend ton père “ ta mère! Malheureux! tombe à ſes “genoux, remercie-le du bien qu'il “nous fait à tous.“--„Que dites“vous, mon père, m'écriai-je? moi “tomber aux genoux de ce poliſſon! Je “vais faire mieux que cela. Je vais lui “faire avouer, à coups de canne, toute “ſon infamie.“

A ces mots, mon père effréné leva la ſienne ſur moi. Je fus obligé de ſauter quelques pas en arrière, pour éviter l'outrage qu'il vouloit me faire. Je m'en vengeai ſur le roué, à qui j'appliquai rapidement, ſur les épaules, un abrégé du châtiment qu'il méritoit. Mon père me pourſuivit. Je fus obligé de m'enfuir.

„Ah, miſérable! me cria-t-il, ne re“paroîs pas devant moi; je te déshé“rite.“„Me voilà bien payé de ma bonne “action, me diſois-je; ah, malheureux!

“la vertu ne me va point. Le ſcélérat “va recueillir le fruit des peines que je “me ſuis données. Peut-être lui fera“ton paſſer la ſucceſſion qu'on m'en“lève. Je ſuis bien malheureux.“ Je me retirai auprès de Laure. Je lui appris le nouveau malheur dont je gémiſſois; elle pleura beaucoup avec moi. Levrette vint. Je lui racontai ma douloureuſe hiſtoire. „Il y a ici du mal-entendu, me ii “dit-elle, il n'eſt queſtion que de “s'expliquer; on a levé de plus grandes “difficultés.“ Elle voulut, dès le lendemain, aller faire entendre raiſon à mon père. Elle apprit qu'il étoit parti pour Lyon, avec ſon épouſe. Ce qu'il y avoit de plus déiveielr laqnu oi pau en uu Furieux, je volai chez Frédégonde. Je la trouvai ſuperbement parée. Elle donnoit, ce jour-là, chez elle, une fête magnifique. Elle attendoit ſon monde.

Je te le confeſſe tout bas. Je la rouai de coups, je lui caſſai ma canne ſur les épaules. J'en rougis.

Namque etſi nullum memorabile nomen Fœmine in pœn eſt, nec habet victoria laudem.

A punir une femme on compromet ſa gloire, Et le vainqueur confus rougit de ſa victoire.

Tu ſens les hurlemens que pouſſoit cette Furie. Ses gens parurent enfin; mais ils me laiſsèrent malignement le temps de la roſſer tout à mon aiſe.

Soudain la compagnie arriva. L'auguſte Frédégonde fut obligée d'avaler, pour ainſi dire, ſa rage. Le ſourire ſe peignit ſubitement ſur ce viſage forcené; toute meurtrie de coups, elle danſa , fit les honneurs de la fête. Pluſieurs perſonnes de la compagnie, qui me connoiſſoient, ſurpriſes de me voir partir, me retinrent. „Laiſſez-le partir, “diſoit la rouée, il eſt preſſé.“ Je reſtai, pendant quelque temps, pour jouir de ſa rage concentrée. Je danſai même avec elle. Cette danſe étoit moins pénible que celle dont je l'avois régalée précédemment; mais je voyois qu'elle ſe rongeoit le ſang, je daignai enfin la quitter.

J'aurois voulu pouvoir voler à Lyon; mais il falloit arranger le ſort de Laure.

J'allai chercher mon fils, chez Fatime.

Elle eut bien de la peine à me le rendre.

Elle étoit parfaitement réconciliée avec ſon amant, qui étoit ſur le point de l'épouſer. Il ne l'avoit abandonnée cidevant, que par un mal-entendu. J'embraſſai cette belle perſonne, qui m'avoua qu'elle croyoit ſentir des commencemens de groſſeſſe, dont j'étois la cauſe, qu'elle avoit le plus grand intérêt de cacher à ſon Prétendu. J'enlevai mon petit garçon, je le portai à Laure, qui le reçut, le traita comme elle traitoit ſa fille, en véritable mère. Les deux petits êtres ſe careſsèrent, ils ſembloient ſe reconnoître mutuellement pour frère ſœur.

Je louai une petite maiſon écartée, à quelque diſtance de Paris, pour y placer ma chère Laure: je la fis meubler accommoder ſelon mon goût mon but; ce qui me conſuma du temps. Je me délaſſois, le ſoir, de mes fatigues, avec de jeunes Seigneurs, qui me faiſoient l'honneur de m'admettre dans leurs parties. J'y gagnai trois vices, ou au moins deux, qui étoient le partage de tous ces nobles roués. J'avois déjà la paſſion des femmes; mais non des proſtituées, je n'avois jamais donné, qu'à mon corps défendant, dans le vin le jeu. Tu ſens que ces viles paſſions me ſont étrangères; c'eſt ſur-tout un ſupplice pour moi, de boire au-delà de mes beſoins; mais la compagnie m'entraîna ſouvent; , l'eſprit égaré par les vins les liqueurs, nous inſultâmes quelquefois d'honnêtes-gens, nous agîmes comme de très-mauvais ſujets. Ces Meſſieurs enfin me firent commettre, avec eux, des excès des trois genres, bientôt j'en reſſentis les effets. Je me trouvai rongé de dettes, d'une acreté dans le ſang, du mal impur que je n'oſe nommer. Je ne faiſois que ſoupçonner que je fuſſe infecté de cett horrible lèpre.

J'eus lieu de craindre de l'avoir communiquée à ma chère Laure; car, malgré la volonté intime qu'elle avoit d'être ſage, j'avois prévalu ſur ſa vertu; j'avois l'indignité de travailler à la rendre auſſi mépriſable que moi. Je commençois à rougir de moi-même. Je ſentois, avec horreur, que je tombois dans l'infâme crapule. „Ah! m'écriai-je, rompons ces “indignes liens; quittons ces Grands “immondes; allons jouir, à la campagne, “avec la vertueuſe Laure, des plaiſirs “de l'innocence, de la paternité, “d'une ſociété douce, avec une hon“nête femme.“ Ma maiſon étoit arrangée. Je partis avec mes enfans ma bien-aimée, je reſpirai quelques jours, auprès de ma Laure, le charme de la vertu; mais je voyois ſa ſanté s'altérer; j'en ſoupçonnois la cauſe, n'oſois lui avouer mon indignité. Je ſentois, de de mon côté, mon tempérament ſe dégrader, ſans doute, par le poiſon qui me ruinoit ſourdement. Je ne pouvois laiſſer dépérir mon amante, mon enfant, qui ne ſuçoit qu'un lait corrompu.

Je devois partir pour Lyon, afin de voir ſi je ne pourrois pas ramener mon père ma mère à la raiſon à la nature, les détromper ſur le compte de l'indigne Marqué. Je chargeai un habile Chirurgien de profiter de mon abſcence pour ſoigner ma douce amie, en lui avouant, s'il le falloit, la maladie cruelle dont elle me devoit la contagion. Je partis baigné de ſes larmes, j'arrivai à Lyon en aſſez mauvaiſe ſanté.

Tu n'y étois point encore, mon ami; j'ai le malheur de ne pouvoir jamais t'y rencontrer. Tu m'y aurois peut-être épargné bien des fautes des ſottiſes.

J'appris, en arrivant, que mon père étoit abſent; qu'on ne ſavoit pas trop, même, ce qu'il étoit devenu. Je me flattai, ſur-le-champ, que je gagnerois à ſon abſence; que ma mère ſeroit moins inexorable, que ſon cœur me ſeroit moins fermé. Dans cet eſpoir, je me préſentai à la porte de la maiſon paternelle. Tout le monde s'enfuit à mon aſpect. On me cria, par une fenêtre, que ma mère me défendoit de mettre le pied chez elle, me menaçant de me faire enfermer, ſi j'oſois entrer. Je fus indigné d'un outrage ſi révoltant. Je réſolus de m'en venger ſur l'indigne Marqué. Je ne tardai pas à le rencontrer. Il pâlit d'abord; mais il prit enfin ſon parti, de venir à moi les bras ouverts, pour me ſéduire par ſes perfides careſſes. Je le traitai encore plus rigoureuſement que Frédégonde, avec encore plus de cœur; car enfin, je n'avois plus à me reprocher de frapper une femme. Il étoit accoutumé à ces corrections. Il s'en vengea en ſe plaignant à ma mère, en la rendant plus inexorable à mon égard. Je le ſentois; la rage fermentoit croiſſoit continuellement dans mon cœur.....

Elle eſt au comble. Je ne puis reſter dans cet affreux état. Il faut abſolument que je voie ma mère; que je me juſtifie à ſes yeux; que je faſſe chaſſer ce vil Marqué, cette ame infernale acharnée ſur mes pas, pour m'entraîner dans l'abîme. J'y réuſſirai sûrement. Mon Dieu! je tremble, je friſſonne. Quel malheur affreux ſe fait preſſentir va fondre ſur moi? Ah! mon cher ami, accours, viens à mon ſecours, ſauve ton ami. Je ſuis effrayé de mon état, je frémis de moi-même.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Lyon.

Ah! fuis moi, pour jamais. Je ſuis un monſtre! J'ai commis un crime, un ſacrilège.... Non je ne l'ai point commis.

Toutes les puiſſances de l'enfer ſe ſont réunies contre moi, ont pouſſé mon bras. Mon cœur fut innocent; mais je n'en ſuis pas moins le plus effroyable des hommes. Comment t'écrire ce récit abominable, ſur la terre que je ſens trembler, au milieu des foudres que j'entends gronder ſur ma tête, que je vois tomber autour de moi? J'étois allé voir ma mère.... Ah, malheureux! oſai-je prononcer ce nom?

J'étois allé la voir dans les intentions les plus pacifiques, les plus légitimes.

J'avois été obligé de forcer le paſſage, il eſt vrai, parce qu'on me refuſoit indignement l'entrée de la maiſon paternelle. Cette violence avoit déjà mis en fureur la Dame ulcérée de longue main contre moi, par les ſoins odieux de l'abominable Marqué. Je l'ai trouvée dans une colère, dont j'ai gémi. J'a pris le ton le plus doux, le plus ſoumi qu'il m'a été poſſible. Je me ſuis je même à genoux. „Ma mère, écoute “moi, lui ai-je dit, de grace, au nou “du ciel!“--„Il vous ſied bien, “Monſieur, de parler au nom du ciel, “que vous offenſez continuellement, “qui devroit vous foudroyer!“--„ “mère, je ne ſuis pas un ſacrilège.

“faut qu'un ſcélérat vous ait bientin “dignement abuſée ſur mon compte.

--„Je vous défends, malheureux, de “me dire un mot contre un homme “que vous devez reſpecter, que je reſ“pecte moi-même, dont votre pè “penſe comme moi.“--„Mais, Ma“dame, je puis vous prouver que c'et “le plus lâche des hommes, le plus “vil des ſcélérats.“ La Dame s'eſ flammoit, les yeux lui ſortoient de tête. Un malheureux chien, un mau chien, un diable incarné qui avoit prl la figure de cette méchante bête, e joignoit à cette ſcène terrible, aboyoit contre moi, me mordoit. Je l'écartoi le plus doucement qu'il m'étoit poſſible; mais je le faiſois trop durement, aur yeux yeux de la Dame idolâtre de cette bête, envenimée contre ſon fils. „Ma mère, “continuai-je, je vous apporte des “lettres de la propre main de ce coquin, “qui vous prouveront combien il vous “trahit indignement.“--„Veux-tu “t'enfuir, malheureux, me laiſſer “tranquille? Si tu ne ſors je te donne “ma malédiction.“ Abominable obſtination! effet de l'horrible ſéduction du plus damnable des coquins! L'indigne épagneul continuoit de m'impatienter, de me mordre. J'étois obligé de le frapper légèrement, pour l'écarter. Sa maîtreſſe alloit toujours au-devant des coups.

„Malheureux! s'écrioit-elle, tu oſes “battre mon chien devant moi; tu n'as “pas encore le front de me frapper moi“même; mais tu y viendras. J'ai en“fanté mon bourreau.“ Effroyable prophétie! J'ai cru entendre gronder la foudre.

C'étoit ſans doute quelque voiture; mais j'étois troublé, hors de moi. „Miſé“rable! crioit la Dame, d'une voix “éteinte par la fureur, fuis, je vais “appeler du ſecours.“--„Mais, Ma“dame, de grace écoutez; je ne vous “quitte pas, que je ne vous aie dé“trompée ſur le compte de ce ſcélérat.“

--„Ce ſcélérat vaut mieux que toi, “fils indigne. Je te le ſubſtitue; je te “déshérite; je lui fais paſſer tout mon “bien.“ Le chien me mordoit toujours plus horriblement. Je le frappois plus fortement. La Dame recevoit ſouvent les coups, crioit toujours plus fort.

„Malheureux! veux - tu m'aſſaſſiner?“

--„Madame, il faut abſolument que “vous m'écoutiez.“ On vient à ſes cris, je cours à la porte, je la ferme au verrou. „Ah! bon Dieu, s'écrie la “Dame! c'eſt fait de moi!“--„Ma“dame, il faut abſolument m'écouter, “ou je ne réponds pas de moi.“ Je crus voir une torche infernale me battre ſur les yeux. Je dus prononcer ces mots du ton le plus déterminé. „Ah! miſérable “aſſaſſin, s'écrie la Dame, enfant dé“naturé! fuis, ne reparois jamais devant “moi. Au meurtre, à l'aſſaſſin!“ On travaille à enfoncer la porte. Le chien aboie toujours plus fort, me mord cruellement. Alors, furieux, effréné, je veux me venger ſur la maudite bête, l'écraſer à mes pieds; je me ſaiſis d'an chenet, j'en frappe un coup mortel. O coup affreux! ô malheur effroyable! ô crime abominable! La Dame..... m mère.... ſe met au-devant du coup, le reçoit, tombe dans ſon ſang.... Je crois voir mille foudres tomber ſur moi. Malédiction, un million de malédictions ſur ma tête criminelle! O main parricide, ſois à jamais deſſéchée! O maiſon paternelle, fonds en ruines ſur ma tête, écraſe-moi, embrâſe-toi pour devenir mon bûcher!.... On enfonce la porte. On entre; on voit, quel ſpectacle! ma mère à mes pieds, dans ſon ſang; ſon fils armé du déteſtable inſtrument; l'abominable chien écraſé ſous mes pieds. Ma mère.... elle a la force de dire, „il n'eſt “pas coupable.“ Perſonne n'en croit tien; on l'a entendue crier à l'aſſaſſin. Il eſt pourtant vrai, tu le ſais ô mon Dieu!

que je n'ai jamais eu l'effroyable intention d'aſſaſſiner ma mère.

En ce moment paroît le déteſtable Marqué. Je cours pour me précipiter ſur lui; il s'enfuit à toutes jambes. Je le pourſuis le pouſſe ſur un balcon, il tombe dans le jardin, je m'élance tombe ſur lui, ce qui me ſauve un coup peut-être mortel. Je n'en ſuis pas moins étourdi de ma chûte. Ma défaillance donne, à cinq ou ſix hommes, la force de s'emparer de moi. Ils m'enlèvent, me portent ſur un lit, dans une chambre, m enferment. J'y reſte long-temps anéanti dans l'état le plus affreux, dévotépa une fièvre brûlante. Je voulois me précipiter par la fenêtre; mais elle eſt grillée.

Enfin, ne ſachant que faire, un peu ranimé, ne pouvant reſter ſur mon lit, ſentant mon ſang brûlé qui pétille s'allume; je me lève, je t'écris... Je fi un bruit infernal, pour qu'on m'ouvren Ah, mon ami!.... Ah, mon Dieu!

tu mas réprouvé dans ta fureur.... Padonne, ô mon Dieu! .... Je me ſens défaillir de nouveau.... Si c'étoit la mort!....

Adieu, mon ami....

Lettre du Valet-de-Chambre de Céſar, à Monſieur Dumoulin.

Lyon.

Monsieur,

Je vous envoie un exprès à la campagne, où l'on dit que vous êtes. Pour Dieu! venez ſur-le-champ, ſi vous vou; lez ſauver votre malheureux ami. Il eſt bien malheureux. Il a tué..... Il ne le vouloit pas. Il ne vouloit que tuer un chien furieux. Le coup a tombé ſur ſa mère. Elle eſt à l'article de la mort. Elle areçu tous ſes Sacrémens. Elle nous a recommandé le plus grand ſecret. Elle juſtifie ſon fils. On attend le moment où elle va paſſer. Pour lui, il eſt furieux.

Il veut ſe tuer. Nous l'avons enfermé dans une chambre. Il eſt un peu plus calme dans ce moment. Je crois qu'il eſt tombé de nouveau en défaillance. Il faut l'enlever, le ſouſtraire à la Juſtice; car enfin, ſi on l'arrêtoit, comme meurtrier de ſa mère, jugez quel ſupplice. Il ne le mérite pas, il n'a pas voulu l'immoler; elle lui rend cette juſtice. Ah, mon pauvre maître! il eſt bien malheureux....

Dumoulin, à Sénac Touſſaint ſes amis.

Chamberri.

Il eſt en sûreté, mes amis. Ah, quelle horrible aventure! vous avez dû en entendre parler, quoiqu'on cherche à étouffer cette malheureuſe affaire. Pour moi, dè que j'ai reçu la lettre d'avis, que m'a fait tenir ſon Valet-de-Chambre, par un exprès, je ſuis accouru chez lui. J'ai été introduit dans ſa chambre. Je l'ai trouvé dans l'état le plus affreux, les cheveux hériſſés, les yeux enſanglantés, rougiſſant, pâliſſant tour-à-tour, palpitant, friſſonnant, renverſé ſur le carreau, ſe débattant; on eût dit d'un malheureux, dans un accès d'épilepſie.

Je l'ai appelé d'abord doucement, enſuite plus fortement. „Courage, mon “ami, lui ai-je dit! il faut partir à “l'inſtant, viens avec moi. „Il a reconnu ma voix, il s'eſt levé, s'eſt précipité dans mes bras; il y a reſté longtemps, ſans pouvoir prononcer un mot; il me ſerroit fortement, juſqu'à m'en faire perdre la reſpiration. „Partons, lui “ai-je répété, mon ami, partons.“ „Et ma mère a-t-il dit, d'une voix ſé“pulchrale?... Ah! malheur à moi, mal“heur!“ Il eſt retombé dans une eſpèce de défaillance. Je lui ai fait reſpirer de l'eaudeCologne. „Partons, lui diſois-je, tou “jours.“--„Je veux voir ma mère, “s'écrioit-il fortement, m'immoler à “ſes pieds.“ On le voyoit déterminé.

On a couru chez la mère, qui reſpiroit encore. On lui a demandé ſi elle vouloit voir ſon fils, pour lui pardonner.

On eſt venu, de ſa part, le prier de paſſer chez elle. Nous le tenions par-deſſous les bras, pour le ſoutenir, pour lui retenir les mains, en cas qu'il voulût attenter à ſa propre vie. Nous ſommes entrés chez la mère agoniſante.

Son fils a treſſailli en y mettant les pieds; il s'eſt rejeté en arrière, en appercevant ſa mère dans le plus déplorable état; enſuite, nous l'avons laiſſe tomber à genoux au pied du lit mortuaire. „Ma “mère, a-t-il dit, je viens vous apporter “mon ſang. Je ſuis un monſtre; mais “vous m'avez donné la vie; ne ne con“damnez pas à la mort éternelle. Ré“voquez votre malédiction.“--„Mon “fils, lui a-t-elle dit, avec la plus grande “peine, je ſuis plus coupable que vous.

“Je me vois punie par l'idole que je “me ſuis faite. Dieu eſt juſte; tu n'es “que l'inſtrument de ſa juſtice. Je t'ai “corrompu, par mes indignes complai“ſances. J'ai été cruelle à ma fille, pour “qui, grand Dieu? Ah! que je ſuis “coupable! Tu ne l'es point de ma “mort. Tu n'as jamais eu l'odieuſe penſée “d'attenter aux jours de ta mère. Mon “fils, je te pardonne; je te demande moi“même pardon. Je ſuis plus criminelle envers toi, que tu ne l'es à mon “égard. Je révoque ma malédiction.

“Pars tranquille. Je connois ton inno“cence.“ Le fils s'épuiſoit juſtement en actions de graces, en proteſtations, en ſupplications. Nous l'avons enlevé, nous l'avons empaqueté dans la voiture, où je ſuis monté à côté de lui. „Mon cher “ami, m'a-t-il dit d'abord, que je t'ai “cauſé de peines, que je t'ai d'obliga“tions!“ Je lui ai répondu de la manière que j'ai jugé la plus conſolante. Il a long-temps reſté muet. Quelquefois il éclatoit, il tenoit des propos ſans ſuite, qui marquoient le déſordre de ſon eſprit de ſon cœur. Il eſt devenu plus calme.

Il m'a parlé des chères perſonnes qui l'intéreſſoient à Paris. Il me les a recommandées. Il m'a recommandé ſur-tout ſa mère. „Elle en peut revenir, m'a-t-il “dit, mon ami, tu le vois. Elle a déjà “reçu un coup pareil pour moi, pour “me ſauver la vie. Et j'ai eu la barba“rie..... Ah! prends ſoin d'elle, mon “ami, au nom de notre amitié ſacrée.

“Mande-moi de ſes nouvelles; je ne “puis reſpirer, ſi elle ne vit pas.“

Je lui ai promis tout ce qu'il a voulu.

Nous avions pris le chemin de la Savoie.

Nous ſommes arrivés au Pont de Beauvoiſin, nous avons paſſé la Grotte, nous ſommes arrivés à Chamberri. En arrivant, il a fallu le mettre au lit. Il éprouvoit le tremblement d'une fièvre continue violente. Il a le tranſport; à tout moment il veut ſe jeter par la fenêtre. Il pouſſe des cris. Il dit qu'il eſt le meurtrier de ſa mère. Il ſe croit condamné à la roue, au bûcher, pour ce crime énorme. Il ſouffre des tourmens inouis. Ces tourmens mêmes ſont une preuve de la beauté de ſon ame. Car, enfin, il n'eſt que malheureux, il n'eſt pas coupable. Il n'en vouloit qu'à un petit chien. La déplorable mère s'eſt jetée au-devant du coup. O! mes amis, que le crime rend malheureux ceux qui l'oſent commettre! Que cet infortuné mérite d'être plaint! que nous ſommes heureux de ne nous être pas trouvés dans d'auſſi douloureuſes circonſtances que lui! Pourquoi eſt-il né plus riche que nous? Pourquoi n'eſt-il pas reſté, comme nous, tranquille dans ſa Patrie? Ah! c'eſt l'ambition de ſes parens qui l'a perdu, ſur-tout l'idolatrie de ſa mère; car il n'étoit pas né avec un mauvais caractère, c'eſt pour cela que je continue de m'intéreſſer à lui. Le crime lui étoit vraiment étranger. En ſouffriroit-il tant, s'il lui étoit naturel?

Mes bons amis, je ne puis quitter cet infortuné, tant que je le vois dans le tranſport. Parlez à tous mes cliens, faite qu'ils s'arment de patience, juſqu'à mon retour. Promettez-leur qu'il ſera prochain. Il doit l'être. Mandez-moi des nouvelles de la mère, que j'ai laiſſée dans un état ſi déſeſpéré.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Des Montagnes.

MM généreux, nouveau Pilade, tu as ſauvé le déplorable Oreſte, Oreſte meurtrier de ſa mère, pourſuivi par les Furies; mais, ô! mon cher Dumoulin, m'as-tu rendu un vrai ſervice? Eſt-ce un avantage, pour moi, de n'être pas délivré de cette inſupportable vie, de me voir expoſé à de nouveaux malheurs, , ce qui eſt encore pire, à de nouveaux crimes? Quoi qu'il en ſoit, je ſens, dans toute ſon étendue, le prix des peines que tu as priſes pour moi.

Je ne me ſens pas plus mal depuis que tu m'as quitté. Je ſuis revenu, preſqu'entièrement, du tranſport de la frénéſie où tu m'as vu plongé. Je redeviens un homme, ne ſuis plus une bête féroce.

Je ſens ma raiſon renaître; mais elle m'offre un douloureux miroir. Ce n'eſt plus l'horrible Gorgone dont la vue me tourmente, c'eſt la vérité nue, combien ſon aſpect eſt douloureux pour moi! Je fuis les hommes, j'erre dans les Montagnes. J'y retrouve une ombre de calme de paix. J'aime à voir les torrens tomber dans les abîmes. Je reſpire la vapeur rafraîchiſſante de l'eau, pour ainſi dire, pulvériſée. Sur le ſommet de ces Montagnes, je vois un ciel pur, qui ne ſemble plus s'armer de foudres d'orages. Ah! tous les pauvres Bergers que je rencontre ſont innocens. Il n'y a que moi, homme infernal, qui connoîs le crime, qui porte le remords dans mon cœur.

J'ai monté ſur le mont S. Gothard, le mont Blanc, le mont Jura, le mont S. Bernard. Que la nature eſt belle dans tous ces lieux écartés! quels objets! quels ſpectacles dignes d'un Philoſophe! mais un criminel, comme moi, peut-il être obſervateur, ſentir le charme de la nature, dans ces belles ſituations? Je vois, de tous côtés, dans ces rochers, ma mère enſanglantée, ma ſœur tourmentée d'un poiſon mortel; ma chère Aurore ſuſpendue au bois patibulaire, ou s'éveillant ſous le fer des Chirurgiens, pouſſant un cri, rappelée à la vie, pour retomber dans les bras de la mort; ma déplorable Laure périſſant lentement des ſuites d'une contagion dont je l'ai infectée. Je vois tous les enfans que j'ai engendrés dans le crime, me reprochant la malheureuſe exiſtence que je leur ai communiquée. Je vois enfin tous les malheureux que j'ai faits, ſe plaignant au ciel, autour de moi, des infortunes que je leur ai cauſées. Je ſuis à préſent ſur les Glacièrs, au milieu de ces glaces éternelles, éclairées comme des criſtaux, faiſant rejaillir la lumière peinte de mille couleurs. Je ne ſens point le froid horriblement piquant, qui règne dans ces déſerts aériens. Ce n'eſt pour moi qu'une fraîcheur ſalutaire qui me ſoulage me ranime. J'ai reſté ſouvent immobile à l'aſpect du ciel, pendant le jour la nuit. La roſée la neige ſe ſont amaſſées ſur ma tête, comme ſur les rochers. Ecris-moi à Chamberri, mon cher ami. J'y vais retourner pour y chercher tes lettres. Tu ſens combien je dois être impatient de les recevoir. Sur-tout qu'elles contiennent des nouvelles de ma mère.

Ah! puiſſent-elles être ſatisfaiſantes!

Puiſſent-elles m'offrir une lueur de conſolation!

Dumoulin, à Céſar de Perlencour.

Lyon.

esr de ta mère qu'il faut que je te parle, mon cher ami, je ne puis t'en rien dire de poſitif. On a ſi bien étouffé cette malheureuſe affaire, qu'elle n'a point percé dans le Public. On dit ſeulement que Madame de Perlencour a diſparu, comme ſon mari. On ne ſait ce qu'elle eſt devenue; on ne dit point qu'elle ſoit morte. On n'a point vu ſon convoi.

Il a pu être fait la nuit. Je me ſuis tranſporte à ſa Paroiſſe. Elle n'eſt point ſur les regiſtres mortuaires; mais on ſoupçonne qu'elle étoit en ſecret Proteſtante, qu'elle a pu être enterrée dans le Cimetière des Religionnaires. Je n'ai pu encore vérifier ce fait intéreſſant, tant j'ai eu d'occupations! Ce qu'il y a de sûr, c'eſt qu'elle n'eſt plus chez elle; car j'ai viſité la maiſon, depuis le grenier juſqu'à la cave.

Ce bel Hôtel eſt à louer pour le préſent, l'on y travaille. Comment aura-t-on pu ſouſtraire cette perſonne agoniſante, l'enlever, ſans qu'elle ait péri dans le tranſport? Pourquoi la faire diſparoître?

Il eſt vrai que le myſtère étoit néceſſaire; qu'il ne falloit pas s'expoſer à voir porter la lumière, ſur cette déplorable affaire. Je ne ſais pas comment il pourroit ſe faire que ta mère vécût; cependant, tant que tu n'es pas sûr de ſa mort, tu peux te flatter qu'elle reſpire, que tu n'es pas ſon meurtrier.

Le Chevalier Marqué n'a point encore re ndu ſon ame infernale; mais il eſt bien malade. Il a eu pluſieurs membres caſſés.

C'eſt un avant-goût du ſupplice qu'il mérite. Rien ne va mieux a un roué, que l'état où eſt ce miſérable. Il a fait écrire à Frédégonde, pour lui demander des ſecours. Il a fait même parler à cette Furie.

Elle a répondu, à la perſonne, qui arrive de Paris: „Qu'eſt-ce qu'un cettain “Chevalier Marqué? Eſt-ce que je con“nois des horreurs comme cela, moi?“

Tu vois comme les coquins s'entr'eſtiment.Je ſuis accablé d'occupations, qui m'échauffent horriblement. Je ne me ſens pas bien, mon cher ami. Je crains de couver quelque maladie grave. Notre ami Touſſaint eſt auſſi bien malade, notre ami Sénac eſt allé ſoigner bien des malades à S. Etienne, où il y a une épidémie; de ſorte que je me trouve ſeul, dans un moment où j'aurois beſoin de ſecours. Je tâcherai toujours de t'écrire, ou au moins de te faire ſavoir de mes nouvelles.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Turin.

'Ai lié connoiſſance avec des Anglois, ſur ces Montagnes, où j'aimois tant à m'égarer. Ils m'ont entraîné, preſque malgré moi, à Turin. Ils m'ont préſenté à la Cour, quand je deſirois de me cacher à l'Univers à moi-même.

On donne ici de fort belles fêtes. Que les plaiſirs à préſent ſont amers affreux pour moi!

On m'a offert du ſervice à cette Cour.

Ainſi j'obtiens, chez l'Etranger, ce que m'a refuſé ma Patrie. Je ſuis indigne, pour le préſent, de toute fonction, de tout miniſtère honorable.

Je ſuis horriblement inquiet ſur le compte de ma chère Laure, dont la ſanté doit décliner, ſi le Chirurgien, que j'ai chargé de la ſoigner, ne remplit pas la parole qu'il m'a donnée à cet égard.

Je crains que l'infortunée ne manque d'argent, que cet inconvénient ne la prive des ſecours de l'Eſculape, de ceux de tout le monde. Pour moi, je me ſuis remis entre les mains d'un trèshabile homme, qui me répond d'épurer mon ſang, de me rendre une parfaite ſanté, dans le terme d'un mois.

C'eſt ainſi que je tire parti de mon ſéjour à la Cour; c'eſt-là ce qui m'attache encore pour trois ſemaines dans ce pays-ci. Je ſuis auſſi très-inquiet ſur ton compte.

Je viens de recevoir ta dernière lettre, qui m'apprend que tu couves une maladie...

Ah! mon cher ami, en ſerois-tu réellement attaqué? Aurois-je eu le malheur d'y contribuer par les fatigues que je t'ai cauſées! Quoi! le monſtre vivroit, l'homme bienfaiſant ſuccomberoit......

Et mon ami Touſſaint, je ſuis auſſi inquiet ſur ton compte; mais ma mère, qu'eſt-elle devenue? Ciel! vivroit-elle?

Aurois je le bonheur de n'être pas l'aſſaſſin de ma mère? Ah! cherche-la, mon bon ami, donne-moi de ſes nouvelles.

Mais, puiſque l'on n'a fait aucune pourſuite, touchant mon abominable attentat, qu'eſt-ce donc qui peut m'empêcher de retourner en France? Pourquoi ne pas voler ſur-le-champ, auprès de toi, d'abord pour te rendre les ſoins que tu m'as prodigués, enſuite pour chercher ma mère? Pourquoi ne pas, de-là, voler à Paris, pour rendre, à Laure, la ſanté, la ſubſiſtance la vie? Et la pauvre Aurore, dont le ſort eſt encore incertain à mes yeux, crois-tu qu'elle ſoit effacée de mon cœur? Ah! je la vois ſans ceſſe: vue adorable, qui devroit faire mes délices, qui fait mon tourment!

Ce vil Marqué ſouffre donc, comme il le mérite. Le ſcélérat! il en a fait ſouffrir bien d'autres. Le monſtre! il eſt la cauſe de tous mes malheurs. Sans lui j'euſſe été vertueux, j'euſſe été heureux.

Le même, au même.

Turin.

Mon bon ami, fort inquiet de ne point recevoir de tes nouvelles, je vais me mettre en route pour en chercher. Je ne puis ſupporter le poids des ſoucis rongeurs qui me dévorent. J'ai, d'ailleurs, de nouveaux motifs de quitter ce pays-ci; je m'y endetterois. Je me ſuis trouvé faufilé dans le Grand-Monde. J'ai été obligé de jouer. J'ai perdu conſidérablement.

Ces maiſons honnêtes ne valent peut être guères mieux, à cet égard, que les tripots. On vous fait payer bien cher quelques ſoupers qu'on vous donne. On vous gagne votre argent. Les femmes ſur-tout trichent effrontément, ſans qu'on ait le droit de ſe plaindre. D'ailleurs, elles ne ſe contentent pas de convoiter de vuider ma bourſe, elles ont des prétentions à mon cœur. Je me vois menacé d'un tas de bonnes fortunes, qui m'effarouchent, qui finiroient peut-être par quelque coup de couteau. On m'aſſure que j'ai fait des conquêtes; elles n'ont pas ranimé la ſérénité de mon ame.

J'ai gémi en ſecret au milieu des fêtes, des plaiſirs, des jolies femmes.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Avant appris que tu te portois mieux, mon cher ami, me ſentant plus tranquille ſur ton compte, l'envie m'a pris de voir la Grande Chartreuſe, en revenant en France, d'y faire quelques jours de retraite, pour purifier mon cœur dans ce ſaint azile, pour y calmer entièrement lés affreux orages dont je me ſuis vu le jouer. J'ai donc paſſé par ce vénérable Monaſtère. J'y ai ſenti quelqu'ombre de paix renaître dans mon cœur. Le Prieur a daigné m'accueillir avec bonté. Il connoît ma famille s'intéreſſe à moi particulièrement. Je lui ai raconté une partie de mes malheurs de mes crimes. Il a pleuré ſur moi; m'a fait donner une Cellule entière, ſemblable à celle de ſes Religieux, pour que j'y paſſe, dans la retraite, tout le temps dont j'aurai beſoin, pour rétablir le calme dans mon ame.

J'ai donc une maiſon toute entière, où je me plais aſſez. Le petit jardin, ſurtout, que je cultive avec ſoin, me fait paſſer des momens agréables. Je vois les Pères Chartreux, je m'entretiens avec eux, les jours de leur recréation. Je m'édifie dans cette ſainte compagnie. J'ai loué, outre cela, un logement bourgeois, hors du Couvent, où je vais me diſſiper quand j'en ai beſoin. J'y vois un jeune-homme, de la figure la plus douce la plus agréable, qui m'inſpire une tendre amitié, qui ſemble en concevoir une pareille pour moi. Je me plais ſingulièrement dans ſa compagnie. Il a voulu, je crois, entrer chez les Chartreux; mais on a jugé que cet Ordre étoit trop auſtère trop pénible pour lui. Sa ſanté, en effet, s'altère de jour en jour. Il paroît s'enfler, l'on craint une hydropiſie.

Cet aimable enfant voudroit, au moins, obtenir la permiſſion de paſſer quelque temps dans le Couvent, pendant le ſéour que j'y ferai; mais il ne pourra l'obtenir. Je ſuis ſenſible à l'affection qu'il me témoigne, je le paie bien de retour. Je goûte beaucoup de plaiſir, quand je puis jouir de ſa compagnie; je n'en éprouve pas moins ſeul dans ma Cellule.

Je grave le portrait de toutes les Beautés chères à mon ame; je compoſe des Elégies moitié pieuſes, moitié tendres, dont je t'enverrai des copies, le plutôt que je pourrai. Je me promène, avec une volupté douloureuſe, tantôt ſous les voûtes ſépulcrales du Monaſtère, qu'on peut regarder comme le grand tombeau de pluſieurs Solitaires morts au monde, tantôt dans la campagne pittoreſque, qui nous environne. D'un côté, ces longs corridors, ces voûtes antiques retentiſſantes; de l'autre, ces montagnes, ces vallées, ces torrens, ces lointains, cette vaſte ſolitude, tout, tout m'élève, m'attendrit, la Grande Chartreuſe eſt devenue pour moi le Parnaſſe.

Suite.

Le petit Luzi, c'eſt le nom de mon nouvel ami, ne peut obtenir la permiſſion de paſſer quelques jours chez les Chartreux; mais il reſte encore quelque temps dans le pays, pour m'y tenir compagnie. Comme il a plus de liberté que moi-même, il vient quelquefois me voir dans ma Cellule; je vais le voir dans la ſienne; car il s'eſt fait, dans ſon logegement, une eſpèce de petite Cellule.

Nous mangeons enſemble quand je ſuis hors du Couvent, bientôt nous y coucherons, je crois; car il ſe dit fort peureux, la nuit; c'eſt une des raiſons qui lui ont fait quitter l'idée d'entrer dans le Monaſtère. Ce jeune-homme eſt un peu efféminé. Sa grande jeuneſſe fait excuſer ce défaut, qu'il perdra, ſans doute, avec l'âge. Du reſte, il eſt extrêmement aimable, d'une douceur d'Ange.

Il me rend la vie fort agréable. J'aime à me trouver avec lui à table, à la promenade; mais je ne deſire point d'être au lit, dans la compagnie d'un homme.

J'ai eu quelques petits momens de vocation pour l'état des Chartreux. Cette vie eſt bien ſérieuſe. Il ſeroit difficile qu'elle me rendît heureux; mais je ne mérite pas de l'être. Il faut que je faſſe pénitence; car je ſuis un grand pécheur.

Oui, le bonheur m'eſt interdit. Je ſuis un malheureux, un réprouvé, livré aux Furies. Ce ſeroit encore une trop grande félicité pour moi d'être un Cénobite, un Solitaire obſcur pénitent; mais je me dois à ma chère Laure, à mon adorable Aurore, ſi elle exiſte encore, à mes enfans, ſur-tout, qui ne demandoient pas à naître, à qui je dois adoucir, au moins, les peines de la vie.

Mon petit camarade égaie un peu la mienne; mais il eſt d'une ſanté bien foible. Son enflure, qui augmente à vue d'œil, inquiète ſes amis. Le Chirurgien du Monaſtère veut abſolument lui faire la ponction. Je m'y oppoſe de toutes mes forces. J'ai une idée aveugle, qui me fait ſoupçonner qu'on ne connoît pas ſa maladie. Je rencontre, en me promenant dans la campagne, de fort jolies Payſannes; je ne puis me diſpenſer de leur parler.

J'en vois déjà quelques-unes bien diſpoſées en ma faveur. Malheureux! dans l'état où je ſuis, dans une maiſon de pénitence d'auſtérité, dois-je penſer à l'amour au plaiſir?

Suite.

es embarras me ſuivent par-tout, mon cher ami. Voilà qu'il m'en ſurvient de nouveaux, auxquels je n'aurois jamais dû m'attendre.

La maladie de mon petit camarade n'étoit pas ce qu'on penſoit. Son enflure n'avoit pas pour cauſe l'hydropiſie. Je m'en étois douté. J'avois un ſoupçon vague de ce qu'étoit ce prétendu jeunehomme; la ſainteté dans laquelle je vis, écartoit de moi l'idée de ce qu'il pouvoit être. Combien les Chartreux frémiroient, s'ils apprenoient jamais qu'unejeune fillea voulu être reçue chez eux. Hélas! ils n'en ſavoient rien, les vénérables Pères.

Au reſte, perſonne n'eſt coupable, qu'un ſcélérat qui s'eſt permis le plus horrible abus abus de l'innocence de la ſimplicité.

Quoi qu'il en ſoit, hier j'étois dans mon logement bourgeois; mon petit camarade éprouvoit des tranchées violentes qui m'alarmoient. Je ne ſavois comment le ſecourir. Je voulois appeler du monde. Il s'y eſt oppoſé fortement.. Mon “cher ami, m'a-t-il dit, je ſouffre “beaucoup; mais je ſuis honteux de “mes ſouffrances. Sans ſavoir pourquoi, “je ne veux pas les divulguer.“ Que te dirai-je, mon cher Dumoulin? Bien-tôt la nature s'eſt ſoulagée d'elle-même.

La perſonne ſouffrante a mis bas un fardeau qui la tourmentoit, j'ai vu ſortir, à la lumière, une petite fille criant, s'annonçant, dans le monde, par ſes vagiſſemens. J'ai témoigné ma ſurpriſe; car il étoit clair que Luzi n'étoit plus un homme. Elle a paru encore plus confondue que moi. „Mais je ſuis donc “une femme, s'écria-t-elle, toute éplo“rée!“--„Mais il me ſemble qu'oui, “lui répondis-je.“ Au reſte, nous n'avions pas le temps d'entrer, là-deſſus, dans aucune explication; il falloit ſoigner la mère, nous débarraſſer de l'enfant.

Heureuſement cette Belle, un peu foible pour le rôle d'homme, ne l'étoit pas pour celui de femme; mes ſecours lui ſuſſirent. J'entends, d'ailleurs, la Médecine la Chirurgie, aſſez même pour exercer. Cette étude a toujours été un de mes goûts les plus conſtans, j'ai vu beaucoup de malades. Celle-ci ne l'étoit pas d'une manière qui pût m'alarmer. Je la tranſportai dans ſon lit; je lui donnai mes ſoins, , ſous peu de jours, elle fut ſur pied. Quant à ſon enfant, je vins à bout de l'emporter ſous mon manteau, ſans qu'on s'en apperçût au Couvent. Je le remis aux parens d'une de mes conquêtes, c'eſt-à-dire d'une jeune Payſanné qui paroiſſoit aſſez bien diſpoſée en ma faveur. Ces bonnes gens reçurent volontiers l'enfant, accompagné d'une bourſe de vingt-cinq louis. On le baptiſa. Je fus le parrein; tout le monde s'imagina que j'en étois le père. Je fis tout ce que jé pus pour détruire cette fauſſe opinion.

Je continuai mes ſoins à la mère. Les Chartreux apprirent qu'elle étoit malade.

Dom Prieur la viſita, ſans ſe douter de ſa maladie. Il eſt toujours dans l'erreur ſur ſon ſexe. „Ce jeune-homme eſt d'une “foible conſtitution, me diſoit-il; croyez“vous qu'il vive long-temps?“--„Je “n'y vois, répondis-je, aucun obſtacle, “ je crois que, ſous peu de jours, “vous l'allez voir bien guéri de l'enflure “qui nous inquiétoit.“

En effet, on vit bientôt reparoître le prétendujeune-homme, bien portant dégagé du trop d'ampleur qui avoit, cidevant, déformé ſa taille. On apprit qu'il me devoit ſa guériſon, que j'avois ſu lui rendre la ſanté, ſans faire la ponction. Les bons Chartreux me vantèrent beaucoup, comme un très-habile homme, nous remontrèrent qu'il falloit tous les deux rendre grace au ciel; le petit Luzi ſuſpendit, dans une Chapelle, un ex-voto, où il étoit repréſenté avec les ſignes de la groſſeſſe. Il fallut ſonger à quitter le ſaint Monaſtère où je m'étois beaucoup édifié, où j'avois prolongé mon ſéjour, pour ſoigner le prétendu jeune-homme. Je quittai, avec attendriſſement, Dom Prieur ſes pieux Solitaires, je ſortis de chez eux, avec une femme.

Je voulois pourtant ſavoir comment celle-ci s'étoit trouvée dans le voiſinage des Chartreux, comment elle étoit dans l'état où je l'avois vue. La petite perſonne me juroit qu'elle avoit parfaitement ignoré ſon véritable ſexe, juſqu'au moment où elle étoit accouchée; ce qui ſuppoſoit, dans elle, une grande innocence. „Comment donc avez-vous été “élevée, lui dis-je?“--„Mon cher “ami, répondit-elle, il eſt aiſé de vous “raconter mon hiſtoire.

“Je ſuis née à Paris, du commerce d'un Seigneur, avec une fille de l'Opéra. Mon père étoit homme à ſyſtême, ſe mêloit de Philoſophie. Il voulut m'élever ſelon les loix de la pure nature. Pour cet effet il m'enferma dans un grand appartement, où, nue, ſur un tapis, je fus abandonnée à moi-même, comme ſi je n'avois été qu'un animal brut. On me donna bientôt, pour compagne, une petite ſœur qui fut élevé comme moi.

“Nous étions réduits à l'inſtinct, incapables de réflexion, je ne puis vous rendre un compte bien détaillé de nos premières années, paſſées dans une ſi bizarre ſituation. Bientôt ma mère mourut ou décampa, ou ſon amant l'abandonna. Bref, deux vieilles dévotes, parentes, je crois, de mon père, voulurent bien ſe charger chacune d'un de nous. Elles ſavoient que l'un des deux enfans étoit garçon, l'autre fille. Elles ne ſe donnèrent pas la peine de nous examiner, ni de nous faire examiner, pour ſavoir, entre les deux petits ſauvages, quel étoit le mâle, quelle étoit la femelle. On nous jetta des habits des deux ſexes. Comme j'étois la plus grande, je m'emparai des habits du ſexe le plus avantageux, l'on ſuppoſa que j'étois le garçon; les autres hardes furent pour ma petite ſœur, ou plutôt peut-être pour mon petit frère; car, puiſque je ſuis fille, il doit être garçon. Il y a de la différence de ſexe entre nous deux. Je me le rappelle bien. Je n'y faiſois pas réflexion dans ce temps-là; mais nous n'étions pas exactement conformés l'un comme l'autre.

“Me voilà donc garçon, mon frère fille. Madame Agnus ſe chargea de lui, Madame du Roſaire voulut bien me prendre chez elle. Je devois avoir environ huit ans quand j'y entrai. J'y fus élevée dans la plus grande innocence, ſous l'habit de votre ſexe; , n'ayant aucune occaſion de connoître le mien, je reſtai dans une erreur, qui dureroit encore, ſans le fatal accident dont vous m'avez ſi heureuſement tirée; mais vous me demanderez comment, avec une ſi grande innocence, je me trouvois dans un pareil état. C'eſt ce qui me confond. Je ne puis vous rien dire de certain là-deſſus. Je n'ai que des ſoupçons. Je vais vous les déclarer.

“Parmi tous les dévots qui fréquentoient ma bienfaitrice, il y avoit un vieil hypocrite, connu, en ſecret, pour être libertin, qui ſe doutoit, ſans doute, de mon ſexe, qui me faiſoit une eſpèce de cour, depuis que j'étois devenue grandelette. Cet homme, qui m'ennuyoit en me faiſant les doux yeux, ne m'inſpiroit que de la répugnance, je le fuyois de toutes mes forces. Un jour il parvint à me faire boire un verre de liqueur, qui me parut avoir un goût ſingulier. Dans le moment, je me ſentis accablée d'un ſommeil extraordinaire. Je me couchai ſur mon lit, j'y reſtai fort long-temps. A la fin je m'éveillai, tourmentée par un homme qui ſe ſauva dès que j'ouvris les yeux. Encore à moitié endormie, je ne pus le reconnoître parfaitement; mais je le pris pour le vieux débauché, depuis ce temps-là, le malheureux n'a plus reparu chez Madame du Roſaire. Je ne me doutai de rien; mais il faut que le ſcélérat m'ait plongée dans le ſommeil, par quelque narcotique mêlé dans ſa liqueur, qu'il ait eu l'indignité d'abuſer de moi, dans le malheureux état où il m'avoit plongée. Voilà tout ce que je puis imaginer pour expliquer l'accident dont vous m'avez délivrée, moi, qui, encore un coup, n'avois aucun ſoupçon de rien, qui, de bonne foi, me croyois homme. Elevée dans une maiſon pieuſe, je crus me ſentir de la vocation pour l'Ordre des Chartreux. Je m'y préſentai; mais je n'y pus être reçue, à raiſon de ma foibleſſe. Vous ſavez le reſte. L'accroiſſement que ma taille acquéroit, chaque jour, du côté de l'épaiſſeur, m'inquiétoit ſans doute; mais je n'en voyois pas la vraie cauſe. Jugez ſi j'avois été reçue dans le Couvent, que je m'y fuſſe trouvée en travail d'enfant, quel ſcandale! Que je ſuis heureuſe de vous avoir rencontré! Vous m'avez ſauvé la honte de voir ma turpitude dévoilée aux yeux des hommes les plus ſaints; mais qu'allez-vous faire de moi? Il faut que j'aille d'abord à Grenoble, voir mon frère qui, de ſon côté, a été élevé dans une auſſi grande innocence que moi. Il ſe croit fille, comme je me croyois garçon. Il eſt dans une Penſion où l'on élève de jeunes Calviniſtes. On n'a pas voulu le recevoir dans un Couvent, je ne ſais pourquoi. Il faut le tirer de là, lui apprendre ce qu'il eſt.“

Suite.

Tel fut le récit de la belle Luzi. Je conclus qu'il falloit, en effet, rejoindre ſon frère à Grenoble. Nous arrivâmes bientôt dans cette ville. Nous nous rendîmes à la Penſion où il étoit élevé. Je m'apperçus de ſa virilité dès le premier coup-d'œil. Déjà ma renommée m'avoit précédé dans cette maiſon. On y avoit dit que j'avois guéri un jeune-homme de l'hydropiſie, ſans lui faire la ponction. „Il faut que vous nous rendiez le “même ſervice, me dit la maîtreſſe de “Penſion. J'ai pluſieurs de mes Demoi“ſelles qui ſont attaquées de la même “maladie; leur taille épaiſſit chaque “jour; en vérité ſi je n'étois auſſi sûre “qu'aucun homme ne peut s'introduire “ici, je ſerois tentée de croire.... mais “cela ne ſe peut pas. Il n'entre jamais, “dans cette retraite, l'ombre d'un in“dividu du ſexe qu'il nous faut fuir.

“Je n'ai pas même un Jardinier; au“cune de mes Penſionnaires ne ſort, “preſque toutes ſont attaquées de cette “difformité qui m'inquiète. Il n'y a “guères que la petite Sophie Luzi, dont “la taille n'épaiſſit point.“ Je voyois une bonne raiſon pour cela. „Madame, “lui dis-je, il ne faut pas vous tromper.

“Il ſe commet, chez vous, du déſordre, “ cependant perſonne n'eſt coupable.

“Vous avez ici un homme, qui ſe croit “femme. Sa ſœur, que vous voyez, “qui paroît un garçon, m'a tout appris.

“Son frère eſt chez vous ſous l'habit “de Penſionnaire. Elle vient pour le “tirer d'erreur, prévenir les incon“véniens, qui commencent à naître, “chez vous, de cette erreur.“

La maîtreſſe fut confondue. Elle fit venir Mademoiſelle, ou plutôt Monſieur Sophie Luzi. „Qui êtes-vous, Monſieur, “lui dit-elle?“--„Monſieur, ré“ponditil tout étonné! vous ne m'avez “jamais donné ce nom. Il eſt vrai que “je le mérite peut-être. Oui, cela me “paroît clair, à préſent que j'y penſe.

“Je ne ſuis pas, en effet, conformé “comme vos Demoiſelles. Ah, bon v “Dieu! ſi j'étois homme, que je ſerois “content!“--„Mais, malheureux!

“dit la Dame, qu'avez-vous fait à vos “compagnes? Vous avez abuſé de leur “innocence.“--„J'étois innocent, “comme elles, reprit le jeune garçon.

“Je me croyois une fille comme elles.

“En cette qualité, j'ai cédé aux invi“tations qu'elles m'ont fait preſque “toutes l'une après l'autre, de partager “leur lit. Alors..... je ne ſais pas trop “ce que j'ai fait. La nature impérieuſe “m'a entraîné. Perſonne de nous n'eſt “coupable. Nous ſommes-cependant “toutes bien honteuſes.“

“Honteuſes, reprit la maîtreſſe! me “voilà bien avancée!“--„Madame, “reprit humblement le jeune-homme, “je vais ſortir de chez vous; c'eſt tout “ce que je puis faire.....“--„Après “que le mal eſt fait, s'écria la Dame “irritée, me voilà dans ma Commu“nauté avec une trentaine de filles “groſſes ſur les bras; que voulez-vous “que je faſſe de tout cela, moi? Com“ment voulez-vous que j'aille dire aux “parens: „vos filles ſorrent fécondées “de chez moi?“--„Il faut leur ca“cher ce ſcandale, m'écriai-je, , quand “il ſera temps, il faudra les faire accou“cher ſecrettement. N'avez-vous pas “des moyens pour cela?“--„Je verrai “dans le temps, répondit-elle. Je ſuis “dans un grand embarras.“

M. Sophie Luzi ſortit le même jour de la Penſion, en faiſant ſes excuſes à la maîtreſſe. On ne permit pas qu'il fît ſes adieux aux Belles. Toutes le pleurèrent le regrettèrent. La grave mère les ſemonça toutes vertement, leur apprit leur turpitude, dont elles ſe doutoient. La Dame prit ſes meſures pour les faire accoucher toutes en ſecret, quand le terme ſeroit arrivé. Pour moi, je reſtai chargé du frère de la ſœur. Ils troquèrent tous deux d'habits, prétendirent fort embarraſſés. „Tranquilliſez“vous, leur dis-je, les deux dévotes qui “vous ont élevés, ne vous retireront pas “leurs bienfaits, parce que vous avez “changé de ſexe. Il faut retourner chacun “chez vos bienfaitrices, dévoiler le “myſtère à ces Dames. Que voulez-vous “qu'elles diſent?“ Je conduiſis, en effet, Mademoiſelle Luzi métamorphoſée, chez Madame du Roſaire, M. Sophie Luzi pareillement changé, chez Madame Agnus. Nous découvrîmes, aux Dames, le fameux ſecret. Elles en rirent toutes les deux. Chacune garda ſon protégé, je fus comblé de remercîmens.

Le même au même.

Paris.

erès avoir quitté mes deux ſujets métamorphoſés, je viens encore de paſſer par Lyon, mon cher ami, ſans t'y pouvoir embraſſer. J'apprends que, relevé de ta maladie dangereuſe, tu t'es retiré à la campagne, pour hâter ta convaleſcence, le parfait retour de ta ſanté. Je voulois te rejoindre chercher des nouvelles de ma mère; mais j'ai entendu dire qu'on ſongeoit à m'arrêter, pour mon parricide. Ce n'étoit peut-être qu'une fauſſe alarme; mais il a fallu décamper ſur-le-champ. J'ai pourſuivi ma route vers Paris. J'allois entrer dans cette capitale, quand j'ai vu venir à moi quelqu'un que je connoiſſois. C'étoit l'amant de la belle Fatime. Je lui ai tendu les bras; mais le cruel m'a offert la contenance la figure la plus menaçante: „Deſcendez de voiture, m'a-t-il dit, “ venez me donner ſatisfaction ſur“lechamp.“ Je lui ai demandé pourquoi? „Fatime eſt enceinte, m'a-t-il dit, “ c'eſt à vous qu'elle doit cet odieux “ſervice. C'étoit le plus ſenſible outrage “qu'on pût me faire; je prétends “abſolument me venger.“ Je ſuis deſcendu de voiture. J'ai fait, à ce forcené, les repréſentations les plus raiſonnables, les plus modérées. Il n'a voulu rien entendre. J'ai vu mon honneur forcé de lui répondre. Nous nous ſommes retirés à l'écart, dans un lieu où les paſſans ne devoient pas nous troubler. Là, je me ſuis mis en devoir de lui donner ſatisfaction. Je l'ai pourtant ménagé, n'ayant aucun deſſein de le tuer. Bientôt j'ai fait couler ſon ſang, par une bleſſure qui lui a traverſé le bras. Je lui ai demandé s'il étoit content. J'ai reçu une réponſe négative, dont le ton m'a paru fort inſolent. J'ai été obligé de pourſuivre le combat, bientôt de lui clouer, par une nouvelle bleſſure, le bras contre les côtes. Il n'a point encore été content.

Une troiſième bleſſure n'a pu réuſſir encore à le ſatisfaire. Enfin, la quatrième a produit l'effet que je deſirois. Le ſang qu'il avoit perdu, l'a rendu plus flegmatique. Quand il s'eſt vu lardé de quatre coups d'épée, la mort ſur les lèvres, il a entendu raiſon. Il a conçu merveilleuſement comment, ſon amante moi, nous étions parfaitement excuſables, quelque choſe que nous puſſions avoir fait enſemble, réunis dans ſon abſence, ou plutôt ſa retraite, ſans que perſonne alors pût s'oppoſer à nos deſirs. Il m'a remercié de l'avoir éclairé. Je lui ai bandé ſes plaies. Je l'ai fait monter à côté de moi.

Je l'ai reconduit chez lui. Son amante a pâli en l'appercevant dans ce malheureux état; mais il lui a dit que je m'étois pleinement juſtifié à ſes yeux, que je l'avois pareillement juſtifiée, que j'étois l'homme du monde le plus généreux le meilleur de ſes amis. Comme quelques coups d'épée rendent un homme raiſonnable!

Il me ſembloit qu'il eût mieux vallu, pour lui, entendre raiſon, ſans une leçon ſi cruelle. Nous l'avons mis au lit, j'ai quitté, fort amicalement, ce couple intéreſſant Je me ſuis hâté d'arriver chez Laure.

Bon Dieu! qu'elle eſt changée! Que cette belle fleur eſt cruellement deſſéchée! que mon cœur s'eſt ſerré à cette vue! Le cruel Chirurgien, qui m'avoit promis de la ſoigner, a manqué indignement à ſa parole. Mon abſence lui a fait craindre ſans doute de n'être pas payé. Mon amante a été obligée de ſévrer ſon enfant, qui dépérit comme elle. Tous mes autres petits marmots jouiſſent d'une ſanté parfaite. J'en ai un de Levrette, un autre d'Almide l'Africaine, un troiſième de l'adorable Aurore. Ce n'eſt pas là encore tout....

Je ſuis ſans le ſou, il faut que je nourriſſe tout cela.

Pour moi, ma ſanté eſt parfaitement rétablie; je vais m'occuper de celle de Laure, de ma petite fille. Je vais auſſi chercher des reſſources. Je ne trouve plus perſonne, qui veuille me rien prêter.

Mon père ma mère étant diſparus, je ſuis leur ſeul héritier; tous leurs biens m'appartiennent. Prends en main mes intérêts, toi homme d'affaires; hâte-toi de m'envoyer des fonds; j'en ai le beſoin le plus urgent.

Fin de la troiſième Liaſſe.
LE CRIME. Quatrième Liasse.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Je n'entends point parler de toi, mon cher ami. Je ſuis dans la plus affreuſe inquiétude. Serois-tu retombé malade?

u ſais que toutes les reſſources me manquent. Je me ſuis vu réduit à faire des emprunts encore plus onéreux, que tous ceux que j'avois faits ci-devant. J'ai engagé une grande partie de mes biens; il ne me reſte preſque plus rien.

J'ai eu le malheur de revoir tous ces jeunes gens titrés, dont la compagnie m'a déjà été ſi funeſte. Ils paroiſſent m'aimer autant qu'ils ſont capables d'amitié; mais ils ne peuvent m'être d'aucune utilité. Il faut leur prêter continuellement, ils ne rendent jamais. Ce ſeroit une inſulte que de leur redemander ſon argent. Ils ont contribué à ma ruine; je ne ſais pas juſqu'on ils m'entraîneront.

Je crains les plus dangereuſes conſéquences de ma liaiſon avec eux.

Je ſuis las de tous ces gens mépriſables. Je le ſuis autant, pour le moins, de ces intrigans qui fourmillent autour d'eux, tâchent de vivre à leurs dépens, de ces chevaliers d'induſtrie, de ces vils eſcrocs dont j'ai été le jouet. Je vois, avec affadiſſement, les miſérables fineſſes dont ils uſent tous les jours, pour attraper l'argent des gens ſimples honnêtes. Je ne ſupporte qu'avec peine la vue de des miſérables, qui font profeſſion du ſecret d'emprunter. La plupart n'ont qu'un manège uſé, qu'ils emploient avec tout lemonde. J'en vois un, par exemple, qui emprunte, quelquefois ſans beſoin, de petites ſommes qu'il rend fidèlement, avec les plus grandes démonſtrations de reconnoiſſance, en témoignant le deſir ardent de reconnoître un tel ſervice, en offrant même ſa bourſe à ceux qu'il ſait n'en avoir pas beſoin. Quand il a obtenu de la confiance en rendant ainſi ponctuellement quelques petites ſommes, toujours en croiſſant, il en emprunte une plus forte ne reparoît plus. Quelquefois, avec cet argent emprunté, il va ſemer, en quelque facon, de la graine pour faire de nouvelles dupes. Un ſac de mille francs lui ſert pour en emprunter dix mille Quand il a ce ſac, il va le mettre en dépôt chez un ami; il le reprend, au bout de quelques jours, le porte chez un autre, puis chez un troiſième, puis chez ſix, chez dix autres. Voilà dix per ſonnes qui ſont ſes dépoſitaires, qu voient ſouvent des ſacs d'argent, qui font cenſés lui appartenir. Il s'établit ainſila réputation d'un homme opulent. Il vient un moment où il a beſoin, pour vingrquatre heures, d'un ſac de mille fran On en a vu tant d'autres qu'il étoit venu apporter. On ne fait aucune difficultéde lui prêter une bagatelle, une misèrede cette eſpèce. Il joue le même mancge dans vingt maiſons, on ne le revoit plus. Je connois un de ces poliſſons qui affecte le plus grand flegme, quand il paroît dans un cercle. On le prendroit pour un Philoſophe indifférent à l'égard des hommes, ſur le compte deſquelsi eſt détrompé. Pendant qu'il joue ce rôle glacial, il examine, en ſecret, tous les . p oui eu u qu ui paoi teeusiebécile, le plus propre à duper. Il s'ape eea oouaain de eele ppue poi lui. Il eſt frappé, dit-il, par ſa vue, comme d'un coup d'électricité. Il a ſu le diſtinguer du reſte de la compagnie. Il a vu, dans lui, une ame. Tous les autres hommes végètent; il a trop appris à les connoître à ſes dépens. Son cœur a été obligé de ſe fermer pour eux; mais il s'ouvre quand il rencontre une ame de ſa trempe. Il eſt encore ſuſceptible d'amitié, ce ſentiment eſt d'autant plus llor l éle e l p j a aa des ſaſes ſit le ouil el oeſuſs uoe péle e iieeà l'égard de ſes amis. Il éprouve le penchant le plus fort pour l'homme ſimple dont il veut tirer parti. Ce bon-homme, tout étonné de ſe voir aimé à ce point, eſt enchanté, enthouſiaſmé; il eſt tout e daai, ui a ſa ſanaarieai pese du moment des diſpoſitions. Il touche l'argent, l'emporte, le bon-homme eſt tout ſurpris de ne plus revoir celui qui l'aimoit tant.

Ces malheureux ſont toujours entourés de proſtituées d'entremetteuſes. Ils ſont toujours chargés de faux billets, de fauſſes lettres de change. Ils ont une foule de projets. A les entendre, ils voient, tous les jours, le Miniſtre. Méfions-nous de tous les gens qui ſont ſans état.

J'entendis, l'autre jour, le Chevalier Marqué étaler ſa morale diabolique. Je n'étois ſéparé de lui que par une cloiſon Il ne me ſavoit pas ſi près, le miſérable.

J'eus la force de l'écouter pendant près d'un quart-d'heure. Il endoctrinoit un malheureux petit jeune-homme, un ſecond Céſar, qu'il venoit de prendre dans ſes filets. Il s'attachoit à détruire les bont principes qu'on lui avoit donnés, renverſoit impudemment tontes les notions du juſte de l'injuſte. Il en réſultoit le Dialogue dont je vais te donner une eſquiſſe abrégée. „Vous ne vous formez “pas, mon cher ami, diſoit le tenta“teur au jeune-homme, vous avez “toujours l'air d'un petit écolier qui “vient de recevoir des férules. Vous “avez une modeſtie gauche qui vous “décrédite abſolument.“--„Je ne “dois pas avoir l'air libertin.“--„Ni “l'air, ni la réalité, ne ſont pas ſi dan“gereux que vous croyez. Vous ne ſa“vez pas tout le mérite qu'il y a, mon “cher, a être un peu libertin.“--„On “m'a toujours bien défendu de l'être.“

--„Mon cher enfant, vous avez encore “le cathéchiſme du Collège, la morale “de l'enfance. Il faut vous enſeigner “celle des hommes.“--„Ah! Mon“ſieur, les hommes doivent-ils être li“bertins, comme ceux que je vois qui “vous environnent? Voulez-vous que je “donne dans tous les degrés de la dé“bauche, que je tombe dans les excès “des femmes, du vin, du jeu, enfin “dans la crapule, que je précipite “ainſi ma ruine?“--„Mon pauvre “garçon, vous me faites rire. Vous crai“gnez donc bien les femmes, le vin “le jeu! Il en faut cependant pour égayer “les peines de la vie.“--„Il ne faut “pas d'excès ſur-tout.“--„Un peu “d'excès ne nuit pas. Les femmes, par “exemple..“--„Ah! Monſieur, les “femmes, ſi on n'en voyoit que d'hon“nêtes; mais deſcendre juſqu'aux proſ“tituées...“--„Ce n'eſt pas un ſi mau“vais parti. Un Sage de l'antiquité, “l'auſtère Caton, le conſeilloit; voyant “ſortir un jeune-homme d'un lieu pu“blic: „Courage, mon ami, lui dit“il, tant que tu fréquenteras ces lieux“là, tu laiſſeras, en paix, nos femmes “ nos filles.“ Mon ami, point de “préjugés! gardez-vous de donner, à “corps perdu, dans ce qu'on appelle “les honnêtes-femmes. Outre que, “réellement, elles coûtent bien plus “cher que les autres, elles vous fon “perdre beaucoup de temps. Il faut leur “faite la cour en règle. On s'amourache “d'elles; elles vous abſorbent, on eſt “aux petits ſoins, on joue l'humble rôle “d'adorateur. Les ſyrènes vous prêtent “leur ame fémelle-, vous devenez “petit comme elles. On a plus de liberté “avec les Filles. On les prend pour le “beſoin du moment, on les quitte ſans “plus ſonger à elles, l'on eſt tout “entier à ſes affaires, aux grandes-choſes “qui conviennent au ſexe mâle. Oui, “les Filles forment mieux un jeune“homme. Il acquiert, avec elles, plus “d'aiſance, plus de liberté, plus de “cette confiance martiale qui annonce “un homme.“--„Vous m'étonne, “Monſieur, je n'avois jamais entendu “parler ſur ce ton. Et les excès du vin, “comment les excuſerez-vous?“ „Par l'exemple du même Sage de l'an“tiquité, du même Caton.

La vertu du vieux Caton Etoit ſouvent, nous dit-on, De Falerne enluminée.

“Vous ſavez qu'on l'a rencontré quel“quefois ivre dans les rues. Anacréon, “le Poëte des honnêtes-gens, Horace, “celui des Sages, ne parlent que d'une “heureuſe ivreſſe, ne célébrent pas autre “choſe. Les Anciens n'avoient-ils pas “diviniſé l'ivreſſe, puiſqu'ils avoient un “Dieu du vin? Outre la conſolation “la gaîté qu'on puiſe dans les parties “bachiques, rien ne donne, tant que “le vin, cet air de force, de franchiſe, de “réſolution qui appartient à un homme.

“Vous l'éprouverez avec le temps, “vous reconnoîtrez, qu'il ne convient “qu'à des enfans à des femmes d'être “ſi retenus ſur l'article du vin. Le ſexe “aimable ne ſe donnoit-il pas carrière “dans les orgies de Bacchus?“--„C'eſt“àdire, qu'à vous entendre, il faudroit “que j'allaſſe m'enivrer ſur-le-champ, “ que je ne ſortiſſe preſque pas de “cet état.“--„Vous n'en feriez peut“être pas plus mal. J'aime aſſez les gens “ivres. J'en tire plus aiſément parti, “que des autres.“--„Cette doctrine “eſt nouvelle; le jeu?.... Vous m'allez “dire encore qu'on peut en uſer, mais “modérément du moins.“--„Je ne “ſais pas ſi cette modération eſt bien “néceſſaire.“--„Quoi! vous voulez “que je joue juſqu'à me ruiner!“ „Pourquoi pas? Ecoutez, il faut voit “en grand. Je vous prêche ici plus que “la morale des hommes. Je vous expoſe “celle des héros, parce que vous ete “fait pour le devenir. Un Philoſophe “avoit jeté toute ſa fortune à l'eau. U “grand homme peut faire la même “choſe, pour en obtenir une plus grande.

“Il faut ſacrifier les petites choſes. Vous “ne ſavez pas tout le reſſort que donne “la rage, quand on a perdu tout c “qu'on a, comme on fait des efforts, “comme on acquiert de l'énergie de “l'élévation, comme on développe enfin “ſon ame éprouvée par les revers. Fré“quentez les Académies de jeu; c'eſt-là “que vous voyez une nature forte “prononcée, que vous obſervez les “hommes “hommes en travail, que vous ap“prenez à les connoître, à tirer parti “d'eux.“--„Vous m'étonnez toujours “de plus en plus. Je ne ſais que vous “répondre; mais je ſens très-bien qu'en “fréquentant les coquins, je perdrois “ma probité.“--„Vous voilà toujours “avec vos petites idées de province. La “probité n'eſt qu'un nom. Je ne hais point “tant les coquins; ils ſont ſouples, ils “ſavent ſe prêter aux circonſtances; ils “ont le liant de la Société, ils ſont “vraiment ce qu'il faut être dans le “monde. Les honnêtes-gens, ou ceux “du moins qu'on appelle ainſi, ont une “roideur de mauvaiſe grace, qui rebute “tout le monde. Ils ont une petite vue “étroite, qui va toujours en avant, ſans “s'appercevoir des obſtacles qui ſe ren“contrent ſur la route. Ce ſont vraî“ment des machines, ou tout au plus “des hibous, faits pour aller vivre dans “le déſert. Ne vous entichez pas de “cette manie, mon cher ami. Soyez un “aimable ſcélérat, on s'intéreſſera d'a“vantage à vous. Il ne faut pas qu'on “ſoit parfait pour plaire. La perfection “eſt fade ennuyeuſe, injurieuſe même “à tout le monde; on aime les gens Tome IV.

I

“quand on a quelque choſe à leur par“donner; le plus grand tort vis-à-vis “des hommes, eſt de n'avoir aucun tort “qu'ils puiſſent vous reprocher.“

Je voyois le jeune-homme ébranlé par ces malheureux ſophiſmes. Je ne pus ſouffrir plus long-temps le triomphe du vil ſcélérat, ſur l'innocence l'ingénuité.

Je parus tout-à-coup, je fondis ſur le traître. Je le ſaiſis au collet. „Mallieu“reux! m'écriai-je, c'eſt donc ainſi que “tu abuſes tes crédules victimes! C'eſt “ainſi que tu oſes renverſer les notions “éternelles du juſte de l'injuſte, “prêcher la ſcélérateſſe à front découvert “u preſcris à un malheureux jeune“homme, qui te donne ſa confiance, “de ſe plonger dans le libertinage, dans “l'ivrognérie, dans l'horrible paſſio “du jeu. Tu veux qu'il aille ſe dégrader “avec des proſtituées, ruiner ſa ſanté “ ſa fortune; qu'il perde ſa raiſon “ſon honneur dans les tavernes, “qu'enfin il jette tout ſon avoir dans “les tripots de jeu, pour qu'il en ſorte “la rage dans le ſein. Tu veux qu'après “cela il devienne un ſcélérat, ce qui “ne peut manquer à la ſuite de tous “ces indignes déportemens. Miſérable!

“tu aimes que les jeunes gens ſe livrent “aux Impures dont tu es le ſouteneur “l'aſſocié, qu'ils s'enivrent pour t'offrir, “en cet état, de plus faciles dupes, “qu'ils jouent enfin pour que leur for“tune tombe entre les mains des eſcrocs, “avec leſquels tu partages. Malheureux!

“tu vantes les coquins, tu fais ainſi “ton apologie. „Les coquins ſont ſou“ples, dis-tu; “oui, les monſtres vous “flattent, tant qu'ils y trouvent leur “compte; mais ils vous mettent le pied “ſur la gorge, dès qu'ils peuvent vous “ſurprendre. L'honnête-homme eſt ſo“lide comme un roc, l'on peut tou“jours compter ſur lui. Je ſuis donc “heureux, moi, de m'être livré à toi?

“Tu as fait, de moi, avec ta déteſtable “morale, un des êtres les plus infor“tunés qui ſoient ſur la terre; moi, “qui aurois été ſi heureux, ſi je n'avois “pas eu le malheur de te connoître!

“Mon père ma mère ont été enfer“niés. Ma ſœur infortunée a péri; ſon “amant a eu le ſein percé par ma main “déplorable. Celle qui m'avoit été deſ“tinée pour épouſe a ſouffert les plus “horribles malheurs; celle que j'adorois “a ſubi une mort infâme, ma mère....

“ô ciel!......... tout ce qui m'a envi“ronné a été empoiſonné par l'influence “de mon malheur de ma mauvaiſe “conduite; c'eſt à toi, à ta doctrine “exécrable, que je dois tant d'infortunes, “ d'opprobres. Ah, miſérable! tu por“teras la peine de tant d'attrocités, “je te verrai périr du dernier ſupplice, “avec ta complice, auſſi abominable “que toi. Oui, bon jeune-homme, “vous le verrez un jour ſur la roue ou “dans le bûcher. Ne vous laiſſez pas “ſéduire par ſes horribles principes. Ne “vous livrez pas aux Proſtituées, au “vin au jeu, pour être, dès votre “jeuneſſe, infecté d'une lèpre impure, “abruti dans la crapule, miné de dettes “ de remords; pour ne pas vous “ronger les poings comme les joueurs; “pour ne pas vous étrangler comme “eux; pour ne pas traîner, au tombeau “anticipé, votre cadavre ſouillé d'ul“cères; pour ne pas devenir enfin, dans “la fange, le rebut le mépris du “genre humain. N'écoutez pas ce “vil ſcélérat; il vous traiteroit d'imbé“cille, riroit de vous, en mangeant “votre dépouille, avec ſes indignes “complices, tandis que vous gémiriez “à leur porte, en mendiant humble“ment un pain dont vous ne ſeriez plus “digne. N'écoutez pas un homme auſſi “vil que celui-là, , pour l'apprécier, “voyez comme je le traite.“ Alors j'ai caſſé ma canne ſur le dos du miſérable.

Le jeune-homme battoit des mains, me remercioit, tandis que le patient recevoit, en ſilence, la juſte correction que je daignois lui adminiſtrer.

J'ai renvoyé Laure à la campagne, avec tous mes enfans. Je veux abſolument l'y aller rejoindre, vivre dans l'obſcurité auprès d'elle, juſqu'à ce que mes affaires ſoient rétablies. Son père eſt retourné en Amérique; ſans cela, il ne nous laiſſeroit pas ſi tranquilles.

Suite.

'en eſt fait, mon ami, je n'ai plus rien. Je ſuis abſolument ruiné. Je n'ai plus qu'à me brûler la cervelle, je le ferois infailliblement, ſi je n'étois obligé de conſerver encore une vie affreuſe, que j'abhorre, pour ſoutenir la déplorable exiſtence de Laure de mes enfans.

Je prévoyois ce ſort affreux, je voulois l'éviter; mais il ne m'a pas été poſſible de le faire. La malédiction du ciel me pourſuit ſans ceſſe, depuis l'horrible attentat que j'ai commis, involontairement pourtant. Tout tourne à mal contre moi. Ce ſont ces malheureux Seigneurs qui m'ont entraîné dans l'abîme.

Maudits ſoient les Grands toute leur ſequelle! J'avois fait tous mes préparatifs pour quitter Paris, je partois le lendemain. J'ai eu le malheur de rencontrer un flot de ces roués de Cour. Ils ſe ſont jetés à ſix ſut moi. Ils m'ont entraîné en frac comme j étois, dans une maiſon du plus haut parage. Il a fallu jouer.

Quelqu'un a mis d'abord pour moi, ſans ma participation, a gagné, m'a remis l'argent. „Vous etes aujourd'hui en “main, m'a-t-il dit, proſitez du mo“ment Le jour eſt arrivé où vous ferez “votre fortune; chacun a, comme cela, “un moment dans ſa vie. Malheur à “qui le manque.“ Je me ſuis trouvé engagé, malgré moi, par de belles Dames auxquelles on ne peut rien refuſen . J'ai gagné pendant quelque temps; mais la chance a tourné. Il paroît que des gens adroits s'étoient rendus maîtres du ſort, le dirigeoient à leur gré, d'abord d'une manière favorable, pour m'allécher, enſuite d'une manière tout-à-fait contraire, pour me ruiner.

Je n'ai pas tardé à voir le fond de ma bourſe. J'ai continué de jouer ſur ma parole, qu'on a acceptée avec beaucoup de politeſſe, me faiſant ſentir, du ton le plus flatteur, qu'on s'y fioit beaucoup. J'ai continué d'aller à la dérive de perdre. Je voulois me raccrocher. On me ſoutenoit toujours qu'il ne falloit qu'un coup pour me rétablir, que j'étois dans une veine de bonheur, qu'infailliblement je devois finir par gagner.

Je me ſuis laiſſé engeoler, de cette indigne manière. J'ai perdu tout ce que j'avois, quatre-vingt mille francs ſur ma parole. On ne m'a donné que deux jours pour les payer, parce que les perſonnes, qui me les ont gagnés, partent ſous deux jours. Je crois que tous ces honnêtes-gens-là s'entendent enſemble.

C'eſt un coupe-gorge.

Je me ſuis enfui en grinçant des dents, en me cachant le viſage, pour Hiv qu'on ne vît pas ma grimace. Je croi cependant qu'on s'en étoit apperçu; ca j'ai entendu des éclats de rire, dont je pouvois bien être le ſujet. Les Coquins avoient raiſon de rire à mes dépens. Je n'étois pourtant pas le ſeul malheureux; mais la peine des autres ne ſoulage par la mienne. J'entendois les perdans qui les maudiſſoient ſur l'eſcalier en deſcendant. Ils donnoient, à tous ces gens titrés, aux Dames mêmes, les plus abominables qualifications. Qu'allois-je faire dans cette galère?

Hélas! la galère me pourſuivoit. Tant que je n'avois pas payé, tout Paris en étoit une pour moi; mais comment acquiter quatre-vingt mille francs? Je n'avois pas le ſou. J'étois abîmé de dettes. O! ridicule point d'honneur! Ces dettes du jeu, celles qu'on devroit le moins payer, ſont les ſeules ſacrées. Je m'arrêtai ſur la Place Louis XV, , là, je méditai long-temps au clair de la Lune, me traitant de ſot, d'archibête, me donnant des coups de poings, me rappelant tous mes autres malheurs, ne voyant d'autre parti que d'aller me jetter dans la rivière qui étoit ſi près, dont je m'approchois toujours inſenſiblement. „Hélas! me diſois-je, en mourant, je ne remédie à rien “Je ne ſatisfais pas à ce ridicule hon“neur, dont je ſuis la victime. Je laiſſe, “dans la peine la plus affreuſe, ma “chère Laure, qui va être conſumée “par la maladie la misère, qui va “périr ſous le poids de l'une de l'autre, “au milieu de tous mes enfans, périſ“ſans comme elle.“

J'ai paſſé une nuit affreuſe, en me creuſant vainement la cervelle, pour chercher de quoi ſatisfaire à l'immenſité de ma dette. Levrette, ma Divinité bienfaiſante, s'offroit à mon imagination; mais, eût-elle de quoi remplir mon beſoin d'argent, devois-je abuſer de ſa généroſité, pour l'entraîner dans ma ruine? Cependant, comme je ne voyois abſolument aucune autre reſſource, dès que je us levé, je me rendis chez mon Ange tutélaire, non pour exiger, de ſa bonté, la ſomme dont j'avois beſoin; mais pour que ſon eſprit, facile en expédiens, me découvrît quelques reſſources.

J'arrive chez elle, point de Levrette; on m'apprend qu'elle eſt partie, depuis vingt-quatre heures, ſans dire où elle alloit. „Ah! m'écriai-je, le ciel m'aban“donne entièrement, puiſqu'il m'ôte “mon iunique appui.“ Je cours à ſa maiſon de campagne; on m'apprend qu'elle vient de ſortit, que des Seigneurs ſont venus l'enlever. On ne ſait pas où ils ſont allés. Je vole de tous les côtés, où je ſoupçonne que je puis la trouver.

Peine ſurperflue. Enfin je rencontre un de mes jeunes Seigneurs, qui me paroiſſoit aſſez gai; il me ſaute au cou, m'accable de ſes embraſſades. „Mon ami, me dit-il, “j'ai gagné le Pérou.“--„Je lui en fais “mon compliment, de tout mon cœur.

“Il me conduit chez lui; il me montre “des rouleaux de louis.“ Alors je ſurmonte ma timidité, je lui dis: „Mon “ami, vous êtes heureux, je vous en “félicite; mais, pour moi, je ſuis le “plus malheureux des hommes, j'ai “perdu tout ce que j'avois, quatre“vingt mille francs ſur ma parole. Ne “pouvez-vous point m'aider, pour me “faire cette ſomme?“--„Ma foi non, “répondit-il; on ne joue pas, comme “cela, un jeu d'enfer. C'eſt vouloir, “de gaîté de cœur, ſe ruiner. Moi, j'ai “beſoin de tout mon argent. J'en ai “fait la deſtination.“ Le miſérable! je lui en avois ſouvent prêté, il ne me l'avoit jamais rendu. Je pris, ſur moi, d'inſiſter; refus toujours nouveau de ſa part. Enfin, il apperçut, ſur ſon bureau, trois ignobles ſacs de mille francs en argent blanc. „Qu'eſt-ce que c'eſt “que cela, dit-il, d'un air dédaigneux?

“Qu'eſt-ce que cela fait ici? Tiens, “débarraſſe-moi de cela, ſi tu veux.“ Je ne me fis pas prier pour enlever les mille écus. „Mais c'eſt une charge de “Porte-faix, me dit-il.“--„N'im“porte, répondis-je, ce ſera toujours “cela de moins à payer.“--„Je ſuis “bien fâché, reprit-il, de ne pouvoir “faire mieux; le petit Duc de a “gagné beaucoup plus que moi; il “pourra peut-être t'obliger mieux. Vois, “eſſaye.“ Je trouvai le conſeil bon. J'y volai avec mes trois ſacs, fort content de les avoir. Je trouvai mon petit Duc dans le raviſſement. C'étoit le meilleur de ces jeunes Seigneurs, celui ſur lequel je comptois le plus. „Ah! mon cher ami, “me dit-il en m'embraſſant, je ſuis “enchanté de te voir. Viens prendre “part à mon bonheur. J'ai gagné hier “cinq cents mille francs.“--„Ah!

“mon cher ami, lui répondis-je en l'em“braſſant de tout mon cœur, je vous “félicite du fond de mon ame. Mais “vous ſavez peut-être mon malheur. J'ai “perdu tout ce que j'avois, quatre“vingt mille francs ſur ma parole.“ „Ah! mon cher camarade, me dit-il en m'embraſſant de nouveau, je ſuis “bien-aiſe de me trouver en fonds pour “pouvoir t'obliger. Je n'ai pas reçu, en “nature, tout mon demi-million; mais, “ſi je ne puis te faire toute ta ſomme, “j'en approcherai, du moins, le plus “qu'il me ſera poſſible. Qu'eſt-ce que “cela, continua-t-il, en appercevant mes trois ſacs?“--„C'eſt une petite ſomme de mille écus, répondis-je, “que le Comte S. F.... m'a prêtée.“

-„Il auroit pu faire mieux que cela, “reprit le Duc. Mon Intendant va venir.

Il verra ce que je puis te remettre; “je compte que cela approchera beau“coup de ta ſomme. En attendant, dé“jeûnons.“On nous ſervit le chocolat. Une figure de Tailleur, tout en courbettes, entra.

„Ah! Monſieur Dimanche, lui dit le “petit Duc, je ſuis charmé de vous “voir. Vous venez me demander encore.

“Ces gens-là ne ſont jamais contens.“

-Mais, Monſeigneur, répondit le Tailleur, depuis trois ans que j'ai l'hon“neur de travailler pour vous, vous ne “m'avez encore rien donné.“--„Je “ne puis encore rien faire pour aujour“d'hui, reprit le Duc; mais cela ne “tardera pas. En attendant, il me vient “une idée. Tiens, mon ami, donne “lui tes énormes ſacs. Il eſt homme à “ſe contenter de cela, lui, t'en voilà “débarraſſé.“ Le Tailleur ſe hâta de prendre reſpectueuſement les ſacs, en mettant preſqu'un genou à terre, ſemblant les embraſſer. Je ne ſavois ſi je devois les retenir, ou les lâcher. Pendant que je délibérois, le Tailleur s'eſquive, en nous faiſant de profondes révérences, nous comblant de bénédictions, tandis que le Duc éclatoit de rire de ſa figure groteſque. Pour moi, je ne riois qu'à moitié.

Dans le beſoin extrême que j'avois d'argent, je me condamnois preſque d'avoir laiſſé partir mes trois ſacs. Tout-à-coup nous entendons des cris; l'Intendant arrive tout échevelé, tout hors de lui: „Ah! M. le Duc, s'écrioit-il, quel “malheur!“--„Quoi! qu'y a-t-il, “diſoit le Duc?“--„Ah! mon cher maître, reprit l'Intendant, vous êtes svolé, complettement volé; on a forcé “la caiſſe, il n'y a plus rien.“--„Ah!

“m'écriai-je, malheur, malheur à moi!

“ mes pauvres mille écus!...“ On parut trouver ſingulier que je ſongeaſſe à une pareille niaiſerie. „Comment donc, s'é“cria le maître? il faut voir cela; il “faut qu'on arrête le coquin?“ Il court à ſa caiſſe, me laiſſe ſeul. Au bout d'un quart-d'heure, un laquais vient me faire des excuſes de la part de M. le Duc; c'eſt-à-dire, vient me ſignifier, bien poliment, de me retirer. Je pris ce douloureux parti, en regrettant, trèsamèrement, mes mille écus. Dans la circonſtance où j'étois, cette ſomme pouvoit m'être bien utile.

Cependant il falloit abſolument faire de l'argent. J'allai encore trouver le principal uſurier qui avoit, juſqu'ici, le plus travaillé à ma ruine. Depuis quelque temps, il ne vouloit plus me fournir un ſou; mais il avoit appris que mon père ma mère étoient morts. Cette nouvelle ſuſpecte le diſpoſa mieux en ma faveur.

Il connoiſſoit mon bien. Il me fit céder tout, exactement tout ce que je pouvois poſſéder, pour environ cent mille francs que je lui devois déjà, quatre-vingt mille qu'il me compta. Le malheureux me fit faire des contrats, me lia le plus fortement qu'il lui fut poſſible, pour s'aſſurer des biens que je lui tranſmettois; de ſorte qu'il obtenoit, de moi, plus de deux millions, pour quatre-vingt mille francs comptant, pour les cent mille francs antérieurs, dont je n'avois pas touché trente mille francs effectifs. Ainſi, je n'ai plus exactement rien. Je ſuis, au contraire, accablé de pluſieurs autres dettes, que, probablement, je ne pourrai jamais payer.

Après avoir recueilli ſi chèrement mon argent, je me hâtai de le porter à mes cruels créanciers. Ils le reçurent fort poliment, en exaltant beaucoup ma probité, mon honneur. En ſortant, j'entendis des éclats de rire. Je diſtinguai même l'ordre qu'on donna de me refuſer dorénavant la porte. "Oh! le voilà exactement “coulé à fond, dit une Dame. Il ne “faut plus voir cela. Il convient bien “à de petits Provinciaux, comme cela, “qui tombent des nues, de ſe gliſſer chez "d'honnêtes-gens, de jouer de pareil "jeux! "Furieux, je rentrai. Je dis à l'homme: „Vous êtes un coquin; ſortez “pour me faire raiſon ſur-le-champ; a vous, dis-je à la Dame, vous êtes “une fripponne, vous mériteriez les “étrivières.“--„O ciel! s'écria la Dame; “au voleur, à l'aſſaſſin! qu'on aille “chercher la Garde!“ Oh! ſi mes quatre vingt mille francs avoient encore été là, comme je m'en ſerois ſaiſi de grand cœur! Je régalai Madame la Comteſſe d'une paire de ſoufflets, M. le Marquis de coups de plat d'épée ſur le viſage, je me hâtai de ſortir, parce qu'on étoit allé chercher main-forte. Je me retirai, chez moi, le déſeſpoir dans le cœur. „Parbleu! me diſois-je, j'étois “un fier imbécille, de faire de ſi hot“ribles ſacrifices, pour agir en homme “d'honneur vis à-vis de gens qui en ont “ſi peu, qui m'ont probablement excro “qué mon argent, qui me traitent “ſi indignement, pour prix de mon “honnêteté à leur égard; j'ai eu l'im“bécillité de préférer ces infâmes créan“ciers à mes autres créanciers légitimes, “ à ma Laure, à mes enfans, qui “vont peut-être périr de misère!“

Je rentrai chez moi, plongé dans ces triſtes réflexions. J'en fus tiré tout-à-coup par une nouvelle ſcène. Il y avoit, chez moi, des Gardes; onvenoit de ſaiſis tous mes effets. Je n'avois plus rien au monde que ce qui étoit ſur mon corps, encore le devois-je. On vouloit auſſi s'emparer de ma perſonne, me conduire en priſon pour dettes. Je me défendis comme un lion, je vins à bout de me ſouſtraire à l'indigne canaille qui vouloit m'arrêter. Je me ſauvai à pied chez ma divine Laure, à la campagne.

lane la mour, comme une belle fleur tranchée par la faux du Moiſſonneur, qui ſe deſſeche ſur la terre. Tous mes enfans paroiſſoient ſouffrir comme elle. J'arrivois moi-même dépouillé de tout, preſque nud, réduit au plus déplorable état. Je ſerrai ma Laure contre mon cœur; elle ne pouvoit parler, ni moi non plus. Il lui échappoit de temps en temps, des ſanglots. Mes enfans pouſſoient-des cris fondoient en larmes. Je les embraſſai en ſilence.

Laure liſoit, dans mes yeux, mon état déſeſpéré. Elle n'oſoit m'interroger, ſentant que je n'avois rien que de funeſte à lui annoncer. Elle ſe trouvoit elle-même au bout de ſes reſſources. On ne lui vouloit plus rien fournir, ni pain, ni aucune autre ſubſiſtance. On venoit luidemander de l'argent de tous les côtés Quand on me vit arriver, on crut que j'en apportois; , pendant quelques jours, les créanciers ſe remirent à fournir des proviſions; mais, quand on vit qu'on n'obtenoit rien de moi, on nous coupa, de nouveau, les vivres; alors le beſoin ſe fit ſentir impérieuſement, nous nous trouvâmes plongés dans la plus horrible misère.

Je cherchai vainement des reſſources.

Que ne tentai-je pas? Tout fut inutile, tout fut ſourd. Enfin, mon amour-propre briſé fut réduit à recourir aux ſecours de la charité publique. J'allai me préſenter humblement chez le Curé de la paroiſſe Je pris ſur moi, de lui faire un tableau ſimple vrai de ma ſituation. Il m'écouti fort attentivement. „Monſieur, me dit“il enfin, votre ſituation eſt sûrement “touchante; je ſuppoſe qu'il n'y a rien “d'exagéré dans le tableau pathétique “que vous en faites. Il me ſeroit bien “doux de pouvoir contribuer à vous “adoucir vos peines; mais je vous prie “de conſidérer, que les contributions “des fidèles, pour ſecourir leurs frètes “malheureux, ne m'appartiennent pas, “que je n'en ſuis que le dépoſitaire “le diſpenſateur, que je ne puis par “conſéquent les diſtribuer à mon gré; “mais que je dois les partager à ceux “qui y ont le plus de droit. D'après ces “principes, avouez vous-même que je “dois les premiers ſecours à ceux d'abord “qui ſont nés ſans bien, qui ont la “conduite la plus honnête, qui ſont “mariés qui ont des enfans légi“times, qui ſont enfin nés ou établis “depuis long-temps dans la paroiſſe; “avouez que ſi je prodiguois l'argent “des Pauvres, à un jeune libertin, par“donnezmoi ce terme, qui a débauché “des filles fait des enfans bâtards “ab hoc, ab hâc, qui, né avec beau“coup de bien, s'eſt ruiné avec des “filles des joueurs, qui ...... je n'en “veux pas dire davantage; mais j'en “dis aſſez, ce me ſemble, pour prouver “qu'on m'accuſeroit de voler les Pauvres “pour nourrir le Vice?“ A ce diſcours, qui me paroiſſoit indigne, la fureur naiſſoit dans mon ame; elle devoit étinceler dans mes yeux. „Pardon, Monſieur, “continua le Curé, j'ai voulu vous juſti“fier l'impuiſſance où je ſuis de vous “obliger. Je vois que mes raiſonnemens “ne vous perſuadent pas. Je ne pour“rois vous offrir que de l'argent d “ma poche; mes moyens ne me per “mettroient que de faire des offres bie “modiques.“--„Gardez vos offres “votre argent, lui dis-je. Je vois que je me ſuis humilié inutilement. C'eſt “un nouveau ſujet de déſeſpoir; mai “j'apprends à connoître les hommes.“

Je me ſuis retiré en frémiſſant. E retournant chez moi, j'ai rencontre deux hommes, dont la figure ne m'étoit pas inconnue. Ils m'ont reconnu de leu côté, ſont venus à moi, en me tendant les bras. „Ah! mon cher ami, “m'ont-ils dit, que nous ſommes chat“més de retrouver un ami, un ca“marade comme toi!“--„Mais; “Meſſieurs, leur ai-je répondu, il me “ſemble que vous étiez, en Angleterte, “des compagnons d'un certain Grin“ciador, que, par conſéquent, je n'é“tois point votre camarade.“--„Chut!

“m'ont-ils dit, nous avons quitté cela “Nous étions ſous un frippon, nous “ſommes revenus de cette duperie.

“L'âge nous a mûris, nous voyons “clair à préſent. Ah! mon bon ami, il “faut célébrer ta bien-venue. Viens, “entrons dans cette Auberge; mais, “qu'as-tu donc? Tu paroîs inquiet “mélancolique. Aurois-tu beſoin d'ar“gent? Tiens, mon ami, en voilà, “regarde notre bourſe comme la tienne.“

On me mit, à ces mots, une bourſe dans la main. J'en avois un extrême beſoin; mais devois-je accepter de l'argent de gens que je croyois être des voleurs? Je ne pouvois m'y réſoudre.

„Hé mais, me dit le premier de la “bande, pourquoi ne veux-tu pas re“cevoir notre argent, ſi tu en as be“ſoin? Tu nous prends donc toujours “pour des coquins? Peux-tu nous in“ſulter ainſi à brûle-pourpoint?“ „Meſſieurs, leur répondis-je, je ſuis “bien embarraſſé. J'avoue que j'ai le “plus grand beſoin de votre argent; “mais vous ſavez ce que vous avez été.“

--„Mais nous ne le ſommes plus, “reprirent-ils.“--„Ah! Meſſieurs, j'ai “bien des doutes;“--„viens donc avec “nous, mon ami, nous les diſſiperons “aiſément.“ A ces mots, ils m'entraînèrent, preſque malgré moi, dans une taverne où ils firent venir du vin. Je ne buvois qu'à contre-cœur, j'examinois attentivement mes ci-devant voleurs. Je m'appetçus que la Maréchauſſée entra dans l'endroit où nous buvions, que l Archers nous obſervèrent tous fort atten tivement. „Bon, me diſois-je, me voil “confondu dans la claſſe des voleurs “malheur à moi, s'ils le ſont encore!“

Nos gens me parurent tous un peu troublés, malgré leur morgue. Je devois le paroître autant que les autres, ce qui pouvoit donner d'étranges préventions contre moi.

Cependant on me preſſoit d'accepte de l'argent. Je prends le ciel à temoin, que, ſi j'avois été ſeul, j'aurois aim mieux mourir, que d'accepter des bienfaits, de la part de gens que je ſoupçonnois d'être des voleurs; mais l'extrem beſoin de mon amante de mes enfans m'entraînoit. J'avois lieu de croire c malheureux corrigés de leur indigne conduite précédente; il me ſembloit qu'il me l'aſſuroient. J'oſai donc porter, che moi, quelques louis, que je devois ces étranges bienfaiteurs.

Ayant reçu leurs bienfaits, mon intérêt étoit de les trouver honnêtes; je deſirois de pouvoir m'en aſſurer. Je fus donc obligé de les revoir. Ils me firent toujours mille amitiés. Ils m'obligèrent ſouvent de boire avec eux, me promettant toujours de m'expliquer ce qu'ils étoient, m'appellant toujours effrontément leur camarade. J'avois été vu trop ſouvent avec eux, je paſſois réellement pour un de leurs gens. Enfin, ils m'avouèrent, ſans détour, l'honorable profeſſion qu'ils faiſoient. Ils voulurent m'y aggréger. C'étoit tout ſimplement une troupe d'aſſaſſins de voleurs de grand chemin. Je m'en étois toujours douté. Je ne pus m'empêcher de leur témoigner l'horreur que je ſentois pour eux leur état. Je fis ce que je pus pour leur remontrer combien cette vie étoit affreuſe, je les conjurai, même à genoux, d'y renoncer. Hélas! nul honnête-homme ne voyoit, pour ma juſtification, ces efforts que ma probité tentoit, afin de les engager à mieux vivre, tout le monde m'avoit vu boire avec eux, tout le monde, en apprenant à connoître ces brigands, étoit dans le cas de me regarder comme un malheureux de leur vile eſpèce! O! beſoin, comme tu dégrades les hommes! comme ſouvent les circonſtances s'entaſſent ſe réuniſſent contre un infortuné, pour l'entraîner dans ſa ruine!

Dès que je connus ces malheureux pour ce qu'ils étoient, je ne voulus plus abſolument recevoir des ſecours de leur part; , comme j'étois ſans aucune autre reſſource, je ne tardai pas à retomber, avec ma famille, dans le plus affreux beſoin. Mon bon ami, je te révèle, en ſouffrant mille coups de poignard, le comble du plus affreux beſoin. Nous paſ sâmes, tous, un jour entier, ſans boite ni manger. O ſupplice ineffable! conbien ma faim propre étoit peu de choſe pour moi! mais combien la vue du tout ment que ſouffroit ma douce amie étoi déchirante! mais c'étoient ſur-tout me enfans, dont l'aſpect me tenailloit. Da mien a, je crois, moins ſouffert. Le len demain, le beſoin rongeur ſe faiſu ſentir avec plus d'empire. Ils me deman doient du pain; leurs accens plaintifsnl poignardoient me déchiroient lenti ment. Laure étoit muette; mais le ractère de la plus auguſte de la pll profonde douleur, ſe peignoit ſur ſo viſage, ſe faiſoit entendre au fond mon cœur. Je n'ai pu ſupporter cet affreuiſ ſpectacle. Je me ſuis retiré dans la forête voiſine, avec deux piſtolets. Je me ſuis égaré dans ſes ſombres détours, Entre les trones épars des ſapins des chênes.

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Quel parti avois-je à prendre dans cette horrible circonſtance? Devois-je me brûler la cervelle? Je trouvai ce parti néceſſaire, j'allois le prendre; mais, par ce malheureux ſuicide, ne laiſſoisje pas ſubſiſter la plus grande partie du mal auquel je voulois remédier, puiſque je laiſſois, abandonnés aux tourmens de la faim, mon amante mes enfans, dans leſquels je vivois, je ſouffrois plus que dans moi-même? N'aurois-je pas mieux fait de les délivrer, avant moi, de la vie? N'étoit ce pas un devoir, pour moi, de les affranchir ainſi de leurs peines? Je fus tenté de courir au miſérable logis, pour exécuter ſur-le champ cet horrible projet; mais moi....

plonger les mains dans le ſang de mon amante de mes enfans! Ah! l'idée eſt affreuſe. Alors, je vis approcher une voiture aſſez peu accompagnée, dans laquelle je diſtinguois déjà un gros homme de bonne mine, qui paroiſſoit riche.

out à-coup (il faut te faire encore cette horrible confeſſion, pour te montrer la profondeur de l'abîme où le beſoin peut nous entraîner;) tout-à-coup, dis-je, je repenſai aux Brigands qui vouloient m'attirer dans leur abominable ſociété. Je vis les reſſources auxquelles ils avoient recours pour vivre, je ſentis naître, en moi, l'infernale tentation, de recourir à un auſſi indigne parti. L'excès du beſoin le juſtifioit preſqu'à mes yeux. Je frémis d'abord d'horreur à cette affreuſe idée. Je fus frappé de l'indignité du crime, du ſupplice effroyable qui devoit le ſuivre, avec un opprobre ineffaçable. J'étois entraîné, d'un côté, par la violence du beſoin; de l'autre, je ſentois comme une main divine qui me retenoit. Les vents plaintifs, qui gémiſſoient dans le feuillage, dont le ſouffle violent ſembloit me repouſſer; la terre que je croyois ſentir s'écrouler ſous mes pas; la foudre qui me paroiſſoit étinceler dans la nue; tout ſembloit me crier: „Arrête, malheureux!“Tout

m'offroit les fers, les cachots, les échafauds, les bourreaux, les gibets, la mort affreuſe à laquelle je m'expoſois.

Dans mon anxiété déchirante, je laiſſai paſſer la voiture. Le gros homme me regarda avec inquiétude, put appercevoit mes piſtolets, fit aller ventre à terre, comme pour me fuir.

Bientôt je vis venir, de loin, une ſeconde voiture. Nouvelle tentation de ma part, plus cruelle que la première.

Nouveaux obſtacles, que mes remords mon imagination troublée, la nature en déſordre, apportent à ce miſérable projet. „Non, me diſois-je, il vaut “mieux me préſenter comme ſuppliant “au paſſant que j'attends, lui de“mander amicalement des ſecours vo“lontaires.“ Il approche, j'avance de ſon côté, ſans faire attention que je devois l'effrayer par la vue de mes piſtolets. C'étoit un Abbé; nouvelle raiſon pour qu'il eût peur. Il paroiſſoit friſſonner. Il preſſoit le Poſtillon d'aller ventre à terre. „Arrête, m'écriai je.“ Auſſi-tôt l'Abbé, tout tremblant, me jette ſa bourſe, brûle le pavé. „Mon Dieu!

“me diſois-je, n'a-t-il point cru que “je voulois lui demander la bourſe ou “la vie? Ne m'a-t-il point jeté cette “fatale bourſe par excès de frayeur, “comme à un voleur? Dois-je ramaſſer “cet or funeſte? mais, ſi je le laiſſe“là, un autre le ramaſſera; , s'il va “me dénoncer, je paſſerai toujours pour “avoir fait le vol? Ne vaudroit-il pas “mieux aller porter cette bourſe au “Juge du lieu, lui expliquer le fait, “lui jurer que je n'avois d'autre in“tention que de demander l'aumône “au paſſant, le prier de lui faire “remettre l'argent?“ C'étoit-là, je penſe, le meilleur parti que j'avois à prendre. C'étoit-là, je crois, celui que j'aurois pris. Je ramaſſai la bourſe; il ne m'étoit pas ſi aiſé de la porter au Juge ou à la Maréchauſſée. „Ceux à “qui je la remettrai, me diſois-je, “pourroient bien l'appliquer à leur pro“fit; moi, qui en ai un ſi horrible “beſoin..... O ciel!“ J'entendois les ſoupirs de Laure, les cris de mes enfans, qui me demandoient du pain.

Je me jetai à genoux. J'implorai les lumières les ſecours de l'Eternel. „O!

“mon Dieu, m'écriai-je, toi qui as “permis, pour mon châtiment, que je “tombaſſe au fond de l'abîme, ô! daigne “me protéger me ſoutenir dans ce “moment terrible; inſpire-moi ce que “je dois faire, donne-moi la forte “de l'exécuter.“

Je marchois, ou plutôt je me traînois lentement, dans la plus cruelle indéciſion, il me ſemble que le parti le plus honorablealloit prévaloir dans mon cœur. Cependant, je voyois venir une troiſième voiture. Je diſtinguois déjà, dedans, un homme avec une Dame. Ils approchent toujours; enfin je reconnois, ô ciel! le Chevalier Marqué, avec l'indigne Frédégonde. O vue affreuſe! l'aſpect de l'enfer ouvert ne m'auroit pas cauſé une plus horrible impreſſion. Tout mon ſang ſe ſouleva, ſe retira vers mon cœur. „O monſtres! m'écriai-je, “en volant à eux, en arrachant l'indigne “Marqué de ſa voiture. C'eſt vous qui “m'avez plongé dans l'horrible état où “je ſuis. Vous ne jouirez pas de mon “malheur. Allons, toi, le plus vil des “ſcélérats, il faut que tu aies ma vie, “ou que j'aie la tienne. Choiſis de l'arme “blanche ou du piſtolet.“ Alors, je lui préſente un de mes piſtolets; l'infâme, en le recevant, me le tira au viſage.

Heureuſement qu'il trembloit, ce qui m'épargna le coup. Je lui lâche auſſi-tôt le mien; mais, égaré par la fureur, je n'ai pas le bonheur de lui brûler la cervelle. Cependant, je l'attrape à la joue. Soudain je mets l'épée à la main.

Il n'étoit pas aſſez bleſſé, pour ne pouvoir me répondre. Le lâche refuſe de tirer la ſienne du fourreau; je lui caſſai la mienne ſur le viſage, en lui criant: „O! le plus lâche des ſcélérats, défends “donc ta déteſtable vie.“

Cependant Frédégonde pouſſoit des hurlemens affreux. „Au meurtre! à “l'aſſaſſin, s'écrioit-elle!“ La Maréchauſſée accourt, s'empare de moi.

„Voilà, dit la ſcélérate, un voleur, “un aſſaſſin qui vient de nous demander “la bourſe ou la vie, qui aſſaſſine “mon mari.“--„C'eſt juſtement celui “que nous cherchions, diſent les Ar“chers.“--„Qu'entends-je, m'écriaije? quelles horreurs! moi, voleur “aſſaſſin!“ Je n'en pouvois plus; affoibli par un long jeûne, par l'effort que je venois de faire, je tombe en défaillance me laiſſe enlever. Les Archers me garottent à leur gré, je ne rouvre les yeux que dans un cachot, où je ſuis chargé de fers.

„O mon Dieu! m'écriai-je, la face “proſternée ſur la terre, ô mon Dieu!

“tu m'abandonnes. Ce tourment eſt au“deſſus de mes forces de celles de “la nature humaine. Ah! reprends moi “la miſérable exiſtence que tu m'as “donnée, ſoutiens la déplorable vie “de mon amante de mes enfans.“

Je me repréſentois alors tous les tourmens qu'ils ſouffroient. Je les voyois agoniſans mourans, l'un après l'autre, de faim de rage, en appelant en vain le miſérable qui avoit fait leurs malheurs, leur avoit donné la vie. Je me roulois ſur la terre, en pouſſant des hurlemens plaintifs; des défaillances m'enchaînoient, des tranſports effrénés me ranimoient tour-à-tour. O! comment ai-je pu ſupporter, ſans mourir mille fois, une ſi horrible exiſtence?

Le Geolier m'apporta la déplorable pitance des Priſonniers. J'étois alors immobile. Il mit, auprès de moi, le pain de douleurs; je reſtai long-temps ſans daigner y toucher. Enfin l'aiguillon du beſoin ſe faiſant, de nouveau, ſentir, je dévorai cette miſérable nourriture, en diſant continuellement: „O mon “Dieu! que ne puis-je la diſtribuer à “mon amante à mes enfans?“

Je paſſai la plus affreuſe nuit dans des tourmens, dont je n'avois pas encore eu d'idée. Le lendemain, on me fit ſubir un interrogatoire. Le Juge m'ayant queſtionné, je racontai ma déplorable hiſtoire, telle que je viens de la détailler.

Je fus d'abord confronté avec les Archers de la Maréchauſſée; ils aſſurèrent m'avoir vu boire avec des voleurs, qui m'appeloient leur camarade. Je ne le niai pas; mais j'aſſurai qu'alors j'ignorois l'indigne profeſſion qu'ils faiſoient; que, quand je l'avois appriſe, loin de vouloir être leur complice, je les avois conjurés, à genoux, de quitter cet indigne métier. On lut mon ſignalement, qu'on avoit déjà diſtribué de tous les côtés, pour me faire arrêter comme voleur de grand chemin, le ſignalement ſe trouva exact. On me confronta avec un gros homme, que je ſoupçonnai être celui que j'avois vu paſſer dans la première voiture; il ne dit pas que je l'avois arrêté, mais qu'il m'avoit vu ſimplement avancer quelques pas vers lui, armé de deux piſtolets, ce qui lui avoit cauſé beaucoup d'effroi, l'avoit fait s'enfuir ventre à terre. Il paroiſſoit croire qu'il devoit ſa vie uniquement à la rapidité de ſa fuite. Je niai que j'euſſe eu la moindre envie de l'arrêter. Il paroît que le malheureux avoit fait ſa dénonciation.On me confronta enſuite avec l'Abbé, que j'avois rencontré dans la ſeconde voiture. Il dit que je l'avois arrêté ſur la grande route, avec des piſtolets, qu'il m'avoit jeté ſa bourſe, s'étoit dérobé à mes coups, par une fuite rapide. Je dis que j'avois pris le parti de lui demander ſimplement l'aumône; que je m'avançois vers lui, dans ce deſſein; que la peur le faiſant redoubler de vîteſſe, j'avois été obligé de crier „arrête,“ pour le prier de s'arrêter en ma faveur, de me ſoulager par quelqu'aumône; que j'avois des piſtolets pour exécuter, peut-être, une tentation que j'avois de me délivrer d'une vie affreuſe. On me fouilla, l'on trouva, ſur moi, une bourſe, que mon adverſaire reconnut pour la ſienne; on y trouva la ſomme entière, qu'il diſoit y avoir laiſſée. J'aſſurai, pour ma juſtification, que j'avois ramaſſé la bourſe, dans l'intention de la porter, malgré mon extrême beſoin, au chef de la Maréchauſſée, ou au Juge, afin qu'il la remît à celui à qui elle appartenoit.Outre ces confrontations, j'eſſuyai divers autres interrogatoires, où le Rapporteur me tendit mille pièges, pour me dérouter, me faire avouer mon crime, ſi j'avois été capable d'en commettre. „Ah! Monſieur, lui diſois-je, “pour Dieu! faite porter des ſecours “à ma femme à mes enfans, “condamnez-moi, ſi vous voulez, au “ſupplice le plus affreux. Je vous bénirai encore en mourant.“

Dans un autre interrogatoire, je fus confronté avec l'indigne Frédégonde.

Elle ſoutint que je les avois attaqués tous deux le piſtolet à la main; que je leur avois demandé la bourſe ou la vie; que j'avois arraché ſon mari de la voiture; que je lui avois tiré deux coups de piſtolet, que, l'ayant bleſſé avec le ſecond, j'avois voulu l'achever avec mon épée; mais qu'heureuſement elle s'étoit caſſée; que je continuois d'aſſouvir du moins ma rage, en le frappant de toutes mes forces avec le tronçon le pommeau; que là-deſſus, la Maréchauſſée étoit accourue à ſes cris. Je racontai, de mon côté, l'hiſtoire telle qu'elle étoit arrivée.

Je peignis l'homme la femme, comme ils méritoient de l'être. On lut la dépoſition du Chevalier Marqué, qui ne pouvoit paroître en perſonne, parce que ſans doute il étoit dans ſon lit. Elle s'accordoit avec celle de ſon infâme compagne; j'y fis les mêmes réponſes.

Je fus reconduit dans mon cachot.

Le lendemain, je comparus devant le Juge. Il me demanda ce que c'étoit que la Société ſouterreine de Londres; je lui dis ce que j'en ſavois. Il lut mon ſignalement, qu'on lui avoit envoyé, pour m'arrêter, comme Député de cette Société. Il me demanda comment pourquoi j'avois tué le Comte de Saint Flour. Je lui racontai encore cette hiſtoire, avec la plus ſcrupuleuſe exactitude. Enfin, il me demanda ce qu'étoit devenue ma mère. Ici je fus frappé comme d'un coup de foudre. Je friſſonnai, je pâlis. Le Juge m'obſerva, du regard le plus fixe. Je lui dis que je n'avois abſolument pu découvrir ce qu'étoit devenue ma mète. Il me fit les queſtions les plus captieuſes, pour me faire avouer que je lui avois donné la mort, me forcer de lui dire ce que j'avois fait du cadavre. Il ne put rien tirer de moi.

Enfin, il me parla de ma chère Aurore, que j'avois trompée par un faux mariage.

Il me déchira encore le cœur par ce triſte ſouvenir. Je lui avouai, à cet egard, tout ce qu'il voulut. Il me renvoya à mon cachot; mais ſon viſage étoit ſombre ſiniſtre, je crus lui entendre dire: „C'en eſt aſſez.“ Ce qui m'annonçoit une condamnation prochaine.

Enfin, je comparus devant le Grand Prévôt tous les Juges ſes aſſeſſeurs aſſemblés; car j'étois jugé prévotalement, manière expéditive, qui ne ſuppoſe jamais l'innocence, qui ne lui permet pas de ſe montrer. On me lut toutes les dépoſitions qui avoient été faites contre moi; on m'interrogea ſur tous les chefs d'accuſations, ſur tous les objets dont le Rapporteur m'avoit déjà parlé. Enſuite on me renvoya dans mon cachot, dévoré d'inquiétude, ſentant que j'allois être expoſé, peut-être, à me voir condamné à une mort infamante.

Le même au même.

Ah! mon ami, mon bon ami, c'en eſt fait. Je t'écris pour la dernière fois; quand tu liras cette déplorable lettre, ton pauvre ami ne ſera plus.... Je ſuis encore écraſé du coup de foudre que je viens de recevoir. A peine puis-je tenir ma plume; mais il me faut du courage. Il faut que je me montre homme à mon dernier inſtant. O mon Dieu!

je vais paroître devant toi. Donne-moi la force de ſupporter les peines affreuſes que les hommes entaſſent ſur ma tête. O!

ma mère, reçois cette expiation. Je ne ſuis point coupable de ta mort. Mais, quoique ma volonté n'y ait aucune part, le ciel m'a condamné, pour me punir de mes crimes, à être l'inſtrument du châtiment qu'il t'a infligé. O! mères, apprenez à ne pas ſacrifier vos enfans l'un à l'autre; apprenez à ne pas vous faire des idoles des victimes.

Mon ami, j'ai obtenu un quart-d'heure pour t'écrire. Après cela les Bourreaux vont s'emparer de moi, pour exécuter l'horrible Sentence qui me condamne.

Je ſuis déjà entre leurs mains. On m'a lu cette Sentence injuſte, que ſans doute les Juges caſſeront eux-mêmes, quand ils ſeront plus éclairés; mais alors il ne ſera plus temps; en voici à-peu-près la teneur. „Condamnons le nommé Céſar de “Perlencour, atteint convaincu “d'avoir, d'abord, voulu attaquer un “particulier dans la forêt de**; d'a“voir enſuite arrêté un ſecond particu“lier, qui lui a remis ſa bourſe; d'avoir “enſuite attaqué un homme une “femme dans la même voiture, d'en “avoir arraché l'homme, de l'avoir “bleſſé d'un coup de piſtolet, m'aſ“ſacré à coups de pommeau de tron“çon d'épée; d'avoir été lié avec une “Société de voleurs aſſaſſins, d'être “un député d'une pareille exiſtante à “Londres; coupable, d'ailleurs, de “pluſieurs autres crimes, comme d'a“voir tué en duel un jeune Seigneur; “d'avoir ſéduit pluſieurs Demoiſelles; “d'avoir trompé, par un faux mariage, “une infortunée dont il a cauſé la “mort; véhémentement ſuſpecté d'avoir “aſſaſſiné ſa mère: en réparation de “quoi, avons condamné ledit Céſar de “Perlencour a être rompu....“ Je n'en puis écrire davantage. J'éprouve, à cette idée, un ſi horrible frémiſſement, que je ſuis obligé de m'arrêter.....

u le vois, mon cher ami; comment des Juges peuvent-ils me ſuppoſer convaincu d'accuſations, qui ſont toutes ou preſque toutes fauſſes, que j'ai réfutées d'une manière victorieuſe; me condamner, ſur leurs cruelles ſuppoſitions, à une mort affreuſe? Voilà donc le terme de mes projets glorieux, de mes brillantes eſpérances, de tous les ſonges d'or que j'avois faits. Voilà la fin des promeſſes que me faiſoit la fortune, en me comblant de tous ſes dons, joints à une partie de ceux de la nature. Ah!

mon ami, ſi tu exiſtes toi-même; car comment peux-tu m'abandonner comme tu fais, ſi tu exiſtes encore? Ah! ſi tu m'avois envoyé quelques ſecours, je ne ſerois pas tombé dans l'abîme, où je me vois précipité. Tu me pleureras un jour, tu diras: „J'ai été trop ſourd à la voix “de ſon déſeſpoir; mais, non, il faut qu'il te ſoit arrivé quelque malheur, qu'une maladie cruelle t'enchaîne, ou peut-être la mort. Ah! mon ami, s'il étoit vrai, dans mon cruel état, je trouverois encore des pleurs à donner à ta perte.

Envoie, au moins, des ſecours à ma chère Laure, à mes enfans infortunés, s'ils reſpirent encore, ſi la faim cruelle ne les a pas moiſſonnés tous, l'un après l'autre, ſous les yeux de l'intéreſſante perſonne qui ſera tombée morte, la dernière, ſur leurs cadavres épars.....

Mais quoi! qu'eſt-ce qu'on me veut?

Quoi! mon ami, je reçois des nouvelles des ſecours de ta part! Ah! cher Dumoulin, il n'eſt plus temps. Quelques jours plutôt, ils m'auroient ſauvé l'honneur la vie. Ils auroient conſervé les jours de mes enfans, de mon amante.

O délai cruel! ô! combien tu le regretteras amèrement! mais ce n'eſt pas ta faute, mon ami, je le vois par ta lettre.

J'envoie tes ſecours à mes enfans, à Laure, s'ils exiſtent encore; mais peut-être va-t-on leur dérober ces ſecours, ſous prétexte que, par ma ſentence de mort, tous mes biens ſont confiſqués au profit du Roi.

Dumoulin, à Céſar de Perlencour.

Ah! mon ami, que tu es malheureux!

que je le ſuis moi-même! J'apprends que tu es dans le plus affreux beſoin, je n'ai pu lire tes lettres pour te ſecourir à temps. Une rechûte affreuſe m'a rendu plus malade que ci-devant. J'ai paſſé quinze jours abſolument ſans connoiſſance. Pendant ce temps fatal, tu ſouffrois; nul n'a ouvert mes lettres, tu attendois vainement une réponſe, j'ai eu le malheur de manquer à mon ami, dans la circonſtance où il avoit le plus beſoin de moi. Je tremble des ſuites affreuſes qui ont pu réſulter de mon ſilence involontaire. Je ſuis dans la plus affreuſe inquiétude. Ecris-moi ſur-le-champ, pour m'en tirer. Je ne puis partir dans le moment, pour te rejoindre; je ſuis trop foible; mais, dans trois ou quatre jours, ſi je puis ſupporter le mouvement de la voiture, je me mets en route. O! mon ami, mon bon ami!

Pardonne-moi, de ne t'avoir pas répondu, de n'avoir pas volé à ton ſecours ſur-le-champ. Tu le vois, ce n'eſt pas ma faute; mais je m'en voudrai toute ma vie. Nos deux amis n'étoient point à Lyon. Ils ſeront inconſolables, quand ils apprendront tes malheurs, de ne s'être point trouvés là pour me ſuppléer. Adieu, mon ami. Je t'embraſſe un million de fois; écris moi, pardonne-moi.

Céſar de Perlencour, à Dumoulin.

Ah! mon ami, que j'ai eu de peine à lire ta lettre! comme un torrent de larmes éteignoit, ou voiloit mes yeux! Ah!

que tu ſeras bien plus affligé, quand tu apprendras le reſte! Quelle ſuite affreuſe de ton ſilence! mais tu n'es point coupable, ni moi non plus. Le ciel a voulu me punir; j'ai commis bien des excès; mais avoue que le châtiment eſt horriblement cruel. Moi qui aſpirois à toute ſorte de gloire, à celle des armes, comme à celle des talens; moi qui ai fait, à l'honneur, les plus grands ſacrifices, je me vois confondu avec les plus vils ſcélérats.

Je vais recevoir la mort la plus affreuſe la plus infâme. Mon nom va être en opprobre, couvrir ma famille d'un déshonneur éternel. O Juges trompés négligens! quels ſeront vos remords, quand vous découvritez mon innocence!

Mon cher ami, la nature ſe révolte, s'indigue de l'injuſtice, frémit de ſa deſtruction prochaine. Je quitte de temps en temps la plume, pour me jetter dans les bras de mon Confeſſeur. Il verſe un torrent de larmes ſur mon ſort. Il me parle de Dieu, de l'Eternité. Je ne l'aurois pas peut-être écouté ſérieuſement, avant cette affreuſe cataſtrophe.

Je l'avoue cependant, il fait paſſer, dans mon ame, une ombre de conſolation.

C'eſt la vertu perſonnifiée, c'eſt vraiment un Miniſtre du ciel, qui me parle de ſa part. Il m'eſt vraiment d'un grand ſecours. Il m'adoucit le plus affreux paſſage.On attend que j'aie ſini ma lettre, mon cher ami, pour me lier les mains, me conduire au ſupplice. O! ma mère! qu'il eſt heureux pour toi, dans cette circonſtance, d'avoir perdu la vie! Quel déſeſpoir, ſi tu reſpires encore! O! mon père!

puiſſe la terre couvrir auſſi ta vénérable dépouille, avant que le bruit de mon ſort affreux parvienne juſqu'à toi!

Adieu, mon ami, mon bon ami, adieu pour jamais. O quelle affreuſe ſéparation! mon bon ami, ne rougis point du pauvre Céſar de Perlencour; il a été bien malheureux, plus qu'il ne méritoit de l'être. Juſtifie-le au yeux de ceux qui l'accuſeront. Je prends à témoin le Dieu redoutable devant lequel je vais paroître, que je t'ai dit exactement la vérité. Adieu!.... Tu ſens avec quel cœur ſerré je dois te dire cet adieu..... Mon ami, adieu pour la dernière fois. Je vais à la mort.

Lettre du Valet-de-Chambre de Céſar, à Monſieur Dumoulin.

Ah! Monſieur, quel malheur! j'en ſuis malade, j'en mourrai, je crois. Mon cher maître, mon pauvre maître! Ah!

mon Dieu! Comment pouvoir raconter une ſi horrible cataſtrophe? J'ignorois ce qu'il étoit devenu. Je ſavois qu'il avoit perdu au jeu tout ſon argent, qu'il avoit diſparu. J'étois dans la plus horrible inquiétude. Je craignois qu'il n'eût attenté ſur lui-même. Ah! Monſieur! il y avoit bien pire que cela. J'appris qu'il avoit une petite maiſon de campagne à*, où il avoit dépoſé, en ſecret, ſes enfans avec Mademoiſelle Laure de Lyſange. Il m'avoit toujours caché cela. Je dis: „Il ſera, ſans doute, “retiré dans cette retraite; mais il y “ſera peut-être dans le beſoin.“ En conſéquence, je raſſemble tout mon petit pécule, pour le mettre aux pieds de mon cher maître, s'il veut en faire uſage. Je cours à toutes jambes, j'arrive à*** Je demande la demeure de M.

de Perlencour: on me dit que ſa demeure eſt en priſon, qu'il eſt entre les mains de la Juſtice. Frappé de cette nouvelle affreuſe, je demande de quoi on l'accuſe. „D'avoir volé aſſaſſiné “ſur le grand chemin, me dit-on; rien “que de cela.“--„Ah! cela ne ſe “peut pas, m'écriai-je; une Dame “qui étoit avec lui, avec des enfans?...“

--„Tout cela a diſparu, me répondit“on. Si vous voulez voir M. de Per“lencour, il faut vous rendre à M**, “où on l'a transféré, où il doit être “jugé.“ Je cours dans cette ville voiſine; j'y arrive. O ciel! je vois toute la ville en tumulte. Une foule prodigieuſe vaguoit dans les rues; mais une nombreuſe Garde ſe promenoit pour la contenir. Je demande ce qu'il y a. „Ah! me dit une “pauvre femme, Monſieur, un inno“cent, le plus beau jeune-homme qu'il “y ait ſur la terre, qui va être rompu “vif!“ O ciel! je crus ſentir un coup de poignard; je tombai à la renverſe. On me ſecourut. On me fit revenir à moimême. Je demandai, en tremblant, le nom du condamné. On me prononça trop bien celui de mon maître. Furieux, je cours chez le Grand Prévôt; je paſſe ſur la place; j'y vois le fatal échafaud dreſſé, j'y tombe encore en foibleſſe.

Ranimé une ſeconde fois par les ſecours des gens charitables, je cours de nouveau, chez le Grand Prévôt: „Ah!

“Monſeigneur, lui dis - je, juſtice!

“vous allez faire périr un innocent. Je “vous réponds de mon maître.“ „Qu'on écarte cet homme-là, dit-il.“

Les Archers m'écartent, malgré moi. Je veux crier. On me menace de m'arrêter, ſi je ne reſte pas tranquille. Il y avoit, là, un gros homme un Abbé, qui ſe plaignoient auſſi très-amèrement. Ils craignoient bien, à ce qu'ils diſoint, que leurs dépoſitions n'euſſent contribué à faire condamner un innocent. Je leur demandai ce qu'ils avoient dépoſé. Le gros homme me dit qu'étant ſur le grand chemin dans la forêt, il avoit vu un jeune-homme armé de deux piſtolets, qui avoit fait quelques pas vers lui, qui paroiſſoit couver un deſſein funeſte.

„J'ai cru, continua-t-il, que ſon deſſein “étoit de m'arrêter, que j'avois eu “le bonheur de lui échapper, par ma “fuite; mais il a dit qu'il n'avoit les “piſtolets que par la tentation de ſe “tuer lui-même, qu'il n'avoit pas eu “d'autre deſſein, à mon égard, que “celui de me demander des ſecours.

“Cela peut-être:“--„Et vous voyez “bien que cela eſt, m'écriai-je. Mon “maître, preſſé par le plus horrible “beſoin, ayant une femme des en“fans qui lui demandoient du pain, “s'eſt retiré dans la forêt, pour ſe tuer.

“Il vous a vu; il lui ſera venu dans “l'idée qu'il pourroit, auparavant, re“courir à votre généroſité.“--„Ma “dépoſition a été plus grave, dit l'Abbé; “j'ai dit qu'il avoit avancé vers moi, “avec ſes piſtolets, qu'il avoit crié: “Arrête.“ Il eſt vrai que je redoublai “de vîteſſe pour m'enfuir.“--„Il “falloit bien, m'écriai-je, qu'il vous “priât d'arrêter, pour lui faire vos gé“néroſités.“ Les deux Dépoſans fondoient en larmes, ſe frappoient la poitrine. On ne les écoutoit pas, on les écartoit comme moi. Ils racontoient leur hiſtoire au peuple, qui s'écrioit: „Cela eſt indigne.“ Il y avoit, là, des Gardes-du-Corps, dont pluſieurs avoient connu mon maître. „Cela eſt affreux, “s'écrioient-ils; c'eſt le plus galant “homme du monde. Nous répondons “de lui corps pour corps.“ On n'oſoit les écarter; mais les Officiers de la Maréchauſſée les prioient de ne poirt troubler l'ordre public. Il y avoit, d'ailleurs, deux régimens qu'on avoit fait venir du voiſinage, craignant l'émeute, avec toutes les brigades de Maréchauſſée des environs.

Bientôt nous avons entendu les hurlemens du peuple. Ils annonçoient l'infortuné patient qui venoit, avec deux mille hommes de cortége, ſans compter la foule.

Nombre d'Eccléſiaſtiques de Bourgeois honnêtes, formant une file très-longue, marchoient, comme en proceſſion, devant lui, un livre d'Egliſe à la main, chantant où récitant des prières; enſuite venoient pluſieurs brigades, qui paroiſſoient le plaindre plutôt que le garder; enſuite les premiers jeunes gens de la ville s'avançoient l'épée à la main, pour lui faire honneur. On n'avoit pu leur refuſer refuſer ce privilége, ſur la parole qu'ils avoient donnée de ne pas troubler l'exécution. Les Gardes-du-corps, à qui leurs Officiers avoient défendu de travailler à ſauver le patient, voulurent au moins l'honorer. Encouragés par l'exemple des jeunes-gens, ils ſe rangèrent auſſi autour de l'infortuné, l'épée nue à la main. Enfin je l'apperçus, de loin, lui-même, entre les bras de ſon Confeſſeur, qui fondoit en larmes: on l'entendoit venir de loin; car, à meſure qu'il paſſoit, tous les ſpectateurs pouſſoient des gémiſſemens. Une foule innombrable ſuivoit le cortége, en ſanglottant. Je voulus pouſſer des cris, courir à mon cher maître. On m'entraîna, on me retint dans le CorpsdeGarde, d'où j'avois le douloureux avantage de tout voir. Je vis qu'il m'apperçut de loin; il ſouleva ſes bras vers moi, je pouſſai de longs cris, du fond de mes entrailles. Je le vis monter ſur l'échafaud, d'un ait auſſi noble qu'intrépide. Sa tête ſuperbe ſurpaſſoit celle de tous les bourreaux qui l'entouroient.

Somteint, peut-être un peu plus pâle qu'à l'ordinaire, étoit encore animé par ſon courage. Son œil lançoit encore des rayons. Toutes ces expreſſions ne ſont pas de moi; c'eſt ce que j'entendois dir par des gens comme il faut qui ſe trou voient là, moi je ſentois tout cela ſans pouvoir le dire comme cela.

Je n'entendois pas ce que diſoit mor cher maître; mais il me ſembloit qu'il faiſoit la plus grande impreſſion. „C'eſt “un Dieu, diſoit-on, on oſe.... Ah!

“c'eſt un ſacrilége. Le bon Dieu nous “punira.“ Il a levé les yeux au ciel Il m'a ſemblé qu'il le prenoit à témoin de ſon innocence, en s'appuyant la mai ſur le cœur. „Quel caractère de gran“deur, diſoit-on autour de moi! quelle “beauté noble majeſtueuſe! C'eſt “l'Apollon du Belvédère.“ (Il me ſemble qu'ils diſoient comme cela:) „Et ce “ſuperbe ouvrage, chef-d'œuvre de la “création, va être briſé de gaîté de “cœur. Ah!....“ Le peuple gémiſſoit, ſanglottoit. Je voyois qu'on s'indignoit, qu'on ſe contenoit avec peine.

Ila embraſſé ſes bourreaux, leur a par donné ſa mort. Ils ont commencé à le lier, pour l'exécution terrible. L'indignation publique s'eſt accrue ſenſiblement. Il n'étoit pas encore tout-à-fait lié; cependant l'exécuteur prenoit déjà la barre fatale pour frapper. L'aſſemblée paroiſſoit enchaînée dans un morne ſilence.

Alors, j'ai cru entendre un cri; j'ai vu une femme accourir avec quatre enfans; c'étoit Mademoiſelle Laure de Lyſangel L'infortunée a vu ſon amant dans cet affreux état; elle a pouſſé des cris plaintifs, en courant vers lui, en lui montrant un de ſes enfans. Il a, de ſon côté, apperçu ſon amante. Il a paru vouloir s'élancer vers elle. Les bourreaux ſes liens l'ont retenu, la chère Demoiſelle eſt tombée dans un profond évanouiſſement. On l'a enlevée. J'aurois voulu pouvoir voler à ſon ſecours; j'étois retenu. Je ne ſais plus ce qu'elle eſt devenue. Le Confeſſeur a entonné une prière que tout le peuple a chantée à genoux.

Le bon Prêtre lui-même, à genoux, tendoit les bras au ciel. Tous les Militaires frémiſſoient, agitoient leurs épées avec indignation. Tout étoit prêt. J'ai vu lever la barre fatale; je ſuis tombé moi-même dans le plus profond évanouiſſement.En rouvrant les yeux, j'ai vu l'échafaud renverſé. Tout le monde étoit indigné contre la Juſtice, contre les bourreaux, contre les Militaires, contre le Peuple même. Je demandois, à grands cris: „Qu'eſt devenu le patient?“ J'apprenois qu'il avoit été enlevé; „mais, “m'écriois-je, a-t-il été enlevé vivant?“

Ah! c'étoit là ce qui faiſoit frémir d'indignation. On lui avoit laiſſé donner les coups terribles; on ne s'étoit ſoulevé qu'après l'exécution terminée, ou preſque terminée. C'étoit ce ſpectacle affreur que le peuple n'avoit pu ſoutenir juſqu'au bout, qui l'avoit rendu forcené, lui avoit fait renverſer briſer tout; mais il étoit trop tard. On avoit emporté la malheureuſe victime toute briſée, toute ſanglante; , loin de la ſecourir, on n'avoit fait probablement qu'augmenter ſes ſouffrances; puiſque, dans cet horrible état, le moindre mouvement avoit dû lui cauſer des douleurs inouies, dans leſquelles on aſſuroit qu'on l'avoit vu eipirer. On ne ſavoit ce qu'étoit deveru ſon corps.

Les Militaires étoient indignés contre eux-mêmes. „Nous ſommes de grands “malheureux, s'écrioient-ils, d'avoir “laiſſé périr ce beau jeune-homme in“nocent.“ Tout le monde s'en vouloit de s'être ſoulevé ſi tard ſi infructueuſtment. Les bourreaux, pourſuivis à coups de pierres, ont, je crois, péri lapidés.

Le Grand Prévôt les Juges ont été obligés de ſe cacher. Jamais le plus grand déſaſtre n'auroit pu cauſer de plus grandes douleurs. La ville entière, conſumée par un incendie, n'auroit pas fait pouſſer de plus affreux gémiſſemens.

Pour moi, vous ſentez, Monſieur, dans quel affreux état je me trouve réduit.

Je ſuis dans mon lit, j'ignore ſi j'en pourrai relever. Je ne ſais pas comment j'ai pu écrire cette lettre. Ah! Monſieur, quel malheur!

Duinoulin, à Sénac louſſaint ſes amis.

M.

Ah! mes chers amis, je ſuis arrivé trop tard. Mais qu'aurois-je pu faire?

être témoin du plus affreux ſpectacle. Je ſuis, en quelque ſorte, arrivé trop tôt.

Son ſang fumoit encore. J'en ai vu les traces. C'en eſt fait, mes amis, nous avons perdu notre ami, le plus beau jeune-homme qu'il y eût peut-être ſur toute la ſurface du globe. Intéreſſant ſujet, né avec des qualités eſſentielles, avec le fond d'un caractète qui auroit pu être excellent, avec un eſprit qui auroit pu lui faire un nom, peut-être, par la ſuite, avec un courage dont il a donné trop de preuves, avec une exquiſe ſenſibilité, enfin, avec un charme irréfiſtible qui le faiſoit adorer! Il nous a été ravi par le plus cruel ſupplice; tant de perfections réunies ont péri dans la plus belle fleur de la jeuneſſe, avant que l'infortuné eût atteint l'âge de ving ans. O douleur! laiſſez-moi reprendre un moment haleine....

J'avois entendu parler vaguement en route de ſa condamnation; je ne pouvois croire une ſi horrible nouvelle. Je ſuis accouru, grand Dieu!.... Je venos le ſecourir, comptant qu'il étoit ſeulement perſécuté par le beſoin.... Ah! quel malheur plus grand!....

Vous apprendrez les détails de ſa mort; je n'ai pas la force de les tracer.

Vous les apprendrez par une lettre de ſon Valet-de-Chambre, qu'il m'a adreſſée à Lyon, qu'on vous remettra, comme toutes mes autres lettres.

Le peuple n'eſt pas calmé. Il vent ravoir ſon cadavre. On dit qu'on ll retrouvé; mais qu'on l'a fait enterrer ſecrettement. Ce qu'il y a de sûr, c'eſt qu'il n'a pas paru aux fourches patibulaires. Il n'y paroîtra sûrement pas. On a forcé les Juges de remettre le procès ſur le bureau. Ils ont entendu de nouveau les dépoſitions. Il n'en eſt plus réſulté rien contre l'infortuné. Rien ne prouve qu'il ait eu l'intention d'arrêter perſonne, ſur le grand chemin, pour le voler. Il y a plus, les malheureux Juges avoient, dans leurs cachots, des témoins vivans de ſon innocence, de malheureux voleurs de grand chemin avec leſquels on l'avoit vu cauſer ou boire. Ils ont atteſté, ſur la ſellette, qu'il n'avoit jamais été de leur ſociété; que, loin d'être leur complice, il leur avoit remontré, avec la plus grande force, les inconvéniens affreux de leur profeſſion, les avoit conjurés, à genoux, d'y renoncer. Ils ont atteſté qu'il n'avoit pas été davantage, en Angleterre, le partiſan de la Société ſouterreine. Il falloit interroger ces gens-là, avant de condamner notre ami, puiſqu'on le ſuppoſoit leur complice; il falloit le confronter avec eux; ils ſont morts en proteſtant qu'il étoit innocent.

Il falloit le juſtifier à l'égard de Frédégonde du Chevalier Marqué.. Les deux miſérables ont été forcés de le faire eux-mêmes à leurs dépens. Les voleurs de grand chemin, qui ont été condamnés, les ont chargés. Ils ont révélé que c'étoit ce couple indigne, ce couple accuſateur de notre ami, qui étoit de leur Société, de la Société ſouterreine de Londres. On a ſoudain arrêté les deux malheureux. Une nuée de témoins s'élève contr'eux. On prétend qu'ils ont commis des horreurs. On parle d'aſſaſſinat, de poiſon. On découvre qu'ils ont empoiſonné, entr'autres, un certain Chevalier de Loutrailles, pour s'emparer de tous ſes effets; enfin, on ſoutient que leur vie eſt un tiſſu de crimes.

Pour moi, j'ai montré aux Juges toutes les lettres de mon ami, qui rendent compte des abominables procédés du couple odieux, à ſon égard. J'y ai joint pluſieurs lettres des deux ſcélérats, que Céſar avoit déterrées, qu'il me faiſoit paſſer dans ſa correſpondance. Ces lettres juſtifient ſa colère contr'eux, prouvent qu'il ne les avoit point attaqués pour les voler; mais pour les châtier, comme ils le méritoient. On dit que ces deux malheureux ſont condamnés au ſupplice qu'ils méritent. On parle de celui du feu, l'on dit qu'on dreſſe déjà leur bûcher.

Ils ont la rage, avant de mourir, d'apprendre, au moins, que la mémoire de l'innocent opprimé eſt pleinement juridiquement réhabilitée. Les Juges n'ont pu réſiſter à la foule des preuves qui établiſſoient ſon innocence, de la manière la plus frappante. On dit qu'ils ſont inconſolables. Ils ſe reprochent amèrement d'avoir privé la terre d'un de ſes plus touchans ornemens, d'avoir fait tomber le poids d'une condamnation injuſte, ſur un mortel éblouiſſant, qu'ils auroient dû protéger défendre, dont le ſalut eût fait leur gloire.

Le Peuple eſt auſſi accablé que les Juges; ſon déſeſpoir augmente par le regret de n'avoir pas pris plutôt ſa défenſe, de n'avoir fair, pour le ſauver, une malheureuſe tentative, que quand il n'étoit plus temps. Il s'impute ainſi, en partie, la perte de cet admirable jeune-homme. Toute la ville a voulu témoigner ſon eſtime pour lui, ſa douleur profonde, en lui faiſant célébrer de magnifiques funérailles. Tout le monde a contribué à la dépenſe, qui a été confidérable. Ses Juges ont dû payer une part plus forte que les autres. On a décoré la principale Egliſe de la ville, avec une pompe funèbre, auſſi magnifique que pour un Prince. On a érigé un ſuperbe Catafalque, où le glorieux Céſar étoit repréſenté l'épée nue dans une main, l'autre appuyée ſur ſon cœur, les yeux élevés vers le ciel. La Juſtice lui demandoit pardon, à genoux, en déchirant ſa Sentence. La Gloire la Vérité le couronnoient de laurier. J'ai été invité à cette triſte cérémonie. Son Confeſſeur a célébré l'office, a prononcé l'Oraiſon Funèbre du mort, en fondant en larmes, en faiſant pleurer ſanglotter preſque tous les ſpectateurs. J'avois fourni les matériaux, dont le Prédicateur avoit tiré un grand parti. Les Juges étoient à genoux au pied du Catafalque, comme pour faire amende-honorable. J'ai vu couler, de leurs yeux, des larmes ſincères. On travaille à un Mauſolée, qui ſera placé dans l'Egliſe, pour conſacrer, à jamais, la mémoire de ſon malheur de ſon innocence.

Levrette eſt venue au milieu du ſaint ſacrifice; elle a pouſſé des cris plaintifs; elle vouloit s'élancer pour embraſſer la ſatue de ſon incomparable ami. Elle troubloit la cérémonie. Heureuſement, pour elle, elle s'eſt évanouie. Je l'ai fait porter dans mon Auberge, où on lui prodigue tous les ſoins qu'elle mérite.

La chère perſonne eſt enchantereſſe. J'ai découvert, dans ſes pleurs, une partie de ſes graces. C'eſt comme un ciel voilé de nuages; qu'il doit être charmant, quand il eſt ſerein! Elle eſt inconſolable; je le ſuis moi-même, il faut cependant que je travaille à ſa conſolation.

O! malheureuſe mère, qui as gâté cet excellent naturel, qui es la première cauſe de ſes malheurs, qui, la première, as creuſé l'abîme où il s'eſt vu enſuite entraîné par les circonſtances! Ah! ſi tu exiſtes, ſi tu apprends les ſuites affreuſes de ton idolâtrie, quels remords pour toi, quels poignards déchirans! Ah! il vaut mieux, pour ton bonheur, que tu n'exiſtes plus ſur la terre.

Que vous dirai - je, mes chers amis?

Je ſuis écraſé, comme par un tonnerre.

On ne peut concevoir un malheur plus affreux; , pour ſurcroît de douleur, il eſt irréparable. O ſainte vertu! quel redoublement d'amour je ſens pour toi!

O Crime! ô vice! quelles affreuſes conſéquences vous entraînez! O! malheureuſe Capitale, foyer de la débauche de la co ruption, que je te fuis de bon cœur! Mes amis, je vais me hâter de cœur! Mes amis, je vais me hâter de pouvoir me ſoutenir, afin de voler dans vos bras, d'y chercher une ombre de conſolation, s'il en peut être jamais après de ſi grands malheurs Fin de la quatrième Partie.

RÉCIT DE L'ÉDITEUR.

VOILA tout ce que j'ai reçu juſqu'à préſent, touchant l'Hiſtoire de mon Héros. On me fait entrevoir, ou plutôt on me promet preſque décidément une ſuite de ſes Lettres. Dès que je l'aurai reçue, je la donnerai ſous le titre du Repentir. On m'avoue que c'eſt toujours l'Hiſtoire de Céſar de Perlencour.

Comment cela ſe peut-il? Comment ſe ſurvivroit-il à lui-même? J'allai voir, l'autre jour, un intime ami du fils de Garrik, dont je tenois les Lettres qu'on vient de voir: „Courage, me dit ce “jeune-homme, nous aurons bientôt, “peut-être, de nouvelles Lettres du “cher Céſar.“--„Eh! répondis-je, “commént peut-il écrire dans le tom“beau? Il eſt donc reſſuſcité?“--„Il “n'eſt point reſſuſcité, reprit l'ami; mais “on peut avoir de ſes Lettres. N'apper“cevez-vous pas, comme des pierres “d'attente, dans la fin de tous les récits “que vous avez vus juſqu'à préſent? L'é“nigme s'expliquera, ſans doute.“ Tout-à-coup je vis paroître la plus belle figure d'homme, peut-être, qu'il ſoit poſſible de concevoir; ce beau jeune-homme m'apperçut diſparut. Je reſtai tout émerveillé. Je me rappelai le portrait que j'avois vu de mon Héros. Il me ſembla que ce beau garçon ſi-tôt diſparu reſſembloit à ce portrait. „N'eſt-ce point là Céſar “de Perlencour, m'écriai-je?“ L'ami ſourit. „Soyez tranquille, dit-il, vous “ſaurez tout. Voyons paiſiblement com“ment le Public recevra nos premières “Lettres; s'il eſt content du Crime, “nous pourrons lui donner le Repentir.“

FIN

ERRATA.

Page 6, ligne 16, après ſecond; ajoutez du ſexe plus heureux.

Pag.2o, lig.26, un peu; liſ. un jour.

Pag. 37, lig. 3, Kengſington; liſ. Kingſington.

Pag.80, lig. 6, maiſon; liſ. priſon.

Pag. 120, lig. 8, paſſer; liſ parler,

[(1) Voyez le Philosophe Parvenu.] [(1) Voyez le Philosophe Parvenu.] (1) Ces deux Lettres ont été placées ci-deſſus.